Histoire Criminelle Des Etats-Unis - Frank Browning

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Suivi éditorial : Iris Granet-Cornée

Maquette : Pierre Chambrin


Titre original : The American Way of Crime
© 1980 Frank Browning et John Gerassi
© 1981 Librairie Arthème Fayard pour la traduction française
© Nouveau Monde éditions, 2015
21, square St Charles – 75012 Paris
ISBN : 9782369422440
Dépôt légal : janvier 2016
Frank Browning
John Gerassi

HISTOIRE CRIMINELLE DES ÉTATS-UNIS


Traduit de l’anglais par
Jean-Pierre Carasso

nouveau monde éditions


Préface de la nouvelle édition

Lorsque, voilà près de quarante ans, en collaboration avec le regretté John Gerassi, je me mis au travail sur Le Crime à l’américaine, la tempête déclenchée
par le scandale du Watergate et la démission du président Richard Nixon n’était pas encore retombée. Le crime organisé, ce qu’on appelait alors la mafia,
avait phagocyté une grande partie du syndicat des camionneurs (Teamsters Union) pour établir une solide tête de pont à Washington ; parallèlement, des
étudiants lambda se retrouvaient en prison pour avoir acheté ou vendu de la marijuana, substance aujourd’hui légale dans plusieurs États américains,
quoique pas encore en France. La thèse principale que nous défendions tout au long du livre était que la combinaison d’un populisme de cow-boy et du
puritanisme violent de Nouvelle-Angleterre – les deux grandes forces qui ont présidé à la fondation de l’Amérique – avait créé un paradigme qui faisait de la
criminalisation des entreprises et de la vie quotidienne un élément-clé de la réussite aux États-Unis. Ce paradigme s’est à présent mondialisé.
Au moment même où j’écris ces lignes, le long passé criminel de deux des marques bénéficiant de la plus grande confiance des consommateurs en
Amérique – et dans le monde entier – vient d’être révélé : Volkswagen, la voiture du peuple, dont le premier exploit fut la production de la célèbre
Coccinelle ; et Johnson & Johnson, dont les comprimés, les pommades, les pansements et autres sparadraps figurent en bonne place dans les armoires à
pharmacie sur tous les continents.
Des enquêtes aux États-Unis et en Europe ont révélé que, depuis des années, la direction de VW a mis au point et fait installer dans ses moteurs diesel, y
compris ceux des luxueuses Audi, des dispositifs électroniques conçus pour tromper les appareils de contrôle de la pollution. Ce « logiciel tricheur » ou
« truqueur » est programmé pour modifier le fonctionnement du moteur et ajouter de l’urée dans le système d’échappement afin de réduire les émissions de
dioxyde d’azote quand il détecte que la voiture a été placée sur un banc de roulage ; il bloque alors la fonction route et déclenche la fonction test. Un demi-
million de voitures de la marque ont déjà été rappelées aux États-Unis entraînant pour la compagnie des frais de plusieurs milliards de dollars. Au niveau
mondial, ce sont plus de 11 millions de Volkswagen dont le moteur était équipé d’un « logiciel tricheur ». Selon les estimations scientifiques
d’environnementalistes, la pollution clandestine ainsi émise serait de 250 000 à 1 000 000 de tonnes d’hydroxyde d’azote par an – équivalant à la quasi-
totalité des autres sources de pollution en Grande-Bretagne. Des chercheurs du King’s College de Londres estiment à plus de 9 000 par an le nombre des
décès prématurés causés par la pollution à l’hydroxyde d’azote dans la seule ville de Londres.
Le P-DG de Volkswagen, Martin Winterkorn, a démissionné au bout de quelques jours et déclaré : « Je suis quant à moi profondément affecté d’avoir
ainsi trompé la confiance de nos clients et du public en général. » Il est rare que les voleurs de poules et les voyageurs sans billet en soient quittes pour des
excuses ; quant aux braqueurs de banques et aux voleurs de voitures pris sur le fait, on les envoie en général tout droit en prison. Peu de gens s’attendent
toutefois à ce que le sieur Winterkorn passe le restant de ses jours sur la paille humide des cachots et dans des cours de promenade étroitement surveillées.
Venons-en à Johnson & Johnson, réputé le plus fiable des laboratoires – en dehors des patients âgés qui s’étaient vu prescrire un traitement de la
schizophrénie dénommé Risperdal, qui ont trop souvent été victimes de graves affections cardio-vasculaires. Quant aux jeunes garçons auxquels les
médecins en avaient prescrit ils se sont souvent retrouvés avec une poitrine aux mensurations à faire pâlir feu Jane Mansfield. Johnson & Johnson
connaissait fort bien les conséquences que pouvait entraîner la prise de Risperdal par des enfants et des personnes âgées affligées de troubles cardio-
vasculaires, ainsi que le journaliste d’investigation Steven Brill l’a montré dans un rapport exhaustif solidement étayé et portant sur plusieurs années. Mais le
Risperdal rapportait tout simplement trop d’argent aux actionnaires du laboratoire – 3 milliards de dollars par an environ – pour que la firme enjoigne à ses
commerciaux de cesser de le promouvoir auprès des pédiatres et des gériatres. Selon Brill, J&J lança en 2003 une campagne promettant un prompt « retour
à l’école » des enfants hyperactifs traités au Risperdal, allant jusqu’à en distribuer des échantillons dans des paquets renfermant aussi des sucettes et des
joujoux. J&J passa outre aux mises en garde de la Food & Drug Administration concernant de nombreux décès causés par le Risperdal chez des personnes
âgées. Au contraire, le laboratoire mit sur pied une force spéciale baptisée ElderCare, destinée à promouvoir les ventes de Risperdal auprès des seniors.
Malgré ce que Brill avait déniché dans les documents internes de J&J et malgré les rapports d’une commission d’enquête sénatoriale qui allait dans le même
sens, le P-DG de J&J, Alex Gorsky, poursuivit la campagne de marketing du laboratoire auprès des jeunes et des seniors. La fondation Appeal to
Conscience alla jusqu’à gratifier Gorsky, pour « son intégrité » et ses qualités de « chef d’une grande entreprise dotée du sens de ses responsabilités
sociales », d’une récompense de 25 millions de dollars, au moment même où le ministère de la Justice lançait une grande enquête criminelle sur les
agissements de J&J.
À côté des luxueuses berlines ultra-polluantes et des médicaments dangereux, on peut citer aussi le cas du beurre de cacahuètes mortel. Le P-DG de la
Peanut Corporation of America, Stewart Parnell, s’est vu condamner au début de l’année 2015 à vingt-huit ans de prison (qu’on peut considérer comme une
condamnation à vie compte tenu de son âge) pour avoir, en toute connaissance de cause, et à plusieurs reprises, vendu du beurre de cacahuètes contaminé
par des salmonelles, entraînant la mort de neuf personnes au moins. Son frère Michael a quant à lui été condamné à vingt ans. Les cas de salmonellose
causés par la production et la vente industrielles ou artisanales d’aliments n’ont pas manqué. Ce qui distingue l’affaire PCA, c’est que les frères Parnell, ainsi
que l’établissent des documents irréfutables, étaient parfaitement au courant du fait qu’ils expédiaient du beurre de cacahuètes vraisemblablement contaminé
parce qu’ils disposaient de contrats rendant cette activité trop lucrative pour qu’ils puissent y renoncer. Dans un échange de courriels, des employés
annonçant à Stewart Parnell que les tests de sécurité n’avaient pas été menés à terme, le P-DG s’était empressé de répondre : « Expédiez, point barre. » L’un
des avocats des victimes de la salmonellose, William Marler, n’a pas mâché ses mots quant à la responsabilité et la complicité de la compagnie dans la vente
et l’expédition d’aliments contaminés présentant un risque mortel pour le consommateur : « Ils le savaient et l’ont délibérément caché. »
Les peines infligées par la justice aux frères Parnell sont les plus lourdes de toute l’histoire de la sécurité alimentaire aux États-Unis.
On n’aura garde d’oublier le numéro 2 de l’industrie pharmaceutique en France, Servier, qui vendit en connaissance de cause des millions de boîtes de son
Mediator, à base d’une molécule présentée comme utile dans le traitement du diabète mais que les généralistes prescrivirent comme coupe-faim. Cette
molécule, retirée du marché américain dès 1997 en raison des dommages qu’elle causait aux valves cardiaques – des faits que Servier s’efforça de
dissimuler –, continua de se vendre en France jusqu’en 2009. Le ministère de la Santé du gouvernement français témoigna par la suite du fait que le
Mediator avait causé la mort d’au moins 500 personnes. Ce maintien du Mediator sur le marché semble n’avoir été possible à Jacques Servier que par des
pratiques de corruption à grande échelle du milieu médical et par la collusion avec certaines des plus hautes autorités du système de santé français. Le
milliardaire Servier prenait grand soin d’entretenir des relations utiles et avait même confié la défense de ses intérêts au cabinet d’avocats dont Nicolas
Sarkozy était l’un des associés. Poursuivi pour homicide en 2012 à l’âge de 90 ans, il mourut deux ans plus tard, échappant à toute condamnation.
Au cours des trente dernières années, pratiques douteuses et manœuvres criminelles, à l’échelle industrielle, au péril de la vie des consommateurs, sont
devenues si communes que seuls les cas les plus extrêmes font encore les gros titres dans les médias. Ce qui s’est avéré le plus choquant n’a pas été qu’un
constructeur automobile, un laboratoire pharmaceutique ou encore un industriel de l’alimentation se rendent coupables de fraudes aussi coûteuses, mais le
fait que ces grandes marques elles-mêmes se soient sans vergogne vantées de leur respect de la loi et des règlements de sécurité publique. Et il est de fait que
l’opinion publique en était venue à croire à leur honnêteté au moment même où leurs principaux dirigeants mettaient au point en pleine conscience des
méthodes purement et simplement criminelles afin d’enfreindre la loi, et encourageaient leurs employés à mentir sur leurs activités.
Pourtant, si les cas de Volkswagen et de Johnson & Johnson sont particulièrement remarquables, ils sont bien loin d’être isolés. Mais tandis qu’en Europe
la plupart des poursuites ont porté sur les ententes illicites dans le domaine des prix, les firmes américaines ont plutôt pratiqué des fraudes caractérisées.
Récapitulons brièvement les affaires des deux dernières décennies (en laissant de côté le scandale de la corruption massive des sphères dirigeantes
chinoises) :
– F. Hoffmann-La Roche, laboratoire pharmaceutique suisse, a plaidé coupable et acquitté une amende record de 500 millions de dollars pour entente sur
les prix de diverses vitamines.
– Daiwa Bank a plaidé coupable de 16 infractions criminelles aux lois fédérales et acquitté une amende de 340 millions de dollars. Elle a plaidé et a été
jugée coupable de fraude en bande organisée au détriment du gouvernement des États-Unis et de la réserve fédérale, de dissimulation de crime, de
falsification de ses comptes, de faux et usage de faux et d’obstruction à un audit bancaire.
– BASF, géant pharmaceutique allemand, a plaidé coupable et acquitté une amende de 225 millions de dollars pour entente sur les prix des vitamines.
– SGL Carbon, premier producteur mondial de graphite et de carbone, a plaidé coupable d’une entente sur les prix et acquitté une amende de
135 millions de dollars.
– ExxonMobil Corporation, suite à la marée noire de l’Exxon Valdez en 1989, a fini par plaider coupable et s’est acquittée d’une amende de 125 millions
de dollars, dédommagement le plus élevé à ce jour dans le domaine des atteintes à l’environnement.
– Archer Daniels Midland, multinationale de l’agroalimentaire, un des principaux annonceurs des émissions des radios et télévisions publiques aux États-
Unis, a plaidé coupable d’entente sur les prix des marchés de la lysine et de l’acide citrique et acquitté une amende de 100 millions de dollars.
– Haarmann & Reimer Corporation, filiale du laboratoire allemand Bayer AG, a plaidé coupable et acquitté une amende de 50 millions de dollars pour
entente sur les prix du marché de l’acide citrique.
Le mensonge concernant les procédés de production n’est pas seulement devenu endémique mais quasi obligatoire dans les grands groupes industriels
d’aujourd’hui ainsi que de nombreuses études journalistiques ou universitaires l’ont montré. Avant que les scandales Volkswagen et Johnson & Johnson
viennent révéler à une opinion publique effarée les pratiques courantes aussi profitables que malhonnêtes de ces multinationales tentaculaires, la palme
revenait à une société américaine, Enron. Géant de l’énergie basé au Texas, Enron employait 20 000 personnes et avait mis au point un système complexe
de fraude systématique. Quand il s’effondra en 2001, il entraîna dans sa chute la société Arthur Andersen, entreprise de comptabilité et d’audit et ses
85 000 employés à travers le monde – et ce, tout juste un an après que le magazine Fortune eut nommé Enron parmi les « cent meilleurs employeurs du
monde ».
Ancien DRH d’une multinationale pharmaceutique installée en France, Luc Loquen a confié à Libération ses réflexions sur le rôle du mensonge dans les
grandes entreprises : « Le mensonge est aujourd’hui devenu un phénomène structurel dans les entreprises… Je ne parle pas du petit mensonge intentionnel,
mais de ce phénomène beaucoup plus général de distorsion de la réalité. Quand on vous amène à décrire le réel à travers des tableaux de bord et des grilles,
vous êtes obligé de le transformer, de l’abîmer : toute la réalité ne peut se traduire en chiffres. Et face à ce mensonge structurel, les dirigeants, qui n’ont plus
qu’une vision faussée de la réalité, prennent des décisions complètement détachées de la réalité. »
Duarte Rolo, psychologue spécialiste des interventions en entreprise, a lui aussi mené une série d’études sur le mensonge et les distorsions ainsi que sur la
façon dont ils ont progressivement imprégné la culture des grands groupes, particulièrement ceux qu’on pourrait croire consacrés au service du public et des
consommateurs, et plus précisément dans les centres d’appels téléphoniques de plusieurs des grands services publics français parmi lesquels la SNCF, une
des premières compagnies de chemin de fer du monde.
« Ici, ce ne sont plus les salariés qui prennent l’initiative de mentir, mais l’organisation qui les y pousse. Dans les centres d’appels, l’injonction au
mensonge est parfois explicite : on se présente sous un faux prénom – souvent un prénom francisé pour rassurer les clients français. Il y a aussi toute une
série de mensonges explicitement demandés par la hiérarchie, mais sous forme d’euphémisme : “On va omettre de donner cette information aux clients, on
va minimiser.” Mais ce sont surtout les méthodes d’évaluation comme le benchmarking – établir un étalon de performance pour dresser des classements entre
salariés sur lesquels sont indexées les primes – qui imposent aux salariés de mentir pour vendre plus. Quand ils voient que la réclamation de tel client va être
trop longue à régler, certains leur raccrochent au nez pour que l’appel soit rebasculé sur le poste d’un collègue. Les contraintes organisationnelles font du
mensonge une pratique nécessaire et banale. »
Il en résulte, ainsi que Rolo l’explique à Libération, « qu’on ne peut plus faire confiance à personne. On sait que si untel est un bon vendeur, c’est qu’il
ment bien, et qu’il peut donc nous mentir à nous aussi. De gros conflits se trament sur la plateforme entre les salariés qui acceptent de jouer le jeu et ceux
qui refusent, “killers” contre “fonctionnaires”, comme ils s’appellent. Les conseillères m’ont aussi décrit une évolution dans l’attitude des clients. Alors qu’ils
appelaient autrefois avec une certaine bonhomie, ils sont désormais plus méfiants, refusant les conseils des conseillers, réclamant systématiquement un geste
commercial. Les conseillers décrivent une évolution en miroir : des salariés qui profitent des clients, qui à leur tour veulent profiter des salariés. »
Dans l’interview de Libération, le psychologue ajoutait que, pour atteindre les chiffres de vente, fixés par les indicateurs de performance, qui leur vaudront
des primes ou des augmentations de salaire, les employés conçoivent non seulement une méfiance à l’encontre du système managérial, mais encore un
sentiment de trahison de soi, une dépréciation, qui peut conduire jusqu’au suicide. Au cœur de cette structure de tromperie systématique au service du
chiffre de vente s’enracinent des questions plus vastes. Dans le cas de Volkswagen et de Johnson & Johnson, on ignore encore, en l’absence de nouvelles
révélations, si de tels niveaux d’autodestruction ont été atteints parmi les employés, mais les manœuvres frauduleuses, l’évasion fiscale et la corruption sont
devenues sans cesse plus coûteuses au cours des trois dernières décennies, comme le montre l’accumulation des données venant du monde entier, au point
d’être désormais comparables aux dommages occasionnés par la criminalité ordinaire.
Aux États-Unis, le coût de la criminalité en col blanc est estimé à un peu moins de 1000 milliards de dollars par an, selon une étude dirigée par Katherine
McCollister sur des données du ministère de la Justice. Cela représente un dix-huitième du PIB des États-Unis. D’autres économistes se fondant sur les
données du ministère de la Justice ont montré que le coût de la criminalité en col blanc est ainsi de vingt à trente fois supérieur à celui des crimes ordinaires
contre les biens – cambriolages, hold-up et vols de voiture. Il n’en est pas moins rare que les cadres responsables de la criminalité en col blanc se voient
condamner à des peines d’emprisonnement.
Si l’Amérique a, comme si souvent, précédé le reste du monde dans le domaine des nouvelles tendances sociales, l’Europe la suit d’assez près. Dans une
étude de 1991 du CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales) rattaché au CNRS, le coût de la criminalité en col
blanc pour la France est estimé à un peu moins de 7 milliards d’euros par an. On est loin des 1 000 milliards de dollars américains mais il convient de
rapporter ce chiffre au PIB de la France, 1 200 milliards de dollars, comparé à celui des États-Unis, 18 000 milliards de dollars. Si la proportion reste
nettement inférieure en France à ce qu’elle est en Amérique, ce chiffre n’en constitue pas moins une brèche considérable dans la productivité française. Et la
criminalité en col blanc ne cesse de croître année après année. En Grande-Bretagne, la fraude à elle seule a dépassé 125 milliards de dollars en 2013.
À côté de cette délinquance industrielle, l’obsession meurtrière qui caractérise l’Amérique, inondée qu’elle est d’armes individuelles, a jusqu’ici été
épargnée à l’Europe, et en particulier à la France – en dehors du massacre perpétré par des djihadistes dans un supermarché kasher et à Charlie Hebdo en
janvier 2015. Depuis 1991, un accord européen interdit aux citoyens ordinaires la possession d’armes automatiques, utilisées aux États-Unis par un nombre
sans cesse croissant de tireurs mentalement dérangés. L’ensemble des réglementations qui président en France à l’achat d’une arme de poing ou d’une arme
semi-automatique et à l’obtention d’un permis de port ferait aux États-Unis le désespoir du lobby des armes et de l’industrie qui le finance. Les meurtres
commis par des groupes terroristes organisés ne sont pas toutefois sans lien avec la prolifération mondiale des manufactures d’armes automatiques qui
fournissent un trafic clandestin tout aussi florissant. C’est ce trafic qui permet à la mafia et aux terroristes de se procurer les armes dont ils ont besoin. Il n’en
demeure pas moins vrai que ces violences criminelles affectent principalement des zones de guerre ou de révolution à l’exception des États Unis où, selon les
enquêtes d’associations qui prônent la réglementation des armes, plus de 90 % des ménages sont désormais armés et dangereux.
En conclusion, comment pouvons-nous comprendre ce qui relie la violence entre citoyens, qui prolifère dans le monde entier, à l’augmentation constante
de la délinquance économique, deux phénomènes dont une bonne part des racines plongent dans la culture américaine ? Ainsi que l’a soutenu Jürgen
Habermas tout au long de sa vie, le sentiment d’aliénation et de décalage qu’éprouve l’individu au sein des démocraties formelles ne peut être séparé de
l’aliénation du citoyen lambda confronté au gigantesque conglomérat des industries mondialisées, dont la survie dépend à présent du recours structurel au
mensonge. Même la frustration et la colère les plus banales des consommateurs mal traités par les centres d’appels téléphoniques et les sites de « contacts »
sur Internet contribuent à la montée de l’aliénation et au repli sur soi des citoyens, qui renoncent à participer à la conduite des sociétés au sein desquelles ils
vivent. Ainsi, de même que les exclus d’Europe du Sud ayant émigré aux États-Unis furent attirés autrefois par les diverses milices clandestines qui finirent
par former la mafia, il faudrait être aveugle et malavisé aujourd’hui pour ne pas s’attendre à des réactions similaires de la part des citoyens paisibles qui se
retrouvent victimes des vols, mensonges et autres mauvais traitements des gangsters qui sont aux commandes de l’économie mondialisée.
Frank Browning
Paris, 5 octobre 2015
Avertissement du traducteur
Avec l’accord des auteurs, la présente traduction a été abrégée d’une certaine quantité de détails qui eussent été moins parlants pour les lecteurs français
que pour le public américain d’origine. J’espère avoir su conserver tous les éléments les plus significatifs et la cohérence de cette passionnante enquête
historique. On notera aussi que le chapitre 21 de l’édition originale, exclusivement consacré à la délinquance au cours de l’année 1919, nous a semblé
pouvoir être laissé de côté sans trop grave dommage.

Note de l’éditeur
La première édition de cet ouvrage remontant à l’année 1980, ses tous derniers chapitres sont spécifiquement consacrés à des affaires récentes pour le
lecteur de l’époque. Hormis quelques rares amendements et mises à jour, nous avons tenu à restituer la plupart de ces développements, qui nous paraissent
avoir conservé toute leur force et toute leur pertinence pour la compréhension du sujet. Il convient toutefois de souligner que la relation et l’interprétation de
tels faits sont le fruit d’une réflexion à vif, quoique remarquablement documentée, sur une actualité qui appartient aujourd’hui à l’histoire.
Introduction

Il n’a jamais été question pour nous de nous livrer à la compilation encyclopédique de tous les crimes jamais commis aux États-Unis – plusieurs volumes
n’y suffiraient pas. Nous avons plutôt cherché à découvrir comment et pourquoi, par quels mécanismes, certaines actions sont réputées criminelles. Qui les
définit ainsi ? Comment et pour quelles raisons ces définitions se modifient-elles ? Enfin, en conséquence, comment l’Amérique a-t-elle donné naissance à
une sous-culture criminelle sans équivalent dans le monde ? Et nous avons abouti à la conclusion que les dirigeants et les grands intellectuels de notre pays
se sont attachés, tout au long de l’histoire, à brouiller nos problèmes sociaux et personnels les plus inquiétants en les présentant comme l’éternel combat
entre le crime et la stabilité sociale. Pendant fort longtemps, rébellion, contestation, misère et violence, pourtant présentes à tous les niveaux de notre
société, ont été absentes des manuels scolaires. La « découverte » récente de ces réalités suffirait à démontrer l’opacité qui a si longtemps caractérisé – et
dérobé aux regards – le passé américain et qui résultait, pour une bonne part, de la manière dont la culture dominante savait détourner vers les cours
criminelles tout ce qui la menaçait, à l’échelon individuel ou à l’échelon social. Remettre en question l’ordre établi, les coutumes établies, les idéologies
établies, c’était attaquer la société – tout comme, dans la société puritaine des origines, agir sans le mandat de l’Église « élue », c’était se faire l’agent du
diable et, par conséquent, un criminel. Nous croyons que « le problème de la criminalité », aux États-Unis, n’a jamais été que la méthode éprouvée par
laquelle les élites sociales de notre pays ont défini les limites des attitudes morales et politiques acceptables.
S’étant toujours crus préservés des conflits de classes que les Européens connaissent – et reconnaissent – depuis des siècles, les Américains ont toujours été
convaincus que les atteintes à l’autorité unique de l’État résultent de défauts et de vices individuels. Un système politique qui jugeait d’emblée criminel tout
antagonisme de classe chercha ainsi à éliminer les conflits en éliminant leurs instigateurs, baptisés criminels. À cet égard, l’invention du pénitencier comme
clé de voûte du système punitif en dit long quant aux prétentions des élites à réformer les mécréants des classes inférieures. Que le système judiciaire et
carcéral n’ait pratiquement jamais réussi à réformer quiconque n’a rien retiré à son importance comme symbole de l’ordre public, ni au rôle qu’il n’a cessé de
jouer dans le discours bâti autour de la criminalité.
C’est surtout en manipulant la définition du crime et en maîtrisant le système de justice criminelle que la nation américaine a été en mesure de faire face à
bien des problèmes. Car les cours n’ont pas à connaître seulement des crimes les plus évidents, tels que meurtres, vols et escroqueries, mais aussi des
relations de pouvoir perpétuellement changeantes entre les individus – sexualité, offre et demande d’emploi, structures familiales – qui sont, en dernier
ressort, codifiées par le droit et la jurisprudence criminels. Ainsi, en 1978, une femme du Michigan fut acquittée alors qu’elle avait brûlé vif son mari qui la
battait et s’était opposé à ce qu’elle poursuivît une carrière. Acquittement qui s’explique en grande partie par la puissance du mouvement américain de
libération des femmes, devenue suffisante pour faire considérer l’homicide comme un acte de légitime défense contre la violence criminelle d’un époux
brutal. Or, il n’y a pas si longtemps, le mari avait parfaitement le droit de battre sa femme, privilège domestique dont les tribunaux n’avaient pas à connaître,
et, à l’époque coloniale, une femme qui battait son époux pouvait être jugée pour félonie.
Aujourd’hui encore, criminalité et conflits sociaux font l’objet de controverses qui reflètent les profondes divisions de la société américaine et continuent
d’être présentés comme un problème de répression. Nous avons tenté de révéler les antécédents de ces conflits tout au long de l’évolution de la culture et de
la politique américaines, et de retrouver la manière dont les actes criminels résultant de la politique sociale étaient définis en termes de culpabilité
individuelle.
Mais cette criminalisation du non-conforme et de l’asocial a eu un effet en retour, qui forme le second thème de notre enquête sur la nature du passé
criminel de l’Amérique. Car, si les cours criminelles ont joué un rôle important comme mécanisme de brouillage des conflits de classes qu’elles
transformaient en problème du crime et des déviances individuelles, elles ont aussi contribué à créer un système de classes qui est longtemps resté unique
dans le monde.
Policiers et philanthropes du XIXe siècle parlaient volontiers des classes dangereuses et des classes criminelles, entendant par là les chômeurs des fabriques
et les immigrants pas encore assimilés. L’avènement du XXe siècle a apporté une nouvelle signification à ces deux termes, compréhensible seulement à la
lumière de l’histoire des démocraties représentatives modernes.
Quand le Tiers-État eut pris le pouvoir, on assista à une redistribution des cartes et à la fameuse séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.
Tandis que se construisait le contrat social de toutes les nations occidentales, un quatrième pouvoir se fit jour peu à peu. Capable de faire et de défaire les
réputations, ce pouvoir est évidemment la presse.
Depuis 1960, aux États-Unis, on parle beaucoup d’un cinquième pouvoir, parfois si puissant que les quatre autres doivent plier devant lui. Théoriquement
au service des trois premiers, il a manifesté une telle indépendance qu’on a fini par le surnommer le gouvernement invisible. Pour certains, il s’agit de
l’armée, pour d’autres, des services de renseignement. Selon nous, plus vraisemblablement d’une combinaison des deux. Quelle que soit la convention
finalement adoptée à cet égard, force est de reconnaître qu’à l’heure actuelle, la puissance collective des différentes agences de renseignement des États-Unis
serait suffisante pour changer nos vies.
Mais au-delà de toutes ces forces sociales, nous croyons qu’un autre pouvoir encore, un sixième pouvoir, a fait son apparition aux États-Unis. Un pouvoir
capable d’influencer le gouvernement, le droit, l’économie, la police, les valeurs, les goûts, les mœurs et les habitudes de notre pays. Ce pouvoir plonge ses
racines jusqu’à l’origine de l’histoire américaine. Son influence est profonde, son domaine vaste, sa puissance sans cesse croissante. Aujourd’hui, l’Amérique
ne pourrait fonctionner sans lui. Ce sixième pouvoir est celui qu’exerce le monde complexe des professionnels du crime organisé. Occupant des positions de
force dans les cercles politiques et dans le monde des affaires, le crime organisé n’en conserve pas moins un statut d’indépendance. Certes, des professionnels
du crime sont au service des industriels et des politiciens malhonnêtes ; et peut-être la recrudescence des crimes de sang dans la rue, qui préoccupe tant les
Américains, est-elle de leur fait ; mais les individus qui transgressent la loi savent désormais qu’ils peuvent compter sur la protection de l’organisation, sur la
sûreté de ses finances, sur les compromissions à tous les échelons de la société par lesquelles elle assure son pouvoir. Le sixième pouvoir transcende les
alliances de classes et les amitiés politiques traditionnelles, jouant presque le rôle d’un gouvernement d’appoint, afin de représenter les intérêts de ses
membres et de soutenir ces derniers contre l’aliénation sociale qui a fait d’eux des réprouvés dès l’origine. Sixième pouvoir, le crime institutionnalisé n’est
donc pas seulement la corruption d’autres forces sociales. Il constitue un pouvoir indépendant, qui s’oppose aux autres en même temps qu’il les imprègne,
s’introduisant à tous les niveaux de la vie moderne.
Pour toutes ces raisons, l’histoire du crime aux États-Unis ne peut qu’être une histoire des États-Unis, dans laquelle les aventures du hors-la-loi, du
gangster, du rebelle, du racketteur, se déroulent sur fond permanent de progrès et de prospérité débridés. Comme nombre de « découvertes » historiques
récentes, l’histoire du crime à l’américaine et de l’apparition du sixième pouvoir est une histoire cachée, à laquelle on commence tout juste à s’intéresser. En
décrivant les tendances du crime – et non chacun des cas les plus importants – au cours de l’évolution historique de la nation américaine, nous avons cherché
à découvrir comment et pourquoi le sixième pouvoir s’est établi. Notre tâche principale aura été de décrire le cadre dans lequel il convient de poser une telle
question. Ce faisant, nous nous sommes convaincus, devant l’avalanche des preuves, du fait que les États-Unis sont effectivement dirigés par différents
pouvoirs et que l’un des plus puissants est le sixième, le crime. Si l’Amérique doit changer un jour, ce sera parce que cette répartition des pouvoirs aura été
modifiée – par un septième pouvoir encore à naître.
1981
PREMIÈRE PARTIE
Le crime dans les colonies

« Les grandes questions qui ont agité le pays portent sur l’autorité des magistrats et la liberté du peuple… »
Gouverneur John Winthrop,
colonie de Massachusetts Bay,
3 juillet 1645
CHAPITRE 1
Harmonie et blasphème

Dorothy Talbye fut pendue à Boston en 1638. Trois ans seulement auparavant, elle était encore un membre respecté de l’Église de Salem, connue et
admirée pour son dévouement à son époux et à ses enfants. Mais elle s’avisa de se poser une question singulière : en vertu de quoi son époux était-il son
seigneur et maître, de quel droit disposait-il de son existence ?
Dans l’Amérique puritaine des origines, la réponse, défendue et illustrée par l’Église, le gouverneur et la Justice, ne faisait aucun doute : en vertu de la loi
de Moïse. Mais le même code puritain affirmait aussi que tout fidèle ayant découvert la grâce n’était pas davantage faillible que les ministres du culte. Ainsi
Dorothy, ayant connu la révélation spirituelle, estima soudain être l’égale de son époux et refusa désormais de lui obéir. La même société qui garantissait
cette égalité devant Dieu la décréta aussitôt criminelle.
En 1637, l’existence de Dorothy Talbye était devenue une suite de tourments misérables. Elle se battait avec son époux. Ses amis l’avaient abandonnée.
Les anciens de Salem la condamnaient. Quand son époux raconta qu’elle avait tenté de le tuer, ils la chassèrent de l’Église en stigmatisant « sa mélancolie et
ses illusions spirituelles ». Elle se mit à avoir des révélations tous les jours. Il fallait qu’elle affamât ses enfants et jeûnât elle-même. Elle fut fouettée en place
publique « et sa conduite à l’égard de son époux se redressa quelque peu », note le gouverneur John Winthrop dans son journal. Mais c’était une
amélioration temporaire. Au début de l’automne 1638, entraînant sa fille, Difficult, dans un vallon écarté, elle lui rompit le cou, nulle ne pouvant être
condamnée à vivre l’existence misérable des femmes dans l’Amérique puritaine. Une nouvelle révélation lui avait appris que la mort seule permettrait à sa
fille d’échapper aux tourments qu’elle-même connaissait.
Elle refusa de se repentir. Elle renia ses excommunicateurs. Elle se battit contre le bourreau et ses aides. Elle était « possédée par Satan », écrivit le
gouverneur Winthrop, comme si cela suffisait à expliquer ce comportement aberrant dans « la cité sur la colline » qu’il avait entretenu l’espoir de fonder en
Amérique. Mais, à vrai dire, Dorothy Talbye était le pur produit de cet espoir1.
Cet espoir, John Winthrop, grand avocat décharné et ascétique devenu prédicateur, l’avait expliqué à ses ouailles, à bord de l’Arbella, peu avant que ce
navire de 350 tonnes ne pénétrât dans le port de Salem, en juin 1630, avec sa cargaison de puritains trop heureux d’en finir avec l’océan. Il s’agissait, exposa
le futur dirigeant et premier gouverneur de la colonie de Massachusetts Bay, de créer un modèle de charité chrétienne, l’incarnation d’un pacte entre Dieu et
les hommes, une société biblique de justice et de miséricorde – « cité sur une colline » où régnerait la loi de Dieu et de pures relations d’harmonie et de
fraternité2.
Loin de Winthrop et de ses puritains l’idée d’abandonner l’Église anglicane ou seulement de mettre en doute les pouvoirs divins de leur roi ! Ce que ces
conquérants de l’Amérique du Nord se croyaient tenus de faire, c’était d’établir entre eux un pacte par lequel ils s’engageraient à purifier les pratiques
corrompues de l’Église de leur mère patrie – sans remettre en cause sa nature divine. Non sans arrogance, ils se considéraient comme les « élus » de Dieu
pour cette tâche ; mais celle-ci était purement pratique, particulièrement dans la sauvagerie de ce pays inconnu et peuplé de païens hostiles.
Cependant, pour bâtir une « cité » qui témoignerait du grand dessein de Dieu dans un pays si rigoureusement étranger, il fallait pouvoir compter sur une
coopération totale, sur l’entraide et sur la fraternité. Celles-ci représentaient donc la volonté de Dieu – il le fallait. Toutefois, vivre selon ce pacte de Dieu
avec les hommes, c’était précisément reconnaître à ces derniers (collectivement, sinon individuellement) la divine lucidité nécessaire à la codification de
l’existence concrète. Cela signifiait que les hommes seraient libres de choisir le code qui régirait leur comportement. Une telle liberté ne remettait pas
seulement en question l’autorité séculière mais la morale divine elle-même. Ce fut pour éliminer ce paradoxe que Winthrop déclara, en 1645 :
Il existe une double liberté, naturelle, et civile ou fédérale. La première est commune à l’homme, aux bêtes et aux autres créatures. Par celle-ci, l’homme, dans ses relations avec autrui, possède licence de faire
à sa guise ; c’est liberté de mal comme de bien faire. Cette liberté est incompatible avec l’autorité…
L’autre espèce de liberté, que je nomme civile ou fédérale, peut aussi être appelée morale. […] Cette liberté est la fin et l’objet de l’autorité, et ne peut subsister sans elle ; et c’est une liberté seulement de faire
ce qui est bon, juste et honnête. C’est cette liberté que vous devez défendre, au prix de vos biens et de votre vie, s’il le faut. Tout ce qui empêche cette liberté n’est point l’autorité mais quelque distorsion de
cette dernière. Cette liberté se maintient et s’exerce en sujétion à l’autorité ; c’est d’une liberté de cette nature que le Christ nous a faits libres.

Winthrop et ses collègues, les magistrats de Boston, ont acquis une réputation de véritables despotes théocratiques, d’une redoutable étroitesse d’esprit,
qui n’avaient conçu leur loi et ses justifications bibliques que dans le but de persécuter tous les contestataires religieux. Et, certes, la tolérance n’était pas la
vertu la plus prisée des puritains. Mais leurs idées de liberté, d’autorité et de délinquance s’enracinaient profondément dans leur quête de la survie. Les
utopistes de Nouvelle-Angleterre avaient une conception positive, voire agressive, de la liberté.
Celle-ci, pour eux, ne se résuma jamais au simple droit de l’individu d’agir conformément à ses propres valeurs, interprétant à sa guise la volonté de Dieu.
Les puritains comprenaient la liberté comme ce paradoxe par lequel l’individu se trouve en se perdant dans les desseins de la divine providence, tout
particulièrement en assumant ses responsabilités communautaires à l’égard de ses semblables.
Mais un autre paradoxe s’attachait dès l’origine comme un fléau aux adeptes de Calvin : la diligence requise pour bâtir le royaume de Dieu sur la Terre
apportait aussi la prospérité aux entreprises individuelles. Ainsi, dès l’énoncé des premiers principes de l’utopie puritaine, étaient semés les germes de sa
destruction. L’esprit d’industrie que nécessitait la construction du rêve dévorait lentement les principes communautaires pour lesquels ce rêve était conçu,
ouvrant des failles dans la structure même de l’utopie. Ces failles, les grandes affaires de persécution religieuse de la colonie, étaient en fait à la source de la
délinquance et du crime, tels que les envisageaient les puritains, et ne constituaient qu’un reflet de la révolte individualiste contre l’autorité communautaire.
On voit que la recherche de la pureté aboutissait à susciter ses violations. Les comportements criminels, fruits de cette détérioration – ivrognerie,
débauche, critique publique des tribunaux, du gouverneur, du roi, refus d’obtempérer aux ordres des huissiers, désertion de la milice –, étaient au début
beaucoup plus nombreux, si l’on se reporte aux actes d’accusation devant la court of assistants3 que les crimes prémédités tels que vol, meurtre, agression,
refus d’obéissance (de la part d’un domestique) et blasphème. La lecture des minutes de la cour, pour la période 1630-1643, donne des premiers coloniaux
une image assez paillarde. Nombre de jeunes couples ardents s’ébattaient dans les foins, malgré la flagellation qui attendait les deux partenaires si la jeune
femme se retrouvait enceinte en dehors du mariage ou avant que celui-ci ne fût légalement établi. Pour les perversions, on avait prévu des peines spécifiques.
Teague Ocrimi, par exemple, accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec une vache, fut d’abord fouetté puis exposé sur les bois de justice, une corde autour
du cou. L’ivresse publique était d’ordinaire punie d’une amende mais la récidive pouvait valoir le fouet à ses auteurs et parfois, même, l’emprisonnement.
L’outrage à magistrat, les insultes contre le gouverneur, le refus de l’impôt et les discours séditieux constituaient les infractions les plus courantes – et les
plus durement réprimées4.
En Angleterre, à la même époque, la criminalité était autrement développée. Mais la plupart des crimes étaient d’ordre économique. Les villes étaient
envahies de serfs déplacés et de métayers ruinés. À Londres, à Bristol, des quartiers entiers appartenaient à la pègre – mendiants, voleurs et pickpockets.
D’où l’extrême sévérité des sentences. On tranchait à la hache les deux mains des pickpockets et pas moins de 35 crimes de droit commun étaient punis de
mort, du vol à la rébellion. En Nouvelle-Angleterre, au contraire, où les victimes réelles étaient infiniment moins nombreuses, la criminalité revêtit un
caractère symbolique très particulier, pour le maintien du contrôle social. En la définissant et en la poursuivant pour la châtier, les dirigeants puritains en
firent un précieux outil pour fixer les limites du comportement et de la morale qu’ils jugeaient acceptables. Aussi les vagues de criminalité marquèrent-elles
seulement les périodes d’incertitude et d’ambiguïté morale, quand les croyances spirituelles et l’autorité politique entraient en contradiction, ou encore
quand le mode de vie établi était remis en question par l’apparition de nouvelles structures économiques. De telles crises aboutirent aux rafles de quakers
de 1661 et aux procès en sorcellerie de Salem, en 16925.
Cependant, et assez curieusement, le pourcentage des criminels demeurait le même – comme le font apparaître les travaux de l’historien Kai Erikson, de
l’université Yale – au cours des périodes de crise. Erikson s’en est convaincu en examinant les archives judiciaires du comté d’Essex pour la période 1651-
1680, qui précède les procès en sorcellerie de Salem mais couvre les persécutions contre les quakers, qui furent emprisonnés par centaines et dont quatre au
moins furent pendus. La propagande pour les idées quakers était alors un crime grave et les choses ne firent qu’empirer au fur et à mesure qu’une part
croissante du commerce de la colonie passait aux mains d’hommes d’affaires quakers.
Inexistants pendant la première moitié de la décennie 1650, les crimes religieux (essentiellement quakers) ne furent pas moins de 171 pendant la première
moitié de la décennie suivante – pour retomber tout aussi abruptement après 1675. On peut donc dire que le Massachusetts connut une « vague » de crimes
quakers. Mais, simultanément, les autres condamnations diminuèrent pendant cette période, de sorte que le nombre des criminels demeura sensiblement le
même. À croire, comme l’écrit Erikson, que « les autres criminels en puissance s’étaient retirés pour céder la place » aux quakers6.
Les premiers dossiers (1630-1643) de la court of assistants du Massachusetts confirment que ce modèle semble valable pour l’ensemble de la colonie. Au
fur et à mesure que croissait la population du Massachusetts, le nombre des criminels augmentait en proportion directe. Dans l’ensemble, et malgré un léger
fléchissement à compter de 1670, lié d’ailleurs à des modifications de compétence de la cour, il semble donc que la Nouvelle-Angleterre ait possédé un
réservoir constant de voleurs, d’ivrognes, de bagarreurs, de fornicateurs et de délinquants7.
On peut imaginer et proposer de multiples explications de ce phénomène, la plus évidente étant qu’un nombre déterminé de magistrats ne pouvaient
évidemment juger qu’un nombre déterminé de criminels. On peut aussi penser que les shérifs n’arrêtaient pas plus de délinquants que leurs prisons n’en
pouvaient recevoir. Mais on ne peut se défendre du sentiment que quelque chose de plus profond était à l’œuvre, dans l’administration puritaine de la
justice, que ces limitations d’ordre purement technique. Dans un monde où la stérilité de la terre, les rigueurs du climat et la menace indienne étaient
ressenties comme autant de menées diaboliques contre la survie du royaume de Dieu sur la terre, les iniquités des habitants eux-mêmes étaient présentées,
dans les sermons quotidiens, comme un phénomène non moins régulier. Le monde de Dieu, qui contenait aussi le diable, était conçu comme un lieu
parfaitement ordonné. Pour que les hommes et les femmes du Nouveau Monde se sentissent aussi menacés par leurs propres faiblesses qu’ils l’étaient par le
monde extérieur, il pouvait sembler raisonnable que les responsables de la morale – les tribunaux – leur présentassent une mise en garde perpétuelle, sous la
forme d’un flot régulier de mises en accusation et de condamnations. Le châtiment des criminels revêtait une importance symbolique et l’existence d’un
réservoir constant de criminels devint effectivement essentielle au maintien de la stabilité politique dans la colonie8.
Le véritable crime de Dorothy Talbye avait été de remettre en cause cette stabilité et de défier l’autorité de l’Église et du gouverneur, dont le code
d’harmonie obligatoire imposait la soumission totale de la femme à son époux. Winthrop et ses pairs pouvaient bien chanter la liberté et l’égalité qui
régnaient dans leur « cité sur la colline », mais non, de fait, tolérer la moindre entorse au mode de vie de leur société. L’Amérique qu’ils avaient fondée et
que leurs tribunaux étaient chargés de défendre reposait sur le double principe de la liberté individuelle et de l’obéissance collective aux élites dirigeantes.
Aussi ne s’étonnera-t-on pas de constater que la justice puritaine, contrairement au mythe, était loin d’être équitable. Pour les riches et les puissants, le
châtiment était presque toujours une amende, fréquemment remise pour bonne conduite. Une étude a ainsi montré que, sur 245 jugements rendus par la
court of assistants entre 1630 et 1641, près de la moitié finirent par être annulés9.
Le cas de Sir Richard Saltonstall, ancêtre de ces riches intellectuels libéraux bostoniens que l’on surnomme aujourd’hui des brahmanes, a été souvent cité
pour preuve de l’austère équité de la justice puritaine. Mais, en cherchant un peu plus loin dans les archives du tribunal, on s’aperçoit que toutes les amendes
infligées à Saltonstall (l’une pour avoir fouetté plusieurs personnes, une autre pour avoir tardé à se présenter devant ses juges) furent annulées après quelques
années. En fait, ceux qui étaient le plus durement et aussi le plus souvent punis étaient les travailleurs et les membres des classes inférieures, qui n’avaient
pas les moyens d’acquitter les amendes. Garçons de ferme, manœuvres, matelots, domestiques ne voyaient pratiquement jamais leurs peines remises. On ne
pouvait revenir sur les 39 coups de fouet qu’un homme avait reçus sur sa chair nue, ni les journées qu’il avait passées en prison. Des 121 peines annulées par
les tribunaux au cours des années 1630, 44 avaient été prononcées contre des « gentilshommes », et la plupart des autres contre des boutiquiers et des
marchands, coupables de quelque malhonnêteté commerciale. À compter de 1648, la loi plaça les gentilshommes propriétaires à l’abri des peines de fouet10.
La place faisant cruellement défaut dans les prisons du Massachusetts, il fallut concevoir toutes sortes de tortures pour les condamnés de droit commun.
Telle anonyme de Boston, qui s’était fait remarquer par d’intempestives vociférations à l’église, fut d’abord condamnée à 3 jours de prison, mais rendue à
son époux moyennant caution. Comme elle récidiva, les juges la condamnèrent à la flagellation publique puis, après qu’elle eut de nouveau insulté les
anciens de son Église, elle fut condamnée à porter une pince à linge au bout de la langue pendant une demi-heure11.
Le châtiment des plus hideux blasphémateurs consistait à leur enfoncer un fer rouge à travers la langue. Un domestique, Philip Ratcliffe, coupable d’avoir
proféré « d’ignobles et scandaleuses invectives contre l’Église et le gouvernement », fut non seulement fouetté en place publique en 1631 mais encore banni
après avoir eu les oreilles coupées. On se contentait parfois de clouer les oreilles au pilori puis de les lacérer au moment de relâcher le coupable12.
Voleurs et pickpockets étaient généralement fouettés et marqués au fer rouge, sur le pouce, le front ou la joue, de la lettre « T13 », puis contraints de
rembourser les objets volés, parfois au double ou au triple de leur valeur. Les ivrognes, quant à eux, étaient plus rarement condamnés à la flagellation ou à
l’emprisonnement : la plupart du temps, dans l’espoir de les réformer en leur faisant honte, on se contentait de leur infliger une amende et d’exiger d’eux une
déclaration de repentir publique, faite à l’église. Les récidivistes encouraient des peines de plus en plus sévères. Un certain Robert Coles comparut ainsi
quatre fois entre 1631 et 1634. La première fois, il fut condamné à une simple amende, la seconde à une amende assortie d’une confession publique, la
troisième – ayant, en état d’ivresse, « tenté de débaucher » l’épouse d’un autre – à une amende assortie de l’obligation de porter sur le dos une plaque le
proclamant ivrogne ; enfin, la quatrième fois, il fut déchu de ses droits civiques et contraint de porter un grand « D » rouge (pour drunkard) sur sa veste
pendant un an14.
Les fornicateurs étaient flagellés. Ceux qui, à la fornication, ajoutaient l’effronterie, l’ivrognerie, les blasphèmes ou les outrages contre le gouvernement
avaient généralement droit au maximum de la peine, soit 39 coups de fouet, avant d’être exposés au pilori – enchaînés et souvent la tête en bas. Pour le
même crime, les femmes étaient condamnées à la flagellation « au cul d’une charrette » : attachée par le cou à l’arrière d’une charrette tirée par un cheval, la
femme ainsi châtiée était contrainte de courir puis, quand la charrette s’arrêtait, elle recevait quelques coups de fouet.
Weybro Lovell, épouse d’un commandant et par conséquent dame de haut rang, se vit enjoindre de se repentir et de devenir « chaste » en avril 1637, car
sa conduite avait été « légère et putassière ». Quatre ans plus tard, Thomas Owen et Sara Hales furent condamnés à la potence pour adultère. Mais ils ne
furent pas pendus. Les puritains se livrèrent avec eux à l’une de leurs plaisanteries judiciaires favorites : ils furent menés jusqu’à la potence, on leur couvrit la
tête d’un sac, on leur passa le nœud coulant autour du cou, puis le bourreau… s’éloigna et les abandonna sur la potence une heure ou deux. Les gens qui ne
mouraient pas de crise cardiaque pendant ce traitement de choc s’en trouvaient en général profondément amendés. Mais Sara Hales n’en fut pas quitte pour
la peur ; après cette pendaison « pour rire », elle fut bannie15.
Il arrivait cependant que l’exécution eût bel et bien lieu, même pour le « crime » de luxure. Ce fut ainsi que James Britton et Mary Latham furent pendus
en mars 1644. Le journal de Winthrop rapporte tout l’épisode, y compris la pendaison, avec une satisfaction évidente. James, écrit le gouverneur, était « un
homme mal disposé à l’égard de la discipline de notre Église et du gouvernement civil ». Mais Mary était « une jeune femme convenable de 18 ans environ,
dont le père était un brave homme, craignant Dieu, et qui l’avait convenablement élevée ». Malgré cette bonne éducation, Mary manifesta rapidement des
propensions à craindre la solitude plus qu’elle ne craignait Dieu. Éconduite par l’homme qu’elle aimait, elle avait fait vœu d’épouser le premier prétendant
qui se présenterait, et ce fut un « ancien », écrit Winthrop, vraisemblablement incapable d’apaiser les désirs de son épouse. Mary n’était pas prête à se flétrir
dans le lit conjugal, comme les jeunes gens de la ville ne tardèrent pas à le découvrir. Malheureusement pour elle, l’un d’entre eux contracta « une affection »
et, du coup, s’en fit un cas de conscience. Tout à l’horreur du péché dont il s’était rendu coupable, James Britton rapporta toute son aventure jusqu’en ses
détails les plus sordides devant le tribunal.
Mary commença par nier vigoureusement. Mais le témoignage de ses voisins et de ses compagnons était trop accablant. Elle buvait trop, était infidèle à
son époux, l’avait menacé et traité de cocu, bref, elle s’était comportée avec une immoralité patente et grossière. Et elle avoua. Elle n’avait pas couché
seulement avec James Britton : douze autres hommes au moins avaient joui de son corps, confessa-t-elle dans un brusque accès de repentir. Mais son
comportement avait été trop affreux pour que le repentir suffit, décida la cour. Elle méritait d’être pendue. Selon le récit de Winthrop, Britton et elle
moururent en chrétiens, Mary d’autant plus confiante en son salut qu’elle n’avait jamais critiqué l’Église. Les douze amants nièrent. Aucun ne fut inquiété.
Aux yeux du gouverneur, justice était faite16.
Et c’était bel et bien Sa justice, une justice qu’un certain nombre de dirigeants redoutables de la Bible Society et lui-même avaient instituée et su
maintenir avec une remarquable ténacité. Parmi ces dirigeants religieux, citons John Cotton, éloquent prédicateur de la première église de Boston, l’un des
auteurs les plus influents de la colonie ; Thomas Hooker, fondateur et premier gouverneur du Connecticut ; et Thomas Shepard, fils d’un épicier, ancien
étudiant à Cambridge, qui devint l’un des plus célèbres prédicateurs de Boston. Mais en 1652 mourut le dernier de ces quatre hommes.
De fait, dans les dix années qui suivirent le décès de Winthrop, la plupart des dirigeants politiques et des grands intellectuels qui avaient bâti les colonies
de Nouvelle-Angleterre s’éteignirent les uns après les autres. Ces gens avaient constitué une élite, un groupe d’utopistes visionnaires qui jamais, du moins en
public, n’avaient admis éprouver le moindre doute, la plus infime hésitation quant au bien-fondé de leur mission. Ils avaient impitoyablement combattu
l’erreur et l’hérésie qui menaçaient de corrompre de l’intérieur leur aventure en terre sauvage. Ce faisant, ils avaient présidé à l’instauration d’un code de
comportement qui faisait de toute révolte, de toute conduite antisociale, voire de simples déclarations irrévérencieuses, de véritables crimes. Il y a plus :
insistant sur la nécessité de bâtir une « cité » accomplie, ils avaient établi, dans les faits, un système de « double justice ». Deux poids, deux mesures, en effet,
puisque ceux dont la réussite matérielle avait prouvé le dévouement à la construction de la cité étaient traités avec plus d’indulgence que les ratés. Système
de justice fondé sur une philosophie fort simple : « Les riches méritent leur richesse, les pauvres ne sont que des fainéants. » L’american way of life n’a pas eu
d’autre fondement, pendant des générations et des générations.
Notes
1. John Noble et John Cronin, Records of the Court of Assistants of the Massachusetts Bay Colony, 1630-1692, vol. II, Boston, 1904, p. 78. James Kosmer, « History of New England, 1630-1649 », Winthrop’s
Journal, vol. I, New York, 1908, p. 282-283.
2. John Winthrop, « A Model of Christian Charity », in Perry Miller, The American Puritans : Their Prose and Poetry, New York, 1956, p. 83.
3. Cour criminelle de l’État, à laquelle s’ajoutaient les cours des différents comtés (N.d.T.).
4. John Winthrop, « Speech to the General Court, July 3, 1645 », ibid., p. 90-93.
5. John Noble et John Cronin, Records, op. cit., vol. II, p. 121. Nous avons analysé les minutes officielles pour déterminer le nombre d’affaires jugées par la court of assistants. Toutes les affaires enregistrées pour
les périodes 1630-1641 et 1661-1673 ont été réparties entre sept catégories : les atteintes à l’autorité publique, les atteintes à l’Église, les meurtres, les violences, les atteintes aux mœurs, les atteintes à la
propriété et les délits divers.
6. Kai Erikson, Wayward Puritans : A Study in the Sociology of Deviance, New York, 1966, p. 114-137.
7. Ibid., p. 176-178. Le nombre réel des condamnations en rapport avec l’Église est comme suit : 1651-1656 : 0 ; 1656-1660 : 86 ; 1661-1665 : 171 ; 1666-1670 : 101 ; 1671-1675 : 4 ; 1676-1680 : 2.
8. Voir John Noble et John Cronin, Records, op. cit., vol. II.
9. Kai Erikson, Wayward Puritans, op. cit., p. 180-181.
10. Jules Zanger, « Crime and Punishment in Early Massachusetts », William and Mary Quarterly (ci-après WMQ), juillet 1965, p. 475.
11. Winthrop’s Journal, vol. I, p. 52. John Noble et John Cronin, Records, op. cit., vol. II, p. 6 et 9 ; Jules Zanger, « Crime and Punishment », op. cit., p. 476.
12. John Noble et John Cronin, Records, op. cit., vol. II, p. 80. Winthrop’s Journal, vol. I, p. 285-286.
13. Pour thief (N.d.T.).
14. John Noble et John Cronin, Records, op. cit., vol. II, p. 16. Winthrop’s Journal, vol. I, p. 64.
15. John Noble et John Cronin, Records, op. cit., vol. II, p. 18, 21, 34, 41.
16. Ibid., p. 65, 108, 109.
CHAPITRE 2
Entremetteuses et Indiens convertis

Dans une société injuste, la criminalité est une forme de révolte individuelle. Sans prétendre changer la société, elle est du moins considérée comme
moralement justifiée par les membres du groupe social dont le criminel est issu. La société des puritains de la deuxième génération était politiquement et
économiquement injuste. Et la criminalité tendit tout naturellement à refléter cette injustice17.
Vols, cambriolages, trafics de marchandises volées – crimes et délits qui n’avaient revêtu qu’une importance relativement minime pendant la vie de la
première génération des colons de Nouvelle-Angleterre – connurent une augmentation sensible quand la deuxième génération accéda à l’âge adulte. Les
délits de mœurs et les infractions à caractère sexuel augmentèrent semblablement dans les villes. À partir des années 1670, un flot ininterrompu d’étrangers,
d’aventuriers, de chasseurs d’Indiens, de chevaliers de fortune, de matelots, de pirates, de domestiques affranchis en quête de travail vint battre les murs de
Boston, dont les prostituées acquirent vite une renommée de scandale à travers toutes les colonies. De 1670 à 1680, la cour du comté de Suffolk ne jugea
pas moins de 62 cas de fornication et d’adultère. Au cours de la même période, 51 personnes furent en outre accusées de divers délits à caractère sexuel, dont
11 de prostitution pure et simple. De 1630 à 1643, à titre de comparaison, pour une population plus nombreuse que celle de Boston en 1670, la court of
assistants n’avait eu à connaître que 30 affaires de ce type18.
L’affaire de la veuve Alice Thomas symbolise assez bien les démêlés de la ville de Boston avec le crime. C’était, déclara la cour en janvier 1672, une
« ribaude commune », femme de peu qui s’était juré de corrompre les rejetons des meilleures familles de Boston. Les minutes fragmentaires de son procès
ne nous apprennent ni son âge, ni la durée de son veuvage, ni même la nature des marchandises dont elle faisait commerce dans son « échoppe ». Une seule
chose est sûre : pendant cet hiver de 1672, la cour du comté la jugea coupable de cinq chefs d’inculpation :
– elle s’était faite auxiliaire et complice de vols en achetant et en recelant des biens volés ;
– elle avait « fréquemment reçu chez elle des personnes lascives et de réputation scandaleuse au cours de réunions secrètes et licencieuses qui leur avaient
permis de se livrer à des débordements charnels » ;
– elle avait vendu du vin et des liqueurs sans licence ;
– elle avait reçu et servi des enfants et des domestiques ;
– elle avait vendu de l’alcool le jour du Seigneur.
Pour l’ensemble de ces crimes et délits, Alice Thomas fut condamnée à rembourser les marchandises volées à concurrence de trois fois leur valeur, à payer
une amende de 50 livres et à assumer les dépens du procès. Elle fut en outre condamnée à se tenir une heure sur la potence, la corde au cou, avant d’être
dépouillée de ses vêtements pour recevoir 39 coups de fouet « au cul d’une charrette », dans le froid mordant de janvier. Jetée en prison jusqu’au mois
d’octobre, elle n’en fut tirée que pour être bannie19.
Assez curieusement, le nom de la veuve Thomas n’apparaît dans aucune affaire de prostitution ou d’adultère. Nul autre dossier de la cour ne fait apparaître
une quelconque liste des biens qu’elle aurait volés ou recelés. Aucun domestique ne fut jamais condamné pour ébriété ou « débauche » dans la maison de la
veuve. En revanche, en 1671, elle fut citée lors du divorce d’un certain Edward Naylor et de son épouse Nanny, fille de la très célèbre et respectée famille
Wheelwright. Peut-être est-ce dans cette affaire qu’il faut rechercher la cause de la colère suscitée par la veuve.
Reprenons le témoignage de John Anibal concernant des événements survenus en 1671 dans l’échoppe de la veuve Thomas, qui eut un grand poids dans
l’affaire Naylor :
Jabez Salter est venu me demander qui il y avait dans l’échoppe de la veuve Thomas, et moi j’ai répondu que je n’en savais rien. Alors il m’a demandé d’aller avec lui m’en rendre compte et j’ai préféré rester
m’occuper de mon travail. Alors il est allé le dire à William Godfrey et il est allé chercher une chandelle et puis lui et la négresse ils sont entrés et ils ont vu qui il y avait.
Alors j’ai demandé à Godfrey qui c’était et il n’a pas voulu me le dire, pensant que je pouvais deviner. J’ai dit Naylor et Mary More et il a dit que j’avais vu juste. J’ai souvent vu Mary More et M. Naylor
ensemble chez la veuve Thomas – conclut le témoin.

Le vol et le recel n’avaient pas bonne presse à Boston mais ce qui était absolument impardonnable, c’était de semer le scandale parmi les meilleures
familles et d’humilier la fille d’un citoyen respecté. Pourtant, dans une société fondée sur la réussite matérielle, l’argent rachète tous les péchés. En
septembre 1673, la veuve Thomas fit des dons importants à la ville pour la construction d’une nouvelle digue dans le port. Et, trois ans plus tard, en
juillet 1676, elle fut autorisée à revenir s’installer en ville20.
Jusqu’en 1670, la Nouvelle-Angleterre n’avait pas connu d’affaire à la mesure de celle de la veuve Thomas, tant par l’importance que par la diversité des
crimes reprochés à cette dernière. Cocuages, adultères, femmes perdues avaient pimenté la chronique judiciaire dès l’origine ; certaines maisons, en
particulier celles de veuves, avaient acquis de douteuses réputations. Mais la veuve Thomas apporta un esprit de système et d’organisation dans un domaine
demeuré jusqu’à elle extrêmement artisanal. Elle fut l’un des premiers « fourgues » (receleurs) de l’histoire américaine. En tant que telle, elle mérite de
figurer dans la saga des pionniers de l’entreprise américaine.
Comme d’autres négociants astucieux de la ville, la veuve Thomas, voyant les changements qui intervenaient dans le tissu économique et social de Boston,
avait constaté la naissance de nouveaux besoins et entrepris de les satisfaire. Ses capacités, sa sensibilité, son instinct commercial ne devaient pas être très
différents de ceux des négociants de Nouvelle-Angleterre, ses contemporains, qu’a décrits un historien de Harvard, Bernard Bailyn. De même que ces
exportateurs savaient « manœuvrer et négocier pour s’assurer l’exclusivité des approvisionnements et de hautes amitiés au gouvernement », de même
sommes-nous en droit d’imaginer que, pour connaître la réussite, la veuve Thomas sut maîtriser les impondérables d’un marché délicat et se ménager des
amitiés bien placées. Sensible à l’expansion commerciale qui lui amenait de nouveaux clients, elle sut aussi puiser dans le réservoir de déracinées des basses
classes, lancées dans la quête désespérée d’un quelconque gagne-pain. Dans une large mesure, on peut donc dire que la vague de criminalité qui marqua les
décennies 1670 et 1680 fut comme le complément naturel des progrès du mercantilisme21.
Les petites communautés aux liens étroits nées du pacte social puritain étaient désormais menacées par des villes d’une tout autre et nouvelle espèce :
celles-ci devaient leur existence aux besoins et aux désirs des éléments extérieurs, amenés par le commerce. Au sein du système impérial grandiose construit
depuis Londres par le comte de Shaftesbury, les colonies étaient soumises à des pressions toujours plus fortes, visant à faire des grands centres côtiers de
Nouvelle-Angleterre – Boston, Newport et, dans une moindre mesure, Salem – des réservoirs de services et de main-d’œuvre pour les voyageurs, les
négociants et leurs agents locaux. D’où l’apparition de nouvelles couches sociales et d’une nouvelle stratification de classes. Ce fut à cette transformation que
la veuve Thomas et ses semblables durent la place qu’ils occupent dans l’histoire22.
Le signe le plus manifeste de cette croissance des classes inférieures fut l’afflux de domestiques sous contrat en Nouvelle-Angleterre. La plupart de ceux
qui vinrent ainsi au cours des années 1660 à 1670 travaillaient comme manœuvres sur les docks, comme apprentis chez les négociants, comme domestiques
ou comme ouvriers agricoles dans les exploitations appartenant aux marchands. Ils s’étaient en général vendus à leurs maîtres pour une durée de sept ans, en
échange du passage d’Angleterre en Amérique. Les capitaines des bateaux, qui se chargeaient des négociations, étaient généralement au service des
Américains23.
Ce qui attirait ces gens aux colonies, c’était l’espoir d’y trouver de la terre et la perspective de gages plus élevés. Outre cela, les mercantilistes pesaient de
tout leur poids pour leur faire quitter l’Angleterre, où la surpopulation ouvrière des villes inquiétait beaucoup. La politique impériale était de déporter ces
chômeurs vers les colonies, en même temps que l’on y transportait les forçats.
Mais en général les forçats prenaient le chemin de la Virginie et du Maryland, tandis que la plupart des domestiques gagnaient la Nouvelle-Angleterre
pour répondre aux besoins de main-d’œuvre des industries en plein développement. Au fur et à mesure de l’expiration de leurs contrats, dans les
années 1670 puis 1680, devenus des hommes et des femmes libres en quête de terre et de travail, ils se retrouvèrent trop souvent dans le box des accusés,
devant les cours criminelles24.
D’octobre 1671 à janvier 1680, la court of assistants eut à connaître d’une cinquantaine de crimes graves commis par des domestiques ou des esclaves. Les
archives de cette cour et des cours de comtés montrent que le comportement des domestiques devenait un problème dans tout le Massachusetts. Au cours
des années 1670, la court of assistants jugea en moyenne deux fois plus de domestiques qu’elle n’en avait jugé dans les années 1660. Et les sentences étaient
sévères. 64 % des inculpés se voyaient condamner à la flagellation, et la plupart devaient dédommager financièrement leurs maîtres ou travailler
gratuitement pour eux un certain temps après l’expiration de leur contrat. Avec l’expiration des contrats, comme la terre se faisait de plus en plus rare, ces
gens formèrent la première classe des salariés de Nouvelle-Angleterre, des citoyens qui, ne possédant rien, n’attendaient du Nouveau Monde que l’argent
qu’ils pourraient y gagner. Tandis que l’Amérique se rapprochait du XVIIIe siècle qui allait voir s’épanouir tant de fleurs de la rhétorique démocratique, la vie
sociale des colonies voyait sa division en classes se rigidifier un peu plus chaque jour, tandis qu’apparaissait une majorité de gens du commun qui se
sentaient de plus en plus exclus du jeu politique25.
Les gouverneurs de Nouvelle-Angleterre avaient d’ailleurs d’autres soucis que la montée de la criminalité dans les villes. Au fur et à mesure que les
domestiques affranchis grossissaient les rangs des nouveaux colons, les domaines agricoles étaient divisés puis redivisés en parcelles, toujours plus petites à
chaque génération nouvelle. Le manque endémique de terre fut l’un des terribles problèmes sous-jacents à la chasse aux sorcières que connut Salem.
De 1660 à 1700, la surface moyenne des exploitations agricoles tomba de 245 acres à moins de 115 acres26. Pour chercher de nouvelles terres, il fallut
s’aventurer à l’ouest, envahir les territoires indiens. Il en résulta des conflits qui amenèrent un nombre croissant d’Indiens devant les tribunaux blancs. La
court of assistants eut ainsi à juger 25 Indiens – dont 16 accusés de vol ou d’agression – au cours des années 1670. Deux tiers des accusés indiens étaient,
comme les domestiques, condamnés à la flagellation. Jusqu’alors, les Indiens n’avaient jamais vécu bien loin des campements et domaines des nouveaux
venus mais ils s’étaient rarement fondus dans les collectivités blanches. Respectueux de leurs propres lois et de leurs coutumes ancestrales, ils jugeaient eux-
mêmes les Indiens coupables de crimes à l’intérieur de leurs tribus27.
L’expansion blanche vers l’ouest allait modifier tout cela. Les relations avec les Indiens se compliquèrent. Jamais tout à fait absent dès l’origine, l’esprit
missionnaire connut un regain de vigueur. Un « collège indien » avait été créé à Harvard, vers 1650, dans des conditions financières douteuses. En 1674, les
missionnaires calculèrent, à la grande joie du prosélytisme chrétien, qu’ils avaient converti quelque 1 100 Indiens. Ces convertis, ou du moins les meilleurs
d’entre eux, furent dépêchés à leur tour auprès des tribus de l’ouest du Massachusetts, du Connecticut et de la vallée de l’Hudson. Les dirigeants puritains
espéraient que ces missionnaires officieux atténueraient les différences entre la culture anglaise et la culture indienne, et introduiraient les sauvages au sein
de la fraternité chrétienne28.
Un rien de fraternité, quelques nouveaux outils, le tout saupoudré d’un soupçon de grâce divine, et les nouvelles terres deviendraient aussi nombreuses et
disponibles que les hosties dans le ciboire de la communion. Quant à ces malheureux Indiens qui se retrouvaient devant les tribunaux, ils étaient retombés
dans leurs « instincts sauvages », tout simplement. Un commissaire royal en tournée d’inspection dans le Massachusetts écrivait dans son rapport, en 1665,
que les missionnaires avaient pacifié les Indiens « en les invitant à ouïr les sermons, en leur enseignant à désobéir à leurs princes païens et en nommant de
nouveaux dirigeants parmi eux29 ».
Les études de l’évolution de la « frontière » en Nouvelle-Angleterre ont bien montré à quel point la conquête sociale des Indiens fut rapide et étendue,
accomplie principalement avec l’arme toute simple du troc. Depuis plus de cent ans, les tribus de Nouvelle-Angleterre avaient régulièrement pratiqué
l’échange intertribal du poisson, du gibier et du grain afin d’équilibrer leurs besoins et leurs ressources. La terre, délimitée de manière assez vague par des
frontières formant des territoires politiques, n’était pas en elle-même un bien échangeable. Elle était aussi immuable que la mer et le ciel. Elle servait à
produire des aliments et aussi des biens artificiels, que l’on pouvait manipuler, transporter et échanger.
Quand le Blanc commença à offrir des biens nouveaux et, aux yeux de l’indigène, hautement désirables, le Peau-Rouge ne fut que trop prêt à modifier les structures traditionnelles de son commerce pour
faire une place au nouveau venu. L’Indien ne tarda pas à renoncer aux vieux modèles d’échange. De nouveaux systèmes commerciaux virent le jour, centrés sur les échanges avec les colons30.

Mais bientôt aussi, après le passage des missionnaires qui annonçaient cette belle fraternité dans le Christ, les Indiens découvrirent qu’ils ne pouvaient
plus habiter ni travailler des terres que, leur apprit-on soudain, ils avaient troquées. À compter des années 1660, ces changements étaient devenus
irréversibles. Si perfide s’était montré l’homme blanc, que le système entier du commerce indien avait été bouleversé et que les tribus du Nord dépendaient
désormais des échanges avec les Blancs. Mais un dernier facteur était nécessaire pour déclencher la plus sanglante des guerres de l’époque coloniale31.
Ce facteur, c’était la rivalité qui opposait sans cesse les unes aux autres les colonies affamées de pouvoir, de profits et de terres nouvelles. Il y avait déjà
longtemps que Plymouth, la plus ancienne colonie du Nord, pâtissait de la rivalité du Massachusetts. Le zèle puritain, de solides soutiens financiers et
l’excellent port de Boston se combinaient pour conférer au Massachusetts un avantage considérable et la faveur des capitalistes anglais à la recherche
d’investissements. Sous la direction de Thomas Hooker, le Connecticut avait fait sécession et s’était acquis une réputation, en partie méritée, de libéralisme
religieux. Manquant de grands ports, la colonie était semée d’exploitations agricoles et de villages ruraux. Le Rhode Island, né dans la confusion et le
tumulte sous l’impulsion d’un certain nombre de renégats du puritanisme, n’était guère plus qu’une constellation de bourgs et de villages au long de
Narragansett Bay, jusqu’à l’embouchure de la Pawtucket. Fustigé pour ses libres penseurs et perpétuellement menacé d’anéantissement par Boston, le
minuscule Rhode Island n’en disposait pas moins de deux atouts inestimables : une tradition d’amitié avec les Indiens Narragansett et un certain nombre
d’excellents ports naturels. Perpétuellement à la recherche de terres nouvelles, et contrainte par le comte de Shaftesbury de développer sans cesse son
commerce, la Nouvelle-Angleterre convoitait donc ces ports et les terres des Narragansett32.
On ne saurait mieux expliquer les événements qui allaient suivre qu’en citant les termes d’une lettre que John Winthrop reçut de son beau-frère
Emmanuel Downing, pendant l’été 1645. Downing s’y disait partisan d’une guerre juste et chrétienne contre les Narragansett (qui venaient précisément de
faire solennellement allégeance au roi d’Angleterre dans l’espoir qu’il garantirait leur indépendance à l’égard des autres colonies) et ne faisait pas mystère de
ce qu’il en escomptait :
[…] car je ne vois pas comment nous pourrions prospérer tant que nous ne disposerons pas d’esclaves en nombre suffisant pour faire toutes nos affaires, puisque les enfants de nos enfants manqueront encore
à voir ce vaste continent entièrement peuplé, de telle sorte que nos domestiques ne cesseront pas de souhaiter recouvrer leur liberté pour se mettre à leur compte et ne resteront donc à notre service qu’au prix
de gages toujours plus élevés. Et je suppose que vous savez fort bien que l’entretien de vingt moricauds nous coûtera moins cher qu’un seul domestique anglais33.

Quinze ans plus tard, devenu gouverneur du Connecticut, le fils de Winthrop, John Jr., allait de nouveau tenter de s’emparer du territoire des
Narragansett au moyen d’une assez jolie petite combine. Travaillant au sein de l’Atherton Company, John Jr. et quelques spéculateurs fonciers du
Connecticut et du Massachusetts reçurent royalement le frère cadet, un peu simple d’esprit, d’un sachem des Narragansett, le firent boire plus que de raison
et profitèrent de son état pour lui faire signer un document par lequel il leur faisait don de 6 000 acres des terres de sa tribu. Afin d’assurer la transaction, la
tribu se vit infliger, pour divers crimes et délits imaginaires, une « amende » de 595 brassées34 de wampoum (coquillages blancs enfilés en colliers et
ceintures, qui servaient de monnaie chez les Algonquins). Pour garantir le paiement de ces amendes, John Atherton en personne prêta la somme
correspondante à la tribu, avec une hypothèque à six mois des terres en question et un intérêt à peine inférieur à 50 %. Les Narragansett s’arrangèrent pour
respecter les termes de l’accord mais Atherton refusa le remboursement et se prétendit propriétaire de quatre cents miles carrés35 des terres de la tribu36.
Une commission royale découvrit la supercherie, dénonça l’escroquerie, ordonna la restitution de leurs terres aux Narragansett et fit interdiction aux
colonies de tenter toute conquête ultérieure des terres indiennes. Dans leur avidité, les colons trouvèrent un moyen de tourner l’interdiction : l’armée des
missionnaires chrétiens et des Indiens convertis, commandés par un certain révérend John Eliot, fondateur du « collège indien » de Harvard. On a quelques
raisons de penser que cet Eliot avait déjà trempé en sous-main dans la première escroquerie que nous venons d’évoquer. Fut-il seulement victime des
apparences ? Une chose demeure sûre : le rôle trouble de ces Indiens convertis, qui finit par mettre le feu aux poudres et déclencher la guerre dite du roi
Philip, en 1675, par laquelle furent écrasés les derniers vestiges de la puissance indienne en Nouvelle-Angleterre37.
Plusieurs années déjà auparavant, de riches bienfaiteurs anglais avaient fourni armes et munitions au révérend père et à ses convertis. Ces derniers avaient
par exemple attaqué les Mohawk de la vallée de l’Hudson, sur laquelle John Winthrop Jr. avait jeté son dévolu. Eliot nie avoir la moindre responsabilité
dans l’aventure – démenti commode, puisque ses convertis subirent une cuisante défaite. Quoi qu’il en fût, Eliot poursuivit ses menées et ses missions,
s’attirant fréquemment des ripostes redoutable de Philip, sachem des Wampanoag. Ces derniers, dont le territoire dépendait de Plymouth, avaient su
conserver leur autonomie à l’égard de tous les colons anglais. À vrai dire, Plymouth n’ayant jamais reçu de Londres une charte formelle, son seul statut légal
était celui d’une manière de protectorat des Wampanoag. Déjà menacé par la croissance de ses puissants voisins, Plymouth vit d’un mauvais œil les
Wampanoag commencer à vendre des portions de leur territoire au Rhode Island. Eliot et ses missions indiennes promirent de pacifier les Wampanoag et
de veiller à ce que Plymouth ne fût pas absorbée par morceaux par les autres colonies. Philip, qui avait adopté ce nom pour manifester son respect des
Anglais, ne voyait en Eliot et ses Indiens convertis qu’une bande de menteurs et d’« hypocrites » dont les événements n’allaient pas tarder à lui prouver qu’il
avait raison de se méfier38.
Le matin du 29 janvier 1675, on découvrit, flottant sous la glace d’un étang gelé, à 25 kilomètres au sud-ouest de Plymouth, le cadavre de John Sassamon,
dont le chapeau et le fusil étaient posés sur la glace. Il avait la tête enflée et le cou brisé. Pas d’eau dans l’estomac ni les poumons, ce qui indiquait qu’il était
déjà mort quand on l’avait jeté à l’eau39.
John Sassamon avait été l’un des conseillers les plus écoutés de Philip. Ce que ce dernier ignorait, c’était que Sassamon était un protégé d’Eliot et
comptait au nombre de ses premiers convertis. Tout comme il ignorait le rôle joué par Sassamon dans la guerre contre les Pequot, qui s’était terminée par le
massacre de la tribu entière, en 1637. Lorsque Sassamon était allé trouver Philip, trente ans plus tard, il s’était présenté comme un vieux sage, éduqué à
Harvard, très au fait des coutumes des Blancs, mais fort désireux de vivre de nouveau parmi les siens. Il devint le conseiller du sachem et apprit à lire et à
écrire à ses braves. Il se garda bien d’annoncer qu’il était l’envoyé personnel de John Eliot auprès des Wampanoag40.
Les connaissances d’un homme comme Sassamon étaient précieuses pour les Wampanoag, encerclés qu’ils étaient par des colonies rivales et contraints de
maintenir un délicat équilibre entre ces voisins encombrants. En cette période de difficultés économiques pour les tribus, Sassamon s’éleva rapidement dans
la hiérarchie du conseil et devint le secrétaire personnel et le conseiller de Philip pour les affaires de droit. En tant que tel, il rédigea le testament de Philip.
Ce qui signa sa perte : croyait-il avoir laissé le sachem suffisamment illettré pour qu’il ne fût pas en mesure de déchiffrer la clause par laquelle il se faisait
légataire d’une grande part des terres des Wampanoag ?
Quand sa supercherie fut découverte, il alla se réfugier auprès de John Eliot et entreprit de prêcher de nouveau les Indiens convertis. Aux yeux des
hommes et des femmes de Plymouth, il devint l’héroïque et vivant symbole du triomphe du christianisme sur le paganisme des « sauvages ». Ne s’était-il pas
converti deux fois, en quelque sorte ? Sassamon se mit au service du gouverneur de Plymouth, Edward Winslow, avec la même ferveur qu’il avait apportée à
servir Philip, quelques années auparavant. Nous n’avons pas gardé trace des relations précises qu’il entretenait avec Winslow, mais nous savons qu’il le
connaissait assez intimement pour être reçu chez lui et séjourner à son domicile. Un jour de janvier 1675, il vint trouver le gouverneur pour l’avertir que ses
anciens amis, les Wampanoag, projetaient d’attaquer les Blancs. Ce fut en rentrant chez lui qu’il fut assassiné41.
On crut d’abord à un accident. Puis un Indien converti vint déclarer qu’il avait été témoin du meurtre de Sassamon. Les assassins étaient, dit-il, trois
Wampanoag. Dans la logique des dirigeants de Plymouth, cela signifiait que Philip avait ordonné ce meurtre par esprit de vengeance et, par conséquent,
que les accusations de Sassamon étaient fondées. Cette interprétation eût pu passer pour plausible, à deux détails près : d’une part, Philip en personne gagna
immédiatement Plymouth pour déclarer qu’il ignorait tout de ce meurtre, alors même qu’il était en son pouvoir, en tant que sachem, d’ordonner des
exécutions sur le territoire des Wampanoag ; et, d’autre part, le témoin qui accusait les trois Wampanoag avait contracté auprès d’eux une dette de jeu qu’il
n’était pas en mesure d’honorer42 !
Détails infimes, on le voit, qui ne firent nulle impression sur la cour lors du procès des trois Indiens. Les historiens blancs n’ont d’ailleurs consigné aucun
détail de ce procès pour la postérité. Le verdict de culpabilité prononcé par le jury blanc fut, nous dit-on, confirmé par un jury spécial composé de quatre
Indiens – tous des convertis de l’obédience d’Eliot43.
Par qui donc Sassamon fut-il assassiné ? Cette question demeurera à jamais sans réponse. À la fin du procès, les craintes et l’animosité des Blancs
confinaient à la fureur. Philip, quant à lui, dont les griefs bien réels étaient de plus en plus nombreux et qui venait de perdre le lieu même de sa naissance,
Swansea Island, détourné par des escrocs blancs, s’abandonnait lui aussi à la colère. Quand les trois Wampanoag furent pendus, la guerre était devenue
inévitable, que Sassamon eût dit vrai ou non. Les quakers du gouvernement du Rhode Island tentèrent quelques vagues mesures de médiation et
d’apaisement, vite oubliées quand le gouverneur Winslow se fut publiquement déclaré partisan d’une expédition punitive contre les Indiens. Les rumeurs
d’escarmouches et d’embuscades enflaient chaque jour dans toute la colonie. Un matin, un vieillard et un tout jeune homme aperçurent trois Indiens qui
sortaient d’une maison en courant. Le gamin fit feu, atteignant l’un des fuyards sans toutefois l’arrêter. Un groupe de Wampanoag se présenta quelques
heures plus tard devant la garnison de Plymouth pour demander des explications. Pourquoi avait-on tiré sur leur frère de race ? Le chroniqueur du Rhode
Island John Easton nous narre ainsi la suite des événements :
Ils [les officiers] leur demandèrent s’il était mort.
Les Indiens dirent que oui.
Un jeune Anglais dit que ça n’avait pas d’importance. Les hommes s’empressèrent d’expliquer aux Indiens que c’était là parole en l’air d’un jeune morveux mais les Indiens s’en furent à la hâte sans les
écouter. Le lendemain, le garçon qui avait tué l’Indien, son père et cinq autres Anglais furent tués.

Ainsi commença la guerre avec Philip44.


Quelle que fût la cause immédiate de la guerre, son enjeu véritable était la terre sans laquelle la Nouvelle-Angleterre ne pouvait prospérer. C’était cette
incertitude économique qui avait suscité les nombreux défis à l’autorité politique, l’usure continue du pacte puritain, la montée du vol et des agressions, les
persécutions impitoyables dont furent victimes les quakers et qui aboutiraient à la chasse aux sorcières de Salem. Un demi-siècle à peine après avoir été
fondée selon les principes chrétiens de la « liberté du peuple » et de l’autorité d’inspiration divine, ainsi que l’avait proclamé le gouverneur Winthrop,
l’Amérique était en train de devenir un pays dont tous les dirigeants – parmi lesquels le propre fils de Winthrop – remplaçaient la liberté par la corruption,
l’escroquerie, l’oppression de classe et l’assassinat. Comme le constatait un voyageur anglais du temps, la colonie était dirigée par des hommes qui ne
connaissaient ni charité ni pitié, ni loyauté ni amitié45.
Mais si la « cité sur la colline » devenait un endroit où le « progrès » résulterait de l’alliance entre des mercantis avides, des gouvernants corrompus et des
magistrats plus prompts à punir les contestataires et les pauvres que les vrais criminels, ceux qui appelaient encore de leurs vœux une société juste et
équitable, inspirée de la Bible, étaient loin d’avoir été réduits au silence. Les accusations lancées à Salem allaient constituer leur première contre-attaque
d’envergure.
Notes
17. Eric Hobsbawm, Social Bandits and Primitive Rebels, Glencoe, III, 1959.
18. John Noble et John Cronin, Records, op. cit., vol. III. Les calculs sont faits par nous.
19. Ibid., p. 226.
20. Ibid., p. 83-84.
21. Bernard Bailyn, New England Merchants of the Seventeenth Century, Cambridge, Mass., 1955, p. 86-87.
22. Cité par Michael Kammen, Empire and Interest, New York, 1970, p. 38.
23. Abbot Smith, Colonists in Bondage, Gloucester, Mass., 1965, p. 26-42.
24. Michael Kammen, Empire and Interest, op. cit., p. 21.
25. Abbot Smith, Colonists, op. cit., p. 285-306. Marcus Jernegan, Laboring and Dependent Classes in Colonial America, 1607-1783, Chicago, 1931, p. 45-56. Michael Kammen aborde de manière très
intéressante la question des relations entre pluralisme ethnique et politique et l’apparition de classes de plus en plus marquées dans People of Paradox, New York, 1974, chapitre 3.
26. Un acre équivaut environ à 0,4 hectare (N.d.T).
27. Paul Boyer et Stephen Nissenbaum, Salem Possessed : The Social Origins of Witchcraft, Cambridge, Mass., 1974, p. 90. Voir aussi William MacLeod, « Aspects of the Earlier Development of Law and
Punishment », Journal of Criminal Law and Criminology, vol. XXIII.
28. Francis Jennings, The Invasion of America, Chapel Hill, N.C., 1975, chapitre 14 ; voir aussi p. 247-248, 250-251. Neal Salisbury, « Red Puritans : The “Praying Indians” of Massachusetts Bay and John
Eliot », WMQ, 3e série, XXXI, p. 27-54.
29. Cité par Francis Jennings, Invasion, op. cit., p. 249.
30. Alden Vaughan, New England Frontier : Puritans and Indians, 1620-1675, Boston, 1965, p. 212. On remarquera que Vaughan est pourtant en très grande partie favorable au point de vue des colons.
31. Ibid., p. 234.
32. Wesley Craven, Colonies in Transition, New York, 1968, chapitre 4. Douglas Leach, Flintlock and Tomahawk : New England in King Philip’s War, New York, 1958, chapitre 16.
33. John Winthrop, Winthrop Papers, Massachusetts Historical Society, vol. V, Boston, 1929, p. 39.
34. Une brassée (fathom) valant environ 28,3 litres, cela fait près de 17 mètres cubes (N.d.T.).
35. Un mile carré vaut 259 hectares (N.d.T.).
36. Francis Jennings, Invasion, op. cit., p. 279-280, 285. Richard Dunn, « John Winthrop Jr. and the Narragansett Country », WMQ, 3e série, XII, p. 68-86. Id., Puritans and Yankees : The Winthrop Dynasty of
New England, 1630-1717, Princeton, N.J., 1962. George Langdon Jr., Pilgrim Colony : A History of Plymouth, 1620-1691, New Haven, 1966, p. 161-162.
37. Pour ce récit et les paragraphes suivants, nous nous sommes principalement inspirés de Francis Jennings, Invasion, op. cit., chapitre 16.
38. Ibid., p. 287. Neal Salisbury, « Red Puritans », op. cit., p. 41. John Easton, « A Relacion of the Indyan Warre », in Charles Lincoln, Narratives of the Indian War, 1675-1699, New York, 1913, p. 20.
Samuel Drake, Biography and History of the Indians of North America from Its First Discovery, Boston, 1856, p. 109-110.
39. Douglas Leach, Flintlock, op. cit., p. 30-31.
40. Francis Jennings, Invasion, op. cit., p. 294-295. Samuel Morrison, Harvard in the Seventeenth Century, New York, 1936, p. 220-221, 352-353. John Mason, A Brief History of the Pequot War, March of
America Facsimile Series, n° 23, Ann Arbor, 1966. Samuel Drake, Biography and History, op. cit., p. 193-196.
41. Francis Jennings, Invasion, op. cit., p. 295. Douglas Leach, Flintlock, loc. cit. John Easton, « Relacion », op. cit., p. 7-8.
42. Ibid.
43. Francis Jennings, Invasion, op. cit., p. 296.
44. John Easton, « Relacion », op. cit., p. 12.
45. Edward Ward, Boston in 1682 and 1699 : A Trip to New England, New York, 1970, p. 5-9.
CHAPITRE 3
Sorcières pauvres et diables riches

Nulle transgression ne pouvait être plus grave, dans le rude univers des puritains, que la sorcellerie. En être inculpé, c’était déjà être le plus dépravé des
criminels. Imaginer que les procès pour sorcellerie furent simplement la conséquence d’un zèle religieux poussé jusqu’au délire ou la répression sans
vergogne de l’opposition par les dirigeants de la ville serait méconnaître entièrement la structure sociale, la composition de Salem. L’épisode des sorcières de
Salem fut avant tout la traduction des luttes de factions et des querelles familiales qui déchiraient la société puritaine dont le mode de vie avait fait faillite.
Mais, tant que dura l’affaire, il est vrai que l’« illusion de sorcellerie » posséda réellement le village de Salem. L’hystérie balaya les tavernes, les maisons, les
étables même. Nulle femme n’osait parler librement à son époux ou à sa voisine, voire à ses propres enfants, de peur qu’une parole inconséquente pût être
rapportée par la suite au tribunal et servir de preuve à charge. Des esprits changeants et de ténébreuses créatures apparaissaient sans cesse pour infliger aux
innocents les pires tourments. Un chat assoupi se muait brusquement en image ensanglantée d’une mère ou d’une sœur depuis longtemps défuntes. Et il y
avait les cas de possession, les souffrances, véritables tortures que ne désavouerait pas l’auteur du scénario d’un film d’épouvante moderne.
Les premiers atteints furent les enfants du pasteur du village, Samuel Parris, en février 1692. Les enfants Parris se mirent à se comporter « d’étrange et
insolite manière, à savoir qu’ils se nichaient dans des trous, rampaient sous les chaises et tabourets, adoptaient un maintien bizarre et des gestes grotesques,
tenaient force discours ineptes et ridicules, qu’eux-mêmes ni personne n’étaient en mesure de comprendre. Les médecins consultés n’en purent découvrir
nulle cause, mais il semble que l’un d’entre eux, utilisant le vieux savoir, leur dit craindre qu’ils fussent ensorcelés ».
Bientôt, d’autres adolescents du village se plaignirent de persécutions invisibles. Martha Cory, une sage-femme, fut accusée de les leur infliger, « les
mordant, pinçant et étranglant ». La petite fille de quatre ans d’une mendiante, Sarah Good, fut accusée d’infliger des morsures à d’autres petits enfants qui
en gardaient la trace sur les bras46.
Dans la salle d’audience, devant les juges, il était fréquent que les accusateurs se missent à hurler que des esprits mauvais les tourmentaient. Lorsque John
Alden, fils de l’un des pèlerins les plus célèbres du Mayflower, fut jugé pour sorcellerie, ses accusateurs jurèrent qu’il s’acharnait à les pincer, alors même qu’il
se tenait au banc des accusés, séparé d’eux par toute la largeur de la salle. Au cours du procès de Sarah Good, l’une des plaignantes affirma soudain que la
défenderesse la poignardait à la poitrine. On découvrit une lame de couteau sur le sol. Mais un spectateur du procès avait brisé son couteau la veille et perdu
la lame. Les protestations des accusateurs étaient cependant si criantes de vérité que les juges et les procureurs tentaient souvent de frapper les esprits ainsi
dénoncés. L’un des esprits qui revenaient le plus souvent tourmenter les accusateurs pendant les procès était un petit homme noir qui promettait monts et
merveilles, pour peu que l’on acceptât d’écrire dans son livre. Cet affreux petit bonhomme était assis à la table des témoins, tous les accusateurs en faisaient
le serment.
Et l’on frappait à coups d’épée ou de bâton l’endroit allégué. Un juge y brisa sa canne et, parfois, les accusateurs affirmaient que l’on avait touché le spectre, mais on rapporte aussi que plusieurs témoins
furent ainsi frappés et blessés47.

Lors de son procès, ce petit homme noir fut nommé ; c’était George Burroughs, qui avait été pasteur du village. Une femme qui se plaignait d’avoir été
ensorcelée témoigna « que dans ses tourments un petit homme aux cheveux noirs était venu la trouver, déclarant se nommer B. et lui enjoignant de poser la
main sur tel livre qu’il tenait » ; comme elle refusait, « il lui avait infligé des douleurs et blessures cruelles ». Le procès de Burroughs se poursuivit et Mercy
Lewis vint témoigner à son tour, se montrant plus précise encore. Un jour donné,
M. Burroughs me transporta au sommet escarpé d’une montagne et me montra tous les royaumes de la terre et me dit qu’il me les donnerait tous si je voulais bien écrire dans son livre et que, sinon, il me
précipiterait à bas, me rompant le cou ; mais je lui répondis que ces royaumes ne lui appartenaient pas et qu’il n’en pouvait faire don et que jamais je n’écrirais, dût-il me jeter sur les dents de cent fourches
acérées48.

Ann Putnam, 12 ans, l’un des témoins les plus prolifiques, ajouta encore aux accusations qui pesaient sur le révérend George Burroughs. Elle avait eu, dit-
elle, la vision de deux femmes qui, tournant vers elle un visage « aussi pâle qu’un mur blanc, me dirent être les deux premières épouses de M. Burroughs et
qu’il les avait assassinées. Et l’une me dit qu’elle était sa première épouse et qu’il l’avait poignardée sous le bras gauche et avait bouché la plaie avec de la cire
à cacheter. Et, écartant le drap dont elle était couverte, elle me fit voir l’endroit49 ».
Le caractère parfaitement grotesque des procès de Salem dépasse l’imagination. Aujourd’hui encore, ces procès demeurent de hideuses énigmes, d’affreux
contes de bonne femme. Mais les poursuites furent bien réelles. À la fin de septembre 1692, 19 personnes – 16 femmes et 3 hommes – avaient déjà été
pendues pour sorcellerie. Des centaines d’autres avaient été accusées. Plus de cent restaient en prison. Les arrestations étaient quotidiennes. Puis,
brusquement, tout s’arrêta. La cour fut dissoute. Dans un ordre du 12 octobre, le gouverneur William Phips – protégé d’Increase Mather, pasteur le plus en
vue de la colonie et fondateur d’une célèbre dynastie de prédicateurs – interdit toute nouvelle arrestation. En moins de quatre mois, tous ceux qui restaient
accusés de sorcellerie furent remis en liberté, acquittés par un nouveau tribunal. Le raz de marée de la sorcellerie avait surgi et disparu en moins d’un an50.
Peut-être ne serons-nous jamais en mesure d’expliquer la totalité de ce qui s’est produit à Salem en 1692. Mais il ne fait pas de doute qu’une grande partie
de la réponse tient aux fluctuations des fortunes de deux grandes familles de Nouvelle-Angleterre, les Putnam et les Porter51.
John Putnam avait quitté les faubourgs de Londres, vers 1640, pour le Massachusetts. Au cours des vingt années qui suivirent, avec l’aide de ses trois fils,
il étendit le domaine original de cent acres qui lui avait été alloué à Salem jusqu’à former une prospère exploitation de plus de huit cents acres. Dès l’origine,
les Putnam furent des membres éminents et respectés de la paroisse, fréquemment élus comme échevins de Salem. Ils n’habitaient pourtant pas la ville
même de Salem, port de mer dont l’importance commerciale ne cessait de croître. Le domaine des Putnam était plus à l’ouest, à Salem Village, territoire
peuplé uniquement de fermiers. Les Putnam forçaient le respect de leurs voisins. S’ils n’employaient apparemment pas de domestiques, ils vivaient dans une
vaste demeure et, quand les fils de John furent dans la force de l’âge, la famille payait à peu près deux fois plus d’impôts que la moyenne des fermiers du
village. Bref, c’était la réussite. Mais les Putnam n’étaient pas vraiment riches et débordaient en fait de rancœur contre d’autres fermiers, ceux dont les terres
s’étendaient à l’est, plus près de la mer, et qui, ayant accès aux routes et aux cours d’eau, étaient directement reliés à la vie commerciale de la ville52.
Au nombre de ces heureux comptait John Porter. Lui aussi était venu d’une petite ville anglaise proche de Londres. Mais il avait, dès l’origine, manifesté
un plus grand sens du commerce que les Putnam. Il s’était d’abord installé à Hingham, dans le Massachusetts, puis avait vendu sa première exploitation et
réalisé un joli bénéfice, à l’aide duquel il devint vite le premier propriétaire foncier de Salem. En 1676, son domaine comptait déjà près de deux mille acres,
situées pour la plupart en bordure du fleuve qui donnait accès à la ville, à l’est du village. La division entre l’est et l’ouest de Salem Village n’allait pas tarder
à devenir aussi cruciale que la rivalité entre la ville de Salem et Salem Village. Ayant su choisir ses terres avec soin, Porter ne voulut pas se confiner aux
corvées quotidiennes de la culture du blé et du maïs. Il eut bientôt des domestiques (deux Noirs, deux Blancs) qui travaillaient la terre, tandis qu’il pouvait se
consacrer aux investissements. Associé à plusieurs citoyens de la ville, il se fit accorder une importante concession sur le front de mer afin d’y développer les
installations portuaires. Avec une autre famille du village, il fit bâtir une scierie sur un petit cours d’eau qui traversait son domaine. À la fin de sa vie, il
comptait, encore qu’avec une certaine discrétion, ayant su demeurer dans l’ombre, parmi les principaux commerçants de la colonie53.
Les deux John – Putnam qui mourut en 1662 et Porter qui vécut jusqu’en 1676 – devinrent des patriarches aux yeux des habitants de Nouvelle-
Angleterre. Cependant, les deux familles avaient suivi des chemins bien différents. Porter et Putnam se virent bientôt prisonniers de leur choix initial. Le
premier était un commerçant dur en affaires, traitant avec les marchands du front de mer, le second le dirigeant tout désigné des fermiers du village. Ces
deux itinéraires aboutissaient à un affrontement presque inévitable.
En 1960, Salem Village et notamment la famille de feu John Putnam étaient dans une situation quasi désespérée. Depuis un quart de siècle, les villageois
réclamaient à la ville le droit d’établir leur propre église, nombre d’entre eux demeurant trop loin de celle de la ville. Toutes les pétitions avaient été rejetées,
le village ne disposant que d’une salle de réunion et d’un pasteur, mais pas du droit d’organiser des services religieux complets. Le village avait même fini par
demander le droit de se constituer en municipalité distincte. Demande qui avait elle aussi été rejetée. Les villageois ne cessaient donc de se plaindre : les
autorités de la ville les négligeaient, leur faisaient payer trop d’impôts et enrôlaient trop des leurs pour servir dans la milice54.
Après la chute de Cromwell, la Restauration vit la reprise de l’émigration vers les colonies. Mais, autour de Salem, la terre était rare et chère, si ce n’est à
l’extrémité ouest du territoire communal ; c’était seulement vers ces terrains rocailleux et marécageux que les Putnam avaient pu chercher à s’étendre. Déçus
par ce sol peu fertile, jaloux de l’insolente prospérité des Porter, les Putnam tentèrent de diversifier leurs activités en créant des forges, au début des années
1670. Mais cette tentative se solda par un nouvel échec. Le directeur gallois engagé pour mener l’affaire ne remplit aucun des contrats signés, laissant les
clients sans barres de fer et les Putnam sans bénéfices. Les procès ne tardèrent pas, et le Gallois disparut. Ses biens furent saisis, ses fils poursuivis pour
conduite obscène (ils s’étaient montrés nus, au bain, devant des femmes), mais on ne tira rien de sa famille. Pour finir, par une belle matinée de juillet 1674,
les ateliers furent entièrement détruits par un incendie. On soupçonna la fière famille galloise d’incendie volontaire, mais nulle preuve ne vint étayer ces
soupçons. Contraints de tirer toute leur subsistance de la terre au pire moment possible, les membres de la famille Putnam, devenus fort nombreux à la
troisième génération, ne pouvaient plus espérer vivre sur le domaine qui avait suffi à faire du fondateur de la dynastie un homme important, respecté et
relativement riche. Pour les fils qui venaient de naître, l’avenir était bien sombre55.
Dans tout l’ouest de Salem Village, ce genre de situation était monnaie courante. Toutes les tentatives des villageois de l’ouest pour épouser les filles de
familles plus riches, de l’est ou de la ville, semblaient vouées à l’échec : ou bien c’était le villageois de l’ouest qui était absorbé par la famille plus riche, ou
bien son épouse était déshéritée. De toute manière, la rareté des bonnes terres arables, l’afflux de nouveaux immigrants et la multiplication naturelle des
membres des vieilles familles posaient à l’ensemble du village, est et ouest confondus, un problème insoluble. Et tandis que l’accroissement de la population
du village, pesant de plus en plus lourd sur des ressources limitées, faisait apparaître le spectre de la famine et de la misère, la véritable explosion
démographique de la ville semblait n’apporter qu’une prospérité sans fin. Ce n’étaient pas seulement les lois des hommes mais celles de la nature qui
semblaient conspirer contre les villageois.
Toutes sortes d’intrigues et de manipulation marquèrent la vie de Salem Village au cours des dix années qui précédèrent les procès. Les villageois ne
cessaient de réclamer plus d’autonomie. On attirait les pasteurs au village en faisant miroiter d’importants domaines et des honoraires importants (nous
avons trouvé trace d’un cas dans lequel les négociations échouèrent pour une question de bois de chauffage), puis on les remerciait un an plus tard56.
La famille Putnam et, symboliquement, tout l’ouest du village reçurent un de leurs coups les plus sévères quand Thomas Putnam, un membre de la
seconde génération, se remaria à l’âge de 51 ans puis laissa par testament tout son bien au fils de ce mariage tardif, le jeune Joseph. La maison de Thomas,
ses meubles, ses granges et son matériel agricole allaient conjointement à Joseph et à sa mère, en même temps que les terres les plus fertiles. Le reste du
patrimoine était partagé entre tous les enfants du premier mariage. Les deux fils aînés attaquèrent le testament devant la justice, accusant leur belle-mère
d’avoir frauduleusement manœuvré pour l’obtenir. On a pu dire que cette femme était effectivement responsable de l’explosion de haine qui secoua la
famille Putnam. Il est indiscutable que c’est de cette époque que datent les premiers racontars concernant de « méchantes vieilles ». Il y eut pire : Israel
Porter, membre de la famille rivale, fut fait administrateur des biens de Thomas Putnam jusqu’à la majorité de Joseph, qui épousa une fille d’Israel,
Elizabeth, quand lui-même atteignit sa vingtième année. Ce Putnam renégat devint donc le membre le plus riche de la famille en même temps qu’il
trahissait sa famille, l’ouest du village et même son église, pour s’allier aux ennemis héréditaires des Putnam, les négociants Porter57.
Joseph Putnam n’accueillit pas avec insouciance la bonne fortune que le hasard faisait échoir entre ses mains. Déjà riche, il était tout aussi féru de pouvoir
que l’étaient ses oncles et ses frères, qui avaient naguère disposé d’une telle puissance dans la vie du village. Mais comme la fortune des autres Putnam
semblait soudain remise en question, en même temps que l’avenir même du village, des factions dissidentes se firent jour qui leur disputèrent le pouvoir. Les
disputes constantes dont la maison communale était le théâtre à propos de la nomination d’un pasteur ou d’un autre finirent par créer une atmosphère de
querelle permanente.
Il en résulta par exemple, en 1691 – quelques mois seulement avant les premières accusations de sorcellerie –, qu’une pétition circula contre le pasteur, le
révérend Samuel Parris. Le village se sépara en deux camps, est contre ouest, autour de la question du pasteur, à tel point qu’en octobre il fallut élire un
conseil de village entièrement nouveau. Joseph Putnam, qui avait alors 22 ans, était à la tête de ce nouveau conseil, qui comprenait deux membres par
alliance du clan Porter. Il entreprit aussitôt d’enquêter sur la nomination du pasteur, quelques années plus tôt, afin d’établir si elle avait ou non été
frauduleuse. Ce fut dans cette atmosphère empoisonnée que commença le grand délire de sorcellerie de Salem58.
Quand les procès s’ouvrirent, au printemps 1692, ils étaient dirigés par les frères aînés de Joseph Putnam : Thomas, Edward, John et Nathaniel qui,
comme l’écrit un de leurs contemporains, « jouèrent le rôle du ministère public dans cette affaire ». Le jeune Joseph se retrouva, lui, dans le camp des
infidèles puisqu’il apparut, au fur et à mesure du déroulement de l’année, que c’étaient des amis de la famille Porter, des voisins ou les épouses de leurs
associés qui furent principalement accusés de sorcellerie. Et que c’étaient en général les fermiers besogneux de l’ouest du village qui lançaient les accusations.
On a multiplié les tentatives d’explication de ce bizarre épisode, on a invoqué aussi bien la médecine et la biologie (pour suggérer qu’une moisissure
affectant le blé et le pain pouvait être responsable de véritables hallucinations) que la psychiatrie (pour décréter qu’il s’agissait de la sordide et cruelle
vengeance d’une clique de vieux refoulés sexuels sur de nobles contestataires). Rien de tout cela ne nous semble bien convaincant. Nous croyons plus
intéressante l’analyse des historiens Paul Boyer et Stephen Nissenbaum. Ces deux auteurs ont divisé Salem Village en deux : est et ouest. Utilisant les
vieilles cartes qui sont parvenues jusqu’à nous, ils ont établi la géographie cadastrale des accusateurs et des accusés. Une énorme majorité d’accusés vivaient
dans le secteur oriental, plus prospère, tandis que les accusateurs étaient pour la plupart des habitants de l’ouest, plus pauvre.
Quatorze des accusés de sorcellerie vivaient dans les limites de Salem Village. Douze d’entre eux vivaient dans la partie orientale du village.
Trente-deux villageois adultes témoignèrent contre ces accusés. Deux d’entre eux seulement habitaient dans cette partie orientale. Les trente autres étaient des résidents de l’ouest. Autrement dit, les
prétendus sorciers et sorcières demeuraient d’un côté du village, leurs accusateurs de l’autre.
Il y eut vingt-neuf villageois pour exprimer publiquement leur scepticisme à l’égard de ces procès, voire pour témoigner en faveur d’un ou plusieurs accusés. Vingt-quatre de ces témoins à décharge vivaient
dans la partie orientale du village, contre cinq seulement dans l’ouest. Ceux qui défendirent les prétendus sorciers et sorcières étaient en général leurs voisins, voire leurs voisins immédiats.

Comme nous le montre la fortune des Putnam et des Porter, la géographie cadastrale constituait une bonne mesure de la richesse à Salem Village. De la
même manière, les signataires des pétitions hostiles ou favorables au révérend Parris se répartissaient, comme accusateurs et accusés, entre les deux parties
du village. Tandis que les habitants de l’est étaient hostiles à Parris dans la proportion de quarante-deux contre sept, ceux de l’ouest lui étaient favorables à
trente-six contre huit. La propriété foncière suivait les mêmes lignes de division. Les propriétaires fonciers qui prospéraient à l’est étaient les ennemis de
Parris, tandis que les terres moins riches de ses partisans étaient toutes situées à l’ouest et au nord-ouest. Le registre des impôts fait lui aussi apparaître la
même coupure.
Sur les douze signataires les plus riches (ceux qui payaient plus de vingt shillings d’impôts), quatre seulement étaient favorables à Parris, tandis que huit lui étaient opposés. […] À l’autre bout de l’échelle,
trente et un des hommes les plus pauvres du village (ceux qui étaient taxés à moins de dix shillings) soutenaient Parris et quinze seulement lui étaient opposés. Autrement dit, les plus riches du village étaient
hostiles à Parris dans la proportion de deux contre un, tandis que les plus pauvres lui étaient favorables dans la même proportion.

Sans que la corrélation soit absolue, les partisans des procès en sorcellerie se recrutèrent en majorité dans les rangs des partisans du pasteur, tandis que les
prétendus sorciers et leurs défenseurs étaient tous unis contre Samuel Parris59.
Il n’est guère surprenant que l’un des premiers accusés de sorcellerie fût Philip English. Nul n’aurait pu mieux que lui attirer et concentrer les haines des
villageois. Né Phillips l’Anglais, dans l’île anglo-normande de Guernesey, il était venu à Salem encore enfant, y avait fait un bon mariage et s’y était établi
comme l’un des plus riches habitants de la ville. Il possédait entre autres des docks et vingt vaisseaux, une grande maison en ville et quatorze propriétés
loties. Courtois, avisé, au fait des us et coutumes du monde entier, il avait des partenaires commerciaux un peu partout. Il tranchait sur le petit univers
étriqué de l’agriculture et de la pêche à la morue, propre à la Nouvelle-Angleterre. Lors de son inculpation, il venait de prendre ses fonctions d’échevin aux
côtés d’Israel Porter et de trois parents par alliance de la famille Porter. Au cours de l’été, d’autres riches habitants de Nouvelle-Angleterre allaient, comme
English, être accusés d’œuvrer pour Satan60.
Grâce à diverses manœuvres, y compris une évasion spectaculaire organisée sans doute par ses riches amis, Philip English évita d’être jugé, comme la
plupart des accusés des classes riches. Mais, à Salem Village, les commerçants nouvellement établis et, en règle générale, les « étrangers » (c’est-à-dire tous
ceux qui n’étaient pas nés dans le village, même les conjoints et conjointes d’habitants du village) furent beaucoup moins chanceux. Parmi ceux qui ne
purent échapper à la potence, citons :
– Bridget Bishop, tenancière d’une taverne d’Ipswich Road, la principale artère séparant le village de la ville. On l’avait fréquemment accusée de coucher
avec les hommes qui venaient boire son cidre très alcoolisé, de troubler la vie des familles respectables en tenant son établissement ouvert tard dans la nuit
et de corrompre ainsi la jeunesse du village. Elle était venue s’installer au village après son mariage avec Edward Bishop, son troisième époux, et elle
continuait de toucher un loyer pour son ancienne demeure en ville ;
– John Proctor, tavernier à la limite du village, dans Ipswich Road. Propriétaire d’une importante exploitation agricole voisine du village, il louait en outre
diverses propriétés à Ipswich. Ses revenus plus que confortables en faisaient un membre à part entière du milieu des affaires de la ville de Salem, voire de
Boston ;
– le révérend George Burroughs, ancien pasteur du village qui l’avait quitté dans un climat de discorde quelque neuf ans auparavant. Fils d’une famille
prospère, diplômé de Harvard, il possédait encore de vastes domaines en Angleterre et, à l’époque de son arrestation, était redevenu pasteur d’une église
du Maine, dans laquelle il avait déjà officié avant de venir à Salem. John Putnam lui avait avancé de l’argent sur son salaire de pasteur, salaire que le
conseil du village avait refusé de payer ;
– Rebecca Nurse, fille d’une modeste famille de Topsfield, qui avait épousé un artisan de la ville auquel la fortune sourit brusquement quand il eut acheté
un domaine agricole de 300 acres en partie mitoyen des terres de la famille Putnam. Il y eut évidemment de graves querelles de bornage avec un frère
Putnam. Par la suite, Francis Nurse s’était allié avec la famille Porter contre les Putnam et le révérend Samuel Parris ;
– Sarah Good, native de Watertown et épouse de Robert Prince dont la ferme jouxtait celle des Putnam, qui risquait elle aussi la potence mais mourut en
prison avant le procès. Après la mort de son époux, elle avait acheté un domestique irlandais qui devint d’abord son amant, puis son deuxième époux. Pire
encore, elle avait alors essayé de déshériter les enfants de son premier lit, malgré le testament de Prince, ce qui allait contre toutes les coutumes et
remettait en question la structure sociale du village61.
Mais conclure que les procès en sorcellerie ne représentèrent rien d’autre que la culmination d’une longue lutte de classes entre deux groupes antagonistes
de l’aristocratie de Salem serait méconnaître entièrement la dynamique si particulière de la vie sociale chez les puritains. Les villageois n’étaient pas
seulement anxieux et furieux de voir se détériorer leur situation matérielle, ils affrontaient aussi l’effondrement d’un rêve : l’échec de leur mission divine, à
savoir l’établissement d’un royaume inspiré de Dieu dans les terres sauvages d’Amérique.
Pour la troisième génération des colons de Nouvelle-Angleterre, cet échec ne pouvait revêtir qu’une seule signification : Dieu s’était détourné d’eux, leur
avait retiré sa bénédiction, précisément parce qu’ils avaient laissé le mal entrer dans leurs vies et pervertir le nouvel Éden qui leur avait été accordé. Pour
dernière preuve de cet échec, ils n’avaient qu’à considérer le fait que l’Amérique avait disparu des préoccupations des élites religieuses et intellectuelles
d’Angleterre et d’Europe. Elle n’était guère plus qu’un atout financier dans l’immense système impérial britannique. De l’audacieux projet théocratique, il ne
restait rien.
Le voyageur anglais Edward Ward a consigné les résultats de cette transformation dans l’acerbe récit de son voyage de 1699. Partout il avait rencontré la
mesquinerie, la ruse, le mensonge et l’acharnement de commerçants avides, désireux seulement de l’emporter sur leurs voisins et concurrents. L’âpreté au
gain et la méfiance réciproque avaient remplacé le pacte religieux qui liait les premiers colons entre eux.
La plupart des dirigeants puritains étaient devenus « des saints sans religion, des commerçants sans honnêteté, des chrétiens sans charité, des magistrats
sans merci, des sujets sans loyauté, des voisins sans amitié, des amis sans foi, des ennemis implacables et des riches sans argent ». Et Ward de poursuivre :
« Les habitants semblent très religieux et font montre de nombreux signes extérieurs d’une grâce spirituelle tout intérieure. Mais s’ils portent sur le visage
l’innocence de la colombe, vous les trouverez en affaires aussi perfides que le serpent. L’intérêt fait toute leur foi, l’argent est leur Dieu, les propriétés sont le
seul paradis qu’ils convoitent. » Et le voyageur concluait : « Celui qui saura traiter avec leurs marchands n’a plus rien à craindre du diable lui-même62. »
Qu’en était-il de la grâce et du pacte divin qui liait les habitants de Salem en 1692 ? Selon le révérend Parris et ses fidèles, le pacte originel était attaqué de
toutes parts. Le « ciment » de la grâce, comme l’avait qualifié Thomas Shepard, se désintégrait. John Cotton, l’un des plus remarquables pasteurs du début
de la colonisation, avait prêché que cette vérité spirituelle était indispensable à la survie de l’État que bâtissaient les puritains. Nulle distinction n’était
possible entre l’État et l’Église, puisque les idées de liberté et de justice sur lesquelles l’État était érigé étaient filles de la dimension spirituelle de l’homme.
Comme l’a bien vu l’historien Perry Miller, Cotton croyait que la possession de la grâce conduisait les hommes à vivre volontairement en conformité avec
les règles de la vérité et de la justice. « Les méchants étaient des criminels, que leur crime fût le vol ou une croyance erronée, et ils devaient être punis63. »
Le crime, dans l’univers des puritains, pouvait aussi bien être une violation spirituelle que physique, puisque le contrat social puritain reposait autant sur
une dimension que sur l’autre. Ce fut pour cette raison qu’en 1637 Ann Hutchinson, qui prêchait une doctrine de la grâce individuelle permettant à chaque
homme et chaque femme de trouver Dieu en dehors du pacte collectif, fut jugée criminelle et condamnée au bannissement. De même Roger Williams fut-il
puni d’une sanction criminelle pour avoir soutenu que l’homme imparfait ne pouvait prétendre au gouvernement parfait.
Les quakers représentaient peut-être la plus sérieuse menace contre cet idéal de solidarité spirituelle et humaine car leur propre idéal, dégagé de toute
règle liturgique et de toute autorité cléricale, était, dans le contexte du XVIIe siècle, pratiquement anarchiste. Aussi les quakers étaient-ils pendus côte à côte
avec les pires criminels.
Vivant conformément à la doctrine qu’ils prêchaient, les quakers devinrent bientôt les négociants et marchands les plus prospères des colonies du Nord.
Mais c’était, dit-on, pour leurs idées hérétiques qu’on les pendait, pas pour leurs succès pratiques.
Or la preuve de l’hérésie, c’était précisément ses conséquences pratiques. Aux yeux des puritains à l’ancienne mode, les limites entre succès et péché étaient
peu distinctes. Ainsi, à leurs yeux, les succès des quakers ne pouvaient s’expliquer que par l’intervention du démon car Dieu, dans sa justice, favorise l’égalité.
De même à Salem : si une partie du village était pauvre tandis qu’une autre prospérait, c’était que Dieu avait abandonné toute la région. S’il l’avait fait,
c’était parce que certains dirigeants pratiquaient le culte scandaleux de l’argent. Pour ramener Dieu à Salem, la ville devait se débarrasser de ses riches
dirigeants.
Nous tenons la clé de la vague d’hystérie qui secoua Salem, et de sa retombée abrupte, six mois plus tard. Dans la mesure où les villageois savaient, par la
logique de leur foi, qui étaient leurs ennemis, il ne faut pas s’étonner que leurs « visions spectrales » leur désignassent les riches commerçants qui dirigeaient
la colonie, y compris l’épouse du gouverneur Phips et certaines des familles les plus puissantes de Boston. Car c’était précisément parce que les hommes de
commerce – depuis les Porter de Salem Village jusqu’aux marchands de rhum et d’esclaves de Boston – s’étaient emparés du contrôle de la colonie que les
vrais puritains qui restaient encore à Salem avaient lancé leur attaque. Et ce fut pour la même raison que le gouverneur Phips ordonna la fin des procès, la
dissolution de la cour et son remplacement par une nouvelle pour mettre un terme à toute l’affaire.
Dans les cinq années qui suivirent la fin des procès, tous ceux qui y avaient joué le rôle d’accusateurs abjurèrent ou disparurent. Thomas Putnam Jr.,
principal antagoniste de son demi-frère Joseph, mourut en 1699 et ses fils quittèrent la région pour toujours. Joseph Putnam, lui, vécut encore trente ans,
eut le temps de s’enrichir toujours plus et laissa derrière lui l’une des plus grandes familles américaines. Dix-neuf hommes et femmes perdirent la vie sous
l’accusation de sorcellerie, et tous leurs accusateurs furent privés de leurs moyens d’existence. Le célèbre pasteur Cotton Mather, conseiller de la cour
pendant les procès mais qui avait su éviter de prendre publiquement une position trop tranchée, finit par prêcher en chaire que tout l’épisode n’avait été
qu’une terrible illusion.
Le 12 février 1702, Cotton Mather eut 40 ans. Il était au zénith de sa carrière d’intellectuel et de pasteur, véritable aristocrate de la colonie. Petit-fils de
deux pères fondateurs, Richard Mather et John Cotton, il était aussi bien reçu dans les appartements privés du gouverneur que dans les églises de planche
de l’arrière-pays. Son père, Increase Mather, avait été personnellement responsable du choix du gouverneur, Sir William Phips. Ensemble, le père et le fils
dirigeaient la puissante Second Church de Boston. Pourtant, Cotton Mather, représentant de la troisième génération de pasteurs et peut-être le plus
intelligent et le plus imaginatif des membres de sa lignée, se retrouva prisonnier de l’ordre social qui, partout autour de lui, était en pleine décadence.
Malgré son brio intellectuel et son influence sociale, il fut à la fois incapable de comprendre les procès de Salem et d’imposer sa propre vision des choses au
tribunal. Les raisons qu’il avait eues de s’intéresser aux événements de Salem étaient pourtant multiples et variées. Pour commencer, la proximité de la fin
du siècle leur conférait un parfum millénariste qui, à lui seul, avait suffi à éveiller l’intérêt de cette intelligence précoce. Mais ce n’était pas tout.
En 1689, trois ans avant le début des procès, Mather avait publié un traité de sorcellerie, Memorable Providence, Relating to Witchcrafts and Possessions.
Plein de descriptions sinistres de cas de possession, c’est un traité de théologie digne du Moyen Âge le plus obscur ; cependant, il contient un remède assuré
contre toutes les afflictions diaboliques de la sorcellerie : l’exorcisme par l’exemple. Le livre fut un succès à Salem, mais pas de la manière que son auteur
avait espérée. Tout à leurs ennuis, les habitants de Salem ne virent point dans l’ouvrage un chant de gloire célébrant le triomphe de Dieu sur le mal, mais un
manuel commode pour diagnostiquer les cas de sorcellerie et reconnaître l’œuvre du démon. Loin de rassurer les villageois déchaînés, le livre de Mather ne
fit que verser de l’huile sur le feu de leur hystérie64.
Le résultat des procès s’avérant plus hideux qu’il ne l’eût jamais imaginé, Mather se retrouva devant un terrible dilemme. Comme la plupart des habitants
de Nouvelle-Angleterre, il croyait sincèrement à l’existence des sorcières. Le crime était la manifestation tangible du mal, lequel émanait directement des
pouvoirs dont était doté un diable bien réel. Pourtant, Mather n’était pas partisan de la peine capitale pour les accusés. Il proposa plutôt l’exorcisme, qu’il
avait pratiqué sur quatre enfants et qu’il rapportait dans son livre comme l’exemple à suivre par toute communauté assiégée par les forces du mal. En
respectant réellement le pacte divin, en faisant la démonstration de la grâce divine qui imprégnait tous les membres de la communauté, cette dernière
pouvait se débarrasser du fléau, et les pauvres âmes victimes de la possession seraient du même coup débarrassées du démon. Cette idée, vaguement cousine
de celle des centres de rééducation pour criminels que proposent certains utopistes modernes, était évidemment vouée à l’échec.
Le jeune Mather fut probablement humilié quand son père, Increase, prononça le sermon qui mit fin aux procès. Dans une large mesure, Mather l’aîné
tenait, auprès du gouverneur Phips, le rôle d’une sorte de Richelieu. Ce fut donc tout naturellement à lui qu’incomba la tâche de résoudre le problème
politique et religieux que posaient les procès en sorcellerie de Salem, quand il devint évident qu’ils menaçaient la stabilité de toute la superstructure de la
colonie de Massachusetts Bay. Le raisonnement d’Increase était simple :
1) les sorciers existent bel et bien et sont des créatures de forces surnaturelles, mais ne peuvent être jugés que par des humains ; 2) les hommes, même en
état de grâce, ne sont pas divins et, par conséquent, commettent des erreurs – comme le prouvait par exemple l’erreur manifeste d’avoir accusé d’être une
sorcière l’épouse du gouverneur ; 3) le risque d’erreur étant établi, les accusateurs qui feraient périr un accusé par erreur commettraient un péché mortel,
dont il fallait les protéger en les enjoignant de s’abstenir. Comme il l’écrivit dans une note destinée au gouverneur et à ses conseillers : « Mieux vaudrait que
dix sorcières supposées échappent au châtiment que de voir condamné à tort un seul innocent. »
Cette déclaration mit un terme définitif à l’exécution des sorciers et sorcières dans la colonie de la baie. Mais la cause de toute l’affaire demeurait : l’esprit
de lucre et de commerce impie, qui sortait renforcé de la manière dont avait été mis un terme aux procès65.
Sans se référer précisément aux procès de Salem, voici ce que Cotton Mather pouvait écrire dix ans plus tard :
Que la Nouvelle-Angleterre fait, à bien des égards, défection à l’esprit de pureté et de piété qui prévalait à l’origine, est si manifeste et évident que nul ne songerait à le nier. […] Il est des pasteurs qui, ni par
l’esprit ni par les principes, ne sont dignes de leurs prédécesseurs. […] Ces derniers temps, nous avons renoncé à ce qui fut notre gloire, nous avons renoncé à entretenir le royaume de Dieu, et ce n’est plus la
religion mais le commerce, la terre et les biens de ce monde qui sont au centre de nos intérêts66.

Cette analyse de l’Amérique provinciale témoigne d’une véritable prescience. L’Amérique du XVIIIe siècle allait être un pays de villes commerçantes,
construites autour de ports actifs. Leurs rues seraient pleines de matelots lubriques, de femmes de mauvaise vie, de banquiers à l’œil perçant, de politiciens
avides, de mendiants affamés et de voleurs de tout poil. Leurs églises, naguère encore au centre de toutes les préoccupations et activités humaines, ne
seraient plus que des lieux de réunion pour les fins de semaine, des officines où l’on pourrait, à l’occasion, se débarrasser gratuitement de ses craintes, de son
angoisse et de sa culpabilité. Du point de vue pessimiste de Mather, l’Amérique allait devenir un pays du mal, un pays sans Dieu, un pays qui aurait renoncé
au pacte de responsabilité mutuelle de tous les hommes égaux devant Dieu, en faveur d’une démarche individualiste de recherche de la réussite personnelle.
Un pays dans lequel tous ceux qui ne pouvaient s’intégrer à ce nouveau modèle n’auraient d’autre choix que de se faire une existence en marge de la loi.
Malgré son dogmatisme, la vision de Mather était prophétique. Car, vers la fin de la vie du pasteur, l’Amérique entra dans une étape de son histoire où le
crime devenait pour la première fois réellement profitable.
Notes
46. Pour une toile de fond générale de l’affaire des procès en sorcellerie, on peut se reporter à George Kittredge, Witchcraft in Old and New England, Cambridge, Mass., 1929, et à Marion Starkey, The Devil in
Massachusetts, New York, 1949. Pour l’aspect qui nous intéresse plus particulièrement ici, voir Samuel Drake, The Witchcraft Delusion in New England, vol. III, New York, 1970, p. 4-11.
47. Ibid., p. 27-30.
48. Ibid., p. 65. W. Elliot Woodward, Records of Salem Witchcraft, copied from the Original Documents, vol. II, New York, 1969, p. 115-116.
49. Ibid., p. 118.
50. Robert Calef, « More Wonders of the Invisible World Or the Wonders of the Invisible World Displayed », in George Lincoln Burr, Narratives of the Witchcraft Cases, 1648-1706, New York, 1968, p. 372-
373. Samuel Sewall, Diary, Massachusetts Historical Society, Collections, 5e série, 5, Boston, 1878, p. 367-368.
51. Nous tirons ce récit et les considérations sur la richesse et le statut social des habitants de Salem Village – plus particulièrement des Porter et des Putnam – des recherches publiées par Paul Boyer et
Stephen Nissenbaum : Salem Possessed, op. cit.
52. Ibid., p. 110-132.
53. Ibid.
54. Ibid., p. 81-92.
55. Ibid., p. 123-126.
56. Ibid., p. 45-49. Voir aussi Charles Upham, Salem Witchcraft, vol. I, Salem, Mass., 1924, p. 258-269.
57. Paul Boyer et Stephen Nissenbaum, Salem Possessed, op. cit., p. 136-143.
58. Ibid.
59. Ibid., p. 35 et Charles Upham, Salem Witchcraft, op. cit., p. XVII.
60. Paul Boyer et Stephen Nissenbaum, Salem Possessed, op. cit., p. 82-86.
61. Ibid., p. 131-132. Bernard Bailyn, Merchants, op. cit., p. 144-145.
62. Pour les détails concernant les antécédents et le milieu des sorciers et sorcières exécutés, voir Paul Boyer et Stephen Nissenbaum, Salem Possessed, op. cit., p. 54-56, 147-149, 192-206. Sous le nom de
chacune des sorcières, d’autres détails sont fournis par Upham et par Woodward.
63. Edward Ward, Five Travels Scripts Commonly Attributed to Edward Ward, New York, 1933, p. 3-9.
64. Perry Miller, The Puritans, vol. I, New York, 1963, p. 186-187.
65. Cotton Mather, Memorable Providences, Relating to Witchcraft and Possessions, Boston, 1689, p. 1-9. Paul Boyer et Stephen Nissenbaum, Salem Possessed, op. cit., p. 23-28.
66. Increase Mather, Cases of Conscience Concerning Evil Spirits Persecuting Men, Boston, 1693, p. 66.
CHAPITRE 4
Pirates et profiteurs

Le crime n’était pas sitôt devenu profitable en Amérique qu’il devint organisé. Et, sitôt organisé, il devint partie intégrante de l’american way of life, du
mode de vie américain, grâce à la coopération et à la collusion des hommes de gouvernement. Le crime organisé n’a pas vu le jour avec la prohibition au
XXe siècle. Il est né avec les pirates de l’époque coloniale.
S’ils commerçaient en toute impunité, ou presque, tout le long de la côte atlantique, les pirates d’Amérique – à l’origine des mercenaires engagés par la
Couronne d’Angleterre pour harceler les flottes espagnoles – avaient pour base la succession de criques et de baies profondes qui criblent les côtes de
Caroline du Nord, de Virginie, du Maryland, du Long Island et des Bahamas. Quant à l’une de leurs escales les plus fameuses, elle était à Accomac, en face
de Jamestown sur la baie de Chesapeake, siège du gouvernement colonial de Virginie, lequel ne tenait évidemment pas à menacer le seul commerce qui
assurait la subsistance de ses administrés. Mais Accomac n’était qu’une escale parmi bien d’autres. La correspondance et les rapports des gouverneurs
coloniaux abondent en plaintes concernant ce genre de lieux en Pennsylvanie, dans le Delaware, la Caroline du Nord, l’État de New York et le Rhode
Island67.
Le folklore de la piraterie, particulièrement haut en couleur en Virginie et dans les deux Caroline, n’était nulle part comparable à ce qu’il était à
Charleston. Au premier rang des villes du Sud, Charleston n’avait pas tardé à accaparer le commerce du rhum, du sucre, de la mélasse, puis des esclaves –
avec les Antilles. Des Anglais ambitieux y retrouvaient des marchands poussés par le goût de l’aventure ou l’absence de terre à quitter les colonies de
l’Atlantique Nord. Ce mélange conférait à la ville une atmosphère cosmopolite, voire interlope68.
Mais Charleston avait avec les Antilles d’autres liens que le punch et la soif du profit. Séparée des colonies septentrionales par des centaines de kilomètres
de côtes stériles, la Caroline était la plus précaire des colonies anglaises. À l’ouest, les tribus indiennes. Au sud, les Espagnols qui, n’ayant pas renoncé à
bâtir un vaste empire en Amérique du Nord, faisaient vivre les habitants de Charleston dans la crainte constante d’une attaque. Dans ces conditions, à partir
des années 1680, leurs meilleurs et plus sûrs défenseurs étaient les pirates et corsaires des Antilles – anomalie qui trouve son explication dans les conquêtes
coloniales de la France et de l’Angleterre, un siècle plus tôt69.
Depuis la fin du XVIe siècle, la Jamaïque et la Barbade étaient le sanctuaire des corsaires et boucaniers que la Couronne d’Angleterre engageait secrètement
afin d’attaquer, brûler et piller les vaisseaux des flottes commerciales et guerrières de l’Espagne. Au fur et à mesure que les guerres succédaient aux guerres,
généralement au détriment de l’Espagne, des flottes entières de corsaires firent leur apparition depuis la Baltique jusqu’à la Méditerranée, écumant les côtes
barbaresques aussi bien que les Caraïbes. Nommés par leur souverain, les corsaires étaient de ce fait même protégés de l’accusation de piraterie. Ils ne s’en
battaient pas moins pour leur propre compte, en dehors de tout contrôle d’une quelconque hiérarchie militaire. Trop lointaines et sauvages pour qu’Anglais
et Français pussent y exercer un gouvernement effectif, les plus petites îles des Caraïbes constituaient tout naturellement une base et un refuge pour ces
mercenaires des océans. Progressivement, les îles se peuplèrent de marins. Ces « frères de la côte » étaient animés d’une haine farouche de l’Espagne –
sentiment lucratif, dans la mesure où l’entreprise coloniale espagnole était purement et simplement destinée à arracher autant de richesses que possible aux
terres colonisées : les navires espagnols étaient en conséquence chargés d’or, d’argent et d’objets précieux.
Théoriquement, les corsaires étaient censés n’arraisonner que des navires « ennemis », s’attaquer à des neutres étant un acte de piraterie. Mais, le corsaire
et son équipage ne vivant que du butin, la décision d’attaquer ou non tel navire relevait plus souvent de l’occasion (qui fait le larron) et de l’état de besoin
plus ou moins pressant dans lequel se trouvaient les corsaires. Dans de telles conditions, la ligne de démarcation entre piraterie et course ne pouvait qu’être
bien ténue et soumise à des variations quasi hebdomadaires. Les plus audacieux de ces flibustiers étaient les boucaniers, mélange de marins anglais et
français qui s’étaient installés sur l’île de la Tortue et sur l’île de la Jamaïque, et semblaient engagés dans une guerre d’escarmouches perpétuelles avec les
autorités espagnoles. Outre leurs prises, ces boucaniers ajoutaient à leurs revenus en pratiquant la contrebande de toutes sortes de denrées avec les colons
espagnols, en violation des lois restrictives qui gouvernaient le commerce colonial70.
La plupart des historiens ont fait la fine bouche en abordant ce sujet ; pourtant, les boucaniers n’étaient pas ces brigands féroces et dépravés qu’ils se sont
complus à décrire. Entre eux, les critères de comportement qui prévalaient étaient assez démocratiques et égalitaires. Le journal d’un jeune chirurgien
français, Alexandre Exquemelin, engagé en 1668 comme chirurgien-barbier à bord d’un navire corsaire, nous permet de nous faire une idée assez précise de
ce qu’étaient les mœurs des boucaniers. Certes, beuveries et duels occupent bien des pages du journal d’Exquemelin, mais il décrit aussi les conseils que
formait l’équipage et les règles qu’édictaient ces conseils pour gouverner la vie en course :
S’étant emparés de vivres en quantité suffisante pour la course, ils regagnent le navire. Là, chacun reçoit, deux fois par jour, autant de nourriture qu’il en peut manger, sans autre limite ou mesure. Et le
capitaine ne reçoit pas une plus grande part de viande ni de tout autre aliment que le dernier des matelots. […] Ils décident de la part qui doit revenir au capitaine pour le navire. Ensuite du salaire du
charpentier qui a caréné, réparé ou cerclé la coque du navire. […] Ils stipulent par écrit la récompense ou compensation qu’il conviendra de remettre à tous ceux qui seront blessés ou estropiés et perdront un
membre à cause de la course entreprise. C’est ainsi qu’ils décident que la perte du bras droit vaudra 600 pièces de huit ou six esclaves ; la perte du gauche, 500 pièces de huit ou cinq esclaves ; celles d’un œil,
100 pièces de huit ou un esclave ; pour un doigt de la main, la même compensation que pour un œil. […] Ils respectent entre eux un ordre impeccable. Car dans les prises qu’ils font il est sévèrement interdit
à chacun d’usurper quoi que ce soit, en particulier pour soi-même. Tout ce qu’ils prennent est donc équitablement réparti entre tous. […] Ils prêtent même collectivement serment de ne rien dissimuler du
butin. Si par la suite on découvre un parjure qui n’aurait pas respecté ledit serment, il est aussitôt rejeté de la société71.

Il n’est que trop vraisemblable que les boucaniers et pirates des Caraïbes ne respectaient pas toujours ce beau code égalitaire. Nous n’avons gardé nulle
trace du genre de justice qui attendait les contrevenants. Mais nous savons en revanche qu’il existait un certain nombre de capitaines dont le pouvoir n’était
limité que par leur bon vouloir. L’exemple le plus fameux est celui de Barbenoire. Au cours d’une partie de cartes, il souffla brusquement les chandelles,
dégaina ses pistolets et tira au hasard sous la table. Un de ses hommes d’équipage, blessé au genou, lui demandant une explication, il répondit d’un ton sans
réplique que ce genre de démonstration était nécessaire de temps en temps pour montrer qui était le maître72.
Malgré ses imperfections, ce fut, semble-t-il, cette fraternité qui exerça un fort pouvoir d’attraction sur les hommes qui se firent pirates. Comparée à ce
qui attendait un travailleur à Londres, en cette fin tourmentée du XVIIe siècle, cette camaraderie de la mer pouvait passer pour alléchante. Car ce qui poussait
les jeunes hommes à devenir pirates n’était pas différent de ce qui en convainquait d’autres de s’enrôler dans les rangs des partisans d’Oliver Cromwell afin
de mettre en pratique ses idées radicales. Les rêveurs déchaînés que nous connaissons sous le nom de diggers (creuseurs) et levellers (niveleurs), et qui
souhaitaient bannir le roi et flanquer par terre la société des riches, étaient de proches parents spirituels de ces aventuriers des mers. D’autant plus que ces
derniers ne songeaient nullement d’abord à devenir des criminels et s’engageaient le plus souvent à bord de navires corsaires affrétés le plus légalement du
monde pour combattre pour la Couronne.
À travers l’Amérique, et plus particulièrement à Charleston, la réprobation de la piraterie n’était pas très vive. L’or et l’argent qu’ils distribuaient
libéralement après une bonne prise faisaient apprécier les pirates des commerçants et même des officiels qui bénéficiaient de leurs largesses. Ils étaient
souvent considérés comme de nobles hors-la-loi. Leurs officiers étaient souvent reçus dans les meilleures maisons, car seuls les pirates permettaient aux
colons de circonvenir les lois anglaises gouvernant le commerce et la navigation (Navigation Acts). Ces lois, adoptées d’abord sous Cromwell mais renforcées
encore par les rois de la Restauration, interdisaient aux colons d’acheter ou de vendre des marchandises sans les faire transiter par l’Angleterre et transporter
par des navires anglais. Tous les ports regimbaient contre cette loi qui les étranglait, mais les villes du Nord étaient surveillées de trop près par leurs
gouverneurs anglais pour oser réagir. Charleston, principal port du continent pour les corsaires et pirates, jouissait à cet égard d’une position plus
avantageuse. Les habitants de la ville avaient la possibilité d’acheter les articles de luxe à des prix très inférieurs à ceux qu’offraient les marchés légaux
d’Europe et des villes du Nord. Ainsi étaient-ils en mesure de décorer leurs tables des plus fines porcelaines et de la meilleure argenterie, de draper de soie
leurs fenêtres et de créer partout une atmosphère de civilisation raffinée – grâce aux services d’un vaste système « souterrain » de contrebande et de recel.
Pour le capitaine, donc, le brevet de corsaire pouvait s’avérer hautement profitable. Pour les membres des équipages, la motivation était double :
perspective de profit, et atmosphère de fraternité. L’ouvrier anglais que l’esprit d’aventure conduisait à s’engager comme matelot se retrouvait au milieu de
ses égaux. Et, si ses chances de faire fortune étaient minces, elles n’en étaient pas moins préférables au sort qui l’eût attendu sur les plantations de Virginie
ou dans un taudis des bas quartiers londoniens73.
Officiellement, bien sûr, les autorités de Caroline condamnaient la piraterie. Des lois très strictes interdisaient tout commerce avec les pirates et, au fur et
à mesure que ces derniers s’en prirent aux navires anglais, le roi dépêcha une succession de gouverneurs avec mission de les écraser. Aucun de ces émissaires
royaux ne remporta de réel succès avant la fin du siècle. À ce moment, les habitants de Caroline connurent à leur tour une prospérité commerciale et
agricole suffisante pour devenir eux-mêmes exportateurs – en particulier de riz. L’augmentation du volume des échanges entraîna un afflux de bâtiments qui
ne fit qu’accroître les appétits des pirates. Les marchands de grains, les négociants, les banquiers de Charleston commencèrent à trembler pour leurs navires
et leur affection pour leurs anciens partenaires décrut d’autant.
Au tout début du XVIII e siècle, les Antilles – la Barbade, les Bahamas, la Jamaïque, la Tortue et Haïti – grouillaient de flibustiers, de mercenaires, de
déserteurs de la Marine et d’innombrables anciens combattants de la guerre qui venait de se conclure entre l’Angleterre et la France. La guerre du roi
William, ainsi qu’on appela aux colonies la guerre de la Ligue d’Augsbourg, dura de 1688 à 1697 et se déroula surtout le long des frontières septentrionales
des colonies. Mais elle donna un coup de fouet à la piraterie tout au long des côtes de l’Atlantique, à tel point que le gouverneur de New York, Lord
Bellomont, sollicita l’aide de la Virginie pour tenter d’imposer le respect des Navigation Acts. La Virginie et le Maryland étaient alors au bord de la ruine et
le petit groupe de propriétaires fonciers qui devaient finir par dominer la vie politique et commerciale de Virginie étaient bien décidés à se débarrasser des
pirates qui infestaient leurs baies et l’embouchure de leurs fleuves. « Nous sommes en guerre contre les pirates », écrivit le gouverneur Nicholson à Lord
Bellomont74.
En 1702, la guerre de Succession d’Espagne gagna l’Amérique, sous le nom de guerre de la reine Anne. Les troupes espagnoles, fréquemment soutenues
par les Français, lancèrent des attaques répétées contre les colons de Caroline, tandis que les troupes anglaises tentaient de faire diversion en attaquant les
comptoirs espagnols de Floride. La guerre entama rapidement les exportations de tabac et d’autres produits agricoles à destination de l’Angleterre, laissant
les colonies au bord de la faillite. Au même moment, les Indiens commencèrent à riposter par la force aux menées expansionnistes des Blancs en direction
des Blue Ridge et des Great Smokey Mountains, contraignant Caroliniens et Virginiens à utiliser le plus clair de leurs forces militaires dans ce qu’on
baptiserait par la suite la guerre de Tuscarora (1711-1712). Cela les empêcha de s’en prendre aux pirates75.
Le traité d’Utrecht mit fin à la guerre de la reine Anne en 1713, mais ne découragea nullement les pirates. Ceux-ci avaient au contraire redoublé d’audace
en profitant de la guerre et contrôlaient la plupart des itinéraires maritimes qu’utilisaient les colonies. En 1718, quand mourut Barbenoire, c’était 1 500 à
2 000 pirates qui écumaient ces eaux, poussant parfois l’audace jusqu’à relâcher ouvertement dans les ports du Rhode Island. On comprendra que le
moment était venu pour les colonies, et plus particulièrement pour la Virginie, de mettre fin une fois pour toutes à la piraterie.
Alexander Spotswood, qui devint gouverneur de Virginie en 1710, n’attendit même pas la fin de la guerre pour lancer une attaque contre les postes
avancés des pirates. Mais ces derniers étaient redoutables. Quatre d’entre eux étaient particulièrement braves et hauts en couleur : Stede Bonnet, Captain
Kidd, Anne Bonney et Barbenoire. En dix ans, de 1710 à 1720, ils atteignirent au sommet de leur pouvoir et de leur richesse… puis tombèrent dans l’oubli,
sacrifiés au mouvement commercial qui balayait l’Amérique76.
Le major Stede Bonnet devint pirate apparemment pour lutter contre l’ennui. Jusqu’en 1715, il avait mené la vie d’un fermier riche et respecté, demeurant
dans un vaste manoir de la Barbade. Soudain, au grand scandale de ses voisins, tous aussi respectables que lui-même, il partit écumer les mers. Charles
Johnson qui, en 1724, publia la première encyclopédie de la piraterie et de son folklore, croyait que Bonnet avait souffert de « quelque désordre de l’esprit,
qui n’avait été que trop visible chez lui quelque temps avant qu’il ne se jetât dans cette méchante entreprise et qui lui était venu, dit-on, de quelque malheur
qu’il avait éprouvé dans son mariage ». Bonnet courut quelque temps de conserve avec Barbenoire mais, trop inexpérimenté, ne tarda pas à se faire berner. Il
se mit alors à écumer les côtes de la Caroline du Sud à son propre compte, avec des succès considérables jusqu’au jour où il fut capturé après un sanglant
combat avec des douaniers anglais. Il bénéficiait encore d’un tel capital de sympathie à Charleston qu’il put s’évader avant son procès. Il finit par se faire
reprendre et fut exécuté77.
La saga de la femme pirate Anne Bonney donne à penser qu’elle comptait elle aussi de solides amitiés en Caroline du Sud. Dans divers opuscules et
journaux du début du XVIIIe siècle, Anne Bonney et sa compagne occasionnelle Mary Read sont présentées comme de véritables héroïnes. Anne Bonney,
célèbre pour « son caractère farouche et brave », était, dit-on, la bâtarde d’un avocat irlandais venu s’installer en Caroline. Chassée du foyer par son père
pour avoir épousé en secret un matelot (qui préféra disparaître devant le scandale), elle ne tarda pas à trouver un homme plus digne d’elle en la personne
d’un beau et féroce pirate, John Rackham, dit Calico Jack. Ils entreprirent d’écumer les mers de conserve, et Anne n’était pas la dernière à sauter à bord des
navires capturés78.
Elle n’était pas non plus la seule femme à bord du navire de Rackham. Un matin d’octobre 1720, ils furent abordés par le sloop du gouverneur de la
Jamaïque. Mary Read était membre à part entière de l’équipage. Les hommes du roi, sautant sur le pont du navire de Rackham, prirent rapidement
l’avantage, repoussant Calico et ses hommes dans l’entrepont. Seules, Anne Bonney et Mary Read ne reculèrent pas d’un pouce, torse nu, jouant du sabre et
du coutelas comme les hommes les plus redoutables79.
La lâcheté était inconnue de ces deux femmes. Prise vivante, Anne Bonney implora la clémence de ses juges parce qu’elle était enceinte et fut
effectivement épargnée. Mais son amant, le fringant Calico Jack, ne fut pas traité avec la même indulgence. Avant que le fier pirate ne monte à la potence,
on autorisa les deux amants à se voir une dernière fois. Selon Johnson, elle ne perdit pas de temps à pleurnicher mais déclara qu’elle « était marrie de le voir
là où il était mais que s’il s’était battu comme un homme, il n’aurait pas été pendu comme un chien80 ».
Selon toute apparence, la même cour eût accordé sa clémence à Mary Read si cette dernière n’avait dévoilé sa volonté de fer en se laissant aller à une
déclaration qui fut jugée d’une impudence impardonnable. Un jour, Rackham lui avait demandé pour quelle raison une jolie femme séduisante comme elle
était prête à risquer la mort pour courir les mers avec des pirates. Voici la réponse qu’elle avait faite et qui lui fut fatale : « Quant à la pendaison, elle ne la
redoutait guère car, sans elle, les plus lâches n’hésiteraient pas à se faire pirates et les mers en seraient à tel point infestées que les vrais braves n’auraient plus
qu’à mourir de faim. » Elle fut donc reconnue coupable de piraterie et eût été pendue avec ses compagnons si une « fièvre maligne » ne l’avait emportée dans
sa prison81.
Si les bourgeois de Charleston avaient été fidèles à leurs amitiés et loyaux à l’égard des pirates, on peut imaginer qu’Edward Teach se fût retiré un jour
dans quelque manoir du delta pour cultiver le riz et l’indigo et fonder une des grandes familles de l’aristocratie sudiste. Au lieu de quoi, on lui trancha la tête
un matin de novembre 1718, et il est passé à l’histoire sous le nom de Barbenoire, le plus célèbre pirate de l’histoire américaine.
Barbenoire (Blackbeard) était un promoteur de grand style, occupé surtout de sa propre promotion. Tout le long de la côte atlantique, on répétait à l’envi
le récit improbable de ses exploits, de ses colères, de sa brutalité, de sa ruse. On lui prêtait une naissance mystérieuse et plus de douze épouses. Cultivant le
mystère, il soignait sa réputation d’homme sauvage aux réactions imprévisibles. Car il savait que sa survie dépendait de sa capacité à allumer les passions et
la vénalité d’une population ambitieuse qui vivait dans l’insécurité, tout le long des côtes de la plus précaire des colonies britanniques. En 1699, tout à son
souci d’écraser la piraterie, le roi avait autorisé les colonies à installer leurs propres tribunaux maritimes (admiralty courts) afin de juger toutes les infractions
aux lois de navigation. Barbenoire jugea alors qu’il serait protégé tant que sa réputation romanesque et terrible le précéderait partout et qu’il pourrait
compter sur des coloniaux sensibles à ses charmes et dont l’âpreté au gain l’emporterait sur le sens des responsabilités sociales, les poussant à miser sur les
gains rapides de la contrebande avec les pirates.
Plus haut de taille que la plupart des hommes de son temps, il portait, sous son vaste chapeau de cuir, une barbe noire et frisée, ornée de rubans, qui lui
descendait jusqu’à la ceinture. À l’occasion, il ne dédaignait pas d’obtenir des « effets spéciaux » en fixant, la nuit, de petites chandelles allumées au rebord
de son chapeau afin de faire reluire ses yeux comme des escarboucles82.
Le premier repaire de Teach dont nous aient parlé les historiens se trouvait aux Bahamas, au pied d’une colline qui marque, encore aujourd’hui, le centre
de la ville de Nassau. S’il faut en croire les témoignages très fragmentaires qui nous sont parvenus à ce propos, il y avait bâti des positions inexpugnables,
dominées par une haute tour de guet qui se dressait au sommet de la colline. Du haut de son observatoire, il découvrait d’un seul coup d’œil les eaux et le
territoire des Bahamas, dont il surveillait ainsi les nombreux pirates, sur terre comme sur mer.
À l’occasion, Barbenoire descendait les marches étroites et escarpées qui menaient de la tour à un vague sentier, en contrebas, jusqu’à un méplat où quelques-uns de ses favoris et lui-même avaient dressé
plusieurs petites tentes. C’était là, sous un arbre gigantesque, qu’il tenait sa cour, veillant au partage du butin, interrogeant les volontaires qui se présentaient pour sa prochaine course, établissant ses
itinéraires et buvant force rhum83.

