Herbert Spencer Les Premiers Principes
Herbert Spencer Les Premiers Principes
Herbert Spencer Les Premiers Principes
Dans dix jours, il y aura quarante ans que furent écrites les
premières lignes de cet ouvrage. Il resta sans changement jusqu’en 1867 —
époque où un changement de sa conception principale nécessita la
réorganisation de la seconde partie. En 1875, quelques changements furent
faits dans les chapitres sur l’Indestructibilité de la Matière, la Continuité du
Mouvement et la Persistance de la Force, pour mettre plus complètement
en harmonie les vues qu’ils contiennent avec les conceptions auxquelles on
était parvenu à cette époque. Depuis lors, il n’a pas été fait de changements
valant la peine d’être mentionnés.
Naturellement, les progrès du savoir dans de nombreuses directions,
au cours des années qui se sont écoulées depuis lors, ont rendu nécessaire
diverses corrections dans les passages où sont cités les exemples. Les
critiques aussi ont donné lieu à quelques changements dans
l’exposition.Ajoutez à cela que les développements de mes propres pensées
m’ont suggéré diverses améliorations dans cette exposition, parmi
lesquelles je peux citer le post-scriptum ajouté à la première partie. En
laissant de côté les changements de peu d’importance, je puis indiquer
comme améliorations principales celles qui sont contenues dans les §§ 71a
- 71c, 93, 150, 152, 182-3, et comme dignes de remarque celles qui sont
contenues dans les §§ 46, 54, 65, 72, 79, 88, 111, 120, 123, 132, 139a, 157,
159 et 164, et aussi dans les appendices A et C.
Mais jamais les objections présentées par les autres ni mes propres
réflexions n’ont pu me faire éloigner des principes généraux exposés. Au
contraire, tandis que j’écrivais les ouvrages suivants sur la biologie, la
psychologie, la sociologie, la morale, les exemples multipliés de ces
principes qui m’étaient fournis par les faits dont je m’occupais et l’aide
2
qu’ils me prêtaient pour trouver des interprétations ont toujours contribué à
fortifier ma croyance que ces principes sont la formule exacte des faits.
Si, dans la présente édition, les modifications du fond sont déjà des
améliorations ayant une certaine importance, celles de la forme en ont bien
davantage. Il est difficile de trouver le juste milieu entre une exposition des
idées trop écourtée et une exposition trop allongée. Maintenant que, des
années s’étant écoulées, je puis critiquer l’ouvrage comme s’il avait été
écrit par un autre, j’y découvre pas mal de redondances, — des mots, des
phrases et même des paragraphes qui sont superflus. L’enlèvement de ce
superflu, en même temps qu’il a, suivant mon avis, augmenté la clarté de
l’exposition, a eu pour résultat de l’abréger, de sorte que, malgré des
additions nombreuses, l’ouvrage se trouve maintenant diminué d’une
cinquantaine de pages.
C’est pour moi une grande satisfaction d’avoir trouvé l’occasion de
faire ces arrangements définitifs du fond et de la forme.
H. S.
Brighton, 27 avril 1900.
3
en raccourci, la théorie générale de l’Evolution. Faute d’une démonstration
claire du contraire, on a dit et cru généralement que cet ouvrage et ceux qui
l’ont suivi ont eu leur source dans la doctrine particulière contenue dans
l’Origine des Espèces de M. Darwin.
L’essai sur le Progrès, sa loi et sa cause, contenant la théorie
exposée dans les chapitres XV, XVI, XVII et XX de la 2e partie du présent
ouvrage, fut publié pour la première fois dans la Westminster Review
d’avril 1857; et l’essai dans lequel fut brièvement exposée la vérité
générale développée dans le chapitre XIX parut d’abord sous le titre de les
Lois dernières de la Physiologie dans la National Review d’octobre 1857.
De plus, je puis signaler ce fait que dans la première édition des
Principes de Psychologie, publiée en juillet 1855, les phénomènes mentaux
étaient entièrement interprétés du point de vue de l’évolution et les mots
employés dans les titres de divers chapitres impliquaient l’existence, à cette
date, d’idées qui ont été employées plus largement dans les essais ci-dessus
cités. Comme la première édition de l’Origine des Espèces parut en octobre
1859, il est manifeste que la théorie exposée dans le présent ouvrage et
dans ceux qui l’ont suivi est née indépendamment de celle qu’on lui
assigne pour mère et avant elle.
On aurait pu voir la différence d’origine par l’ouvrage lui-même qui
traite de l’Evolution en général — inorganique, organique et super-
organique — pour ce qui concerne la matière et le mouvement et qui ne
touche qu’en passant à ces opérations particulières si lumineusement mises
en évidence par Darwin. Ce n’est qu’au § 159, en donnant des exemples
pour démontrer l’universalité de la loi de la Multiplication des effets, que
j’ai eu occasion de citer la doctrine exposée dans l’Origine des Espèces, en
indiquant, dans une note, que la cause générale qu’auparavant j’avais
assignée à la production des variétés diverses d’organismes ne suffisait pas
pour rendre compte de tous les faits, sans la cause particulière découverte
4
par Darwin. L’absence de cette note laisserait naturellement un hiatus
important dans la thèse générale, mais le reste de l’ouvrage resterait
exactement tel qu’il est à présent.
Je ne donne pas ces explications dans l’espoir que les opinions
fausses ayant cours seront aussitôt rectifiées, car j’ai conscience qu’une fois
les fausses opinions de cette espèce devenues courantes elles persistent
longtemps, malgré toutes les preuves qu’on peut donner de leur fausseté.
Néanmoins, j’agis pour la raison que si je n’indiquais pas les faits tels
qu’ils sont, je contribuerais au maintien de la fausse conviction qui règne
aujourd’hui, et ne pourrais espérer la voir prendre fin.
A l’exception de quelques changements sans importance dans l’une
des noies et de quelques corrections typographiques, le texte de cette
édition est identique à celui de la précédente. J’y ai cependant ajouté un
appendice répondant à quelques critiques qui ont été faites sur la formule
générale de l’Evolution et sur la doctrine philosophique qui la précède.
Mai 1880.
5
PRÉFACE
SYSTÈME DE PHILOSOPHIE
6
phénomènes, mais de toutes les classes de phénomènes et qui sont par
conséquent les clefs de toutes les classes de phénomènes1.
[Dans l’ordre logique, on devrait trouver ici une application de ces
Premiers Principes à la nature inorganique. Mais je passe sur cette grande
division, en partie parce que, même sans elle, le plan est encore trop vaste,
et en partie parce que l’interprétation de la nature organique, d’après la
méthode proposée, est d’une importance plus directe. Conséquemment, le
second volume de la série sera:]
7
Ve PARTIE. — DÉVELOPPEMENT PHYSIOLOGIQUE. —Exposant de
même la différenciation progressive des fonctions et l’interprétant de même
comme conséquence de l’exposition des différentes parties de l’organisme
à divers groupes de conditions.
VIe PARTIE. — LOIS DE LA MULTIPLICATION. — Généralisations
concernant le genre de reproduction des différentes classes de plantes et
d’animaux, suivies d’un essai de démonstration du fait que ces variations
dépendent de certaines causes nécessaires2.
2 L’auteur a déjà exposé brièvement dans divers articles de revues les idées qu’il doit
développer dans le second volume des Principes de la Biologie. La IVe partie sera le
développement d’une doctrine indiquée dans un article sur les Lois de la Forme
organique publié dans la Medico-Chirurgical Review de janvier 1859. Le germe de
la Ve partie est contenu dans l’essai sur la Physiologie transcendante. Voyez Essais,
pp. 280-90. Dans la VIe partie on développera certaines vues exprimées d’une façon
rudimentaire dans la Théorie de la Population, publiée dans la Westminster Review
d’avril 1852.
8
Ve PARTIE. — SYNTHÈSE PHYSIQUE.— Essai de démontrer de quelle
façon la succession des états de conscience se conforme à une certaine loi
fondamentale de l’action nerveuse qui dérive des Premiers Principes posés
au début.
VOL. II
VIe PARTIE. — ANALYSE SPÉCIALE. — Reproduction de la première
publication, augmentée de plusieurs chapitres.
VIIe PARTIE. — ANALYSE GÉNÉRALE. — Reproduction de la
première publication avec des éclaircissements et des additions.
VIIIe PARTIE. — COROLLAIRES. — Consistant en partie en un
certain nombre de principes dérivés qui forment une introduction
nécessaire à la Sociologie3.
3 Au sujet des additions diverses qui seront faites aux Principes de Psychologie, il est
seulement utile de dire que la Ve partie est la portion indiquée comme n’étant pas
encore écrite, dans la préface de cet ouvrage. Le germe en est contenu dans une note
de la page 544, et sa portée a depuis été définitivement établie dans un article de la
Medico-Chirurgical Review de janvier 1859.
9
auxquelles on arrive en comparant les différentes sociétés et les phases
successives de la même société.
IIIe PARTIE. — ORGANISATION POLITIQUE. — L’évolution des
gouvernements, générale et locale, déterminée par les causes naturelles;
leurs types divers et leurs métamorphoses; leur complexité croissante et
leur spécialisation croissante; la limitation progressive de leurs fonctions.
VOL. II
10
VOL. III
4 On peut trouver de petits fragments de ce traité de Sociologie dans des essais publiés
auparavant. Quelques-unes des idées qui seront développées dans la deuxième partie
sont indiquées dans un article sur l’Organisme Social paru dans la Westminster
Review; celles qui seront traitées dans la cinquième partie peuvent être trouvées dans
la première moitié d’un article écrit il y a quelques années sur les Manières et la
Mode; les germes de la huitième partie sont contenus dans un article sur la Genèse
de la Science; deux articles sur l’Origine et la Fonction de la Musique et la
Philosophie du Style contiennent quelques idées incorporées dans la neuvième
partie; et l’idée centrale, qui sera développée dans la dixième partie, peut être tirée
d’une critique de l’ouvrage de M. Bain sur les Emotions et la Volonté parue dans la
Medico-Chirurgical Review.
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LES PRINCIPES DE LA MORALE
VOL. I
Ire PARTIE. — DONNÉES DE LA MORALE. — Généralisations fournies
par la biologie, la psychologie et la sociologie et servant de base à toute
vraie théorie du bien vivre; en d’autres termes, éléments de cet équilibre
entre la constitution et les conditions de l’existence qui est à la fois l’idéal
moral et la limite vers laquelle nous avançons.
IIe PARTIE. — INDUCTIONS DE LA MORALE. — Les règles de
l’activité humaine, établies empiriquement, qui sont admises comme lois
essentielles par toutes les nations civilisées, c’est-à-dire les généralisations
de l’utilité et de la convenance.
IIIe PARTIE. — MORALE PERSONNELLE. — Les principes de la
conduite privée, — physique, intellectuelle, morale et religieuse — qui
dérivent des conditions nécessaires pour rendre la vie individuelle
complète; ou, ce qui est la même chose, les modes de l’action personnelle
qui doivent être le résultat de l’équilibre final entre les désirs internes et les
besoins externes.
VOL. II
IVe PARTIE. — JUSTICE. — Limitations mutuelles des actions des
hommes, nécessitées par leur coexistence comme unités d’une même
société, limitations dont la parfaite observance constitue cet état d’équilibre
qui est le but du progrès politique.
Ve PARTIE. — BIENFAISANCE NÉGATIVE. — Limitations secondaires,
pareillement nécessitées, qui, quoique de moindre importance et non régies
par la loi, sont cependant indispensables pour empêcher la destruction du
bonheur par des moyens indirects; en d’autres termes, les restrictions
secondaires qu’on s’impose à soi-même et qui sont dictées parce que nous
pouvons appeler la sympathie passive.
12
VIe PARTIE. — BIENFAISANCE POSITIVE. — Comprenant tous les
modes de conduite dictés par la sympathie active, celle qui trouve son
plaisir à faire plaisir; modes de conduite engendrés par l’adaptation sociale
qui doit les rendre de plus en plus généraux, et qui, devenant universels,
doivent remplir jusqu’au bord la mesure du bonheur humain possible5.
Pour répondre à l’avance à la critique inévitable que le plan
esquissé a trop d’étendue, je dois dire que je n’entends pas traiter de chaque
sujet à fond, mais que je me propose simplement d’établir les principes en
les accompagnant des exemples nécessaires pour faire pleinement
comprendre leur portée. Je puis dire aussi qu’en outre de fragments plus
petits une grande division de cet ouvrage (les Principes de la Psychologie)
est déjà, en grande partie, terminée. Et je puis dire encore que, bien qu’il
puisse être impossible d’exécuter l’œuvre entière, on ne peut faire aucune
objection à la tentative d’exposer les Premiers Principes et d’en étendre les
applications aussi loin que les circonstances le permettront.
Londres, 5 juin 1862
5 La quatrième partie des Principes de la Morale traite les mêmes questions, quoique
d’une autre façon, que la première partie de Social Statics de l’auteur.
13
probabilité abstraite qu’une chose fausse contient habituellement un noyau
de vérité, mais il n’y en a qu’un bien petit nombre qui tiennent compte de
cette probabilité abstraite dans les jugements qu’ils portent sur les opinions
des autres. Quand une croyance apparaît comme en contradiction flagrante
avec les faits, on la rejette avec indignation ou avec mépris, et, dans la
chaleur de l’antagonisme, à peine se trouve-t-il une personne capable de se
demander quel fut l’élément contenu dans cette croyance qui a pu l’imposer
à l’esprit des hommes. Il faut pourtant qu’il y ait eu en elle un élément de
ce genre; et il y a lieu de penser que ce quelque chose correspondait avec
certaines des données de l’expérience humaine; peut-être la correspondance
était-elle très petite, mais enfin c’était une correspondance tout de même.
Le récit le plus absurde peut presque toujours être ramené, comme point de
départ, à un fait réel et, si ce fait réel ne s’était pas produit, le récit absurde
qui en fut la suite, n’aurait jamais existé.
Bien que l’image déformée ou agrandie qui nous est transmise par
le plan réfracteur de l’opinion publique soit complètement différente de la
réalité, il a néanmoins fallu celle-ci pour qu’ait apparu l’image déformée ou
agrandie.
Il en est de même pour toutes les croyances humaines en général.
Pour si complètement erronées qu’elles apparaissent, il faut
qu’originellement elles aient contenu une certaine dose de vérité qu’elles
contiennent peut-être encore. Ce serait pour nous très utile d’avoir des vues
précises à ce sujet. Il importe que nous nous fassions quelque chose comme
une théorie générale sur les opinions courantes afin d’être aptes à les priser
à leur juste valeur, ni plus ni moins.
L’attitude mentale dans laquelle on écoute la discussion d’une
question ou celle dans laquelle on y prend part influe beaucoup sur la
correction du jugement qu’on porte. Pour garder l’attitude qui convient, il
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est d’une haute importance de connaître le degré de créance qu’on doit
accorder aux témoignages humains.
D’un côté il faut éviter le penchant vers les idées reçues qui se
manifeste par des formules dogmatiques comme «ce que tout le monde dit
doit être vrai», ou «la voix du peuple est la voix de Dieu».
D’un autre côté le fait qui nous est révélé par l’histoire du passé,
que les majorités ont généralement eu tort, ne doit pas nous empêcher de
voir cet autre fait complémentaire que les majorités n’ont, d’ordinaire, pas
eu entièrement tort.
Eviter ces deux extrêmes était une condition nécessaire pour que
notre pensée ait un caractère universel, nous ferons bien de poser contre
eux une barrière par une estimation préalable des opinions abstraites.
Pour ce faire, il faut examiner l’espèce de rapport qui existe
ordinairement entre les opinions et les faits.
Procédons ainsi à l’égard d’une de ces croyances qui ont existé sous
des formes diverses chez toutes les nations et dans tous les temps.
2. — Les traditions primitives représentent les gouvernants comme
des dieux ou des demi-dieux. Les premiers rois étaient considérés par leurs
sujets comme surhumains en origine et en puissance.Ils recevaient des titres
divins; on se prosternerait devant eux comme devant les autels des dieux,
et, dans certains cas, on les adorait réellement. De la croyance à leur nature
divine découlait naturellement cette autre croyance que leur pouvoir sur
leurs sujets n’avait pas de limites et pouvait. aller jusqu’à prendre à volonté
la vie de ces sujets comme, il a peu de temps encore aux îles Fidji, où la
victime restait, immobile, les membres libres, pour être tuée sur l’ordre de
son chef, déclarant elle-même: «On doit faire ce que le roi dit.»
En d’autres temps et chez d’autres races, nous trouvons ces
croyances un peu modifiées. Au lieu de considérer le roi comme dieu ou
demi-dieu, on le regarde comme un homme ayant une autorité divine avec
15
peut-être plus ou moins de nature divine. Il garde cependant des titres
mentionnant sa descendance céleste ou sa parenté avec les dieux; on le
salue avec des formules aussi humbles que celles qu’on adresse à la
divinité.
En certains pays, si la vie et les biens de ses sujets ne sont pas
totalement à sa merci, ils sont pourtant considérés comme étant à lui, en
théorie.
Plus tard, avec le progrès de la civilisation, comme en Europe,
pendant le moyen-âge, les opinions courantes sur les rapports des
gouvernants et des gouvernés éprouvèrent des changements. A la théorie de
l’origine divine, on substitua celle du droit divin. Ni dieu, ni demi-dieu, ni
même descendant des lieux, le roi est regardé simplement comme,
représentant de Dieu. Les révérences qu’on lui fait sont moins humbles et
ses titres sacrés ont perdu beaucoup de leur signification; de plus son
autorité cesse d’être illimitée. Ses sujets lui dénient de disposer à sa volonté
de leur vie et de leurs biens et leur soumission ne prend plus que la forme
de l’obéissance à ses ordres.
Avec le progrès de l’opinion politique est venue une plus grande
restriction du pouvoir monarchique. La croyance au caractère surnaturel du
monarque, depuis longtemps répudiée par nous, par exemple, a laissé
derrière elle seulement cette tendance du peuple à lui attribuer une bonté,
une sagesse et une beauté non ordinaires. La loyauté qui, à l’origine,
signifiait soumission implicite à la volonté du roi, n’est plus aujourd’hui
qu’une forme verbale de subordination et l’acquittement d’un certain tribut
de respect.
En déposant des rois pour les remplacer par d’autres, nous avons
seulement nié le droit divin de certains hommes à régner, mais nous avons
nié qu’ils aient d’autres droits que ceux qui leur sont attribués par le
consentement de la nation. Malgré que nos formes de langage et nos
16
documents d’Etat affirment l’assujettissement des citoyens au roi, nos
croyances réelles et notre conduite journalière affirment implicitement le
contraire.
Nous avons totalement dépouillé le monarque du pouvoir de faire
des lois et nous nous insurgerions tout de suite contre ses décrets même en
des matières de peu d’importance.
Le rejet des croyances politiques primitives n’a pas seulement eu
pour résultat de transférer le pouvoir d’un autocrate à un corps
représentatif. Les vues d’aujourd’hui sur les gouvernements de n’importe
quelle forme diffèrent largement de celles d’autrefois. Populaires ou
despotiques, les gouvernements des vieux temps étaient supposés avoir une
autorité sans limite sur leurs sujets. Les individus existaient pour le
bénéfice de l’Etat, et non pas l’Etat pour le bénéfice des individus. De nos
jours, non seulement on a bien des fois substitué la volonté nationale à la
volonté du roi, mais on a posé des limites à l’exercice de la volonté
nationale. En Angleterre, par exemple, bien qu’il n’y ait pas de doctrine
établie concernant les limites de l’action gouvernementale, néanmoins, en
pratique, il y a des bornes à cette action, qui sont tacitement reconnues par
tous. Il n’y a pas de loi organique déclarant qu’une législature ne doit pas
disposer librement de la vie des citoyens comme le faisaient autrefois les
rois, mais si notre législature s’avisait de tenter l’essai d’un pareil pouvoir,
cette tentative aurait pour conséquence sa destruction plutôt que celle des
citoyens. On verrait vite combien est solidement établie la liberté
personnelle du sujet contre les empiètements du pouvoir si l’on proposait
par Acte du Parlement de prendre possession de la nation ou d’une classe
de citoyens et d’employer ses services pour les travaux publics, comme
cela se faisait sous les rois égyptiens.
Non seulement les droits de vie, de liberté et de propriété des
citoyens ont été solidement établis contre l’Etat, mais encore des droits de
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moindre importance. Il y a des siècles que les lois réglant l’habillement et
le genre de vie sont tombées en désuétude et tout essai pour les rétablir
donnerait la preuve que ces choses-là sont en dehors de la sphère où
s’exerce la loi.
Il y a des siècles que nous avons affirmé en pratique, et maintenant
nous avons établi en théorie le droit qu’a tout homme de choisir ses
croyances religieuses au lieu d’être tenu de recevoir des croyances
autorisées par l’Etat. Depuis quelques générations on a conquis la liberté de
parole en dépit de toutes les tentatives de législation pour supprimer ou
limiter cette liberté. Et plus récemment encore, nous avons conquis, avec
peu de restrictions, le droit de commercer librement avec qui bon nous
semble. Nos croyances politiques sont donc très différentes de celles
d’autrefois, non seulement en ce qui concerne le dépositaire du pouvoir à
exercer sur une nation, mais encore au sujet de l’étendue de ce pouvoir
même.
Et le changement ne s’est pas arrêté là. Au delà des opinions
courantes qui viennent d’être citées, il existe encore une opinion moins
largement répandue qui va plus loin dans le même sens. On trouve des
hommes qui soutiennent que la sphère de l’action gouvernementale devrait
être encore plus restreinte qu’elle l’est en Angleterre. Ils affirment que la
liberté de l’individu, limitée seulement par la liberté identique des autres
individus, est chose sacrée. Ils soutiennent que la seule fonction de l’Etat
est la protection des personnes les unes contre les autres et contre l’ennemi
étranger , et ils croient que la condition politique suprême sera celle dans
laquelle la liberté personnelle sera la plus grande possible et le pouvoir
gouvernemental le plus petit possible.
Ainsi à des époques différentes et en des pays divers, nous
trouvons, concernant l’origine, l’autorité et les fonctions du gouvernement,
une grande variété d’opinions.
18
Que doit-on dire maintenant de la vérité ou de la fausseté de ces
opinions? Faut-il penser que l’une est totalement, vraie et toutes les autres
totalement fausses, ou devons-nous dire que chacune d’elles contient de la
vérité plus ou moins déguisée sous des erreurs?
Cette dernière alternative est celle que l’examen analytique va nous
imposer. Chacune de ces doctrines a pour élément vital un fait indiscuté.
Ouvertement ou implicitement, chacune d’elles admet une certaine
subordination des actions individuelles aux règles sociales. Il y a des
différences entre elles sur le pouvoir auquel cette subordination est due; il y
a des différences sur le motif de cette subordination; il y a des différences
sur son étendue; mais toutes les doctrines sont d’accord qu’il doit y avoir
une certaine subordination. Les plus dociles comme les plus récalcitrants
admettent qu’il y a des limites que les actions individuelles ne doivent pas
franchir, limites que l’un veut établies par la volonté du gouvernant et que
l’autre regarde comme conséquence des droits égaux des citoyens.
On peut dire sans doute que nous arrivons ici à une conclusion qui
n’a pas grande importance. La valeur ou la nouveauté de la vérité que nous
venons d’atteindre n’est pas ce qui est en question. Mon but a été de mettre
en évidence cette vérité plus générale que, dans les croyances les plus
dissemblables, il y a d’ordinaire quelque chose de commun; quelque chose
qui est admis par toutes; et que ce quelque chose, s’il ne doit pas être posé
comme vérité indiscutable, peut pourtant être considéré comme doué du
plus haut degré de probabilité.
Un postulat comme celui-ci, qui n’est pas consciemment proclamé,
mais inconsciemment admis non seulement par un homme ou un groupe
d’hommes, mais par de nombreux groupements d’hommes qui diffèrent de
toutes manières sur le reste de leurs croyances, possède une garantie de
vérité qui dépasse de beaucoup toutes celles qu’on peut ordinairement
invoquer.
19
Par là, n’arriverons-nous point à une idée générale qui puisse nous
servir de guide quand nous chercherons l’âme de vérité contenue dans les
choses fausses?
L’exemple qui précède, en nous mettant devant les yeux ce fait que,
dans des opinions qui paraissent absolument fausses, on peut pourtant
trouver quelque chose de vrai, nous montre en même temps le chemin à
suivre pour arriver à ce quelque chose de vrai. Ce chemin, c’est de
comparer toutes les opinions du même genre, de mettre de côté tous les
éléments concrets et particuliers par quoi elles sont en désaccord,
d’observer ce qui reste une fois l’élimination faite et de découvrir dans ce
reste l’élément commun à toutes les opinions sous lesquelles il se trouve
déguisé.
3. — La mise en pratique constante de la méthode indiquée nous
sera d’un grand secours pour comprendre les antagonismes chroniques des
croyances. En l’appliquant non seulement à des idées qui ne nous
concernent pas, mais encore à nos propres idées et à celles de nos
adversaires, nous deviendrons aptes à juger plus correctement.
Nous serons conduits à soupçonner que nos propres convictions ne
sont pas absolument vraies et que celles de nos adversaires ne sont pas
absolument fausses. D’un côté, nous ne laisserons pas, comme la grande
masse de ceux qui ne pensent pas, déterminer notre croyance par le simple
accident de notre naissance à une certaine époque et sur un point particulier
de la surface de la terre, et, de l’autre côté, nous serons à l’abri de l’erreur
par laquelle on nie péremptoirement et dédaigneusement les opinions des
autres, erreur dans laquelle tombent un grand nombre de ceux qui prennent
une attitude de critiques indépendants.
De tous les antagonismes de croyance, le plus ancien, le plus
largement répandu, le plus profond et le plus important est celui qui existe
entre la Religion et la Science. Il commença quand la constatation de
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l’uniformité dans les phénomènes présentés par les choses environnantes
posa une première limite aux superstitions partout répandues. On le trouve
dans tous les domaines de la connaissance humaine; il affecte aussi bien les
interprétations données aux plus simples faits de la mécanique qu’aux
événements les plus complexes de l’histoire des nations. Ses racines sont
profondément enfoncées dans les habitudes de pensée des différents ordres
d’esprits. Et ces conceptions antagonistes, que ces diverses habitudes de
pensée engendrent à l’égard de la nature et de la vie, influencent en bien ou
en mal les sentiments et la conduite journalière des hommes.
Une bataille d’opinions comme celle qui s’est continuée pendant de
longs siècles sous les bannières le la Religion et de la Science a engendré
une animosité fatale à la juste appréciation des opinions de chaque parti par
l’autre. Heureusement le temps présent montre une naissante universalité
de sentiment que nous ferons bien de pousser aussi loin que notre nature
peut le permettre. Dans la même proportion qu’à la fois augmente en nous
l’amour de la vérité et diminue celui du triomphe, nous éprouvons plus
vivement le désir de savoir la raison qui conduit nos adversaires à penser
comme ils font. Nous en viendrons à soupçonner que l’opiniâtreté qu’ils
mettent à soutenir leur croyance peut avoir pour cause la perception par eux
de quelque chose que nous n’avons pas encore perçu, et nous nous
proposerons de compléter la portion de vérité que nous connaissons par la
portion de vérité qu’ils ont trouvée. Par une estimation rationnelle de
l’autorité humaine, nous nous tiendrons également éloignés des extrêmes
de la soumission excessive et de la rébellion contre tout; nous ne
regarderons pas les arguments de certains hommes comme totalement bons
et ceux de certains autres comme absolument mauvais, mais, au contraire,
nous prendrons cette position, plus facile à défendre, de laquelle on admet
que personne n’a complètement raison et que personne n’a tout à fait tort.
21
En conservant autant que possible cette attitude impartiale mettons-
nous à examiner les deux faces de cette grande controverse. En nous tenant
en garde contre le penchant de l’éducation et en laissant de côté les
insinuations du sectarisme, considérons. quelles sont les probabilités a
priori en faveur de chaque part.
4. — Le principe général précédemment mis en lumière nous
conduit à admettre tout d’abord que les diverses formes de croyance
religieuse qui ont existé et celles qui existent encore, ont pour base un fait
primordial. Jugeant de là par analogie, nous devons penser qu’aucune de
ces croyances n’est totalement vraie, mais qu’en chacune d’elles il y a du
vrai plus ou moins caché sous des choses fausses.
Il peut arriver que l’âme de vérité contenue dans les croyances
fausses soit extrêmement dissemblable d’un grand nombre sinon de toutes
les choses dans lesquelles elle se trouve incorporée; en effet, si, comme
nous avons de bonnes raisons de le supposer, elle est d’une nature
beaucoup plus abstraite que ces choses-là, elle en est nécessairement très
différente. Néanmoins, nous devons chercher dans ces croyances quelque
vérité essentielle. Supposer que toutes ces conceptions religieuses soient,
sans exception aucune, absolument sans fondement, serait faire une trop
grave injure à l’intelligence moyenne de l’humanité d’où sont sorties toutes
nos intelligences individuelles.
A la présomption que plusieurs croyances diverses de même ordre
doivent avoir une hase commune dans les faits, doit être ajoutée cette autre
présomption favorable qui résulte de l’universalité de ces croyances, car les
idées religieuses d’une espèce ou d’une autre sont à peu près universelles.
Si nous accordons que, parmi les hommes qui ont atteint un certain degré
de développement intellectuel, on trouve des notions vagues sur l’origine et
la nature occulte des choses qui les environnent, aussitôt apparaît la
conséquence que de telles notions sont les produits nécessaires de
22
l’intelligence en voie de développement. Leur variété infinie ne fait que
renforcer cette conclusion en montrant que la genèse de ces notions est plus
ou moins indépendante; qu’en conséquence, à des endroits et en des temps
divers, les mêmes conditions ont déterminé les mêmes suites d’idées qui
ont abouti aux mêmes résultats. L’examen sincère des faits donne le
démenti à la supposition que les croyances religieuses sont des inventions
des prêtres. Considérant la chose comme une simple question de
probabilité, il est inadmissible que, dans chaque société, sauvage et
civilisée, certains hommes aient formé et exécuté le dessein de tromper les
autres de la même façon. De plus l’hypothèse d’une origine artificielle
n’est pas concordante avec les faits. Elle n’explique pas pourquoi sous tous
les changements de forme, on trouve certains éléments de croyance
religieuse constamment identiques. Elle n’explique pas comment il se fait
que l’esprit critique ayant, d’âge en âge, continué à détruire les dogmes
théologiques particuliers, n’a cependant pas détruit la conception
fondamentale sur laquelle ces dogmes sont établis.
Ainsi donc l’universalité des idées religieuses, leur évolution
indépendante chez les races primitives différentes et leur grande vitalité
s’unissent pour montrer que leur source est profondément située. En
d’autres termes, il nous faut admettre que, si elles n’ont pas l’origine
surnaturelle que leur attribue la majorité des hommes, elles doivent
provenir de l’expérience humaine lentement accumulée et organisée.
Dira-t-on que les idées religieuses sont des produits du sentiment
religieux qui, pour se satisfaire, fabrique des chimères qu’il projette ensuite
dans le monde extérieur et qu’il prend pour des réalités; le problème n’est
pas résolu, mais sa solution seulement reculée. D’où vient le sentiment
religieux? Qu’il soit un élément constituant de la nature humaine, cela et
impliqué dans l’hypothèse et ne peut être nié par ceux qui préfèrent des
hypothèses différentes. Et si le sentiment religieux qui apparaît
23
constamment dans la majorité des hommes et qui se montre
occasionnellement chez ceux qui, jusque-là en paraissaient dépourvus, doit
être classé parmi les émotions humaines, nous ne pouvons rationnellement
le laisser de côté. Voici un attribut qui a joué un rôle considérable dans tout
le passé aussi loin que l’histoire en garde souvenance, qui est à présent la
force vitale de nombreuses institutions, le sujet de perpétuelles
controverses, l’instigateur d’actions journalières sans nombre; nous
sommes évidemment tenus, comme philosophes, d’examiner cet attribut et
nous ne pouvons décliner cette tâche sans confesser l’incompétence de
notre système philosophique. Nous n’avons le choix qu’entre deux
suppositions: l’une que le sentiment correspondant aux idées religieuses
vient, comme toutes les autres facultés humaines, d’un acte particulier de
création, l’autre qu’il est apparu, comme tout le reste, par évolution.
Si nous adoptons la première de ces alternatives, universellement
acceptée par nos ancêtres et aussi par l’immense majorité de nos
contemporains, le problème est tout de suite résolu: l’homme est
directement doté du sentiment religieux par un créateur avec qui ce
sentiment le met en rapport. Mais si nous choisissons la deuxième
alternative, nous trouvons les questions: — quelles circonstances ont
déterminé l’apparition du sentiment religieux? et quel est son rôle?
Considérant, comme nous sommes forcés de le faire dans cette hypothèse,
toutes les facultés comme le résultat de l’accumulation de modifications
déterminées par les rapports de l’organisme avec son ambiance, nous
sommes obligés d’admettre qu’il existe dans cette ambiance certains
phénomènes ou conditions qui ont déterminé la croissance du sentiment
religieux, et nous sommes forcés de le considérer comme une faculté tout
aussi normale que les autres. Ajoutant à cela que, dans l’hypothèse par
laquelle on admet que les formes inférieures se développent en formes
supérieures, le but vers lequel tendent tous les changements progressifs est
24
l’adaptation aux conditions de l’existence, nous sommes encore forcés de
penser que ce sentiment est un moyen d’atteindre le bien-être humain.
Ainsi, les deux alternatives contiennent implicitement le même principe. Il
nous faut conclure que le sentiment est soit directement créé, soit
développé par l’action lente des causes naturelles, et quelle que soit notre
conclusion, elle nous oblige à traiter avec respect le sentiment religieux.
Il est une autre considération dont nous devons tenir compte et que
les hommes de science ont particulièrement besoin qu’on leur signale.
Occupés comme ils le sont des vérités établies, et accoutumés à regarder les
choses encore inconnues comme devant être découvertes plus tard, ils sont
exposés à oublier que la connaissance acquise, quelque étendue qu’elle
puisse avoir, ne peut jamais satisfaire l’esprit de recherche. La
connaissance positive ne suffit point et ne suffira jamais à remplir la région
du possible qu’on peut penser. A l’extrême limite de la découverte se
dresse et se dressera toujours cette question: Qu’est-ce qui se trouve au-
delà? Comme il est impossible de penser une limite à l’espace, de manière
à exclure l’idée d’un espace se trouvant au-delà de cette limite, nous ne
pouvons non plus concevoir une explication assez profonde pour supprimer
cette question: Qu’est-ce qui explique cette explication? Si l’on considère
la science comme une sphère grossissant toujours, nous voyons que chaque
augmentation de sa surface la met en contact avec une quantité croissante
de l’inconnu qui l’entoure. Il restera conséquemment toujours deux modes
d’activité mentale qui sont antithétiques. Dans l’avenir, aussi bien
qu’aujourd’hui, l’esprit humain pourra s’occuper non seulement des
phénomènes connus et de leurs rapports, mais aussi de ce quelque chose
d’inconnu qui est impliqué par les phénomènes et leurs relations.
Conséquemment, si la connaissance ne peut pas emplir la sphère de
la conscience; s’il doit toujours rester possible pour l’esprit de s’occuper de
ce qui dépasse la connaissance, alors il y aura toujours place dans l’homme
25
pour quelque chose de la nature de la religion, puisque la religion, sous
toutes ses formes, est distinguée du reste des choses par ceci que son objet
dépasse la sphère de l’intellect.
Ainsi donc, quelqu’insoutenables que puissent être les croyances
religieuses existantes, quelque grossières que soient les absurdités qui leur
sont associées, quelqu’irrationnels que soient les arguments mis en avant
pour leur défense, nous ne devons pas méconnaître la vérité qui, en toute
probabilité, gît cachée entre elles. La probabilité générale que des
croyances largement répandues ne doivent pas être absolument sans
fondement est, en ce ras, renforcée par une autre probabilité due à
l’omniprésence de ces croyances. Dans l’existence d’un sentiment
religieux, quelque soit son origine, nous trouvons une seconde preuve de
grande portée. Et comme dans la nescience qui restera toujours l’antithèse
de la science, il y a une sphère où peut s’exercer le sentiment religieux,
nous avons là un troisième fait général impliquant la même chose.
Conséquemment, nous pouvons tenir pour certain que les religions,
même si aucune d’elles n’est vraie, sont toutes des images imparfaites
d’une vérité.
5. — De même que pour l’homme religieux il semble absurde de
chercher à justifier la Religion, il semble absurde au savant de défendre la
Science. Cependant, il est tout aussi utile de prendre la défense de celle-ci
que la défense de l’autre. Si d’un côté il y a des gens qui, par dédain de ses
folies et dégoût de ses corruptions, ont contracté pour la Religion une telle
répugnance qu’ils sont incapables d’apercevoir le fondement de vérité qui
la soutient; de l’autre côté il se trouve des personnes à tel point offensées
par les critiques que des hommes de science ont faites des dogmes religieux
considérés par ces personnes comme des vérités essentielles, qu’il en est
résulté chez elles un vigoureux préjugé contre la Science en général. Ces
personnes-là n’ont pas de raison pour justifier leur aversion, mais
26
seulement le souvenir de rudes secousses données par la science à nombre
de leurs convictions favorites et la crainte que la science finisse par
renverser tout ce qu’elles regardent comme sacré, ce qui produit chez elles
une sourde terreur.
Qu’est-ce que la Science? Pour voir l’absurdité du préjugé qui
s’élève contre elle, il suffit de remarquer que la science n’est pas autre
chose qu’un développement supérieur du savoir ordinaire; si donc on
répudie la science, il faut répudier avec elle toute espèce de connaissance.
Le plus déterminé bigot ne trouvera aucun mal dans l’observation qu’eu été
le soleil se lève plus tôt et se couche plus tard qu’en hiver; il la regardera
plutôt comme utile à l’accomplissement des devoirs journaliers de la vie.
Eh bien, l’astronomie est un système organisé d’observations de ce
genre faites avec plus de précision, étendues à un plus grand nombre
d’objets et analysées de manière à nous faire concevoir le réel arrangement
des cieux et à dissiper les fausses conceptions que nous en avons. Le plus
timoré des sectateurs d’une croyance religieuse enseignera sans alarmes,
comme choses utiles à connaître, que le fer se rouille dans l’eau, que le bois
brûle, que les viandes gardées trop longtemps pourrissent. Mais ce sont là
des vérités chimiques; la chimie est une collection systématique de faits de
ce genre, vérifiés avec précision, classés et généralisés de façon à permettre
de dire avec certitude quels changements seront subis, dans des conditions
déterminées, par une substance simple ou composée. Il en est ainsi de
toutes les sciences Elles sortent des expériences de la vie journalière; en
croissant insensiblement, elles attirent en elles des faits plus éloignés, plus
nombreux et plus complexes, et, parmi ces faits d’expérience, elles
découvrent des lois de dépendance pareilles à celles qui constituent notre
connaissance des objets les plus familiers. Il n’est pas possible de tracer
quelque part une ligne et de dire: C’est là que commence la science. El
comme c’est la fonction de l’observation vulgaire de guider la conduite, les
27
résultats les plus éloignés et les plus abstraits de la science ont aussi pour
but de guider la conduite. Au moyen des innombrables procédés industriels
et des différents modes de locomotion qu’elle nous a fournis, la physique
détermine notre vie sociale beaucoup plus complètement que la vie du
sauvage n’est réglée par sa connaissance des corps qui l’environnent. La
science est toujours prévision, et toute prévision nous aide plus ou moins à
obtenir le bon et à éviter le mauvais. Puisqu’elles sont identiques en origine
et en fonctions, les formes les plus simples et les formes les plus complexes
de la connaissance doivent être traitées de même façon. Nous sommes
tenus, si nous voulons être conséquents, de recevoir le plus haut degré de
connaissance que nos facultés puissent atteindre ou bien de rejeter la
connaissance étroite qui est commune à tous.
Poser la question qui touche immédiatement notre argument, à
savoir la science est-elle réellement vraie? ressemble beaucoup à demander
si le soleil donne la lumière. C’est parce qu’il est conscient de l’indéniable
validité de la plupart des propositions de la science que le parti théologique
éprouve tant de secrète alarme devant elle. Les théologiens savent que
durant les cinq mille ans de sa croissance, quelques-unes des grandes
branches de la science, les mathématiques, la physique, l’astronomie, ont
été soumises à la critique rigoureuse des générations successives, et
néanmoins sont restées de plus en plus solidement établies. Ils savent que,
contrairement à beaucoup de leurs doctrines, qui furent autrefois
universellement répandues mais qui ont été, d’âge en âge, plus largement
mises en doute, les doctrines de la science, confinées à l’origine dans un
petit nombre de chercheurs épars, ont acquis lentement l’adhésion générale
et sont maintenant, en grande partie, admises sans conteste. Ils savent que
les hommes de science, dans le monde entier, examinent mutuellement
avec soin les résultats obtenus et que toute erreur est, sans pitié, signalée et
rejetée aussitôt qu’elle est découverte. Et de plus ils savent que la science
28
est encore soutenue d’une façon plus probante par la vérification
journalière de ses prédictions et par l’incessant triomphe des arts dont elle
est le guide. C’est folie de regarder d’un œil hostile quelqu’un qui se
présente avec de telles lettres de créance. Bien que les défenseurs de la
religion puissent trouver une excuse à leur hostilité dans l’attitude prise à
leur égard par les partisans de la science, cette excuse reste insuffisante. Ils
doivent admettre, aussi bien du côté de la science que du leur, que les
défauts des avocats ne prouvent rien contre la cause défendue. Il faut juger
la science par elle-même, et quand elle est ainsi jugée, il faut avoir
l’intelligence complètement pervertie pour ne pas la trouver digne de
respect. Qu’il y ait une autre révélation ou qu’il n’y en ait pas, nous avons
dans la science une véritable révélation, une continuelle démonstration de
l’ordre établi dans l’univers. Le devoir de chacun est de vérifier cette
démonstration autant qu’il est en son pouvoir de le faire et, l’ayant vérifiée,
de la recevoir en toute humilité.
6. — Ainsi donc on peut avoir raison des deux côtés. La Religion,
partout présente, comme la chaîne courant dans la trame de l’histoire de
l’humanité, est l’expression d’un fait éternel; la Science est un corps
organisé de vérités, toujours en croissance et constamment purgé de ses
erreurs. Si toutes deux ont leurs bases dans la réalité des choses, il doit y
avoir entre elles une harmonie fondamentale.
Il est impossible qu’il y ait deux ordres de vérité en opposition
absolue et perpétuelle. Ce ne serait qu’en développant systématiquement
une hypothèse manichéenne, que personne n’oserait soutenir parmi nous,
qu’on pourrait concevoir pareille idée. Que la Religion soit divine et la
Science diabolique, est une proposition que le plus véhément fanatique
n’ose ouvertement affirmer, bien qu’elle soit implicitement contenue dans
nombre de déclarations cléricales. Quiconque n’ose pas soutenir cette
29
proposition doit admettre que, sous leur antagonisme apparent, règne un
accord complet
Chaque parti doit donc reconnaître que l’autre représente des vérités
qu’on ne doit pas laisser de côté. Chacun doit s’efforcer de comprendre
l’autre avec la conviction que l’autre possède quelque chose valant la peine
d’être compris, et avec la conviction encore que ce quelque chose, une fois
mutuellement reconnu, servira de base à la réconciliation.
Comment trouver ce quelque chose, devient donc le problème
qu’avec persévérance nous allons essayer de résoudre.
Il ne s’agit pas d’une réconciliation apparente, mais de
l’établissement d’une paix réelle et permanente. La chose que nous avons à
découvrir est cette vérité dernière que la science comme la religion avouera
avec une entière sincérité, sans la moindre trace de restriction mentale. Il ne
faut pas qu’il y ait de concession; il ne faut pas que, d’un côté, on accorde
momentanément quelque chose pour le reprendre ensuite; mais le terrain
commun de la rencontre doit être conservé par chacune des deux. Nous
avons à découvrir une vérité fondamentale que la religion affirmera
délibérément sans tenir compte de la science et que la science affirmera non
moins délibérément sans tenir compte de la religion. Il nous faut chercher
une conception qui combine les conclusions des deux; il nous faut voir
comment la science et la religion conçoivent les deux côtés opposés du
même fait, l’une, son côté prochain et visible, l’autre, son côté lointain et
invisible.
Déjà, dans les pages qui précèdent, la méthode de recherche pour
arriver à cette réconciliation a été vaguement esquissée. Avant d’aller plus
loin, il sera bon de traiter la question de méthode d’une façon plus
complète. Pour trouver la vérité en laquelle la religion et la science
fusionnent, il faut d’abord savoir dans quelle direction nous avons à la
chercher et de quel genre cette vérité peut bien être.
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7. — Ce n’est que dans une proposition hautement abstraite que la
religion et la science peuvent trouver une base commune. Ce ne sont pas
des dogmes comme ceux des trinitaires ou des unitaires, ni des idées
comme celle de la propitiation, bien qu’elle soit commune à toutes les
religions, qui peuvent servir de terrain d’entente, car la science ne peut
accepter des croyances de ce genre qui sont hors de sa sphère. Non
seulement, comme nous l’avons inféré, la vérité essentielle contenue dans
la religion est l’élément le plus abstrait qui est présent sous toutes ses
formes, mais, nous le voyons ici, cet élément le pins abstrait est le seul par
lequel la religion puisse se mettre d’accord avec la science.
Il en est de même si nous commençons à l’autre bout, et nous
demandons quelle vérité scientifique peut unir la science à la religion. La
religion ne peut pas prendre connaissance des doctrines scientifiques
particulières. la vérité que la science affirme et que la religion accepte ne
peut être fournie ni par les mathématiques, ni par la physique, ni par la
chimie. Aucune généralisation des phénomènes de l’espace, du temps, de la
matière ou de la force ne peut devenir une conception religieuse. Une telle
conception, si elle existe dans la science, doit être plus générale que celles-
là, doit être une conception leur servant de base.
Admettant donc, que, puisque ces deux grandes réalités sont des
constituantes du même esprit, et répondent à des aspects différents du
même univers, il doit y avoir une harmonie fondamentale entre elles, nous
avons toute raison de conclure que la vérité la plus abstraite contenue dans
la religion et la vérité la plus abstraite contenue dans la science doivent être
leur lieu de leur fusion. Le fait ayant la plus large portée qu’il soit possible
de rencontrer dans le champ de notre mentalité, doit être celui que nous
cherchons. Puisqu’il unit les pôles positif et négatif de la pensée humaine,
il doit être le fait ultime contenu dans notre intelligence.
31
8. — Avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous demander un
peu de patience. Les trois chapitres qui vont suivrent, ayant des points de
départ différents et convergeant à la même conclusion, pourront être
ennuyeux. Les philosophes y trouveront beaucoup de choses qui leur sont
familières, et à la plupart de ceux qui ne sont point accoutumés à la
métaphysique moderne, les raisonnements pourront paraître difficiles à
suivre.
Cependant, pour traiter notre sujet, ces trois chapitres sont
indispensables et la grandeur de la question en cause justifierait même une
plus lourde contribution imposée à l’attention du lecteur. La conception à
laquelle nous arriverons, bien qu’elle ne nous affecte pas beaucoup
directement, doit nous influencer indirectement dans tous nos rapports avec
le monde, en déterminant nos conceptions sur l’univers, sur la vie, sur la
nature humaine, nos idées sur le bien et le mal et peut par conséquent
modifier notre conduite. Pour arriver au point de vue d’où disparaît
l’apparente discordance de la religion et de la science, d’où les deux ne
sont plus qu’une seule chose, on peut bien faire un effort.
Terminant ici les préliminaires, entreprenons notre recherche, la
plus importante de toutes les recherches.
32
est à huit mille milles au-dessous de nos pieds, nous nous trouvons
totalement impuissants; nous ne pouvons concevoir dans sa forme réelle et
dans sa grandeur, même cette petite portion de notre globe qui s’étend à
cent milles autour de nous, encore moins le globe tout entier. Nous
pouvons nous représenter à peu près complètement le bloc de rochers sur
lequel nous sommes debout; nous pouvons penser à la fois à son sommet, à
ses côtés, à ses parties qui se trouvent au-dessous de la surface, ou, du
moins, nous pouvons y penser à des moments si rapprochés que tout cela
semble présent à la conscience en même temps; nous pouvons ainsi former
ce que nous appelons une conception du rocher; mais il n’est pas possible
de faire de même pour la Terre. Si le fait, seulement d’imaginer les
antipodes à cet endroit de l’espace où ils sont réellement situés, dépasse
notre pouvoir, il est bien plus hors de notre pouvoir d’imaginer en même
temps tous les autres points de la Terre à leur place réelle. Cependant, nous
parlons couramment comme si nous avions une idée de la Terre, comme si
nous pouvions nous la figurer de la même façon que les objets situés à
notre portée.
Quelle conception en avons-nous donc? peut demander le lecteur. Il
est évident que son nom éveille en nous un certain état de conscience, et si
cet état de conscience n’est pas une conception à proprement parler, qu’est-
ce donc? Il semble que voici la réponse: Nous avons appris, par des
méthodes indirectes, que la Terre est une sphère; nous avons façonné des
globes représentant approximativement sa forme et la distribution de ses
parties; d’ordinaire, quand on parle de la Terre, ou nous pensons à une
masse indéfinie étendue sous nos pieds, ou bien, ne nous occupant pas de la
Terre réelle, nous songeons à un corps en forme de globe; mais lorsque
nous cherchons à imaginer la Terre telle qu’elle est réellement, nous
joignons ces deux idées du mieux que nous pouvons; la perception que
notre œil nous donne de la surface terrestre est accouplée avec la
33
conception d’une sphère, et ainsi nous nous formons de la Terre, non une
conception proprement dite, mais seulement une conception symbolique6.
Un grand nombre de nos conceptions, y compris celles d’ordre
général, sont de ce genre. Nous ne concevons réellement ni les grandes
étendues, ni les grandes durées, ni les grands nombres, mais nous
concevons tout cela plus ou moins symboliquement , et il en est de même
de toutes ces classes d’objets auxquels nous attribuons une qualité
commune. Quand on fait mention d’un homme particulier, on se forme de
lui une idée assez complète. Si on parle de sa famille, il est probable qu’on
ne s’en représentera mentalement qu’une partie: dans la nécessité de faire
attention à ce qui est dit de la famille, nous nous représentons en
imagination seulement ses membres les plus importants ou ceux que nous
connaissons le mieux et nous passons sur le reste avec une représentation
embryonnaire que nous savons pouvoir rendre complète au cas où cela
serait nécessaire.Si l’on fait une remarque sur la classe des fermiers, par
exemple, à laquelle appartient cette famille, nous n’énumérons pas, en
pensée, tous les individus contenus dans cette classe, ni ne croyons pas être
capables de le faire si on nous le demandait, mais nous nous contentons
d’en prendre quelques exemplaires en nous souvenant qu’on pourrait en
multiplier indéfiniment le nombre. Supposons que le sujet auquel on donne
un attribut soit les Anglais; l’état de conscience qui correspond à ce terme
est encore plus incomplètement représentatif de l’objet. La ressemblance de
la pensée et de la chose est encore bien moindre si nous parlons des
Européens ou des êtres humains. Et si nous arrivons aux idées concernant
les mammifères ou tous les vertébrés ou les animaux en général ou les êtres
organiques, la dissemblance entre nos conceptions et la réalité est poussée à
6 Ceux qui peuvent avoir déjà rencontré ce terme, verront qu’il est employé ici dans
un sens tout différent.
34
l’extrême. Par cette série d’exemples, nous voyons qu’à mesure
qu’augmente le nombre d’objets groupés ensemble dans la pensée, le
concept, formé des idées de quelques individus jointes à la notion de
multiplicité, devient de plus en plus un simple symbole et ce, non
seulement parce qu’il cesse graduellement de représenter l’étendue du
groupe, mais aussi parce qu’à mesure que le groupe devient plus
hétérogène, les exemplaires typiques auxquels on pense, sont moins
ressemblants à la moyenne des objets contenus dans le groupe.
Les conceptions symboliques apparaissent inévitablement quand
nous passons des petits objets concrets aux objets grands et indéfinis, et
leur formation est, en général, une opération utile et nécessaire. Quand, au
lieu d’objets dont les attributs sont trop vastes ou trop nombreux pour être
ainsi réunis, il faut ou que nous laissions tomber de la pensée une partie de
leurs attributs ou que ne pensions rien d’eux; nous sommes obligés de nous
en former une conception symbolique ou de n’en rien concevoir du tout.
Nous ne pouvons attribuer aucune qualité aux objets trop vastes ou
composés d’un trop grand nombre de parties pour qu’il soit possible de se
les représenter mentalement ou bien nous devons leur attribuer des qualités
au moyen de représentations qui sont extrêmement loin de leur être
adéquates.
Quand nous avons pris le parti de leur attribuer des qualités, nous
pouvons construire des propositions générales et arriver à des conclusions
générales, mais avec de grands risques d’erreur. Nous prenons nos
conceptions symboliques pour des conceptions réelles et sommes par là
conduits à l’établissement d’innombrables conclusions fausses. Non
seulement nous sommes exposés à nous tromper dans nos assertions sur la
réalité dans la mesure où le concept que nous avons formé d’une chose ou
d’une classe de choses s’éloigne de la réalité, mais encore nous sommes
conduits à croire que nous avons réellement conçu beaucoup de choses que
35
nous n’avons jamais conçues que d’une manière fictive, et ensuite à
confondre avec ces choses fictivement conçues certaines choses dont nous
ne pouvons former aucune conception.
Ici, il ne sera pas inutile d’examiner comment nous tombons dans
cette erreur d’une façon presque inévitable. Des objets que nous pouvons
nous représenter complètement, nous passons, par une transition insensible,
à ceux que nous ne pouvons pas nous représenter d’une façon
approximative. Entre un caillou et la Terre entière, on peut introduire une
série de grandeurs dont chacune serait si faiblement différente de ses
voisines qu’il nous serait impossible de dire à quel point précis de la série
nos conceptions cessent d’être adéquates à leur objet. Pareillement, il y a
une progression graduelle entre les groupes de quelques individus que nous
pouvons nous représenter d’une façon suffisamment complète et les
groupes de plus en plus larges à l’égard desquels nous ne pouvons rien
établir qui ressemble à une idée juste. Nous allons donc des conceptions
réelles aux conceptions symboliques à pas infiniment petits. Il faut
remarquer encore que nous sommes poussés à nous servir de nos
conceptions symboliques tout comme si elles étaient des conceptions
réelles, non seulement par la difficulté de les séparer nettement les unes des
autres, mais encore parce que, dans beaucoup de cas, les conceptions
symboliques nous servent presque ou tout à fait aussi bien que les
conceptions réelles par la raison qu’elles sont des signes abrégés que nous
substituons à ces signes plus complets qui sont pour nous les équivalents
des objets réels. Nous savons que ces représentations imparfaites des
choses ordinaires dont nous faisons usage en pensant pourraient, au besoin,
être développées jusqu’à devenir adéquates aux objets. Nous trouvons
encore que ces concepts de grandeurs et de classes très étendues que nous
ne pouvons rendre adéquats à leurs objets peuvent être vérifiés par des
procédés indirects de mesure ou d’énumération. Et même dans le cas d’un
36
objet aussi parfaitement inconcevable que le système solaire, grâce à
l’accomplissement de certaines prédictions établies sur la conception
symbolique que nous en avons, nous arrivons à la conviction que cette
conception symbolique correspond à une chose réelle et, en un sens,
exprime véritablement certains de ses rapports constitutifs. En sorte
qu’ayant appris, par une longue expérience, que nos conceptions
symboliques peuvent, au besoin, être vérifiées, nous sommes conduits à les
accepter sans vérification. Par là, nous ouvrons la porte à des conceptions
de certaines choses qui passent pour être des choses connues alors que,
réellement, elles tiennent la place de choses qui ne peuvent être connues en
aucune façon.
C’est tout clair. Quand nos conceptions symboliques sont telles
qu’aucun mode de penser ne puisse nous rendre aptes à constater
l’existence de choses réelles leur correspondant, ni qu’aucun
accomplissement de prédiction ne puisse être produit à leur appui, ces
conceptions sont totalement vicieuses et illusoires et il n’existe aucun
moyen de les distinguer des pures fictions.
10. — Considérons, maintenant, la portée de cette vérité générale à
l’égard du sujet qui nous occupe: les idées dernières de la Religion.
L’homme primitif voit parfois arriver des choses inusitées, qui sont
en dehors du cours ordinaire — maladies, orages, tremblements de terre,
échos, éclipses. Les rêves lui donnent l’idée d’un double voyageur, d’où
suit la croyance que le double, partant définitivement à la mort, devient un
esprit. Les esprits deviennent ainsi des causes qu’on peut assigner aux
événements extraordinaires. Les plus grands esprits sont supposés avoir
une sphère d’action plus considérable. A mesure que les hommes
deviennent intelligents, les conceptions de ces causes inférieures invisibles
se fondent dans la conception d’une seule cause invisible universelle, et de
37
là résultent des hypothèses concernant l’origine non seulement des
phénomènes particuliers, mais de toutes choses en général.
Un examen critique va pourtant démontrer non seulement
qu’aucune des hypothèses courantes n’est soutenable, mais encore qu’il
n’est pas possible d’établir à cet égard une hypothèse qui soit soutenable.
11. — En ce qui concerne l’origine de l’univers, on peut faire trois
suppositions verbalement intelligibles. Nous pouvons dire qu’il existe par
lui-même; ou qu’il s’est créé lui-même; on qu’il a été créé par un agent
extérieur. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher laquelle de ces suppositions
est la plus admissible. La question plus profonde en laquelle celle-ci va se
fondre est de savoir si l’une d’entre elles est concevable au vrai sens du
mot. Essayons-les l’une après l’autre.
Quand nous parlons d’un homme qui subsiste par lui-même, d’une
machine qui agit par elle-même, d’un arbre qui se développe de lui-même,
nos expressions quoiqu’inexactes, répondent à des choses que nous
pouvons nous figurer assez complètement en pensée; notre conception du
développement d’un arbre de lui-même est, sans doute, symbolique; mais
quoique nous ne puissions nous représenter réellement dans la conscience
toute la série des changements complexes par lesquels l’arbre passe, nous
pouvons cependant nous représenter les principaux traits de cette série, et
l’expérience générale nous enseigne que, par une observation longuement
continuée, nous pourrions arriver à nous représenter plus complètement la
série. C’est-à-dire que nous savons que notre conception symbolique de son
développement par lui-même peut être étendue jusqu’à devenir quelque
chose comme une conception réelle et qu’elle exprime, quoique
grossièrement, un fait réel. Mais quand nous parlons d’existence par soi-
même et qu’à l’aide des analogies indiquées nous en formons une vague
conception symbolique, nous nous trompons en supposant que cette
conception symbolique est du même ordre que les autres.En joignant ces
38
mots par soi-même au mot existence, la force de l’association nous fait
croire que nous avons une pensée pareille à celle qui est suggérée par les
mots agissant par soi-même. Si nous essayons d’étendre cette conception
symbolique, nous serons détrompés.
D’abord, il est clair que, par l’expression existant par soi-même,
nous désignons spécialement une existence indépendante de toute autre, qui
n’est produite par aucune autre; l’affirmation de l’existence par soi-même
est la négation indirecte de la création.
En excluant l’idée d’une cause antécédente, nous excluons
nécessairement celle d’un commencement; car admettre qu’il fut un temps
où l’existence n’avait pas encore commencé, c’est admettre que son
commencement fut déterminé par quelque chose, donc causé, ce qui est une
contradiction.
L’existence par soi signifie nécessairement l’existence sans
commencement, et concevoir l’existence par soi, c’est former une
conception de l’existence sans commencement. Or, il n’y a pas d’effort
mental par lequel nous puissions en arriver là. Concevoir l’existence dans
un passé infini implique la conception du passé infini, donc d’un infini ter
miné, ce qui est une impossibilité. Ajoutons encore que si l’existence par
soi était chose concevable, elle n’expliquerait pas l’univers. Nul ne pourra
soutenir que l’existence d’un objet au moment présent est rendue plus
compréhensible par la découverte du fait qu’il existait déjà une heure, un
jour ou une année auparavant; si l’existence présente d’un objet n’est pas
rendue plus compréhensible par la connaissance du fait qu’il existait déjà
dans une période de temps antérieur, il s’ensuit que la connaissance de son
existence durant un nombre quelconque de ces périodes, ce nombre fut-il
étendu jusqu’à l’infini, ne rendrait pas son existence plus
compréhensible.La théorie athéiste est donc inconcevable absolument, et
même, fût-elle concevable, ne serait pas une solution du problème.
39
L’assertion que l’univers existe par lui-même ne nous conduit réellement
pas plus loin que la constatation de son existence actuelle, ce qui nous
laisse devant le mystère dans le même état qu’auparavant.
L’hypothèse de la création par soi-même, qui en revient à ce qu’on
nomme le Panthéisme, est pareillement impossible à représenter en pensée.
Certains phénomènes, comme la précipitation de vapeurs invisibles en
nuages, nous aident à nous former une conception symbolique de l’univers
évolué de lui-même; le ciel et la terre nous fournissent des indications de ce
genre qui nous aident à formuler cette conception. Si la succession des
phases par lesquelles l’univers a passé pour atteindre sa forme présente
peut être, en un certain sens, comprise comme déterminée d’elle-même,
cela ne nous empêche pas d’être incapables de changer notre conception
symbolique de création par soi-même en conception réelle. Car,
comprendre la création par soi-même, ce serait comprendre le passage de
l’existence potentielle à l’existence actuelle en vertu de quelque inhérente
nécessité, et c’est ce que nous ne pouvons pas faire.
Nous ne pouvons pas établir une idée de l’existence potentielle de
l’univers indépendante de son existence actuelle. L’existence potentielle ne
peut être représentée en pensée que comme un quelque chose, c’est-à-dire
comme une existence actuelle; supposer qu’on peut la représenter comme
rien implique deux absurdités: que rien est plus qu’une négation et peut
être représenté positivement en pensée, et qu’un rien particulier est
distinguable de tous les autres riens par son pouvoir de se développer en
quelque chose. Et ce n’est pas tout encore. Il n’y a pas chez nous d’état de
conscience qui corresponde à l’expression: — une nécessité inhérente par
laquelle l’existence potentielle deviendrait existence actuelle. Cette
expression signifierait que l’existence, étant restée dans une certaine forme
durant une période de temps indéfinie, passerait, sans impulsion extérieure,
à une autre forme, ce qui implique l’idée d’un changement sans cause —
40
chose inconcevable.Ainsi, les termes de cette hypothèse ne sont pas faits de
pensées réelles, mais seulement de symboles si vagues qu’ils n’admettent
pas d’interprétation.
De plus, même si l’existence potentielle pouvait être conçue comme
chose distincte de l’existence actuelle et si le passage de l’une à l’autre
pouvait être conçu comme déterminé de soi-même, nous n’en serions pas
plus avancés: le problème aurait simplement reculé d’un pas. Car, d’où
viendrait l’existence potentielle? Il en faudrait aussi trouver la raison et
nous serions en face des mêmes difficultés que pour l’existence actuelle.
L’existence par soi-même d’un univers potentiel n’est pas plus
concevable que l’existence par soi-même de l’univers actuel. La création
par soi-même d’un univers potentiel se heurte aux embarras que nous
venons de signaler; elle impliquerait l’existence, derrière cet univers
potentiel d’un autre univers potentiel, et ainsi de suite à l’infini, en nous
laissant, au dernier terme, aussi peu avancés qu’au premier. Si l’on disait
que son origine vient d’un agent extérieur, l’hypothèse d’un univers
potentiel se trouverait inutile.
Il reste donc l’hypothèse communément admise, la théiste, celle de
la création par un agent extérieur. Dans les croyances les plus grossières
comme dans la cosmogonie qui a depuis longtemps cours parmi nous, il est
admis que les cieux et la terre ont été faits à peu près de la façon dont un
ébéniste fait un meuble. Et cela est admis non seulement par les théologiens
mais encore par la plupart des philosophes. Aussi bien dans les écrits de
Platon que dans ceux des savants contemporains, on rencontre l’opinion
que le procédé de la création est analogue à celui que l’homme emploie
pour les objets de sa fabrication.
Cette conception est une de celles dont on ne peut montrer la
correspondance avec quelque chose de réel ni par aucune opération
d’accumulation de pensées ni par l’accomplissement de prédictions basées
41
sur elle; on ne peut même pas la concevoir en acceptant toutes ses
suppositions. Bien que les procédés d’un artisan humain puissent
symboliser vaguement la méthode par laquelle l’univers aurait été
construit, cela ne nous aide en rien pour trouver la solution du problème
final, à savoir: d’où viennent les matériaux avec lesquels l’univers a été
construit? L’ouvrier ne fait pas le fer, le bois ou la pierre dont il se sert; il
les façonne et les combine, simplement. Si nous admettons que les soleils,
les planètes et les satellites, avec tout ce qu’ils contiennent, ont été ainsi
façonnés par un Grand Ouvrier, nous supposons seulement que certains
éléments préexistants ont été arrangés comme ils le sont présentement.
Mais quelle est l’origine de ces éléments préexistants? La production de la
matière avec rien est le vrai mystère que ni cette comparaison ni d’autres ne
peuvent nous servir à concevoir, et on peut s’épargner la peine de faire une
comparaison qui ne nous rend point capables d’établir cette conception.
L’insuffisance de la théorie théiste de l’existence des choses devient
encore plus manifeste quand nous laissons les objets matériels pour
considérer ce qui les contient, quand, au lieu de la matière, nous regardons
l’espace. N’existât-il rien autre chose qu’un vide infini, que l’explication de
son existence serait aussi indispensable que celle de tout ce qui existe. La
question: comment en est-il ainsi? se dresserait toujours. Si la théorie de la
création par un agent extérieur était adéquate aux faits, elle fournirait une
réponse qui serait: l’espace a été fait de la même façon que la matière. Mais
l’impossibilité de concevoir qu’il en soit ainsi est tellement manifeste que
personne n’a osé émettre cette affirmation. Car si l’espace a été créé, il faut
qu’il ait été, auparavant, non existant. Or, il n’y a pas d’effort mental par
lequel on puisse imaginer la non-existence de l’espace. Et si la non-
existence de l’espace est inconcevable absolument, il s’ensuit
nécessairement que sa création est aussi absolument inconcevable.
42
Enfin, même en supposant que la genèse de l’univers puisse être
représentée en pensée comme due à un agent extérieur, le mystère resterait
aussi grand qu’auparavant, car on trouverait devant soi la question
comment se fait-il qu’il y ait un agent extérieur?
Pour y répondre, on n’a encore que les trois mêmes hypothèses:
existence par soi, création par soi, création par un agent extérieur. La
dernière est inutile. Elle nous ramène à une série infinie d’agents extérieurs
pour nous laisser finalement au point où nous en étions. La seconde nous
amène au même résultat, puisque, ainsi qu’il a été démontré, la création par
soi-même implique une série infinie d’existences potentielles. Nous
sommes donc obligés de recourir à la première, qui est celle communément
acceptée et celle communément tenue pour satisfaisante. Ceux qui ne
peuvent concevoir un univers existant par lui-même, et en conséquence
admettent un créateur comme source de l’univers, imaginent qu’ils peuvent
concevoir un créateur existant par lui-même. Le mystère qu’ils rencontrent
dans le grand fait qui les entoure de tous côtés est transféré par eux en une
source supposée de ce grand fait, et ils imaginent alors naïvement qu’ils ont
résolu le mystère. Mais ils se trompent. Nous avons démontré que
l’existence par soi est inconcevable, et cela reste vrai, quelle que soit la
nature de l’objet auquel on attribue cette existence. Quiconque est d’avis
que l’hypothèse athéiste n’est pas soutenable parce qu’elle implique
l’impossible idée d’existence par soi doit forcément admettre que
l’hypothèse théiste est également insoutenable par la raison qu’elle
implique la même impossible idée.
Ainsi, ces trois hypothèses différentes, verbalement intelligibles et
paraissant chacune parfaitement rationnelle à ses adhérents, deviennent,
quand on en fait l’examen critique, tout à fait inconcevables. Ce n’est une
question ni de probabilité, ni de crédibilité, mais une question de
concevabilité. L’expérience prouve que les éléments de ces hypothèses ne
43
peuvent pas être réunis dans la conscience, et nous ne pouvons les
entretenir qu’à la façon dont nous entretenons des pseudo-idées telles que
celles d’un fluide carré ou d’une substance morale, en nous abstenant
d’essayer de les rendre pensées réelles. Or, en en revenant à notre première
explication, nous pouvons dire que chacune d’elles implique des
conceptions symboliques de l’espèce illégitime et illusoire. Pour si
différentes qu’elles paraissent, les hypothèses athéiste, panthéiste et théiste
sont faites, au fond, d’un même élément. Il leur est impossible d’éviter
l’hypothèse de l’existence par soi, et, que cette supposition soit faite
franchement ou sous des déguisements compliqués, elle est également
vicieuse, également inconcevable. Qu’il s’agisse d’un fragment de matière
ou de quelque forme potentielle imaginaire de la matière ou de quelque
plus subtil et moins imaginable mode d’existence, nous ne pouvons
fabriquer notre conception de leur existence par soi-même qu’en y joignant
la notion de la durée sans limites à travers le passé. Et comme la durée
illimitée est inconcevable, tous les semblants d’idées dans lesquels on la
fait entrer sont inconcevables aussi, et, si une pareille expression pouvait
être permise, sont d’autant plus inconcevables que les autres éléments de
ces idées sont plus indéfinis. De sorte qu’en définitive la conception de
l’univers actuel comme existant par lui-même étant impossible, nous ne
faisons que multiplier les impossibilités de pensée chaque fois que nous
essayons d’expliquer son existence.
12. — Si nous laissons l’origine de l’univers pour considérer sa
nature, des difficultés également insurmontables se dressent devant nous —
en fait, les mêmes difficultés sous de nouvelles apparences. Nous sommes
obligés de faire certaines suppositions, et nous trouvons que ces
suppositions ne peuvent devenir des idées réelles.
Quand nous cherchons la signification des effets produits sur nos
sens, lorsque nous nous demandons comment il se fait qu’il y ait dans notre
44
conscience des impressions de son, de couleurs, de saveurs et de ces divers
attributs dont nous douons les corps, nous sommes obligés de les
considérer comme les effets d’une cause. Nous pouvons nous arrêter à la
croyance que cette cause est ce que nous appelons la matière, ou nous
pouvons conclure, comme certains penseurs le font, que la matière n’est
qu’un certain mode de manifestation de l’esprit, qui, conséquemment, est la
cause véritable. Ou bien, regardant la matière et l’esprit comme des
instruments, nous pouvons attribuer les changements opérés dans notre
conscience directement au pouvoir divin. Mais quelle que soit la cause que
nous admettions, nous sommes obligés d’admettre une certaine cause, et
nous sommes obligés d’admettre non seulement une cause, mais encore une
cause première. La matière ou l’esprit on l’autre agent produisant sur nous
ces impressions doit être la cause première ou ne pas l’être. Si c’est la
cause première, l’affaire est terminée. Mais si ce n’est pas la première
cause, il en faut une autre derrière qui devient alors la cause réelle de
l’effet. Il est évident que, pour compliquées que soient ces suppositions, il
faut en arriver à la même conclusion. Nous ne pouvons pas nous demander
comment sont produits les changements éprouvés dans notre conscience
sans arriver à l’hypothèse de la cause première.
Si maintenant nous nous demandons quelle est la nature de la cause
première, nous sommes entraînés par une logique inexorable à d’autres
conclusions. La cause première est-elle finie ou infinie? Si nous disons
qu’elle est finie, nous nous enfourchons dans un dilemme. Penser la cause
première comme finie, c’est la penser comme limitée; la penser comme
limitée, implique la conscience de quelque chose situé au delà de ces
limites: il est impossible de concevoir une chose comme bornée sans
concevoir une région qui environne ses frontières. Que pouvons-nous dire
maintenant de cette région? Si la cause première est limitée, et si, par
conséquent, quelque chose se trouve en dehors d’elle, ce quelque chose ne
45
doit pas avoir de cause première, doit exister sans cause. Mais si nous
admettons que ce quelque chose peut exister sans cause, il n’y a pas de
raison pour attribuer une cause à quoi que ce soit. Si, au delà de cette
région, qui est le domaine de la cause première, se trouve une autre région
que nous sommes obligés de tenir pour infinie, sur laquelle la cause
première n’a aucun empire, — si nous admettons qu’il y a un infini sans
cause, englobant le fini causé, nous abandonnons tacitement et
complètement l’hypothèse même de la causalité. Il est donc impossible de
considérer la cause première comme finie. Mais si elle ne peut pas être
finie, il faut qu’elle soit infinie.
Une autre conclusion également nécessaire concernant la cause
première, c’est celle qu’elle doit être indépendante.
Si elle est dépendante, elle ne peut pas être la cause première, car
c’est ce dont elle dépend qui doit être la cause première.Il ne suffit point de
dire qu’elle est partiellement indépendante, cela implique une nécessité qui
détermine sa dépendance partielle, et cette nécessité, quoi qu’elle puisse
être, doit être une cause supérieure ou la vraie cause première, ce qui est
une contradiction. Mais, penser la cause première comme totalement
indépendante, c’est la penser comme ce qui existe en l’absence de toute
autre existence, car il est bien clair que si la présence de n’importe quelle
autre existence lui est nécessaire, elle doit être partiellement dépendante de
cette autre existence, et ainsi ne peut pas être la cause première. Cependant
la cause première doit être une forme de l’être qui, non seulement n’a
aucun rapport nécessaire avec n’importe quelle autre forme de l’être, mais
encore ne peut avoir aucun rapport nécessaire en elle-même. Il ne peut y
avoir en elle rien qui détermine le changement et rien non plus qui empêche
le changement. Car si elle contient quelque chose qui lui impose des
nécessités ou des restrictions, ce quelque chose doit être une cause
supérieure à la cause première, ce qui est absurde. Donc la cause première
46
doit être dans tous les sens parfaite, complète, totale; elle doit contenir en
elle toutes les puissances et se trouver au-dessus de toutes les lois, ou, pour
employer le mot en usage, la cause première doit être l’Absolu.
Ainsi donc, en, ce qui concerne la nature de l’univers, certaines
conclusions semblent être inévitables. Dans notre recherche des causes,
nous ne trouvons pas d’endroit où nous arrêter avant d’être parvenus à la
cause première et nous ne pouvons pas éviter de concevoir la cause
première comme étant l’Infini et l’Absolu. Ce sont là des conclusions que
nous sommes obligés d’adopter par des arguments auxquels il nous est
impossible d’échapper. Cependant, toute la valeur des arguments et des
conclusions est purement nominale. Il serait facile de montrer que les
matériaux qui ont servi à construire les arguments ainsi que les conclusions
qu’on en tire sont des conceptions purement symboliques d’ordre
illégitime. Pourtant, au lieu de répéter la réfutation que nous avons déjà
établie, il sera préférable d’employer une autre méthode qui nous fera voir
la fausseté de ces conclusions en mettant au jour leurs contradictions
mutuelles.
Je ne puis ici mieux faire que de me servir de la démonstration que
M. Mansel, poussant à ses conséquences la doctrine de Sir William
Hamilton, a donnée dans ses Limites de la Pensée religieuse. Et je
l’emploie très volontiers, non seulement parce que l’on ne peut faire mieux
que lui, mais aussi parce que, ses écrits ayant pour but la défense de la
théologie établie, ses raisonnements seront plus acceptables pour la
majorité des lecteurs.
13. — Après avoir donné des définitions préliminaires de la cause
première, de l’infini et de l’absolu, M. Mansel, dit:
«Mais ces trois conceptions, la cause, l’absolu, l’infini, toutes également
indispensables, ne se contredisent-elles pas les unes les autres quand on les
considère comme les attributs réunis d’un seul et même être? Une cause ne peut
47
pas, comme telle, être absolue; l’absolu ne peut pas, comme tel, être une cause. La
cause, comme telle, existe seulement par son rapport avec son effet. La cause est
une cause de l’effet; l’effet est un effet de la cause. D’un autre côté, la conception
de l’absolu implique une existence possible en dehors de toute relation. Nous
tentons d’échapper à cette apparente contradiction en introduisant l’idée de
succession du temps. L’absolu existe d’abord par lui-même et ensuite devient une
cause. Mais ici nous sommes arrêtés par la troisième conception, celle de l’infini.
Comment l’infini peut-il devenir ce qu’il n’était pas à l’origine? Si la causation est
un mode possible de l’existence, ce qui existe sans être cause n’est pas infini, ce qui
devient une cause a franchi ses limites primitives...
«En supposant que l’Absolu devienne une cause, il s’ensuivra qu’il agira
au moyen du libre-arbitre et de la conscience, car une cause nécessaire ne peut pas
être conçue comme absolue et infinie. Si elle est nécessitée par quelque chose au-
delà d’elle-même, elle se trouve limitée par un pouvoir supérieur, et si elle est
nécessitée par elle-même, elle a, dans sa propre nature, une relation nécessaire avec
son effet. L’acte de causation doit, par conséquent, être volontaire et la volition
n’est possible que dans un être conscient. Mais la conscience n’est elle-même
concevable que comme rapport; il faut qu’il y ait un sujet conscient et un objet dont
il est conscient: le sujet est donc un sujet pour l’objet, l’objet est un objet pour le
sujet, et ni l’un ni l’autre ne peut exister par lui-même comme absolu. On peut
esquiver cette difficulté pour le moment en distinguant entre l’absolu en rapport
avec antre chose et l’absolu en rapport avec lui-même. On peut dire que l’absolu
peut être conscient pourvu qu’il soit seulement conscient de lui-même. Mais cette
alternative n’est, en dernière analyse, pas moins destructive d’elle-même que
l’autre. Car l’objet de la conscience, qu’il soit ou non un mode de l’existence du
sujet, est, ou créé dans la conscience par un acte de la conscience, ou existe
indépendamment d’elle. Dans le premier cas, l’objet dépend du sujet et le sujet seul
est le véritable absolu; dans l’autre cas, le sujet dépend de l’objet et l’objet seul est
l’absolu véritable. Ou bien, si nous essayons d’une troisième hypothèse, et disons
que chacun d’eux existe indépendamment de l’autre, nous n’avons plus du tout
d’absolu, mais seulement une couple de relatifs, car la coexistence, consciente ou
non, est elle-même un rapport.
«Le corollaire de ce raisonnement est évident. Non seulement l’absolu tel
qu’on le conçoit est incapable d’un rapport nécessaire avec quoi que ce soit de
48
différent de lui, mais encore il ne peut, de par sa propre nature, contenir en lui
même un rapport essentiel; il ne peut pas être, par exemple, un entier composé de
parties, ou une substance consistant en attributs, ou un sujet conscient en opposition
avec un objet. Car s’il y a dans l’absolu quelque principe d’unité distinct de la
simple accumulation des parties ou attributs, ce principe seul est le véritable absolu.
Si, d’un autre côté , ce principe n’existe pas, alors il n’y a pas d’absolu du tout, mais
seulement une pluralité de relatifs. La voix presque unanime de la philosophie
prononçant que l’Absolu est à la fois un et simple doit être acceptée aussi comme
voix de la raison, si tant est que la raison puisse avoir ici voix au chapitre. Mais
cette unité absolue, sans différenciation, et dépourvue d’attributs, ne peut être
distinguée de la multiplicité des êtres finis par aucun trait caractéristique, ni
identifiée avec eux dans leur multiplicité. Nous avons donc échoué dans un
dilemme dont nous ne pouvons nous tirer. L’absolu ne peut être conçu ni comme
conscient ni comme inconscient; on ne peut le concevoir ni comme simple ni
comme complexe; il ne peut être conçu ni par ses différences ni par l’absence de
différences; il ne peut pas être identifié avec l’univers et ne peut pas en être
distingué. L’unique et le multiple, considérés comme le commencement de
l’existence, sont également incompréhensibles.
«Les conceptions fondamentales de la théologie rationnelle se détruisant
ainsi les unes les autres, nous pouvons nous attendre à les trouver aussi en
antagonisme dans leurs applications particulières... Comment, par exemple, la
Puissance infinie peut-elle être capable de faire toutes choses et la Bonté infinie
incapable de faire le mal? Comment la Justice infinie peut-elle appliquer la pénalité
la plus sévère à chaque péché et la Miséricorde infinie pardonner au pécheur?
Comment la Sagesse infinie peut-elle savoir tout ce qui peut arriver et la Liberté
infinie rester capable d’agir ou de s’abstenir? Comment l’existence du mal est-elle
compatible avec celle d’un être infiniment parfait? Car, s’il veut le mal, il n’est pas
infiniment bon; et s’il ne le veut pas, sa volonté est contrecarrée et sa sphère
d’action a des limites...
«Supposons cependant pour un instant que toutes ces difficultés soient
surmontées et que l’existence de l’absolu soit solidement établie sur le témoignage
de la raison. Nous n’avons pas encore réussi, pour cela, à concilier cette idée de
l’absolu avec celle de cause; nous n’avons rien fait pour expliquer comment
l’absolu peut donner naissance au relatif, l’infini au fini. Si la condition d’activité
49
causatrice est supérieure à celle de repos, l’absolu, qu’il agisse volontairement ou
involontairement, a passé d’une condition relative d’imperfection à une condition
relative de perfection et, par suite, n’était pas tout d’abord parfait. Si l’état d’activité
est inférieur à celui de repos, l’absolu, en devenant cause, a perdu sa perfection
originelle. Il ne reste plus que la supposition que les deux états sont égaux et que
l’acte de création est un acte totalement indifférent. Mais cette supposition réduit à
néant l’unité de l’absolu ou s’annihile elle-même. Si l’acte de création est réel et en
même temps indifférent, il nous faut admettre la possibilité de la conception de
deux absolus, l’un producteur, l’autre non producteur. Si l’acte de création n’est pas
réel, l’hypothèse elle même s’évanouit...
«Comment peut-on concevoir la venue du relatif à l’existence? S’il est une
réalité distincte de l’absolu, nous devons le concevoir comme passant de la non-
existence à l’existence. Mais concevoir un objet comme non-existant est une
contradiction en soi; car ce qui est conçu existe comme objet de pensée, dans la
conception et par elle. Nous pouvons nous abstenir de penser à un objet, mais si
nous y pensons, nous ne pouvons le penser autrement qu’existant. Il est possible à
ce moment-ci de ne pas penser du tout à un objet, et à un autre moment de penser à
lui comme déjà existant; mais penser à lui en devenance d’existence, dans le
passage du non-être à l’être, c’est penser ce qui se trouve annihilé par la pensée
même...
«Résumons cette partie de l’argumentation. La conception de l’Absolu et
de l’Infini, de quelque côté que nous la regardions, nous apparaît environnée de
contradictions. Il y a contradiction à supposer l’existence d’un tel objet soit seul,
soit en rapport avec d’autres; et il y a contradiction à le supposer non existant. Il y a
contradiction à le concevoir comme unique et il y a contradiction à le concevoir
comme multiple. Il y a contradiction à le concevoir comme personnel, et il y a
contradiction à le concevoir sans personnalité. On ne peut, sans contradiction, le
représenter comme actif et, sans une égale contradiction, le représenter comme
inactif. On ne peut le concevoir comme le total de toute l’existence et on ne peut
non plus le concevoir comme partie de cette somme.»
14. — Et maintenant quelle est la portée de ces conclusions dans la
question qui nous occupe? Nous avons examiné les ultimes idées de la
Religion dans le but de rendre manifeste quelque vérité fondamentale
50
contenue en elles. Jusqu’ici pourtant nous ne sommes parvenus qu’à des
conclusions négatives. En laissant de côté la question de crédibilité et en
nous restreignant à celle de concevabilité, nous avons vu que l’Athéisme, le
Panthéisme et le Théisme, lorsqu’ils sont rigoureusement analysés,
apparaissent chacun comme totalement inconcevable. Au lieu de mettre au
jour une vérité fondamentale présente en chacun d’eux, notre examen
semble avoir abouti à la constatation qu’aucun d’eux ne contient de vérité
fondamentale. S’en tenir à cette conclusion serait pourtant une erreur fatale,
comme nous n’allons pas tarder à le voir.
En laissant de côté le code de conduite qui l’accompagne et qui est
une excroissance supplémentaire, une croyance religieuse peut être définie
comme étant une théorie de la cause originelle. Les derniers des sauvages
ne s’enquièrent pas de l’origine des choses: les phénomènes et les actions
étranges éveillent seuls en eux l’idée d’agent causateur. Mais, soit dans la
théorie primitive des esprits qui suppose une personnalité humaine derrière
chaque phénomène extraordinaire, soit dans le polythéisme où ces
personnalités sont partiellement généralisées, soit dans le monothéisme, où
elles sont totalement généralisées, soit dans le panthéisme où la
personnalité généralisée devient une avec le phénomène, nous trouvons
partout une hypothèse qu’on suppose apte à rendre l’univers
compréhensible. Oui, même ce qu’on regarde comme la négation de toutes
les religions, — même l’athéisme positif — trouve sa place dans cette
définition; car, lui aussi, en affirmant l’existence par soi de l’espace, de la
matière et du mouvement, propose une théorie au moyen de laquelle il
pense pouvoir expliquer les faits. Or, chaque théorie affirme tacitement
deux choses: d’abord qu’il y a quelque chose à expliquer, ensuite que ceci
ou cela en est l’explication. En conséquence, quelque largement séparés
que soient les penseurs dans les solutions qu’ils donnent du même
problème, ils s’accordent tacitement pour admettre qu’il y a un problème à
51
résoudre. Voici donc un élément qui est commun à toutes les croyances.
Des religions diamétralement opposées, quant aux dogmes qu’elles
proclament, sont parfaitement d’accord dans la conviction tacite que
l’existence du monde avec tout ce qu’il contient, est un mystère qui
demande une explication.
Nous arrivons donc enfin en vue de ce que nous cherchons. Dans le
précédent chapitre il a été donné les raisons par lesquelles on peut penser
que les croyances humaines en général, surtout les croyances perpétuelles,
contiennent, sous tous les déguisements d’erreur, une âme de vérité qui se
trouve latente jusque sous les croyances les plus grossières. Nous avons vu
de plus que cette âme de vérité est très probablement un élément commun
aux opinions adverses du même ordre; et ici nous trouvons un élément
commun à toutes les religions. Il fut indiqué que cette âme de vérité se
trouverait presque certainement plus abstraite qu’aucune des croyances la
contenant, et la vérité que nous venons d’atteindre dépasse en abstraction
les plus abstraites des doctrines religieuses. Sous tous les rapports, notre
conclusion satisfait aux conditions posées.
Que ce soit là l’élément vital de toutes les religions, c’est encore
démontré par le fait que cet élément survit à tous les changements et de
plus devient d’autant plus distinct que la religion est plus hautement
développée. Les croyances primitives, toutes imbibées des idées d’agents
personnels ordinairement invisibles, conçoivent ces agents sous des formes
parfaitement concrètes et communes, les classent avec les agents visibles
comme les hommes et les animaux, et cachent ainsi une vague perception
du mystère sous des déguisements aussi peu mystérieux que possible.
Les conceptions polythéistes, dans leurs périodes avancées,
représentent les personnalités dirigeantes sous des formes idéalisées et
comme agissant par des moyens subtils et communiquant avec les hommes
par des présages ou par des personnes inspirées, ce qui veut dire que les
52
causes dernières des choses sont considérées comme moins familières et
moins compréhensibles. Le développement de la croyance monothéiste,
accompagné qu’il est de la perte en route de ces croyances par lesquelles la
nature divine est assimilée à la nature humaine dans ses penchants
inférieurs, nous montre un pas de plus fait dans le même sens, et
quelqu’imparfaite que puisse être au début cette croyance supérieure, nous
voyons encore dans les autels élevés «Au Dieu inconnu et inconnaissable»
et dans l’adoration d’un Dieu qu’on ne peut rencontrer nulle part, des
preuves qu’on prend davantage conscience du caractère inscrutable de la
création. Les développements postérieurs de la théologie aboutissant à des
assertions comme celle-ci «Un Dieu qui pourrait être compris ne serait pas
Dieu» et «Penser que Dieu est tel que nous pensons qu’il est, c’est
blasphémer», manifestent encore plus nettement cette prise de conscience.
Toute la théologie contemporaine en est pénétrée. De sorte que, tandis que
tous les autres éléments des croyances religieuses tombent un par un, celui-
ci demeure et devient de plus en plus manifeste, ce qui montre qu’il est
l’élément essentiel de ces croyances.
Voici donc une vérité sur laquelle toutes les religions sont d’accord
entre elles et avec la philosophie qui est l’adversaire de leurs dogmes
particuliers. Si la religion et la science peuvent jamais être réconciliées, la
base de la réconciliation sera ce fait qui est le plus profond, le plus large et
le plus certain de tous les faits, à savoir que la Puissance qui nous est
manifestée par l’univers est inscrutable.
53
Dire que l’espace et le temps existent objectivement, c’est dire
qu’ils sont des entités. L’assertion que ce sont des non-entités se détruit
elle-même; les non-entités sont des non-existences et dire que des non-
existences existent objectivement est une contradiction dans les termes. De
plus, nier que l’espace et le temps soient des choses, ce qui est, au fond, les
appeler des riens, implique cette absurdité qu’il y a deux espèces de riens.
On ne peut pas non plus les regarder comme les attributs de quelque entité,
car, non seulement il est impossible de concevoir une entité dont ils
seraient les attributs, mais encore nous ne pouvons penser leur disparition
quand même tout le reste disparaîtrait, alors que les attributs disparaissent
avec les entités auxquelles ils appartiennent. Ainsi donc, comme l’espace et
le temps ne peuvent être ni des non-entités, ni des attributs d’entités, nous
sommes obligés de les considérer comme des entités. Mais alors que, dans
l’hypothèse de leur objectivité, l’espace et le temps doivent être classés au
rang des choses, nous trouvons qu’il est impossible de nous les représenter
dans la pensée comme des choses. Une chose, pour être conçue, doit l’être
comme ayant des attributs. Nous pouvons distinguer quelque chose de rien
uniquement par le pouvoir qu’a le quelque chose d’agir sur notre
conscience. Les effets qu’il produit médiatement ou immédiatement dans
notre conscience, nous les lui attribuons et les appelons ses attributs; et
l’absence de ces attributs est l’absence des termes par quoi ce quelque
chose est connu, et implique l’absence de conception. Quels sont donc les
attributs de l’espace? L’unique attribut qu’il est possible de considérer
comme lui appartenant est celui d’étendue et, l’en douer, c’est confondre
l’objet et son attribut. Car étendue et espace sont des termes convertibles;
quand nous attribuons l’étendue aux objets qui nous environnent, nous
voulons dire qu’ils occupent l’espace, par conséquent dire que l’espace est
étendu revient à dire que l’espace occupe l’espace. Il est inutile d’insister
pour démontrer que nous sommes également incapables d’assigner aucun
54
attribut au temps. Le temps et l’espace ne sont pas seulement inconcevables
comme entités par l’absence d’attributs, il y a encore une autre particularité
familière à beaucoup de gens qui les exclut de cette catégorie: toutes les
entités réellement connues comme telles sont limitées, et même si nous
nous regardons comme capables de connaître ou concevoir une entité
illimitée, en la désignant ainsi nous la séparons forcément de la classe des
entités limitées. Mais de l’espace et du temps nous ne pouvons affirmer ni
la limitation, ni l’absence de limites. Nous sommes incapables de former
une image mentale de l’espace illimité, et d’un autre côté nous sommes
incapables d’imaginer des limites au delà desquelles il n’y ait plus
d’espace. De même, à l’opposé, il est impossible de penser une limite à la
divisibilité de l’espace et également impossible de penser sa divisibilité à
l’infini; sans qu’il soit nécessaire d’insister, on peut voir que nous nous
trouvons frappés de la même impuissance à l’égard du temps.
Ainsi donc nous ne pouvons concevoir ni l’espace ni le temps
comme des entités et sommes également incapables de les concevoir soit
comme des attributs d’entités, soit comme des non-entités. Nous sommes
obligés de les considérer comme existants, et pourtant nous ne pouvons les
soumettre aux conditions qui déterminent la représentation de l’existence
dans la pensée.
Chercherons-nous donc un refuge dans la doctrine kantienne?
Dirons-nous que l’espace et le temps sont des formes de l’entendement —
«des lois a priori ou des conditions de l’intelligence consciente»? Agir
ainsi, c’est éviter de grandes difficultés pour se buter à de plus grandes. La
proposition qui sert de point de départ à la philosophie de Kant, bien que
verbalement intelligible, ne peut, par aucun effort, recevoir une forme dans
la pensée, ne peut pas constituer une idée proprement dite, mais reste
simplement une pseudo-idée.
55
D’abord, en affirmant que l’espace et le temps sont des conditions
subjectives, on affirme implicitement qu’ils ne sont pas des réalités
objectives: si l’espace et le temps présents dans notre intelligence
appartiennent au moi, nécessairement ils ne sont pas la propriété du non-
moi. Voilà qui est impossible à penser; le fait même sur lequel Kant base
son hypothèse — que notre conscience du temps et de l’espace ne peut être
supprimée — en est la preuve; car cette conscience du temps et de l’espace
dont nous ne pouvons nous débarrasser est justement la conscience de leur
existence objective. Il est inutile de répliquer que cette incapacité résulterait
inévitablement de leur qualité de formes subjectives. La question est celle-
ci: De quoi la conscience témoigne-t-elle directement? Et le témoignage
direct de la conscience est que le temps et l’espace ne sont pas dans
l’intelligence, mais hors de l’intelligence, et qu’ils en sont si absolument
indépendants que nous ne pouvons pas concevoir qu’ils cesseraient
d’exister même si l’intelligence cessait d’exister.
Outre qu’elle est inconcevable en ce qu’elle nie tacitement,
l’hypothèse de Kant l’est encore en ce qu’elle affirme ouvertement. Non
seulement nous ne pouvons combiner l’idée d’espace et celle de notre
personnalité et regarder l’une comme la propriété de l’autre — bien que
notre incapacité de le faire prouve déjà l’inconcevabilité de l’hypothèse, —
mais encore l’hypothèse porte en elle-même la preuve de son
inconcevabilité. Car si l’espace et le temps sont des formes de l’intuition,
ils ne peuvent jamais être pensés puisqu’il est impossible qu’une chose soit
à la fois la forme et la matière de l’intuition. Kant affirme énergiquement
que 1’espace et le temps sont des objets de conscience en disant qu’il est
impossible d’en supprimer la conscience. Comment, s’ils sont objets de la
conscience, peuvent-ils être en même temps conditions de la conscience? Si
l’espace et le temps sont des conditions de notre pensée, quand nous
pensons le temps et l’espace eux-mêmes, notre pensée se trouve
56
inconditionnée, et s’il peut y avoir des pensées sans conditions, que devient
la théorie?
Il faut donc conclure que l’espace et le temps sont totalement
incompréhensibles. La connaissance immédiate que nous semblons en
avoir devient, quand on l’examine, ignorance totale. En même temps que la
croyance à leur existence objective est insurmontable, il nous est
impossible de l’expliquer rationnellement. Poser leur existence purement
subjective (chose exprimable en mots, mais impossible à concevoir), c’est
simplement multiplier les irrationnalités.
16. — N’étaient les nécessités de l’argumentation, on serait
inexcusable d’occuper l’attention du lecteur avec la question rebattue, mais
non encore résolue, de la divisibilité de la matière. Ou la matière est
divisible à l’infini, ou elle ne l’est pas: on ne peut trouver une troisième
possibilité. Laquelle de ces opinions admettrons-nous? Si nous disons que
la matière est infiniment divisible, nous émettons une hypothèse
inconcevable. Nous pouvons diviser et rediviser un corps et répéter cette
opération jusqu’à ce que nous l’ayons réduit en particules physiquement
invisibles, puis alors continuer l’opération mentalement. Mais agir ainsi
n’est pas concevoir réellement la divisibilité de la matière à l’infini; c’est
seulement former une conception symbolique qui n’est pas développable en
conception réelle et qui n’admet point de vérification. En réalité, concevoir
la divisibilité de la matière à l’infini, c’est poursuivre mentalement sa
division jusqu’à l’infini et pour le faire il faudrait un temps infini. De
l’autre côté, affirmer que la matière n’est pas infiniment divisible, c’est dire
qu’on peut la réduire en particules qu’aucune puissance ne peut diviser;
cette hypothèse verbale n’est pas plus concevable que l’autre. Car chacune
de ces particules ultimes, pour exister, doit avoir une face supérieure et une
face inférieure, un côté droit et un côté gauche, comme tous les fragments
plus considérables; il est impossible d’imaginer des côtés si rapprochés
57
qu’aucun plan de section ne puisse être conçu entre eux et quelque grande
qu’on admette la force de cohésion de ces particules, on peut toujours
concevoir une force plus grande pouvant la vaincre. De sorte que, pour
l’intelligence humaine, l’une de ces hypothèses n’est pas plus acceptable
que l’autre et pourtant la conclusion que l’une des deux doit être réelle
semble inévitable à l’intelligence humaine.
De plus demandons-nous si la substance possède réellement la
solidité étendue qu’elle présente à notre conscience. La portion d’espace
occupée par un morceau de métal paraît parfaitement pleine pour nos yeux
et nos doigts: nous percevons une masse homogène, résistante, sans aucune
solution de continuité. Devons-nous donc dire que la matière est réellement
solide comme elle nous paraît l’être? Dirons-nous que bien qu’elle soit
constituée par un élément divisible à l’infini ou par des unités qui sont
indivisibles, ses parties sont partout en contact réel? Ces affirmations nous
conduiraient à d’insurmontables difficultés. Si la matière avait la solidité
absolue qu’elle ne possède pas, elle serait totalement incompressible,
puisque la compressibilité, impliquant le rapprochement des parties
constituantes, ne peut être conçue sans qu’il y ait de l’espace inoccupé
entre ces parties.
L’hypothèse de l’absolue solidité de la matière n’étant pas
soutenable, nous rencontrons la supposition de Newton que la matière est
faite d’atomes solides ne se touchant pas et agissant les uns sur les autres
par des forces attractives et répulsives variables selon la distance. Admettre
cela n’aboutit qu’à changer de difficulté. Car en admettant que la matière
telle que nous la percevons soit faite d’unités denses et étendues, s’attirant
et se repoussant, une nouvelle question se pose: Quelle est la constitution
de ces unités? Nous sommes tenus de regarder chacune d’elles comme un
petit morceau de matière. En l’examinant à travers un microscope mental,
chacune devient une masse pareille à celles que nous venons de considérer.
58
Ou peut poser la même question à l’égard de chacune des parties
constituantes de l’atome et les mêmes difficultés empêcheront d’y
répondre. Même si l’on admettait que l’atome hypothétique est fait
d’atomes plus petits, la difficulté réapparaîtrait et ainsi perpétuellement.
Il nous reste la conception de Boscovich. Voyant que la matière ne
pouvait pas être composée, comme l’avait suggéré Leibnitz, de monades
inétendues (puisque la juxtaposition d’une infinité de points n’ayant point
d’étendue ne pourrait produire l’étendue possédée par la matière) et
percevant les objections à l’opinion de Newton, Boscovich proposa une
théorie intermédiaire. Cette théorie est que les éléments constituants de la
matière sont des centres de force — points sans dimensions — qui
s’attirent et se repoussent de manière à rester à des distances spécifiques. Et
il argumente mathématiquement que les forces possédées par de tels
centres pourraient varier avec la distance de telle façon que, dans des
conditions données, les centres resteraient en équilibre stable à des
distances déterminées et que, dans d’autres conditions, les intervalles
deviendraient plus grands ou plus petits. Cette spéculation échappe aux
inconcevabilités que nous avons précédemment rencontrées en les fondant
dans l’inconcevabilité unique de son point de départ. Un centre de force
absolument sans étendue est une chose inconcevable. L’idée de résistance
ne peut pas être, en pensée, séparée de quelque chose qui offre de la
résistance et ce quelque chose ne peut être pensé que comme occupant un
espace. Supposer que des forces centrales peuvent résider en des points
n’ayant que des positions sans rien pour marquer ces positions — des
points qu’on ne peut distinguer des points environnants qui ne sont pas des
centres de force — cela dépasse le pouvoir de la compréhension humaine.
Bien que la conception de la matière comme formée d’unités denses
et indivisibles soit symbolique et ne puisse être par aucun effort rendue
conception réelle, on peut supposer qu’elle trouve une vérification indirecte
59
dans les vérités chimiques. Celles-ci, dit-on, nécessitent la croyance que la
matière est formée de particules ayant des poids spécifiques et par
conséquent des volumes spécifiques.
La loi des proportions définies semble ne pouvoir exister qu’à la
condition qu’il y ait des atomes et quoique les poids des éléments qui
entrent en combinaison soient nommés équivalents par les chimistes, dans
le but d’éviter une hypothèse discutable, nous sommes incapables de
comprendre la combinaison par poids définis sans supposer qu’elle a lieu
entre des molécules définies. Il paraîtrait ainsi que l’opinion newtonienne
serait préférable à celle de Boscovich.
Un disciple de Boscovich pourrait répondre que la théorie de son
maître est latente en celle de Newton et qu’on ne peut y échapper. «Qu’est-
ce qui tient ensemble les parties de ces atomes ultimes?» pourrait-il
demander. «Une force cohésive» répondrait son contradicteur. — «Quoi,
alors, pourrait-il ajouter, maintient ensemble les parties des fragments en
lesquels, par une force suffisante, on pourrait briser un atome?» La réponse
serait encore: «Une force cohésive.» «Et quoi, peut-il encore demander, si
l’atome ultime était réduit en parties aussi petites à son égard que lui-même
l’est à l’égard de la matière tangible, quoi donnerait à chacune de ses
parties le pouvoir de subsister?» Il n’y a encore pas d’autre réponse que
celle-ci: «Une force cohésive». En poursuivant mentalement le procédé, on
n’arrive à une limite que dans la conception symbolique des centres de
force sans extension. Donc la matière, dans sa nature ultime, est aussi
absolument incompréhensible que l’espace et le temps. Quelle que soit
l’hypothèse construite, elle ne nous laisse que le choix entre des absurdités
opposées (7).
60
17. — Un corps poussé par la main est perçu comme étant en
mouvement, et en mouvement dans une direction définie: il semble que le
doute sur son mouvement soit impossible. Cependant non seulement nous
pouvons nous tromper dans ces jugements, mais nous nous y trompons
généralement. Voici, par exemple, un navire que nous supposons ancré à
l’Equateur, l’avant à l’ouest. Quand le capitaine marche de l’avant à
l’arrière, quelle est la direction de son mouvement? Vers l’est sera la
réponse évidente, réponse qui peut momentanément passer sans soulever de
critique. Mais maintenant l’ancre est levée et le navire cingle à l’ouest avec
une vitesse égale à celle de la marche du capitaine. Dans quelle direction
celui-ci va-t-il maintenant quand il se meut de l’avant à l’arrière? Vous ne
pouvez pas dire vers l’est, car le vaisseau l’emporte vers l’ouest aussi vite
qu’il avance vers l’est: et vous ne pouvez pas dire à l’ouest par une raison
semblable. A l’égard des choses situées hors du navire, il est stationnaire,
bien que pour tout ce qui se trouve à bord il semble en mouvement. Mais
sommes-nous bien certains de cette conclusion? Est-il réellement
stationnaire? En tenant compte du mouvement de rotation de la terre autour
de son axe, nous trouvons qu’il avance dans la direction de l’est à raison de
1.000 milles par heure, de sorte que, ni la perception de celui qui le
regarde, ni l’inférence de celui qui tient compte du mouvement du navire
ne sont justes, ni même, en poussant plus loin l’examen, ne pouvons-nous
trouver la dernière conclusion meilleure que les autres. Car nous n’avons
dire que, puisqu’il admet un milieu homogène strictement continu (non moléculaire)
qui est incompressible, qui est un fluide parfait, dans le sens qu’il n’a aucune
viscosité, et qui est doué d’inertie, il prend pour point de départ ce qui m’apparaît
chose inconcevable. Un fluide qui a de l’inertie, ce qui implique une masse, et qui
cependant est absolument sans frottement de sorte que ses parties se meuvent les
unes à travers les autres sans aucune perte de mouvement, ne peut pas être
représenté réellement dans la conscience. En fût-il autrement, que l’hypothèse est
considérée comme insoutenable par le professeur Clerk Maxwell. (Voyez art.
ATOME, dans l’Encyclopédie britannique.)
61
pas tenu compte du mouvement de la terre dans son orbite. Celui-ci étant
d’environ 68.000 milles à l’heure, il s’ensuit que, si nous supposons que les
choses se passent à midi, il ne se meut pas à raison de 1.000 milles à
l’heure vers l’est, mais de 67.000 milles à l’heure vers l’ouest. Et nous
n’avons pas encore découvert la vraie vitesse ni la vraie direction de son
mouvement. A la marche de la terre dans son orbite nous avons à joindre
celle du système solaire vers la constellation d’Hercule. Ce faisant, nous
percevons qu’il ne se dirige ni à l’est ni à l’ouest, mais suivant une ligne
inclinée sur le plan de l’écliptique et à une vitesse plus grande ou moindre
que celle indiquée, selon l’époque de l’année. Et si l’on connaissait
pleinement la constitution de notre système sidéral, nous trouverions
probablement qu’en vitesse et en direction son mouvement diffère
considérablement de ce qui vient d’être dit. Cela nous enseigne que nous
n’avons pas conscience du mouvement réel d’un objet soit en vitesse soit
en direction, mais seulement de son mouvement mesuré par rapport à une
position déterminée, la nôtre ou une autre. Pourtant, en concluant que les
mouvements par nous perçus ne sont pas les mouvements réels, nous
admettons tacitement qu’il y a des mouvements réels. Nous tenons pour
certain qu’il y a une direction absolue et il nous est impossible de nous
débarrasser de cette idée. Cependant le mouvement absolu ne peut pas
même être imaginé, encore moins connu. En dehors des points de repère
dans l’espace avec lesquels nous l’associons habituellement, le mouvement
ne peut être pensé. Car le mouvement est le changement de place; mais
dans un espace sans points de repère, le changement de place est
inconcevable parce que la place elle-même est inconcevable. Une place ne
peut être conçue que par rapport à d’autres places et en l’absence d’objets
dispersés à travers l’espace, une place ne pourrait être conçue que par
rapport aux limites de l’espace, d’où il suit que, dans un espace illimité, on
ne peut concevoir de place, toutes les places étant également distantes de
62
limites qui n’existent pas. Ainsi, en même temps que nous sommes forcés
de penser qu’il y a un mouvement absolu, nous trouvons que le mouvement
absolu ne peut être conçu.
Une autre difficulté insurmontable se présente encore quand nous
examinons le transfert du mouvement. L’habitude nous aveugle sur le côté
merveilleux de ce phénomène. Familiers que nous sommes avec le fait
depuis notre enfance, nous ne trouvons rien de remarquable dans l’aptitude
d’une chose mouvante à engendrer le mouvement dans une chose en repos.
Il est pourtant impossible de comprendre ce fait. En quoi un corps ayant
reçu une impulsion est-il différent de ce qu’il était avant d’avoir reçu cette
impulsion? Quoi donc lui est ajouté qui, sans modifier ses propriétés, le
rend capable de traverser l’espace? Voici un objet en repos et voilà le
même objet en mouvement. Dans le premier état, il n’a aucune tendance à
changer de place, mais dans le second il est obligé de prendre à chaque
instant une position nouvelle. Qu’est-ce donc qui continuera toujours à
produire cet effet sans être épuisé? Comment cela demeure-t-il dans
l’objet? Vous dites que le mouvement a été communiqué. Le corps
choqueur n’a pas transféré une chose au corps choqué; et ce n’est pas le cas
de dire qu’il a transféré un attribut. Qu’a-t-il donc transféré?
Une fois de plus nous rencontrons la vieille énigme du mouvement
et du repos. Un corps se mouvant à une vitesse donnée ne peut être amené à
l’état de repos ou de vitesse nulle sans passer par toutes les vitesses
intermédiaires. Il est parfaitement possible de concevoir sa vitesse
diminuant graduellement jusqu’à devenir infinitésimale, et beaucoup
penseront qu’il est également possible de passer en pensée d’une vitesse
infinitésimale à une vitesse nulle. Mais c’est une erreur. Suivez
mentalement la vitesse décroissante aussi longtemps qu’il vous plaira, et il
restera encore une certaine vitesse; et le plus petit mouvement est séparé
par un abîme infranchissable de l’absence de mouvement, du repos. De
63
même que quelque chose, si petit que ce soit, est infiniment grand en
comparaison de rien, le plus petit des mouvements concevables est infini si
on le compare au repos.
Ainsi, nous ne trouvons le mouvement vraiment connaissable ni
quand nous le considérons en rapport avec l’espace, ni quand il est
considéré dans ses rapports avec la matière, ni quand il est considéré dans
ses rapports avec le repos. Tous les efforts que nous faisons pour en
comprendre la nature essentielle nous conduisent à des impossibilités de
conception alternatives.
18. — Quand nous soulevons une chaise, nous considérons la force
déployée comme égale à la force antagoniste appelée le poids de la chaise
et nous ne pouvons les penser comme étant égales sans penser qu’elles sont
de même nature, puisque l’égalité n’est concevable qu’entre choses de
même espèce. Cependant il n’est pas croyable que la force existant dans la
chaise ressemble à la force dont nous avons conscience. Il est à peine
nécessaire de faire remarquer que la force connue de nous étant une
affection de la conscience, nous ne pouvons concevoir la force existant
dans la chaise sous la même forme sans douer la chaise de conscience. De
sorte qu’il est absurde de penser que la force est en soi identique à la
sensation que nous en avons et pourtant nous sommes obligés de la penser
telle si nous voulons nous la représenter consciemment.
Comment encore pouvons-nous comprendre le rapport entre la
force et la matière. La matière ne nous est connue que par les
manifestations de la force: faites abstraction de la résistance qu’elle offre
médiatement ou immédiatement et il ne reste plus qu’une étendue vide. Et
d’un autre côté la résistance est également impensable séparée de la
matière, séparée de quelque chose d’étendu. Non seulement des centres de
force dépourvus d’étendue sont inimaginables, mais encore nous ne
pouvons imaginer les centres de force étendus ou inétendus, attirant et
64
repoussant des centres semblables à distance, sans concevoir de la matière
entre eux. L’hypothèse de Newton, comme celle de Boscovich, a le défaut
d’admettre qu’une chose peut agir sur une autre à travers l’espace vide —
supposition dont on ne peut se faire aucune représentation mentale. Il est
vrai qu’on remédie à ce défaut par l’introduction d’un fluide hypothétique
entre les atomes ou les centres. Mais le problème ne se trouve point résolu
par là; il est simplement déplacé et réapparaît quand on s’enquiert de la
constitution de ce fluide.
C’est dans le cas des forces astronomiques qu’on perçoit le mieux
l’impossibilité d’éluder la difficulté. Le soleil nous donne des sensations de
lumière et de chaleur et nous avons constaté qu’entre la cause existante
dans le soleil et l’effet perçu sur la terre, il s’écoule un laps de temps de
huit minutes, d’où résultent inévitablement pour nous les conceptions d’une
force et d’un mouvement. De sorte qu’en faveur de l’hypothèse de l’éther
luminifère se trouve le fait que l’exercice d’une force à travers 92 millions
de milles de vide absolu est inconcevable et encore cet autre fait qu’on ne
peut concevoir le mouvement en l’absence de quelque chose qui soit mu.
Le cas de la gravitation est pareil. Newton se déclarait incapable de penser
que l’attraction d’un corps sur un autre à distance pouvait s’exercer sans
substance intermédiaire. Examinons maintenant en quoi nous sommes
avancés par l’admission d’une substance intermédiaire. Cet éther, dont les
ondulations, suivant l’hypothèse reçue, constituent la chaleur et la lumière,
et qui est le véhicule de la gravitation, comment est-il constitué? Nous
devons le regarder à la manière des physiciens comme composé d’atomes
ou de molécules qui s’attirent et se repoussent les uns les autres; ils peuvent
être infinitésimaux en comparaison de ceux de la matière, mais ce sont des
atomes et des molécules quand même. Et, nous souvenant que cet éther est
impondérable, nous sommes obligés d’en conclure que le rapport entre les
atomes et les distances qui les séparent est immense. D’où il suit que nous
65
avons à concevoir ces molécules infinitésimales comme agissant les unes
sur les autres à des distances relativement vastes. En quoi cette conception
est-elle plus aisée à établir que l’autre? Nous avons encore à nous
représenter mentalement un corps actif à un endroit où il ne se trouve pas et
en l’absence de quoi que ce soit pour transmettre son action; en quoi cela
importe-t-il que le phénomène se passe sur une grande ou sur une petite
échelle? Nous sommes donc obligés de conclure que la matière, soit
pondérable, soit impondérable, agglomérée ou séparée en ses unités
hypothétiques, agit sur la matière à travers le vide absolu, et cela n’est pas
concevable. Une autre difficulté de conception, opposée en nature, mais
également insurmontable, doit être ajoutée. Si, d’un côté, nous ne pouvons
en pensée voir la matière agissant sur la matière à travers le vide, d’un autre
côté il est incompréhensible que la gravitation d’une particule de matière
vers une autre et vers toutes les autres, soit la même si l’espace de
séparation est plein de matière ou s’il en est vide. Je lève du sol et continue
à tenir un poids d’une livre. Maintenant, dans l’espace libre entre le poids
et la terre, est introduite une matière quelconque dans n’importe quel état et
la pesanteur du poids n’en est nullement affectée. Chaque unité du nombre
infini de particules composant la terre agit sur le poids exactement de la
même façon, qu’il y ait quelque chose d’interposé ou qu’il n’y ait rien. A
travers huit mille milles de la substance terrestre chaque molécule située
aux antipodes affecte chaque molécule du poids avec une complète
indifférence pour la plénitude ou la vacuité de l’espace qui les sépare. De
sorte que chaque portion de la matière, dans ses relations avec les portions
éloignées, traite les portions interposées comme si elles n’existaient pas, et
cependant, en même temps, reconnaît leur existence avec une scrupuleuse
exactitude pour ce qui concerne ses rapports directs avec elles.
Il est donc impossible de se faire aucune idée de la force en elle-
même et également impossible de comprendre la façon dont elle s’exerce.
66
19. — Tournons-nous maintenant du monde extérieur vers le
monde intérieur et examinons, non plus les agents auxquels nous attribuons
nos modifications subjectives, mais ces modifications subjectives elles-
mêmes. Elles constituent une série. Quelque difficile qu’il nous soit de leur
donner une individualité distincte, il est hors de doute que nos états de
conscience se produisent successivement.
Cette chaîne d’états de conscience est-elle finie ou infinie? Nous ne
pouvons pas dire qu’elle est infinie, non seulement parce qu’indirectement
nous sommes arrivés à la conclusion qu’il y a eu un temps où cette chaîne a
commencé, mais aussi parce que l’infini est inconcevable sans qu’il y ait
exception pour une série infinie. Si nous disons qu’elle est finie, c’est par
inférence, car nous n’avons connaissance directe d’aucune de ses
extrémités. Si loin que nous allions en arrière dans notre mémoire, nous
sommes incapables de trouver nos premiers états de conscience. Il en est de
même à l’autre bout. Nous supposons une terminaison à la série dans un
temps à venir, mais nous ne pouvons en prendre connaissance directement
et nous ne pouvons même pas constater la terminaison qui s’en produit au
moment présent. Car l’état de conscience que nous regarderions comme le
dernier ne serait pas réellement le dernier. Pour qu’un état mental soit
conçu comme faisant partie de la série, il faut qu’il soit remémoré,
représenté en pensée, non présenté. L’état de conscience qui est vraiment le
dernier est celui qui se produit dans l’acte de se représenter l’état de
conscience qui vient de passer et par conséquent, nous pensons toujours à
l’avant-dernier. De sorte que la fin immédiate de la série nous échappe
aussi bien que la fin éloignée.
«Mais, dira-t-on, quoique nous ne puissions avoir connaissance
directe de la terminaison de la conscience dans le temps parce que nous ne
pouvons atteindre directement ni l’une ni l’autre de ses limites, nous
pouvons cependant concevoir cette terminaison.» Non, cela même n’est pas
67
vrai. Nous ne pouvons pas plus concevoir la terminaison de cette
conscience que seule nous connaissons, la nôtre — que nous ne pouvons
percevoir ses extrémités. Car, en réalité, les deux actes n’en font qu’un ici.
Dans l’un et l’autre cas, ces terminaisons doivent être, comme il a été dit,
non pas présentées en pensée, mais représentées, et doivent être
représentées comme arrivant présentement. Mais se représenter la
terminaison de la conscience comme se produisant en nous, c’est penser
que nous sommes en train de contempler la fin du dernier état de
conscience et cela implique la continuation de la conscience après son
dernier état, ce qui est absurde.
Ainsi donc, en même temps que nous sommes incapables de croire
ou de concevoir que la conscience a une durée infinie, nous sommes
également incapables de la connaître comme finie; c’est seulement par des
preuves indirectes que nous pouvons conclure qu’elle est finie.
20. — Nous, ne réussissons pas mieux quand, au lieu de considérer
l’étendue de la conscience, nous considérons sa substance. La question:
qu’est-ce que c’est qui pense? n’admet pas de meilleure réponse que la
question à laquelle nous ne venons d’en trouver que d’inconcevables.
L’existence de chaque individu comme connue de lui-même, a
toujours été tenue pour la plus indiscutable des vérités. «J’en suis aussi sûr
que de ma propre existence» est, dans le langage courant, la plus énergique
expression de certitude. Et ce fait de l’existence personnelle, soutenu par la
conscience universelle des hommes, a servi de base à plus d’une
philosophie.
On ne peut échapper à la croyance qu’on existe réellement soi-
même durant la conscience normale. Que dirons-nous de ces impressions et
idées successives qui constituent la conscience? Sont-elles les affections de
quelque chose appelé esprit, qui, en étant le sujet, est le moi véritable? Si
nous l’admettons, cela implique que le moi est une entité. Affirmerons-
68
nous que ces impressions et ces idées ne sont pas simplement des
changements superficiels opérés sur une substance pensante, mais sont
cette substance même, qu’elles en sont les formes changeantes d’un
moment à l’autre? Cette hypothèse, comme la précédente, suppose que le
moi conscient est un être permanent puisque les modifications nécessitent
quelque chose qui soit modifié. Nous joindrons-nous à l’opinion du
sceptique pour dire que nos impressions et nos idées sont, pour nous, les
seules choses existantes et que la personnalité que nous supposons au-
dessous est une fiction? Nous n’échappons pas à la difficulté, car cette
proposition, intelligible verbalement, mais réellement impensable, admet
elle-même la supposition qu’elle prétend répudier. Car comment la
conscience peut-elle être réduite uniquement en impressions et en idées du
moment qu’une impression nécessite quelque chose sur quoi elle soit faite?
Et encore comment le sceptique qui a décomposé sa conscience en
impressions et en idées peut-il expliquer le fait qu’il les considère comme
ses impressions et ses idées? Et, de plus, s’il admet, comme il est obligé de
le faire, qu’il a l’impression de son existence personnelle, quel motif a-t-il
pour rejeter cette impression comme irréelle, tandis qu’il accepte toutes ses
autres impressions comme réelles?
Et pourtant,quelque inévitable que soit cette croyance, c’est
cependant une croyance qu’on ne peut rationnellement justifier, et même
c’est une croyance que la raison rejette quand on l’oblige à donner une
réponse précise. Un des écrivains qui ont le plus récemment touché à cette
question, M. Mansel soutient que, dans la conscience du moi, nous avons
une portion de connaissance réelle. La position qu’il prend est celle-ci:
«que les faiseurs de systèmes disent ce qu’ils voudront, le bon sens de
l’humanité refuse d’admettre que le moi ne soit qu’un fagot d’états de
conscience comme la matière peut n’être qu’un fagot de qualités
sensibles.» Mais cette position ne paraîtra pas bien solide à un kantiste, qui
69
n’a qu’un mince respect pour le sens non sophistiqué de l’humanité quand
ce sens affirme l’objectivité de l’espace. De plus, il est facile de démontrer
que la connaissance du moi proprement dit est impossible d’après les lois
de la pensée que M. Mansel proclame avec énergie. La condition
fondamentale de toute conscience sur laquelle insiste M. Mansel, comme
Sir William Hamilton et d’autres, c’est l’antithèse du sujet et de l’objet. Sur
ce «dualisme primordial de la conscience» «duquel doivent partir toutes les
explications de la philosophie», M. Mansel base sa réfutation des
absolutistes allemands. Mais quel est le corollaire de cette proposition en ce
qui concerne la conscience du moi? L’acte mental, par lequel le moi est
connu, nécessite, comme tout autre acte mental, un sujet percevant et un
objet perçu. Si donc l’objet perçu est le moi, quel est le sujet percevant?
Ou, si c’est le vrai moi qui pense, quel peut être l’autre moi qui est pensé?
Une vraie connaissance du moi nécessite un état dans lequel le connaissant
et le connu ne font qu’un, dans lequel le sujet et l’objet sont identifiés, et
M. Mansel pense avec justesse que ce serait l’annihilation des deux. De
sorte que la personnalité dont chacun est conscient et dont l’existence est
pour chacun un fait dont la certitude dépasse celle de tous les autres, est
pourtant une chose dont ou ne peut avoir aucune connaissance au sens strict
du mot.
21. — Les ultimes idées de la science représentent donc toutes des
réalités incompréhensibles. Quelques progrès qu’on ait faits et qu’on puisse
faire dans les faits constatés et mis eu rapports, et dans l’établissement de
généralisations de plus en plus larges, la vérité fondamentale est aussi loin
de notre atteinte qu’auparavant. L’explication de ce qui est explicable ne
fait que rendre plus claire l’inexplicabilité de ce qui est au-delà. Aussi bien
dans le monde extérieur que dans le monde intérieur, l’homme de science
se trouve au milieu de perpétuels changements dont il ne peut découvrir ni
le commencement ni la fin. S’il se permet de soutenir l’hypothèse que
70
l’univers existait dès l’origine à l’état diffus, il lui est impossible d’arriver à
concevoir comment il en fut ainsi, et de même, s’il réfléchit sur le futur, il
ne peut assigner de limites à la grande succession des phénomènes qui se
déploient sans cesse devant lui. Pareillement, s’il regarde en lui-même, il
trouve qu’il ne peut saisir les deux bouts du fil de la conscience; il ne peut
se représenter ni l’un ni l’autre en pensée. Quand, de la succession des
phénomènes internes ou externes, il se tourne vers leur nature intrinsèque,
il constate la même ignorance. En supposant qu’il soit, dans chaque cas,
apte à résoudre les apparences, les propriétés et les mouvements des choses
en manifestations de la force dans l’espace et dans le temps, il trouve
aussitôt que Force, Espace et Temps dépassent la compréhension.
Pareillement, bien que l’analyse des actions mentales puisse finalement le
conduire à trouver que les sensations sont la matière première servant à
lisser tous les phénomènes mentaux, il n’en est pas plus avancé, car il ne
peut se rendre compte ni des sensations, ni de ce qui est conscient des
sensations. Il acquiert ainsi la certitude que les choses objectives et les
choses subjectives sont également inscrutables dans leur substance et leur
origine. Dans toutes les directions, ses investigations l’amènent en face
d’une énigme insoluble; et, plus il y réfléchit, plus il la trouve insoluble. Il
apprend en même temps la grandeur et la petitesse de l’intelligence
humaine, sa puissance vis-à-vis de tout ce qui se trouve dans le domaine de
l’expérience, son impuissance devant tout ce qui dépasse l’expérience. Plus
que les autres, il sait vraiment que rien ne peut être connu dans sa nature
ultime.
71
la science sont uniquement des symboles du réel et non l’expression de sa
connaissance.
La conviction que nous venons d’atteindre, que l’intelligence
humaine est incapable de posséder la connaissance absolue, a lentement
gagné du terrain. Chaque théorie ontologique nouvelle, proposée en
remplacement des théories antérieures devenues insoutenables, a été suivie
d’une nouvelle critique qui a conduit un scepticisme nouveau. Toutes les
conceptions possibles ont été essayées l’une après l’autre et trouvées en
défaut, de sorte que tout le champ de la spéculation a été graduellement
épuisé sans donner de résultat positif: le seul qu’on ait atteint étant le
résultat négatif qui a été précédemment établi, à savoir: que la réalité
existant derrière les apparences est inconnaissable et le restera toujours.
Presque tous les penseurs de valeur ont adopté cette conclusion. «A
l’exception, dit Sir William Hamilton, de quelques théoriciens arriérés de
l’Absolutisme en Allemagne, cette vérité est peut-être celle qui est
répercutée le plus harmonieusement par tous les philosophes de toutes les
écoles.» Et parmi eux, il nomme Protagoras, Aristote, saint Augustin,
Boëce, Averroès, Albert le Grand, Gerson, Léon l’Hébreu, Mélanchton,
Scaliger, François Piccolomini Giordano Bruno, Campanella, Bacon,
Spinoza, Newton, Kant.
Il reste à indiquer comment cette croyance peut être établie
rationnellement aussi bien qu’empiriquement. Nous ne voulons pas dire
seulement que la découverte du caractère illusoire des impressions des sens
a pour conséquence une vague perception du caractère inscrutable des
choses en elles-mêmes, comme celle qu’en eurent les plus anciens des
penseurs qu’on vient de nommer; nous ne voulons pas non plus dire
seulement, qu’ainsi que nous l’avons démontré dans les chapitres
précédents, la mise à l’épreuve de chaque conception fondamentale en fait
sortir des impossibilités alternatives de pensée; mais nous voulons dire
72
encore que la relativité de notre connaissance peut être analytiquement
prouvée.L’induction tirée de l’expérience générale et des expériences
particulières peut être confirmée par une déduction venant de la nature de
notre intelligence. Ou peut opérer cette déduction par deux chemins. On
obtient la preuve que nos connaissances ne sont pas et ne peuvent pas être
absolues en analysant soit le produit de la pensée, soit le procédé de la
pensée. Analysons les deux.
23. — Si, vous promenant dans la campagne par un jour de
septembre, vous entendez tout à coup un bruissement dans les herbes, et
qu’examinant la pente du fossé où il s’est produit, vous remarquiez
l’agitation de l’herbe, vous vous dirigerez probablement vers cet endroit
pour trouver la cause de ce mouvement et de ce bruit. Quand vous
approchez, vous voyez une perdrix qui se sauve en battant des ailes; votre
curiosité est alors satisfaite; vous avez ce que vous appelez une explication
du phénomène. L’explication, remarquez-le, revient à ceci: qu’au cours de
votre vie vous avez vu de nombreux cas où l’agitation de petits corps
stationnaires était accompagnée de mouvement d’autres corps parmi eux et
qu’ayant généralisé le rapport entre de telles agitations et de tels
mouvements vous considérez cette agitation particulière comme expliquée
en voyant qu’elle est un exemple du même rapport.
Supposons que vous attrapiez la perdrix et que, voulant savoir
pourquoi elle ne s’est pas envolée, vous l’examiniez et trouviez une trace
de sang sur ses plumes. Maintenant vous comprenez, comme on dit, ce qui
a estropié la perdrix. Elle a été blessée par un chasseur — c’est un cas
nouveau ajouté aux nombreux cas que vous connaissez d’oiseaux ayant été
tués ou blessés par la décharge des fusils de chasse.L’assimilation de ce cas
à d’autres cas semblables constitue la compréhension que vous en avez.
Mais, maintenant, réflexion faite, une difficulté surgit. Un seul grain de
plomb a frappé la perdrix, et à un endroit qui n’est pas mortel; les ailes sont
73
intactes et aussi les muscles qui les font mouvoir; et la pauvre bête prouve,
par la façon dont elle se débat, que la force ne lui manque pas. Pourquoi
donc, alors, vous demandez-vous, ne s’est-elle pas envolée? L’occasion se
présentant, vous posez la question à un anatomiste qui vous fournit la
solution. Il vous fait voir que cet unique grain de plomb est entré tout près
de l’endroit où le nerf qui anime les muscles de l’aile se sépare de la moelle
épinière, et vous explique qu’une légère blessure de ce nerf allant jusqu’à la
rupture de quelques fibres peut, en empêchant une coordination parfaite
dans l’action des deux ailes, détruire l’aptitude à voler. A présent, vous êtes
sorti d’embarras. Mais qu’est-il arrivé? Qu’est-ce qui a changé votre état de
perplexité en un état de compréhension? On vous a simplement montré une
classe de faits déjà connus auxquels vous pouvez ajouter ce cas nouveau.
On vous a déjà fait remarquer maintes fois le rapport qui existe entre les
lésions du système nerveux et la paralysie des membres, et vous trouvez ici
un rapport de cause à effet exactement pareil.
Supposons que vous soyez conduit à poser à l’anatomiste certaines
questions sur les phénomènes de l’activité organique que jusqu’ici vous
n’avez pas eu souci de comprendre. Comment s’effectue la respiration?
demandez-vous. Pourquoi l’air entre-t-il périodiquement dans les
poumons? Sa réponse est que l’influx de l’air est causé par un
élargissement de la cavité thoracique dû en partie à la dépression du
diaphragme et en partie au mouvement des côtes. Mais comment ces
arceaux osseux se meuvent-ils et comment leur mouvement élargit-il la
cavité? En réponse, l’anatomiste vous explique que les côtes, quoique
fixées par leurs extrémités, peuvent tourner un peu autour de leur point
d’attache; il vous montre alors que le plan de chaque paire de côtes fait un
angle aigu avec l’épine dorsale, que cet angle grandit quand les extrémités
sternales des côtes s’élèvent, et il vous fait voir la dilatation de la cavité
thoracique qui en est la conséquence en vous rappelant que l’aire d’un
74
parallélogramme augmente à mesure que ses angles se rapprochent de
l’angle droit; vous comprenez donc ce fait particulier quand vous
remarquez que c’est une application d’un fait géométrique général.Il reste
encore cette question pourtant: pourquoi l’air se précipite-t-il dans la cavité
agrandie? Vient la réponse que, la cavité thoracique étant devenue plus
considérable, l’air qu’elle contient subit une pression moindre et perd par là
une partie de son pouvoir de résistance; qu’ainsi il oppose une résistance
moindre à la pression de l’air extérieur; et que l’air, ainsi que tous les
fluides, exerçant une pression égale dans toutes les directions, le
mouvement doit se produire sur toute ligne le long de laquelle la résistance
devient moindre que sur les autres, d’où résulte un courant vers l’intérieur.
Et vous reconnaissez cette interprétation comme exacte, lorsqu’on vous
montre quelques faits du même genre plus aisément constatés dans un
fluide visible comme l’eau.
De plus, quand on vous aura fait voir que les membres sont des
leviers composés, agissant exactement de la même façon que les leviers de
fer, vous vous regarderez comme connaissant une partie de la raison d’être
des mouvements des animaux. La contraction d’un muscle qui, tout
d’abord, peut paraître incompréhensible, le semblerait moins si l’on vous
montrait comment, par l’action d’un courant galvanique, une série
d’aimants de fer doux peut se contracter par l’attraction qui se produit entre
chaque aimant et ses voisins, analogie qui répond particulièrement aux
besoins de notre démonstration puisque, réelle ou imaginaire, elle est un
exemple de l’illumination mentale qui se produit quand on trouve une
classe de faits dans laquelle on peut faire entrer le cas particulier que l’on
considère.
De même quand vous apprenez que la chaleur animale est le
résultat de la combinaison chimique et peut être classée avec la chaleur qui
résulte d’autres combinaisons chimiques; quand vous apprenez que
75
l’absorption des liquides nutritifs au travers des tuniques des intestins est
un cas d’osmose — quand on vous fait savoir que les changements subis
par les aliments pendant la digestion sont pareils aux changements qu’on
peut produire artificiellement dans un laboratoire, vous vous considérez
comme connaissant quelque chose de la nature de ces phénomènes.
Examinez maintenant ce que nous venons de faire. Nous avons
commencé par des faits particuliers et concrets. En les expliquant et après
avoir expliqué les faits généraux dont ils sont des exemples, nous sommes
arrivés à des faits beaucoup plus généraux: à un principe géométrique, à
une simple loi d’action mécanique, à une loi de l’équilibre des fluides, à
des vérités physiques, chimiques, thermiques. Les phénomènes particuliers
d’où nous sommes partis ont été fondus dans des groupes de phénomènes
de plus en plus larges, et, à mesure qu’ils ont été ainsi fondus, nous
sommes arrivés à des conclusions que nous considérons comme profondes
en proportion que l’opération a été poussée loin. Des explications plus
profondes sont simplement des pas de plus dans la même direction.
Lorsqu’on demande, par exemple, pourquoi la loi de l’action du levier est
ce qu’elle est ou pourquoi l’équilibre et le mouvement des fluides montrent
les rapports qu’ils ont, la réponse donnée par les mathématiciens est
l’énoncé du principe des vitesses virtuelles, principe qui est vrai pour les
fluides comme pour les solides, principe dans lequel les autres sont
compris.
Ce mode d’opération est-il limité ou illimité? Pouvons-nous
continuer sans arrêt expliquer des classes de faits en les englobant dans des
classes plus larges, ou devons-nous arriver à une classe dernière? La
supposition que l’opération n’a pas de limites, s’il y avait un esprit assez
absurde pour l’admettre, impliquerait encore qu’on ne pourrait atteindre
l’explication dernière puisqu’il faudrait un temps infini pour y arriver. La
conclusion inévitable que l’opération est limitée implique également que le
76
fait dernier ne peut pas être compris. Car si les interprétations
successivement plus profondes de la nature qui constituent le progrès de la
connaissance sont simplement l’inclusion répétée de vérités particulières en
des vérités générales, et celle des vérités générales en d’autres vérités plus
générales, il s’ensuit que la vérité la plus générale ne pouvant être incluse
en une autre n’admet pas d’interprétation. Nécessairement, par conséquent,
l’explication doit nous faire arriver à l’inexplicable. Il faudrait que la
compréhension devînt autre chose que la compréhension pour que le
dernier fait pût être compris.
24. — La conclusion à laquelle nous arrivons forcément quand nous
analysons le produit de la pensée manifestée objectivement dans les
généralisations scientifiques, s’impose également à nous quand nous
analysons l’opération de la pensée telle qu’elle se manifeste subjectivement
dans la conscience. La démonstration du caractère relatif de notre
connaissance, déduit de la nature de l’intelligence, a reçu sa forme
définitive de Sir William Hamilton. Ici, je ne puis mieux faire que
d’extraire de son essai sur la Philosophie de l’Inconditionné le passage
contenant la substance de sa doctrine.
«L’inconditionnellement illimité ou l’Infini, l’inconditionnellement limité
ou l’Absolu ne peuvent pas être positivement construits dans la pensée; on ne peut
les concevoir qu’en faisant abstraction des conditions mêmes sous lesquelles la
pensée est réalisée; en conséquence, la notion de l’inconditionné est purement
négative, négative du concevable même.Par exemple, nous ne pouvons pas, d’un
côté, concevoir positivement ni un tout absolu, c’est-à-dire un tout si grand que
nous ne puissions plus le concevoir comme une portion d’un autre tout encore plus
grand; ni une partie absolue, c’est-à-dire une partie si petite que nous ne puissions
plus la concevoir comme un tout relatif divisible en parties plus petites. D’un autre
côté, nous ne pouvons pas positivement nous représenter ou comprendre on
construire dans l’intellect (ici l’intelligence et l’imagination coïncident) un tout
infini, car cela ne pourrait être fait que par la synthèse infinie en pensée de touts
finis, ce qui requerrait un temps infini pour être accompli; nous ne pouvons, pour la
77
même raison, suivre en pensée la divisibilité infinie des parties. Le résultat est le
même si nous appliquons le procédé à la limitation dans l’espace, dans le temps ou
clans le degré.
«Comme le conditionnellement limité (que nous pouvons appeler par
brièveté le conditionné) est ainsi le seul objet possible de connaissance et de pensée
positive, la pensée suppose nécessairement des conditions. Penser, c’est
conditionner, et la limitation conditionnelle est la loi fondamentale de la possibilité
de la pensée. Car de même que le lévrier ne peut sauter par-dessus son ombre, ni,
par une image mieux appropriée, l’aigle s’élever au-dessus de l’atmosphère dans
laquelle il plane et qui est son seul support, l’intellect (mind) ne peut dépasser la
sphère de limitation dans laquelle et par laquelle exclusivement la possibilité de
penser est réalisée. On peut s’étonner grandement du fait qu’on ait jamais pu mettre
en doute que la pensée a pour seul objet le conditionné. La pensée ne peut dépasser
la conscience; la conscience n’est possible que par l’antithèse d’un sujet et d’un
objet de la pensée, connus uniquement en corrélation et se limitant l’un l’autre; et,
de plus, indépendamment de cela, tout ce que nous connaissons soit du sujet, soit de
l’objet, soit de l’esprit, soit de la matière, est seulement une connaissance, en
chacun d’eux, du particulier, de la pluralité, du différent, du modifié, du
phénoménal. Nous admettons que la conséquence de cette doctrine, c’est que la
philosophie, si on la regarde comme quelque chose de plus qu’une science du
conditionné, est impossible. Nous admettons qu’en partant du particulier nous ne
pouvons jamais, dans nos plus hautes généralisations, nous élever au-dessus du fini;
que notre connaissance, soit de l’esprit, soit de la matière, ne peut être autre chose
que la connaissance des manifestations relatives d’une existence, dont notre plus
haute sagesse nous fait reconnaître que l’essence est hors de l’atteinte de la
philosophie...
