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241475XDR_Critique.book Page 5 Mercredi, 10. juin 2015 11:24 11

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KANT

CRITIQUE
DE LA FACULTÉ
DE JUGER

Traduction, présentation, notes,


bibliographie mise à jour (2015) et chronologie
par Alain RENAUT

Traduit avec le concours


du Centre national du livre

GF Flammarion
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www.centrenationaldulivre.fr

© Aubier, Paris, 1995 ;


2000, Flammarion, pour cette édition.
ISBN: 978-2-0813-6666-4
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PRÉSENTATION

Longtemps sous-évaluée dans la tradition exégétique ', la


Critique de la faculté de juger réapparaît aujourd'hui, à travers
le libre dialogue entretenu avec elle par une série de philosophes
contemporains2, pour ce qu'elle est vraiment : le couronnement
de la pensée de Kant, en même temps que l'un des plus profonds
- le plus profond peut-être - des grands ouvrages auxquels la
réflexion philosophique, au fil de son histoire relativement brève,
a su donner naissance. À la faveur de cette réévaluation, qui
est directement solidaire d'une interprétation renouvelée de
l'économie générale du criticisme, la référence kantienne que
pratique aujourd'hui, en modes multiples, la philosophie,
retrouve au demeurant une appréhension de l'ouvrage que le
plus éminent disciple de Kant avait exprimée dès 1794. Quatre
ans à peine après la parution de la troisième Critique, Fichte
lui rendait en effet, dans la préface de son propre écrit pro-
grammatique Sur le concept de la doctrine de la science, cet
hommage singulièrement appuyé :
« L'auteur est jusqu'à maintenant intimement convaincu
qu'aucun entendement humain ne peut s'avancer au-delà de
la limite à laquelle s'est arrêté Kant, particulièrement dans
sa Critique de la faculté de juger, mais qu'il ne nous a jamais
déterminée précisément, et qu'il a présentée comme la limite
ultime du savoir fini3. »
1. À une exception près, notable il est vrai : celle de E. Cassirer,
suivi en France par A. Philonenko.
2. Ainsi H. Arendt, Lectures on Kant's Political Philosophy, The
University of Chicago Press Chicago, 1982, traduction M. Revault
d'AHones, in : Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Seuil,
1991. Plus généralement, pour l'importance de la Critique de la
faculté de juger dans la philosophie politique contemporaine, chez
Habermas ou Apel aussi bien que dans la philosophie anglo-saxonne
ou dans la philosophie française, voir J. Lenoble et A. Berten, Dire
la norme, LGDJ, Bruxelles, 1990.
3. Fichte, Essais philosophiques choisis, traduction L. Ferry et
A. Renaut, Vrin, 1984, p. 20.
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8 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

II ne saurait être question ici d'examiner le rôle qu'a pu


jouer la lecture de la Critique de la faculté de juger dans la
genèse de la Doctrine de la science4. À prendre au sérieux
l'hommage ainsi rendu en 1794, force est cependant d'en
convenir : si, comme sa correspondance en témoigne, Fichte
a résolu, au moins depuis 1790 (l'année même - est-ce vrai-
ment un hasard ? - où paraissait la dernière des Critiques) de
consacrer ses efforts à une explicitation et à une popularisation
des principes du kantisme5, c'est avant tout la portée véritable
des thèses atteintes dans la Critique de la faculté de juger
qu'il s'est ainsi agi, à ses propres yeux, de faire ressortir. À
preuve, au demeurant, le commentaire du livre de Kant que
Fichte entreprit dès septembre 1790 - interrompant brusque-
ment pour cela, à la découverte de cette nouvelle Critique,
une explication cursive qu'il avait entamée de la « Logique
transcendantale » de la Critique de la raison pure : le projet,
certes, a été abandonné après une analyse de l'introduction et
des seize premiers paragraphes de la Critique de la faculté
déjuger esthétique6, mais du moins l'étonnant document dont
nous disposons, où Fichte tente d'expliquer, et d'abord de
s'expliquer à lui-même, l'entreprise de Kant, témoigne-t-il que
4. L'importance de ce rôle, qu'avait minimisée M. Gueroult
(L'Évolution et la structure de la doctrine de la science chez Fichte,
Publications de la faculté des lettres de l'université de Strasbourg,
1930, I, p. 48, 50, 257), ne fait plus guère de doute aujourd'hui : il
faut saluer sur ce point les contributions convergentes de R. Lauth
(voir, par exemple, « Genèse du Fondement de la doctrine de la
science », Archives de philosophie, 1971), d'A. Philonenko (La Liberté
humaine dans la philosophie de Fichte, Vrin, 1966, p. 38 sq.)9 ainsi
que de l'école de L. Pareyson (cf., par exemple, F. Moiso, Natura e
cultura nel primo Fichte, Mursia, 1979).
5. Il faut rappeler ici la déclaration d'intention formulée dans la
lettre à J. Rahn du 5 septembre 1790 : « Mon projet est de ne faire
rien d'autre que de rendre ces principes populaires et de chercher,
par mon éloquence, à les rendre efficaces sur les cœurs (Fichte'Leben,
I, 1, 3, p. 83) ; de même à Achelis (I, 1, 4, p. 109) : « Si je trouve
le temps et la tranquillité nécessaires, je les consacrerai entièrement
à la philosophie de Kant. »
6. Pour ce commentaire, dont on citera dans cette présentation les
passages les plus éclairants, voir J. G. Fichte, Gesamtausgabe (GA),
II, 1, p. 325-373 (le commentaire de la « Logique transcendantale»
figure dans le même volume, p. 295-323). Cette « explication » de la
Critique de la faculté de juger s'est d'ailleurs prolongée dans les
années suivantes, puisque, pour une large part, le manuscrit de Fichte
intitulé Philosophie pratique, daté aujourd'hui des premiers mois de
1794 (GA, II, 3, p. 181 sq.), apparaît comme un débat avec la Critique
de la faculté de juger, notamment avec la théorie du jugement
esthétique.
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PRÉSENTATION 9

le futur auteur de la Doctrine de la science avait été le premier


sans doute à s'être convaincu que, si la Critique était grande,
la Critique de la faculté de juger avait quelque chose de
grandiose qu'il appartenait aux tâches du philosophe, paral-
lèlement à la construction de sa philosophie propre, de mettre
en évidence. Puis-je dire que, deux siècles après, cette convic-
tion de Fichte est aussi la mienne ?
À bien des égards, la dernière des Critiques kantiennes
reste une œuvre mystérieuse, qui continue d'adresser à l'exé-
gèse savante un certain nombre de défis particulièrement
difficiles à relever. Le premier de ces défis concerne la genèse
même de l'œuvre, et nous conduit directement à un deuxième
défi, qui porte sur ce que l'on pourrait désigner comme la
question de V unité externe d'un tel ouvrage : quelle place est-
il venu occuper au juste dans l'édifice de la philosophie
transcendantale ? Enfin, la Critique de la faculté de juger
semble défier par sa facture même ses lecteurs et interprètes,
en ce sens que - et c'est là une question qui n'a cessé de
traverser l'histoire de l'exégèse - l'on perçoit mal de prime
abord comment s'articulent les uns aux autres les divers
problèmes abordés successivement par un ouvrage dont Y uni té
interne est donc rien moins qu'évidente.
Sans vouloir développer pour elles-mêmes ces ingrates, mais
inévitables questions d'exégèse, il me semble néanmoins pos-
sible de suggérer à leur endroit, sinon une réponse, du moins
une méthode dont la mise en œuvre éclairerait sans doute, de
façon non négligeable, les débats interprétatifs : tout indique
en effet que la question de l'unité interne de la troisième
Critique serait beaucoup moins énigmatique si s'était d'abord
trouvée affrontée celle de l'unité externe. Du moins est-ce à
partir de cette interrogation sur la ou les fonctions remplies
par la Critique de la faculté de juger dans le développement
et dans la logique de la philosophie transcendantale que je
voudrais ici mettre en évidence quelques-unes des richesses
en vertu desquelles un tel ouvrage peut rester présent dans la
réflexion contemporaine.
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10 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

PENSER L'IRRATIONNEL

La genèse de la Critique de la faculté de juger

Concernant la genèse même de l'œuvre, il faudrait, si l'on


voulait être exhaustif, retracer l'évolution de Kant à partir de
ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime7 -
opuscule de 1764 qui constituait sa première contribution en
matière d'esthétique, sous la forme d'une réflexion très influen-
cée par Rousseau et l'école anglaise, notamment par E. Burke.
À la suite de ce texte inaugural, Kant semble avoir eu, dans
un premier temps, l'intention de consacrer à ce domaine un
ouvrage dans un avenir relativement proche, comme en
témoigne sa correspondance, notamment les lettres à Marcus
Herz de juin 1771, et surtout de février 1772. Cette dernière
(qui est connue comme la fameuse « Lettre à Marcus Herz »,
où se trouve posé le problème de la représentation) annonce
en effet, en même temps que l'écriture prochaine d'une « Cri-
tique de la raison pure », la mise en chantier d'une « esquisse
de ce qui constitue la nature de la doctrine du goût » : première
amorce, donc, de ce qui deviendra dix-huit ans plus tard la
* Critique de la faculté de juger esthétique ». L'annonce est
cependant restée lettre morte - et cela pour bien plus long-
temps encore que ce ne fut le cas pour la « Critique de la
raison pure » : Kant, il est vrai, est l'homme des réalisations
différées8, mais l'ampleur du délai qu'il dut ou sut ici s'ac-
corder invite à s'interroger sur les raisons qui, au-delà même
du retard imposé par les difficultés rencontrées pour mener à
bien la première Critique, expliquent ce qui, au moins objec-
tivement, s'apparente à la disparition prolongée d'un projet.
Interrogation d'autant plus légitime que, tout au contraire,
quand le projet resurgira, à savoir dans les lettres à Reinhold
de mars 1788, qui annoncent une «critique du goût», et de
7. Kants Gesammelte Schriften, Kônigliche Preussische Akademie
der Wissenschaften (désormais : AK), 1902-1910, II, traduction
M. David-Ménard, GF-Flammarion, 1990.
8. Voir sur ce point la présentation de notre traduction de la
Métaphysique des mœurs, 1.1, GF-Flammarion, 1994.
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PRÉSENTATION 11

mai 1789, où est évoquée pour la première fois la perspective


d'une « Critique de la faculté de juger 9 », la réalisation de ce
que la philosophie critique inscrivait à nouveau à son ordre
du jour s'inscrira singulièrement sous le régime de l'urgence
- puisque l'ouvrage paraîtra à peine plus d'un an après avoir
reçu son intitulé. Bref : pourquoi, de 1772 à 1788, le projet
disparaît-il? - mais aussi : pourquoi, de 1788 à 1790, sa
réapparition s'est-elle effectuée sur un mode tel que, soudain,
la plume pouvait ou devait, si j'ose dire, courir sur le papier ?
Les années de disparition ne correspondent pas, en l'occur-
rence, à une simple période d'incubation. Bien plutôt s'est-il
agi, au moins pour un temps, d'un renoncement, tant il est
vrai qu'une fois élaboré (à travers l'écriture de la Critique de
la raison pure) le cadre global du criticisme, Kant a durable-
ment pensé (comme, au demeurant, ce fut le cas aussi pour
le projet d'une « critique de la raison pratique ») qu'une étude
du jugement de goût ne saurait faire pleinement partie de la
philosophie transcendantale : en témoigne, dans l'Esthétique
transcendantale de la Critique de la raison pure, la fameuse
note qui, à propos de l'utilisation récente (que Kant ne fait
pas sienne) du terme d'« esthétique » pour désigner la « critique
du goût », salue la tentative courageuse, mais malheureuse,
de Baumgarten pour « faire entrer l'appréciation critique du
beau sous des principes rationnels », là où les règles et cri-
tères du goût sont, « quant à leurs principales sources, seule-
ment empiriques et ne peuvent donc jamais servir de lois a
priori précisément déterminées sur lesquelles notre jugement
de goût aurait à s'aligner 10 ». À partir d'une telle conviction,
largement induite par la représentation du goût que Kant avait
développée lui-même en 1764 sous l'influence des théoriciens
empiristes, il allait de soi que, la philosophie transcendantale
se donnant pour objet « l'appréciation complète de la
connaissance synthétique a priori n », le goût, de même (à
l'époque) que la moralité et, plus largement, tout ce qui rele-
vait des sentiments de plaisir et de peine, ne pouvait que
se trouver exclu de l'interrogation spécifiquement philoso-

9. Tous ces documents sont accessibles dans le recueil Mate-


rialen zu Kants Kritik der Urteilskraft, éd. J. Kulenkampf, Frankfùrt,
Suhrkamp, 1974.
10. Critique de la raison pure, A 21, B 35, AK, III, 51, traduction
Alain Renaut, Bibliothèque philosophique, Aubier, Paris, 1997, p. 118
(édition désormais citée : Renaut).
11. A 14, B 28, AK, III, 45, traduction citée, Renaut, p. 113.
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12 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

phique : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-


ils possibles ? »
Or, il n'est pas douteux qu'après la Critique de la raison
pure, sur ce point précis (est-il possible ou non d'intégrer la
question du goût à la problématique de la synthèse a priori ?),
Kant a transformé radicalement sa position. Il suffira, pour
s'en convaincre, de se reporter ici au paragraphe 36 de la
troisième Critique, où Kant revient sur la relation entre
synthèse a priori et jugement de goût, mais cette fois pour
montrer qu'« il est facile de voir que les jugements de goût
sont synthétiques» : ce sont, n'hésite-t-il pas à écrire, des
«jugements synthétiques a priori ». L'argumentation complexe,
mais décisive, qui sous-tend cette appréciation (argumentation
décisive, puisque d'elle dépend la possibilité d'une troisième
Critique dont le jugement de goût soit au moins l'un des
objets I2), mérite d'être explicitée.
Le jugement de goût est synthétique, tout d'abord, parce
qu'il ne se déduit pas du simple concept de son objet : on
voit mal en effet comment le prédicat du jugement de goût
(c'est-à-dire le sentiment de plaisir ou de peine 13 éprouvé face
à l'objet esthétique) pourrait être contenu dans ce concept,
puisque, si tel était le cas (si le plaisir ou la peine étaient
compris dans la définition objective de ce à propos de quoi le
jugement de goût est émis), l'expérience esthétique ne mettrait
nullement en jeu la sensibilité des sujets (pas plus qu'elle ne
12. Et même, à vrai dire, l'objet principal, de l'aveu de Kant, qui
(AK, V, 193) présente la « critique de la faculté de juger esthétique »
comme « la partie essentielle ».
13. On peut se demander à quoi correspond la mention insistante
de la «peine» dans les descriptions kantiennes de l'expérience esthé-
tique. Contrairement à ce qu'une première approximation pourrait
laisser penser, ce n'est pas l'expérience du laid qui se trouve ici visée,
telle qu'elle pourrait faire pendant à celle du beau : en fait, l'esthé-
tique kantienne ne ménage nulle place au laid, dans l'exacte mesure
où, si le beau, comme toute l'Analytique du goût le démontre, est
ce qui produit un accord de nos facultés, il n'y a, parmi les phéno-
mènes, que des objets beaux (suscitant cet accord) ou non beaux (ne
le suscitant pas) : ce qui ne produit pas cet accord (le non-beau)
n'engendre pas de plaisir esthétique, mais il n'engendre pas pour
autant (fort heureusement !) de la peine. La référence au sentiment
de peine renvoie donc bien plutôt à l'expérience du sublime : on
verra en effet, notamment dans les développements consacrés par
Kant au sublime mathématique, que l'expérience esthétique consiste
ici en un effort de l'imagination pour saisir en totalité un objet qui,
par sa grandeur, dépasse ses possibilités; or, c'est cet échec de
l'imagination qui produit le sentiment de peine, composante de
l'expérience du sublime.
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PRÉSENTATION 13