Il apparut au large de Charleston, en juin 1718, à bord d’un navire marchand français, chargé de 400 hommes et armé de 40 canons, qu’il avait baptisé
Queen Anne’s Revenge, et accompagné de 3 sloops de moindre importance. En moins d’une semaine il eut arrêté et saisi 8 vaisseaux qui quittaient le port,
s’emparant des cargaisons qui l’intéressaient et prenant plusieurs des principaux citoyens de Charleston en otages. Parmi ces derniers, un membre du conseil
provincial, Samuel Wragg.
Barbenoire dépêcha alors en ville un de ses lieutenants, le chargeant de rapporter des médicaments dont il avait besoin. Dès réception, les otages seraient
libérés, promit-il. Quand cet émissaire débarqua à Charleston, un vent de panique balaya la ville. Des citoyens en colère brûlaient de se porter à l’attaque de
Barbenoire et, dans l’intervalle, de lyncher son envoyé. Mais, le dos au mur, le gouverneur et le conseil de ville cédèrent rapidement et envoyèrent au pirate
une caisse de médicaments d’une valeur de 300 ou 400 livres anglaises. Avant de relâcher ses otages, Barbenoire les fit déshabiller jusqu’à la ceinture et
soulagea personnellement Samuel Wragg d’une somme équivalant à 6 000 dollars84.
Quand ils quittèrent Charleston, les pirates n’allèrent pas bien loin car, entre-temps, Barbenoire avait établi un nouveau repaire en Caroline du Nord,
dans la baie de Pamlico, derrière l’île d’Ocracoke. Il s’était replié là quelques années auparavant, à la suite d’une campagne anglaise contre les pirates des
Antilles. Privés de commerce et même de population, les habitants de la Caroline du Nord l’avaient accueilli comme les Charlestoniens avaient accueilli les
pirates en 1680. Les flibustiers se comportaient amicalement et amenaient autant de commerce et de distractions qu’on pouvait en rêver aux colonies. Ils
avaient établi des relations fort cordiales avec le gouverneur de Caroline du Nord, Charles Eden. Ce dernier avait accepté leur reddition, puis les avait
amnistiés, six mois avant leur raid contre Charleston. Les pirates « repentis » s’étaient installés le long de la côte, en toute légitimité apparente, attendant
qu’au printemps des négociants locaux arment de nouveaux navires et leur permettent d’accomplir de nouveaux exploits85.
Après l’expédition de Charleston, Barbenoire donna congé à ses hommes, ne conservant qu’un sloop, qu’il baptisa Revenge, et ses plus anciens
compagnons. Il promit au gouverneur Eden qu’il n’accomplirait plus que d’honnêtes missions commerciales. Mais l’été ne s’était pas terminé qu’il rentra de
l’une de ces missions avec, en remorque, un bateau français. Il déclara avoir trouvé le bâtiment « en pleine mer, sans âme qui vive à bord ». Il ajouta que
c’était presque une épave, faisant eau de toutes parts et qu’il allait la remorquer de nouveau vers le large et l’y brûler afin de ne faire courir aucun risque au
port. Fortement poussé par son secrétaire et chef de la douane Tobias Knight, le gouverneur Eden donna son accord. Knight, qui se trouvait remplir
également les fonctions de juge au tribunal maritime, et auquel il incombait de déclarer le navire en question abandonné, se hâta de réunir la cour et
d’émettre un jugement favorable au pirate repenti86.
Barbenoire conserva bien sûr la cargaison du bateau « abandonné ». 60 barils de sucre furent cependant transportés chez le gouverneur Eden, tandis que
20 autres, sous prétexte de taxe douanière, prirent le chemin des réserves personnelles du secrétaire Knight. Ce qui amena certains habitants sceptiques à
douter des déclarations de Barbenoire. Tout cela ne tarda pas à parvenir aux oreilles du gouverneur de Virginie, Alexander Spotswood, et même à celles du
gouverneur de Philadelphie, qui s’empressa d’émettre un mandat d’arrêt contre le sieur Teach pour diverses exactions passées. Ce fut alors, pensent certains,
que Barbenoire réalisa son rêve, longtemps différé, d’une « demi-retraite » passée en causeries inoffensives avec la noblesse d’Ocracoke87.
Quelles que fussent les intentions de Teach lui-même, Spotswood n’était pas homme à s’endormir et à laisser passer une si belle occasion. Il commença
par faire arrêter l’ancien quartier-maître de Barbenoire, William Howard, sous un prétexte assez fabriqué, puis, lors de son procès, le contraignit à
témoigner contre son ancien capitaine et à aider les Virginiens à trouver son repaire d’Ocracoke.
On était parvenu à la mi-automne 1718 quand le procès de Howard se termina. Spotswood se hâta de passer à l’étape suivante. Le commandant des
forces navales britanniques lui ayant refusé son aide, il monta une expédition sur sa cassette personnelle, engageant les capitaines Ellis Brand et George
Gordon pour en prendre la tête. Seuls quelques membres choisis de son entourage furent mis au courant des projets du gouverneur.
Le 13 novembre, prétendant que le pirate projetait une nouvelle expédition contre les Virginiens, le gouverneur pressa la chambre des représentants de
voter une récompense pour la capture de Barbenoire. Sans fournir d’explication, il demanda que la décision fût prise d’urgence. Le 24 novembre, satisfaction
lui fut donnée et il put apposer sa signature au bas d’une proclamation offrant 100 livres de récompense pour la capture de Barbenoire et de son équipage88.
En fait, Barbenoire était mort depuis deux jours, tué par les hommes du capitaine Brand. Brand lui-même n’avait pas mené l’assaut final car il était parti
chez le gouverneur Eden, confiant son navire à son lieutenant Robert Maynard. Le sloop du capitaine George Gordon accompagna celui de Maynard. Ils se
glissèrent dans la passe d’Ocracoke le jeudi 21 novembre, au coucher du soleil, attendant la marée montante du matin pour franchir les hauts-fonds dont ils
ne possédaient pas la carte. Ils levèrent l’ancre le vendredi avant l’aube. Maynard envoya plusieurs hommes dans des chaloupes à rames pour tenter de
repérer les hauts-fonds. Ces éclaireurs se firent repérer par Barbenoire et ses guetteurs et firent précipitamment retraite jusqu’au navire, sous un déluge de
feu. Le dénouement approchait. Barbenoire décida de faire face plutôt que de tenter de prendre le large par le dédale de passes et de chenaux qu’il
connaissait.
Saisissant une bouteille d’alcool, il en prit une lampée et s’écria à l’adresse des hommes de Maynard : « Que je sois damné si je vous demande quartier. »
Puis il coupa sa chaîne d’ancre et manœuvra pour mettre entre lui et Maynard un banc de sable immergé, sur lequel ce dernier ne tarda pas à s’échouer89.
Maynard parvint à se dégager et vint à l’abordage, sous une pluie de grenades de fabrication artisanale, des bouteilles emplies de poudre et de fragments de
métal. Les pirates se jetèrent sur le navire de Maynard, le Pearl. Le pont était rendu glissant par le sang des vingt matelots tués par les grenades et la
première bordée qu’avait tirée Barbenoire. Ce dernier avait pris la tête de ses hommes, brandissant son sabre et son coutelas, et il finit par se retrouver face à
face avec Maynard.
Les deux hommes tirèrent chacun un coup de pistolet. Touché, Barbenoire ne fut pas immobilisé pour autant, et le combat se poursuivit au sabre. Le
pirate fit sauter le sabre de son adversaire et s’apprêtait à le frapper, quand un des hommes de Maynard lui porta « un coup terrible qui lui transperça la
nuque et la gorge ». Barbenoire agita une dernière fois son coutelas et succomba sous les assauts de plusieurs hommes. En quelques minutes, les pirates se
rendirent. On trancha la tête de Barbenoire et on la ficha au bout d’une pique à la poupe du Pearl.
9 pirates avaient péri, outre leur chef, tandis que dans le corps expéditionnaire de Maynard 29 hommes avaient été tués ou blessés. Les pirates survivants
furent emmenés en Virginie et jugés en mars 1719. 14 des 15 prisonniers furent reconnus coupables et pendus, le quinzième étant parvenu à convaincre la
cour qu’il se trouvait par hasard sur le bateau, y étant monté la veille pour boire un coup et ne faisant pas partie de l’équipage. Le butin saisi fut vendu aux
enchères pour un total de 2 238 livres sterling90.
Les divers indices matériels produits au procès étaient si compromettants pour le douanier Tobias Knight qu’il fut mis en accusation, par la suite, à
l’initiative du conseil provincial de Caroline du Nord. Parmi les preuves les plus embarrassantes pour lui, une lettre datée du 19 novembre et adressée à
Teach, retrouvée à bord du Revenge :
Mon ami,
Si la présente vous trouve encore au port, j’aimerais que vous me vinssiez voir aussi vite que vos affaires vous le permettront. J’ai plus à vous dire présentement que je n’en puis écrire. […]
J’attends le gouverneur ce soir ou demain, qui sera lui aussi, je le crois, content de vous voir avant votre départ ; le temps me presse et je ne puis que vous envoyer mes cordiales salutations, car vous me savez
vraiment votre ami et serviteur,
T. Knight

Le conseil acquitta Knight de toutes les charges qui pesaient sur lui, et ce pour diverses raisons. D’abord, les principaux témoins contre lui étaient quatre
Noirs, quatre esclaves, et le témoignage des Noirs ne fut jamais admis devant les tribunaux des colonies du Sud. Ensuite, Knight sut plaider que les termes
de sa lettre lui avaient été dictés par le gouverneur Eden. Ce grand aristocrate (dont descendait le Premier ministre anglais, Sir Anthony Eden) était déjà
fort malade et mourut quelques mois après le procès91.
En dehors de la Caroline du Nord, Alexander Spotswood fut porté aux nues pour avoir débarrassé les colonies de leur plus redoutable brigand. Mais les
Caroliniens eux-mêmes lui vouèrent une rancune tenace pour avoir ainsi envahi leur territoire, pour la gêne qu’il leur avait causée et pour son refus de livrer
les pirates à un tribunal de Caroline après leur capture. Et il existait encore d’autres raisons, plus profondes, à l’hostilité qui les dressait contre le gouverneur
de Virginie.
Ils lui reprochaient d’avoir fait preuve d’une animosité systématique contre leur province depuis qu’elle s’était séparée de la Caroline du Sud en 1712. Il
avait découragé les aventuriers et les nouveaux arrivants qui envisageaient de s’y installer, dans le but principal de leur vendre ou de leur louer une partie des
terres qu’il s’était lui-même procurées aux confins de la Virginie.
À la fin de son mandat de gouverneur, Spotswood avait accumulé plus de 85 000 acres dans le seul comté de Spotsylvania, ce en bénéficiant d’une
exemption de taxe foncière pour sept ans à compter de la date d’acquisition des terres92.
Mais si Spotswood avait toutes les raisons de se réjouir de la mort de Barbenoire, plus d’un puissant versa au contraire des larmes amères – dont un certain
nombre d’importateurs de New York et de Long Island, dont les relations de coopération avec les pirates remontaient aux années 1690. Profitant de la
corruption de l’administration coloniale, ils avaient organisé, avec l’aide des pirates, des réseaux de contrebande de grande envergure.
L’un des principaux responsables de la corruption qui s’était installée dans l’administration fut Benjamin Fletcher, gouverneur de New York entre 1692 et
1698, le plus corrompu de toute l’histoire coloniale pour nombre d’historiens.
Le gouverneur Fletcher était tout simplement le principal correspondant et courtisan des pirates qui commerçaient le long des côtes de l’Atlantique Nord.
Il aimait la plupart des pirates qui venaient en visite à New York. Il les jugeait intelligents, amusants, très au fait des usages du monde. C’étaient des
navigateurs de première force, que leur talent et la confiance qu’ils avaient en ce talent rendaient bien différents des prédicateurs laborieux et des
fonctionnaires besogneux de l’administration coloniale. Ils plaisaient aussi à la classe montante des marchands et des importateurs, qui formaient le soutien
le plus loyal du gouverneur93.
Fletcher avait été nommé gouverneur dans le sillage d’une révolte manquée dont un boutiquier de New York, Jacob Leisler, avait pris la tête. Celui-ci était
un immigrant allemand, violemment dressé contre un ordre social statique qui empêchait l’accès des classes moyennes au pouvoir politique. Capitaine dans
la milice des citoyens, sa position lui permit de prendre la tête des troupes et de déposer le représentant du roi, puis de convoquer une assemblée
constituante. Défait par des troupes demeurées loyales, Leisler fut pendu le 30 mars 1691, avant l’accession de Fletcher au poste de gouverneur. Ce dernier
décida de balayer tout ce qui pouvait subsister du mouvement de Leisler en « organisant » trois élections consécutives à l’assemblée de New York. Dans
l’élection de 1695, par exemple, les électeurs furent contraints d’énoncer oralement leur choix devant des militaires et des shérifs qui assenaient des coups de
crosse à tous ceux qui votaient pour d’autres candidats que ceux du gouverneur94.
Une fois assuré du soutien d’une chambre croupion, Fletcher entreprit de faire de New York le principal centre commercial de la colonie, pour le plus
grand profit de la classe dominante et, bien sûr, de lui-même. Il se rendait bien compte qu’il s’agissait de créer une sphère commerciale indépendante, que
n’entraveraient en rien les lois de navigation du roi d’Angleterre. Il encouragea donc pirates et marchands coloniaux à tourner ces lois, et consolida son
propre pouvoir avec l’appui de ces partenaires. Sa principale erreur fut de croire que ces capitalistes débutants le soutiendraient quand il serait dans le besoin.
Quand il quitta son poste, en 1698, ce fut sous le coup d’accusations dévastatrices : il avait accordé sa protection aux pirates les plus tristement fameux en
échange de pots-de-vin, fait emprisonner ses opposants politiques, truqué les élections en les faisant surveiller par des gros bras et des soldats en civil armés
de gourdins pour casser la tête des contestataires, indisposé en les offensant des Indiens ralliés et accordé des terres en quantité considérable (plus de
5 000 km2) à ses amis personnels et politiques95.
Dès le début de son mandat, il avait mis un point d’honneur à faire montre de son goût du spectacle et du décorum. Il avait pris ses fonctions dans un
carrosse traîné par six chevaux – « une pompe que notre ville n’avait jamais connue ». Fanfares et multiples splendeurs faisaient apparemment partie de sa
panoplie d’armes anti-crise. Quand les chefs iroquois lui demandèrent des renforts en hommes et en matériel dans le combat qu’ils poursuivaient en toute
loyauté contre l’ennemi français, il s’excusa de ne pouvoir les satisfaire du fait de sa pauvreté. Mais quand on lui reprocha, par la suite, d’avoir assez mal
traité les alliés indiens, il répondit sans un soupçon de gêne :
Je me suis donné beaucoup de mal pour gagner le cœur des païens. J’ai invité à ma table leurs principaux sachems ; certains des plus grands dirigeants des Cinq Nations m’ont rendu visite, que j’ai traités avec
gentillesse et courtoisie. Je les ai fait monter à bord de nos plus grands navires et j’ai fait tirer le canon, car c’était alors l’anniversaire du roi. […] Puis j’ai fait atteler six chevaux à mon carrosse afin de les faire
promener par la ville et aussi à la campagne pour prendre l’air, ce dont ils furent extrêmement obligés, puis je les renvoyai avec force présents dont ils exprimèrent une vive satisfaction96.

Avec la même tranquillité, Fletcher acceptait pour lui-même cadeaux et faveurs. Il était coutumier, dans la colonie, lors de l’installation d’un nouveau
gouverneur, que l’assemblée lui votât un pécule obtenu en levant une taxe d’un penny par livre sur les propriétaires terriens. C’était là une somme misérable,
déclara le nouveau gouverneur dans une de ses premières adresses ; si les gros propriétaires fonciers ne lui versaient pas plus, il les ferait jeter en prison.
Il prend un plaisir particulier – écrivait l’un de ses opposants – à recevoir des présents, déclarant qu’il les reçoit comme autant de marques d’estime, et il tient une liste des gens qui l’ont ainsi traité comme de
ceux qui sont les plus dignes de ses faveurs. Cette manie a valu du travail à nos orfèvres, et à Son Excellence plus d’argenterie (à côté de bien d’autres choses) que n’en posséda jamais aucun gouverneur97.

Mais cette vénalité n’était rien à côté de l’accusation, plus tard corroborée devant le tribunal, d’avoir encouragé la contrebande avec les pirates :
Son Excellence prodigue toutes sortes d’encouragements à ces hommes, parce qu’ils lui en sont dûment reconnaissants. Un certain Coates, capitaine de cette honorable corporation, lui a offert son navire,
que le gouverneur a vendu 800 livres, et chacun des membres d’équipage lui a offert une certaine quantité d’or arabe pour mériter sa protection. Un capitaine Tew, qui est parti pour la mer Rouge faire la
même course, a été fort caressé avant son départ par Son Excellence, qui l’a accompagné dans son carrosse attelé de six chevaux et lui a offert une montre en or afin de le convaincre de choisir New York
comme port de retour. Tew lui a rendu cette gentillesse sous forme de joyaux98.

Les preuves et témoignages contre Fletcher furent accablants. Le pirate Coates, par exemple, témoigna en personne qu’il avait été contraint de verser
1 300 livres au gouverneur pour sa protection. Mais Fletcher fit celui qui tombait des nues et s’empressa d’expliquer son comportement par toutes sortes de
contes pleins d’imagination, particulièrement à propos du capitaine Tew, un pirate aussi tristement fameux que Barbenoire.
Ce Tew me sembla – dit Fletcher – non seulement un homme de courage et d’action, mais aussi une mine de renseignements, car il avait plus de mémoire de ce qu’il avait vu que tout autre marin qu’il m’ait
été donné de rencontrer. Il était aussi d’un commerce fort agréable ; aussi, après une journée de labeur, c’était parfois pour moi un divertissement et un plaisir de l’écouter parler. Je souhaitais par-devers moi
faire de lui un honnête garçon et, en particulier, lui faire perdre la laide habitude de jurer99.

Pendant ce temps, les forts de la frontière menaçaient ruine. Les déserteurs étaient nombreux dans la milice en raison de la solde misérable, sur laquelle
Fletcher n’avait jamais manqué de prélever un demi-penny par jour et par soldat. Quand on ajoutait le produit de ces collectes forcées aux pots-de-vin des
pirates, les revenus de Fletcher devenaient impressionnants. Des seuls Coates, Tew et Hoare (autre pirate moins connu), il avait reçu 6 000 livres de
« commissions ». L’Assemblée de 1694 demanda au gouverneur de rendre compte des 40 000 livres de crédit dont il avait bénéficié les trois années
précédentes. Il avait refusé, répliquant qu’il appartenait à l’Assemblée de voter les crédits et à lui de… les dépenser100.
Les audiences contre Fletcher se poursuivirent à Whitehall jusqu’à la fin de 1697. Richard Coote, comte de Bellomont, qui finit par remplacer Fletcher
en 1698, avait reçu carte blanche, deux ans auparavant, pour débarrasser les colonies septentrionales des pirates qui les infestaient. Ce furent les rapports de
Bellomont, combinés à divers témoignages locaux, venus surtout des milieux leisleriens, qui finirent par avoir raison de Fletcher et amenèrent son renvoi.
Bellomont n’avait pas pris ses fonctions depuis six mois qu’il se retrouva plongé dans la corruption et l’injustice. En septembre 1698, le Bureau du
commerce et des échanges (Board of Trade) de New York déclarait dans un rapport : « Nous ne pouvons que conclure avec monseigneur à la grande
corruption de ces gens, fonctionnaires et commerçants. » Lord Bellomont et le Bureau montrèrent en effet que, de 1687 à 1697, les revenus douaniers de la
Couronne avaient diminué malgré l’immense accroissement du commerce101.
En juin 1698, Bellomont ne put convaincre son conseil de faire opérer des saisies conservatoires à bord de quatre navires qu’il soupçonnait de piraterie
avant leur départ pour Madagascar, repaire de pirates trop connu. Il se révéla par la suite qu’un membre au moins du conseil, Frederick Phillips, avait fait
prévenir les flibustiers de ne pas entrer dans le port de New York mais de jeter l’ancre au large, où lui-même se rendrait sur sa propre embarcation afin de
transporter le butin jusqu’à terre. Et lorsque le lord gouverneur parvenait à faire saisir du butin ou des biens d’importation, il ne trouvait guère de témoins
prêts à témoigner en justice. Lors d’un procès, vingt-deux marchands s’entendirent pour intimider les témoins compromettants et, peu après, l’agent des
douanes préféra démissionner plutôt que d’effectuer une saisie ordonnée par lord Bellomont102.
Furieux et désespéré, Bellomont écrivit à ses supérieurs de Londres en juillet 1699 :
L’or arabe est ici en grande quantité et, vraiment, tant qu’il n’y aura pas un ou deux bons juges et un attorney-general honnête et actif pour poursuivre au nom du roi, toute la peine que je me donne afin de
réprimer la piraterie ne signifiera rien. Les gens d’ici mettent une telle impudence à aider et accueillir les pirates et leurs marchandises que, sans l’aide que je viens de solliciter, je ne puis espérer parvenir
jamais à empêcher leurs viles pratiques103.

Lord Bellomont ne devait jamais parvenir à écraser les contempteurs de la loi. Pour finir, le même instinct commercial qui était à la racine du commerce
illégal allait devenir le cri de bataille de la Révolution américaine. Bellomont parvint tout au plus à ralentir la piraterie dans le Nord. Encore certaines de ses
entreprises échouèrent-elles misérablement – tout particulièrement sa décision d’engager comme corsaire le capitaine William Kidd, en 1695, en lui
confiant la mission d’anéantir les pirates : deux ans plus tard, ayant dépensé quelque 6 000 livres que lui avait versées Bellomont, le fameux Captain Kidd fut
inculpé, condamné et pendu pour être devenu lui-même un pirate « tristement célèbre104 ».
La Couronne redoubla de pressions sur l’administration coloniale du Delaware, du New Jersey et du Rhode Island, où la piraterie avait beaucoup gêné
l’Angleterre. Même dans la Pennsylvanie, pacifiste et pieuse, certains gouverneurs coloniaux avaient établi des relations assez confortables avec les pirates.
Et William Penn lui-même, qui n’oubliait jamais la défense de ses intérêts, adressa en 1700 une lettre au gouvernement anglais afin de n’être pas oublié lors
du partage du butin saisi à bord de navires pirates que l’on arraisonnerait.
Je confesse que je pense avoir des intérêts qui ne devraient point être entièrement négligés puisque, suzerain de cette terre érigée en seigneurie, il me revient forcément une part de telles captures, à moins que
je ne sois d’une condition infiniment plus médiocre que les nobles châtelains des côtes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.

Bref, Penn voulait une part du gâteau, maintenant que les pirates si redoutés étaient en passe d’être liquidés105.
La piraterie déclina lentement avec les premières années du siècle. L’Angleterre avait fait preuve d’une telle détermination dans sa lutte que les enchères
étaient désormais trop élevées : seules quelques figures pittoresques s’acharnèrent encore dans le Sud, où les colonies étaient plus faibles. Elles aussi allaient
disparaître en l’espace d’une génération. Mais la puissance navale n’aurait jamais suffi à écraser les pirates, si les colonies elles-mêmes n’étaient pas entrées
dans une ère nouvelle. Au début du XVIIIe siècle, les côtes n’étaient déjà plus de rudes territoires à peine civilisés, des « frontières » au sens américain.
L’Amérique coloniale était devenue l’Amérique commerciale. Certaines de ses industries, en particulier les chantiers navals, rivalisaient déjà avec celles de
l’Angleterre. Les hommes d’équipage des navires américains étaient mieux payés que les matelots anglais. La pure piraterie – le fait de s’emparer des navires
de commerce – n’était plus qu’un fléau pour les colons comme pour la Couronne. Il n’en allait pas de même de la contrebande. Il est même permis de
penser que l’activité frénétique qui régnait dans les chantiers navals pour la construction d’embarcations de petit tonnage n’était pas sans rapport avec les
progrès de la contrebande côtière106.
Plus Bellomont apprenait à connaître en profondeur la corruption du commerce new-yorkais, plus il se persuadait que la piraterie n’était pas son pire
problème :
Il y a énormément d’échanges entre Boston et New-foundland et l’on m’a dit qu’il y a des échanges constants entre St. Sebastian et Newfoundland et qu’il existe d’énormes dépôts de vins français et
espagnols et de fer espagnol à Newfoundland. Si les marchands de Boston décident de s’approvisionner en contrebande, rien ne saurait les en empêcher. […] Il est commun, me suis-je laissé dire, qu’ils
déchargent leurs navires à Cape Ann, puis transportent leurs marchandises jusqu’à Boston dans des chaloupes107.

Le siècle allait transformer les pirates en patriotes et la contrebande en liberté du commerce.


Dire que la piraterie apporta la prospérité à l’Amérique du Nord serait une facilité et une contre-vérité. Rien n’aurait pu empêcher la véritable explosion
commerciale des colonies qui se produisit à compter de la fin du XVIIe siècle. Mais la prospérité ne serait pas venue si vite et n’aurait pas été si complète en
l’absence des pirates.
Il ne fait aucun doute qu’ils étaient les truands, les « racketteurs » de leur temps. À force de pots-de-vin, de manœuvres corruptrices, de prévarications, ils
avaient installé un vaste marché parallèle de biens interdits, qu’ils alimentaient du produit de leurs vols et de leurs pillages. Ils détinrent le monopole de la
grande criminalité pendant le premier siècle de la colonisation anglaise et espagnole. Les habitants de Charleston et de New York achetaient leurs vins de
Madère et leur argenterie aux avant-coureurs maritimes des syndicats du crime modernes, qui n’acquittaient pas les coûteux droits de douane.
À la fin du siècle, les chefs pirates et leurs équipages formaient un système commercial cohérent, une organisation qui s’étendait d’un bout à l’autre de la
façade atlantique. Ils avaient cessé d’être les aventuriers qui roulaient librement leur bosse, les « frères de la côte » ivres de pillage et de rhum. Ils
s’intégrèrent peu à peu à un système de commerce international. Le crime et les affaires, le crime et le gouvernement, le crime et la liberté étaient désormais
liés de façon indissoluble.
Notes
67. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates and Colonial Commerce, 1670-1740 », John Hopkins University Studies in History and Political Science, vol. XII, p. 9-34. Alexandre Exquemelin, The Buccaneers of
America, New York, 1924, 1re partie, p. 9-79. Lloyd Williams, Pirates of Colonial Virginia, Richmond, Va, 1937, p. 24-26. Herbert Osgood, The American Colonies in the Seventeenth Century, vol. II, New
York, 1904, p. 221-222. William Weeden, Economic and Social History of New England, vol. I, New York, 1963, chapitre 9, p. 337-378.
68. Carl Bridenbaugh, Cities in the Wilderness, New York, 1938, p. 177-178 et 203-204.
69. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 12-18.
70. Philip Gosse, A History of Piracy, New York, 1932, p. 141-175.
71. Alexandre Exquemelin, Buccaneers, op. cit., p. 59-60.
72. Philip Gosse, A Pirate’s Who’s Who, Boston, 1924, p. 293.
73. Pour un exposé général des effets des Navigation Acts sur l’économie coloniale, on se reportera à William Weeden, Economic and Social History, op. cit., vol. I, p. 232-267. On verra aussi Shirley Hughson,
« The Carolina Pirates », op. cit., p. 17-23, Carl Bridenbaugh, Wilderness, op. cit., p. 177 et Charles et Mary Beard, The Rise of American Civilization, New York, 1930.
74. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 44-49.
75. Ibid., p. 57-60, 71-72. Herbert Osgood, Seventeenth Century, op. cit., vol. II, p. 428-431. Wesley Craven, Colonies, op. cit., p. 303.
76. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 59. Herbert Osgood, Seventeenth Century, op. cit., vol. I, chapitre XVI, en particulier p. 546-547. Alexander Spotswood, The Official Letters of Alexander
Spotswood, Lieutenant Governor of the Colony of Virginia, 1710-1722, publiées sous la direction de R. A. Brock, vol. II, Richmond, Va, 1882, p. 45.
77. Philip Gosse, History, op. cit., p. 193. Herbert Osgood, Seventeenth Century, op. cit., vol. I, p. 549-550.
78. Captain Charles Johnson, A General History of the Robberies and Murders of the Most Notorious Pirates, New York, 1926, p. 130-141.
79. Ibid., p. 205.
80. Ibid., p. 203, 141.
81. Philip Gosse, A Pirate’s Who’s Who, op. cit., p. 256, et History of Piracy, p. 203-205. Charles Johnson, General History, op. cit., p. 135.
82. Robert Lee, Blackbeard the Pirate : A Reappraisal of His Life and Times, Winston-Salem, N.C., 1976, p. 20-21. Philip Gosse, A Pirate’s Who’s Who, op. cit., p. 255-256. Lloyd Williams, Pirates, op. cit., p. 83-
85. Charles Johnson, General History, op. cit., p. 5.
83. Philip Gosse, History, op. cit., p. 193. Robert Lee, Blackbeard, op. cit., p. 11-13. Voir aussi Cyrus Karraker, Piracy Was a Business, Rindge, N.H., 1953, p. 134-164. Addison Whipple, Private Rascals of the
Spanish Main, New York, 1957, p. 182-183.
84. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 70-72. Herbert Osgood, The American Colonies in the Eighteenth Century, vol. II, New York, 1924, p. 561-564.
85. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 74-75. Lloyd Williams, Pirates, op. cit., p. 100-101. Herbert Osgood, Eighteenth Century, op. cit., p. 548. Robert Lee, Blackbeard, op. cit., p. 28-30.
86. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », loc. cit. Lloyd Williams, Pirates, op. cit., p. 101-104.
87. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 76-78. Alexander Spotswood, Official Letters, op. cit., p. 273. Robert Lee, Blackbeard, op. cit., p. 56-57.
88. Alexander Spotswood, Official Letters, op. cit., p. 274, 305, 318. Lloyd Williams, Pirates, op. cit., p. 107-108. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 76-78. Leonidas Dodson, Alexander
Spotswood, Philadelphie, 1932, p. 217-219. Robert Lee, Blackbeard, op. cit., p. 99-105 et 108-112.
89. Lloyd Williams, Pirates, op. cit., p. 109-112. Robert Lee, Blackbeard, op. cit., p. 113-126.
90. Ibid., p. 123-125. Herbert Osgood, Eighteenth Century, op. cit., p. 548-549. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 82-83.
91. Robert Lee, Blackbeard, op. cit., p. 143-156. « Council Journals », North Carolina Colonial Records, vol. II, p. 343-344, 349, 359. Shirley Hughson, « The Carolina Pirates », op. cit., p. 82-83.
92. Herbert Osgood, Eighteenth Century, op. cit., p. 225, 252. Leonidas Dodson, Alexander Spotswood, op. cit., p. 282. Robert Lee, Blackbeard, op. cit., p. 94-97.
93. William Weeden, Economic and Social History, op. cit., p. 344-345. Herbert Osgood, Eighteenth Century, op. cit., vol. I, p. 531-532. Edward O’Callaghan, Documents Relative to the Colonial History of the
State of New York, Albany, 1853-1857, vol. IV, p. 307, 459 et 480.
94. Edward O’Callaghan, Documents, op. cit., p. 447. Voir aussi Thomas Archdeacon, « The Age of Leisler, New York City, 1689-1710 », in Aspects of Early New York Society and Politics, publié sous la
direction de Jacob Judd et Irwin Polishook, Tarrytown, N.Y., 1974.
95. Edward O’Callaghan, Documents, op. cit., p. 433-434. Wesley Craven, Colonies, op. cit., p. 280-281. Pour un exposé de l’instabilité de classe qui régnait en Amérique pendant la révolte de Leisler, voir
Michael Kammen, People of Paradox, chapitre 2. Herbert Osgood, Eighteenth Century, op. cit., vol. I, chapitre 7, plus particulièrement p. 253-257.
96. Edward O’Callaghan, Documents, op. cit., p. 275.
97. Ibid., p. 221-224.
98. Ibid.
99. Ibid., p. 307, 447.
100. Ibid., p. 323, 381, 397. Pour un résumé général, voir William Weeden, Economic and Social History, op. cit., p. 346-348.
101. Edward O’Callaghan, Documents, op. cit., p. 389-403.
102. Ibid., p. 390-391, 323-324.
103. Ibid., p. 531-537.
104. William Weeden, Economic and Social History, op. cit., p. 349-352.
105. Calendar of State Papers, Colonial Series, American and West Indies, 1700, Londres, 1862-1939, p. 83.
106. William Weeden, Economic and Social History, op. cit., p. 366-378.
107. Edward O’Callaghan, Documents, op. cit., p. 532, 781-797.
CHAPITRE 5
Faussaires et regulators

L’Amérique anglaise de 1700 n’était qu’un vaste assemblage disjoint de fermes, de hameaux ruraux et de ports de mer qui commençaient à peine de se
fondre en une société contradictoire mais dynamique d’entrepreneurs, d’éleveurs et d’aventuriers, où s’avéraient vaines les tentatives des autorités
provinciales attachées à maintenir la stabilité sociale. Les hérétiques de tout poil narguaient puritains et anglicans. Les cultivateurs se dressaient contre les
négociants des ports. Les conseils de chaque ville défiaient l’autorité des gouverneurs. Les Indiens, naguère amicaux, étaient désormais dans un état de
guerre pratiquement permanente contre les Blancs. Domestiques et esclaves répliquaient à leurs maîtres. Les hommes d’affaires des colonies avaient cessé de
considérer leurs intérêts et ceux de leurs parrains de Londres comme compatibles. Et partout, à tous les échelons de cette société divisée, suffisamment
d’hommes et de femmes sentaient qu’on avait trahi le rêve idéaliste de leurs grands-parents au point que le viol délibéré de la loi devint, selon les termes de
Carl Bridenbaugh, « pour la première fois une perspective séduisante en Amérique108 ».
Aux yeux des gens ordinaires, il était devenu manifeste, à compter de 1700, que les planteurs et les marchands, ainsi que leurs alliés et représentants
politiques, étaient les seuls à profiter réellement du système. Leur richesse disproportionnée, dans un pays où le paysan et l’ouvrier devaient encore
couramment peiner seize heures par jour pour gagner tout juste de quoi subsister, ne pouvait laisser aucun doute dans l’esprit du peuple : l’Amérique n’était
ni la « cité sur la colline » de Winthrop ni le nouvel Éden de Cotton Mather, mais bien plutôt une colonie dure, vénale et hypocrite. Les lois fiscales étaient
injustes. Les hauts fonctionnaires se montraient arbitraires et méprisants. Gouverneurs et marchands des villes étaient corrompus – les frasques de Fletcher
ne représentaient qu’un cas scandaleux parmi bien d’autres – et personne, eût-on dit, ne se souciait le moins du monde du sort épouvantable des pauvres.
Aussi se mirent-ils de plus en plus à voler.
Plus les pauvres volaient, en réaction au traitement immoral que leur réservait la colonie, et plus on leur fit porter la responsabilité de cette immoralité
elle-même. Ainsi Samuel Sewall, éminent juriste de Boston, pouvait-il déplorer l’invasion de la ville par « des pauvres fauteurs de désordre », qu’il rendait
responsables de la forte augmentation des vols entre 1704 et 1707. Les articles les plus fréquemment volés étaient des pièces de batiste, des soieries, de
l’argenterie, des bijoux – bref, tout ce que l’on pouvait revendre rapidement contre de l’argent liquide, tous ces articles de luxe qui inondaient la ville du fait
des accords entre les négociants, les fonctionnaires véreux et les pirates contrebandiers.
Ces vagues de menus vols et larcins continuèrent de secouer la ville, de temps à autre, particulièrement en 1712 et 1715. Les sergents de ville étaient
complètement dépassés, à tel point que les « comités de voisinage » organisés par Cotton Mather devinrent la principale institution de répression du crime.
La « Société pour la répression des désordres », qui comptait trois sections en 1703, s’occupait surtout de veiller à la moralité publique – c’est-à-dire de
réprimer l’ivrognerie, les débordements sexuels, les rixes et les jurons et blasphèmes. Pour ce faire, elle collationnait des dossiers sur les gens « immoraux »
qui fréquentaient de « mauvaises maisons ». Ainsi commença une longue tradition américaine d’espionnage des citoyens par les dirigeants109.
Mais Boston n’était rien comparée à Philadelphie qui, pendant les trois premières décennies du XVIIIe siècle, fut à proprement parler la capitale du crime
dans les colonies. Que le crime eût prospéré si vite dans le cœur même de la « sainte expérience » de William Penn, voilà qui demeurera l’un des paradoxes
de l’histoire de la Pennsylvanie. Certains analystes, tombant dans la facilité, ont voulu en rendre responsable la « permissivité » traditionnelle des quakers à
l’égard des crimes « sans victime ». Il est plus vraisemblable d’y voir une conséquencece de la tolérance des quakers à l’égard de leur propre esprit de lucre, et
du libéralisme avec lequel ils traitaient leurs adversaires politiques, religieux et sociaux110.
Parce que la Pennsylvannie et sa capitale de « l’amour fraternel » étaient bien connues en Europe et en Amérique comme lieu où les persécutions
politiques étaient inconnues, toutes sortes de gens qui se moquaient bien de l’utopie quaker vinrent s’y installer. Des villes entières furent construites que
n’habitait aucun quaker. À Philadelphie même, l’instinct de possession qui caractérise l’idéologie quaker devint vite dominant. Parce qu’en Angleterre et
dans les autres colonies les quakers avaient généralement été traités en parias et réduits à une extrême pauvreté, ils n’avaient eu, comme les juifs de la
diaspora, d’autre solution que de devenir les négociants les plus habiles.
Les quakers riches qui s’installaient à Philadelphie venaient généralement des colonies de Nouvelle-Angleterre où l’on avait stigmatisé leurs pratiques
commerciales, toutes d’efficacité et sans sensiblerie inutile. On ne s’étonnera pas que ces « quakers de la haute » aient apporté avec eux à Philadelphie un peu
de l’esprit de concurrence féroce qui mit à si rude épreuve l’idéal contemplatif des « Amis111 ». Alors que les quakers d’Angleterre étaient surtout de pauvres
ouvriers, artisans et petits fermiers, les riches marchands quakers de Nouvelle-Angleterre commerçaient avec les pirates et promouvaient la contrebande et le
marché noir. Mêlant tant de traits contradictoires, Philadelphie prit vite figure d’une espèce de port franc, cosmopolite et en pleine expansion, où l’argent
permettait d’acheter presque tout, dans la plus complète discrétion. Ce fut bientôt la plus grande ville du continent ; on était loin de l’utopie idyllique et
paisible qu’avait voulue Penn112.
Encore qu’habité lui-même d’un appétit de gain et d’un esprit d’acquisition assez féroces, William Penn fut profondément navré d’assister à la
dégénérescence de la colonie qu’il avait fondée. En 1697, il déclara que Philadelphie était devenue la plus vile, la plus méchante cité qu’il eût jamais connue.
Aussi, en 1701, le Code pénal bénin qui avait été jusqu’alors celui de la colonie fut remplacé par l’ensemble de lois le plus répressif d’Amérique. Les
poursuites sans gravité pour ébriété, menus larcins et atteintes à la bienséance furent remplacées par d’impressionnants chefs d’inculpation : cambriolage, vol
de grand chemin, trahison, viol, homicide, infanticide, meurtre, assassinat. En 1718, tous ces crimes étant devenus courants, le lieutenant-gouverneur
William Keith demanda à l’Assemblée d’adopter les mêmes châtiments que ceux qu’on appliquait alors en Angleterre. Le rêve quaker de fonder une société
paisible sur des idées absolument neuves de la loi et de la justice avait échoué. Pour bien montrer sa détermination dans la lutte contre le crime, Keith refusa
sa grâce à l’une des premières criminelles condamnées à mort en vertu de la nouvelle loi, qui prévoyait cette peine pour les simples cambriolages. Il s’agissait,
dit-il, de faire d’Ann Husen « un exemple convenable des rigueurs de la loi113 ».
Les statistiques de la criminalité en Pennsylvannie composent un tableau particulièrement sombre. Ayant divisé la période coloniale en trois parties, un
historien a fait les constatations suivantes : de 1683 à 1715, au cours, donc, des trente-deux premières années, 3 affaires graves seulement vinrent à
l’attention du conseil provincial. L’une se solda par une amende, les deux autres furent abandonnées. Au cours de la seconde partie, de 1715 à 1745,
24 personnes furent condamnées à mort, pour des crimes allant de l’incendie volontaire au meurtre, en passant par la trahison, le cambriolage et le faux-
monnayage. L’un des condamnés, une femme, reconnue coupable de trahison, fut écartelée puis brûlée. Enfin, pendant la troisième partie, de 1745 à 1775,
il y eut 112 condamnations à mort dont 66 furent effectivement exécutées114.
Vers le milieu du XVIIIe siècle, les New-Yorkais s’inquiétaient eux aussi de l’aggravation de la criminalité. La ville avait connu une véritable explosion
ethnographique et acquis du même coup une remarquable diversité ethnique. Les Noirs, affranchis et esclaves, avaient fait leur apparition et leur
communauté était en plein développement. Les Hollandais et les Allemands avaient leurs quartiers attitrés. Et le port attirait un flot continu d’étrangers qui
arpentaient les rues de la ville. De toutes les villes coloniales, New York était la plus laïque. Quand il fallut faire face à la montée de la criminalité, les
autorités ne purent exploiter une tradition religieuse, comme l’avaient fait celles de Boston et de Philadelphie, pour légitimer leur pouvoir. Le maire, les
accusateurs publics et la police étaient donc engagés dans une bataille incessante et perdue d’avance contre le prolifération du crime et des criminels. Pour
finir, vers 1750, « la défense de l’ordre et de la loi était pratiquement en faillite115 ».
Tout au long du XVIIIe siècle, le crime le plus fréquent fut à New York le vol, et dans les comtés du Nord les atteintes à l’ordre public. À la ville comme à
la campagne, la violence et les agressions contre les personnes représentaient un cinquième de toute la criminalité. Horrifiés par la montée générale de la
criminalité, les juges eurent recours à la solution de facilité : infliger des peines de plus en plus sévères. C’est ainsi que, tandis qu’avant 1750 plus des deux
tiers des voleurs étaient condamnés au fouet et 10 % seulement à la peine capitale, après 1750 les exécutions capitales se multiplièrent rapidement, jusqu’à
former plus de 22 % des peines, cependant que 30 % des voleurs étaient marqués au fer rouge ; le fouet ne représentait plus que 25 % des peines
prononcées116.
La jeune presse coloniale fit ses débuts au moment même où le crime devenait un sujet de préoccupation publique. À Boston, à Newport, à New York, à
Philadelphie et à Charleston, des journaux furent fondés entre 1719 et 1733. Ironie de l’histoire, leur parution correspondit à l’apparition des premiers
gangs véritables. À compter de 1745, la première page des journaux de New York et Philadelphie était régulièrement consacrée aux faits divers criminels.
« Il semble désormais dangereux, pour les braves gens de notre ville, de sortir tard le soir s’ils ne sont point suffisamment forts ou armés, car nombre
d’agressions ont eu lieu dans les rues », écrivait un commentateur new-yorkais. Philadelphie la perverse était fréquemment tenue pour responsable de la
corruption new-yorkaise, de nombreux gangs étant censés parcourir la distance qui séparait les deux villes pour venir sévir à New York117.
Ainsi cette Mary Anderson, « scélérate de mœurs dissolues » venue de Philadelphie, qui reçut 30 coups de fouet sur une place publique de Manhattan.
« Elle a offert un divertissement à la populace venue assister à son châtiment », écrivait un gazetier, « car elle était fort obstinée et résistante et fit tâter de la
dureté de ses dents à plusieurs, tandis qu’à d’autres elle permettait de juger la rudesse de ses poings, et qu’à un autre enfin elle décocha force coups de pied. »
Les habitants de Philadelphie eux-mêmes se plaignaient amèrement de leur ville, particulièrement au cours de la guerre contre les Français et les Indiens.
En février 1658, un reporter écrivait : « Les vols et larcins sont devenus chose si commune dans notre ville que, samedi dernier, pas moins de huit personnes
ont été châtiées au cul d’une charrette, sur la place du marché, puis promenées à travers la ville pour être fouettées aux quatre coins, malgré les rigueurs de la
saison118. »
S’il fallait distinguer la criminalité du milieu du siècle par un seul trait caractéristique, il faudrait citer l’apparition des délinquants professionnels. C’étaient
des hommes et des femmes qui, possédant des connaissances et des aptitudes professionnelles, ne se sentaient liés ni par les lois de la colonie, ni par les
valeurs sociales existantes ; des gens qui choisissaient d’être hors-la-loi comme d’autres choisissaient d’être orfèvres. Parmi eux figurait Tom Bell.
Les belles années de Bell furent au nombre de dix, de 1743 à 1754. Il était né à Charlestown, dans le Massachusetts. Après deux années d’études à
Harvard, où il acquit une maîtrise du latin tout à fait digne d’un honnête homme, il se mit à l’œuvre. En 1749, il était devenu l’un des escrocs les plus
habiles et les plus ubiquistes des colonies. Tom Bell était « un délinquant endurci », dont le répertoire comportait les rôles de « chevalier d’industrie,
imitateur, voleur, voleur à la tire, voleur de chevaux, faussaire, contrefacteur, homme de main, mouchard, matelot, soldat », comme devait le déclarer la cour
de Charlestown qui le condamna à mort. Prisonnier modèle et sympathique à ses gardiens, il s’évada en 1749, peu avant la date fixée pour son exécution, et
alla finir ses jours dans la peau d’un maître d’école bien rangé, dans le comté de Hanovre en Virginie119.
Tom Bell représente sans doute le premier des hors-la-loi légendaires d’Amérique, un précurseur des bandits du XIXe siècle, les Jesse James et les Billy the
Kid. Mais il existait aussi, dans les dernières années de la colonisation britannique, des bandes parfaitement organisées qui se déplaçaient de ville en ville, de
colonie en colonie. La plus importante de ces bandes de brigands avait son quartier général dans les montagnes des deux Caroline. On ne sait évidemment
pas grand-chose de ces bandes, mais quelques récits permettent de penser que les brigands disposaient de contacts et de complicités dans toutes les colonies.
Ainsi, ce qui était volé au Nord (esclaves, chevaux, marchandises) était revendu à moindre risque au Sud et vice-versa. Rien ne prouve qu’aucun membre de
ce gang ait jamais été arrêté, encore que quatre hommes et deux femmes arrêtés à Boston en 1769 passent pour avoir appartenu à ce réseau. « On rapporte »,
écrivit-on à Boston, « que si leurs complices de Providence, Newport, New York et Philadelphie avaient du butin, ils le leur faisaient parvenir de cette
manière, et vice-versa, pour éviter d’être détectés120 »
Moins pittoresques, mais nettement plus inquiétants pour les autorités britanniques, des réseaux de faux-monnayeurs s’étaient mis à l’œuvre,
principalement dans le Sud de la Nouvelle-Angleterre. Un journal de New York estimait à 500 le nombre des faux-monnayeurs répandus à travers les
colonies en 1768. En 1776, plusieurs centaines de milliers de livres en faux billets avaient déjà été imprimées121.
Parmi les faussaires les plus célèbres, on peut citer Peter Long, de Philadelphie, John David, de Boston, et Owen Sullivan, qui vécut un peu partout en
Nouvelle-Angleterre. Long avait imprimé plus de 6 000 livres dans les années 1730, David 3 500 livres, et Owen Sullivan au moins 24 000 livres en billets
du Rhode Island et du New Hampshire dans les années 1750. Les faux-monnayeurs étaient en général des artisans – tisserands, menuisiers, tailleurs,
boulangers –, mais aussi des précepteurs, des médecins ou des diacres en mal d’argent liquide. Les graveurs eux-mêmes étaient fréquemment engagés sur la
base de leur valeur professionnelle. Évidemment, l’aventure de graver une plaque pour l’impression d’un billet de cinq livres était plus exaltante que la
production de quelconques pichets d’étain décorés à la main. Comme s’en vanta l’orfèvre Gilbert Belcher, en 1764 : « Aucun gain ne m’a jamais procuré
autant de plaisir que mes gains illicites122. »
Le prince des faussaires de la colonie fut sans conteste l’agile Owen Sullivan, qui fit sa première apparition en 1749 à Boston, où il se présenta comme
orfèvre. Ses poches étaient gonflées de plus d’argent que ne pouvait lui en rapporter sa profession. Il fut inculpé d’usage de faux billets en 1750, en partie à
cause de sa femme qui, quand elle avait bu, était un peu trop encline à l’appeler « fabricant de 40 000 livres ». Il fut exposé au pilori et reçut 20 coups de
fouet. Deux ans plus tard, il fut reconnu coupable d’avoir, avec plusieurs complices de Providence, imprimé d’excellents (encore que pas tout à fait parfaits)
billets de 16 livres de la colonie du Rhode Island. Cette fois, on lui découpa un morceau de l’oreille et on le marqua au fer rouge d’un « C » (pour
counterfeiter à la joue. Il s’évada de prison quelques jours plus tard et traversa le Connecticut jusqu’à Dover, dans le comté de Dutchess. Là, il mit sur pied
une bande de faux-monnayeurs qui devint tristement célèbre sous le nom de Dover Money Club123.
« On dit qu’une grande bande de brigands y a établi son repaire depuis bien longtemps, et que certains d’entre eux portent la marque infamante », écrivait
un reporter en 1756. Le club avait des contacts, pour écouler les billets, dans le Connecticut, au Rhode Island et bien sûr dans le comté de Dutchess. Une
« succursale » du club imprimait des billets de New York, du Rhode Island et des dollars espagnols à Salem. Sullivan vécut un temps, en 1754, avec une
autre bande de faux-monnayeurs à Nottingham West, dans le New Hampshire, où quelque 15 000 livres furent imprimées à l’aide de ses plaques. S’il faut
en croire l’épouse de son hôte et partenaire, Benjamin Winn, il était devenu « un invité extrêmement difficile. Il exige du poulet ou de la viande fraîche tous
les jours124 ».
« Allez au diable, vous n’êtes qu’une bande d’imbéciles ! » vociféra-t-il un jour à l’adresse de ses complices. « Jamais encore je n’avais vu d’aussi satanés
imbéciles que vous ! » Et peut-être en effet Sullivan n’avait-il su s’entourer que d’imbéciles car, en 1754 et 1755, plus d’une douzaine de ses camarades se
retrouvèrent devant les tribunaux. À Newport, en août 1755, il y en eut quatre pour avouer qu’ils avaient imprimé plus de 50 000 livres à partir de plaques
fournies par Sullivan. Cet dernier passait déjà pour le roi des scélérats dans la presse coloniale125.
Afin de se débarrasser des tracas que leur donnaient d’aussi célèbres hors-la-loi, les autorités coloniales n’hésitaient pas à offrir d’intéressantes récompenses
aux chasseurs de primes. Si les autorités du comté de Dutchess avaient semblé se désintéresser totalement du cas Sullivan, l’Assemblée du Connecticut, elle,
n’hésita pas une seconde quand, à l’automne de 1755, un homme d’affaires de New Haven, Cornet Eliphalet Beacher, se fit fort, moyennant une aide
modeste, de capturer Owen Sullivan et tous les fripons du club de Dover. Sitôt acquis l’accord de l’Assemblée, il se mit en route, emmenant pour lui servir
de guides deux hommes reconnus coupables de faux-monnayage, et divers autres suspects dont il s’était purement et simplement « saisi ».
Les « guides » de Beacher le conduisirent d’abord à un repaire fort bien aménagé et meublé, au creux d’une colline du comté de Dutchess. Mais Sullivan
n’était pas dans la grotte. Il l’avait abandonnée depuis longtemps, songeant qu’un de ses compagnons risquait de le trahir. Beacher ne se découragea pas et
entreprit de fouiller la bourgade voisine, avec l’aide de ses onze hommes à cheval, dont trois faisaient partie de sa famille. À une heure du matin, le samedi
12 mars 1756, Beacher et son détachement pénétrèrent à cheval dans la cour d’une relation de Sullivan. Armés de pistolets et de torches, ses hommes
fouillèrent la maison, malgré les protestations des propriétaires. Ils s’apprêtaient à repartir bredouilles quand l’un d’eux remarqua, au pied d’un lit, des traces
de poussière fraîchement remuée. Le lit fut écarté, en même temps que la femme endormie qui s’y trouvait. Là, une latte disjointe leur permit de découvrir
un tunnel creusé dans la terre et aboutissant à une minuscule cellule, dans laquelle se tenait Owen Sullivan.
Ce dernier fut pendu. En montant à la potence, le 10 mai, Sullivan reconnut qu’il avait été condamné à juste titre. Il admit avoir fabriqué 24 000 livres en
faux billets, dans plusieurs monnaies des colonies. Il exhorta même ses camarades à renoncer au faux-monnayage. Mais il refusa de les trahir. Mordant un
bon coup dans sa chique, il ajouta qu’il ne révélerait pas quels billets de New York il avait contrefaits. « À vous de le trouver ! » lança-t-il en souriant à ses
bourreaux. Puis il implora la miséricorde divine, récita le Notre Père et fut pendu126.
Il ne faut pas voir dans cette attitude un signe de repentir. Bien peu de criminels éprouvaient des remords dans une société où les conflits de classes se
doublaient de prévarications généralisées. La loi et la justice reflétaient de plus en plus ces conflits de classes et cette corruption. Beacher, par exemple, ne
valait pas mieux que Sullivan. S’il poursuivait le faux-monnayeur, c’était dans le seul but de protéger ses propres intérêts et de rafler éventuellement une
récompense substantielle. Il ne mit la main sur Sullivan qu’après avoir kidnappé ceux qui lui avaient servi de guides. Aucun officiel ne jugea ce procédé
répréhensible. Mais il est vrai que bien peu d’officiels agissaient comme si la loi avait été faite pour s’appliquer également à eux.
Si le gouverneur Benjamin Fletcher s’était taillé une réputation de corruption hors de pair, le successeur de son successeur, lord Cornbury, ne valait guère
mieux. C’était un travesti et il adorait les scandales, parcourant la ville en robe longue, les cheveux frisés, le visage outrageusement maquillé, inspectant les
troupes dans cet appareil et répandant ses faveurs sur ses amis. Quant au maire de Philadelphie, quand il perdit 2 000 livres sur les deniers publics, en 1731,
il expliqua que cette somme lui avait été volée. Les shérifs de Philadelphie se montraient tout aussi laxistes avec les sommes qu’ils collectaient. Les sergents
de ville de Charleston étaient totalement vénaux et battaient ceux des citoyens qui leur refusaient des pots-de-vin. Quant à la police de New York, dans les
années 1730, elle s’était réservé toutes les licences de débits de boisson ; une bonne moitié des policiers étaient devenus propriétaires de tavernes et de
tripots127.
Même si tous ces gouverneurs, tous ces maires, tous ces fonctionnaires qui se remplissaient les poches ne faisaient que sacrifier à l’esprit du temps, comme
l’ont accordé bien des historiens dans leur indulgence, le spectacle de la corruption générale amena bien des Américains à perdre tout respect pour la loi et
l’autorité. Cela non seulement augmenta d’autant la criminalité, mais encore conféra aux colons une attitude qui les distingua de tous les autres
ressortissants de l’Empire britannique ; ils apprirent à ne compter que sur eux-mêmes.
Or, cependant que, repoussant les autochtones, les cultivateurs cherchaient leur salut dans l’acquisition et l’exploitation de terres plus étendues, ils n’en
restaient pas moins directement sous la coupe des lois fiscales dictées par les appétits de l’Empire en construction. Le carcan économique signifiait pour eux
que, malgré la couleur de leur peau et la langue qu’ils parlaient, ils n’étaient, pour la mère patrie, que des citoyens de seconde zone, taillables et corvéables à
merci. Quant à la grande tradition britannique de justice, d’équité et de démocratie, elle ne profitait qu’aux maîtres des grandes compagnies commerciales
qui, par l’intermédiaire du Parlement, contrôlaient la politique coloniale.
Pour les pauvres de Boston, de Newport, de New York et de Philadelphie, la loi n’avait guère à offrir. Dans un pays où les voleurs élégants des classes
supérieures se servaient sans vergogne des deniers publics, les membres des classes inférieures se défendaient comme ils pouvaient. Mais en dehors des villes,
dans les campagnes et sur les frontières (au sens colonial de zones encore mal colonisées), les marginaux suivirent d’autres voies.
Depuis la révolte de Bacon, dans les années 1670, le piémont des Appalaches avait toujours baigné dans le sang. Les spéculateurs fonciers de Virginie en
avaient fait leur réserve personnelle, au cas où il faudrait étendre les plantations de tabac. Mais cet arrière-pays constituait aussi une zone tampon bien utile
entre les colons blancs des plaines côtières et les tribus indiennes de plus en plus hostiles que la colonisation avait repoussées dans les montagnes. Les
infortunés Blancs qui peuplaient cette zone tampon étaient les derniers arrivants, contraints d’acheter ou de louer aux spéculateurs. Non seulement le
manque de terre les contraignait à acquitter le prix fort pour des terres médiocres, mais encore ils se retrouvaient exposés, pratiquement sans protection
armée, à la juste colère des Indiens. Leurs exploitations représentaient la première ligne de défense pour les planteurs, qui vivaient dans le confort et ne
risquaient pratiquement rien. Il n’est donc guère étonnant que ces gens aient décidé de prendre en main les tâches de maintien de l’ordre, marquant ainsi le
début de l’ère des vigilantes, ces milices d’autodéfense traditionnelles promises à un bel avenir128.
Les révoltes, les insurrections et les soulèvements de ces milices devinrent monnaie courante à partir du milieu du XVIIIe siècle. Les Paxton Boys, venus de
l’ouest de la Pennsylvanie, envahirent Philadelphie en 1764, afin d’exiger la nomination d’un gouvernement plus sensible aux difficultés économiques des
habitants de la frontière. Les Green Mountain Boys, du Vermont, se battirent afin d’échapper aux autorités new-yorkaises qui prétendaient les contrôler, au
début de la décennie 1770. En 1771, des vigilantes de Caroline du Nord s’emparèrent de plusieurs comtés de l’Ouest avant d’être écrasés par la milice du
gouverneur. Mais plus que tous les autres, ce fut le mouvement des regulators de Caroline du Sud qu’on peut considérer comme caractéristique et révélateur.
Ce furent les premiers vrais vigilantes d’Amérique. Petits planteurs et boutiquiers de l’arrière-pays de Caroline du Sud, ils prétendaient compter de 1 000
à 3 000 membres. Un tiers des regulators étaient des cultivateurs et des commerçants relativement prospères, mais convaincus que jamais ils ne pourraient
prétendre devenir aussi riches que les planteurs des plaines. Les regulators prirent les armes pour la première fois en 1767, afin de lutter contre ce qui fut
sans doute la pire vague de vols, de pillages et de délinquance qu’eussent connue les colonies. Depuis 1750 environ, des bandes organisées avaient établi des
repaires quasiment inexpugnables dans l’arrière-pays.
Les plus audacieux de ces voleurs avaient appris leur métier dans la période troublée qui avait suivi la guerre contre les Cherokee, terminée en
décembre 1761 par l’écrasement des Indiens. Amère victoire pour les Blancs, qui avaient été contraints de fuir leurs foyers par centaines, pour aller vivre
dans les forts de l’armée.
Près de 1 500 personnes passèrent l’hiver 1760-1761 dans les trente forts de la région. La vie y était malsaine à cause du surpeuplement. De 1759 à 1760, la variole avait fait rage dans l’arrière-pays et, au
début de mars 1760, les deux tiers de la garnison du fort 96 étaient atteints de la maladie, qui fit quatorze victimes.

Le pillage des maisons abandonnées fut immédiat129.


Les secours envoyés par Charleston étaient insuffisants et furent fréquemment détournés avant même de parvenir aux victimes. Les hommes de la milice
du gouverneur ne furent pas les derniers à voler. Avant même la signature d’un traité avec les Cherokee, les combattants avaient commencé à s’en prendre
aux colons.
Ces rangers, au lieu de harceler l’ennemi, en sont venus à tourmenter et piller les malheureux habitants éparpillés à travers le pays. Et les forts dans lesquels ils se réfugient après leurs mauvais coups, et qui
sont pleins de catins et de prostituées, sont entretenus avec les deniers publics130.

Après la guerre, ce fut le chaos dans l’arrière-pays. Les petits cultivateurs qui avaient survécu jusque-là se heurtaient à des obstacles quasi insurmontables.
Avant la guerre, leur activité était déjà fort précaire – les routes étaient des bourbiers, les rivières n’étaient pas navigables. Après la guerre, la main-d’œuvre
devint encore plus rare, les machines agricoles avaient été détruites ou volées, et les hameaux étaient envahis par des hordes de vagabonds sans le sou.
Richard Maxwell Brown a donné une description de cette situation :
À l’exception de quelques bandes de brigands, les gens du menu peuple et les hors-la-loi étaient désorganisés, mais tous avaient en commun le sentiment d’être étrangers à la société respectable de l’arrière-
pays. L’intensité de ce sentiment rend compte de l’existence de différents types, des pauvres aux hors-la-loi. Ces derniers étaient agressivement antisociaux, ils se sentaient absolument étrangers à la société
respectable. Psychologiquement, c’était peut-être aussi le cas des pauvres mais, extérieurement, c’était moins visible. Les hors-la-loi étaient activement hostiles à la société respectable, les pauvres y étaient
seulement marginaux131.

Winslow Driggers, qui avait combattu à 20 ans dans les rangs de la milice gouvernementale, était devenu chef de bande dix ans plus tard. Govery et
George Black avaient hérité de bonnes terres de leur père. Ils les vendirent peu à peu, pour devenir des hors-la-loi à plein temps. Thomas et James Moon en
firent autant et devinrent chefs d’une bande, vers 1765. Les hors-la-loi qui connurent la plus grande réussite n’étaient apparemment pas des rebuts de la vie
sociale de l’arrière-pays : comme le montrent les exemples cités à l’instant, ils appartenaient plutôt à la classe des planteurs respectables. Ils avaient de
l’astuce, du savoir-faire et de l’imagination. À compter de 1765, ils formaient pratiquement une société distincte. Selon des récits du temps, ils possédaient
même leurs propres villages où femmes, enfants et vieillards vivaient ensemble en bonne harmonie. Les préjugés raciaux étaient rares dans ces collectivités,
où les Noirs aussi étaient souvent acceptés comme des égaux132.
Au début des années 1760, les hors-la-loi étaient à peu près assurés de l’impunité. « Les gangs étaient si puissants, leurs repaires si inexpugnables, que plus
d’un dirigeant et d’un commerçant de l’arrière-pays, par peur ou par intérêt, s’allia secrètement avec eux. » Cependant, en 1767, un certain nombre de
planteurs et de négociants avaient suffisamment reconstruit leur fortune pour commencer à s’inquiéter des activités des bandits. Or, le printemps de cette
année 1767 vit une vague particulièrement féroce de cambriolages, d’enlèvements et d’incendies volontaires. Comme il n’existait pas de tribunal digne de ce
nom dans l’arrière-pays, les grandes affaires criminelles étaient jugées à Charleston. En mars 1767, six brigands furent condamnés pour vol de chevaux,
cambriolage et vols divers. Les cinq qui devaient être exécutés bénéficièrent d’une grâce du gouverneur, et le sixième fut fouetté avant d’être relâché. Les
gens de l’arrière-pays commencèrent à murmurer que le gouvernement provincial était corrompu133.
Pendant tout l’été, des esprits échauffés tournèrent et retournèrent le problème. À chaque nouvelle attaque des hors-la-loi, la colère montait, et l’on décida
finalement d’organiser des patrouilles de citoyens volontaires pour châtier directement les bandits. On commença à incendier des maisons dans les villages
qui avaient abrité des voleurs de chevaux. Des brigands furent capturés et fouettés. Les hors-la-loi passèrent à la contre-offensive et, dans la nuit du
8 octobre, enlevèrent un juge de paix. À partir de là, la violence suivit une spirale ascendante entre hors-la-loi et « citoyens ». Les vigilantes choisirent « un
millier d’hommes pour faire respecter la loi et lutter contre les bandits et ceux qui les protégeaient ». Ces mille hommes prirent le nom de regulators134.
La réaction de Charleston fut immédiate. La « populace » qui s’était assemblée pour « créer des désordres et des troubles » fut sommée de se disperser à
l’instant. Mais les regulators ne l’entendaient pas de cette oreille. Tout au long du mois qui suivit, ils firent tâter de leur version de la loi aux hors-la-loi. En
novembre, ils avaient gagné : deux compagnies régulières de rangers furent créées par l’Assemblée pour faire la chasse aux gangs et ramener la paix et l’ordre
dans le piémont des Appalaches. Joignant leurs forces à celles des regulators, ils firent preuve d’une efficacité redoutable. « En mars 1768, les reins de la
criminalité étaient brisés135. »
La menace des hors-la-loi avait cessé d’être grave, mais les regulators ne se jugèrent pas satisfaits pour autant. Le crime s’était installé chez eux, croyaient-
ils, par la faute des classes inférieures, en raison des mœurs dissolues et de l’avidité des hordes de vagabonds, de chasseurs, de sans-logis qui avaient fui
devant la guerre et avaient abouti chez eux. Si l’on souhaitait éviter le retour du crime, il fallait surveiller de très près tous ces pauvres, tous ces « gens de
rien ». Aussi, dans leur Plan of Regulation de juin 1768, ils se déclarèrent déterminés à « purger le pays de tous les oisifs, de tous ceux qui ne disposent pas
d’un moyen visible de gagner honnêtement leur vie, de tous ceux que l’on soupçonne de mener une existence répréhensible ».
On imposa des règles très strictes, gouvernant jusqu’à la morale et à la vie familiale, aux habitants de l’arrière-pays. Au cours des trois années qui suivirent,
avant que la colonie ne reprît en main la justice, les regulators et les rangers nommés par l’Assemblée restèrent les maîtres de la situation. Les responsables de
Charleston n’exerçaient pratiquement plus aucune autorité sur le territoire.
La population était gouvernée par les officiers des milices qu’elle s’était données. […] Le pays fut purgé de tous ses voleurs. Les putains étaient fouettées, puis chassées. Les magistrats et les policiers qui
avaient partie liée avec les brigands se taisaient, hors d’état de nuire. La tranquillité régnait. L’industrie était restaurée136.

La loi et l’ordre étaient donc rétablis. Mais à quel prix ? Pour combattre le crime, une nouvelle race de demi-criminels à la gâchette facile venait de voir le
jour, avec la bénédiction officielle. Tolérés, puis soutenus par l’État, ces nouveaux criminels symbolisaient parfaitement la justice américaine : une justice
devenue synonyme de rapidité dans le maniement des armes…
Notes
108. Carl Bridenbaugh, Wilderness, op. cit., p. 220.
109. Samuel Sewell, Diary, Massachusetts Historical Society, Collections, 5e série, p. 5, 93, 189. Carl Bridenbaugh, Wilderness, op. cit., p. 229.
110. Carl Bridenbaugh, Cities in Revolt : Urban Life in America, 1743-1776, New York, 1955, p. 112.
111. La secte des quakers s’intitule « Société des Amis » (N.d.T.).
112. Pour plus de détails, voir Frederick Tolles, Meeting House and Counting House : The Quaker Merchants of Colonial Philadelphia, 1682-1763, Chapel Hill, N.C., 1948, chapitres 2 et 3. Gary Nash, Quakers
and Politics : Pennsylvania, 1681-1726, Princeton, N.J., 1968, chapitre 7 et, en particulier, p. 336-343.
113. Minutes of the Provincial Council of Pennsylvania, Philadelphie, 1852-1853, vol. I, p. 527 et vol. III, p. 109. Lawrence Gipson, « Crime and its Punishment in Provincial Pennsylvania », Lehigh University
Publications, vol. IX, p. 6-8. Carl Bridenbaugh, Wilderness, p. 221.
114. Lawrence Gipson, « Crime and its Punishment », op. cit., p. 10-12 et 14.
115. Douglas Greenberg, Crime and Law Enforcement in the Colony of New York, 1691-1776, Ithaca, N.Y., 1974, p. 214-223.
116. Ibid., p. 54 et 223.
117. Carl Bridenbaugh, Revolt, op. cit., p. 113. Richard Morris, The Encyclopedia of American History, New York, 1976, p. 941.
118. Carl Bridenbaugh, Revolt, op. cit., p. 111.
119. Ibid. Richard Brown, The South Carolina Regulators, Cambridge, Mass., 1963, p. 29-32.
120. Kenneth Scott, Counterfeiting in Colonial America, New York, 1957, p. 10.
121. Ibid., p. 7.
122. Ibid., p. 186-187 et 219.
123. Ibid., p. 188. Carl Bridenbaugh, Revolt, op. cit., p. 111. Cité par Kenneth Scott, Counterfeiting, op. cit., p. 10.
124. Ibid., p. 195-196 et 202.
125. Ibid., p. 202-208. Owen Sullivan, « Narrative of the Wicked Life and Surprising Adventures of that Notorious Money Maker and Cheat, Owen Sullivan… Hanged in the City of New York May 10,
1756… », Early American Imprints, 1689-1800, Worcester, Mass., 1956, microfilm n° 7796.
126. Pour une discussion des antécédents et du contexte économique et social du faux-monnayage colonial, voir Richard Brown, Regulators, op. cit., chapitre 1.
127. Ernest Griffith, History of American City Government : The Colonial Period, New York, 1972, p. 389-391. South Carolina Gazette, 25 janvier 1772. New York Weekly Journal, 23 août 1736.
128. Richard Brown, Regulators, op. cit., p. 30-35.
129. Ibid., p. 11.
130. Ibid., p. 27.
131. Ibid., p. 29-30.
132. Ibid., p. 31-33.
133. Ibid., p. 38-39.
134. Ibid., p. 46.
135. Ibid., p. 49.
136. Ibid., p. 52.
CHAPITRE 6
Forçats, concubines et dirigeants corrompus

Tandis que le doute et la désespérance s’emparaient de l’imagination de Cotton Mather et de ses dévots adeptes de Nouvelle-Angleterre, les colonies plus
terre-à-terre du Sud – Pennsylvanie, Maryland, Virginie et Caroline – semblaient offrir, au XVIIIe siècle, des perspectives mirobolantes. Malgré les récessions
cycliques, les affaires étaient devenues réellement profitables. Les principaux produits d’exportation des colonies du Sud, bois de charpente, colorants et
produits agricoles, menacèrent vite la suprématie commerciale de la Nouvelle-Angleterre. La croissance démographique en fournit un reflet significatif.
De 1700 à 1765, la population de Boston passa de 6 700 à 15 500 habitants. Mais, pendant la même période, Philadelphie, qui n’était en 1683 qu’un vague
hameau autour duquel 500 cultivateurs étaient éparpillés, devint une ville de 35 000 habitants137.
Ces fluctuations de fortune se reflétaient aussi dans la croissance de la classe des domestiques. À l’origine, nous avons vu que les domestiques étaient
vendus au plus offrant par le commandant du navire qui les avait amenés en Amérique. Une seconde catégorie, moins nombreuse, était celle des free-willers
(littéralement, ceux qui venaient « de leur propre volonté ») qui, venus sans contrat avec le capitaine du bateau, cherchaient le maître qui voudrait bien
acquitter le prix de leur transport. La plupart des domestiques de Nouvelle-Angleterre, y compris les Irlandais, appartenaient à l’une ou à l’autre de ces deux
catégories. À partir de 1700, la rareté de la terre et l’augmentation des excédents de main-d’œuvre poussèrent les colons du Nord à réduire les importations
de domestiques. En conséquence, les domestiques de la troisième catégorie, qui arrivèrent massivement à partir de cette date, allèrent presque tous au Sud.
C’étaient « des forçats, félons, vagabonds, personnes de mœurs dissolues et aussi des gens possédés par de prétendus esprits ». Ce fut seulement en
important des « colons enchaînés » que les entrepreneurs du XVIIIe siècle acquirent leur indépendance économique138. Voyons l’explication que nous fournit
Curtis Nettels :
Les domestiques pauvres, une fois accompli le temps de service prévu par leur contrat, devaient entamer une existence indépendante, sans l’aide d’aucun capital. À l’évidence, leur travail de domestique avait
produit une plus-value pour les capitalistes qui les employaient ; sinon, le système des domestiques sous contrat n’eût pas été profitable. Cette plus-value servait en partie à financer l’installation du
domestique libéré de ses engagements à l’expiration du contrat – sous forme de crédit à long terme, qui lui permettait d’acquérir ou d’équiper une exploitation agricole, ou de crédit à court terme, offert par
les marchands pour l’achat de biens dans leurs boutiques. Les exploitants ainsi endettés étaient tenus de livrer le produit de leurs récoltes à leurs créanciers, ce qui avait pour effet de faire tomber très bas les
prix agricoles, juste après les récoltes, au moment de cette livraison. Au contraire, le prix des marchandises et celui du crédit demeuraient constants et les créanciers étaient à même de tirer de gras bénéfices
de leurs tractations avec les cultivateurs endettés. Telle fut en fait la principale source d’accumulation du capital pour la classe des marchands139.

Mais les domestiques de loin les plus intéressants étaient les « passagers de Sa Majesté », les forçats dont la Couronne avait payé le transport et qui étaient
cédés, moyennant des sommes dérisoires, aux planteurs du Maryland et de Virginie. De 1717 à 1775, la seule prison d’Old Bailey, à Londres, fournit près
de 10 000 détenus à l’Amérique. Le Parlement ayant adopté, en 1717, une loi prévoyant le transport automatique des forçats en Amérique pour une durée
de sept ans (ou de quatorze en cas de meurtre), la réputation du Nouveau Monde devint telle que l’irascible Samuel Johnson pouvait s’écrier, pour faire
litière de toutes les réclamations des responsables coloniaux : « Sire, ils sont d’une race de forçats et devraient s’estimer heureux de n’être pas pendus140 ! »
Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, 4 500 forçats seulement avaient été déportés vers les grands domaines coloniaux d’Amérique. À partir du début du XVIIIe, ils
affluèrent par bateaux entiers au Maryland et en Virginie. Selon les estimations de Richard Morris, plus de 50 000 détenus des prisons anglaises furent
déportés en Amérique avant la révolution. Il était rare qu’on précisât le crime qui leur avait valu leur condamnation en Angleterre141.
Le livre de bord des navires nous permet en revanche de nous faire une idée très précise des rigueurs de la traversée. La mortalité à bord atteignait 15 à
30 %. Les registres du port d’Annapolis montrent que, des 61 forçats embarqués sur le Honour en 1720, 20 étaient morts avant l’arrivée du bateau. 30 des
87 forçats embarqués sur le Gilbert connurent le même sort en 1722, comme 38 des 95 passagers forcés du Rappahannock Merchant en 1725142.
Le capitaine britannique Jonathan Forward, qui détenait un véritable monopole du transport des détenus, en embarquait régulièrement, même lorsqu’il
ignorait sa destination exacte qui pouvait être déterminée à la dernière minute par la perspective d’une cargaison intéressante ou un changement de vent.
Forward décrocha un contrat en or avec l’avocat général de la Couronne britannique en 1718. Renouvelé tous les ans, ce contrat prévoyait une prime de
transport de 3 livres par forçat embarqué. En 1727, la prime passa à 5 livres. Une lettre d’un Londonien qui avait visité un des navires de Forward nous
confirme en détail ce que les taux de mortalité laissaient seulement imaginer :
Je suis monté à bord et, fort assurément, tout ce que j’avais pu jusqu’alors imaginer en fait d’horreur était moins épouvantable que l’état dans lequel je trouvai ce pauvre homme. Enchaîné à une planche qui
ne mesurait pas plus de 16 pieds143 de long avec 50 misérables, les fers au cou, et avec pour compagnons de chaîne les plus épouvantables créatures qu’il m’eût été donné de voir144 !

Des femmes faisaient probablement partie de chaque contingent de forçats, encore que les livres de bord n’en fournissent qu’occasionnellement le nombre.
Le Snow Eugene, qui arriva dans le Maryland en 1658, transportait 18 femmes et 51 hommes. Un recensement des Blancs transportés en 1755 faisait
apparaître 1 893 forçats adultes dont 386 femmes. Des 88 enfants, un quart était de sexe féminin. Pendant le XVIIe siècle, on avait expédié des femmes en
Virginie en échange de tabac (140 en deux ans seulement, de 1619 à 1621). Ces détenues de droit commun devinrent les épouses ou les concubines de plus
d’un planteur de tabac et, de ces unions, naquirent les ancêtres de bien des familles « aristocratiques » de la noblesse sudiste. Si des femmes étaient ainsi
expédiées vers les colonies du Sud, c’était que les pionniers qui avaient créé les premiers domaines se plaignaient sans cesse de l’absence de « compagnie
féminine145 ».
La Louisiane française formait un cas à part. Au début du XVIIIe siècle, la quasi-totalité des femmes qui débarquaient à La Nouvelle-Orléans avaient fait le
trottoir à Paris. Plus de douze cents femmes et filles quittèrent ainsi les prisons françaises pour La Nouvelle-Orléans entre 1717 et 1721, à une époque où
les colons eux-mêmes étaient encore fort peu nombreux. Leur départ de Paris ne passait pas inaperçu. Il s’agissait en effet de véritables convois. En
octobre 1719, par exemple, ces dames traversèrent la ville dans trente charrettes, suivies de leurs amoureux qui allaient à pied et qu’elles invitaient avec force
quolibets à les accompagner jusqu’au Mississippi.
Une fois débarquées en Amérique, ces dames de médiocre vertu poursuivaient apparemment la belle vie car, dix ans plus tard, une religieuse de La
Nouvelle-Orléans déclarait amèrement :
Non seulement la débauche mais encore l’impudeur et tous les vices se donnent ici plus libre cours que nulle part ailleurs. Quant aux filles de mauvaise vie, elles ont beau faire l’objet d’une surveillance sévère
et de châtiments cruels, puisqu’on les contraint à chevaucher un cheval de bois tandis qu’elles sont fouettées par tous les soldats du régiment qui assure notre protection, elles sont plus qu’il n’en faudrait pour
emplir un refuge146.

La prostitution était un grave problème pour les autorités coloniales. Du moins dans les villes car, dans le Maryland et en Virginie, le caractère rural de la
vie empêchait encore les femmes de vivre de la prostitution. Cette impossibilité ne fit d’ailleurs, pendant toute la période prérévolutionnaire, que stimuler
l’esprit d’invention des malhonnêtes femmes – sans guère produire, en règle générale, de résultats bien brillants. On peut citer Sarah Wilson, qui avait été
condamnée à mort en Angleterre pour avoir volé un bijou à sa maîtresse, une demoiselle d’honneur de la reine.
Graciée, Sarah Wilson fut déportée dans le Maryland en 1771 et vendue le jour même de son arrivée. On ignore comment elle parvint à tromper la
surveillance de son nouveau maître ; toujours est-il qu’elle réapparut bientôt en Virginie, puis en Caroline du Sud, se présentant comme la princesse
Susanna Carolina Matilda – la sœur « la moins connue » de la reine. Prévoyante, Sarah Wilson avait emporté en Amérique des vêtements élégants et des
bijoux, et jusqu’à un médaillon contenant un portrait de la reine. Au lieu de vendre ces trésors au marché noir, elle s’en servit pour rendre son personnage
plus crédible et obtenir des invitations aux grandes soirées mondaines qui lui permettraient de faire la connaissance de gentilshommes « intéressants ». Elle
se répandit dans Charleston, « produisant, en bien des lieux, une impression étonnante, imitant le maintien de la famille royale avec une telle perfection que
plusieurs se disputèrent l’honneur de lui baiser la main ».
Ce furent peut-être les merveilleux talents d’actrice de Sarah Wilson qui amenèrent l’échec de sa scandaleuse entreprise. Car elle finit par oublier les
limites que lui imposait son rôle. Son appétit de grandeur la conduisit à tenir des propos douteux. Elle promettait des prébendes et des nominations dans
l’administration coloniale. Elle fit même miroiter aux yeux d’un ambitieux la possibilité de le faire nommer gouverneur. Toutes ces promesses en échange,
bien sûr, de gros prêts que ses cavaliers lui consentaient immédiatement. Craignant sans cesse d’être démasquée, elle faisait ses promesses puis quittait un
salon pour un autre. Elle finit par éveiller les soupçons de ses trop nombreux chevaliers servants. L’un d’eux, découvrant une annonce concernant une
domestique en fuite dont la description correspondait trait pour trait à la « princesse », prit contact avec son ancien maître. Ses bienfaiteurs la menèrent
jusqu’à un bateau qui la reconduisit vers la plantation du Maryland où elle aurait dû rester prisonnière147.
Domestiques et forçats gonflaient les rôles des cours criminelles, surtout en Virginie, en Pennsylvanie et dans le Maryland. Mais ils étaient rarement
inculpés de vol, d’agression ou de violence. La plupart étaient tout simplement arrêtés pour s’être enfuis. Repris, ils étaient généralement fouettés avant
d’être remis à leurs maîtres, pour lesquels ils étaient tenus d’accomplir un service supplémentaire égal à un certain nombre de fois la durée de leur absence
illégale. Dans le New Jersey, la Virginie et la Caroline du Nord, par exemple, ils devaient généralement deux fois le nombre de jours qu’avait duré leur
fugue, en Pennsylvanie cinq fois, en Caroline du Sud sept fois, enfin, dans le Maryland, dix fois. Mais, en règle générale, les fugitifs n’étaient pas repris.
Dans les rôles des tribunaux qui nous sont parvenus, on ne trouve guère que cinq ou six cas de ce genre par an, tandis que les gazettes du Maryland et de
Virginie publiaient plus de 150 annonces par an concernant des domestiques en fuite148.
Tandis qu’un nombre croissant de colons sudistes en venaient à considérer la déportation des forçats comme une mesure oppressive de la politique
impériale, les critiques se multipliaient aussi contre l’usage des domestiques sous contrat. En 1724, un professeur d’université, Hugh Jones, écrivait que les
domestiques étaient « les plus pauvres, les plus paresseux et les pires des hommes, le rebut de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, et la lie du peuple. Mais –
ajoutait Jones – les forçats ou félons étaient pires encore. Les planteurs étaient avides de cette main-d’œuvre à bon marché qui risquait pourtant de faire
bien du mal, de voler et d’assassiner, et de gâter des domestiques naguère excellents ». Malgré ses exagérations, la rhétorique de Jones reflète bien le
sentiment d’insécurité économique qui agitait non seulement les Virginiens, mais tous les colons du Sud149.
Cette insécurité était causée par le fossé qui ne cessait de s’élargir entre la noblesse terrienne et les dirigeants provinciaux, qui s’étaient depuis longtemps
emparés des meilleures terres des plaines côtières, et les immigrants qui, arrivant au XVIIIe siècle, furent contraints de s’installer dans le piémont des
Appalaches. La lutte entre ces deux factions nourrit le plus clair du débat politique entre 1720 et la révolution, et jeta les fondements de la corruption
généralisée qui marqua les dernières décennies du gouvernement provincial.
Plus que toute autre colonie d’Amérique du Nord, la Virginie était le modèle du succès pour les investissements dans l’Empire britannique. Après des
débuts précaires au XVIIe siècle, elle donna vite naissance à un système domanial solide. Ni féodaux ni démocrates, les premiers planteurs de Virginie eurent
l’intelligence de créer un système de plantations disposées le long du fleuve, obviant ainsi à la nécessité d’un grand centre commercial urbain. Chacune de
ces gigantesques plantations formait comme un duché semi-autonome, capable de subvenir seul aux besoins de ses employés et des membres de la famille
propriétaire. Les meilleures terres disposaient en outre de leurs docks privés sur le fleuve, où les vaisseaux anglais pouvaient décharger les biens
manufacturés et charger le tabac et les autres produits de la ferme. Ces mêmes plantations jouaient le rôle de sociétés d’import-export pour les exploitations
qui ne disposaient pas d’une ouverture suffisante sur le fleuve. Ainsi le système apportait-il à la fois des profits aux planteurs, du travail à la main-d’œuvre
anglaise, la richesse aux marchands britanniques, une solution au surpeuplement des prisons de la mère patrie et des droits et taxes à la Couronne. Tout le
système s’articulait autour de la culture du tabac, qui elle-même reposait sur l’existence d’une main-d’œuvre abondante et bon marché. Au contraire des
colonies plus urbanisées du nord, la Virginie était à même d’exercer un contrôle efficace sur les domestiques et les forçats, auxquels la dispersion des
exploitations interdisait toute tentative de regroupement150.
Les domestiques présentaient d’autres avantages pour les planteurs de Virginie. Nombre de familles parmi les plus anciennes de la colonie avaient acquis
leurs vastes domaines en se faisant négociants de domestiques et en faisant venir la main-d’œuvre par bateaux entiers. Les terres étant allouées aux planteurs
sur la base du nombre de domestiques qu’ils employaient. Peu importait que les misérables, transportés dans des conditions épouvantables, fussent si mal
traités, après leur arrivée, qu’ils mouraient dans les mois qui suivaient : le planteur devait seulement faire la preuve du nombre de domestiques qu’il avait
achetés. La disparition des domestiques devint même tellement scandaleuse qu’au début du XVIIIe siècle des lois furent promulguées pour interdire aux
maîtres de procéder à titre privé à l’inhumation de leurs domestiques décédés. Deux des principaux planteurs, William Claiborne et Peter Ashton, bâtirent
le plus clair de leurs domaines sur le trafic des domestiques. Peter Ashton, par exemple, reçut 4 500 acres au vu du nombre de domestiques qu’il avait
acquis. Mais le plus extraordinaire de tous ces négociants fut Robert Beverley, qui sut accumuler plus de 25 000 acres après avoir combattu la révolte de
Bacon151.
Cette révolte fut le premier signe de la rancœur que suscitait le système des plantations à travers les campagnes de Virginie : d’un côté, quelques familles
qui contrôlaient le gouvernement et la fiscalité et possédaient des centaines de milliers d’acres ; de l’autre, une masse de gens (dont 40 % d’anciens
domestiques des premiers) qui ne possédaient chacun que quelques acres.
En Virginie – a pu écrire Philip Bruce –, le gros propriétaire terrien […] n’avait pas la moindre difficulté à assurer l’élection d’un de ses fils à l’Assemblée. […] Plus vaste était la plantation, plus nombreux
les esclaves et le bétail du propriétaire, plus profonde était l’influence de ce dernier sur les électeurs152…

Nathaniel Bacon, riche cousin du philosophe Francis Bacon, débarqua en Virginie en 1674, après que le système des plantations eut déjà absorbé les
meilleures terres. Il sympathisa immédiatement avec les malheureux cultivateurs de la frontière, qui, outre qu’ils n’obtenaient que les terres les moins fertiles,
devaient acquitter les mêmes taxes et impôts que les plus riches planteurs et ne bénéficiaient pratiquement d’aucune protection contre des Indiens de plus en
plus hostiles. Pour commencer, Bacon prit la tête d’une expédition illégale contre les Indiens Pamunkey, Susquehanna et Occaneechi. Puis, le gouverneur
de Virginie, William Berkeley, s’étant élevé contre cette aventure, Bacon et sa petite armée firent mouvement sur la capitale, Jamestown, qu’ils faillirent
prendre. Mais Bacon tomba subitement malade et mourut. Privés de chef, ses hommes furent défaits par une armée de planteurs emmenée par Robert
Beverley. Trompés par une promesse d’amnistie, les derniers rebelles se rendirent. Jugés pour trahison, 23 d’entre eux furent pendus153.
Si les riches planteurs accaparaient les charges et fonctions, depuis le conseil du gouverneur jusqu’à la justice de paix, au risque de susciter la colère des
classes moyennes, c’était précisément afin d’être à même d’en surveiller les membres, qui avaient constitué les troupes de Bacon et devinrent de plus en plus
importants à partir de 1700. Mais c’était aussi par esprit de lucre, car la moralité publique de la Virginie coloniale jugeait parfaitement normal que les
fonctionnaires songeassent d’abord à se « remplir les poches154 ».
Jusqu’à la révolution, l’histoire de la Virginie n’est qu’une longue suite de spéculations foncières et d’ententes à l’amiable entre le conseil et les planteurs.
Même l’héroïque ennemi des pirates, le gouverneur Spotswood, s’était assuré la possession de quelque 85 000 acres. Au milieu de son mandat, en 1712,
Spotswood prit la tête, avec Robert Beverley II – fils du vainqueur de Bacon –, d’une expédition destinée à ouvrir la vallée du Susquehanna aux spéculateurs
fonciers.
Spotswood lui-même était un maître spéculateur, favorable à l’immigration et à l’esclavage, dont il ne tarda pas cependant à discerner les dangers. Car, si
la main-d’œuvre serve fut à la base de bien des fortunes virginiennes du XVIIIe siècle, elle contribua en même temps à miner le pouvoir de la vieille élite des
planteurs qui, à l’origine, avaient presque entièrement compté sur les domestiques sous contrat. Au début, l’esclavagisme ne fit qu’accroître leurs profits, les
libérant de l’obligation de doter leurs domestiques à la fin de leur contrat. Mais l’apparition d’une main-d’œuvre permanente entraînait aussi des
responsabilités également permanentes, voire croissantes155.
Plus important encore, nombre de petits cultivateurs incapables de s’offrir des domestiques avaient en revanche les moyens d’employer des esclaves pour
accroître leur production de tabac. « Le grand nombre de nègres importés ici et seulement employés à faire du tabac a produit depuis quelques années une
augmentation du tabac de loin supérieure à sa consommation […] et en a donc abaissé le prix », avertissait Sportswood en 1711. En deux ans, les
conséquences commencèrent à s’en faire sentir sur deux plans. Les gros planteurs résistèrent à la crise mais au prix de grandes difficultés, car leur production
accrue augmentait aussi les coûts et réduisait leurs marges ; quant au petit cultivateur indépendant, qui ne travaillait qu’avec son épouse et ses enfants, il fut
pratiquement éliminé.
Les belles promesses que le pays semblait recéler pour lui pendant les cinquante premières années de son histoire furent brutalement démenties. La Virginie, qui avait pour une si grande part été le pays du
petit cultivateur, devint la terre des maîtres et des esclaves156.

En mai 1766, neuf ans avant la révolution, la vénérable colonie de Virginie était au bord de la faillite. Un grand nombre de ses familles les plus anciennes
et les plus éminentes n’étaient plus en mesure d’honorer leurs engagements. Quelques-unes avaient été contraintes de mettre leurs biens en liquidation, sans
pour autant faire entrer suffisamment d’argent liquide pour satisfaire les créanciers. William Byrd III, par exemple, dont le père et le grand-père avaient été
le symbole même de la vieille aristocratie sudiste, était un joueur dissolu, un dirigeant incompétent et, comme tous les autres planteurs, une victime du
climat de décadence économique. Il survivait en implorant des prêts de ses amis. Bernard Moore, membre de l’Assemblée, colonel dans la milice,
propriétaire de milliers d’acres dans les comtés de King William et de Spotsylvania, fut un spéculateur acharné, un flambeur qui finit par perdre tout crédit
et ne parvint bientôt plus à assurer son existence matérielle au jour le jour que grâce aux incertains revenus d’une fonderie. Benjamin Grymes, autre grand
bourgeois, échevin du comté de Spotsylvania, descendant d’une grande famille de planteurs, marié à une fille du clan Fitzhugh – plus ancien et plus
respectable encore –, toucha lui aussi un peu à tout, de la culture du tabac aux fonderies en passant par la spéculation la plus éhontée, toutes activités
requérant de grosses quantités de liquide qu’il n’avait jamais possédées. Pour finir, il dut gager tous ses biens afin de rembourser ses dettes157.
Ce furent ces hommes et une dizaine d’autres seigneurs du tabac qui s’assemblèrent, le second mardi de juin 1766, dans la salle du tribunal du comté de
King and Queen, à une soixantaine de kilomètres au sud de Richmond. Sur les rôles de la cour, ce jour-là, une affaire dont on comprendrait plus tard qu’elle
marquait en fait le début du démantèlement de l’aristocratie. Il s’agissait de nommer des administrateurs pour les biens de feu John Robinson, speaker de la
chambre provinciale, trésorier de la colonie et créancier personnel de la quasi-totalité des beaux messieurs présents dans la salle d’audience. Le dépôt de
garantie exigé des administrateurs résume la gravité de l’affaire : il s’élevait à un quart de million de livres – à peu près la moitié de ce qu’avait coûté à la
Virginie la guerre contre les Français et les Indiens158.
Le problème qu’affrontaient la cour et la classe dirigeante de Virginie était simple. John Robinson, à l’aide du Trésor public de la colonie, avait
subventionné ses amis planteurs dans l’embarras à concurrence de 138 708 livres, tandis que lui-même devait au Trésor la coquette somme de 100 000 livres
– que les planteurs devaient désormais rembourser, faute de quoi ils perdraient leurs propres domaines. Et les intérêts de la dette s’accumulaient jour après
jour159.
Les remords n’étaient pas le sentiment dominant des amis de Robinson. Beaucoup redoutaient de mourir en prison pour des dettes qui ne venaient pas
d’actes véritablement répréhensibles mais du geste de Robinson, parfaitement compréhensible et dicté par l’amitié : ce dernier n’avait pas volé dans le Trésor
public, il s’était contenté de ne pas exiger le remboursement du papier-monnaie avancé aux planteurs de 1750 jusqu’au début des années 1760. S’il avait obéi
aux ordres du roi et exigé le remboursement, la colonie se serait retrouvée sans liquidités. Comme l’a écrit un des historiens spécialiste de l’affaire, Robinson
avait le choix entre le respect de la loi, qui eût ruiné ses amis, et l’oubli de la loi qui lui permettait de fournir aux plus désespérés le papier-monnaie dont ils
avaient besoin. « Il choisit de sauver ses amis160. »
L’affaire Robinson fut une source d’angoisses sans fin pour les cercles dirigeants de Virginie. Robinson avait été l’un des hommes les plus riches de la
colonie, acclamé par le lieutenant-gouverneur Francis Fauquier comme « l’enfant chéri du pays ». Il avait d’ailleurs été associé en affaires avec Fauquier et
avec le malheureux William Byrd III. Sa mort ne fit pas que révéler la banqueroute financière et le marasme dans lequel vivait sa coterie ; sans être à
proprement parler criminelles, ses manipulations de fonds publics firent voler en éclats l’autorité morale et politique de l’élite des planteurs qui avaient
jusqu’alors gouverné la colonie161.
Dans toutes les colonies côtières, les compromissions entre le pouvoir et l’argent devenaient d’ailleurs de plus en plus difficiles. À compter de 1700, de
nouveaux colons avaient commencé un mouvement en direction de la frontière occidentale des colonies, et leurs intérêts n’avaient plus grand-chose en
commun avec les buts et les besoins des dirigeants traditionnels. C’étaient des gens des classes moyennes, propriétaires d’exploitations de taille médiocre où
ils cultivaient du tabac de manière plus ou moins profitable, l’œil toujours fixé sur les almanachs pour connaître les dates d’arrivée des négriers d’Angola.
Cette nouvelle vague de colons, qui arrivèrent pour la plupart au cours des deux premières décennies du XVIIe siècle, furent, en quelque sorte, les premiers
immigrants d’Amérique. Avant 1700, on distinguait l’ancienne et la nouvelle génération, mais les institutions sociales – le gouvernement, le système
commercial intérieur, les Églises, hormis peut-être celles de Boston – n’avaient pas eu le temps de se consolider suffisamment pour qu’un ancien pût
décemment étiqueter « immigrant » un nouvel arrivant. Ces immigrants qui arrivèrent donc au début du XVIIIe siècle étaient attirés par les occasions qui
existaient ou étaient censées exister hors d’Europe. Les salaires étaient plus élevés en Amérique. La frontière était si vaste qu’une famille n’y aurait jamais à
vivre dans la crainte des soldats du roi, des évêques ou des huissiers. Et, disait-on, on pouvait avoir de bonnes terres – il suffisait de le demander. Les
milliers d’Écossais et d’Allemands qui débarquèrent à Philadelphie, cherchant de l’emploi sur les docks ou des terres à cultiver dans l’arrière-pays, furent les
gens qui, avec quelques domestiques affranchis, allèrent peupler le piémont des Appalaches. Ils ne se sentaient guère d’affinités avec la vieille aristocratie
terrienne ou avec les marchands des ports qui tenaient d’une main de fer les conseils provinciaux. Une seule chose les intéressait : réussir. Pour réussir, ils
avaient besoin avant tout de main-d’œuvre à bon marché – ou, mieux encore, gratuite.
Un esprit moderne serait tenté de considérer l’esclavage comme l’entreprise la plus criminelle des Anglais qui colonisèrent l’Amérique, un legs barbare,
une tache indélébile sur la civilisation américaine. Mais il ne faut pas oublier que l’esclavagisme était considéré alors comme une activité parfaitement
légitime, bénie par les Églises, l’État et les meilleurs esprits du siècle des Lumières. C’était même sa parfaite légitimité qui contribuait à son inhumanité.
Car des actes de brutalité qui eussent été sévèrement punis en tout autre cas étaient ouvertement tolérés dès lors qu’ils étaient perpétrés contre des esclaves
noirs. On marquait les esclaves comme du bétail, on les battait, on les brûlait, on les fouettait, on les exécutait même, pour un oui ou pour un non. Sans
parler des membres arrachés, des infirmités infligées volontairement et autres sévices pleinement acceptés par les tribunaux. Dans certaines colonies, les
choses étaient pires encore que dans les autres. En Caroline du Sud, a pu écrire Forrest McDonald, le mépris glacé des planteurs pour la vie et les
souffrances humaines était probablement « sans exemple à l’ouest du Dniepr162 ».
Une proportion relativement importante d’esclaves était suffisamment désespérée pour fuir, bravant la peine de mort qui punissait normalement les
fugitifs. Les propriétaires d’esclaves croyaient pourtant en général que « leurs esclaves vivaient mieux que la grande masse des paysans et des ouvriers
d’industrie du monde entier ». Les fuyards étaient accusés de s’être « volés eux-mêmes ». Le criminel, à travers l’histoire américaine, c’était l’esclave fugitif,
et non le shérif, le chasseur de prime ou le vigilante qui le prenait en chasse, le capturait et le pendait pour donner une leçon à ses semblables163.
Le propriétaire d’esclaves, bien loin de se montrer compréhensif, ne tolérait pas l’existence du moindre mécontentement parmi son cheptel. On se
plaignait de la paresse des « nègres », on les jugeait simulateurs et l’on ne croyait jamais qu’ils fussent réellement malades. Le noble père de l’Amérique,
George Washington lui-même, ne cessait de geindre que ses esclaves ne produisaient jamais autant que lui-même sur ses propres terres. Il était souvent
amené à fouetter les femmes qui feignaient d’être malades et refusait toujours de croire celles qui se disaient enceintes, jusqu’à ce que leur état fût devenu
clairement visible. Quant à ceux des nègres qui tentaient de ne pas trop s’épuiser au cours de leurs dix-huit heures de travail quotidiennes, il les décrivait
comme des « créatures paresseuses et trompeuses164 ».
Washington, James Madison et les autres aristocrates esclavagistes qui nous ont donné la définition de la liberté américaine partageaient avec les petits
cultivateurs la responsabilité des « codes » de l’esclavage que les représentants des classes moyennes mirent le plus souvent en pratique. Ces codes, qui
acquirent de 1705 à 1797 le statut de lois, disaient tous fondamentalement la même chose :
Comme très souvent les esclaves s’enfuient et demeurent cachés dans les marais et les bois […], l’esclave qui ne reviendra pas immédiatement, quiconque le rencontrera sera en droit de le tuer ou détruire par
tous les moyens qu’il jugera appropriés. […] Si l’esclave est capturé, la cour du comté pourra légalement le châtier, par exemple en lui faisant rompre les membres, ou tout autre châtiment à sa convenance de
nature à amender un tel esclave incorrigible et à terrifier ses congénères et les dissuader d’en user comme lui165.

Pour s’enfuir, mais bien souvent pour survivre, les esclaves étaient contraints de voler. Washington se plaignait que ses esclaves volaient tout ce qui leur
tombait sous la main. Il fit tout mettre sous clé et instaura une surveillance sévère de son bétail, puis fit pendre tous les chiens des esclaves, arguant que ces
animaux « les aident dans leurs maraudages nocturnes ». L’envergure de ces vols conduisit inévitablement à l’apparition de receleurs blancs. Ces derniers
étaient rarement traités avec sévérité par les tribunaux quand ils se faisaient prendre. Les Noirs, eux, étaient évidemment punis avec la dernière rigueur.
Washington instaura la peine de mort pour les voleurs de cochons en Virginie en 1748166.
La cruauté de la répression réussit à empêcher les révoltes d’esclaves. Quelques universitaires ont cherché à faire croire que ces révoltes étaient monnaie
courante. Les faits obligent à dire qu’elles furent au contraire d’une extrême rareté mais, comme l’a écrit Eugene Genovese, « la signification des révoltes
d’esclaves aux États-Unis ne tient ni à leur fréquence ni à leur extension, mais bien au fait qu’elles aient eu lieu, comme ultime manifestation de la guerre de
classe dans les conditions les plus défavorables ».
Avant la révolution, il y eut deux grandes révoltes d’esclaves. À New York, en 1712, un groupe de mécaniciens, d’artisans et d’autres esclaves privilégiés,
sous l’influence des discours démocratiques du mouvement de Leisler, cherchèrent à se libérer de l’Église et de l’État. Au nombre d’une trentaine, ils furent
rapidement défaits et leur soulèvement entraîna peu de changements dans le système répressif167.
Mais la révolte de Stono, en Caroline du Nord, apporta en revanche d’importants changements. Soigneusement préparé, le soulèvement commença un
dimanche matin, le 9 septembre 1739. Un groupe d’une vingtaine d’esclaves, originaires surtout d’Angola, se rassemblèrent sur les rives de la Stono, à
St. Paul’s Parish. Là, ils investirent la boutique Hutchenson, tuèrent les deux vendeurs, mirent la main sur toutes les petites armes et la poudre qu’ils
pouvaient transporter et se mirent en route vers Saint Augustine, en Floride, place forte espagnole où les esclaves fugitifs avaient droit à la liberté. Quand ils
firent étape, tard dans la soirée, les rebelles avaient déjà tué 25 Blancs, brûlé plusieurs maisons et libéré 70 autres esclaves, qui s’étaient joints à eux168.
Cette nuit-là, la milice tua la plupart des rebelles. Ceux qui parvinrent à s’enfuir dans les bois y furent pourchassés et leurs têtes, tranchées, furent exposées
aux yeux de tous. À partir de ce moment, la surveillance des propriétaires d’esclaves se renforça considérablement. On interdit aux Noirs d’aller et venir
librement pendant leurs rares moments de loisir, de s’assembler, de cultiver des potagers personnels, de gagner et conserver de l’argent et même d’apprendre
à lire l’anglais.
Les Blancs de Caroline furent si profondément marqués par cette révolte qu’ils cherchèrent par tous les moyens à en prévenir la répétition. Ils attaquèrent
les Espagnols dans l’espoir de les repousser au-delà de Saint Augustine. Et ils tentèrent de limiter l’importation d’esclaves afin d’éviter que le nombre des
Noirs ne devînt trop disproportionné par rapport à celui des Blancs. Mais la révolte eut aussi pour résultat de décourager d’éventuels colons de venir
s’installer en Caroline, et la population noire demeura massivement majoritaire. Les Blancs ne s’en montrèrent que plus férocement répressifs, éliminant
toute possibilité de justice et d’égalité raciale169.
Notes
137. Carl Bridenbaugh, Revolt, op. cit., p. 110. Evarts Greene et Virginia Harrington, American Population Before the Federal Census of 1790, Gloucester, Mass., 1966, p. 22 et 117-118.
138. Marcus Jernegan, Laboring, op. cit., p. 47-48.
139. Curtis Nettels, The Roots of American Civilization, New York, 1938, p. 398.
140. Marcus Jernegan, Laboring, op. cit., p. 48. James Boswell, Boswell’s Life of Johnson, Together with Boswell’s Journal, vol. II, Oxford, 1934-1950, p. 302.
141. Walter Blumenthal, Brides from Brideswell : Female Felons Sent to Colonial America, Rutland, Vt, 1962, p. 17. Richard Morris, Government and Labor in Early America, New York, 1965, p. 326. Michael
Kammen, Empire and Interest, op. cit., p. 21. D’autres historiens ont avancé des estimations plus modestes. Walter Blumenthal parle de 35 000 personnes dont un tiers étaient des femmes. Fred Wellborn, dans
The Growth of American Nationality, dit que 40 000 forçats étaient éparpillés entre la Pennsylvanie, le Maryland, la Virginie et les Antilles (New York, 1943, p. 67).
142. Walter Blumenthal, Brides, op. cit., p. 19.
143. Environ 5 mètres (N.d.T.).
144. Ibid., p. 42.
145. Ibid., p. 15 et 21.
146. Jean Buvat, Journal de la Régence, vol. I, Paris, 1865, p. 441. H.C. Semple, Ursulines in New Orleans, New York, 1925, p. 230.
147. Walter Blumenthal, Brides, op. cit., p. 58-59.
148. Abbot Smith, Colonists, op. cit., p. 129-133, 227 et 265-270. Fairfax Harrison, « When the Criminals Came », Virginia Magazine of History, vol. XXX, p. 250-260. Louis Dielman, « Transportation of
Felons to the Colonies », Maryland Historical Magazine, vol. XXVII, p. 263-274. J. T. Scharf, History of Maryland, vol. II, Baltimore, 1879, p. 38.
149. Hugh Jones, The Present State of Virginia, New York, 1865, p. 114, puis 53.
150. Louis Wright, The Dreams of Prosperity in Colonial America, New York, 1965, p. 65.
151. Abbot Smith, Colonists, op. cit., p. 246-252 et 41. Thomas Wertenbaker, The Planters of Colonial Virginia, Princeton, N.J., 1922, p. 48.
152. Thomas Wertenbaker, Virginia Under the Stuarts, 1607-1688, Princeton, N.J., 1958, p. 146. H. R. McIlwaine, Minutes of the Council and General Court of Colonial Virginia, 1622-1632, 1670-1676, Va,
Richmond, 1924, p. 454-461.
153. Abbot Smith, Colonists, op. cit., p. 297-298. Thomas Wertenbaker, Planters, op. cit., p. 80. Philip Bruce, Institutional History of Virginia in the Seventeenth Century, vol. I, New York, 1910, p. 424.
154. Philip Bruce, Institutional History, op. cit., vol. II, p. 360-361.
155. Curtis Nettels, Roots, op. cit., p. 395-396. Thomas Wertenbaker, Planters, op. cit., p. 129-130.
156. Ibid., p. 150-151.
157. David Mays, Edmund Pendleton, 1721-1803 : A Biography, vol. I, Cambridge, Mass., 1952, p. 174-183. Les paragraphes suivants s’appuient sur le récit que donne Mays du scandale Robinson.
158. Ibid., p. 180.
159. Ibid., p. 186. On trouvera plus de détails dans l’appendice II, p. 358-369.
160. Ibid., p. 175.
161. Cité par David Mays, Edmund Pendleton, op. cit., p. 178.
162. Forrest McDonald, E Pluribus Unum : The Formation of the American Republic, 1776-1790, New York, 1965, p. 65. Voir aussi Robert McColley, Slavery and Jeffersonian Virginia, Urbana, III, 1964, p. 6
et, dans le Journal of Negro History, vol. I, son article « Travelers’ Impressions of Slavery in America from 1750 to 1800 ». Eugene Genovese, Roll, Jordan, Roll, New York, 1974, p. 54.
163. Ibid., p. 58. Peter Wood, Black Majority : Negroes in Colonial South Carolina from 1670 Through the Stono Rebellion, New York, 1974, p. 240-268.
164. Gerald Mullin, Flight and Rebellion : Slave Resistance in Eighteenth Century Virginia, New York, 1972, p. 54-55.
165. Ibid., p. 57.
166. Ibid., p. 60-61. Eugene Genovese, Roll, op. cit., p. 599.
167. Ibid., p. 588.
168. Gerald Mullin, Flight and Rebellion, op. cit., p. 314-316.
169. Ibid., p. 317, 323-326.
CHAPITRE 7
Contrebandiers et conspirateurs

Coléreux, agités, querelleurs, chicaniers, mécontents et corrompus, les Anglais d’Amérique n’en demeuraient pas moins loyaux en 1765. Il en irait
autrement à la fin de cette année, qui vit la naissance de diverses conspirations.
De ces conspirations, un certain John Robinson (dépourvu de tout lien de parenté avec son homonyme virginien), qui débarqua en Amérique au début du
printemps 1764, pourrait bien porter la responsabilité, à son corps défendant. Il appartenait à un nouveau groupe d’agents de la Couronne expédiés aux
colonies afin de sévir contre les contrebandiers chaque jour plus nombreux, et fut affecté aux douanes de Newport. Quelques mois plus tôt, le gouverneur du
Rhode Island lui-même avait purement et simplement refusé d’installer dans ses fonctions le nouveau contrôleur général des douanes de la colonie,
prétextant un vote négatif de l’Assemblée. Puis, au nez et à la barbe du surintendant général des douanes pour toute la Nouvelle-Angleterre, un navire
marchand était venu mouiller dans le port de Providence, sans même saluer la présence des douaniers. Le surintendant ayant fait saisir le navire, une bande
de citoyens masqués étaient venus décharger le bateau à la faveur de la nuit, puis y avaient embarqué une cargaison destinée à l’exportation et lui avaient fait
lever l’ancre avant l’aube. On apprit que le bateau appartenait à un magistrat du Rhode Island170.
La jolie, la pacifique Newport, avec ses larges avenues bordées de majestueuses demeures et de maisons de maître aux jardins soigneusement entretenus,
fit peut-être espérer à Robinson un sort moins contraire que celui de ses collègues de Providence. Mais, sitôt installé (chez un officier britannique à la
retraite), il découvrit que nombre de ces demeures d’allure respectable s’étaient bâties grâce aux profits illégaux réalisés dans le trafic de la mélasse des
Antilles françaises. Les marchands étaient d’ailleurs tout prêts à lui consentir les mêmes avantages qu’à ses prédécesseurs – une rente annuelle brute de
70 000 livres –, à condition qu’ils fussent autorisés à s’occuper de leurs affaires en toute liberté, sans questions embarrassantes. Mais, contrairement à ses
prédécesseurs, Robinson refusa. Il alerta la Marine royale et entreprit d’arraisonner les navires marchands en infraction. Cependant, le juge, un natif du
Rhode Island dont les sympathies allaient aux marchands, prenait un malin plaisir à appeler les affaires devant le tribunal maritime les jours où Robinson
avait trop à faire pour se présenter. Quand le tribunal finissait par condamner un contrevenant, le navire et la cargaison saisis étaient vendus aux enchères à
un prix si ridiculement bas que le contrebandier lui-même rachetait en général le tout171.
Les vrais ennuis de Robinson commencèrent avec l’arrivée dans le port de Newport, le 2 avril 1765, du sloop Polly. Le navire étant armé à Taunton,
Massachusetts, il dépendait de la capitainerie de Newport ; le commandant déclara donc sa cargaison, 63 barriques de mélasse de Surinam. Une fois que le
propriétaire du navire, Job Smith, eut acquitté les droits légaux, se montant à 3 pence par gallon, le navire reprit sa route vers Taunton pour y décharger172.
Deux jours plus tard, prenant connaissance du rapport du commandant, Robinson, méfiant, jugea que sa cargaison avait été sous-estimée. L’après-midi
même, il se mit donc en route, accompagné d’un domestique, d’un adjoint des douanes et d’un certain capitaine Antrobus, du navire de guerre anglais
Maidstone, afin de procéder à une visite de contrôle du Polly. Deux jours plus tard, trouvant le navire ancré à Dighton, les quatre hommes entreprirent de le
fouiller. Ils y trouvèrent deux fois plus de mélasse que dans la déclaration du commandant. Robinson proclama aussitôt que le navire et la partie non
déclarée de sa cargaison étaient saisis. Mais il lui fallait faire exécuter cette saisie et pour cela assurer le remorquage du bateau jusqu’à Newport, siège du
tribunal maritime. À Dighton, il ne trouva pas un seul volontaire pour cette tâche. Laissant son adjoint et son domestique à bord, il repartit donc lever un
équipage à Newport en compagnie d’Antrobus. Le domestique et l’adjoint gagnèrent le quai en chaloupe pour boire quelques bières dans une taverne de
Dighton. Quand ils en ressortirent au crépuscule, ils constatèrent qu’une quarantaine d’hommes en guenilles, le visage noirci au charbon, allaient et venaient
entre le quai et le Polly, le déchargeant de toutes les barriques de mélasse qu’il contenait. Plus sages qu’intrépides, ils battirent prudemment en retraite
jusqu’à Newport, où ils exposèrent ce qu’ils avaient vu173.
Furieux, Robinson reprit aussitôt le chemin de Dighton, accompagné cette fois, outre Antrobus, de 40 matelots armés et de 30 fusiliers marins. Ils firent
étape à Swansea, où un juge de paix local leur conseilla vivement de rebrousser chemin, une poignée d’hommes ne pouvant rien contre « un pays tout
entier ». Robinson ignora ses conseils mais, quand il atteignit Dighton, une surprise l’attendait : non contents d’avoir pillé sa cargaison, les habitants de la
ville avaient aussi débarrassé le Polly de ses voiles et de tout son accastillage, puis percé sa coque pour l’envoyer par le fond, à la demande du propriétaire. Ce
dernier, Job Smith, avait porté plainte contre l’officier des douanes pour saisie illégale et réclamait 3 000 livres de dommages et intérêts pour la perte de son
bateau et de sa cargaison. Robinson se vit en conséquence présenter un mandat d’arrêt.
Respectueux de la loi comme il l’était, il ne put que se laisser arrêter par le shérif. Les amis de Job Smith tirèrent tout le parti qu’ils purent de leur captif.
Ils le contraignirent à parcourir à pied, comme un criminel de droit commun, les douze kilomètres de route boueuse qui conduisaient de Dighton à
Taunton, sous les quolibets des paysans et escorté, selon la description qu’il en fit lui-même par la suite, d’une « populace furieuse et armée jusqu’aux
dents ». Jeté en prison, il ne put évidemment trouver un ami pour acquitter sa caution et dut donc écrire au surintendant des douanes afin d’implorer son
aide. Deux jours s’écoulèrent avant qu’un émissaire du surintendant ne vînt acquitter le montant de la caution et le faire délivrer. Sur les conseils de son
libérateur, il fit alors transférer l’affaire hors de Nouvelle-Angleterre, devant le tribunal maritime de Halifax, distant de plusieurs centaines de kilomètres. Le
principal résultat de toute cette affaire fut d’unir la quasi-totalité des habitants du Rhode Island dans une résistance déterminée aux douanes de la Couronne
britannique.
Mais il y avait à Newport une petite coterie qui porta aux nues cette tête de pioche de Robinson. C’était une dizaine de conservateurs newportais, dont le
but principal était la destruction du gouvernement colonial. Certains étaient nés dans la colonie, d’autres récemment arrivés d’Angleterre, mais tous étaient
« gens de qualité ». Il y avait un architecte, un ancien compagnon de l’archevêque Berkeley, un chargé de contentieux d’une grosse firme anglaise. On ne
connaît pas très précisément l’identité de tous les membres de ce club très fermé mais on peut dire qu’ils n’étaient pas précisément des conspirateurs de
mélodrame. C’étaient plutôt des membres désabusés de la noblesse provinciale, d’une parfaite éducation et sujets à s’épancher en lettres fort éloquentes. Ce
qu’ils seraient peut-être restés à tout jamais aux yeux de l’histoire, s’ils n’avaient accueilli en leur sein l’inflexible douanier qui, lui, avait le pouvoir de faire
donner les canonnières du roi contre les hommes d’affaires des colonies.
La proposition du club de Newport était toute simple : il s’agissait de rétablir l’ordre au Rhode Island en faisant révoquer par le roi la charte d’autonomie
interne qu’il avait accordée à la colonie, afin d’y substituer des représentants directs de l’administration et du gouvernement royaux. Depuis que Roger
Williams avait obtenu, en 1663, l’octroi de cette charte, le Rhode Island avait vécu dans l’anarchie, au milieu des querelles mesquines et incessantes des
politiciens locaux. Et, dans un document reproduit par le Newport Mercury, les membres du club rappelaient enfin aux Américains que Charles Ier s’était
expressément réservé le droit de révoquer toute charte coloniale174.
Les Newportais réussirent si bien à relancer partout la discussion de la self-rule (l’autonomie interne) que d’autres habitants du Rhode Island crurent
discerner les signes de quelque sombre complot contre la liberté. On commença à lire des accusations comme celle-ci : « Certains des membres de ce club
mirifique conspirent en ce moment même contre les libertés de la colonie et ont, avec d’autres ennemis de la colonie, rédigé une pétition qu’ils ont adressée
au roi, afin de le prier de nous retirer les plus précieux privilèges que nous confère la charte… ». Le gouverneur Stephen Hopkins confirma l’existence d’une
telle pétition, qu’il désavoua, marquant le début d’une véritable guerre de pamphlets entre partisans et ennemis de l’autonomie qui se poursuivit pendant
toute l’année 1765175.
La polémique battait son plein entre conservateurs royalistes et nouveaux patriotes quand le Parlement anglais adopta une nouvelle mesure arbitraire : le
Stamp Act, ou loi du timbre, qui établissait un droit prélevé directement sur toutes les publications et documents légaux des colonies et qui fut ressenti
comme une grave injustice par tous les commerçants coloniaux. Comme ces mêmes marchands possédaient de fait le gouvernement des colonies, ils
n’eurent aucun mal à se faire passer pour des patriotes en lançant l’anathème contre la nouvelle loi, qu’ils accusèrent d’empiéter sur les libertés coloniales.
L’Assemblée de Virginie prit la tête de la résistance en adoptant, à la fin de mai 1765, une résolution qui contestait le droit de la Couronne à créer une
nouvelle taxe. Mais ce furent les patriotes de Boston qui réagirent avec le plus de véhémence et, parmi eux, un obscur chef de bande du South End,
Ebenezer MacIntosh176.
Le rôle politique d’Ebenezer MacIntosh au cours de la période prérévolutionnaire demeure à ce jour environné de mystère. Mais il apparut soudain en
pleine lumière comme meneur des émeutes anti-Stamp Act du mois d’août. Par la suite, il détint pendant quatre ans le poste mineur d’inspecteur du cuir.
Ses descendants affirment qu’il prit une part active et prépondérante à l’organisation de la fameuse Boston Tea Party de 1773. Au début de la révolution, il
avait repris une existence médiocre de bottier dans le New Hampshire.
C’était un petit homme d’origine écossaise qui, orphelin à 14 ans, était apparemment resté assez longtemps à l’école pour savoir lire et écrire, et avait
appris le métier de bottier. En décembre 1654, son nom apparaît sur la liste des simples soldats de la milice au titre du South End de Boston – qui était déjà
un quartier ouvrier de la ville. Là, il se fit connaître à la faveur des bagarres qui opposaient traditionnellement les bandes de jeunes du South End et leurs
rivales du North End et que, non moins traditionnellement, ces dernières gagnaient. MacIntosh prit la tête des bandes du South End et les mena à la
victoire un jour de novembre 1764, ce qui lui valut le titre populaire de « Captain MacIntosh ».
On ignore comment ce chef de bande devint, à peine un an plus tard, un patriote et un combattant de la liberté. En juillet, il fut mêlé à l’étrange procès du
patriote Samuel Adams, qui cherchait à récupérer une vieille créance de quelques livres. Or ce Samuel Adams était probablement membre d’un groupe
secret de marchands, les Loyal Nine (les Neuf Fidèles) qui firent par la suite partie des célèbres Sons of Liberty (Fils de la Liberté). Toujours est-il que, le
14 août 1765, MacIntosh transforma une manifestation organisée contre le fonctionnaire du Timbre, récemment débarqué, en l’une des émeutes les plus
violentes que l’Amérique ait connue avant la révolution. Cette manifestation avait été organisée par les Loyal Nine, au cours d’une réunion à laquelle Adams
avait assisté177.
Juste avant l’aube, les manifestants accrochèrent deux pantins aux branches d’un grand arbre de Newberry Street, connu des patriotes sous le nom d’Arbre
de la liberté. L’un des pantins représentait Andrew Oliver, le nouveau fonctionnaire du Timbre, et l’autre, grâce à une série de jeux de mots, s’en prenait à la
fois à John Stuart, Premier ministre détesté, et à George Grenville, chancelier de l’Échiquier. Le lieutenant-gouverneur Thomas Hutchinson voulut faire
décrocher les effigies mais y renonça quand le shérif annonça que ses hommes se feraient massacrer par la foule en colère, forte de 5 000 personnes178.
L’après-midi touchait à sa fin quand MacIntosh, promu « Premier capitaine général de l’Arbre de la liberté » par dérision des titres officiels britanniques,
toujours longs et pompeux, décida de faire dépendre l’effigie d’Oliver et de la faire porter chez ce dernier. Là, tandis que la foule lapidait la demeure du
fonctionnaire de la Couronne, son effigie fut décapitée. Piétinée par la foule, l’effigie ou ce qui en restait fut brûlée. Là devait s’arrêter la manifestation
prévue par les Loyal Nine.
Mais la foule n’était pas d’humeur à se disperser. Elle se précipita donc contre la demeure d’Oliver et la mit à sac.
Le lendemain, Andrew Oliver accepta de démissionner des fonctions qu’il n’avait même pas commencé à remplir. La ville retrouva son calme. Puis, le
26 août, MacIntosh, en accord avec les Loyal Nine, prit la tête d’une nouvelle manifestation. Après avoir entendu quelques discours autour d’un feu de joie,
dans King Street, les manifestants se scindèrent en deux groupes. L’un alla mettre à sac la demeure du juge William Story, ennemi des marchands de
Boston, et l’autre marcha contre la maison du receveur des droits de douane, Benjamin Hallowell. Cela fait, les deux groupes se réunirent sous la houlette de
MacIntosh et prirent la direction du manoir de Thomas Hutchinson, qu’on disait l’un des plus beaux de Nouvelle-Angleterre179.
Les événements qui suivirent ont été décrits par le lieutenant-gouverneur lui-même dans une lettre qu’il adressa à un ami anglais, le 30 août :
Le soir, tandis que je soupais avec mes enfants, quelqu’un entra en courant annoncer que la populace arrivait. J’enjoignis mes enfants de s’aller réfugier en lieu sûr et fermai ma maison comme je l’avais déjà
fait auparavant, n’ayant point l’intention de la quitter, […] mais ma fille aînée refusa de partir à moins que je n’en fisse autant. C’était ce que je ne pouvais supporter et j’acceptai donc de m’aller réfugier dans
une maison amie du voisinage où je n’étais pas depuis plus de quelques minutes quand la canaille infernale s’abattit sur ma demeure, en brisa la porte à coups de hache et y pénétra. […] À 4 h, de l’une des
demeures les mieux finies de toute la province ne restaient plus que les murs nus et les planchers. […] La destruction complète de la maison ne fut évitée que par l’approche du jour, […] tous mes arbres
furent brisés ou arrachés. […] C’est une ruine sans exemple en Amérique. Outre mon argenterie et mes portraits de famille, les meubles de toutes sortes, ma garde-robe et celle de mes enfants et
domestiques, ils ont emporté 900 livres en espèces et vidé ma maison de tout ce qu’elle contenait à l’exception de quelques meubles de cuisine, emportant outre les livres et documents, tous les manuscrits
que j’avais rassemblés en plus de trente ans et nombre de documents publics dont j’avais la garde180.

Le lendemain, une assemblée de tous les citoyens fut convoquée, à laquelle assistèrent aussi bien les émeutiers que les partisans de la Couronne. Il n’en
sortit rien de bien clair. Arrêté par le shérif Stephen Greenleaf, MacIntosh fut relâché peu, après, devant la menace d’émeutes pires encore que celles de la
veille. Malgré la colère bien compréhensible de Hutchinson, rien ne fut plus tenté contre ce célibataire de 28 ans, d’origine plus que modeste, qui avait osé
défier deux des personnages les plus importants de la colonie. Les marchands de la ville organisèrent alors le boycottage des produits anglais et le
gouverneur, Francis Bernard, dut avouer son impuissance. « Toute autorité civile s’évanouit en un instant et je n’avais pas le moindre pouvoir à opposer à la
canaille pour tenter de l’arrêter ou du moins de l’apaiser181. »
Le 1er novembre, jour où le Stamp Act était censé entrer en vigueur, MacIntosh prit la tête d’une nouvelle manifestation. Mais la situation avait changé et,
cette fois, il prouva son autorité en s’opposant avec succès à tout acte de violence. Il recommença le 5 novembre et réussit, pour la première fois dans
l’histoire de la ville, à faire défiler ensemble les bandes du South End et les citoyens respectables du North End, jusqu’à l’Arbre de la liberté. Mais son plus
grand moment de gloire vint six semaines plus tard. Malgré sa démission publique, les patriotes soupçonnaient Andrew Oliver d’avoir l’intention de remplir
ses fonctions de stamp distributor à Boston. Aussi fut-il convoqué le 17 décembre à midi au pied de l’Arbre de la liberté, afin de lever les derniers doutes de
ceux-là mêmes qui avaient saccagé sa maison. Selon un témoin du temps : « Le hasard voulut que la journée fût pluvieuse et fort éventée et M. Oliver fut
contraint de marcher à travers les rues exposé au mauvais temps. Mais ce qui ajouta probablement beaucoup à sa mortification fut que M. MacIntosh, l’un
des principaux dirigeants du parti de la liberté, l’accompagna jusqu’à l’Arbre de la liberté, marchant à sa droite et à la tête d’une multitude immense182. »
Après 1765, Ebenezer MacIntosh retomba dans une relative obscurité. Peut-être joua-t-il un rôle important dans la Boston Tea Party, comme l’ont
soutenu ses descendants. Toujours est-il que son effacement relatif à partir de 1766 fut sans doute à l’origine de l’opinion des Anglais, qui ne voulurent voir
en lui qu’un outil entre les mains des gros négociants de Boston dont les mobiles, dans cette affaire, étaient beaucoup plus financiers que patriotiques. Selon
Hutchinson, qui le considérait comme une canaille, MacIntosh recevait ses ordres « d’une coterie supérieure de maîtres maçons, charpentiers, etc., de notre
ville ». Et cette coterie, à son tour, prenait ses ordres auprès d’un comité de marchands. Au-dessus de tout, selon le schéma de Hutchinson, se trouvaient les
maîtres stratèges et contrebandiers – Samuel Adams, James Otis et John Hancock183.
Ce dernier était, de tous les riches contrebandiers de la période prérévolutionnaire, le plus fameux. Il avait été, avec son père, propriétaire de la principale
compagnie de navigation de Boston. Un quai entier avec ses docks leur appartenait, et leur flotte commerciale joignait l’Espagne, la Hollande, Londres, les
Antilles et Boston. Le père avait bâti la puissance de sa compagnie dans les années 1730, en tournant la loi sur les importations de mélasse. Quand vinrent
les années 1760, John, qui était meilleur politique qu’homme d’affaires, interdit carrément aux douaniers anglais l’accès de ses navires. Une telle insolence ne
pouvait laisser les autorités britanniques indifférentes. Une nuit du début de juin 1767, le receveur des douanes de Boston, aidé du commandant d’une
frégate royale, saisit le fleuron de la flotte Hancock, le Liberty. Des bagarres éclatèrent. Les fusiliers marins, malgré les ordres, n’ouvrirent pas le feu sur la
foule. Pour finir, le Liberty fut saisi et Hancock condamné à 3 000 livres d’amende pour importation frauduleuse de vin. Le total des autres amendes
encourues par le marchand aurait pu atteindre 100 000 livres. Mais les autorités anglaises, ayant fait respecter le principe de leur souveraineté, se gardèrent
de pousser les choses trop loin, au risque de déclencher un soulèvement dans toute la ville. Elles conservèrent le navire saisi, qui fut converti en patache des
douanes britanniques184.
Quand ils organisaient effectivement des émeutes, Hancock, Otis, Adams et les Loyal Nine préféraient garder l’anonymat. Comme l’écrivait l’un des Neuf
à un ami : « Nous faisons tout notre possible pour garder cela entre nous et nous réjouissons fort que MacIntosh soit crédité de toute l’affaire. » D’ailleurs, à
Newport, à Charleston, à Philadelphie, les choses suivirent à peu près le même itinéraire : de riches marchands, peu désireux d’acquitter les taxes et droits
de la Couronne, se servirent des pauvres en leur parlant de liberté et leur firent brandir la bannière de l’indépendance en payant les services de jeunes
meneurs choisis dans « la canaille ». Comme l’a écrit le général Thomas Gage, commandant militaire de New York, que les historiens s’accordent à juger
impartial : « Le corps tout entier des marchands […] a été uni pour fomenter ces émeutes et, sans leur influence, le menu peuple se serait tenu
tranquille185… »
Gage voyait juste. Mais ce qu’il oubliait, comme l’ensemble de ses collègues, serviteurs de la Couronne, c’était le sentiment général de lassitude qui
prévalait parmi les classes inférieures, et que les marchands manipulaient effectivement pour servir leurs propres intérêts et ambitions. Or l’oppression dont
elles étaient victimes n’était pas d’origine entièrement britannique. Elle résultait aussi de l’égoïsme, de l’intolérance de classe et de race, de la corruption et
de l’immoralité de cette couche supérieure de marchands et d’hommes d’affaires qui finirent par se baptiser eux-mêmes patriotes et qui prirent le contrôle
économique et politique de l’Amérique après la révolution. Cela, les exploités l’ignoraient, ils ne rendaient responsables que les Britanniques. Et ces
derniers, ainsi que leurs partisans loyalistes, ne le comprenaient pas non plus. Ce fut pourquoi, jusqu’à des événements aussi graves et irréversibles que le
Massacre ou la Tea Party, les loyalistes furent apparemment incapables de voir dans la résistance américaine la révolte politiquement unifiée d’une nation
tout entière soulevée. Considérant les Sons of Liberty comme un simple groupe de manipulateurs avides, préoccupés de leurs seuls intérêts matériels, les
Anglais les méprisaient comme des criminels pleins de haine qui ne se contentaient pas de trahir leur classe en déchaînant la populace, mais étaient même
prêts à courir le risque de détruire toute la structure de l’autorité civile et religieuse. Il y avait là plus qu’une question d’intérêts. Aux yeux de la plupart des
Américains, la corruption qui régnait bien évidemment à la cour de George III, les prévarications, le trafic des charges royales, tout, jusqu’au traitement
autocratique des colonies, donnait « de fortes raisons de croire qu’un plan désespéré de despotisme impérial a[vait] été conçu et en partie réalisé, pour
l’extinction de toute liberté civile […] la destruction de l’auguste et naguère révérée forteresse de la liberté anglaise – qui fit l’admiration de tous les âges – la
Constitution britannique qui semble vouée à une ruine inévitable186. »
Les marchands-patriotes américains de 1770 étaient bien loin de se considérer eux-mêmes comme des escrocs corrompus et vénaux. Frauder le fisc d’une
puissance étrangère, échapper à la douane, tourner des lois iniques, voire détruire les biens de la Couronne et même attenter aux jours d’un despote – rien de
tout cela n’était assimilable à un crime. Et leur révolution ne fut pas lancée pour redresser de quelconques torts économiques. Un seul principe était en
question : la liberté. Et ce fut ainsi qu’en Amérique, on en vint désormais à identifier liberté et absence de corruption. Quand ils passaient en revue le
monde entier, les Américains n’y trouvaient qu’un seul pays où nul démagogue corrompu n’avait confisqué la liberté du peuple : la minuscule Suisse.
Comme l’écrivait Thomas Paine dans l’un de ses essais les plus passionnés :
Il n’est pas un coin du Vieux Monde que n’écrase l’oppression. La Liberté a été chassée tout autour du globe, l’Asie et l’Afrique l’ont depuis longtemps expulsée. L’Europe la considère comme une étrangère
et l’Angleterre lui a signifié son congé. Ô ! sachons recevoir cette fugitive et préparons, pendant qu’il en est temps encore, un sanctuaire pour l’humanité !

On ne s’étonnera donc pas que les patriotes et leurs descendants aient pu croire que « la cause de l’Amérique est dans une grande mesure celle de
l’humanité tout entière187 ».
Quand cette cause se confondit avec la révolution, les deux parties en présence en vinrent à considérer comme des actes légitimes de l’affrontement
politique ce qu’elles auraient l’une et l’autre tenu naguère pour vandalisme, agressions et assassinats. Le 4 juillet 1776, il ne faisait plus de doute pour aucun
esprit sérieux que, devant les tribunaux, la justice avait cédé le pas à la politique. Dans une ville loyaliste, les patriotes seraient traités comme les derniers des
criminels ; dans les comtés contrôlés par les révolutionnaires, ce serait au contraire le cas des loyalistes.
Mais le crime « ordinaire » ne disparut pas plus pendant la révolution qu’au cours de toute autre guerre américaine. Les vols de chevaux, le brigandage de
grand chemin et le faux-monnayage continuèrent de poser des problèmes aux Anglais comme aux rebelles, particulièrement dans l’arrière-pays, le long de la
chaîne des Appalaches. Dans le New Jersey et en Pennsylvanie, de nouvelles lois punirent de mort le vol de chevaux. Au fur et à mesure de l’intensification
des combats, les actes de pillage se multiplièrent de part et d’autre. Les jeunes volontaires des armées rebelles formaient des victimes naïves toutes désignées
pour les canailles des grandes villes comme New York et Philadelphie. Dans le quartier new-yorkais de Holy Ground (« Terre Sainte »), plus d’une habile
catin sut entraîner un jeune rebelle et le dépouiller de l’argent qu’il portait sur lui. Comme l’écrivait un pieux lieutenant, frais émoulu de Harvard, Isaac
Bangs : « Rien n’excède leur impudence et leur immodestie… » Plusieurs escouades des troupes du général Washington cantonnées à New York attrapèrent
« le mal français », quand ce ne fut pas pis encore :
S’il n’est pas rapidement pris soin de ces horribles créatures, le général verra que son armée sera bientôt gravement atteinte, car ces catins ne détruisent pas seulement nos hommes par la maladie, elles vont
jusqu’à les assassiner inhumainement ; depuis lundi dernier deux hommes ont été découverts ainsi mis à mort, sans compter un autre qui fut castré de la manière la plus barbare188.

Les loyalistes se plaignaient de l’abandon de la lutte contre le crime, tout particulièrement dans les districts tenus par des patriotes, apparemment plus
préoccupés d’établir leur autorité toute neuve et de la faire respecter que de donner la chasse aux éventuels délinquants. Un tory éminent, James Allen,
écrivait ainsi que « la province de Pennsylvanie peut être divisée en deux classes d’habitants, à savoir ceux qui pillent et ceux qui sont pillés. Justice n’a plus
été rendue, nul crime n’a plus été châtié depuis neuf mois. Tout le pouvoir est entre les mains des rebelles qui ne sont nullement subordonnés à leurs
officiers ». Allen alla si loin dans ses critiques de la cause des patriotes qu’il finit par être lui-même arrêté à Philadelphie et menacé de banissement en
Caroline du Nord189.
Mais ce qui inquiétait plus que tout, plus que l’impunité du crime, Allen et ses semblables tories, c’était la menace manifeste des classes inférieures, « la
montée de la lie vers la surface », comme disait Allen lui-même. Les loyalistes du Nord-Est étaient particulièrement inquiets de ce bouleversement des
classes. Jonathan Sewell, de Boston, écrivait par exemple :
Tout ce que je vois est risible, haïssable ou infernal […], ma maison n’est plus qu’un repaire de rebelles, de voleurs et de poux : ma ferme est aux mains des plus viles créatures de Dieu ; mes créances sont
toutes allées au diable avec mes débiteurs190.

Plus au sud, le long du fleuve bordé de plantations de Virginie et des deux Caroline, et au pied des Appalaches, il y avait davantage en question que le
simple statut social. Les patriotes, pas plus que les défenseurs de la Couronne, ne pouvaient compter sur le loyalisme des gens des campagnes. Les vendettas
familiales et les massacres perpétrés par les Indiens faisaient du Sud un front révolutionnaire sauvage et très changeant. Des villes passaient de Washington
aux Anglais d’un mois à l’autre. De plus, la guerre fit voler en éclats ce qui restait du mouvement des regulators qui, jusqu’en 1760, avait tenu les hors-la-loi
en respect dans les montagnes. Ironie de l’histoire, ce furent les tories – les tenants par excellence de la loi et de l’ordre – qui tombèrent dans le brigandage
ouvert une fois que les forces révolutionnaires eurent pris le contrôle de la frontière. Traités en parias par leurs voisins, ces pauvres tories isolés n’avaient
aucune chance de regagner l’Angleterre et devinrent donc des maraudeurs des montagnes. Contractant fréquemment des alliances avec les Indiens, dont le
mécontentement allait croissant, ils organisaient des raids contre les villes côtières. L’un des plus tristement célèbres fut le major William Cunningham, dit
Bloody Bill (Bill-le-sanglant), qui mena ses hommes dans une série d’actions de vendetta contre les familles whigs de Savannah. Le père de Cunningham
avait été brutalisé par un officier rebelle et son frère épileptique fouetté à mort. Selon un récit du temps, Cunningham captura plusieurs soldats whigs, puis
« chacun des hommes de Cunningham repéra ceux des prisonniers qui s’étaient rendus coupables de violence envers des membres de sa famille et les tuèrent
sur-le-champ191 ».
Le brigandage, le pillage, les violences individuelles qui se produisirent pendant toute la durée de la Révolution américaine ne se distinguent pas de la
criminalité individuelle qu’encourage en règle générale le climat de guerre. Il est peut-être vrai que, comme le prétendit le gentilhomme français Hector de
Crèvecœur, la violence de la guerre révolutionnaire fut particulièrement atroce dans l’arrière-pays :
Quand, pour quelque raison que ce soit, les lois ne sont plus respectées ; quand tous les liens sociaux se défont, les mêmes effets se reproduiront à chaque fois. Tel est aujourd’hui notre cas : le fils s’est armé
contre son père, le frère contre son frère, la famille contre la famille.

Mais là ne résidait pas le plus grand danger. Car, si les liens sociaux furent effectivement défaits pendant la période révolutionnaire, cela eut une
conséquence autrement grave que la prolifération des criminels : quand il fallut resserrer les liens sociaux, on le fit contre la liberté des dissidents et des
mécontents, de telle sorte que la lutte contre le crime devint un nouvel outil essentiel, dans les campagnes, pour l’instauration d’une société post-
révolutionnaire stable, gouvernée par les riches, avant tout en vue de garantir leur propre prospérité192.
Notes
170. Edmund et Helen Morgan, The Stamp Act Crisis, Chapel Hill, N.C., 1953, p. 40-52.
171. Extracts from the Itineraries and Other Miscellanies of Ezra Stiles, Franklin Dexter (dir.), New Haven, 1916, p. 204. Voir aussi The Correspondence of the Colonial Governors of Rhode Island, 1723-1775,
Gertrude Kimball (éd.), vol. II, Boston, 1903, p. 371-381.
172. L’épisode du Polly, conforme par la plupart des points au récit qu’en donnent Edmund et Helen Morgan dans The Stamp Act Crisis, est tiré des Treasury Papers, classe 1, dossier 442, bibliothèque du
Congrès, p. 211-221.
173. Francis Bernard à lord Halifax, 11 mai 1765, Bernard Papers, bibliothèque de Harvard, vol. III, p. 211-215. Edmund et Helen Morgan, Stamp Act Crisis, op. cit., p. 47.
174. Ibid. The Representations of Governor Hutchinson and Others, Contained in Certain Letters Transmitted to England, Boston, 1773, p. 53-54.
175. Newport Mercury, 17 septembre 1764, cité par Edmund et Helen Morgan, Stamp Act Crisis, op. cit., p. 49. Providence Gazette, 15 septembre 1764. J. R. Bartlett, Records of the Colony of Rhode Island and
Providence Plantations in New England, vol. VI, Providence, R.I., 1865, p. 414.
176. Le meilleur portrait de McIntosh a été donné par G. P. Anderson, « Ebeneezer McIntosh : Stamp Act Rioter and Patriot », The Colonial Society of Massachusetts, Publications, vol. XXVI, Transactions,
1924-1926, Boston, 1927, p. 15-64. On verra aussi Dirk Hoerder, Crowd Action in Revolutionary Massachusetts, 1765-1780, New York, 1977, chapitre 4. John Rowe, Letters and Diary of John Rowe, Boston
Merchant, 1759-1762, 1764-1779, Boston, 1969, en particulier 7 février 1765, p. 76.
177. Lettre du gouverneur Thomas Hutchinson à Thomas Pownall, en date du 8 mars 1766 – « correspondance », Archives du Massachusetts, vol. XXVI, p. 207-214, Archives de la cour du Suffolk, comté de
Suffolk (Boston), n° 86536. Pour plus de détails sur les Loyal Nine et les Sons of Liberty, voir George Anderson, « Pascal Paoli : An Inspiration to the Sons of Liberty », Colonial Society of Massachusetts,
Publications, vol. XXVI, p. 180-210. John Adams, Diary and Autobiography, vol. I, Lyman Butterfield (dir.), Cambridge, Mass., 1961-1966, p. 270-271 et 294. Voir aussi William Gordon, The History of the
Rise Progress, and Establishment of the Independence of the United States of America, vol. I, Londres, 1788, p. 175. Edmund et Helen Morgan, Stamp Act Crisis, op. cit., p. 157-186.
178. On dispose de plusieurs récits des émeutes du 14 et du 26 août. Le plus clair, qui est aussi le plus facile à se procurer, est celui que donne Morgan, sur lequel notre propre récit est basé, à l’exception de
quelques détails spécifiques signalés dans les notes qui suivent. Samuel Mather à son fils, 17 août 1765, dans Letters from the Rev. Samuel Mather to His Son, 1759-1785, vol. XVI, Massachusetts Historical
Society, Archives de la ville de Boston, Boston, 1886, p. 142.
179. G. P. Anderson, « Ebeneezer McIntosh », op. cit., p. 29-32.
180. Massachusetts Archives, vol. XXVI, p. 146-147.
181. Thomas Hutchinson, Diary and Letters, vol. I, Peter Hutchinson (dir.), Londres, 1883-1886, p. 70-71. Hutchinson à Gage, Bernard Papers, vol. IV, p. 62-64.
182. Samuel Drake, History and Antiquities of Boston, Boston, 1856, p. 712.
183. Peter Olivier, Peter Oliver’s Origin and Progress of the American Rebellion : A Tory View, Douglas Adair et John Schutz (dir.), San Marino, Calif., 1961, p. 54. Hutchinson à Pownall, Massachusetts
Archives, p. 207-214.
184. On trouvera deux excellents récits de l’incident du Liberty chez G. G. Wolkins, « Hancock’s Sloop Liberty », Massachusetts Historical Society, Proceedings, vol. LV, p. 239-284, et chez W. T. Baxter, The
House of Hancock : Business in Boston, 1724-1775, Cambridge, Mass., 1945, p. 260-268. On consultera aussi avec intérêt George Bancroft, History of the United States, vol. V, Londres, 1854, p. 109-112.
185. Massachusetts Historical Society, Proceedings, XLIV, p. 688-689. Ezra Stiles, « Stamp Act Notebook », Stiles Papers, Yale University Library, cité par Morgan, p. 239. Henry Laurens à Joseph Brown,
28 octobre 1765, « Laurens Letter Book », Historical Society of Pennsylvania. Général Gage au Secrétaire Convay, 21 décembre 1765, The Correspondence of General Thomas Gage with the Secretaries of States,
1763-1775, vol. I, Clarence Carter (dir.), New Haven, 1931, p. 79.
186. Cité par Bernard Bailyn, Pamphlets of the American Revolution, 1750-1776, vol. I, Cambridge, Mass., 1965, p. 86.
187. Cité in ibid., p. 85.
188. Allan Nevins, The American States During and After the Revolution, 1775-1789, New York, 1924, p. 451-456. Page Smith, A New Age Begins : A People’s History of the American Revolution, New York,
1976, p. 712-713.
189. Voir, par exemple, John Cushing, « The Judiciary and Public Opinion in Revolutionary Massachusetts », in Law and Authority in Colonial America, George Billias (dir.), Barre, Mass., 1965. Page Smith,
op. cit., p. 670.
190. « Letters of Jonathan Sewell », Massachusetts Historical Society, Proceedings, 2e série, vol. X, p. 414.
191. William Nelson, The American Tory, Londres, 1961, p. 148-149.
192. Hector Saint John de Crèvecœur, Sketches of Eighteenth Century America, New Haven, 1925, p. 178-179. Voir aussi Merrill Jensen, « Historians and the Nature of the American Revolution », in The
Reinterpretation of Early American History, Ray Billington (dir.), San Marino, Calif., 1966.
DEUXIÈME PARTIE
Le crime dans la nouvelle République

« Malgré la foule qui se presse dans notre ville, des hommes sont volés dans la rue. Les milliers qui sont arrêtés échappent à toute punition et la beauté sans défense est ravie en plein jour sans qu’on retrouve nulle trace du
criminel. L’homme d’affaires allant le plus légitimement à ses rendez-vous se fait massacrer au soleil, son cadavre est emballé et disparaît. »
Conseil des échevins, New York, 1842
CHAPITRE 8
Pauvreté, propriété et prisons

En moins d’un demi-siècle après l’installation solennelle de George Washington dans ses fonctions, les États-Unis se transformèrent complètement.
L’assemblage assez lâche de bourgades rurales et de ports de mer devint l’une des puissances économiques et politiques les plus redoutables de la
communauté atlantique. Une génération de héros révolutionnaires et de philosophes idéalistes fut remplacée par une génération de promoteurs,
d’aventuriers militaires et d’hommes de parti. Les responsables nationaux avaient mené jusqu’à la victoire une guerre contre l’Angleterre et en préparaient
une nouvelle contre le Mexique, les deux conflits étant justifiés par le destin sacré de l’Amérique, sa mission intangible : créer un Nouveau Monde dégagé
de la corruption et du despotisme de l’influence européenne. Au monde extérieur, le jeune gouvernement des États-Unis voulait à la fois prouver sa virilité
et montrer le chemin de la liberté, de la justice et de la tranquillité nationale. Dans la « communauté des nations », les États-Unis se comportaient
exactement comme l’avaient prévu les Pères fondateurs.
Toutefois, ceux qui vivaient et travaillaient au sein de cette utopie constitutionnelle se virent bientôt contraints d’affronter une réalité nouvelle et
menaçante sur le front intérieur. Tandis que les généraux, les hommes d’État et les explorateurs recueillaient les fruits de la frontière occidentale, quasi
illimitée, les artisans, les boutiquiers et les petits fonctionnaires des villes portuaires découvraient une sinistre « nouvelle frontière », composée des hommes
et des femmes qui vivaient en dehors de la loi. Moins d’une génération après la ratification de la Constitution, une population permanente de criminels
avait fait son apparition et ne cessait de s’étendre tout au long des côtes orientales. Vol, prostitution, faux-monnayage, et même violence et meurtres
mettaient du piquant dans la vie quotidienne de cette Amérique nouvelle. Les ghettos, dans lesquels régnaient des racketteurs, étaient devenus la peste de
toutes les grandes cités côtières. Des bandes de fiers-à-bras, payés par des politiciens, faisaient régner la terreur sur Boston, New York, Philadelphie et
Baltimore. Des bambins crasseux des deux sexes se vendaient dans les fabriques, se prostituaient dans la rue, mouraient de faim sur le seuil d’hôtels borgnes
dont la réputation était tellement épouvantable que la police n’osait pas y pénétrer. Les journalistes, les hommes politiques, les prêtres et jusqu’aux citoyens
ordinaires étaient évidemment inquiets de voir se profiler dans les villes le spectre d’une criminalité débridée. Le manque de sûreté publique menaçait tout
un chacun.
Mais, au-delà des craintes personnelles, le déchaînement du crime renvoyait aux racines métaphysiques de la société américaine et réactualisait le vieux
problème du doute qui avait rongé subconsciemment l’imagination puritaine. Les Américains croyaient, leur révolution accomplie, incarner la marche des
idées libérales des Lumières vers un âge nouveau de progrès et de fraternité : ils avaient fondé une société de droit dans laquelle la corruption, le crime, la
misère et l’oppression allaient dépérir d’eux-mêmes, puis disparaître. La découverte de la misère et du crime fut, comme on a pu le dire, la grande déception
des débuts de la République193.
C’est de l’ignorance, de la dissolution ou de la corruption des manières d’un peuple que procède le crime – écrivait en 1793 William Bradford à Philadelphie. Dans un pays d’où ces maux sont absents, des
châtiments modérés, rigoureusement appliqués, seront un frein aussi efficace que la plus extrême sévérité.

Ces lignes expriment un espoir emprunté, tout au moins en partie, à l’économiste et criminologiste italien Cesare Beccaria qui avait écrit que le crime
naissait de la rigueur de la répression :
La sévérité du châtiment enhardit les hommes à commettre les mauvaises actions mêmes qu’elle est censée empêcher. Ils sont amenés à commettre des forfaits supplémentaires pour éviter le châtiment d’un
premier et unique forfait. Les pays et les époques connus pour avoir été les plus sévères ont toujours été ceux où furent commis les crimes les plus sanglants et les plus épouvantables. […] Veut-on prévenir le
crime ? Qu’on veille à ce que les lois soient simples et claires et que toutes les forces de la nation soient unies pour leur défense194.

Mus par un optimisme du même genre, les premiers dirigeants républicains s’empressèrent d’abolir les châtiments douloureux qui avaient caractérisé la
justice coloniale. Et d’abord, ils restreignirent le champ d’application de la peine capitale qui, en droit pénal anglais, pouvait tout aussi bien frapper le voleur
de mouchoirs que l’assassin. Le fouet, le pilori, le châtiment du « cul de la charrette » pour les femmes « sans moralité », tout cela fut remplacé par une
institution nouvelle et progressiste : la prison. Si la menace du châtiment suffisait à détourner du crime les citoyens libres un instant tentés de rompre le
contrat social, le fait d’être mis à l’écart de la société ferait le plus grand bien à ceux, peu nombreux, qui violaient la loi. À partir de 1800, des prisons furent
donc bâties en Pennsylvanie, à New York, dans le New Jersey et en Virginie195.
Mais le concept de châtiment n’était pas seul à se modifier, la définition du crime lui-même changeait également. Dans le Massachusetts – la « colonie
biblique » –, où les affaires de mœurs et de blasphèmes avaient toujours encombré les rôles des tribunaux, en 1789, tandis qu’on mettait la dernière main à la
Constitution, elles avaient pratiquement cessé d’intéresser les juges. Une étude des affaires jugées par la cour du comté de Middlesex fait apparaître que 210
des 370 cas examinés entre 1760 et 1774 étaient des accusations de fornication, 3 des affaires de cohabitation et d’adultère et 27 des violations de la règle du
repos dominical. En 1789, année d’entrée en vigueur d’un nouveau Code, 5 personnes furent inculpées de fornication. En 1791, une seule, puis, après cette
date, plus aucune. À l’évidence, les tribunaux du comté de Middlesex, comme tous les autres à travers le pays, se souciaient peu désormais de savoir qui
couchait avec qui. Les poursuites purement religieuses se raréfièrent dans les mêmes proportions196.
Mais si les idées des révolutionnaires avaient chassé Dieu des prétoires, les cours ne restaient pas sans travail pour autant : une nouvelle tendance se faisait
jour, la répression des crimes contre la propriété. Tout au long de la période coloniale, on avait enregistré dans les grandes villes portuaires un accroissement
régulier des vols et des cambriolages. Mais, après la guerre révolutionnaire, l’augmentation devint phénoménale. Dans le Middlesex, par exemple, le nombre
d’affaires de vol et de cambriolage fut multiplié par quatre entre 1775 et 1784. Le niveau se maintint ensuite jusqu’en 1790, déclina légèrement pendant les
années du boom économique, puis doubla de nouveau pendant la dépression de 1807. La plupart des inculpés étaient des ouvriers pauvres (75 % pendant les
années 1780, 71 % à partir de 1807), habitants des villes surpeuplées des bords de la Charles, dans les environs de Boston197.
La propriété était nettement plus menacée après la révolution qu’elle ne l’avait été avant. Les événements du Middlesex peuvent être considérés comme
symptomatiques. Le Middlesex fut l’un des nombreux comtés du Massachusetts touchés par la révolte de Shay, en 1786. À partir de 1780, les financiers et
les armateurs de Boston s’étaient servi de la Constitution de l’État pour réserver le droit de vote aux seuls propriétaires. Contrôlant le législatif, ils furent en
mesure d’assurer la levée de diverses taxes destinées au remboursement des dettes de la guerre révolutionnaire. En même temps, ils tentèrent de diligenter
des poursuites contre les cultivateurs déjà ruinés de l’ouest du Massachusetts. Ce fut en réaction contre ces menées qu’un ancien capitaine de la milice,
Daniel Shay, prit la tête d’une révolte armée. 2 000 fermiers criblés de dettes prirent les armes pour faire fermer les tribunaux de plusieurs comtés. Le
soulèvement se maintint tant bien que mal pendant six mois, avant d’être écrasé en février 1787. Mais Shay et ses compagnons avaient éveillé la colère et la
rancune de milliers de leurs semblables à travers tout l’État de la Baie, et aussi bien chez les travailleurs pauvres des grandes villes.
La disparité entre le sort des riches et celui des pauvres, que la révolution avait promis d’atténuer, ne fit qu’empirer. Mais les artisans, les boutiquiers et les
hommes politiques de petite envergure prospéraient dans la complète liberté économique de l’après-révolution. Le soudain exode de 60 000 à
80 000 loyalistes avait ouvert les portes de milliers de petites entreprises et libéré des centaines de milliers d’acres de domaines confisqués. Au Kentucky, en
Ohio, en Géorgie, au Mississippi et dans les territoires du Nord-Ouest, la spéculation foncière s’était déchaînée. L’ancienne aristocratie ayant pratiquement
disparu, le rang et le prestige sociaux revinrent à ceux qui surent manifester les premiers les signes extérieurs de la réussite. Comme le déclara la grande
intellectuelle bostonienne Catherine Sedwick quelques années plus tard : « L’argent est le grand niveleur. » Ceux qui le possédaient, ou étaient supposés le
posséder, pouvaient prétendre à exercer leur influence. Ceux qui en étaient dépourvus passaient pour une canaille menaçante198.
Sous les directives paternelles des grands responsables fédéralistes, John Adams, John Jay et Alexander Hamilton, ces tendances matérialistes acquirent
force de droit. Bien que les années 1780 fussent en fait une période de prospérité générale, la classe montante des hommes d’affaires était aussi mécontente
que les pauvres qui se débattaient contre la misère. Les créanciers de guerre ne pouvaient retrouver leur argent. Les tentatives protectionnistes de divers
États furent un échec. Les artisans craignaient l’afflux des biens manufacturés en Angleterre. La diplomatie américaine fut incapable de rouvrir les marchés
britanniques aux fabricants du Nord. Enfin, élément qui allait devenir crucial avec le temps, les États du Sud commencèrent à se faire de plus en plus de
souci pour leur représentation au Congrès, que dominaient les hommes politiques antiesclavagistes. Bref, cette confédération d’États à la va-comme-je-te-
pousse ne constituait pas l’instrument approprié pour la défense des intérêts des nouvelles classes commerciales. Mais, aux yeux des patriciens fédéralistes, la
solution était simple : un système de maintien de l’ordre impitoyable, capable de plier aux rigueurs de la loi l’ensemble des rebelles et des insurgés.
Les éternels conflits entre les diverses factions commerciales amenèrent la convocation d’une convention constitutionnelle en 1787. La nation ne pouvait
se maintenir sans l’adoption d’un système économique cohérent, permettant de régler les échanges et d’unifier les structures commerciales. Les accords que
passèrent ces intérêts concurrents furent, pour reprendre les mots du grand historien Charles Beard, « les grands compromis de la Constitution199 ».
La crainte d’une révolte des classes inférieures contre les privilégiés et les nantis était au centre des préoccupations des constitutionnalistes. Dès 1765, le
futur président, John Adams, avait écrit, commentant la mise à sac de la demeure d’un fonctionnaire de la Couronne britannique :
[…] voir mettre en pièces son jardin, éventrer sa maison et détruire son mobilier […], voilà certes une violation très atroce de la paix et dont les conséquences pourraient être dangereuses200.

Ces attaques contre la propriété se poursuivirent au long des années 1790 et s’aggravèrent encore pendant la dépression, signe du mécontentement
populaire croissant. La loi et le droit revêtirent donc une nouvelle et importantissime fonction : la défense de la propriété. Devenu gouverneur du
Massachusetts, John Hancock n’avait pas dit autre chose devant la Chambre des représentants de l’État quand il avait déclaré, en 1793, que l’objet du droit
criminel était non seulement le maintien du « bon ordre », mais encore la « sécurité » de la propriété. Pendant toute la période coloniale, la sûreté des
habitations individuelles avait plutôt été l’affaire du Code civil. À la fin de la deuxième décennie de la République, en 1810, la répression des atteintes à la
propriété privée était devenue la principale activité des cours201.
Tandis que la protection de la propriété devenait le souci direct du gouvernement, les relations de chaque citoyen individuel avec le gouvernement
revêtaient du même coup un caractère nouveau. Pendant la période coloniale, quand un citoyen en accusait un autre de lui avoir volé des chevaux, la cour et
le shérif adoptaient en quelque sorte le rôle de Salomon – il s’agissait de juger du bien-fondé des prétentions de tel et tel citoyen et de les départager. Mais,
quand les atteintes à la propriété devinrent des violations de la loi, la cour en vint à représenter les droits du propriétaire. En conséquence, le prétendu
voleur ne se heurtait pas seulement au voisin qui l’accusait, mais se trouvait aussi affronté à l’autorité et au pouvoir de l’État. Le citoyen ordinaire ne pouvait
donc que pâtir de ces prétendus « progrès » du droit et de la loi, comme ne manqua pas de l’écrire l’un des meilleurs défenseurs des libertés civiles de la
période post-révolutionnaire, Edward Livingstone :
Le criminel, lors de son procès – avec son allure sordide, le corps affaibli par la détention, et l’esprit par la misère ou par la conscience de la faute, abandonné du monde entier – doit se mesurer seul aux
terribles forces liguées contre lui.

