Jda 2674
Jda 2674
Jda 2674
Claude Arditi
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/jda/2674
DOI : 10.4000/jda.2674
ISSN : 2114-2203
Éditeur
Association française des anthropologues
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 1998
Pagination : 117-131
ISSN : 1156-0428
Référence électronique
Claude Arditi, « Pourquoi les Massa préfèrent-ils le sorgho ? », Journal des anthropologues [En ligne],
74 | 1998, mis en ligne le 07 mai 2009, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/jda/2674 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.2674
Claude Arditi
1 L’alimentation des Massa se compose principalement de sorgho rouge pilé et vanné puis
transformé en farine après avoir été broyé. Le mil chandelle et le muskwari 1 entrent aussi
dans la composition de certains plats mais de façon secondaire. Le sorgho rouge est
consommé entier sous forme de pâte (« la boule ») ou de bouillie, et sert aussi à la
préparation de la bière. Les différentes variétés de sorgho rouge sont appréciées en
fonction de leur aptitude à faire l’objet de telle ou telle préparation. On prend de façon
générale deux repas composés de boule accompagnée de sauce (condiments, poisson frais
ou séché, viande) et une bouillie à laquelle on ajoute du lait frais constitue plus
particulièrement le petit déjeuner. Pour exprimer la notion de vie on utilise l’expression
« manger la boule de sorgho ».
2 Le cycle cultural du sorgho, des semailles à la récolte, s’accompagne de pratiques
rituelles. Prières et offrandes sont effectuées par le prêtre traditionnel (mul nagata) dans
le but de protéger les champs des intempéries et des esprits malfaisants. Le maître de la
terre (bum nagata) joue aussi un rôle essentiel car ses interventions, en direction des êtres
surnaturels, visent à déterminer le moment favorable à chaque opération culturale. Son
pouvoir s’étend aussi aux autres activités économiques (pêche, élevage, etc.). Les chefs de
famille effectuent ensuite les mêmes rituels dans leurs enclos. Chez les Massa la
nourriture est considérée comme un don de la terre mère et ses utilisations font l’objet
d’un strict contrôle social2.
3 D’après la seule enquête nutritionnelle réalisée dans les années 1980 dans un village
massa (Koppert, 1981), le sorgho rouge fournit 80 à 90% de l’énergie et la majeure partie
des nutriments, avec une consommation moyenne d’environ 700 g par adulte et par jour.
Le poisson, avec une moyenne de 150 g, apporte une grande quantité de protéines
animales. La consommation de lait (de l’ordre de 90 g par jour et par personne) est
réservée pendant la saison des pluies aux femmes et aux enfants. L’alimentation n’est pas
identique durant toute l’année et, quand la pluviométrie est normale, c’est après la
récolte du sorgho qu’elle atteint son niveau le plus élevé3.
4 Dans les années 1960 l’ensemble des populations massa est évalué à 152 000 personnes
réparties de part et d’autre de la frontière séparant le Cameroun et le Tchad. Environ
75 000 personnes vivent dans le Nord‑Cameroun dont près de 35 000 dans le département
du Mayo‑Danay, lieu d’implantation du projet SEMRY4. La zone concernée compte en 1990
environ 50 000 personnes.
La pêche et l’élevage
9 Les Massa vivant dans les yaéré7 ont l’habitude de pêcher toute l’année car le Logone est
un fleuve très poissonneux. Les engins, pour la plupart en vannerie, sont adaptés aux
différents lieux de pêche. Les filets, les fils, les hameçons et le plomb s’achètent au
marché et coûtent cher.
10 Les Massa élèvent des volailles, des ovins, des caprins et des bovins. Ces derniers jouent
un rôle social très important et de nombreuses institutions sont fondées sur leur
existence. Le troupeau familial exprime en effet la richesse du groupe dans la mesure où il
lui permet d’acquérir des épouses et d’augmenter sa descendance. Les bovins ne peuvent
quitter le groupe familial que pour procurer des épouses. La compensation matrimoniale
connaît une certaine stabilité (8 à 14 têtes) malgré l’existence d’un marché fluctuant. La
constitution de la dot nécessite l’accumulation d’une richesse importante et son paiement
peut en réalité s’échelonner sur de nombreuses années.
11 Le bétail peut faire l’objet de prêt appelé golla, et sert aussi à organiser des cures de lait
gourou pendant la saison sèche. Les bovins sont gardés par les hommes et, après la traite
matinale, ils sont conduits au pâturage. Les vols de bétail dans l’intention de constituer la
dot étaient dans le passé très fréquents, entraînant des guerres entre groupes voisins.
12 Le système de production des Massa combine de manière harmonieuse l’agriculture, la
pêche et l’élevage. L’importance relative de chaque activité dépend aussi bien des
conditions climatiques que de la localisation dans l’espace des groupes et des ressources
naturelles dont ils disposent. Cette diversification des activités économiques permet de
minimiser les risques climatiques, et de fournir une alimentation suffisante et variée
indispensable à la reproduction de la force de travail familiale.