donnerait matière, entre les sujets, à discussion sur la légitimité


de leur plaisir). Reste que, si quelque chose se trouve donc
ajouté, dans le jugement esthétique, à la sphère du concept,
le jugement ne se déduit pas non plus de la simple intuition
de l'objet : c'est là en effet ce qui le distingue du jugement
sur l'agréable - lequel, bien qu'étant lui aussi un jugement
synthétique (puisqu'on ne tire pas analytiquement le prédicat
«agréable» du concept de «vin des Canaries»), se tient
néanmoins tout entier dans la sphère de la sensation et ne
dépasse donc pas l'intuition : le jugement de goût, en revanche,
mobilise ce que Kant appelle les «pouvoirs supérieurs» de
l'esprit humain.
Synthétique, le jugement esthétique est en outre a priori :
car, bien qu'il s'agisse toujours d'un jugement singulier u et
qu'il soit par conséquent empirique (puisque lié à la représen-
tation d'un objet singulier), il contient cependant une dimen-
sion d'à priori en ceci qu'à la différence du jugement sur
l'agréable, il est prononcé avec une connotation d'universalité :
comme si chacun, nécessairement, devait éprouver le même
plaisir que nous devant l'objet que nous trouvons beau, et cela
sans que nous ayons à faire l'expérience de Feffectivité d'un
tel consensus (qui, de fait, n'existe pas). Or, de cette carac-
téristique d'universalité ou de nécessité, la Critique de la
raison pure avait fait précisément la marque même de l'a
priori : en ce sens, il doit donc y avoir de l'a priori au principe
du jugement esthétique.
Je n'évoquerai pas davantage cet important paragraphe 36,
où doit être lue avec une attention particulière la détermination
que, sur la base de cette argumentation, Kant opère de l'a
priori esthétique : du moins est-il d'ores et déjà clair que le
jugement de goût va fonctionner en quelque sorte, en tant
que synthétique et a priori, comme un analogon du jugement
scientifique sur l'objectivité définie comme synthèse a priori
de représentations. C'est au demeurant la raison pour laquelle
la Critique de la faculté de juger devra s'acquitter, vis-à-vis
du jugement de goût, d'une déduction entendue au sens
(comme c'était le cas, dans la première Critique, de la « déduc-
tion transcendantale » des catégories) d'une légitimation : bien
évidemment, la relation entre les deux types de jugement
(esthétique, scientifique) n'est qu'analogique, puisque le juge-
14. Ce pourquoi Kant précise qu'un jugement du type : « Les
rosés sont belles » n'est pas vraiment un jugement de goût, mais un
jugement d'expérience induit de plusieurs jugements esthétiques
singuliers (paragraphe 8).
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14 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

ment de goût, tout en s'effectuant sur fond d'universalité,


n'est que subjectif ; du moins l'analogie suffit-elle à fonder la
transposition, vis-à-vis de la sphère de l'esthétique, d'interro-
gations et de démarches (notamment celle de la déduction)
élaborées à propos de la sphère de la connaissance scientifique.
Ainsi, à la faveur d'une telle argumentation et de l'évolution
incontestable qu'elle exprime par rapport à ce que suggérait
Kant, en 1781, à propos du goût, devenait-il possible d'intégrer
une nouvelle critique dans la philosophie transcendantale :
une « critique de la faculté déjuger » (esthétique) apparaissait
possible ; pourquoi, cependant, cette nouvelle critique, certes
possible, se révélait-elle en outre nécessaire, au point qu'à
partir de 1788 IS l'écriture allait en découler avec une intensité
et une rapidité déconcertantes pour un ouvrage aussi
complexe l6 ? C'est en vue de tenter d'apporter sur cette
étrange périodisation (et surtout, si je puis dire, sur son
rythme) un élément d'éclairage qu'il me semble requis de
prolonger ces considérations génétiques par une réflexion sur
ce que j'appelais plus haut l'unité de la Critique de la faculté
de juger, à savoir son mode d'intégration au sein du système
de la philosophie transcendantale (unité externe), et le mode
d'intégration en son propre sein de problématiques apparem-
ment hétérogènes (unité interne).
Quelle nécessité impérieuse, inhérente à la logique de ce
que tentait Kant depuis 1781, est en effet venue rendre
15. À partir de 1788, me crois-je autorisé à écrire, puisque, même
si Kant a réinvesti ici (comme cela avait déjà été le cas pour la
Critique de la raison pure) des matériaux antérieurs, non seulement
il n'a reformulé le projet de l'ouvrage qu'à partir des lettres déjà
citées à Reinhold (1787-1788), mais, en outre, en rééditant (avec les
réaménagements que Ton sait) la Critique de la raison pure, il
n'éprouvait, en 1787 encore, aucunement le besoin de modifier déci-
sivement la note du paragraphe 1 de l'Esthétique transcendantale,
qui excluait de la philosophie critique la doctrine du goût : tout au
plus Kant ajoute-t-il un mot pour indiquer que c'est «dans leurs
principales sources » (ihren vornehmsten Quetlen) que les règles et
critères du goût sont empiriques - ajout certes significatif, mais qui
n'infirme pas encore le décret d'exclusion prononcé à l'endroit de la
doctrine du goût.
16. Une évolution parallèle concerne évidemment la « critique de
la moralité » : elle aussi récusée dans la Critique de la raison pure
et pour les mêmes raisons, elle fut rétablie plus rapidement dans ses
droits, puisque, dès la Fondation de la métaphysique des mœurs
(1785), les jugements exprimant l'impératif catégorique révèlent leur
dimension d'à priori, en tant qu'il leur faut lier a priori la volonté à
la loi, sans considération des mobiles ni des conséquences de l'acte
moral.
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PRÉSENTATION 15

nécessaires les réaménagements qui viennent d'être évoqués


et imposer de leur faire porter aussi rapidement leurs fruits ?
Concernant la question de l'unité externe., il me semble pos-
sible de reconnaître à la Critique de la faculté déjuger deux
fonctions essentielles qui, chacune à sa manière, la rendaient
nécessaire dans la logique même de l'édifice critique. La
première fonction engage Y histoire des débats dont le criti-
cisme s'est alors trouvé partie prenante. La seconde fonction
engage la systématicité globale de la philosophie critique. Au
demeurant, la fonction historique est sans doute celle qui a
eu le plus de retentissement sur la façon dont l'œuvre s'est
structurée en rassemblant en elle des problématiques qu'on a
souvent jugées disparates - précisément parce qu'on a rare-
ment perçu la fonction que Kant faisait jouer, dans le débat
capital qu'était alors la querelle du panthéisme, à leur rassem-
blement. Ce pourquoi, disais-je, la question de la fonction de
l'œuvre ou de son unité externe retentit sur celle de l'unité
interne.

L'irrationnel, objet de la troisième Critique

De fait, trois problématiques sont successivement dévelop-


pées par la Critique de la faculté de juger : celle du goût
(Première partie) et celle des êtres organisés ou, si l'on préfère,
des individualités biologiques (Deuxième partie), mais aussi
(c'est moins évident) la problématique de la finalité ou de la
systématicité de la nature (Introduction, paragraphes IV-VIII)
- entendre : la question de savoir si, et comment, « la nature
dans sa diversité », à travers la multiplicité de ses lois, se
laisse cependant « représenter » comme une « unité », « comme
si un entendement contenait le fondement de l'unité de la
diversité de ses lois empiriques n », donc comme si la diversité
des lois faisait malgré tout système, renvoyant ainsi à l'idée
que la « constitution des choses » n'aurait été possible que
«d'après des fins» et d'après un projet d'organiser cette
diversité. Assurément perçoit-on, à la lecture de la Critique
de la faculté de juger, que ces trois problématiques ont
quelque chose à voir avec la finalité, mais il n'en demeure
pas moins qu'à s'en tenir là leur rapprochement peut apparaître
formel, voire, comme on l'a souvent dit, artificiel, et que sa
véritable et profonde signification échappe - précisément parce
17. AK, V, 180-181.
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16 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

qu'on n'aperçoit pas quelle logique globale du criticisme


rendait leur rapprochement significatif, sous cette forme et à
ce moment.
C'est sans doute A. Bàumler qui, quoi que Ton doive par
ailleurs penser du personnage, a identifié de la manière la plus
pertinente le point de rencontre entre deux des trois problé-
matiques développées par l'ouvrage de 1790, celle de la beauté
et celle des êtres organisés : ce serait, selon lui, l'émergence
du problème de l'irrationnel, telle qu'elle caractériserait tout
le mouvement philosophique du xvnr siècle, et la volonté
kantienne de prendre en compte ce problème qui permettraient
de cerner l'unité interne de l'œuvre 18. Il était, de fait, fort
compréhensible que ce fût après l'identification par Leibniz
du possible (c'est-à-dire du non-contradictoire, donc du ration-
nel) et du réel dans le cadre du premier grand système
dogmatique produit par la raison des Modernes que commen-
çât à se faire sentir (ou, du moins, recommençât à se faire
sentir avec une vigueur renouvelée) la résistance de dimensions
apparemment extrarationnelles du réel à leur intégration sup-
posée dans la rationalité : cette résistance, qui pouvait conduire
à penser qu'une dimension du réel était en soi soustraite à
toute pénétration logique et constituait un « irrationnel » absolu,
se révélait particulièrement forte là où la réalité prenait la
figure de l'individualité - non pas seulement parce que l'in-
dividuel s'était affirmé traditionnellement comme la limite du
concept en tant que notion générale, mais précisément parce
que, chez Leibniz, le modèle monadologique invitait, à rebours
de cette limitation traditionnelle, à voir au contraire dans
l'autoaffirmation des individualités monadiques la modalité
même du déploiement de l'ordre rationnel de l'univers 19. En
ce sens, si résistance de l'irrationnel il devait y avoir, comment
ne se fût-elle point cristallisée autour de l'individuel, et notam-
ment autour de ces figures emblématiques de l'individualité

18. A. Bâumler, Kants Kritik der Urteilskraft, Ihre Geschichte


und Systematik, Niemeyer, 1923,1.1 (seul paru) : Dos Irrationali-
tâtsproblem in derÂsthetik und Logik der 18. Jahrhunderts bis zur
Kritik der Urteilskraft. Il est confondant que toutes les tentatives
pour rendre possible la traduction de ce grand livre aient jusqu'à ce
jour échoué : que Bâumler ait été, dix ans plus tard, l'un des plus
abjects idéologues du nazisme ne devrait pas interdire l'accès à la
partie de ses travaux qui est la moins soupçonnable, et pour cause
(1923), d'imprégnation idéologique; en tout état de cause, seule la
publication permettrait ici la discussion.
19. Sur cette intégration monadologique de l'individuel dans le
rationnel, voir A. Renaut, L'Ère de l'individu, Gallimard, 1989.
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PRÉSENTATION 17

que sont les œuvres d'art (toujours irréductibles, dans leur


dimension esthétique, à une quelconque vérité conceptuelle
qu'elles exprimeraient20) et les vivants (toujours irréductibles,
dans leur originalité singulière, aux formules générales consti-
tutives de leur espèce, voire de leur genre) ? Et, dès lors, si
Kant écrit un ouvrage articulant à une réflexion sur les
phénomènes esthétiques une interrogation sur les êtres orga-
nisés (individualités biologiques), avec pour objectif, dans les
deux cas, de cerner les conditions spécifiques selon lesquelles
nous pouvons malgré tout les penser (c'est-à-dire - puisque
« penser, c'est juger » - prononcer sur eux des jugements),
comment ne pas y voir la plus puissante contribution du
criticisme à la prise en charge de ce problème de l'irrationnel
qui, à l'époque même des Lumières, faisait vaciller la toute-
puissance de la raison ?
L'hypothèse, sous cette forme (celle que lui donna Bâumler),
est déjà séduisante. Encore faut-il, pour qu'elle ait une chance
de convaincre pleinement, lui apporter deux compléments,
d'une part quant à l'unité interne qu'elle fait apercevoir dans
la troisième Critique, d'autre part quant à l'unité externe
qu'elle lui assure vis-à-vis de la logique globale du criticisme.

La systématicité de la nature

Un premier complément, au bénéfice d'une meilleure appré-


hension de l'unité interne de l'œuvre, consiste à faire apparaître
la troisième problématique traitée par la Critique de la faculté
de juger, à savoir celle de la systématicité de la nature (que
Bâumler ne prend pas en compte), comme s'inscrivant elle
aussi dans une réflexion organisée autour de la question de
l'irrationnel. Car le paradoxe d'une telle inscription (comment
l'interrogation sur la systématicité, donc sur la rationalité de
la nature, s'intégrerait-elle dans une enquête sur l'irrationnel ?)
n'est ici qu'apparent : sous les yeux du savant (ou de la
communauté scientifique), les phénomènes se rangent bien, de
20. C'est cette irréductibilité des œuvres à une quelconque « vérité »
(ne serait-ce qu'à celle des « règles » dont elles seraient l'application)
qui donne naissance à cette puissante manifestation du problème de
l'irrationnel que fut, à la fin du xvne siècle et au début du siècle
suivant, la crise de l'esthétique classique, analysée avec une grande
netteté par Bâumler (pour une reprise et une discussion des lignes
de force de cette analyse, voir L. Ferry, Homo Aestheticus, Grasset,
1990).
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18 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

fait, sous des lois qui, elles-mêmes, à mesure que se déploie


le progrès des connaissances, viennent se subsumer, là encore,
de fait, sous des lois plus amples, et ainsi de suite, selon un
mouvement dont l'idée même de progrès impose que nous
nous la représentions comme infinie, c'est-à-dire comme mani-
festant à l'infini dans le divers phénoménal un ordre, donc
une rationalité toujours croissante ; reste que cette systéma-
ticité de la nature n'est pas et ne sera jamais elle-même objet
d'une connaissance (loi) scientifique (ne serait-ce que parce
qu'«il n'y a pas d'expérience de la totalité des objets de
l'expérience »), mais qu'il s'agit en quelque sorte d'une ratio-
nalité de fait. Il faut même ajouter (et le point est véritable-
ment décisif) que cette rationalité défait est indéductible de
la structure de notre propre rationalité (c'est-à-dire de ce que
Kant appelle le « système des principes de l'entendement pur »)
- puisque, en partant des concepts a priori, nous pouvons bien
déterminer à l'avance la forme des phénomènes (à savoir qu'ils
posséderont tous des déterminations quantitatives et qualita-
tives, ou qu'ils seront en relation avec d'autres phénomènes),
mais non point déduire le contenu même des phénomènes,
donc les lois auxquelles ce contenu obéira, ni bien sûr, a
fortiori, l'ordre rationnel susceptible de s'établir entre ces lois
(c'est-à-dire la rationalité de la nature). Et l'impossibilité d'une
telle déduction s'enracine directement dans l'écart infranchis-
sable, que la première Critique enregistrait en son Esthétique
transcendantale, entre le concept et l'intuition - ouvrant ainsi
dans le réel phénoménal une dimension d'indéductibilité (donc,
en ce sens, d'irrationalité) dont le problème posé par la
rationalité de fait de la nature est, dans l'Introduction à la
troisième Critique, le contrecoup. Bref, la rationalité de fait
(la systématicité de la nature) est indéductible de la rationalité
de droit (le système des principes de l'entendement pur, lui-
même déduit, selon le mouvement de la première Critique,
des catégories) - et en ce sens, vis-à-vis de cette rationalité
des principes et des catégories, la rationalité manifestée par
la nature semble, puisque indéductible, devoir être pensée
comme irrationnelle.
Où l'on voit par conséquent en quel sens, là encore, il y va,
à travers la problématique de l'Introduction, d'une interro-
gation sur les limites de la rationalité, donc d'une prise en
compte du problème de l'irrationnel. Et tout le travail de
l'Introduction, tel qu'il réinvestit en grande partie, comme on
va le voir, les acquis de l'Appendice à la Dialectique trans-
cendantale de la Critique de la raison pure, vise précisément
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PRÉSENTATION 19

à conférer malgré tout un statut (donc une pensabilité) à cette


rationalité de fait, en établissant que si la diversité des lois
de la nature se peut penser comme s'organisant selon la
cohérence d'un ordre rationnel, cette unité systématique, à
quoi certes rien ne se trouve obligé de correspondre dans la
réalité, est cependant une exigence nécessaire de notre réflexion,
c'est-à-dire un idéal régulateur dont la postulation est indis-
pensable au fonctionnement de nos pouvoirs de connaissance,
et notamment au travail scientifique. Ainsi les trois problé-
matiques travaillées successivement par la Critique de la
faculté de juger s'intègrent-elles donc bien dans l'interrogation
globale sur l'irrationnel - interrogation qui assure, en ce sens,
l'unité interne de l'œuvre.
Pour achever de rendre opératoire ce principe de lecture,
un second complément doit toutefois être apporté encore à ce
qu'avait esquissé Bàumler. Le complément, cette fois, procède
d'une prise en compte du problème de l'unité externe : car,
si le rassemblement de ces trois problématiques était donc,
autour de la question de l'irrationnel, possible, pourquoi est-
il apparu nécessaire à Kant vers 1788, au point même de
l'inciter à reprendre dans son Introduction, vis-à-vis de la
problématique de la systématicité de la nature, des thèses
qu'il avait déjà formulées dans l'Appendice à la Dialectique
transcendantale de la Critique de la raison pure et dont on
perçoit mal, de prime abord, ce qui pouvait en imposer la
répétition, sous forme d'ouverture à des développements incon-
testablement plus neufs sur la dimension esthétique et sur les
êtres organisés ? Mesurons en effet, avant de tenter une réponse,
l'ampleur de la reprise.

