1839-1842. Le Marchand, Le Mandarin Et L'opium

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1839-1842.

Le marchand, le mandarin et l’opium


Laurent Testot, Alternatives économiques, 25 juillet 2022

Imaginez un mandarin modèle, un haut-fonctionnaire chinois incorruptible, et vous obtenez Lin Zexu.
Né en 1785 à Houguan (aujourd’hui Fuzhou, Fujian, au sud-est de la Chine), ce surdoué a passé haut
la main les concours de la haute fonction publique chinoise. Célébré pour sa vertu dans un empire
gangrené par la corruption, il a toute la confiance de l’empereur Daoguang.

Le nom de ce dernier se traduit par « Splendeur de la Raison ». Huitième dynaste de la lignée


mandchoue des Qing, né en 1782, il a accédé au trône en 1821. S’il s’est montré téméraire durant sa
jeunesse, l’empereur est devenu prudent au fil des ans. L’historiographie le présente volontiers comme
pusillanime. Mais les événements auxquels lui et son conseiller vont être confrontés auraient eu raison
de n’importe qui. Ils vont affronter des diables venus de l’extérieur dans un contexte dévastateur,
résumé ainsi par la sinologue Julia Lovell : « stagnation économique, épuisement environnemental,
surpopulation, déclin de l’armée ».

L’histoire a commencé doucement. Des étrangers au teint pâle, venus d’Europe quémander un peu de
commerce auprès de la Chine. Il faut se rappeler que du VIIIe au XVIIIe siècle, la Chine est
l’hyperpuissance du monde. Durant cette période, près du tiers de l’humanité est soumise à l’autorité
de son empereur, et l’immense majorité des technologies décisives de la modernité y ont été conçues,
de la poudre à l’acier en passant par le papier et le billet de banque. L’Europe a bâti son expansion
dans les mers du globe avec l’obsession d’atteindre la Chine, pour y acquérir thé, soieries, porcelaines.

En 1759, la Chine a formalisé ce commerce extérieur. Les marchands d’outre-mer doivent se plier aux
règles. Verser tribut à l’empereur pour pouvoir échanger avec les grossistes chinois détenteurs d’un
monopole sur le commerce avec les Européens. Et cela ne peut se faire que dans le port de
Guangzhou, que les Anglais, alors rois des mers et principaux bénéficiaires de ce commerce,
prononcent Canton.

De l’opium plutôt que de l’argent

Problème : la Chine produit presque tout ce qu’elle juge nécessaire. Elle accepte juste quelques biens
de luxe, et surtout du métal argent, pour nourrir sa frappe monétaire. Or l’argent vient des colonies
espagnoles d’Amérique latine. La mine du Potosí (actuelle Bolivie) fournit alors, avec quelques mines
mexicaines, près de 80 % de l’argent mis en circulation dans le monde. La part d’argent que les
Anglais se procurent par le commerce, notamment celui des cotonnades indiennes depuis la fin du
XVIIIe siècle, sert à payer le thé, devenu produit de consommation courante en Angleterre. Il en faut
toujours plus…

Quand Napoléon envahit l’Espagne en 1808, les colonies hispaniques du Nouveau Monde en profitent
pour entrer en guerre d’indépendance. Le flux d’argent est stoppé net. Les Anglais doivent se rabattre
sur une autre monnaie. Ce sera l’opium. Le contrôle qu’ils exercent désormais sur leurs colonies des
Indes leur permet d’en produire à profusion, à seule fin de solder leur balance commerciale avec la
Chine. L’opium est perçu, en Chine comme en Grande-Bretagne, de manière contrastée. À la fois
médicament et drogue, substance qui peut tantôt stimuler tantôt abêtir, en tout cas puissamment
addictive. De quelques « caisses » de 70 kg d’opium acheminées en Inde à la fin du XVIIIe siècle, les
Anglais en arrivent à exporter vers la Chine plus de 40 000 caisses annuelles peu avant 1840. Des
millions de Chinois sombrent dans l’hébétude, et le flux d’argent séculaire change de sens, de l’Asie
vers l’Europe.

