L'archipel en Feu
L'archipel en Feu
L'archipel en Feu
L’archipel en feu
BeQ
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Jules Verne
1828-1905
L’archipel en feu
roman
2
Du même auteur, à la Bibliothèque
3
L’archipel en feu
4
I
Navire au large
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séparent cette Laconie de l’Argolide.
Au premier de ces trois golfes appartient le
port de Vitylo. Creusé à la lisière de sa rive
orientale, au fond d’une anse irrégulière, il
occupe les premiers contreforts maritimes du
Taygète, dont le prolongement orographique
forme l’ossature de ce pays du Magne. La sûreté
de ses fonds, l’orientation de ses passes, les
hauteurs qui le couvrent, en font l’un des
meilleurs refuges d’une côte incessamment battue
par tous les vents de ces mers méditerranéennes.
Le bâtiment, qui s’élevait, au plus près, contre
une assez fraîche brise de nord-nord-ouest, ne
pouvait être visible des quais de Vitylo. Une
distance de six à sept milles l’en séparait encore.
Bien que le temps fût très clair, c’est à peine si la
bordure de ses plus hautes voiles se découpait sur
le fond lumineux de l’extrême horizon.
Mais ce qui ne pouvait se voir d’en bas
pouvait se voir d’en haut, c’est-à-dire du sommet
de ces crêtes qui dominent le village. Vitylo est
construit en amphithéâtre sur d’abruptes roches
que défend l’ancienne acropole de Kélapha. Au-
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dessus se dressent quelques vieilles tours en
ruine, d’une origine postérieure à ces curieux
débris d’un temple de Sérapis, dont les colonnes
et les chapiteaux d’ordre ionique ornent encore
l’église de Vitylo. Près de ces tours s’élèvent
aussi deux ou trois petites chapelles peu
fréquentées, desservies par des moines.
Ici, il convient de s’entendre sur ce mot
« desservies » et même sur cette qualification de
« moine », appliquée aux caloyers de la côte
messénienne. L’un d’eux, d’ailleurs, qui venait
de quitter sa chapelle, va pouvoir être jugé
d’après nature.
À cette époque, la religion, en Grèce, était
encore un singulier mélange des légendes du
paganisme et des croyances du christianisme.
Bien des fidèles regardaient les déesses de
l’antiquité comme des saintes de la religion
nouvelle. Actuellement même, ainsi que l’a fait
remarquer M. Henry Belle, « ils amalgament les
demi-dieux avec les saints, les farfadets des
vallons enchantés avec les anges du paradis,
invoquant aussi bien les sirènes et les furies que
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la Panagia ». De là, certaines pratiques bizarres,
des anomalies qui font sourire, et, parfois, un
clergé fort empêché de débrouiller ce chaos peu
orthodoxe.
Pendant le premier quart de ce siècle, surtout –
il y a quelque cinquante ans, époque à laquelle
s’ouvre cette histoire – le clergé de la péninsule
hellénique était plus ignorant encore, et les
moines, insouciants, naïfs, familiers, « bons
enfants, » paraissaient assez peu aptes à diriger
des populations naturellement superstitieuses.
Si même ces caloyers n’eussent été
qu’ignorants ! Mais, en certaines parties de la
Grèce, surtout dans les régions sauvages du
Magne, mendiants par nature et par nécessité,
grands quémandeurs de drachmes que leur
jetaient parfois de charitables voyageurs, n’ayant
pour toute occupation que de donner à baiser aux
fidèles quelque apocryphe image de saint ou
d’entretenir la lampe d’une niche de sainte,
désespérés du peu de rendement des dîmes,
confessions, enterrements et baptêmes, ces
pauvres gens, recrutés d’ailleurs dans les plus
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basses classes, ne répugnaient point à faire le
métier de guetteurs – et quels guetteurs ! – pour
le compte des habitants du littoral.
Aussi, les marins de Vitylo, étendus sur le port
à la façon de ces lazzaroni auxquels il faut des
heures pour se reposer d’un travail de quelques
minutes, se levèrent-ils, lorsqu’ils virent un de
leurs caloyers descendre rapidement vers le
village, en agitant les bras.
C’était un homme de cinquante à cinquante-
cinq ans, non seulement gros, mais gras de cette
graisse que produit l’oisiveté, et dont la
physionomie rusée ne pouvait inspirer qu’une
médiocre confiance.
« Eh ! qu’y a-t-il, père, qu’y a-t-il ? » s’écria
l’un des marins, en courant vers lui.
Le Vitylien parlait de ce ton nasillard qui
ferait croire que Nason a été un des ancêtres des
Hellènes, et dans ce patois maniote, où le grec, le
turc, l’italien et l’albanais se mélangent, comme
s’il eût existé au temps de la tour de Babel.
« Est-ce que les soldats d’Ibrahim ont envahi
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les hauteurs du Taygète ? demanda un autre
marin, en faisant un geste d’insouciance qui
marquait assez peu de patriotisme.
– À moins que ce ne soient des Français, dont
nous n’avons que faire ! répondit le premier
interlocuteur.
– Ils se valent ! » répliqua un troisième.
Et cette réponse indiquait combien la lutte,
alors dans sa plus terrible période, n’intéressait
que légèrement ces indigènes de l’extrême
Péloponnèse, bien différents des Maniotes du
Nord, qui marquèrent si brillamment dans la
guerre de l’Indépendance.
Mais le gros caloyer ne pouvait répliquer ni à
l’un ni à l’autre. Il s’était essoufflé à descendre
les rapides rampes de la falaise. Sa poitrine
d’asthmatique haletait. Il voulait parler, il n’y
parvenait pas. Au moins, l’un de ses ancêtres en
Hellade, le soldat de Marathon, avant de tomber
mort, avait-il pu annoncer la victoire de Miltiade.
Mais il ne s’agissait plus de Miltiade ni de la
guerre des Athéniens et des Perses. C’étaient à
peine des Grecs, ces farouches habitants de
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l’extrême pointe du Magne.
« Eh ! parle donc, père, parle donc ! » s’écria
un vieux marin, nommé Gozzo, plus impatient
que les autres, comme s’il eût deviné ce que
venait annoncer le moine.
Celui-ci parvint enfin à reprendre haleine.
Puis, tendant la main vers l’horizon :
« Navire en vue ! » dit-il.
Et, sur ces mots, tous les fainéants de se
redresser, de battre des mains, de courir vers un
rocher qui dominait le port. De là, leur regard
pouvait embrasser la pleine mer sur un plus vaste
secteur.
Un étranger aurait pu croire que ce
mouvement était provoqué par l’intérêt que tout
navire, arrivant du large, doit naturellement
inspirer à des marins fanatiques des choses de la
mer. Il n’en était rien, ou, plutôt, si une question
d’intérêt pouvait passionner ces indigènes, c’était
à un point de vue tout spécial.
En effet, au moment où s’écrit – non au
moment où se passait cette histoire – le Magne
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est encore un pays à part au milieu de la Grèce,
redevenue royaume indépendant de par la volonté
des puissances européennes, signataires du traité
d’Andrinople de 1829. Les Maniotes, ou tout au
moins ceux de ce nom qui vivent sur ces pointes
allongées entre les golfes, sont restés à demi
barbares, plus soucieux de leur liberté propre que
de la liberté de leur pays. Aussi cette langue
extrême de la Morée inférieure a-t-elle été, de
tout temps, presque impossible à réduire. Ni les
janissaires turcs, ni les gendarmes grecs n’ont pu
en avoir raison. Querelleurs, vindicatifs, se
transmettant, comme les Corses, des haines de
familles, qui ne peuvent s’éteindre que dans le
sang, pillards de naissance et pourtant
hospitaliers, assassins, lorsque le vol exige
l’assassinat, ces rudes montagnards ne s’en disent
pas moins les descendants directs des Spartiates ;
mais, enfermés dans ces ramifications du
Taygète, où l’on compte par milliers de ces
petites citadelles ou « pyrgos » presque
inaccessibles, ils jouent trop volontiers le rôle
équivoque de ces routiers du moyen âge dont les
droits féodaux s’exerçaient à coups de poignard
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et d’escopette.
Or, si les Maniotes, à l’heure qu’il est, sont
encore des demi-sauvages, il est aisé de
s’imaginer ce qu’ils devaient être, il y a cinquante
ans. Avant que les croisières des bâtiments à
vapeur n’eussent singulièrement enrayé leurs
déprédations sur mer, pendant le premier tiers de
ce siècle, ce furent bien les plus déterminés
pirates que les navires de commerce pussent
redouter sur toutes les Échelles du Levant.
Et précisément, le port de Vitylo, par sa
situation à l’extrémité du Péloponnèse, à l’entrée
de deux mers, par sa proximité de l’île de
Cérigotto, chère aux forbans, était bien placé
pour s’ouvrir à tous ces malfaiteurs qui
écumaient l’Archipel et les parages voisins de la
Méditerranée. Le point de concentration des
habitants de cette partie du Magne portait plus
spécialement alors le nom de pays de Kakovonni,
et les Kakovonniotes, à cheval sur cette pointe
que termine le cap Matapan, se trouvaient à l’aise
pour opérer. En mer, ils attaquaient les navires. À
terre, ils les attiraient par de faux signaux.
