Jda 2674

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 11

Journal des anthropologues

Association française des anthropologues


74 | 1998
Anthropologie des choix alimentaires

Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ?


Heurs et malheurs de la riziculture irriguée au Nord-Cameroun
Why do the Massa People Prefer Sorghum ? Good and Bad Fortunes of Irrigated
Rice-Growing in North-Cameroon

Claude Arditi

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/jda/2674
DOI : 10.4000/jda.2674
ISSN : 2114-2203

Éditeur
Association française des anthropologues

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 1998
Pagination : 117-131
ISSN : 1156-0428

Référence électronique
Claude Arditi, « Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? », Journal des anthropologues [En ligne],
74 | 1998, mis en ligne le 07 mai 2009, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/jda/2674 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.2674

Ce document a été généré automatiquement le 10 décembre 2020.

Journal des anthropologues


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 1

Pourquoi les Massa préfèrent-ils le


sorgho ?
Heurs et malheurs de la riziculture irriguée au Nord-Cameroun
Why do the Massa People Prefer Sorghum ? Good and Bad Fortunes of Irrigated
Rice-Growing in North-Cameroon

Claude Arditi

1 L’alimentation des Massa se compose principalement de sorgho rouge pilé et vanné puis
transformé en farine après avoir été broyé. Le mil chandelle et le muskwari 1 entrent aussi
dans la composition de certains plats mais de façon secondaire. Le sorgho rouge est
consommé entier sous forme de pâte (« la boule ») ou de bouillie, et sert aussi à la
préparation de la bière. Les différentes variétés de sorgho rouge sont appréciées en
fonction de leur aptitude à faire l’objet de telle ou telle préparation. On prend de façon
générale deux repas composés de boule accompagnée de sauce (condiments, poisson frais
ou séché, viande) et une bouillie à laquelle on ajoute du lait frais constitue plus
particulièrement le petit déjeuner. Pour exprimer la notion de vie on utilise l’expression
« manger la boule de sorgho ».
2 Le cycle cultural du sorgho, des semailles à la récolte, s’accompagne de pratiques
rituelles. Prières et offrandes sont effectuées par le prêtre traditionnel (mul nagata) dans
le but de protéger les champs des intempéries et des esprits malfaisants. Le maître de la
terre (bum nagata) joue aussi un rôle essentiel car ses interventions, en direction des êtres
surnaturels, visent à déterminer le moment favorable à chaque opération culturale. Son
pouvoir s’étend aussi aux autres activités économiques (pêche, élevage, etc.). Les chefs de
famille effectuent ensuite les mêmes rituels dans leurs enclos. Chez les Massa la
nourriture est considérée comme un don de la terre mère et ses utilisations font l’objet
d’un strict contrôle social2.
3 D’après la seule enquête nutritionnelle réalisée dans les années 1980 dans un village
massa (Koppert, 1981), le sorgho rouge fournit 80 à 90% de l’énergie et la majeure partie
des nutriments, avec une consommation moyenne d’environ 700 g par adulte et par jour.
Le poisson, avec une moyenne de 150 g, apporte une grande quantité de protéines

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 2

animales. La consommation de lait (de l’ordre de 90 g par jour et par personne) est
réservée pendant la saison des pluies aux femmes et aux enfants. L’alimentation n’est pas
identique durant toute l’année et, quand la pluviométrie est normale, c’est après la
récolte du sorgho qu’elle atteint son niveau le plus élevé3.
4 Dans les années 1960 l’ensemble des populations massa est évalué à 152 000 personnes
réparties de part et d’autre de la frontière séparant le Cameroun et le Tchad. Environ
75 000 personnes vivent dans le Nord‑Cameroun dont près de 35 000 dans le département
du Mayo‑Danay, lieu d’implantation du projet SEMRY4. La zone concernée compte en 1990
environ 50 000 personnes.