Ce genre de système donnait ainsi corps à l’idée que le criminel n’était pas seulement celui qui manquait à agir selon un code moral universel, mais se
caractérisait désormais comme l’ennemi de l’État, décidé à détruire volontairement son autorité202.
Tel fut bien le hors-la-loi Michael Martin, immigrant irlandais, ouvrier agricole, brasseur d’occasion et brigand de grand chemin. Sa vie est consignée,
avec bien d’autres, dans la première encyclopédie criminelle publiée aux États-Unis, un petit volume paru en 1833 sous le titre de The Record of Crimes in the
United States. Les exploits de Martin et de ses congénères intervinrent au moment même où les craintes déjà vives des nantis devant la montée du crime
faisaient place à une véritable panique sous l’effet de la campagne des journalistes et des hommes politiques.
Michael Martin avait débarqué à Salem en 1819, d’un bateau dont il s’était emparé avec l’aide des autres passagers quand le commandant avait
brusquement annoncé son intention de changer de cap en pleine mer. Le biographe de Martin prend bien soin de le dépeindre tout au long de sa vie, en
Irlande, au Canada et aux États-Unis, sous les traits d’un ruffian avide et toujours mécontent, d’ignoble extraction et qui, étant Irlandais, prenait un plaisir
particulier à dépouiller de leur montre en or les gentlemen britanniques. D’abord, nous dit-on, il travailla honnêtement, montant une petite brasserie avec
de l’argent reçu de son frère. Puis il « retourna à ses vieilles habitudes de dissipation ». En route pour le Canada, « il vola un colporteur du Connecticut de
70 dollars », sous prétexte que « le colporteur s’était certainement procuré cet argent en dépouillant d’honnêtes gens et qu’il serait donc en meilleures mains
après ce transfert ».
Joueur, voleur de chevaux, bandit de grand chemin, escroc, Michael Martin était un homme d’esprit et de courage qui ne vivait pas seulement hors la loi
mais en dehors de la société « comme il faut », dont il considérait le commerce et les affaires comme d’autres formes de vol ritualisé.
Dans ce genre de littérature, les méchants sont toujours punis, et Michael Martin ne dément pas cette règle. Le 9 octobre 1821, deux ans après son arrivée
en Amérique, il comparut devant la Supreme Judicial Court et fut reconnu coupable d’avoir volé la montre d’un « sieur Bray, très respectable gentleman de
Boston ». (Il avait en revanche refusé de prendre la montre de Mme Bray, affirmant fièrement qu’il ne volait pas les dames.) Il fut condamné à être pendu
haut et court, sentence qu’il accueillit avec beaucoup de sang-froid, disant : « Ma foi, on ne saurait faire pire. » Malgré une habile tentative d’évasion qui
échoua, Martin accueillit la mort avec stoïcisme. Quelques jours avant la date prévue pour son exécution, il fit remarquer que sa vie et le monde semblaient
« comme un nuage lourd et noir au-dessus d’une ville, que le premier coup de vent aura bientôt dissipé203 ».
Le jeune gouvernement américain considérait certainement Michael Martin comme son ennemi. C’était précisément contre lui et ses semblables que John
Adams avait lancé sa mise en garde de 1765. En même temps, Michael Martin fut un hors-la-loi exceptionnel sur la côte Est, qui ne cessait de s’urbaniser.
La plupart des aventuriers, ses semblables, étaient repoussés vers l’ouest, en direction des frontières du Mississippi et de l’Ohio, et remplacés à New York,
Boston et Philadelphie par leurs cousins plus timides, les faméliques paysans irlandais qui s’entassaient dans des immeubles de rapport et cherchaient de
l’embauche dans les nouvelles fabriques.
5 000 immigrants par an arrivèrent aux États-Unis, en un flot ininterrompu, au cours des trente premières années de leur existence. De 1790 à 1820, la
population bondit de 4 000 000 à 7 000 000. Aucun autre pays du monde ne peut se targuer d’une telle augmentation au XIXe siècle. Pendant quelque
temps, les fabriques et les industries nouvelles apparurent au même rythme. Constructions navales, fonderies, filatures, fabriques de matériel agricole,
fabriques de souliers – toutes les marchandises dont pourrait avoir besoin une société prospère – furent mises en production. Dans la seule année 1809,
87 filatures de coton virent le jour. « D’un bout à l’autre du continent, ce n’est qu’un cri universel, commerce ! commerce ! À toute force, à tout prix,
commerce ! » C’était l’âge de l’entreprise. En dehors des fabriques, toutes sortes de sociétés anonymes furent créées – banques, compagnies d’assurances,
canaux, routes à péage et complexes commerciaux. Les statuts de plus de 1 700 sociétés furent enregistrés dans les divers États au cours des dix-sept
premières années du siècle. Pour faire fonctionner tout cela, l’Amérique avait besoin de main-d’œuvre. Les ouvriers qualifiés d’Angleterre, d’Écosse et
d’Allemagne étaient l’objet de toutes les attentions et bénéficiaient de salaires très élevés sur le marché du travail américain, en particulier les métallurgistes
et les mineurs. Mais pour la main-d’œuvre non qualifiée, tels les paysans irlandais chassés de la terre, la prospérité américaine se révélait fréquemment
illusoire. En arrivant, ils ne trouvaient qu’une concurrence féroce, source de conflits incessants204.
Cette lutte pour la vie était exactement conforme aux besoins des nouveaux entrepreneurs. Fils d’un artisan du Massachusetts, Elkenah Watson, devenu
un riche promoteur, soutint l’opinion que le succès du pays et le bien-être de ses habitants reposaient sur un état de conflit général entre tous les individus
concurrents. Cette lutte de tous contre tous, qui se substitua aux rapports de bon voisinage et au paternalisme des années coloniales, prenait naissance dans
le réservoir de main-d’œuvre en perpétuelle expansion que venaient alimenter les immigrants. Le manœuvre devint aussi peu précieux qu’une pièce
mécanique, on en disposait comme d’une poulie cassée quand il avait fini de servir.
La mécanisation et le système des fabriques […] réduisirent pratiquement à rien le pouvoir de négociation de l’ouvrier. Le peu qui lui restait fut d’ailleurs réduit à néant par la concurrence des autres hommes
– et des femmes et des enfants – pour des emplois que le premier venu était capable de remplir en dehors de toute qualification. Dans de telles conditions, l’emploi allait presque immanquablement à celui
qui acceptait le salaire le plus bas.

Et les résultats ne se firent pas attendre : dépressions de 1807, 1819 et 1837. Quant à la masse de main-d’œuvre non qualifiée d’Amérique, elle fut vite
ressentie comme responsable de la montée de la criminalité dans le pays205.
Au début, la découverte du crime et de la pauvreté provoquait de la honte et un sentiment de gêne. En 1820, les hommes politiques et les réformateurs
sociaux ne pouvaient plus nier les conséquences tragiques des réformes du droit. Quand on avait bâti des prisons dans l’enthousiasme, tout en humanisant le
Code pénal, on ignorait que le résultat serait au mieux nul, sinon négatif : on avait contribué en fait à augmenter le nombre des criminels. Un avocat de
New York déclarait sans détour : « Nos prisons d’État, telles qu’elles sont constituées pour le moment, sont les grands propagateurs de l’immoralité dans
notre peuple. » Et la « Société new-yorkaise pour la prévention du paupérisme » accusait la raison d’État de fonctionner « avec une efficacité alarmante pour
augmenter et diffuser l’amour du vice et la connaissance des arts et techniques de la criminalité206 ».
Un magistrat new-yorkais, Charles Christian, dans un mémoire anonyme plaidant pour l’augmentation des effectifs de la police, passe en revue les
criminels de la ville et les institutions sur lesquelles ils prospèrent. Ses listes comportent des voleurs, joueurs, prêteurs sur gage (et probablement receleurs) et
autres ivrognes. Mais la première place revient aux prostituées :
Sur le grand nombre de femmes de mœurs dissolues qui infestent les rues de notre ville, une importante proportion sont si profondément dépravées par toutes sortes de basses débauches, en particulier par la
consommation de liqueurs fortes, si totalement dévergondées et éhontées qu’elles sont, selon toute apparence, à jamais irrécupérables207.

Moralistes et policiers semblent avoir éprouvé en toute occasion une ire très spéciale à l’encontre des criminelles du sexe féminin. Dans le New York du
début du XIXe siècle, les tenants de la croisade anticrime étaient indiscutablement impitoyables pour les prostituées et autres femmes de « petite vertu ».
Tocqueville rapporte que des responsables de l’administration des prisons lui confièrent que « la réforme des filles qui ont contracté une mauvaise moralité
est une chimère qu’il est inutile de poursuivre ». La femme était considérée comme une créature sensuelle (au contraire de l’homme, être de raison), de sorte
que la perte de sa vertu équivalait pratiquement à celle de son âme. La sexualité en dehors du mariage suffisait à « apporter le pourrissement, la
décomposition de la vertu et de la dignité humaines. Si une fille est dotée naturellement de chaleur et de passion, une unique expérience sexuelle peut suffire
à la rendre capable de tous les crimes208 ».
Les vertueux agents de la loi et de l’ordre considéraient ces femmes comme d’irrécupérables épaves qu’il convenait d’enfermer et d’oublier. Jusqu’en 1825,
5 détenues seulement par an étaient pêchées au tout nouveau pénitencier d’Auburn, dans l’État de New York, où elles étaient confinées dans une section
séparée, isolées des détenus masculins par des fenêtres scellées et des portes fermées à double tour. Précautions futiles apparemment, puisqu’au printemps
de 1825 on découvrit que Rachel Welch, une jeune immigrante irlandaise, était enceinte. Elle avait fort mauvaise réputation dans la prison, mais c’était sans
doute pour avoir résisté trop strictement aux avances des gardiens. Elle ne tarda pas à tomber malade et faillit avorter. Elle accoucha en décembre mais
mourut peu après, au grand scandale des partisans d’une réforme des prisons209.
La plupart de ces réformateurs étaient les tenants de la nouvelle « invention » – le pénitencier. Un débat public opposait les partisans du système de New
York et ceux du système de Pennsylvanie. Ces derniers prônaient l’isolement du détenu pendant toute la durée de sa peine, tandis que les « New-Yorkais »
en tenaient pour l’isolement de nuit et le travail dans des ateliers collectifs – mais en silence – le jour. Dans les deux cas, il s’agissait de créer une discipline
de fer permettant de former les détenus comme ils avaient manqué à l’être pendant l’enfance. Cette théorie n’apparaît nulle part plus clairement que dans le
traitement des femmes détenues210.
La plupart des prisons de femmes en Amérique ont longtemps été dirigées selon le principe que les délinquantes sont le produit de la faiblesse maternelle
et d’un environnement familial malsain. Ce ne sont que de méchantes filles qui ont mal grandi. Implicitement, cela revient à dire que la femme tombée est
le produit d’une mère « tombée » elle aussi, caressant probablement des pensées criminelles sans être jamais prise sur le fait. Pire encore, la femme étant le
pilier de la famille, c’est en définitive sur elle que repose la responsabilité de toute criminalité. La prison doit donc réduire la délinquante à l’état de
méchante petite fille, ce qu’elle peut faire en surveillant sa tenue vestimentaire, sa démarche, son élocution, son régime alimentaire et jusqu’à son
comportement avec ses amies. Et, plus important que tout, son attitude à l’égard de ses « aînés ». En prison, les aînés sont le directeur, les gardiens,
l’encadrement. Si la détenue se tient bien, elle est récompensée – d’un peu de parfum ou de rouge à lèvres. Si elle est méchante, elle est punie – privée de
produits de beauté ou de quelque plaisir futile. C’était précisément ce que les réformateurs de 1820 et 1830 appelaient de leurs vœux211.
Pour être ainsi traitées, les délinquantes avaient besoin de prisons nouvelles, éloignées à la fois des détenus et des gardiens masculins. Mais, pour des
raisons essentiellement financières, une seule section féminine fut finalement bâtie (alors que trois au moins avaient été proposées), à Sing-Sing en 1839.
C’était une bâtisse de marbre « sur le modèle d’un temple grec aux colonnes massives, érigée en retrait mais aussi en surplomb de tous les autres
bâtiments212.
Les femmes de Sing-Sing dépendaient d’une gouvernante et de deux assistantes, ainsi que d’une force de police intérieure. L’imposante « bâtisse » était
censée isoler les femmes des hommes mais aussi les unes des autres. Elle ne fit ni l’un ni l’autre. Elle « bourdonnait sans cesse de conversations », comme le
rapportèrent tous les inspecteurs qui la visitèrent. De plus, comme l’architecte avait oublié d’y adjoindre une cuisine, les repas étaient apportés par des
détenus hommes depuis leur propre prison. Le surpeuplement fut presque immédiat. Ayant trouvé huit femmes et cinq nourrissons entassés dans une seule
pièce de dimensions modestes, au cours de l’été 1844, des inspecteurs rapportèrent que « des enfants innocents sont condamnés à une mort lente mais
certaine213 ».
Les punitions prévues pour les détenues qui contrevenaient au règlement confinaient aux pratiques médiévales. On les suspendait par les poignets, les
orteils effleurant à peine le sol, ou on les mettait aux fers, le cou, les poignets et les chevilles enserrés dans des anneaux. Il y avait aussi le bâillon, la coupe de
cheveux à ras et la réduction des rations alimentaires. La résistance des détenues était grande et débouchait parfois sur de véritables émeutes, comme
en 1843 :
Dix ou douze femmes y participèrent. Elles poussaient des jurons, brisant leurs bancs, leurs couverts, leurs lits, tout ce qui leur tombait sous la main. Quand le garde armé arriva, les femmes refusèrent de lui
obéir et s’emparèrent d’objets pour le frapper. On dut appeler tous les effectifs de la garde214.

En 1844, on se résolut donc à entreprendre la construction d’une nouvelle prison qui permettrait d’appliquer le système pennsylvanien d’isolement
permanent. Le risque d’« affaiblir l’esprit jusqu’à l’imbécillité » par un isolement de longue durée était, selon les réformateurs, moins grave que « la certitude
qui prévaut aujourd’hui dans nos prisons de corrompre le cœur et de détruire le sens moral215 ».
La construction d’Auburn s’était achevée en 1823, celle de Sing-Sing en 1825, les deux pénitenciers de Pittsburgh et de Philadelphie furent
respectivement inaugurés en 1826 et 1829. Le Connecticut, le Massachusetts, le Maryland, le New Jersey, l’Ohio et le Michigan achevèrent chacun leurs
propres institutions au cours des années 1830, l’Indiana, le Wisconsin et le Minnesota au cours des années 1840. À l’étranger, l’expérience américaine
suscita un immense intérêt et beaucoup d’enthousiasme. La France, l’Angleterre, la Prusse et même la Hongrie envoyèrent des enquêteurs chargés de
rédiger des rapports de première main sur le mode de fonctionnement de ces institutions.
Les prisons de 1790 arrachaient le criminel au milieu « corrompu » dans lequel il avait commis son crime, mais elles ne le protégeaient pas de l’influence
tout aussi corruptrice des autres détenus. Voilà ce à quoi les nouveaux pénitenciers étaient censés remédier. « Chaque individu deviendra nécessairement
l’instrument de sa propre punition ; sa conscience sera le vengeur de la société », écrivait un partisan du système philadelphien d’isolement complet.
L’architecture même du pénitencier était calculée de manière à augmenter la docilité du détenu. Dans un de ses rapports annuels, une société
philanthropique de Boston expliquait que le pénitencier constituait un théâtre d’expériences idéal dans le domaine de l’hygiène et de l’éducation, le détenu y
étant « livré corps et âme comme sujet d’expérience ». Et d’ailleurs, expliquait un aumônier des prisons, le monde ne se porterait que mieux si tous nous
étions condamnés à la prison l’espace de deux ou trois générations, car la société tout entière acquerrait les habitudes de « régularité, de tempérance et de
sobriété d’une bonne prison ». À propos de Philadelphie, en 1831, Tocqueville pouvait donc conclure que cet isolement parfait mettait
« incontestablement » le détenu à l’abri de toute « contamination fatale216 ».
Ouvertement conçus pour réduire des adultes des deux sexes à l’état d’enfants dépendants, ces pénitenciers étaient en fait une nouvelle espèce d’Église
d’État, dans une société de plus en plus laïque. L’Amérique coloniale s’en était remise à l’Église puritaine pour assurer le maintien de l’ordre social au moyen
de son réseau de responsabilités paternalistes et de la menace de la damnation éternelle pour les manquements à la morale. Ordre public et discipline
religieuse avaient été inséparables, magistrats et responsables religieux – les deux rôles étant d’ailleurs souvent confondus – s’appliquant à faire
rigoureusement respecter l’un et l’autre. Mais quand l’Église eut perdu sa position d’autorité publique, il fallut une nouvelle institution pour imposer la
discipline à des classes inférieures turbulentes – d’où le pénitencier. La nouvelle République ne trouva pas d’autre moyen de réagir à sa principale iniquité : la
pauvreté.
Notes
193. Voir Robert Bremner, From the Depths : The Discovery of Poverty in the United States, New York, 1956.
194. William Bradford, An Enquiry How Far the Punishment of Death Is Necessary in Pennsylvania, Philadelphie, 1793, p. 43. Cesare Beccaria, On Crimes and Punishments, traduit de l’italien par Henry
Paolucci, Indianapolis, 1963, p. 43-45 et 58-60.
195. Voir David Rothman, The Discovery of the Asylum, Boston, 1971, chapitre 4. Orlando Lewis, The Development of American Prisons, Albany, N.Y., 1922. David Davis, « The Movement to Abolish Capital
Punishment in America, 1787-1861 », American Historical Review n° 63, 1957, p. 23-46.
196. Les données concernant le Middlesex sont empruntées à William Nelson, « Emerging Notions of Modern Criminal Law in the Revolutionary Era : An Historical Perspective », New York University Law
Review, vol. XLII, p. 450-482.
197. Les attitudes à l’égard de la propriété privée sont bien décrites par Bernard Bailyn et al. au chapitre 10 de The Great Republic, Boston, 1976.
198. Pour une bonne description, riche en détails, de cette complète liberté du commerce, on peut voir Forrest McDonald, E Pluribus Unum, op. cit.
199. Charles et Mary Beard, Rise, op. cit., p. 321 et chapitre 7 en général.
200. John Adams, Diary and Autobiography of John Adams, Cambridge, Mass., 1961, p. 260.
201. Cité par Edwin Powers, Crime and Punishment in Early Massachusetts, Boston, 1966, p. 192-193.
202. Cité par William Nelson, « Emerging Notions », op. cit., p. 477.
203. Anonyme, The Record of Crimes in the United States, Buffalo, 1833, p. 158-201.
204. Cité par Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 390-395.
205. Robert Bremner, From the Depths, op. cit., p. 3 et 4.
206. David Rothman, Discovery, op. cit., p. 94. Charles Christian, The Police of the City of New York, New York, 1970, p. 8. W. David Lewis, From Newgate to Dannemora, Ithaca, 1965, p. 62.
207. Charles Christian, Police, op. cit., p. 16.
208. Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, On the Penitentiary System in the United States, Carbondale, III, 1964, p. 123. David Davis, Homicide in American Fiction 1798-1860, Ithaca, 1957, p. 155-
160 et XIII-XV.
209. W. David Lewis, « The Female Criminal and the Prisons of New York, 1825-1845 », New York History, vol. XLII, 1961, p. 215-236.
210. Rothman et Lewis examinent la concurrence entre les deux systèmes.
211. Pour une étude moderne des femmes dans les prisons, on pourra consulter Katherine Burkhart, Women in Prison, New York, 1973.
212. W. David Lewis, « The Female Criminal… », op. cit., p. 221-230. J. Thomas Scharf, History of Westchester County, New York, vol. II, Philadelphie, 1886, p. 349.
213. W. David Lewis, « The Female Criminal… », op. cit., p. 229.
214. État de New York, Assembly Documents, 70e session, vol. III, n° 255, 2e partie, p. 58-61, cité par W. David Lewis, « The Female Criminal… », op. cit., p. 231.
215. Ibid. Et aussi, État de New York, Senate Documents, 67e session, vol. I, n° 20 et 34.
216. George Smith, A Defense of the System of Solitary Confinement of Prisoners, Philadelphie, 1833, p. 71. Boston Prison Discipline Society, 4e Rapport annuel, p. 54-55. James Finley, Memorials of Prisons Life,
Cincinnati, 1851, p. 41-42. Gershom Powers, Letters of Gershom Powers, Esq., Albany, N.Y., 1829, p. 14. Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, Penitentiary System, op. cit., p. 23.
CHAPITRE 9
Bandes, brutes et politicards d’arrondissement

Étant les deux plus grands ports de la nouvelle République, New York et Philadelphie attiraient le plus grand nombre d’immigrants. Déracinés, exploités,
sans emploi, sans feu ni lieu, ces nouveaux Américains, que les riches courtisaient parce qu’ils avaient besoin de main-d’œuvre, étaient aussi ceux qui
terrorisaient ces mêmes riches, qui les appelaient la canaille et haïssaient leur perpétuelle agitation. Les riches possédant le contrôle du système de justice
criminelle, il était parfaitement logique de voir apparaître les premiers pénitenciers dans l’État de New York et en Pennsylvanie.
New York s’était taillé la pire réputation. Le cœur du quartier criminel était situé à Five Points, là où se dresse aujourd’hui la prison de Tombs, à l’est de
Lower Broadway. Le square de Five Points était au carrefour de cinq rues qui avaient auparavant débouché sur un étang appelé le Collect. Au début du
XIXe siècle, c’était devenu le point de ralliement de nombreux marins, de journaliers et d’immigrants fraîchement débarqués qui venaient là pêcher et tirer de
l’eau pour les taudis qu’ils habitaient dans les immeubles de rapport bâtis sur les marais environnants. Au cours des premières années du siècle, les rues du
quartier avaient rapidement dégénéré pour devenir sordides. On se mit à évoquer avec une insistance croissante l’assèchement du Collect, qui aurait pour
avantage de priver les éléments douteux de ce quartier suspect de leur terrain de maraude. Quand, pendant l’hiver de 1808, des marins au chômage prirent la
tête d’une manifestation à travers le sud de Manhattan jusqu’au Collect, les autorités de la ville, en proie à la panique, décidèrent que les opérations de
drainage commenceraient dès les premiers beaux jours. Au printemps, les collines qui se dressaient de part et d’autre de Broadway furent rasées et la terre
utilisée pour combler l’étang. Les terrains ainsi récupérés furent livrés aux constructeurs et la ville de New York lança son premier plan de rénovation
urbaine, orienté vers la lutte contre la criminalité217.
Comme il était à prévoir, ce fut un échec. Tout au plus la reconstruction fournit-elle des emplois temporaires, alors qu’on traversait une légère dépression.
Les nouveaux bâtiments étaient sombres, mal conçus, mal construits, dépourvus d’eau. Ils devinrent vite des taudis pour les immigrants irlandais, italiens et
juifs. Bars et bordels ouvrirent leurs portes au rez-de-chaussée. Les habitants du quartier étaient friands d’un spectacle d’ailleurs importé d’Europe : les
combats de taureaux et de molosses. On lâchait les chiens sur le taureau enchaîné et l’on prenait les paris : combien en éventrerait-il avant de succomber à
son tour ?
Five Points était un quartier interlope où l’on pouvait s’amuser et s’encanailler. De grandes salles de bal, éclairées de bougies ou de lampes à huile de
baleine, restaient partout ouvertes jusqu’à 3 h du matin. L’entrée était gratuite, il suffisait de commander une chope de bière de temps à autre. Jour et nuit,
sur les trottoirs, des vendeurs ambulants proposaient des saucisses, des fruits, des patates. Des jeunes femmes appelées hot-corn girls parcouraient les rues,
portant dans de grands baquets de bois des épis de maïs grillés qu’elles proposaient aux passants en une criée presque musicale :
Chaud le maïs, chaud !
Tout blanc, tout beau.
Vous qu’avez tout
Moi pas un sou
Ach’tez-le moi
Que j’rent’ chez moi218.

Après la panique de 1819, qui laissa de nouveau les pauvres sans gagne-pain, Five Points se délabra plus sinistrement encore, comme les quartiers
équivalents de Boston et Philadelphie. Plus surpeuplées que jamais en raison de l’afflux massif et incessant d’immigrés, les rues étaient jonchées d’ordures :
une couche si épaisse que les bottines y enfonçaient jusqu’à la cheville, disait-on. Les épidémies faisaient régulièrement des victimes, la malaria était
courante. Quelques années plus tard, Dickens décrivit ce qu’il avait vu, dans ses American Notes :
Allons donc de nouveau nous plonger dans Five Points. Nous y voici : ces ruelles étroites qui divergent sur notre droite et notre gauche, puantes de fange et d’ordure. Les vies que l’on mène ici portent les
mêmes fruits que partout ailleurs. Les trognes grossières et enflées qui apparaissent aux portes ont leur contrepartie chez nous et dans le monde entier. Les maisons elles-mêmes ont vieilli prématurément
sous l’effet de la débauche. Voyez ces poutres pourries s’affaisser, ces fenêtres brisées et raccommodées qui grimacent un faible froncement de sourcil, comme l’œil au beurre noir d’un ivrogne au matin…
Ouvrons la porte de l’un de ces réduits surpeuplés, plein de nègres assoupis. Pouah ! Il brûle un feu de charbon de bois là-dedans, on sent roussir une chair ou brûler des vêtements, tant ils sont rassemblés
près du brasier ; et des vapeurs s’exhalent qui aveuglent et suffoquent. De chaque recoin, quand vous jetez des regards autour de vous, dans les rues, s’extraient des silhouettes à demi endormies, comme si
l’heure du Jugement s’approchait et que chaque tombe ténébreuse vomissait son mort. Là où des chiens hurleraient à la mort si on les contraignait à s’y étendre, des femmes, des hommes et des enfants se
vautrent pour dormir, forçant les rats qu’ils ont délogés à se mettre en quête d’un nouveau gîte. Ici, aussi, on trouve des venelles et des sentes tapissées d’une telle couche de boue qu’on y enfonce jusqu’aux
genoux […], des maisons en ruines, béant sur la rue […], hideux immeubles pouilleux qui doivent leur nom au vol et au meurtre ; tout ce qui est détestable, répugnant, ignoble et déliquescent se retrouve
ici219.

Aux yeux des bourgeois distingués et entreprenants qui demeuraient plus au nord (au-dessus de ce qui est aujourd’hui Canal Street), les pauvres de Five
Points n’étaient pas seulement une gêne et un objet de scandale, ils représentaient une menace. La peur poussait parfois les nantis à exiger de la ville qu’elle
tentât de faire rester les pauvres « à leur place ». Ainsi, quand Lafayette visita les États-Unis, en 1824-1825, la ville de New York organisa en son honneur
une petite cérémonie assez particulière : 20 brigands furent pendus aux branches du grand orme qui se dresse encore aujourd’hui à l’angle nord-ouest de
Washington Square220.
« Ils aiment à se réunir en bandes dans quelque lieu retiré, se satisfont de vivre dans la crasse et le désordre avec une très maigre pitance, à condition qu’ils
puissent boire, fumer, cancaner, aller au bal et aux veillées sans qu’on les importune », déclarait Robert Hartley, fondateur d’une association new-yorkaise
pour l’amélioration de la condition des pauvres. Quant au missionnaire Josiah Strong, il dénonçait dans les habitants des taudis « une masse inextricable de
crasse venimeuse et de péché délétère, de lubricité et d’ivrognerie, de crime et de paupérisme de toute sorte ». Ainsi traités, les pauvres n’avaient pas le choix,
il leur fallait s’organiser – et se battre en retour221.
À compter des années 1830, les voleurs et les agresseurs du sud de New York furent de moins en moins souvent les individus désespérés, sans attache et
sans soutien, qui avaient jusqu’alors formé la masse des criminels traditionnels. Les nouveaux criminels s’organisaient au contraire en bandes. C’étaient des
professionnels. Ils commençaient par subir une période de formation, puis d’apprentissage, avant de devenir des bandits à part entière. Il existait des
territoires pour le contrôle desquels ils se battaient. Ils comptaient sur la protection de diverses personnalités de l’hôtel de ville, auxquelles ils assuraient en
échange des voix aux élections et un soutien politique. Chaque bande possédait ses propres mythes.
Il y avait les Dead Rabbits (lapins morts), les Plug Uglies (affreux galurins), les Roach Guards (gardes-cafards) – tous leurs membres ou presque étaient
irlandais et s’armaient de gourdins, de matraques, de pistolets et de chaînes. Les Plug Uglies devaient, disait-on, leur nom aux grands chapeaux hauts de
forme qu’ils portaient, entièrement bourrés de laine et de cuir et qu’ils enfonçaient sur leurs oreilles pour monter au combat. Il y avait aussi les Shirt Tails
(pans de chemise), ainsi nommés parce qu’ils portaient leur chemise en dehors de leur pantalon. Dans l’argot de l’époque, un lapin était un voyou, et un
lapin mort un dur de dur. Le chef de cette bande portait toujours un lapin mort au bout d’une pique pendant les combats222.
Au nord de Five Points commençait le territoire des bandes du Bowery, dont la plus célèbre était celle des Bowery Boys. Les journaux à sensation et la
tradition orale de la rue ont collaboré à la légende de ces bandes et de leurs exploits homériques. Dans la réalité quotidienne, elles exerçaient effectivement
le contrôle sur toute la criminalité urbaine. La plupart de ces bandes avaient des chefs hauts en couleur. Le plus célèbre meneur de la période qui précéda la
guerre civile fut sans conteste le chef des Bowery Boys, connu sous le seul nom de Mose. C’était, nous dit-on « le Samson, l’Achille du Bowery », qui régnait
sur son territoire de conserve avec un petit bout d’homme qui ne le quittait jamais d’une semelle, un certain Syksey dont la mission était de veiller à ce qu’il y
eût toujours un membre de la bande pour recueillir les mégots de cigares du chef. Selon la légende, Mose mesurait près de deux mètres cinquante, avec des
mains « de la taille d’un bon jambon de Virginie » et des souliers « dont les semelles étaient des plaques de cuivre piquées de clous d’un bon pouce de long ».
Il arrachait les réverbères pour s’en servir comme d’un gourdin et son couteau était un grand coutelas de boucher. Un jour que les Dead Rabbits avaient été
victorieux dans une bagarre contre sa bande et s’étaient précipités dans le Bowery pour détruire le quartier général des Boys, le grand Mose « déracina un
chêne et, le brandissant par les branches, s’en servit comme d’un fléau pour frapper les Dead Rabbits comme Samson avait frappé les Philistins. Les brutes
de Five Points s’enfuirent devant lui en désordre, mais il les poursuivit jusque dans leurs repaires de Paradise Square et mit à sac deux immeubles avant que
sa rage fût retombée223. »
Aussi redoutables que paraissent leurs exploits légendaires, les bandes ne terrorisaient pas forcément les ouvriers new-yorkais. Dans une certaine mesure,
elles faisaient régner l’ordre dans les quartiers pauvres. Et il leur arrivait de s’allier avec des travailleurs irlandais que leur maigre salaire maintenait tout juste
du bon côté de la barrière.
Five Points et le Bowery formaient le 6e arrondissement de New York. Dans le 4e arrondissement, qui s’étendait plus au sud jusqu’au bord de l’eau, une
sous-culture criminelle vit également le jour vers 1830, 1840. Dans l’élégante Cherry Street, où se dressaient autrefois les demeures de George Washington
et de John Hancock, s’ouvrait Gotham Court, une double rangée d’immeubles délabrés à plusieurs étages. Plus de mille personnes s’y entassaient –
principalement des immigrants italiens et irlandais et des Noirs qui s’étaient enfuis du Sud.
Tapis dans ce repaire idéal, des pickpockets et des voleurs de tout poil attendaient les nouveaux arrivants. Ces bandes, dont les plus tristement célèbres
étaient celles des Daybreak Boys (« les gars du point du jour »), des Swamp Angels (anges des marais) et des Slaughter Housers (habitants des abattoirs),
agressaient leurs victimes dans les ruelles sombres ou attendaient qu’elles passent sous certaines fenêtres, d’où des complices féminines leur déversaient un
seau de cendres sur la tête pour les aveugler momentanément. Les « clients » étaient dépouillés de leur argent et de leurs vêtements.
La plupart des bandes avaient leur quartier général dans des bars tenus par leurs propres lieutenants. Ces derniers étaient bien souvent de fortes femmes,
capables de faire bonne figure dans n’importe quelle rixe. L’un de ces estaminets, le Hole-in-the-Wall (« Trou-dans-le-mur »), était ainsi tenu par Kate
Flannery et Gallus Mag (« Mag-les-bretelles »), deux membres influents d’une bande dirigée par Charley Monell, dit One-armed (« le manchot »). Gallus
Mag mesurait près de deux mètres, retenait sa jupe par des bretelles, dans lesquelles étaient en permanence passés un pistolet et un gourdin. Ceux qui
s’avisaient de se plaindre du traitement que ses amis leur réservaient dans son bar étaient proprement assommés par l’irascible tenancière, qui leur mordait
ensuite l’oreille et les traînait ainsi, avec les dents, jusque sur le trottoir. S’ils s’avisaient de protester encore, elle tranchait carrément l’oreille d’un coup de
dents et l’adjoignait à sa collection, qui trônait sur le bar dans un pot rempli d’alcool224.
Les naïfs qui franchissaient la porte de Kate et Mag subissaient en général le sort de cet immigré allemand, fraîchement débarqué de bateau, que deux
voleurs suivirent dans la rue après son passage au bar et assommèrent pour le dépouiller des… 12 cents qu’il avait sur lui, avant de le jeter dans le fleuve où il
se noya. Les deux larrons étaient des Daybreak Boys. De retour chez Gallus Mag, ils se prirent de querelle à propos du partage de leur butin. On en vint aux
poings, jusqu’au moment où Slobbery Jim (« Jim-le-baveux ») coupa la gorge de son complice, puis l’aida à mourir en « le piétinant de ses lourds souliers
ferrés » quand il fut tombé par terre225.
Les Daybreak Boys exerçaient leur profession au point du jour, conformément au nom qu’ils s’étaient donné. Selon la police, chacun d’eux était un tueur
professionnel, froid et féroce. En deux ans, de 1850 à 1852, la bande se vit attribuer 20 meurtres et le vol de 100 000 dollars en espèces et en biens divers.
Elle périclita et disparut après la condamnation à mort et la pendaison pour meurtre de deux de ses chefs, en 1853. Slobbery Jim quitta la ville pour
échapper aux poursuites, et le dernier chef de la bande, Bill Lowrie, fut capturé peu après au cours d’un cambiolage et expédié pour quinze ans dans un
pénitencier226.
Mais, malgré sa célébrité, ce n’était qu’une bande parmi d’autres. Selon un rapport de la police new-yorkaise, qu’il faut lire prudemment car il fut rédigé
pour obtenir une augmentation des effectifs et des moyens de la police, il existait, dans les années 1850, de 400 à 500 pirates fluviaux, organisés au sein de
plus de 50 bandes dans le seul 4e arrondissement. « Les pirates fluviaux poursuivent leurs néfastes activités avec la dernière persévérance et manifestent une
ruse et une adresse que seule une longue pratique permet de posséder », écrivait le chef de la police, George Matsell. « Rien ne leur échappe. Sur leurs
bateaux, profitant de la nuit, ils hantent les docks et les quais et mettent la main sur tous les biens laissés sans surveillance227. »
Quand parut ce rapport, les bandes étaient devenues partie intégrante de la vie new-yorkaise normale. Au sud de ce qui est aujourd’hui Houston Street,
aucun quartier de la ville n’en était dépourvu. Mais ce qu’on notera avec intérêt, c’est que Matsell centrait tout son rapport sur les pirates fluviaux du bord de
l’eau et ne disait pas un mot des bandes irlandaises. C’est une illustration de la seconde transformation majeure que subit la criminalité des grandes villes
pendant l’ère de Jackson : la politisation.
Le nouveau système carcéral, combiné à la prolifération des forces de police et à la détermination des réformateurs philanthropes de maintenir les pauvres
en observation, ne laissait guère de choix au criminel éventuel : s’il voulait survivre, nous l’avons vu, il lui fallait s’organiser, devenir un professionnel, obéir à
des règles précises. Mais, une fois organisées, les bandes new-yorkaises furent contraintes de se rendre à l’évidence : leur puissance ne se mesurait plus
seulement à la largeur des épaules de leurs membres. Dans une ville où tant d’intérêts ethniques et économiques étaient en concurrence, les bandes ne
pouvaient se permettre de rester indifférentes à l’égard de la politique, ou du moins des politiciens qui prétendaient représenter ou séduire ces intérêts. En
même temps, les opérateurs politiques et les organisateurs du quartier général du parti démocrate (Tammany Hall) n’avaient que trop conscience de l’intérêt
qu’ils auraient à disposer d’équipes de gros bras les jours d’élections, aussi, dès le début des années 1830, commencèrent-ils à s’intéresser de fort près aux
bars, tavernes, tripots et estaminets fréquentés par les bandes de Five Points et du Bowery228.
L’année 1834 permit la première mise à l’épreuve sérieuse des capacités des bandes dans la vie politique new-yorkaise. Au printemps eut lieu la première
élection au suffrage direct du maire de la ville. L’élection s’approchant, les agents électoraux de Tammany Hall travaillèrent d’arrache-pied à mettre au point
un système qui tînt compte des capacités des bandits, tant pour l’isoloir qu’aux alentours. L’élection elle-même dura trois jours. Contre les démocrates de
Tammany Hall et leurs bandes irlandaises se dressèrent les whigs et un nouveau mouvement, celui des « vrais natifs d’Amérique » (c’est-à-dire des
descendants des Anglais) qu’inquiétait la menace que faisait peser sur eux l’immigration massive d’Irlandais des classes les plus défavorisées. Dans le
6e arrondissement, la police tenta de mettre un terme à l’affrontement des bandes des deux camps mais, le troisième jour, la ville dut faire appel à la milice
pour écraser les émeutes. Le tout se solda par une victoire de l’équipe de Tammany Hall229.
Les vainqueurs n’avaient pas sitôt pris possession de leurs sièges au conseil qu’une nouvelle flambée de violence s’alluma le 7 juillet. Des bandes d’Irlandais
prirent d’assaut la demeure d’un riche abolitionniste qui avait son franc-parler, Lewis Tappan. Attaqués par les « vrais natifs d’Amérique », les immigrants
irlandais tournaient en effet leur colère contre les Noirs et ceux qui les soutenaient. La lente montée vers le nord des esclaves affranchis ou fugitifs semblait
en effet prendre les Irlandais en tenaille entre deux forces hostiles. Symbole du sang bleu, le radical Tappan pouvait passer pour une bonne âme un peu
touche-à-tout et offrait une cible idéale à la colère irlandaise. Avec à leur tête les bandes organisées, les émeutiers prirent d’assaut la maison, entassèrent
dans la rue tout ce qu’elle contenait et y mirent le feu. De là, ils gagnèrent des rues adjacentes, pillant toutes les maisons sur leur passage et attaquant les
boutiques. Les affrontements durèrent deux jours. Parmi la dizaine de bâtiments mis à sac figurait une église noire. Un certain nombre de Noirs furent
arrachés à leur foyer, torturés et mis à mort. Il ne fallut pas moins de 2 000 hommes des milices pour mettre les émeutiers à la raison, le 10 juillet230.
Les sentiments anti-irlandais furent à l’origine d’une autre émeute pendant l’été 1835. Une des bandes du Bowery, les American Guards, se joignit aux
« vrais natifs d’Amérique » et des bagarres monstres éclatèrent au carrefour de Grand Street et Crosby Street, dans le Lower East Side, avant de s’étendre
jusqu’à Five Points. Six mois plus tard, après le grand incendie de décembre 1835, la milice dut intervenir de nouveau pour interrompre des pillages – les
pires que la ville eût jamais connus. On finit par retrouver le butin dans les taudis de Five Points et du Bowery231.
Tout au long de la dépression qui suivit la panique de 1837, les liens entre Tammany Hall et les bandes du 6e arrondissement ne cessèrent de se renforcer.
Grâce au boss du quartier, le capitaine Isaiah Rynders, les membres des bandes étaient à l’abri de toute poursuite. Rynders était U.S. marshall et menait ses
affaires depuis un bar de Ann Street. Il comptait parmi ses adjoints Edward Judson, plus connu sous le nom de Ned Buntline. Pendant vingt-cinq ans,
Rynders et ses partenaires firent du 6e arrondissement un bastion de Tammany Hall, tout en s’assurant une position unique vis-à-vis – et à l’intérieur – de la
pègre. Bien que les actes ne fussent jamais soutenus publiquement par l’hôtel de ville, et bien que leur existence servît fréquemment de prétexte aux
demandes d’augmentation des effectifs de la police, les bandes irlandaises surent mettre au point une espèce de coexistence pacifique avec la police,
irlandaise elle aussi. Les vraies opérations de police frappèrent toujours les assassins et les voleurs du Waterfront (bord de l’eau) qui, comme les Daybreak
Boys, n’avaient pas compris que le crime ne paie pas s’il ne s’accompagne pas d’une organisation politique232.
Devenu le principal centre d’immigration du pays, le port de New York conféra à cette ville une diversité culturelle qui faisait défaut à Boston,
Philadelphie ou Baltimore. Celles-ci durent également le céder à New York sur le plan financier et commercial. Enfin, quand le canal Érié eut joint le
complexe fluvial Hudson-Mohawk aux Grands Lacs, New York prit la tête des relations commerciales avec l’Ouest en voie de développement. Cependant,
la montée du crime et de la violence à New York pendant l’ère de Jackson n’était nullement unique.
De 1830 à 1850, toutes les grandes villes côtières eurent leur contingent d’émeutes. Même Chicago et La Nouvelle-Orléans, qui étaient encore de
relativement petites villes, connurent des flambées de violence. Des émeutes éclatèrent à 16 reprises à travers le pays en 1834, puis 37 fois en 1837, faisant
61 morts. « Nul moyen d’échapper à cette conclusion horrible : dès que la fantaisie lui en prend, soit fureur, soit cupidité, la populace est libre d’exercer ses
appétits illégaux en toute impunité ou presque », avertissait la National Gazette de Philadelphie en août 1835. Et les émeutes se succédèrent ainsi jusqu’à la
veille de la guerre de Sécession, causées toujours par les mêmes phénomènes : panique économique, chômage, animosité des protestants « natifs
d’Amérique » à l’encontre des catholiques et en particulier des Irlandais, attaques par les Irlandais des riches abolitionnistes et des Noirs affranchis qui
risquaient, croyaient-ils, de leur souffler des emplois dans l’industrie, premières grèves ouvrières – bref, en un mot, la pauvreté233.
Émeute et criminalité n’étaient évidemment pas synonymes, encore que le XIXe siècle soit le père de la remarquable théorie qui veut que la violence
politique soit radicalement indiscernable de la violence criminelle. Et comme les émeutes aboutissaient généralement à divers attentats contre les biens et les
personnes, les juges les traitaient comme des crimes graves. Pourtant, le souvenir de la révolution était encore assez frais dans l’opinion pour tempérer ce
genre de jugements : il fallait y regarder à deux fois avant de tenir pour crime ce qui était peut-être insurrection.
Si Jackson lui-même fut contraint à trois reprises de dépêcher les troupes fédérales pour mettre un terme à des émeutes, son gouvernement hésita souvent
à dénoncer purement et simplement les émeutiers. L’un des adjoints du président alla même jusqu’à excuser les émeutes qui n’étaient « point tant une
opposition aux lois établies du pays, mais plutôt un supplément à ces lois, comme une manière de droit coutumier ». Cette politique n’entrait toutefois pas
dans l’engagement démocratique et populaire de Jackson. Comme nous le verrons, ce dernier lui-même n’hésitait pas, bien souvent, à tourner la loi et à
défier les tribunaux. Et il n’était pas l’ennemi de toute corruption. En échange du contrôle absolu du New York démocrate, il autorisa par exemple Samuel
Swartwout à détourner 1 250 000 dollars, qu’il emporta avec lui dans sa fuite en Europe en 1836. Jesse Hoyt, que Jackson nomma pour remplacer
Swartwout, rendit au président démocrate les mêmes services que son prédécesseur, moyennant les mêmes privilèges – mais lui se contenta de détourner
201 580 dollars des deniers publics. Quoi qu’il en soit, Jackson ne se fit jamais un souci excessif à propos de la criminalité et des émeutes. S’il les combattit,
ce fut seulement quand elles menaçaient ses propres intérêts politiques ou économiques234.
Les « émeutes de la banque » qui secouèrent Baltimore en août 1835, au beau milieu de l’agitation anti-abolitionniste de cet été explosif, concentrèrent un
peu du mécontentement général du pays. Elles furent la conséquence directe de la colère des clients et déposants de la banque du Maryland, qui durent
attendre un an et demi après la faillite de la banque pour être remboursés. On sait mal pourquoi les déposants choisirent le week-end du 9 et 10 août pour
agir. Certes, l’été avait été « long et chaud » sur toute la côte et les bagarres de rue y étaient monnaie courante. Une brusque baisse du prix de la terre,
consécutive à diverses mesures de Jackson, avait contribué à installer une certaine inquiétude financière. À Baltimore même, les déposants étaient excédés
par la lenteur des manœuvres judiciaires des administrateurs de la banque et de leurs « associés secrets ». Pendant la semaine, des affiches manuscrites
avaient fait leur apparition sur les murs de la ville, invitant en termes enflammés les déposants à prendre en main la défense de leurs intérêts235.
Le vendredi après-midi, le maire Jesse Hunt, inquiet, s’adressa à une foule encore pacifique pour l’exhorter au calme et réclamer l’ouverture des livres de
compte de la banque. Le samedi matin, les administrateurs de la banque répondirent que leurs livres étaient saisis par le tribunal. Le maire organisa aussitôt
une « garde citoyenne » armée de gourdins. Le soir, les gardes allèrent se poster devant le domicile de l’avocat Reverdy Johnson, principal associé de la
banque et cible de la colère publique. La foule les attaqua, les gardes réclamèrent des armes, les obtinrent, ouvrirent le feu. Il y eut 5 morts. Le dimanche
matin, la garde fut retirée, le maire nia sa responsabilité et présenta ses excuses pour les incidents tragiques de la nuit. Le lundi matin, le domicile et les
bâtiments d’affaires des quatre administrateurs de la banque et du maire avaient été mis à sac et incendiés. Mais les émeutiers avaient pris grand soin de
protéger les biens de tous les autres citoyens. Le lundi après-midi, une patrouille de volontaires se forma et la ville retrouva le calme.
Loin de violer les lois, les banquiers s’en étaient au contraire servis pour éviter le plus longtemps possible de rembourser les déposants, manœuvre qui,
selon le compte rendu d’un grand journal du temps, rapporta d’immenses profits aux associés et valut de terribles difficultés « aux veuves et aux orphelins,
aux petits commerçants, aux travailleurs, mécaniciens, etc. » qui leur avaient confié leur argent. Ces derniers avaient d’ailleurs été défendus avec beaucoup
d’éloquence par les auteurs des tracts distribués avant les émeutes.
Aux armes ! Aux armes ! – mes compatriotes, citoyens de notre République et de notre ville, souffrirez-vous que l’on moleste vos foyers, que l’on pollue vos couches, souffrirez-vous que l’on pille vos poches
et que l’on réduise vos épouses et vos enfants à la mendicité ? Ne dirait-on pas que le barreau tout entier et la magistrature ont partie liée pour intimider les braves gens et leur dénier leurs justes droits, dans
leur détermination d’escroquer et de voler la partie laborieuse et pauvre de la communauté, de la dépouiller de son argent durement gagné ?… Dieu tout-puissant ! Est-ce bien notre ville si réputée pour son
esprit d’équité et de justice ? Baltimore, cette ville morale, est-elle tombée si bas ? […] Que l’on pousse le cri de guerre ! […] Liberté, égalité, la justice ou la mort236 !

Malgré le soutien populaire, 22 émeutiers passèrent en jugement et 12 furent jugés coupables. Parmi les inculpés et les témoins cités à comparaître, il y
avait une très grosse majorité de menuisiers et d’ouvriers qualifiés. Un seul était manœuvre, et il y avait un cultivateur et un marchand. Les émeutiers ne
manifestèrent guère de remords. Ils se considéraient plutôt comme des héros, et telle était bien l’opinion de l’immense majorité des classes laborieuses
catholiques. Alors même que les élégantes demeures des banquiers étaient mises au pillage, des foules joyeuses s’étaient d’ailleurs assemblées pour acclamer
les émeutiers aux accents de plusieurs orchestres et fanfares237.
Les gens reconnus coupables n’en furent nullement marqué d’opprobre. Loin de là, puisque Leon Dyer, condamné comme l’un des meneurs de l’émeute,
était en fait si populaire qu’il fut nommé maire par intérim deux ans plus tard, à la suite des « émeutes du pain » de 1837. Les émeutiers avaient vidé la cave
à vin de deux des banquiers et avaient fait de copieuses libations de ce « sang du peuple américain ». C’était avec des cris de joie qu’ils avaient brisé la
porcelaine précieuse du maire Hunt. Enfin, plus symboliquement encore, ils avaient détruit et brûlé la bibliothèque de droit de Reverdy Johnson. « Ici rien
ne s’interpose entre le citoyen et son souverain à lui – la majorité du peuple – que la majesté de la loi et l’indépendance des tribunaux » : voilà ce qu’avait pu
écrire un universitaire désireux de faire l’apologie de la démocratie jacksonienne. C’était précisément ce majestueux système de la loi et du droit, perçu par
eux comme un simple outil entre les mains iniques de l’aristocratie, que les émeutiers avaient appris à mépriser. Le droit, les juristes et la loi semblaient aux
populistes et aux immigrants irlandais comme une espèce d’énorme toile d’araignée, un piège qui les empêchait d’atteindre à ces possibilités de réussite
individuelle qu’on leur avait fait miroiter pour les attirer en Amérique238.
Un ancien juriste et avocat, P. W. Grayson, sut exprimer ce sentiment dans son livre Vice Unmasked (le vice démasqué). Allié du mouvement des classes
laborieuses new-yorkaises, l’auteur dénonçait l’expansion du système légal et judiciaire à la fois comme répressif pour l’individu et comme corrupteur de
« l’essence morale de l’homme ». Le grand édifice du droit, selon lui, contribuait plus que toute autre chose en Amérique à éteindre le sens des
responsabilités sociales et le goût de l’intégrité personnelle, réduisant les hommes à l’état de chicaneaux manœuvriers et vils, soucieux d’utiliser le droit pour
les visées les plus basses239.
Grayson n’en voulait pour preuve que les attaques judiciaires contre les syndicats. Depuis 1820, les ouvriers qualifiés des grandes villes industrielles avaient
commencé à faire campagne pour la création de syndicats. Les écrits des premiers socialistes utopiques, surtout Robert Owen et Fanny Wright, les y avaient
encouragés. Le mouvement syndicaliste se développa continuellement pendant une vingtaine d’années et aboutit à la convention nationale de New York, en
août 1834, à laquelle fut fondée la National Trades’ Union. En moins d’un an, la NTU connut sa première scission, entre les partisans d’Andrew Jackson et
les militants les plus radicaux qui considéraient que le capitalisme était l’ennemi principal240.
Ces derniers, les workeys (« travailleux ») semaient l’inquiétude dans les classes dirigeantes. Ils avaient même menacé de chasser les dirigeants si
confortablement installés à Tammany Hall. La réaction ne se fit pas attendre : les syndicats furent dénoncés comme associations antidémocratiques, athées,
inspirées de l’étranger – et illégales. Un pamphlet largement distribué accusait même les travailleurs d’être en train d’ériger une « aristocratie de fait,
oppressive et illégitime241.
À partir de 1835, il apparut clairement que les tribunaux avaient décidé de prendre le parti des employeurs. Une décision de la Cour suprême de l’État de
New York, en 1835, confirma les condamnations pour « association de malfaiteurs » des travailleurs d’un atelier entier d’une fabrique de souliers, qui
s’étaient mis en grève pour protester contre l’embauche d’un manœuvre non syndiqué pour un salaire inférieur à celui exigé par le syndicat. L’affaire la plus
célèbre fut probablement celle qui fut jugée quelques mois plus tard, au début de 1836, quand l’association des ouvriers tailleurs lança une grève pour
défendre une augmentation de salaire récemment acquise et déjà menacée. En se fondant sur le jugement de la Cour suprême, les autorités firent arrêter
20 tailleurs pour association de malfaiteurs. Ces arrestations furent ressenties comme une attaque frontale contre le mouvement des travailleurs242.
Les tailleurs furent reconnus coupables et condamnés à une amende de 1 dollar 50, au grand scandale des syndicalistes. 25 000 personnes descendirent
dans la rue pour une manifestation de masse, le 13 juin. William Cullen Bryant, qui était alors rédacteur au New York Evening Post, ne mâcha pas ses mots :
Si ce n’est pas là de l’esclavage, c’est que nous avons oublié le sens de ce mot. Si vous supprimez le droit de s’associer afin de négocier son salaire des privilèges de l’homme libre, autant lier une fois pour
toutes son sort à celui d’un maître. […] En dehors de la couleur de sa peau et de la maigre liberté de faire connaître ses prétentions lors de la signature d’un contrat de travail, qu’est-ce donc qui distingue le
travailleur du Nord de l’esclave du Sud243 ?

Plusieurs autres grèves eurent lieu dans le courant de l’été 1836 mais presque toutes furent déclarées illégales par les tribunaux. Les organisateurs furent
condamnés à des peines d’amende puis jetés en prison avec les voleurs, les bandits de grand chemin et les assassins, comme ennemis de la République.
Les historiens ont étiqueté « ère de la démocratie jacksonienne » la période de l’histoire des États-Unis qui s’étend de 1830 à 1850. Et Andrew Jackson,
l’héroïque populiste du Sud, nous a été représenté sous les traits du président des petites gens, ennemi de la richesse et des privilèges établis, chevalier
toujours vigilant contre les abus de la concentration des pouvoirs. Or les années de sa présidence, comme celles qui suivirent, furent marquées de grèves, de
violents accès de colère populaire à propos du chômage, de l’esclavage, de la misère, du racisme, de la religion et de l’immigration. Tout cela parce que la
situation des masses laborieuses devenait chaque jour plus difficile dans les villes. Et le président fut rarement du côté des petites gens. Il est vrai cependant
que les forces démocratiques conquirent un certain pouvoir au cours des années 1830 et 1840 : les bandes de rues, les associations de pompiers volontaires
jouant le rôle d’agents électoraux et de manipulateurs politiques, les masses d’immigrants irlandais de Boston, New York et Baltimore formèrent de
vigoureuses associations politiques et restèrent proches des pouvoirs municipaux pendant la quasi-totalité du XIXe siècle244.
En conséquence, les menaces de l’immigration et de classes inférieures de plus en plus nombreuses et toujours insatisfaites répandirent la crainte dans
l’administration locale et jusque dans les sphères du gouvernement fédéral. Dans le Maryland, l’un des principaux soutiens de Jackson lança de terribles
imprécations contre les démocrates qui avaient osé applaudir les émeutes bancaires de Baltimore. Le ministre de la Justice (attorney general) Roger Taney,
plus tard premier juge de la Cour suprême, déclara que des gardes armés auraient dû ouvrir le feu sur les manifestants dès le début de l’affaire. De 1830
à 1845, les politiciens démocrates lancèrent diverses campagnes pour l’augmentation des effectifs de police et pour la professionnalisation des brigades de
sapeurs-pompiers à Boston, New York et Philadelphie. Les célèbres agressions de la populace contre l’agitateur abolitionniste William Lloyd Garrison et
son journal The Liberator relancèrent la campagne de la presse de Boston pour un renforcement de la protection policière. Résultat qu’avait déjà obtenu, l’été
précédent, l’incendie d’un couvent catholique245.
Mais le conseil municipal de Boston hésitait encore à introduire un quelconque changement. Une troisième émeute, en juin 1837, opposant des pompiers
volontaires et un cortège funèbre irlandais, finit par faire descendre 15 000 personnes dans la rue et contraignit le maire à faire appel aux 800 hommes d’une
unité de cavalerie. Cette fois, le maire fut en mesure de convaincre les conseillers de la nécessité d’instaurer une police professionnelle dont la tâche serait
essentiellement préventive. Il balaya les arguments de ceux qui voyaient là une menace contre les libertés, attaquant les « incendiaires », « les hors-la-loi » et
les « violents » qui se rendaient « coupables de trahison contre la constitution de notre pays246 ».
Les New-Yorkais résistèrent plus longtemps à ce mouvement de professionnalisation de la police. Pourtant, leur ville était, de loin, la plus livrée à la
violence. À cette époque, 500 veilleurs de nuit parcouraient les rues de la ville endormie. Le maire nomma une centaine supplémentaire de marshals en
armes. Ces deux forces de maintien de l’ordre étaient considérées comme parfaitement corrompues et prêtes à toutes les manœuvres politiques. Mais ni
l’une ni l’autre n’avaient sans doute la puissance des bandes dirigées par le boss du 6e arrondissement, Isaiah Rynders. Pourtant, les émeutes et les
manifestations incessantes, jointes à différentes affaires sensationnelles, dont la plus fameuse fut l’assassinat de Mary Cecilia Rogers, ne cessaient de grossir
les rangs des partisans d’un renforcement de la police et du durcissement de son action247.
En 1842, Edgar Allan Poe publia l’histoire horrifique d’une jeune femme dont le cadavre défiguré et gonflé avait été retrouvé sur les rives de la Seine,
après qu’elle eut probablement été victime de quelque prétendant sadique. Le conte de Poe, Le Mystère de Marie Roget, était censé se dérouler à Paris, mais
tout New York comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un compte rendu littéraire de l’une des plus sensationnelles affaires de meurtre restées sans solution à New
York.
La vraie Marie Roget, Mary Rogers, quitta la pension de famille que dirigeait sa mère dans la matinée du 25 juillet 1941 et fut retrouvée noyée, trois jours
plus tard, non loin de Hoboken. Les journaux de la ville posèrent la question : la jeune femme avait-elle été séduite, enlevée, violée puis étranglée par un
matelot « basané » ? Certains prétendirent même qu’elle avait succombé entre les mains d’une faiseuse d’anges maladroite. La police fit piètre figure.
La police ne veut manifestement rien faire tant qu’elle n’aura pas la perspective d’une récompense, écrivait l’éditorialiste du New York Herald. […] Quand bien même les policiers posséderaient quelques
indices, ils continueraient de garder le secret, comme un capital précieux, jusqu’à ce que l’indignation publique ait fait monter les enchères et promettre une récompense pour qui élucidera l’affaire248.

Poe conféra l’immortalité à Mary Rogers, mais le sort de celle-ci n’était pas unique dans le New York des années 1840. Pillages, agressions, meurtres,
faisaient déjà partie de la vie quotidienne de la ville. Les échevins se plaignirent d’ailleurs en 1842 :
Les biens du citoyen lui sont ravis quasiment sous ses yeux. On force les demeures et les entrepôts avec une facilité et une froideur, avec aussi une impunité qui montrent que nul n’est à l’abri. Malgré la foule
qui se presse dans les rues de notre ville, des hommes y sont volés quotidiennement. Les milliers qui sont arrêtés échappent à toute punition et la beauté sans défense est ravie en plein jour sans qu’on
retrouve nulle trace du criminel. L’homme d’affaires allant le plus légitimement à ses rendez-vous se fait massacrer au soleil, son cadavre est emballé et disparaît249.

Ces hommes d’affaires s’en prenaient très logiquement aux carences de la police et les démocrates de Jackson leur emboîtaient docilement le pas. Tout au
long de la décennie 1840, ils présentèrent des propositions devant le conseil afin de dissoudre la police existante et d’en instaurer une autre, comparable aux
constables de Londres. Les opposants à ce système mettaient en garde contre le « despotisme absolu de la police » que ce genre de solution ne manquerait pas
d’amener. Les « vrais natifs d’Amérique », quant à eux, prédirent à juste titre qu’il n’en pourrait sortir qu’une police plus dangereuse et plus corrompue
encore que celle qui existait déjà. L’adjonction d’une nouvelle couche bureaucratique au système serait certainement plus bénéficiable à un boss politique
comme Isaiah Rynders qu’aux immigrants misérables qu’il manipulait250.
Les démocrates ne finirent pas moins par l’emporter, en 1845, après une décennie de chamailleries électorales. 800 policiers prêtèrent serment et furent
affectés au maintien de l’ordre dans la plus grande ville du pays. De cette manière, et grâce aux jacksoniens, le crime entra dans une nouvelle phase. Les
bandes de malfrats assez grossièrement organisées cédèrent la place à un réseau plus serré de véritables professionnels. On vit apparaître une nouvelle classe
unifiée de criminels des deux sexes qui, pour réussir dans leur travail, devaient posséder des connaissances et une qualification spéciales, qui demeuraient
dans des quartiers particuliers, qui inventèrent et se donnèrent de nouvelles structures internes de pouvoir et durent trouver des représentants auprès des
autorités pour servir de médiateurs auprès de leurs antagonistes, les policiers. Ces derniers, à leur tour, pour justifier leur propre existence, durent désormais
remporter d’incessants succès dans la lutte contre le crime. La professionnalisation de la police transforma donc le crime en activité spécifique, pour ceux qui
étaient prêts à travailler au sein du système qui commençait à apparaître251.
Les émeutes se firent plus rares à New York après l’entrée en vigueur du nouveau système. Il est vrai qu’une amélioration de la situation économique avait
amené une diminution du chômage et de l’inflation, facilitant un peu la vie des classes inférieures. Mais, surtout, les démocrates surent désamorcer les
mouvements explosifs des années 1830. Les radicaux du parti, ceux qui avaient pris la parole sans retenue, se retrouvèrent isolés, Jackson choisissant de les
ignorer au profit d’avocats du maintien de l’ordre comme Roger Taney. Ceux des radicaux qui s’étaient liés avec les syndicats virent leurs efforts réduits à
néant par l’attitude des tribunaux, qui empêchèrent toute organisation sérieuse du monde du travail. Quant à la masse des Irlandais de basse extraction qui
étaient membres du parti – ceux qui avaient fourni la piétaille des émeutes –, la professionnalisation de la police permit de les intégrer complètement. Car,
confirmant les pires prévisions des protestants, « vrais natifs d’Amérique », la corruption de la police devint pire que tout ce que New York avait jusque-là
connu252.
Les nominations dans la police dépendaient directement des conseillers (aldermen) de chaque arrondissement. Quand les démocrates gagnaient les
élections, ils nommaient des policiers démocrates – les whigs en faisaient bien sûr autant. L’arrestation des bandits devint directement dépendante de leurs
liens avec tel ou tel agent électoral d’arrondissement. La délivrance des licences pour l’ouverture des débits de boisson et les poursuites contre les tenanciers
qui ouvraient le dimanche étaient entièrement laissées à la discrétion des aldermen. La plupart des policiers ne se souciaient nullement de faire respecter les
lois contre l’alcoolisme et le jeu. Et si l’on faisait une chasse impitoyable aux « tapins », c’était pour contraindre la prostitution d’aller s’installer dans les
bordels existants253.
Seule la perspective d’une récompense semblait stimuler le zèle des policiers chargés de retrouver les biens volés. L’un des plus tristement célèbres policiers
collectionneurs de récompenses, Robert Bowyer, empocha ainsi 1 640 dollars de 1845 à 1847. À vrai dire, les récompenses n’étaient guère autre chose que le
salaire qu’exigeaient les policiers pour faire jouer leurs contacts avec les voleurs et les receleurs. À partir de 1855, Bowyer gagna régulièrement plus de
1 000 dollars par an de récompenses. Cette nouvelle police en uniforme, instaurée par les démocrates, profitait du crime comme nulle autre encore avant
elle.
Mais le plus corrompu de tous les policiers de New York était incontestablement le chef de la police, George Matsell. Ce vieux de la vieille du parti
démocrate proclamait à qui voulait l’entendre que la montée de la criminalité était due à l’indulgence coupable des magistrats. Les tribunaux faisant partie
intégrante du système politico-électoral des arrondissements, Matsell n’avait d’ailleurs pas entièrement tort : tout le monde savait que les juges relaxaient
systématiquement les amis et protégés des bosses électoraux de leur arrondissement. Gras à lard avec ses cent vingt kilos, cet orateur à l’éloquence ampoulée
se considérait plus comme le chef d’un groupe de pression que comme le sévère responsable du maintien de l’ordre. C’était aussi un politique astucieux, qui
avait compris que le meilleur moyen de conserver la fidélité de ses troupes était de déléguer la quasi-totalité des responsabilités aux capitaines de police des
commissariats de quartiers et de se bâtir soigneusement une image de défenseur du policier de base254.
Matsell jouissait d’une immense popularité parmi les Irlandais de New York. Il l’accrut encore en se faisant le soutien et l’exécutant enthousiaste de la loi
sur les esclaves fugitifs de 1850, que les politiciens démocrates firent accepter de haute lutte par le Congrès et qui autorisait la police du Nord à arrêter et à
détenir sans procès les Noirs qu’elle soupçonnait d’être des esclaves enfuis des plantations du Sud. Cette loi porta un coup très sensible au fameux « chemin
de fer souterrain » (underground railway, le réseau d’évasion des Noirs vers le Nord) et à la cause abolitionniste. Cultivant soigneusement la haine des
Irlandais qui redoutaient la concurrence des Noirs sur le marché du travail, Matsell lança une campagne féroce afin de récupérer les « marchandises volées »
des planteurs esclavagistes du Sud. Il y apporta tant d’enthousiasme que le New York Tribune stigmatisa en lui un « chasseur d’esclaves » acharné.
Mais les liens du chef Matsell avec le parti démocrate finirent par entraîner une enquête des aldermen de la ville. Ses adversaires l’accusèrent d’accepter des
pots-de-vin des joueurs, des patrons de bordel, des faiseuses d’anges et des voleurs, ajoutant que l’ensemble de son service touchait un pourcentage sur le
revenu des avocats auxquels il adressait des clients. Quand les conseillers voulurent savoir combien de policiers étaient d’origine irlandaise, Matsell se
déroba, puis produisit un chiffre inférieur d’au moins 400 à la réalité. Ses adversaires, protestants et « vrais natifs d’Amérique » pour la plupart, prétendirent
alors détenir la preuve que Matsell lui-même était étranger de naissance. « Il est à l’origine des affrontements sans merci qui marquent les élections et ne
cesse, par le recours à la force brutale et en jouant de ses nombreux satellites dans la police, de faire élire la quasi-totalité des chefs de département, des
magistrats, etc., qui en retour deviennent ses esclaves tout dévoués », accusèrent les enquêteurs. Mais George Matsell fit le gros dos et conserva son poste.
Les responsables de l’enquête ne parvinrent pas à rassembler suffisamment de preuves matérielles de sa corruption. Ce ne fut qu’en 1856, cinq ans plus tard,
qu’on révéla que, sur son modeste salaire de fonctionnaire, Matsell avait accumulé assez de richesses pour se faire construire une demeure de vingt pièces
dans un domaine de 3 000 acres à Viola, dans l’Iowa255.
Mais, à New York, le problème de la corruption ne concernait pas la seule police. Tout le gouvernement de la ville était vénal et encourageait ses employés
à jouer le jeu. Lors de l’élection du maire en 1856, par exemple, tous les fonctionnaires de la ville se virent enjoindre de voter pour Fernando Wood, le
candidat démocrate, dont la réputation de marchand malhonnête et manœuvrier n’était plus à faire. Les chefs de commissariats furent tenus de fournir une
participation de 15 à 25 dollars à la campagne, et tous les policiers contraints de donner quelque chose. Ceux qui refusèrent perdirent leur emploi. En moins
d’une semaine, les services de police réunirent 8 500 dollars256.
Avec les ravages de la corruption à travers l’administration et le gouvernement de la ville, la criminalité s’envola. La violence de masse devint moins
menaçante, mais les agressions contre les personnes se firent innombrables. En 1855, la population de New York était composée pour moitié d’immigrants
affamés vivant dans des taudis. Selon les estimations de la police, plus de 3 000 enfants sans foyer vagabondaient dans les rues. Ils ne pouvaient survivre
qu’en se confiant à leur astuce, à l’agilité de leurs doigts et à leur force physique. De véritables essaims de pickpockets hantaient les quais et les quartiers
commerçants. Il y avait trois fois plus d’agressions individuelles que de cambriolages. Les meurtres étaient beaucoup plus fréquents à New York qu’à
Londres. Comme le déclarait un voyageur britannique au milieu du XIXe siècle, « il n’est probablement aucune ville du monde civilisé où la vie soit moins
sûre257 ».
En 1857, la réputation de la police était tombée si bas – et la fortune du parti démocrate avait tellement changé – que le maire Wood fut incapable
d’empêcher une enquête de la Chambre des représentants de l’État sur la corruption publique. En l’occurrence, la nouvelle majorité républicaine reçut
même l’appui d’un certain nombre de députés démocrates mécontents. Après diverses intrigues, la Chambre vota en faveur de la création d’une force de
police métropolitaine, contrôlée directement par l’État, chargée du maintien de l’ordre dans toute la ville et dans le comté de Westchester. Wood refusa
d’abord de se plier à ce qu’il considéra comme un abus de pouvoir des autorités de l’État, empiétant sur les prérogatives de la ville. Mais la court of appeals lui
donna tort le 2 juillet 1857 et le contrôle de la police passa entre les mains de l’État258.
Vingt-cinq années de domination démocrate dans la principale ville du pays avaient démontré que le crime et la corruption gouvernementale étaient deux
éléments inséparables et toujours menaçants dans la vie urbaine américaine. Aux yeux des classes inférieures, le crime passait souvent pour le seul moyen de
survivre dans une société qui accordait plus de respect à la propriété privée qu’à la vie publique. Mais le crime constituait aussi l’un des moyens les plus sûrs
d’ascension sociale pour les membres de la couche inférieure des classes moyennes. Sous l’effet du système pénitentiaire, qui conféra plus de cohésion
interne aux groupes des villes, et de la professionnalisation de la police, l’éthique de la criminalité américaine évolua considérablement. Le crime prit place
parmi les divers moyens d’ascension sociale offerts aux individus entreprenants, tandis que l’hôtel de ville ne représentait plus qu’un lieu parmi d’autres où
gagner de l’argent.
Notes
217. Nous empruntons pour l’essentiel la description de la vie des bandes new-yorkaises à Herbert Asbury, The Gangs of New York, New York, 1927, chapitres 1 et 2. On verra aussi James Richardson, The
New York Police, New York, 1970, chapitre 1.
218. Herbert Asbury, Gangs of New York, op. cit., p. 6.
219. Charles Dickens, American Notes, Londres, 1842, cité par Herbert Asbury, Gangs of New York, op. cit.
220. Général R. Wolfe, New York : A Guide to the Metropolis, New York, 1975, p. 73.
221. Cité par Robert Bremner, From the Depths, op. cit., p. 5-6.
222. Herbert Asbury, Gangs of New York, op. cit., p. 28-37. Paul Dolan, « The Rise of Crime in the Period 1830-1860 », Journal of Criminal Law, vol. XXX, p. 859-861.
223. Ibid.
224. Ibid., p. 47-49.
225. Ibid., p. 52.
226. Ibid., p. 65-69.
227. Ibid.
228. James Richardson, New York Police, op. cit., p. 28-30. David Grimsted, « Rioting in its Jacksonian Setting », American Historical Review, vol. LXXVII, p. 361-377.
229. James Richardson, New York Police, op. cit., p. 28-30.
230. Ibid. Herbert Asbury, Gangs of New York, op. cit., p. 39-40.
231. Ibid., p. 38. Documents of the Board of Aldermen of the City of New York, vol. I, n° 17, p. 145-150 ; vol. II, n° 1, p. 12-13.
232. Herbert Asbury, Gangs of New York, op. cit., p. 43-44. James Richardson, New York Police, op. cit., p. 36. Proceedings and Documents of the Board of Assistant Aldermen of the City of New York, vol. XIX, n° 56,
p. 192-193. Documents of the Board of Aldermen of the City of New York, vol. X, 1re partie, n° 53, p. 793-794.
233. David Grimsted, « Rioting », op. cit., p. 363-364. National Gazette de Philadelphie, 11 août 1835.
234. Cité par David Grimsted, « Rioting », op. cit., p. 365. Francis Grund, The Americans in Their Moral, Social and Political Relations, Boston, 1837, p. 180.
235. Les détails présentés ici sont empruntés à David Grimsted, « Rioting », op. cit., p. 376-382.
236. Cité par David Grimsted : ibid., p. 382.
237. Ibid.
238. Francis Bowen, « The Independence of the Judiciary », North American Review, octobre 1843, p. 420.
239. Voir P. W. Grayson, Vice Unmasked, An Essay : Being a Consideration of the Influence of Law on the Moral Essence of Man, New York, 1830, en particulier p. 165 et suivantes.
240. Voir ce qu’en dit Arthur Schlesinger Jr., The Age of Jackson, New York, 1945, chapitre 15.
241. Francis Lieber, Manual of Political Ethics, vol. II, Boston, 1838, p. 348.
242. Arthur Schlesinger, The Age of Jackson, op. cit., p. 194-195.
243. New York Evening Post, 13 juin 1836.
244. Andrew Neilly, « The Violent Volunteers : A History of the Volunteer Fire Department of Philadelphia, 1730-1831 », thèse de doctorat, université de Pennsylvanie, 1960.
245. Frank Gatell, « Roger B. Taney, the Bank of Maryland and a Whiff of Grapeshot », Maryland Historical Magazine, vol. LIX, p. 262-267.
246. Roger Lane, Policing the City : Boston, 1822-1885, Cambridge, Mass., 1967, p. 26-38.
247. James Richardson, New York Police, op. cit., p. 32-36.
248. Ibid., p. 37-38. William Wimsatt Jr., « Poe and the Mystery of Mary Rogers », Publications of the Modern Language Association of America, vol. LVI, p. 230-248. New York Herald, 11-12 août 1841.
249. Cité par James Richardson, New York Police, op. cit., p. 26. Proceedins and Documents of the Board of Assistant Aldermen of the City of New York, vol. XIX, p. 188.
250. James Richardson, New York Police, op. cit., p. 37-38.
251. Ibid.
252. Ibid., chapitres 3 et 4.
253. Ibid., p. 56-57 et 62-63. « Quarterly Report of the Police Captain of the Tenth Patrol District, October 1, 1850 », New York Municipal Archives, Valentine’s Manual, New York, 1848, p. 69-71.
254. Voir Robert Ernst, « The One and Only Mike Walsh », The New York Historical Society Quarterly, vol. XXXVI, janvier 1952.
255. Voir un résumé des accusations chez James Richardson, New York Police, op. cit., p. 69-72. Voir aussi New York Tribune, 24 mars et 10 avril 1851.
256. New York Times, 18 avril 1857.
257. Robert Ernst, Immigrant Life in New York City, 1825-1863, New York, 1949, p. 191-193. Charles Loring Brace, The Dangerous Classes of New York, New York, 1872. James Richardson, New York Police,
op. cit., p. 52-53.
258. James Richardson, New York Police, op. cit., p. 100-107.
CHAPITRE 10
Desperados de la frontière et conquête de la Floride

« Si certaines de nos villes ne sont pas comme Birmingham et Manchester, elles ne le doivent pas à la législation mais au hasard heureux qui nous a faits
possesseurs de l’Ouest. » Voilà ce qu’écrivait l’un des plus purs jacksoniens à l’automne 1834. Pour dure que fût l’existence des prolétaires de New York et de
Philadelphie, elle était préférable à celle des travailleurs de l’Angleterre industrielle, où les autorités avaient été contraintes dès 1829 d’organiser une force de
police permanente. Rien en Amérique, soutenaient les Américains, ne pouvait égaler la dégradation de la vie des ouvriers de fabrique anglais. Pourquoi
cela ? Parce que les terres libres en abondance agissaient comme « la soupape de sûreté de notre système ». Quand les conditions d’existence devenaient
vraiment trop dures pour la famille de l’immigrant honnête, il lui restait toujours la ressource de partir vers l’Ouest, où des terres vierges lui permettraient de
tenter une deuxième fois sa chance. Cette logique menait à voir en ceux qui refusaient cette deuxième chance, et préféraient demeurer dans leur taudis, une
véritable sous-classe criminelle259.
Le mythe de la frontière était connu dans le monde entier. Plus encore que la perspective de salaires élevés, il fut l’aimant qui attira aux États-Unis tant
d’artisans allemands et anglais, tout au long du XIXe siècle. La frontière offrait à tous une deuxième chance. Ceux qui étaient prêts à affronter la nature en
combat singulier avaient la possibilité de vaincre et de réaliser le rêve de la prospérité individuelle. Une fois sur place, les immigrants ne trouvaient, en fait
de rêve, que la solitude traîtresse de demi-déserts austères, où l’échec et la mort étaient tapis derrière des paysages d’une incomparable beauté.
Pendant ses voyages à travers ce qui était alors la frontière – l’ouest de l’État de New York et de la Pennsylvanie, l’Ohio et tous les territoires du Nord-
Ouest, Tocqueville fut impressionné par l’instabilité de la vie en ces lieux. « Aux États-Unis, un homme bâtit avec soin une demeure pour y passer ses vieux
jours, et il la vend pendant qu’on en pose le faîte ; il plante un jardin, et il le loue comme il allait en goûter les fruits ; il défriche un champ, et il laisse à
d’autres le soin d’en récolter les moissons. Il embrasse une profession, et la quitte. Il se fixe dans un lieu dont il part peu après pour aller porter ailleurs ses
changeants désirs260. » À vrai dire, il exagérait à peine. Vivre à la frontière, c’était accepter le mouvement perpétuel, se trouver non seulement menacé en
permanence par les tribus hostiles d’Indiens dépossédés, mais encore environné d’une perpétuelle caravane d’étrangers et de nouveaux venus, migrants plutôt
qu’immigrants.
Deux destins de ces « migrants » nous permettront de mieux comprendre la vie de la frontière. Nés en des lieux différents – l’un à Rhode Island, l’autre
dans le New Jersey – et dans des décennies différentes, les deux hommes furent balayés vers l’ouest par le grand vent du rêve américain et partirent vivre à
l’extrême bord de la civilisation américaine.
Daniel Drake quitta le foyer familial à l’âge de 15 ans pour aller se placer comme apprenti chez un médecin de Fort Washington, dans l’Ohio. On était en
1800. Sa famille, l’une des premières à s’installer dans le Kentucky, avait quitté le New Jersey quand il n’était encore qu’un nourrisson. Sans être à
proprement parler misérables, les parents Drake n’avaient pas les moyens d’envoyer leur fils faire des études dans une des grandes facultés de médecine de
l’Est. Mais Drake était un garçon intelligent, qui apprit vite tout ce qu’il pouvait apprendre de son maître et dépassa bientôt ce dernier. Le jeune médecin fit
de bonnes affaires, comme la ville qu’il habitait et qui prit, en 1802, le nom de Cincinnati. Il ouvrit le premier drugstore de la ville. Il introduisit de nouvelles
méthodes de traitement, des médicaments nouveaux, des eaux minérales artificielles. Il fonda aussi la première faculté de médecine de l’Ohio.
Les intérêts de Daniel Drake n’étaient d’ailleurs nullement confinés à la médecine. Il devint l’un des premiers hommes d’affaires de la ville. Il travailla au
renom national, voire international, de sa ville en publiant un volume promotionnel, intitulé Tableau de Cincinnati en 1815, qui examinait l’ensemble des
caractères et des avantages de la cité, depuis son passé archéologique jusqu’à sa position géographique qui en faisait la porte commerciale de l’agriculture
sudiste. Il dressa les plans d’une École normale, qu’il fit bâtir, ainsi que d’un asile de fous, de divers canaux et même d’un chemin de fer municipal. Comme
le dit Daniel Boorstin, qui s’est penché sur son histoire, Daniel Drake fut donc l’archétype de la réussite à la frontière261.
Pour Stephen Arnold, les choses semblèrent bien tourner aussi, puis… Né quatorze ans après Drake, c’était le fils d’agriculteurs prospères. Enfant
taciturne, timide et un peu nerveux, il commença à poser quelques problèmes à ses parents dès le début de son adolescence. Intelligent, il était cependant
incapable de travailler en bonne entente avec les employés de l’exploitation familiale. À la fois arrogant et d’un moralisme austère, il restait le « fils à papa »
et n’avait pas assez d’humour, ou de confiance en soi, pour s’accommoder de ce rôle sans le faire peser sur ses compagnons de travail. Conscients du
problème, ses parents l’envoyèrent dans un lycée où il s’avéra un étudiant exceptionnel. Si exceptionnel qu’à dix-huit ans il fut nommé adjoint du
directeur262.
Stephen dut regagner la ferme paternelle sans avoir terminé ses études, son père étant tombé gravement malade. Une nouvelle fois, le grand jeune homme
maladroit aux dents en avant dut retourner aux champs en compagnie des domestiques « vicieux » et « dissipés ». Heureusement, son père se remit et il put
repartir pour l’université, où il s’inscrivit comme étudiant en médecine. Mais sa vue était mauvaise et il dut renoncer au bout de cinq mois. Il regagna la
ferme où il passa deux ans. Incapable de prendre la tête de l’exploitation, il se mit à vivre aux crochets de ses parents, dont les ressources commençaient à
diminuer. Les régions rurales du Rhode Island, comme tout le reste de la Nouvelle-Angleterre agricole, n’avaient guère à offrir.
Un grand nombre de voisins des Arnold avaient déjà renoncé à arracher une maigre subsistance au sol rocailleux du Rhode Island. Tandis que certains
gagnaient l’ouest ou le centre de la Pennsylvanie, ou encore les vallées du nord de la Virginie, d’autres, parmi lesquels un oncle de Stephen Arnold, allèrent
s’installer à Cooperstown, dans la Butternut Valley de l’État de New York. À 23 ans, Stephen partit à son tour pour un village des environs de
Cooperstown, en 1974. « Il n’y avait guère d’apparence que j’aurais à voyager loin pour trouver des affaires, écrivit-il, car, en ce début de l’établissement des
populations, il y avait à faire pour les gens de toutes sortes ; il ne manquait pas de villes et de villages qui avaient besoin de médecins, de maîtres d’école,
etc., ni de marchands et de spéculateurs fonciers qui avaient besoin d’employés263. »
Stephen fut donc employé à de quelconques écritures pendant deux ans. Puis les habitants du village de Burlington le pressentirent comme maître d’école.
Il accepta, persuadé que ses nouvelles fonctions lui permettraient d’apporter un peu de civilisation et d’élévation morale à cette communauté de cultivateurs
grossiers, pour lesquels il n’avait que mépris. Mais l’enseignement, sur la frontière, était une profession difficile. Quand les enfants apprenaient à lire et à
écrire, le cas échéant à faire quelques opérations simples, les parents étaient satisfaits. La véritable formation avait lieu à la ferme, où les enfants formaient
une partie indispensable de la main-d’œuvre plus de six mois par an. Dans l’ensemble, les maîtres étaient aussi nomades que les migrants dont ils
enseignaient les rejetons. C’étaient des étrangers en route pour d’autres cieux. Les paysans s’attendaient à les garder un an, parfois deux. Au village, et plus
encore en classe, le prestige du maître dépendait surtout de sa capacité à imposer la discipline. Un maître cultivé, fier de sa connaissance du grec et du latin,
ne pouvait que connaître l’insatisfaction. On connaissait un maître des environs que sa situation avait à tel point exaspéré qu’il était ivre à la fin de chaque
journée de classe et faisait réciter la prière « la bouteille dans une main et le martinet dans l’autre264. »
Ce qui était prévisible arriva donc. Par deux fois, Stephen Arnold tenta de démissionner. Par deux fois, les villageois le convainquirent de conserver son
poste. Sept années passèrent. Il se maria. N’ayant pas eu d’enfant, il adopta la nièce de sa femme, Betsy.
Avec le passage des années, sa colère s’exaspérait. Le temps s’enfuyait à tire-d’aile – en 1850, l’espérance moyenne de vie n’était encore que de 38 ans –, et
il n’avait réalisé aucun des rêves de sa jeunesse. Ses limites personnelles, combinées aux âpres difficultés de la vie à la frontière, en firent un aigri, colérique et
impatient. Le 10 janvier 1805, au beau milieu d’un hiver long et sinistre, ses nerfs lâchèrent. Ce jour-là, écrivit-il par la suite, il avait été exaspéré, « jusqu’à
la folie, par la mauvaise conduite » de ses élèves.
Après le dîner, Arnold entreprit de donner une leçon d’orthographe à Betsy, sa pupille. Comme elle trébuchait sur un mot qu’elle avait déjà appris
correctement quelques jours plus tôt, Stephen jugea qu’elle le faisait exprès et la fit sortir dans la neige puis, soulevant sa robe, la corrigea méthodiquement
avec une badine. La leçon reprit. Traumatisée, l’enfant se trompa de nouveau sur le même mot. La fureur du maître augmenta et l’élève fut de nouveau
sévèrement corrigée dans la neige. À la fin de la leçon, la petite avait reçu six corrections. Son dos et ses jambes n’étaient plus qu’une plaie. Elle mourut
quatre jours plus tard265.
Arnold disparut dans la forêt enneigée. Pendant deux mois et demi, il erra à travers la Pennsylvanie. On le signalait partout, de Pittsburgh à Philadelphie.
Des avis de recherche furent affichés dans tout l’État de New York. On offrait des récompenses à tous ceux qui permettraient la capture du « barbare »
assassin d’enfant. C’était un ruffian sauvage, un monstre, un tigre à figure humaine, dirent les journaux. Au printemps de 1805, Stephen Arnold était
devenu le criminel le plus recherché de tout l’État266.
Il se laissa prendre sans résistance dans une taverne de Pittsburgh, l’après-midi du 28 mars. Un chasseur de primes du nord de l’État avait suivi sa trace sur
500 kilomètres jusqu’à Pittsburgh. Au moment où l’homme l’entraînait dans la rue, Arnold sortit un pistolet de sa poche et tenta de le porter à sa tempe
pour se tuer. Un passant intervint et fit échouer cette tentative de suicide. Transféré à New York, Arnold fut jugé au début du mois de juin. Il plaida non
coupable, mais ne présenta pratiquement pas de défense. Le 4 juin, il fut donc très logiquement jugé coupable et condamné à être pendu six semaines plus
tard267.
Pourquoi ce délai de six semaines ? Mystère. Toujours est-il que ce mois et demi de réflexion ne fut pas sans conséquence. En quelques jours, le courroux
des concitoyens de Stephen Arnold retomba. Arnold lui-même semblait avoir sombré dans une profonde « mélancolie » et gardait le silence dans sa cellule
de Cooperstown. Le 7 juillet, les sentiments de la collectivité avaient tant changé qu’une pétition fut mise en circulation pour demander le sursis à exécution
et reçut plus de 200 signatures. Quarante-huit heures seulement avant la date fixée pour la pendaison, les représentants de la ville furent reçus par le
gouverneur qui leur accorda le sursis qu’ils demandaient. Il leur restait à retraverser l’Hudson et les monts Catskill à cheval pour arriver à Cooperstown en
temps utile268.
Dès l’aube du 19 juillet, les rues de Cooperstown furent envahies par la foule. Les exécutions publiques, avant même d’être un exemple, étaient un
spectacle. Du point de vue du spectaculaire, cette pendaison-là fut sans égale. À midi, Stephen Arnold fut tiré de sa cellule, installé dans une charrette à
côté de son cercueil et mené en cortège jusqu’au pont traversant la Susquehanna, à l’entrée de la ville. Derrière la charrette venaient deux compagnies de la
milice, les tambours funèbres et pas moins de 12 000 spectateurs. La potence avait été dressée sur la berge du fleuve, en contrebas du pont. On dit des
prières. En proie à la plus vive émotion, Arnold s’assit quelques instants sur son cercueil, puis il adressa quelques paroles à la foule et s’abandonna au
bourreau269.
Cédons la parole au reporter du journal local, The Otsego Herald : « Le bourreau avait ajusté la corde fatale et s’apprêtait à l’attacher à la barre de la
potence. Le condamné semblait absorbé dans une méditation solennelle. Les milliers de spectateurs, figés dans l’attente silencieuse et angoissée de la
catastrophe finale, entendirent le shérif adresser quelques remarques concises et pertinentes au condamné, avant de tirer de sa poche une lettre de son
excellence le gouverneur Morgan Lewis. » C’était le sursis. Stephen Arnold s’affaissa, inconscient. Une espèce de panique silencieuse sembla vouloir
s’emparer de la foule. Puis elle raccompagna jusqu’à la prison la charrette du condamné. Deux ans plus tard, au printemps 1807, la peine de mort fut
commuée en prison à vie270.
Daniel Drake et Stephen Arnold apparaissent comme des personnages archétypiques de la frontière américaine, des hommes d’exception dont le destin
tranchait sur celui des cultivateurs et des artisans ordinaires. La plupart des historiens nous content des vies à la Daniel Drake, d’épiques récits de combats
contre les éléments, dans lesquels des individus saisissent la fortune aux cheveux. Ordinairement, ils oublient de nous parler de la contrepartie obscure, du
revers de la médaille : dans les conditions chaotiques de la frontière, la triste aventure de Stephen Arnold était loin de constituer une rareté.
De la part de nombre d’intellectuels de la Nouvelle-Angleterre, le crime de Stephen Arnold n’eût point été une surprise. Comme pour la plupart de ceux
qui partaient vivre à la frontière, le voyage qu’il avait entrepris comportait, à côté des dangers physiques, un très grave péril spirituel. Il était allé vivre dans la
nature. Pour l’orthodoxie puritaine, c’était pratiquement s’installer dans le royaume du diable. Cotton Mather n’aurait pas manqué de dire que Stephen
Arnold, à qui faisait défaut la grâce, s’était imprudemment retranché de la sûreté d’une communauté bien ordonnée sous l’autorité du Seigneur et que les
démons en avaient profité pour faire main basse sur son âme. Pour que la nature, territoire des esprits sauvages, lubriques et dépravés, devînt l’Éden, il fallait
lui imposer de force l’ordre divin271.
En 1800, il y avait soixante ans déjà que le vieux Cotton Mather reposait dans sa tombe. L’hégémonie puritaine avait vécu. Mais son mysticisme et
l’influence qu’il exerçait sur l’imagination étaient encore bien réels. Sublimés, « recyclés » sous la forme de la doctrine du destin manifeste (manifest destiny),
les préceptes puritains survécurent tout au long du XIXe siècle, plus encore à la frontière, où la survie des Blancs devint vite synonyme de lutte de l’ordre
contre le chaos et la sauvagerie. Si, dans les villes, la corruption avait transformé certains êtres humains en criminels, sur la frontière la fragilité de la
civilisation chrétienne laissait les faibles devenir les esclaves de leurs passions criminelles : tel était le sens du message que Stephen Arnold, debout sur la
potence, avait adressé aux milliers de spectateurs qu’avait attirés son exécution. Ses passions l’avaient submergé, car jamais il n’avait eu l’intention
d’assassiner sa pupille. « Il me semble, avait-il conclu, que si cette scène éprouvante ne vous fait point voir la vérité, alors la Résurrection même en eût été
incapable272. »
L’histoire de Stephen Arnold ne serait probablement jamais parvenue jusqu’à nous si elle s’était produite trente ans plus tard. À moins alors que ce ne fût
sur les rives du Missouri ; car la fortune de ces récits tenait au fait qu’ils avaient pour cadre la frontière. Ils prenaient vite une dimension de mythe et
fascinaient les lecteurs des journaux de l’époque, parce qu’ils retraçaient les épisodes du combat homérique de la civilisation blanche contre la nature – et la
nature humaine.
Le mythe du hors-la-loi féroce, qui allait dominer tout l’Ouest américain après la guerre de Sécession, plonge ses racines dans ces premiers récits de
combats manichéens. Que l’on prenne par exemple la saga de Daniel Boone, héros, explorateur, tueur d’Indiens, champion de la civilisation blanche. Aucun
homme ne fit probablement couler plus d’encre que lui au cours des trente premières années de la République. De nouvelles versions de ses aventures
apparaissaient régulièrement, toutes marquées des divers bouleversements que subissait le mythe de la frontière. Dans l’ouvrage qu’il a consacré à la
mythologie américaine, Richard Slotkin montre même que chacune des nouvelles distorsions du récit traduisait les intérêts géographiques, culturels et
politiques de leurs auteurs. Pour les auteurs de Nouvelle-Angleterre, Boone était l’exemple même de la dégradation de la canaille que l’on expulsait vers les
frontières, des hommes et des femmes qui, vivant sur les terres des sauvages Peaux-Rouges, avaient renoncé à la civilisation et adopté le mode de vie abject
des indigènes (Boone avait effectivement vécu captif au milieu d’une tribu d’Indiens). Les gens de l’Ouest voyaient au contraire en lui le héros de l’esprit
d’entreprise, l’homme qui avait su, à force de courage et d’intégrité, ouvrir le chemin du nouvel Éden. Pour les Sudistes, il était l’aristocrate que sa pensée de
philosophe avait conduit à renoncer aux douceurs du manoir pour les valeurs sublimes de la nature et de l’ordre naturel273.
En dernier ressort, ce furent les gens du Nord-Est qui donnèrent à la mythologie sa forme et son contenu définitifs, et ce pour une raison bien simple : ils
contrôlaient la quasi-totalité de la presse. Si l’on excepte quelques timides tentatives à Cincinnati, la quasi-totalité des éditeurs se trouvaient à New York et
à Philadelphie jusqu’à la guerre de Sécession. Quant aux écrivains qui pouvaient prétendre à une audience autre que locale, c’étaient presque toujours des
membres installés de l’élite intellectuelle du Nord-Est. Du double héritage du commerce quaker et de l’industrie puritaine, ils tiraient leur thème favori :
celui de la conquête et de la domestication d’un continent sauvage par l’entreprise individuelle. Malheureusement, la dynamique même de l’entreprise créait
aussi des parias et des déshérités, des hommes dont on n’avait nul besoin dans les usines, dont la sensibilité rurale convenait mal au système industriel, ou
enfin qui avaient été chassés de leurs fermes par une des nombreuses paniques financières. Pleins de rancœur et d’amertume devant les souffrances
qu’avaient endurées leurs familles, quelques-uns d’entre eux tentaient de rendre coup pour coup avec une violence passionnée. Ils devenaient membres des
bandes de hors-la-loi qui leur offraient, outre la liberté personnelle, l’occasion de mettre en pratique le désir de vengeance qui les dévorait. Parmi les
dérangés, les sauvages et les fanatiques, le hors-la-loi typique de l’Ouest était un homme qui se battait contre la société avide et impitoyable qui, croyait-il,
lui avait fait du tort.
Les plus tristement fameux de ces premiers hors-la-loi de la légende de l’Ouest furent les frères Harpe, dont les exploits redoutables défrayèrent la
chronique des rives de l’Ohio jusqu’à Natchez Trace. Les deux frères, Micajah, que l’on appelait Big Harpe, et Wiley, Little Harpe, parvinrent à l’âge adulte
un peu avant 1800, au moment où les premiers domaines se créaient sur les rives de l’Ohio, du Kentucky et du Tennessee. C’était l’époque des pirates
fluviaux qu’ont rendus célèbres les exploits du brave Mike Fink. En 1825, un juge de l’Illinois entreprit de décrire les « Américains de l’arrière-pays, classe
d’hommes qui est particulière à notre pays ». Pour ce faire, il jugea utile de présenter, parmi d’autres anecdotes véridiques, « l’histoire des frères Harpe ».
Son objet étant de « montrer, en même temps que les extraordinaires souffrances auxquelles les premiers émigrants vers les territoires de l’Ouest
s’exposaient, le courage tout aussi extraordinaire avec lequel ils savaient leur faire face ». Avant d’en venir aux crimes des deux frères, le juge précise encore :
« Leur conduite ne fut apparemment gouvernée par aucun des mobiles qui conduisent ordinairement au crime. Ils n’étaient ni âpres au gain ni
particulièrement pauvres. On ne découvrira dans leurs actions qu’une profonde soif de sang, une haine bien enracinée de tout le genre humain. » Et il est
vrai que, bien que voleurs, les frères Harpe ne se montrèrent jamais très exigeants, se contentant généralement de s’emparer des vivres et des chevaux dont
ils avaient besoin sur le moment. Dans la plupart des cas, leurs crimes furent des meurtres sans motif274.
De leur enfance, on sait seulement que leur père avait été un sympathisant britannique intallé en Caroline du Nord pendant la révolution. Ils avaient donc
souffert d’ostracisme et avaient été vilipendés par leurs voisins. Selon Otto Rothert, Big Harpe expliqua, juste avant sa mort, qu’il avait toujours agi pour se
venger des tourments que n’avaient cessé de lui infliger ses voisins. Reprenant une des vieilles craintes récurrentes des auteurs sudistes, cet historien précise
aussi que « leur teint hâlé, leur chevelure noire et frisée trahissaient l’ombre de sang africain qui courait dans leurs veines ». Toujours d’après lui, les Harpe
traversèrent les montagnes pour gagner le Tennessee où ils prirent des concubines et se joignirent aux Indiens Creek et Cherokee qui résistaient encore aux
empiétements des Blancs275.
Le premier crime des Harpe serait sans doute passé inaperçu sans l’attitude de leur victime. L’homme qu’ils avaient attaqué pour le voler, en 1797, devant
Knoxville, leur cria qu’il était prédicateur et tira de son habit une Bible sur laquelle était inscrit le nom de George Washington. « Voilà un brave et bon
homme, mais aussi un puissant rebelle contre le roi », dit Big Harpe au prédicateur. Puis, sans autre explication, les deux frères rendirent ses biens à leur
victime, enfourchèrent leurs chevaux et disparurent dans les bois en criant : « Nous sommes les Harpe ! »
Pendant deux ans, les frères poursuivirent leurs exploits. Pour eux, nous dit-on, le meurtre et le vol étaient une combinaison toute naturelle. Il leur arrivait
aussi de jeter des nourrissons contre un tronc d’arbre pour leur fendre le crâne. Et ils se déplaçaient sans cesse, atteignant pour finir l’ouest du Kentucky, où
ils se rendirent coupables de leur ultime méfait. C’était à la mi-août 1799, à Green River, dans le comté de Henderson276.
N’ayant pas réussi à trouver de quoi se nourrir dans la première maison qu’ils avaient visitée, les frères se rendirent chez un certain Silas McBee, juge de
paix célèbre pour ses expéditions contre les hors-la-loi. Mais McBee possédait une meute d’une demi-douzaine de chiens de chasse qui mirent les frères en
fuite. L’obscurité étant tombée, ils gagnèrent alors la maison d’un certain Moses Stegall dont ils avaient secrètement connu l’épouse à Knoxville. Elle les
invita à s’installer pour la nuit, précisant que son époux était absent et qu’elle recevait un inspecteur des douanes avec lequel ils devraient partager l’unique lit
d’ami de la maison. Tout le monde se retira bientôt. Mais l’inspecteur ne s’était pas sitôt endormi que l’un des frères Harpe lui fendit le crâne d’un coup de
hachette. Le lendemain, ils descendirent comme si de rien n’était. Mme Stegall était en train de préparer le petit déjeuner. Avec un coutelas de boucher, ils
tranchèrent d’une oreille à l’autre la gorge de son bébé, puis la tuèrent elle-même d’un coup de poignard. Afin de cacher ces meurtres, ils mirent le feu à la
maison. Dans leur fuite, ils tombèrent sur deux voisins qui voulurent les arrêter et ils furent contraints de les tuer aussi277.
Dans la journée, une patrouille de volontaires se forma, avec à sa tête le juge Stilas McBee et Moses Stegall. Et après un jour de chevauchée, les frères
furent rejoints par le détachement. Les justiciers commencèrent par capturer leurs compagnes, puis ils abattirent Big Harpe, tandis que son cadet parvenait
à prendre la fuite. Une balle logée près de l’épine dorsale, Harpe était allongé sur le sol, agonisant. Stegall tira un poignard et expliqua au bandit qu’il allait
lui découper la tête. Malgré les injonctions de McBee, qui voulait achever le mourant, les vigilantes le tourmentèrent encore pendant près d’une heure. Puis
Moses Stegall lui pointa un fusil contre la tête. Terrorisé, Harpe se tordait sur le sol. « Fort bien, à la réflexion, je crois que je ne vais pas lui tirer dans la
tête, dit Stegall, car c’est là un trophée que je veux préserver. » Il lui tira donc dans le cœur puis, se baissant, entreprit de couper la tête du cadavre avec le
couteau qu’il avait montré auparavant. Il l’emporta jusqu’à un carrefour voisin et, l’ayant installée bien en évidence sur un arbre, l’y laissa pourrir278.
Les hors-la-loi solitaires hantaient les collines et les vallées de la frontière. Mais quelques-uns d’entre eux entreprirent de s’associer et de former des
bandes assez audacieuses pour tenter de s’emparer de villes entières. Bellevue, dans l’Iowa, connut ce sort peu enviable quand, en 1837, William Brown vint
s’y installer sur les rives du Mississippi.
Brown arrivait du Michigan. C’était un grand homme brun, riche selon toute apparence, et que l’on s’accordait à juger charmant. Il acheta une grande
maison, la transforma en hôtel, puis ouvrit une épicerie-bazar et une boucherie. Il faisait volontiers crédit et, pendant les mois d’oisiveté forcée de l’hiver, il
engageait des coupeurs de bois afin d’accumuler du combustible pour les bateaux qui naviguaient sur le fleuve. Il fut bientôt l’un des hommes les plus
populaires du comté. Les salaires qu’il offrait attirèrent même de nouveaux immigrants dans la région. Ce ne fut qu’après l’arrivée de ces nouveaux venus
que les villageois commencèrent à se poser des questions sur les intentions réelles de William Brown.
Car, au même moment, de la fausse monnaie fit son apparition, et l’on nota une véritable vague de chapardages divers. Puis des têtes de bétail et des
chevaux disparurent. Divers indices incriminaient les hommes qui travaillaient pour Brown et habitaient son hôtel. Lors du procès d’un homme accusé
d’avoir cherché à écouler de faux billets, Brown fut l’avocat de la défense. Quand ses voisins lui eurent fait part de leurs soupçons, il envoya ses hommes
couper du bois de l’autre côté du fleuve. Mais les vols continuèrent. Pour finir, en janvier 1839, l’homme même que Brown avait défendu devant le tribunal
agressa la fille d’un citoyen de premier plan, James Mitchell. Ce dernier défia l’homme en duel et le tua d’une balle en plein cœur. Quelques minutes plus
tard, quand ils virent arriver Brown à la tête de ses cavaliers, l’arme dégainée, les villageois ne doutèrent plus d’avoir affaire à une bande organisée qui avait
décidé de s’emparer de leur village.
Après quelques jours, un certain nombre des hommes de Brown attaquèrent la maison où Mitchell était retenu et tentèrent de la faire sauter. L’un des
malfaiteurs fut pris et avoua. Un mandat d’arrêt fut lancé contre Brown et ses accolytes, mais personne n’osa le faire exécuter. Ce fut un triomphe pour
Brown, qui retourna à ses affaires, tandis que les vols se poursuivaient.
Il fallut attendre jusqu’au printemps. Le shérif fit alors appel à un ancien combattant des luttes contre les Indiens, Thomas Cox. Ce dernier fut en mesure
de réunir un détachement de volontaires pour aller affronter la bande. Le dernier combat eut lieu à Bellevue, le 1er avril. À l’intérieur de l’hôtel de Brown
régnait une vive agitation. Les membres de la bande, Irlandais pour la plupart, ne tenaient plus en place. À l’extérieur, ils avaient accroché un drapeau rouge
sur lequel étaient brodés ces mots : « La victoire ou la mort. » D’autres membres de la bande allaient et venaient dans la rue, invectivant les volontaires de
Cox qui s’étaient immobilisés à une centaine de mètres.
En fin de matinée, le shérif gagna l’hôtel. Brown lui demanda ce qu’étaient ses intentions. « Vous arrêter tous, comme j’en ai l’ordre, répondit le
représentant de la loi.
– Vous voulez dire : si vous en êtes capable, nargua Brown.
– Il n’y a pas de « si » qui tienne, dit le shérif. Je dispose d’un assez grand nombre d’hommes pour vous prendre tous par la force s’il le fallait. Mais
j’aimerais évidemment mieux que vous vous rendiez. »
Puis il partit, promettant à Brown que ses hommes auraient droit à un procès équitable. Peu après midi, Brown fit rappeler Cox et le shérif pour leur
déclarer qu’une reddition était envisageable. Il tenait une carabine au canon pointé vers le sol, quand le coup parti accidentellement. Les volontaires du
détachement et les hommes de Brown ouvrirent aussitôt le feu. Brown s’effondra, deux balles dans la tête. Le combat devint un corps à corps au couteau et
à la fourche, les volontaires repoussant les bandits à l’étage avant de mettre le feu à l’hôtel.
Sept membres du gang trouvèrent là la mort. Dès que les treize survivants eurent été pris, une foule s’assembla pour les lyncher. Le shérif la convainquit
de se disperser. Mais, le lendemain matin, Cox vint dire à celui-ci qu’il était relevé de ses fonctions. Les citoyens rendraient eux-même justice, en votant
pour déterminer si les hommes devaient être pendus ou bannis après avoir été fouettés, expliqua-t-il.
Deux hommes passèrent dans les rangs de la foule de nouveau rassemblée. L’un d’eux portait une boîte contenant des haricots blancs et des haricots
rouges. « Haricots blancs pour la pendaison, haricots rouges pour le fouet ! » ne cessait-il de répéter. Chacun des quatre-vingts villageois présents choisit un
haricot et le déposa dans la boîte vide que faisait circuler le deuxième homme. Cox compta les haricots puis, après un silence, demanda à la foule si tout le
monde était bien décidé à respecter le résultat de ce vote. Quand on lui eut répondu par l’affirmative, il annonça que les rouges l’emportaient sur les blancs
par trois voix. Les treize hommes furent fouettés puis placés dans des canots sur le Mississippi avec trois jours seulement de vivres279.
La saga des hors-la-loi de cette trempe leur a valu l’immortalité dans le folklore de la frontière. Il existe encore une Harpe Head Road (route de la tête de
Harpe) dans le comté de Henderson, par exemple. Et le récit de l’aventure des Harpe est probablement véridique pour une bonne part. Lorsqu’il fut publié
pour la première fois, dans les années 1820, les journalistes mirent seulement en doute les détails les plus macabres et sanglants. Toujours est-il que ces
récits furent publiés en grand nombre au cours des premières années de la « restructuration » sociale prônée par Jackson et ses partisans. Car, au moment
même où les grandes villes de l’Est commençaient à se sentir menacées par l’apparition d’une classe de criminels, leur hégémonie dans la conduite des
affaires de la nation était remise en question par le surgissement de nouvelles forces politiques dans l’Ouest et le Sud.
Jusqu’aux années 1820, les établissements d’au-delà des Appalaches, les villes de la vallée de l’Ohio, les petits cultivateurs de l’Alabama et du Mississippi
qui ne faisaient pas partie du système des plantations, les chasseurs, les trapeurs et les explorateurs des Rocheuses n’avaient pas représenté ni détenu le
moindre pouvoir politique. Les affaires de la nation étaient restées la chasse gardée de l’aristocratie du Sud et de l’axe commerçants-intellectuels du Nord.
Pour les vieux Américains de l’intérieur, ces nouveaux jacobins de la périphérie, ces habitants de la frontière étaient à peine civilisés et tous leurs discours de
révolte contre « la concentration des pouvoirs » ne les rendaient guère aptes à prendre en main le gouvernement du pays. Il n’est donc pas étonnant que le
public de lecteurs « honnêtes » de Boston et de Philadelphie se soit régalé de ces récits palpitants, pleins des tristes exploits de ces « Indiens blancs » –
sauvages mal déguisés qui s’en prenaient aux fondements mêmes de la République. Et moins étonnant encore que, dans leur désir proclamé de s’emparer
du pouvoir politique, ces Américains de la périphérie aient choisi pour champion un héros comme le général Andrew Jackson, qui n’avait pas seulement
bouté les « tuniques rouges », c’est-à-dire les Anglais, hors de La Nouvelle-Orléans, mais avait aussi écrasé les païens et les criminels de toutes races qui
hantaient la frontière de Floride280.
Depuis l’achat de la Louisiane, en 1803, l’existence de la Floride espagnole avait été une épine dans le pied des Américains du Sud. Dans la logique de la
conquête continentale, elle constituait une absurdité. Elle gênait le commerce et représentait une menace contre la sécurité nationale. Elle devenait de plus
en plus le refuge privilégié des Indiens récalcitrants et des esclaves en fuite. Alors que la nation Creek tout entière avait été défaite à la suite de la guerre de
1812, les Creek de Floride – les Seminole – avaient connu un sort bien préférable. Ils avaient conservé et leurs droits de chasse et leur autonomie politique.
Comme les Espagnols, ils avaient autorisé, voire encouragé, l’installation des esclaves fugitifs de Géorgie. En 1818, s’étaient formées en Floride un certain
nombre de communautés de Noirs libres. Ces derniers, ainsi que les Indiens, étaient armés et montaient de fréquentes expéditions contre les villes et les
plantations du sud de la Géorgie, volant vivres, armes et matériel et excitant les esclaves à la fuite et à la révolte281.
Le 30 juillet 1812, le lieutenant-colonel Thomas Smith écrivait à son supérieur que les dernières attaques des Indiens (qui n’allaient pas tarder à s’allier
aux Anglais), ajoutées à l’évasion de quelque 80 esclaves, affaiblissaient la frontière de Géorgie. « Ils ont, poursuivait-il, plusieurs centaines d’esclaves fugitifs
de Caroline et de Géorgie à présent dans leurs villes et, si l’on n’y met pas bon ordre sans tarder, ils seront tellement renforcés par les défections de Géorgie
et de Floride qu’on trouvera très difficile de les réduire. » Si la guerre de 1812 avait duré un petit peu plus longtemps, Andrew Jackson aurait volontiers
poursuivi sa campagne et poussé vers l’est, jusqu’en Floride. Ses subordonnés avaient déjà lancé des expéditions punitives contre les Espagnols à Pensacola,
sous le prétexte qu’au mépris de leur engagement de neutralité ils avaient accordé leur aide à des Indiens alliés des Anglais. Mais les choses en étaient restées
là. Et Jackson dut attendre une nouvelle occasion282.
« Un fort nègre érigé pendant notre récente guerre contre les Britanniques […] a été depuis peu renforcé et est présentement occupé par près de
250 nègres, dont un bon nombre se sont soustraits au service de leurs maîtres – des citoyens américains. Ils sont tous bien vêtus et disciplinés », écrivit
Jackson à l’officier commandant Pensacola au printemps de 1816. C’était un avertissement très net aux Espagnols. Si ces Noirs poursuivaient leurs
expéditions audacieuses contre le territoire des États-Unis, accroissant l’agitation des Indiens et encourageant les esclaves à la révolte, il n’hésiterait pas à
pénétrer en territoire espagnol pour les châtier283.
La première attaque contre le bastion noir eut lieu le 15 juillet 1816, à 5 h du matin. Les fortifications résistèrent sans peine aux premières salves. Les
Noirs étaient bien armés, ils comptaient plusieurs pièces d’artillerie et un obusier. Ils auraient facilement repoussé l’assaut, mais la chance était du côté des
Blancs. Un boulet rouge tomba en effet par hasard sur la poudrière du fort. Elle contenait 700 barils de poudre abandonnés par les Anglais. L’explosion
détruisit entièrement le fort, tuant 302 hommes, femmes et enfants. Il y eut 32 survivants. Tous les meneurs furent exécutés. Dans l’espoir d’amadouer les
Seminole, on leur offrit toutes les petites armes du fort, à la condition qu’ils aident à faire retourner tous les esclaves à leurs propriétaires, aux États-Unis284.
Les Indiens prirent les armes mais ne firent pas le moindre effort pour renvoyer un seul fugitif. Et les expéditions continuèrent. « Vos Seminole sont de
bien mauvaises gens », écrivit le commandant des forces militaires américaines aux chefs de la tribu, les accusant de vol de bétail, d’incendie criminel et de
meurtre. Il les enjoignait de livrer les coupables à la justice des États-Unis et ajoutait : « Vous abritez chez vous un grand nombre de mes gens noirs, à
Sahwahnee. Si vous m’autorisez à traverser votre territoire pour marcher contre eux, je me garderai de causer nul dommage à ce qui vous appartient. » Le roi
Hatchy, chef des Seminole, répliqua en accusant les Américains de vol, de meurtre et d’incendie, et en promettant de repousser toute attaque. Les
escarmouches continuèrent à la frontière285.
Pour finir, en décembre 1817, le secrétaire à la Guerre, John Calhoun, écrivit au général Edmund Gaines : « Si les Seminole devaient persister dans leur
refus de nous offrir des réparations pour leur conduite scandaleuse, […] le président souhaite que vous vous considériez comme libre de franchir la frontière
de Floride et de les attaquer à l’intérieur du territoire espagnol. » Quelques jours plus tard, Calhoun donna l’ordre au général Andrew Jackson de quitter le
Tennessee à la tête de ses troupes pour venir prendre le commandement de cette opération. Et Jackson répondit : « Que j’apprenne, par quelque canal que
ce soit, que la possession de la Floride est désirable pour les États-Unis et, en soixante jours, la conquête sera terminée286. »
Jackson mit plus de soixante jours à remplir sa tâche. Mais, dans les six mois, il s’en acquitta. La Floride devint territoire des États-Unis. Malgré les
remontrances officielles de Washington – pour avoir lancé une véritable guerre non déclarée contre l’Espagne –, Jackson devint le plus grand héros vivant de
l’Ouest et du Sud. D’ailleurs, malgré les mesures prises contre lui, sa campagne avait été en parfaite harmonie avec la politique de président. En 1817,
Monroe lui avait d’ailleurs écrit directement : « Le chasseur primitif, l’état sauvage, nécessitent une étendue de territoire incompatible avec les progrès et les
justes prétentions de la vie civilisée, devant laquelle il leur faut céder. » Exécutant cette sentence présidentielle, Jackson avait défait les Indiens et mis en
déroute les esclaves fugitifs, double symbole de cet instinct criminel qui obsédait l’esprit de la frontière. Il se trouvait en position de tenir – avec l’aide de
ceux des démocrates qui allaient lui faire confiance pendant trente ans – la promesse qu’il avait faite au pays : « Nous allons nous battre pour le
rétablissement de notre caractère national. » Aux yeux de Jackson et des jacksoniens, ce caractère comportait la haine de tout ce qui n’était pas blanc287.
La campagne de Floride produisit des résultats déterminants, à la fois pour la carrière personnelle de Jackson et pour la frontière du Sud. Propriétaire lui-
même de plus d’une centaine d’esclaves, Jackson rassurait les Sudistes qu’avait toujours inquiétés la suprématie économique et politique du Nord. Avec
Jackson, ils savaient que les valeurs sudistes seraient défendues. Et comme, simultanément, il s’était « fait tout seul », étant devenu marchand, juriste et
spéculateur foncier alors que ses parents étaient de pauvres fermiers des Appalaches, comme il avait combattu brièvement dans la guerre révolutionnaire, il
était un symbole d’espoir pour les « petits », les cultivateurs pauvres du Tennessee et du Mississippi qui travaillaient aux champs avec la poignée d’esclaves
qu’ils possédaient288.
Une fois président, Jackson sembla parler au nom des gens, des real people, comme il disait, mais ses attaques contre les banques, par exemple, n’étaient en
fait qu’un mouvement sudiste dirigé contre l’hégémonie financière du Nord. De fait, Jackson ne se souciait guère des real people. Il parlait de
décentralisation mais concentra plus de pouvoirs entre ses mains qu’aucun de ses prédécesseurs à la présidence. Il était l’adversaire des syndicats. Il soutint
de tout cœur non seulement l’esclavagisme, mais encore son extension aux nouveaux territoires de l’Ouest. Quand il s’opposa à l’annexion de la République
du Texas de Sam Houston, en 1836, ce ne fut qu’une manœuvre destinée à gagner du temps et à désamorcer l’opposition nordiste à l’adjonction de
nouveaux États esclavagistes, en attendant que la position politique du Sud s’améliore. Il était tellement acquis aux institutions du Sud qu’il n’hésita pas à
transgresser un ordre de la Cour suprême et à chasser les Cherokee des Blue Ridge Mountains. L’attitude de Jackson face à la loi, telle qu’il la manifesta en
menant une guerre personnelle contre les Indiens et les esclaves fugitifs de Floride espagnole, marqua plus que tout la frontière du Sud. Pour Jackson, la loi
demeurait toujours soumise à l’approbation populaire, hors de laquelle elle pouvait sans scrupule être tournée. En dernier ressort, le génie de Jackson fut de
savoir évaluer avec précision le soutien populaire dont il bénéficiait et le comparer, avant d’agir, au pouvoir de ses ennemis289.
Notes
259. Parmi les nombreuses études modernes consacrées à l’époque jacksonienne, voici la liste de celles qui nous ont été le plus utiles à la préparation de ce chapitre : Marvin Meyers, The Jacksonian Persuasion,
Stanford, Calif., 1957. Edward Pessen, Riches, Class and Power before the Civil War, New York, 1973. Stephan Thernstrom, Poverty and Progress, New York, 1964. Rowland Berthoff, An Unsettled People :
Social Order and Disorder in American History, New York, 1971.
260. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, chap. XIII, Librairie Médicis, Paris, 1951.
261. Daniel Boorstin, The Americans : The National Experience, New York, 1965, p. 119.
262. Louis Jones, « The Crime and Punishment of Stephen Arnold », New York History, juillet 1966, d’où est tiré notre propre récit.
263. Ibid., p. 251.
264. Ibid.
265. Ibid., p. 252-254.
266. Ibid., p. 257-259.
267. Ibid., p. 261-262.
268. Ibid., p. 263.
269. Ibid., p. 265.
270. Ibid., p. 268.
271. Que l’on pense, par exemple, à l’attitude puritaine à l’égard de la nature telle que l’a dépeinte Nathaniel Hawthorne pendant l’époque romantique.
272. Louis Jones, « Crime and Punishment », op. cit., p. 265.
273. Richard Slotkin, Regeneration Through Violence : The Mythology of the American Frontier, 1600-1800, Middletown, Conn., 1973, p. 394-465.
274. Otto Rothert, Outlaws of Cave-in-Rock, Cleveland, 1924, p. 59-60.
275. Ibid., p. 60-64.
276. Ibid.
277. Ibid., p. 103-110.
278. Ibid.
279. John Parrish, « White Beans for Hanging », Palimpsest, vol. I, n° 1, p. 9-28.
280. Voir Marvin Meyers, Jacksonian Persuasion, op. cit., et Rowland Berthoff, Unsettled People, op. cit., chapitre 4.
281. Edwin McReynolds, The Seminoles, Norman, Okla., 1957, chapitre 3.
282. Herbert Aptheker, « Maroons Within the Present Limits of the United States », Journal of Negro History, vol. XXIV, p. 167-184.
283. Ibid.
284. Edwin McReynolds, The Seminoles, op. cit., p. 79.
285. Ibid., p. 81-82.
286. Ibid.
287. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 383.
288. Charles et Mary Beard, Rise, op. cit., chapitre 12.
289. Voir Edwin Miles, Jacksonian Democracy in Mississippi, Chapel Hill, N.C., 1960. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 598-599, 555, 630-632.
CHAPITRE 11
Les crimes du pouvoir esclavagiste

Depuis la révolte de Stono, en 1739, la population blanche de Caroline du Sud avait toujours vécu dans la terreur d’être égorgée dans son sommeil par des
esclaves récalcitrants. Plus on redoutait les révoltes noires, plus on était amené à en découvrir dans les ragots les plus fumeux, l’imagination des enfants ou la
moindre bagarre de rue. Chaque fois, la réaction était d’une férocité effroyable. Des centaines de Noirs furent tués au long des années parce qu’ils
correspondaient vaguement à quelque signalement de fantaisie, ou parce qu’ils s’étaient malencontreusement aventurés au mauvais endroit au mauvais
moment. Plus la répression était dure, plus les Noirs rêvaient de fuite et de révolte. Mais, précisément parce que la répression était féroce, les révoltes étaient
rares.
Il y en eut pourtant quelques-unes, comme en Louisiane en 1811. D’autres, préparées, n’eurent pas lieu, comme celle de Frederick, dans le Maryland en
1814. Une rébellion dont les conséquences auraient pu être dévastatrices faillit exploser à Charleston en 1822. Denmark Vesey était censé en prendre la tête.
C’était un affranchi qui pouvait aller à sa guise (autant que la couleur de sa peau le lui permettait). Menuisier adroit, il était respecté des Blancs. Propriétaire
de 8 000 dollars de biens, il habitait à une centaine de mètres seulement de la demeure du gouverneur de Caroline du Sud. À 55 ans, il faisait l’envie de tous
les Noirs qui le connaissaient.
Mais Vesey était marié et sa femme était une esclave. En conséquence, ses enfants l’étaient aussi. Pour leur rendre visite, Vesey était contraint de solliciter
l’autorisation de leur maître. Et l’état de servilité dans lequel il voyait réduit ses pairs ne lui rendait pas sa propre liberté plus agréable. C’était un homme
calme, à la tête froide, à l’esprit méthodique, doté d’une personnalité charismatique et d’une éloquence peu commune. Il était convaincu que, pour être libre
et respecté, l’homme noir de Caroline du Sud devait s’emparer du pouvoir. Mais il savait aussi, comme Frantz Fanon devait le dire un siècle et demi plus
tard, que pour se révolter il fallait d’abord que les Noirs eussent foi en leur propre capacité de victoire.
Pendant trois ans, Vesey enseigna patiemment cette foi à ses disciples. Utilisant à la fois la Bible et les légendes du passé africain, il forma des dizaines de
Noirs, les éduqua, les cultiva, les harangua et les séduisit pour en faire ses lieutenants disciplinés dans la future armée de libération. Il avait soigneusement
choisi ses seconds parmi les esclaves les plus durs et les plus intelligents, ceux qui étaient aussi à l’aise dans les quartiers blancs que parmi leurs pairs. Deux
d’entre eux, par exemple, étaient les esclaves de confiance du gouverneur lui-même, dont l’un avait accès aux casernes de la milice blanche ; d’autres étaient
forgerons ou orfèvres et savaient fabriquer des armes ; d’autres encore savaient s’occuper des chevaux ou naviguer. L’un des conspirateurs était un véritable
artiste du camouflage et avait fabriqué des perruques, des moustaches, des nez et même des mentons qui permettaient aux Noirs de se maquiller en Blancs.
Tous apprirent le maniement des armes. Aucun ne redoutait la douleur ou la mort. Selon les rumeurs, des dizaines, sinon des centaines de Noirs, à
Charleston et sur les plantations, attendaient le signal de Vesey pour lancer la vraie révolution sociale d’Amérique.
Mais le signal ne vint jamais. Trahi par l’un des propres fils du conspirateur, un réseau secondaire tomba tout entier entre les mains de la police en juin
1822, un mois environ avant la date prévue pour le début du soulèvement. Battus, torturés, la plupart de ceux qui avaient été arrêtés résistèrent assez
longtemps pour permettre à la grande majorité des conjurés d’échapper à l’arrestation. Mais Vesey et ses principaux lieutenants furent pris et jugés. Ils
nièrent jusqu’au bout avoir entrepris autre chose que diverses études sporadiques, destinées à « éveiller la conscience » de leurs pairs, comme nous dirions
aujourd’hui. Ils se tinrent même à leurs protestations d’innocence avec une telle fermeté que certains historiens ont pu soutenir qu’il n’y avait eu de
conspiration que dans l’imagination des Blancs terrifiés. En tout cas, Vesey et ses amis furent jugés à huis clos, condamnés et pendus.
Le huis clos fut justifié par la nécessité de préserver les esclaves « sains » des germes de la rébellion. La vérité était autre : les autorités de Caroline avaient
peur de semer la panique parmi la population blanche. Tout le monde, cependant, avait entendu parler du « complot » et la panique s’installa bel et bien290.
À travers le Sud tout entier, les Blancs organisèrent des groupes de vigilantes pour surveiller les Noirs et, le cas échéant, les tuer avant qu’ils ne se missent
à tuer eux-mêmes. Les autorités du Sud ne purent ou ne voulurent pas s’opposer à l’action des vigilantes. Sans compter que l’un des dirigeants qui avaient le
plus fait pour promouvoir les vigilantes, Andrew Jackson, qui n’avait pas hésité à se faire lui-même vigilante, devint bientôt président.
La révolte avortée de Denmark Vesey, comme un certain nombre d’autres qui n’aboutirent pas ou furent écrasées, eut aussi un impact sur le mouvement
antiesclavagiste des Blancs. Ces derniers aussi comprirent qu’ils devaient prendre leurs affaires en main et commencèrent à s’organiser : tant pis pour la loi et
le droit ! Des volontaires partirent pour le Sud afin d’y libérer des esclaves, tandis qu’une filière d’évasion était mise sur pied pour aider les fugitifs à gagner
le Nord et que divers groupes de soutien étaient formés pour soutenir financièrement l’ensemble de ces aventures et aider les Noirs à subsister une fois
parvenus dans le Nord.
Les activités des abolitionnistes s’intensifièrent, surtout après la révolte de Nat Turner, qui reçut une vaste publicité et mit fin aux émancipations dans le
Sud. Des journaux et des tracts antiesclavagistes commencèrent à faire leur apparition dans les bureaux de poste de toutes les petites villes du Sud. Des
voyageurs à l’accent yankee, donc du Nord, furent surpris en train de distribuer des tracts. On découvrit des documents évoquant l’existence de prétendus
réseaux d’agitateurs nordistes qui se préparaient à prendre la tête d’un mouvement insurrectionnel des esclaves. Le souvenir de la révolte de Nat Turner fut
propagé absolument partout et de folles rumeurs coururent sur l’éclatement de révoltes en divers endroits. Une véritable paranoïa s’était emparée du Sud291.
Afin de défendre leur culture, accusée de dégénérescence et menacée de disparition, les Sudistes eurent tôt fait de perfectionner les comités de vigilance,
composés généralement des citoyens les plus éminents de chaque ville. On arrêtait les voyageurs pour fouiller leurs bagages. Les Nordistes qui ne pouvaient
fournir une explication valable de leur présence dans le Sud étaient retenus pour être interrogés en profondeur. Ceux que l’on prenait avec de la littérature
ou du matériel de propagande abolitionnistes – hommes ou femmes – étaient fouettés, roulés dans la plume et le goudron et, à l’occasion, pendus. Chaque
comité de vigilance, dont les membres dispensaient la justice sur place et sans médiation, devint un comité d’application de la loi de Lynch.
En Virginie, aux portes de la capitale fédérale, des comités de vigilance furent mis sur pied dans chaque district de la milice et chargés de « détecter les
porteurs de textes abolitionnistes, émissaires des associations du Nord et de les punir sans tarder car, en agitant la question de l’esclavage, ils mettent en
péril la paix et la tranquillité de notre pays ». Mais nulle part l’action des vigilantes ne fut aussi flagrante que parmi les partisans de toujours d’Andrew
Jackson, au cœur du Mississippi292.
Il n’y eut pas la moindre émeute, pas de révolte, moins encore d’insurrection, pas même de manifestation dans le comté de Madison et ses environs au
cours de l’année 1835. Pourtant, avant la fin de l’été, plus d’une dizaine de Blancs et plusieurs dizaines de Noirs moururent assassinés, dans une vague de
panique et d’hystérie qui balaya les rangs des vigilantes de la vallée du Yazoo. Pour comprendre l’évolution qui aboutit à ces assassinats, il nous faut
remonter d’une vingtaine d’années en arrière.
Le Yazoo se jette, au sud-ouest de l’État du Mississippi, dans le fleuve du même nom. Au nord s’étendait le territoire des Chickasaw et à l’est, au centre
de l’État, celui des Choctaw. Ces deux tribus se croyaient à l’abri de l’expansionnisme blanc. Leur désillusion fut amère.
Le Mississippi éprouva un tel enthousiasme pour l’aventure de Jackson en Floride que la Chambre y adopta une résolution qui déclarait que sa victoire
méritait « l’approbation de la nation ». Un an plus tard, en 1820, les Mississippiens demandèrent à Jackson de négocier pour eux le premier traité
d’expropriation avec les Choctaw. Jackson accepta, de nouvelles terres s’ouvrirent à l’établissement des Blancs et les habitants de l’État vouèrent à Jackson
une affection et une reconnaissance qu’ils traduisirent en donnant son nom, Jackson, à leur nouvelle capitale.
Devenu président, Jackson n’oublia point ces Choctaw avec lesquels il avait négocié un traité : de gré ou de force, ils furent réinstallés en Oklahoma. Deux
ans plus tard, en octobre 1832, les Chickasaw furent à leur tour contraints de céder leurs terres. En conséquence, le gouvernement fédéral se retrouva
propriétaire des deux tiers des terres du Mississippi – une aubaine pour les spéculateurs293.
L’un des lieutenants de Jackson, Robert Walker, qu’un contemporain a pu décrire comme un « croisé » du jacksonisme, promit au Mississippi une vague
de nouveaux colons qui lui vaudrait une grande prospérité. Plus honnête, il n’eût pas manqué d’évoquer sa prospérité personnelle car, avant la mise en vente
des terres, il avait, avec plusieurs associés, soigneusement étudié les plans et, le premier jour de la vente, ces beaux messieurs achetèrent de vastes superficies
des meilleures terres pour les revendre ensuite, par parcelles plus petites, aux cultivateurs qui en avaient besoin294.
Avant cette ouverture des territoires indiens et le coup de fouet qu’elle donna à la spéculation, l’attitude du Mississippi à l’égard de l’esclavagisme l’avait
placé tout à fait à part du Deep South (le Sud profond). De 1820 à 1830, la Chambre n’avait cessé de débattre des mérites de « l’institution particulière » du
Sud. Diverses propositions de loi interdisant la vente des esclaves ou leur importation à partir d’autres États avaient été soumises aux parlementaires.
Redoutant l’effondrement de la rente foncière que ne manquerait pas d’entraîner une expansion incontrôlée du système des plantations, sans parler de la
concurrence accrue à laquelle ils auraient à faire face, les vieux aristocrates fonciers proposèrent diverses limitations de l’esclavage. Mais ces craintes ne
pouvaient tenir longtemps en lisière les hordes de nouveaux venus aux dents longues.
Le système des plantations prospéra et s’étendit. Le centre et le nord de l’État ne virent pas s’installer les hardis et rudes défricheurs du pur style
jeffersonien que leur avait promis Walker mais, au contraire, des parvenus affairés et quelques aristocrates du sud de l’État. Vers la fin des années 1830, le
vieux système des plantations s’était si considérablement étendu et renforcé qu’il allait se maintenir jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. En conséquence,
l’État dont le gouverneur avait pu déclarer, en 1826, que l’esclavage était « au mieux un mal » avait tellement changé en 1836 que la Chambre des
représentants y considérait « l’institution de l’esclavage […] non comme une malédiction mais bien comme une bénédiction, comme la condition légitime
de la race africaine, autorisée par les lois divines comme par les dictats de la raison et de la philanthropie295. »
Mais, sur cette nouvelle frontière, de nouveaux problèmes ne tardèrent pas à se poser. Une nouvelle race de hors-la-loi y avait fait son apparition, plus
redoutables encore que les vieux coupe-jarrets – celle des voleurs d’esclaves : des gens qui séduisaient les Noirs par de fallacieuses promesses de libération et
de passage en fraude dans le Nord, mais qui les revendaient sur les marchés. Le vol d’esclaves était depuis longtemps connu dans le vieux Sud et puni, en
règle générale, de sévères peines d’emprisonnement. Mais l’inquiétude suscitée par ce crime semble s’être répandue parallèlement à la véritable hystérie que
déclenchaient les agitateurs abolitionnistes. Parmi les journalistes du Mississippi, au cours des années 1830, on n’était pas loin de penser que le mouvement
antiesclavagiste dans son ensemble n’était qu’une vaste supercherie destinée à couvrir les agissements d’aventuriers venus du Nord296.
Au cours de l’hiver 1834-1835, ces craintes d’une conspiration criminelle semblèrent converger et se concentrer sur un seul individu. Il répondait au nom
de John Murrell, et l’on ne sait pas grand-chose de lui. C’était un joueur, probablement un voleur de chevaux, certainement un bandit de grand chemin,
combinant selon toute apparence une personnalité de hors-la-loi et une autre d’élégant habitué des bateaux à fond plat du Mississippi. Il avait connu une
certaine réussite, puisqu’il avait acquis une vaste exploitation et un grand nombre d’esclaves. C’était un grand homme brun, vêtu avec recherche, qui suscitait
la méfiance de ses voisins parce qu’il ne parlait pas volontiers de lui-même et de son passé, moins encore de ses fréquents voyages d’affaires. Intervint alors
un jeune soldat du nom de Virgil Stewart qui, apprenant que plusieurs esclaves d’un de ses amis avaient disparus – volés par Murrell, disait-on –, jura de
prendre le voleur la main dans le sac. Nous ne disposons malheureusement sur toute cette affaire que du témoignage de Stewart lui-même, un Stewart qui
n’hésite apparemment guère à se donner systématiquement le beau rôle. Il s’infiltra dans la bande de Murrell, capta la confiance – et les confidences – du
bandit, parvint à le tromper en jouant sur sa vanité et le dénonça à la police, qui l’arrêta avant de l’expédier purger une longue peine en pénitencier.
Stewart publia l’avantageux récit de ses propres exploits au printemps de 1835, en y incluant une nouvelle et retentissante accusation : non content d’avoir
consacré sa vie à l’assassinat et aux violences, Murrell aurait soigneusement préparé une insurrection d’esclaves à l’échelle de tout l’État. À la tête des Noirs,
prétendait Stewart, il projetait de s’emparer de Natchez le jour de Noël 1835. De là, la troupe se déplacerait de plantation en plantation, assassinant les
planteurs et leurs balourdes épouses, mais prenant évidemment bien soin de prendre une jolie Blanche pour chacun des Noirs de la bande. Quand ils
auraient conquis un territoire suffisant, ils y établiraient leur propre État de brigands, base de départ pour leurs expéditions de pillards vers l’ensemble de la
frontière occidentale. Tout cela était connu des conspirateurs sous le nom de « le clan ». Il y avait des codes secrets, des rites d’initiation et une poignée de
main particulière permettant aux affidés de se reconnaître entre eux. Pis encore, ajoutait Stewart, le danger n’appartenait pas seulement au passé. Murrell
était en prison, mais « le clan » allait de l’avant sans lui. Le récit de Stewart produisit un résultat immédiat : tout le Mississippi s’enflamma et une
gigantesque chasse aux sorcières s’engagea. En quelques semaines, les potences ployèrent sous le poids des esclaves noirs et des traîtres blancs297.
La chasse aux sorcières n’était pas sitôt retombée que l’épouse d’un riche planteur du nom de Latham, à Beattie’s Bluff, dans le comté de Madison, prit le
relais avec une horrible histoire. Elle avait surpris, disait-elle, une conversation entre une esclave employée dans sa maison et un esclave des champs, tandis
qu’elle prenait le frais sur sa véranda. La jeune femme serrait sur son cœur le bébé de sa maîtresse en disant : « Mais il est si beau, ce bébé ! Vous autres,
vous savez très bien que jamais je pourrais tuer ce petit !
– Quand le jour viendra, faudra bien, ma p’tite, aurait répondu son interlocuteur. Y aura pas de “jamais j’pourrais” qui tienne. Faudra les tuer tous, et c’est
tout.
– Allez-y, vous autres et tuez qui vous voudrez, mais moi, je dis que personne touchera ce petit. Pas un cheveu de sa tête ! »
Mme Latham courut aussitôt trouver son époux, et la nounou fut invitée à avouer tout ce qu’elle savait. La malheureuse dut confirmer les pires
appréhensions de son maître, car ce dernier enfourcha son cheval et partit prévenir ses voisins blancs de ce qui se tramait. Les planteurs avaient
effectivement de bonnes raisons de s’inquiéter : dans leur enthousiasme à étendre le système esclavagiste, ils avaient importé tant de Noirs que les Blancs ne
formaient plus qu’une infime minorité. Comme on pouvait le lire dans le Mississipian, organe jacksonien, « la population blanche est si peu nombreuse et
dispersée qu’il n’y a même plus un semblant de vie mondaine. Nombre de propriétaires des plus grandes plantations résident ailleurs, parfois même dans un
autre État, ne laissant sur la plantation d’autre Blanc que le contremaître298 ».
Le lendemain du jour où Latham avait donné l’alerte, à travers tout le comté de Madison commença l’interrogatoire de tous les Noirs « suspects », c’est-à-
dire tous les esclaves. Ceux qui disaient tout ignorer étaient battus et fouettés. Nul tribunal n’eut à intervenir. Aux yeux des planteurs, les choses étaient
simples : ils étaient en guerre, en guerre pour survivre. La justice était expéditive, elle parlait le langage du fouet, et il n’existait pas de limite à la quantité de
coups de fouet qu’on pouvait administrer à un esclave récalcitrant. Inévitablement, les Noirs commencèrent à « avouer ». Un forgeron du nom de Joe céda le
premier. « Il dit que les nègres allaient se soulever et tuer tous les Blancs le 4 Juillet (Fête nationale) et qu’ils avaient un certain nombre de Blancs à leur
tête. » Joe donna tous les noms qu’il connaissait, à commencer par celui d’un gros fermier blanc du voisinage qui devait entraîner ses propres esclaves dans la
rébellion, puis ceux de deux médecins appartenant au « clan » et, enfin, ceux de plusieurs esclaves qui devaient être « capitaines sous les ordres de ces
Blancs ». Peu à peu, un nombre croissant de Noirs cédèrent sous les coups de leurs tortionnaires et se mirent à faire des récits similaires à celui de Joe,
désignant certains Blancs comme organisateurs du complot. Ces aveux forcés ne sauvèrent pas leurs auteurs. Le 2 juillet, tous furent conduits jusqu’à un
bosquet voisin de Big Black River et furent pendus299.
Le premier Blanc capturé fut l’un des deux médecins, Joshua Cotton. C’était un nouveau venu, que son épouse n’avait pas encore rejoint et dont le pire
crime était probablement son accent de la Nouvelle-Angleterre. Il commença par protester fermement de son innocence devant le comité des citoyens que
les Blancs venaient de former, jusqu’à ce qu’un des planteurs obtînt à coups de fouet une confession d’un de ses esclaves. C’était Cotton, « avoua » l’esclave,
qui l’avait contacté le premier en lui parlant de la révolte. Était-il effectivement coupable de faire le « rabatteur » pour le réseau de voleurs d’esclaves de
Murrel ? Jugea-t-il que sa seule chance de survivre était de passer les aveux que désiraient entendre ceux qui l’interrogeaient ? Toujours est-il que Cotton
finit par parler : « Notre but, en entreprenant de soulever les nègres, n’était pas de les libérer mais de les voler. » Cotton fit une longue déclaration,
incriminant Saunders, l’autre médecin accusé par Joe, et treize autres Blancs, y compris certains habitants des comtés voisins de Hinds et de Warren. Puis il
ajouta que le complot « concernait toute la région esclavagiste, du Maryland à la Louisiane, et se proposait de détruire toute la population blanche de tous
les États esclavagistes ». Le lendemain matin, lors de leur transfert vers la prison, les deux médecins – Cotton et Saunders – furent pendus à une grille par
un petit parti d’hommes déterminés.
Pendant la semaine qui suivit, la panique fit place à la fureur. Personne n’était à l’abri des vigilantes. À Vicksburg, après une querelle entre citoyens
« respectables » et un groupe de joueurs, cinq de ces derniers furent pendus sur-le-champ. Mais, comme un siècle et demi auparavant à Salem, les
accusations commencèrent à viser des gens de plus en plus haut placés sur l’échelle sociale. Et la contre-attaque ne se fit pas attendre. « Tout le monde
reconnaît aujourd’hui que le danger d’insurrection est passé, écrivirent deux gros planteurs au gouverneur. Nous ne connaissons personne qui aurait encore
quelque chose à redouter des nègres. Mais les passions iniques se sont déchaînées au mépris de la loi et, s’il n’est pas rapidement mis un terme aux exactions
et aux menées sanguinaires, le chaos et la révolution s’empareront bientôt du pays. » Un autre propriétaire terrien appelait de ses vœux « la paix et la
modération et la soumission à l’autorité civile légitime ».
Le gouverneur commença par faire la sourde oreille, offrant même de fournir au comité de citoyens du comté de Madison les armes dont il avait besoin
pour réprimer l’insurrection qui menaçait. Mais, à la mi-juillet, il publia une proclamation enjoignant les citoyens de remettre les suspects qu’ils détenaient
entre les mains « des autorités concernées300 ».
L’atmosphère de lynchage retomba et le calme revint peu à peu dans le centre du Mississippi, mais la nouvelle de l’« insurrection » projetée gagna
progressivement les autres États esclavagistes. Les aveux de Cotton avaient fait état d’un plan concernant l’ensemble de la population blanche du Sud. Et la
propagande abolitionniste continuait d’affluer. Dans le Tennessee voisin, la Nashville Banner fulminait : « Regardez donc, vous les “libérateurs”, les
“émancipateurs” et autres “abolitionnistes” – voyez les fruits de votre extravagance et de votre folie, de votre insouciance, de vos menées criminelles contre la
vie de votre prochain ! »
Dans une lettre ouverte au directeur du journal antiesclavagiste new-yorkais Human Rights (les droits de l’homme), un groupe de planteurs du Mississippi
écrivait : « Nous savons, Monsieur, que le véritable objet de tout cela n’est pas la libération des esclaves, que vous savez tout à fait impossible, mais le vol et
le pillage. » Pleins de rage et de rancœur, ils ajoutaient : « Pourquoi coucher vos crasseux mensonges et vos pitoyables caricatures sur du papier ? Pourquoi
n’envoyez-vous pas plutôt les Tappan, les Cox, les Garrison, ou n’importe lequel de vos apôtres d’iniquité, afin d’éclairer et d’humaniser le Sud
obscurantiste ? Envoyez-les donc, Monsieur – l’État voisin, l’État frère du nôtre, le Kentucky, nous fournit sa récolte annuelle de chanvre, et nous saurons la
mettre au service de vos émissaires301 ! »
En août, à la tête d’une populace en colère, l’ancien gouverneur de Caroline du Sud, Robert Hayne, prit d’assaut la poste de Charleston pour y trouver les
publications abolitionnistes. Plusieurs sacs de courrier furent brûlés. Un comité spécial fut immédiatement mis sur pied et chargé de fouiller tous les navires
entrant dans le port, pour saisir tout le matériel de propagande abolitionniste qu’ils pourraient recéler. Quelques jours plus tard, Washington donna raison
aux Caroliniens révoltés : le postmaster general Amos Kendall approuva publiquement la destruction du courrier. « Nous devons obéir à la loi, écrivit-il, mais
plus encore nous devons obéir à la communauté au sein de laquelle nous vivons et, lorsque celle-là est pervertie et vise à la destruction de celle-ci, c’est par
patriotisme qu’il faut l’enfreindre. » Comme pour accorder aux vigilantes la sanction de l’autorité suprême, le président Jackson s’empressa d’apporter sa
caution à Kendall puis, en décembre, demanda au Congrès l’autorisation de faire interdire l’expédition postale de toute littérature pamphlétaire302.
Le soutien de Jackson aux vigilantes est davantage qu’un détail anecdotique. Les années 1835 et 1836 marquèrent probablement le point culminant de la
campagne abolitionniste dans le Sud. Le représentant John Quincy Adams, ancien président, en avait pris la tête au Congrès, et, pendant la session 1835-
1836, présenta une pétition signée de 34 000 personnes qui exigeait l’abolition de l’esclavage dans le district de Columbia. Dans le seul mois de mai 1835,
l’American Anti-Slavery Society distribua 175 000 tracts et journaux. Le peuple américain se divisait en deux, et cette polarisation devenait telle que la
présidence ne pouvait continuer à l’ignorer. Mais Jackson, propriétaire d’esclaves, porte-étendard de la démocratie, alla jusqu’à exacerber la contradiction en
prenant ouvertement parti pour les racistes et les assassins303.
Le soutien de Jackson aux vigilantes du Sud sauva provisoirement l’esclavagisme. Mais, ce faisant, il rendit inévitable le recours aux armes des partisans de
la loi de Lynch à Fort Sumter.
Notes
290. John Lofton, Insurrection in South Carolina : The Turbulent World of Denmark Vesey, Yellow Springs, Ohio, 1964, p. 131-156. Eugene Genovese, Roll, op. cit., p. 411, 494, 559, 588, 593-597. Voir aussi
Denmark Vesey : The Slave Conspiracy of 1822, Robert Starobin (dir.), New York, 1970. Pour la thèse selon laquelle il n’y eut jamais d’insurrection, voir Richard Wade, « The Vesey Plot : A Reconsideration »,
Journal of Southern History, vol. XXX, p. 148-161.
291. Voir Clement Eaton, « Mob Violence in the Old South », Mississippi Valley Historical Review, vol. XXIX, p. 351-370. Edwin Miles, Jacksonian Democracy, op. cit., chapitre 9 ; « Mississippi Slave
Insurrection Scare of 1835 », Journal of Negro History, vol. XLII, p. 48-60. Herbert Aptheker, American Negro Slave Revolts, New York, 1943, chapitre 13. H. R. Howard, The History of Virgil A. Stewart,
Spartanburg, S.C., 1976.
292. Alexandria Gazette, 29 août 1835. Clement Eaton, « Mob Violence », op. cit., p. 358-359.
293. Edwin Miles, Jacksonian Democracy, op. cit., p. 5-6, 55-57. Mississippi State Gazette, publiée à Natchez, numéro du 2 juin 1819. Lettre de Eaton à John Pitchlynn du 5 août 1830, Andrew Jackson Papers,
bibliothèque du Congrès, Washington.
294. Edwin Miles, Jacksonian Democracy, op. cit., p. 87, 93.
295. Ibid., p. 123-127.
296. Ibid. Free Trader (Natchez) du 29 octobre 1835. Voir, par exemple, les journaux suivants au cours de l’été 1835 : Southern Argus (Columbus), The Mississippian (Jackson), The Enquirer (Richmond) et U.S.
Telegraph (Washington).
297. Edwin Miles, « Mississippi Slave Insurrection Scare », op. cit., p. 48-49. H. R. Howard, History of Virgil A. Stewart, op. cit., p. 116-126.
298. Edwin Miles, « Mississippi Slave Insurrection Scare », loc. cit. The Mississippian, 14 mars 1834.
299. H. R. Howard, History of Virgil A. Stewart, op. cit., p. 223-232.
300. Cité par Edwin Miles, « Mississippi Slave Insurrection Scare », op. cit., p. 54-55.
301. Voir le numéro du 4 août 1835 du Register de Raleigh, N.C., et le numéro du 24 septembre 1835 de l’U.S. Telegraph.
302. Clement Eaton, « Mob Violence », op. cit., p. 358. Register (de Raleigh), 25 août 1835.
303. Clement Eaton, « Mob Violence », op. cit., p. 355-358.
CHAPITRE 12
Les crimes de la prévention du crime

Le message du président Andrew Jackson aux Américains était sans détour : si vous êtes en désaccord avec la loi et que vous possédez les moyens de
désobéir, faites-le sans hésiter. Lui-même n’hésita effectivement pas – en ce qui concerne l’esclavage, le « vigilantisme » et les droits des Indiens. Il avait
indiscutablement les moyens de s’en tirer sans dommage.
De la fin de la présidence de Jackson jusqu’à la guerre de Sécession, qu’une telle politique rendait inévitable, l’Amérique fut effectivement gouvernée par
l’épée. Sous la direction de Jackson, le gouvernement des États-Unis en était venu à se considérer comme une nouvelle mouture de la Compagnie de Jésus,
portant partout l’épée et la croix. L’épée de l’Amérique était son armée ; sa croix était la « démocratie américaine ». L’éthique puritaine fut modifiée pour
donner une philosophie sociale darwiniste de la domination du plus apte, et un devoir de conquête très protestant. Le rôle de gendarme international des
États-Unis y puisait sa justification. Comme l’écrivait le rédacteur en chef de l’influente Democratic Review, John O’Sullivan, en 1840 : « Nous avons été
placés en première ligne de la bataille pour l’Homme et contre les puissances du mal. » L’élite dirigeante était bien d’accord. « La race anglo-saxonne va de
l’avant ! » proclamait la Washington Union. Stephen Douglas, qui devait être candidat à la présidence contre Abraham Lincoln, soutenait que « notre
système fédéral est admirablement adapté au continent tout entier ». Le sénateur de Pennsylvanie James Buchanan – futur secrétaire d’État et futur
président – décrétait triomphalement : « La providence a confié au peuple américain une grande et importante mission, et cette mission, il était destiné à la
remplir – étendre les bienfaits de la liberté et des lois chrétiennes d’un bout à l’autre de cet immense continent. N’était-ce pas, comme l’écrivait les New York
Morning News, notre destin manifeste d’occuper tout le continent304 ? »
Sous l’égide de cette manifest destiny, les Américains violèrent le droit international au Mexique, dans les Caraïbes et en Amérique centrale, cessèrent de
respecter les traités conclus avec les Indiens ou les étrangers installés sur des terres convoitées par les États-Unis, volèrent des biens, assassinèrent des
opposants, pendirent des innocents. Tous ces méfaits trouvaient leur justification dans le principe énoncé par le représentant de l’Ohio au Congrès,
Alexander Duncan : les non-Blancs sont « inaptes ». En 1847, après que les États-Unis eurent conquis la moitié des meilleures terres mexicaines, l’ancien
secrétaire à la Guerre de Jackson, Lewis Cass, déclara : « Nous ne voulons des Mexicains ni comme citoyens ni comme sujets. Tout ce que nous voulons,
c’est une portion de territoire. » Et Buchanan, qui était alors secrétaire d’État, ajouta qu’on n’en voulait pas non plus en Californie car ils formaient « une
race bâtarde ». La Democratic Review proposait tout uniment de « les annihiler en tant que race », reprise en écho par la puissante American Review qui
appelait à « l’extermination305 ».
Le principe du « destin manifeste » servait avant tout cette noble cause : la richesse aux plus riches ! Si l’on conquit une partie du Mexique, si l’on
convoitait l’Amérique centrale, si l’on assassinait les Indiens, c’était pour des terres, pour des ressources minières, pour des monopoles commerciaux, pour
des positions stratégiques permettant de nouvelles menées expansionnistes. Les médias de l’époque, au premier rang desquels la Democratic Review,
l’American Review, le New York Evening Post et la Washington Union, manipulaient à plaisir le public américain, l’aveuglant, le bernant, le caressant ou lui
mentant tour à tour afin qu’il ne s’opposât pas aux cadeaux que faisait le gouvernement aux grands patrons des chemins de fer, ni à l’établissement de
véritables monopoles commerciaux à l’étranger par des entreprises privées. À vrai dire, la propagande était si omniprésente à l’époque que le citoyen moyen
restait impérialiste alors même que le gouvernement faisait semblant de ne pas l’être. Le cas de William Walker illustre bien ce phénomène306.
Né à Nashville en 1824, Walker possédait à 24 ans les diplômes de médecin et d’avocat, mais il ne pratiquait ni l’une ni l’autre de ces professions. D’allure
fragile, maigre et faible, c’était un puritain aux lèvres minces, égocentrique et ascétique. Après quelques aventures mal connues, le personnage réapparaît à
San Francisco, lève une armée privée et, entre 1853 et 1854, envahit la Californie inférieure afin de l’annexer aux États-Unis. Vaincu au cours d’une bataille,
il s’enfuit, rentre aux États-Unis, lève une nouvelle armée financée cette fois par un groupe de firmes de Boston (parmi lesquelles la future United Fruit) et
envahit le Nicaragua. Il prend Granada, se proclame président « élu », décide que la langue officielle sera désormais l’anglais et fait appel au président
Franklin Pierce pour qu’il admette le Nicaragua au sein de l’Union en tant qu’État esclavagiste, alors que le Nicaragua avait depuis longtemps condamné
l’esclavage. Pierce examinait encore les possibilités d’accepter quand, Walker ayant annulé le monopole commercial dont il jouissait, le millionnaire
Cornelius Vanderbilt leva et finança une autre armée privée pour aller renverser Walker. Vaincu à la bataille de Santa Rosa, Walker fut ramené à La
Nouvelle-Orléans, où il fut jugé pour avoir violé les accords de neutralité passés par les États-Unis. Quoique plaidant non coupable, Walker demanda aux
jurés (tous blancs) s’ils ne jugeaient pas préférable, pour le Nicaragua, d’être un État esclavagiste au sein des États-Unis plutôt qu’un pays libre à l’extérieur.
Non seulement il fut acquitté, mais le jury l’applaudit frénétiquement. En 1860, il envahit de nouveau le Nicaragua, et aussi le Salvador et le Honduras, à la
tête d’une armée privée. Là encore il se proclama président, là encore il légalisa l’esclavage, là encore il fut vaincu – cette fois par les Anglais. Remis par ces
derniers aux autorités du Honduras, il fut sommairement fusillé par un peloton d’exécution307.
Walker et les « corsaires » de son genre, nombreux avant la guerre civile, n’étaient ni des flibustiers pittoresques et patriotes ni des bandits à l’échelle
continentale, mais de purs produits de la politique qui prévalait alors. Le président James Polk mentit par exemple délibérément au Congrès pour le
convaincre de voter la guerre contre le Mexique. Quelques années plus tard, la moitié de Washington accorda son soutien à une expédition pirate, montée
par le gouverneur du Mississippi, pour conquérir Cuba. Les envahisseurs furent vaincus, faits prisonniers et exécutés par les Espagnols. Après son élection,
en 1852, le président Pierce ne cessa de manigancer pour l’annexion de Cuba. En 1854, James Buchanan, alors ambassadeur à Londres, compta parmi les
auteurs d’un texte secret, connu sous le nom de Manifeste d’Ostende, qui réclamait l’invasion pure et simple de l’île ; et, pendant sa campagne de 1856 pour
l’élection présidentielle, il fit de l’annexion une promesse électorale308.
Si tous les Américains n’étaient pas des expansionnistes à tout crin – le président Zachary Taylor en est un exemple – la plupart des Blancs l’étaient :
partisans de l’expansion contre le Mexique, mais aussi contre les Indiens et, en définitive, contre tout ce qui n’était pas blanc et anglo-saxon. Si, par
exemple, la plupart des habitants de Californie, de l’Oregon et du Kansas étaient opposés à l’esclavage, ils ne l’étaient pas moins à l’entrée des Noirs
affranchis dans leurs États. Et, jusqu’à la victoire de Lincoln, la plupart des dirigeants du pays étaient fondamentalement racistes. Henry Clay, Daniel
Webster, le vieux John Calhoun, le jeune Stephen Douglas, tous considéraient les Noirs comme inférieurs par nature et ne voyaient rien de répréhensible à
les traiter comme des biens matériels au même titre que les animaux domestiques.
Ils n’hésitaient pas non plus à violer la loi si l’intérêt de leurs mandants semblait en jeu. Le président Pierce avait certainement la conscience tranquille, en
1854, quand il encouragea les fraudes électorales qui permirent de transformer le territoire du Kansas en un nouvel État esclavagiste. Et, deux ans plus tard,
quand il fit campagne contre les républicains qui attaquaient l’esclavage et la polygamie comme « deux reliques d’un passé barbare », Buchanan ne se montra
pas plus honnête. Mais il avait à n’en pas douter l’oreille de la nation, en une période où le premier juge à la Cour suprême, Roger Taney, pouvait déclarer,
dans la tristement célèbre Dred Scott Decision309, que les Noirs étaient « tellement inférieurs aux Blancs qu’ils ne possédaient nul droit qu’un Blanc serait
tenu de respecter ; et que le nègre peut, en bonne justice et très légalement, être réduit en esclavage pour le bénéfice du Blanc ». Lincoln lui-même, dans son
fameux débat avec Douglas, rejetait la notion d’une « parfaite égalité sociale et politique des Noirs et des Blancs310 »
Si les dirigeants esclavagistes étaient prêts à tourner ou violer la loi pour défendre les droits de leurs États à faire leur politique eux-mêmes, les avocats de
l’antiesclavagisme étaient tout aussi déterminés à faire toutes les transgressions nécessaires pour imposer aux autres leur propre conception de la morale et du
droit. Car les abolitionnistes, aussi courageux et moralement fondés que l’histoire puisse les juger aujourd’hui, se considéraient eux aussi comme poussés par
une « justice plus haute » à violer les lois existantes. Armés et financés par des affairistes du Nord, déterminés à écraser ou à affaiblir la puissance
économique du Sud, eux aussi agressaient, volaient et tuaient au nom de leurs principes. Le raid meurtrier de John Brown contre Pottawatomie en 1856,
par exemple, n’était pas plus légal que l’incendie de Granada par Walker. L’un et l’autre n’en avaient pas moins agi « pour la plus grande gloire de l’Union ».
Aux yeux de John Brown, il s’agissait d’une expédition punitive, une riposte au massacre du Kansas de 1856. Tout avait commencé quand des groupes de
« malfrats de frontière », organisés par le sénateur esclavagiste du Missouri, David Atchison, entreprirent de harceler les colons des États non esclavagistes,
financés par la New England Emigrant Aid Society. Les hommes de main esclavagistes, soutenus par des juristes du Missouri, mirent à sac Lawrence,
centre du Kansas antiesclavagiste. John Brown, abolitionniste fanatique, originaire du Connecticut et installé à la tête d’une « colonie de la liberté » dans le
Kansas, réagit en montant contre une ferme esclavagiste de Pottawatomie une expédition au cours de laquelle cinq hommes furent tués. Trois ans plus tard,
il lança son fameux raid contre Harpers Ferry, en Virginie. Avant d’être pendu, il s’écria : « Si j’avais fait ce que j’ai fait pour les Blancs, ou pour les riches,
personne ne m’aurait blâmé311. »
Ainsi, nous voyons qu’en 1860 les deux camps en présence avaient adopté le principe jacksonien d’une justice populaire et étaient prêts à se servir du fusil
pour l’imposer. L’esclavage fut aboli dans le district de Columbia, mais, là, le pouvoir était entre les mains des esclavagistes, et l’on continua de posséder et
d’échanger des esclaves aussi ouvertement à Washington qu’en Caroline du Nord. Selon la loi sur les esclaves fugitifs (Fugitive Slave Law), l’une des lois les
plus férocement répressives jamais adoptées aux États-Unis, tous les esclaves fugitifs devaient être renvoyés à leurs maîtres. Mais dans le Massachusetts, où
pourtant les fonctionnaires du maintien de l’ordre dépendaient du vénérable abolitionniste qu’était le sénateur Charles Sumner et à ses gros bras, peu
d’esclaves marrons furent jamais inquiétés. Dans un cas comme dans l’autre, la force primait le droit.
Et dans aucun des deux cas le droit ne se confondait parfaitement avec la justice – ce que tout le monde savait. Ceux qui défendaient la liberté individuelle
et les droits des États contre une bureaucratie fédérale « tyrannique » étaient en même temps les partisans de l’esclavage, d’un des plus grands scandales de
l’histoire de l’humanité. Quant à ceux qui proposaient l’égalité de tous devant la loi et la morale universelle, ils recherchaient aussi la maîtrise économique
du pays et l’enrichissement éhonté de quelques-uns aux dépens de tous, condamnant la masse à des conditions de vie guère préférables à celles de ces
esclaves qu’ils voulaient libérer. À quelques exceptions près, les dirigeants d’un camp comme de l’autre se souciaient fort peu de l’égalité. Ils n’hésitaient
guère, par exemple, à tromper, à exploiter, ni même à exterminer les Indiens, si cela pouvait leur rapporter quelque chose.
Les Indiens ont été victimes d’actions scandaleuses tout au long de l’histoire des États-Unis, et cela dans la quasi-totalité des États et territoires du pays.
L’expropriation des Indiens des plaines n’en constitue qu’un exemple, mais très représentatif. Elle débuta avec les années 1840, quand l’émigration vers les
côtes Nord-Ouest du Pacifique s’intensifia. En 1849, des milliers de Mormons avaient déjà traversé les grandes plaines, en route pour l’Utah. Des milliers
d’autres migrants avaient pris la direction de l’Oregon. Et voilà que 50 000 chercheurs d’or prirent brusquement le chemin de la Californie. Ils se
déplaçaient en longs convois de chariots, faisant halte à un vieux comptoir commercial, au confluent du Laramie et de la North Platte, dévastant les terres,
exterminant les bisons et apportant le choléra aux Indiens.
Le secrétaire aux Affaires indiennes Thomas Fitzpatrick – que les Teton Dakota (Sioux), les Cheyenne et les Arapaho qui peuplaient la région appelaient
Broken Hand (« main brisée ») – comprit que le juste ressentiment des Indiens amènerait tôt ou tard un conflit ouvert. Afin de l’éviter, il demanda que les
tribus ainsi lésées reçoivent des compensations. Au lieu de quoi, le gouvernement transforma le vieux comptoir en fort (Fort Laramie) et demanda à
Fitzpatrick d’y faire réunir les chefs des Indiens des plaines afin de leur faire concéder un droit de passage au chemin de fer, l’Union Pacific Railway, que
l’on projetait d’installer sur l’itinéraire suivi par les chariots de la ruée vers l’or.
Il réussit dans sa mission. Les chefs des Crow, des Cheyenne, des Arapaho, des Shoshone et des Teton Dakota acceptèrent de céder de larges bandes de
leur territoire, en échange de la protection gouvernementale, ainsi que de la souveraineté sur le reste de leur territoire, officiellement reconnu, et d’une rente
annuelle de 50 000 dollars pendant cinquante-cinq ans.
Mais le traité n’avait pas été signé depuis un mois que le Congrès, qui devait le ratifier, ramena le paiement de la rente à une période de dix ans seulement
et que l’armée envahit un campement des Brule Dakota. Le prétexte était mince : une vache appartenant à un groupe de Mormons s’était égarée dans le
campement et avait été abattue. Le lieutenant John Grattan, à la tête de trente soldats et de deux canons, vint exiger que le coupable fût livré à la justice de
Fort Laramie – en violation de la souveraineté reconnue aux Dakota. Conquering Bear (« ours conquérant »), le chef des Brule, offrit cinq chevaux en
échange de la vache. Grattan refusa et ordonna à ses hommes d’ouvrir le feu. Conquering Bear, son frère et d’autres braves qui participaient au conciliabule
furent tués. Mais d’autres guerriers étaient dissimulés dans les environs, ils abattirent Grattan et tous ses soldats. L’armée monta une expédition punitive
contre le campement, les Indiens ripostèrent et une véritable guerre éclata.
À partir de septembre 1855, par ordre direct de l’armée des États-Unis, tout membre de la tribu des Brule Dakota, sans distinction de sexe ni d’âge, sur
lequel on pouvait mettre la main pouvait être exécuté sommairement. Les terres des Dakota, qu’elles appartinssent aux Brule ou à d’autres tribus, furent
confisquées, les troupeaux de bisons exterminés, et les rares Indiens qui échappèrent au massacre réduits à l’état de vagabonds faméliques. En 1858, les
compagnies propriétaires des futurs chemins de fer, Union Central et Pacific, se retrouvèrent sans bourse délier à la tête des meilleures terres des grandes
plaines et « revendirent » celles dont elles n’avaient pas besoin aux mineurs, aux prospecteurs et au gouvernement même qui les leur avait procurées – et qui
devait les redistribuer par la suite, dans le cadre des Homestead Acts. Ni l’armée ni les colons blancs ne respectèrent jamais les accords de Laramie, ni aucun
traité ultérieur, et toutes les tribus Dakota furent traitées en ennemies. La guerre qui, deux décennies plus tard, allait aboutir à la mort du général Custer à
Little Big Horn ne pouvait plus être évitée312.
Quand l’armée n’était pas dans les parages, l’administration de la justice dans les grandes plaines était prise en main par les pionniers blancs. Et leur justice
était féroce et inique. Fondée sur des « comités de défense » qui n’étaient guère plus que des bandes de maraudeurs, la justice blanche se ramenait au pillage
systématique des établissements et campements indiens et au lynchage de tout Indien qui avait le malheur de se trouver en travers de la route des Blancs.
C’était la justice des vigilantes, dans toute son horreur jacksonienne.
Mais il est vrai que le « vigilantisme » était alors devenu aussi américain que le gâteau de maïs. Dans le Kansas, l’« Association contre le vol des chevaux »
lynchait toute personne surprise sur un cheval ne lui appartenant pas. À Attakapas, en Louisiane, les Régulators français abattaient à vue tout desperado –
catégorie assez vaste pour englober les amants adultères ! Dans le sud de l’Illinois, les Régulators tuèrent plus de vingt prétendus hors-la-loi, sans autre
forme de procès, entre 1846 et 1849. Au Texas, après qu’une série d’incendies mystérieux eut ravagé des granges et divers bâtiments à Dallas, à Denton et
dans d’autres localités en 1860, les vigilantes, craignant une révolte d’esclaves, lynchèrent trois Noirs innocents à Dallas et trois abolitionnistes blancs à Fort
Worth313.
Dans le New Jersey, les cultivateurs avaient commencé dès 1788 à créer des comités de vigilance pour capturer et pendre les voleurs de chevaux. Des
groupes de ce genre prospéraient avant la guerre civile dans les actuels comtés de Somerset, Hunterdon, Bergen, Burlington, Mercer, Warren, Monmouth,
Camden, Middlesex, Sussex. Bien évidemment, ces comités étant avant tout organisés pour protéger la propriété, leurs dirigeants étaient les hommes les
plus riches de la localité qui, quand ils ne contrôlaient pas les autorités locales officiellement chargées du maintien de l’ordre, choisissaient de les ignorer
purement et simplement. Et, tout aussi évidemment, ils étaient à l’abri de toute poursuite, même quand on apprenait que, dans l’excès de leur zèle, ils
avaient pendu ou abattu quelques innocents. Car ces comités constituaient malgré tout le seul corps de maintien de l’ordre efficace à l’échelon local en
Amérique – aussi illégale que fût leur seule existence314.
Parmi les plus efficaces de ces organes de « justice populaire », il convient encore de citer le comité de vigilance de San Francisco, créé en 1851 afin de
faire face aux cultivateurs ruinés et aux mineurs misérables qui affluaient dans la ville – mais aussi à un autre groupe de vigilantes, les Hounds (chiens de
chasse). C’était au début de l’aventure, tandis que des milliers d’aventuriers de la ruée vers l’or envahissaient les collines des environs de Coloma, sur les
propriétés de John Sutter où l’on avait découvert de l’or. L’énorme campement de mineurs, de spéculateurs et d’aventuriers de tout poil causa inévitablement
la ruine du domaine de Sutter. Cultures piétinées, bétail tué et règlements de compte en chaîne – Sutter fut vite débordé.
Ceux qui avaient racheté ses terres ou prétendaient en être les propriétaires légitimes (lui-même les ayant obtenues du gouverneur espagnol de Californie,
dans la région de l’actuelle Sacramento) s’organisèrent bientôt en groupes de défense. Quand arriva l’hiver 1849, tant de prospecteurs déçus et sans titre de
propriété erraient sur les domaines que les propriétaires eurent recours aux armes pour les en chasser. Les squatters, emmenés par un médecin de Fitchburg
dans le Massachusetts, Charles Robinson, qui devint par la suite gouverneur du Kansas, réagirent en organisant un mouvement de résistance contre les
propriétaires fonciers et les spéculateurs. L’affrontement devenait inévitable. Au cours d’une bataille rangée, le 14 août 1850, l’un des dirigeants des
squatters fut tué et le Dr Robinson blessé. Les squatters abattirent alors le shérif et trois des propriétaires les plus durs. La milice de San Francisco entra
dans la danse et chassa les squatters, dont un nombre important parvint à atteindre San Francisco. Là, sans le sou et sans travail, ils grossirent les rangs de la
pègre, de telle sorte que San Francisco gagna rapidement la réputation de ville la plus violente des États-Unis315.
Mais les squatters de Sacramento n’étaient pas responsables de cette violence, qui était le fait des Hounds, à l’origine des membres du corps des volontaires
new-yorkais de la guerre du Mexique. Revenus en Californie avec les premiers chercheurs d’or et n’ayant pas découvert de filon, ils avaient préféré monter
des expéditions contre les boutiques, les saloons et les restaurants de San Francisco. Organisés comme des unités militaires, ils élisaient leurs chefs, avaient
établi des règles de conduite assez strictes et installèrent leur quartier général sous une tente baptisée « Tammany Hall »… Ils défilaient dans les rues avec
musique et drapeaux et, adoptant le nom de « Société des regulators de San Francisco », se chargèrent du maintien de l’ordre, allant parfois jusqu’à obéir à
l’alcalde (maire, en espagnol) Leavenworth. Leur principale occupation était toutefois de mener la vie dure aux Mexicains, Péruviens et autres Chiliens qui
habitaient San Francisco.
Par un beau jour de juillet 1849, les Hounds franchirent les limites du tolérable. Après avoir détroussé un certain nombre de « latinos », ils abattirent un
Chilien et en poursuivirent une dizaine d’autres à cheval, au grand galop, à travers toute la ville, tirant à tort et à travers. Le lendemain, un groupe de
citadins riches que les exploits des Hounds avaient alarmés se réunit au carrefour de Kearny Street et Washington Street pour mettre sur pied un comité
anti-Hounds. Ce nouveau groupe de vigilantes, fort d’une petite centaine de membres, eut tôt fait de capturer 19 Hounds, parmi lesquels leurs principaux
chefs. Un « procès » fut rapidement organisé. Jugés coupables d’association de malfaiteurs et de meurtre, les Hounds furent bannis de la ville et avertis qu’ils
seraient pendus s’ils s’avisaient d’y revenir. Ce fut la fin de leur règne, et le début de celui du comité de vigilance de San Francisco316.
Ce comité se dota de statuts officiels en 1851 et l’on peut dire qu’il dirigea pratiquement la ville pendant deux ans, rendant la justice que ses membres – et
d’ailleurs bon nombre de citoyens ordinaires de San Francisco – jugeaient bafouée et ridiculisée par les juges prévaricateurs de la ville et de l’État. La plupart
de ces vigilantes avaient de gros intérêts à protéger, et c’était là la raison d’être du comité. Par exemple, son premier président, Sam Brennan, qui lança le
premier journal de la ville, le California Star, était un banquier enrichi par la spéculation foncière. Le secrétaire du comité, Isaac Bluxom, possédait un ranch
gigantesque dans le comté de Sonoma. Le vice-président, Garrett Ryckman, avait réussi dans ses affaires et possédait en particulier une brasserie florissante.
James King était propriétaire d’une banque et d’un autre journal, l’Evening Bulletin. James Tuan possédait les plus grosses scieries du comté de Humboldt.
James Curtis, qui devint par la suite chef de la police de San Francisco, était un homme d’affaires doté d’une fortune respectable. James Wadsworth était
banquier. William Howard, commerçant, était estimé à l’époque à 375 000 dollars317.
Ces dirigeants ne contrôlaient pas seulement le système de justice criminelle, ils contrôlaient toute la vie des gens ordinaires à San Francisco. Ils
lynchaient relativement peu, et surent faire preuve de modération malgré leur puissance : c’est l’une des raisons pour lesquelles les historiens ont tendance à
les présenter comme des gens honorables. Il y avait parmi eux des démocrates et des républicains, mais les uns comme les autres, banquiers, marchands ou
industriels de profession, étaient pour la plupart opposés à l’esclavage. Ainsi contribuèrent-ils à faire basculer la Californie dans le camp nordiste. La
criminalité diminua effectivement pendant leurs beaux jours et, quand ils se furent dispersés, en 1853, elle remonta si vite que certains des anciens dirigeants
du comité songèrent à le reconstituer en 1856. Mais, à cette date, malgré la presse, que contrôlaient dans son ensemble les partisans du comité, l’opinion
publique avait cessé d’approuver la loi de Lynch. Les vigilantes se contentèrent donc de créer un People’s Party, « parti du peuple », qui fusionna par la suite
avec le parti républicain et « domina en pratique le gouvernement de San Francisco pendant plus de dix ans ». Il n’en demeure pas moins que la justice du
comité était celle des riches. L’un des hors-la-loi poursuivi par le comité tenta même d’ériger cet argument en moyen de défense318.
Il s’agit de Sam Whittaker, un membre de la bande de James Stuart. Déjà condamné à Sydney, en Australie, Stuart s’était évadé d’une prison de
Marysville, en Californie, après avoir été appréhendé pour le vol de 5 000 dollars en octobre 1850. En décembre de la même année, il abattit un
commerçant dont il cambriolait la boutique, puis vola des chevaux dans les environs de Sacramento et finit par s’installer à San Francisco. Un certain
nombre de ses amis ayant été arrêtés à Monterey pour avoir soulagé un receveur de douanes d’une somme de 14 000 dollars, Stuart organisa leur évasion.
Parmi ces amis se trouvait Whittaker, qui fut arrêté ensuite par les vigilantes.
[Lors de son procès, il] fit porter la responsabilité de sa chute à la société ; il donna des exemples d’injustices, pour montrer qu’un voleur a plus de chances de s’en tirer qu’un honnête homme. Il railla les
jurés qui l’avaient condamné à une peine de prison pour le vol d’un pistolet, alors que de bien plus grands coupables quittaient le tribunal libres et la tête haute. Il expliqua que, s’il méprisait les autorités,
c’était parce qu’il avait trop souvent et trop bien réussi à acheter des fonctionnaires. Il se vanta enfin de son influence politique et dit avoir traîné aux urnes une dizaine de repris de justice pour aider à
l’élection du marshal de la ville, Malachi Fallon319.