«Par là nous est enseignée la leçon salutaire que la capacité de la pensée
n’est pas adéquate à l’existence et nous sommes avertis de ne pas considérer le
domaine de notre connaissance comme de même étendue que l’horizon de notre foi.
Et, par une merveilleuse révélation, la conscience même de notre inaptitude à
concevoir quelque chose au-dessus du relatif et du fini nous inspire la croyance à
l’existence de quelque chose d’inconditionné, au-delà de la sphère de la réalité
compréhensible.»
78
Pour clair et concluant qu’apparaisse cet exposé de la question
quand on l’étudie soigneusement. il est exprimé d’une façon si abstraite
qu’il peut ne pas être très intelligible pour le lecteur ordinaire. M. Mansel,
dans ses Limites de la Pensée religieuse, a présenté la question d’une façon
plus populaire en l’appuyant sur des exemples qui la feront mieux
comprendre. Les extraits suivants, que je me permets d’en faire, seront
suffisants.
«La conception même de la conscience, quel que soit son mode de
manifestation, implique nécessairement la distinction entre un objet et un autre
objet. Pour être conscients, il faut que nous soyons conscients de quelque chose et
ce quelque chose ne peut être connu comme ce qu’il est, qu’en étant distingué de ce
qu’il n’est pas. Mais la distinction est nécessairement la limitation, car, pourqu’un
objet soit distinct d’un autre,il faut qu’il possède quelque forme d’existence que
l’autre n’a pas, ou il faut qu’il n’en possède pas quelque forme qui est possédée par
l’autre... Si toute pensée est une limitation, si quoi que ce soit que nous concevions
est, par l’acte même de la conception, regardé comme fini, l’infini, considéré du
point de vue humain, est simplement un nom pour désigner l’absence des conditions
sous lesquelles la pensée est possible. Parler d’une conception de l’infini, c’est donc
à la fois affirmer et nier ces conditions. La contradiction que nous découvrons en
une telle conception est simplement celle que nous y avons mise nous-mêmes en
supposant tacitement la concevabilité de l’inconcevable. La condition de la
conscience est la distinction; et la condition de la distinction est la limitation. Nous
ne pouvons pas avoir conscience d’un être en général qui ne soit pas quelqu’être en
particulier: une chose dans la conscience est une chose parmi d’autres. En admettant
la possibilité d’un objet infini de conscience, j’admets qu’il est en même temps
limité et illimité: réellement quelque chose, sans quoi il ne pourrait pas être un objet
de conscience et réellement rien, sans quoi il ne pourrait pas être infini...
«Une seconde caractéristique de la conscience, c’est qu’elle est seulement
possible sous forme de relation. Il faut qu’il y ait un sujet ou personne consciente et
un objet ou chose dont le sujet est conscient. Il ne peut pas y avoir conscience sans
l’union de ces deux facteurs et, dans cette union, chacun d’eux n’existe que comme
étant en rapport avec l’autre. Le sujet n’est sujet qu’en tant qu’il est conscient d’un
79
objet; l’objet n’est objet qu’en tant qu’il est perçu par un sujet: la destruction de l’un
ou de l’autre est la destruction de la conscience elle-même. Il est donc manifeste
qu’une conscience de l’absolu est contradictoire de celle de l’infini. Pour avoir
conscience de l’absolu comme tel, il faut que nous sachions qu’un objet en rapport
avec notre conscience est identifié avec un objet qui existe par sa propre nature, en
dehors de toute relation avec la conscience. Mais pour connaître cette identité des
deux objets, il faut que nous puissions les comparer, et une telle comparaison est
elle même une contradiction... En fait nous devons comparer ce dont nous avons
conscience avec ce dont nous n’avons pas conscience, la comparaison étant elle-
même un acte de conscience et uniquement possible par la conscience des deux
objets comparés. Il est donc évident que,même si nous pouvions avoir conscience
de l’absolu, il ne nous serait pas possible de savoir que c’est l’absolu, et comme
nous ne pouvons être conscients d’un objet, comme tel, que par la connaissance
qu’il est ce qu’il est, cela revient à admettre que nous ne pouvons avoir aucune
conscience de l’absolu. Comme objet de conscience, toute chose est nécessairement
relative; il n’y a pas de conscience qui puisse nous apprendre ce qu’une chose peut
être hors de la conscience...
«Cette contradiction admet encore la même explication que la précédente...
L’Existence, comme nous la concevons, n’est qu’un nom appliqué aux différentes
manières dont les objets sont présentés à notre conscience, — un terme général
embrassant une grande variété de rapports. L’Absolu, d’un autre côté, est un terme
qui n’exprime pas un objet de pensée,mais seulement la négation du rapport
constitutif de la pensée.»
Qu’on me permette d’indiquer ici comment la même inférence
générale peut être tirée d’une autre condition fondamentale de la pensée,
omise par Sir William Hamilton et non mentionnée par M. Mansel,
condition que, sous un autre aspect, nous avons déjà examinée dans la
dernière section. Tout acte complet de conscience, outre la distinction et le
rapport, implique la ressemblance. Avant de pouvoir constituer un acte de
conscience ou même de devenir une idée, un état mental doit être connu
non seulement comme séparé en espèce ou en qualité de certains états
antécédents auxquels on le reconnaît lié par le rapport de succession, mais
80
il faut encore qu’il soit connu comme étant de la même espèce ou qualité
que certains états antérieurs. Cette organisation de changements qui
constitue la pensée implique une intégration continue aussi bien qu’une
différenciation continue. Si chaque affection nouvelle de l’esprit était
perçue simplement comme une affection contrastant en quelque chose avec
les précédentes; s’il n’y avait qu’une chaîne d’impressions dont chacune
serait à son apparition uniquement distinguée des précédentes, la
conscience serait un chaos. Pour produire cette conscience méthodique que
nous nommons intelligence, il faut que chaque impression soit assimilée à
d’autres qui ont apparu antérieurement dans la série. Les états mentaux
successifs, en même temps que les rapports successifs qu’ils ont les uns
avec les autres, doivent être classés et la classification n’implique pas
seulement la séparation du dissemblable, mais encore la réunion de ce qui
est pareil. Bref, une vraie connaissance n’est possible que si elle est
accompagnée d’une reconnaissance. Si l’on objectait qu’en ce cas il ne peut
pas y avoir de première connaissance et par conséquent pas de
connaissance, on pourrait répondre que la connaissance propre s’élève
graduellement — que durant la première étape de l’intelligence naissante
avant que les sensations produites par les relations avec le monde extérieur
aient été mises en ordre, il n’y a pas de connaissances, et que celles-ci,
comme chaque enfant nous le montre, émergent lentement de la confusion
de la conscience qui se développe à mesure que les données de l’expérience
sont arrangées en groupes,à mesure que les sensations les plus
fréquemment répétées et leurs rapports entre elles deviennent assez
familiers pour qu’ils soient reconnus à mesure qu’ils se représentent. Si
l’on objectait encore que, la connaissance supposant la reconnaissance, il
ne peut pas y avoir de connaissance, même par un adulte, d’un objet qu’il
n’a pas déjà vu, on pourrait répondre qu’en tant qu’un objet nouveau n’est
pas assimilé à des objets vus précédemment il n’est pas connu et qu’il est
81
connu seulement en proportion qu’il leur est assimilé. L’interprétation de
ce paradoxe est qu’un objet peut être classé de différentes façons et plus ou
moins complètement. Un animal jusqu’alors inconnu (remarquez le mot),
quoique ne pouvant être placé dans aucune espèce ou aucun genre, est
pourtant reconnu comme appartenant à l’une des grandes divisions, —
mammifères, oiseaux, reptiles ou poissons — et, fût-il si anormal qu’on ne
pût déterminer à laquelle de ces classes il appartient, qu’on pourrait la
classer comme vertébré ou invertébré ou si c’est l’un de ces organismes
dans lesquels on ne sait lequel est prédominant du caractère animal ou du
végétal qu’il serait encore connu comme un corps vivant. Et même pût-on
douter qu’il fût un être organique, qu’il resterait hors de doute que c’est un
objet matériel, et il est connu en étant reconnu comme tel. D’où suit
clairement qu’une chose n’est parfaitement connue que lorsqu’elle
ressemble sous tous les aspects à des choses précédemment observées;
qu’en proportion du nombre d’aspects par lesquels elle n’a pas de
ressemblance elle est inconnue et par conséquent que, lorsqu’elle n’a
absolument aucun attribut en commun avec autre chose, elle doit être située
absolument hors des frontières de la connaissance.
Remarquez le corollaire qui nous concerne ici. Une connaissance du
Réel comme distinct du Phénoménal doit, si elle existe, obéir à cette loi de
la connaissance en général.Pour être connu tant soit peu, la Cause Première
ou l’Infini ou l’Absolu doit être classé. Pour qu’il soit pensé positivement,
il faut qu’il soit pensé comme tel ou tel, — comme de cette espèce-ci ou de
celle-là. La cause première, ou infini, ou absolu, peut-il être de la même
espèce que toutes les choses dont nous avons connaissance par expérience?
Évidemment non. Entre le créateur et le créé, il doit y avoir une distinction
dépassant toutes celles qui existent entre les diverses divisions du créé. Ce
qui est sans cause ne peut pas être assimilé à ce qui est causé: les deux
étant, par leur nom même, en antithèse. L’infini ne peut pas faire partie du
82
même groupe que quelque chose de fini, puisqu’en le groupant ainsi, on le
considérerait comme non infini. Il est impossible de mettre l’absolu dans
une même catégorie avec quelque chose de relatif aussi longtemps qu’on
définira l’absolu comme étant ce à quoi on ne peut trouver aucun rapport
nécessaire. Est-ce donc que le réel, bien qu’on ne puisse le penser comme
classé avec l’apparent, puisse être pensé comme classé avec lui-même?
Cette supposition est aussi absurde que la précédente. Elle implique la
pluralité de la cause première, de l’infini, de l’absolu: cette implication se
contredit elle-même. Il ne peut pas y avoir plus d’une cause première,
puisque l’existence de plusieurs de ces causes nécessiterait l’existence de
quelque chose nécessitant cette pluralité, et ce quelque chose serait la vraie
cause première. On soit avec évidence comment l’hypothèse de plusieurs
infinis se détruit elle-même quand on réfléchit que ces infinis, en se
limitant les uns les autres, deviendraient des finis; et l’on voit de même que
l’absolu qui n’existerait plus seul, mais conjointement avec d’autres
absolus, ne serait plus un absolu, mais un relatif. Conséquemment,
l’inconditionné ne pouvant être classé ni avec aucune forme du
conditionné, ni avec un autre inconditionné, ne peut être aucunement
classé. Et admettre qu’il ne peut pas être connu comme étant de telle ou
telle espèce, c’est admettre qu’il est inconnaissable.
Ainsi, de la nature même de la pensée, on peut inférer la relativité
de notre connaissance par trois voies différentes. Comme nous l’avons
trouvé par analyse et comme nous pourrons le constater objectivement dans
toute proposition, une pensée comprend relation, différence, ressemblance.
Quoi que ce soit qui ne présente pas ces trois propriétés n’est pas
susceptible de connaissance. D’où nous pouvons conclure que
l’inconditionné ne présentant aucune des trois est triplement impensable.
25. — D’un autre point de vue, nous pouvons encore découvrir la
même grande vérité. Si, au lieu d’examiner directement nos facultés
83
intellectuelles quand elles se déploient dans l’acte de la pensée ou
indirectement quand elles apparaissent dans la pensée exprimée par des
mots, nous regardons le rapport de l’esprit avec le monde, nous sommes
obligés d’aboutir à la même conclusion. La définition même de la Vie,
considérée phénoménalement, quand on la réduit à sa forme la plus
abstraite, laisse apparaître la même induction ultime.
Toutes les actions vitales considérées non séparément, mais dans
leur ensemble, ont pour but final l’équilibre de certaines opérations
extérieures avec certaines opérations intérieures. Il y a des forces externes
ayant pour tendance d’amener la matière constituante des corps vivants à
l’état d’équilibre stable dans lequel se trouve la matière des corps
inorganiques; il y a des forces internes qui agissent en antagonisme
constant avec cette tendance, et les changements incessants qui constituent
la vie peuvent être regardés comme dépendant de la maintenance de
l’antagonisme. Par exemple, pour garder la posture droite, il faut que
certains poids soient neutralisés par certains efforts: chaque membre ou
chaque organe gravitant vers la terre et tirant en bas les parties auxquelles il
est attaché, doit être maintenu dans sa position par la tension de divers
muscles, ou, en d’autres termes, les forces qui feraient tomber le corps à
terre si leur action était libre, doivent être contrebalancées par d’autres
forces. Encore, pour maintenir la température à un certain degré, le
processus extérieur de radiation et d’absorption de la chaleur par le milieu
environnant doit rencontrer en opposition un processus interne de
combinaison chimique par lequel une plus grande quantité de chaleur doit
apparaître; à quoi il faut ajouter que, si, par suite des changements
atmosphériques, la perte augmente ou diminue, la production de chaleur
doit devenir plus grande ou plus petite. Il en est de même pour toutes les
actions organiques en général.
84
Dans les modes inférieurs de la vie, les ajustements ainsi maintenus
sont directs et simples; comme, par exemple, dans une plante dont la
vitalité consiste principalement en actions chimiques et osmotiques en
correspondance avec la lumière, la chaleur, l’eau et l’acide carbonique du
milieu. Mais dans les animaux et particulièrement dans les ordres
supérieurs, les ajustements deviennent extrêmement complexes. Les
matériaux pour la croissance et l’entretien n’étant point partout présents
comme ceux requis par les plantes, mais étant dispersés et sous des formes
particulières, il faut les découvrir, s’en emparer et les réduire à un état qui
les rende assimilables. De là le besoin de locomotion, de là la nécessité des
sens, de là la nécessité d’instruments préhensibles et destructeurs; de là la
nécessité d’un appareil digestif compliqué. Remarquez cependant que ces
complications ne sont pas autre chose que des aides pour le maintien de la
balance organique en opposition aux agents physiques, chimiques et autres
qui tendent à la détruire. Et remarquez encore que, tandis que ces
complications viennent en aide à l’adaptation fondamentale des actions
intérieures aux actions extérieures, elles ne sont elles-mêmes pas autre
chose que des adaptations additionnelles de l’activité intérieure à l’activité
extérieure.
Car, que sont ces mouvements par lesquels une bête de proie
poursuit son gibier et ceux par lesquels la proie cherche à échapper à son
ennemi, sinon certains changements dans l’organisme destinés à répondre à
certains changements de son milieu. Qu’est cette opération qui constitue la
perception d’un aliment sinon une corrélation des modifications nerveuses
répondant à une corrélation particulière de propriétés physiques? Qu’est
l’opération par laquelle la nourriture, une fois avalée, est rendue apte à
l’assimilation, sinon une série d’actions mécaniques et chimiques
répondant aux caractères mécaniques et chimiques de la nourriture? Ainsi
donc, alors que la Vie, dans sa forme la plus simple, est la correspondance
85
de certaines actions physico-chimiques internes avec certaines actions
physico-chimiques externes, chaque pas vers une forme supérieure de la
vie, consiste en une meilleure préservation de cette correspondance
primitive au moyen de l’établissement d’autres correspondances.
De sorte que, sans nous occuper de sa nature nouménale, dont nous
ne connaissons rien, la Vie peut être définie comme étant un ajustement
continuel de rapports internes avec des rapports externes. Et en la
définissant ainsi nous voyons que la vie physique et la vie psychique sont
également comprises dans la définition. Ce que nous appelons intelligence
apparaît quand les relations externes auxquelles sont ajustées les relations
internes deviennent nombreuses, complexes et éloignées dans le temps ou
l’espace. Chaque progrès en intelligence consiste essentiellement dans
l’établissement d’ajustements plus variés, plus complets ou plus
enchevêtrés. Et même les plus hautes généralisations de la science
consistent en relations mentales de coexistence et de séquence,
coordonnées de façon à répondre exactement à certaines relations de
coexistence et de séquence qui se produisent dans le monde extérieur. Une
chenille, qui, attirée par une plante d’une certaine odeur, se met à manger,
ressent, dans son intérieur, un rapport organique entre une impression
particulière et un groupe particulier d’actions, lequel rapport correspond à
un rapport extérieur entre l’odorat et la nourriture. Le moineau, guidé par la
corrélation plus complexe d’impressions que la couleur, la forme et les
mouvements de la chenille lui donnèrent, et guidé par d’autres corrélations
qui mesurent la position et la distance de la chenille, ajuste certains
mouvements musculaires en corrélation de façon à saisir la chenille. A une
bien plus grande distance se trouve l’épervier, planant en l’air, affecté par
les rapports de forme et de mouvements que présente le moineau; les séries
beaucoup plus compliquées et prolongées de changements nerveux et
musculaires en corrélation qui apparaissent en lui, en correspondance avec
86
les changements de position du moineau, conduisent finalement à la
capture de celui-ci quand elles sont précisément ajustées à ces relations
changeantes. Chez le chasseur, l’expérience a établi, un rapport entre
l’aspect et le vol d’un épervier et la destruction des autres oiseaux y
compris le gibier. Il y a aussi chez lui un rapport établi entre les
impressions visuelles répondant à une certaine distance dans l’espace et la
portée de son fusil. Et il a aussi appris quels rapports de position doit avoir
la mire avec un point situé un peu au-devant de l’oiseau qui vole, avant
qu’il puisse tirer avec succès. Il en sera de même si nous considérons la
fabrication du fusil. Par des rapports de coexistence entre sa couleur, sa
densité et sa position dans la terre, un minéral particulier est connu comme
pouvant donner du fer, et on obtient du fer quand certaines de nos actions
en corrélation sont ajustées à certaines affinités corrélatives existant dans le
minerai de fer, le charbon et la chaux à haute température. Si nous faisons
un pas de plus et demandons à un chimiste de nous expliquer l’explosion de
la poudre, ou si nous nous adressons à un mathématicien pour avoir une
théorie des projectiles, nous trouvons encore que des relations particulières
ou générales de coexistence et de séquence entre des propriétés, des
mouvements, des positions, etc., sont tout ce qu’ils peuvent nous enseigner.
Et, finalement, qu’on veuille bien remarquer que ce que nous appelons
vérité, ce qui nous guide à l’action qui réussit et conséquemment au
maintien de la vie, n’est pas autre chose que la juste correspondance de
rapports subjectifs avec des rapports objectifs, tandis que l’erreur qui
conduit à l’insuccès et par conséquent à la mort, est l’absence de cette
correspondance exacte. Si donc la vie, comme elle nous est connue,
comprenant l’intelligence dans ses formes les plus élevées, consiste dans
l’ajustement continuel de rapports internes avec des rapports externes, il
s’ensuit nécessairement que notre connaissance a un caractère relatif.
L’acte le plus simple de notre connaissance étant l’établissement entre des
87
états subjectifs d’un rapport qui correspond à un rapport entre des agents
objectifs, et chaque acte de connaissance, toujours plus complexe, étant
l’établissement de rapports plus complexes entre de tels états correspondant
à des rapports plus complexes entre les agents objectifs, il est clair que le
procédé, si loin qu’il soit poussé, ne peut jamais amener dans le champ de
l’intelligence ni les états ni les agents mêmes. En nous assurant quelles sont
les choses qui arrivent en même temps que d’autres et quelles choses sont
la conséquence d’autres, et en supposant qu’on fasse ainsi jusqu’au bout,
on n’aboutira jamais qu’à constater des coexistences et des séquences. Si
chaque acte de connaissance est l’établissement dans la conscience d’un
rapport qui répond à un rapport dans le milieu, la relativité de la
connaissance devient chose évidente, une simple banalité. Penser étant
établir des rapports, aucune pensée ne peut jamais exprimer autre chose que
des rapports.
Remarquons ici que l’objet auquel notre intelligence est confinée
est celui qui la concerne uniquement. La connaissance qui est à notre portée
est la seule qui puisse nous servir à quelque chose. Pour le maintien de la
correspondance entre les actions internes et les actions externes, il suffit
que nous connaissions les choses agissant sur nous dans leurs coexistences
et dans leurs séquences, et nous n’avons aucun besoin de les connaître en
elles-mêmes. Si x et y sont deux propriétés toujours conjointes dans un
objet extérieur et si a et b sont les effets qu’elles produisent dans notre
conscience, la seule chose dont nous ayons besoin est que a et b et le
rapport qui les unit répondent toujours à x et y et au rapport qui les unit. Il
nous est indifférent que a et b soient semblables ou non à x et y.Seraient-ils
identiques que nous n’en serions pas plus avancés; et leur totale
dissemblance ne nous gêne en rien.
Donc, même dans es profondeurs de la nature de la vie, on peut
discerner la relativité de notre connaissance. L’analyse des actions vitales
88
en général ne nous conduit pas seulement à la conclusion que nous ne
pouvons connaître les choses en elles-mêmes, mais encore à la conclusion
que la connaissance des choses en elles-mêmes, fût-elle possible, serait
inutile.
26. — Il reste encore la question finale. Que devons-nous dire de ce
qui dépasse la connaissance? Devons-nous nous arrêter complètement à la
conscience des phénomènes? Le résultat de notre recherche est-il d’exclure
de notre entendement tout ce qui n’est pas relatif? ou faut-il que nous
croyions aussi à quelque chose au delà du relatif?
On pense que la réponse nettement logique est que, de par les
limites de notre intelligence, nous sommes confinés rigoureusement dans le
relatif et qu’on ne peut penser ce qui dépasse le relatif que comme pure
négation, comme non-existence. «L’absolu n’est conçu que par une
négation de concevabilité, a écrit Sir William Hamilton. «L’absolu et
l’infini, dit M. Mansel, sont donc, comme l’inconcevable et
l’imperceptible, des noms indiquant, non pas un objet de pensée ou de
conscience, mais purement et simplement l’absence des conditions sous
lesquelles la conscience est possible.» En sorte que, puisque la raison ne
peut affirmer l’existence positive de ce qui n’est connaissable que comme
négation, nous ne pouvons pas affirmer rationnellement l’existence positive
de quelque chose au delà des phénomènes.
Pour inévitable que cette conclusion paraisse, il me semble qu’elle
contient une grave erreur. Si on accorde les prémisses, il faut admettre la
conséquence; mais les prémisses, dans la forme présentée par Sir William
Hamilton et M. Mansel, ne sont pas strictement vraies. Bien que, dans les
pages précédentes, les arguments employés par ces écrivains, pour montrer
que l’absolu est inconnaissable, aient été cités avec approbation, et bien que
ces arguments aient été renforcés par d’autres également convaincants, il
reste pourtant à indiquer une restriction qui nous sauve du scepticisme dans
89
lequel, sans elle, nous tomberions nécessairement. On ne peut nier qu’aussi
longtemps que nous nous en tiendrons à l’aspect purement logique de la
question, les propositions citées doivent être acceptées en leur entier, mais
lorsque nous examinons son aspect psychologique plus général, nous
trouvons que ces propositions sont d’imparfaites expressions de la vérité,
omettant, ou plutôt excluant comme elles le font, un fait de première
importance. Pour parler directement: outre la conscience définie dont la
logique formule les lois, il y a aussi une conscience indéfinie à laquelle on
ne peut donner de formules. A côté des pensées complètes, il y a des
pensées qu’il est impossible de rendre complètes et qui sont pourtant réelles
dans le sens qu’elles sont des affections normales de l’intellect.
Remarquez d’abord que, chacun des arguments servant à démontrer
la relativité de notre connaissance, postule distinctement l’existence
positive de quelque chose au delà du relatif. Dire que nous ne pouvons pas
connaître l’absolu, c’est l’affirmation implicite qu’il y a un absolu. Dans la
négation de notre pouvoir d’apprendre ce qu’est l’absolu, se trouve à l’état
latent l’admission que l’absolu est, et cette admission prouve que l’absolu a
été présent à l’entendement non comme un rien, mais comme un quelque
chose. On peut en agir pareillement avec chacun des raisonnements par
lesquels on soutient cette doctrine. Le noumène, partout cité comme
l’antithèse du phénomène, est pensé nécessairement comme une réalité. Il
est impossible de concevoir que notre connaissance soit une connaissance
d’apparences seulement, sans admettre en même temps une réalité qui les
soutienne, car on ne peut penser l’apparence sans la réalité. Ôtez des
raisonnements les termes inconditionné, infini, absolu et, à leur place,
écrivez «négation de concevabilité» ou «absence des conditions sous
lesquelles la conscience est possible» et le raisonnement devient absurde.
Pour concevoir chacune des propositions dont se compose le raisonnement,
l’inconditionné doit être représenté comme positif et non comme négatif.
90
Comment alors peut-on légitimement conclure de ce raisonnement que
notre conscience de l’inconditionné est négative. Un raisonnement dont
l’établissement nécessite qu’un certain terme ait un certain sens et qui
aboutit à montrer que ce terme n’a pas ce sens est simplement un suicide
compliqué. La démonstration même de l’impossibilité d’une conscience
définie de l’absolu fait voir clairement qu’elle en suppose inévitablement
une conscience indéfinie.
Le meilleur chemin à prendre pour montrer que nous sommes
obligés de former une conception positive, quoique vague, de ce qui
dépasse la conscience distincte, est peut-être d’analyser notre façon de
concevoir l’antithèse du relatif et de l’absolu. C’est une doctrine qui n’est
mise en doute par personne que les antinomies comme le tout et la partie,
l’égal et l’inégal, le singulier et le pluriel, sont nécessairement conçues en
corrélation: la conception d’une partie est impossible sans la conception du
tout, il ne peut pas y avoir idée d’égalité sans idée d’inégalité. Et il est
indéniable que, de la même façon, le relatif n’est concevable, comme tel,
que par opposition avec le non-relatif ou absolu.
Pourtant Sir William Hamilton, dans sa tranchante (et sur beaucoup
de points irréfutable) critique de Cousin, soutient, en conformité de la
position par lui prise et plus haut relatée, que l’un des corrélatifs n’est pas
autre chose que la négation de l’autre.
«Les corrélatifs, dit-il, se suggèrent certainement les uns les autres, mais
les corrélatifs peuvent être ou n’être pas également réels et positifs. Dans la pensée,
les contradictoires s’impliquent nécessairement, car la connaissance des
contradictoires est une seule connaissance. Mais loin que la réalité d’un
contradictoire garantisse celle de l’autre, elle n’en est pas autre chose que la
négation. Ainsi donc chaque notion positive (le concept d’une chose par ce qu’elle
est) suggère une notion négative (le concept d’une chose par ce qu’elle n’est pas) et
la plus haute notion positive, celle du concevable, n’est pas sans sa correspondante
négative, la notion de l’inconcevable. Mais bien qu’elles se suggèrent
91
mutuellement, il n’y a pourtant que la positive de réelle; la négative n’est qu’une
suppression de l’autre et, dans la plus haute généralité, c’est la suppression de la
pensée elle-même.»
L’assertion que, dans les contradictoires, «le négatif n’est qu’une
suppression de l’autre» — «n’est pas autre chose que sa négation» — n’est
pas vraie. Dans des corrélatifs comme égal et inégal, il est évident que le
concept négatif contient quelque chose de plus que la négation du positif;
car les choses desquelles on nie l’égalité ne sont pas abolies de la
conscience par cette négation. Et le fait laissé de côté par Sir William
Hamilton, c’est qu’il en est de même pour ces corrélatifs dont le négatif est
inconcevable dans le sens strict du mot. Prenons, par exemple, le limité et
l’illimité. Notre notion du limité est formée d’abord de la conscience d’une
certaine espèce d’être et ensuite da la conscience des limites sous lesquelles
il est connu. Dans la notion antithétique de l’illimité, la conscience des
limites est abolie, mais pas la conscience d’une certaine espèce d’être. Il est
bien vrai qu’en l’absence de limites conçues cette conscience cesse d’être
un concept proprement dit, mais il n’en est pas moins vrai qu’elle reste
comme mode de conscience. Si, en de tels cas, le contradictoire négatif
n’était, comme on l’allègue, «rien autre» que la négation de l’autre et en
conséquence une simple non-entité, il s’ensuivrait que le négatifs
contradictoires pourraient être employés les uns à la place des autres:
l’illimité pourrait être pensé comme étant en antithèse avec le divisible et
l’indivisible comme en antithèse avec le limité? Tandis que le fait qu’on ne
peut les employer ainsi prouve que dans la conscience l’illimité et
l’indivisible sont qualitativement distincts et conséquemment positifs on
réels puisqu’il ne peut y avoir de distinction entre des riens. L’erreur (dans
laquelle surit naturellement tombés les philosophes ayant pour but de
démontrer les limites et les conditions de la conscience) consiste à supposer
que la conscience ne contient rien autre chose que des limites et des
92
conditions et à négliger totalement ce qui est limité et conditionné. Ou
oublie qu’il y a quelque chose qui a formé la matière première de la pensée
définie et qui reste ensuite après que la forme définie que lui a donnée la
pensée a été détruite. Tout cela peut s’appliquer par changement de termes
à la plus haute et à la dernière de ces antinomies — celle qui existe entre le
relatif et le non-relatif. Nous sommes conscients du relatif comme existant
sous des conditions et des limites. Il est impossible de penser ces conditions
et limites sans quelque chose à quoi elles donnent la forme. L’abstraction
de ces conditions et limites est, par hypothèse, l’abstraction d’elles
seulement. Conséquemment il doit y avoir un résidu de conscience de
quelque chose qui emplissait leurs contours. Et ce quelque chose indéfini
constitue notre conscience du non-relatif ou absolu. Bien qu’il soit
impossible de donner à cette conscience aucune expression qualitative on
quantitative, il n’en est pas moins certain qu’elle reste chez nous comme un
élément de pensée positif et indestructible.
Cette vérité deviendra plus manifeste si l’on remarque que notre
conception du relatif disparaît elle-même si notre conscience de l’absolu est
une pure négation. Il est admis ou plutôt soutenu par les écrivains cités que
les contradictoires ne peuvent être connus que dans leurs rapports les uns
avec les autres — que l’égalité, par exemple, ne peut être pensée qu’avec
l’inégalité, et qu’aussi le relatif ne peut lui-même être conçu que par
opposition avec le non-relatif. Il est aussi admis ou plutôt soutenu que la
conscience d’un rapport implique la conscience de ses deux termes. Si on
nous demande de concevoir le rapport entre le relatif et le non-relatif sans
être conscients des deux, «nous sommes en fait (pour citer les termes de M.
Mansel appliqués différemment) obligés de comparer ce dont nous ne
sommes pas conscients; la comparaison étant elle-même un acte de
conscience n’est possible que par la conscience de ses deux objets».
Qu’advient-il alors de l’assertion que «l’absolu est conçu simplement par
93
une négation de la concevabilité» ou comme «la simple absence des
conditions sous lesquelles la conscience est possible»? Si le non-relatif ou
absolu est présent dans la pensée seulement comme une négation pure,
alors le rapport entre lui et le relatif devient impensable, parce que l’un des
termes du rapport se trouve absent de la conscience. Et si ce rapport est
impensable, le relatif est impensable lui-même par manque de son
antithèse: d’où résulte la disparition totale de la pensée.
Sir William Hamilton et M. Mansel admettent à d’autres endroits
distinctement que, pour indéfinie qu’elle soit, notre conscience de l’absolu
est positive. Le passage même dans lequel Sir William Hamilton affirme
que l’absolu est conçu simplement par une négation de la concevabilité,
finit par cette remarque que, «par une révélation merveilleuse, nous
recevons ainsi dans la conscience même de notre inaptitude à concevoir
quelque chose au-dessus du relatif et du fini, la croyance à l’existence de
quelque chose d’inconditionné, au delà de la sphère de la réalité
compréhensible». La dernière de ces assertions admet, en fait, ce que la
première nie. Par les lois de la pensée comme il les interprète, Sir William
Hamilton se trouve forcé de conclure que notre conscience de l’absolu est
une négation pure. Il trouve néanmoins qu’il existe dans la conscience une
conviction irrésistible de la réelle «existence de quelque chose
d’inconditionné». Et il franchit la contradiction en parlant de cette
conviction comme d’une «révélation merveilleuse», une «croyance» qui
nous est inspirée, paraissant ainsi suggérer qu’elle diffère surnaturellement
des lois de la pensée. M. Mansel est entraîné à une pareille contradiction.
Lorsqu’il dit que «nous sommes forcés, par la constitution de notre
entendement, de croire à l’existence d’un absolu et d’un être infini, —
croyance qui paraît nous être imposée comme complément de notre
conscience du relatif et du fini», il dit clairement, quoiqu’implicitement,
que cette conscience est positive, et non négative. Il admet tacitement que
94
nous sommes obligés de regarder l’absolu comme quelque chose de plus
qu’une négation, — que la conscience que nous en avons n’est pas
simplement «l’absence des conditions sous lesquelles la pensée est
possible».
La suprême importance de cette question sera mon excuse pour
retenir encore l’attention du lecteur dans l’espoir d’éclairer les difficultés
restantes. Le caractère nécessairement positif de notre conscience de
l’inconditionné qui, comme nous l’avons vu, est la conséquence d’une loi
dernière de la pensée, sera mieux compris en examinant la façon dont la
pensée est produite.
L’un des arguments employés pour prouver la relativité de notre
connaissance est que nous ne pouvons concevoir l’espace ou le temps soit
comme limité, soit comme illimité. Il a été montré que, lorsque nous leur
imaginons une limite, apparaît simultanément la conscience d’un espace ou
d’un temps au delà de cette limite. Ce temps ou cet espace éloigné, bien
que n’étant pas regardé comme défini, est cependant regardé comme réel.
Bien que nous n’en formions pas, à proprement parler, une conception,
puisque nous ne l’enfermons pas dans des limites, il y a pourtant dans notre
entendement la matière amorphe d’une conception. Il en est de même de
notre conscience de la cause. Nous ne sommes pas plus capables de former
une idée déterminée d la cause que de l’espace et du temps et nous sommes
en conséquence forcés de penser la cause qui est an delà des limites de
notre pensée comme positive, quoique indéfinie. De même que lorsqu’on
conçoit un espace limité apparaît la conscience naissante d’un espace au
delà de ses limites, quand nous pensons à n’importe quelle cause définie, il
s’élève une naissante conscience de quelque cause derrière elle; et, dans un
cas comme dans l’autre, cette conscience naissante est, en substance,
pareille à celle qui la suggère, quoique sans forme. La vitesse acquise de la
pensée nous emporte au delà de l’existence conditionnée à l’existence
95
inconditionnée, et celle-ci persiste toujours en nous comme le corps d’une
pensée à laquelle nous ne pouvons pas donner de forme.
De là notre ferme croyance à la réalité objective. Quand on nous
apprend qu’un morceau de matière que nous regardons comme existant
extérieurement ne peut pas être réellement connu, mais que nous n’en
pouvons connaître que certaines impressions produites sur nous, nous
sommes cependant obligés, par le caractère relatif de la pensée, de penser à
ces impressions comme étant en rapport avec une cause — la notion d’une
existence réelle qui a engendré ces impressions devient naissante. S’il est
prouvé que chaque notion de l’existence réelle que nous pouvons établir est
en elle-même contradictoire, — que la matière, de quelque façon que nous
la concevions, n’est pas la matière telle qu’elle est réellement, notre
conception, quoique transfigurée, n’est pas détruite: il reste le sens de la
réalité, éloigné autant qu’on voudra des formes particulières sous lesquelles
il était auparavant représenté en pensée. Bien que la Philosophie condamne
successivement toutes les tentatives de conception de l’absolu; — bien
qu’en lui obéissant nous opposions une négation à chaque idée nouvelle qui
se présente, comme nous ne pouvons cependant expulser de notre
conscience tout ce qu’elle contient, il y reste toujours un élément qui prend
des formes nouvelles. La négation continuelle de chaque forme et de
chaque limite particulière a simplement pour résultat l’abstraction plus ou
moins complète de toutes les formes et de toutes les limites, et aboutit ainsi
à la conscience indéfinie du sans formes et du sans limites.
Ici nous arrivons en face de la dernière difficulté. Comment une
conscience du sans formes et du sans limites peut-elle être constituée, alors
que, par sa nature même, la conscience n’est possible que sous des formes
et des limites? Bien que n’étant pas retirée directement par le retrait de ses
conditions, la matière première de la pensée n’est-elle pas retirée
implicitement? Ne doit-elle pas s’évanouir quand les conditions de son
96
existence s’évanouissent? Il est manifeste qu’il doit y avoir une solution à
cette difficulté, puisque ceux-là mêmes qui avancent cette difficulté
admettent, comme cela a été montré, que nous avons une certaine
conscience de ce genre, et la solution apparaît comme devant être celle qui
a été précédemment esquissée. Une telle conscience n’est pas et ne peut pas
être constituée par un seul acte mental, mais est le produit d’un grand
nombre d’actes mentaux. De chaque concept un élément demeure
persistant. Il est impossible que cet élément soit absent de la conscience ou
qu’il soit tout seul présent dans la conscience. L’une ou l’autre alternative
impliquerait l’inconscience — l’une par manque de substance, l’autre par
manque de forme. Mais la persistance de cet élément, sous des conditions
successivement différentes, nécessite qu’on ait le sens de sa distinction des
conditions, de son indépendance à leur égard. On ne peut se délivrer du
sentiment de quelque chose qui est conditionné dans chaque pensée, parce
qu’on ne peut pas se débarrasser de ce quelque chose. Comment alors le
sentiment de ce quelque chose est-il constitué? Évidemment par la
combinaison de concepts différents, dépouillés de leurs limites et
conditions. Nous formons cette pensée indéfinie comme nous formons
beaucoup de nos pensées. Je vais le montrer par un exemple.
Un objet étendu et complexe, ayant un trop grand nombre
d’attributs pour qu’on puisse se les représenter d’un seul coup, est
cependant assez bien conçu par l’union de plusieurs représentations dont
chacune contient une partie de ses attributs. En pensant à un piano, on
imagine d’abord son apparence extérieure, puis on y ajoute aussi (par des
actes mentaux distincts) les idées de son côté opposé et de sa substance
solide. Une conception complète comprend celles des cordes, des
marteaux, des sourdines, des pédales, et, pendant qu’on les imagine
successivement, les attributs auxquels on a pensé d’abord disparaissent
97
partiellement ou totalement de la conscience. Néanmoins le groupe entier
constitue une représentation du piano.
Comme, dans ce cas, nous formons un concept défini d’une
existence particulière, en posant des limites et des conditions par des actes
successifs, de même, dans le cas inverse, en enlevant par des actes
successifs des limites et des conditions, nous formons une notion indéfinie
de l’existence en général. En fondant ensemble une série d’états de
conscience de chacun desquels, à mesure qu’il se présente, on enlève ses
limites et ses conditions, on produit la conscience de quelque chose
d’inconditionné.
Pour parler plus exactement: cette conscience n’est pas l’abstrait
d’un groupe quelconque de pensées, d’idées ou, de conceptions; mais c’est
l’abstrait de toutes les pensées, idées ou conceptions. Ce qui est commun à
elles toutes, nous l’exprimons par le mot existence. Dissocié que cela est de
tous ses modes de manifestation par leur changement perpétuel, cela reste à
titre de conscience indéfinie de quelque chose de constant sous tous les
modes, de quelque chose de distinct de ses apparences. La différence que
nous sentons entre les existences particulières et l’existence générale est la
différence entre ce qui, en nous, est changeant et ce qui ne change pas; le
contraste entre le relatif et l’absolu dans notre entendement est réellement
le contraste entre cet élément mental qui existe absolument et les éléments
qui existent relativement.
De sorte que cet ultime élément mental est à la fois nécessairement
indéfini et nécessairement indestructible. Notre conscience de
l’inconditionné étant littéralement la conscience inconditionnée ou la
matière première de la pensée à laquelle, en pensant,nous donnons des
formes définies, il s’ensuit qu’un sentiment toujours présent de l’existence
réelle est la base de notre intelligence. Comme par nos actes mentaux
successifs, nous pouvons nous débarrasser de toutes les conditions
98
particulières et les remplacer par d’autres, mais ne pouvons nous
débarrasser de cette substance de conscience indifférenciée qui est à
nouveau conditionnée dans chaque pensée, il reste toujours en nous un
sentiment de ce qui a une existence persistante et indépendante des
conditions. Alors que, par les lois de la pensée, nous sommes empêchés de
former une conception de l’existence absolue, nous sommes, par les lois de
la pensée, empêchés d’exclure la conscience de l’existence absolue; cette
conscience étant, comme nous le voyons ici, l’inverse de la conscience
personnelle. Et puisque la mesure de la valeur relative de nos croyances est
le degré de leur persistance contre les efforts faits pour les changer, il
s’ensuit que celle-ci, qui persiste en tous temps et dans toutes les
circonstances, a la plus haute valeur de toutes. Les points essentiels dans
cette argumentation un peu compliquée sont les suivants: dans l’affirmation
même que toute connaissance méritant ce nom est relative, se trouve
impliquée l’assertion qu’il y a un non-relatif. A chaque pas de
l’argumentation par laquelle on établit cette doctrine, on sous-entend cette
affirmation. De la nécessité de penser par des rapports suit que le relatif est
lui-même inconcevable s’il n’est en rapport avec un non-relatif réel. Si l’on
n’admet pas un non-relatif ou absolu, le relatif lui-même devient absolu et
contredit l’argumentation. En examinant nos pensées, nous avons vu qu’il
est impossible de nous débarrasser de la conscience d’une réalité située
derrière les apparences et que le résultat de cette impossibilité est notre
croyance indestructible à cette réalité.
CHAPITRE V - Réconciliation
99
objective, sont démontrées par la science subjective comme nécessitées par
les lois de cette intelligence. Finalement nous découvrons que cette
conclusion qui, formulée sans restriction, semble opposée aux convictions
instinctives de l’humanité, entre en accord avec elles quand on la restreint
comme il convient.
Là se trouve donc cette base d’accord à la découverte de laquelle
nous sommes partis. Cette conclusion, dont la science objective fournit les
preuves et que la science subjective montre inévitable, cette conclusion, qui
met d’accord les résultats de la spéculation avec ceux du sens commun, est
aussi la conclusion qui réconcilie la religion et la science. Le sens commun
affirme l’existence d’une réalité, la science objective prouve que cette
réalité ne peut pas être ce que nous la pensons; la science objective montre
pourquoi nous ne pouvons la penser telle qu’elle est, tout en étant forcés de
la penser comme existante; et dans cette affirmation d’une réalité dont la
nature est totalement inscrutable, la religion trouve une affirmation
coïncidant complètement avec la sienne propre. Nous sommes obligés de
regarder chaque phénomène comme la manifestation de quelque puissance
qui agit sur nous; bien que l’omniprésence ne soit pas chose concevable,
comme cependant l’expérience ne découvre pas de bornes à la diffusion des
phénomènes, il nous est impossible de penser des limites à la présence de
cette puissance, tandis que les critiques faites par la science nous
enseignent que cette puissance est incompréhensible. Et cette conscience
d’une puissance incompréhensible appelée omniprésente, par suite de notre
incapacité de lui assigner des limites, est justement la conscience sur
laquelle repose la religion.
Pour comprendre pleinement la réalité de cette réconciliation, il sera
utile d’examiner les attitudes que, de tout temps, la religion et la science
ont prises en face de cette conclusion.
100
28. — Dans ses formes primitives et grossières, la religion
manifesta, pour vaguement que ce fût, une intuition qui fut le germe de
cette croyance supérieure dans laquelle les philosophies s’unissent
finalement. La conscience du mystère peut être trouvée dans la plus
grossière théorie des esprits. Chaque croyance supérieure, en rejetant ces
interprétations simples et définies de la nature auparavant données, est
devenue, par là même, plus religieuse. A mesure que les agents concrets et
concevables, reconnus comme les causes des choses, ont été remplacés par
des agents moins concrets et moins concevables, l’élément de mystère est
devenu de plus en plus prédominant. Le changement essentiel, que dépeint
l’histoire religieuse, est formé de toutes les phases de la disparition de ces
dogmes par lesquels le mystère était rendu non mystérieux. Et ainsi la
religion s’est rapprochée graduellement de la reconnaissance complète de
ce mystère qui est son but.
La religion a constamment combattu pour cette croyance
essentielle. Quelque grossiers qu’aient été les déguisements sous lesquels la
religion accepta d’abord cette croyance, et bien qu’elle l’ait chérie sous des
vêtements qui la défiguraient, elle n’a jamais cessé de la maintenir et de la
défendre. Bien que, d’âge en âge, la science l’ait constamment battue
partout où elles se sont rencontrées, et l’ait obligée d’abandonner une plus
ou moins grande partie de ses positions, elle a gardé celles qui lui restaient
avec une ténacité qui ne s’est point relâchée. Après que la critique a eu
démoli ses arguments, il lui est quand même resté la conscience
indestructible d’une vérité qui, quelque défectueux que fût son mode
d’expression, est cependant une vérité hors de doute.
Mais si, dès le début, la religion a eu pour fonction capitale
d’empêcher les hommes d’être entièrement absorbés dans le relatif et
l’immédiat et de les éveiller à la conscience de quelque chose au delà du
relatif, elle n’a que fort imparfaitement rempli cette fonction. Dans ses
101
premiers états, la conscience du surnaturel, étant simplement la conscience
de nombreuses personnes surnaturelles, essentiellement semblables à
l’homme, n’était pas très éloignée de la conscience ordinaire. Ainsi
constituée, la religion a été toujours plus ou moins irréligieuse et, en vérité,
continue encore à être grandement irréligieuse de nos jours.
D’abord (en nous bornant à considérer la religion dans sa forme la
plus développée) elle a de tous temps professé qu’elle possédait une
certaine connaissance de ce qui dépasse la connaissance et a contredit ainsi
ses propres enseignements. D’un côté, elle affirmait que la cause de toutes
choses est au delà de l’entendement, puis, tout de suite après, elle affirmait
que la cause de toutes choses possède tels et tels attributs — c’est à dire
peut être comprise par ces attributs.
Ensuite, bien qu’étant en grande partie sincère dans sa fidélité à la
grande vérité qu’elle avait à soutenir, elle a souvent manqué de sincérité et
a, par conséquent, été irréligieuse en soutenant les doctrines absurdes au
moyen desquelles elle cachait cette grande vérité. Chaque affirmation
concernant la nature, les actes ou les motifs de cette Puissance que
l’univers nous manifeste, a été mise en question bien des fois et démontrée
contradictoire avec elle-même ou avec les affirmations qui
l’accompagnaient. Cependant, chacune d’elles a été soutenue siècle après
siècle. Tout comme si elle avait ignoré qu’on ne pouvait prendre sa position
centrale, la religion a défendu avec obstination chacun de ses postes
avancés, même quand il était bien évident qu’il n’était plus tenable. Et cela
nous conduit à la troisième et à la plus sérieuse forme d’irréligion que la
religion a manifestée, savoir, une croyance imparfaite à cela qu’elle
professe de croire spécialement.
La religion n’a jamais complètement compris à quel point est
imprenable sa position centrale. Dans la foi la plus dévote que nous voyons
ordinairement, gît un noyau de scepticisme, et c’est ce scepticisme qui est
102
la cause de la peur de l’investigation manifestée par la religion quand elle
se trouve en face de la science. Obligée d’abandonner l’une après l’autre
les superstitions auxquelles elle se cramponnait autrefois, et voyant chaque
jour ses croyances les plus chères ébranlées, la religion craint secrètement
que toutes choses soient un jour expliquées, trahissant elle-même
l’existence chez elle d’un doute qui l’oblige à se demander si la Cause
incompréhensible dont elle a conscience est bien réellement
incompréhensible. Nous devons toujours nous souvenir que la religion,
parmi ses erreurs et ses corruptions nombreuses, a toujours affirmé et
répandu une vérité suprême. Dès l’abord, la reconnaissance de cette vérité,
pour si imparfaite qu’elle fût, a été son élément vital, et ses principaux
défauts, autrefois poussés à l’extrême, mais diminuant graduellement, sont
venus de son refus de reconnaître totalement ce qu’elle reconnaissait en
partie. L’élément véritablement religieux de la religion a toujours été bon;
ce qui est devenu insoutenable en doctrine et vicieux en pratique, c’est son
élément irréligieux dont elle s’est purifiée peu à peu.
29. — Remarquez maintenant que la science a été l’agent
purificateur. Des deux côtés ce fait est méconnu. La religion ignore sa dette
immense envers la science; la science soupçonne à peine de combien la
religion lui est redevable. Pourtant on peut démontrer que chaque pas fait
par la religion sur le chemin du progrès, depuis sa conception primitive la
plus basse jusqu’à la conception relativement élevée atteinte aujourd’hui, a
été aidé par la science, ou mieux, que la science a obligé la religion à le
faire, et que, même à présent, la science pousse la religion pour qu’elle
continue à marcher dans la même direction.
Si nous comprenons sous le nom de science toute connaissance
définie de l’ordre existant dans les phénomènes, il devient évident que, dès
le début, la découverte d’un ordre a modifié cette conception de désordre
qui est latente sous toute superstition. Aussitôt que l’expérience a montré
103
que certains changements familiers se produisent toujours dans le même
ordre, la conception des personnalités particulières, aux volitions variables
desquelles ces changements étaient auparavant attribués, a commencé à
s’affaiblir dans l’esprit. Et lorsque, pas à pas, les observations accumulées
font la même chose pour les changements moins familiers, une
modification de croyance analogue se produit à leur égard.
Alors que cette opération semble anti-religieuse et à ceux qui
l’effectuent et à ceux qui la subissent, c’est en réalité tout le contraire. Au
lieu de l’agent particulier et compréhensible qu’on assignait comme cause
au phénomène, c’est un agent moins particulier et moins compréhensible
qui est conçu comme étant en jeu, et bien que celui-ci, se trouvant en
opposition avec le précédent, ne puisse pas éveiller tout d’abord le même
sentiment, cependant, comme il est moins compréhensible, il doit
finalement pouvoir éveiller ce sentiment avec plus de plénitude.
Prenons un exemple. Dans l’antiquité, le soleil était considéré
comme le char d’un dieu traîné par des chevaux. A quel point l’idée aussi
grossièrement exprimée était idéalisée, nous n’avons pas à l’examiner ici. Il
suffit de remarquer que cette manière d’expliquer le mouvement apparent
du soleil par des agents semblables à certains agents terrestres, mettait un
mystère quotidien à la portée des intelligences les plus communes.
Lorsque, bien des siècles après, Copernic ayant énoncé la théorie
héliocentrique du système solaire, Képler découvrit que les orbites des
planètes sont des ellipses et que les planètes décrivent des arcs égaux en
des temps égaux, on conclut que, dans chacune d’elles, se trouvait un esprit
pour guider ses mouvements. Nous voyons ici qu’avec le progrès de la
science avait disparu l’idée d’une traction mécanique grossière comme
celle qu’on avait d’abord conçue pour le soleil, mais aussi que, tandis
qu’on substituait une force moins concevable pour l’explication des
mouvements célestes, on pensait encore qu’il était nécessaire d’admettre
104
des agents personnels comme cause de l’irrégularité régulière des
mouvements. Lorsqu’il fut finalement prouvé que ces révolutions
planétaires, avec toutes leurs variations et leurs perturbations, se
conforment à une loi universelle — quand on eut mis de côté les esprits
dirigeants de Képler et mis à leur place la force de gravitation, le
changement fut, en réalité, l’abolition d’une cause imaginable et son
remplacement par une cause inimaginable. Car bien que la loi de
gravitation soit à la portée de notre entendement, il nous est impossible de
concevoir la force de gravitation. Newton lui-même confessait que la force
de gravitation était incompréhensible sans un milieu éthéré, et, comme
nous l’avons déjà vu (§ 18), l’admission d’un éther ne nous est d’aucune
utilité.
Il en est ainsi pour la science en général. Ses progrès, faits en
groupant sous des lois les rapports particuliers des phénomènes et ces lois
particulières sous des lois de plus en plus générales, sont nécessairement
des progrès vers des causes de plus en plus abstraites.
Et des causes de plus en plus abstraites sont nécessairement des
causes de moins en moins concevables, puisque la formation d’une
conception abstraite nécessite qu’on laisse tomber certains éléments
concrets de la pensée. De sorte que la conception la plus abstraite dont la
science s’approche lentement est une conception qui s’enfonce dans
l’inconcevable ou l’impensable, en laissant tomber tous les éléments
concrets de la pensée. C’est ainsi que se trouve justifiée l’assertion que les
croyances que la science force la religion à prendre, sont intrinsèquement
plus religieuses que celles qu’elles ont remplacées.
Cependant, la science a, comme la religion, très incomplètement
rempli son office. Comme la religion a manqué à son rôle en tant qu’elle a
été irréligieuse, la science a failli au sien aussi en tant qu’elle a été non
scientifique.
105
Examinons les faits parallèlement.
Dans ses premières étapes, alors qu’elle commençait à enseigner les
rapports constants des phénomènes, et discréditait par là la croyance à des
personnalités distinctes comme causes des phénomènes, la science
substituait elle-même la croyance à des causes qui, si elles n’étaient pas
personnelles, étaient pourtant concrètes. Quand on disait que certains faits
montraient que «la Nature a horreur du vide»; quand les propriétés de l’or
étaient expliquées comme venant d’une certaine entité qu’on nominait
l’«auréité», et quand les phénomènes de la vie étaient attribués à «un
principe vital», on établissait ainsi une manière d’interpréter les faits qui,
en même temps qu’elle était antagoniste de celle de la religion, parce
qu’elle assignait d’autres causes, était aussi non scientifique parce qu’elle
admettait la connaissance de ce dont on ne connaissait rien. Ayant
abandonné les causes métaphysiques après avoir vu qu’elles n’étaient pas
des existences indépendantes, mais simplement des combinaisons
particulières de causes générales, la science a plus récemment attribué pour
cause à des groupes de phénomènes nombreux l’électricité, l’affinité
chimique, et autres forces générales. Mais en parlant de celles-ci comme
d’entités indépendantes et ultimes, la science a conservé en fait la même
attitude qu’auparavant. En rendant ainsi compte de tous les phénomènes, la
science n’a pas seulement maintenu son apparent antagonisme envers la
religion en mettant en avant des causes d’une espèce radicalement
différente, mais encore elle s’est montrée antiscientifique en tant qu’elle a
implicitement admis la compréhension de ces causes. Actuellement, les
plus avancés des hommes de science abandonnent ces dernières
conceptions comme leurs prédécesseurs ont abandonné les leurs.
Magnétisme, chaleur, lumière, etc., dont on parlait au commencement du
siècle comme de substances impondérables distinctes, sont regardés par les
physiciens d’à présent comme les modes divers de manifestation d’une
106
force universelle et, en les tenant pour tels, ils cessent de considérer cette
force comme compréhensible. A chaque étape de sa marche en avant, la
science a ainsi trébuché sur des solutions superficielles, a
antiscientifiquement oublié de se demander quelle était la nature de ces
agents qu’elle invoquait familièrement. Bien qu’à chaque étape successive
elle ait pénétré un peu plus avant et qu’elle ait fondu ses causes supposées
en de plus générales et de plus abstraites, elle s’est encore, comme devant,
contentée de celles-ci comme si elles avaient été des réalités vérifiées. Et
cela, qui a été constamment une caractéristique antiscientifique de la
science, a été constamment en partie cause de son conflit avec la religion.
30. — Ainsi, dès le début, les fautes de la religion et celles de la
science ont été les fautes du développement imparfait. A l’origine un
simple rudiment, chacune a grandi; le vice de chacune d’elles a été en tous
temps son manque d’achèvement; les désaccords entre elles ont été les
conséquences de leur non-achèvement et quand elles atteignent leur forme
finale, elles se trouvent en harmonie.
Le progrès de l’intelligence a été double partout. Bien qu’il n’ait
pas apparu tel à ceux qui l’ont fait, chaque pas en avant a été un pas à la
fois vers le naturel et vers le surnaturel. Une interprétation meilleure de
chaque phénomène a été, d’un côté, le rejet d’une cause relativement
concevable en sa nature, mais inconnue quant à sa manière d’agir, et, de
l’autre côté, l’admission d’une cause connue dans sa manière d’agir, mais
relativement inconcevable en sa nature. Le premier pas en avant impliquait
la conception de causes moins assimilables que les causes familières,
hommes et animaux, et conséquemment moins comprises, tandis qu’en
môme temps ces causes nouvellement conçues, en tant qu’elles étaient
distinguées par leurs effets uniformes, étaient mieux comprises que celles
qu’elles remplaçaient. Tous les progrès ultérieurs montrent le même double
résultat; ainsi donc le progrès s’est fait aussi bien pour l’établissement du
107
positivement inconnu que pour l’établissement du positivement connu. De
sorte qu’à mesure que la connaissance avance, des faits, dont on ne pouvait
se rendre compte, et surnaturels d’apparence, sont amenés dans la catégorie
des faits dont on peut se rendre compte ou faits naturels, et en même temps
ou démontre que tous les faits dont on peut se rendre compte, ou faits
naturels, ont une origine dont on ne peut se rendre compte ou surnaturelle.
De sorte qu’apparaissent deux états antithétiques de l’esprit répondant aux
deux côtés opposés de cette existence à laquelle nous pensons. Alors que
notre conscience de la nature sous un aspect constitue la science, celle que
nous en avons sous l’autre aspect constitue la religion.
En d’autres termes, la science et la religion ont subi une lente
différenciation, et leurs conflits furent dus à la séparation imparfaite de
leurs sphères et fonctions.
La religion a dès l’abord lutté pour réunir plus ou moins de science
à sa nescience; la science a, dès son premier pas, gardé plus ou moins de
nescience en la considérant comme partie de la science. Aussi longtemps
que la différenciation n’est pas terminée, il doit se produire plus ou moins
d’antagonisme. Graduellement, à mesure que sont établies les limites de la
connaissance possible, les causes de conflit vont diminuant. Une paix
permanente sera atteinte quand la science sera pleinement convaincue que
ses applications se rapportent à ce qui est prochain et relatif, en même
temps que la religion sera totalement convaincue que le mystère qu’elle
contemple est final et absolu.
La religion et la science sont donc des corrélatifs nécessaires. Pour
continuer une métaphore déjà employée, elles sont les pôles positif et
négatif de la pensée; aucun des deux ne peut augmenter d’intensité sans
que l’intensité de l’autre augmente en même temps.
31. — Il en est qui allèguent que, bien que la cause première des
choses ne puisse être réellement conçue par nous comme ayant des attributs
108
particuliers, nous sommes pourtant obligés d’admettre ces attributs. Bien
que les formes de notre conscience soient telles que l’absolu ne puisse en
aucune façon et à aucun degré y entrer, on nous dit pourtant que nous
devons nous représenter l’absolu comme ayant certains caractères. Comme
écrit M. Mansel dans l’ouvrage que j’ai déjà longuement cité: «C’est donc
notre devoir de penser Dieu comme personnel, et il est de notre devoir de
croire qu’il est infini.»
S’il y a un sens dans les arguments qui précèdent, nous n’avons le
devoir ni d’affirmer, ni de nier la personnalité. Notre devoir est de nous
soumettre aux limites posées à notre intelligence, et non de nous rebeller
contre elles. Laissons croire ceux qui le peuvent qu’il y a une guerre
éternelle entre nos facultés intellectuelles et nos obligations morales. Pour
ma part, je n’admets pas que la constitution des choses soit si radicalement
vicieuse.
Ceci qui, à beaucoup, paraîtra une position essentiellement
irréligieuse, est au contraire une position essentiellement religieuse; bien
plus, c’est la position religieuse unique, de laquelle les autres ne font que
s’approcher plus ou moins. Dans l’estimation qu’elle implique de la cause
première, elle ne tombe pas en deçà de la position alternative, mais la
dépasse. Ceux qui adoptent cette position alternative admettent que le choix
est entre la personnalité et quelque chose d’inférieur à la personnalité,
tandis que le choix à faire est plutôt entre la personnalité et quelque chose
de supérieur. N’est-il pas possible qu’il y ait un mode de l’être dépassant
autant l’intelligence et la volonté que ceux-ci dépassent le mouvement
mécanique? Sans aucun doute, nous sommes totalement incapables
d’imaginer un tel mode supérieur d’existence; mais ce n’est pas une raison
pour le mettre en doute; au contraire. N’avons-nous pas vu à quel point nos
esprits sont incapables de former même l’ombre d’une conception de ce qui
se trouve sous les phénomènes? N’est-il pas prouvé que cette incapacité
109
vient de ce que le conditionné est incapable de saisir l’inconditionné? Ne
s’ensuit-il pas que la cause première ne peut en aucune façon être conçue,
parce qu’elle est, sous tous les rapports, plus grande qu’on ne peut la
concevoir. Et ne pouvons-nous alors légitimement nous abstenir de lui
attribuer n’importe quel attribut, par la raison que ces attributs, tirés de
notre propre nature, ne sont pas des élévations, mais des dégradations. Il
semble étrange, en vérité, que les hommes puissent admettre que la plus
haute forme de l’adoration se trouve dans l’assimilation à eux-mêmes de
l’objet de cette adoration. L’élément de leur croyance, qu’ils pensent
essentiel, n’est pas l’admission d’une différence transcendante, mais celle
d’une certaine ressemblance. Il est vrai que le degré de ressemblance
supposée a diminué depuis le temps où les sauvages les plus grossiers
imaginaient que les causes des choses étaient des personnes comme eux,
seulement invisibles. Mais, quoiqu’une forme et une substance corporelles,
semblables à celles de l’homme, aient depuis longtemps cessé, chez les
races cultivées, d’être des attributs de la cause première; quoique les désirs
grossiers aient été aussi rejetés comme éléments ne convenant pas à sa
conception; bien qu’il y ait de l’hésitation à lui attribuer les sentiments
humains les plus élevés, si ce n’est en les idéalisant; cependant on pense
encore qu’il est non seulement convenable,mais inévitable, de lui attribuer
les qualités les plus abstraites de notre nature. Penser que le pouvoir
créateur est anthropomorphe sous tous les rapports est maintenant
considéré comme une impiété par des gens qui se croient pourtant tenus de
penser le pouvoir créateur comme anthropomorphe sous certains rapports,
et qui ne voient pas que cette manière de penser n’est qu’un fantôme de la
première. Et, ce qui est encore plus merveilleux, cette manière de penser est
adoptée même par ceux qui soutiennent que nous sommes totalement
incapables de former une conception quelconque du pouvoir créateur.
Après avoir montré que toute conception concernant la genèse de l’univers
110
nous conduit à des alternatives de pensée également impossibles — après
avoir montré que, par la constitution même de notre esprit, il nous est
interdit de penser l’absolu, on affirme pourtant que nous devons penser
l’absolu comme étant ceci et cela. Sur tous les chemins nous nous cognons
à cette vérité qu’il ne nous est pas permis de connaître — pas même permis
de concevoir — la réalité qui se trouve derrière le voile des apparences; et
pourtant on nous dit qu’il est de notre devoir de croire (et par conséquent
de concevoir en une certaine mesure) que cette réalité existe d’une certaine
manière définie. Appellerons-nous cela de la vénération ou de l’insolence?
On pourrait écrire des volumes sur l’impiété des gens pieux. Dans
les écrits et les discours des docteurs religieux, on rencontre partout un
étalage de familiarité avec le dernier mystère des choses qui n’est pas ce
qui s’accorde le mieux avec les expressions d’humilité qui l’accompagnent.
Cette attitude peut être convenablement symbolisée au moyen du
développement d’une image très employée dans les controverses
théologiques — celle de la montre. Si nous faisions pour un moment la
grotesque supposition que le tic-tac et les autres mouvements de la montre
constituent une espèce de conscience et qu’une montre douée de cette
conscience regarde les actions de l’horloger comme étant déterminées,
ainsi que les siennes, par des ressorts et des échappements, nous ne ferions
que rendre complète une comparaison que les docteurs religieux tiennent
en grande estime. Et si nous allions jusqu’à supposer qu’une montre aurait
non seulement formulé la cause de son existence en ces termes mécaniques,
mais soutiendrait encore que toutes les montres sont obligées, par
vénération, de formuler ainsi cette cause, et blâmerait, comme des montres
athées, toutes celles qui n’oseraient pas la formuler ainsi, nous ne ferions
que mettre en évidence la présomption des théologiens en faisant faire un
pas de plus à leur propre argument. Quelques extraits rendront évidente
pour le lecteur la justesse de cette comparaison. L’un de ceux qui jouissent
111
d’une haute réputation parmi les penseurs religieux nous dit, par exemple,
que l’univers est
«la manifestation et la demeure d’un Esprit Libre comme le nôtre,
incorporant ses pensées dans les arrangements de l’univers, réalisant son propre
idéal dans les phénomènes de cet univers, tout juste comme nous exprimons notre
faculté interne et notre caractère au moyen du langage naturel de notre vie
extérieure. Dans cette manière de voir, nous interprétons la nature par l’humanité,
nous trouvons la clef de ses aspects dans des desseins et des sentiments pareils à
ceux que notre propre conscience nous rend aptes à concevoir, nous cherchons
partout les signes d’une volonté toujours vivante, et nous déchiffrons l’univers
comme l’autobiographie d’un esprit infini, se répétant en miniature dans notre esprit
fini».
Le même écrivain va encore plus loin. Il n’assimile pas seulement
l’horloger à la montre; non seulement il pense que le créé peut déchiffrer
«l’autobiographie» de celui qui le crée; mais il affirme que les limites de
l’un sont nécessairement les limites de l’autre. Les qualités primaires des
corps, dit-il, «appartiennent éternellement au datum matériel objectif à
Dieu» et gouvernent ses actes; tandis que les qualités secondaires «sont les
produits de la raison inventive pure et de la volonté déterminante» et
constituent «le royaume de l’originalité divine»...
«Tandis que sur ce champ secondaire son esprit et le nôtre sont ainsi mis
en contraste, ils se rencontrent en ressemblance sur le premier; aux évolutions de la
pensée déductive, il n’y a qu’un chemin possible pour toutes les intelligences; pas
de merum arbitrium qui puisse faire équivaloir le faux au vrai, ou construire plus
d’une géométrie, plus d’un système de lois physiques pour tous les mondes; et le
Tout-Puissant Architecte lui-même, en réalisant la conception cosmique, en traçant
les orbites dans l’immensité, en déterminant les saisons de toute éternité, est forcé
de suivre les lois des courbes, des mesures et des proportions.»
Ce qui revient à dire que la cause première ressemble à un ouvrier,
non seulement parce qu’elle façonne la donnée matérielle qui lui est
112
objective, mais aussi parce qu’elle est obligée de se conformer aux
propriétés nécessaires de cette matière.
Et ce n’est pas encore tout; on trouve à la suite un compte rendu de
la «psychologie divine» qui va jusqu’à dire que nous «apprenons» «le
caractère de Dieu, l’ordre des affections en lui» «par la distribution de
l’autorité dans la hiérarchie de nos impulsions».En d’autres termes, on
avance que la Cause première a des désirs qui sont à classer en supérieurs
et inférieurs comme les nôtres8.
Tout le monde a entendu parler du roi qui aurait voulu être présent à
la création du monde afin de donner quelques bons conseils. Il était
modeste pourtant en comparaison de ceux qui prétendent non seulement
comprendre les rapports du créateur et de la création, mais encore savoir
comment le créateur est constitué. Et pourtant cette audace transcendante
par laquelle on pense pénétrer les secrets de la puissance qui se manifeste
par toute l’existence et, même mieux, se placer derrière cette puissance
pour examiner les conditions de son activité, voilà ce qui passe
couramment pour être de la piété! Ne pouvons-nous pas affirmer que
l’admission sincère de cette vérité que notre existence et celle de tout le
reste est un mystère absolument hors du domaine de notre compréhension,
contient plus de vraie religion que tous les écrits de théologie dogmatique?
Néanmoins cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître ce qu’il y
a de bon dans ces tentatives obstinées à établir des conceptions de ce qui ne
peut pas être conçu. Depuis le commencement, ç’a été par les échecs
successifs de ces conceptions à contenter l’esprit que des conceptions de
plus en plus hautes ont été graduellement atteintes, et sans doute les
conceptions qui ont maintenant cours sont indispensables comme modes
8 Ces extraits sont pris dans un article du Dr Martineau, intitulé La Nature et Dieu,
paru dans la National Review d’octobre 1860.
113
transitoires de pensée. On peut même en concéder volontiers davantage. Il
est possible, probable même, que, sous les formes les plus abstraites, des
idées de cet ordre continueront toujours à occuper le fond de notre
conscience. Il y a toute apparence qu’on éprouvera toujours le besoin de
donner une forme à ce sentiment indéfini d’une existence première qui
forme la base de notre intelligence. Nous serons toujours obligés de le
regarder comme quelque mode d’existence, c’est-à-dire de nous le
représenter sous une certaine forme de pensée, quelque vague qu’elle soit.
Et nous ne nous tromperons pas en agissant ainsi, tant que nous
considérerons comme de simples symboles les notions de ce genre que
nous établirons. Peut-être que la formation constante de tels symboles, et
leur non moins constante mise de côté pour raison d’insuffisance, peut
devenir par la suite, comme elle l’a été dans le passé, un moyen de
discipline. Construire perpétuellement des idées qui demandent la plus
extrême tension de nos facultés, et trouver perpétuellement que de telles
idées doivent être abandonnées comme des imaginations futiles, peut servir
à nous faire comprendre, mieux que toute autre chose, la grandeur de ce
que nous nous efforçons vainement de saisir. En cherchant continuellement
à connaître et en échouant toujours avec la conviction de plus en plus
profonde de l’impossibilité de connaître, nous pouvons maintenir vivace la
conscience que c’est à la fois notre plus haute sagesse et notre plus grand
devoir de regarder ce par quoi toutes choses existent comme
l’inconnaissable.
32. — Le plus grand nombre rejettera, avec une indignation plus ou
moins vive, une croyance qui leur semblera si vague et si indéfinie. «Vous
nous offrez, diront-ils, une abstraction impensable à la place d’un être à
l’égard duquel nous pouvons éprouver des sentiments définis. Bien qu’on
nous dise que l’absolu est l’unique réalité, cependant, puisqu’il ne nous est
pas permis de le concevoir, il pourrait tout aussi bien être une pure
114
négation. Au lieu d’une puissance que nous pouvons considérer comme
ayant quelque sympathie pour nous, vous nous invitez à contempler une
puissance qui ne peut éprouver aucune espèce d’émotion, de sorte que nous
serons privés de la substance même de notre foi.»
Ce genre de protestation accompagne nécessairement tout
changement d’une croyance inférieure à une croyance supérieure.
L’homme a toujours éprouvé de la satisfaction à croire à une communauté
de nature entre lui et l’objet de son adoration; et ce n’est qu’avec
répugnance qu’il a dû accepter les conceptions de moins en moins
concrètes qui se sont imposées. Il est évident que, dans tous les temps et
dans tous les pays, les sauvages ont éprouvé de la consolation à penser que
leurs divinités étaient d’une nature tellement identique à la leur qu’on
pouvait se les rendre favorables par des offrandes de nourriture, et que la
certitude que la divinité ne pouvait pas être touchée par ces offrandes leur a
été répugnante, parce qu’elle les privait d’un moyen facile de s’assurer une
protection surnaturelle. C’était manifestement pour les Grecs une grande
source de réconfort de penser que, dans les occasions difficiles, ils
pouvaient recevoir, au moyen des oracles, les avis de leurs dieux et même
qu’ils pouvaient obtenir leur aide personnelle dans les combats, et ce fut
probablement une colère très naïvement naturelle qu’ils tournèrent contre
les philosophes qui mirent en question ces grossières idées de leur
mythologie. Une religion qui enseignera à l’Indou qu’il est impossible
d’acquérir la félicité éternelle en se plaçant sous les roues du char de
Jaggernaut ne manquera pas de lui sembler cruelle puisqu’elle le privera de
l’agréable conscience de son pouvoir d’échanger à volonté ses misères
contre des jouissances. Il est tout aussi clair que, pour nos ancêtres
catholiques, les croyances q’on pouvait racheter ses crimes en bâtissant des
églises, qu’on pouvait abréger les peines du purgatoire pour soi-même et
pour ses parents en faisant dire des messes, et qu’on pouvait obtenir
115
l’assistance ou le pardon de la divinité par l’intercession des saints, étaient
des croyances très consolantes, et que le protestantisme, en apportant la
conception d’un Dieu si peu semblable à eux-mêmes que de tels moyens ne
pouvaient l’influencer a dû leur paraître dur et froid. En conséquence, nous
devons naturellement nous attendre à ce qu’un nouveau pas dans la même
direction soit accueilli par une résistance analogue des sentiments outragés.
Aucune révolution mentale ne peut être accomplie sans plus ou
moins de déchirements. Qu’il s’agisse d’un changement d’habitude ou d’un
changement de conviction, il fait toujours violence aux sentiments si
l’habitude ou la conviction est forte et les sentiments doivent naturellement
s’opposer au changement. Car il faut substituer à des sources de
satisfaction dont on a une longue expérience et qui sont, par conséquent,
nettement définies, des sources de satisfaction qu’on n’a pas encore
expérimentées et qui sont, en conséquence, indéfinies. Ce qui est
relativement bien connu et réel doit être abandonné pour ce qui est
relativement inconnu et idéal. Et naturellement cet échange ne peut se faire
sans conflit douloureux. L’antagonisme doit être particulièrement fort
contre toute altération d’une conception aussi profonde et aussi vitale que
celle dont il est ici question. Comme cette conception sert de base à toutes
les idées concernant l’ordre de choses établi, la moindre modification qu’on
y veut apporter peut faire crouler tout ce qu’elle soutient. Ou, pour changer
d’image, cette conception étant la racine de toutes nos idées de bonté, de
droiture et de devoir, il semble impossible de la transformer sans faire périr
ces idées. Toute la portion supérieure de notre nature prend les armes pour
s’opposer à un changement qui paraît devoir déraciner la moralité.
Et ce n’est pas encore là tout ce qu’on peut dire en faveur de ces
protestations. Elles ont encore un sens plus profond. Elles n’expriment pas
simplement la répugnance naturelle contre une révolution de croyances,
répugnance particulièrement intense ici par suite de l’importance vitale de
116
la croyance à révolutionner, mais elles expriment aussi une adhésion
instinctive à une croyance qui est, en un sens, la meilleure — la meilleure
pour ceux qui s’y attachent, bien qu’elle puisse ne pas être la meilleure du
point de vue abstrait. Car, ici, il faut remarquer que ce qui a été signalé
comme les imperfections de la religion, grandes d’abord, puis,
graduellement diminuées, a été imperfection par rapport à un type absolu,
mais non par comparaison avec un type relatif. On peut dire d’une façon
générale que la religion régnant à chaque époque et dans chaque pays a été
une approximation aussi voisine de la vérité qu’elle pouvait l’être alors.
Les formes concrètes sous lesquelles elle a incorporé la vérité ont été des
moyens de rendre pensable ce qui ne l’eût pas été sans ces formes et, par
conséquent, ces formes ont fourni à la vérité des moyens de faire
impression sur les esprits.
Si nous considérons les conditions de la question, nous trouverons
celte conclusion inévitable. A chaque étape du progrès, les hommes sont
forcés de penser avec les idées qui sont en leur possession. Alors que tous
les changements qui frappent leur attention et dont ils peuvent observer
l’origine ont pour antécédents des hommes et des animaux, ils sont
incapables de penser les antécédents en général sous des formes différentes,
et forcément les agents créateurs sont conçus par eux sous ces formes. Si, à
cette étape de la mentalité, on leur enlevait ces conceptions concrètes pour
essayer de les remplacer par des conceptions relativement abstraites, le
résultat serait de les priver de toute conception à ce sujet puisqu’ils ne
pourraient se représenter mentalement celles qu’on voudrait leur fournir. Il
en est ainsi à toutes les étapes du développement de la croyance religieuse,
de la première à la dernière; Quoique l’expérience accumulée modifie
lentement les idées primitives sur les personnalités créatrices et donne
naissance sur leur compte è des idées plus générales et moins définies,
celles-ci ne peuvent pourtant pas être remplacées immédiatement par des
117
idées encore plus générales et plus vagues. Il faut que des expériences
nouvelles fournissent les éléments des abstractions nouvelles nécessaires
avant que le vide mental, établi par la destruction des idées inférieures,
puisse être comblé par des idées d’un ordre supérieur. De nos jours même,
le refus d’abandonner une notion relativement concrète pour une notion
plus abstraite témoigne de l’incapacité de concevoir la notion relativement
plus abstraite et prouve que le changement serait prématuré et pernicieux.
Nous nous rendrons encore mieux compte du danger d’un
changement prématuré de cette nature si nous considérons que l’influence
d’une croyance sur la conduite diminuera dans la même proportion que
l’objet de la croyance sera moins nettement conçu.
Des biens et des maux pareils à ceux que le sauvage a
personnellement éprouvés ou dont lui ont parlé ceux qui les ont éprouvés
sont les seuls qu’il puisse comprendre et il doit les regarder comme se
produisant de la même façon que ceux qu’il a éprouvés. Il doit regarder ses
divinités comme ayant des passions, des motifs et des manières d’agir tout
pareils à ceux des êtres qui sont autour de lui, car des passions, des motifs
et des manières d’agir d’un caractère supérieur lui étant inconnus et étant
en grande partie inconcevables pour lui, il ne peut se les représenter en
pensée jusqu’au point où ils auraient la force d’influencer sa conduite. A
chaque étape de la civilisation, les actions de la Réalité Invisible aussi bien
que les récompenses et les punitions qui en sont le résultat, ne pouvant être
conçues que sous les formes qui sont fournies par l’expérience, si on les
remplace par de plus hautes conceptions avant qu’une expérience plus
étendue ait fourni la matière de ces conceptions supérieures, on n’aboutit
qu’à établir des motifs vagues et sans influence à la place de motifs définis
et efficaces. Même de nos jours, pour la grande masse des hommes qui est
incapable de découvrir nettement les bonnes et les mauvaises conséquences
que la conduite produit dans l’ordre de choses établi, il est bon qu’on lui
118
présente la peinture de punitions et de récompenses futures, de peines et de
plaisirs d’espèce définie, produits par des moyens assez directs et assez
simples pour qu’elle puisse les imaginer clairement.
Il faut même aller plus loin dans la voie des concessions. Il n’y a
encore jusqu’ici que bien peu de personnes qui soient aptes à se passer des
conceptions religieuses ayant cours. Il faut une si grande puissance mentale
pour concevoir les abstractions supérieures comme des choses vivantes et
ces abstractions ont si peu d’influence sur la conduite si elles ne sont pas
conçues comme vivantes que, de longtemps encore, elles ne pourront
exercer d’effet régulateur appréciable que sur une toute petite minorité.
Pour voir clairement comment un acte bon ou mauvais engendre des
conséquences internes et externes qui s’étendent en rameaux s’allongeant
avec les années, il faut une puissance d’analyse qui est rare. Et pour estimer
la totalité de ces conséquences, il faudrait une vigueur de pensée que
personne ne possède. Si ce n’était qu’au cours du développement de la race
l’expérience des effets de la conduite a été lentement généralisée en
principes; si ce n’était que, de génération en génération, les parents ont
insisté sur ces principes qui furent en même temps soutenus par l’opinion
publique, sanctifiés par la religion et renforcés par les menaces de
damnation éternelle en cas de désobéissance; si ce n’était que, par ces
influences puissantes, les habitudes ont été modifiées et les sentiments
correspondants à ces principes sont devenus innés, des résultats désastreux
seraient la conséquence de l’abolition des motifs vigoureux et définis qui
sont fournis par la croyance religieuse établie. Et même dans l’état des
choses, il ne sera pas rare de voir ceux qui abandonnent la foi dans laquelle
ils furent élevés pour cette foi plus abstraite dans laquelle sont réconciliées
la science et la religion, ne pas mettre leur conduite d’accord avec leurs
convictions. N’ayant plus pour guide que leur moralité organique renforcée
par des raisonnements généraux qu’il est difficile de garder toujours
119
présents à l’esprit, les défauts de leur nature surgiront souvent avec plus de
vigueur qu’ils ne l’auraient fait si la croyance antérieure avait été
conservée. La croyance nouvelle ne pourra devenir complètement efficace
que lorsqu’elle sera, comme la croyance actuelle, un élément fourni par
l’éducation première et soutenu par une forte sanction sociale; et les
hommes ne seront prêts pour elle que lorsque, par la continuité de la
discipline, qui les a déjà partiellement façonnés pour les conditions de la
vie en société, ils seront totalement façonnés pour ces conditions.
Il nous faut donc reconnaître que la résistance au changement dans
les opinions théologiques est salutaire dans une grande mesure. Les formes
de religion comme les formes de gouvernement doivent convenir à ceux
dont elles gouvernent la vie, et, dans un cas comme dans l’autre, la forme
qui convient le mieux est celle pour laquelle on a une préférence
instinctive. De même qu’une race barbare a besoin d’une loi terrestre rude
et éprouve de l’attachement pour un despotisme capable d’exercer la
rigueur nécessaire, elle a besoin aussi de la croyance à une loi céleste aussi
rude que la terrestre et elle montre de l’attachement pour cette croyance. De
même que le remplacement subit d’institutions despotiques par des
institutions libérales est sûrement suivi d’une réaction, si une croyance
religieuse bourrée de pénalités idéales redoutables est, d’un seul coup,
remplacée par une autre ne présentant que des pénalités idéales
comparativement douces, il y aura inévitablement un retour vers un mode
de la vieille croyance.
Le parallélisme va plus loin. Durant les périodes où il y a un
extrême désaccord entre le mieux relatif et le mieux absolu, les
changements politiques et religieux qui ne se produisent que rarement sont
violents et ont pour conséquence de violentes rétrogradations. Mais à
mesure que diminue le désaccord entre ce qui est et ce qui devrait être, les
changements deviennent plus modérés et sont suivis de réactions moins
120
fortes, jusqu’à ce que ces mouvements et contre-mouvements, décroissant
en intensité et croissant en fréquence, finissent par se fondre en un
développement à peu près continu. Cela est vrai aussi bien des croyances et
des formes religieuses que des croyances et des formes civiles. Cela nous
enseigne que le système conservateur, en théologie comme en politique,
remplit une fonction importante.
33. — L’esprit de tolérance, qui est un trait si marqué des temps
modernes, a donc un sens plus profond qu’on ne le suppose. Ce qu’en
général nous regardons simplement comme le respect dû au droit d’avoir
une opinion personnelle que possède chaque individu est en réalité une
condition nécessaire à l’équilibre des tendances progressistes et
conservatrices; et un moyen de conserver l’adaptation entre les croyances
des hommes et leur nature. C’est un esprit qu’il faut faire vivre et qui doit
être entretenu particulièrement par le penseur universaliste qui perçoit les
fonctions de ces croyances opposées. Il est sans doute très dur d’être patient
pour celui qui sent la grandeur de l’erreur à laquelle s’attachent ses
compagnons d’existence et la grandeur de la vérité qu’ils rejettent. Il est
dur d’écouter avec calme les futiles arguments employés pour soutenir des
doctrines déraisonnables et de voir défigurer les doctrines antagonistes. Il
est dur de supporter l’étalage de cet orgueil de l’ignorance qui dépasse de si
loin l’orgueil de la science. Naturellement un penseur de ce genre
s’indignera de se voir accusé d’irréligion parce qu’il refuse d’accepter
comme la meilleure, la théorie par laquelle la création est assimilée au
travail d’un charpentier. Il peut penser qu’il est aussi inutile que difficile de
cacher sa répugnance pour une croyance qui attribue tacitement à
l’inconnaissable un amour de l’adulation qui ferait mépriser l’être humain
qui en serait affligé. Convaincu comme il l’est que la souffrance est, dans
l’ordre de la nature, une aide pour faire arriver au bien-être général, il
condamnera peut-être avec emportement la croyance que la punition est
121
une vengeance divine et que la vengeance divine dure éternellement. Il sera
peut-être tenté de laisser voir son mépris quand on lui dira que des actions
inspirées par une sympathie sans égoïsme ou par l’amour pur de la justice
sont intrinsèquement coupables et que la conduite n’est vraiment bonne que
si elle est dirigée par une foi dont le grand motif, ouvertement avoué, est
d’amasser des biens dans un autre monde. Mais il faut qu’il réprime de tels
sentiments. Bien qu’il puisse en être incapable dans l’ardeur de la
discussion, il faut que, dans les moments plus calmes, il restreigne son
antagonisme de manière que son jugement mûri et la conduite qui en
résulte n’en soient pas influencés.
Pour ce faire, il doit avoir toujours présents à l’esprit trois faits
cardinaux sur deux desquels nous avons déjà insisté, le troisième restant
encore à signaler. Le premier est celui dont nous sommes partis, savoir:
l’existence d’une vérité fondamentale sous toutes les formes de religion, si
dégradées qu’elles soient; chacune d’elles possède une âme de vérité. Le
second dont nous avons traité longuement dans la section précédente, est
que, tandis que les éléments concrets en lesquels chaque croyance
incorpore son âme de vérité sont mauvais, si on les compare à un type
absolu, ils sont bons si on les compare à un type relatif. Le troisième fait
cardinal, c’est que ces diverses croyances font partie de l’ordre de choses
établi et qu’elles en sont, sinon dans leur forme particulière, au moins dans
leur forme générale, des parties nécessaires. Lorsque nous considérons que,
partout, se trouve présente l’une ou l’autre d’entre elles; qu’elles sont en
perpétuelle croissance et que, si on en rase une, elle se développe à
nouveau sous une forme qui n’est que légèrement modifiée, nous ne
pouvons éviter de conclure qu’elles sont des accompagnements nécessaires
de la vie humaine et que chacune d’elles est adaptée à la société où elle a
pris naissance. Nous sommes obligés de les reconnaître pour des éléments
de la grande évolution dont le commencement et la fin sont au delà de notre
122
savoir ou même de notre conception, pour des modes de manifestation de
l’inconnaissable qui est par conséquent leur répondant. En conséquence,
notre tolérance doit être aussi large que possible. Dans nos rapports avec
les croyances des autres, nous devons nous efforcer, non seulement de ne
commettre aucune injustice par parole ou par action, mais encore de leur
rendre justice en reconnaissant ouvertement leur valeur positive. Nous
devons tempérer notre désaccord par autant de sympathie que possible.
34. — On voudra peut-être trouver dans cette manière de voir
l’opinion que la théologie ayant cours doit être acceptée d’une façon
passive ou, tout au moins, qu’il ne faut lui faire aucune opposition.
«Pourquoi, demandera-t-on, si les croyances sont toutes appropriées aux
temps et aux pays où elles existent, ne nous contenterions-nous pas de celle
dans laquelle nous sommes nés? Si la croyance établie contient une vérité
essentielle — si les formes sous lesquelles elle présente cette vérité sont,
quoique intrinsèquement mauvaises, extrinsèquement bonnes — si
l’abolition de ces formes doit, pour le moment, être pernicieuse à la
majorité des hommes — bien plus, s’il existe à peine un homme à qui la
croyance la plus abstraite puisse fournir une règle de conduite suffisante, il
est sûrement mauvais, quant à présent, du moins, de propager cette
croyance abstraite dernière.»
Voici la réponse: Bien que les idées et les institutions religieuses
existantes soient adaptées d’une façon générale au caractère des gens qui
vivent sous elles, cependant, comme ces caractères changent constamment,
l’adaptation devient à chaque instant imparfaite, et les idées et les
institutions ont besoin d’être refondues avec une fréquence proportionnée à
la rapidité des changements. Par conséquent, si l’on doit laisser le champ
libre à la pensée et à l’action conservatrices, il faut aussi laisser le champ
libre à la pensée et à l’action progressistes. Sans l’activité des deux les
123
réadaptations continuelles demandées par le progrès régulier ne peuvent se
produire.
Quiconque hésite à proclamer ce qu’il pense être la plus haute
vérité, par crainte qu’elle soit trop en avant sur son temps, peut se rassurer
en considérant ses actes d’un point de vue impersonnel. Qu’il se souvienne
que l’opinion est le moyen par lequel le caractère adapte à lui-même les
arrangements extérieurs et que sa propre opinion forme légitimement partie
de ce moyen, qu’elle est une unité de force constituant, avec d’autres unités
de même nature, le pouvoir général qui produit les changements sociaux et
il comprendra qu’il peut exprimer ouvertement sa conviction la plus intime
en lui laissant produire l’effet qu’elle pourra. Ce n’est pas pour rien qu’il
trouve en lui de la sympathie pour certains principes et de la répugnance
pour d’autres. Lui-même, avec toutes ses capacités, ses aspirations, ses
croyances, n’est pas un accident, mais un produit de son époque. S’il est
enfant du passé, il est père de l’avenir, et ses pensées sont comme ses
enfants qu’il ne doit pas laisser mourir par négligence. Il doit se considérer,
ainsi que tout autre homme, comme un instrument dans la myriade
d’instruments au moyen desquels travaille la cause inconnue, et quand la
cause inconnue produit en lui une certaine croyance, cela l’autorise à la
professer et à la mettre en pratique. Car, pour donner leur sens le plus élevé
aux vers du poète
Il n’y a pas de moyen de rendre la nature meilleure;
Mais la nature elle-même fait ce moyen: au-dessus de cet art
Qui, dites-vous, ajoute à la nature, il y a un art
Qui est fait par la nature...
l’homme sage ne regardera pas comme dépourvue d’importance la
foi qui est en lui. Il profèrera sans crainte la plus haute vérité qu’il voit
sachant que, advienne d’elle ce qui pourra, ce faisant, il joue son vrai rôle
dans le monde, — sachant que, s’il peut effectuer le changement qu’il a en
124
vue — c’est bien; que, s’il ne réussit pas — c’est bien aussi; quoique moins
bien.
De la multitude des critiques qui ont été faites des cinq chapitres
précédents, depuis la publication des Premiers Principes en 1862, il n’est
utile de tenir compte que de celles qui ont une certaine importance et
encore la chose serait impossible s’il ne se trouvait que la plupart d’entre
elles sont essentiellement les mêmes et que les mêmes réponses peuvent
leur être faites.
Quelques contradicteurs ont soutenu qu’il est illégitime d’affirmer
que la réalité dernière qui se trouve sous les apparences est inconnue et
inconnaissable. La déclarer inconnaissable, dit-on, c’est se targuer d’une
connaissance plus grande que celle que nous pouvons posséder; de même, à
la fois on pose une limite arbitraire à la possibilité des facultés humaines et
on affirme quelque chose concernant ce dont on dit que nous ne pouvons
rien savoir, ce qui est une contradiction.
A la première de ces objections, savoir qu’une limite arbitraire est
posée à la possibilité des facultés humaines, il a été répondu au § 24, où il a
été démontré que la connaissance implique les trois éléments: relation,
différence, ressemblance; et que l’existence inconditionnée à laquelle
aucun de ces éléments ne peut être attribué sans contradiction ne peut être
conséquemment un sujet de connaissance. De plus, dans la section
précédente, il a été montré que, dans l’acte de la connaissance, la même
chose est impliquée. Penser étant établir des rapports, il n’y a pas de pensée
qui puisse exprimer autre chose que des relations. De cette vérité, il faut
conclure que la faculté de connaître des hommes doit devenir
fondamentalement différente de ce qu’elle est et que la connaissance doit
125
devenir autre chose que ce que nous appelons connaissance avant qu’on
puisse connaître quoi que ce soit de l’inconditionné
Il n’est pas aussi facile de répondre à la seconde objection. Il est
évident que dire ce qu’une chose n’est pas, c’est, dans une certaine mesure,
dire ce qu’elle est, puisque, si, de toutes les assertions possibles à son
égard, on en écarte une, ce faisant on diminue le nombre des assertions
possibles, ce qui implique un commencement de définition. Une série
d’indications de ce que la chose n’est pas, excluant une possibilité après
l’autre, peut devenir une ligne d’exclusions tracée autour d’elle, ce qui
serait une définition. Le jeu des vingt questions en est la preuve. Par suite,
on ne peut nier qu’affirmer de la réalité dernière qu’elle est inconnaissable,
c’est, d’une façon détournée, affirmer d’elle une certaine connaissance, ce
qui est une contradiction.
Pourtant ce cas extrême ne fait que mettre en évidence cette vérité
que, limitée comme l’est, notre intelligence au relatif et obligés que nous
sommes de nous servir de mots établis pour le relatif, nous ne pouvons rien
dire du non-relatif sans introduire dans nos phrases le sens indiqué par ces
mots, sens étranger au sujet qui se trouve au delà des rapports. L’intellect,
étant façonné uniquement par et pour ses rapports avec les phénomènes,
nous conduit à des non-sens quand nous voulons l’appliquer à quelque
chose qui est au-delà des phénomènes.
L’incapacité de la faculté pensante devant l’inconditionné est
manifestée non seulement par la nature contradictoire de son produit, mais
encore par l’arrêt de son opération avant qu’elle soit complète. En essayant
de franchir la limite, elle trébuche avant d’avoir fait le premier pas. Car,
puisque chaque pensée exprime une relation, puisque penser c’est établir
des rapports, la pensée cesse quand l’un des deux termes du rapport est
absent. Comme le rapport est incomplet, il n’y a point de pensée
proprement dite: la pensée manque, s’évanouit. De sorte que nous ne
126
pouvons pas légitimement concevoir la moindre connexion entre le
noumène et le phénomène. Nous sommes incapables d’affirmer, d’une
façon sûre, une réalité qui soit en rapport avec l’apparence. Un tel rapport
n’est pas même imaginable.
Et cependant, par la nature même de notre intelligence, nous
sommes obligés d’attribuer continuellement les effets que nous percevons à
quelque cause que nous ignorons; — nous sommes forcés de regarder les
manifestations dont nous prenons conscience comme impliquant quelque
chose de manifesté. Nous trouvons qu’il est impossible de regarder le
monde comme constitué uniquement par des apparences, et d’exclure la
pensée d’une réalité dont elles sont les apparences. Les contradictions
signalées sont, en fait, organiques. L’activité intellectuelle étant la
perpétuelle formation de rapports entre des états qui se succèdent de
moment en moment, et cette activité, ne pouvant s’arrêter, tend
invinciblement à établir ces rapports même quand elle a atteint les limites
de l’intelligence. L’effet inévitable de notre constitution mentale est que,
lorsque la pensée atteint la limite, elle s’élance par-dessus pour établir un
nouveau rapport et n’y peut réussir. Il y a lutte alors entre l’effort pour
passer dans l’inconnaissable et l’incapacité d’y passer, lutte qui contient la
contradiction de se sentir obligé de penser quelque chose et d’être
incapable de le penser.
Et ici comme auparavant nous arrivons à la conclusion que, tandis
qu’il est impossible à nous de former une conception, il reste pourtant un
état de conscience dont il est impossible de rendre compte logiquement,
mais qui est le résultat nécessaire de notre activité mentale, puisque la
tentative perpétuellement déçue de penser un rapport entre l’apparence et la
réalité laisse toujours derrière elle le sentiment que, bien qu’on n’ait pu
concevoir un second terme, il faut pourtant qu’il y ait un second terme. La
distinction sur laquelle j’insiste ici, comme j’y ai insisté dans le § 26, a été
127
laissée de côté par mes critiques. Leurs arguments sont dirigés contre tel ou
tel élément d’une conception qu’ils m’attribuent, oubliant que, d’accord
avec eux, je nie la possibilité d’une conception quelconque et affirme
seulement qu’après tous les vains essais que nous faisons pour concevoir il
reste une indéfinissable substance de conception — un état de conscience
auquel on ne peut donner aucune forme.
Qu’il soit maintenant bien compris que le lecteur n’a pas à prendre
pour base de ses jugements aucun des raisonnements et des conclusions
contenus dans les cinq chapitres qui précèdent, ni dans les paragraphes du
présent post-scriptum. Les sujets dont nous allons nous occuper sont
indépendants de ceux qui ont été traités jusqu’ici, et le lecteur peut rejeter
une partie ou la totalité de ce qui précède en gardant la liberté d’accepter
tout ou partie de ce qui va suivre.
Quand j’ai tracé le programme de la philosophie synthétique, il me
sembla qu’en négligeant les croyances théologico-métaphysiques la
doctrine générale présentée pourrait paraître mal construite, et la première
partie, l’Inconnaissable, fut écrite dans le but de parer à un défaut de
construction. Malheureusement je ne pensai pas que la première partie
serait considérée comme la base de la seconde partie, avec cette
conséquence que le rejet ou l’acceptation des conclusions de la première
partie seraient considérés comme entraînant le rejet ou l’acceptation des
conclusions de la seconde. Par cette manière de voir, beaucoup de gens ont
été arrêtés ici dans la lecture de l’ouvrage.
Mais l’exposé de la transformation des choses contenu dans les
pages qui suivent est simplement une classification des faits, et
l’interprétation des faits n’est rien de plus que la mise au jour des
uniformités dernières qu’ils présentent, des lois auxquelles ils obéissent.
Le lecteur est-il athée? L’exposition de ces faits et de ces lois ne
soutiendra ni ne démolira sa croyance. Est-il panthéiste? Les phénomènes
128
et les conclusions qu’on en peut tirer à présent ne l’obligeraient nullement à
admettre que quelque chose quine lui conviendrait pas s’y trouve impliqué.
Pense-t-il que Dieu est immanent en toutes choses, depuis les nébuleuses
en train de se concentrer jusqu’aux pensées des poètes? La théorie qui va
être émise devant lui ne contient pas de preuve contraire à cette manière de
voir. Croit-il à une divinité qui a donné à l’univers des lois immuables? Il
ne trouvera rien qui puisse choquer sa foi dans l’exposé de ces lois et de
leurs résultats.
Mars 1899.
129
les croyances religieuses, pour, fausses qu’elles soient, chacune à sa
manière, doivent probablement contenir une vérité essentielle qui a
beaucoup de chances d’être commune à toutes, nous pouvons également
supposer ici qu’aucune des croyances passées et présentes sur la
philosophie n’est totalement fausse et que ce en quoi elles sont vraies est ce
sur quoi elles sont toutes d’accord. Nous avons donc à faire ici ce que nous
avons fait là-bas, savoir, comparer toutes les opinions du même genre,
mettre de côté, comme s’annulant à peu près les uns les autres, les éléments
par lesquels ces opinions diffèrent, remarquer ce qui reste après qu’on a
éliminé les éléments discordants, et trouver pour reste ce qui est vrai sous
les différentes formes.
36. — En laissant de côté les spéculations antérieures, nous voyons
que, chez les Grecs, avant l’apparition de la notion de philosophie générale,
les formes particulières de philosophie, d’où devait sortir la notion
générale, étaient des hypothèses sur quelque principe universel considéré
comme l’essence de toutes les espèces d’êtres. A la question: quelle est
l’existence invariable de laquelle les espèces d’êtres sont les états
variables? on faisait diverses réponses: l’eau, l’air, le feu. Après qu’on eut
proposé un certain nombre de ces suppositions qui expliquaient censément
tout, il fut possible à Pythagore de concevoir la notion abstraite de la
philosophie comme étant la connaissance la plus éloignée des buts
pratiques, et de la définir comme la connaissance des choses immatérielles
et éternelles: la cause de l’existence matérielle des choses étant, pour lui, le
Nombre. Ensuite, on continua l’étude de la philosophie en la considérant
comme l’explication la plus profonde de l’univers, explication qu’on
supposait possible, qu’elle fût atteinte ou non par un système particulier.
Au cours des recherches philosophiques, on donna, du fait
fondamental, diverses interprétations du genre de celle-ci: l’Un est le
commencement de toutes choses; l’Un est Dieu; l’Un est fini; l’Un est
130
infini; l’intelligence est le principe qui gouverne les choses, et ainsi de
suite. Il est évident par là que la connaissance qu’on supposait constituer la
philosophie, différait des autres par son caractère d’explication totale et
définitive. Après que les sceptiques eurent ébranlé la foi des hommes en
leur pouvoir d’atteindre à des connaissances aussi transcendantes, apparut
une conception beaucoup plus restreinte de la philosophie. Par Socrate, et
plus encore par les Stoïciens, la philosophie se réduisit à peu près à n’être
que la doctrine de la vie régulière. Non pas, à vrai dire, que la conduite
convenable de la vie que certains des penseurs grecs plus récents
concevaient comme le sujet de la philosophie, correspondit à ce qui était
populairement compris comme la règle de la bonne conduite. Les préceptes
de Zénon n’étaient pas de la même classe que ceux qui guidaient les
hommes dans l’accomplissement journalier de leurs observances, de leurs
sacrifices, de leurs coutumes, qui, tous, étaient plus ou moins sanctionnés
par la religion; mais c’étaient des principes d’action énoncés
indépendamment de toutes circonstances de temps, de personnes ou de cas
particuliers. Quel était donc l’élément constant dans ces idées
dissemblables que se faisaient les anciens de la philosophie? Evidemment
la dernière conception indiquée de la philosophie est d’accord avec la
première en ceci que la philosophie recherche les vérités larges et
profondes, en les distinguant de la multitude des vérités de détail que la
surface des choses et des actions nous présente.
Nous arrivons au même résultat en comparant les diverses
conceptions philosophiques qui ont eu cours dans les temps modernes. Les
disciples de Schelling et de Fichte se joignent à ceux de Hegel pour
ridiculiser la soi-disant philosophie admise en Angleterre. Ce n’est pas sans
raison que, devant les termes d’instruments philosophiques, ils se mettent à
rire et qu’ils dénieraient à tous les articles des Transactions philosophiques
le moindre droit à paraître sous ce titre. Mais les Anglais, prenant leur
131
revanche de ces critiques, peuvent, ainsi que le font beaucoup d’entre eux,
rejeter comme absurde la philosophie imaginaire des écoles allemandes. Ils
sont d’avis que, soit que la conscience affirme, soit qu’elle n’affirme pas
l’existence de quelque chose en dehors d’elle, elle est, dans tous les cas,
incapable de comprendre ce quelque chose et qu’en conséquence toute
philosophie est fausse en tant qu’elle se présente comme ontologie. Ces
deux manières de voir s’annulent mutuellement sur une grande partie de
leur domaine. La critique des Anglais sur les Allemands élague de la
philosophie tout ce qui est regardé comme connaissance absolue. La
critique des Allemands sur les Anglais implique tacitement que, si la
philosophie est bornée au relatif, elle n’a pourtant pas à s’occuper de ces
aspects du relatif qui sont représentés par des formules mathématiques, des
comptes-rendus de recherches physiques, d’analyses chimiques, des
descriptions d’espèces ou des rapports d’expériences physiologiques.
Qu’a donc de commun la trop large conception des Allemands avec
celle qui a cours parmi les hommes de science de l’Angleterre, qui, tout
étroite et grossière qu’elle soit, n’est pourtant pas si étroite et si grossière
que pourrait le faire penser le mauvais emploi qu’ils font du mot
philosophique.
Les deux conceptions ont ceci de commun que ni les Allemands ni
les Anglais n’appliquent la qualification de philosophique à la connaissance
non systématisée — à la connaissance qui n’est pas coordonnée avec
d’autres connaissances. Le spécialiste le plus borné ne qualifierait pas de
philosophique une étude qui, ne s’occupant que des détails, n’indiquerait
pas le rapport de ces détails avec d’autres vérités plus larges.
L’idée vague de philosophie qui se présente ainsi peut être rendue
plus précise en comparant ce qui est connu en Angleterre comme
philosophie naturelle avec son développement appelé philosophie positive.
Bien qu’Auguste Comte admette que les deux soient faites de connaissance
132
essentiellement de même espèce, il a pourtant donné à cette connaissance
plus nettement le caractère philosophique en lui donnant une forme plus
cohérente. Sans rien dire de son système de coordination, il faut reconnaître
que, par le fait de cette coordination, le corps de connaissance qu’il a
organisé a plus de droit au titre de philosophie que le corps de connaissance
comparativement inorganisé qui est appelé philosophie naturelle.
Nous arrivons à la même idée si nous comparons entre elles ou avec
leur ensemble les diverses subdivisions de la philosophie. La philosophie
morale et la philosophie politique sont d’accord avec la philosophie en
général par la portée de leurs raisonnements et de leurs conclusions. Bien
que, sous le titre de philosophie morale, on traite des actions humaines
comme bonnes ou mauvaises, cette philosophie ne s’occupe pas de la
conduite à tenir à l’école, à table ou à la Bourse; et bien que la philosophie
politique ait pour sujet la conduite des hommes dans leurs relations
publiques, elle ne traite ni de la manière de voter, ni des détails
d’administration. Ces deux sections de la philosophie ne considèrent les cas
particuliers que comme des exemples faisant voir des vérités ayant un plus
vaste champ d’application.
37. — Ainsi chacune de ces conceptions contient implicitement la
croyance à la possibilité de connaître les choses d’une façon plus complète
qu’on ne les connaît par l’accumulation mécanique des faits d’expérience
dans la mémoire ou par leur entassement dans les encyclopédies. Bien que
les hommes aient eu et bien qu’ils aient encore des vues très divergentes
quant à l’étendue de la sphère occupée par la philosophie, il y a pourtant
entre eux un accord inavoué sur le fait que la philosophie est une
connaissance qui dépasse la connaissance ordinaire. Ce qui reste comme
élément commun de ces conceptions, après qu’on a écarté tout ce qui se
contredit, c’est que la philosophe est la connaissance ayant le degré de
généralité le plus élevé. Cela se trouve tacitement affirmé dans le fait de
133
dire que son domaine s’étend à la fois sur Dieu, sur la nature et sur
l’homme et, plus distinctement, dans le fait de diviser l’ensemble de la
philosophie en théologique, physique, éthique, etc. Car ce qui caractérise le
genre dont ces choses-là sont les espèces doit être plus général que ce qui
distingue chaque espèce.
Quelle forme allons-nous maintenant donner à cette conception?
Quoique nous restions conscients d’une puissance qui se manifeste à nous,
nous avons délaissé comme futile toute tentative d’apprendre quoi que ce
soit sur cette puissance et, ce faisant, nous avons banni la philosophie d’une
portion considérable du domaine qu’on supposait lui appartenir. Ce que
nous lui laissons est déjà occupé par la science. La science s’occupe des
séries de phénomènes coexistantes dans l’espace et se suivant dans le
temps; elle les groupe d’abord en généralisations d’un ordre simple ou
inférieur pour monter graduellement à des généralisations plus élevées et
plus vastes. Mais, s’il en est ainsi, que reste-t-il à la philosophie pour
champ d’exercice?
La réponse est celle-ci: la connaissance ayant le degré de généralité
le plus élevé peut encore garder légitimement le titre de philosophie. La
science ne signifie pas autre chose que la famille des sciences — ne
désigne rien de plus que la somme de connaissance résultant des apports de
chacune et ne sait rien de la connaissance constituée par la fusion des
diverses connaissances en un seul tout. Suivant la définition qui lui est
attribuée par l’usage, la science est faite de vérités existant plus ou moins
séparément et n’a pas connaissance de ces vérités comme totalement
intégrées. Un exemple fera nettement concevoir la différence.
Si nous attribuons l’écoulement des eaux d’une rivière à la même
force qui cause la chute d’une pierre, nous donnons une explication qui
appartient à une certaine division de la science. Si, pour expliquer comment
la gravitation produit ce mouvement, dans une direction presque
134
horizontale, nous citons cette loi que les fluides soumis à des forces
mécaniques exercent des forces de réaction qui sont égales dans toutes les
directions, nous formulons une vérité plus large qui fournit l’interprétation
scientifique de beaucoup d’autres phénomènes comme ceux que présentent
la fontaine, la presse hydraulique, la machine à vapeur, la pompe à air. Et
quand cette proposition, concernant seulement la dynamique des fluides,
est fondue dans une proposition de dynamique générale comprenant les lois
du mouvement des solides aussi bien que celles du mouvement des
liquides, nous atteignons une vérité plus haute, mais une vérité qui est
encore totalement située dans le royaume de la science.
Supposons maintenant qu’en considérant autour de nous les oiseaux
et les mammifères nous disions que les animaux qui respirent l’air ont le
sang chaud et qu’alors, nous souvenant que les reptiles, dont la température
n’est guère plus élevée que celle de leur milieu, respirent l’air aussi, nous
disions que les animaux (à volume égal) ont une température
proportionnelle à la quantité d’air qu’ils respirent, et qu’alors, nous
rappelant certains grands poissons, comme le thon, dont la température est
bien supérieure à celle de l’eau dans laquelle ils nagent, nous corrigions
notre généralisation en disant que la température varie comme le degré
d’oxygénation du sang, et qu’alors encore, modifiant la proposition pour
répondre à certaines critiques, nous en arrivions finalement à affirmer
l’existence du rapport entre la quantité de chaleur et la quantité de
changements moléculaires; — en supposant que nous fassions tout cela,
nous établissons des vérités scientifiques qui sont successivement plus
larges et plus complètes, mais des vérités qui, en définitive, sont d’ordre
scientifique.
Et encore, si, guidés par l’expérience commerciale, nous arrivons à
la conclusion que les prix augmentent quand la demande dépasse l’offre;
que les choses utiles coulent des endroits où elles sont en abondance vers
135
les endroits où elles sont rares; que les industries des différentes localités
sont principalement déterminées, quant à leur espèce, par les facilités
qu’offrent ces localités; et si, en étudiant ces généralisations de l’économie
politique, nous les étendons toutes jusqu’à cette vérité que chaque homme
aime à satisfaire ses désirs par les moyens qui lui demandent le moins
d’efforts — les phénomènes sociaux étant les résultantes des actions
individuelles ainsi déterminées, — nous n’avons encore que des
propositions d’ordre scientifique.
Comment donc la philosophie peut-elle être constituée? On la
constitue en poussant d’un degré plus loin l’opération indiquée. Aussi
longtemps que ces vérités ne sont connues que séparément et sont
regardées comme indépendantes, même les plus générales d’entre elles ne
peuvent être, sans impropriété de langage, appelées philosophiques. Mais
lorsqu’après les avoir réduites séparément à un axiome mécanique, à un
principe de physique moléculaire, à une loi d’action sociale, on les
considère ensemble comme les corollaires d’une vérité plus haute, on arrive
à l’espèce de connaissance qui constitue la philosophie proprement dite.
Les vérités de la philosophie sont donc, avec les plus hautes vérités
scientifiques, dans le même rapport que celles-ci avec les vérités
scientifiques inférieures. De même que chaque généralisation plus large de
la science comprend et affermit les généralisations plus étroites appartenant
à ses propres divisions, les généralisations de la philosophie comprennent
et affermissent les plus hautes généralisations de la science. C’est donc une
connaissance qui, de sa nature, est à l’extrême opposé de la connaissance
qui est d’abord amassée par l’expérience. C’est le produit final de cette
opération qui commence par un simple rassemblement des observations
grossières, qui continue par l’établissement de propositions plus larges et
plus éloignées des cas particuliers et qui aboutit à des propositions
universelles. Ou, pour donner la définition la plus simple et la plus claire la
136
connaissance d’espèce inférieure est la connaissance non unifiée; la science
est la connaissance partiellement unifiée; la philosophie est la connaissance
complètement unifiée.
38. — Tel est, du moins, le sens que nous donnerons ici au mot
philosophie, si nous devons en faire usage. En la définissant ainsi, nous
admettons ce qui est commun à toutes les conceptions qu’on en a formées
chez les anciens et chez les modernes, et rejetons les éléments qui se
contredisent dans ces conceptions. En somme, nous ne faisons que donner
plus de précision au sens graduellement établi de ce mot.
Comprise ainsi, la philosophie a deux formes qu’on peut distinguer
et dont on peut s’occuper séparément. D’un côté, les choses considérées
peuvent être les vérités universelles auxquelles les vérités particulières
servent seulement de preuves ou d’éclaircissement. D’un autre côté, en
partant des vérités universelles, les choses considérées peuvent être les
vérités particulières en tant qu’expliquées par les vérités générales. Dans
les deux cas, nous nous occupons des vérités universelles; mais, dans un
cas, elles sont passives, dans l’autre cas, elles sont actives; dans un cas,
elles sont les produits de la recherche, et, dans l’autre, les instruments de la
recherche. Ces divisions peuvent être appelées avec justesse, l’une
philosophie générale, l’autre philosophie spéciale.
Le reste de ce volume sera consacré à la philosophie générale. La
philosophie spéciale, divisée en parties qui seront déterminées par la nature
des phénomènes considérés, sera le sujet des volumes suivants.
137
comme s’il avait une vie indépendante, de même de la structure organique
de nos cognitions, nous ne pouvons pas en séparer une et la traiter comme
si elle avait survécu à la séparation. Le développement du protoplasma sans
forme en embryon est une spécialisation de parties dont la forme ne devient
plus définie qu’à mesure que la complexité augmente. Chacune d’elles ne
devient un organe distinct qu’à la condition de rester liée aux autres qui
sont simultanément devenues aussi des organes distincts. Pareillement de la
matière informe de la conscience ne peut s’élever une intelligence
développée que par une opération qui, à mesure qu’elle rend les pensées
plus définies, les fait plus dépendantes les unes des autres; qui établit entre
elles certaines connexions vitales dont la destruction entraînerait
instantanément la mort des pensées. C’est pour n’avoir pas pris garde à
cette vérité d’importance capitale que les penseurs ont généralement pris
pour point de départ une ou plusieurs données censément simples; qu’ils
ont supposé n’admettre rien autre chose que cette donnée ou ces données et
sont partis de là pour prouver ou réfuter des propositions qui étaient déjà,
nécessairement, quoiqu’inconsciemment, affirmées ou niées avec ce qui
l’était consciemment.
Ce raisonnement en cercle est le résultat du mauvais emploi des
mots, non pas de ce mauvais emploi sur lequel on insiste vulgairement —
non pas la fausse application ou le changement de sens qui sont la source
de tant d’erreurs, mais un mauvais emploi plus radical et moins apparent.
On n’a considéré que l’idée directement indiquée par le mot, et on a laissé
de côté les nombreuses idées indirectement indiquées. Parce qu’un mot
parlé ou écrit peut être détaché de tous les autres, on a, par inadvertance,
supposé que la chose signifiée par un mot pouvait être détachée des choses
signifiées par les autres mots. Un exemple nous fera voir rapidement
combien sont profondément viciées les conclusions de celui qui adopte
cette erreur. Le métaphysicien sceptique, désireux de donner à ses
138
raisonnements toute la rigueur possible, se dit: «Je tiendrai pour accordée
uniquement cette chose-là.» Quelles sont les suppositions tacites,
inséparables de cette supposition avouée? En sa résolution même se trouve
l’affirmation indirecte qu’il y a quelque autre chose ou plusieurs autres
choses qu’il pourrait admettre comme données, car il est impossible de
penser à une unité sans penser tacitement à une dualité et à une multiplicité
corrélatives. Conséquemment, par l’acte même de sa restriction, le
sceptique enferme dans sa donnée beaucoup de choses qu’il croit laisser en
dehors. De plus, avant de s’en servir, il faut qu’il donne une définition de
ce qu’il prend pour base. Est-ce qu’il n’y a rien qui reste inexprimé dans la
pensée d’une chose comme définie? Il y a l’idée de quelque chose exclus
par la définition; il y a, comme auparavant, l’idée d’une autre existence.
Mais il y a bien plus encore. Définir une chose ou lui poser des limites
implique l’idée de limite et l’on ne peut penser la limite sans penser en
même temps la quantité, soit en étendue, soit en durée, soit en intensité. De
plus, la définition est impossible si l’on ne fait pas entrer l’idée de
différence, et la différence, outre qu’elle est inconcevable si l’on n’a pas
deux choses qui diffèrent, implique l’existence de différences autres que
celle reconnue, puisque, sans ces différences, on n’aurait pas pu former la
conception générale de différence. Et ce n’est pas tout encore. Comme cela
est déjà indiqué au § 24, toute pensée contient la conscience d’une
ressemblance: la chose dont on admet l’existence ne peut pas être connue
absolument comme chose unique, mais ne peut être connue que comme
appartenant à telle ou telle espèce, que comme classée avec d’autres choses
en vertu d’un attribut qui leur est commun. Ainsi donc, avec la donnée
avouée, nous avons subrepticement introduit une quantité d’autres données
inavouées — l’existence de quelque chose autre que ce qui est admis, la
quantité, le nombre, la limite, la différence, la ressemblance, la classe,
l’attribut. Dans ces postulats non reconnus, nous trouvons l’esquisse d’une
139
théorie générale, laquelle ne peut être ni prouvée ni réfutée par l’argument
du métaphysicien. Insistez sur ce fait que son symbole à chaque pas sera
employé dans sa signification totale avec toutes les idées complémentaires
que comporte cette signification et vous trouvez déjà admis dans les
prémisses ce qui est affirmé ou nié dans la conclusion.
Quel chemin la philosophie doit-elle donc prendre? L’intelligence
développée est établie sur certaines conceptions organisées et consolidées
qu’elle ne peut quitter et qui sont aussi indispensables à son activité que les
membres au mouvement du corps. De quelle façon s’y prendra donc
l’intelligence, s’efforçant d’atteindre à la philosophie, pour rendre compte
de ces conceptions et montrer leur validité ou leur invalidité? Il n’y a pas
deux façons de s’y prendre. Celles de nos conceptions qui sont vitales ou
ne peuvent être séparées des autres sans dissolution mentale doivent être
admises comme vraies provisoirement. Les intuitions fondamentales qui
sont essentielles à l’opération de la pensée doivent être temporairement
acceptées sans conteste en laissant aux résultats le soin de justifier
l’hypothèse de leur incontestabilité.
40. — Comment celte hypothèse sera-t-elle justifiée? Comme
beaucoup d’autres hypothèses — en s’assurant que toutes les conclusions
qu’on en peut déduire sont d’accord avec les faits observés directement —
en montrant la concordance des faits qu’elle nous conduit à concevoir, avec
les faits réels. Pour établir la validité d’une croyance, il n’y a pas d’autre
moyen que de montrer qu’elle s’accorde avec toutes les autres croyances.
Si nous supposons qu’une masse ayant une certaine couleur et un certain
éclat est de l’or, comment faisons-nous pour le prouver? Nous nous
représentons certaines autres impressions que l’or produit sur nous, et nous
observons alors si, dans les mêmes conditions, cette masse particulière
produit sur nous les mêmes impressions. Nous nous souvenons que l’or a
un poids spécifique considérable, et si, soupesant cette substance, nous
140
trouvons que son poids est considérable relativement à son volume, nous
prenons cet accord entre l’impression imaginée et l’impression présentée
comme une preuve nouvelle que la substance est de l’or. Sachant que l’or,
contrairement à beaucoup de métaux, est insoluble dans l’acide nitrique,
nous imaginons une goutte d’acide nitrique déposée à la surface de cette
substance jaune, brillante et lourde et ne la corrodant pas, et, lorsqu’après
avoir placé ainsi une goutte d’acide nitrique, il ne se produit ni
effervescence, ni changement, nous tenons cette concordance entre le fait
attendu et le fait produit pour une raison de plus de penser que la substance
est de l’or. Et si nous trouvons que cette substance est douée de la grande
malléabilité qui caractérise l’or, si, comme l’or, elle fond au delà de 1.000°,
si elle cristallise en octaèdres, si elle est dissoute par l’acide sélénique et,
dans toutes les conditions, se comporte comme l’or placé dans les mêmes
conditions, notre conviction que c’est de l’or atteint ce que nous regardons
comme le plus haut degré de certitude; nous savons que c’est de l’or dans
le sens complet du mot savoir. Car, comme nous le voyons, notre
connaissance de l’or est tout entière constituée par la conscience d’un
groupe déterminé d’impressions, et si, dans une expérience actuelle, les
impressions, les rapports, les conditions correspondent exactement avec
ceux des expériences passées, notre connaissance possède toute la validité
qu’elle peut avoir. De sorte que, généralisant la proposition, les hypothèses,
depuis les plus simples que nous faisons à chaque instant, dans nos actes de
reconnaissance des objets, se trouvent vérifiées lorsqu’il y a conformité
totale entre les états de conscience qui constituent ces hypothèses et
certains autres états de conscience donnés par la perception ou le souvenir,
ou par tous les deux; et il n’y a pas pour nous d’autre connaissance possible
que celle qui consiste dans la conscience de conformités de ce genre et des
non-conformités qui leur sont corrélatives.
141
Donc la philosophie, obligée d’admettre ces suppositions
fondamentales sans lesquelles la pensée serait impossible, doit les justifier
en montrant leur accord avec toutes les autres données de la conscience.
Séparés, comme nous le sommes, de tout ce qui est au delà du relatif, la
vérité, sous sa plus haute forme, ne peut être pour nous rien de plus que la
concordance parfaite dans tout le domaine de notre expérience entre ces
représentations des choses que nous distinguons comme idéales et ces
présentations des choses que nous appelons réelles. Si, quand nous
trouvons qu’une proposition n’est pas vraie, nous voulons simplement dire
que nous découvrons une différence entre une chose supposée et une chose
perçue, il s’ensuit qu’un corps de conclusions dans lequel une pareille
différence n’apparaît jamais, doit être ce que nous entendons par un corps
de conclusions totalement vrai. Il devient dès lors évident que, prenant pour
point de départ ces intuitions fondamentales provisoirement admises
comme vraies, l’opération de montrer leur accord ou leur désaccord avec
toutes les autres données de la conscience, devient l’objet de la philosophie,
et l’établissement de l’accord complet devient la même chose que
l’unification complète de la connaissance, unification dans laquelle la
philosophie atteint son but.
41. — Quelle est cette donnée, ou plutôt quelles sont ces données
dont la philosophie ne peut se passer? Il est clair qu’une des données
primordiales est celle qui est incluse dans la proposition qui vient d’être
établie et qui contient implicitement l’admission qu’il y a des conformités
et des non-conformités et que nous pouvons les connaître. Nous ne
pouvons nous empêcher d’accepter comme vrai le verdict de la conscience
déclarant qu’il y a des manifestations qui se ressemblent et d’autres qui ne
se ressemblent pas. Si la conscience n’était pas un juge compétent de la
ressemblance ou de la dissemblance de ses états, il serait impossible
d’établir dans la totalité de nos connaissances cette concordance qui
142
constitue la philosophie et on ne pourrait non plus jamais établir la
discordance par laquelle une hypothèse, philosophique ou autre, est
démontrée erronée.
Il est inutile de dire comme Sir William Hamilton, que «la
conscience doit être supposée digne de créance jusqu’à ce qu’on la
démontre menteuse ». On ne peut pas la démontrer menteuse en ceci qui est
son acte primordial, puisque la preuve ne pourrait être faite qu’en acceptant
comme vrai cet acte primordial. Bien plus, la chose qu’on suppose prouvée
ne peut l’être qu’en reconnaissant comme valide cet acte primordial,
puisqu’à moins d’admettre le verdict prononcé par la conscience qu’il y a
différence entre eux, le mensonge et la vérité deviennent identiques. L’acte
et le produit du raisonnement disparaissent à la fois si l’on n’admet point
cette hypothèse.
Il arrive souvent qu’on peut démontrer que des états de conscience
supposés pareils, par suite d’une comparaison inattentive, sont en réalité
très dissemblables ou que ce qui était admis très négligemment comme
différent était réellement identique. Mais comment le démontre-t-on?
Simplement par une comparaison médiate ou immédiate faite avec plus de
soin. Et qu’implique l’acceptation de la conclusion révisée? Simplement
qu’un verdict de conscience mûrement réfléchi est préférable à un verdict
prononcé précipitamment, ou, pour parler avec plus de précision, qu’une
conscience de ressemblance ou de différence qui survit à un examen
critique doit être acceptée en place de celle qui ne survit point à pareil
examen — la survivance en étant l’acceptation même.
Nous arrivons ici au fond de la question. La permanence d’une
conscience de ressemblance ou de différence est notre garantie dernière
pour affirmer l’existence de la ressemblance ou de la différence, et en fait
l’existence de la ressemblance ou de la différence ne veut rien dire de plus
que la conscience permanente que nous en avons. Dire qu’une concordance
143
ou une discordance données existent, c’est notre manière d’exprimer
qu’invariablement nous avons conscience de l’une ou de l’autre en même
temps que conscience des choses comparées. Nous connaissons seulement
de l’existence sa manifestation continue.
42. — Mais la philosophie requiert pour ses données des
propositions plus substantielles. Ce n’est pas suffisant de reconnaître
comme indiscutable une certaine opération fondamentale de la pensée, il
faut encore reconnaître comme indiscutable quelque produit fondamental
de la pensée obtenu par cette opération. Si la philosophie est la
connaissance complètement unifiée — si l’unification de la connaissance
est effectuée uniquement par la démonstration que quelque proposition
dernière englobe et consolide tous les résultats de l’expérience, il est clair
alors que cette proposition dernière, qui doit être en concordance avec
toutes les autres, doit représenter un fragment de la connaissance et pas
seulement la validité d’un acte de connaissance. Ayant admis la véracité de
la conscience, il nous faut admettre aussi comme vrai un certain produit de
la conscience.
Que doit être ce produit? Est-ce qu’il ne doit pas affirmer la
distinction la plus large et la plus profonde qui soit présentée par les
choses? Un principe dernier, qui doit unifier toute l’expérience, doit
s’étendre aussi loin que toute l’expérience. Ce que la philosophie prend
pour sa donnée doit être l’affirmation de quelque ressemblance et de
quelque différence dont toutes les autres ressemblances et toutes les autres
différences sont dérivées. Si connaître c’est grouper ou classer le semblable
et séparer le différent et si l’unification de la connaissance est opérée en
faisant entrer les classes d’expériences semblables plus petites dans les
classes plus grandes et celles-ci dans de plus grandes encore, alors la
proposition par laquelle la connaissance est unifiée doit spécifier l’antithèse
144
de deux classes dernières d’expériences dans lesquelles toutes les autres
sont comprises.
Examinons maintenant ce que sont ces classes. Pour tracer leur
ligne de séparation, nous ne pouvons nous empêcher d’employer des mots
qui ont, par implication, un sens plus étendu que leur signification directe;
nous ne pouvons éviter d’éveiller des pensées qui impliquent la distinction
même qu’il s’agit d’établir par notre analyse. Sans l’oublier, tout ce que
nous pouvons faire, c’est laisser de côté les sens annexes des mots et nous
occuper seulement des choses qu’ils désignent ouvertement.
43. — En partant de la conclusion à laquelle nous sommes arrivés
déjà, que toutes les choses de nous connues sont des manifestations de
l’inconnaissable et en supprimant toute hypothèse à l’égard de ce qui se
trouve derrière tel ou tel ordre de ces manifestations, nous trouvons que les
manifestations, considérées simplement comme telles, sont divisibles en
deux grandes classes appelées, par certains penseurs, impressions et idées.
Les sens impliqués dans ces mots peuvent vicier les raisonnements de ceux
qui les emploient et il vaut mieux éviter ce risque de faire des hypothèses
dont on ne se rend pas compte. Le terme sensation aussi, communément
employé comme équivalent d’impression, implique certaines théories
psychologiques, et, tacitement sinon ouvertement, suppose un organisme
sensitif et quelque chose qui agit sur lui; il est difficile de l’employer sans
faire entrer ces postulats dans les pensées et sans les enfermer dans les
conclusions. De même l’expression, état de conscience, désignant une
impression ou une idée, n’est pas exempte d’objection. Comme nous ne
pouvons penser à un état sans penser à quelque chose dont il est l’état et qui
est capable d’avoir différents états, il y a là une conclusion anticipée, un
système de métaphysique non développé. Acceptant donc ici l’inévitable
idée implicite que les manifestations viennent de quelque chose qui est
manifesté, nous tâcherons d’éviter toute autre idée implicite. Bien que nous
145
ne puissions exclure certaines autres suppositions implicites de nos pensées
et que nous ne puissions développer notre raisonnement sans les
reconnaître tacitement, nous pouvons, en tous cas, refuser de les
reconnaître dans les termes que nous prenons pour point de départ de notre
raisonnement. Nous y parviendrons de notre mieux en classant les
manifestations en vivaces et en évanescentes, ou en fortes et en faibles.
Examinons maintenant les distinctions qui existent entre elles.
Quelques mots d’abord sur la distinction la plus évidente impliquée
par ces dénominations. Les manifestations qui se produisent sous les
conditions dites de perception (lesquelles conditions doivent être séparées
de toute hypothèse et regardées seulement comme formant un certain
groupe de manifestations) sont ordinairement bien plus distinctes que celles
qui se produisent sous les conditions dénommées de réflexion, on de
mémoire, ou d’imagination, ou d’idéation. Il est vrai que ces manifestations
vivaces diffèrent parfois très peu des évanescentes. A la tombée de la nuit,
nous pouvons être incapables de décider si une certaine manifestation est
de l’ordre vivace ou de l’ordre évanescent, si, comme on dit, nous la
voyons réellement ou si nous l’imaginons. D’une façon analogue, il est
parfois difficile de distinguer entre un son très faible et l’imagination d’un
son. Mais ces cas exceptionnels sont d’une rareté extrême par comparaison
avec la masse énorme des cas dans lesquels les manifestations vivaces
peuvent être distinguées, sans qu’on s’y méprenne, des manifestations
évanescentes. Réciproquement, il arrive de temps à autre (quoique sous des
conditions que nous qualifions d’anormales) que des manifestations de
l’ordre évanescent deviennent si fortes qu’on les prend pour celles de
l’ordre vivace. Chez l’aliéné, les visions et les sons d’ordre idéal ont une
intensité qui permet de les classer avec les sons et les visions d’ordre réel,
idéal et réel étant ici supposés ne pas impliquer d’autre différence que celle
que nous considérons présentement. Ces cas d’illusion, comme nous les
146
appelons, sont en si faible proportion, relativement à la grande masse des
cas, que nous pouvons en toute sûreté les laisser de côté et dire que la
faiblesse relative des manifestations du second ordre est si marquée que
nous ne sommes jamais embarrassés pour les distinguer de celles du
premier ordre. Si nous reconnaissons que, par exception, on puisse être
dans le doute, par là nous introduisons ce fait significatif que nous avons
d’autres moyens de décider à quel ordre une manifestation particulière
appartient quand nous fait défaut la pierre de touche de la vivacité
comparative.
Les manifestations de l’ordre vivace précèdent dans notre
expérience celles de l’ordre évanescent. Dans l’ordre chronologique, il y a
d’abord présentation d’une manifestation de l’ordre vivace et ensuite peut
venir sa représentation qui lui ressemble, sauf qu’elle est beaucoup moins
distincte. Après avoir eu ces manifestations vivaces connues comme tels
endroits, telles personnes, telles choses, nous pouvons avoir ces
manifestations débiles que nous appelons souvenirs d’endroits, de
personnes, de choses, mais nous ne pouvons les avoir auparavant. Avant
d’avoir goûté certaines substances et senti certains parfums, nous ne
possédons pas ces manifestations faibles appelées idées de leur goût et de
leur odeur; et là d’où sont exclues les manifestations vivaces d’un certain
ordre (comme celles de la vue chez l’aveugle et de l’ouïe chez le sourd) les
manifestations faibles correspondantes n’arrivent jamais à l’existence.
Il est vrai que, dans des cas particuliers, les manifestations faibles
précèdent les vivaces. Ce que nous appelons conception d’une machine
peut être suivi par la manifestation vivace qui lui correspond, par ce que
nous appelons une machine réelle. Mais d’abord l’apparition de cette
manifestation vivace après la faible n’est ni aussi spontanée ni aussi facile
que celle de la faible après la vivace; et en second lieu quoiqu’une
manifestation faible de cette espèce puisse se présenter avant la
147
manifestation vivace qui lui correspond, ses parties composantes ne le
peuvent pas. Sans les manifestations vivaces antécédentes de roues, de
barres, de leviers, l’inventeur ne pourrait avoir une manifestation faible de
sa nouvelle machine. Il n’est donc pas niable que les ordres de
manifestations sont distingués l’un de l’autre comme étant l’un indépendant
et l’autre dépendant.
Notez encore qu’ils forment des séries concurrentes, ou plutôt ne
les appelons pas séries, ce qui implique l’idée d’arrangement en ligne, mais
courants ou processions hétérogènes. Ils courent à côté l’un de l’autre;
chacun d’eux tantôt s’élargissant, tantôt devenant étroit; tantôt menaçant
d’effacer son voisin, tantôt menacé d’être effacé par lui, niais aucun d’eux
ne pouvant chasser totalement l’autre de leur canal commun. Examinons
les actions que ces courants exercent l’un sur l’antre. Durant ce que nous
appelons états d’activité, les manifestations vivaces prédominent. Nous
recevons en même temps des présentations nombreuses et variées, une
foule de vues, de sons, de résistances, de goûts, d’odeurs, etc.; quelques-
uns de leurs groupes changent, d’autres sont temporairement fixes, mais
varient quand nous nous déplaçons; et quand nous comparons, dans sa
largeur et sa masse, ce courant des manifestations vivaces avec le courant
des faibles, celui-ci devient relativement insignifiant, sans pourtant jamais
disparaître entièrement. Toujours à côté des manifestations vivaces, même
alors qu’elles tiennent presque toute la place, il coule un fil de ce que nous
appelons pensées, constitué par des manifestations faibles. Si l’on soutenait
que, par une explosion assourdissante ou une douleur intense, toute idée
peut être pour un moment supprimée, il faudrait pourtant admettre qu’une
telle solution de continuité ne peut jamais être immédiatement connue
comme se produisant; puisque l’acte de connaissance est impossible sans
idées.
148
D’un autre côté, après certaines manifestations vivaces que nous
appelons les actes de fermer les yeux, de nous arranger de façon que les
manifestations vivaces appelées pressions, sons, etc., soient affaiblies, les
manifestations faibles deviennent relativement prédominantes. Leur
courant, qui n’est plus masqué par le courant vivace, devient distinct et
semble presque faire disparaître l’autre. Mais, pour si faible que devienne
le courant des manifestations vivaces, il continue encore; la pression et le
toucher ne disparaissent pas complètement. C’est seulement durant l’état
appelé sommeil que les manifestations de l’ordre vivace cessent d’être
distinguées comme telles et qu’on prend pour elles celles de l’ordre faible.
Et même nous ne nous apercevons de la substitution qu’au réveil avec le
retour des manifestations vivaces; nous ne pouvons conclure que les
manifestations de l’ordre vivace ont été absentes qu’au moment où elles
reparaissent, et, par conséquent, ne pouvons jamais connaître directement
leur absence. Ainsi, des deux courants de manifestations, chacun conserve
sa continuité. En courant côte à côte, tour à tour ils empiètent l’un sur
l’autre, mais on ne peut pas dire qu’à aucun moment l’un ait totalement
interrompu l’autre. Outre cette cohésion longitudinale, il y a une cohésion
latérale des impressions vivaces avec les vivaces et des faibles avec les
faibles. Les composants des séries vivaces sont attachés les uns aux autres
par des liens de coexistence aussi bien que par des liens de succession, et
les composants des séries évanescentes sont, de la même façon, attachés les
uns aux autres. Il y a pourtant des différences très marquées et très
significatives entre les degrés d’union dans les deux cas. Examinons-les.
Sur un champ limité de conscience, comme nous nommons ce
double courant, des lumières, des ombres, des couleurs et des lignes
constituent un groupe auquel nous donnons un certain nom qui le distingue
comme objet; et, aussi longtemps qu’elles demeurent présentes, ces
manifestations vivaces unifiées restent inséparables. Il en est de même pour
149
les groupes coexistants de manifestations: chacun d’eux persiste comme
combinaison particulière et la plupart d’entre eux conservent des rapports
invariables avec les groupes qui sont autour d’eux. Certains d’entre eux qui
ne le font pas — certains d’entre eux qui sont capables de ce que nous
appelons des mouvements indépendants, nous montrent néanmoins une
connexion constante entre certaines de leurs manifestations en même temps
qu’une connexion variable de certaines autres. Et bien qu’après certaines
manifestations vivaces connues comme changement dans les conditions de
perception, il y ait un changement dans les proportions des manifestations
vivaces constituant un groupe quelconque, cependant leur cohésion
continue.
En considérant les manifestations évanescentes, nous voyons que
leurs cohésions latérales ont beaucoup moins d’extension et sont, dans
beaucoup de cas, loin d’être aussi rigoureuses. Après le groupe de
sensations que j’appelle fermer les yeux, je puis me représenter un objet qui
se trouve actuellement à certain endroit, comme se trouvant à un autre
endroit ou comme étant absent. Pendant que je regarde un vase bleu, je ne
puis séparer la manifestation vivace du bleu de la manifestation vivace
d’une forme particulière mais en l’absence de ces manifestations vivaces, je
puis séparer la manifestation faible de la forme de la manifestation faible
du bleu et remplacer celle-ci par une manifestation faible de rouge, et je
puis aussi changer la forme et la taille du vase à mon gré. On trouve partout
et toujours que les manifestations faibles sont attachées les unes aux autres
jusqu’à un certain point, mais que la plupart d’entre elles peuvent être
facilement réarrangées. En fait, aucune des manifestations individuelles
évanescentes n’a la cohésion indissoluble des manifestations individuelles
vivaces; quoi qu’il y ait toujours quelque faible manifestation d’extension
accompagnant une faible manifestation de pression, il n’y a cependant
aucune manifestation faible particulière d’extension qui soit liée à une
150
manifestation faible particulière de pression. De sorte que, tandis que les
manifestations individuelles vivaces sont douées d’une cohésion
indissoluble et sont pour l’ordinaire en groupes considérables, les
manifestations individuelles de l’ordre évanescent n’ont pas de cohésion
indissoluble et sont pour la plupart faiblement agrégées; les seules
cohésions indissolubles qui existent entre elles concernent seulement
certaines de leurs formes génériques.