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Partout, ils les pillaient et les brûlaient. Que leurs
équipages fussent turcs, maltais, égyptiens, grecs
même, peu importait : ils étaient impitoyablement
massacrés ou vendus comme esclaves sur les
côtes barbaresques. La besogne venait-elle à
chômer, les caboteurs se faisaient-ils rares dans
les parages du golfe de Coron ou du golfe de
Marathon, au large de Cérigo ou du cap Gallo,
des prières publiques montaient vers le Dieu des
tempêtes, afin qu’il daignât mettre au plein
quelque bâtiment de fort tonnage et de riche
cargaison. Et les caloyers ne se refusaient point à
ces prières, pour le plus grand profit de leurs
fidèles.
Or, depuis quelques semaines, le pillage
n’avait pas donné. Aucun bâtiment n’était venu
atterrir sur les rivages du Magne. Aussi, fut-ce
comme une explosion de joie, lorsque le moine
eut laissé échapper ces mots, entrecoupés de
halètements asthmatiques :
« Navire en vue ! »
Presque aussitôt se firent entendre les
battements sourds de la simandre, sorte de cloche
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de bois à lame de fer, en usage dans ces
provinces, où les Turcs ne permettent pas
l’emploi des cloches de métal. Mais ces lugubres
coupetées suffisaient à rassembler une population
avide, hommes, femmes, enfants, chiens féroces
et redoutés, tous également propres au pillage et
au massacre.
Cependant les Vityliens, réunis sur le haut
rocher, discutaient à grands cris. Qu’était ce
bâtiment signalé par le caloyer ?
Avec la brise de nord-nord-ouest qui
fraîchissait à la tombée de la nuit, ce navire,
bâbord amures, filait rapidement. Il pouvait
même se faire qu’il enlevât le cap Matapan à la
bordée. D’après sa direction, il semblait venir des
parages de la Crète. Sa coque commençait à se
montrer au-dessus du sillage blanc qu’il laissait
après lui ; mais l’ensemble de ses voiles ne
formait encore qu’une masse confuse à l’œil. Il
était donc difficile de reconnaître à quel genre de
bâtiment il appartenait. De là, des propos qui se
contredisaient d’une minute à l’autre.
« C’est un chébec ! disait l’un des marins. Je
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viens de voir les voiles carrées de son mât de
misaine !
– Eh non ! répondait un autre, c’est une
pinque ! Voyez son arrière relevé et le renflement
de son étrave !
– Chébec ou pinque ! Eh ! qui prétendrait
pouvoir les distinguer l’un de l’autre à pareille
distance ?
– Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles
carrées ? fit observer un autre marin, qui s’était
fait une longue-vue de ses deux mains à demi
fermées.
– Que Dieu nous vienne en aide ! répondit le
vieux Gozzo. Polacre, chébec ou pinque, ce sont
autant de trois-mâts, et mieux valent trois mâts
que deux, lorsqu’il s’agit d’atterrir sur nos
parages avec une bonne cargaison de vins de
Candie ou d’étoffes de Smyrne ! »
Sur cette observation judicieuse, on regarda
plus attentivement encore. Le navire se
rapprochait et grossissait peu à peu ; mais,
précisément parce qu’il serrait le vent de très
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près, on ne pouvait l’apercevoir par le travers. Il
eût donc été malaisé de dire s’il portait deux ou
trois mâts, c’est-à-dire si l’on pouvait espérer que
son tonnage fût ou non considérable.
« Eh ! la misère est pour nous et le diable s’en
mêle ! dit Gozzo, en lançant un de ces jurons
polyglottes dont il accentuait toutes ses phrases.
Nous n’aurons là qu’une felouque...
– Ou même un speronare ! » s’écria le caloyer,
non moins désappointé que ses ouailles.
Si des cris de désappointement accueillirent
ces deux observations, il est inutile d’y insister.
Mais, quel que fût ce bâtiment, on pouvait déjà
estimer qu’il ne devait pas jauger plus de cent à
cent vingt tonneaux. Après tout, peu importait
que sa cargaison ne fût pas énorme, si elle était
riche. Il y a de ces simples felouques, de ces
speronares même, qui sont chargés de vins
précieux, d’huiles fines ou de tissus de prix. Dans
ce cas, ils valent la peine d’être attaqués et
rapportent gros pour une mince besogne ! Il ne
fallait donc pas encore désespérer. D’ailleurs les
anciens de la bande, très entendus en cette
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matière, trouvaient à ce bâtiment une certaine
allure élégante, qui prévenait en sa faveur.
Cependant, le soleil commençait à disparaître
derrière l’horizon dans l’ouest de la mer
Ionienne ; mais le crépuscule d’octobre devait
laisser assez de lumière, pendant une heure
encore, pour que ce navire pût être reconnu avant
la nuit close. D’ailleurs, après avoir doublé le cap
Matapan, il venait d’arriver de deux quarts afin
de mieux ouvrir l’entrée du golfe, et il se
présentait dans de meilleures conditions au regard
des observateurs.
Aussi, ce mot : sacolève ! s’échappa-t-il, un
instant après, de la bouche du vieux Gozzo.
« Une sacolève ! » s’écrièrent ses
compagnons, dont le désappointement se traduisit
par une bordée de jurons.
Mais, à ce sujet, il n’y eut aucune discussion,
parce qu’il n’y avait pas d’erreur possible. Le
navire, qui manœuvrait à l’entrée du golfe de
Coron, était bien une sacolève. Après tout, ces
gens de Vitylo avaient tort de crier à la
malechance. Il n’est pas rare de trouver quelque
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cargaison précieuse à bord de ces sacolèves.
On appelle ainsi un bâtiment levantin de
médiocre tonnage, dont la tonture, c’est-à-dire la
courbe du pont, s’accentue légèrement en se
relevant vers l’arrière. Il grée sur ses trois mâts à
pibles des voiles auriques. Son grand mât, très
incliné sur l’avant et placé au centre, porte une
voile latine, une fortune, un hunier avec un
perroquet volant. Deux focs à l’avant, deux voiles
en pointe sur les deux mâts inégaux de l’arrière,
complètent sa voilure, qui lui donne un singulier
aspect. Les peintures vives de sa coque,
l’élancement de son étrave, la variété de sa
mâture, la coupe fantaisiste de ses voiles, en font
un des plus curieux spécimens de ces gracieux
navires qui louvoient par centaines dans les
étroits parages de l’Archipel. Rien de plus élégant
que ce léger bâtiment, se couchant et se
redressant à la lame, se couronnant d’écume,
bondissant sans effort, semblable à quelque
énorme oiseau, dont les ailes eussent rasé la mer,
qui brasillait alors sous les derniers rayons du
soleil.
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Bien que la brise tendît à fraîchir et que le ciel
se couvrît d’« échillons » – nom que les
Levantins donnent à certains nuages de leur ciel –
la sacolève ne diminuait rien de sa voilure. Elle
avait même conservé son perroquet volant, qu’un
marin moins audacieux eût certainement amené.
Évidemment, c’était dans l’intention d’atterrir, le
capitaine ne se souciant pas de passer la nuit sur
une mer déjà dure et qui menaçait de grossir
encore.
Mais, si, pour les marins de Vitylo il n’y avait
plus aucun doute sur ce point que la sacolève
donnait dans le golfe, ils ne laissaient pas de se
demander si ce serait à destination de leur port.
« Eh ! s’écria l’un d’eux, on dirait qu’elle
cherche toujours à pincer le vent au lieu
d’arriver !
– Le diable la prenne à sa remorque ! répliqua
un autre. Va-t-elle donc virer et reprendre un
bord au large ?
– Est-ce qu’elle ferait route pour Coron ?
– Ou pour Kalamata ? »
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Ces deux hypothèses étaient également
admissibles. Coron est un port de la côte maniote
assez fréquenté par les navires de commerce du
Levant, et il s’y fait une importante exportation
des huiles de la Grèce du sud. De même pour
Kalamata, située au fond du golfe, dont les bazars
regorgent de produits manufacturés, étoffes ou
poteries, que lui envoient les divers États de
l’Europe occidentale. Il était donc possible que la
sacolève fût chargée pour l’un de ces deux ports
– ce qui eût fort déconcerté ces Vityliens, en
quête de déprédations et pillages.
Pendant qu’elle était observée avec une
attention si peu désintéressée, la sacolève filait
rapidement. Elle ne tarda pas à se trouver à la
hauteur de Vitylo. Ce fut l’instant où son sort
allait se décider. Si elle continuait à s’élever vers
le fond du golfe, Gozzo et ses compagnons
devraient perdre tout espoir de s’en emparer. En
effet, même en se jetant dans leurs plus rapides
embarcations, ils n’auraient eu aucune chance de
l’atteindre, tant sa marche était supérieure sous
cette énorme voilure qu’elle portait sans fatigue.
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« Elle arrive ! »
Ces deux mots furent bientôt jetés par le vieux
marin, dont le bras, armé d’une main crochue, se
lança vers le petit bâtiment comme un grappin
d’abordage.