De la première à la troisième Critique


Si l'on cherche le point d'ancrage de ce que développe
Kant, en 1790, dans ce qu'avait élaboré, dès 1781, la Critique
de la raison pure, il n'est guère difficile, de fait, d'apercevoir
que celui-ci se situe, de façon peu contestable, dans la manière
dont s'y était déjà énoncée la thèse proprement kantienne sur
la question du système. Une thèse qui, au demeurant, avait
déjà porté certaines de ses conséquences entre 1781 et 1790,
notamment en 1784, dans l'opuscule intitulé Idée d'une his-
toire universelle d'un point de vue cosmopolitique : dans le
commentaire de la proposition IX 21, Kant y écrivait en effet
21. AK, VIII, 29, traduction L. Ferry, in Pléiade, II, p. 203.
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20 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

que l'Idée grâce à laquelle l'« historien philosophe » (l'historien


réfléchissant sur la rationalité éventuelle du cours de l'histoire)
peut mettre le divers historique en perspective « pourrait nous
servir de fil conducteur pour présenter, du moins dans l'en-
semble, comme un système ce qui, sans cela, resterait un
agrégat d'actions humaines dépourvu de plan ». Indication qui
fait d'ailleurs écho, dans Vidée d'une histoire universelle, aux
premières lignes de l'opuscule, où s'était déjà trouvé formulé
le projet de découvrir le « fil conducteur » (Leitfaden) per-
mettant de se représenter, au-delà de l'apparente confusion,
voire de l'apparente absurdité qui caractérise le cours des
choses humaines, une histoire structurée « selon un plan déter-
miné de la nature » : cette histoire structurée selon un plan
de la nature, il s'agit donc de la penser comme un système,
tout comme Kepler et Newton avaient, en ramenant sous des
lois le cours des planètes (Kepler) et en expliquant (Newton)
ces lois « en vertu d'une cause naturelle universelle » (à savoir
l'attraction), permis de présenter sous une forme systématique
l'ensemble des orbites planétaires.
Préparant à bien des égards (certes à travers sa restriction
à l'histoire) la thématique, pleinement développée en 1790,
de la rationalité globale de la nature, ces passages du texte
de 1784, en eux-mêmes clairs, ne sauraient toutefois être
appréciés dans leur véritable portée si l'on ne voyait qu'ils
sont très rigoureusement et très techniquement adossés au
traitement de la question du système dont s'était acquittée la
Critique de la raison pure et dont les Prolégomènes à toute
métaphysique future venaient, en 1783, de souligner fortement
l'esprit.
En fait, et plus précisément, ce qu'il faut apercevoir ici,
c'est comment, de ce point de vue, une telle préparation, dont
s'acquitte ridée, s'enracine dans la manière dont s'articulent
chez Kant deux thèses sur la question du système.
Une première thèse consiste dans l'affirmation selon laquelle
l'achèvement du projet de système est impossible. Ainsi lit-on
au paragraphe 40 des Prolégomènes : « La totalité de toute
expérience possible (le système) n'est pas elle-même une
expérience. » Dit autrement : en raison de la radicalité de
notre finitude, nous ne pouvons avoir une expérience de la
totalité du réel - en termes plus précisément kantiens : nous
ne pouvons avoir une expérience de la totalité des objets d'une
expérience possible, et, en conséquence, comme nos concepts,
sans intuitions capables de leur fournir une matière, sont des
formes vides, les concepts que nous pouvons nous forger de
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PRÉSENTATION 21

la totalité des objets sont des « Idées » qui, si elles sont


susceptibles d'être pensées, ne sauraient du moins donner lieu
à une connaissance. En d'autres termes encore, et cette fois
directement à partir de la Critique de la raison pure :
- Le système se définit comme « unité des diverses connais-
sances sous une Idée 22 ».
- Or, pour des raisons qu'on va rappeler, Kant définit l'Idée
comme « un concept nécessaire de la raison auquel aucun objet
qui lui corresponde ne peut être donné dans les sens 23 ».
- Donc, si l'on ne retient pour l'instant que la fin (soulignée
par moi) de cette définition de l'Idée, on peut en déduire que
l'unification du divers des connaissances sous une Idée (leur
constitution en un système) n'aura jamais elle-même le statut
d'une connaissance, puisqu'il n'y a pas d'expérience possible
susceptible de venir remplir l'Idée en donnant à cette forme
de l'unité qu'est l'Idée une matière ou un contenu. Bref, la
systématisation est un travail infini, qui ne s'achèvera jamais
à travers l'apparition d'un savoir qui serait alors, puisque
savoir de la totalité des objets (ou de leurs connaissances),
Savoir absolu.
Où l'on verrait donc poindre la perspective chère aux
kantismes contemporains selon laquelle le criticisme est intrin-
sèquement posthégélien - ou selon laquelle Kant constitue, si
l'on peut dire, le plus grand critique de Hegel, non pas bien
sûr chronologiquement, mais logiquement (ce qui pose au
demeurant un problème philosophiquement passionnant, mais
que Ton ne peut ici que croiser - celui de déterminer comment
il a pu se faire qu'après Kant l'hégélianisme ait été possible,
ou du moins ait pu se croire possible).
Quoi qu'il en soit, au-delà de cette première thèse de Kant
sur le système - qui se fonde par conséquent dans le statut
des Idées de la raison comme principes d'unité du système
(comme principes de systématisation), c'est-à-dire dans la
Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure -,
la réflexion sur cette problématique se complète d'une seconde
thèse sans laquelle ni Vidée d'une histoire universelle d'un
point de vue cosmopolitique ni l'Introduction de la Critique
de la faculté de juger n'eussent vu le jour. Reprenons en effet
le texte du paragraphe 40 des Prolégomènes : « La totalité de
toute expérience possible n'est pas elle-même, écrit donc Kant,
une expérience » (première thèse), mais elle est cependant

22. A 832 / B 860, AK, III, 538, traduction citée, p. 674.


23. A 327 / B 383, AK, III, 254, traduction citée, p. 350.
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22 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

pour la raison, ajoute-t-il (et là s'inscrit la seconde thèse), « un


problème (une tâche, Aufgabe) nécessaire, dont la simple
représentation exige des concepts tout différents des concepts
purs de l'entendement ». Donc, bien que ne pouvant donner
lieu à un savoir, la recherche d'une totalisation des connais-
sances (système) est une tâche nécessaire - et le lecteur de
l'Appendice à la Dialectique transcendantale, dans la Critique
de la raison pure, voit parfaitement pourquoi : face à la
diversité des connaissances acquises, il faut bien en effet, à
chaque époque, chercher à la fois à les organiser et à les
accroître - ce qui définit très précisément la visée de la totalité
et fait de cette visée le moteur même du progrès scientifique.
Or, pour l'accomplissement infini de cette tâche (infini, puis-
qu'en vertu de la première thèse le système achevé est impos-
sible), il faut déterminer quels sont les concepts unificateurs,
\esfoyers sous lesquels nous pouvons nous imaginer ranger la
diversité des connaissances. Par là s'introduit la notion qui va
cerner les Idées du point de vue de leur fonction - savoir que
chaque Idée est un « foyer imaginaire », unfocus imaginarius,
par référence auquel du divers, dans nos connaissances, peut
se laisser ordonner comme à partir d'un principe d'unité :
« Si nous parcourons du regard nos connaissances d'enten-
dement dans toute leur étendue, nous trouvons que ce qui s'y
trouve à la charge propre de la raison et qu'elle cherche à mener
à bien, c'est la dimension systématique de la connaissance,
c'est-à-dire son articulation à partir d'un principe. Cette unité
de la raison présuppose toujours une Idée, à savoir celle de la
forme d'un tout de la connaissance précédant la connaissance
déterminée des parties et contenant les conditions requises pour
déterminer a priori à chaque partie sa place et son rapport avec
toutes les autres 24. »
De tels concepts (les Idées) sont donc bien « tout différents
des concepts purs de l'entendement», puisque les concepts
purs de l'entendement (les catégories) sont (en vertu de la
Déduction transcendantale) des « catégories de l'expérience » :
ils ont été établis comme des formes intellectuelles que vient
remplir la matière de l'expérience possible. En revanche, les
concepts dont nous avons besoin pour nous représenter l'uni-
fication du divers des connaissances, premièrement sont bien
des concepts (en ce sens que, comme tous les concepts (Kant
entendant étymologiquement le Begriff comme activité de
synthèse), ils sont des facteurs d'unité par rapport à un divers ;
24. A 645 / B 673, AK, III, 428, traduction citée, p. 561.
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PRÉSENTATION 23

mais, deuxièmement, ce ne sont pas des concepts de l'enten-


dement, puisqu'ils n'entretiennent pas de relation à une expé-
rience possible : ce sont donc des concepts de la raison, ce
que Kant appelle des Idées.
Pour achever de cerner cette théorie des Idées, qui est
intégralement à l'œuvre dans la Critique de la faculté de
juger (à commencer par son Introduction), il faut apercevoir
qu'il y a deux différences décisives entre Idée et concept :
- Il n'y a pas, stricto sensu, de déduction transcendantale
des Idées : car, puisqu'il n'y a pas d'expérience possible de
la totalité de l'expérience, il n'y a pas à légitimer la prétention
des concepts de la totalité à s'appliquer à l'expérience 25.
- Les concepts de l'entendement synthétisent le divers de
l'intuition, et produisent ainsi des connaissances ; les Idées de
la raison tentent de synthétiser le divers des connaissances
produites par l'entendement. Les concepts mettent donc en
jeu la relation entre entendement et sensibilité (laquelle rela-
tion, pour être pensée, requiert la théorie du schématisme) ;
les Idées mettent en jeu la relation entre raison et entendement
- c'est-à-dire au fond la relation de l'entendement avec lui-
même, puisque la raison n'est en fait que l'entendement
poursuivant son travail d'unification en pensant pouvoir y
parvenir sous la forme d'une connaissance par simples concepts,
autrement dit : l'entendement croyant pouvoir se passer de la
sensibilité. Dans le vocabulaire de Kant, cette relation entre
raison et entendement apparaît d'ailleurs bel et bien comme
relation de l'entendement avec lui-même, puisque Kant appelle
« entendement pur » l'entendement de la métaphysique, celui
qui croit pouvoir se passer de l'expérience (voir, par exemple,
dans le paragraphe III de l'Introduction à la Critique de la
raison pure, le fameux texte sur la colombe légère qui,
emportée par « son libre vol », se perd « dans le vide de l'en-
tendement pur »), par opposition à l'entendement de la synthèse
a priori, qui est l'entendement de la science.
Donc, si l'on reprend l'argumentation qui sous-tend cette
seconde thèse de Kant sur le système : pour prendre en charge
l'exigence de totalisation (le système comme tâche infime),

25. Kant parle bien (A 671 / B 699, AK, III, 443, traduction citée,
p. 576) d'une « déduction transcendantale de toutes les idées de la
raison spéculative », mais il s'agit de les déduire comme méthodes,
comme - on va rencontrer cette expression dans un instant - prin-
cipes régulateurs, et non pas comme principes constitutifs de l'expé-
rience.
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24 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

l'esprit humain (ici, la raison) utilise des concepts qui sont


des foyers d'unité totale, c'est-à-dire des représentations de la
totalité, auxquelles ne correspond aucune expérience possible.
Or, la thèse établie par Kant dans l'extraordinaire Appendice
à la Dialectique transcendantale consiste à soutenir que ces
représentations de la totalité vont être strictement les mêmes
(quant à leur contenu) que celles dont la métaphysique dog-
matique croyait pouvoir faire des objets de connaissance -
soit : les trois Idées de la Raison métaphysique (l'Âme, le
Monde et Dieu), mais qui, à condition qu'on sache ne pas en
faire des objets réels (les objets d'un savoir), à condition de
ne pas les réifier ou les objectiver (là est précisément l'illusion
de la métaphysique), peuvent avoir un «usage régulateur»
pour l'organisation et l'accroissement du divers des connais-
sances.
On n'insistera pas davantage, dans ce cadre, sur ce qui
sépare l'usage régulateur des Idées de la raison comme foyers
imaginaires d'unité et leur version métaphysique - à savoir,
justement, la réification par l'illusion transcendantale de ce
qui n'est qu'une simple exigence subjective d'unité, c'est-à-
dire une méthode de l'esprit humain. Si l'on souhaitait être
plus complet, il faudrait sur ce point se reporter, dans l'Ap-
pendice à la Dialectique transcendantale sur « l'usage régu-
lateur des Idées de la Raison pure », à la distinction qu'établit
Kant entre un « usage apodictique > des Idées et un « usage
hypothétique ». Pour l'essentiel :
1. Kant explique que «l'usage hypothétique de la raison
[...] se fonde sur des Idées admises en tant que concepts
problématiques » et qu'il s'agit là d'un usage qui n'est pas
«constitutif», en ce sens qu'« il n'est pas tel qu'à juger en
toute rigueur, en résulte la vérité de la règle générale adoptée
comme hypothèse » : comprendre que le principe n'est ici
qu'une règle ou une méthode, non une affirmation pouvant
prétendre posséder une valeur de vérité. Bref, la « vérité » des
règles, si l'on veut parler ici de vérité, c'est au fond leur
fécondité dans la production d'unité - cette unité qui, lisons-
nous, « est la pierre de touche de la vérité des règles26 ».
2. La suite du passage clarifie alors la différence entre
« usage constitutif » et « usage régulateur » des Idées, à savoir
que, prise en son usage régulateur, l'Idée est seulement un
« fil conducteur » (Leitfaden) pour introduire de l'unité systé-
matique dans le divers des connaissances, en reliant au fil
26. A 647 / B 675, AK, III, 429, traduction citée, p. 562.
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PRÉSENTATION 25

conducteur tous les phénomènes « comme si » on pouvait les


en dériver exhaustivement27.
Ces distinctions sont à l'évidence d'une importance capi-
tale : elles nourrissent directement ce que l'on a présenté ici
comme la deuxième thèse sur le système et, corrélativement,
sur les Idées, en vertu de laquelle la définition des Idées n'est
pas seulement négative - mais les Idées sont aussi (selon
l'expression des Prolégomènes) des « concepts nécessaires de
la raison ». Où il faut entendre la nécessité en deux sens :
-D'une part, ces concepts sont inévitables, inscrits qu'ils
sont dans la structure même de l'esprit humain comme pouvoir
de connaître (voir ici, dans la Critique de la raison pure, la
déduction des trois Idées, au livre I de la Dialectique trans-
cendantale, à partir des figures du syllogisme) : la raison, au
sens kantien du terme, n'est pas une monstruosité, une excrois-
sance monstrueuse de l'entendement, mais elle fait partie de
la vie même de l'esprit humain, comme recherche toujours
plus poussée d'une unité du divers. On comprendra qu'en ce
sens ni Kant ni un kantien ne pourraient en aucun cas écrire,
comme Heidegger, que « la raison est l'ennemi le plus acharné
de la pensée » - et qu'il y a là un écart considérable entre les
deux plus grandes critiques de la métaphysique et de la raison
que la philosophie ait sans doute produites.
-D'autre part, les Idées sont aussi des concepts néces-
saires, au sens où ils sont indispensables comme principes
régulateurs de l'activité et du progrès de la connaissance 28,
qui poussent l'esprit à aller toujours au-delà des connais-
sances acquises.
C'est donc cette seconde thèse sur le système (et la définition
des Idées, qui en est solidaire, comme principes régulateurs
ou - selon la terminologie que Kant adopte en 1790 - comme
« principes de la réflexion ») qui, mise en place dès la première
Critique, a été appliquée à la question de la connaissance
historique dans Vidée d'une histoire universelle d'un point
de vue cosmopolitique de 1784, avant de retrouver en 1790,
dans l'Introduction à la Critique de la faculté de juger, un
plein développement. Et ce n'est pas faire injure à la
troisième Critique que de constater que, de ce point de vue,
le contenu de ce qu'elle énonce n'est pas d'une originalité
flagrante vis-à-vis de l'Appendice à la Dialectique transcen-

27. Voir A 671 / B 700, AK, m, 443, traduction citée, p. 576.


28. L'usage régulateur, écrit Kant (A 644/B 672, AK, ffl, 428, tra-
duction citée, p. 561), est « indispensablement nécessaire ».
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26 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

dantale - constatation qui, toutefois, ne peut que conduire


à s'interroger sur les raisons qui ont pu conduire Kant à
intégrer dans son ouvrage cette réflexion, déjà travaillée par
lui, sur le statut de la systématicité de la nature. Or, c'est
ici précisément que, comme je le suggérais plus haut, la
question de l'unité interne ne pourrait être pleinement résolue
sans que soit prise en compte celle de l'unité externe, c'est-
à-dire celle de la fonction de la troisième Critique dans la
logique du criticisme.