Ce n’est pas un commerce de tout repos. En 1833, les partisans du libre-échange ont mis fin au
monopole commercial en Orient de la Compagnie britannique des Indes orientales. Dès lors, celle-ci
cultive le pavot, raffine le produit et l’emballe, mais elle délègue le trafic à des aventuriers. Entre Inde
et Chine, la navigation est ponctuée d’altercations avec les pirates et d’âpres négociations avec des
fonctionnaires chinois appâtés par les pots-de-vin. Plusieurs rescrits impériaux ayant proscrit
l’importation d’opium, cette contrebande est illégale, aussi dangereuse que lucrative. Autant dire que
l’Écossais William Jardine, chirurgien devenu trafiquant, qui avec son associé James Matheson est de
loin le marchand d’opium le plus riche des mers de Chine, n’est pas un tendre.

Mission : nettoyer Canton

Jusqu’ici, l’empereur a eu plus important à régler. Menaces d’invasions des steppes, surveillance des
rébellions paysannes… Les Qing se voient comme une puissance terrestre et négligent ce qui vient de
la mer. Mais l’arrogance de ces dealers étrangers et la saignée monétaire qui résulte des achats
d’opium deviennent intolérables. Fin 1838, l’empereur consulte ses conseillers sur ce qu’il convient de
faire. Et il nomme Lin Zexu, qui a eu la réponse la plus inflexible, gouverneur général du Hunan et du
Hebei. Sa mission : nettoyer Canton.

Alors que se lève un vent mauvais pour ses affaires, Jardine fait voile vers l’Angleterre pour y
défendre ses intérêts
À l’image de ses pairs et de l’empereur, Lin Zexu ne sait rien des Européens. Ses adversaires ne sont
pas mieux lotis. De part et d’autre règnent incompréhension voire mépris. Matheson dit ainsi des
Chinois qu’ils forment « un peuple que caractérise son merveilleux degré d’imbécillité, d’avarice, de
suffisance et d’obstination ».

Sitôt arrivé à Canton, Lin Zexu rédige une lettre à l’attention de l’impératrice Victoria, lui reprochant
vertement son absence de morale pour avoir laissé ses sujets empoisonner les Chinois. Il somme les
cohong (marchands chinois) et les Anglais de livrer l’opium en leur possession. Les premiers se
soumettent avec diligence, les seconds renâclent. Alors que se lève un vent mauvais pour ses affaires,
Jardine fait voile vers l’Angleterre pour y défendre ses intérêts. En son absence, son associé Matheson
est contraint de remettre son opium aux autorités chinoises. Lin Zexu se fait un plaisir de le brûler
illico avec les autres stocks confisqués.

À Londres, Jardine se mue en lobbyiste. Il utilise sa fortune pour faire changer d’avis l’opinion
publique et les parlementaires, qui au début hésitent à ouvrir un front supplémentaire alors que la
Grande-Bretagne est déjà impliquée dans une demi-douzaine de conflits. Jardine mobilise la fibre
patriotique et finit par convaincre que le jeu en vaut la chandelle. Il dicte un plan de guerre : tout
bombarder et occuper les villes côtières avec quelques milliers d’hommes. Les esprits chagrins
s’inquiètent du peu de considération qu’il porte à l’armée chinoise, qui en termes d’effectifs est de loin
numéro un mondial.

Les va-t-en-guerre l’emportent. Leur motivation se comprend. À partir de 1750, la Grande-Bretagne a


vu se creuser son déficit commercial avec la Chine, alors que les Britanniques consomment des
quantités croissantes de thé. Entre 1752 et 1800, 26,25 millions de livres filent en Chine. L’opium a
permis d’inverser le flux. Entre 1808 et 1856, 384 millions de livres sont parties de Chine vers
l’Angleterre. Le gouvernement britannique a doublement intérêt au maintien de ce commerce
triangulaire : il taxe l’opium au départ du Bengale, il taxe le thé à l’arrivée en Angleterre. Ces revenus
financent une part substantielle des coûts de la Royal Navy, dont le zèle garantit que rien ne perturbe
la circulation des marchandises.