Ce système de défense ne servit guère à Whittaker, qui fut pendu. Il n’en demeure pas moins vrai que sa description de la justice de San Francisco était
assez fidèle et objective, et valait aussi pour toutes les autres villes, grandes et petites, des États-Unis, où la « justice populaire » avait installé la loi du fusil.
Notes
304. « The Progress of Society », The United States Magazine and Democratic Review, juillet 1840, p. 87. Washington Union, 2 juin 1845. Congressional Globe, 28e congrès, 2e session, 1844, appendice, p. 68, et
1re session, 1844, p. 380. New York Morning News, 27 décembre 1845. Pour les justifications religieuses du « destin manifeste », voir Kenneth MacKenzie, The Robe and the Sword : The Methodist Church and
the Rise of American Imperialism, Washington, 1961.
305. Congressional Globe, 28e congrès, 2e session, 1845, appendice, p. 178, et 29e congrès, 2e session, 1847, appendice, p. 215. Lettre de Buchanan au général James Shields, 23 avril 1847, « Buchanan
Papers », Historical Society of Pennsylvania. Democratic Review, mars 1847. American Review, mars 1847.
306. Voir Manifest Destiny, Norman Graebner (dir.), New York, 1968. Julius Pratt, « The Origins of Manifest Destiny », American Historical Review, juillet 1927, p. 795-798.
307. John Gerassi, The Great Fear in Latin America, New York, 1965, p. 228-229.
308. Voir David Potter, The Impending Crisis, 1848-1861, New York, 1976. J. H. Smith, The War with Mexico, vol. I et II, New York, 1919.
309. Dred Scott était un esclave que son maître avait emmené dans un État ou l’esclavage était interdit. Il demanda donc à devenir un homme libre. La Cour suprême refusa de l’entendre, arguant qu’un
esclave n’était pas un citoyen et ne pouvait donc avoir recours à la justice (N.d.T.).
310. Voir Allan Nevins, The Emergence of Lincoln, vol. I et II, New York, 1950. Don Fehrenbacher, The Dred Scott Case : Its Signifiance in American Law and Politics, New York, 1978. Created Equal ? The
Complete Lincoln-Douglas Debates of 1858, Chicago, 1958.
311. Voir C. Vann Woodward, The Burden of Southern History, Baton Rouge, Louisiane, 1960. John Brown : The Making of a Revolutionary, Louis Ruchames (dir.), New York, 1964.
312. Les auteurs doivent des remerciements au professeur Joseph Jorgensen, de l’université de Californie (Irvine), pour ses recherches sur les Indiens des grandes plaines.
313. Joseph Rosa, The Gunfighter : Man or Myth ?, Norman, Oklahoma, 1969, p. 19. Alexandre Barde, Histoire des comités de vigilance aux Attakapas, Saint-Jean-Baptiste, Louisiane, 1861. Richard Maxwell
Brown, « Americain Vigilante Tradition », in Violence in America, Hugh Davis Graham et Ted Robert Gurr, New York, 1969, p. 218-226. T. R. Fehrenback, Lone Star : A History of Texas and the Texans, New
York, 1968, p. 338.
314. Anthony Nicolisi, « The Rise and Fall of the New Jersey Vigilante Societies », New Jersey History n° 86, 1968, p. 29-53.
315. Josiah Royce, California, New York, 1948, p. 368-377.
316. Mary Floyd Williams, History of the San Francisco Committee of Vigilance of 1851, Berkeley, 1921, p. 105-107. Voir aussi Alan Valentine, Vigilante Justice, New York, 1956.
317. Ibid., appendice, p. 441-453.
318. Ibid., p. 403-405.
319. Ibid., p. 291-292.
CHAPITRE 13
Ce que coûte la guerre et ce qu’elle rapporte

La guerre est toujours une aubaine pour les violents, les corrompus et les profiteurs. À moins d’être prodigieusement acquis à une cause, il est difficile aux
combattants de toujours faire la différence entre le meurtre et l’exploitation de l’ennemi ou d’un compatriote. La souplesse des structures sociales du temps
de guerre, l’intensité des besoins des combattants, le regain d’intérêt de la vie quand elle est menacée de mort et, plus généralement, l’effondrement des
modes traditionnels de comportement font que la morale est trop souvent sacrifiée à l’opportunisme. Tel fut indiscutablement le cas en Amérique pendant
la guerre de Sécession.
Mais pas d’emblée. Au début, tant au Nord qu’au Sud, on se précipita pour participer à la grande croisade, à tel point que Leroy Walker, premier
secrétaire à la Guerre de la Confédération (le Sud), tout comme Simon Cameron, son homologue de l’Union (le Nord), durent refuser des milliers et des
milliers de volontaires, faute de pouvoir les armer et les équiper. Mais, au fur et à mesure que la guerre se prolongeait, l’enthousiasme retomba. Il devint de
plus en plus difficile pour les deux camps d’enrôler de nouvelles recrues, tandis que les engagés de la première heure cherchaient désormais à rentrer chez
eux. Les défections, les désertions se multiplièrent, surtout au Nord, et la répression se fit plus féroce dans les deux camps. On finit par exécuter ceux qui
refusaient de se battre. L’agitation s’accrut et la criminalité monta en flèche.
La capitale de l’Union, Washington, fut sans doute la ville la plus atteinte par ce phénomène. La criminalité s’y développa à un rythme tel qu’il fallut y
créer une force de police spéciale. En 1862, celle-ci procéda à 22 207 arrestations pour trouble de l’ordre public, vol et prostitution. Les hommes politiques
et les responsables de l’hôtel de ville s’en prirent évidemment aux Noirs, mais le fait est qu’on arrêta beaucoup plus d’Irlandais que de Noirs. Et la
criminalité continua d’augmenter. En 1863, il y eut 23 545 arrestations, dont 2 271 de déserteurs qui furent remis à l’armée. Le nombre des affaires
criminelles restées sans solution tripla dans cette même année320.
Mais si l’on n’est pas surpris de constater cette augmentation de la criminalité pendant la guerre civile, on l’est devantage d’apprendre que le
gouvernement de Lincoln n’était pas à l’abri de la corruption. Les deux plus grands coupables, s’il faut en croire la commission d’enquête parlementaire que
présida le républicain Henry Dawes, furent Gideon Welles, secrétaire à la Marine, et Simon Cameron, secrétaire à la Guerre. À Welles, on reprochait une
seule chose : il avait fait nommer son beau-frère George Morgan acheteur exclusif de la Marine de l’Union, ce qui lui permit d’accumuler 95 000 dollars de
« commissions » avec lesquels on le laissa gagner tranquillement l’Europe. Mais à Cameron, qui commanda entre autres à des amis des milliers de
mousquetons de type Springfield à 22 dollars pièce, alors que la manufacture Springfield, propriété de l’État, les produisait pour 13,50 dollars, on reprocha
d’avoir conclu en dehors de tout contrôle pour 1 836 900 dollars de contrats privés, sur un total de 1 903 800 dollars d’achats gouvernementaux. Les deux
ministres se tirèrent sans trop de dommages de l’enquête parlementaire, puisque le premier conserva son portefeuille (et développa d’ailleurs fort bien la
marine de guerre de l’Union, dans laquelle il introduisit les cuirassés) et que le second, d’abord renvoyé par Lincoln, retrouva bientôt la faveur du président,
pour qui il prit la tête du parti républicain dans son fief de Pennsylvanie.
Le général John Frémont, explorateur, ancien sénateur de Californie et commandant du département de l’Ouest, fut au nombre des fausses « victimes » de
la commission Dawes, qui l’accusa de « favoritisme, corruption et spéculation ». Remercié par Lincoln, Frémont sut se ménager le soutien des dissidents
républicains et devint, en 1878, gouverneur du territoire de l’Arizona321
Frémont ne fut pas le seul officier supérieur accusé de corruption pendant la guerre civile. Il y eut aussi, par exemple, le général Neal Dow, fervent
abolitionniste du Maine que son fanatisme poussa, quand il fut nommé commandant en chef de la zone pacifiée du Golfe, à châtier les rebelles en
émancipant les esclaves avant la proclamation de Lincoln, en jetant en prison les propriétaires d’esclaves et en « confisquant » leurs propriétés malgré les
ordres de ses supérieurs. Poursuivi pour vol par le propriétaire d’une plantation du Mississippi, il alla jusqu’à la Cour suprême, qui lui donna raison en 1880.
Mais, si le général Dow était en apparence fermement convaincu de servir la cause de l’Union, les centaines d’agents que le gouvernement dépêcha dans le
Sud afin d’y détruire, d’y acheter, d’y confisquer ou d’y voler la récolte de coton avaient de moins nobles motivations. Les trafics et tripotages de toutes
sortes auxquels ils se livrèrent à cette occasion coûtèrent au Trésor de l’Union et aux planteurs du Sud des millions de dollars, qui aboutirent dans les poches
des agents indélicats. Le produit de ces rapines atteignit, dans une seule des nombreuses banques d’Alabama, la Jay Cook & Co, plus de 20 millions de
dollars322.
Une autre catégorie d’agents de l’État qui pouvaient facilement s’enrichir était celle des sutlers – vivandiers, cantiniers – qui jouissaient de l’autorisation
officielle de Washington pour vendre aux soldats des armées en campagne nourriture, vêtements, médicaments, tabac et friandises. Fixant toujours les prix
les plus élevés possible, les sutlers de la guerre civile devinrent vite l’objet de la haine universelle des militaires, mais le gouvernement, malgré ses efforts, ne
fut jamais en mesure de calmer les ardeurs de ces profiteurs éhontés. Plus d’une fortune se bâtit de cette façon323.
Ces fortunes, cependant, n’étaient pas grand-chose au regard de celles que réalisèrent à La Nouvelle-Orléans quelques officiers de l’armée de l’Union et
un certain nombre de civils adroits. Les ennuis commencèrent quand le général nordiste Benjamin Butler, qui s’était emparé de La Nouvelle-Orléans le
1er mai 1862, décida d’y interdire l’usage des billets de la Confédération et de le remplacer par celui de l’or, de l’argent et du papier-monnaie de l’Union. Or,
personne n’ayant le droit d’émettre des billets d’une valeur inférieure à un dollar, les habitants de la ville prirent vite l’habitude d’utiliser les billets de chemin
de fer comme menue monnaie. Aussitôt, des faussaires inondèrent la ville de faux billets. Quand la compagnie se décida à refuser le remboursement des
billets contrefaits, tant de gens s’en servaient déjà que les autorités militaires la contraignirent à revenir sur sa décision et à rembourser les billets, l’armée
prenant à sa charge les pertes ainsi occasionnées jusqu’à la mise en circulation d’une monnaie métallique plus difficile à imiter324.
Ce scandale n’était pas encore éteint qu’un autre éclatait, concernant cette fois les tribunaux militaires fédéraux mis sur pied par l’Union : les juges vénaux
occupaient tous les échelons de la hiérarchie. Ensuite, ce furent les fraudes électorales du parti républicain de Louisiane qui furent portées à la connaissance
de tous. Pour couronner le tout, l’état-major lui-même finit par être accusé de prévarication, avec une telle insistance que le général Ulysses Grant se décida
à charger son camarade de promotion de l’école militaire West Point, le colonel James Stokes, d’enquêter sur ces allégations.
Stokes découvrit que l’ensemble des services financiers de l’armée était pourri jusqu’à la moëlle. Des biens confisqués aux rebelles avaient été revendus
pour acquitter les soldes ou les notes de frais des officiers du service. Les surveillants militaires avaient empoché tous les billets de chemin de fer destinés aux
troupes. Les fonds destinés aux recrues noires avaient disparu. Les loyers des immeubles saisis avaient été dilapidés. Stokes découvrit même que des officiers
des services financiers avaient saisi et vendu à des prix déclarés ridiculement bas (mais en empochant le solde de la transaction réelle) tous les chevaux d’une
écurie appartenant à William Minor, dont la fidélité à l’Union ne s’était pourtant jamais démentie à La Nouvelle-Orléans. À la vérité, les découvertes de
Stokes furent si graves et compromettaient tant d’officiers qu’elles lui attirèrent de puissants ennemis, qui surent entraîner sa perte. Accusé lui-même de
prévarication, Stokes fut muté avant d’avoir pu se faire entendre devant un tribunal. Bien que Grant eût toute confiance en Stokes et nommât alors un autre
officier supérieur d’une honnêteté à toute épreuve, William Smith, pour reprendre l’enquête, la guerre se termina avant celle-ci et le point de vue de Stokes
ne prévalut jamais. Mis à la retraite d’office en 1865, Stokes devint aveugle dix ans plus tard et tenta vainement d’obtenir une pension. Il mourut en 1890,
amer et ruiné. Aucun des officiers qu’il accusa d’avoir amassé des fortunes illicites ne fut jamais jugé325.
Mais les plus grosses fortunes de la guerre furent sans conteste celles que réalisèrent les financiers des chemins de fer. Avec toutes les apparences de la
légalité, elles furent bâties sur l’une des plus grandes escroqueries de toute l’histoire des États-Unis. L’utilisation des chemins de fer par les troupes de
l’Union contribua en grande partie à permettre de cacher à l’opinion publique les lourdes prévarications qui présidaient à la construction des lignes du
réseau. Car, s’il est vrai que les Nordistes furent souvent sauvés par l’envoi rapide de renforts par chemin de fer, le fait demeure que le réseau ferré fut
entièrement bâti, avec les deniers publics, au profit d’individus privés. La principale ligne, l’Union Pacific, reçut ses statuts de la loi dite Pacific Railroad Act :
la compagnie devait être dirigée par 158 commissaires, représentant 25 États ou territoires, et par 5 autres nommés par le gouvernement fédéral ; ayant reçu
gratuitement toutes les terres dont elle avait besoin, la compagnie émit 100 millions de dollars d’actions dans le public pour constituer son capital.
Moins d’un an après qu’elle eut reçu ses statuts, l’Union Pacific devint une société privée, libre de tout contrôle gouvernemental ou étatique et dirigée par
un groupe de gros actionnaires certains que le gouvernement ne réagirait pas. Au nombre de ces actionnaires, on peut citer August Belmont, agent des
Rothschild aux États-Unis, Erastus Corning, déjà président de la New York Central, Thomas Scott, dirigeant de la Pennsylvania Railroad, Leonard
Jerome, boursier millionnaire et grand-père de Winston Churchill, William Dodge, magnat du cuivre, Samuel Sloan, président de la Hudson River
Railroad, et Thurlow Weed, dirigeant new-yorkais du parti républicain. Manœuvrés en coulisse par l’un des plus gros actionnaires, Thomas Durant, qui
devint vice-président et directeur général de la compagnie, les conspirateurs se donnèrent pour président le général John Dix, associé de Russell Sage, qui
avait travaillé pour Lincoln pendant sa campagne de 1860.
Tous étaient convaincus que le président ne s’opposerait pas à leur coup de force. « Honest Abe » avait été l’avocat de l’Illinois Central Railroad, et la
plupart des capitalistes du chemin de fer avaient généreusement contribué au financement de sa campagne. Ils pouvaient en outre compter sur la complicité
active de John Usher, secrétaire à l’Intérieur, qui s’était laissé acheter par Samuel Tilden lorsqu’il n’était encore que sous-secrétaire et qui devint d’ailleurs,
lorsqu’il démissionna du gouvernement en 1865, le principal avocat de la compagnie ferroviaire.
Tout fonctionna à merveille. L’Union Pacific reçut des subventions fédérales équivalant à 48 000 dollars par mile de voie construite. Elle créa une société
de « couverture », le Crédit mobilier d’Amérique, afin de distribuer des pots-de-vin aux politiciens influents sans attirer l’attention sur les chemins de fer.
Et, en 1864, les subventions fédérales furent doublées.
Si les riches s’enrichissaient à tout-va pendant la guerre civile, les gens ordinaires, quant à eux, souffraient de plus en plus. Dans le Sud, l’inflation et la
pénurie de produits alimentaires mettaient nombre de gens au bord de la famine. Dans le Nord, la taxation de plus en plus lourde de la quasi-totalité des
marchandises et des biens atteignait surtout les pauvres et, tandis que les prix ne cessaient de monter, les salaires diminuaient. En termes réels, les salaires
ouvriers baissèrent de 35 % entre 1861 et 1865. Les employés de l’État n’étaient pas logés à meilleure enseigne : dans un atelier national, une couturière
recevait 15 cents en 1864 pour une chemise qui lui en rapportait 17 en 1861, alors que les prix avaient quadruplé pendant la même période. Au Nord
comme au Sud, la planche à billets fonctionnait sans relâche pour financer la guerre et, en 1865, le dollar du Nord ne valait plus que 50,3 cents, celui du Sud
1,7.
Les citoyens ne voulaient plus se battre. Les deux gouvernements durent donc recourir à la conscription obligatoire, augmentant d’autant le ressentiment
populaire que le système des quotas par localité permettait aux riches du Nord comme du Sud d’acheter des remplaçants. Des émeutes éclatèrent contre la
conscription dans le Wisconsin, le Kentucky, la Pennsylvannie, le New Jersey et l’État de New York, que les troupes durent fréquemment réprimer. Les
deux gouvernements comprirent donc à peu près en même temps qu’il n’y avait qu’une solution : la conscription des Noirs. Le Sud en redoutait évidemment
les éventuelles conséquences, de sorte que le gouvernement confédéré préféra payer les propriétaires d’esclaves 30 dollars par mois pour affecter leur main-
d’œuvre à des tâches de soutien logistique. Dans le Nord, en revanche, Lincoln, qui avait promis en 1861 de ne se livrer à « aucune attaque, directe ou
indirecte, contre les institutions ou les biens d’un quelconque État » (ce qui signifiait pratiquement que l’esclavage ne serait pas aboli là où il existait
légalement), changea son fusil d’épaule en 1862 et rendit publique, le 1er janvier 1863, la Proclamation d’émancipation. Quand la guerre se termina,
178 895 Noirs avaient servi dans l’armée de l’Union326.
Mais le recrutement des Noirs ne fut pas assez rapide ni massif pour éviter la conscription à un grand nombre de Blancs. Ces derniers étaient si
farouchement opposés à l’émancipation qu’ils retirèrent leur soutien à Lincoln dès qu’il menaça de la proclamer. Ce fut ainsi que New York, la
Pennsylvannie, l’Ohio, l’Indiana et l’Illinois, qui tous avaient voté républicain en 1860, envoyèrent en 1862 des députés démocrates au Congrès. La plupart
des Blancs du Nord éprouvaient pour les Noirs une haine aussi farouche que celle des Sudistes. Quand Lincoln eut proclamé l’émancipation (par pur
pragmatisme), ils rendirent les Noirs responsables de la guerre plus encore qu’ils ne l’avaient fait par le passé. Aussi les manifestations de protestation contre
la conscription dégénérèrent-elles le plus souvent en émeutes contre les Noirs. La pire eut lieu à New York en juillet 1863.
Cette émeute commença le 13 juillet. La populace, composée en grande majorité de travailleurs irlandais, mit à sac le bureau de conscription. La foule
déchaînée s’en prit ensuite aux riches, pillant des boutiques et des maisons. Loin de se calmer, elle attaqua ensuite un orphelinat pour enfants de couleur, sur
la Cinquième Avenue, s’emparant de tout ce qui appartenait aux petits pensionnaires, qu’on avait heureusement pu évacuer par une porte dérobée. Tous les
meubles furent détruits et l’institution incendiée, les pompiers étant même attaqués pour les empêcher de lutter contre le sinistre. Cet incendie donna le
signal d’un véritable massacre : la foule se répandit par les rues, tuant tous les Noirs qui lui tombaient sous la main, pillant et incendiant, cela pendant trois
jours entiers.
Même de jeunes enfants noirs furent pourchassés jusqu’à l’East River, dans laquelle les émeutiers les regardèrent joyeusement se noyer. Chez William
Nichols, au 147 de la 28e rue Est, la populace défenestra un nourrisson de trois jours. Un cordonnier, James Costello, fut pendu puis brûlé. Un Indien
Mohawk, membre des New York Volunteers, qui s’était distingué pendant la guerre du Mexique mais avait par malheur le teint plus que sombre, fut battu à
mort : après l’avoir châtré, les émeutiers précipitèrent Jeremiah Robinson dans l’East River où il se noya. Joseph Reed, âgé de 7 ans, fut tué à coups de
crosse. Un autre enfant fut lapidé et mourut. Quand les troupes soustraites à la campagne de Gettysburg écrasèrent l’émeute, 3 000 personnes avaient été
assassinées, et les dégâts furent estimés à 3 millions de dollars327.
La conscription se poursuivit. Chaque district devant fournir un contingent fixé à l’avance, les riches se précipitèrent pour offrir des récompenses à tous
ceux qui se présentaient. Ce système conduisit plus d’un jeune aventurier à s’engager, afin de toucher la prime, puis à déserter pour aller s’engager ailleurs, et
ainsi de suite. Mais, pire encore, il donna naissance à une profession bien particulière, celle des agents de conscription qui se chargeaient de tout arranger
vis-à-vis des autorités. Recevant des honoraires des districts, ces agents faisaient miroiter des primes importantes aux yeux des volontaires éventuels. Mais,
tels les sergents recruteurs des armées européennes, ils n’hésitaient pas à tromper, droguer, kidnapper un certain nombre de naïfs pour remplir leurs quotas.
Les hommes en âge de porter les armes n’étaient pas à l’abri des menées de plus en plus audacieuses de ces professionnels du recrutement.
En janvier 1865, à Elmira dans l’État de New York, un permissionnaire fut ainsi drogué à la gare par un recruteur. Emmené à Syracuse, il y fut vendu
comme remplaçant d’un riche et se retrouva dans son nouveau régiment avant d’avoir pleinement recouvré ses esprits. Quand il comprit ce qui lui était
arrivé, il tenta d’abord de regagner son ancien régiment par des voies légales, mais échoua. Il partit alors sans autorisation mais, parvenu à son ancienne
unité, fut accusé de désertion et fusillé. Dans la même ville de Syracuse, en février 1865, un officier fut drogué et enrôlé, pour se retrouver simple soldat au
192e régiment.
La force était plus souvent employée que la drogue. En 1863, un agent recruteur de Rochester organisa une expédition contre un bateau d’émigrés, en
descendit avec un groupe d’Irlandais « mal dégrossis » qu’il tenait en respect avec son arme et qu’il vendit 325 dollars la tête. À l’automne 1863, un docteur
en médecine de l’université de Breslau en Allemagne, Ferdinand Schaffer, vint aux États-Unis dans l’espoir d’installer un cabinet. Sa logeuse, allemande
comme lui, le mena au bureau de recrutement de Brooklyn en lui faisant croire que c’était l’administration d’un hôpital, puis lui fit signer son engagement
en lui assurant qu’il s’agissait d’un contrat de travail. Emmené de force à Riker’s Island, le malheureux jeune médecin y contracta une grave infection des
poumons, de la peau et des testicules, et devint bientôt la proie de crises d’épilepsie. Cela n’empêcha pas son transfert, quatre semaines plus tard, en
Caroline du Sud où il fut immédiatement envoyé au feu, dans les rangs du 41e régiment new-yorkais. Vers la même époque, un matelot de la marine
marchande, Daniel Lawrence, qui buvait tranquillement une bière dans un saloon de Hester Street, fut abordé par une bande de recruteurs. Comme il
refusait – et pour cause – de se laisser convaincre de s’engager, il reçut dix-sept coups de couteau. Résultat de l’action des agents recruteurs : l’État de New
York acquitta 86 millions de dollars de primes d’engagement afin de remplir ses quotas, mais aligna ainsi les pires soldats qui fussent328.
Cependant, si la plupart des New-Yorkais cherchaient à échapper à une guerre qu’ils haïssaient – à l’exception de ceux d’entre eux qu’elle enrichissait –,
d’autres Américains ne pensaient au contraire qu’à la faire. La grande majorité des habitants du Kansas, par exemple, se consacra entièrement à la guerre,
dans le camp de l’Union. Nordiste, politiquement républicain, abolitionniste de sentiment, le Kansas envoya proportionnellement plus de jeunes gens que
tout autre État dans les troupes de l’Union. La chambre des représentants de l’État déclara même que les sympathisants des rebelles n’avaient pas droit à la
protection de la loi329.
Ceux-ci, baptisés Copperheads (têtes de cuivre) furent victimes de graves persécutions. Dans le comté de Jefferson, ils perdirent leur emploi, et
fréquemment leurs biens. À Junction City et à Fort Scott, les journaux neutralistes furent mis à sac. À Leavenworth, l’atmosphère d’exaltation antisudiste
permit à Daniel Anthony, rédacteur en chef d’un journal républicain, d’abattre son rival, directeur du Herald démocrate, R. C. Saterlee, et d’être acquitté.
L’année suivante, le 15 juin, le Daily Inquirer, qui avait critiqué Lincoln, fut interdit et son rédacteur en chef fut arrêté pour « aide et réconfort à la
Confédération ». Le 7 février 1863, une foule déchaînée, emmenée par Anthony, dispersa une convention démocrate. Deux jours plus tard, à la tête d’autres
Jayhawkers330, Anthony fit irruption dans les bureaux de l’Inquirer, qui furent mis à sac tandis que son rédacteur en chef était chassé de la ville.
Les Jayhawkers n’étaient pas seulement, comme on le croit souvent, des bandes armées d’abolitionnistes antisudistes. C’étaient bel et bien des soldats
irréguliers, de véritables guérilleros. Leur but avoué était de nettoyer le Kansas de tous les sympathisants sudistes qui pouvaient s’y trouver. Mais, si certains
d’entre eux n’étaient effectivement que cela, des militants dévoués de la cause nordiste, la plupart étaient tout simplement de redoutables hors-la-loi ; ou, du
moins, le devinrent après des mois, puis des années de combat contre les irréguliers sudistes du Missouri.
Ainsi, Marshall Cleveland était un Jayhawker fort typique. Grand et bel homme, très brillant, il appartenait à un groupe d’abolitionnistes qui montaient
des expéditions contre les villes du Missouri, y volaient chevaux et chariots et y libéraient les esclaves. Il finit par être fait capitaine du 7e de cavalerie du
Kansas. Mais il se prit de querelle avec le lieutenant-colonel Anthony et déserta. Il organisa alors sa propre bande, à la tête de laquelle il reprit ses raids
contre le Missouri. Il acquit rapidement une certaine célébrité, particulièrement après avoir attaqué deux banques. Comme les autorités du Kansas l’avaient
déclaré hors la loi, il n’hésita plus à attaquer des banques des deux côtés de la frontière entre Kansas et Missouri, et finit par être abattu près d’Osawatomie
par les troupes régulières du Kansas.
L’un des dirigeants jayhawkers les plus célèbres fut le général James Lane, un aventurier qui avait combattu dans la guerre du Mexique, avait fondé le parti
Kansas Free-Soil (terre de liberté, c’est-à-dire antiesclavagiste), ancêtre du parti républicain, et travaillé pour les abolitionnistes du Nord avant le début de la
guerre. En septembre 1861, à la tête d’un groupe d’irréguliers, il prit en chasse jusque dans le Missouri le général Sterling Price et ses hommes, qui avaient
monté une expédition contre la ville nordiste de Lexington. Appliquant pour la première fois une tactique qui allait être ensuite reprise par William
Quantrill – voleur de chevaux et assassin du Missouri avant de devenir chef d’un groupe de guérilla –, Lane châtia tout au long de sa route ceux qu’il
soupçonnait d’avoir aidé Price : les maisons furent soumises à un pillage systématique, des dizaines de gens abattus. À Osceola, par exemple, neuf personnes
furent tuées et toutes les maisons détruites par le feu à l’exception de trois. Ce fut probablement en représailles de cette sanglante marche de Lane à travers
le Missouri que Quantrill lança un raid contre Lawrence, le 21 août 1863 : la ville fut mise à sac et près de 200 habitants assassinés ; ce fut l’un des plus
effroyables épisodes de toute la guerre.
Devenu le premier sénateur de Kansas, Lane, qui avait survécu à la guerre, se suicida en 1866. Peu de Jayhawkers vivaient encore. Dès la fin de 1863, la
population, lassée de leurs sanglants exploits, avait organisé des groupes de vigilantes un peu partout dans l’État. Un grand nombre de Jayhawkers périrent
dans des combats acharnés, malgré le soutien tactique mais illégal des unités nordistes stationnées au Kansas. Les survivants s’engagèrent dans l’armée ou
partirent vers l’ouest. Quelques-uns tentèrent de se cacher, mais les vigilantes leur donnèrent une chasse sans merci, n’hésitant pas à mettre en pratique la
plus expéditive des justices « populaires ». Personne ne saura jamais – et personne ne se soucia à l’époque de savoir – combien de vagabonds innocents, de
cow-boys au chômage ou de soldats égarés furent pendus ou abattus au cours de ces opérations331.
Des groupes très semblables existaient à peu près partout sur la frontière. Dans le comté de Hunt, au Texas, Martin Hart prit la tête d’un groupe de
travailleurs des plantations en 1861. Il commença par obtenir la sanction officielle du premier juge du comté, J. Stevens, auquel il affirma que le but de son
groupe était d’aller attaquer les troupes nordistes en Arkansas. Puis il alla recevoir la bénédiction de l’armée nordiste à Springfield, dans le Missouri,
prétendant vouloir lutter contre les confédérés. Pendant les dix-huit mois qui suivirent, Hart et ses volontaires attaquèrent les trains de ravitaillement
sudistes, pillant et massacrant sans discrimination. En janvier 1863, ils attaquèrent la ville de Charleston, dans l’Arkansas, où les gros propriétaires terriens
avaient embrassé la cause sudiste. Ils tuèrent tous ceux qui leur tombèrent sous la main, et exécutèrent un colonel sudiste. Le groupe de Hart finit sous les
balles d’un régiment confédéré. Fait prisonnier, Hart lui-même fut pendu332.
Mais, dans la grande majorité des cas, ce furent les groupes de vigilantes qui surent maîtriser ou écraser les irréguliers. La guerre civile fut une période
d’expansion du « vigilantisme ». Ce fut peut-être dans le Montana, tout autour de la ville minière de Virginia City, que les groupes les plus fanatiques firent
leur apparition. Mis sur pied en 1863, le comité de vigilance du Montana reçut d’emblée l’appui des juges qui estimaient, comme l’exprima l’un d’entre eux,
qu’il serait apte à lutter contre le crime « plus vite, mieux et à moindre coût que les tribunaux ». Au cours de la seule première année de son existence, le
comité de vigilance du Montana fut responsable de l’exécution de plus d’une centaine de hors-la-loi réels ou supposés, au nombre desquels la bande de
Plummer et le tristement célèbre Joseph dit « Jack » Slade.
Henry Plummer avait fait ses débuts de hors-la-loi en Californie, à Nevada City, vers la fin des années 1850. Il attaquait les diligences et assassina l’époux
de la femme qu’il convoitait. Plein de charme et de prestance, il échappa à une première pendaison grâce à ses solides appuis politiques, qui lui valurent la
grâce du gouverneur, puis à une seconde en s’évadant de prison. Après avoir hanté les étendues aurifères du territoire de Washington, Plummer et sa bande
gagnèrent Lewiston, dans l’Idaho où, par la corruption systématique, le bandit sut prendre le contrôle de la ville. En 1861, alors que la ville avait été saignée
à blanc par les bandits, les citoyens décidèrent de former leur propre comité de vigilance. Plummer prit alors le chemin de Bannock, dans le Montana, où il
se fit élire shérif et organisa la mise en coupe réglée de la ville – jusqu’au jour où les vigilantes de la ville voisine de Virginia City vinrent mettre un terme à
ses activités en le pendant, lui et les membres de sa bande333.
Jack Slade, quant à lui, n’était chef d’aucune bande. « Si amical, s’exprimant avec une telle douceur, qu’il me fut aussitôt sympathique malgré son atroce
histoire », comme l’écrivit Mark Twain en 1861, Slade avait été un bon soldat pendant la guerre du Mexique, puis était devenu contremaître des chemins de
fer dans le Colorado. Un collègue sur lequel on l’avait chargé d’enquêter lui tira cinq balles à bout portant. Il garda le lit pendant plus d’un an avant de s’en
remettre, et se mit alors en quête de son agresseur. Il le captura, le ligota, s’enivra et, hébété par l’alcool, entreprit de lui tirer systématiquement dans les bras
et les jambes. Mais il se lassa de ce jeu et, en lançant un juron fataliste, introduisit le canon de son pistolet dans la bouche de l’homme et lui fit sauter la
cervelle. La légende veut qu’il ait alors tiré un couteau de sa poche afin de couper les oreilles de sa victime : de l’une il fit une breloque pour sa montre,
tandis qu’il vendit l’autre pour boire.
Slade n’était pas violent tant qu’il était sobre. Mais, ivre, il se muait en assassin assoiffé de sang. Tout au long de son errance, du Colorado jusqu’à Virginia
City, il laissa un sillage de querelles après boire, dont la conclusion tragique était toujours la même : mort de ses antagonistes et des témoins éventuels. En
juillet 1864, les vigilantes du Montana le capturèrent alors qu’il n’était point saoul. Il éclata en sanglots et les supplia de lui laisser la vie sauve. Il en aurait
fallu plus pour émouvoir les rudes mineurs du Montana : Slade fut pendu à la plus haute poutre du saloon de Virginia City. Une fois de plus, la « justice
populaire » était passée.
C’est aussi ce que durent penser John Wilkes Booth et ses complices lorsque le premier abattit Lincoln, le 14 avril 1865. Aux yeux de bien des Sudistes –
peut-être même de certains Nordistes haut placés, s’il est vrai que l’assassinat fut, comme certains en sont fermement convaincus, un complot manigancé
dans le Nord –, le crime de Booth répondait parfaitement à la définition jacksonienne et, désormais, américaine, de la justice du peuple. De ce point de vue,
le meurtre de Lincoln, en représailles de la défaite infligée au Sud, n’était ni plus illégal ni plus immoral que le lynchage de Slade. Le pragmatisme des
Américains était devenu tel que morale et commodité étaient désormais synonymes. Dans les quelques dizaines d’années qui allaient suivre, ce pragmatisme
allait faire de l’Amérique la plus grande puissance du globe – mais au prix de l’institutionnalisation du racisme, de la prévarication systématique et du
meurtre de masse334.
Notes
320. Philip Jordan, « The Capital of Crime », Civil War Times Illustrated, vol. XIII, n° 10, p. 4-9, 44-47.
321. Fred Nicklason, « Civil War Contracts Committee », Civil War History, vol. XVII, n° 3, p. 232-244. Voir aussi Brooks Kelley, « Simon Cameron and the Senatorial Nomination of 1867 », Pennsylvania
Magazine of History and Biography, vol. XCVII, n° 4, p. 375-392.
322. Frank Byrne, « A Terrible Machine : General Neal Dow’s Military Government on the Gulf Coast », Civil War History, vol. XII, n° 1, p. 5-52 ; Richard Griffin, « Cotton Frauds and Confiscations in
Alabama, 1863-1866 », The Alabama Review, vol. VII, n° 4, p. 265-276.
323. Donald Spear, « The Sutler in the Union Army », Civil War History, vol. XVI, n° 2, p. 121-138.
324. Elizabeth Joan Doyle, « Greenbacks, Car Tickets, and the Pot of Gold : The Effects of Wartime Occupation on the Business Life in New Orleans, 1861-1865 », Civil War History, vol. V, n° 4, p. 347-
362.
325. Elizabeth Joan Doyle, « New Orleans Courts under Military Occupation, 1861-1865 », Mid-Americana, vol. XLII, n° 3, p. 185-192. Philip Uzee, « The Beginnings of the Louisiana Republican Party »,
Louisiana History, vol. XII, n° 3, p. 197-211. Elizabeth Joan Doyle, « Rottenness in Every Direction : The Stokes Investigation in Civil War New Orleans », Civil War History, vol. XVIII, n° 1, p. 24-41.
326. David Herbert Donald, « Uniting the Republic, 1860-1890 », in Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 659, 700-701, 704-705, 709.
327. Hon. J. T. Headley, The Great Riots of New York, 1712 to 1873, New York, 1873, réimpression, Miami, 1969, p. 169-277. Irving Sloan, Our Violent Past : An American Chronicle, New York, 1970, p. 29-
33. Headley parle de 1 200 morts, mais Sloan, qui dit, lui, qu’il y eut 1 500 Blancs tués, fait remarquer qu’on n’établit aucun compte des morts noirs. De 1860 à 1865, la population noire de New York tomba
de 12 472 à 9 945. Voir aussi Adrian Cook, Armies of the Street, Lexington, Kentucky, 1974.
328. Eugene Murdock, « New York Civil War Bounty Brokers », Journal of American History, vol. LIII, n° 2, p. 259-278. Voir aussi, du même, One Million Men : The Civil War Draft in the North, Madison,
Wisc., 1971.
329. The Laws of the State of Kansas, 1863, p. 50.
330. Le Jaihak (litéralement « geai-faucon ») est un oiseau fabuleux, emblème du Kansas. Aujourd’hui, les Jayhawkers désignent tous les habitants du Kansas, et pas nécessairement des hors la loi (N.d.T.).
331. Albert Cartel, « The Jayhawkers and Copperheads of Kansas », Civil War History, vol. V, n° 3, p. 283-293. Joseph Rosa, Gunfighter, op. cit., p. 37. John Edwards, Noted Guerrillas : Warfare of the Border,
Dayton, Ohio, 1975, p. 37.
332. William Sawyer, « The Martin Hart Conspiracy », Arkansas Historical Quarterly, vol. XXIII, n° 3, p. 154-165.
333. Floyd Williams, Committee of Vigilance, op. cit., p. 417-420.
334. Voir David Balsiger et Charles Sellier Jr., The Lincoln Conspiracy, Los Angeles, 1977. David Herold, The Conspiracy Trial for the Murder of the President, New York, 1972. Louis Weichmann, A True
History of the Assassination of Abraham Lincoln, New York, 1975.
TROISIÈME PARTIE
Le crime pendant l’essor du pays

« La loi ! Mais je m’en moque éperdument de la loi ! J’ai le pouvoir, non ? »


Cornelius Vanderbilt, 1865
« J’ai les moyens d’engager la moitié de la classe ouvrière pour tuer l’autre moitié. »
Jay Gould, 1886
« Je ne dois strictement rien au public. »
J. P. Morgan, 1901
CHAPITRE 14
Terreur blanche et pots-de-vin « honnêtes »

À la guerre de Sécession succéda la période de corruption probablement la plus éhontée de toute l’histoire de l’Amérique. Fraudes, prévarications, pots-
de-vin, tripotages : du plus petit fonctionnaire jusqu’à la Maison-Blanche, en passant par les magistrats, les parlementaires et les ministres, tout le monde
allait à la soupe. Il devenait impossible de considérer la corruption comme un excès regrettable, ou l’effet d’une fragilité morale somme toute
compréhensible après les affres d’une guerre. Il fallait au contraire reconnaître « le caractère systématique, rationnel, organisé du pillage de la richesse
nationale335. »
Cela était dû pour une bonne part à une conception de la justice selon laquelle la force primait le droit, que promouvaient les hommes de commerce et
d’industrie, les élites et les héros américains, préoccupés seulement de réussite. C’était là le corollaire obligé de la théorie du destin manifeste, le fruit à la
fois des certitudes bigotes propres à l’éthique puritaine, et de l’individualisme qui sapait la foi puritaine en la collectivité. Ce pragmatisme individualiste ne
fut pas l’apanage des seuls Américains : sur lui reposent les progrès grâce auxquels se sont bâtis les autres grands pays. Mais ceux-ci disposaient aussi d’une
force opposée et non moins puissante : leur tradition propre.
Peuplée d’immigrants de toutes les couches sociales, aux caractéristiques ethniques, religieuses et culturelles d’une extrême diversité, l’Amérique n’avait
que faire de tradition. En raison de son immensité, de la richesse de ses ressources, de l’attrait des occasions qu’elle offrait, elle ne pouvait que devenir le
champ d’expérience d’une sorte de puissant darwinisme social écrasant toutes les traditions qui risquaient de ralentir sa marche vers l’expansion et
l’hégémonie – continentale, puis mondiale. Dans ce mouvement, il était inévitable que les pauvres, les exclus, ceux qui tentaient de maintenir un héritage
culturel traditionnel, tels les Indiens, fussent impitoyablement écrasés. Aussi les ambitieux étaient-ils contraints à la dureté et au crime, aussi bien que ceux
qui devaient se battre pour leur survie.
Cela devint particulièrement manifeste après la guerre de Sécession. La plupart des historiens traditionnels ont jugé que la période de la reconstruction fut
une ère de vengeance. Ce terme apparaît jusque dans les encyclopédies. La majorité républicaine qui domina le Congrès pendant les deux décennies qui
suivirent la guerre aurait voulu punir le Sud de sa révolte. D’où une série de lois votées par le Congrès dans le but de modifier le Sud à l’image de l’Union. Il
n’est pas discutable que le législateur, par les XIIIe et XIVe amendements de la Constitution, accorda le droit de vote aux Noirs et les protégea contre la
discrimination dans l’isoloir. Et le général Sherman distribua bel et bien des parcelles de terre aux Noirs de Caroline du Sud en leur donnant des « titres de
possession ». Mais aucune de ces lois et mesures ne modifia profondément le Sud. Le racisme et l’exploitation devinrent à tel point institutionnalisés que
des milliers de Noirs, d’Indiens, de Chinois et de Mexico-Américains furent assassinés au cours des cent années qui suivirent, tandis que des millions et des
millions d’entre eux étaient maintenus dans une situation économique proche de l’esclavage336.
La vérité, c’est que la Reconstruction fut au contraire d’une mansuétude surprenante pour le Sud. Aussi bien Lincoln que son successeur, le démocrate et
ancien propriétaire d’esclaves Andrew Johnson, s’en remirent aux Blancs du Sud pour nommer de nouveaux gouvernements d’un loyalisme sans faille.
Johnson nomma des gouverneurs à titre provisoire, chargés de convoquer des assemblées constituantes dont il attendait qu’elles adoptassent le
XIIIe amendement mettant fin à l’esclavage, après avoir abrogé la loi de Sécession et annulé les dettes de guerre. Après cela, Johnson considéra que la
Reconstruction était terminée. Aucun officier confédéré ne fut poursuivi pour crime de guerre, à l’exception du major Henry Wirtz, commandant du
sinistre camp de prisonniers d’Andersonville, qui fut pendu, et de Jefferson Davis, qui passa deux ans en prison sous l’inculpation de trahison mais ne fut
jamais jugé. Il n’y eut aucune réquisition ni confiscation, aucune plantation ne fut divisée ou morcelée. Comme le reconnaît David Herbert Donald, qui
enseigne l’histoire à Harvard : « La société sudiste ne fut guère transformée.337 »
La société nordiste, quant à elle, ne connut pas non plus de changement significatif. Aucun programme d’aide ne permit aux anciens combattants de
trouver des emplois et des logements après la démobilisation. Quand le gouvernement de Washington s’inquiéta des trois millions de Noirs libérés, ce fut
seulement pour les enjoindre de se tenir tranquilles et les remettre à leur place. Le général N.P. Banks, dirigeant la Reconstruction en Louisiane, n’eut de
cesse que de faire réintégrer par les Noirs les plantations qui étaient « leur place ». Devenu directeur du Bureau des affranchis en mars 1865, le général
Oliver Howard, un abolitionniste convaincu, reçut de Johnson, en octobre, l’ordre de faire évacuer par les Noirs les parcelles que Sherman leur avait
accordées. Johnson alla plus loin encore, puisqu’il amnistia tous les rebelles sudistes et les réintégra dans « tous leurs droits de propriété ». Puis les
responsables militaires de l’Union tentèrent de contraindre les Noirs à accepter des contrats de travail. Assurés d’être logés dans des cabanes indépendantes,
avec intégrité de la cellule familiale, la plupart acceptèrent parce qu’ils ne pouvaient guère espérer trouver mieux. Ainsi naquit le système des métayers
(sharecroppers), forme d’exploitation à peine préférable à l’esclavage338.
Lorsqu’un certain nombre de républicains plus radicaux, et particulièrement le sénateur Charles Sumner, du Massachusetts, et le représentant de la
Pennsylvanie, Thaddeus Stevens, firent connaître leur opposition à cette politique (Stevens était l’auteur d’une proposition de loi prévoyant la confiscation
et la répartition entre les Noirs de toutes les plantations de 200 acres et plus appartenant à des rebelles sudistes), on les accusa sans hésiter de ne pas être de
vrais Américains. Le New York Times poussa les hauts cris : « Tenter de justifier la confiscation de la terre sudiste par une prétendue nécessité de faire justice
aux affranchis, c’est s’attaquer en fait aux racines de la propriété au Nord comme au Sud. Cela concerne le Massachusetts tout autant que le Mississippi339. »
Le Congrès, dominé par les républicains, adopta bien quelques mesures législatives dont il espérait qu’elles aideraient les affranchis. L’une fut le Southern
Homestead Act de juin 1866, qui prévoyait la distribution des 800 000 acres que possédait l’État. La loi eût-elle été appliquée qu’une famille noire seulement
sur quarante en aurait profité. Mais, grâce à diverses manœuvres, fraudes et combinaisons, les Blancs obtinrent les terres. Par le Military Reconstruction Act
de 1867, qui donnait des pouvoirs de supervision aux commandants militaires de l’Union, les congressistes espéraient assurer le vote des Noirs. Là où c’était
possible, les Noirs votaient effectivement. Mais, de tous les États du Sud où les gens venus du Nord, les Sudistes antiesclavagistes, formaient avec les Noirs
la majorité, seule la Caroline du Sud eut une assemblée à majorité noire. Dans le Sud tout entier, il n’y eut pas un seul gouverneur noir ; deux Noirs furent
élus sénateurs, et quinze à la Chambre des représentants340.
Se refusant à briser les structures du pouvoir, le Congrès et les divers gouvernements républicains qui succédèrent à celui de Johnson n’étaient guère en
mesure de venir en aide aux affranchis ; et le Nord en général renonça à l’espoir d’instaurer une quelconque justice pour les Noirs. Le Sud sut en tirer parti
au plus vite. Ses Assemblées adoptèrent des lois interdisant aux Noirs l’achat et la détention d’armes, le droit de réunion après le crépuscule, et même
l’oisiveté. Une loi du Mississippi leur interdit de posséder de la terre. Une loi de Caroline du Sud proscrivait pour eux l’exercice de toute profession
« artistique, commerciale ou industrielle », permettant seulement l’élevage ou l’emploi de domestiques et de valets de ferme. Avant même la ratification du
XIVe amendement, le Maine, le New Hampshire, le Vermont, le Massachusetts, le Rhode Island et, plus tard, l’Iowa donnèrent aux Noirs le droit de vote.
Mais New York refusa de renoncer au suffrage censitaire. La raison en était simple : comme le président Johnson le disait lui-même, comme les sociologues
de Harvard l’expliquaient doctement, comme même un radical comme le sénateur républicain de l’Ohio Benjamin Wade en convenait, les Noirs ne
devaient pas être considérés comme des égaux, car ils faisaient preuve d’une tendance perpétuelle à « retomber dans la barbarie ». Dans les milieux du
pouvoir, comme chez la plupart des Blancs, on considérait, s’il faut en croire le sénateur Timothy Howe, « les affranchis, dans l’ensemble, comme des
animaux, ni plus ni moins ». Aussi, malgré l’abolition de l’esclavage et l’abrogation des lois de discrimination, les Blancs du Sud, bientôt imités par ceux du
Nord, surent s’opposer au vote des Noirs en imposant le suffrage censitaire, ou le vote secret (qui interdisait aux Noirs illettrés de solliciter l’aide d’un autre
électeur pour voter), et enfin l’interdiction pure et simple du vote des analphabètes341.
Devant l’insistance des Noirs, qui s’acharnèrent à voter entre 1868 et 1880, les Blancs eurent recours à la terreur. Memphis, 1866 : les quartiers noirs sont
attaqués et mis à sac, les femmes sont violées, 90 maisons sont incendiées, 44 Noirs sont massacrés sans distinction d’âge ni de sexe. Vers le même moment,
en Arkansas, 29 Noirs sont tués, en Caroline du Sud, 24. Quatre mois plus tard, à La Nouvelle-Orléans, la populace blanche attaque, avec l’aide active de la
police, un meeting politique noir. Tirant au hasard, les policiers et les anciens combattants confédérés refusèrent de voir les drapeaux blancs qu’agitaient les
assiégés. L’un des congressistes noirs, un certain révérend Horton, agitant son mouchoir, implora la police du haut d’une fenêtre. « Je vous en supplie, cessez
de tirer ! Nous ne sommes pas des combattants. Si vous désirez arrêter certains d’entre nous, faites-le ! Nous ne comptons pas nous défendre ! » À quoi la
police répondit : « On ne fera pas de prisonniers ! Vous allez mourir, tous ! » Et tel fut en effet le triste sort de Horton, de 3 républicains blancs et de
34 Noirs. L’armée intervint enfin et arrêta 261 Noirs, mais pas un seul policier342.
La Louisiane tout entière fut parcourue de bandes armées de Blancs déchaînés qui fouettaient, battaient et tuaient les Noirs comme bon leur semblait.
Selon le témoignage du général Philip Sheridan, qui fut gouverneur militaire de la région jusque en 1868, puis de nouveau en 1875, au cours des dix années
qui suivirent, plus de 3 500 Noirs trouvèrent ainsi la mort dans des massacres à Bossier, à Cadlo, à St. Landry et à Grant. En 1873, les ligues blanches, des
unités paramilitaires qui finiraient par compter jusqu’à 25 000 membres, dirigés par les gros propriétaires fonciers, commencèrent à harceler le
gouvernement républicain de l’État. En septembre 1874, ces groupes s’emparèrent de l’hôtel de ville et du bureau du télégraphe de La Nouvelle-Orléans. Le
lendemain, les ligues attaquèrent la milice républicaine et vainquirent, puis instaurèrent un nouveau régime. Le président Grant, prévenu de ce qui se
tramait, ordonna aux troupes fédérales, sous le commandement du général Sheridan, d’écraser l’insurrection. Mais, lorsqu’une révolte semblable se produisit
de nouveau en 1876, Washington n’intervint pas. La terreur blanche l’avait emporté343.
Elle se répandit à travers le Sud. Dès 1867, le général Howard, directeur du Bureau des affranchis, avait pu déclarer que le Sud lui semblait embarqué
dans une politique d’extermination délibérée des Noirs. À Vicksburg au Mississippi, en 1874, des émeutiers blancs contraignirent le shérif, un Noir
républicain, à démissionner sous la menace de leurs armes puis abattirent 9 Noirs qui protestaient contre cette violence, avant de se répandre dans les
campagnes où ils abattirent encore au hasard une trentaine de Noirs – et d’adresser à l’Associated Press un câble annonçant qu’ils venaient d’écraser une
émeute raciale. Mais déjà, à Laurens, en Caroline du Sud, en 1870, 13 Noirs avaient été abattus dans des conditions similaires. À Colfax, en Louisiane, en
1873, les ligues blanches avaient empêché les vainqueurs noirs des élections de prendre leurs fonctions en assassinant plus de 200 Noirs et 3 républicains
blancs. À Meridan, dans le Mississippi, 30 Noirs avaient été lynchés en 1871. Quatre ans plus tard, 80 autres furent massacrés à Yazoo344.
En Floride, les membres des clubs démocrates de jeunesse (Young Men’s Democratic Clubs) firent régner la terreur dans tous les comtés. Dans le comté de
Colombia, en 1868, ils tuèrent 7 Noirs pour les empêcher de voter comme ils en avaient l’intention. Le docteur John Dreminger, un médecin qui s’était
battu dans les rangs de l’Union et tentait d’aider les Noirs, fut assassiné la même année dans ce même comté. Vers le même moment, dans le comté
d’Alachua, 19 Noirs furent lynchés. 5 des coupables furent identifiés, arrêtés et jugés. Le jury blanc les acquitta tous les 5. Dans le comté de Suwannee, un
affranchi de 37 ans qui avait réussi à acheter 7 acres de terre qu’il cultivait avec l’aide de sa femme et de ses enfants fut battu pendant des heures. Puis on le
contraignit d’assister à la flagellation de sa femme et de ses quatre enfants, avant de le renvoyer travailler pour son ancien maître, sans autre salaire que le
logement et la nourriture, s’il ne voulait pas être exécuté. Dans le comté de Madison, 29 Noirs furent assassinés entre 1868 et 1871. Dans le comté de Clay,
un cultivateur noir, Samuel Tutson, qui avait bénéficié du Southern Homestead Act, fut traîné hors de chez lui par une bande de Blancs déchaînés qui le
dépouillèrent de ses vêtements et lui administrèrent une correction qui lui fit perdre conscience. Les agresseurs tournèrent alors leur fureur contre sa famille,
son jeune fils fut précipité contre le sol avec une telle force qu’il en demeura invalide, puis sa femme fut battue, la nuit durant, à l’aide d’un ceinturon de cuir
terminé par une boucle de métal ; enfin, le shérif tenta de la violer pendant qu’elle était ligotée au tronc d’un arbre et lui infligea des blessures génitales
irréversibles. Avant de se retirer, les Blancs détruisirent la maison de Tutson. Il y eut un procès, après que Tutson eut formellement reconnu ses agresseurs,
mais ces derniers furent tous acquittés, tandis que Tutson et sa femme étaient emprisonnés pour faux témoignage. Dans le comté de Jackson, 153 Noirs
furent assassinés. À partir de 1871, bien peu de Noirs osaient encore aller aux urnes ; les démocrates avaient fermement établi leur domination345.
Mais la pire terreur fut, et de loin, celle que fit régner dans le Sud de l’après-guerre le Ku Klux Klan. Fondé à Pulaski, dans le Tennessee, en mai 1866 par
d’anciens soldats confédérés qui s’empressèrent d’élire l’un de leurs plus fameux généraux, Nathan Forrest, comme « Grand Sorcier », le KKK était une
organisation de Blancs fanatiquement racistes, décidés à bouter hors du Sud puis, pour finir, hors du continent américain tout entier tous les éléments non
blancs de la population. Leur méthode était simple : terreur et assassinat de tout ce qui pouvait se mettre en travers de leur chemin. Les Klansmen
n’hésitaient pas à frapper même les représentants les plus haut placés du pouvoir de l’Union. Ainsi tuèrent-ils le sénateur républicain de Caroline du Nord,
John Stevens, qui avait entrepris une enquête sur leurs activités. En Géorgie, où ils agissaient en toute impunité dans la quasi-totalité des comtés, ils
assassinèrent le shérif blanc du comté de Richmond parce qu’il tentait de s’opposer au règne de la terreur. Ils « exécutèrent » le shérif, blanc lui aussi, du
comté de Wilkinson, parce qu’il avait eu des relations sexuelles avec une Noire et ils lynchèrent le sénateur blanc de l’État, Joseph Adkins, pour avoir
témoigné à Washington de la situation en Géorgie346.
Quand ils n’assassinaient pas carrément, les hommes du Klan se montraient particulièrement féroces dans les tortures qu’ils infligeaient aux Noirs,
châtrant et fouettant les hommes, fouettant et violant les femmes. Dans le comté de Warren, toujours en Géorgie, le Klan détruisait systématiquement les
récoltes des métayers noirs, brûlait toutes les écoles noires, et assassinait, ou tentait d’assassiner, les Noirs qui voulaient voter ou refusaient de voter contre
Grant. Perry Jeffers était de ces derniers ; avec ses fils, il travaillait sur une plantation à quatre miles de Warrenton, capitale du comté. Mais il refusa de se
laisser faire. Quand les agresseurs nocturnes du KKK attaquèrent sa maison, le 1er novembre 1868, Jeffers et ses fils les accueillirent à coups de fusil. Un
Klansman fut tué et trois autres blessés. Quatre nuits plus tard, une centaine d’hommes encapuchonnés étaient de retour. Jeffers et quatre de ses cinq enfants
s’étaient réfugiés dans les bois. Le cinquième, un invalide, était au lit, veillé par sa mère. Les hommes du Klan le traînèrent dans la cour où ils le tuèrent de
onze coups de fusil. Puis ils entassèrent tout ce que la maison contenait de meubles et d’effets, jetèrent le cadavre au sommet de ce bûcher improvisé et y
mirent le feu, contraignant l’épouse de Jeffers à assister à ce spectacle avant de la pendre à une branche – si maladroitement d’ailleurs qu’elle survécut, mais
avec la nuque définitivement torse.
Accompagnés de l’agent local du Bureau des affranchis, dont ils étaient allés solliciter la protection, Jeffers et les quatre fils qui lui restaient tentèrent de
regagner Augusta en plein jour, par le train, devant des dizaines de témoins. Cela ne suffit pas à intimider les Klansmen, qui montèrent à bord du train,
contraignirent les Jeffers à en descendre à Dearing, les entraînèrent dans les bois et exécutèrent le père et trois de ses fils, le quatrième ayant eu la présence
d’esprit de disparaître dans les fourrés au bon moment. L’agent du Bureau fit évidemment son rapport aux autorités fédérales, et le gouverneur en appela au
général George Meade, commandant du district. Ce dernier refusa d’envoyer la troupe et le Klan put poursuivre ses opérations de terreur, assassinant
d’autres Noirs et un médecin blanc qui leur était opposé, le docteur G. W. Darden, en mars 1869. À la suite de ce dernier incident, des troupes finirent par
être envoyées sur place mais ne firent pas grand-chose pour mettre un terme aux activités du Klan, même après que ce dernier eut ouvert le feu sur une
patrouille. Il y eut quelques arrestations, mais aucun membre du Klan ne fut condamné347.
Cette inaction est assez représentative de l’attitude officielle en général. Alors que le Klan frappait à travers tout le Sud, assassinant des milliers de Noirs et
des centaines de républicains blancs, les troupes fédérales ne firent pratiquement rien pour s’opposer à la terreur. Le président Grant obtint bien du Congrès
(1870-1871) quelques mesures par lesquelles il proclama la loi martiale dans neuf comtés de Caroline du Sud où le Klan se montrait particulièrement
féroce, et il donna aux marshals fédéraux l’ordre de procéder à l’arrestation d’un certain nombre de membres du Klan. Mais nulle part la superstructure
économique raciste mise en place par les Blancs pour assurer leur domination ne fut écrasée – une retenue que les historiens applaudissent d’ailleurs au Nord
comme au Sud, voulant y voir la preuve de la maturité pluraliste qui était déjà celle de l’Amérique. En conséquence, dès 1877, les vieux Sudistes, qui se
baptisaient eux-mêmes redeemers (rédempteurs), avaient pris ou repris le contrôle économique et politique de la totalité du Sud. Pendant la quasi-totalité des
cent années suivantes, ces « rédempteurs », leurs descendants, et même les progressistes populistes ennemis des monopoles qui prirent le relais des vieilles
élites au début du XXe siècle, ne cessèrent de violer les droits économiques, sociaux, politiques et humains de leurs compatriotes noirs, tolérant, quand ils ne
les fomentaient pas directement, des milliers de lynchages (2 500 morts entre 1884 et 1900 seulement), et ne s’attirèrent pratiquement aucune remontrance
des élites gouvernantes du Nord – cela jusqu’au boycottage des autobus de Montgomery, Alabama, en 1955 encore, destiné à obtenir leur
« déségrégation348 ».
Et ce n’était nullement par hasard : les grands capitaines d’industrie américains étaient si préoccupés de maintenir le gouvernement en dehors de leurs
affaires qu’ils préféraient laisser impunis meurtres, viols, incendies et tortures plutôt que de risquer d’établir un quelconque précédent légitimant le droit de
regard fédéral. Défenseurs farouches de la doctrine du laissez-faire, ils restèrent aveugles à tous les scandales nationaux. S’ils accueillaient de fort bonne
grâce la protection tarifaire et douanière de leurs produits et l’enrichissement que représentait l’allocation gratuite des terres fédérales aux compagnies de
chemin de fer, ils redoutaient au contraire la perspective d’une inspection, d’une réglementation, d’un quelconque contrôle gouvernemental de leurs activités
financières. Si jamais le gouvernement s’avisait de garantir la vie humaine et en prenait l’habitude, se disaient-ils, il risquait d’en venir à la garantie des
moyens d’existence – le plus abominable de tous les péchés puisqu’il revenait à s’attaquer au principe sacré de la propriété privée. Comme l’a écrit David
Herbert Donald :
Nulle violation des lois économiques n’était tenue pour plus détestable que les atteintes au droit de la propriété privée – le droit de tout individu ou groupe d’individus à acquérir, utiliser et revendre tout bien
en dehors de toute intervention des autorités gouvernementales.

Et personne ne mettait la propriété privée plus haut que les magnats de l’industrie qui ne cessaient de la soumettre au pillage349.
De tous les voleurs, les pires étaient les hommes du chemin de fer, les magnats de l’acier, du charbon, du pétrole, et les banquiers qui finançaient toute la
bande. Citons notamment le « commodore » Cornelius Vanderbilt, capitaine d’un vapeur sur l’Hudson, qui réussit à extorquer 56 000 dollars à la Pacific Mail
Steamship Company contre l’engagement de ne pas lui faire concurrence. C’était un mégalomane arrogant, secret, furieusement égoïste et superstitieux,
toujours entouré d’une cour de voyantes, de spirites et de médiums dans sa demeure austère de Washington Square. Pendant la guerre civile, il vendit au
gouvernement de l’Union de vieux rafiots pourris et mal équipés pour des sommes exorbitantes. Jamais poursuivi, alors qu’il avait été dénoncé par le
sénateur James Grimes comme « le plus blâmable des profiteurs de guerre », Vanderbilt rétorqua : « La loi ! Mais je m’en moque éperdument, de la loi ! J’ai
le pouvoir, non ? » Transformant ses bénéfices en actions des chemins de fer, il acquit le contrôle du Hudson River Railroad. Il contraignit la New York
Central à lui revendre toutes ses parts en refusant l’installation d’une correspondance entre les deux lignes à Albany : les voyageurs devaient patauger sur
quatre kilomètres dans la boue et la neige. Quand il fut à la tête des deux compagnies, il profita de la fusion pour sous-évaluer les actions et gagna
26 millions de dollars dans l’opération. Il acquit ensuite le contrôle des chemins de fer du Lake Shore and Michigan Southern, du Michigan Central et du
Canada Southern, ce qui le rendit maître des correspondances entre New York et Chicago. Il en profita pour imposer aux compagnies expéditrices des tarifs
qui les obligèrent bientôt à vendre : les ayant rachetées, il baissa ses tarifs et revendit toutes les firmes avec d’énormes bénéfices350.
Autre grand voleur entre les grands voleurs, Jay Gould, qui vendait et achetait des compagnies de chemin de fer aussi facilement qu’il achetait et revendait
les hommes de gouvernement à l’échelon local et national. Né dans le comté laitier de Delaware, État de New York, Gould fit ses études dans un petit
séminaire où il présenta, en fin d’études, un essai intitulé L’honnêteté est la meilleure politique, avant de devenir officier du cadastre. De petite taille,
d’apparence frêle et s’exprimant d’une voix douce, il commença sa carrière en fondant une fabrique de maroquinerie avec deux associés qu’il eut tôt fait
d’escroquer. Gould entreprit ensuite de faire imprimer et de vendre de fausses actions du Erie Railroad, et s’enfuit à New York avec son complice James
Fisk, 6 millions de dollars en liquide et les livres de compte de la compagnie. Ayant acheté le soutien du boss politique de New York et chef de Tammany
Hall, William Marcy Tweed et, par son intermédiaire, celui de députés à l’Assemblée de l’État, Gould et Fisk furent en mesure de s’opposer
victorieusement à Vanderbilt qui voulait s’emparer de l’Erie Railroad, puis de mettre la main sur le marché de l’or, causant la panique du « Vendredi noir »
de 1869. Financier et boursier audacieux, James Fisk avait fait fortune pendant la guerre civile en vendant des actions des Confédérés en Angleterre et en
récupérant le coton sudiste au profit de négociants nordistes. Il fut abattu en 1872 par un rival qui lui disputait les faveurs de Josie Mansfield, célèbre actrice
new-yorkaise. La perte de son associé n’empêcha pas Gould de poursuivre ses opérations. Il acquit et revendit de nombreuses compagnies de chemin de fer,
manipulant les actions, lançant des guerres tarifaires, falsifiant ses livres, procédant à la fusion de compagnies solvables avec des firmes en faillite et
n’hésitant pas à recourir aux mesures d’intimidation face à ses rivaux, faisant parfois appel aux services de véritables bandits, comme Tommy Lynch et ses
Hell’s Kitchen Mob (voyous des cuisines de l’enfer) qui administrèrent de sévères corrections aux alliés de Vanderbilt au sein de la Erie Railroad. Quand il
mourut, en 1892, Gould laissait une fortune personnelle de plus de 100 millions de dollars351.
Gould ne perdit que de rares batailles. L’une de ses défaites lui fut infligée par John Pierpont Morgan, qui s’empara de l’Albany and Susquehanna
Railroad. Fils d’un financier britannique, figure sombre et absolument insensible à la critique publique, Morgan fut l’un des escrocs de sa génération dont le
succès fut le plus éclatant. Pendant la guerre civile, il acheta à l’État des fusils défectueux, au prix de 17,50 dollars l’unité, et les revendit à l’Union à
110 dollars pièce. Après la guerre, il entreprit de promouvoir des prêts et des ventes d’actions permettant le financement des chemins de fer. En 1873, il
utilisa ses relations au Congrès pour faire couper les crédits gouvernementaux dont bénéficiait Jay Cooke, financier ambitieux qui avait réalisé d’énormes
bénéfices pendant la guerre en émettant des bons pour l’Union et qui se trouvait à l’époque à découvert d’environ 100 millions de dollars à la suite de ses
opérations de développement du Northern Pacific Railroad. Privé du soutien gouvernemental, Jay Cooke ne put honorer ses dettes. La panique qui
s’ensuivit entraîna la dépression des années 1873-1877. Morgan se servit alors de sa puissance pour susciter un certain nombre de fusions d’entreprises de
petites dimensions, et du poids de la First National City Bank, qu’il possédait à New York, pour souder en de gigantesques trusts diverses industries, usines
et lignes de chemin de fer. Pour chasser ses rivaux indépendants, il eut recours à de véritables guerres des prix mais, par-dessus tout, il utilisa sa position de
monopole dans le domaine des transports pour leur interdire d’amener leurs produits sur le marché. Sa plus grande réalisation fut, en 1901, la création du
United States Steel Trust, qui regroupait quelque 200 firmes de fabrication et de transport, un millier de miles de voies de chemin de fer et 112 hauts
fourneaux, employait 170 000 ouvriers et contrôlait 60 % de la production d’acier des États-Unis. En 1912, conjointement avec la Rockefeller National City
Bank, Morgan House contrôlait 112 sociétés d’une valeur de 22 milliards de dollars352.
John Rockefeller, petit employé sournois aux allures de conspirateur qui monta sa première raffinerie en 1862 avec les 4 000 dollars qu’il avait détournés
sur les docks de Cleveland, créa en 1872 le premier trust moderne, la Standard Oil Company. Investissant et réinvestissant aussi vite qu’il le pouvait,
Rockefeller acquit si vite une telle part du marché américain du pétrole qu’il fut en mesure de contraindre les compagnies de chemin de fer à accepter ses
prix et ses conditions, leur enjoignant par exemple de refuser de transporter les produits de ses concurrents jusqu’à ce que ces derniers fussent contraints de
lui céder leurs sociétés. À Titusville, en Pennsylvanie par exemple, les agents de Rockefeller vinrent dire en 1875 aux propriétaires des 27 raffineries que
comptait la ville que la Standard Oil voulait les racheter à un prix dérisoire – à prendre ou à laisser. Les propriétaires ayant évidemment refusé, la Standard
s’arrangea pour que tous les transports entre Titusville et le monde extérieur fussent interrompus. En 1879, 25 compagnies sur 27 acceptèrent de vendre au
prix initialement offert. La même tactique fut utilisée à Pittsburgh entre 1874 et 1879. Là, certains raffineurs tentèrent de réagir en utilisant des péniches
pour livrer leur pétrole, mais les chemins de fer refusaient de transporter les barils déchargés des péniches. D’autres eurent l’idée de bâtir un oléoduc, mais il
fallait pour cela traverser les terres de la Pennsylvania Railroad, qui refusa l’autorisation. En 1904, la Standard Oil de Rockefeller fournissait 84 % du pétrole
utilisé en Amérique. Ses bénéfices nets dépassaient 60 millions de dollars par an. Elle possédait des intérêts dans le cuivre, dans les fonderies, dans les trusts
du tabac. Rockefeller contrôlait aussi diverses banques outre la National City Bank, des compagnies d’assurance, et avait des liens étroits avec les groupes
Morgan, Harriman et Gould. Au même moment, les pauvres de New York devaient payer 40 cents un bidon de pétrole qui en valait moins de 10 à la
livraison chez le grossiste353.
Ces trusts, ces banquiers et ces financiers ont peut-être été bons pour l’Amérique, mais certainement pas pour les Américains, ou du moins pour
l’immense majorité d’entre eux. Dans les années 1880, l’Américain moyen travaillait entre quatorze et dix-huit heures par jour pour un salaire suffisant tout
juste à assurer sa subsistance. Dans la ville de New York, les boulangers faisaient des semaines de quatre-vingt-quatre heures et plus, et les semaines de cent
vingt heures n’étaient pas exceptionnelles. Et tandis que les trusts asseyaient leur puissance, 5 183 firmes représentant plus de 200 millions de dollars firent
faillite. Près de 2 millions de travailleurs perdirent leur emploi. En 1874, la Caisse d’Épargne des affranchis, dirigée par des banquiers blancs new-yorkais,
fit faillite, et 61 144 déposants furent dépouillés de leurs maigres économies. William Cushman, promoteur d’activités minières et industrielles à
Georgetown, Colorado, fonda une banque en 1867 et ne cessa de détourner les fonds qui lui étaient confiés jusqu’en 1877, où il se déclara en faillite. Arrêté
en 1880, il fut inculpé en 1881, jamais jugé, et relâché en 1883. Aucun déposant ne fut jamais remboursé. Partout, les pauvres souffraient. En 1877, les
salaires furent diminués de 25 % tandis que le prix de tous les biens de consommation courante montait en flèche. De 1873 à 1886, les compagnies
minières, les transporteurs et les marchands de charbon, dont les prix de revient diminuaient chaque année avec l’amélioration du machinisme et des
transports (30 000 miles de voies de chemin de fer en 1861, plus de 200 000 miles en 1911), augmentèrent de 100 % le prix du charbon à la consommation,
réalisant en 1893 – révéla une enquête du Congrès – 200 millions de dollars de surprofits, au-delà des bénéfices normaux du marché. Dans la ville de New
York, 700 000 Noirs, entassés dans des taudis sans eau ni électricité, cessèrent d’acheter du charbon et se rabattirent sur tous les morceaux de bois qui
pouvaient leur tomber sous la main. Les immigrants juifs les imitèrent ; les jeunes femmes juives, employées à la pièce par l’industrie du vêtement, gagnaient
alors 8 cents de l’heure. Même les sidérurgistes qualifiés de Pittsburgh devaient, en 1910, travailler soixante heures par semaine pour gagner seulement
12,50 dollars, quand le loyer moyen d’un appartement de deux pièces était de 10 dollars par semaine354.
Pendant que les travailleurs crevaient de faim ou se tuaient littéralement à la tâche (2 550 ouvriers des chemins de fer tués en 1900, et 39 643 si gravement
blessés qu’ils ne purent recommencer à travailler, rien de tout cela n’étant couvert par aucune assurance), les riches de ce qu’on a appelé le Gilded Age355
jouissaient de leurs richesses comme jamais encore dans le passé. On se faisait sertir des diamants dans les dents. On dissimulait des perles noires dans les
huîtres des invités à tel banquet, après tel autre on offrait des cigares enveloppés dans des billets de cent dollars. Lors d’une autre fête, de belles jeunes
femmes nageaient dans le bassin de l’hôte et, tels de vulgaires poissons rouges, étaient remises à celui des invités qui avait la chance de les pêcher. On
fabriquait des colliers pour chiens incrustés d’or et de diamants, valant jusqu’à 15 000 dollars. Un ploutocrate entretenait un valet de pied exclusivement
pour promener chaque après-midi son petit singe dans les rues de la ville. Jay Cooke dépensa un million de dollars pour décorer sa résidence d’été. Un
élégant amateur d’opéra paya 75 000 dollars une paire de jumelles de théâtre.
Rien de tout cela n’aurait guère été possible si les gouvernements, au niveau des États comme à l’échelon fédéral, n’avaient été profondément corrompus.
À vrai dire, la plupart des hommes politiques du temps ne se seraient pas considérés comme tels. Ils se croyaient investis de la mission de stimuler
l’expansion américaine et, convaincus que l’entreprise privée pouvait seule mener cette expansion, ils jugeaient parfaitement normal d’être payés en retour
des efforts qu’ils consentaient en faveur du monde de la finance et des affaires. « La politique est une affaire comme les autres, au même titre que l’épicerie
ou le commerce des grains », expliquait posément le boss démocrate de Tammany Hall, George Washington Plunkitt. Et le républicain William Seward,
sénateur et gouverneur de New York qui conserva son poste de secrétaire d’État après l’assassinat de Lincoln, en était bien d’accord. Un parti politique,
disait-il, était comme « une société par actions, dans laquelle ce sont les plus gros actionnaires qui dirigent l’entreprise ». En conséquence directe de cette
conception, les députés accordaient d’énormes subventions et de gigantesques prêts aux promoteurs des chemins de fer, et achetaient leurs actions à des prix
de faveur, quand ils ne recevaient pas tout simplement des cadeaux en nature. Ils adoptèrent en 1863 un National Banking Act (loi sur la banque) qui tua
toutes les banques locales et permit aux grands financiers de promouvoir seuls les chemins de fer et la grande industrie, et reçurent en échange de
substantielles ristournes des Jay Cooke, Morgan et autres Vanderbilt. Ils imposèrent aux marchandises et produits étrangers d’énormes taxes douanières,
afin de protéger les industriels américains et furent bien payés de retour par ceux-ci. En 1876, ils abrogèrent toute restriction sur la vente des terres fédérales
du domaine public dans le Sud et les firent vendre le plus vite possible à des entreprises privées. Secrètement associés à des spéculateurs de l’industrie du
bois, ils réalisèrent ainsi d’immenses profits. Tout cela faisait partie de ce que Plunkitt lui-même appelait en toute candeur les « pots-de-vin honnêtes356 ».
On comprendra facilement que l’inverse était tout aussi inévitable : les promoteurs des chemins de fer, les financiers et les gros industriels exerçaient une
influence décisive au Congrès. Lors de la procédure de destitution (impeachment) d’Andrew Johnson, Jay Cooke et un certain nombre d’autres banquiers
éminents s’inquiétèrent à l’idée que ce serait le speaker de la Chambre, Benjamin Wade, qui le remplacerait. C’était en effet un républicain d’un radicalisme
bon teint, qui souhaitait non seulement distribuer des terres aux Noirs mais encore donner le droit de vote aux femmes. Nos banquiers distribuèrent donc
des milliers de dollars afin d’empêcher l’impeachment et « convainquirent » suffisamment de sénateurs républicains pour sauver Johnson d’une voix. Ces
mêmes représentants élus du peuple, baptisés par la suite les « députés du chemin de fer », firent cadeau, entre 1865 et 1869, de plus de 32 millions d’acres
de terre aux chemins de fer que possédaient Gould, Collis Potter Huntington et d’autres barons, au nombre desquels Oakes Ames. Ce dernier, riche
fabricant de charrues du Massachusetts, copropriétaire de l’Union Pacific, fut élu à la Chambre de 1862 à 1873 et participa directement à l’élaboration et à
l’attribution des statuts fédéraux de sa propre compagnie. Comme le déclara le secrétaire à la Marine Gideon Welles, le Congrès en général ne gouvernait
guère mais « faisait preuve d’une grande corruption partisane. On y distribuait des prébendes, des préférences, des faveurs spéciales et des actes législatifs de
pure complaisance d’une manière profondément choquante357. »
Jusqu’à l’affaire du Watergate en 1973, les États-Unis n’eurent probablement pas de gouvernement plus corrompu que les deux gouvernements d’Ulysses
Grant. Le président lui-même se fit offrir une demeure entièrement meublée à Philadelphie, 100 000 dollars en espèces pour lever l’hypothèque de sa
maison de Washington et une bibliothèque d’une valeur de 75 000 dollars, alors qu’il ouvrait rarement un livre. Tout cela fut payé par des hommes
d’affaires, des boursiers, des banquiers et « cinquante citoyens importants de Boston ». Le comité national du parti républicain était à vendre. Le gouverneur
de New York, Edwin Morgan, le sénateur républicain de l’Illinois, Elihu Washburne, et William Chandler, membre du gouvernement, qui était aussi
secrétaire du comité national, enjoignaient aux potentats de Wall Street, William Astor, Hamilton Fish, A.T. Stewart et William Dodge, et aux magnats
des chemins de fer comme Vanderbilt et Huntington de verser des contributions de 5 à 10 000 dollars chacun s’ils voulaient pouvoir espérer « de bons
contrats ». Chandler distribuait à son tour entre 3 000 et 3 500 dollars par mois à des journalistes pour assurer une bonne presse à tout ce petit monde358.
La liste des gouvernants et hauts fonctionnaires corrompus apparaissait interminable. Le secrétaire au Trésor George Boutwell était à la solde du financier
Jay Cooke. Le marchand Zachariah Chandler, qui avait été maire de Détroit et sénateur du Michigan avant de devenir secrétaire à l’Intérieur, vendait tous
les postes dont l’attribution était de son ressort. Le sénateur de l’Illinois, John Alexander Logan, dit « Black Jack », en faisait autant de son côté, ce qui ne
l’empêcha pas d’être choisi comme candidat à la vice-présidence en 1884. À New York, tout l’appareil républicain, dirigé par le sénateur Roscoe Conkling,
était à vendre au plus offrant. Avec la complicité de ses lieutenants, commissaires du port de New York – Cornell, futur gouverneur, et Chester Arthur,
futur président des États-Unis –, Conkling vola des centaines de milliers de dollars de taxes à l’État. En Pennsylvanie, le « tsar » républicain Simon
Cameron fit de même grâce au contrôle des bureaux de poste359.
À la Maison-Blanche, le secrétaire à la Guerre de Grant, le général John Rawlins, toucha 28 000 dollars de rebelles cubains qui désiraient faire annexer
l’île par les États-Unis. Le général William Belknap, successeur de Rawlins, recevait des pots-de-vin d’agents aux Affaires indiennes et vendait les
nominations aux postes lucratifs dans l’armée. Le propre beau-frère de Grant, Abel Corbin, qui vivait souvent chez les Grant, le colonel Orville Babcock,
secrétaire personnel de Grant, et le général Daniel Butterfield, devenu assistant au Trésor sur la recommandation de Babcock, appartenaient tous trois à
l’organisation de Gould et retirèrent de gros profits de la panique du « Vendredi noir », où Gould s’empara du marché de l’or. Ce même Babcock,
Zachariah Chandler, Colombus Delano, que Grant venait de nommer secrétaire à l’Intérieur, et le général Benjamin Butler, alors représentant du
Massachusetts, firent équipe avec l’établissement bancaire de Cooke pour s’emparer de la direction des Travaux publics du district de Columbia et voler
quelque 17 millions de dollars à la capitale. Même James Garfield, qui n’était alors que député, se laissa enrôler dans la bande pour des honoraires de
5 000 dollars. L’agent de Jay Cooke put adresser un câble triomphant à son patron : « L’organisation est au complet. J’ai encore du mal à croire que le
général Garfield est avec nous ! C’est un rare succès et des plus gratifiants, car toutes les attributions de contrats du district doivent passer par lui. » Rien
d’étonnant, donc, que Jay Cooke, en 1872, ait présenté la réélection de Grant et de la vieille garde républicaine comme une « question de vie ou de mort »,
pour laquelle il versa d’ailleurs des dizaines de milliers de dollars360.
Bien rares furent les hommes qui reçurent un juste châtiment pour tous ces méfaits. À vrai dire, ce furent plus souvent les rares honnêtes gens qui
payèrent chèrement leur excès de scrupules. Ainsi du secrétaire à l’Intérieur Jacob Cox, qui voulut mettre un terme aux fraudes et à la corruption qui
caractérisaient le service des Affaires indiennes. Les petits chefs républicains, comme Butler et Zachariah Chandler, se montrèrent absolument furieux et
Grant régla le compte de Cox. Mais le scandale du Crédit mobilier parvint tout de même à menacer la carrière d’un certain nombre de politiciens véreux.
Nous avons vu que le Crédit mobilier servait de façade à l’Union Pacific. Il passait avec cette firme des contrats de construction, en lui facturant des prix
exorbitants. La combinaison était simple : l’Union Pacific, dont les actions étaient en vente libre, ne rapportait ainsi pas un sou de dividende à ses
actionnaires, tandis que le Crédit mobilier, qui n’appartenait qu’aux principaux dirigeants de la compagnie de chemins de fer, raflait tous les profits. La
première année de son existence, le Crédit mobilier paya des dividendes de 100 %. Afin d’éviter les histoires avec le Congrès, le Crédit mobilier distribua
gratuitement quelques centaines d’actions à des députés. Quand le scandale finit par éclater, en 1873, parce qu’un gros actionnaire, Henry McComb,
profiteur qui avait fait fortune pendant la guerre civile, furieux de se voir refuser quelques centaines d’actions de faveur à distribuer à ses amis, décida de
manger le morceau, la quasi-totalité des « députés du chemin de fer » furent impliqués. Tous avaient acheté des actions du Crédit mobilier pour une
bouchée de pain, quand elles ne leur avaient pas été remises gratuitement. Parmi les coupables, trois vice-présidents – passé, présent et futur : Schuyler
Colfax, Henry Wilson et Levi Morton. Au nombre des sénateurs impliqués, « Black Jack » Logan, James Patterson et William Allison. Enfin, parmi les
membres de la Chambre des représentants, le speaker en personne, James Blaine, que cette tache conduira à l’échec à l’élection présidentielle de 1884, Henry
Dawes, Garfield, James Brooks et, tout naturellement, Oakes Ames. À eux tous, ces hommes avaient empoché quelque 44 millions de dollars. Deux d’entre
eux seulement furent condamnés : Brooks et Ames361.
Le plus grand scandale du mandat de Grant fut l’affaire du « gang du whisky », révélée au public en 1875. Mis en place en 1870 par le général John
McDonald, avec l’aide du secrétaire personnel de Grant, Orville Babcock, et du premier clerc du Bureau des contributions de Washington, William Avery,
le réseau comprenait toutes les grandes distilleries de Milwaukee, de Chicago, de Peoria, d’Indianapolis et de Saint Louis. McDonald « organisa » son
monde comme une série d’unités militaires et acheta The Saint Louis Globe pour « blanchir » une bonne partie des bénéfices illicites escomptés de
l’opération. L’efficacité de son réseau était telle qu’en imprimant des timbres-taxes sur le whisky en surnombre, et en y ajoutant les commissions que lui
consentaient les compagnies, il fit rentrer 4 millions de dollars en quatre ans. 40 % de cette somme allèrent à de hauts responsables du gouvernement, de
Babcock, et Avery au sénateur Logan, qui dirigeait le réseau dans l’Illinois, et à d’autres fidèles de Grant dans le Wisconsin, le Missouri et l’Indiana, où le
sénateur Oliver Morton régnait sans partage. En 1874, le secrétaire au Trésor Benjamin Bristow, craignant que son département ne fût tout entier acquis
aux trafiquants, loua les services d’enquêteurs étrangers à son ministère et démantela le réseau. « Qu’aucun coupable n’échappe à la justice », tonna le
président Grant. Mais, quand il découvrit que l’enquête aboutissait directement à la Maison-Blanche, il mit des bâtons dans les roues de son secrétaire au
Trésor. Enfin, quand il devint manifeste que le frère de Grant était compromis, ainsi que son secrétaire à l’Intérieur Zachariah Chandler, qui avait perdu
son siège au Sénat, et peut-être Grant lui-même, ce dernier ordonna à son attorney general (ministre de la Justice) d’arrêter l’enquête. Mais il était trop tard.
McDonald, Avery et leurs lieutenants furent inculpés, condamnés et emprisonnés. Le colonel Babcock ne put éviter un procès. Mais Grant refusa de
coopérer et de transmettre les documents de la Maison-Blanche, et porta le coup de grâce à son secrétaire au Trésor en adressant une déposition sous
serment favorable à Babcock. Ce dernier fut acquitté en février 1876, et Bristow contraint de démissionner peu après. Plusieurs républicains tentèrent alors
d’obtenir la nomination de Bristow comme candidat à la présidence, mais Grant s’y opposa et choisit le gouverneur de l’Ohio Rutherford Hayes – « une
inexistence de troisième zone », comme l’écrivit Henry Adams362.
Le gouverneur Hayes n’était pas malhonnête. Mais son parti était devenu, pour reprendre les mots d’un autre républicain de l’Ohio, le sénateur James
Grimes connu pour sa scrupuleuse honnêteté, « le parti politique le plus corrompu et le plus débauché qui ait jamais existe de par le monde ». L’adversaire
démocrate de Hayes passait lui aussi pour honnête, ce qu’il n’était manifestement pas : Samuel Tilden, gouverneur de New York, était en fait un vieux
bandit. Avocat des chemins de fer, il avait amassé une fortune en manipulant des actions, avait conseillé Gould et Fisk, avait magouillé dans les eaux
troubles de Tammany Hall avant de tourner le dos à ses anciens amis. Il était donc inévitable que la campagne présidentielle de 1876, qui opposa Hayes à
Tilden, fût marquée par la corruption363.
Elle le fut probablement au-delà de tout ce qu’a connu depuis l’histoire des États-Unis. Les électeurs noirs furent l’objet de manœuvres d’intimidation
dans tout le Sud. Les bulletins de vote furent falsifiés dans l’Oregon, en Caroline du Sud, en Floride, en Louisiane et en Géorgie par urnes entières. En
Floride, le Central Railroad remit à ses employés des bulletins de vote numérotés en faveur du candidat démocrate et, dressant une liste nominative, prévint
que tous les employés dont le bulletin ne réapparaîtrait pas seraient renvoyés. Les trains transportant les urnes furent attaqués et les urnes volées. En
Floride, les démocrates détruisirent entièrement un de ces trains. À Washington, le sénateur Stephen Dorsey, républicain parachuté depuis l’Arkansas,
monta avec l’aide d’un haut responsable de la poste, Thomas Brady, un « réseau de la poste » qui fut en mesure de voler de grosses sommes pour financer la
campagne de Hayes, corrompre divers agents électoraux et acheter des voix. À New York, le responsable des douanes, Chester Arthur, fit de même. Quand
le vote se termina, le 7 novembre, il apparut que Tilden, avec 184 grands électeurs, avait battu Hayes. Le lendemain, en comptant la Caroline du Sud,
envahie par 33 compagnies de l’armée sur ordre de Grant, et la Louisiane comme acquises aux républicains, Hayes n’obtenait que 181 voix. Si la Floride
pouvait rester républicaine, Hayes aurait 185 voix et l’emporterait de justesse. Les ordres partirent en direction de ces trois États, destinés aux commandants
militaires : « Pouvez-vous tenir votre État ? Répondez immédiatement ! »
En Caroline du Sud et en Floride, où l’armée était sous les ordres de Sherman, les fonds contrôlés par le postmaster general Brady, et les enquêteurs du
département de la justice responsables devant le secrétaire du comité républicain, William Chandler, « tenir » était un jeu d’enfant. On invalida
suffisamment de bulletins de vote pour arracher les deux États à Tilden au profit de Hayes. Mais, en Louisiane, la tâche fut plus difficile ; il fallait
manipuler au minimum 9 000 bulletins de vote. Sans se laisser démonter, les scrutateurs républicains, appuyés par les troupes fédérales et accordant foi à la
totalité des maquereaux et des prostituées que les marshals purent rassembler, annulèrent 13 350 suffrages démocrates, au grand dam de ces derniers, pour
donner à Hayes la victoire avec 4 500 voix d’avance. Les négociateurs républicains offrirent alors à Tilden de lui rendre la Louisiane et la Floride moyennant
200 000 dollars pour chacun de ces deux États. « Normal », répondit-on du côté de Tilden ; mais les démocrates marchandèrent trop longtemps. Pour finir,
une commission électorale de Washington décida par 8 voix (toutes républicaines) contre 7 (toutes démocrates) de donner l’élection à Hayes. En échange,
les républicains s’engageaient à mettre un terme à la Reconstruction en retirant toutes les troupes fédérales stationnées dans le Sud – ce qui fut fait. C’est
ainsi qu’un homme qui avait été battu à l’élection devint président des États-Unis. On n’imagine pas meilleur symbole de la corruption qui régnait en cette
belle époque…364.
Notes
335. Matthew Josephson, The Politicos, 1865-1896, New York, 1963, p. 127.
336. Voir l’article « Summer, Charles », dans The Columbia Encyclopedia, New York, 2e édition, 1950, p. 1916.
337. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 735.
338. Ibid., p. 738, 741.
339. Ibid., p. 743.
340. Warren Hoffnagle, « The Southern Homestead Act : Its Origins and Operation », The Historian, vol. XXXII, n° 4, p. 612-629. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 763.
341. Ibid., p. 760-761, 811.
342. Joe Richardson, « The Memphis Race Riot and Its Aftermath » (Rapport d’un missionnaire du Nord), Tennessee Historical Quarterly, vol. XXIV, n° 1, p. 63-64. John Carpenter, « Atrocities in
Reconstruction Period », Journal of Negro History, vol. XLVII, n° 4, p. 242. « Reports of the Select Committee on the New Orleans Riots », House Reports, 39e congrès, 2e session, n° 16. Donald Reynolds,
« The New Orleans Riot of 1866 Reconsidered », Louisiana History, vol. V, n° 1, p. 5-27.
343. Jules Archer, Riot ! A History of Mob Action in the United States, New York, 1974, p. 74. Richard Hofstadter et Michael Wallace, American Violence : A Documentary History, New York, 1970, p. 101-108.
344. John Carpenter, « Atrocities », op. cit., p. 245. Jules Archer, Riot !, op. cit., p. 76.
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346. Thomas Alexander, « Kukluxism in Tennessee, 1865-1869 », Tennessee Historical Quarterly, vol. VIII, n° 3, p. 195-219. Jules Archer, Riot !, op. cit., p. 74-75. Stanley Horn, Invisible Empire : The Story of
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347. Ibid., p. 229-230, 233-236, 240-241.
348. John Franklin, Front Slavery to Freedom, New York, 1947, p. 431.
349. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 742-743.
350. Meade Minnigerode, Certain Rick Men, New York, 1927, p. 103-133. Congressional Globe, 37e congrès, 29 janvier 1863. Senate Report 75, 37e congrès, 1863. Sidney Lens, Labor Wars : From the Molly
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363. Horace White, The Life of Lyman Trumbull, Boston, 1913, p. 341. A. S. Alexander, A Political History of the State of New York, vol. III, New York, 1906-1923, p. 274-275, 340-341.
364. Alexander Clarence Flick, Samuel Jones Tilden : A Study in The Hayes-Tilden Disputed Presidential Election of 1876, Cleveland, 1906, p. 90-145. Jerrell Shofner, « Fraud and Intimidation in the Florida
Election of 1876 », The Florida Historical Quarterly, vol. XLII, n° 4, p. 321-330. C. R. Williams, The Life of Rutherford Birchard Hayes, vol. I, Boston, 1914, p. 481. John Bigelow, The Life of Samuel J. Tilden,
vol. II, New York, 1895, p. 12, 13, 17, 95. Congrès des E.U., House of Representatives, 44e congrès, 2e session, Miscelleanous Documents, p. 138, 144-145.
CHAPITRE 15
La loi contre la justice

Si l’éclat de la belle vie qu’ils menaient à l’âge d’or méritait d’être conservé, les grands capitaines d’industrie savaient qu’ils ne pourraient le faire qu’en
augmentant encore leurs marges, pour les porter au plus haut point qu’elles aient jamais atteint. Et cela n’était faisable qu’en maintenant les salaires aussi bas
que possible. Pour ce faire, il fallait mettre les travailleurs en concurrence permanente pour les emplois existants. Toujours obligeant, le Congrès adopta
ainsi une loi permettant aux industriels d’importer une main-d’œuvre étrangère légalement liée à son emploi et à son maigre salaire jusqu’au remboursement
complet du prix de la traversée. La même rationalité économique explique la poursuite des mesures de terreur contre les Noirs du Sud : tant que les
affranchis auraient trop peur pour demander l’amélioration de leurs conditions de travail, les travailleurs blancs, effrayés à la perspective d’être remplacés par
des Noirs, se tiendraient tranquilles eux aussi. Les entreprises, les États et le gouvernement fédéral disposaient encore d’un autre moyen pour priver les
travailleurs de tout pouvoir : la location de prisonniers. Fonctionnant sur tout le territoire des États-Unis mais plus particulièrement dans le Sud, ce système
fournissait aux propriétaires de mines, aux perceurs de canaux et aux grandes compagnies de chemins de fer une main-d’œuvre pratiquement gratuite. En
Caroline du Nord, par exemple, les détenus noirs posèrent la quasi-totalité des 5 764 km de voies ferrées mises en place entre 1876 et 1894. Les locataires
de cette main-d’œuvre payant un loyer, certes minime, aux autorités, de nombreuses prisons profitèrent du système et prospérèrent365.
La location devint même parfois si lucrative que les juges furent soumis à des pressions pour infliger des peines de prison de plus en plus longues, de telle
sorte que les directeurs de prison fussent en mesure de louer des prisonniers sur la base de contrats de six mois au moins, voire d’un an. Au Texas, à
Houston, en 1874, il suffisait de voler 25 cents pour se retrouver condamné à aller travailler un an sur les chemins de fer ou dans les forêts. Surveillés en
permanence, travaillant dix-huit heures par jour, les malheureux étaient parqués dans des baraques impropres au logement d’animaux. Beaucoup mouraient
au travail. Les rapports de l’administration pénitentiaire disaient qu’ils avaient été « abattus pendant une tentative d’évasion ». Dans le Minnesota, la main-
d’œuvre pénitentiaire fit la prospérité de plus d’une petite entreprise. Le système s’installa dans cet État en 1854 quand John Stevens, de Stillwater, engagea
des condamnés pour manufacturer des stores, payant 100 dollars par an à l’administration, et un bonus de 75 cents par jour pour ceux des détenus qui
pouvaient lui être loués un an entier. En 1880, le système était répandu à l’ensemble de l’État. Seymour, Sabin et Cie réalisèrent un profit de
135 000 dollars pour l’année 1871 en faisant fabriquer des baignoires, des barils et des seaux par de la main-d’œuvre pénitentiaire. Dix ans plus tard, les
profits de la même compagnie atteignaient 300 000 dollars366.
Fréquemment, la main-d’œuvre pénale était utilisée pour briser les grèves. À Briceville, en 1891, les prisonniers furent envoyés à la mine par la Tennessee
Coal Company, après que celle-ci eut lockouté les mineurs. Ces derniers tentèrent de s’opposer physiquement à la descente des détenus dans la mine, ce qui
permit de faire donner la milice de l’État pour combattre cette « insurrection ». Les mineurs prirent d’assaut les baraquements dans lesquels étaient logés les
détenus, libérèrent 163 d’entre eux puis mirent le feu aux installations. Le soir, les mineurs grévistes de la mine de fer de Knoxville en firent autant, libérant
120 détenus et incendiant deux postes de garde et les bureaux de la mine. Deux jours plus tard, les grévistes de la Cumberland Mine attaquèrent – à cheval,
cette fois – et libérèrent 200 détenus. On ne reprit ni les détenus ni les mineurs, mais l’on envoya de nouveaux détenus de Nashville et les trois mines furent
entourées par la milice d’État. Tout au long de l’été 1892, mineurs et soldats se livrèrent de véritables batailles rangées, jusqu’à ce que deux des trois mines
reprennent les mineurs et refusent désormais la main-d’œuvre.
Mais, en août, les directeurs du puits Grundy de la Tennessee Coal and Iron Railroad Company mirent les mineurs professionnels à mi-temps et
engagèrent à plein temps 360 détenus. Une fois de plus, les mineurs prirent d’assaut les baraquements dans lesquels étaient logés les détenus et y mirent le
feu après avoir libéré ces derniers. Puis ils prirent d’assaut toutes les mines de la région, et ne furent arrêtés que par les balles de la milice, à Oliver Springs.
Du coup, les mineurs se soulevèrent dans toute la région. Ils prirent d’assaut le fort de la garnison locale, s’emparèrent de toutes les armes et attaquèrent
Fort Anderson. L’État était pratiquement la proie d’une insurrection généralisée quand le gros de la milice arriva sur les lieux, dispersa les mineurs et en
arrêta des centaines. 300 mineurs furent emprisonnés puis rapidement relâchés, une fois les baraquements reconstruits et le système du travail pénitentiaire
remis en place. Le gouverneur signa alors, en avril 1893, une loi par laquelle il mettait officiellement fin au système de la location de main-d’œuvre pénale,
système qui demeura pourtant en vigueur pendant trois autres années, jusqu’à l’achèvement, en 1896, des travaux de construction d’une nouvelle prison,
capable d’accueillir 1 500 détenus367.
Pour les mineurs, il s’agit là d’une victoire rarissime. Dans la plupart des affrontements, le coût en vies humaines était fort élevé. L’une des pires batailles
fit rage pendant des années en Pennsylvanie, dans le comté de Schuylkill. Jusqu’aux années 1860, les conflits dans les mines d’anthracite restèrent
relativement bénins, concernant surtout l’obligation qui était faite aux mineurs de se fournir dans des boutiques appartenant à la compagnie et qui
pratiquaient des prix exorbitants. Mais, en 1871, entre en scène la compagnie Reading Railroad, rendant les conditions de travail intolérables. À la tête de la
compagnie, son président Franklin Benjamin Gowen, un Irlandais de la deuxième génération, aux lèvres minces, aux traits réguliers, à l’éloquence volontiers
fleurie. Élève de la John Beck’s Academy, il fait ses premières armes comme avocat d’une entreprise minière de Pottsville. Puis il devient district attorney de
Schuylkill, est engagé par les services juridiques de Reading et, à trente ans, sort victorieux d’un grand procès contre la Pennsylvania Railroad. À 33 ans, il
devient président de Reading et entreprend aussitôt d’acheter la totalité des mines de charbon de Schuylkill. Entre 1870 et 1874, il acquiert 100 000 acres à
crédit, par l’intermédiaire d’une société « bidon ». Pour rentrer rapidement dans ses fonds, il diminue d’un tiers le salaire des mineurs en 1871. Il contraint
ses concurrents à en faire autant, faute de quoi il leur impose une taxe spéciale de 4 dollars la tonne pour le transport de leur anthracite par chemin de fer.
Les mineurs se mettent en grève et en appellent aux tribunaux, mais Gowen sort vainqueur de la confrontation, en prétendant que les grévistes ont agressé
et battu les familles des non-grévistes. Puis il obtient de tous les patrons et des autres compagnies de chemins de fer une association de facto. Désormais, les
mineurs ont devant eux un interlocuteur unique et déterminé368.
Les mineurs étaient pratiquement impuissants. Les dizaines de milliers d’entre eux qui vivaient, en se tuant à la tâche, à Schuylkill et dans les comtés
environnants étaient totalement ligotés aux compagnies minières, propriétaires de tous les commerces, de la terre, des rues, et même de la plupart des
pauvres bicoques que les mineurs habitaient. Les fortes têtes ne perdaient pas seulement leur emploi, mais aussi leur logement. La police privée de la
compagnie procédait à leur expulsion immédiate. Le travail était long, pénible, extrêmement dangereux ; des centaines de travailleurs étaient tués ou
gravement blessés à Schuylkill chaque année. Les enfants de 7 à 16 ans gagnaient moins de 3 dollars par semaine pour trier le charbon, tandis que les
adultes étaient payés à la tonne extraite, ce qui fournissait aux compagnies le prétexte d’incessantes tricheries. Le syndicat des mineurs, la Workingmen’s
Benevolent Association, n’avait d’autre moyen que la grève pour lutter contre ces conditions de travail. Or la plupart des mineurs étaient trop pauvres et
trop endettés auprès des compagnies pour risquer la grève. La seule forme de justice possible était donc l’affaire de ceux qui étaient prêts à exercer des
vengeances secrètes sur les flics, les contremaîtres et les surveillants – ces vengeurs s’appelaient les Molly Maguires369.
Affiliés au très secret Ancient Order of Hibernians qui, en Irlande, avait toujours pris la défense des pauvres, les Molly Maguires firent, dit-on, leur
première apparition à Schuylkill en 1857, se proposant de venger tout Irlandais victime de mauvais traitements. Dès qu’avait lieu un meurtre un peu
mystérieux, les gens en rejetait aussitôt la responsabilité sur les « Mollies ». Conséquence de la Grande Famine (1846-1854), 1 200 000 Irlandais avaient
émigré en Amérique ; les Irlandais représentaient le groupe ethnique majoritaire parmi les mineurs. Le patron de Reading, Gowen, déclara que les Mollies
étaient « coupables de la plupart des meurtres et des autres actions scandaleuses qui, depuis des années, se commettent dans les parages ». Il voulait la
destruction de cette société secrète, d’autant plus qu’avec la dépression de 1873 il avait de nouveau augmenté le prix du charbon et diminué les salaires,
causant de nombreux actes de sabotages et quelques expéditions nocturnes contre ses propres hommes de main par des « inconnus ». Il décida donc
d’engager le meilleur détective privé – Allan Pinkerton – pour démasquer les Maguires et les détruire370.
Né en Écosse en 1819, Pinkerton n’avait nulle intention de suivre dans la carrière les traces de son père policier. Quand il arriva en Amérique, en 1842, il
commença par travailler comme boisselier à Dundee, dans l’Illinois. Le hasard voulut qu’il capturât un jour une bande de faussaires et, du coup, fût élu
shérif adjoint du comté. En 1850, il ouvrit son agence de détective privé, reconnaissant que « pour faire son travail, le détective doit jouer des rôles et donc,
par moments, accepter de s’éloigner de la stricte vérité et même de recourir à la tromperie pour jouer son rôle jusqu’au bout ». Il se spécialisa dans le service
des industriels et se retrouva rapidement à la tête d’une importante équipe, fort disciplinée, de briseurs de grève, de gardiens d’usines et dépôts et de
chasseurs de prime. Recourant sans hésiter à la « tromperie », il devint un expert de la provocation contre les agitateurs du mouvement ouvrier. Pour
détruire les Mollies, il demanda 100 000 dollars à Gowen371.
Quand il arriva à Schuylkill, les conditions de vie et de travail des mineurs s’y étaient à tel point détériorées qu’ils étaient désormais prêts à se risquer à la
grève, bien que dépourvus de toutes réserves. Leurs salaires n’avaient cessé de diminuer (passant de 18,20 dollars par semaine en 1869 à 9,20 dollars en
1877), ils étaient endettés jusqu’au cou vis-à-vis de la compagnie qui, après déduction du prix des outils, des aliments et du loyer, leur remettait bien souvent
des bulletins de paye négatifs. Ils commencèrent à s’agiter, réclamant une grève générale dans tout l’État. La grève commença contre la Philadelphia and
Reading Railroad de Gowen et sa filiale la Philadelphia and Reading Coal and Iron Company. Mais Gowen était prêt. 26 mineurs furent aussitôt arrêtés,
inculpés d’association de malfaiteurs et condamnés à un an de prison. Puis Gowen diminua encore les salaires de ceux qui reprenaient le travail et
contraignit les autres propriétaires de mines à en faire autant. Il obtint que les tribunaux déclarassent illégal le syndicat des mineurs. Dans un rapport
ultérieur à ses actionnaires, il reconnaîtrait avoir dépensé 4 millions de dollars pour briser la grève. Les mineurs ripostèrent de leur mieux, sabotant la
production, incendiant des puits, des boutiques, des bureaux du télégraphe et faisant dérailler des trains. Gowen utilisa ces divers incidents pour obtenir
l’entrée en scène de la milice de l’État. Protégés par cette dernière, des gros bras entreprirent d’interrompre les meetings syndicaux et des travailleurs de la
mine – employés de Gowen ou de Pinkerton, on l’ignore encore aujourd’hui – assassinèrent trois dirigeants syndicaux. Les mineurs, comme Gowen s’en
vanta, « laissèrent une longue traînée sanglante derrière eux372 ».
Ce fut alors que James McParlan arriva à Schuylkill. Né en Irlande en 1844, McParlan avait travaillé dans une fabrique de drap avant de gagner New
York en 1867. Après un bref épisode dans une épicerie, il passa à Chicago où il prit un emploi de « policier préventif », comme on appelait alors les
détectives privés. Puis il entra à l’agence Pinkerton. Sous le nom de James McKenna, il partit pour les mines de Schuylkill en octobre 1873. Plein de charme
et d’humour, mais dur et rusé, avec des « yeux aussi froids que ceux d’un cobra », il se fit engager à la mine, où il se fit passer pour un faussaire « en cavale »
afin de tenter d’infiltrer les Mollies. Inventa-t-il, comme le croient certains, toute l’histoire des Molly Maguires sur les ordres de Gowen ? Ou se contenta-t-il
d’inventer les éléments nécessaires à son témoignage ? Toujours est-il qu’il dénonça 347 Mollies au tribunal. Leur procès dura deux ans. La presse les
accabla, multipliant à plaisir les récits grand-guignolesques. Le jury comprenait des membres de plusieurs comités de vigilance anti-irlandais et antiouvriers.
Le président, tout acquis à l’accusation, laissa menacer les témoins qui déposaient en faveur des mineurs, déclara aux jurés que l’Ancient Order of Hibernians
était bien connu pour être entièrement composé d’assassins, et autorisa Gowen à intervenir dans les débats après les réquisitoires de l’accusation. Tant et si
bien que 20 mineurs furent pendus et des dizaines d’autres condamnés à un total de 124 années de prison373.
L’élan du syndicat en fut évidemment brisé. Gowen en profita pour réduire de nouveau les salaires en 1877 et, cette fois, les mineurs ne protestèrent
même pas. Mais sa dureté même ne suffit pas à sauver Gowen. La Reading avait trop de dettes, auxquelles elle parvenait d’autant moins à faire face qu’elle
était constamment paralysée par d’autres grèves, celles des employés des chemins de fer. En 1880, un administrateur fut nommé et Gowen perdit la
présidence. Quand la société fut redevenue solvable, en 1886, Gowen tenta de récupérer son poste mais il échoua et, en 1889, il se tira une balle dans la
tête374.
Au même moment, les chemins de fer étaient paralysés par les grèves d’une côte à l’autre du continent américain. La résistance avait commencé dans une
petite ville de Virginie, Martinsburg, quand la compagnie Baltimore and Ohio avait annoncé une réduction de salaires de 10 %, la seconde en huit mois,
réduisant les salaires hebdomadaires à 5 ou 6 dollars. Les travailleurs bloquèrent immédiatement les lignes, demandant non seulement l’abrogation de cette
mesure, mais de meilleurs horaires de travail et le droit au transport gratuit pour regagner leur domicile après un voyage. La réaction des propriétaires fut de
faire appel à la milice, mais les troupes fraternisèrent avec les travailleurs et les paysans, lassés de voir baisser les prix agricoles tandis que les tarifs des
transports par chemin de fer augmentaient sans cesse, nourrirent gratuitement les soldats. Le gouverneur fit alors appel au président Hayes, qui dépêcha
300 hommes des troupes fédérales. C’était la première fois que ces dernières étaient utilisées contre un mouvement ouvrier en temps de paix. En 1834,
Andrew Jackson avait envoyé des troupes fédérales lors d’une grève sur le canal du Chesapeake à l’Ohio, mais les choses étaient rentrées dans l’ordre
pacifiquement, sans affrontement. De 1877 à 1898, l’armée interviendra au contraire dans plus de 300 grèves. Cela constitua une véritable redéfinition du
rôle de l’armée des États-Unis, bien établie par le général George McClellan qui lui fixa entre autres missions celle d’écraser « les révoltes sur la scène
nationale, les émeutes dans nos villes, ainsi que tous les autres troubles qui, sans être assez graves pour être qualifiés de révoltes, le sont cependant trop pour
relever de la compétence des forces de police locales375 ».
Mais la grève gagna la Pennsylvania Railroad. Quand la milice reçut l’ordre de briser la grève à Pittsburgh, elle fraternisa une nouvelle fois avec les
grévistes, et il fallut faire donner 600 hommes des troupes fédérales. Ces dernières ouvrirent le feu sur les piquets de grève, tuant 20 travailleurs et en
blessant des centaines d’autres. Des milliers de grévistes, joignant leurs forces à celles des cultivateurs et d’autres travailleurs, attaquèrent alors les troupes, les
contraignant à faire retraite dans un dépôt qui fut incendié, ainsi que 104 locomotives, quelque 2 000 wagons et tous les bâtiments de la compagnie dans
cette région. De l’autre côté de l’Allegheny, d’autres travailleurs prirent d’assaut l’armurerie militaire et se servirent des armes pour s’emparer du bureau du
télégraphe. Ils expédièrent des messages tout au long de la ligne, demandant de l’aide. Quand les cheminots de la Reading se mirent en grève, la Garde
nationale tenta de les ramener à la raison à coups de feu, tuant 11 d’entre eux. Les grévistes furieux détruisirent les voies et s’assurèrent le soutien des
travailleurs des aciéries, des fonderies, de la construction et des abattoirs. Les troupes reçurent des renforts. À Saint Louis, elles durent réprimer une grève
générale. En Pennsylvanie, 3 000 hommes se précipitaient d’une zone de combat à une autre. À Chicago, les autorités ne furent pas prises au dépourvu : les
événements de New York, trois ans plus tôt, les avaient préparées à affronter tôt ou tard le mécontentement populaire. En janvier 1874, à New York,
7 000 chômeurs avaient défilé jusqu’à Tompkins Square pour y entendre des orateurs. Le meeting avait été officiellement autorisé mais le commissaire
commandant la police de New York, Oliver Gardner, vint dire à un dirigeant qu’il allait mettre fin au meeting. « De quel droit ? lui demanda-t-on. – Oh,
laissez tomber le droit ! rétorqua-t-il. » Et le meeting fut brutalement dispersé. À Chicago, ce furent 10 000 adjoints spéciaux, soldats et policiers qui
s’entendirent à maintenir l’ordre en tirant à tort et à travers pendant deux jours, faisant 50 morts et 100 invalides chez les travailleurs376.
Selon Pinkerton, toutes les grèves et tous les conflits de 1877 étaient le fait des communistes. « Toutes les illégalités ont été commises par eux », écrivait-il
uniment. Il prétendait aussi que « les vagabonds qui n’avaient rien à perdre, vu leur philosophie, participèrent aux émeutes et aux pillages qui semblaient à
l’ordre du jour ». Tous les chômeurs n’étaient que des paresseux, disait encore Pinkerton, formant une race de « hyènes humaines ».
[E]t tous sont des voleurs. Des centaines et des centaines d’entre eux ont perdu tout sens moral dans l’oisiveté des casernements [pendant la guerre civile] avant d’être brusquement relâchés dans la société,
sans emploi ni désir d’en trouver. […] Il est facile de voir comment un tel être devient un vagabond. De là, il passe à l’état de mendiant importun et, de cette dernière condition à celle de criminel, il n’y a
qu’un pas, vite et naturellement franchi377.