La querelle du panthéisme, arrière-plan de la Critique de la


faculté de juger

La première fonction qu'est venu remplir l'ouvrage de 1790


dans le cadre global du criticisme fait moins référence à la
logique de la pensée kantienne qu'aux sollicitations venues
des débats du temps : il s'est agi en effet de mieux mettre en
relief la teneur spécifique de la philosophie critique et, ainsi,
d'en assurer la défense contre les tentatives d'amalgame, puis
les assauts développés par Jacobi lors de ce qu'il est convenu
d'appeler la « querelle du panthéisme ». Au point que - c'est
là, à mon sens, une piste que les interprètes de la Critique de
la faculté de juger ont trop rarement ou trop rapidement
explorée - il n'est pas interdit de voir dans ce livre complexe
la vraie et plus complète réponse de Kant à ce qui, à travers
Jacobi, constitua alors, sinon la première critique moderne de
la raison, du moins la première critique de la raison qui, chez
les Modernes, se fût développée avec tant d'ampleur et de
radicalité.
On se bornera ici à rappeler que cette « querelle du pan-
théisme » ou du « spinozisme » (Pantheismusstreit, Spinozas-
treit) opposa, à partir de 1785, Mendelssohn et Jacobi autour
des conséquences du rationalisme des Lumières. Dans ses
Lettres à Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza
(octobre 1785), Jacobi s'était efforcé de montrer que toute
philosophie rationaliste se réduisait en sa vérité au spinozisme
(au déterminisme), et que le spinozisme lui-même était une
philosophie athée, incapable de fonder l'éthique (puisque niant
la liberté) et de saisir vraiment l'être en dépassant la repré-
sentation vers la racine inconditionnée de toutes choses (parce
que la raison part toujours d'une réalité conditionnée dont elle
recherche la condition, ou la cause, en rapportant cette condi-
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PRÉSENTATION 27

tion à son tour, en vertu de sa loi de la causalité, à une


condition plus haute, et ainsi de suite, à l'infini). En consé-
quence, il fallait, selon Jacobi, abandonner la connaissance
rationnelle au profit de la croyance immédiate :
« La conviction due à des preuves, écrivait-il, est une cer-
titude de seconde main, elle repose sur une comparaison et
ne peut jamais être sûre et parfaite. Si tout sentiment qui ne
naît pas de motifs rationnels est foi, il faut que la conviction
pour motifs rationnels vienne elle-même de la foi et reçoive
d'elle seule sa force. C'est par la foi que nous savons que nous
avons un corps et qu'il y a en dehors de nous d'autres corps
et d'autres êtres pensants29. »
En cet appel au dépassement de la raison vers la foi, le
conflit avec les défenseurs de VAufklarung ne pouvait être
plus frontal. En même temps, Kant allait se trouver directe-
ment impliqué dans un tel conflit, puisque Jacobi, quand il
sera attaqué par Mendelssohn sur cet appel à l'abandon de la
raison, n'hésitera pas à se réclamer de Kant en présentant son
appel à la foi comme une interprétation de la célèbre formule
de la Critique de la raison pure selon laquelle il faut limiter
le savoir pour ménager une place à la croyance : ainsi sa
Réponse aux accusations de Mendelssohn indique-t-elle aux
Aufklârer, en avril 1786, que s'ils venaient à refuser sa propre
thèse, ils devraient a fortiori récuser celle de la Critique de
la raison pure. En sorte que la philosophie critique se trouvait
prise dans une alternative : ou bien elle rejoignait le camp
desAufklàrer et, risquant la confusion avec le rationalisme
dogmatique (de provenance leibnizienne) d'un Mendelssohn,
elle s'exposait elle-même à l'accusation de spinozisme, donc
d'amoralisme et d'athéisme ; ou bien elle acceptait de se voir
assimiler à l'antirationalisme préromantique de Jacobi. Bien
évidemment, l'alternative supposait qu'il n'y eût pas de troi-
sième position ou de troisième modèle qui fût concevable entre
le rationalisme dogmatique et la foi - ce que précisément tout
le criticisme entendait démentir. Reste que le piège était
redoutable, et que Kant, s'il différa le plus longtemps possible
son entrée en scène, finit par céder aux demandes des Aufk-
làrer en prenant clairement position dans l'opuscule qu'il
publie en octobre 1786 sous le titre : Qu'est-ce que s'orienter
dans la pensée ?

29. F. H. Jacobi, Lettres à Mendelssohn sur la doctrine de Spi-


noza, traduction M. Anstett, in : Œuvres philosophiques de Jacobi,
Aubier, 1946, p. 187.
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28 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

Je n'ai pas à analyser ici la teneur de l'intervention


kantienne30, devenue inévitable dès lors que Jacobi, soutenant
que Kant enseignait la même chose que lui depuis 1781 sans
se voir accuser de porter préjudice à la raison, compromettait
gravement la philosophie critique en l'attirant du côté de la
Schwàrmerei - cette « exaltation de l'esprit » qui, délaissant
le terrain du concept, cédait au mirage d'une « autre » pensée
que la pensée rationnelle. Pour autant, en consentant à cette
intervention ferme, mais somme toute succincte, dans le débat,
Kant en avait-il fini avec la brèche ouverte par Jacobi? La
tradition interprétative a en général considéré qu'effectivement
l'opuscule d'octobre 1786 constituait l'ultime contribution de
l'auteur de la Critique de la raison pure à la défense de la
raison. Appréciation à vrai dire déconcertante, dans la mesure
où, en octobre 1786, l'assaut lancé par Jacobi n'avait en vérité
pas encore pris toute son ampleur, laquelle ne devait vérita-
blement se laisser apercevoir qu'avec la publication par celui-
ci, en 1787, de son David Hume31 - où la stratégie change :
puisque, depuis la prise de position de Kant, l'assaut lancé
contre la raison ne peut plus guère se réclamer de lui, on
tentera de montrer que, au-delà du paravent humien, Leibniz
lui-même - lui qui, pour la première fois si hautement, avait
proclamé la valeur absolue du principe de raison - peut servir
de caution à la démarche32. Le sens de l'opération est simple :
montrer qu'en fait la fidélité bien comprise à l'auteur de la
Monadologie impose de concevoir pour la raison d'étroites
limites hors desquelles l'approche du réel doit relever d'une
tout autre instance, ce serait prendre le rationalisme dans un
nouveau piège. Les modalités du traquenard sont plus
complexes, et consistent pour l'essentiel à extraire de l'idée
monadologique défendue par Leibniz deux armes antiratio-
nalistes :
-si, comme l'avait défendu Leibniz, «toutes les choses
vraiment réelles sont des individus ou des choses individuées,
et, comme telles, des êtres vivants33 », comment le concept,
30. On se reportera ici à l'excellent commentaire qu'A. Philonenko
a joint à sa traduction de l'opuscule (Vrin).
31. Jacobi, David Hume ou la croyance, idéalisme et réalisme*
traduction L. Guillermit, in : Le Réalisme de Jacobi, Publications
de l'université de Provence, 1982.
32. Op. ci/., p. 332 : « Je ne vois guère de penseur qui ait été plus
clairement vigilant que notre Leibniz », et même, précise Jacobi, «je
suis attaché de toute mon âme à la théorie des monades ».
33. Op. cit., p. 342. Sur la pensée leibnizienne de la «matière»
comme « vie », cf. Monadologie, paragraphe 63 sq.
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PRÉSENTATION 29

en sa généralité, pourrait-il ne pas oublier l'individualité au


profit d'un universel vide et pétrifier la vie en abstractions
mortes ?
-si, comme l'établit aussi, en un sens, la Monadologie,
c'est en étant unie à un corps que l'âme se représente l'univers,
«en exacte conformité à la nature et à l'organisation de ce
corps34 », on ne peut concevoir la raison comme une faculté
capable, par elle seule, de nous donner accès à une quelconque
vérité : « L'activité qui lui est propre est une activité de simple
médiation entre le sens, l'entendement et le cœur, dont elle a
à administrer l'économie commune35. » Bref, il faut, contre
le rationalisme, élargir le concept de raison de façon qu'il
puisse inclure en lui cette ouverture immédiate à l'existence
que Jacobi nomme « révélation », « sentiment » ou « croyance »,
et qui suppose l'intervention, non pas seulement de la raison
comme capacité de démontrer et de déduire, mais de tout
notre être.
C'est désormais, en 1787, fort de cette lecture paradoxale
de Leibniz que Jacobi continue à défier les défenseurs de la
raison : soutenir que l'univers est entièrement rationnel, c'est
se condamner à manquer doublement le réel - d'une part
dans ce qu'il a de toujours individué (car la raison fait du
réel un système de relations universelles pour lesquelles l'in-
dividuel n'est rien), d'autre part en tant que devenir (car la
raison construit un système semblable à celui des mathéma-
tiques, où les termes et leurs relations sont éternels et
immuables). Autrement dit : poussé jusqu'à ses ultimes consé-
quences, le rationalisme serait incapable par définition de
penser l'histoire, si tant est que l'histoire est bien ce champ
où des individualités tissent un devenir - champ inaccessible
par définition à la seule pensée causale et que Jacobi lui
oppose en la désignant par la catégorie de « Vie ».
On ne saurait surestimer l'importance que devait avoir, dans
l'histoire de la philosophie allemande, la menace constituée
par cette exploitation jacobienne de Leibniz contre l'idée
même de la raison. Lancée depuis 1785, la querelle révélait
en 1787 seulement, c'est-à-dire un an après Qu'est-ce que
s'orienter dans la pensée ?, ce qu'elle avait de plus menaçant,
aussi bien pour la raison en général que pour la raison critique
- puisque, désormais, Jacobi n'avait plus à ménager le criti-

34. Op. cit., p. 335. Jacobi s'appuie sur le paragraphe 62 de la


Monadologie.
35. Cité par L. Guillermit, op. cit., p. 92.
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30 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

cisme (du moins l'opuscule d'octobre 1786 avait-il rendu cette


stratégie impossible), mais pouvait s'en prendre directement
à lui pour dénoncer (autour de la question de la chose en soi)
ses difficultés internes36 : c'est donc avec une audace encore
accrue que se trouvait réaffirmée la conviction selon laquelle,
décidément, nulle forme de rationalisme n'était à même d'avoir
assez de cohérence et de consistance pour résister à l'évidence
selon laquelle le réel ne se peut entièrement mettre et sou-
mettre à la raison 37. L'ampleur de la rupture ainsi recherchée
avec l'un des projets constitutifs de la philosophie moderne,
et notamment des Lumières, explique pour une large part
qu'au-delà même de 1787 certains des plus éminents défen-
seurs de la raison aient intégré dans leurs plaidoyers une prise
en compte attentive des arguments de Jacobi.
Le fait est bien connu pour Hegel, dont on sait qu'il s'efforça
de situer avant tout au plan de la philosophie de l'histoire sa
défense de l'héritage leibnizien contre sa captation antiratio-
naliste : en prolongeant une historicisation du modèle mona-
dologique qu'avait déjà entreprise Herder, en montrant que
«la Raison est la matière infinie de toute vie naturelle ou
spirituelle38 », Hegel répond directement à Jacobi et manifeste
que, contrairement aux allégations du David Hume, il n'existe
nulle antinomie entre concept et vie (ou histoire). Dans son
principe, la parade hégélienne consiste en effet à répliquer
que la vie n'est pas P« extérieur » au Concept, car le Concept
a la structure même de la Vie, celle de l'autodéploiement
d'une identité qui se pose dans ses différences et les ramène
à elle. Puissance infinie de produire sa matière, le concept

36. Le David Hume se clôt sur un Appendice intitulé « De l'idéa-


lisme transcendantal » (Jacobis Werke, II, 291-310), entièrement
consacré à montrer que, sans la présupposition de la chose en soi, il
est impossible d'« entrer dans le système » de Kant, et qu'avec la
chose en soi on ne saurait « y rester ». Ce texte, où A. Philonenko
voit la première « critique intelligente de la philosophie kantienne »
(introd. à : Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, p. 22), est
traduit, non seulement par L. Guillermit, op. cit., mais aussi par
S. Stephens dans les Cahiers philosophiques, n° 3, avril 1980.
37. Par là, Jacobi ouvrait une véritable brèche dans les valeurs de
la modernité : en témoignerait aussi, au-delà de cette critique du
rationalisme philosophique, sa critique du rationalisme juridico-
politique de la Révolution française. Sur son important brouillon de
lettre à La Harpe (daté du 5 mai 1790), où il dénonce la volonté
révolutionnaire de découvrir « une manière fixe d'être gouverné par
la seule raison » (Werke, II, p. 513-544), voir A. Renaut et L. Sosoé,
Philosophie du droit, PUF, 1991, p. 309 sq.
38. La Raison dans l'histoire, traduction Papaioannou, Pion, p. 47.
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PRÉSENTATION 31

n'est pas une forme vide, le particulier n'est donc pas extérieur
à l'universel, mais l'universel n'est que se déployant, se concré-
tisant dans le particulier39.
Je n'ai pas à exposer ici la manière dont Hegel a entrepris
de donner à sa réponse la fondation spéculative qu'elle
méritait «° : à sa manière, cette réplique à Jacobi, qui coïncide
avec la production par Hegel de son propre système, met un
terme à la « querelle du panthéisme41 ». Plus important me
semble-t-il de faire apparaître qu'à sa manière aussi Kant
s'efforça, après Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, de
prendre en compte les objections jacobiennes à leur plus haut
niveau de radicalité (telles qu'exposées dans le David Hume),
et de leur opposer une parade bien différente de celle que
devait tenter ensuite Hegel : la Critique de la faculté de juger
me semble en effet pouvoir et devoir être lue comme consti-
tuant précisément une telle parade.
Car comment Kant n'eût-il pas perçu, avec une acuité
renouvelée à la suite du David Hume 42, quels risques courait
la raison, y compris la raison critique, si, après l'ouverture
d'une dimension de non-rationalité au sein de l'expérience par
l'Esthétique transcendantale (la dimension de l'intuition comme
celle d'un « hors-concept »), après la mise en évidence par la
Dialectique transcendantale des illusions (métaphysiques) aux-
quelles la raison est susceptible de donner naissance, la légi-
timité d'une référence maintenue à la raison dans le processus
de connaissance ne s'en trouvait malgré tout consolidée ? D'une
façon générale, les commentateurs de la Critique de la faculté
de juger n'ont pas assez souligné que l'ouvrage répond pré-