Gozzo ne se trompait pas. La barre venait
d’être mise au vent, et la sacolève laissait
maintenant porter sur Vitylo. En même temps,
son perroquet volant et son second foc furent
amenés ; puis, son hunier se releva sur ses
cargues. Ainsi soulagée d’une partie de ses
voiles, elle était bien plus dans la main de
l’homme de barre.
Il commençait alors à faire nuit. La sacolève
n’avait plus que juste le temps de donner dans les
passes de Vitylo. Il y a, de ci de là, des roches
sous-marines qu’il faut éviter, sous peine de
courir à une destruction complète. Pourtant, le
pavillon de pilote n’avait point été hissé au grand
mât du petit bâtiment. Il fallait donc que son
capitaine connût parfaitement ces fonds assez
dangereux, puisqu’il s’y aventurait, sans
demander assistance. Peut-être aussi se méfiait-il
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– à bon droit – des pratiques Vityliens, qui ne se
seraient point gênés de le mettre sur quelque
basse, où nombre de navires s’étaient déjà
perdus.
Du reste, à cette époque, aucun phare
n’éclairait les côtes de cette portion du Magne.
Un simple feu de port servait à gouverner dans
l’étroit chenal.
La sacolève s’approchait, cependant. Elle ne
fut bientôt plus qu’à un demi-mille de Vitylo.
Elle atterrissait sans hésitation. On sentait qu’une
main habile la manœuvrait.
Cela n’était pas pour satisfaire tous ces
mécréants. Ils avaient intérêt à ce que le navire
qu’ils convoitaient se jetât sur quelque roche. En
ces conjonctures, l’écueil se faisait volontiers leur
complice. Il commençait la besogne, et ils
n’avaient plus qu’à l’achever. Le naufrage
d’abord, le pillage ensuite : c’était leur façon
d’agir. Cela leur épargnait une lutte à main
armée, une agression directe, dont quelques-uns
d’entre eux pouvaient être victimes. Il y avait, en
effet, de ces bâtiments, défendus par un
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courageux équipage, qui ne se laissaient point
impunément attaquer.
Les compagnons de Gozzo quittèrent donc
leur poste d’observation et redescendirent au
port, sans perdre un instant. En effet, il s’agissait
de mettre en œuvre ces machinations familières à
tous les pilleurs d’épaves, qu’ils soient du Ponant
ou du Levant.
De faire échouer la sacolève dans les étroites
passes du chenal, en lui indiquant une fausse
direction, rien n’était plus aisé au milieu de cette
obscurité, qui, sans être profonde encore, l’était
assez pour rendre ses évolutions difficiles.
« Au feu de port ! » dit simplement Gozzo,
auquel ses compagnons avaient l’habitude
d’obéir sans hésiter.
Le vieux marin fut compris. Deux minutes
après, ce feu – une simple lanterne, allumée à
l’extrémité d’un mâtereau élevé sur le petit môle
– s’éteignait subitement.
Au même instant, ce feu était remplacé par un
autre feu, qui fut placé tout d’abord dans la même
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direction ; mais, si le premier, immobile sur le
môle, indiquait un point toujours fixe pour le
navigateur, le second, grâce à sa mobilité, devait
l’entraîner hors du chenal et l’exposer à donner
contre quelque écueil.
Ce feu, en effet, c’était une lanterne, dont la
lumière ne différait point de celle du feu de port ;
mais cette lanterne avait été accrochée aux cornes
d’une chèvre, que l’on poussait lentement sur les
premières rampes de la falaise. Elle se déplaçait
donc avec l’animal et devait engager la sacolève
en de fausses manœuvres.
Ce n’était pas la première fois que les gens de
Vitylo agissaient de la sorte. Non certes ! Et il
était même rare qu’ils eussent échoué dans leurs
criminelles entreprises.
Cependant, la sacolève venait d’entrer dans la
passe. Après avoir cargué sa grande voile, elle ne
portait plus que ses voiles latines de l’arrière et
son foc. Cette voilure réduite devait lui suffire
pour arriver à son poste de mouillage.
À l’extrême surprise des marins qui
l’observaient, le petit bâtiment s’avançait avec
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une incroyable sûreté, à travers les sinuosités du
chenal. De cette lumière mobile que portait la
chèvre, il ne semblait en aucune façon se
préoccuper. Il eût fait grand jour que sa
manœuvre n’aurait pas été plus correcte. Il fallait
que son capitaine eût souvent pratiqué les
approches de Vitylo, et qu’il les connût au point
de pouvoir s’y aventurer, même au milieu d’une
nuit profonde.
Déjà on l’apercevait, ce hardi marin. Sa
silhouette se détachait nettement dans l’ombre sur
l’avant de la sacolève. Il était enveloppé dans les
larges plis de son aba, sorte de manteau de laine,
dont le capuchon retombait sur sa tête. En vérité,
ce capitaine, dans son attitude, n’avait rien de ces
modestes patrons de caboteurs, qui, pendant la
manœuvre, dévident incessamment entre leurs
doigts un chapelet à gros grains, tels qu’il s’en
rencontre le plus communément sur les mers de
l’Archipel. Non ! Celui-ci, d’une voix basse et
calme, ne s’occupait qu’à transmettre ses ordres
au timonier, placé à l’arrière du petit bâtiment.
En ce moment, la lanterne, promenée sur les
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rampes de la falaise, s’éteignit tout à coup. Mais
cela ne fut pas pour embarrasser la sacolève, qui
continua à suivre imperturbablement sa route. Un
instant, on put croire qu’une embardée allait
l’envoyer contre une dangereuse roche, placée à
fleur d’eau, à une encablure du port, et qu’il
n’était guère possible de voir dans l’ombre. Un
léger coup de barre suffit à modifier sa direction,
et l’écueil, rasé de près, fut évité.
Même adresse du timonier, quand il fut
nécessaire de parer une seconde basse, qui ne
laissait qu’un étroit passage à travers le chenal –
basse sur laquelle plus d’un navire avait déjà
touché en venant au mouillage, que son pilote fût
ou non le complice des Vityliens.
Ceux-ci n’avaient donc plus à compter sur les
chances d’un naufrage, qui leur eût livré la
sacolève sans défense. Avant quelques minutes,
elle serait ancrée dans le port. Pour s’en emparer,
il faudrait nécessairement la prendre à
l’abordage.
C’est ce qui fut résolu, après entente préalable
de ces coquins, c’est ce qui allait être mis en
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œuvre au milieu d’une obscurité très favorable à
ce genre d’opération.
« Aux canots ! » dit le vieux Gozzo, dont les
ordres n’étaient jamais discutés, surtout quand il
commandait le pillage.
Une trentaine d’hommes vigoureux, les uns
armés de pistolets, la plupart brandissant
poignards et haches, se jetèrent dans les canots
amarrés au quai, et s’avancèrent en nombre
évidemment supérieur à celui des hommes de la
sacolève.
À cet instant, un commandement fut fait à
bord d’une voix brève. La sacolève, après être
sortie du chenal, se trouvait au milieu du port.
Ses drisses furent larguées, son ancre venait
d’être mouillée, et elle demeura immobile, après
une dernière secousse produite au rappel de sa
chaîne.
Les embarcations n’en étaient plus alors qu’à
quelques brasses. Même sans montrer une
défiance exagérée, tout équipage, connaissant la
mauvaise réputation des gens de Vitylo, se fût
armé, afin d’être, le cas échéant, en état de
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défense.
Ici, il n’en fut rien. Le capitaine de la
sacolève, après le mouillage, était repassé de
l’avant à l’arrière, pendant que ses hommes, sans
se préoccuper de l’arrivée des canots,
s’occupaient tranquillement à ranger les voiles,
afin de débarrasser le pont.
Seulement, on aurait pu observer que ces
voiles, ils ne les serraient point, de manière qu’il
n’y eût plus qu’à peser sur les drisses pour se
remettre en appareillage.
Le premier canot accosta la sacolève par sa
hanche de bâbord. Les autres la heurtèrent
presque aussitôt. Et, comme ses pavois étaient
peu élevés, les assaillants, poussant des cris de
mort, n’eurent qu’à les enjamber pour se trouver
sur le pont.
Les plus enragés se précipitèrent vers l’arrière.
L’un deux saisit un falot allumé, et il le porta à la
figure du capitaine.
Celui-ci, d’un mouvement de main, fit
retomber son capuchon sur ses épaules, et sa
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figure apparut en pleine lumière.
« Eh ! dit-il, les gens de Vitylo ne
reconnaissent donc plus leur compatriote Nicolas
Starkos ? »
Le capitaine, en parlant ainsi, s’était
tranquillement croisé les bras. Un instant après,
les canots, débordant à toute vitesse, avaient
regagné le fond du port.
30
II
31
boucles sur ses épaules. S’il avait dépassé trente-
cinq ans, c’était à peine de quelques mois. Mais
son teint hâlé par les brises, la dureté de sa
physionomie, un pli de son front, creusé comme
un sillon dans lequel rien d’honnête ne pouvait
germer, le faisaient paraître plus vieux que son
âge.
Quant au costume qu’il portait alors, ce n’était
ni la veste, ni le gilet, ni la fustanelle du Palikare.
Son cafetan, à capuchon de couleur brune, brodé
de soutaches peu voyantes, son pantalon verdâtre,
à larges plis, perdu dans des bottes montantes,
rappelaient plutôt l’habillement du marin des
côtes barbaresques.