Le Chicago Tribune était du même avis. Son rédacteur en chef prescrivait « une petite dose de strychnine ou d’arsenic » pour chacun des vagabonds en
question. D’autres journaux étaient plutôt partisans d’une « robuste corde passée à une branche ». Pourtant, ces armées de vagabonds, qui hantaient
effectivement les campagnes en 1877, n’étaient jamais composées que des anciens employés des chemins de fer, des usines, des fonderies et des mines,
excellents travailleurs que les employeurs s’étaient empressés de mettre à la porte quand était venue la dépression : un million de chômeurs sur une
population de 45 millions, selon les chiffres officiels. Dans les faits, le chiffre était plus proche des 3 millions. À New York, un quart de la main-d’œuvre
disponible était au chômage, et il y avait plus de 30 000 sans-logis. Chaque offre d’emploi, si mal payée fût-elle, aussi pénibles que fussent les conditions de
travail, voyait se précipiter dix de ces prétendus « vagabonds ». Dans le Connecticut, si des vagabonds volaient effectivement, c’était avec ostentation, dans
l’espoir d’aller passer en prison les rigueurs de l’hiver. Au printemps, ils se remettaient en quête d’ouvrage, envahissant les campagnes du Nord de l’État de
New York, jusque vers l’Ohio et l’Illinois. Partout ils étaient chassés et malmenés par des patrouilles de vigilantes organisées par les riches. Comme cette
phalange de police montée qu’organisa Alexander Cassatt, vice-président de la Pennsylvania Railroad, afin de débarrasser son État de toute la canaille378.
À Scranton, toujours en Pennsylvanie, la plupart des hommes d’affaires, commerçants et membres des professions libérales de la ville formèrent le
Scranton Citizen’s Corps. Ce corps des citoyens, avec à sa tête le maire de Scranton lui-même, qui était alors directeur général de la Lackawanna Iron and
Coal Company, fut armé aux frais des propriétaires de lignes de chemins de fer et de mines de la région. Après avoir artificiellement gonflé les prix dans
toutes les boutiques de la région, contraignant ainsi les grévistes et les chômeurs à attaquer une firme de conserves d’où ils repartirent en emportant une
tonne de viande, et le dépôt de Lackawanna où ils volèrent des sacs de pommes de terre, le corps des citoyens put à son tour attaquer les grévistes. Il
s’ensuivit une série de batailles au cours desquelles, outre des dizaines de travailleurs, le maire fut tué, ce qui entraîna l’intervention des troupes fédérales.
L’enquête révéla que le corps des citoyens était entièrement responsable de l’émeute. 53 de ses membres furent arrêtés, Scranton inclus. Jugés par leurs pairs
– d’autres hommes d’affaires – les 53 furent acquittés379.
Ce fut le seul cas dans lequel l’intervention des troupes fédérales ne se fit pas au seul détriment des travailleurs. Dans le comté de Schuylkill, la Garde
nationale, commandée par le général J. K. Siegfried, ne se contenta pas d’apporter son soutien aux hommes d’affaires et aux vigilantes, mais joua le rôle
d’une véritable troupe d’occupation, abattant à vue des grévistes désarmés. Si bien des soldats, à titre individuel, éprouvaient de la sympathie pour les
grévistes et leur apportèrent parfois de l’aide, la Garde nationale dans son ensemble se montra particulièrement brutale. Le 19 juillet 1877, elle attaqua les
piquets de grève de la Pennsylvania Railroad à Pittsburgh et, le 21, fit 15 morts. Le lendemain, le général Siegfried donna l’ordre d’attaquer les grévistes en
divers points, parmi lesquels Altoona, Lancaster, Columbia et Harrisburg. À la fin des opérations, et malgré le fait que des centaines de soldats avaient fait
défection pour passer du côté des grévistes, la Garde nationale avait fait plus de 100 victimes dans la seule Pennsylvanie. « Le général Siegfried s’est
comporté pendant six à huit jours comme s’il était le véritable gouverneur de Pennsylvanie », écrivit un témoin des événements. Comme ailleurs en
Amérique, la grève fut brisée, les salaires diminués, les horaires de travail alourdis. Le doublement des trains sans doublement des équipes, qui avait été
l’une des causes de la grève, devint une pratique courante dans toutes les compagnies de chemins de fer380.
Plein de rancune, de colère et d’amertume, le mouvement ouvrier continua de protester, de s’organiser et de faire grève toutes les fois que le syndicat était
assez fort pour résister aux matraques des hommes de Pinkerton et d’autres gros bras, voire aux fusils des soldats de l’État et des fédéraux. En 1881, il y eut
471 grèves, concernant 2 928 entreprises et 129 521 travailleurs. En 1885, ce nombre passa à 645 grèves et 242 705 travailleurs. La grève étant illégale, on
ne peut qu’être étonné par l’efficacité de certaines. En 1885, par exemple, les grévistes contraignirent les différentes compagnies de chemins de fer
contrôlées par Jay Gould – Wabash, Missouri Pacific, Missouri-Kansas and Texas – à revenir sur une décision de diminuer les salaires de 15 %. En mars
1886, les travailleurs posèrent massivement leurs outils, à travers tout le pays, pour demander la fin des journées de dix, voire de douze heures. Le 1er Mai,
340 000 travailleurs paralysaient 12 000 entreprises. Des manifestations de masse devaient avoir lieu le jour même dans toutes les grandes villes afin d’exiger
la journée de huit heures. La plus grande manifestation était prévue à Chicago, qui comptait 80 000 grévistes381.
Au matin d’un samedi radieux, le Chicago Mail réclamait du sang. « Deux dangereux chenapans se promènent en liberté dans notre ville ; deux lâches qui
ne songent qu’à semer le désordre sans prendre de risques personnels – disait l’éditorial. Il faut prendre ces deux hommes pour faire un exemple. » L’un des
deux « chenapans » ainsi visés était Albert Parsons, un homme de 38 ans, dont la très honorable famille yankee était venue s’installer à Montgomery, en
Alabama. Il avait combattu dans les rangs de la Confédération, s’était politiquement radicalisé pendant la dépression de 1873 et, pendant les deux jours où
la police s’était déchaînée en 1877, était devenu résolument socialiste. Le chef de la police l’avait à l’époque invité à quitter la ville s’il ne voulait pas finir
« pendu à un réverbère ». Le second « chenapan » était August Spies, 31 ans, socialiste né en Allemagne, journaliste et dirigeant ouvrier. Pendant toute la
journée, les hommes de Pinkerton, ceux de la milice et 1 350 soldats de la Garde nationale attendirent, l’arme au poing, le moment d’intervenir. Mais la
manifestation pour la journée de huit heures, dont Parson et Spies avaient pris la tête, fut absolument pacifique et le Chicago Mail en fut pour ses frais.
Deux jours plus tard, lors d’un meeting de soutien aux grévistes de l’entreprise McCormick, des incidents avec la police de Chicago firent quatre morts et
plusieurs dizaines de blessés par balles dans les rangs ouvriers. Spies répliqua en appelant à une manifestation de masse le lendemain, dans Haymarket
Square. La grande presse, en Amérique, a rarement été du côté des travailleurs et plus rarement encore du côté de la justice mais, cette fois-là, elle se
surpassa. Tous les dirigeants ouvriers y furent présentés comme des anarchistes déments et leurs partisans comme des brutes avinées382.
Le 4 mai 1886 fut à Chicago une journée sinistre. Parsons, Spies et d’autres dirigeants ouvriers n’avaient pas sitôt ouvert le meeting, en présence des
3 000 ouvriers assemblés dans Haymarket Square, qu’il commença à pleuvoir. Alors que la foule commençait à se disperser, le capitaine John Bonfield, dit
« le matraqueur », se présenta, à la tête de 180 policiers, pour faire accélérer le mouvement. À cet instant, une bombe explosa dans les premiers rangs de la
police. Les flics devinrent aussitôt fous furieux et jouèrent de la matraque et du fusil. Il y eut quelques grévistes pour riposter mais, dans l’ensemble, la foule
se dispersa à toute vitesse. Tout fut terminé en un éclair. Cependant, la véritable affaire de Haymarket ne faisait que commencer car, si plusieurs grévistes
étaient morts et si l’on comptait dans leurs rangs les blessés par centaines, ce qui importait, c’était cette bombe qui avait tué un policier sur le coup et en
avait blessé sept autres qui moururent par la suite. Le New York Times poussa les hauts cris, réclamant vengeance. Tous les meetings et rassemblements
furent interdits, sauf évidemment les manifestations de soutien à la police. Des centaines de radicaux et de dirigeants ouvriers furent arrêtés par la police,
qui avait reçu du procureur de l’État les instructions suivantes : « Faites les descentes d’abord, vérifiez les articles du Code après ! » Pour finir, le 21 juin,
Parsons, Spies et six autres radicaux furent inculpés d’association de malfaiteurs et de complicité d’assassinat – crime passible de la peine de mort383.
Le procès de Haymarket constitue probablement l’épisode le plus répugnant de l’histoire judiciaire américaine – qui n’en manque pourtant tant pas.
Même le gouverneur de l’Illinois, John Peter Altgeld, osa le dire publiquement dès 1893, au risque de ruiner sa carrière politique. Le président Joseph Gary
fit preuve d’une partialité flagrante. Des 12 jurés, aucun n’était ouvrier ; 4 déclarèrent haïr les radicaux, et tous reconnurent qu’ils s’étaient déjà formé une
opinion sur la culpabilité des inculpés avant le début du procès. Aucun ne fut pourtant récusé par le juge. « La plupart des preuves présentées pendant le
procès étaient des faux purs et simples », déclarait encore le gouverneur Altgeld, ajoutant que les témoignages avaient été extorqués à des hommes
« ignorants et terrorisés » que la police avait « menacés de tortures s’ils refusaient de signer sous serment ce qu’on leur dirait ». Sept des huit accusés furent
condamnés à être pendus et le huitième à quinze ans d’emprisonnement. Lucy Parsons et ses deux enfants furent emprisonnés pour avoir tenté d’apercevoir
leur mari et père avant son exécution. Tous les appels à la clémence furent rejetés. La Cour suprême refusa d’examiner l’affaire. Spies, Parsons et deux de
leurs coïnculpés furent pendus le 11 novembre 1887. Un cinquième s’était suicidé en prison. La peine des deux autres fut commuée en emprisonnement à
vie. Le New York Times triomphait. Six ans plus tard, prié de faire « un geste de clémence », le gouverneur Altgeld s’y refusa. Ces hommes étaient ou
innocents ou coupables, déclara-t-il, avant d’entreprendre une étude du dossier qui dura cinq mois. Le 26 juin 1893, il déclara que le procès avait été une
horrible farce et le juge Gary un magistrat partial et partisan, et il décida l’élargissement des trois derniers condamnés. À Chicago, à New York, à
Philadelphie, à Détroit, on cria qu’il était indigne du siège de gouverneur. Les gros industriels du pays tout entier contribuèrent généreusement à la
campagne de son adversaire pour assurer sa défaite en 1896. Il perdit d’ailleurs l’élection, tout comme les travailleurs n’obtinrent pas la journée de huit
heures384.
Le mouvement ouvrier perdit plus d’une bataille importante en ces jours où la loi était presque immanquablement du côté des industriels. La grève des
sidérurgistes de Carnegie, à Homestead, petite ville de 12 000 habitants à quelques kilomètres de Pittsburgh, en est un exemple. En 1889, l’Amalgamated
Association of Iron and Steel Workers (Association unifiée des travailleurs du fer et de l’acier), affiliée à l’American Federation of Labor qui venait d’être
fondée, avait obtenu d’Andrew Carnegie la signature d’une trêve dans l’incessante diminution des salaires. Le « contrat » était d’une durée de trois ans.
Aussi, en janvier 1892, Henry Clay Frick, qui dirigeait l’entreprise pendant les vacances italiennes de Carnegie, décida-t-il une diminution de 18 %. La
grève fut immédiate, mais Frick avait pris ses dispositions. Il avait passé un contrat avec Pinkerton qui envoya 300 hommes de main attaquer les grévistes,
tandis que des travailleurs soustraits à d’autres complexes industriels étaient transportés par chemin de fer jusqu’à Homestead pour y jouer les briseurs de
grève. Dans les affrontements qui suivirent, 9 grévistes et 7 hommes de Pinkerton furent tués. La justice ne s’en prit qu’aux grévistes : 167 furent arrêtés, 34
inculpés de meurtre, et 27, sur les ordres directs du juge Edward Paxton, de la Cour suprême de l’État, de « trahison » contre l’État de Pennsylvanie. Aucun
procès n’eut jamais lieu mais les arrestations suffirent à casser les reins du mouvement de grève et, le 20 novembre, les travailleurs votèrent l’acceptation de
la diminution des salaires et la reprise du travail. Quand Carnegie, dont la compagnie avait déjà réalisé un million de dollars de bénéfice (dont
207 000 dollars pour la seule aciérie de Homestead), apprit la victoire de Frick, il lui adressa un télégramme : « Félicitations sur toute la ligne – la vie est de
nouveau digne d’être vécue – que l’Italie est donc jolie. » Au cours des neuf années qui suivirent, tout en réduisant du quart le nombre de ses employés, le
grand philanthrope Andrew Carnegie réalisa un profit de 106 millions de dollars dans son aciérie de Homestead385.
La même année, à Cœur d’Alene et dans les environs, des mineurs de l’Idaho bien organisés et déterminés résistèrent si bien pendant sept mois aux
diminutions de salaires, aux lock-out et aux armées privées des patrons qu’en juillet, le gouverneur décréta l’état de siège et demanda au président Harrison
d’envoyer les troupes fédérales. À la tête de 1 500 hommes de l’armée et de la garde nationale, le général J. M. Schofield instaura alors le règne de la terreur.
Il arrêta et parqua dans des enclos à bétail 600 syndiqués, sans le moindre mandat. Puis il enjoignit aux propriétaires de renvoyer tous les mineurs syndiqués,
menaçant de confisquer les biens de ceux qui ne se plieraient pas à ses ordres. Il fit jeter en prison 30 dirigeants syndicaux, accusés d’association de
malfaiteurs. Enfin, quand la grève et le syndicat furent brisés, il exigea de tous les mineurs qui reprenaient le travail le serment de s’abstenir à jamais de toute
activité syndicale. Quand les mineurs repartirent en grève, en 1899, le président McKinley, qui était sous l’influence du banquier, spéculateur et propriétaire
de mines Marcus Hanna, envoya de nouveau les troupes fédérales dans la région. La tactique de Schofield fut fidèlement reproduite, un dirigeant syndical
fut condamné à dix-sept ans de prison pour meurtre, et 8 autres à deux ans pour détournement de courrier, le tout sur de fausses preuves386.
À Cripple Creek, dans le Colorado, pendant la dépression de 1894, les mineurs remportèrent une victoire inespérée grâce à la neutralité sans précédent du
gouverneur. L’agitation commença en janvier, quand les propriétaires des mines d’or décidèrent d’allonger la durée quotidienne du travail jusqu’à dix heures
et de diminuer les salaires de 50 cents par jour. Bien organisés et disciplinés, la plupart des mineurs se mirent en grève, tandis que les non-grévistes
abandonnaient 10 % de leurs salaires à leurs camarades. Les mineurs de Butte, dans le Montana, et du district de San Juan, dans le Colorado, apportèrent
eux aussi une aide matérielle aux grévistes. Quand les directeurs s’entendirent pour financer une milice privée dont le shérif devait prendre la tête, les
mineurs se procurèrent des armes et des munitions et s’apprêtèrent à l’inévitable affrontement. L’un d’entre eux, Junius Johnson, qui avait passé trois ans à
l’académie militaire de West Point, organisa ses camarades en petites unités très mobiles. D’autres dirigeants syndicaux organisèrent un logement provisoire
pour les hommes, loin des habitations des familles, et une véritable cantine pour l’alimentation des volontaires. Quand l’affrontement avec les 125 hommes
de la milice patronale commença, certains des hommes de Johnson firent sauter les installations minières à la dynamite. Le shérif obtint des renforts, mais
les mineurs également : 200 mineurs vinrent de Leadville leur prêter main-forte, et 100 autres de Rico, à plus de 150 kilomètres de Cripple Creek. Le
gouverneur du Colorado mit la milice de l’État en alerte et enjoignit les deux bandes armées de déposer les armes et de négocier pacifiquement. Pour finir,
les mineurs obtinrent le maintien de la journée de huit heures et une augmentation de salaire – victoire rarissime pour l’époque387.
Mais le grand événement de cette année 1894 fut la célèbre grève de Pullman. Elle éclata le 10 mai dans la ville de Pullman, en Illinois, où tout
appartenait à George Pullman – les usines où l’on fabriquait les wagons de chemins de fer, les habitations des employés, tous les commerces et jusqu’aux
réverbères. Les ouvriers étaient tenus de faire leurs achats dans les boutiques de la compagnie et leur loyer était déduit de leur feuille de paye. Une nouvelle
organisation syndicale, l’American Railway Union (ARU), avait fait de rapides progrès à Pullman depuis l’échec d’une grève de dix jours en 1886. Le
syndicat était dirigé par Eugène Debs, journaliste et écrivain autodidacte originaire de Terre Haute, dans l’Indiana, qui avait travaillé aux chemins de fer dès
l’âge de 14 ans et n’avait cessé cette activité que pour être élu au Parlement de l’État d’Indiana en 1884. Fondée en 1893, dans l’espoir de fédérer tous les
petits syndicats de cheminots indépendants, l’ARU avait conduit une grève victorieuse cette même année contre la Great Northern Railroad et comptait, en
1894, 465 « loges » regroupant 15 000 membres. Le principal interlocuteur et adversaire de l’ARU fut la General Managers Association (GMA), fondée en
1886 par les propriétaires des 26 lignes possédant un terminus à Chicago.
Au début, l’ARU tenta d’arbitrer la grève Pullman. Mais la GMA ne voulut rien entendre et l’ARU donna à ses membres la consigne de boycotter les
wagons Pullman. Les aiguilleurs qui respectèrent cette consigne furent immédiatement renvoyés. La grève s’étendit alors à Saint Louis et Ludlow, dans le
Kentucky, où Pullman possédait d’autres usines. Et l’ARU appela au boycottage national, par tous les cheminots, syndiqués ou non, des wagons Pullman.
En deux jours, 18 000 travailleurs participaient au boycottage. Le troisième jour, leur nombre était passé à 40 000. Le quatrième, 125 000 cheminots
refusaient de s’occuper des wagons Pullman. Les renvois continuèrent, les grèves s’étendirent encore. Le 27 juin, 5 000 grévistes paralysaient 15 lignes à
l’entrée et à la sortie de Chicago. Le 28, les 26 lignes étaient atteintes par la gève, 18 000 travailleurs ayant cessé le travail. La GMA installa des bureaux à
Pittsburgh, Cleveland, Philadelphie, New York et Buffalo afin de recruter des briseurs de grève, et fit appel aux troupes pour la confrontation finale, tout en
collectionnant les commandements judiciaires contre les grévistes. Des dirigeants syndicalistes furent arrêtés dans l’Indiana et le Missouri. La milice de
l’Illinois prit position autour de l’Illinois Central, à Cairo, afin d’assurer sa protection. Thomas Milchrist, procureur fédéral à Chicago, câbla à Washington
pour dire que les grévistes avaient arrêté et retenu des trains postaux, ce qui était faux, mais avait l’avantage de conférer aux marshals fédéraux le pouvoir
d’enrôler autant d’adjoints qu’ils le jugeraient bon.
Et la grève s’étendait toujours, tant les cheminots étaient sous-payés, surexploités et mal traités à travers tout le pays : à la fin de juin, ils étaient 260 000
dans le mouvement. Ce fut alors que l’attorney general du président Grover Cleveland – Richard Olney, un avocat d’affaires spécialisé dans les chemins de
fer, qui avait même dirigé quelque temps les compagnies Burlington et Boston and Main et qui possédait un confortable paquet d’actions – prit excuse de la
nécessité de maintenir la circulation des trains postaux pour accorder à tous les procureurs des États-Unis une véritable carte blanche en matière de
répression. Dans le seul Chicago, 5 000 adjoints au marshal fédéral furent nommés. Olney autorisa les chemins de fer à lever leur propre milice, à
concurrence de deux tiers des effectifs, et à en nommer les capitaines. Il s’attacha les services d’Edwin Walker, membre de la GMA, qui devint « procureur
fédéral extraordinaire à Chicago » et réquisitionna tous les grévistes à travers le pays. Les troupes fédérales arrivèrent à Chicago. Dans la ville, jusqu’alors
paisible, les grévistes réagirent en détruisant les aiguillages, en renversant des wagons et en bloquant les voies. Le 6 juillet, un responsable de l’Illinois
Central abattit froidement deux grévistes avec son pistolet. Furieuse, la foule réagit en mettant le feu aux installations de la compagnie et à 700 wagons. Les
14 000 hommes de troupe présents sur les lieux dispersèrent les émeutiers, faisant dans leurs rangs 13 morts et 53 blessés.
Utilisant contre les syndicats la loi antitrust de Sherman (Sherman Anti-Trust Act) de 1890, les deux procureurs fédéraux Milchrist et Walker, en
collaboration avec le juge William Woods, qui était un protégé personnel de Pullman et voyageait gratuitement sur toutes les lignes de chemins de fer,
firent défense aux dirigeants de l’ARU, par une série de décisions de justice, d’envoyer des télégrammes, de prendre la parole en public, de participer à des
assemblées, de répondre à aucune question concernant la grève – bref, d’exercer leurs droits constitutionnels. Le 10 juillet, Debs et trois autres dirigeants
syndicaux furent inculpés d’association de malfaiteurs pour avoir envoyé des télégrammes : ils avaient par là tenté de faire obstruction au courrier, porté
atteinte au commerce inter-États et empêché, par intimidation, des citoyens d’exercer leurs droits légitimes. Des policiers fédéraux perquisitionnèrent alors
le quartier général de l’ARU et s’emparèrent, en toute illégalité, des papiers personnels, du courrier et des livres de Debs. Le 12 juillet, Samuel Gompers
réunit le bureau de l’American Federation of Labor (AFL) et publia une motion déclarant que son syndicat ne pouvait soutenir Debs et l’ARU car « une
grève générale serait, pour l’heure, inefficace, mal avisée et contraire aux intérêts bien compris des masses laborieuses ». Ce fut la goutte d’eau… La grève
était finie. Poursuivis par Milchrist et Walker, Debs et ses trois camarades furent condamnés pour non-respect d’une décision judiciaire – le gouvernement
ayant renoncé à tous les autres chefs d’inculpation quand l’avocat de la défense, Clarence Darrow, eut annoncé son intention de convoquer Pullman et les
autres dirigeants de la GMA afin de démontrer que, si complot et association de malfaiteurs il y avait, c’était de leur côté. Le monde du travail venait de
perdre sa plus grande bataille388.
Après une telle défaite, les prétendus défenseurs de la loi purent abattre sans difficulté des travailleurs désarmés. L’un des pires massacres eut lieu dans le
petit village de Lattimer, au cœur du bassin houiller de Pennsylvanie, en 1897. Pour protester contre les salaires d’un dollar environ par jour et l’obligation
qui leur était faite de tout acheter auprès des magasins de la compagnie, 400 mineurs sans armes, slaves d’origine pour la plupart et parlant à peine l’anglais,
brandissant deux drapeaux américains mais nulle pancarte anarchiste ou socialiste d’inspiration, défilaient pacifiquement en direction de la mine Pardee,
quand ils furent arrêtés par le shérif du village, à la tête d’une patrouille de miliciens payés par les patrons. Le shérif donna-t-il l’ordre de tirer au-dessus de
la tête des grévistes, comme il le prétendit par la suite ? Nous l’ignorerons toujours, mais la patrouille ouvrit le feu directement sur les manifestants. Il y eut
19 tués et 39 blessés – dont beaucoup d’une balle dans le dos, car les hommes de main poursuivirent les fuyards, tirant avec un plaisir manifeste. Le
gouvernement d’Autriche-Hongrie protesta officiellement et détacha un observateur au procès des 87 membres de la patrouille, mais le juge était si
manifestement prévenu en faveur des patrons de la mine, les avocats de la défense si manifestement hostiles aux étrangers, le procureur si ouvertement
favorable à ceux qu’il était chargé d’accuser que les douze jurés – tous blancs, anglo-saxons, protestants et républicains – acquittèrent sans hésitation
l’ensemble des inculpés389.
La loi et le droit furent si fréquemment violés et de manière si flagrante au profit des industriels pour empêcher les travailleurs de gagner décemment leur
vie, au cours de cette période, qu’il ne serait pas abusif de parler d’une dictature des riches, de la fin de la guerre de Sécession jusqu’au début de la Première
Guerre mondiale. Certes, un grand nombre de réformateurs élevèrent la voix pour dénoncer les plus grands scandales. Les populistes et les progessistes
tentèrent souvent de briser l’alliance qui existait entre le gouvernement et les financiers de Wall Street, plus particulièrement quand ces derniers voulurent
mettre en vente des bons d’État, garantis sur l’or dans des termes qui permettaient aux banques de manipuler les taux de change à leur profit. En 1896, ces
réformateurs organisèrent même une gigantesque campagne pour s’emparer de la présidence avec, pour candidat, William Jennings Bryan, un congressiste
du Nebraska dont les attaques contre les oligarques étaient aussi sincères que sa foi fondamentaliste. Partisan du « double étalon », c’est-à-dire de l’étalon
argent contre l’or contrôlé par Wall Street, Bryan parcourut trente mille kilomètres et prononça six cents allocutions pour tenter de moraliser l’Amérique –
sa campagne était une croisade personnelle pour le retour à l’idéal puritain. Mais il avait contre lui la puissance financière de démocrates comme Marcus
Hanna, qui surent organiser derrière McKinley toutes les ressources de l’Amérique des affaires. Bryan fut battu, n’obtenant que 6 500 000 voix contre
7 100 000 à son adversaire.
D’autres réformateurs connurent un certain succès, à une échelle plus modeste. Le gouverneur de l’Illinois, Altgeld, qui avait gracié les condamnés du
procès truqué de Haymarket, ne fut pas en mesure d’empêcher le président d’envoyer les troupes fédérales réprimer les manifestations ouvrières, ce dont
s’avéra capable Robert La Follette, dit « Battling Bob » (« Bob-le-battant »), après qu’il eut réussi à se faire élire gouverneur du Wisconsin. Il réglementa les
chemins de fer, réforma la fiscalité de l’État dans le sens de l’équité, imposa des contrôles aux banques et fit adopter une législation du travail qui améliora
l’existence des travailleurs. À New York, le gouverneur Charles Evans Hughes tenta, avec moins de succès, de l’imiter. Après l’assassinat de McKinley, en
1901, Theodore Roosevelt tenta lui aussi de contrôler les trusts pour les empêcher de s’entendre sur les prix et de manipuler les marchés. Il aida les United
Mine Workers à obtenir une augmentation de 10 % et les employés des abattoirs à gagner leur grève en 1906. Mais il refusa de soutenir le système du
recrutement syndical, de briser les trusts – dont il appréciait l’efficacité économique –, et même de proposer la moindre mesure qui fût réellement de nature
à bouleverser la vie et les espoirs des petites gens. Ce fut d’ailleurs l’une des raisons de sa défaite face à Woodrow Wilson, en 1912.
Comme gouverneur du New Jersey, Wilson avait déjà exercé ses talents de réformateur. Soutenu par Bryan et ses populistes, comme par les progressistes
des grandes villes, il avait fait passer une loi contre la corruption, un contrôle des chemins de fer et un système d’assurances du travail. Au cours des dix-huit
premiers mois de son passage à la Maison-Blanche, il tint ses promesses, faisant adopter une série de réformes « telles que la prochaine génération, quand
elle grandira, ne dépendra pas du bon vouloir des trusts, mais sera en mesure d’aller à sa guise et de faire sa vie comme elle l’entendra ». Puis, de plus en plus
obsédé de valeurs morales, et ne voulant pas empiéter sur cette « nouvelle liberté » dont il s’était fait le promoteur, il refusa d’utiliser la puissance du
gouvernement contre les trusts qui continuaient de maltraiter, de calomnier et même de tuer les travailleurs, utilisant toutes les ressources de la loi pour leur
refuser la justice. Louis Brandeis, qui avait conçu l’idée de « nouvelle liberté », attaquait l’« oligarchie financière » qui dégénérerait forcément en
« despotisme politique ». Mais Wilson ignora les exhortations de Brandeis et se réfugia de plus en plus dans l’abstraction. « Tout ce dont le pays a besoin,
c’est d’un nouveau système de pensées politiques sincères, résolument et distinctement énoncé par des hommes sûrs de leur fait », énonça-t-il résolument ;
mais il en allait autrement quand il fallait passer aux actes. Au cours de la seule année 1913, 25 000 travailleurs moururent au travail, et 750 000 furent
gravement blessés. Dans le même temps, les grands trusts multipliaient par six leurs profits390.
Le mouvement ouvrier n’avait donc d’autre choix que le durcissement. Le plus dur de tous les groupes fut celui des Industrial Workers of the World,
IWW – ou, comme on les surnomma rapidement, les Wobblies. L’IWW fut fondé en juin 1905 par le secrétaire général de la Western Federation of
Miners, William Haywood, dit « Big Bill », Eugène Debs, Lucy Parsons (la veuve du martyr de Haymarket), « Mother » Mary Jones qui restait, à 75 ans,
une extraordinaire organisatrice ouvrière, Charles Moyer, président de la Western Federation of Miners (WFM), Daniel De Leon, intellectuel et cerveau
du parti socialiste, le père Thomas Hagerty, prêtre catholique acquis au socialisme et rédacteur en chef du journal de l’American Labor Union, Voice of
Labor, et divers autres représentants de syndicats de métallurgistes, de mécaniciens et de brasseurs. « La classe ouvrière et la classe des employeurs n’ont rien
de commun », déclarait tout uniment le préambule des statuts de l’IWW. Les Wobblies, ayant reconnu l’existence d’une guerre de classes aux États-Unis,
étaient bien décidés à la gagner391.
Les premiers mois, le démarrage fut assez lent. L’IWW comptait seulement 52 000 membres. Mais tout changea quand, en février 1906, Haywood,
Moyer et un troisième Wobbly furent inculpés de l’assassinat du gouverneur de l’Idaho, sur les preuves fabriquées par James McParlan, l’espion de Pinkerton
dans l’affaire des Molly Maguires, promu ensuite chef de l’agence Pinkerton de Denver. Kidnappés, plutôt qu’arrêtés, un samedi soir par la police sur ordre
du gouverneur du Colorado, les trois Wobblies furent extradés en toute illégalité vers l’Idaho. Des millions de travailleurs, à travers toute l’Amérique, leur
manifestèrent leur solidarité. Même les dirigeants conservateurs de l’AFL se sentirent tenus de leur faire connaître leur soutien. Des centaines de réunions
eurent lieu à travers le pays, et jusqu’en Europe, pour rassembler des fonds. Lors du procès, en juillet 1907, l’avocat de la défense Clarence Darrow fit si
magistralement voler en éclats l’un des témoignages et monta si bien en épingle les contradictions du second que les Wobblies furent acquittés. Haywood
devint le héros des classes laborieuses392.
Malgré le départ de plusieurs fondateurs – dont De Leon, les membres de la WFM et finalement Debs –, le refus des compromissions et le dévouement
total des dirigeants restants amenèrent rapidement de nouveaux adhérents : ils étaient 100 000 à la fin de 1912. En 1908, les Wobblies organisèrent toute
une petite ville du Nevada, Goldfield, depuis les mineurs jusqu’aux plongeurs et aux petits vendeurs de journaux, et contraignirent le patronat à augmenter
l’ensemble des salaires – jusqu’à ce que l’AFL joignît ses forces avec celles des patrons pour briser l’emprise de l’IWW. Les Wobblies organisèrent la première
grève avec sit-in d’Amérique dans une usine de Shenectady, dans l’État de New York. À Portland, dans l’Oregon, ils organisèrent des piquets de masse qui
s’occupaient à la fois de fermer les ateliers et de recruter pour le syndicat. À New York, à Spokane, à Missoula, ils organisèrent les chômeurs et les
utilisèrent dans les piquets de grève. Quand la justice leur commanda de s’abstenir de prendre la parole en public à Spokane, les Wobblies le firent au
contraire l’un après l’autre, en 1909, contraignant les autorités à emprisonner 500 croisés de la liberté de parole. Et quand les ouvriers de la construction
paralysèrent deux lignes de chemin de fer en 1912, ils mirent en place un « piquet de grève de 2 000 km de long », de San Francisco à Minneapolis, pour
avoir les jaunes à l’œil393.
Ce fut à Lawrence, dans le Massachusetts, que les Wobblies remportèrent leur plus grande victoire en 1912. Lawrence était une ville de 86 000 habitants,
entièrement vouée à l’industrie textile, contrôlée par la compagnie lainière de Morgan, qui possédait 34 usines, d’une valeur totale de 60 millions de dollars,
en Nouvelle-Angleterre. Les salaires y étaient scandaleusement bas, même pour 1912, le maximum étant de 8,76 dollars par semaine pour cinquante-six
heures de travail. La plupart des ouvriers gagnaient 7 dollars par semaine et en versaient 5 de loyer. Un tiers des ouvriers des filatures mouraient avant l’âge
de 25 ans, et la mortalité infantile atteignait 17,2 % pour la première année de la vie. La grève commença spontanément le 11 janvier, quand un groupe de
tisserands polonais s’aperçut que ses salaires avaient été diminués de 32 cents. Les Italiens furent les seconds à s’apercevoir d’une diminution comparable et,
pris de fureur, brisèrent quelques machines et un certain nombre de vitres. Quand les travailleurs les plus qualifiés, organisés au sein de l’AFL, refusèrent de
se joindre au mouvement, les grévistes firent appel à l’IWW. Les Wobblies répondirent instantanément à cette demande et entreprirent d’organiser des
comités de grève pour chaque nationalité. Puis ils firent élire des dirigeants par ces comités, organisèrent des piquets, des cuisines collectives, des centres de
secours, amenèrent des médecins et aussi des remplaçants, au fur et à mesure qu’ils se faisaient arrêter les uns après les autres. Et la grève commença à
s’étendre, malgré les 2 500 hommes de troupe et les dizaines de policiers et d’hommes de main de chez Pinkerton qui menaient la vie dure aux grévistes –
335 arrestations, 54 condamnations à des peines de prison, maintes agressions physiques contre les piquets de grève, y compris les femmes et les enfants qui
pouvaient s’y trouver. En deux semaines, 23 000 travailleurs, dont des ouvriers qualifiés, malgré les ordres de l’AFL, arrêtèrent le travail. La direction tenta
aussi de faire tomber les Wobblies sous une fausse inculpation, en faisant dissimuler de la dynamite dans leur quartier général. Alors même que la police de
New York retrouva le provocateur responsable de cet acte (qui fut condamné à 500 dollars d’amende), deux dirigeants de l’IWW furent inculpés
d’association de malfaiteurs en vue de détruire des édifices par explosif. Des manifestations de soutien eurent lieu à travers toute l’Amérique et jusqu’en
Europe, tant et si bien qu’en mars les patrons cédèrent, accordant des augmentations qui allaient jusqu’à 21 %. Les autorités du Massachusetts en
profitèrent pour arrêter Haywood et sept autres dirigeants du mouvement, les accusant de manœuvres d’intimidation contre les travailleurs. Mais, en
septembre, 12 000 travailleurs du textile firent une grève de vingt-quatre heures pour soutenir leurs dirigeants syndicaux et tous les Wobblies, y compris ceux
qu’on avait accusés de vouloir dynamiter les installations de l’American Woolen Company, furent remis en liberté394.
L’affaire de Lawrence marque le sommet de la carrière de l’IWW. Manquant de fonds pour organiser des permanences, trop radicale pour espérer obtenir
le soutien des membres même les plus progressistes du Congrès, soumise sans discontinuer aux attaques de la presse, de l’AFL et des syndicats corporatistes,
persécutée par les professionnels du maintien de l’ordre qui arrêtaient, malmenaient et parfois même assassinaient ses membres, l’IWW commença à se
désintégrer lentement. Alors que le syndicat prônait surtout des grèves pacifiques – à Lawrence, Haywood et ses camarades n’avaient cessé de répéter que le
sang répandu serait toujours celui de la classe ouvrière –, les Wobblies étaient si souvent présentés comme des dinamiteros par la presse – « calomniez,
calomniez… » – qu’il finit par en rester quelque chose. John et James McNamara, les dirigeants des métallos qui firent sauter les bureaux du Los Angeles
Times, journal férocement antiouvrier, en octobre 1910, appartenaient par exemple à l’AFL et non à l’IWW. Pourtant, la presse les baptisa immédiatement
Wobblies395.
Dans les décennies qui suivirent, les Wobblies furent soumis à un traitement typiquement américain : la loi de Lynch. Le poète membre de l’IWW, Joe
Hill, jugé coupable de meurtre en un procès éminemment suspect, dans l’Utah, adressa les paroles suivantes à ses camarades avant de tomber sous les balles
d’un peloton d’exécution : « Ne perdez pas de temps à porter le deuil. Organisez-vous ! » Après Haywood, le plus dynamique des dirigeants de l’IWW était
Frank Little, un demi-Indien, membre du bureau exécutif du syndicat. Organisateur infatigable des métallurgistes du Montana et de l’Arizona, ennemi juré
de la compagnie Anaconda, Little ne se plaignait jamais des interminables heures de travail qu’il consacrait au bureau exécutif, ni même des corrections que
lui administraient régulièrement les hommes de main du patronat. Le 1er août 1917, les gardiens de la compagnie Anaconda firent une descente dans sa
chambre d’hôtel. À demi assommé, Little fut traîné jusqu’à la voiture de ses agresseurs, ficelé au pare-choc et traîné sur plusieurs kilomètres jusqu’à un
passage à niveau isolé, où ses tortionnaires le pendirent. Wesley Everest, lui, n’était qu’un bûcheron de la base qui, bien que membre de l’IWW, avait
combattu en France. Le premier jour anniversaire de l’armistice, en 1919, dans l’État de Washington, l’American Legion Centralia (association d’anciens
combattants) attaqua le siège de l’IWW en tirant à tort et à travers. Everest, lui-même en grand uniforme, risposta aux assaillants et abattit leur chef. Il fut
arrêté. Le soir même, les anciens combattants attaquèrent la prison. Everest eut le temps de hurler à l’intention de ses codétenus : « Dites aux copains que je
suis mort pour ma classe. » Il fut ligoté à une voiture et châtré, puis conduit jusqu’à un pont, pendu et criblé de balles. Alors qu’aucun des assassins de
Wesley Everest ne fut jamais inquiété, des centaines de Wobblies furent accusés de la mort des légionnaires qui avaient donné l’assaut au siège de leur
organisation. Onze d’entre eux passèrent en jugement devant le magistrat qui avait prononcé l’oraison funèbre du chef des agresseurs ! Ils plaidèrent
évidemment la légitime défense. Le juge pesa de tout son poids sur le jury, allant jusqu’à déclarer inacceptable un premier jugement de clémence. Le jury,
s’étant retiré une seconde fois pour délibérer, condamna finalement les onze syndicalistes à des peines de prison de vingt-cinq à quarante ans. Quatre ans
plus tard, neuf des jurés reconnurent sous serment qu’ils avaient été l’objet de pressions de la part des patrons du trust du bois. Les témoins de la défense,
venus dire que les anciens combattants avaient ouvert le feu les premiers, furent condamnés pour faux témoignage. Les Wobblies passèrent quinze ans au
pénitencier de Walla-Walla396.
Les événements de l’État de Washington n’étaient en rien exceptionnels. À travers toute l’Amérique, les Wobblies furent arrêtés, jugés sur de fausses
preuves dans des procès fabriqués et jetés en prison. En juillet 1917, les membres de la Bisbee Loyalty League d’Arizona raflèrent 1 200 Wobblies supposés
(351 d’entre eux étaient en fait syndiqués à l’AFL), les enfermèrent dans des wagons à bestiaux et les expédièrent sous bonne garde dans le désert du
Nouveau-Mexique, où ils furent gardés pendant trente-six heures sans eau ni nourriture ; ensuite, ils reçurent une sévère correction et furent enfermés dans
une prison fédérale pendant trois mois, sans le moindre procès. À Butte, dans le Montana, les Wobblies et les socialistes gagnaient les élections avec une telle
régularité, de 1911 à 1921, que le gouverneur finit par décréter la loi martiale ; tous les élus, tous les dirigeants syndicaux et tous les Wobblies connus purent
alors être arrêtés et emprisonnés sans procès. À Wichita, dans le Kansas, 34 Wobblies furent emprisonnés pendant une grève de l’industrie pétrolière, en
1917. Ils ne furent jugés que vingt-deux mois plus tard et 27 d’entre eux furent alors condamnés… pour insoumission ! En Californie, des provocateurs de
la police posèrent une bombe devant la résidence du gouverneur et 46 Wobblies furent arrêtés à la suite de cet attentat. Leurs conditions de détention étaient
si dures que 5 d’entre eux moururent avant le procès, au cours duquel les survivants furent condamnés à dix ans de prison. Pour finir, le président Wilson
lui-même se joignit à la campagne anti-Wobblies et, à son instigation, 165 dirigeants de l’IWW, parmi lesquels Haywood lui-même et tout le bureau
exécutif, furent arrêtés le 28 septembre 1917, sous le coup de diverses inculpations. « C’est le procès de l’IWW que nous faisons ici », déclara le procureur
quand le procès de 101 d’entre eux s’ouvrit enfin à Chicago, le ler avril 1918. Alors même que divers droits constitutionnels des accusés – libre parole,
réunion, vie privée – avaient fait l’objet de violations flagrantes de la part du gouvernement, la Cour suprême des États-Unis maintint deux des chefs
d’inculpation et donc les sentences suffisantes pour envoyer Haywood et 14 de ses camarades en prison pour vingt ans, et tous les autres pour des peines
moins longues.
Le procès de Chicago ayant prouvé que la loi et le droit pouvaient ouvertement être utilisés pour réprimer et même anéantir quiconque se dressait contre
la grande industrie et les affaires, l’attorney general de Wilson, A. Mitchell Palmer, décida qu’il pouvait se passer désormais de tout faux-semblant légal et
juridique pour écraser les contestataires. C’est ainsi, qu’en une série d’opérations de police commencées le 7 novembre 1919 dans 70 grandes villes, il fit
arrêter quelque 10 000 radicaux d’origine étrangère, dirigeants syndicalistes et ouvriers. 250 d’entre eux firent l’objet de mesures d’expulsion. Les autres
furent jetés en prison. Le propre adjoint de Palmer reconnut que ces opérations de police étaient contraires aux principes de la Constitution. C’était un
jeune homme qui ne s’embarrassait déjà guère de subtilités juridiques, un certain John Edgar Hoover397.
Tous ces procès et lynchages, le harcèlement permanent des vigilantes, les opérations de police de Palmer, la peur des « rouges », les interventions des
troupes fédérales, les procès fabriqués et les innombrables provocations et coups montés, les mensonges et les manigances qui servirent à écraser le
mouvement ouvrier des États-Unis, ne manquèrent pas de produire leur effet. Ceux des dirigeants ouvriers vraiment dévoués à la cause et qui ne se
découragèrent pas furent jetés en prison ou assassinés. Ceux qui restaient comprirent la leçon. Ils avaient le choix entre deux attitudes : jouer le jeu des
grands patrons ou passer des accords, pour leur propre protection, avec la seule puissance des États-Unis qui fût en mesure de s’opposer aux autorités : le
crime organisé.
Notes
365. Eighth Annual Report of the North Carolina Bureau of Labor Statistics, 1894, p. 257. Blake McKelvey, « The Prison Labor Problem », Journal of Criminal Law and Criminology, vol. XXV, n° 2, p. 254-
270.
366. Edward King, Texas 1874 : An Eyewitness Account of the Conditions in Post-Reconstruction Texas, Houston 1974, p. 41, 46. James Taylor Dunn, « The Minnesota State Prison During the Stillwater Era,
1853-1914 », Minnesota History, vol. XXXVII, n° 4, p. 137-151.
367. A. C. Hutson, « The Overthrow of the Convict Lease System in Tennessee », The East Tennessee Historical Society’s Publications, 1936, n° 8, p. 82-102.
368. C. K. Yearly Jr., Enterprise and Anthracite : Economies and Democracy in Schuylkill County, 1820-1875, Baltimore, 1961, p. 176-177. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 19-21.
369. Ibid., p. 14.
370. Wayne Broehl Jr., The Molly Trials, Cambridge, Mass., 1964, p. 122-123, 126-127, 75, 27-28, 86. Anthony Bimba, The Molly Maguires, New York, 1932, p. 10. Allan Pinkerton, The Molly Maguires and
the Detectives, New York, 1973, p. 13-16.
371. Wayne Broehl Jr., The Molly Trials, op. cit., p. 131-136. Allan Pinkerton, The Molly Maguires, op. cit., p. 16. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 22.
372. Anthony Bimba, The Molly Maguires, op. cit., p. 55-69. Marvin Wilson Schlegel, Franklin B. Gowen : Ruler of the Reading, 1836-1889, Harrisburg, Pennsylvanie, 1947, p. 65-70. Sidney Lens, Labor
Wars, op. cit., p. 23-24.
373. Wayne Broehl Jr., The Molly Trials, op. cit., p. 146-149, 274-307, 340. Allan Pinkerton, The Molly Maguires, op. cit., p. 24, 552. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 23, 27-28. Marvin Wilson Schlegel,
Franklin B. Gowen, op. cit., p. 84. J. Walter, Coleman, The Molly Maguire Riots, New York, 1969, p. 119, 157. Anthony Bimba, The Molly Maguires, op. cit., p. 88, 101, 115, 124.
374. Wayne Broehl Jr., The Molly Trials, op. cit., p. 347. Marvin Wilson Schlegel, Franklin B. Gowen, op. cit., p. 286-287.
375. Jeremy Brecher, Strike !, op. cit., p. 1-5. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 31-33. Barton Hacker, « The United States Army as a National Police Force : The Federal Policing of Labor Disputes, 1877-
1898 », Military Affairs, vol. XXXII/XXXIII, p. 255-265. Richard Morris, « Andrew Jackson Strikebreaker », American Historical Review, vol. LV, p. 54-68. John Blackman Jr., Presidential Seizure in Labor
Disputes, Cambridge, Mass., 1967, p. 5-6, 315.
376. Jeremy Brecher, Strike !, op. cit., p. 10-21. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 33-34. Richard Hofstadter et Michael Wallace, American Violence, op. cit., p. 345-347. Herbert Gutman, « The Tompkins
Square “Riot” in New York City on January 13, 1874 : A Re-Examination of Its Causes and Its Aftermath », Labor History, hiver 1965, p. 44-70.
377. Allan Pinkerton, Strikes, Communists, Tramps and Detectives, New York, 1969, p. 79, 95-96, 80, 47, 30.
378. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 40. Robert Bruce, 1877, Year of Violence, Indianapolis, 1959, p. 20-21.
379. Samuel Crothers Logan, A City’s Danger & Defense Or Issues & Results of the Strikes of 1877. Containing the Origin & History of the Scranton City Guard, Scranton, Pennsylvanie, 1887, p. 55-103 et 132-
154.
380. George Stichter, « Documents and Eye-Witness Accounts », The Schuylkill County Soldiery in the Industrial Disturbances in 1877 Or the Railroad Riot War, Schuylkill County Historical Society, 1907,
p. 193-215.
381. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 56-57. Jeremy Brecher, Strike !, op. cit., p. 28, 31-32, 34, 39.
382. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 59, 62. Corine Naden, The Haymarket Affair – Chicago, 1886, New York, 1968, p. 12-17.
383. Jeremy Brecher, Strike !, op. cit., p. 46. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 63-64. Corine Naden, Haymarket Affair, op. cit., p. 18-19.
384. Ibid., p. 29-50. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 64-65.
385. Ibid., p. 69-72. Jeremy Brecher, Strike !, op. cit., p. 53-62. John Winkler, Incredible Carnegie, New York, 1931, p. 132, 144, 166, 18.
386. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 113-115, 122. Jeremy Brecher, Strike !, op. cit., p. 63-64.
387. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 117-119.
388. Jeremy Brecher, Strike !, op. cit., p. 80, 78, 81-93. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 90, 80-83, 86, 92-109. Colston Warne, The Pullman Boycott of 1884 : The Problem of Federal Intervention, Boston,
1955, p. 26-28, 63-72.
389. Victor Greene, The Slavic Community on Strike : Immigrant Labor in Pennsylvania Anthracite, South Bend, Indiana, 1968, p. 130-142. Michael Novack, The Guns of Lattimer, New York, 1978, p. 1-276.
390. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 945, 973, 975, 856, 860.
391. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 151-152.
392. Ibid., p. 153-154.
393. Ibid., p. 155-168.
394. Ibid., p. 169-186. Donald Cole, Immigrant City : Lawrence, Massachusetts, 1845-1921, Chapel Hill, N.C., 1963, p. 178-188. Patrick Renshaw, The Wobblies, New York, 1967, p. 133-156.
395. Sidney Lens, Labor Wars, op. cit., p. 188.
396. Patrick Renshaw, The Wobblies, op. cit., p. 187-212.
397. Le futur chef inamovible du FBI (N.d.T.).
CHAPITRE 16
Vendettas familiales, guerres du bétail
et gâchettes chatouilleuses

Après la guerre de Sécession, le long de la frontière, dans les nouveaux territoires et les États encore peu peuplés, la criminalité était brutale, terriblement
violente, et aussi souvent le fait de défenseurs de l’ordre que de desperados. À vrai dire, bon nombre de défenseurs de la loi étaient eux-mêmes des desperados,
des chatouilleux de la gâchette qui assassinaient pour de l’argent, qu’ils portassent ou non l’étoile de shérif ou le badge de marshal. Certains de ces tueurs
avaient fait campagne avec les irréguliers de Quantrill pendant la guerre, et un plus grand nombre encore prétendirent l’avoir fait quand les feuilletons
populaires publiés par la presse de l’Est eurent mis ces aventures à la mode.
William Clarke Quantrill était un voleur de chevaux, doublé d’un assassin paranoïaque et particulière féroce. Né dans l’Ohio en 1837, il était issu d’une
longue lignée de hors-la-loi. Son père avait été escroc, son oncle faussaire, son grand-père voleur de chevaux et son grand-oncle pirate. Il partit pour le
Kansas, tâta de l’enseignement et de l’agriculture, mais sans succès, et finit par se fixer non loin de la frontière du Missouri, dans les environs de Lawrence,
avec une bande de voleurs de chevaux, blancs et indiens. Inculpé de vol et de meurtre, il s’évada, se fit passer pour un abolitionniste, mena cinq militants
nordistes dans une embuscade au Missouri, regagna le Kansas, y fut capturé, s’évada de prison et finit par convertir sa bande de malfrats en une unité
d’irréguliers de la Confédération quand la guerre éclata. Promu au rang de capitaine après la prise d’Indépendance, petite ville de Missouri, en 1862,
Quantrill entraîna ses hommes dans une série de raids sur les zones franches à la frontière du Kansas et du Missouri, volant tout ce qui possédait la moindre
valeur et abattant systématiquement ses prisonniers. En août 1863, à la tête de 450 hommes, il mit à sac la ville de Lawrence, brûlant la plupart des
bâtiments et tuant de 180 à 200 personnes. Frank James et Cole Younger auraient, dit-on, participé à cette expédition aux côtés de Quantrill, tandis que
Jesse James et Jim Younger accompagnaient le principal lieutenant de Quantrill, Bill Anderson (dit « Bloody Bill ») lors de son raid contre Centralia, au
cours duquel il abattit 200 prisonniers de l’Union. Jesse James avait alors 17 ans, et ce fut lui, selon la légende, qui abattit l’officier commandant les troupes
nordistes, le major H. J. Johnson. Au début de 1865, Quantrill et 33 hommes traversèrent l’Ouest du Kentucky, pillant les villes et les villages, assassinant
les civils. En mai, la bande fut surprise par des irréguliers de l’Union, près de Taylorsville. Grièvement blessé au cours de l’engagement, Quantrill mourut un
mois plus tard à Louisville398.
Après la guerre, un grand nombre des hommes de Quantrill prirent la direction du Sud, ne s’arrêtant qu’au Texas, qui devint l’un des États les plus
violents du pays. Le plus gros des illégalités y avait commencé avant la guerre, favorisé surtout par les 52 compagnies de chemin de fer qui avaient acheté et
corrompu le Parlement de l’État et obtenu 52 décisions parlementaires leur accordant à chacune des subventions et des privilèges spéciaux. Après la guerre,
le Ku Klux Klan et les Knights of the Rising Sun (« chevaliers du soleil levant ») installèrent le règne de la terreur contre les Noirs et les nouveaux arrivants,
contraignant le gouvernement fédéral à installer jusqu’en 1870 4 500 hommes de troupe dans l’État. Le gouverneur républicain Edmund Davis, qui
remporta l’élection de 1869 grâce à cette troupe d’occupation, créa une force de police dont la plupart des membres étaient noirs et dont la mission n’était
pas seulement de traquer les criminels mais aussi de s’assurer que les Noirs pouvaient exercer librement leur droit de vote, ce qui lui valut l’animosité quasi
unanime de la presse. Certes, il autorisa les directeurs de prison à louer de la main-d’œuvre pénale aux promoteurs privés et n’opposa pas son veto à la loi
qui garantissait une subvention de 16 dollars par mile à la Southern Pacific, mais il empêcha le vote d’une nouvelle subvention de 6 millions de dollars et le
détournement de la loi sur les parcelles, qui aurait permis d’exproprier les nouveaux cultivateurs au profit des compagnies de chemins de fer. D’où une
recrudescence des attaques dirigées contre lui dans la presse, que contrôlaient alors les magnats du chemin de fer. Elle l’attaqua principalement à propos de
sa police d’État, dont l’officier général, James Davidson, prit la fuite en emportant 37 500 dollars sur les deniers publics. Cela permit en 1873 à la Chambre,
à majorité démocate, de disperser les forces de police. Davis ayant été battu en une élection douteuse alors qu’il briguait un second mandat, et le président
Grant ayant refusé d’envoyer les troupes fédérales pour le soutenir dans son entreprise quand il voulut contester les résultats, le nouveau gouverneur rétablit
le corps des Texas Rangers, tous blancs, mais qui formaient une troupe assez efficace de professionnels du maintien de l’ordre399.
Parmi les hors-la-loi texans que les rangers traquèrent pendant des années, on peut citer John Wesley Hardin. Né à Bonham, Texas, en 1853, Hardin
commit son premier meurtre, celui d’un Noir qui l’avait battu dans un match de lutte, alors qu’il n’avait pas 15 ans. Il s’enfuit dans le comté de Navarro, se
mit à jouer pour gagner sa vie, abattit un artiste de cirque pour cent dollars, puis un inconnu, puis en 1871 un shérif qui prétendait l’arrêter. Le mois
suivant, il abattit encore deux Mexicains pendant une partie de cartes. Cette même année, il tua aussi un Indien qui avait voulu lui faire acquitter un droit
de passage de 10 cents pour traverser son territoire, puis cinq Mexicains dans une querelle de saloon. Arrivé à Abilene, il devint l’ami de Wild Bill Hickok,
qui en était le shérif. Cette amitié lui permit d’abattre impunément un étranger qui avait dit du mal du Texas. En août 1871, Hardin était de retour à
Gonzales, au Texas, quand, avec un ami, il repéra un policier noir. Fou de rage, Hardin l’abattit. « Toute une patrouille de nègres se jeta sur mes traces,
écrit-il fièrement dans son autobiographie. J’en tuai trois. » Peu après, il fut rejoint et reçut quatre balles avant d’avoir pu se défendre puis se rendit,
survécut, et fut emprisonné à Gonzales, d’où il s’échappa en sciant les barreaux de sa cellule en septembre 1872. Arrêté de nouveau en 1874, il s’évada une
nouvelle fois en tuant un adjoint du shérif, et se fit reprendre trois ans plus tard par un lieutenant des rangers, qui le tint sous bonne garde jusqu’à son
procès, puis son expédition au pénitencier. En prison, il écrivit son autobiographie, dans laquelle il revendique hautement tous ses crimes, mais se lança
aussi dans l’étude du droit. En 1884, il bénéficia d’une amnistie, fut remis en liberté et alla s’installer à El Paso, où il vécut pendant une dizaine d’années en
exerçant sa nouvelle profession de juriste. Mais l’appel de la vie de pistolero était irrésistible et il reprit sa vie de tueur et de voleur de chevaux le long de la
frontière du Texas, jusqu’au jour où un shérif prudent, qui ne voulait pas risquer de se mesurer à la meilleure gâchette du Texas, l’abattit d’une balle dans le
dos en 1895400.
À la suite de son évasion de 1872, Hardin s’était caché dans le comté de De Witt et y avait participé à la plus longue et la plus sanglante des vendettas du
Texas, dans le clan Taylor. Personne ne sait avec certitude comment avait commencé la vendetta. Certains soutiennent que ses mobiles furent racistes,
tenant à l’hostilité générale des Texans blancs contre les troupes fédérales, accusées de se servir de policiers noirs pour surveiller la région. On jasait
beaucoup à l’époque sur le fait que les vols de bétail étaient fréquents, que les Noirs, chômeurs, étaient forcément les voleurs, que donc l’armée, en
protégeant les Noirs, protégeait les voleurs de bétail… Mais d’autres disent que la querelle commença le jour où les Taylor abattirent un officier nordiste
blanc, contraignant les policiers blancs à les prendre en chasse. Toujours est-il que la vendetta dura trente ans, se poursuivant longtemps après le départ ou
la mort des principaux antagonistes.
Au nombre des personnages principaux figurent les cinq frères Taylor – Pitkin, Creed, Josiah, William et Ruckus – leurs épouses, leurs parents par
alliance et, au fur et à mesure que passèrent les années, leurs enfants. L’autre camp était dirigé par Billy Sutton, un géant de 22 ans qui en 1868, sans terre,
gagnait chichement sa vie en se mettant occasionnellement au service de la loi, c’est-à-dire des Yankees. Au printemps de 1869, un petit groupe de chasseurs
de prime commandé par Jack Helm, tueur vaniteux et arrogant qui deviendrait par la suite capitaine dans la police de l’État, et par C. S. Bell, écrivain et
soldat de fortune venu du Nord, fit son apparition dans le comté de De Witt, porteur d’un mandat fédéral l’autorisant à réunir une patrouille de volontaires
pour donner la chasse aux assassins de l’officier, qu’on croyait être les Taylor. Bell et Helm choisirent 50 adjoints, au nombre desquels Bill Sutton, les
armèrent et se mirent sur le sentier de la guerre dans une véritable frénésie, tuant 21 personnes, dont deux rejetons des Taylor et une dizaine de leurs amis.
Quand Helm devint capitaine de la police de l’État, en 1870, il nomma Sutton adjoint permanent et ils se mirent ensemble en chasse d’autres Taylor,
abattant Henry et William Kelly, deux frères qui avaient épousé les filles de Pitkin Taylor. Les hommes de Sutton montèrent ensuite une expédition contre
la maison de Pitkin lui-même et le tuèrent lui aussi. Le clan des Taylor cria vengeance, et le comté de De Witt fut tout entier plongé dans la guerre. En
1873, Sutton essuya les coups de feu de William Taylor et de son fils Jim, mais il survécut à ses blessures. Ce fut vers cette époque que John Wesley Hardin
vint se mettre au service des Taylor pour se battre contre Jack Helm qui, chassé de la police de l’État, était devenu shérif du comté. Avec l’aide de Hardin,
les Taylor abattirent deux hommes de Sutton dans le comté voisin de Gonzales, puis se lancèrent sur la piste de Helm lui-même. Jim Taylor le tua.
Les deux clans recrutaient désormais le plus possible. En mai, alors que Sutton, qui avait pris la suite de Helm, était à la tête de 50 hommes et que les
Taylor, quant à eux, comptaient environ 70 partisans, une trêve fut conclue. La paix revint dans le comté de De Witt, jusqu’en décembre où elle fut rompue
par l’assassinat d’un homme des Taylor par le clan Sutton. Nouvel affrontement, avec des morts de part et d’autre mais, comme la bataille n’avait pas été
décisive, on se mit d’accord sur une nouvelle trêve. Le 11 mars 1874, Hardin rendit une visite à son père, à Comanche. En chemin, il repéra Sutton qui,
craignant de tomber tôt ou tard dans une embuscade, avait décidé d’aller se réfugier à La Nouvelle-Orléans. Hardin prévint les Taylor et Bill, Jim et six
pistoleros se précipitèrent sur ses traces. Sutton y laissa la vie mais Bill fut arrêté par le nouveau marshal de la ville de Cuero, jugé et condamné à dix ans
d’emprisonnement. La cour d’appel annula cependant le jugement pour un point de droit. Le marshal l’arrêta de nouveau en septembre 1875 pour un autre
meurtre et le conduisit à Indianola pour le procès. Mais Bill s’évada et, le 17 novembre, le marshal tomba dans une embuscade tendue par cinq hommes
masqués et fut abattu. Le mois suivant, une patrouille de vigilantes de Cuero tua Jim Taylor et deux membres de son clan. Bill, sur ces entrefaites, partit
pour l’Oklahoma où il devint shérif et fut abattu alors qu’il cherchait à arrêter un dingue de la gâchette. De Witt connut un calme relatif.
Mais pas pour longtemps. Dans la nuit du 19 au 20 septembre 1876, dix membres du clan Taylor, le visage masqué d’un foulard, encerclèrent la demeure
du docteur Phillip Brassell, un constitutionnaliste de Géorgie qui était venu s’installer au Texas pour soigner sa tuberculose et avait manifesté sa sympathie
– sans toutefois proposer son aide matérielle – pour les syndicalistes de Sutton. Ils entraînèrent le médecin et ses trois fils dans les bois et ouvrirent le feu.
Brassell et son fils aîné furent tués mais les deux autres s’échappèrent à travers bois et, le lendemain, dénoncèrent certains des tueurs qu’ils avaient reconnus.
Le clan Taylor tout entier vint à Clinton et jura ses grands dieux que tous les accusés étaient ailleurs au moment du crime. Les villageois se laissèrent
intimider et les assassins repartirent sans être inquiétés. Le juge en appela directement au gouverneur, sollicitant l’aide des rangers. Après avoir enquêté dans
la ville, le lieutenant des rangers Lee Hall, à la tête de seize de ses hommes, vint encercler, le soir du 22 décembre, la maison où l’un des membres du clan
était en train de célébrer ses noces. La carabine était braquée, prête à faire feu, Hall pénétra seul dans la maison. Le violonneux s’arrêta. Les danseurs se
figèrent. Et le jeune marié demanda :
« Tu veux donc quelqu’un, ici, Hall ?
– Parfaitement ! approuva Hall d’une voix de stentor. Je veux 7 hommes qui sont accusés de meurtre. Toi, toi, et… »
Il énonça les autres noms. Un des tueurs s’enquit en hurlant :
« Combien que t’as hommes avec toi, hein ?
– Nous sommes 17, moi compris.
– Bah, reprit le tueur, on est 70, nous autres, et on est prêts à se battre.
– À la bonne heure ! tonna Hall. Sortez vos mômes et vos femmes, et que ça saute ! On veut pas leur faire de mal. Mais nous sommes venus ici pour une
bonne bagarre et je suis content de voir qu’on va l’avoir. »
L’audace du lieutenant des rangers fit hésiter le tueur. Hall poussa son avantage :
« Préparez-vous, les gars ! lança-t-il à ses hommes. Ils vont faire sortir leurs femmes et leurs mômes et ce sera à nous de jouer. Nettoyez-moi les vérandas
avec vos flingues quand je vous donnerai le signal et tirez pour tuer, surtout ! »
Les 70 hommes hésitèrent.
« On veut pas vous tuer tous, dit faiblement le tueur.
– Alors passe ton arme, et vite, coupa Hall en la lui prenant. »
Il fit entrer deux de ses hommes et, en quelques minutes, toute l’assistance avait été désarmée.
« Tu pourrais nous laisser finir not’ danse, tout de même, dit le jeune marié. Je viens de me marier.
– C’est juste, dit Hall. Mais le premier qui tente de filer, nous le tuons. On va tous vous emmener en ville dès qu’il fera jour. »
La fête reprit. Les rangers montèrent la garde toute la nuit, pénétrant dans la maison deux par deux, à tour de rôle, pour partager le repas nuptial. À l’aube,
les sept tueurs et un huitième larron, arrêté en chemin, furent conduits à la prison de Clinton. Les rangers montèrent la garde devant la prison et devant le
tribunal. Malgré les menaces du clan Taylor, le juge refusa la mise en liberté sous caution. Les procès traînèrent pendant des années. Il y eut d’innombrables
péripéties judiciaires. La dernière décision du dernier procès fut rendue en octobre 1899 – trente ans après le début de la vendetta. Il y eut une amnistie
générale, justifiée par le glorieux passé militaire des accusés dans les rangs de l’armée confédérée. Aucun des assassins du docteur Brassell ne connut le
pénitencier, mais les assassinats et les règlements de compte s’interrompirent enfin dans le comté de De Witt401.
Entre-temps, une autre vendetta avait éclaté au nord-ouest de De Witt, coûtant la vie à des dizaines de personnes dans le comté de Mason. Elle avait
débuté au cours de l’été 1874, à propos d’une affaire de vol de bétail. La plupart des vols étaient le fait de hors-la-loi, et leurs victimes étaient en général de
nouveaux venus, le plus souvent des cultivateurs d’origine allemande qui n’avaient pas apporté leur soutien à la Confédération pendant la guerre. Honnêtes
et laborieux, ces cultivateurs avaient besoin de terre et concurrençaient donc les gros éleveurs qui, eux, soutenaient les hors-la-loi. Au début du printemps
1875, la diminution du cheptel était devenue inquiétante. Puis, en mars, le shérif John Clark arrêta cinq hommes que les gros propriétaires de ranches
accusaient d’avoir volé du bétail. Il n’existait aucune preuve ou indice matériel qui accusât les cinq hommes mais le shérif ne les enferma pas moins à la
prison de Mason en attendant leur comparution devant un juge. Le shérif n’était pas sitôt parti qu’une foule en colère entoura la prison et se fit remettre les
cinq hommes par l’adjoint John Worley. Informé à la dernière minute, le shérif Clark se précipita sur les lieux du lynchage, accompagné du lieutenant des
rangers Dan Roberts, qui se trouvait en ville par hasard. Ils parvinrent à sauver deux des cinq hommes, non sans tirer force coups de feu. L’un des rescapés
abattit alors un de ses bourreaux et disparut.
Deux mois plus tard, un cow-boy d’excellente réputation, Tim Williamson, chargé des troupeaux de Charles Lemburg, fut arrêté par l’adjoint Worley, qui
l’accusait d’avoir volé une vache appartenant au propriétaire d’un gros ranch. Lemburg proposa aussitôt de rembourser la vache et de payer la caution de
Williamson avant son arrestation, mais Worley refusa. Prisonnier et adjoint prirent donc le chemin de la ville, quand ils virent s’avancer à leur rencontre un
groupe d’hommes masqués. Pressentant ce qui allait se passer, Williamson supplia le shérif de le laisser s’enfuir. Mais l’adjoint fut inflexible et abattit son
cheval. Deux minutes plus tard, Williamson était mort. Scott Cooley, un ex-ranger du Texas ami de Williamson, apprit que ce dernier avait été lynché. Il se
rendit à Mason, apprit le nom des responsables, réunit quatre autres amis de Williamson – John Ringgold, George Gladden et John et Mose Beard –, et les
cinq hommes décidèrent de jouer les justiciers. En juillet, ils abattirent un des lyncheurs, un gros éleveur. Puis ils prirent en chasse l’adjoint Worley et Scott
lui tira une balle dans le cœur. En août, ils abattirent un troisième responsable. Le shérif Clark était désormais au courant. Il prit les cinq hommes en chasse
et les rejoignit près de Cold Springs, dans le bazar Keller. Dans la fusillade qui s’ensuivit, Mose Beard mourut, et George Gladden fut atteint de neuf balles
mais survécut. En revanche, Cooley abattit l’homme qui les avait trahis en les désignant à Clark.
Le major John Jones arriva sur les lieux à la tête de 50 rangers un peu plus tard le même jour. Un autre des lyncheurs venait d’être abattu à Mason même.
Jones apprit que les survivants et certains de leurs amis avaient eux aussi formé une bande et chevauchaient à travers l’arrière-pays, espérant tirer les premiers
quand ils rencontreraient Cooley et ses amis. Jones lâcha donc ses rangers avec mission de lui ramener Cooley, ce qu’aucun ne fit – alors même que la
rumeur publique soutenait qu’ils le rencontrèrent fréquemment. Jones rassembla de nouveau ses hommes et leur rappela qu’ils avaient prêté serment. Il
comprenait la sympathie qu’ils éprouvaient pour Cooley et il était prêt à dispenser, en tout bien tout honneur, tous ceux de ses hommes que leur conscience
empêcherait d’accomplir cette mission et d’obéir à ses ordres. Cooley avait été ranger, mais il s’était placé hors-la-loi et il fallait l’arrêter. Une quinzaine de
rangers acceptèrent cette proposition ou demandèrent une mutation ; les autres s’acquittèrent de leur mission. Ils capturèrent Gladden qui, ayant récupéré,
avait abattu un autre lyncheur. Ils firent également mettre en prison John Ringgold, mais ce dernier s’évada et quitta l’État, comme l’avait fait John Beard.
Le shérif Clark donna sa démission et quitta le pays. Cooley, quant à lui, retourna discrètement dans son village d’origine où des amis le cachèrent jusqu’à sa
mort, quelques années plus tard402.
Ce n’était pas les vendettas sanglantes qui manquaient alors au Texas. Dans le comté de Lampasas, au nord-ouest d’Austin, au début de 1873, un groupe
de vigilantes qui se faisaient appeler les Minutemen, organisés à l’origine pour empêcher les Noirs, les Mexicains et les Indiens de s’emparer des bonnes
terres, se découvrirent incapables de mettre un terme à une véritable épidémie de vols de bétail. Les voleurs avaient à leur tête les cinq frères Harrell et leur
bande incluait, outre les familles des cinq frères, une douzaine de complices. « Je m’en vais débarrasser le pays de ces fichus frères Harrell », eut l’imprudence
de se vanter le capitaine Thomas Williams, de la police de l’État, dans le saloon où ses sept hommes et lui s’étaient arrêtés pour se désaltérer sur le chemin
de la ville de Lampasas. Un « comité de réception » eut donc tout le loisir de se former et, quand le capitaine et ses hommes arrivèrent dans la ville, ils furent
accueillis par un feu nourri. Williams et trois de ses hommes furent tués, tandis qu’un seul Harrell, Mart, était blessé. Après avoir accompagné celui-ci chez
sa mère, le gang Harrell prit le maquis, de telle sorte que le nouveau capitaine de police qui se présenta bientôt à la tête d’un autre détachement ne put
arrêter que Mart et trois de ses amis, innocents. Quand Mart fut guéri, les Harrell revinrent, enfoncèrent les portes de sa prison à coup de masse, libérèrent
tous les prisonniers et prirent le chemin du Nouveau-Mexique.
Installés dans le comté de Lincoln pour y pratiquer l’élevage – et le vol de bétail –, les Harrell renouèrent bientôt avec les ennuis. Le 1er décembre 1873,
ils attaquèrent la capitale du comté, tuant le shérif mexicain, mais perdant trois hommes dont Ben Harrell. Trois semaines plus tard, ils revinrent afin de
venger leurs morts et tuèrent quatre Mexicains qui assistaient à un bal. Le gouverneur en appela aux autorités fédérales et, quand le président Grant eut
décidé d’envoyer un détachement depuis Fort Stanton, les Harrell préférèrent regagner le Texas. En chemin, ils attaquèrent le ranch d’un Américain qui
avait épousé une Mexicaine, puis tombèrent dans une embuscade tendue par la famille de cette dernière et perdirent encore un homme. Ils tuèrent alors
cinq Mexicains que le hasard avait mis sur leur chemin. De retour à Lampasas, les Harrell reprirent leur vie de rapines jusqu’au dernier jour de février 1874,
où le shérif, à la tête d’un groupe de 50 hommes, les arrêta et les mena en prison. Dès octobre 1876, la totalité des 20 accusés étaient libres – définitivement
acquittés ou libérés sous caution. Mais, selon toute apparence, la violence ne reprenait pas.
Puis, en janvier 1877, un voisin des Harrell, John Pinckney Higgins, dit Pink (« rose »), accusa Merritt, le plus jeune des frères Harrell, de voler son bétail.
Les Harrell écartèrent ses accusations avec un éclat de rire. Quelques jours plus tard, Pink pénétra dans le saloon où Merritt se désaltérait et lui logea quatre
balles dans le corps. Tom et Mart tombèrent dans une embuscade en mars, mais furent seulement blessés. En avril, « Pink » Higgins fut arrêté par les
rangers. Mais, en juin, des inconnus volèrent tous les dossiers du tribunal et les poursuites contre Pink furent donc abandonnées. Trois jours plus tard, les
Harrell affrontèrent Higgins et ses amis, mais la rencontre ne fit qu’un mort. En juillet, un détachement de rangers envoyé par le major Jones réunit les deux
clans et les contraignit à signer un traité de paix. Mais, en mai 1878, la vendetta se ralluma, quand les Harrell assassinèrent un commerçant qu’ils étaient
venus voler. Mart et Tom Harrell, arrêtés par les rangers, furent emprisonnés à Meridian. Par un froid dimanche de décembre, un groupe de plus de
100 hommes masqués envahit la petite ville, retint dans l’église la population qui assistait à la messe, força les portes de la prison et cribla les frères Harrell
de centaines de coups de feu. Plus tard dans la journée, « Pink » Higgins, qui avait vendu son ranch, partit s’installer au Nouveau-Mexique. La vendetta
était enfin terminée403.
L’affrontement sanglant qui eut lieu à peu près au même moment dans l’extrême ouest de l’État n’était pas à proprement parler une vedetta ; c’était une
vraie petite guerre et elle est d’ailleurs passée à l’histoire à ce titre : la « guerre du sel » d’El Paso. Sa cause principale fut la différence d’attitude des
Mexicains et des gringos à l’égard du droit et de la loi, et elle illustre bien le fait que l’obsession américaine de la propriété privée fut source de meurtres et de
misère. Premier problème, la frontière. Pendant des générations, les Mexicains avaient traversé le Rio Grande, à gué ou à pied sec selon les saisons, sans le
moindre incident. Puis le Texas devint américain et, brusquement, ce fleuve fut promu au rang de frontière internationale : ceux qui habitaient d’un côté
restèrent des Mexicains, les autres devinrent des Américains. À l’évidence, cette frontière politique ne signifiait pas grand-chose pour les Mexicains dont les
familles étaient installées sur les deux rives. Qui plus est, la propriété privée de la terre n’existait pas chez les Mexicains. La terre appartenait au village, au
pueblo, et était répartie entre toutes les familles par l’alcalde (le maire) selon les besoins de chacune. Quelques rares Mexicains s’enrichissaient, mais
l’immense majorité d’entre eux restaient pauvres. Le système fonctionnait assez bien ; les vendettas qui pouvaient surgir tournaient autour de questions
d’honneur, de promesses de mariage rompues, et n’avaient rien à voir avec la propriété. Quand le fleuve s’asséchait et que la vallée d’El Paso devenait stérile,
il restait un dernier moyen de subsistance : les rudes hombres de la région prenaient la longue route qui menait au pic Guadalupe, à 160 kilomètres vers l’est,
pour y récolter un sel de très bonne qualité qu’ils revendaient ensuite de part et d’autre de la frontière.
Puis los Anglos s’en mêlèrent. Personne ne s’étant jamais inquiété de faire légalement valoir ses droits sur cette terre, un homme s’en appropria la meilleure
part en 1865. Il n’y eut pas d’affrontement, parce que l’on découvrit de nouveaux gisements de sel à l’extérieur des terres de l’accapareur. Mais, en 1868, un
groupe d’Américains, bientôt désignés comme le salt ring, la bande du sel, s’emparèrent du reste. Pendant quelque temps, les Mexicains purent continuer
sans trop d’histoire à venir chercher le sel : le salt ring s’était divisé en deux factions rivales, trop occupées à régler leurs comptes entre elles pour s’intéresser à
autre chose. Enfin, en 1872, un avocat démocrate du Missouri, Charles Howard, qui s’était battu dans les rangs de la cavalerie confédérée et s’en était tiré
avec les honneurs, excellent fusil et fin politique, entreprit de monopoliser les gisements de sel. Il lui fallut cinq ans, et au moins un meurtre, pour assurer
son emprise mais, en 1877, il était devenu le maître de la région – politiquement, légalement (il était devenu juge de district) et financièrement. Ainsi
assuré, il clôtura ses propriétés et mit en garde ceux qui s’aviseraient d’y pénétrer sans son consentement.
Scandalisés, les Mexicains s’allièrent et s’emparèrent du sel par les armes. Les affrontements devinrent sanglants et le gouverneur dépêcha les rangers. Les
meneurs des Mexicains battirent le rappel ; 200 volontaires vinrent se battre. Les rangers reçurent des renforts, auxquels s’ajoutèrent des vigilantes et deux
shérifs accompagnés de leurs hommes. Les Mexicains accrurent encore leurs troupes puis, au nombre de 500, encerclèrent la position des rangers, dans
laquelle Howard et ses principaux collaborateurs avaient trouvé refuge. Après quatre jours de fusillade, le lieutenant John Tays, qui commandait les rangers,
décida de se rendre – seul officier de rangers à l’avoir fait de toute l’histoire de ce corps d’élite. Les Mexicains prirent Howard et ses assistants et les
fusillèrent. En janvier 1878, de nouveaux renforts de rangers avaient rétabli l’hégémonie des Anglos sur la région, mais les autorités eurent la sagesse
d’autoriser de nouveau les Mexicains à venir exploiter le sel des flancs du mont Guadalupe. En mars, un grand jury américain inculpa par défaut les six chefs
de l’armée mexicaine d’El Paso. Le gouverneur mit leur tête à prix, offrant une grosse récompense pour leur capture. Aucun Mexicain ne se laissa jamais
tenter par cet argent et les six meneurs ne furent pas pris404.
Mais au Texas, comme dans tout l’Ouest et le Sud-Ouest, les vraies guerres eurent lieu pour la terre et le bétail. La plupart furent fomentées par les
grands barons fonciers. Nombre d’entre eux se procurèrent leurs domaines en escroquant les petits colons. Ils commencèrent par demander les 160 acres
allouées à tous, puis des parents, des banquiers, des domestiques à eux réclamèrent les parcelles adjacentes et, en quelques années, par le jeu de ventes
fictives, ils regroupèrent légalement l’ensemble. On estime que près de 90 % des terres distribuables furent détournées de cette façon ou d’une autre. Entre
1880 et 1884, les barons fonciers, organisés en véritables trusts basés principalement à New York et à Boston, mirent la main sur près de 50 millions d’acres.
Devenus barons de l’élevage, ils firent cause commune contre les petits colons. Pour commencer, ils mirent sur pied des armées de voleurs de bétail afin de
harceler et de ruiner les petits éleveurs indépendants. De 1862 à 1864, des bandits venus du Kansas volèrent ainsi près de trois millions de têtes de bétail aux
Indiens, qui avaient déjà perdu les troupeaux de bisons, et aux éleveurs du nord du Texas. Fréquemment, les barons montaient des provocations contre les
petits éleveurs, qu’ils accusaient de leur avoir volé des bêtes. Ils lançaient sur leurs traces des shérifs et des vigilantes (toujours financés par eux) et
parvenaient parfois à les faire tuer. Ils obtinrent ensuite que le Parlement, qu’ils contrôlaient, tout particulièrement au Texas et au Kansas, créât des conseils
de commissaires au cheptel. Ces conseils louaient les services d’inspecteurs et de détectives, le plus souvent des pistoleros, chargés de superviser les grands
rassemblements de bétail et la vente des bêtes. Tous les animaux « inacceptables », c’est-à-dire, dans la pratique, n’appartenant pas aux membres de
l’association des éleveurs, étaient confisqués par les commissaires pour être revendus aux membres de l’association. Pour la seule année 1884, au Texas, cela
signifia que 16 000 têtes de bétail d’une valeur de 35 à 45 dollars la tête furent vendus 3 dollars pièce aux membres de l’association des éleveurs. Le conseil
des commissaires utilisait ensuite l’argent ainsi gagné pour payer ses inspecteurs. Les gros éleveurs avaient également leurs listes noires : tout cow-boy
possédant de la terre, achetant des bêtes ou acceptant des bêtes en paiement d’une transaction était assuré de ne plus jamais trouver de travail dans les
ranches des membres de l’association. Les petits propriétaires de ranches n’ayant pas, en général, les moyens d’engager de la main-d’œuvre, cette liste noire
fit preuve d’une grande efficacité quant à son but avoué : empêcher que trop de cow-boys ambitieux ne se missent à leur compte.
Nombre de petits colons n’avaient pas les moyens de s’offrir des bovins, mais ils pouvaient en revanche se lancer dans l’élevage des moutons. Propageant la
théorie (fantaisiste) selon laquelle les moutons détruisent les pâturages des bovins, les barons du bétail se lancèrent dans une « guerre du mouton » qui se
prolongea pratiquement jusqu’à la Première Guerre mondiale. Masqués, les cow-boys organisaient des expéditions contre les propriétaires de moutons. Les
bêtes étaient empoisonnées, abattues à coups de gourdin ou de fusil, dynamitées, brûlées vives, ou encore précipitées du haut des falaises. Charles Hanna,
qui fut le premier à introduire le mouton dans le comté texan de Brown, ne voulut pas courir le risque de discuter la fausseté de la propagande qui disait les
pâturages menacés : il gardait ses moutons dans des enclos ; un matin, il découvrit ses 300 bêtes la gorge tranchée. En 1883, les éleveurs de moutons furent
chassés du Texas à la pointe du fusil. En 1894, dans le comté de Garfield, dans le Wyoming, 3 800 moutons furent précipités du haut d’une falaise par un
groupe d’hommes de main. À Piñon Mesa, dans le même comté, quatorze cow-boys masqués poignardèrent, en 1902, les deux tiers d’un troupeau de
1 000 chèvres angora. En 1906, des cavaliers masqués abattirent à coups de fusil 200 moutons qui broutaient dans le canyon Dominguez. En 1909, de
nouveau dans le comté de Garfield, 1 500 moutons furent tués à coups de couteau ou de gourdin en une seule nuit. La plupart des éleveurs, grands et petits,
croyaient aux mensonges de la propagande anti-moutons. Ils crurent même les barons du bétail quand ceux-ci, les élevages de moutons étant désormais
enclos, déclarèrent que les moutons ruinaient les pâturages « même quand ils n’y paissaient pas ». Pour les barons, c’était une élémentaire question
d’économie : sans mouton, le prix du bœuf monterait. En 1880, l’Amérique possédait 40 millions de têtes de bétail, un tiers du cheptel étant concentré dans
les grandes plaines405.
Autre instrument volontiers utilisé par les gros éleveurs pour ruiner les indépendants et les petits : le fil de fer. La plupart des barons, et des consortiums
représentés par un homme de paille à la tête des ranches, possédaient les meilleures terres, c’est-à-dire celles qui disposaient de points d’eau. La pose des
clôtures de fil de fer coupait le bétail des petits éleveurs de ces points d’eau. Le bétail ainsi assoiffé était condamné à mort à brève échéance, et ses
propriétaires condamnés à vendre. En 1874, 5 tonnes de fil de fer barbelé furent mises en place. Deux ans plus tard, ce chiffre atteignait 127 tonnes et, en
1880, 3 600 tonnes. Les petits éleveurs n’avaient de toute façon pas les moyens de s’offrir du fil de fer barbelé : en 1874, il fallait payer 20 dollars le rouleau
de 50 kilos. Ensuite, le prix ne cessa de diminuer, jusqu’à 3,45 dollars environ en 1890, mais cela restait trop élevé pour les propriétaires de petits ranches.
Quand ces derniers s’aventuraient malgré tout à clôturer leur domaine, les barons du bétail organisaient aussitôt des raids de coupeurs de barbelé. Mais, en
règle générale, c’était le petit propriétaire qui, voyant venir la ruine, se résolvait à porter la cisaille sur les clôtures.
Après avoir adressé des milliers de pétitions aux Parlements d’États puis au secrétaire à l’Intérieur, pour se plaindre du fait que les clôtures empêchaient
leur bétail d’atteindre les points d’eau situés sur le domaine public et dont l’accès était garanti à tous les citoyens, et las de ne recevoir aucune réponse, les
petits éleveurs s’organisèrent en petits groupes qui, la nuit, allaient cisailler les clôtures. Fureur des gros éleveurs, qui avaient dépensé des fortunes pour
clôturer leurs terres. Citons le cas du Frying Pan Ranch, où il n’avait pas fallu moins de 39 000 dollars de fil de fer et de pieux pour enclore 250 000 acres de
pâturages. En outre, les barons clôturaient tout et n’importe quoi – les routes, les villes, les domaines d’autres éleveurs. Quand la sécheresse s’abattit sur le
Texas, en 1883, les petits éleveurs devinrent fous furieux et se mirent à jouer de la cisaille à tort et à travers. Les 15 kilomètres de barbelés qui clôturaient la
propriété d’Abel Tierce furent systématiquement cisaillés, entre tous les pieux. Les clôtures d’un ranch de 700 acres furent cisaillées au sud de Waco, et les
cisailleurs mirent en outre le feu aux champs. Dans le comté de Tom Green, les cisailleurs ne devaient pas rechigner à la tâche, car ils coupèrent les barbelés
entre chaque pieu sur une longueur de 30 kilomètres de long. Dans l’ensemble du Texas, entre 1880 et 1885, 20 millions de dollars de clôtures furent
détruites. En conséquence, la Chambre des représentants du Texas fit, en 1884, de la destruction de clôture un crime punissable de cinq ans
d’emprisonnement et chargea les rangers de traquer les criminels. Le fait de clôturer à tort, même en connaissance de cause, restait une simple
contravention. La Chambre donna aux contrevenants six mois pour se mettre en règle et, s’ils avaient par exemple clôturé une route, pour installer des
barrières mobiles. Les dés étaient pipés au profit des barons du bétail. Ils gagnèrent, comme de juste, la guerre du barbelé406.
Toutes les querelles de l’époque n’atteignaient pas cette dimension. La vendetta de quinze ans qui opposa les Hatfield aux McCoy eut apparemment pour
prétexte une truie et quelques cochons. Vivant de part et d’autre d’un cours d’eau qui marquait la frontière entre la Virginie-Occidentale et le Kentucky, les
Hatfield et les McCoy étaient encore plus divisés quant à leurs idées. William Anderson Hatfield avait été capitaine dans l’armée confédérée, tandis que
Randolph McCoy s’était battu comme irrégulier dans les rangs de l’Union. Ils avaient bien un point commun – leur activité de bouilleurs de cru
clandestins –, mais qui ne semblait guère les rapprocher. En 1888, quand la vendetta prit fin, bon nombre de Hatfield et de McCoy y avaient laissé la vie.
Une autre vendetta du même genre se poursuivit pendant dix ans dans le comté de Williamson, dans l’Illinois, une région d’une rare violence où s’étaient
installés des montagnards rudes et hospitaliers, mais pleins de préjugés et de superstitions, originaires du Tennessee et de Virginie. De 1839 à 1876, il n’y
eut pas moins de 495 agressions et de 285 assassinats dans ce comté sanglant. La vendetta commença en 1868 autour d’une banale dispute de voisinage
entre quatre familles, les Henderson et les Sisney d’une part, les Bulliner et les Crain de l’autre. Quand elle se termina, le vieux George Bulliner et deux de
ses fils, Marshall Crain, James Henderson, George Sisney et deux douzaines de parents et d’amis étaient morts de mort violente. De 1890 à 1906, les grèves
de mineurs, aussi rudement exploités là que dans le reste de l’Amérique, amena la mort de dizaines d’autres habitants du comté. C’est pourtant à la vendetta
des Henderson et des Bulliner que le comté doit le nom qu’il porte désormais : Bloody Williamson, « Williamson-le-sanglant »407.
Cependant, les querelles les plus meurtrières tournaient autour de la possession des terres que convoitaient les magnats des chemins de fer, les barons de
l’élevage ou les trusts du bois de construction. En 1880, dans la fertile vallée de Mussel Slough, au sud de Fresno, en Californie, l’assassin était la Central
Pacific Railroad, propriété de Leland Stanford, ancien gouverneur et futur sénateur de Californie. Avec à leur tête un certain John Doyle qui, ayant
soigneusement étudié la loi sur les allocations de terre, avait conclu que les chemins de fer n’avaient aucun droit sur la région, un petit groupe de cultivateurs
avait commencé la mise en valeur de la vallée vers 1871. Leur réussite fut telle qu’en 1874, Doyle adressa une requête pressante à Washington demandant
des titres de propriété pour lui-même et ses amis. On l’ignora. Il tenta de nouveau sa chance. Après 300 appels, les cultivateurs fondèrent une Ligue de la
terre et se cotisèrent pour envoyer Doyle à Washington en 1875. Dans la capitale fédérale, l’envoyé des cultivateurs parvint à convaincre quelques députés
de déposer un projet de loi en faveur des pionniers. Mais les congressistes acquis aux compagnies des chemins de fer votèrent contre. Les cultivateurs ne se
découragèrent pas pour autant et continuèrent d’investir leur temps, leurs forces et leur argent dans la vallée qu’ils voulaient faire prospérer. En 1879, Doyle
retourna à Washington, mais de nouveau sans succès. Plus tard dans la même année, après que les cultivateurs eurent mis la dernière main à un vaste
programme d’irrigation dont tous devaient profiter, une cour fédérale jugea que la terre appartenait aux chemins de fer si la compagnie souhaitait s’en
emparer. Doyle en appela alors à Stanford en personne, l’invitant à venir visiter la vallée, ce qu’il fit en avril 1880. Il parut favorablement impressionné et se
déclara prêt à discuter des possibilités d’accord.
Au lieu de quoi, un mois plus tard, un marshal des États-Unis se présenta avec ses adjoints, porteur d’un ordre d’expropriation. Mais les défenseurs de la
loi ne montrèrent pas ce mandat d’entrée de jeu. Une grande fête avait lieu dans toute la région, et le marshal demanda à parler à Doyle. Les deux hommes,
accompagnés de quelques amis de ce dernier, gagnèrent le couvert d’une tente voisine. Tandis qu’ils y devisaient, quelques-uns des autres cultivateurs
abordèrent les adjoints. Deux des cultivateurs étaient armés mais ils tenaient leur fusil le canon vers le sol. L’un des adjoints, un nommé Crow, avait lui-
même été cultivateur dans la vallée. Les hommes le taquinèrent un peu. Puis, brusquement, un autre adjoint ouvrit le feu, n’atteignant personne. L’un des
cultivateurs armés riposta, blessant l’adjoint à l’aine. Crow abattit alors le paysan d’un coup de fusil. Puis, tournant son arme contre un autre paysan, celui-là
désarmé, il fit feu de nouveau et précipita le malheureux à bas de son cheval, avant de recharger et de tuer encore un cultivateur désarmé. Il parcourut
lentement la trentaine de mètres qui le séparait d’un propriétaire de ranch, que la peur semblait paralyser, et lui logea deux balles de son revolver dans la
poitrine. Ce fut alors que le seul autre paysan armé, tremblant de rage, ouvrit le feu sur Crow, mais le manqua. Crow le tua aussi. Puis, quittant les lieux, il
se mit en route en direction de sa maison, à quelques kilomètres de là. Il n’y parvint jamais : des paysans lui avaient tendu une embuscade et le tuèrent.
L’adjoint blessé à l’aine mourut. L’affaire n’était pas commencée et avait déjà fait six morts.
Dix-sept cultivateurs, parmi lesquels Doyle, qui était aux côtés du marshal pendant tout l’incident et n’avait pas même encore entendu parler de l’existence
d’un mandat d’expropriation, furent inculpés de résistance à agents de la force publique et incarcérés. Quant aux autres, on leur donna le choix : quitter les
terres des chemins de fer, ou payer de 25 à 30 dollars l’acre (le prix courant étant alors de 2,50 dollars l’acre). L’histoire de la tuerie se répandit à travers la
Californie. 47 000 personnes signèrent une pétition en faveur de Doyle et de ses 16 coïnculpés et l’adressèrent au président Hayes. Ni ce dernier ni aucun
membre du gouvernement ou haut fonctionnaire ne prirent même la peine de répondre. Qualques années plus tard, la Southern Pacific Railroad de Lelan
Stanford connut une véritable épidémie d’attaques à main armée. L’un des bandits, fait prisonnier, déclara fièrement qu’il avait été cultivateur à Mussel
Slough408.
Les paysans ne furent pas les seules victimes d’escroqueries diverses en Californie. Les bûcherons se virent voler toutes les forêts du nord de l’État, comme
celles de l’Oregon et de l’État de Washington, par les spéculateurs fonciers qui les revendirent ensuite aux grands trusts de l’industrie du bois. Le Congrès
n’eut pas sitôt adopté le Timber and Stone Act de juin 1878, par lequel les parlementaires allouaient en principe 160 acres à quiconque travaillait réellement la
terre, que les spéculateurs, usant de noms d’emprunt, de fausses attestations et de toutes sortes de subterfuges, s’emparèrent des meilleures parcelles. Chaque
fois qu’un petit allocataire parvenait à déjouer leurs ruses, ils le faisaient tout simplement assassiner. Stephen Douglas Puter, roi de la fraude foncière dans
l’Oregon, finit par se faire prendre et rédigea, en prison, un volume de confessions grâce auquel nous savons beaucoup de choses. Il y raconte comment ses
associés et lui-même offraient 100 dollars aux matelots des navires qui relâchaient le long des côtes et aux pauvres des asiles de nuit des grandes villes, pour
leur faire signer les formulaires, déjà remplis par leurs soins, qui leur permettaient d’obtenir des allocations qu’ils revendaient ensuite aux grands trusts de
l’Est. Il arrivait que le General Land Office lançat une enquête. Dans ce cas, rapporta Puter, il fallait acheter les enquêteurs. Lors d’une affaire importante,
qui faillit être examinée à Washington, il acheta la totalité des fonctionnaires intéressés, en suivant la voie hiérarchique. Le commissaire du General Land
Office lui coûta 500 dollars, le sénateur John Mitchell 2 000409.
Des dizaines de bûcherons furent victimes de ces fraudes, mais il n’y eut guère de tueries. C’était plutôt dans la prairie, sur la piste du bétail, que les
massacres étaient monnaie courante. Là, c’était vraiment l’Ouest sauvage. Pour une bonne part, cela tenait tout simplement au fait que nombre de militaires
qui avaient appris à tirer vite et à monter à cheval pendant la guerre civile étaient maintenant sans emploi. Ils avaient gagné l’Ouest en masse, dans l’espoir
d’y trouver des terres. Au lieu de quoi, ils découvraient une corruption généralisée, non seulement parmi les barons de l’élevage, mais encore chez les
magistrats, les forces de l’ordre et même les agents du gouvernement fédéral et les officiers de l’armée des États-Unis. La plupart des anciens combattants
ne trouvèrent ni terre – car la terre était monopolisée par les barons – ni emploi. Quelques-uns se mirent à attaquer les diligences puis, une fois que les
compagnies de chemins de fer se furent alliées avec les barons pour dépouiller les petits colons des terres qui leur restaient, les trains de voyageurs. Les
communications étaient si rudimentaires que ce genre d’attaques à main armée était relativement aisé et, contrairement au mythe du Far West, comportait
fort peu de violences : de 1870 à 1884, Wells, Fargo et autres eurent ainsi à déplorer 313 attaques de diligences, or quatre passagers, quatre conducteurs et
deux gardes seulement furent tués. Onze brigands furent abattus et sept pendus.
La majorité des anciens combattants qui se ruèrent vers l’Ouest se retrouvèrent au service des barons de l’élevage, et ce furent ces propriétaires respectables
qui en firent des voleurs de bétail, en leur donnant l’ordre de mettre la main sur le cheptel de leurs concurrents et, plus souvent encore, des petits
propriétaires. Selon les estimations d’un historien des plus sérieux, au moins 50 % des hors-la-loi étaient des employés des gros bonnets – en tout cas au
début de leur carrière de pistoleros410.
Des pistoleros, le comté de Lincoln, au Nouveau-Mexique, en était littéralement infesté après la guerre civile. Le Nouveau-Mexique était encore un
territoire et non un État. Le comté de Lincoln fut formé des centaines de milliers d’acres de terres fertiles de la vallée du Pecos, patrie des Apaches
Mescalero. On chassa les Indiens, on massacra bisons et antilopes et l’on clôtura la plupart des prairies pour accueillir les 90 000 têtes de bétail amenées du
Texas en 1872. Des exploitations agricoles, surtout céréalières, s’installèrent aussi. D’immenses fortunes commencèrent à se bâtir sur ces terres du domaine
public et, avec elles, d’inévitables rivalités qui débouchèrent sur bien des petites guerres.
Le Nouveau-Mexique n’étant pas un État, ses principaux dirigeants étaient nommés par Washington. La bande de Santa Fe, comme on appela bientôt
ces hauts fonctionnaires, était corrompue des pieds jusqu’à la tête – à savoir le gouverneur Samuel Axtell et l’attorney general Thomas Catron. Elle
comprenait l’agent du gouvernement pour les Affaires indiennes, le district attorney du comté de Lincoln, le shérif, le commandant militaire de la plus
grande base de la région, Fort Stanton, et la quasi-totalité de leurs subalternes. Catron, qui était aussi banquier, spéculateur foncier et financier, était l’âme
de la bande qui, à ses débuts, collabora avec Lawrence Murphy. C’était un immigrant irlandais qui avait combattu dans les rangs de l’Union avant de
devenir fournisseur aux armées à Fort Stanton. En 1869, il avait en outre ouvert une entreprise qui faisait le commerce des denrées et du bétail. Un autre
ancien combattant de l’Union, lui aussi d’origine irlandaise, James Dolan, qui travaillait pour Murphy et reprit sa firme quand il mourut en 1878, développa
surtout ses activités de commerce du bétail. Il avait mis au point une combinaison intéressante : voler du bétail, puis le vendre à l’État pour les Indiens.
Dans cette affaire, Dolan acquit la complicité de Catron, en en faisant son associé secret, et du gouverneur Axtell en lui prêtant une forte somme. Ses
associés et lui avaient besoin d’un grand nombre d’hommes de main. Ils engagèrent donc Jesse Evans, féroce assassin texan qui mit sur pied une redoutable
bande de quelque 50 tueurs, anciens combattants de l’Union ou de la Confédération, ex-membres en fuite du gang de Quantrill ou aventuriers solitaires. Le
« syndicat » Dolan-Catron-Evans, soutenu par les défenseurs de l’ordre, les magistrats et les militaires de la région, régna sans partage sur le comté de
Lincoln jusqu’aux années 1890.
Il comptait toutefois un ennemi puissant, un Écossais du Tennessee, John Chisum, qui avait commencé à amasser du bétail en 1854 au Texas et qui, en
1863, avait remonté la vallée du Pecos avec 10 000 têtes, pour les vendre aux Navajo et aux Mescalero. Il s’installa alors sur les terres du domaine public, le
long du Pecos et, éloignant tous les concurrents, par la persuasion quand c’était possible et sinon à coups de fusil, se retrouva bientôt à la tête du plus grand
cheptel d’Amérique, et peut-être du monde : 100 000 bêtes, que ses cow-boys avaient pour une bonne part raflées aux Indiens et aux petits éleveurs. Mais
Chisum n’appréciait pas le monopole dont jouissait Dolan pour la vente des céréales et le commerce avec les Indiens. Il s’associa donc avec un ancien
pasteur presbytérien devenu avocat, Alexander McSween, et avec John Tunstall, aventurier anglais d’un grand raffinement qui croyait assurer sa survie en
n’étant jamais armé, et finança la création d’une compagnie commerciale qui prit bientôt Dolan à revers en passant des contrats avec l’ensemble des
cultivateurs indépendants, puis avec une banque – ce qui inspira une véritable panique aux membres de la bande de Santa Fe. La guerre qui s’ensuivit entre
les deux factions amena la mort de plus d’une centaine de cow-boys – et valut à William Bonney une célébrité mondiale.
Né dans un taudis new-yorkais en 1859, la légende veut que « Billy the Kid » (le gosse, le gamin) ait tué son premier homme à l’âge de douze ou quatorze
ans. Sa famille avait déménagé dans le Kansas et, de 1862 à 1875 – date à laquelle il arriva à Lincoln –, on pense qu’il survécut en jouant et, à l’occasion, en
tuant. Ce que l’on sait à coup sûr, c’est qu’il mourait de faim et cherchait du travail quand Dolan le remarqua, constata son habileté à manier le six-coups, et
l’engagea comme cow-boy. Il s’agissait de voler du bétail, surtout celui du ranch de Chisum. Billy commença par faire ce qu’on lui avait dit mais il rencontra
un jour Tunstall en ville, et fut tellement impressionné par les manières affables et courtoises de l’Anglais, qu’il interpréta comme de l’intérêt, qu’il changea
de camp. Puis Tunstall fut froidement assassiné par un détachement emmené par Evans et dont tous les membres avaient été promus au rang d’adjoints par
le shérif au service de Dolan. Billy jura de les venger. En un mois, il tua plusieurs membres du détachement et le shérif, mais pas Evans, qui se montra
toujours trop rapide. Un jour, un groupe d’une cinquantaine d’hommes de Dolan parvinrent à encercler ceux de Chisum dans le ranch de McSween. La
fusillade dura trois jours (certains disent cinq), jusqu’à ce qu’un des tueurs d’Evans parvînt à se glisser jusqu’au bâtiment et à y mettre le feu. McSween fut
tué alors qu’il se précipitait à l’extérieur et Billy parvint à s’enfuir après avoir logé un balle dans la tête de l’adjoint du shérif qui menait l’assaut. Cela fit de lui
l’homme le plus recherché du Nouveau-Mexique et, quand Pat Garrett devint shérif en 1880, il déclara que son premier et principal souci serait d’avoir le
Kid.
Garrett était un tueur brutal et sadique. Il traqua Billy pendant des mois. En juillet 1881, il le surprit dans un vieux ranch et l’abattit d’une balle dans le
dos. « Billy the Kid » avait 21 ans – et l’on disait qu’il avait tué vingt et un hommes. Quant à Garrett qui, en bon séide de Dolan, fut comme de juste félicité
d’avoir commis cet « homicide justifiable », il fut finalemant abattu, en 1908, par un de ses métayers qu’il avait longtemps et impitoyablement exploité. Le
meurtrier de Garrett fut lui-même acquitté car on jugea qu’il avait tiré en état de légitime défense.
Le président Hayes remplaça le gouverneur Axtel et envoya des troupes fédérales à Lincoln. Cela mit un terme à la petite guerre. Seule la piétaille et
quelques personnages secondaires étaient morts – les acteurs principaux, comme d’habitude, s’en tiraient vivants. Chisum conserva et sa fortune et son titre
de roi du bétail. Catron, devenu dirigeant du parti républicain pour le Nouveau-Mexique, put jouir paisiblement de ses millions juqu’à sa mort, en 1921.
Evans, jugé pour avoir assassiné un ranger, s’évada en 1882 et ne fut jamais repris. Dolan prit sa retraite dans le faste411.
Dans le comté de Johnson, Wyoming, après qu’une guerre similaire eut fait rage de 1879 à 1892, ce furent aussi les riches qui triomphèrent. Les
antagonismes étaient plus clairement tranchés qu’au Nouveau-Mexique : d’un côté, tous les petits colons, pionniers et allocataires des terres
gouvernementales venus, après la guerre de Sécession, tenter d’arracher une maigre pitance à la terre ; de l’autre, tous les gros éleveurs, dont la plupart
avaient déjà fait fortune et s’étaient à tout le moins emparés des meilleures terres en profitant de la guerre civile. Les barons du bétail considéraient tous les
petits leveurs comme des voleurs de bétail et finissaient par les pendre. Ce fut d’ailleurs après la pendaison d’Ella Watson, très populaire sous le surnom de
Cattle Kate (cattle : le bétail), et de son amant Jim Averill, présentés tous deux comme des voleurs de bétail alors qu’ils étaient en fait de petits éleveurs, que
la guerre éclata pour de bon.
En 1891, les gros bonnets décidèrent de se débarrasser des petits pionniers une bonne fois pour toutes. Ils avaient formé la Wyoming Stock Growers
Association (Association des éleveurs du Wyoming) et avaient décrété que toute tête de bétail trouvée en possession d’un non-membre de l’association
serait considérée comme volée, à moins que le propriétaire ne pût montrer une facture émanant de l’association. Ainsi dotés d’une légitimité dont ils étaient
les seuls garants, ils donnèrent la chasse aux indépendants. Mais ces derniers se regroupèrent rapidement au sein d’une société d’autodéfense et firent front
avec un succès étonnant. Aussi, en 1892, les éleveurs commencèrent à recruter une vaste armée de pistoleros, dans le Montana, l’Idaho, le Colorado et
surtout le Texas. Armés par le gouverneur du Wyoming, les hommes de main des éleveurs envahirent les terres des petits éleveurs indépendants. Le
contingent des volontaires engagés au Texas arriva par wagons Pullman, à bord d’un train loué pour l’occasion à Denver. Tous les mercenaires se réunirent à
Casper, sur la Powder River, et attaquèrent les petits propriétaires, tuant la fine fleur des pionniers du Wyoming. Les troupes fédérales finirent par arriver
sur la scène et arrêtèrent 45 tueurs. Le magistrat leur ayant fixé une caution que les riches éleveurs n’eurent aucune difficulté à rassembler, ils furent tous
remis en liberté. Les pistoleros texans eurent vite fait de disparaître. Seuls les éleveurs du Wyoming se présentèrent au procès. L’accusation n’avait pas un
seul témoin et l’affaire fut abandonnée412.
On ne peut s’étonner qu’il y ait eu tant de tueurs dans l’Ouest sauvage. Les riches, souvent tueurs eux-mêmes, avaient trop souvent prouvé que le vol et le
meurtre étaient deux bons moyens d’aller de l’avant. La loi était presque toujours de leur côté. Ainsi, les dingues de la gâchette du Far West étaient tantôt
du côté de la loi, tantôt contre elle, tantôt les deux à la fois. En tout cas, aucun d’entre eux ne ressembla jamais, même de loin, aux héros mythiques du
cinéma et de la télévision. Ils s’affrontaient très rarement en duel, ne risquaient pratiquement jamais leur vie pour des questions d’honneur, et préféraient
généralement tirer dans le dos de leurs victimes. « Black Bart » (de son vrai nom Charles Bolton), par exemple, a souvent été célébré comme un voleur qui
n’utilisait jamais de revolver. En fait, il attaqua 27 diligences, presque toujours au revolver. Le mythe est peut-être né du fait qu’il écrivait des vers, d’où la
sympathie de quelques chroniqueurs. Dans le coffre-fort que transportait une diligence Wells Fargo, il déposa un jour – après l’avoir vidée de son contenu –
un petit quatrain de sa composition.
J’ai longtemps et durement travaillé pour du pain,
Pour les honneurs et les richesses,
Mais voilà trop longtemps que vous piétinez mes plates-bandes
Enfants de salauds si distingués413.

Sam Bass, un spécialiste de l’attaque de trains, natif d’Indiana, apprit à se servir d’un revolver comme adjoint au shérif du comté de Denton, dans le Texas.
Puis il vola des chevaux aux Choctaw, en territoire indien. Il « doubla » ses complices et garda leur part de butin, mais lui-même fut trahi et, à l’âge de
27 ans, fut abattu par des rangers pendant l’attaque d’une banque en 1878.
Robert Dalton, deputy marshal en territoire indien en 1888, mettait sa charge à profit pour mettre au point des attaques de trains avec ses frères. Les frères
Dalton se spécialisèrent dans l’attaque des banques et finirent leur carrière (trois morts, le quatrième au pénitencier) le jour où ils s’avisèrent d’attaquer deux
banques en même temps dans leur ville natale du Kansas, Coffeyville.
Tom Horn était adjoint du shérif du comté de Yapavai, en Arizona, quand, en 1888, il arrêta le Kid Apache, et il fit probablement partie du complot qui
manigança son évasion contre de l’argent. De 1890 à 1894, il alla se mettre au service de James McParlan, le vieux briseur de syndicats de chez Pinkerton,
puis, ayant probablement loué son revolver aux gros éleveurs du comté de Johnson, fit partie de l’armée des envahisseurs de la Powder River. Mais il finit
mal, arrêté pour avoir assassiné des éleveurs de moutons, et fut jugé et pendu en 1903414.
Contrairement à la légende, Jesse James ne fit jamais vraiment partie de la bande de Quantrill (nous avons vu qu’il participa à l’attaque de Centralia en
compagnie d’un lieutenant de Quantrill). Jim Younger, un des compagnons de James, était shérif adjoint au Texas. William Longley, censé avoir « dégainé
plus vite » que 32 hommes, abattait en fait ses victimes d’une balle dans le dos. La plupart étaient d’ailleurs des Noirs désarmés. Henry Plummer, dont nous
avons déjà évoqué les exploits, était shérif et maire de la ville du Montana que ses cent brigands mirent au pillage415.
Les deux pistoleros les plus célèbres de l’Ouest furent à la fois des hors-la-loi et des défenseurs de la loi ; il s’agit de Wyatt Earp et de Bat Masterson. Les
deux hommes étaient avant tout des joueurs professionnels, plus précisément des tricheurs professionnels. Tous deux aimaient la bagarre, encore que
Masterson prétendît ne pas porter de revolver pour éviter les duels. L’un et l’autre cherchèrent toujours avidement à obtenir une étoile de shérif, couverture
idéale pour leurs activités illégales, car elle leur permettait d’être armés légalement dans les villes de la frontière comme Dodge, Wichita ou Tombstone, où
il était interdit de porter des armes. Earp et son acolyte, ivrogne et sadique, John Holliday dit « Doc », un dentiste raciste originaire de Géorgie qui avait dû
fuir vers l’Ouest malgré sa tuberculose après avoir assassiné une série de Noirs sans défense, aimaient battre les femmes. Holliday était également connu
pour être un maquereau invétéré et un joueur professionnel. Toute la bande, étoile de shérif ou pas, se voyait expulsée d’une ville après l’autre, et tous
atterrirent à Tombstone en 1881, parce que le frère de Wyatt, Virgil Earp, y était shérif. Masterson manqua le fameux rendez-vous d’O.K. Corral parce
qu’il avait dû regagner Dodge City en toute hâte : son jeune frère Jim y était shérif et, pris dans une vendetta, l’avait appelé à l’aide. Les historiens n’ont
jamais pu se mettre d’accord sur la fusillade d’O.K. Corral, qui se déroula en fait dans une rue voisine. Lors de l’enquête, Virgil Earp et ses frères, tout
comme Holliday qu’Earp avait nommé adjoint, furent jugés innocents du meurtre des trois Clanton. Mais les habitants de Tombstone furent apparemment
d’un autre avis, puisqu’ils invitèrent tout ce joli monde à quitter la ville au plus vite. Vers le même moment, Masterson fut quant à lui chassé de Dodge City.
Tous se retrouvèrent à Denver, où ils exercèrent leur profession de joueurs. Wyatt Earp parvint à éviter l’extradition et gagna la Californie, où il coula des
jours paisibles jusqu’à sa mort en 1929. Masterson quitta clandestinement Denver et prit, en 1902, un train pour New York, à bord duquel il soulagea un
Mormon naïf de quelque 16 000 dollars au faro. Arrêté à son arrivée, il fut sauvé par Tim Sullivan, qui dirigeait alors Tammany Hall. Alors même qu’il ne
cessait d’avoir des ennuis et fut même arrêté de nouveau pour port d’arme, la légende usurpée de Masterson poussa Theodore Roosevelt à le nommer deputy
marshal pour le sud de l’État de New York. Il termina sa carrière comme reporter sportif du Morning Telegraph et mourut à son bureau en 1921416.
Une autre légende s’est créée autour de la bande de hors-la-loi connue sous le nom de wild bunch (la horde sauvage), plus romancée encore depuis que
Hollywood lui a prêté son lustre avec deux films, La Horde sauvage, précisément, et Butch Cassidy et le Kid, censé raconter l’histoire de deux membres
célèbres du gang. Souvent alliée des Ketchum (une bande de tueurs féroces), la « horde sauvage » était plus sympathique et donc plus facile à présenter sous
un jour flatteur. Tous ses membres étaient en effet devenus hors-la-loi par suite de l’action des barons du bétail, qui les avaient ruinés en leur volant leurs
terres ou en les empêchant d’accéder aux points d’eau et aux marchés indispensables à leur survie. La horde comptait entre autres, parmi ses membres,
Butch Cassidy (de son vrai nom George Leroy Parker, né à Circleville dans l’Utah en 1867), Harvey Logan, que de gros éleveurs avaient chassé de la
parcelle qu’il cultivait dans le Wyoming (Logan avait alors pris le nom de Curry et tenté de se réinstaller comme éleveur près de Landusky, dans le
Montana, mais Pike Landusky, le shérif qui avait fondé cette petite ville minière, lui avait mené la vie dure ; tout s’était terminé par un duel dans lequel
Landusky avait perdu la vie, bien qu’ayant dégainé le premier), Ben Kilpatrick et Bill Carver, deux cow-boys pauvres du comté de Concho au Texas, accusés
de meurtre pour s’être défendus contre les attaques des barons du bétail et en avoir tué un. Il y avait aussi Harry Longabaugh, un cow-boy texan qui volait le
bétail des barons dans les environs de Sundance, au Wyoming (mais le surnom de « Sundance Kid », qui apparaît dans le titre original du film, est une
invention des scénaristes).
Quand Butch Cassidy réunit ces hommes et des dizaines d’autres, jusqu’à cent et plus, sous son commandement et en fit une bande disciplinée et
organisée, tous avaient déjà eu le temps de devenir, individuellement, des criminels endurcis. Mais nul d’entre eux n’avait jamais volé les pauvres. Ils
formaient une bande de cavaliers hors pair, généreux, chahuteurs ; volant le bétail des gros domaines mais aidant les petits éleveurs, ils avaient la réputation
d’honorer fidèlement leurs dettes et de n’avoir jamais trahi un ami. Du Mexique au Canada, cela leur valait d’innombrables sympathies et leur rendit bien
des services au cours de leurs aventureuses chevauchées.
À la fin du siècle, la wild bunch était connue dans tout l’Ouest, peut-être même dans toute l’Amérique du Nord, du Mexique au Canada. Ce fut vers cette
époque qu’elle organisa ses coups les plus spectaculaires, comme le gros hold-up contre une banque de Winnemucca, dans le Nevada, le 19 septembre 1900,
qui rapporta 32 000 dollars, et le raid contre l’express de la Great Northern Railroad, à Wagner dans le Montana, le 3 juillet 1901. Quelques mois plus tard,
la horde se désagrégea. Logan se fit prendre mais s’évada d’un pénitencier du Tennessee en 1903. Il retourna au Colorado puis, se rendant compte qu’il
n’arriverait jamais à se reconvertir, se brûla la cervelle le 4 juin 1904. Bill Carver fut reconnu à Sonora, au Texas, et abattu en descendant de cheval, en 1901.
Ben Kilpatrick fut tué au Texas, lui aussi, en 1912. Cassidy, Longabaugh et sa maîtresse Etta Place partirent pour New York, s’embarquèrent à bord d’un
cargo pour Buenos Aires, achetèrent un ranch dans le centre de l’Argentine et commencèrent à voler le bétail des puissants Européens qui installaient des
ranches gigantesques et exploitaient sans vergogne les péons. Il ne fallut pas moins d’une armée provinciale pour les encercler. Se voyant perdu, Cassidy
abattit Harry Longabaugh puis se suicida417.
Pour les milliers de détectives des chemins de fer, d’employés de Pinkerton, de marshals fédéraux et de shérifs qui avaient tenté de capturer la wild bunch,
cette double mort marquait la fin des grands hors-la-loi de l’Ouest. Les gouverneurs du Colorado, de l’Utah et du Wyoming s’étaient même réunis à Salt
Lake City pour décider des mesures à prendre contre la « horde sauvage ». Mais pour des dizaines de milliers de pauvres pionniers, de paysans sans terre et
de cow-boys exploités du Texas au Montana, elle était bien autre chose qu’une bande de hors-la-loi : ses membres étaient des vengeurs, des rebelles soulevés
contre la tyrannie des trusts du bétail et des chemins de fer qui avaient rendu le Far West invivable en se livrant au pillage légal du domaine public.
Notes
398. Albert Castell, « The Bloodiest Man in American History », American Heritage, octobre 1960, p. 22-24, 97-99. W. E. Connelley, Quantrill and the Border Wars, Cedar Rapids, 1910, p. 43-44, 122-127.
Robertus Love, The Rise and Fall of Jesse James, New York, 1926, p. 17-19, 22-24. Lawrence Bailey, Quantrill’s Raid on Lawrence, opuscule publié par l’auteur, 1887, et réimprimé par la Société historique de
l’État du Kansas, 1889.
399. Robert Shook, « The Federal Military in Texas, 1865-1870 », Texas Military History, printemps 1967, p. 19-20. Otis Singletary, Negro Militia and Reconstruction, Austin, 1957, p. 9. House Executive
Documents, 40e congrès, 2e session, n° 1, p. 470-473. « Report of the Secretary of War, 1868-1869 », Report of the Committee on Affairs in the Late Insurrectionary States (n° de série 1529), 42e congrès,
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400. John Wesley Hardin, The Life of John Wesley Hardin As Written by Himself, Norman, Oklahoma, 1961, p. 5-6, 12-24, 30-37, 42, 46-55, 58, 60-69, 71-77. Wayne Gard, Frontier Justice, Norman,
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401. C. L. Sonnichsen, I’ll Die Before I’ll Run : The Story of the Great Feuds of Texas, New York, 1951, p. 19-20, 28-29, 32-46, 67-69, 71-87. Wayne Gard, Frontier Justice, op. cit., p. 43. John Wesley Hardin,
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402. Wayne Gard, Frontier Justice, op. cit., p. 52-57. Margaret Bierschwale, « Mason County, Texas, 1845-1870 », Southwest Historical Quarterly, avril 1949, p. 380. C. L. Douglas, Famous Texas Feuds, Dallas,
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404. C. L. Sonnichsen, The El Paso Salt War (1877), Texas Western Press of the North, 1961, p. 3-20, 23-27, 29, 32-33, 36-45, 48-53, 56-61. Rex Strickland, « Six Who Came to El Paso », Southwestern
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406. John Upton Terrell, Land Grab, op. cit., p. 243-244. Wayne Gard, Frontier Justice, op. cit., p. 105-111, 117-118. R. D. Holt, « The Saga of Barbed Wire in Tom Green County », West Texas Historical
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408. G. B. Glasscock, Bandits and the Southern Pacific, New York, 1929, p. 15-25.
409. Stephen Douglas Puter, Looters of the Public Domain, Portland, 1907, p. 17-21, 46-78, 442-447.
410. Oscar Osborn Winther, The Transportation Frontier : Trans-Mississippi West, 1865-1890, New York, 1964, p. 141-143. Voir la bibliographie annotée que donne Ramon Frederick Adams dans son
ouvrage Six-Guns and Saddle Leather : A Bibliography of Books and Pamphlets on Western Outlaws and Gunmen, Norman, Oklahoma, 1954.
411. Harry Sinclaire Drago, The Great Range Wars, New York, 1970, p. 78-79, 48, 50, 54-58, 121-122, 213-233. Maurice Garland Fulton, Lincoln County War, op. cit., p. 8, 17, 33, 43, 51-52, 121-122, 213,
225-226, 273-274, 74, 97, 112-114, 137, 146. Wayne Gard, Rawhide, op. cit., p. 71-72. William Keleher, Violence in Lincoln County, 1869-1881, Albuquerque, 1957, p. 8-13, 113, 137, 142-149, 82-83, 117-
118, 124, 142-144, 53-56, 213, 233, 247-248, 281, 107-108. Walter Pannell, « Civil War on the Range », The Welcome News, Los Angeles, 1943, p. 298-318. Philip Rasch, « Chaos in Lincoln County », The
Denver Westerners Brand Book, vol. XVIII, 1963, p. 167. Id., « Five Days of Battle », Westerners Denver Possee Brand Book, vol. XI, 1956. Joseph Rosa et Robin May, Gun Law, op. cit., p. 24-27. Victor
Westphall, Thomas Bender Catron and his Era, Tucson, 1973, p. 78-80, 123-124. Lela et Rufus Waltrip, Cowboys and Cattlemen, New York, 1967, p. 33-45.
412. Wayne Gard, Frontier Justice, op. cit., p. 126-131. Joseph Rosa et Robin May, Gun Law, op. cit., p. 31-35. Ronald Dean Miller, Shady Ladies of the West, Los Angeles, 1964, p. 117-118. Struthers Burt,
Powder River, Let’er Buck, New York, 1938, p. 276-278, 279, 282, 286, 291, 292. Harry Sinclaire Drago, Great Range Wars, op. cit., p. 267-271, 280, 287, 274-280. Oscar Flagg, A review of the Cattle Business
in Johnson County, Wyoming, Since 1882, And the Causes that Led to the Recent Invasion, Cheyenne, 1967, p. 8. A. S. Mercer, The Banditti of the Plains, Norman, 1954, p. 18, 19, 31, 38, 42, 49, 75-76, 117, 127-
128, 222, 22-23, 25-26, 35, 40. Joseph Rosa, Gunfighter, op. cit., p. 53. Joseph Rosa et Robin May, Gun Law, op. cit., p. 32-34. Helena Huntington Smith, The War on Powder River, New York, 1966, p. 199,
221, 225-226.
413. Oscar Osborn Winther, Transportation Frontier, op. cit., p. 141-142.
414. Charles Marin, A Sketch of Sam Bass, the Bandit, Norman, Oklahoma, 1956, p. 180. Joseph Rosa et Robin May, Gun Law, op. cit., p. 44. Eugene Cunningham, Triggernometry : A Gallery of Gunfighters,
New York, 1934, 352-383.
415. Peter Lyon, « The Wild Wild West », American Heritage, août 1960, p. 32-34. Joseph Rosa et Robin May, Gun Law, op. cit., p. 48. Wayne Gard, Frontier Justice, op. cit., p. 169-179.
416. Peter Lyon, « The Wild Wild West », op. cit., p. 32-48. Joseph Rosa et Robin May, Gun Law, op. cit., p. 119-126.
417. The Wild Bunch, Allan Swallow (dir.), Denver, 1966, p. 25-50, 83-85, 88-95, 126-127.
CHAPITRE 17
Rouges, Jaunes, Noirs

Au cours des quatre millénaires de son histoire – au sens strict –, l’humanité a connu un certain nombre d’holocaustes, dans lesquels une race entière était
systématiquement éliminée. Génocide est le terme dont on se sert en droit international418 pour désigner ces exterminations. En règle générale, un
génocide repose sur une base légale, une raison d’État, comme dans le cas de la « solution finale » du problème juif prônée par les nazis en Europe, ou sur un
prétexte plus ou moins controuvé, comme dans le cas du massacre des Arméniens par les Turcs, sous le règne d’Abdul Hamid II, la justification invoquée
étant alors qu’ils subvertissaient l’empire ottoman. Mais, quand les Américains blancs tentèrent d’exterminer les Indiens, ils n’eurent besoin d’aucun prétexte
et d’aucune base légale. Ils le firent par esprit de lucre et sans être couverts par la moindre loi. Ils voulaient la terre des Indiens et les ressources qu’elle
renfermait, voilà tout. Il en est résulté une longue suite d’illégalités parfaitement ignominieuses : les tribus indiennes furent contraintes de signer 370 traités
avec le gouvernement fédéral, chacun de ces traités étant violé comme l’avaient été tous les précédents, jusqu’à ce que les tribus eussent perdu près de deux
milliards d’acres. Quand éclata la Première Guerre mondiale, plus d’un million d’Indiens avaient péri.
La terre était incontestablement le premier moteur de cette expansion vers l’Ouest. Mais il existait d’autres perspectives de profit qui, pour être moindres,
n’en attirèrent pas moins divers exploiteurs au petit pied qui se joignirent au grand jeu de l’extermination. L’entreprise la plus répugnante fut le trafic des
scalps. À Denver, dans les années 1870, un scalp d’Indien valait 10 dollars. À Central City, ce prix atteignait 25 dollars, tandis qu’à Deadwood dans le
South Dakota, un scalp pouvait se vendre jusqu’à 200 dollars. Les tueurs étaient tout fiers de ces trophées sanglants. Kit Carson, qui « pacifia » les Navajo
du Nouveau-Mexique, entre 1862 et 1863, pour le compte du commandant militaire de la région, le général James Carlton qui haïssait les Indiens, se
vantait d’avoir tout détruit dans les villages ; pas seulement tué les gens, mais encore anéanti « plus de deux millions de livres de grain indien ». Les Navajo
qui furent emmenés en captivité dans les forts de Canby et de Wingate ne connurent pas un sort bien préférable. En une seule semaine de 1864, 126
moururent à Fort Canby, de dysenterie ou de privations. Le Congrès vota alors 100 000 dollars de crédits pour l’amélioration du sort des prisonniers
Navajo. Le bureau des Affaires indiennes canalisa une bonne part de cette somme jusque dans les poches de ses propres agents prévaricateurs ou de leurs
amis, payant par exemple 18,50 dollars pièce des couvertures de l’armée qui en valaient tout au plus 5 ou 6 au prix de détail. 30 000 dollars seulement de
marchandises parvinrent jusqu’aux Navajo ; en mai 1868, plus de 2 000 des presque 10 000 prisonniers étaient déjà morts419.
Craignant d’avoir à subir un traitement comparable, les Cheyenne et les Arapaho décidèrent de signer un traité de paix. Le gouvernement fédéral
s’engagea à leur fournir des vivres pour l’hiver s’ils acceptaient de demeurer dans leurs réserves, ce qu’ils firent. Et soudain, très tôt par un matin de
novembre 1864, alors que le campement de Sand Creek était encore assoupi, les volontaires du Colorado, emmenés par le colonel John Chivington,
attaquèrent sans crier gare, tuant 450 hommes, femmes et enfants. Les hommes de Chivington violèrent systématiquement les jeunes femmes avant de les
scalper, coupèrent les testicules des braves, et exposèrent tous ces trophées lors de leur retour à Denver. Le Congrès réclama une enquête sur le massacre,
qui eut lieu en 1865, mais dont il ne sortit un rapport de 500 pages que deux ans plus tard, et qui détaillait la corruption des agents indiens du Colorado et
la misère des tribus420.
Au fur et à mesure que les Blancs arrivaient plus nombreux dans les grandes plaines, le gouvernement voulut prolonger la route de Powder River de
Laramie jusqu’aux filons aurifères de Bozeman dans le Montana, c’est-à-dire à travers le territoire des Sioux Dakota. Au mépris du traité signé avec ceux-ci,
les troupes fédérales entrèrent dans la danse et commencèrent à bâtir des forts le long de la piste. En janvier 1865, rendus furieux par le massacre de Sand
Creek, un millier de Cheyenne et de Dakota attaquèrent les magasins militaires de Julesburg, tuant 18 Blancs et volant toutes les provisions. Avec à leur
tête Crazy Horse (« cheval fou »), ils attaquèrent la cavalerie des États-Unis près de Horse Creek et, quand ils eurent découvert dans un chariot des scalps
provenant de Sand Creek, ils taillèrent en pièces tous les soldats. Puis ils attaquèrent tous les avant-postes le long de la route. Un détachement commandé
par le capitaine Fetterman, qui se vantait de pouvoir s’emparer de toute la nation Dakota avec seulement 50 cavaliers, se mit sur les traces des Indiens.
Crazy Horse s’enfuit jusqu’aux eaux glacées de la Peno, dans laquelle Fetterman et ses hommes s’engagèrent ; alors, faisant demi-tour, les Indiens les
attaquèrent de tous les côtés à la fois et les massacrèrent jusqu’au dernier (ils étaient 80). Crazy Horse ne perdit que 13 de ses braves. Mais ce n’était qu’une
victoire bien provisoire. D’autres soldats arrivèrent bientôt, puis encore d’autres, et d’autres encore. Pour finir, Red Cloud (« nuage rouge ») signa un
nouveau traité que Crazy Horse respecta – jusqu’au jour où le Congrès le rompit en adoptant un additif au budget, refusant aux Indiens le droit de signer
des traités421.
Manifestement jaloux de Chivington, auteur du si joli massacre de Sand Creek, le général George Custer amena ses troupes sur les rives de la Washita, en
Oklahoma, le jour de Thanksgiving de 1868. Il attendit que les Indiens du petit village installé dans un coude de la rivière fussent endormis puis, en
violation du traité de Medicine Lodge, donna le signal de l’attaque. Tous les habitants furent tués – 103 hommes et un nombre inconnu de femmes et
d’enfants, que Custer ne jugea pas dignes d’être comptés. À Camp Grant, dans l’Arizona, en 1871, un détachement venu de Tucson attaqua 300 femmes,
enfants et vieillards qui travaillaient aux champs sous la ferme protection de l’armée des États-Unis et tua 118 femmes et 8 hommes, avant d’emmener
30 enfants qui furent vendus comme esclaves au Mexique. Cette fois, le président Grant entra dans une violente colère. Il exigea que les assassins fussent
jugés. Et il obtint gain de cause. Mais le juge dit au jury, uniquement composé de Blancs, que le fait de tuer des Indiens, qui pouvaient s’avérer dangereux,
n’était pas un meurtre : les inculpés furent acquittés. Le journal de Denver commenta, avec un goût exquis : « Nous les félicitons d’avoir signé un traité de
paix définitif avec tant d’Indiens et regrettons seulement que le nombre de ces derniers n’ait pas été le double. Camp Grant s’inscrit dans la glorieuse liste
des Sand Creek et des Washita qui font l’honneur de l’histoire de l’Ouest422. »
Pendant l’été 1872, la Northern Pacific Railroad, sous la protection de 400 hommes des troupes fédérales, rompant un nouveau traité, pénétra en plein
territoire Oglala pour poser des voies. Crazy Horse, à la tête de ses braves, mena une guerre d’escarmouches et de harcèlement, en évitant l’engagement
frontal. Désormais commandée par Custer, la cavalerie se mit sur les traces des Sioux Dakota (dont les Oglala sont une tribu), mais Crazy Horse demeura
d’une extrême mobilité. En 1875, des mineurs envahirent les Montagnes noires, terre sacrée de toutes les tribus Sioux. Joignant ses forces à celles de Sitting
Bull (« taureau assis »), Crazy Horse harcela les envahisseurs. Une fois de plus, Red Cloud préféra négocier avec les Blancs et leur concéda l’accès aux
Montagnes noires, moyennant la fourniture de 6 millions de dollars de vivres chaque année pendant sept générations, et la promesse que les terres sacrées
ne seraient plus violées. Mais il y avait de l’or partout dans ces collines et les Blancs violèrent le traité une fois de plus. Crazy Horse et Sitting Bull
attaquèrent. Custer se lança à leur poursuite. Il les poursuivit, les poursuivit encore, les poursuivit toujours – jusqu’à Little Big Horn, où ses troupes furent
anéanties et où lui-même trouva la mort. Mais il arriva de nouveaux renforts. En mai 1877, Crazy Horse comprit que le combat était inutile. Il accepta de
parlementer. Au lieu de quoi il fut emprisonné par Little Big Man (« le petit gros »), son ancien allié, sur ordre de Red Cloud, devenu un agent stipendié
des troupes fédérales. Crazy Horse tira son poignard, mais Little Big Man et un autre renégat, Swift Bear (« ours rapide »), se saisirent de lui et le tinrent
tandis qu’on lui passait une baïonnette au travers du corps, toujours sur ordre de Red Cloud. Le dernier acte de l’extermination des Indiens venait de
commencer423.
Les Blancs s’emparèrent donc des terres des Indiens, que ceux-ci n’avaient jamais considérées comme leur propriété privée – car, dit un jour un chef des
Nez-Percés : « Nul ne possède une quelconque portion de la terre. Nul ne peut vendre ce qu’il ne possède pas. » Les Blancs ne la possédaient pas, mais ils
n’hésitaient pas à la vendre. Mais ce n’étaient pas les gens ordinaires qui l’achetaient, ou rarement. Et, au fur et à mesure que les grands trusts des chemins
de fer, de l’élevage et de l’industrie du bois récoltaient des millions, les petits cultivateurs ordinaires devaient payer de plus en plus cher l’expédition de leurs
produits jusqu’au marché, alors même qu’on les leur achetait de moins en moins cher. Les propriétaires de petits ranches se retrouvaient coupés des points
d’eau par des barbelés. Les salaires des travailleurs ne cessaient de diminuer. De tant de souffrances et de privations ne pouvait naître que la colère. Mais une
colère dirigée contre qui ? Si le manœuvre s’en prenait au président de la compagnie de chemins de fer, au propriétaire de la mine, au gros commerçant, au
patron, il se retrouverait vite sans emploi, battu, tué même peut-être. Aussi s’en prenait-il plutôt à l’étranger, à l’autre, à celui qui paraissait différent et
pensait peut-être différemment, à celui, surtout, qui acceptait de travailler pour un salaire moindre424.
Les Noirs étaient évidemment les victimes toutes désignées de cette forme de racisme. Mais ils n’étaient pas les seuls. Dans l’Ouest, les principales
victimes étaient les Chinois. On les amenait en Amérique pour qu’ils y accomplissent les tâches subalternes les plus pénibles. Manœuvres, ils participaient à
la construction des chemins de fer et des ponts, travaillaient dans la mine ou emballaient des cigares. Ils étaient payés moins que les Blancs et devaient
acquitter une taxe spéciale que les Blancs ne payaient pas. Ils vivaient tous ensemble en vastes familles, dans des quartiers réservés qu’on baptisa vite
Chinatown dans chaque ville. Isolés du fait de leur langue, de leurs coutumes et de l’existence chez eux d’une très stricte hiérarchie familiale, ils surent faire
preuve d’une frugalité et d’un sens de l’épargne qui leur permirent d’accumuler assez rapidement. Il n’est pas étonnant que leur relative aisance financière
n’ait fait qu’exacerber l’hostilité des travailleurs blancs. Avant la guerre civile, il y avait 50 000 Chinois rien qu’en Californie et, en 1861, les Chinois
versèrent 14 millions de dollars à la communauté sous forme de taxes spéciales et d’achats de licence. En 1864, 1 000 Blancs et 3 000 Chinois travaillaient
pour la Central Pacific Railroad de Leland Stanford, qui payait aux Chinois le tiers du salaire des Blancs. De 1865 à 1869, le nombre des Blancs ne varia
pas mais celui des Chinois passa à 9 000425.
Puis, en 1869, le chemin de fer fut terminé et les 9 000 Chinois se retrouvèrent brusquement, sur le marché du travail, en concurrence avec les Blancs. De
la concurrence aux affrontements, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi – puis ce furent les émeutes antichinoises. Encouragés et excités par le San
Francisco Chronicle, journal fondé en même temps que le Daily Dramatic Chronicle par les trois frères De Young, les Blancs de la ville et des environs ne
cessaient de mener la vie dure aux Chinois, les lapidant à l’occasion, les tuant même parfois. Les De Young se proclamaient réformateurs, opposés aux
monopoles et protecteurs de la classe ouvrière. Mais ils protégeaient seulement les Blancs et s’intéressaient surtout au pouvoir, dont ils comptaient bien
s’emparer en menant une croisade contre les politiciens en place et en soutenant une équipe susceptible de les remplacer. Pour jouer ce rôle, les De Young
avaient choisi un parti d’ouvriers blancs organisé par un immigrant irlandais aux vues étroites, Denis Kearney, qui faisait campagne sur le slogan : « Les
Chinois à la porte426 ! »
Hors de San Francisco, les choses étaient encore pires pour les Chinois. Dès avant la fin de la guerre civile, les mineurs chinois avaient été chassés des
mines d’argent du Nevada par les Blancs en colère. Lors d’un incident de ce genre, survenu à French Corral, toutes les cabanes des Chinois furent
incendiées et nombre de leurs habitants reçurent une sévère correction. Le seul Blanc arrêté – et reconnu coupable d’avoir lancé l’émeute – fut condamné
à… une amende. Puis, en 1867, l’agitation antichinoise empira dans toutes les régions minières. En Californie, les Chinois n’avaient pas le droit de
témoigner en justice et les Blancs semblaient se moquer de ce qui pouvait bien leur arriver. À Mariposa, aucun Blanc n’ayant jamais témoigné contre un
autre, il ne pouvait y avoir de poursuites contre les Blancs qui molestaient des Chinois. Ces derniers étaient donc volés, battus, parfois tués, leurs femmes et
leurs filles étaient violées. Pour se justifier, s’ils en éprouvaient le besoin, les violeurs disaient que toutes les Chinoises étaient des prostituées. Cette idée
reposait sur le fait qu’il y avait très peu de femmes dans la communauté chinoise d’Amérique. En 1870, par exemple, elles n’étaient que 7,1 % de la
population chinoise totale. Et nombre d’entre elles devaient effectivement se prostituer, ne pouvant trouver d’autre travail. Sur les 444 femmes recensées
dans six villages miniers de Californie en 1870, 232 étaient des prostituées. La quasi-totalité des 8 141 hommes travaillaient dans les mines pour des salaires
égaux au tiers de celui des Blancs ; les femmes n’étaient pas autorisées à travailler dans les cuisines ou au comptoir des bars et des restaurants, ni même à
faire le ménage des bureaux de la mine. Leurs moyens ne leur permettant pas de se prélasser dans l’oisiveté, elles ne trouvaient qu’à se vendre427.
Ce n’était pas toujours de leur plein gré. Nombre de Chinoises étaient contraintes à la prostitution par leurs maîtres blancs car, en Californie, l’esclavage
des Chinois n’était pas une rareté. Au début des années 1860, de jeunes Chinois – de 12 à 16 ans, en règle générale – étaient enlevés dans une localité de
Chine pour être vendus, selon leur âge, leur santé, leur force et leur beauté, de 10 à 100 dollars. En 1868, ce trafic avait pris une telle ampleur que les
esclaves étaient désormais vendus ouvertement aux enchères publiques en Californie. L’opium y était légal (et le demeura jusqu’en 1909) et fort bon marché.
Il constituait l’unique source d’évasion accessible aux Chinois. Aussi, selon un auteur qui a étudié cette question, quatre Chinois sur dix fumaient-ils l’opium
dans l’une des nombreuses fumeries qui existaient dans tous les quartiers chinois – pas moins de 200 dans les neuf pâtés de maisons qui constituaient
Chinatown à San Francisco en 1876428.
Le premier grand massacre de Chinois à avoir attiré l’attention des autorités – et pour cause, puisqu’elles l’avaient déclenché ! – eut lieu à Los Angeles, le
24 octobre 1871. Los Angeles ne comptait pas plus de 6 000 habitants à l’époque, dont une notable proportion de Mexicains, quelques centaines de Chinois
et seulement six policiers. Mexicains et Chinois coexistaient sans problème ; les deux communautés vivaient non loin d’une rue baptisée « Calle de los
Negros », où s’alignaient les tavernes mal famées et qui passait pour une « rue chaude ». La population chinoise était divisée en clans très fermés mais
pacifiques, les tong, qui n’étaient pas censés se mélanger. Un certain Ah Choy n’en épousa pas moins une jeune femme d’un autre tong que le sien en
refusant de la payer son prix (les long étaient propriétaires de leurs femelles). Une petite guerre des tong éclata aussitôt. Ah Choy et un autre Chinois se
retrouvèrent en prison, inculpés de tentative de meurtre. Mais, son tong ayant rapidement réuni les 6 000 dollars de sa caution, le premier fut remis en
liberté. Les Blancs de Los Angeles fulminèrent de découvrir les Chinois si riches. Un soir, Ah Choy fut assassiné par un tueur embusqué. Un policier à
cheval, Jesus Bilderrain, vit l’assassin disparaître à l’intérieur du Coronel Block, un immeuble en forme de L dans lequel habitaient la plupart des membres
du tong de la jeune épouse d’Ah Choy. Il fit feu et se précipita vers le bâtiment. On lui tira dessus et il fut blessé. Une foule de Blancs s’assembla en
quelques secondes et commença à tirer à tort et à travers sur l’immeuble chinois. Comme il n’y avait aucune riposte, un ranger gagna la porte et s’apprêtait à
pénétrer dans l’immeuble quand il fut tué de deux balles dans la poitrine. Devant cette situation, le marshal Francis Baker, qui venait d’arriver sur les lieux,
nomma tous les hommes présents ses adjoints et leur ordonna de tirer pour tuer.
La première victime fut un passant chinois qui ne pensait qu’à se mettre à l’abri. On le captura et on le pendit à la première poutre qu’on put trouver.
Ensuite, quelques Blancs se hissèrent sur le toit de l’immeuble, ouvrirent un trou dans le toit et y firent pleuvoir les coups de feu. Deux Chinois désarmés
sortirent de l’immeuble en courant et furent criblés de balles. Le marshal et un adjoint pénétrèrent alors dans le bâtiment, y découvrirent trois cadavres et
une quinzaine de Chinois terrorisés, tapis dans les recoins. La foule les traîna dehors, pilla tout ce qu’ils possédaient, les cribla de coups de poing et de pied,
puis les pendit – au nombre des victimes de la populace, un garçon de 14 ans. L’immeuble entier fut mis au pillage puis détruit. 20 Chinois périrent dans
l’affaire. Des quelque 600 Blancs qui avaient participé à toute l’affaire, 10 seulement finirent par être inculpés du meurtre d’une des victimes, le docteur
Chin Lee. Mais la Cour suprême de l’État les acquitta à la faveur d’une incroyable argutie juridique : l’acte d’accusation disait que les dix accusés avaient
assassiné le médecin, mais il ne précisait pas que le médecin avait été assassiné ! « En admettant que les accusés aient bel et bien fait tout ce qui leur est
reproché, il ne s’ensuit pas forcément, du strict point de vue du droit, que quiconque ait réellement été assassiné… »
Les sentiments antichinois de la classe ouvrière blanche de Californie devinrent si intenses pendant la dépression de 1873 qu’en 1874, pendant la
campagne électorale, démocrates et républicains firent état de mesures antichinoises dans leur programme. En 1876, un comité bipartite du Parlement de
l’État se fit l’avocat de mesures législatives dirigées contre la communauté chinoise. Puis, en juillet 1877, excités par les discours du démagogue Kearney,
10 000 Blancs de la ville et des environs se déchaînèrent et mirent à sac Chinatown, pillant les boutiques et lynchant leurs propriétaires. 25 blanchisseries et
des dizaines d’habitations furent incendiées. Cela réveilla les hommes politiques de Washington. Le président Hayes hésitait à rompre le traité de
Burlingame, signé avec la Chine en 1868 et qui garantissait les droits des Chinois en Amérique. Mais quand Garfield accéda à la présidence, le Congrès
adopta le Chinese Exclusion Act, qui interdisait toute immigration chinoise pour dix ans et proscrivait la naturalisation des Chinois déjà présents aux États-
Unis et qui n’en étaient pas déjà devenus citoyens. Adoptée en 1882, cette loi scélérate fut prorogée de dix ans en 1892429.
Elle ne suffisait toutefois pas à régler le problème des Chinois qui travaillaient déjà aux États-Unis. En février 1885, une série d’émeutes éclatèrent à la
suite de la mort accidentelle d’un conseiller municipal blanc d’Eureka, dans le comté de Humboldt, où les Chinois étaient employés comme main-d’œuvre à
bon marché dans l’industrie du bois de construction. Les émeutiers donnèrent vingt-quatre heures à tous les Chinois pour quitter la ville. Ils furent expulsés
du comté tout entier par les autorités, et la plupart se retrouvèrent à San Francisco. Ils attaquèrent la ville d’Eureka devant les tribunaux, mais la loi ne
s’appliquait pas aux minorités et ils perdirent leur procès en 1886. En septembre 1885, des Blancs armés envahirent les mines de charbon de l’Union Pacific
à Rock Springs, dans le Wyoming, et en expulsèrent les Chinois. 22 malheureux furent tués et 50 maisons détruites. Propriétaire des maisons, la compagnie
obtint de l’armée qu’elle écrasât les émeutiers, mais les Chinois continuèrent d’être harcelés par des tireurs isolés et finirent par partir. Ce genre d’exactions
était monnaie courante dans tout le Nord-Ouest ; 28 Chinois y laissèrent la vie, 15 furent blessés, et leurs biens furent détruits ou volés à concurrence de
150 000 dollars. Dans tous ces cas-là, s’il y eut de nombreux procès, il n’y eut jamais de condamnation430.
Ces tueries perpétrées par des ouvriers en colère n’étaient pas confinées dans le Sud et l’Ouest, et ne faisaient pas seulement pour victimes de gens de
couleur. À New York, en 1870 et 1871, les Irlandais catholiques attaquèrent les Irlandais protestants avec une telle violence qu’il y eut 38 morts, des
centaines de blessés et qu’il fallut faire appel à plusieurs régiments des troupes fédérales pour prêter main-forte à la police. Dans les régions de l’Utah où les
Mormons ne formaient pas la majorité, ils étaient fréquemment victimes d’agressions et de pillages, surtout à partir de 1882, date à laquelle la loi Edmunds
fit de la polygamie un crime fédéral. Dans la ville minière de Butte, dans le Montana, et à Kansas City dans le Missouri, les catholiques furent agressés, et
certains tués, en 1894. Vers le fin des années 1880, les attaques étaient fréquentes contre les commerçants et les hommes d’affaires juifs, un peu partout aux
États-Unis et plus particulièrement dans le Sud. Dans une cité industrielle du New Jersey, en 1891, un demi-millier de travailleurs des verreries attaquèrent
le quartier juif quand la compagnie eut engagé quatorze jeunes immigrants juifs fraîchement débarqués de Russie. Au bout de trois jours d’émeutes, toute la
communauté juive quitta la ville. Dans plusieurs paroisses pauvres de Louisiane, en 1893, des paysans criblés de dettes mirent à sac les boutiques juives. La
même année, dans le sud du Mississippi, des cavaliers vinrent nuitamment mettre le feu aux exploitations agricoles appartenant à des juifs431.
Mais, de tous les Blancs des États-Unis, ce furent les Italiens qui souffrirent des pires persécutions et eurent le plus de victimes. Une des raisons de la
haine qu’ils inspiraient aux Anglo-Saxons, particulièrement dans le Sud, était la souplesse de leur attitude face aux Noirs. Ils étaient prêts à travailler et à
coexister avec eux. Dans la petite ville de Tallulah, en Louisiane, par exemple, cinq immigrants siciliens ouvrirent boutique pour une clientèle noire qu’ils
traitaient normalement ; en quelques années, les cinq Italiens furent lynchés. Dans la région minière du Colorado, en 1895, les mineurs en grève
exécutèrent six Italiens qu’ils soupçonnaient à tort du meurtre d’un tenancier de saloon anglo-saxon. À La Nouvelle-Orléans, où la corruption de la police,
du personnel politique, de la magistrature et même de la presse était notoire depuis 1880, les chômeurs italiens avaient tout naturellement tendance à se
regrouper, puis à louer leurs services aux politicards qui les utilisaient pour intimider les électeurs, faire régner l’ordre dans les districts, etc. Certains d’entre
eux, plus particulièrement ceux que l’on appelait les « rats des docks », parce qu’ils habitaient d’abjects taudis sur les quais, devinrent tout naturellement des
criminels endurcis. L’hostilité à l’encontre des Italiens était entretenue et nourrie par la presse populaire à scandale, qui attisait la paranoïa du public en
laissant entendre qu’une vaste et mystérieuse organisation secrète avait pris le contrôle de la ville. Ce fut dans cette atmosphère qu’une des pires
manifestations anti-italiennes se déchaîna en 1891432.
Tout commença à la fin de l’année précédente, quand David Hennessy, le superintendant de la police pour le Quartier français, ennemi déclaré des
Italiens qu’il haïssait, fut abattu à coups de fusil par cinq hommes qui prirent la fuite, non sans que Hennessy n’eût riposté avant de s’écrouler. Un ami, Bill
O’Connor, se précipita à son secours et, avant de mourir, il eut le temps de lui dire que c’étaient « des Ritals » qui avaient fait le coup. O’Connor haïssait lui
aussi les Italiens et il était le seul à avoir entendu ces prétendues dernières paroles du policier ; il n’en fallut pourtant pas plus pour faire arrêter des centaines
d’Italiens. Trois heures après l’assassinat, cinq Italiens furent inculpés de meurtre. Cela ne suffit pas au maire anti-italien Joseph Shakespeare, qui fit arrêter
encore d’autres hommes. Les descentes de police se multipliant à travers toute « la petite Palerme », comme on appelait le quartier italien, on découvrit des
armes cachées dans plusieurs domiciles et la ville entière commença à murmurer que tous les Italiens faisaient partie de la société secrète qui contrôlait La
Nouvelle-Orléans. Pour finir, la commission spéciale de cinquante « sages » soigneusement choisis par le maire lui-même inculpa quatorze Italiens de plus,
accusant Joseph Macheca d’être le chef de la bande. Ce dernier était le plus prestigieux des hommes politiques représentant la population italienne (10 %
environ de la population totale de la ville). Il parlait bien et disposait d’une grande influence mais, surtout, il était riche.
Pour comprendre toute l’importance de ce dernier détail dans l’affaire qui nous occupe, il faut revenir un peu en arrière. Les Italiens s’entendaient bien
avec les Noirs de La Nouvelle-Orléans, à cette époque. Les Italiens pauvres travaillaient dans les plantations de canne à sucre et dans les champs, ou encore
dans les fabriques et les conserveries de poisson des docks de la ville. Les riches étaient propriétaires de commerces florissants et de certaines firmes
portuaires, et associés à des Anglo-Saxons à la tête des casinos et de certains bordels. À sa manière, le maire Shakespeare était un réformateur. À la grande
consternation des autres hommes politiques, des propriétaires de maisons de jeu et de la police, il s’était mis dans la tête de fermer les casinos. À cette
réforme, promue par le maire et par son chef de la police, Hennessy, ainsi que par Michael, cousin du précédent qui travaillait avec lui, s’opposait
fermement le conseil d’administration de la police, dont tous les membres émargeaient au budget du réseau des jeux. Malgré le maire, ils engagèrent donc
un chief detective qui lui était opposé. Les cousins Hennessy le tuèrent. Tout cela se passait une dizaine d’années avant les faits qui nous occupent. En 1882,
persuadé qu’il serait battu, Shakespeare ne se représenta pas à l’élection. Mais il se présenta de nouveau en 1888, fut réélu et s’empressa de nommer
Hennessy, donnant au réseau du jeu bien des raisons de commettre le meurtre. Ni la police ni la presse ne firent la moindre allusion à cette possibilité.
Au lieu de quoi, le 28 février 1891, les 9 premiers accusés virent s’ouvrir leur procès. Il n’y avait pas d’Italien parmi les jurés. De mystérieux témoins surgis
de nulle part, 67 en tout, vinrent accuser les 9 du meurtre de Hennessy. L’accusation n’en demeurait pas moins fragile, pleine de contradictions, et
manifestement tissée de mensonges grossiers. Le jour des plaidoiries de la défense, un des avocats fut arrêté pour port d’arme et la presse laissa entendre
qu’il avait tenté de corrompre le jury. Le verdict fut enfin rendu ; malgré toutes ces pressions, 6 des 9 accusés furent jugés non coupables, et parmi eux
Macheca. La foule se scandalisa. Le lendemain matin, 14 mars 1891, les manchettes de la presse appelaient unanimement à un meeting de masse « pour
remédier à l’incurie de la justice dans l’affaire Hennessy », demandant à la population de venir « prête à agir ». Ce furent entre 15 000 et 20 000 personnes
qui se massèrent sur Congo Square (aujourd’hui Beauregard Square).
Quant à « l’action », elle ne pouvait faire aucun doute pour personne. Les 10 gardiens en poste devant le portail de la prison avaient disparu. Le directeur
Lemuel Davis comprit ce qu’il lui restait à faire. Il tenta en vain d’entrer en contact avec le maire, avec le chef de la police, avec l’attorney general, avec le
gouverneur. La foule encerclait la prison, vociférant qu’on lui livrât les détenus, parmi lesquels les 6 acquittés qu’on n’avait pas encore libérés et les
10 inculpés pas encore jugés. Parmi les manifestants, 150 hommes armés menaçaient d’ouvrir le feu. Le directeur dit aux 19 qu’il n’était pas en mesure de
défendre les portes. Il les libéra et leur souhaita bonne chance pour découvrir des cachettes à travers la prison. Quand la foule finit par forcer le portail, 6 des
19 Italiens furent immédiatement retrouvés, pris au piège dans le quartier des femmes. 100 fusils en firent du hachis. Un septième fut pendu à un réverbère
par la populace. En tout, 11 furent massacrés, y compris Macheca. Alignés contre la muraille de la prison, leurs corps furent exposés aux regards de la foule.
Des milliers et des milliers d’habitants, dont nombre de mères traînant là leurs enfants, vinrent contempler les cadavres. 8 inculpés avaient miraculeusement
survécu, cachés dans les profondeurs de la prison. Le Times Democrat du lendemain écrivait : « Nous pouvons nous attendre aux invectives et aux
condamnations innombrables des gens de l’extérieur, mais nous les recevrons d’un cœur égal, sachant qu’elles ne peuvent naître que de l’ignorance ou de la
malveillance. »
En quoi le journaliste se trompait complètement : l’Amérique applaudit aux lynchages. Le grand champion de la justice qu’était le New York Times félicita
les lyncheurs, car la mort des Italiens « accroissait la sécurité des biens et de la vie des habitants de La Nouvelle-Orléans ». Selon le Washington Post, le
lynchage mettait un terme au « règne de la terreur » imposé par les Italiens. Le Saint Louis Globe Democrat proclama que les lyncheurs n’avaient fait
qu’exercer « les droits légitimes de la souveraineté populaire ». Le San Francisco Chronicle présenta comme un fait avéré la rumeur selon laquelle le jury s’était
laissé acheter. Jusqu’au Times de Londres qui exprima son approbation en un éditorial que le Times Democrat s’empressa de reproduire. Le gouvernement
italien réclama une enquête fédérale. Le président Harrison la refusa, et les deux pays rappelèrent leurs ambassadeurs. Le futur président Theodore
Roosevelt, qui n’appréciait guère « les diplomates ritals », comme il le dit publiquement, dit que le lynchage avait été « plutôt une bonne chose ».
Un grand jury commença à entendre les responsables du lynchage le 17 mars. Les jurés du procès vinrent témoigner sous serment qu’ils n’avaient été
nullement intimidés ni influencés par de quelconques pressions ou offres d’argent et n’avaient rendu leur jugement que sur la base des preuves et indices
présentés par l’accusation et la défense. Le grand jury n’en conclut pas moins que les Italiens avaient acheté le jury et que le lynchage était, par conséquent,
justifié. Le président Harrison savait bien que c’était faux : son enquêteur spécial lui avait déjà présenté un rapport secret selon lequel le jury était honnête et
les 19 Italiens innocents. Or les malheureux jurés perdirent leur emploi, furent l’objet d’un boycottage général et finirent par être chassés de la ville. La
presse accusa l’Italie de se débarrasser de ses voyous en Amérique. La rumeur publique laissait entendre que la flotte italienne faisait mouvement pour
attaquer des ports américains. Des milliers de volontaires se présentèrent pour aller se battre contre l’Italie. L’Illlustrated American consacra un numéro
entier à une éventuelle guerre contre l’Italie. Le secrétaire à la Guerre fit renforcer les défenses des ports. Poussé par le secrétaire d’État Blaine et le
secrétaire à la Marine Benjamin Franklin Tracy, le président Harrison en profita pour demander au Congrès des rallonges budgétaires permettant la
croissance et la modernisation de la Marine de guerre des États-Unis, par la mise en chantier de 20 nouveaux cuirassés et de 60 croiseurs rapides. Ce genre
de navires n’aurait été d’aucun secours dans la défense côtière, mais on sut plus tard la raison pour laquelle le président les avait demandés : Blaine et les
autres expansionnistes du cabinet et du Congrès voulaient la guerre avec l’Espagne afin de s’emparer de Cuba, de Porto Rico et des Philippines. L’agitation
causée par les lynchages de La Nouvelle-Orléans leur servit à obtenir les navires dont ils allaient avoir besoin par la suite.
Les lynchages se poursuivirent d’ailleurs en Louisiane sans soulever de protestation. En 1896, 6 autres Italiens moururent de cette manière. Il fallut
attendre 1955 pour connaître la vérité. Un membre de « l’escouade d’exécution » mise en place le 13 mars 1891 par le comité des cinquante « sages » mourut
cette année-là à Tampa, en Floride. Il laissait une lettre reconnaissant que le procès, le lynchage et tout ce qui avait suivi avaient été manigancés par le
comité des cinquante. La plupart de ses membres étaient des hommes d’affaires anglo-saxons, concurrents d’hommes d’affaires comme Joseph Macheca. Ce
fut d’ailleurs probablement parce que ce dernier fut au nombre des lynchés du 14 mars que les 8 autres survécurent et furent relâchés après que toutes les
charges qui pesaient sur eux eurent été abandonnées433.
Avec des présidents, des magistrats et des parlementaires qui défendaient la loi de Lynch, en général au bénéfice des riches, il n’est pas surprenant que
tant d’Américains aient pu mourir de mort violente et parfaitement injuste tout au long des années qui précédèrent le New Deal. Dans le New Jersey, les
associations de légitime défense des vigilantes furent dotées de pouvoirs de police et de la faculté « d’appréhender et d’arrêter » quiconque sans mandat. Sans
rien perdre de leur autorité morale, les vigilantes se laissèrent aller à tous les excès. À Rawlins, dans le Wyoming, le bandit George Parrott (dit Big Nose)
fut arrêté et pendu par les vigilantes. Le lendemain, il fut écorché. Avec sa peau, tannée, on fit une mallette de médecin, des bandelettes pour affûter les
rasoirs, une paire de souliers de dame et une blague à tabac. Les souliers furent exposés pendant des années à la Rawlins National Bank. À l’occasion, il
arriva même que des vigilantes fussent du côté des pauvres : ainsi, dans le Kentucky et le Tennessee, en 1906, des groupes d’autodéfense formés de planteurs
de tabac attaquèrent nuitamment les représentants des grandes compagnies. Mais, en règle générale, et bien qu’eux-mêmes fussent souvent pauvres, les
vigilantes s’en prenaient à leur propre classe ou à de plus malheureux encore qu’eux-mêmes. Leurs dirigeants, issus des classes moyennes supérieures, voire
de la classe dirigeante, les utilisaient pour la défense de la propriété en général, c’est-à-dire de leurs propriétés en particulier. De 1882 à 1903, plus de
100 Noirs furent régulièrement lynchés chaque année. Le nombre des lynchés excédait, de loin, celui des condamnés à mort légalement exécutés. Et ce
chiffre ne comprend pas les victimes des émeutes raciales, qui continuèrent d’éclater périodiquement après le début du XXe siècle434.
Une des plus épouvantables de ces émeutes eut lieu à Springfield, dans l’Illinois, ville qui, après avoir été celle d’Abraham Lincoln, était en passe de
devenir la capitale de la corruption dans le Midwest. Le long de Washington Street s’alignaient des dizaines de bordels et de salons de jeu, et même des
repaires de consommation de diverses drogues, sous le parrainage et la protection des politiciens et de la police. Chômeurs pour la plupart, quand ils
n’étaient pas contraints par la police d’effectuer les plus basses besognes du syndicat du crime, les Noirs de la région étaient fréquemment utilisés comme
briseurs de grève. De 1870 à 1905, 25 d’entre eux avaient été tués par des Blancs. Il était rarissime qu’un jury condamnât un Blanc pour le meurtre d’un
Noir. Puis, un jour de 1908, deux Noirs furent emprisonnés pour avoir – peut-être – violé des Blanches. Les Blancs de Springfield entrèrent en rage. Ils
mirent à sac le quartier noir, détruisant toutes les boutiques tenues par des Noirs et celles des Blancs qui avaient une clientèle noire. Ils tuèrent un vieux
coiffeur noir, Scott Burton, et s’introduisirent dans la demeure d’un cordonnier de 84 ans, William Donegan, parce qu’il était marié depuis trente ans à une
Blanche. Le vieillard dormait mais la foule l’arracha à son lit, le traîna jusqu’à un arbre, le pendit, lui trancha la gorge puis le larda de coups de couteau.
Quelque 3 000 Noirs allèrent se réfugier dans la caserne de la Garde nationale. Le meneur de la populace les mit en demeure de quitter la ville. « Dehors les
nègres, tous dehors à midi tapant, lundi ! » proclamaient des affiches qui recouvrirent tous les murs de la ville, signées « Les tireurs d’élite ». La plupart des
Noirs partirent, à pied ou en train. Un nourrisson mourut d’épuisement et de froid dans les environs de Pittsfield. C’était le septième mort dû à cette
émeute435.
Le 12 février 1909, pour le centenaire de Lincoln, un groupe de réformateurs se réunit à Springfield, choisie précisément à cause des émeutes de 1908,
pour discuter du racisme aux États-Unis. Il y avait parmi eux des travailleurs sociaux, des juristes, des chefs religieux, l’historien et sociologue
W. E. B. Dubois et le philosophe John Dewey. De leurs discussions naquit la National Association for the Advancement of Colored People (Association
nationale pour la promotion des gens de couleur), dont les statuts furent déposés en 1910. Mais la NAACP ne put faire grand-chose pour arrêter les
émeutes qui se répandirent de nouveau à travers le pays. Depuis sa fondation jusqu’en 1916, 500 Noirs furent tués, y compris 62 mulâtres, en Géorgie, en
Louisiane et au Texas. Dans la mesure où la plupart de ces derniers furent frappés la nuit dans un quartier noir, on pensa que les tueurs pouvaient être noirs.
Un indicateur infiltré à l’intérieur d’une secte religieuse, The Church of Sacrifice, qui prospérait à l’époque, prétendit d’ailleurs que les chefs religieux
approuvaient ces meurtres, citant le verset de la Bible : « L’arbre qui ne produit pas de bon fruit est abattu et jeté dans le feu. » On imagina que des Noirs,
adeptes peut-être de cette secte, désireux de se venger mais ne pouvant atteindre des Blancs, s’en étaient pris à des sang-mêlés436.
Après la Première Guerre mondiale, le nombre des lynchages s’accrut. Même les réformateurs du New Deal ne purent les arrêter. De 1936 à 1966, ce ne
furent pas moins de 2 800 Noirs qui connurent une telle mort atroce, au mépris de la loi437.
Notes
418. … et en bon français – à la différence du terme d’holocauste, qui ne désigne qu’un sacrifice dans lequel la victime (unique) est entièrement détruite, par le feu (N.d.T.).
419. John Upton Terrell, Land Grab, op. cit., p. 48-56. Langdon Sully, « The Indian Agent : A Study in Corruption and Avarice », American West, vol. X, n° 2, p. 4-9. Edmund Danziger Jr., « The Steck-
Carleton Controversy in Civil War New Mexico », Southwestern Historical Quaterly, vol. LXXIV, n° 2, p. 189-203. Le Nouveau-Mexique n’était pas une exception. Une corruption flagrante régnait partout
dans le bureau des affaires indiennes (Indian Bureau). À ce propos, voir par exemple l’article de Danziger, « The Office of Indian Affairs and the Problem of Civil War Indian Refugees in Kansas », Kansas
Historical Quaterly, vol. XXXV, n° 3, p. 257-275.
420. John Upton Terrell, Land Grab, op. cit., p. 12-13. Recherches personnelles de Jorgensen. Harry Kelsey, « The Doolittle Report of 1867 : Its Preparation and Shortcomings », Arizona and the West,
vol. XVII, n° 2, p. 107-120.
421. Jorgensen, recherches personnelles. Mari Sandoz, Crazy Horse, p. 152-224. D’Arcy McNickle, They Came Here First : The Epic of the American Indian, New York, 1975, p. 204-207.
422. John Upton Terrell, Land Grab, op. cit., p. 11, 4-10.
423. Recherches personnelles de Jorgensen. Mari Sandoz, Crazy Horse, p. 278-334. Thomas Berger, Little Big Man, p. 362-445.
424. Hervey Chalmers II, The Last Stand of the Nez Perce : Destruction of a People, New York 1962, p. 20.
425. Milfred Wellborn, « The Events Leading to the Chinese Exclusion Acts », Historical Society of Southern California, vol. IX, p. 49-53.
426. Mark Hall, « The San Francisco Chronicle : Its Fight for the 1879 Constitution », Journalism Quarterly, vol. XLVI, n° 3, p. 505-510. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 758-759.
427. David Dufault, « The Chinese in the Mining Camps of California : 1848-1870 », Historical Society of Southern California, vol. XLI, n° 2, p. 156-166.
428. Alexander McLeod, Pigtails and Gold Dust, Caldwell, Idaho, 1948, p. 156-160, 173-179.
429. Milfred Wellborn, « Events », op. cit., p. 54-77. Bernard Bailyn et al., The Great Republic, op. cit., p. 758-759. Richard Dillon, The Hatchet Men : The Story of the Tong Wars in San Francisco’s Chinatown,
New York, 1962, p. 119-123. Alexander McLeod, Pigtails, op. cit., p. 212.
430. Lynwood Carranco, « Chinese Expulsion from Humboldt County », Pacific Historical Review, vol. XXX, n° 4, p. 329-340. Issac Hill Bromley, The Chinese Massacre at Rock Springs, Wyoming Territory,
Boston, 1886, p. 1-3, 91. Alexander Howard Meneely, The Anti-Chinese Movement in the Northwest, University of Washington, devoir de licence, 1922, p. 56.
431. Hon. J. T. Headley, Riots, op. cit., p. 290-305. Kimbal Young, Isn’t One Wife Enough ?, New York, 1954, p. 352, 380-409. David Brion Davis, « Some Themes of Counter-Subversion : An Analysis of
Anti-Masonic, Anti-Catholic & Anti-Mormon Literature », Mississippi Valley Historical Review, vol. XLVII, n° 2, p. 205-224. John Higham, Strangers in the Land : Patterns of American Nativism, 1860-1925,
New York, 1966, p. 84, 92-93. Maury Reuben, The Wars of the Godly, New York, 1928, p. 206-211.
432. John Higham, Strangers, op. cit., p. 90-169. Joy Jackson, « Crime and the Conscience of a City », Louisiana History, vol. IX, n° 3, p. 231-233.
433. Richard Gambino, Vendetta, New York, 1977, p. 1, 3-6, 8, 12-18, 44, 46, 49, 52, 58, 62-87, 95-111, 114, 117-127, 135, 150-151. John Coxe, « The New Orleans Mafia Incident », Louisiana Historical
Quarterly, vol. XX, p. 1089-1090.
434. Anthony Nicolosi, « Rise and Fall », op. cit., p. 43. Richard Maxwell Brown, « Legal and Behavioral Perspectives on American Vigilantism », Perspectives in American History, vol. V, p. 101-111. Fred
Mazzulla, « Undue Process of Law – Here and There », Westerners Denver Possee Brand Book, vol. XX, p. 273-279.
435. James Crouthamel, « The Springfield, Illinois, Race Riot of 1908 », Urban Racial Violence in the Twentieth Century, Joseph Boskin (dir.), Beverly Hills, 1969, p. 8-18.
436. Ibid., p. 18-19. William Ivy Hair, « Inquisition for Blood : An Outbreak of Ritual Murder in Louisiana, Georgia and Texas, 1911-1912 », Louisiana Studies, vol. XI, n° 3, p. 274-281.
437. William O’Neill, Echoes of Revolt : The Masses, Chicago, 1966, p. 242.
CHAPITRE 18
Petites vertus

Si elle ne désirait pas attendre chez ses parents qu’un homme l’épousât et lui fît des enfants, les jeunes femmes des villes n’avaient guère de choix, avant la
Première Guerre mondiale. La plupart avaient évidemment besoin de trouver un emploi, car leurs pères – et même leurs maris – étaient trop peu payés par
les chemins de fer, les mines ou les usines qui les employaient pour pouvoir entretenir une famille. Certaines travaillaient dans le quasi-esclavage des
sweatshops (ateliers de la sueur) des villes, d’autres passaient de longues heures misérables de travail aux pièces dans les usines, d’autres encore lavaient du
linge, se plaçaient comme domestiques chez les bourgeois ; enfin, quelques milliers d’entre elles trouvaient à s’employer dans les bureaux. Il n’était pas facile
d’obtenir ces emplois de bureau. Il fallait que les femmes fussent jeunes, jolies et de mœurs pas trop sourcilleuses. Alors elles étaient aussitôt entourées
« d’hommes attachés uniquement à leur destruction morale ». Il n’est donc guère étonnant qu’un nombre relativement important de jeunes femmes,
contraintes à le faire par la pauvreté, ou poussées par le désir d’indépendance, devinssent des prostituées et des criminelles. Car, aux yeux de la plupart des
hommes, une femme qui travaillait était forcément une putain et devait être traitée comme telle.
À Washington, quand le docteur John Ellis écrivait The Sights and Secrets of the National City (Spectacles et secrets de la capitale fédérale), publié à Chicago en
1869, il y avait « environ 600 employés du sexe féminin au service de l’État », principalement au Trésor, dans les Postes et à l’Intérieur. Elles gagnaient
entre 600 et 900 dollars par an, somme « notoirement insuffisante pour leur permettre de subvenir décemment à leurs besoins ». Elles étaient donc à la
merci de leurs employeurs, comme semblait le savoir fort bien un certain superintendant de la division de l’imprimerie. Voyons ce qu’en dit Ellis :
[Prenant une employée à l’écart], il lui dit que si elle accepte de le suivre dans tel hôtel de la ville afin de s’y soumettre à ses désirs, il augmentera son salaire de 75 dollars par mois. [La jeune femme se fût-
elle avisée de refuser qu’il l’eût] menacée de la renvoyer, lui faisant perdre son gagne-pain.

En général, remarquait d’ailleurs tristement Ellis, pour qu’une femme trouvât du travail à Washington, « sa vertu [devait faire] le prix de son engagement,
payé en général à la personne dont l’influence [avait] permis cet engagement ; et l’on [affirmait] que les hommes publics assuraient l’avenir de leurs
maîtresses en les plaçant dans les bureaux du gouvernement438 ».
Mais les hauts fonctionnaires et les dirigeants politiques de Washington étaient loin d’être les seuls à considérer les femmes indépendantes comme des
putains. La plupart des hommes du pays étaient du même avis. Dans l’Idaho, par exemple, l’argument le plus souvent opposé aux partisans du vote des
femmes était qu’elles y perdraient leur « pudeur », ce qui les transformerait tout naturellement toutes en dévergondées. Les femmes n’avaient pas le droit
d’être propriétaires et, quand elles tentèrent de voter, en Pennsylvanie, en 1871, en invoquant le XIVe amendement, les tribunaux tranchèrent en affirmant
que le terme freeman (homme libre), inscrit dans la Constitution, ne se référait qu’aux hommes. Le statut social des femmes était en fait si inférieur que la
loi ne pouvait même pas les protéger contre les agressions. Dans le Nevada, en 1877, le Parlement avait reçu d’innombrables protestations contre les maris
qui battaient impunément leurs femmes, tant et si bien qu’il adopta une loi prescrivant que tous ceux qui seraient jugés coupables d’avoir battu leur épouse
ou leur maîtresse seraient désormais attachés à un poteau, au centre de la grand-place de la capitale du comté, et y resteraient dix heures durant avec, autour
du cou, une pancarte proclamant leur forfait. Les avocats ayant aussitôt fait valoir qu’il s’agissait là d’un châtiment inhabituel et cruel439, personne n’eut
jamais à subir cette punition440.
Ne pouvant trouver aucun emploi convenable ni compter sur personne, et les préjugés du public les faisant passer pour des putains quoi qu’elles fissent,
nombre d’immigrantes choisissaient donc l’unique profession qui s’ouvrît facilement à elles. Et, malgré les vociférations vertueuses, peu de municipalités
prenaient des mesures réellement sévères ou efficaces contre la prostitution, qui constituait une source de profits trop importants pour la plupart des petites
villes. Véritables taxes sur la prostitution, les amendes variaient selon les villes, mais on peut citer l’exemple de Wichita, assez représentatif : les prostituées
devaient acquitter une amende de 8 dollars par mois, plus 2 dollars pour les frais de justice, et les tenanciers de bordel 18 dollars plus 2 également. Nombre
d’immigrantes étaient en fait transportées jusqu’en Amérique pour s’y prostituer. Le cas le plus sinistre de ce genre de trafic était San Francisco où, à partir
de 1850 environ, de jeunes Chinoises, après avoir été droguées et enlevées de chez elles en Chine, se retrouvaient aux États-Unis où elles étaient vendues et
achetées comme du bétail. Après d’innombrables protestations, ce commerce se poursuivit dans les années 1870 et 1880, mais selon une certaine
réglementation et des contrats établis comme suit :
Pour la somme de ……, payée entre mes mains aujourd’hui, je soussignée……, m’engage à prostituer mon corps pour une durée de…… années. Si, au cours de cette période, je venais à être malade une
journée, deux semaines seraient ajoutées au temps prévu. Et si je venais à être malade plus d’une journée, la période de prostitution prévue sera prolongée d’un mois entier. Si je m’enfuis, trompant la
surveillance de mon tuteur, je serai retenue comme esclave à vie.