39. Sur l'Esprit comme Vie, voir par exemple La Raison dans
l'histoire, p. 78 sq.
40. Du moins est-il clair que cette fondation passait par une reprise
approfondie de la conception dynamique de la substance qu'avait
forgée Leibniz, comme forme autoproduisant son contenu ou comme
force autoproduisant ses déterminations - conception monadique de
la substance à laquelle rend hommage à sa manière la formule
célèbre de la Préface de la Phénoménologie de l'esprit : « Tout repose
sur le fait de saisir et d'exprimer le vrai non pas comme substance,
mais tout aussi résolument comme sujet », c'est-à-dire comme « subs-
tance vivante ».
41. Comme querelle de la raison, elle reprendra néanmoins, sous
une forme renouvelée, à travers les destructions successives de la
rationalité dont s'acquittera la philosophie posthégélienne - et ce
jusqu'à l'époque contemporaine.
42. Dont on ne peut penser, ne serait-ce qu'en raison de son
Appendice sur l'idéalisme transcendantal, qu'il ait pu en ignorer la
teneur.
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32 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

cisément à cette exigence antijacobienne de consolidation -


et cela de deux manières.
Si l'on mesure l'impact de la « querelle du panthéisme » sur
toute la philosophie de l'époque, il est en effet difficile de ne
pas identifier tout d'abord comme une réponse à Jacobi la façon
dont la « Critique de la faculté de juger téléologique » montre
que, pour penser la Vie, il faut certes recourir à un concept
différent des autres, à savoir celui de finalité (qui n'est pas une
catégorie de l'entendement), mais qu'à l'aide de ce concept
l'esprit humain peut bel et bien (dans certaines conditions qu'il
s'agit précisément d'élaborer) énoncer des jugements obéissant
à des règles - et non pas s'abandonner au délire de la Schwâr-
merei. En d'autres termes : établir qu'il y a une rationalité (en
un sens élargi) du discours sur la Vie, même si ce n'est pas
celle de la rationalité scientifique qu'étudié la Critique de la
raison pure, et manifester de quel type de rationalité il s'agit,
tel est le premier élément de réponse que Kant apporte à la
Lebensphilosophie que Jacobi inaugurait.
Un second élément de réponse, pour consolider la raison,
consistait aussi à reprendre et à développer l'argumentation
esquissée par l'Appendice à la Dialectique transcendantale
afin de manifester quelle fécondité (régulatrice) la raison et
ses Idées étaient malgré tout susceptibles de conserver. De ce
point de vue, comment n'eût-il pas été nécessaire, après la
fracture jacobienne, de préciser en quel sens et selon quelles
modalités la nature, bien que le contenu ne s'en pût laisser
déduire de nos concepts, se devait et pouvait penser pourtant
selon un idéal de rationalité seul à même de guider et réguler
nos efforts pour la connaître ?

Idées régulatrices et principes de la réflexion


Car assurément, je l'ai dit, tout ce que va énoncer à cet
égard l'Introduction de la troisième Critique était déjà présent
dans l'Appendice à la Dialectique transcendantale, notamment
ceci que, pour que l'expérience possible elle-même fût conce-
vable, il fallait que pussent être formés des concepts empi-
riques emboîtables - exigence qui requérait de postuler la
systématicité de la nature en pensant cette dernière selon des
règles que Kant formulait avec une grande précision dès
1781 43 : bref, on sait déjà, depuis la Critique de la raison
43. Selon l'Appendice, ces règles sont celles de l'homogénéité (il
faut postuler que, dans la nature, il y a des phénomènes susceptibles
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PRÉSENTATION 33

pure, que le fonctionnement de la connaissance décrit dans


l'Analytique présuppose l'usage régulateur de la raison évoqué
par l'Appendice de la Dialectique. Reste que la première
Critique s'en tenait là, mais que, pour la formation ne serait-
ce que des concepts empiriques, l'ouvrage se bornait à renvoyer
à ce que Kant appelle l'entendement naturel ou l'entendement
sain, sans jamais en thématiser l'opération : la nécessité d'une
telle opération se trouvait certes indiquée (car si le divers
sensible ne se laissait pas homogénéiser sous un concept
empirique possible, nulle pensée, même la plus rudimentaire,
ne serait envisageable), sans que soit jamais théorisée l'opé-
ration elle-même - laquelle devra au demeurant attendre la
Critique de la faculté déjuger pour recevoir jusqu'à son nom,
à savoir celui de réflexion.
Bref, il est permis de considérer que, de la première à la
troisième Critique, ce qui se transforme dans la problématique
de la systématicité de la nature, c'est à la fois le degré de
thématisation et l'élaboration d'une théorie de la réflexion -
instrument indispensable pour penser toutes les activités où
l'esprit subsume une diversité de phénomènes sous un concept
ou sous une loi, voire une diversité de lois sous l'Idée d'une
rationalité totale de la nature. Et si cette critique de la réflexion
que va être (comme « critique de la faculté de juger réflé-
chissante») la troisième Critique devient alors, précisément
vers 1787-1788, nécessaire, c'est avant tout, dans le contexte
polémique créé par l'assaut de Jacobi contre les Lumières et
la raison en général, pour spécifier le traitement criticiste du
problème de l'irrationnel : or, de ce traitement, l'examen passe
justement par une théorie de la réflexion, puisque, chez Kant,
la faculté qui se rapporte à l'irrationnel pour le penser n'est
nullement mystérieuse, mais se trouve désignée (on va voir
pourquoi dans un instant) comme étant la réflexion. Renvoyer
au simple entendement commun, comme le faisait la Critique
de la raison pure pour la formation des concepts empiriques,
le rapport à l'irrationnel (en l'occurrence, au divers sensible),
c'était risquer d'en faire manquer la teneur spécifique, à savoir

d'être comparés les uns aux autres, permettant ainsi de classer la


diversité), de la spécification (l'homogène se laisse diviser en espèces
inférieures) et de la continuité ou de l'affinité de tous les concepts
(on peut passer sans saut d'une espèce à l'autre, et nulle case ne
reste vide dans la logicité de la nature - règle sans doute la plus
importante, puisque c'est elle, écrit Kant, qui permet vraiment de
postuler « ce qu'il y a de systématique dans la connaissance de la
nature »).
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34 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

qu'il s'agit là, aux yeux de Kant, non pas d'une ouverture
extatique à une dimension énigmatique du réel, mais bel et
bien d'une pensée : en ce sens, comme pensée, la relation de
l'esprit à l'irrationnel, loin de toute Schwârmerei, s'inscrit
dans le registre du jugement (puisque penser équivaut à juger)
- cette pensée de l'irrationnel par référence à une rationalité
régulatrice (rationalité du comme si) prenant la forme de ce
que Kant va analyser sous le nom de jugement réfléchissant.
La reprise de la théorie des Idées régulatrices sous la forme
d'une théorie de la réflexion et des principes de la réflexion
s'éclaire donc en grande partie par un contexte de discussion
qui était imprévisible en 1781 et qui, à partir de 1787, est
venu renforcer considérablement la portée de la problématique
de la systématicité de la nature : ainsi me semble-t-il utile
d'apporter d'ores et déjà un élément important de réponse à
la question de l'unité externe de l'œuvre, en voyant comment
la troisième Critique est venue s'inscrire dans la logique du
criticisme pour faire ressortir la spécificité de la position
critique dans ce débat sur la raison qui, ouvert par la querelle
du panthéisme, allait depuis lors demeurer au centre de toute
la philosophie contemporaine.

Transformation de la raison

J'ajouterai au demeurant qu'il n'est pas interdit (en une


sorte de retombée du problème de l'unité externe sur celui de
l'unité interne) de considérer que, si la troisième Critique, au-
delà de son Introduction, juxtapose une critique du goût et
une réflexion sur les êtres organisés, ce n'est sans doute pas
non plus sans rapport avec la querelle du panthéisme : d'une
part, la crise de l'esthétique classique comme esthétique du
rationnel (centrée sur l'identification du beau et du vrai) avait
ouvert la voie à un empirisme esthétique qui, subjectivisant
le Beau, faisait s'effondrer, notamment chez Hume, toute
notion d'une objectivité du jugement de goût et tendait à faire
de l'expérience du Beau une épreuve de l'irrationnel pur;
d'autre part, Jacobi, en plaçant précisément sa réflexion, dans
son ouvrage de 1787, sous l'invocation de Hume, inaugurait
la Lebensphilosophie, à travers la désignation de la vie comme
le symbole de cette extériorité radicale de la réalité à l'égard
de la raison et du concept. Tant et si bien que, s'il s'agissait,
pour le Kant de 1790, de réaffirmer les droits d'une raison
transformée (postmétaphysique) sur ce qui semble lui échap-
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PRÉSENTATION 35

per (à commencer par cette systématicité de la nature qu'elle


peut et doit postuler, mais qu'elle ne peut pas connaître),
comment ne pas être tenté de montrer la fécondité d'une telle
transformation de la raison - et cela précisément vis-à-vis de
ces dimensions d'irrationalité qui semblent les plus rebelles à
toute emprise de la raison, à savoir le domaine du goût et la
sphère du vivant ?
Ce pourquoi, me semble-t-il, l'appréhension de ce qu'a tenté
Kant dans la Critique de la faculté de juger gagnerait beau-
coup en netteté si l'ouvrage était considéré tout entier comme
la réponse de Kant à Jacobi, ou, si l'on préfère : la réponse
de la raison critique à l'irrationalisme. Face au débat, trop
souvent binaire, entre la raison et ses critiques, cette réponse
fait au fond apercevoir qu'il est, non pas deux, mais trois
positions possibles vis-à-vis du problème de l'irrationnel :
- La position du rationalisme dogmatique ou, si l'on préfère,
de la « métaphysique » comme psychologie, cosmologie, théo-
logie rationnelles, consiste en une négation pure et simple de
l'irrationnel : par ignorance ou mise entre parenthèses de
l'Esthétique transcendantale, l'illusion s'engendre d'une
connaissance du particulier par concepts, et ce jusque dans
son existence spatio-temporellement située.
- La position antithétique est celle de l'irrationalisme (ou
de la Lebensphilosophie) : comme si le point de vue de
l'Esthétique transcendantale n'était pas le produit d'une abs-
traction (consistant à séparer méthodiquement sensibilité et
entendement), mais pouvait correspondre à un rapport effectif
au monde, on écarte le savoir pour faire de la place à la
croyance, au sens où Jacobi feint d'entendre cette formule de
Kant ; en d'autres termes, on recherche une simple ouverture
extatique au surgissement, ici et maintenant, de l'existence
singulière44.
- Or, cette position, si elle est \e de Jacobi et ouvre une
tradition qui pousse ses ramifications jusque dans les courants
post-rationalistes de la philosophie contemporaine, n'est en
rien celle de Kant. Celui-ci dessine bien plutôt la voie d'une
44. On recherche une telle posture, car, comme le souligne par-
faitement Cassirer dans le chapitre des Systèmes postkantiens qu'il
consacre à Jacobi, s'il se peut voir sans peine pourquoi, dans cette
perspective, on critique toute pensée déductive ou démonstrative
(toutes les médiations), il est beaucoup plus malaisé de percevoir
comment y substituer effectivement une « autre » pensée - laquelle,
comme ce sera le cas chez Heidegger et ses successeurs, demeure
éternellement « à venir » (au sens où cela seul que nous pensons, c'est
que nous ne « pensons » pas encore).
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36 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

raison transformée, par laquelle cet irrationnel (ou, si Ton


préfère, cet extra-rationnel) dégagé par l'Esthétique transcen-
dantale se pourrait penser sans pour autant se trouver détruit
comme tel - et ce à l'aide des seules facultés dont nous nous
sachions détenteurs : tel est au fond l'objectif qui, par lui-
même, rendait déjà nécessaire une Critique de la faculté de
juger (comme Critique de la réflexion) et suffisait à lui conférer
une indiscutable originalité 45.
Reste que cet objectif (penser l'irrationnel) n'est pas le seul
à prendre en compte si l'on souhaite cerner les fonctions
remplies par un tel ouvrage dans l'économie générale de la
philosophie transcendantale. À lire l'Introduction, il est clair
en effet qu'au-delà des paragraphes consacrés à la systémati-
cité de la nature, une autre exigence s'y fait jour que celle
de la réponse à Jacobi et vient se combiner avec cette dernière
pour requérir, elle aussi, une théorie de la réflexion : énoncée
dans les trois premiers paragraphes de l'Introduction, cette
seconde exigence procède au fond, non plus d'une confronta-
tion du criticisme avec une autre pensée, mais d'un retour du
criticisme sur lui-même et sur son propre développement.

il
PENSER L'UNITÉ DE LA PHILOSOPHIE

Philosophie théorique et philosophie pratique : le paradigme de


la communication esthétique
Comme il revint à E. Cassirer de le montrer avec une netteté
parfaite 46, la troisième Critique tire aussi sa profondeur d'une
45. C'est au fond cette originalité que manque sans cesse, malgré
son intérêt, l'étude déjà citée de Bâumler, qui fait du kantisme un
simple maillon historique entre rationalisme moderne et irrationalisme
contemporain, conduisant en quelque sorte de Leibniz à la Lebens-
philosophie qui constituerait sa vérité ; en conséquence, son analyse
de la Critique de la raison pure accentue de manière unilatérale ce
par quoi Kant contribuerait à une destruction de la raison - la
troisième Critique se trouvant alors comprise comme un effort pour
parachever la destruction, là où, en fait, tout l'ouvrage vise bien
plutôt à conférer une pensabilité à l'irrationnel que l'Esthétique
transcendantale a fait surgir.
46. Voir notamment l'introduction du Problème de la connais-
sancep, t. III, traduite à l'initiative du Collège de Philosophie sous le
titre : Les Systèmes postkantiens, Presses universitaires de Lille,
1983, p. 21 sq.
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PRÉSENTATION 37

problématique qui la requiert comme un moment logiquement


indispensable de l'édifice construit depuis 1781 : comment, en
effet, articuler entre elles les deux premières Critiques et
garantir ainsi l'unité, rien moins qu'évidente, de la philosophie
transcendantale ?
Or, la réponse kantienne à cette nouvelle exigence de
systématicité (cette fois, celle de la philosophie) consiste -
d'éminents interprètes l'ont souligné - à produire une articu-
lation esthétique de la philosophie théorique et de la philo-
sophie pratique. Il est toutefois bien des manières d'expliciter
cette fonction systématique de l'esthétique dans la pensée de
Kant. En allant au plus simple, on peut certes se borner à
montrer comment, dans l'expérience (privilégiée par Kant) de
la beauté naturelle 47, la nature (objet de la philosophie théo-
rique) présente, à travers ses belles formes, une cohésion struc-
turée selon des lois (une « légalité ») : cette cohésion, d'une
part, évoque l'Idée de causalité intentionnelle, donc l'Idée de
liberté (objet de la philosophie pratique), sans que l'on puisse
au demeurant indiquer l'intention à laquelle cette cohésion
correspondrait (la finalité restant en ce sens « sans fin » et la
légalité demeurant donc « libre ») ; elle figure, d'autre part,
l'idéal de cohérence ou de systématicité qui définit l'objectivité
pratique48 : une dimension de la nature vient ainsi symboliser
l'objet même de la philosophie pratique, à savoir le Bien49.
Pour décrire plus profondément les modalités de cette
synthèse esthétique, on peut aussi, comme l'a esquissé à
plusieurs reprises A. Philonenko, partir d'une indication four-
nie par Fichte dans la Doctrine de la science nova methodo
et estimer que, si Kant tente une articulation esthétique entre
les deux absolus de la raison théorique et de la raison pratique,
c'est dans la mesure où l'esthétique constitue l'espace privi-
légié de la communication ou de l'intersubjectivité *° : au