Et cependant, Nicolas Starkos était bien Grec
de naissance et originaire de ce port de Vitylo.
C’était là qu’il avait passé les premières années
de sa jeunesse. Enfant et adolescent, c’était entre
ces roches qu’il avait fait l’apprentissage de la vie
de mer. C’était sur ces parages qu’il avait
navigué au hasard des courants et des vents. Pas
une anse dont il n’eût vérifié le brassiage et les
accores. Pas un écueil, pas une banche, pas une
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roche sous-marine, dont le relèvement lui fût
inconnu. Pas un détour du chenal, dont il ne fût
capable de suivre, sans compas ni pilote, les
sinuosités multiples. Il est donc facile de
comprendre comment, en dépit des faux signaux
de ses compatriotes, il avait pu diriger la sacolève
avec cette sûreté de main. D’ailleurs, il savait
combien les Vityliens étaient sujets à caution.
Déjà il les avait vus à l’œuvre. Et peut-être, en
somme, ne désapprouvait-il pas leurs instincts de
pillards, du moment qu’il n’avait point eu à en
souffrir personnellement.
Mais, s’il les connaissait, Nicolas Starkos était
également connu d’eux. Après la mort de son
père, qui fut l’une de ces milliers de victimes de
la cruauté des Turcs, sa mère, affamée de haine,
n’attendit plus que l’heure de se jeter dans le
premier soulèvement contre la tyrannie ottomane.
Lui, à dix-huit ans, il avait quitté le Magne pour
courir les mers, et plus particulièrement
l’Archipel, se formant non seulement au métier
de marin, mais aussi au métier de pirate. À bord
de quels navires avait-il servi pendant cette
période de son existence, quels chefs de
33
flibustiers ou de forbans l’eurent sous leurs
ordres, sous quel pavillon fit-il ses premières
armes, quel sang répandit sa main, le sang des
ennemis de la Grèce ou le sang de ses défenseurs
– celui-là même qui coulait dans ses veines – nul
que lui n’aurait pu le dire. Plusieurs fois,
cependant, on l’avait revu dans les divers ports
du golfe de Coron. Quelques-uns de ses
compatriotes avaient pu raconter ses hauts faits
de piraterie, auxquels ils s’étaient associés,
navires de commerce attaqués et détruits, riches
cargaisons changées en parts de prises ! Mais un
certain mystère entourait le nom de Nicolas
Starkos. Toutefois, il était si avantageusement
connu dans les provinces du Magne que, devant
ce nom, tous s’inclinèrent.
Ainsi s’explique la réception qui fut faite à cet
homme par les habitants de Vitylo, pourquoi il
leur imposa rien que par sa présence, comment
tous abandonnèrent ce projet de piller la sacolève,
lorsqu’ils eurent reconnu celui qui la
commandait.
Dès que le capitaine de la Karysta eut accosté
34
le quai du port, un peu en arrière du môle,
hommes et femmes, accourus pour le recevoir, se
rangèrent respectueusement sur son passage.
Lorsqu’il débarqua, pas un cri ne fut proféré. Il
semblait que Nicolas Starkos eût assez de
prestige pour commander le silence autour de lui
rien que par son aspect. On attendait qu’il parlât,
et, s’il ne parlait pas – ce qui était possible – nul
ne se permettrait de lui adresser la parole.
Nicolas Starkos, après avoir commandé aux
matelots de son gig de retourner à bord, s’avança
vers l’angle que le quai forme au fond du port.
Mais, à peine avait-il fait une vingtaine de pas
dans cette direction qu’il s’arrêta. Puis, avisant le
vieux marin qui le suivait, comme s’il eût attendu
quelque ordre à exécuter :
« Gozzo, dit-il, j’aurai besoin de dix hommes
vigoureux pour compléter mon équipage.
– Tu les auras, Nicolas Starkos », répondit
Gozzo.
Le capitaine de la Karysta en eût voulu cent
qu’il les eût trouvés, à prendre au choix, parmi
cette population maritime. Et ces cent hommes,
35
sans demander où on les menait, à quel métier on
les destinait, pour le compte de qui ils allaient
naviguer ou se battre, auraient suivi leur
compatriote, prêts à partager son sort, sachant
bien que d’une façon ou de l’autre ils y
trouveraient leur compte.
« Que ces dix hommes, dans une heure, soient
à bord de la Karysta, ajouta le capitaine.
– Ils y seront », répondit Gozzo.
Nicolas Starkos, indiquant d’un geste qu’il ne
voulait point être accompagné, remonta le quai
qui s’arrondit à l’extrémité du môle, et s’enfonça
dans une des étroites rues du port.
Le vieux Gozzo, respectant sa volonté, revint
vers ses compagnons, et ne s’occupa plus que de
choisir les dix hommes destinés à compléter
l’équipage de la sacolève.
Cependant, Nicolas Starkos s’élevait peu à peu
sur les pentes de cette falaise abrupte qui
supporte le bourg de Vitylo. À cette hauteur, on
n’entendait d’autre bruit que l’aboiement de
chiens féroces, presque aussi redoutables aux
36
voyageurs que les chacals et les loups, chiens aux
formidables mâchoires, à large face de dogue,
que le bâton n’effraye guère. Quelques goélands
tourbillonnaient dans l’espace, à petits coups de
leurs larges ailes, en regagnant les trous du
littoral.
Bientôt, Nicolas Starkos eut dépassé les
dernières maisons de Vitylo. Il prit alors le rude
sentier qui contourne l’acropole de Kérapha.
Après avoir longé les ruines d’une citadelle, qui
fut jadis élevée en cet endroit par Ville-Hardouin,
au temps où les Croisés occupaient divers points
du Péloponnèse, il dut contourner la base des
vieilles tours, dont la falaise est encore
couronnée. Là, il s’arrêta un instant et se
retourna.
À l’horizon, en deçà du cap Gallo, le croissant
de la lune allait bientôt s’éteindre dans les eaux
de la mer Ionienne. Quelques rares étoiles
scintillaient à travers d’étroites déchirures de
nuages, poussés par le vent frais du soir. Pendant
les accalmies, un silence absolu régnait autour de
l’acropole. Deux ou trois petites voiles, à peine
37
visibles, sillonnaient la surface du golfe, le
traversant vers Coron ou le remontant vers
Kalamata. Sans le fanal, qui se balançait en tête
de leur mât, peut-être eût-il été impossible de les
reconnaître. En contrebas, sept à huit feux
brillaient aussi sur divers points du rivage,
doublés par la tremblotante réverbération des
eaux. Étaient-ce des feux de barques de pêche, ou
des feux d’habitations, allumés pour la nuit ? On
n’aurait pu le dire.
Nicolas Starkos parcourait, de son regard
habitué aux ténèbres, toute cette immensité. Il y a
dans l’œil du marin une puissance de vision
pénétrante, qui lui permet de voir là où d’autres
ne verraient pas. Mais, en ce moment, il semblait
que les choses extérieures ne fussent pas pour
impressionner le capitaine de la Karysta,
accoutumé sans doute à de tout autres scènes.
Non, c’était en lui-même qu’il regardait. Cet air
natal, qui est comme l’haleine du pays, il le
respirait presque inconsciemment. Et il restait
immobile, pensif, les bras croisés, tandis que sa
tête, rejetée hors du capuchon, ne remuait pas
plus que si elle eût été de pierre.
38
Près d’un quart d’heure se passa ainsi. Nicolas
Starkos n’avait cessé d’observer cet occident que
délimitait un lointain horizon de mer. Puis il fit
quelques pas en remontant obliquement la falaise.
Ce n’était point au hasard qu’il allait de la sorte.
Une secrète pensée le conduisait ; mais on eût dit
que ses yeux évitaient encore de voir ce qu’ils
étaient venus chercher sur les hauteurs de Vitylo.
D’ailleurs, rien de désolé comme cette côte,
depuis le cap Matapan jusqu’à l’extrême cul-de-
sac du golfe. Il n’y poussait ni orangers,
citronniers, églantiers, lauriers-roses, jasmins de
l’Argolide, figuiers, arbousiers, mûriers, ni rien
de ce qui fait de certaines parties de la Grèce une
riche et verdoyante campagne. Pas un chêne-vert,
pas un platane, pas un grenadier, tranchant sur le
sombre rideau des cyprès et des cèdres. Partout
des roches qu’un prochain éboulement de ces
terrains volcaniques pourra bien précipiter dans
les eaux du golfe. Partout une sorte d’âpreté
farouche sur cette terre du Magne, insuffisante
nourricière de sa population. À peine quelques
pins décharnés, grimaçants, fantasques, dont on a
épuisé la résine, auxquels manque la sève,
39
montrant les profondes blessures de leurs troncs.
Çà et là, de maigres cactus, véritables chardons
épineux, dont les feuilles ressemblent à de petits
hérissons à demi pelés. Nulle part, enfin, ni aux
arbustes rabougris, ni au sol, formé de plus de
gravier que d’humus, de quoi nourrir ces chèvres
que leur sobriété rend peu difficiles, cependant.