Les Chinoises que l’on contraignait à signer ces contrats, que la loi jugeait parfaitement recevables, ne savaient ni lire ni écrire et, de toute manière, ne
comprenaient pas l’anglais. Naturellement, elles ne recevaient que bien rarement la somme mentionnée dans le contrat441.
Nombre de ces prostituées, véritables esclaves, étaient envoyées dans le nord-ouest du Nevada, où la découverte d’importants gisements argentifères avait
transformé les campements de mineurs de Virginia City et de Gold Hill en petites villes prospères. Puis les mines commencèrent à s’épuiser vers 1875 et
furent abandonnées en 1898. En 1860, les deux localités n’étaient plus que des bourgades médiocres, qui ensemble n’atteignaient pas 3 000 habitants. En
1873, elles avaient des écoles, des églises, des hôtels, des théâtres, et comptaient 30 000 habitants, répartis selon une ségrégation très stricte entre secteurs
mexicain, sud-américain, chinois, noir et blanc. Chaque secteur possédait ses restaurants, ses saloons et ses bordels. Mais c’en était fini aussi de l’atmosphère
de liberté rude et aventureuse qui avait prévalu jusqu’alors dans les bourgades livrées aux prospecteurs et aux joueurs professionnels. Toute la région était
désormais sous le contrôle des propriétaires des mines. Et c’en était fini des histoires de fortunes faites en un jour, qui avaient attiré tant de chasseurs en
haillons dans les années 1860.
Pendant la dépression de 1864, la banque de Californie, qui avait prêté aux petits propriétaires de mines et d’usines l’argent nécessaire à leur
fonctionnement, s’empara de tous leurs biens et fonda une filiale pour diriger l’ensemble, l’Union Mining and Drilling Company. La banque s’empara
ensuite du contrôle de la Virginia and Truckee Railroad, qui transportait le minerai du Tahoe Basin, où se trouvait le bois de charpente nécessaire à
l’étayage des galeries et les réserves d’eau. Puis elle perdit le tout au profit d’un autre trust, dont l’emprise sur la région et sur tous les moyens d’y faire
rapidement beaucoup d’argent n’était pas moins rigide. Les indépendants doués d’esprit d’entreprise ne pouvaient donc se rabattre que sur les distractions
et… l’exploitation du vice. Prenons l’exemple de John Piper, propriétaire de l’Opéra, échevin de Virginia City et président en 1877 de la commission
spéciale de l’État sur la moralité publique : c’était l’un des plus gros propriétaires de bordels de la ville. Marion Goldman, de l’université de Chicago, est
parvenue à la conclusion que, sous la protection de l’élite citadine des propriétaires de maisons closes, la prostitution devint une industrie importante et
« fournissant de loin le plus grand nombre d’emplois aux femmes qui travaillaient hors de leur foyer442 ».
La première des grandes tenancières de Virginia City fut Julia Bulette, une aventurière née en Angleterre et qui était venue dans le Nevada en 1860, après
sept années de prostitution de haut vol à La Nouvelle-Orléans. Son établissement de style rococo, le Julia’s Palace, devint une espèce de centre culturel où
n’étaient servis que de grands vins et des aliments raffinés, et d’où toute grossièreté était sévèrement bannie. Julia était fort appréciée de l’élite citadine ; elle
consentait des dons très importants aux œuvres de charité et se fit infirmière quand une épidémie frappa la ville ; elle recevait tant d’hommes politiques que
les ligues de tempérance et de moralité, formées des femmes des classes moyennes, ne purent jamais obtenir de leurs époux qu’ils fissent fermer le Palace.
Elle fut assassinée par un cambrioleur, une nuit, et ce furent des hommes mariés des classes moyennes qui formèrent le détachement de volontaires qui
traqua, retrouva et pendit le coupable443.
Les sous-maîtresses célèbres abondaient dans l’Ouest à cette époque. L’une d’elles fut Mattie Silks, qui participa au seul duel au pistolet entre femmes
dont on ait jamais entendu parler. Blonde aux yeux bleus, elle était le portrait même de Lillie Langtry, actrice du temps célèbre pour son incroyable beauté.
À 19 ans, elle avait déjà connu la réussite comme tenancière d’un bordel de Springfield, dans l’Illinois. Puis elle était passée par le Kansas et le Texas, avant
de venir se fixer à Denver. Elle prétendait que c’était Wild Bill Hickok en personne qui lui avait appris à tirer et elle ne se séparait jamais de son pistolet à
crosse d’ivoire. Elle entretenait un joueur, et ce fut à son propos qu’elle provoqua une autre femme en duel. Son amant, un Texan joli garçon qui avait fait
partie de la bande de Quantrill, lui servit de second. Elle tira la première mais manqua son adversaire, qui la manqua aussi, atteignant le Texan à la main.
Mattie finit par épouser son Texan et, quand il mourut d’un empoisonnement, en 1900, elle adopta la fille qu’il avait eue d’un premier mariage. Elle
demeura à la tête de ses florissantes affaires jusqu’en 1915. Jusqu’à la fermeture du Sils Hotel, ainsi que s’appelait son principal établissement, Mattie gagna
et dépensa des millions. Elle se remaria vers la fin de la soixantaine, « pour avoir quelqu’un qui s’occupera de moi quand je serai vieille », dit-elle gentiment.
Elle sut d’ailleurs vieillir avec grâce et ne mourut qu’en 1929, à l’âge de 83 ans444.
L’une des principales concurrentes de Mattie à Denver fut Jenny Rogers qui, venue de Saint Louis, lui avait racheté une maison pour 4 600 dollars. Dure
en affaires et fort avisée, elle s’entendit alors avec un client qui devint un associé idéal : le chef de la police de Saint Louis. Ce flic irréprochable faisait
chanter un millionnaire du cru, dont l’épouse avait disparu. Il avait en effet dissimulé le crâne d’un vieil Indien dans le jardin du millionnaire puis avait fait
semblant de l’y découvrir en présence de deux témoins, ou plutôt de deux comparses. Le richard savait, bien sûr, qu’il s’agissait d’un coup monté, mais il
entretenait des ambitions politiques et cracha 18 000 dollars – coût de la construction d’un nouveau et luxueux bordel à Denver. Jennie le dirigea sans accroc
jusqu’au jour où, en 1889, elle surprit son barman de mari au lit avec une des pensionnaires et tira sur lui un coup de revolver. Seulement blessé, il disparut
sans demander son reste, mais les affaires déclinèrent. Elle épousa un homme politique de Chicago en 1904 et mourut en 1909. Mattie Silks racheta alors
son établissement pour 14 000 dollars et devint la reine incontestée des tenancières de Denver445.
Une autre sous-maîtresse « de qualité » fut Rosa May, une délicieuse petite Française aux yeux noirs et aux cheveux frisés, qui ouvrit boutique dans la
bourgade minière de Brodie, en Californie. Les mineurs l’adoraient et dépensaient chez elle et pour ses beaux yeux une bonne part de l’or qu’ils arrachaient
à la terre. Elle était aussi courtisée par le propriétaire du Laurel Palace Saloon de Brodie, le bel Ernest Marks, qu’elle fit languir pendant des années sans lui
donner la réponse qu’il attendait. Quand elle eut mis de côté son premier million, Rosa partit passer deux mois en France et en revint avec quinze malles de
présents. Marks eut droit à des boutons de manchette, des boîtes à allumettes et autres objets en or, car elle s’était enfin décidée. Mais elle était très bonne
pour les mineurs, leur faisait crédit et leur consentit même des prêts quand les mines commencèrent à s’appauvrir. Comme elle soignait avec dévouement
ceux qui étaient atteints de pneumonie, elle finit par contracter elle-même cette maladie et en mourut au début du siècle446.
L’une des plus belles tenancières de haut vol de l’Ouest fut probablement Fannie Keenan, connue sous le pseudonyme de Dora Hand, qui tenait plusieurs
maisons à Dodge City. On disait que douze hommes étaient morts en se battant pour elle. Le treizième, voulant abattre le quatorzième, tira deux coups de
feu dont l’un atteignit Dora par erreur et la tua. Mais les dames de petite vertu de l’Ouest ne se contentaient pas toutes d’être tenancières de bordel.
Certaines étaient joueuses, d’autres se comportaient purement et simplement comme des hors-la-loi. Belle Siddons, connue sous le nom de Madame
Vestale, fut espionne pour les confédérés pendant la guerre civile, avant de devenir une joueuse (et tricheuse) professionnelle redoutable. Elle épousa un des
hommes de Quantrill. Après que son mari eut été pendu par un groupe de vigilantes, elle se mit à boire, puis à fumer l’opium, avant d’ouvrir une maison,
d’abord à Cheyenne, puis à Las Vegas, au Nouveau-Mexique, enfin à Tombstone en Arizona. Mais elle n’était pas en état de diriger convenablement un
bordel. Elle se remit à jouer, fut arrêtée à San Francisco en 1881 et mourut en prison447.
La fameuse Calamity Jane, née Martha Jane Cannary dans le Missouri en 1852, cherchait à se faire passer pour un homme. Portant pantalon, fumant et
buvant sec, les cheveux coupés court, elle parvint pendant quelque temps à être conducteur d’attelage, éclaireur de l’armée et convoyeur de diligence. Elle
savait certes tirer et fut une amie de Bill Hickok – certains disent même son épouse –, avant son assassinat par Jack McCall, en 1876. Elle gagna alors sa vie
en se prostituant et en jouant les entremetteuses. En 1885, elle épousa Clinton Burke à El Paso, et le couple dirigea une maison close à Boulder, dans le
Colorado. Mais ils finirent par se séparer et elle se retrouva ivrognesse à Deadwood en 1899. Un an plus tard, des amis la retrouvèrent prostituée dans un
bordel noir, atteinte de rhumatismes et de delirium tremens. Elle mourut dans la misère en 1903448.
Belle Starr, née Myra Belle Shirley en 1858, à Carthage dans le Missouri, près de la frontière du Kangys, ne ressemblait pas à ce qu’en a fait la légende.
Elle n’avait rien de l’époustouflante « reine des bandits » décrite par Hollywood. Elle était farouche mais sans audace, cruelle mais sans courage. Sa famille
partit s’installer au Texas pendant la guerre civile, et elle s’y prostitua à la petite semaine jusqu’à l’arrivée de la bande de Jesse James, en fuite après la
fameuse attaque de la banque de Liberty, dans le Missouri. Elle devint la maîtresse de Cole Younger, un complice de James, et eut une fille de lui. Quand il
repartit, elle reprit du travail comme danseuse et prostituée dans un saloon, puis se mit à jouer au poker et au faro. Elle épousa un autre hors-la-loi, Jim
Reed, et eut de lui un garçon. Quand Jim fut abattu, elle épousa Sam Starr, en compagnie duquel elle passa les dix années qui suivirent à voler les chevaux et
le bétail de petits éleveurs de l’Oklahoma. Quand Sam Starr fut tué en duel par un shérif adjoint, en 1886, Belle revint à la prostitution ; elle épousa un
autre bandit, Jim July, en 1889 et fut tuée dans une embuscade non loin de son ranch, trois mois plus tard. Certains prétendirent que l’assassin était l’un de
ses nombreux amoureux éconduits. D’autres que c’était son propre fils, Ed Reed, avec lequel elle avait eu des relations incestueuses sado-masochistes et qui
était devenu jaloux de Jim July449.
Une autre prostituée sut gagner des millions « en dehors » de sa profession, qu’elle n’eut plus jamais à reprendre. Il s’agit de Cassie Chadwick, véritable
épave venue de Toronto échouer dans un bordel minable de Cleveland dans les années 1880. Pour commencer, elle fit la connaissance d’un brave pigeon, le
docteur Leroy Chadwick, qui l’épousa. Il ne lui avait pas sitôt acheté quelques robes qu’elle partit à toute vitesse pour New York, où elle descendit à
Holland House, tomba « accidentellement » sur un riche homme de loi de Cleveland, lui demanda d’être assez bon pour la déposer brièvement devant chez
son père auquel elle devait rendre visite et, à l’effarement de son cavalier, se fit conduire devant la demeure d’Andrew Carnegie, dans la Cinquième Avenue.
Elle y pénétra d’un pas nonchalant et, sous le prétexte de rechercher une ancienne domestique à elle, y demeura plus d’une demi-heure en conversation avec
la domesticité. Puis elle repartit, accompagnée jusqu’au seuil par le majordome, auquel elle adressa un signe amical de la main et que notre provincial prit
pour Carnegie. Remontant en voiture, elle laissa échapper un morceau de papier que l’homme de loi ramassa pour elle. C’était une lettre de crédit de deux
millions de dollars, signée Carnegie. Lui faisant jurer le secret, elle confia alors au juriste qu’elle était la fille illégitime de Carnegie et possédait une autre
lettre de crédit, de sept millions de dollars, celle-là, chez elle. Mais il n’y avait pas là de quoi s’étonner : ne serait-elle pas la seule héritière des 400 millions
de dollars d’Andrew Carnegie, resté célibataire ?
L’homme de loi s’empressa évidemment de raconter son aventure à tout le monde. Et, pendant les dix années qui suivirent, Cassie emprunta un million
de dollars par an à des banquiers dont aucun n’osa s’adresser à Carnegie pour lui demander de confirmer cette histoire et qui, tous, étaient trop heureux de
prêter à des taux usuraires en attendant la mort du magnat de l’acier. Cassie dépensa jusqu’au dernier centime l’argent ainsi gagné, menant l’existence la plus
insolemment luxueuse qui se pût concevoir à l’époque. En un seul dîner, elle dépensa 100 000 dollars. Pour finir, un banquier de Nouvelle-Angleterre
décida de vérifier. Carnegie fit publier un démenti officiel. Ce fut la panique chez les banquiers. Une banque d’Oberlin, dans l’Ohio, qui avait à elle seule
consenti 800 000 dollars de prêts à Cassie, ne survécut pas à la ruée de ses déposants. Cassie elle-même finit par être jugée et condamnée à dix ans de
prison. Elle mourut d’ailleurs dans une cellule, en 1907, sans un regret après toutes les fabuleuses années qu’elle avait su s’offrir.
Belle Gunness, veuve et mère de trois enfants à Laporle, dans l’Indiana, si elle gagna moins d’argent, eut quant à elle la chance de l’impunité. Par des
annonces passées dans divers journaux, elle attira chez elle les prétendants – quatorze au moins –, les tua, les dépeça, les enterra dans sa soue et s’empara de
leur argent. En 1908, sa maison fut entièrement détruite par un incendie dans lequel périrent ses trois enfants, ainsi qu’une femme dont on ne put jamais
retrouver la tête. Mais comme les fausses dents de la veuve Gunness se trouvaient parmi les cendres, on décida qu’elle était la femme sans tête et on la
considéra comme morte. Cependant, son homme à tout faire, qui reconnut avoir été son amant, déclara par la suite que le cadavre de la femme sans tête
était celui d’une clocharde que Belle avait attirée chez elle puis tuée. Plaqué par Belle, l’homme à tout faire avoua aussi avoir été son complice une fois que
l’on eut déterré les quatorze victimes, et fut inculpé de l’incendie de la maison. En prison, il confia à ses codétenus qu’il était censé aller la rejoindre et que
l’incendie était destiné à effacer toutes les traces compromettantes. Belle Gunness ne fut jamais retrouvée450.
La plus rusée des criminelles de New York avant la Première Guerre mondiale fut sans conteste Fredericka Mandelbaum, connue sous le nom de
« Mother » Mandelbaum. Née à New York en 1818, elle s’était mariée jeune et, jusqu’à l’âge de 41 ans, ne fut qu’une ménagère qui s’ennuyait un peu en
s’occupant de son époux, de ses deux filles et de son fils. Grande et forte femme de plus de 110 kilos, elle devint d’abord recéleuse pour tromper son ennui.
Elle acheta une bâtisse de deux étages au 79, Clinton Street, au coin de Rivington, juste avant le début de la guerre civile et, en 1862, avait déjà, dit-on, reçu
pour 4 millions de dollars de marchandises volées. Son appartement était luxueusement décoré des meubles, des tentures et des bibelots dérobés chez les
aristocrates de New York et de Long Island. Protégée par le boss de Tammany Hall, Tweed, elle aimait recevoir chez elle des criminels célèbres, de hauts
fonctionnaires de la police et des hommes politiques, offrant de somptueux dîners ou des bals élégants. Parmi les criminels qui honoraient souvent ceux-ci
de leur présence, George Leonidas Leslie, considéré comme l’un des plus grands voleurs de banques des États-Unis (le total de ses vols est estimé à
12 millions de dollars) et dont le plus gros coup, le hold-up de la Manhattan Savings Institution, avait rapporté la bagatelle de 2 747 000 dollars. Il fut tué
par ses propres complices en 1884. Un autre invité régulier était Mark Shinburn, perceur de coffres et cambrioleur d’une rare douceur, d’excellente
éducation, qui opérait toujours seul car il avait les malfrats en horreur, et qui réalisa de si beaux coups qu’il put se retirer en grand style à Monte-Carlo, sous
le nom de « baron Shindell ».
« Mother » Mandelbaum éprouvait une véritable tendresse pour les criminelles de son sexe. Elle en forma des dizaines, leur apprenant les ficelles du
métier, et finit par ouvrir une école dans Grand Street. Elle assurait en outre le recel de ce que volaient ses élèves. Au nombre de ces dernières, Lena
Kleinschmidt, dite Black Lena, Old Mother Hubbard et Kid Glove Rosey – toutes trois pickpockets accomplies et d’extraction misérable. Et aussi Sophie
Lyons, une des plus célèbres figures du monde de l’escroquerie new-yorkaise, qui plumait les innombrables messieurs rencontrés dans les wagons Pullman.
En 1884, quand ses relations politiques et le long bras de ses avocats ne suffirent plus à la défendre, les réformateurs des ligues de vertu firent inculper
« Mother » Mandelbaum de vol qualifié et de recel. Elle s’enfuit pour le Canada avec sa famille, emportant tout son mobilier et quelque 10 millions de
dollars. Elle revint fréquemment à New York pour des visites incognito, prodiguant à chaque fois des encouragements à ses élèves et protégées. On croit
qu’elle mourut trois ans plus tard451.
Mais New York n’était pas la plus pécheresse des grandes villes américaines à cette époque – pas plus que San Francisco : cet honneur revenait à La
Nouvelle-Orléans, c’était là que la plupart des fleurs de petite vertu des États-Unis s’épanouissaient. Ces dames y participaient à la quasi-totalité des
activités imaginables en marge de la loi, du rôle de complices, d’indicatrices et d’appâts pour la bande des Live Oak Boys, gros buveurs, grands amateurs de
bagarres et assassins impitoyables, à celui d’organisatrices de fausses cérémonies vaudous ou d’intermédiaires dans la traite des Blanches. C’étaient en effet
souvent des femmes qui manigançaient et préparaient le kidnapping ou l’achat de jeunes femmes blanches, vierges de préférence, qui deviendraient des
prostituées. L’une de ces femmes était Mary Thompson, qui tenait une boutique de cigares dans Royal Street – activité de façade pour son véritable métier.
Une autre, Spanish Agnes, dirigeait un salon de beauté. Il y avait même une maîtresse d’école respectée de tous, du nom de Louisa Murphy, dont le revenu
principal était tiré du trafic de la chair fraîche452.
Le « vice » était concentré dans le Quartier français, appelé « l’égoût », où la police s’aventurait rarement, ou alors en force. Le quartier était plein de
saloon-concerts, avant-coureur de nos modernes boîtes de nuit, pour lesquels de jeunes serveuses aguichantes que l’on appelait « pousse-bière » vendaient de
la bière et des repas et s’offraient comme cavalières pour ceux qui voulaient danser. Elles ne recevaient aucun salaire, mais une simple commission sur la
bière vendue et les pourboires, et étaient autorisées à accepter des rendez-vous avec les clients à la fin de leur service. Le spectacle de ces boîtes paraîtrait
plutôt fade aujourd’hui, mais était d’une audace à tout casser pour l’époque. Il consistait en général en une danse similaire au cancan, la clodoche, dansée par
des femmes qui concurrençaient les serveuses dans la recherche de rendez-vous avec les clients, et en une série de « poses artistiques par modèles vivants »,
exécutées par des femmes en collant de danse couleur chair. À l’occasion, quand on savait la police suffisamment corrompue pour ne pas intervenir, les
« pousse-bière » se déshabillaient entièrement en dansant et invitaient leurs cavaliers à en faire autant.
Les saloon-concerts n’étaient pas des bordels, mais ceux-ci pullulaient tout le long des mêmes rues ; tout le Quartier français en était truffé, et il y en avait
même dans d’autres quartiers. En 1870, alors que la ville ne comptait pas encore plus de 200 000 habitants, il n’y avait pas moins de 100 bordels ouverts,
depuis l’établissement de luxe à 10 dollars le droit d’admission jusqu’aux maisons d’abattage à 15 cents l’entrée, que l’on appelait des berceaux et qui
fonctionnaient dans les quartiers noirs. La quasi-totalité des hommes politiques et des policiers faisaient partie du système, quand ils n’étaient pas
directement propriétaires des établissements en question par hommes de paille interposés. En tout cas, tous étaient de véritables piliers des établissements
les plus luxueux. Un de ces « palaces », dirigé par sa propriétaire Kate Townsend, se transporta en 1866 dans une rue à la mode, Basin Street, et nulle
protestation des syndicats de « propriétaires outragés et atteints dans leur propriété », comme les appela le Times, ne suffit à obtenir sa fermeture. Minnie
Haha, une beauté noire qui se prétendait descendante de Hiawatha, vint ouvrir un second établissement de luxe dans cette même Basin Street, deux ans
plus tard. Un véritable menhir de granit, sur lequel était gravé son nom et d’où pendaient de nombreux anneaux de fer doré, fut érigé au bord du trottoir
pour recevoir les chevaux de messieurs les clients – les premiers se voyaient offrir des pommes et les seconds du champagne, et ceux qui passaient la nuit
entière dans l’établissement retrouvaient le lendemain matin leurs vêtements fraîchement nettoyés et repassés, et leurs souliers cirés. Dans un autre palace, la
propriétaire Kitty Johnson offrit un banquet au vainqueur d’un duel au pistolet que deux de ses prétendants se disaient déterminés à tenir sur les marches de
son établissement. Kitty et tout son personnel vinrent assister au combat. L’un des deux hommes fut tué et l’autre consomma de bel appétit le repas que le
chef avait préparé453.
Kate Townsend, née Katherine Cunningham à Liverpool en 1839, avait commencé sa carrière de pierreuse le long des trottoirs mal famés de Paradise
Street, dans le port anglais. Elle débarqua à La Nouvelle-Orléans en 1857, fut engagée chez Clara Fisher qui tenait un bordel dans Philippa Street, sut
mettre ses gains de côté et ouvrit son propre établissement dans Customhouse Street, où elle prospéra et se fit nombre d’amis influents. Elle ouvrit ensuite
les deux étages de son bordel de marbre blanc de Basin Street, la maison close la plus élégante et la plus raffinée d’Amérique à l’époque. Mais, avec le
passage du temps, elle devint obèse et en conçut une rancœur universelle. Elle se mit à humilier et à battre son « béguin » Treville Sykes, tant et si bien
qu’une nuit de novembre 1883, il la tua à coups de couteau. Il fut acquitté lors de son procès et s’empressa de produire ensuite le testament de Kate, par
lequel elle lui léguait tout. Mais, quand le dernier fonctionnaire eut prélevé ce qui lui revenait, y compris les 33 142 dollars dus au Trésor et les 30 000 que
Sykes dut verser aux avocats qui l’avaient tiré de ce mauvais pas, il lui resta en tout et pour tout 34 dollars. Belle vengeance posthume de Kate
Townsend454…
Au cours des années 1880 et 1890, les propriétaires de bordels se lancèrent dans la traite des Blanches, activité tout aussi lucrative. Louisa Murphy, la
maîtresse d’école qui vendait de jeunes vierges à 800 dollars la tête, s’était retirée des affaires. Une des filles de Mary Thompson s’était évadée et avait
prévenu la police, qui avait enjoint Mary d’interrompre ses activités. Spanish Agnes, elle, continuait de travailler, comme elle n’en fit pas mystère devant un
journaliste de la Mascot de La Nouvelle-Orléans, venu l’interroger en novembre 1890 :
Je reçois fréquemment des demandes émanant des gouvernantes d’endroits à la mode. Ces dames me demandent de leur envoyer des filles, ou d’ailleurs des femmes. Quant à moi, j’ai toujours préféré les
femmes d’expérience aux jeunes filles vertueuses, qui font toujours des problèmes. Je suis en relation avec des femmes comme Molly Waters et Abbie Allen de Galveston ; ces gens m’écrivent pour me
demander des filles… Il n’y a pas si longtemps, une mère est venue me trouver avec ses trois filles et a offert de me les vendre. Elle m’a dit que deux d’entre elles étaient déjà perverties, mais que la plus jeune
n’avait pas encore fait connaissance avec le vice et la méchanceté du monde. Elle voulait 25 dollars de chacune des aînées, mais estimait que la pure jeune fille devait lui rapporter plus455.
En mai 1892, la Mascot entreprit d’enquêter sur le commerce du vice à La Nouvelle-Orléans. Le reporter découvrit que les bordels payaient peu ou pas
d’impôts et que l’esclavage y était monnaie courante. Emma Johnson, entremetteuse de haut vol, lui offrit même une fille de 15 ans à un prix défiant toute
concurrence. Devant son refus, elle explosa : « Vous avez bien tort ! Cette petite est vierge ! C’est une occasion unique, que vous retrouverez pas de sitôt à
La Nouvelle-Orléans456. »
C’était en fait une occasion qui se présentait des dizaines et des dizaines de fois chaque jour à La Nouvelle-Orléans. Les bordels y étaient plus florissants
que jamais, comme les bars à entraîneuses, les saloon-concerts, les clubs de jeu, les fumeries d’opium et la traite des Blanches. Une certaine Miss Carol, qui
procurait des jeunes filles aux bordels de la ville et aux riches particuliers, entreprit aussi de fournir des jeunes garçons aux homosexuels et connut un tel
succès qu’elle finança un bordel d’un genre nouveau, dont les pensionnaires étaient tous masculins. Ouvert dans les années 1890, le bordel homo de
Lafayette Street, avec des vedettes comme Lady Richard, Lady Beulah Toto, Lady Fresh (satyre) et Chicago Belle – rien que de jeunes mâles –, connut un
succès immédiat. Mais, pour l’aristocratie de la ville, c’en était trop. Sous sa pression, le conseil prit une ordonnance qui, tout en maintenant la prostitution
dans l’illégalité, créait deux zones réservées où tous les bordels devraient désormais être concentrés, l’une dans le Quartier français, l’autre au-dessus de
Canal Street, en pleine ville anglo-saxonne – en tout trente pâtés de maisons entièrement et uniquement occupés par des bordels, des bars et des
cabarets457.
L’ordonnance ayant été présentée par un conseiller du nom de Sidney Story, le quartier réservé fut baptisé Storyville et devint bientôt l’une des principales
attractions touristiques d’Amérique – et l’une des plus rentables. Les visites guidées commençaient immanquablement par un bar, l’Arlington Annex, situé à
l’angle de Customhouse Street et de North Basin Street, et surnommé « la mairie de Storyville ». Son propriétaire, Thomas Anderson, boss politique du
quartier et membre du Parlement de l’État jusqu’en 1908, possédait aussi divers autres saloons, cabarets et bordels. Il ne cessa de s’enrichir, investit dans le
pétrole et, en 1928, épousa une certaine Gertrude Hohhmire, alias Gertrude Dix, tenancière d’un bordel au 209, North Basin Street. Quand il mourut, en
1931, il laissa sa fortune à Gertrude, mais Irene Delsa attaqua le testament, affirmant qu’elle était la fille du défunt. La justice lui donna satisfaction et les
deux femmes se partagèrent le legs. Il s’avéra que le mari d’Irene Delsa était le gérant d’un des bars à entraîneuses d’Anderson. L’argent, s’il sortait de la
famille, restait du moins dans la profession !
En 1899, alors que La Nouvelle-Orléans comptait 285 000 habitants, Storyville offrait 230 bordels, 30 maisons de passe et plus de 2 000 prostituées. En
1910, la population étant passée à 339 075, le nombre des maisons closes, y compris les « berceaux », était tombé à 175, n’employant plus que 800 filles. La
plupart des sociologues expliquent cette brusque diminution par une modification des mœurs sexuelles des classes moyennes, particulièrement dans le
domaine de la sexualité prénuptiale. La comtesse Willie Piazza, sous-maîtresse célèbre, en eût volontiers convenu, elle qui se lamentait : « Ces petites
dindes de la bonne bourgeoisie me ruineront ! » Mais il est plus probable qu’un autre fait joua à plein : peu avant la Première Guerre mondiale, de
nombreuses industries nouvelles, des bureaux et des services s’étaient créés qui engageaient des femmes. Les femmes pauvres ou d’esprit indépendant
avaient désormais de nouvelles chances de gagner normalement leur vie. Dans l’Amérique de 1892, la misérable qui cherchait à vendre ses trois filles qui
deviendraient des esclaves prostituées pouvait probablement puiser un certain réconfort dans une idée que tous les moralistes qui l’auraient condamnée
ignoraient superbement : au bordel, ses filles avaient une chance de survivre – c’était plus qu’elle n’en pouvait dire si elles demeuraient à la maison458.
Notes
438. New York Times, 14 juin 1976.
439. Et en cela contraire aux termes de la Constitution américaine (N.d.T.).
440. T. A. Larson, « Women’s Rights in Idaho », Idaho Yesterdays, vol. XVI, n° 1, p. 3. Ira Brown, « The Women’s Rights Movement in Pennsylvania, 1848-1873 », Pennsylvania History, vol. XXXII, avril
1965, p. 153, 163. Assemblée législative du Nevada, Statutes of the State of Nevada Passed at the Eighth Session of the Legislature, 1876-1877, Carson City, 1877, chapitre 43. Marion Goldman, Goldiggers &
Silverminers Prostitution & the Legislature, 1876-1877, thèse de doctorat, Université de Chicago, 1977, p. 337-338.
441. Egal Feldman, « Prostitution, the Alien Woman and the Progressive Imagination, 1910-1915 », American Quaterly, vol. LIX, n° 2, p. 192-206. Joseph Rosa et Robin May, Gun Law, op. cit., p. 87.
Ronald Dean Miller, Shady Ladies, op. cit., p. 59-60.
442. Marion Goldman, Goldiggers, op. cit., p. 167, 169, 171-172, 176-179, 192-193, 196. Ronald Dean Miller, Shady Ladies, op. cit., p. 59-60.
443. Ibid., p. 96-102.
444. Ibid., p. 102-105.
445. Ibid., p. 122-125.
446. Ibid., p. 134-135 et 136-137.
447. Ibid., p. 112-116.
448. Ibid., p. 108-112.
449. Jay Robert Nash, Bloodletters, op. cit., p. 119-121.
450. Ibid., p. 235-238, 360-361. Asbury, Gangs of New York, op. cit., p. 212-218. Inspecteur Thomas Byrnes, 1886 – Professional Criminals of America (réimpression), New York, 1969, p. 153, 194-196, 225,
115, 118, 145, 205-206, 252-256, 309-310, 326-327.
451. Herbert Asbury, The French Quarter : An Informal History of the New Orleans Underworld, New York, 1968, p. 276-283, 330-336. Ernest Vetter, Fabulous Frenchtown, Washington, 1955, p. 160.
452. Ibid., p. 150-165. Herbert Asbury, French Quarter, op. cit., p. 336-345.
453. Ibid., p. 351-362.
454. Ibid., p. 368-378.
455. Ibid., p. 391-393.
456. Ibid., p. 394.
457. Ibid., p. 393, 430-433, 435-436.
458. Ibid., p. 455.
CHAPITRE 19
La « grosse pomme » (New York)

À la fin du XIXe siècle, New York était devenue la capitale de l’esprit d’entreprise américain, la porte d’entrée des milliers d’immigrants qui se déversaient
sur le pays en quête de la fortune et du bonheur, le point de départ des manigances et des complots à l’échelle du continent, voire de la planète, bref, la
« grosse pomme » dans laquelle chacun voulait mordre à belles dents : the big apple. Aussi la ville exerçait-elle un pouvoir d’attraction irrésistible sur les plus
grands voleurs, escrocs et magouilleurs du pays – comme sur ses plus convaincus réformateurs.
New York n’était pas facile à vivre dans les années qui suivirent la guerre civile, quand William Marcy Tweed en était le maître. Sur presque un million
d’habitants qui s’entassaient sur trois kilomètres autour d’Union Square et de la 14e rue – alors épicentre de la ville –, pas moins de 44 % étaient nés à
l’étranger, 21 % en Irlande, 16 % dans un des États allemands. La plupart étaient fort pauvres. Entre 250 000 et 300 000 personnes vivaient dans un carré
d’un kilomètre et demi de côté : dans les taudis de l’East Side, sans aucun confort même rudimentaire, sous des toitures crevées et sans nulle protection
contre l’incendie. Les rues débordaient d’immondices et de gadoue. Le taux de mortalité était incroyablement élevé et le chômage ne cessait de croître,
d’abord à cause du retour des anciens combattants, puis parce que New York avait entrepris sa reconversion de ville industrielle en place financière. Nombre
de ces chômeurs n’avaient d’autre choix que de hanter les rues en mendiant et en chapardant. Quand ils se regroupèrent en bandes, New York devint la
métropole la plus terrifiante des États-Unis459.
La plus violente des bandes new-yorkaises était celle des Whyos, avatar moderne de la vieille bande de Five Points, qui avait installé son quartier général à
Mulberry Bend mais considérait la ville entière comme son terrain de chasse, attaquait boutiques et habitations à Greenwich Village et n’hésitait pas à aller
affronter d’autres bandes jusqu’à Hell’s Kitchen, au-dessus de la 35e rue. Le bar favori des Whyos était La Morgue, sur le Bowery. Son propriétaire prétendait
que l’alcool qu’il servait était aussi bon pour embaumer les cadavres que pour être bu par les vivants. Aux plus beaux jours de leur gloire, les Whyos, qui ne
comptaient pas moins de 500 criminels dans leurs rangs, n’acceptaient aucun candidat qui n’eût au moins tué une fois. Ils faisaient de la publicité pour leurs
services, au moyen de tracts qu’ils distribuaient de Chatham Square jusqu’à Broadway. Voici cette liste des services et des prix, telle qu’elle fut trouvée dans
la poche du chef des Whyos, Pike Ryan, lors de son arrestation en 1884 :
– Coups de poing 2 dollars
– Deux yeux au beurre noir 4 dollars
– Nez et mâchoire cassés 10 dollars
– Assommage à la matraque 15 dollars
– Oreille coupée 15 dollars
– Jambe ou bras cassés 19 dollars
– Balle dans la jambe 25 dollars
– Coup de couteau 25 dollars
– « Gros boulot » (meurtre) à partir de 100 dollars
Les deux grands chefs des Whyos étaient Danny Lyons et Danny Driscoll, qui contrôlaient ensemble et avec beaucoup d’efficacité les opérations de rue,
jusqu’au jour où ils se prirent de querelle. Il en résulta toute une série de meurtres, et ils finirent tous deux à la potence en 1888. Un autre roi de la rue fut
« Dandy » Johnny Dolan, qui avait forcé le respect de ses pairs en inventant et en façonnant un appareil de cuivre, destiné à arracher les yeux, qu’il portait
toujours au pouce. Il s’en servit pour énucléer James Noe qui l’avait surpris en train de cambrioler la fabrique de brosse du 275, Greenwich Street, dont Noe
était propriétaire. Dolan finit par être capturé et pendu – parce que, dit-on, il avait conservé son macabre trophée et l’exhibait à l’occasion.
La police ne s’en prenait que bien rarement aux Whyos. Ils payaient régulièrement des pots-de-vin et se portaient bien fidèlement volontaires pour voter
des dizaines de fois chacun pour les candidats de Tammany Hall. Privés d’une telle protection politique, certaines des autres bandes connaissaient un sort
plus difficile. Citons le Gas House Gang (« bande de l’usine à gaz »), la Hartley Mob, les Little Dead Rabbits (« petits lapins morts ») et les Forty Little Thieves
(« quarante petits voleurs »), qui prenaient des enfants en apprentissage, les Dudes de Baxter Street et la bande de la 19e rue, toutes deux composées
d’adolescents, et les Daybreak Boys qui, tous, avaient moins de 12 ans et volaient dans les docks. La « bande de l’usine à gaz », qui régnait sur l’East Side au-
dessus de la 13e rue, fut détruite par le capitaine de la police Williams (dit « le matraqueur »), qui ordonna à ses hommes d’assommer tous les membres de la
bande qui croiseraient leur chemin « avec ou sans provocation460 ».
Alexander Williams « le matraqueur » n’était pas très représentatif de la police new-yorkaise. En règle générale, cette dernière matraquait seulement les
gens qui avaient omis de lui payer des pots-de-vin ou qui ne disposaient d’aucune protection politique. Elle n’hésitait alors jamais à agir en dehors de toute
légalité. De cela, Williams le matraqueur était d’ailleurs assez fier de lui. « Il y a plus de jurisprudence au bout du bâton de mes agents que dans toutes les
décisions de la Cour suprême », avait-il coutume de dire. Et il savait de quoi il parlait : à dix-huit reprises, des citoyens respectables et innocents qui avaient
porté plainte pour brutalités policières furent déboutés par les tribunaux.
La seule manière de s’enrichir vite et grassement, à cette époque, était la corruption. Gould vendait des actions. Cooke manipulait les emprunts. Les
parlementaires acceptaient les pots-de-vin. Les agents des douanes se voyaient offrir des cadeaux illégaux. Les magistrats vendaient leurs verdicts. Les
industriels produisaient des marchandises dangereuses. Il existait même une grande fabrique de Brooklin où l’on produisait du « thé » avec des copeaux de
bois. Bouilli avec de vieilles feuilles, séché puis teint, le produit final avait l’aspect et le goût du thé, mais empoisonnait lentement ceux qui le buvaient.
Comment s’étonner que les pauvres doués d’esprit d’entreprise n’hésitassent pas à voler ? Certains voleurs étaient d’une audace extraordinaire. Le plus bel
exemple reste sans doute celui de ce voleur qui, vêtu en modeste employé, pénétra dans une des plus grosses firmes de courtage en bourse de Wall Street,
une liasse de documents à la main, se mêla quelques instants à la petite foule des courtiers qui se pressaient dans le hall, puis se dirigea d’un pas ferme
jusqu’au coffre, devant lequel montait la garde le banquier et patron de la firme en personne. « Puis-je vous demander de vous écarter, Monsieur, je vous
prie, afin de me donner accès au coffre ? » s’enquit-il courtoisement. Le moyen de résister à tant de civilité ! Le banquier s’exécuta ; notre voleur s’empara de
100 000 dollars de titres négociables et s’en fut aussi simplement qu’il était arrivé. En 1871, il y avait 30 000 voleurs professionnels à New York,
2 000 salons de jeu et 3 000 saloons dans lesquels les rixes entre clients étaient monnaie courante. On ne peut pas dire que ce fut une époque d’intense
respect de la loi461.
Si la clameur universelle réclamait que l’on mît un peu d’ordre dans cette chienlit, les gens qui avaient tant soit peu le pouvoir de le faire n’étaient d’accord
sur rien. Quelques boutiquiers apoplectiques et quelques réformateurs de café du commerce prônaient l’arrêt de l’immigration. Mais les principaux
industriels du pays et les patrons des chemins de fer s’opposaient fermement à une mesure aussi radicale. Ils avaient besoin de la main-d’œuvre à bon
marché que constituaient les immigrés. D’un autre côté, ils cherchaient aussi à établir une aristocratie bien nettement reconnaissable, composée de
gentlemen raffinés et révérés, qui donneraient à la ville une culture de bon ton et de bon goût, contrôleraient sa presse, embelliraient ses parcs et ses avenues,
feraient de ses opéras et de ses théâtres des centres d’attraction puissants pour l’aristocratie du monde entier. Pour atteindre ces objectifs, l’argent ne suffisait
pas, il fallait en sus le pouvoir politique. Et pour obtenir celui-ci, il convenait de canaliser les voix, en particulier celles des masses mal nourries, mal logées,
mal payées, maltraitées qui constituaient l’immense majorité de la population new-yorkaise et n’avaient guère de raison de se déclarer en faveur des
amusements élégants des gens de la haute. Nos candidats aristocrates étaient donc confrontés à un cruel dilemme.
Les éditorialistes hautainement patriciens du New York Times suggéraient, sans trop s’embarrasser de subtilités, qu’il eût été bien préférable que les masses,
renonçant à voter, missent leur sort entre les mains de leurs supérieurs. Mais l’héritage populiste de la nation était trop fort pour permettre une telle
solution. Trop d’ambitieux avaient dû leur ascension, et depuis trop longtemps, à la courte échelle que leur avaient faite les électeurs, pour qu’un
rétablissement du cens fût envisageable. Ne fût-ce qu’en théorie, la guerre civile avait eu lieu pour donner aux Noirs le droit de vote dans tout le pays.
Aucun ancien combattant n’abandonnerait son droit de vote, même s’il s’en servait seulement pour vendre périodiquement sa voix. Sans compter que la
police de la ville, héritée de la démocratie jacksonienne, était totalement liée au système électoral.
Comme tous les Américains d’esprit aristocratique, les propriétaires du Times et ses éditorialistes ne savaient tout simplement pas comment traiter une
population hétérogène, aliénée et misérable, coupée de ses racines, perpétuellement agitée – mais politiquement libre. Les aristocrates entretenaient une
vision grandiose de l’Amérique, fondée en partie sur les distinctions de classes rigides de la vieille Angleterre. Mais comme ils se refusaient à satisfaire les
besoins de la canaille épaisse, ils n’avaient aucun moyen de faire passer cette vision dans la réalité. Ayant pour la plupart reçu l’éducation de Harvard ou de
Yale, ces aristocrates de New York étaient fondamentalement « non américains » (unamerican) : ils croyaient aux belles manières, à la noblesse des attitudes,
à la tradition, à la courtoisie du Vieux Monde, au gouvernement feutré des « bonnes familles ». Avec le temps, ils apprirent cependant à gouverner de loin, à
tenir les commandes à distance, pour ainsi dire, par l’intermédiaire de démagogues populaciers qui savaient se battre.
Parmi ces gens du commun, et l’un des tout premiers à apprendre la technique, il faut citer le boss Tweed. Né à New York d’un père écossais qui fabriquait
des chaises, Tweed n’avait rien d’un aristocrate. Arraché aux bancs de l’école à 11 ans, il fut mis en apprentissage. À 15 ans, après six mois de formation au
métier de comptable, il fut placé d’abord dans un bureau, puis dans la petite brosserie que son père avait achetée entre-temps. À 21 ans, il épousa la fille du
principal associé de son père, qui lui donna huit enfants. À 27 ans, il organisa une compagnie de volontaires contre l’incendie, s’en nomma lui-même
capitaine et fit peindre sur la pompe la tête d’un tigre – le même tigre qui servait d’emblème à Tammany Hall. C’était ainsi qu’il comprenait la politique au
niveau de la rue. Il prenait ses contacts avec les pompiers, les petits flics, les voleurs à la tire et, en assurant qu’il pouvait fournir des voix à tel ou tel, il
commença à gravir les échelons à l’intérieur de l’appareil démocrate. Il devint conseiller municipal (alderman) en 1851 et fut élu au Congrès en 1852. Cinq
ans plus tard, il était devenu une puissance à Tammany Hall et, à la tête de l’organisation démocrate, assura l’élection et les réélections successives du maire
Fernando Wood. Puis, quand ce dernier eut pris position contre la guerre civile, qu’il commença à attribuer des places à des étrangers au parti et qu’il se fut
allié ouvertement aux aristocrates, Tweed décida d’avoir sa peau.
Il lui fallait des alliés. Il sut les choisir avec beaucoup de sûreté. Le plus important était Peter Barr Sweeny, qui avait servi à boire dans le saloon de son père
tout en faisant son droit. Tweed ne l’aimait guère, mais reconnaissait qu’il en avait « dans le cigare » et que c’était utile. L’ayant soutenu quand il avait brigué
le poste de district attorney, en 1857, il en fit ensuite son principal lieutenant. Autre allié de Tweed : Abraham Oakey Hall, juriste et journaliste, né pauvre
mais d’ascendance anglaise, qui savait s’habiller (on le surnommait « l’élégant ») et posait à l’aristo. Après avoir été assistant, Hall devint lui-même district
attorney. Richard Connolly (dit Slippery Dick, « l’insaisissable »), dirigeant du 21e arrondissement, fonctionnaire du comté en 1851 et sénateur de l’État en
1859, était un Irlandais immigré qu’adoraient tous ses compatriotes de New York. C’était un calculateur sans pareil, fort utile à Tweed. Autre fidèle,
George Barnard fit de Tweed un avocat quand lui-même fut nommé juge en 1860 grâce au soutien de son ami. Ce fut cette équipe, avec Tweed à sa tête,
qui réussit à faire battre Wood à l’élection de 1861. Une fois le maire sortant battu, Tweed devint le maître incontesté de Tammany Hall. Il fit nommer
Sweeny city chamberlain (trésorier) en 1866 et porta Hall à la mairie en 1868. Quant à lui-même, il se réserva successivement les postes de commissaire à
l’enseignement, adjoint du commissaire à la voirie, président du conseil des tuteurs de la ville, président du parti démocrate du comté de New York et enfin
sénateur de l’État. La même année, l’ex-maire John Hoffman, allié de longue date de Tweed, accéda au poste de gouverneur et « Slippery Dick » Connolly
devint contrôleur général des finances de la ville. La bande de Tweed tenait New York.
Sa première obligation était évidemment de manifester sa reconnaissance à ceux qui lui avaient permis d’arriver ainsi au sommet. Tweed et ses associés
créèrent donc 12 000 emplois municipaux nouveaux, qu’ils distribuèrent à leurs fidèles. Surnommés les « pompiers volants », ces pistonnés s’emparèrent de
tous les aspects du gouvernement de la ville. Nombre de ces gens étaient des immigrés de fraîche date. Beaucoup aussi reçurent leur emploi de firmes qui
travaillaient avec la municipalité et se virent inviter à embaucher les gens qu’on leur désignerait, faute de quoi ils risquaient de voir supprimer leurs contrats.
Tweed prit aussi ses dispositions pour faire naturaliser des milliers d’immigrants (41 112 pour la seule année 1868), ce qui bien sûr lui assura autant de voix
supplémentaires aux élections. Ajoutées à celles des hommes de main de la municipalité, des membres des bandes, des politicards d’arrondissements et des
fonctionnaires prévaricateurs – lesquels votaient jusqu’à dix et douze fois chacun dans toutes les élections –, les voix des immigrés et celles des pompiers
volants suffisaient à garantir la victoire à répétition de Tammany Hall. Tweed conserva d’ailleurs la haute main sur toutes les affaires de la ville jusqu’en
1871, date de son arrestation et de son emprisonnement, qui ne détruisirent nullement l’organisation qu’il avait mise sur pied et qui, dès 1874, reprit le
contrôle de la ville. John Kelly dirigea New York depuis Tammany Hall jusqu’en 1886, Richard Croker prit le relais et le conserva jusqu’en 1901. Il fallut
attendre la révocation crapuleuse du gouverneur William Sulzer, en 1913, pour voir Tammany Hall subir une défaite grave. Encore cette traversée du désert
ne dura-t-elle que jusqu’aux années 1920462.
Afin de financer tous les emplois de complaisance, il fallut bien faire prodigieusement monter les coûts des moindres réalisations de l’hôtel de ville. En
quatre ans, de 1867 à 1871, l’endettement de la ville passa de 30 à 90 millions de dollars. Toutes les firmes travaillant pour la municipalité devaient verser de
fortes commissions. Les amis de Tammany Hall étaient fortement encouragés à porter plainte contre la ville à la moindre occasion. Sous l’influence
bienveillante du juge Barnard, ils étaient assurés de gagner leur procès et… tenus de reverser derechef une commission sur les sommes ainsi obtenues. La
prostitution constituait une autre source de revenus occultes. Dans un rayon de cinq kilomètres autour de l’hôtel de ville, 400 bordels utilisant les services de
4 000 prostituées acquittaient une taxe de 600 dollars par semaine pour être « protégés ». Quant au Parlement de l’État, entièrement contrôlé par Tweed, il
alloua 2 225 000 dollars à la ville entre 1869 et 1871.
Mais le plus éclatant micmac financier, celui qui fournit au réseau de Tweed le plus clair de son fonds de roulement, fut le nouveau palais de justice du
comté de New York. Commencé en 1858 avec un budget de 250 000 dollars, le bâtiment en avait déjà coûté 13 millions en 1871 et n’était toujours pas
terminé. Parmi les dépenses répertoriées : 1 575 782,96 dollars de mobilier, comprenant un tel nombre de chaises à 5 dollars pièce que, mises bout à bout,
elles eussent couvert une ligne de 25 kilomètres ; près de 3 millions de dollars de plâtres ; 41 190,95 dollars de « balais, etc. » ; 7 500 dollars de
thermomètres ; 75 716,13 dollars de « petites réparations » ; et près de 6 millions de dollars de tapis ! Les firmes qui firent leurs choux gras de ces
« dépenses », toutes affidées à Tammany Hall, reversèrent une bonne partie de ces sommes fabuleuses au réseau Tweed, se servirent d’une autre partie pour
acquitter les salaires de dizaines de prébendiers, et n’en réalisèrent pas moins de juteux profits. Pour le seul entretien du système de chauffage, par exemple,
l’entreprise sous-traitante dut engager trente-deux personnes, mécaniciens, pompiers, secrétaires, employés aux écritures, messagers et inspecteurs, pour une
masse salariale de 42 000 dollars annuels. Outre les factures du nouveau palais de justice, la municipalité acquitta 15 750 000 dollars d’autres factures
frauduleuses jusqu’en 1871. La gigantesque manipulation des fonds publics nés de l’impôt local et national, à laquelle se livra Tweed, était très certainement
une illégalité relevant de l’escroquerie – mais ce fut aussi la plus grande tentative de redistribution des richesses jamais lancée en Amérique463.
Comment le réseau Tweed s’y prit-il ? Pour commencer, il paya les parlementaires de l’État de New York – coût de l’opération : 100 000 dollars – afin de
leur faire adopter le Tax Levy Bill, qui donnait au contrôleur général de la ville le pouvoir de financer les travaux publics en réunissant des sommes
gigantesques par émission de bons municipaux. Ensuite, il obtint pour la ville un nouveau statut, qui augmenta considérablement son indépendance et la
centralisation de l’autorité intérieure. C’était désormais le maire qui nommait le contrôleur général et tous les directeurs de services importants. Enfin, le
conseil de surveillance des finances fut remplacé par un organisme chargé d’examiner toutes les factures adressées à la ville et au comté. Cet organisme se
composait du maire Oakey Hall, du contrôleur général « Slippery Dick » Connolly – et du commissaire aux travaux publics… Tweed lui-même464.
En 1870, le réseau Tweed commit une erreur cruciale : il alloua des crédits aux écoles paroissiales de New York. Cette mesure scandalisa l’aristocratie de
la ville, qui était violemment anticatholique. Le vénérable Harper’s Weekly avait déjà entrepris une campagne pour démasquer le réseau Tweed. Il fut
désormais rejoint par le New York Times, qui lança une grande enquête et révéla bientôt que Tweed possédait une demeure de 350 000 dollars dans la
Cinquième Avenue et une maison de campagne à Greenwich, dans le Connecticut, dont les écuries seules avaient coûté 122 000 dollars. « Mieux vaut être
un cheval de Mr Tweed plutôt qu’un pauvre contribuable de notre ville », raillait le journaliste.
Tout au long des années qui suivirent cet épisode et jusqu’à nos jours même, peu d’historiens se sont interrogés sur cette pointe du Times autant qu’elle
l’aurait mérité. Certes, Tweed et ses acolytes étaient malhonnêtes. Tweed et Sweeny avaient l’un et l’autre été engagés par l’Erie Railroad de Gould. Tweed
recevait ainsi 100 000 dollars par an d’« honoraires » pour ses « conseils juridiques ». Deux imprimeries travaillaient pour l’hôtel de ville ; Tweed en
possédait carrément une et était l’un des principaux actionnaires de l’autre. Il avait acheté, dans le Massachusetts, la carrière dont fut extrait tout le marbre
utilisé dans la construction du nouveau palais de justice. Sweeny figurait au directoire de la Ninth National Bank, de la Mutual Gas Company, des bassins
de radoubs et des chemins de fer Erie. Hall, dont la devise, inscrite sur son papier à lettres, était fortuna juvat audentes (« la fortune sourit aux audacieux »),
confia à son propre cabinet d’avocat 204 500 dollars d’affaires pour la seule année 1870. « Slippery Dick » Connolly, qui gagnait 3 600 dollars par an en
1857, possédait une fortune de 6 millions de dollars en 1871. Mais il n’en demeure pas moins qu’ils ne dépouillaient pas de « pauvres contribuables ». Pour
l’excellente raison, n’en déplaise au Times, que cela n’existait pas : il n’y avait pas d’impôts sur le revenu à cette époque. L’impôt frappait la propriété ; et les
milliers d’Irlandais, d’Allemands, de slaves et de juifs qui immigraient aux États-Unis ne possédaient rien. Quand ils n’étaient pas chômeurs, ils peinaient
pour quelques dollars de douze à quatorze heures par jour, sept jours par semaine. Le réseau Tweed trouva un emploi à des milliers d’entre eux et améliora
le sort de bien d’autres encore. Certes, tous les membres du réseau firent de grasses et immorales fortunes, mais ils sauvèrent littéralement de la famine des
milliers de malheureux. C’est ainsi qu’ils commencèrent de créer un électorat qui menaçait terriblement les Américains de naissance, lecteurs du Times, et
leurs alliés aristocratiques et anticatholiques.
En mai 1871, la fille de Tweed convola à la Trinity Chapel. À l’occasion de la réception donnée dans la demeure de son père, les invités lui apportèrent
pour 700 000 dollars de cadeaux, ce que le Times sembla trouver particulièrement indigeste. Il ne se passait pratiquement plus de jour sans que le journal
dénonçât telle ou telle nouvelle manigance de Tweed et de ses acolytes. Le réseau commença à se faire du souci. George Jones, du Times, se vit offrir
500 000 dollars pour mettre une sourdine aux critiques du journal, et Thomas Nast en reçut autant pour aller étudier les arts en Europe au lieu de réaliser
les caricatures féroces de Tweed qui égayaient chaque numéro du Harper’s Weekly465.
Enfin, en septembre 1871, un « Comité des soixante-dix » se forma dans le but d’abattre Tweed et son réseau. Il avait à sa tête Samuel Tilden, l’avocat des
chemins de fer, manipulateur d’actions, ancien ami de Gould et de Tweed, qui ne serait jamais devenu président du parti démocrate de l’État de New York
sans l’aide de ce dernier. Tilden était l’un des plus méprisables politiciens du pays. Ce fut lui qui, ayant remporté l’élection présidentielle de 1876, fut,
comme nous l’avons vu, privé de son mandat à la suite de manœuvres et de tractations entre républicains et démocrates. C’était l’archétype du patricien, qui
avait fait ses études à Yale et à l’université de New York. Il mit une férocité particulière à dégommer ses anciens alliés, parvenant à se procurer des
documents établissant que Tweed s’était approprié plus de 6 millions de fonds publics et faisant délivrer un mandat d’arrêt contre lui.
Le réseau Tweed s’effondra. Sweeny s’enfuit au Canada. Hall se défendit comme un beau diable au cours de trois procès successifs et finit par se faire
acquitter. Connolly, arrêté puis relâché moyennant le paiement d’une caution d’un million de dollars, s’enfuit en Europe avec les 6 millions qui lui restaient,
et l’on n’entendit plus jamais parler de lui. Barnard fut révoqué. Tweed fut jugé une première fois en janvier 1873, mais le jury ne put se départager. Jugé
une deuxième fois, il fut condamné à douze ans de prison et à une amende de 12 750 dollars. En appel, cette peine fut réduite à un an de prison et
250 dollars d’amende. Mais il restait le procès civil, la ville entendant récupérer 6 millions de dollars. Ce fut pendant ce procès-là que Tweed s’éclipsa. Il se
cacha d’abord dans le New Jersey, puis gagna la Floride, Cuba et, de là, l’Espagne. Reconnu – à cause, dit-on, d’une caricature de Thomas Nast –, arrêté et
extradé, il était de retour à New York en novembre 1876.
Cardiaque, diabétique, accablé par une bronchite, Tweed offrit alors de collaborer avec l’accusation en témoignant à charge contre les seize autres
membres de son « réseau » qui avaient été inculpés et en abandonnant tous ses biens en échange de la liberté466.
Le procureur donna son accord ; et Tweed de rédiger sa confession. L’attorney general la lut et la lui retourna, refusant en définitive le marché qu’il avait
d’abord accepté. Pourquoi ? Parce que, dans ses aveux, Tweed mettait en cause Daniel Manning, qui allait devenir secrétaire au Trésor du président
Cleveland ; Peter Cooper et Robert Roosevelt, deux chefs de la croisade anti-Tweed ; David Bennett Hill, qui allait devenir gouverneur en 1885 ; et une
cohorte de parlementaires, congressistes et sénateurs qui avaient collaboré avec le réseau et en avaient reçu des pots-de-vin. Plus important encore, les aveux
impliquaient très clairement Tilden et l’attorney general lui-même ! Le Times, qui n’avait cessé de réclamer les têtes de tous les membres du réseau, fit
brusquement volte-face et déclara qu’il ne voyait pas le bien qu’on pouvait espérer en « s’acharnant contre Tweed » ou qui que ce fût. Les seize autres
inculpations furent abandonnées. Victime de cette assez belle escroquerie, Tweed mourut en prison en avril 1878. La ville avait récupéré en tout
894 525,24 dollars. À Tweed, il en avait coûté 257 848,34 dollars467…
La plupart des membres du réseau ne survécurent pas très longtemps à cet épisode, à l’exception de l’ancien maire Oakey Hall qui continua de se battre
pour lui-même, pour les pauvres et pour les contestataires jusqu’en 1898. Avant de mourir, cet élève de Harvard eut l’occasion de faire au moins une grande
chose : il assura la défense d’Emma Goldman, grande figure de l’anarchie et du féminisme. Voici ce que Goldman elle-même écrivit de cette défense :
Sa cliente était une idéaliste, déclara-t-il, et toutes les grandes choses de notre monde ont été commencées par des idéalistes. Des discours plus violents que tous ceux qu’Emma Goldman avait jamais
prononcés n’amenaient jamais leurs auteurs devant les tribunaux. Les classes possédantes d’Amérique voyaient rouge depuis que le gouverneur Altgeld avait gracié les trois anarchistes survivants du groupe
qu’on avait pendu à Chicago, en 1887. […] Pour conclure, il prononça un éloquent plaidoyer en faveur de la liberté d’expression.

Mais Emma n’en fut pas moins jugée coupable d’incitation à l’émeute et condamnée à un an d’emprisonnement. Quant à l’élégant Oakey Hall, il fut vite
oublié468.
De même qu’ont été oubliées les grandes réalisations de Tweed. Il élargit Broadway de la 34e à la 59e rue, fit bâtir Columbus Circle et Riverside Drive,
détourna des millions de dollars afin de faire construire des orphelinats, des asiles pour les sans-abri et des hôpitaux. Il termina le Metropolitan Museum, la
bourse de New York (New York Stock Exchange) et la bibliothèque municipale, alors appelée Lenox. Qui plus est, il se fit le champion des immigrants, les
aida à trouver des emplois, des logis et des cercles qui, bien souvent malhonnêtes, ne les en aidaient pas moins à s’acclimater à leur nouveau pays et à le
percevoir peu à peu comme leur patrie. Ce fut avant tout pour cette raison que les patriciens et les « vrais Américains », natifs d’Amérique, conçurent contre
lui une haine mortelle469.
Notes
459. Seymour Mandelbaum, Boss Tweed’s New York, New York, 1965, p. 7-8, 12, 15.
460. Herbert Asbury, Gangs of New York, op. cit., p. 225-246.
461. John Warren Jr., Thirty Years’ Battle With Crime, Poughkeepsie, N.Y., 1874, p. 258-263. Matthew Hale Smith, Bulls and Bears of New York, With the Crisis of 1873 and the Cause, Hartford & Chicago,
1875, p. 317-320. Gustavus Myers, The History of Tammany Hall, New York, 1917, p. 225. Seymour Mandelbaum, Boss Tweed’s New York, op. cit., p. 47.
462. Alexander Callow Jr., The Tweed Ring, New York, 1965, p. 15-118. Alfred Connable et Edward Silberfarb, Tigers of Tammany, New York, 1967, p. 145-151. Voir aussi Dictionary of American Biography
à propos des membres du réseau Tweed. Denis Tilden Lynch, « Boss » Tweed, The Story of a Grim Generation, New York, 1927. Gustavus Myers, Tammany Hall, op. cit., p. 225.
463. Alexander Callow Jr., The Tweed Ring, op. cit., p. 119-120, 142-163, 199-206. Seymour Mandelbaum, Boss Tweed’s New York, op. cit., p. 77. Alfred Connable et Edward Silberfarb, Tigers, op. cit., p. 154-
155. « How New York is Governed : Frauds of the Tammany Democrats », New York Times Publications, 1871, p. 5, 10, 13-15.
464. Alfred Connable et Edward Silberfarb, Tigers, op. cit., p. 157-158.
465. Alexander Callow Jr., The Tweed Ring, op. cit., p. 154, 236, 247-250, 31-46. Harper’s Weekly, 22 janvier 1870.
466. On sait que le droit américain permet ce genre de marchandages (N.d.T.).
467. Alexander Callow Jr., The Tweed Ring, op. cit., p. 250, 259, 268, 282-299.
468. Croswell Bowen, Elegant Oakey, New York, 1956, p. 260-265. Emma Goldman, Living My Life, New York, 1931, p. 128-131.
469. Leo Hershkowitz, Tweed’s New York, Another Look, New York, 1977, p. 139, 154-155.
QUATRIÈME PARTIE
Le crime dans le super-État

« Il n’y a pas de temps à perdre pour couper les cheveux en quatre à propos de prétendus empiétements sur la liberté. »
Washington Post, 1919
« Tout ce que j’ai fait, ç’a été de vendre de la bière et du whisky à nos citoyens les plus respectables. Je n’ai jamais fait que satisfaire une demande existante. »
Alphonse Capone, 1929
« Je vais vous en parler, moi, des critères de la moralité publique. À mon humble avis, il n’en existe pas aux États-Unis. Chaque individu grandit avec les critères de moralité du foyer au sein duquel il est né, du cercle social
à l’intérieur duquel il est autorisé à se mouvoir, selon sa position économique dans la vie. »
James Hoffa, 1963
CHAPITRE 20
Chicago : pas de quartier, de part ni d’autre

Au début de notre siècle, la plus américaine de toutes les villes était indiscutablement Chicago. Dès avant le procès du boss Tweed, New York était depuis
longtemps considérée comme une ville à part, une espèce de principauté urbaine, adonnée à des coutumes et à des langues étrangères, à la fois enviée et haïe
par les provinciaux qui construisaient des usines et exploitaient la terre le long des plaines et des vallées de l’Ouest. Mais Chicago occupa toujours une
position centrale dans la grande aventure de l’esprit d’entreprise américain. C’était le nœud ferroviaire du pays, ses abattoirs nourrirent le pays lors de sa
première explosion démographique. Ses hommes d’affaires faisaient le commerce de denrées bien américaines – porc salé et céréales – et non de bons,
actions et autres emprunts cosmopolites où les ploutocrates internationaux de Wall Street trouvaient leurs délices. Fondée sur des marais fangeux et infestés
d’insectes, Chicago fut érigée par des vagues successives d’immigrants à la volonté de fer, qui avaient renoncé au Vieux Monde de leurs parents pour bâtir le
plus beau temple à la prospérité industrielle de tout l’hémisphère occidental.
Mais aucune de ces images empruntées à l’américanisme le plus naïf et le plus fort, d’Abe Lincoln à Carl Sandburg, ne suffit à rendre compte de la
fascination que Chicago et ce qu’elle symbolise ont toujours exercée sur l’esprit des Américains et du reste du monde. Le secret de Chicago, c’est
l’enthousiasme avec lequel cette ville a fait sienne la corruption politique – Chicago, la ville des gangsters, la « ville-gangster ». Et, en même temps, il est
vrai que « Boss » Richard Daley, le maire irlandais à tête de granit qui ne déménagea jamais du quartier ouvrier de sa naissance, pouvait proclamer en tapant
de son gros poing sur la table que Chicago était « la ville qui travaille ». Ce double aspect est au cœur du mythe de Chicago, un mythe qui fit les délices du
grand réformateur Lincoln Steffens. « Première pour la violence, vautrée dans l’immondice, gueularde, sans loi, pas aimable, puante, irrévérencieuse, espèce
de village monté en graine, blanc-bec grandi trop vite, une ville qui joue les “durs”, et se donne en spectacle à tout le reste du pays – décidément, pas de
quartier pour Chicago, qui d’ailleurs ne fait et ne demande quartier à personne », voilà ce qu’écrivait Steffens en 1903 dans un texte sur le mouvement
réformateur intitulé Déjà à moitié libres, et le combat continue. Plein de confiance, il concluait : « Il ne fait pas l’ombre d’un doute que Chicago retrouvera la
propreté après un bon nettoyage. » C’était une prédiction à laquelle il évita de se référer par la suite470.
Ce mouvement réformateur qui avait tant enthousiasmé Steffens n’était qu’un des exercices rituels fréquents dans une ville follement éprise de
« purification ». À la suite de la guerre civile, il y avait eu une brève lutte contre la corruption dans la police. Quelques années plus tard, les statuts de la ville
avaient été révisés dans le but de lutter contre les prévarications. Vers la fin des années 1890, les réformateurs prirent pour cible deux pilleurs des fonds
publics, Samuel Insull et Daniel Yerkes, qui avaient déjà puisé des millions dans les finances publiques en s’assurant le monopole de l’électricité et des
tramways. Pourtant, malgré cette succession de vagues d’épuration, les combinaisons politiques qui étaient à la base même de la vie de la ville restaient
intactes. Elles ne cessaient même de se raffiner pour donner ce que l’on est convenu d’appeler « le système de Chicago ».
Le système de Chicago reposait sur un principe d’une parfaite simplicité : l’élection de deux échevins (aldermen) par chacun des trente-six arrondissements
de la ville. Principalement peuplés d’Allemands et d’Irlandais plus ou moins fraîchement arrivés, les arrondissements avaient chacun leur caractère ethnique,
selon la teneur du mélange de leurs habitants. Les échevins de chaque arrondissement étaient les principaux courtiers du pouvoir politique, capables
d’apporter les suffrages de tout un quartier au maire et aux autres hommes politiques locaux. En échange, l’hôtel de ville les laissait pratiquement maîtres de
la distribution des emplois publics et de la protection officielle dans leur arrondissement, y compris la nomination des différents fonctionnaires de police à
l’échelon local. Dans une ville aussi rude, peu policée, pleine de nouveaux-venus, d’hommes d’affaires de la frontière et d’aventuriers guettant l’occasion, on
ne sera pas surpris d’apprendre que les saloons constituaient à peu près la seule distraction à la fin du XIXe siècle. Ni que, dans une ville aussi proche de la
frontière, chaque saloon ou presque était aussi une salle de jeu et le lieu de rencontre, le forum où se concluaient les alliances et les combinaisons politiques.
Un nombre respectable des plus importants échevins étaient avant tout des tenanciers de saloons et des joueurs professionnels. Tout comme bon nombre des
bosses politiques étaient des joueurs professionnels qui payaient régulièrement la police, avaient la haute main sur les bandes de leur quartier et pouvaient
faire appel à la cohorte de leurs clients pour travailler les arrondissements les jours d’élection. Depuis les années 1870, ce système était dirigé par « Big »
Mike McDonald471.
Michael Cassius McDonald, roi des joueurs de Chicago, présida pendant un quart de siècle aux destinées d’une ville qui possédait, provisoirement, tout ce
qui faisait l’atmosphère des bourgades de la frontière. Le grand incendie de Chicago, en octobre 1871, dévasta 2 024 acres de la ville et détruisit
18 000 bâtiments, le long de 110 kilomètres de rues, des dégâts estimés à 20 millions de dollars. Un des bâtiments détruits était la prison : ainsi libérés, les
voleurs et autres cambrioleurs s’en étaient donné à cœur joie, nettoyant par le vide tous les locaux industriels et commerciaux, tous les bureaux, toutes les
boutiques et toutes les demeures qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Après le début des opérations de reconstruction, en novembre, les trains qui
amenaient dans la ville des armées de maçons, de charpentiers et de mécaniciens y déversèrent aussi d’innombrables canailles, bien décidées à tirer parti de
l’atmosphère de complète illégalité qui régnait dans la ville détuite. Le maire Joseph Medill voulut réagir en ordonnant la fermeture des bordels et des
tripots les plus tristement fameux, mais la pègre s’unit pour assurer sa défaite lors de l’élection suivante. Le 4 novembre 1873, Harvey Colvin fut élu maire.
Son superintendant de la police collaborait avec la pègre, et tout particulièrement avec « Big » Mike McDonald472.
Autrefois vendeur ambulant de friandises à bord des trains desservant Chicago, McDonald bâtit sa fortune sur un tripot, The Store, qu’il possédait à l’angle
de Clark Street et de Monroe Street, et qui devint aussi son quartier général politique. Avec quelques associés, il acquit le Chicago Globe, devint trésorier du
métro aérien de Lake Street, dont il mit gaiement la trésorerie au pillage, et forma un syndicat des bookmakers qui contrôlaient les paris sur les champs de
courses de Chicago et de l’Indiana, faisant ainsi rentrer 750 000 dollars par an. En 1875, les électeurs chassèrent le maire Colvin et, avec lui, l’ensemble des
commissaires de police qui avaient travaillé en étroite entente avec Big Mike. Mais, en 1879, il jeta tout le poids de son organisation, y compris celui du
parti populiste qu’il avait fondé en 1872, derrière la candidature de Carter Harrison. Ce dernier fut élu et décréta aussitôt que toutes les entreprises de
McDonald étaient purement et simplement interdites à la police. Le premier superintendant de Harrison, qui se risqua pourtant à ordonner une descente
au Store de McDonald, fut immédiatement destitué et rétrogradé au rang de capitaine. Son successeur, William McGarigle, fut choisi par McDonald lui-
même473.
Le démocrate Carter Harrison fut élu cinq fois. Il dirigea Chicago, de concert avec McDonald, de 1879 à 1887 et, de nouveau, en 1893. C’était un
propriétaire immobilier qui possédait un pâté de maisons entier dans Harrison Street, entre Clark Street et Pacific Street, avec entre autres un hôtel, un
cercle de jeu, un saloon et un bordel. Aussi manifestement corrompu fût-il, Harrison n’en était pas moins l’ami des pauvres et fit beaucoup pour aider à
trouver des emplois les milliers d’immigrés qui venaient s’installer dans la ville – et votaient ensuite fidèlement pour lui. Lors de l’élection fédérale de 1884,
comme lors de l’élection municipale de 1885, les candidats de McDonald n’étaient pas assurés de l’emporter. Son appareil n’hésita pas à recourir à la fraude
sur une grande échelle. Lors de la première des deux élections, des urnes entières furent remplacées. Dans la 2e circonscription du 18e arrondissement, la
substitution fut remarquée par des adversaires de McDonald, ce qui donna lieu à un procès retentissant au cours duquel un associé très proche de
McDonald, Joseph Mackin, propriétaire lui aussi d’un saloon dans Dearborn Street, fut jugé coupable et expédié pour cinq ans au pénitencier d’État de
Joliet. Lors de la seconde élection, et malgré l’arrestation d’un voleur d’urnes, suffisamment de votes frauduleux parvinrent à se glisser dans les urnes et
Harrison l’emporta, avec un avantage de 375 suffrages sur un total de 86 329474 !
Le règne de McDonald sur Chicago ne s’arrêta d’ailleurs pas avec l’élection, en 1887, du républicain John Roche à la mairie. Il ne se termina pas non plus
lorsque Harrison, qui avait réussi un retour triomphal, fut assassiné en 1893 par un employé de la municipalité mécontent. Cette année-là, par exemple, les
estimations fiscales furent sensiblement réduites pour ceux qui avaient de bons contacts ou distribuaient de petits pots-de-vin. Ainsi les propriétés de
Harrison furent-elles estimées à 300 dollars ; celles de John Hopkins, qui lui succéda, à 150 dollars. Les biens de l’ensemble des 68 échevins furent estimés à
1 700 dollars. William Pinkerton, dont les hommes de main étaient désormais employés par les banques, les chemins de fer, les mines et les usines, vit sa
fortune estimée à 400 dollars475.
En 1893, Chicago accueillit l’Exposition universelle. À cette occasion, les subordonnés de McDonald, travaillant avec la police, les magistrats et les
fonctionnaires de la municipalité, réglementèrent et systématisèrent très strictement les activités de la pègre. Les pickpockets se virent assigner chacun un
domaine déterminé. Comme il était inévitable que certains fussent pris sur le fait par leurs victimes, il fallut prévoir à l’avance toute une organisation de
procès bidon – magistrats, jurés et flics vénaux reçurent une part du gâteau. Voyons le récit que fit par la suite, à un journaliste venu l’interroger, l’un de ces
prestidigitateurs – l’un des meilleurs, Eddie Jackson, surnommé « Eddie l’immunité » :
Avec la police, c’était simple, ils prenaient 250 dollars par semaine. Le rendement était bon. Les semaines où je ne me faisais pas dans les 1 500 dollars à moi seul étaient franchement mauvaises. En été, un
seul dimanche nous rapportait dans les 500 dollars nets. Les faveurs du boss et de son organisation se faisaient sur la base de l’amitié et étaient évidemment payées de retour. Cette amitié s’étendait, à
l’intérieur de l’organisation, depuis les types qui siégeaient au comité national jusqu’aux criminels de la base. Depuis qu’est apparu le syndicat, qui fonctionne beaucoup plus comme une affaire normale, le
boss est en mesure de conserver le pouvoir quelle que soit la faction qui l’emporte, en apportant sa contribution à l’ensemble des factions qui paraissent bien placées476.

En dehors de toute question de corruption, le système McDonald-Harrison-Yerkes fit beaucoup plus pour le citoyen ordinaire que les deux successeurs de
Harrison. Aussi, en 1897, le peuple de Chicago plébiscita Carter Jr., le fils de Harrison, qui fut maire jusqu’en 1905, puis de nouveau de 1911 à 1914.
Durant le premier règne de Carter Jr., le nouveau système, fondé sur le crime, la politique et le financement des transports en commun, pluma des millions
à la municipalité et vola des millions aux touristes. Mais la ville connut un boom sans précédent. D’un peu plus d’un million en 1890, la population passa à
2 185 283 en 1910. Sur ce chiffre, 184 884 adultes étaient nés à l’étranger et ignoraient l’anglais, et 75 580 immigrés blancs ne savaient ni lire ni écrire. Ce
qui ne les empêcha pas de survivre, en partie parce que McDonald avait organisé son syndicat de telle manière que, dans tous les arrondissements, il y avait
des responsables politiques et des interprètes toujours accessibles à ces étrangers477.
McDonald avait su élever la politique du boss jusqu’à une véritable forme d’art. C’était en tout cas un système de gouvernement efficace, qui lui épargna
pendant un quart de siècle les accès de réformisme qui saisissaient la ville périodiquement. Et quand son bel appareil finit par s’effondrer, ce fut sous la
poussée de forces autrement redoutables que les réformistes de la Municipal Voters’ League. Le danger vint en effet de la redistribution globale de la
population immigrée de la ville et de la restructuration totale des affaires et de l’industrie qu’entraîna l’apparition de la production de masse. La profonde
transformation sociale qui affecta le pays tout entier donna naissance à une nouvelle criminalité, « industrialisée » pour ainsi dire, qu’un boss irlandais à
l’ancienne mode, comme McDonald, ne pouvait maîtriser. Les trois premières décennies du XXe siècle montrèrent au contraire que l’esprit d’innovation et
d’invention propre à la ville restait aussi intense. Chicago réorganisa la guerre des bandes de quartier en un véritable système de terrorisme industriel, unifié
et orchestré par les magnats de la presse. Elle lança les premières guerres de la bière, fournissant le modèle universel qui allait prévaloir lors de la prohibition
et des divers rackets auxquels celle-ci donnerait naissance. Elle consolida le système des bookmakers et des paris clandestins, par la mainmise sur les
systèmes de transmission du résultat des courses à l’échelle nationale, principe qui permit la naissance de Las Vegas et la « syndicalisation » du crime à
travers l’ensemble du pays. Au cours de ces trente années, les entrepreneurs du crime firent à Chicago, pour l’ensemble de la pègre américaine, autant que
Henry Ford et sa chaîne de montage pour l’industrie des États-Unis : ils créèrent un esprit et un système d’organisation industrielle, rappelant combien
ténue, presque imperceptible, est la frontière entre le monde de la loi et du progrès et celui de la violence et de la corruption.
Les premiers patrons du crime à Chicago au XXe siècle furent « Big Jim » Colosimo et « Mont » Tennes. Colosimo dirigeait les meilleurs bordels du South
Side, et Tennes était propriétaire d’un réseau de salles de jeu du North Side de Chicago.
Jusqu’à l’été 1907, Tennes avait dirigé l’un des nombreux bureaux de bookmakers, qui s’en tenaient chacun à leur quartier sous la direction générale du
patron des paris, Mike McDonald. Mais l’influence de ce dernier diminuait au fur et à mesure qu’il avançait en âge. Les campagnes répétées de la
Municipal Voters’ League contre les pillards des fonds publics avaient durement frappé le système de corruption et de prévarication auquel il présidait, et ce
au moment même où une nouvelle génération de concurrents se levait autour de lui. Quand, en février 1907, sa jeune épouse avait été inculpée du meurtre
d’un beau jeune homme – probablement son amant –, il n’avait pas trouvé les moyens de faire annuler l’inculpation. Sa santé le trahit et il sombra dans une
période de dépression hébétée. En août, il mourut478.
Tandis qu’il agonisait, les Chicago News avaient publié un éditorial cinglant :
Mike McDonald est à l’article de la mort. Quand notre ville comptait à peine un demi-million d’habitants, cet homme la dirigeait depuis son saloon et sa salle de jeu, grâce à sa puissance politique. […] Le
mauvais gouvernement était accepté comme une fatalité allant de soi. Le vice était installé au pouvoir et tolérait généreusement la vertu, à condition qu’elle se tînt coite et sût se montrer suffisamment
humble. Les paris constituaient une des principales industries de la ville. Les élections étaient contrôlées par la plus simple des méthodes : on bourrait les urnes, dont on avait écarté les électeurs par
l’intimidation.

Désormais, proclamaient les News, il était temps d’enterrer Mike et avec lui ses méthodes ; et célébrer cette mort tant attendue par le triomphe d’un
gouvernement honnête et le bannissement des corrupteurs et des prévaricateurs.
Au lieu de quoi, Chicago fut plongée dans une guerre ouverte entre les bookmakers survivants – leitmotiv de la criminalité dans cette ville. Le 14 août, le
repaire du chef des bookmakers du 2e arrondissement, James O’Leary, fut détruit par l’explosion d’une bombe. Cinq jours plus tard, vers 10 h du soir, un
paquet de dynamite explosait dans la cour de Tennes. Les fenêtres volèrent en éclats, Tennes envoya sa femme et ses enfants se réfugier à la cave et fit face
aux voisins, rassemblés pour exiger qu’il fit appel à une police spéciale pour protéger la rue. Quand vint la fin septembre, trois autres bombes avaient
explosé, deux devant les bureaux de Tennes et une devant ceux du shérif du comté de Cook479.
Les News et la Tribune y virent la preuve qu’une nouvelle vague de criminalité, parfaitement incontrôlable, était en train de déferler sur la ville. La justice
possédait, dit-on, la preuve que Tennes avait déjà réussi à bâtir un monopole de fer sur des centaines de bookies de la ville, qui dépendaient de son système
de transmission télégraphique pour connaître le résultat quotidien des courses. Au début de l’année, il avait en effet acheté à la Payne News Agency, de
Cincinnati, l’exclusivité des droits de distribution à Chicago des résultats qu’elle était la seule agence du pays à diffuser par télégraphe. La création de ce
système de transmission des résultats à l’échelle nationale apporta aux parieurs ce que les magasins à succursales multiples offraient aux gros fabriquants.
Grâce aux services de Tennes, les bookmakers pouvaient recevoir instantanément des renseignements sur les performances de tous les chevaux à travers le
pays. Le système de transmission télégraphique leur permettait aussi d’offrir aux plus petits parieurs locaux la possibilité de miser sur des chevaux à plusieurs
milliers de kilomètres de chez eux, privilège jusqu’alors réservé aux riches. En même temps, cela leur permettait d’« assurer », c’est-à-dire d’équilibrer les
paris qu’ils acceptaient sur les champs de courses locaux par ceux qu’ils plaçaient sur des champs de courses lointains. Tout naturellement, les affaires
prospéraient.
Tennes versait 300 dollars par jour à l’agence Payne pour les droits de distribution sur Chicago, tandis que chaque bookmaker lui reversait 50 % de sa
recette nette par jour. Ce prix comprenait la protection contre les descentes de police. Prix apparemment justifiés, puisqu’il n’y eut pas une seule descente de
police cet automne-là, malgré l’enquête lancée par un grand jury. Au beau milieu de l’agitation, tandis que les bombes explosaient, le chef de la police,
George Shippy, déclara : « On pourrait croire qu’une guerre des jeux se déroule en ce moment même à Chicago. Mais je maintiens, quant à moi, que les
paris sur les courses sont pratiquement négligeables pour le moment dans notre ville. »
Le jour où un bookmaker indépendant – qui était aussi échevin – fut convoqué devant le grand jury, une bombe explosa devant son saloon. Les attentats se
poursuivirent toute l’année, puis tout au long de l’année suivante. Tennes poursuivait placidement son expansion, arborant toujours la même expression
impavide que le soir où sa propre maison fut dynamitée :
« Bah, c’est moche, voilà qu’ils m’attaquent de nouveau, hein ? répondit-il à celui qui l’interrogeait.
– Soupçonnez-vous qui sont les coupables ?
– Oui, bien sûr. Mais je ne vais en parler à personne, pas si bête. Ce n’est pas comme ça qu’on fait en affaires, pas vrai ? »

En janvier 1909, Mont Tennes était devenu le maître incontesté des paris sur les courses à Chicago480.
Les rédacteurs, très « anglo-saxons protestants », des News et de la Tribune ne se privèrent pas de dénoncer Tennes et l’appareil politico-policier qui le
soutenait et protégeait les bookmakers. Mais, pour beaucoup d’autres – les commerçants, les gens du spectacle, les restaurateurs et des milliers d’immigrés –,
les paris sur les courses étaient un élément très important dans la ville. À travers tout le pays, Chicago avait la réputation d’être une ville « grande ouverte »
dans laquelle, à force de travail, avec un peu de chance et d’imagination, chacun pouvait transformer le rêve américain en réalité. Les paris attiraient les
touristes. Ils procuraient des emplois aux plus pauvres et aux immigrés de fraîche date, et puis c’étaient des distractions à bon marché et qui pouvaient
rapporter gros. Mais, par-dessus tout, les paris turfistes et les bookmakers fournissaient le ciment social qui assurait la cohésion du système politique de la
ville, quel que fût le parti qui occupait l’hôtel de ville. On ne saurait rêver meilleure illustration de ce mariage entre le vice et la politique que la carrière de
deux échevins du 1er arrondissement : Michael Kenna, dit Hinky Dink, et « Bathhouse » John Coughlin481.
Bathhouse (« bain public ») John Coughlin possédait un établissement thermal au 145, West Madison Street, que fréquentaient surtout des joueurs et des
turfistes. Hinky Dink quant à lui était propriétaire d’un saloon du voisinage. Loyaux protégés de Mike McDonald, les deux échevins avaient en une occasion
osé troubler le repos du vieux boss, en tardant à appuyer la candidature à la mairie d’un homme de l’organisation. McDonald avait estimé que les deux jeunes
gens méritaient une leçon. Le lendemain de l’élection, il donna ses instructions pour que la police organisât des descentes dans tous les établissements de jeu
du 1er arrondissement, y compris le saloon de Hinky Dink – descente d’autant plus embarrassante pour ce dernier que c’était précisément à lui, en tant
qu’échevin, de veiller à ce que ce genre de désagréments fût évité. Mais la leçon ne fut pas perdue : les deux hommes mirent sur pied un appareil qui
survécut jusque dans les années 1940. C’était Kenna qui en avait eu l’idée. Ils contactèrent tous les propriétaires de bordels et de salles de jeu et leur
demandèrent de contribuer à un fonds commun, permettant de payer en permanence les services de deux avocats prêts à intervenir vingt-quatre heures sur
vingt-quatre pour défendre les intérêts de l’un quelconque des cotisants. Ce fut cette même tactique que les industriels utilisèrent en 1895 pour fonder la
National Association of Manufacturers, et Al Capone pour assurer son contrôle sur tous les bars à bière clandestins pendant la prohibition482.
Tenir le 1er arrondissement de Chicago, c’était – c’est encore – jouir d’une influence sans pareille. Au centre du 1er arrondissement, le « Loop ». Les
boutiques et les restaurants de State Street étaient à l’époque l’équivalent de ceux de la Cinquième Avenue de New York. À l’extrémité septentrionale de
l’arrondissement, on trouvait les demeures des hommes d’affaires et des magistrats, parmi lesquels John Coverly, qui avait commencé sa carrière comme
avocat du tandem Coughlin-Kenna. Au sud, les immeubles pauvres et les assommoirs où vivaient les Grecs, les Polonais, les Italiens et les Slaves
récemment immigrés qui travaillaient comme coursiers, petits voleurs, petits trafiquants, gardiens, balayeurs de rues, et gros bras les jours d’élection. Hinky
Dink et Bathhouse John étaient des bosses idéaux pour l’arrondissement ; modèles d’urbanité, ils étaient aussi à l’aise avec les banquiers qu’avec les
racketteurs de la Mano Nera483.
Leur réputation s’étendait si loin que le boss new-yorkais de Tammany Hall, Richard Croker, vint à Chicago solliciter leur aide dans la campagne pour son
candidat démocrate à la mairie. La « démocratie du comté de Cook », comme on avait baptisé l’organisation de Chicago, affréta un train spécial pour New
York, où ses membres participèrent à un grand défilé de soutien au ticket de Tammany Hall. En tête du défilé, s’avançait le prestigieux duo du
1er arrondissement de Chicago, haut-de-forme de soie, gants blancs, strict habit noir, parapluie roulé se balançant élégamment au côté484.
Tout au long de sa première campagne, en 1897, puis à chaque réélection, Carter Harrison Jr. s’appuya sur Hinky Dink et Bathhouse John, ses « deux
rochers de Gibraltar ». Lors de chaque élection, ils levaient une véritable armée de vagabonds, de chômeurs et d’ivrognes, emmenés par les employés
subalternes des cercles de jeu. Tous recevaient 50 cents par voix et une bière gratuite servie au bar de Hinky Dink. En 1911, alors qu’il se représentait après
six ans de retraite, Carter Jr. rendit hommage à ceux qui le méritaient : « Le jour de l’élection, mes vieux amis du 1er arrondissement, Hinky Dink et
Bathhouse John ont su comme toujours brandir bien haut les couleurs485 ! »
L’été 1911 fut particulièrement chaud, à Chicago. Et politiquement, on ne fut pas loin de la température d’ébullition. Fred Busse, l’ancien maire
réformateur, n’avait pas pesé bien lourd sur la pègre, mais la réélection de Harrison fut comme un signal pour les joueurs et les organisateurs de paris
clandestins du pays entier : Chicago était de nouveau ville ouverte. Entre-temps, une campagne menée principalement par l’aristocratie réformatrice prit la
pègre pour cible. La police et les politiciens déjà menacés par le retour en force de Harrison furent pris entre deux feux : d’un côté le monde des paris
clandestins, de l’autre les aristocrates réformateurs.
Le premier coup fut porté par un rapport dévastateur de la commission d’enquête sur le vice. Cet organisme, composé de quinze membres – industriels,
prêtres, juristes et réformateurs sociaux –, avait été créé par Busse en 1910 pour nettoyer la ville de ses maisons closes. Déjà, la commission avait contraint
les échevins Kenna et Coughlin à annuler le grand bal annuel du 1er arrondissement, qu’ils donnaient dans la salle du Coliseum pour les parieurs, bookies,
voleurs et sous-maîtresses de leur district. Quand l’ex-maire Busse avait formé la commission, il lui avait posé une question pratique : « Faut-il envisager la
ségrégation du vice ? Et, si oui, quelle méthode conviendrait-il d’utiliser pour contrôler les quartiers réservés ? » Pour le maire républicain, c’était une
manière polie d’apaiser tant soit peu l’enthousiasme des réformateurs et de conclure une trêve discrète avec l’invincible appareil démocrate du
1er arrondissement, qui aurait pu dénoncer l’indulgence dont Busse avait fait preuve à l’égard de Tennes et d’un certain racket de protection, dirigé par un
gangster qui avait été l’un des principaux soutiens des républicains pendant la campagne électorale. Mais quand la commission présenta son rapport, au
milieu de l’année 1911, Busse avait cessé d’être maire. Désormais privée de tout pouvoir réel à l’hôtel de ville, elle n’eut d’autre choix que de chercher à
mettre l’équipe de Harrison dans l’embarras avant qu’elle n’eût entièrement réussi à reprendre les rênes. Les bénéfices de la prostitution dépassaient
15 millions de dollars, déclara donc la commission. Plus de 5 000 femmes étaient employées dans les bordels ou sur le trottoir, dont plus de la moitié en
dehors des quartiers réservés du 1er arrondissement. De nouvelles maisons s’ouvraient quotidiennement. Les licences libéralement accordées aux « bars »
n’étaient trop souvent que des couvertures pour les bordels et les salons de jeu clandestins. Hinky Dink et Bathhouse John n’étaient pas cités nommément
dans le rapport, mais le bal annuel qu’ils donnaient au Coliseum y était condamné en termes très vifs486.
Puis, en août 1911, deux anciens associés de Tennes en froid avec lui et un bookmaker indépendant l’assignèrent devant les tribunaux pour briser son
monopole sur le syndicat des télégraphes de champs de courses, le General News Bureau. Déjà, l’agence Payne s’était plainte du fait que Tennes lui faisait
peu à peu perdre ses clients en s’étendant bien au-delà de Chicago, puisqu’il vendait désormais des résultats dans les principales villes du pays. Un journal
écrivit qu’il avait des clients dans 21 villes, de Baltimore à San Francisco, et de Détroit à San Antonio. Dans la seule ville de New York, quelque 400 salles
de billard lui versaient une moyenne de 4 000 dollars par semaine. Et l’un des deux ex-associés en colère déclara qu’il y avait :
300 salles de jeu, du billard au faro et à la roulette, qui fonctionnaient à Chicago ; que leurs revenus s’élevaient à un demi-million de dollars par jour, que Mont Tennes était à la tête d’une agence de
transmission de paris et de résultats dont le centre était à Chicago mais qui étendait des ramifications sur tout le territoire des États-Unis. […] Que l’agence Payne et bien d’autres étaient chassées du marché
à coups de bombes et d’incendies […] et que les salles de billard de Chicago qui refusaient de s’affilier à l’organisation étaient fermées par ordre de la police.

Tennes avait contribué à la campagne victorieuse de Carter Harrison Jr. pour plus de 20 000 dollars, ajoutaient encore ses accusateurs487.
Des témoins vinrent faire écho à ces accusations, principalement à celles qui concernaient la protection policière. « Je possède la preuve que certains
fonctionnaires de police touchaient 85 dollars par semaine pour protéger trois maisons de jeu », déclara l’un d’eux.
En septembre, la commission de surveillance de la fonction publique ouvrit sa propre enquête sur la corruption dans la police. Elle détermina l’existence
de trois districts du jeu et, cette fois, le nom de Hinky Dink apparut : c’était, disait la commission, le principal protecteur de la ville, régnant sur un empire
qui allait de Madison Street, dans le Loop, jusqu’à la 63e rue. Des poursuites, visant d’abord des policiers de base, s’élevèrent lentement jusqu’aux
inspecteurs. Il y eut une épidémie d’explosions – tentative désespérée de décourager les accusateurs. Le chef de la police continua de nier l’existence de toute
corruption dans ses services, mais fut contredit par un adjoint qui reconnut que les « cibles » des descentes étaient systématiquement « mises au parfum »
avant chaque opération. Enfin, la commission présenta son témoin vedette, le bookmaker Harry Brolaski.
Ce dernier témoigna avoir personnellement manigancé, avec l’homme qui était devenu depuis le chef de la police, sa candidature, présentée comme celle
d’un réformateur, dirigée contre les parieurs et bookmakers indépendants qui avaient refusé d’entrer dans le syndicat de Tennes. Il y avait avec lui dans ce
complot, ajouta-t-il sous la foi du serment, les échevins Coughlin et Kenna, deux inspecteurs de police, un lieutenant, l’adjoint au chef de la police et Mont
Tennes. Cependant, en dehors des quelques démissions de policiers qu’elle obtint, la commission ne parvint pas à briser les liens qui unissaient le monde
des jeux, la police et l’appareil démocrate. L’année n’était pas finie que les trois procès civils contre Tennes étaient abandonnés488.
Malgré leur relatif insuccès, les deux enquêtes – celle de la commission sur le vice et celle de la commission de la fonction publique – furent assez
embarrassantes pour le maire Harrison. Il fallait absolument qu’il fit un geste. Aussi, vers une heure du matin, le 25 octobre 1911, la police se présenta
discrètement, sur ordre direct du maire, à la porte du plus luxueux établissement de Chicago, une célèbre maison close portant le nom des sœurs Everleigh.
Cela ne fit guère de bruit et il n’y eut pratiquement pas d’arrestations. Minna et Ada Everleigh, qui s’étaient discrètement bâti la plus belle clientèle de la
ville, avaient décoré leur établissement avec un goût raffiné – soies et brocarts, tapisseries et peintures européennes le long des corridors et des vestibules, et
jusqu’à un piano, doré à la feuille, dans un angle du grand salon. Les sœurs Everleigh avaient beaucoup de goût et de tact, et plus encore de sens politique.
La police avait à peine quitté leur luxueuse maison qu’elles recouvrirent de housses le précieux mobilier et partirent prendre six mois de vacances dans la
vieille Europe. Les deux seigneurs du vice du 1er arrondissement, Ike Bloom et Big Jim Colosimo, les avaient assurées qu’à leur retour, ce fâcheux incident
serait oublié489.
Ada et Minna Everleigh n’avaient guère commis d’erreurs, au long de la carrière qui leur avait permis d’amasser une petite fortune. Elles avaient par
exemple remarqué que l’établissement d’Ike Bloom, le Freiberg Dance Hall, dans la 22e rue, entre State Street et Wabash, ne subissait aucune descente de
police, et cela leur avait suffi pour comprendre. Jusque-là, Ike Bloom avait toujours joué les brillants seconds auprès de Big Jim Colosimo, le principal allié
des deux sœurs et peut-être le plus important trafiquant d’influence après Hinky Dink et Bathhouse John. Italien rutilant, à la face lunaire barrée d’une
épaisse moustache soigneusement entretenue, arborant des complets à carreaux éblouissants et affichant son goût pour les diamants – bagues, épingles de
cravate, boutons de manchettes et même diamants taillés, avec lesquels il aimait jouer au fond de sa poche comme avec des billes –, Colosimo était l’un des
plus sympathiques bandits de Chicago.
Big Jim, dit « les diams », avait lui aussi toujours acquitté ses dettes à l’égard de l’appareil politique qui contrôlait la ville. Né en Italie, arrivé tout enfant en
Amérique, il avait été crieur de journaux, cireur de chaussures, terroriste de la Mano Nera, maquereau et balayeur de rues – ce dernier emploi lui ayant valu
sa première niche dans l’écologie du 1er arrondissement, après qu’il eut organisé ses camarades de travail en brigade électorale au profit de Hinky Dink
Kenna. Il avait épousé une sous-maîtresse prospère, pris en main la gestion du bordel qu’elle dirigeait et, associé à un Français, peu à peu bâti une chaîne de
maisons closes liée par des accords d’échange à d’autres réseaux de proxénétisme et de prostitution, à New York, Milwaukee et Saint Louis. Il sut même
tirer profit du procès et de la condamnation de son associé français, en 1909 : non seulement il échappa à toute poursuite, mais il sauta sur l’occasion de faire
venir de New York l’un de ses jeunes neveux, garçon plein de talent, qui devint son nouvel associé. Ce jeune homme, aussi intelligent que dur, débarqua
sous le prétexte de protéger son oncle contre les menaces d’extorsion de fonds qu’il prétendait avoir reçues de la Mano Nera. En réalité, il eut tôt fait
d’exercer son génie de l’organisation sur le réseau de bordels de son oncle, qu’il étendit à quelques cercles de jeu clandestins. Ce brillant sujet s’appelait John
Torrio490.
Quand les sœurs Everleigh rentrèrent à Chicago, à l’été 1912, leur pressentiment s’avéra entièrement confirmé ; il suffisait d’ailleurs de voir avec quelle
violence la presse s’en prenait au quartier réservé. Mais les deux sœurs avaient flairé une série de manœuvres plus subtiles, qui se traduisirent par
l’inculpation, le 25 décembre, de plusieurs propriétaires de maisons. Parmi les inculpés figurait le capitaine de la police du 1er arrondissement, bras droit de
Hinky Dink et grâce auquel Colosimo s’était hissé jusqu’au pouvoir. Quelques jours plus tard, le procureur de l’État (state’s attorney) se joignit au
mouvement, lançant un mandat contre Colosimo et quelques autres. Bloom, qui n’avait pas été arrêté, participa à la constitution d’un fonds commun voué à
assurer la tranquillité de ceux qui l’avaient été et demanda aux sœurs Everleigh une contribution de 40 000 dollars, qu’elles se gardèrent bien de lui
consentir.
À la fin de l’année 1912, un inspecteur de police avait été expédié au pénitencier de Joliet pour corruption, deux autres étaient suspendus, et les preuves
s’accumulaient contre le chef de la police, qui fut contraint de démissionner à la fin de 1913. Chaque jour, les quotidiens rapportaient le récit de nouvelles
escarmouches entre les rois du vice, le procureur, le bureau du maire et la police de la ville. Le maire alla jusqu’à nommer un certain major
M. C. L. Funkhouser commissaire de police adjoint, avec mission d’enquêter sur le réseau du vice en toute indépendance. Le tonnerre des explosions
secouait les nuits, et tout le système d’affaires de la pègre semblait en passe d’être bouleversé.
Les campagnes contre la communauté italienne s’étaient elles aussi intensifiées à partir de 1910, après l’arrestation de 194 « Siciliens », suite à l’assassinat
d’un présumé indicateur de police. Les tentative d’extorsion de fonds de la Mano Nera firent la une des journaux, tandis que les hebdomadaires exposaient
gravement les manigances de l’Italie pour exporter les criminels de ses sociétés secrètes par-delà l’océan. On entendit de nouveau prôner des réformes, mais
avec bien des arrière-pensées, des colères ultra-nationalistes et des arguments comme « l’Amérique aux Américains », qui avaient recommencé à donner vie
au mouvement progressiste491.
Mais contrairement aux progressistes de la décennie précédente, qui s’étaient surtout battus contre les trusts, les réformateurs des années 1910
s’appuyaient sur une science nouvelle, la génétique, pour expliquer les tares de la société. Certes, les barons pillards et les grands monopolistes demeuraient
d’importants ennemis publics. Mais les nationalistes blancs des classes moyennes avaient trouvé une cible supplémentaire : les grandes vagues d’immigrés
italiens, polonais et juifs, dont le teint basané était censé trahir l’infériorité raciale. Liguées à ces « inférieurs », les cohortes de prostituées menaçaient la
virilité des fils de l’Amérique. Ces intrus menaçaient le tissu même de la vie des classes moyennes, causant la ruine de familles travailleuses et honnêtes et les
privant des promesses du progrès et de la prospérité. Les escrocs, les métèques et moricauds, les traînées, les politicards sans vergogne s’enrichissaient
scandaleusement, tandis que les honnêtes gens, hommes comme femmes, voyaient monter les prix et s’accroître la menace du chômage. Ces diatribes contre
les « papistes » et les teints basanés parcoururent tout le pays, avec le même relent d’hystérie qui avait dominé le procès des sorcières de Salem. Une fois de
plus, le vieux rêve d’un monde nouveau et meilleur s’effondrait, une fois de plus c’était la faute du démon et des mauvaises gens : quakers, sorcières,
blasphémateurs, juifs, Siciliens. Une tradition d’autant plus ancrée qu’elle restait non écrite prescrivait l’unique solution : purger le pays de tous ces gens. Il
suffisait d’un incident pour mettre le feu aux poudres.
Celui-ci se produisit le 15 juin 1914 : ce fut l’assassinat, en service commandé, du sergent Stanley Birns, membre de la brigade des mœurs du major
Funkerhouse. La Tribune proclama que l’assassinat du sergent Birns était le résultat de l’alliance conclue entre la police et la pègre pour lutter contre la
brigade et son action moralisatrice.
La quasi-totalité de ceux qui s’intéressent tant soit peu aux affaires de notre ville soupçonnent que le « Bath » se tient derrière le Freiberg’s Dance Hall et que le dénommé Ike Bloom n’est que son homme de
paille. Chez Freiberg, on ne craint jamais la moindre descente de police, même quand tout le reste du quartier est quadrillé et systématiquement passé au peigne fin. […] Quant au chef de la police du
1er arrondissement, c’est « Hink » qui l’a fait nommer là. Ce sont « Hink » et « Bath » qui le maintiennent en place. On a dénoncé de multiples fois sa vénalité ou son incompétence. Mais ni Funkhouser, ni
Dannenberg, ni Gleason, ni Hoyne lui-même n’ont pu le chasser de la police. Tous ont essayé, tous ont échoué ; ce Ryan est inébranlable492.

Un tel coup, venant de la Tribune, ne pouvait être ignoré. Hoyne, le nouveau procureur, cita publiquement Colosimo et Torrio comme étant à la tête du
plus grand réseau du vice de tout le South Side. L’ancien associé de Colosimo, Maurice Van Bener, et un joueur indépendant nommé Jakie Adler, furent
arrêtés et considérés comme « témoins de première importance » dans le meurtre du sergent Birns. Colosimo lui-même fut emprisonné une demi-journée,
et Minna Everleigh en personne se laissa persuader de venir témoigner avoir versé plus de 100 000 dollars aux bosses pour assurer sa protection. Toutes les
petites maisons closes indépendantes furent fermées après des descentes de police. La licence d’Ike Bloom lui fut retirée. Le capitaine Ryan fut muté. On se
répéta que Coughlin et Kenna étaient finis.
L’été fut donc bon pour les réformateurs. Malheureusement, si les inculpations furent nombreuses, il n’y eut aucune condamnation. Personne ne vint
témoigner devant le grand jury à propos du meurtre de Birns. La licence de Bloom lui fut rendue au bout de quelques mois, et ce pauvre homme ne fut en
définitive atteint que dans sa dignité : le successeur du capitaine Ryan décrocha le portrait d’Ike Bloom qui avait longtemps orné un mur du commissariat de
la 22e rue… Hinky Dink et Bathhouse John remportèrent les élections au conseil de la ville, avec une marge aussi confortable que d’habitude. De même,
Colosimo et Torrio s’en tirèrent sans une égratignure et affermirent leur emprise sur l’exploitation du vice dans le 1er arrondissement.
Mais cette double victoire – sur leurs concurrents et sur les réformateurs – avait coûté cher à Colosimo et à son génial neveu. Les procès, cela se paie,
surtout ceux où les témoins choisissent de ne point comparaître. Et toute cette publicité était mauvaise pour les affaires. Torrio franchit alors un pas décisif,
dont l’importance pour le quasi-monopole dont le gang jouissait sur les rackets de Chicago n’allait apparaître que par la suite : très discrètement, sans même
l’aide de Colosimo, il transporta une part de ses établissements dans la banlieue de Burnham, au sud de la ville.
Sensible aux possibilités nouvelles qu’ouvrait la production de masse de l’automobile individuelle, Torrio comprit qu’en dispersant ses affaires, il s’assurait
une plus grande souplesse de réaction face à l’éventualité de nouvelles campagnes réformatrices. La bourgade ouvrière de Burnham n’était pas assez
importante pour retenir l’attention des journaux ou des réformateurs du comté de Cook. Sa municipalité, gouvernée surtout par des bénévoles ou des
fonctionnaires à mi-temps, était moins chère à acheter, tout en offrant uen bonne protection contre de futures campagnes d’assainissement. Enfin, pour les
respectables clients de Torrio, la banlieue offrait l’anonymat discret qu’on n’était jamais assuré de rencontrer au centre de la ville : après le travail, un
membre des professions libérales pouvait prendre sa Ford toute neuve, rouler jusqu’à Burnham sans être vu de ses amis, tenter deux ou trois fois sa chance à
la roulette, rendre une petite visite au bordel installé à l’étage, puis rentrer chez lui, à peine en retard pour le dîner familial avec son épouse et ses enfants.
La souplesse de vues et l’esprit de prévision qui amenèrent Torrio à Burnham faisaient absolument défaut aux vieux entrepreneurs du vice, qui d’ailleurs ne
survécurent pas au mouvement réformateur. Au fur et à mesure que leurs affaires périclitaient, sous le poids des descentes de police répétées et de
l’augmentation permanente des pots-de-vin qu’il fallait verser, le marché revenait de plus en plus à des hommes comme Torrio. Celui-ci ne cessa de
conseiller à son bon oncle de s’intéresser de plus près à son café alors fort célèbre, le Colosimo’s Cafe du South Wabash, tandis que lui-même prenait en
mains tout le réseau, coordonnant les maisons du 1er arrondissement avec celles de la banlieue, ou encore ouvrant des officines de paris dans l’arrière-
boutique des marchands de cigares du centre. Un homme d’affaires moderne eût dit qu’il jetait les bases d’une infrastructure commerciale… Plus
simplement, Torrio considérait qu’il montait une « organisation ». Pendant la prohibition, lui et ses collègues gangsters allaient s’appuyer sur cette
organisation pour fonder le crime organisé moderne493.
Mais ni Torrio ni d’ailleurs aucun autre gangster n’aurait pu réussir sans l’aide du monde des gens « normaux ». Hommes politiques, joueurs, putains et
maquereaux semblent avoir toujours éprouvé, en Amérique, quelque mystérieuse affinité. Mais dans le Chicago d’avant-guerre intervint un nouvel élément :
la presse. Cependant que les joueurs et les seigneurs du vice étaient quasiment contraints d’organiser leur profession, en raison des bouleversements de la
politique, un nouveau groupe de jeunes durs accédait à la richesse et à la puissance grâce au monde des affaires, et en particulier grâce aux impétueux
magnats de la presse de Chicago, Medill McCormick et William Randolph Hearst.
Hearst était arrivé en fanfare à Chicago, en 1900, pour lancer son journal dernier-né, l’American. Cette année-là, sa fortune personnelle, sa carrière, son
empire étaient à leur apogée. La guerre hispano-américaine, largement favorisée par les ratiocinations délirantes et égocentriques de son New York Morning
Journal, venait de se terminer. Il commençait à croire la présidence à portée de sa main, grâce à la chaîne de journaux populaires, cancaniers et
sensationnalistes qu’il était en train de créer. Il lui restait une seule bataille à livrer, une seule victoire à remporter pour acquérir une telle influence que ses
lecteurs, devenus ses électeurs, fassent de lui l’hôte de la Maison-Blanche : dépasser la vente et l’audience des autres journaux.
Hearst ne se montrait guère en personne à Chicago, mais son principal collaborateur dans la ville, Andrew Lawrence, fit preuve d’un véritable génie pour
s’infiltrer dans la politique compliquée de cette ville. L’American se présenta d’emblée comme le journal des travailleurs et se mit à brailler contre les
privilèges et la politique des journaux du « trust » républicain, dénonçant bien haut le passe-droit grâce auquel celui-ci pouvait louer ses deux immeubles à…
la commission de l’enseignement. L’American détestait l’Empire britannique, se fit le champion de la journée de huit heures et consomma des forêts entières
pour pleurer sur la veuve et l’orphelin. En 1905, il réussit à placer un homme à lui, Fred Dunne, à la mairie.
Dunne était le personnage rêvé pour les affaires de Hearst. Considéré par le public comme l’un des réformateurs de la Municipal Voters’ League, il avait
en fait passé un accord secret avec Hinky Dink Kenna et s’était ainsi acquis le soutien de la pègre du 1er arrondissement. Andrew Lawrence avait compris
dès le début qu’il ne pouvait prétendre à des tirages gigantesques simplement grâce aux faits divers sensationnels et mélodramatiques qui avaient tant de
succès à New York. Et Chicago présentait en outre une difficulté d’ordre pratique : les marchands de journaux, déjà installés à tous les coins de rue et
carrefours importants, avaient leurs étalages déjà si encombrés de journaux qu’il n’y restait plus guère de place pour l’American et son petit frère de l’après-
midi, l’Examiner.
Lawrence s’attacha les services de Max Annenberg, employé jusqu’alors par la diffusion de la Tribune et qui amena avec lui son jeune frère Moe. Fils
d’immigrés allemands qui avaient monté un commerce de récupération, les deux frères étaient des hommes intelligents et agressifs. Enfants, ils avaient aidé
leur père à rouler sa voiture de chiffonnier-brocanteur ; puis, comme balayeurs de rues, coursiers, cireurs, ils avaient appris à devenir des durs. Quand les
deux jeunes gens se mirent au service de Lawrence, ils savaient déjà qu’il faudrait jouer du muscle pour convaincre les marchands de journaux… Max devint
directeur de la diffusion à l’American, et Moe à l’Examiner. Par la force et par la ruse, les journaux de Hearst s’imposèrent alors à Chicago comme ils
l’avaient déjà fait à New York, à Los Angeles et à San Francisco, devenant les porte-parole des pauvres et des déshérités. Il s’agissait de s’emparer des coins
de rue494.
Pour maintenir la prédominance de la Tribune, McCormick reprit à son service Max Annenberg. En réaction, Lawrence recruta une bande de gros bras.
Au mois d’octobre furent tirés les premiers coups de feu des terribles guerres de la presse. Celles-ci durèrent deux ans mais, sans la presse socialiste, nous
n’en saurions pas grand-chose aujourd’hui, aucun des adversaires en présence n’ayant jugé bon d’en rendre compte. Des dizaines d’hommes ou de gamins
furent abattus dans la rue, à mesure que montait l’escalade de la violence entre les deux bandes rivales. « Le directeur de la diffusion de la Chicago Tribune
[Annenberg] a fourni des armes à certains de ces tueurs, et l’équipe de ce journal se promène dans un gros camion automobile noir », écrivait un reporter du
Chicago Daily Socialist en octobre 1911. L’été suivant, après avoir publié quelques reportages sur les affrontements qui se multipliaient, le Daily Socialist
porta toute l’affaire devant le grand jury du comté de Cook. Mais l’enquête fut interrompue sur ordre des procureurs Wayman et Hoyne, tous deux fidèles
défenseurs de la Tribune. Le journal indépendant Inter Ocean écrivit à ce propos : « Pourquoi le procureur Wayman ne cherche-t-il pas à faire connaître,
afin de les livrer à tout le moins à la réprobation publique, l’identité de ceux qui paient ces gros bras pour qu’ils sillonnent les rues avec des automatiques, à
bord d’automobiles valant quelque 5 000 dollars, tirant à tort et à travers sur tous ceux qui déplaisent à leurs employeurs ? Le procureur Wayman ne le fera
pas. Le procureur Wayman n’ose pas le faire. Tout le monde sait cela495. »
Charles Gallanty, petit crieur de journaux, refusa, par un matin d’août 1911, de se charger de 30 exemplaires supplémentaires de la Tribune comme l’y
invitait un des hommes d’Annenberg. Aussitôt, une grêle de coups lui ensanglante le visage. Jeté à terre, il s’accroche désespérément à une borne d’incendie
pour ne pas être tiré dans une ruelle adjacente ; la brute lui bourre alors la tête de coups de pied. Et les petits crieurs n’étaient pas les seules victimes. Trois
hommes de main de Hearst furent tués durant ce seul été 1911. La mort de l’un d’entre eux est particulièrement édifiante. Dutch Gentleman paradait dans
un bar de South State Street, défiant quiconque de se mesurer à lui. « Mossy » Enright, de la Tribune, en profita pour se glisser en tapinois derrière lui.
Dutch pivota alors sur lui-même juste assez vite pour prendre dans le ventre six balles de gros calibre, qui le coupèrent littéralement en deux. Il mourut
avant d’avoir eu une chance de dégainer, et ses entrailles se répandirent sur le carrelage parsemé de sciure de bois.
Au 15 août de l’année 1912, la guerre de la diffusion avait semé dans les rues une terreur bien plus grande encore que celle qui avait accompagné les
attentats à la bombe de l’affaire Mont Tennes. Mais elle s’était entre-temps transformée en campagne des directeurs et propriétaires de journaux, regroupés
au sein de l’American Newspaper Publishers Association, contre le syndicat de la presse. À la suite d’une manœuvre d’Andrew Lawrence, les principaux
journaux de Chicago cessèrent de reconnaître le syndicat. En bon champion des travailleurs, Hearst s’empressa de voler à la rescousse des journaux du
« trust républicain ». Et les bandes armées, jusqu’alors rivales, qui assuraient la diffusion de leurs journaux, se convertirent en escouades d’intimidation
contre les vendeurs de journaux qui continuaient de vendre les deux quotidiens qui reconnaissaient encore le syndicat : le Daily World et le Daily Socialist. La
diffusion de ce dernier s’envola, atteignant les 300 000 exemplaires, mais cela eut des conséquences sanglantes. Le 6 mai 1912, le journal écrivait :
Les tueurs du trust des journaux ont assommé ce matin un livreur, Alexander Hickey, qui était en train de faire sa tournée de livraison du Daily World. Les hommes de main l’ont ensuite enlevé dans une
automobile, sous le prétexte de le conduire à l’hôpital. Cette agression suivie d’enlèvement a eu lieu devant la station du métro aérien, à l’angle de Wilson Avenue et Evanston Avenue. Des pistolets ont été
utilisés, entre autres par Max Annenberg, directeur de la diffusion de la Tribune, qui était à la tête d’une bande de durs motorisés.

Hickey accusa Annenberg de tentative de meurtre, et plusieurs témoins vinrent confirmer sa version des faits. L’accusation n’en fut pas moins
abandonnée, et ce fut Hickey qui se retrouva devant un grand jury, accusé par le juge John Caverley : il fut en effet révélé alors qu’Annenberg était porteur
d’un badge de shérif adjoint…
Le 16 juin, un conducteur de tramway, Frank Witt, fut tué accidentellement en même temps que deux de ses passagers, trois gros bras de Hearst ayant
ouvert le feu sur le véhicule bondé. Le 29 juin, Earl Farrell, âgé de 19 ans, fut abattu par un homme de main de Hearst, qui se faisait passer pour un
syndicaliste en grève et ouvrit le feu contre une petite foule qui s’était rassemblée pour acheter les journaux du syndicat. Le 5 juillet, un petit crieur de
journaux, qui avait refusé de vendre l’Examiner en tant que journal antisyndical, fut abattu par un stipendié de Hearst. Le 29 juillet, un autre tueur grimpa à
bord d’un tramway plein à craquer et tira plusieurs balles dans le plafond, sous prétexte que les passagers ne lisaient pas tous l’American. Dans son édition du
26 octobre, l’Evening World posait quelques-unes des questions que suscitaient les activités des bandes d’Annenberg et de Hearst :
En dehors du cas de Witt, il y a aussi celui de George Hehr, chauffeur-livreur abattu au coin d’Adams Street et Desplaines Street le soir du 8 août, à 19 h. Sept chauffeurs-livreurs de l’American entouraient
la voiture de Hehr. Les chauffeurs de Hearst brandissaient des pistolets. Hehr n’était pas armé, mais il fut abattu et mourut avant qu’on ait pu prévenir sa jeune épouse.
Les sept chauffeurs de Hearst, tous personnellement connus d’Andy Lawrence, ont été nommés au jury. […]
Plus de deux mois se sont écoulés depuis le meurtre de George Hehr, qui n’était que cela : un meurtre affreux, brutal, indéfendable, tout comme celui de Frank Witt.
Trois grands jurys ont siégé depuis l’assassinat de Frank Witt, et deux depuis celui de George Hehr. Qui se tient derrière les tueurs ?
Question : Andy Lawrence, depuis son bureau du bâtiment Hearst, a-t-il décroché son téléphone et appelé les responsables démocrates de l’hôtel de ville pour « protéger » les assassins ?
Question : Victor Lawson, président de l’Association des éditeurs et propriétaire du Daily News, a-t-il décroché son téléphone et appelé le procureur de l’État, un républicain, pour « protéger » les
meurtriers496 ?

Le biographe de Hearst, Ferdinand Lundberg, confirme que, comme le laisse entendre l’Evening World, la guerre de la diffusion se transforma en complot
des magnats de la presse contre les syndicats, et que les ennemis réconciliés armèrent et organisèrent pour ce faire les gangsters de la ville. Hearst « inaugura
le système de la guerre des gangs et du racket, qui allait coûter à la ville de Chicago et au pays tout entier des milliards de dollars et la mort de milliers de
citoyens ». Et, de fait, nombre des principaux acteurs de la guerre de la diffusion devinrent par la suite des racketteurs, dans le gang d’Al Capone ou dans le
syndicat du crime à travers tout le pays497.
Hearst et ses journaux devinrent le symbole de la pire presse à sensation, flattant les plus basses tendances du public, les instincts les plus méprisables des
lecteurs, tout en se drapant dans les plis de la « bannière étoilée », affichant le nationalisme le plus étriqué et le plus réactionnaire. Et cela est en grande
partie mérité. La manière dont Hearst fomenta la guerre hispano-américaine, dans le seul but de faire augmenter les tirages de son journal, lui vaudra à
jamais la réputation du patron de presse le plus bassement opportuniste de toute l’histoire des États-Unis. Cette affaire démontra combien l’empire naissant
de Hearst pouvait se révéler dangereux et puissant. Car, plus que tout autre journaliste et peut-être que tout autre homme politique, William Randolph
Hearst était à l’écoute des millions de travailleurs américains. Pendant quatre ans, il se bâtit au Congrès une réputation de progressiste en or massif. Il
proposa des lois radicales en faveur de la journée de huit heures, la limitation des fusions monopolistes, le démantèlement des combinats associant le
charbon et les chemins de fer, et jusqu’à la nationalisation de certains services. Cela se reflète bien dans son slogan pour la campagne de 1902 : « Au milieu
de la prospérité, nous restons sans charbon, sans viande, sans un sou. » Pour un homme acharné à conquérir la présidence des États-Unis, les premières
années du siècle fournissaient les meilleures occasions de s’aligner sur les réformateurs les plus radicaux et de se poser en champion de l’homme de la rue.
Cependant, malgré les millions de lecteurs que touchaient ses journaux et ses magazines, Hearst ne réussit jamais à les galvaniser tout à fait ni à les enrôler à
fond dans ses diverses campagnes, qu’il menait tambour battant. Tout au plus réussit-il à semer la panique parmi les responsables politiques et financiers du
pays498.
Ce fut une période de montée du radicalisme et nombre de dirigeants commencèrent à redouter l’éventuelle métamorphose de ces millions d’hommes
ordinaires en masses armées d’une révolution à venir. Il y en eut même pour imaginer que l’armée du peuple pourrait trouver un allié en la personne de ce
démagogue sans scrupule qu’était William Randolph Hearst. Dans les cercles dirigeants de l’industrie, des affaires et du gouvernement, il devint de bon ton
de faire campagne contre Hearst, non comme journaliste à scandale, mais en tant qu’il agitait les classes inférieures de la société. Il ne faut donc pas
s’étonner que la famille McCormick – aristocrates débarqués depuis peu, inventeurs qui avaient fait de l’agriculture américaine un objet d’émerveillement
pour le reste du monde – se sentît investie de la mission et du devoir de s’opposer à la marche en avant de Hearst et de sa presse.
Il ne fait guère de doute qu’en engageant Max Annenberg et son équipe, McCormick savait qu’il achetait les services d’un escadron volant des meilleures
gâchettes de la ville, pour faire le travail auquel cet escadron était habitué. La Tribune réduisit son prix de vente jusqu’à un penny, cependant que, selon la
plupart des récits que nous possédons, Annenberg déployait les troupes les plus efficaces. En juillet 1912 – tandis que le parti progressiste tenait sa
convention à Chicago et les démocrates la leur à Baltimore –, la guerre des tirages et de la diffusion atteignit à un paroxysme sanglant. Les républicains
choisirent William Howard Taft comme candidat à la présidence et les progressistes Roosevelt ; le candidat soutenu par Hearst, le populiste du Missouri
« Champ » Clark, n’entra même pas dans la course : il fut balayé lors de la convention démocrate. La campagne présidentielle n’était pas sitôt terminée
qu’Annenberg commença à retenir ses hommes et à mettre une sourdine à la guerre.
Sur le plan national, les progressistes qu’avaient choisis McCormick connurent la défaite mais, à Chicago, ils remportèrent largement les élections et le
tirage de la Tribune augmenta, tandis que l’Examiner déclinait. Hearst jugea que le principal responsable en était Andrew Lawrence, qui dix ans plus tôt
avait pris l’initiative de cette guerre des tirages et de la diffusion. À Chicago, quartier général de ses journaux les plus puissants, l’empire Hearst était
moralement déconsidéré, politiquement vaincu, et sa presse n’était plus distribuée que par un quarteron de gangsters qui vendaient les journaux le long des
rues.
Ce furent les gangsters – et surtout les gangsters-politiciens du 1er arrondissement – qui assurèrent la continuité de la vie et des mœurs politiques de
Chicago et rouvrirent à la presse Hearst le chemin du gouvernement de la ville, ainsi qu’un mécanisme d’exploitation des antagonismes ethniques qui aurait
fort bien pu provoquer une nouvelle guerre de rue. Chicaneries et trahisons à répétition firent de la politique de Chicago une empoignade de charretiers –
bouteille à l’encre dans laquelle on ne verra probablement jamais tout à fait clair. En présentant un échantillon succinct des personnages et des événements
depuis le début de la Première Guerre mondiale jusqu’aux tristement célèbres règlements de comptes entre bootleggers des années 1920, on ne pourra guère
que donner une idée des innombrables intrigues, passablement baroques, qui marquèrent cette période.
En 1915, William Hale Thompson accéda à la mairie sous l’étiquette réformatrice. 45 ans, issu du même milieu que les membres de la Municipal Voters’
League qui l’avaient d’ailleurs fait échevin depuis quinze ans, Thompson aurait normalement dû plaire aux progressites comme McCormick. Au lieu de
quoi, la presse Hearst, par une brusque volte-face, mena campagne pour la victoire de Thompson. Ce dernier, qui s’était fait le champion des slogans ultra-
chauvins du genre « L’Amérique d’abord ! », apparut bientôt sous son vrai jour : il s’intéressait infiniment plus aux affaires qu’aux réformes. Oubliant toute
discrétion, il fit bientôt savoir que Chicago était redevenue « ville ouverte » pour les joueurs de tout poil. Rien n’aurait pu le rendre plus sympathique au
patron des paris clandestins et des maisons de jeu, Mont Tennes, ou à Big Jim Colosimo et John Torrio, dont le combinat du jeu et de la prostitution était
en pleine expansion499.
En 1916, un an donc après l’élection, la commission de surveillance de la fonction publique fit savoir qu’un groupe connu sous le nom de Sportsmen’s
Club distribuait des sommes astronomiques pour protéger la mise en place et l’exploitation d’un réseau de machines à sous à Chicago. Le dirigeant de ce
club était James Pugh, directeur de la campagne de Thompson. Le nom du maire figurait d’ailleurs en bonne place sur le papier à en-tête du club500.
En 1917, un jeune dur irlandais de 25 ans, Dion O’Bannion, fut promu directeur du tirage et de la diffusion des deux journaux de Hearst. C’était un
personnage rougeaud qui avait appartenu aux bandes irlandaises du North Side dès l’âge de 10 ans et fait de la prison pour cambriolage et agression avant
même ses 18 ans. Il n’allait quitter le journalisme qu’en 1922, pour retourner en prison pour vol501.
En 1918, comme en 1917, la pression qui pesait sur Mont Tennes sembla s’accentuer encore. Ses maisons furent l’objet de multiples descentes de police
et un ancien comptable accepta de témoigner contre lui. Enfin, une fuite dans les codes utilisés pour son système de transmission télégraphique des résultats
et des paris lui fit perdre des milliers de dollars502.
En 1919, Thompson fut réélu à la mairie, ayant bénéficié d’une grave scission du parti démocrate : la forte population d’origine allemande de la ville se
retrouva en bloc opposée à une alliance ultra-nationaliste, qui s’abandonnait à l’hystérie anti-allemande par suite de la guerre. Vainqueur, mais avec une
marge très étroite, Thompson s’en montra d’autant plus sensible aux changements qui se faisaient jour dans la distribution des voix des diverses
communautés ethniques. Deux facteurs jouaient principalement dans ces codifications de l’ancienne distribution électorale : l’afflux massif et continu de
Noirs en quête d’ouvrage et fuyant le Sud, et l’explosion démographique de la population italienne de Chicago503.
Si William Hale Thompson s’est gagné une réputation, c’est bien celle d’avoir été le maire le plus corrompu de toute l’histoire des États-Unis. Ses
critiques les plus sévères affirment qu’à la fin de sa carrière municipale, il n’était plus qu’un joujou entre les mains du « gros bonhomme » – Al Capone. C’est
possible. Mais il avait aussi compris les implications sociales de la prospérité industrielle. Tandis que les réformateurs poursuivaient leurs petits rêves bien
propres d’un progrès débouchant sur la généralisation de la respectabilité de bon ton propre aux classes moyennes, Thompson quant à lui voyait bien que le
boom économique avait presque triplé la population des taudis et des logements bon marché de la ville, sans lui fournir ni services ni représentation. Un
simple coup d’œil aux chiffres suffit à le montrer. De 1910 à 1920, la population noire de Chicago passa de 44 103 à 109 458. En 1930, il y avait
233 903 Noirs dans la ville – soit une augmentation globale de plus de 400 % ! Si les Noirs fournissaient un nouveau marché – et bientôt le principal – pour
la presse Hearst, ils pouvaient tout aussi bien apporter à Thompson des voix de blocage lors des élections municipales.
À la mairie, toute la ville l’acclama sous le surnom de Big Bill « le bâtisseur » ; c’était la grande chance de Chicago, le grand sursaut ; il était le défenseur des faibles, le champion du peuple. En même temps,
dans certains journaux, le mot « thompsonisme » en vint à désigner la politique vénale, les prévarications, les scandales de la police, ceux de l’enseignement, les fonds secrets, les alliances avec la pègre, l’abus
de la confiance publique, les méthodes de propagande bizarres, la déconsidération bouffonne de la fonction publique

écrit un historien de la période. Thompson défendait les droits des Noirs, et les Noirs lui donnaient leurs suffrages. En retour, il ne distribuait qu’à ses
clients et protégés les sinécures du 2e arrondissement, à forte majorité noire.
Sous le règne de Thompson, les arrondissements de la fameuse « ceinture noire » bénéficièrent d’un soutien suffisant de l’hôtel de ville pour envoyer deux
échevins noirs siéger au conseil, élire deux députés et un sénateur au Parlement de l’État, et en envoyer un autre à Washington. Pas étonnant que les
bootleggers, les bookmakers et les rois du vice noirs pussent, en toute tranquillité, devenir les hommes d’affaires connaissant la plus éclatante réussite dans
l’arrondissement. Pendant la campagne de 1915, Thompson ne s’embarrassa pas de circonlocutions pour déclarer devant un auditoire noir : « Je vous
donnerai plus de chances que les gens comme vous n’en ont jamais eues, si vous m’élisez. Je vous donnerai des emplois, et ceux d’entre vous qui préfèrent
jouer aux dés, qu’ils ne se gênent pas, qu’ils jouent ! »
Privés de pouvoir au sein d’un voisinage blanc et hostile, les Noirs de Chicago acquirent de l’influence en manœuvrant à l’intérieur de l’appareil existant du
parti républicain. Bref, comme l’a compris Allen Spear, ils en vinrent à dominer leurs districts « sans se rebeller contre l’organisation existante mais, au
contraire, en s’emparant des leviers de commande à l’intérieur de l’organisation ». Au même moment, Big Jim Colosimo mettait en pratique le même genre
de technique à l’intérieur du 1er arrondissement voisin. Comme les migrants noirs, en effet, les immigrants italiens proliféraient : de 1910 à 1920, la
population italienne de Chicago passa de 75 000 à 125 000504.
Mais les Italiens étaient répartis à travers toute la ville, formant différentes poches dont aucune n’était suffisamment nombreuse pour leur permettre
d’exercer un pouvoir quelconque à l’hôtel de ville. Paradoxalement, c’était dans le seul 1er arrondissement, où les Italiens étaient fort peu nombreux, qu’ils
possédaient un compatriote dont le pouvoir et l’influence dans le bureau du maire n’était plus à démontrer. Cet homme était évidemment Colosimo, aux
côtés duquel il fallait de plus en plus compter sur son second, John Torrio. Différent de celui des bosses de quartier de San Francisco, de New York ou de La
Nouvelle-Orléans, leur pouvoir ne reposait pas sur quelque chose d’aussi inconsistant et transitoire que la solidarité ethnique, mais sur les bénéfices qu’ils
tiraient de leurs affaires et sur les pots-de-vin qu’ils versaient à l’hôtel de ville. À la fin de 1919, ces affaires étaient au bord de connaître un succès que
Colosimo n’aurait pas imaginé dans ses rêves les plus fous. Puis, le 28 octobre 1919, le Congrès adopta la réforme des réformes : la prohibition.
Il n’est pratiquement plus personne, aujourd’hui, pour nier que la prohibition fut le plus royal des cadeaux jamais consentis au racket organisé, de toute
l’histoire américaine. La prospérité générale des années 1920 était tout particulièrement mal indiquée pour cette répression puritaine des goûts populaires.
En faisant de l’alcool un fruit défendu, on ne fit probablement qu’accroître sa consommation. L’hypocrisie de cette loi était si évidente que des millions
d’Américains trouvèrent autant de plaisir à la violer qu’à consommer de l’alcool. Cependant, la prohibition ne fut qu’un catalyseur dans la prolifération du
syndicat du crime. Les circonstances de son apparition et de sa mise sur pied sont à rechercher au plus profond des structures sociales du pays, tout comme
le triomphe d’un Torrio et d’un Capone étaient inscrits au plus profond des structures sociales de Chicago. Il nous suffira ici d’en dessiner les grandes
lignes505.
Le 11 mai 1920, à 16 h, Big Jim Colosimo attendait dans son café de South Wabash la livraison de deux camions de whisky de contrebande. Ce fut en
fait un tueur à gages – probablement payé par Torrio – qui se présenta et mit fin au règne du gros Jim. La plupart des grandes figures de la politique de
Chicago assistèrent aux funérailles : « Trois juges, huit échevins, un adjoint du procureur, un membre du Congrès, une délégation des artistes de l’Opera
Company de Chicago [Enrico Caruso comptait parmi les habitués du restaurant de Colosimo], mais aussi des bookmakers à la retraite ou en exercice, des
tenanciers », écrivait le reporter de la Tribune. L’échevin Hinky Dink Kenna et le boss irlandais du 19e arrondissement, John Powers, étaient parmi ceux qui
tenaient les cordons du poêle. John Coughlin plia ostentatoirement le genou devant le cercueil.
Héritier des bordels et salles de jeu de Colosimo, Torrio devint le plus puissant – et le plus ingénieux – des patrons du crime de la ville. L’idée qu’il avait
eue d’aller s’installer à Burnham commençait à porter ses fruits. Il étendit son empire sur une dizaine d’autres petites villes en direction du sud et de l’ouest,
parmi lesquelles Chicago Heights, Stickney, Forest View, Blue Island et Cicero. Il bâtissait méthodiquement un réseau de bases disposées en arc de cercle
au sud-ouest le Chicago, qui lui permettait une pénétration facile et rapide dans la ville en cas de besoin. Cette même année, les attaques se multiplièrent
contre Mont Tennes et les descentes de police contre ses établissements furent si nombreuses que le Daily News écrivit : « Depuis l’avènement de l’équipe
Thompson, on murmure que Mont Tennes a été contraint de céder une part importante de ses intérêts dans le General News Bureau à des hommes
politiques506. »
L’année suivante, Anthony D’Andrea, prêtre défroqué naguère condamné pour faux-monnayage, se lança dans une lutte acharnée contre John Powers,
boss irlandais du 19e arrondissement depuis plus de vingt ans. Les atouts de D’Andrea étaient sérieux : il bénéficiait de nombreuses sympathies dans les
syndicats et présidait l’Unione Siciliana. De plus, les Italiens avaient peu à peu acquis la majorité dans l’arrondissement. Comme on aurait pu s’y attendre, le
jour de l’élection vit des affrontements sanglants autour des isoloirs entre les gros bras des deux clans. Powers l’emporta par une étroite majorité de 321 voix.
Trois mois plus tard, le 11 mai, D’Andrea fut abattu d’une décharge de chevrotines en pleine poitrine. Avant la fin de l’été, trois de ses lieutenants
moururent assassinés. Comme l’a écrit John Landesco plusieurs années après l’affaire, la politique de Chicago ne laissait pas de place pour une autre solution
que l’affrontement violent.
Certes, écrivait-il, D’Andrea utilisait les mêmes méthodes que Powers, mais il demeure que seul un D’Andrea, déterminé à recourir à la force sans retenue, avait une chance d’accéder à une position
dominante dans une situation où son adversaire, bénéficiant de la complicité et de la protection des politiciens, se maintenait par l’usage systématique de la fraude, par le recours occasionnel à des partisans
armés plus ou moins assurés de l’impunité et surtout par les atouts que lui valaient sa position, son savoir-faire et son entregent de boss de quartier.

Si l’on a utilisé les mots « lutte pour l’autodétermination », c’est tout à fait littéralement ; les Italiens firent de D’Andrea un véritable héros de minorité
nationale, comme suffirent à le prouver ses grandioses funérailles. Autrement dit, les politiciens légitimes avaient mis sur pied un tel système que seul un
gangster était assez puissant pour relever le défi507.
Battus dans le 19e arrondissement, les Italiens furent vainqueurs dans le 1er, en la personne de Torrio. Au cours des années 1922 et 1923, il passa des
accords avec un certain nombre de brasseurs pour distribuer leur bière dans sa chaîne de bars et de saloons qui s’agrandissait sans cesse. Il devint propriétaire,
probablement à 100 %, de trois brasseries. Il ne tenta jamais rien contre les deux échevins si bien disposés à son égard, Coughlin et Kenna, les aidant au
contraire à poursuivre leur carrière. Il avait contribué pour plusieurs dizaines de milliers de dollars à financer la campagne victorieuse de Thompson en
1919, et le maire lui manifestait sa reconnaissance en lui épargnant les descentes de police. Il manifesta aussi l’intérêt qu’il prenait au bien-être de la
communauté italienne en nommant Carmen Vacco contrôleur des poids et mesures de la ville. Qui plus est, en lâchant la police contre Mont Tennes,
l’équipe municipale permit à Torrio et à son premier lieutenant, Al Capone, de prendre peu à peu le contrôle de la plupart des bookmakers qui avaient
jusqu’alors utilisé le service des transmissions télégraphiques de Tennes. Vers la fin de 1923, ce dernier annonça qu’il avait cédé 40 % des parts du General
News Service à Jack Lynch, un membre du Sportsmen’s Club qui avait compté parmi les premiers partisans du maire Thompson. Selon toute apparence,
Tennes perdit cette année-là un demi-million de dollars sur les paris – un certain nombre de reporters remarquèrent par la suite que cette somme coïncidait
miraculeusement avec celle qu’Al Capone prétendit avoir gagnée sur les champs de courses508.
Le génie de Torrio, au cours de cette période, se manifesta surtout dans la discrétion de la diplomatie qu’il déploya pour conquérir, morceau par morceau,
un très grand pouvoir. Lui-même affectait d’ailleurs des allures de diplomate, cheveu court soigneusement peigné et argenté sur les tempes, costumes de
chez le bon faiseur, élégance sobre et discrète bien différente de celle qu’affichait Big Jim « les diams » ou l’agressif Anthony D’Andrea. Homme d’affaires
avisé, il sut aussi déléguer prudemment les responsabilités – des armes à feu, par exemple, il fit le domaine de Capone. Sa devise était « l’union de tous pour
le bien de chacun ». Sous son influence, même une tête brûlée comme O’Bannion respectait des accords de coopération avec les frères Genna dans son
district.
Ce système d’alliances très souples mis en place par Torrio aurait probablement continué à fonctionner pendant des années si les réformateurs n’avaient
fini par réussir à installer l’un de leurs hommes à la mairie. Quand William Dever y entra, le 3 avril 1923, tout vola en éclats. Ni Torrio ni ses échevins ne
gardèrent la plus petite parcelle d’influence sur la nouvelle municipalité et le nouveau chef de la police. Il n’était plus possible de payer pour éviter les
descentes de police et protéger les bars. Le système d’alliances qui avait permis aux Irlandais et aux Italiens des classes inférieures d’acquérir un semblant
d’influence politique sombra dans le chaos. Le prestige de Torrio, sa réputation d’homme qui pouvait « toujours tout arranger » en prirent un grand coup.
Les campagnes des réformateurs pour supprimer les prévarications, la corruption et le clientélisme, et pour chasser les voyous du gouvernement, firent
aussi que les travailleurs immigrés perdirent les seuls intermédiaires dont ils eussent jamais disposé dans leurs relations avec le pouvoir. Il en résulta un vide
dont la première conséquence fut une guerre ouverte entre tous les gangs. Avant les élections, les réformateurs reprochaient à Thompson de n’être pas
capable d’empêcher les fusillades qui ensanglantaient périodiquement les rues. Mais, six mois après l’élection de Dever, les rixes et duels épisodiques firent
place à une véritable guérilla urbaine. Sur les trois années du mandat municipal de Dever, de septembre 1923 à octobre 1926, 215 gangsters moururent de
mort violente au cours des combats qu’ils se livrèrent pour prendre le contrôle des affaires de la bière. Dion O’Bannion, qui comptait parmi les victimes, fut
assassiné dans sa boutique de fleuriste par les frères Genna, pour une sombre histoire de rivalité territoriale. Un autre facteur pourrait avoir joué dans ce
meurtre d’O’Bannion : les liens des Genna avec Anthony D’Andrea, tombé sous les coups d’un boss irlandais. En janvier 1925, Torrio lui-même fut blessé
d’une balle dans le cou. Il décida alors de plaider coupable dans une affaire de bootlegging sans gravité et, après avoir accompli les neuf mois de prison
auxquels il avait été condamné, quitta Chicago pour toujours et regagna New York, où son sens des affaires et ses talents d’organisateur lui permirent de se
hisser encore plus haut qu’il ne l’avait fait jusqu’alors509.
Une fois O’Bannion assassiné et Torrio parti, les concessions du North Side revinrent à Hymie Weiss (de son vrai nom Karl Wojciechowski), un Polonais
rusé qui s’empressa de conclure une alliance avec les Irlandais du West Side. Selon toute apparence, les gangs étaient divisés entre « les hommes de Weiss »
et « les hommes de Capone ». En moins de temps qu’il n’en faut pour démonter une mitraillette, à l’exception de quelques chefs il n’y eut plus que des
hommes morts. Le premier à quitter ce monde fut Angelo Genna, président de l’Unione Siciliana qui, jusqu’à son accession à la présidence, avait été une
société civique parfaitement respectable. Si Capone comptait un rival parmi les Italiens de la ville, c’était bien Genna. Trois fusils à canon scié mirent fin à
sa vie après avoir fracassé la vitre de sa voiture de sport de 6 000 dollars. C’était le 26 mai 1925.
Deux semaines plus tard, un autre des frères Genna fut tué lors d’un affrontement avec la police, et un troisième mourut en juillet. Six mois plus tard, un
allié des Genna qui avait repris la présidence de l’Unione Siciliana fut abattu dans le salon de son barbier. Puis, à deux semaines de ce meurtre, deux
employés juifs du clan Genna furent assassinés. Il restait trois frères Genna, mais ils se retirèrent fort prudemment des affaires : la chute de la maison
Genna était totale.
Le principal bénéficiaire de cette chute fut Alphonse Capone, qui installa un homme à lui à la tête de l’Unione. Les balles continuaient de voler, les
victimes de tomber, un Italien par-ci, un Polonais par-là, un Irlandais ailleurs. La mort enveloppait Chicago. Il y eut, semble-t-il, plus de pertes dans le
gang de Capone que dans les autres, pour la simple raison qu’il s’agissait du gang dominant, ses membres formant des cibles plus faciles pour les rivaux aux
dents longues, qui avaient moins à perdre et plus à gagner. Pour finir, ce fut Capone qui sortit vainqueur, faisant abattre successivement les deux principaux
lieutenants de Weiss et enfin Weiss lui-même. Le 11 octobre 1926, ce dernier descendait de voiture devant la boutique de fleuriste qui avait appartenu à
O’Bannion, quand il fut haché menu par une rafale de mitrailleuse. La guerre de la bière se terminait là où elle avait commencé. Deux ans, à un mois près,
s’étaient écoulés depuis les premiers coups de feu510.
Recevant les journalistes en robe d’intérieur et pantoufles dans sa chambre du Hawthorne Hotel, Capone nia avoir le moindre rapport avec ce meurtre :
Il y a assez de travail pour tout le monde sans qu’on ait besoin de se tuer dans la rue comme des bêtes. Je ne veux pas finir dans un ruisseau, troué de balles de mitrailleuse ; alors, pourquoi irais-je abattre
Weiss ?

Quelques jours plus tard, il ajouta :


Hymie Weiss est mort parce qu’il était têtu. Quarante fois, j’ai essayé d’arranger les choses pour qu’on ait la paix à Chicago et que la vie vaille le coup d’être vécue. Qui voudrait être suivi jour et nuit par des
gardes du corps ? Ce n’est pas une vie, d’après moi en tout cas. Il y avait, et il y a encore suffisamment de boulot pour tout le monde, et la concurrence ne devrait pas se régler par le meurtre, de toute
manière. Mais Weiss, il n’y avait pas moyen de lui faire entendre quoi que ce soit. Je parie qu’on n’aurait pas pu lui faire entendre il y a une semaine qu’il serait mort à l’heure qu’il est ! Il y a des types
raisonnables dans son organisation et, s’ils veulent la paix, moi je suis d’accord, comme je l’ai toujours été511. »

Quand arriva la fin de l’année 1926, Chicago en avait assez des réformes et des réformateurs. Au printemps suivant, soutenu par Capone, le maire
Thompson reconquit sa mairie. Capone était désormais le roi incontesté de la pègre à Chicago. Il avait bien retenu les leçons apprises auprès des grands
hommes d’affaires respectables et respectés qu’il avait servis.
Quintessence de la libre entreprise, étendant ses tentacules industriels d’un bout à l’autre du continent, reliant le sort de la frontière à l’ingéniosité yankee
ou, plus simplement, « ville ouverte » au sens où l’entendaient les maires Harrison et Thompson, Chicago ne pouvait guère éviter de voir apparaître des
hommes comme Capone et Torrio. Et l’on ne s’étonnera pas non plus qu’en une période où les Américains produisaient à plaisir leur propre mythologie,
celle des capacités infinies et des ressources illimitées, ils aient pu considérer à la fois Capone comme un assassin impitoyable et comme un héros populaire.
Aux yeux de certains, il était l’héritier du mythe de Jesse James et de Robin des Bois : un homme qui s’était mis hors la loi pour s’occuper de ses égaux et
pourvoir de son mieux à leurs besoins. Parmi un vaste échantillon de souvenirs de l’époque de la prohibition, Kenneth Allsop n’a enregistré qu’une seule
condamnation tranchée du personnage d’Al Capone, sur plusieurs dizaines de témoignages recueillis. Et un juriste, dont le père avait été attorney general de
l’Illinois, lui déclara : « Capone était relativement innocent si on le compare avec certains des hommes qui dominaient alors la vie publique et le monde des
affaires – je songe en particulier à Samuel Insull, qui menait ses affaires financières comme un brigand sans scrupules. »
Nombre des gens respectables interrogés se contentèrent de reprendre, devant Allsop, le tranquille plaidoyer pro domo d’Al Capone lui-même : « Tout ce
que j’ai fait, ç’a été de vendre de la bière et du whisky à nos citoyens les plus respectables. Je n’ai jamais fait que satisfaire une demande existante. » La
prohibition transformant la plupart des adultes ordinaires en petits délinquants, le respect de la loi souffrit une diminution générale. Mais un homme qui
eut l’occasion de fréquenter le gang d’Al Capone alors que lui-même préparait un projet d’étude pour son université a fourni une explication plus subtile de
la complexité de l’image publique de Capone :
Je ne pouvais me résoudre à considérer les gangsters du temps de la prohibition comme des criminels. La population de Chicago voulait boire de l’alcool, elle voulait des paris sur les courses, elle voulait des
femmes ; l’organisation de Capone était un service public, elle fournissait au public ce qu’il demandait. Elle n’aurait pas tenu une heure sans l’accord du public. […] Mais il y avait autre chose : les gangsters
étaient des individus intégrés. Parmi eux, il y avait moins de clients potentiels pour le divan de l’analyste qu’au sein de tous les autres groupes sociaux qu’il m’a été donné de connaître. Ils avaient parfaitement
conscience de ce qu’ils faisaient. Peut-être se trompaient-ils sur un seul point : Capone et les autres croyaient vraiment qu’ils dirigeaient la ville mais, selon moi, tel n’était pas le cas. C’étaient les politiciens
et l’hôtel de ville qui dirigeaient la ville, et les gros bonnets se fichaient bien que les gangsters s’entre-tuent, tant qu’ils continuaient à payer. Ils étaient des exécutants et des techniciens. J’éprouvais du respect
pour Capone. Pendant la dépression, il a fait un travail splendide. Avant les débuts du New Deal, ils ont créé des restaurants de quartier pour les chômeurs – repas gratuit avec les compliments de
l’Organisation –, et on ne vous imposait aucun sermon, vous n’étiez pas tenu de vous confesser publiquement. Rien, les pieds sous la table et on vous apportait un vrai repas, avec de vraies nappes sur la table,
et personne ne se croyait tenu de faire votre salut malgré vous. Même le racket dans les syndicats de travailleurs n’a pas été aussi épouvantable qu’on a voulu le dire. J’ai connu un racketteur, un gangster, qui
dirigeait un syndicat de personnel hôtelier. Bon, il le dirigeait d’une main de fer, mais il y avait une clinique pour les travailleurs, et un département psychiatrique, et des pique-niques, des excursions, des
fêtes, des rencontres512.

Capone, à n’en pas douter, n’agissait pas par pure philanthropie. S’il fournissait le vivre et le couvert aux déshérités du South Side, c’était probablement
qu’il voyait dans la charité un moyen de promouvoir sa propre respectabilité, de rembourser des dettes politiques aux politiciens qui lui avaient rendu service,
voire de s’assurer l’allégeance d’un « territoire » lucratif. Ce qui ne diminue en rien le fait que des affamés recevaient de la nourriture, mais donne à penser
que, derrière la figure romanesque du mythique Scarface (« le balafré »), se tenait un homme d’affaires extrêmement avisé, un homme qui, au sens classique
de cette expression, « faisait son boulot » et le faisait bien. Car, sous l’aura confuse et complexe du vieux gangstérisme de Chicago, se cache une réalité bien
prosaïque : celle d’hommes et de femmes qui faisaient un travail. Le crime était pour la plupart des gens, alors comme aujourd’hui et comme toujours, un
moyen de gagner sa vie.
C’est ce que confirment les flics, les journalistes judiciaires, les avocats, les détectives privés – bref tous les professionnels du crime qui surent rester du bon
côté de la barrière. Les cambrioleurs, les tueurs, les voleurs de voitures, les maquereaux et les racketteurs déversent bien rarement des récits bouleversants de
tourments personnels, de confusion psychologique ou de remords sans fin. Dans l’étude profondément novatrice et jusqu’à ce jour inégalée qu’il a consacrée
au crime organisé dans le Chicago d’avant la dépression, John Landesco raconte, tout au long d’un chapitre, la vie de plusieurs gangsters anonymes. L’un
d’entre eux, sorti de prison à l’orée de la trentaine, avait été « joueur, maquereau, voleur à l’étalage, cambrioleur et auteur de hold-up ». Dans son récit, il ne
cherche ni à se justifier ni à s’accuser. Il a grandi dans un quartier exclusivement italien. Son père travaillait en usine et vendait des journaux au coin d’une
rue pour arrondir ses maigres revenus. Sa mère, qui ne parlait pas anglais, a élevé neuf enfants et « portait des paquets sur la tête » : la couture qu’un certain
nombre de boutiques de mode lui donnaient à faire à domicile. Leur maison était une cabane au bord de la voie du chemin de fer, ses parents les archétypes
des immigrés travailleurs et entreprenants. Pour finir, alors que l’auteur de cette confession était déjà adulte, les parents furent en mesure d’acheter une
maison plus digne de ce nom, dans un quartier plus habitable. Trois des quatre enfants élevés dans la première maison avaient un casier judiciaire chargé.
Les plus jeunes, élevés dans la nouvelle maison familiale, n’en avaient pas.
Les aperçus que donne Landesco sur l’enfance de cet ancien détenu constituent une version citadine de la vie de Huckleberry Finn sur les bords du
Mississippi. Les gosses du quartier font tous l’école buissonnière, jouent aux dés dans des ruelles crasseuses, traînent en bandes (guère différentes des bandes
de gosses des années 1950, vues par la télévision), vont au cinéma du coin acclamer leur héros, volent des bouteilles de lait devant les portes pour leur
déjeuner et des bonbons dans certaines boutiques du centre-ville. Ces gosses se créent leur propre vie sociale, et ils le font dans le seul lieu qui leur soit
accessible : les ruelles et les terrasses des quartiers de taudis de Chicago. Leurs parents n’ayant pas un sou à leur donner, ils se débrouillent pour en trouver.
Financièrement et culturellement, ils vivent dans un monde coupé de celui des parents et, note Landesco, « sans la bande, la vie aurait été morose et stérile
pour ces enfants ».
La bande, c’était le jeu, c’était aussi la formation des vocations. « Cet homme se souvient de célèbres faussaires, de grands joueurs ou cambrioleurs, de
criminels fameux dans tous les domaines de la criminalité, qui étaient des gosses du voisinage et qu’il a connus dans sa bande. » Quand le sujet parlait de
ceux de ses amis d’enfance devenus criminels, il n’opérait aucune distinction morale entre eux et ceux qui avaient trouvé des emplois ordinaires. Tous
avaient choisi leur travail sur des bases purement pratiques.
Il prend pour modèle les hommes de son quartier qui ont connu la réussite. Son père, modèle de vertu […], ne lui présente pas un exemple aussi séduisant que certains gangsters du quartier. Les hommes
qui fréquentent les maisons de jeu du voisinage sont sympathiques, bien habillés, raffinés, portent des bijoux et, par-dessus tout, aux yeux du jeune membre d’une bande de gosses, ils sont américains513.