L’organisation sociale et économique


5 En pays massa, ni le village ni le quartier ne possèdent traditionnellement d’inscription
dans l’espace et l’habitat se caractérise par une forte dispersion. Les enclos appelés zina
en massa, lieux de résidence du chef de famille, de ses frères cadets, de leurs épouses ainsi
que de leur descendance, et parfois d’autres parents (veuves...) comptent en moyenne
cinq à six personnes. Certains chefs de famille, polygynes, et possédant une importante
descendance peuvent cependant avoir plusieurs dizaines de personnes sous leur autorité.
Le pays massa est divisé en nagata,unité territoriale, dont chacune est placée sous
l’autorité magico‑religieuse du « maître de la terre » (bum nagata) qui joue le rôle
d’intermédiaire entre les divinités locales et l’espace habité et cultivé. Il intervient par
des sacrifices d’animaux avant les semailles des principales plantes cultivées,
particulièrement du sorgho rouge qui constituait, avant l’installation de la SEMRY, la
culture la plus importante pour les Massa, et la céréale la plus appréciée.
6 À l’intérieur de la nagata, le chef d’enclos (bum zina) est dépositaire de droits d’usage sur
les terres. Il en hérite, et doit les transmettre à la génération suivante. Le groupe familial
cultive un grand champ (sina wolla) de sorgho rouge et chaque mère de famille a la
possibilité d’exploiter un champ dont elle peut gérer la production à sa guise. Chaque
homme, membre du zina, peut aussi défricher un champ de brousse dont la production lui
revient en propre. Après la récolte, le sorgho rouge cultivé dans le grand champ est
stocké dans le grenier du chef d’enclos. Au centre de la cour, chaque femme dispose d’un
grenier proche de sa cuisine.
7 Le sorgho rouge, dont il existe de nombreuses variétés5 qui sont choisies en fonction de
leur cycle végétatif (90 à 130 jours) et des conditions pluviométriques et pédologiques, est
en général semé vers la mi‑juin et récolté entre la fin septembre et la fin novembre, en
fonction des variétés. Les rendements moyens ont été évalués à 600 kg/ha (sorgho en
grains). Dans le sud du pays massa, on connaît sous l’influence des Toupour 6, le sorgho
repiqué qu’on ne rencontre que dans les champs de brousse. Les cultures secondaires
(sésame, haricots et pois de terre) occupent de faibles surperficies tandis que dans les
champs de sorgho rouge des plantes telles que le gombo, l’oseille de Guinée, etc.,
permettent de varier la composition des sauces accompagnant la « boule ».
8 Les cultures de rente, coton, arachide, et riz, ont été introduites le plus souvent de façon
coercitive, du moins au début, dans le but de pouvoir percevoir l’impôt de capitation en
numéraire et sans considérer leurs effets sur la production alimentaire. C’est dans cette
perspective que l’administration coloniale a nommé en pays massa des responsables sur

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 3

le modèle de la chefferie peule, à différents niveaux (village, quartier) et les a


progressivement dotés de responsabilités qui sont restées limitées.

La pêche et l’élevage
9 Les Massa vivant dans les yaéré7 ont l’habitude de pêcher toute l’année car le Logone est
un fleuve très poissonneux. Les engins, pour la plupart en vannerie, sont adaptés aux
différents lieux de pêche. Les filets, les fils, les hameçons et le plomb s’achètent au
marché et coûtent cher.
10 Les Massa élèvent des volailles, des ovins, des caprins et des bovins. Ces derniers jouent
un rôle social très important et de nombreuses institutions sont fondées sur leur
existence. Le troupeau familial exprime en effet la richesse du groupe dans la mesure où il
lui permet d’acquérir des épouses et d’augmenter sa descendance. Les bovins ne peuvent
quitter le groupe familial que pour procurer des épouses. La compensation matrimoniale
connaît une certaine stabilité (8 à 14 têtes) malgré l’existence d’un marché fluctuant. La
constitution de la dot nécessite l’accumulation d’une richesse importante et son paiement
peut en réalité s’échelonner sur de nombreuses années.
11 Le bétail peut faire l’objet de prêt appelé golla, et sert aussi à organiser des cures de lait
gourou pendant la saison sèche. Les bovins sont gardés par les hommes et, après la traite
matinale, ils sont conduits au pâturage. Les vols de bétail dans l’intention de constituer la
dot étaient dans le passé très fréquents, entraînant des guerres entre groupes voisins.
12 Le système de production des Massa combine de manière harmonieuse l’agriculture, la
pêche et l’élevage. L’importance relative de chaque activité dépend aussi bien des
conditions climatiques que de la localisation dans l’espace des groupes et des ressources
naturelles dont ils disposent. Cette diversification des activités économiques permet de
minimiser les risques climatiques, et de fournir une alimentation suffisante et variée
indispensable à la reproduction de la force de travail familiale.