Après avoir fait une vingtaine de pas, Nicolas
Starkos s’arrêta de nouveau. Puis, il se retourna
vers le nord-est, là où la crête éloignée du
Taygète traçait son profil sur le fond moins
obscur du ciel. Une ou deux étoiles, qui se
levaient à cette heure, y reposaient encore, au ras
de l’horizon, comme de gros vers luisants.
Nicolas Starkos était resté immobile. Il
regardait une petite maison basse, construite en
bois qui occupait un renflement de la falaise à
une cinquantaine de pas. Modeste habitation,
isolée au-dessus du village, à laquelle on
n’arrivait que par d’abrupts sentiers, bâtie au
milieu d’un enclos de quelques arbres à demi
dépouillés, entouré d’une haie d’épines. Cette
demeure, on la sentait abandonnée depuis
40
longtemps. La haie, en mauvais état, ici touffue,
là trouée, ne lui faisait plus une barrière
suffisante pour la protéger. Les chiens errants, les
chacals, qui visitent quelquefois la région, avaient
plus d’une fois ravagé ce petit coin du sol
maniote. Mauvaises herbes et broussailles, c’était
l’apport de la nature en ce lieu désert, depuis que
la main de l’homme ne s’y exerçait plus.
Et pourquoi cet abandon ? C’est que le
possesseur de ce morceau de terre était mort
depuis bien des années. C’est que sa veuve,
Andronika Starkos, avait quitté le pays pour aller
prendre rang parmi ces vaillantes femmes qui
marquèrent dans la guerre de l’Indépendance.
C’est que le fils, depuis son départ, n’avait jamais
remis le pied dans la maison paternelle.
Là, pourtant, était né Nicolas Starkos. Là se
passèrent les premières années de son enfance.
Son père, après une longue et honnête vie de
marin, s’était retiré dans cet asile, mais il se tenait
à l’écart de cette population de Vitylo, dont les
excès lui faisaient horreur. Plus instruit,
d’ailleurs, et avec un peu plus d’aisance que les
41
gens du port, il avait pu se faire une existence à
part entre sa femme et son enfant. Il vivait ainsi
au fond de cette retraite, ignoré et tranquille,
lorsque, un jour, dans un mouvement de colère, il
tenta de résister à l’oppression et paya de sa vie
sa résistance. On ne pouvait échapper aux agents
turcs, même aux extrêmes confins de la
péninsule !
Le père n’étant plus là pour diriger son fils, la
mère fut impuissante à le contenir. Nicolas
Starkos déserta la maison pour aller courir les
mers, mettant au service de la piraterie et des
pirates ces merveilleux instincts de marin qu’il
tenait de son origine.
Depuis dix ans, la maison avait donc été
abandonnée par le fils, depuis six ans par la mère.
On disait dans le pays, cependant, qu’Andronika
y était quelquefois revenue. On avait cru, du
moins, l’apercevoir, mais à de rares intervalles et
pour de courts instants, sans qu’elle eût
communiqué avec aucun des habitants de Vitylo.
Quant à Nicolas Starkos, jamais avant ce jour,
bien qu’il eût été ramené une ou deux fois au
42
Magne par le hasard de ses excursions, il n’avait
manifesté l’intention de revoir cette modeste
habitation de la falaise. Jamais une demande de
sa part sur l’état d’abandon où elle se trouvait.
Jamais une allusion à sa mère, pour savoir si elle
revenait parfois à la demeure déserte. Mais à
travers les terribles événements qui
ensanglantaient alors la Grèce, peut-être le nom
d’Andronika était-il arrivé jusqu’à lui – nom qui
aurait dû pénétrer comme un remords dans sa
conscience, si sa conscience n’eût été
impénétrable.
Et cependant, ce jour-là, si Nicolas Starkos
avait relâché au port de Vitylo, ce n’était pas
uniquement pour renforcer de dix hommes
l’équipage de la sacolève. Un désir – plus qu’un
désir – un impérieux instinct, dont il ne se rendait
peut-être pas bien compte, l’y avait poussé. Il
s’était senti pris du besoin de revoir, une dernière
fois sans doute, la maison paternelle, de toucher
encore du pied ce sol sur lequel s’étaient exercés
ses premiers pas, de respirer l’air enfermé entre
ces murs où s’était exhalée sa première haleine,
où il avait bégayé les premiers mots de l’enfant.
43
Oui ! voilà pourquoi il venait de remonter les
rudes sentiers de cette falaise, pourquoi il se
trouvait, à cette heure, devant la barrière du petit
enclos.
Là, il eut comme un mouvement d’hésitation.
Il n’est de cœur si endurci, qui ne se serre en
présence de certains retours du passé. On n’est
pas né quelque part pour ne rien sentir devant la
place où vous a bercé la main d’une mère. Les
fibres de l’être ne peuvent s’user à ce point que
pas une seule ne vibre encore, lorsqu’un de ces
souvenirs la touche.
Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrêté sur le
seuil de la maison abandonnée, aussi sombre,
aussi silencieuse, aussi morte à l’intérieur qu’à
l’extérieur.
« Entrons !... Oui !... entrons ! »
Ce furent les premiers mots que prononça
Nicolas Starkos. Encore ne fit-il que les
murmurer, comme s’il eût eu la crainte d’être
entendu et d’évoquer quelque apparition du
passé.
44
Entrer dans cet enclos, quoi de plus facile ! La
barrière était disjointe, les montants gisaient sur
le sol. Il n’y avait même pas une porte à ouvrir,
un barreau à repousser.
Nicolas Starkos entra. Il s’arrêta devant
l’habitation, dont les auvents, à demi pourris par
la pluie, ne tenaient plus qu’à des bouts de
ferrures rouillées et rongées.
À ce moment, une hulotte fit entendre un cri et
s’envola d’une touffe de lentisques, qui obstruait
le seuil de la porte.
Là, Nicolas Starkos hésita encore. Il était bien
résolu, cependant, à revoir jusqu’à la dernière
chambre de l’habitation. Mais il fut sourdement
fâché de ce qui se passait en lui, d’éprouver
comme une sorte de remords. S’il se sentait ému,
il se sentait irrité aussi. Il semblait que de ce toit
paternel, allait s’échapper comme une
protestation contre lui, comme une malédiction
dernière !
Aussi, avant de pénétrer dans cette maison, il
voulut en faire le tour. La nuit était sombre.
Personne ne le voyait, et « il ne se voyait pas lui-
45
même ! » En plein jour, peut-être ne fût-il pas
venu ! En pleine nuit, il se sentait plus d’audace à
braver ses souvenirs.
Le voilà donc, marchant d’un pas furtif, pareil
à un malfaiteur qui chercherait à reconnaître les
abords d’une habitation dans laquelle il va porter
la ruine, longeant les murs lézardés aux angles,
tournant les coins dont l’arête effritée
disparaissait sous les mousses, tâtant de la main
ces pierres ébranlées, comme pour voir s’il restait
encore un peu de vie dans ce cadavre de maison,
écoutant, enfin, si le cœur lui battait encore ! Par
derrière, l’enclos était plus obscur. Les obliques
lueurs du croissant lunaire, qui disparaissait alors,
n’auraient pu y arriver.
Nicolas Starkos avait lentement fait le tour. La
sombre demeure gardait une sorte de silence
inquiétant. On l’eût dite hantée ou visionnée. Il
revint vers la façade orientée à l’ouest. Puis, il
s’approcha de la porte, pour la repousser si elle
ne tenait que par un loquet, pour la forcer si le
pêne s’engageait encore dans la gâche de la
serrure.
46
Mais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit
« rouge » comme on dit, mais rouge de feu. Cette
maison, qu’il voulait visiter encore une fois, il
n’osait plus y entrer. Il lui semblait que son père,
sa mère, allaient apparaître sur le seuil, les bras
étendus, le maudissant, lui, le mauvais fils, le
mauvais citoyen, traître à la famille, traître à la
patrie !
À ce moment, la porte s’ouvrit avec lenteur.
Une femme parut sur le seuil. Elle était vêtue du
costume maniote – un jupon de cotonnade noire à
petite bordure rouge, une camisole de couleur
sombre, serrée à la taille, sur sa tête un large
bonnet brunâtre, enroulé d’un foulard aux
couleurs du drapeau grec.
Cette femme avait une figure énergique, avec
de grands yeux noirs d’une vivacité un peu
sauvage, un teint hâlé comme celui des pêcheuses
du littoral. Sa taille était haute, droite, bien
qu’elle fût âgée de plus de soixante ans.
C’était Andronika Starkos. La mère et le fils,
séparés depuis si longtemps de corps et d’âme, se
trouvaient alors face à face.
47
Nicolas Starkos ne s’attendait pas à se voir en
présence de sa mère... Il fut épouvanté par cette
apparition.
Andronika, le bras tendu vers son fils, lui
interdisant l’accès de sa maison, ne dit que ces
mots d’une voix qui les rendait terribles, venant
d’elle : « Jamais Nicolas Starkos ne remettra le
pied dans la maison du père !... Jamais ! »
Et le fils, courbé sous cette injonction, recula
peu à peu. Celle qui l’avait porté dans ses
entrailles le chassait maintenant comme on
chasse un traître. Alors il voulut faire un pas en
avant... Un geste plus énergique encore, un geste
de malédiction, l’arrêta.