Les composants de chaque courant ont une cohésion vigoureuse
avec leurs voisins du même courant, mais la plupart d’entre eux ont peu de
cohésion avec ceux de l’autre courant, ou nous pouvons dire plus
correctement que le courant vivace coule incessamment sans être troublé
par le courant évanescent, et que celui-ci, bien que souvent déterminé en
grande partie par le vivace et toujours, jusqu’à un certain point, entraîné par
lui, peut cependant garder une réelle indépendance en laissant glisser le
courant vivace côté de lui. Nous allons jeter un coup d’œil sur l’influence
qu’ils exercent l’un sur l’autre. Excepté dans des cas particuliers dont nous
nous occuperons plus tard, les manifestations évanescentes sont incapables
de modifier tant soit peu les manifestations vivaces. Ces manifestations
vivaces que je connais comme éléments constituants d’un paysage, comme
houle de la mer, comme sifflements du vent, comme mouvements des
voitures et des gens, ne peuvent être, en aucune façon, influencées par les
manifestations évanescentes qui les accompagnent et que je connais comme
mes idées.
D’un autre côté le courant des manifestations évanescentes est
constamment troublé par celui des vivaces. Fréquemment il consiste
uniquement en manifestations évanescentes qui s’attachent aux vivaces et
sont emportées par elles en passant — en souvenirs et suggestions comme
nous les appelons. D’autres fois, absorbés dans nos réflexions, comme nous
disons, le trouble du courant évanescent n’est que superficiel. Les
151
manifestations vivaces ne traînent derrière elles que les quelques
manifestations faibles qui constituent leur reconnaissance; à chaque
impression adhèrent certaines idées qui en donnent l’interprétation comme
étant ceci ou cela et quelquefois cette cohésion même ne se produit pas.
Mais, pendant ce temps-là, coule un courant de manifestations
évanescentes sans relation avec les vivaces, ce que nous appelons une
rêverie ou une opération de raisonnement. Et parfois même, dans cet état
que nous appelons absence d’esprit, le courant des manifestations
évanescentes prédomine à tel point que le courant vivace l’affecte à peine.
Conséquemment ces séries concurrentes de manifestations, chacune d’elles
cohérente longitudinalement et transversalement, n’ont qu’une cohésion
partielle l’une avec l’autre. La série vivace n’est nullement affectée par sa
voisine; et, bien que la série évanescente soit toujours jusqu’à un certain
point affectée par la série vivace adjacente et soit souvent entraînée avec
elle, elle peut cependant en devenir séparée en grande partie.
Il y a encore une autre différence capitale à signaler. Les conditions
sous lesquelles se produisent les deux ordres de manifestations ne sont pas
semblables et les conditions d’apparition de chaque ordre n’appartiennent
qu’à lui. Chaque fois qu’on peut découvrir les antécédents des
manifestations vivaces, on trouve que ce sont d’autres manifestations
vivaces; et, bien que nous ne puissions pas dire que les antécédents des
manifestations évanescentes soient toujours des manifestations vivaces, les
plus essentiels eu sont.
Cela demande une assez longue explication.
Les changements qui se produisent dans les mouvements, les sons,
les aspects de ce que nous appelons les objets, sont, ou des changements
qui suivent d’autres mouvements, d’autres sons, d’autres aspects, ou des
changements dont les antécédents ne sont pas apparents. Cependant,
quelques-unes des manifestations vivaces se produisent seulement dans des
152
conditions qui paraissent être d’un autre ordre. Celles qui sont connues
comme couleurs et formes visibles présupposent des yeux ouverts. Mais
qu’est-ce qu’ouvrir les yeux, en le traduisant dans le langage que nous
employons ici? C’est littéralement l’apparition de certaines manifestations
vivaces. L’idée préliminaire d’ouvrir les veux consiste, en effet, en
manifestations évanescentes, mais l’acte de les ouvrir est fait de
manifestations vivaces. Et c’est même plus évidemment le cas pour ces
mouvement des yeux et de la tête qui sont suivis de nouveaux groupes de
manifestations vivaces. Il en est de même pour les antécédents des
manifestations vivaces que nous distinguons comme toucher et pression.
Toutes celles qui changent ont pour condition de production certaines
manifestations vivaces appelées sensations de tension musculaire. Il est
vrai que les conditions de ces conditions sont des manifestations de l’ordre
évanescent — les idées d’actions musculaires qui précèdent les actions
musculaires. Ici nous rencontrons une complication, car ce qu’on appelle le
corps est pour nous un groupe de manifestations vivaces relié aux
manifestations évanescentes d’une façon particulière: c’est en lui seulement
que certaines manifestations vivaces peuvent être produites par des
manifestations évanescentes, Il faut signaler l’exception analogue fournie
par les émotions, exception qui cependant sert à renforcer la proposition
générale.Car, s’il est vrai que les émotions doivent être classées comme
manifestations vivaces pouvant être produites par les manifestations
évanescentes que nous appelons idées, il est vrai aussi que, par la raison
que les conditions de leur production se trouvent dans les manifestations
évanescentes, nous les regardons comme appartenant à l’agrégat général de
celles-ci, nous ne les classons pas avec les autres manifestations vivaces,
telles que les couleurs, les sons, les pressions, les odeurs, etc. Mais en
laissant de côté ces manifestations vivaces particulières que nous
connaissons comme tensions musculaires et émotions, nous pouvons dire
153
de toutes les autres que leurs antécédents sont des manifestations du même
ordre.
Dans le parallélisme des courants nous trouvons un parallélisme de
vérité. Quoique de nombreuses manifestations de l’ordre évanescent soient
en partie causées par des manifestations de Force vivace qui rappellent des
souvenirs, comme nous disons, ou suggèrent des conclusions, ces résultats
dépendent pourtant de certains antécédents appartenant à l’ordre
évanescent. Un nuage passe devant le soleil et peut changer ou non le
courant des idées: on peut en conclure qu’il va pleuvoir, ou la suite de
pensées antérieure peut continuer; cette différence est déterminée par des
conditions qui se trouvent dans les pensées. Et aussi le pouvoir qu’a une
manifestation vivace de causer certaines manifestations évanescentes
dépend de la préexistence de manifestations évanescentes appropriées. Si je
n’ai jamais entendu un courlis, le cri poussé par un courlis qu’on ne voit
pas, n’éveille pas chez moi l’idée d’un oiseau. En nous souvenant que
différentes sortes de pensées sont éveillées par le même spectacle, nous
voyons que l’apparition de chaque manifestation évanescente dépend
principalement de ses rapports avec d’autres manifestations évanescentes
qui se sont produites auparavant ou qui sont coexistantes.
Nous voici enfin devant l’une des plus importantes des différences
séparant ces deux ordres de manifestations. Les conditions de production
ne sont pas distinguées seulement par le fait que chaque groupe, quand on
peut vérifier la chose, appartient à son ordre de manifestation propre; elles
sont encore distinguées d’une façon très significative. Les manifestations
de l’ordre évanescent ont des antécédents qu’on peut découvrir; on peut les
faire apparaître en établissant leurs conditions d’apparition; on peut les
supprimer en établissant d’autres conditions. Mais les manifestations de
l’ordre vivace apparaissent continuellement sans présentation préalable de
leurs antécédents, et, dans beaucoup de cas, elles persistent ou cessent de
154
telle manière que nous voyons bien que leurs antécédents sont hors de notre
portée. La sensation produite par un éclair s’élance à travers le courant de
nos pensées sans avertissement. Les sons d’une musique militaire qui se
met jouer dans la rue ou le craquement de la porcelaine cassée dans la
chambre voisine ne sont en rapport avec aucune manifestation auparavant
présente, soit de l’ordre vivace, soit de l’ordre évanescent.
Il arrive souvent que ces manifestations vivaces, arrivant sans qu’on
les attende, persistent à se jeter en travers du courant des évanescentes qui
non seulement ne peut les affecter directement, mais ne peut même pas les
affecter indirectement. Une blessure produite par un coup reçu par derrière
est une manifestation vivace dont les conditions de production ne se
trouvaient ni parmi les évanescentes ni parmi les vivaces; les conditions de
sa persistance sont liées aux manifestations vivaces d’une façon qui n’est
pas apparente. De sorte que, tandis que, dans l’ordre évanescent, les
conditions d’apparition se trouvent toujours dans les manifestations
préexistantes ou coexistantes, dans l’ordre vivace elles sont souvent
absentes, sans qu’il soit possible de les rendre présentes.
Examinons brièvement leurs caractères distinctifs. Les
manifestations d’un ordre sont vivaces et celles de l’autre sont
évanescentes. Celles d’un ordre sont des originaux, tandis que celles de
l’autre sont des copies. Les premières forment entre elles un courant
hétérogène qui n’est jamais interrompu; les secondes aussi forment entre
elles un courant hétérogène qui n’est jamais interrompu, ou, pour parler
strictement, dont ou ne connaît jamais directement l’interruption. Celles du
premier ordre sont adhérentes entre elles non seulement en longueur, mais
aussi en largeur, et il en est de même pour celles du second. Entre les
manifestations du premier ordre les cohésions longitudinales et
transversales ne peuvent être supprimées par aucune action directe du
second ordre, mais entre les manifestations du second ordre, la plupart de
155
ces cohésions sont aisément dissoutes. Tandis que les éléments de chaque
courant sont si cohérents les uns avec les autres qu’on ne peut le rompre,
les deux courants coulant côte à côte n’ont que peu d’adhérence. Les
conditions sous lesquelles les manifestations de chaque ordre se produisent
appartiennent elles-mêmes à cet ordre; mais alors que dans l’ordre
évanescent les conditions sont toujours présentes, dans l’ordre vivace elles
sont souvent absentes et se trouvent quelque part en dehors de la série. Sept
caractères distincts séparent donc l’un de l’autre ces deux ordres de
manifestations.
44. — Qu’est-ce que cela signifie? L’analyse qui précède a été
commencée avec la croyance que la proposition qui est le postulat de la
philosophie doit affirmer quelques dernières classes de ressemblances et de
dissemblances dans lesquelles toutes les autres classes soient absorbées, et
voici que nous avons trouvé que toutes les manifestations de
l’Inconnaissable sont divisibles en deux classes de ce genre. A quoi
équivaut cette division?
Elle correspond évidemment à la division entre l’objet et le sujet.
Nous reconnaissons cette distinction, qui est la plus profonde entre les
manifestations de l’inconnaissable, en groupant celles-ci en soi et non-soi.
Ces manifestations évanescentes qui forment un tout continu, différent de
l’autre en quantité, en qualité, en cohésion, en conditions d’existence de ses
parties, nous l’appelons le moi; et ces manifestations vivaces liées
ensemble en masses relativement immenses et ayant des conditions
d’existence indépendantes, nous les appelons le non-moi. Ou plutôt, avec
plus de vérité, chaque ordre de manifestation apporte avec lui l’irrésistible
idée d’une force qui se manifeste, et par les mots de moi et de non-moi
nous voulons désigner respectivement la force qui se manifeste dans les
formes évanescentes et celle qui se manifeste dans les formes vivaces.
156
Cette séparation des manifestations et leur fusion en deux touts
distincts sont, en grande partie, spontanées et précèdent tous les jugements
réfléchis, quoique ceux-ci, lorsqu’ils viennent à se produire, les acceptent.
Car les manifestations de chaque ordre n’ont pas simplement cette espèce
d’union implicitement reconnue dans le fait de les grouper dans la même
classe, mais elles ont cette union beaucoup plus intime qui est impliquée
par la cohésion. Leur union cohésive se fait voir avant que des actes de
classement aient lieu. De sorte qu’en réalité ces deux ordres de
manifestations se sont substantiellement séparés d’eux-mêmes et
consolidés d’eux-mêmes. Les membres de chaque ordre, en s’attachant les
uns aux autres et en se séparant de leurs opposés, ont formé d’eux-mêmes
les touts unis, connus comme objet et comme sujet. C’est cette union
spontanée des membres composant ces touts qui donne à ceux-ci leur
individualité comme touts et qui les sépare l’un de l’autre d’une façon qui
dépasse le jugement; le jugement sert simplement pour attribuer à l’une des
classes respectives celles des manifestations qui ne sont pas encore
nettement unies avec le reste de leur espèce.
Il y a encore un acte de jugement perpétuellement répété, qui
renforce cette antithèse fondamentale et donne une grande extension à l’un
de ses termes. Nous apprenons continuellement qu’alors qu’on peut
toujours trouver les conditions d’apparition des manifestations
évanescentes il est souvent impossible de découvrir les conditions
d’apparition des manifestations vivaces. Nous apprenons aussi
continuellement que les manifestations vivaces qui n’ont pas d’antécédents
percevables parmi les manifestations vivaces ressemblent à certaines autres
antérieures qui avaient des antécédents percevables parmi les
manifestations vivaces. La réunion de ces deux expériences produit la
croyance irrésistible qu’il y a des manifestations vivaces, dont les
conditions d’apparition existent hors du courant des manifestations vivaces,
157
existent comme manifestations vivaces potentielles, capables de devenir
actuelles. Et nous sommes ainsi rendus conscients d’une région de force ou
d’être indéfiniment étendue, qui n’est pas simplement séparée du courant
des manifestations évanescentes constituant le moi phénoménal, mais qui
se trouve encore au delà des manifestations vivaces constituant la portion
immédiatement présente du non-moi phénoménal.
45. — Dune façon très imparfaite, en passant sur les objections et
en omettant des explications nécessaires, j’ai ainsi indiqué la nature et la
justification de cette croyance fondamentale dont la philosophie a besoin
pour donnée. J’aurais sans doute pu, en toute sûreté, admettre cette vérité
dernière qui est affirmée par le sens commun et que la science tient pour
accordée à chaque pas qu’elle fait en avant, et que pas un métaphysicien
n’a réussi à expulser pour un moment de la conscience. Mais, comme tout
ce qui suit dépend de ce postulat, il semblait désirable de montrer
brièvement ses titres en vue de fermer la porte aux critiques qu’on aurait pu
faire sans cette précaution. Il semblait désirable de prouver que cette
connaissance fondamentale n’est pas une illusion comme l’idéaliste
l’affirme, ni d’une valeur douteuse comme le pense le sceptique, ni une
intuition inexplicable comme l’admet le réaliste naturel, mais qu’elle est un
produit légitime de la conscience élaborant ses matériaux d’après les lois de
son activité normale. Bien que, dans l’ordre chronologique, l’établissement
de cette distinction précède tout raisonnement, et bien que, courant comme
elle le fait à travers notre structure mentale, il nous soit impossible de
raisonner sur elle sans admettre son existence, l’analyse nous permet
pourtant de justifier l’affirmation de son existence en montrant qu’elle est
aussi le résultat d’une classification primaire basée sur des ressemblances
accumulées et sur des différences accumulées. En d’autres termes, le
raisonnement, qui n’est lui-même que la formation de cohésions entre des
manifestations, fortifie ici, par celles qu’il forme, les cohésions qu’il trouve
158
déjà existantes. Avant d’aller plus loin, il faut encore donner une
explication préliminaire. Les manifestations de l’inconnaissable, séparées
en les deux divisions du soi et du non-soi, sont encore redivisibles en
certaines formes très générales dont la science, aussi bien que le sens
commun, admet à chaque instant la réalité. Dans le chapitre intitulé Idées
dernières de la Science, il a été montré que nous ne connaissons rien de ces
formes considérées en elles-mêmes. Néanmoins, comme nous allons
continuer à nous servir des mots qui les désignent, il est nécessaire de dire
quel sens il faut donner à ces mots.
159
perceptions visuelles. Les bonnes peintures nous montrent que les aspects
des choses peuvent être simulés de très près par les couleurs sur la toile. Le
miroir nous prouve distinctement combien la vue peut être décevante quand
elle n’est pas corrigée par le toucher, ce que fait aussi la courbure apparente
d’un bâton droit qu’on plonge obliquement dans l’eau. Et les cas dans
lesquels nous pensons voir quelque chose que nous ne voyons pas,
ébranlent encore notre foi dans la vision. De sorte que l’idée implicite
d’incertitude est une tare du mot apparence.
Il s’en suit que la philosophie, en lui donnant un sens étendu, nous
conduit à penser que tous nos sens sont trompeurs comme les yeux et fait
que nous nous sentons dans un monde de fantômes. Si les mots phénomène
et apparence n’avaient pas des associations trompeuses, il y aurait bien peu,
s’il y en avait, de cette confusion mentale. Si, lorsque nous discutons la
nature de notre connaissance, nous pensions toujours aux impressions
tactiles au lieu de penser aux perceptions visuelles; si, au lieu de penser aux
perceptions des objets qui sont fournies par nos yeux, nous pensions
toujours avec insistance aux perceptions fournies par nos mains, l’idée de
non-réalité disparaîtrait dans une large mesure. La critique métaphysique
aurait alors seulement pour effet de nous prouver que les sensations de
toucher et de pression produites par un objet ne nous donnent aucune
connaissance de sa nature, et en même temps la critique admettrait
implicitement qu’il y a un quelque chose qui produit les sensations. Elle
nous prouverait que notre connaissance consiste simplement dans les effets
produits sur notre conscience et que les causes de ces effets restent
inconnues; mais, ce faisant, elle ne tendrait pas le moins du monde à nier
l’existence de telles causes que tous ses raisonnements admettraient
tacitement. Et quand les deux seraient toujours pensés comme étant en
rapport immédiat, on ne courrait plus le risque de tomber dans les insanités
de l’idéalisme.
160
Ce qui pourrait subsister de ce danger disparaîtrait en faisant encore
une correction verbale. Nous augmentons l’apparente non-réalité de cette
existence phénoménale que, seule, nous pouvons connaître, en la mettant
en contraste avec une existence nouménale qui serait, imaginons-nous, plus
réelle pour nous, si nous pouvions la connaître. Nous nous trompons avec
une fiction verbale. Quel est le sens du mot réel? Dans l’interprétation qui
lui est donnée dans les discussions philosophiques, on ne retient qu’un
élément de la conception vulgaire des choses et on rejette le reste, ce qui
crée une confusion par inconséquence. Le paysan, en regardant un objet, ne
considère pas ce dont il a conscience comme quelque chose existant en lui,
mais croit que c’est de l’objet lui-même qu’il a conscience: pour lui,
l’apparence et la réalité sont une seule et même chose. Cependant le
métaphysicien, alors que ses mots impliquent la croyance à une réalité, voit
que la conscience ne peut l’embrasser, mais qu’elle embrasse seulement
son apparence et il place l’apparence dans la conscience et laisse la réalité
au dehors. Il continue à penser à cette réalité laissée au dehors, de la même
manière que le paysan pense à l’apparence. Il continue à parler de la qualité
de réel qu’il lui attribue comme si elle était connue indépendamment des
actes de conscience. Il semble qu’il ait oublié que l’idée de réalité ne peut
être rien de plus qu’un certain mode de conscience et que la question à
examiner est celle-ci: Quelle est la relation entre ce mode et les autres?
Par réalité nous entendons persistance dans la conscience,
persistance qui peut être inconditionnelle comme la conscience que nous
avons de l’espace, ou conditionnelle comme la conscience que nous avons
d’un corps pendant que nous le tenons dans la main. Le réel, comme nous
le concevons, n’est distingué que par la persistance; c’est par ce caractère
que nous le séparons de ce que nous appelons irréel. Nous faisons la
distinction entre une personne placée debout devant nous et l’idée de cette
personne par notre aptitude à expulser de notre conscience l’idée de la
161
personne et par notre inaptitude à en expulser la personne même, lorsque
nous la regardons. Et quand nous avons des doutes sur la créance à donner
à quelque impression faite sur nos yeux dans l’obscurité, nous résolvons la
question en examinant si l’impression persiste quand nous y regardons de
plus près et nous la déclarons réelle si la persistance est complète. Ce qui
fait voir que c’est bien vraiment la persistance que nous désignons par le
mot réalité, c’est ce fait qu’après que la critique a montré que le réel qui se
présente à la perception n’est pas le réel objectif, la vague conscience que
nous conservons du réel objectif est celle de quelque chose qui persiste
absolument, sous tous les changements de mode, de forme ou d’apparence.
Et le fait que nous ne pouvons établir même une notion indéfinie de
l’absolument réel sans le regarder comme l’absolument persistant implique
que la persistance est notre critérium dernier du réel, soit qu’il existe sous
sa forme inconnue, soit qu’il existe sous la forme que nous lui connaissons.
Conséquemment, le résultat sera le même pour nous, soit que nous
percevions l’inconnaissable lui-même, soit que nous percevions un effet
invariablement produit sur nous par l’inconnaissable. Si, sous certaines
conditions fournies par notre constitution, une force dont la nature dépasse
notre conception produit toujours sur nous un certain mode de conscience;
si ce mode de conscience est aussi persistant que le serait la force elle-
même si elle était présente dans notre conscience, la réalité sera aussi
complète pour la conscience dans un cas que dans l’autre. Si l’Etre
inconditionné lui-même était présent dans la pensée, il ne pourrait être que
persistant, et si, à sa place, il y a un être conditionné par les formes de la
pensée, mais non moins persistant, il est pour nous non moins réel.
De là on peut tirer les conclusions suivantes: premièrement, nous
avons une sorte de conscience indéfinie d’une réalité absolue qui est au-
dessus des relations, laquelle conscience est produite par la persistance
absolue en nous de quelque chose qui survit à tous les changements de
162
relation; secondement, nous avons une conscience définie d’une vérité
relative qui persiste sans cesse en nous sous l’une ou l’autre de ses formes,
et sous chacune de ses formes, aussi longtemps que sont remplies les
conditions de sa présentation; cette réalité relative étant ainsi
continuellement persistante en nous, est aussi réelle pour nous que pourrait
l’être la réalité absolue, si elle pouvait être immédiatement connue;
troisièmement, la pensée n’étant possible que par relation, la réalité relative
ne peut être conçue comme telle que par rapport à une réalité absolue et le
rapport entre les deux, étant absolument persistant dans notre conscience,
est réel au même titre que les termes qu’il unit sont réels.
Nous pouvons donc reprendre avec une entière confiance les
conceptions réalistes qu’à première vue la philosophie semble dissiper.
Bien que la réalité, sous les formes de notre conscience, ne soit qu’un effet
conditionné de la réalité absolue, comme cet effet conditionné reste en
relation indissoluble avec sa cause inconditionnée et comme il persiste avec
elle aussi longtemps que les conditions persistent, il est, pour la conscience
qui fournit les conditions, également réel. Nos perceptions visuelles,
quoique simplement des symboles équivalents des perceptions tactiles, sont
pourtant tellement identifiées avec celles-ci qu’il nous semble voir
réellement la solidité et la dureté que nous ne faisons qu’inférer et nous
concevons ainsi comme objets solides des choses qui ne sont que les signes
des objets solides; nous agissons encore davantage de la même façon avec
ces réalités relatives comme si elles étaient des existences réelles, au lieu
d’être des effets des existences réelles.Et nous pouvons légitimement
continuer d’en agir ainsi avec elles aussi longtemps que les conclusions
qu’elles nous font trouver sont regardées comme relatives et non comme
absolues.
163
Il reste maintenant à interpréter spécifiquement cette conclusion
générale dans ses applications à chacune de nos idées scientifiques
dernières.
47. — Nous pensons par rapports9. Nous avons vu (chap. III, Ire
partie) que les derniers modes de l’être ne peuvent être connus ou conçus
tels qu’ils sont en eux-mêmes, c’est-à-dire en dehors d’une relation avec
notre conscience. Nous avons vu, par l’analyse du produit de la pensée,
qu’il consiste toujours en relations et ne peut rien contenir de plus profond
que les plus générales d’entre elles. En analysant l’opération de la pensée,
nous avons trouvé que la connaissance de l’absolu est impossible parce
qu’il ne présente ni un rapport, ni les éléments d’un rapport qui sont la
différence et la ressemblance. Et finalement nous avons montré que,
quoique la relativité de notre pensée nous interdise à jamais de connaître ou
de concevoir l’être absolu, cependant cette relativité même de notre pensée
détermine nécessairement cette vague conscience de l’être absolu qui ne
peut être supprimée par aucun effort mental. Le rapport est la forme
universelle de la pensée; voilà une vérité que toutes les espèces de
démonstrations concourent à prouver.
Les transcendantalistes regardent certains autres éléments de la
conscience comme des formes de la pensée ou, plus strictement, de
l’intuition qui est le composant premier de la pensée. Alors qu’ils
admettraient nécessairement le rapport comme forme mentale universelle,
ils voudraient classer avec lui deux autres formes comme également
universelles. Si leur doctrine était soutenable à un certain point de vue, il
faudrait quand même la rejeter dans le cas où ces autres formes pourraient
être regardées comme engendrées par la forme primaire. Si notre pensée a
9 Les conclusions psychologiques brièvement exposées dans cette section et les trois
suivantes trouveront leur justification dans mes Principes de Psychologie.
164
pour substance des rapports et si les rapports ont certaines formes
universelles, il est évident que les formes de rapports qui sont universelles
deviendront des formes universelles de conscience. Et, si ces autres formes
sont explicables ainsi, il est superflu et, par conséquent, non philosophique,
de leur assigner une origine indépendante.
Il y a deux ordres de rapports, ceux de succession et ceux de
coexistence; l’un de ces ordres est primitif, l’autre est dérivé. Le rapport de
succession est présenté à chaque changement d’état de conscience. Le
rapport de coexistence, qui ne peut être originellement donné dans une
conscience dont les états sont en série, apparaît seulement lorsqu’on trouve
que certains rapports de succession présentent leurs termes à la conscience
aussi bien dans un ordre que dans l’autre; tandis que d’autres rapports ne
les présentent que dans un seul ordre. Les rapports dont les termes ne sont
pas réversibles, sont reconnus comme des successions proprement dites,
tandis que les rapports dont les termes se présentent indifféremment dans
deux directions sont reconnus comme des coexistences, et les expériences
sans nombre qui, de moment en moment, présentent ces deux ordres de
rapports, rendent leur distinction parfaitement définie et engendrent en
même temps une conception abstraite de chacun d’eux. La conception
abstraite de toutes les successions est le Temps. La conception abstraite de
toutes les coexistences est l’Espace. Du fait qu’en pensée le Temps est
inséparable de la succession et l’Espace de la coexistence, nous ne
concluons pas que le temps et l’espace sont des formes originelles de la
conscience sous lesquelles on connaît les successions et les coexistences;
mais nous concluons que nos conceptions du temps et de l’espace sont
générées, tout comme les autres conceptions abstraites, par des conceptions
concrètes, la seule différence étant que l’organisation des expériences s’est,
dans ces deux cas, poursuivie tout au long du développement de
l’intelligence.
165
Cette synthèse est confirmée par l’analyse. Notre conscience de
l’espace est la conscience de positions coexistantes. Une portion d’espace
ne peut être conçue qu’en représentant ses limites comme coexistant en
certaines positions relatives, et chacune de ses limites imaginées, que ce
soit une ligne ou un plan, ne peut pas être pensée autrement que comme
constituée par des positions coexistantes très voisines les unes des autres.
Et puisqu’une position n’est pas une entité, comme les groupes de positions
qui constituent n’importe quelle portion de l’espace qu’on peut concevoir
et qui tracent ses limites, ne sont pas des existences sensibles, il s’ensuit
que les positions coexistantes qui constituent notre conscience de l’espace
ne sont pas des coexistences dans le vrai sens du mot (qui implique que
leurs termes soient des réalités), mais sont seulement des simulacres de
coexistences laissés derrière par les réalités en leur absence, c’est-à-dire
que ce sont les abstraits des coexistences. Les expériences dont on a tiré, au
cours de l’évolution de l’intelligence, la notion abstraite de toutes les
coexistences sont des expériences de positions individuelles constatées par
le toucher et chacune de ces expériences implique la résistance d’un objet
touché et la tension musculaire qui mesurait cette résistance. Par une
quantité innombrable d’ajustements musculaires dissemblables, impliquant
des tensions musculaires dissemblables, on découvre différentes positions
résistantes et, comme on peut les constater dans un ordre aussi bien que
dans l’autre, nous les regardons comme coexistantes. Mais puisque, dans
d’autres circonstances, les mêmes ajustements musculaires ne produisent
pas de contact avec des positions résistantes, il en résulte les mêmes états
de conscience moins les résistances, — simulacres de coexistences d’où
sont absents les objets coexistants trouvés auparavant. Et d’une
construction faite avec ces formes, trop compliquée pour être exposée ici
en détail, résulte la conception abstraite de tous les rapports de coexistence
que nous appelons l’espace. Il ne reste plus qu’à indiquer, comme une
166
vérité que nous rappellerons plus tard, que les expériences dont la
conception de l’espace est tirée sont des expériences de force. Un plexus de
forces musculaires mises en jeu par nous-mêmes constitue l’indice de
chaque position telle qu’elle se révèle originellement à nous et la résistance
qui nous rend conscients de l’existence de quelque chose dans cette
position est un équivalent de la pression que nous exerçons consciemment.
Ainsi des expériences de force présentant des rapports variés sont les
expériences dont nous tirons, par abstraction, l’idée d’espace.
Notre conscience de l’espace étant ainsi montrée purement relative,
que dirons-nous de ce qui la cause? Y a-t-il un espace absolu représenté
d’une certaine façon par l’espace relatif? L’espace est-il en lui- même une
forme ou condition de l’existence absolue produisant dans notre esprit une
forme ou condition correspondante de l’existence relative? Il n’y a pas de
réponse à ces questions. Notre conception de l’espace est produite par un
certain mode de l’inconnaissable et la complète invariabilité de la
conception que nous en avons implique la complète uniformité des effets
produits sur nous par ce mode de l’inconnaissable. Mais nous n’avons pas
le droit de l’appeler un mode nécessaire de l’inconnaissable. Tout ce que
nous pouvons affirmer, c’est que l’espace est une réalité relative; c’est que
notre connaissance de cette réalité relative invariable implique une réalité
absolue également invariable dans ses rapports avec nous, et que la réalité
relative peut être sans hésitation acceptée en pensée comme une base solide
pour nos raisonnements qui, bien conduits, nous conduiront à des vérités
d’une réalité pareillement relative, les seules vérités qui nous concernent et
qu’il nous soit possible de connaître. A l’égard du temps relatif et du temps
absolu, un raisonnement parallèle fait arriver à des conclusions parallèles.
La chose est trop évidente pour qu’il soit besoin d’entrer dans des détails
là-dessus.
167
48. — Notre conception de la matière, réduite à sa forme la plus
simple, est celle de positions coexistantes qui présentent de la résistance;
elle se trouve en contraste avec notre conception de l’espace dans laquelle
les positions coexistantes n’offrent aucune résistance. Nous pensons d’un
corps qu’il est limité par des surfaces qui résistent et qu’il est constitué
entièrement par des parties qui résistent. Si l’on fait abstraction
mentalement des résistances coexistantes, la notion de corps disparaît,
laissant derrière elle la notion d’espace. Et puisque le groupe des positions
coexistantes qui résistent nous donne l’impression de résistance, que nous
touchions le corps par son côté éloigné ou par son côté rapproché, par son
côté droit ou son côté gauche, il en résulte que, des ajustements
musculaires différents indiquant des coexistences différentes, nous sommes
obligés de concevoir chaque portion de la matière comme contenant plus
d’une position résistante, c’est-à-dire comme occupant l’espace. D’où la
nécessité dans laquelle nous nous trouvons de nous représenter les éléments
derniers de la matière comme étant à la fois étendus et résistants; la
matière, ayant universellement cette forme d’après nos expériences
sensibles, ne peut en avoir d’autre dans notre conception, en quelques
minimes fragments que puisse la réduire la subdivision que nous pouvons
en faire par imagination. De ces deux éléments inséparables, la résistance
est primaire et l’extension secondaire. L’étendue occupée, ou corps, étant
distinguée dans la conscience de l’étendue inoccupée ou espace, par sa
résistance, il est clair que cet attribut doit être antérieur dans le genèse de
l’idée. Si, comme il fut démontré dans la section précédente, les
expériences, pour la plus grande partie héréditaires, desquelles notre
conception de l’espace a été tirée par abstraction, ne peuvent venir que des
impressions de résistance faites sur l’organisme, cela implique la
conclusion que les expériences de résistance étant celles qui ont engendré
la conception d’espace, l’attribut résistance de la matière doit être regardé
168
comme primordial et son attribut extension comme dérivé. D’où il résulte
clairement que nos expériences de force sont celles qui ont fourni les
matériaux pour la construction de l’idée de matière. La matière, en
s’opposant à nos énergies musculaires, se présente immédiatement à la
conscience à titre de force et son occupation de l’espace n’étant connue que
par une abstraction d’expériences originellement données comme
expériences de force, il s’ensuit que les forces en certaines corrélations
forment tout le contenu de notre idée de la matière.
Si telle est notre connaissance de la réalité relative, que dirons-nous
de la réalité absolue? Nous pouvons simplement dire que c’est un mode de
l’inconnaissable ayant avec la matière que nous connaissons, le rapport de
cause à effet. La relativité de notre connaissance de la matière est montrée à
la fois par l’analyse qui précède et par les contradictions qui apparaissent
quand nous considérons cette connaissance comme absolue (§ 16). Mais,
comme nous l’avons vu tout à l’heure, bien que nous ne la connaissions
que par ses rapports, la matière est aussi réelle dans le vrai sens du mot que
si nous la connaissions indépendamment de tout rapport, et, de plus, la
réalité relative que nous connaissons comme matière est nécessairement
représentée à l’esprit comme se trouvant en relation persistante ou réelle
avec la réalité absolue. En conséquence, nous pouvons nous confier sans
hésitation à ces expressions de pensée que l’expérience a organisées en
nous. Nous n’avons pas besoin, dans nos recherches physiques, chimiques
ou autres, de nous retenir de traiter la matière comme faite d’atomes
résistants et étendus; car cette conception qui résulte nécessairement de nos
expériences de la matière, n’est pas moins légitime que la conception des
masses agrégées comme étendues et résistantes. L’hypothèse atomique et
sa parente, celle d’un éther pénétrant tout et de constitution moléculaire,
sont simplement des développements de ces formes universelles que les
actions de l’inconnaissable ont établies en nous. Les conclusions tirées
169
logiquement à l’aide de ces hypothèses doivent être sûrement en harmonie
avec toutes les autres qui sont impliquées dans ces mêmes formes et auront
une vérité relative également complète.
49. — La conception du mouvement, comme elle se présente ou se
représente dans la conscience développée, implique les conceptions
d’espace, de temps et de matière. Quelque chose de perçu, une série de
positions successivement occupées par lui et un groupe de positions
coexistantes unies en pensée avec les successives, telles sont les
constituants de l’idée de mouvement. Et comme, ainsi que nous l’avons vu,
ces constituants sont élaborés diversement des expériences de force
données en certaines corrélations, il s’ensuit que, par une synthèse plus
avancée de ces expériences, on élabore aussi l’idée de mouvement. Un
autre élément de cette idée, qui en est réellement l’élément fondamental (la
nécessité dans laquelle se trouve le corps en mouvement de changer de
position), est le résultat immédiat des premières expériences de force. Les
mouvements de différentes parties de l’organisme, en relation les uns avec
les autres, sont les premiers qui se présentent à la conscience. Produits
qu’ils sont par l’action des muscles, ils transmettent à la conscience des
réactions sous forme de sensations de tension musculaire. Conséquemment
chaque extension ou chaque contraction d’un membre nous est
originellement connue comme une série de tensions musculaires variant à
mesure que change la position du membre. Et cette notion rudimentaire du
mouvement consistant en une série d’impressions de force, devient
inséparablement unie avec les notions d’espace et de temps dès que celles-
ci sont abstraites d’autres impressions de force. Ou plutôt, de cette
conception primitive du mouvement, la conception achevée se fait par un
développement simultané avec celui des conceptions d’espace et de temps;
toutes les trois sortent des impressions plus nombreuses et plus diverses de
tension musculaire et de résistance objective.
170
Que cette vérité relative réponde à une vérité absolue, c’est
seulement par amour de la forme qu’il y a besoin de le dire. Ce qui a été dit
précédemment sur la cause inconnue qui produit en nous les effets appelés
matière, espace et temps, s’appliquera, par un simple changement de
termes, au mouvement.
50, 51. — Nous arrivons donc enfin à la force, comme le dernier
des derniers éléments. Quoique l’espace, le temps, la matière et le
mouvement apparaissent comme les données nécessaires suffisantes à
l’entendement, une analyse psychologique (que je n’indique ici que par une
esquisse grossière) nous montre que ces conceptions sont bâties avec des
expériences de force ou qu’elles en sont tirées par abstraction. La matière et
le mouvement, tels que nous les connaissons, sont des notions concrètes
bâties avec le contenu de relations mentales diverses; tandis que l’espace et
le temps sont les notions abstraites des formes de ces relations diverses.
Toutefois, en creusant sous ces notions, on trouve les expériences
primordiales de force. Il n’y a manifestement qu’une impression de force
qui puisse être reçue par un être sentant dépourvu de formes mentales.
Accordez seulement la sensibilité sans faculté de penser, et une force
produisant un changement nerveux sera encore percevable au siège supposé
de la sensation. Quoique une simple impression de force ainsi reçue ne pût
produire une conscience (celle-ci impliquant des rapports entre des états
différents), une multiplicité d’impressions semblables, différentes en
espèce et en degré, fournirait des matériaux pour l’établissement de
rapports, c’est-à-dire pour la pensée. Et si de tels rapports différaient par
leur forme aussi bien que par leur contenu, les impressions des formes
s’organiseraient simultanément avec celles du contenu. Il suffit de se
rappeler que la conscience est constituée par des changements pour voir
que la donnée dernière de la conscience doit être celle dont le changement
est la manifestation et qu’ainsi la force par laquelle nous-mêmes
171
produisons des changements et qui sert à symboliser la cause des
changements en général est la révélation finale de l’analyse. Il a été
démontré (§ 18) que ce mode indécomposable de conscience dans lequel on
peut résoudre tous les autres, ne peut être lui-même la force qui se
manifeste à nous par les phénomènes. Nous avons vu que si l’on admet
qu’il y a identité de nature entre la cause des changements, comme elle
existe absolument, et cette cause de changements dont nous avons
conscience dans nos propres efforts musculaires, on se trouve entraîné dans
des impossibilités de pensée alternatives. La force, telle que nous la
connaissons, ne peut être regardée que comme un effet conditionné de la
Cause inconditionnée, comme une vérité relative nous indiquant la Réalité
absolue qui la produit directement.
172
Loin d’avoir été admise dans les premiers temps comme une vérité
évidente par elle-même, elle avait été rejetée comme une erreur évidente. Il
y eut un temps où était admise universellement la notion que les choses
pouvaient s’évanouir en rien ou naître de rien. Si les hommes ne croyaient
pas cela dans le sens strict du mot (ce qui impliquerait la représentation
nette dans la conscience des opérations de création et d’annihilation), ils
croyaient pourtant qu’ils le croyaient et leur conduite montra clairement à
quel point, dans leurs pensées confuses, une croyance était presque
l’équivalente de l’autre. Ce n’est pas seulement dans les âges de ténèbres et
chez les esprits inférieurs que nous trouvons cette croyance. La théologie
ordinaire l’implique clairement dans ses dogmes concernant l’origine et la
fin du monde et on peut se demander si Shakespeare, dans sa prévision
poétique d’un temps où les choses disparaîtraient «sans laisser un débris
derrière elles», n’était pas sous son influence.
Cependant l’accumulation des expériences, et encore plus leur
organisation, a lentement renversé cette conviction. Une connaissance plus
étendue a effacé l’une après l’autre les preuves apparentes du fait que
quelque chose naissait de rien. La comète qu’on découvre soudainement, et
qui chaque nuit devient plus grande, n’est pas un corps de création
nouvelle, mais un corps qui était jusqu’alors resté hors de portée de la vue.
Le nuage qui vient de se former il y a quelques minutes dans le ciel n’est
pas fait de substance qui vient juste de commencer à exister, mais de
substance qui existait auparavant sous forme transparente. Et il en est de
même pour le cristal ou le précipité par rapport au liquide qui le dépose.
Réciproquement, en examinant les apparentes annihilations de matière, on
trouve qu’elles sont simplement des changements d’état. On a trouvé que
l’eau évaporée, bien que devenue invisible, peut être condensée dans sa
forme première. Quoique dans un coup de fusil la poudre disparaisse, à sa
place apparaissent des gaz qui, en prenant un plus grand volume qu’elle,
173
ont produit l’explosion. Ce n’est toutefois qu’après la venue de la chimie
quantitative que les conclusions suggérées par ces expériences ont pu être
mises en harmonie avec tous les faits. Lorsqu’après avoir constaté non
seulement les combinaisons formées par diverses substances, mais aussi les
proportions dans lesquelles leur combinaison a lieu, les chimistes purent se
rendre compte de la matière qui était apparue ou qui était devenue invisible,
le scepticisme fut dissipé. Et de la conclusion générale ainsi atteinte, les
analyses exactes, journellement faites, dans lesquelles la même portion de
matière, poursuivie sous de nombreux déguisements, se trouve finalement
isolée, fournissent une confirmation continue.
L’effet de cette preuve particulière joint à la preuve générale que
nous donne la permanence des objets a été tel que l’indestructibilité de la
matière est aujourd’hui tenue par un grand nombre de gens pour une vérité
dont la négation est inconcevable.
53. — Ce dernier fait soulève la question de savoir si nous avons
pour cette croyance fondamentale quelque garantie supérieure à celle de
l’induction consciente. Avant de montrer que nous en avons une, quelques
explications sont nécessaires.
La conscience d’une nécessité logique est la conscience qu’une
certaine conclusion est implicitement contenue dans certaines prémisses
explicitement posées. Si, comparant un jeune enfant avec un adulte, nous
voyons que cette conscience de la nécessité logique est absente chez l’un et
présente chez l’autre, cela nous enseigne qu’on arrive à la conception de
certaines vérités nécessaires par croissance, simplement par le
développement des formes et des facultés intellectuelles héréditaires.
Pour faire mieux connaître l’espèce de ce cas, disons: Avant qu’une
vérité puisse être connue comme nécessaire, il faut que deux conditions
soient remplies. Il faut un appareil mental capable de saisir les termes de la
proposition et le rapport qu’on allègue entre eux; et il faut qu’il y ait une
174
représentation mentale de ces termes assez définie et délibérée pour que
soit possible la conscience nette du rapport. Si l’une ou l’autre de ces
conditions n’est pas remplie, il peut s’ensuivre que la nécessité de la vérité
ne soit pas reconnue.
Prenons des exemples.
Le sauvage, qui ne peut pas compter les doigts de sa main, ne peut
pas établir d’idée définie répondant à la proposition 7 et 5 font 12 et encore
moins peut-il concevoir qu’il n’y a pas d’autre total possible.
L’enfant qui additionne distraitement des chiffres se dit que 7 et 5
font 11 et peut arriver plusieurs fois à un mauvais résultat en répétant cette
erreur.
Ni la non-reconnaissance de la vérité que 7 et 5 font 12 qui résulte
chez le sauvage d’un appareil mental non développé ni l’affirmation,
résultant de l’action mentale inattentive de l’enfant, qu’ils font 11 ne nous
font douter de la nécessité du rapport qui existe entre ces deux nombres,
pris séparément et la somme qu’ils font, réunis. Malgré que l’une ou l’autre
cause empêche de saisir la nécessité de ce rapport, nous n’hésitons pas à
dire que, lorsque ses termes seront distinctement représentés dans la
pensée, sa nécessité sera perçue et qu’en dehors de la répétition des
expériences cette nécessité devient connaissable quand les appareils et leur
fonctionnement sont assez développés pour que les groupes 7, 5 et 12
puissent être saisis mentalement.
Il y a donc manifestement des reconnaissances de vérités
nécessaires comme telles, qui accompagnent l’évolution mentale. Il y a des
degrés ascendants dans ces reconnaissances. Un jeune garçon ayant assez
d’intelligence pour voir que des choses qui sont égales à une même chose
sont égales entre elles, peut être incapable de voir que des rapports
respectivement égaux à certains autres qui sont inégaux entre eux, sont
175
eux-mêmes inégaux, quoique, pour une intelligence plus développée, ce
dernier axiome ne soit pas moins évidemment nécessaire que le premier.
Tout ceci, qui relève des vérités logiques et mathématiques, relève
aussi, en changeant les termes, des vérités physiques. Il y a des vérités
nécessaires en physique qui ne peuvent être saisies que par une intelligence
développée et disciplinée et avant qu’une telle intelligence apparaisse, non
seulement il peut arriver que l’esprit ne saisisse point ces vérités, mais il
peut encore croire vaguement à leurs contraires. Jusqu’à des temps
comparativement récents, toute l’humanité se trouvait dans cet état
d’incapacité relativement aux axiomes physiques, et il en est encore ainsi
de la masse de l’humanité. Des effets sont attendus sans causes de leur
espèce, ou l’on attend des effets extrêmement disproportionnés à leurs
causes, ou bien l’on suppose que des causes peuvent se terminer sans
effets10.
Mais, de ce que beaucoup de gens sont incapables de saisir les
axiomes de physique, il ne s’ensuit pas plus que les axiomes de physique
ne sont pas connaissables a priori par une intelligence développée qu’il ne
s’ensuit que le rapports logiques ne sont pas nécessaires. du fait que des
esprits non développés n’en peuvent percevoir la nécessité.
Il en est ainsi des notions qui ont cours sur la création et
l’annihilation de la matière. D’abord on a confondu deux choses
radicalement différentes: la disparition de la matière par évaporation par
exemple, avec le passage de la matière de l’existence à la non-existence.
10 J’ai connu une dame qui soutenait qu’une robe pliée serré pesait davantage qu’une
robe pliée lâche et qui, par suite de cette croyance, se faisait faire de grandes malles
afin de diminuer le prix du transport de ses bagages! Une autre que je connais
attribue le sentiment de légèreté qui accompagne la vigueur à une diminution réelle
de poids et pense qu’en marchant légèrement elle presse moins sur le sol, et, quand
on la questionne là-dessus, affirme que, placée sur une bascule, elle peut se rendre
moins pesante par un acte de volonté!
176
Jusqu’à ce que cette confusion soit évitée, la croyance que la matière peut
être annihilée est facilement admise. Ensuite, cette croyance continue
d’avoir cours aussi longtemps que le pouvoir de réflexion n’est pas
suffisant pour se représenter le résultat des tentatives faites pour annihiler
la matière en pensée. Mais quand les vagues idées qui sortent d’un appareil
nerveux imparfaitement organisé, sont remplacées par des idées claires
sortant d’un appareil nerveux défini, cet appareil nerveux défini, façonné
par l’expérience en conformité avec les choses extérieures, rend nécessaires
dans la pensée les rapports qui répondent à l’uniformité des choses. De là,
entre autres, la conception de l’indestructibilité de la matière.
L’analyse montre que c’est une donnée de la conscience. Concevez
l’espace débarrassé de tous les corps excepté un. Maintenant imaginez ce
corps restant ne changeant pas de place, mais fondant en rien, tout en
restant en place. Vous n’y réussirez pas. L’espace qui était solide ne peut
être conçu comme devenant vide sans déplacement de ce qui le rendait
solide. Ce qui est appelé l’extrême incompressibilité de la matière est une
loi admise par la pensée. A quelque petitesse de volume que nous
concevions rétinite une portion de matière, il nous est impossible de la
concevoir comme réduite à rien. Alors que nous pouvons nous représenter
ses parties comme rapprochées, nous ne pouvons pas nous représenter la
quantité de matière comme devenant moindre. Pour le faire, il faudrait
imaginer quelques-unes des parties comprimées jusqu’à l’anéantissement,
ce qui n’est pas plus possible que d’imaginer la compression du tout
jusqu’à son anéantissement. Notre inaptitude à concevoir la matière comme
inexistante, résulte de la nature de la pensée. La pensée consiste dans
l’établissement de rapports. Il ne peut pas y avoir de rapport établi, et par
conséquent pas de pensée formée, quand l’un des termes du rapport est
absent de la conscience. Il est impossible de penser quelque chose comme
devenant rien pour la même raison qu’il est impossible de penser rien
177
comme devenant quelque chose, et cette raison c’est que rien ne peut pas
devenir un objet de conscience. On ne peut penser l’anéantissement de la
matière par la même raison qu’on ne peut penser sa création.
Il faut ajouter qu’il n’est pas possible de vérifier expérimentalement
l’indestructibilité de la matière sans l’admettre tacitement. Car toute
vérification de ce genre ne peut se faire que par pesée, et peser, c’est
admettre que la matière formant le poids qui sert de mesure reste la même.
54. — Nous voici parvenus devant ce qu’il est très important pour
nous d’examiner, savoir, la nature des perceptions par lesquelles la
permanence de la matière nous est perpétuellement démontrée. Sous toutes
leurs formes, ces perceptions nous révèlent simplement ceci: la force
contenue dans une quantité donnée de matière reste toujours la même dans
les mêmes conditions. Un jouet qu’on n’avait pas vu depuis longtemps et
qui produit en nous un groupe de sensations de la vue et du toucher pareil à
celui qu’il produisait dans l’enfance, est reconnu comme étant le même
parce qu’il a la force de nous affecter de la même façon. Le rouleau de
pièces d’or que pèse un caissier pour s’éviter la peine de les compter
prouve l’existence d’une quantité particulière d’une espèce particulière de
matière et l’orfèvre se sert du même moyen de vérification quand la forme
de la matière a été changée par un ouvrier. Il en est de même pour les
propriétés spéciales. On décide si un certain cristal est un diamant ou non
en mettant sa dureté à l’épreuve et en constatant le degré de déviation qu’il
fait subir aux rayons lumineux Et de même, quand un morceau de
substance visible et tangible a été réduit à être un gaz invisible et intangible
mais qui conserve le même poids, ou quand la quantité d’un certain
élément est déduite de son aptitude à neutraliser une quantité donnée d’un
autre élément, le chimiste s’en rapporte à la quantité d’action exercée par la
matière comme la mesure de la quantité de matière.
178
Ainsi donc, par indestructibilité de la matière, nous entendons
l’indestructibilité de la force par laquelle la matière nous affecte. Et cette
vérité est rendue manifeste non seulement par l’analyse de la connaissance
a posteriori, mais également par l’analyse de la connaissance a priori11.
11 De peur qu’il ne l’ait remarqué, le lecteur doit être averti que les termes «vérité a
priori» et «vérité nécessaire» ne sont pas employés dans cet ouvrage au sens qu’ils
avaient anciennement, comme impliquant des connaissances entièrement
indépendantes de l’expérience, mais qu’ils doivent être pris comme impliquant des
connaissances devenues organiques par suite de l’accumulation d’expériences
reçues en partie par l’individu, mais principalement par les individus ses ancêtres
dont son système nerveux est l’héritier. En se reportant aux Principes de
Psychologie (§§ 426-433) on verra que la garantie alléguée en faveur de l’une de ces
convictions dernières qu’on ne peut renverser, c’est que, dans l’hypothèse de
l’évolution, elle représente une accumulation d’expériences immensément plus
grande que celle que pourrait acquérir un seul individu.
179
donne au sol elle reste en repos, paraît prouver que le principe d’activité12
manifesté par la pierre peut disparaître absolument. Acceptant les données
de la perception toute nue, les hommes crurent à une époque, et un grand
nombre croient, encore aujourd’hui, que le mouvement peut devenir rien et
le devient ordinairement. Mais la constatation de certains faits qui
impliquaient le contraire, conduisit à des recherches qui ont prouvé que ces
apparences sont illusoires. La découverte que les mouvements des corps
célestes ne diminuent pas fit soupçonner qu’un corps en mouvement, ne
subissant aucun dérangement, continuerait à se mouvoir sans changer de
vitesse et suggéra la question de savoir si les corps qui perdent leur
mouvement ne le communiquent pas en même temps aux autres. On était
familier avec le fait qu’une pierre glissait plus longtemps sur une surface
unie comme celle de la glace, qui ne présente pas de petits objets auxquels
la pierre puisse communiquer son mouvement par le choc, que sur une
surface jonchée de tels objets et qu’un bâton jeté en l’air s’en allait plus
loin que si on le jetait dans un milieu dense comme l’eau. Ainsi la notion
primitive que les corps en mouvement ont une tendance inhérente à
s’arrêter — notion dont les Grecs n’ont pu se défaire et qui dura jusqu’au
temps de Galilée — commença à s’en aller. Elle fut ébranlée davantage par
des expériences comme celles de Hooke qui prouva qu’une toupie tourne
d’autant plus longtemps qu’on l’empêche mieux de communiquer son
mouvement à la matière environnante.
Il n’est pas question ici d’expliquer la disparition de tous les
mouvements visibles. Il suffit d’indiquer d’une façon générale que le
mouvement qui disparaît quand une cloche est frappée par son battant
reparaît dans les vibrations de la cloche et dans les ondulations aériennes
12 Dans tout ce chapitre, je me sers de cette expression sans lui donner aucun sens
métaphysique, mais simplement pour éviter des conclusions anticipées.
180
qu’elles produisent; que lorsqu’une masse en mouvement est arrêtée par la
rencontre d’une masse qu’elle ne peut mouvoir, le mouvement qui ne se
montre pas comme son devient mouvement moléculaire, et que, lorsque des
corps frottent les uns contre les autres, le mouvement que le frottement leur
fait perdre est gagné par les molécules. Mais il nous faut examiner
soigneusement un aspect de cette vérité générale présenté par le
mouvement des masses, car sans cela on comprendrait mal la doctrine de la
continuité du mouvement.
56. — La première loi du mouvement, telle que Newton l’a
exprimée, est que: «Tout corps doit persévérer dans son état de repos ou de
mouvement uniforme en ligne droite à moins que des forces agissant sur lui
ne le forcent à changer cet état.»
A cette vérité, on peut associer cette autre qu’un corps décrivant
une orbite circulaire autour d’un centre qui le retient par une force tractive
se meut dans cette orbite avec une vitesse qui ne diminue pas.
La première de ces vérités abstraites ne se trouve jamais réalisée
concrètement, et la seconde n’est jamais qu’approximativement réalisée. Le
mouvement uniforme en ligne droite implique l’absence d’un milieu
résistant et implique de plus l’absence de force gravitative ou autre exercée
par les masses voisines: conditions qui ne sont jamais remplies. De même
aussi, la conservation par un corps céleste de son orbite circulaire implique
qu’il n’y a pas de corps perturbateur et qu’il y a un rapport constant entre sa
vitesse et la force tractive qui détermine l’orbite: ni l’une ni l’autre de ces
exigences n’est jamais satisfaite. Dans les orbites réelles, sensiblement
elliptiques, la vitesse est sensiblement variable. Et, en même temps qu’une
grande excentricité, apparaît une grande variation.
Au cas de ces corps célestes qui, se mouvant dans des orbites
excentriques, présentent à un moment peu de mouvement et, à un autre
moment, beaucoup de mouvement, on peut associer comme partiellement
181
analogue le cas du pendule. Avec une vitesse tantôt croissante et tantôt
décroissante, le pendule alterne entre des extrêmes où le mouvement cesse.
Comment concevrons-nous ces phénomènes apparentés pour
exprimer convenablement la vérité qui leur est commune? La première loi
du mouvement, bien qu’elle ne soit nulle part exactement appliquée, est
pourtant, en un sens, impliquée par ces faits qui paraissent en désaccord
avec elle. Quoique dans une orbite circulaire la direction du mouvement
soit continuellement changée, la vitesse reste pourtant la même. Quoique
dans une orbite elliptique il y ait tantôt accélération, tantôt diminution de la
vitesse, la vitesse moyenne des révolutions successives est constante. Bien
que le pendule arrive un moment au repos au bout de chaque oscillation,
puis recommence à se mouvoir en sens inverse, cependant l’oscillation,
considérée comme un tout, est continue: si le frottement et la résistance de
l’air n’étaient pas là, l’alternance d’état continuerait éternellement.
Qu’est-ce que ces cas nous font donc voir de commun entre eux?
Que ce avec quoi la vision nous a familiarisés dans le mouvement et qui est
ainsi devenu l’élément dominant dans notre conception du mouvement,
n’est pas l’élément auquel nous puissions attribuer la continuité.
Si nous regardons le mouvement simplement comme un
changement de place, le pendule nous montre alors que la vitesse de ce
changement peut varier d’un instant à l’autre et que, cessant par intervalles,
ce changement peut recommencer.
Mais si ce que nous pouvons appeler l’élément de translation dans
le mouvement n’est pas continu, qu’est-ce donc qui est continu? Si, comme
Galilée, nous observons l’oscillation d’un lustre, et remarquons non
l’isochronisme de ses oscillations, mais le changement régulier de
direction, nous avons l’impression que, bien qu’à la fin de chaque
oscillation la translation dans l’espace cesse, il a pourtant quelque chose
qui ne cesse pas, puisque la translation recommence dans la direction
182
opposée. Et, en nous souvenant que, lorsqu’une impulsion plus forte fut
donnée au lustre, il décrivit un arc plus grand et mit plus longtemps à
revenir au repos par l’effet de la résistance de l’air, nous comprenons que
ce qui continue à exister pendant ses mouvements alternatifs est quelque
chose de corrélatif à l’effort musculaire qui le mit en mouvement. La vérité
imposée alors à notre attention, c’est que la translation à travers l’espace
n’est pas une existence en elle-même et que, par suite, la cessation du
mouvement, considéré simplement comme translation, n’est pas la
cessation d’une existence, mais la cessation d’un certain signe d’une
existence.
Il reste encore une difficulté. Si cet élément du mouvement du
lustre auquel seul nous pouvons attribuer la continuité, est le corrélatif de
l’effort musculaire qui a mis le lustre en mouvement, que devient cet
élément à chaque extrémité de l’oscillation? Arrêtons le lustre au milieu de
son oscillation et notre main reçoit un choc; il manifeste un principe
d’activité pareil à celui que manifeste un effort musculaire. Mais si on le
touche à l’un des points de retour, il ne manifeste plus le même principe.
Celui-ci a disparu dans la même mesure que la translation dans l’espace.
Comment donc peut-on soutenir que, bien que le mouvement dans l’espace
ne soit pas continu, le principe d’activité impliqué par le mouvement est
continu?
Incontestablement les faits démontrent que le principe d’activité
continue à exister sous quelque forme. Quand il n’est pas perceptible, il
faut qu’il soit latent. Comment est-il latent? Un fil directeur, pour parvenir
à la réponse, nous est donné par l’observation que si le lustre, saisi au point
tournant de l’oscillation, ne donne pas de poussée dans le sens de son
dernier mouvement, il commence tout de suite à pousser dans la direction
opposée et en remarquant encore que cette poussée est plus forte lorsque
l’oscillation a été rendue plus grande par une impulsion violente. Donc la
183
perte d’activité visible au point extrême du mouvement ascendant est
accompagnée de la production d’une activité invisible qui engendre le
mouvement descendant qui suit. Il n’est pas aisé de concevoir cette activité
latente acquise comme une existence égale à l’activité perceptible perdue,
mais nous pouvons parvenir à la considérer comme telle en examinant des
faits d’un autre ordre.
57. — Lorsque quelqu’un pousse une porte qui est fortement saisie
dans les montants et, par un grand effort, ne produit pas de mouvement,
puis d’aventure, par un petit effort de plus, fait céder soudainement la porte
et va rouler la tête la première dans la chambre, il lui est démontré que le
premier effort musculaire qui ne produisit pas de déplacement de matière à
travers l’espace a été pourtant équivalent au déplacement d’une certaine
quantité de matière. De même lorsqu’un homme du chemin de fer arrête
graduellement une voiture détachée en tirant sur le tampon, il nous montre
(en supposant le frottement absent) que la diminution lente de la vitesse de
la voiture sur un certain espace est équivalente à la tirée en arrière faite sur
la voiture pendant qu’elle parcourt cet espace. En conservant la conception
ainsi acquise, nous allons maintenant examiner un cas qui la rendra plus
nette.
Ce jouet d’enfant, une balle attachée à un cordon de caoutchouc,
nous fournit une idée claire de la corrélation entre l’activité perceptible et
l’activité latente. Si l’enfant, tenant un bout du cordon, lance la balle
horizontalement, le mouvement en est arrêté par la tension croissante du
cordon et celui-ci, tendu de plus en plus à mesure que la halle s’éloigne,
finit par l’arrêter. Où se trouve maintenant le principe d’activité manifesté
par la balle? Il existe dans le cordon de caoutchouc tendu. Nous n’avons
pas besoin de demander sous quelle forme de changement moléculaire il
existe. Il suffit que le cordon soit le siège d’une tension engendrée par le
mouvement de la balle et équivalente à ce mouvement. Quand la balle
184
s’arrête, le cordon tendu commence à lui imprimer un mouvement de sens
inverse qui continue à s’accélérer jusqu’à ce que la balle revienne au point
où la tension du cordon a commencé, point où, si ce n’était de la résistance
atmosphérique et de la redistribution moléculaire, sa vitesse serait égale à
celle qu’elle avait au départ. Ici, il est aisé de comprendre que le principe
d’activité, passant alternativement du mode visible au mode invisible, ne
cesse pas d’exister quand la translation dans l’espace s’arrête, et il est facile
de concevoir ce corollaire qu’à chaque point du chemin parcouru par la
balle la quantité de son activité perceptible plus la quantité de son activité
latente dans le cordon tendu donnent une somme constante.
A l’aide de cet exemple nous pouvons concevoir vaguement ce qui
arrive entre deux corps qui sont réunis, non par un cordon tendu, mais par
une traction qu’exerce un agent invisible. Il n’est d’aucune importance pour
notre conception générale que l’intensité de cette traction varie d’une façon
différente: qu’elle décroisse comme le carré de la distance augmente, mais
reste pratiquement constante pour les distances terrestres. Malgré ces
différences il y a une vérité qui est commune aux deux cas. Le poids d’une
chose qu’on tient à la main fait voir qu’entre deux corps dans l’espace il
existe une tension. La main est affectée par cette poussée de haut en bas
comme elle pourrait l’être par la tension d’une corde élastique. Par
conséquent, lorsqu’un corps projeté en l’air et graduellement retardé par la
pesanteur s’arrête finalement, nous devons regarder le principe d’activité
qu’il manifestait comme étant devenu latent dans la tension existant entre le
corps et la terre, tension qu’on peut concevoir comme le produit de son
intensité par la distance à laquelle elle agit. Nous n’avons qu’à pousser un
peu plus loin l’examen de l’exemple de la corde tendue pour que ce point
soit élucidé. Pour nous représenter l’action de la pesanteur à des distances
terrestres, imaginons que lorsque le corps attaché a tendu la corde élastique
jusqu’à sa limite, disons jusqu’à dix pieds (duquel point il est empêché de
185
revenir en arrière) une seconde corde pareille à la première puisse être
attachée instantanément à l’extrémité de la première et au corps, lequel,
continuant sa course, tend cette nouvelle corde et ainsi de suite pour une
série de cordes, jusqu’à ce que le corps soit arrêté. Il est alors évident que la
quantité de principe d’activité que le corps en mouvement possédait, et qui
est maintenant devenue latente dans les cordes tendues, est mesurée par le
nombre de ces cordes sur lesquelles la tension existe.Quoique la force
tractive de la terre ne soit pas exercée de cette manière, quoique la gravité,
entièrement inconnue dans sa nature, soit probablement la résultante
d’actions qui s’exercent dans le milieu éthéré, l’analogie avec l’exemple
donné nous porte à croire que le principe d’activité montré par une pierre
jetée en l’air et qui est arrêtée n’a pas cessé d’exister, mais est devenu de
l’activité imperceptible ou latente dans le milieu qui occupe l’espace, et
que, lorsque la pierre tombe, l’activité latente est transformée en activité
perceptible équivalente. Si nous pouvons concevoir ce qui se passe, c’est
seulement ainsi, autrement il nous faudrait concevoir une force se
changeant en relation d’espace, ce qui est inconcevable.
Voici donc la solution de la difficulté. L’élément espace du
mouvement n’est pas en soi une chose. Le changement de position n’est
pas une existence, mais la manifestation d’une existence. Cette existence
(en supposant qu’elle n’est transférée ni par choc ni par frottement) peut
cesser de se montrer comme translation, mais ne peut le faire qu’en se
montrant comme tension. Et ce principe d’activité qui se montre tantôt dans
la translation, tantôt par la tension et souvent par les deux ensemble, est la
seule chose que, dans le mouvement, nous puissions appeler continue.
58. — Qu’est-ce que ce principe d’activité? La vue ne nous en
donne pas l’idée. Si, au moyen d’un miroir, nous projetons sur un mur dans
l’obscurité l’image d’un objet éclairé et, en changeant la position du miroir,
faisons sauter l’image de côté et d’autre, il ne nous vient pas à l’idée qu’il y
186
ait dans l’image un principe d’activité. Avant de pouvoir concevoir
l’existence de ce principe, il faut regarder l’impression visuelle comme le
symbole de quelque chose de tangible. La vue d’un corps en mouvement
suggère l’idée d’un principe d’activité qui pourrait être apprécié par la peau
et les muscles si l’on pouvait toucher le corps. Ce principe d’activité que le
mouvement nous présente est le corrélatif objectif de notre sentiment
subjectif de l’effort. En poussant et en tirant, nous éprouvons des
impressions qui, par généralisation et abstraction, nous donnent les idées de
résistance et de tension. Tantôt manifesté par le changement de position,
tantôt par la tension immobile, ce principe d’activité est finalement conçu
sous la forme d’un effort musculaire équivalent. De sorte que la continuité
du mouvement aussi bien que l’indestructibilité de la matière nous est
réellement connue à titre de force. Ici cependant la force est de l’espèce
dénommée énergie, mot appliqué à la force molaire ou moléculaire
possédée par la matière en action pour la distinguer de la force passive par
laquelle la matière maintient sa forme et occupe l’espace, force que les
physiciens paraissent considérer comme n’ayant pas besoin d’un nom.
59. — Nous atteignons ici à la vérité qui est à noter
particulièrement. Toutes les preuves de la continuité du mouvement
impliquent le postulat que la quantité d’énergie est constante. Remarquez le
résultat auquel nous parvenons par l’analyse des raisonnements au moyen
desquels la continuité du mouvement a été démontrée.
Une planète particulière est reconnue par son pouvoir constant
d’affecter nos yeux d’une certaine façon. De plus, cette planète n’a pas été
vue se mouvant par l’astronome; mais son mouvement est inféré de la
comparaison de sa position présente avec la position qu’elle occupait
auparavant. Cette comparaison devient celle des différentes impressions
produites sur l’astronome par les positions différentes données à ses
instruments d’observation. Et la validité des conclusions qu’il tire dépend
187
de la vérité de l’hypothèse que ces masses de matière céleste et terrestre
continuent d’affecter ses sens de la même manière quand elles se trouvent
dans les mêmes conditions. Revenant d’un pas en arrière, nous apercevons
que cette différence dans la position de ses instruments, impliquant une
différence dans la position de la planète, n’a pas de sens si l’on ne montre
qu’elle correspond à une certaine position que la planète doit occuper
d’après le calcul, dans la supposition que du mouvement n’a pas été perdu.
Si finalement nous examinons le calcul, nous trouvons qu’il fait entrer en
compte les augmentations et les diminutions de vitesse nécessitées par
l’ellipsicité de l’orbite aussi bien que les variations de mouvement
déterminées par les planètes voisines, c’est-à-dire que nous trouvons que la
conclusion de l’indestructibilité du mouvement vient, non de la vitesse
uniforme de la planète, mais de la quantité constante de mouvement
manifeste, après qu’on a tenu compte des mouvements communiqués aux
autres corps célestes ou reçus d’eux. Et, lorsque nous nous demandons
comment l’estimation en a été faite, nous découvrons que cette estimation
admet certaines lois de la force ou de l’énergie, lesquelles lois contiennent
toutes le postulat que l’énergie ne peut être détruite.
Il en est de même de la conclusion a priori que le mouvement est
continu. Ce qui défie toute suppression par la pensée (la pensée cultivée,
bien entendu) c’est la force indiquée par le mouvement. Nous pouvons
imaginer que le ralentissement résulte de l’action d’autres corps, mais nous
ne pouvons l’imaginer sans imaginer la perte d’une certaine quantité de
l’énergie impliquée par le mouvement. Nous sommes obligés de concevoir
cette énergie comme imprimant une action sur les corps qui causent le
ralentissement. Et nous sommes forcés de regarder le mouvement qui leur
est communiqué comme un produit de l’énergie communiquée. Nous
pouvons mentalement diminuer la vitesse ou l’élément espace du
mouvement en diffusant l’élément force dans une grande quantité de
188
matière, mais nous ne pouvons changer par la pensée la quantité de cet
élément force13.
13 L’exposition qui précède diffère par son point de vue de celles qui sont
ordinairement données et quelques-uns des mots qui y sont employés, tension entre
autres, ont un sens plus large. Incapables que sont les physiciens d’apprendre
quelque chose sur la nature de la force, ils ont, dans ces dernières années, formulé
les vérités physiques dernières en termes tels qu’ils excluent souvent l’idée de force,
concevant la cause, ainsi que le proposait Hume, comme rapport d’antécédence et de
séquence uniquement. L’énergie potentielle, par exemple, est définie comme
constituée par des relations dans l’espace telles qu’elles permettent à des masses de
générer les unes dans les autres certains mouvements, mais comme n’étant rien en
elle-même. Alors que cette manière de concevoir les phénomènes est suffisante pour
les recherches physiques. elle ne suffit pas pour les fins de la philosophie. Dans les
Principes de Psychologie, §§ 347-350, j’ai montré que nos idées de corps, d’espace,
de mouvement, dérivent de nos idées de la tension musculaire qui sont les symboles
derniers par lesquels on peut interpréter tous nos autres symboles mentaux.
Conséquemment, formuler les phénomènes au moyen des termes approchants de
corps, espace, mouvement, en supprimant de ces concepts la conscience de force,
c’est reconnaître la superstructure d’un édifice sans se douter qu’il a des fondations.
Lorsqu’en 1875 je refondis le présent chapitre pour exposer plus amplement la
doctrine contenue dans le même chapitre des éditions précédentes, je supposais être
seul en désaccord avec la doctrine dominante. Mais l’année suivante, dans le
Philosophical Magazine d’octobre 1876, je fus heureux de rencontrer les mêmes
vues énoncées et défendues par le Dr Coll dans un essai sur les Transformations de
la Pesanteur. Je recommande ses arguments à qui ne sera pas convaincu par ceux
que j’ai employés.
J’ajouterai une remarque sur la nature de la question en cause. On admet comme
chose toute naturelle que c’est une question du ressort des mathématiciens et des
physiciens. J’en doute. Cette question est du ressort des psychologues — puisqu’elle
concerne la juste interprétation de nos idées.
189
CHAPITRE VI - Persistance de la Force.14
14 Il est nécessaire de donner une explication de ce titre. Dans le texte même, je donne
mes raisons pour employer le mot force au lieu du mot énergie; je dois dire ici
pourquoi je trouve persistance préférable à conservation. Il y a deux ans (ceci fut
écrit en 1861) j’exprimai à mon ami le prof. Huxley mon mécontentement de voir en
usage l’expression, courante alors, de «conservation de la force», en donnant pour
raisons, d’abord, que le mot conservation implique un conservateur et un acte de
conserver et ensuite qu’il n’implique pas l’existence de la force avant la
manifestation particulière qui en est considérée. Et je puis ajouter maintenant,
comme défaut de plus, que ce mot admet tacitement que, sans quelque acte de
conservation, la force disparaîtrait. Toutes ces idées implicites sont en désaccord
avec la conception qu’il doit exprimer. Au lieu du mot conservation le prof. Huxley
proposa le mot persistance. Celui-ci répond à la plupart des objections; et bien
qu’on puisse dire qu’il n’implique pas directement la préexistence de la force qui se
manifeste à un moment donné, on ne peut pas trouver de mot qui ait, moins que lui,
ce défaut. En l’absence d’un mot frappé exprès, persistance me paraît le meilleur, et,
comme tel, je l’adopte.
190
contient et même en faire sauter les fragments. Néanmoins les formes de
notre expérience nous obligent à distinguer deux modes dans la force: 1’un
qui n’opère pas de changements et l’autre qui en opère, actuellement ou
potentiellement. Le premier de ces modes — l’espèce de force par laquelle
l’espace est occupé — n’a pas de nom particulier.
Pour la deuxième espèce de force, le nom spécifique maintenant
accepté est énergie. Ce dont on a parlé dans le chapitre précédent comme
activité perceptible est appelé par les physiciens énergie actuelle, et ce dont
on a parlé comme activité latente, ils l’appellent énergie potentielle.
L’énergie comprend, à la fois, le mode d’activité qui se manifeste
dans le mouvement molaire ou de masse et les divers modes d’activité en
lesquels est transformable le mouvement moléculaire: chaleur, lumière, etc.
C’est le nom commun à la force qui se fait voir dans les mouvements des
masses et dans ceux des molécules. Pour nos perceptions, cette seconde
espèce de force diffère de la première comme étant non pas intrinsèque,
mais extrinsèque.
Dans la matière agrégée, telle qu’elle se présente à la vue et au
toucher, cette antithèse est, comme l’implique ce qui en a été dit, très
obscurcie. Particulièrement dans une substance composée, l’énergie latente
enfermée dans les molécules chimiquement combinées et l’énergie actuelle
que nous percevons comme chaleur compliquent les manifestations de la
force intrinsèque par les manifestations de la force extrinsèque. Mais
l’antithèse, ici en partie cachée, est vue clairement lorsqu’on réduit les
données à leurs éléments premiers, une unité de matière ou atome et son
mouvement. La force par laquelle existe l’atome est passive mais
indépendante, tandis que la force par laquelle il se meut est active mais
dépendante de ses rapports passés et présents avec les autres atomes. Ces
deux forces ne peuvent pas être identifiées dans notre pensée, car, de même
qu’il est impossible de penser le mouvement sans quelque chose qui se
191
meut, il est impossible de penser l’énergie sans quelque chose qui la
possède.
Tout en reconnaissant cette distinction fondamentale entre la force
intrinsèque par laquelle un corps se manifeste comme occupant de l’espace
et cette force extrinsèque nommée énergie, je les considère ici comme étant
également persistantes. Et si je les considère ainsi ensemble, c’est en partie
parce que dans la conscience que nous en avons, se trouve le même
élément essentiel. La sensation d’effort est notre symbole subjectif pour la
force objective en général, passive et active. Le pouvoir de résister à ce que
nous connaissons comme notre propre tension musculaire est l’élément
dernier de notre idée de corps en tant que distinct de l’espace et n’importe
quelle énergie motrice que nous donnons à un corps ou que nous recevons
de lui est considérée comme égale à une certaine quantité de tension
musculaire. Les deux états de conscience diffèrent essentiellement en ceci
que le sentiment de l’effort commun aux deux est, dans le dernier cas, uni à
la conscience du changement de position, et non dans le premier15.
15 En ce qui concerne la distinction fondamentale faite ici entre l’espèce de force qui
détermine l’occupation de l’espace et l’espèce de force manifestée par les différents
modes d’activité, je suis, comme dans le chapitre précédent, en discussion avec
quelques savants de mes amis. Ils n’admettent pas que la conception de force soit
comprise dans la conception d’une unité de matière. Cependant, au point de vue
psychologique, la matière, dans toutes ses propriétés, est la cause inconnue des
sensations qu’elle produit en nous, dont l’une, qui reste encore quand toutes les
autres ont disparu, est la résistance à nos efforts — résistance que nous sommes
obligés de symboliser comme l’équivalent de la force musculaire à laquelle elle fait
opposition. En imaginant une unité de matière, nous ne pouvons pas laisser de côté
ce symbole par lequel seulement une unité de matière peut être imaginée comme
chose existante. Il n’est pas permis de parler comme s’il restait la conception d’une
existence quand cette conception a été vidée, privée de l’élément de pensée par
lequel on la distingue de l’espace vide: dépouillez l’unité de matière que vous
concevez de la qualité d’être objectivement le corrélatif de notre sensation
subjective d’effort, et tout l’édifice des conceptions physiques disparaît.
192
Il y a pourtant encore une raison plus importante d’examiner ici
l’affirmation que la force persiste sous chacune des deux formes. Nous
allons voir sur quoi elle s’appuie.
61. — Il faut encore un peu de patience. Il nous faut examiner à
nouveau le raisonnement par lequel on a établi l’indestructibilité de la
matière et la continuité du mouvement, afin de bien voir comment il est
impossible d’arriver, par un raisonnement parallèle, à la persistance de la
force.
Dans les trois cas, c’est une question de quantité: Est-ce que la
matière, le mouvement ou la force diminue jamais de quantité? La science
quantitative implique mesure. et mesurer implique une unité de mesure.
Les unités de mesure, d’où dérivent toutes les autres qui ont de
l’exactitude, sont des unités d’étendue linéaire. Nos unités d’étendue
linéaire sont des longueurs de masses de matière ou les espaces entre des
marques faites sur ces masses et nous admettons que ces longueurs ou ces
espaces entre des marques restent invariables tant que la température reste
la même. De la mesure-étalon conservée à Westminster dérivent les
mesures employées pour les opérations trigonométriques, la géodésie, la
mesure des arcs terrestres, le calcul des distances et des dimensions
astronomiques, etc., et, par suite, pour l’astronomie en général. Si ces
unités de mesure, l’originale et les dérivées, étaient irrégulièrement
variables, il ne pourrait pas y avoir de dynamique céleste ni aucune de ces
vérifications qu’elle nous donne de la constance des masses célestes et de
leurs énergies. De là suit que la persistance de l’espèce de force qui produit
l’occupation de l’espace ne peut être démontrée par la raison qu’elle est
tacitement supposée dans chaque expérience ou chaque observation par
laquelle on veut la démontrer.
Il en est de même pour la force appelée énergie. On ne peut essayer
d’établir sa persistance par des mesures qu’en admettant d’abord la
193
persistance de la force intrinsèque par laquelle un corps se manifeste
comme existant et la persistance de la force extrinsèque par laquelle un
corps agit. Car c’est avec ces étendues égales d’unités linéaires qu’au
moyen de leviers à bras égaux ou balances, nous déterminons nos unités
égales de poids ou de force gravitative et ce n’est qu’avec celles-ci que
nous pouvons faire les comparaisons quantitatives par lesquelles on atteint
les vérités de la science exacte. Au long des recherches qui conduisent le
chimiste à la conclusion qu’aucune partie n’est perdue du carbone qui a
disparu pendant la combustion, quelle est la preuve qu’il invoque sans
cesse? Celle que lui donnent les balances. En quels termes est prononcé le
verdict de la balance? En grammes, en unités de poids, en unités de force
gravitative. Et quel est le contenu total du verdict? Que le charbon présente
encore autant d’unités de force gravitative qu’il en présentait auparavant.
La validité de la conclusion dépend donc entièrement de la constance des
unités de force. Si la force avec laquelle tend vers la terre le morceau de
métal qu’on appelle un poids d’un gramme, varie, la conclusion de
l’indestructibilité de la matière est vicieuse. Tout se ramène au fait qu’on
admet comme une vérité la persistance de la gravitation des poids, vérité
dont on ne donne et ne peut donner aucune preuve.
Dans les raisonnements des astronomes, quelque chose de pareil est
impliqué, ce qui nous permet d’en tirer la même conclusion. Aucun
problème de mécanique céleste ne peut être résolu sans l’admission de
quelque unité de force. Il n’est pas nécessaire que cette unité soit, comme le
kilogramme ou la tonne, une de celles que nous pouvons connaître
directement. Il suffit que l’attraction mutuelle exercée par deux des corps
considérés à une distance donnée soit prise comme unité, de sorte que les
autres attractions dont le problème s’occupe puissent être exprimées avec
les termes de celle-là. Une telle unité admise, on calcule les mouvements
que les masses respectives engendrent les unes dans les autres en un temps
194
donné et en combinant ces mouvements avec ceux qu’elles ont déjà, on
prédit la place qu’elles occuperont au bout de ce temps. La prédiction est
vérifiée par l’observation. De là l’une ou l’autre de deux conclusions peut
être tirée. Si l’on admet que les masses n’ont pas changé, on peut prouver
que leurs énergies n’ont pas diminué; si l’on admet que les énergies n’ont
pas diminué, on peut prouver que les masses n’ont pas changé. Mais la
validité de l’une ou de l’autre de ces conclusions dépend entièrement de la
vérité de la supposition que l’unité de force n’a pas changé. Supposons que
la gravitation de deux corps l’un vers l’autre, à la distance donnée, ait varié,
alors les conclusions sont fausses.
Ce n’est pas seulement dans leurs données concrètes que les
raisonnements de la physique terrestre et de la physique céleste admettent
la persistance de la force. L’égalité de l’action et de la réaction est admise
du commencement à la fin de leurs raisonnements, et affirmer que l’action
et la réaction sont égales et opposées, c’est affirmer que la force persiste.
Cela implique qu’il ne peut y avoir de force isolée, mais que toute force
manifestée implique une force antécédente dont elle dérive et contre
laquelle elle agit comme réaction.
Nous pouvions déjà être certains, même sans une analyse comme
celle qui précède, qu’il doit y avoir un principe qui, étant la base de la
science, ne peut être établi par la science. Toutes les conclusions résultant
du raisonnement doivent reposer sur un postulat. Ainsi qu’il a été montré (§
25), nous ne pouvons faire fondre les vérités dérivées dans les vérités plus
larges dont elles dérivent, sans atteindre à la fin une vérité plus large que
toutes les autres, qu’il est impossible de faire fondre dans une autre ou de
dériver d’aucune autre. Et la relation dans laquelle elle se trouve avec les
autres vérités de la science en général fait voir que cette vérité, qui est au-
dessus de toute démonstration, est la persistance de la force.
195
C’est à elle que nous amène finalement l’analyse, et c’est sur elle
qu’il faut construire une synthèse rationnelle.
62. — Et maintenant qu’est-ce que la force à laquelle nous
attribuons la persistance? Le mot force désigne ordinairement la conscience
de la tension musculaire, la sensation de l’effort que nous faisons, soit pour
mettre quelque chose en mouvement, soit pour résister à une pression.
Cette sensation n’est pourtant qu’un symbole.
Dans le § 18 il a été dit que, puisque l’action et la réaction sont
égales et opposées, nous sommes obligés de considérer la poussée vers le
bas d’un poids, comme égale à la poussée vers le haut qui le supporte, et
que, quoique l’idée d’égalité suggère l’idée de parenté, comme pourtant
nous ne pouvons pas attribuer de sensation au poids, nous sommes obligés
d’admettre que la force, telle qu’elle existe, en dehors de la conscience, n’a
pas de ressemblance avec la force telle que nous la concevons, bien qu’il y
ait entre elles l’espèce d’équivalence impliquée par la variation simultanée.
L’effort de quelqu’un qui lance une balle de crocket est suivi du
mouvement de la balle à travers l’espace, et sa force vive est transformée
en l’effort musculaire de celui qui l’arrête. Il est impossible d’imaginer ce
qu’était la force dans la balle de crocket en mouvement; nous n’avons pas
de termes de pensée pour la représenter. Et il en est ainsi pour toutes les
transformations d’énergie qui se produisent dans le monde autour de nous.
Les exemples qui vont être donnés, dans le § 66, des changements de forme
subis par l’énergie, et de l’équivalence entre telle quantité sous une forme
et telle quantité sous une autre, ne nous apprendront rien à l’égard de
l’énergie en elle-même. Elle prend, sous tel ou tel groupe de conditions,
telle ou telle forme, et sa quantité n’est pas altérée pendant ses
transformations. Pour l’interprétation des choses qui nous est possible, tout
ce que nous avons besoin de savoir, c’est que la force ou énergie
manifestée tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, est persistante ou reste
196
sans changement en quantité. Mais quand nous demandons ce qu’est
l’énergie, il n’y a pas de réponse, sauf celle-ci que c’est la cause nouménale
impliquée par l’effet phénoménal.
Donc la force dont nous affirmons la persistance est la force
absolue que nous sommes obligés de concevoir comme le corrélatif
nécessaire de la force dont nous sommes conscients. Par persistance de la
force nous voulons dire persistance d’une cause qui dépasse notre
connaissance et notre conception. En l’affirmant, nous affirmons une réalité
inconditionnée, sans commencement ni fin.
Ainsi, d’une façon tout à fait inattendue, nous retombons sur cette
vérité dernière dans laquelle, comme nous l’avons vu, la Religion et la
Science fusionnent, l’existence continue d’un Inconnaissable comme
corrélatif nécessaire du Connaissable.
197
affirmer que les effets seront différents sans affirmer ou que quelque force
est venue à l’existence, ou que quelque force a cessé d’exister. Si les forces
coopératives de l’un des cas sont égales à celles de l’autre, chacune à
chacune, en position et en intensité, il est impossible de concevoir que le
produit de leur action combinée ne soit pas exactement pareil dans un cas et
dans l’autre, sans concevoir qu’une ou plusieurs des forces ont augmenté
ou diminué en quantité, et c’est là concevoir que la force n’est pas
persistante.
Pour faire mieux comprendre cette vérité, énoncée ici sous sa forme
la plus abstraite, quelques exemples ne seront pas inutiles.
64. — Soit deux boulets égaux en poids et en volume, projetés avec
une force égale; en des temps égaux, ils parcourront des distances égales.
Affirmer que l’un d’eux parcourra un espace assigné plus vite que l’autre,
bien que leur forces initiales soient semblables et qu’elles aient éprouvé des
résistances égales (car s’il y avait inégalité dans les résistances, il y aurait
différence dans les antécédents), c’est affirmer que des quantités égales de
force n’ont pas fait la même quantité de travail, ce qui ne peut être conçu
sans concevoir qu’une force a disparu, est devenue rien, ou qu’une force est
née de rien.
Admettons que, durant sa course en l’air, l’un des boulets a été
attiré par la terre d’un certain nombre de pouces au-dessous de sa ligne de
mouvement primitive, alors l’autre, qui a parcouru la même distance dans
le même temps, doit être tombé vers la terre juste autant que le premier. On
ne peut pas imaginer d’autre résultat sans imaginer que des attractions
égales, agissant en des temps égaux, ont produit des effets inégaux, ce qui
implique la proposition inconcevable qu’une action a été créée ou anéantie.
De plus l’un des boulets ayant pénétré dans la cible à une certaine
profondeur, la pénétration par l’autre boulet à une profondeur moindre, s’il
n’y a pas à cet endroit une plus grande densité de la cible, est une chose
198
qu’on ne peut comprendre, une pareille modification des conséquents sans
modification des antécédents ne peut être conçue que par la pensée
impossible que quelque chose est devenu rien ou que rien est devenu
quelque chose.
Il en est ainsi non seulement des successions, mais aussi des
changements simultanés et des coexistences permanentes. Etant donné
deux charges de poudre pareilles en quantité et en qualité, allumées dans
des canons de même structure, poussant des boulets tout pareils en poids,
en taille et en forme, bourrés de la même façon16, nous en concluons
nécessairement que les actions concomitantes qui constituent l’explosion
auront entre elles, dans les deux cas, les mêmes relations de quantité et de
qualité. Les proportions entre les différents produits de la combustion
seront égales. Les diverses quantités d’énergie employées à donner de la
vitesse au boulet, de la chaleur aux gaz et du son à leur échappement,
seront dans les mêmes rapports. Les quantités de lumière et de fumée
seront dans un cas ce qu’elles sont dans l’autre et le recul sera le même.
Car on ne peut imaginer de différence de rapport entre ces phénomènes
concourants, sans imaginer en même temps que cette différence est le
résultat d’une création ou d’un anéantissement d’énergie.
Ce qui est vrai pour ces deux cas doit être vrai pour un nombre de
cas quelconques, et ce qui se produit entre des antécédents et des
conséquents comparativement simples doit se produire aussi, quel que soit
le nombre des antécédents et le nombre des conséquents.
65. — Ainsi l’uniformité de loi, que nous trouvons résoluble en la
persistance des rapports entre les forces, est un corollaire de la persistance
de la force. La conclusion générale qu’il existe des connexions constantes
entre les phénomènes, regardée ordinairement comme une conclusion
16 Ceci fut écrit à une époque où l’on chargeait encore les canons par la gueule.
199
simplement inductive, est en réalité une conclusion qu’on peut déduire de
la donnée dernière de la conscience.
Et l’on peut dire plus. Toute preuve apparemment inductive de
l’uniformité des lois admet elle-même comme une certitude à la fois la
persistance de la force et la persistance des rapports entre les forces. Car,
dans les sciences exactes, les seules dans lesquelles nous puissions trouver
des rapports assez déterminés pour démontrer l’uniformité, toute
démonstration repose sur des mesures, et, comme nous l’avons déjà vu,
mesurer soit la matière, soit la force, c’est admettre que les deux sont
persistantes par la supposition que les instruments de mesure sont restés
invariables. Et en même temps, toute détermination de rapports entre elles
— que ce soit de quantité, de proportion, de direction, ou de n’importe quoi
— impliquera semblablement qu’elles soient mesurées, opération qui n’a
de validité que par la persistance de la force.
Il deviendra de plus en plus clair, à mesure que nous avancerons,
que l’uniformité de loi est le résultat inévitable de la persistance de la force.
Le prochain chapitre en va fournir indirectement de nombreux exemples.
200
formes nouvelles. Par là, on en est venu à la longue à se demander si la
force déployée dans chaque changement du milieu ne se métamorphose pas
en se dépensant en une quantité égale d’une ou plusieurs autres forces. A
cette demande, l’expérience a répondu d’une façon affirmative qui devient
chaque jour plus décisive. C’est à Seguin, Mayer, Joule, Grove et
Helmholtz qu’on doit principalement l’énonciation de cette doctrine.
Examinons les preuves qui lui servent de base.
Chaque fois que nous pouvons remonter à l’origine d’un
mouvement, nous trouvons qu’il préexistait sous un autre mode de force.
Nos actes volontaires ont toujours certaines sensations de tension
musculaire pour antécédents. Lorsque, comme quand nous laissons tomber
un membre relâché, nous avons conscience d’un mouvement corporel ne
demandant aucun effort, l’explication du fait se trouve dans l’effort exercé
pour élever le membre à la position d’où il est tombé. Dans ce cas comme
dans celui d’un corps inanimé descendant vers la terre, la force accumulée
par le mouvement descendant est égale à la force premièrement dépensée
dans l’acte de l’élever. Réciproquement, le mouvement arrêté produit, dans
des circonstances différentes, de la chaleur, de l’électricité, du magnétisme,
de la lumière. De l’échauffement des mains en se les frottant l’une contre
l’autre jusqu’à la mise en feu d’un frein de chemin de fer par un frottement
intense; de l’allumage d’une poudre détonante par percussion jusqu’à
l’embrasement d’un bloc de bois par quelques coups d’un marteau-pilon,
nous avons d’abondants exemples dans lesquels la chaleur apparaît quand
le mouvement cesse. On trouve uniformément que la grandeur de la chaleur
engendrée est proportionnelle à la grandeur du mouvement perdu et qu’en
diminuant l’arrêt du mouvement par la diminution du frottement on
diminue la quantité de la chaleur qui apparaît. On a des exemples de
production de l’électricité par le mouvement dans l’expérience des enfants
qui frottent de la cire à cacheter, dans la machine électrique ordinaire et
201
dans l’appareil de production de l’électricité par échappement de vapeur.
Partout où il y a frottement entre des corps hétérogènes, une perturbation
électrique en est la conséquence.Le magnétisme peut résulter du
mouvement soit immédiatement, comme lorsqu’on frappe sur l’acier, soit
médiatement, comme par des courants électriques auparavant engendrés
par le mouvement. Et de même le mouvement peut créer la lumière, soit
directement, comme dans les petits fragments incandescents que font jaillir
de violentes collisions, soit indirectement, comme par l’étincelle électrique.
«Enfin le mouvement peut être reproduit par les forces émanées du
mouvement; ainsi la divergence de l’électromètre, la révolution de la roue
électrique, la déclinaison de l’aiguille aimantée sont, quand elles résultent
de l’électricité produite par friction, des mouvements palpables reproduits
par les modes intermédiaires de force qui furent eux-mêmes engendrés par
le mouvement.»
Le mode de force appelé chaleur est maintenant regardé comme un
mouvement moléculaire, non pas un mouvement comme celui qui se
montre dans le changement des rapports des masses sensibles entre elles,
mais un mouvement possédé par les unités dont ces masses sont
constituées. En laissant de côté le cas où il y a des réarrangements de
structure moléculaire, les corps chauffés augmentent de volume et
l’expansion est expliquée par des mouvements des molécules les unes par
rapport aux autres, par des oscillations de plus grande amplitude. Cette
radiation, par laquelle une chose, possédant une température plus élevée
que les autres choses qui l’entourent, leur communique de la chaleur, est
manifestement une espèce de mouvement. De plus, la preuve fournie par le
thermomètre que la chaleur se diffuse ainsi n’est qu’un mouvement
communique à la colonne de mercure. Une preuve familière que le
mouvement moléculaire que nous appelons chaleur peut être transformé en
mouvement visible est fournie par la machine à vapeur dans laquelle le
202
piston et toutes les masses de matière y attenantes sont mis en mouvement
par la dilatation moléculaire de la vapeur d’eau. Là où la chaleur est
absorbée sans résultat apparent, les recherches modernes ont découvert des
modifications cachées, comme dans le verre dont l’état moléculaire est
changé au point qu’un rayon de lumière polarisée qui le traverse devient
visible alors qu’il ne l’était pas lorsque le verre était froid, ou comme sur
les surfaces métalliques polies qui sont altérées dans leur structure
moléculaire par la radiation d’objets très rapprochés. La transformation de
la chaleur en électricité arrive quand des métaux différents qui se touchent
sont chauffés au point de contact: on produit ainsi des courants électriques.
La matière solide et incombustible mise dans des gaz chauffés, comme la
chaux dans la flamme oxhydrique, devient incandescente et montre ainsi la
transformation de la chaleur en lumière. Si l’on ne peut prouver que le
magnétisme est directement produit par la chaleur, on prouve qu’il l’est
indirectement au moyen de l’électricité. Et par le même moyen on peut
prouver la corrélation qui existe entre la chaleur et l’affinité chimique,
corrélation montrée directement par l’influence marquée que la chaleur
exerce sur les compositions et les décompositions chimiques.
Les transformations de l’électricité en d’autres modes de force sont
clairement démontrables. Quand elle est produite par le mouvement de
corps hétérogènes en contact, l’électricité, par des attractions et des
répulsions, reproduit immédiatement du mouvement dans les corps voisins.
Ici, c’est un courant d’électricité qui magnétise une barre de fer doux; là, le
mouvement de rotation d’une dynamo engendre des courants d’électricité.
Voici une pile dans laquelle un courant électrique est le résultat du jeu des
affinités chimiques, et en voici une autre à côté dans laquelle le courant
électrique effectue des décompositions chimiques. Nous voyons dans le fil
conducteur les transformations de l’électricité en chaleur, et dans les
étincelles électriques et l’arc voltaïque, nous voyons ses transformations en
203
lumière. L’arrangement moléculaire est change aussi par l’électricité, à
preuve le transport d’une matière d’un pôle à l’autre d’une batterie, les
fractures causées par une décharge, la formation de cristaux sous
l’influence des courants électriques. Et réciproquement nous voyons que
l’électricité est directement engendrée par le réarrangement des molécules
de la matière quand on fait usage d’un accumulateur.
Il faut maintenant indiquer brièvement comment les autres forces
physiques résultent du magnétisme, brièvement parce que, dans chaque cas,
les exemples sont, pour la plupart, la contre-partie de ceux déjà donnés. La
production du mouvement par le magnétisme est la manifestation ordinaire
qu’il nous donne de son existence. Dans la machine électro-magnétique, un
aimant en rotation produit de l’électricité et l’électricité ainsi produite peut
se faire voir immédiatement sous forme de chaleur, de lumière ou d’affinité
chimique. La découverte que fit Faraday des effets du magnétisme sur la
lumière polarisée aussi bien que celle que tout changement magnétique est
accompagné d’un dégagement de chaleur, indiquent d’autres connexions
semblables. Enfin, des expériences font voir que la magnétisation d’un
corps altère sa structure interne et que, réciproquement, le changement de
sa structure interne, par un effort mécanique par exemple, change sa
condition magnétique.
Quelque improbable que cela parût, il est maintenant prouvé que de
la lumière peut résulter la même variété de forces. Les rayons de lumière
changent les arrangements atomiques de certains cristaux. Certains
mélanges de gaz se combinent à la lumière solaire, alors qu’ils ne se
combinent pas autrement. Dans quelques composés, la lumière produit une
décomposition. Depuis que les recherches des photographes ont attiré
l’attention sur ce sujet, on a trouvé «qu’un grand nombre de substances,
tant élémentaires que composées, sont notablement affectées par la lumière,
même celles qui, comme les métaux, ont en apparence le caractère le plus
204
inaltérable». Lorsqu’une plaque de daguerréotype est mise en relation avec
un appareil convenablement disposé, «nous obtenons une action chimique
sur la plaque, de l’électricité dans les fils, du magnétisme dans la bobine,
de la chaleur dans l’hélice et du mouvement dans les aiguilles».
Il est à peine besoin d’indiquer la genèse de toutes les autres forces
par l’action chimique. La compagne ordinaire de la combinaison chimique
est la chaleur, et, quand les affinités sont intenses, de la lumière est
produite aussi. Les modifications chimiques qui impliquent un changement
de volume causent du mouvement à la fois dans les éléments qui se
combinent et dans les masses de matière adjacentes: exemple, la propulsion
d’un boulet par l’explosion de la poudre. Dans la pile galvanique nous
voyons l’électricité résulter de la composition et de la décomposition
chimiques et, par le moyen de cette électricité, l’action chimique produit du
magnétisme.
Ces faits, tirés pour la plus grande partie du livre de Grove sur la
Corrélation des Forces physiques, montrent que chaque force est
directement ou indirectement transformable en les autres. Dans tout
changement, la force (ou l’énergie, comme on l’appelle en pareil cas) subit
une métamorphose et, de la forme nouvelle ou des formes nouvelles qu’elle
prend, peut résulter soit la forme première, soit une des autres dans une
infinie variété d’ordre et de combinaison. De plus, il est maintenant
manifeste que les forces physiques n’ont pas seulement entre elles des
corrélations de qualité, mais qu’elles ont encore des corrélations de
quantité. Après avoir prouvé qu’un mode de force peut être transformé en
un autre, les expériences montrent que, d’une quantité définie d’un de ces
modes, naissent des quantités définies des autres. Il est d’ordinaire difficile
de le faire voir, puisqu’il arrive le plus souvent qu’une force ne se
transforme pas en une seule mais en plusieurs des autres et que les
proportions en sont déterminées par des conditions toujours variables. Mais
205
dans certains cas des résultats positifs ont été obtenus. M. Joule a constaté
que la chute de 772 livres tombant d’un pied de haut élève la température
d’une livre d’eau d’un degré Fahrenheit. Dulong, Petit, Neumann ont
prouvé qu’il existe une relation entre les affinités des corps qui se
combinent et la chaleur qui apparaît durant leur combinaison. Faraday a
établi une connexion de quantité entre l’action chimique et l’électricité
voltaïque. On peut encore invoquer, comme démonstration nouvelle du fait,
les rapports bien déterminés existant entre la quantité de chaleur engendrée
et la quantité d’eau qui se vaporise, ou mieux encore l’expansion que donne
à la vapeur chaque degré de chaleur qu’on y ajoute. Aussi ne doute-t-on
plus qu’entre les formes diverses que prend la force il y ait des relations
fixes de quantité.
67. — Partout dans le cosmos cette vérité doit invariablement se
retrouver. Chaque changement ou groupe de changements qui s’y produit,
doit être dû à des forces se rattachant aux forces semblables ou
dissemblables qui existaient auparavant; et les forces qui se manifestent
dans ce changement ou ces changements doivent dériver d’autres forces
plus ou moins transformées. Après avoir reconnu la liaison nécessaire des
forces qui apparaissent à un moment donné avec celles qui les précèdent et
celles qui les suivent, il nous faut reconnaître que des quantités données de
ces forces produisent nécessairement telle et telle quantité de résultats et
sont nécessairement limitées à ces quantités.
L’unification de la connaissance, qui est le but de la philosophie,
n’est guère avancée par le fait qu’on a établi cette vérité sous sa forme
générale. Il faut la poursuivre sous ses formes spéciales les plus
importantes. Les changements et les transformations de forces qui les
accompagnent sont toujours et partout en progrès depuis les mouvements
des étoiles jusqu’au cours des marchandises, et pour comprendre le grand
fait que les forces, sans cesse métamorphosées, ne sont nulle part ni
206
augmentées ni diminuées, il est nécessaire de considérer les changements
de toute espèce qui se produisent autour de nous, afin d’apprendre d’où
sortent les forces dont ils sont la manifestation et ce qu’il advient de ces
forces. Naturellement, si l’on peut répondre à ces questions, ce ne peut être
que d’une façon très rudimentaire. Le plus que nous puissions espérer c’est
d’établir une corrélation de qualité qui sera quantitative d’une façon
indéfinie, quantitative au point d’impliquer quelque chose comme une
proportion nécessaire entre la cause et les effets.
Considérons donc les diverses classes de phénomènes dont
s’occupent les diverses sciences concrètes.
68. — Les antécédents des forces que déploie notre système solaire
appartiennent à un passé dont nous ne pourrons jamais avoir qu’une
connaissance conjecturale. Quelque nombreuses et fortes que soient les
raisons pour nous faire croire à l’hypothèse nébulaire, nous ne pouvons,
cependant, pas la regarder comme autre chose qu’une hypothèse. Si,
cependant, nous admettons que la matière de notre système solaire fut
autrefois diffuse avec des irrégularités de forme et de densité pareilles à
celles que nous montrent les nébuleuses actuellement existantes, ou qu’elle
a été le résultat de la réunion de masses nébuleuses en mouvement, nous
avons, dans les forces vives de ses parties, des forces originales et acquises
suffisantes pour produire les mouvements actuels.
Les différents états de formation des nébuleuses en spirale
impliquent qu’en beaucoup de cas la rotation résulte de la concentration, ce
dont toutefois on n’a pas de preuve, car les grandes nébuleuses sont trop
diffuses, les petites sont trop denses et d’autres sont vues trop de profil
pour qu’on puisse le constater. Mais en l’absence d’autre arrangement
antérieur contraire, on peut conjecturer raisonnablement la rotation.Aussi
loin que l’évidence nous mène, nous percevons une relation quantitative
entre les mouvements engendrés et les forces gravitatives dépensées à les
207
produire. Dans le système solaire, les planètes les plus extérieures, formées
de cette matière qui a fait le moins de chemin vers le centre commun de
gravité, ont les plus petites vitesses de translation. Sans doute cela est
explicable par l’hypothèse téléologique, puisque c’est une condition
d’équilibre. Mais sans insister sur le fait que c’est en dehors de la question,
il suffira de signaler qu’on n’en peut pas dire autant de la rotation des
planètes. On ne peut pas indiquer de cause finale de ce genre pour la
rapidité du mouvement de rotation de Jupiter ou de Saturne et pour la
lenteur de celui de Mars. Si, pourtant, nous cherchons les antécédents
naturels des mouvements giratoires des planètes, l’hypothèse nébulaire les
fournit et ils sont en rapport de quantité avec la vitesse des mouvements.
Car les planètes qui tournent sur leur axe avec rapidité sont celles qui ont
de grandes orbites, celles dont les composants à l’état diffus, formés
probablement en grands anneaux, se mouvaient vers leur centre
d’agrégation à travers d’immenses espaces, ce qui leur fit acquérir de
grandes vitesses. Par contre, les planètes dont la vitesse de rotation est
relativement faible sont celles qui furent formées de petits anneaux
nébuleux.
Mais, dira-t-on, qu’est, en ce cas, devenu tout le mouvement qui
s’est terminé par l’agrégation de cette matière diffuse en corps solide? La
réponse est qu’il a été rayonné sous forme de chaleur et de lumière, et cette
réponse est confirmée par les faits. Les géologues et les physiciens sont
d’accord pour dire que la chaleur de l’intérieur de la terre n’est qu’un
restant de la chaleur qui maintenait autrefois la masse entière en fusion. Les
surfaces montagneuses de la Lune et de Vénus, indiquant des croûtes qui,
comme la nôtre, ont été ridées par la contraction, impliquent que ces corps
ont aussi subi un refroidissement. Enfin nous avons dans le Soleil une
production, qui se continue encore, de chaleur et de lumière résultant de
l’arrêt de la matière diffuse en mouvement vers un centre de gravité
208
commun. Ici, comme avant, on peut trouver un rapport de quantité. Mars, la
Terre, Vénus et Mercure, qui contiennent chacune des masses
comparativement petites de matière dont le mouvement centripète a été
détruit, ont perdu presque toute la chaleur produite, tandis que les grandes
planètes, Jupiter et Saturne, impliquent, par leur peu de densité aussi bien
que par les perturbations de leur surface, qu’il existe encore en elles
beaucoup de chaleur. Et le soleil, dont la masse est mille fois plus grande
que celle de la plus grande planète et qui doit abandonner une énormément
grande quantité de chaleur et de lumière, due à la perte de mouvement
qu’entraîne la concentration de la matière, rayonne encore avec une grande
intensité.
69. — On peut suivre jusqu’à la source primordiale indiquée les
forces qui ont donné à la surface de notre planète sa forme présente. Les
changements géologiques sont les résultats directs ou indirects de la portion
non dépensée de la chaleur causée par la condensation nébulaire. On divise
communément ces changements en ignés et aqueux, noms sous lesquels
nous pouvons plus facilement les considérer.
Toutes les perturbations que nous nommons tremblements de terre,
tous les soulèvements et tous les affaissements qu’ils produisent, tous les
effets accumulés de ces exhaussements et affaissements qui nous sont
montrés dans les bassins des mers, les îles, les continents, les plateaux, les
chaînes de montagnes et toutes les formations appelées volcaniques, sont
maintenant regardés par les géologues comme des modifications de la
croûte de la terre causées par les actions et réactions de son intérieur. En
supposant même que les éruptions des volcans, la sortie des roches ignées
et le soulèvement des chaînes de montagnes puissent être expliqués
autrement d’une façon satisfaisante, il serait impossible de donner une autre
explication des vastes soulèvements et affaissements qui ont eu pour
résultat les continents et les océans Des phénomènes tels que la fusion ou
209
l’agglutination des dépôts sédimentaires, les sources chaudes, la
sublimation des métaux dans les fissures où nous les trouvons maintenant
comme minerais peuvent être regardés comme des résultats positifs de la
chaleur restant encore dans l’intérieur de la terre, tandis que les fractures
des couches et les changements de niveau sont ses résultats négatifs,
puisqu’ils sont dus à son échappement. La cause originelle de tous ces
effets est pourtant toujours ce qu’elle a été au commencement, le
mouvement gravitatif de la matière de la terre vers son centre, mouvement
auquel sont dus la chaleur interne elle-même et les affaissements qui se
produisent lorsqu’elle est rayonnée dans l’espace.
A la question: Sous quelle forme existait antérieurement la force qui
a cause les changements géologiques classés comme aqueux, la réponse est
moins évidente. Les effets de la pluie, des rivières, des vents, des vagues,
des courants marins, ne procèdent pas manifestement d’une seule source
générale. Cependant l’analyse prouve qu’ils ont une commune origine. Si
nous demandons: D’où vient la force du courant de la rivière qui emporte
des sédiments jusqu’à la mer? La réponse est: La gravitation de l’eau dans
toute la région qui est drainée par cette rivière. Si nous demandons:
Comment l’eau a-t-elle été dispersée sur cette région? La réponse est: elle y
est tombée sous forme de pluie. Si nous demandons: Comment la pluie
était-elle parvenue à la position d’où elle est tombée? La réponse est: La
vapeur dont elle est la condensation avait été entraînée là par les vents. Si
nous demandons: Comment cette vapeur était-elle montée à cette hauteur?
La réponse est: Elle fut élevée là par évaporation. Et si nous demandons:
Par quelle force fut-elle élevée? La réponse est: Par la chaleur du soleil.
C’est juste la quantité de force gravitative qui fut vaincue par la chaleur du
soleil pour élever les molécules d’eau, qui est rendue par la chute de ces
molécules au niveau d’où elles étaient parties. De sorte que les dénudations
effectuées par la pluie et les rivières, pendant la descente de cette vapeur
210
condensée jusqu’au niveau de la mer, sont indirectement dues à l’énergie
rayonnée par le soleil. Il en est de même pour les vents qui transportent les
vapeurs çà et là. Les courants atmosphériques étant la conséquence des
différences de température (que ces différences soient générales, comme
entre les régions équatoriales et les régions polaires, ou spéciales comme
entre des régions de la surface du globe ayant des caractères différents)
sont dus à cette source qui détermine la distribution irrégulière de la
chaleur. Si c’est là l’origine des vents, c’est aussi celle des flots qu’ils
soulèvent à la surface de la mer. D’où suit que tous les changements
produits par les flots l’usure des falaises, la réduction des rochers à l’état de
galets, de sable et de vase, ont pour cause première les rayons solaires. On
peut en dire autant des courants de la mer. Les plus grands sont engendrés
par l’excès de chaleur que l’océan reçoit du soleil dans les climats
tropicaux et les plus petits le sont en partie par les dispositions locales du
terrain; il suit de là que la distribution des sédiments et les autres opérations
géologiques qui sont effectuées par les courants marins ont de la parenté
avec l’énergie rayonnée par le soleil. La seule force aqueuse ayant une
autre origine est celle des marées, et c’est une force qui, comme les autres,
peut être ramenée à un mouvement céleste non dépensé. Mais, en faisant la
part des changements produits par les marées, nous conclurons que l’usure
lente des continents et le comblement graduel des mers qui sont effectués
par les pluies, les rivières, les vents, les flots, les courants de la mer, sont
des effets indirects de la chaleur solaire.
Ainsi nous voyons qu’alors que les changements géologiques dits
ignés viennent du mouvement qui se continue toujours de la substance de la
terre vers son centre de gravité, les changements antagonistes classés
comme aqueux viennent du mouvement qui se continue toujours de la
substance du soleil vers son centre de gravité.
211
70. — Une déduction imposée par les faits de la chimie organique,
c’est que les forces manifestées dans les actions vitales des végétaux et des
animaux viennent de la même source. Notons d’abord les généralisations
physiologiques, ensuite nous passerons aux autres généralisations qu’elles
nécessitent.
La vie de la plante dépend tout entière directement ou indirectement
de la chaleur et de la lumière du soleil; elle en est directement dépendante
dans l’immense majorité des plantes et indirectement dans les plantes qui,
comme les champignons, viennent dans l’obscurité, puisque ceux-ci,
croissant aux dépens de la matière organique en décomposition, tirent
médiatement leurs forces de la même source. Chaque plante doit le carbone
et l’hydrogène qui la constituent principalement, à l’acide carbonique et à
l’eau contenus dans la terre et dans l’air ambiants. Il faut cependant que
ceux-ci soient décomposés avant que leur carbone et leur hydrogène
puissent être absorbés. Il faut une dépense d’énergie pour vaincre les
affinités qui assemblent leurs éléments, et cette énergie est fournie par le
soleil. Lorsque, dans des conditions convenables, des plantes sont exposées
aux rayons du soleil, elles donnent de l’oxygène et absorbent du carbone et
de l’hydrogène. Dans l’obscurité, cette opération cesse. Elle cesse aussi
lorsque la quantité de chaleur et de lumière reçue est grandement réduite,
comme en hiver. Réciproquement, elle est active quand la chaleur et la
lumière sont grandes, comme en été. On trouve le même rapport dans le fait
qu’alors que la végétation est luxuriante sous les tropiques, elle diminue
dans les régions tempérées et disparaît quand nous approchons des pôles.
On doit donc forcément en conclure que les forces par lesquelles les plantes
poussent et remplissent leurs fonctions sont des forces qui existaient
auparavant dans le rayonnement solaire.
Une vérité ayant depuis longtemps cours parmi les hommes de
science, c’est que les opérations de la vie animale sont en général opposées
212
à celles de la vie végétale. Considérée chimiquement, la vie végétale est
principalement une opération de désoxydation et la vie animale est une
opération d’oxydation; nous disons principalement parce qu’en tant que les
plantes dépensent de la force pour leur organisation, elles font œuvre
d’oxydeurs, et les animaux, dans quelques-unes de leurs opérations
inférieures, sont probablement des désoxydeurs. Mais sous cette réserve, la
vérité générale est que, tandis que la plante, décomposant l’acide
carbonique et l’eau et libérant l’oxygène, organise le carbone et
l’hydrogène qu’elle retient (avec un peu d’azote et de petites quantités
d’autres éléments) en tiges en branches, en feuilles, en graines, l’animal,
consommant ces branches, ces feuilles, ces graines et absorbant l’oxygène,
recompose l’acide carbonique et l’eau et forme aussi quelques composés
azotés en petite quantité. Et tandis que la décomposition effectuée par la
plante se fait aux dépens des énergies émanant du soleil, la recomposition
effectuée par l’animal se fait au profit de ces énergies qui sont libérées
durant la combinaison des éléments.Ainsi les mouvements internes et
externes de l’animal sont la réapparition, sous des formes nouvelles, d’une
force absorbée par la plante sous forme de chaleur et de lumière. Tout
comme les forces solaires dépensées pour élever la vapeur de la surface de
la mer sont restituées dans la chute de la pluie, dans la course des rivières
pour retourner au niveau de la mer et dans le transport des matières solides
qui accompagne cette course, — les forces solaires qui, dans la plantes
placèrent certains éléments chimiques en équilibre instable, sont restituées
par les actions de l’animal pendant que ces éléments tombent à un état
d’équilibre stable.
En plus de la corrélation qualitative qu’on trouve entre ces deux
grands ordres d’activité organique aussi bien qu’entre chacun d’eux et les
activités inorganiques, on peut encore tracer l’esquisse d’une corrélation
quantitative. Là où la vie végétale est abondante, nous trouvons d’ordinaire
213
une vie animale abondante et à mesure que nous arrivons des climats
torrides aux climats tempérés et aux climats glacés, les deux décroissent
ensemble. D’une façon générale, chaque espèce d’animaux acquiert, dans
les régions où la végétation est luxuriante, une plus grande taille que dans
celles où la végétation est maigre.
Certains phénomènes de développement, tant dans les plantes que
dans les animaux, font voir encore plus directement la vérité du fait que
nous considérons. Poursuivant l’idée émise par M. (devenu depuis Sir)
William Grove, le Dr Carpenter a montré qu’une connexion entre les forces
physiques et vitales se montre pendant l’incubation. La transformation du
contenu d’un œuf inorganisé en un poulet est une question de chaleur;
empêchez la chaleur, l’opération ne commence pas; donnez de la chaleur,
et l’opération se continue aussi longtemps que la température est
maintenue, pour cesser si on laisse refroidir l’œuf. Les changements en
lesquels consiste le développement, ne peuvent arriver à terme que si la
température est tenue constamment à une certaine hauteur pendant un
certain temps, c’est-à-dire que si une quantité déterminée de chaleur est
fournie. Quoique les tendances des molécules déterminent la structure
typique qui est prise, c’est cependant l’énergie fournie par les ondulations
thermiques qui leur donne le pouvoir de s’arranger en cette structure.
Nous trouvons des faits analogues dans le développement des
insectes. L’éclosion de leurs œufs est déterminée par la température ainsi
que l’évolution de la nymphe dans le cocon, et les deux sont accélérées ou
retardées si l’on fournit artificiellement de la chaleur ou si l’on en soustrait.
Il suffira d’ajouter que la germination des plantes présente les mêmes
relations de cause à effet, comme le montrent les saisons. Ainsi donc les
divers changements rencontrés dans la création organique considérée soit
comme un tout, soit dans ses deux grandes divisions, soit dans ses membres
214
individuels, se conforment, autant que nous pouvons le constater, au
principe général.
71. — Même après tout ce qui a été dit dans les pages précédentes,
bien des personnes seront alarmées par l’affirmation que les forces que
nous appelons mentales rentrent dans la même généralisation. Cependant, il
n’y a pas d’alternative qui permette d’éviter cette affirmation: les faits qui
la justifient, ou plutôt qui la nécessitent, étant abondants et évidents. Ils
sont en même temps extrêmement cachés. Les corrélations essentielles se
passent dans des organes dont la plupart sont invisibles et entre des forces
ou des énergies toutes différentes de celles qu’on voit. Commençons par
jeter un coup d’œil superficiel sur les faits qui justifient cette opinion.
Les modes de conscience appelés pression, mouvement, son,
lumière, chaleur, sont des effets produits en nous par des forces qui,
dépensées d’une autre façon, pourraient écraser ou briser des morceaux de
matière, engendrer des vibrations dans les objets environnants, causer des
combinaisons chimiques et réduire des substances de la forme solide à la
forme liquide. De là suit que, si nous regardons les changements de
position relative, d’agrégation, d’union chimique ainsi produits comme
étant les manifestations transformées de certaines énergies, nous devons
regarder de même les sensations que ces énergies produisent en nous.
Toute hésitation doit disparaître si l’on se rappelle que les dernières
corrélations comme les premières ne sont pas seulement qualitatives, mais
aussi quantitatives. Des masses de matière, que la balance ou le
dynamomètre nous montrent comme grandement différentes en poids,
diffèrent aussi grandement par la sensation de pression qu’elles produisent
sur notre corps. Pour arrêter des objets en mouvement, les efforts dont nous
avons conscience sont proportionnés à la force vive de ces objets, mesurée
par d’autres moyens. Les impressions de son que nous donnent des cordes
vibrantes, des cloches ou des colonnes d’air, varient d’intensité avec la
215
quantité de force qui les cause. Les fluides ou les solides, qui présentent des
températures très différentes d’après les degrés d’extension qu’ils
produisent dans la colonne de mercure du thermomètre, produisent en nous
des degrés différents de sensation de chaleur. Des intensités différentes
dans nos impressions de lumière répondent à des effets différents mesurés
par le photomètre.
Outre la corrélation et l’équivalence entre les forces physiques
externes et les forces mentales qu’elles engendrent sous forme de
sensations, il semble qu’il y ait une corrélation et une équivalence entre les
sensations et ces forces physiques qui, sous forme d’actions corporelles, en
sont le résultat. A la suite de l’excitation des organes sécréteurs parfois
constatable, apparaissent des contractions des muscles involontaires. Les
sensations accroissent l’activité du cœur et de récentes expériences
impliquent que les fibres musculaires des artères sont en même temps
contractées. Les muscles respiratoires sont stimulés aussi. On peut
constater par la vue et par l’ouïe l’accélération de la respiration à la suite
des excitations agréables ou douloureuses des nerfs, lorsqu’elles atteignent
une certaine intensité. Lorsque la quantité de sensation est grande, elle
engendre des contractions des muscles volontaires aussi bien que des
involontaires. Des douleurs violentes causent des mouvements violents des
membres. Le sursaut qui suit un son bruyant et subit, la grimace que
produit un goût extrêmement désagréable, la secousse par laquelle on retire
la main ou le pied de l’eau très chaude, sont des exemples de la génération
des mouvements par les sensations, et, dans ce cas, il est manifeste que la
quantité d’action corporelle est en proportion de la quantité de sensation.
Même quand l’orgueil cause la suppression des cris et des gémissements
exprimant les grandes souffrances (cris et gémissements qui sont le résultat
indirect de la contraction musculaire) nous voyons encore dans la
crispation des poings, dans le froncement des sourcils et le serrement des
216
mâchoires, que les actions corporelles excitées sont tout aussi grandes,
quoique moins apparentes.
Si nous considérons les émotions au lieu des sensations, nous
trouvons la corrélation et l’équivalence pareillement indiquées. Les
émotions d’une intensité modérée, tout comme les sensations modérées,
engendrent peu de chose au delà de l’excitation du cœur et du système
vasculaire avec, quelquefois, un accroissement de l’activité des organes
glandulaires. Mais, à mesure que la force des émotions augmente, les
muscles de la face, du corps et des membres commencent à se mouvoir. On
peut citer comme exemples les froncements de sourcils, la dilatation des
narines, les frappements de pied de la colère, les rires et les sauts de la joie,
l’agitation frénétique de la terreur ou du désespoir. En laissant de côté les
cas où l’extrême agitation amène l’évanouissement, nous voyons que,
quelle que soit l’espèce de l’émotion, il y a une relation manifeste entre sa
quantité et celle de l’action musculaire produite, depuis l’agitation et
l’impatience jusqu’aux mouvements presque convulsifs accompagnant les
grandes angoisses. À ces différents ordres de preuves, on peut encore
ajouter cet autre qu’entre les sentiments et les mouvements volontaires qui
en résultent se trouve la sensation de tension musculaire qui est en rapport
manifeste avec les deux, rapport distinctement quantitatif puisque le
sentiment de l’effort varie, toutes choses égales d’ailleurs, en raison directe
de la force vive engendrée.
71 a. — Revenant maintenant à l’avertissement donné avant ces
deux paragraphes, il faut noter d’abord que les faits ne prouvent pas la
transformation du sentiment en mouvement, mais seulement un rapport
constant entre le sentiment et le mouvement; et il faut noter ensuite que ce
qui semble un rapport quantitatif direct est une illusion. Le chatouillement
par exemple est suivi de mouvements involontaires des membres, mais il y
a évidemment disproportion entre la quantité de force appliquée à la
217
surface et la quantité de sensation et celle de mouvement; il y a plutôt la
proportion inverse car, tandis qu’un attouchement rude ne produit pas
l’effet, un attouchement léger le produit. Même lorsqu’on a reconnu que le
sentiment n’est pas corrélatif à l’attouchement externe, mais au trouble
produit dans certains appareils terminaux, on peut encore démontrer qu’il
n’y a pas de relation nécessaire entre la quantité de ce trouble et la quantité
de sentiment produit, car, dans certaines conditions, il y a mouvement
musculaire sans qu’aucun sentiment soit intercalé. Quand la moelle
épinière a été endommagée au point que les communications nerveuses
entre la partie inférieure du corps et le cerveau sont coupées, le
chatouillement de la plante du pied produit une convulsion plus violente
que s’il était accompagné de sensation; il y a transmission réflexe de
l’excitation, et production de mouvement sans passage par la conscience.
Des cas d’un autre genre montrent qu’entre les sentiments centraux ou
émotions et les mouvements musculaires qu’ils font naître, il n’y a pas de
rapport fixe: par exemple, le sentiment d’effort qu’éprouve à faire un léger
mouvement une personne épuisée de fatigue ou l’inaptitude d’un malade
affaibli à lever un membre, quelque fort que soit le désir qu’il en ait. De
sorte que ni les sentiments ayant une origine périphérique, ni les sentiments
ayant une origine centrale, bien qu’ils soient en corrélation avec les
mouvements, n’y sont en corrélation quantitative. Le manque de rapport
direct, soit qualitatif soit quantitatif, devient encore plus manifeste entre les
stimulants extérieurs et nos sentiments intérieurs, ou entre ces sentiments et
les mouvements musculaires, quand nous examinons la complexité des
opérations mentales. Les émotions et les actions d’un homme qu’on vient
d’insulter ne sont évidemment pas les équivalents des sensations produites
par les mots dans ses oreilles; car les mêmes mots, arrangés autrement, ne
les auraient pas fait apparaître. Il y a entre les paroles et l’excitation
mentale qui les suit quelque chose du même rapport qui se trouve entre la
218
pression de la détente d’une arme à feu et l’explosion qui la suit; cette
pression ne produit pas la force, mais la met simplement en liberté. D’où
vient donc alors cette immense quantité d’énergie nerveuse qu’un
chuchotement, un coup d’œil, peuvent mettre en jeu?
Il est évident que nous allons nous égarer, si le problème de la
transformation des forces est traité comme si un organisme était simple et
passif au lieu d’être complexe et actif. Dans le corps vivant se produisent
déjà des multitudes de transformations d’énergie, très variées dans leur
nature et, entre une action physique qu’il subit et les mouvements qui
suivent, se trouvent intercalés de nombreux changements d’espèce et de
quantité. Le fait qui a pour nous, ici, la principale signification, c’est que
l’organisme est, par un de ses aspects, un groupe d’appareils servant à la
multiplication des énergies, appareils qui, par leur entrée en jeu successive,
rendent l’énergie mise au jour énorme par comparaison avec celle qui l’a
libérée. Un stimulus physique affectant un organe des sens est, dans
certains cas, multiplié par des agents nerveux locaux; l’énergie augmentée
est de nouveau multipliée en quelque endroit de la moelle épinière ou en
quelque ganglion supérieur et, ordinairement, multipliée encore dans le
cervelet, elle est déchargée dans les muscles où elle se trouve énormément
multipliée dans les fibres contractiles. De ces transformations il n’y en a
que quelques-unes se produisant au centre qui soient accompagnées d’états
de conscience, de sorte qu’il ne peut manifestement y avoir aucune
équivalence quantitative soit entre la sensation et le stimulus originel, soit
entre elle et le mouvement définitif. Tout ce qu’on peut dire c’est que, les
choses restant égales d’ailleurs, les trois varient ensemble de telle sorte que
si, dans un cas, l’accroissement est de 1, 9, 27, 270, dans l’autre cas il sera
de 2, 18, 54, 540. Cette espèce de rapport est tout ce qui est impliqué dans
les faits cités. Maintenant examinons les preuves indirectes qui viennent
219
confirmer l’opinion que les forces mentales et physiques sont liées entre
elles, quoique d’une façon indirecte.
Personne ne doute aujourd’hui que les opérations mentales et les
actions qui en résultent aient pour condition la présence d’un système
nerveux; et qu’un rapport général, quelque caché qu’il soit sous le nombre
et l’enchevêtrement des conditions, peut être découvert entre l’importance
de ce système nerveux et la quantité d’action mentale qu’il donne comme
résultat. De plus, cet appareil nerveux a une constitution chimique de
laquelle dépend son activité et il y a en lui un élément pour lequel on a
constaté une connexion entre sa quantité et celle de la fonction accomplie,
— la proportion de phosphore dans le cerveau étant au minimum dans
l’enfance, la vieillesse et l’idiotie, et au maximum la fleur de l’âge. Il faut
noter de plus que l’évolution de la pensée et de l’émotion varie, les autres
choses restant égales, avec la quantité de sang reçue par le cerveau. D’un
côté la cessation de la circulation cérébrale par arrêt du cœur amène
immédiatement l’inconscience. D’un autre côté, l’excès de circulation
cérébrale (pourvu qu’il ne cause pas une pression trop forte) produit une
excitation non habituelle. Ce n’est pas seulement la quantité du sang, mais
aussi son état, qui influence les manifestations mentales. Les courants
artériels doivent recevoir la quantité voulue d’air pour produire la quantité
normale de cérébration. Si le sang ne peut échanger son acide carbonique
pour de l’oxygène, l’asphyxie arrive avec l’arrêt des idées et des
sentiments. Ce qui montre très clairement que la quantité de conscience, les
autres choses restant égales, est déterminée par les éléments constituants du
sang, c’est l’exaltation produite ordinairement par certains alcaloïdes
végétaux lorsqu’ils sont introduits dans le sang. La gaieté agréable produite
par le thé et le café est connue de tout le monde et bien que les
imaginations splendides et les sentiments intenses produits par l’opium et
le haschich ne soient connus que d’un petit nombre (dans notre pays du
220
moins), le témoignage de ceux qui en ont fait l’expérience est suffisamment
concluant. Une autre preuve que la genèse des énergies mentales dépend
des changements chimiques est fournie par le fait que les produits usés que
les reins séparent du sang changent de caractère avec la quantité du travail
cérébral. Une activité cérébrale excessive est accompagnée de l’excrétion
d’une quantité non habituelle de phosphates alcalins.
71 b. — Maintenant que nous avons reconnu les classes de faits qui
s’unissent pour prouver que la loi de la métamorphose, et aussi en partie la
loi de l’équivalence, est valable entre les énergies physiques et les énergies
nerveuses, nous allons aborder la question dernière: Quelle est la nature du
rapport existant entre les énergies nerveuses et les états mentaux?
Comment pouvons-nous concevoir que des changements moléculaires dans
le cerveau produisent des sentiments ou que des sentiments produisent des
changements moléculaires qui aboutissent des mouvements?
Dans sa conférence sur l’automatisme animal, le professeur Huxley
a donné les preuves que, dans les animaux comme dans l’homme, la grande
masse de ces actions complexes, que nous associons avec dessein et
intelligence, peuvent être accomplies automatiquement; et il a soutenu que
la conscience, qui les accompagne ordinairement, est en dehors de la série
des changements constituant la coordination nerveuse, n’est pas un anneau
de la chaîne, mais simplement un concomitant ou un produit collatéral. En
tant qu’elle met en corrélation les actions nerveuses qui produisent notre
activité physique et mentale avec les forces physiques en général, la
conclusion du professeur Huxley s’accorde avec celles établies
précédemment, mais elle en diffère en tant qu’elle regarde les états de
conscience comme des produits collatéraux seulement et non comme des
facteurs. Ici, tout ce que je peux faire, c’est d’indiquer le groupe de preuves
que je considère comme appuyant ma conclusion si elles ne la démontrent
pas.
221
Nous avons une de ces preuves dans les faits d’habitude qui
prouvent que les états de conscience qui, tout d’abord, accompagnaient les
impressions sensorielles et les mouvements qui en sont la suite cessent
graduellement de les accompagner. Le petit garçon qui apprend à lire a des
perceptions et des idées définies à propos de la forme et du son de chaque
lettre, mais, dans l’âge mûr, perceptions et idées ont disparu de telle façon
qu’il n’y a plus que les mots qui soient consciemment reconnus; chaque
lettre produit son effet automatiquement. De même la petite fille qui
apprend à tricoter pense à chaque mouvement qu’elle fait sous la direction
de ses yeux, mais avec le temps, les mouvements en arrivent à être exécutés
presque comme ceux d’une machine tandis que son esprit est occupé
ailleurs.Ces cas semblent en désaccord avec la croyance que la conscience
est en dehors des lignes de communication nerveuse et donneraient plutôt
l’idée qu’elle existe sur chaque ligne de communication au cours de son
établissement et disparaît lorsque la communication est devenue parfaite. Si
ce n’est pas un anneau de la chaîne, il n’est pas facile de voir comment ces
changements peuvent se produire.
Divers faits semblent impliquer que la conscience est nécessaire
comme initiateur, dans les cas où il n’y a pas d’excitants extérieurs, pour
mettre en train les changements nerveux coordonnés; les appareils nerveux,
tout capables qu’ils sont de faire ce qu’on leur demande une fois mis en
mouvement, ne se mettent pas en mouvement sans qu’une idée apparaisse
d’abord. Cela implique qu’une idée ou groupe coordonné de sentiments a le
pouvoir d’opérer des changements dans les centres nerveux et de
déterminer des mouvements: donc l’état de conscience est un facteur.
Alors ce que nous pouvons appeler les émotions passives —
émotions qui ne font pas naître des actes — implique apparemment
qu’entre les sentiments et les changements nerveux il n’y a pas seulement
une concomitance mais bien un lien physique. Un chagrin ou une anxiété
222
intense chez une personne qui reste sans mouvement, dépend directement
de changements nerveux, comme ou le voit par le fait qu’il y a excrétion
plus forte de phosphates par les reins. A moins de supposer que certains
plexus nerveux sont en grande activité pour ne rien produire, nous devons
reconnaître que le sentiment est le produit des changements moléculaires
effectués en ces plexus.
Il y a, de plus, la question: Si le sentiment n’est pas un facteur,
comment peut-on se rendre compte de son existence? A ceux qui admettent
complètement la doctrine cartésienne que les animaux sont des automates
insensibles et que le hurlement d’un chien vivant n’implique pas plus de
sentiment que l’aboiement d’un chien de carton, je n’ai rien à dire. Mais
quiconque n’admet pas cette doctrine est obligé d’admettre que, de même
que nous attribuons la colère et l’affection à nos semblables, bien que nous
n’en ayons jamais eu connaissance qu’en nous-mêmes, nous devons les
attribuer aux animaux dans les mêmes conditions. Si pourtant les
sentiments ne sont pas des facteurs et si les actions appropriées peuvent
être accomplies automatiquement sans eux, il faut alors admettre, dans
l’hypothèse surnaturelle, que les sentiments ont été donnés aux animaux
sans aucun but, et, dans l’hypothèse naturelle, il faut admettre qu’ils sont
venus au monde pour ne rien faire.
71 c. — Mais, que le sentiment soit seulement concomitant avec
certaines actions nerveuses ou qu’il soit, comme il a été conclu ci-dessus,
un facteur de ces actions, la connexion entre les deux est inscrutable. Si
nous supposons que ce à quoi la conscience est inhérente est quelque chose
d’immatériel, non impliqué dans les actions nerveuses, mais néanmoins
affecté par elles de façon que le sentiment soit produit, alors nous sommes
forcés de concevoir certains changements matériels — des mouvements
moléculaires — comme produisant des changements dans quelque chose en
quoi rien ne se trouve qui puisse être mis en mouvement, et cela est
223
inconcevable. Si, d’un autre côté, nous regardons ce quelque chose capable
de conscience comme en tel rapport avec certains changements nerveux
que les sentiments qui apparaissent en lui se joignent à ces changements
pour produire les mouvements musculaires, nous nous trouvons devant la
même difficulté sous son aspect opposé. Nous avons à penser à un quelque
chose immatériel — un quelque chose qui n’est pas le mouvement
moléculaire — et qui est capable d’affecter les mouvements moléculaires;
il nous faut le douer d’une force produisant des effets qui, à notre
connaissance, ne peuvent être produits que par des forces matérielles. De
sorte que cette alternative est inconcevable aussi en dernier ressort.
La seule supposition qui puisse tenir est celle que ce à quoi la
conscience est inhérente est l’éther qui pénètre tout. Nous savons que celui-
ci peut être affecté par les molécules de la matière en mouvement, et à son
tour peut affecter les mouvements des molécules, comme le démontre
l’action de la lumière sur la rétine. En poursuivant cette hypothèse, nous
pouvons admettre que l’éther qui pénètre non seulement l’espace, mais
toute la matière, se trouve, sous des conditions spéciales, en certaines
parties du système nerveux, capable d’être affecté par les changements
nerveux de façon telle que le sentiment apparaisse et, réciproquement, se
trouve capable, sous ces conditions, d’affecter les changements nerveux.
Mais si nous acceptons cette explication, il nous faut admettre que la
potentialité du sentiment est universelle et que l’évolution du sentiment
dans l’éther n’a lieu que dans les conditions extrêmement complexes qui se
trouvent réunies dans certains centres nerveux. Ce n’est pourtant là qu’un
semblant d’explication, puisque nous ignorons ce qu’est l’éther et puisque,
d’après l’aveu de ceux qui sont les plus capables d’en juger, on n’a encore
pu formuler aucune hypothèse qui rende compte de tous ses pouvoirs. On
peut dire qu’une telle explication ne fait pas autre chose que symboliser les
phénomènes par des symboles de choses inconnues.
224
Ainsi donc, bien que les faits nous obligent à dire que les actions
physiques et les actions psychiques sont en corrélation, et, d’une certaine
façon indirecte, en corrélation quantitative, au point de nous suggérer leur
transmutation, cependant la question de savoir comment le matériel affecte
le mental et comment le mental affecte le matériel est un mystère qu’il nous
est impossible d’approfondir. Mais ce n’est pas là un mystère plus profond
que celui de la transmutation des forces physiques les unes en les autres. Il
n’est pas plus complètement en dehors de notre compréhension que l’est la
nature de l’Esprit et celle de la Matière. Il a la même insolubilité que toutes
les autres questions dernières. Nous n’en pouvons rien savoir de plus que
ceci: c’est une des uniformités dans l’ordre des phénomènes.
72. — Si la loi générale de transformation et d’équivalence régit les
forces classées comme vitales et mentales, elle doit régir aussi celles que
nous classons comme sociales. Quoi que ce soit qui se produise dans une
société doit provenir soit des énergies physiques du milieu agissant
spontanément, soit de ces énergies dirigées par les hommes, soit des
énergies des hommes eux-mêmes.
Lorsque, comme dans les tribus primitives, les actions des hommes
sont pour la plupart indépendantes les unes des autres, on peut à peine dire
que des forces sociales existent; elles n’arrivent à l’existence qu’avec la
coopération. On peut appeler sociaux les effets qui ne peuvent être produits
que par les actions réunies d’un grand nombre d’hommes. D’abord ces
effets sont évidemment dus aux efforts accumulés des individus mais,
aussitôt que les sociétés deviennent vastes et hautement organisées, ces
effets deviennent tellement séparés des efforts individuels que cette
séparation leur donne un caractère propre. Les réseaux des routes, des
chemins de fer et des fils télégraphiques — organes dans l’établissement
desquels les labeurs individuels sont tellement fondus que pratiquement ils
y disparaissent — servent à mener une vie sociale qu’on ne peut plus
225
regarder comme causée par les actes indépendants des citoyens. Le prix des
marchandises, le taux de l’escompte, la demande de tel ou tel article de
commerce, les courants d’hommes et de choses partant des localités et y
arrivant nous montrent de grands mouvements et de grands changements à
peine affectés par la vie, la mort et les actes des individus. Mais ces
activités et la multitude des autres activités sociales apparaissant dans la
formation des villes, dans les courants de trafic qui passent dans leurs rues,
dans la publication et la distribution quotidienne des journaux, dans la
distribution des vivres à domicile, etc., sont, sans nul doute possible, des
énergies individuelles transformées et ont la même source que ces énergies
— la nourriture consommée par la population. La corrélation des forces
sociales avec les forces physiques par l’intermédiaire des forces vitales est
bien démontrée par la différence des quantités d’activité déployées par la
même société suivant que ses membres reçoivent du monde extérieur des
quantités différentes de force. Une très mauvaise récolte est suivie de la
diminution des affaires. Les manufactures ne travaillent que la moitié du
temps; le trafic des chemins de fer diminue; les détaillants voient leur vente
baisser et, si la rareté des vivres va jusqu’à la famine, la diminution de la
population affaiblit encore l’activité industrielle. Réciproquement, une
récolte plus abondante qu’à l’ordinaire, arrivant dans des conditions qui ne
sont point par ailleurs défavorables, fait travailler davantage les anciens
établissements de production et en fait apparaître de nouveaux. Le surplus
de l’énergie sociale s’emploie à des entreprises de spéculation. On
augmente le travail par l’ouverture de nouvelles voies de communication.