47. Sur ce privilège, on se reportera notamment au paragraphe 16,


à la Remarque générale sur la première section de l'Analytique, aux
paragraphes 23 et 42. Voir aussi, sur ce point, A. Philonenko ; L'Œuvre
de Kant, Vrin, t. II, 1972, p. 184$$. ; B. Rousset, La Doctrine
kantienne de l'objectivité, Vrin, 1967, p. 431 sq.
48. Sur cette définition de l'objectivité pratique, cf. B. Rousset,
op. cit., p. 499 sq. Le texte clé est ici Critique de la raison pratique,
Première partie, livre I, chapitre II : « Du concept d'un objet de la
raison pure pratique » : une fin est objective (et donc morale) quand
elle ne met pas le sujet en contradiction avec lui-même (ce qui est
le cas, en revanche, quand le sujet se donne pour fin le bonheur).
49. Voir ici les paragraphes 42 et 59.
50. On se reportera sur ce point à l'introduction d'A. Philonenko
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38 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

principe du jugement esthétique, il y a en effet, comme Kant


l'explique à partir du paragraphe 18, la postulation ou la
« présupposition » d'une « communicabilité universelle » et
directe (sans concept, donc immédiate) du sentiment de plaisir ;
or, cette communication esthétique médiatise les deux autres
sphères, théorique et pratique, où se réalise la communication
entre les hommes :
-liée au sensible, la communication esthétique partage en
effet cet enracinement dans la sensibilité avec la communi-
cation théorique, c'est-à-dire avec l'échange de connaissances
(de la nature) dont la Critique de la raison pure a montré
comment elles commencent avec l'expérience et supposent la
sensibilité ;
- mais, ouvrant sur le suprasensible (puisque le Beau est le
symbole du Bien), l'intersubjectivité esthétique prépare aussi
et figure déjà la communication éthique entre les consciences
par l'intermédiaire de la loi morale.
Bref, les modalités théoriques et pratiques de la commu-
nication entretenant ainsi des relations symétriques avec la
communication esthétique, la Critique de la faculté de juger
fournit, avant tout dans sa première partie, une clé en vue
d'une articulation possible entre les deux versants de la phi-
losophie. Au demeurant est-ce à cette éventualité d'une syn-
thèse esthétique (dans le cadre d'une réflexion sur les différents
espaces où s'effectue la communication) qu'il faudrait ratta-
cher les espoirs placés par le jeune Fichte dans un tel ouvrage :
résolu qu'il est, au début des années 1790, à donner du
kantisme la présentation la plus convaincante, donc la plus
systématique possible, il est tout naturellement porté à s'ef-
forcer d'expliquer cette fonction systématique de l'esthétique
- ainsi qu'en témoigne son commentaire du début de la
troisième CritiqueSl.

à sa traduction de la Critique de la faculté de juger, Vrin, 1993,


ainsi qu'à La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Vrin,
1966, p. 38 sq., ou à L'Œuvre de Kant, II, p. 191 sq. Dans son ouvrage
de 1798 (G.A., IV, 2, p. 142, traduction I. Radrizzani, Doctrine de
la science nova methodo, Lausanne, L'Âge d'homme, 1989, p. 195-
196), Fichte écrivait : « Sur ce point - comment puis-je en venir à
admettre des êtres raisonnables en dehors de moi ? - Kant ne s'est
jamais expliqué, donc son système critique n'est pas achevé (...).
Dans la Critique de la faculté de juger, où il parle des lois de la
réflexion de notre entendement, il était proche de ce point. » Fichte
voit donc dans l'analyse du jugement esthétique l'avancée extrême
de Kant vers la solution du problème de l'intersubjectivité.
51. Cf. notamment GA, II, 1, p. 345-347. En 1794 encore, dans
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PRÉSENTATION 39

Incontestable selon l'esprit du kantisme, cette interprétation


de la fonction systématique (ou, si Ton préfère, systémique)
de l'esthétique a en outre l'intérêt, aujourd'hui, de faire
apercevoir à quel point c'est, en dépit de quelques apparences,
dans une étroite proximité avec Kant que s'est développé,
chez des auteurs comme K.O. Apel et J. Habermas, le projet
de substituer, dans le cadre d'une transformation de la phi-
losophie transcendantale, le paradigme de la communication
à celui de la conscience : délibérée (stratégique) ou non, la
réduction de la philosophie kantienne du sujet à une confi-
guration intellectuelle éculée (parce que virtuellement soli-
psiste) est à l'évidence abusive vis-à-vis de ce que le criticisme
élabore en 1790 comme le moment central du système (cri-
tique) de la philosophie ; que l'affectation d'une telle prise de
distance ait pu faciliter, pour ce qui s'est donné le nom
d'« éthique de la discussion », sa réception par un public
souvent plus avide de renouvellement que de continuité ou de
fidélité, ne saurait dans ces conditions interdire au lecteur
réfléchi de replacer la tentative dans le cadre de ce qu'il faut
bien, malgré qu'on en ait, identifier comme une tradition de
la philosophie critique. Ainsi s'explique, en tout cas, une des
modalités selon lesquelles la Critique de la faculté de juger
reste présente, je le notais en commençant, dans le débat
philosophique contemporain.
Cela posé (et pesé), je voudrais pour ma part reprendre ici
la problématique kantienne de l'unité de la philosophie en
m'efforçant de faire paraître plus directement à partir de la
troisième Critique elle-même, et selon sa lettre (plutôt qu'à
l'aide des indications fournies ultérieurement par Fichte et
selon l'esprit) quelle réponse exacte Kant y apportait à l'exi-
gence d'une synthèse entre nature (philosophie théorique) et
liberté (philosophie pratique). À considérer attentivement cette
réponse complexe, telle qu'elle s'énonce seulement dans les
paragraphes 83-84, non seulement il est possible, me semble-
t-il, de cerner avec davantage de rigueur en quoi la solution
proposée est de type esthétique, mais l'unité externe de l'œuvre,
son écrit programmatique Sur le concept de la Doctrine de la science*
lorsqu'il énoncera la structure de son propre système, Fichte confiera
aux doctrines relevant de la Critique de la faculté déjuger esthétique
la transition entre la philosophie théorique et la philosophie pratique
proprement dite (droit naturel et éthique). J'ai expliqué ailleurs selon
quelle logique Fichte s'est ensuite éloigné de ce modèle, pour recentrer
le système de la philosophie autour de ce qui allait lui apparaître
comme la clé du problème de l'intersubjectivité, à savoir l'analyse
de la relation juridique.
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40 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

à savoir la fonction remplie par la Critique de la faculté de


juger dans un système critique dont elle se présente comme
le centre, se peut encore, par là, considérablement préciser.

Nature et liberté
La problématique de l'unité de la philosophie procède direc-
tement, dans sa version kantienne, de la succession de la
Critique de la raison pure et de la Critique de la raison
pratique - succession que cette dernière n'interroge pas thé-
matiquement dans ce qu'elle a de plus énigmatique.
La première Critique avait établi que, dans la nature, tout
est conditionné. Plus précisément, la deuxième analogie de
l'expérience, dans l'Analytique des principes, faisait ressortir
que, dans le temps, «tous les changements se produisent
suivant la loi de la liaison de la cause et de l'effet ». Appa-
remment, la révolution copernicienne laissait donc intacte la
thèse leibnizienne, que Kant avait faite sienne dans la Nova
Dilucidatio de 1755, selon laquelle «le principe de raison
embrasse l'universalité de toutes les choses possibles52». Il
faut rappeler d'ailleurs que c'est précisément cette conception
«déterministe» de l'objectivité théorique qui avait valu à
Kant de se voir finalement impliquer, nous avons vu comment,
dans la querelle du panthéisme, et que, face à l'argumentation
antirationaliste de Jacobi, le jeune Fichte rencontra, sinon une
« crise de désespoir53 », du moins de sérieux doutes 54.
Or, dans l'été 1790, Fichte découvre, avec retard55, la
Critique de la raison pratique, parue depuis déjà deux ans.
52. Voir Nouvelle explication des premiers principes de la
connaissance métaphysique, traduction J. Ferrari, in Œuvres philo-
sophiques de Kant, Pléiade, I, p. 217. On peut se reporter aussi à :
M. Gueroult, L'Évolution et la structure de la Doctrine de la
science, I, Introduction, notamment p. 35 sq., où l'auteur replace
utilement les textes de Kant dans le contexte du déterminisme souvent
peu subtil de YAufklârung. Je laisse évidemment de côté ici, en
évoquant cette apparence de continuité entre le jeune Kant et celui
de 1781, la réélaboration critique du statut du principe de raison.
53. C'est l'expression utilisée par M. Gueroult, op. cit., p. 35.
54. De fait, les Aphorismes sur la religion et le déisme (1790)
témoignent d'un évident embarras : si le monde s'ensuit avec nécessité
de l'existence d'un être lui-même nécessaire, les prétendus péchés
commis par tel ou tel sont les conséquences nécessaires de sa condi-
tion, aussi nécessaires que l'existence de la divinité elle-même (SW,
éd. I. H. Fichte, V, p. 6-7).
55. Sur l'occasion de cette lecture tardive, voir X. Léon, Fichte
et son temps, A. Colin, rééd. 1954, I, p. 85 sq.
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PRÉSENTATION 41

On sait par sa correspondance à quel point fut enthousiaste


sa réaction, qui témoigne significativement des états pour le
moins contrastés par lesquels la simple succession des deux
premières Critiques faisait passer leurs lecteurs les plus pas-
sionnés : « J'ai vécu mes jours les plus heureux », écrit-il à sa
fiancée le 5 septembre 1790, sans redouter un instant de
froisser sa susceptibilité, mais non sans préciser pourquoi la
lecture qu'il vient d'achever l'exalte à ce point : « J'en suis
maintenant absolument convaincu, la volonté humaine est
libre. » Une lettre à Weisshuhn explicite plus largement cette
conviction nouvelle : « Je vis dans un nouveau monde depuis
que j'ai lu la Critique de la raison pratique : elle ruine des
propositions que je croyais irréfutables, prouve des choses que
je croyais indémontrables, comme le concept de la liberté
absolue, de devoir, etc., et de tout cela je me sens plus heureux.
Avant la Critique, il n'y avait d'autre système pour moi que
celui de la nécessité. Maintenant, on peut de nouveau écrire
le mot de morale, qu'auparavant il fallait rayer de tous les
dictionnaires56. »
Dans son principe, sans doute peut-on comprendre l'enthou-
siasme de Fichte : un « autre monde », certes, s'ouvrait, puisque,
là où la Critique de la raison pure donnait à penser l'univers
(phénoménal) comme intégralement conditionné, la Critique
de la raison pratique développe une analytique de la moralité
qui montre que l'expérience morale ne se peut penser sans
introduire la notion d'un inconditionné, sous la forme d'une
causalité absolue entendue comme spontanéité autonome.
Pour autant, quand il se disait « maintenant absolument
convaincu » que « la volonté humaine est libre », Fichte avait
bien de la chance ! Car, dès lors que la réflexion succédait à
l'enthousiasme, la pure confrontation des deux premières Cri-
tiques plaçait en fait le philosophe devant un redoutable
problème, celui de la coexistence de deux conceptions de
l'objectivité, autrement dit de deux ontologies : une ontologie
théorique et une ontologie pratique, qu'il faudrait nécessai-
rement parvenir à articuler - ne serait-ce (mais ce n'est
évidemment pas rien) qu'en vue d'élaborer une conception
vraiment satisfaisante de la liberté.
En aucune manière l'ontologie théorique (dans la nature,
tout phénomène qui survient est conditionné et soumis à la
règle du déterminisme) et l'ontologie pratique (ce qui est
objectivement pratique, à savoir une fin morale, n'est conce-
56. Fichie's Leben und Briefe, p. 110.
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42 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

vable que par référence à cet inconditionné qui définit la


liberté) ne pouvaient en effet être simplement juxtaposées,
comme si elles cernaient deux sphères de l'objectivité parfai-
tement extérieures Tune à l'autre. Cette distribution, qui
correspond au fond à la solution de la troisième antinomie -
solution déjà délicate, j'y reviendrai, dans la Critique de la
raison pure -, ne saurait, de fait, subsister simplement comme
telle après la Critique de la raison pratique : car distinguer
le déterminisme des phénomènes (nature) et l'existence nou-
ménale d'une liberté, c'est laisser de côté la question décisive
de savoir comment la liberté peut inscrire ses effets dans une
nature qui lui est hétérogène, comment la spontanéité de
l'action libre peut imprimer une trace dans le déterminisme
de la nature. Or, cette question de l'inscription de la liberté
dans la nature ouvre, on le voit sans peine, un vaste champ
d'interrogation, puisqu'il y va du domaine même de ce que
nous appelons l'histoire : par définition, l'événement historique
intervient en effet dans le champ des phénomènes, soumis
qu'il est aux conditions de l'espace et du temps (comme tel,
il relève de la nature), et cependant, en tant qu'il s'agit d'un
acte que l'on peut juger moralement (ne serait-ce que pour
désigner les responsabilités des acteurs), ce phénomène renvoie
aussi à l'Idée de liberté. Ainsi est-il un domaine, celui de
l'histoire, où les deux sphères de l'objectivité, au moins par-
tiellement, se chevauchent ; et l'histoire, c'est-à-dire l'inscrip-
tion de la liberté dans la nature, est requise au nom même
de la Critique de la raison pratique, puisque, si la liberté
n'avait pas des effets dans le monde sensible, la morale serait
une absurdité : l'impératif catégorique ne pourrait jamais se
réaliser, et la soumission à la loi morale, bien qu'impérative,
ne serait qu'un mot. Au demeurant est-ce très précisément
pour cette raison que Fichte ne cessera d'exiger du kantisme,
comme on le verra, une démonstration irréfutable du fait que
la liberté se présente effectivement dans le monde sensible,
faute de quoi, écrira-t-il à Reinhold le 29 août 1795, l'impératif
catégorique n'a rigoureusement aucun sens. Est-il besoin
d'ajouter que c'est aussi pour ce motif qu'après la Critique
de la raison pratique le problème de l'accord entre nature et
liberté exige d'être repris sur de nouveaux frais ? Reprise qui
équivaut à affronter sous une forme particulière la problé-
matique du système, puisque accorder nature et liberté équi-
vaudrait à trouver une unité entre philosophie théorique et
philosophie pratique, donc à penser le système de la philoso-
phie.
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PRÉSENTATION 43