L’introduction de la riziculture irriguée


13 Après diverses tentatives, peu fructueuses dans l’ensemble, de développement de la
riziculture irriguée par des Européens sur les bords du Logone à partir des années 1950,
un projet est élaboré dans les années 1960. Financé par la suite par plusieurs bailleurs de
fonds il donne naissance en 1972 à la SEMRY8. Plusieurs milliers d’hectares de rizières
sont réalisés en pays massa. La SEMRY est chargée de l’encadrement des producteurs
après avoir obtenu la concession des terres aménagées pour une durée de 99 ans avec les
objectifs suivants :
1. la réduction de l’insécurité alimentaire des populations 9 ;
2. la mise à la disposition des paysans de nouvelles techniques leur permettant de satisfaire
leurs besoins économiques et leur aspiration au mieux‑être ;
3. la création d’un pôle de développement régional ;
4. l’approvisionnement en riz du marché national (et la réduction des importations) ;
5. la diffusion d’idées et de techniques.

14 Il s’agit donc d’un projet classique (Arditi, 1985) dans la mesure où l’on se propose de
produire localement une denrée importée : le riz, considéré comme stratégique pour

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 4

l’autosuffisance alimentaire du pays10, avec le double objectif d’approvisionner le marché


national et de réduire les importations qui grèvent l’équilibre de la balance du commerce
extérieur. L’analyse économique et le taux de rentabilité élevé sont élaborés par les
bailleurs de fonds11 comme si le Cameroun, et particulièrement le nord du pays,
constituaient des entités économiques et sociales indépendantes complètement séparées
de leurs voisins, en particulier du Nigeria. L’expérience a montré qu’au contraire ce pays,
et surtout le Borno State, entretient des liens historiques et économiques avec le
Nord‑Cameroun qui se traduisent de nos jours par un commerce frontalier, le plus
souvent clandestin, très important. Les coûts de production du riz irrigué, conséquence
de choix techniques et économiques 12, ont pour effet de mettre la production de la
SEMRY en situation défavorable vis-à-vis des importations, et ceci même dans le nord du
pays, lieu d’implantation des périmètres irrigués.
15 Les diverses tentatives tardives pour écouler le riz de la SEMRY à Douala et Yaoundé,
principaux lieux de consommation, pour y concurrencer le riz importé, n’ont jamais été
couronnées de succès. Ceci s’explique d’une part par des coûts de transport élevés qui
n’assurent plus un prix concurrentiel au delà de Ngaoundéré, et de l’autre par un taux de
brisures important ne correspondant pas aux habitudes alimentaires des consommateurs
des centres urbains du sud. Les interventions de toute nature (jumelage, péréquation) qui
ont caractérisé les actions successives de l’État pour tenter de protéger la filière riz n’ont
pas davantage été couronnées de succès et c’est surtout par des subventions périodiques
importantes que la SEMRY a pu survivre.