Les encouragements augmentent pour ceux qui fournissent les objets de
luxe et ceux qui satisfont le goût esthétique. Il y a plus de mariages et les
naissances deviennent plus nombreuses. Ainsi la société devient plus
grande, plus complexe et plus active. Quand tous les vivres ne sont pas tirés
du sol du pays, mais sont en partie importés, les gens sont nourris par
226
certaines récoltes poussées ailleurs aux dépens de certaines forces
physiques dont les énergies qu’ils dépensent tirent leur origine.
Si nous demandons d’où viennent ces forces physiques, la réponse
est, comme auparavant, — des rayons du soleil. Basée comme l’est la vie
d’une société sur les produits animaux et végétaux, et dépendants, comme
le sont ceux-ci, de la lumière et de la chaleur du soleil, il s’ensuit que les
changements effectués par les hommes en vertu de leur organisation sociale
sont les effets de forces ayant une origine commune avec celles qui
produisent tous les autres ordres de changements que nous avons analysés.
Non seulement l’énergie dépensée par le cheval attelé à la charrue et par le
laboureur qui le guide est dérivée du réservoir d’où sort l’énergie de la
cataracte et celle de l’ouragan, mais on peut faire remonter à ce réservoir
ces manifestations d’énergie plus subtiles et plus complexes que l’humanité
déploie, grâce à sa constitution en sociétés. L’affirmation est surprenante,
mais c’est une inévitable déduction. On en peut dire de même des forces
physiques qui sont directement transformées en forces sociales. Les
courants d’air et d’eau qui, avant l’usage de la vapeur, étaient les seuls
agents ajoutés à l’effort musculaire pour l’accomplissement des opérations
industrielles sont, comme nous l’avons vu, engendrés par la chaleur solaire.
Sir John Herschel fut le premier à reconnaître la vérité que la force
poussant une locomotive émanait originairement du soleil. Pas à pas nous
remontons du mouvement du piston à l’évaporation de l’eau; ensuite à la
chaleur fournie par la combustion du charbon; ensuite à l’assimilation du
carbone par les plantes qui ont servi à former la houille; ensuite à l’acide
carbonique dont elles ont tiré le carbone, et ensuite aux rayons de la
lumière qui ont effectué la désoxydation. Des forces solaires dépensées, il y
a des millions d’années, sur la végétation terrestre et depuis enfouies en des
couches profondes, fondent maintenant les métaux nécessaires à nos
machines, font marcher les tours qui donnent la forme à ces machines, les
227
actionnent quand elles sont montées et enfin distribuent leurs produits. Et
puisque l’économie de travail rend possible une population plus
nombreuse, donne un surplus de force humaine qui, sans cela, serait
absorbée par les occupations manuelles et facilite ainsi le développement
des formes supérieures de l’activité, ces forces sociales qui sont en
corrélation directe avec les forces physiques anciennement venues du
soleil, ne sont secondaires qu’à ces forces dont les corrélatifs sont les forces
vitales récemment venues de lui.
73. — Beaucoup de ceux qui admettent que, dans les phénomènes
physiques en général, la transformation des forces est maintenant chose
établie, diront probablement que les recherches n’ont pas encore été
poussées assez loin pour nous permettre d’affirmer l’équivalence. Et, quant
aux forces classées comme vitales, mentales et sociales, ils considéreront
les preuves avancées comme ne démontrant pas la transformation et encore
moins l’équivalence.
Mais la vérité universelle que nous avons suivie sous ses différents
aspects est un corollaire de la persistance de la force. De la proposition que
la force ne peut ni apparaître à l’existence, ni cesser d’exister, découlent
inévitablement les conclusions qui précèdent. Chaque manifestation de
force, que ce soit une action inorganique, un mouvement animai, une
pensée, un sentiment, ne peut être interprétée que comme l’effet de quelque
force antécédente. Ou bien les énergies mentales et corporelles, tout
comme les inorganiques, sont en corrélation quantitative avec certaines
énergies dépensées à les produire et avec certaines autres énergies dont
elles déterminent l’apparition, ou bien rien peut devenir quelque chose et
quelque chose peut devenir rien, il n’y a pas d’autre alternative que celle-ci:
nier la persistance de la force ou admettre que d’une quantité donnée
d’énergies antécédentes peuvent résulter ni plus ni moins qu’un certain
nombre de changements physiques et psychiques. Ce corollaire ne peut pas
228
être rendu plus certain par une accumulation d’exemples. Quelle que soit la
preuve de corrélation et d’équivalence qu’on atteigne par la recherche
expérimentale, elle est basée sur la mesure des forces dépensées et des
forces produites.Mais comme on l’a montré dans le dernier chapitre, toute
opération de ce genre implique l’usage d’une unité de force qui est admise
comme restant constante et on ne peut admettre sa constance que comme
corollaire de la persistance de la force. Comment donc n’importe quel
raisonnement basé sur ce corollaire peut-il prouver le corollaire également
direct que lorsqu’une quantité donnée de force cesse d’exister sous une
forme, une quantité égale doit arriver à l’existence sous une ou plusieurs
autres formes?
«A quoi donc alors, demandera-t-on, servent les investigations par
lesquelles on cherche à établir inductivement la transformation et
l’équivalence des forces, si elles ne peuvent rendre la corrélation plus
certaine qu’elle l’est déjà; ne s’ensuit-il pas qu’elles sont inutiles?» Non.
Elles ont leur valeur en montrant les nombreuses conséquences
particulières qui ne sont pas énoncées en même temps que la vérité
générale. Elles ont leur valeur en nous apprenant quelle quantité d’un mode
de force est l’équivalent de telle quantité d’un autre mode. Elles ont leur
valeur en déterminant sous quelles conditions chaque métamorphose
apparaît. Elles ont leur valeur en nous poussant à rechercher sous quelle
forme s’est échappé le restant de la force, lorsque les résultats apparents ne
sont pas équivalents à la cause.
229
l’action diversement conditionnée d’une force unique ou sont-ils dus au
conflit de deux forces? Que tout soit explicable par l’hypothèse de la
pression universelle, auquel cas ce qu’on appelle tension est le résultat
différentiel des inégalités de pression; ou que les choses soient explicables
par l’hypothèse d’une tension universelle dont la pression est le résultat
différentiel; ou bien encore, comme le pensent la plupart des physiciens,
que la pression et la tension soient partout coexistantes, ce sont là des
questions qu’il est impossible de résoudre. Chacune de ces trois
suppositions rend les faits compréhensibles à la condition d’admettre une
chose inconcevable. Pour admettre une pression universelle, il faut
admettre expressément un plein universel — un espace illimité plein de
quelque chose qui est partout pressé par quelque chose qui se trouve au-
delà; supposition qu’on ne peut se représenter mentalement. Que la tension
soit l’agent universel, voilà une idée ouverte à une objection parallèle et
fatale. Et toute verbalement intelligible que soit la proposition que la
pression et la tension coexistent partout, nous ne pouvons cependant
réellement nous représenter une unité ultime de matière attirant une autre
unité tout en la repoussant.
Pourtant nous sommes obligés de conserver cette dernière croyance.
On ne peut concevoir la matière autrement que comme manifestant des
forces d’attraction et de répulsion. Pour notre conscience, le corps est
distingué de l’Espace par son opposition à notre énergie musculaire et,
cette opposition, nous la sentons sous la double forme d’une cohésion qui
empêche nos efforts de le fendre et d’une résistance qui empêche nos
efforts de le comprimer. Sans résistance il ne peut y avoir autre chose que
l’étendue vide. Sans cohésion il ne peut pas y avoir de résistance. Il est
probable que cette conception des forces antagonistes a pris son origine
dans l’antagonisme de nos muscles fléchisseurs et extenseurs. Mais quoi
qu’il en soit, nous sommes obligés de penser tous les objets comme formés
230
de parties qui s’attirent et se repoussent les unes les autres, puisque telle est
la forme de notre expérience de tous les objets.
Une abstraction plus haute nous fournit la conception des forces
attractive et répulsive s’exerçant dans l’espace. Nous ne pouvons dissocier
la force de l’étendue occupée ni l’étendue occupée de la force, parce que
nous n’avons jamais conscience immédiate de l’une en l’absence de l’autre.
Nous avons pourtant d’abondantes preuves que la force s’exerce à travers
ce qui, à nos sens, apparaît comme le vide. Pour nous représenter le fait
mentalement, nous sommes obligés de remplir le vide apparent avec une
espèce de matière, l’éther. La constitution que nous assignons au milieu
éthéré est cependant, nécessairement, une abstraction des impressions que
nous recevons des corps tangibles L’opposition à la pression que nous
présente un corps tangible ne se rencontre pas dans une seule direction,
mais dans toutes les directions, et il en est de même de la ténacité.
Supposez que d’innombrables lignes rayonnent de son centre, il résiste le
long de chacune de ces ligues, il est cohérent le long de chaque ligne. D’où
la constitution de ces unités ultimes au moyen desquelles on interprète les
phénomènes. Qu’elles soient des molécules de matière pondérable ou des
molécules d’éther, les propriétés que nous concevons en leur possession ne
sont pas autre chose que ces propriétés perceptibles idéalisées. Des centres
de force s’attirant et se repoussant les uns les autres dans toutes les
directions sont simplement des parties de matière non percevables, douées
des propriétés de la matière percevable, propriétés dont nous ne pouvons
les dépouiller par aucun effort mental. Bref, ce sont les éléments
invariables de la conception de matière séparés de ses éléments variables,
volume, forme, qualité, etc. Ainsi, pour interpréter les manifestations de
force que nous ne pouvons connaître expérimentalement par le toucher,
nous nous servons des termes de pensée qui nous sont fournis par nos
231
expériences tactiles et cela pour la suffisante raison que nous n’en avons
pas d’autres à notre service.
Il est à peine besoin de dire que ces formes universellement
coexistantes d’attraction et de répulsion ne doivent pas être prises pour des
réalités, mais comme des symboles de la réalité. Ce sont les formes sous
lesquelles nous pouvons connaître les opérations de l’inconnaissable, — les
modes de l’Inconditionné présenté sous les conditions de notre conscience.
Comment ces idées sont en rapport avec la vérité absolue, c’est ce que nous
ne pouvons savoir, mais nous pouvons nous confier sans réserves à elles
comme étant relativement vraies et pouvons en tirer une série de déductions
dune vérité également relative.
75. — Les forces universellement coexistantes d’attraction et de
répulsion impliquent certaines lois de direction pour tous les mouvements.
Là où les forces attractives seules sont en jeu ou plutôt là où, seules, elles
sont appréciables, le mouvement a lieu dans la direction de leur résultante
qui peut, en un sens, être appelée la ligne de plus grande traction. Là où les
forces répulsives sont seules en jeu, ou plutôt là où, seules, elles sont
appréciables, le mouvement a lieu le long de leur résultante, qu’on désigne
d’ordinaire comme ligne de moindre résistance. Et là où les forces
attractives et répulsives sont en jeu à la fois et sont appréciables, le
mouvement a lieu le long de la résultante des tractions et des résistances. A
strictement parler, cette dernière est la loi unique puisque; d’après
l’hypothèse, les deux forces sont partout en action. Mais très fréquemment
l’une de espèces de force est tellement en excès qu’on peut négliger l’effet
de l’autre espèce. Nous pouvons dire pratiquement qu’un corps tombant sur
la terre suit la ligne de plus grande traction, puisque, bien que la résistance
de l’air puisse, si le corps est de forme irrégulière, le faire dévier de cette
ligne, ce qui arrive avec les plumes et les feuilles, la divergence est
ordinairement si légère qu’on peut n’en pas tenir compte. De même,
232
quoique les directions prises par la vapeur d’une chaudière qui éclate
diffèrent quelque peu de ce qu’elles seraient si la gravitation n’existait pas,
comme cependant la gravitation ne l’affecte que d’une façon infinitésimale,
nous avons le droit de dire que la vapeur s’échappe le long des lignes de
moindre résistance. Le mouvement suit donc toujours, soit la ligne de plus
grande traction, soit la ligne de moins grande résistance, ou leur résultante,
et quoique la dernière proposition soit seule strictement vraie, les deux
autres sont, dans de nombreux cas, assez près de la vérité pour suffire en
pratique.
Le mouvement établi dans une direction est cause lui-même du
mouvement continué dans cette direction, puisque c’est la manifestation
d’un surplus de force dans cette direction. Cela est également vrai du
passage de la matière à travers l’espace et du passage à travers la matière de
n’importe quelle espèce de vibration. Dans le cas de la matière se mouvant
dans l’espace, ce principe est exprimé par la loi d’inertie — loi admise par
tous les calculs de l’astronomie physique. Dans le cas de la matière passant
à travers la matière, nous trouvons la même vérité dans l’expérience
familière que toute brèche faite par un solide dans un autre ou tout canal
formé par un fluide à travers un solide devient une route le long de laquelle
les mouvements subséquents de même nature ont lieu plus aisément. Et
dans le cas du mouvement passant à travers la matière sous la forme d’une
impulsion communiquée de particule à particule, les faits de magnétisation
paraissent impliquer que l’établissement d’ondulations le long de certaines
lignes détermine leur continuation le long de ces lignes.
Un autre résultat des conditions, c’est que la direction du
mouvement ne peut être que rarement, si elle l’est jamais, parfaitement
droite. Car, pour que la matière en mouvement continue à suivre
exactement la ligne qu’elle prend au départ, il faut que les forces
d’attraction et de répulsion soient symétriquement disposées autour de son
233
chemin, et les chances pour qu’il n’en soit pas ainsi sont infiniment
grandes. On peut ajouter que la ligne décrite par un corps en mouvement
est nécessairement complexe dans la proportion où les forces qui agissent
sur lui sont nombreuses et variées; il n’y a qu’à voir le contraste entre le vol
d’une flèche et les tournoiements d’un morceau de bois roulé dans les
brisants.
Pour avancer d’un pas vers l’unification de la connaissance, il nous
faut suivre ces lois générales à travers les divers ordres de changements que
présente le Cosmos.
76. — Dans le système solaire, les principes que nous avons
brièvement résumés sont à chaque instant mis en évidence. Chaque planète,
chaque satellite, a une vitesse acquise, qui, si elle agissait seule, le porterait
dans la direction qu’il suit à chaque instant, une vitesse acquise qui
prendrait une ligne droite pour sa ligne de moindre résistance. Chaque
planète, chaque satellite cependant, est attiré par une force qui, si elle
agissait seule, le conduirait en ligne droite vers la source de cette force. Et
la résultante de ces deux forces est la courbe décrite par l’astre, — courbe
qui est la conséquence de la non-symétrie dans la distribution des forces
autour d’elle. Si nous examinons son chemin de plus près, il nous fournit de
nouvelles preuves; car ce n’est exactement ni un cercle ni une ellipse, ce
qu’il serait si les forces tangentielles et centripètes étaient les seules en jeu.
Les membres adjacents du système solaire, par la variation continue de
leurs positions relatives, causent des perturbations, c’est-à-dire de légères
divergences du cercle ou de l’ellipse que produiraient les deux principales
forces. Ces perturbations nous font voir diversement, à un moindre degré,
comment la ligne du mouvement est la résultante de toutes les forces en jeu
et comment cette ligne devient plus compliquée en proportion que les
forces sont multipliées.
234
Si, au lieu d’examiner les mouvements des planètes considérées
comme des touts, nous considérons les mouvements de leurs parties, nous
rencontrons des faits relativement complexes. Dans sa rotation diurne,
chaque portion de la substance de la terre décrit une courbe qui est
principalement la résultante de cette résistance qui s’oppose à ce qu’elle
s’approche davantage du centre de gravité, de la force vive qui
l’emporterait suivant la tangente et des forces de gravitation et de cohésion
qui l’empêchent d’être ainsi emportée. Quand, en même temps que ce
mouvement autour de l’axe, on examine le mouvement dans l’orbite, le
chemin parcouru par chaque partie devient plus compliqué.Et nous
trouvons que sa complication est encore plus grande si nous tenons compte
de l’attraction lunaire qui produit principalement les marées et la
précession des équinoxes.
77. — Nous arrivons aux changements terrestres, à ceux du présent
tels qu’ils sont observés, et à ceux du passé tels qu’ils sont conçus par les
géologues. Commençons par les changements incessants qui se produisent
dans l’atmosphère de la terre; descendons aux lentes altérations qui ont lieu
à sa surface et à celles plus lentes encore qui se passent au-dessous.
Des masses d’air, absorbant la chaleur des surfaces échauffées par
le soleil, se dilatent et montent, la résistance au-dessus d’elles étant
moindre que la résistance à leur mouvement latéral. Les masses
atmosphériques voisines, se mettant en mouvement dans la direction où la
résistance a diminué, déplacent l’air dilaté. Lorsque, par la montée de l’air
chauffé sur de grandes étendues comme la zone torride, il s’est produit à la
surface de l’atmosphère une protubérance, l’air formant cette protubérance
se met à couler vers les pôles parce que la force attractive de la terre restant
à peu près la même, la résistance latérale est diminuée.Dans chaque courant
ainsi engendré aussi bien que dans chaque contre-courant arrivant dans le
vide laissé par le premier, la direction est toujours la résultante de la force
235
attractive de la terre et de la résistance présentée par les masses d’air
environnantes; cette direction n’est modifiée que par des conflits avec
d’autres courants engendrés de la même façon et par la collision avec les
proéminences de la croûte terrestre. Les mouvements de l’eau dans ses
deux états gazeux et liquide fournissent d’autres exemples. L’évaporation
est le départ de particules d’eau dans la direction de la moindre résistance
et, à mesure que la résistance (qui est due à la pression gazeuse) diminue,
l’évaporation augmente. D’un autre côté, la condensation qui a lieu,
lorsqu’une portion de la vapeur atmosphérique a sa température très
abaissée, peut être interprétée comme la diminution de la tension entre les
particules qui se condensent, tandis que la pression des particules
environnantes demeure la même; et ainsi un mouvement se produit dans le
sens où la résistance est amoindrie. Dans le chemin parcouru par les gouttes
d’eau qui eu résultent, nous avons un exemple des plus simples de l’effet
combiné de deux forces antagonistes. L’attraction de la terre et la résistance
des courants atmosphériques, toujours variables en direction et en intensité,
donnent pour résultantes des lignes de chute qui s’inclinent sur l’horizon de
tous les nombres de degrés possibles et qui subissent de perpétuelles
variations. Au long du chemin que suivent les gouttes de pluie en roulant
sur le sol, dans chaque ruisselet, dans chaque ruisseau, dans chaque rivière,
nous les voyons descendre aussi droit que le leur permet l’antagonisme des
objets environnants. Loin qu’une cascade montre une exception, elle
fournit un exemple de plus. Car, bien que tous les obstacles solides à la
chute de l’eau soient supprimés. la vitesse acquise horizontale de l’eau est
un obstacle, et la parabole que décrit le courant en sautant du rocher est
engendrée par la combinaison de la pesanteur et de la vitesse acquise. La
croûte solide de la terre subit des changements qui fournissent un autre
groupe d’exemples. La dénudation des terres et le dépôt, en couches
nouvelles, au fond des mers et des lacs, des sédiments enlevés est une
236
opération dans laquelle le mouvement est évidemment déterminé de la
même façon que celui de l’eau qui effectue le transport.De plus, bien que
nous n’ayons pas de preuve inductive directe que les forces ignées se
dépensent eu suivant des lignes de moindre résistance, le peu que nous en
savons s’accorde avec la croyance qu’il en est ainsi. Les tremblements de
terre reviennent continuellement dans les mêmes localités et des contrées
particulières subissent pendant de longues périodes des élévations et des
abaissements de terrain successifs, faits qui impliquent que les portions de
la croûte terrestre déjà fracturées sont celles qui cèdent le plus facilement à
la pression causée par des contractions ultérieures. La distribution des
volcans le long de certaines lignes, aussi bien que le retour fréquent des
éruptions par les mêmes volcans, sont des faits ayant la même signification.
78. — M. James Hinton a démontré dans la Medico-chirurgical
Review d’octobre 1858, que la croissance organique se fait dans la direction
de la moindre résistance. Après avoir donné le détail de quelques-unes des
premières observations qui l’ont conduit à cette généralisation, il la formule
ainsi:
«La forme organique est le résultat du mouvement. Le mouvement prend la
direction de la moindre résistance. En conséquence, la forme organique est le
résultat du mouvement dans la direction de la moindre résistance.»
Après avoir expliqué et défendu cette proposition, M. Hinton se met
à interpréter par son moyen divers phénomènes de développement. Parlant
des plantes, il dit:
«La formation de la racine fournit un bel exemple de la loi du mouvement
suivant la ligne de moindre résistance, car elle pousse en s’insinuant cellule à
cellule dans les interstices du sol; c’est par des additions très faibles qu’elle pousse,
se détourne des obstacles qu’elle rencontre ou les contourne, et qu’elle s’accroît le
plus là où les matériaux nutritifs lui sont présentés le plus abondamment. Lorsque
nous regardons les racines d’un arbre puissant, il nous semble qu’elles se sont
enfoncées dans la terre solide avec une force de géant. Mais il n’en fut pas ainsi;
237
elles furent conduites gentiment, cellule après cellule, doucement, à mesure que la
rosée descendait et amollissait la terre. Une fois formées elles s’étendent avec une
force énorme, mais l’état spongieux des radicelles qui poussent nous interdit la
supposition qu’elles s’enfoncent par force dans la terre. N’est-il pas probable, en
effet, que le grossissement des racines déjà formées peut faire craquer le sol
environnant et aider à former les interstices dans lesquels poussent les radicelles?...
«Dans presque toute la nature organique, on rencontre d’une façon plus ou
moins marquée la forme spirale. Or, le mouvement qui rencontre une résistance
prend une direction en spirale comme on peut le voir par le mouvement d’un corps
qui monte hors de l’eau ou qui s’enfonce dedans. Une bulle qui monte rapidement
dans l’eau décrit une spirale qui ressemble beaucoup à un tire-bouchon, et un corps
de pesanteur spécifique moyenne qu’on laisse tomber dans l’eau s’y enfonce en
décrivant une courbe dans laquelle on peut voir distinctement la tendance vers la
spirale...
«Dans la prévalence de cette forme spirale dans les corps organiques, il me
semble voir un fait de prime abord favorable à la thèse que je soutiens... La forme
spirale des branches d’un grand nombre d’arbres est très apparente et il suffit de
mentionner l’universel arrangement en spirale des feuilles autour de la tige. Le cœur
commence par un tour de spire et, dans sa forme complète, on peut trouver
manifestement une spirale passant par le ventricule gauche, le ventricule droit,
l’oreillette droite, la gauche et l’appendice. Et qu’est-ce que le tour de spire par
lequel le cœur commence, sinon un résultat nécessaire de l’allongement, soumis à
une limite, de la masse cellulaire qui le constitue alors?...
«Tout le monde peut avoir remarqué la frisure particulière des jeunes
feuilles de la fougère commune. On dirait que la feuille est enroulée, mais en réalité
ce n’est là qu’un phénomène de croissance. La courbure résulte de l’accroissement
de la feuille, c’est seulement une autre forme du plissement ou du ploiement à angle
droit, qui résulte de l’extension rencontrant des limites.
«L’enroulement ou l’imbrication des pétales dans beaucoup de boutons de
fleurs est une chose semblable; à une première période on peut voir les petits pétales
couchés les uns à cote des autres; ensuite, en grandissant dans la capsule, ils se
plient les uns autour des autres...
«Si l’on ouvre assez tôt un bouton de fleur, on trouve les étamines comme
moulées dans la cavité entre le pistil et la corolle, laquelle cavité est exactement
238
remplie par les anthères; les filets s’allongent plus tard. J’ai remarqué aussi dans
quelques cas que, dans les fleurs où les pétales sont imbriqués ou, tordus ensemble,
le pistil est effilé comme s’il poussait entre les pétales; dans quelques fleurs dont les
pétales sont arrangés dans le bouton de manière à former un dôme (comme dans
l’aubépine) le pistil est aplati au sommet et occupe dans le bouton un espace
précisément limité par les étamines en bas et par les pétales au-dessus et par côté. Je
ne suis pas certain pourtant qu’il en soit ainsi dans tous les cas.»
Sans admettre toute la valeur que M. Hinton accorde à ses
exemples, on peut accepter sa conclusion comme vraie en grande partie.
Mais dans la croissance organique, comme dans tous les autres cas, la ligne
de mouvement est strictement la résultante de forces de traction et de forces
de résistance; et les forces de traction sont ici un élément si considérable
que la formule ne peut être complète saris elles. Les formes des plantes
sont manifestement modifiées par la gravitation. La direction de chaque
branche n’est pas ce qu’elle aurait été dans l’absence de l’attraction de la
terre et chaque fleur, chaque feuille, est un peu altérée dans le cours de son
développement par le poids de ses parties. Bien que dans les animaux ces
effets soient moins visibles, cependant les cas où la direction des organes
flexibles est en grande partie déterminée par la pesanteur, justifient
l’assertion que dans tout l’organisme les formes des parties doivent être
affectées par cette force.
Les mouvements organiques qui constituent la croissance ne sont
cependant pas les seuls mouvements organiques à interpréter.Il y a aussi
ceux qui constituent la fonction et en ceux-ci on discerne les mêmes
principes généraux. C’est un fait presque trop évident pour être mentionné
que les vaisseaux et conduits par lesquels circulent le sang, la lymphe, la
bile et toutes les sécrétions sont des chemins de moindre résistance. Une
vérité moins évidente, pourtant, c’est que les courants qui passent dans ces
vaisseaux sont, affectés par la force attractive de la terre, à preuve les
veines variqueuses, le soulagement donné à une partie enflammée en
239
l’élevant, la congestion de la tête et de la face quand on se penche. Dans le
fait que l’hydropisie des jambes augmente durant le jour et diminue durant
la nuit, tandis qu’inversement le gonflement œdémateux de la paupière
inférieure, commun aux cas de débilité, empire pendant les heures qu’on
passe au lit et diminue quand on se lève, nous voyons comment la
transsudation du liquide à travers les parois des capillaires varie suivant que
le changement de position modifie les effets de la pesanteur sur les
différentes parties du corps.
Il sera bon maintenant de noter la portée de ce principe sur le
développement des espèces. D’un point de vue dynamique, la sélection
naturelle implique des changements de structure le long des lignes de
moindre résistance. La multiplication d’une espèce de plante ou d’animal
dans des localités qui lui sont favorables est une croissance à l’endroit où
les forces antagonistes sont moindres qu’ailleurs. La conservation des
variétés qui réussissent mieux que les autres dans la lutte contre les
conditions environnantes est la continuation des mouvements vitaux dans
les directions où ils évitent le mieux les obstacles.
79. — Il n’est pas aisé d’appliquer la loi qu’on vient d’énoncer aux
phénomènes mentaux. Dans une grande partie d’entre eux, comme ceux de
pensée et d’émotion, il n’y a pas de mouvement perceptible.Même dans la
sensation et l’action qui nous montrent, dans une partie du corps, un effet
produit par une force appliquée à une autre partie, le mouvement
intermédiaire n’est qu’inféré. On peut cependant suggérer quelques idées à
cet égard.
Une stimulation implique une force qu’on ajoute à la partie de
l’organisme qui en est le siège ou qu’on y fait apparaître, tandis qu’un
mouvement mécanique implique une dépense ou perte de force dans la
partie de l’organisme qui en est le siège, ce qui implique un état de tension
moléculaire entre les deux endroits. Donc, s’il y a dans la vie d’un petit
240
animal des circonstances faisant qu’une stimulation à un endroit particulier
soit habituellement suivie par une contraction à un autre endroit particulier,
s’il y a ainsi un mouvement qui se répète le long de la ligne de moindre
résistance entre ces endroits, quel peut être le résultat par rapport à cette
ligne? Si cette ligne, ce canal, est affecté par la décharge; si l’opposition
des tissus traversés a pour effet une réaction sur eux qui diminue cette
opposition, un mouvement subséquent entre ces deux points rencontrera le
long du canal une résistance moindre que la première et le suivra plus
rapidement. Chaque répétition continuera à diminuer la résistance offerte et
il se formera ainsi graduellement une ligne permanente de communication,
différant grandement des tissus voisins sous le rapport de la facilité avec
laquelle la force la traverse. De là pourront résulter dans les petits animaux
des connexions nerveuses rudimentaires.
On ne peut faire ici qu’une vague esquisse de la façon dont les
opérations nerveuses sont soumises à la loi générale. Mais les effets des
associations entre les impressions et les mouvements, comme on le voit
dans les habitudes, en fournissent des exemples. Dans les actions de
tricoter, de lire à haute voix, dans le jeu de l’habile pianiste qui cause, tout
en exécutant un morceau, nous avons des exemples de la façon dont les
canaux de communication nerveuse peuvent, par les décharges
perpétuelles, devenir perméables au point de produire un état presque
automatique ou réflexe, ce qui montre à la fois le fait que le mouvement
moléculaire suit les lignes de moindre résistance et le fait que le
mouvement le long de ces lignes devient plus facile par la diminution de
résistance que produit sa répétition. Bien qu’il y ait des conditions
analogues à celles dont il a été question dans le dernier chapitre, qui
viennent compliquer ces opérations nervo-motrices d’une façon qu’on ne
peut examiner ici, cela ne contredit pas la loi énoncée. De plus elles sont en
concordance avec le principe qu’en proportion de la fréquence avec
241
laquelle on constate la connexion externe des phénomènes, devient forte la
connexion interne correspondante des états nerveux. De cette façon
s’établiront tous les degrés de cohésion entre les états nerveux par
correspondance à tous les degrés de fréquence qui se rencontrent dans les
coexistences et les séquences environnantes qui engendrent ces états
nerveux. De là doit résulter une correspondance générale entre les idées
associées et les actions associées dans le milieu17.
La relation entre les émotions et les actions peut être établie de la
même façon. Remarquez ce qui arrive des émotions non dirigées par des
volitions. Comme on l’a indiqué dans le dernier chapitre, il en résulte des
mouvements des muscles involontaires et des muscles volontaires dont la
grandeur est proportionnelle à la force des émotions. Il reste à ajouter que
l’ordre dans lequel les muscles sont affectés est conforme au principe. Un
sentiment agréable ou pénible de faible intensité ne fait guère qu’accroître
un peu l’action du cœur. Pourquoi? Par la raison que le rapport entre
l’excitation nerveuse et la contraction cardiaque, étant commun à toutes les
espèces de sentiments, est celui dont la répétition est la plus fréquente, et
qu’en conséquence la connexion nerveuse qui offre la moindre résistance à
une décharge est celle le long de laquelle une force faible produit du
mouvement.
Un sentiment plus fort affecte non seulement le cœur, mais les
muscles de la face, et spécialement ceux qui entourent la bouche.La même
explication est bonne ici, puisque ces muscles comparativement plus petits
et, pour les besoins du langage, constamment mis en œuvre, offrent moins
de résistance que les autres muscles volontaires aux forces nervo-motrices.
242
Par une augmentation de l’émotion, les muscles respiratoires et vocaux
deviennent excités d’une façon sensible. Finalement, sous une passion
violente, les muscles du tronc et des membres deviennent fortement
contractés. Le simple exemple du rire, qui est une décharge non dirigée du
sentiment, affectant d’abord les muscles entourant la bouche, puis ceux de
l’appareil vocal et respiratoire, puis ceux des membres et enfin ceux de
l’épine dorsale, suffit pour montrer que lorsqu’il n’y a pas de route
spécialement ouverte pour elle, une force dégagée des centres nerveux
produit du mouvement le long des canaux qui offrent la moindre résistance
et que si elle est trop grande pour s’y écouler toute, elle produit du
mouvement dans des canaux qui offrent successivement une résistance
croissante18.
Il semblera probablement impossible d’étendre ce raisonnement aux
actes volontaires. Cependant nous ne manquons pas de preuves que le
passage de désirs spéciaux à des mouvements musculaires spéciaux, se
conforme au même principe. Les antécédents mentaux d’un mouvement
volontaire sont tels qu’ils font temporairement de la ligne suivant laquelle
s’opère ce mouvement, celle de la moindre résistance. Car une volition,
suggérée comme elle l’est par quelque pensée antérieure jointe à elle par
des associations qui déterminent la transition, est elle-même une
représentation des mouvements qui sont voulus et de leur succession. Mais,
représenter dans la conscience certains de nos propres mouvements, c’est
partiellement éveiller les sensations qui accompagnent ces mouvement y
compris celles de tension musculaire — c’est partiellement exciter les nerfs
moteurs appropriés et tous les autres nerfs qui doivent entrer en jeu. Cela
revient à dire que la volition est elle-même une décharge initiale le long
18 Pour les détails voir l’article sur la Physiologie du Rire publié dans le Macmillan’s
Magazine de mars 1860 et réimprimé dans les Essais, vol. II.
243
d’une ligne que les expériences antérieures ont rendue ligne de moindre
résistance. Le passage de la volition à l’action consiste simplement à rendre
la décharge complète.
Il faut noter un corollaire, c’est que l’assemblage particulier de
mouvements musculaires par lequel on atteint l’objet d’un désir est
habituellement formé de mouvements impliquant le plus petit total de
forces à vaincre. Comme le mouvement déterminé par chaque sentiment
prend la ligne de la moindre résistance, on peut inférer qu’un groupe de
sentiments constituant un désir plus ou moins complexe, donnera naissance
à des mouvements qui suivront une série de lignes de moindre résistance,
c’est-à-dire que la fin désirée sera atteinte avec le plus petit effort possible.
Sans doute, par manque de savoir ou par manque d’habileté ou par manque
de résolution pour faire immédiatement l’effort nécessaire, il arrive souvent
qu’un homme prenne le plus difficile de deux chemins. Mais il reste vrai
que, par rapport à son état mental du moment, le chemin qu’il prend est
pour lui le plus aisé, celui que l’agrégat de ses sentiments rendait le moins
résistant.
80. — Il en est des agrégations d’hommes comme des individus.
Les changements sociaux prennent des directions dues aux actions réunies
des citoyens, directions déterminées comme celles de tous les autres
changements opérés par des forces combinées.
Ainsi, quand nous examinons la direction de la croissance d’une
nation, nous trouvons qu’elle est celle où l’agrégat des forces opposantes
s’est trouvé le plus faible. Ses unités possèdent des énergies à dépenser
pour leur maintenance et leur reproduction. Ces énergies en rencontrent
d’antagonistes de nature diverse, celles qui ont une origine géologique,
celles du climat, des animaux sauvages, ou des autres races humaines avec
lesquelles il y a inimitié ou compétition. Et les terrains sur lesquels la
société se répand, sont ceux sur lesquels se trouve la plus petite somme
244
d’antagonismes en même temps qu’ils fournissent la plus grande quantité
de nourriture et d’autres matériaux qui favorisent la genèse des énergies.
Pour ces raisons il arrive que les vallées fertiles, où l’eau et les produits
végétaux abondent, sont peuplées de bonne heure. Les rivages de la mer,
fournissant aussi beaucoup de nourriture facile à ramasser, sont des lignes
le long desquelles l’humanité s’est généralement répandue.
Le fait général que, autant que nous pouvons en juger par les traces
laissées, les grandes sociétés apparurent d’abord dans les régions chaudes
où les fruits de la terre peuvent être obtenus avec comparativement peu
d’efforts, et où il en coûte peu pour maintenir la chaleur du corps, est un
fait ayant la même signification. Et à ces exemples on peut encore ajouter
celui qui est tous les jours fourni par l’émigration que nous voyons se
diriger vers des contrées présentant le moins d’obstacles à la préservation
des individus et, par conséquent, à la croissance nationale. Il en est de
même de la résistance qu’opposent aux mouvements d’une société les
sociétés voisines. Chacune des tribus ou des nations habitant une région
augmente en nombre jusqu’à ce qu’elle dépasse ses moyens de subsistance.
Dans chacune d’elles se trouve ainsi une force d’expansion vers les régions
voisines, force qui a pour antagonistes les forces pareilles des tribus ou des
nations occupant ces régions. Et les guerres qui en résultent, la conquête
des tribus ou des nations plus faibles et la dévastation de leur territoire par
les vainqueurs sont des exemples de mouvements sociaux se produisant
dans des directions de moindre résistance. Les peuples conquis, lorsqu’ils
échappent à l’extermination ou à l’esclavage, ne manquent pas de nous
montrer des mouvements pareillement déterminés. Car, en émigrant vers
des régions moins fertiles, en se réfugiant dans des déserts ou des
montagnes, en marchant dans des directions sur lesquelles la résistance à la
croissance est comparativement grande, ils font encore cela par suite d’un
excès de pression venant de toutes les autres directions: les obstacles
245
physiques à leur préservation qu’ils rencontrent sont en réalité moindres
que les obstacles présentés par les ennemis devant lesquels ils fuient.
On peut interpréter de même les mouvements sociaux internes. Les
localités naturellement propres à la production de certaines marchandises
particulières, c’est-à-dire les localités dans lesquelles ces marchandises sont
obtenues avec une plus faible dépense d’énergie, c’est-à-dire les localités
dans lesquelles le désir de ces marchandises rencontre la moindre
résistance, deviennent des endroits destinés à la production de ces
marchandises. Là où le sol et le climat font du blé une récolte avantageuse,
ou une récolte fournissant la plus grande quantité de nourriture pour une
quantité d’effort donnée, la culture du blé devient l’industrie dominante. Là
où le blé ne peut être produit économiquement, l’avoine ou le seigle ou le
maïs ou la pomme de terre ou le riz devient la principale denrée agricole.
Le long de la mer, les hommes se nourrissent avec le moins d’effort en
pêchant le poisson et la pèche devient l’occupation générale. Dans les
endroits riches en charbon et en minerais, la population, trouvant que le
travail dépensé pour extraire ces matériaux lui permet de se procurer plus
de nourriture et d’habillements que s’il était autrement dépensé devient une
population de mineurs.
Ce dernier exemple nous amène aux phénomènes du commerce, qui
confirment également la loi générale.La pratique du troc commence
aussitôt qu’elle facilite la satisfaction des désirs des hommes en diminuant
l’effort nécessaire pour atteindre les objets de ces désirs. Quand, au lieu de
faire pousser son propre blé, de tisser ses propres habits, de coudre ses
propres souliers, chaque individu commença à se confiner à la profession
de cultivateur, de tisserand, de cordonnier, c’est que chacun trouva plus
pénible de faire lui-même tout ce dont il avait besoin que de faire une
grande quantité d’une seule chose et de troquer ce qu’il en avait de trop
pour d’autres choses. De plus, chaque citoyen fut alors comme aujourd’hui
246
conduit de la même façon à la décision de produire telle marchandise. En
choisissant ces formes d’activité que les circonstances spéciales et leurs
aptitudes spéciales leur imposent, les unités sociales se meuvent
diversement vers les objets de leurs désirs dans les directions qui leur
présentent le moins d’obstacles. L’opération de transport que le commerce
suppose fournit une autre série d’exemples. Aussi longtemps que les forces
qu’il faut vaincre pour se procurer une commodité de la vie dans le district
où elle est consommée sont moindres que les force qu’il faut vaincre pour
se la procurer d’un district voisin, il n’y a pas d’échange. Mais lorsque le
district voisin la produit avec une économie qui n’est pas compensée par
les frais du transport — quand la distance est si petite et la route si aisée
que le travail de transport, plus celui de production, sont moindres que le
travail de production dans le district où on la consomme, le transport
commence. Dans l’établissement des routes suivies par le commerce, on
voit aussi que le mouvement se produit suivant la direction de moindre
résistance. Au début, quand les marchandises sont portées à dos d’homme
ou de cheval, les sentiers choisis sont ceux qui offrent la combinaison
d’être plus courts, plus égaux de niveau et moins embarrassés d’obstacles,
ceux qu’on peut établir avec le moins d’effort. Et dans la formation
subséquente des grandes routes, la direction prise est celle qui ne dévie
horizontalement de la ligne droite que dans la mesure où c’est nécessaire
pour éviter les déviations verticales qui demanderaient un plus grand effort
de traction. La plus petite quantité d’obstacles détermine la route, même
dans des cas qui paraissent exceptionnels, comme lorsqu’on fait un détour
pour éviter l’opposition d’un propriétaire du sol. Toutes les améliorations
subséquentes qui aboutissent aux routes macadamisées, aux canaux, aux
chemins de fer de fer, qui réduisent l’antagonisme du frottement et de la
pesanteur à un minimum, fournissent des exemples de la même vérité.
Ensuite, lorsqu’il peut y avoir choix entre les routes unissant deux endroits,
247
nous voyons que la route choisie est celle par laquelle le prix du transport
coûte le moins: le prix étant la mesure de la résistance. Lorsqu’apparaît une
localisation marquée des industries, l’augmentation relative des populations
qui s’y consacrent peut être expliquée par le même principe. L’affluence
des gens à chaque centre industriel est déterminée par le salaire, c’est-à-dire
par la quantité de marchandises qu’on peut obtenir pour une quantité
donnée d’efforts. Dire que les artisans arrivent en troupes aux endroits où,
en conséquence des facilités de production, une plus grande proportion des
produits peut être donnée sous forme de salaires, c’est dire qu’ils
s’assemblent là où ils trouvent le moins d’obstacles pour leur entretien et
celui de leurs familles et ainsi la croissance de l’organisme social a lieu là
où la résistance est moindre.
La loi peut aussi clairement être reconnue dans les changements de
fonctions qui se produisent journellement. L’affluence du capital dans les
affaires donnant les plus gros intérêts, l’achat au meilleur marché et la
vente au prix le plus élevé, l’introduction de modes de fabrication plus
économiques, le développement de meilleurs moyens de distribution, nous
montrent des mouvements se faisant dans les directions où ils rencontrent
le moins de forces opposantes. Car si nous analysons chacun de ces
changements, si, au lieu d’intérêt du capital, nous lisons surplus de produits
restant après l’entretien des travailleurs — si nous interprétons grand
intérêt ou grand surplus comme impliquant un travail qui produit plus de
résultats, et si le travail dépensé pour produire plus de résultats signifie une
action musculaire moindre dirigée de façon à éviter les obstacles autant que
possible, nous voyons que tous ces phénomènes commerciaux signifient
que des mouvements compliqués sont dirigés suivant les lignes de moindre
résistance.
Les mouvements sociaux de ces différents ordres se conforment
diversement aux deux principes dérivés, énoncés au début. D’abord, nous
248
voyons qu’une fois mis en train dans des directions données ces
mouvements, comme tous les autres, tendent à se continuer dans les mêmes
directions. Une folie ou panique commerciale, un écoulement de
marchandises, une coutume sociale, une agitation politique, une illusion
populaire continuent leur cours longtemps après que la cause originelle a
cessé et il faut des forces antagonistes pour les arrêter. En second lieu, il
faut remarquer que les mouvements sociaux sont d’autant plus tortueux que
les forces sociales sont plus compliquées. On en voit un exemple dans la
modification de l’activité des citoyens qui a pour conditions déterminantes
la série des opérations par lesquelles un membre du Parlement fait voter
une loi qui produit cette modification, laquelle série d’opérations est elle-
même une conséquence de la série d’opérations antécédentes par lesquelles
cet homme s’est fait nommer membre du Parlement.
81. — Quelle est maintenant la preuve dernière de la vérité générale
énoncée? Nous faut-il l’accepter simplement comme une généralisation
empirique? ou peut-on l’établir comme corollaire d’une vérité plus
profonde encore? Le lecteur aura répondu de lui-même.
Supposons diverses forces de traction ayant des directions variées et
agissant sur le même corps. Par ce que l’on connaît sous le nom de
composition des forces, on peut trouver pour chaque couple de ces forces
une force unique d’une intensité et d’une direction capables de produire sur
le corps exactement l’effet des deux autres. Une telle résultante, comme on
appelle cette force, peut être trouvée pour chaque paire des forces
composant le groupe. De même, pour chaque couple de résultantes, on peut
trouver une autre résultante unique, et, en répétant l’opération, on peut
réduire à deux le nombre des résultantes. Si ces deux forces sont égales et
opposées, c’est-à-dire s’il n’y a pas de ligne suivant laquelle la traction est
plus forte, il n’y a pas de mouvement qui apparaisse. Si elles sont opposées,
mais inégales, le mouvement se produit dans la direction de la plus grande.
249
Si elles ne sont ni égales ni opposées, le mouvement apparaît dans la
direction de leur résultante. Car dans ces deux cas il y a une force sans
antagoniste dans une direction, et cette force résiduaire doit mouvoir le
corps dans la direction où elle agit. Affirmer le contraire serait affirmer
qu’une force peut se dépenser sans produire d’effet, ce qui implique la
négation de la persistance de la force. Si nous prenons des résistances au
lieu de tractions, le raisonnement est également valable, et il est valable
encore lorsqu’il s’agit à la fois de tractions et de résistances. Ainsi la loi
que le mouvement suit la ligne de plus forte traction ou celle de moindre
résistance ou leur résultante est une déduction nécessaire de cette vérité
primordiale qui est au-dessus de la preuve.
En réduisant la proposition à sa forme la plus simple, sa vérité
apparaît encore plus évidente. Supposons deux poids suspendus à une
poulie, ou deux hommes se tirant l’un l’autre. Le poids le plus lourd
descendra et l’homme le plus fort tirera le plus faible vers lui. Si l’on
demande comment nous savons lequel des poids est le plus lourd et lequel
des hommes est le plus fort, tout ce que nous pouvons répondre, c’est que
c’est celui qui produit le mouvement dans la direction où il tire. Mais si, de
deux tractions opposées, nous ne pouvons connaître l’une comme plus
grande que l’autre que par le mouvement qu’elle engendre dans sa propre
direction, alors l’assertion que le mouvement se produit dans la direction de
la plus grande traction est une vérité de la Palisse.Si nous faisons un pas de
plus et cherchons une garantie de l’hypothèse que, de deux forces en
conflit, c’est la plus grande qui produit le mouvement dans sa propre
direction, nous n’en trouvons pas d’autre que le sentiment que la partie de
la force la plus grande non neutralisée par la force moindre, doit produire
son effet, le sentiment que cette force résiduaire ne peut pas disparaître,
mais doit se manifester dans un changement équivalent, le sentiment de la
persistance de la force. Ici, comme auparavant, il faut remarquer qu’un
250
nombre quelconque d’exemples pareils à ceux donnés dans le présent
chapitre, ne peut pas fournir une plus grande certitude à la conclusion
qu’on tire immédiatement de la donnée ultime de la conscience. Car dans
tous les cas, tout comme dans les cas simples qui viennent d’être présentés,
on ne peut reconnaître la force la plus grande que par le mouvement qui en
résulte.
De cette vérité primordiale on peut déduire aussi le principe que le
mouvement une fois établi sur une ligne devient lui-même une cause de
mouvement subséquent sur cette ligne. L’axiome mécanique que, si la
matière en mouvement est laissée à elle-même dans n’importe quelle
direction, elle continuera à se mouvoir dans cette direction avec une vitesse
constante, n’est autre chose qu’une affirmation indirecte de la persistance
de l’espèce de force qu’on appelle énergie, puisque c’est une affirmation
que l’énergie manifestée dans le transport d’un corps le long d’une certaine
ligne pendant un certain temps, ne peut disparaître sans produire une
manifestation égale, manifestation qui, en l’absence de forces antagonistes,
doit être la continuation du transport du corps dans la même direction et
avec la même rapidité.
Dans le cas de la matière traversant la matière, on est forcé d’arriver
à la même conclusion. Mais ici les actions sont compliquées. Un liquide
qui suit un canal à travers la matière solide ou au-dessus, comme l’eau sur
la surface de la terre, perd une partie de son mouvement sous forme de
chaleur par le frottement et le choc avec les matières formant son lit. Une
plus grande partie peut être absorbée pour vaincre les forces qu’il libère lui-
même, comme lorsqu’il détache une masse de terrain qui tombe dans son
lit. Mais, après ces déductions faites, toute soustraction de l’énergie
incorporée dans le mouvement de l’eau produit une réaction sur le canal
qui diminue son pouvoir obstruant, cette réaction est visible dans le
251
mouvement pris par les parties détachées du bord qu’emporte le courant.
La découpure du lit des rivières est un exemple général de cette vérité.
Plus compliqué encore est le cas du mouvement traversant la
matière par impulsion, de particule à particule, comme une décharge
nerveuse dans un tissu animal. Il y a là des anomalies concevables. Un
changement chimique opéré le long de la route suivie peut la rendre moins
bonne qu’auparavant pour le passage du courant. Ou bien quelque forme
obstructive de force peut être engendrée, comme dans les métaux dont le
pouvoir conducteur décroît pendant que le courant électrique y produit de
la chaleur. La question réelle cependant est de savoir quelle modification
de structure, s’il y en a une, se trouve produite dans la matière traversée, en
dehors des forces perturbatrices incidentes, en dehors de tout ce qui n’est
pas la résistance nécessaire de la matière, c’est-à-dire celle qui résulte de
l’inertie de ses unités. Si nous bornons notre attention à cette partie du
mouvement qui, échappant à la transformation, continue son cours, la
persistance de la force nécessite que toute la portion de mouvement qui est
employée à changer la position des unités, les laisse moins capables
d’obstruer un mouvement subséquent dans la même direction.
Ainsi dans tous les changements qui se sont produits dans le
système solaire, dans tous ceux qui se produisent dans la croûte de la terre,
dans toutes les opérations de développement des fonctions organiques, dans
toutes les actions mentales et les effets qu’elles opèrent sur le corps, dans
toutes les modifications affectant la structure et l’activité des sociétés, les
mouvements impliqués par tout cela sont nécessairement déterminés de la
façon qui a été indiquée. La vérité énoncée ne s’applique pas seulement à
une classe ou à quelques classes de phénomènes, mais elle se trouve au
nombre de ces vérités universelles par lesquelles notre connaissance des
phénomènes est unifiée.
252
CHAPITRE X - Le rythme du mouvement
253
endroits plus profonds où l’on peut voir l’action du fond sur l’eau coulante,
il se forme des rides, une série d’ondulations. Si nous étudions l’action et la
réaction ayant lieu entre le fluide en mouvement et ses rives, nous voyons
encore le principe mis en évidence quoique d’une autre façon. Car, dans
chaque ruisselet aussi bien que dans le cours d’une grande rivière porté sur
les cartes, les courbures du courant d’un côté vers l’autre au long de sa
course tortueuse, constituent une ondulation latérale, ondulation si
inévitable qu’il arrive qu’un canal artificiellement tracé droit, prenne la
forme serpentine. On peut observer des phénomènes analogues quand l’eau
est stationnaire et quand la matière solide est en mouvement. Un bâton tiré
latéralement à travers l’eau avec beaucoup de force prouve, par les
pulsations qu’il communique à la main, qu’il est en état de vibration.Même
là où le corps mouvant est massif, il suffit qu’une grande force lui soit
appliquée pour obtenir un effet sensible de même espèce: par exemple
l’hélice d’un navire (dans le type primitif) qui, passant d’une rotation lente
à un rythme rapide, fait trembler tout le bâtiment. Le son produit lorsqu’on
passe un archet sur les cordes d’un violon nous montre les vibrations
accompagnant le mouvement d’un solide sur un solide. Dans les tours et les
machines à raboter, si l’on essaie d’enlever un copeau épais, il se produit
une secousse violente dans tout l’appareil et des séries d’ondes apparaissent
sur le fer ou le bois qui est coups. L’enfant, en frottant son crayon sur son
ardoise, a beaucoup de peine à s’empêcher d’y tracer des zigzags.Si vous
faites rouler une boule sur le sol ou sur la glace, il y a toujours un
mouvement de hausse et de baisse plus on moins sensible, mouvement qui
est visible lorsque la vitesse est considérable mais qui devient trop petit et
trop rapide pour être vu à l’œil nu quand la vitesse diminue. Quelque unis
que soient les rails et parfaitement construites que soient les voitures, un
train de chemin de fer subit inévitablement des oscillations à la fois
horizontales et verticales. Même lorsqu’une masse mouvante est
254
soudainement arrêtée par une collision, la loi apparaît encore, car il y a
tremblement à la fois du corps qui choque et du corps qui est choqué, et le
tremblement est un mouvement rythmique. Bien que nous n’ayons pas
l’habitude de le remarquer, il est certain que les impulsions données par nos
actions aux objets environnants se propagent en eux sous forme de
vibrations. Il n’y a qu’à regarder dans un télescope d’une forte puissance,
placé sur une table pour être convaincu que chaque pulsation du cœur
donne une secousse aux choses qui vous entourent. Des mouvements d’un
autre ordre, notamment ceux du milieu éthéré, nous enseignent la même
chose. Toute découverte nouvelle vient confirmer l’hypothèse que la
lumière consiste en ondulations et que les rayons de la chaleur ont une
nature fondamentale pareille, leurs ondulations ne différant de celles de la
lumière que par leur longueur comparative. Les mouvements de
l’électricité ne manquent pas non plus de nous en fournir des exemples,
quoique d’un ordre différent. On peut observer souvent dans les aurores
boréales des pulsations qui fournissent des ondes plus lumineuses et la
décharge électrique dans le vide montre, par son apparence stratifiée, que le
courant n’est pas uniforme, mais vient en jets d’une plus ou moins grande
intensité. Si l’on venait dire qu’il y a quelques mouvements, comme ceux
des projectiles, qui ne sont pas rythmiques, la réponse serait que
l’exception n’est qu’apparente et que ces mouvements seraient rythmiques
s’ils n’étaient pas interrompus. On affirme communément que la trajectoire
d’un boulet de canon est une parabole, et il est vrai que, si l’on omet la
résistance atmosphérique, la courbe décrite diffère si peu d’une parabole
que l’on peut pratiquement la regarder comme telle. Mais à strictement
parler, c’est une portion d’une ellipse extrêmement excentrique, ayant le
centre de gravité de la terre pour son foyer le plus éloigné, et si le boulet
n’était pas arrêté par la terre, il voyagerait autour de ce foyer et reviendrait
à son pont de départ pour recommencer ce rythme lent. La décharge d’un
255
canon fournit l’un des meilleurs exemples du principe énoncé, bien qu’elle
paraisse faire le contraire.L’explosion produit des ondulations violentes
dans l’air environnant. Le sifflement du boulet en volant vers son but est dû
à une autre série d’ondulations atmosphériques.Et le mouvement
excentrique autour du centre de la terre que le boulet de canon commence à
parcourir, étant arrêté par la matière solide, est transformé en rythme d’un
autre ordre, à savoir, les vibrations que le coup envoie dans les corps
voisins19.
Très généralement le rythme n’est pas simple mais composé. Il y a
ordinairement en jeu des forces variées qui causent des ondulations
différant en rapidité; par suite, à côté des rythmes primaires, il y a des
rythmes secondaires produits par la coïncidence périodique et l’opposition
des rythmes primaires. Des rythmes doubles, triples et même quadruples
sont ainsi engendrés. Un des exemples les plus simples est celui qui est
fourni en acoustique par ce qu’on nomme les battements, intervalles
périodiques de son et de silence perçus quand deux notes à peu près de
même hauteur sont données ensemble et qui sont dus à la correspondance
et à l’antagonisme alternatifs des ondes atmosphériques. De la même
manière, le phénomène dû à ce qu’on nomme l’interférence de la lumière,
résulte de l’accord et du désaccord périodiques des ondulations éthérées,
ondulations qui, s’augmentant et se neutralisant alternativement les unes les
autres, produisent des intervalles d’augmentation et de diminution de la
lumière. Sur le rivage de la mer on peut observer divers cas de rythmes
composés. Nous avons celui des marées dans lequel le flux et le reflux
quotidiens subissent chaque quinzaine une fois un accroissement et l’autre
fois une diminution dus à la coïncidence et à l’antagonisme alternatifs des
19 Après avoir supposé pendant quelques années que j’étais seul dans la croyance que
le mouvement est rythmique, j’ai découvert que mon ami, le professeur Tyndall,
était aussi partisan de cette doctrine.
256
attractions solaires et lunaires. Nous avons encore celui qui est
perpétuellement donné par la surface de la mer: chaque grande vague en
porte de plus petites sur ses flancs et celles-ci d’autres plus petites encore,
d’où résulte que chaque flocon d’écume, avec la portion d’eau qui le
supporte, subit des ascensions et des abaissements de divers ordres en
même temps qu’il est élevé ou abaissé par les grandes lames. Un exemple
différent et très intéressant de rythme composé nous est fourni par les petits
ruisselets qui, à marée basse, courent sur le sable en sortant des bancs de
galets qui le bordent. Là où le chenal d’un de ces ruisselets est étroit et le
courant fort, le sable du fond est relevé en sillons qui correspondent aux
rides de l’eau. En examinant avec attention, on verra que ces sillons sont
haussés de plus en plus et que les rides de l’eau deviennent plus fortes
jusqu’à ce qu’à la fin, l’action devenant violente, tous les sillons sont
balayés d’un coup, le courant devient calme, puis l’opération recommence
à nouveau.
Le rythme apparaît partout où il y a un conflit de forces qui ne se
font pas équilibre. Si les forces antagonistes sont en un point égales, il y a
repos; et, en l’absence de mouvement, il ne peut naturellement pas y avoir
de rythme. Mais si, au lieu d’une égalité de forces, il y a excès dans une
direction; si, comme c’est une conséquence nécessaire, il y a mouvement
dans cette direction, il faut alors, pour que le mouvement continue
uniformément dans cette direction, que la matière mouvante, malgré son
incessant changement de place, présente des rapports invariables avec les
sources de force qui produisent son mouvement et avec celles qui s’y
opposent. Cependant c’est là chose impossible. Tout transport dans
l’espace, en altérant la proportion des forces en jeu, doit empêcher que le
mouvement soit uniforme. Et si le mouvement ne petit pas être uniforme,
alors (sauf s’il est détruit ou plutôt transformé comme par la collision de
257
deux corps traversant l’espace en ligne droite à la rencontre l’un de l’autre)
il n’y a pas d’autre alternative que le rythme.
Il ne faut pas omettre une conclusion secondaire. Dans le dernier
chapitre,nous avons vu que le mouvement n’est jamais rectiligne, et il faut
ajouter ici, comme conséquence, que le rythme est nécessairement
incomplet. Un rythme vraiment rectiligne ne peut apparaître que lorsque les
forces opposées sont exactement sur la même ligne, et les probabilités
contre ce fait sont infiniment grandes. Pour engendrer un rythme
parfaitement circulaire, les deux forces en jeu doivent agir exactement à
angle droit l’une sur l’autre et doivent avoir exactement une certaine
proportion; et contre ce fait les probabilités sont encore infiniment grandes.
Toutes autres proportions et directions des deux forces (en omettant celles
qui produisent des paraboles et des hyperboles) produiront une ellipse de
plus ou moins grande excentricité. Et lorsque, comme cela arrive toujours,
il y a plus de deux forces en jeu, la courbe décrite doit être plus complexe
et ne peut jamais être exactement répétée. De sorte que, dans la nature,
cette action et cette réaction de forces ne ramènent jamais totalement à
l’état antérieur. Là où le mouvement est celui d’un agrégat dont les unités
sont partiellement indépendantes, on ne peut jamais découvrir de régularité.
Et au terme de chaque changement périodique, la différence entre l’état
d’arrivée et celui de départ est d’autant plus marquée que les influences en
jeu sont plus nombreuses.
83. — L’arrangement en spirale commun parmi les nébuleuses les
plus avancées en structure nous montre l’établissement progressif de la
révolution et par conséquent du rythme dans ces espaces lointains occupés
par les nébuleuses. Les étoiles doubles, se mouvant en des orbites plus ou
moins excentriques autour de centres de gravité communs, pendant des
périodes dont quelques-unes sont maintenant connues, nous montrent des
258
actions rythmiques établies dans des parties éloignées de notre système
sidéral.
Les périodicités des planètes, des satellites et des comètes, pour
familières qu’elles soient, doivent être indiquées comme autant de grands
exemples de cette loi générale du mouvement. Mais outre les révolutions
de ces corps dans leurs orbites (toutes plus ou moins excentriques), le
système solaire nous présente des rythmes d’une espèce moins manifeste et
plus complexe. Pour chaque planète et chaque satellite, il y a la révolution
des nœuds qui est un changement lent dans la position du plan de l’orbite et
qui, après s’être complétée, recommence de nouveau. Il y a l’altération
graduelle de la longueur du grand axe de l’orbite et aussi celle de son
excentricité; les deux sont rythmiques également en ce sens qu’elles
alternent entre des maxima et des minima et en ce sens que le progrès d’un
extrême à l’antre n’est pas uniforme, mais se fait avec une vitesse variable.
Il y a aussi la révolution de la ligne des apsides autour du ciel qui ne
s’accomplit pas régulièrement, mais par des oscillations complexes. Nous
avons de plus les changements dans la direction des axes planétaires, celui
qui est connu comme nutation et cette giration plus vaste qui, pour la terre,
est cause de la précession des équinoxes. Ces rythmes, déjà plus ou moins
composés, se composent encore entre eux. Une des compositions du second
genre les plus simples est visible dans l’accélération et le ralentissement
séculaires de la Lune, conséquences de la variation d’excentricité de
l’orbite terrestre.Une autre, ayant des conséquences plus importantes,
résulte du changement de direction de l’axe de rotation d’une planète ayant
une orbite décidément excentrique. La terre en fournit le meilleur exemple.
Pendant une longue période, elle présente au soleil une portion plus grande
de son hémisphère nord que de son hémisphère sud, au temps où elle en est
le plus près, et ensuite, durant une période égale, elle présente plus de son
hémisphère sud que de son hémisphère nord; cette coïncidence périodique
259
comprend une durée de 21.000 ans durant lesquels chaque hémisphère
passe à travers un cycle de saisons tempérées et de saisons extrêmes en
chaleur et en froid. Et ce n’est pas tout. Il y a encore une variation de cette
variation. Car les étés et les hivers de toute la terre présentent des
contrastes plus ou moins forts suivant que l’excentricité de son orbite
augmente ou diminue. Par conséquent, durant la période d’accroissement
de l’excentricité, les époques de saisons modérément contrastées et celles
de saisons vigoureusement contrastées par lesquelles passe alternativement
chaque hémisphère, doivent devenir de plus en plus différentes quant aux
degrés de leurs contrastes, et c’est l’opposé pendant la période de
décroissance de l’excentricité. De sorte que les mouvements de la terre qui
déterminent les quantités variables de chaleur et de lumière que chaque
portion de sa surface reçoit du soleil obéissent à un quadruple rythme celui
qui cause le jour et la nuit; celui qui cause l’hiver et l’été; celui qui cause le
changement de position de l’axe au périhélie et à l’aphélie et qui met
21.000 ans à devenir complet; et celui qui cause la variation d’excentricité
de l’orbite qui ne s’accomplit qu’au bout de millions d’années.
84. — Les phénomènes terrestres qui dépendent directement de la
chaleur solaire présentent naturellement un rythme qui correspond à la
quantité périodiquement variable de chaleur que reçoit chaque portion de la
terre. L’exemple le plus simple, quoique le moins évident, est celui que
fournissent les variations magnétiques. Il y a en elles un accroissement et
une diminution diurnes, un accroissement et une diminution annuels, et un
accroissement et une diminution décennaux, ces derniers répondant à une
période durant laquelle les taches solaires deviennent alternativement
abondantes et rares. Et outre les variations connues, il est probable qu’il y
en a d’autres correspondant aux cycles astronomiques qui viennent d’être
décrits. Des exemples plus frappants nous sont fournis par les mouvements
de l’océan et de l’atmosphère. Les courants marins allant, à la surface, de
260
l’équateur aux pôles et des pôles à l’équateur, dans les profondeurs, nous
présentent un mouvement incessant de va et vient dans cette vaste masse
d’eau, mouvement qui varie d’intensité avec les saisons et se combine avec
des mouvements plus petits d’origine locale.Les courants généraux de l’air
qui ont des causes semblables ont des variations annuelles semblables qui
sont pareillement modifiées. Quelle que soit leur irrégularité dans les
détails, nous voyons, dans les moussons et dans d’autres troubles
atmosphériques des tropiques, ou même dans nos coups de vent de
l’équinoxe d’automne et nos vents d’est du printemps, une périodicité assez
marquée. De plus, nous avons une alternance des époques durant lesquelles
l’évaporation prédomine et des époques durant lesquelles c’est la
condensation; c’est ce qu’on voit sous les tropiques par les saisons
pluvieuses et les saisons sèches fortement tranchées, et dans les zones
tempérées par des changements dont la périodicité est moins définie. La
diffusion et la précipitation de l’eau nous fournissent des exemples de
rythme d’une espèce plus rapide. Quand le temps humide dure plusieurs
semaines, la tendance à la condensation, quoique plus grande que la
tendance à l’évaporation, ne se montre pas par une pluie continue, mais
cette période se compose de jours pluvieux et de jours partiellement ou
totalement beaux. Et ce n’est pas seulement par cette alternance tranchée
que la loi se manifeste. Chaque jour, pendant cette période, on peut souvent
distinguer un rythme plus faible et particulièrement lorsque les tendances à
la condensation et à l’évaporation sont presque en équilibre. Dans les
montagnes on peut plus aisément étudier ce rythme plus faible et ses
causes. Les vents humides, qui ne précipitent pas toute l’eau qu’ils
contiennent en passant au-dessus des terres basses comparativement
chaudes, perdent tant de chaleur, lorsqu’ils atteignent les pics froids des
montagnes, que la condensation a lieu rapidement. Cependant, l’eau cède
de la chaleur en passant de l’état gazeux à l’état liquide et conséquemment
261
les nuages qui apparaissent sont plus chauds que l’air qui les précipite et
beaucoup plus chauds que les hautes surfaces rocheuses autour desquelles
ils se replient. Par conséquent, dans le cours d’un orage, ces hautes surfaces
rocheuses prennent une température plus élevée, en partie par le
rayonnement des nuages qui les enveloppent et en partie par le contact des
gouttes de pluie qui tombent; il en résulte qu’elles n’abaissent plus autant la
température de l’air qui passe sur elles et cessent de précipiter l’eau qu’il
contient. Les nuages se déchirent, le ciel commence à s’éclaircir et un
rayon de soleil vient promettre une belle journée. Mais la petite provision
de chaleur reçue par les sommets de la montagne est bientôt perdue, surtout
quand la dispersion partielle des nuages permet le rayonnement dans
l’espace. Il s’ensuit que ces surfaces élevées, devenant très vite aussi
froides qu’auparavant, recommencent à condenser la vapeur de l’air qui est
au-dessus et il arrive un deuxième orage suivi des mêmes effets que le
premier. Dans les régions plus basses, cette action et cette réaction sont
moins apparentes parce que le contraste des températures est moins
marqué. Cependant là aussi on peut les découvrir, non seulement les jours
d’averses, mais aussi les jours de pluie continue, car en ceux-ci nous ne
trouvons pas d’uniformité: il y a des successions de pluie plus forte et de
pluie plus douce.
Naturellement ces rythmes météorologiques impliquent des rythmes
correspondants dans les changements produits par le vent et par l’eau sur la
surface de la terre. Les variations dans la quantité des sédiments déposés
par les rivières qui montent et qui baissent avec les saisons doivent causer
des variations dans les couches qui résultent de ces dépôts, des alternances
de couleur ou de qualité dans les feuillets successifs. Les couches formées
avec les débris des rives rongées et emportées par les eaux doivent, de
même, montrer des différences périodiques répondant aux vents
périodiques de la localité. En tant que la gelée influence la dénudation, son
262
retour devient un facteur dans le rythme des dépôts sédimentaires.Et les
changements géologiques produits par les glaciers doivent avoir aussi leurs
périodes alternées de plus grande et de moindre intensité.
Il paraît aussi indiqué que les modifications de la croûte de la terre
dues à l’action ignée ont une périodicité indéfinie. Les éruptions
volcaniques ne sont pas continues, mais intermittentes et, autant que les
données nous permettent d’en juger, ont quelque chose comme une période
moyenne de retour ainsi qu’on le voit dans le cas du Kilauea; cette
moyenne est modifiée en devenant plus courte pendant les époques de
grande activité et plus longue durant les époques de repos relatif. Il en est
encore de même, suivant Mallet, pour les tremblements de terre et les
élévations ou dépressions de terrain qu’ils déterminent. Les formations
sédimentaires en donnent aussi des preuves indirectes. A l’embouchure du
Mississipi, l’alternance des couches donne la preuve décisive
d’abaissements successifs de la surface, qui ont lieu à des intervalles
suffisamment égaux. Partout, dans les groupes considérables de couches
régulières qui impliquent de légers abaissements se produisent avec une
périodicité moyenne, nous voyons un rythme dans l’action et la réaction
qui se produisent entre la croûte de la terre et son contenu, rythme composé
avec d’autres plus lents qui apparaissent dans la terminaison des groupes de
couches et dans le commencement de groupes différents.
85. — Les exemples du rythme ne sont peut-être nulle part aussi
nombreux et aussi manifestes que dans les phénomènes de la vie. Les
plantes, il est vrai, ne nous fournissent pas de périodicités décidées, sauf
celles qui sont déterminées par le jour et la nuit et par les saisons. Mais
nous avons dans les animaux une grande variété de mouvements dans
lesquels l’alternance des extrêmes opposés se produit avec tous les degrés
de rapidité. Les aliments sont avalés par une vague de constriction qui
passe tout le long de l’œsophage; la digestion est grandement aidée par une
263
action musculaire de l’estomac qui est aussi ondulatoire, et le mouvement
péristaltique des intestins est de même nature. Le sang qui résulte de la
nourriture est mis en mouvement par pulsations; son aération est faite par
les poumons qui se contractent et se dilatent alternativement. Toute
locomotion résulte de mouvements oscillatoires; même là où le mouvement
est en apparence continu, comme dans les tout petits êtres, le microscope
nous fait voir que ces créatures avancent doucement par la vibration de
leurs cils.
Les rythmes primaires des actions organiques sont composés avec
des rythmes secondaires de plus longue durée. Nous le voyons dans le
besoin périodique de nourriture et dans le besoin périodique de repos.
Chaque repas détermine une action rythmique plus rapide des organes
digestifs; la pulsation du cœur est accélérée; les inspirations deviennent
plus fréquentes. Pendant le sommeil, au contraire, ces divers mouvements
s’affaiblissent. De sorte que, dans le cours des vingt-quatre heures, ces
petites ondulations qui constituent les différentes espèces d’action
organique subissent une grande vague d’accroissement et de décroissement
qui est compliquée d’ondes plus petites. Des expériences ont montré qu’il y
a encore des élévations et des abaissements plus lents de l’activité
fonctionnelle. La dépense et l’acquisition ne sont pas mises en équilibre par
chaque repas; mais l’une ou l’autre garde le dessus pendant quelque temps;
de sorte qu’une personne de santé ordinaire subit une augmentation et une
diminution de poids durant des intervalles revenant assez régulièrement. Il
y a aussi des oscillations dans la vigueur. Même les hommes qui suivent un
entraînement ne peuvent rester stationnaires à leur plus haut degré de force;
quand ils l’ont atteint, ils commencent à rétrograder. Les malades nous
fournissent d’autres exemples du rythme des mouvements vitaux. Diverses
maladies reçoivent leur nom du caractère intermittent de leurs symptômes.
Même lorsque la périodicité n’est pas très marquée, on peut encore souvent
264
la retrouver. Les malades voient rarement leur mal augmenter par une
marche uniforme et les convalescents ont ordinairement des jours de
rechute partielle ou de progrès moins marqué.
Les groupes de créatures vivantes montrent cette vérité générale
d’une autre façon. Si l’on regarde comme un tout chaque espèce
d’organisme, on y trouve deux espèces de rythme. La vie, telle qu’elle
existe dans chaque membre de cette espèce, est un genre de mouvement
extrêmement compliqué, plus ou moins distinct des espèces de mouvement
qui constituent la vie dans les autres espèces. Ce genre de mouvement
extrêmement compliqué commence, monte à son sommet, décline et cesse
à la mort. Et chaque individu de chaque génération montre ainsi une onde
de cette activité particulière qui caractérise l’espèce comme un tout. L’autre
forme de rythme se fait voir dans la variation de nombre subie par chaque
tribu de plantes et d’animaux. Dans l’incessant conflit qui a lieu entre la
tendance à l’accroissement d’une espèce et les tendances antagonistes, il
n’y a jamais équilibre; l’une ou l’autre tendance prédomine toujours. Même
dans le cas d’une plante cultivée ou d’un animal domestique où des moyens
artificiels sont employés pour maintenir la quantité au même niveau, on ne
peut éviter les oscillations de l’abondance à la rareté. Chez les animaux
dont l’homme ne prend pas soin, ces oscillations sont ordinairement plus
marquées. Après qu’une race d’organismes a été grandement réduite par
ses ennemis ou par la famine, ses membres survivants se trouvent dans des
circonstances plus favorables que d’habitude. Pendant qu’ils diminuaient
en nombre, leur nourriture est devenue relativement abondante tandis que
leurs ennemis sont devenus moins nombreux par manque de proie. Les
conditions sont donc, pendant quelque temps, favorables à l’accroissement
de la race qui se met à multiplier rapidement. Peu à peu la nourriture
redevient relativement rare en même temps que les ennemis sont devenus
plus nombreux, et les influences destructives se trouvant ainsi en excès, le
265
nombre des individus de l’espèce recommence à diminuer. Un autre rythme
extrêmement lent peut être découvert dans les phénomènes de la vie sous
son aspect le plus général. Les recherches des paléontologistes montrent
qu’il y a eu des changements successifs dans les formes organiques durant
les vastes périodes dont témoignent nos roches sédimentaires. Des espèces
ont apparu, sont devenues abondantes, puis ont disparu. Les genres,
d’abord constitués par un petit nombre d’espèces, sont pendant un temps
devenus plus variés, formés d’espèces plus nombreuses, puis le nombre de
leurs subdivisions a décliné, ne laissant à la fin qu’une ou deux espèces ou
même aucune. Durant des époques plus longues, des ordres entiers ont ainsi
apparu, ont atteint leur point culminant, puis ont graduellement disparu. Et
même ces divisions plus larges comprenant plusieurs ordres ont eu de
même une montée graduelle, une marée haute et un long reflux. La
crinoïde à tige par exemple, qui fut si abondante pendant l’époque
carbonifère, a presque totalement disparu; il n’en existe plus qu’une seule
espèce. Une famille autrefois nombreuse, celle des brachiopodes, est
maintenant devenue rare. Les céphalopodes à carapace, qui, à une époque,
furent les plus nombreux parmi les habitants de l’océan, à la fois pour le
nombre de leurs variétés et celui de leurs individus, sont de nos jours
presque éteints. Et, après un âge des reptiles, est venu un âge dans lequel
les reptiles ont été supplantés en grande partie par les mammifères. Ainsi la
vie sur la terre n’a pas progressé uniformément, mais par immenses
ondulations.
86. — On ne voit pas que les changements des états de conscience
soient, en rien, rythmiques. Pourtant, là aussi, l’analyse démontre que l’état
mental existant à un moment donné n’est pas uniforme, mais décomposable
en oscillations rapides et aussi que les états mentaux passent par des
intervalles plus longs d’intensité croissante et décroissante.
266
Bien que, lorsque nous faisons attention à une seule sensation ou à
un groupe de sensations en rapport les unes avec les autres et constituant la
conscience d’un objet, il nous semble que nous restions dans une condition
d’esprit persistante et homogène, un examen attentif nous montre que cet
état mental d’apparence continue est traversé par beaucoup d’états
d’importance moindre, dans lesquels différentes sensations et perceptions
se présentent rapidement et disparaissent. Comme penser consiste à établir
des rapports, il s’ensuit que la continuation de la pensée dans un seul état
de conscience, à l’exclusion de tous les autres, serait la cessation de la
pensée, c’est-à-dire de la conscience. En sorte qu’un sentiment qui semble
continu, celui de pression par exemple, consiste réellement en portions de
ce sentiment revenant perpétuellement après des intrusions momentanées
d’autres sentiments et d’autres idées, des pensées rapides concernant
l’endroit où le sentiment est perçu, l’objet extérieur qui le produit, les
conséquences qui en résulteront, etc.
Des rythmes beaucoup plus apparents, à ondes plus longues, se
manifestent quand l’émotion s’écoule par la danse, par la poésie, par la
musique. Le courant d’énergie mentale dépensé par l’un de ces modes
d’activité corporelle n’est pas continu, mais va par pulsations successives.
La mesure d’une danse est produite par l’alternance de contractions
musculaires fortes avec de plus faibles, et, sauf dans les mesures de l’ordre
le plus simple, comme celles qu’on trouve chez les barbares et les enfants,
cette alternance est composée d’élévations et de chutes plus longues dans le
degré de l’excitation musculaire. La poésie est une forme de discours dans
laquelle l’emphase revient régulièrement, c’est-à-dire dans laquelle l’effort
musculaire de la prononciation a des périodes définies de plus grande et de
moindre intensité, périodes qui sont compliquées d’autres répondant à la
succession des vers. La musique fournit des exemples plus abondants de
cette loi. Il y a les mesures, ayant chacune un battement primaire et un
267
battement secondaire. Il y a l’accroissement et la décroissance alternés de
l’effort musculaire qui sont impliqués par la montée aux notes hautes et la
descente aux notes basses, montée et descente composées d’ondes plus
petites rompant l’élévation et la chute des plus grandes d’une façon
particulière à chaque mélodie. Et nous avons ensuite l’alternance des
passages doux et des forts. Ces diverses espèces de rythmes qui
caractérisent l’expression esthétique ne sont pas artificielles au sens
ordinaire du mot, mais sont des formes plus intenses du mouvement
ondulatoire habituellement engendré par le sentiment qui se décharge dans
le corps; cela nous est montré par le fait qu’on peut retrouver tous ces
rythmes dans le langage ordinaire qui, dans chaque phrase, présente une
emphase primaire et secondaire et une cadence faite d’une montée et d’une
chute principales, accompagnées de montées et de chutes secondaires. Des
ondulations plus longues encore peuvent être observées par chacun en lui-
même et dans les occasions d’extrême souffrance. Pendant les heures où la
souffrance corporelle ne cesse pas, elle a ses variations d’intensité, ses
accès ou paroxysmes, et ensuite, après ces intervalles de souffrance,
arrivent habituellement des intervalles de bien-être relatif. La souffrance
morale a, de même, des ondes plus courtes et des ondes plus longues. Celui
qui éprouve une grande douleur ne pousse pas des gémissements sans arrêt
et ne verse pas une nappe continue de larmes; mais ces signes de souffrance
éclatent par accès. Ensuite, après un temps durant lequel ont alterné des
ondes plus fortes et plus faibles, vient une période d’assoupissement, puis
le chagrin sourd devient de nouveau angoisse aiguë avec des séries de
paroxysmes. De même la grande joie, comme elle se montre chez les
enfants qui la déploient naïvement, subit des variations d’intensité; les
éclats de rire et les accès de danse sont séparés par des pauses durant
lesquelles des sourires et d’autres légères manifestations suffisent à
décharger l’émotion amoindrie. Les exemples ne manquent pas non plus
268
d’ondulations mentales beaucoup plus longues que celles-là. On entend
continuellement parler d’accès d’humeur qui reviennent par intervalles.
Beaucoup de personnes ont leurs jours de vivacité et leurs jours
d’abattement. D’autres ont leur période d’amour du travail et leur période
de paresse; il y a des époques où l’on s’occupe avec zèle de sujets
particuliers où l’on satisfait certains goûts et d’autres où ils sont négligés.
Tout ce qu’on peut dire de ces oscillations lentes c’est qu’étant affectées
par de nombreuses influences elles sont irrégulières.
87. — Dans les sociétés nomades, les changements de place
déterminés par l’épuisement ou la rareté des moyens de subsistance sont
périodiques, et, dans beaucoup de cas, suivent les saisons. Chaque tribu qui
s’est à peu près fixée dans un endroit va s’accroissant jusqu’à ce que, sous
la pression de la faim, il y ait émigration d’une portion de ses membres,
opération qui se reproduit par intervalles. De ces excès de population et des
ondes de migration qui en sont la conséquence, résultent des conflits avec
les autres tribus qui sont également en accroissement et qui tendent à se
diffuser. Leur antagonisme ne produit pas un mouvement uniforme, mais
un mouvement intermittent. Guerre, épuisement, recul ou paix, prospérité,
agression nouvelle, voilà les alternances qui se produisent chez les
sauvages et chez les peuples civilisés. Et, quelque irrégulier que soit ce
rythme, il ne l’est pas tant que pourraient nous le faire supposer la
différence de taille des sociétés et les causes internes qui déterminent la
variation de leur force. Si nous passons des changements sociaux externes
aux changements internes, nous retrouvons sous des formes nombreuses ce
mouvement de va et vient. Il est particulièrement visible dans les courants
commerciaux. Aux époques primitives, l’échange se fait principalement
dans les foires tenues à de longs intervalles. Le flux et le reflux de gens et
de marchandises qui s’y font voir deviennent plus fréquents à mesure que
le développement national amène une plus grande activité sociale. Le
269
rythme rapide des marchés hebdomadaires commence à remplacer le
rythme lent des foires. Et à certains endroits, l’échange devient si actif que
les vendeurs et les acheteurs se rencontrent journellement, produisant une
vague journalière d’accumulation et de distribution de coton, de blé, de
capital. Dans la production et la consommation, il y a des ondulations
presque aussi manifestes. L’offre et la demande ne se fout jamais
complètement équilibre, mais chacune d’elles, se trouvant de temps en
temps en excès, amène un excès de l’autre. Les agriculteurs qui ont fait une
récolte de blé très abondante sont dégoûtés par le bas prix qui en est la
conséquence et l’année suivante en sèment moins, ce qui fait que la récolte
insuffisante qu’ils apportent au marché produit l’effet inverse. La
consommation subit des ondulations pareilles dans le détail desquelles il est
inutile d’entrer. Le balancement des approvisionnements entre les divers
districts détermine aussi des oscillations. Un endroit où quelque nécessité
de la vie devient rare devient un endroit où convergent les courants de cette
marchandise partis des endroits où elle est relativement abondante, et ces
courants produisent une onde d’accumulation à leur point de rencontre, un
encombrement qui a pour conséquence un recul, un retour partiel des
courants. Mais le caractère ondulatoire de ces actions sociales est plus
visible dans la hausse et la baisse des prix. Ceux-ci, rangés en tableaux et
exprimés par des diagrammes, nous font voir, le plus clairement du monde,
que les mouvements commerciaux sont composés d’oscillations de diverses
amplitudes; on voit que le prix des fonds d’Etat consolidés ou le prix du
blé, ainsi représenté, subit de vastes mouvements de hausse et de baisse
dont les points extrêmes ne sont atteints qu’au bout de plusieurs années
d’intervalle. Ces grandes ondes de variation sont rompues par des ondes
plus petites qui s’étendent sur des périodes de quelques mois. Sur celles-ci
en viennent d’autres qui durent pendant une semaine ou deux, et, si l’on
suivait les changements avec plus de détails, on verrait les petites
270
ondulations qui ont lieu chaque jour et les plus petites encore que les
courtiers télégraphient d’heure en heure. Le dessin entier serait compliqué
comme celui de la grande houle de l’Océan qui montre à la surface de
grandes lames, portant elles-mêmes des vagues de taille moyenne couvertes
de vaguelettes qui sont froncées de petites rides. Des diagrammes
analogues, représentant les naissances, les mariages, les morts, la maladie,
le crime ou le paupérisme, nous découvrent les conflits cachés de
mouvements rythmiques traversant la société sous ces divers aspects.
Il y a des traits analogues dans des changements sociaux d’espèce
plus compliquée.
En Angleterre, comme sur le continent, on reconnaît maintenant
généralement les actions et les variations du progrès politique. La religion a
ses périodes d’exaltation et ses périodes de dépression; des générations de
croyants et de pénitents suivent des générations d’indifférents et de
jouisseurs. Il y a des époques poétiques et des époques pendant lesquelles
le sens du beau semble presque endormi. La philosophie, après avoir été
dominante un temps, est négligée pendant longtemps, puis se met à revivre
lentement. Chaque science concrète a ses ères de raisonnements déductifs
et ses ères pendant lesquelles l’attention est principalement occupée à
rassembler et à relier les faits. Et c’est une observation vulgaire que, dans
les phénomènes de moindre importance, comme ceux de la mode, il y a des
oscillations d’un extrême à l’autre.
Comme on pouvait le prévoir, les rythmes sociaux donnent des
exemples frappants de l’irrégularité qui résulte de la combinaison de causes
nombreuses. Là où les variations sont celles d’un seul élément de la vie
nationale, comme l’approvisionnement d’une marchandise particulière,
nous voyons revenir, après des mouvements compliqués, à l’état antérieur:
le prix redevient ce qu’il était auparavant, preuve que l’abondance relative
en est revenue au même point. Mais là où l’action est déterminée par de
271
nombreux facteurs, il n’y a jamais retour complet du même état. Une
réaction politique ne ramène jamais exactement le vieil ordre de choses. Le
rationalisme d’aujourd’hui est largement différent de celui du siècle
dernier. Et, bien que la mode fasse revoir de temps à autre des types
d’habillement disparus, ces types ne réapparaissent qu’avec des
modifications bien marquées.
88. — Le rythme se manifestant dans toutes les formes de
mouvement, nous avons des raisons de soupçonner qu’il est déterminé par
quelque condition première de l’action en général. On admet tacitement
qu’on peut le déduire du principe de la persistance de la force. Nous allons
trouver qu’il en est ainsi.
Quand on pousse du doigt la branche d’un diapason, il se produit
une augmentation de tension entre ses parties cohérentes qui résistent à
toute force tendant à les faire sortir de leur état d’équilibre. Plus le doigt
dépense de force, plus il apparaît de force d’opposition dans les particules
cohérentes, de sorte que, lorsque la branche du diapason est laissée à elle-
même, elle est poussée en arrière par une force égale à celle qu’il a fallu
pour l’infléchir. Par conséquent lorsque la branche est revenue à sa position
originelle, la force agissante pendant son recul a engendré en elle une force
vive correspondante, dont la quantité est à peu près équivalente à la force
originairement appliquée au diapason (il faut dire à peu près parce qu’une
certaine portion s’est dépensée à donner du mouvement à l’air et qu’une
autre portion a été transformée en chaleur). Cette force vive pousse la
branche du diapason plus loin que sa position de repos, presque aussi loin
qu’elle est allée dans la direction opposée, jusqu’à ce que, s’usant
graduellement à produire une tension opposante dans les particules, elle se
perde tout à fait. Cette tension opposante engendre un second recul et ainsi
de suite la vibration ne cesse que parce qu’à chaque mouvement une
certaine quantité de la force est dépensée à produire des ondulations dans
272
l’air et dans l’éther. Il est évident que cette répétition de l’action et de la
réaction est une conséquence de la persistance de la force. La force
dépensée par le doigt pour courber le diapason ne peut pas disparaître. Sous
quelle forme existe-t-elle donc? Elle existe sous la forme de cette tension
cohésive qu’elle a engendrée dans les particules. Cette tension cohésive ne
peut pas cesser sans produire un résultat équivalent. Quel est ce résultat
équivalent? La force vive engendrée dans le diapason pendant qu’il est
ramené à sa position de repos. Qu’advient-il de cette force vive? Il faut
qu’elle continue comme mouvement ou qu’elle produise une quantité égale
de force corrélative. Elle ne peut continuer comme mouvement puisque la
cohésion des particules s’oppose au changement de place et elle disparaît
graduellement sous forme de tension entre ces particules. Celle-ci est
retransformée en force vive équivalente et ainsi continuellement. Si, au lieu
de considérer le mouvement auquel s’oppose directement la cohésion des
parties, nous considérons le mouvement à travers l’espace, comme celui
d’une comète, les mêmes vérités apparaissent sous une autre forme. Bien
que, lorsqu’elle approche du soleil, il semble qu’il n’y ait aucune force
antagoniste en jeu, et par suite aucune cause de rythme, cependant sa
vitesse acquise doit finalement emporter le corps en mouvement au delà du
corps qui l’attire et devenir ainsi une force en conflit avec celle qui l’a
engendrée. Cette force ne peut pas être détruite, mais peut subir un
changement de direction par l’attraction qui continue; le résultat c’est
qu’un passage autour du corps attirant est suivi d’un éloignement durant
lequel cette force emmagasinée, cessant graduellement d’être apparente, est
transformée en tension de pesanteur, jusqu’à ce que, la transformation étant
complète, le corps en mouvement commence à revenir de son aphélie.
Avant de terminer, il faut faire deux restrictions. Comme le rythme
du mouvement suppose lui-même la continuité du mouvement, on ne peut
pas le chercher quand le mouvement est soudainement devenu
273
invisible.Une indication donnée tacitement au § 82 implique que ce qui
peut être appelé un mouvement fragmentaire, c’est-à-dire un mouvement
qui cesse tout d’un coup sous sa forme perceptible, ne peut pas montrer de
rythme sous cette forme: exemple, l’arrêt d’un marteau par une enclume.
Dans ces cas, pourtant, nous remarquons que ce mouvement non continu
est transformé en mouvements qui sont continus et rythmiques — les ondes
sonores, les ondes éthérées de la chaleur engendrée, et les ondes vibratoires
senties dans la masse frappée: les rythmes de ces mouvements continuent
aussi longtemps que les mouvements eux-mêmes.
L’autre restriction, c’est que les mouvements doivent être de ceux
qui se produisent dans un système fermé tel que celui qui est constitué par
notre propre soleil, ses planètes, leurs satellites et les comètes périodiques.
Si un corps venant des lointains de l’espace vers un centre d’attraction a un
mouvement propre considérable non dirigé vers ce centre, ce corps, passant
autour du centre, peut prendre une direction qui rend le retour impossible,
suivre une hyperbole. Je dis une hyperbole parce que les chances contre
une direction parabolique sont dans le rapport de l’infini contre un. Mais en
gardant présentes à l’esprit, ces deux restrictions, dont la dernière peut être
regardée à peu près comme nominale, nous pouvons conclure qu’avec les
conditions existant dans notre système solaire et parmi les phénomènes
terrestres, le rythme, naissant partout du jeu des forces antagonistes, est un
corollaire de la persistance de la force.
274
est de l’espèce requise: c’est une proposition qui dépasse les classes limites
que reconnaît la science, telle qu’on la conçoit ordinairement.
L’indestructibilité de la Matière est une vérité qui n’appartient pas plus à la
mécanique qu’à la chimie, une vérité admise aussi bien par la physique
moléculaire que par la physique qui s’occupe des masses sensibles, une
vérité que l’astronome et le biologiste admettent aussi bien l’un que l’autre.
Il n’y a pas que les divisions de la science qui s’occupent des
mouvements des corps célestes et des corps terrestres qui admettent la
continuité du mouvement: les physiciens, dans leurs investigations
concernant la chaleur et la lumière, ne l’admettent pas moins, et elle est
encore admise, tacitement sinon ouvertement, dans les généralisations des
sciences supérieures.De même la persistance de la force, impliquée dans
chacune des propositions précédentes, s’étend aussi loin qu’elles, de même
que son corollaire: la persistance des rapports entre les forces. Ce ne sont
pas là des vérités hautement générales, ce sont des vérités universelles.
Si nous passons aux déductions qu’on en tire, nous constatons la
même chose. La transformation de la force et l’équivalence quantitative de
ses corrélatifs sont des faits ultimes qu’on ne peut classer avec ceux de la
mécanique, de la thermique, de l’électricité ou du magnétisme; mais ils
apparaissent dans les phénomènes de chaque ordre. De même nous
trouvons partout la loi que le mouvement suit la ligne de plus petite
résistance et celle de plus grande traction ou leur résultante; les planètes,
dans leur orbite, et la matière qui se meut à leur surface, gazeuse, liquide,
solide, s’y conforment également; chaque mouvement et chaque opération
organiques ne s’y conforment pas moins que les mouvements et les
opérations inorganiques. Et, de même, il a été montré que le rythme est
universel, depuis les lentes girations des étoiles doubles jusqu’aux
oscillations, d’une inconcevable rapidité, des molécules; depuis les
changements terrestres comme ceux de la périodicité des époques glaciaires
275
jusqu’à ceux des vents, des marées et des flots; il n’est pas moins apparent
dans les fonctions des organismes vivants depuis les pulsations du cœur
jusqu’aux paroxysmes des émotions.
Ces vérités ont le caractère qui les constitue portions de la
Philosophie. Ce sont des vérités qui unissent les phénomènes concrets
appartenant à toutes les divisions de la nature et qui doivent être éléments
composants de cette conception embrassant toutes choses que la
Philosophie cherche à établir.
90. — Mais quel rôle jouent ces vérités, dans la formation d’une
telle conception? Chacune d’elles peut-elle, à elle seule, donner une idée du
Cosmos, en désignant par ce mot la totalité des manifestations de
l’Inconnaissable? Peuvent-elles, prises ensemble et successivement, nous
fournir une idée adéquate de cette espèce? Peuvent-elles, même lorsqu’on
les pense combinées, composer quelque chose ressemblant à cette idée? A
chacune de ces questions on est obligé de répondre: Non.
Ni ces vérités ni d’autres analogues, ensemble ou séparément, ne
peuvent constituer la connaissance intégrale qui est le but de la
philosophie.Il a été supposé par un penseur que lorsque la science aura
réduit toutes les lois complexes à une seule loi très simple, comme celle de
l’action moléculaire, la connaissance aura touché ses limites. Une autre
autorité pense que tous les faits mineurs se fondent dans le fait majeur de
telle façon que la force partout en action n’est perdue nulle part, et
qu’exprimer ce fait, c’est exprimer la constitution de l’univers. Mais l’une
et l’autre opinion impliquent une mauvaise compréhension du problème.
Car ce sont là des vérités analytiques, et nulle vérité analytique, ni
aucun nombre de vérités analytiques, ne peut former cette synthèse de
pensée qui pourrait seule être une interprétation de la synthèse des choses.
La décomposition des phénomènes en leurs éléments n’est qu’une
préparation pour la compréhension des phénomènes dans leur état de
276
composition sous lequel ils se manifestent réellement. Avoir constaté les
lois des facteurs n’est pas avoir constaté les lois de leur coopération. La
chose à exprimer est le produit général des facteurs sous ses aspects variés.
L’importance d’une compréhension claire de cette question est telle qu’elle
justifie un examen plus étendu.
91. — Supposons qu’un chimiste, un géologue et un biologiste,
aient donné les plus profondes explications que fournit leur science
respective des opérations qui s’accomplissent dans la combustion d’une
chandelle, dans les changements opérés dans une région par un
tremblement de terre, dans la croissance d’une plante. A l’affirmation que
leurs explications ne sont pas les plus profondes qu’on puisse donner, ils
répondront probablement: «Que voudriez-vous donc? Que reste-t-il à dire
de la combustion quand la lumière, la chaleur et la dissipation de la
substance ont toutes été ramenées à la libération du mouvement
moléculaire qui est leur cause commune? Lorsque toutes les actions
accompagnant un tremblement de terre sont expliquées comme les
conséquences de la perte lente de la chaleur interne de la terre, comment
peut-on aller plus loin? Quand on a prouvé que l’influence de la lumière sur
les oscillations des molécules rend compte de la croissance des végétaux,
quelle raison imaginer de plus? Vous demandez une synthèse. Vous dites
que la connaissance n’est pas à bout pour avoir résolu les phénomènes en
des actions de certains facteurs dont chacun obéit à des lois constatées,
mais qu’après la constatation des lois des facteurs se présente le problème
principal: montrer comment les phénomènes, dans toute leur complexité,
sont le résultat de l’action combinée des facteurs. Eh bien! est-ce que les
interprétations données ne satisfont pas à cette exigence? Est-ce que,
partant des mouvements moléculaires des éléments en jeu dans la
combustion, nous ne construisons pas synthétiquement l’explication de la
lumière, de la chaleur, des gaz produits et des mouvements des gaz
277
produits? Est-ce que, partant de la radiation de la chaleur terrestre, qui
continue toujours, nous ne construisons pas par synthèse une conception
claire de son noyau qui se contracte, de sa croûte qui s’enfonce, qui est
secouée, fissurée, tordue et déchirée par la lave? Et n’en est-il pas de même
pour les changements chimiques et l’accumulation de matière dans la
plante qui grandit?»
A tout cela on répond que la dernière interprétation, but de la
philosophie, est une synthèse universelle comprenant et consolidant ces
synthèses particulières. Les explications synthétiques données par la
science, jusqu’aux plus générales, sont plus ou moins indépendantes les
unes des autres. Ne faut-il pas qu’il y ait une explication plus profonde les
englobant? Est-il à supposer que dans la chandelle qui brûle, dans la terre
qui tremble et dans la plante qui pousse, les opérations sont des touts sans
rapports les uns avec les autres? Si l’on admet que chacun des facteurs en
jeu opère toujours en se conformant à une loi, faut-il conclure que leur
coopération n’obéit à aucune loi? Ces changements divers, artificiels et
naturels, organiques et inorganiques, que pour notre commodité nous
distinguons, ne doivent pas, du point de vue le plus élevé, être distingués;
car tous sont des changements qui se passent dans le même cosmos et qui
font partie d’une vaste transformation.
Le jeu des forces est en principe essentiellement le même dans toute
la région explorée par notre intelligence, et, bien que, variant à l’infini en
proportions et en combinaisons, elles opèrent des résultats partout
différents, il ne peut pourtant manquer d’y avoir entre ces résultats une
communauté fondamentale. La question demandant une réponse est celle-
ci: Quel est l’élément commun qui se rencontre dans l’histoire de toutes les
opérations concrètes?
92. — En résumé, nous avons maintenant à chercher une loi de
composition des phénomènes qui soit coextensive avec ces lois de leurs
278
composants qui ont été exposées dans les précédents chapitres. Après avoir
vu que la matière est indestructible, le mouvement continu et la force
persistante; après avoir vu que les forces subissent de perpétuelles
transformations, et que le mouvement, suivant la ligne de moindre
résistance, est toujours rythmique, il nous reste à trouver la formule
exprimant les conséquences combinées des lois déjà formulées séparément.
Une telle formule doit spécifier le cours des changements subis par la
matière et par le mouvement. Chaque transformation implique le
réarrangement des parties; et sa définition, tout en disant ce qui est arrivé
aux portions sensibles ou insensibles de la substance transformée, doit dire
aussi ce qui est advenu aux mouvements sensibles ou insensibles impliqués
par le réarrangement des parties. De plus, à moins que la transformation
s’opère toujours sur la même voie et à la même vitesse, la formule doit
indiquer les conditions sous lesquelles elle commence, elle cesse et elle se
renverse.
La loi que nous cherchons doit, conséquemment, être la loi de la
redistribution continue de la matière et du mouvement. Le repos absolu et
la permanence n’existent pas. Chaque objet, non moins que l’agrégat de
tous les objets, subit d’un instant à l’autre quelque changement d’état.
Graduellement ou subitement, il reçoit du mouvement ou en perd, en même
temps que quelques-unes de ses parties ou toutes changent leurs rapports
entre elles. La question est donc: Quel est le principe dynamique, vrai pour
la métamorphose en sa totalité et dans ses détails, qui exprime ces relations
constamment changeantes?
279
objet qui commence à s’occuper de lui quand il a une forme concrète et qui
le laisse alors qu’il a encore une forme concrète est incomplet puisqu’il
reste une période de son existence non décrite et non expliquée. En
admettant que la connaissance est limitée au phénoménal, nous avons
implicitement affirmé que la sphère de la connaissance est coextensive au
phénoménal, coextensive à tous les modes de l’Inconnaissable qui peuvent
affecter la conscience. De sorte que partout où nous trouvons l’Etre
conditionné de façon à pouvoir agir sur nos sens, deux questions se
présentent: Comment en vint-il à être ainsi conditionné? et comment
cessera-t-il d’être ainsi conditionné? A moins d’admettre que sa forme
sensible a été acquise juste au moment de la perception et perdue le
moment après la perception, il faut qu’il y ait eu existence antécédente sous
cette forme sensible et qu’il y ait existence subséquente sous cette forme
sensible. La connaissance en reste incomplète tant qu’elle n’a pas réuni
l’histoire passée, l’histoire présente et l’histoire future en un tout.
Nos dires et nos actes de chaque jour présupposent plus ou moins la
connaissance, actuelle ou potentielle, d’états qui ont passé et d’états qui
viendront. Connaître un homme personnellement, implique qu’on l’a vu
auparavant sous une forme ressemblant beaucoup à sa forme présente, et le
connaître simplement comme un homme implique l’inférence des états
antécédents de première enfance, d’enfance et de jeunesse. Bien que
l’avenir de cet homme ne soit pas connu particulièrement, il est connu
d’une façon générale; qu’il mourra et que son corps se détruira sont des
faits qui complètent l’esquisse des changements qu’il subira. Il en est ainsi
pour tous les objets qui se trouvent autour de nous. Nous pouvons retrouver
jusqu’à une certaine distance en arrière la préexistence, sous des formes
concrètes, de nos tissus de drap, de soie, de coton. Nous sommes certains
que nos meubles sont formés de matière qui fut agrégée par les arbres
durant les dernières générations. Nous pouvons même dire des pierres
280
composant les murs d’une maison, qu’il y a quelques années ou quelques
siècles, elles faisaient partie de telle couche de terrain. De plus, en ce qui
concerne l’avenir des vêtements, des meubles et des murs, nous pouvons
affirmer qu’ils sont tous en état de dépérissement et que, dans des périodes
de longueurs diverses, ils perdront leur forme cohérente présente. Cette
connaissance, qu’ont tous les hommes, du passé et de l’avenir des choses
qui les environnent, la science continue sans cesse à l’étendre. A la
biographie de l’homme individuel, elle ajoute une biographie intra-utérine
qui le prend à l’état de germe infime; poursuivant jusqu’aux derniers
changements, elle trouve que son corps se résout en certains produits
gazeux de décomposition. Sans s’arrêter court à la peau du mouton et au
cocon du ver à soie, elle trouve dans la laine et la soie des matières azotées
que le mouton et le ver ont prises aux plantes. Elle ramène la substance des
feuilles d’une plante et le bois dont un meuble est fait à certains gaz de l’air
et à certains minéraux du sol. Elle trouve que la couche de pierre qui a été
taillée pour bâtir la maison fut autrefois un sédiment mou déposé dans un
estuaire ou au fond de la mer.
Si donc le passé et le futur de chaque objet forment une sphère de
connaissance possible, et si le progrès intellectuel consiste largement, sinon
principalement, à élargir notre connaissance de ce passé et de ce futur, il est
évident que la limite vers laquelle nous avançons est une expression de tout
le passé et de tout le futur de chaque objet et de l’agrégat des objets. Il n’est
pas moins évident que cette limite, si elle peut être atteinte, ne le sera que
dans un sens très restreint puisque c’est l’inférence plus que l’observation
qui peut nous y conduire. De cette plante annuelle de jardin, nous
remontons à la graine mise en terre au printemps, et l’analogie nous aide à
concevoir l’ovule microscopique qui a donné naissance à la graine.
L’observation, vérifiant la prévision, étend notre connaissance aux fleurs et
aux semences et ensuite à leur mort et à leur dissolution qui finit tôt ou tard
281
par la diffusion d’une partie dans l’air et d’une autre partie dans le sol. Ici
la montée de l’agrégat hors de l’imperceptible et sa rechute dans
l’imperceptible sont indistincts à chaque bout. Néanmoins nous pouvons
dire que, dans le cas de cet organisme comme dans celui de tous les
organismes en général, le compte-rendu des faits, partiellement basé sur
l’observation et largement basé sur l’inférence, répond assez bien à la
définition d’une histoire complète du sujet. Mais il n’en est pas de même
pour ce qui concerne le monde inorganique. Là, l’inférence joue le rôle
principal. C’est seulement par le rassemblement de quelques faits dispersés
que nous pouvons nous former une conception du passé ou de l’avenir des
petites masses inorganiques et il nous est plus difficile de nous en former
une des grandes, et quand nous arrivons aux vastes masses constituant
notre système solaire, ou ne peut connaître qu’inférentiellement les limites
de leur existence, aussi bien dans le passé que dans le futur: l’observation
directe ne peut plus nous servir. Cependant, la science incline de plus en
plus à conclure que ces grandes masses aussi ont émergé de l’imperceptible
par différentes étapes de condensation, et qu’elles disparaîtront dans
l’imperceptible dans un avenir immensément éloigné. De sorte qu’ici
encore la conception d’une histoire complète est en un sens applicable,
quoique nous ne puissions jamais la réaliser que d’une façon très vague.
Mais après avoir reconnu cette vérité que notre connaissance est
limitée au phénoménal et cette autre vérité que la sphère du phénoménal
elle-même ne peut être pénétrée jusqu’à ses limites, nous pouvons conclure
que le rôle de la philosophie est de formuler, dans la mesure du possible, le
passage de l’imperceptible au perceptible et celui du perceptible à
l’imperceptible.
Cette dernière phrase contient tacitement une suggestion qui doit
être exclue. Ce qu’elle implique en apparence, c’est qu’une théorie qui se
confesse imparfaite peut, par extension de ce qui a été dit, être changée eu
282
une théorie s’avouant parfaite. Mais nous devons prévoir que l’extension
sera en grande partie impraticable. Des rapports complets sur le
commencement et la fin des objets individuels ne peuvent être donnés en
beaucoup de cas: leurs étapes initiales et finales restent vagues après que
les recherches ont donné tout ce qu’elles ont pu. Et même pour la totalité
des choses, nous devons conclure que l’état initial et l’état final sont au
delà de la portée de notre intelligence. Comme nous ne pouvons
approfondir ni l’infini du passé ni celui de l’avenir, il s’ensuit que
l’émergence et l’immergence de la totalité des existences sensibles
resteront pour toujours des matières de simple spéculation — spéculation
plus ou moins justifiée par le raisonnement sur des données établies, mais
spéculation toujours.
Il s’ensuit que la conception de la Philosophie, énoncée ci-dessus,
doit être regardée comme un idéal dont le réel peut seulement s’approcher.
Les idéals en général — même ceux des sciences exactes — ne peuvent
être atteints, mais seulement approchés; ils sont pourtant, comme tous les
autres idéals, des aides indispensables pour la recherche et la découverte.
De sorte que le but de la philosophie, étant toujours de donner cette
explication des choses qui comprend le passage de l’imperceptible au
perceptible et celui du perceptible à l’imperceptible, on peut pourtant
admettre qu’elle restera toujours loin de ce but. Pourtant, tout en
reconnaissant qu’elle doit être inévitablement incomplète, nous pouvons
inférer qu’elle s’approchera autant que possible de son but en prenant pour
guides les conceptions auxquelles nous sommes arrivés dans les deux
derniers chapitres. Cette loi générale de la redistribution de la matière et du
mouvement, que nous avons vue nécessaire à l’unification des diverses
espèces de changements, doit aussi unifier les changements successifs à
travers lesquels, ensemble et séparément, les existences sensibles passent,
283
entre leur apparition et leur disparition. La connaissance ne peut devenir un
tout cohérent que par une formule combinant ces caractères.
94. — Déjà dans les précédents paragraphes la formule est
esquissée. Nous avons déjà reconnu le fait que la formule doit comprendre
deux opérations opposées, l’une de concentration, l’autre de dispersion, en
constatant que la science, lorsqu’elle retrace l’histoire des différents objets,
trouve que, dans le passé, leurs composants existèrent à l’état diffus et
prévoit que, dans l’avenir, ces composants prendront de nouveau l’état
diffus. Et déjà en décrivant ainsi la nature générale de la formule, nous
avons approché de son expression spécifique. Le changement d’un état
dispersé, imperceptible, à un état concentré, perceptible, est une intégration
de matière avec concomitante dissipation de mouvement; et le changement
d’un état concentré, perceptible, à un état dispersé, imperceptible, est une
absorption de mouvement et une désintégration concomitante de matière.
Ce sont là des vérités évidentes. Les parties constituantes ne peuvent pas
s’agréger sans perdre une portion de leur mouvement relatif, et elles ne
peuvent se séparer sans qu’il leur soit donné davantage de mouvement
relatif. Nous ne nous occupons pas ici du mouvement qu’ont les
composants d’une masse par rapport à une autre masse; nous nous
occupons seulement du mouvement qu’ils ont les uns par rapport aux
autres. Bornant notre attention à ce mouvement interne et à la matière qui
le possède, l’axiome que nous avons à reconnaître est celui-ci: une
consolidation progressive implique une décroissance du mouvement
interne, et l’accroissement de mouvement interne implique une
déconsolidation progressive.
Les deux opérations opposées qui viennent d’être formulées
constituent, prises ensemble, l’histoire de toute existence sensible sous sa
forme la plus simple. Perte de mouvement interne et intégration
consécutive, finalement suivies par une augmentation de mouvement
284
interne qui amène la désintégration, voilà un énoncé qui comprend toute la
série des changements subis; il les comprend d’une façon très générale
ainsi que doit les comprendre tout exposé concernant les existences
sensibles en général; il est compréhensif en ce sens que tous les
changements subis sont inclus en lui. Cela sera probablement considéré
comme une assertion par trop générale, mais nous allons promptement la
trouver justifiée.
95. — Car, ici, nous ayons à noter ce nouveau fait d’une importance
capitale que tout changement subi par une existence sensible est un
changement qui se fait dans l’une ou dans l’autre de ces deux directions
opposées. En apparence, un agrégat qui a passé d’un état originellement
disséminé à un état concret reste ensuite pendant une période indéfinie sans
subir d’intégration nouvelle et sans commencer à se désintégrer. Mais il
n’en est rien. Toutes choses sont en croissance ou en décadence; elles
amassent de la matière ou en perdent; elles s’intègrent ou se désintègrent.
Toutes choses varient dans leur température, elles se contractent ou se
dilatent, s’intègrent ou se désintègrent. A la fois la quantité de matière
contenue dans un agrégat et la quantité de mouvement contenue en lui
augmentent ou diminuent, et l’augmentation ou la diminution de l’une ou
de l’autre est un pas fait vers une plus grande diffusion ou vers une plus
grande concentration. Des pertes ou des gains continus de substance,
quelque lents qu’ils soient, impliquent une disparition définitive ou un
accroissement indéfini; des pertes ou des gains de mouvement insensible
produiront, s’ils sont continus, une intégration complète ou bien une
complète désintégration. Des rayons de chaleur tombant sur une masse
froide, augmentent en elle le mouvement moléculaire, et, lui faisant
occuper plus d’espace, sont le commencement d’une opération qui, poussée
assez loin, désintégrera la masse en liquide, et, poussée plus loin encore,
désintégrera le liquide en gaz. Inversement, la diminution de volume
285
qu’éprouve un gaz qui perd une partie de son mouvement moléculaire est
une diminution qui, si la perte de mouvement moléculaire continue, sera
suivie de la liquéfaction et finalement de la solidification. Et, comme il n’y
a pas de température constante, il faut en conclure nécessairement que
chaque agrégat est, à chaque instant, en chemin vers une plus grande
concentration ou vers une plus grande dispersion.
96. — Ayant acquis une idée générale de ces actions universelles
sous leurs aspects les plus simples, nous pouvons les considérer maintenant
sous certains aspects plus complexes. Jusqu’ici nous avons supposé que
l’une ou l’autre des deux actions opposées se produisait séparément; nous
avons supposé qu’un agrégat perdait du mouvement et s’intégrait ou bien
acquérait da mouvement et se désintégrait. Mais, bien que chaque
changement augmente l’une ou l’autre de ces opérations, l’une n’empêche
pas l’autre; chaque agrégat est, à chaque instant, en train d’acquérir et de
perdre du mouvement. Toute masse, depuis un grain de sable jusqu’à une
planète, rayonne de la chaleur vers les autres masses et absorbe de la
chaleur rayonnée par les autres masses; en tant qu’elle rayonne de la
chaleur, la masse s’intègre; en tant qu’elle en reçoit, elle se désintègre.
Dans les objets inorganiques, cette double opération produit ordinairement
des effets insensibles. C’est seulement dans certains cas, parmi lesquels
celui du nuage est le plus familier, que le conflit produit des
transformations rapides et marquées. L’un de ces corps flottants de vapeur
se dilate et se dissipe quand la somme de mouvement moléculaire qu’il
reçoit du soleil et de la terre dépasse celle du mouvement qu’il perd en
rayonnant dans l’espace et vers les surfaces adjacentes, tandis qu’au
contraire si, passant au-dessus des sommets froids des montagnes, il
rayonne vers eux beaucoup plus de chaleur qu’il n’en reçoit, la perte de
mouvement moléculaire est suivie d’une intégration croissante de la
vapeur, se terminant par son agrégation en liquide et par la chute de la
286
pluie. Ici comme ailleurs, l’intégration ou la désintégration est un résultat
différentiel.
Dans les agrégats vivants et plus spécialement dans les animaux,
ces opérations adverses se produisent avec une grande activité sous
plusieurs formes. Il n’y a pas seulement ce que nous pouvons appeler
l’intégration passive de la matière qui s’effectue dans les masses inanimées
par de simples attractions moléculaires, mais il y a encore une intégration
active sous forme de nourriture. En plus de cette désintégration passive
superficielle que les objets inanimés souffrent des agents extérieurs, les
animaux produisent en eux-mêmes une désintégration interne active en
absorbant ces agents. Tandis que, tout comme les agrégats inorganiques, ils
rayonnent du mouvement et en reçoivent passivement, en même temps ils
absorbent activement le mouvement, latent dans la nourriture et le
dépensent activement. Mais malgré la complication des deux opérations et
l’immense exaltation du conflit qui a lieu entre elles, il reste vrai qu’il y a
toujours un progrès différentiel soit vers l’intégration, soit vers la
désintégration. Durant la première partie du cycle de ces changements,
l’intégration est prédominante, — il se produit ce que nous appelons la
croissance. La partie moyenne du cycle est ordinairement caractérisée non
par l’équilibre entre les opérations d’intégration et de désintégration, mais
par l’excès alterné de chacune d’elles. Et le cycle se termine par une
période dans laquelle la désintégration, commençant à prédominer, met un
terme définitif à l’intégration, et, après la mort, défait ce que l’intégration
avait fait. A aucun moment l’assimilation et l’usure ne s’équilibrent au
point qu’il ne se produise ni accroissement ni diminution de la masse.
Même dans les cas où une partie s’accroît tandis que d’autres diminuent, et
même dans les cas où différentes parties sont différemment exposées aux
sources extérieures de mouvement, de telle façon que les unes se dilatent
pendant que les autres se contractent, le principe s’applique encore. Car il y
287
a une infinité de chances contre une pour que les changements opposés ne
se trouvent pas en équilibre, et s’ils ne sont pas en équilibre, l’agrégat, dans
sa totalité, s’intègre ou se désintègre.
Par conséquent la loi universelle de redistribution de la matière et
du mouvement doit être que les changements qui se produisent vont de
l’état diffus imperceptible à un état concentré perceptible et, de là,
retournent à un état diffus imperceptible; cette loi sert à l’unification des
groupes de changements d’apparence dissemblable aussi bien qu’à
l’unification de la marche entière de chaque groupe.
97. — Ces opérations, qui sont ainsi partout en antagonisme, qui
partout obtiennent l’une sur l’autre une prédominance ici temporaire et là
durable, nous les appelons évolution et dissolution. L’évolution, sous son
aspect le plus général, est l’intégration de la matière et la concomitante
dissipation du mouvement; tandis que la dissolution est l’absorption du
mouvement et la désintégration concomitante de la matière.
Cette dernière dénomination répond assez bien à son but, mais la
première soulève de grandes objections. Le mot évolution a d’autres sens
dont quelques-uns ne s’accordent pas avec celui qui vient de lui être donné
et dont d’autres lui sont même directement opposés. L’évolution d’un gaz
est littéralement une absorption de mouvement et une désintégration de
matière, ce qui est exactement l’opposé de ce qu’ici nous appelons
l’évolution. Au sens ordinaire, évoluer, c’est se déplier, s’ouvrir, s’épandre,
projeter dehors; tandis que, comme elle est ici comprise, l’évolution, bien
qu’impliquant l’accroissement d’un agrégat concret et qu’elle en soit par là
une expansion, implique que la matière composante de l’objet passe d’un
état plus diffus à un état plus concentré, qu’elle s’est contractée. Le mot
antithétique involution exprimerait mieux la nature du changement et en
décrirait mieux les caractères secondaires dont nous allons nous occuper.
Nous sommes pourtant obligés, malgré le risque de confusion qui résulte de
288
ces significations diverses et contradictoires, d’employer le mot évolution
comme opposé au mot dissolution. Il est maintenant si généralement
employé pour désigner, non pas l’opération générale qui a été décrite, mais
plusieurs de ses variétés les plus frappantes et certaines de ses
circonstances secondaires, mais des plus remarquables, que nous ne
pouvons pas y substituer un autre mot.
Alors donc que par dissolution nous entendrons partout l’opération
tacitement impliquée par son sens ordinaire, l’absorption du mouvement et
la désintégration de la matière, nous désignerons partout, par le mot
évolution, l’opération qui est toujours une intégration de matière et une
dissipation de mouvement, mais qui, comme nous allons le voir, est, dans
la plupart des cas, plus que cela.
289
Mais lorsque, au contraire, l’intégration est lente, soit parce que la
quantité de mouvement contenue dans l’agrégat est relativement grande,
soit parce que, bien que la quantité de mouvement possédée par chaque
partie ne soit pas relativement grande, le fort volume de l’agrégat empêche
le mouvement de se dissiper aisément; ou parce que, bien que le
mouvement soit rapidement perdu, d’autre mouvement est rapidement reçu;
— dans ces cas les autres forces causeront dans l’agrégat des modifications
sensibles. En même temps que les changements constituant l’intégration,
d’autres prendront place. L’évolution, au lieu d’être simple, sera composée.
Ces diverses propositions ont besoin d’explication.
99. — Aussi longtemps qu’un corps se meut librement dans
l’espace, chaque force qui agit sur lui produit son effet équivalent sous
forme d’un changement dans le mouvement. Quelque grande que soit sa
vitesse, la plus légère traction ou résistance latérale le fait dévier de la ligne
de son mouvement et l’effet de l’influence perturbatrice augmente en
raison du carré du temps pendant lequel son action s’exerce uniformément.
Mais quand ce même corps est fixé fortement par la gravitation ou la
cohésion, les petites forces incidentes, au lieu de lui communiquer un
mouvement relatif dans l’espace, se dissipent d’une autre façon.
Ce qui s’applique aux masses s’applique aussi, avec quelques
modifications, aux parties visibles des masses et aux molécules Comme les
parties sensibles d’une masse et ses molécules ne sont pas, en vertu de leur
agrégation, parfaitement libres, il n’est pas vrai de chacune d’elles, comme
d’un corps qui se meut dans l’espace, que chaque force incidente produise
un changement équivalent de position: une partie de la force est employée à
produire d’autres changements. Mais les forces incidentes y produisent des
réarrangements d’autant plus marqués que les parties ou les molécules sont
plus faiblement liées ensemble. Là où l’intégration est si faible que les
parties visibles ou invisibles sont presque indépendantes, elles sont presque
290
complètement à la merci de chaque action nouvelle et, en même temps que
la concentration, il se produit des redistributions. Au contraire, lorsque les
parties sont tellement jointes que ce que nous appelons l’attraction de la
cohésion est grande, des actions additionnelles qui ne sont pas moins
intenses, ont peu de pouvoir pour causer des réarrangements secondaires.
Les parties fermement unies ne changent pas leurs positions relatives par
obéissance à de petites forces perturbatrices; mais chaque petite force
perturbatrice ne fait ordinairement pas autre chose que modifier
temporairement les actions moléculaires invisibles.
Comment pourrions-nous le mieux exprimer cette différence en
termes généraux? Un agrégat qui est largement diffus ou peu intégré est un
agrégat qui contient une grande quantité de mouvement actuel ou de
mouvement potentiel ou des deux à la fois. Un agrégat devenu
complètement intégré ou dense est un agrégat qui contient
comparativement peu de mouvement; la plus grande partie du mouvement
que ses parties possédaient, a été perdue pendant l’intégration qui l’a rendu
dense. Par conséquent, toutes choses égales d’ailleurs, la quantité de
changement secondaire dans l’arrangement des parties d’un agrégat, qui
accompagne le changement primaire de leur arrangement, sera
proportionnelle à la quantité de mouvement contenue dans l’agrégat. Par
conséquent aussi, toutes choses égales d’ailleurs, la quantité de
redistribution secondaire sera proportionnelle au temps pendant lequel le
mouvement interne sera conservé. Peu importe de quelle façon ces
conditions sont remplies. Soit que le mouvement interne reste grand parce
que les composants sont d’une espèce qui s’agrège difficilement, ou parce
que les conditions environnantes les empêchent de perdre leur mouvement;
ou parce que la perte de mouvement est empêchée par le volume de
l’agrégat qu’ils forment, ou parce que, directement ou indirectement, ils
reçoivent plus de mouvement qu’ils n’en perdent, il reste toujours vrai que
291
plus il y a de mouvement interne conservé, plus les redistributions
secondaires sont faciles, et qu’une longue rétention du mouvement rend
possible une accumulation de ces redistributions secondaires.
Réciproquement, si ces conditions ne sont pas remplies, pour
quelque raison que ce soit, des résultats opposés sont produits. Soit que les
composants de l’agrégat aient des aptitudes spéciales à s’intégrer
rapidement, soit que la petitesse de l’agrégat permette au mouvement de
s’échapper aisément, ou soit qu’ils reçoivent peu ou pas de mouvement en
échange de celui qu’ils perdent, il reste également vrai que la redistribution
primaire constituant leur intégration ne peut être accompagnée que d’une
faible redistribution secondaire.
Avant d’étudier l’évolution simple et l’évolution composée comme
étant ainsi déterminées, examinons quelques cas dans lesquels la quantité
du mouvement interne est artificiellement changée et notons les effets
produits sur le réarrangement des parties.
100. — Lorqu’un vase a été rempli jusqu’au bord de fragments de
divers corps solides, si on le secoue, les fragments se tassent dans un
espace plus petit de façon qu’on peut en ajouter encore. Et si, parmi ces
fragments, il s’en trouve ayant une gravité spécifique plus grande que les
autres, ils finissent par gagner le fond si le vase est secoué assez longtemps.
Qu’est-ce que cela veut dire, exprimé en termes généraux? Nous avons un
groupe d’unités sur lesquelles agit une force incidente — l’attraction de la
terre. Aussi longtemps que ces unités ne sont pas agitées, la force incidente
ne peut changer leurs positions relatives; si on les agite, leur arrangement
devient plus compact. De plus, aussi longtemps qu’elles ne sont pas
agitées, la force incidente ne peut pas séparer les unités plus lourdes des
plus légères; on les agite et les unités plus lourdes commencent à se
séparer. Des perturbations mécaniques beaucoup moins appréciables,
agissant sur les parties de masses beaucoup plus denses, produisent des
292
effets analogue. Une pièce de fer qui, en sortant de l’atelier, est d’une
structure fibreuse, devient cristalline si elle est exposée à des secousses
continuelles. Les forces polaires mutuellement exercées par les atomes ne
peuvent changer l’arrangement désordonné de ceux-ci en un arrangement
régulier, quand ils sont relativement en repos; mais ces forces réussissent à
les réarranger s’ils sont maintenus dans un état de mouvement intestin. De
même le fait qu’une barre d’acier, suspendue dans le sens du méridien
magnétique et frappée de coups répétés, devient aimantée, est attribué au
réarrangement des particules produit par la force magnétique de la terre,
quand des vibrations se propagent parmi ces particules. Malgré le
parallélisme imparfait de ces cas avec ceux que nous considérons, ils
servent cependant à montrer l’effet produit par l’addition d’une certaine
quantité de mouvement à celle qu’un agrégat contient déjà pour faciliter la
redistribution des composants de l’agrégat.
Des exemples plus frappants encore sont ceux par lesquels, en
ajoutant ou en retranchant artificiellement à un agrégat une partie du
mouvement moléculaire qu’on appelle chaleur, on augmente ou l’on
diminue la facilité de réarranger ses molécules. Les, opérations de la
trempe de l’acier et de la recuite du verre nous montrent que la
redistribution interne est aidée par des vibrations insensibles comme nous
avons vu qu’elle l’était par des vibrations sensibles. Quand on laisse
tomber dans l’eau du verre fondu et que sa surface extérieure est ainsi
empêchée, par sa solidification soudaine, de participer à la contraction que
tend à produire le refroidissement subséquent de l’intérieur, les unités
restent dans un état de tension tel que la masse vole en éclats dès qu’une
petite portion en est brisée. Mais si cette masse est exposée pendant un jour
ou deux à une chaleur considérable sans aller jusqu’à la température de
fusion, cette extrême fragilité disparaît, les parties composantes étant mises
dans une plus grande agitation les forces de tension sont rendues aptes à
293
s’arranger dans un état d’équilibre. L’effet de la chaleur est beaucoup plus
apparent lorsque le réarrangement des parties qui se produit est celui de la
séparation visible. Un exemple en est fourni par le dépôt des précipités fins.
Ils se déposent très lentement si les solutions sont froides tandis que les
solutions chaudes les laissent précipiter plus rapidement. Cela veut dire
qu’en augmentant l’oscillation moléculaire dans la masse les particules en
suspension se séparent plus facilement des particules du fluide. L’influence
de la chaleur sur les changements chimiques est si familière qu’il est à
peine besoin d’en citer des exemples. Que les substances soient gazeuses,
liquides ou solides, il est également vrai que l’élévation de la température
favorise leur union et leur désunion chimiques. Les affinités qui ne
suffisent pas pour effectuer le réarrangement des unités mélangées qui sont
dans un état de faible agitation suffisent à l’effectuer quand l’agitation est
augmentée jusqu’à un certain degré. Et aussi longtemps que le mouvement
moléculaire n’est pas assez grand pour empêcher les cohésions chimiques
que les affinités tendent à produire, en augmentant ce mouvement, on
facilite les réarrangements chimiques.
Passons à des exemples d’une classe différente. Toutes choses
égales d’ailleurs, la forme liquide de la matière implique une plus grande
quantité de mouvement latent que la forme solide: la liquidité est la
conséquence de cette quantité plus grande. Par suite, un agrégat composé
en partie de matière liquide et en partie de matière solide contient plus de
mouvement qu’un autre qui, quoique de même composition, est totalement
solide. On peut en conclure qu’un agrégat liquide-solide ou, comme on
l’appelle, un agrégat plastique, admettra avec une facilité comparative les
redistributions internes; et cette conclusion est vérifiée par l’expérience.
Tant qu’un magma de substances dissemblables broyées avec de l’eau reste
liquide, il y a dépôt de ses composants les plus lourds; ils se séparent des
plus légers. Mais, à mesure que l’eau s’évapore, cette séparation est
294
empêchée et elle cesse, quand le magma est devenu épais. Mais, alors
même qu’il est parvenu à l’état semi-solide dans lequel la gravitation ne
peut plus déterminer la séparation des composants mélangés, d’autres
forces peuvent encore produire cette séparation, à preuve ce fait que
lorsque la mixture pâteuse de silice et de kaolin qui sert à faire la
porcelaine est conservée pendant quelque temps, elle devient graveleuse et
ne peut plus servir; les particules de silice se sont séparées du reste et se
sont unies en grains; à preuve encore le fait connu de toutes les ménagères
que, dans la gelée de groseilles longtemps conservée, le sucre forme une
couche cristallisée.
Donc quelle que soit la forme sous laquelle le mouvement est
contenu dans un agrégat — que ce soit une agitation visible ou des
vibrations semblables à celles qui produisent le son; que ce soit du
mouvement moléculaire absorbé du dehors ou le mouvement
constitutionnel de quelque composant liquide, le même fait se produit. Les
forces incidentes opèrent aisément des redistributions dans les agrégats
quand le mouvement s’y trouve contenu en grande quantité et les opèrent
avec une difficulté croissante à mesure que le mouvement y diminue.
101. — Avant d’aller plus loin, il faut signaler une autre classe de
faits qui sont compris dans la même généralisation. Ce sont ceux qui sont
présentés par certains contrastes de stabilité chimique. On peut dire d’une
façon générale que les composés stables ne contiennent que peu de
mouvement moléculaire et l’instabilité est d’autant plus grande que le
mouvement moléculaire est plus considérable.
L’exemple le plus commun et le plus frappant est le fait que la
stabilité chimique décroît à mesure que la température augmente. Les
composés dont les éléments sont fortement unis, comme ceux dont ils le
sont faiblement, sont pareils en ceci que l’élévation de leur température ou
l’augmentation de la quantité de mouvement moléculaire qu’ils contiennent
295
diminue la force d’union de leurs éléments et, en augmentant
continuellement le mouvement moléculaire, on atteint, dans chaque cas, un
point où l’union est détruite. C’est-à-dire que la redistribution de matière
qui constitue une simple décomposition chimique est d’autant plus facile
que la quantité de mouvement contenu est plus grande. Il en est de même
pour les doubles décompositions. Deux composés AB et CD mélangés
ensemble et maintenus à une basse température peuvent rester sans
changement; les affinités croisées de leurs composants peuvent ne pas
causer de redistribution. Si 1’on élève la température du mélange, la
redistribution a lieu, donnant pour résultat la formation des composés AC
et BD.
Un autre fait impliquant la même chose, c’est que les éléments
chimiques qui, dans leur état ordinaire, contiennent beaucoup de
mouvement, forment des combinaisons moins stables que celles dont les
éléments, dans leur état ordinaire, contiennent peu de mouvement. La
forme gazeuse de la matière implique une quantité relativement grande de
mouvement moléculaire, tandis que la forme solide en implique une
quantité relativement petite. Quels sont les caractères de leurs composés
respectifs? Les composés que les gaz permanents forment entre eux ne
peuvent résister à de hautes températures, la plupart d’entre eux sont
facilement décomposés par la chaleur et, au rouge, les plus résistants cèdent
leurs composants. D’un autre côté les unions chimiques entre éléments
solides sont très stables, sauf à de hautes températures. Dans beaucoup de
cas, sinon dans la plupart, de telles unions ne sont pas détruites par les
températures que nous pouvons produire.
Il y a encore la relation entre l’instabilité et le degré de composition
qui parait avoir le même sens. En général, la chaleur moléculaire d’un
composé s’accroît avec le degré de sa complexité. Avec plus de
complexité, il y a aussi plus grande facilité de décomposition. D’où suit
296
que les molécules qui contiennent beaucoup de mouvement en vertu de leur
complexité sont celles dont les composants sont le plus facilement
redistribués. Cela ne s’applique pas seulement à la complexité qui résulte
de l’union de plusieurs éléments dissemblables, cela s’applique aussi à la
complexité qui résulte de l’union des mêmes éléments à un plus grand
nombre d’équivalents. La matière a deux états solides nominés cristalloïde
et colloïde; le premier est dû à l’union des atomes individuels ou des
molécules et le second à l’union de groupes de ces atomes ou molécules; le
premier est stable, le second instable.
Mais l’exemple le plus concluant nous est fourni par les
combinaisons dans lesquelles entre l’azote. Elles sont particulièrement
instables et contiennent spécialement de grandes quantités de mouvement.
Une particularité de l’azote, c’est qu’au lieu de donner de la chaleur
lorsqu’il se combine avec d’autres éléments il en absorbe. Non seulement il
apporte avec lui, dans le composé liquide ou solide qu’il forme, le
mouvement qu’il possédait auparavant comme gaz, mais encore un
mouvement additionnel, et quand l’autre élément avec lequel il s’unit est
gazeux, le mouvement moléculaire particulier de celui-ci est aussi enfermé
dans le composé. Les composés azotés sont d’ordinaire très enclins à la
décomposition, et la décomposition de beaucoup d’entre eux se fait avec
une extrême violence. Toutes nos substances explosives sont azotées; la
plus destructive d’entre elles, le chlorure d’azote, contient l’immense
quantité de mouvement propre à ses gaz composants, plus une quantité de
mouvement additionnelle.
Il est évident que ces vérités chimiques générales sont des portions
de la vérité physique plus générale que nous mettons au jour. Nous voyons
dans les faits chimiques que ce qui s’applique aux masses perceptibles
s’applique aussi aux masses imperceptibles que nous appelons molécules.
De même que les agrégats qu’ils forment, ces agrégats ultimes, les
297
molécules, deviennent plus ou moins intégrés suivant qu’ils perdent ou
gagnent du mouvement, et comme eux aussi, suivant qu’ils contiennent
plus ou moins de mouvement, ils sont plus ou moins aptes à subir des
redistributions secondaires en même temps que la redistribution primaire.
102.— Maintenant que nous avons clairement mis en vue ce
principe général, examinons comment, en s’y conformant, l’évolution
devient, suivant les conditions, tantôt simple, tantôt composée.
Si l’on chauffe un peu de sel ammoniaque ou d’un autre solide
volatil, il est désintégré par le mouvement moléculaire absorbé et se
transforme en gaz. Si le gaz arrive en contact avec une surface froide et
perd son excès de mouvement moléculaire, l’intégration se produit - la
substance prend la forme de cristaux. C’est là un cas d’évolution simple. La
concentration de la matière et la dissipation du mouvement ne procèdent
pas ici graduellement; elles ne se font pas par étapes; mais, le mouvement
moléculaire qui a déterminé l’apparition de l’état gazeux étant dissipé, la
matière passe soudainement à l’état solide. Ce résultat veut dire qu’il ne se
produit pas, en même temps que la redistribution primaire, de
redistributions secondaires appréciables. Il en est essentiellement de même
pour les cristaux qui se déposent des solutions. Là aussi, il se produit une
perte de ce mouvement moléculaire qui, au-dessus d’un certain point,
empêche l’union des molécules et une solidification soudaine a lieu quand
la perte descend au-dessous de ce point, et là aussi l’absence d’une période
pendant laquelle les molécules sont partiellement libres et perdent
graduellement leur liberté empêche les réarrangements secondaires.
Remarquez ce qui arrive au contraire lorsque la concentration est
lente. Une masse gazeuse perdant sa chaleur et subissant une diminution
proportionnelle de volume, subit aussi beaucoup de changements
simultanés. La grande quantité de mouvement moléculaire qu’elle contient,
donnant une grande liberté aux molécules, rend chaque partie sensible à
298
toute force incidente et, comme résultat, ses parties ont des mouvements
divers en outre de celui qu’implique leur intégration progressive. En effet,
ces mouvements secondaires, que nous nommons courants, sont manifestes
au point de mettre au second plan le mouvement primaire. Supposez qu’à
présent la perte du mouvement moléculaire ait atteint le point auquel l’état
gazeux ne peut pas être maintenu plus longtemps et que la condensation
s’ensuive. Sous leur forme d’union plus étroite, les parties de l’agrégat
montrent, à un degré considérable, les mêmes phénomènes qu’auparavant.
Le mouvement moléculaire et la mobilité moléculaire propre à l’état
liquide qui l’accompagne permettent un facile réarrangement, et par suite il
se produit des changements rapides et marqués dans les positions relatives
des parties, des courants locaux sont engendrés par de petites forces
perturbatrices. Mais si, au lieu d’un liquide mobile, nous avons un liquide
pâteux, comme la poix fondue et l’asphalte, qu’arrive-t-il lorsque le
mouvement décroît? Le liquide s’épaissit; ses parties cessent d’être
aisément mobiles; et les transpositions causées par les forces incidentes
légères deviennent lentes. Petit à petit les courants sont arrêtés, mais la
masse reste modifiable par des forces incidentes plus vigoureuses. La
pesanteur la courbe ou la distend, si elle n’est pas supportée de tous côtés et
elle peut être facilement entaillée. A mesure qu’elle se refroidit elle devient
plus raide, et à la fin une dernière perte de chaleur la rend tout à fait dure;
ses parties ne sont plus réarrangeables que par des actions violentes.
Donc, dans les agrégats inorganiques, les redistributions
secondaires accompagnent la redistribution primaire quand celle-ci est
graduelle. Durant les états gazeux et liquides, les redistributions
secondaires rapides et étendues ne laissent pas de traces: la mobilité
moléculaire étant telle qu’elle empêche cet arrangement fixe des parties que
nous appelons structure. En approchant de la solidité, nous arrivons à une
condition plastique dans laquelle les redistributions peuvent encore être
299
faites, quoique beaucoup moins aisément, et dans laquelle elles ont une
certaine persistance — persistance qui ne peut cependant devenir fixe que
lorsque la solidification empêche une redistribution nouvelle.
Nous voyons ici quelles sont les conditions sous lesquelles
l’évolution devient composée en même temps que nous voyons comment
sa composition ne peut se produire que dans des cas plus spéciaux que ceux
examinés jusqu’ici, puisque, d’un côté, les redistributions secondaires
étendues ne sont possibles que là où se trouve contenue une grande quantité
de mouvement et que, d’un autre côté, ces redistributions ne peuvent avoir
de permanence que là où le mouvement contenu n’est qu’en petite quantité,
conditions opposées qui semblent empêcher qu’une redistribution
secondaire permanente soit considérable.
103. — Nous sommes maintenant en position de voir comment ces
conditions, en apparence contradictoires, peuvent être réconciliées. Nous
allons apprécier la particularité des agrégats classés comme organiques,
dans lesquels l’évolution atteint un si haut degré et nous verrons que cette
particularité consiste dans la combinaison de la matière en des formes
contenant d’énormes quantités de mouvement en même temps qu’elles ont
un grand degré de concentration.