De 1784 à 1790
Si la Critique de la faculté déjuger doit dès lors apparaître,
à bien des égards, comme la contribution majeure de Kant à
cette version (restreinte) de la problématique (générale) du
système, la délicate question de la genèse de la troisième
Critique reçoit ainsi, du même coup, un nouvel élément de
réponse. Contribution majeure de Kant à l'interrogation sur
l'unité systématique de la philosophie, l'ouvrage de 1790 ne
s'avance pourtant pas, de ce point de vue, sur un terrain
totalement inexploré par les travaux antérieurs. Car c'est sous
une forme déjà très déterminée qu'une telle interrogation
parvient à la Critique de la faculté de juger : s'il est vrai, en
effet, que la Critique de la raison pratique a rendu indispen-
sable une prise en compte directe et explicite de la question
de l'articulation entre Nature et Liberté, il n'en demeure pas
moins que cette question avait déjà suscité, entre les deux
premières Critiques, une réflexion riche et profonde, à la
faveur de laquelle la difficulté s'était trouvée mise en forme
d'une manière très spécifique, et que c'est sous cette forme
que la Critique de la faculté déjuger la reprend pour élaborer
pleinement ce que Kant en a estimé être la solution. Sous ce
rapport, on ne saurait assez insister, de fait, sur l'importance
de l'opuscule de 1784 intitulé Idée d'une histoire universelle
d'un point de vue cosmopolitique.
De fait, en 1784, traitant de l'histoire, Kant aborde déjà le
problème des effets de la liberté dans la nature. On a trop
rarement attiré l'attention, de ce point de vue, sur la superbe
première phrase de ce bref article : « Quel que soit le concept
que, du point de vue métaphysique, on puisse se faire de la
liberté du vouloir, il reste que les manifestations phénomé-
nales de ce vouloir, les actions humaines, sont déterminées
selon des lois universelles de la nature, exactement au même
titre que tout autre événement naturel57. »
Et la phrase suivante indique que « l'histoire se propose de
raconter ces manifestations phénoménales » : on ne saurait
donc mieux souligner que, ces phénoménalisations de la liberté
dans la nature constituant l'objet même de l'historien, les faits
57. AK, VIII, 17, traduction L. Ferry, Pléiade, II, p. 187. « Mani-
festations phénoménales » traduit Erscheinungen : littéralement, les
actions humaines sont donc désignées comme des « phénomènes » de
la liberté.
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44 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

historiques se définissent comme ceux des événements naturels


où la liberté a paradoxalement des « effets » dans une nature
cependant soumise au déterminisme. Cela dit, quels peuvent
être ces «effets»? L'ensemble de l'opuscule58 était alors
consacré à montrer qu'ils ne sauraient consister dans l'effec-
tuation d'un progrès moral - car, si tel était le cas, la liberté
se produirait elle-même, comme volonté bonne, dans le monde
sensible, ce qui n'a aucun sens pour Kant (ne serait-ce que
dans la mesure où, si la volonté bonne apparaissait dans le
monde sensible, la distinction entre phénomènes et noumènes
n'aurait plus lieu d'être) : la seule trace de la liberté dans la
nature, expliquait en fait Kant, doit être recherchée dans
l'idée (stricto sensu : l'Idée) d'un progrès du droit, c'est-à-
dire dans la postulation qu'au fil de l'histoire les actions
humaines conformes au devoir sont de plus en plus nom-
breuses, même si elles ne sont pas accomplies par devoir. Le
problème des effets de la liberté dans la nature prenait ainsi
la forme, dès 1784, du problème de la réalisation du droit
dans l'histoire, c'est-à-dire de l'avènement historique d'une
société où les hommes, en se soumettant aux lois, agissent
d'une manière extérieurement conforme à la loi morale. À sa
manière, Kant faisait dès lors de la solution du problème de
la réalisation du droit (c'est-à-dire de la philosophie du droit
entendue comme philosophie politique de l'État de droit) la
condition de l'articulation entre philosophie théorique (Nature)
et philosophie pratique (Liberté).
A sa manière, faut-il préciser - tant il est vrai que tout
l'effort de Fichte, reprenant le principe d'une telle solution,
sera pour contester cette façon kantienne de penser la réali-
sation du droit59. Je n'ai pas à revenir ici sur cette insatisfac-
tion fichtéenne. Simplement soulignera-t-on ce qu'était à cet
égard l'axe majeur de l'opuscule de 178460 : pour articuler
nature et liberté autour d'une pensée de la réalisation histo-
58. Pour une analyse plus complète, voir L. Ferry, Philosophie
politique, II, PUF, 1984, p. 148-154; A. Renaut, Le Système du
droit, p. 64-78.
59. Je ne peux que renvoyer ici à mon étude du Fondement du
droit naturel de 1796, op. cit., notamment p. 99 $0.
60. J'entends par « axe majeur » celui autour duquel s'organisent
les propositions I à V, puis VII à IX de Vidée d'une histoire
universelle : je laisse donc de côté, dans le présent développement,
le problème philologique et philosophique posé par la proposition VI,
qui suggère un tout autre modèle - lequel ne réapparaît pas, en
1790, dans la Critique de la faculté de juger (ce pourquoi j'en fais
abstraction ici).
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PRÉSENTATION 45

rique du droit, Kant appelait à considérer que par leur nature,


donc en obéissant à leur inclination la plus immédiate, les
hommes en viennent à soumettre cette même nature à des
lois et qu'à la faveur de cette soumission progressive leurs
actions, devenant de plus en plus «légales», apparaissent
extérieurement conformes à la loi morale, donc extérieurement
semblables à ce que seraient des actions libres (accomplies
par devoir). Bref : par nature, la nature - tel est ce qu'il
s'agirait de penser pour fonder un système critique de la
philosophie - vient se subsumer sous des fins qui seraient
celles de la liberté.
Pour donner un contenu à cette solution, dont je viens
seulement d'énoncer la structure formelle, Y Idée d'une histoire
universelle appliquait alors à l'histoire un modèle physique
hérité de Leibniz - celui de la composition des forces dans
un parallélogramme : les volontés des hommes, prises isolé-
ment, ne sont guère qu'un «tissu de folie» et de «vanité
infantile », tant il est vrai qu'ils ne font que poursuivre, chacun
séparément, leurs propres fins égoïstes, qui, comme telles, sont
nécessairement particulières et contradictoires entre elles ;
pour croire à un quelconque progrès s'accomplissant au cours
de l'histoire, il ne saurait donc être question de faire fonds
sur la volonté bonne des êtres humains (sur leur moralité),
mais il faut faire l'hypothèse méthodique d'une finalité inscrite
dans cet apparent désordre et d'un projet de la nature qui se
réaliserait comme la résultante de cette infinité de forces
constituées par les volontés particulières :
« Étant donné qu'il (le philosophe) ne peut supposer dans
l'ensemble chez les hommes et dans leur jeu aucun dessein
personnel raisonnable, il lui faut chercher s'il ne peut découvrir
dans la marche absurde des choses humaines un dessein de
la nature à partir duquel serait du moins possible, à propos
de créatures qui procèdent sans plan personnel, une histoire
selon un plan déterminé de la nature 6I . »
Par le biais de cette hypothèse prise comme « fil conduc-
teur » (Leitfaden)62, l'histoire apparaît dès lors comme sou-
mise à ce que, par analogie avec la théorie hégélienne de la
« ruse de la raison », on peut bien désigner comme une « ruse
61. AK, VIII, 18 ; traduction citée, p. 188.
62. Le recours à ce terme de Leitfaden (VIII, 17-18, traduction
citée, p. 188-189), que nous avons déjà rencontré en évoquant l'Ap-
pendice à la Dialectique transcendantale, atteste que Kant identifie
clairement sa réflexion sur l'histoire comme une application de sa
théorie générale des Idées.
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46 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

de la nature » 6 3 en laquelle l'activité de l'homme n'est jamais


consciemment et volontairement le moteur du devenir, mais
seulement à titre de force composante et, en tant que telle,
aveugle. Et c'est cette perspective d'une « ruse » ou, comme
dit Kant, d'un « dessein de la nature » (Naturabsicht) qu'ex-
plicite, dans les propositions IV et V, le concept d'« insociable
sociabilité », qui permet de résoudre la « difficile question » de
la réalisation d'une constitution républicaine : « C'est la détresse
qui force l'homme, si épris par ailleurs de liberté sans frein,
à entrer dans cet état de contrainte ; et, à vrai dire, c'est la
plus grande des détresses, à savoir celle que les hommes
s'infligent eux-mêmes les uns aux autres, leurs inclinations ne
leur permettant pas de subsister longtemps les uns à côté des
autres à l'état de liberté sauvage. Seulement, dans cet enclos
que constitue l'association civile, ces mêmes inclinations pro-
duisent précisément par la suite le meilleur effet. Ainsi, dans
une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de
ravir à l'autre l'air et le soleil, se contraignent réciproquement
à chercher l'un et l'autre au-dessus d'eux, et par suite ils
poussent beaux et droits [...] M. »
Modèle bien connu, mais qu'il fallait rappeler, à la fois
pour la fonction, trop rarement soulignée, qu'il remplit d'ores
et déjà en 1784 (permettre de penser une phénoménalisation
de la liberté dans la nature, donc une unité de la philosophie
théorique et de la philosophie pratique) et pour la manière
dont il introduit, à travers le thème du « dessein de la nature »,
la perspective, qui sera bien sûr centrale en 1790, d'une finalité
supposée (hypothétique ou méthodique) de cette nature. Au
point qu'à certains égards (notamment quant à la probléma-
tique de l'unité de la philosophie) la troisième Critique doit
apparaître comme une vaste explicitation de ce qui était
suggéré dans ce bref article de 1784. Encore faut-il se deman-
der alors pourquoi l'explicitation de ce modèle du « dessein
de la nature » requérait une « critique de la faculté de juger
réfléchissante ».

63. Comme toute analogie, celle-ci fait abstraction d'une différence


entre les termes qu'elle rapproche : ne retenant que la structure des
représentations de l'histoire, elle laisse de côté leurs statuts, évidem-
ment différents, puisqu'il s'agit chez Kant d'une Idée, et non d'un
concept, ou, si l'on préfère : d'une pensée, non d'une connaissance.
64. AK, VIII, 22 ; traduction citée, p. 194.
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PRÉSENTATION 47

Une critique de la réflexion

La question est clairement traitée dans la Première Intro-


duction, ainsi que, sous une forme plus ramassée, dans les
trois premiers paragraphes de l'Introduction définitive. Kant
y rappelle qu'il y a deux parties de la philosophie : la philo-
sophie théorique, comme philosophie de la nature, montre
comment les « concepts de la nature » (les catégories de
l'entendement pur) rendent possible une connaissance théo-
rique a priori ; la philosophie pratique, comme philosophie
morale, montre comment le concept ou l'Idée de liberté sert
de principe pour la détermination de la volonté, c'est-à-dire
pour la construction de l'objectivité pratique. Il s'agit donc
bien de deux législations a priori sur l'objectivité, qui au
demeurant semblent s'exclure, surtout quant à leur rapport
au monde sensible : l'ontologie théorique pense les objets
comme simples phénomènes, alors que l'ontologie pratique
conduit à mettre au fondement de l'objectivité l'Idée de liberté,
qu'on ne peut se représenter dans l'intuition, autrement dit :
une « chose en soi65 ». En sorte que - et l'on retrouve claire-
ment le problème posé dans la première phrase de l'opuscule
de 1784 - il semble difficile de se représenter un quelconque
effet de la liberté dans le monde sensible : il faudrait pour
cela se représenter la causalité de la chose en soi dans les
phénomènes - ce qui, pour de multiples raisons, paraît exclu.
(1. On ne peut se représenter la chose en soi. 2. On ne peut,
en droit, lui attribuer le statut de cause, puisque la causalité
- comme les autres catégories de l'entendement - est, on le
sait depuis la Déduction transcendantale, une catégorie de
l'expérience.) À l'issue du paragraphe II de l'Introduction, la
division de la philosophie semble donc telle que nulle relation
entre ses deux parties n'est envisageable : entre nature et
liberté, « nul passage n'est possible, tout à fait comme s'il
s'agissait de mondes différents », aucun effet de la liberté
sur la nature ne paraît représentable - et néanmoins, ajoute
aussitôt Kant, le monde de la liberté « doit avoir une
influence » sur la nature : « Autrement dit, le concept de la
liberté doit rendre effectif dans le monde sensible la fin
indiquée par ses lois 66. » Bref, la liberté doit (soll) exercer
65. AK, V, 175.
66. AK, V, 176.
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48 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

une influence sur la nature - et Fichte, qui, dans son


commentaire, réécrit le texte de Kant en le développant
largement, ne manque pas d'y insister : « Bien qu'assurément
un incommensurable abîme se trouve établi entre le domaine
du concept de la nature, le sensible, et le domaine du
concept de liberté, le suprasensible, la causalité de ce dernier
doit (soif) pourtant réaliser dans le monde sensible une fin
posée par ses lois, toutefois sans qu'il y ait à l'imposer aux
lois du monde sensible, mais en accord avec les lois propres
de celui-ci67. »
Sans revenir sur les raisons (éthiques) pour lesquelles
l'« abîme » doit être franchi, on notera toutefois quel problème
considérable se dissimule derrière cette reconnaissance qu'il
est moralement nécessaire que la liberté inscrive ses effets
dans le monde sensible - à savoir, le commentaire fichtéen le
met en relief avec beaucoup de vigueur, le problème des
conséquences : il est impossible pour la liberté, souligne Fichte,
d'être indifférente aux « conséquences que la détermination
du vouloir peut avoir dans le monde sensible ». Pour le dire
dans les termes de Max Weber : il n'est pas d'éthique de la
pure conviction, mais toute éthique est éthique de la respon-
sabilité. Kant a-t-il perçu qu'à développer pleinement cette
problématique du passage entre liberté et nature il s'exposait
à devoir réaménager sur un point central la philosophie morale
qu'il construisait depuis la Fondation de la métaphysique des
mœurs ? Rien, à vrai dire, ne l'indique, et c'est bien plutôt à
Fichte qu'il reviendra, dans son Système de l'éthique, de
dégager en 1798 les implications morales de ce que son
commentaire de la Critique de la faculté de juger avait déjà
entrevu.
Quoi qu'il en soit, la troisième Critique s'ouvrait par l'exi-
gence d'un « passage » entre liberté et nature qui à la fois
« n'est pas possible » et « doit être » - bref : un passage
impossible doit être trouvé. Or, c'est pour penser cet impos-
sible passage que le paragraphe III présente alors comme
nécessaire le recours à la faculté de juger (réfléchissante)
et pose que, s'il y a deux parties de la philosophie (parce
qu'il n'y a que deux types d'objets, et par conséquent deux
ontologies), il devra donc y avoir trois Critiques : il faut en
effet soumettre à examen cette faculté de juger réfléchissante,
cette réflexion, qui (comme elle s'en était acquittée, de facto,
dans l'opuscule de 1784) va seule accomplir la prouesse
67. Fichte, GA, I, 2, p. 329.
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PRÉSENTATION 49

d'unir en «un tout» les deux parties de la philosophie et


de faire de la philosophie un système. On le perçoit immé-
diatement, le «système de la philosophie» aura dès lors,
chez Kant, un statut très particulier : faire de la faculté de
juger le moyen terme du système, c'est dire que la systé-
maticité est pour ainsi dire conférée après coup aux deux
parties de la philosophie, de l'extérieur, par la réflexion du
philosophe sur la dualité du philosophique. Je reviendrai, au
terme de cette analyse, sur ce point capital : pour en mesurer
convenablement la portée, encore faut-il d'abord comprendre
très précisément en quoi c'est le recours au jugement réflé-
chissant qui permet d'expliciter et d'élaborer la solution du
problème de l'unité de la philosophie.
Au paragraphe III de son Introduction, Kant se borne avant
tout à souligner que, parmi les facultés, la faculté de juger
sert de « moyen terme entre entendement et raison ». Dans
son commentaire, Fichte recopie, à peu de chose près, le texte
kantien, non sans préciser que cette médiation s'entend entre
l'entendement, « qui, grâce à sa législation, rend possible une
connaissance de la nature », et la raison pratique, « qui, grâce
à sa propre législation, rend possible la détermination pratique
du pouvoir de désirer par la liberté**» : ainsi l'enjeu de la
médiation reste-t-il clairement présent. Cela étant, pourquoi
cette médiation entre entendement et raison pratique (nature
et liberté) passe-t-elle par la faculté de juger (réfléchissante) ?
Quelques rappels ici s'imposent, si l'on veut cerner avec
précision le statut de la médiation.
La faculté de juger est celle qui permet de subsumer une
intuition (le particulier) sous un concept (l'universel) : son
opération met donc en présence le conditionné (l'intuition),
ce qui en constitue la condition (le concept), et, en principe,
un troisième terme, à savoir le critère en vertu duquel il
est possible de rapporter le conditionné à sa condition. Dans
ce que Kant appelle un jugement déterminant (dont la
théorie se trouve faite par la Critique de la raison pure\a condit
application : comme l'a montré l'Analytique des Principes,
le sujet qui juge possède la condition (les catégories) et le
critère de son application à l'intuition, c'est-à-dire le « prin-
cipe », et la faculté de juger intervient simplement comme
un juge qui applique une règle générale69, la condition au