Les transformations socio‑économiques liées à la


riziculture irriguée
16 Les transformations socio‑économiques, qui ont eu pour théâtre les aménagements
hydro‑agricoles de SEMRY I depuis plus de 20 ans, sont, sans aucun doute, les plus
importantes qu’aient connues les Massa de la région de Yagoua. Comment les différentes
composantes du système de production ont‑elles réagi vis-à-vis du surcroît de travail lié à
la double culture annuelle13 ? Quelles activités ont été réduites ou abandonnées pour
assumer le calendrier cultural du riz ?
17 L’activité rizicole (double culture de 1976 à 1986) s’est peu à peu intégrée au système de
production des Massa (agriculture, élevage et pêche). Les techniques intensives
(principalement le repiquage)14 ont été assimilées rapidement et ont permis d’obtenir des
rendements moyens élevés estimés à 5 t/ha et des revenus monétaires importants. Le
développement de la riziculture irriguée a nécessité de nombreuses adaptations et des
changements importants des comportements des paysans en matière de production et de
consommation alimentaire. Cette évolution a suscité de nombreuses résistances et des
oppositions plus ou moins ouvertes de la part des producteurs dans la mesure ou des
contradictions, voire des incompatibilités, se sont manifestées entre la riziculture et les
activités hors périmètres.
18 La stratégie des responsables de la SEMRY, qui n’a jamais été formulée explicitement,
repose sur l’hypothèse suivante : la riziculture irriguée constitue dans la région l’activité
économique la plus rentable en termes de revenus monétaires (rendements élevés, prix
du paddy, appui technique, etc.) et devrait donc peu à peu supplanter toutes les autres.
Cette rentabilité est fondée sur le fait que la SEMRY contrôle totalement la filière (de la

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 5

fourniture des semences à l’achat du paddy) et que les paysans sont assurés d’écouler la
totalité de leur production à un prix fixé connu d’avance15. Ceci représente un avantage
décisif par rapport aux céréales cultivées dans la région (sorgho et muskwari) ou aux
autres activités (élevage et pêche) dont les conditions de production et de
commercialisation sont toujours aléatoires.
19 Avant la diffusion de la riziculture irriguée par la SEMRY, le coton était la principale
culture commerciale du Nord‑Cameroun et sa production atteignait déjà 90 000 tonnes en
197016. Il avait été introduit dans les années 1950 et constituait de ce fait la culture
commerciale de référence. Sa rentabilité sociale et économique a fait par conséquent
l’objet de la part des paysans de comparaisons avec les nouvelles spéculations qui leur
étaient proposées.
20 À l’époque de son introduction le riz est, à l’instar du coton, considéré comme une culture
purement commerciale dans la mesure où il ne fait pas partie des habitudes alimentaires
des Massa qui sont chargés d’en assurer la production. Conscients de cette situation, les
responsables de la SEMRY souhaitent que les paysans changent leurs habitudes
alimentaires et introduisent progressivement le riz dans leur système de consommation.
Ainsi les cultures de sorgho et de muskwari, réalisées à l’extérieur des périmètres et qui
concurrencent parfois fortement la riziculture irriguée, seront peu à peu délaissées et les
paysans pourront ainsi affecter toute la force de travail familiale à la riziculture .
21 On espérait ainsi que s’atténueraient les incompatibilités entre les deux systèmes au
profit de la production de paddy et que le riz prendrait, peu à peu, sa place dans le
système alimentaire. Il passerait ainsi, dans cette perspective, du statut de culture
purement commerciale à celui de produit vivrier jouant un rôle fondamental dans la
sécurité alimentaire des producteurs. C’est sans aucun doute pour amorcer ce processus
que la SEMRY a, dès le départ, permis aux producteurs de conserver 10% de leur
production de paddy, destinée selon la terminologie en vigueur à l’autoconsommation.
Les Massa, riziculteurs de la SEMRY ont-ils répondu à l’attente des responsables du projet
et ont‑ils suivi la voie qui leur était tracée ? L’évolution souhaitée s’est‑elle réalisée ? Il est
permis d’en douter fortement.

Attribution des parcelles rizicoles


22 Les périmètres de la SEMRY sont irrigués par 4 stations de pompage qui alimentent
10 « casiers ». À l’intérieur de chacun d’eux, l’eau est distribuée à partir d’un canal
primaire, qui alimente des canaux secondaires. Ces derniers à leur tour assurent la
distribution de l’eau dans des canaux tertiaires. L’unité de gestion hydro‑agricole est le
quartier qui se subdivise en parcelles d’un demi‑hectare, appelées « piquets », qui
constituent les superficies minimales attribuées aux riziculteurs.
23 Les textes réglementant le fonctionnement de la riziculture stipulent que le faire valoir
direct de la parcelle irriguée doit être respecté et qu’en conséquence seul l’attributaire et
sa famille doivent effectuer les principaux travaux17. En conséquence, le nombre de
personnes actives constitue théoriquement un critère permettant de déterminer la
superficie à attribuer à chacun d’entre eux.
24 Dans les faits, d’autres facteurs ont été pris en considération en fonction de conjonctures
locales et la SEMRY n’a pas, semble‑t‑il, décidé seule de l’affectation des parcelles. Des