Car, malgré sa consistance demi-solide, la matière organique
contient du mouvement moléculaire emprisonné de chacune des façons que
nous avons considérées séparément. Examinons ses traits distinctifs. Trois
de ses quatre principaux composants sont gazeux, et, quand ils ne sont pas
combinés, ces gaz, réunis en elle, ont une telle quantité de mouvement
moléculaire qu’on ne peut les condenser qu’avec une extrême difficulté. De
là on peut conclure que la molécule de protéine tient concentrée une
immense quantité de mouvement dans un petit espace. Et, puisque de
nombreux équivalents de ces éléments gazeux sont réunis dans les
molécules de protéine, il doit y avoir en elles une grande quantité de
300
mouvement relatif, en plus de celui que possèdent les atomes. De plus, la
matière organique a cette propriété que ses molécules sont agrégées dans
l’état colloïde et non pas dans l’état cristalloïde, pour former, à ce qu’on
croit, des grappes de grappes qui ont des mouvements en relation les uns
avec les autres. Voici donc encore un nouveau mode d’inclusion du
mouvement moléculaire. De plus, ces composés avec lesquels sont
construites les parties essentielles des organismes sont azotés, et nous
venons de voir qu’une des propriétés des composés azotés, c’est d’absorber
de la chaleur pour leur formation au lieu d’en donner. Il y a donc une
nouvelle quantité de mouvement ajoutée à celle possédée par l’azote
gazeux et le tout est concentré dans la protéine demi-solide. Les agrégats
organiques sont distingués d’une façon très générale par la possession
d’une grande quantité de mouvement imperceptible en liberté, le
mouvement que nous appelons chaleur. Bien que, dans nombre de cas, la
quantité de mouvement imperceptible ne soit pas considérable, dans
d’autres cas l’agrégat se trouve constamment à une température bien
supérieure à celle du milieu. De plus, il y a encore la grande quantité de
mouvement incorporée dans l’eau dont la matière organique est imbibée.
C’est ce mouvement qui, donnant à l’eau sa grande mobilité moléculaire,
donne de la mobilité aux molécules organiques qui y sont en partie
suspendues et conserve l’état plastique qui facilite si grandement la
redistribution.
Ces divers exposés ne donnent pas une idée adéquate du degré de
distinction qui sépare la substance organique des autres substances ayant
des formes sensibles d’agrégation analogues. Mais on peut s’en faire une
idée approximative en comparant le volume occupé par cette substance
avec le volume qu’occuperaient ses constituants s’ils n’étaient pas
combinés. Une comparaison exacte n’est pas possible dans l’état actuel de
la science. Quelle expansion se produirait si les constituants des composés
301
azotés pouvaient être séparés sans leur ajouter du mouvement externe, est
un problème trop complexe pour être résolu. Mais pour ce qui concerne les
constituants de ce qui forme les quatre cinquièmes du poids d’un animal
ordinaire — l’eau — on peut donner une réponse assez précise. Si
l’oxygène et l’hydrogène de l’eau perdaient leurs affinités, et si aucun
mouvement moléculaire ne leur était fourni en sus de celui que contient
l’eau à la température du sang, ils prendraient un volume vingt fois plus
grand que celui de l’eau20. C’est une question qui reste ouverte de savoir
quel degré d’expansion atteindrait la protéine en de pareilles conditions;
mais en tenant compte de la nature gazeuse de trois de ses composants sur
quatre, en se rappelant la particularité signalée pour les composés azotés,
en se souvenant de la multiplicité des équivalents et de la forme colloïdale,
on peut conclure que l’expansion serait grande. Nous ne nous tromperons
donc pas en disant que les éléments du corps humain, s’ils étaient
brusquement séparés les uns des autres, occuperaient plus de vingt fois
l’espace qu’ils occupent: les mouvements de leurs molécules
détermineraient cette large diffusion. Ainsi donc la caractéristique,
essentielle de la matière organique vivante, c’est qu’elle unit une grande
quantité de mouvement latent avec un degré de cohésion qui permet une
fixité temporaire de son arrangement.
104. — Après avoir vu que les agrégats organiques diffèrent des
autres à la fois par la quantité de mouvement qu’ils contiennent et par le
nombre de réarrangements de leurs parties qui accompagnent leur
intégration progressive, nous allons voir que, parmi les agrégats organiques
eux-mêmes, les différences dans les quantités de mouvement latent sont
accompagnées de différences dans le nombre des redistributions.
302
Les contrastes présentés par les organismes, en tant que composés
chimiques, nous fourniront le premier exemple. Les animaux sont
distingués des plantes par la bien plus grande complexité de leur structure
aussi bien que par la rapidité bien plus grande avec laquelle les
changements se produisent en eux; et, en comparaison des plantes, les
animaux contiennent des proportions immensément plus grandes de ces
molécules azotées dans lesquelles tant de mouvement est emprisonné. Il en
est de même des contrastes entre les diverses parties de chaque animal.
Bien que certaines parties azotées, comme les cartilages, soient stables et
inertes, les parties dans lesquelles les redistributions secondaires se sont
produites et se produisent toujours le plus activement sont celles qui sont
principalement formées de molécules hautement azotées, tandis que les
parties qui, comme les dépôts de graisse, sont faites de molécules
relativement simples et non azotées sont le siège de peu de structure et de
peu de changement.
Nous trouvons aussi des preuves que la continuation des
redistributions secondaires, qui distingue les agrégats organiques, dépend
de la présence du mouvement latent qui donne sa mobilité l’eau dont ils
sont imbibés et que, toutes choses égales d’ailleurs, il y a un rapport direct
entre la quantité des redistributions et celle de l’eau contenue dans les
tissus. On peut diviser ces preuves en trois groupes. Il y a le fait familier
que les changements constituant la formation d’une plante s’arrêtent si on
la prive d’eau: la redistribution primaire continue, — elle dépérit, se
dessèche et devient plus intégrée — mais les redistributions secondaires
cessent. Il y a le fait moins familier que le même résultat se produit dans les
animaux, et il s’y produit après une diminution d’eau relativement moindre.
Certains des animaux inférieurs en fournissent des preuves nouvelles. Les
rotifères peuvent être mis en état de mort apparente si on les dessèche et ils
revivent si on les humecte. Quand les rivières africaines qu’il habite sont
303
desséchées, le lepidosiren reste engourdi dans la vase durcie jusqu’à ce que
le retour de la saison des pluies apporte de l’eau. Humboldt rapporte que,
durant la sécheresse de l’été, les alligators des pampas restent inertes,
enterrés sous la surface brûlée du sol d’où ils sortent avec effort dès qu’elle
redevient humide. L’histoire de chaque organisme enseigne la même chose.
La jeune plante qui vient de sortir du sol est plus succulente que la plante
adulte et la quantité de transformation qui se produit en elle est
relativement plus grande. Dans cette partie de l’œuf où les opérations de
formation apparaissent d’abord, les changements d’arrangement sont plus
rapides que ceux subis par une portion égale du corps d’un poulet après
l’éclosion. Comme on peut le conclure de leurs facultés respectives à
acquérir des habitudes et des aptitudes, la modifiabilité structurale d’un
enfant est plus grande que celle d’un adulte et celle d’un jeune homme plus
grande que celle d’un vieillard; ces contrastes sont associés avec des
contrastes dans la solidité des tissus, puisque la proportion de l’eau à la
matière solide diminue avec l’avancement en âge. Nous trouvons encore
cette proportion répétée dans les contrastes entre les parties du même
organisme. Dans un arbre,les changements de structure sont rapides à
l’extrémité des pousses, là où le rapport de l’eau à la matière solide est très
grand, tandis que les changements sont très lents dans la matière dense et
presque sèche du tronc. De même dans les animaux, nous trouvons le
contraste entre les changements rapides qui se passent dans les tissus mous
comme le cerveau, et les changements lents qui ont lieu dans les tissus secs
non vasculaires, comme les cheveux, les ongles, les cornes, etc.
D’autres groupes de faits prouvent que la quantité de redistribution
secondaire dans un organisme varie, cœteris paribus, suivant la quantité du
mouvement latent appelé chaleur. Les contrastes entre des organismes
différents et, entre les états divers du même organisme s’accordent pour
nous le montrer. D’une manière générale, les quantités de structure et les
304
proportions de changement structural sont moindres dans le royaume
végétal que dans le royaume animal; et, d’une façon générale, la chaleur
des plantes est moindre que celle des animaux. La comparaison des
différentes divisions du règne animal entre elles fait voir des relations
parallèles. Considérés dans leur ensemble, les vertébrés ont une
température plus haute que les invertébrés et ils possèdent, dans leur
ensemble, une plus haute activité et une plus grande complexité. Entre les
divisions des vertébrés eux-mêmes, des différences pareilles dans les
degrés de vibration moléculaire accompagnent les différences pareilles
dans les degrés d’évolution. Les moins compliqués des vertébrés sont les
poissons et, d’ordinaire, la température des poissons est à peu près la même
que celle de l’eau dans laquelle ils nagent; il n’y en a que quelques grands
qui soient décidément plus chauds. Bien que nous appelions habituellement
les reptiles des animaux à sang froid, et bien qu’ils n’aient guère plus que
les poissons le pouvoir de maintenir leur température au-dessus de celle du
milieu ambiant, cependant, puisque leur milieu (qui dans la majorité des
cas est l’air des climats chauds) est en moyenne plus chaud que le milieu
habité par les poissons, la température de la classe des reptiles est plus
haute que celle de la classe des poissons et nous voyons en eux une
complexité correspondante plus grande. L’agitation moléculaire, beaucoup
plus grande dans les mammifères et les oiseaux, va de pair avec une
multiformité de structure beaucoup plus considérable et une vivacité
beaucoup plus grande. Les contrastes les plus instructifs sont cependant
ceux qui se produisent dans les mêmes agrégats organiques à des
températures différentes. Les changements structuraux varient dans les
plantes en proportion de la température. Bien que la lumière effectue ces
changements moléculaires qui constituent la croissance, pourtant, si la
chaleur manque, ces changements ne sont pas effectués; en hiver la lumière
est suffisante, mais il n’y a pas assez de chaleur. Il est démontré que c’est la
305
seule cause de l’arrêt de la croissance par le fait que, pendant la même
saison, les plantes des serres continuent à produire des feuilles et des fleurs.
Nous voyons aussi que leurs semences, pour lesquelles la lumière n’est pas
seulement inutile mais nuisible, ne germent que lorsque le retour de la
saison chaude augmente le degré de l’agitation moléculaire. De même les
œufs des animaux doivent être tenus plus ou moins chauds quand ils
subissent les changements qui produisent la structure en l’absence d’une
certaine quantité de mouvement parmi leurs molécules, le réarrangement
des parties ne se produit pas. Les animaux hibernants fournissent aussi la
preuve que la perte de chaleur, lorsqu’elle est poussée loin, retarde
extrêmement les transformations vitales. Chez les animaux qui n’hivernent
pas, comme chez l’homme, une exposition prolongée à un froid intense
détermine une tendance à dormir extrêmement forte, ce qui implique un
abaissement du taux des changements organiques, et, si la perte de chaleur
continue, arrive la mort, qui est l’arrêt de ces changements.
Voilà donc des preuves accumulées.Les agrégats vivants sont
distingués par ces faits réunis que, durant l’intégration, ils subissent des
changements secondaires remarquables que d’autres agrégats n’éprouvent
que dans une bien moindre proportion et qu’ils contiennent, à volume égal,
des quantités de mouvement immensément plus grandes, mouvement
contenu en eux de différentes façons.
105. — Le dernier chapitre a été clos sur la remarque qu’alors que
l’évolution est toujours une intégration de matière et une dissipation de
mouvement, elle est, dans la plupart des cas, beaucoup plus encore. Ce
chapitre-ci a été ouvert par la spécification des conditions sous lesquelles
l’évolution n’est qu’intégrative ou reste simple, et celle des conditions sous
lesquelles elle est quelque chose de plus qu’intégrative ou devient
composée. En donnant des exemples de contraste entre l’évolution simple
et l’évolution composée, et en expliquant comment ce contraste apparaît, il
306
a été présenté une idée vague de l’Evolution en général. D’une façon
inévitable nous avons un peu anticipé sur la discussion complète de
l’évolution que nous allons commencer.
Il n’y a pas lieu de le regretter. Une conception préliminaire,
indéfinie quoique compréhensive, est nécessaire comme introduction à une
conception définie. Une idée complexe n’est pas directement
communicable en donnant l’une après l’autre ses parties composantes avec
leurs formes précises parce que, s’il n’existe pas d’esquisse générale dans
l’esprit de celui qui reçoit l’idée, ces parties composantes ne se
combineront pas convenablement. Il lui faut prendre beaucoup de peine qui
aurait été évitée, si une notion générale, pour nuageuse qu’elle fût, avait été
fournie avant de commencer l’exposition détaillée.
Ce que le lecteur a récolté incidemment sur la nature de l’évolution,
dans les sections précédentes, peut lui servir avantageusement comme
esquisse rudimentaire. Il se souviendra que toute l’histoire d’une existence
sensible est incluse dans son évolution et sa dissolution; cette dernière
opération sera laissée de côté pour le moment. Il n’oubliera pas que, quel
que soit l’aspect de l’évolution que nous ayons à considérer, il faut toujours
la regarder comme une intégration de matière et une dissipation de
mouvement, qui peuvent être et qui sont ordinairement accompagnées
d’autres transformations de la matière et du mouvement. Et il s’attendra à
trouver partout que la redistribution primaire aboutit à former des agrégats
qui sont simples quand cette redistribution se fait rapidement, mais qui
deviennent composés dans la mesure où sa lenteur permet aux effets des
redistributions secondaires de s’accumuler.
106. — La difficulté est grande de suivre des transformations aussi
vastes, aussi variées et aussi enchevêtrées que celles que nous allons
examiner. Outre que nous avons à nous occuper de phénomènes concrets
de tous les ordres, nous avons encore à considérer chaque groupe de
307
phénomènes sous divers aspects dont aucun ne peut être pleinement
compris si on le sépare des autres, et dont aucun ne peut être étudié
simultanément avec le reste. Nous avons déjà vu que, durant l’évolution,
deux grandes classes de changements se produisent de concert, et nous
allons voir maintenant que la seconde de ces grandes classes peut être
subdivisée. Ces changements sont tellement enchevêtrés les uns dans les
autres que, pour l’explication d’une classe ou d’un ordre, on est obligé de
s’en référer à d’autres qui n’ont pas encore été expliqués. Tout ce qu’on
peut faire, c’est d’essayer de s’en tirer le mieux possible.
Ce qui convient le mieux, c’est de consacrer le chapitre suivant à un
exposé détaillé de l’évolution sous son aspect primaire en reconnaissant
tacitement ses aspects secondaires, dans la mesure où l’exposition le rend
nécessaire.
Dans les deux chapitres qui suivront, où l’on s’occupera
exclusivement des redistributions secondaires, il ne sera parlé de la
redistribution primaire que lorsqu’on ne pourra faire autrement; chacun
d’eux sera limité à un caractère particulier des redistributions secondaires.
Dans un autre chapitre, on traitera d’un troisième caractère des
redistributions secondaires, encore plus distinct que les autres.
308
montrent une intégration progressive de la matière, accompagnée d’une
perte de mouvement. En suivant aussi loin que nous le pourrons, par
l’observation et le raisonnement, les sujets dont s’occupent l’astronome et
le géologue aussi bien que ceux traités par la biologie, la psychologie et la
sociologie, nous avons à rechercher les preuves directes du fait que le
Cosmos, dans son ensemble et dans ses détails, se conforme à cette loi.
A travers les classes de faits que nous examinerons successivement,
notre attention se portera moins sur cette vérité que chaque agrégat a subi
ou est en train de subir une intégration que sur cette autre vérité que, dans
chaque partie plus ou moins séparée de chaque agrégat, l’intégration a été
ou est en progrès. Au lieu de touts simples et de touts dont nous avons
laissé de côté la complexité, nous avons maintenant à nous occuper des
touts tels qu’ils existent actuellement, la plupart composés de membres
nombreux, combinés de beaucoup de façons. Et nous rechercherons en eux
la transformation sous diverses formes: le passage de la masse d’un état
plus diffus à un état plus consolidé; un passage semblable, et se produisant
en même temps, de chaque portion de la masse qui arrive à posséder une
individualité et un accroissement simultané de la combinaison dans les
portions ainsi individualisées.
108. — Notre système sidéral, par sa forme générale, par ses
groupes d’étoiles rapprochés à différents degrés, par ses nébuleuses à toutes
les étapes de la condensation, donne lieu de supposer que, généralement et
localement, la concentration est en train de s’y produire. Supposez que sa
matière ait été et se trouve encore attirée par la gravitation, et nous avons
l’explication des principaux traits de sa structure, depuis ses masses
solidifiées jusqu’à ces flocons atténués au point d’être à peine visibles au
moyen des télescopes les plus puissants, depuis ses étoiles doubles
jusqu’aux agrégats complexes des nébuleuses. Sans insister sur cette
preuve, passons au cas du système solaire.
309
La croyance, appuyée de tant de façons, qu’il a eu pour origine une
nébuleuse est la croyance qu’il est apparu par intégration de matière et
perte de mouvement. Un exemple de l’évolution, sous son aspect primaire,
est fourni, le plus simplement et le plus clairement du monde, par ce
passage du système solaire d’un état diffus incohérent à un état solide
cohérent. Dans l’hypothèse nébulaire, tandis que s’opérait une
concentration du système solaire comme agrégat, il y avait une
concentration simultanée de chacun de ses membres partiellement
indépendants. Les changements de chaque planète en passant par les étapes
d’anneau nébuleux, de sphéroïde gazeux, de sphéroïde liquide et de
sphéroïde extérieurement solidifié, ont, dans leurs traits essentiels, —
dissipation du mouvement et agrégation de la matière — reproduit les
changements subis par la masse générale et ceux de chaque satellite ont fait
de même. De plus, comme en même temps que la matière du tout la
matière de chaque portion partiellement indépendante s’est ainsi intégrée, il
y a eu cette autre intégration impliquée par l’accroissement de combinaison
entre les parties. Les satellites de chaque planète forment avec elle un
groupe équilibré, tandis que les planètes et leurs satellites forment avec le
soleil un groupe composé dont les membres sont plus fortement liés
ensemble que ne l’étaient les portions très diffuses du milieu nébuleux d’où
ils sont sortis.
Même en dehors de l’hypothèse nébulaire, le système solaire fournit
des faits ayant le même sens général. Sans parler de la matière météorique
qui s’ajoute perpétuellement à la Terre et probablement aux autres planètes
aussi bien qu’au Soleil en quantité beaucoup plus grande, il suffira de
signaler deux faits généralement admis. L’un est la résistance opposée par
le milieu éthéré aux comètes et celle qu’on suppose qu’il oppose aux
planètes, résistance qui, avec le temps, comme le soutient Lord Kelvin, doit
amener dans le soleil les comètes et peut-être aussi les planètes. L’autre est
310
la perte continuelle de mouvement par le soleil sous forme de chaleur
rayonnée, accompagnant l’intégration de sa masse qui continue toujours.
109. — De l’évolution astronomique nous passons sans interruption
à l’évolution que, pour plus de commodité, nous séparons sous le nom de
géologique. L’histoire de la Terre, telle qu’elle est indiquée par la structure
de sa croûte, nous ramène à cet état de fusion impliqué par l’hypothèse
nébulaire; et comme on l’a déjà indiqué (§ 69) les changements appelés
ignés sont les suites de la consolidation graduelle de la substance de la
Terre et de la perte du mouvement qu’elle contenait. Nous allons donner
brièvement des exemples des effets généraux et des effets locaux de ces
faits.
Laissant de côté l’époque où les éléments plus volatils, qui ont
maintenant la forme solide, étaient maintenus par la température à l’état
gazeux, nous pouvons commencer par ce fait que, jusqu’à ce que la
température de la surface de la Terre fût descendue beaucoup au-dessous de
la chaleur rouge, la masse des eaux qui couvre à présent les trois
cinquièmes de cette surface devait exister à l’état de vapeur. L’énorme
volume de liquide non intégré le devint aussitôt que la perte du mouvement
latent de la Terre le permit, pour ne laisser finalement non condensée
qu’une portion comparativement bien petite qui se condenserait aussi, si
elle n’absorbait pas incessamment le mouvement moléculaire du Soleil.
Dans la formation de la croûte de la Terre, nous trouvons un
changement pareil ayant les mêmes causes. Le passage d’une pellicule
solide mince, partout fissurée et mobile sur la masse fondue, à une croûte
épaisse et résistante au point de n’être plus que de temps à autre très
légèrement disloquée par les forces perturbatrices, en fournit un exemple.
Et tandis que, dans cette solidification superficielle, nous avons un
spécimen de la concentration accompagnée de perte de mouvement, nous
311
en avons un autre dans la diminution du volume de la terre impliquée par
les rides de sa surface.
Des intégrations locales ou secondaires se sont produites en même
temps que cette intégration générale. Un sphéroïde en fusion n’ayant
qu’une pellicule de matière solide ne pouvait présenter autre chose que des
petits morceaux de terre et de petites pièces d’eau. Des différences de
niveau assez grandes pour former des îles d’une taille considérable
impliquent une croûte d’une certaine rigidité, et ce n’est qu’à mesure que la
croûte s’épaississait que la terre pouvait s’unir en continents divisés par les
océans. Il en a été de même pour les montagnes. L’affaissement d’une
couche solide mince autour de son contenu qui se refroidissait et se
contractait n’y pouvait produire que des sillons peu élevés. Il a fallu que la
croûte ait acquis une force et une épaisseur relativement grandes avant que
les systèmes étendus de hautes montagnes pussent apparaître: la
continuation de l’intégration de la croûte rendait possible de grandes
intégrations locales. On peut supposer la même marche dans les
changements par sédimentation. La dénudation agissant sur les petites
surfaces qui y étaient exposées pendant les premières périodes ne pouvait
produire que de petits dépôts locaux. La réunion des détritus en couches de
grande étendue et la réunion de ces couches en vastes systèmes impliquent
de larges surfaces de terre et d’eau aussi bien que des affaissements d’une
grande étendue et d’une grande profondeur.
110. — Nous avons déjà reconnu le fait que l’évolution d’un
organisme est, premièrement, la formation d’un agrégat par l’incorporation
continue de matière auparavant répandue dans un espace plus large.
Chaque plante pousse en prenant en elle des éléments qui étaient diffus et
chaque animal croît en reconcentrant ces éléments d’abord dispersés dans
les plantes environnantes, ou dans d’autres animaux. Il sera bon de
compléter ici cette conception en remarquant que l’histoire primitive de la
312
plante ou de l’animal nous fait voir cette opération fondamentale encore
plus clairement que son histoire d’un âge plus avancé. Car, de longtemps,
le germe microscopique de chaque organisme ne subit pas d’autre
changement que celui qui est impliqué par l’absorption de la nourriture.
Les cellules contenues dans le stroma d’un ovaire deviennent des œufs à
peu près uniquement en s’accroissant aux dépens des matériaux adjacents.
Et lorsqu’après la fécondation une évolution plus active commence, son
caractère le plus apparent est l’attirance vers un centre germinal de la
substance contenue dans l’œuf.
Il nous faut maintenant diriger notre attention principalement sur les
intégrations secondaires qui accompagnent l’intégration primaire. Nous
avons à observer comment, à côté de la formation d’une plus grande masse
de matière, il y a une concentration et une consolidation de cette matière en
parties, aussi bien qu’une combinaison plus étroite de ces parties.
Dans l’embryon des mammifères, le cœur, qui est d’abord un long
vaisseau sanguin pulsatile, peu à peu se tord sur lui-même et s’intègre. Les
cellules biliaires qui constituent le foie rudimentaire ne deviennent pas
simplement différentes de la paroi de l’intestin dans laquelle elles sont
d’abord logées, mais en s’accumulant elles s’en écartent et se consolident
en organe distinct. La portion antérieure de l’axe cérébro-spinal, allongée
d’abord comme le reste dont elle ne se distingue pas, subit une union de ses
parties qui grossissent rapidement, et en même temps la tête, qui en résulte,
se replie en une masse distincte de la colonne vertébrale. La même
opération, diversement répétée dans les autres organes, se produit aussi
pour le corps entier qui s’intègre un peu de la même façon qu’un mouchoir
étendu avec son contenu, quand on en relève les coins et les noue pour en
faire un paquet. Des changements analogues se passent après la naissance
et continuent même jusqu’à la vieillesse. Dans l’homme, la solidification
de la charpente osseuse que l’on voit, pendant l’enfance, résulter de la
313
réunion de portions du même os, s’ossifiant autour de centres distincts, se
montre ensuite dans la fusion d’os qui étaient originairement distincts. Les
appendices des vertèbres se joignent aux centres vertébraux auxquels ils
appartiennent; ce changement n’est pas complet avant la trentième année.
En même temps les épiphyses, qui se forment à part du corps principal de
leurs os respectifs, changent leurs connexions cartilagineuses en
connexions osseuses et fusionnent avec les masses qui sont au-dessous
d’elles. Les vertèbres composant le sacrum, qui restent séparées jusque vers
la seizième année, commencent à s’unir, et, en dix ou douze ans, leur union
est complète. Plus tard se produit la jonction des vertèbres du coccyx et il y
a quelques autres unions osseuses qui ne sont pas terminées avant un âge
avancé. Il faut ajouter à cela que l’accroissement de densité, qui se produit
dans tous les tissus durant la vie, est la formation d’une substance plus
fortement intégrée. Cette espèce du changement se trouve dans tous les
animaux. Le mode qui consiste dans l’union de parties semblables
originairement séparées a été décrit par Milne-Edwards et d’autres comme
se rencontrant chez divers invertébrés quoiqu’il ne semble pas que ces
savants y aient vu un trait essentiel du développement organique. Nous
verrons cependant que l’intégration locale est la partie la plus importante de
ce développement, quand nous la rencontrerons non seulement aux
différentes étapes par lesquelles passe l’embryon, mais aussi en remontant
des créatures inférieures aux créatures supérieures. Dans ces deux genres
de manifestations elle se produit à la fois longitudinalement et
transversalement et il convient de la considérer sous chacune de ces
formes. L’embranchement des Annulaires21 nous fournit d’abondants
21 J’adhère à ce nom bien que, dans les dernières années, les deux divisions Annélides
et Arthropodes aient pris sa place. On admet leur parenté comme inférieur et
supérieur et le nom les décrit tous deux, car leur trait structural le plus frappant est
d’être formés d’anneaux.
314
exemples d’intégration longitudinale. Ses membres inférieurs, comme les
vers et les myriapodes, sont surtout caractérisés par le grand nombre de
leurs segments allant, dans certains cas, jusqu’à plusieurs centaines. Mais,
dans les divisions supérieures — crustacés, insectes, arachnides — ce
nombre est réduit à vingt-deux, treize et même moins, tandis qu’en même
temps que cette réduction il y a un raccourcissement ou intégration de tout
le corps qui atteint son maximum dans le crabe et l’araignée. On verra
clairement la signification de ces contrastes par rapport à la doctrine de
l’évolution, lorsqu’on remarquera qu’ils sont parallèles à ceux qui
apparaissent pendant le développement individuel des annelés. La tête et, le
thorax du homard forment une boîte compacte résultant de l’union de
plusieurs segments qui étaient séparables dans l’embryon. De même le
papillon nous montre des segments bien autrement unis qu’ils ne l’étaient
dans la chenille et quelques-uns au point de ne plus être distinguables les
uns des autres. Les vertébrés aussi, si l’on suit leurs classes en montant,
nous fournissent des exemples pareils d’union longitudinale. Dans
beaucoup de poissons et dans les reptiles sans membres, les vertèbres ne
sont pas soudées. Dans la plupart des mammifères et chez les oiseaux un
nombre variable de vertèbres fusionnent pour former le sacrum; dans les
singes supérieurs et dans l’homme, les vertèbres caudales perdent leur
individualité et ne sont plus qu’un seul os, le coccyx. Ce que nous pouvons
nommer l’intégration transversale est présenté d’une façon manifeste par
les Annelés dans le développement de leur système nerveux. Laissant de
côté les formes les plus inférieures qui ne présentent pas de ganglions
distincts, nous trouvons que les annelés inférieurs, ainsi que les larves des
supérieurs, sont caractérisés par une double chaîne de ganglions courant
d’un bout à l’autre du corps tandis que, dans les annelés les plus
parfaitement formés, cette double chaîne se fond en une seule. M. Newport
a décrit le cours de cette concentration chez les insectes et Rathke l’a suivi
315
dans les crustacés. Aux premières étapes du développement de l’écrevisse
commune, il y a une paire de ganglions à chaque anneau. Des quatorze
paires appartenant à la tête et au thorax, les trois qui sont en avant de la
bouche se réunissent pour former le ganglion céphalique ou cerveau. Les
six premières paires de ceux qui restent s’unissent deux à deux dans la
ligne médiane, tandis que le restant demeure plus ou moins séparé. De ces
six doubles ganglions ainsi formés, les quatre antérieurs se fondent en une
seule masse, les deux restants fusionnent en une autre masse et alors ces
deux masses se réunissent. Ici l’intégration longitudinale et l’intégration
transversale marchent simultanément; dans les crustacés supérieurs elles
vont encore plus loin. Les vertébrés montrent l’intégration transversale
dans le développement du système génital. Les mammifères les plus
inférieurs, les Monotrèmes, de même que les oiseaux, auxquels ils sont
alliés sous beaucoup de rapports, ont des oviductes qui sont dilatés à leurs
extrémités inférieures en cavités dont chacune remplit imparfaitement la
fonction d’un utérus. «Chez les Marsupiaux, il y a un rapprochement plus
grand sur la ligne médiane des deux groupes d’organes latéraux, car les
oviductes convergent l’un vers l’autre et se rencontrent (sans se confondre)
sur la ligne médiane; de sorte que leurs dilatations utérines sont en contact
l’une avec l’autre, formant véritablement un double utérus. En remontant la
série des mammifères à placenta nous trouvons la fusion latérale devenant
de plus en plus complète; chez beaucoup de rongeurs, l’utérus reste
complètement divisé en deux moitiés latérales, tandis que chez d’autres ces
deux moitiés se soudent à leur partie inférieure, formant un rudiment du
vrai corps de l’utérus, tel qu’il est dans l’espèce humaine. Cette partie
s’accroît aux dépens des cornes latérales chez les herbivores supérieurs et
316
les carnivores; mais, même chez les quadrumanes inférieurs, l’utérus est un
peu fendu à son sommet22.»
Sous le titre d’intégrations organiques, il faut citer une autre classe
d’exemples. Que les Annelés dont nous avons parlé soient ou non, à
l’origine, des animaux composés, il est hors de doute qu’il y a des animaux
composés parmi d’autres classes d’invertébrés: l’intégration se manifeste
non seulement dans les limites d’un individu mais aussi par l’union de
plusieurs individus.Les Salpidæ sont des créatures composites ayant la
forme de chaînes jointes ensemble d’une façon plus ou moins durable; les
Pyrosomes nous montrent un grand nombre d’individus réunis en cylindre;
bien plus, chez les Botryllidæ, la fusion des individualités va si loin qu’au
lieu d’avoir des peaux séparées, ils sont enfermés dans une peau commune.
Parmi les Cœlenterata l’intégration produit des colonies à demi fondues de
types qui ne leur ressemblent pas. Il y a des hydrozoaires à branchies chez
lesquels beaucoup d’invidus forment un agrégat de telle nature qu’ils n’ont
qu’un système nutritif commun tandis que certains d’entre eux exercent des
fonctions particulières; on peut en dire autant de ces actinozoaires
composés qui sont contenus dans les constructions calcaires que nous
appelons coraux. Et dans certains types marins groupés sous le nom de
Siphonophores, les individus réunis, en certains cas identiques, sont, en
d’autres cas, diversement transformés pour s’adapter à des fonctions
variées, de sorte que les individus composants, prenant le caractère
d’organes différents, deviennent pratiquement combinés en un seul
organisme.
De cette espèce d’intégration nous passons à une autre dans laquelle
les individus ne sont pas physiquement unis, mais simplement associés —
ne sont intégrés que par leur dépendance mutuelle. Nous pouvons en établir
317
deux sortes: celle qui se produit dans la même espèce et celle qui se produit
entre membres de différentes espèces. Les animaux ont plus ou moins la
tendance à s’agréger en troupeaux et, quand cette tendance est marquée, il y
a un certain degré de combinaison en sus de la simple agrégation. Les bêtes
qui chassent en troupe, celles qui ont des sentinelles, celles qui sont
gouvernées par des chefs, forment des corps partiellement unis par la
coopération. Chez les mammifères polygames et les oiseaux, cette
dépendance mutuelle est plus étroite, et les insectes vivant en société nous
montrent des assemblages encore plus consolidés, au point que dans
certains de ces assemblages, les membres sont tellement unis qu’ils ne
peuvent vivre séparément. Nous verrons comment les organismes, en leur
totalité, dépendent les uns des autres, c’est-à-dire sont intégrés, en nous
souvenant d’abord que tandis que tous les animaux vivent directement ou
indirectement des plantes, celles-ci utilisent l’acide carbonique excrété par
les animaux; ensuite que, parmi les animaux, ceux qui mangent de la
viande ne peuvent exister sans ceux qui mangent des plantes;
troisièmement qu’une grande partie des plantes ne peuvent propager leur
espèce qu’avec le secours des insectes. Sans entrer dans le détail des
connexions plus complexes dont Darwin a donné de si beaux exemples, il
suffira de dire que la flore et la faune de chaque habitat constituent un
agrégat si fortement intégré que beaucoup de ses espèces meurent si elles
sont placées parmi les plantes et les animaux d’un autre habitat. Et cette
intégration aussi s’accroît à mesure que l’évolution organique avance.
111. — Les phénomènes exposés dans le précédent § nous
conduisent à d’autres phénomènes d’un ordre plus élevé avec lesquels on
devrait, à la rigueur, les grouper, phénomènes que nous pouvons appeler
superorganiques. Les corps inorganiques nous présentent certains faits.
D’autres faits, pour la plupart d’une espèce plus compliquée, nous sont
présentés par les corps organiques. Il reste encore d’autres faits qui ne sont
318
présentés par nul corps organisé pris isolément, mais qui résultent de
l’action des corps organiques agrégés. Bien que des phénomènes de cet
ordre soient, comme nous l’avons vu, ébauchés dans les organismes
inférieurs, ils deviennent si manifestes dans l’humanité socialement
constituée que nous devons pratiquement les regarder comme commençant
là.
Dans l’organisme social, on trouve d’abondants exemples de
changements intégratifs. Les sociétés sauvages nous les présentent lorsque,
comme chez les Bochimans, des familles errantes s’unissent en tribus
importantes. Un progrès de plus se fait comme augmentation de la masse,
quand les tribus fortes asservissent les faibles et par la subordination des
chefs de celles-ci au chef conquérant. Ces combinaisons qui, dans les races
sauvages, se font et se défont continuellement, deviennent chez les races
supérieures relativement permanentes. Si nous suivons les étapes par
lesquelles a passé notre société ou quelqu’une des sociétés voisines, nous
voyons que cette unification s’est répétée de temps en temps sur une plus
grande échelle et que sa stabilité a augmenté. L’établissement de groupes
de vassaux soumis à leurs seigneurs, ensuite l’assujettissement de groupes
de nobles inférieurs aux ducs ou aux comtes, et la croissance plus tardive
du pouvoir royal au-dessus des ducs et des comtes, sont des exemples de
cette consolidation croissante. Cette opération se complète lentement par la
destruction des lignes de démarcation originaires. Et à l’égard des nations
européennes, nous pouvons remarquer de plus que, dans leur tendance à
former des alliances, dans l’influence restrictive que les gouvernements
exercent les uns sur les autres, dans le système d’établissement
d’arrangements internationaux au moyen de congrès, aussi bien que dans
l’affaiblissement des barrières commerciales et dans l’accroissement des
facilités de communication, nous voyons les commencements d’une
319
fédération européenne qui sera une intégration plus vaste qu’aucune de
celles qui sont présentement établies.
Mais on ne trouve pas seulement des exemples d’application de la
loi générale dans ces unions externes de groupes avec groupes, et de
groupes composés les uns avec les autres; on en trouve aussi dans les
unions internes à mesure que les groupes deviennent mieux organisés. Il y
en a de deux ordres qu’on peut distinguer d’une façon large en régulatrices
et opératrices. Une société civilisée est distinguée d’une tribu sauvage par
l’établissement de classes régulatrices — gouvernementales,
administratives, militaires, ecclésiastiques, judiciaires, etc., qui, tout en
ayant chacune leurs liens unifiants qui les constituent en sous-classes, sont
aussi reliées ensemble comme classe générale par une certaine
communauté de privilèges, de naissance, d’éducation, de rapports sociaux.
Dans quelques sociétés, pleinement développées suivant leur type
particulier, cette consolidation en castes et cette union des castes
supérieures par leur séparation des castes inférieures, devient parfois très
décidée; cette séparation ne devient moins tranchée que dans les cas de
métamorphose sociale causée par le régime industriel. Les intégrations
qu’on voit dans l’organisation opératrice industrielle, d’origine plus
récente, ne sont pas seulement de l’espèce indirecte, mais aussi de l’espèce
directe — elles nous montrent le rapprochement physique. Nous avons des
intégrations qui sont la conséquence de la croissance des parties adjacentes
exerçant des fonctions identiques, comme, par exemple, la réunion de
Manchester avec ses faubourgs qui tissent le calicot. Nous avons d’autres
intégrations qui apparaissent lorsque, de plusieurs endroits où l’on produit
la même marchandise, l’un d’eux, devenant prépondérant pour la quantité
d’affaires, attire à lui les patrons et les ouvriers et fait décliner les autres,
comme nous en fournit un exemple, l’augmentation des fabriques de drap
dans le Yorkshire aux dépens des districts de l’ouest de l’Angleterre, ou
320
encore l’absorption par le Staffordshire de la fabrication des poteries et la
décadence, qui en a été la suite, pour les établissements du Derby et
d’ailleurs. Nous avons les intégrations plus spéciales qui apparaissent dans
la même ville, d’où résulte la concentration des marchands de grains autour
de Mark Lane, celle des constructeurs de machines dans Great George
Street, celle des banquiers au centre de la Cité. D’autres intégrations
industrielles qui consistent, non dans le rapprochement ou la fusion des
parties, mais dans l’établissement de centres les mettant en rapport, se font
voir dans le bureau de liquidation des banques et dans celui des chemins de
fer. C’est encore une autre espèce d’intégration que ces unions qui mettent
en rapport les citoyens dispersés exerçant la même profession, telles que la
Bourse pour les commerçants, la Société des constructeurs, celle des
architectes, etc., pour les gens exerçant ces professions.
Il semble que nous soyons arrivés au terme. Ayant suivi la loi
générale jusque dans ses applications aux agrégats sociaux, il semble qu’il
ne reste plus d’autres agrégats auxquels on la puisse appliquer. Cela
pourtant n’est pas exact. Parmi ce que nous avons nommé les phénomènes
superorganiques, il y a encore divers groupes qui en fournissent de
remarquables exemples. Bien que l’on ne puisse pas dire que l’évolution
des produits variés de l’activité sociale fournisse des exemples directs
d’intégration de matière et de dissipation de mouvement, elle en fournit
pourtant des exemples indirects. Car le progrès du langage, de la science et
des arts industriels et esthétiques, est une manifestation objective de
changements subjectifs. Les altérations de structure dans les êtres humains
et les altérations concomitantes de structure dans les agrégats d’êtres
humains, produisent ensemble des altérations correspondantes dans la
structure de toutes les choses que l’humanité crée. De même que, par le
changement d’empreinte sur la cire, nous voyons le changement du sceau,
dans les intégrations du langage, de la science et des arts en progrès, nous
321
voyons le reflet de certaines intégrations de la structure humaine en progrès
dans l’individu et dans la société. Il faut consacrer une section à chaque
groupe.
112. — Chez les races non civilisées, les noms à syllabes
nombreuses des objets qui ne sont pas rares, de même que le caractère
descriptif des noms propres, font voir que les mots employés pour désigner
les choses moins familières sont formés par l’union des mots usités pour les
choses plus familières. On trouve parfois ce procédé de composition à sa
première étape, étape à laquelle les mots composants sont joints
temporairement pour désigner un objet qui n’a pas encore de nom et ne
restent pas cohérents d’une façon durable, parce que l’usage n’en est pas
assez fréquent. Mais dans les langages les plus inférieurs, le procédé de
l’agglutination a été assez loin pour donner une certaine stabilité aux mots
composés: il y a là une intégration manifeste. Nous voyons combien cette
intégration est faible, cependant, par comparaison avec celle atteinte dans
les langues bien développées, en considérant la grande longueur des mots
composés employés pour les choses communes et les actes ordinaires, et la
facilité de séparer leurs éléments. Certaines langues de l’Amérique du Nord
en fournissent de bons exemples. Dans un vocabulaire ricari comprenant
cinquante noms d’objets communs, qui, en anglais, sont presque tous d’une
seule syllabe, il n’y a pas un mot monosyllabique. Des choses aussi
familières à ces tribus de chasseurs que le chien et l’arc sont désignées dans
le langage des Pônies par les mots achakich et tîraguich; la main et les
yeux se disent ikchîrî et kirikou: le jour est désigné par chakourouhîchairet
et, pour diable, le mot est tsahîkchkakouraihoua; les noms de nombres sont
formés de deux à cinq syllabes et en ricari jusqu’à sept syllabes. L’histoire
de la langue anglaise démontre que la grande longueur des mots familiers
implique un développement inférieur et que, dans la formation des langues
supérieures sortant des inférieures, il y a une intégration graduelle qui
322
réduit les mots polysyllabiques en mots dissyllabiques et monosyllabiques.
Le mot anglo-saxon steorra s’est consolidé avec le temps en star (étoile),
mona en moon (lune) et nama en name (nom). La transition est très
saisissable dans le demi-saxon. Sunu devint en demi-saxon sune et en
anglais son (fils); l’e final de sune est une forme évanescente de l’u
original. Le passage du pluriel anglo-saxon, formé par la syllabe distincte
as, au pluriel anglais formé par l’addition de la consonne s, nous montre la
même chose: smithas devenant smiths (forgerons) et endas devenant ends
(fins) sont des exemples de cette coalescence progressive. Il en est de
même de la disparition de la finale an au mode infinitif des verbes comme
le montre la transition de l’anglo-saxon cuman au demi-saxon cumme et à
l’anglais come (venir). De plus, le progrès s’est continué lentement depuis
la formation de ce que nous considérons comme l’anglais. Au temps
d’Elisabeth, le pluriel des verbes prenait encore fréquemment la finale en;
pour we tell on disait we tellen et encore en quelques endroits on peut
entendre aujourd’hui cette forme. De la même manière la terminaison ed du
temps passé s’est unie avec le mot qu’elle modifie, burned est dans la
prononciation devenu burnt (brûlé), et même dans l’écriture le t terminal a,
dans quelques cas, pris la place de ed. Il n’y a que là où les formes antiques
sont conservées, comme dans le langage liturgique, que l’on maintient
distinctement cette inflexion. De plus nous voyons qu’en beaucoup de cas
les voyelles composées ont été fondues en une seule. On a la preuve que
dans bread (pain) l’e et l’a étaient autrefois séparément prononcés par le
fait qu’ils le sont encore dans les endroits où les vieilles habitudes existent
toujours. Cependant nous avons contracté la prononciation en bred et nous
avons fait des changements semblables en beaucoup de mots usuels. Enfin,
remarquons que, là où la répétition est le plus fréquente, l’opération est
poussée le plus loin, comme par exemple la contraction de lord
323
(primitivement hlaford) en lud dans la bouche des avocats; et mieux encore
la fusion de God be with you (Dieu soit avec vous) en Good bye.
Non seulement le langage nous montre ainsi l’opération
d’intégration, mais il la montre encore dans son développement
grammatical. Les langues les plus inférieures, n’ayant que des noms et des
verbes sans inflexions, ne permettent pas d’unir aussi étroitement les
éléments d’une proposition qu’on peut le faire en marquant leurs rapports
soit par des inflexions soit par des conjonctions. Ces langues sont ce que
nous pouvons appeler incohérentes. La langue chinoise est
considérablement incohérente. «Si, au lieu de dire: je vais à Londres, les
figues viennent de Turquie, le soleil brille à travers l’air, nous disions je
vais but Londres, les figues viennent origine Turquie, le soleil brille
passage air, nous parlerions comme les Chinois». De cette forme aptotique
il y aune transition par coalescence à une forme dans laquelle les rapports
des mots sont exprimés par l’adjonction de certains mots inflexionnels.
«Dans les langues comme le chinois, remarque M. Latham, les mots
séparés les plus employés pour exprimer les rapports peuvent devenir des
affixes ou des suffixes. Les nombreuses langues inflexionnelles, ajoute-t-il,
se divisent en deux classes. Dans l’une, les inflexions n’ont aucune
apparence d’avoir été des mots séparés; dans l’autre, on peut démontrer
qu’à l’origine c’étaient des mots séparés.» De cela on tire la conclusion que
les langues aptotiques, par l’usage de plus en plus fréquent de
compléments, donnèrent naissance aux langues agglutinées dans lesquelles
on peut suivre encore la séparation primitive des parties inflexionnelles; et
de celles-ci sont sorties, par suite de l’usage, les langues amalgamées dans
lesquelles la séparation primitive des parties inflexionnelles ne peut plus
être reconnue. Cette conclusion est fortement soutenue par le fait que la
continuation de l’opération a fait sortir des langues amalgamées, les
langues anaptotiques dont la langue anglaise est le meilleur exemple, des
324
langues dans lesquelles une consolidation plus avancée ayant presque fait
disparaître les inflexions, de nouvelles espèces de mots se sont développées
pour exprimer les relations des mots. Lorsque nous voyons les inflexions
de l’anglo-saxon se perdre graduellement par contraction durant le
développement de l’anglais et, quoiqu’à un moindre degré, les inflexions
latines s’effacer durant le développement du français, nous ne pouvons nier
que la structure grammaticale soit modifiée par l’intégration, et en voyant
comment l’intégration explique clairement les premières étapes de la
structure grammaticale, il nous faut conclure qu’elle a produit son effet dès
le début.
Une intégration d’un autre ordre se produit à un degré qui dépend
de celui atteint par la précédente. Comme nous l’avons déjà indiqué, les
langues aptotiques sont nécessairement incohérentes, les éléments d’une
proposition ne peuvent pas y être liés au point de former un tout. Mais,
aussitôt que la coalescence produit des mots infléchis, il devient possible de
les unir en phrases dont les parties sont si mutuellement dépendantes qu’on
ne peut y faire aucun changement considérable sans en détruire le sens. On
peut encore noter un degré de plus dans l’intégration. Après le
développement de ces formes grammaticales qui permettent d’exprimer des
propositions bien définies, nous ne trouvons d’abord ces formes employées
que pour exprimer des propositions d’une espèce simple. Un seul sujet et
un seul attribut, accompagnés de quelques termes qualificatifs, sont
ordinairement tout. Si, par exemple, nous comparons les Écritures
hébraïques avec les écrits modernes, nous y voyons une différence bien
marquée dans l’agrégation des groupes de mots. Par le nombre des
propositions subordonnées qui accompagnent la principale, par les divers
compléments que reçoivent les sujets et les attributs et par les nombreux
membres de phrase qualificatifs, tout cela réuni en un tout complexe,
325
beaucoup de phrases des écrits modernes nous montrent un degré
d’intégration qu’on ne peut trouver dans les écrits anciens.
113. — L’histoire de la science présente à chaque pas des faits de
même signification. L’intégration de groupes d’êtres semblables et de
groupes de rapports semblables constitue la partie saillante du progrès
scientifique. Un coup d’œil sur les sciences classificatrices suffit pour
montrer que les agrégations confuses et incohérentes que fait le vulgaire
des objets naturels sont graduellement rendues complètes et compactes et
reliées entre elles comme groupes et sous-groupes. Au lieu de considérer
toutes les créatures marines comme des poissons, des crabes et des
méduses, la zoologie établit parmi elles des subdivisions sous les titres de
vertébrés, annelés, mollusques, cœlenterata, etc., et au lieu du large et
vague assemblage que le langage populaire désigne par «bêtes rampantes »,
la zoologie établit les classes spéciales des annélides des myriapodes, des
insectes, des arachnides, etc., en leur donnant en même temps une
consolidation croissante. Les divers genres et ordres dont ces classes se
composent sont arrangés suivant leurs affinités et reliés par des définitions
communes, en même temps que, par une observation plus étendue et une
critique rigoureuse, les formes auparavant inconnues et indéterminées sont
intégrées avec leurs congénères. L’opération d’intégration n’est pas moins
clairement apparente dans ces sciences qui ont pour objet, non le
classement des objets, mais celui des rapports. Sous l’un de ses principaux
aspects, le progrès scientifique est le progrès de la généralisation, et
généraliser, c’est réunir en groupes toutes les coexistences et les
successions semblables de phénomènes. La réunion de beaucoup de
rapports concrets dans une généralisation d’ordre inférieur est un exemple
du progrès sous sa forme la plus simple; un exemple sous une forme plus
complexe nous est fourni par le groupement de ces généralisations
inférieures en généralisations plus hautes et le groupement de celles-ci en
326
plus hautes encore. D’année en année on établit des rapports entre des
ordres de phénomènes qui paraissaient n’en pas avoir, et ces rapports, en se
multipliant et se fortifiant, unissent graduellement par un lien commun les
ordres en apparence étrangers les uns aux autres. Quand, par exemple,
Humboldt cite l’observation des Suisses: «Il va pleuvoir parce qu’on
entend le murmure des torrents plus près;» quand il reconnaît la parenté de
cette observation et d’une autre qu’il a faite lui-même, que les cataractes de
l’Orénoque sont entendues à une plus grande distance pendant la nuit que
pendant le jour; quand il indique l’analogie de ces faits avec cet autre que
lorsqu’on voit plus nettement les objets éloignés, c’est signe de pluie, et
quand il signale que la cause commune de ces variations est la moindre
résistance opposée au passage de la lumière et du son par des milieux
comparativement homogènes en température ou en état hygrométrique, il
groupe, par une même généralisation, certains caractères de la lumière et
certains caractères du son. L’expérience ayant montré que la lumière et le
son se conforment aux mêmes lois de réflexion et de réfraction, la
conclusion qu’ils sont tous deux produits par des ondulations, quoique ces
ondulations soient d’espèce différente, gagne en probabilité; il y a
commencement d’intégration entre deux classes de faits qu’on supposait
autrefois n’avoir aucun rapport. Une intégration encore plus prononcée a
dernièrement eu lieu entre les sections scientifiques auparavant
indépendantes de l’électricité, du magnétisme et de la lumière.
L’opération ira manifestement beaucoup plus loin. Des propositions
comme celles mises en avant dans les chapitres précédents sur la
persistance de la force, la transformation et l’équivalence des forces, la
direction du mouvement et le rythme du mouvement, réunissent des
phénomènes appartenant à tous les ordres d’existence. Et, s’il existe
quelque chose comme ce que nous appelons ici philosophie, on pourra
finalement arriver à une intégration universelle.
327
114. — Les arts industriels et esthétiques ne manquent pas non plus
de nous fournir des exemples tout aussi concluants. Le progrès allant des
petits et simples outils aux grandes machines compliquées est un progrès
d’intégration. Parmi ce qu’on appelle les engins de force, le passage du
levier au treuil a été le progrès d’un engin simple à un engin fait de
plusieurs engins simples. En comparant les treuils et les autres engins
mécaniques employés autrefois à ceux dont on se sert aujourd’hui, nous
voyons que plusieurs des machines anciennes sont réunies dans une seule
de nos machines d’aujourd’hui. Un métier moderne à filer, à tisser, à faire
des bas ou des rubans n’est pas seulement fait d’un levier, d’un plan
incliné, d’une vis, d’un engrenage réunis ensemble, mais de plusieurs et qui
sont réunis en un tout. Aux premiers temps, alors que les seules forces
employées étaient celle de l’homme et celle du cheval, l’agent moteur
n’était pas lié avec l’outil qu’il faisait mouvoir mais, dans beaucoup de cas,
les deux sont aujourd’hui réunis. Le foyer et la chaudière d’une locomotive
sont combinés avec le mécanisme qui est actionné par la vapeur. Dans
chaque manufacture on peut voir une intégration beaucoup plus étendue.
Là, de nombreuses machines compliquées sont mises en rapport avec la
machine à vapeur au moyen d’arbres de transmission et le tout est réuni en
un vaste et unique appareil.
Comparez les décorations murales des Egyptiens et des Assyriens
avec les modernes peintures historiques et vous trouvez manifestement
dans celles-ci un progrès dans l’unité de composition, une subordination
des parties à l’ensemble. Une fresque ancienne est faite de figures qui sont
à peu près toutes sur le même plan; il n’y a pas de gradations de lumière et
d’ombre. On peut noter la même caractéristique dans les tapisseries du
moyen-âge. Pour représenter une scène de chasse, par exemple, une de ces
tapisseries contient des hommes, des chevaux, des chiens, des bêtes, des
oiseaux, des arbres, des fleurs, mélangés au hasard; les êtres vivants sont
328
diversement occupés et la plupart n’ont pas l’air d’avoir conscience de la
présence des autres. Mais, dans les peintures produites depuis, bien que
nombre d’entre elles soient défectueuses sous ce rapport, il y a toujours une
certaine coordination, un arrangement d’attitudes, d’expressions, de
lumière, de couleurs, qui combine les parties en une seule scène, et le
succès avec lequel l’unité d’effet est obtenue au moyen de la variété des
composants, est la principale preuve du mérite de l’œuvre.
Dans la musique, l’intégration progressive a un plus grand nombre
de manières de se faire voir. La cadence simple, ne comprenant qu’un petit
nombre de notes, répétées d’une façon monotone, dans les chansons des
sauvages, devient chez les races civilisées, une longue série de phrases
musicales combinées en un tout, et l’intégration s’y trouve si complète que
la mélodie ne peut pas être brisée par le milieu ni privée de sa note finale,
sans que nous éprouvions l’impression désagréable qu’elle n’est pas
complète. Si à l’air on ajoute un ténor, une basse et un alto et si, aux parties
des différentes voix, on ajoute un accompagnement, nous voyons des
intégrations d’un autre ordre qui graduellement deviennent plus
compliquées. Et l’opération est poussée à une étape de plus quand les solos
complexes, les concerts, les chœurs et les effets d’orchestre sont combinés
dans le vaste ensemble d’un oratorio ou d’un drame musical.
Les arts littéraires, narratifs et dramatiques, nous fournissent encore
des exemples. Les contes des temps primitifs, tels que ceux avec lesquels
les conteurs d’Orient amusent encore leurs auditeurs, sont formés
d’événements successifs pour la plupart non naturels et n’ayant pas de
rapports naturels ce sont seulement des aventures séparées, réunies sans
nécessité dans leur succession. Mais, dans une bonne œuvre d’imagination
moderne, les événements sont les produits propres des caractères placés
dans des conditions données et ne peuvent pas être changés à volonté, soit
dans leur ordre, soit dans leur espèce sans faire tort à l’effet général ou sans
329
le détruire. De plus les personnages eux-mêmes qui, dans les fictions
primitives, jouent leur rôle respectif sans montrer comment leurs idées sont
modifiées par l’action des autres personnages ou par les événements, sont
maintenant représentés comme unis par des relations morales complexes et
comme agissant et réagissant les uns sur les autres.
115. — L’évolution est donc, sous son aspect primaire, le passage
d’une forme moins cohérente à une forme plus cohérente par suite de la
dissipation du mouvement et de l’intégration de la matière. C’est là
l’opération universelle par laquelle les existences sensibles, tant
individuellement que dans leur ensemble, passent durant la moitié
ascendante de leur histoire. Cela prouve que c’est là un caractère qui a dû
se montrer dans les premiers changements que l’univers visible est supposé
avoir subis, comme il se montre dans ces derniers changements que nous
découvrons dans les sociétés et dans les produits de la vie sociale. Et
partout l’unification se produit simultanément dans plusieurs directions.
Il y a une agrégation progressive aussi bien dans l’évolution du
système solaire que dans celui d’une planète, d’un organisme, d’une nation.
On peut le démontrer par la densité croissante de la matière contenue dans
la chose considérée, ou par l’absorption en elle de la matière qui en était
auparavant séparée, ou par les deux faits réunis. Mais, dans un cas comme
dans l’autre, l’intégration implique une perte de mouvement relatif. En
même temps les parties en lesquelles la masse s’est divisée se consolident
séparément de la même façon. Nous le voyons dans la formation des
planètes et des satellites, qui a eu lieu en même temps que la concentration
progressive de la nébuleuse qui a donné naissance au système solaire; nous
le voyons dans la croissance des organes séparés qui marche pari passu
avec la croissance de chaque organisme; nous le voyons dans l’apparition
de centres spéciaux d’industrie et de masses spéciales de population, qui est
associée avec le développement de chaque société.
330
L’intégration générale est toujours accompagnée de plus ou moins
d’intégration locale.
Et alors, outre l’augmentation de rapprochement entre les parties
composant le tout et entre les composants de chaque partie, il y a
accroissement de la combinaison qui produit leur dépendance mutuelle.
Cette dépendance mutuelle vaguement soupçonnée entre les existences
inorganiques, célestes et terrestres, devient distincte entre les existences
organiques et superorganiques. Depuis les formes les plus inférieures de la
vie jusqu’aux plus élevées, le degré de développement est indiqué par le
degré suivant lequel les diverses parties constituent un assemblage
coopérateur, suivant lequel elles sont intégrées en un groupe d’organes
vivant les uns par les autres et les uns pour les autres. Le même contraste
est évident entre les sociétés non développées et les sociétés développées: il
y a une coordination toujours croissante des parties. Et la même chose est
vraie pour les produits sociaux, pour la science par exemple, qui est
devenue hautement intégrée, non seulement en ce sens que chacune de ses
divisions se compose de propositions dépendant les unes des autres, mais
encore en ce sens que ses diverses divisions ne peuvent se livrer à leurs
recherches respectives sans appeler les autres à leur aide.
331
passage du tout de l’état incohérent à l’état cohérent, et une formule qui
n’en dit rien laisse de côté plus de la moitié des phénomènes qu’elle doit
exprimer.
Nous avons maintenant à traiter de cette moitié la plus importante
des phénomènes. Nous avons à nous occuper ici de ces redistributions
secondaires de la matière et du mouvement qui accompagnent la
redistribution primaire. Nous avons vu que,lorsque les agrégats sont très
incohérents, les redistributions secondaires ne produisent que des résultats
évanescents et que dans les agrégats qui ont atteint un certain état moyen et
qui s’y maintiennent, c’est-à-dire qui ne sont ni très incohérents, ni très
cohérents, des résultats d’une espèce relativement persistante sont produits,
— des modifications de structure. Nous allons maintenant nous demander:
Quelle est l’expression universelle de ces modifications de structure?
Une réponse implicite a déjà été donnée à cette question dans le
titre Evolution composée. Déjà, en distinguant comme évolution simple
cette intégration de la matière et cette dissipation du mouvement qui n’est
pas accompagnée de redistributions secondaires, nous avons affirmé
tacitement que, là où il y a des redistributions secondaires, il se produit de
la complexité: la masse, au lieu de rester uniforme, doit être devenue
multiforme. La proposition est identique. Dire qu’en même temps que la
redistribution primaire il y a des redistributions secondaires, c’est dire
qu’en même temps qu’il y a changement d’un état diffus à un état
concentré, il y a changement d’un état homogène à un état hétérogène. Les
composants de la masse, en s’intégrant, se sont différenciés23.
23 Ici, les termes doivent être compris en un sens relatif. Puisque nous ne savons rien
de la diffusion absolue ni de la concentration absolue, le changement ne peut jamais
être que d’un état plus diffus à un état moins diffus, — d’une moindre cohérence à
une plus grande cohérence; et pareillement, comme il n’y a pas d’existence concrète
qui soit absolument simple, comme rien n’est parfaitement uniforme, comme nous
ne trouvons nulle part l’homogénéité complète, la transformation se fait toujours
332
C’est donc là le second aspect sous lequel nous avons à considérer
l’évolution. Dans le dernier chapitre, nous avons considéré les existences
de tous ordres comme manifestant une intégration progressive; dans, le
chapitre présent nous allons les considérer comme manifestant une
différenciation progressive.
117. — Les contrastes qui indiquent une agrégation progressive
dans notre système sidéral impliquent une variété de structure croissante
dans son étendue. Nous avons des nébuleuses diffuses et irrégulières,
d’autres en spirale, annulaires, sphériques. Nous avons des groupes
d’étoiles dont les membres sont éparpillés et des groupes à tous les degrés
de concentration jusqu’à former des grappes globulaires serrées. Ces
groupes diffèrent par le nombre de leurs membres, variant de ceux qui
comprennent plusieurs milliers d’étoiles à ceux qui n’en ont que deux.
Parmi les étoiles individuelles, il y a de grands contrastes, réels aussi bien
qu’apparents, quant à la grandeur; la diversité de leur couleur aussi bien
que celle de leurs spectres permet de penser qu’il y a de nombreux
contrastes dans leurs états physiques. Outre ces hétérogénéités de détail, il
y a des hétérogénéités générales. Les nébuleuses sont nombreuses dans
certaines régions du ciel, tandis que dans d’autres il n’y a que des étoiles.
Ici, les espaces célestes sont presque vides, tandis que là nous voyons des
agrégations denses de nébuleuses et d’étoiles.
La matière de notre système solaire a augmenté le nombre de ses
formes durant son intégration. Le sphéroïde gazeux, en se concentrant, par
la dissipation du mouvement moléculaire qu’il contenait, en acquérant des
dissemblances plus marquées de densité et de température entre son
intérieur et son extérieur, et en laissant derrière lui, de temps en temps, des
dans le sens d’une plus grande complexité, d’une multiformité croissante ou d’une
hétérogénéité plus avancée. Le lecteur devra se souvenir de cette restriction.
333
portions annulaires de sa masse, a subi des différenciations qui ont crû en
nombre et en intensité jusqu’à ce que fût organisé le groupe existant: soleil,
planètes et satellites. L’hétérogénéité de ce groupe se montre de diverses
façons. Il y a d’immenses contrastes entre le soleil et les planètes pour le
poids et le volume et des contrastes secondaires de même sorte entre les
planètes et entre celles-ci et leurs satellites. Il y a de plus le contraste de la
température entre le soleil et les planètes, et il y a des indications de
différences entre les planètes tant pour leur chaleur propre que pour celle
qu’elles reçoivent du soleil. En nous souvenant qu’elles diffèrent aussi
quant à l’inclinaison de leurs orbites et celle de leurs axes, quant à leur
pesanteur spécifique et leur constitution physique, nous comprendrons
quelle complexité s’est produite dans le système solaire par ces
redistributions secondaires qui ont accompagné la redistribution primaire.
118. — Laissant ces exemples qui, du fait qu’ils s’appuient sur
l’hypothèse nébulaire, peuvent être tenus pour plus ou moins
hypothétiques, descendons à des preuves moins exposées à l’objection.
Il est admis aujourd’hui, parmi les géologues, que la Terre fut
autrefois une masse de matière en fusion. Originairement elle était donc
comparativement homogène en sa consistance et, par suite de la circulation
qui se produit dans les liquides chauffés, elle doit avoir été
comparativement homogène en température. Elle doit aussi avoir été
entourée d’une atmosphère composée en partie des éléments de l’air et de
l’eau et en partie des éléments divers qui prennent la forme gazeuse à de
hautes températures. Le refroidissement par radiation doit, après un temps
immense, avoir eu pour résultat de différencier la portion la plus apte à
perdre sa chaleur, c’est-à-dire la surface. Un nouveau refroidissement
déterminant le dépôt de tous les éléments solidifiables contenus dans
l’atmosphère, et ensuite la précipitation de l’eau, pour ne laisser que l’air,
doit avoir causé une seconde différenciation marquée et, comme la
334
condensation a commencé sur les parties les plus froides, c’est-à-dire
autour des pôles, les premières distinctions géographiques ont dû en être le
résultat.
A ces exemples d’une hétérogénéité croissante qu’on infère de lois
connues, la géologie en ajoute une longue série qui ont été établis par
induction. La structure de la terre est devenue, d’âge en âge, plus
compliquée par des additions aux couches qui forment sa croûte; et d’âge
en âge, elle est devenue plus variée par la combinaison croissante de ces
couches dont les plus récentes, formées de détritus des plus anciennes, sont,
pour la plupart, rendues très complexes par le mélange des matériaux
qu’elles contiennent. Cette hétérogénéité a été considérablement augmentée
par les actions du noyau sur son enveloppe, actions qui ont eu pour résultat,
non seulement de nombreuses espèces de roches ignées, mais le
redressement de couches de sédiment sous toute espèce d’angles, la
formation de failles et de veines métalliques et la production de
dislocations et d’irrégularités en nombre infini. De plus, les géologues nous
enseignent que la surface de la terre est devenue plus variée en altitude, que
les systèmes de montagnes les plus anciens sont les moins élevés et que les
Andes et les Himalayas sont les plus récents et il est probable que des
changements correspondants ont eu lieu dans le lit de l’Océan. Comme
conséquence de cette incessante multiplication des différences, nous
trouvons maintenant qu’aucune des portions visibles de la surface du globe
n’est semblable à une autre dans son contour, dans sa structure géologique
ou dans sa composition chimique.
Simultanément, il s’est établi une différenciation graduelle des
climats; dès que la Terre fut refroidie et sa croûte solidifiée, des inégalités
de température s’élevèrent entre les parties qui étaient plus exposées au
soleil et celles qui l’étaient moins; et ainsi, avec le cours du temps,
apparurent ces contrastes bien marqués entre les régions couvertes
335
perpétuellement de neige et de glace, et celles où l’hiver et l’été règnent
alternativement, durant des périodes variables selon la latitude, et les
régions où l’été suit l’été avec une variation à peine appréciable. En même
temps, les exhaussements et les abaissements survenant ici et là sur la
croûte de la terre, et produisant des distributions irrégulières de la terre et
de la mer, ont eu pour conséquence diverses modifications de climat en
plus de celles déterminées par la latitude; une autre série de ces
modifications a eu pour cause l’accroissement des différences d’altitude de
la surface, qui, en divers endroits, ont placé les climats arctiques, tempérés
et tropicaux à quelques milles les uns des autres. Le résultat général a été
que toute région étendue de la Terre a ses propres conditions
météorologiques et que chaque localité, dans chaque région, diffère plus ou
moins des autres, quant à ces conditions tout aussi bien qu’en structure, en
contour et en nature du terrain. Ainsi donc, il y a un frappant contraste,
sous le rapport de l’hétérogénéité, entre notre terre d’aujourd’hui dont ni
géographes, ni géologues, ni minéralogistes, ni météorologistes n’ont
encore énuméré toutes les variétés d’aspect et le globe en fusion dont elle
est sortie.
119. — Les exemples les plus clairs, les plus nombreux et les plus
variés du progrès en multiformité qui accompagne le progrès en
intégration, nous sont fournis par les corps vivants. Caractérisés comme ils
sont par la grande quantité de mouvement latent contenu en eux, ils nous
font voir, à un degré extrême, les redistributions secondaires qui sont
facilitées par le mouvement latent. L’histoire de chaque plante et de chaque
animal, en même temps qu’elle est une histoire d’accroissement de volume,
est une histoire aussi d’accroissement simultané de différences entre les
parties. Cette transformation a plusieurs aspects. La composition chimique,
presque uniforme dans la substance d’un germe végétal ou animal, cesse
graduellement d’être uniforme. Les divers composés, azotés et non azotés,
336
qui étaient mélangés d’une façon homogène, se séparent par degrés,
deviennent diversement proportionnés en des endroits divers et produisent
de nouveaux composés par transformation ou par modification. Dans les
plantes, les matières albumineuses et amylacées qui forment la substance
de l’embryon donnent naissance, ici, à la prépondérance de la chlorophylle
et là, à celle de la cellulose. Sur les parties qui deviennent la surface des
feuilles, certains des matériaux sont métamorphosés en cire. A cet endroit,
l’amidon devient l’un de ses équivalents isomériques, le sucre, et, dans cet
autre endroit, il devient un autre de ses équivalents isomériques, la gomme.
Par un changement secondaire, une partie de la cellulose est transformée en
bois, tandis qu’une autre partie est transformée en cette substance voisine
qui, en grandes masses, s’appelle liège. Et les composés plus nombreux,
qui apparaissent ainsi, donnent naissance à des dissemblances nouvelles en
se mélangeant en proportions différentes. Le jaune, qui est la partie
essentielle de l’œuf animal, formé de composants qui sont d’abord
uniformément mélangés, se transforme chimiquement de la même façon.
Sa protéine, ses graisses, ses sels deviennent mélangés en proportions
diverses sur des points différents et la multiplication des formes
isomériques conduit à des mélanges nouveaux et à des combinaisons qui
constituent des distinctions plus petites entre les parties. Ici, une masse,
devenant foncée par accumulation d’hématine, se dissout en sang. Là, des
matières grasses et albumineuses, en s’unissant, composent le tissu
nerveux. A cet endroit, la substance azotée prend le caractère de cartilage,
et à cet autre, les sels calcaires, se rassemblant dans le cartilage, posent la
fondation de l’os. Toutes ces différenciations chimiques deviennent
lentement plus marquées et plus nombreuses.
Des contrastes de fine structure apparaissent simultanément. Des
tissus distincts remplacent la matière qui, auparavant, n’avait aucune
dissemblance perceptible entre ses parties et chacun des tissus produits
337
d’abord subit des modifications secondaires qui produisent des sous-
espèces de tissus. Le protoplasma granulaire du germe végétal, comme
celui qui forme la pointe développante de chaque pousse, donne naissance
à des cellules qui, d’abord, se ressemblent toutes. Quelques-unes, en
grandissant, s’aplatissent et s’unissent par les bords pour former la couche
externe. D’autres s’allongent et, en même temps, se rassemblent en
faisceaux pour former les fondations de la fibre ligneuse. Avant qu’elles
soient beaucoup allongées, certaines de ces cellules montrent un plissement
du dépôt intérieur qui, pendant l’allongement, devient un fil en spirale ou
un réseau ou une série d’anneaux, et par l’union longitudinale de cellules
ainsi doublées intérieurement, des vaisseaux sont formés. En même temps,
chacun des tissus différenciés se différencie de nouveau, comme, par
exemple, le tissu qui constitue la partie essentielle d’une feuille dont la
couche supérieure est formée de cellules de chlorophylle étroitement
groupées tandis que les couches inférieures deviennent spongieuses. Les
transformations subies par l’œuf fécondé ont le même caractère général;
d’abord amas de cellules semblables, il atteint rapidement une étape où les
cellules sont différenciées. Le partage en deux, fréquemment répété dans
les cellules de la surface d’où résulte un amoindrissement de leur taille et
leur réunion subséquente en une couche externe, constitue la première
différenciation; l’aire moyenne de cette couche devient différente du reste
par la même opération qui s’y produit plus activement. C’est par ces
modifications de modifications, nombreuses et variées, qu’apparaissent les
classes et les sous-classes de tissus, qui, enchevêtrés les uns dans les autres,
composent les organes.
Les changements dans la forme générale et dans les formes
particulières des organes se conforment également à la même loi. Tous les
germes sont d’abord des sphères et tous les membres sont d’abord des
bourgeons ou des blocs arrondis. De cette uniformité et de cette simplicité
338
primordiales partent des divergences affectant le tout et les parties
principales et les conduisant vers la multiformité et la complexité de
contour. Ecartez les jeunes feuilles étroitement serrées qui terminent un
bourgeon et vous trouvez que le noyau est un nœud central portant des
nœuds latéraux, chacun desquels peut devenir soit une feuille, soit un
sépale, soit un pétale, soit une étamine, soit un carpelle; toutes ces parties
finalement dissemblables sont, à l’origine, toutes pareilles. Les bourgeons
eux-mêmes s’éloignent de leur uniformité première et, tandis que chaque
branche devient plus ou moins différente des autres, toute la partie externe
de la plante devient différente de sa partie interne.
Il en est de même pour les organes des animaux. Un arthropode,
par exemple, a des membres qui étaient, à l’origine, tous pareils les uns aux
autres, formant une série homogène; mais, par des divergences continues,
sont apparues entre eux des différences de taille et de forme comme celles
que nous voyons dans le crabe et le homard. Les vertébrés fournissent
également des exemples du même fait. Les ailes et les jambes d’un oiseau
ont la même forme, lorsqu’elles bourgeonnent sur les côtés de l’embryon.
Ainsi, dans chaque plante et dans chaque animal, d’importantes
redistributions secondaires accompagnent la redistribution primaire.
D’abord une première différence entre deux parties; puis, dans chacune de
ces parties, d’autres différences qui deviennent aussi marquées que la
première; et toujours une multiplication des différences, en progression
géométrique, jusqu’à ce que soit atteinte cette combinaison complexe qui
constitue l’adulte. C’est là l’histoire de toutes les choses vivantes quelles
qu’elles soient. Reprenant une idée émise par Harvey, Wolff et von Baer
ont montré que, pendant son développement, chaque organisme passe d’un
339
état d’homogénéité à un état d’hétérogénéité. Depuis une génération, cette
vérité est acceptée par les biologistes24.
120. — Lorsque nous passons des formes individuelles de la vie à
la vie en général, et nous demandons si la même loi se rencontre dans
l’ensemble de ses manifestations, si les plantes et les animaux modernes
ont des structures plus hétérogènes que les anciens, et si la faune et la flore
d’à présent sont plus hétérogènes que la faune et la flore du passé, les
preuves que nous trouvons sont si fragmentaires qu’on peut conclure dans
un sens ou dans l’autre. Les trois cinquièmes de la surface de la terre étant
couverts par l’eau; une grande partie de la surface émergée étant
inaccessible aux géologues ou n’ayant pas été explorée par eux; la plus
340
grande partie du reste ayant été examinée superficiellement et même les
parties les plus familières, comme l’Angleterre, ayant été si imparfaitement
explorées qu’une nouvelle série de couches a été découverte dans les
dernières années, il est évidemment impossible de dire quelles créatures
n’ont pas existé à une période donnée. Si nous considérons la nature
périssable d’un grand nombre des formes organiques inférieures, les
métamorphoses subies par un grand nombre de couches de sédiment et les
lacunes qui se trouvent dans le reste, nous trouvons de nouvelles raisons
pour ne pas nous fier à nos déductions. D’un côté, la découverte répétée de
restes de vertébrés dans des couches qu’on supposait auparavant n’en pas
contenir, de restes de reptiles là où l’on pensait n’en trouver que de
poissons, et de restes de mammifères là où l’on supposait n’avoir existé que
des reptiles, nous donne tous les jours la démonstration du peu de valeur de
la preuve négative. D’un autre côté, nous voyons clairement la futilité de la
supposition que nous avons trouvé les restes des premiers êtres organiques
ou quelque chose d’approchant. On ne peut plus nier que les plus anciennes
des formations aqueuses connues ont été grandement changées par l’action
ignée qui a totalement transformé les couches encore plus vieilles. Si l’on
admet le fait que des couches sédimentaires, plus anciennes que toutes
celles que nous connaissons, ont subi la fusion, il faut admettre aussi que
nous ne pouvons dire à quelle époque s’est produite cette destruction des
couches sédimentaires. Il y a tout lieu de penser que ce sont seulement les
derniers chapitres de l’histoire biologique de la terre qui nous sont
parvenus.
Beaucoup de conclusions peuvent ainsi être extrêmement
douteuses. Si un progressionniste soutient que les restes des plus anciens
vertébrés connus sont ceux des poissons, qui sont les plus homogènes des
vertébrés, que les reptiles, qui sont plus hétérogènes, sont venus plus tard,
et que, plus tard encore, sont arrivés les mammifères et les oiseaux plus
341
hétérogènes encore, on peut lui répondre que les dépôts paléozoïques,
n’ayant pas été faits dans des estuaires, ne doivent probablement pas
contenir de restes des vertébrés terrestres qui, néanmoins, peuvent avoir
existé. La même réponse peut être faite à l’argument que la faune vertébrée
de la période paléozoïque consistant, autant que nous le savons,
entièrement en poissons, était moins hétérogène que la faune vertébrée
moderne qui comprend, en plus, des multitudes d’espèces de reptiles,
d’oiseaux et de mammifères; tandis qu’un partisan de l’uniformité des
types peut soutenir, avec une grande apparence de vérité, que l’apparition
de formes supérieures et plus variées dans les plus récentes périodes
géologiques est due à une immigration progressive, parce qu’un continent
lentement soulevé hors de l’océan à un point éloigné des continents
préexistants, serait nécessairement peuplé par ceux-ci dans un ordre pareil à
celui que nos couches nous font voir. On peut en même temps prouver que
les arguments contraires ne sont pas plus concluants. Lorsque, pour
montrer qu’il ne peut pas y avoir eu d’évolution continue allant des formes
organiques les plus homogènes aux formes les plus hétérogènes, le partisan
de l’uniformité signale les brèches rencontrées dans la succession de ces
formes, il suffit de lui répondre que les changements géologiques ordinaires
nous montrent pourquoi de telles brèches se sont produites, et pourquoi, par
l’immersion et l’émergence de vastes surfaces, des lacunes aussi grandes
que celles qui séparent les grandes époques géologiques ont pu se produire.
Si l’adversaire de l’hypothèse du développement cite les faits avancés par
le professeur Huxley dans sa leçon sur les Types persistants; s’il fait
remarquer que, «sur les deux cents ordres de plantes connus, aucun n’est
exclusivement fossile, tandis que parmi les animaux il n’y a pas une seule
classe qui soit totalement éteinte et qu’il n’y a pas plus de sept pour cent de
leurs ordres qui ne soient pas représentés dans la création existante»; s’il
soutient que parmi ces ordres il en est quelques-uns qui ont existé de
342
l’époque silurienne jusqu’à nos jours sans changement appréciable, et s’il
conclut que le degré de ressemblance entre les formes du présent et celles
du passé est beaucoup plus grand que ne le comporte l’hypothèse, on peut
encore lui faire une réponse sur laquelle le professeur Huxley a insisté, à
savoir que nous avons des preuves de l’existence d’une époque pré-
géologique d’une durée inconnue. Et, en effet, quand on se rappelle que les
énormes dépôts de la période silurienne montrent que la croûte de la terre
devait être alors à peu près aussi épaisse qu’aujourd’hui; quand on en
conclut qu’il a fallu, pour former une croûte aussi épaisse, un temps
immensément plus grand que celui qui s’est écoulé de cette époque à nos
jours; quand on admet, comme nous sommes forcés de le faire, que, durant
cette période géologique comparativement immense, les changements
géologiques et biologiques s’opéraient à leur taux usuel, il devient
manifeste non seulement que les documents paléontologiques que nous
trouvons, ne détruisent pas la théorie de l’évolution, mais encore qu’ils sont
tels que nous pouvions raisonnablement nous attendre à les trouver.
De plus, bien que les faits ne soient pas suffisants pour qu’on puisse
affirmer ou nier l’évolution, cependant quelques-uns des plus remarquables
viennent à l’appui de la croyance que les organismes et les groupes
d’organismes les plus hétérogènes out évolué des moins hétérogènes. L’un
de ces faits est la communauté moyenne de type entre les fossiles des
couches contiguës, particulièrement celle qu’on trouve entre les derniers
fossiles tertiaires et les êtres actuellement existants. La découverte, dans
quelques dépôts modernes, de formes telles que le paléothérium et
l’anaplothérium qui, d’après le professeur Owen, ont des types de structure
intermédiaires entre quelques-uns de ceux qui existent actuellement, est un
autre de ces faits. Et l’apparition comparativement récente de l’homme est
343
un troisième fait du même genre qui a encore une plus grande
signification25. Donc, nous pouvons dire que, bien que notre connaissance
du passé de la vie sur la terre soit relativement petite, cependant, ce que
nous en possédons, avec ce qui s’y ajoute continuellement, soutient la
croyance qu’il y a eu une évolution du simple au complexe à la fois dans
les formes individuelles et dans l’agrégat des formes.
121. — Le passage de l’homogène à l’hétérogène est clairement
montré dans le progrès de la dernière et la plus hétérogène des créatures —
l’homme. Durant le peuplement de la terre, l’organisme humain est devenu
plus hétérogène parmi les portions civilisées de l’espèce, et l’espèce, dans
son ensemble, a été rendue plus hétérogène par la multiplication des races
et leur différenciation les unes des autres. A l’appui de la première de ces
propositions, on peut citer le fait que, dans le développement relatif des
membres, les hommes civilisés s’éloignent davantage du type général des
mammifères à placenta que les hommes inférieurs. Bien que possédant
souvent un corps et des bras bien développés, le Papou a de petites jambes,
rappelant par là les singes à forme humaine chez qui la différence de taille
25 Je laisse ces phrases, telles qu’elles furent écrites, il y a près de quarante ans,
pensant qu’il vaut mieux indiquer dans une note la grande masse de preuves venues
à l’appui, qui s’est accumulée dans l’intervalle et qui rend maintenant inattaquable
la conclusion posée. En 1862, personne ne pensait qu’il fût possible de trouver des
preuves d’une transition entre les reptiles et les oiseaux et cependant, depuis cette
époque, on a trouvé des formes dont le caractère transitoire ne peut être mis en
doute. Quoique les indications de beaucoup d’autres parentés du même genre,
données par la découverte de formes intercalaires, n’aient pas encore été suivies de
preuves de continuité dans la généalogie pour la plus grande partie des cas, il n’en
est pas de même pour ce qui concerne le cheval, dont les ancêtres ont été
découverts. Le professeur Huxley, pour sceptique et prudent qu’il soit, considère
comme bien démontrée la preuve qu’il descend d’un animal à trois orteils de la
période miocène. Dans son discours d’inauguration à la Société géologique, en
1876, sur la Paléontologie et la doctrine de l’Évolution, beaucoup d’autres
exemples sont donnés de parenté entre des types anciens et modernes. A l’heure
actuelle, l’accord est universel entre les naturalistes, à l’exception de quelques
disciples de Cuvier survivant en France, pour admettre que toutes les formes
organiques sont le résultat de la superposition de modifications sur modifications,
l’accroissement de l’hétérogénéité étant chose généralement sous-entendue.
344
est petite entre les membres antérieurs et les postérieurs. Mais chez
l’Européen, par la longueur plus grande et la plus forte épaisseur des
jambes, les membres antérieurs et postérieurs sont devenus plus
hétérogènes. Le rapport plus grand entre les os du crâne et ceux de la face
est un autre exemple de la même vérité. Chez les vertébrés en général,
l’évolution est marquée par une hétérogénéité croissante de la colonne
vertébrale et plus particulièrement des parties composantes du crâne; les
formes supérieures sont distinguées par la taille relativement plus grande
des os qui couvrent le cerveau et la taille relativement plus petite de ceux
qui forment les mâchoires, etc. Ce trait, qui est plus fort chez l’homme que
chez tout autre animal, est plus fort aussi chez l’Européen que chez le
sauvage. De plus, de l’étendue et de la variété plus grande de ses facultés,
nous pouvons conclure que l’homme civilisé a aussi un système nerveux
plus complexe et plus hétérogène que celui du sauvage, et d’ailleurs le fait
est en partie visible dans le rapport plus grand de son cerveau avec les
ganglions sous-jacents. S’il fallait d’autres exemples, les enfants nous les
fourniraient. Dans l’enfant européen nous trouvons diverses ressemblances
avec les races humaines inférieures, par exemple l’aplatissement des ailes
du nez, la dépression de sa partie osseuse, l’écartement des narines et leur
retroussement, la forme des lèvres, l’absence du sinus frontal, l’écartement
des yeux, la petitesse des jambes. Comme le développement qui transforme
ces traits en ceux de l’Européen adulte est une continuation du changement
de l’homogène en hétérogène qui apparaît durant l’évolution antérieure de
l’embryon, il s’ensuit que le développement parallèle par lequel les traits
des races barbares ont été changés en ceux des races civilisées a été aussi la
continuation du changement de l’homogène en hétérogène. La vérité de
cette seconde proposition est tellement évidente qu’il est presque inutile de
l’appuyer par des exemples. Tous les ouvrages d’ethnologie témoignent en
sa faveur par leurs divisions et subdivisions de races. Même si nous
345
admettions que l’humanité est sortie de plusieurs souches séparées, comme
de chacune de ces souches seraient sorties des tribus présentant maintenant
de larges différences, quoiqu’ayant une origine commune, ainsi que le
prouve la philologie, il resterait encore vrai que la race, dans son ensemble,
est plus hétérogène qu’elle ne le fut autrefois. Ajoutez à cela que nous
avons dans les Anglo-Américains un exemple d’une variété nouvelle qui
est apparue durant les dernières générations et que, si nous pouvons nous
fier aux descriptions de certains observateurs, nous en aurons bientôt une
autre analogue en Australie.
122. — Si nous passons de l’humanité dans sa forme individuelle à
l’humanité constituée en corps social, nous trouvons des exemples plus
variés de la loi générale. Le changement de l’homogène en hétérogène se
montre également dans le progrès de la civilisation considérée dans son
ensemble et dans celui de chaque tribu et de chaque nation et il se produit
encore avec une rapidité croissante.
Dans son état primitif et le plus inférieur, la société est un
assemblage homogène d’individus ayant les mêmes facultés et les mêmes
fonctions; la seule différence marquée dans les fonctions est celle qui
accompagne la différence de sexe. Tout homme est guerrier, chasseur,
pêcheur, fabricant d’outils, maçon; toutes les femmes accomplissent les
mêmes corvées; chaque famille se suffit à elle-même, et, sauf pour les
besoins de sociabilité, d’attaque et de défense, pourrait vivre à l’écart des
autres. Cependant, de très bonne heure, dans le cours de l’évolution sociale,
nous trouvons un commencement de différenciation entre les gouvernants
et les gouvernés. Une sorte de chefferie apparaît bientôt, dès que s’est
effectué le passage de l’état de familles errantes à celui de tribus nomades.
L’autorité du plus fort et du plus rusé se fait sentir parmi les sauvages
comme dans un troupeau d’animaux ou une bande d’écoliers,
particulièrement à la guerre. D’abord, elle est indéfinie, incertaine; elle est
346
partagée par d’autres ayant une force peu inférieure, et n’entraîne aucune
différence dans les occupations et le genre de vie: le premier chef tue lui-
même son gibier, fabrique lui-même ses armes, bâtit lui-même sa hutte, et,
au point de vue économique, ne diffère pas des autres membres de sa tribu.
En même temps que les conquêtes et le rassemblement des tribus, le
contraste entre les gouvernants et les gouvernés devient plus tranché. Le
pouvoir suprême devient héréditaire dans une famille; le chef de cette
famille d’abord militaire, puis politique, cessant de pourvoir à ses propres
besoins, est servi par les autres et il commence à ne plus exercer que sa
fonction gouvernementale.
En même temps est apparue une espèce de gouvernement
coordonnée avec la première, celui de la Religion. Les annales anciennes et
les traditions montrent que les premiers conquérants et rois furent regardés
comme des personnages divins. Les maximes et les ordres prononcés par
eux durant leur vie furent tenus pour sacrés après leur mort, et furent
renforcés par leurs successeurs de lignée divine, qui, à leur tour, furent
placés au panthéon de la race pour y être adorés et suppliés en même temps
que leurs prédécesseurs. Pendant longtemps ces formes de gouvernement
nées en même temps, la forme civile et la forme religieuse, restèrent
étroitement associées. Durant de nombreuses générations, le roi continue à
être le chef des prêtres, et le clergé est recruté parmi les membres de la
famille royale. Durant des siècles, la loi religieuse contient un nombre plus
ou moins grand de règles civiles et la loi civile possède plus ou moins de
sanction religieuse; et même parmi les nations les plus avancées, ces deux
agences du pouvoir sont loin d’être totalement différenciées l’une de
l’autre. Sortie de la même racine, mais s’éloignant graduellement des deux
autres, nous trouvons une troisième agence du pouvoir, celle des mœurs et
des usages cérémoniaux. Les titres d’honneur étaient à l’origine les noms
du dieu-roi; plus tard ceux de Dieu et du roi et plus tard encore ceux des
347
personnes de haut-rang, et finalement on en vint à employer certains
d’entre eux d’homme à homme. Les formules de compliments furent
d’abord des expressions de supplication adressées par les prisonniers à leur
vainqueur, ou par les sujets à leur chef, humain ou divin; ces expressions
furent ensuite employées pour se rendre favorables les autorités subalternes
et descendirent lentement dans l’usage ordinaire. Les genres de salutation
furent premièrement des signes de soumission au vainqueur, puis des
inclinations faites devant le monarque et employées pour l’adorer après sa
mort. Puis on salua de la même façon d’autres descendants de la race
divine, et, par degrés, certaines salutations sont devenues la propriété de
tout le monde26. De sorte que, pas plutôt que la masse sociale, homogène à
l’origine, se différencie en portion gouvernée et en portion gouvernante,
celle-ci montre le commencement d’une division en religieuse et séculière,
— l’Église et l’État; et en même temps, ou même plus tôt, commence à
s’établir cette espèce de gouvernement moins définie qui règle notre
conduite journalière et qui n’est pas sans se construire des organes comme
les collèges de hérauts, les archives de la noblesse, les maîtres des
cérémonies.
Chacune de ces espèces de gouvernement est elle-même sujette à
des différenciations. Avec le cours des âges apparaît, comme chez nous,
une organisation politique très complexe composée d’un monarque, de
ministres, de lords, de députés des communes, avec les départements
administratifs qui leur sont subordonnés, les cours de justice, le trésor
public, etc., ayant pour les aider, dans les provinces, les administrations des
communes, des comtés, des paroisses, ou des associations toutes plus ou
moins compliquées. A côté s’élève une organisation religieuse très
26 Pour avoir des preuves détaillées, voir l’article sur les Mœurs et la Mode, dans les
ESSAIS, vol. III.
348
compliquée, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, depuis les archevêques
jusqu’aux sacristains, ses séminaires, ses assemblées, ses cours
ecclésiastiques, etc., à quoi doivent être ajoutées les sectes indépendantes
qui vont se multipliant tous les jours, chacune ayant ses autorités générales
et ses autorités locales.
En même temps, il se développe un système compliqué de
coutumes, de manières, de modes temporaires imposées par la société tout
entière, et servant à gouverner et à régler les transactions d’homme à
homme qui ne sont pas réglées par la loi civile ou par la loi religieuse. Il
faut de plus remarquer que cette hétérogénéité croissante dans les rouages
gouvernementaux de chaque nation a été accompagnée d’une hétérogénéité
croissante dans les rouages gouvernementaux des diverses nations. Tous les
peuples sont plus ou moins dissemblables quant à leur système politique et
leur législation, quant à leurs croyances et leurs institutions, quant à leurs
coutumes et leurs usages de cérémonies.
En même temps il s’est produit une différenciation d’une espèce
plus familière, celle par laquelle la masse de la communauté s’est séparée
en classes distinctes et en catégories de travailleurs.
Tandis que la portion gouvernante subissait le développement
complexe dont nous avons parlé, la portion gouvernée a subi un
développement plus complexe encore qui a eu pour résultat la minutieuse
division du travail caractérisant les nations avancées. Il est inutile de suivre
ce progrès dans toutes ses étapes, à travers l’institution des castes en Orient
et celle des corporations en Europe jusqu’à l’organisation compliquée, pour
la production et la distribution, qui existe parmi nous. L’économie politique
a depuis longtemps décrit le progrès industriel qui, en accroissant la
division du travail, aboutit à une communauté civilisée dont les membres
accomplissent chacun des actions différentes, les uns pour les autres; en
outre elle a montré les changements par lesquels le producteur isolé d’une
349
marchandise a été transformé en une combinaison de producteurs qui, unis
sous un maître, jouent chacun son rôle dans la fabrication de la même
marchandise. Mais on trouve encore dans l’organisation industrielle de la
société des phases différentes et supérieures de ce progrès de l’homogène à
l’hétérogène. Longtemps encore après qu’un progrès considérable a été fait
dans la division du travail parmi les différentes classes d’ouvriers, il n’y a
qu’une division du travail relativement petite entre les portions de la
communauté très éloignées les unes des autres: la nation continue à être
encore comparativement homogène par la raison que dans chaque district
on se livre aux mêmes occupations. Mais quand les routes et les autres
moyens de transport deviennent nombreux et bons, les districts différents
commencent à se livrer à des occupations différentes et à devenir
mutuellement dépendants. Les manufactures de cotonnades se localisent
dans cette région; les manufactures de drap dans cette autre; les soieries
sont fabriquées ici, les dentelles là; on fait les bas à un endroit, les souliers
à un autre; la poterie, la quincaillerie, la coutellerie ont leurs villes
spéciales; et finalement chaque localité devient plus ou moins distinguée
des autres par son industrie principale. Et de plus, cette division du travail
ne se montre pas seulement entre les diverses portions de la même nation,
mais entre les diverses nations. L’échange de marchandises que la liberté
du commerce permet d’accroître si grandement aura finalement pour
résultat de spécialiser plus ou moins l’industrie de chaque peuple.
De sorte que partant de la tribu primitive, presque, sinon tout à fait,
homogène quant aux fonctions de ses membres, le progrès a marché et
marche encore vers l’agrégation économique de toute la race humaine qui
devient toujours plus hétérogène pour ce qui concerne les fonctions
distinctes remplies par les sections locales de chaque nation, les fonctions
distinctes remplies par les nombreuses espèces de producteurs à chaque
endroit, et les fonctions distinctes exercées par les ouvriers unis pour la
350
culture ou la fabrication de chaque marchandise. Et finalement, il faut
signaler la vaste organisation des distributeurs, marchands en gros et au
détail, qui forment un élément si important de la population de nos villes,
laquelle organisation devient encore plus spécialisée dans sa structure.
123. — Il n’y a pas que l’évolution de l’organisme social qui
fournisse un exemple de la loi; des exemples en sont aussi fournis par
l’évolution de tous les produits de la pensée et de l’action humaine,
concrets ou abstraits, réels ou idéaux. Prenons premièrement le langage.
La forme la plus inférieure du langage est l’exclamation au moyen
de laquelle une idée entière est vaguement exprimée par un seul son,
comme on le voit dans les animaux inférieurs. Nous n’avons aucune preuve
que le langage humain ait jamais consisté uniquement en exclamations et
fût, par conséquent, totalement homogène relativement aux parties du
discours. Mais c’est un fait établi qu’on peut remonter le cours du langage
jusqu’à une forme où les noms et les verbes sont ses seuls éléments. Dans
la multiplication graduelle des parties du discours sorties de ces deux
premières, dans la différenciation des verbes en actifs et passifs, dans celle
des noms en abstraits et concrets, dans l’apparition des distinctions de
modes, de temps, de personne, de nombre et de cas, dans la formation des
verbes auxiliaires, des adjectifs, des adverbes, des pronoms, des
prépositions, des articles, dans la divergence de ces ordres, genres, espèces
et variétés de parties du discours au moyen desquelles les races civilisées
expriment des nuances de sens, nous voyons un changement de l’homogène
en hétérogène. Remarquons en passant que c’est particulièrement parce
qu’elle a poussé cette division des fonctions plus loin que tous les autres
langages que la langue anglaise leur est supérieure par sa structure.
Une autre opération dans laquelle nous pouvons suivre le
développement du langage, c’est la différenciation des mots dont le sens a
de la parenté. La philologie a, de bonne heure, découvert cette vérité que,
351
dans toutes les langues, les mots peuvent être groupés en familles ayant un
ancêtre commun. Un nom primitif appliqué indistinctement à chaque
membre d’une classe de choses ou d’actions, large et mal définie, subit des
modifications qui servent à exprimer les principales divisions de la classe.
Ces noms divers, sortis de la racine primitive, deviennent eux-mêmes les
parents d’autres noms encore plus modifiés. Et, grâce à ces moyens
systématiques, qui apparaissent ensuite, de former des dérivés et des
composés exprimant des distinctions plus petites encore, il se développe
finalement une tribu de mots si hétérogènes par le son et par le sens qu’il
semble incroyable à ceux qui ne sont pas initiés que ces mots puissent avoir
une commune origine. En même temps d’autres tribus pareilles de mots ont
eu pour source d’autres racines jusqu’à ce qu’il en soit résulté une langue
formée d’une centaine de mille de mots différents, exprimant autant
d’objets, de qualités, d’actes distincts. Le langage a encore un autre chemin
pour passer de l’homogène à l’hétérogène, c’est la multiplication des
langues. Soit que, comme le pensent Max Müller et Bunsen, toutes les
langues soient sorties d’une seule souche, soit que, comme le disent
quelques philologues, elles soient sorties de plusieurs souches, il est clair
que, puisque de grandes familles de langues comme les Indo-Européennes
descendent d’une même source, les espèces se sont multipliées par une
opération de divergence continue. La diffusion sur la surface de la terre qui
a conduit à la différenciation de la race a simultanément conduit à la
différenciation de son langage: vérité dont chaque pays fournit des
exemples dans les dialectes parlés dans les différents districts. Ainsi les
changements linguistiques se conforment à la loi générale dans l’évolution
des langues, dans celle des familles de mots et dans celle des parties du
discours.
Si, dans notre conception du langage, nous comprenons non
seulement les mots dont il est composé, mais encore les combinaisons de
352
mots par lesquelles on exprime des idées distinctes, c’est-à-dire les phrases,
nous avons un aspect de plus qui nous montre son passage de
l’homogénéité à l’hétérogénéité ayant accompagné son progrès en
intégration. Le langage grossier est formé de propositions simples dont les
sujets et les attributs sont liés d’une façon mal définie et un sens complexe
est exprimé par une succession de pareilles propositions unies seulement
par juxtaposition. Même dans la langue de peuples comparativement
développés, comme les Hébreux, il y a très peu de complexité. Si l’on
compare un certain nombre de versets de la Bible avec des paragraphes
d’un écrivain moderne, l’accroissement d’hétérogénéité dans la structure
est bien évident. Outre le fait qu’un grand nombre de nos phrases
ordinaires, par leurs membres supplémentaires, par leurs propositions
secondaires, par leurs compléments qualificatifs, sont relativement
compliquées, il y a encore cet autre fait que les phrases d’une page sont très
variées, tantôt longues, tantôt courtes, formées tantôt d’une façon, tantôt
d’une autre, de sorte que l’on constate un double progrès en hétérogénéité
dans le style de la composition.
En passant du langage parlé au langage écrit, nous retrouvons
plusieurs ordres de faits ayant la même signification. Le langage écrit est né
en même temps que la peinture et la sculpture et, au début, tous trois sont
des accessoires de l’architecture et ont des rapports directs avec la première
forme de gouvernement établi — la théocratie. Notant simplement le fait
que diverses races sauvages, comme les Australiens et les tribus du sud de
l’Afrique, peignent des personnages et des événements sur les parois des
cavernes qui sont probablement regardées comme des endroits sacrés,
passons au cas des Egyptiens. Chez eux comme chez les Assyriens, nous
voyons les peintures murales servir à la décoration du temple du dieu et du
palais du roi (qui à l’origine étaient identiques) et, à ce titre, c’étaient des
moyens gouvernementaux tout comme les cérémonies politiques et les fêtes
353
religieuses. C’étaient des moyens de gouvernement parce qu’elles
représentaient l’adoration du dieu, les triomphes du dieu-roi, la soumission
de ses sujets et le châtiment des rebelles. Et elles appartenaient encore au
gouvernement comme produits d’un art que le peuple révérait à titre de
mystère sacré. L’usage constant de cette représentation picturale donna
naissance à l’écriture picturale qui n’en est qu’une légère modification, et
qui était encore en usage chez les Mexicains à l’époque de la découverte du
Mexique. Par des abréviations analogues à celles qui ont cours parmi nous,
les plus familières de ces figures peintes furent successivement simplifiées,
et, finalement, apparurent des symboles dont la plupart n’avaient plus
qu’une ressemblance très lointaine avec les choses qu’ils représentaient.
L’opinion que c’est là l’origine des hiéroglyphes égyptiens est confirmée
par le fait que la même peinture donna naissance, chez les Mexicains, à une
famille analogue de formes idéographiques et, chez eux comme chez les
Egyptiens, ces formes étaient partiellement différenciées en kuriologiques
ou imitatives et tropiques ou symboliques, qu’on employait cependant
ensemble dans le même document. En Egypte, la langue écrite subit une
différenciation de plus qui produisit l’écriture hiératique et l’écriture
épistolographique ou enchorique, dérivant l’une et l’autre de
l’hiéroglyphique originelle. En même temps, pour les noms propres qu’on
ne pouvait pas exprimer autrement, des symboles phonétiques furent
employés et, bien que les Egyptiens ne soient jamais parvenus à l’écriture
complètement alphabétique, il est à peine possible de mettre eu doute que,
chez les autres peuples, les symboles phonétiques, occasionnellement
employés pour venir en aide aux symboles idéographiques, furent le germe
d’où sortit l’écriture alphabétique. Une fois séparée de l’hiéroglyphique,
l’écriture alphabétique subit de nombreuses différenciations; les alphabets
se multiplièrent et, entre beaucoup d’entre eux, on peut trouver des
rapports. Et dans chaque nation civilisée, il y a maintenant, pour
354
représenter une seule série de sons, plusieurs séries de signes écrits dont
chacune est employée dans un but particulier. Finalement, par une
différenciation encore plus importante, apparut l’imprimerie qui,
d’uniforme qu’elle était d’abord, est devenue variée.
124. — Pendant que le langage écrit franchissait les premières
étapes de son développement, la décoration murale, qui formait sa racine,
se différenciait en peinture et en sculpture. Les dieux, les rois, les hommes
et les animaux représentés l’étaient d’abord par des lignes entaillées et
coloriées. Dans la plupart des cas, ces lignes étaient d’une profondeur telle
et les objets qu’elles entouraient arrondis au point de former une espèce
d’ouvrage intermédiaire à l’entaille et au bas-relief. Dans d’autres cas, il y a
un progrès de plus, les espaces entre les figures sont enlevés au ciseau et les
figures elles-mêmes convenablement teintes, ce qui produit un bas-relief
peint. Les restaurations d’architecture assyrienne faites à Sydenham
montrent ce style d’art porté. à une plus grande perfection: les personnes et
les choses qui y sont représentées, quoique coloriées encore d’une façon
barbare, sont taillées avec plus de vérité et contiennent plus de détails; les
lions et les taureaux ailés des angles des portiques sont un rapprochement
vers la figure totalement sculptée mais peinte toujours et faisant corps avec
la bâtisse. Mais si, en Assyrie, on a produit fort peu, si même on en a
produit, de statues complètes, nous pouvons voir en Egypte la figure
sculptée se séparant graduellement du mur. En même temps qu’une
promenade dans les galeries du British Museum offrira l’occasion
d’observer les transitions, elle fournira la preuve que les statues
indépendantes sont sorties des bas-reliefs; non seulement presque toutes
font voir cet attachement latéral des bras avec le corps qui est
caractéristique du bas-relief, mais encore le dos de la statue est, de la tête
aux pieds, uni à un bloc qui représente le mur. La Grèce est passée par les
étapes principales de ce progrès. Comme en Egypte et en Assyrie, la
355
peinture et la sculpture, ces arts jumeaux, furent d’abord unis entre eux et
avec leur mère, l’architecture; c’étaient des auxiliaires de la religion et du
gouvernement. Sur les frises des temples grecs nous voyons des bas-reliefs
coloriés représentant des sacrifices, des batailles, des processions, des jeux,
ayant tous quelque chose de religieux. Sur le fronton, nous voyons des
sculptures peintes, unies partiellement avec le tympan et dont les sujets
sont les triomphes des dieux ou des héros. Même lorsque nous arrivons à
des statues complètement séparées des bâtiments auxquels elles
appartiennent, nous les trouvons encore coloriées, et ce n’est que dans les
dernières périodes de la civilisation grecque que la séparation de la peinture
et de la sculpture est devenue complète. Dans l’art chrétien se produisit une
genèse parallèle. Par toute l’Europe, les premières des peintures et des
sculptures étaient des sujets religieux; elles représentaient le Christ, sa mise
en croix, des vierges, des saintes familles, des apôtres, des saints. Elles
formaient partie intégrante de l’architecture d’église et comptaient parmi
les moyens d’exciter la dévotion, comme aujourd’hui encore dans les pays
catholiques. De plus, les premières sculptures du Christ en croix, de
vierges, de saints, étaient coloriées; et nous n’avons qu’à nous rappeler les
madones et les crucifix peints qui abondent encore dans les églises du
continent, pour percevoir le fait significatif que la peinture et la sculpture
restent étroitement unies là où elles sont encore attachées à leur mère,
l’architecture. Même lorsque la sculpture chrétienne fut séparée de la
peinture, elle resta religieuse et gouvernementale dans ses sujets; on
l’employait pour les tombes dans les églises et pour les statues des saints et
des rois, tandis qu’à la même époque la peinture, lorsqu’elle n’était pas
complètement ecclésiastique, était appliquée à la décoration des palais, et,
en dehors de la représentation des personnages royaux, était presque
entièrement employée à la reproduction des légendes sacrées. Ce n’est que
dans les temps modernes que la peinture et la sculpture sont devenues des
356
arts entièrement séculiers. Ce n’est que dans les derniers siècles qu’on a
divisé la peinture en peinture d’histoire, de paysage, de marine,
d’architecture, d’animaux, de nature morte, etc., et que la sculpture est
devenue hétérogène en raison de la variété des sujets réels et imaginaires
dont elle s’occupe.
Donc, quelqu’étrange que cela paraisse, toutes les formes du
langage écrit, de la peinture et de la sculpture ont une racine commune dans
les dessins grossiers tracés sur des peaux et sur les parois des cavernes,
dessins par lesquels les sauvages commémoraient les hauts faits de leurs
chefs, et qui, durant le progrès social, se développèrent en les décorations
politico-religieuses des temples et des palais des anciens. Quelque petite
que soit actuellement leur ressemblance, le buste posé sur la console, le
paysage pendu au mur et le numéro du Times placé sur la table ont une
parenté lointaine. La figure de bronze du marteau de la porte que le facteur
vient de soulever n’est pas seulement parente des gravures sur bois de
l’Illustrated London News que le facteur distribue, mais aussi des
caractères du billet doux qui l’accompagne. Entre les vitraux de l’église, le
livre de prières sur les pages duquel ils laissent filtrer la lumière, et le
monument, il y a de la consanguinité.Les effigies de nos pièces de
monnaie, les enseignes des boutiques, les chiffres qui garnissent un grand
livre, les armoiries peintes sur les panneaux des carrosses, les annonces
affichées à l’intérieur de l’omnibus, sont, avec les poupées, les livres bleus
et les papiers de tenture, descendus en droite ligne des sculptures coloriées
et des hiéroglyphes par lesquels les Egyptiens représentaient les triomphes
de leurs rois-dieux et remémoraient le culte qu’on leur consacrait. Il n’y a
peut-être pas d’exemple qui puisse mieux montrer la multiplicité et
l’hétérogénéité des produits qui sortent au cours du temps, d’une souche
commune par le moyen de différenciations successives.
357
La transformation de l’homogène en hétérogène, montrée par la
séparation qui s’est produite entre la peinture et la sculpture d’un côté et
l’architecture de l’autre, puis entre la peinture et la sculpture elles-mêmes,
et ensuite dans la variété plus grande des sujets auxquels elles s’appliquent,
se fait voir encore dans la composition de chaque œuvre. Un tableau ou une
statue moderne est d’une nature beaucoup plus complexe qu’un tableau ou
une statue antique. Un bas-relief peint, d’Egypte, représente toutes ses
figures sur le même plan, c’est-à-dire à égale distance de l’œil et se trouve
ainsi moins hétérogène qu’une peinture qui les représente à des distances
différentes. Tous les objets y sont également éclairés, et, par là, il est moins
hétérogène qu’un tableau représentant différentes parties d’un objet comme
recevant des quantités différentes de lumière. Les couleurs primaires y sont
à peu près seules employées et dans toute leur intensité; par là, il est moins
hétérogène qu’une peinture qui, ne se servant des couleurs primaires
qu’avec parcimonie, emploie une variété infinie de teintes intermédiaires,
d’une composition hétérogène et chacune différant des autres non
seulement en qualité mais encore en intensité. De plus, ces œuvres
primitives montrent une grande uniformité dans la conception. Dans les
sociétés anciennes, les modes de représentation étaient fixés de telle sorte
que l’introduction d’une nouveauté était un sacrilège. Dans les bas-reliefs
assyriens et égyptiens, les dieux, les rois, les prêtres, les serviteurs, les
figures ailées et les animaux sont, dans tous les cas, représentés dans la
même position, spéciale pour chaque classe, tenant à la main les mêmes
instruments, faisant toujours la même chose avec la même expression sur le
visage. Si un bouquet de palmiers est représenté, tous les arbres sont de
même hauteur avec le même nombre de feuilles et sont placés à égale
distance. Quand l’eau est imitée, chaque onde est la copie des autres, et les
poissons, presque toujours d’une seule espèce, sont distribués
uniformément. Les barbes des rois assyriens, des dieux, des figures ailées,
358
sont partout semblables, de même que les crinières des lions et celles des
chevaux. La chevelure est partout représentée par les mêmes boucles; la
barbe du roi est faite de rangées de boucles uniformes alternant avec des
rangées de tresses transversales et arrangées avec une régularité parfaite;
les touffes terminant la queue des taureaux sont représentées exactement de
la même façon.Sans rechercher les traits analogues dans l’art chrétien
primitif où, bien que moins frappants, ils sont encore visibles, le progrès en
hétérogénéité deviendra suffisamment évident si l’on se souvient que, dans
la peinture contemporaine, la composition est infiniment variée; les
attitudes, les visages, les expressions sont dissemblables; les objets
subordonnés sont différents de taille, de forme, de position, de texture. Si
nous comparons une statue égyptienne assise roide sur un bloc, ayant les
mains posées sur les genoux et les doigts étendus parallèlement, les yeux
regardant droit devant eux et les deux côtés parfaitement symétriques, avec
une statue de la belle période grecque ou de l’école moderne, qui est
dissymétrique sous le rapport de la position de la tête, du corps, des
membres, l’arrangement de la chevelure, du vêtement, des accessoires et
dans ses relations avec les objets voisins, nous voyons, clairement
manifesté, le changement de l’homogène à l’hétérogène.
125. — Dans l’origine coordonnée de la poésie, de la musique et de
la danse et dans leur différenciation graduelle, nous avons une autre série
d’exemples. Le rythme dans le discours, le rythme dans le son et le rythme
dans le mouvement étaient, au commencement, des portions d’une même
chose. Chez les tribus barbares encore existantes, nous les trouvons
toujours unis. Les danses des sauvages sont accompagnées d’une espèce de
chant monotone, de battements de mains et du jeu d’instruments grossiers;
il y a là des mouvements mesurés des paroles mesurées, des tons mesurés;
et toute la cérémonie, qui, d’ordinaire, se rapporte à la guerre ou au
sacrifice, a un caractère gouvernemental. Les premières annales des races
359
historiques nous montrent de même ces trois formes d’action cadencée
réunies dans les cérémonies religieuses. Dans les écrits hébreux nous lisons
que l’ode triomphale, composée par Moïse sur la défaite des Egyptiens,
était chantée avec accompagnement de danses et de tambourins. Les
Israélites dansaient et chantaient «à l’inauguration du veau d’or et, comme
on est généralement d’accord que cette représentation de la divinité était
empruntée aux mystères d’Apis, il est probable que la danse était une copie
de celle des Egyptiens dans ces occasions». Il y avait une danse annuelle à
Siloé, pour la fête sacrée, et David y dansa devant l’arche. En Grèce, on
trouve la même chose; il est probable que, là comme ailleurs, le type
original était une danse accompagnée de chants et de mimiques
représentant les exploits du dieu. Les danses de Sparte étaient
accompagnées d’hymnes et les Grecs en général n’avaient pas «de fêtes ou
de cérémonies religieuses qui ne fussent accompagnées de chants et de
danses», les unes et les autres étant des genres de culte usités devant les
autels. Chez les Romains, il y avait aussi des danses sacrées, parmi
lesquelles les Salies et les Lupercales. Même aux temps primitifs de la
Chrétienté, des danses dans le chœur, parfois conduites par des évêques,
faisaient partie de la cérémonie de certaines fêtes; dans quelques endroits,
elles continuèrent jusqu’au XVIIIe siècle. On vit, de bonne heure, en Grèce,
commencer la séparation de ces arts les uns des autres et de la religion.
C’est probablement par divergence des danses en partie religieuses et en
partie guerrières, comme celles des Corybantes, qu’apparurent les danses
de guerre qui étaient de plusieurs espèces et de celles-ci résultèrent les
danses profanes. En même temps la musique et la poésie, encore réunies,
arrivèrent à une existence séparée de celle de la danse. Les poèmes grecs
primitifs, traitant un sujet religieux, n’étaient pas récités mais chantés et
quoique, au début, le chant du poète fût accompagné de la danse du chœur,
il en devint finalement indépendant. Plus tard encore, quand la poésie se
360
différencia en épique et en lyrique, quand l’habitude s’établit de chanter les
poèmes lyriques et de réciter les poèmes épiques, ce fut la naissance de la
poésie proprement dite. Comme, durant cette période, les instruments de
musique s’étaient multipliés, on peut présumer que la musique avait acquis
une existence indépendante des paroles. Et toutes les deux commencèrent
alors à prendre d’autres formes que les formes religieuses. L’histoire des
temps et des peuples plus récents pourrait nous fournir des faits avant la
même signification; tels, par exemple, les «chanteurs» anglo-saxons et les
bardes celtes qui chantaient en s’accompagnant de la harpe des chants
héroïques composés et mis en musique par eux-mêmes, unissant ainsi les
fonctions, maintenant séparées, de compositeur, de chanteur et
d’instrumentiste. L’origine commune et la graduelle différenciation de la
danse, de la poésie et de la musique, doivent apparaître maintenant comme
suffisamment démontrées. L’augmentation d’hétérogénéité ne se montre
pas seulement dans la séparation de ces arts les uns des autres et dans leur
détachement de la religion; elle se montre encore dans la multiplicité des
différenciations que chacun d’eux subit par la suite. En nous contentant de
signaler en passant les espèces sans nombre de danses qui ont été en usage
dans le cours des temps et les progrès de la poésie manifestés dans les
formes variées de mètre, de rime et d’organisation générale, bornons notre
attention à la musique et prenons-la pour type du groupe. Comme le
soutient le Dr Burney et comme l’indiquent les coutumes des sauvages
d’aujourd’hui, les premiers instruments de musique furent des instruments
à percussion, baguettes, calebasses, tam-tams; ils étaient employés
simplement pour marquer la mesure de la danse. La musique vocale de
nombreuses races semi-civilisées consiste en phrases simples répétées à
l’infini. Dans cette répétition constante des mêmes sons, nous voyons l’état
le plus homogène de la musique. Les Egyptiens avaient une lyre à trois
cordes; la première lyre des Grecs en avait quatre, c’était le tétracorde; dans
361
le cours de quelques siècles, ils eurent des lyres de sept et huit cordes et, au
bout d’un millier d’années, ils s’étaient avancés jusqu’au «grand système»
de la double octave. Au milieu de tous ces changements apparut
naturellement une plus grande hétérogénéité de la mélodie ou plutôt du
récitatif. Simultanément on mit en usage différents modes, le dorien,
l’ionien, le phrygien, l’éolien et le lydien, répondant à nos clefs; il y en eut
jusqu’à quinze. Et cependant il y avait peu d’hétérogénéité dans la mesure
de leur musique. Les instruments n’étaient employés que pour
accompagner la voix, et la musique vocale était complètement subordonnée
aux paroles; le chanteur était, en même temps, poète; il chantait ses propres
compositions et faisait accorder la longueur de ses notes avec les pieds de
ses vers; il résultait inévitablement de là une fatigante uniformité de mesure
«qu’aucune ressource de la mélodie ne pouvait déguiser», comme dit le Dr
Burney. Manquant du rythme complexe obtenu par nos mesures égales et
nos notes différentes, leur seul rythme était celui qui résultait de la quantité
des syllabes, et il était nécessairement monotone. De plus, le chant n’était
guère qu’un récitatif et différait beaucoup moins du langage ordinaire que
notre chant moderne. Néanmoins, si l’on considère le grand nombre des
notes en usage, la variété des modes, les variations occasionnelles de la
mesure en rapport avec celles du mètre, et la multiplication des
instruments, on voit que la musique, vers la fin de la civilisation grecque,
avait atteint une hétérogénéité considérable non pas, sans doute, si on la
compare avec notre musique, mais avec celle de la période qui l’avait
précédée. Et cependant, comme il n’y avait jusque-là que des combinaisons
de notes par séries (c’est ainsi qu’il nous faut les appeler, puisque ce
n’étaient pas des mélodies au sens que nous l’entendons), l’harmonie était
inconnue. Ce ne fut que lorsque la musique religieuse des chrétiens eut
acquis un certain développement qu’apparut la musique à parties, par
l’effet d’une différenciation peu frappante. La pratique qui y conduisit fut
362
l’emploi de deux chœurs chantant alternativement le même air. Plus tard
l’habitude s’établit (suggérée peut-être tout d’abord par une erreur) de faire
commencer le second chœur avant que le premier eût terminé, ce qui
produisit une fugue. Avec les airs simples alors en usage, il est probable
qu’une fugue en partie harmonieuse ait pu en résulter; et une fugue qui
n’était qu’en partie harmonieuse pouvait satisfaire les oreilles de ce temps-
là, comme nous le prouvent des exemples encore conservés. Une fois l’idée
donnée, la composition des airs produisant des harmonies de fugues a dû
naturellement se développer et, en quelque façon, elle se développa du
chant alterné des chœurs. De la fugue au concert à deux, trois, quatre
parties et plus, la transition était facile. Sans indiquer en détail la
complexité croissante qui fut le résultat de l’introduction de notes de
longueurs différentes, de la multiplication des clefs, de l’emploi des
accidents, des variétés de mesure, des modulations et le reste, il suffit de
comparer la musique d’aujourd’hui avec celle d’autrefois pour voir à quel
point est immense l’accroissement de l’hétérogénéité. Nous voyons la
même chose, si, considérant la musique dans son ensemble, nous
énumérons ses genres divers et ses espèces différentes; si nous considérons
ses divisions en vocale, instrumentale et mixte et leurs subdivisions en
musique pour différentes voix et pour différents instruments; si nous
examinons les formes nombreuses de la musique religieuse, depuis
l’hymne simple, le chant, le canon, le motet, l’anthème, etc., jusqu’à
l’oratorio, et les formes encore plus nombreuses de la musique profane, de
la ballade à la sérénade, du solo instrumental à la symphonie. Le même fait
est encore rencontré si l’on compare n’importe quel morceau de musique
primitive avec un morceau de musique moderne, même une romance
ordinaire pour piano; celle-ci se trouve relativement très hétérogène, non
seulement sous le rapport de la variété dans les intervalles et dans la
longueur des notes, sous celui du nombre des notes résonnant ensemble et
363
en même temps que la voix, sous celui de la hauteur qui leur est donnée par
l’instrument et par la voix, mais aussi sous le rapport des changements de
clefs, des changements de temps, de timbre de la voix, et des autres
modifications nombreuses de l’expression. Entre l’antique et monotone
chant de danse et un grand opéra de nos jours, le contraste en hétérogénéité
est si considérable qu’il semble à peine croyable que le premier puisse être
l’ancêtre du second.
126. — On pourrait citer en détail beaucoup d’autres exemples de la
loi générale appliquée aux produits sociaux. Si nous retournions au temps
où les exploits du dieu-roi, chantés et mimés par des danses devant son
autel, étaient plus tard représentés par des peintures sur les murs des
temples et des palais et formaient ainsi une histoire rudimentaire, nous
pourrions suivre le développement de la littérature à travers des phases au
cours desquelles, comme dans les Ecritures des Hébreux, un seul ouvrage
traite de la théologie, de la cosmogonie, de l’histoire, de la biographie, de la
loi civile, de la morale, de la poésie, et à travers d’autres phases au cours
desquelles, comme dans l’Iliade, les éléments religieux, guerriers,
historiques, épiques, dramatiques et lyriques sont pareillement mélangés,
jusqu’à son état hétérogène actuel où les divisions et les subdivisions sont
nombreuses et variées au point de défier qu’on en fasse une classification
complète. Nous pourrions suivre aussi le développement de la science, en
commençant à l’époque où elle n’était pas encore différenciée de l’art et
jouait avec lui le rôle de servante de la religion, pour passer à celle où les
sciences étaient si peu nombreuses et si rudimentaires qu’elles pouvaient
être simultanément étudiées par les mêmes philosophes et terminer enfin
par la période dans laquelle les genres et les espèces sont si nombreux que
peu d’hommes sont capables de les énumérer, et qu’il n’y a personne
capable de connaître même un seul genre en entier. Nous pourrions faire de
même pour l’architecture, pour le drame, pour l’habillement. Mais le
364
lecteur est sans doute déjà fatigué de tous ces exemples et j’ai tenu
largement ma promesse. Le progrès du simple au complexe par des
modifications successives se greffant sur des modifications est visible aussi
dans les premiers changements du ciel auxquels nous pouvons arriver par le
raisonnement et dans ceux que nous pouvons établir inductivement; on le
voit dans l’évolution géologique et climatérique de la terre, dans celle de
chaque organisme individuel habitant sa surface et dans l’agrégat des
organismes; on le voit dans l’évolution de l’humanité, qu’on la considère
soit dans l’individu civilisé, soit dans l’ensemble des races; on le voit dans
l’évolution de la société en ce qui concerne son organisation politique, son
organisation religieuse et son organisation économique, et on le voit dans
l’évolution des innombrables produits de l’activité humaine soit concrets,
soit abstraits, qui forment le milieu de notre vie de chaque jour. Depuis les
temps les plus reculés où la science puisse atteindre jusqu’aux nouveautés
d’hier, le trait essentiel de l’évolution a été la transformation de
l’homogène en hétérogène.
127. — Ainsi donc, la formule générale à laquelle nous sommes
arrivés dans le dernier chapitre a besoin d’un complément. Il est vrai que
l’Evolution, sous son aspect primaire, est un changement allant d’un état
moins cohérent à un état plus cohérent, résultat de la dissipation du
mouvement et de l’intégration de la matière; mais c’est loin d’être la vérité
tout entière. En même temps que le passage de l’incohérent au cohérent, il
y a passage de l’uniforme au multiforme. Tel est du moins le fait partout où
l’évolution est composée, c’est-à-dire dans l’immense majorité des cas.
Tandis que l’agrégat se concentre progressivement soit par rapprochement
de la matière comprise dans ses limites, soit par absorption de la matière
qui était au dehors, soit par les deux procédés à la fois, et tandis que les
parties plus ou moins distinctes en lesquelles l’agrégat se divise et se
subdivise se concentrent aussi séparément, ces parties deviennent en même
365
temps dissemblables, soit dans leur volume, soit dans leur forme, soit dans
leur texture, soit dans leur composition, et cela par plusieurs de ces
caractères ou par tous. La même opération se montre dans le tout et dans
les parties. La masse entière, en s’intégrant, se différencie des autres
masses, et, en même temps, chacun de ses membres, en s’intégrant, se
différencie aussi des autres membres.
Notre conception doit donc unir ces caractères. Comme nous
l’entendons maintenant, on peut définir l’évolution comme étant un
changement d’une homogénéité incohérente à une hétérogénéité cohérente,
accompagnant la dissipation du mouvement et l’intégration de la matière.
366
décomposition dans un corps mort impliquent un accroissement
d’hétérogénéité. En supposant que les changements chimiques commencent
en certaines parties plus tôt que dans d’autres, comme cela se passe
habituellement, et qu’ils affectent diversement les différents tissus, comme
cela doit être, il semble clair que le corps tout entier, forme alors de parties
non décomposées et de parties décomposées de différentes manières et à
divers degrés, soit devenu plus hétérogène qu’il n’était. Bien que le résultat
final doive être une plus grande homogénéité, c’est le contraire qui est le
résultat immédiat. Et pourtant ce résultat immédiat n’est certainement pas
l’évolution.
D’autres exemples sont fournis par les désordres et les désastres
sociaux. Une rébellion qui, tout en laissant tranquilles plusieurs provinces,
se développe ici en sociétés secrètes, là en démonstrations publiques, et
ailleurs en combats réels, rend nécessairement plus hétérogène la société
dans son ensemble.
Lorsqu’une disette cause un dérangement du commerce avec les
banqueroutes, les fermetures d’usines, les renvois d’ouvriers, les émeutes
de famine, les incendies qui en sont la suite, il est évident que, comme une
grande partie de la communauté conserve son organisation ordinaire qui
produit les phénomènes habituels, ces phénomènes nouveaux doivent être
regardés comme augmentant la complexité qui existait auparavant. Mais
ces changements, loin de constituer un avancement de l’évolution, sont des
pas vers la dissolution.
La définition à laquelle nous sommes arrivés dans le dernier
chapitre est donc imparfaite. Les changements qui viennent d’être indiqués
comme compris dans la formule telle qu’elle a été donnée sont si
évidemment dissemblables des autres qu’il faut que nous ayons laissé de
côté une distinction qui les en exclurait. C’est cette distinction que nous
avons à chercher.
367
129. — En même temps que l’évolution est un changement de
l’homogène en hétérogène, c’est un changement de l’indéfini en défini. En
même temps qu’il y a progrès de la simplicité vers la complexité, il y a
progrès aussi de la confusion vers l’ordre, de l’arrangement indéterminé à
l’arrangement déterminé. Le développement, n’importe de quelle espèce,
ne montre pas seulement une multiplication des parties dissemblables, mais
un accroissement dans la netteté avec laquelle ces parties se distinguent les
unes des autres. Et voilà la distinction que nous cherchons.
Pour en avoir la preuve, il suffira d’examiner à nouveau les
exemples cités. Les changements qui constituent une maladie locale n’ont
pas, quant à la place, l’étendue ou la configuration, le caractère défini que
possèdent les changements constituant le développement. Bien que
certaines excroissances morbides soient plus communes en certaines parties
du corps qu’en d’autres (comme les verrues sur les mains, le cancer au sein,
les tubercules dans les poumons) elles ne sont pourtant point confinées à
ces parties et, là où on les trouve, sont loin d’être aussi précises, dans leurs
positions relatives, que les parties normales qui les entourent. Elles sont
très variables de taille, elles n’ont pas avec le corps la proportion constante
qu’ont les organes. Leurs formes sont aussi beaucoup moins spécifiques
que les formes organiques. Elles sont extrêmement confuses dans leur
structure interne. Cela veut dire que, sous tous les rapports, elles sont
comparativement indéfinies.
On peut retrouver les mêmes particularités dans la décomposition.
Le caractère totalement indéfini auquel est finalement réduit un corps mort
est un état vers lequel tendent dès le commencement les changements de la
putréfaction. La destruction progressive des composés organiques défigure
la structure des tissus et les rend moins distincts. Il y a une transition
graduelle des parties les plus endommagées à celles qui le sont moins, mais
368
pas de démarcation nette. Pas à pas les lignes de l’organisation, auparavant
si nettes, disparaissent.
Il en est de même pour les changements sociaux d’une espèce
anormale. La désaffection qui sert de point de départ à une révolte politique
implique un relâchement des liens qui groupent les citoyens en classes et en
sous-classes distinctes. L’agitation qui produit des rassemblements
révolutionnaires, confond des rangs qui sont ordinairement séparés. Des
actes d’insubordination traversent les limites posées à la conduite
individuelle, et tendent à effacer les lignes de démarcation entre ceux qui
exercent l’autorité et ceux qui la subissent. En même temps, l’arrêt du
commerce fait perdre leurs occupations aux artisans et à d’autres, lesquels,
cessant d’être distingués par leurs fonctions, se fondent en une masse
indéfinie. Quand, à la fin, arrive l’insurrection positive, tous les pouvoirs de
la magistrature et les autorités gouvernementales, toutes les distinctions des
classes, toutes les différences industrielles disparaissent, la société
organisée se résout en un agrégat inorganique d’unités sociales. De même
en tant que les famines et les épidémies changent l’ordre en désordre, elles
déterminent le changement des arrangements définis en arrangements
indéfinis.
Ainsi donc l’accroissement d’hétérogénéité, qui n’est pas un
caractère de l’évolution, est distinct de celui qui en est un. Bien que dans la
maladie et après la mort, soit de l’individu, soit de la société, les premières
modifications qui se produisent soient des additions à l’hétérogénéité
préexistante, ce ne sont pas des additions au caractère défini qui existait
auparavant. Dès le début elles ont commencé à le détruire pour produire
graduellement une hétérogénéité qui est indéterminée au lieu d’être
déterminée. De même qu’une ville déjà multiforme par ses constructions de
divers ordres d’architecture, arrangées diversement, peut être rendue plus
multiforme par un tremblement de terre, qui, laissant debout certaines de
369
ses parties, en renverse d’autres de différentes manières et à divers degrés,
mais se trouve en même temps avoir passé d’un arrangement ordonné à un
arrangement désordonné; de même les corps organisés peuvent être pour un
temps rendus plus multiformes par des changements qui sont néanmoins
des changements désorganisateurs. Et dans un cas comme dans l’autre,
c’est l’absence de caractère défini qui distingue la multiformité de la
régression de celle de la progression.
Si le progrès de l’indéfini au défini est une caractéristique
essentielle de l’évolution, nous devons le voir manifesté partout, comme
dans le chapitre précédent nous avons vu manifesté le progrès de
l’homogène à l’hétérogène. Pour voir s’il en est ainsi, mettons-nous à
considérer les mêmes diverses classes de faits.
130. — Commençant, comme avant, par un exemple hypothétique,
nous avons à constater que chaque pas de l’évolution du système solaire, en
supposant qu’il ait eu pour origine une matière diffuse, était un progrès vers
une structure plus définie. Comme on la conçoit ordinairement, la
nébuleuse initiale était de forme irrégulière avec des limites indistinctes
comme celles de nébuleuses qui existent encore aujourd’hui. Les parties de
sa substance atténuée ayant des mouvements propres partiellement
différent, ont, durant leur concentration, engendré, par l’égalisation de leurs
mouvements aussi bien que par les changements dans la direction de ces
mouvements, une certaine vitesse angulaire et la masse entière, à mesure
qu’elle se concentrait et qu’elle acquérait un mouvement de rotation, doit
avoir acquis la forme d’un sphéroïde aplati qui, à chaque accroissement de
densité, prenait une forme plus spécifique et avait sa surface plus
distinctement séparée du vide environnant. Simultanément les parties
constituantes de la matière nébulaire, au lieu de se mouvoir dans différents
plans autour du centre commun de gravité, comme elles faisaient tout
d’abord, ont dû peu à peu fondre ces plans divers en un seul plan qui,
370
devenant moins vague à mesure que la concentration progressait, devenait
graduellement défini.
Suivant l’hypothèse, le changement allant de caractères indistincts à
des caractères distincts s’est répété dans l’évolution des planètes et des
satellites. Un sphéroïde gazeux est limité d’une façon moins définie qu’un
sphéroïde liquide, puisqu’il est sujet à de plus grandes ondulations de sa
surface et à de plus grandes déformations de sa forme générale; et
pareillement, un sphéroïde liquide, couvert de vagues de grandeurs
différentes, de celles des marées et d’autres, est moins défini qu’un
sphéroïde solide. La diminution d’aplatissement qui va de pair avec
l’accroissement d’intégration, donne un caractère relativement défini à
d’autres éléments. Une planète en train de se concentrer, ayant son axe
incliné sur le plan de son orbite, doit, si elle est trop plate, avoir son plan de
rotation grandement troublé par les attractions extérieures, tandis que son
approchement de la forme sphérique implique un moindre mouvement de
précession et des variations moins marquées dans la direction de l’axe.
Avec l’établissement graduel des relations d’espace, eut lieu
l’établissement graduel des relations de force, et les calculs exacts de
l’astronomie physique nous montrent à quel point sont maintenant définies
ces relations de force. En somme, il suffit de penser au contraste entre le
chaos de la nébuleuse primitive et les relations régulières du système
solaire quant à la forme, à la taille, aux mouvements et aux actions
combinées de ses membres, pour voir que l’accroissement de caractère
défini a été un trait marquant de son évolution.
131. — De l’état primitif de matière en fusion qu’on peut inférer
des données géologiques aussi bien que de l’hypothèse nébulaire (lequel
état était probablement une coque liquide ayant un noyau de gaz au-dessus
du «point critique» de température, tenus par la pression à une densité aussi
grande que celle du liquide enveloppant) — de cet état primitif à l’état
371
présent, la transition s’est faite par des étapes à chacune desquelles, les
caractères devenaient plus déterminés. Un sphéroïde liquide est moins
spécifique qu’un sphéroïde solide parce que ses parties ne sont pas
distribuées d’une façon fixe. Les courants de matière fondue, bien
qu’accomplissant certains circuits généraux par suite des conditions de
l’équilibre, ne peuvent pas, en l’absence d’un lit solide, avoir des directions
et des limites précises; toutes les parties doivent être en mouvement les
unes par rapport aux autres. Mais une solidification superficielle, même
partielle, est un pas vers l’établissement de relations de position définies.
Cependant, dans une croûte mince souvent rompue par des forces
perturbatrices et remuée par toutes les ondulations des marées, la fixité de
position relative ne peut être que temporaire. C’est seulement lorsque la
croûte s’épaissit que peuvent apparaître des positions géographiques
distinctes et fixes.
Il faut aussi remarquer que lorsque l’eau, flottant à l’état de vapeur,
commence à se précipiter sur une surface suffisamment refroidie, les dépôts
ne peuvent garder leur caractère défini, ni comme état, ni comme position.
Tombant sur une enveloppe solide qui n’est pas assez épaisse pour
présenter autre chose que de légères variations de niveau, l’eau doit former
de petites mares peu profondes sur les surfaces les plus froides, qui doivent
être entourées de surfaces devenant insensiblement trop chaudes pour que
la condensation y puisse avoir lieu. Cependant, avec le progrès du
refroidissement, avec une croûte qui s’épaissit et conséquemment présente
des élévations et des dépressions plus marquées et avec la précipitation
d’une plus grande quantité de l’eau atmosphérique, il se produit un
arrangement des parties comparativement fixe; le caractère défini de la
position augmente jusqu’à ce qu’à la fin il en résulte des continents et des
océans, distribution qui n’est pas seulement établie topographiquement,
mais qui présente des divisions de terre et d’eau plus définies qu’il ne
372
pouvait y en avoir quand les surfaces à découvert étaient des îles basses
avec des rivages en pente sur lesquels la marée s’étendait à de grandes
distances.
Relativement aux caractères géologiques nous pouvons tirer de
pareilles inférences. Lorsque la croûte de la terre était mince, il ne pouvait
y avoir de chaînes de montagnes; il ne pouvait y avoir des axes d’élévation
longs et bien définis avec des versants et des bassins distincts; de plus, la
dénudation des petites îles par les petites rivières et par les courants de
marée, tous deux faibles et étroits, ne pouvait produire de couches
sédimentaires nettement définies. Des masses confuses et variées de
détritus, telles que nous en trouvons maintenant aux embouchures des
ruisseaux, doivent avoir été les formations dominantes. Elles ne pouvaient
faire place à des couches distinctes qu’avec l’apparition des continents et
des océans avec leurs grandes rivières, leurs longues lignes de côtes et leurs
courants marins s’étendant au loin.
Simultanément, il doit en avoir résulté des conditions
météorologiques plus définies. Les différences de climat et de saisons
devinrent relativement prononcées lorsque la chaleur du soleil put être
distinguée de la chaleur propre de la terre et la permanence croissante dans
la distribution des terres et des mers favorisa la production de conditions
plus spécifiques pour chaque localité. Ce sont là des conclusions
suffisamment évidentes.
132. — Nous arrivons maintenant à la preuve fournie par les corps
organiques. Au lieu d’exemples établis déductivement, nous allons
rencontrer des faits établis par induction et par conséquent moins sujets à la
critique. Le développement des mammifères, par exemple, va nous fournir
des preuves nombreuses, toutes préparées par les embryologistes. Le
premier changement subi par l’œuf d’un mammifère, après que des
segmentations répétées en ont fait une masse ressemblant au fruit du
373
mûrier, est l’apparition d’une distinction entre les cellules périphériques ou
épiblastiques de cette masse et les cellules internes ou hypoblastiques. En
croissant rapidement, la masse de cellules devient creuse et la vésicule
blastodermique ainsi formée présente une opposition bien définie entre la
couche externe ou épiblaste et on contenu. La masse des cellules
hypoblastiques, ayant d’abord la forme vague d’une lentille attachée à
l’intérieur de l’épiblaste, s’étend et s’aplatit en une membrane dont les
bords sont irréguliers, et qui se trouve indéfinie à la fois quant à sa forme et
quant à sa constitution. Ensuite le milieu, qui est la partie la plus épaisse,
devient une tache opaque circulaire qui constitue l’aire embryonique, tache
qui graduellement acquiert un contour prononcé. À son centre apparaît
enfin la première raie ou trace, qui, comme son nom l’indique, est indéfinie
mais rapidement acquiert une structure plus prononcée. C’est dans cette
voie ou trace que l’axe vertébral se montre d’abord. Commençant comme
un sillon peu profond, il devient lentement plus prononcé; ses côtés
s’élèvent, ses bords se replient en dedans et se réunissent finalement, de
sorte que le sillon indéfini devient un tube défini formant le canal vertébral.
Dans ce canal vertébral, les principales divisions du cerveau ne sont
d’abord discernables que comme de légers renflements, en même temps les
protovertèbres commencent à se montrer comme modifications indistinctes
du tissu bordant le canal. En même temps, d’une façon analogue, la
membrane indéfinie à travers laquelle sont absorbés les matériaux servant
au développement des organes qui se déploient alentour est changée en
canal alimentaire défini. Et d’une façon analogue tout l’embryon, qui
d’abord était étendu sur la membrane du jaune, se soulève et, par le
reploiement de sa région centrale, devient une masse séparée, à contours
définis, qui n’est plus attachée au sac du jaune que par un conduit étroit.