Nicolas Starkos se rejeta en arrière. Puis, il
s’échappa de l’enclos, il reprit le sentier de la
falaise, il descendit à grands pas, sans se
retourner, comme si une main invisible l’eût
poussé par les épaules.
Andronika, immobile sur le seuil de sa
maison, le vit disparaître au milieu de la nuit.
Dix minutes après, Nicolas Starkos, ne laissant
48
rien voir de son émotion, redevenu maître de lui-
même, atteignait le port où il hélait son gig et s’y
embarquait. Les dix hommes choisis par Gozzo
se trouvaient déjà à bord de la sacolève.
Sans prononcer un seul mot, Nicolas Starkos
monta sur le pont de la Karysta, et, d’un signe, il
donna l’ordre d’appareiller.
La manœuvre fut rapidement faite. Il n’y eut
qu’à hisser les voiles disposées pour un prompt
départ. Le vent de terre, qui venait de se lever,
rendait facile la sortie du port.
Cinq minutes plus tard, la Karysta franchissait
les passes, sûrement, silencieusement, sans qu’un
seul cri eût été poussé par les hommes du bord ni
par les gens de Vitylo.
Mais la sacolève n’était pas à un mille au
large, qu’une flamme illuminait la crête de la
falaise.
C’était l’habitation d’Andronika Starkos qui
brûlait jusque dans ses fondations. La main de la
mère avait allumé cet incendie. Elle ne voulait
pas qu’il restât un seul vestige de la maison où
49
son fils était né.
Pendant trois milles encore, le capitaine ne put
détacher son regard de ce feu qui brillait sur la
terre du Magne, et il le suivit dans l’ombre
jusqu’à son dernier éclat.
Andronika l’avait dit :
« Jamais Nicolas Starkos ne remettrait le pied
dans la maison du père !... Jamais ! »
50
III
51
physique et morale, qui peut les porter dans les
choses héroïques jusqu’aux plus grands excès. Il
n’en est pas moins vrai que c’est grâce à leurs
qualités naturelles, un courage indomptable, le
sentiment du patriotisme, l’amour de la liberté,
qu’ils sont parvenus à faire un État indépendant
de ces provinces courbées, depuis tant de siècles,
sous la domination ottomane.
Pélasgique dans les temps les plus reculés,
c’est-à-dire peuplée de tribus de l’Asie ;
hellénique, du XVIe au XIVe siècle avant l’ère
chrétienne, avec l’apparition des Hellènes, dont
une tribu, les Graïes, devait lui donner son nom,
dans ces temps presque mythologiques des
Argonautes, des Héraclides et de la guerre de
Troie ; bien grecque enfin, depuis Lycurgue, avec
Miltiade, Thémistocle, Aristide, Léonidas,
Eschyle, Sophocle, Aristophane, Hérodote,
Thucydide, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote,
Hippocrate, Phidias, Périclès, Alcibiade,
Pélopidas, Epaminondas, Démosthène ; puis,
macédonienne avec Philippe et Alexandre, la
Grèce finit par devenir province romaine sous le
nom d’Achaïe, cent quarante-six ans avant J.-C.
52
et pour une période de quatre siècles.
Depuis cette époque, successivement envahi
par les Visigoths, les Vandales, les Ostrogoths,
les Bulgares, les Slaves, les Arabes, les
Normands, les Siciliens, conquis par les Croisés
au commencement du treizième siècle, partagé en
un grand nombre de fiefs au quinzième, ce pays,
si éprouvé dans l’ancienne et la nouvelle ère,
retomba au dernier rang entre les mains des Turcs
et sous la domination musulmane.
Pendant près de deux cents ans, on peut dire
que la vie politique de la Grèce fut absolument
éteinte. Le despotisme des fonctionnaires
ottomans, qui y représentaient l’autorité, passait
toutes limites. Les Grecs n’étaient ni des annexés,
ni des conquis, pas même des vaincus : c’étaient
des esclaves, tenus sous le bâton du pacha, avec
l’iman ou prêtre à sa droite, le djellah ou
bourreau à sa gauche.
Mais toute existence n’avait pas encore
abandonné ce pays qui se mourait. Aussi, allait-il
de nouveau palpiter sous l’excès de la douleur.
Les Monténégrins de l’Epire, en 1766, les
53
Maniotes, en 1769, les Souliotes d’Albanie, se
soulevèrent enfin, et proclamèrent leur
indépendance ; mais, en 1804, toute cette
tentative de rébellion fut définitivement
comprimée par Ali de Tébelen, pacha de Janina.
Il n’était que temps d’intervenir, alors, si les
puissances européennes ne voulaient pas assister
au total anéantissement de la Grèce. En effet,
réduite à ses seules forces, elle ne pouvait que
mourir en essayant de recouvrer son
indépendance.
En 1821, Ali de Tébelen, révolté à son tour
contre le sultan Mahmoud, venait d’appeler les
Grecs à son aide, en leur promettant la liberté. Ils
se soulevèrent en masse. Les Philhellènes
accoururent à leur secours de tous les points de
l’Europe. Ce furent des Italiens, des Polonais, des
Allemands, mais surtout des Français, qui se
rangèrent contre les oppresseurs. Les noms de
Guys de Sainte-Hélène, de Gaillard, de
Chauvassaigne, des capitaines Baleste et
Jourdain, du colonel Fabvier, du chef d’escadron
Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, du général
54
Maison, auxquels il convient d’ajouter ceux de
trois Anglais, lord Cochrane, lord Byron, le
colonel Hastings, ont laissé un souvenir
impérissable dans ce pays pour lequel ils venaient
se battre et mourir.
À ces noms, illustrés par tout ce que le
dévouement à la cause des opprimés peut
engendrer de plus héroïque, la Grèce allait
répondre par des noms pris dans ses plus hautes
familles, trois Hydriotes, Tombasis, Tsamados,
Miaoulis, puis Colocotroni, Marco Botsaris,
Maurocordato, Mauromichalis, Constantin
Canaris, Negris, Constantin et Démétrius
Hypsilantis, Ulysse et tant d’autres. Dès le début,
le soulèvement se changea en une guerre à mort,
dent pour dent, œil pour œil, qui provoqua les
plus horribles représailles de part et d’autre.
En 1821, les Souliotes et le Magne se
soulevèrent. À Patras, l’évêque Germanos, la
croix en main, pousse le premier cri. La Morée, la
Moldavie, l’Archipel, se rangent sous l’étendard
de l’indépendance. Les Hellènes, victorieux sur
mer, parviennent à s’emparer de Tripolitza. À ces
55
premiers succès des Grecs, les Turcs répondent
par le massacre de leurs compatriotes qui se
trouvaient à Constantinople.
En 1822, Ali de Tébelen, assiégé dans sa
forteresse de Janina, est lâchement assassiné au
milieu d’une conférence que lui avait proposée le
général turc Kourschid. Peu de temps après,
Maurocordato et les Philhellènes sont écrasés à la
bataille d’Arta ; mais ils reprennent l’avantage au
premier siège de Missolonghi, que l’armée
d’Omer-Vrione est obligée de lever, non sans des
pertes considérables.
En 1823, les puissances étrangères
commencent à intervenir plus efficacement. Elles
proposent au sultan une médiation. Le sultan
refuse, et, pour appuyer son refus, débarque dix
mille soldats asiatiques dans l’Eubée. Puis, il
donne le commandement en chef de l’armée
turque à son vassal Méhémet-Ali, pacha
d’Égypte. Ce fut dans les luttes de cette année-là
que succomba Marco Botsaris, ce patriote dont
on a pu dire : Il vécut comme Aristide et mourut
comme Léonidas.
56
En 1824, époque de grands revers pour la
cause de l’Indépendance, lord Byron avait
débarqué, le 24 janvier, à Missolonghi, et, le jour
de Pâques, il mourait devant Lépante, sans avoir
rien vu s’accomplir de son rêve. Les Ipsariotes
étaient massacrés par les Turcs, et la ville de
Candie, en Crète, se rendait aux soldats de
Méhémet-Ali. Seuls, les succès maritimes purent
consoler les Grecs de tant de désastres.
En 1825, c’est Ibrahim-Pacha, fils de
Méhémet-Ali, qui débarque à Modon, en Morée,
avec onze mille hommes. Il s’empare de Navarin
et bat Colocotroni à Tripolitza. Ce fut alors que le
gouvernement hellénique confia un corps de
troupes régulières à deux Français, Fabvier et
Regnaud de Saint-Jean-d’Angély ; mais, avant
que ces troupes eussent été mises en état de lui
résister, Ibrahim dévastait la Messénie et le
Magne. Et s’il abandonna ses opérations, c’est
qu’il voulut aller prendre part au second siège de
Missolonghi, dont le général Kioutagi ne
parvenait pas à s’emparer, bien que le sultan lui
eût dit : Ou Missolonghi ou ta tête !
57
En 1826, le 5 janvier, après avoir brûlé
Pyrgos, Ibrahim arrivait devant Missolonghi.
Pendant trois jours, du 25 au 28, il jeta sur la ville
huit mille bombes et boulets, sans pouvoir y
entrer, même après un triple assaut, et bien qu’il
n’eût affaire qu’à deux mille cinq cents
combattants, déjà affaiblis par la famine.