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 6

commissions qui comprenant les autorités coutumières et les représentants de


l’Administration locale ont, en effet, été constituées.
25 Les relations entre la SEMRY et les paysans ont été caractérisées par l’absence de règles
claires et transparentes et le statut juridique du riziculteur n’a été élaboré qu’en 1984.
Auparavant la SEMRY s’arrogeait le droit de retirer la parcelle au paysan qui ne respectait
pas les consignes de l’encadrement, fraudait à la collecte, ou vendait du paddy sur le
marché parallèle. Elle l’attribuait ensuite à d’autres demandeurs. Il a fallu attendre
1982/1983 pour qu’un texte, ayant l’aval du préfet du Mayo-Danay, sorte de règlement
des rizières, soit promulgué. Chaque exploitant devait le signer et s’engageait à respecter
le règlement qui n’était en réalité qu’une liste de contraintes.
26 La SEMRY laissant l’attribution des parcelles à la discrétion des encadreurs, ceux‑ci ont
tendance à privilégier les demandeurs solvables (fonctionnaires et commerçants) et à leur
attribuer plusieurs piquets18. Ces derniers sont en général cultivés par des salariés (kerena
) dont les paysans « sans piquet » peuvent faire partie. Cette situation est une
conséquence directe de la double culture annuelle dans la mesure où seules les unités de
production familiales disposant d’une force de travail (familiale ou salariée) suffisante
peuvent assurer régulièrement les deux cycles de culture, tout en continuant à exercer
des activités agricoles à l’extérieur du périmètre. Les petites unités de production
familiales ne réalisent, quant à elles, qu’une seule récolte par an et doivent donc délaisser
leur piquet de façon provisoire. L’intensité de l’activité rizicole liée à la double culture a
pour effet qu’une proportion de paysans, difficile à évaluer, la pratique de façon
intermittente en changeant fréquemment de parcelle (et de nom)19 afin d’échapper au
paiement de la redevance. La difficulté d’identifier de façon rigoureuse les riziculteurs
permet à ces derniers grâce à de nombreux subterfuges de réintégrer le périmètre après
en avoir été expulsés (passage d’un « casier » à l’autre ).
27 Ainsi s’est peu à peu mis en place un véritable « nomadisme rizicole » en opposition totale
avec les objectifs déclarés, accentué par le fait qu’avec les années, et en l’absence d’une
politique de responsabilisation des paysans en matière foncière20 ou de gestion de l’eau,
certaines parcelles sont délaissées car mal irriguées. La conjonction de ces facteurs a pour
effet de rendre de plus en plus difficile la perception de la redevance, et nécessite
l’instauration d’une politique visant à expulser périodiquement les mauvais payeurs. Un
véritable « marché des piquets » est né, caractérisé par la redistribution d’une partie
importante du périmètre à chaque campagne. Cela permet à de nombreux non paysans de
pratiquer plus ou moins durablement la riziculture. En l’absence de titre foncier, les
parcelles ne peuvent ni être cédées ni être transférées par héritage. En revanche, la
location s’est développée et perdure encore de nos jours. Elle procure un revenu (de
l’ordre de 20 000 F CFA/piquet) pour ceux qui disposent de plusieurs piquets ou préfèrent
s’adonner temporairement à d’autres activités. Le marché des piquets, contrôlé par
l’encadrement, fournit à des paysans la possibilité de disparaître avec leur récolte de
paddy afin de ne pas payer la redevance21 quand celle‑ci est supérieure à la production de
la parcelle irriguée.
28 Environ 25% des producteurs récoltent moins de 4 t/ha et 25% plus de 6 t/ha. La diversité
des rendements, qui résulte de stratégies familiales différentes et de conditions
physiques, dont le producteur n’est pas toujours responsable, a des incidences directes en
matière de paiement de la redevance et de revenus monétaires22. Le tableau suivant met
en relation les niveaux de rendement et le pourcentage représenté par le paiement de la
redevance.