Ces changements par lesquels la structure générale se dessine avec
une précision lentement croissante se retrouvent dans l’évolution de chaque
374
organe. Le foie commence par la multiplication de certaines cellules de la
paroi de l’intestin. L’épaississement produit par celte multiplication
«s’accroît au point de former une protubérance à l’extérieur du canal — un
bourgeon creux» et en même temps que l’organe s’accroît et devient
distinct de l’intestin, les canaux qui le traversent se changent en conduits
ayant des parois nettement marquées. De même, certaines cellules de la
tunique externe du canal alimentaire, à sa partie supérieure, s’accumulent
en tas ou en bourgeons d’où sortent les poumons, et ceux-ci, dans leurs
contours généraux et leur structure, acquièrent pas à pas un caractère
distinct. Mais même si l’on ne donnait pas d’exemples, puisqu’une simple
grappe de cellules semblables se développe en tête, en tronc, et en membres
de formes distinctes, chacun desquels est fait de nombreux organes
contenant des parties qui ont des contours bien définis et qui sont faites de
tissus particuliers, il serait indéniable que l’accroissement du caractère
défini a été un des traits principaux de la transformation.
Des changements de cet ordre continuent longtemps après la
naissance et dans l’être humain, quelques-uns ne deviennent complets que
vers le milieu de la vie. Durant la jeunesse la plupart des surfaces
articulaires des os restent rugueuses et fissurées, le dépôt calcaire se faisant
d’une façon irrégulière dans le cartilage environnant. Mais entre la puberté
et l’âge de trente ans, ces surfaces articulaires sont devenues des épiphyses
lisses, dures, nettement tranchées. Nous pouvons donc dire en général que
l’accroissement de caractère défini continue alors qu’a cessé d’avoir lieu
tout accroissement appréciable dans l’hétérogénéité. Et il y a des raisons
pour penser que les modifications qui se produisent après la maturité et qui
amènent la vieillesse et la mort, sont des modifications de cette nature,
puisqu’elles causent de la rigidité dans la structure, d’où résultent une
restriction du mouvement et de la souplesse fonctionnelle, et un
rétrécissement graduel des limites dans lesquelles les opérations vitales se
375
produisent, pour finir par un ajustement organique trop précis, trop resserré
dans ses limites de variation possible, pour lui permettre l’adaptation
requise aux changements des conditions externes.
133. — Il n’est pas plus possible de donner clairement des preuves
du fait que la flore et la faune de la terre, considérées dans leur ensemble
ou dans les espèces qu’elles comprennent, ont progressé en prenant un
caractère de plus en plus défini, qu’il n’a été possible de prouver qu’elles
ont progressé en hétérogénéité: pour ce faire les faits ne suffisent pas. Si
cependant nous nous permettons de raisonner d’après l’hypothèse qui
devient de jour en jour plus probable, que chaque espèce est, comme
chaque individu, apparue par une accumulation de modifications sur
modifications, nous verrons qu’il doit y avoir eu un progrès de
l’indéterminé au déterminé, à la fois dans les formes particulières et dans
les groupes de formes.
Nous pouvons partir du fait significatif que les organismes.
inférieurs (qui, dans leur structure, sont analogues aux germes des
organismes supérieurs) ont un caractère si peu défini qu’il est difficile,
sinon impossible, de décider si ce sont des plantes ou des animaux. A
l’égard d’un certain nombre d’entre eux la dispute n’a pas encore cessé
entre les botanistes et les zoologistes. Il faut remarquer encore que chez les
protozoaires la forme manque en général de caractère défini. Certains
rhizopodes sans coquille ont une forme tellement irrégulière qu’il n’est pas
possible de la décrire; elle n’est la même ni dans deux individus distincts,
ni dans le même individu à des moments différents. L’agrégation des
protozoaires produit, entre autres choses, les éponges qui, pour la plupart,
sont indéfinies comme taille, comme contour, comme arrangement interne;
et des agrégats mieux définis tels que les hydres, sont rendus indéfinis à la
fois par les grandes différences existant entre leur état de contraction et leur
état d’expansion et par leurs développements reproducteurs. Pour montrer
376
encore davantage combien sont relativement indéterminés les plus simples
des organismes, on peut mentionner que leur structure varie grandement
avec les conditions environnantes, à tel point que parmi les protozoaires et
les protophytes, beaucoup de formes qui étaient autrefois classées comme
espèces distinctes, et même comme genres différents, ont été reconnues
comme étant des variétés d’une seule espèce. Si maintenant nous nous
rappelons combien sont précis les traits des organismes supérieurs,
combien leurs contours sont nettement tracés, à quel point leurs proportions
sont invariables et combien leur structure reste constante dans des
conditions différentes, nous ne pouvons nier qu’une des choses qui les
distingue ne soit leur caractère mieux défini. S’ils sont sortis par évolution
des organismes inférieurs, l’accroissement de caractère défini a été
l’accompagnement de leur évolution.
Qu’avec le cours du temps, les espèces soient devenues plus
nettement distinctes les unes des autres, les genres des genres et les ordres
des ordres, c’est là une conclusion qui n’admet pas de preuve plus positive
que celle qui précède. Si cependant les espèces, les genres et les ordres ont
apparu par évolution, le contraste entre les groupes doit être devenu plus
grand, comme l’a montré Darwin. La disparition des formes intermédiaires,
moins adaptées aux sphères particulière d’existence que les formes
extrêmes qu’elles servaient à unir, doit avoir rendu plus tranchées les
différences des formes extrêmes, et par conséquent les espèces distinctes
doivent avoir été produites par des variétés indistinctes, conclusion qui est
en harmonie avec ce que nous connaissons des races d’hommes et des races
d’animaux domestiques.
134. — Les phases successives par lesquelles passent les sociétés
manifestent avec évidence le progrès d’arrangements indéterminés à des
arrangements déterminés. Une tribu errante de sauvages qui n’est fixée ni
pour sa résidence ni pour sa distribution interne est beaucoup moins définie
377
quant aux positions relatives de ses parties qu’une nation. Dans une telle
tribu les relations sociales sont confuses et variables. L’autorité politique y
est vague, les distinctions de rang ne sont ni clairement marquées, ni
infranchissables. Et, sauf dans les occupations différentes des hommes et
des femmes, il n’y a pas de divisions industrielles déterminées; ce n’est que
dans les tribus considérables qui en ont réduit d’autres à l’esclavage, que la
différenciation économique est distincte.
Mais une de ces sociétés primitives qui évolue devient pas à pas
plus spécifique. Comme elle grandit, elle devient moins nomade et, se
trouvant resserrée dans ses possessions par les sociétés voisines, elle
acquiert, à la suite d’une guerre de frontières prolongée, un territoire à
limites déterminées. La différence entre la race gouvernante et le peuple en
arrive parfois, dans la croyance populaire, à passer pour une différence de
nature. La classe des guerriers en arrive à se séparer complètement des
classes consacrées à la culture du sol et à d’autres occupations considérées
comme serviles. Et alors apparaît une prêtrise définie dans son rang, dans
ses fonctions, dans ses privilèges.
La netteté des distinctions, devenant à la fois plus grande et plus
variée à mesure que les sociétés avancent vers la maturité, atteint son point
culminant dans celles qui ont atteint leur plein développement ou qui sont à
leur déclin. Nous lisons que, dans l’ancienne Egypte, les divisions sociales
étaient précises et les coutumes rigides. De récentes investigations ont
rendu de plus en plus évident que, chez les Assyriens et les peuples voisins,
non seulement les lois étaient inaltérables, mais encore que les habitudes de
moindre importance jusqu’à la routine domestique, possédaient un
caractère sacré qui assurait leur permanence. Dans l’Inde, de nos jours, les
distinctions invariables de caste, non moins que la constance des modes
d’habillement, des procédés industriels et des pratiques religieuses, nous
montrent à quel point deviennent définis les arrangements là où l’antiquité
378
est grande. La Chine, avec son organisation politique depuis longtemps
fixée, ses conventions précises et compliquées, nous donne un autre
exemple de la même vérité.
Les phases successives de notre propre société et des sociétés
voisines nous fournissent des faits d’espèce un peu différente, mais de
même signification. A l’origine, l’autorité monarchique était plus
baronniale et l’autorité baronniale plus monarchique qu’elles ne le furent
plus tard. Entre les prêtres d’aujourd’hui et ceux des anciens temps qui,
tout en enseignant officiellement la religion, étaient guerriers, juges,
architectes, il y a une différence marquée quant au caractère défini de leur
fonction. On voit le même contraste chez les gens adonnés aux occupations
productrices: les parties régulatrices se sont nettement distinguées ses
parties opératrices et les parties distributrices se sont distinguées des deux
autres. L’histoire de notre constitution, nous rappelant comment les
pouvoirs du roi, des lords et des communes se sont graduellement établis,
nous fait voir des changements analogues. Quand nous suivons le
développement de la législation, nous rencontrons des faits sans nombre
qui se sont établis de la même façon; aux étapes successives de ce
développement, nous trouvons des lois rendues graduellement plus
spécifiques dans leur application aux cas particuliers. Même à l’heure
actuelle, chaque loi nouvelle commençant par une proposition vague, est,
au cours de sa discussion, élaborée en clauses spécifiques et ce n’est
qu’après que son interprétation a été établie par les décisions des tribunaux
qu’elle atteint sa forme définitive. On peut trouver les mêmes preuves dans
les annales d’institutions moins importantes. Les sociétés religieuses,
charitables, littéraires et autres, commençant avec des buts et des méthodes
grossièrement ébauchés et qui sont aisément modifiables, nous montrent
comment, par l’accumulation de règles et de précédents, les buts
deviennent formulés avec plus de précision et les modes d’action moins
379
nombreux, jusqu’à ce que, finalement, la décadence soit le résultat d’une
fixité qui ne peut plus s’adapter à des conditions nouvelles. Si l’on objectait
que, parmi les nations civilisées, il y a des exemples de diminution dans les
distinctions (par exemple la rupture des barrières qui séparaient les rangs de
la société), on peut répondre que ces exceptions apparentes sont
l’accompagnement d’une métamorphose sociale, un changement du type de
société militaire au type de société industrielle, changement durant lequel
les vieilles lignes de structure disparaissent, tandis que les nouvelles
deviennent plus marquées.
135. — Tous les résultats organisés de l’action sociale, toutes les
structures superorganiques, passent par des phases parallèles. Etant, comme
elles le sont, des produits objectifs d’opérations subjectives, elles doivent
présenter des changements correspondants, et les cas du langage, de la
science et de l’art prouvent clairement qu’elles le font.
Enlevez de nos phrases tout ce qui n’est pas nom et verbe et vous
avez devant vous le caractère vague qui est propre aux langues non
développées. Chaque inflexion d’un verbe ou chaque addition par laquelle
le cas des noms est indiqué, en limitant les conditions de l’action ou de
l’existence, rend les hommes capables d’exprimer leurs pensées avec plus
de précision. Si la classe des choses ou des changements indiqués est
rétrécie par l’application d’un adjectif à un nom ou d’un adverbe à un
verbe, cela implique le fait que les mots additionnés servent à rendre les
propositions plus distinctes. Et il en est de même pour les autres parties du
discours.
Le même effet est le résultat de la multiplication des mots de
chaque ordre. Quand les noms des objets, des actes et des qualités sont peu
nombreux, la portée de chacun d’eux est proportionnellement grande et son
sens est par conséquent peu spécifique. Les comparaisons et les métaphores
dont les races primitives font si grand usage suggèrent indirectement et
380
imparfaitement des idées qu’elles ne peuvent exprimer directement et
parfaitement à cause du manque de mots. Pour prendre un cas dans la vie
ordinaire, si nous comparons le langage du paysan qui, avec son
vocabulaire limité, ne peut décrire le contenu d’une bouteille qu’il porte
que comme un remède qu’il a été chercher pour sa femme malade, avec
celle du médecin qui explique à des gens de même instruction que lui, la
composition de son remède et la maladie particulière pour laquelle il l’a
prescrit, nous avons un exemple frappant de la précision obtenue par le
langage grâce à la multiplication des mots.
De plus, au cours de son évolution, chaque langue acquiert une plus
grande justesse par les opérations qui fixent le sens de chaque mot. Les
relations intellectuelles diminuent lentement l’inexactitude d’expression.
Petit à petit les dictionnaires donnent des définitions. Et finalement, parmi
les gens les plus cultivés, l’indétermination n’est plus tolérée ni dans les
mots employés, ni dans leurs combinaisons grammaticales.
De plus encore, les langues, considérées comme des touts,
deviennent plus nettement séparées les unes des autres et de leur ancêtre
commun; à preuve dans l’antiquité la distinction claire qui s’est établie
entre les deux langues parentes, le grec et le latin, et, dans les temps
modernes, la divergence de trois dialectes latins en italien, français et
espagnol.
136. — Dans son Histoire des Sciences inductives, le docteur
Whewell dit que les Grecs échouèrent en philosophie naturelle parce que
«leurs idées n’étaient pas distinctes et appropriées aux faits». Je ne cite pas
cette remarque comme lumineuse parce qu’on pourrait tout aussi bien
attribuer le vague et l’impropriété de leurs idées à l’imperfection de leur
philosophie naturelle; mais je la cite comme preuve du caractère indéfini de
la science primitive. Le même ouvrage et son pendant, la Philosophie des
Sciences inductives, fournissent d’autres preuves également bonnes parce
381
qu’elles sont également indépendantes de toute hypothèse ressemblant à
celle qu’il s’agit d’établir ici. En ce qui concerne les mathématiques, nous
avons le fait que les théorèmes géométriques sont sortis de méthodes
empiriques, et que ces théorèmes, d’abord isolés, n’acquirent la clarté
donnée par la démonstration qu’après avoir été arrangés par Euclide en une
série de propositions dépendantes. Plus tard la même vérité générale
apparaît dans les progrès allant de la «méthode des épuisements» et de la
«méthode des indivisibles» à la «méthode des limites», qui est l’idée
centrale du calcul infinitésimal.
Dans la mécanique primitive on peut trouver une idée vague du fait
que l’action et la réaction sont égales et opposées, quoique durant des
siècles ensuite cette vérité soit restée sans avoir été formulée. Et de même
la propriété de l’inertie, bien qu’elle n’ait jamais été distinctement comprise
jusqu’à Képler, était déjà vaguement reconnue longtemps auparavant. «La
conception de la force statique ne fut jamais présentée sous une forme
distincte jusqu’à l’apparition des œuvres d’Archimède; et la conception de
la force accélératrice était confuse dans l’esprit de Képler et dans celui de
ses contemporains et ne devint assez claire pour servir à établir de solides
raisonnements scientifiques que dans le siècle suivant». A ces assertions
particulières, on peut ajouter la remarque générale que «les termes qui, à
l’origine, avant la connaissance complète des lois du mouvement, étaient
employés avec un sens très vague et très incertain, furent plus tard limités
et rendus précis.»
Lorsque nous laissons de côté les conceptions abstraites de la
science pour examiner les prévisions concrètes dont l’astronomie offre de
nombreux exemples, on voit le même contraste. Les époques d’apparition
des phénomènes célestes ont été prédites avec une justesse toujours
croissante. Des erreurs, qui, autrefois, allaient jusqu’à des jours, sont
maintenant réduites à des secondes. La correspondance entre les formes
382
réelles et les formes supposées des orbites a été rendue graduellement plus
précise. A l’origine on pensait qu’elles étaient circulaires, ensuite
épicycliques, ensuite elliptiques et l’on sait maintenant que les orbites sont
des courbes qui dévient toujours de l’ellipse parfaite et qui subissent des
changements continuels.
Ce qui montre le mieux le progrès de la science sous le rapport de la
définition du caractère, c’est le contraste entre sa phase qualitative et sa
phase quantitative. Les faits constatés d’abord étaient qu’entre tel et tel
phénomène il existait un rapport — que les phénomènes a et b se
présentaient toujours ensemble ou successivement; mais on ne savait ni
quelle était la nature du rapport entre a et b, ni quelle quantité de a
accompagnait telle quantité de b. Le développement de la science a
consisté en partie dans la réduction de ces rapports vagues en rapports
distincts. La plupart des relations ont été classées comme mécaniques,
thermiques, électriques, magnétiques, etc., et nous avons appris à évaluer
exactement la quantité relative des antécédents et des conséquents. On a
donné quelques exemples fournis par la physique et on pourrait en ajouter
un grand nombre fournis par les autres sciences. Nous avons reconnu les
constituants de nombreux corps composés que nos ancêtres ne pouvaient
pas analyser et d’un bien plus grand nombre qu’ils n’avaient même jamais
vus; et les équivalents de combinaison des éléments sont maintenant
calculés avec justesse. La physiologie montre un progrès de la prévision
qualitative à la prévision quantitative par la constatation de rapports
déterminés entre les produits organiques et les matériaux consommés, aussi
bien que par la mesure des fonctions au moyen du spiromètre et du
sphygmographe. La pathologie fait voir le même progrès dans l’usage de la
méthode statistique pour déterminer les sources des maladies et les effets
du traitement. En botanique et en zoologie les comparaisons numériques
des flores et des faunes, conduisant à des conclusions particulières sur leur
383
origine et leur distribution, en fournissent encore des exemples. Et en
sociologie, quelque contestables que soient les conclusions tirées des totaux
des recensements, des tables du Board of Trade et des statistiques
criminelles, il faut reconnaître que l’emploi de ces moyens implique un
progrès vers des conceptions plus précises des phénomènes sociaux.
Cela paraît presque une banalité de dire qu’une caractéristique
essentielle du progrès de la science est l’accroissement de son caractère
défini, si l’on veut se rappeler que la science peut être regardée comme la
connaissance définie par contraste avec la connaissance indéfinie que
possèdent les gens sans culture. Et si, comme nous ne pouvons le mettre en
doute, la science a, dans le cours des âges, évolué de cette connaissance
indéfinie des gens sans culture, il s’ensuit que l’acquisition graduelle du
caractère grandement défini, qui maintenant la distingue, doit avoir été l’un
des principaux traits de son évolution.
137. — Les arts industriels et esthétiques fournissent des exemples
peut-être encore plus frappants. Les outils de silex paléolithiques montrent
à quel point les premiers ouvrages des hommes manquaient de précision.
Bien qu’un grand progrès à cet égard soit visible dans les outils et les armes
des tribus sauvages encore existantes, ils se distinguent pourtant des outils
et des armes des races civilisées par l’insuffisance des rapports entre leurs
formes et leurs applications. A un degré moindre, les produits des nations
moins avancées présentent les mêmes défauts. Une jonque chinoise, avec
tout son gréement et son équipement, ne présente nulle part une ligne
parfaitement droite, une courbe uniforme, ni une véritable surface. Les
ustensiles et les machines de nos ancêtres font preuve de la même
infériorité à l’égard des nôtres. Une chaise ancienne, une vieille cheminée,
une serrure du siècle dernier et presque n’importe quel ustensile de ménage
qui a été conservé durant quelques générations prouvent par contraste à
quel point les produits industriels de notre époque dépassent en précision
384
ceux du passé. Depuis que les machines à planer out été inventées, il est
devenu possible de produire des lignes absolument droites et des surfaces si
parfaitement dressées que la pression de l’air suffit à les maintenir
adhérentes. Dans la machine à diviser de Troughton, dans le micromètre de
Whitworth, dans les microscopes qui montrent cinquante mille divisions au
pouce, et dans les règles de division qui en montrent jusqu’à 200.000, nous
trouvons une exactitude dépassant de beaucoup celle à laquelle on arrivait
dans les ouvrages de nos arrière-grands-pères, de même que la leur
dépassait celle des anciens artisans celtes.
Dans les beaux-arts il y a eu un progrès parallèle. Des idoles des
sauvages grossièrement taillées et peintes, en passant par les sculptures
primitives, caractérisées par des membres sans détails musculaires, des
draperies qui semblent de bois et de visages sans individualité, jusqu’aux
statues des Grecs et à celles qu’on produit aujourd’hui, l’accroissement de
justesse dans la représentation est frappante. Si l’on compare les peintures
murales des Egyptiens avec les peintures européennes du moyen-âge ou
celles-ci avec les peintures modernes, l’augmentation de précision dans le
rendu de l’apparence des objets est manifeste.
Il en est de même pour le roman et le drame. Dans les contes
merveilleux ayant cours chez les nations orientales, dans les romans et les
légendes de l’Europe féodale, aussi bien que dans les mystères et les pièces
de théâtre qui leur ont immédiatement succédé, il y a un grand manque de
correspondance avec les réalités de la vie; il y a aussi prédominance des
événements surnaturels, des rencontres extrêmement improbables et les
personnages sont vaguement indiqués. Avec le progrès social, il y a eu
diminution graduelle de l’invraisemblance, et rapprochement vers la
représentation exacte. Aujourd’hui les gens cultivés applaudissent les
romans et les pièces de théâtre en proportion de la fidélité avec laquelle les
caractères y sont représentés; on ne permet plus les improbabilités ni les
385
impossibilités d’autrefois; on voit de moins en moins de ces machinations
compliquées dont la vie fournit rarement des exemples; les réalités sont
peintes avec plus de précision.
138. — On pourrait accumuler des exemples d’autres sortes, mais
l’induction a déjà une assez large base. Nous ne trouvons pas, pour le fait
que l’évolution va de l’indéfini au défini, des preuves moins abondantes
que pour l’autre fait qu’elle va de l’homogène à l’hétérogène.
Il faudrait ajouter cependant que le progrès en caractère défini n’est
pas un phénomène primaire, mais un phénomène secondaire, qu’il est le
résultat incidentiel d’autres changements. La transformation d’un tout qui,
à l’origine, était diffus et uniforme en une combinaison concentrée de
parties multiformes, implique la séparation du tout d’avec son ambiance et
la séparation des parties les nues d’avec les autres et, pendant que cela se
produit, il faut qu’il n’y ait pas d’état distinct. C’est seulement lorsque le
tout prend de la densité qu’il devient nettement différencié de l’espace ou
de la matière qui reste en dehors de lui; et ce n’est que lorsque chaque
division attire en sa masse les portions périphériques qui ne sont d’abord
qu’imparfaitement séparées des portions périphériques des divisions
voisines, qu’elle peut acquérir quelque chose qui ressemble à une
configuration précise. Cela revient à dire que l’accroissement du caractère
défini est un fait concomitant de l’accroissement de la consolidation
générale et locale. Alors que les redistributions secondaires augmentent
constamment l’hétérogénéité, la distribution primaire, pendant qu’elle
augmente l’intégration, donne de plus un caractère distinct aux parties qui
deviennent de plus en plus dissemblables aussi bien qu’à leur agrégat.
Mais, bien que ce caractère universel de l’évolution soit
l’accompagnement nécessaire des autres caractères présentés dans les
chapitres précédents, il n’est pas exprimé par les mêmes mots qui ont servi
à décrire ceux-ci. Il est donc nécessaire encore de modifier notre formule.
386
L’idée plus spécifique de l’évolution à laquelle nous arrivons maintenant
est celle-ci: l’évolution est le changement d’une homogénéité indéfinie et
incohérente en une hétérogénéité définie et cohérente qui accompagne la
dissipation du mouvement et l’intégration de la matière.
387
secondaires de la matière composant cet agrégat, il apparaît nécessairement
des redistributions secondaires du mouvement retenu. Du même pas que la
transformation des parties, il se produit une transformation des
mouvements sensibles ou insensibles possédés par les parties. Celles-ci ne
peuvent pas devenir plus intégrées, soit individuellement, soit en
combinaison, sans que les mouvements, individuels ou combinés,
deviennent aussi plus intégrés. Il ne peut pas apparaître en elles
d’hétérogénéités de volume, de forme, de qualité, sans qu’apparaissent
aussi des hétérogénéités dans les quantités et les directions de leurs
mouvements ou des mouvements de leurs molécules. L’accroissement du
caractère défini des parties implique l’accroissement du caractère défini de
leurs mouvements. En définitive, les actions rythmiques qui se produisent
dans chaque agrégat doivent se différencier et s’intégrer en même temps
que la structure se différencie et s’intègre.
139 a. — Il faut indiquer ici brièvement la théorie générale de cette
redistribution du mouvement conservé. Pour compléter convenablement
notre conception de l’évolution sous son aspect matériel par une conception
de l’évolution sous son aspect dynamique, il nous faut reconnaître la source
des mouvements intégrés qui se produisent et voir comment est nécessité
l’accroissement de leur multiformité et de leur caractère défini.
Si l’évolution est le passage d’un état diffus è un état agrégé, les
mouvements des corps célestes doivent avoir été le résultat des
mouvements non annulés de leurs composants auparavant dispersés. En
même temps que les mouvements moléculaires partout actifs, il y avait des
mouvements de masse (molaires) de ces vastes courants de matière
nébulaire qui étaient engendrés pendant l’opération de la concentration,
mouvements de masse dont de grandes portions étaient graduellement
dissipées comme chaleur en laissant des portions non dissipées. Mais
puisque les mouvements de masse de ces courants nébulaires étaient
388
constitués par les mouvements de multitudes de particules gazeuses
incohérentes se mouvant séparément d’une façon plus ou moins
indépendante, il s’ensuit que, lorsque fut atteinte l’agrégation en une masse
céleste liquide et finalement solide, ces mouvements partiellement
indépendants des particules incohérentes disparurent dans le mouvement
total, ou, en d’autres termes, des mouvements non intégrés devinrent un
mouvement intégré.
Si nous devons laisser à l’état d’hypothèse la croyance que les
mouvements célestes ont eu cette origine, nous pouvons voir, comme fait
certain, que l’intégration des mouvements insensibles donne naissance à
tous les mouvements sensibles qui se produisent sur la surface de la terre.
Comme chacun le sait, la dénudation des terres et le dépôt de nouvelles
couches sont effectués par l’eau pendant qu’elle descend vers la mer ou
pendant l’arrêt des ondulations que les vents produisent sur elle; et, comme
il a été dit auparavant, l’élévation de l’eau à la hauteur d’où elle est tombée
est due à la chaleur solaire qui engendre aussi ces courants aériens qui
entraînent l’eau à l’état de vapeur et qui agitent sa surface lorsqu’elle est
condensée; c’est-à-dire que le mouvement moléculaire du milieu éthéré est
transformé en mouvement de gaz, ensuite en mouvement de liquides et
ensuite en mouvement de solides, étapes à chacune desquelles une certaine
quantité de mouvement moléculaire est perdue et une quantité équivalente
de mouvement de masse est gagnée.
Il en est de même pour les mouvements organiques. Certains rayons
sortant du soleil rendent la plante capable de réduire en forme solide des
éléments particuliers existant autour d’elle en combinaison gazeuse, c’est-
à-dire la mettent en état de croître et d’accomplir ses changements
fonctionnels. Et puisque la croissance est, de même que la circulation de la
sève, un mode de mouvement sensible, tandis que les rayons dépensés pour
389
les engendrer toutes deux consistent en mouvements non sensibles, nous
avons encore ici une transformation de l’espèce en question.
Les animaux dont les forces dérivent directement ou indirectement
des plantes poussent cette transformation un pas plus loin. Les mouvements
automatiques des viscères avec les mouvements volontaires des membres
du corps en général, apparaissent aux dépens de certains mouvements
moléculaires des tissus nerveux et musculaires; et ceux-ci ont eu pour
origine certains autres mouvements moléculaires propagés par le soleil sur
la terre; en sorte que les mouvements de structure et de fonction déployés
par l’évolution organique sont des mouvements d’agrégats engendrés par
l’arrêt des mouvements des unités.
La même règle s’applique aux agrégats de ces agrégats. Car, parmi
les hommes associés, le progrès se fait toujours dans le sens d’une
absorption des actions individuelles par les actions des corps constitués.
Dans la vie militaire, cela se voit dans le progrès qui va du combat
indépendant des guerriers isolés au combat combiné des régiments, et dans
la vie industrielle dans le progrès qui va du travail des ouvriers séparés au
travail combiné des manufactures. Il en est de même lorsqu’au lieu d’agir
isolément les citoyens agissent en corps, dans les compagnies, les unions,
les associations, etc. Si donc, durant l’évolution, le mouvement qui
s’échappe devient par une dispersion grandissante, plus désintégré, le
mouvement pour un temps conservé devient plus intégré, et, considérée
dynamiquement, l’évolution est une décroissance du mouvement relatif des
parties et un accroissement du mouvement relatif des touts, en se servant
des mots parties et touts dans leur sens le plus général. Le progrès va des
mouvements des molécules simples aux mouvements des molécules
composées; des mouvements moléculaires aux mouvements de masses et
des mouvements de masses plus petites aux mouvements de masses plus
grandes.
390
Le changement simultané, qui tend vers une plus grande
multiformité parmi les mouvements conservés, se produit sous forme d’un
accroissement dans la variété des rythmes. Une multiplication des rythmes
doit accompagner une multiplication dans les degrés et dans les modes
d’agrégation et dans les rapports des masses agrégées avec les forces
incidentes. Le degré ou mode d’agrégation n’affectera pas le taux ou
l’étendue du rythme là ou la force incidente s’accroît à mesure que
l’agrégat s’accroît, ce qui est le cas de la gravitation: ici, la seule cause de
variation dans le rythme est la différence de relation avec la force incidente,
comme nous le voyons dans un pendule qui, bien qu’inaffecté dans ses
mouvements par un changement dans le poids de la lentille, change la
vitesse de ses oscillations quand sa longueur est changée ou lorsque, sans
changer cette longueur, on le fait osciller sous l’équateur. Mais dans tous
les cas où les forces incidentes ne varient pas comme les masses, tout ordre
nouveau d’agrégation donne naissance à un nouvel ordre de rythme,
comme on le voit dans la conclusion tirée de recherches récentes sur la
chaleur radiante et la lumière, que les molécules des différents gaz ont des
vitesses d’ondulation différentes27. De sorte que l’accroissement de
multiformité dans l’arrangement de la matière engendre nécessairement un
accroissement de multiformité dans le rythme, et cela en même temps par
l’accroissement de variété dans les volumes et les formes des agrégats et
par l’accroissement de variété dans leurs relations avec les forces qui les
meuvent. Il n’y a pas lieu de nous arrêter sur cette proposition que ces
mouvements, à mesure qu’ils deviennent plus intégrés et plus hétérogènes
doivent devenir plus définis. Dans la proportion où une partie d’un tout en
évolution se sépare et se consolide, et ce faisant, perd la mobilité relative de
391
ses composants, son mouvement d’agrégat doit évidemment acquérir un
caractère distinct.
Il nous faut donc ici, pour compléter notre conception de
l’évolution, considérer à travers le cosmos ces métamorphoses du
mouvement conservé qui accompagnent les métamorphoses de la matière.
Nous le ferons d’une façon relativement brève, parce que le lecteur est
maintenant assez familier avec notre manière de regarder les faits pour
qu’il suffise d’un plus petit nombre d’exemples. Pour abréger il conviendra
de traiter en même temps les divers aspects des métamorphoses.
140. — Des masses de matière diffuse se mouvant vers un centre
commun, en partant de points nombreux situés à des distances diverses,
doivent apporter, dans la masse nébuleuse finalement formée, des vitesses
acquises différentes en quantité et en direction; avec le progrès de
l’intégration, les portions de ces vitesses qui entrent en conflit, sont
mutuellement neutralisées et sont dissipées comme chaleur. A moins que la
distribution originelle soit tout à fait symétrique, ce qui est infiniment
improbable, le résultat sera la rotation. La masse ayant d’abord des vitesses
angulaires différentes à la périphérie et à diverses distances du centre, verra
ses différences de vitesse angulaire se réduire graduellement; elle avancera
vers un état final maintenant presque atteint par le soleil, dans lequel la
vitesse angulaire de toute la masse sera la même, état dans lequel le
mouvement sera intégré. Il en sera de même pour chaque planète et chaque
satellite. Le progrès qui va du mouvement d’un anneau nébuleux,
incohérent et admettant beaucoup de mouvement relatif dans sa masse, au
mouvement d’un sphéroïde dense est un progrès vers un mouvement
totalement intégré. La rotation et la translation à travers l’espace
deviennent, chacune séparément, une et indivisible. En même temps s’est
établie cette autre intégration qui se montre dans les mouvements du
système solaire considéré comme un tout. Localement dans chaque planète
392
et ses satellites, et généralement dans le soleil et les planètes, nous avons un
système de rythmes simples et de rythmes composés ayant des variations
périodiques et séculaires et formant ensemble un groupe de mouvements
intégrés.
En même temps que progrès dans l’intégration des mouvements, il
y a eu progrès dans leur multiformité et dans leur distinctivité. La matière
qui, dans son état diffus originel, avait des mouvements confus,
indéterminés, sans distinctions marquées, a acquis, pendant l’évolution du
système solaire, des mouvements hétérogènes déterminés. Les périodes de
l’évolution des planètes et des satellites ne sont pas semblables et de même
leur temps de rotation. De ces mouvements nettement hétérogènes d’espèce
simple sortent d’autres mouvements complexes, mais encore définis,
comme ceux produits par les révolutions des satellites composés avec
celles de leurs planètes, comme ceux dont la précession est le résultat, et
comme ceux qui sont connus sous le nom de perturbations. Chaque
addition de complexité dans la structure a causé une addition de complexité
dans les mouvements, mais toujours une complexité définie, comme le
montre le fait que les résultats en peuvent être calculés.
141. — Alors que la surface de la terre était en fusion, les courants
de la volumineuse atmosphère qui l’entourait, principalement formés de
gaz chauds qui montaient et de liquides précipités qui descendaient, doivent
avoir été locaux, nombreux, indéfinis et peu distincts les uns des autres.
Mais lorsqu’après une vaste période de temps la surface solidifiée se fut
refroidie au point que la radiation solaire put commencer à causer
d’appréciables différences de température entre les régions équatoriales et
les régions polaires, il doit s’être établi lentement une circulation
atmosphérique des pôles à l’équateur et de l’équateur aux pôles; d’autres
grandes masses d’air mouvantes devinrent à la fin les vents alizés et
quelques autres courants permanents et. définis. Ces mouvements intégrés,
393
auparavant comparativement homogènes, furent rendus hétérogènes par la
formation des grandes îles et des continents qui les compliquèrent de vents
périodiques causés par l’échauffement varié de grands espaces de terrain
suivant les saisons. Les mouvements rythmiques d’une espèce simple et
constante furent, par la croissante multiformité de la surface de la terre,
différenciés eu une combinaison de mouvements rythmiques constants et
périodiques, unis à des mouvements plus petits et irréguliers.
Des changements analogues doivent avoir eu lieu dans les
mouvements des eaux. Sur une croûte mince ne comportant que de petites
élévations et de petites dépressions, et par conséquent seulement de petits
lacs et de petites mers, il ne pouvait y avoir que de petites circulations
locales. Mais, avec la formation des continents et des océans, arrivèrent les
vastes mouvements d’eau des latitudes chaudes vers les latitudes froides et
des froides vers les chaudes; ces mouvements augmentèrent en nombre, en
caractère défini et en variété de distribution à mesure que les traits de la
surface de la terre devenaient plus larges et présentaient de plus grands
contrastes.
Il en fut de même des eaux d’écoulement. La course de ruisseaux
insignifiants sur de petites étendues de terrain fut à un moment la seule
chose possible; mais aussitôt que de grandes surfaces furent mises au jour,
les mouvements d’un grand nombre de cours d’eau tributaires se massèrent
dans les mouvements des grandes rivières, et au lieu de mouvements qui se
ressemblaient beaucoup, il apparut des mouvements considérablement
variés.
Nous ne pouvons guère mettre en doute que les changements dans
la croûte même de la terre aient présenté un progrès analogue. Petits,
nombreux, locaux et semblables les uns aux autres alors que la croûte était
mince, les mouvements d’élévation et d’abaissement doivent, à mesure que
la croûte devint plus épaisse, s’être étendus sur de plus larges surfaces,
394
doivent s’être continués pendant des périodes plus longues dans les mêmes
directions et doivent être devenus plus dissemblables dans des régions
diverses par les différences locales de structure.
142. — Ce que nous entendons principalement comme le
développement des fonctions dans les organismes, c’est le progrès vers une
distribution du mouvement conservé plus intégrée, plus hétérogène et plus
définie, accompagnant le progrès vers une distribution plus intégrée, plus
hétérogène et plus définie de la matière composante. Toutes les fonctions
actives sont ou des mouvements sensibles, comme ceux produits par des
organes contractiles; ou des mouvements non sensibles, comme ceux qui se
propagent dans les nerfs; ou des mouvements non sensibles, comme ceux
par lesquels, dans les organes sécréteurs, les réarrangements moléculaires
sont effectués et de nouvelles combinaisons de la matière sont produites.
Et, pendant l’évolution, les fonctions, de même que les structures,
deviennent individuellement plus consolidées aussi bien que davantage
combinées les unes avec les autres, en même temps qu’augmente leur
multiformité et leur distinctivité.
Dans les animaux des types inférieurs, les liquides nourriciers se
meuvent de ci de là dans les tissus d’une façon tout à fait irrégulière, qui
dépend des tensions et des pressions locales: en l’absence d’un sang
véritable et d’un système vasculaire distinct, il n’y a pas de circulation
définie. Mais en même temps que l’évolution de la structure qui établit un
bon appareil pour la distribution du sang se développe l’évolution
fonctionnelle qui établit des mouvements du sang larges et rapides, définis
dans leur parcours et nettement distingués comme efférents et afférents et
qui sont hétérogènes à la fois dans leurs directions et dans leurs caractères,
se divisant ici en jets et là formant une nappe continue.
De plus, en compagnie des différenciations de structure et des
intégrations du canal alimentaire, apparaissent des différenciations et des
395
intégrations de ses mouvements mécaniques et de ses actions d’un
caractère non mécanique. Le long d’un canal alimentaire du type primitif,
passent, d’une façon presque uniforme d’un bout à l’autre, des vagues de
constriction. Mais dans un canal alimentaire bien organisé, les vagues de
constriction sont largement différentes dans les diverses parties, comme
espèce, comme force et comme rapidité. Dans l’œsophage leur fonction est
propulsive et elles passent avec une vitesse considérable, elles ont lieu par
instants durant le repas, et ensuite s’arrêtent jusqu’au prochain repas. Dans
l’estomac se produit une autre modification de cette action originellement
uniforme: les contractions musculaires sont puissantes et continuent
pendant les longues périodes durant lesquelles l’estomac contient de la
nourriture. Le long de la partie supérieure de l’intestin se montre une autre
différenciation: les ondulations continuent sans arrêt, mais sont
relativement modérées. Finalement, dans le rectum, ce rythme se sépare
d’une autre façon du type commun: le repos, qui dure pendant de longues
heures, est suivi d’une série de fortes contractions. En même temps, les
actions essentielles auxquelles ces mouvements viennent en aide sont
devenues plus distinctement hétérogènes. La sécrétion et l’absorption ne se
font plus de la même façon d’un bout à l’autre du tube intestinal; mais les
fonctions générales se divisent en de nombreuses fonctions subordonnées.
Les dissolvants et les ferments, fournis par les tuniques du canal et les
glandes qui y sont attachées, deviennent grandement dissemblables dans les
parties supérieure, moyenne et inférieure du canal, impliquant différentes
espèces de changements moléculaires. Ici l’opération est surtout sécrétoire,
là elle est principalement absorbante et à d’autres endroits, comme dans
l’œsophage, il n’y a ni sécrétion ni absorption qui soient appréciables.
Tandis que ces mouvements internes et d’autres, les uns sensibles, les
autres non sensibles, deviennent plus variés et, individuellement, plus
intégrés et plus distincts, on voit aussi progresser l’intégration par laquelle
396
ils sont unis en groupes de mouvements locaux et en systèmes combinés de
mouvements. En même temps que la fonction d’alimentation se subdivise,
ses subdivisions deviennent coordonnées de façon que les actions
musculaires et sécrétoires marchent de concert et que l’excitation d’une
partie du canal détermine l’excitation du reste. De plus, la fonction
alimentaire tout entière, en même temps qu’elle fournit des matériaux aux
fonctions circulatoire et respiratoire, devient tellement intégrée avec elles
qu’elle ne peut pas un seul moment continuer sans elles. Et à mesure que
l’évolution avance, ces trois fonctions fondamentales deviennent de plus en
plus subordonnées aux fonctions nerveuses, de plus en plus dépendantes de
la quantité nécessaire de décharge nerveuse, tandis qu’en même temps leurs
mouvements deviennent coordonnés, ou, en un sens, intégrés avec ceux du
système nervo-musculaire dont elles dépendent pour les matériaux dont
elles ont besoin.
Quand nous remontons à la source des fonctions des organes
moteurs, le même fait apparaît devant nous. Les animaux microscopiques
se meuvent dans l’eau par les oscillations de cils, ici grands et uniques ou
doubles et là plus petits et nombreux; et des espèces plus grandes comme
les Turbellaria, progressent par une action ciliaire sur les surfaces
solides.Ces mouvements de cils sont d’abord chacun très petit; en second
lieu, ils sont homogènes; et en troisième lieu il y a peu de distinction
individuelle entre eux ou dans le produit de leur action d’ensemble, qui est
principalement un changement de position au hasard, non dirigé vers un
point déterminé. En mettant cette action ciliaire en regard de celle des
organes de locomotion développés, nous voyons en celle-ci qu’au lieu d’un
grand nombre de petits mouvements non intégrés il y a un nombre
comparativement petit de mouvements larges ou intégrés; que des actions
toutes semblables sont remplacées par des actions partiellement ou
totalement dissemblables, et qu’au lieu d’être très faiblement ou presque
397
accidentellement coordonnées leur coordination définie rend les
mouvements du corps précis dans l’ensemble. Un contraste du même
genre, moins extrême mais suffisamment prononcé, se voit lorsque nous
passons des types d’animaux inférieurs, pourvus de membres, aux types
d’animaux supérieurs, pourvus aussi de membres. Les jambes d’un mille-
pattes ont des mouvements nombreux petits, et homogènes, et sont si peu
intégrées que lorsque l’animal est divisé et subdivisé, les jambes
appartenant à chaque segment le font mouvoir indépendamment des autres.
Mais dans un des arthropodes supérieurs comme le crabe, les membres
relativement peu nombreux ont des mouvements comparativement grands,
qui sont considérablement dissemblables les uns des autres et qui sont
intégrés en des mouvements d’ensemble du corps très définis.
143. — Les derniers exemples nous amènent aux exemples de
l’espèce qu’on classe comme mentaux. Ce sont les aspects physiologiques
de l’espèce la plus simple parmi ces fonctions qui, sous un aspect plus
spécial et plus complexe, sont appelées psychologiques. Les phénomènes
connus subjectivement comme changements dans la conscience sont
objectivement connus comme excitations et décharges nerveuses, que la
science d’aujourd’hui considère comme des modes de mouvement. Par
suite, en suivant l’évolution organique, on peut s’attendre à trouver daims
les actions visibles nervo-musculaires et dans les changements mentaux qui
leur sont corrélatifs, le progrès du mouvement conservé se faisant à la fois
en intégration, en hétérogénéité et en caractère défini. Il conviendra
d’examiner les faits tels qu’ils se présentent durant l’évolution individuelle
avant de les considérer dans l’évolution générale.
Le progrès que fait l’enfant dans son langage montre la
transformation d’une façon très claire. Les cris du petit enfant sont
comparativement homogènes, tant parce qu’ils sont soutenus et à peu près
uniformes d’un bout à l’autre que parce qu’ils sont répétés constamment
398
avec peu de variation dans leur qualité. il sont tout à fait incoordonnés; ils
ne sont pas intégrés en sons composés. Ils sont inarticulés, c’est-à-dire sans
ces commencements, ces fins et ces liaisons définis qui caractérisent les
mots. Le progrès se montre d’abord dans la multiplication des sons
inarticulés: les voyelles extrêmes sont ajoutées aux voyelles moyennes et
les composées aux simples. Ensuite, les mouvements qui forment les
consonnes les plus simples sont exécutés et quelques-uns des sous
deviennent nettement tranchés; mais ce n’est là qu’une précision partielle,
car l’enfant n’employant que des consonnes initiales, les sons se terminent
vaguement. Pendant que l’on marche ainsi vers la précision, on marche
aussi vers un accroissement en hétérogénéité par la combinaison de
consonnes différentes avec les mêmes voyelles, et avec la précision
complète que dominent les consonnes terminales apparaît un plus grand
nombre de sons différents. Les consonnes les plus difficiles et les
consonnes composées, d’abord imparfaitement articulées, sont petit à petit
articulées avec précision, et de là résulte une autre multitude de mots
différents et définis — mots impliquant beaucoup d’espèces de
mouvements vocaux, séparément exécutés avec exactitude aussi bien que
parfaitement intégrés en groupes complexes. Le progrès subséquent vers
les dissyllabes, les polysyllabes et les combinaisons de mots compliquées
montre le degré encore plus élevé d’intégration et d’hétérogénéité
finalement atteint par ces mouvements organiques. Les actes de conscience
en corrélation avec ces actes nervo-musculaires traversent naturellement
des phases semblables; le progrès qui se fait de l’enfance à la maturité
fournit journellement la preuve que les changements qui, sous leur aspect
physique, sont des opérations nerveuses, et, sous leur aspect mental, des
opérations de pensée, deviennent plus variés, plus définis et plus cohérents.
D’abord, les fonctions intellectuelles sont à peu près de même espèce: ce
sont seulement des reconnaissances et des classements d’impressions
399
simples; mais avec le cours du temps ces fonctions deviennent
multiformes; le raisonnement apparaît et finalement l’induction et la
déduction deviennent conscientes; la souvenance volontaire et
l’imagination délibérée sont ajoutées à l’association simple et spontanée
des idées; des modes plus spéciaux d’action mentale, comme ceux qui ont
pour résultat les mathématiques, la musique, la poésie, apparaissent, et dans
chacune de ces divisions les mouvements mentaux deviennent toujours de
plus en plus différenciés. Il en est de même quant au caractère défini.
D’abord le petit enfant fait ses observations si peu attentivement que
souvent il ne reconnaît pas les individus. L’enfant se trompe constamment
en lisant, en récitant sa grammaire, en calculant. Le jeune homme porte des
jugements erronés sur les affaires de la vie. Ce n’est qu’avec l’âge mûr
qu’arrive cette coordination précise des données impliquant un bon
ajustement des pensées aux choses. Enfin nous voyons la même chose dans
l’intégration par laquelle les actes mentaux simples sont combinés en actes
mentaux complexes. Vous ne pouvez obtenir des petits enfants une
attention soutenue; ils sont inaptes à former une série cohérente
d’impressions et également inaptes à unir beaucoup d’impressions
coexistantes, fussent elles du même ordre: à preuve les remarques faites par
un enfant sur un tableau montrent qu’il ne fait attention qu’aux objets
individuels qui sont représentés et jamais au tableau en son ensemble. Mais
avec l’âge on devient capable de comprendre les phrases compliquées, de
suivre une longue suite de raisonnements, de saisir dans un seule opération
mentale de nombreuses circonstances concourantes. Une intégration
progressive analogue se produit parmi les changements mentaux que nous
appelons sentiments, et qui, dans l’enfant, agissent séparément, le rendent
impulsif, mais dans l’adulte agissent mieux de concert pour produire une
conduite comparativement équilibrée.
400
Après ces exemples, fournis par l’évolution individuelle, nous
parlerons brièvement de ceux fournis par l’évolution générale et qui sont
analogues. Un animal d’une intelligence très inférieure, lorsqu’il perçoit
quelque grand objet en mouvement près de lui, fait un mouvement
spasmodique, saut ou élan. Les perceptions impliquées par ce mouvement
sont relativement simples, homogènes et indéfinies les objets en
mouvement ne sont pas considérés comme nuisibles ou inoffensifs, comme
avançant ou reculant. Les actions faites par l’animal pour s’échapper sont
toutes de la même espèce, se produisent sans direction et peuvent aussi bien
le rapprocher de la source du danger que l’en éloigner. A une étape de plus,
l’élan ou le saut est fait pour éloigner du danger; les changements nerveux
sont devenus spécialisés au point qu’il en résulte la distinction de la
direction, ce qui indique une plus grande variété, une plus grande
coordination ou intégration de ces changements dans chaque opération et
un état plus défini. Dans les animaux encore plus élevés, capables de
discerner les ennemis de ceux qui ne le sont pas, comme un oiseau qui
s’envole loin d’un homme, mais qui ne s’éloigne pas d’une vache, les actes
de perception se sont unis pour former des touts plus complexes, puisque
les mouvements impliquent la connaissance de certains attributs
différentiels; leur multiformité aussi augmente puisque chaque impression
additionnelle composante ajoute au nombre des composés possibles; et ils
sont, par conséquent, devenus plus spécifiques dans leur correspondance
avec les objets, plus définis. Et maintenant, chez les animaux intelligents au
point de reconnaître par la vue non seulement une espèce mais les individus
d’une espèce, les changements mentaux sont encore plus distincts sous les
trois mêmes rapports. La même loi se manifeste au cours de l’évolution
humaine. Les pensées du sauvage sont loin d’être aussi hétérogènes que
celles du civilisé, à qui son milieu complexe offre une multiplicité de
phénomènes nouveaux. Les actes mentaux du sauvage sont aussi beaucoup
401
moins compliqués — il n’a pas de mots pour exprimer les idées abstraites
et il est incapable d’intégrer les éléments constituants de ces idées. Dans
tout, sauf dans les affaires simples, il manque de cette précision dans la
pensée et de cette faculté de saisir un grand nombre de conceptions liées
entre elles qui, chez les hommes civilisés, conduit aux conclusions exactes
de la science.
144. — Après ce qui a été indiqué dans les précédents chapitres, il
est à peine utile d’insister sur la manière dont les mouvements ou fonctions
produits dans les sociétés par la rencontre des actions individuelles
augmentent en quantité, en multiformité, en précision et en combinaison.
Par amour de la symétrie cependant, nous en fournirons un ou deux
exemples typiques.
L’activité militaire, tout d’abord non différenciée des autres (dans
les sociétés primitives tous les hommes sont guerriers), est relativement
homogène, mal combinée et indéfinie; des sauvages faisant une attaque
d’ensemble, combattent chacun séparément, de la même façon et sans
ordre. Mais, à mesure que les sociétés évoluent, les mouvements des
milliers de soldats qui remplacent les dizaines de guerriers, sont divisés et
subdivisés en espèces diverses; ici, il y a l’artillerie; là, l’infanterie et là-
bas, la cavalerie. Dans chacune des fonctions différenciées de ces trois
corps, il y en a d’autres; il y a les rôles distincts des simples soldats, des
sergents, des capitaines, des colonels, des généraux et aussi de ceux qui
forment le service de l’intendance et celui des ambulances.Les groupes de
mouvements qui sont ainsi devenus comparativement hétérogènes en masse
et en détail ont en même temps augmenté en précision, de sorte que, dans
une bataille, les hommes et les régiments qu'ils forment doivent occuper
telles positions et accomplir telles actions à des moments déterminés. Là
encore s’est produite cette intégration par laquelle les actions multiformes
d’une armée sont dirigées vers un seul but. Par un système de coordination
402
ayant pour centre le commandant en chef, les charges, les haltes et les
retraites sont convenablement concertées, et cent mille actions individuelles
sont unies sous une seule volonté.
En comparant le gouvernement d’un chef sauvage avec celui d’une
nation civilisée, aidé par les gouvernements locaux qui lui sont
subordonnés et par les fonctionnaires jusques et y compris la police, nous
voyons comment, à mesure que les hommes ont progressé, des tribus
formées de quelques centaines d’individus aux nations formées de millions
d’hommes, l’action régulatrice s’est agrandie en conséquence; nous voyons
comment, guidée par les lois écrites, cette action a passé d’un état vague et
irrégulier à une précision comparative et comment elle s’est subdivisée en
fonctions dont la multiformité a sans cesse augmenté.
Or, si après avoir observé combien le trafic qui se fait chez les
barbares diffère de notre commerce, qui distribue chaque jour pour des
millions de marchandises, qui mesure exactement la valeur relative d’objets
immensément variés en espèce et en qualité et qui se pourvoit pour faire
face aux demandes, qui combine les activités industrielles de tout ordre de
façon que chacune dépende des autres et leur vienne en aide, nous voyons
que l’espèce de mouvement qui constitue le commerce est devenue
progressivement plus vaste, plus variée, plus définie et plus intégrée.
145. — Une conception complète de l’évolution comprend donc la
redistribution du mouvement conservé aussi bien que celle de la matière
composante. Ce nouvel élément de la conception est à peine, si même il
l’est tant soit peu, moins important que l’autre.
Les mouvements du système solaire ont pour nous une signification
égale à celle des volumes, des formes et des distances relatives des
membres qui le composent.
Les structures géographique et géologique de la terre ne sont pas
des éléments plus importants dans l’ordre de la nature que les mouvements
403
réguliers et irréguliers de l’eau et de l’air qui la revêtent. Et parmi les
phénomènes que présente un organisme, il faut admettre que la
combinaison d’actions sensibles et non sensibles que nous appelons sa vie
n’est pas d’un intérêt moindre que les traits de sa structure.
Sans nous occuper de la façon particulière dont ces deux ordres de
faits nous concernent, il est clair que chaque redistribution de la matière est
nécessairement accompagnée d’une redistribution du mouvement, et que la
connaissance unifiée qui constitue la philosophie doit comprendre les deux
aspects de la transformation.
Conséquemment notre formule a besoin d’une clause additionnelle.
Il n’est pas facile de la combiner d’une façon satisfaisante avec les clauses
énoncées dans le dernier chapitre; dont il est préférable de changer l’ordre
pour la commodité de l’expression. Cela fait, avec l’addition requise, la
formule prend finalement cette forme: L’évolution est une intégration de la
matière et une dissipation concomitante du mouvement; pendant
l’évolution, la matière passe d’une homogénéité indéfinie et incohérente à
une hétérogénéité définie et cohérente et le mouvement conservé subit une
transformation semblable.
NOTE. — Au dernier moment, cette page étant prête pour
l’impression et tout le reste du volume étant composé, de sorte qu’on ne
peut plus rien ajouter sans avoir à remanier au moins 150 pages, je
m’aperçois que la formule qui vient d’être énoncée devrait être légèrement
modifiée. Il suit de là que tout ce que je puis faire, c’est d’indiquer ici le
changement à opérer, et d’en exposer les raisons dans l’appendice A.
La définition de l’évolution doit être modifiée par l’introduction du
mot relativement devant chacune de ses clauses placées en antithèse, et dire
que: la matière passe d’une homogénéité RELATIVEMENT indéfinie et
incohérente à une hétérogénéité RELATIVEMENT définie et cohérente. Cette
restriction a déjà été indiquée dans une note du § 116, mais, pour éviter à
404
coup sûr les malentendus, il faut qu’elle soit incorporée dans la définition.
Dans l’appendice A sont citées les circonstances qui avaient empêché de le
voir.
405
démontrée entre l’accroissement de la définition du caractère et
l’accroissement de l’hétérogénéité, ni entre les deux et l’accroissement de
l’intégration. Il est encore moins prouvé que les lois de la redistribution de
la matière et du mouvement soient nécessairement en corrélation avec les
lois de la direction du mouvement et du rythme du mouvement
précédemment établies. Jusqu’à ce que nous constations que ces vérités,
maintenant séparées, sont les conséquences d’une vérité unique, notre
connaissance n’aura qu’une imparfaite cohérence.
147. — Le travail que nous avons à faire est donc de montrer les
phénomènes de l’évolution dans un ordre synthétique. Partant d’un principe
dernier établi, il faut que nous fassions voir que le cours des
transformations, parmi toutes les espèces d’existences, ne peut pas être
différent de ce que nous l’avons montré. Il faut que nous fassions voir que
la redistribution de la matière et du mouvement doit partout se produire de
la façon dont elle se produit dans les corps célestes, dans les organismes,
dans les sociétés et produire partout les traits qu’elle produit là. Et il faut
montrer que, dans cette universalité d’opération, on peut reconnaître la
même nécessité que nous trouvons dans le mouvement le plus simple qui se
passe autour de nous, comme le mouvement accéléré d’une pierre qui
tombe ou le battement régulier d’une corde de harpe.
En d’autres termes, il faut déduire les phénomènes de l’évolution de
la persistance de la force. Comme il a été dit auparavant: «L’analyse
dernière nous conduit à la persistance de la force et c’est sur elle qu’il faut
bâtir une synthèse rationnelle.» Comme cette vérité est la dernière et
qu’elle dépasse l’expérience qui est basée sur elle, elle fournit une base
commune sur laquelle sont assises les plus larges généralisations; et
conséquemment ces généralisations les plus larges peuvent être unifiées en
considérant leur rapport avec cette base commune. Du principe de la
persistance de la force, nous avons déjà pu déduire ces vérités que les
406
forces transformées sont équivalentes, que le mouvement suit la ligne de
moindre résistance ou de plus grande traction, et qu’il est universellement
rythmique; et en affiliant ces vérités au principe de la persistance de la
force, nous en avons fait un tout cohérent. Nous avons ici à affilier de la
même façon les traits universels de l’évolution en montrant que, la
persistance de la force étant donnée, la redistribution de la matière et du
mouvement doit se faire de façon à produire ces traits. En opérant ainsi
nous les unirons comme manifestations corrélatives d’une loi unique, en
même temps que nous unirons cette loi avec les autres lois plus simples,
énoncées précédemment.
148. — Avant d’aller plus loin, il convient de poser quelques
principes qui doivent rester présents à l’esprit. En interprétant l’évolution,
nous aurons à considérer, sous leurs formes spéciales, les diverses
résolutions de force ou d’énergie qui accompagnent les redistributions de la
matière et du mouvement. Examinons ces résolutions sous leurs formes les
plus générales.
Toute force qui se manifeste est divisible primairement en deux
portions, l’une effective et l’autre non effective. Dans le choc mécanique la
force vive du corps qui choque n’est jamais totalement communiquée au
corps choqué; même dans les conditions les plus favorables, lorsque le
corps choqueur perd tout son mouvement sensible, il reste encore en lui
quelque peu de la force vive originelle sous la forme de ce mouvement non
sensible produit par la collision dans ses particules. Lorsque des rayons de
lumière ou de chaleur tombent sur un corps, une partie plus ou moins
considérable en est réfléchie et il n’y a que la portion restante qui produise
clans le corps des changements moléculaires. Il faut noter encore que la
force effective est elle-même divisible en force temporairement effective et
en force effective d’une façon permanente. Les unités d’un agrégat sur
lequel agit la force peuvent ne subir que ces changements rythmiques de
407
position relative qui constituent l’augmentation de vibration, ou elles
peuvent aussi subir des changements de position relative qui ne sont pas
d’instant en instant neutralisés par des changements opposés. Les premiers
de ces changements disparaissent sous forme d’ondulations rayonnantes et
laissent l’arrangement moléculaire comme il était auparavant, tandis que
les seconds conduisent à une forme de ce réarrangement qui caractérise
l’évolution composée. Cependant, il y a encore une distinction à faire. La
force effective en permanence produit des changements de position relative
de deux espèces — les changements non sensibles et les changements
sensibles. Les transpositions non sensibles entre les unités sont celles qui
constituent les changements moléculaires, y compris ce que nous appelons
composition et décomposition chimique, et ce sont elles qui constituent
pour une grande part les différences qualitatives qui apparaissent dans un
agrégat. Les transpositions sensibles sont celles qui se produisent lorsque
certaines des unités, molaires ou moléculaires, au lieu d’être mises en
relations différentes avec leurs voisines immédiates, en sont séparées et
sont déposées ailleurs.
Ce que nous avons surtout à remarquer dans ces divisions et ces
subdivisions d’une force quelconque affectant un agrégat, c’est qu’elles
sont complémentaires les unes des autres. La partie effective d’une force
incidente est ce qui en reste lorsque du total on a déduit la partie non
effective. Les deux portions de la force effective doivent varier en raison
inverse l’une de l’autre; là où une grande partie de la force est
temporairement effective, il n’en reste qu’une petite partie qui reste
effective en permanence, et vice versa. Enfin la force effective d’une façon
permanente étant dépensée à produire à la fois les réarrangements non
sensibles qui constituent les modifications moléculaires et les
réarrangements sensibles qui ont pour résultat la structure doit engendrer de
408
chaque espèce de réarrangements une quantité qui est grande ou petite
suivant que celle engendrée de l’autre est petite ou grande.
28 L’idée développée dans ce chapitre faisait, à l’origine, partie d’un article sur la
Physiologie transcendante, publié en 1857. Voyez Essays, vol. I.
409
dans le premier cas, il perd instantanément son équilibre et dans le second,
il le reprend toujours lorsqu’on l’en dérange. Mais il ne faut pas que le
lecteur confonde l’instabilité dont l’exemple vient d’être cité avec celle
dont il va être question dans ce chapitre. L’instabilité d’un bâton en
équilibre sur une extrémité peut être appelée une instabilité externe, tandis
que celle que nous allons avoir à considérer est une instabilité interne. Nous
ne voulons pas soutenir qu’un agrégat homogène est, à cause de son
homogénéité, susceptible d’être renversé ou dérangé par une force externe.
Ce que nous voulons dire, c’est que ses parties composantes ne peuvent pas
conserver leur arrangement sans modification: elles sont forcées de
commencer bientôt à changer leurs relations les unes avec les autres.
Prenons quelques exemples.
Parmi les exemples mécaniques le plus familiers est celui des
balances. Si une balance est bien faite et ni rouillée, ni encrassée de
poussière, il est impossible de tenir ses plateaux en équilibre parfait;
finalement un des plateaux va monter et l’autre descendre; et ils seront en
relation hétérogène. Si une masse d’eau pouvait être amenée à un état
d’homogénéité parfaite, à un état de repos complet et de densité partout
égale, la radiation calorique des corps voisins, en affectant différemment
ses diverses parties, y produirait inévitablement des inégalités de densité et
conséquemment des courants, ce qui rendrait cette masse jusqu’à un certain
point hétérogène. Prenez un morceau de matière chauffée au rouge et,
quoique au début l’échauffement puisse être le même partout, il ne tardera
guère de cesser d’en être ainsi: l’extérieur se refroidissant plus vite que
l’intérieur, ils deviendront d’une température, différente. Le passage à
l’hétérogénéité de température, si évident dans ce cas extrême, se produit
plus ou moins pour tous les objets qui nous environnent, lesquels sont
toujours ou réchauffés ou refroidis. L’action des forces chimiques fournit
d’autres exemples. Exposez un fragment de métal à l’air ou à l’eau, et avec
410
le temps, il sera revêtu d’une mince couche d’oxyde, de carbonate ou d’un
autre composé: ses parties extérieures deviendront dissemblables de ses
parties intérieures. Il arrive souvent que l’hétérogénéité produite par
l’action des forces chimiques sur les surfaces des masses ne frappe point
l’attention parce que les portions changées sont enlevées par l’eau ou
autrement. Mais si l’on empêche cet enlèvement, il se forme des structures
comparativement complexes. Dans quelques carrières de trapp on en trouve
de frappants exemples. Il n’est pas rare de trouver un morceau de trapp
réduit par l’action de l’atmosphère à un certain nombre de feuillets
faiblement adhérents comme ceux d’un oignon. Là où les blocs n’ont pas
été dérangés, on peut suivre toute la série de ces couches depuis les plus
externes, qui sont anguleuses et irrégulières, jusqu’au noyau sphérique, en
passant par les couches intermédiaires qui s’arrondissent graduellement. En
comparant la masse primitive de pierre avec ce groupe de couches
concentriques dont chacune diffère du reste quant à la forme et
probablement quant à l’état de décomposition auquel elle est arrivée, nous
avons un exemple frappant de la multiformité à laquelle un corps uniforme
peut être amené, au cours du temps, par l’action chimique externe.
L’instabilité de l’homogène est également vue dans le changement produit
dans l’intérieur d’une masse lorsqu’elle est faite d’unités qui ne sont pas
liées les unes aux autres d’une façon rigide. Les molécules d’un précipité
qui se dépose lentement ne restent pas séparées ni également distribuées
dans le liquide au milieu duquel elles font leur apparition. Elles s’agrègent
en grains cristallins ou en flocons et là où la masse de liquide est grande et
l’opération prolongée, ces flocons ne restent pas à la même distance les uns
des autres, mais se rassemblent en groupes. C’est-à-dire qu’il y a
destruction de l’équilibre qui existait d’abord entre les particules diffuses,
puis ensuite de l’équilibre qui existait entre les groupes formés par ces
particules.
411
L’instabilité dont ces cas sont des exemples vient de ce que les
diverses parties d’un agrégat homogène sont exposées à des forces
différentes, à des forces qui diffèrent soit en espèce, soit en quantité et ces
parties sont nécessairement diversement modifiées. Les relations de côté
externe et de côté interne et de proximité comparative de ces parties avec
les sources voisines d’influence impliquent la réception d’influences qui
sont dissemblables en qualité ou en quantité ou en les deux à la fois, ce qui
cause des changements dissemblables soit temporaires, soit permanents.
Pour de semblables raisons, l’opération doit se répéter dans chacune
des masses d’unités composantes qui sont différenciées par les forces
modificatrices. Chacun de ces groupes secondaires doit, comme le groupe
principal, par suite des influences différentes qui agissent sur lui, perdre
graduellement l’équilibre de ses parties et passer d’un état uniforme à un
état multiforme et ainsi de suite continuellement. D’où suit que non
seulement l’homogène doit devenir non homogène, mais que le plus
homogène doit toujours tendre à le devenir moins. Si un tout donné, au lieu
d’être uniforme dans sa totalité, est formé de parties qu’on peut distinguer
les unes des autres; si chacune de ces parties, en même temps qu’elle est
différente des autres, est uniforme en elle-même, comme elle se trouve en
état d’équilibre instable, il s’ensuit qu’en même temps que les changements
qui se produisent en elle doivent la rendre multiforme, ils doivent en même
temps rendre le tout plus multiforme qu’auparavant. Le principe général
que nous avons maintenant à suivre dans ses applications est ainsi devenu
un peu plus compréhensif que le titre du chapitre ne le fait penser.
On ne peut pas objecter à ces conclusions que l’homogénéité
parfaite n’existe nulle part, car que l’état d’où nous partons soit
parfaitement homogène ou ne le soit pas, l’opération marche également
vers une hétérogénéité relative.
412
150. — Les étoiles sont distribuées d’une façon triplement
irrégulière. Il y a d’abord le contraste bien marqué entre la Voie Lactée et
les autres parties du ciel sous le rapport de la quantité d’étoiles situées dans
des champs visuels donnés. Il y a des contrastes secondaires de même
genre dans la Voie Lactée elle-même, où les étoiles sont ici nombreuses, là
rares, de même que dans tout l’espace céleste en général, où les étoiles sont
plus abondantes en certaines régions qu’en d’autres. Et il y a un troisième
ordre de contrastes produit par l’agrégation des étoiles en petits groupes.
Outre cette hétérogénéité dans la distribution des étoiles considérées sans
distinctions d’espèces, il y en a encore une qui apparaît lorsqu’on les classe
par les différences de leurs couleurs qui répondent à des différences de
constitution physique. Si l’on trouve des étoiles jaunes dans toutes les
parties du ciel, il n’en est pas de même des bleues et des rouges; il y a de
larges régions dans lesquelles les étoiles bleues et les rouges sont rares; il y
a des régions dans lesquelles les bleues se rencontrent en nombre
considérable, et il y en a d’autres dans lesquelles ce sont les rouges qui sont
comparativement abondantes. Une autre irrégularité de même signification
est présentée par les nébuleuses; celles-ci ne sont pas dispersées avec
uniformité, mais sont beaucoup plus nombreuses autour des pôles de la
Voie Lactée que dans le voisinage de son plan.
On ne s’attend pas à ce qu’on donne une interprétation de ce fait au
moyen de l’hypothèse de l’évolution, ni de toute autre hypothèse. Une telle
interprétation impliquerait quelque hypothèse raisonnable à l’égard de la
distribution préexistante de la matière stellaire et de celle formant les
nébuleuses et nous n’avons pas de données pour une hypothèse de ce genre.
Si nous permettons à l’imagination de parcourir les possibilités et les
probabilités antécédentes, nous trouvons qu’il est improbable que la
matière homogène ait rempli l’espace actuellement occupé par notre
système sidéral, immédiatement avant son commencement. Le spectacle
413
présenté par le ciel dans son état présent implique plutôt que la distribution
qui a précédé celle d’aujourd’hui était irrégulière sous tous les rapports.
Quoique certains caractères de notre Voie Lactée suggèrent l’idée qu’elle
possède une vague individualité et qu’en même temps que leurs
mouvements particuliers, ses étoiles ont une sorte de mouvement général,
les faits nous obligent cependant à conclure qu’un grand nombre de
changements se sont produits simultanément dans ses différentes parties.
Nous y trouvons des nébuleuses à toutes les étapes de concentration, des
groupes d’étoiles diversement condensés, des groupes d’étoiles plus
grandes se rapprochant à différents degrés, aussi bien que des régions
pareilles à celles occupées par les nubécules, présentant des structures
complexes et des changements actifs selon toute apparence. Tout ce qu’on
peut dire à l’égard de cette distribution totale, c’est que, sujettes, comme le
sont toutes les parties de notre système sidéral, à la loi de la gravitation, les
hétérogénéités qu’il montre, impliquant partout une concentration
progressive, c’est-à-dire une intégration, indiquent un état antérieur moins
hétérogène et un état futur plus hétérogène. Mais, laissant de côté ces
questions transcendantes, nous pouvons, sans trop de témérité, considérer
du point de vue de l’évolution les changements qui peuvent se produire
dans un de ces amas de matière qu’on nomme des nébulosités diffuses, ou
dans un de ceux plus distincts dont les couches extérieures sont comparées
à des flocons de nuages dispersés par le vent. La seule opération
évolutionnelle qui puisse avoir lieu d’abord est celle d’intégration — le
rassemblement par attraction mutuelle des parties; car à cette étape
primitive dans laquelle le caractère indéfini et l’incohérence se montrent si
largement, il n’existe pas encore d’agrégat capable de donner place à des
redistributions secondaires: nous n’avons encore que les composants
dispersés d’un tel agrégat. Ne considérant donc que l’opération
d’intégration, nous pouvons, sans rien demander sur l’histoire antérieure
414
d’une nébuleuse irrégulière, admettre en toute sécurité que ses parties ont
leurs mouvements propres, car il y a une infinité de chances contre une
pour qu’elles ne soient pas en repos les unes par rapport aux autres. Il y a
encore une infinité de chances contre une pour que leurs mouvements
propres ne soient pas tels que, durant la concentration, ils s’annulent les uns
les autres; le mouvement de quelqu’une des parties, ou la résultante des
mouvements de plusieurs parties, constituera un mouvement propre distinct
de celui qui est engendré par la gravitation mutuelle, mouvement qui, à
moins d’être juste contrebalancé par un mouvement opposé (ce qui est
infiniment improbable), engendrera la rotation. On peut, il est vrai, soutenir
qu’en dehors d’un mouvement propre préexistant de ses parties une masse
nébulaire, si elle est irrégulière, prendra un mouvement de rotation en
s’intégrant, car il est infiniment improbable que chaque fragment extérieur,
arrivant après le rassemblement du reste, tombe dans la masse de telle
façon que son mouvement se trouve entièrement annulé par la résistance;
mais comme il y tombera de manière que son mouvement d’approche soit
infléchi latéralement, la direction de ce mouvement sera changée au point
de le faire devenir en partie un mouvement de révolution: la résultante de
tous les mouvements de ce genre, s’opposant en grand les uns aux autres,
sera finalement la rotation de la masse. On ne doit cependant pas admettre
que ce sera nécessairement la rotation d’un agrégat isolé. La grande
nébuleuse d’Andromède ne semble pas être sur la voie qui la mènerait à
former un seul corps; et celle des Canes Venatici est une spirale avancée
dont les parties extérieures ont un mouvement tangentiel trop grand pour
qu’elles puissent être attirées vers le centre. Sa structure impliquerait
plutôt, selon toute apparence, qu’il se formera un groupe de masses
tournant autour d’un centre de gravité commun. De tels cas, joints à ceux
des nébuleuses annulaires, suggèrent l’idée que souvent les opérations
d’intégration ont pour résultat des structures composées, d’espèces variées,
415
tandis qu’en d’autres cas, qui sont peut-être les plus fréquents, il se forme
des masses uniques de matière nébulaire en rotation.
Cependant, laissant de côté toutes ces possibilités et probabilités et
bornant notre attention à cette forme de l’hypothèse nébulaire qui regarde
le système solaire comme étant le résultat d’un sphéroïde de substance
diffuse en rotation, considérons la conséquence qui est nécessitée par le
principe de l’instabilité de l’homogène.Ce sphéroïde étant aplati et les
densités de son centre et de sa surface étant différentes, de même que leurs
températures, avec, de plus, des vitesses angulaires différentes pour ses
parties, une telle masse ne peut pas être considérée comme homogène, et
tous les changements subséquents qu’elle subit ne peuvent servir
d’exemples de la loi générale que comme étant des changements d’un état
plus homogène à un état moins homogène. Prenant note que l’un de ces
changements est l’augmentation de l’aplatissement, continuons à observer
les changements qui apparaissent dans la transformation de celles de ses
parties qui tout d’abord sont homogènes en elles-mêmes. Si nous acceptons
la conclusion que la portion équatoriale de ce sphéroïde, en état de rotation
et de contraction, aura, à des étapes successives, une force centrifuge assez
grande pour empêcher ses parties d’approcher encore du centre de rotation,
et sera ainsi laissée en arrière, nous trouverons, dans la destinée de l’anneau
détaché, un exemple du principe que nous admettons. Un tel anneau, formé
de matière gazeuse, même s’il est uniforme au moment où il se détache, ne
peut pas continuer à rester tel. Les forces internes et externes qui agissent
sur lui, n’étant pas égales, il doit y avoir un point ou des points où la
cohésion de ses parties sera moindre qu’ailleurs, — un point ou des points
où la rupture aura par conséquent lieu. La supposition première était que
l’anneau ne devait se rompre qu’à un seul endroit et ensuite s’affaisser sur
lui-même. Mais c’était là une supposition plus que contestable; je sais du
moins que telle a été l’opinion de Sir John Herschel. Un anneau aussi vaste,
416
fait de matière ayant une si faible cohésion, doit se rompre en de nombreux
morceaux. Néanmoins, si nous en croyons une autre haute autorité — Sir
G. B. Airy — il y aurait lieu de penser que le résultat définitif prédit par
Laplace se produirait. Ceci fournit un nouvel exemple de l’instabilité de
l’homogène. Car même si l’on suppose que les masses de matière
nébuleuse en lesquelles l’anneau s’est fragmenté sont toutes tellement
semblables en volume et séparées par des distances si égales qu’elles
s’attireraient les unes les autres avec des forces égales (ce qui est
infiniment improbable), les actions inégales des forces externes
perturbatrices détruiraient inévitablement leur équilibre, — il y aurait un ou
plusieurs points auxquels les masses adjacentes commenceraient à se
fausser compagnie. La séparation, une fois commencée, mènerait avec une
vitesse accélérée à un groupement des masses. Un résultat semblable se
produirait finalement pour les groupes ainsi formés, jusqu’à ce qu’à la fin
ils fussent agrégés en une seule masse.
151. — Nous avons déjà tant de fois parlé de la formation d’une
croûte sur la terre, à l’origine incandescente, qu’il paraîtra peut-être
superflu de la mentionner encore. Cependant, jusqu’ici, nous ne l’avons pas
considérée par rapport au principe général que nous discutons. Il faut la
noter ici comme une conséquence inévitable de l’instabilité de l’homogène.
Dans le refroidissement et la solidification de la surface du globe, nous
avons un des exemples les plus simples et les plus importants de ce
changement d’un état uniforme à un état multiforme, qui apparaît dans
n’importe quelle masse ayant ses parties constituantes exposées à des
conditions dissemblables. À la différenciation de l’extérieur de la terre
d’avec son intérieur ainsi amenée, nous devons ajouter une des
différenciations les plus évidentes auxquelles l’extérieur est lui-même
ensuite amené, d’une façon analogue. Si les forces auxquelles la surface de
la terre est soumise étaient identiques dans toutes les directions, il n’y
417
aurait pas de raison pour que certaines de ses parties devinssent d’une
façon permanente différentes du reste. Mais comme elle se trouve exposée
inégalement à l’action du principal centre de force — le soleil — ses
principales divisions sont inégalement modifiées. Pendant que la croûte
s’épaissit et se refroidit, apparaît ce contraste maintenant si marqué entre
les régions polaires et les régions équatoriales.
A côté de ces différenciations physiques de la terre les plus
remarquables, il s’est produit de nombreuses différenciations chimiques,
susceptibles de la même interprétation. Laissant de côté toutes les
spéculations concernant l’origine de ce qu’on appelle les corps simples, il
suffira de montrer comment, au lieu de l’homogénéité comparative de la
croûte de la terre, au point de vue chimique, qui doit avoir existé lorsque sa
température était élevée, est apparue, durant son refroidissement, une
hétérogénéité chimique croissante. Examinons ce changement quelque peu
en détail.
A une chaleur extrême, les corps que nous appelons éléments ne
peuvent pas se combiner; même à des chaleurs que nous pouvons produire
artificiellement, de très fortes affinités disparaissent, et la grande majorité
des composés chimiques sont décomposés à des températures bien
inférieures. Il est par conséquent extrêmement probable que, lorsque la
terre se trouvait dans son premier état incandescent, il n’y avait pas de
combinaisons chimiques. Mais, sans tirer cette conclusion, partons du fait
indiscutable que les composés qui peuvent exister aux plus hautes
températures et qui par conséquent doivent avoir été les premiers formés
pendant que la terre se refroidissait, sont ceux qui ont la constitution la plus
simple. Les protoxydes (en comprenant sous ce terme les alcalis, les terres,
etc.) sont, comme classe, les plus stables des composés connus, les moins
susceptibles de changer par la chaleur. Ils sont formés d’un atome de
chacun des éléments composants et ne sont que d’un degré moins
418
homogènes que les éléments eux-mêmes. Plus hétérogènes qu’eux,
conséquemment plus décomposables par la chaleur, et apparus
postérieurement dans l’histoire de la terre, sont les deutoxydes, les
tritoxydes, les peroxydes, etc., en lesquels deux, trois, quatre ou davantage
d’atomes d’oxygène sont unis avec un atome du métal ou d’une autre base.
Les sels qui nous présentent des composés formés de cinq, six, sept, huit,
dix, douze ou davantage d’atomes de trois espèces ou plus, sont encore
moins capables de résister à la chaleur. Il y a les sels hydratés dont
l’hétérogénéité est plus grande encore, qui subissent des décompositions
partielles à des températures beaucoup moindres; après eux viennent des
composés encore plus complexes, les sursels, les sels doubles, dont la
stabilité décroît encore, et ainsi de suite. Après avoir fait quelques
restrictions peu importantes réclamées par des affinités particulières, on
peut affirmer, comme loi générale de ces combinaisons inorganiques, que,
toutes choses égales d’ailleurs, la stabilité décroît à mesure que la
complexité augmente.
Si nous passons aux composés dont sont formés les corps
organiques, nous trouvons de nouveaux exemples de cette loi générale,
c’est-à-dire une complexité beaucoup plus grande et beaucoup moins de
stabilité. Une molécule d’albumine, par exemple, se compose de plus de
deux cents atomes de cinq espèces différentes. Suivant les dernières
analyses, elle contient 72 atomes de carbone, 18 d’azote, 1 de soufre, 112
d’hydrogène et 22 d’oxygène, en tout 225 atomes, ou, pour parler plus
exactement, 225 équivalents. Et cette substance est instable au point de se
décomposer à des températures très modérées comme celles auxquelles se
trouvent exposées les parties extérieures d’un morceau de rôti. On objectera
peut-être que quelques composés organiques, comme l’hydrogène
phosphoré, le chlorure d’azote et les composés explosifs de l’azote en
général, sont plus aisément décomposables que les composés des corps
419
organiques. C’est vrai. Mais cela peut être admis sans dommage pour notre
argument. La proposition ne dit pas que toutes les combinaisons simples
sont plus stables que toutes les combinaisons complexes. Pour établir notre
conclusion, il suffit de montrer qu’en général les combinaisons simples
peuvent exister à des températures plus hautes que les combinaisons
complexes. Et cela ne peut être mis en doute. Il est donc manifeste que
l’hétérogénéité chimique actuelle de la surface de la terre et des corps qui
s’y trouvent est apparue par degrés à mesure que le permettait la
diminution de la chaleur et qu’elle s’est montrée sous trois formes:
premièrement par la multiplication des composés chimiques; secondement
par le plus grand nombre d’éléments différents contenus dans les plus
modernes de ces composés, et troisièmement par l’augmentation et la plus
grande variété des multiples sous lesquels ces éléments plus nombreux se
combinent.
Sans les détailler, il suffira de mentionner les phénomènes
météorologiques définitivement établis dans l’atmosphère de la terre,
comme exemples nouveaux de l’application de la loi en question. Ils
montrent également cette destruction d’un état homogène qui est le résultat
d’une exposition inégale à des forces incidentes.
152. — Prenons une masse de matière non organisée, mais
organisable — soit le corps de l’un des plus inférieurs parmi les êtres
vivants, soit le germe d’un être supérieur: les deux sont comparativement
homogènes. Examinons les conditions dans lesquelles cet objet se trouve.
Ou bien il est plongé dans l’eau ou dans l’air ou contenu à l’intérieur du
parent qui le produit. Où qu’il soit placé, sa partie extérieure et sa partie
intérieure se trouvent dans des rapports différents avec les agents qui
l’entourent: nourriture, oxygène et les divers excitants. Mais ce n’est pas
tout. Qu’il gise tranquille au fond d’une mare ou sur la feuille d’une plante;
qu’il se meuve dans l’eau en conservant quelque attitude déterminée, ou
420
qu’il soit placé dans l’intérieur d’un adulte, il arrive dans tous ces cas que
certaines parties de sa surface sont plus exposées que les autres à l’action
des agents qui l’entourent; dans certains cas, elles sont plus exposées à la
lumière, à la chaleur ou à l’oxygène et dans d’autres cas plus influencées
par les tissus maternels et leur contenu. De là doit résulter la perte de son
équilibre primitif, ce qui peut arriver de deux manières. Ou bien les forces
perturbatrices peuvent l’emporter sur les affinités des éléments organiques,
ce qui détermine la décomposition; ou bien, comme cela se passe
ordinairement, les changements produits ne détruisent pas les composés
organiques, mais les modifient seulement, les parties les plus exposées aux
forces modificatrices étant les plus modifiées. Pour rendre cela plus clair, il
faut citer quelques exemples.
Remarquons d’abord ce qui apparaît comme étant des exceptions.
Certains animaux très petits ou bien ne présentent pas de différenciations
appréciables ou présentent des différenciations si obscures qu’il est très
difficile de les distinguer. Cependant, à l’égard de ces formes, il faut noter
le fait que dans tous les cas (il y en a qui disent dans presque tous les cas)
la présence d’un noyau est une conformité à la loi générale, puisqu’elle
implique un contraste entre le protoplasma de l’intérieur et celui qui
entoure le noyau. Mais passons à ce fait, en apparence exceptionnel, que le
protoplasma environnant ne montre pas l’espèce de différenciation dont il
vient d’être parlé entre l’intérieur et l’extérieur. A cette objection se
présente immédiatement la réponse que ce corps de substance homogène ne
devient pas hétérogène parce que ses parties ne sont sujettes à aucune
hétérogénéité permanente de conditions: il n’a pas de surface déterminée.
Dans tous les membres du groupe le plus inférieur, les Proteomyxa, le
protoplasma s’étend continuellement tantôt en filaments épais, tantôt en
filaments minces jouant le rôle de pieds et qui n’ont pas de membrane
limitante, comme le prouve le fait de leur fusion fréquente par contact. Ces
421
filaments, lorsqu’ils touchent des fragments de nourriture, se contractent et
les attirent dans la masse du corps de telle sorte que ce qui tout à l’heure
était externe, devient maintenant interne. Ainsi donc il n’y a pas de
relations fixes entre les parties et, par conséquent, pas de différenciations. Il
est à noter que dans certains des Amœbæ, ayant les mouvements de leur
substance moins étendus que d’autres du même type, nous voyons le
commencement d’une différenciation; quelquefois apparaît une membrane
«délicate et éphémère», indiquant qu’une partie externe, devenue pour
quelque temps stationnaire, commence à être différenciée. Comprenant
alors que cette exception apparente est, en fait, une vérification, nous
continuons à remarquer que les relations permanentes de l’interne et de
l’externe sont suivies de différenciations permanentes. Ailleurs (Essays, I,
439) j’ai cité, d’après Sachs, différentes preuves du fait qu’une portion de
protoplasma, détachée soit normalement, comme dans une spore, soit
anormalement par une rupture, devenant ensuite globulaire, acquiert
subitement une surface plus dense que son intérieur; et Kerner décrit
pareillement le protoplasma d’une zoospore comme «se fixant lui-même et
se couvrant d’une délicate paroi de cellule». Ces cas, réunis à ceux de
différents Protozoaires qui, cessant leurs changements de forme, passent
par une période de repos et deviennent enclos dans un kyste, et réunis
encore aux cas de Protophytes, comme la Sphærella nivalis ou «neige
rouge», qui est d’abord ovoïde, flagellée, mouvante et sécrétant une peau,
puis ensuite passe à un état de repos, devient sphérique et recouverte d’une
membrane de cellule, tout cela prouve clairement que, dans ces types
inférieurs, il y a passage d’un état plus homogène à un état moins
homogène. Et partout, chez les Protozoaires et les Protophytes supérieurs,
le contraste primaire est entre la membrane de la cellule et le contenu de
cette membrane, entre la partie exposée à l’action des forces environnantes
et celle qui en est à l’abri.
422
La transition — la plus importante qui soit présentée par le monde
organique — entre les formes simples comme celles qu’on vient de
mentionner et les formes composées, dans lesquelles un grand nombre
d’unités sont réunies en colonies, est bien visible dans certaines petites
algues, la Pandorine et l’Eudorine, dont chacune est une colonie sphérique
de seize ou trente-deux membres. Dans ce premier progrès des types
unicellulaires aux types multicellulaires nous trouvons une conformance à
la loi générale en tant que la sphère creuse déploie d’une façon manifeste le
contraste primaire entre l’extérieur et l’intérieur; une masse primitivement
amorphe a subi une différenciation marquée de ses parties correspondant à
la différence de conditions. La preuve fournie par des types un peu plus
avancés, comme la Pleodorine et la Volvox, est encore plus instructive, la
première comprenant 128 cellules et la seconde 10.000 ou davantage.
Sphères creuses comme les précédentes, elles ont en commun ce trait
significatif que, tournant autour d’un même axe et se déplaçant
approximativement dans la direction de cet axe, leurs deux extrémités sont
soumises à des conditions légèrement différentes, et l’homogénéité
primitive des membres de la colonie s’est, en conséquence, changée en une
hétérogénéité appropriée. Ces cellules d’algues ciliées, soit qu’elles vivent
isolément, soit qu’elles se réunissent en groupes, portent chacune un petit
point rouge qu’on a reconnu sensible à la lumière et qui les fait se mouvoir
dans sa direction. Dans les formes composées qui viennent d’être
mentionnées, les points visuels sont plus développés dans les cellules de la
partie antérieure de la colonie sphérique, cellules dans lesquelles la
fonction nutritive se montre aussi plus active, tandis que les cellules qui
forment la partie postérieure de la sphère et qui sont chargées de la fonction
reproductive ont des taches visuelles plus petites.
En passant au règne animal (Si peu différencié à sa racine du règne
végétal qu’on se dispute encore pour savoir dans lequel des deux il faut
423
classer les formes vivantes les plus inférieures), nous rencontrons des
exemples analogues. La cellule nucléolée, qui est le point de départ
commun de tous les organismes, animaux et végétaux, nous présente, elle
aussi, le contraste primaire entre l’intérieur et l’extérieur. Dans les animaux
multicellulaires comme dans les plantes multicellulaires, ce même contraste
primaire est ensuite répété dans les premiers groupes de cellules. Produit
par la séparation en deux, répétée à partir de la cellule germinative, chacun
de ces groupes se forme en sphère creuse, la «cavité de clivage», qui est
manifestement homologue avec la cavité de la sphère de la Volvox29. Dans
les types simples des Métazoaires, comme les polypes d’eau, la blastula
étant ainsi établie en conformité avec le contraste primaire de conditions,
une différenciation secondaire apparaît, qui, comme celle que nous avons
vue dans la Volvox, mais d’une façon plus prononcée, répond au contraste
secondaire de condition; car cet assemblage sphérique de cellules devient
ovoïde et, à l’aide de ses cils, se meut dans l’eau, le gros bout en avant; la
perte de l’homogénéité de la forme, est, dans certains cas, rendue plus
prononcée par l’apparition de la forme d’un saucier. Simultanément, les
cellules composantes des deux extrémités prennent un caractère différent.
Une différenciation beaucoup plus marquée, ou une chute dans une plus
29 Je remarque en passant que dans l’un de ces cas (et peut-être par hérédité dans
l’autre) la formation de cette sphère creuse vient de ce que les parties externes d’un
groupe solide croissent plus rapidement que les parties internes. Comme elles
dépendent, pour leur nutrition, de la lumière et de l’acide carbonique dissous dans
l’eau, les parties externes d’une Volvox (les cellules ou la chlorophylle dans chaque
cellule) ont un grand avantage sur les cellules ou les portions de cellules qui sont
placées plus près du centre; il n’y a qu’à considérer ce qui arrive lorsque la
périphérie d’une sphère augmente avec une rapidité proportionnellement plus
grande que son contenu pour voir qu’elle doit ou se séparer de ce contenu, ou
l’attirer à elle et devenir creuse. On peut voir un effet analogue de l’excès de
croissance périphérique lorsqu’après une sécheresse durant laquelle les pommes de
terre ont peu grossi, il arrive une pluie qui les fait augmenter rapidement: c’est
l’explication du fait que, dans les pommes de terre très grosses, il n’est pas rare de
trouver une fente dans l’intérieur, laquelle est causée par la traction opérée par la
partie périphérique poussant trop rapidement.
424
grande hétérogénéité, se voit quand ce sphéroïde à une seule couche de
cellules ciliées se change en un sphéroïde à double couche par le
reploiement en dedans de l’un des côtés, ce qui ressemble à un sac dont on
attacherait l’ouverture qu’on enfoncerait ensuite aussi avant qu’on pourrait.
De là résulte la gastrula avec son ectoderme et son endoderme qui jouent
chacun un rôle différent dans le développement postérieur. De sorte qu’aux
différentes étapes se répète l’apparition d’un contraste dans la structure
répondant à un contraste dans les conditions; cela se voit dans la cellule
simple, puis dans la sphère creuse formée de cellule, puis dans la sphère à
double paroi.
D’autres exemples, un pour chaque règne organique, présentant la
loi sous un autre aspect, sont instructifs. Le germe cilié ou planula d’un
zoophyte qui, durant sa période de locomotion, ne peut être distingué qu’en
tissus internes et externes, ne devient pas plus tôt fixé que son extrémité
supérieure commence à prendre une structure différente de celle de son
extrémité inférieure. Les gemmes en forme de disque de la Marchantia qui,
à l’origine, sont pareilles sur les deux faces et qui roulent indifféremment
avec l’un ou l’autre côté en dessus, commencent bientôt à montrer des
radicules sur la face inférieure et des stomates sur la face supérieure, fait
prouvant incontestablement que cette différenciation primaire est
déterminée par le contraste fondamental des conditions.
Naturellement, dans les germes des organismes supérieurs, les
métamorphoses qui sont immédiatement dues à l’instabilité de l’homogène,
sont vite masquées par celles qui sont dues à la prise du type héréditaire.
Même aux premières étapes qui viennent d’être décrites, on peut découvrir
des modifications ayant cette origine. Même avant le commencement de la
multiplication primaire des cellules, on dit qu’on peut observer une
distinction entre les deux pôles de la cellule de l’œuf, faisant prévoir les
différentes couches de germes. Naturellement, à mesure que le
425
développement progresse, la prise du type de structure transmis cache
rapidement ces premières manifestations d’hétérogénéité, bien que, durant
un certain temps, les relations fondamentales d’intérieur et d’extérieur
restent reconnaissables dans les différenciations. Mais ce qui a été dit suffit
pour établir la vérité générale mise en avant. Il suffit que les organismes
commençants, partant d’arrangements relativement homogènes, se mettent
ensuite à en prendre qui soient relativement hétérogènes. Il suffit que leurs
différenciations les plus manifestes correspondent aux différences de
conditions les plus marquées auxquelles leurs parties sont sujettes. Il suffit
que le contraste ordinaire entre le côté externe et le côté interne que nous
savons produit dans les masses inorganiques par leur exposition à des
forces incidentes différentes, trouve son analogue dans le premier contraste
qui fait son apparition dans toutes les masses organiques.
Il nous reste à faire voir qu’on retrouve également le principe
énoncé dans l’assemblage d’organismes qui constitue une espèce. Nous
avons assez de matériaux pour arriver à l’induction que chaque espèce ne
reste pas uniforme, — devient toujours multiforme jusqu’à un certain point,
et il y a lieu de déduire que ce changement d’homogénéité en hétérogénéité
a pour cause l’assujettissement de ses membres à des circonstances
différentes. Chaque espèce, tendant toujours à s’étendre de son habitat
originel aux habitats voisins, doit avoir ses portions périphériques sujettes à
des groupes de forces qui ne sont pas semblables à celles auxquelles sont
soumises les portions centrales, et il y a par conséquent tendance à la
différenciation entre ses membres périphériques et ses membres centraux.
153. — Pour établir pleinement la loi énoncée parmi les
phénomènes mentaux, il faudrait se livrer à une analyse trop étendue pour
la circonstance. Pour montrer d’une façon satisfaisante comment des états
de conscience relativement homogènes deviennent hétérogènes par les
différences dans les changements opérés par des forces externes différentes,
426
il faudrait faire l’examen complet de l’organisation des expériences
premières. Sans essayer de le faire ici, il nous suffira de poser les
conclusions qu’on en peut tirer.
Sous l’un de ses principaux aspects, le développement de
l’intelligence est une classification des choses dissemblables auparavant
confondues ensemble; c’est la formation de sous-classes et de sous-sous-
classes, jusqu’à ce que l’agrégat, avant confus, des objets connus, se
résolve en un agrégat ayant une grande hétérogénéité doses groupes
multiples, avec une complète homogénéité des membres de chaque groupe.
En suivant, à travers les degrés ascendants des êtres, la genèse de cette
vaste organisation de connaissance acquise par le sens de la vue, nous
trouvons qu’à la première étape, là où des taches oculaires suffisent
uniquement à distinguer la lumière des ténèbres, il ne peut pas y avoir de
classification des objets vus autre que celle qui est basée sur la façon dont
la lumière est interceptée et sur le degré de cette interception. De tels
organes visuels rudimentaires peuvent seulement distinguer les ombres
perçues comme étant celles d’objets stationnaires devant lesquels passe
l’animal durant ses propres mouvements et celles d’objets mouvants qui se
rapprochent de lui pendant qu’il est au repos; de sorte que la première
classification formée doit être la classification extrêmement générale des
objets visibles en objets stationnaires et en objets mouvants. Un pas
analogue est ensuite fait. Alors que les yeux les plus simples ne peuvent
faire de distinction entre l’interception de lumière causée par un petit objet
qui est très proche de l’œil et un grand objet qui en est situé à quelque
distance, les yeux un peu plus développés peuvent faire cette distinction,
d’où résulte une vague différenciation des objets mouvants en ceux qui sont
plus rapprochés et ceux qui sont plus éloignés. D’autres développements
qui rendent possible une meilleure estimation des distances par
l’ajustement des axes optiques et d’autres encore consistant dans
427
l’agrandissement et la subdivision de la rétine qui rendent possible la
distinction des formes doivent augmenter la précision des classes déjà
formées et les subdiviser en classes plus petites, formées d’objets moins
dissemblables. On peut, chez le petit enfant, reconnaître la transformation
analogue de l’agrégat confus des impressions faites par les choses
environnantes qui ne sont pas reconnues comme différentes par leurs
distances, leurs tailles et leurs formes, en classes séparées de choses
dissemblables sous ces rapports et sous d’autres. Et, dans les deux cas, le
changement de cette conscience première indéfinie, incohérente et
comparativement homogène en une conscience définie, cohérente et
hétérogène, est dû à des différences dans les actions des forces incidentes
sur l’organisme.
Ces indications brèves doivent suffire. Elles peuvent servir de guide
pour construire un raisonnement par lequel chaque lecteur pourra se
convaincre que le cours de l’évolution mentale ne présente pas d’exception
à la loi générale. Pour aider à l’établissement de ce raisonnement,
j’ajouterai ici un exemple qui est compréhensible en dehors de l’opération
de l’évolution mentale considérée comme un tout.
La remarque a été faite (par Coleridge, m’a-t-on dit) qu’avec le
progrès du langage des mots, qui avaient à l’origine la même signification,
acquièrent des sens différents, — changement qu’il exprimait par le mot
formidable de désynonymisation. On ne peut pas montrer clairement cette
perte d’équivalence dans les mots indigènes, parce qu’en eux les
divergences de sens ont commencé avant l’aurore de la littérature; mais on
peut la démontrer dans les mots qui ont été faits depuis qu’on a commencé
à écrire des livres ou qui ont été adoptés des langues étrangères. Chez les
vieux théologiens, le mot mécréant (miscreant) était employé dans son sens
étymologique d’incrédule (unbeliever); mais, dans le langage moderne, il a
entièrement perdu ce sens. Il en a été de même pour pervers (evil-doer) et
428
malfaiteur (malefactor), qui, exactement synonymes par leur dérivation, ne
le sont plus par l’usage par malfaiteur nous entendons maintenant un
criminel, ce qui est loin d’être le sens du mot pervers. Le verbe produire
(produce) a, dans Euclide, son sens primaire — prolonger, tirer hors de,
extraire: mais les significations aujourd’hui largement développées de
produire n’ont pas grand’chose de commun avec les sens de prolonger,
d’extraire. Dans la liturgie de l’Eglise d’Angleterre, l’emploi du mot
prévenir (prevent) dans son sens originel, venir avant, au lieu du sens
spécial d’aujourd’hui — mettre devant pour arrêter, — produit un drôle
d’effet. Mais les cas les plus démonstratifs sont ceux dans lesquels les mots
en opposition sont faits des mêmes parties différemment combinées,
comme go under (aller sous) et undergo (subir). Nous allons sous (go
under) un arbre et nous subissons (sub ire, undergo) une peine. Mais
quoique, si on les considère analytiquement, le sens de ces expressions soit
le même et qu’on puisse employer l’une pour l’autre, l’habitude en a
tellement modifié le sens que nous ne pourrions point parler sans absurdité
de subir un arbre et d’aller sous une peine. Beaucoup d’exemples de ce
genre montrent qu’entre deux mots qui ont à l’origine la même force,
l’équilibre ne peut être maintenu. A moins de les employer chaque jour
autant l’un que l’autre pour exprimer des rapports exactement semblables
(chose infiniment improbable), on prend nécessairement l’habitude
d’associer l’un plutôt que l’autre à des actes ou des objets particuliers.
Cette habitude, une fois prise, s’enracine, et l’homogénéité de sens
disparaît graduellement.
Si l’on éprouvait quelque difficulté à comprendre comment ces
changements mentaux peuvent servir d’exemples pour une loi de
transformations physiques opérées par des forces physiques, cette difficulté
disparaîtrait en considérant les actes de l’esprit comme des fonctions
nerveuses. On verra que chacune des pertes d’équilibre dont il a été donné
429
des exemples est une perte d’égalité fonctionnelle entre deux éléments du
système nerveux. Et l’on verra qu’en ces cas, comme en d’autres, cette
perte d’égalité fonctionnelle est due à des différences dans l’incidence des
forces.
154. — Les masses d’hommes, comme toutes les autres masses,
montrent les mêmes penchants sous l’influence des mêmes causes. On le
voit dans les petits groupements aussi bien que dans les grandes sociétés; et
dans les unes comme dans les autres, c’est de là que viennent les
différenciations gouvernementales et industrielles. Considérons les faits qui
viennent à l’appui.
Dans une association d’affaires, bien que l’autorité des membres
puisse être théoriquement équivalente, dans la pratique l’autorité d’un des
membres est tacitement reconnue comme plus forte que celle de l’autre ou
des autres membres de l’association. Bien que les porteurs de parts aient
donné des pouvoirs égaux aux directeurs de leur compagnie, des inégalités
de pouvoir ne tardent pas à apparaître parmi eux et parfois la suprématie de
l’un des directeurs devient si marquée que ses décisions déterminent celles
du conseil d’administration. Dans les sociétés ayant des buts politiques,
charitables, littéraires ou autres, nous rencontrons la même division en
partie dominante et en parties subordonnées; chacune de ces sociétés a son
chef, ses membres ayant une influence moindre que celle du chef et sa
masse de membres sans aucune influence. Ces exemples secondaires, dans
lesquels nous voyons des groupes d’hommes non organisés, ayant des
relations homogènes, passer graduellement à l’état de groupes organisés
ayant des relations hétérogènes, nous dominent la clef des inégalités
sociales. Les communautés barbares et les communautés civilisées sont
également caractérisées par la séparation en classes et par la séparation de
chaque classe en unités plus importantes et en unités moins importantes; et
cette structure est le résultat graduellement consolidé d’une opération
430
pareille à celle dont nous voyons journellement l’exemple dans les affaires
commerciales et les associations. Aussi longtemps que les hommes seront
constitués pour agir les uns sur les autres, soit par la force physique, soit
par la force de caractère, les luttes pour la suprématie doivent finalement se
décider en faveur d’une classe ou d’un individu, et, une fois la différence
établie, elle tendra à devenir de plus en plus marquée. Une fois son
équilibre instable détruit, ce qui est uniforme doit graviter avec une rapidité
croissante vers le multiforme. Ainsi donc la suprématie et la subordination
doivent s’établir, comme nous voyons qu’elles le font, à travers toute
l’organisation sociale, depuis la division en grandes classes qui s’étend à
tout le corps social jusqu’aux coteries de village et même jusqu’aux bandes
d’écoliers.
On objectera probablement que ces changements résultent non pas
de l’homogénéité des agrégations premières, mais de leur non-
homogénéité, de certaines légères différences existant entre les unités au
début. C’est là sans aucun doute la cause la plus prochaine.
Rigoureusement parlant, ces changements doivent être considérés comme
des transformations du relativement homogène en relativement hétérogène.
Mais une agrégation d’hommes, absolument pareils quant à leurs facultés,
subirait finalement la même transformation. Car, en l’absence d’uniformité
dans leur genre de vie, — dans leurs occupations, dans leurs conditions
physiques, dans leurs relations domestiques, dans la suite de leurs pensées
et de leurs sentiments, il doit apparaître des différences entre eux, et celles-
ci doivent finalement déterminer des différenciations sociales. Même les
inégalités de santé causées par les accidents, en causant des inégalités de
force physique et mentale, troublent la balance exacte des influences
mutuelles entre les unités, et l’équilibre, une fois troublé, est inévitablement
perdu.
431
Si nous considérons l’organisation industrielle, et remarquons que
la division en classe dirigeante et classe travaillante est primitivement
déterminée, comme la précédente, par des différences de force (les femmes
et les esclaves sont les premières classes ouvrières); si nous admettons
aussi que, même parmi les sauvages, de petites spécialisations sont le
résultat d’aptitudes individuelles, nous en arrivons à constater que les
grandes divisions industrielles vers lesquelles gravitent les sociétés sont
dues aux dissemblances des circonstances extérieures. Ces divisions sont
absentes jusqu’à ce que les dissemblances soient établies. Les tribus
nomades n’exposent pas d’une façon permanente un groupe quelconque de
leurs membres à des conditions locales particulières; une tribu sédentaire,
lorsqu’elle n’occupe qu’un petit territoire, ne maintient pas de génération
en génération des contrastes marqués entre les conditions locales de ses
membres; et, dans ces tribus, il n’y a pas de différenciations économiques
tranchées. Mais une communauté qui, par conquête ou d’une autre façon,
s’est étendue sur un large territoire et s’y est si bien établie que ses
membres vivent et meurent dans leurs districts respectifs, conserve ses
diverses sections en des circonstances de vie différentes, et alors ces
sections ne peuvent garder les mêmes occupations. Ceux qui vivent
dispersés continuent à chasser ou à cultiver la terre; ceux qui sont établis
sur le rivage de la mer se livrent à des occupations maritimes, tandis que les
habitants d’un endroit choisi peut-être à cause de sa situation centrale;
comme lieu de rassemblement périodique, deviennent commerçants et une
ville s’y bâtit. Dans l’adaptation de ces unités sociales à leurs fonctions
respectives, nous voyons un progrès de l’uniformité à la multiformité causé
par l’incidence de forces différentes. Plus tard, au cours de l’évolution
sociale, ces adaptations locales se multiplient grandement. Les différences
de sol et de climat déterminent les habitants de la campagne, dans les
diverses parties du pays, à spécialiser partiellement leurs occupations, et à
432
devenir principalement producteurs les uns de bétail, les autres de moutons
ou de céréales, ou d’avoine, ou de houblon, ou de fruits. Les gens qui
vivent dans les endroits où l’on découvre des mines de charbon deviennent
mineurs. Les habitants des Cornouailles sont mineurs parce que leur pays
contient des minerais; le travail du fer est la principale industrie, là où le
minerai de fer est abondant. Liverpool est devenu place d’importation du
coton par suite de sa proximité de la contrée où les cotonnades sont
fabriquées et, pour une semblable raison, Hull est devenu le principal port
où sont débarquées les laines étrangères. Ainsi donc, dans la généralité
comme dans les détails, les hétérogénéités industrielles de l’organisme
social dépendent, avant tout, des influences locales. Ces divisions du travail
qui, sous un autre aspect, furent interprétées comme dues à l’établissement
du mouvement dans les directions de moindre résistance (§ 80) sont
interprétées ici comme étant le résultat des différences dans les forces
incidentes; et les deux interprétations s’accordent parfaitement. Car ce qui,
dans chaque cas, détermine la direction de la moindre résistance, c’est la
distribution des forces qu’il faut vaincre; et par suite les dissemblances de
distribution dans les localités diverses ont pour conséquence des
dissemblances dans la direction de l’activité humaine pour ces localités, ont
pour effet des différenciations industrielles.
155. — Il reste encore à faire voir que cette vérité générale est
démontrable a priori — que l’instabilité de l’homogène est un corollaire de
la persistance de la force. Nous l’avons déjà tacitement admis, mais il
convient ici de développer cette admission implicite en preuve nettement
définie.
Si l’on frappe une masse de matière avec une force telle qu’on
l’ébrèche ou qu’on la fasse voler en pièces, nous voyons dans les deux cas
que le coup affecte différemment ses diverses parties, et que les différences
sont la conséquence des relations dissemblables de ses parties avec la force
433
dont elles ont subi l’action. La partie frappée a été repoussée vers le centre
de la masse; elle comprime donc, en tendant à les déplacer, les portions qui
sont situées plus près du centre; celles-ci ne peuvent, pourtant, être
comprimées ou poussées hors de leur place, sans presser sur les portions
qui les environnent. Et lorsque le coup est assez violent pour fracturer la
masse, nous voyons, dans la dispersion rayonnée des fragments, que la
force vive originelle a été divisée en de nombreuses forces vives plus
petites, dissemblables quant à leur direction; nous voyons que les parties
sont affectées différemment par la force fracturante parce qu’elles ont avec
elle des rapports différents quant à leurs directions et leurs attaches; nous
voyons que les effets, étant les produits réunis de la force et des conditions,
ne peuvent pas être semblables dans des parties qui sont différemment
conditionnées.
Un corps sur lequel tombe de la chaleur rayonnante fournit encore
un exemple plus clair de cette vérité. Prenons le cas le plus simple, celui
d’une sphère. Tandis que les parties les plus rapprochées du centre de
rayonnement reçoivent les rayons à angle droit, les rayons frappent les
autres portions du côté qui leur est exposé sous des angles variant de 90 à 0
degré. Les vibrations moléculaires qui se propagent de la surface au travers
de la masse cheminent à l’intérieur suivant des angles qui sont différents
pour chaque point. De plus, les parties intérieures atteintes par les
vibrations qui partent de tous les points du côté chauffé doivent être
affectées d’une façon qui est différente en proportion de la dissemblance de
leurs positions. De sorte que selon qu’elles se trouvent dans la partie
chauffée, ou dans le milieu, ou du côté opposé, leurs molécules
constituantes éprouvent des états de vibration plus ou moins différents.
Maintenant quel est le sens final de la conclusion qu’une force
produit des changements différents dans une masse uniforme parce que les
parties de la masse se trouvent en des rapports différents avec la force?
434
Pour le comprendre pleinement, il nous faut considérer chaque partie
comme étant simultanément sujette à d’autres forces, — celles de
gravitation, de cohésion, de mouvement moléculaire, etc. L’effet produit
par une force additionnelle doit être la résultante de cette force et des autres
forces déjà en action. Si les forces agissant déjà sur deux parties d’un
agrégat sont différentes quant à la direction résultante, les effets produits
sur ces deux parties par de forces additionnelles égales, doivent être
différents quant à leurs directions. Pourquoi doivent-ils être différents?
Parce qu’une dissemblance comme celle qui existe entre les deux groupes
de facteurs est produite par la présence dans l’un deux de quelque force à
direction particulière, qui ne se trouve point dans l’autre; et c’est un
corollaire nécessaire du principe de la persistance de la force que cette
force particulière doit produire un effet qui rende le résultat total différent
dans un cas de ce qu’il est dans l’autre.
Il deviendra encore plus manifeste que les parties différemment
situées d’un agrégat doivent être modifiées d’une façon dissemblable par
une force incidente, si nous tenons compte que les quantités de la force
incidente auxquelles chacune des parties est soumise ne sont pas égales,
comme nous l’avons supposé, mais sont presque toujours inégales.
Revenons aux exemples précédents. Les quantités d’une force rayonnante
extérieure qui sont reçues par les différentes parties d’un agrégat présentent
de grands contrastes: il y a d’abord le contraste entre la quantité qui tombe
sur le côté voisin du centre rayonnant et la quantité, ou plutôt la nullité de
force qui tombe sur le côté opposé; il y a les contrastes entre les quantités
reçues par les surfaces différemment situées du côté exposé au
rayonnement, et nous avons des contrastes sans nombre entre les quantités
reçues par les diverses parties de l’intérieur.
De même lorsqu’une force mécanique est dépensée sur un agrégat
soit par choc, soit par pression continue, soit par tension, les quantités
435
d’effort, distribuées dans la masse sont manifestement dissemblables pour
des positions différentes. Et il est évident que l’action chimique ordinaire
affecte la surface plus que le centre et souvent une partie de la surface plus
qu’une autre. Mais dire que les différentes parties d’un agrégat reçoivent
des quantités différentes de toute force capable de les changer, c’est dire
que, si elles étaient auparavant homogènes, elles sont rendues
proportionnellement hétérogènes, puisque, la force étant persistante, les
quantités différentes de force qui tombent sur les différentes parties doivent
y produire des quantités différentes d’effet, — des changements différents.
Il y a encore une déduction à tirer pour compléter l’argumentation.
Même en dehors de l’action de toute force extérieure, l’équilibre d’un
agrégat homogène doit être détruit par les actions inégales de ses parties les
unes sur les autres. Cette influence mutuelle qui produit l’agrégation (sans
parler des autres influences mutuelles) doit produire des effets différents
sur les différentes parties, puisque chacune d’elles y est exposée avec des
différences de quantité et de direction. On le comprendra clairement en se
rappelant que chacune des parties composant le tout peut être regardée
comme un tout moindre et que, pour chacun de ces petits touts, l’action du
reste de l’agrégat devient une force incidente extérieure; donc cette force
incidente extérieure doit, comme on l’a démontré, produire des effets
dissemblables sur les parties de chaque petit tout; et par conséquent si
chacun des petits touts est ainsi rendu hétérogène, l’agrégat total est aussi
rendu hétérogène.
L’instabilité de l’homogène peut donc être déduite de cette vérité
primordiale qui sert de base à notre intelligence. Une seule homogénéité
stable est hypothétiquement possible. Si des centres de force, absolument
uniformes quant à leur puissance, étaient répandus avec une uniformité
absolue dans l’espace illimité, ils resteraient en équilibre. Cette
supposition, quoique verbalement intelligible, est une de celles qu’on ne
436
peut se représenter en pensée, puisque l’espace illimité est inconcevable.
Mais toutes les formes finies de l’homogène, toutes celles que nous
pouvons connaître ou concevoir, doivent inévitablement tomber dans
l’hétérogénéité, et les moins hétérogènes doivent devenir plus hétérogènes.
Le principe de la persistance de la force nécessite cette conséquence de
trois façons. En mettant de côté les forces externes, chaque unité d’un tout
homogène doit être affectée autrement qu’une autre par l’action réunie du
reste sur elle. La force résultante exercée par l’agrégat sur chaque unité ne
se trouvant pas dans deux cas exactement égale soit en quantité, soit en
direction, et généralement ni dans l’une ni dans l’autre, toute force
incidente, même si elle est uniforme en quantité et en direction, ne peut
produire des effets identiques sur les unités. Et comme les positions
diverses des parties en rapport avec toute force incidente les empêchent de
la recevoir en quantité égale et dans la même direction, il apparaît
inévitablement une différence nouvelle dans les effets produits sur elles.
Il y a encore une remarque à faire. À la conclusion que les
changements par lesquels l’évolution commence sont nécessités ainsi, il
faut ajouter la conclusion que ces changements doivent continuer. Ce qui
est absolument homogène (en supposant que cela puisse exister) doit perdre
son équilibre, et ce qui est relativement homogène doit tomber dans l’état
de relativement moins homogène. Ce qui est vrai d’une masse est vrai aussi
pour les parties en lesquelles elle se sépare. L’uniformité de chacune de ces
parties doit inévitablement se perdre en multiformité, pour les mêmes
raisons. Ainsi donc les changements continus qui caractérisent l’évolution,
en tant qu’ils sont constitués par la chute de l’homogène en hétérogène, et
par celle du moins hétérogène en plus hétérogène, sont des conséquences
nécessaires de la persistance de la force.
437
[Il faut rappeler ici un petit changement dans la définition de
l’évolution qui a été indiqué dans une note du 17e chapitre de la présente
partie, parce qu’il implique un changement corrélatif dans le présent
chapitre. Ici, comme avant, on n’a pas suffisamment insisté sur ce
changement et ce manque d’insistance ouvre la porte à une fausse
interprétation. Pour des raisons analogues à celles qui ont été données
auparavant, les explications nécessaires ne peuvent pas être données ici. Le
lecteur les trouvera dans l’appendice A.
Les répliques à certaines critiques sur la doctrine générale émise
dans le présent chapitre se trouveront dans l’appendice C.]
438
différenciant les parties sur lesquelles elle tombe de différentes façons, la
force incidente doit se trouver différenciée elle-même d’une manière
correspondante. Au lieu d’être, comme auparavant, une force uniforme, elle
doit être devenue une force multiforme, un groupe de forces dissemblables.
Quelques exemples rendront cette vérité manifeste.
Dans le cas cité tout à l’heure d’un corps fracassé par un choc
violent, outre le changement de la masse homogène en un groupe
hétérogène de fragments éparpillés, il y a un changement de la force vive
homogène en un groupe de forces vives hétérogènes quant à leur quantité et
leur direction. Il en est de même pour les forces que nous connaissons
comme lumière et chaleur. Après leur dispersion par un corps qui les
rayonne de tous côtés, elles sont redispersées de tous côtés par les corps sur
lesquels elles tombent. Des rayons qui sortent du soleil par tous ses côtés, il
n’y en a qu’un petit nombre qui frappent la lune. Réfléchis sous toutes
sortes d’angles par la surface de la lune, quelques-uns d’entre eux frappent
la terre. De la même façon ceux qui atteignent la terre sont de nouveau
diffusés, les uns dans l’espace, les autres d’un objet sur l’autre, et dans
chaque occasion les portions des rayons qui sont transmises, au lieu d’être
réfléchies, subissent des réfractions ou d’autres changements qui détruisent
également leur uniformité.
Et il y a plus encore. Par son conflit avec la matière, une force
uniforme est partiellement changée en forces qui diffèrent quant à leurs
directions et partiellement changée en forces qui diffèrent quant à leur
espèce. Quand un corps en choque un autre, ce que nous regardons
ordinairement comme l’effet est un changement de position ou le
mouvement d’un des corps ou de tous les deux. Mais c’est une manière fort
incomplète de voir la question. Outre le résultat mécanique visible, il y a
production de son, c’est-à-dire d’une vibration dans l’un des corps ou dans
tous les deux et dans l’air environnant; et, dans certaines circonstances,
439
c’est le son que nous appelons l’effet. De plus, l’air n’a pas simplement été
mis en vibration, mais des courants ont apparu en lui, causés par le
mouvement des corps. De plus encore, s’il n’y a pas ce grand changement
de structure que nous appelons fracture, il y a dérangement des particules
des deux corps autour du point de collision, dérangement qui va, dans
certains cas, jusqu’à une condensation visible. Autre chose encore: cette
condensation engendre de la chaleur. Dans certains cas, une étincelle, c’est-
à-dire de la lumière, est le résultat de l’incandescence d’une partie enlevée
par le choc. Ainsi donc, pour la force originellement mécanique qui a été
dépensée dans la collision, au moins cinq espèces de forces ont été
produites.
Prenons l’allumage d’une chandelle. Il y a premièrement un
changement chimique qui est la conséquence d’une élévation de la
température. L’opération de combinaison une fois mise en train par de la
chaleur extérieure, il y a formation continue d’acide carbonique, d’eau, etc.
En même temps que cette opération de combinaison, il y a production de
chaleur, il y a production de lumière; une colonne montante de gaz chauds
est engendrée; il y a des courants produits dans l’air environnant. Et la
décomposition d’une seule force en forces nombreuses ne se termine pas là,
chacun des divers changements opérés a donné naissance à des
changements nouveaux. L’acide carbonique formé se combinera finalement
avec une base, ou, sous l’influence de la lumière solaire, cédera son
carbone à la feuille d’une plante. L’eau modifiera l’état hygrométrique de
l’air ambiant, ou, si le courant de gaz chauds qui la contient rencontre un
corps froid, elle sera condensée; elle altérera la température et peut-être
l’état chimique de la surface qu’elle couvrira. La chaleur produite fond le
suif qui est au-dessous et dilate tout ce qu’elle chauffe. La lumière, tombant
sur diverses substances, y provoque des réactions qui la décomposent, et
diverses couleurs sont ainsi produites. Il en est de même pour ces actions
440
secondaires qu’on peut suivre en leurs ramifications qui vont se multipliant
jusqu’à ce qu’elles deviennent trop petites pour être appréciables. Donc
universellement l’effet est plus complexe que la cause. Que l’agrégat sur
lequel tombe une force incidente soit homogène ou non, cette force est
transformée, par le conflit, en forces nombreuses qui diffèrent par leur
quantité, leur direction ou leur espèce, ou sous tous ces rapports. Et de ce
groupe de forces diversement modifiées, chacune des composantes subit
finalement une transformation analogue.
Notons maintenant de quelle façon l’évolution est avancée par cette
multiplication d’effets. Une force incidente, décomposée par les réactions
d’un corps en un groupe de forces dissemblables, devient la cause d’un
accroissement secondaire de multiformité dans le corps qui la décompose.
Par les réactions des diverses parties, modifiées différemment, comme nous
avons vu qu’elles doivent l’être, la force incidente elle-même doit être
divisée en parties diversement modifiées. Chaque division différenciée de
l’agrégat devient ainsi un centre à partir duquel se répand une division
différenciée de la force originelle. Et puisque des forces dissemblables
doivent produire des effets dissemblables, chacune de ces forces
différenciées doit produire, au travers de l’agrégat, d’autres séries de
différenciations. Cette cause secondaire du changement de l’homogène en
hétérogène devient évidemment plus puissante à mesure que
l’hétérogénéité s’accroît. Quand les portions en lesquelles un tout en
évolution s’est divisé, sont devenues très divergentes en nature, elles
réagissent nécessairement de façon très différente sur n’importe quelle
force incidente; elles divisent une force incidente en nombreux groupes de
forces présentant de vifs contrastes. Et chacune d’elles, devenant le centre
d’un groupe d’influences tout à fait distinct, doit ajouter au nombre des
changements secondaires distincts opérés dans l’agrégat. Il faut encore
ajouter un autre corollaire. Le nombre de parties dissemblables dont un
441
agrégat est formé est un facteur important de l’opération. Chaque division
spécialisée additionnelle est un centre additionnel de forces spécialisées et
doit être une source de complications ultérieures pour les forces en œuvre
dans la masse — une source nouvelle d’hétérogénéité. La multiplication
des effets doit aller en progression géométrique.
157. — Les portions éparpillées d’une nébuleuse, en train de se
rapprocher ou de s’intégrer, ne peuvent pas montrer d’une manière définie
les caractères secondaires de l’évolution ceux-ci supposent un agrégat déjà
formé. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les composants à demi
indépendants, chacun attiré par tous les autres et tous les autres attirés par
chacun, montrent dans leurs forces variées, différentes quant à la quantité et
à la direction, une multiplication d’effets produite par une force gravitative
unique.
Mais en admettant que l’opération d’intégration ait à la longue
engendré une masse unique de matière nébuleuse, alors la condensation et
la rotation simultanées nous montrent comment deux effets de la force
d’agrégation, légèrement divergents au début, deviennent à la fin largement
différenciés. Par l’action réunie de ces deux forces, l’aplatissement du
sphéroïde doit augmenter en même temps que le volume diminue et que la
rotation devient plus rapide; et nous pouvons poser cela comme un
troisième effet. La production de chaleur qui accompagne l’augmentation
de densité est une conséquence d’un autre ordre, une conséquence qui n’est
pas simple, puisque les diverses parties de la masse, se trouvant
diversement condensées, doivent être chauffées à des degrés différents. En
agissant à travers un sphéroïde gazeux dont les parties ont différentes
températures, les forces d’agrégation et de rotation doivent produire une
autre série de changements; elles doivent engendrer des courants de
circulation à la fois généraux et locaux. À une période postérieure, de la
lumière sera engendrée en même temps que de la chaleur. Ainsi, sans
442
insister sur la ressemblance des combinaisons chimiques et des
perturbations électriques, il est évident qu’en supposant que la matière
existât originellement à l’état diffus la force, autrefois uniforme, qui en a
causé l’agrégation, doit s’être graduellement divisée en forces différentes,
et que chaque degré de plus dans la complication de l’agrégat résultant doit
avoir donné naissance à d’autres subdivisions de cette force, c’est-à-dire à
une nouvelle multiplication d’effets qui augmente l’hétérogénéité
précédente.
Nous pouvons soutenir cette partie de notre argumentation d’une
façon adéquate, sans avoir recours à des exemples hypothétiques comme
ceux qui précèdent. Les attributs astronomiques de la terre peuvent, par
eux-mêmes, y suffire. Considérons d’abord les effets de sa rotation. Il y a
l’aplatissement de sa forme; il y a l’alternance du jour et de la nuit; il y a
certains courants marins qui sont constants et il y a certains courants
aériens qui sont constants aussi. Considérons ensuite la série secondaire de
conséquences dues à la divergence du plan de rotation de la terre d’avec le
plan de son orbite. Les nombreuses variations des saisons, les simultanées
comme les successives, qui s’étendent à sa surface, sont ainsi causées.
L’attraction extérieure de la lune et du soleil, agissant sur la protubérance
équatoriale de ce sphéroïde en rotation dont l’axe est incliné, y produit le
mouvement appelé nutation et ce mouvement plus lent et plus étendu d’où
résulte la précession des équinoxes avec ses diverses conséquences. Et
ensuite, par cette même force, sont produites les marées aqueuses et
atmosphériques.
Le moyen le plus simple de montrer la multiplication des effets
parmi les phénomènes de cet ordre sera peut-être de montrer l’influence
d’un des membres du système solaire sur les autres. Une planète produit
directement sur les planètes voisines certaines perturbations appréciables
qui compliquent celles qui sont produites par d’autres causes; et, sur les
443
planètes plus éloignées, elle produit directement certaines perturbations
moins visibles. Il y a là une première série d’effets. Mais chaque planète
qui subit des perturbations est elle-même une source de perturbations, —
chacune d’elles affecte directement toutes les autres. Il en résulte que la
planète A ayant attiré la planète B hors de la position qu’elle aurait occupée
en l’absence de A, les perturbations causées par B sont différentes de ce
qu’elles auraient été; il en est de même pour les planètes C, D, E, etc. Voilà
donc une deuxième série d’effets, beaucoup plus nombreux quoique
beaucoup moindres en intensité. Comme ces perturbations indirectes
doivent jusqu’à un certain point modifier les mouvements de chaque
planète, il en résulte une série d’effets tertiaires et ainsi de suite par ondes
plus nombreuses et plus petites à travers le système tout entier.
158. — Si la terre a été formée par la concentration d’une matière
diffuse, elle doit avoir été d’abord incandescente et, qu’on accepte ou non
l’hypothèse nébulaire, cette incandescence originelle de la terre peut être
regardée aujourd’hui comme démontrée inductivement ou, sinon
démontrée, au moins comme rendue tellement probable que c’est une
doctrine géologique généralement admise. Divers résultats du
refroidissement graduel de la terre, tels que la formation d’une croûte, la
solidification des éléments sublimés, la précipitation de l’eau, etc., ont déjà
été indiqués et je ne les rappelle que pour indiquer que ce sont les effets
simultanés d’une seule cause, la diminution de la chaleur. Maintenant
mettons-nous à observer les changements multipliés qui apparaissent
ensuite par la continuité de l’action de cette seule cause.
La terre, descendant à une température inférieure, doit se contracter;
par conséquent la croûte solide, existant déjà, devient trop grande pour le
noyau qui se rapetisse, et comme elle ne peut se soutenir par elle-même,
elle est forcée de suivre le noyau. Mais une enveloppe sphéroïdale ne peut
pas descendre prendre contact avec un sphéroïde interne plus petit sans se
444
fracturer; elle se couvrira de rides comme la peau d’une pomme, quand le
volume de l’intérieur diminue par suite de l’évaporation. À mesure que le
refroidissement augmente et que la croûte s’épaissit, les rides qui sont la
conséquence de la contraction doivent devenir plus fortes pour former à la
fin des collines et des montagnes; et les systèmes de montagnes qui sont
produits les derniers doivent non seulement être les plus élevés, comme
nous trouvons qu’ils le sont, mais aussi les plus longs, comme nous
trouvons qu’ils le sont aussi. Ainsi, en laissant de côté les autres forces
modificatrices, nous voyons quelle hétérogénéité immense de la surface est
le résultat d’une seule cause, la perte de chaleur, hétérogénéité que le
télescope nous fait voir analogue dans la lune où les eaux et l’atmosphère
ont manqué.
Mais nous avons encore à noter une autre espèce d’hétérogénéité de
la surface, causée simultanément. Lorsque la croûte de la terre était mince,
les rides produites par sa contraction ne doivent pas seulement avoir été
petites en hauteur et en longueur, mais les étendues qui les séparaient
doivent avoir reposé avec une douceur relative sur le sphéroïde liquide
sous-jacent; et l’eau, dans les régions arctiques et antarctiques où elle se
condensa d’abord, dut se distribuer également. Mais aussitôt que la croûte
devint plus épaisse et acquit une force correspondante, les lignes de
fracture, qui de temps en temps s’y produisaient, s’y firent à de plus
grandes distances les unes des autres, les surfaces intermédiaires suivirent
avec moins d’uniformité le noyau qui se contractait, et il en résulta de plus
grandes surfaces de terre et d’eau. Quand, après avoir enveloppé une
orange dans du papier de soie, on remarque combien sont petites les rides
et combien sont unis les espaces qui les séparent, si on l’enveloppe ensuite
dans du carton épais et qu’on remarque la plus grande hauteur des rides et
les espaces plus larges où le carton ne touche pas l’orange, on verra qu’à
mesure que l’enveloppe solide de la terre devint plus épaisse les élévations
445
et les dépressions devinrent plus grandes. En place d’îles répandues d’une
façon plus ou moins homogène dans une mer universelle, doivent avoir
apparu graduellement des arrangements hétérogènes de continents et
d’océans comme ceux que nous connaissons. Ces changements simultanés
dans l’étendue et dans l’élévation des terres entraînaient encore une autre
espèce d’hétérogénéité — celle des lignes de côtes. Une surface assez unie,
soulevée au-dessus de l’océan aura un rivage simple, régulier; mais une
surface diversifiée par des plateaux et coupée par des chaînes de montagnes
aura, quand elle sera soulevée au-dessus de l’océan, un contour
extrêmement irrégulier, à la fois dans les grands traits et dans les détails.
Ainsi, il y a une accumulation infinie de résultats géologiques et
géographiques amenés par cette cause unique — l’échappement de la
chaleur primitive de la terre.
Si des agents que les géologues appellent ignés, nous passons aux
agents aqueux et atmosphériques, nous voyons la même complexité
croissante d’effets. Par leurs actions dénudantes, l’air et l’eau ont, depuis le
commencement, modifié chaque surface qui leur était exposée, opérant de
tous côtés des changements nombreux et variés. Ainsi qu’on l’a déjà dit (§
69), la source de ces mouvements de gaz et de fluides qui opèrent la
dénudation est la chaleur solaire. La transformation de cette chaleur en
divers modes d’énergie, suivant la nature et la condition de la matière sur
laquelle elle tombe, est la première étape de la complication. Les rayons du
soleil, en frappant sous tous les angles possibles une sphère qui d’un
moment à l’autre lui présenterait des parties différentes de sa surface, et
chacune d’elles pour un temps variable au cours de l’année, produiraient
une variété considérable de changements, même si la sphère était uniforme.
Mais, tombant, comme ils le font, sur une sphère qui est entourée d’une
atmosphère contenant de larges étendues de nuages, mais laissant à
découvert de grands espaces, ici de mer, là de plateaux, plus loin de
446
montagnes, ailleurs de neige et de glace, ils y causent des mouvements
différents en quantité innombrable. Des courants d’air de toutes
dimensions, directions, vitesses et températures, sont mis en mouvement et
aussi des courants marins présentant les mêmes contrastes dans leurs
caractères. Dans cette région-ci la surface exhale de la vapeur; dans cette
autre, de la rosée est précipitée; dans une autre, la pluie tombe, —
dissemblances qui résultent toutes du changement de rapport entre
l’absorption et le rayonnement de la chaleur à chaque endroit. À un
moment une chute rapide de température détermine la formation de la
glace, accompagnée de l’expansion des corps humides qui gèlent, tandis
qu’à un autre moment le dégel détache les fragments disloqués de ces
corps. Passant ensuite à une seconde étape de la complication, nous voyons
que les nombreuses espèces de mouvements qui sont causés directement ou
indirectement par les rayons du soleil produisent chacune des résultats qui
varient avec les conditions. L’oxydation, la sécheresse, le vent, la gelée, la
pluie, les glaciers, les rivières, les vagues de la mer et d’autres agents
dénudants effectuent des désintégrations qui sont déterminées en quantité et
en qualité par des circonstances locales. Ces agents, lorsqu’ils agissent sur
une couche de granit, produisent des effets à peine appréciables; ailleurs ils
causent des exfoliations de la surface et produisent des monceaux de débris
et de cailloux; ailleurs encore, après avoir changé le feldspath en argile
blanche, ils l’emportent avec le quartz et le mica qui l’accompagnent et les
déposent en couches séparées dans les lits des fleuves ou au fond de la mer.
Quand le sol exposé à ces agents est constitué par des formations
différentes, les unes sédimentaires, les autres ignées, des changements
proportionnellement plus hétérogènes sont produits. Les formations étant
décomposables à différents degrés, il s’ensuit une augmentation
d’irrégularité de la surface. Les régions drainées par les rivières voisines
étant de constitution différente, ces rivières entraînent à la mer des
447
mélanges divers d’ingrédients et par suite diverses couches nouvelles, de
composition distincte, apparaissent. Ici, nous pouvons voir très clairement
comment l’hétérogénéité des effets croit en proportion géométrique de
l’hétérogénéité des objets sur lesquels l’action a lieu. Pour élucider d’une
façon plus complète cette vérité dans ses rapports avec le monde
inorganique, considérons quelles seraient les conséquences d’une grande
catastrophe cosmique, comme par exemple l’affaissement d’une grande
partie de l’Amérique centrale. Les résultats immédiats seraient eux-mêmes
déjà suffisamment complexes. Outre les innombrables dislocations de
couches, les éjections de matière ignée, la propagation des vibrations du
tremblement de terre à des milliers de milles à la ronde, les explosions
bruyantes, les échappements de gaz, il y aurait une irruption des océans
Atlantique et Pacifique, le recul subséquent de vagues énormes qui
traverseraient ces deux océans et produiraient des myriades de
changements le long de leurs rivages, des ondes aériennes correspondantes,
compliquées par les courants qui environnent les cratères volcaniques ainsi
que par les décharges électriques qui accompagnent les éruptions. Mais ces
effets temporaires seraient insignifiants, comparés avec les permanents. Les
courants compliqués de l’Atlantique et du Pacifique seraient changés en
direction et en importance. La distribution de chaleur faite par ces courants
serait différente de ce qu’elle est. L’arrangement des lignes isothermes
serait changé non seulement sur les continents voisins, mais sur l’Europe
aussi. Les marées prendraient un cours différent de celui qu’elles ont
aujourd’hui. Il y aurait des modifications plus ou moins grandes des vents
quant à leurs périodes, leur force, leur direction, leurs qualités, et presque
nulle part la pluie ne tomberait aux mêmes époques ni en même quantité
qu’à présent. Dans ces nombreux changements, chacun desquels en
contient d’innombrables plus petits, on peut voir l’immense hétérogénéité
des résultats produits par une seule force, lorsque cette force se répand sur
448
une surface déjà compliquée, et cela implique que, depuis le
commencement, la complication a marché en progression croissante.
159. — Nous avons maintenant à suivre ce principe général à
travers l’évolution organique. Nous y avons déjà observé la transformation
de l’homogène en hétérogène, mais la production de changements
nombreux par une seule cause est moins facile à y démontrer d’une façon
directe. L’hérédité complique tout. Néanmoins, nous pouvons, par des
preuves indirectes, établir notre proposition.
Au préalable, remarquons combien sont nombreux les changements
produits par une excitation énergique sur un organisme adulte, — un être
humain par exemple. Un bruit ou un spectacle alarmant peut, outre les
impressions sur les organes des sens et les nerfs, produire un sursaut, un
cri, une contorsion du visage, un tremblement résultant du relâchement
général des muscles, une poussée de transpiration et peut-être un arrêt du
cœur suivi d’une syncope et, si le système est faible, une maladie chronique
peut commencer avec son long cortège de symptômes compliqués. Il en est
de même dans les cas de maladie aiguë. Une petite portion de virus
variolique introduite dans le système, si le cas est grave, causera, à la
première période, de la raideur, de la chaleur à la peau, l’accélération du
pouls, la langue chargée, la perte d’appétit, la soif, une gêne à l’épigastre,
des vomissements, du mal de tête, des douleurs dans le dos et dans les
membres, de la faiblesse musculaire, des convulsions, du délire, etc.; à la
seconde période, de l’éruption cutanée, des démangeaisons, des tintements
d’oreille, du mal de gorge, le gonflement du gosier, la salivation, la toux,
l’enrouement, la dyspnée, etc.; et à la troisième période, les inflammations
œdémateuses, la pneumonie, la pleurésie, la diarrhée, l’inflammation du
cerveau, l’ophtalmie, l’érysipèle, etc., et chacun des symptômes énumérés
est lui-même plus ou moins complexe.
449
Il suffit maintenant de considérer que cette production de
changements nombreux dans un organisme adulte par une force unique doit
avoir son analogue dans l’organisme embryonnaire pour comprendre que,
dans celui-ci, il doit y avoir aussi une multiplication d’effets qui tend à
produire une hétérogénéité croissante. Chaque organe, en se développant,
par ses actions et ses réactions sur le reste de l’organisme, donne naissance
à de nouvelles complications. Les premières pulsations du cœur du fœtus
doivent aider au développement de chacune des parties. La croissance de
chaque tissu, en prenant au sang des proportions particulières de ses
éléments, doit modifier sa constitution, et, par suite, doit modifier la
nutrition de tous les autres tissus. Les actions de distribution, impliquant
une certaine usure, ajoutent forcément au sang des matières épuisées qui
doivent influencer le reste du système et peut-être, comme quelques-uns le
pensent, donner lieu à la formation des organes excrétoires. Les rapports
nerveux établis entre les viscères doivent ensuite multiplier leurs influences
mutuelles. Et il en est de même pour chaque modification de structure, —
pour chaque partie additionnelle et pour chaque altération dans les
proportions des parties. Une preuve d’un genre plus direct est fournie par le
fait que le même germe peut évoluer en différentes formes suivant les
circonstances. Ainsi, durant les premières périodes, chaque germe est sans
sexe et donne naissance soit à un mâle, soit à une femelle, suivant la
détermination donnée par la résultante des forces qui agissent sur lui. Ainsi
c’est une vérité familière qu’une larve d’abeille ouvrière peut donner
naissance à une reine abeille, si, avant une certaine période, elle est nourrie
de la même manière que les larves des reines. Il y a encore la preuve plus
frappante fournie par les fourmis et les termites. Riley, Grassi, Haviland et
Hart, ont montré que les différences de nourriture engendrent non
450
seulement les différences entre mâles et femelles, mais encore les
caractères différents des guerrières, des ouvrières et des nourrices30. Les
différences de nourriture, après avoir engendré la dissemblance des sexes,
déterminent aussi les dissemblances entre les organes externes possédés par
les diverses classes d’individus sans sexe. Vient ensuite la preuve encore
plus éloquente fournie par les effets de la castration. Si l’enlèvement de
certains organes empêche le développement de certains autres organes dans
des parties éloignées du système, — comme, dans l’homme, celui des
cordes vocales, de la barbe, de certains traits de la forme générale, de
certains instincts et autres caractères mentaux — alors il est clair que là où
les organes n’ont pas été enlevés, leur présence détermine l’apparition de
ces divers changements de développement et sans doute beaucoup de
changements plus petits qui sont moins frappants. Ici le fait qu’une cause
unique produit de nombreux effets au cours de l’évolution organique
apparaît comme indiscutable.