68. Ibid., p. 330.


69. De là la suggestion d'É. Weil, qui proposait de traduire
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50 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

conditionné70. L'usage déterminant de la faculté de juger


ne fait donc plus problème après la Critique de la raison
pure, puisqu'il a été établi qu'en cet usage le sujet qui juge
possède a priori à la fois l'universel (la catégorie) et le
critère de son application au particulier. En revanche, il y
a, dans le vocabulaire de Kant, jugement réfléchissant quand
il s'agit de subsumer le particulier (le conditionné) sous
l'universel (la condition), mais sans que le sujet possède au
préalable une représentation de la condition - ce qui inter-
vient dans deux cas :
- soit parce que le sujet ne possède pas encore le concept
que le jugement réfléchissant va former : c'est le cas de la
genèse des concepts empiriques (d'une diversité d'intuitions,
j'infère par abstraction le concept de « chien ») - le jugement
réfléchissant intervenant ici comme moyen terme entre la
sensibilité et l'entendement (entre l'intuition et le concept);
- soit parce que l'universel n'est pas un concept de l'enten-
dement, mais un concept de la raison, autrement dit : une Idée,
laquelle, par définition, n'est pas représentable (schématisable)
et ne contient donc pas en elle le critère de son application71 ;
ainsi en est-il dans l'Appendice à la Dialectique transcendantale
lorsque l'entendement est présenté, nous l'avons vu, comme
cherchant à introduire une unité toujours plus grande dans la
diversité de ses connaissances, par leur subsomption sous l'Idée
de système prise comme « idéal régulateur » : le jugement réflé-
chissant intervient cette fois entre l'entendement et la raison
(théorique) (entre le concept et l'Idée).
Or, c'est évidemment ce deuxième cas qui présente à la
fois le plus d'intérêt et le plus de difficultés : l'usage régulateur
des Idées - c'est-à-dire le maintien d'une référence à la raison
après sa critique, originalité même du criticisme et principe

Urteilskraft par la «faculté judiciaire», voire par la «judiciaire»


(Problèmes kantiens^ Vrin, 1970, p. 62).
70. Par exemple, l'Analytique des Principes montre comment la
condition qu'est la catégorie universelle de causalité ne se peut
appliquer au conditionné (le phénomène particulier) que parce qu'elle
contient en elle la règle de son application, c'est-à-dire le principe
de causalité, qui donne le critère de l'application (à savoir la suc-
cession irréversible). La possession du critère suppose donc la sché-
matisation (temporalisation) possible de la catégorie : elle devient
alors représentable, donc applicable.
71. Sur la différence, à cet égard, entre concepts d'entendement
et concepts de raison (Idées), voir le beau texte des Progrès de la
métaphysique depuis Leibniz et Wolff, traduction L. Guillermit, Vrin,
p. 35 sq.
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PRÉSENTATION 51

de sa fécondité - est l'enjeu direct de son analyse. Lorsque,


dans la première Critique, Kant avait abordé brièvement
l'usage régulateur des Idées, il montrait qu'en un tel usage
les Idées constituent, vis-à-vis de l'entendement, un point de
fuite irreprésentable (car «placé hors des bornes de l'expé-
rience possible ») pour tous ses concepts, mais que les conver-
gences qui, de fait, surgissent entre les connaissances de
l'entendement évoquent pourtant l'Idée de système, en en
offrant pour ainsi dire la « trace », c'est-à-dire une présentation
incomplète. Puisque ici les termes à relier (concept et Idée)
doivent l'être sans que la condition (l'Idée) soit représentable
(schématisable stricto sensu), et donc sans qu'elle contienne
en elle-même le critère de son application, il va bien falloir
expliciter les conditions de possibilité de la mise en relation
pourtant requise pour l'usage régulateur : il faudra donc
développer une « critique de la faculté déjuger réfléchissante »,
et plus précisément, puisqu'il n'est pas besoin d'une « critique
de la faculté de juger déterminante », la troisième Critique
sera une critique de la réflexion.

Le principe de l'unité de la philosophie

Ces rappels permettent de comprendre aisément pourquoi


c'est aussi de cette analyse du jugement réfléchissant que va
se trouver dépendre la solution du problème de l'unité de la
philosophie et pourquoi le paragraphe III de l'Introduction
peut faire de la « critique de la faculté de juger » le « moyen
d'unir en un tout les deux parties de la philosophie ».
On peut en effet reposer désormais le problème du rapport
entre les deux premières Critiques dans les termes d'une
subsomption recherchée entre un conditionné - la nature
phénoménale telle que l'entendement lui applique ses concepts
- et une condition - l'Idée de liberté que la raison pratique
exige de penser. Or, il est clair que, s'il faut subsumer les
connaissances de la nature phénoménale sous l'Idée de liberté,
ce ne peut être par un jugement déterminant : c'est même
d'un tel « passage » du conditionné à la condition que Kant
peut décréter l'impossibilité, puisque, pour déterminer la nature
par les fins de la liberté, il faudrait que la liberté soit un
concept d'entendement et que ce concept soit représentable -
ce qui est évidemment absurde. Cela étant, il s'agit pourtant
bien là d'un problème qui relève de la faculté de juger : si je
me demande comment je puis penser un événement du monde
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52 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

phénoménal comme l'effet d'une cause libre, je m'efforce,


comme dans chaque usage de la faculté de juger, de penser
du particulier sous des lois universelles qui le conditionnent,
en l'occurrence celles de la liberté, et cela alors même que
les deux termes ne peuvent entretenir aucun rapport de déter-
mination : « Le concept de liberté ne détermine rien en ce
qui concerne la connaissance théorique de la nature ; de même,
le concept de nature ne détermine rien en ce qui concerne les
lois pratiques de la liberté, et en ce sens il n'est pas possible
de jeter un pont d'un domaine à l'autre72. »
Reste donc que la solution, puisque la moralité et aussi
l'unité de la philosophie imposent de jeter un tel pont, soit
confiée à la faculté de juger réfléchissante : formellement, la
solution est sinon produite, du moins située quant à ses
conditions de possibilité et quant à sa structure (celle de la
réflexion) dès la fin de l'Introduction : « La faculté déjuger [...]
fournit le concept médiateur entre les concepts de la nature
et celui de la liberté qui, dans la notion d'une finalité de la
nature, rend possible le passage de la raison pure théorique à
la raison pure pratique, de la légalité selon la première à la
finfinaleselon la dernière - car ainsi est reconnue la possibilité
de la fin finale, qui peut se réaliser seulement dans la nature
et en accord avec ses lois73. »
Exclu, mais exigé au paragraphe II, le « passage » (Ûber-
gang) qui garantit l'unité de la philosophie est donc trouvé, du
moins formellement ou dans son principe, au neuvième et der-
nier paragraphe de l'Introduction. Le contenu de cette média-
tion formellement posée et confiée à la réflexion ne sera toutefois
explicité que dans l'Appendice à la deuxième partie (« Métho-
dologie de la faculté déjuger téléologique »), aux paragraphes 83
et 84 - ainsi que l'indique indiscutablement la réapparition de
la notion de « fin finale » dans le titre du paragraphe 84 : « De
la fin finale de l'existence d'un monde, c'est-à-dire de la création
elle-même. » Au demeurant n'est-il guère difficile de percevoir
pourquoi la médiation ne sera ainsi développée qu'au terme de
l'ouvrage : si le concept médiateur, comme le pose program-
matiquement le paragraphe IX de l'Introduction, est bien celui
d'une « finalité de la nature » (ce qu'avait déjà suggéré l'opus-
cule de 1784), l'analyse du jugement téléologique, donc la
deuxième partie de la Critique de la faculté de juger, constitue

72. AK, V, 195. C'est moi qui souligne. Cf. Fichte, GA, I, 2,
p. 345.
73. AK, V, 196.
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PRÉSENTATION 53

le préalable indispensable à une éventuelle utilisation légitime


et réglée de ce concept par la réflexion pour penser l'unité de
la philosophie. Cela clarifié, l'essentiel, pour préparer la lecture,
est de cerner le contenu qui est alors donné, aux paragraphes 83
et 84, à la solution réfléchissante du problème de l'accord entre
la nature et la liberté.

La reprise approfondie du modèle de 1784

Ce qui apparaît d'emblée, c'est qu'à travers ces paragraphes


décisifs Kant reprend et complète la structure mise en place
dès 1784 dans la théorie du « dessein de la nature ». L'argu-
ment du paragraphe 83 prolonge en effet directement ce qu'a-
vait esquissé l'opuscule sur l'histoire : au-delà de 1' « incohé-
rence » des dispositions naturelles des hommes - incohérence
qui, du fait des conflits des penchants, les plonge dans les
pires « tourments » (notamment dans la « barbarie des
guerres ») -, on peut penser que la nature, en ce qu'il faut
bien alors appeler une ruse, poursuit ainsi la réalisation de sa
« fin dernière (letzter Zweck) par rapport à l'espèce humaine »,
à savoir « le progrès de la culture » comme développement en
l'homme de l'aptitude à dépasser la simple séduction des
penchants et à se proposer des «fins qui lui plaisent» (des
« libres fins »). C'est dans ce processus de culture qu'il faut
alors replacer l'avènement du droit, en le pensant comme une
étape centrale : « La condition formelle sous laquelle seule la
nature peut atteindre ce dessein final (Endabsichi) qui est le
sien est cette constitution dans le rapport des hommes les uns
avec les autres où, au préjudice que se portent les libertés en
conflit, s'oppose une puissance légale dans un tout qui s'appelle
société civile ; c'est, en effet, seulement en cette dernière que
le plus grand développement des dispositions naturelles peut
s'effectuer74. »
En vue de la réalisation de cette « condition » (le droit comme
ce dont la nature se sert pour accomplir ses fins à elle, c'est-à-
dire le dépassement en l'homme des penchants animaux vers
des « fins libres »)75, tout se passe donc comme si la nature
74. AK, V, 433. Je traduis Endabsicht par «dessein final» en
raison de l'écho perceptible entre ce terme et celui de « dessein de
la nature» (Naturabsicht) qui désignait en 1784 rigoureusement le
même contenu.
75. Où Ton perçoit déjà que le droit va bien fonctionner comme
le terme synthétique : la constitution républicaine est au centre d'un
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54 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

utilisait l'antagonisme des libertés en vue de faire paraître la


soumission à la loi (et par conséquent la « discipline des pen-
chants ») comme le seul moyen pour les hommes d'éviter les
maux résultant de la poursuite anarchique du bonheur. Ainsi
retrouve-t-on en filigrane, comme dans les propositions I à V
de l'opuscule de 1784, la thèse politiquement « libérale » selon
laquelle l'égoïsme intelligent conduit à l'autolimitation des
libertés - avec, là aussi, l'élargissement de la perspective, qui
sera explicité en 1795 dans le Projet de paix perpétuelle, au
plan des relations interétatiques, où c'est la guerre qui, cette
fois, sert d'instrument à la ruse de la nature : « Quand bien
même les hommes seraient assez intelligents pour la [la consti-
tution républicaine] trouver et assez sages pour se soumettre
volontairement à sa contrainte, serait requis en outre un tout
cosmopolite, c'est-à-dire un système de tous les États qui courent
le risque de se nuire réciproquement. En l'absence d'un tel
système [...], la guerre [...] est inévitable : celle-ci, de même
qu'elle est une tentative inintentionnelle des hommes (suscitée
par des passions sans frein), constitue pourtant une tentative
profondément mystérieuse, peut-être intentionnelle, de la sagesse
suprême, sinon pour installer, du moins pour préparer une
légalité qui soit compatible avec la liberté des États et par là
une unité d'un système des États qui soit moralement fondé76. »
La reprise du modèle de la « ruse de la nature » mis en
place en 1784 est donc patente : la nature, en utilisant le
conflit des volontés particulières, donne naissance à un système
légal (la constitution républicaine) qui pourra être alors sub-
sumé sous les catégories de la liberté, en d'autres termes :
qui pourra être pensé comme s'il avait été l'effet de la liberté.
En quoi, cependant, la Critique de la faculté de juger appro-
fondit-elle ce modèle déjà ancien ? Il faut d'abord mettre en
avant le fait qu'en 1790, dans la mesure même où l'Introduc-
tion a insisté sur l'absence de toute détermination d'un domaine
(le mécanisme naturel) par l'autre (la liberté), le statut réflé-
chissant de l'accord entre nature et liberté est plus explicite :
il s'agit à l'évidence d'un accord au fond contingent, où il se
trouve que la nature (la diversité incohérente des penchants)
produit par elle-même des effets que la réflexion du sujet peut
subsumer sous l'Idée de liberté. On comprend alors que le
concept utilisé en 1784 : «dessein de la nature», était en

processus où la nature semble agir comme si elle voulait son dépas-


sement, en l'homme, vers la liberté.
76. AK, V, 432-433.
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PRÉSENTATION 55

réalité la version en quelque sorte «fétichisée» de cette


subsomption : par elle-même, la nature n'a bien sûr nul des-
sein, mais en tant que je la pense comme si le produit du
mécanisme advenait par liberté, je me représente comme un
« dessein de la nature » - lequel dessein est donc seulement
le produit de ma réflexion. Rapportant la notion de « dessein
de la nature» à son mode de production intellectuel, la
Critique de la faculté de juger en opère donc la « défétichi-
sation » et en interdit toute réification : le « dessein de la
nature » n'est que le résultat de l'activité réfléchissante du
sujet subsumant le conditionné (l'événement du monde sen-
sible) sous l'Idée de liberté (comme sa condition) grâce à la
notion purement subjective d'une «finalité de la nature».
L'élaboration du statut, de la fonction et des diverses modalités
de la notion de finalité, tâche propre de la troisième Critique,
permet donc déjà de préciser et de fonder un usage qui
précède largement l'ouvrage lui-même.
L'apport de la Critique de la faculté de juger ne s'arrête
pourtant pas là. Car, à réduire la solution du problème de
l'accord entre nature et liberté à ce que le paragraphe 83
reprend, en aidant à en préciser le mode de production intel-
lectuel, à l'opuscule de 1784, on manquerait l'essentiel de ce
par quoi Kant a enrichi son modèle initial et a conféré à sa
solution de la question de l'unité de la philosophie une subtilité
nouvelle. Il faut en effet percevoir, en analysant avec soin la
succession du paragraphe 83 et du paragraphe 84, que la solu-
tion kantienne articule en fait deux jugements réfléchissants à
l'intérieur de chacun desquels l'homme fonctionne comme fin.

Fin dernière et fin finale

Un premier jugement réfléchissant correspond, ainsi que


nous venons de le voir, au paragraphe 83, tel qu'il constitue
une reprise de la théorie du «dessein de la nature». Je me
borne à préciser, pour que la distinction avec le second
jugement soit claire, comment la ruse de la nature ainsi décrite
constitue en fait une structure à trois termes :
- la fin dont il s'agit est la « fin dernière » (letzter Zweck)
de la nature, à savoir : développer les dispositions naturelles
des espèces et notamment de l'homme comme terme dernier
de la chaîne des espèces ;
- le moyen (dont use la nature), c'est bien sûr le conflit des
libertés ;
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540 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER 143


PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION 145
INTRODUCTION 149

PREMIÈRE PARTIE
CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER ESTHÉTIQUE

Première section : Analytique de la faculté de juger


esthétique 181
Uvre I : Analytique du beau 181
Livre II : Analytique du sublime 225
A. Du sublime mathématique 229
B. Du sublime dynamique de la nature 242
• Remarque générale sur l'exposition des jugements
esthétiques réfléchissants 249
• Déduction des jugements esthétiques purs 263

Deuxième section : Dialectique de la faculté de juger

DEUXIÈME PARTIE
CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER TÉLÉOLOGIQUE

Première section : Analytique de la faculté de juger


téléologique 353
Deuxième section : Dialectique de la faculté de juger
téléologique 379
Appendice : Méthodologie de la faculté de juger téléo-
gique 413

Notes 487
Orientation bibliographique 511
Chronologie 513
Index des noms 517
Index des matières 519
GF Flammarion
200071-VIII-2015 - Impression MAURY IMPRESSION, 45330 Malesherbes.
N° d'édition L.01EHPN000736.N001 - septembre 2015. - Printed in France.

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