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 7

Incidence des rendements (en t/ha) sur la redevance

3,0 67

3,5 58

4,0 50

4,5 45

5,0 40

29 On voit clairement que les faibles rendements sont fortement pénalisés et que ceux qui
les obtiennent ont intérêt à se soustraire, d’une façon ou d’une autre, au paiement de la
redevance.

La situation des femmes


30 La mise en œuvre de la force de travail familiale sur les parcelles irriguées concerne
l’ensemble du groupe domestique. De façon générale les femmes ne peuvent, à l’exception
des veuves, être attributaires d’une parcelle23. Elles participent pourtant, comme dans la
culture du sorgho, à toutes les opérations culturales sur les rizières. D’après les études
réalisées par C. Jones (1982), 58% du travail est effectué par les femmes. Les hommes étant
attributaires des parcelles, ils assurent la vente du paddy et bénéficient des revenus
monétaires. Ils n’en rétrocèdent à leur épouse qu’une somme d’environ 10 000 F CFA par
piquet et quelques cadeaux en nature. Par réaction, beaucoup de femmes préfèrent
travailler comme kerena24 à la journée sur des parcelles n’appartenant pas à leur famille
(le salaire est d’environ 500 F CFA/jour).
31 Même en situation de sécheresse les paysans ont continué à cultiver des champs de
sorgho car il n’est pas socialement envisageable de ne pas produire les céréales
nécessaires à l’alimentation du groupe familial. Avec le temps le riz semble avoir perdu,
au moins partiellement, son image de culture commerciale dans la mesure où il s’est
progressivement intégré à l’alimentation massa. Il demeure pourtant une culture
totalement profane car les périmètres sur lesquels il est cultivé et dans lesquels règne la
ligne droite, symbole de rationalité, ne relèvent d’aucune forme de pouvoir de la société
massa. Il ne s’est pas, comme le souhaitaient les responsables de la SEMRY, totalement
substitué au sorgho rouge. On ne dispose pas de données quantitatives ou qualitatives
récentes permettant d’apprécier la nature de l’évolution des comportements alimentaires
25
. On doit cependant remarquer que le riz n’est pratiquement jamais consommé en
grains. Il fait l’objet, comme les autres céréales, d’une transformation en farine, que l’on
mélange le plus souvent avec du sorgho pour obtenir la boule, base de l’alimentation. Les
proportions dans lesquelles sont associées les différentes farines dépendent de nombreux
facteurs, dont le prix du sorgho quand il est acheté26 n’intervient pas en dernier. Il est
arrivé qu’en année de sécheresse, comme ce fut le cas en 1984, son prix le place hors de

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 8

portée de nombreux riziculteurs qui consommèrent alors presque exclusivement du riz.


Ce genre de situation n’est pas perçu de façon positive et c’est la plupart du temps à
contre cœur que l’on s’y résout. Les Massa considèrent, à juste titre semble‑t‑il, le riz
comme un aliment moins nutritif que le sorgho. Ils déclarent souvent que pour avoir
assez de force physique pour cultiver du riz deux fois par an il est indispensable de
consommer beaucoup de sorgho27.
32 La SEMRY a eu, dès l’origine, pour politique d’éloigner les animaux des rizières par
crainte des dégâts que ceux‑ci peuvent occasionner au réseau d’irrigation. Les bovins
auraient pu sans doute être utilisés pour la traction animale (charrettes pour le transport
du paddy ou charrues dans certains cas) comme ce fût le cas dans d’autres opérations de
riziculture irriguée (Office du Niger au Mali, etc.). À la SEMRY, au contraire, la production
végétale et animale ont été totalement séparées.
33 De nombreux paysans pensent que l’élevage est l’activité qui a le plus durement subi le
contre‑coup de l’installation des aménagements. On a vu qu’en matière d’alimentation ou
de fonctionnement d’institutions fondamentales telle que la dot, la société massa doit
pouvoir disposer à tout moment de son cheptel bovin. On constate, de fait, une baisse des
effectifs bovins dans la zone SEMRY (1 bovin pour 4 habitants) alors qu’à l’extérieur en
zone non‑rizicole le rapport est d’un bovin pour 2 habitants. Cette situation a eu des
conséquences sur la production et la consommation de lait.
34 La pêche dans le Logone a aussi subi les effets de la SEMRY car les importantes quantités
d’eau pompées pour la riziculture ont, surtout durant les années de sécheresse,
sérieusement affecté la production halieutique et la consommation de poisson.
35 La SEMRY s’inscrit dans une longue série d’opérations « de développement » menées
depuis la période coloniale dans le but de garantir la sécurité alimentaire des populations.
Bien que son cahier des charges ait prévu dès l’origine une diversification des activités
agricoles et pastorales, ses responsables successifs ont eu la production rizicole comme
seul et unique objectif. Pourquoi la mémoire des échecs est-elle, en matière de
développement, toujours absente ? écrivait déjà G. Sautter (1958).