Cependant il devait réussir, surtout lorsque
Miaoulis et son escadre, qui apportaient des
secours aux assiégés, eurent été repoussés. Le 23
avril, après un siège qui avait coûté la vie à dix-
neuf cents de ses défenseurs, Missolonghi
tombait au pouvoir d’Ibrahim, et ses soldats
massacrèrent hommes, femmes, enfants, presque
tout ce qui survivait des neuf mille habitants de la
ville. En cette même année, les Turcs, amenés par
Kioutagi, après avoir ravagé la Phocide et la
Béotie, arrivaient à Thèbes, le 10 juillet, entraient
en Attique, investissaient Athènes, s’y
établissaient et faisaient le siège de l’Acropole,
défendue par quinze cents Grecs. Au secours de
cette citadelle, la clé de la Grèce, le nouveau
gouvernement envoya Caraïskakis, l’un des
combattants de Missolonghi, et le colonel Fabvier
58
avec son corps de réguliers. La bataille qu’ils
livrèrent à Chaïdari fut perdue, et Kioutagi put
continuer le siège de l’Acropole. Pendant ce
temps, Caraïskakis s’engageait à travers les
défilés du Parnasse, battait les Turcs à Arachova,
le 5 décembre, et, sur le champ de bataille, il
élevait un trophée de trois cents têtes coupées. La
Grèce du Nord était redevenue libre presque tout
entière.
Malheureusement, à la faveur de ces luttes,
l’Archipel était livré aux incursions des plus
redoutables forbans, qui eussent jamais désolé
ces mers. Et parmi eux, on citait, comme l’un des
plus sanguinaires, le plus hardi peut-être, ce
pirate Sacratif, dont le nom seul était une
épouvante dans toutes les Échelles du Levant.
Cependant, sept mois avant l’époque à
laquelle débute cette histoire, les Turcs avaient
été obligés de se réfugier dans quelques-unes des
places fortes de la Grèce septentrionale. Au mois
de février 1827, les Grecs avaient reconquis leur
indépendance depuis le golfe d’Ambracie
jusqu’aux confins de l’Attique. Le pavillon turc
59
ne flottait plus qu’à Missolonghi, à Vonitsa, à
Naupacte. Le 31 mars, sous l’influence de lord
Cochrane, les Grecs du Nord et les Grecs du
Péloponnèse, renonçant à leurs luttes intestines,
allaient réunir les représentants de la nation en
une assemblée unique à Trézène, et concentrer les
pouvoirs en une seule main, celle d’un étranger,
un diplomate russe, grec de naissance, Capo
d’Istria, originaire de Corfou.
Mais Athènes était aux mains des Turcs. Sa
citadelle avait capitulé, le 5 juin. La Grèce du
Nord fut alors contrainte de faire sa complète
soumission. Le 6 juillet, il est vrai, la France,
l’Angleterre, la Russie et l’Autriche signaient une
convention qui, tout en admettant la suzeraineté
de la Porte, reconnaissait l’existence d’une nation
grecque. En outre, par un article secret, les
puissances signataires s’engageaient à s’unir
contre le sultan, s’il refusait d’accepter un
arrangement pacifique.
Tels sont les faits généraux de cette sanglante
guerre, que le lecteur doit se remettre en
mémoire, car ils se rattachent très directement à
60
ce qui va suivre.
Voici maintenant quels sont les faits
particuliers auxquels sont plus directement liés
les personnages déjà connus et ceux à connaître
de cette dramatique histoire.
Parmi les premiers, il faut d’abord citer
Andronika, la veuve du patriote Starkos.
Cette lutte, pour conquérir l’indépendance de
leur pays, n’avait pas seulement enfanté des
héros, mais aussi d’héroïques femmes, dont le
nom est glorieusement mêlé aux événements de
cette époque.
Ainsi voit-on apparaître le nom de Bobolina,
née dans une petite île, à l’entrée du golfe de
Nauplie. En 1812, son mari est fait prisonnier,
emmené à Constantinople, empalé par ordre du
sultan. Le premier cri de la guerre de
l’indépendance est jeté. Bobolina, en 1821, sur
ses propres ressources, arme trois navires, et,
ainsi que le raconte M. H. Belle, d’après le récit
d’un vieux Klephte, après avoir arboré son
pavillon, qui porte ces mots des femmes
spartiates : « Ou dessus ou dessous », elle fait la
61
course jusqu’au littoral de l’Asie Mineure,
capturant et brûlant les navires turcs avec
l’intrépidité d’un Tsamados ou d’un Canaris ;
puis, après avoir généreusement abandonné la
propriété de ses navires au nouveau
gouvernement, elle assiste au siège de Tripolitza,
organise autour de Nauplie un blocus qui dure
quatorze mois, et oblige enfin la citadelle à se
rendre. Cette femme, dont toute la vie est une
légende, devait finir par tomber sous le poignard
de son frère pour une simple affaire de famille.
Une autre grande figure doit être placée au
même rang que cette vaillante Hydriote. Toujours
mêmes faits amenant mêmes conséquences. Un
ordre du sultan fait étrangler à Constantinople le
père de Modena Mavroeinis, femme dont la
beauté égalait la naissance. Modena se jette
aussitôt dans l’insurrection, appelle à la révolte
les habitants de Mycone, arme des bâtiments
qu’elle monte, organise des compagnies de
guérillas qu’elle dirige, arrête l’armée de Sémil-
Pacha au fond des étroites gorges du Pélion, et
marque brillamment jusqu’à la fin de la guerre,
en harcelant les Turcs dans les défilés des
62
montagnes de la Phthiotide.
Il faut encore nommer Kaïdos, détruisant par
la mine les murs de Vilia, et se battant avec un
courage indomptable au monastère Sainte-
Vénérande ; Moskos, sa mère, luttant aux côtés
de son époux, et écrasant les Turcs sous des
quartiers de roche ; Despo, qui pour ne pas
tomber aux mains des musulmans, se fit sauter
avec ses filles, ses belles-filles et ses petits-fils.
Et les femmes souliotes, et celles qui protégèrent
le nouveau gouvernement, installé à Salamine, en
lui prenant la flottille qu’elles commandaient, et
cette Constance Zacharias, qui, après avoir donné
le signal du soulèvement dans les plaines de
Laconie, se jeta sur Léondari à la tête de cinq
cents paysans, et tant d’autres, enfin, dont le sang
généreux ne fut point épargné dans cette guerre,
pendant laquelle on put voir de quoi étaient
capables les descendantes des Hellènes !
Ainsi avait fait la veuve de Starkos. Ainsi,
sous le seul nom d’Andronika – n’ayant plus
voulu de celui que déshonorait son fils – se
laissa-t-elle emporter dans le mouvement par un
63
irrésistible instinct de représailles autant que par
amour de l’indépendance. Comme Bobolina,
veuve d’un époux supplicié pour avoir tenté de
défendre son pays, comme Modena, comme
Zacharias, si elle ne put à ses frais armer des
navires ou lever des compagnies de volontaires,
du moins paya-t-elle de sa personne au milieu des
grands drames de cette insurrection.
Dès 1821, Andronika se joignit à ceux des
Maniotes que Colocotroni, condamné à mort et
réfugié dans les îles Ioniennes, appela à lui,
lorsque, le 18 janvier de cette année, il débarqua
à Scardamoula. Elle fut de cette première bataille
rangée, livrée en Thessalie lorsque Colocotroni
attaqua les habitants de Phanari, et ceux de
Caritène, réunis aux Turcs sur les bords de la
Rhouphia. Elle fut aussi de cette bataille de
Valtetsio, du 17 mai, qui amena la déroute de
l’armée de Moustapha-bey. Plus particulièrement
encore, elle se distingua à ce siège de Tripolitza,
où les Spartiates traitaient les Turcs de « lâches
Persans », où les Turcs traitaient les Grecs de
« faibles lièvres de Laconie » ! Mais, cette fois,
les lièvres eurent le dessus. Le 5 octobre, la
64
capitale du Péloponnèse, n’ayant pu être
débloquée par la flotte turque, dut capituler, et,
malgré la convention, fut mise à feu et à sang,
pendant trois jours – ce qui coûta la vie, au
dedans comme au dehors, à dix mille Ottomans
de tout âge et de tout sexe.
L’année suivante, le 4 mars, ce fut pendant un
combat naval qu’Andronika, embarquée sous les
ordres de l’amiral Miaoulis, vit les vaisseaux
turcs s’enfuir, après une lutte de cinq heures, et
chercher un refuge au port de Zante. Mais, sur un
de ces vaisseaux, elle avait reconnu son fils, qui
pilotait l’escadre ottomane à travers le golfe de
Patras !... Ce jour-là, sous le coup de cette honte,
elle s’élança au plus fort de la mêlée pour y
chercher la mort... La mort ne voulut pas d’elle.
Et pourtant, Nicolas Starkos devait aller plus
loin encore dans cette voie criminelle ! Quelques
semaines plus tard, ne se joignait-il pas à Kari-
Ali qui bombardait la ville de Scio dans l’île de
ce nom ? N’avait-il pas sa part de ces
épouvantables massacres, où périrent vingt-trois
mille chrétiens, sans compter quarante-sept mille
65
qui furent vendus comme esclaves sur les
marchés de Smyrne ? Et l’un des bâtiments qui
transporta une partie de ces malheureux aux côtes
barbaresques, n’était-il pas commandé par le fils
même d’Andronika – un Grec qui vendait ses
frères !