Sans aucun doute nous sommes et serons toujours incapables de
concevoir ces propriétés mystérieuses qui font subir à un germe soumis à
des influences convenables, les changements spéciaux commençant et
constituant principalement les transformations d’un organisme qui se
développe, quoique nous puissions raisonnablement supposer qu’ils
représentent une série infinie de modifications héréditaires, conséquences
de l’instabilité de l’homogène, de la multiplication des effets et d’un
facteur de plus qui reste à signaler. Tout ce que nous soutenons ici, c’est
qu’étant donné un germe qui possède ces propriétés mystérieuses,
l’évolution qui en tire un organisme dépend en partie de cette
multiplication des effets que nous avons vue être une des causes de
l’évolution en général jusqu’au point où nous l’avons suivie.
451
Si, laissant de côté le développement individuel des plantes et des
animaux, nous passons à celui de la flore et de la faune de la terre, notre
argumentation s’y applique encore d’une façon claire et simple. Bien que,
comme nous l’avons déjà admis, les faits fragmentaires accumulés par la
paléontologie ne nous autorisent pas clairement à dire qu’au cours des
temps géologiques, il a été évolué des organismes et des assemblages
d’organismes plus hétérogènes, nous allons cependant voir qu’il doit
toujours y avoir eu une tendance vers ces résultats. Nous trouverons que la
production d’effets nombreux par une cause unique qui, comme nous
l’avons déjà montré, a constamment augmenté l’hétérogénéité physique de
la terre, a nécessité ensuite une hétérogénéité croissante des organismes qui
l’habitent, individuellement et collectivement. Un exemple le fera voir
clairement.
Supposons que, par des soulèvements, se produisant comme ils le
font, à de longs intervalles, l’archipel des Indes orientales soit devenu un
continent et qu’une chaîne de montagnes se soit formée le long de l’axe de
soulèvement. Par le premier de ces soulèvements, les plantes et animaux de
Bornéo, Sumatra, la Nouvelle-Guinée et le reste, seraient soumis à des
groupes de conditions légèrement modifiées. Le climat de chacun de ces
pays serait altéré quant à la température, à l’humidité et quant à ses
variations périodiques, tandis que les différences locales seraient
multipliées. Les modifications affecteraient, d’une façon peut-être
inappréciable, toute la flore et toute la faune de la région. Le changement
de niveau entraînerait des modifications additionnelles, qui affecteraient
diversement les diverses espèces et aussi les différents membres de la
même espèce, suivant la distance à laquelle ils se trouveraient de l’axe de
soulèvement. Les plantes qui poussent seulement sur le rivage de la mer,
dans des endroits particuliers, pourraient disparaître. D’autres vivant
seulement clans les terrains marécageux, si elles survivaient, subiraient
452
probablement des changements visibles. Des altérations plus marquées se
feraient voir dans quelques-unes des plantes qui pousseraient sur les
terrains nouvellement sortis de la mer.
Les animaux et les insectes vivant sur ces plantes modifiées seraient
eux-mêmes modifiés jusqu’à un certain degré par le changement de
nourriture aussi bien que par celui de climat; et les modifications seraient
encore plus marquées là où, par suite de la diminution ou de la disparition
d’une espèce de plantes, les animaux et les insectes se nourriraient d’une
espèce voisine.
Au cours des nombreuses générations qui apparaîtraient avant le
soulèvement suivant, les altérations sensibles ou insensibles ainsi produites
dans chaque espèce deviendraient organiques; dans toutes les races qui
survivraient, il y aurait une plus ou moins grande adaptation aux conditions
nouvelles. Le soulèvement suivant déterminerait de nouveaux changements
organiques ayant pour conséquence une divergence plus grande des formes
primitives, et ainsi de suite.
Remarquez maintenant que cette révolution ne serait pas la
substitution de mille espèces modifiées aux mille espèces primitives, mais
qu’au lieu des mille espèces originelles apparaîtraient plusieurs milliers
d’espèces ou de variétés ayant des formes différentes. Chaque espèce étant
distribuée sur une surface d’une certaine étendue et tendant
continuellement à coloniser la nouvelle surface émergée, ses différents
membres seraient soumis à divers groupes de changements. Les plantes et
les animaux qui émigreraient vers l’équateur ne seraient pas affectés de la
même façon que ceux qui émigreraient à l’opposé. Ceux qui s’étendraient
vers les nouveaux rivages subiraient des changements différents des
changements éprouvés par ceux qui s’étendraient dans les montagnes.
Ainsi chaque race originelle deviendrait la racine d’où partiraient plusieurs
races plus ou moins différentes les unes des autres, et taudis que plus d’une
453
d’entre elles pourrait disparaître, il est probable aussi que plus d’une
survivrait dans la nouvelle période géologique. Non seulement certaines
modifications seraient causées par des changements de conditions
physiques et de nourriture, mais aussi, dans certains cas, d’autres
modifications seraient causées par changement d’habitudes. La faune de
chaque île, en peuplant pas à pas les terres nouvellement émergées,
arriverait finalement en contact avec les faunes des autres îles, et quelques
membres de ces autres faunes ne ressembleraient à aucun des animaux vus
auparavant. Les herbivores, rencontrant de nouvelles bêtes de proie,
seraient conduits, dans quelques cas, à adopter des modes de défense ou de
fuite différents de ceux qu’ils employaient précédemment, et
simultanément les animaux de proie changeraient leurs modes de poursuite
et d’attaque. Nous savons que lorsque les circonstances le demandent, de
tels changements d’habitudes ont lieu chez les animaux et nous savons que
si les nouvelles habitudes deviennent dominantes, elles doivent finalement
changer l’organisation jusqu’à un certain point.
Remarquez maintenant une autre conséquence.
Il ne doit pas apparaître simplement une tendance vers la
différenciation de chaque race d’organismes en races diverses, mais aussi
une tendance à la production occasionnelle d’un organisme supérieur.
Prises en masse, ces variétés divergentes, qui ont été causées par de
nouvelles conditions physiques et par des habitudes nouvelles, montreront
des altérations infinies en espèce et en degrés, et des altérations qui ne
seront pas nécessairement un progrès. l est probable que, dans la plupart
des cas, le type modifié ne sera pas sensiblement plus hétérogène que le
type originel. Mais il doit arriver de temps à autre que quelque division
d’une espèce, tombant au milieu de circonstances qui lui fournissent des
expériences plus complexes et demandent des actions quelque peu plus
compliquées, verra certains de ses organes se différencier d’une façon
454
proportionnellement faible, deviendra légèrement plus hétérogène. Par
conséquent, de temps à autre, il y aura augmentation d’hétérogénéité de la
flore et de la faune de la terre et des races particulières qu’elles
comprennent. Omettant des explications détaillées et des restrictions qu’on
ne peut pas exposer ici, il est suffisamment clair que les changements
géologiques ont toujours tendu vers la complication des formes de la vie,
qu’on les regarde séparément ou collectivement. Cette multiplication
d’effets qui a été en partie cause de la transformation de la croûte de la
terre, en la faisant passer d’un état simple à un état complexe, a
simultanément produit une transformation parallèle de la vie à sa surface31.
La déduction ici tirée des faits établis par la géologie et des lois
générales de la vie prend un poids considérable lorsqu’on constate qu’elle
se trouve en harmonie avec une induction tirée de l’expérience directe.
Nous savons que cette dérivation de plusieurs races d’une seule, qui a été
décrite comme se produisant continuellement durant les périodes
géologiques, s’est produite aussi durant les périodes préhistoriques et
historiques, chez l’homme et les animaux domestiques. Et nous voyons que
cette multiplication d’effets que nous avons considérée comme la cause
instrumentale de la première, a joué dans une large mesure le même rôle à
l’égard de la seconde. Des causes isolées, comme la famine,
l’encombrement de population, la guerre, ont conduit périodiquement à des
31 Si ce paragraphe, qui a été d’abord publié dans la Westminster Review d’avril 1857,
avait été écrit après la publication de l’ouvrage de Darwin sur l’Origine des Espèces,
il aurait sans doute été autrement rédigé. J’aurais parlé de la «sélection naturelle»
comme facilitant grandement les différenciations décrites. Cependant, je préfère
laisser à ce passage sa forme primitive, en partie parce qu’il me semble que ces
changements successifs de conditions produiraient des variétés et des espèces
divergentes eu dehors de l’influence de la «sélection naturelle» (quoique avec moins
d’abondance et moins de rapidité); et en partie aussi parce que je conçois qu’en
l’absence de ces changements successifs de conditions, la «sélection naturelle» ne
pourrait produire que comparativement peu de chose. Qu’on me permette d’ajouter
que si cette manière de voir n’est pas énoncée dans l’Origine des Espèces, un ami
commun m’a donné lieu de penser que M. Darwin l’adopterait aussi.
455
dispersions nouvelles des hommes et des animaux qui en dépendent et
chacune de ces dispersions a donné naissance à de nouvelles modifications,
à de nouvelles variétés. Que les races humaines soient ou ne soient pas
descendues d’une seule souche, la philologie fait voir qu’en de nombreux
cas un groupe de races, maintenant aisément distinguées les unes des
autres, étaient à l’origine une seule race, — que la diffusion d’une race en
des régions diverses et dans des conditions d’existence différentes, a
produit de nombreuses formes altérées de cette race. Il en est de même pour
les animaux domestiques. Bien que, dans certains cas, comme celui des
chiens, la communauté d’origine puisse être mise en question, en d’autres
cas, comme celui des moutons ou du bétail de notre pays, on ne pourra
mettre en doute que les différences locales de climat, de nourriture, de
traitement, ont transformé une race primitive en des races nombreuses,
maintenant devenues distinctes au point de produire des hybrides instables.
De plus, par la complication des effets découlant de causes uniques, nous
trouvons ce que nous avons auparavant admis par déduction, un
accroissement non seulement de l’hétérogénéité générale, mais aussi de
l’hétérogénéité spéciale. Si, parmi les divisions et les subdivisions de la
race humaine, un grand nombre ont subi des changements qui ne
constituent pas un progrès, par contre d’autres sont devenues plus
hétérogènes. L’Européen civilisé est plus éloigné de l’archétype du
mammifère que n’en est l’Australien.
160. — Une sensation ne se dépense pas en éveillant un état de
conscience isolé; mais l’état de conscience éveillé est fait de la
représentation de sensations diverses reliées par coexistence ou par
séquence à la sensation présentée. Il n’est pas difficile de conclure que plus
le degré de l’intelligence est élevé, plus est grand le nombre des idées
suggérées.
456
Examinons cependant la preuve qu’ici, aussi, chaque changement
donne naissance à des changements nombreux, et que la multiplication
s’accroît en proportion de la complexité de la surface affectée.
Si quelque oiseau jusqu’ici inconnu, chassé par le mauvais temps
des régions les plus reculées du nord, venait à paraître sur nos rivages, il
n’exciterait aucune réflexion chez les moutons ou le bétail au milieu
desquels il serait descendu; la perception qu’ils en auraient comme d’une
créature pareille à celles qui voltigent constamment autour d’eux serait la
seule interruption de ce terne courant de conscience qui accompagne chez
eux les actions de paître et de ruminer. Le vacher par qui nous pouvons
supposer que l’oiseau épuisé est attrapé le regarderait probablement avec
quelque curiosité comme ne ressemblant à aucun de ceux qu’il a vus
auparavant, puis remarquerait ses caractères les plus frappants et songerait
vaguement sur ces questions: d’où vient-il? comment est-il venu? A la vue
de l’oiseau, l’empailleur du village se rappellerait différentes formes avec
lesquelles il a une légère ressemblance, il en recevrait des impressions plus
nombreuses et plus spécifiques quant à sa structure et à son plumage; cela
lui rappellerait d’autres oiseaux amenés par les orages des contrées
étrangères; il dirait qui les trouva, qui les empailla, qui les acheta. Si l’on
suppose l’oiseau inconnu porté à un naturaliste de la vieille école, intéressé
seulement par les caractères extérieurs (un de ceux qu’a décrits Edouard
Forbes et qui examinaient les animaux comme si c’étaient des peaux
bourrées de paille), il exciterait en lui une série plus compliquée de
changements mentaux. Il examinerait attentivement les plumes; il en
noterait toutes les distinctions techniques et réduirait ces perceptions à
certains symboles écrits pris pour équivalents; il penserait et ensuite écrirait
les raisons pour lesquelles l’oiseau devrait être classé dans telle famille
particulière, tel ordre, tel genre; il s’ensuivrait une communication envoyée
au secrétaire de quelque société, ou au directeur d’un journal; et il y aurait
457
probablement de nombreuses réflexions sur l’addition de la finale ii au nom
du naturaliste pour former le nom de l’espèce. Enfin cette nouvelle espèce,
si elle présentait quelque particularité interne remarquable, pourrait
produire chez l’anatomiste d’autres groupes de changements, pourrait lui
suggérer des vues modifiées sur les relations de la division à laquelle il
appartiendrait, ou peut-être altérer ses conceptions sur les homologies et les
développements de certains organes; et les conclusions qu’il en tirerait
pourraient peut-être entrer comme éléments dans des recherches plus
approfondies sur l’origine des formes organiques.
Des idées passons aux émotions. Chez un tout jeune enfant, la
colère du père ne produit guère autre chose qu’une vague crainte, un
sentiment de mal menaçant, prenant différentes formes de souffrance
physique ou de privation de plaisirs. Chez des enfants plus âgés, les mêmes
paroles dures éveilleront d’autres sentiments, quelquefois un sentiment de
honte, de pénitence ou de chagrin pour avoir offensé; d’autres fois, le
sentiment d’une injustice et, comme conséquence, de la colère. Chez
l’épouse, une nouvelle lignée de sentiments peut venir à l’existence, peut-
être l’affection blessée; peut-être la pitié pour elle-même comme objet d’un
mauvais procédé, peut-être du mépris pour une irritabilité sans fondement,
peut-être de la sympathie pour une souffrance indiquée par l’irritabilité,
peut-être de l’anxiété à propos d’une infortune qu’elle ignore et qu’elle
pense avoir produit l’irritabilité. Nous ne manquons pas non plus de
preuves que, parmi les adultes, les mêmes différences de développement
sont accompagnées des mêmes différences dans le nombre des émotions
éveillées, dans leur combinaison ou dans leur succession rapide; les natures
inférieures ont le caractère impulsif qui résulte de l’action sans contrôle
d’un petit nombre de sentiments et les natures supérieures sont
caractérisées par l’action simultanée de nombreux sentiments secondaires,
modifiant ceux qui ont été les premiers éveillés.
458
Peut-être objectera-t-on que les exemples ici donnés se rapportent
aux changements fonctionnels du système nerveux et non à ses
changements de structure, et que ce qui est démontré pour les premiers ne
l’est pas forcément pour les seconds. On peut l’admettre. Pourtant ceux qui
reconnaissent cette vérité que les changements de structure sont produits
par la lente accumulation des résultats des changements fonctionnels
n’auront pas de peine à conclure que la cause partielle de l’évolution du
système nerveux, comme de toute autre évolution, est cette multiplication
des effets qui devient toujours plus grande à mesure que le développement
augmente.
161. — Si le progrès de l’homme en corps et en esprit vers une
hétérogénéité plus grande peut en partie être attribué à la production
d’effets nombreux par une cause unique, on peut encore expliquer plus
aisément par là le progrès de la société vers une hétérogénéité plus grande.
Considérons la croissance de l’organisation industrielle. Lorsque
quelque individu d’une tribu fait montre d’une aptitude inaccoutumée pour
la fabrication des armes, qu’auparavant chaque homme fabriquait pour lui-
même, il apparaît une tendance à la différenciation de cet individu en
fabricant d’armes. Ses compagnons, qui sont tous guerriers et chasseurs,
désirant avoir chacun pour soi les meilleures armes qu’on puisse faire,
offriront certainement de beaux présents à cet habile individu pour qu’il
leur fasse des armes. Lui, de son côté, ayant une faculté pas ordinaire et un
goût particulier pour faire des armes (la capacité et le désir marchant
ordinairement de compagnie) est prédisposé à exécuter ces commissions
sur l’offre de récompenses convenables et particulièrement si l’on satisfait
en même temps son amour de la distinction. Cette première spécialisation
de fonction, une fois commencée, tend à devenir toujours plus décidée.
Quant au fabricant d’armes, la pratique continuelle augmente son habileté.
Du côté de ses clients, la cessation de la fabrication a pour conséquence la
459
diminution de leur habileté. Il s’ensuit que ce mouvement social tend à
devenir plus décidé dans la direction où il a commencé, et l’hétérogénéité
commençante deviendra, dans la moyenne des cas, permanente durant cette
génération, et peut-être plus longtemps.
Une telle différenciation tend à en déterminer d’autres. Le progrès
décrit implique l’apparition de l’échange. Le fabricant d’armes doit être
payé au moyen d’autres articles qu’il lui plaît d’accepter. D’ordinaire il
n’échangera pas ses armes contre des articles d’une seule espèce. Il n’a pas
besoin uniquement de nattes, ou de peaux, ou d’engins de pêche. Il a besoin
de tout cela et à chaque occasion il traitera pour les choses particulières
dont il a le plus besoin. Qu’en résulte-t-il? Si, parmi les membres de la
tribu, il existe de légères différences d’habileté dans la fabrication de ces
différentes choses, le fabricant d’armes exigera de chacun des autres la
chose qu’il fabrique le mieux. Mais celui qui a troqué ses nattes ou ses
engins de pêche doit en faire d’autres pour lui-même et, ce faisant,
développera encore son aptitude. Si de telles transactions sont répétées, ces
spécialisations pourront devenir appréciables. Et qu’il s’ensuive ou qu’il ne
s’ensuive pas des différenciations distinctes d’autres individus en fabricants
d’articles particuliers, il est clair que la cause unique originelle ne produit
pas seulement le premier effet double, mais une quantité d’effets doubles
secondaires de même espèce, mais de moindre intensité.
Cette opération, on peut encore trouver les traces parmi les groupes
d’écoliers, peut bien ne pas produire une distribution durable des fonctions
dans une tribu nomade; mais là où une communauté fixe se multiplie, cette
distribution de fonctions deviendra permanente et augmentera à chaque
génération. L’augmentation du nombre des citoyens, impliquant une plus
grande demande de chaque produit, rend plus intense l’activité
fonctionnelle de chaque personne ou de chaque classe spécialisée, et cela
rend la spécialisation plus définie là où elle existe et l’établit là où elle est
460
naissante. En augmentant la demande des moyens de subsistance, une
population plus nombreuse augmente ces résultats puisque chaque individu
est forcé de se confiner de plus en plus à ce qu’il peut faire le mieux et qui
lui rapporte le plus. Et ce progrès industriel ouvre la voie à une
augmentation de la population qui réagit à nouveau.
Sous les mêmes stimulants, de nouvelles occupations apparaissent.
Parmi les ouvriers en concurrence, il en est qui découvrent de meilleurs
procédés ou de meilleurs matériaux. La substitution du bronze à la pierre a
pour conséquence un accroissement de la demande pour celui qui l’a
découvert, un accroissement si considérable que tout son temps est pris
pour la fabrication du bronze et qu’il est obligé de confier à d’autres le
façonnage des articles qu’il vend, de sorte que, finalement, la fabrication du
bronze, différenciée ainsi d’une occupation préexistante, devient une
occupation elle-même. Remarquez maintenant la ramification des
changements qui suivent celui-là. Le bronze remplace bientôt la pierre non
seulement dans les articles pour lesquels on l’a tout d’abord employé, mais
dans beaucoup d’autres, et il affecte ainsi leur fabrication. De plus, il
affecte les opérations auxquelles servent ces ustensiles améliorés et les
produits qui en sont le résultat; il modifie les constructions, les sculptures,
les habillements et les décorations personnelles. Et tous ces changements
réagissent sur les gens, accroissent leur habileté de main, leur intelligence,
leur bien-être, raffinent leurs habitudes et leurs goûts.
Cette hétérogénéité sociale croissante, qui résulte de la production
d’effets nombreux par une cause unique, ne peut pas être suivie dans ses
détails. Laissant de côté les phases intermédiaires du développement social,
prenons un exemple dans la phase qui se déroule présentement. Pour suivre
les effets de la force de la vapeur dans ses multiples applications aux
mines, à la navigation, aux manufactures, il faudrait nous engager dans des
détails inextricables. Confinons-nous donc à la dernière incorporation de
461
cette force, — la locomotive. Celle-ci, à titre de cause immédiate de notre
réseau de chemins de fer, a changé la face du pays, le cours du commerce
et les habitudes des gens. Considérons d’abord le groupe complexe de
changements qui précèdent la construction de chaque ligne, les
arrangements provisoires, les assemblées, les enregistrements, les
opérations du jury, le contrôle du parlement, les plans lithographiés, les
registres d’enquête, les dépôts et les notices locales, la demande
d’autorisation au parlement, le renvoi à la commission, les première,
seconde et troisième lectures; chacune de ces têtes de chapitre indique une
multiplicité d’opérations et le développement de diverses occupations
(comme celles d’ingénieurs, de contrôleurs, de lithographes, d’agents près
du parlement, d’agents de change) et la création de diverses autres (comme
celles de comptables des recettes, rapporteurs). Considérons ensuite les
changements encore plus marqués impliqués dans la construction de la
ligne, les tranchées, les remblais, les tunnels, les déplacements de routes, la
construction des ponts, des viaducs et des stations, la pose du ballast, des
traverses et des rails, la fabrication des machines, des tenders, des voitures
et des wagons, lesquelles opérations, réagissant sur de nombreux
commerces, augmentent l’importation du bois de charpente, l’extraction
des pierres, le travail du fer, l’extraction du charbon, la fabrication des
briques; font naître une variété d’industries spéciales annoncées dans le
Railway Times et créent des classes nouvelles d’ouvriers: conducteurs,
chauffeurs, nettoyeurs, poseurs, signalistes. Ensuite viennent les
changements encore plus nombreux et plus compliqués que les chemins de
fer en activité produisent sur la communauté en général. L’organisation de
toutes les affaires est modifiée. La facilité des communications permet de
faire directement ce qu’on faisait autrefois par procuration; on établit des
agences en des endroits où, auparavant, elles n’auraient pas fait leurs frais;
on tire les marchandises de maisons de gros éloignées au lieu de les acheter
462
aux détaillants voisins et on se sert de produits qui étaient autrefois
inaccessibles à cause de la distance. La rapidité et le bon marché du
transport tendent à spécialiser plus que jamais les industries des différents
districts, à confiner les manufactures aux endroits dans lesquels, par suite
d’avantages locaux, on peut les établir à meilleur compte.
La distribution économique égalise les prix et aussi, en moyenne,
les abaisse, mettant ainsi divers articles à la portée de ceux qui, auparavant,
ne pouvaient pas les acheter. En même temps la pratique des voyages prend
une immense extension. Des gens qui auparavant ne pouvaient le faire font
des excursions annuelles à la mer, visitent leurs parents éloignés, font des
voyages circulaires et en retirent du profit pour la santé, pour le
développement des sentiments et de l’intelligence. La transmission plus
prompte des lettres et des nouvelles produit de nouveaux changements, fait
battre plus vite le pouls de la nation. De plus il se fait une grande
dissémination de la littérature à bon marché par les librairies des gares, par
les annonces dans les voitures, et tout cela aide au progrès ultérieur. De
sorte que les changements ainsi brièvement indiqués comme conséquence
de l’invention de la locomotive dépassent l’imagination.
Il faut ajouter que nous voyons ici, plus clairement que jamais,
comment, à mesure que devient plus hétérogène la surface sur laquelle
s’étend n’importe quelle influence, les résultats se trouvent multipliés en
nombre et en espèce. Tandis que chez les hommes barbares qui le
connurent les premiers, le caoutchouc ne causa que peu de changements,
chez nous les changements ont été si nombreux et si variés que l’histoire en
tient tout un volume. Sur la petite communauté homogène qui habite l’une
des îles Hébrides, le télégraphe électrique, si on l’y établissait, produirait à
peine quelques résultats; mais en Angleterre les résultats qu’il produit sont
innombrables.
463
Si l’espace le permettait, on pourrait ici poursuivre la synthèse dans
ses rapports avec tous les produits plus subtils de la vie sociale. On pourrait
montrer comment le progrès de l’une des divisions de la science fait
avancer les autres; comment l’astronomie a profité immensément des
découvertes en optique, tandis que d’autres découvertes optiques ont donné
naissance à l’anatomie microscopique et grandement aidé au
développement de la physiologie; comment la chimie a augmenté
indirectement notre connaissance de l’électricité, du magnétisme, de la
biologie, de la géologie; comment l’électricité a réagi sur la chimie et sur le
magnétisme, développé nos vues sur la lumière et la chaleur et fait
découvrir diverses lois de l’action nerveuse. Mais ce serait fatiguer
inutilement la patience du lecteur par des détails aux ramifications si
nombreuses, aux changements si variés, si subtils et si enchevêtrés qu’il
serait difficile de les suivre.
162. — Après l’argumentation qui a terminé le dernier chapitre, il
semble peu utile d’en établir ici une analogue. Mais, par amour de la
symétrie, il convient pourtant d’indiquer brièvement comment la
multiplication des effets, de même que l’instabilité de l’homogène, est un
corollaire de la persistance de la force.
Les choses que nous appelons différentes sont des choses qui
réagissent de différentes façons; et nous ne pouvons les connaître comme
différentes que par les différences de leurs réactions. Quand nous
distinguons les corps comme durs ou doux, rugueux ou lisses, nous voulons
dire que les mêmes forces musculaires dépensées sur eux sont suivies de
forces réactives différentes qui causent dés groupes de sensations
dissemblables. Les objets classés comme rouges, bleus, jaunes, etc., sont
des objets qui décomposent la lumière de façons différentes, c’est-à-dire
que nous connaissons les différences de couleur comme différences dans
les changements produits sur une force incidente uniforme. La proposition
464
que les différentes parties d’un tout doivent réagir différemment sur une
force incidente uniforme et doivent ainsi la réduire en un groupe de forces
multiformes, est au fond une banalité. Essayons de réduire cette banalité à
sa plus simple expression.
Lorsque, de la dissemblance entre les effets qu’ils produisent sur
notre conscience, nous affirmons la dissemblance de deux objets, sur quoi
nous appuyons-nous et que voulons-nous dire par dissemblance au point de
vue objectif? Nous nous appuyons sur la persistance de la force. Une
espèce ou une quantité de changement a été opérée en nous par l’un des
objets et ne l’a pas été par l’autre. Nous attribuons ce changement à
quelque force exercée par l’un que l’autre n’a pas exercée. Et nous n’avons
pas d’autre alternative que de penser qu’il en est ainsi ou d’affirmer que le
changement n’avait pas d’antécédent, ce qui serait nier la persistance de la
force. Par là il devient plus manifeste que ce que nous regardons comme
dissemblance objective est la présence en l’un des objets d’une certaine
force ou d’un certain groupe de forces qui ne sont pas présents dans l’autre,
la présence de quelque chose dans l’espèce, la quantité ou la direction des
forces constituantes de l’un des objets qui ne se trouve pas dans les forces
constituantes de l’autre. Mais si les choses ou les parties des choses que
nous appelons différentes sont celles dont les forces constituantes diffèrent
par un ou plusieurs côtés, que doit-il arriver aux forces semblables ou à une
force uniforme tombant sur ces choses? Les forces semblables ou les
parties d’une force uniforme doivent être modifiées différemment. La force
qui est présente dans une chose, et pas dans l’autre, doit être un élément du
conflit, doit produire sa réaction équivalente et doit ainsi affecter la
réaction totale. Dire le contraire, c’est dire que cette force différentielle ne
produira pas d’effet, ce qui revient à dire que la force n’est pas persistante.
Il est inutile de développer davantage ce corollaire. Il s’ensuit
manifestement qu’une force uniforme, tombant sur un agrégat uniforme,
465
doit subir une dispersion; que, tombant sur un agrégat formé de parties
dissemblables, elle doit subir de chacune de ces parties une dispersion et
des différenciations qualitatives; que ces différenciations qualitatives seront
d’autant plus marquées que les parties seront plus dissemblables; que ces
différenciations seront nombreuses en proportion du nombre des parties;
que les forces secondaires ainsi produites devront subir d’autres
transformations en même temps qu’elles en produiront d’équivalentes dans
les parties qui les feront changer, et de même pour les forces qu’elles
engendreront. Ainsi donc les conclusions qu’une cause partielle de
l’évolution est la multiplication des effets et que cette multiplication croît
en progression géométrique à mesure que l’hétérogénéité devient plus
grande, ne sont pas seulement établies par induction, mais peuvent être
déduites de la plus profonde de toutes les vérités.
466
deviennent dissemblables. Jusqu’ici aucune raison n’a été donnée
expliquant pourquoi n’apparaît pas communément une vague hétérogénéité
chaotique au lieu de l’hétérogénéité régulière qui apparaît dans l’évolution.
Il reste encore à découvrir la cause de cette intégration locale qui
accompagne la différenciation locale, de ce triage qui réunit graduellement
des unités pareilles en un groupe nettement séparé des groupes voisins,
dont chacun est formé d’unités d’autre espèce. Cette cause va nous être
montrée par quelques exemples dans lesquels nous verrons en activité
l’opération du triage.
Lorsque, vers la fin de septembre, les arbres prennent leurs couleurs
automnales et que nous espérons voir bientôt un autre changement
augmenter la beauté du paysage, nous sommes parfois désappointés par
l’arrivée d’une tempête d’équinoxe. De la masse bigarrée de feuillage que
porte chaque branche, le violent courant d’air emporte les feuilles qui ont
les teintes les plus brillantes et laisse celles qui sont encore vertes. Et tandis
que ces dernières, froissées et flétries par leurs frottements longtemps
continués les unes contre les autres, donnent une couleur sombre aux bois,
les feuilles rouges, jaunes et orangées sont rassemblées dans les fossés,
derrière les murs et dans les coins où les remous du vent leur permettent de
s’arrêter, c’est-à-dire que, par l’action uniforme que le vent exerce sur les
deux espèces de feuilles, celles qui sont mourantes sont enlevées d’entre
leurs compagnes vivantes et rassemblées dans des endroits particuliers. La
séparation des parties de volume différent, comme la poussière, le sable et
les cailloux, peut être effectuée de la même façon, comme nous pouvons le
voir sur toutes les routes au mois de mars. Et depuis les temps d’Homère
jusqu’à nos jours, le pouvoir qu’ont les courants d’air, naturels et artificiels,
de séparer les unes des autres des unités de caractères différents, a été
utilisé pour vanner le blé. Dans chaque ruisseau, nous voyons comment les
matériaux mélangés qui sont emportés par le courant sont déposés
467
séparément; comment dans les rapides le fond n’est recouvert que de
cailloux et de gros blocs; le sable est déposé là où le courant est moins fort,
et dans les endroits calmes il y a un sédiment de boue. Cette action
choisisseuse de l’eau en mouvement est ordinairement appliquée, dans les
arts pour obtenir des masses de particules de différents degrés de finesse.
L’émeri, par exemple, après avoir été moulu, est emporté par un courant
lent dans des compartiments successifs; dans le premier restent les grains
les plus gros; les grains qui se déposent dans le second sont un peu plus
petits, dans le troisième plus petits encore, jusqu’à ce que, dans le dernier,
soient déposées les particules les plus fines qui jusque-là n’avaient pu
gagner le fond. Et d’une manière différente quoique également
significative, cet effet trieur de l’eau en mouvement se montre encore dans
l’enlèvement des matières solubles aux matières insolubles, application qui
se fait journellement dans les laboratoires. Les effets des forces uniformes
exercées par les courants d’air et les courants d’eau ont leurs analogues
dans ceux des forces uniformes d’ordre différent. L’attraction électrique
sépare les petits corps des gros ou les corps légers des corps lourds. Le
magnétisme peut choisir des grains de fer parmi d’autres grains, comme le
prouve le masque de gaze magnétisée du rémouleur de Sheffield qui sépare
la poussière d’acier lancée par sa meule de la poussière de pierre qui
l’accompagne. Les expériences chimiques nous montrent constamment
comment l’affinité d’un agent quelconque, agissant différemment sur les
composants mélangés d’un corps, nous permet d’enlever l’un de ces
composants et de laisser les autres.
Quelle est donc la vérité générale qui est ainsi diversement
présentée? Comment exprimer ces faits — et une quantité innombrable de
faits pareils en termes qui les comprennent tous? Dans chaque cas nous
voyons en action une force qui peut être regardée comme simple. ou
comme uniforme: le mouvement d’un fluide dans une certaine direction
468
avec une certaine vitesse; une attraction électrique ou magnétique d’une
intensité déterminée; une affinité chimique d’une certaine espèce; ou
plutôt, à strictement parler, la force agissante est composée de l’une de
celles-là et d’une autre force uniforme, comme la gravitation, etc. Dans
chaque cas nous avons un agrégat formé d’unités dissemblables, — soit
d’atomes de substances différentes combinées ou mélangées intimement,
soit de fragments de la même substance ayant des grosseurs différentes,
soit de parties constituantes qui sont dissemblables quant à leur poids
spécifique, leur forme ou d’autres attributs. Et dans chaque cas ces unités
ou groupes d’unités dissemblables qui constituent l’agrégat sont, sous
l’influence d’une force résultante qui agit indistinctement sur tous, séparés
les uns des autres, divisés en agrégats plus petits, chacun desquels est
formé d’unités qui se ressemblent et qui sont dissemblables de celles des
autres petits agrégats. L’aspect commun de ces changements étant tel que
nous venons de le dire, voyons quelle interprétation on en peut donner.
Dans le chapitre sur «l’instabilité de l’Homogène», nous avons
montré qu’une force uniforme, tombant sur n’importe quel agrégat, produit
des modifications dissemblables dans les différentes parties de cet agrégat,
change l’uniforme en multiforme et le multiforme en plus multiforme. La
transformation ainsi opérée consiste en changements, soit sensibles, soit
insensibles des positions relatives des unités. La portion de force d’une
efficacité permanente qui atteint chaque partie différente ou chaque partie
différemment conditionnée de l’agrégat, peut être dépensée à modifier les
relations mutuelles de ses constituants; ou elle peut être dépensée à changer
la partie de place; ou elle peut être dépensée partiellement à produire l’un
de ces changements et partiellement à produire l’autre. S’il n’y a pas ou s’il
n’y a que très peu de la force absorbée pour le réarrangement des éléments
d’une unité composée, la plus grande partie ou la totalité de cette force doit
469
se montrer comme mouvement de cette unité composée changeant de place
dans l’agrégat, et inversement.
Que suit-il de là? Dans le cas où la force n’engendre aucune
redistribution chimique ou bien dans les cas où ce n’est qu’une petite partie
de la force qui engendre ces redistributions, quelles redistributions
physiques doivent être engendrées? Les parties qui se ressemblent subiront
la même influence de la force, tandis que les parties qui sont dissemblables
seront diversement influencées. D’où suit que la partie de la force incidente
qui est effective d’une façon permanente produira, quand elle sera
totalement ou partiellement transformée en mouvement mécanique des
unités, des mouvements semblables dans les unités semblables et des
mouvements dissemblables dans les unités qui sont dissemblables Ainsi
donc comme dans un agrégat qui contient deux ou plusieurs ordres d’unités
mélangées, celles qui sont du même ordre seront mises en mouvement de la
même façon et d’une façon qui différera de celle dont seront mises en
mouvement les unités des autres ordres, il faudra que les divers ordres
d’unités se séparent. Un groupe de choses semblables, qui subit des
mouvements égaux en intensité et en direction, doit être transporté, comme
groupe, à un autre endroit, et s’il est mêlé à un groupe de choses différentes
recevant lui aussi des mouvements particuliers, dissemblables de ceux
reçus par le premier groupe, soit en intensité, soit en direction, soit en les
deux à la fois, ces autres choses doivent être transportées, comme groupe, à
quelque autre endroit; les unités mélangées doivent subir simultanément
une sélection et une séparation.
Pour faire mieux comprendre cette opération, je citerai quelques
exemples dans lesquels nous pouvons voir que le caractère défini de la
séparation est en proportion du caractère défini des différences entre les
unités. Prenez une poignée d’une substance pilée, qui contiendra des
morceaux de différentes grosseurs, et laissez-la tomber graduellement
470
pendant que souffle un vent léger. Les gros morceaux seront rassemblés sur
le sol presque immédiatement au-dessous de la main; les morceaux un peu
plus petits auront été emportés un peu plus loin sous le vent; ceux qui sont
encore plus petits seront plus loin encore; et ces minimes parcelles, que
nous appelons poussière, seront emportées au loin avant d’arriver à toucher
terre; cela revient à dire que le triage est indéfini là où les différences entre
les fragments sont indéfinies et que les divergences sont le plus grandes là
où les différences sont le plus grandes. Si cette poignée de substance est
composée d’unités d’ordres distincts, comme des cailloux, du sable grossier
et de la poussière, ces choses seront, dans les mêmes conditions, triées
d’une façon nettement définie. Les cailloux tomberont presque
verticalement; le sable, tombant obliquement, se déposera dans un espace
assez bien circonscrit autour des cailloux, tandis que la poussière sera
emportée presque horizontalement à une grande distance. Un cas dans
lequel entre en jeu une autre espèce de force fera encore mieux comprendre
cette vérité, A travers un agrégat mélangé de substances solubles et
insolubles faisons passer lentement de l’eau. Il y aura d’abord une
séparation distincte des substances qui sont le plus dissemblables; les
solubles seront emportées, les insolubles resteront. De plus, il y aura une
séparation, quoique moins définie, entre les substances solubles, puisque la
première partie du courant enlèvera les parties les plus solubles en plus
grande quantité et, après que celles-ci auront été dissoutes, il continuera à
emporter celles qui sont moins solubles. Même les matières non dissoutes
auront simultanément subi un certain triage, car le liquide filtrant enlèvera
les petits fragments qui se trouvent parmi les gros et déposera souvent, en
un lieu, ceux qui auront un poids spécifique plus petit et en un autre lieu,
ceux qui auront un poids spécifique plus grand. Pour compléter
l’explication, il nous faut jeter un coup d’œil sur la contre-partie du fait, à
savoir que les unités mélangées qui ne diffèrent que légèrement sont mises
471
en mouvement par les forces incidentes dans des directions qui n’ont que
de légères différences et par conséquent ne peuvent être séparées que par
des ajustements des forces incidentes qui permettent aux petites différences
de devenir des facteurs appréciables du résultat. La séparation de l’alcool et
de l’eau au moyen de la distillation en est un bon exemple. Nous avons là
des molécules composées d’oxygène et d’hydrogène mélangées avec des
molécules formées d’oxygène, d’hydrogène et de carbone. Les deux ordres
de molécules ont une grande ressemblance de nature; ils conservent tous
deux la forme liquide aux températures ordinaires; ils deviennent
également gazeux de plus en plus rapidement à mesure que la température
s’élève et leur point d’ébullition n’est pas très éloigné. Cette ressemblance
comparative des molécules est accompagnée de difficulté à se séparer. Si le
mélange liquide est trop chauffé, beaucoup d’eau distille en même temps
que l’alcool; ce n’est que dans des limites de température assez restreintes
que les molécules d’une espèce sont emportées plus vite que celles de
l’autre et même alors elles sont encore accompagnées d’une quantité
notable des autres. Cependant l’exemple le plus intéressant et le plus
instructif est fourni par certains phénomènes de cristallisation. Lorsque
plusieurs sels ayant peu d’analogie de constitution sont dissous dans la
même eau, ils sont séparés sans grande difficulté par la cristallisation:
soumis à des forces uniformes, ils se séparent. Les cristaux de chaque sel
contiennent à la vérité ordinairement de petites quantités des autres sels
présents dans la solution, mais ils s’en séparent par des dissolutions et des
cristallisations répétées. Remarquez cependant que c’est le contraire qui se
produit lorsque les sels contenus dans la même solution sont chimiquement
analogues. Les nitrates de baryte et de plomb ou les sulfates de zinc, de
soude et de magnésie s’unissent dans les mêmes cristaux et ils ne
cristallisent pas séparément si ces cristaux sont de nouveau dissous et
cristallisés.En cherchant la cause de cette anomalie, les chimistes ont
472
trouvé que ces sels sont isomorphes, c’est-à-dire que leurs molécules,
quoique non identiques chimiquement, sont identiques quant aux
proportions d’acide, de base et d’eau qui les composent et quant aux formes
cristallines qu’ils prennent en s’unissant. Nous voyons donc clairement ici
que les unités d’espèces différentes sont choisies et séparées avec une
promptitude proportionnelle à leur degré de dissemblance.
Il y a une cause réciproque de triage qu’il est inutile de traiter ici
d’une façon aussi complète. Si des unités différentes sur lesquelles agit une
même force doivent être mises en mouvement de façons différentes,
réciproquement des unités de même espèce doivent recevoir des
mouvements différents par l’action de forces différentes. Supposons qu’un
groupe d’unités faisant partie d’un agrégat homogène soit exposé à une
force différente par l’intensité et la direction, de celle qui agit sur le l’este
de l’agrégat, ce groupe d’unités se séparera du reste, pourvu que de la force
qui agit ainsi sur lui, il reste une portion qui ne soit pas employée à la
production de vibrations moléculaires ou absorbée pour produire des
réarrangements moléculaires. Après tout ce qui a été dit, cette proposition
n’a pas besoin d’être défendue.
Avant de terminer notre exposition préliminaire, il faut spécifier
une vérité complémentaire, savoir que les forces mélangées sont séparées
par la réaction de matières uniformes, tout juste comme les matières
mélangées sont séparées par l’action de forces uniformes. Un exemple
complet et suffisant de cette vérité est fourni par la dispersion de la lumière
réfractée. Un rayon de lumière, fait d’ondulations éthérées de divers ordres,
n’est pas dévié d’une façon uniforme par un corps réfringent homogène,
mais les différents ordres d’ondulations qu’il contient sont déviés sous
différents angles; il en résulte que ces divers ordres d’ondulations sont
séparés et intégrés et produisent ainsi les couleurs du spectre. Un triage
d’une autre espèce se produit lorsque des rayons de lumière traversent un
473
milieu qui leur fait obstacle. Ceux qui sont formés d’ondulations
comparativement courtes sont absorbés avant ceux qui sont formés
d’ondulations comparativement longues, et les rayons rouges qui sont
formés des ondulations les plus longues, pénètrent seuls lorsque la
résistance du milieu est très grande. La réciproque, c’est-à-dire la
séparation des forces semblables par la réaction de matières dissemblables,
nous est aussi démontrée par les phénomènes de la réfraction, puisque des
rayons de lumière adjacents et parallèles, tombant sur des substances
dissemblables ou les traversant, deviennent divergents.
164. — Les corps célestes font voir d’une façon vague cette cause
du triage matériel que nous avons énoncée la dernière, l’action des forces
dissemblables sur des unités semblables.
Je dis d’une façon vague parce que notre système sidéral montre
plus d’agrégation que de ségrégation. On peut raisonnablement inférer que
les essaims irréguliers d’étoiles qui forment la Voie Lactée avec ses
branches, ses vides et ses parties denses, ont été rassemblés après un état
dans lequel ils étaient beaucoup plus dispersés; mais comme nous ne
connaissons rien de la distribution antérieure, nous ne pouvons prouver que
ce changement a eu lieu; encore moins peut-on prouver qu’il y eut là une
opération de ségrégation. Il est vrai que nous trouvons de fortes preuves
d’agrégation si nous examinons les groupes d’étoiles en commençant par
ceux dont les membres sont considérablement dispersés et terminant par
ceux dont ils sont étroitement concentrés — les essaims globulaires; et on
peut soutenir que, puisque les gravitations mutuelles des étoiles qui forment
un groupe diffèrent quant à leur degré et leur direction de celles des étoiles
dont elles se sont séparées, il y a là une espèce de triage. Mais il faut
admettre que cela ne se conforme que d’une façon indéfinie an principe
énoncé.
474
Il y a pourtant deux classes de faits qui nous montrent le triage tout
en nous laissant dans l’ignorance de ses causes. La première classe, c’est
que les groupes d’étoiles sont abondants le long de la Voie Lactée le plus
grand nombre d’entre eux se trouve dans le voisinage de son plan et il y en
a relativement peu dans les régions qui sont de chaque côté de ce plan. La
seconde classe, c’est qu’au contraire les nébuleuses sont rares dans la Voie
Lactée et dans son voisinage et qu’elles sont relativement nombreuses dans
les espaces qui en sont éloignés. Bien qu’on ait là deux cas de triage, il n’y
a pas de preuve que ces différentes classes de corps aient été séparées d’un
assemblage où elles étaient mélangées; il n’y a non plus aucune indication
des forces par lesquelles a été produit ce contraste dans la distribution.
Nous pouvons seulement dire que les faits concordent avec la croyance que
la ségrégation s’est produite plutôt par des causes indirectes que par des
causes directes.
La formation et le détachement d’un anneau nébuleux fournit un
exemple du même principe général. Conclure, comme le fit Laplace, que la
portion équatoriale d’un sphéroïde nébuleux en rotation acquerra pendant la
concentration une force centrifuge suffisante pour l’empêcher de suivre le
reste de la masse dans sa contraction, c’est conclure que les portions qui
sont soumises à une certaine force différentielle resteront en arrière. La
ligne de division entre l’anneau et le sphéroïde doit être une ligne en
dedans de laquelle la force d’agrégation est plus grande que la force qui
résiste à l’agrégation et en dehors de laquelle la force qui résiste à
l’agrégation est plus grande que la force d’agrégation. L’opération
supposée se conforme donc à la loi que, parmi des unités semblables
exposées à des forces dissemblables, celles qui sont soumises à des
conditions pareilles se séparent de celles qui sont soumises à des conditions
dissemblables.
475
165. — Les changements géologiques classés ordinairement comme
aqueux nous montrent sous des formes nombreuses le triage des unités
dissemblables par une force uniforme incidente. Sur les rivages de la mer,
les vagues trient et séparent constamment les matériaux mélangés sur
lesquels elles déferlent. De chaque masse de rochers éboulés, la marée
emporte ces particules qui sont assez petites pour rester longtemps
suspendues dans l’eau, et les dépose à quelque distance du rivage sous
forme d’un sédiment fin. Les parcelles plus grosses, tombant au fond plus
rapidement, sont accumulées en lits de sable près du niveau des basses
eaux. Les petits cailloux s’assemblent au bas de la pente sur laquelle les
vagues se brisent; et au sommet se trouvent les galets et les grosses pierres.
On peut encore parfois observer des triages plus spécifiques. Des cailloux
plats, débris d’une roche lamelleuse, sont quelquefois rassemblés en un
point d’un banc de galets. Sur tel rivage, le dépôt est entièrement fait de
boue, sur tel autre, il consiste uniquement en sable. Ici, nous trouvons une
crique abritée remplie de petits cailloux de même grosseur; et là, dans une
baie, plus ouverte d’un côté que de l’autre, nous trouvons un accroissement
progressif dans la grosseur des pierres si nous allons de l’extrémité fermée
à l’extrémité ouverte. En suivant l’histoire de chaque dépôt géologique,
nous arrivons rapidement à reconnaître que les fragments mélangés de
matière, différents par le volume et par le poids, lorsqu’ils sont exposés au
choc et au frottement de l’eau ainsi qu’à l’attraction de la terre, sont triés et
réunis en groupes de fragments comparativement pareils. Et nous voyons,
toutes choses égales d’ailleurs, que la séparation est d’autant plus complète
que les différences des unités sont plus marquées. Après leur formation, les
couches sédimentaires montrent des triages d’une autre espèce. Les
cailloux et les nodules de pyrite de fer qu’on trouve dans la craie, aussi bien
que les concrétions siliceuses qu’on trouve dans le calcaire, sont considérés
comme des agrégations de molécules de silice ou de sulfure de fer,
476
originellement dispersées dans le dépôt, mais graduellement rassemblées
autour de centres, malgré l’état solide ou semi-solide de la matière
environnante. La limonite nous montre les conditions et les résultats de
cette opération d’une façon encore plus frappante.
Parmi les changements ignés nous ne trouvons pas autant
d’exemples de cette opération. Cependant, les phénomènes géologiques de
cet ordre n’en sont pas totalement dépourvus. Là où les matières mélangées
composant la croûte de la terre ont été élevées à de très hautes
températures, la ségrégation a ordinairement lieu lorsque la température
s’abaisse. Certaines des substances qui s’échappent sous forme gazeuse des
volcans cristallisent à la rencontre de surfaces froides, et comme ces
substances se solidifient à des températures différentes, elles sont déposées
à différents endroits des crevasses par lesquelles elles s’échappent
ensemble. Cependant, le meilleur exemple est fourni par les changements
qui se produisent pendant le long refroidissement des roches ignées.
Lorsque, par une des fractures qui, de temps en temps, apparaissent dans la
croûte de la terre, une partie du noyau en fusion est expulsée, si elle se
refroidit rapidement, on a pour résultat du trapp ou du basalte, substance
d’une texture uniforme bien qu’elle soit formée d’ingrédients variés. Mais
lorsque la portion du noyau en fusion, ne pouvant s’échapper par les
couches superficielles, est lentement refroidie, il en résulte du granit: les
particules mélangées de quartz, de feldspath, et de mica, restant longtemps
dans un état fluide ou demi-fluide, qui est un état de comparative mobilité,
subissent ces changements de position qui sont nécessités par les forces que
leur font subir les particules, leurs pareilles. Les forces différentielles qui
résultent de la polarité mutuelle séparent le quartz, le feldspath et le mica
en cristaux. A quel point cela dépend de l’agitation longtemps continuée
des parties mélangées et de leur mobilité sous l’influence de petites forces
différentielles qui en est la conséquence, nous le voyons dans ce fait que
477
dans un dyke de granit les cristaux du centre, où l’état fluide ou demi-fluide
a duré plus longtemps, sont beaucoup plus grands que ceux des côtés, où le
contact avec les roches voisines a causé plus rapidement le refroidissement
et la solidification.
166. — Les actions qui se passent dans un organisme sont tellement
enchevêtrées que nous ne pouvons pas nous attendre à être capables de
déterminer les forces par lesquelles les ségrégations particulières y sont
effectuées. Parmi les cas qu’on peut interpréter, les meilleurs sont ceux
dans lesquels la pression et la tension mécaniques sont les causes en jeu.
L’épine dorsale d’un animal vertébré est soumise à certains efforts
généraux — le poids du corps ainsi que les réactions impliquées par tous
les efforts musculaires considérables, et sous l’influence de ces conditions,
elle est devenue chose distincte par ségrégation. Comme en même temps
elle est exposée à différentes forces durant ses inflexions latérales qui sont
nécessitées par les mouvements, ses parties sont restées séparées jusqu’à un
certain point. Si nous suivons le développement de la colonne vertébrale
depuis sa forme primitive de cordon cartilagineux dans les poissons
inférieurs, nous la voyons d’un bout à l’autre maintenir une intégration qui
correspond à l’unité des forces incidentes, en même temps qu’une division
en segments qui correspond à la variété des forces incidentes.
Chaque segment considéré à part démontre cette vérité d’une façon
plus simple. Une vertèbre n’est pas un os unique, mais consiste en une
masse centrale avec différents appendices et dans les types de vertébrés
incomplets, ces appendices sont séparés de la masse centrale et même
existent avant qu’elle fasse son apparition. Mais ces différents os
indépendants, constituant un segment primitif de l’épine dorsale, sont sujets
à un certain agrégat de forces qui se ressemblent plus qu’elles ne diffèrent;
comme support d’un groupe de muscles agissant habituellement ensemble,
ils subissent continuellement certaines réactions en commun. Et en
478
conséquence, au cours du développement, ils fusionnent graduellement. Un
exemple plus clair est fourni par les segments spinaux qui fusionnent
ensemble là où ils sont exposés ensemble à un effort prédominant.
Le sacrum est formé d’un groupe de vertèbres solidement unies.
Dans l’autruche et ses congénères, il y a de dix-sept à vingt vertèbres
sacrées qui non seulement sont unies ensemble, mais sont encore soudées
aux os iliaques qui s’étendent de chaque côté. Si nous admettons
maintenant que ces vertèbres ont été séparées à l’origine comme elles le
sont encore dans l’embryon de l’oiseau, et si nous considérons les forces
auxquelles, dans ce cas, elles auront été exposées, nous verrons que leur
union s’est faite comme il a été dit. Car c’est par ces vertèbres que le poids
entier du corps est transmis aux jambes; les jambes supportent l’arc
pelvien; l’arc pelvien supporte le sacrum, et au sacrum se trouve articulé le
reste de l’épine dorsale avec tous les organes qui y sont attachés et qu’elle
supporte.
Par conséquent, si elles sont séparées, les vertèbres sacrées doivent
être tenues ensemble d’une manière ferme par des muscles fortement
contractés, et empêchées de partager les mouvements latéraux subis par les
autres vertèbres; elles doivent être soumises à un effort commun, en même
temps qu’elles doivent être préservées d’efforts qui les affecteraient d’une
façon différente; elles se trouvent donc dans les conditions par lesquelles
est produite la ségrégation. Mais ce sont les membres qui fournissent les
cas dans lesquels la cause et l’effet sont mis en rapport de la façon la plus
évidente. Les os métacarpiens (ceux qui, chez l’homme, supportent la
paume de la main) sont séparés les uns des autres dans la plupart des
mammifères; les actions séparées des doigts ont pour conséquence, dans
ces os, de légers mouvements séparés. Il n’en est pas ainsi dans l’espèce
bovine et l’espèce chevaline. Chez le bœuf il n’y a que les métacarpiens du
milieu (le troisième et le quatrième) qui sont développés et, atteignant des
479
proportions massives, ils fusionnent pour former l’os du canon. Chez le
cheval, la ségrégation est de l’espèce indirecte, le second et le quatrième os
métacarpiens ne sont représentés que par des rudiments unis aux côtés du
troisième, tandis que celui-ci est considérablement développé, formant un
os canon qui diffère de celui du bœuf en ce qu’il ne forme qu’un seul
cylindre au lieu de deux cylindres soudés. Dans ces quadrupèdes le
métatarse montre des changements analogues. Ces métamorphoses se
produisent là où les os différents groupés ensemble ne conservent pas de
fonctions différentes, mais n’en gardent qu’une commune à tous. Les pieds
des bœufs et des chevaux, ne servant qu’à la locomotion, ne sont pas faits,
comme ceux des animaux à ongles, pour des buts qui exigent certains
mouvements relatifs des métacarpiens. Il en résulte donc, directement ou
indirectement, une seule masse d’os, parce que la force incidente est
unique. Et pour la conclusion qu’il y a là rapport de cause à effet, nous
trouvons une confirmation dans la classe entière des oiseaux dont les ailes
et les jambes présentent des cas de ségrégation semblables quand les
conditions sont les mêmes. Pendant qu’on imprimait la présente feuille
(1862), le professeur Huxley m’a fait connaître un fait qui appuie cette
vérité générale d’une façon remarquable; il m’a gracieusement autorisé à
m’en servir avant de le publier lui-même. Le Glyptodon, mammifère éteint,
trouvé à l’état fossile dans l’Amérique du Sud, est connu depuis longtemps
comme un grand animal mal bâti, ressemblant à l’Armadillo, possédant une
armure cutanée massive, faite de plaques polygonales étroitement ajustées,
de manière à former une grande boîte enfermant le corps de façon à
l’empêcher de se courber latéralement ou verticalement pour si peu que ce
fût. Cette boîte, qui devait peser plusieurs centaines de livres, était
supportée par les apophyses des vertèbres et par les os adjacents des arcs
pelvien et thoracique. Le fait significatif est ici que les vertèbres du tronc se
trouvant ensemble soumises au poids de cette lourde armure cutanée qui,
480
par sa rigidité, leur interdisait en même temps tout mouvement relatif,
s’étaient unies pour ne former qu’un seul os solide et continu.
La formation et la conservation d’une espèce, considérée comme un
assemblage d’organismes semblables, peuvent être interprétées de la même
façon.
Nous avons déjà vu que les membres d’une espèce sont différenciés
ou divisés en variétés dans la mesure où il sont soumis à des groupes de
forces incidentes diverses. Il faut ajouter ici que ceux d’entre eux qui sont
sujets à des groupes de forces incidentes semblables sont l’objet d’un
triage. Car, par l’opération du choix naturel, chaque espèce se purifie
continuellement des individus qui s’éloignent du type commun d’une
manière qui les rend inaptes à subir les conditions de leur existence.
Conséquemment, il reste toujours les individus qui sont adaptés sous tous
les rapports à leurs conditions d’existence et qui sont presque tout à fait
pareils. Les circonstances auxquelles toute espèce se trouve exposée étant
une combinaison enchevêtrée de forces incidentes, lorsque les membres
d’une espèce ont parmi eux quelques individus qui diffèrent plus qu’il ne
faut de la structure moyenne requise pour supporter l’action de ces forces,
il en résulte que celles-ci séparent constamment les individus divergents du
reste, et, préservant ainsi l’uniformité de ce reste, le conservent à titre
d’espèce ou de variété. Tout juste comme les feuilles jaunies de l’automne
sont, enlevées par le vent d’entre celles qui sont restées vertes, ou, pour
employer la comparaison du professeur Huxley, de même que les petits
fragments passent à travers un crible tandis que les gros restent dessus,
l’incidence uniforme des forces externes affecte les membres d’un groupe
d’organismes d’une manière semblable en proportion de leur ressemblance
et d’une manière différente en proportion de leurs différences; et par
conséquent met constamment à part les individus semblables en séparant
d’eux ceux qui ne leur ressemblent pas. Il importe peu, pour notre
481
argumentation, que ces membres séparés soient tués, comme cela arrive le
plus souvent, ou comme la chose se produit quelquefois, ils survivent et se
multiplient comme variété distincte par suite de leur aptitude à s’adapter à
des conditions partiellement dissemblables. L’un des cas est conforme à la
loi suivant laquelle les unités dissemblables d’un agrégat sont assorties par
espèces et séparées, lorsqu’elles sont uniformément soumises aux mêmes
forces incidentes; et l’autre cas se conforme à la loi correspondante suivant
laquelle les unités semblables d’un agrégat sont séparées et groupées à part
quand elles sont sujettes à des forces incidentes différentes. En consultant
les remarques de Darwin sur la divergence de caractère, on verra que les
ségrégations ainsi causées tendent à devenir toujours plus définies.
167. — Nous avons trouvé que l’évolution mentale, sous l’un de ses
principaux aspects, consiste en la formation dans l’esprit de groupes
d’objets semblables et de groupes de rapports semblables, ce qui est une
différenciation des choses variées, confondues à l’origine en un seul
assemblage, et une intégration de chaque ordre particulier de choses en un
groupe séparé (§ 153). Il nous reste à faire voir ici que tandis que la
dissemblance des forces incidentes est la cause de ces différenciations, la
ressemblance des forces incidentes est la cause de ces intégrations. Car par
quelle opération établit-on des classifications? Comment les plantes se
groupent-elles dans l’esprit du botaniste en ordres, genres et espèces?
Chaque plante qu’il examine lui fournit une certaine impression complexe.
De ci, de là, il cueille une plante ressemblant à une autre qu’il a déjà vue; il
la reconnaît parce qu’un groupe de sensations, ayant les mêmes rapports
que l’autre fois, est produit en lui par un groupe d’attributs ayant aussi des
rapports semblables. C’est à dire qu’il se produit, dans les centres nerveux
qui sont en jeu, un groupe de changements combinés pareil à un groupe de
changements combinés qui s’est produit auparavant. Considéré
analytiquement, chacun de ces groupes de changements combinés est un
482
groupe combiné de modifications moléculaires opérées dans la partie
affectée de l’organisme. À chaque répétition de l’impression, un groupe
semblable de modifications moléculaires est superposé aux premières et en
augmente l’importance, ce qui engendre un réseau interne de modifications
avec l’idée qui en résulte et qui correspond aux objets externes semblables.
Une autre espèce de plantes produit dans le cerveau du botaniste une autre
série de modifications moléculaires, série qui ne s’accorde pas avec celle
que nous venons de considérer mais en diffère, et, par la répétition de cette
série, est engendrée une idée différente qui répond à une espèce différente.
Maintenant, quelle est la nature de cette opération, exprimée en
termes généraux? Il y a d’un côté les choses pareilles et les choses
dissemblables d’où émanent les groupes de forces par lesquels nous les
percevons. Il y a de l’autre côté les organes des sens et les centres de
perception par lesquels, au cours de l’observation, passent ces groupes de
forces. En passant à travers les organes des sens et les centres de
perception, les groupes de forces semblables subissent une ségrégation, un
triage, c’est-à-dire sont séparés des groupes de forces qui ne leur
ressemblent pas, et chaque série de groupes de forces ainsi séparée,
répondant à un genre ou à une espèce extérieure, produit une idée du genre
ou de l’espèce. Nous avons déjà vu que, de même qu’il y a séparation par
une même force des matières mélangées, il y a séparation par une même
matière des forces mélangées; et ici nous pouvons voir en plus que les
forces dissemblables ainsi séparées opèrent des changements dissemblables
de structure dans l’agrégat qui les sépare — changements de structure dont
chacun représente ainsi la série intégrée de mouvements par laquelle il fut
produit.
Les rapports de coexistence et de séquence des impressions sont
triés en espèces et groupés par une opération analogue. Quand deux
phénomènes, qui ont été perçus dans un ordre donné, sont répétés dans le
483
même ordre, les centres nerveux qui furent affectés par leur perception le
sont de nouveau; et la modification moléculaire qu’ils ont éprouvée par la
propagation du premier mouvement en eux est augmentée par ce second
mouvement. Chacun de ces mouvements effectue une modification de
structure, qui, en conformité de la loi énoncée au chapitre IX, implique une
diminution de la résistance de tous les mouvements semblables qui se
produisent ensuite. La ségrégation de ces mouvements successifs (ou, plus
exactement, leur portion constamment effective qui est dépensée à vaincre
la résistance) devient ainsi la cause et la mesure des rapports mentaux entre
les impressions produites par les phénomènes. En même temps les
phénomènes différents de ceux-ci, c’est-à-dire les phénomènes qui
affectent des éléments nerveux différents, auront leurs connexions
représentées par des mouvements qui suivront d’autres routes et, le long de
ces autres routes, chaque décharge nerveuse aura lieu avec une promptitude
proportionnée à la fréquence avec laquelle l’expérience répète les
connexions des phénomènes. Par conséquent la classification des relations
doit marcher pari passu avec la classification des choses mises en rapport.
De même que les sensations mêlées fournies par le monde extérieur, les
relations mélangées que ce monde présente ne peuvent être imprimées sur
l’organisme sans subir une ségrégation plus ou moins grande. Et par cette
opération continuelle de triage et de groupement de changements ou
mouvements qui constitue la fonction nerveuse, sont graduellement
produits ce triage et ce groupement de matière constituant la structure
nerveuse.
168. — Dans l’évolution sociale, le rassemblement des semblables
et la séparation des dissemblables par des forces incidentes se produisent au
début de la même manière que nous avons vu que cela se fait dans les
groupes des créatures inférieures. Les races humaines tendent à se
différencier et à s’intégrer comme le font les races des autres êtres vivants.
484
Parmi les forces qui effectuent et maintiennent les ségrégations
humaines, il faut citer d’abord les forces extérieures qu’on nomme
conditions physiques. Le climat et la nourriture qui sont favorables à une
population indigène sont plus ou moins nuisibles à un peuple étranger
d’une constitution physique différente. Dans les régions tropicales les races
du nord ne peuvent pas vivre d’une façon permanente; si elles ne périssent
pas dès la première génération, elles meurent à la seconde, et, comme dans
l’Inde, elles ne peuvent s’y établir que par les moyens artificiels d’une
immigration et d’une émigration continues. C’est-à-dire que les forces
extérieures, agissant également sur les habitants d’une localité donnée,
tendent à en expulser tous ceux qui ne sont pas d’un certain type et à
conserver ainsi l’intégration de ceux qui sont de ce type. La même chose se
produit chez les peuples de l’Inde eux-mêmes: quelques tribus des hautes
terres sont mises à part par leur immunité à l’égard des influences qui
déterminent des fièvres pernicieuses chez les Indous qui s’aventurent dans
ces régions. Les autres forces qui concourent à produire ces ségrégations
nationales sont les forces mentales qui se font voir dans les affinités des
hommes pour ceux qui leur ressemblent. Les unités d’une société qui sont
obligées de résider au milieu d’une autre y forment généralement des
colonies — de petites sociétés particulières. Les races qui ont été
artificiellement séparées montrent des tendances à se réunir. Bien que ces
ségrégations résultant des sympathies qu’éprouvent les uns pour les autres
les hommes de même famille ne semblent pas dues au principe général
énoncé, il peut pourtant servir à les interpréter. Quand nous avons traité de
la direction du mouvement (§ 80) nous avons montré que les actions
exécutées par les hommes pour la satisfaction de leurs besoins sont toujours
des mouvements le long des lignes de moindre résistance. Les sentiments
qui caractérisent un membre d’une race donnée ne peuvent trouver
complète satisfaction que parmi les autres membres de cette race, —
485
satisfaction qui résulte partiellement de la sympathie qu’il éprouve pour
ceux qui ont des sentiments semblables, et qui résulte principalement des
conditions sociales qui se développent là où ces sentiments sont dominants.
Quand donc un citoyen d’une nation est, comme nous le voyons, attiré vers
d’autres de sa nation, la raison en est que certaines forces appelées désirs le
poussent dans la direction de la moindre résistance. Les mouvements
humains, comme tous les autres mouvements, étant déterminés par la
distribution des forces, il s’ensuit que ces ségrégations de races, qui ne sont
pas produites par des forces incidentes extérieures, sont produites par des
forces que les unités des races exercent les unes sur les autres.
Pendant le développement de chaque société, nous voyons des
ségrégations analogues causées d’une façon analogue. Quelques-unes
résultent d’affinités naturelles de moindre importance; mais les plus
importantes, qui constituent l’organisation politique et l’organisation
industrielle, résultent de l’union d’hommes chez qui des ressemblances ont
été produites par l’éducation. Les hommes habitués au travail corporel sont
des hommes en qui s’est établie une certaine ressemblance, —
ressemblance qui, par rapport à leurs facultés actives, met dans l’ombre et
rend subordonnées leurs différences naturelles. Ceux qui ont été élevés au
travail cérébral ont acquis un autre caractère commun qui les rend, comme
unités sociales, plus semblables les uns aux autres qu’à ceux qui sont
exercés aux occupations manuelles. Il se fait donc des ségrégations de
classes qui correspondent à ces ressemblances acquises. Des triages plus
définis ont lieu parmi les membres plus nettement assimilés de m’importe
quelle classe qui sont voués à la même profession. Même lorsque les
nécessités de leur travail les empêchent de se concentrer dans une seule
localité, comme il arrive aux maçons parmi les artisans, aux détaillants
parmi les gens de commerce et aux médecins dans les professions libérales,
il ne manque pas d’associations de maçons, de sociétés d’épiciers,
486
d’associations médicales, ce qui implique un criblage et un groupement. Et
là où, comme dans les classes manufacturières, les fonctions accomplies ne
réclament pas la dispersion de gens qui sont assimilés artificiellement, ils
se rassemblent clans des localités particulières, ce qui augmente le
caractère défini des divisions industrielles.
Si maintenant nous cherchons les causes de ces ségrégations,
considérées comme des produits de la force et du mouvement, nous
trouvons le même principe général qu’auparavant. La ressemblance
produite par l’éducation dans les membres d’une classe ou d’une sous-
classe est une aptitude qu’ils ont acquise en cherchant à satisfaire leurs
besoins par les mêmes moyens.C’est-à-dire que la profession est devenue
pour chacun d’eux une ligne de moindre résistance. Par conséquent, sous la
pression qui détermine tous les hommes à être actifs, ces unités sociales,
pareillement modifiées, sont pareillement affectées et tendent à prendre des
directions pareilles. Si donc il se trouve une localité qui, soit par ses
particularités physiques, soit par ses particularités acquises an cours de
l’évolution sociale, est devenue un endroit où une certaine espèce de travail
industriel rencontre moins de résistance qu’autre part, il résulte de la loi de
la direction du mouvement que les unités sociales qui ont été façonnées
pour cette espèce de travail industriel subiront une ségrégation en se
dirigeant vers cet endroit. Si, par exemple, Glasgow tire de la proximité où
se trouvent les mines de charbon et de fer d’une rivière navigable un
avantage pour la construction des navires en fer; si le travail total
nécessaire pour la production d’un navire donné et pour l’obtention de son
équivalent en nourriture et en vêtements est là moindre qu’ailleurs, il y aura
concentration des ouvriers constructeurs de navires en fer à Glasgow, soit
parce que cette ville garde sa population exercée à la construction des
navires en fer, soit parce qu’elle attire les gens exerçant ailleurs cette
profession, soit par les deux causes à la fois. Le principe est également vrai
487
là où l’occupation est commerciale au lieu d’être manufacturière. Les
agents de change se rassemblent dans les endroits où les efforts que chacun
d’eux doit faire pour accomplir ses fonctions et en retirer des profits sont
moindres qu’ailleurs. Une Bourse locale, une fois établie, devient un
endroit où la résistance à vaincre par chacun d’eux est moindre que dans
tout autre endroit, et comme ce sont des unités semblables sous la pression
de désirs communs, la recherche par chacun d’eux de la ligue de moindre
résistance implique leur agrégation autour de cet endroit.
Naturellement, avec des unités aussi complexes que celles qui
constituent une société, et avec des forces aussi enchevêtrées que celles qui
mettent ces unités en mouvement, les sélections et les séparations qui se
produisent doivent être beaucoup plus emmêlées ou beaucoup moins
définies que celles que nous avons considérées jusqu’ici. Car les
ressemblances des hommes, étant de différentes espèces, conduisent à
divers ordres de triage. Il y a des ressemblances de penchants, des
ressemblances de goûts, des ressemblances produites par l’éducation,
d’autres qui résultent des habitudes de classe, d’autres qui viennent des
sentiments politiques; et il n’y a qu’à jeter autour de soi un coup d’œil sur
les divisions de castes, les associations pour des buts philanthropiques,
scientifiques et artistiques, les partis religieux et les coteries sociales, pour
voir que l’union des membres de chacun de ces corps est déterminée par
une certaine espèce de ressemblance entre eux. Maintenant les différentes
opérations de ségrégation, en se contrecarrant, cachent plus ou moins les
effets les unes des autres et empêchent n’importe quelle classe différenciée
de s’intégrer complètement. Mais si l’on tient compte de cette cause
d’imperfection, on verra que les ségrégations sociales se conforment au
même principe que les autres ségrégations.
169. — Est-ce que la vérité générale, dont il vient d’être donné des
exemples nombreux, peut être déduite du principe de la persistance de la
488
force, de même que les vérités précédentes? Il est probable que l’exposition
qui se trouve en tête du présent chapitre aura conduit la plupart des lecteurs
à la conclusion qu’elle peut en être déduite.
Les propositions abstraites qui sont impliquées par là sont les
suivantes: Premièrement, des unités semblables soumises à une force
uniforme capable de les mettre en mouvement devront se mouvoir avec la
même vitesse dans la même direction. Secondement, des unités semblables
exposées à des forces différentes capables de les mettre en mouvement,
devront se mouvoir d’une façon différente, et la différence affectera soit
leur direction, soit leur vitesse dans la même direction. Troisièmement, des
unités dissemblables subissant l’action d’une force uniforme, capable de les
mettre en mouvement, devront se mouvoir d’une façon différente soit quant
à leur direction, soit quant à leur vitesse dans la même direction.
Quatrièmement, les forces incidentes doivent être affectées elles-mêmes
d’une façon analogue: des forces semblables tombant sur des unités
semblables doivent être modifiées de la même façon par le conflit; des
forces dissemblables, tombant sur des unités semblables, doivent être
modifiées de façons différentes; et des forces semblables tombant sur des
unités dissemblables doivent être modifiées d’une façon différente. On peut
réduire ces propositions à une forme encore plus abstraite. Elles impliquent
toutes que, dans les actions et les réactions de la force et de la matière, une
dissemblance dans l’un ou l’autre des facteurs, a pour conséquence
nécessaire une dissemblance dans les effets et qu’en l’absence de
dissemblance dans l’un ou l’autre des facteurs, les effets doivent être
semblables.
Quand elles sont ainsi généralisées, on voit clairement que ces
propositions dépendent du principe de la persistance de la force. Lorsque
deux forces ne sont pas semblables, c’est qu’elles diffèrent soit en intensité,
soit en direction, soit dans ces deux qualités à la fois; et, par ce qu’on
489
appelle la résolution des forces, on peut prouver que cette différence résulte
de la présence en l’une d’elles de quelque force qui n’est pas présente dans
l’autre. De même deux unités ou portions de matière quelconques qui sont
dissemblables en volume, en forme, en poids ou en quelque autre attribut,
ne peuvent être connues comme dissemblable que par une dissemblance
dans les forces par lesquelles elles font impression sur nous et par
conséquent cette dissemblance est aussi constituée par la présence en l’une
d’elles d’une ou de plusieurs forces qui ne sont pas présentes dans l’autre.
La nature commune de ces dissemblances étant telle, quel corollaire faut-il
en tirer? Toute dissemblance dans les forces incidentes qui agissent sur des
choses semblables doit engendrer une différence entre les effets, puisque,
s’il en était autrement, la force différentielle ne produirait pas d’effet et la
force ne serait pas persistante. Toute dissemblance dans les choses sur
lesquelles agissent les forces incidentes semblables doit engendrer une
différence entre les effets, puisque, s’il en était autrement, la force
différentielle par laquelle ces choses sont rendues dissemblables ne
produirait pas d’effet et la force ne serait pas persistante, tandis que,
réciproquement, si les forces agissantes et les choses sur lesquelles elles
agissent sont semblables, les effets doivent être semblables, puisque, s’il en
était autrement, un effet différentiel pourrait être produit sans cause
différentielle, et la force ne serait pas persistante.
Ainsi, comme ces vérités générales impliquent nécessairement la
persistance de la force, toutes les redistributions que nous avons ci-dessus
reconnues comme les caractéristiques de l’évolution dans ses diverses
phases impliquent aussi la persistance de la force. Si, parmi les unités
mélangées qui forment un agrégat quelconque, celles qui sont de la même
espèce reçoivent les mêmes mouvements d’une force uniforme, tandis que
les unités d’une autre espèce reçoivent de cette force uniforme des
mouvements plus ou moins dissemblables de ceux qu’elle donne aux unités
490
de la première espèce, les deux espèces d’unités doivent se séparer et
s’intégrer. Si les unités sont semblables et les forces dissemblables, il se
produit nécessairement une division entre les unités différemment
affectées. Ainsi donc apparaît inévitablement le groupement de
démarcation que nous voyons partout. En vertu de cette ségrégation qui
devient toujours plus décidée tant qu’il lui reste une possibilité de le
devenir, le changement de l’uniformité en multiformité est accompagné
d’un changement du caractère indistinct des rapports des parties en un
caractère distinct de ces rapports. De même que nous avons déjà vu que la
transformation de l’homogène en hétérogène peut être conclue de cette
vérité dernière qui est au-dessus de la preuve, nous voyons ici que, de cette
même vérité, on peut conclure la transformation d’une homogénéité
indéfinie en une hétérogénéité définie.
491
Les redistributions de matière qui se font autour de nous arrivent
toujours à un terme par la dissipation du mouvement qui les effectue. La
pierre qui roule cède des portions de sa force vive aux choses qu’elle frappe
et arrive finalement au repos, ce que font aussi de la même façon les
différentes choses qu’elle a frappées. L’eau qui descend des nuages et
ruisselle à la surface de la terre jusqu’à ce qu’elle se rassemble en ruisseaux
et en rivières, et qui roule toujours vers un niveau inférieur, est à la fin
arrêtée par la résistance de l’eau ayant atteint le niveau le plus bas. Dans le
lac ou la mer ainsi formés, toute agitation produite par le vent ou
l’immersion d’un corps solide, se propage alentour en ondes qui diminuent
à mesure qu’elles s’élargissent et se perdent graduellement à la vue en
mouvements communiqués à l’atmosphère et à la matière des rivages.
L’impulsion donnée par le harpiste aux cordes de son instrument est
transformée par leurs vibrations en pulsations aériennes et celles-ci,
s’étendant de tous côtés et s’affaiblissant à mesure qu’elles s’étendent,
cessent bientôt d’être perceptibles et disparaissent graduellement en
donnant naissance à des ondulations thermiques qui rayonnent dans
l’espace: chaque pulsation aérienne causant de la compression et
engendrant de la chaleur. Dans les cendres enflammées qui tombent du feu
et dans les grandes masses de lave en fusion qui sont rejetées par un volcan,
nous voyons également que l’agitation moléculaire se disperse par
radiation, de sorte qu’à la fin la température tombe inévitablement au
même degré que celle des corps environnants.
La raison prochaine de l’opération qui se montre sous ces formes
diverses se trouve dans le fait sur lequel nous avons insisté en traitant de la
multiplication des effets, que les mouvements sont toujours décomposés en
mouvements divergents et ceux-ci en mouvements redivergents. La pierre
qui roule chasse celles qu’elle frappe dans des directions qui diffèrent plus
ou moins de la sienne propre, et les autres font la même chose pour les
492
objets qu’elles frappent à leur tour. Mettez de l’eau ou de l’air en
mouvement et le mouvement se résoudra promptement en mouvements
dispersés. La chaleur qui est produite par la pression exercée dans une
certaine direction se diffuse en ondulations qui s’en vont dans toutes les
directions. Cela revient à dire que ces mouvements subissent une division
et une subdivision et que, par la continuation de ce procédé qui n’a pas de
limites, ils sont, quoique jamais perdus, graduellement dissipés.
Il y a donc, dans tous les cas, une marche vers l’équilibre. Cette
coexistence universelle de forces antagonistes, qui, comme nous l’avons
déjà vu, nécessite l’universalité du rythme et qui, comme nous l’avons déjà
vu, nécessite la décomposition de chaque force en forces divergentes,
nécessite en même temps l’établissement définitif de l’équilibre. Tout
mouvement, étant un mouvement qui rencontre de la résistance, subit
continuellement des diminutions, et ces diminutions incessantes aboutissent
finalement à la cessation du mouvement.
Cette vérité générale étant ainsi montrée sous son aspect le plus
simple, nous avons maintenant à l’examiner sous ces aspects plus
complexes qu’elle présente ordinairement dans la nature. Dans presque
tous les cas, le mouvement d’un agrégat est composé; et l’équilibre de
chacun de ses composants, s’établissant d’une façon indépendante,
n’affecte pas le reste. La cloche du navire qui a cessé de vibrer continue
encore à osciller verticalement et latéralement par les secousses des vagues.
L’eau d’une rivière calme à la surface de laquelle sont éteintes les
ondulations causées par le saut d’un poisson se meut aussi vite
qu’auparavant vers la mer. Le boulet de canon arrêté voyage, avec une
vitesse qui ne diminue pas, autour de l’axe de la terre. Et si la rotation de la
terre était détruite, cela n’impliquerait aucune diminution du mouvement de
la terre par rapport au soleil et aux autres corps externes. De sorte que, dans
chaque cas, ce que nous regardons comme équilibre est la disparition d’un
493
ou de plusieurs des mouvements qu’un corps possède, alors que ses autres
mouvements continuent comme devant. Pour que cette opération soit bien
comprise, ainsi que l’état de choses vers lequel elle tend, il sera bon de citer
ici un cas dans lequel nous pourrons observer l’établissement successif de
l’équilibre entre des mouvements combinés, d’une façon plus complète que
nous n’avons pu le voir dans les exemples déjà cités. Nous atteindrons
mieux notre but en nous servant de l’exemple le plus familier plutôt que de
l’exemple le plus imposant. Prenons celui de la toupie ronflante. Quand la
corde qui a été enroulée autour de la toupie est tirée violemment et que la
toupie tombe sur une table, il arrive d’ordinaire qu’elle reçoit deux
mouvements en plus de celui de sa rotation rapide. En lâchant la tige, on lui
imprime inévitablement un léger mouvement horizontal qui la fait
s’éloigner de l’endroit où elle tombe, et, par suite de l’inclinaison plus ou
moins grande de son axe, elle éprouve une certaine oscillation qu’exprime
bien le mot dandinement. Ces deux mouvements subordonnés, variables
l’un par rapport à l’autre et par rapport au mouvement principal, prennent
ordinairement bientôt fin par des opérations séparées de mise en équilibre.
Le mouvement qui emmène la toupie le long de la table, éprouvant une
certaine résistance de la part de l’air, mais principalement de la part des
irrégularités de la surface, disparaît vite et ensuite la toupie continue à
tourner au même endroit. En même temps, par suite de cette opposition que
fait à tout changement du plan de rotation le mouvement axial du corps qui
tourne (opposition si bien montrée par le gyroscope) le dandinement
diminue et, comme l’autre mouvement, se termine rapidement. Ces
mouvements plus petits s’étant dissipés, le mouvement de rotation auquel
ne s’opposent plus que la résistance de l’air et le frottement du pivot,
continue pendant quelque temps avec une telle uniformité que la toupie
paraît stationnaire: il s’établit ainsi temporairement une condition que les
mathématiciens français ont appelée équilibre mobile. Il est vrai que,
494
lorsque la vitesse de rotation tombe au-dessous d’un certain point, de
nouveaux mouvements commencent et augmentent jusqu’à ce que la toupie
tombe; mais ceux-ci ne se produisent que dans le cas où le centre de gravité
est au-dessus du point d’appui. Si la toupie, pourvue d’un axe d’acier, était
suspendue à une surface convenablement magnétisée, l’équilibre mobile
continuerait jusqu’à l’arrêt complet de la toupie sans qu’elle changeât
d’attitude. Les faits qu’il convient ici de remarquer sont les suivants:
Premièrement; les divers mouvements possédés par un agrégat sont
équilibrés séparément; les plus petits ou ceux qui rencontrent la plus grande
résistance ou ceux qui se trouvent à la fois dans ces deux conditions
disparaissent les premiers, pour ne laisser que les plus grands ou ceux qui
rencontrent la moindre résistance ou ceux qui se trouvent à la fois dans ces
deux conditions. Secondement, lorsque le mouvement des parties d’un
agrégat les unes par rapport aux autres ne rencontre que peu de résistance
extérieure, il peut s’établir un équilibre mobile. Troisièmement cet
l’équilibre mobile finit par, devenir un équilibre complet.
Il n’est pas commode de comprendre pleinement l’opération de
l’établissement de l’équilibre, parce qu’il faut en contempler simultanément
plusieurs phases. Le meilleur moyen d’y arriver sera d’examiner
séparément ce que nous pouvons regarder comme ses quatre ordres
différents. Le premier ordre comprend les mouvements comparativement
simples, comme ceux des projectiles, qui ne durent pas assez pour montrer
leur caractère rythmique, mais qui, étant promptement divisés et subdivisés
en mouvements communiqués à d’autres portions de matière, se dissipent
en rythme des ondulations éthérées. Dans le second ordre, comprenant
diverses espèces de vibration ou oscillation ordinaire, l’énergie qui s’y
trouve contenue est dépensée à engendrer une tension qui, lui étant devenue
égale et lui faisant temporairement équilibre, produit ensuite un
mouvement dans la direction opposée, lequel est par la suite, équilibré de la
495
même façon, ce qui produit un rythme visible qui se perd ensuite en
rythmes invisibles. Le troisième ordre d’équilibre, dont nous n’avons pas
encore fait mention, se produit dans ces agrégats qui reçoivent
continuellement autant d’énergie qu’ils en dépensent. La machine à vapeur
(et spécialement cette espèce qui alimente elle-même son foyer et sa
chaudière) en fournit un exemple. Ici l’énergie qui de moment en moment
est dépensée à vaincre la résistance des machines mises en mouvement est
de moment en moment remplacée par celle du combustible et l’équilibre
des deux est maintenu par l’élévation ou l’abaissement de la dépense
suivant la variation de la demande: chaque augmentation ou chaque
diminution de la quantité de vapeur a pour conséquence une élévation ou
une chute du mouvement de la machine qui le met en équilibre avec la
résistance qui augmente ou diminue. Ceci, que nous pouvons appeler
l’équilibre mobile dépendant, est à noter particulièrement, parce que nous
le trouverons fréquemment dans les diverses phases de l’évolution.
L’équilibre du quatrième ordre est l’indépendant ou équilibre mobile
parfait. Nous en voyons des exemples dans les mouvements rythmiques du
système solaire, qui, n’éprouvant d’autre résistance que celle d’un milieu
d’une densité inappréciable, ne subissent pas de diminution sensible durant
les périodes de temps que nous pouvons mesurer.
Il y a encore quelque chose à dire. Le lecteur doit prendre note de
deux vérités principales mises en évidence par l’exposition qui précède:
l’une concerne le dernier, ou plutôt le pénultième, état de mouvement que
les opérations décrites tendent à déterminer; l’autre concerne la distribution
concomitante de matière. Le pénultième état du mouvement est l’équilibre
mobile qui tend à paraître dans un agrégat ayant des mouvements
composés, comme état transitoire sur le chemin de l’équilibre complet.
Dans tout le cours de l’évolution, il y a tendance continuelle à s’approcher
de cet équilibre mobile, et une fois atteint, à le maintenir plus ou moins
496
complètement. Dans le système solaire il s’est établi un équilibre mobile
indépendant, un équilibre tel que les mouvements relatifs des membres de
ce système sont continuellement équilibrés par des mouvements opposés,
de façon que l’état moyen de l’agrégat ne varie pas; il en est de même,
quoique d’une manière moins apparente, pour chaque forme de l’équilibre
mobile dépendant. L’état de choses qui se montre dans les cycles des
changements terrestres, dans les fonctions équilibrées des corps organiques
qui ont atteint leurs formes adultes, et dans les actions et les réactions des
sociétés totalement développées, est pareillement caractérisé par des
oscillations compensatrices. La combinaison compliquée de rythmes qu’on
voit dans chacun de ces cas a une condition moyenne qui reste
pratiquement constante durant les déviations qui se produisent sur chacun
de ses côtés opposés. Le fait que nous avons à remarquer ici, c’est que,
comme corollaire de la loi générale de l’équilibre, chaque agrégat en train
d’évoluer doit continuer à changer jusqu’à ce qu’un équilibre mobile soit
établi, puisque, comme nous l’avons vu, tout excès de force possédé par
l’agrégat dans une direction quelconque doit finalement se dépenser à
vaincre les résistances qui s’opposent au changement dans cette direction,
ne laissant derrière lui que les mouvements qui se compensent les uns les
autres, et, ainsi, former un équilibre mobile. L’état de structure atteint en
même temps doit évidemment présenter un arrangement de forces qui
contrebalance toutes les autres auxquelles l’agrégat est soumis. Aussi
longtemps qu’il reste un excès de force dans une direction quelconque, que
cette force soit exercée par l’agrégat sur son milieu ou que cette force soit
exercée par le milieu sur l’agrégat, l’équilibre n’existe pas; et par
conséquent la redistribution de matière doit continuer. Il suit de là que la
limite d’hétérogénéité vers laquelle marche tout agrégat, est la formation
d’autant de spécialisations et de combinaisons de parties qu’il y a de forces
spécialisées et combinées à mettre en équilibre.
497
171. — Ces formes successivement changées qui, si l’on admet
l’hypothèse nébulaire, doivent avoir apparu pendant l’évolution du système
solaire, étaient autant d’espèces transitoires d’équilibre mobile, dont
chacune a fait place à des espèces plus durables. Ainsi la prise de la figure
d’un sphéroïde aplati par la matière nébulaire en train de se condenser était
l’établissement d’un équilibre partiel et temporaire entre ses parties
composantes, équilibre mobile qui est devenu plus stable à mesure que les
mouvements qui le contrariaient se sont dissipés. Dans la formation et le
détachement des anneaux nébuleux qui, d’après l’hypothèse, survenaient de
temps en temps, nous avons des exemples d’établissement progressif
d’équilibre se terminant chacun par l’établissement d’un équilibre mobile
complet, car la genèse de chacun de ces anneaux implique un balancement
de la force attractive que le sphéroïde entier exerce sur sa portion
équatoriale par la force centrifuge acquise par la portion équatoriale, durant
la concentration précédente. Aussi longtemps que ces deux forces ne sont
pas égales, la portion équatoriale suit la masse qui se contracte; mais
aussitôt que la seconde force est devenue égale à la première, la portion
équatoriale ne peut plus suivre la masse et reste en arrière. Cependant
tandis que l’anneau, regardé comme un tout, est arrivé à un état d’équilibre
mobile, ses parties ne sont pas en équilibre les unes par rapport aux autres.
Comme nous l’avons déjà vu (§ 150) les probabilités contre la conservation
de la forme annulaire par la matière nébuleuse sont grandes: en vertu de
l’instabilité de l’homogène, on peut conclure que la matière nébuleuse ainsi
arrangée se rompra en morceaux qui, finalement, se concentreront en une
seule masse. C’est-à-dire que l’anneau progressera vers un équilibre mobile
plus complet, pendant la dissipation de ce mouvement qui maintenait ses
parties dans l’état diffus, pour laisser à la fin un corps planétaire
accompagné peut-être d’un groupe de corps plus petits, produits de la
498
même manière, constituant un équilibre mobile approchant autant que
possible de la perfection32.
Hypothèse à part, le principe d’équilibre se trouve perpétuellement
manifesté dans ces changements d’état moindres que subit le système
solaire. Chaque planète, chaque satellite, chaque comète fait voir à son
aphélie un équilibre momentané entre la force qui l’éloigne de son centre
de gravitation et la force qui retarde son éloignement. D’une manière
analogue, au périhélie, l’équilibre opposé est momentanément établi. La
variation de chaque orbite en excentricité et en situation de son plan a
pareillement une limite à laquelle les forces qui produisent le changement
dans une direction sont égalées par celles qui leur sont opposées, et aussi
une limite opposée à laquelle un arrêt opposé se produit. En même temps
chacune de ces perturbations simples, aussi bien que chacune des
perturbations complexes résultant de la combinaison des premières,
montre, en outre de l’équilibre temporaire qui se produit à chacun de ses
points extrêmes, un certain équilibre général par des déviations
compensatrices qui ont lieu de chaque côté d’un état moyen. Certains
retards observés dans le mouvement des comètes ont suggéré la croyance,
499
qui est partagée par quelques savants de haute autorité, que l’équilibre
mobile, constitué comme il vient d’être dit, tend, avec le cours du temps, à
devenir un équilibre complet par la diminution graduelle du mouvement
des planètes et l’intégration finale de toutes les masses séparées composant
le système solaire. L’opinion admise que la diminution appréciable dans la
période de la comète d’Encke, implique une perte de force vive causée par
la résistance du milieu éthéré, oblige les astronomes qui partagent cette
opinion à conclure que la même résistance doit faire perdre du mouvement
aux planètes, perte qui, pour infinitésimale qu’elle puisse être dans les
périodes de temps que nous pouvons mesurer, finira, si elle est
indéfiniment continuée, par mettre un terme à ces mouvements. Y eût-il
même, comme le suggère Sir John Herschel, une rotation du milieu éthéré
de même sens que celle des planètes, que l’arrêt définitif, quoique
immensément reculé, ne serait pas absolument empêché. Cependant cette
éventualité est en tout cas si formidablement éloignée de nous qu’elle ne
peut avoir qu’un intérêt spéculatif. On en parle ici simplement pour faire
comprendre que, par la dissipation continuelle du mouvement sensible ou
sa transformation en mouvement insensible, il y a tendance permanente
vers l’équilibre complet.
Mais il se produit dans le système solaire une autre espèce
d’équilibre qui concerne de plus près l’espèce humaine. On a maintenant
abandonné la supposition tacite que le soleil peut continuer à donner
toujours la même quantité de chaleur et de lumière. Impliquant, comme elle
le fait, d’une façon déguisée, la conception de la force naissant de rien, elle
est du même ordre que la croyance qui égare les chercheurs du mouvement
perpétuel. La vérité, qui est de plus en plus largement reconnue, que
n’importe quelle force qui se manifeste sous une forme doit avoir existé
auparavant sous une autre forme, implique l’admission de cette vérité que
la force qui nous est connue comme rayonnement solaire est la forme
500
changée de quelque autre force qui existe dans le soleil et que, par
l’émission des rayons solaires, cette autre force est lentement épuisée. La
force par laquelle la substance du soleil est attirée vers son centre de gravité
est la seule que les lois physiques nous autorisent à considérer comme
corrélative des forces qui en émanent; la seule source qu’on puisse assigner
aux mouvements insensibles qui constituent la lumière et la chaleur solaire
est le mouvement sensible qui disparaît durant la concentration de la masse
du soleil. Nous avons déjà vu qu’un corollaire de l’hypothèse nébulaire est
qu’il y a une concentration graduelle de la masse du soleil. Il faut ajouter
ici cet autre corollaire que, tout comme dans le cas des petits membres du
système solaire, où la chaleur engendrée parla concentration, après s’être
échappée rapidement, a laissé dans chacun un résidu central qui ne
s’échappe que lentement, dans cette masse immensément plus grande qui
forme le soleil, la quantité immensément plus grande de chaleur engendrée
et encore en état de diffusion rapide doit, à mesure que la concentration
approche de son terme, diminuer d’importance et finalement ne laisser
qu’un reste interne relativement petit. Accompagnée ou non de l’hypothèse
de la condensation nébulaire dont elle est une conséquence naturelle, l’idée
que le soleil perd graduellement sa chaleur est maintenant généralement
acceptée, et on fait des calculs relatifs à la quantité de chaleur et de lumière
déjà rayonnées, à la quantité qui eu reste encore et au temps pendant lequel
le rayonnement continuera. Le professeur Helmholtz déclare que, depuis le
temps où, suivant l’hypothèse nébulaire, la matière composant le système
solaire s’étendait jusqu’à l’orbite de Neptune, l’arrêt du mouvement
sensible a engendré une quantité de chaleur 454 fois aussi grande que celle
que le soleil a encore à fournir. Il a aussi estimé approximativement le taux
auquel le 1/454e restant se diffusera; il montre qu’une diminution du
diamètre du soleil de 1/10000e produirait la même quantité de chaleur
qu’aujourd’hui pendant 2000 ans, ou, en d’autres termes, qu’une
501
contraction de 1/20000000e de son diamètre suffit à engendrer la lumière et
la chaleur qui sont émises au cours d’une année, et qu’ainsi, au taux de la
dépense actuelle, le diamètre du soleil diminuera de quelque chose comme
1/20e d’ici à un million d’années33. Il ne faut naturellement voir dans ces
conclusions qu’une approximation grossière de la vérité. Jusqu’à une
époque tout à fait récente, nous avons été totalement ignorants de la
composition chimique du soleil, et même à présent nous n’en avons qu’une
connaissance superficielle. Nous ne connaissons rien de sa structure
interne, et il est bien possible que les hypothèses concernant sa densité
centrale, admises dans les estimations précédentes, soient erronées. Mais
l’incertitude des données sur lesquelles ces calculs sont basés, ni l’erreur
qui en serait la conséquence sur la vitesse avec laquelle le soleil dépenserait
sa réserve d’énergie, ne peuvent rien contre la proposition générale que le
soleil dépense sa réserve d’énergie, laquelle doit finalement se trouver
épuisée.
Ainsi donc, tandis que le système solaire, s’il a été évolué de la
matière diffuse, a fourni un exemple de la loi de mise en équilibre par
l’établissement d’un équilibre mobile, et tandis que, tel qu’il est à présent
constitué, il donne un exemple de la loi de mise en équilibre par le
balancement perpétuel de tous ses mouvements, il donne encore un
exemple de cette loi dans les opérations qui, d’après les astronomes et les
physiciens, continuent encore à s’effectuer en lui. Le mouvement de
masses, produit durant l’évolution, est en train de se rediffuser lentement en
mouvement moléculaire du milieu éthéré et cela par la progressive
intégration de chaque masse et par la résistance à son mouvement dans
l’espace. Quelqu’infiniment éloigné que puisse être l’état où tous les
33 Voir l’article «Sur l’Inter-action des Forces naturelles», par le prof. Helmholtz,
traduit par le professeur Tyndall, et publié dans le Philosophical Magazine,
supplément au XIe volume, 4e série.
502
mouvements relatifs de ses masses seront transformés en mouvements
moléculaires et ensuite tout le mouvement moléculaire dissipé, cet état
d’intégration complète et d’équilibre complet est pourtant celui vers lequel
tendent inévitablement les changements qui se produisent actuellement
dans le système solaire.
172. — La figure sphérique est la seule qui puisse équilibrer les
forces de molécules gravitant les unes vers les autres. Si un agrégat de
molécules de ce genre est en rotation, la forme d’équilibre devient un
sphéroïde plus ou moins aplati, suivant la vitesse de la rotation; et l’on s’est
assuré que la terre est un sphéroïde aplati, s’écartant de la sphéricité tout
juste autant qu’il le faut pour contrebalancer la force centrifuge qui résulte
de la vitesse de son mouvement autour de son axe. Cela revient à dire que,
durant l’évolution de la terre, il s’est établi un équilibre des forces qui
affectent son contour général. La seule autre forme de mise en équilibre
que la terre puisse présenter, dans son ensemble, c’est la perte de son
mouvement de rotation; et nous n’avons aucune preuve directe qu’une
perte de ce genre se produise. Il a cependant été soutenu, par le professeur
Helmholtz et par d’autres, que, pour inappréciable qu’en soit l’effet durant
les périodes de temps connues, le frottement des marées doit diminuer le
mouvement de la terre autour de son axe et doit finalement l’arrêter. Bien
qu’il semble que ce soit par inadvertance qu’on ait dit que le mouvement
autour de l’axe puisse être ainsi détruit, puisque l’effet terminal qui
demanderait un temps infini pour être atteint, serait seulement
l’allongement de la durée d’un jour terrestre à la durée d’une lunaison, il
semble pourtant bien clair que le frottement des marées est une cause réelle
de diminution de la rotation. Quelque lente que soit son action, nous
devons reconnaître que le retard qu’elle cause, est un exemple, sous une
503
autre forme, de la marche universelle vers l’équilibre34.
Il est inutile de montrer en détail comment ces mouvements que les
rayons du soleil engendrent dans l’air et dans l’eau sur la surface de la terre
et ensuite dans la substance solide du globe35 enseignent tous la même
vérité générale. Evidemment les vents, les vagues et les cours d’eau, aussi
bien que les dénudations et les dépôts qu’ils effectuent, sont des exemples
sur une grande échelle, et selon une infinité de modes, de la dissipation
graduelle des mouvements qui a été décrite dans la première section et de la
tendance consécutive vers une distribution équilibrée des forces. Chacun de
ces mouvements sensibles, produit directement ou indirectement par
l’intégration de ces mouvements insensibles qui sont communiqués par le
soleil, se divise et se subdivise en mouvements de moins en moins
sensibles, jusqu’à ce que, par l’arrêt graduel ou subit de chacun d’eux avec
production d’une quantité équivalente de mouvement moléculaire, il se
dissipe dans l’espace sous la forme d’ondulations thermiques. En leur
totalité, ces mouvements complexes constituent un équilibre mobile
dépendant. Comme nous l’avons déjà vu, on peut découvrir en eux une
combinaison compliquée de rythmes. La circulation croissante de l’eau qui
va de l’océan à la terre et qui revient de la terre à l’océan, est un type de ces
diverses actions compensatrices qui, au milieu de toutes les irrégularités
produites par leurs mutuelles interférences, maintiennent un état moyen.
Dans cette mise en équilibre, comme dans celle du troisième ordre, nous
34 Tandis que l’effet du frottement des marées est une diminution de la vitesse de
rotation, la contraction de la terre, qui continue toujours, a pour effet d’augmenter
cette vitesse. Il n’est pas facile de voir comment on pourrait constater la différence
entre ces effets contraires.
35 Jusqu’à ce que j’aie eu dernièrement à consulter les Outlines of Astronomy pour une
autre question, j’ignorais que, dès 1833, sir John Herschel avait indiqué «que les
rayons du soleil sont la source première de presque tous les mouvements qui ont lieu
à la surface de la terre.» Il comprend expressément dans ces mouvements les actions
géologiques, météorologiques et vitales, et aussi celles que nous produisons par la
combustion du charbon.
504
voyons que l’énergie, toujours en train de se dissiper, est toujours
renouvelée du dehors; les hausses et les baisses dans l’affluence sont
compensées par les hausses et les baisses dans la dépense, comme en
témoignent les variations de l’activité météorologique dans les zones
septentrionales, variations causées par les changements des saisons. Mais le
fait que nous avons principalement à noter, c’est que cette opération doit,
en continuant, amener les choses toujours plus près du repos complet. Ces
mouvements mécaniques, météorologiques et géologiques, qui sont
continuellement mis en équilibre, soit temporairement par des contre-
mouvements, soit d’une façon permanente par la dissipation de ces
mouvements et contre-mouvements, diminueront lentement à mesure que
diminuera la quantité de force reçue du soleil. A mesure que les
mouvements insensibles, propagés vers nous du centre de notre système,
deviennent plus faibles, les mouvements sensibles qu’ils produisent ici
doivent décroître; et, à cette période éloignée où la chaleur du soleil aura
cessé d’être appréciable, il n’y aura plus aucune appréciable redistribution
de matière sur la surface de notre planète.
Ainsi, tous les changements terrestres sont des incidents dans
l’établissement de l’équilibre cosmique. Il a déjà été indiqué (§ 69) que,
parmi les altérations incessantes subies par la croûte de la terre et par
l’atmosphère, celles qui ne sont pas dues à l’action de la lune et au
mouvement, qui continue toujours, de la substance de la terre vers son
centre de gravité, sont dues eu mouvement, qui continue encore, de la
substance du soleil vers son centre de gravité. Il faut ici remarquer que
cette continuation de l’intégration de la terre et du soleil est la continuation
de cette transformation du mouvement sensible en mouvement insensible
qui, nous l’avons vu, prend fin dans l’équilibre; il faut remarquer aussi que
l’arrivée au point extrême de l’intégration est, dans chaque cas, l’arrivée à
un état dans lequel il ne reste plus de mouvement sensible à transformer eu
505
mouvement insensible, état dans lequel les forces produisant l’intégration
et celles qui s’y opposent sont devenues égales.
173. — Tout corps vivant nous fait voir sous une quadruple forme
l’opération que nous sommes en train d’examiner; il nous la fait voir à
chaque instant dans le balancement des forces mécaniques; d’heure en
heure, dans le balancement des fonctions; d’année en année, dans les
changements d’état qui compensent les changements de conditions, et,
finalement, dans l’arrêt des mouvement vitaux à la mort. Considérons les
faits sous ces rapports.
Le mouvement sensible, constituant chaque action visible d’un
animal, prend bientôt fin par suite de l’action d’une force opposante qui se
trouve au dedans ou au dehors de l’animal. Quand un homme lève le bras,
le mouvement communiqué au membre trouve comme antagonistes la
pesanteur et les résistances internes qui sont la conséquence de la structure,
et ce mouvement, ainsi continuellement réduit, prend fin quand le bras est
arrivé à la position à laquelle les forces sont équilibrées. Les limites de
chaque mouvement de systole et de diastole du cœur nous font voir un
équilibre momentané entre les tensions musculaires qui produisent des
mouvements opposés; et chaque ondée de sang doit être immédiatement
suivie d’une autre parce que, sans cela, la dissipation de sa force vive
amènerait bientôt l’arrêt de la masse circulante. Aussi bien dans les actions
et les réactions qui se passent entre les organes internes que dans le
balancement mécanique du corps entier, il y a, à chaque instant, mise en
équilibre progressive des mouvements qui sont à chaque instant produits.
Considérées dans leur agrégat et comme formant une série, les fonctions
organiques constituent un équilibre mobile dont la force motrice est
continuellement dissipée dans les mises en équilibre signalées et
continuellement renouvelées par l’absorption d’une force motrice
additionnelle. La force accumulée dans la nourriture ajoute continuellement
506
à la force vive des actions vitales tout juste autant qu’il en est enlevé pour
vaincre les forces opposées. Tous les mouvements fonctionnels ainsi
maintenus sont rythmiques (§ 85); leur union produit des rythmes
composés de diverses longueurs et de complexités différentes; et dans ces
rythmes simples et ces rythmes composés l’opération de mise en équilibre,
outre qu’elle se voit aux deux extrémités de chaque rythme, se voit dans la
conservation habituelle d’une moyenne constante, et dans le rétablissement
de cette moyenne lorsque des causes accidentelles ont produit une
déviation. Quand, par exemple, il y a une grande dépense d’énergie
musculaire, il y a, par réaction, demande de ces réserves d’énergie qui sont
emmagasinées dans les tissus sous forme de matière consommable: un
accroissement de la respiration et un accroissement de la circulation aident
à produire un supplément de force qui contrebalance l’excès de dissipation
de force. Cette transformation inaccoutumée de mouvement moléculaire en
mouvement sensible est aussitôt suivie d’une absorption inaccoutumée
d’aliments qui sont la source du mouvement moléculaire; la dépense
prolongée du capital qui était épargné dans les tissus est suivie d’un repos
prolongé durant lequel est remplacé le capital enlevé. Si la déviation de la
marche ordinaire des fonctions a été assez grande pour les déranger,
comme lorsqu’un exercice violent produit la perte de l’appétit et la perte du
sommeil, il y a encore finalement une remise en équilibre. Pourvu que la
perturbation n’aille pas jusqu’au point de détruire la vie (auquel cas
l’équilibre complet est établi soudainement), la balance ordinaire est peu à
peu rétablie: l’appétit revient d’autant plus vif que l’usure a été plus
grande; le sommeil, sain et prolongé, fait compensation pour les veilles
antérieures. Même lorsqu’un excès poussé à l’extrême a produit un
dérangement qui ne peut pas être complètement réparé, il n’y a pas encore
exception à la loi générale, car, en pareil cas, le cycle des fonctions est,
après un certain temps, mis en équilibre autour d’un état moyen qui devient
507
dorénavant l’état normal de l’individu. Cette opération est un exemple de
ce que les médecins appellent la vis medicatrix naturæ. La troisième forme
d’équilibre qui se montre dans les corps organiques est une conséquence de
celle qui vient d’être exposée. Lorsque, par suite d’un changement
d’habitudes ou de circonstances, un organisme se trouve assujetti d’une
façon permanente à quelque influence nouvelle ou à une quantité différente
d’une ancienne influence, il apparaît, après une plus ou moins grande
perturbation des rythmes organiques, un équilibre de ces rythmes autour de
la nouvelle condition moyenne produite par cette influence additionnelle.
Si la quantité de mouvement produite par un muscle devient habituellement
plus grande qu’auparavant, sa nutrition devient aussi plus grande. Si le
rapport de la dépense d’un muscle à sa nutrition devient plus grand que ce
même rapport dans les autres parties du système, l’excès de nutrition
devient tel que le muscle grossit. Et la cessation de sa croissance a lieu par
un établissement d’équilibre entre sa dépense journalière et sa réparation
journalière. Le cas est manifestement le même pour toutes les
modifications organiques qui sont la conséquence de changements de
climat ou de nourriture. Si nous voyons qu’un genre de vie différent est
suivi, après un certain temps de dérangement, d’un changement dans les
conditions du système; si nous voyons que ce changement des conditions,
s’établissant peu à peu, continue sans autre changement, nous n’avons pas
d’autre alternative que de dire que les nouvelles forces qui sont venues agir
sur le système ont été compensées par les forces contraires dont elles ont
déterminé l’apparition. Et c’est là l’interprétation de ce qu’on appelle
adaptation.
Finalement, tout organisme est un exemple de la loi dans
l’ensemble de sa vie. Au début, il absorbe journellement, sous forme de
nourriture, une quantité de force plus grande que celle qu’il dépense
journellement; et le surplus et journellement équilibré par la croissance. A
508
mesure que la maturité approche, ce surplus diminue et, dans l’organisme
parfait, l’absorption journalière d’énergie latente balance la dépense
journalière d’énergie actuelle. Cela revient à dire que, durant la vie adulte,
se montre continuellement un équilibre du troisième ordre. Finalement la
perte journalière commence à dépasser le gain journalier et il en résulte une
diminution de l’action fonctionnelle; les rythmes organiques s’étendent de
moins en moins loin de chaque côté de l’état moyen et finalement arrive cet
équilibre complet que nous appelons la mort.
Le dernier état structural qui accompagne le dernier état fonctionnel
vers lequel tend un organisme peut être déduit de l’une des propositions
posées dans la première section du présent chapitre. Nous avons vu que la
limite de l’hétérogénéité est atteinte lorsque l’équilibre d’un agrégat est
complet, — que la redistribution de la matière ne peut continuer qu’autant
qu’il reste du mouvement non équilibré. Qu’est-ce que cela implique dans
le cas des agrégats organiques? Nous avons vu que, pour maintenir
l’équilibre mobile de l’un de ces agrégats, il faut la production habituelle de
forces internes correspondant en nombre, en direction et en intensité aux
forces incidentes externes, — qu’il faut autant de fonctions internes, isolées
ou combinées, qu’il y a d’actions extérieures, isolées ou combinées, à
contrebalancer. Mais les fonctions sont corrélatives aux organes; l’intensité
des fonctions, toutes choses égales d’ailleurs, est corrélative à la taille des
organes, et les combinaisons de fonctions sont corrélatives aux connexions
des organes. Il s’ensuit que la complexité de structure qui accompagne
l’équilibre fonctionnel peut être définie comme un état complexe dans
lequel il y a autant de parties spécialisées qu’il en faut pour qu’elles
puissent, ensemble ou séparément, contrecarrer les forces jointes ou
séparées au milieu desquelles l’organisme existe. Et là se trouve la limite
de l’hétérogénéité organique de laquelle l’homme s’est approché plus que
toute autre créature.
509
Les groupes d’organismes manifestent d’une façon très évidente
cette tendance universelle vers une balance. Dans le § 85, nous avons
montré que chaque espèce végétale et chaque espèce animale subit
perpétuellement une variation rythmique quant au nombre de ses membres;
que tantôt par l’abondance de nourriture ou l’absence d’ennemis, ce
nombre dépasse la moyenne et tantôt par la rareté de la nourriture ou
l’abondance des ennemis qui sont la conséquence de l’augmentation du
nombre, celui-ci se trouve abaissé au-dessous de la moyenne. Et il nous
faut remarquer ici qu’il s’établit ainsi un équilibre entre la somme des
forces qui ont pour résultante l’accroissement de chaque race et la somme
de ces forces qui ont pour résultante sa diminution. Chaque limite de la
variation est un point où l’un des groupes de forces est contrebalancé par
l’autre sur lequel il se trouvait auparavant en excès. Et, au milieu de ces
oscillations produites par leur conflit, se trouve le nombre moyen de
l’espèce qui résulte de l’équilibre entre sa tendance propre à l’expansion et
les tendances à la réprimer, qui existent dans son milieu. On ne peut mettre
en doute que ce balancement des forces conservatrices et des forces
destructives que nous voyons apparaître dans toutes les races ne doive
nécessairement se produire. L’accroissement du nombre ne peut que
continuer jusqu’à ce que l’augmentation de la mortalité l’arrête; et la
diminution du nombre ne peut que continuer jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée
par la fertilité ou bien jusqu’à ce qu’elle éteigne entièrement la race.
174. — Les équilibres des actions nerveuses qui constituent la face
opposée de la vie mentale peuvent être classés de la même façon que ceux
qui constituent ce que nous appelons la vie corporelle. Nous pouvons les
traiter dans le même ordre.
Toute pulsation de la force nerveuse engendrée à chaque instant (et
nous avons expliqué au § 86 que les courants nerveux ne sont pas continus
mais rythmiques) rencontre des forces opposantes qu’elle ne surmonte
510
qu’en se dispersant et en s’équilibrant. Toute partie de cette force qui ne
produit point de phénomènes mentaux produit des phénomènes corporels,
des contractions des muscles involontaires ou des muscles volontaires ou
des uns et des autres, et produit aussi une certaine stimulation des organes
sécréteurs. Nous avons vu que les mouvements ainsi engendrés sont
toujours amenés à une terminaison par les forces opposées qu’ils font
apparaître; il faut remarquer ici qu’il en est de même pour les changements
cérébraux engendrés pareillement. L’éveil d’une pensée ou d’un sentiment
a toujours à surmonter une certaine résistance, à preuve le fait que, là où
l’association des états mentaux n’a pas été fréquemment faite, il faut un
effort sensible pour les appeler l’un après l’autre; à preuve encore le fait
que, durant l’état de prostration nerveuse, il y a une certaine inaptitude à
penser, — les idées ne se suivent pas avec la rapidité ordinaire; à preuve
encore le fait opposé qu’aux moments où l’énergie est plus abondante qu’à
l’ordinaire, pour des causes naturelles ou artificielles, la pensée est facile,
et on établit des connexions d’idées plus nombreuses, plus éloignées ou
plus difficiles C’est-à-dire que l’onde d’énergie nerveuse, engendrée à
chaque instant, se propage à travers le corps et le cerveau le long de ces
canaux qui, de par les conditions du moment, se trouvent être des lignes de
moindre résistance; et comme elle s’étend d’autant plus loin qu’elle est plus
intense, elle ne prend fin que lorsqu’elle est équilibrée par les résistances
qu’elle rencontre de tous côtés. Si nous suivons les actions mentales
pendant des heures et des jours, nous y trouvons des équilibres analogues à
ceux qui s’établissent pendant chaque heure et durant chaque jour entre les
fonctions du corps. Cela se voit dans l’alternance journalière de l’activité
mentale et du repos mental, — les forces dépensées pendant l’une étant
compensées par les forces acquises pendant l’autre. On le voit aussi dans la
montée et la descente alternées de chaque désir. Chaque désir qui atteint
une certaine intensité est équilibré soit par la dépense de l’énergie qu’il
511
contient dans l’accomplissement des actions désirées, ou, moins
complètement, dans l’imagination de ces actions: l’opération se termine
dans la satiété ou dans ce calme comparatif qui forme la limitée opposée du
rythme. Et cela est encore manifeste sous une double forme dans les cas de
joie intense on de douleur profonde. Chaque paroxysme se manifeste par
des actions violentes et des cris, puis atteint un point extrême à partir
duquel des forces contraires déterminent le retour à une condition
d’excitation modérée, et les paroxysmes successifs, diminuant finalement
d’intensité, se terminent dans un équilibre mental pareil à celui qui existait
auparavant ou dont l’état moyen en est partiellement différent.
Mais l’espèce d’équilibre mental qu’il faut noter spécialement est
celui qui apparaît dans l’établissement d’une correspondance entre les
relations qui unissent nos idées et les relations qui unissent les choses du
monde extérieur. Chaque connexion de phénomènes extérieurs que nous
pouvons percevoir engendre, par l’accumulation des expériences, une
connexion interne entre des états mentaux et le résultat auquel tend cette
opération est la formation d’une connexion mentale ayant une force relative
correspondant à la constance relative de la connexion physique qu’elle
représente. En conformité avec la loi générale d’après laquelle le
mouvement suit la ligne de moindre résistance et d’après laquelle, toutes
choses égales d’ailleurs, une ligne, une fois parcourue par un mouvement,
devient une ligne qui sera plus aisément suivie par un mouvement
subséquent, nous avons vu que la facilité avec laquelle les impressions
nerveuses se suivent devient proportionnelle, les autres choses restant
égales, au nombre de fois qu’elles se sont suivies dans l’expérience. Par
conséquent il s’élève dans la conscience une connexion indissoluble
analogue à celle qui s’y établit entre la résistance d’un objet et l’étendue
qu’il possède; et cette connexion, se trouvant aussi absolue au dedans que
celle qui lui correspond l’est au dehors, ne subit plus de changement, la
512
relation interne est en équilibre parfait avec la relation extérieure.
Réciproquement, il arrive que, par correspondance avec des relations
incertaines entre les phénomènes, comme les relations des nuages et de la
pluie, il apparaît des relations d’idées ayant la même incertitude et si, pour
des aspects donnés du ciel, les tendances à conclure au beau ou au mauvais
temps correspondent à la fréquence avec laquelle le beau ou le mauvais
temps ont suivi ces aspects, c’est que l’accumulation des expériences a
établi un équilibre entre les séquences mentales et les séquences physiques.
Quand on se souvient qu’entre ces extrêmes il y a des ordres sans nombre
d’associations externes ayant divers degrés de constance, et qu’au cours de
l’évolution de l’intelligence, il apparaît des associations internes
correspondantes ayant différents degrés de cohésion, on voit qu’il y a
progrès vers l’équilibre entre les relations de pensées et les relations de
choses. Les mêmes vérités générales se font voir dans l’établissement de
l’adaptation morale, qui est une approche continuelle vers l’équilibre entre
les émotions et le genre de conduite requis par les conditions
environnantes. Tout juste comme la répétition de l’association de deux
idées facilite l’éveil de l’une par l’autre, chaque décharge de sentiment en
action rend plus facile la décharge subséquente du même sentiment en la
même action. Il arrive donc que si un individu se trouve placé d’une façon
permanente dans des conditions qui demandent plus d’action d’un genre
spécial qu’il n’en fallait auparavant ou qu’il n’en peut fournir
naturellement, et que, par l’accomplissement fréquent et prolongé de cette
action, sous la pression des conditions, la résistance soit en partie diminuée,
il est clair qu’alors il y a progrès vers l’équilibre entre la demande de cette
action et son accomplissement. Soit chez lui, soit chez ses descendants
continuant à vivre dans les mêmes conditions, la répétition de ce genre
d’action doit aboutir à un état dans lequel cette façon de diriger les énergies
ne sera pas plus répugnante que les autres modes auparavant naturels à la
513
race. Il s’ensuit que la limite vers laquelle tend perpétuellement la
modification émotionnelle est une combinaison des désirs qui correspond
aux divers ordres d’activité qui sont demandés par les circonstances de la
vie. Dans les habitudes acquises et dans les différences morales entre les
races et les nations, produites par des habitudes maintenues durant des
générations, nous avons des exemples de cette adaptation progressive qui
ne peut cesser que par l’établissement de l’équilibre entre la constitution
humaine et les conditions de l’ambiance.
175. — Chaque société fait voir l’opération de mise en équilibre
dans l’ajustement continuel de sa population à ses moyens de subsistance.
Une tribu d’hommes vivant de gibier et de fruits est manifestement, comme
toute tribu d’animaux inférieurs, en perpétuelle oscillation autour du
nombre moyen d’individus que la localité peut nourrir. Bien que, par la
production artificielle incessamment augmentée, une race supérieure fasse
constamment reculer la limite que les conditions extérieures posent à la
population, il y a cependant toujours un arrêt de la population à la limite
temporairement atteinte. Il est vrai que là où la limite est changée
rapidement, comme chez nous, il n’y a pas d’arrêt réel: il n’y a qu’une
variation rythmique dans l’accroissement de la population. Mais en notant
les causes de cette variation rythmique; en observant comment, durant les
périodes d’abondance, le nombre des mariages s’accroît tandis qu’il décroît
durant les périodes où les vivres diminuent, on verra que la force expansive
produit un avancement inaccoutumé quand la force répressive diminue, et
vice versa, et par conséquent les deux forces approchent autant de l’état
d’équilibre que les conditions changeantes le leur permettent.
Les actions internes qui constituent les fonctions sociales
fournissent des exemples non moins clairs du principe général. L’offre et la
demande sont toujours en train de s’ajuster dans toutes les opérations
industrielles et cet équilibre peut être interprété de la même façon que les
514
précédents. La production et la distribution d’une marchandise impliquent
un certain agrégat de forces causant des mouvements d’espèce et
d’intensité particulières. Le prix de cette marchandise est la mesure d’un
certain autre agrégat de forces dépensées en des mouvements d’autre
espèce et d’autre intensité par le travailleur qui l’achète. Et les variations de
prix représentent un balancement rythmique de ces forces. La hausse ou la
baisse d’une valeur particulière implique un conflit de forces dans lequel
certaines d’entre elles, devenant temporairement prédominantes,
déterminent un mouvement qui est ensuite arrêté ou équilibré par
l’augmentation des forces opposées; et au milieu de ces oscillations de
chaque heure et de chaque jour, se trouve une moyenne qui varie plus
lentement, à laquelle la valeur tend à se fixer et à laquelle elle se fixerait
s’il n’y avait pas constamment une addition d’influences nouvelles. De
même que, dans l’organisme individuel, dans l’organisme social, les
équilibres de fonctions engendrent des équilibres de structure. Lorsqu’il y a
augmentation de la demande pour les ouvriers d’un métier et qu’en échange
de l’augmentation de leurs produits ils reçoivent une quantité plus grande
qu’auparavant des produits des autres; lors donc que les résistances qu’ils
ont à vaincre pour assurer leur vie sont moins grandes que les résistances
vaincues par les autres ouvriers, il en résulte une affluence des travailleurs
des autres corporations dans ce métier-là. Cette affluence continue jusqu’à
ce que la demande soit satisfaite et les salaires se mettent à baisser jusqu’à
ce que la résistance totale à surmonter pour gagner sa vie soit aussi grande
dans cette occupation nouvelle que dans celles dont elle a soutiré les
ouvriers. On a déjà montré que l’établissement du mouvement le long des
lignes de moindre résistance déterminait l’augmentation de la population
dans les endroits où l’on pouvait gagner sa vie pour une somme de travail
moindre, et nous voyons ici de plus que ceux qui habitent une de ces
localités avantageuses doivent se multiplier jusqu’à ce qu’apparaisse une
515
balance approximative entre sa population et celle des autres localités où
les mêmes citoyens peuvent trouver leur avantage.
Ces actions et réactions industrielles variées constituent un équilibre
mobile dépendant, comme celui qui s’établit entre les fonctions d’un
organisme individuel, et qui tend toujours, comme celui-ci, à devenir plus
complet. Aux premières étapes de l’évolution sociale, alors que les
ressources de la localité habitée ne sont pas reconnues et que les arts
producteurs ne sont pas développés, il n’y a jamais autre chose qu’un
balancement temporaire et partiel de ces actions. Mais lorsqu’une société
approche de la maturité du type sur lequel elle est organisée, les diverses
activités industrielles s’établissent d’une façon comparativement constante.
De plus, l’avancement en organisation, tout comme l’avancement en
croissance, conduit à un meilleur équilibre des fonctions industrielles.
Lorsque la diffusion des informations commerciales est lente et que les
moyens de transport sont insuffisants, l’offre s’ajuste très imparfaitement à
la demande. Un grande surproduction d’une marchandise est suivie d’une
grande sous-production, et il en résulte un rythme dont les extrêmes sont
très éloignés de l’état moyen dans lequel la demande et l’offre se trouvent
en équilibre. Mais lorsque de bonnes routes ont été faites et qu’il y a
diffusion rapide des nouvelles imprimées ou écrites, et mieux encore
lorsque les chemins de fer et les télégraphes sont établis; quand les foires
périodiques des anciens temps sont devenues des marchés hebdomadaires,
puis ceux-ci des marchés journaliers, il se produit graduellement un
meilleur équilibre de la production et de la consommation; les rapides
oscillations des prix entre d’étroites limites, de chaque côté d’une moyenne
comparativement uniforme, indiquent l’approche de l’équilibre. Il est
évident que ce progrès industriel a pour limite ce que M. Mill a appelé
l’état stationnaire. Lorsque la population sera devenue plus dense sur
toutes les parties habitables du globe; quand les ressources de chaque
516
région auront été totalement reconnues; et quand les arts producteurs ne
pourront plus faire de progrès, il en résultera une balance presque complète
entre la fécondité et la mortalité de chaque société et entre ses capacités de
production et celles de consommation. Chaque société ne déviera plus que
légèrement du nombre moyen de sa population et le rythme de ses
fonctions industrielles se déroulera de jour en jour et d’année en année avec
des perturbations comparativement insignifiantes.
Il y a encore une autre espèce d’équilibre social à considérer: celui
qui a pour résultat l’établissement d’institutions gouvernementales et qui
devient complet lorsque ces institutions se trouvent en harmonie avec les
désirs du peuple. Les impulsions agressives héritées de l’état présocial; les
tendances à chercher la satisfaction de l’individu sans égard pour le
dommage causé aux autres, qui sont les caractéristiques d’une vie de
rapines, constituent une force antisociale tendant toujours à causer des
conflits et des séparations. Au contraire, ces désirs, qui ne peuvent être
satisfaits que par la coopération et ceux qui trouvent leur satisfaction dans
les rapports avec les autres hommes aussi bien que ceux qui produisent ce
que nous appelons la loyauté, sont des forces qui tendent à maintenir
l’union des membres d’une société. D’une part, il y a dans chaque homme
une résistance plus ou moins grande aux restrictions qu’imposent à ses
actions les autres hommes, résistance qui, tendant à élargir toujours la
sphère d’action de chacun et réciproquement à limiter la sphère d’action
des autres, constitue une force répulsive exercée mutuellement par les
membres d’un agrégat social. D’autre part, la sympathie générale de
l’homme pour l’homme et la sympathie plus particulière de chaque homme
pour ceux de la même variété que lui, unies à d’autres sentiments du même
genre produits par l’état social, agissent comme force attractive pour
maintenir l’union entre ceux qui ont les mêmes ancêtres. Et comme les
résistances que les hommes ont à vaincre pour satisfaire la totalité de leurs
517
désirs quand ils vivent isolément sont plus grandes que les résistances
qu’ils ont à vaincre pour satisfaire la totalité de leurs désirs quand ils vivent
ensemble, il y a une force résiduaire qui empêche la séparation. Comme les
autres forces en opposition, celles que les citoyens exercent les uns sur les
autres produisent des mouvements alternés qui, d’abord extrêmes, subissent
une diminution graduelle en prenant le chemin de l’équilibre définitif. Dans
les petites sociétés non développées, des rythmes marqués sont le résultat
de ces tendances contraires. Une tribu qui est restée unie pendant une
génération ou deux se développe au point de ne plus pouvoir conserver son
unité et, à la première occasion qui détermine un antagonisme inaccoutumé
entre ses membres, elle se divise. Dans toute nation primitive, il se produit
de larges oscillations entre deux extrêmes, l’un dans lequel les sujets sont
tenus sous un joug rigoureux, et l’autre dans lequel le joug est impuissant à
prévenir la rébellion et la désintégration. Dans les nations plus avancées du
même type, nous trouvons toujours des actions et des réactions violentes de
la même nature essentielle. «Le despotisme tempéré par l’assassinat»
caractérise un état politique dans lequel une répression intolérable amène
de temps en temps une rupture des liens. Parmi nous les conflits entre le
Conservatisme (qui tient pour la domination de la société sur l’individu) et
le Réformisme (qui tient pour la liberté de l’individu contre la société) se
tiennent dans des limites qui se rapprochent de plus en plus, de sorte que la
prédominance temporaire de l’un ou de l’autre produit une déviation qui
s’éloigne beaucoup moins de l’état moyen, — une perturbation plus petite
de l’équilibre mobile.
Naturellement, ce cas, comme les précédents, implique une limite à
l’accroissement de l’hétérogénéité. Nous avons montré, quelques pages
plus haut, qu’un progrès dans l’évolution mentale est l’établissement de
quelque action interne nouvelle correspondant à quelque nouvelle action
externe. Nous avons conclu que chaque nouvelle fonction de ce genre,
518
impliquant une nouvelle modification de structure, implique aussi un
accroissement d’hétérogénéité, et qu’ainsi l’accroissement d’hétérogénéité
doit continuer aussi longtemps qu’il reste des relations extérieures affectant
l’organisme qui ne sont pas équilibrées par des relations internes. Il est
évident que la même chose doit se produire simultanément dans la société.
Toute augmentation d’hétérogénéité dans l’individu implique, comme
cause ou comme conséquence, un accroissement d’hétérogénéité dans les
arrangements de l’agrégat des individus. Et la limite de la complexité
sociale ne peut être atteinte que par l’établissement de l’équilibre dont il
vient d’être parlé, entre les forces sociales et les forces individuelles.
176. — Ici se présente une question finale qui, probablement, s’est
formulée dans l’esprit des lecteurs du présent chapitre. «Si l’évolution,
dans tous ses genres, est un accroissement dans la complexité de structure
et de fonction qui est le résultat incidentiel de l’opération universelle de
l’établissement de l’équilibre, et si l’équilibre doit aboutir au repos
complet, quel est la destinée vers laquelle tendent toutes choses? Si le
système solaire dissipe lentement ses énergies — si le soleil perd sa chaleur
dans une proportion qui sera sensible dans des millions d’années — si, avec
la décroissance du rayonnement du soleil, il doit y avoir une décroissance
dans l’activité des opérations géologiques et météorologiques et aussi dans
la quantité de la vie végétale et de la vie animale — si l’homme et la
société dépendent aussi de cet afflux d’une énergie qui marche
graduellement vers sa fin, n’est-il pas manifeste que nous allons vers le
règne total de la mort? »
Il semble hors de doute qu’un tel état doive être le résultat des
changements qui se produisent partout. Une opération ultérieure peut-elle
venir renverser le sens de ces changements et donner naissance à une vie
nouvelle est une question que nous aurons à examiner plus tard. Pour le
moment, il doit nous suffire de savoir qu’un état de repos est le terme de
519
toutes les transformations que nous avons exposées. Cela peut être prouvé
a priori. La loi de l’équilibre, non moins que les lois générales
précédemment énoncées, peut être déduite de la donnée ultime de la
conscience.
Les forces d’attraction et de répulsion étant, comme on l’a montré
au § 74, universellement coexistantes, il s’ensuit que tout mouvement est
conditionné par une résistance, que celle-ci soit exercée sur le corps en
mouvement par les autres corps ou qu’elle vienne du milieu traversé. Cette
proposition a deux corollaires. Le premier est que les soustractions
perpétuellement faites par la communication du mouvement à ce qui résiste
ne peuvent que mettre un terme, en un temps plus ou moins long, au
mouvement du corps. Le second est que le mouvement du corps ne peut
cesser jusqu’à ce que ces soustractions l’aient détruit. En d’autres termes, le
mouvement doit continuer aussi longtemps que l’équilibre ne sera pas
complet, et l’équilibre doit finalement devenir complet. Ces deux
corollaires sont manifestement des déductions du principe de la persistance
de la force. Par conséquent cette vérité primordiale est garante de nos
conclusions que les changements présentés par l’évolution ne peuvent pas
finir jusqu’à ce que l’équilibre soit atteint, et que l’équilibre doit être atteint
finalement.
Il s’ensuit en même temps que, dans tout agrégat ayant des
mouvements composés, il y a dissipation comparativement rapide des
mouvements qui sont les plus petits et qui rencontrent les plus fortes
résistances, tandis que les mouvements les plus forts et qui rencontrent les
moindres résistances continuent longtemps; et c’est ainsi que s’établissent
les équilibres mobiles. De là aussi on peut conclure qu’il y a une tendance à
la conservation de ces équilibres mobiles. Car tout mouvement nouveau
imposé aux parties de l’équilibre mobile par une force perturbatrice doit ou
bien être tel qu’il ne puisse être dissipé avant les mouvements préexistants,
520
et, dans ce cas, il met fin à l’équilibre mobile; ou bien il doit être tel qu’il
puisse être dissipé avant les mouvements préexistants et, dans ce cas,
l’équilibre mobile est rétabli.
Ainsi donc de la persistance de là force découlent non seulement les
divers équilibres directs et indirects qui s’établissent autour de nous, en
même temps que l’équilibre cosmique qui met un terme à l’évolution sous
toutes ses formes, mais encore ces équilibres moins manifestes qui se
montrent dans les réajustements des équilibres mobiles qui ont été troublés.
Par ce principe dernier, on peut prouver la tendance qu’a tout organisme,
dérangé par une influence inaccoutumée, à revenir à un état d’équilibre.
C’est à lui aussi qu’on peut faire remonter la capacité que les individus
possèdent à un faible degré et les espèces à un degré plus fort, de s’adapter
à des circonstances nouvelles. Et il fournit aussi une base à la conclusion
qu’il y a progrès graduel vers l’harmonie entre la nature mentale de
l’homme et les conditions de son existence.
177. — Lorsqu’au chapitre XII nous avons jeté un coup d’œil sur le
cycle des changements par lesquels passe toute existence, soit dans un
temps court, soit dans un temps d’une longueur presque infinie, — lorsque
nous avons distingué sous les noms d’Evolution et de Dissolution les
redistributions opposées de matière et de mouvement que cela implique,
nous n’avons spécifié qu’en termes généraux la nature de ces deux
redistributions et les conditions sous lesquelles chacune d’elles prend
respectivement naissance. Depuis lors nous avons étudié les phénomènes
de l’évolution en détail et les avons suivis jusqu’à ces états d’équilibre
auxquels ils se terminent tous. Pour compléter le sujet, il nous reste à
examiner les phénomènes complémentaires de la dissolution d’une façon
521
plus détaillée que nous ne l’avons encore fait. Ce n’est pas que nous ayons
à demeurer longtemps sur la dissolution qui n’a pas les aspects variés et
intéressants que l’évolution présente; mais tout de même nous devons en
dire davantage que nous n’avons fait jusqu’ici.
Nous avons fait voir que ces deux opérations antagonistes ne sont
pas indépendantes l’une de l’autre et qu’un mouvement dans le sens de
l’une ou de l’autre est un résultat différentiel de leur conflit. Un agrégat en
train d’évoluer, bien qu’au total il perde du mouvement et s’intègre, reçoit
toujours, d’une façon ou d’une autre, une certaine quantité de mouvement
et par là se désintègre, et après que les changements intégratifs ont cessé de
prédominer, la réception du mouvement, bien qu’elle soit perpétuellement
contrariée par sa dissipation, tend constamment à produire une
transformation inverse et, finalement, la produit. Lorsque l’évolution a
accompli son cours — lorsqu’un agrégat est parvenu à l’équilibre qui met
fin à ses changements, il reste ensuite soumis à toutes les actions de son
milieu qui peuvent accroître la quantité de mouvement qu’il contient et qui,
au cours du temps, doivent, à coup sûr, soit lentement, soit subitement,
donner à ses parties un tel excès de mouvement que la désintégration en
sera la conséquence. Suivant ce que déterminent son volume, sa nature et
ses conditions, sa dissolution peut arriver rapidement ou être retardée
indéfiniment; elle peut se produire en quelques jours ou être retardée pour
des milliards d’années. Mais, exposé comme il l’est, non seulement aux
contingences de son voisinage immédiat mais encore à celles d’un univers
partout en mouvement, le temps doit venir à la fin où, soit seul, soit en
compagnie des agrégats qui l’environnent, il aura ses parties dispersées.
Nous avons à considérer la dissolution ainsi causée dans les
agrégats de différents ordres. Le cours des changements étant l’opposé de
celui que nous avons suivi jusqu’ici, nous pouvons prendre les mêmes
522
exemples dans l’ordre inverse, en commençant par les plus complexes et en
finissant par les plus simples.
178. — En regardant l’évolution d’une société comme étant à la
fois un accroissement dans le nombre des individus intégrés en un corps
constitué; un accroissement dans les masses et les variétés des parties en
lesquelles ce corps constitué est divisé, aussi bien que dans les actions
appelées leurs fonctions et un accroissement dans le degré de combinaison
entre ces masses et leurs fonctions, nous verrons que la dissolution sociale
se conforme à la loi générale en tant qu’elle est, au point de vue matériel,
une désintégration, et, au point de vue dynamique, une décroissance des
mouvements des touts et un accroissement des mouvements des parties;
elle se conforme encore à la loi générale en ce qu’elle est causée par un
excès de mouvement reçu du dehors d’une façon ou d’une autre.
Il est évident que la dissolution sociale qui suit l’agression d’une
autre nation et qui, comme l’histoire nous le montre, est susceptible
d’arriver lorsque, l’évolution sociale étant terminée, la décadence a
commencé, est, au point de vue le plus général, la réception d’un
mouvement nouveau venu de l’extérieur; et lorsque, ainsi que cela se
produit quelquefois, la société conquise est dispersée, ou lorsque ses parties
se séparent, sa dissolution est littéralement une cessation de ces
mouvements organisés que la société présentait à la fois dans son armée et
dans ses corps industriels et un retour aux mouvements individuels ou non
combinés.
Le désordre social, de quelque façon qu’il soit causé, a pour
conséquence une décroissance des mouvements intégrés et un
accroissement des mouvements désintégrés. A mesure que le désordre
augmente, les actions politiques, auparavant combinées, cessent de l’être;
ce qui apparaît ce sont les actions antagonistes de l’émeute ou de la révolte.
Simultanément, les opérations industrielles et commerciales, qui étaient
523
coordonnées par le moyen du corps politique, se trouvent interrompues et il
n’y a plus que des transactions commerciales locales ou du petit commerce.
Chaque nouveau changement désorganisateur diminue l’ensemble des
opérations par lesquelles les hommes satisfont leurs besoins, leur laissant le
soin de les satisfaire du mieux qu’ils peuvent par des opérations séparées.