BIBLIOGRAPHIE
Arditi C., Baris P.& Barnaud M, 1983. Évaluation socio-économique du projet SEMRY au Cameroun.
Paris, ministère des Relations Extérieures – Coopération et Développement.

Arditi C., 1985. « Quelques réflexions socio-économiques sur la riziculture irriguée dans le Nord-
Cameroun », Bulletin de l’Association Française des Anthropologues, 20, : 59-82.

Garine (De), 1964. Les Massa du Cameroun – vie économique et sociale. Paris. PUF.

Jones C., 1982. The Effects of the Intrahousehold Organisation of Production and the Distribution
of Revenue in the Participation Office Cultivation in the SEMRY Rice Project. Yaoundé, CRED.

Koppert S., 1981. Kogoyna – Étude alimentaire, anthropométrique et pathologique d’un village
massa du Nord-Cameroun. Wageningen, Université des sciences agronomiques.

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 9

Périssé J., 1966, L’alimentation en Afrique Intertropicale. Thèse de Pharmacie (Paris).

Sautter G., 1958. Le chemin de fer Bangui-Tchad dans son contexte économique régional. Bangui, Société
civile d’études du chemin de fer de Bangui au Tchad.

NOTES
1. Terme peul qui désigne le sorgho repiqué.
2. La consommation de nourriture volée était censée provoquer la mort.
3. L'alimentation massa est d'après cette enquête la plus élevée, parmi les 25 réalisées (Périssé,
1966), au point de vue calorique et consommation de protéines animales.
4. Société pour l'expansion et la modernisation de la riziculture de Yagoua.
5. 17 d'après De Garine (1964).
6. Population voisine des Massa.
7. Terme peul qui désigne les terres exondées.
8. Dont les activités se poursuivent de nos jours.
9. Le choix de la région de Yagoua comme lieu d'implantation du projet s'explique par les
possibilités d'irrigation offertes par le Logone. L'existence de populations locales qu'il a fallu
utiliser pour sa mise en œuvre a plutôt été considérée comme un obstacle par les développeurs
dans la mesure où le recrutement de travailleurs salariés était jugé préférable. Que les Massa
n'aient pas souffert de malnutrition montre, à l'évidence, que les objectifs assignés aux projets de
développement relèvent d'une autre logique que celle des populations locales.
10. On doit remarquer que d'une part le riz n'était pas cultivé traditionnellement au Nord-
Cameroun et que de l'autre, ce choix a été, depuis, fortement critiqué.
11. Principalement la Banque Mondiale qui après avoir constaté la parfaite réalisation des
aménagements s'est retirée car le riz se vendait mal.
12. Surtout le labour avec de gros tracteurs dont le coût est payé par le paysan dans la redevance
qu'il doit acquitter à chaque campagne à la SEMRY. Les autres postes qui composent cette
redevance sont l'amortissement des périmètres, l'encadrement, les engrais, etc.
13. On estime qu'une campagne rizicole se déroule sur environ 95 jours dont 34 sont consacrés au
repiquage et 24 à la coupe.
14. Déjà connu des populations cultivant le muskwari.
15. La grave crise de surproduction qu'a connue la SEMRY en 1987 a mis fin à cette situation : le
prix du paddy est passé de 78 à 45 F CFA et la SEMRY a dû renoncer à son monopole de
décorticage et de vente du riz.
16. Elle est en 1997 de 235 000 tonnes.
17. Cette disposition s'est révélée incompatible avec la pratique du repiquage qui pour être
effectuée rapidement nécessite le recours à une main-d'oeuvre salariée.
18. Certains casiers proches de Yagoua font ainsi l'objet d'une forte demande qui émane de
citadins (fonctionnaires, encadreurs de la SEMRY et commerçants).
19. Ceci était possible en l'absence d'état civil.
20. Malgré des promesses d'attribution de titres fonciers « aux bons riziculteurs » et la création
de groupements de producteurs à partir de 1984, la SEMRY dispose toujours d'un monopole
foncier.
21. Et de vendre leur riz sur le marché parallèle ou à la SEMRY sous le nom d'un autre paysan.
22. Elle a été calculée sur la base de 2 t de paddy par hectare.
23. On ne peut qu'être frappé par la similitude avec la situation qui caractérise les zones
cotonnières dans lesquelles les épouses ne peuvent pas disposer d'un champ personnel.
24. Travailleur rémunéré à la tâche.