Une cuisante série de défaites

Jardine revient en conquérant à la tête d’une petite flotte, renforcée par la Nemesis – le tout premier
cuirassé à coque en fer et propulsion à vapeur jamais conçu. L’artillerie britannique fait merveille,
réduisant en gravats les forts côtiers protégeant les ports autour de Canton, sans avoir besoin de
s’approcher à portée de tir des canons chinois. Sous-équipée, et surtout très mal commandée, l’armée
chinoise est systématiquement mise en déroute lors des combats d’infanterie. Le plan de Jardine
fonctionne à merveille.
Lin Zexu, incapable d’enrayer le désastre qu’il a provoqué par son intransigeance, est limogé. Ses
successeurs essayent de dissimuler leur désarroi à l’empereur, clamant avoir remporté des victoires
imaginaires dans les lettres qu’ils adressent à Daoguang. Celui-ci empêche en conséquence toute
diplomatie : puisqu’on lui répète que ses troupes l’emportent, il faut continuer à rejeter les Anglais à la
mer.

Au terme de trois ans de combats, la victoire devenue incontestable des Britanniques débouche sur le
traité de Nankin, qui en 1842 leur ouvre les meilleurs ports chinois. Ils annexent l’île jusqu’ici déserte
de Hong Kong. Ce site stratégique, qui leur a servi de base durant la guerre, permet de contrôler le
commerce vers Canton.

Le facile triomphe des troupes de Sa Majesté lors de la première guerre de l’Opium attire d’autres
puissances. En 1856, les Américains et les Français, rejoints par les Britanniques et les Russes,
attaquent la Chine pour qu’elle mette fin à son « protectionnisme ». Les défaites cuisantes essuyées
par l’Empire le contraignent à signer en 1860 le traité de Whampoa, réduisant à quasiment rien ses
capacités de contrôle du commerce extérieur.

Lin Zexu, réhabilité en 1845, est nommé gouverneur général de provinces périphériques. Il meurt en
1850, la même année que l’empereur Daoguang, alors que se cristallise un patriotisme antimandchou.
Les Chinois accusent la dynastie d’avoir bradé la Chine aux étrangers. Des guerres civiles s’ensuivent,
dont celle des Taiping (1850-1864) qui cause trente millions de morts. Le Japon humilie la Chine en
1895, l’occupe à partir de 1934. L’Empire cède la place à la République en 1912, et celle-ci tombe
face aux communistes en 1949.

La Chine réécrit aujourd’hui son histoire. L’inflexible Lin Zexu, qui osa tenir tête aux Britanniques,
est devenu un héros national. Les « traités humiliants » et la « politique de la canonnière » font partie
du bagage scolaire. Plus jamais ça, martèle le Parti. Ces récits attisent le nationalisme, alimentent la
volonté de construire une armée forte.

William Jardine, devenu un des hommes les plus riches et les plus influents de son temps, meurt d’un
cancer du côlon en 1843. L’entreprise qu’il a cofondée existe toujours. La Jardine Matheson Holding
Limited, ou Jardines, prospère depuis Hong Kong, multipliant les investissements transnationaux dans
la banque, l’assurance et toutes sortes d’industries. En 1984, anticipant la rétrocession de Hong Kong à
la Chine en 1997, le trust s’est domicilié aux Bahamas. Jardine est toujours contrôlé par les Keswick,
descendants en ligne directe de Jean, sœur de William Jardine.

Cette famille, qui servit de modèle au romancier James Clavell pour ses Tai-pan et Noble Maison, est
l’archétype des nouvelles dynasties – les souveraines de la mondialisation, celles qui semblent
aujourd’hui avoir envoyé les anciennes puissances militaires des Qing et autres dans les oubliettes de
l’histoire. Pour l’instant…

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