14 Il s’agit donc d’un projet classique (Arditi, 1985) dans la mesure où l’on se propose de
produire localement une denrée importée : le riz, considéré comme stratégique pour
fourniture des semences à l’achat du paddy) et que les paysans sont assurés d’écouler la
totalité de leur production à un prix fixé connu d’avance15. Ceci représente un avantage
décisif par rapport aux céréales cultivées dans la région (sorgho et muskwari) ou aux
autres activités (élevage et pêche) dont les conditions de production et de
commercialisation sont toujours aléatoires.
19 Avant la diffusion de la riziculture irriguée par la SEMRY, le coton était la principale
culture commerciale du Nord‑Cameroun et sa production atteignait déjà 90 000 tonnes en
197016. Il avait été introduit dans les années 1950 et constituait de ce fait la culture
commerciale de référence. Sa rentabilité sociale et économique a fait par conséquent
l’objet de la part des paysans de comparaisons avec les nouvelles spéculations qui leur
étaient proposées.
20 À l’époque de son introduction le riz est, à l’instar du coton, considéré comme une culture
purement commerciale dans la mesure où il ne fait pas partie des habitudes alimentaires
des Massa qui sont chargés d’en assurer la production. Conscients de cette situation, les
responsables de la SEMRY souhaitent que les paysans changent leurs habitudes
alimentaires et introduisent progressivement le riz dans leur système de consommation.
Ainsi les cultures de sorgho et de muskwari, réalisées à l’extérieur des périmètres et qui
concurrencent parfois fortement la riziculture irriguée, seront peu à peu délaissées et les
paysans pourront ainsi affecter toute la force de travail familiale à la riziculture .
21 On espérait ainsi que s’atténueraient les incompatibilités entre les deux systèmes au
profit de la production de paddy et que le riz prendrait, peu à peu, sa place dans le
système alimentaire. Il passerait ainsi, dans cette perspective, du statut de culture
purement commerciale à celui de produit vivrier jouant un rôle fondamental dans la
sécurité alimentaire des producteurs. C’est sans aucun doute pour amorcer ce processus
que la SEMRY a, dès le départ, permis aux producteurs de conserver 10% de leur
production de paddy, destinée selon la terminologie en vigueur à l’autoconsommation.
Les Massa, riziculteurs de la SEMRY ont-ils répondu à l’attente des responsables du projet
et ont‑ils suivi la voie qui leur était tracée ? L’évolution souhaitée s’est‑elle réalisée ? Il est
permis d’en douter fortement.
3,0 67
3,5 58
4,0 50
4,5 45
5,0 40
29 On voit clairement que les faibles rendements sont fortement pénalisés et que ceux qui
les obtiennent ont intérêt à se soustraire, d’une façon ou d’une autre, au paiement de la
redevance.
BIBLIOGRAPHIE
Arditi C., Baris P.& Barnaud M, 1983. Évaluation socio-économique du projet SEMRY au Cameroun.
Paris, ministère des Relations Extérieures – Coopération et Développement.
Arditi C., 1985. « Quelques réflexions socio-économiques sur la riziculture irriguée dans le Nord-
Cameroun », Bulletin de l’Association Française des Anthropologues, 20, : 59-82.
Garine (De), 1964. Les Massa du Cameroun – vie économique et sociale. Paris. PUF.
Jones C., 1982. The Effects of the Intrahousehold Organisation of Production and the Distribution
of Revenue in the Participation Office Cultivation in the SEMRY Rice Project. Yaoundé, CRED.
Koppert S., 1981. Kogoyna – Étude alimentaire, anthropométrique et pathologique d’un village
massa du Nord-Cameroun. Wageningen, Université des sciences agronomiques.
Sautter G., 1958. Le chemin de fer Bangui-Tchad dans son contexte économique régional. Bangui, Société
civile d’études du chemin de fer de Bangui au Tchad.
NOTES
1. Terme peul qui désigne le sorgho repiqué.
2. La consommation de nourriture volée était censée provoquer la mort.
3. L'alimentation massa est d'après cette enquête la plus élevée, parmi les 25 réalisées (Périssé,
1966), au point de vue calorique et consommation de protéines animales.
4. Société pour l'expansion et la modernisation de la riziculture de Yagoua.
5. 17 d'après De Garine (1964).
6. Population voisine des Massa.
7. Terme peul qui désigne les terres exondées.
8. Dont les activités se poursuivent de nos jours.
9. Le choix de la région de Yagoua comme lieu d'implantation du projet s'explique par les
possibilités d'irrigation offertes par le Logone. L'existence de populations locales qu'il a fallu
utiliser pour sa mise en œuvre a plutôt été considérée comme un obstacle par les développeurs
dans la mesure où le recrutement de travailleurs salariés était jugé préférable. Que les Massa
n'aient pas souffert de malnutrition montre, à l'évidence, que les objectifs assignés aux projets de
développement relèvent d'une autre logique que celle des populations locales.