Journal des anthropologues, 74 | 1998


Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? 10

25. On peut s'étonner qu'un projet de cette importance n'ait jamais été doté d'une cellule de
suivi-évaluation chargée d'étudier les changements de comportement des paysans. C'est le plus
souvent lors de la survenue d'une grave crise qu'une étude était commandée. Les
recommandations étaient rarement prises en considération.
26. Certaines années de forte sécheresse (1984) le prix des céréales pluviales était en moyenne
deux fois plus élevé que celui du paddy acheté aux paysans.
27. Il est aussi indispensable d'en fournir aux kérena que l'on emploie.

RÉSUMÉS
Depuis 1972 la Société pour l’Expansion et la Modernisation de la Riziculture de Yagoua a pour
objectif de développer la production rizicole en pays massa afin d’approvisionner le marché du
Cameroun et de réduire les importations. Plusieurs facteurs s’opposent au succès de l’opération :
éloignement des centres urbains du sud dans lesquels la demande est localisée, faible prix du riz
importé et absence de protection de la production locale, culture intensive du paddy (double
récolte annuelle), et non prise en compte du système de production massa dans ses diverses
composantes (culture du sorgho, élevage, pêche, activités artisanales). Alors que le sorgho rouge
est une culture sacralisée et constitue la base de l’alimentation, la SEMRY interdit sur les
périmètres irrigués toute autre production que le paddy. Après bientôt trente ans l’opération de
développement est passée d’un modèle intensif à fort encadrement à une situation de
libéralisation de la filière (fin du monopole d’achat et de la transformation artisanale du paddy).
Bien que conçue après de nombreuses expériences similaires (Office du Niger au Mali, SAED au
Sénégal, etc.) la SEMRY n’a, semble-t-il, tiré aucune leçon du passé.

Since 1972 the aim of the Society for the Expansion and Modernisation of Rice-growing in Yagoua
(SEMRY) has been to develop rice production in Massa country in order to supply the Cameroon
market and reduce imports. Several factors stand in the way of the success of the task : the
remoteness of the southern urban centres in which demand is localised; the low price of
imported rice and the lack of protection of local production ; the intensive cultivation of paddy
(biannual harvests) and the failure to take into consideration the various components of the
Massa system of production (sorghum cultivation, breeding, fishing, craft activities). While the
cultivation of red sorghum is regarded as sacred and represents the staple diet, the SEMRY has
banned all food production other than paddy in its irrigated areas. After almost thirty years the
development project has undergone a change from being a well-supervised model of an intensive
nature to a situation of liberalization of the domaine (the purchasing monopoly and the manual
transformation of paddy coming to an end). Although created in the wake of numerous similar
experiments (the Niger Office in Mali, the SAED in Senegal, etc.), the SEMRY has, it appears,
drawn no lesson from the past.

AUTEUR
CLAUDE ARDITI
URA 94

Journal des anthropologues, 74 | 1998

Vous aimerez peut-être aussi