Landesco éclaircit encore son propos avec l’histoire d’un détenu de 25 ans, libéré du pénitencier de Joliet et qui, regagnant son vieux quartier, découvre
que les bootleggers y ont apporté la prospérité. « Tous les Ritals ont une bagnole devant la maison. » Il fait la tournée des vieux copains et découvre que l’un
est devenu gérant d’un cercle de jeu, d’autres chauffeurs-livreurs de bière, un autre encore un petit homme politique qui fait du recel à ses heures perdues. Il
commence par leur parler de trouver un emploi honnête, afin de tenir les engagements de sa mise en liberté conditionnelle.
« T’as vraiment envie d’aller bosser comme un pauvre prolo ? finit par lui demander un de ses amis.
– Bien sûr, ironise-t-il avec un ricanement. Mon père a bossé vingt-sept ans comme manœuvre. Il est complètement usé, maintenant, fichu, et son patron
va lui épingler une médaille sur le cuir. »
Un autre entretien avec un escroc et joueur professionnel montre que les carrières criminelles ne paraissaient pas seulement lucratives, mais encore ardues,
passionnantes, attrayantes.
Les hommes de la pègre sont les plus malins du monde. Il le faut bien, parce qu’ils vivent de leur intelligence. Ils sont toujours à préparer quelque chose, un « casse », un hold-up, une nouvelle « affaire ». Ils
sont perpétuellement en danger. Ils doivent penser plus vite et mieux que le voisin. Ils doivent « prendre la mesure » de tous ceux qu’ils rencontrent et décider à toute vitesse du jeu qu’il faudra jouer avec eux.
Les grands hommes de la pègre sont à l’aise dans tous les milieux. Ils sont chez eux à Chinatown, dans les plus minables tripots et dans les plus luxueux hôtels. Après un « coup » réussi, ils peuvent vivre
comme des millionnaires. Quand ils n’ont plus d’argent, ils préparent une nouvelle « combine »514.
Au milieu des années 1920, la commission du crime de Chicago estimait qu’il y avait environ 10 000 criminels professionnels en activité dans la ville. Par
comparaison, les abattoirs et la « jungle » des industries de la viande employaient au même moment 50 000 personnes. Mesurées en chiffre d’affaire et en
nombre d’employés, les « activités criminelles », formaient à Chicago une petite mais assez importante industrie. Imaginer que tous les criminels, ou
seulement la majorité d’entre eux, étaient des déviants, le produit d’enfances malheureuses et de mauvaises influences, cela aurait certainement paru
complètement inepte à Capone, O’Bannion, Weiss – comme à n’importe quel enfant d’immigrant élevé dans n’importe quel ghetto d’Amérique. Vivre dans
le crime, particulièrement quand ce crime consistait surtout à pourvoir aux distractions des classes moyennes et des classes dirigeantes, c’était simplement
s’en tirer un peu mieux que les ouvriers des usines et des abattoirs, promis à la misère spirituelle et à la dégradation physique. Pour certains, en particulier les
Italiens du Sud et les Siciliens, le crime offrait la seule entrée possible dans la société respectable.
La politique et le clientélisme restèrent la chasse gardée des Irlandais et des Wasps (White Anglo-Saxon Protestants) jusque fort avant dans la dépression.
Les emplois industriels, d’abord dominés par les Blancs nés sur place, les « Américains d’Amérique », devinrent par la suite le domaine des Allemands et des
immigrés originaire d’Europe du Nord. À l’intérieur des colonies italiennes, c’étaient les immigrants du Nord – Toscans, Lombards – qui possédaient la
plupart des boutiques et contrôlaient les maisons de placement qui distribuaient la plupart des emplois. Colosimo, Torrio et Capone furent pratiquement
les seuls Italiens à accéder à une position de relative notoriété dans la ville. Que leurs méthodes fussent illégales ne semblait gêner personne, à l’exception de
quelques aristocrates riches et passionnés de réformes. À dire vrai, la loi semblait chose négligeable et comme adventice dans la vie quotidienne de la ville,
servant surtout à régler les querelles entre intérêts rivaux – que ce fût pour vendre un journal, accorder un territoire à une compagnie de tramways ou ouvrir
une chaîne de bars.
Les travailleurs du crime cherchaient moins à transgresser la loi qu’à l’ignorer. Dans ces conditions, les Siciliens qui travaillaient pour les Capone et les
Torrio étaient des employés idéals. Héritiers séculaires d’une tradition d’anarchie hostile à toute autorité, ils n’avaient aucune raison historique de considérer
la loi et le droit comme des outils au service du progrès social ou individuel. Le système sinistre et peu lucratif du salariat industriel leur était parfaitement
étranger aussi. Quels que fussent les risques qu’il courût – et risquer sa vie n’était pas une extraordinaire nouveauté pour lui –, celui qui choisissait de
travailler dans tel ou tel racket savait que sa survie et sa réussite dépendaient entièrement des relations de confiance réciproque qu’il saurait établir avec
d’autres hommes.
Abandonné à lui-même, Big Jim Colosimo n’était jamais qu’un voyou de deux sous et le subordonné politique des bosses du 1er arrondissement.
Cependant, en créant un réseau d’amis fidèles auxquels il rendait des services et qui les lui retournaient avec intérêts, il sut bâtir une petite affaire et gagner
le respect des gens de son quartier. Puis vint John Torrio, qui aborda le système de Chicago non plus en paysan, mais en technicien, en spécialiste, en
professionnel. Parvenu à la force de l’âge, il était à la tête d’un certain nombre de « services publics ». Les citoyens de Chicago voulaient boire, jouer et
trouver des filles sans se donner trop de mal. Tant que Torrio parvint à maintenir une façade paisible, il fut le maître incontesté de tous les rackets. Quand
son système de gestion fit faillite, il reconsidéra sa carrière et repartit pour New York, vivre et travailler au sein des gangs puissants et exclusivement italiens
de Little Italy. Comme Torrio avant lui, Capone fit son entrée à Chicago comme premier lieutenant du patron. Il devint directeur des opérations pour le
système de livraison de la bière. Mais, au contraire de Torrio, il joignait à ses capacités militaires des talents d’organisateur et sut montrer que sa puissance –
sa puissance de feu – faisait de lui une force indépendante sur l’échiquier politique de la ville. Il accomplit ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait été en
mesure de faire : lors de la réélection de Thompson, en 1927, il fit nommer un de ses vieux alliés, Daniel Seritella, à l’un des postes clés de la municipalité,
celui de contrôleur des poids et mesures.
À cause de cette nomination et des prises de position antiprohibitionnistes de Thompson, que Capone avait généreusement arrosé pendant sa campagne,
certains ont cru pouvoir dire que Capone était le maire officieux de Chicago de 1927 à 1931. C’est fort probablement exagérer son rôle. Après tout, ce fut le
directeur des publications Hearst, Andy Lawrence, qui demanda par téléphone à l’hôtel de ville la nomination de Seritella – signe d’une coopération entre le
magnat de la presse et le gangster, confirmée par le fait que deux ex-employés de Hearst, Annenberg et Ragen, devinrent les directeurs du service national
de transmission télégraphique qui donnait le résultat des courses dans toutes les maisons de jeu d’Al Capone. Il n’en demeure pas moins que, si Hearst,
McCormick et Thompson exerçaient un certain pouvoir, Capone en exerçait un également. Qu’il en fût arrivé là, tout seul, avec sa propre organisation et en
moins de dix ans était tout simplement un merveilleux exemple de réussite à l’Américaine. Plus extraordinaire encore est le fait que son organisation lui
survécut et devint la pierre angulaire de l’industrie qu’il avait contribué à créer. Pour un petit moricaud grassouillet, dont le lieu de naissance était mal
connu, on peut dire qu’Alphonse Capone s’en était bien tiré. De lui, les Irlandais auraient probablement dit qu’il avait su devenir « quelqu’un de qualité » –
one of the quality515.
Notes
470. Joseph Lincoln Steffens, The Same of the Cities, New York, 1968, p. 234.
471. Virgil Peterson, Barbarians in Our Midst : A History of Chicago Crime and Politics, Boston, 1952, chapitre 4. Voir aussi Lloydt Wendt et Herman Kogan, Lords of the Levee, Indianapolis, 1943.
472. Herbert Asbury, Gem of the Prairie : An Informal History of the Chicago Underworld, New York, 1940, p. 112, 140, 100-102. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 39-46.
473. Ibid., p. 45-47. John Joseph Flinn, History of the Chicago Police, Chicago, 1887, p. 211-213. Frederick Rex, The Mayors of the City of Chicago from March 4, 1837 to April 13, 1933, Chicago, 1945.
474. Herbert Asbury, Gem, op. cit., p. 112.
475. Ibid., p. 138.
476. Selon la citation qu’en donne John Landesco, « The Criminal Underworld of Chicago in the 80s and 90s », Journal of Criminal Law and Criminology, vol. XXV, n° 3, p. 345, et « Chicago’s Underworld of
the 80s and 90s », ibid., vol. XXV, n° 6, p. 929.
477. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., appendice. Henry Leonard, « The Immigrant’s Protective Leagues of Chicago, 1908-1921 », Journal of the Illinois State Historical Society, vol. XLVI, n° 3, p. 283.
478. Voir l’étude du crime organisé et de la vie des gangs que Landesco publia en 3e partie de l’Illinois Crime Survey de la Crime Commission de Chicago, en 1929. L’ensemble de ce chapitre s’inspire en
grande partie du travail de Landesco.
479. Chicago Daily News, 9 août 1907. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 85-88.
480. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 871.
481. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 85-88. Voir Lloydt Wendt et Herman Kogan, Lords, op. cit., chapitre 3, à propos de Coughlin et McKenna.
482. Carter Harrison, Stormy Years, The Autobiography of Carter H. Harrison, Indianapolis, 1935, p. 75-84. Lloydt Wendt et Herman Kogan, Lords, op. cit., p. 71-79. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 59-
61.
483. La « Main noire », société secrète sicilienne à but tout à fait lucratif (N.d.T.).
484. Carter Harrison, Stormy Years, op. cit., p. 129-133.
485. Ibid., p. 294.
486. Commission du vice de Chicago, The Social Evil in Chicago, Chicago, 1911, p. 32-34, 72-78, 119-130.
487. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 881-887.
488. Ibid.
489. Voir Charles Washburn, Come Into My Parlor, New York, 1934. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 93-94.
490. Fred Pasley, Al Capone : The Biography of a Self-Made Man, Garden City, N.Y., 1930, p. 13-17. Humbert Nelli, « Italians and Crime in Chicago : The Formative Years, 1890-1920 », American Journal of
Sociology, vol. LXXIV, janvier 1969, p. 385-387. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 106-107. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 845-846.
491. Ibid., p. 846-848. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 94-95. Voir Humbert Nelli, The Business of Crime, Italians and Syndicate Crime in the United States, New York, 1976, p. 87-100, pour un résumé
des activités de la Mano Nera et des réactions de la presse à ces activités. À propos des campagnes anti-italiennes, voir Humbert Nelli, « Italians and Crime in Chicago ». On verra aussi avec profit deux
articles consacrés aux campagnes des progressistes contre la prostitution : Roy Lubove, « The Progressive and the Prostitute », The Historian, vol. XXIV, mai 1962, et Egal Feldman, « Prostitution, the Alien
Woman and the Progressive Imagination, 1910-1915 », American Quarterly, vol. LIX, été 1967.
492. Chicago Tribune, 15 juillet 1914.
493. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 909-911. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 122. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 107-110.
494. Ferdinand Lundberg, Imperial Hearst, A Social Biography, New York, 1936, p. 139-173.
495. Chicago Inter-Ocean, 11 juin 1911. Daily Socialist cité par Ferdinand Lundberg, Imperial Hearst, op. cit., p. 153-155.
496. Chicago Evening World, 26 octobre 1912.
497. Ferdinand Lundberg, Imperial Hearst, op. cit., p. 153.
498. W. A. Swanberg, Citizen Hearst, New York, 1961, p. 250-251.
499. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 97-100. Pour le contexte des premières années de Thompson, on se reportera à l’ouvrage de William Stuart, The Twenty Incredible Years, Chicago, 1935.
500. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 890-892.
501. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 125. Ferdinand Lundberg, Imperial Hearst, op. cit., p. 162-163. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 916-917.
502. Ibid., p. 892-898.
503. Ferdinand Lundberg, Imperial Hearst, op. cit., p. 163.
504. Saint Clair Drake et Horace Cayton, Black Metropolis : A Study of Negro Life in a Northern City, New York, 1970, p. 348. Harold Gosnel, Machine Politics : The Chicago Model, Chicago, 1937. Allen Spear,
Black Chicago : The Making of a Modern Ghetto, 1890-1920, Chicago, 1967, p. 187-190. Ferdinand Lundberg, Imperial Hearst, op. cit., p. 163.
505. Kenneth Allsop a donné le meilleur résumé de l’action des bootleggers de Chicago pendant la prohibition dans son ouvrage, The Bootleggers and Their Era, Garden City, N.Y., 1961.
506. Chicago Tribune, 15 mai 1920. Chicago Daily News, 12 mai 1920.
507. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 105-111.
508. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 901. Chicago Tribune, 26, 27 juin 1946.
509. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 163-165. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 923-931.
510. Kenneth Allsop, Bootleggers, op. cit., p. 88, 92. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 927-928. Virgil Peterson, Barbarians, op. cit., p. 125-128.
511. Cité par Kenneth Allsop, Bootleggers, op. cit., p. 120, 122-123.
512. Ibid., p. 250-251.
513. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 1044-1046.
514. Ibid., p. 1048-1049.
515. Voir Humbert Nelli, « Italians and Crime in Chicago », op. cit.
CHAPITRE 21
Les fruits de la tempérance

Aux yeux de l’observateur superficiel, l’Amérique des années 1920 baignait dans le crime. Cette observation d’ailleurs contient sans doute une modeste
part de vérité : les statistiques dont nous disposons donnent à penser que les vols et les agressions se multiplièrent après la guerre. Mais les preuves sont
fragiles, les statistiques pas toujours dignes de foi et, de toute manière, la tendance semble bien s’être inversée très vite au début des années 1920. Quelques
grandes voix se mêlèrent à celles des éditorialistes de la presse pour proclamer que, selon l’enquête menée tambour battant par le Sénat dans l’affaire de
Teapot Dome516, la morale publique en était arrivée à un tel point de déliquescence que le président Harding et son gang de l’Ohio avaient fait de la
Maison-Blanche le bordel des magnats du pétrole de l’Ouest, Sinclair en tête. Cependant, le scandale de Teapot Dome, auquel s’en ajouta bientôt un autre,
celui des prévarications au ministère des Anciens combattants, ne distinguait guère le gouvernement de Harding de ceux de Grant ou de l’âge d’or où les
barons des chemins de fer achetaient massivement des privilèges pour leurs sociétés. La corruption, que ce soit à la Maison-Blanche, au Congrès ou dans les
équipes municipales des grandes villes, n’était pas une nouveauté517.
Si les années 1920 passent pour avoir été une décennie particulièrement criminelle, ce n’est pas parce que les classes moyennes se seraient trouvées
brutalement menacées dans leur sécurité quotidienne. Objectivement, le crime ne devait probablement pas constituer une plus grande menace contre les
biens et les personnes qu’à aucun moment du siècle précédent. Ce qui caractérise le crime de l’entre-deux-guerres, c’est qu’il se sépara de la vie quotidienne,
se constitua en domaine distinct, devint une force indépendante, palpable, reconnaissable, à l’œuvre dans les affaires de la nation. La crime cessa d’être une
activité artisanale des masses, le fait des fous, des méchants ou des désespérés. Tout à coup, le criminel pouvait être riche, avoir de la prestance, de
l’éducation, se montrer capable de gérer d’énormes organisations. Le crime, comme la fabrication des automobiles, était devenu une production de masse,
une industrie de l’ère nouvelle.
Ce n’est pas là une façon nouvelle de désigner une réalité ancienne, à savoir les vieux rackets organisés par les gangs de quartier, mais bien une réalité
nouvelle, rendue possible par le nouvel ordre économique issu de la Première Guerre mondiale. Quand la guerre fut finie, l’économie américaine avait cessé
de graviter autour des fabriques et des épiceries de quartier, où étaient manufacturés et vendus la plupart des biens de consommation des ménages. Tout
comme les magnats de l’acier, du pétrole et du caoutchouc avaient déjà forgé un système industriel fondé sur la production « efficace » à l’échelle du pays
entier, la guerre avait mobilisé l’économie nationale et permis l’intégration de la production des biens de consommation. Jamais encore l’industrie ne s’était
avérée capable de produire tant de biens pour tant de consommateurs. Jamais encore le gouvernement fédéral n’avait prétendu détenir des pouvoirs de
contrôle et de réglementation aussi vastes sur l’industrie. À une mosaïque d’économies régionales juxtaposées succédait un vaste système économique unifié,
qui n’allait pas tarder à balayer de la scène la plupart des fabriques et des petites entreprises personnalisées qui avaient caractérisé l’Amérique de Walt
Whitman et de Mark Twain. Les fusions d’entreprises étaient partout à l’ordre du jour. Les regroupements des années 1920 donnèrent naissance à des
géants comme Maxwell House (produits alimentaires), Colgate-Palmolive, Chrysler. Les plus importants regroupements furent ceux des magasins à
succursales multiples, innovation complète dans le domaine de la distribution et de la vente au détail. Leur succès fut phénoménal. De 29 000 points de
vente en 1918, on passa à 160 000 en 1929. En vingt ans – 1912-1932 –, la chaîne de supermarchés A & P passa de 400 magasins à 15 500 et s’empara de
10 % du marché américain de la distribution alimentaire518.
Des hommes aussi intelligents que John Torrio, Arnold Rothstein et plus tard Charlie « Lucky » Luciano ne pouvaient qu’être intéressés par les profits
que permettait de dégager l’efficacité de la production de masse. Torrio fut le premier des chefs de gang à l’ancienne mode qui comprit que l’organisation à
l’échelle locale d’une multitude de petits rackets, limités au « territoire » de chacun, faisait obstacle à l’élargissement des affaires que permettait le trafic de
l’alcool sous le régime de la prohibition. Trop de gens étaient habilités à négocier avec trop de contrebandiers et trop de dépositaires, chacun de ces derniers
ayant passé des accords particuliers avec tel ou tel officier de police local. Le crime, comme la plupart du commerce de détail, avait été organisé sur la base
de l’autosuffisance locale. Bookmakers, prostituées, escrocs et voleurs avaient tendance à travailler à l’intérieur d’un territoire restreint, dominé par le chef de
tel ou tel gang. Torrio comprit qu’il fallait rationaliser son entreprise en organisant ses affaires selon leur nature, et séparer le jeu, la prostitution et le trafic
d’alcool. Un seul siège pouvait évidemment regrouper les trois activités, mais chacune devait être gérée indépendamment des deux autres, à l’échelle de la
ville entière, et jugée en fonction des profits qu’elle permettait, Torrio, Capone ou l’un de leurs principaux lieutenants se chargeant de l’« administration »,
c’est-à-dire du paiement des pots-de-vin aux divers fonctionnaires intéressés et des négociations avec d’éventuels gangs dissidents (ce qui signifiait le plus
souvent leur élimination)519.
La construction d’une infrastructure de la pègre ne suivit pas toujours le modèle de Chicago. Quand Torrio, fuyant la grêle de plomb qui s’abattait sur les
rives du lac Michigan, regagna la sécurité de New York, il y trouva une situation fondamentalement différente. Un million d’Italiens au moins vivaient à
New York, concentrés pour la plupart à Little Italy et dans le Lower East Side, entre le quartier juif et Chinatown. Le quartier était resté de langue
italienne en grande majorité. Il possédait ses caïds. Les emplois étaient presque entièrement entre les mains de quelques courtiers en main-d’œuvre, qui
contrôlaient également la distribution de la plupart des produits frais de la ville. Les Italiens avaient fort peu d’influence à Tammany Hall, dominé par les
Irlandais. Dans le domaine des jeux et de l’alcool, leurs rackets, qui restaient subordonnés à ceux des Irlandais et des juifs, étaient en grande partie entre les
mains des « moustachus », récemment débarqués d’Italie et généralement satisfaits de se confiner à l’intérieur de leur propre communauté, ne combattant
que les racketteurs de la Mano Nera, très prospères pendant les premières années du XXe siècle. Ainsi, jusqu’aux années 1920, on peut dire que les gangsters
italiens de New York restaient « pré-américains », ne s’étant pas encore introduits dans la vie politique et sociale normale de la ville. Comme l’a démontré
Humbert Nelli, il faudrait attendre la sanglante « guerre des familles » de la fin des années 1920 et du début des années 1930 pour que les gangs italiens
s’américanisent et s’intègrent à un système criminel unifié520.
Mais il ne faut pas en conclure que New York fut une ville paisible pendant la prohibition. Les bootleggers et les contrebandiers et trafiquants d’alcool
s’entretuaient aux quatre coins de la ville pour le contrôle de tel ou tel territoire, et parfois pour l’acquisition d’un nouveau domaine. Un bon millier de
gangsters périrent dans ces querelles.
Les bootleggers et leurs souris étaient entortillés dans du fil de fer avant d’être balancés vivants dans l’East River – écrivent les auteurs du compte rendu le plus pittoresque. Ou encore, coulés dans un bloc de
ciment, ils étaient jetés par-dessus bord dans le port par l’équipage des bateaux de contrebande. La vie ne valait pas cher et le meurtre était aisé chez les bootleggers. Les ambitieux, pour parvenir à se hisser
au sommet de cette profession, ne devaient manquer ni de sauvagerie, ni de ruse, ni de chance521.

Paradoxalement, ce fut par l’intermédiaire d’Arnold Rothstein, fils d’un petit tailleur juif, qu’une nouvelle génération de chefs de bandes italiens parvint à
prendre le contrôle de la pègre new-yorkaise. Car ce fut lui, plus que quiconque, qui américanisa les gangs et les entraîna dans le melting pot de l’industrie
moderne. « La principale fonction de Rothstein était celle d’organisateur, écrit son biographe. Il fournissait de l’argent, de la main-d’œuvre et sa protection.
Il se chargeait de corrompre qui il fallait, moyennant salaire. Et quand les choses tournaient mal, il fournissait cautions et avocats. » Rothstein entra donc en
relations de travail avec les bootleggers et les organisateurs de paris clandestins d’autres villes. Il fut pratiquement le fondateur du trafic des stupéfiants. Il
lança ses hommes dans l’industrie du prêt-à-porter, qui avait jusqu’alors été livrée au chaos et dominée par des centaines de petits entrepreneurs individuels
et de tailleurs juifs, qui ne comprenaient guère ce que pouvait être une production de masse efficace et ne possédaient aucune notion de « marketing ». Les
ouvriers de ce secteur commençant à s’organiser en syndicats, Rothstein loua les services de ses hommes pour briser les grèves. En d’autres occasions, quand
les piquets de grève étaient attaqués, il envoyait d’ailleurs aussi bien ses costauds contre les hommes de main de la compagnie. Dans un cas comme dans
l’autre, il savait se faire rétribuer grassement, assurait à son gang, grâce à ces rentrées, une place dans l’industrie du prêt-à-porter qui était en pleine
expansion522.
Rothstein accordait plus d’importance aux aptitudes qu’aux origines quand il s’agissait de choisir des collaborateurs. En conséquence, son gang compta
vite autant d’Italiens que de juifs. Les jeunes Italiens qui avaient grandi en Amérique étaient particulièrement attirés par Rothstein. Parmi ceux qui firent
leurs débuts à ses côtés, on ne compte pas seulement Dutch Schultz et Louis (dit Lepke) Buchalter, mais aussi Frank Costello, Albert Anastasia et Lucky
Luciano. Quand Rothstein fut assassiné en 1928, ce fut Torrio qui lui succéda à la tête du trafic de l’alcool, de plus en plus intégré sur le mode industriel.
Telles sont les circonstances qui présidèrent à ce que la plupart des auteurs considèrent comme la naissance de la pègre moderne, à savoir la lutte entre les
partisans de Joseph Masseria et ceux de Salvatore Maranzano. Le premier, surnommé « Joe the boss », avait su rassembler en un gang uni et puissant
différentes bandes de voleurs et d’escrocs. Le second, relativement un nouveau venu, regroupait sous ses ordres des hommes récemment débarqués d’Italie,
d’où les avaient chassés les campagnes de Mussolini contre la pègre. Jugeant qu’une confrontation générale se préparait, Luciano choisit le camp de
Masseria, qu’il jugeait le plus vulnérable des deux. Le 15 avril 1931, alors que Luciano mangeait en tête à tête avec Masseria dans un restaurant de
Brooklyn, il s’excusa et s’éclipsa vers les toilettes ; aussitôt, des tueurs, jamais identifiés par la suite, abattirent Masseria. Quoique soupçonné par tous d’avoir
manigancé ce meurtre, Luciano succéda au défunt à la tête de son organisation. Quelques jours plus tard, sous les auspices d’Al Capone, il rencontra
Maranzano à Chicago pour conclure un traité de paix.
Par cet accord, qui dura six mois, Maranzano se déclarait « patron des patrons de toutes les mafias des États-Unis », exigeant l’allégeance de ce qui n’était
guère plus qu’une alliance assez lâche d’organisations criminelles italiennes dans une demi-douzaine de villes à travers le pays. Irritable et plutôt paranoïde,
Maranzano était arrivé aux États-Unis à l’âge adulte et n’avait l’habitude de traiter qu’avec des Italiens. En dehors de la communauté italienne, il devait
donc s’en remettre exclusivement à Luciano : système invivable, que Luciano n’avait nullement l’intention de supporter longtemps. Le 10 septembre 1931,
quatre hommes firent irruption dans les bureaux de Maranzano en se présentant comme des agents fédéraux. Après avoir fait aligner la secrétaire et les neuf
hommes présents le nez contre le mur, ils pénétrèrent tranquillement dans le bureau du boss des bosses et l’abattirent. Compte tenu du poids d’Al Capone, ce
fut encore à Chicago qu’eut lieu la réunion où fut mise sur pied une nouvelle alliance des organisations criminelles, sur les instances de Luciano. Ce qui
n’était jusqu’alors qu’une sorte de coopérative des patrons de divers territoires fut remplacé par un véritable conseil d’hommes d’affaires représentant divers
intérêts professionnels : stupéfiants, paris clandestins, alcool, prostitution, etc. Luciano, Capone et le culte de la gestion efficace avaient eu raison de l’ancien
système, quasi féodal, de contrôle territorial523.
La puissance de feu de la pègre américaine fascinait tout le monde, tant aux États-Unis qu’à l’étranger. Rothstein, Masseria, Dutch Schultz, Torrio
étaient à la fois des gangsters et des célébrités, bien connus des reporters et de leurs lecteurs. Citons le cas d’un journaliste qui devint si proche de Capone, à
Chicago, qu’il prit la tête d’une petite officine de paris clandestins, tout en conservant ses anciennes fonctions ; cherchant à « doubler » tout le monde, il
finit évidemment avec du plomb dans la peau. Avec la montée des énormes chaînes de journaux de Hearst et de Scripps-Howard, les aventures pittoresques
des voyous de New York et de Chicago emplirent les unes à travers tout le pays. Les lecteurs de Seattle, de San Antonio ou de Milwaukee étaient
fidèlement tenus au courant des dernières fusillades de Brooklyn ou de Cicero. Des racketteurs qui commençaient tout juste à imaginer d’édifier des
syndicats du crime à l’échelle du pays, des bootleggers qui n’avaient guère été jusqu’alors que des importateurs pour leurs collègues de l’intérieur, devinrent
d’un seul coup des figures nationales. Grâce aux géants de la presse à sensation, les gangsters forçaient désormais le respect partout où ils allaient.
À la fois prestigieux et brutaux, les seigneurs du crime s’attirèrent un respect auquel des magnats ordinaires n’auraient jamais pu prétendre ; tels des héros
faustiens, ils avaient accompli le rêve américain en signant un pacte avec le diable. Que cela impliquât une véritable routine d’exactions et de meurtres n’était
pas pour effaroucher la plupart des Américains : c’était simplement le prix qu’il fallait payer pour que l’alcool continuât de couler. Le fait que quiconque
prenait un verre – cela représentait des dizaines de millions de citoyens – devenait une espèce de petit criminel, créa, nous l’avons dit, un lien bien réel entre
le public et les gansters. En 1929, le Bureau de la prohibition avait arrêté plus d’un demi-million de personnes pour transgression de la loi Volstead524.
Réfléchissant à la situation de l’Amérique en 1931, l’éditorialiste du Manchester Guardian concluait : « Toute la machinerie de la loi et du droit existe en
Amérique, mais rien ne fonctionne correctement. » Le Guardian attribuait la criminalité américaine à l’incapacité de « la conscience publique » à
« fonctionner comme elle le devrait ». Walter Lippmann approfondit ce problème de la conscience publique en rappelant que les rackets remplissaient deux
fonctions fort utiles à la société américaine. En premier lieu, ils permettaient aux aristocrates réformateurs et aux populistes ultra-nationalistes de perpétuer
le mensonge hypocrite d’une Amérique encore proche de l’utopie protestante, officiellement ignorante des boissons alcoolisées, des jeux d’argent, de la
fornication et de la pornographie, alors que dans la réalité tout cela existait à profusion. Quoi de plus satisfaisant pour l’esprit que les entremetteurs fussent
des juifs et des catholiques ? En deuxième lieu, les gangsters contribuaient à faire entrer dans l’économie de la production de masse les petites industries
familiales gourmandes en main-d’œuvre. On peut donc en effet dire que les rackets constituaient « une tentative – certes menée par des voies illégales et
détournées – de surmonter l’insécurité née du capitalisme ultra-concurrentiel ». Et Lippmann ajoutait :
Ce qui ressort de tout cela, c’est que nous sommes tous tellement accoutumés à transgresser la loi que l’existence d’une vaste pègre vivant de la transgression de la loi n’est ni entièrement étrangère ni
entièrement contraire aux principes qui gouvernent notre propre vie. En raison de leur propre accoutumance à l’illégalité, qui est très forte, les Américains ne voient pas très clairement sur quelles bases
morales ils pourraient s’en prendre à la pègre et lui déclarer la guerre525.

La prohibition s’était révélée une telle farce que, dès l’élection de 1932, nombre d’hommes politiques réclamèrent un changement. La production du sucre
de maïs, essentiel aux distilleries clandestines, était passée de 152 millions de livres en 1921 à 960 millions de livres en 1929. Ainsi, la prohibition n’avait pas
seulement permis à la pègre de s’organiser, mais encore triplé la production nationale de whisky ! Considéré comme un adversaire de la prohibition, Alfred
Smith avait été battu en 1928, mais même Herbert Hoover, partisan convaincu du « régime sec », s’était senti contraint de nommer une commission pour se
pencher sur l’échec de la prohibition. La Commission of Law Enforcement and Observance – ou commission Wickersham, du nom de son président – mit
deux ans à établir son rapport, dont les conclusions étaient aussi incohérentes que l’état d’esprit du public. Tout en concédant que la prohibition avait
échoué, entraîné le mépris de la loi dans tout le pays, corrompu partout les mairies et les commissariats et permis des profits colossaux à la pègre, la
commission n’en recommandait pas moins la poursuite de cette « noble expérience ». Un journaliste du New York World donna de ce rapport un excellent
résumé satirique et… poétique :
La prohibition est un échec complet,
Elle nous plaît.
Jamais elle n’empêcha personne de boire,
C’est notoire.
Tout ce qu’elle touche, elle le corrompt et l’abîme,
Elle répand partout le vice et le crime.
La prohibition, c’est de la frime,
Mais on est pour, pour, pour.

« Avant qu’on n’abroge le XVIIIe amendement, on verra un oiseau-mouche voler jusqu’à la planète Mars avec le Washington Monument attaché à la
queue ! » s’écria, au printemps 1931, un sénateur texan, ennemi juré de l’alcool. Deux ans et demi plus tard, sans qu’aucun oiseau interplanétaire eût été
signalé, la prohibition fut abrogée. Ce fut l’œuvre de réformateurs libéraux, tels que Walter Lippmann et les alliés de Roosevelt et de son New Deal au
Congrès. L’alcool, tout comme les mirages de l’écran de cinéma, allait devenir une grande consolation pour les millions de désespérés dont les rêves furent
anéantis par la dépression.
Pour Torrio, Capone, Luciano et leurs semblables, ni la fin de la prohibition ni la dépression n’entraînèrent des temps difficiles. Leurs activités illégales
avaient fait d’eux d’excellents gestionnaires et leur avaient fourni les capitaux nécessaires à la diversification. Les activités de Capone dans le domaine des
spiritueux atteignaient un chiffre d’affaires d’au moins 60 millions de dollars par an, vers la fin des années 1920. Lui et ses confrères accumulaient les
liquidités à une telle vitesse qu’ils étaient contraints d’investir. C’est donc très logiquement qu’ils purent prévoir l’abrogation de la prohibition, et
négocièrent en conséquence des contrats d’exclusivité avec les distilleries, en prévision du jour où le whisky coulerait de nouveau légalement. Personne ne
connaissait le métier mieux qu’eux526.
Les deux gangsters les plus célèbres qui les premiers s’assurèrent une exclusivité légale sur des whiskies furent Torrio et Frank Costello. En décembre
1933, le mois où l’abrogation fut ratifiée, Torrio acheta 62 000 dollars une entreprise d’importation qui venait d’être mise sur pied : Prendergast & Davies
Co. Ltd. Selon les services du fisc, cette firme fut « la plus importante dans son domaine à New York jusqu’au milieu de l’année 1935. » Selon toute
apparence, les affaires légales réussissaient tout autant à Torrio que ses activités de ganster : il ressortit d’un contrôle fiscal que la compagnie réalisait un
chiffre d’affaires de plusieurs millions de dollars par mois527.
Toujours en décembre 1933, Costello et son associé Phil Kastel devinrent agents d’Alliance Distributors Inc., une firme de New York qui importait et
distribuait des whiskies canadiens et écossais. Quelques années plus tard, avec des capitaux fournis en sous-main par Costello, Kastel se porta acquéreur des
actions d’une société britannique, propriétaire d’une importante distillerie dont les produits étaient distribués en Amérique par Alliance. Costello fut alors
nommé « agent personnel » de cette compagnie britannique, chargé de « promouvoir les intérêts de la compagnie aux États-Unis par ses contacts personnels
avec les marchands de gros et de détail… mais aussi en fréquentant les meilleurs établissements (hôtels et restaurants) et en demandant à s’y faire servir les
marques de la compagnie commercialisées aux États-Unis ». Les désirs de Frank Costello, on s’en doute, devaient être des ordres dans une grande quantité
d’établissements528 !
Si l’on demandait à un économiste moderne de caractériser les dernières années de la prohibition, il parlerait probablement de cette période comme de
celle du « démarrage » – cette « étape de la croissance économique » intermédiaire entre la pauvreté et le développement. La technologie et l’accumulation
de liquidités permirent à une communauté pauvre, statique, opprimée et sous-développée de s’intégrer à la société développée de l’Amérique pluraliste.
Certes, seuls quelques individus dotés d’un agressif esprit d’entreprise acquirent un réel pouvoir, tandis que la masse demeurait pauvre et isolée ; mais il en
va ainsi dans tous les modèles de développement. Outre les distilleries, les entrepreneurs issus de la pègre effectuèrent leur « démarrage » dans diverses
autres activités au cours des années 1930. Citons les suivantes :
Bars et restaurants. Quand la prohibition entra en vigueur, le syndicat des personnels hôteliers et de restauration (HRE) comptait 65 000 membres. En
1923, ce nombre était tombé à 37 000, la plupart des employés s’étant précipités sur les emplois qu’offrait la pègre dans ses établissements. L’abrogation de
la loi apporta une remontée prévisible des effectifs du HRE mais, comme les syndicalistes s’en plaignirent tant à New York qu’à Chicago, un grand nombre
des nouvelles recrues n’étaient guère que des fonctionnaires de la pègre. Leur patron à Chicago était Capone. À New York, ce fut Dutch Schultz qui prit les
choses en main. Lors des élections syndicales de 1932, pour le contrôle de l’union locale n° 16 du HRE, trois ex-employés du magnat de l’alcool de
contrebande raflèrent les trois postes de dirigeants. Ils se lancèrent aussitôt dans une campagne destinée à chasser les syndicats indépendants de gauche qui
s’étaient implantés dans la ville pendant la prohibition. Tandis que les syndicalistes se plaignaient de l’autocratie, des grèves truquées et de l’extorsion de
fonds qui caractérisaient désormais l’activité de leur organisation, Schultz s’empressa d’organiser 90 % des restaurateurs new-yorkais au sein de la
Metropolitan Restaurant and Cafeteria Owners Association. Les adhérents acquittaient d’abord un droit d’inscription de 250 dollars, plus 5 dollars par
semaine de cotisation et des suppléments pour les prestations spéciales, comme la protection contre les grèves. Le procureur spécial de l’État de New York,
Thomas Dewey, déclara par la suite que plus d’un million de dollars avaient été extorqués à l’industrie de la restauration, dont 15 % à peine étaient allés aux
branches locales du syndicat. Schultz avait ressuscité le syndicat mais, comme l’a écrit Matthew Josephson, les employés de restaurant « découvraient que
rien qui ressemblât à une section syndicale d’entreprise ne fonctionnait, que les conditions de travail restaient intolérables et que, lorsque les travailleurs se
risquaient à protester, ils étaient corrigés par des voyous avant d’être mis à la porte et inscrits sur la liste noire des employeurs529 ».
L’industrie du vêtement. Deux hommes, Charlie Shapiro et Lepke Buchalter, se firent dans l’industrie du vêtement les héritiers directs des entreprises
d’extorsion d’Arnold Rothstein. Ils dominaient à la fois les employeurs et les syndicats, une situation que Thomas Dewey expliquait en ces termes :
Le syndicat (Amalgamated Clothing Workers of America) en était encore à ses débuts organisationnels et envoyait des délégués dans tel ou tel atelier pour recruter. L’employeur achetait la protection des
gangsters juifs. Les délégués syndicaux étaient sévèrement corrigés par des gros bras, les employeurs qui ne manifestaient pas une totale aversion pour le syndicat faisaient l’objet de manœuvres
d’intimidation, de telle sorte que le syndicat finit par s’entendre directement avec les gangsters.

Avec l’International Ladies’ Garment Workers Union (ILGWU) , les racketteurs utilisèrent une tactique semblable, de façon si convaincante que les
responsables du parti communiste tentèrent d’assurer la sécurité de leurs délégués syndicaux en négociant directement avec Rothstein et ses successeurs.
Après une relative accalmie, très temporaire, les syndicalistes communistes finirent par être chassés du syndicat par les gansters et leurs alliés, payés par les
employeurs. Pour reprendre la formule de l’auteur d’une histoire du syndicat, « la droite choisit d’opposer à ces gangsters d’autres gangsters ».
Buchalter et Shapiro firent preuve d’une intelligence et d’une subtilité à toute épreuve pour manœuvrer dans l’incroyable labyrinthe de l’industrie du
vêtement. Selon le district attorney de New York, ils empochaient entre 5 et 10 millions de dollars par an et entretenaient une armée de 250 hommes de
main et collecteurs de fonds. Seul le syndicat de la fourrure, la NTWIU (Needle Trade Workers Industrial Union), plus à gauche, manœuvra mieux qu’eux
et les battit à leur propre jeu. D’anciens syndicalistes de la NTWIU reconnurent par la suite avoir loué les services de gangsters pour assurer la protection du
syndicat, mais il semble que le syndicat résista surtout à la pègre grâce à la vieille tradition socialiste fermement enracinée dans ses rangs et aussi en sachant,
à l’occasion, payer la police pour faire arrêter les briseurs de grève530.
Sur les quais. La corruption avait proliféré sur les quais de New York et de Brooklyn, sous le règne des gangsters de Paul Vacarelli (boxeur qui adopta le
nom de Paul Kelly, dans cette ville dominée par les Irlandais), depuis les années dix. Joseph Ryan, président du syndicat des marins et dockers ILA
(International Longshoremen’s Association) et homme puissant à Tammany Hall, mit un peu d’ordre dans les affaires du syndicat, auquel il assura sa
protection pour ses opérations d’extorsion de fonds. Mais il faut attendre Albert Anastasia – qui travaillait de conserve avec Vincent Mangano, chef d’une
importante « famille » italienne et d’un réseau de bookmakers, et avec Joe Adonis, entremetteur pour les pots-de-vin de la police et des politiciens de
Brooklyn – pour voir les docks devenir une véritable chasse gardée de la pègre italienne. Les armateurs devaient payer pour obtenir le chargement du fret à
bord des bateaux, et les travailleurs pour être engagés, chaque matin, par les « contremaîtres » du syndicat. L’usure, portant sur une somme estimée à
200 000 dollars par an, était une pratique courante, les nouveaux employés se voyant fortement conseiller d’emprunter l’argent dont ils pouvaient avoir
besoin auprès des ruffians du syndicat. En 1937, Anastasia contrôlait directement six sections de l’ILA dans Brooklyn. Un récalcitrant qui prétendait défier
les hommes d’Anastasia, en 1939, disparut et fut retrouvé un an plus tard dans une fosse pleine de chaux vive, dans l’Ohio. Outre ses activités portuaires,
Anastasia était réputé diriger le fameux Murder, Inc. (Meurtre, S.A.), bras séculier de la pègre531.
L’industrie du cinéma. On a vu que l’un des gestes intelligents de Capone, pendant la dépression, fut d’ouvrir des soupes populaires dans tout Chicago,
faisant apparaître ses hommes comme des cœurs charitables. Quand l’un des lieutenants de Capone, William Bioff, vint seconder George Browne à la tête
de la section locale de l’International Alliance of Theatrical and State Employees (IATSE, le syndicat des acteurs), le syndicat entreprit de distribuer de la
soupe gratuite aux acteurs nécessiteux. Mais, pour la pègre, il s’agissait surtout de se remplir les poches – encore que le syndicat luttât effectivement pour
défendre ses membres. Quand, en 1929, les syndiqués exigèrent l’annulation d’une diminution de salaires décidée par le propriétaire d’une grande chaîne de
cinémas de Chicago, Browne et Bioff acceptèrent de mettre fin à la grève moyennant 20 000 dollars, mais une bonne part de cette somme alla effectivement
à la soupe populaire. Leur succès attira l’attention de Frank Nitti, qui avait succédé à Capone quand ce dernier avait été condamné pour fraude fiscale en
1931. Nitti ordonna à Browne de briguer la présidence du syndicat lors des élections de 1934. Parmi ceux qui soutinrent sa candidature se trouvaient des
représentants de Luciano, de Buchalter et d’Al Palizzi, gros bonnet de la pègre de Cleveland ; ils exigèrent pour cela 50 % de tous les fonds que l’IATSE
parviendrait à extorquer, et ce pourcentage passa par la suite à 75 %.
Sans perdre de temps, Browne et Bioff, celui-ci promu au rang de représentant personnel du nouveau président, passèrent aux opérations d’encaissement.
Pour empêcher une grève des projectionnistes, ils exigèrent 150 000 dollars à New York et 100 000 à Chicago. Les salles qui refusaient de coopérer faisaient
l’objet d’une campagne systématique de lâchers de boules puantes. Bioff expliqua la situation sans détour au P-DG de Loew’s Inc., en 1936 : « Sachez que
c’est moi qui ait fait élire Browne président et que je suis son patron. Il fait tout ce que je lui dis de faire. Votre industrie est prospère, il faut que j’en tire
2 millions de dollars. » Browne finit par accepter 50 000 dollars par an de chacun des quatre grands distributeurs : Twentieth Century-Fox, MGM, Loew’s
et Paramount. Une cinquième compagnie vint ajouter 25 000 dollars à cette manne. Le lendemain des négociations ayant permis d’aboutir à cet accord, le
président de la Fox et celui de Loew’s vinrent en personne dans la suite que Browne et Bioff occupaient dans un hôtel de Hollywood et déposèrent
75 000 dollars en liquide sur le lit. Vénaux et corrompus, les deux dirigeants syndicaux n’en arrachèrent pas moins de substantiels avantages pour les
membres de l’organisation ; aussi furent-ils par exemple longuement et chaleureusement applaudis lors du congrès de l’IATSE, en 1938. Puis ils commirent
l’erreur d’exiger le prélèvement d’une taxe de 2 % sur tous les revenus des membres de l’IATSE, mesure qui leur rapporta 60 000 dollars par mois. Des
dissidents du syndicat avaient déjà fait appel à l’avocat et écrivain progressiste Carey McWilliams pour poursuivre Browne et Bioff devant les tribunaux. Le
rancœur née de la taxation abusive de 1938 finit par pousser quelques syndiqués à témoigner devant un grand jury. Inculpés d’extorsion de fonds, Browne et
Bioff furent condamnés à de longues peines de prison en 1941. Ils parlèrent alors à leur tour et, le 18 mars 1943, Nitti et plusieurs de ses principaux
lieutenants de Chicago furent inculpés. Le 19 mars, Nitti se suicida532.
Stupéfiants et paris clandestins. La fin de la prohibition fut l’occasion d’une réorganisation de l’exploitation du vice par la pègre. Car, aussi désireux
fussent-ils d’extorquer des fonds à toutes les industries et branches d’activités qui semblaient prometteuses, les dirigeants de la pègre savaient que de
prodigieux profits pouvaient encore être réalisés en profitant de l’hypocrisie juridique et morale du pays. Les syndicats du trafic de stupéfiants, très dispersés
à travers tout le pays, dépendaient moins de New York et de Chicago. Kansas City était le siège d’un des plus vastes réseaux du Midwest, La Nouvelle-
Orléans et San Francisco les plaques tournantes de l’importation et de la distribution. Apparemment, tous les chefs de la pègre new-yorkaise avaient des
intérêts dans ce trafic. Selon le bureau fédéral des stupéfiants (Federal Bureau of Narcotics), Lepke, qui était à la tête du plus vaste réseau, avait introduit
pour plus de 10 millions de dollars de drogue aux États-Unis. La plupart des livraisons qu’il recevait voyageaient confortablement à bord de navires aussi
luxueux que le Queen Mary et l’Aquitania. Luciano, arrêté à deux reprises pour des affaires de drogue en 1916 et en 1923, nia avoir poursuivi ce genre
d’activité. La plupart des auteurs qui se sont penchés sur la question mettent en doute ses protestations d’innocence. En 1933, en tout cas, il envoya son
lieutenant et homme de confiance Vito Genovese mettre sur pied une opération de contrebande de drogue en Italie. Quand Genovese fut contraint de fuir
les États-Unis, en 1937, il repartit pour l’Italie, où il dirigea l’extrémité orientale du réseau qu’il avait mis en place lors de son voyage. Un autre associé de
Luciano, Nicola Gentile, fut arrêté en 1937 et accusé de participer à la gestion d’un « syndicat national de la drogue » qui manipulait entre 5 et 25 millions
de dollars chaque année533.
Les courses de chevaux connaissant un regain de popularité au début des années 1930, les paris clandestins redevinrent une importante source de liquidités
pour la plupart des gangs. Les confortables accords entre Moe Annenberg et l’organisation de Capone et Nitti connurent des hauts et des bas : ainsi Jimmy
Ragen, le principal lieutenant de Moe, voulut négocier un accord de coopération avec les gangs de Cleveland. Mais Annenberg finit par être inculpé de
fraude fiscale et Ragen mourut des blessures que lui infligèrent plusieurs coups de fusil de chasse, au cours d’un voyage d’affaires qu’il effectua à Chicago
après la Deuxième Guerre mondiale. L’un des plus grands patrons du jeu pendant la dépression, Frank Costello, prit aussi le contrôle de la plupart des
champs de courses. Avec son associé Phil Kastel, il s’assura aussi les droits de distribution à New York des machines à sous fabriquées par la compagnie
Mills Novelty de Chicago. Au cours de leur première année d’activité, en 1931, ils placèrent 5 186 machines dans des tabacs, boutiques de friandises et bars,
atteignant un chiffre d’affaires compris entre 18 et 36 millions de dollars. Les frais de Costello grevaient considérablement son budget : « Une bonne moitié
de la police et la totalité de Tammany Hall étaient à sa solde. » Quand le maire réformateur Fiorello La Guardia eut réussi à interdire les machines à sous à
New York, Costello décida de déménager pour La Nouvelle-Orléans où, disait-il, le sénateur Huey Long l’avait invité. Ce dernier fut assassiné avant
l’arrivée de son invité dans la ville, mais Costello plaça 8 100 de ses machines dans des boutiques de La Nouvelle-Orléans qui « ne risquaient pas d’être
ennuyées par la police ». Ces machines avaient coûté près d’un million de dollars ; de 1935 à 1945, elles lui rapportèrent quelque 33 millions – c’est là ce
qu’on appelle, en général, un bon investissement534 !
Nombre d’autres rackets prospéraient parallèlement à ces activités classiques. Par exemple, les organisateurs de l’International Brotherhood of Teamsters
(ou Teamsters Union), le syndicat des camionneurs, firent appel aux gangsters de Cleveland et de Détroit pour se battre contre les hommes de main des
compagnies de fret et des expéditeurs industriels. Dans le New Jersey, Henry Ford invita des membres de la pègre à se lancer dans des transports routiers.
La pratique de l’usure accompagnait à peu près tous les rackets de la pègre. Les usuriers de New York prêtaient 5 dollars le lundi et en récupéraient 6 le
vendredi – tarif spécial « d’amis », consenti aux petits parieurs impécunieux des débuts de semaine. Un rapport de la fondation Russell Sage estimait à
10 millions de dollars, au milieu des années 1930, le chiffre d’affaire annuel de l’usure. Prostitution et proxénétisme restaient eux aussi fort lucratifs dans
certaines villes, en particulier New York. Et, alors que c’était peut-être l’activité qui lui rapportait le moins, c’est le proxénétisme qui en définitive expédia
Luciano en prison535.
Sa condamnation fut la première grande victoire du procureur Thomas Dewey dans sa lutte contre la pègre. À partir des filles elles-mêmes, il finit par
trouver des témoins prêts à décrire le vaste système hiérarchique à travers lequel « Little Davie » Betillo, un adjoint de Luciano, avait organisé la collecte des
bénéfices et la protection de plus de 200 bordels employant un millier de femmes. C’était, affirma Dewey, une affaire de 12 millions de dollars par an. Les
témoignages de plusieurs « comptables » chargés d’aller « relever les compteurs » désignèrent Luciano comme le cerveau de l’organisation. Des serveuses
d’hôtel témoignèrent l’avoir vu en compagnie des principaux dirigeants du réseau. Enfin, comme les preuves restaient légères, Dewey obtint de la Chambre
de l’État une loi tout spécialement conçue pour lui permettre d’inculper et de faire condamner Luciano. Un journal de New York résuma l’affaire en
donnant la description fort pittoresque d’une réunion qui se serait tenue à Chinatown :
Dans le sous-sol crasseux d’un restaurant chinois, trois hommes et une femme sont assis à une table. La femme est Cokey Flo, sous-maîtresse dans une maison close. À côté d’elle, un géant sombre aux
cheveux gominés, au cou et aux épaules de taureau – c’est son amant. Le deuxième homme est petit, les traits vifs, aigus, le teint plus blanc que le ventre d’un poisson mort – c’est Little Davie Betillo.
Le troisième homme est, de ces quatre personnages, celui dont l’apparence est la plus frappante. D’épais cheveux bruns frisés sont plantés très bas sur son front. Son visage au teint sombre est piqué
d’innombrables cicatrices semblables à celles de la variole. Ses lèvres ne forment qu’une ligne mince et cruelle. Son visage se creuse de deux fossettes incongrues. Ses yeux enfin, sous d’énormes sourcils
broussailleux, constituent le trait le plus marquant de ce visage assez redoutable. L’un est grand ouvert mais l’autre, le droit, est à demi recouvert d’une paupière perpétuellement tombante, comme s’il
somnolait.
Dans les bas-fonds, on l’appelle « the boss ».
Tordant les lèvres en un rictus mauvais, il prend la parole : « Ça me plaît pas, ce racket. Bon sang, y a pas assez de blé à prendre pour que ça vaille le risque ! »
L’homme pâle prend alors la parole et plaide : « Attends encore un petit peu. On peut faire marcher. Y a des paquets de blé à faire si on s’y prend bien. »
Le patron secoue négativement la tête : « On va prendre des risques pour rien. Y a l’enquête de ce Dewey qu’est en train. Ça risque de nous rendre la vie dure. »
L’autre homme réplique : « C’est quand même pas ça qui va nous flanquer la trouille ! Tu sais bien comment ces trucs finissent toujours. Y vont mettre la main sur quelques putes et sur deux ou trois sous-
fifres. Et puis voilà ! »
Le patron réfléchit un moment en silence, puis laisse tomber en hochant la tête : « Entendu, Davie. On continue un mois ou deux, et on voit ce que ça donne. Mais, pour l’instant, t’as pas fait ce qui fallait
pour que ça vaille le coup. Alors voilà : on va coller toutes les sous-maîtresses au salaire. Fini les fifty-fifty, vu ? On va syndiquer tous les boxons de New York. On va diriger ça comme une chaîne de
supermarchés536. »

« Lucky » Luciano, qui devait purger trente à cinquante ans à la prison de Dannemora, n’y resta que jusqu’en 1942 : des agents des services secrets de la
Marine demandèrent à l’utiliser pour les opérations de contre-espionnage qu’ils menaient dans le port de New York. Après la guerre, il fut expulsé vers
l’Italie537.
La deuxième grande affaire de Thomas Dewey, pendant la dépression, fut le procès de James Hines, le dernier Irlandais de Tammany Hall. Beaucoup
plus terne, elle sonnait le glas d’un système politique à l’agonie. Fils de forgeron, né en 1877, Hines s’était élevé jusqu’au pouvoir en s’appuyant sur son
expérience de la rue et sa maîtrise du clientélisme de quartier. Pour lui, le clientélisme était la définition même de la politique, qui consistait à représenter et
à protéger très directement les gens qui vous avaient porté au pouvoir. Libéral à sa manière, il avait chaque année, aux environs de Thanksgiving, sa photo
dans le Daily News, en train de distribuer des dindes aux nécessiteux. En échange du soutien qu’il apporta à Roosevelt lors de la Convention démocrate de
1932, il devint le principal intermédiaire entre les New-Yorkais et le nouveau président. Qu’il fût en même temps l’acolyte et l’homme de paille de tous les
gansters et bookmakers de la ville, cela n’était pas pour l’embarrasser. N’était-ce pas simplement une preuve de sa souplesse et de son modernisme, que
d’être capable de traiter tant avec les vieux bosses irlandais qu’avec ces nouveaux venus qu’étaient les Dutch Schultz et les Frank Costello538 ?
Cependant, Hines savait bien que le système avait fait son temps. Jadis les gangs des quartiers redoutaient Tammany Hall, recherchaient sa protection,
et… payaient. Mais quand vinrent les années 1930, la vieille base populaire de Tammany Hall avait disparu. Le quartier général démocrate était privé des
troupes qui lui permettaient auparavant de contrôler les élections. Une ville nouvelle apparaissait, dans laquelle le pouvoir des Irlandais cédait peu à peu la
place à celui des juifs et des Italiens, ainsi que des membres des classes moyennes et des professions libérales, dans laquelle les aristocrates réformateurs et la
presse à sensation cherchaient sans cesse à barrer la route au vieux clientélisme. S’il voulait conserver un tant soit peu de pouvoir pour lui-même et ses
hommes, Hines avait besoin de nouveaux alliés. Même la police n’était plus sûre, comme le lui prouva le refus du commissaire Edward Mulrooney, auquel il
était venu demander une faveur pour un ami de la pègre.
« Jim, pourquoi perds-tu ton temps avec des types de ce genre ? avait demandé le fonctionnaire. Tu sais qu’ils ne valent pas un clou.
– Ed, tu sais bien qu’on a besoin de ces types le jour des élections. On ne peut pas les oublier entre-temps539 ! »
Le « type » dont Hines avait le plus besoin était Dutch Schultz, dont le racket des jeux, à Harlem, rapportait des millions de dollars – selon l’une des
estimations les plus précises, 20 millions par an, dont il convient évidemment de soustraire les salaires des employés et les cadeaux aux amis comme Hines.
Schultz ne vécut pas assez longtemps pour assister au procès de Hines : son individualisme de tête brûlée et sa haine paranoïaque de Dewey parurent trop
dangereux à Luciano et Costello. Ne s’était-il pas vanté de faire assassiner le procureur spécial ? Un soir qu’il dînait à Newark, en octobre 1935, Dutch
Schultz fut abbatu. Ses affaires allèrent à divers subalternes de Luciano, en particulier le racket des jeux à l’un de ses principaux lieutenants, Mike Cappola
dit « la gâchette540 ».
Moins de trois ans plus tard, le 25 mai 1938, James Hines, qui avait été le démocrate le plus puissant de New York, fut arrêté sous l’inculpation de
« complicité et participation au gang de Dutch Schultz ». Selon l’accusation, Hines payait des juges, la police et même le district attorney. Il fallut deux
procès à Dewey pour en venir à bout. Le premier ne servit à rien. Mais le second aboutit à une condamnation, le 25 février 1939. « Quels sont vos
sentiments ? » demanda un reporter à Hines. « Quels seraient vos sentiments si on vous flanquait un coup de pied dans le ventre ? » répliqua le boss déchu. Il
n’avait que 63 ans mais, dans un monde où le crime ne pouvait plus fonctionner par le biais de la politique de rue et du clientélisme, avec son cortège
d’extorsions, de protections et de faveurs, c’était un vieillard. Le système qui l’avait rendu si puissant naguère n’était plus viable, aucun individu n’était plus
en mesure de contrôler la criminalité ou la politique, en tout cas à New York. Ce contrôle allait désormais passer aux mains des sociétés anonymes.
Notes
516. Le secrétaire à l’Intérieur, Albert Fall, manœuvra le président Harding pour être en mesure de concéder à la Mammoth Oil Company de Harry Sinclair l’exploitation du champ pétrolifère de Teapot
Dome Reserve : 5 000 hectares de terres appartenant à l’État, près de Casper, dans le Wyoming. Fall toucha d’importants pots-de-vin et se fit offrir un ranch. Quand le scandale éclata, Harding fut si choqué
qu’il ne tarda pas à mourir. Fall fut condamné à un an de prison.
517. Betty Rosenbaum, « The Relationship Between War and Crime in the United States », Journal of Criminal Law and Criminology, vol. XXX, n° 1. Le meilleur des brefs résumés des scandales du
gouvernement Harding a été donné par Frederick Lewis Allen, Only Yesterday, New York, 1931 et 1959, chapitre 6. Pour un exposé plus détaillé et fort astucieux, Burl Noggle, Teapot Dome : Oil and Politics in
the 1920s, Baton Rouge, Louisiane, 1962, en particulier p. 177-215. Voir aussi la 2e partie de Illinois Crime Survey déjà cité (Chicago 1929). Hank Messick, Lansky, New York, 1971. Thomas Dewey, Twenty
Against the Underworld, New York, 1974. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 969-997.
518. Voir en particulier Kolko, et aussi Robert Wiebe, The Search for Order, New York, 1967. Voir aussi William Leuchtenburg, The Perils of Prosperity, Chicago, 1958.
519. John Landesco, Crime Survey, op. cit., p. 909-917.
520. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 128-129, 197-203. Nicolas Gage, « The Mafia at War », 1re partie, New York Magazine, 10 juillet 1972.
521. Craig Thompson et Allen Raymond, Gang Rule in New York : The Story of a Lawless Era, New York, 1940, p. 100.
522. Voir Leo Katcher, The Big Bankroll : The Life and Times of Arnold Rothstein, New York, 1959.
523. De nombreuses versions de ces assassinats ont été publiées. Deux des plus plausibles sont celle de Hank Messick, Lansky, op. cit., p. 50-58, et celle de Nick Gentile, Vito di Capomafia, Rome, 1963,
p. 112-119. Pour une démarche plus universitaire, voir Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 203-207.
524. Charles Merz, The Dry Decade, Garden City, N.Y. 1931, p. 65-71, 259.
525. Cité par Walter Lippman, Forum, février 1931, p. 65-67, et janvier 1931, p. 3.
526. Charles Merz, Dry Decade, op. cit., p. 9.
527. Dossiers d’enquête des services fiscaux (Internal Revenue Service), cité par Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 222.
528. Ibid. Leonard Katz, Uncle Frank : The Biography of Frank Costello, New York, 1973, p. 83-92.
529. Thomas Hutchinson, Diary and Letters, op. cit., p. 118-121. Matthew Josephson, Union House – Union Bar, New York, 1956, p. 212-218. Thomas Dewey, Underworld, op. cit., p. 279-282.
530. Benjamin Stolberg, Tailor’s Progress, New York, 1944, p. 138-139. Thomas Hutchinson, Diary and Letters, op. cit., p. 72. Benjamin Gitlow, I Confess, New York, 1939, chapitre 10. New York Times,
7 avril 1927. Philip Foner, The Fur and Leather Workers Union, Newark, 1950, p. 82-90.
531. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 107-109. Thomas Hutchinson, Diary and Letters, op. cit., p. 93-99. New York State Crime Commission, Fourth Report, Albany, N.Y., 1953, p. 33-38.
532. Thomas Hutchinson, Diary and Letters, op. cit., p. 130-138. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 248-251. Carey McWilliams, « Racketeers and Movie Magnates », New Republic, 27 octobre
1941. Harold Seidman, Labor Czars : A History of Labor Racketeering, New York, 1938, p. 177-184.
533. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 237-239. Thomas Dewey, Underworld, op. cit., p. 185-187, 227.
534. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 223-225. Leonard Katz, Uncle Frank, op. cit., p. 83-92. Craig Thompson et Allen Raymond, Gang Rule, op. cit., p. 378-390. T. Harry Williams, Huey Long,
New York, 1969, p. 824-825.
535. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 233. New York Times, 4 décembre 1935. Hickman Powell, Ninety Times Guilty, New York, 1939.
536. Cité par Thomas Dewey, Underworld, op. cit., p. 191-192.
537. Ibid., chapitre 10. Voir aussi Hickman Powell, Ninety Times Guilty, op. cit.
538. Thomas Dewey, Underworld, op. cit., chapitre 18.
539. Cité par Michele Pentaleone, The Mafia and Politics, Londres, 1966, p. 181-183.
540. Henry Chafetz, Beat the Devil : A History of Gambling in the United States from 1492 to 1955, New York, 1960, p. 380-388. Paul Sann, Kill the Dutchman : The Story of Dutch Schultz, New Rochelle, N.Y.,
1971, chapitres 13 et 14. Humbert Nelli, Business of Crime, op. cit., p. 228-229.
CHAPITRE 22
Chez les péquenots

Le « général » Benjamin McKenzie, gentleman, conteur, mais aussi juriste et, en particulier, procureur dans le tristement fameux procès Scopes de
Dayton, au Tennessee – procès connu sous le nom de « procès des singes » –, ne mâchait pas ses mots quand il dit à son auditoire, à propos des
évolutionnistes venus du Nord : « Ils feraient mieux de rentrer chez eux, là où vivent les hommes de main, les voleurs et les émeutiers de Haymarket, et d’y
éduquer leurs criminels, plutôt que de venir faire du prosélitisme ici, dans le Sud541. »
Le « général » McKenzie n’était pas plus général que le « colonel » Darrow, le célèbre avocat de la défense, n’était colonel. Mais l’usage bien sudiste de ce
genre de sobriquets n’était qu’un minime détail dans cette affaire qu’un auteur a estimé pouvoir appeler « le plus célèbre procès du monde » et qui le fut à
coup sûr pendant quelque temps. Car les journaux du monde entier envoyèrent des reporters à Dayton. La Western Union mit en place 22 opératrices pour
expédier les dépêches quotidiennes. Une station de radio retransmit même les débats en direct. Pendant les onze jours que dura le procès, en juillet 1925, les
compagnies qui géraient les communications par câbles transatlantiques connurent un boom fabuleux. Les quotidiens japonais, russes, allemands, italiens et
anglais assiégeaient les agences de presse, en quête de copie. Quelles que fussent leur idéologie et leur religion, les spectateurs du monde entier se pressaient
pour assister à cet extraordinaire championnat de boxe entre… à ma gauche, la science, à ma droite, Dieu !
Peu de témoins contemporains considéraient l’affaire de John Scopes comme réellement criminelle. Ce professeur de biologie avait enseigné la théorie
darwiniste de l’évolution, c’était là son seul crime. À Dayton même, personne ne le considérait comme un criminel. C’était un brave rouquin dégingandé de
24 ans, qui entraînait l’équipe de football américain du lycée. Même celui qui avait porté plainte contre lui était bien loin de l’estimer coupable : c’était un
sympathisant local de l’American Civil Liberties Union (ACLU), qui voulait mettre à l’épreuve la nouvelle loi contre l’évolutionnisme adoptée par l’État du
Tennessee. Les reporters étrangers au Tennessee, gens du Nord pour la plupart, venus voir de près les mœurs étranges de cette charmante petite ville
sudiste, ne considéraient certainement pas Scopes comme un homme dangereux. Et le gouverneur du Tennessee lui-même, Austin Peay, quand il avait
signé la fameuse loi, avait déclaré : « Cette loi ne sera probablement jamais appliquée. Elle n’est probablement pas assez précise pour avoir la moindre
conséquence pratique542. »
Quand le grand jury de Dayton inculpa Scopes, le gouverneur Peay fut aussi troublé que tous les libéraux yankees. Il avait signé cette loi pour faire un geste
politique en direction des baptistes et des méthodistes, tous intégristes, qui constituaient la majorité de son électorat. Cette loi lui semblait peut-être inepte,
mais il ne pouvait s’y opposer. Or, désormais, la perspective de ce procès à sensation, avec le célèbre avocat Clarence Darrow et l’ACLU pour assurer la
défense, risquait d’assombrir le climat politique de son État, de réveiller toutes sortes de rancœurs et de compromettre sa réélection. Sans doute quelques
habitants de Dayton se réjouissaient-ils de voir leur petite ville faire la une des journaux, mais Peay, président de l’université d’État et du conseil de
l’enseignement – deux institutions qui dépendaient entièrement du bon vouloir des parlementaires de l’État – savait que ce procès vaudrait au Tennessee
une célébrité de mauvais aloi : l’État se ridiculiserait comme celui du « procès des singes ».
Pourtant, le procès Scopes, s’il ne représentait qu’un combat d’arrière-garde des intégristes contre les courants irrésistibles de la modernité, n’en reste pas
moins l’une des affaires les plus importantes dans les annales de la criminalité américaine. Comme beaucoup des grands procès qu’avaient menés les
puritains deux siècles plus tôt, il posait des questions fondamentales quant à la signification même du crime dans le pays. Du point de vue jurisprudentiel, il
n’eut aucune importance, car le cas resta unique et cette loi n’entraîna plus jamais de poursuites. Mais les problèmes soulevés, quant à l’autorité, à la morale,
à la liberté de conscience, étaient décisifs pour l’histoire de la mentalité américaine face à la criminalité.
L’auteur de la proposition de loi, John Washington Butler, agriculteur assez prospère du Tennessee, la rédigea en 1924. Elle fut adoptée par les deux
Chambres du Parlement de l’État, à une écrasante majorité. Déjà, l’enseignement de la théorie de l’évolution avait été interdit en Oklahoma et en Floride.
Des campagnes du même genre se déroulaient en Californie, dans l’Oregon, au Kentucky et en Californie du Sud, ainsi que dans plusieurs États du
Midwest. Le gouverneur de Caroline du Nord, Cameron Morrison, semblait considérer comme une insulte personnelle la théorie de Darwin. Il fit interdire
un manuel de biologie en s’écriant : « Il n’est pas question que ma fille, ou la fille de quiconque, étudie dans un livre qui ose publier sur la même page la
photo d’un homme et celle d’un singe ! » Pour nombre d’hommes politiques en vue, la lutte contre la théorie de l’évolution n’était évidemment que simple
opportunisme. Mais pas pour des hommes comme John Butler, aux yeux desquels la doctrine évolutionniste représentait une agression sacrilège contre les
principes fondamentaux qui gouvernaient leur vie. De même que les sorcières avaient semblé fournir une couverture diabolique aux marchands de Salem, les
évolutionnistes apparaissaient comme les agents d’un monde froid et privé de dieu, livré au bon vouloir de profiteurs criminels543.
Pour commencer – écrivait Butler pour défendre la loi dont il était l’auteur –, la Bible est la fondation sur laquelle est bâtie notre État […] Les évolutionnistes, qui nient la Genèse comme d’autres récits de
la Bible, ne peuvent être chrétiens. En plein accord avec le modernisme, cette théorie fait de Jésus-Christ un imposteur, elle prive le chrétien de tout espoir, elle sape les fondements mêmes de notre État.

Selon les propres critères de Butler, il y avait certes bien longtemps que l’État avait vu sapés ses fondements : telle était déjà la question centrale lors des
terribles procès et tortures de Salem. Et, avant même la révolution, les Américains avaient opté pour un pouvoir laïque, n’ayant en aucune façon à référer le
comportement des hommes à l’autorité divine. La séparation de l’Église et de l’État signifiait tout simplement que les hommes étaient responsables de leurs
actes devant les lois qu’ils se donnaient.
En 1925, cette idée pouvait difficilement passer pour révolutionnaire. C’est pourquoi H. L. Mencken, esprit acerbe mais guère profond, venu suivre le
procès à Dayton, crut avoir traversé le miroir d’Alice. Dans ses reportages pour le Baltimore Sun, il écrivit :
Bref, nous nous trouvons devant une communauté strictement chrétienne, comme sont chrétiennes les idées qu’elle se fait de l’équité, de la justice et de son déroulement normal, de la loi. […] Ses membres
sont purement et simplement incapables d’imaginer qu’on puisse rejeter l’autorité littérale de la Bible. Au prix d’un intense effort de concentration, qui les rendra cramoisis, c’est tout juste s’ils pourront faire
surgir dans leur esprit l’idée d’un homme qui se tromperait sur l’interprétation de tel ou tel verset. Aussi, être accusé d’hérésie chez ces gens, c’est comme être accusé d’avoir fait bouillir sa grand-mère dans
une lessiveuse pour en faire du savon chez nous autres, habitants du Maryland !

Au début, ces gens bizarres fascinèrent Mencken mais, au bout de quelques jours, sa curiosité fit place à la colère. Les habitants de Dayton étaient des
« crétins », pour lesquels « neuf églises étaient à peine suffisantes ». Dans leurs librairies, on ne trouvait que « des mélos et des romans à l’eau de rose ». Les
échevins de la ville ne connaissaient « rien en dehors de ce qui se trouve dans la Genèse ». H. L. Mencken et l’élite lettrée du Nord étaient en train de…
découvrir l’Amérique ! Et, comme l’Amérique les révoltait, ils entreprirent de ridiculiser leur découverte544
Or, un village tel que Dayton ne constituait nullement une exception ou une aberration. Les attaques des Tennessiens, ou des habitants d’autres États du
Sud, contre les évolutionnistes, étaient une tentative d’utiliser les lois comme armes de la guerre spirituelle. Ray Ginger, à qui l’on doit l’histoire la plus
incisive du procès Scopes, écrit que la loi était « une forme de prière, née d’une inquiétude vague mais débordante ». Comprendre cette inquiétude et son
origine, c’est comprendre les tourments qui agitaient la vie violente de la frontière et de l’arrière-pays rural, les colères et les frustrations inexprimées qui
avaient déjà motivé Jesse James, le pilleur de banques, et allaient transformer en héros populaires les pilleurs de banque de la fin des années 1920 et du début
des années 1930.
Pour une bonne part, cette inquiétude tenait à la haine ancestrale des agriculteurs du Sud vis-à-vis du Nord industriel, dépourvu d’âme. Aucune des
attaques de Karl Marx contre le capitalisme n’a autant de virulence que les diatribes au vitriol que les Sudistes écrivirent avant guerre contre la dégradation
de l’être humain provoquée par le salariat industriel. La guerre civile n’avait eu qu’une cause, soutenaient depuis toujours les Sudistes, à savoir la soif de
profit des industriels. Et, dans les années 1920, la réalité semblait leur donner raison. La marche de Sherman jusqu’à la mer n’avait rien été, comparée à la
vague d’industrialisation qui balayait le Sud, arrachant des milliers d’hommes et de femmes à la terre pour les envoyer à l’usine. Économiquement, sinon
racialement, le Sud était en train de s’intégrer à la nation. Ainsi que les œuvres de Tennessee Williams et de William Faulkner le montrent en toute clarté,
l’ancien mode de vie était en voie de disparition. « Fraîchement débarqués dans des villes en pleine expansion, les hommes se retrouvaient affrontés à une
douloureuse solitude. Devenus des étrangers, ils cherchaient une consolation dans la religion », écrit Ray Ginger. Dans tout le Sud, le nombre des fidèles
des différents cultes augmenta de 50 % entre 1906 et 1926. Tandis que la population de Memphis, par exemple, progressait de 23 % pendant ces vingt ans,
le nombre des fidèles des diverses Églises de la ville s’accrut, lui, de 62 %. Malheureux et arrachés à eux-mêmes, les gens du Sud cherchaient en Dieu une
consolation face à la dureté d’un monde sans cœur545.
Pour les cultivateurs déracinés et jetés dans les villes, comme pour ceux d’entre eux qui s’accrochaient encore à la terre tandis que les prix agricoles
s’effondraient, le gouvernement des États-Unis posait un curieux problème. Fervents patriotes, bien représentés au Congrès, ils voyaient bien, cependant,
que les dirigeants des grandes métropoles corrompues du Nord ne cessaient de renforcer leur emprise sur les affaires de la nation tout entière. Les héros
populistes du Sud et de l’Ouest – des hommes comme Tom Watson, voire comme LaFolettes, du Wisconsin – avaient eu leur heure et commençaient à
disparaître dans le rang. Les gens des campagnes avaient réussi à faire passer la prohibition, acte de fidélité à la doctrine chrétienne, mais s’ils voulaient avoir
un impact réel, il leur faudrait réviser les structures mêmes de l’État et du gouvernement. Ils s’illusionnaient, croyant désespérément que le droit et la loi leur
permettraient de reformuler les fondements du pouvoir. Le procès Scopes devint comme une pièce de théâtre par laquelle ils espéraient faire entendre leur
voix et défendre leur conception. Quand le célèbre orateur populiste William Jennings Bryan offrit de témoigner pour l’accusation, ils eurent la garantie que
les questions débattues seraient portées devant l’opinion publique du pays tout entier.
S’il n’avait rien compris aux colères des paysans du Tennessee, Mencken vit très bien, en revanche, ce qu’était devenu Bryan : « On ne le considère plus
seulement comme un politicien en quête d’un emploi dans ces régions pieuses, on en a fait une espèce de grande figure sacerdotale, mi-homme, mi-
archange, bref une espèce de pape intégriste. » De Dayton partirait une nouvelle croisade contre une société obscurantiste et dépravée. Son argumentation
était un curieux mélange de démocratie à la Jackson et de théologie médiévale. Démocrate et populiste, il avait longtemps raillé les banquiers, les oligarques
et les barons des chemins de fer qui, tous, avaient profité du labeur des hommes ordinaires. Tous les hommes étaient égaux devant Dieu. Les tenants d’un
darwinisme social très à la mode défendaient une conception élitiste de l’humanité dans laquelle seuls quelques-uns étaient suffisamment « évolués » pour
tenir les rênes du pouvoir.
Ainsi, non seulement les darwinistes retiraient à Dieu le crédit d’avoir créé l’homme et toutes choses, y compris les règles de la morale, ils s’arrogeaient en
outre une autorité quasi divine fondée sur la survie des plus aptes. Leur politique niait donc les droits démocratiques de la majorité des travailleurs. Leur
morale était celle de la jungle. Leur société sans dieu était le terrain favori des vicieux, des corrompus – bref, des criminels. En témoignaient les bas-fonds
où grouillait la pègre de New York et de Chicago. Comme l’écrivit pendant le procès un pasteur de Zion, dans l’Illinois, Darwin avait complété l’œuvre
entreprise par Copernic. Cet astronome d’autrefois avait nié que Dieu fût le centre de l’univers et l’homme son serviteur. Désormais Darwin et les
évolutionnistes niaient l’existence d’un lien de créateur à créature entre Dieu et l’homme ; à vrai dire, ils niaient même que la vie eût un sens. « La fin du
monde était proche. » Sans Dieu, l’homme était seul et perdu au sein de l’univers. La science, religion des riches, prônait la relativité de toutes les valeurs.
Chacun vivrait et mourrait sans que rien ne sanctionnât la validité de ses actes. Bryan et les cultivateurs étaient soudain confrontés à la grande question
théologique et philosophique du siècle : Dieu est-il mort ? Si oui, clamaient-ils du fond de leur souffrance, la vie n’avait aucun sens546.
Devant la salle comble du tribunal de Dayton (plus de 10 000 personnes qui n’avaient pu pénétrer dans l’enceinte étaient massées devant, sur la pelouse où
des hauts-parleurs retransmettaient les débats), Bryan brandit un exemplaire du manuel de biologie que Scopes avait utilisé dans ses cours. Sur un
diagramme, 518 000 espèces étaient recensées : 8 000 protozoaires, 360 000 insectes, 13 000 poissons, 3 500 reptiles, 13 000 oiseaux. Bryan cita tout cela.
« Puis viennent les mammifères, poursuivit-il, 3 500. Et il y a un petit cercle, et, à l’intérieur de ce cercle, l’homme. Essayez donc de le trouver ! Essayez !
On parle de Daniel livré aux lions ! Comment les savants ont-ils osé mettre l’homme dans ce petit cercle, en compagnie des lions et des tigres et de tout ce
qui symbolise le mal ? » Jouant sur l’agnosticisme bien connu de l’avocat de la défense, Clarence Darrow, il demanda aux jurés : « Comment quiconque
peut-il trouver du plaisir à retirer du cœur de l’homme une foi vivante pour la remplacer par une doctrine froide et sans joie : “Je ne sais pas”547 ? »
La condamnation de Scopes était évidemment acquise d’avance. Comme le refus de rejuger l’affaire que prononça la cour d’appel du Tennessee, point tant
préoccupée des angoisses qui étreignaient le cœur des paysans que d’éviter au Tennessee une prolongation de l’épisode qui avait déjà servi à le ridiculiser. Le
procès Scopes fut aussi la dernière bataille publique de Bryan. À soixante-dix ans, il avait relevé le défi et, venu témoigner, il se laissa tourner en ridicule par
Darrow. Même le public du tribunal ne put s’empêcher de saluer par des rires les explications simplistes qu’il avança des mythes de la Bible. Il avait vu dans
cette affaire sa dernière chance de redonner vie à une campagne contre les corrompus et les puissants, symbolisés par le scandale de Teapot Dome, le
clientélisme de Tammany Hall et le gouvernement municipal de Big Bill Thompson. Moins d’une semaine après la fin du procès, Bryan mourut.
La victoire à la Pyrrhus qu’il avait remportée dans cette affaire symbolise bien l’effondrement du mouvement intégriste qui avait balayé l’Ouest et le
Midwest. Exprimé de diverses façons – antiévolutionnisme, haine raciale, anticatholicisme, antisémitisme –, le fond du problème était toujours le même :
les petites gens d’Amérique estimaient avoir été floués. Ce n’était pas seulement l’intégrisme religieux qu’ils exigeaient, mais le retour à l’intégrisme
politique. C’était le vieux refrain américain que reprenaient maintenant les petits cultivateurs qui se voyaient peu à peu mis sur la touche par les faiseurs
d’argent des villes. Faisant écho au rêve perdu des ancêtres puritains, ils appelaient de nouveau à la création de la Cité de Dieu, cette « Cité sur la colline »
dont avait parlé John Winthrop. Acquis à la redécouverte de cet Éden de pureté, ils avaient tenté de créer une loi qui préservât leur rêve.
À la même époque, les intégristes les plus militants prenaient le maintien de l’ordre et la défense de la loi directement en main, lançant les expéditions
punitives des vigilantes du Ku Klux Klan. Mais, vers 1925, la violence organisée du Klan – les meurtres, les séances de flagellation ou de castration, les
incendies, les brefs passages au gouvernement du Texas, d’Alabama, d’Oklahoma et d’Indiana – avait elle aussi commencé de partir à vau-l’eau. Le Klan
avait constitué, pour ainsi dire, les forces armées du mouvement intégriste. Les chefs du Klan étaient fréquemment des prédicateurs ruraux. Auteur d’une
étude très approfondie du comportement du Ku Klux Klan pendant les années 1920, David Chalmers a écrit :
Le véritable attrait du Klan était son anticatholicisme et sa promesse de se conformer au credo protestant. En un mot, le Klan semblait faire ce que l’Église se contentait de dire. Il promettait de rendre la
société conforme au bon droit chrétien, de la faire sobre, tempérante et morale. Les bonnes brebis de la paroisse demandaient seulement au pasteur de se joindre à elles afin de faire de la communauté ce
qu’elle aurait dû être. […] Ceux qui formaient le Klan, dans les premières années de son succès en particulier, étaient les meilleurs citoyens en même temps que les responsables du maintien de l’ordre au sein
de la collectivité.
Sa capacité d’organisation permit au Klan d’acquérir une considérable influence politique qui le mettait à l’abri de toute poursuite criminelle. En
conséquence, alors qu’il avait commis au moins autant de meurtres que les familles de la mafia new-yorkaise, le Klan n’était pas considéré comme une
organisation criminelle, du moins au début des années 1920. Puis, quand les États se mirent à l’attaquer, il perdit rapidement de l’importance, passant de
plus de 3 millions de membres en 1924 à quelques centaines de milliers seulement en 1928548.
Pourquoi l’intégrisme le plus extrême disparut-il ? L’énigme continue de diviser les historiens américains. La montée de la prospérité générale pourrait
avoir désamorcé la colère du mouvement. Maires et gouverneurs craignirent peut-être l’anarchie s’ils laissaient le Klan se déchaîner. Peut-être aussi les
passions et les haines nées de la guerre finirent-elles par se calmer d’elles-mêmes. Mais la plus vraisemblable de toutes les explications est que les paysans et
les prédicateurs se savaient vaincus. Le contrôle politique du pays était déjà et irréversiblement passé aux mains des citadins. La rébellion du Klan, la
persécution symbolique de tous les païens et hérétiques ne furent que le chant du cygne d’un peuple défait.
La colère et l’esprit de révolte survécurent toutefois, plus particulièrement dans le Midwest et dans la région des plaines. L’Illinois, l’Iowa, le Kansas, le
Missouri abritaient des bandes de paysans désabusés qui continuèrent de vitupérer les patrons et les banquiers de l’Est. La Grange et la Farmers Union
restèrent de virulents critiques de l’action gouvernementale. Leurs membres restaient persuadés que les villes américaines étaient « l’antichambre de la mort
de la civilisation américaine », des lieux de décadence et de perdition, administrés par des politicards véreux, pour le plus grand profit des riches oisifs. Un
journaliste en colère du Sud de l’Illinois traduisait bien l’état d’esprit de la région, en écrivant : « Il y a, à New York, entre l’hôtel de ville et le quai de Battery
– une distance qu’on parcourt en moins de dix minutes –, des milliers de spéculateurs qui n’ont jamais connu une seule vraie journée de travail, et qui
gagnent parfois en un jour, souvent en une semaine, autant sinon plus que le cultivateur moyen en un an549. » Pire encore, les manœuvres des industriels et
des banquiers semblaient affecter directement la vie des campagnes : les prix agricoles s’étaient effondrés au début des années 1920 et ne se rétablirent
jamais tout à fait. Succombant aux pressions des villes-champignons, les États taxaient de plus en plus la propriété foncière. Le flot de l’immigration avait
commencé à déborder des villes vers les campagnes. Dans l’Indiana, l’Illinois, l’Iowa, des prédicateurs et des rédacteurs de journaux récriminaient contre la
prolifération des juifs et des Italiens au sein de leurs communautés. Au contraire de leurs cousins intégristes du Sud, les céréaliers avaient recours à la
biologie moderne pour défendre leur culture contre l’invasion. En témoigne cette mise en garde du biologiste Edward Wiggam :
En moyenne, une sur trois des diplômées de nos meilleurs établissements pour jeunes filles donne naissance à un enfant. Mais une affreuse immigrée, courte sur pattes, large d’épaules, à la poitrine plate, au
long cou, stupide de surcoît, en produit trois dans le même temps. Par ce processus, la femme américaine moyenne est rapidement en train de devenir laide. Avec le déclin de la beauté vient toujours un
déclin de l’intelligence et, avec tout déclin de l’intelligence, il faut s’attendre à un déclin de la morale. La vague de crimes qui balaie notre pays n’est pas un mystère pour les biologistes.

Prisonniers de leur racisme et de leur intégrisme, ces orateurs et ces auteurs traçaient en fait la vision désespérée de leur propre déclin, de leur propre
désintégration. La prolifique corruption urbaine – si visible à Chicago, pas très éloignée – semblait se glisser à travers les champs de maïs comme une
mauvaise herbe insidieuse et proliférante, détruisant toute vertu sur son passage550.
Quand vinrent les premières – et épouvantables – années de la dépression, les cultivateurs étaient vaincus, ils avaient perdu leur élan et leurs aspirations.
Le « vigilantisme » forcené du Ku Klux Klan avait été écrasé. Et la sécheresse, les tempêtes de poussière, les hypothèques portaient partout le désastre. Dans
les villes industrielles, les chômeurs renouaient avec le radicalisme et les syndicats. Mais, dans la prairie, les traditions d’organisation politique étaient
fragiles, voire inexistantes, et les expériences d’un passé récent avaient toutes abouti à l’échec. Les éléments lui ayant appris à survivre seul au milieu des
grandes plaines, le cultivateur était habitué à se battre seulement d’homme à homme. Le culte de l’individualisme était plus fort encore dans cette région
que nulle part ailleurs en Amérique. Dans une période où les ruraux se considéraient comme les victimes d’une élite commerciale et financière, il n’est guère
étonnant qu’ils se fussent mis à glorifier les hors-la-loi qui attaquaient cette élite. Depuis un demi-siècle, l’attitude des hommes politiques et des écrivains
avait été pour le moins ambivalente à l’égard des hors-la-loi les plus violents et de leurs crimes les plus odieux. Décrivant un hold-up contre la foire du
comté, dans les années 1870, un reporter de Kansas City avait écrit, malgré la fusillade meurtrière, que le vol avait été conçu et réalisé « avec une telle
audace, un tel mépris de la mort, que l’on est contraint d’en admirer les auteurs ». Les expéditions des bandits pendant les années 1920 et 1930 ne furent pas
aussi fréquentes qu’elles l’avaient été dans le vieil Ouest. Car les forces de l’ordre et les institutions n’étaient pas aussi fragiles, et les voleurs de banque ne
pouvaient pas se réclamer des mêmes justifications politico-économiques que les ex-rebelles confédérés comme Jesse James et les frères Younger. Malgré
tout, les pilleurs de banque étant les ennemis des ennemis des cultivateurs, ils s’attirèrent une certaine sympathie due à l’angoisse dans laquelle vivaient les
ruraux. Cette angoisse permit d’élever des gens comme Dillinger, « Pretty Boy » (joli garçon) Floyd, Bonnie and Clyde au statut spécial de héros noirs de la
dépression551.
Même dans la ville dont il était originaire, Dillinger ne passa jamais tout à fait pour un Robin des Bois des temps modernes. Il braquait les banques parce
qu’il était en rogne et qu’il avait besoin d’argent : ce n’était pas précisément une victime de la misère et du désespoir. Son père était « un épicier prospère »
dans la grande banlieue d’Indianapolis, sa mère étant morte quand il avait trois ans. Jeune adolescent, il avait déménagé avec son père, sa sœur et sa belle-
mère pour aller s’installer à Mooresville, à une trentaine de kilomètres d’Indianapolis. C’était un gamin turbulent et son père croyait que la vie rurale lui
ferait du bien, constituant le meilleur antidote à l’immoralité des grandes villes. Cette croyance était alors celle des milliers d’habitants de l’Indiana, qui se
tournèrent vers l’Église et le Ku Klux Klan entre 1915 et 1923.
Mais cela ne produisit guère d’effet sur le jeune Dillinger. S’il avait eu foi en l’esprit de révolte des Klansmen, il les aurait peut-être suivis. Mais le monde
lui semblait morne et gris. Il quitta l’école à 16 ans et tenta toutes sortes de métiers ; coursier, machiniste, ouvrier. Ses employeurs le jugeaient « tempérant »
et « industrieux », mais déploraient sa « versatilité ». Il tomba sérieusement amoureux de la belle-fille de son oncle. Mais ce dernier mit le holà à leurs
relations, ayant un meilleur parti en vue.
Sous l’effet de la colère et du cafard, Dillinger fit alors sa première « bêtise ». Il vola une voiture, avec laquelle il partit pour Indianapolis. Il se fit prendre
un jour ou deux plus tard. Le concitoyen dont il avait emprunté l’auto ne porta pas plainte mais Dillinger prit peur et, en donnant une fausse adresse,
s’engagea dans la Marine.
Il déserta au bout de quatre mois et revint un bref laps de temps à Mooresville. Mais le vol de la voiture et ses quelques mois de service l’avaient changé et,
six mois après son retour, en compagnie d’un autre mauvais sujet, il attaqua un épicier pour lui prendre sa caisse, après l’avoir violemment frappé. Il ne
chercha apparemment pas à éviter la capture, car il se laissa arrêter deux jours plus tard chez son père. On le confronta avec l’épicier, qui le connaissait
depuis l’enfance. Il fut condamné à une peine de dix à vingt ans de prison, et son complice, qui plaidait non coupable, de deux à quatorze ans. Beaucoup
plus tard, le père de Dillinger attribua la fantastique carrière criminelle de son fils au fait qu’il avait beaucoup souffert de cette première injustice552.
Le reste de la vie de Dillinger – pas tout à fait dix ans – relève des films de gangsters et des romans noirs. Il passa neuf ans en prison, jusqu’à sa mise en
liberté conditionnelle, en 1933. En prison, il avait mûri, fait la connaissance de vrais caïds, casseurs et braqueurs, et établi suffisamment de contacts pour
faire de son année de liberté une orgie de vengeance contre les autorités. En quatorze mois, il attaqua une douzaine de banques. Il fit passer des armes à ses
anciens codétenus de la prison de Michigan City. Il attaqua des commissariats et des hôtels de ville. Il entretint de belles femmes, passa des vacances à
Miami. Il retourna même pour une réunion familiale chez son père, où il posa complaisamment pour une photographie, brandissant une mitraillette et le
pistolet de bois qui lui avait permis de s’évader d’une prison. Au cours de cette épopée, il prétendit toujours n’avoir tué qu’un seul homme ; mais le doute est
permis.
Si l’on avait élu un « homme de l’année » en 1934, il y a gros à parier que Dillinger l’eût emporté haut la main. Il était l’homme le plus aimé du pays, après
Clark Gable. De même qu’Al Capone symbolisait le succès pour les immigrés de Chicago, Dillinger pouvait passer pour le beau mauvais garçon des petites
villes américaines. Il avait contre lui les maires, les policiers et les banquiers, mais bien des gens simples applaudissaient avec enthousiasme ses pieds de nez
aux magistrats, aux prisons et à l’armée de plus en plus envahissante des agents que commandait cet espèce de sale petit bouledogue renfrogné : John Edgar
Hoover, patron du FBI. Les citoyens de Mooresville signèrent même une pétition pour demander l’amnistie de ce fils prodigue, comme cela avait été fait
jadis pour Frank James. Le père Dillinger ne pouvait se défendre d’éprouver une certaine affection pour son gangster de fils, aimé de toute la ville. Un
auteur de passage à Mooresville interrogea la population. « C’est un type que j’aime vraiment bien », répondit un pompiste, tandis qu’un banquier de la ville
avouait même l’avoir vu « faire la tournée de ses vieux amis ».
« Comment ça ? Vous voulez dire que le criminel le plus recherché d’Amérique pourrait se balader ici, dans sa ville, à vingt-cinq kilomètres d’Indianapolis
sans que personne ne le dénonce ?
– Mais personne ne l’a jamais dénoncé, répondit froidement le banquier553. »
Dillinger comptait toutefois des ennemis à Mooresville, dont le conseil municipal et le Mooresville Times. La plupart des citoyens respectables, écrivait ce
journal, souhaitaient que Dillinger se retrouvât au plus vite sous les verrous. Mais, ajoutait l’auteur de l’article : « Si on tarde à le capturer, la faute n’en est
pas à Mooresville ni à la population en général. Elle en incombe aux fonctionnaires responsables du maintien de l’ordre, ou plutôt au mode d’élection ou de
nomination de ces fonctionnaires, qui ne permet pas d’en sélectionner de suffisamment intelligents et compétents pour se mesurer à des criminels qui n’ont
plus rien à perdre. » Aussi mauvais fût-il, semblait dire le journal, jamais Dillinger ne le serait autant que les responsables incompétents qui gaspillaient
l’argent public554.
Les responsables du nouveau gouvernement installé à Washington ne pouvaient évidemment pas laisser s’installer de tels sentiments dans le public.
L’ennemi public n° 1 ne cessait de glisser entre les mailles du filet tendu par « le gouvernement le plus puissant de l’histoire », adressant des clins d’œil à
l’opinion et forçant sa sympathie. Et il n’y avait pas que Dillinger. Il y avait aussi Pretty Boy Floyd, ancien trafiquant d’alcool du Missouri qui avait abattu à
la mitraillette une petite cohorte d’agents du FBI et de policiers en tentant de libérer un autre hors-la-loi fameux, Frank Nash, à la gare de Kansas City. À
Oklahoma City, le magnat texan du pétrole Charles Urschel fut kidnappé par George Kelly, plus connu sous le nom de « Machine Gun » (« mitraillette »)
Kelly. Bonnie Parker et Clyde Barrow attaquaient les banques tout le long de la vallée du Mississippi. Et le gang de Ma Barker, disait-on, faisait sauter les
banques à la dynamite et enlevait de riches hommes d’affaires depuis les grandes plaines jusqu’en Floride.
Pour John Edgar Hoover, qui s’était fait les dents sous Palmer, ministre de la Justice de Woodrow Wilson, lors des ignominieuses attaques et arrestations
de radicaux qui avaient marqué l’année 1919, ces bandits menaçaient à leur tour la stabilité du pays. Comme s’il ne suffisait pas de la menace communiste
dans les villes, où ces bandits d’un autre genre réclamaient le renversement de tous les banquiers et capitalistes, comme s’il ne suffisait pas que des
troubadours subversifs à la Woody Guthrie chantassent la révolte aux cultivateurs chassés de chez eux par la misère et les tempêtes de poussière, c’étaient
maintenant ces héroïques pilleurs de banque qui contribuaient à saper le respect dû aux autorités. Pour accomplir sa tâche, c’est-à-dire pour contraindre le
pays à respecter l’autorité, Hoover soutenait qu’il lui fallait plus de pouvoir. Seul un FBI doté de compétences accrues pouvait faire barrage à l’anarchie.
Jusqu’à 1934, de sérieuses contraintes pesaient sur les agents du bureau fédéral. Seuls relevaient de leur compétence la prostitution, les attaques contre des
banques fédérales (mais non contre les petites banques locales), les enlèvements avec passage d’un État dans un autre (depuis l’affaire de l’enlèvement du
petit Lindbergh, fils du célèbre aviateur), les vols de voitures avec passage d’un État dans un autre et « les crimes contre les États-Unis ». De plus, les agents
ne pouvaient être armés ni procéder eux-mêmes à des arrestations. Dans les cas d’enlèvement, ils ne pouvaient entrer dans la danse qu’après y avoir été
invités par les responsables locaux du maintien de l’ordre. L’attorney general (ministre de la Justice) Homer Cummings, partisan d’un grand renforcement
des pouvoirs et des compétences du FBI, expliqua au public : « Nous sommes désormais engagés dans une guerre qui met en cause la sécurité de notre pays.
Une guerre contre les forces organisées du crime555. »
Le 18 mai 1934, le Congrès accorda à Cummings et Hoover le renforcement qu’ils sollicitaient. En l’espace d’une journée, les deux Chambres adoptèrent
six lois nouvelles. Un mois plus tard, trois autres mesures étaient adoptées, sur les instances du FBI. C’était désormais un crime fédéral de franchir les
frontières d’un État pour se mettre à l’abri des poursuites judiciaires, d’agresser un agent fédéral, de garder un otage plus d’une semaine – même sans lui
faire franchir de frontière –, d’extorquer des fonds en utilisant le téléphone ou tout autre moyen gouverné par des règlements fédéraux ou inter-États,
d’attaquer toute banque appartenant au système fédéral de réserve, de franchir une frontière d’État avec plus de 5 000 dollars de marchandises volées, de
prêter la main à toute tentative d’évasion. Plus important encore : les agents du FBI étaient désormais autorisés à porter des armes et à procéder à des
arrestations.
Les agents n’avaient évidemment pas attendu d’obtenir cette autorisation pour utiliser des armes à feu. En avril 1934, par exemple, ayant appris que
Dillinger, « Baby Face » Nelson, Pretty Boy Floyd et plusieurs autres étaient réunis dans un motel du Wisconsin, le Little Bohemia, Hoover expédia par
train, par route et par avion une véritable meute. Le 1er mai, un samedi, peu après l’heure du dîner, les agents passèrent à l’attaque. Les bandits ripostèrent
par un feu nourri, tandis que les « vedettes » s’enfuyaient par la porte de derrière. Trois innocents furent tués.
Les nouvelles lois furent adoptées pratiquement sans opposition. Seul William King, un démocrate de l’Utah, se prononça nettement contre les nouvelles
mesures. Reconnaissant que « les gangsters et les racketteurs » constituaient un réel danger, il estimait cependant que les nouvelles mesures constitueraient
une violation patente des droits des États de la fédération.
Je vais voter contre ces lois, parce que je suis persuadé que leur mise en application donnera lieu à des abus. […] Je n’ai pas le moindre doute que, dans l’actuel climat d’hystérie, comme dans ceux qui
pourraient s’installer par la suite, des citoyens souffriront, seront arrêtés ou poursuivis en vertu de la loi fédérale, alors que les circonstances ne le justifieront pas. Ces lois remettent en cause la compétence
des États à gérer leurs propres affaires, elles substituent un code criminel fédéral au code criminel de chaque État556.

Désormais munis de leurs armes à feu et de l’approbation du Congrès, les hommes de Hoover se mirent en chasse. Le premier de leur liste était
évidemment l’ennemi public n° 1. Renseignés par la maîtresse de Dillinger, ex-tenancière de bordel à Gary, dans l’Indiana, plus de vingt agents l’attendirent
à la sortie d’un cinéma de Chicago où il s’était rendu assister à la dernière séance de matinée de Manhattan Melodrama. Il était 18 h, ce 22 juillet, et
Dillinger mettait le pied dans la rue, quand il s’aperçut que sa compagne s’attardait en arrière… Selon deux témoins oculaires, il n’eut pas le temps de
seulement faire mine de dégainer. Un mécanicien qui se tenait devant son garage, de l’autre côté de la rue, déclara : « Soudain, j’ai vu un grand type tirer
deux fois, coup sur coup. Il était tout près de l’homme qui est tombé. Il est tombé sur le trottoir, sans dire un mot. » Et une dame qui avait assisté à cette
scène depuis la fenêtre de son salon, au premier étage, confirma ce premier témoignage, ajoutant : « J’ai même cru que c’était un hold-up, dont la victime
était morte. » L’enquête du coroner conclut à la légitime défense et décréta que les agents qui avaient participé à l’épisode méritaient « de vives
félicitations ». Des voix s’élevèrent pourtant, affirmant que tout n’était pas si clair. Le père de Dillinger s’exprima sans détour : « Ils l’ont abattu de sang-
froid. » Certains journalistes considéraient que l’enquête du coroner avait été rapide, voire incomplète. Même une agence aussi peu suspecte de subversion
que l’Associated Press manifesta une certaine incrédulité : « L’homme qui l’avait retrouvé n’était pas présent à l’enquête ; l’homme dont la balle l’avait tué ne
fut pas nommé ; l’informateur qui l’avait conduit à la mort n’était même pas cité557. »
La mort de Dillinger fut donc celle du premier ennemi public désigné par le FBI. Mais la production par celui-ci d’ennemis publics successifs ne reflétait
que le génie promotionnel et publicitaire de J. Edgar Hoover. Au fur et à mesure qu’un gangster succédait à un autre en tête du palmarès, Hoover pourrait
mieux propager l’idée que l’Amérique était pleine d’un nombre illimité de criminels dépravés. Il apportait de l’eau au moulin de la mythologie populaire en
glorifiant les gangsters et en mettant aussi en vedette ses propres G-Men (un surnom qu’ils tenaient du hors-la-loi texan « Machine Gun » Kelly).
Dillinger une fois effacé, Hoover « couronna » donc Charles Arthur Floyd, plus connu sous le surnom de « Pretty Boy » Floyd. Ce dernier en fut
apparemment satisfait, car il avait jalousé à Dillinger son titre d’ennemi public n° 1. Il n’avait jamais connu une année aussi éclatante que la saison 1933-
1934 de son rival, mais attaquait les banques et les hommes d’affaires depuis la fin des années 1920, date à laquelle il avait été mis en liberté conditionnelle
après une première condamnation à trois ans de prison – qu’il avait mise à profit pour améliorer sa formation professionnelle et se créer un réseau de
contacts utiles à l’extérieur. Ayant repris le travail, il se vantait, paraît-il, auprès des banquiers ses victimes : « Tu pourras dire à tes amis que t’as été braqué
par Pretty Boy Floyd ! » Comme Dillinger encore, il jouissait d’une certaine admiration dans la presse et le public.
Les méthodes de Floyd sont ultra-modernes – écrivait par exemple l’Associated Press dans une dépêche. Des policiers d’Oklahoma disent qu’ils ont tiré sur lui à bout portant et qu’il est parti en riant,
indemne. C’est, croit-on, qu’il porte habituellement un gilet pare-balles et une calotte d’acier sur la tête. Il est généralement armé de mitraillettes quand il attaque une banque et prend la précaution
d’emmener le caissier ou le directeur en otage jusqu’à ce qu’il parvienne à distancer ses poursuivants558.

Le 22 octobre 1934, trois mois seulement après la mort de Dillinger, « Pretty Boy » Floyd fut abattu lors d’un affrontement avec les agents du FBI, près
de Clarkson dans l’Ohio. Pour reprendre les termes d’un auteur favorable à Hoover, Floyd fut vaincu pour avoir refusé de se rendre compte que le FBI était
devenu « une machine de guerre dirigée contre les gangs et le crime à l’échelle de tout le pays559 ».
Un mois plus tard, c’était « Baby Face » Nelson (de son vrai nom Lester Gillis) qui tombait sous les balles des « fédés ». Puis, en janvier 1935, un assaut en
règle, avec gaz lacrymogènes, mitrailleuses et carabines à tir rapide contre une fermette isolée de Floride permit de tuer Ma Barker et son fils Fred.
L’attaque ayant été menée à l’aube et par surprise, il paraît bien improbable que les Barker aient eu le temps de se saisir de leurs armes. Fred Barker était
l’un des chefs du gang Karpis-Barker. Selon Alvin Karpis, Ma Barker ne tenait aucun rôle dans le gang ; mais Hoover soutenait qu’elle en était le cerveau.
Karpis, qui se trouvait dans le New Jersey pendant l’affaire de Floride, échappa de justesse à une fusillade dans son hôtel d’Atlantic City. En mai 1936, il se
vit brusquement entouré d’agents du FBI alors qu’il sortait de sa maison de La Nouvelle-Orléans, sans arme et sans méfiance. Hoover, qui l’avait désigné à
son tour comme ennemi public n° 1, était venu en personne à La Nouvelle-Orléans pour sa capture. Devant la presse qui l’interrogeait sur ce succès, il se
vanta d’avoir procédé à l’arrestation du dernier des grands voyous de l’Ouest. Karpis prit la mouche : « Je ne suis pas un voyou, dit-il fièrement, je suis un
voleur560. »
Notes
541. Ray Ginger, Six Days or Forever, Boston, 1958, p. 130. Notre propre récit est fondé sur ceux que nous ont donnés Arthur Garfield Hayes, Let Freedom Ring, New York, 1928, p. 25-89 et Frederick Lewis
Allen, Only Yesterday, p. 142-146 ; mais plus encore sur l’ouvrage de Ginger.
542. Cité par Ray Ginger, Six Days, p. 7.
543. Ibid., p. 64.
544. Ibid., p. 34. H. L. Mencken, « The Monkey Trial : A Reporter’s Account », in Jerry Tompkins, D-Day at Dayton, Baton Rouge, Louisiane, 1965, p. 39.
545. Ray Ginger, Six Days, p. 8, 13-14.
546. H. L. Mencken, « The Monkey Trial », op. cit., p. 44. Ray Ginger, Six Days, p. 74.
547. Ibid., p. 133.
548. David Chalmers, Hooded Americanism : The First Century of the Ku Klux Klan, 1865-1965, New York, 1965, p. 290-299.
549. Don Kirschner, City and Country : Rural Responses to the Urbanization in the 1920s, Westport, Connecticut, 1970, chapitre 2, plus particulièrement p. 2-3, 24, 37-38, 169-177.
550. Ibid., p. 37-38, 169-177.
551. Joe Frantz, « The Frontier Tradition : An Invitation to Violence », in Hugh Graham et Ted Gurr, Violence in America, New York, 1962, p. 119.
552. Hank Messick, Gangs and Gangsters, New York, 1974, p. 121-125. Robert Crome et Joseph Pinkston, Dillinger : A Short and Violent Life, New York, 1962, p. 8-15.
553. Ibid., p. 203, 198-199.
554. Ibid., p. 206.
555. Sanford Ungar, FBI, Boston, 1975, p. 73.
556. Ibid., p. 74-75.
557. Robert Crome et Joseph Pinkston, Dillinger, op. cit., p. 253-256. Hank Messick, Gangs and Gangsters, op. cit., p. 146.
558. Paul Wellman, A Dynasty of Western Outlaws, Garden City, N.Y., 1961, p. 330.
559. Ibid., p. 349.
560. Hank Messick, Gangs and Gangsters, op. cit., p. 181-184. Paul Wellman, Western Outlaws, op. cit., p. 343-344.
CHAPITRE 23
La manière Ford

Avec la mort de Dillinger, l’emprisonnement de Capone et de Luciano, la fin des années 1930 avait vu l’élimination des grandes figures épiques de la
nouvelle pègre américaine. Un John Edgar Hoover fort satisfait de lui-même pouvait annoncer qu’il n’y avait « pas un seul » syndicat criminel à l’œuvre où
que ce fût aux États-Unis. Rien n’aurait pu être plus éloigné de la vérité.
Pendant quelque temps, le public sembla pourtant le croire. Le brigand de grand chemin, la figure prestigieuse du vengeur solitaire, ennemi de l’État et
des banques, tout cela avait disparu. La puissance de feu de Hoover et les nouvelles armes que la technologie moderne mettait à la disposition de la police
étaient venues à bout d’une des figures traditionnelles les plus anciennes de l’illégalité : le grand hors-la-loi américain. Bien qu’il n’eût nullement contribué à
mettre hors d’état de nuire les gangsters italiens, Hoover avait si bien su se mettre en avant par ses campagnes publicitaires contre les pilleurs de banque qu’il
bénéficiait d’une image de grand destructeur de la pègre. Il pouvait aussi rappeler que tous les caïds de l’alcool étaient en prison, à l’appui de son affirmation
que les syndicats du crime avaient cessé de représenter une véritable menace561.
La violente campagne montée par le gouvernement contre les hors-la-loi les plus célèbres présentait un autre avantage en cette période de dépression. À
un moment où des millions de gens des classes moyennes, médecins, avocats, commerçants, fonctionnaires, redoutaient que le pays tout entier ne pût
survivre à son effondrement économique, la réussite des opérations menées contre des hors-la-loi bien connus servait à démontrer la force du
gouvernement. En constituant une liste d’ennemis publics constamment remise à jour, Hoover fit preuve d’une habileté indéniable : les gens qui volent
l’argent des banques ne sont pas seulement les ennemis des banquiers, ils sont les ennemis de tout un chacun, les ennemis de l’Amérique elle-même. Mais
Hoover utilisait sa campagne réussie contre les « ennemis publics » pour faire admettre les agressions, pour lui beaucoup plus importantes, auxquelles il se
livrait contre les radicaux et les agitateurs ouvriers. C’était surtout ces gens-là, estimait-il, qui constituaient une menace réelle contre l’Amérique. Hoover et
ses hommes étaient donc en mesure de définir la signification du crime en Amérique, de faire de cette définition une arme politique et de concentrer
l’attention et les soucis du public sur un certain genre de crimes, une catégorie particulière de criminalité : cela détournait l’attention à l’égard de crimes
beaucoup plus répandus, et encourageait la prolifération des milices patronales dans des proportions encore jamais atteintes.
Les crimes du grand patronat, particulièrement contre les syndicats ouvriers, sont légion ; nous examinerons ici ceux de Henry Ford et de son bras droit,
Harry Bennett562.
Officiellement « directeur du personnel » de la Ford Motor Company tout au long des années 1930, Bennett était en fait le personnage le plus important
de la maison tout de suite après « Mr. Henry ». C’était un petit homme dur et musclé, qui avait été garde du corps des enfants de Ford. Il devint ensuite
chef des gardiens de l’usine de River Rouge, à Dearborn, dans les faubourgs de Détroit. Mais son vrai pouvoir lui venait de son poste à la tête du Ford
Service Department, l’énorme milice privée que Ford utilisait pour maintenir l’ordre dans ses usines. Le Ford Service Department existait avant l’arrivée de
Bennett à sa tête, mais ce fut Bennett qui en fit, pour reprendre les termes du New York Times, la plus importante troupe militaire privée du monde563…
Bennett se composa un état-major d’ex-boxeurs, de champions de football américain, de repris de justice en liberté conditionnelle et d’un large échantillon
de la pègre de Détroit. Les repris de justice sortis de prison étaient particulièrement appréciés de Bennett, à la fois pour le Ford Service Department et pour
le travail en usine. Ford put même se vanter de mener une croisade sociale pour la réhabilitation et la réinsertion des anciens détenus. En 1934, Bennett dit
à un journaliste de Détroit que Ford employait 8 000 anciens détenus. Cependant, la politique d’embauche de Bennett ne lui était pas dictée par un
quelconque instinct d’assistance sociale, mais bien par son désir de recruter une armée de durs capables d’occuper les premières lignes lors des affrontements
répétés, chez Ford, entre le patronat et les ouvriers. Il savait aussi qu’il y avait des avantages considérables à maintenir un contact très étroit avec la pègre de
la ville, en particulier avec ses chefs. Dès 1927, Ford avait passé un accord avec le chef des bootleggers siciliens de Détroit, Chester LaMare564.
Selon les agents fédéraux, LaMare était à Détroit ce qu’Al Capone était à Chicago. Ses hommes contrôlaient le trafic de l’alcool et divers autres rackets
dans tout le South Side de la ville. En 1928, alors qu’il travaillait déjà pour Ford, les agents des services de la prohibition lui attribuaient un empire de
215 millions de dollars dans le trafic de l’alcool, ce qui faisait de lui le deuxième industriel de l’État derrière… l’industrie automobile. Cela n’empêchait pas
ses lieutenants d’offrir des bains glacés (et mortels) dans le fleuve aux concurrents récalcitrants. Perpétuellement arrêté sous un prétexte ou un autre, LaMare
finit par être jugé coupable d’avoir contrevenu à la loi sur la prohibition en 1927. Il aurait immanquablement fini en prison – et sans doute perdu le pouvoir
au profit du gang juif ou de ses rivaux italiens, les frères Licavoli –, si Bennett n’était alors intervenu pour lui offrir un emploi de « réhabilitation ». LaMare
servirait bien mieux la société en usine que dans une cellule, sous la surveillance morale de ce grand héros populaire américain et grand ami de la vertu :
Henry Ford. Chester LaMare ne tarda donc pas à prendre la tête d’une agence de vente des usines Ford, la Crescent Motor Sales Company. Mieux encore,
il reçut une concession, celle de la fourniture des fruits à la cantine de l’usine de River Rouge. À elle seule, cette concession lui rapporta 100 000 dollars par
an.
Mais la presse s’empara de la chose et, après plusieurs articles bien indiscrets et embarrassants, Henry Ford se décida à démentir – par la bande –
l’existence d’un lien entre Bennett et LaMare. L’année suivante, alors que LaMare semblait en difficulté avec des bandes rivales, Ford annula sa concession
fruitière. Mais ce ne fut nullement là, pour autant, la fin des relations de Ford et de Bennett avec la pègre. Quand LaMare fut assassiné, en 1931, ce fut
Emil Colombo, frère et associé du principal conseil juridique de Ford, Louis Colombo Jr., qui s’occupa des intérêts de sa veuve et assura sa protection.
Autre habitué du bureau de Bennett, encore qu’il n’y fût pas officiellement employé, Joseph Tocco était un bootlegger du West Side et fut mêlé à la guerre
des gangs tout au long de la dépression. Pendant le procès pour meurtre d’un allié de Tocco, Leonard Cellura dit « Léo le Noir », en 1937 ; le juge déclara
avoir été soumis à des pressions afin de se montrer indulgent vis-à-vis de l’inculpé. À Cellura lui-même, il dit directement : « Des personnes probablement
égarées ont tenté jusque dans l’enceinte de ce tribunal d’interférer avec le cours normal de la justice et n’ont pas cessé, même maintenant que vous avez été
reconnu coupable de meurtre. Si ces efforts indécents ne cessent pas, je vous préviens qu’il me faudra publiquement dénoncer leurs auteurs. »
Le juge n’alla pas jusqu’à cette extrémité, mais on sait que deux au moins de ces « personnes égarées » étaient des associés de Bennett. John Gillespie, un
ancien boss républicain devenu agent d’assurance pour Ford, rendait régulièrement visite à Cellura dans sa cellule. Le procureur ayant déclaré que « Léo le
noir » était « un tueur dangereux », Gillespie l’attendit hors de la salle d’audience et hurla d’une voix menaçante : « Dites donc, vous ! Personne ne peut se
permettre de traiter de “tueur” un de mes amis et continuer à habiter cette ville, compris ? » Sans guère plus de subtilité, un employé de Ford Service, Sam
Cuva, vint régulièrement assister au procès ; il était armé jusqu’aux dents et, assis au premier rang des spectateurs, foudroyait sans cesse du regard les
témoins de l’accusation. Ce Cuva fut inculpé de tentative de meurtre par la suite. On apprit en outre que, tandis que « Léo le noir » était encore en liberté
sur caution, Ford avait poussé la générosité jusqu’à mettre à sa disposition une automobile immatriculée à son nom « aux bons soins de Ford Motor
Company, Dearborn ». Pour finir, Ford n’hésita pas à conclure des accords d’affaires avec un véritable tsar du crime : Joe Adonis, l’un des patrons à
Brooklyn de Meurtre S. A.565.
La tendresse de Harry Bennett pour les gangsters n’était pas une simple survivance de son adoration d’enfant pour les durs des illustrés qu’il lisait en
cachette à l’école. Bennett savait exactement où il voulait en venir. En combinant ses alliances dans la pègre avec les capacités d’espionnage de son propre
Service Department, il devint l’homme le mieux informé de Détroit. À une époque où la police semblait impuissante face aux débordements des criminels
et à l’agitation des anarchistes, Bennett se présentait comme un spécialiste privé du maintien de l’ordre, une espèce de petit John Edgar Hoover du
Michigan. Surnommé « le petit bonhomme » (little fellow) – par référence au « gros bonhomme » (big fellow) Al Capone –, Bennett devint une figure
héroïque dans les pages des Detroit News et de la Free Press.
Alors même que ses propres liens avec la pègre étaient connus, Bennett n’en faisait pas moins figure de flic de la dernière chance. Après l’assassinat de
deux couples brûlés dans une automobile à Ypsilanti, ce furent les servicemen de Ford qui démasquèrent les assassins. Lors d’un kidnapping qui fit la une des
journaux, en 1929, les hommes de Bennett obtinrent que l’enfant fût relâché par ses ravisseurs. On apprit par la suite que Bennett était tout simplement allé
trouver l’un des acolytes de Chester LaMare, qui avait donné l’ordre que l’enfant fût relâché et la rançon restituée aux parents. Après un accident de la route
survenu à Henry Ford, en 1927, Bennett se dit en mesure de « rassurer » le public quant à l’hypothèse que son patron aurait été victime d’un attentat. « Nos
liens avec la pègre de Détroit sont tels, annonça-t-il fièrement, que moins de vingt-quatre heures après qu’un tel projet ait été tramé, nous en serions
informés. » Beaucoup plus tard, évoquant ses souvenirs, Bennett se rappela que LaMare lui avait dit un jour : « Je suis le roi. Tu traites avec moi et personne
se fera descendre566. »
En faisant ainsi jouer ses relations pour découvrir la solution d’énigmes criminelles en vue, Bennett pouvait promouvoir une image héroïque de Henry
Ford et de sa fabrique d’automobiles. Et, comme on supposait le plus souvent que les amis de Bennett au sein de la pègre ne faisaient guère que fournir en
alcool de contrebande les bars et les boîtes, on estimait pouvoir lui pardonner le peu d’orthodoxie de ses méthodes. Telle était du moins l’opinion des amis
que Bennett comptait dans la presse. Car, pour les ouvriers de l’automobile, les exploits de Bennett avec la pègre revêtaient une tout autre signification : non
seulement ils pouvaient à tout instant être rossés, sur la chaîne, par les agents du Service Department mais, s’ils s’avisaient d’entreprendre sérieusement un
travail d’organisation syndicale, ils risquaient d’avoir aussi à se défendre contre une troupe armée de gangsters.
Keith Sward a donné une description détaillée des comportements quotidiens des servicemen dans les usines, à l’égard des ouvriers à la chaîne. Tout
homme convoqué au bureau de la maîtrise y était conduit à coups de poings et de bourrades, comme un détenu dans une prison à régime très dur. Les
travailleurs des équipes de nuit, éblouis par le faisceau d’une lampe torche brusquement braqué sur les yeux, étaient soumis à des questions humiliantes. En
dehors même de l’atelier, les ouvriers qui osaient se plaindre des conditions de travail étaient immédiatement molestés par les servicemen. L’une des
principales recrues de Bennett, Ralph Rimar, finit par quitter Ford et vendit au journal new-yorkais PM un récit de ce qui se passait dans les usines du
magnat de l’automobile. Rimar avait lui-même supervisé les opérations d’une escouade d’espions et d’hommes de main pour Bennett, de 1933 à 1935. Ses
hommes travaillaient aussi bien à l’intérieur des usines que dans les rues de Dearborn, adressant leurs rapports aux alliés que Ford comptait à la mairie.
« Mes propres agents me rapportaient les conversations surprises dans les épiceries, les boucheries, les restaurants, les salles de jeu, les bistrots, les réunions
de toutes sortes, les clubs de jeunes et même les églises. Les femmes, au marché, en attendant qu’on les serve, discutent parfois des activités et des opinions
de leurs époux. J’étais alors très vite mis au courant. » Ces méthodes étaient bien connues, tout comme l’acharnement de Ford à empêcher toute ombre
d’action syndicale. Un organe aussi peu suspect de radicalisme que le New York Times disait de Ford, en 1928, qu’il était « un fasciste de l’industrie – le
Mussolini de Détroit ». Quelques années plus tard, le ressentiment et la colère des ouvriers avaient atteint un tel niveau que le très capitaliste magazine
Fortune mettait en garde contre l’imminence d’une explosion sociale à l’usine de River Rouge : « La tension est omniprésente. On a le sentiment qu’un
gamin muni d’un pistolet à amorces suffirait à déclencher l’émeute567. »
Et, au printemps de 1937, cette explosion eut lieu. L’hiver précédent avait été le plus sanglant de l’histoire de l’industrie automobile. Les organisateurs
syndicaux des United Automobile Workers (UAW) eurent à subir les agressions des casseurs des milices patronales, des flics, de la Garde nationale et des
membres du Ku Klux Klan, tandis qu’ils lançaient à Flint des grèves sur le tas contre la General Motors. On eut même quelques débuts de preuve d’un
complot des responsables de la mairie et les milices de vigilantes, en vue d’assassiner Roy Reuther, frère du dirigeant syndical Walter Reuther, et deux autres
syndicalistes. Mais, au tout début du printemps, le syndicat remporta une importante victoire. Il avait réussi à s’implanter à la General Motors. Ford
devenait du même coup le principal bastion. Son patron était aussi le plus acharné ennemi des syndicats de toute l’industrie automobile568.
Les responsables de l’UAW savaient que, pour organiser une section syndicale chez Ford, il leur faudrait subir les agressions brutales de Bennett, de ses
alliés de la pègre et des milliers d’hommes qu’il commandait dans le Service Department. L’affrontement le plus violent eut lieu le 26 mai 1937, devant la
porte n° 4 de l’immense usine de River Rouge, que les travailleurs avaient surnommée entre eux « la boucherie ». Des centaines de militants de l’UAW
étaient prêts à distribuer des tracts à l’arrivée de l’équipe d’après-midi. Les tracts citaient des extraits de la loi Wagner sur le droit des travailleurs à
l’organisation, et exhortaient les ouvriers à former une section syndicale affiliée à l’UAW. La porte n° 4 était l’entrée principale de l’usine. Elle ouvrait sur
une passerelle, enjambant une large avenue, Miller Road, et conduisant à une gare de chemin de fer électrique. Walter Reuther, alors secrétaire d’une
section du West Side, a fait le récit des événements à partir du moment où les militants voulurent commencer la distribution.
Je suis descendu de voiture sur Miller Road, non loin de la porte n° 4. Dick Frankensteen et moi nous sommes dirigés vers l’escalier de la passerelle. Je suis monté et j’ai gagné le milieu de la passerelle. J’y
suis resté une ou deux minutes puis, d’un seul coup, 35 ou 40 types ont surgi et nous ont entourés, ils se sont mis à cogner. Je n’ai pas riposté. J’ai seulement tenté de me protéger le visage. À huit reprises, les
types m’ont ramassé par terre puis précipité à la renverse sur le sol de ciment. Pendant que j’étais à terre, ils me balançaient des coups de pied sur la tête et d’autres parties de mon corps. Après que j’ai eu reçu
un bon paquet de coups de pied, un type a beuglé : « Allez, ça suffit, laissez-le partir ! » Alors ils m’ont remis debout, les bras tordus derrière le dos, et ils m’ont encore frappé. Pour finir, ils m’ont jeté par
terre à côté de Dick qui était étendu sur la passerelle et, quand on a été côte à côte, ils ont recommencé à me donner des coups de pied, puis ils m’ont jeté dans l’escalier. J’ai dévalé la première volée de
marches. Je ne bougeais plus, alors ils m’ont ramassé et m’ont balancé jusqu’en bas de l’escalier.
Il y avait dans les 150 hommes autour de nous. […] Je dirais que ceux qui nous battaient vraiment étaient une vingtaine. […] Ils ont recommencé à me frapper en bas de la passerelle, et aussi à me projeter
devant eux, sans jamais me laisser partir vraiment. Ils m’ont fait ça un bon bout de temps. […] Plus nous essayions de partir, plus les coups pleuvaient, […] tout ça bien sur 200 ou 300 mètres. […] Pendant
qu’ils me malmenaient comme ça, j’apercevais de temps en temps des femmes et des hommes qui recevaient eux aussi des volées de coups de pied. […] J’avais dans ma poche l’autorisation officielle de
distribuer des tracts à la porte de l’usine, mais personne n’a voulu la regarder. J’ajoute que la police, présente tout autour, n’a rien fait pour empêcher le massacre569.

Walter Reuther répéta son témoignage, corroboré par d’autres, devant le National Labor Relations Board (NLRB, Commission nationale des relations
industrielles) en juillet 1937. Des prêtres, des journalistes, d’autres syndicalistes confirmèrent ce récit. Quelques minutes avant l’agression, un photographe
de l’agence United Press avait repéré « dans les 20 à 25 voitures pleines d’hommes garées sous la passerelle ». Quand il avait voulu les photographier, il avait
été entouré de brutes menaçantes et chassé. Mais il revint un peu plus tard et les photos qu’il prit comptent parmi les documents les plus importants de
l’histoire du mouvement ouvrier aux États-Unis. Trois des agresseurs au moins furent reconnus comme étant des employés de Ford. L’un des trois, Sam
Taylor, était un contremaître, président de l’association d’extrême droite The Knights (les chevaliers) of Dearborn. Les deux autres étaient Wilford
Comment (que la photo montrait avec une paire de menottes qui pendaient de sa poche) et Ted Greiss, arbitre de lutte. L’un et l’autre étaient des employés
de Bennett dans les rangs du Ford Service Department. Ces trois hommes et trois autres servicemen, Everett Mooren, Charles Goodman et Warshon
Sarkisian furent inculpés de coups et blessures. Témoignant devant le NLRB, un autre serviceman, Joseph Barnick, qui avait travaillé d’avril à juin, reconnut
que ses instructions étaient de « donner une raclée » à toute personne qu’il verrait distribuer des tracts570.
Ford eut recours à d’autres méthodes pour tenter d’écraser l’UAW. Ce même printemps vit l’éclosion subite de quatre autres « syndicats », tous dirigés par
des responsables du Ford Service Department. L’un des quatre, Ford Brotherhood of America, fut dissous par le NLRB, qui jugea qu’il s’agissait d’un
« syndicat-maison » créé pour empêcher par l’intimidation les travailleurs de s’affilier à l’UAW. Mack Cinzori, membre de l’UAW, vint, à l’insu de la
compagnie, témoigner devant le NLRB à propos d’une milice organisée par la maîtrise :
En janvier dernier, mon contremaître, M. Bleau, accompagné du chef d’atelier, est venu me demander si ça me plaisait de travailler chez Ford. J’ai répondu oui. Alors ils m’ont demandé si ça me plairait d’y
travailler longtemps. Et j’ai répondu bien sûr. Ils m’ont dit comme ça : « J’imagine que t’as déjà entendu parler de grèves. Bon. Tu vas ouvrir l’œil et repérer les agitateurs et les gars qui veulent faire grève et
tu nous feras savoir ce que t’auras repéré et personne en saura jamais rien… »
En juin, voilà mon Bleau qui me convoque et qui m’emmène voir un nommé Slim, un salarié. Slim m’a dit qu’ils allaient former une milice et qu’ils n’avaient pas confiance dans un seul syndicat. Il a dit que
c’était pour éviter que les ouvriers occupent la station d’électricité, qui pourrait faire arrêter tout le monde pendant six mois.
Il m’a dit que si jamais y a du grabuge, je devais ramasser un bout de tuyau de plomb et cavaler là où le grabuge avait commencé, vous voyez ? On était censé être trois dans cette bande ; dès que le grabuge
commençait, il fallait qu’on fonce, qu’on rentre dans le tas, qu’on renverse tout ce qui voudrait nous empêcher de passer et qu’on cavale là où y avait le grabuge.
Le mois dernier, y a eu une espèce d’entraînement. On nous a appelés au burlingue de Slim. On était sept de mon atelier et trois d’un autre. Un adjoint a dit, comme ça, qu’il essayait de nous réunir en cinq
minutes mais que ça nous avait pris huit minutes et donc qu’on était plutôt pas rapides571.

Les audiences que tint le NLRB en juillet et les témoignages qu’il entendit furent accablant pour Ford, dont la politique antisyndicale fut clairement
dénoncée. Les méthodes de voyous pour intimider les travailleurs finirent par se retourner contre ceux qui les utilisaient. La presse cessa de traiter les
hommes de Bennett en héros et dénonça en eux les brutes mercenaires qu’ils étaient en fait. Bennett nia toute participation ou responsabilité de la
compagnie dans « la bataille de la passerelle », mais un reporter du Detroit Times reconnut en l’un des gros bras un homme que la police avait récemment
entendu pour une affaire de hold-up. Il confia au reporter du Times : « On a été engagés, si je comprends bien, provisoirement, pour nous occuper de ces
salopards du syndicat et de leurs tracts. » Il précisa qu’il avait été engagé par le Service Department et qu’il y avait quatre hommes de main pour chaque
syndicaliste, nommément désigné572.
La guerre de Bennett contre l’UAW continua un an encore. Puis, dans le courant de l’été 1938, Bennett changea brusquement de tactique et alla voir le
président de l’UAW, Homer Martin. Celui-ci était un administrateur médiocre qui haïssait les radicaux et avait favorisé le fractionnisme à l’intérieur de son
organisation. Il savait que ses jours à la tête du syndicat étaient comptés. Pour toutes ces raisons et d’autres encore, il accepta de négocier avec Bennett un
traité de paix secret qui, eût-il été conclu, eût privé le syndicat de tout argument face à Ford. Nous n’entrerons pas dans les détails innombrables des
intrigues et des manœuvres auxquelles se livra Homer Martin, ni des réactions des autres responsables du syndicat. En janvier 1939, Martin finit par être
suspendu par le Congress of Industrial Organizations (CIO), dont dépendait l’UAW. Bennett nia évidemment avec la dernière énergie avoir passé le
moindre marché avec lui : « C’est un mensonge éhonté, s’écria-t-il, jamais je n’ai magouillé avec ce type-là573. »
Après son exclusion, Martin tenta d’organiser son propre syndicat et de l’affilier à l’AFL574. Mais sa tentative, menée sans grande conviction, ne dura pas
plus de quelques mois et ne reçut guère de soutien à l’échelle nationale. Dans ses mémoires, Bennett reconnaît avoir soutenu ce syndicat bidon et, après sa
disparition, avoir fourni à Martin un appartement meublé et un soutien financier. Mais il se garde bien de donner le détail de ses relations avec Martin575.
Et pour cause : s’il faut en croire Harry Elder, ancien vice-président de l’UAW à Saint Louis, devenu garde du corps personnel de Martin, Bennett
finança la plupart des activités de Martin. Sous la foi du serment, Elder déclara que, peu après son arrivée à Détroit, Martin lui avait demandé de « prendre
quelques gars et des armes pour faire une descente contre le QG des communistes » de la ville. Ses instructions étaient de « se faire » – mais sans les tuer –
deux hommes, Walter Reuther et Emil Mazey, tous deux dirigeants de l’UAW. Elder déclara aussi avoir fréquemment monté la garde devant une cabine
publique d’où Martin téléphonait à Bennett pour parler affaires576.
En mai 1939, Elder accompagna Martin dans les bureaux de la direction de Ford pour une rencontre avec Bennett. C’était la première fois que le garde
du corps rencontrait le « petit bonhomme », mais il eut droit à tout le numéro. Bennett appela un haut magistrat pour demander un « petit service » en
faveur de son ami Homer Martin. Quand il eut raccroché, il annonça d’un air supérieur que l’affaire « était dans le sac ». Toujours selon Elder, il dit encore
que « Ford avait promis de “marcher” avec Martin et de lui accorder une aide financière ». Lors d’une autre réunion dans le bureau de Bennett, Martin lui
aurait demandé 3 500 dollars et reçu l’assurance que « ça venait ». Le lendemain, John Gillespie, confident républicain de Ford, vint rendre visite à Martin
dans sa chambre d’hôtel tandis qu’Elder montait la garde devant la porte. « J’en avais besoin ! » entendit-il Martin affirmer. Une demi-heure plus tard,
Martin et Elder descendirent dans la rue et hélèrent un taxi.
Dès que nous fûmes sortis de l’hôtel, Martin a commencé à taper du poing contre sa paume ouverte en vociférant, « Ça y est, ça y est ! Bon Dieu, je les ai, je les ai je les ai ! » Il avait l’air rudement content. Il
m’a fait voir un paquet de biftons, y en avait bien dans les 5 centimètres d’épaisseur. Des billets tout neufs, entourés de bandes de papier, comme ils font à la banque. Ceux que j’ai vus étaient des billets de
20 dollars. Il a glissé le paquet dans la poche intérieure de son pardessus, où il faisait une bosse bien visible.

Le taxi conduisit les deux hommes au bureau d’un nommé Jerry Aldred, dans l’immeuble où Martin avait ses propres bureaux. Aldred était absent. Ils
revinrent le lendemain matin. « Martin lança des biftons sur le bureau d’Aldred. » Elder ne fut pas en mesure d’entendre ce qu’ils disaient, mais
le soir du jour où Martin remit cet argent à Jerry Aldred, Joseph Green abattit Ferris [un ennemi de Martin]. Le lendemain matin du meurtre, je vis Green dans le bureau de Homer Martin. J’ai entendu
Green dire à Martin que c’était lui, Green, qui avait abattu Ferris. Martin me dit : « Tu vois la pagaille que ces types mettent partout. Il va falloir que tu descendes à Saint Louis et que tu trouves des gars qui
sachent vraiment s’y prendre. » Martin dit à Green de se cacher en attendant de savoir ce que les avocats allaient dire. Puisque je partais pour Saint Louis, Green n’aurait qu’à se planquer dans ma piaule.

Par Bennett, Martin fit la connaissance de nombre des principaux directeurs de sociétés de Détroit, et même d’industriels de Cleveland. Chaque fois que
Martin, accompagné d’Elder, venait rendre visite à Bennett, ce dernier leur donnait une voiture avec chauffeur pour les faire reconduire en ville. Pour finir,
tout cela ne servit à rien. Tout le monde finit par savoir que Martin était un collaborateur de Bennett, et son garde du corps lui-même l’abandonna. Quand
vint l’hiver 1940, il était fini. Ce fut alors, dit-on, que « Mr. Henry » se prit de pitié pour lui et demanda à Bennett de faire quelque chose pour l’aider. Le
28 juin 1940, les Detroit News annonçaient dans un entrefilet que l’ex-homme politique John Gillespie, naguère puissant, et l’ex-dirigeant syndical Homer
Martin s’associaient pour ouvrir une affaire de pièces détachées d’automobiles577.
Au même moment, des révélations plus fracassantes encore sur les relations de Ford avec la pègre furent portées à la connaissance du public. Une étude
publiée en six livraisons dans le New York Post et consacrée à l’empire de Joe Adonis révéla que le gangster avait l’exclusivité des livraisons de Ford sur la côte
Est. « L’entreprise d’Adonis reçoit 3 millions de dollars de Ford », annonçait une manchette. L’entreprise en question, l’ACC (Automotive Conveying
Company), avait en effet un contrat d’exclusivité avec la gigantesque usine d’assemblage que Ford possédait à Edgewater, dans le New Jersey. De là,
d’énormes semi-remorques livraient les automobiles dans de nombreux États : New Jersey, New York, Rhode Island, Massachusetts, Connecticut,
Pennsylvanie, Delaware, district de Colombie, Virginie et Vermont. Si le Post ne fut pas en mesure de trouver la preuve de l’existence d’une quelconque
transaction illégale entre Ford et le gangster (dont le vrai nom était Joseph Doto) il n’en demeure pas moins que la mainmise d’Adonis sur la compagnie de
livraison n’était en elle-même pas très claire. Jusqu’à l’inauguration de la nouvelle usine d’Edgewater, en 1931, les voitures neuves étaient conduites par des
chauffeurs jusqu’aux différents points de vente. Tous les chauffeurs travaillaient pour un petit patron, un certain T. Kramer. Puis Ford décida qu’à l’avenir
ses voitures seraient transportées par camion. Pour faire face à cette situation nouvelle, Kramer s’associa avec un transporteur et commanda une flottille de
gros camions modernes. Les accords d’association ayant été dénoncés au bout de quelques mois, Kramer se trouva dans une situation quasi désespérée ; il lui
fallait absolument trouver de quoi régler les camions qu’il avait commandés. Incapable de le faire auprès de ses propres amis et relations d’affaires, il se
tourna vers les gros revendeurs Ford, tous bien connus de Bennett et de ses hommes et soumis de la part de ces derniers à une étroite surveillance. À
Brooklyn, au siège de la White Auto Sales Company, Kramer reçut un accueil chaleureux. Invité à revenir quelques jours plus tard, il fut alors présenté à Joe
Adonis, qui se montra patient et compréhensif. Après les formalités d’usage, il invita Kramer à aller discuter devant un verre, dans un bar qu’il possédait de
l’autre côté de la rue.
Adonis me donna son accord pour investir dans l’affaire tout l’argent nécessaire à sa survie – raconte Kramer. Il prit 49 % des actions. Si je n’étais pas capable de tenir mes engagements, toute l’affaire devait
lui revenir. Mais si tout marchait bien, il avait, lui, le choix de demeurer mon partenaire ou de reprendre ses billes. Dans ce dernier cas, je m’engageais à le rembourser sur une période fixée à l’avance, en
acquittant des intérêts convenus. Ni Joe ni moi-même n’étions autorisés à vendre nos parts, ou à les donner, sans l’approbation de l’autre. L’une des clauses du contrat était que j’emploierais Paul Bonnadio,
quelqu’un de sa famille, qui reçut effectivement le poste de comptable.

L’investissement initial d’Adonis fut d’au moins 100 000 dollars. Quatre mois plus tard, Kramer se retira de l’affaire. C’est alors seulement que Ford
accorda une exclusivité à l’ACC.
Devant les révélations du Post, Ford nia, au nom de sa compagnie, avoir eu connaissance des intérêts d’Adonis dans la compagnie de transport, comme
d’ailleurs dans la White Auto Sales, dont lui-même était un associé. « Nulle part, dans aucun de nos registres n’apparaît ce nom d’Adonis », disait le
document qu’il fit publier. Cela n’était évidemment pas très convaincant mais, en l’absence de preuves matérielles, on ne pouvait rien contre Ford. White
Auto Sales se vit retirer sa licence peu après pour diverses irrégularités mineures dans la tenue de ses livres, et ce fut tout. Vers la fin de 1940, on assista aussi
à l’inculpation de Joe Adonis pour quantité de crimes et de délits, notamment enlèvement, attaque à main armée et extorsion de fonds. Mais toutes les
poursuites furent abandonnées578.
Ford ne souffrit guère de tout cela. L’automobile était en plein boom et, quand les États-Unis commencèrent à préparer la guerre, les chaînes de montage
fonctionnèrent à plein rendement. La presse pouvait bien adresser toutes les remontrances qu’elle voulait à Bennett pour les relations qu’il entretenait avec
la pègre, aucun organisme officiel n’enquêta jamais sur les raisons que pouvait avoir sa milice de sécurité de nouer des contacts avec les bas-fonds. Et
personne ne sut donc jamais quelle somme exacte Ford avait laissée dans les coffres de la pègre, ce qu’il en avait obtenu en échange, ni comment ce genre
d’accord permit aux hommes d’affaires criminels de pénétrer dans le monde des affaires légales. À la veille de Pearl Harbor, les exploits de la pègre
appartenaient déjà au passé. De plus, au fur et à mesure que les vieux gangsters juifs ou italiens mouraient ou passaient derrière les verrous, leurs successeurs
se protégeaient de la publicité. Entièrement américanisés, ils avaient appris à écouter les conseils des avocats et des comptables, pour pouvoir devenir des
associés à part entière d’hommes comme Bennett et Ford.
La connivence de la Ford Motor Company avec la pègre symbolise à la fois le début et la fin d’une époque dans les activités criminelles « normales » des
grandes sociétés. Cela faisait plus d’un siècle que les fabricants avaient coutume de louer les services de brutes stipendiées pour faire tenir tranquille la base
ouvrière : les servicemen de Harry Bennett ne faisaient rien que Jay Gould et Leland Stanford n’eussent déjà inventé cinquante ans plus tôt. Mais Henry
Ford lui-même était pris entre deux époques, pour ainsi dire. Il était tout à la fois le grand héros populaire américain, inventeur du montage à la chaîne,
moderne et efficace ; l’homme qui dénonçait l’autocratie financière de Wall Street ; l’ami et, parfois, le défenseur de Hitler ; le tyran égoïste et maniaque qui
scandalisait les autres fabricants d’automobiles en offrant 5 dollars par jour à ses ouvriers, et qui faisait inscrire son identité sur chacune des automobiles
produite dans ses usines.
Cependant, ce que Ford nous a laissé, c’est avant tout la grande firme moderne, impersonnelle, intégrée, gérée par des administrateurs et des gestionnaires
froids pour qui le culte de l’efficacité est tout. La participation de sa société à des activités criminelles marqua une importante transition pour l’industrie
américaine. En effet, il ne se contenta pas d’engager des hommes de main pour faire son sale boulot, mais mit au point un système pour les intégrer
complètement dans le paysage de son entreprise. Avec l’aide de Harry Bennett, il sut voir que les criminels dotés d’esprit d’entreprise avaient dépassé le
stade où ils se contentaient d’être les garçons de course des grands patrons : ils voulaient désormais un chiffre d’affaires, des liquidités, des comptables, des
avocats. Payer Chester LaMare ou Joe Adonis de la main à la main pour les services de maintien de l’ordre qu’ils rendaient, c’eût été maladroit. Au
contraire, les associer à la production dans un département donné de l’usine et de l’entreprise, c’était reconnaître leur valeur et en faire des éléments
légitimes de la production et de la vente d’automobiles.
Notes
561. Jay Robert Nash, Citizen Hoover : A Critical Study of the Life and Times of J. Edgar Hoover and His FBI, Chicago, 1972, p. 82.
562. Le principal examen critique du rôle de Harry Bennett chez Ford est l’œuvre de Keith Sward, The Legend of Henry Ford, New York, 1948. On se référera aussi avec un certain intérêt au livre de Harry
Bennett lui-même, We Never Called Him Henry, New York, 1951.
563. Keith Sward, Legend, op. cit., p. 337-342. New York Times, 26 juin 1937.
564. Keith Sward, Legend, op. cit., p. 293-301.
565. Detroit News, 11 mai 1929, 25 juin et 16 décembre 1937. Keith Sward, Legend, op. cit., p. 303.
566. Detroit News, 26 septembre et 2 octobre 1930. Keith Sward, Legend, op. cit., p. 331. New York Times, 2 avril 1927. Déclaration de LaMare citée par Victor Reuther, The Brothers Reuther, Boston, 1976,
p. 204.
567. Keith Sward, Legend, op. cit., p. 306-307, 318-319. New York Times, 8 janvier 1928. Fortune, décembre 1933.
568. Voir Victor Reuther, The Brothers Reuther, op. cit., chapitre 13, p. 143-171. Detroit News, 2 mai 1937.
569. Cité par Victor Reuther, The Brothers Reuther, op. cit., p. 202.
570. Detroit News, 7 juillet, 12 juillet 1937.
571. Ibid., 16 juillet 1937.
572. Cité par Victor Reuther, The Brothers Reuther, op. cit., p. 203.
573. Ibid., p. 209-211. Keith Sward, Legend, op. cit., p. 380-384. Detroit Times, 22 janvier 1939.
574. D’abord rivale du CIO, cette centrale finit par fusionner avec lui pour donner l’AFL-CIO (N.d.T.).
575. Victor Reuther, The Brothers Reuther, loc. cit.
576. On trouvera la déclaration d’Elder sous le titre « Deposition of Harry Elder », 2 septembre 1939, The Archives of Labor History and Urban Affairs, R. J. Thomas Collection, boîte n° 8, bibliothèque Walter
Reuther, Université d’État Wayne, Detroit, Michigan.
577. Detroit News, 28 juin 1940.
578. New York Post, 25 et 29 mai 1940. Keith Sward, Legend, op. cit., p. 299-301.
CHAPITRE 24
Grandes sociétés et associations de malfaiteurs

Quarante ans après que Harry Bennett eut engagé des hommes de main pour donner des raclées aux militants syndicaux, les dirigeants de la Ford Motor
Company comparurent devant les tribunaux dans le cadre de deux importantes affaires criminelles. À l’automne 1978, des particuliers d’Elkhart, dans
l’Indiana, portèrent plainte pour homicide après que trois personnes eurent péri brûlées dans des Ford « Pinto ». Divers indices concordants, rassemblés par
des journalistes, semblaient montrer en effet que les dirigeants de la compagnie avaient en toute connaissance de cause laissé mettre en vente la Pinto alors
qu’un défaut du réservoir à essence la menaçait d’explosion en cas de collision par l’arrière. Ce fut la première affaire, de toute l’histoire judiciaire des États-
Unis, où une grande entreprise était accusée de meurtre. Vers le même moment, quelques hauts responsables de la même Ford Motor Company étaient
traînés devant un grand jury de Washington, accusés d’avoir versé un million de dollars à un général indonésien pour décrocher la commande d’un satellite
de télécommunications – un contrat d’une trentaine de millions de dollars. Ces deux affaires de la fin des années 1970, si nous laissons de côté le
hooliganisme qui marqua le début de l’histoire de ladite compagnie, ont soulevé quelques graves questions à propos des activités de plus en plus souvent
illégales des grandes firmes américaines579.
Aux yeux des hommes de la génération de Henry Ford I, la criminalité des grandes entreprises comptait parmi les ennuyeuses nécessités auxquelles il
fallait bien consentir si l’on voulait diriger une affaire. Les radicaux et les agitateurs des années 1930 accumulaient les accusations d’illégalité contre les
industriels, mais il fallut attendre les années 1950 pour que les citoyens moyens daignent s’apercevoir de quelque chose. Un tournant fut probablement
franchi, en 1959, quand les deux plus grandes compagnies de fournitures électriques du pays, General Electric et Westinghouse, furent accusées d’avoir
manœuvré pour constituer le plus important cartel illégal depuis le vote de la loi antitrust de Sherman. Au total, 29 entreprises et 45 cadres de haute
direction furent poursuivis pour une entente illicite sur les prix portant sur 1,75 milliard de dollars. Ce scandale, le plus grave exemple de « délinquance en
col blanc » de l’après-guerre, déclencha une série d’enquêtes parlementaires qui se prolongèrent jusque dans les années 1970. L’un des résultats en fut que
l’on s’aperçut enfin qu’aucune autre sorte de criminalité – qu’il s’agisse de la drogue, des vols de voiture, des fraudes aux assurances sociales, des agressions et
cambriolages – ne prélevait sur le revenu national une part comparable à celle des criminels en col blanc. En 1976, la commission économique du Congrès
parvint à la conclusion que ceux-ci coûtaient 44 milliards de dollars par an à la nation – contre 4 milliards pour des crimes plus communs, tels que vols et
cambriolages580.
Pour écrire l’histoire criminelle exhaustive des grandes entreprises, il faudrait tout simplement rédiger une encyclopédie du développement des affaires
dans le monde moderne. Les dossiers sur le versement de pots-de-vin et de commissions illégales à des personnalités étrangères pendant la première moitié
des années 1970 ont inondé les bureaux de la Security and Exchange Commission à Washington et les archives électroniques du New York Times, rendant
très difficile la réalisation d’une enquête exhaustive sur la criminalité des grandes entreprises. Pour poursuivre un voleur de voiture, il suffit d’un adjoint du
district attorney, d’un simple dossier de police et d’un inspecteur, alors qu’avant d’engager des poursuites contre une multinationale se livrant à la corruption
à l’étranger, à des manipulations frauduleuses d’actions, à des fraudes à la consommation ou à des ententes illicites, il faudra une équipe d’une dizaine
d’avocats et de juristes, travaillant pendant plusieurs années. Les ententes illicites entre la General Electric et les autres principaux fabricants de matériel
électrique sont à cet égard exemplaires et montrent bien les raffinements qui avaient cours dans les années 1950 et 1960581.
« Il s’agit d’une bien triste affaire, concernant un domaine important de notre économie, car ce qui est réellement en jeu ici, c’est la survie de l’économie
qui a permis à notre pays d’atteindre à sa grandeur d’aujourd’hui – bref, le système de la libre entreprise », déclara le juge Cullen Ganery avant de prononcer
les condamnations des divers inculpés de cette affaire. L’un après l’autre, les témoins étaient venus dire à ce magistrat que les multiples rencontres amicales
entre prétendus concurrents avaient fini par aboutir à la conclusion d’une série d’accords précis. Le premier portrait sur les commutateurs ; la General
Electric fabriquait des commutateurs géants pour certaines installations industrielles, qui représentaient le quart de son chiffre d’affaires. Bon an mal an, le
marché des commutateurs atteignait 75 millions de dollars par an de 1951 à 1958. 15 à 18 millions concernaient des organismes publics, mais pour le reste
les fabricants devaient soumissionner, puisqu’il s’agissait de contrats privés.
Les dirigeants n’avaient sans doute pas l’impression de se livrer à des activités gravement illégales, moins encore de gruger le public en maintenant des prix
artificiellement élevés : il s’agissait seulement d’apporter une certaine stabilité au marché. Pour cela, ils avaient imaginé un système de rotation entre les
quatre premiers fabricants de matériel électrique, sur la base d’un pourcentage fixe : General Electric prenait 45 % des contrats, Westinghouse 35 %, Allis-
Chalmers 10 % et Federal Pacific 10 %. Les dirigeants se réunissaient tous les quinze jours environ, afin de décider de la compagnie qui présenterait les
soumissions les plus basses. Un reporter du magazine Fortune donna le récit de ces réunions et de ces manipulations, en des termes qui auraient aussi bien
pu s’appliquer aux opérations d’un Rothstein ou d’un Al Capone.
Ces complots se tramaient en langage codé. La liste des présents était baptisée « liste des cartes de Noël ». Chaque rencontre était une « répétition du chœur ». Chaque compagnie avait un numéro de code.
General Electric, 1 ; Westinghouse, 2 ; Allis-Chalmers, 3 ; Federal Pacific, 7 ; seuls ces numéros et des prénoms étaient prononcés lors des conversations téléphoniques : « Allo, Bob ? Ici Jack, combien va
soumissionner 7 ? » Les cadres de la General Electric prenaient encore quelques précautions supplémentaires : entre autres celle de ne jamais s’ouvrir de rien aux avocats de la compagnie.

Les années passant, la constitution de cartels du même genre finit par s’étendre à tous les produits de la General Electric. Quand les carnets de commande
eurent tendance à faiblir, au milieu des années 1950, toutes les compagnies furent soumises à de telles pressions pour maintenir le volume des ventes qu’elles
se livrèrent à une surenchère acharnée de remises, soumissionnant bien au-dessus des prix planchers qu’elles avaient elles-mêmes fixés. De nouveau cartels
furent établis sur les cendres des anciens. Quand les sept principaux fabricants américains de commutateurs édifièrent un nouveau cartel, à la fin des
années 1950, ils mirent au point un système beaucoup plus raffiné, connu sous le nom de « phases de la lune ». Ainsi, les procureurs fédéraux qui, par la
suite, se firent remettre les livres des grandes firmes furent incapables de les déchiffrer. On fit même appel à des spécialistes du décodage, mais en vain. Pour
finir, le directeur des ventes d’une des compagnies moyennes remit ses propres carnets, dans lesquels il dressait pour lui-même le compte rendu de toutes les
séances, au procureur. La perplexité de l’accusation redoubla, car ce carnet ne contenait qu’une demi-douzaine de colonnes de chiffres. Mais l’homme
s’expliqua. La première colonne était la liste des compagnies, désignées par leur numéro de code. Chaque compagnie passait en tête à tour de rôle pendant
deux semaines de « pleine lune ». La deuxième colonne faisait apparaître le chiffre dont il convenait que chaque compagnie augmentât ou diminuât ses
soumissionnements. De cette manière, les offres de chaque compagnie étaient toujours différentes, mais ne risquaient pas de compromettre les chances de la
compagnie choisie pour faire l’offre la plus basse et enlever le marché. Fortune expliquait ce mécanisme :
Si c’était le tour du n° 1 de soumissionner un peu en dessous du prix moyen, tout ce que Westinghouse (n° 2) ou Allis-Chalmers (n° 3) avait à faire, c’était de rechercher son numéro de code dans le second
ensemble de colonnes pour savoir de combien de dollars « en plus » elles devaient elles-mêmes soumissionner. Tout cela était encore rendu un peu plus complexe par des rajouts ou soustractions de dernière
minute.