10. On doit remarquer que d'une part le riz n'était pas cultivé traditionnellement au Nord-
Cameroun et que de l'autre, ce choix a été, depuis, fortement critiqué.
11. Principalement la Banque Mondiale qui après avoir constaté la parfaite réalisation des
aménagements s'est retirée car le riz se vendait mal.
12. Surtout le labour avec de gros tracteurs dont le coût est payé par le paysan dans la redevance
qu'il doit acquitter à chaque campagne à la SEMRY. Les autres postes qui composent cette
redevance sont l'amortissement des périmètres, l'encadrement, les engrais, etc.
13. On estime qu'une campagne rizicole se déroule sur environ 95 jours dont 34 sont consacrés au
repiquage et 24 à la coupe.
14. Déjà connu des populations cultivant le muskwari.
15. La grave crise de surproduction qu'a connue la SEMRY en 1987 a mis fin à cette situation : le
prix du paddy est passé de 78 à 45 F CFA et la SEMRY a dû renoncer à son monopole de
décorticage et de vente du riz.
16. Elle est en 1997 de 235 000 tonnes.
17. Cette disposition s'est révélée incompatible avec la pratique du repiquage qui pour être
effectuée rapidement nécessite le recours à une main-d'oeuvre salariée.
18. Certains casiers proches de Yagoua font ainsi l'objet d'une forte demande qui émane de
citadins (fonctionnaires, encadreurs de la SEMRY et commerçants).
19. Ceci était possible en l'absence d'état civil.
20. Malgré des promesses d'attribution de titres fonciers « aux bons riziculteurs » et la création
de groupements de producteurs à partir de 1984, la SEMRY dispose toujours d'un monopole
foncier.
21. Et de vendre leur riz sur le marché parallèle ou à la SEMRY sous le nom d'un autre paysan.
22. Elle a été calculée sur la base de 2 t de paddy par hectare.
23. On ne peut qu'être frappé par la similitude avec la situation qui caractérise les zones
cotonnières dans lesquelles les épouses ne peuvent pas disposer d'un champ personnel.
24. Travailleur rémunéré à la tâche.
25. On peut s'étonner qu'un projet de cette importance n'ait jamais été doté d'une cellule de
suivi-évaluation chargée d'étudier les changements de comportement des paysans. C'est le plus
souvent lors de la survenue d'une grave crise qu'une étude était commandée. Les
recommandations étaient rarement prises en considération.
26. Certaines années de forte sécheresse (1984) le prix des céréales pluviales était en moyenne
deux fois plus élevé que celui du paddy acheté aux paysans.
27. Il est aussi indispensable d'en fournir aux kérena que l'on emploie.
RÉSUMÉS
Depuis 1972 la Société pour l’Expansion et la Modernisation de la Riziculture de Yagoua a pour
objectif de développer la production rizicole en pays massa afin d’approvisionner le marché du
Cameroun et de réduire les importations. Plusieurs facteurs s’opposent au succès de l’opération :
éloignement des centres urbains du sud dans lesquels la demande est localisée, faible prix du riz
importé et absence de protection de la production locale, culture intensive du paddy (double
récolte annuelle), et non prise en compte du système de production massa dans ses diverses
composantes (culture du sorgho, élevage, pêche, activités artisanales). Alors que le sorgho rouge
est une culture sacralisée et constitue la base de l’alimentation, la SEMRY interdit sur les
périmètres irrigués toute autre production que le paddy. Après bientôt trente ans l’opération de
développement est passée d’un modèle intensif à fort encadrement à une situation de
libéralisation de la filière (fin du monopole d’achat et de la transformation artisanale du paddy).
Bien que conçue après de nombreuses expériences similaires (Office du Niger au Mali, SAED au
Sénégal, etc.) la SEMRY n’a, semble-t-il, tiré aucune leçon du passé.
Since 1972 the aim of the Society for the Expansion and Modernisation of Rice-growing in Yagoua
(SEMRY) has been to develop rice production in Massa country in order to supply the Cameroon
market and reduce imports. Several factors stand in the way of the success of the task : the
remoteness of the southern urban centres in which demand is localised; the low price of
imported rice and the lack of protection of local production ; the intensive cultivation of paddy
(biannual harvests) and the failure to take into consideration the various components of the
Massa system of production (sorghum cultivation, breeding, fishing, craft activities). While the
cultivation of red sorghum is regarded as sacred and represents the staple diet, the SEMRY has
banned all food production other than paddy in its irrigated areas. After almost thirty years the
development project has undergone a change from being a well-supervised model of an intensive
nature to a situation of liberalization of the domaine (the purchasing monopoly and the manual
transformation of paddy coming to an end). Although created in the wake of numerous similar
experiments (the Niger Office in Mali, the SAED in Senegal, etc.), the SEMRY has, it appears,
drawn no lesson from the past.
AUTEUR
CLAUDE ARDITI
URA 94