Le Japon nous fournit un bon exemple de la façon dont ces
désintégrations s’établissent dans une société qui a évolué jusqu’à la limite
de son type et atteint un état d’équilibre mobile. L’édifice complet que ce
peuple avait construit comme organisation sociale se maintint dans un état
à peu près constant aussi longtemps qu’il n’entra pas en contact avec de
nouvelles forces externes. Mais aussitôt qu’il eut reçu une impulsion de la
civilisation européenne, en partie par l’agression armée, en partie par la
poussée commerciale, en partie par l’influence des idées, l’édifice
commença à tomber en pièces. Il s’y produit maintenant une dissolution
politique36. Il est probable qu’une réorganisation politique aura lieu; mais,
quoi qu’il en soit, le changement produit jusqu’ici par une action extérieure
est un changement allant à la dissolution, un changement de mouvements
intégrés en mouvements désintégrés.
Là même où une société, qui s’est développée jusqu’à la plus haute
forme permise par le caractère de ses unités, commence à dépérir et entrer
en décadence, la dissolution progressive est encore essentiellement de
même nature. La diminution du nombre de ses membres est, dans ce cas,
amenée en partie par l’émigration; car une société, ayant atteint la structure
fixe à laquelle aboutit son évolution, ne peut plus céder et se modifier sous
la pression de la population: aussi longtemps que sa structure reste
plastique, elle est encore en évolution. Par conséquent le surplus de la
population est continuellement dispersé; les influences exercées par les
524
autres sociétés sur ses citoyens amènent le détachement de ceux-ci, et il y a
accroissement des mouvements non combinés des unités au lieu d’y avoir
accroissement des mouvements combinés. Graduellement, à mesure que la
société devient moins capable de prendre la forme requise pour réussir dans
sa compétition avec des sociétés plus plastiques, le nombre des citoyens qui
peuvent vivre dans son cadre rigide devient positivement plus petit. Par
conséquent elle dépérit à la fois par l’émigration continue et par la
diminution de la reproduction qui est la conséquence du manque de
nourriture. Et ce dépérissement est de même une diminution de la quantité
totale de mouvement combiné et un accroissement de la quantité du
mouvement non combiné, comme nous allons le voir en traitant de la
dissolution individuelle.
Si l’on considère que les agrégats sociaux diffèrent
considérablement des agrégats des autres espèces, en ce qu’ils sont formés
d’unités attachées seulement par des liens lâches ou indirects, de façons
très diverses et par l’action de forces très complexes, on voit que
l’opération de dissolution se conforme chez eux à la loi générale aussi
nettement qu’on pouvait s’y attendre.
179. — Lorsque de ces agrégats superorganiques nous descendons
aux agrégats organiques, il devient aisé de démontrer cette vérité que la
dissolution est une désintégration de matière causée par la réception de
mouvement additionnel venu du dehors. Nous allons d’abord examiner la
transformation et ensuite sa cause.
La mort ou l’équilibre final qui précède la dissolution est l’arrêt de
tous ces nombreux mouvements intégrés visibles qui avaient apparu au
cours de l’évolution. Le corps cesse d’abord de pouvoir changer de place;
ensuite les membres ne peuvent plus être remués; plus tard les mouvements
respiratoires s’arrêtent; finalement le cœur devient stationnaire et avec lui
les fluides circulants. C’est-à-dire que la transformation du mouvement
525
moléculaire en mouvement de masses a pris fin. L’opération de la
décomposition implique un accroissement des mouvements insensibles,
puisque ceux-ci sont beaucoup plus grands dans les gaz engendrés qu’ils ne
le sont dans les liquides et les solides d’où ils sortent. Chacune des unités
chimiques complexes composant un corps organique possède un
mouvement rythmique auquel prennent part toutes ses unités composantes.
Lorsque la décomposition brise ces molécules complexes, et que leurs
éléments constituants prennent la forme gazeuse, il y a, en outre de
l’accroissement de mouvement impliqué par la diffusion, une résolution
des mouvements possédés par les molécules complexes en mouvements de
leurs molécules constituantes. De sorte que, dans la dissolution organique,
nous avons d’abord la fin de la transformation du mouvement des unités en
celui des agrégats, laquelle transformation constitue l’évolution, du point
de vue dynamique; et nous avons ensuite, quoique d’une manière plus
subtile, la transformation des mouvements des agrégats en mouvements des
unités. Par là nous n’arrivons pourtant pas encore à voir que la dissolution
organique répond à la définition générale de la dissolution qui est d’être
une absorption du mouvement et une désintégration concomitante de la
matière. La désintégration de la matière est, de fait, assez évidente; mais
l’absorption du mouvement ne l’est pas. A la vérité on peut conclure que le
mouvement a été absorbé du fait que les particules auparavant intégrées en
une masse solide, occupant un petit espace, se sont pour la plupart
éloignées les unes des autres et maintenant occupent un grand espace, car le
mouvement impliqué par cette expansion doit avoir été reçu de quelque
part. Mais sa source n’est pas visible. En cherchant un peu, nous arriverons
pourtant à la découvrir.
A une température inférieure à celle de la congélation de l’eau, la
décomposition de la matière organique ne se produit pas. Les cadavres
conservés à cette température sont à l’abri de la décomposition pour un
526
temps indéfini, à preuve les carcasses gelées des mammouths (espèce
d’éléphants éteinte depuis longtemps) qu’on trouve ensevelies dans la glace
à l’embouchure des rivières sibériennes, et qui, bien qu’elles soient restées
là pendant des milliers d’années, ont encore leur viande si fraîche que,
lorsqu’elle est mise au jour, elle est dévorée par les loups. Que veulent dire
ces conservations exceptionnelles? Un corps conservé au-dessous du point
de congélation est un corps qui reçoit très peu de chaleur par rayonnement
ou par conduction; et la réception d’une petite quantité de chaleur est la
réception d’une petite quantité de mouvement moléculaire. Cela veut dire
que, dans un milieu qui ne lui fournit pas de mouvement moléculaire au
delà d’un certain degré, un corps organique ne subit pas de dissolution.
Cela est confirmé par les variations dans l’intensité de la dissolution qui
accompagnent les variations de température. Tout le monde sait que, par un
temps froid, les substances organiques employées aux besoins du ménage
se conservent plus longtemps que par un temps chaud. Le fait est également
certain, quoique moins connu, que dans les climats tropicaux, la dissolution
s’opère beaucoup plus rapidement que dans les climats tempérés. Ainsi la
rapidité de la dispersion du cadavre en gaz est proportionnelle à la quantité
du mouvement moléculaire reçu du dehors. Les décompositions encore
plus rapides produites par l’exposition à des températures artificiellement
élevées en fournissent de nouvelles preuves: par exemple celles qui
s’opèrent pendant la cuisson. Les surfaces carbonisées des parties qui ont
été beaucoup chauffées nous montrent que le mouvement moléculaire
absorbé a servi à dissiper sous forme gazeuse tous les éléments autres que
le charbon.
La nature et les causes de la dissolution nous sont donc clairement
montrées par les agrégats qui nous font voir si nettement la nature et les
causes de l’évolution. Pour un de ces agrégats qui sont faits de cette
matière particulière à laquelle une grande quantité de mouvement
527
constitutionnel donne une grande plasticité et l’aptitude à évoluer en une
forme hautement complexe (§ 103), il suffit, lorsque l’évolution a cessé, de
l’adjonction d’une petite quantité de mouvement moléculaire à celui qui se
trouve déjà contenu dans cette matière particulière, pour causer la
dissolution. Bien qu’à la mort les masses sensibles ou organes qui
composent le corps aient atteint l’équilibre, comme les unités
imperceptibles ou molécules qui forment ces organes, sont chimiquement
instables, de petites forces incidentes suffisent à les décomposer et il
s’ensuit un rapide progrès de la désintégration.
180. — La plupart des agrégats inorganiques, étant arrivés à des
formes denses en lesquelles il ne reste que comparativement peu de
mouvement, restent longtemps sans éprouver de changements marqués.
Chacun d’eux a perdu tant de mouvement en passant de l’état non intégré à
l’état intégré, qu’il faut lui rendre beaucoup de mouvement pour l’amener à
reprendre l’état non intégré; et il peut s’écouler d’immenses périodes de
temps, avant qu’il se produise dans le milieu des changements assez grands
pour lui communiquer la quantité de mouvement requise. Nous allons
d’abord examiner ces quelques agrégats inorganiques qui conservent
beaucoup de mouvement et par conséquent subissent rapidement la
dissolution.
Parmi eux se trouvent les liquides et les solides volatils qui se
dissipent dans les conditions ordinaires, — l’eau qui s’évapore, le camphre
qui s’use par la dispersion de ses molécules. Dans tous les cas de ce genre,
du mouvement est absorbé et la rapidité de la dissolution y est toujours
proportionnelle à la quantité de chaleur ou de mouvement que la masse
reçoit de son milieu. Viennent ensuite les cas dans lesquels les molécules
d’un agrégat hautement intégré ou solide sont dispersées parmi les
molécules d’un agrégat moins intégré ou liquide, comme dans les solutions
aqueuses. Une preuve que cette désintégration de la matière a pour action
528
concomitante l’absorption du mouvement se trouve dans le fait que les
substances solubles se dissolvent d’autant plus rapidement que l’eau est
plus chaude, en supposant toujours qu’il n’y ait pas d’affinité électrique en
jeu. Une autre preuve encore plus concluante, c’est que, lorsque des
cristaux à une certaine température sont placés dans de l’eau à la même
température, leur dissolution est accompagnée d’un abaissement de la
température, souvent très grand. En laissant de côté les cas dans lesquels il
se produit une action chimique entre le sel et l’eau, c’est une loi constante
que le mouvement qui disperse les molécules du sel dans l’eau est fourni
par le mouvement moléculaire possédé par l’eau. Un exemple analogue et
meilleur encore est fourni par les cas dans lesquels la dissolution de deux
solides résulte de leur mélange, comme il arrive pour le sel et la neige. Ici
la dissolution nécessite une si grande absorption de mouvement
moléculaire que la température du liquide produit est grandement abaissée.
Des masses de sédiment, accumulées en couches, et ensuite
comprimées par d’autres couches d’une épaisseur de plusieurs milliers de
pieds, et réduites au cours du temps à l’état solide, peuvent rester durant
des millions d’années sans subir de changement; mais dans des millions
d’années qui suivent, elles sont inévitablement exposées à des actions
désintégrantes. Soulevées avec d’autres masses pareilles pour former un
continent, dénudées et exposées à la pluie, à la gelée, aux frottements des
glaciers, leurs particules sont graduellement séparées, emportées et
dispersées au loin. Ou bien lorsque, comme d’autres fois la chose arrive, la
mer empiète sur elles, les falaises qu’elles forment, rongées par le pied,
tombent de temps à autre; les vagues roulent çà et là les petits morceaux, et,
pendant les tempêtes, jettent les uns sur les autres les gros blocs qu’elles
réduisent en galets et en cailloux, et à la fin en sable et en vase. Même si
des portions des couches désintégrées s’accumulent en bancs de graviers
qui se solidifient ensuite, l’opération de dissolution, quoique pouvant être
529
arrêtée pendant une période géologique énorme, est finalement reprise.
Comme plus d’un rivage nous le montre, le conglomérat lui-même est tôt
ou tard sujet à la même désagrégation, et ses masses cimentées, faites de
composants hétérogènes, sont rompues et usées par des chocs et des
écrasements, c’est-à-dire par du mouvement mécanique qui leur est
communiqué.
Quand elle n’est pas effectuée ainsi, la désintégration l’est par
communication de mouvement moléculaire. Une couche consolidée, située
dans l’aire d’un affaissement de terrain, et rapprochée de plus en plus des
régions occupées par la matière fondue, a ses parties réduites par la chaleur
à l’état plastique ou finalement fondues en liquide.Quelles que puissent être
ses transformations subséquentes, celle qu’elle subit alors est une
absorption de mouvement et une désintégration de matière.
Qu’il soit simple ou composé, petit ou grand, cristal on chaîne de
montagnes, tout agrégat inorganique terrestre subit, à une époque ou à une
autre, les changements contraires à ceux qu’il a subis pendant son
évolution. Ce n’est pas que d’ordinaire il repasse de l’état perceptible à
l’état imperceptible, durant les périodes pendant lesquelles il est ou peut se
trouver exposé à l’observation humaine. Il ne devient pas aériforme et
invisible, comme font en grande partie les agrégats organiques,
quoiqu’incomplètement. Mais cependant sa désintégration et sa dispersion
l’emmènent sur le chemin qui conduit à l’état imperceptible, et il y a des
raisons pour penser que son arrivée à cet état n’est que retardée. A une
époque immensément éloignée, tout agrégat inorganique de même que les
restes non dissipés des agrégats organiques, doit se trouver réduit à l’état de
gaz diffus et compléter ainsi le cycle de ses changements.
181. — Car la terre, considérée comme un tout, une fois qu’elle a
parcouru la série entière de ses transformations ascendantes, doit rester
exposée aux contingences de son milieu, et, au cours de ces changements
530
incessants qui se produisent dans un univers dont toutes les parties sont en
mouvement, doit, à une période située au delà de tout temps imaginable,
devenir sujette à des énergies suffisantes pour causer sa désintégration
complète. Examinons quelles sont les énergies capables de la désintégrer.
Dans son essai sur l’Inter-action des Forces naturelles, le prof.
Helmholtz indique l’équivalent thermique du mouvement de la terre dans
l’espace, calculé sur les données maintenant acceptées de Joule. «Si notre
terre, dit-il, était, par un choc subit, arrêtée dans son orbite — ce qui n’est
pas à craindre dans l’arrangement actuel de notre système — par ce choc
serait engendrée une quantité de chaleur égale à celle produite par la
combustion d’une masse de charbon quatorze fois grosse comme la terre.
En faisant l’hypothèse la plus défavorable quant à sa capacité pour la
chaleur, c’est-à-dire en la considérant comme égale à celle de l’eau, la
masse de la terre serait par là portée à une température de 11.200 degrés;
elle serait par conséquent totalement fondue et même pour la plus grande
partie réduite en vapeur. Si la terre, après avoir été ainsi arrêtée, venait à
tomber sur le soleil, ce qui, naturellement, se produirait, la quantité de
chaleur développée par le choc serait 400 fois plus grande.»
Bien que ce calcul semble complètement inutile à la question que
nous traitons, puisqu’il n’y a aucune probabilité pour que la terre s’arrête
subitement dans son orbite et tombe ensuite sur le soleil, nous avons
cependant déjà dit (§ 171) qu’il y a une force en action qu’on regarde
comme devant amener la chute de la terre sur le soleil. Cette force est la
résistance du milieu éthéré. De la résistance de l’éther on conclut à un
retard dans le mouvement de tous les corps du système solaire, retard qui,
suivant certains astronomes, montre déjà ses effets dans le rapprochement
relatif les unes des autres des orbites des plus anciennes des planètes. Si
donc ce retard continue, il doit venir un temps, quelque éloigné qu’il soit,
où l’orbite de la terre, diminuant graduellement, passera par le soleil bien
531
que la quantité de mouvement molaire qui sera transformée alors en
mouvement moléculaire ne doive pas être aussi grande que le dit le calcul
d’Helmholtz, elle sera cependant assez grande pour réduire la substance de
la terre à l’état gazeux.
Cette dissolution de la terre, et à intervalles celle de toutes les autres
planètes, ne sera pas cependant la dissolution du système solaire. Tous les
changements qui se montrent dans le système solaire sont des incidents
accompagnant l’intégration de toute la matière le composant: l’intégration
locale dont chaque planète est le théâtre, se complétant elle-même
longtemps avant que l’intégration générale soit complète. Mais chaque
masse secondaire, ayant accompli son évolution par l’établissement de
l’équilibre entre ses parties (en supposant que la moyenne de temps suffise,
ce qui ne serait point le cas pour Jupiter et Saturne), continue ensuite à
subsister dans son état d’extinction jusqu’à ce que, par l’intégration
générale qui continue encore, elle soit réunie à la masse centrale. Bien que
cette union de chaque masse secondaire avec la masse centrale, impliquant
la transformation du mouvement molaire en mouvement moléculaire, cause
une diffusion partielle de la masse totale formée et ajoute à la quantité de
mouvement qui doit être dispersée sous forme de lumière et de chaleur,
cependant cela ne fait que reculer la période à laquelle la masse totale doit
devenir complètement intégrée par rayonnement dans l’espace de l’excès
de mouvement qu’elle contient.
182. — Nous arrivons ici à la question soulevée à la fin du dernier
chapitre: l’évolution dans son ensemble, de même que l’évolution dans ses
détails, est-elle en marche vers le repos complet? Cet état d’immobilité, que
nous appelons la mort, qui termine l’évolution des corps organiques, est-il
le type de la mort universelle à laquelle l’évolution générale doit aboutir?
Avons-nous donc à contempler, comme la fin des choses, un espace sans
532
bornes contenant de ci, de là, des soleils éteints, destinés à demeurer pour
jamais sans changement?
A une demande à ce point spéculative, on ne peut attendre qu’une
réponse spéculative. La réponse qu’on y peut faire doit être regardée moins
comme une réponse positive que comme une hésitation à conclure que le
résultat prochain doive être le résultat définitif. Si, poussant jusqu’au bout
l’argument que l’évolution doit trouver son terme dans l’équilibre ou repos
complet, le lecteur avance que, malgré tout ce qui peut militer en faveur du
contraire, le résultat final doit être la mort universelle qui continuera
indéfiniment, on a deux réponses à lui faire. La première est que le
spectacle qui nous est présenté en grand par les cieux implique que si,
parmi la multitude des agrégats de matière qu’ils nous présentent, la plupart
sont en train de franchir les étapes qui doivent les conduire au repos local,
il en est d’autres qui, avant à peine commencé la série des changements
constituant l’évolution, sont en chemin pour devenir des théâtres du
développement de la vie. La seconde réponse est que, lorsque nous
contemplons notre système sidéral comme un tout, certains des grands faits
établis par la science impliquent des renouvellements potentiels de la vie,
tantôt dans une région, tantôt dans une autre, suivis peut-être, à une époque
dont on ne peut imaginer l’éloignement, par un renouvellement plus
général. Cette conclusion nous vient à l’esprit lorsque nous tenons compte
d’un facteur qui n’a pas encore été mentionné.
Car jusqu’ici nous avons seulement considéré l’équilibre qui prend
place dans notre système solaire et dans des systèmes semblables, et nous
n’avons tenu aucun compte de cet équilibre immensément plus grand qui
doit se produire encore pour donner fin aux mouvements dans l’espace dont
ces systèmes sont animés. C’est une vérité maintenant familière que les
étoiles, autrefois appelées fixes, sont toutes en mouvement et des
observations des astronomes modernes, on a déduit cette vérité qu’elles se
533
meuvent avec une rapidité allant de 10 milles à 70 milles par seconde (cette
dernière vitesse étant celle d’une «étoile fugitive» qu’on suppose passer à
travers notre système sidéral). On peut y ajouter cet autre fait qu’il y a des
étoiles mourantes et probablement des étoiles mortes. Outre la preuve
fournie par les différentes espèces de lumière qu’elles émettent, la lumière
rouge indiquant un âge relativement avancé, il y a cette autre preuve que
certaines étoiles brillantes ont des compagnes obscures; le cas le plus connu
est celui de Sirius, autour duquel tourne un astre ayant à peu près le tiers de
son volume, et donnant une lumière dont l’intensité est de 1/39.000e de
celle de Sirius; c’est une étoile, presque de la taille de notre soleil, qui est
maintenant éteinte. Il semble que ce qui est impliqué par là, c’est qu’en
outre des masses lumineuses constituant le système sidéral visible, il y a
des masses non lumineuses, peut-être en plus petit nombre, peut-être en
plus grand nombre, qui, de concert avec les masses lumineuses, sont
poussées par la gravitation mutuelle. Comment donc les mouvements de
ces vastes masses lumineuses et non lumineuses et douées de vitesses
considérables, parviendront-ils à l’équilibre?
On peut diviser cette question en deux, une principale et une
secondaire; la secondaire admet une réponse jusqu’à un certain point, mais
il semble qu’on ne puisse trouver de réponse à la principale.
182 a. — EparpiIlés dans un espace incommensurable, mais
principalement dans la Voie Lactée et ses alentours, se trouvent de
nombreux essaims d’étoiles, de caractères variables depuis ceux qui sont à
peine distinguables de ces portions du ciel plus riches que les autres,
jusqu’à ceux qui constituent des essaims condensés d’étoiles comme les 34
de Persée, les 103 de Cassiopée, les 32 du Cygne, et à l’autre extrémité les
534
13 d’Hercule et les 2 du Verseau37. Les variétés entre ces extrêmes sont
considérées par Sir William Herschel comme impliquant une concentration
progressive; et il semble que sir John Herschel était de la même opinion.
Poursuivant le raisonnement, ce dernier écrivait:
«Dans une foule de corps solides de toute espèce de volumes, animés de
mouvements indépendants et partiellement opposés, les mouvements qui sont
opposés aux autres doivent produire une collision, destruction de vitesse et chute ou
rapprochement vers le centre d’attraction prépondérante, tandis que ceux qui sont
concourants ou qui survivent à ces conflits doivent finalement donner naissance à
un mouvement circulaire d’un caractère permanent» (Outlines of Astronomy, 9e
édition, page 641).
Ici, cependant, le problème est traité comme étant purement
mécanique et l’on suppose que les masses qui s’arrêteraient mutuellement
continueraient à subsister comme masses. Ecrivant en 1849, sir John
Herschel ne tint pas compte des résultats atteints et vérifiés durant les
quelques années précédentes par Mayer et Joule relativement à
l’équivalence quantitative du mouvement et de la chaleur. Mais acceptant,
comme nous sommes forcés de le faire, la conclusion établie par Helmholtz
(§ 171) d’accord avec une autre auparavant établie par Mayer, nous
sommes obligés de penser que les étoiles se mouvant avec les vitesses
considérables acquises durant leur concentration, seraient, par leur arrêt
mutuel, réduites en gaz d’une ténuité extrême, constituant ce que nous
concevons comme étant la matière nébuleuse. Avec cette donnée, le
problème devient différent et il semble inévitable qu’on arrive à une
conclusion différente. Car la matière diffuse produite par ces conflits doit
former un milieu résistant occupant cette région centrale de l’essaim à
travers laquelle ses membres passent de temps à autre en décrivant leurs
37 Les essaims nommés ici sont représentés dans la splendide série de Photographs of
Stars, Stars-clusters and Nebulæ (2 vol.) du Dr Isaac Roberts, où l’on trouvera aussi
les citations que nous allons faire.
535
orbites — un milieu résistant à travers lequel ils ne peuvent se mouvoir
sans éprouver un ralentissement de leur vitesse. Chaque collision nouvelle,
en augmentant ce milieu résistant et rendant plus considérables les
diminutions de vitesse, doit aider à empêcher l’établissement de cet
équilibre, qui, sans cela, s’établirait et par conséquent doit conspirer pour la
production de collisions plus fréquentes. Et la matière nébulaire ainsi
formée, finissant par envelopper tout l’essaim, doit, par le raccourcissement
qu’elle fait subir aux girations des masses mouvantes, produire une
intégration de plus en plus active et une désintégration correspondante
jusqu’à ce que toutes les masses soient dissipées38.
Des produits de l’espèce indiquée se rencontrent dans les grandes
nébuleuses, diffuses et irrégulières, telles que celle qui est située dans
Orion. Sir John Herschel les décrit (page 650) comme «très grandes en
étendue, irrégulières et capricieuses dans leurs formes ainsi que dans la
distribution de leur lumière, et n’ayant aucune ressemblance de figure ou
d’aspect». Il remarque ensuite «qu’elles ont un caractère commun
important», «elles sont toutes situées dans la Voie Lactée ou sur ses bords».
C’est-à-dire qu’on les trouve dans la région du ciel où les essaims d’étoiles
sont le plus abondants. Ainsi donc, dans leur distribution et dans leur
caractère, ces nébuleuses viennent à l’appui de la supposition qu’elles sont
le résultat de la dissipation des groupes, opérée de la façon qui a été décrite.
Que pouvons-nous dire sur l’avenir de l’une de ces vastes
nébuleuses irrégulières? La première remarque à faire, c’est que,
38 Je laisse ces trois phrases telles qu’elles se trouvent dans l’édition revue du présent
ouvrage, publiée en 1867, parce que les données obtenues depuis lors tendent à
prouver que l’opération décrite est ce qui se produit. Dans les photographies que
contient le 2e volume de ses Stars, Star-clusters and Nebulæ et dans la description
qui les accompagne, le Dr Roberts montre que dans quelques-unes (par exemple
dans M. 3 Canum Venaticorum) on voit distinctement une région nébulaire centrale,
telle qu’elle pourrait être produite aux premières étapes de l’opération décrite, et ses
remarques de la page 178 prouvent qu’il est d’avis que cette opération se produit.
536
conformément à la théorie qui précède, cette nébuleuse contient la matière
de nombreuses étoiles et pas seulement celle d’une seule étoile, et que,
conformément à son aspect, ce n’est pas une masse nébuleuse de l’espèce
qui donne naissance à une étoile unique ou soleil; elle est si vaste qu’elle
couvre de nombreux espaces interstellaires. La seconde remarque à faire
c’est qu’une fois qu’elle aura atteint son plus haut degré de diffusion, la
concentration commencera, ce qui implique la conséquence qu’après une
immense période de temps, apparaîtra une nébuleuse en rotation de l’une
ou de l’autre des espèces qui sont représentées par des exemplaires si
nombreux. A l’appui de la conclusion qu’une nébuleuse en spirale est
produite par la concentration de l’une de ces vastes masses diffuses,
contenant la matière d’un grand nombre d’étoiles, vient le fait que, dans
quelques nébuleuses en spirale, beaucoup d’étoiles et de nébuleuses,
comprises dans la spirale, ont été manifestement formées, ou sont en train
de se former pendant que la concentration générale se produit — à preuve
74 Piscium, 100 Comæ et M 51 Canum Venaticorum — ce qui donne
l’idée qu’un nouvel essaim d’étoiles apparaîtra finalement. S’il en est ainsi,
il s’ensuit que l’opération qu’on vient de décrire recommencera — il y aura
des collisions entre des masses en train de se concentrer et une diffusion
progressive, jusqu’à ce que la forme de nébuleuse soit produite à nouveau.
Si, de ce point de vue, nous considérons: 1° les essaims d’étoiles
diversement condensés, 2° les nébuleuses diffuses et irrégulières, 3° les
nébuleuses en spirale et les autres en train de se concentrer en systèmes
d’étoiles, comme nous montrant les différentes phases de la même
opération, il s’ensuit qu’en des milliers d’endroits de notre système sidéral
il se produit des alternances d’évolution et de dissolution. Et on peut tenir
cette conception pour une réponse satisfaisante à la conclusion auparavant
posée que l’équilibre doit aboutir à la mort universelle — c’est un doute
spéculatif opposé à une conclusion spéculative.
537
182 b. — Il y a encore une question que nous ne pouvons laisser de
côté, quoique nous ne puissions y faire de réponse: Que devons-nous
penser à propos de l’avenir de l’univers visible? A la conception
d’évolutions et de dissolutions alternatives, se passant en des multitudes
d’endroits, il faut encore joindre soit la conception de l’univers visible
restant dans son état présent, soit sa conception comme en état de
changement, et alors apparaît cette autre question: changement allant vers
quel état? Il est clair que son état doit changer sa distribution est irrégulière
au point de rendre impossible même un équilibre mobile temporaire.
Dès le début on se met à douter si notre système sidéral est
réellement un agrégat, dans le sens impliqué par la conformité à la loi de
l’évolution et de la dissolution, — s’il ne dépasse point les limites
impliquées par la conformité à la loi. Si, réduisant ses étoiles et leurs
distances à des dimensions imaginables, nous les comparons à des pois
séparés par des centaines de milles de distance, la conception qu’ils
forment un tout relié par leur gravitation mutuelle semble quelque peu
forcée. L’unité supposée paraît encore plus douteuse si l’on tient compte
des marques d’indépendance visibles dans les parties dispersées. Outre la
multitude des cas de l’espèce qui a été décrite, dans lesquels des essaims
d’étoiles paraissent suivre leurs transformations indépendamment du
système sidéral, considéré comme un tout, il y a encore des transformations
locales beaucoup plus larges qui paraissent de même nature. Je fais allusion
à celles qui se passent dans les Nuées de Magellan, la grande et la petite —
deux agglomérations serrées, non pas d’étoiles simples seulement, mais
d’étoiles simples, d’essaims réguliers et irréguliers, de nébuleuses et de
nébulosité diffuse. Qu’elles se soient formées par l’attraction mutuelle de
parties autrefois largement séparées, on en a la preuve dans la nudité des
espaces célestes environnants; la Petite Nuée, particulièrement, est située,
comme dit Humboldt, «dans une espèce de désert sans étoiles». Et puisque
538
les caractères de ces agrégats chaotiques ne sont pas de ceux qui
s’accordent avec des opérations d’évolution, nous devons en conclure
qu’ils sont en train de subir la contre-opération de la dissolution, la matière
nébuleuse qui en est le résultat a déjà enveloppé de grandes portions de
leurs composants mélangés; cette conclusion est appuyée par le fait que,
tandis que l’une des Nuées se trouve dans un espace vide d’étoiles, l’autre a
autour d’elle des nébuleuses et des essaims d’étoiles en grand nombre, qui,
avec le cours du temps, doivent se réunir à elle. On rencontre donc des
difficultés considérables si l’on veut regarder notre système sidéral comme
sujet tout entier aux opérations d’évolution et de dissolution.
Cependant divers traits semblent indiquer que, dans un passé si
immensément éloigné que le temps employé à l’évolution d’un système
solaire ou stellaire devient par comparaison totalement insignifiant, il s’est
produit un rassemblement de la matière composant notre univers qui se
trouvait auparavant dans un état beaucoup plus dispersé; et sa forme en
disque ou annulaire, indiquée par la figure de cercle que prend la Voie
Lactée, donne l’idée que cette matière a un mouvement combiné dans
lequel tous les mouvements plus petits sont compris. De plus, le contraste
entre la Voie Lactée avec ses millions d’étoiles serrées, parsemées de
nombreuses constellations, et les régions de ses pôles dans lesquelles les
nébuleuses les plus régulières sont principalement rassemblées, fournit
encore une autre preuve que notre système sidéral a une espèce d’unité et
qu’au cours d’un passé incommensurable il a subi des transformations dues
à des forces générales. Si donc nous devons considérer l’univers visible
comme un agrégat sujet à des opérations d’évolution et de dissolution de
même nature essentielle que celles qu’on peut découvrir dans les agrégats
plus petits, nous ne pouvons éviter de nous demander quel est l’avenir
probable qui l’attend.
539
Dans ses Outlines of Astronomy (pages 630-1), sir John Herschel.
parle de suppositions faites à propos de la rotation de notre système sidéral
dans le plan de la Voie Lactée. Rejetant l’hypothèse de Mädler que le
centre de rotation se trouve dans les Pléïades, il pense qu’on ne peut encore
avoir raisonnablement aucune opinion sur l’existence de cette rotation
jusqu’à ce qu’on ait fait pendant trente ou quarante ans des observations
d’une espèce particulière. Quoi qu’il en soit, les irrégularités de la Voie
Lactée nécessitent la conclusion qu’il s’y produit et qu’il continuera à s’y
produire un changement général de structure. Son épaisseur, plus grande
dans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud, sa fourche, sa brisure,
ses branches, l’étroitesse des portions de raccord et les parties qui forment
des presqu’îles et des îles, tout cela exclut l’idée d’équilibre, que le système
entier soit stationnaire ou qu’il soit en rotation. Dans le § 150, en parlant de
la destinée des anneaux nébuleux, j’ai cité l’opinion de sir John Herschel
disant qu’un anneau nébuleux ne devait pas se casser à un seul endroit et
ensuite s’affaisser sur lui-même, mais devait se casser à de nombreux
endroits et former des masses séparées. J’y ai joint l’opinion de sir G. B.
Airy, à qui je demandai si ces masses resteraient séparées et qui fut d’avis
que les masses ainsi formées, se séparant plus largement à quelque endroit,
en arriveraient finalement à se fondre en une seule masse. Des conclusions
analogues à l’égard des changements qui se passent dans la Voie Lactée
semblent légitimes ou, plutôt, elles semblent nécessaires. Sa séparation en
parties — en systèmes sidéraux plus petits — est un résultat indiqué par
son aspect présent. Il n’est pas supposable que ces systèmes sidéraux plus
petits puissent rester indépendants d’une façon permanente. L’attraction
mutuelle causerait, dans certains cas, la formation de systèmes sidéraux
binaires, et, dans d’autres cas, la fusion des systèmes, suivant les directions
et les vitesses de leurs mouvements propres respectifs. Cela implique qu’il
peut se produire sur une plus vaste échelle des changements pareils à ceux
540
décrits comme arrivant dans les constellations des concentrations locales
ont lieu dans ces systèmes sidéraux plus petits et il en résulte des évolutions
et des dissolutions, en même temps que les systèmes sidéraux plus petits
eux-mêmes, s’unissant progressivement, deviennent plus condensés et
conséquemment le théâtre de changements plus actifs de même espèce. Si,
lâchant la bride à l’imagination, nous supposons cette opération poussée
jusqu’à ses dernières limites et présentant finalement, sur une échelle
immensément plus large, l’espèce de changement montrée par les
nubécules, il nous vient l’idée d’une destruction progressive des
mouvements molaires possédés par les étoiles en train de se concentrer et
d’une diffusion simultanée de leurs substances, qui, lorsque l’opération
touche à sa fin, étend la matière du système sidéral, sous sa forme
nébuleuse, dans tout l’espace qu’elle occupait originairement — diffusion
qui est l’inverse de la concentration qui l’a précédée — dissolution qui
prépare la voie pour une nouvelle évolution. L’argument, réduit à sa forme
abstraite, est que la quantité de mouvement impliquée par la dispersion doit
être aussi grande que celle impliquée par l’agrégation, ou plutôt que c’est le
même mouvement prenant, ici, la forme molaire, et là, la forme
moléculaire; et si nous nous permettons de concevoir cela comme un
résultat dernier, apparaît la conception non seulement d’évolutions et de
dissolutions locales dans notre système sidéral, mais encore d’évolutions et
de dissolutions générales alternant indéfiniment.
Mais nous ne pouvons pas poser cette conclusion sans admettre
tacitement quelque chose qui dépasse les limites de la connaissance
possible, savoir que l’énergie contenue dans notre système sidéral reste
sans diminution. La continuité de ces alternances sans fin présuppose que
la quantité de mouvement moléculaire, rayonnée par chaque étoile au cours
de sa formation, à partir de l’état de matière diffuse, doit ou ne pas
s’échapper de notre système sidéral ou bien être compensée par une
541
quantité égale de mouvement moléculaire rayonné en elle des autres
portions de l’espace.
Si l’éther qui remplit l’espace interstellaire de notre système sidéral
a une limite quelque part au delà des étoiles les plus éloignées, on peut en
conclure que le mouvement n’est pas perdu par rayonnement au delà de
cette limite; et, s’il en est ainsi, le degré de diffusion originel peut être pris
à nouveau. Ou, si l’on suppose que l’éther est sans bornes et que la
température de l’espace est la même au dedans et au dehors de notre
système sidéral, on peut en conclure que, la quantité de mouvement
contenue dans notre système sidéral ne diminuant jamais, ses
concentrations et ses diffusions alternées peuvent continuer indéfiniment.
Mais nous ne serons jamais capables de savoir si l’une ou l’autre de ces
conditions est remplie.
Nous pouvons laisser ces questions de côté, comme dépassant les
bornes de la spéculation rationnelle. On les a effleurées pour montrer que,
du progrès général vers l’équilibre, on ne peut pas conclure qu’on atteindra
au repos universel ou à la mort universelle; mais que si, par un mode de
raisonnement, on arrive à cette conclusion, par un autre mode on peut
conclure à des renouvellements d’activité et de vie.
Ici, il est pourtant inutile à la présentation adéquate de la doctrine
générale que l’évolution et la dissolution soient suivies jusqu’au bout dans
les deux directions. Au § 93 nous avons dit qu’il n’y a pas de philosophie
réalisée qui puisse remplir le cadre d’une philosophie idéale; — elle ne
peut même pas décrire toute l’histoire d’un petit agrégat depuis son
apparition jusqu’à sa disparition, et par conséquent se trouve immensément
loin de pouvoir le faire pour l’agrégat qui comprend la totalité des choses.
Mais bien que nous devions toujours rester incapables de donner
une explication complète de la transformation des choses, même dans la
plus petite de ses parties et encore plus dans sa totalité, nous sommes
542
pourtant capables de reconnaître partout en elle la même loi générale; et
nous pouvons raisonnablement en conclure que cette loi est en vigueur dans
les parties de la transformation qui sont hors de la portée de notre
intelligence, tout comme elle l’est dans les parties que notre intelligence
peut connaître.
543
185. — Ici, nous nous retrouvons, d’une façon inattendue, en face
de la vérité d’où nous sommes partis et c’est par elle que notre révision va
commencer. Car cette forme intégrée de connaissance est celle que nous
avons déclarée, en dehors de la doctrine de l’évolution, la plus haute forme
de connaissance.
Lorsque nous nous sommes enquis de ce qui constitue la
Philosophie; — lorsque nous avons comparé les diverses conceptions de la
philosophie qui ont été formulées, en éliminant les éléments qui les
rendaient différentes pour voir ce sur quoi elles étaient d’accord, nous
avons trouvé que toutes admettaient tacitement que la philosophie est la
connaissance complètement unifiée. En dehors de chaque système de
connaissance unifiée et en dehors des méthodes proposées pour en
effectuer l’unification, nous avons, dans chaque cas, découvert la croyance
que cette unification est possible et que le but de la philosophie est de
l’accomplir.
Après avoir atteint cette conclusion, nous avons considéré les
données qui doivent servir de point de départ à la philosophie. Des
propositions fondamentales, c’est-à-dire des propositions qu’on ne peut
déduire d’autres propositions situées encore plus profondément, ne peuvent
être établies qu’en montrant l’accord complet de tous les résultats qu’on
atteint au moyen de leur admission; et, déclarant d’avance qu’elles
n’étaient que des hypothèses avant d’être ainsi établies, nous avons pris
pour données ces composants de notre intelligence sans lesquels on ne
pourrait effectuer les opérations mentales impliquées par l’acte de
philosopher.
Après la spécification de ces données, nous avons passé à certaines
vérités primordiales — l’indestructibilité de la matière, la continuité du
mouvement et la persistance de la force; celle-ci est la vérité dernière d’où
les autres dérivent. Après avoir vu que nos expériences de matière et de
544
mouvement peuvent se résoudre en expériences de force, nous avons vu
que ces autres vérités que la matière et le mouvement ne peuvent pas
changer comme quantité sont impliquées dans le principe que la force est
invariable en quantité. Nous avons conclu que cette vérité est celle par
laquelle on peut prouver toutes les autres, qui en dérivent toutes.
La première vérité qui se présenta pour être ainsi prouvée est «la
persistance des rapports entre les forces» qu’on appelle ordinairement
uniformité de loi. Nous avons trouvé qu’elle est nécessairement impliquée
dans cette autre vérité que la force ne peut ni sortir de rien, ni se réduire à
rien.
La déduction faite ensuite a été que les forces qui paraissent
perdues sont transformées en leurs équivalents des autres forces, ou,
réciproquement, que les forces qui deviennent manifestes, le font par la
disparition de forces équivalentes préexistantes. Nous avons trouvé des
applications de ces vérités dans les mouvements des corps célestes, dans les
changements qui se produisent sur la surface de la terre et dans toutes les
actions organiques et super-organiques.
Nous avons montré qu’il en est de même pour la loi que toute chose
se meut le long de la ligne de moindre résistance, ou le long de la ligne de
plus grande traction, on suivant la ligne de leur résultante. Nous avons
montre qu’il en est ainsi et que, étant donnée la persistance de la force, il
doit en être ainsi dans les mouvements de tout ordre, depuis les
mouvements des étoiles jusqu’à ceux des décharges nerveuses et des
courants commerciaux.
Nous avons vu qu’il en est de même pour le «rythme du
mouvement». Tous les mouvements alternent — ceux des planètes dans
leurs orbites comme ceux des molécules de l’éther dans leurs ondulations,
les cadences du discours comme la hausse et la baisse des prix; et, comme
précédemment, il est devenu manifeste que, la force étant persistante, ce
545
changement perpétuel de sens éprouvé par le mouvement entre des limites
est chose inévitable.
186. — Ces vérités, s’appliquant à tout ce qui existe en général,
furent reconnues comme étant de l’espèce requise pour constituer ce que
nous désignons par le mot Philosophie. Mais, en les considérant, nous
avons vu que, telles qu’elles sont, elles ne forment pas une philosophie et
qu’une philosophie ne peut pas être formée par un nombre quelconque de
vérités de ce genre, connues séparément. Chacune d’elles exprime la loi de
quelqu’un des facteurs qui produisent les phénomènes, suivant la
connaissance que nous avons de ceux-ci, ou, au plus, exprime la loi de la
coopération de deux de ces facteurs. Mais savoir quels sont les éléments
d’une opération n’est pas savoir comment ces éléments se combinent pour
l’effectuer. Ce qui peut seulement unifier la connaissance, ce doit être la loi
de coopération des facteurs — une loi exprimant simultanément les
antécédents complexes et les conséquents complexes que tout phénomène
présente dans son ensemble.
Une autre conclusion à laquelle nous sommes arrivés, c’est que la
philosophie, telle que nous la comprenons, ne doit pas seulement unifier les
changements qui se manifestent dans les phénomènes concrets isolés, et ne
doit pas s’arrêter court après avoir unifié les changements manifestés dans
les classes isolées de phénomènes concrets; mais elle doit unifier les
changements déployés dans tous les phénomènes concrets. Si la loi
d’opération de chaque facteur est vraie pour tout le cosmos, la loi de
coopération des facteurs doit l’être aussi. Et par conséquent cette
unification suprême, cherchée par la philosophie, doit consister en la
compréhension du cosmos comme se conformant à cette loi de coopération.
Descendant à une vue plus concrète, nous avons vu que la loi
cherchée doit être la loi de la redistribution continuelle de la matière et du
mouvement. Les changements qui se produisent partout, depuis ceux qui
546
altèrent lentement la structure de notre ciel étoilé jusqu’à ceux qui
constituent une décomposition chimique, sont des changements dans les
positions relatives des parties composantes; et ces changements impliquent
nécessairement partout qu’en même temps qu’un nouvel arrangement de la
matière est apparu un nouvel arrangement du mouvement. D’où suit qu’il
doit y avoir une loi de la redistribution concomitante de la matière et du
mouvement qui s’applique à tous les changements et qui, les unissant ainsi
tous, doit être la base de la Philosophie.
En commençant notre recherche de cette loi universelle de
redistribution, nous avons considéré d’un autre point de vue le problème de
la philosophie et nous avons vu que sa solution ne pouvait pas être d’une
autre nature que celle indiquée. Nous avons montré qu’une philosophie
idéalement complète doit formuler la série entière des changements subis
par les êtres, isolément et dans leur ensemble, depuis leur passage de
l’imperceptible au perceptible jusqu’à leur retour du perceptible à
l’imperceptible. Si elle commence ses explications avec des êtres qui ont
déjà des formes concrètes ou si elle les quitte alors qu’ils ont encore des
formes concrètes, il est manifeste que ces êtres avaient une histoire
antérieure ou qu’ils auront une histoire postérieure dont la philosophie ne
rend pas compte. D’où nous avons vu qu’il s’ensuivait que la formule
cherchée, également applicable aux êtres pris isolément et pris dans leur
totalité, doit être applicable à l’histoire entière de chacun d’eux et à
l’histoire entière de leur ensemble. Telle doit être la forme idéale de la
philosophie, quelle que soit la distance à laquelle on en reste dans la réalité.
Ces considérations nous amenèrent en vue de la formule. Car si elle
devait exprimer le progrès tout entier depuis le passage de l’imperceptible
au perceptible jusqu’à celui du perceptible à l’imperceptible, et si elle
devait aussi exprimer la redistribution continuelle de la matière et du
mouvement, il devenait alors évident qu’elle ne pouvait pas être autre
547
chose qu’une formule définissant les opérations opposées de concentration
et de diffusion affectant la matière et le mouvement. Et s’il en est ainsi,
cette formule doit être une expression de cette vérité que la concentration
de la matière implique la dissipation du mouvement et que,
réciproquement, l’absorption du mouvement implique la diffusion de la
matière. En fait nous avons trouvé que telle est la loi du cycle entier de
changements par lequel tout être passe. De plus nous avons vu que, non
seulement cette loi s’applique à l’histoire entière de chaque être, mais
encore qu’elle s’applique à chaque détail de cette histoire. Les deux
opérations se produisent à chaque instant; mais il y a toujours un résultat
différentiel en faveur de l’une ou de l’autre. Et tout changement, même s’il
n’est pas antre chose qu’une transformation de parties, avance
inévitablement l’une ou l’autre de ces opérations.
L’évolution et la dissolution, comme nous nommons ces deux
transformations opposées, bien qu’elles soient ainsi vraiment définies dans
leurs caractères les plus généraux, ne sont définies qu’incomplètement; ou
plutôt, alors que la définition de la dissolution est suffisante, celle de
l’évolution est extrêmement insuffisante. L’évolution est toujours une
intégration de matière et une dissipation de mouvement; mais elle est, dans
presque tous les cas, beaucoup plus que cela. La redistribution primaire de
matière et de mouvement est accompagnée de redistributions secondaires.
En distinguant les diverses espèces d’évolution ainsi produites
comme simples et comme composées, nous avons examiné sous quelles
conditions ont lieu les redistributions secondaires qui rendent l’évolution
composée. Nous avons trouvé qu’un agrégat en train de se concentrer, qui
perd rapidement le mouvement qu’il contient, ou qui s’intègre vivement, ne
montre que l’évolution simple; mais dans la même proportion que, soit sa
grandeur, soit la constitution particulière de ses composants, empêche la
dissipation de son mouvement, ses parties, en subissant la redistribution
548
primaire qui aboutit à l’intégration, subissent des redistributions
secondaires produisant une complexité plus ou moins grande.
187. — De cette conception de l’évolution et de la dissolution
comme formant ensemble la série entière des changements par lesquels
passent les choses, et de cette conception de l’évolution comme divisée en
simple et en composée, nous sommes passés à la considération de la loi de
l’évolution, telle qu’elle se montre parmi les existences de tous ordres, en
général et en particulier.
Nous avons suivi non seulement dans chaque tout, mais dans les
parties dont le tout se compose, l’intégration de la matière et la dissipation
concomitante du mouvement. Nous avons des exemples de concentration
progressive aussi bien dans l’agrégat du système solaire que dans chaque
planète et chaque satellite. Dans chaque organisme, cette incorporation
générale de matériaux dispersés qui détermine la croissance, est
accompagnée d’incorporations locales formant ce que nous appelons des
organes. Chaque société, tout en nous montrant l’œuvre d’agrégation par
l’accroissement de la masse de sa population, nous la montre aussi dans la
formation de masses denses sur des points particuliers de son territoire. Et
dans tous les cas, en même temps que ces intégrations directes, se
produisent des intégrations indirectes par lesquelles les parties sont rendues
mutuellement dépendantes.
De cette redistribution primaire nous avons été amenés à considérer
les redistributions secondaires en nous demandant comment il put y avoir
formation de parties durant la formation d’un tout. Nous avons trouvé qu’il
y a d’habitude un passage de l’homogénéité à l’hétérogénéité, en même
temps que le passage de la diffusion à la concentration. Pendant que la
matière du système solaire a pris une forme plus dense, elle a changé son
unité de distribution en variété. La solidification de la terre a été
accompagnée par le passage d’une uniformité comparative à une extrême
549
multiformité. Toute plante, tout animal qui, partant d’un germe, arrive à
une masse d’un volume relativement grand, passe aussi de la simplicité à la
complexité. L’accroissement d’une société quant au nombre et à la
cohésion de ses membres est accompagné d’une hétérogénéité croissante
dans son organisation politique et dans son organisation industrielle. Et il
en est de même pour les produits superorganiques — le langage, la science,
l’art et la littérature.
Mais nous avons vu que ces redistributions secondaires ne sont pas
complètement exprimées par là. En même temps que les parties
composantes d’un tout deviennent plus dissemblables les unes des autres,
elles deviennent plus nettement tranchées. Le résultat des redistributions
secondaires est donc de changer une homogénéité indéfinie en une
hétérogénéité définie. Nous avons aussi trouvé ce caractère additionnel
dans les agrégats de tous les ordres. Cependant, en y regardant plus
attentivement, nous avons vu que l’augmentation du caractère défini qui va
de pair avec l’augmentation d’hétérogénéité n’est pas un trait indépendant,
mais un résultat de l’intégration qui progresse dans chacune des parties en
train de se différencier, en même temps qu’elle progresse dans le tout
formé par ces parties.
Nous avons indiqué de plus que, dans toutes les évolutions
inorganiques, organiques et superorganiques, ce changement dans
l’arrangement de la matière est accompagné d’un changement parallèle
dans l’arrangement du mouvement qu’elle contient: chaque augmentation
dans la complexité de la structure implique une augmentation
correspondante dans la complexité des fonctions. Nous avons montré qu’en
même temps que les molécules s’intègrent en des masses il y a intégration
du mouvement moléculaire en mouvement de masses, et qu’aussitôt qu’il
apparaît de la variété dans le volume et dans la forme des agrégats et dans
550
leurs rapports avec les forces incidentes il apparaît aussi de la variété dans
leurs mouvements.
La transformation ainsi considérée sous des aspects isolés, n’étant
au fond qu’une seule transformation, il devint nécessaire de réunir ces
aspects isolés en une seule conception — de regarder les redistributions
primaires et secondaires comme opérant simultanément leurs effets variés.
Partout le changement d’une simplicité confuse en une complexité
distincte, dans la distribution de la matière et du mouvement, accompagne
la consolidation de la matière et la perte de son mouvement interne. Par
conséquent la redistribution de la matière et du mouvement qu’elle retient
va d’un arrangement relativement diffus, uniforme et indéterminé, à un
arrangement relativement concentré, multiforme et déterminé.
188. — Nous arrivons maintenant à l’une des additions qu’on peut
faire à notre thèse générale en la résumant. L’occasion est convenable pour
observer, dans les inductions précédentes, un degré d’unité supérieur à
celui que nous avons remarqué pendant que nous faisions ces inductions.
Jusqu’ici nous avons considéré la loi d’évolution comme vraie pour
tous les ordres d’existence considérés chacun séparément. Mais l’induction
ainsi présentée n’atteint pas à la plénitude qu’elle acquiert lorsque nous
considérons ces divers ordres d’existence comme formant un tout naturel.
Lorsque nous pensons à l’évolution comme divisée en astronomique,
géologique, biologique, psychologique, sociologique, etc., il peut nous
sembler, jusqu’à un certain point, que c’est par pure coïncidence que la
même loi de métamorphose s’applique à toutes ses divisions. Mais lorsque
nous reconnaissons que ces divisions sont des groupements purement
conventionnels établis pour faciliter l’arrangement et l’acquisition du
savoir, — lorsque nous nous souvenons que les existences différentes dont
s’occupe chacune de ces divisions sont des parties composantes du même
cosmos, nous voyons tout de suite qu’il n’y a pas plusieurs espèces
551
d’évolution ayant certains traits communs, mais une seule évolution se
développant partout de la même façon. Nous avons fait la remarque, à bien
des reprises, que, lorsqu’un tout évolue, il se produit toujours en même
temps une évolution des parties en lesquelles il se divise; mais nous
n’avons pas fait la remarque qu’il en est également ainsi pour la totalité des
choses, qui, depuis la plus grande jusqu’à la plus petite, sont faites de
parties divisées en d’autres parties. Nous savons que, pendant qu’un
agrégat physiquement cohérent, comme le corps humain, grandit et prend
sa forme générale, chacun de ses organes en fait autant; que, pendant que
chaque organe grandit et devient différent des autres, il se produit une
différenciation et une intégration des tissus et des vaisseaux qui le
composent; et que les composants eux-mêmes de ces composants
grandissent pour leur compte et prennent des structures plus nettement
hétérogènes. Mais nous n’avons pas suffisamment remarqué que, pendant
que chaque individu se développe, la société dont il est une insignifiante
unité, se développe aussi; que, pendant que la masse agrégée qui forme une
société est en train de s’intégrer et de devenir plus nettement hétérogène,
l’agrégat total aussi, la Terre, continue à s’intégrer et à se différencier; que
tandis que la terre, qui n’est pas en volume la millionième partie du
système solaire, progresse vers un état de structure plus concentré, le
système solaire fait de même.
Ainsi comprise, l’évolution ne devient pas une seulement en
principe, elle devient une en fait. Il n’y a pas des métamorphoses
nombreuses s’opérant de la même façon, mais il y a une seule
métamorphose qui progresse universellement partout où la métamorphose
opposée n’a pas commencé. En tout lieu, soit grand soit petit, où la matière
qui l’occupe acquiert une individualité appréciable ou bien devient
distinguable d’une autre matière, l’évolution se produit, ou plutôt
l’acquisition de cette individualité appréciable est le commencement de
552
l’évolution. Et cela est vrai indépendamment de la taille de l’agrégat, et
indépendamment de son inclusion en d’autres agrégats.
189. — Après les avoir faites, nous avons vu que les inductions qui,
prises ensemble, établissent la loi de l’évolution ne forment point, aussi
longtemps qu’elles restent des inductions, ce tout qu’on a le droit de
nommer philosophie. Le passage de ces inductions de l’accord à l’identité
ne suffit même pas à produire l’unité cherchée. Car, ainsi que nous l’avons
indiqué en son temps, pour unifier avec d’autres les vérités inductivement
obtenues, il faut les déduire du principe de la persistance de la force. C’est
pourquoi, faisant un pas de plus, nous avons fait voir que, la force étant
persistante, la transformation qui nous est montrée par l’évolution en
résulte nécessairement.
La première conclusion fut que tout agrégat homogène fini doit
perdre son homogénéité en raison de l’exposition inégale de ses parties aux
forces incidentes, et que tout agrégat imparfaitement homogène doit
devenir non homogène d’une façon décidée. Nous avons montré que la
production des diversités de structure par des forces diverses et par des
forces agissant dans des conditions différentes se fait voir dans l’évolution
astronomique; et qu’un rapport semblable de cause à effet se voit dans les
petites et les grandes modifications qu’a subies notre globe. Les premiers
changements subis par les germes organiques ont fourni une preuve de plus
que la dissemblance de structure est la conséquence de la dissemblance des
relations avec les forces de l’ambiance — preuve renforcée par la tendance
que montrent les membres de chaque espèce à se différencier en variétés,
lorsqu’ils sont placés dans des conditions différentes. Et nous avons trouvé
que les contrastes politiques et industriels, qui apparaissent entre les
diverses parties des sociétés, fournissent des exemples du même principe.
L’instabilité de ce qui est relativement homogène, partout rencontrée, se
553
voit aussi dans chacune des parties appréciables d’un tout. Ainsi donc le
moins hétérogène tend continuellement à devenir plus hétérogène.
Un pas de plus nous a fait découvrir une cause secondaire de
l’accroissement de la multiformité. Chaque partie différenciée n’est pas
seulement le siège de différenciations nouvelles; elle en est encore une
source, puisque, en devenant dissemblable des autres parties, elle devient
un centre de réactions dissemblables sur les forces incidentes et, en
augmentant ainsi la diversité des forces en œuvre, elle ajoute à la diversité
des effets produits. Nous avons trouvé que cette multiplication d’effets peut
être également suivie dans toute la nature, — dans les actions et les
réactions qui se produisent dans le système solaire, dans les changements
produits dans les organismes par de nouvelles influences, dans les
nombreuses pensées et les nombreux sentiments engendrés par des
impressions uniques et dans les résultats, qui vont se ramifiant toujours,
produits par toute force additionnelle agissant sur une société. A cela nous
avons ajouté le corollaire que la multiplication des effets se fait en
progression géométrique, à mesure que l’hétérogénéité augmente.
Pour interpréter complètement les changements de structure qui
constituent l’évolution, il restait à assigner une raison à cette démarcation
croissante des parties qui accompagne la production des différences entre
les parties. Nous avons découvert que cette raison est le triage des unités
mélangées, s’opérant sous l’action de forces capables de les mettre en
mouvement. Nous avons vu que, lorsque des forces incidentes différentes
ont rendu les parties d’un agrégat dissemblables quant à la nature des unités
qui les composent, il apparaît nécessairement une tendance à la séparation
des unités dissemblables et une tendance au rassemblement des unités
semblables. Cette cause du caractère défini des intégrations locales qui
accompagnent les différenciations locales fut reconnue comme agissante
dans toutes les espèces d’évolution, — dans la formation des corps célestes,
554
dans la configuration de la croûte de la terre, dans les modifications
organiques, dans l’établissement des distinctions mentales, dans la genèse
des divisions sociales.
Enfin à la question de savoir si ces opérations ont une limite, nous
avons trouvé pour réponse qu’elles doivent aboutir à l’équilibre. Cette
continuelle division et subdivision de forces, qui change l’uniforme en
multiforme et le multiforme en plus multiforme, est une opération par
laquelle les forces se dissipent perpétuellement, et leur dissipation,
continuant aussi longtemps qu’il reste des forces non balancées par des
forces opposées, doit aboutir au repos. Nous avons montré que lorsque
beaucoup de mouvements se produisent ensemble, comme la chose arrive
dans des agrégats de différents ordres, la prompte dispersion des
mouvements les plus petits et de ceux qui rencontrent le plus de résistance
établit des équilibres mobiles d’espèces diverses, formant ainsi des étapes
de transition sur le chemin qui mène à l’équilibre complet. En cherchant
plus avant, nous avons découvert que pour la même raison ces équilibres
mobiles ont un certain pouvoir de se conserver, pouvoir qui se montre dans
la neutralisation des perturbations et dans l’ajustement à des conditions
nouvelles. Ce principe général d’équilibre, comme les autres principes
généraux, fut suivi à travers toutes les formes d’évolution — astronomique,
géologique, biologique, mentale et sociale, Et notre conclusion dernière fut
que l’avant-dernière étape de l’équilibre dans le monde organique, où se
trouvent établis la plus extrême multiformité et l’équilibre mobile le plus
complexe, doit contenir l’état le plus élevé auquel l’humanité puisse
parvenir.
Mais le fait qui nous concerne principalement ici, c’est que chacune
de ces lois de redistribution de la matière et du mouvement fut reconnue
être une loi dérivée, — une loi qu’on peut déduire de la loi fondamentale.
Etant donnée la persistance de la force, il s’ensuit, comme inévitables
555
conséquences, l’instabilité de l’homogène et la multiplication des effets; le
triage et l’équilibre en deviennent aussi des corollaires. Et en découvrant
ainsi que les opérations de changement groupées sous ces titres sont autant
d’aspects différents d’une seule transformation; déterminée par une
nécessité ultime, nous arrivons à les unifier complètement, — à en faire
une synthèse dans laquelle l’évolution, en général et en détail, devient une
conséquence de la loi qui est au-dessus de toute démonstration. De plus,
par leur unification entre elles, les vérités complexes de l’évolution
deviennent simultanément unifiées avec ces vérités plus simples qui ont
une même origine, — l’équivalence des forces transformées, le mouvement
de chaque masse et de chaque molécule le long de la ligne de moindre
résistance et la limitation de ce mouvement par le rythme. Cette unification
nouvelle nous conduit à concevoir le réseau entier des changements
présentés par chaque phénomène concret, et par l’agrégat des phénomènes
concrets, comme la manifestation d’un fait fondamental — fait qui se
montre aussi bien dans le changement total que dans tous les changements
partiels dont il est composé.
190. — Finalement, nous avons considéré, tel qu’il se montre dans
la Nature, ce procédé de dissolution qui forme le complément de
l’évolution et qui, à un moment ou à un autre, défait ce que l’évolution a
fait.
Nous avons vu que la dissolution qui suit rapidement l’arrêt de
l’évolution dans les agrégats instables et qui ne le suit parfois qu’après une
longue période de retard dans les agrégats stables qui sont autour de nous,
doit finalement atteindre ce vaste agrégat dont tous les autres ne sont que
des parties — la Terre. Nous avons même trouvé des raisons pour croire
que les constellations, assemblages de ces masses bien plus considérables
que nous nommons étoiles, seront finalement dissipées, et nous avons
laissé en suspens la question de savoir si notre système sidéral, dans son
556
ensemble, ne subira pas la même. destinée au bout d’un temps qui dépasse
le pouvoir de notre imagination. Tout en concluant que, dans de
nombreuses parties de l’univers visible, la dissolution suit l’évolution et
qu’ensuite l’évolution recommence, nous avons dû laisser sans réponse la
question de savoir s’il y a une alternance de l’évolution et de la dissolution
dans la totalité des choses, cette question étant de celles qui dépassent la
portée de l’intelligence humaine.
Si pourtant nous inclinons vers la croyance que ce qui arrive aux
parties doit finalement arriver au tout, nous sommes conduits à la
conception d’évolutions qui ont empli un passé sans limite et à celle
d’évolutions qui rempliront un avenir sans limite. Nous ne pouvons plus
considérer la création visible comme avant un commencement défini et une
fin déterminée, ou comme étant isolée. Elle devient unie à toute l’existence
qui l’a précédée et à toute celle qui la suivra; et la Force présentée par
l’univers devient de la même catégorie que l’Espace et le Temps, et comme
eux n’admet aucune limite dans la pensée.
191. — Cette conception est d’accord avec celle qui se trouve à la
fin de la première partie de cet ouvrage, dans laquelle nous avons traité du
rapport entre le Connaissable et l’Inconnaissable.
Nous y avons montré, par l’analyse des idées religieuses et des
idées scientifiques, qu’alors qu’il est impossible de connaître la cause qui
produit des effets sur la conscience, l’existence d’une cause de ces effets
est une donnée de la conscience. La croyance en un pouvoir qui dépasse la
connaissance est l’élément fondamental de la religion qui survit à tous ses
changements de forme. Cette croyance inexpugnable est également la base
sur laquelle repose toute science exacte; et c’est à elle que nous sommes
ramenés par la synthèse que nous venons de compléter. La seule chose qui
rende possible l’interprétation de chaque fait concret, et qui permette à la
fin d’unifier toutes les interprétations concrètes, c’est la reconnaissance
557
d’une force persistante, changeant toujours ses manifestations, mais restée
invariable en quantité durant tout le passé et devant rester invariable durant
tout l’avenir.
192. — C’est vers une conclusion de ce genre que tous les ordres de
recherches: scientifique, métaphysique, théologique, ont toujours marché et
qu’ils marchent encore. Ce progrès est montré clairement par la fusion des
conceptions polythéistes dans la conception monothéiste, et par la
réduction de la conception monothéiste à une forme de plus en plus
générale, dans laquelle la providence personnelle disparaît dans
l’immanence universelle.Il se montre également dans la disparition des
anciennes théories sur les essences, les potentialités, les vertus occultes,
etc.; dans l’abandon de doctrines comme celles des Idées Platoniques, des
Harmonies Préétablies et autres semblables; et dans la tendance à
l’identification de l’Etre tel qu’il est présent dans la conscience avec l’Etre
tel qu’il est conditionné en dehors de la conscience. Ce progrès est encore
plus évident dans le développement de la Science, qui, dès le début, a
groupé des faits isolés sous des lois et a uni des lois particulières sous des
lois plus générales, pour atteindre à des lois d’une généralité de plus en
plus haute jusqu’à ce que la conception de lois universelles lui soit devenue
familière.
Puisque l’unification est ainsi la caractéristique du développement
de la pensée dans tous ses genres et qu’on en peut raisonnablement
conclure qu’elle arrivera finalement à l’unité totale, cela fournit un nouvel
appui à notre conclusion, car, à moins qu’il y ait quelque autre unité
supérieure, celle que nous avons atteinte doit être celle vers laquelle tend le
progrès de la pensée.
Qu’on ne suppose pas que nous réclamions la même confiance pour
les propositions secondaires que nous avons formulées comme exemples de
la thèse générale. Une telle supposition serait si manifestement absurde,
558
qu’il semble à peine utile de la repousser. Mais la vérité de la doctrine, en
sa totalité, n’est pas affectée par les erreurs de détail qu’on a pu commettre
en l’exposant. Si l’on peut montrer que la persistance de la force n’est pas
une donnée de la conscience; si l’on peut montrer que les diverses lois de la
force que nous avons énoncées n’en sont pas les corollaires; si l’on peut
montrer qu’étant données ces lois la redistribution de la Matière et du
Mouvement n’est pas forcée de s’opérer de la façon que nous avons
décrite; il sera, en effet, alors prouvé que la théorie de l’évolution n’a pas
les hautes garanties que nous revendiquons pour elle. Mais tant que cela
n’aura pas été fait, il n’y a rien qui puisse invalider les conclusions
générales auxquelles nous sommes arrivés.
193. — Si ces conclusions sont acceptées, — si l’on est d’accord
que les phénomènes qui se produisent partout sont des parties de
l’opération générale de l’Evolution, sauf quand ils sont des parties de
l’opération opposée, la Dissolution, nous pouvons alors conclure que tous
les phénomènes ne reçoivent leur interprétation complète que lorsqu’ils
sont reconnus comme parties constituantes de ces opérations. D’où suit que
la limite vers laquelle avance la Connaissance ne sera atteinte que lorsque
les formules de ces opérations pourront fournir l’explication des
phénomènes en général. Mais c’est là un idéal que la réalité n’atteindra pas.
Car, pour vrai que ce soit que tous les changements phénoménaux
sont des résultats directs ou indirects de la persistance de la force, la preuve
qu’il en est ainsi ne peut jamais être fournie que partiellement. Le progrès
scientifique est un progrès dans l’ajustement de la pensée aux choses,
progrès que nous voyons se produire présentement et qui continuera à se
produire dans l’avenir, mais qui ne pourra jamais arriver à la perfection.
Pourtant, bien que la science ne puisse jamais être complète, et bien que ce
ne soit que dans un avenir très éloigné qu’elle puisse être approchée de la
559
perfection, on peut, de nos jours, lui faire parcourir un bon bout de chemin
sur la voie qui la mène vers ce but.
Bien entendu, ce qui est faisable aujourd’hui ne peut pas être
l’œuvre d’un individu isolé. Il n’est personne qui puisse posséder le savoir
encyclopédique nécessaire pour organiser convenablement même les
vérités déjà établies. Néanmoins, comme toute organisation, commençant
par des ébauches mal venues, se complète par des modifications et des
additions successives, on peut, d’un essai même grossier, retirer l’avantage
de réduire les faits maintenant accumulés — ou du moins certaines classes
d’entre eux — à quelque chose comme une coordination. Telle est la raison
qu’on peut invoquer en faveur des divers volumes qui suivront celui-ci, et
qui s’occuperont des divisions de ce qu’au début nous avons appelé
Philosophie spéciale.
194. — En terminant, il faut dire quelques mots sur la portée
générale des doctrines dont le développement va être poussé plus loin.
Bien qu’il soit impossible d’empêcher les fausses interprétations,
surtout lorsque les questions en jeu sont de celles qui excitent tant de
passions, pour nous en préserver autant que possible, il sera bon de refaire
une exposition brève et énergique de la doctrine philosophico-religieuse qui
est contenue dans les pages qui précèdent.
Nous avons montré et remontré de bien des façons différentes que
les vérités les plus profondes auxquelles nous puissions parvenir sont
simplement l’exposé des uniformités les plus vastes qui se rencontrent dans
les expériences que nous avons des rapports de la Matière, du Mouvement
et de la Force; et nous avons montré que matière, mouvement et force ne
sont que des symboles de la Réalité inconnue. Un pouvoir dont la nature
reste à jamais inconcevable, et auquel on ne peut imaginer de limites dans
le temps ni dans l’espace, produit en nous certains effets. Ces effets ont
certaines ressemblances d’espèce, les plus générales desquelles nous
560
classons sous les noms de matière, mouvement et force; et entre ces effets
il y a des ressemblances de connexion dont nous classons les plus
constantes comme lois ayant la plus haute certitude. L’analyse réduit ces
diverses espèces d’effets à une seule, et ces diverses espèces d’uniformités
à une seule uniformité. L’œuvre la plus haute de la Science est
l’interprétation de tous les ordres de phénomènes comme étant des
manifestations différemment conditionnées de cette unique espèce d’effet,
sous des modes différemment conditionnés de cette unique espèce
d’uniformité. Mais, ce faisant, la Science n’a pas fait autre chose que
systématiser nos expériences et n’a pas étendu leurs limites d’un seul
degré. Nous ne pouvons pas plus dire à présent qu’auparavant si les
uniformités sont aussi nécessaires absolument qu’elles sont devenues
relativement nécessaires à nos pensées. Tout ce qui est possible pour nous,
c’est d’interpréter l’arrangement des choses tel qu’il se présente à notre
conscience limitée; mais comment l’arrangement que nous percevons est en
rapport avec l’arrangement réel, c’est ce que nous sommes incapables de
concevoir, et encore moins de savoir.
Il faut se rappeler aussi que si la connexion entre l’ordre
phénoménal et l’ordre ontologique est pour jamais indécouvrable, il en est
de même de la connexion entre les formes conditionnées de l’être et sa
forme inconditionnée. L’interprétation de tous les phénomènes au moyen
des idées de matière, de mouvement et de force, n’est rien de plus que la
réduction de nos symboles complexes de pensée à leur forme la plus
simple, et lorsque l’équation a été réduite à ses termes les plus simples, les
symboles restent toujours des symboles. Il s’ensuit que les raisonnements
contenus dans les pages précédentes ne fournissent d’appui ni à l’une ni à
l’autre des hypothèses antagonistes concernant la nature ultime des choses.
Ils n’impliquent pas plus le matérialisme que le spiritualisme et pas plus le
spiritualisme que le matérialisme. L’établissement de la corrélation et de
561
l’équivalence entre les forces du monde extérieur et celles du monde
intérieur, sert à assimiler ces mondes l’un à l’autre, en les prenant
alternativement comme point de départ. Mais celui qui interprétera
justement la doctrine contenue dans cet ouvrage verra qu’aucun de ces
deux termes ne doit être pris pour base. Il verra que, quoique le rapport du
sujet et de l’objet rende pour nous nécessaires les conceptions antithétiques
d’Esprit et de Matière, l’une comme l’autre de ces conceptions doit être
regardée simplement comme le signe de la Réalité Inconnue qui se trouve
sous toutes les deux.
FIN
562
de l’étendre des phénomènes organiques aux phénomènes inorganiques.
Mais, sans qu’on y fît attention, cette proposition emportait avec elle un
sens implicite qui affecta indûment les pensées subséquentes. Le besoin de
brièveté avait sans doute en partie déterminé l’expression de von Baer qui,
pour le but qu’il se proposait, n’avait pas besoin de plus de précision: il lui
était inutile de dire que l’homogénéité dont il s’agissait n’est pas absolue.
Quand j’adoptai le mot et en étendis l’application du domaine physique an
domaine psychique, et ensuite à des formes d’existence autres que la forme
organique, il ne me vint pas à l’esprit la pensée qu’il fallait en exclure
l’idée de caractère absolu. Il est vrai que, de temps à autre, comme à la fin
du § 149, dans une note placée plus loin, et à d’autres endroits encore, j’ai
indiqué le sens relatif qu’il fallait attribuer au mot homogénéité; mais
comme il était ordinairement employé sans être accompagné de cet
avertissement, la porte restait ouverte aux fausses interprétations. On a
supposé que j’admettais l’idée de l’homogénéité absolue, alors que j’ai
positivement dit le contraire. Il est évident qu’en prévision des critiques
probables il aurait fallu employer partout l’expression d’homogénéité
relative.
Ces autres traits du développement de l’embryon qui ne furent pas
reconnus par von Baer comme accompagnant l’augmentation
d’hétérogénéité, — l’accroissement de la cohérence et l’augmentation du
caractère défini, — doivent naturellement être entendus comme affectés de
la même relativité, dans toutes leurs applications au domaine organique et
au domaine superorganique aussi bien qu’au domaine inorganique.
Ainsi la transformation que nous appelons évolution doit être
regardée comme située entre deux limites idéales dont ni l’une ni l’autre
n’est atteinte; il ne faut pas la considérer comme commençant avec l’une et
finissant avec l’autre. Il faut toujours reconnaître, dans l’interprétation de
563
sa formule, cette relativité qui, ainsi qu’à maintes reprises nous l’avons
montré, caractérise toute notre connaissance.
Au moyen de quelques analogies je vais montrer de quelle façon
une autre fausse interprétation peut se produire.
Après le coucher du soleil, Vénus, devenant visible, attire
rapidement l’attention; mais lorsque ensuite les étoiles couvrent le ciel,
l’œil n’est particulièrement attiré par aucune d’entre elles. Dans une
chambre tapissée d’un papier à fleurs, on ne remarque pas de fleur en
particulier; mais si l’on découpe une de ces fleurs et qu’on la colle sur un
mur blanc, elle attire le regard aussitôt qu’on entre dans la chambre. Un
effet analogue se produit lorsqu’on examine le bout d’une ligne; son
contraste avec l’espace vide qui est au delà fait qu’il s’imprime dans la
conscience avec plus de vivacité que toute autre portion de la ligne.
La vérité psychologique ainsi mise en évidence, de laquelle résulte
un principe fondamental des beaux-arts (car le fini artistique, dans tous les
genres, dépend principalement du bon ajustement des contrastes) sert aussi
de base à l’art de l’exposition. En dehors de leur dépendance logique, les
propositions affectent différemment l’esprit des lecteurs suivant l’ordre
dans lequel les impressions sont présentées, certaines d’entre elles prenant
de l’importance par suite de leur position. Comme conséquence de ce fait,
je perçois que le titre: l’Instabilité de l’Homogène peut induire en erreur. Il
se rapporte à la terminaison d’une longue série de phénomènes, et comme,
par sa place, il acquiert plus d’importance que les autres parties de la série,
cela rend possible une conception erronée. Le chapitre qui porte ce titre a
pour but de montrer pourquoi, dans les existences de tous ordres, il doit y
avoir une chute continuelle dans un état plus hétérogène, comme nous
avons vu qu’en fait il y en a une. Pour prouver que tous les agrégats se
conforment à cette loi, il fallait naturellement commencer par des agrégats
n’ayant pas d’hétérogénéité. Mais en mettant ainsi l’état d’homogénéité au
564
premier plan, on tend à faire naître l’idée que cet état est plus instable que
les autres. De plus, cela laisse la porte ouverte à l’idée que la validité de la
thèse soutenue dépend de l’existence d’un état d’homogénéité, — à l’idée
que si l’homogénéité n’existe nulle part et n’a jamais existé, la thèse
s’écroule. Je ne voulais pas donner de telles idées et le sujet ne les
comporte pas, et, comme je l’ai déjà dit, on a été de temps à autre mis en
garde contre elles. Le but que je me proposais était simplement de montrer
qu’en remontant aussi loin que possible, même à une homogénéité
inconnue et seulement imaginable, la loi reste toujours vraie.
En la considérant d’un point de vue plus élevé, cette loi peut être
reconnue comme un corollaire de cette vérité que le changement est
universel et incessant. Depuis le centre de notre système jusqu’à un
microbe, tout agrégat est soumis à l’action de forces incidentes venant
d’autres agrégats, grands ou petits; le soleil lui-même est affecté par les
planètes. Il n’y a nulle chose qui soit à l’abri des influences internes et
externes, comme elle devrait l’être pour se trouver en état de repos absolu.
Dans certaines espèces d’agrégats, les forces incidentes produisent
des changements éphémères. Comme on l’a indiqué au § 102, les masses
aériformes et les masses liquides, dans lesquelles des redistributions ont été
mises en train par des actions extérieures, ne montrent pas d’effets
subséquents: leurs composants n’ont pas la cohésion requise. Mais tous les
autres agrégats sont susceptibles d’avoir leurs composants affectés d’une
façon permanente quant à l’arrangement, ou quant à la forme, ou quant à la
qualité. Si maintenant, au lieu de considérer une modification produite dans
un agrégat en une seule fois, nous considérons les modifications qui s’y
produisent l’une après l’autre, ordinairement dissemblables comme leurs
causes, nous voyons qu’il en doit résulter une perpétuelle superposition de
modifications sur modifications. Nous voyons que l’accroissement continu
en hétérogénéité en est la conséquence nécessaire — que la transformation
565
de l’homogène en hétérogène et celle de l’hétérogène en plus hétérogène
est l’effet nécessaire de ces superpositions. Ainsi donc l’homogène n’est
pas caractérisé par une instabilité spéciale; les changements qui se
produisent en lui sont seulement plus frappants que ceux qui se produisent
en quelque chose qui est déjà hétérogène; et, comme il se trouve à l’un des
bouts de la série des métamorphoses, il attire plus l’attention que le reste.
Cette proéminence a pour cause les nécessités de l’exposition. Pour
montrer que l’accroissement perpétuel de structure est un fait universel, il
fallait commencer par ce qui est sans structure.
566
proposition implicite que là où ni l’observation ni l’expérience ne sont
possibles, nulle vérité physique ne peut être établie; et qu’en l’absence de
toute possibilité d’expérience ou d’observation il n’y a pas de base pour
une croyance physique quelconque.
Cependant, The Unseen Universe39, ouvrage qu’il a écrit en
collaborateur avec le professeur Balfour-Stewart, contient une thèse
travaillée soigneusement concernant les rapports entre l’Univers que nous
voyons et un Univers invisible. Cette thèse, soutenue comme conséquence
des lois physiques établies pour l’univers que nous connaissons, étend ses
lois à l’univers que nous ne connaissons pas: la loi de la conservation de
l’énergie, par exemple, étant regardée comme commune aux deux univers
et le principe de continuité qu’on découvre dans les phénomènes
perceptibles, étant supposé s’appliquer également aux phénomènes
imperceptibles. Sur ces raisonnements pris pour base on établit des
conclusions que l’on considère tout au moins comme probables et dans
lesquelles on trouve un appui pour certaines croyances théologiques. Il est
cependant bien clair que le rapport entre l’univers visible et l’univers
invisible ne peut être le sujet ni de l’observation ni de l’expérimentation,
puisque, par la définition même de ce rapport, l’un de ses termes est
manquant. Si donc rien ne nous autorise à l’affirmation qu’un axiome
physique puisse être autre chose qu’une généralisation des résultats des
expériences, — si conséquemment, là où il n’y a pas possibilité
d’observation ou d’expérimentation, le raisonnement d’après les méthodes
physiques ne peut trouver place, il s’ensuit qu’on n’a aucune base pour
établir des conclusions à l’égard des rapports de l’univers qu’on voit avec
celui qu’on ne voit pas. Pourtant ce n’est pas ainsi que conclut le professeur
Tait. Il pense qu’alors qu’on ne peut réclamer aucune validité pour nos
567
jugements sur les forces perçues, si ces jugements ne sont pas justifiés
expérimentalement, on peut réclamer de la validité pour nos jugements sur
les forces non perçues, là où toute justification expérimentale est
impossible.
Cette particularité, qui se montre dans la façon générale de penser
du professeur Tait, se montre aussi dans certaines de ses idées sur ces sujets
spéciaux qui le concernent directement comme professeur de physique. Le
professeur Clerk Maxwel en a donné un exemple dans la Nature du 3 juillet
1879, en faisant l’analyse de la nouvelle édition (1879) du Treatise on
Natural Philosophy40 de Thomson et Tait.
Le professeur Clerk-Maxwell écrit:
«On fait encore appel à l’intelligence du lecteur, à la page 222, pour
accepter la proposition suivante:
«La matière possède un pouvoir inné de résister aux influences externes, de
sorte qu’un corps quelconque, autant que la chose lui est possible, reste en repos ou
se meut uniformément en ligne droite.»
«Est-ce un fait que la matière possède un pouvoir quelconque, soit inné,
soit acquis, de résister aux influences externes?»
Et à la question ainsi posée par le professeur Clerk Maxwell, la
réponse de quiconque n’est pas doué d’une particularité mentale pareille à
celle du professeur Tait doit sûrement être: — Non.
Mais le plus remarquable exemple de la façon de penser du
professeur Tait, dans son propre département scientifique, est contenu dans
une conférence qu’il fit à la réunion de la British Association tenue à
Glasgow (voyez Nature, 21 septembre 1876), conférence donnée dans le
but de dissiper certaines conceptions erronées communément entretenues à
l’égard de la force. Se demandant comment le mot force «doit être
correctement employé», il dit:
40 Traité de Physique.
568
«Ici nous ne pouvons que consulter Newton. Le sens dans lequel il emploie
le mot force, et par conséquent le sens dans lequel nous devons continuer à
l’employer, si nous voulons éviter la confusion intellectuelle, apparaîtra clairement
par une considération brève de l’exposé qu’il fit des lois du mouvement. La
première de ces lois est: «Tout corps persiste dans son état de repos ou dans son
état de mouvement rectiligne, excepté dans la mesure où des forces agissant sur lui
le forcent à changer cet état.»
Ainsi donc le professeur Tait cite et approuve pleinement cette
conception de la force qui la tient pour quelque chose qui change l’état
d’un corps. Plus loin, dans le cours de sa conférence, après avoir exposé de
différentes façons ses vues sur la façon dont la force doit être conçue avec
justesse, il dit: «La force est l’intensité avec laquelle une cause travaille par
unité de longueur.»
Comparons maintenant ces deux définitions de la force. D’abord,
sur l’autorité de Newton formellement admise, il est dit que la force est ce
qui change l’état d’un corps. Ensuite il est dit que c’est l’intensité avec
laquelle une cause travaille (travailler étant équivalent à changer l’état d’un
corps). Par conséquent, dans un cas, la force est elle-même la cause qui
travaille ou qui change l’état; et dans l’autre cas, la force est l’intensité avec
laquelle quelque autre cause travaille ou change l’état.
Comment faire pour concilier ces propositions?
La difficulté peut être énoncée de cette autre façon: la force est ce
qui change l’état d’un corps; la force est une intensité et une intensité est un
rapport (comme entre le temps et la distance, entre l’intérêt et le capital);
par conséquent un rapport change l’état d’un corps. Un rapport n’est plus
un lien (nexus) entre les phénomènes, mais devient un producteur de
phénomènes. On ne nous a pas fait savoir si le professeur Tait réussit à
dissiper «l’ignorance largement répandue à l’égard de certains des plus
importants parmi les principes élémentaires de physique» — ni si
569
l’auditoire s’en alla avec des idées claires sur «le terme force dont on abuse
tant et que l’on comprend si mal».
Passons maintenant de ces exemples du jugement du professeur
Tait, alors qu’il l’exerce dans son propre département scientifique, à la
considération du jugement qu’il porte sur une question plus large qui nous
occupe présentement — la formule de l’Evolution. Dans Nature du 17
juillet 1879, en faisant l’examen de l’ouvrage de sir Edmond Beckett:
l’Origine des Lois de la Nature, ouvrage dont il fait éloge, il dit de l’auteur:
«En fait il suit à sa manière l’indication donnée par un grand
mathématicien (Kirkman) qui fit l’exquise traduction suivante de la définition bien
connue: «L’Evolution est le changement d’une homogénéité indéfinie et
incohérente en une hétérogénéité définie et cohérente, au moyen de différenciations
et d’intégrations continues41.»
(Traduction en anglais clair): «L’évolution est le changement d’une non-
commentique, non-palabrique, entière-semblablité, en une quelque-commentique et
en général-palabrique non-entière-semblablité, au moyen de continuelles
quelquechosautrifications et collensemblifications.»
Le professeur Tait, continuant à citer des passages du livre de sir
Edmond Beckett, dans lesquels, à son avis, sont déchirés les déguisements
des expressions employées par d’autres auteurs, termine en disant:
«Quand les propositions délibérément vagues des matérialistes et des
agnostiques sont ainsi dépouillées des oripeaux éclatants du langage ampoulé et
inintelligible, les yeux des gens sans réflexion qui les avaient acceptées sur la foi de
l’autorité, s’ouvrent à la fin et il me semble qu’ils sont prêts à s’écrier avec Titania:
«J’étais amoureuse d’un âne! »
570
Et ce qui prouve que M. Kirkman pense de même que le
travestissement qu’il en a fait démontre que la formule de l’évolution n’a
pas de sens, c’est la phrase dont il le fait suivre:
«Y a-t-il quelqu’un qui puisse montrer que ma traduction n’est pas
exacte?»
On aurait pensé que M. Kirkman et le professeur Tait, pour si
étroitement qu’ils se soient limités à leurs lignes particulières de
recherches, ne pouvaient pas manquer d’avoir remarqué qu’à mesure que
les termes scientifiques expriment des généralités plus larges ils perdent
nécessairement cette vivacité suggestionnante que possèdent les mots ayant
un sens concret, et paraissent en conséquence, à ceux qui ne sont pas
initiés, vagues ou même vides. Si le professeur Tait énonçait devant un
paysan l’axiome de physique «l’action et la réaction sont égales et
opposées» il est probable que le paysan ne réussirait pas à concevoir l’idée
correspondante. Et, si sa confiance en lui-même était parente de celle de M.
Kirkman, il pourrait conclure que, là où il ne trouve pas de sens, c’est qu’il
n’y en a pas. De plus, si, après que l’axiome eût été mis en partie à portée
de sa compréhension au moyen d’un exemple, il se mettait à rire des mots
savants employés et proposait de dire en place: «pousser et repousser sont
aussi forts l’un que l’autre», le professeur Tait penserait peut-être que cette
manière d’exprimer l’axiome n’est pas tout à fait suffisante. S’il jugeait à
propos d’éclairer l’esprit du paysan, il pourrait peut-être lui montrer que sa
proposition ne comprend pas tous les faits — que non seulement pousser et
repousser, mais aussi tirer et retirer, sont aussi forts l’un que l’autre. En
supposant que le paysan ne soit pas trop vaniteux, on pourrait arriver à lui
faire comprendre que la formule abstraite et qui lui semble vague «l’action
et la réaction sont égales et opposées» a été choisie parce qu’on ne trouve
pas de mots mieux appropriés pour exprimer la vérité dans sa totalité. Le
professeur Tait et M. Kirkman, bien que les termes de physique et de
571
mathématique qu’ils emploient journellement soient si hautement abstraits
qu’ils doivent paraître dépourvus de sens à ceux qui ne sont pas familiers
avec les faits auxquels ils s’appliquent, ne semblent pas avoir tiré une
conclusion générale de cette expérience qui leur est habituelle. Car, s’ils
l’avaient fait, ils auraient su qu’une formule exprimant tous les ordres de
changements dans leur cours général, — astronomiques, géologiques,
biologiques, psychologiques, sociologiques — ne pouvait être faite qu’avec
des mots du caractère le plus abstrait. Peut-être répondront-ils qu’ils ne
croient pas à la possibilité d’une telle formule. Peut-être diront-ils que la
marche des choses, telle qu’elle se montre dans notre système planétaire,
n’a rien de commun avec la marche des choses qui a conduit la croûte de la
terre à l’état où elle se trouve, et que celle-ci n’a rien de commun avec la
marche des choses qui se montre dans la croissance et dans l’activité des
corps vivants; bien que si l’on considère que les lois du mouvement
molaire et celles du mouvement moléculaire sont vraies pour toutes ces
marches des choses, on trouve qu’il faut une bonne dose de courage pour
oser affirmer que les modes de coopération des forces physiques, dans ces
diverses régions de phénomènes, ne présentent pas de traits communs.
Mais à moins d’alléguer qu’il y a une loi pour la redistribution de la
matière et du mouvement dans les cieux, une antre loi pour la redistribution
de la matière et du mouvement dans les masses inorganiques de la terre et
une autre loi pour la même redistribution dans ses masses organiques, — à
moins d’affirmer que la transformation, partout en progrès, suit ici une loi
et là une autre, il faut qu’ils admettent que la proposition qui exprime le
cours général de la transformation ne peut le faire qu’au moyen de termes
extrêmement éloignés des mots qui suggèrent des objets définis et des
actions définies.
Après avoir noté l’inconscience dans laquelle sont M. Kirkman et le
professeur Tait à l’égard du fait que l’expression des vérités très abstraites
572
nécessite l’emploi de mots très abstraits, nous pouvons continuer par
l’examen d’une anomalie de pensée, à peine moins remarquable, qu’ils
présentent encore. M. Kirkman paraît penser et le professeur Tait semble
partager son avis, que lorsqu’un de ces mots abstraits, tirés des racines
grecques ou latines, est transformé en une combinaison de grossière
apparence de ses équivalents en saxon ou plutôt en vieil anglais, ce qu’ils
regardent comme son éclat trompeur est par là dissipé et son manque de
sens est rendu manifeste. Nous pourrons à notre aise observer la nature de
la croyance de M. Kirkman en écoutant une addition imaginaire à ce
discours devant la Société littéraire et philosophique de Liverpool dans
lequel il mit au jour, pour la première fois, les idées principales de son
ouvrage; et nous pouvons ainsi qu’il convient, dans cette addition
imaginaire, adopter la manière qui lui plaît tant.
Nous supposons qu’il dit: «Remarquez, Messieurs, que nous avons
ici un jaune d’œuf. Les évolutionnistes, dans leur jargon, disent que l’un de
ses caractères est l’homogénéité; et si vous n’examinez pas vos pensées,
vous croirez peut-être que ce mot-là exprime une idée. Mais si maintenant
je le traduis en simple anglais et dis que l’un des caractères du jaune d’œuf
est l’entière-semblablité, vous percevez d’un seul coup l’absurdité de
l’expression, vous voyez que la substance du jaune d’œuf n’est pas
entièrement semblable et qu’en conséquence l’entière-semblablité ne peut
pas être l’un de ses attributs. Il en est de même pour l’autre terme
prétentieux d’hétérogénéité qui, d’après eux, décrit l’état auquel les choses
sont amenées par ce qu’ils appellent l’évolution. C’est simplement un son
vide, comme la chose devient manifeste si je le transforme comme l’autre,
et si je dis à sa place non-entière-semblablité. Car en vous montrant ce
poulet en lequel le jaune d’œuf se transforme, vous verrez que la non-
entière-semblablité est un caractère qu’on ne peut pas réclamer pour lui.
Comment peut-on dire que les parties du poulet sont non-entièrement-
573
semblables? Dans leur bruyant langage, ils nous disent encore que
l’évolution se fait par de continuelles différenciations; et ils voudraient
nous faire croire que ce mot exprime un fait. Mais si, à sa place, nous
mettons quelquechosautrifications, l’erreur dans laquelle ils veulent nous
plonger devient manifeste. Comment peuvent-ils dire que lorsque les
parties se sont formées, le cœur est devenu quelque chose autre que
l’estomac et la jambe quelque chose autre que l’aile, et la tête quelque
chose autre que la queue? La même chose devient manifeste lorsqu’au lieu
d’intégrations nous disons collensemblifications; le sens que le terme
paraissait avoir devient une évidente absurdité quand nous lui substituons
l’autre. Car il n’y a personne qui ose affirmer que les parties du poulet sont
davantage collées ensemble que les parties du jaune d’œuf. Il est à peine
besoin de vous montrer que lorsque je prends une partie du jaune d’œuf
entre mes doigts et tire, et lorsque je prends de même une partie
quelconque du poulet, comme la jambe, et tire, le premier résiste tout
autant que le second — le dernier n’est pas plus collé que le premier, de
sorte qu’il n’y a pas de progrès en collensemblification. Ainsi donc,
Messieurs, vous voyez que ces grands mots qui, à la honte de la Société
Royale, apparaissent même dans ses publications, sont simplement des
vessies gonflées que ces prétendus philosophes emploient pour soutenir à
flot leurs doctrines ridicules.»
Il y a un autre trait mental curieux qui est montré par M. irkman et
que le professeur Tait paraît partager avec lui. On a remarqué, avec juste
raison, qu’il y a une grande différence entre montrer les absurdités
contenues dans un ouvrage et empiler des absurdités sur lui, et une
remarque qu’il faut ajouter, c’est qu’il y a des esprits paraissant incapables
de faire la distinction entre les absurdités intrinsèques et les absurdités
extrinsèques. Le cas que nous examinons prouve la justesse de cette
remarque, et nous montre en même temps comment les facultés analytiques
574
d’une espèce peuvent être exercées constamment sans renforcer les facultés
analytiques d’une autre espèce, — comment on peut pratiquer chaque jour
l’analyse mathématique sans acquérir aucune habileté dans l’analyse
psychologique. Car si ces messieurs avaient analysé leurs propres pensées,
pour n’importe quelle raison, ils auraient su que des juxtapositions
incongrues peuvent, par association d’idées, suggérer des caractères qui
n’appartiennent pas du tout aux choses juxtaposées. Est-ce que M. Kirkman
a jamais observé l’effet d’un chapeau de femme sur la tête d’une statue
nue? S’il l’a jamais fait, et s’il a ensuite raisonné d’après la manière dont
nous avons vu des exemples, il en a sans doute conclu que l’effet obscène
appartient intrinsèquement à la statue et que l’addition du chapeau suffit à
le rendre évident. L’autre conclusion, que beaucoup d’autres esprits tireront
peut-être, c’est qu’il n’y a dans la statue même rien d’obscène, mais que
l’obscénité, purement accidentelle, vient de ce que le chapeau, uni dans
l’expérience journalière avec l’idée de femmes vêtues, appelle l’idée d’une
femme coiffée seulement, le corps étant nu. De même en affublant une idée
de mots qui excitent un sentiment de ridicule par leur étrangeté, on peut
faire associer ce sentiment de ridicule avec l’idée même, sans que pour cela
l’idée soit rendue ridicule; et si l’on pense qu’on la rend telle on prouve
seulement qu’on n’a guère pratiqué l’introspection.
Comme enseignement de discipline mentale, il ne sera pas sans
utilité de noter une curieuse parenté d’opinion entre ces deux
mathématiciens et deux littérateurs. A première vue, il peut paraître étrange
que des hommes dont la vie a été consacrée à des études absolument
scientifiques comme celles poursuivies par le professeur Tait et M.
Kirkman puissent, dans leurs jugements sur la formule de l’évolution, se
trouver d’accord avec un écrivain américain et M. Matthew Arnold. Dans
la North American Review, volume 120, page 202, un critique, après avoir
cité la formule de l’Evolution, dit:«Cela peut être complètement vrai, mais
575
cela semble plutôt être le plan vide d’un univers que quelque chose de
correspondant au monde réel que nous voyons.» Là-dessus on pourrait faire
ce commentaire que quelqu’un qui aurait étudié la mécanique céleste tout
autant que l’écrivain de la Revue a étudié le cours général des
transformations, pourrait faire la remarque analogue que la formule: «Deux
corps s’attirent l’un l’autre en raison directe de leurs masses et en raison
inverse du carré de leurs distances» — est tout au plus une forme vide pour
les systèmes solaires et les constellations sidérales. Après ce commentaire
je passe au fait signalé que M. Matthew Arnold est évidemment d’accord
avec l’écrivain de la Revue dans l’appréciation de la formule. Dans le
chapitre V de son ouvrage God and the Bible (Dieu et la Bible), au moment
où il prépare la voie pour la critique des théologiens allemands qu’il accuse
de se perdre dans les mots, il fait une citation d’Homère. Il l’annonce en
disant que «ce n’est pas du tout une parole grandiose. Je suis presque
honteux de la citer à des lecteurs qui viennent peut-être de lire le dernier
numéro de la North American Review, et la grande phrase citée là comme
résumant la théorie de l’évolution de M. Herbert Spencer: «L’Evolution
est, etc.» Le dire d’Homère n’a pas une si formidable apparence. Le voici:
«Les mots ont une grande portée! les mots vont de ce côté-ci ou de celui-
là.» Ensuite il poursuit ses réflexions sur la logomachie allemande. Tout
cela rend manifeste que, sortant de la voie, pour citer la formule de la North
American Review, il a l’intention tacite d’indiquer qu’il partage l’avis de
l’écrivain de cette revue.
Il semble évident que ces deux hommes de lettres, tout comme les
deux mathématiciens, sont incapables de concevoir des idées correspondant
aux mots par lesquels on exprime l’évolution dans sa forme générale. Chez
tous les quatre, les symboles verbaux employés ou bien n’éveillent pas
d’images, ou bien n’éveillent que des images extrêmement vagues, qui,
groupées ensemble, ne peuvent former que des ombres de pensées. Si
576
maintenant nous nous demandons quel est le caractère commun de
l’éducation et des études de tous les quatre, nous voyons que c’est un
manque de familiarité avec ces opérations complexes de changement que
les sciences concrètes mettent sous nos yeux. Les gens de lettres, nourris,
dans leur jeunesse, de grammaires et de lexiques, puis plus tard occupés de
belles lettres, de biographie et d’une histoire principalement faite de
personnalités, sont, de par leur éducation et leur genre de vie, à peu près
dépourvus d’idées scientifiques définies. L’universalité de la causalité
physique, — l’interprétation de toutes choses comme étant une incessante
redistribution de matière et de mouvement, sont pour eux des idées
complètement étrangères. Le mathématicien et le physicien aussi, occupés
exclusivement des phénomènes de nombre, d’espace et de temps ou, quand
ils s’occupent des forces, ne les considérant que sous leur apparence
abstraite, poursuivent leurs recherches d’une façon qui peut les laisser et
souvent les laisse totalement inconscients des transformations générales
subies par les choses individuellement et dans leur totalité. Dans un
chapitre sur «la Discipline» dans Study of Sociology (Etude de la
Sociologie), j’ai parlé de l’usage des divers groupes de sciences —
abstraites, abstraites-concrètes et concrètes — pour la culture des
différentes facultés de l’esprit, et j’ai soutenu que, tandis que, pour la
préparation complète, la discipline donnée par chaque groupe de sciences
est indispensable, celle que donne un groupe seul, ou une couple de
groupes, laisse le jugement affecté de certains défauts. J’ai particulièrement
fait ressortir le contraste entre les habitudes analytiques de pensée données
par l’étude des sciences abstraites et des sciences abstraites-concrètes et les
habitudes synthétiques de pensée produites par l’étude des sciences
concrètes. Et j’ai donné des exemples des défauts de jugement auxquels
conduisent les habitudes analytiques non corrigées par les habitudes
synthétiques. Nous en trouvons ici un exemple frappant. La culture
577
scientifique de l’espèce analytique, presque autant que l’absence de culture
scientifique, laisse l’esprit dépourvu des idées dont s’occupent les sciences
concrètes. La familiarité exclusive avec les formes et les facteurs des
phénomènes ne rend pas les hommes plus aptes à comprendre les produits
dans leur totalité que ne le fait l’étude purement littéraire.
Une objection faite à la théorie de l’évolution par un critique
sympathique, M. T. E. Cliffe Leslie, mérite de retenir l’attention. Elle vient
d’un état d’esprit largement différent de celui montré par M. Kirkman et
par son approbateur, le professeur Tait; et, en apparence, elle est justifiée.
C’est un fait que beaucoup de lecteurs qui acceptaient auparavant la
formule de l’évolution en son entier, après avoir lu les commentaires de M.
Cliffe Leslie, penseront comme lui qu’on doit lui faire subir les restrictions
qu’il indique. Nous trouverons cependant qu’une compréhension plus claire
du sens des mots employés et une compréhension plus claire de la formule
dans sa totalité excluront les critiques faites par M. Leslie.
En premier lieu, il sépare les uns des autres ces caractères de
l’Evolution que j’ai associés et que j’ai déclaré n’être vrais que lorsqu’ils
sont associés. Il me cite comme disant que le changement de l’homogène
en hétérogène caractérise toute évolution, et il pose cela au début de sa
critique comme si je faisais de ce changement la caractéristique primaire.
Mais s’il veut bien se reporter aux Premiers Principes, IIe partie, chapitre
14 (de la seconde édition et des éditions suivantes) il trouvera que, sous son
aspect primaire, l’Evolution «est un changement d’une forme moins
cohérente à une forme plus cohérente, résultant de la dissipation du
mouvement et de l’intégration de la matière». Le chapitre suivant contient
des preuves que le changement de l’homogénéité en hétérogénéité est un
changement secondaire, qui, lorsque les conditions le permettent.
accompagne le changement de l’incohérent en cohérent. Au
commencement du chapitre qui suit viennent les phrases: — «Mais cette
578
généralisation exprime-t-elle entièrement la vérité? Contient-elle tout ce
qui caractérise essentiellement l’évolution et exclut-elle tout le reste?... Un
examen critique des faits fera voir qu’il n’en est rien.» Et le chapitre
continue à démontrer que le changement va d’une homogénéité indéfinie et
incohérente à une hétérogénéité cohérente et définie.D’autres restrictions,
contenues dans les chapitres suivants, amènent finalement la formule à
cette forme: «L’évolution est une intégration de la matière et une
dissipation concomitante du mouvement, durant lesquelles la matière passe
d’un état d’homogénéité indéfinie et incohérente à un état d’hétérogénéité
définie et cohérente, et durant lesquelles le mouvement conservé subit une
transformation parallèle.»
Maintenant, si l’on tient simultanément compte de ces divers traits
de l’opération de l’évolution, on verra que la plupart des objections de M.
Leslie n’ont pas lieu de s’appliquer. Il dit:
«Le mouvement du langage, de la loi, de l’union politique et de l’union
civile se fait, pour la plus grande partie, dans une direction opposée. Dans une
contrée sauvage comme l’Afrique, le langage est dans un changement perpétuel et
de nouveaux dialectes apparaissent dans chaque essaim parti de la ruche d’origine.
Dans le monde civilisé, l’unification du langage se fait rapidement.»
Il est ici question de deux idées différentes — l’une est celle de
l’évolution d’une langue considérée isolément, et l’autre celle de
l’évolution des langues considérées comme un agrégat. Rien de ce qu’il dit
n’implique qu’une langue quelconque devienne, au cours de son évolution,
moins hétérogène. La disparition des dialectes n’est pas un progrès vers
l’homogénéité d’une langue, mais c’est le triomphe final d’une variété de la
langue sur les autres et l’extinction de celles-ci: la variété conquérante
devient alors plus hétérogène. C’est là aussi l’opération dont parle M.
Leslie comme susceptible d’amener l’extinction des langues celtiques. Il y
aurait progrès vers l’homogénéité si les diverses langues de l’Europe, après
avoir été dissemblables, étaient destinées à devenir, pendant leur existence,
579
graduellement plus semblables. Mais qu’une langue soit supplantée par une
autre ou quelques langues par d’autres, cela n’implique pas plus une
tendance des langues à devenir semblables que le fait que les espèces, les
genres, les classes et les ordres d’animaux se supplantent les uns les autres,
durant l’évolution de la vie, n’implique la tendance des organismes à
devenir semblables en nature. Même si la plus hétérogène des créatures,
l’homme, venait à couvrir toute le terre et à extirper la plus grande partie de
ses autres habitants, cela n’impliquerait pas une tendance vers
l’homogénéité au sens propre du mot. Il resterait vrai que les organismes
tendent perpétuellement vers l’hétérogénéité, individuellement et dans leur
ensemble. Naturellement, si toutes les espèces, sauf une, étaient détruites,
elles ne pourraient plus déployer celte tendance; le déploiement en serait
limité à l’espèce restante qui continuerait à la montrer, comme à présent,
dans la formation de variétés locales qui deviendraient graduellement plus
divergentes; et la même chose est vraie pour les langues.
Dans le cas suivant, M. Leslie confond l’unification progressive
avec le progrès vers l’homogénéité. Voici ce qu’il dit:
«Déjà l’Europe s’est presque établie en heptarchie, comme le fut autrefois
l’Angleterre; et le résultat de la guerre d’Amérique est un exemple de la prévalence
des forces qui tendent vers l’homogénéité sur celles qui tendent vers
l’hétérogénéité.»
A ceci on peut répondre que ces cas sont plutôt des exemples de la
prévalence des forces qui changent l’incohérent en cohérent, des forces qui
effectuent l’intégration. C’est-à-dire que ce sont des exemples de
l’évolution sous son aspect primaire. Dans les Principes de Sociologie, IIe
partie, chapitre 3, M. Leslie trouvera de nombreux cas du même genre cités
comme exemples de cette loi de l’évolution. A quoi il faut ajouter que ces
intégrations amènent à leur suite une plus grande hétérogénéité.Les
divisions de l’Heptarchie étaient des sociétés substantiellement pareilles les
580
unes aux autres dans leur structure et leurs activités; mais les parties
correspondantes de la nation ont été différenciées en parties exerçant des
occupations variées qui ont pour conséquence des dissemblances de
structure; — ici les occupations sont purement agricoles; là elles sont
manufacturières; ici on s’occupe principalement de l’extraction de la
houille et des minerais, là, du tissage des étoffes; ici, il y a des villages
éparpillés, là, des groupes de grandes villes.
On allègue encore qu’une homogénéité croissante se fait voir dans
la mode. «Autrefois chaque rang, chaque profession, chaque district avait
un costume distinctif; maintenant toutes les distinctions de ce genre, sauf
pour les prêtres et les soldats, ont presque entièrement disparu entre les
hommes.» Mais tandis que, pour une raison qui va être indiquée, il s’est
produit un changement par lequel un ordre de différences a été aboli, des
différences d’un autre ordre, beaucoup plus nombreuses, ont apparu. Il n’y
a rien de plus frappant que l’extrême hétérogénéité du costume à l’heure
actuelle. Ainsi que le dit M. Leslie, les costumes de ceux qui formaient
chacune des classes sociales étaient autrefois tous pareils, maintenant il n’y
a pas deux costumes qui se ressemblent. Dans les limites vagues de la
mode ayant cours, le degré de variété dans les costumes des femmes est
infini; et même les costumes des hommes, bien qu’ils aient des
ressemblances générales, diffèrent les uns des autres quant aux couleurs,
quant aux étoffes et par d’innombrables formes de détail.
D’autres exemples donnés par M. Leslie concernent les
organisations affectées à la production et à la distribution. Il avance que:
«Dans le monde industriel est apparu, il y a une génération, un mouvement
constant vers une différenciation des emplois et des fonctions; maintenant des
tendances marquées vers leur amalgamation ont commencé à se montrer. Les
compagnies par actions ont presque effacé la division du travail dans le domaine
industriel ou elles opèrent.»
581
Ici, comme auparavant, M. Leslie représente l’amalgamation
comme équivalente de l’accroissement d’homogénéité; tandis
qu’amalgamation n’est qu’un synonyme d’intégration, laquelle est
l’opération première de l’évolution et qui doit se développer et se
développe en même temps que l’accroissement d’hétérogénéité dans les
choses amalgamées. On ne peut pas dire qu’une société financière avec ses
actionnaires, ses directeurs et son personnel, contient moins de parties
dissemblables qu’une banque privée: c’est le contraire qu’il faut dire. Une
compagnie de chemin de fer a un bien plus grand nombre de fonctionnaires
avec des occupations différentes que n’en avaient les entreprises de
diligences qu’elle a remplacées. Et encore, en dehors du fait que l’agrégat
plus considérable de coopérateurs qui, comme compagnie, exécute, par
exemple, une opération manufacturière, est plus complexe aussi bien que
plus étendu, il y a cet autre fait, qui est principalement à noter ici, que
l’ensemble de structures industrielles est rendu plus hétérogène
qu’auparavant par l’addition de ces structures nouvelles. Si tous les
établissements industriels plus petits, dirigés par des individus ou des
associés, avaient été détruits, on aurait pu alléguer le contraire; mais en
l’état des choses, nous voyons que les formes nouvelles sont venues
s’ajouter aux anciennes, ce qui rend leur totalité plus hétérogène
qu’auparavant. M. Leslie continue à donner des exemples de son
interprétation en disant:
«Bon nombre des choses qui sont en vente dans la boutique d’un détaillant
de village étaient autrefois l’objet de branches d’affaires distinctes dans une grande
ville; maintenant les marchandises qui étaient vendues par une centaine de
détaillants peuvent être achetées dans un seul grand établissement de New-York, de
Paris et de Londres, qui parfois achète directement des producteurs, éliminant ainsi
les commerçants en gros.»
Il est facile de faire ici des répliques analogues aux précédentes. La
première est que les commerçants en gros n’ont pas encore été éliminés et
582
ne pourront pas l’être aussi longtemps qu’il y aura des boutiquiers
ordinaires, et il y en aura toujours. Dans les petits endroits, qui sont en
grande majorité, ces vastes établissements ne peuvent pas exister; et, dans
ces endroits, les boutiquiers, continuant leur métier comme à présent,
rendront toujours nécessaire l’existence des commerçants en gros.
Dans les grandes villes, il en sera de même. Il n’y a que les gens
d’une certaine classe, pouvant payer comptant et ayant le loisir de parcourir
de longues distances, qui fréquentent ces grands établissements. Ceux qui
vivent au jour le jour, et ceux qui préfèrent acheter dans le voisinage, feront
subsister une certaine quantité de boutiques et le commerce de gros
nécessaire pour les alimenter. Il faut encore noter qu’un de ces grands
établissements, comme ceux de Whiteley ou de Shoolbred, ne présente pas
en lui-même un progrès vers l’homogénéité ou la déspécialisation; car il est
formé d’un grand nombre de départements distincts, ayant chacun son chef,
qui conduit séparément ses affaires, sous la direction générale du
propriétaire. Ce n’est pas autre chose que la réunion de plusieurs magasins
sous un seul toit au lieu de leur écartement sous les nombreux toits formant
un côté d’une rue; et on y trouve tout juste autant d’hétérogénéité que dans
les boutiques rangées en ligne au lieu d’être réunies en groupe. En réalité,
c’est un exemple d’une nouvelle forme d’intégration, et l’intégration est
l’opération première de l’évolution. Et enfin il faut considérer le fait que
l’organisation distributive dans le pays, considérée dans son ensemble, est
rendue plus hétérogène qu’auparavant par l’addition de ces établissements.
Tous les anciens types de magasins continuent à exister; il s’y ajoute
seulement de nouveaux types qui en rendent l’ensemble plus varié.
De ces objections de M. Leslie, que j’ai essayé de montrer comme
étant le résultat d’une fausse interprétation, je passe à deux antres
auxquelles on trouve une réponse en tenant compte de certains faits de
complication qui peuvent passer inaperçus. M. Leslie fait la remarque que:
583
«Aux premières étapes du progrès social, une différenciation a lieu, comme
M. Spencer l’a remarqué, entre les fonctions politiques et les fonctions industrielles,
qui sont exercées par des classes distinctes; aujourd’hui un homme est négociant le
matin et législateur le soir; il est dans le commerce cette année-ci et l’année
prochaine ministre de la marine peut-être, comme M. Goschen ou M. W. H. Smith.»
Il n’y a rien dans le contenu du présent volume qui explique
l’apparente anomalie citée là; mais quiconque voudra consulter un chapitre
de la seconde partie des Principles of Sociology ayant pour titre: «Types
sociaux et Métamorphoses», trouvera là le fil conducteur menant à une
explication du fait, et verra que c’est un phénomène qui est la conséquence
de la dissolution progressive d’un type et de l’évolution d’un autre. La
doctrine de l’évolution, couramment regardée comme se rapportant
uniquement au développement des espèces, est supposée, par erreur,
impliquer une tendance intrinsèque dans chaque espèce vers une forme
supérieure; et de même la majorité des lecteurs suppose, par erreur, que la
transformation qui constitue l’évolution dans son sens le plus large
implique une tendance intrinsèque à passer à travers tous les changements
exprimés par la formule de l’évolution. Mais tous ceux qui ont pleinement
compris le sens de cet ouvrage verront que l’opération de l’évolution n’est
pas nécessaire, mais dépend des conditions, et que la prévalence de
l’évolution dans l’univers qui nous entoure dépend de la prévalence de ces
conditions: la fréquence de la Dissolution nous fait voir que là où les
conditions ne sont pas maintenues, l’opération opposée apparaît aussi
rapidement. En gardant cette vérité présente à la pensée, nous serons prêts à
comprendre que le progrès d’un organisme social vers des structures plus
hétérogènes et plus définies d’un certain type ne continue qu’autant que les
actions qui produisent ces effets sont en jeu. Il faut nous attendre à voir la
transformation progressive s’arrêter lorsque ces actions cesseront. Nous en
conclurons que les structures particulières qui ont été formées par les
activités en jeu ne deviendront pas plus hétérogènes et plus définies, et que
584
si d’autres ordres d’activité, impliquant d’autres groupes de forces,
commencent, des structures correspondantes d’une autre espèce feront leur
apparition pour devenir plus hétérogènes et plus définies et remplacer les
premières. Et il sera manifeste que, durant la transition, — pendant que les
premières structures se dissolvent et que les secondes se développent, — il
doit y avoir un mélange de structures causant une confusion apparente des
caractères. Tout comme durant les métamorphoses d’un animal qui ayant,
durant sa première existence, mené un certain genre de vie, doit développer
une structure convenant à un autre genre de vie, il doit y avoir une
défiguration de l’ancienne organisation pendant que la nouvelle devient
distincte, ce qui amène des anomalies de structure transitoires, — durant les
métamorphoses subies par une société dans laquelle les activités et les
structures militaires sont en décadence tandis que les industrielles se
développent, les anciens et les nouveaux arrangements se mélangent d’une
façon embarrassante. En lisant le chapitre que j’ai indiqué des Principles of
Sociology, M. Leslie verra que les faits qu’il a cités peuvent être interprétés
comme des conséquences de la transition de ce type d’organisation
régulatrice propre à la vie militaire au type d’organisation régulatrice
propre à la vie industrielle et qu’aussi longtemps que ces deux genres de
vie, de nature totalement étrangère, continuent à marcher ensemble il y a
confusion des systèmes régulateurs requis par chacun de ces genres de vie.
La seconde des objections signalées comme exigeant une réponse
autre que celle que peut fournir l’explication de la formule de l’évolution
concerne l’augmentation de ressemblance entre les systèmes de loi civile
en train de se développer; comme preuve de cette augmentation de
ressemblance, M. Leslie cite Sir Henry Maine, disant que «toutes les lois,
quelque dissemblables qu’elles soient dans leur enfance, tendent à se
ressembler dans leur maturité», pour montrer que cela implique qu’à
l’égard de leurs lois les sociétés ne deviennent pas plus hétérogènes mais
585
plus homogènes. Maintenant, bien qu’il soit probable, à mon avis, que les
systèmes de lois doivent acquérir dans leurs détails, à mesure qu’ils
évoluent, une quantité croissante de différences entre eux, il est
probablement vrai que, dans leurs traits cardinaux, ils se rapprochent les
uns des autres. Nous verrons mieux jusqu’à quel point cela milite contre la
formule de l’évolution en considérant d’abord l’analogie fournie par les
organismes animaux.
En bas du règne animal, il y a les simples mollusques n’ayant que
des systèmes nerveux rudimentaires, — un ganglion ou deux et quelques
fibres. Différencié de ce type inférieur, nous avons le grand sous-règne
constitué par les mollusques supérieurs et le sous-règne encore plus grand
constitué par les vertébrés. A mesure que ces deux types évoluent, leur
système nerveux se développe, et quoique, dans les membres supérieurs
des deux, ils restent par ailleurs dissemblables, ils se rapprochent pourtant
en ce sens que chacun d’eux acquiert de grands centres nerveux: les grands
céphalopodes ont des amas de ganglions qui simulent un cerveau.
Comparez encore les mollusques et les articulés sous le rapport de leurs
systèmes vasculaires. Pour fondamentalement dissemblables qu’ils soient à
l’origine et qu’ils le demeurent durant les nombreuses étapes successives
de développement dans ces deux sous-règnes, ils deviennent néanmoins
ressemblants dans les formes supérieures des deux par la présence d’un
organe propulseur central, — un cœur. Dans ces cas et dans quelques autres
fournis par les organes externes, comme la ressemblance remarquable
produite par l’évolution entre les yeux des mollusques supérieurs et ceux
des vertébrés, on peut dire que se trouve impliqué un changement vers
l’homogénéité. Il n’y a cependant pas de zoologiste qui voulût admettre
que ces faits sont réellement en contradiction avec la loi générale de
l’évolution organique. Comme on l’a déjà expliqué, la tendance à
progresser de l’homogénéité vers l’hétérogénéité n’est pas intrinsèque,
586
mais extrinsèque. Les structures deviennent différentes en conséquence de
leur exposition à des forces incidentes différentes.
Il en est de même pour les organismes considérés comme des touts,
puisqu’à mesure qu’ils s’étendent et se multiplient ils se trouvent soumis à
de nouveaux groupes de conditions et il en est de même pour les parties de
chaque organisme. Celles-ci passent de la ressemblance primitive à la
dissemblance, aussitôt que le mode de vie les place dans des rapports
différents avec les actions premièrement externes et secondairement
internes; et avec chaque changement successif dans le mode de vie, de
nouvelles dissemblances sont superposées. Une des choses impliquées par
là, c’est que si, dans des organismes par ailleurs différents, il apparaît des
groupes de conditions auxquelles certaines parties sont sujettes, ces parties
tendront vers la ressemblance, et c’est ce qui arrive pour les systèmes
nerveux et vasculaire. Pour coordonner convenablement les actions de
toutes les parties d’un organisme actif, il faut un appareil directeur et les
conditions à remplir pour obtenir la coordination parfaite sont des
conditions qui sont communes à tous les organismes actifs. Par conséquent
cet appareil directeur acquiert, dans tous les organismes supérieurs, des
caractères communs à mesure qu’il se rapproche de la perfection, quelque
dissemblables que leurs types puissent être par ailleurs; l’un de ces
caractères est une centralisation extrême.
Il en est de même pour l’appareil distributeur des aliments. La haute
activité relative qui accompagne l’organisation supérieure implique une
grande dépense; une grande dépense implique une active circulation du
sang; l’active circulation du sang implique une impulsion efficace, de sorte
qu’un cœur est nécessaire pour les êtres hautement évolués, quelque
différentes que puissent être par ailleurs leurs structures. Il en est aussi de
même pour les sociétés. A mesure qu’elles évoluent, apparaissent certaines
conditions qui doivent être, remplies pour le maintien de la vie sociale; et
587
dans la proportion où la vie sociale s’élève, ces conditions doivent être plus
effectivement remplies. Un code de lois est l’expression d’un groupe de ces
conditions. Il formule certains principes régulateurs auxquels doit se
conformer la conduite des citoyens pour que les activités sociales puissent
se développer harmonieusement. Et ces principes régulateurs se trouvant
être essentiellement les mêmes partout, il en résulte que les systèmes de
lois acquièrent certaines ressemblances générales à mesure qu’on approche
d’une vie sociale plus développée.
Ces réponses particulières aux objections de M. Leslie ne sont
cependant qu’une introduction à la réponse générale qui, à ce que je pense,
serait adéquate même en l’absence des premières. La méthode de M. Leslie
consiste à prendre des groupes détachés de phénomènes sociaux, comme
ceux du langage, de la mode, du commerce et de prétendre (inefficacement,
comme j’ai cherché à le montrer) que leurs transformations les plus
récentes ne s’accordent pas avec la loi générale de l’évolution telle qu’elle
est présentée. Mais la question réelle n’est pas de savoir si nous trouvons
un progrès vers une hétérogénéité plus définie et plus cohérente dans les
groupes de phénomènes sociaux pris séparément; mais elle est de savoir si
nous trouvons ce progrès dans la structure et l’activité de la société tout
entière. Même s’il était vrai que cette loi ne s’applique pas à certains ordres
d’opérations sociales et de produits sociaux, il ne s’ensuivrait point qu’elle
ne s’applique pas aux opérations et aux produits sociaux dans leur totalité.
Cette loi est la loi de la transformation des agrégats et doit être mise à
l’épreuve par la totalité des phénomènes que présentent les agrégats. En
laissant de côté les sociétés en état de décadence et de dissolution, qui
présentent les changements opposés et eu considérant seulement les
sociétés qui sont en état de croissance, il me semble que M. Leslie ne
pourra soutenir d’aucune d’entre elles que, prise dans l’ensemble de sa
structure et de ses fonctions, elle ne montre pas une hétérogénéité
588
croissante. Et si, au lieu de prendre chaque société à titre d’agrégat, il prend
l’agrégat total des sociétés qui existent sur la terre, depuis les hordes
primitives jusqu’aux nations hautement civilisées, il ne pourra nier que cet
agrégat ne soit devenu plus varié quant aux formes des sociétés qui le
composent et ne le devienne encore.
589
telle qu’elle est exposée dans cet ouvrage, sont avidement cherchées par
quelqu’un qui, blessé par la conception qu’il n’existe qu’une quantité
déterminée d’existence ou de force, sous les formes de matière et de
mouvement, épouse la conception de Lotze que «si la réalisation de l’Idée
par elle-même le rendait nécessaire, les éléments actifs du monde»
pourraient être changés en nombre et en intensité.
Le professeur Ward essaye de démontrer que la doctrine de
l’instabilité de l’homogène est invalide.
Qu’on me permette d’abord d’exposer cette doctrine dans les
termes que j’ai employés:
«La condition d’homogénéité est une condition d’équilibre instable...
«Il est clair que non seulement l’homogène doit choir dans le
nonhomogène, mais que le plus homogène doit toujours tendre à devenir moins
homogène (c’est-à-dire plus hétérogène)...
«Aucune hésitation à accepter les conclusions posées ne peut être basée sur
le fait que l’homogénéité parfaite n’existe nulle part, puisque, soit que l’état par
lequel nous commençons se trouve parfaitement homogène, soit qu’il ne se trouve
pas tel, l’opération doit également marcher vers une hétérogénéité relative.» (§ 149)
«Il n’y a d’hypothétiquement possible qu’une seule homogénéité stable. Si
des centres de force, absolument uniformes quant à leur puissance, étaient diffusés
avec une uniformité absolue dans l’espace illimité, ils resteraient en équilibre. Cette
supposition, quoique verbalement intelligible, est une de celles qu’on ne peut pas
représenter en pensée, puisque l’espace illimité est inconcevable. Mais toutes les
formes finies de l’homogène — toutes les formes que nous en pouvons connaître ou
concevoir doivent inévitablement choir dans l’hétérogénéité.» (§ 155.)
Voyons maintenant le commentaire fait par le professeur Ward sur
la théorie ainsi exposée.
«Pourtant l’homogénéité n’est pas nécessairement l’instabilité; c’est même
tout le contraire. Si l’homogénéité est absolue — celle du milieu primordial de lord
Kelvin, par exemple — alors la stabilité sera absolue aussi. En d’autres termes, si
«l’homogénéité indéfinie, incohérente» en laquelle, suivant M. Herbert Spencer, un
réarrangement doit se produire, est un état dépourvu de toute diversité qualitative et
590
sans limites assignables, alors, comme nous l’avons vu en discutant les idées de la
mécanique, un réarrangement ne peut venir que de l’action d’une cause extérieure,
il ne peut pas commencer du dedans»...
«Ainsi donc le premier pas à faire dans l’évolution de M. Spencer semble
nécessiter une solution de continuité. Ce fatal défaut, etc.» Naturalism and
Agnosticism, I, 223.
D’abord on me contredit en m’opposant une vérité que j’ai moi-
même distinctement affirmée, il y a déjà une génération. En second lieu, on
allègue que comme la loi de l’instabilité de l’homogène ne s’étend pas à un
agrégat infini, lequel n’est ni connaissable ni concevable, elle ne vaut rien.
En troisième lieu, on dit que cela constitue une «solution de continuité» et
que par «ce fatal défaut» mon exposition de la doctrine comme
s’appliquant à tous les agrégats finis est viciée. Une analogie fera mieux
comprendre la valeur de cette affirmation.
Un professeur de mathématiques, montrant un diagramme à ses
élèves, leur dit: «Voici une courbe qu’on appelle parabole. C’est une
courbe infinie dont je veux vous expliquer quelques-unes des propriétés.»
— «Mais où est la parabole infinie? dit un auditeur; je ne la vois pas.» —
«Non, la parabole que je vous montre n’est pas infinie; nulle part il n’existe
de parabole infinie et il n’en existera jamais.» — «Comment, dit l’auditeur,
pouvez-vous commencer à nous parler des propriétés d’une parabole
infinie, s’il n’y en a pas, s’il n’y en a jamais eu et si l’on ne peut pas même
imaginer une chose pareille?» Et là-dessus il traite les propositions du
professeur d’illusions.
Outre qu’il cherche à m’attribuer la conception d’une homogénéité
«sans bornes assignables» — c’est-à-dire infinie en étendue — malgré que
j’aie répudié cette conception, le professeur Ward cherche encore à
m’attribuer l’idée que cette homogénéité est absolue, bien que nulle part je
n’aie dit ouvertement ni tacitement pareille chose. Il prétend que j’admets
une «homogénéité primitive» et il dit: « La proposition de prendre pour
591
point de départ une homogénéité complète nous conduit à demander, etc.»
Il est vrai que j’ai dit: «Ce qui est absolument homogène doit perdre son
équilibre, et ce qui est relativement homogène doit choir en ce qui est
relativement moins homogène.» Mais par cette proposition je n’affirme pas
plus l’existence de l’absolument homogène que le géomètre n’affirme
l’existence d’une parabole infinie, lorsqu’il indique les propriétés d’une
parabole infinie. Loin de croire implicitement à un état initial
d’homogénéité, j’ai, dans l’un des passages ci-dessus cités, dit que «aucune
hésitation à accepter les conclusions tirées ne peut être basée sur le fait que
l’homogénéité parfaite n’existe nulle part, puisque soit que l’état par lequel
nous commençons se trouve parfaitement homogène, soit qu’il ne se trouve
pas tel, l’opération doit également marcher vers une hétérogénéité
relative». Et encore, pour me mettre plus sûrement en garde contre la
supposition que j’admets l’homogénéité absolue, j’ai dit dans une note que
«les termes employés ici doivent être compris en un sens relatif». Mais
remarquez qu’on ne me permet pas de restreindre ainsi le sens de mes
expressions. A la page 227, le professeur Ward dit: «En dépit de cela, M.
Spencer, dans une note antérieure, a miné sa position en convenant «que les
termes qu’il emploie doivent être compris en un sens relatif». De sorte
qu’on m’attribue une supposition que je n’ai jamais faite et qu’on ne me
permet pas de dire que je ne la fais point.
A la page 221 du Ier volume, le professeur Ward dit: «Nous nous
trouvons maintenant, ainsi que le demande la théorie complète, en face de
l’univers entier «dans un état de diffusion imperceptible» (l’allégation
tacite faite ici, c’est qu’un «état de diffusion imperceptible» implique
l’homogénéité, ce qui n’est pas). La seule chose qui pourrait justifier cette
allégation se trouve au § 150 des éditions antérieures, où j’ai supposé, à
titre de simple spéculation, l’existence à l’origine non pas d’une matière
nébulaire universelle, mais d’une matière nébulaire s’étendant jusqu’aux
592
limites de notre système sidéral ou un peu au delà, puis suis parti de là pour
tirer des conclusions à propos de l’opération de la concentration. Mais à la
fin de l’argumentation j’ai fait la remarque que «nous ne devons pas nous
livrer à des spéculations d’une si longue portée», de sorte qu’encore, bien
que j’aie mis de côté cet argument hypothétique comme se rapportant à un
état de choses qui dépasse notre connaissance, on insiste pour que je
l’insère dans ma théorie. «Vous ne devez pas commencer aux formes de
l’homogène qui sont assez voisines pour que nous en connaissions quelque
chose on pour que nous puissions les comprendre à l’aide du raisonnement,
mais il faut que vous partiez d’une homogénéité absolue et infinie», avec
cet évident sous-entendu: «Mes objections seraient sans fondement si vous
ne le faisiez pas.»
On peut juger, par l’extrait suivant, jusqu’à quel degré va
l’antagonisme du professeur Ward:
«Aussi longtemps que nous considérons les choses d’un point de vue
purement mécanique, comme le fait M. Spencer, il est difficile de voir comment on
peut trouver une base pour affirmer le moindre accroissement de complexité. Etant
donné un certain agrégat de points matériels, considéré comme un système durable,
il y aura un certain nombre de configurations possibles par lesquelles cet agrégat
pourra passer; mais je demanderai quels motifs on peut avoir pour appeler l’une de
ces configurations plus homogène ou plus hétérogène que les autres? (I, 266.)
Alors, apparemment, il ne convient pas de dire que le jaune de
l’œuf est plus homogène que le poussin auquel il donne naissance! Dirons-
nous qu’il n’y a pas de différence de structure entre les deux? Ou, si l’on
admet une différence, serait-ce que les mots homogène et hétérogène
n’expriment pas un de ces caractères? Ou bien serait-ce que cette
distinction de sens commun doit être exclue des régions supérieures de la
pensée? Faut-il accepter le dire du professeur Ward à propos «de
l’expression totalement antiscientifique et antiphilosophique «homogénéité
indéfinie, incohérente? » (page 225).
593
La passage que j’ai cité me paraît manquer un peu d’adresse,
puisqu’il sert jusqu’à un certain point de pour sa manière de raisonner en
général, et montre que, pour atteindre son but, il est disposé à laisser de
côté le sens des mots ou même à rejeter totalement les mots.
Il y a un autre point sur lequel il faut dire quelques mots. Le lecteur
inattentif et même le lecteur critique (comme l’a montré un article de
revue), s’il n’a d’autre guide que le professeur Ward, pensera qu’au moins
dans un endroit je suis tombé dans une contradiction sérieuse. Le
professeur Ward écrit:
Il cite le fait bien connu, mais un peu anormal pour son argumentation,
qu’en général des combinaisons simples peuvent exister à de plus hautes
températures que les combinaisons complexes, en d’antres termes que la stabilité
chimique décroît à mesure que la complexité chimique augmente... Mais comme
toute la matière pondérable se trouve dans un état chimique d’une espèce ou d’une
autre, et comme la moitié de la formule de l’évolution se rapporte à la redistribution
de la matière, ce fait que chimiquement la matière la plus homogène est la plus
stable — enlève un fameux morceau de la meilleure partie du royaume de M.
Spencer. Je dis la meilleure partie, car là du moins les termes homogène et
hétérogène sont strictement applicables. Ce qu’il y a d’étrange, cependant, c’est que
lorsque dans un volume subséquent de sa philosophie, M. Spencer en arrive à traiter
de l’évolution de la vie organique, l’instabilité de l’hétérogène devient la pierre
angulaire de sa thèse. (I, 23l-2).
Si j’étais embarrassé pour trouver une réponse concluante, je
pourrais mettre en avant que puisque la loi de l’évolution, comme je l’ai
partout présentée, est une loi de redistribution de la matière et du
mouvement dans les agrégats perceptibles et non une loi de cette
redistribution parmi leurs molécules imperceptibles, il suffirait, pour
l’établir, de prouver qu’elle est applicable au premier cas, sans avoir à tenir
compte du second. Mais je n’ai pas besoin de faire une pareille restriction.
Il y a une triple réponse qui réduit au silence toute cette critique.
594
D’abord, il a totalement laissé de côté la distinction entre
l’évolution simple et l’évolution composée, bien qu’il eût sous les yeux un
chapitre établissant cette distinction.
Là, il est expliqué que l’évolution est d’abord une intégration de
matière et une dissipation de mouvement et que, dans des conditions qui
permettent à l’opération de se faire rapidement, aucun autre changement
n’a lieu, l’évolution est simple — comme par exemple celle d’un cristal.
On explique ensuite que lorsque, au contraire, la matière intégrante et la
marche de l’intégration sont telles que les unités qui se concentrent
conservent une mobilité partielle, on voit apparaître cette redistribution
secondaire qui constitue le changement de l’homogène en hétérogène.
Laissant de côté cette distinction fondamentale, le professeur Ward a
supposé que les unités chimiques sont des agrégats qui peuvent présenter
cette redistribution secondaire, tandis que ce sont des agrégats
soudainement formés, et, si l’on veut les considérer comme évolués, qui ne
peuvent montrer que cette évolution simple qui consiste dans l’intégration
de la matière et la dissipation du mouvement: le contraste entre
l’homogénéité et l’hétérogénéité ne peut pas apparaître.
En second lieu, il a confondu deux sens complètement différents du
mot instabilité. Je n’ai pas soutenu qu’un agrégat homogène est, en vertu
de son homogénéité, plus susceptible qu’un autre agrégat d’être renversé ou
détruit par quelque force extérieure. Mon allégation est que ses parties
composantes ne peuvent pas conserver leurs rapports les uns avec les autres
— qu’elles sont instables en ce sens qu’elles doivent subir un
réarrangement — qu’elles doivent choir dans un arrangement hétérogène.
Sûrement la multitude des exemples donnés ne permet pas d’avoir de
doutes sur ce point. Les forces externes, quand on en parle, sont
considérables comme causes de changements de structure et non comme
causes de destruction. Mais la stabilité chimique que le professeur Ward
595
indique comme caractérisant les espèces de matière plus homogènes et
l’instabilité chimique caractérisant les espèces plus hétérogènes se
rapportent à leur susceptibilité d’être décomposées ou dissipées par des
forces incidentes dépassant certaines proportions.
Et, en troisième lieu, le professeur Ward suppose qu’en même
temps que j’affirme l’instabilité de l’homogène, j’affirme nécessairement la
stabilité de l’hétérogène ou au moins sa stabilité relative. Nulle part je n’ai
dit, ni ouvertement ni implicitement, pareille chose; mais, au contraire, j’ai
toujours affirmé, avec des exemples à l’appui, cette vérité que l’instabilité
caractérise aussi bien l’hétérogène. Déjà dans les phrases du § 149 qui ont
été citées, cela se voit clairement, et on le dit deux fois au § 163 dans les
termes suivants: «l’homogène doit choir dans l’hétérogène, et l’hétérogène
doit devenir plus hétérogène»; et il y est dit d’une force qu’elle «change
l’uniforme en multiforme et le multiforme en plus multiforme». De plus, au
début du chapitre sur l’Equilibre, il est dit implicitement que la chute
continuelle dans une hétérogénéité plus grande ne peut jamais cesser avant
que l’équilibre soit atteint. Je ne me souviens pas d’avoir exprimé nulle part
une opinion à l’égard de l’instabilité relative des deux états. Mais bon
nombre des cas cités et bon nombre des remarques incidentes,
particulièrement dans le chapitre de la Multiplication des Effets, pourraient
être considérés comme indiquant que la tendance originelle de l’homogène
vers l’hétérogène est égalée, sinon dépassée par la tendance du moins
hétérogène vers le plus hétérogène.
Ainsi donc la triomphante critique du professeur Ward contient une
triple erreur. Les molécules de matière, si on les regarde comme des
agrégats, ne sont pas des agrégats susceptibles de subir l’évolution
composée dont il est question. L’instabilité qu’a en vue la théorie n’est pas
l’instabilité externe dont il parle, mais une instabilité interne. Et nulle part
il n’est allégué, comme il le prétend, que l’hétérogène soit plus stable que
596
l’homogène; seulement pour formuler et interpréter la complexité
progressive qu’on rencontre dans tous les ordres d’existence, il est
nécessaire de partir de la simplicité, puisqu’une description de la structure
de plus en plus compliquée qui ne commencerait point avec l’état
inorganique serait manifestement inadéquate.
Ceux qui désirent examiner plus au long les critiques du professeur
Ward en trouveront d’autres dans un article de la Fortnightly Review de
décembre 1899. Si je voulais y répondre en détail, il faudrait la moitié d’un
volume; car il faut beaucoup plus de place pour réfuter une erreur que pour
la commettre. Autant que j’ai pu le remarquer, il a, d’un bout à l’autre,
suivi la méthode qui caractérise généralement la controverse — celle de
mettre debout des hommes de paille pour avoir le plaisir de les renverser.
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PRÉFACE DE LA SIXIÈME ÉDITION .................................................. 2
PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION........................................... 3
PRÉFACE ................................................................................................. 6
PREMIÈRE PARTIE - L’INCONNAISSABLE ........................................ 13
CHAPITRE I - Religion et Science ........................................................ 13
CHAPITRE II - Idées dernières de la Religion....................................... 32
CHAPITRE III - Idées dernières de la Science....................................... 53
CHAPITRE IV - Relativité de toute connaissance ................................. 71
CHAPITRE V - Réconciliation............................................................... 99
POST-SCRIPTUM À LA PREMIÈRE PARTIE ................................. 125
DEUXIÈME PARTIE - LE CONNAISSABLE ....................................... 129
CHAPITRE I - Définition de la philosophie......................................... 129
CHAPITRE II - Données de la Philosophie.......................................... 137
CHAPITRE III - Espace, Temps, Matière, Mouvement et Force......... 159
CHAPITRE IV - Indestructibilité de la matière.................................... 172
CHAPITRE V - Continuité du mouvement .......................................... 179
CHAPITRE VI - Persistance de la Force.............................................. 190
CHAPITRE VII - Persistance des relations entre les forces................. 197
CHAPITRE VIII - Transformation et équivalence des forces.............. 200
CHAPITRE IX - Direction du Mouvement .......................................... 229
CHAPITRE X - Le rythme du mouvement .......................................... 253
CHAPITRE XI - Récapitulation, critique et recommencement ........... 274
CHAPITRE XII - Évolution et dissolution ........................................... 279
CHAPITRE XIII - Évolution simple et évolution composée. .............. 289
CHAPITRE XIV - La loi d’évolution................................................... 308
CHAPITRE XV - La loi d’évolution (suite)......................................... 331
CHAPITRE XVI - La loi d’évolution (suite)........................................ 366
CHAPITRE XVII - La Loi d’Évolution (fin)........................................ 387
CHAPITRE XVIII - L’Interprétation de l’Évolution ........................... 405
CHAPITRE XIX - L’Instabilité de l’Homogène .................................. 409
CHAPITRE XX - La Multiplication des Effets.................................... 438
598
CHAPITRE XXI - Le Triage (la Ségrégation) ..................................... 466
CHAPITRE XXII - L’Équilibre............................................................ 491
CHAPITRE XXIII - La Dissolution ..................................................... 521
CHAPITRE XXIV - Résumé et Conclusion......................................... 543
APPENDICE A - Notes des Chapitres XVII et XIX. ........................... 562
APPENDICE B - Réponse à certaines critiques ................................... 566
APPENDICE C - Réponse à quelques critiques du professeur Ward .. 589
599