Quand les procès s’achevèrent, en 1961, sept cadres supérieurs furent condamnés à de courtes peines de prison. Les amendes, frappant tant les
compagnies que les individus, s’élevaient au total à guère moins de 2 millions de dollars. Plusieurs brillantes carrières furent brisées. Pourtant, comme le
découvrirent les rédacteurs de Fortune en allant interroger la plupart des responsables, dans le milieu des affaires et de la grande industrie, de telles pratiques
n’étaient nullement jugées répréhensibles. Le commentaire d’un P-DG plein d’amertume en témoigne : « Si cette affaire m’a appris quelque chose, c’est de
ne jamais parler devant plus d’une personne, et de ne pas mettre les pieds dans des réunions nombreuses. »
La discrétion – telle pourrait bien avoir été en effet l’unique leçon que l’industrie aura tirée du scandale des ententes illicites entre fabricants de matériel
électrique. Car les dirigeants des grandes entreprises ont élaboré d’innombrables raffinements en matière de techniques de fraude et d’évasion fiscale, depuis
la spéculation sur le cours des changes des multinationales jusqu’aux transferts de fonds calculés et effectués par ordinateur. Pendant les années 1960, ce
furent les grands escrocs – tel le Texan Billy Sol Estes, qui parvint à rafler 20 millions de dollars sur une affaire d’engrais fantôme – qui firent la une des
journaux. Portés par l’euphorie des années où l’expansion était artificiellement entretenue par les dépenses de guerre du gouvernement, une cohorte de
génies de la finance mirent sur pied de véritables châteaux de cartes de mutuelles d’assurance et de crédit foncier, ainsi que des combinats tentaculaires qui
s’effondrèrent à grand fracas dès que la conjoncture changea, au début des années 1970.
L’un des plus importants de ces conglomérats fut la « reine de Wall Street » : Equity Funding, Inc. De 1964 à 1972, Equity Funding rassembla des
dizaines de firmes apparemment pleines de promesses – sociétés d’épargne et de crédit, assurances, promoteurs fonciers, sociétés de prospection pétrolière,
etc. Les brillants jeunes gens qui menaient l’affaire éblouirent les investisseurs par leur succès manifeste. À preuve, sa croissance sans égale : les rapports
annuels faisaient état de 20 millions investis sous forme d’obligations dans une banque du Midwest et d’un certain nombre d’autres millions prêtés à des
mutuelles. Les rapports se gardaient bien de révéler, en revanche, que tous les chiffres utilisés depuis 1964 étaient trafiqués. Quand le château de cartes
s’effondra, en 1972-1973, il apparut qu’Equity Funding ne possédait pas d’obligations et n’avait jamais avancé un sou à aucune mutuelle. De plus, elle gérait
des compagnies d’assurances dont 60 % des polices étaient bidon582.
On dira sans doute que ces gens-là étaient des tripatouilleurs de haut vol, ce genre de manipulateurs qui prospèrent toujours quand la conjoncture est au
beau fixe et que l’argent abonde – leur ancêtre à tous fut Robert Vesco qui, avec l’aide de ses amis de la pègre, pluma Investors Overseas Services de quelque
200 millions de dollars –, mais que ces escrocs constituent l’exception dans l’immense armée des honnêtes gens. Quand il fut nommé secrétaire au Trésor,
l’ancien président de Bendix Corporation, Michael Blumenthal, ne dit pas autre chose. Interrogé à propos des affaires de corruption et de pots-de-vin versés
à l’étranger par un certain nombre de grandes entreprises américaines, il répondit bien haut : « Si la mauvaise conduite d’une grande entreprise fait la une
des journaux, c’est précisément parce que la majorité des grandes entreprises ne se rendent jamais coupables d’une telle mauvaise conduite. »
Diverses études du comportement des grandes entreprises au cours des années 1970 permettent d’en douter. L’une d’entre elles, effectuée par le Congress
Watch de Ralph Nader, portait sur les illégalités commises par l’élite des firmes américaines, à savoir les 157 membres de la Business Roundtable. 58 % de
ces firmes reconnurent avoir versé des pots-de-vin et des commissions illégales, ou avaient fait l’objet de poursuites de la part du gouvernement fédéral pour
divers délits contre les consommateurs ou infractions à la loi antitrust, au cours des cinq années comprises entre le 1er janvier 1973 et le 1er janvier 1978. Au
cours de la même période, 400 firmes – parmi lesquelles un bon tiers des 500 premières industries américaines, selon la liste du magazine Fortune –
reconnurent avoir effectué des paiements illégaux ou immoraux, pour un total de plus de 750 millions de dollars. Dans un rapport de 1976, la Securities and
Exchange Commission (SEC) déclare tout uniment qu’elle n’est pas en mesure de conclure que « les paiements illégaux soient exceptionnels, ni des
aberrations dues à quelques individus sans scrupule583 ».
Deux des plus célèbres scandales des années 1970 concernent la distribution de pots-de-vin par la Lockheed Aircraft et par la Gulf Oil. Entre 1970
et 1975, Lockheed versa 38 millions de dollars de pots-de-vin à l’étranger pour soutenir ses ventes à l’exportation, en une période où, sur le marché national,
ses carnets de commande étaient vides. Le gouvernement japonais, par exemple, reçut en tout 12 millions de dollars, dont 1,6 million pour le Premier
ministre Kakuei Tanaka. Quant à la Gulf Oil, une des « Sept Sœurs584 », les 12 millions de dollars de pots-de-vin qu’elle a versés donnent un aperçu plus
révélateur encore des aspects sordides de la finance internationale585.
Le système de la Gulf, avec ses « fonds noirs », ses « fonds gris » et ses comptes bancaires spéciaux aux Bahamas, n’était peut-être pas le plus dispendieux,
et d’autres prévaricateurs l’ont peut-être dépassé du point de vue quantitatif – mais non pas qualitativement. Le raffinement et l’infinie complexité de ses
ramifications en font un modèle quant au fonctionnement des fonds secrets politiques tout autour de la terre, au mépris des lois nationales et
internationales. Comme le montrent les aveux des dirigeants de la compagnie, le système était « illégal de bout en bout ». Les fonds politiques occultes de la
Gulf furent découverts lors de l’enquête sur le Watergate : les procureurs spécialement désignés cherchaient les éventuelles contributions illégales à la
campagne présidentielle de Nixon en 1972. Il s’avéra que la Gulf avait offert 100 000 dollars à Nixon. Et cela faisait quatorze ans que la compagnie
manipulait une « caisse noire » politique, avec succès. Partout où la Gulf avait le moindre intérêt financier, les politiciens étaient arrosés de milliers de
dollars. 35 000 dollars avaient ainsi été dépensés pour faire élire un commissaire du comté d’Allegheny, où la Gulf avait son quartier général de Pittsburgh.
Le vice-président d’une filiale de la Gulf avait distribué des enveloppes bourrées de billets verts au sénateur Howard Baker et aux députés Hale Boggs,
Melvin Price, Joe Evins, Craig Hosmer et Chet Holifield. Des millions avaient été versés à des gouvernants et à des hauts fonctionnaires de Corée du Sud
et d’Italie. Un général bolivien se vit offrir un hélicoptère, tandis qu’un obscur fonctionnaire de l’État turc se contentait d’un mesquin millier de dollars pour
convaincre la direction du pétrole turque de lever la saisie pesant sur certains avoirs de la Gulf en Turquie586.
Quelle que fût leur importance, la quasi-totalité des paiements provenaient de comptes spéciaux ouverts à la Bank of Nova Scotia, à Nassau. La gestion de
ces fonds politiques, tout comme l’idée de les déposer dans une banque des Bahamas, étaient directement le fait de l’un des dirigeants les plus dynamiques
et les plus agressifs de la Gulf : W. K. Whiteford, P-DG de la compagnie jusqu’en 1965. C’était le type même du patron de choc, dur pour lui-même et
exigeant des autres une fidélité à toute épreuve, un dévouement corps et âme et une extraordinaire productivité : il voulait des résultats, à n’importe quel prix
et par tous les moyens.
En 1959, Whiteford avait commencé à se faire du souci, car les appétits du marché intérieur semblaient insatiables, tandis que les réserves de brut
n’étaient pas inépuisables. Or le département d’État ne semblait guère disposé à soutenir la Gulf dans son programme d’expansion, nécessaire à la
découverte de nouvelles sources de brut. C’est pourquoi, selon l’un de ses collaborateurs de confiance, Whiteford « décida de créer un fonds à partir duquel
on pourrait verser des contributions politiques et des cadeaux, probablement pour permettre à la Gulf de créer une atmosphère politique favorable à ses
projets d’expansion à l’étranger ». Whiteford décida qu’une vieille filliale de la Gulf, presque défunte, la Bahamas Exploration Company Ltd, de Nassau, se
chargerait d’administrer ce fonds et d’émettre ces gros versements, que des courriers dignes de confiance distribueraient à travers le monde.
Au début du mois de janvier 1960, un accord fut conclu entre la Bank of Nova Scotia, le contrôleur des changes des Bahamas et le chef des services
financiers de la Gulf à Pittsburgh. Le 15 janvier, Horace Moorhead, trésorier de la Gulf, envoya à la banque un chèque de 250 000 dollars, ainsi que les
signatures des cadres de la Bahamas Exploration, qui tous étaient autorisés à retirer jusqu’à 25 000 dollars en liquide par mois. Pendant les treize années qui
suivirent, les principaux dirigeants de la Gulf poursuivirent cette politique, transférant environ 440 000 dollars par an des fonds de la compagnie de
Pittsburgh à Nassau. Deux chèques d’environ 200 000 dollars étaient envoyés, chaque année, l’un en janvier ou février, l’autre en juillet. Pour équilibrer les
livres de comptes, ces sommes étaient présentées comme le paiement de dettes contractées par la Bahamas Exploration, à raison de 33 000 dollars environ
par mois. Whiteford, P-DG de la Gulf, était aussi membre du conseil d’administration de la Bank of Nova Scotia ; mais tout cela ne fut révélé qu’après sa
mort. Pendant les treize années que fonctionna ce petit système, il permit de « traiter » près de 10 millions de dollars. 4 530 000 dollars reprirent le chemin
des États-Unis, où ils allèrent gonfler les poches d’un certain nombre d’hommes politiques. 3 autres millions furent dépensés à l’étranger587.
Les « aveux » de la Gulf ne furent qu’un des nombreux rapports fournis par les multinationales géantes une fois que le département de la Justice et la
Security and Exchange Commission eurent lancé leur enquête sur les fonds secrets et les « caisses noires ». Lors des discussions préliminaires à l’installation
de ce fonds dans une banque des Bahamas, Whiteford avait confié à ses lieutenants de la Gulf que, selon ses conversations avec les dirigeants des autres
compagnies pétrolières, tous étaient en train de prendre des dispositions similaires. Un rapport de la General Tire & Rubber Company reconnut que la
compagnie avait dépensé des dizaines de millions de dollars pour des paiements douteux ou « parfaitement illégaux », de 1964 à 1975. La General Tire avait
fait verser 3,3 millions de dollars de pots-de-vin à des gouvernants et hauts fonctionnaires du Chili et de Roumanie, par l’intermédiaire d’un compte
bancaire du Lichtenstein. 239 000 autres dollars au moins étaient passés par une filiale mexicaine, pour finir dans les poches de responsables mexicains
chargés d’approuver une augmentation des tarifs de la firme au Mexique. Le département international de la compagnie disposait de comptes secrets au
Maroc, au Chili, au Portugal, en Angola et en Espagne. Pour justifier tous ces mouvements de fonds, un système de fausses factures et de factures majorées
permit de camoufler plus d’un million de dollars pour la seule année 1974. De même, Firestone avait mis sur pied un système comparable, encore qu’à une
échelle plus réduite : sa « caisse noire » ne dépassa guère un million de dollars, dont un tiers alla à des campagnes politiques américaines588.
Stanley Sporkin, chargé de la répression des délits à la Security and Exchange Commission en 1975, acquit rapidement la réputation d’être un « dur »,
décidé à abattre la corruption multinationale. Il déclara qu’avant de devenir un haut fonctionnaire du gouvernement, il avait reçu nombre d’hommes
d’affaires et d’industriels dans son cabinet d’avocat de Washington ; tous, selon lui, avaient tendance à repousser sans cesse les limites de l’interdit jusqu’au
jour où « ils franchissaient allègrement la ligne qui sépare le bien du mal. Nous mettions un client en garde contre telle ou telle activité qui nous semblait
“répréhensible” et lui, toujours, nous demandait : “Mais, est-ce légal ?” ». Bien des dirigeants puissants et respectés affirmaient qu’il était de leur devoir
d’opérer à l’extrême limite de la légalité, voire carrément au-delà, et que ce serait faire preuve d’irresponsabilité que de ne pas poursuivre chaque avantage
qui s’offrait à eux, chaque occasion de faire fructifier au mieux les dollars de leurs actionnaires. Quand le Congrès finit par adopter, en 1977, le Corrupt
Practices Act (loi sur la corruption), il se trouva bien des gens pour soutenir qu’il privait ainsi les grandes entreprises de leurs moyens d’action sur le marché
international. « Nous avons les mains liées, confia à un journaliste le dirigeant d’une grande entreprise de bâtiment internationale. Les firmes européennes et
coréennes se taillent désormais la part du lion dans la construction pour toute la région du Golfe persique, où les commissions sont de rigueur589. »
La corruption et les pots-de-vin politiques ne sont pas l’unique forme de malhonnêteté à laquelle les grandes entreprises ont eu recours. La quasi-totalité
des grandes firmes américaines de boissons et de spiritueux consentaient des remises et des dessous de table aux bars, aux restaurants et aux entreprises de
distribution pour obtenir leur préférence exclusive. Joseph Schlitz, Anheuser-Busch, Miller Brewing Company, C. Schmidt and Sons, Foremost-McKesson
(holding regroupant des industries laitières et pharmaceutiques, et un gros distributeur de boissons alcoolisées) furent tous accusés, au milieu des
années 1970, par le Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms (BATF, Bureau des alcools, tabac et armes à feu), de consentir des remises occultes et
illégales aux revendeurs. « Les ententes sur les prix, le dumping et les remises d’incitation illégales se pratiquent dans l’industrie de la bière à une telle échelle
qu’on peut dire qu’ils sont devenus la norme », déclara un enquêteur du BATF. L’un des résultats directs de ces pratiques fut une concentration sans cesse
croissante dans l’industrie de la bière. « Au moyen de diverses illégalités, une poignée de géants ont détruit des centaines de petites et moyennes brasseries,
au détriment du public et des milieux d’affaires de notre pays590. »
Une des affaires les plus fracassantes suivit l’embargo arabe sur le pétrole, en 1973. La panique s’empara du public, dûment mis en condition par les
Cassandre qui annonçaient comme imminente une pénurie de longue durée. La crise se dissipa rapidement au cours des mois qui suivirent, car les grandes
compagnies « découvrirent » fort à propos des milliards de barils de réserves nouvelles au Mexique, en Alaska, le long des côtes de l’Atlantique et dans les
Montagnes Rocheuses. L’offre devint alors si importante que, dès l’été 1978, les compagnies commencèrent à se plaindre de mévente et de surproduction.
Cela ne les avait évidemment pas empêchées, en 1973, de faire le siège du gouvernement afin d’obtenir le droit d’aligner les prix du brut américain sur ceux
des pétroles d’importation.
Des dizaines de compagnies, avec à leur tête les géants internationaux, mirent sur pied une vaste combine de remises, de pots-de-vin et de trafic
d’influence, grâce à laquelle tout ce beau monde fut en mesure de faire certifier « nouveau » du brut stocké avant 1973, de manière à détrousser les acheteurs
de 6 à 8 dollars supplémentaires par baril. Chaque vente de ce brut « rebaptisé » représentait un super-bénéfice d’un million de dollars pour les compagnies,
et une perte équivalente pour les consommateurs, qui virent monter en flèche le prix de l’essence et du fuel domestique. Selon un rapport confidentiel du
Congrès, les fonctionnaires du département de l’Énergie (DOE) étaient au fait de cette fraude, mais fermèrent les yeux sur la naissance ultra-rapide de
quelques nouveaux millionnaires en dollars. À son apogée, le système prélevait 2 millions de dollars par jour de super-bénéfices dans la poche des
consommateurs, soit en quatre ans plus de 2 milliards de dollars. Selon un avocat du DOE, ce fut probablement « le plus important complot criminel de
toute l’histoire des États-Unis591 ». Le même genre d’affaire se reproduisit en 1979 quand, sous le prétexte d’un arrêt des exportations de brut iranien, on fit
croire au public qu’il y avait de nouveau une terrible pénurie de pétrole. Cela au moment même où la surproduction était telle que les États-Unis
cherchaient à vendre au Japon le pétrole de l’Alaska en dessous des cours mondiaux, dans l’espoir de soulager un peu la Californie ! Le gouvernement Carter
n’en parla pas moins de rationnement, les grandes compagnies se lamentèrent sur le thème de la pénurie, et le prix de l’essence grimpa en flèche une
nouvelle fois.
Corrompre un chef d’État étranger, trafiquer les prix du pétrole et accorder une remise illicite à un tenancier de bar – ce sont là trois crimes qui peuvent
passer pour bien différents. Il arrive même fréquemment que ce genre d’actes ne soient pas des « crimes » d’un point de vue strictement juridique, mais des
infractions, délits, contraventions, etc. Les entreprises que divers organismes fédéraux prennent la main dans le sac, ou plutôt sous la table, ne risquent bien
souvent que des procès au civil, qui se règlent à l’amiable par le paiement d’une amende de conciliation. Menées par un simple individu, ces mêmes activités
seraient criminelles et, jugées en tant que telles, lui vaudraient une peine de prison. Mais, bien évidemment, aucun individu ne dispose d’un aussi
gigantesque pouvoir, qui suppose notamment d’entretenir en permanence une vaste équipe d’avocats et de juristes, disposant de fonds illimités.
Non moins important est le fait que la plupart des crimes des grandes entreprises sont de telle nature que leurs victimes n’apparaissent pas clairement.
C’est ce phénomène qu’une équipe dirigée par Ralph Nader a désigné par le terme de « grand escroc invisible » en 1971. Depuis les firmes qui détiennent le
monopole du jus d’orange jusqu’aux grands constructeurs d’automobiles, le « grand escroc invisible » prend dans la poche des consommateurs au moyen
d’ententes illicites, de prix artificiellement gonflés, d’une basse productivité, du refus de l’innovation technologique. La concentration croissante de
l’industrie privée eut une double série d’effets. Tout en promouvant la corruption politique et la prévarication à l’étranger, elle favorisa toutes les formes de
la corruption économique sur la scène nationale. Ainsi que l’avait dit le juge Ganery dans un accès de colère, avant de condamner les dirigeants de la
General Electric en 1961, leurs activités constituaient une attaque subversive contre le système de la libre entreprise lui-même592.
En réponse à ce magistrat, l’un des dirigeants de l’entreprise de matériel électrique déclara sans ambages : « Aucun de ceux qui assistaient aux réunions au
cours desquelles étaient fixés les prix n’était assez bête pour ignorer qu’il contrevenait à la loi. Mais telle est la seule façon de diriger les affaires. C’est cela, la
libre entreprise. » À vrai dire, le magistrat et le patron délinquant se trompaient l’un et l’autre, pour autant qu’ils prétendaient tous deux agir au nom de « la
libre entreprise » – pour appliquer la loi ou pour la transgresser. Pourtant, l’industrie électrique de 1961 ne ressemblait pas plus à la vieille image idyllique de
la libre entreprise concurrentielle qu’un rayon laser à la vieille ampoule à incandescence de Thomas Edison. La condamnation d’une cinquantaine de
dirigeants de l’industrie électrique n’entama d’ailleurs en rien la toute-puissance de quelques gigantesques monopoles.
Le procès de General Electric, de Westinghouse et des autres larrons ne fut qu’une espèce de rituel public – tout comme le procès Scopes –, au cours
duquel les héros un peu démodés du bon vieux fair play démocratique purent se mesurer aux géants d’une ère nouvelle. Et les démocrates eurent beau
obtenir la condamnation des coupables, au cours des deux décennies qui suivirent, les entreprises allaient gagner leur procès, puisqu’un nombre croissant
d’entreprises petites et moyennes furent regroupées et absorbées par des empires industriels relativement peu nombreux. Que cette concentration et la
prospérité des monopoles fût ou non contraires aux lois et aux fondements économiques de notre pays, la question ne se posait même plus593.
Ce n’est pas un quelconque quidam, mais Henry Ford II lui-même qui confirma l’idée que les entreprises modernes ne devraient pas se soucier des lois,
des coutumes et de la politique de leur pays d’origine. Peu après le procès des ententes illicites dans l’industrie électrique, il déclara en effet : « Je ne suis pas
d’avis que les entreprises doivent assumer de rôle, social ou autre, extérieur aux affaires. Je crois que les entreprises continueront de servir la société en
recherchant à titre individuel la plus grande rentabilité possible à long terme, sans empiéter sur l’intérêt public. » Pour le redire en langage plus clair : le
droit et la responsabilité publique sont une chose, les affaires en sont une autre, tout à fait distincte. C’est là une argumentation qui, on peut le craindre,
aurait paru spécieuse aux dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont péri carbonisés dans des Ford Pinto que les dirigeants de la firme savaient
défectueuses… La déclaration de Henry Ford II n’est en définitive qu’une reformulation édulcorée de l’apophtegme de Cornelius Vanderbilt : « La loi ?
Mais je m’en moque éperdument de la loi ! J’ai le pouvoir, non ? » Toutefois, les années 1970 ne furent pas une simple répétition de l’« âge d’or », cette belle
époque au cours de laquelle les hommes d’affaires, les administrateurs, les parlementaires et les présidents se disputaient la plus grosse part du gâteau dans
un pays en pleine expansion. Le domaine des grandes entreprises s’étendait désormais bien au-delà des frontières nationales et, par conséquent, des
législations nationales594.
L’idée même de souveraineté était en passe de devenir un anachronisme, en une époque où les grandes banques et les grandes firmes industrielles
fonctionnaient en dehors des lois de toute nation particulière. Après avoir montré comment la deuxième banque mondiale, la First National City Bank of
New York, utilisait ses bureaux installés sur trois continents pour spéculer contre le dollar, le magazine Business Week proclamait l’aube d’une ère nouvelle,
celle de « l’argent sans patrie ni État ». Pour la Citibank, qui tirait la moitié de ses revenus des autres continents, ni les lois ni l’économie des États-Unis
n’étaient aussi importantes que le renforcement de sa propre position d’institution indépendante à l’échelle du globe, échappant à l’autorité des nations.
Agir en dehors des lois du gouvernement, c’est très littéralement devenir un « hors-la-loi », quelle que soit l’apparence de respectabilité. Et, quand le
pouvoir du hors-la-loi devient plus grand que celui de l’État, c’est l’idée même de la loi qui est sapée à la base ; le contrat social lui-même devient caduc. Les
illégalités au sommet deviennent un miroir, un modèle pour tous ceux qui, à la base, sont soumis à la seule loi de la jungle.
Notes
579. Washington Post, 9 novembre 1978. On lira avec profit trois excellentes études consacrées à la question : August Bequai, White Collar Crime : A Twentieth Century Crisis, Lexington, Mass., 1978. John
Conklin, Illegal but not Criminal, New York, 1977. Richard Austin Smith, « The Incredible Electrical Conspiracy », Fortune, avril et mai 1961.
580. Commission mixte (sénateurs + représentants) de l’Économie, Congrès des États-Unis, The Cost of Crime in 1976, Washington, 1976, p. 8.
581. Richard Austin Smith, « Conspiracy », loc. cit.
582. Clark Mollenhoff, « Billies Sol Estes », The Supercrooks, Roger Williams (dir.), Chicago, 1973. Raymond Dirks et Leonard Gross, The Great Wall Steet Scandal, New York, 1974.
583. New York Times, 25 mai 1975. Divulguée par Congress Watch, Public Citizen, Washington, 4 février 1979. Mark Creen, « The Me Decade Meets the Corrupt Seventies », Politics & Other Human Interests,
25 avril 1978.
584. Ainsi que l’on a surnommé les sept premières compagnies pétrolières du monde.
585. Washington Post, 27 mai 1977.
586. District Court du District de Columbia, Report of the Special Review Committee of the Board of Directors of Gulf Oil Corporation, Washington, 1975, p. 31, 78-79, 163.
587. Ibid., p. 32-39.
588. Ibid., p. 35. Washington Post, 20 juillet 1977 et 24 décembre 1976.
589. New York Times Magazine, 26 septembre 1976. Newsweek, 19 février 1979.
590. Business Week, 8 mars 1976, p. 29-32. Wall Street Journal, 8 avril 1977.
591. Note confidentielle destinée à la sous-commission de l’énergie de la Chambre des représentants des États-Unis, en date du 28 novembre 1978. New York Times, 11 décembre 1978.
592. Équipe de Ralph Nader, « Consumers Lose Billions to Invisible Bilk », Crime and the Law, Washington, 1971, p. 21.
593. Cité par Fred Cook, The Corrupted Land : The Social Mobility of Modern America, New York, 1966, p. 39.
594. Cité par Walter Goodman, All Honorable Men, Corruption and Compromise in American Life, Boston, 1963, p. 84. Voir aussi Mark Dowie, « Pinto Madness », Mother Jones, septembre 1977.
CHAPITRE 25
Criminalité réglementée

Le 20 mai 1975, le corps de Merle Baumgart, agent de l’American Bankers Association auprès des parlementaires et de l’administration, fut repêché dans
le Potomac, à un peu plus d’un kilomètre et demi au nord du centre de Washington. Il avait le crâne fracassé et sa veste était imbibée de sang.
On décida qu’il s’agissait d’un accident. Il avait apparemment perdu le contrôle de sa voiture, qui avait plongé dans le Potomac – conclut la police.
Pourtant, deux ans plus tard, pendant l’été 1977, la mort de Baumgart se trouva au centre d’une très importante enquête gouvernementale, qui allait révéler
comment une industrie américaine gouvernée par une réglementation très stricte, sous le contrôle d’un unique organisme du gouvernement fédéral, n’en
était pas moins devenue coutumière de l’illégalité et des relations quasi quotidiennes avec la pègre. L’organisme gouvernemental concerné était l’Interstate
Commerce Commission (la Commission du commerce inter-États), et la branche d’activité industrielle le transport routier595.
La mort de Baumgart, l’enquête du département de la Justice que cette mort entraîna, les relations personnelles au sein d’une cabale montée par les amis
que le défunt comptait dans la haute société, la campagne de pression menée par un ami de Baumgart en faveur d’un boss de la mafia new-yorkaise, enfin
l’assassinat du maître d’hôtel d’un élégant restaurant de Capitol Hill, qui avait été l’un des derniers à voir Baumgart en vie – tels furent les principaux
épisodes d’un étrange et obscur feuilleton, où le gouvernement fédéral en fit plus pour réglementer le crime que pour l’éliminer. Ce récit plonge ses racines
dans les années de la dépression, quand l’ICC regroupa sous sa houlette la totalité des transports routiers inter-États, et forma la toile de fond de la quasi-
guérilla qui opposa pendant les années 1970, sur les autoroutes fédérales, les chauffeurs routiers indépendants au syndicat des camionneurs (Teamsters) et
aux propriétaires de grosses entreprises de transport.
Quand le corps de Merle Baumgart fut découvert, la police nationale des parcs n’avait aucune raison de soupçonner l’existence des intrigues byzantines
que cette affaire allait finalement révéler. La police savait seulement qu’elle avait affaire au cadavre d’un agent parlementaire qui avait connu une relative
réussite et avait autrefois travaillé pour le député Peter Rodino, président de la commission de la Justice à la Chambre des représentants. L’assassinat n’étant
pas précisément la partie de la police des parcs, sans la sagacité d’un jeune inspecteur, la mort de Baumgart aurait sans doute glissé lentement dans l’oubli.
Trois détails frappèrent l’attention de ce fonctionnaire perspicace. L’absence d’eau dans les poumons de Baumgart indiquait qu’il était mort avant de tomber
dans l’eau ; il n’avait guère pu s’écouler plus d’une minute entre le moment où l’auto avait quitté la chaussée et celui où elle était tombée dans l’eau. Ensuite,
Baumgart avait encore ses souliers aux pieds, alors qu’il avait été éjecté de la voiture ; les victimes d’accidents de la route sont presque toujours déchaussées
quand il se produit un choc violent et qu’elles sont éjectées de leur véhicule. Enfin, comment la veste de Baumgart aurait-elle pu être toute imbibée de sang,
s’il avait été immergé aussitôt ?
Chacune de ces anomalies eût normalement suffi à déclencher une enquête pour meurtre, mais il y avait un témoin oculaire : la conductrice de la voiture.
Vendeuse à Washington, cette jeune femme avait fait ce soir-là une tournée de bars et de restaurants en compagnie de Baumgart. Elle expliqua que la
voiture avait brusquement quitté la route et était tombée à l’eau, qu’elle en avait miraculeusement été éjectée sans être blessée, qu’elle était remontée sur la
route, avait fait du stop et s’était fait conduire chez une amie, à quelques kilomètres de là. Ce n’était qu’après s’être changée et avoir bu une tasse de thé chez
son amie qu’elle se remit suffisamment du choc pour se rappeler l’existence d’un passager dans la voiture. Elle avait alors averti la police du parc596.
La mort de Baumgart avait donc été classée comme accidentelle, mais notre jeune inspecteur perspicace fit part de ses doutes à un spécialiste du crime
organisé, qui appartenait à la police municipale. De là, l’affaire filtra jusqu’au département de la Justice, plus précisément jusqu’à la division chargée de la
répression du crime organisé. Bientôt, de nouveaux aspects étranges de cette affaire furent portés à la connaissance du public. Selon le Star de Washington,
par exemple, un autre agent parlementaire avait téléphoné à un avocat de Washington pour lui apprendre, très tôt le matin du 20 mai, avant que la nouvelle
eût été publiée, la mort de leur ami Baumgart. Il s’agissait de Daryl Fleming, ami intime de nombre d’hommes politiques du parti démocrate. Quant à
l’avocat, c’était Martin Martino, le conseil de deux entreprises de camionnage appartenant aux fils d’un chef de la mafia décédé, Carlo Gambino. Martino
n’eut rien de plus pressé que d’annoncer la nouvelle à un troisième homme, Alexei Goodarzi, maître d’hôtel du plus élégant restaurant de Capitol Hill, le
Rotunda, où Merle Baumgart avait été vu vivant pour la dernière fois : le maître du barreau et celui de l’école hôtelière étaient apparemment à tu et à toi. Le
premier conseilla vivement au second de « garder pour lui » l’addition du repas que Baumgart avait fait la veille dans l’établissement où il officiait. Ce que
Goodarzi accepta volontiers par goût de la discrétion. D’autres amis de Baumgart racontèrent alors un épisode mystérieux qui s’était produit dix jours avant
la mort de leur ami, à l’endroit précis où l’on avait retrouvé son cadavre. Il se trouvait seul au volant de son auto, quand une autre auto l’avait contraint à
s’arrêter. Deux hommes en étaient descendus et avaient couru jusqu’à la sienne en brandissant des battes de baseball, avec lesquelles ils avaient défoncé le
pare-brise. Baumgart leur avait échappé en faisant marche arrière et en montant sur le talus qui bordait la chaussée597.
La victime avait beaucoup de dettes et tous les problèmes professionnels qu’on affronte généralement quand on aborde le milieu d’une carrière, mais il n’y
avait guère de mobiles de meurtre dans tout cela. Cependant, en examinant ses affaires privées, les enquêteurs plongèrent dans le monde à la fois brillant et
vaguement interlope des clubs privés, des divertissements de luxe, des faveurs politiques et des déviances sexuelles. C’était le même genre de monde qui
avait déjà détruit deux grandes figures de Washington, les députés Wilbur Mills et Wayne Hays, dont on avait découvert qu’ils entretenaient des filles et
des camarades de jeu un peu spéciaux. C’était encore ce monde de réceptions très sélect, de dîners chic et de pots-de-vin en nature et en espèces, qui avait
permis au négociant de riz Tongsun Park d’acheter le soutien de dizaines de parlementaires. Merle Baumgart, Daryl Fleming et Martin Martino vivaient au
centre même de ce monde, aux frais de leurs clients. Une jeune femme employée au Congrès et qui le fréquentait aussi résuma les choses sans ambage :
« C’était ce que nous appelions descendre de la colline [sur laquelle se dresse, à Washington, le Capitole des États-Unis, N.d.T.] dans la vallée, puis de la
vallée dans les marécages598. »
Quand les enquêteurs fédéraux entreprirent de sonder les marécages en question, ils y trouvèrent des centaines de pistes croisées qui menaient à Capitol
Hill aussi bien qu’à d’importants secteurs du gouvernement, comme le département du logement et de l’urbanisme (Housing and Urban Development,
HUD) et l’ICC. L’un des hauts fonctionnaires du HUD, chargé des affaires de main-d’œuvre, avait eu des rencontres régulières avec Carlo Gambino, le
défunt boss de la mafia. Des bruits commencèrent à courir, selon lesquels la pègre aurait des intérêts dans certains programmes de construction financés par
l’État. Ainsi, l’agent parlementaire Fleming avait apparemment offert une salle de bains au député Fred Rooney. Les enquêteurs s’intéressèrent au rôle
qu’avait joué Martino dans divers projets de mutuelle et d’assurance maladie pour les membres du syndicat des camionneurs. Le nom de Fleming
apparaissait aussi, bien qu’il n’eût pas été inculpé, dans une affaire de prévarication où était impliqué un ancien assistant du député Daniel Flood. Cet ancien
assistant s’était fait le défenseur d’Alexei Goodarzi quand ce dernier avait émigré d’Iran avant de devenir maître d’hôtel à la Rotunda. Et c’est dans ce
restaurant que Goodarzi s’était lié d’amitié avec Martino, Baumgart, Fleming et des dizaines d’agents parlementaires et d’hommes politiques influents. Ce
fut là encore, peut-être, que trois balles de calibre 32 furent tirées dans la nuque du maître d’hôtel, le 12 mai 1977, deux ans après la mort de Merle
Baumgart et longtemps après le début de l’enquête qu’elle avait déclenchée.
La veille de son assassinat, alors qu’il s’apprêtait à quitter le pays le surlendemain, Goodarzi avait rencontré un enquêteur d’une commission
parlementaire, qui cherchait à faire la lumière sur une affaire de pots-de-vin. Il lui avait révélé qu’il rendait volontiers quelques « services » à plusieurs
parlementaires, pariant pour eux sur les champs de course et leur fournissant des compagnes d’un soir aux frais de certains agents parlementaires. Le
lendemain matin de son assassinat, la police découvrit dans ses affaires plus d’une vingtaine de photos de parlementaires dédicacées, ainsi qu’un carnet
d’adresses où apparaissaient les noms d’une centaine de députés, d’agents parlementaires et de femmes599.
Parmi les clients de la Rotunda qui avaient connu Goodarzi et Baumgart et travaillé avec Fleming et Martino, se trouvait Robert Oswald, haut
fonctionnaire blanchi sous le harnais, fin connaisseur de l’industrie des transports routiers. Il était à l’époque secrétaire de l’ICC et chargé des liaisons de cet
organisme avec le Parlement. Il comptait parmi les fonctionnaires de l’ICC dont le pouvoir était le plus étendu, ses attributions comprenant l’examen des
demandes de nouveaux itinéraires agréés par les compagnies de transport, ainsi que le contrôle des fusions de sociétés. Selon l’un de ses collègues, la porte
d’Oswald était « toujours ouverte » pour Martino, présenté comme « un ami de la maison600 ».
Plus les enquêteurs fédéraux en apprenaient sur les relations Oswald-Martino-Fleming-Baumgart, plus ils orientaient leur enquête vers un éventuel trafic
d’influence au sein de l’ICC en faveur d’entreprises de transport routier et de prétendus racketteurs appartenant à la pègre. Martino avait défendu les
intérêts d’Oswald lors de son divorce, et Baumgart avait apparemment intercédé auprès de ce même Oswald en faveur d’une entreprise de transport du New
Jersey. Fleming et Martino avaient partagé des bureaux. Les enquêteurs eurent sous les yeux une demande présentée par les fils de Carlo Gambino, qui
souhaitaient faire fusionner deux compagnies de camionnage. Cette demande fut rejetée en 1970. Puis, en 1973, Thomas et Joseph Gambino obtinrent une
dérogation à titre provisoire, reconductible ou non au bout de trois ans. Six mois ne s’étaient pas écoulés que cette clause fut supprimée, l’autorisation
devenant définitive, sans examen sérieux ni convocation des deux fils du boss de la mafia. C’étaient les services dirigés par Oswald qui avaient ainsi accordé,
sans autre forme de procès, ce qui avait été refusé trois ans plus tôt. Le principal conseil et avocat des frères Gambino était maître Martino601.
En 1978, Robert Oswald fut inculpé de corruption de fonctionnaire. Parmi les accusations figurait celle d’avoir fait accorder par l’ICC, à une compagnie
de transport appartenant à des gangsters new-yorkais, le droit de fusionner avec une autre compagnie qui avait licence de transporter du fret depuis les villes
du Nord-Est jusqu’à la côte du golfe du Mexique : les gangsters obtenaient ainsi l’accès à un itinéraire qui leur avait été refusé quand ils avaient sollicité
l’autorisation de l’emprunter eux-mêmes602.
En échange de ce service et d’autres, Oswald était accusé d’avoir reçu 2 000 dollars d’un nommé Tony Grande, un associé de Thomas Gambino,
propriétaire de la Consolidated Carrier Corporation, et 2 000 dollars également d’un certain Edward Lubrano, ami de Grande. Parmi les autres chefs
d’inculpation, il y avait le fait d’avoir accepté nombre de banquets, celui d’avoir aidé Martino à rédiger un mémoire en faveur de Gambino, qu’il devait
présenter à l’ICC, celui d’avoir tenté d’entraver l’enquête du département de la Justice sur cette affaire. La plupart des preuves recueillies contre Oswald
venaient de son vieil ami Fleming et de Lubrano. L’un et l’autre affirmèrent sous serment qu’Oswald avait touché 4 000 dollars, en remerciement de l’esprit
coopératif qu’il avait manifesté en faisant approuver la demande des Gambino par la commission. Fleming et Lubrano, qui avaient passé un accord avec la
justice, ne furent pas inquiétés, mais mis en prison pour leur propre sécurité. L’un et l’autre fournirent beaucoup de renseignements aux enquêteurs sur
l’infiltration des organes gouvernementaux et parlementaires par des gangsters. Lubrano avait auparavant été condamné pour diverses raisons, dont la
possession d’un silencieux et la participation à une tentative de meurtre. Selon le procureur, Oswald s’était conduit purement et simplement en « agent
privé » de la compagnie Gambino603.
Le procès fut très spectaculaire. Oswald nia avec acharnement. Il reconnut avoir dîné à deux reprises avec Gambino et dit n’être pas étranger à la décision
de l’ICC en sa faveur. Mais le représentant de l’État de New York au Congrès, John Murphy, vint témoigner qu’il avait présenté les deux hommes l’un à
l’autre. Gambino et lui-même étaient amis depuis l’enfance, dit-il encore, voilà pourquoi il avait entrepris de l’aider à obtenir l’accord de l’ICC pour la
demande qu’avait formulée sa compagnie. Et Oswald jura n’avoir fait que se conformer aux désirs du député en « suivant ce dossier ». Malgré le témoignage
des deux témoins à charge, Oswald fut donc acquitté604.
Cette affaire n’en fournit pas moins un excellent exemple de l’atmosphère délétère qui règnait dans les couloirs de bien des organismes officiels du
gouvernement fédéral et de l’État, du milieu corrompu dans lequel les hauts fonctionnaires étaient souvents contraints d’évoluer. Cette affaire, qui mettait
en cause un responsable de haut niveau, un avocat prestigieux dont on murmurait qu’il avait des liens avec le milieu du crime organisé et les assassins d’un
agent parlementaire en vue, bénéficia d’une « couverture » complète dans les médias. Mais, si les éditorialistes s’intéressaient à l’influence que pouvait
exercer le monde du crime organisé sur les cercles dirigeants de Washington, ils oubliaient d’étudier l’arrière-plan qui avait rendu cette affaire possible :
l’ICC avait organisé les transports routiers de telle manière que la corruption en faisait partie intégrante. La présence de la famille Gambino pimentait
certes l’affaire, mais les pressions exercées sur l’ICC en faveur des grandes compagnies de transport étaient loin d’être exceptionnelles. Tout comme il était
loin d’être exceptionnel de voir ces grandes compagnies s’attaquer de toutes leurs forces aux petits entrepreneurs indépendants. En vérité, c’est du fait de
l’ICC que les transports routiers étaient devenus une industrie où tous les dés étaient pipés, toutes les cartes biseautées.
Tout commença en 1935, quand les principales compagnies et le syndicat des camionneurs firent ensemble pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il
prît en main la réglementation de cette industrie, comme il avait fait pour les chemins de fer. Jusque-là, aucune contrainte ne pesait sur la détermination des
tarifs de transport. Le camionnage était l’une des industries les plus concurrentielles et décentralisées du pays. La concurrence était même telle que les
propriétaires de compagnies souhaitaient une stabilisation autoritaire des prix par le gouvernement, pour empêcher les petits camionneurs indépendants
d’offrir des prix incroyablement bas. Quant aux Teamsters, ils comptaient sur la réglementation pour garantir un salaire minimal aux chauffeurs. Quand
l’ICC prit les choses en mains, elle commença par distribuer des licences aux compagnies de transport, leur accordant le droit de transporter des
marchandises sur des itinéraires déterminés et entre des villes déterminées. Les certificats de licence étaient gratuits. En quelques années, le pays entier fut
donc desservi par les réseaux dûment autorisés des compagnies de transport routier certifiées. Bientôt, il n’y eut plus de licences nouvelles, parce que tous les
itinéraires possibles avaient été attribués ; L’ICC continuait d’émettre des licences, mais pour l’essentiel ce n’étaient que des modifications et rectificatifs aux
certificats existants, pour tenir compte de la construction de nouvelles autoroutes et de l’évolution des zones de peuplement605.
Très logiquement, le prix à payer pour pénétrer dans l’industrie du transport routier devint plus élevé. Puisque l’ICC n’émettait pas de licence pour des
itinéraires déjà attribués à une compagnie certifiée, le nouveau venu était contraint de racheter les droits d’exploitation de tel itinéraire à la compagnie qui
les possédait déjà – à condition, bien sûr, que celle-ci souhaitât se retirer des affaires, ou du moins cesser d’exploiter cet itinéraire. La concurrence, chassée
par la porte, rentrait donc par la fenêtre, mais elle avait changé d’objet : on ne se disputait plus les clients mais le droit d’en avoir. Vers le milieu des
années 1960, le tarif de rachat des itinéraires grimpa en flèche. Les associations de transporteurs routiers publièrent des estimations selon lesquelles, de 1962
à 1972, le prix des certificats avait quadruplé. Une grande firme ayant fait faillite en 1975 fut en mesure de revendre 20 millions de dollars des droits
d’exploitation qui, à l’origine, lui avaient été remis gratuitement par l’ICC.
Une étude interne commandée par l’ICC montra que, de 1973 à 1977, les transporteurs routiers avaient dépensé plus de 80 millions de dollars pour se
procurer des certificats fédéraux. Ces derniers devinrent donc en eux-mêmes des investissements importants, au même titre que les bâtiments, le matériel et
les camions eux-mêmes. L’ICC différa de plusieurs années la publication d’un autre document, qui faisait apparaître les énormes profits réalisés par les
compagnies en achetant et vendant des certificats. La Clinton Trucking Company, par exemple, ayant acheté un certificat 29 376 dollars en 1969, le
revendit l’année suivante pour faire face à des difficultés de trésorerie et réalisa un profit de 416 %, ce certificat atteignant le prix de 151 627 dollars606.
Un tel trafic de certificats fédéraux était parfaitement légal : pour l’ICC, la mise de fonds nécessaire pour accéder au marché était une affaire privée, qui
échappait entièrement à sa réglementation. Les conséquences de cette politique étaient pourtant extrêmement coûteuses, et parfois illégales et dangereuses.
En principe, la réglementation de l’ICC était faite pour garantir au public un service de transports à la fois sûr et bon marché. Or, dans la pratique, le trafic
des certificats suffit à faire augmenter les tarifs, et réduisit le nombre des firmes : de 200 000 dans les années 1930 à 16 000 dans les années 1970. Les
transporteurs de certains secteurs non réglementés ou exemptés avaient des coûts bien moins élevés que les transporteurs du secteur réglementé : un
économiste calcula que les coûts variaient du simple au double. Ces mornes détails financiers expliquent la violence perpétuellement sous-jacente à
l’industrie des transports routiers, violence qui se manifestait aussi bien par des duels au revolver sur les autoroutes que par des meurtres dans la capitale607.
Prenons par exemple le cas de la Dayton Air Freight, une petite entreprise de camionnage du Sud de l’Ohio. Le 5 septembre 1978, un peu avant l’aube,
quelqu’un se glisse dans la cour de l’entreprise, place plusieurs bombes, et en quelques minutes le garage, les bureaux et un énorme camion sont entièrement
détruits. Les propriétaires de la firme ne se connaissaient pas d’ennemis ni même de concurrents très hostiles. Mais, quelques semaines avant l’explosion, ils
avaient commis une erreur : ils étaient allés témoigner devant une commission sénatoriale, à Washington, en faveur d’une déréglementation des transports
routiers608.
Si les petits chauffeurs-propriétaires indépendants, appelés « les cow-boys de l’asphalte », s’attiraient la sympathie des Américains, c’est peut-être en raison
des ennemis qu’ils s’étaient choisis. Au premier rang, l’État et le gouvernement fédéral, puis le cartel des grandes firmes de transport routier, représentées
par les American Trucking Associations, enfin la Teamsters Union, le syndicat des camionneurs. Pour résister à ces trois puissances, il fallait effectivement
avoir du tempérament ! Mike Parkhurst, président de l’Association des camionneurs indépendants (Independent Truckers Association), n’en manquait pas.
Pour lui, le chauffeur-propriétaire était une version moderne du métayer noir du Sud des États-Unis, à peine mieux loti que les esclaves du bon temps des
plantations. La comparaison n’était pas aberrante, principalement parce que l’ICC interdisait aux indépendants le transport de tout produit qui ne fût pas
cru, brut, ou surgelé.
Bon, disons que tu descends charger des patates – exposa Parkhurst au rédacteur d’un magazine venu l’interviewer. Tu les charges en avril, quand on les vend en Floride, et tu les emportes à Boise, dans
l’Idaho. Tu te retrouves à 3 500 bornes de chez toi. Qu’est-ce que tu vas charger à Boise, hein ? Y a pas grand-chose que t’aies légalement le droit de charger, à Boise. Si tu trouves pas un lot de pommes ou
de légumes, t’es bon… Il se pourrait bien qu’il y ait un fabricant de conditionneurs d’air qui en a un lot à faire transporter en Floride : tu peux pas les charger. Même si le fabricant ne demande que ça, même
s’il te supplie de le faire ! S’ils te font charger ces fichus appareils et qu’ils te proposent 1 000 dollars pour les emporter en Floride, tu contreviens à la loi. Il faut que tu loues ton bahut à une compagnie qui
n’est même pas dans les transports, mais qui a la licence. Et la compagnie te fera pas de cadeau. Elle te dira d’accord, mais en prenant 30 %609.

Pour éviter les aléas financiers du transport des produits frais, nombre d’indépendants acceptaient donc de verser cette commission et passaient contrat
directement avec les géants. « Vous connaissez Mayflower, North American, toutes ces grosses boîtes ? Eh bien, les tracteurs appartiennent aux gars qui les
conduisent : ils sont obligés de louer leur bahut aux grosses boîtes, et les grosses boîtes leur prennent de 30 à 50 %. » Non seulement les indépendants
devaient acquitter de tels pourcentages, dignes du métayage du début du siècle, mais ils étaient littéralement persécutés par l’ICC. Une commission
d’enquête parlementaire, présidée par le député John Moss, présenta en 1976 un rapport déclarant que l’ICC pratiquait une véritable discrimination à
l’encontre « des petits transporteurs et des transporteurs respectueux des règlements ». Les persécutions étaient le fait du service de vérification et de
contrôle dont les fonctionnaires, postés le long des autoroutes, par des sondages au hasard, vérifiaient que la cargaison des camions qu’ils arrêtaient
correspondait bien aux informations notées dans le livre de bord. Quand ces inspecteurs constataient une infraction, ils en référaient à l’ICC, qui pouvait
soit infliger une amende au contrevenant, soit le poursuivre devant les tribunaux criminels610.
La commission Moss s’est penchée sur la manière dont les contraventions constatées par les inspecteurs étaient traitées par l’ICC : lesquelles donnaient
lieu à amende, lesquelles à des poursuites criminelles, lesquelles étaient purement et simplement abandonnées. Après des mois d’examen des archives de
l’ICC, la commission Moss finit par dénicher un rapport tout à fait extraordinaire, abandonné depuis 1972 à « la critique rongeuse des souris ». Ce rapport
établissait sans ambiguïté que les camionneurs indépendants avaient raison de dire que les fonctionnaires fédéraux voulaient la peau des petits mais laissaient
les gros en paix. Si le contrevenant avait des revenus annuels supérieurs à 250 000 dollars, les poursuites étaient abandonnées dans 94 % des cas examinés ;
sinon, elles n’étaient abandonnées que dans 4 % des cas. Or les trois quarts des contrevenants appartenaient à la première catégorie ! Un second rapport du
bureau des comptes du gouvernement parvint aux mêmes conclusions611.
Les chiffres sur lesquels s’était appuyée la commission Moss avaient été rassemblés au début des années 1970. Tout au long de cette décennie, l’hostilité
de l’ICC à l’égard des petits entrepreneurs individuels ne fit que s’aggraver. En 1977 encore, soit un an après la publication du rapport Moss, le nouveau
directeur de l’ICC annonça bien haut son intention de faire la guerre aux transporteurs de produits frais qui passaient contrat avec des coopératives
agricoles : « Au cours des sept années écoulées, l’ICC a intenté 83 actions contre des coopératives, mais je vous promets que, dans les dix-huit mois qui
viennent, nous intenterons des centaines d’actions. […] Ils auront du mal à rouvrir après nos poursuites, parce qu’il est très difficile de diriger une entreprise
depuis une cellule de prison612. »
Les coopératives agricoles étaient l’unique chance de survie de milliers de petits routiers indépendants. Les chauffeurs pouvaient conclure des contrats
directement avec elles, s’assurant ainsi plusieurs mois de travail. Exemptées de certificat par le règlement de l’ICC, elles constituaient un refuge. Car
l’exemption autorisait aussi les chauffeurs à charger des produits non agricoles pour ne pas revenir à vide après une livraison ; cette dérogation concernait
15 % du tonnage annuel transporté. Les coopératives présentaient ainsi l’avantage supplémentaire, pour les indépendants, de leur éviter le retour à vide qui
grève redoutablement leurs budgets.
L’offensive de l’ICC contre les routiers travaillant pour les coopératives n’était pas le résultat d’un caprice. Au cours des années 1960, l’arrivée massive
d’indépendants conduisit à la création d’un bon nombre de coopératives qui n’étaient guère que des structures bidon, servant de couverture à quelques
camionneurs. Le but avoué de l’ICC était d’en finir avec ces « coops bidon », afin de rendre service aux vrais agriculteurs. Mais c’était bien là que le bât
blessait. Car l’unique durcissement de sa politique que l’ICC eût annoncé en plusieurs décennies visait précisément le secteur le plus faible et le plus fragile
de tout le transport routier. L’ICC découvrait brusquement que les autoroutes d’Amérique étaient envahies de malfaiteurs et de contrevenants, milliers de
criminels enragés, membres d’une société maléfique – la pègre du chou-fleur et du diesel. Et les victimes de ce syndicat du crime d’un nouveau style étaient
partout. Or ce n’étaient évidemment pas les agriculteurs, que l’exemption mettait à même d’obtenir des tarifs fort avantageux. Ni les consommateurs,
puisque les routiers indépendants offraient les tarifs de fret les plus bas du pays. En fait, les victimes que l’ICC entendait protéger par sa vaillante campagne
de maintien de l’ordre, c’étaient les ennemis de toujours des chauffeurs-propriétaires indépendants : les grosses firmes de transport routier et leurs acolytes
du syndicat des camionneurs613.
Tout ce qui précède montre bien comment le droit criminel peut devenir l’outil de certains intérêts particuliers. Comme un routier était en droit de le dire
en 1977, en apprenant son inculpation pour infraction au règlement de l’ICC : « Le gouvernement a décidé en pleine connaissance de cause d’anéantir les
coopératives agricoles en utilisant l’arme des poursuites judiciaires systématiques. » Que l’État et le gouvernement fédéral penchassent pour l’une des parties
en présence, cela se manifestait trop clairement dans le fait que les tribunaux n’intervenaient jamais contre les délits les plus patents de l’industrie du
transport routier : l’irrégularité du régime des retraites géré par le syndicat des camionneurs, la concentration sans cesse croissante de ce secteur industriel
qui devint, au vu et au su de tout le monde, un cartel de quelques compagnies gigantesques, la surcharge systématique des camions qui rendait si dangereuse
la circulation automobile sur la plupart des autoroutes du Midwest614.
Voilà le contexte dans lequel il convient de replacer des événements aussi spectaculaires que le procès pour corruption de Robert Oswald. Il fut facile pour
la presse américaine de rechercher les prétendus « méchants » qui avaient vendu la confiance du peuple, et même de pousser des hauts cris vertueux si, par
chance, ces personnages sinistres et maléfiques portaient des noms à consonance étrangère ou provenaient des classes inférieures de la société. Robert
Oswald reconnut avoir mangé deux fois en compagnie de Thomas Gambino et avoir accordé une attention particulière aux demandes que les Gambino
adressaient à l’ICC. Mais le jury, ayant entendu l’ensemble des témoignages, choisit d’estimer, contre les témoins du gouvernement, qu’Oswald n’avait fait
que ce que ses supérieurs attendaient de lui, se contentant de réagir favorablement à l’expression des besoins d’une grosse firme de transport routier
américaine dont les liens avec la pègre ne lui étaient pas nécessairement apparus. Comme il l’avait déclaré à la cour, il s’était contenté de répondre aux désirs
d’un parlementaire en veillant à ce que la firme bénéficiât d’un « bon traitement ».
C’était là le genre de bons traitements réservé aux compagnies semblables à celle des frères Gambino – les grosses firmes qui avaient directement l’oreille
des députés, des agents parlementaires et des fonctionnaires fédéraux. Au petit entrepreneur, au débutant courageux, qui avait déjà tout contre lui, étaient
réservées les cours criminelles.
Notes
595. Washington Star, 8 juin 1977. La plupart des matériaux utilisés dans les divers passages consacrés à la mort de Merle Baumgart et aux enquêtes du département de la Justice qui l’ont suivie ont été glanés
par l’un des auteurs (Frank Browning) au cours d’entretiens confidentiels avec des fonctionnaires du département de la justice et de la police métropolitaine de Washington.
596. Entretiens confidentiels.
597. Washington Star, 24 juin 1977.
598. Independent (Long Beach, Californie), 9 juin 1977.
599. Washington Star, 21 et 24 juin 1977.
600. Entretiens confidentiels.
601. Washington Star, 8 juin 1977.
602. Entretiens confidentiels. Washington Post, 22 décembre 1978. Washington Star, 20 décembre 1978.
603. Entretiens confidentiels. Washington Star, 20 décembre 1978.
604. Ibid.
605. David Hemenway, « Railroading AntiTrust at the ICC », in The Monopoly Makers : Ralph Nader’s Study Group Report on Regulation and Competition, Mark Green (dir.), New York, 1973, p. 139-157. The
President’s Council on Wage and Price Stability, The Value of Motor Carrier Operating Authorities (ronéoté), Washington, 9 juin 1977.
606. American Trucking Associations, Accounting for Motor Carrier Operating Rights, mémoire présenté à la Financial Accounting Foundation, Washington, 1974, p. 5-6. Stephen Chapman, « Busting the
Trucking Cartel », New Republic, 30 septembre 1978. New York Times, 11 avril 1977. Washington Star, 10 avril 1977.
607. William Jordan, « Producer Protection, Prior Market Structure and the Effects of Government Regulation », Journal of Law and Economics, vol. XV, n° 1, p. 151-176.
608. Stephen Chapman, « Busting », op. cit.
609. Harry Crews, « The Trucker Militant », Esquire, août 1977.
610. Ibid., Chambre des représentants des États-Unis, Federal Regulations and Regulatory Reform, rapport de la sous-commission de surveillance et d’enquêtes de la commission du commerce inter-États et du
commerce étranger, 94e congrès, 2e session, Washington, 1976, p. 351.
611. Rapport de la sous-commission, p. 352.
612. The Packer, 26 mars 1977.
613. Harry Crews, « The Trucker Militant », loc. cit.
614. États-Unis d’Amérique contre Austin I. Underdal, U.S. District Court, Central District of California, 8 avril 1977.
CHAPITRE 26
Organisé, mais aussi institutionnalisé

Pendant les années 1960, une anecdote particulièrement inquiétante faisait le tour des bureaux du département de la Justice à Washington. Elle
concernait le bureau de l’attorney general et les rackets, les gangsters, le syndicat du crime – bref, la pègre. Tous les deux ou trois ans, cette anecdote revenait
dans les potins du tout-Washington. Elle renvoie à l’année 1962, où Robert Kennedy se bâtit une réputation de « dur de dur » en autorisant les écoutes
téléphoniques de tous les grands gangsters d’Amérique. Sa camarilla et lui-même avaient alors à l’œil un homme dont on avait souvent répété qu’il était le
« parrain » absentéiste de Washington, un certain Charlie Tourine dit « The Blade » (la lame), gros bonnet new-yorkais de la drogue, de la pornographie,
du jeu et des paris clandestins. Après des mois de surveillance, l’équipe de l’attorney general décida qu’elle tenait son bonhomme et que l’un des bars qu’il
dirigeait serait visité par la police trois jours plus tard. On mit la dernière main au plan d’attaque, à New York et à Washington. Puis, à la dernière minute,
une série d’écoutes réalisées par le bureau du district attorney de New York révéla que les hommes de Kennedy étaient « brûlés », que leur « couverture » avait
été éventée. Les New-Yorkais appelèrent donc Washington pour dire que Tourine avait été « mis au parfum » de ce qui se tramait contre lui.
Un peu abattus, les pontes du département de la Justice remercièrent le district attorney new-yorkais et se remirent à l’ouvrage, gardant pour eux seuls,
cette fois, les plans d’attaque contre le gangster de New York. Deux semaines s’écoulèrent. La nouvelle descente de police fut fixée au samedi suivant. Le
jeudi, le district attorney de New York appela de nouveau. Les écoutes du domicile de Tourine révélaient qu’il avait à nouveau été mis au courant de ce qui se
préparait. « Mais qu’est-ce qui se passe ici, à la fin ? s’écria l’un des adjoints de l’attorney general. Personne n’est au courant en dehors de l’état-major, cette
fois-ci ! » Officiellement, les assistants de Kennedy déclarèrent que les fuites avaient dû se produire dans un des services d’« action » du département de la
Justice. Mais leur véritable pensée, qui ne cessa de les ronger, était que la pègre disposait d’un informateur ou de plusieurs au sein même de l’état-major de
l’attorney general.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’idée paranoïaque – mais peut-être justifiée – que la pègre possède le don d’ubiquité n’a cessé de sous-
tendre la vie politique des États-Unis. Confortablement installés dans la certitude que le FBI de Hoover avait totalement éliminé les gangsters de l’époque
de la dépression, les Américains d’après-guerre s’éveillèrent en sursaut au début des années 1950, quand ils découvrirent que des forces obscures et vouées au
mal sapaient les fondements mêmes du pays et de la nation. L’une de ces forces était un ennemi étranger qui disposait de fantassins en Amérique : le bloc
communiste. L’affaire du faux témoignage d’Alger Hiss, des époux Rosenberg, ou encore la chasse aux sorcières du sénateur Joseph McCarthy furent autant
d’occasions d’utiliser toutes les rigueurs de la loi pour déraciner ces subversifs. L’autre menace inquiétante, rendue célèbre par le sénateur Estes Kefauver et
l’enquête qu’il mena, était l’extraordinaire réussite qu’avait connue une nouvelle génération de gangsters, qui avait pénétré à peu près tous les domaines de
l’économie américaine. Les audiences présidées par le sénateur valurent une notoriété de mauvais aloi à ces nouveaux « syndicats » et, dans nombre de villes,
les personnes dont les noms avaient une consonance italienne furent soumises à des persécutions de type maccarthyste. Mais il fallut attendre l’arrivée de
Robert Kennedy à la Justice, et les trois années qu’il y passa, pour voir le gouvernement fédéral s’occuper des gangsters avec la même ferveur qu’il avait mise
jusque-là à pourchasser les subversifs. Pourquoi si tard, et si brièvement ? Tout simplement parce que le crime organisé avait su, depuis la guerre, se trouver
une place dans la structure de la société américaine et assumer des fonctions qui lui donnaient une importance vitale.
La commission Kefauver exposa ses conclusions dans un volumineux rapport, point de départ obligé de toutes les enquêtes sur le syndicat du crime. Ce
rapport déclarait tout bonnement : « Il existe un syndicat du crime à l’échelle nationale, connu sous le nom de mafia. […] Ses dirigeants sont en général à la
tête des rackets les plus lucratifs de leur ville. Une série d’indices donnent à penser qu’il existe une direction centralisée exerçant son contrôle sur l’ensemble
de ces rackets. » L’existence même de la mafia est longtemps restée une question fort controversée, autour de laquelle on a vu de vieux amis en venir aux
mains. Jusqu’à l’arrivée des Kennedy, J. Edgar Hoover avait toujours farouchement nié l’existence d’un tel syndicat. Puis, la croisade de « Bobby » Kennedy
perçant peu à peu le mur du silence, Hoover jugea bon de révéler à son tour l’existence d’un syndicat criminel à l’échelle nationale – baptisé, cette fois, la
Cosa nostra (« notre chose »), qui remontait jusqu’aux beaux jours de la prohibition615.
Le terme de « mafia » est en lui-même confus, et source de confusion. Historiquement, il renvoie à une société secrète de bandits d’honneur siciliens,
brigands des xviiie et XIXe siècles. Il devint très prisé des journalistes et écrivains policiers après les lynchages de La Nouvelle-Orléans, pendant la dernière
décennie du XIXe siècle, puis réapparut sporadiquement pendant la prohibition. Au cours des années 1960, les militants étudiants d’origine italienne
parlaient volontiers de tel membre de leur famille qui appartenait à la mafia, ou encore de la puissance de cette dernière dans leur quartier. Mais
l’importance numérique, la distribution géographique et les structures de la mafia demeuraient insaisissables.
En concentrant leur attention sur les réseaux italiens dans les syndicats, Kefauver et Hoover laissèrent de côté le plus grand génie financier que la pègre ait
probablement jamais produit : Meyer Lansky. Et ils ménagèrent une niche douillette pour James Hoffa, le patron du syndicat des camionneurs, cette
Teamsters Union qui est le plus énorme exemple de racket dans les organisations ouvrières. La plupart des récits pris en compte lors des audiences
publiques provenaient d’informateurs mystérieux, jamais nommément cités et dont la crédibilité restait parfaitement invérifiable. Les témoignages directs
étaient le fait de voyous de troisième ordre, ayant travaillé pour un seul « syndicat », généralement dans une seule ville, et qui ne participaient pratiquement
jamais aux conseils où « les patrons » prenaient leurs décisions. Le plus célèbre de ces troisièmes couteaux fut Joseph Valachi, membre de la « famille »
criminelle de Vito Genovese, organisée à l’origine par « Lucky » Luciano lui-même. Son témoignage devant la sous-commission d’enquête du sénateur
McClellan apporta des informations déterminantes sur l’évolution de la pègre à partir des années 1920616.
Les personnages, les organisations, les guerres, les « familles » : tout le folklore de ces rackets gigantesques a été copieusement décrit dans les diverses
histoires de la criminalité américaine moderne. Qu’il nous suffise d’évoquer brièvement les deux principales traditions dont les syndicats modernes du crime
furent issus. L’une est la tradition juive des gangsters comme Rothstein ou Lepke, de la bande de bootleggers de Mayfield Road, à Cleveland, qui vit les
débuts de Moe Dalitz. Les gangsters juifs ne tardèrent pas à se diversifier, tâtant du racket dans les organisations ouvrières et investissant dans les maisons
de jeux, tant légales qu’illégales. Les gangsters italiens, eux aussi venus du trafic de l’alcool, restèrent beaucoup plus liés à leurs quartiers d’origine, aux
industries et branches d’activité dans lesquelles leurs compatriotes pouvaient trouver des emplois (camionnage, docks) et à tout l’appareil de corruption
politique qui gouvernait les grandes villes du Nord. Tout en raffinant eux aussi leurs procédés financiers à partir des années 1930, ils suivirent un itinéraire
voisin de celui qu’avaient jadis emprunté les Irlandais : ils utilisèrent leur suprématie dans l’industrie du vice – paris clandestins, prostitution, pornographie,
stupéfiants – et les pots-de-vin qui en constituaient le complément obligé pour jeter les bases d’une mainmise sur les grandes municipalités. Le rôle
d’éminence grise que joua Frank Costello dans les années 1940 auprès d’un Tammany Hall ressuscité, à New York, en constitue le plus éclatant exemple617.
Avant d’être condamné pour avoir touché des pots-de-vin de Dutch Schultz, le vieux boss new-yorkais Jimmy Hines avait reconnu que Tammany Hall ne
pouvait survivre longtemps sans le syndicat du crime. Les campagnes d’assainissement de Fiorello La Guardia, jointes à la fin du clientélisme et de la
protection fédérale avec l’avènement de Franklin Roosevelt, firent voler en éclats le vieux système politique de la ville. Ce n’est qu’avec les années de guerre,
pendant lesquelles personne ne prêtait plus guère attention aux problèmes intérieurs en général ni à ceux des grandes villes en particulier, que Tammany
Hall récupéra pied à pied son ancienne puissance, sous la direction, cette fois, de Frank Costello. Les Irlandais avaient depuis longtemps perdu le contrôle
de la ville, et depuis plus longtemps encore celui des réseaux du vice. Aussi fut-ce Costello, le successeur de Torrio, qui nomma la quasi-totalité des
responsables de district, comme le constata un reporter aguerri du New York Times, qui travailla par la suite pour le maire Robert Wagner618.
L’appartement de Costello, dans un immeuble de Central Park West, devint le lieu de rencontre des plus éminents magistrats et hommes politiques
démocrates de la ville, parmi lesquels Bill O’Dwyer, qui fut élu maire en 1945. D’une main, Costello donnait aux œuvres de charité, et il fut même nommé
vice-président des festivités annuelles par lesquelles l’Armée du salut réunissait des fonds ; de l’autre, il distribuait les pots-de-vin, avec un remarquable sens
de l’ordre et de la hiérarchie : les tarifs allaient de 2 dollars pour le simple flic faisant sa ronde à 6 500 dollars pour un chief inspector. Le système Costello
fonctionnait si bien, vers la fin des années 1940, que, comme l’a écrit Nicholas Pileggi, « les parieurs téléphonaient ouvertement de leur table aux
bookmakers depuis le restaurant Champ Segal’s, tandis que des inspecteurs de police, vêtus de costumes à 200 dollars, engloutissaient des steaks offerts par
« ces messieurs » et jouaient le rôle de gardes du corps et de garçons de course ». En 1949, le président du conseil d’arrondissement de Manhattan admettait
volontiers que, « si Frank Costello le convoquait, il se rendrait aussitôt à sa convocation ». Un an plus tard, il fut mis en accusation par Kefauver lors d’une
audience de la commission. Costello, lui, sortit à grand fracas de la salle d’audience, préférant être inculpé de non-respect d’un mandat sénatorial plutôt que
de supporter ce qu’il considérait comme autant d’insultes à sa réputation. Avant de partir, il avait toutefois pris le temps de répondre à quelques-unes des
questions, par exemple sur ses relations avec les dirigeants politiques de New York : « Je les connais. Je les connais fort bien, et peut-être même ont-ils placé
en moi une certaine confiance », répondit-il fièrement619.
Cette fierté, due au fait d’avoir amené des Italiens aux premières places de la vie politique new-yorkaise, fut de courte durée. Quand la commission
Kefauver termina ses travaux, Castello fut rejeté dans le monde obscur des bas-fonds, privé du prestige social et de la respectabilité qu’il avait tant désirés et
si chèrement acquis. Il demeura, certes, le patron d’un gang, l’un des vingt-quatre membres du « comité national » des chefs de bande italiens que la police,
ainsi que les auteurs de romans policiers ou d’études sur le milieu, ont appelé « le conseil d’administration de la Mafia ». Et il avait réalisé à New York ce
que Capone avait réussi, deux décennies avant lui, à Chicago. Mais sa chute fut davantage que la banale défaite d’un gangster face à l’action d’un groupe de
réformateurs : après la déconfiture politique de Costello, c’en fut fait à jamais de Tammany Hall. L’Amérique de l’après-guerre a d’ailleurs vu la dissolution
de toutes les machines politiques qui tenaient les grandes municipalités, Chicago exceptée.
Les promesses d’un américanisme plein de santé nuisirent à la réputation des grandes villes, où des dizaines de millions de membres des classes moyennes
émigrèrent vers les banlieues. À l’exception des ghettos noirs, une grande quantité de quartiers pauvres ou réservés aux immigrants de telle ou telle ethnie
tombèrent sous la pelle des démolisseurs. De gigantesques super-autoroutes redistribuèrent les populations de telle sorte que les blocs de puissance politique
se disloquèrent. Le réel pluralisme de New York, où traditionnellement des ethnies diverses avaient acheté leur représentation à l’hôtel de ville, fit place à un
système très moderne de « gestion urbaine » par des professionnels. Manhattan devint bientôt un centre financier national, peuplé de membres des
professions libérales et d’employés des services publics. Frank Costello, ou encore le gangster de Brooklyn Albert Anastasia, son rival à la tête de Meurtre
S. A., étaient tout désignés pour tourner une page de l’histoire politique en Amérique. En 1957, Anastasia avait été assassiné et Costello n’allait pas tarder à
être « déposé » ; la conclusion de cette lutte symbolisait aussi la fin d’une époque dans l’histoire du crime organisé.
Les événements qui suivirent l’effondrement des derniers grands gangsters italiens de stature nationale atteignirent à la complexité d’une succession
byzantine. Vers la même époque, Jimmy Hoffa et ses amis de la pègre de Cleveland prirent le contrôle du syndicat des camionneurs et de ses millions de
dollars de fonds de retraite et d’assurance maladie. Les héritiers du gang de Capone s’étaient emparés du système national de transmission télégraphique des
résultats hippiques, après le meurtre de Jimmy Ragen en 1946. Avec l’aide de Bugsy Siegel et du gang de Cleveland, ils étaient en train de faire de Las
Vegas le haut lieu mondial du jeu et la plus lucrative des entreprises du genre. Toujours avec l’aide du gang de Cleveland, Meyer Lansky travaillait à en faire
autant à La Havane, tandis que, dans le reste des Caraïbes, il comptait sur l’aide d’un gangster indépendant de Tampa (Floride), un certain Santo
Trafficante. Ces relations complexes, dont on ne peut se faire qu’une vague idée, débouchaient fréquemment sur des escarmouches sanglantes, quand l’une
ou l’autre des parties en présence se jugeait mal traitée ou trahie. Mais ce qu’il convient de souligner ici, sans se perdre dans un flot de détails, c’est que les
hommes d’affaires de la pègre surent distinguer et saisir les occasions que l’expansion euphorique de l’après-guerre mettait à leur portée. À l’instar de Torrio,
Rothstein et Capone avaient misé sur une exploitation du vice organisée selon le schéma des magasins à succursales multiples ; les entrepreneurs criminels
des années 1950 surent trouver le « créneau » leur permettant de devenir indispensables à l’économie de l’Amérique d’après-guerre, fondée sur la
consommation de masse620.
Après avoir passé deux ans à la tête de l’équipe de juristes qui assistaient la commission d’enquête du sénateur McClellan, « Bobby » Kennedy déclara que
les racketteurs avaient atteint un degré de puissance sans égal dans la vie économique et politique du pays. « Dans certaines villes des États-Unis, les forces
locales du maintien de l’ordre sont entièrement aux mains des gangsters. […] Les gangsters se sont emparés du contrôle complet de certaines industries
pour s’y tailler un monopole, souvent avec l’aide de responsables syndicaux malhonnêtes. » Malgré l’aspect politique de déclarations aussi spectaculaires
(Robert Kennedy les prononça pendant qu’il faisait campagne pour son frère John), elles n’étaient pas des exagérations ou des mensonges. Et elles mettaient
bien en lumière le progrès réalisé par les gangsters de la nouvelle génération.
Tout en ayant besoin de maintenir des alliances avec des policiers véreux afin d’assurer leur propre protection, les entrepreneurs du crime accordaient de
plus en plus d’attention aux possibilités offertes par les activités économiques. Pour ce faire, ils s’appuyaient de plus en plus sur ces techniciens des affaires
modernes que sont les avocats et les comptables. Ils furent aussi parmi les premiers à se rendre compte que l’économie des États-Unis était en train de se
modifier, l’industrie perdant de plus en plus de son importance au profit des « services ».
Le sociologue Daniel Bell, qui écrivait au début des années 1950, a critiqué la mentalité « flicarde » de la commission Kefauver, qui aurait manqué de
sagacité en négligeant de voir que les anciens racketteurs industriels étaient désormais remplacés par des « syndicats » surtout consacrés aux loisirs et aux
services : « Tout comme le capitalisme américain lui-même, le crime a déplacé l’accent de la production vers la consommation. Il s’est attaché à gruger les
citoyens en tant que consommateurs, particulièrement au moyen des paris clandestins. Et, si la protection des énormes revenus que cela représentait restait
inextricablement liée à la politique, les relations entre le jeu et la pègre se compliquèrent considérablement. » Les journalistes continuèrent de faire leurs
choux gras des querelles et vendettas entre les différentes « familles » criminelles de New York qui se disputaient le contrôle de tel ou tel « territoire »,
renforçant la vieille image des mafiosi balourds et d’esprit moyenâgeux. L’assassinat de Joe Gallo, la fusillade contre Joseph Columbo, l’enlèvement de
Joseph Bonnano furent autant d’épisodes qui suggéraient que rien n’avait vraiment changé. Et il est vrai que les puissants liens familiaux des Italiens,
comme ceux des Chinois, continuaient de jouer un certain rôle dans les organisations des hommes d’affaires du crime. Mais même un film comme Le
Parrain de Francis Ford Coppola décrit une pègre au sein de laquelle les liens du sang sont moins importants que la compréhension des techniques
modernes de gestion financière. C’est la vertigineuse et rapide ascension des Teamsters qui illustre le mieux cette capacité à tirer parti du changement des
conditions économiques621.
La puissance et, aussi bien, la corruption des Teamsters ne furent possibles qu’en raison des bouleversements apportés par l’après-guerre dans l’industrie
américaine. En premier lieu vint le déclin des chemins de fer, qui avaient toujours constitué l’épine dorsale de l’industrie lourde et été le principal garant de
la prospérité des aciéries. Or le gouvernement fédéral décida de créer un nouveau réseau d’autoroutes inter-États qui, une fois terminé, mit les compagnies
de transports routiers à même de pratiquer des tarifs beaucoup plus intéressants que ceux des chemins de fer. Le permis de conduire étant la seule
qualification requise pour devenir chauffeur routier, la main-d’œuvre était abondante. De plus, les denrées et marchandises transportées à travers le
continent se multiplièrent et connurent une diversification considérable. La tendance générale à une concentration toujours accrue signifiait que les biens de
consommation – téléviseurs, automobiles, appareils ménagers, mobilier, vêtements, pour n’en citer que quelques-uns – seraient, de plus en plus, fabriqués
dans quelques usines gigantesques, pour être ensuite livrés dans tout le pays, tandis que les fabricants locaux ou régionaux s’effondreraient les uns après les
autres. Le réseau ferré, archaïque, ne pouvait nullement suffire à acheminer des marchandises dont le volume augmentait sans cesse, le long d’itinéraires
d’une complexité croissante. Des villes entières se développaient en des lieux accessibles seulement par la route. Au milieu des années 1950, soit dix ans
seulement après la fin de la guerre, les routiers dominaient déjà à tel point les transports que les Teamsters étaient devenus le plus important des syndicats,
avec 1,6 million de membres. Leur audience était telle qu’ils pouvaient paralyser le pays tout entier en lançant un mot d’ordre de grève. Si l’on ajoute à cette
puissance le fait que les règlements de l’ICC favorisèrent, comme nous l’avons vu, la formation de quelques cartels gigantesques, on voit mal comment cette
situation aurait pu ne pas engendrer toutes sortes de combines et de rackets622.
Les liens les plus tristement célèbres entre les responsables des Teamsters et les gangsters consistèrent en investissements et prêts consentis, à partir du
fonds de retraite, pour des casinos de Las Vegas contrôlés par le syndicat du crime ; mais la plus évidente collusion entre syndicalistes et gangsters se
produisit dans le New Jersey. Les journalistes qui se proposaient de démêler l’écheveau des relations entre compagnies de transport, responsables syndicaux
et chefs de la pègre ont en général été découragés par l’ampleur et l’extrême difficulté de la tâche. En traversant l’Hudson, quand on vient de Manhattan, on
pénètre dans le comté de Bergen, domaine de l’un des plus puissants gangsters de la côte Est : Anthony Provenzano, dit Tony Pro. Vers le milieu des
années 1950, il travaillait au sein de la famille criminelle d’Eugene Genovese qui, selon la plupart des auteurs, fut le principal racketteur italien du pays à
partir de 1957. Au début des années 1960, les enquêteurs fédéraux voyaient en Tony Pro un « capitaine » de la famille Genovese. Il était aussi sur la côte Est
l’un des plus proches alliés du président des Teamsters, Jimmy Hoffa. Au début de sa carrière, Hoffa avait fait cadeau à Provenzano d’un certain nombre de
sections syndicales bidon (les paper unions), en échange de son soutien politique lors des conventions nationales. Provenzano se serait servi de ces bases pour
pratiquer l’extorsion de fonds et l’usure, ainsi que le pillage du fonds de retraite. Mais ce n’était que l’une des multiples combines de Hoffa à travers tout le
pays. Les enquêteurs du département de la Justice sont parvenus à la conclusion que le meurtre de Hoffa résulta probablement d’un différend avec
Provenzano623.
En juin 1978, Tony Pro fut condamné à la prison à vie pour le meurtre, en 1961, d’un rival syndical. Les policiers le croyaient responsable de la
disparition de deux hommes qui avaient osé le défier – sans compter Jimmy Hoffa. Mais, six mois après sa condamnation, il conservait le contrôle des trois
principales sections syndicales des Teamsters dans la région de New York : la 560 d’Union City, la 84 de Fort Lee et la 522 de Queens. Ayant établi un
système de rotation à la tête de ces trois sections au profit de ses deux frères, Sam et Nunzio, et de lui-même, Provenzano dirigea ces trois sections
syndicales à partir du tout début des années 1960. Sam Provenzano présidait la fédération 73, qui regroupait 43 sections du New Jersey et une dizaine
d’autres de New York, de Pennsylvanie et du Connecticut. Il remplaça également son frère à la vice-présidence nationale du syndicat. Pour les Provenzano,
le syndicat des camionneurs était une véritable affaire de famille624.
Le cas de la section 863 illustre la manière dont les responsables syndicaux du New Jersey servaient les intérêts de leurs membres. Elle fournissait des
chauffeurs de poids lourds à une énorme chaîne de supermarchés ouverts jour et nuit, les Pathmark. La clientèle de ce type d’établissement est évidemment
fluctuante : le samedi est une journée très chargée, le mardi il n’y a pas grand monde, les débuts de mois, après la paye, sont plus chargés que les fins de
mois, etc. Pour cette raison, le rythme des livraisons, entre les dépôts de la marque et ses magasins, est lui aussi irrégulier. Afin d’éviter de verser des heures
supplémentaires les jours de pointe, ou au contraire de payer des camionneurs à ne rien faire les jours creux, la société Pathmark passa un accord avec Joseph
Pecora, le responsable de la section 863 : de la sorte, la firme embaucha le moins possible de chauffeurs à temps complet et, pour éviter les heures
supplémentaires (payées 20 dollars chacune), elle recourut, les jours de pointe, à des chauffeurs « occasionnels », travaillant pour des agences de travail
temporaire qui louaient leurs services. Ils étaient payés jusqu’à 3 dollars de moins par heure de travail et n’avaient pas droit aux avantages sociaux (retraites,
assurance maladie, etc.). L’une des agences d’intérimaires concernées, la Decana Labor, facturait ses services 2 dollars de l’heure, et louait sa main-d’œuvre
9 dollars de l’heure. Or, sur ce total de 11 dollars, les chauffeurs ne recevaient que 6 dollars. Decana gagnait donc 5 dollars de l’heure sur le dos de chacun
des chauffeurs qu’elle fournissait, une somme qui ne revenait pas aux syndiqués des Teamsters mais à Thomas Pecora, fils de Joseph, également P-DG de
Decana ! Joseph étant le vice-président de la fédération 73, présidée par Sam Provenzano, cette petite combine dut recevoir la bénédiction des instances
supérieures du New Jersey. À la manière des Provenzano, les Pecora se transmettaient d’ailleurs entre eux les responsabilités syndicales dans les trois
sections qu’ils contrôlaient… et n’oubliaient pas de se servir de coquets salaires au passage. En 1977, par exemple, le salaire de Joseph, ainsi que celui de son
fils Joseph Jr., atteignit 105 813 dollars. Il faut savoir que Joseph senior avait un casier judiciaire chargé et, avec deux de ses frères, avait été accusé par la
commission du sénateur McClellan de faire partie de l’organisation criminelle de Genovese625.
L’enrichissement d’un responsable syndical au détriment du syndicat et des syndiqués ne fut qu’une des multiples combines utilisées par les dirigeants du
New Jersey. Dès qu’une section ou, à plus forte raison, une fédération syndicale étaient intégrées à un ensemble criminel plus vaste, elles devenaient des
plates-formes extrêmement utiles pour le lancement de toute une série de rackets lucratifs, depuis l’organisation des paris clandestins jusqu’au recel de
marchandises volées.
Les paris clandestins et les prêts usuraires font apparemment partie intégrante de certaines gares routières – affirme un reportage du Bergen Record. Le vol des chargements est si courant que certains porteurs
sont surnommés des « boutiquiers ». Leurs camarades peuvent carrément leur « passer commande » de tel ou tel article. Les appareils ménagers, le prêt-à-porter, l’alcool et les armes disparaissent par
chargements entiers626.

Parmi les opérations plus raffinées, on peut citer les fausses faillites, qui permettent de saigner une entreprise de toutes ses liquidités et de piller les
banques ayant consenti des prêts, ainsi que les fonds d’assurance de la profession. En 1977, par exemple, un avocat, un comptable et six coïnculpés
plaidèrent coupable dans la faillite frauduleuse de la Translease Systems Inc., une compagnie de location de camions pratiquant le crédit-bail à Manhattan.
Les gangsters pour lesquels travaillait cet avocat avaient eu recours à l’intimidation pour mettre la main sur trois autres compagnies semblables et sur un
marchand de pièces détachées. Par un système de fausses factures entre ces diverses firmes, les gangsters parvinrent, à la suite de manœuvres compliquées,
mises au point par l’avocat et le comptable, à mettre la main sur 26 semi-remorques. Avocat pour une entreprise de camionnage de Jersey City et ancien
adjoint au district attorney de Manhattan, Gino Gallina annonça à un reporter d’agence qu’il avait témoigné à charge dans l’affaire Translease et que
l’accusation y voyait un aspect secondaire d’une vaste combinaison montée par un certain « Mister Big » pour contraindre plusieurs compagnies de
transports routiers à la faillite. Quelques heures après avoir fait cette déclaration, Gallina fut abattu, de sept balles au visage et dans le cou, dans une rue de
Greenwich Village. S’il faut en croire le Bergen Record, le « Mister Big » en question n’était autre qu’Anthony Provenzano627.
Les preuves de ce gangstérisme des Teamsters n’ont cessé de s’accumuler : témoignages lors de nombreux procès, enquêtes parlementaires, enquêtes du
département de la main-d’œuvre et nombre d’ouvrages accablants ont bien montré que les sections syndicales de toutes les grandes villes étaient utilisées par
des gangsters. Les défenseurs des Teamsters ne manquaient pas d’arguments : malgré tous ses défauts, le syndicat faisait du bon travail, et obtenait de hauts
salaires et des avantages sociaux importants pour ses membres. Hoffa, qui fut à la fois l’un des meilleurs dirigeants syndicaux de l’histoire américaine et l’un
des plus corrompus, avait toujours à cœur de répondre à toutes les critiques dirigées contre la voyoucratie du syndicat des camionneurs. Il commençait
souvent ses diatribes par une attaque contre « Bobby » Kennedy, l’attorney general qui l’avait fait jeter en prison pour tentative de corruption de jurés. Car,
dans la guerre obsessionnelle que Kennedy avait déclarée aux Teamsters, Hoffa décelait cette bonne conscience patricienne qui a toujours teinté l’action des
riches réformateurs, depuis la sainte croisade de Samuel Tilden et du New York Times contre le boss Tweed.
Je lisais une histoire de Bobby Kennedy l’autre jour – déclara-t-il à un journaliste venu l’interviewer –, et le gars disait comme ça que le Bobby est né dans la soie, et moi dans la bure. Et il se demandait ce
qui aurait bien pu se passer si le contraire avait été vrai, si moi j’étais né dans la soie et Kennedy dans la bure. Bien sûr, on ne se refait pas, mais enfin, je me risquerais à dire, sachant ce que j’ai dû en baver
pour arriver où j’en suis aujourd’hui et ce qu’il fallait faire pour participer à la construction du syndicat, que Bobby Kennedy aurait découvert à ses dépens qu’il y a une petite différence entre faire faire
quelque chose de force aux gens, et puis obtenir d’eux qu’ils le fassent, par la persuasion. Il aurait découvert qu’on n’a pas toujours le choix des partenaires avec lesquels il faut traiter, ni même de ceux avec
lesquels on passe des alliances, qu’on n’a pas toujours le choix de ce qu’on fait, et de la manière qu’on le fait, pour amener un projet jusqu’à la réussite. Puis il ajouta : Je m’en vais vous en parler, moi, des
critères de la moralité publique. À mon humble avis, il n’en existe pas aux États-Unis. Chaque individu grandit avec les critères de la moralité du foyer au sein duquel il est né, du cercle social à l’intérieur
duquel il peut se déplacer, selon sa position économique dans la vie628.

Dans l’hostilité de Hoffa à l’encontre de Robert Kennedy, il y avait plus que de la rancœur personnelle. En 1963, c’était déjà près de 100 membres et
responsables du syndicat des Teamsters que Kennedy avait réussi à faire inculper. La guerre entre les deux hommes était devenue une guerre entre deux
organisations d’une gigantesque puissance, et entre les « positions économiques dans la vie » que ces deux organisations représentaient. L’opinion publique
avait devant elle un moderne avatar du chevalier de lumière et du chevalier des ténèbres – ténèbres de la pègre pour le champion du monde ouvrier, glaive
éclatant de la justice mis au service des privilégiés pour l’attorney general. Songeant à sa jeunesse à Détroit, Hoffa évoquait la lutte pour la vie, dure,
désespérée :
La dépression, à Détroit, c’étaient des gens foutus, épuisés, affamés, c’étaient des meurtres et encore des meurtres. Dans les débuts, chaque grève était une bataille très dure. […] J’ai été mêlé à plus d’une
bagarre, je me suis fait casser la tête, bousculer, cogner. Mon frangin s’est fait descendre. On a eu un camarade qui a été tué par un briseur de grève. Nos bagnoles sautaient sur des bombes. Ils employaient
des gros bras avec pour mission de nous faire la peau et, bon sang, si je suis encore là, c’est bien grâce à moi-même, et à personne d’autre. Y avait qu’un moyen de survivre, pas deux : rendre coup pour coup.
Et ça se réglait entre hommes, sur le pavé.

Il avait été témoin de la mise en place du syndicat des travailleurs de la blanchisserie par le gang de Moe Dalitz (qui en avait profité pour rançonner les
propriétaires de blanchisserie), et cette leçon avait laissé dans son esprit une empreinte indélébile : ne se fier à rien d’autre qu’à la force brutale. Non tant
qu’il ne respectât que la loi de la jungle ; bien plutôt, son expérience lui avait appris qu’en Amérique il n’existe qu’elle et que les hommes qui y vivaient –
particulièrement les gangsters – ne se battaient pas pour de fumeux et insaisissables principes, mais pour du bel et bon argent. Murray Kempton,
interrogeant un jour Hoffa, insista beaucoup pour savoir ce qui poussait son vis-à-vis à enrôler tant d’anciens détenus dans les rangs de son syndicat. Hoffa
finit par s’en expliquer en ces termes : « Un type qui a un casier chargé vous doublera jamais – il trouverait pas d’autre boulot, personne ne voudrait engager
des gars qui ont un casier. » Selon Kempton, Hoffa était doté d’une vive conscience prolétarienne et, à sa manière, d’une étrange conception de l’intégrité,
qui érigeait les gangsters en héros de la classe ouvrière. « On trouvait chez Hoffa le germe – en partie déplacé – d’un pessimisme radical, une intuition de
l’ubiquité du mal qui ne lui permettait de vivre qu’en la compagnie de la classe criminelle629. »
Ce fut pourtant un type qui avait un casier, voire plusieurs, qui finirent par « doubler » Hoffa, selon toute apparence. La raison en est que les gangsters,
comme tous les hommes d’affaires, sont gens de sens pratique. Les rackets qu’ils avaient bâtis avec Hoffa pouvaient fort bien continuer sans lui, alors que ses
continuelles menaces de révéler la vénalité et la corruption des ennemis de son syndicat risquaient de coûter cher, un jour ou l’autre, à l’ensemble du
système. Particulièrement gênants eussent pu s’avérer les secrets qu’il se proposait de révéler concernant l’influence du syndicat des Teamsters au sein même
du gouvernement fédéral, et celle de la pègre à Washington. Cette influence débordait très largement celle qu’exerçait l’industrie des transports routiers sur
l’ICC.
La croissance astronomique de l’administration fédérale, le pouvoir de ses myriades d’organismes et d’institutions, les sommes gigantesques dépensées
pour des contrats publics avaient fait de Washington le deuxième centre financier des États-Unis. L’extraordinaire largesse du gouvernement et de l’État
fédéral – manifestée aussi bien dans les salaires généreux consentis à ses employés que dans les milliards consacrés à la construction de nouveaux bâtiments
ou les centaines de millions alloués aux firmes consultantes – en firent la vache à lait du secteur des services, celui où l’argent est le plus aisément détourné
vers des usages illégaux. À partir de la fin des années 1960, la ville attira de plus en plus de malfrats de stature internationale. Les visites des gangsters qui
rackettaient le mouvement ouvrier du New Jersey se multiplièrent à Capitol Hill et dans les bureaux du département du logement et de l’urbanisme (HUD).
En 1967, des journaux publièrent des articles affirmant que des émissaires de feu Carlo Gambino, alors la plus puissante figure de la pègre new-yorkaise,
avaient reçu plus d’un million de dollars pour leurs frais de représentation à Washington630.
Jusqu’alors, Washington était traditionnellement considérée comme exempte de la pègre et des rackets qui prospéraient dans toutes les autres grandes
villes du pays. Cela fut longtemps vrai, en raison du caractère bien particulier de cette ville qui ne possédait aucune industrie, pas de port, pas de quartier
dédié à la confection et aux tailleurs, pas de véritables ghettos ethniques tels que Chinatown ou Little Italy, pas de gare routière ni de grands entrepôts :
aucun des foyers d’attraction habituels de l’activité de la pègre. De plus, la population noire étant devenue majoritaire dans le district de Columbia, les
gangsters, blancs, étaient en quelque sorte maintenus à la périphérie. Les deux journaux de la ville, quand il s’agissait d’envoyer des reporters enquêter sur la
criminalité d’autres régions des États-Unis, faisaient preuve d’une attitude assez voisine de celle de la reine Victoria quand on lui demandait d’envoyer des
explorateurs au Congo. Jusqu’en 1976, les trois quarts des dossiers du Washington Post concernant le crime organisé provenaient de la mise en fiches des
journaux new-yorkais. Et, quand le Washington Star racheta le Washington Daily News, seul quotidien qui cherchait à rendre compte des affaires locales,
toutes ses archives concernant la criminalité prirent le chemin de l’incinérateur. Les rares articles abordant le sujet tournaient presque toujours autour des
aventures de quelques bookmakers ou de quelques drogués noirs. Quand l’auteur de l’article voulait vraiment aller loin, il insinuait que la plupart des
épiceries noires s’occupaient davantage de paris clandestins que de denrées comestibles.
Mais peu de reporters se voyaient chargés d’aller étudier sur place les allégations selon lesquelles les Teamsters avaient de gros intérêts dans des opérations
immobilières près de Crystal City, ou encore d’enquêter sur la manière dont les rackets s’étaient introduits dans certains des meilleurs restaurants de
Washington, sur la présence des « rois du jeu » de la ville dans certaines maisons de Connecticut Avenue ou sur les bouleversements qu’avaient connus,
entre 1972 et 1975, les librairies et les cinémas pornos – bouleversements qui permirent l’entrée en scène d’un certain Mickey Zaffarano, désigné par le FBI
et le New York Times comme l’un des trois principaux gangsters opérant dans le secteur de la pornographie à l’échelle du pays entier. Et, s’autorisant en
grande partie de la myopie des deux grands quotidiens de la ville, les responsables de la police opposaient de brusques fins de non recevoir à toute question
gênante.
« Où trouve-t-on la pègre ? » feint de s’interroger Phil Manuel, enquêteur pour le compte d’une sous-commission sénatoriale, pour répondre aussitôt :
« Là où se trouvent l’argent et les affaires prospères. Au cours des quinze ou vingt dernières années, les salaires, subventions et honoraires versés par l’État
ont connu une croissance exponentielle. Cela signifie que l’industrie du bâtiment et l’industrie des loisirs ont dû connaître une expansion parallèle. » Une
bonne part de ces salaires et honoraires étaient allés à de jeunes – et célibataires – spécialistes, blancs pour la plupart, attirés à Washington par la perspective
d’émoluments nettement plus élevés, à compétence égale, que partout ailleurs en Amérique. Cette couche sociale instable, presque nomade, sans
endettement à long terme, disposait généralement d’importantes liquidités. C’étaient des gens qui pouvaient se permettre de fréquenter les bars élégants
plusieurs soirs par semaine, ou de parier régulièrement jusqu’à 100 dollars sur les résultats de football ou les courses de chevaux631.
Deuxième attrait de Washington pour les gangsters : les sommes astronomiques dépensées directement par l’État pour la réalisation de certains contrats –
en particulier dans les domaines de la défense et de la santé. « Si les fonctionnaires et les compagnies sont en mesure de s’enrichir aux dépens de l’État,
pourquoi pas nous ? » se disaient un certain nombre de gangsters. Et ils engagèrent à ces fins quelques experts comptables. En 1975, pas moins de six
enquêtes nationales furent consacrées aux rackets et aux escroqueries aux assurances sociales632.
L’expansion du grand Washington eut lieu, pour l’essentiel, au milieu des années 1960. Mais la pègre était présente dans la ville depuis beaucoup plus
longtemps, sous la forme de diverses organisations prêtes à profiter de toutes les occasions qui s’offriraient à elles. Le plus connu de leurs chefs est Frank
Nesline, considéré par divers hauts responsables de la police et du FBI comme l’un des plus puissants gangsters de la côte Est. À la fin des années 1970, il
fréquentait régulièrement Meyer Lansky. Pendant les années 1950 et au début des années 1960, on disait qu’il régnait sur tous les bookmakers de
Washington. Et, jusqu’en 1963, il passait pour le patron occulte de la plupart des casinos clandestins de la ville et de ses faubourgs633.
Jusqu’au milieu des années 1960, le jeu, les paris clandestins et les casinos constituaient la principale activité de la pègre blanche de Washington. La
police, dont on découvrit que certains responsables étaient vénaux, refusait d’ouvrir les yeux. Les employés de Nesline payaient au mois certains
commissariats et comptaient des sénateurs, des députés et de hauts fonctionnaires parmi leurs clients. Puis le district attorney de Manhattan plaça sous
surveillance le patron des jeux Charlie Tourine et les relations du syndicat du crime avec Washington commencèrent à apparaître. Tourine, que les agents
du département de la justice tiennent pour un ancien « exécuteur » d’un groupe de grands gangsters de la côte Est, parmi lesquels Meyer Lansky et
« Trigger Mike » Coppola, possédait, croit-on, de gros intérêts dans les casinos de La Havane et en fut chassé par Fidel Castro634.
Les hommes du district attorney de Manhattan reçurent tant d’informations concernant des cercles de jeu clandestins du district de Columbia que les
policiers de Washington se virent contraints d’agir. Les premières victimes de cette action furent deux clubs privés, l’Amber et le Spartan-American. On y
jouait au blackjack, aux dés et au poker. Les enjeux pouvaient atteindre des milliers de dollars dans les « bonnes soirées ». Quand l’action de la police se fit
par trop pressante, les propriétaires des deux clubs partirent pour le Maryland, dans la grande banlieue de Washington, et y ouvrirent un nouvel
établissement, le Sportsman’s Club. Selon les témoignages reçus par un grand jury du Maryland à la fin de 1964 et au début de 1965, Nesline et une dizaine
de ses subordonnés, tous repris de justice et ayant déjà fait de la prison pour des histoires de jeu, gagnaient, eux aussi, l’air plus sain des banlieues.
Rien n’aurait probablement troublé la quiète prospérité du Sportsman’s Club si un adjoint au shérif de Saint Mary n’avait fait preuve d’une rare conscience
professionnelle, en s’intéressant de très près à ce club où il découvrit que nombre d’hommes politiques et de défenseurs de la loi avaient des intérêts.
L’adjoint Benjamin Burroughs alla alors se confier au FBI, puis il contacta les propriétaires du club. Le 8 juin 1963, il reçut un coup de téléphone
l’enjoignant de se rendre sur le parking d’un restaurant pour parler du Sportsman’s. C’est au cours de cette conversation téléphonique qu’il comprit
l’importance de l’enjeu, car les deux personnes qui désiraient lui parler n’étaient rien moins que Tourine et Nesline. Leur conversation porta sur « une petite
affaire qu’ils avaient, sur le trottoir d’en face », puis les deux hommes ajoutèrent : « Nous aimerions faire un petit quelque chose pour vous, vous donner de
l’argent pour vous mettre à l’abri du besoin635… »
Trois jours plus tard, la police de l’État du Maryland fit une descente au Sportsman’s Club. Tourine, qui avait provisoirement quitté son appartement de
Central Park South, à New York, pour s’installer à Washington, fut arrêté sur place et fit un malaise. Nesline, présent lui aussi, fut arrêté dès qu’un certain
nombre de témoins eurent déclaré reconnaître en lui le propriétaire des lieux.
Nesline et Tourine furent condamnés par le tribunal du comté de Saint Mary. Utilisant les ficelles des lois du Maryland, les deux condamnés firent appel
puis demandèrent à être jugés dans un autre comté, celui de Howard, où l’affaire fut mise en veilleuse. Les deux hommes n’accomplirent donc jamais la
moindre peine pour cette affaire, dans laquelle ils avaient été reconnus coupables tous deux636.
Après leur mésaventure de juin 1963, Nesline et Tourine se montrèrent plus circonspects, mais non moins actifs. En 1975, les deux compères tentèrent de
décrocher l’autorisation d’ouvrir un casino à Londres. Travaillant pour Tourine et Lansky, Nesline alla même ouvrir un casino à… Dubrovnik, en
Yougoslavie : des avions décollaient régulièrement de l’aéroport de Dulles pour mener à Dubrovnik des contingents entiers de joueurs. L’affaire dura un an
environ, après quoi le maréchal Tito ferma le casino, craignant que la gestion n’en fût par trop malhonnête, aux dépens de l’État yougoslave637.
Les bribes d’informations recueillies auprès d’indicateurs, de connaissances et d’anciennes maîtresses permettent de penser que Nesline vit sa puissance
grandir peu à peu grâce à son talent pour mettre en place et gérer des casinos. Il finit par dominer tous les jeux clandestins de quelque importance du district
de Columbia et se construisit une clientèle parmi l’élite de l’élite de la capitale fédérale. Il comptait parmi ses amis un certain Stanley Bender, dirigeant de la
Blake Construction Company, qui fut chargée de bâtir le nouveau quartier général du FBI de J. Edgar Hoover. On raconte que Bender pariait des centaines
de milliers de dollars, par l’intermédiaire de Nesline. Dans le bâtiment où Bender lui-même avait ses bureaux, l’un des locataires était une certaine National
Association for Justice (NAJ) – une association de défense des droits des détenus, à ce que prétendait son fondateur Jimmy Hoffa. Parmi les responsables de
l’organisation figurait un ami de Hoffa : Nesline encore, décidément ubiquiste. Bender lui-même faisait du recrutement pour la NAJ et était, par ailleurs, un
habitué des pokers privés que Nesline donnait chez lui pour une petite élite ; il reconnut y avoir, à l’occasion, perdu 100 000 dollars en une seule soirée638.
Les amateurs de parties de poker privées étaient loin d’être des gamins s’amusant avec des haricots ou des allumettes. Jusqu’en 1975, de grosses parties
avaient lieu chaque soir dans le sous-sol d’un restaurant que quelques pâtés de maisons seulement séparaient de la Maison-Blanche. Selon une enquête de la
DEA (Drug Enforcement Administration : Administration de la répression de la drogue), le maître d’hôtel de ce restaurant jouait les gros bras pour le
groupe Nesline, au sein duquel il remplissait les fonctions de collecteur de dettes auprès des mauvais payeurs. Parmi les joueurs figurait un homme qui
venait toutes les quatre ou cinq semaines participer à des jeux à 5 000 dollars la fiche : Vince Promuto, directeur des affaires publiques à la DEA. Nesline
tenait un autre cercle de jeu dans l’immeuble du Watergate639 ; les mises y atteignaient toujours des milliers de dollars, et nombre des joueurs étaient des
membres du gouvernement fédéral et des parlementaires. Ces parties de poker devinrent si fâcheusement célèbres que des locataires du Watergate, ainsi que
le leader de la minorité républicaine au Sénat, Hugh Scott, tentèrent de les faire interdire. Scott semble avoir connu là un échec. « Il y a beaucoup de très
gros parieurs ici », déclara un haut fonctionnaire du département de la Justice en 1976. Tant de gros parieurs, à la vérité, que l’industrie des paris clandestins
était alors l’une des plus importantes de Washington – et non soumise à l’impôt, mais ce n’est là qu’un aspect des choses, car les rackets des jeux
présentaient deux autres avantages importants : ils permettaient d’entrer en contact avec les responsables politiques et fournissaient de l’argent frais pour les
investissements éventuels dans la drogue, la pornographie et la prostitution640.
Les call-girls de Washington étaient en effet placées sous la coupe de la même organisation que les jeux clandestins. D’un réseau de prostitution de
Capitol Hill, on a pu dire qu’il était composé des courtisanes les plus belles et les plus luxueuses d’Amérique ; leur tarif minimal commençait à 500 dollars.
Ces femmes déployaient leurs talents lors des réunions, congrès et conventions politiques. Du temps du président Nixon, elles faisaient régulièrement, en
avion, le voyage de Key Biscayne, Miami Beach et Newport Beach. L’une d’elles, disparue en 1969 mais qui avait été une intime de Nesline, était connue
pour avoir entretenu des relations régulières avec un vice-président des États-Unis. Les enquêteurs pensaient, mais sans être en mesure de le prouver, qu’elle
se faisait payer en contrats de faveur et en passe-droits pour ses amis – et telle était précisément la raison pour laquelle des gens comme Nesline
entretenaient de tels réseaux641.
Si l’on pense aux « richissimes malfaiteurs » qui dirigeaient l’industrie américaine et avaient acheté la moitié du Parlement des États-Unis pendant l’« âge
d’or », la corruption que la pègre faisait régner à Washington dans les années 1970 peut sembler négligeable. Tout comme l’art de la persuasion sanglante,
par des arguments « frappants », mis en pratique par les gangsters Teamsters du New Jersey, paraît moins atroce que les assassinats sacrificiels mis en œuvre
par les grands barons pillards des chemins de fer. Mais ce qui fait le lien entre ces deux époques, ce ne sont point tant les particularités des crimes commis
par les uns et les autres au nom du commerce – un meurtre est un meurtre, que la victime tombe sous les rafales de mitraillettes ou atteinte en pleine
poitrine par une décharge de chevrotines – que le caractère somme toute secondaire de ces assassinats. En mettant en doute l’existence d’une moralité
publique aux États-Unis, Hoffa ne faisait que reprendre une tradition constante de la civilisation américaine, qu’on retrouve à chaque nouvelle phase de
croissance économique. Dans les années 1950, le sociologue Daniel Bell définit le crime organisé comme une technique parmi d’autres permettant aux
membres des classes inférieures d’accéder à une situation sociale supérieure – d’acquérir une « mobilité ascendante », de se tailler une place au soleil et sur le
marché. À cette époque où la plupart des officiels dépeignaient les rackets comme l’œuvre d’une mystérieuse armée de « méchants » affublés de noms
étrangers, une telle observation témoignait de beaucoup de finesse et de pénétration.
Mais les progrès des syndicats du crime à partir des années 1950 révèlent ce que Bell n’avait pas aperçu : le crime organisé est peu à peu devenu une
profession, une spécialisation durable, institutionnalisée dans la politique locale, mais aussi nationale, par un mouvement parallèle à la systématisation et à
l’institutionnalisation de la criminalité des grandes firmes industrielles et commerciales. Que ce soit l’apparition des gangsters dans la spéculation et les
escroqueries foncières du Sud-Ouest, la fourniture d’argent « blanchi » pour contribuer à des campagnes électorales, ou la revente de fausses factures
médicales permettant d’escroquer les assurances sociales, la pègre des années 1970 a utilisé la même technologie dernier cri, les mêmes ordinateurs, le même
système bancaire international que la First National City Bank ou la Gulf Oil Corporation. Les gangs ont cessé de représenter le plus court chemin vers la
réussite pour les jeunes durs formés à l’école de la rue. La perspicacité d’anciens petits caïds de rues tels que Hoffa ou Provenzano leur permit précisément
de comprendre que, pour devenir des gros bonnets, il leur fallait passer maîtres dans la technique des affaires. Mais leur réussite même entraîna cette
conséquence ironique : l’industrie qu’ils avaient construite interdisait désormais toute perspective d’ascension sociale aux jeunes gens sans le sou dont ils
avaient connu le sort à leurs débuts.
Notes
615. Entretiens des auteurs avec des enquêteurs du New York State Legislative Committee on Crime, été 1975. Hank Messick, dont les vues sur le crime organisé font autorité, considère la Cosa nostra comme
une appellation autre de la mafia et rien de plus, popularisée par Joseph Valachi lors de sa déposition de 1963 devant la commission McClellan, et reprise à son compte par Hoover à des fins de propagande
personnelle – voir Hank Messick, The Silent Syndicate, New York, 1967, p. 287. Pour une opinion plus nuancée, on se reportera à l’ouvrage de Donald Cressey, Theft of the Nation : The Structure and Operations
of Organized Crime in America, New York, 1969, p. 19-24. Voir aussi Sénat des États-Unis, Hearings Before the Special Committee to Investigate Organized Crime in Interstate Commerce (souvent appelée
« commission Kefauver »), 3e rapport intermédiaire, 82e congrès, 1re session, Washington, 1951, p. 150. Pour la position adoptée par Hoover, voir Chambre des représentants des États-Unis, « Témoignage
de J. Edgard Hoover », Hearings Before the Subcommittee on the Departments of State, Justice and Commerce, the Judiciary, and Related Agencies Appropriations of the House Committee on Appropriations, 89e congrès,
2e session, Washington, 1966.
616. Sénat des États-Unis « Témoignage de Joseph Valachi », Hearings Before the Permanent Subcommittee on Investigations of the Senate Committee on Governmental Operations (baptisée « commission
McClellan »), 88e congrès, 2e session, Washington, 1963.
617. Nicholas Pileggi, « Crime at Mid-Century », New York Magazine, 30 décembre 1974. Leonard Katz, Uncle Frank, op. cit.,
618. Nicholas Pileggi, « Crime », op cit.
619. Ibid.
620. Voir Hank Messick, Lansky, op. cit.
621. Voir Daniel Bell, « Crime as an American Way of Life : A Queer Ladder of Social Mobility », in The End of Ideology, New York, 1962.
622. Walter Sheridan, The Fall and Rise of Jimmy Hoffa, New York, 1972. Steven Brill, The Teamsters, New York, 1978. Dan Muldea, The Hoffa Wars, New York, 1978.
623. Steven Brill, The Teamsters, op. cit., chapitre 4. Bergen Record, 19-22 novembre 1978.
624. Ibid.
625. Ibid.
626. Ibid.
627. Ibid.
628. Playboy, novembre 1963.
629. Murray Kempton, « The Pessimist », New York Review of Books, 22 février 1979.
630. Washington Star, 7 et 10 juillet 1977.
631. Entretiens confidentiels des auteurs avec des enquêteurs fédéraux et des fonctionnaires du département de la police métropolitaine de Washington, 1975.
632. Ibid.
633. Ibid., ainsi que rapports confidentiels du département de la Justice.
634. Entretiens avec des enquêteurs du Joint Legislative Committee on Crime de l’État de New York.
635. Rapport confidentiel archivé par la Drug Enforcement Administration des États-Unis, Washington.
636. Entretiens des auteurs avec des fonctionnaires du bureau du district attorney (procureur) du comté de St. Mary.
637. Entretiens confidentiels de l’un des auteurs (Frank Browning).
638. Rapport confidentiel archivé au département de la Metropolitan Police de Washington.
639. On sait que le Watergate est le nom d’un prestigieux immeuble de bureaux de Washington D.C.
640. Rapport confidentiel archivé par la Drug Enforcement Administration. Entretiens confidentiels.
641. Ibid.
CHAPITRE 27
La loi des rues : une impasse

Par un matin frisquet d’octobre 1973, la quasi-totalité des quotidiens américains parurent avec une manchette barrant toute la une : je ne suis pas
malhonnête – nixon. Le président des États-Unis s’était senti à tel point cerné par les enquêtes sur le scandale du Watergate qu’il avait éprouvé le besoin
d’en appeler à l’opinion publique, devant laquelle il déclarait solennellement qu’il n’était pas un criminel.
Aucun président avant lui, pas même Grant ou Harding, n’avait subi une telle humiliation publique. De fait, Richard Nixon, l’ultraconservateur qui devait
en grande partie son accession à la présidence aux promesses qu’il avait faites de lancer une guerre sans merci contre le crime, semblait profondément
mortifié d’avoir à faire une déclaration aussi désespérée. L’homme qui s’en prenait de façon si véhémente aux bandits passait brutalement, aux yeux du
monde entier, pour un truand à la petite semaine, capable d’engager des cambrioleurs pour assurer sa réélection, de conduire ses principaux lieutenants à se
parjurer, de « blanchir » des fonds en les faisant transiter par les mêmes banques bahaméennes que la pègre, et qui n’avait pas même reculé devant les plus
minables mesquineries de la fraude fiscale642.
Frappante et amère ironie, du moins superficiellement. On ne s’embarrassait pas de nuances, même si en fait le scandale du Watergate tournait autour
d’une grandiose et extraordinaire intrigue politique, dans laquelle trempaient une dizaine des organismes les plus puissants du pays. Pour le public, comme
pour la presse dans son immense majorité, c’était simplement une affaire criminelle ; et les caricaturistes ne tardèrent pas à représenter le président avec un
masque de brigand, ses assistants se faufilant furtivement à l’arrière-plan, un sac gonflé de butin sur l’épaule, et jusqu’à son ministre de la Justice revêtu de la
tenue rayée des forçats. Le Watergate semblait l’apothéose d’une société tout entière criminelle et devenue folle, dans laquelle les ennemis du crime eux-
mêmes s’avéraient de redoutables brigands.
Pour beaucoup d’observateurs européens, cette façon qu’eut l’Amérique de traiter toute l’affaire comme un épisode tragi-comique, une affaire de
gendarmes et de voleurs, apparut très déconcertante. Ce que ces observateurs ne pouvaient saisir, c’était l’importance séculaire du crime comme une
question devant laquelle, aux États-Unis, toutes les autres pâlissaient. Dans un pays où les graves antagonismes des classes et des idéologies avaient toujours
été relégués au magasin des accessoires hérités du Vieux Monde, les graves affrontements politiques se voyaient très vite réduits au combat manichéen des
bons contre les méchants : les méchants transgressent la loi et se font prendre, les bons les envoient en prison. Si les bons se font prendre la main dans le sac
à leur tour, le public a toutes chances d’estimer – comme l’auraient fait ses ancêtres puritains – qu’ils ont perdu la grâce et succombé à la tentation. Aussi
présenta-t-on Nixon non pas comme la victime d’un sabotage manigancé par ses ennemis politiques, mais comme un dirigeant qui avait manqué à son
serment de défendre la loi.
La capacité des Américains à réduire toutes les questions sociales à un problème criminel, partant à les désavouer, permet seule de comprendre leur façon
de formuler presque toutes les grandes difficultés auxquelles le pays dut faire face dans les années 1960 et 1970. D’ailleurs, à partir du moment où Sacco et
Vanzetti furent légalement exécutés en 1927 pour un meurtre qu’il n’avait pas commis, et non pour l’agitation anarchiste dont ils étaient indiscutablement,
avec d’autres, les auteurs, quasiment toutes les grandes manifestations de contestation ou de dissidence furent traitées en affaires criminelles. C’est ainsi que
l’on exécuta les Rosenberg comme espions et non comme communistes, que l’on emprisonna Alger Hiss pour faux témoignage et non pour radicalisme
impénitent, que l’on abattit les Black Panthers pour port d’armes et nullement parce que ces militants avaient organisé le ghetto d’Oakland. J. Edgar
Hoover soutenait mordicus que les militants des droits civiques dans le Sud n’étaient que des pillards inspirés par les communistes, et qu’ils exerçaient sur
les citoyens respectables un odieux chantage à la violence. De même, des mères de famille secourues par les assurances sociales et qui restaient chez elles,
dans les ghettos, n’étaient que des fainéantes roublardes conspirant pour ruiner l’État, et les manifestants qui défilaient à Washington pour clamer leur
opposition à la guerre du Vietnam, des vandales inspirés par le seul plaisir d’attiser le feu de la destruction. Réduits au statut de criminels de droit commun,
le contenu politique de leurs actions ayant été effacé, ils rejoignaient les incendiaires, les auteurs d’agressions et les cambrioleurs, et pouvaient être traités en
conséquence.
Par le même artifice, tous les grands dirigeants politiques vaincus se virent privés de l’auréole de martyr autour de laquelle d’éventuels partisans auraient pu
se rallier. Et là gît l’aspect le plus tristement ironique de la déconfiture de Richard Nixon et de ses complices du Watergate. Ces hommes, qui avaient fait
plus que quiconque pour neutraliser la contestation politique en la taxant d’activité criminelle, tombèrent sous les coups de leur propre technique. Ils se
confondirent avec la vague montante de la criminalité, qu’ils s’étaient fait une spécialité de dénoncer dans leurs campagnes musclées pour le maintien de
l’ordre et la défense de la sécurité. Cette menace de la criminalité montante, problème bien réel qui plonge ses racines dans de graves antagonismes de races
et de classes, le public fut amené à la ressentir avec une telle force qu’il rejeta impitoyablement tous ceux qui lui semblaient y participer.
Quand Nixon fut réélu, avec une confortable majorité, il était parvenu à convaincre le pays que la criminalité – trafic de drogue, assassinats, agressions,
vols, cambriolages, etc. – représentait la principale question de politique intérieure et la plus dangereuse. Et il est vrai que le crime semblait omniprésent.
En 1976, selon un rapport du FBI, l’Américain moyen courait trois fois plus de risques qu’en 1960 d’être victime d’un meurtre, d’un vol, d’un viol, d’une
agression ou d’un enlèvement. La police de Chicago enregistrait deux meurtres par jour, en moyenne, depuis le début des années 1970. Des villes réputées
paisibles et sûres, comme Tucson ou Phoenix, commençaient à rivaliser avec New York et Boston pour ce qui est de l’insécurité des biens et des personnes.
Le centre de Détroit était littéralement laissé à l’abandon, hanté seulement par les bandes les plus désespérées de jeunes voyous noirs. Quant au South
Bronx de New York, c’était devenu l’exemple même de ces « zones de guerre » en plein cœur des villes américaines, où ne subsistaient plus que les carcasses
noircies des immeubles incendiés. Retrouvant tout naturellement le vocabulaire hygiéniste des réformateurs du XIXe siècle qui dénonçaient les ghettos
d’immigrés, journalistes et sociologues s’étaient mis à parler de la « peste », de la « gangrène », du « cancer » qui rongeait les grandes villes d’Amérique. Une
fois de plus, une vague de criminalité menaçait d’engloutir le pays et nul, homme, femme ou enfant, n’en était à l’abri643.
Un nombre croissant de spécialistes des sciences sociales, anthropologues, économistes, sociologues, folkloristes, concentrèrent leur attention sur la
prétendue « culture criminelle ». Un expert en criminologie enregistra ainsi l’histoire de plusieurs dizaines de criminels, assassins, voleurs, perceurs, casseurs,
fourgues, etc. Ce sont des récits sans détour de la vie dans les rues, dans les prisons, vue par des gens ordinaires, pas particulièrement prestigieux et qui
considèrent fréquemment leurs crimes comme le boulot qu’il leur faut bien accomplir pour vivre. On ne peut s’empêcher de relever dans nombre de ces
récits une tonalité générale de fatalisme, comme le montre l’histoire de Slim, un Noir de 37 ans, condamné à vingt ans pour vol et qui avait déjà fait cinq
ans pour homicide :
Tu vois, mon pote, c’est comme je te disais tout à l’heure, la vie est donnée à l’homme dans deux seaux, pour ainsi dire. Y a un seau plein de « J’ai pas encore fait ça » et un autre, vide, sur lequel est écrit
« Plus jamais ça ». Alors voilà, tu plonges la main dans le premier seau, où qu’il y a d’écrit « J’ai pas encore fait ça », et t’en tires quelque chose. Et t’essayes, tu vois, et si ça te plaît, tu t’accroches, tu gardes ça
pour toi. Et tu replonges la main pour en tirer encore. Seulement, si ça foire, si tu tires une vacherie, tu la laisses tomber fissa dans l’autre seau, « Plus jamais ça ». Pour moi, c’est ça la vie, tu vois, je trouve.
Pour moi, c’est dans le seau « Plus jamais ça », comme la taule dans l’Arkansas, par exemple. J’en veux plus, de ça, moi. Alors je l’ai flanqué dans le deuxième seau.

Pour Slim, le « crime » n’était jamais qu’une étiquette collée à telle ou telle des activités auxquelles il se livrait pour gagner sa vie : il y avait surtout les
boulots qui payaient, et ceux qui ne payaient pas644.
Pourtant, Slim était à sa manière un professionnel : un homme qui avait acquis des talents, une formation qui lui permettaient de vivre comme un
criminel dans la rue et comme un détenu, un taulard, « au trou ». Ces témoignages le montrent : les hommes et les femmes qui sont parvenus à l’âge adulte
sans renoncer à la criminalité, de manière générale, possèdent un certain capital d’expérience ou d’habileté professionnelles, et certains, les perceurs de coffre
par exemple, se considèrent comme de véritables artisans. Parmi les « métiers » les plus spécialisés, il faut inscrire le cambriolage et le recel, qui exigent à la
fois ruse et savoir-faire. La plupart des « experts » qui travaillent à l’occasion pour les gangsters du crime organisé, pour ainsi dire en sous-traitance, sont les
descendants modernes des faussaires de New York, ou des voleurs de chevaux et de bétail de la frontière. Certains sont des criminels à plein temps, mais la
majorité d’entre eux pratiquent plutôt le crime comme un gagne-pain complémentaire, en dehors d’une activité légitime, mais mal payée.
Pour nombre de criminologues, rares sont les criminels qui le demeurent plus de vingt ou vingt-cinq ans, et cela pour des raisons d’une grande simplicité.
Les principaux méfaits de la « délinquance juvénile » – le vol de voitures, le petit trafic de drogue, le vol avec effraction – sont des crimes à hauts risques,
avec en perspective des profits relativement minces. Les cambrioleurs adroits, après avoir cambriolé des appartements, s’en prennent rapidement à des
compagnies d’assurances, des bijouteries, des boutiques de prêteurs sur gage et diverses autres affaires où le butin est plus élevé et les risques moins grands. Il
semblerait, en outre, que dans la vie de tout jeune adulte criminel vienne un moment où il doive faire ses preuves, devenir en quelque sorte son propre
« promoteur » au sein de la sous-culture criminelle – tout particulièrement dans les bistrots et aux coins de rues, où se prennent les contacts, s’établissent les
amitiés, s’échangent les informations –, avant d’être en mesure de s’allier avec d’autres criminels de son gabarit et de passer à des « coups » plus sérieux.
Cette « promotion » est évidemment difficile, car la police et ses indicateurs travaillent sur le même territoire. Aussi une espèce de sélection naturelle est-
elle à l’œuvre ; les voleurs les plus intelligents apprennent les voies du succès, tandis que la majorité se décourage, s’effraye ou finit en prison. Pour les
adolescents membres d’une bande et qui ont pu tremper dans divers petits rackets, les chances de devenir membres d’un réseau de cambrioleurs ou de
pénétrer dans le racket des jeux clandestins sont aussi minces que celles de trouver un emploi honnête sur un chantier.
Le criminologue Julian Roebuck rapporte l’histoire d’un jeune homme d’une grande ville de l’Est qui avait « posé sa candidature » pour un emploi fixe
auprès du représentant local du syndicat du crime et s’était fait proprement éconduire chaque fois qu’il était revenu à la charge.
Y m’a dit : « Tu sais pas de quoi tu causes, mon p’tit pote. T’as pas la classe qu’y faut pour bosser chez nous » – rapporte l’informateur de Roebuck. « Mais, nom de Dieu, j’ peux apprendre, non ? » que je lui
ai dit. Et lui : « Bon sang, mon pote, tu t’es déjà fait poisser pour tous les petits délits imaginables. T’es tombé trop souvent au placard. Tous les flics te connaissent. On dirait qu’ ça te démange d’aller en
taule. »

Les emplois fixes sont difficiles à trouver, quand on démarre tout en bas de l’échelle, que l’on soit honnête ou malhonnête645.
Avec des perspectives de réussite si ténues, comment s’explique la forte progression de la criminalité des adolescents dans les années 1970 ? Il ne suffit pas
de parler du chômage, qui dans les villes atteignait 20 à 30 % et jusqu’à 50 %, voire 80 % pour les jeunes Noirs. Car les bons emplois criminels aussi étaient
rares. Pour autant que le choix d’une carrière criminelle puisse être considéré comme conscient, la réponse est sans doute la même qu’à une tout autre
question : pourquoi les membres des classes inférieures sont-ils les plus gros parieurs dans les jeux clandestins, où les chances de gain sont les plus minces –
600 contre 1 ou moins encore ? C’est qu’ils se disent, n’ayant pas grand-chose à perdre et tout à gagner, que le jeu en vaut la chandelle. La perspective de se
faire prendre et d’atterrir en prison n’est certainement pas pire que la misère quotidienne dans un ghetto ; sans compter qu’un tel choix ne semble pas aussi
dramatique : après tout, les petits rackets font partie de la vie de tous les jours. Comme l’a écrit John Allen, qui eut lui-même maille à partir avec la justice,
les activités criminelles – vente de stupéfiants, jeux clandestins, recel de marchandises volées – sont aussi banales et quotidiennes dans les quartiers pauvres
que la blanchisserie, l’épicerie du coin et le marchand de spiritueux.
Y a tellement de trucs qui se passent, c’est un système qui fonctionne tout entier à l’intérieur de lui-même. Imaginons que vous y venez avec moi. Vous voulez un peu de dope ? Je vous emmène voir le gonze
qui en vend. C’est les vêtements qui vous intéressent ? Je peux vous trouver un coin où c’est ça qu’ils trafiquent. De l’alcool ? Pas de problème, je sais où y en a, et pas dans une boutique. Bien sûr, tout ça est
illégal.

Ce que des sociologues et des économistes ont baptisé économie clandestine ou irrégulière était en fait partie intégrante de la vie des collectivités pauvres,
à tel point qu’un responsable new-yorkais a pu se demander dans quelle mesure un certain nombre de commerçants et d’hommes d’affaires « honnêtes » de
Harlem ne devaient pas d’être restés à flots aux prêts que leur consentaient à l’occasion les représentants de la pègre. Le crime était devenu le seul moyen de
« joindre les deux bouts » pour les gens qui vivaient en marge de la société américaine646.
Les criminels et autres « marginaux » de la société américaine ont longtemps été traités comme des « déviants » ou des malheureux qui, privés de tout
socialement et économiquement, auraient fait « le mauvais choix » pour investir leur temps et leur énergie. Mais, après la vague d’émeutes qui secoua les
ghettos dans les années 1960, un certain nombre d’économistes commencèrent à prêter plus d’attention aux populations pauvres des grandes villes du pays.
Les études systématiques et techniques auxquelles ils se livrèrent sur les « micro-économies » de certains quartiers et sur les modèles de l’emploi au bas de
l’échelle sociale dessinèrent en filigrane un mode de vie très similaire à la description plus impressionniste et intuitive qu’en donne John Allen. De façon très
simplifiée, leurs conclusions font apparaître deux grandes catégories d’emplois, deux « secteurs » que nous appellerons « primaire » et « secondaire ». Dans le
premier, les emplois, stables, sûrs et fréquemment réservés à des travailleurs syndiqués, sont bien payés et comportent divers avantages sociaux. Le second,
au contraire, n’offre que des emplois instables, mal payés, sans perspective de promotion et n’exigeant qu’une qualification à peu près nulle : distribution de
prospectus, petit gardiennage d’immeubles, plonge, emplois subalternes de manutentionnaires ou autres dans les supermarchés, enfin tâches ultra-
mécanisées, qui se multiplient dans l’industrie électronique et informatique en pleine expansion. Mais ces emplois, à la fois rares et mal payés, ne peuvent
fournir qu’une partie des revenus nécessaires aux habitants des quartiers pauvres et des ghettos. Les autres ressources de « l’économie de ghetto » sont
fournies par les divers programmes d’aide publique et d’assistance sociale, la formation permanente, et enfin les travaux criminels ou « quasi légaux ».
Quelques chercheurs ont exploré les relations complexes existant entre les revenus criminels et les autres moyens d’existence dont disposaient ces
travailleurs du « secondaire ». Les travaux menés par le Vera Institute of Justice de New York, laissent à penser que la ligne de démarcation entre emplois
licites et illicites est souvent imaginaire et que bien des gens la franchissent allègrement dans les deux sens, passant d’un petit boulot à un petit cambriolage,
mêlant journées de travail occasionnelles et petits trafics ou rackets. À mesure que les risques de prison se précisent et que s’évanouit l’espoir fallacieux du
« gros coup » qui permettrait de se retirer, les petits délinquants dérivent ensuite, progressivement, vers une combinaison d’aide publique et d’emplois
sporadiques. Ainsi, la petite délinquance de rue constitue la première sorte d’emplois qui s’offre aux adolescents et aux jeunes adultes des classes déshéritées,
en même temps qu’elle fournit des marchandises à bon marché (par l’intermédiaire du recel) et un peu de rêve (drogue, alcool volé) aux gens qui ont rompu
avec les pratiques criminelles mais restent prisonniers de l’économie « secondaire », sans grande chance de jamais accéder à des emplois mieux rémunérés.
On retrouve bien là le « système » décrit par John Allen647.
Pourtant, ce n’est pas seulement parce qu’elle offre des emplois supplémentaires ou provisoires que la délinquance exerce un tel pouvoir d’attraction sur les
moins de vingt ans qui quittent l’école pour la rue : les risques qui leur sont inhérents rendent par ailleurs les activités criminelles plus attrayantes pour les
adolescents que la perspective de devenir un quelconque traîne-savate, concierge ou laveur de voiture, tout au long d’une vie aussi morne qu’un cul-de-sac.
Pour le gamin de 15 ans du South Side de Chicago, qui n’a guère plus d’une chance sur dix de réussir comme voleur de bagnoles avec une bande de dix
copains, ce qui compte c’est l’amusement, l’excitation que donne une activité certes sans avenir, mais ni plus ni moins que tout ce qui s’offre à lui. L’ex-
cambrioleur John Allen explique fort bien, en une seule phrase, l’extraordinaire pouvoir d’attraction psychologique qu’exercent les activités criminelles : « Ce
qui me manquait vraiment, c’était l’excitation de l’action, après celle de la préparation et avant celle de la fuite et de l’impunité – que ce soit la fuite en
voiture ou le plaisir de courir plus vite que les flics, quand on connaît la moindre ruelle et tous les raccourcis ». Le seul fait de jouer sa vie à 600 contre 1
séduisit suffisamment Allen, et sans aucun doute bien d’autres hors-la-loi des villes, pour amener tous ces jeunes gens intelligents à choisir le crime pour
s’épanouir648.
Un aspect moins reluisant de cette ivresse du danger, c’est la menace permanente de violence qu’il fait peser sur la rue. Allen trouvait son plaisir à prendre
ses jambes à son cou. Mais la même colère, la même frustration qui le poussaient à prouver sa supériorité à la course peuvent donner des explosions de
violence aveugle. Alors on agresse, on viole, on tue n’importe qui, au gré des rencontres. Le besoin de sensations fortes et immédiates a sans doute toujours
dominé la vie de la rue. Un délinquant du Chicago des années 1920 expliquait ainsi qu’il était « toujours à la recherche de sensations fortes », que toujours,
« s’il se passait quoi que ce soit, fallait qu’il en soit, un vol, un bris de vitre, la destruction du mobilier d’une école où on était entré par effraction, ou une
partie de foot ».
Tout comme le crime comporte, chez les adultes, une promesse illusoire d’accomplissement psychologique, une promesse analogue attire sans doute les
adolescents des bandes vers la criminalité de rues. Dans un entretien avec le journaliste Ianthe Thomas, un jeune garçon qui se fait appeler Nato parle de sa
vie au sein d’une bande, les Savage Nomads. Cet entretien eut lieu dans l’appartement de la mère de Nato, dans le South Bronx : un appartement sans eau
courante, dont l’unique confort était un seau de fer-blanc que l’on vidait de temps en temps par la fenêtre de la chambre à coucher.
J’ai été élevé dans les bandes. Comme mes frangins, sauf qu’eux y sont en taule maintenant et qu’y en a un qui s’est mis à se camer tellement que ma mère elle dit qu’il est mort. Les bandes, c’est des familles.
Comme des frères et des sœurs tous ensemble. Y a du baston, pasqu’il faut bien prouver qu’on n’a pas du sang de navet. Faut savoir montrer sa force, alors y a beaucoup de sang dans le Bronx.
Les gens y disent qu’ les bandes, c’est pas bien. Mais moi j’trouve pas. Les bandes s’entraident, et si on se castagne, c’est quand y a de l’électricité dans l’air, quoi ! C’est comme ça qu’on vit. L’école, c’est rien
du tout. T’apprends que dalle, à l’école. Ni à bosser ni à vivre. Ni à croûter. C’est pas à l’école qu’ t’apprendras à croûter !
Tu m’ demandes qui j’ suis ? J’ suis quelqu’un, voilà ! Tiens, dans la 139e rue Est, y nous disent comme ça : « Pas d’histoire au magasin », et y nous flanquent dehors. Bon, ben nous on flanque le feu, tu vois !
Alors y s’ cassent, et nous on est encore là, on est quelqu’un.
C’est notre pays, ici, c’est comme un monde complet. Tous, tant qu’y sont, y-z-ont pris le pognon et y s’ sont taillés, mais nous, les bandes, on est encore là. C’est notre territoire, et les baraques aussi sont à
nous, toutes. Si on avait du pognon, tiens, comme un vrai pays, on gouvernerait le coin, comme des rois.
Y disent que les bandes disparaîtront. Y disent que les bandes, ça va, ça vient… Mais les Savage Nomads, moi j’te dis qu’ c’est pour toujours ! Y a même des gens, des adultes, quoi, qui nous tiraient leur
chapeau. Pasqu’ on est un peu comme des flics.
Y en a qui pourraient s’tirer et y le font pas. Pasqu’ on se serre les coudes ici. Je sais qu’y a un autre monde, comme à la télé. Mais ici, c’est un monde aussi.
Si t’écris le baratin habituel sur les bandes, les gens vont encore croire qu’on passe notre vie à partouzer, à planer, à bastonner. Mais c’ qu’on fait surtout, c’est des mariages, avec des vraies familles. T’as des
filles, elles vont avec tous les mecs, mais on croit dans la famille, nous, j’t’assure.
Ma vieille, elle veut pas entendre parler d’une bande. Mais ici, faut faire partie d’une bande, c’est tout. Tout l’monde te tombe dessus si t’es pas d’une bande. Les bandes, ça protège. Quand j’ porte mes
couleurs, on me respecte. J’suis dans les bandes depuis qu’ j’ai 11 ans. La première, c’était une petite, les Maraudeurs Masqués. On n’était que quatre. On était les rois de Tiffany Street. On faisait des petits
coups pour avoir un peu de monnaie. On attaquait les vieilles, les gosses. Mais c’étaient des conneries de gamins, d’autres bandes nous auraient fait la peau si on avait quitté notre territoire.
Ici, tout le monde se balade chargé. J’me promène pas avec un gros flingue comme un 45, mais j’ai un 32 automatique, l’autre saloperie y a trop de recul, tu croirais un fusil. Mon premier flingue, j’l’ai eu à
douze piges, j’l’ai chouravé à un camé. C’est l’époque où mon pote, Frankie, s’est fait descendre dans Melrose Avenue. Deux mecs qui y ont dit qu’il leur avait chouravé leur clebs. Il avait rien chouravé du
tout, mais ça les a pas empêchés de lui tirer dans la tronche.
Ce jour-là, j’ai traversé le pont George Washington. L’employé du péage, un Blanc, m’a dit de m’tirer de là. J’y ai viré deux bastos. Tu peux toujours chercher dans les canards, y a rien, mais j’lui ai viré deux
bastos.
J’ voulais me tirer, ce jour-là. Ma vieille m’avait dit que mon vieux habitait dans le Jersey. J’ voulais aller le voir. Il aurait peut-être du pognon pour moi. J’ l’ai pas trouvé, alors je m’ suis baladé dans les grands
parcs qu’y-z-ont par là-bas.
C’est le moment où je suis entré aux Savage Nomads. « Big Man » m’a fait entrer. Il cause comme un bavard, un vrai avocat, pasqu’il a été longtemps en taule. Y veut pas de baston entre bandes, y laisse pas
faire. Y dit qu’ les Blancs, c’est tout c’ qu’y demandent, qu’on s’ batte entre nous pour qu’eux y-z-aient rien à faire.
Causer avec Big Man, ça te fout sacrément les jetons. C’est le regard qu’il a, le regard mort de la taule. C’est un nègre salement à la coule, avec un regard de tous les diables. Même les flics le respectent,
pasqu’y disent qu’y s’est farci trois types d’un coup.
Y a des fois où j’m’dis que ça va pas, tout ça. Ouais, ça va pas, voilà. Pas pour moi, pasque j’suis un homme. Mais pour les petits qui grandissent ici. Y voient rien, rien de rien, alors y-z-ont pas plus de
sentiment que ça. Je sais qu’y a des gens qu’ont du pognon, des bagnoles et d’la bouffe. Et alors on se dit : « Et pourquoi pas moi ? » Mais ça sert à quoi de gamberger, hein ?
J’ai été élevé ici depuis tout petit, j’ai connu le quartier quand les baraques étaient plus jolies et qu’y avait encore des arbres dans les parcs. Maintenant, y a plus rien. Alors on retrouve la bande, on se marre,
on s’éclate, on picole. On s’ sent bien. On existe.
Ils s’afflubent de noms qui évoquent la solitude, la puissance et l’anarchie, – écrit Thomas. Jeunes Nomades ; Tomahawks, Nomades Sauvages, Rois Romains, Race de la Pierre Noire : on est membre de la
bande, sans distinction d’âge ni de sexe. Des bébés tranquillement assis sur un matelas jouent auprès d’un pistolet automatique sans jamais pleurer pour avoir à manger, parce qu’ils savent déjà d’instinct que
les attaques à main armée contre les boutiques d’alimentation se font en fin d’après-midi et que c’est à ce moment-là qu’on mange649.

Les chances, pour les jeunes gens comme Nato, de continuer à « exister » étaient minces. Ils finissaient le plus souvent en prison ou mouraient, les décès
d’adolescents suivant la même courbe ascendante que la criminalité adolescente au cours des années 1960 et 1970. Rares étaient ceux qui trouvaient une
promotion et accédaient soit au rang d’employés des syndicats du crime organisé, soit au statut semi-libéral de petit entrepreneur criminel indépendant650.
La plupart devenaient la piétaille, indispensable mais toujours renouvelée, de la grande armée du crime – chair à canon dont la relève était automatiquement
assurée par les petits frères et les petites sœurs qui brûlaient de tenter leur chance à leur tour.
C’est bien ainsi que le vol de voiture changea d’échelle. À partir des débuts des années 1970, on ne fit plus guère d’argent en vendant des voitures volées.
On se mit à vendre des pièces détachées. Les prix de l’industrie automobile étant montés en flèche, les entrepreneurs de la pègre avaient vu le créneau que
constituait la fourniture des casseurs et des magasins d’accessoires en pièce détachées. En 1977, des enquêteurs du Sénat découvrirent des ateliers à Chicago,
Baltimore, Boston, New York, Miami, Saint Louis et des dizaines d’autres villes, jusqu’à de simples bourgades de Caroline du Nord. Aux États-Unis, selon
leurs estimations, on volait une voiture toutes les trente secondes. Quarante-huit heures plus tard, elle était en général réduite à ses divers composants. Et le
plus gros de ce travail revenait aux bandes d’adolescents. À Chicago, l’une de ces bandes touchait entre 25 et 50 dollars par voiture démontée. De temps en
temps, il arrivait qu’un sujet particulièrement brillant parvienne à s’arracher à sa bande pour se hisser à l’intérieur de l’organisation, mais c’était exceptionnel.
Du point de vue des gangsters, les bandes n’étaient utiles qu’en tant que telles : un tas de gosses qui vivaient dans la rue et connaissaient le quartier comme
leur poche. Les grosses organisations, très professionnelles, très fermées et disposant d’un réseau de distribution à l’échelle de plusieurs États, sinon du pays
tout entier, n’avaient que faire d’engager de petits voyous illettrés et instables651.
Le racket qui unissait de la façon la plus perverse petits délinquants, grands criminels du syndicat et policiers était celui de la drogue. Pendant le premier
mandat de Nixon, on entendait fréquemment citer « l’épidémie » de consommation d’héroïne comme la cause principale de la montée de la criminalité
urbaine : les camés, disait-on, volaient sans relâche pour être en mesure de payer leur dose quotidienne. Des études ultérieures ont conduit à réduire
fortement, sinon totalement, le nombre de cambriolages et d’agressions à mettre au compte d’insatiables intoxiqués. On peut en revanche affirmer que le
trafic de stupéfiants faisait des victimes, indiscutables celles-là : les utilisateurs qui devenaient effectivement esclaves de l’accoutumance et du manque, et les
communautés les plus pauvres qui non seulement se voyaient dépouiller de milliards de dollars, mais encore perdaient à ce petit jeu nombre de leurs enfants.
Mark Moore, sociologue de Harvard et conseiller de la Drug Enforcement Administration, estima qu’au début des années 1970, la vente au détail d’héroïne
atteignait un chiffre d’affaires annuel de 470 millions de dollars, pour la seule ville de New York. Le système de distribution, très hiérarchisé, comprenait
18 000 « jongleurs », des petits revendeurs qui se contentaient de vendre juste assez pour subvenir à leurs propres besoins de drogue, coiffés par
25 distributeurs du syndicat et 25 importateurs, qui réalisaient respectivement 500 000 et 200 000 dollars de bénéfice par personne.
En dehors de quelques opérations spectaculaires, le trafic de stupéfiants a démontré qu’il était une des activités que la loi et ses organismes de défense ont
le plus de mal à réprimer efficacement. Si les hommes politiques et les militants de l’action sociale dans les quartiers ont manifesté dans les années 1970 une
telle exaspération à propos de la drogue et de ses abus, cela reflète avant tout une confusion historique, qui a favorisé l’apparition et l’aggravation du
problème de la drogue. Tout comme la prohibition de l’alcool, les lois contre les drogues adoptées avant et immédiatement après la Première Guerre
mondiale entraient dans un programme de moralisation législative et de reprise en main par la police de classes inférieures mécontentes et agitées. Elles
furent en grande partie adoptées sous l’influence des « vrais Américains », nés en Amérique, portés à déblatérer contre les extrémistes démoniaques et les
immigrés imbéciles qui souillaient la pureté de la race américaine au moyen de ces substances haïssables. Une campagne féroce pour la fermeture des centres
de traitement médical des drogués reçut, après 1918, l’appui enthousiaste de l’American Medical Association, qui déclara que l’usage de la drogue était « un
vice qui entraîne la dégénérescence du sens moral et, s’étendant par contagion, a tôt fait de contaminer toute la nation, dont elle affaiblit la fibre morale,
procédant de proche en proche, de la même façon qu’une pomme pourrie peut gâter tout un cageot ».
Entre 1914 et 1938, quelque 25 000 médecins furent inculpés pour avoir traité des drogués. 3 000 d’entre eux furent condamnés à des peines de prison.
Selon un rapport beaucoup plus tardif de la New York Academy of Medecine (1963), « les intoxiqués abandonnés à eux-mêmes étaient contraints, pour
satisfaire leurs besoins compulsifs, de recourir au trafic ». Tout comme la prohibition avait permis aux bootleggers de mettre sur pied leurs premiers cartels,
de même la répression de plus en plus sévère dans le domaine de la drogue permit aux syndicats du crime de bâtir un cartel illégal, qui prit le contrôle de
tout le commerce de la drogue. Comme l’avait noté en 1938 John Coffee, député de Washington, « sous l’effet même de la loi, il apparut, à côté du système
d’importation clandestine, un racket de la distribution dont le chiffre d’affaires annuel dépassait le milliard de dollars652 ».
Au début des années 1970, rien n’avait changé dans ce scénario, si ce n’est que le marché de la drogue s’était considérablement élargi, au fur et à mesure
que les ghettos s’étendaient et que s’accroissaient l’insatisfaction et le sentiment d’aliénation de la jeune génération des classes moyennes – cependant que
tout un complexe d’organismes de contrôle et de répression faisait son apparition tant au niveau des États que des collectivités locales et aussi du
gouvernement fédéral. D’où le fameux débat des années 1960 et 1970 : l’usage de stupéfiants n’était plus seulement criminel, il devenait le foyer d’une
nouvelle vague de ferveur morale. Les dissidents politiques et culturels furent jetés dans le même sac, comme étant les partisans et les participants d’une
« culture de la drogue » qui menaçait les fondements même de la tranquillité publique et de l’ordre social. L’abus des drogues, soutenaient les politiciens
conservateurs et la police, entamait le respect de la loi. Par leur seule existence, les drogués, de plus en plus nombreux, étaient considérés comme un défi
direct à l’autorité. La perspective semblait effrayante : l’effondrement des valeurs éprouvées de la classe moyenne, combiné à l’illégalisme engendré par la
drogue dans les ghettos, annonçait une explosion sans précédent. Le succès rencontré par les extrémistes au sein de ces deux groupes sociaux semblait à
certains conservateurs le signe avant-coureur d’une anarchie qui menaçait d’engloutir incessamment le pays entier. Les anciens crimes, considérés comme
moins graves parce que « sans victimes », qu’étaient l’abus et le trafic des stupéfiants, devinrent soudain le centre d’un discours public dans lequel le
« problème de la criminalité » menaçait de ruiner le tissu social et culturel de la nation. Et, quand le gouvernement voulut intensifier la lutte de ses polices
contre la drogue, les choses ne firent qu’empirer.
La création, en 1973, de la Drug Enforcement Administration (DEA), organisme fédéral, aggrava considérablement le problème. Car la tactique des
agents de la DEA consistait, pour l’essentiel, à se présenter comme des acheteurs pour remonter les filières et les détruire. À dire vrai, malgré leurs gros
rouleaux de billets verts, les agents de la DEA s’élevèrent rarement au-dessus du premier niveau, celui de la rue. Le budget de la DEA pour l’année
fiscale 1976 atteignait près de 10 millions de dollars, destinés à l’achat d’indices et de renseignements. Pour entamer des recherches, l’agent achetait « en
gros » un gramme d’héroïne, soit 150 dollars environ (prix de 1975). Après un ou deux autres achats de la même quantité, pour s’attacher la confiance du
petit vendeur, il finissait par demander quatre grammes, pressant le petit grossiste de le présenter à un plus gros vendeur qui accepterait de lui en vendre une
once (30 grammes environ) pour 4 000 dollars. Lorsqu’il réussissait à faire cet achat, il avait donc dépensé dans les 1 650 dollars. Même s’il avait la main
heureuse et arrêtait son bonhomme, récupérant du même coup ses 4 000 dollars pour de futurs investissements, il n’en avait pas moins acheté pour
5 000 dollars d’héroïne, au prix de détail, quand bien même il n’avait déboursé que 1 650 dollars.
Ainsi, du point de vue des véritables grossistes, les agents du DEA ne faisaient qu’injecter de fortes sommes dans le circuit de la drogue. La seule victime
dans cette affaire était le petit grossiste, arrêté pour avoir vendu une once d’héroïne. Aussi a-t-on pu dire que les agents de la DEA stimulaient le commerce
de la drogue. Comme l’écrivit l’un des directeurs de la DEA dans un rapport à la Maison-Blanche : « En achetant, on crée un marché et l’on stimule la
production. On injecte de l’argent dans le système et l’on crée du profit en amont du délinquant que l’on parvient à arrêter. » Tout comme les frères de Nato
dans leur ghetto du South Bronx, les agents de la DEA ne parvenaient jamais à approcher les patrons du crime organisé, qui contrôlaient le système et en
tiraient les plus gros profits. Tout ce que la plupart d’entre eux arrivaient à faire, c’était de mettre sur pied un réseau d’indicateurs dans la rue et de flirter
avec le système criminel, en se demandant toujours jusqu’où ils pouvaient aller sans devenir eux-mêmes de purs et simples délinquants aux yeux de la loi.
Très logiquement, ils débarrassèrent ainsi le système de ses maillons les plus faibles et lui permirent par là de se renforcer653.
À long terme, les conséquences de la politique de répression de la drogue menée par le gouvernement durant cinquante ans ont la clarté de l’évidence : le
trafic des drogues finit par devenir endémique à la vie des collectivités du bas de l’échelle sociale américaine et plus particulièrement des moins intégrées –
les communautés noires et latino-américaines. Le rôle de la police s’est borné à réglementer le volume et l’expansion géographique du trafic. Si telle n’était
pas l’intention des organismes et des fonctionnaires chargés de la lutte contre la drogue, pour ceux qui vivaient parmi les petits trafiquants et les indicateurs
de police, c’était là une conclusion inévitable – comme le député Coffee l’avait déjà signifié au Congrès quarante ans plus tôt.
La morphine que le trafiquant vend un dollar le grain (0,065 gramme) pourrait être fournie pour 2 ou 3 cents le grain, et de qualité très pure. Le trafiquant, incapable de supporter cette concurrence et même
de pratiquer un tel prix, ferait faillite. Ce serait la fin, automatiquement, du racket d’un milliard de dollars, de l’industrie illicite de la drogue et des stupéfiants. […] Pourquoi les autorités voudraient-elles
protéger les affaires du trafiquant de drogue et le milliard de dollars des racketteurs ? Si le législateur décide de laisser les organismes chargés de la lutte contre les stupéfiants se conduire d’une manière qui
revient pratiquement à soutenir ce racket d’un milliard de dollars, il se doit au moins d’exposer au public le pourquoi de cette attitude.

En agissant comme le garant en dernier ressort des syndicats des stupéfiants, de la même manière que l’ICC s’est comportée comme le garant des cartels
du transport routier, les organismes de l’État se sont intégrés à une espèce de collaboration avec les rackets de la pègre comme avec la petite criminalité des
rues654. L’immense industrie dont parlait le député Coffee réussit si bien à pénétrer le monde compliqué de la petite délinquance et à l’unir à la hiérarchie
des grands syndicats criminels que la plupart des solutions de rechange, médicales et policières, furent vouées à l’échec.
Les problèmes que posent les trafiquants de drogue ne sont qu’un aspect des problèmes plus vastes relatifs à la criminalité de rues : car comment éliminer
un système économique qui est devenu peu à peu le principal moyen d’existence de millions et de millions de citoyens américains vivant en marge de la
société « légale » ? Pour reprendre les paroles de Robert Di Grazia, ancien chef de la police de Boston : « Nous n’avouons pas au public notre répugnant
petit secret, le secret de notre époque. » Ce secret, ajoutait-il, « c’est que la police ne peut pas faire grand-chose655 ».
Il est un secret plus important encore que le chef Di Grazia n’évoqua pas, quand il fit cette déclaration. Ce secret-là, bien protégé par les pleurs et les
grincements de dents que suscitent les voyous drogués qui agressent dans la rue les gens comme il faut, c’est que le crime fait partie intégrante du système
américain. C’est un moyen de faire beaucoup d’argent, un système régulateur des affaires, une façon de faire vivre les pauvres. Et, comme l’ont prouvé les
cambriolages, la fraude, les procès montés de toute pièce, l’espionnage illégal et les expériences menées avec diverses drogues sur des victimes innocentes qui
ne se doutaient de rien, toutes pratiques dont étaient coutumiers le FBI et la CIA, le crime est aussi, bien souvent, un moyen de gouvernement.
Notes
642. Washington Post, 23 octobre 1973.
643. New York Times, 11 janvier 1976.
644. Bruce Jackson, In the Life, New York, 1972, p. 166.
645. Joan Petersilia, Peter Greenwood et Marvin Lavin, Criminal Careers of Habitual Felons, Rand Corporation Contract R-2144 DOJ, Santa Monica, Californie, 1977, p. 97-105, 114-118. Julian Roebuck,
Criminal Typology, Springfield, Illinois, 1967, p. 175. Pour un exposé plus détaillé de la manière dont les contacts sont pris et les carriéristes promus, voir Julian Roebuck et Wolfgang Freese, The Rendezvous,
New York, 1976.
646. John Allen, Assault with a Deadly Weapon : The Autobiography of a Street Criminal, New York, 1977, p. 1. Charles Silberman, Criminal Violence, op. cit., p. 101-103. Entretiens des auteurs avec Orlando
Rodriguez, enquêteur du Vera Institute à propos de ses premières conclusions, mars 1979.
647. Eli Ginzberg, « The Job Problem », Scientific American, novembre 1977. On peut citer aussi des études économiques plus techniques : Marcia Freedman, Labor Markets : Segments and Shelters, New York,
1976 ; Bennett Harrison, « Employment, Unemployment, and the Structure of the Urban Labor Market », Wharton Quarterly, printemps 1972, p. 4-30 ; Peter Doeringer et Michael Piore, « Unemployment
and the dual labor market », Public Interest, vol. XXXVIII, p. 67-69. Pour un travail particulièrement utile concernant les activités criminelles, voir Isaac Ehrlich, « Participation in Illegitimate Activities : A
Theoretical and Empirical Investigation », Journal of Political Economy, vol. LXXXI, p. 521-565.
648. John Allen, Assault, op. cit., p. 102. Clifford Shaw et Henry McKay, « Social Factors in Juvenile Delinquency », National (Wickersham) Commission on the Law Observance and Enforcement, Report on the
Causes of Crime, Washington, 1931, p. 123.
649. Pacific News Service, San Francisco, 12 février 1979.
650. Richard Block, « Homicide in Chicago : A Nine-Year Study », Journal of Criminal Law and Criminology, vol. LXVI, n° 4.
651. The Clay Center (Kansas) Dispatch, dépêche AP, 10 novembre 1978.
652. Cité par Rufus King, The Drug Hang-up : America’s Fifty-Year Folly, New York, 1972, p. 39, 54 et chapitre 15.
653. Frank Browning, « An American Gestapo », op. cit.
654. Rufus King, Drug Hang-up, op. cit., p. 65-66.
655. Washington Post, 9 novembre 1976.
Remerciements

Quatre personnes se sont chargées de l’essentiel des travaux de recherche nécessaires à la rédaction du présent ouvrage :
Christina Whitlock
Fernando Mechon
Alice Messing
Shoshana Rihn
Qu’elles soient ici remerciées.
De nombreux historiens, sociologues, spécialistes des sciences humaines et politiques, journalistes, voire simples observateurs des mœurs américaines nous
ont aidés à concevoir notre projet, à rassembler nos sources et à préciser notre thème. En nous excusant de ne pouvoir les remercier tous, nous aimerions
tout au moins citer les noms suivants : Beverly Axelrod, Leonard Weinglass, Marc Raskin, Paul Jaricco, Dan Share, Sandy Close, Frank Viviano, Steve
Weissman, Peter Solomon, George Wargo, Joseph Jorgensen, Judith Stanley, Edward Malefakis, Peter Dale Scott, Mary Milton, Charles Sellers, Rachell
Keefe, Janet Tierney, Bill Hunt, Bonnie Sanford, Cynthia Merman, Phil Stanford, Mike Locker et Robert Weingarten.
Tant nos propres années de recherche que le temps de tous ceux qui ont travaillé avec nous sur ce projet ont pu lui être consacrés grâce au généreux
soutien de l’Institute for Policy Studies, de Howard Bray du Fund for Investigative Journalism, de W. H. et Carol Bernstein Ferry, de Joseph Belden,
Victor Herbert, John Thorne et de Lynn Meyer de Research for Social Change.
Nous avons contracté une dette toute particulière à l’égard de Ned Chase, qui devait à l’origine rédiger cet ouvrage, de Judith Wederholt, notre éditrice
chez Putnam, enfin de notre agente Joan Daves et de ses assistantes, en particulier Ruth Soika qui a été comme une mère pour nous, tout au long de nos
travaux. C’est à leur patience et à leurs encouragements, plus qu’à tout autre chose, que nous devons d’avoir pu persévérer alors que notre projet initial
prenait peu à peu des proportions telles qu’elles menaçaient d’anéantir notre énergie et notre confiance en nous-mêmes.
New York, janvier 1979

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