Pendant la période suivante, dans laquelle les
Hellènes allaient avoir à résister aux armées
combinées des Turcs et des Égyptiens, Andronika
ne cessa pas un instant d’imiter ces héroïques
femmes, dont les noms ont été cités plus haut.
Lamentable époque, surtout pour la Morée.
Ibrahim venait d’y lancer ses farouches Arabes,
plus féroces que les Ottomans. Andronika était de
ces quatre mille combattants que Colocotroni,
nommé commandant en chef des troupes du
Péloponnèse, avait seulement pu réunir autour de
lui. Mais Ibrahim, après avoir débarqué onze
mille hommes sur la côte messénienne, s’était
d’abord occupé de débloquer Coron et Patras ;
puis, il s’était emparé de Navarin, dont la
citadelle devait lui assurer une base d’opérations,
et le port lui donner un abri sûr pour sa flotte.
66
Ensuite ce fut Argos qu’il incendia, Tripolitza
dont il prit possession – ce qui lui permit, jusqu’à
l’hiver, d’exercer ses ravages à travers les
provinces avoisinantes. Plus particulièrement, la
Messénie subit ces horribles dévastations. Aussi
Andronika dut-elle souvent fuir jusqu’au fond du
Magne pour ne pas tomber entre les mains des
Arabes. Cependant, elle ne songeait pas à prendre
du repos. Peut-on reposer sur une terre
opprimée ? On la retrouve dans les campagnes de
1825 et de 1826, au combat des défilés de Verga,
après lequel Ibrahim recula sur Polyaravos, où les
Maniotes du Nord parvinrent à le repousser
encore. Puis, elle se joignit aux réguliers du
colonel Fabvier, pendant la bataille de Chaidari,
au mois de juillet 1826. Là, grièvement blessée,
elle ne dut qu’au courage d’un jeune Français,
engagé sous le drapeau des Philhellènes,
d’échapper aux impitoyables soldats de Kioutagi.
Pendant plusieurs mois, la vie d’Andronika fut
en péril. Sa constitution robuste la sauva ; mais
l’année 1826 se termina, sans qu’elle eût retrouvé
assez de force pour reprendre part à la lutte.
67
Ce fut dans ces circonstances qu’au mois
d’août 1827, elle revint dans les provinces du
Magne. Elle voulait revoir sa maison de Vitylo.
Un singulier hasard y ramenait son fils le même
jour... On sait le résultat de la rencontre
d’Andronika avec Nicolas Starkos, et comment
ce fut une suprême malédiction qu’elle lui jeta du
seuil de la maison paternelle.
Et maintenant, n’ayant plus rien qui la retînt
au sol natal, Andronika allait continuer à
combattre tant que la Grèce n’aurait pas recouvré
son indépendance.
Les choses en étaient donc à ce point, le 10
mars 1827, au moment où la veuve de Starkos
reprenait les routes du Magne pour rejoindre les
Grecs du Péloponnèse, qui, pied à pied,
disputaient leur territoire aux soldats d’Ibrahim.
68
IV
69
Corfou, cette dernière île, la plus septentrionale,
est aussi la plus importante. C’est l’ancienne
Corcyre. Or, une île qui eut pour roi Alcinoüs,
l’hôte généreux de Jason et de Médée, qui, plus
tard, accueillit le sage Ulysse, après la guerre de
Troie, a bien droit à tenir une place considérable
dans l’histoire ancienne. Après avoir été en lutte
avec les Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les
Napolitains, ravagée au seizième siècle par
Barberousse, protégée au dix-huitième par le
comte de Schulembourg, et, à la fin du premier
empire, défendue par le général Donzelot, elle
était alors la résidence d’un Haut Commissaire
anglais.
À cette époque, ce Haut Commissaire était sir
Frederik Adam, gouverneur des îles Ioniennes.
En vue des éventualités que pouvait provoquer la
lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours
sous la main quelques frégates destinées à faire la
police de ces mers. Et il ne fallait pas moins que
des bâtiments de haut bord pour maintenir l’ordre
dans cet archipel, livré aux Grecs, aux Turcs, aux
porteurs de lettres de marque, sans parler des
pirates, n’ayant d’autre commission que celle
70
qu’ils s’arrogeaient de piller à leur convenance
les navires de toute nationalité.
On rencontrait alors à Corfou un certain
nombre d’étrangers, et, plus particulièrement, de
ceux qui avaient été attirés, depuis trois ou quatre
ans, par les diverses phases de la guerre de
l’Indépendance. C’était de Corfou que les uns
s’embarquaient pour aller rejoindre. C’était à
Corfou que venaient s’installer les autres,
auxquels d’excessives fatigues imposaient un
repos de quelque temps.
Parmi ces derniers, il convient de citer un
jeune Français. Passionné pour cette noble cause,
depuis cinq ans, il avait pris une part active et
glorieuse aux principaux événements dont la
péninsule hellénique était le théâtre.
Henry d’Albaret, lieutenant de vaisseau de la
marine royale, un des plus jeunes officiers de son
grade, maintenant en congé illimité, était venu se
ranger, dès le début de la guerre, sous le drapeau
des Philhellènes français. Âgé de vingt-neuf ans,
de taille moyenne, d’une constitution robuste, qui
le rendait propre à supporter toutes les fatigues du
71
métier de marin, ce jeune officier, par la grâce de
ses manières, la distinction de sa personne, la
franchise de son regard, le charme de sa
physionomie, la sûreté de ses relations, inspirait
dès l’abord une sympathie qu’une plus longue
intimité ne pouvait qu’accroître.
Henry d’Albaret appartenait à une riche
famille, parisienne d’origine. Il avait à peine
connu sa mère. Son père était mort à peu près à
l’époque de sa majorité, c’est-à-dire deux ou trois
ans après sa sortie de l’école navale. Maître d’une
assez belle fortune, il n’avait point pensé que ce
fût une raison d’abandonner son métier de marin.
Au contraire. Il continua donc à suivre cette
carrière – l’une des plus belles qui soient au
monde – et il était lieutenant de vaisseau quand le
pavillon grec fut arboré en face du croissant turc
dans la Grèce du Nord et le Péloponnèse.
Henry d’Albaret n’hésita pas. Comme tant
d’autres braves jeunes gens irrésistiblement
entraînés par ce mouvement, il accompagna les
volontaires que des officiers français allaient
guider jusqu’aux confins de l’Europe orientale. Il
72
fut de ces premiers Philhellènes qui versèrent leur
sang pour la cause de l’indépendance. Dès
l’année 1822, il se trouvait parmi ces glorieux
vaincus de Maurocordato, à la fameuse bataille
d’Arta, et, parmi les vainqueurs, au premier siège
de Missolonghi. Il était là, l’année suivante,
quand succomba Marco Botsaris. Pendant l’année
1824, il prit part, non sans éclat, à ces combats
maritimes qui vengèrent les Grecs des victoires
de Méhémet-Ali. Après la défaite de Tripolitza,
en 1825, il commandait un parti de réguliers sous
les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826, il
se battait à Chaidari, où il sauvait la vie
d’Andronika Starkos, que foulaient aux pieds les
chevaux de Kioutagi – bataille terrible dans
laquelle les Philhellènes firent d’irréparables
pertes.
Cependant, Henry d’Albaret ne voulut point
abandonner son chef, et, peu de temps après, il le
rejoignit à Méthènes.
À ce moment, l’Acropole d’Athènes était
défendue par le commandant Gouras, ayant
quinze cents hommes sous ses ordres. Là, dans
73
cette citadelle, s’étaient réfugiés cinq cents
femmes et enfants, qui n’avaient pu fuir au
moment où les Turcs s’emparaient de la ville.
Gouras avait des vivres pour un an, un matériel
de quatorze canons et de trois obusiers, mais les
munitions allaient lui manquer.
Fabvier résolut alors de ravitailler l’Acropole.
Il demanda des hommes de bonne volonté pour le
seconder dans cet audacieux projet. Cinq cent
trente répondirent à son appel ; parmi eux,
quarante Philhellènes ; parmi ces quarante et à
leur tête, Henry d’Albaret. Chacun de ces hardis
partisans se munit d’un sac de poudre, et, sous les
ordres de Fabvier, ils s’embarquèrent à Méthènes.
Le 13 décembre, ce petit corps débarque
presque au pied de l’Acropole. Un rayon de lune
le signale. La fusillade des Turcs l’accueille.
Fabvier crie : « En avant ! » Chaque homme, sans
abandonner son sac de poudre, qui peut le faire
sauter d’un instant à l’autre, franchit le fossé et
pénètre dans la citadelle, dont les portes sont
ouvertes. Les assiégés repoussent
victorieusement les Turcs. Mais Fabvier est
74
blessé, son second est tué, Henry d’Albaret
tombe, frappé d’une balle. Les réguliers et leurs
chefs étaient maintenant enfermés dans la
citadelle avec ceux qu’ils étaient venus secourir
si hardiment et qui ne voulaient plus les en laisser
sortir.
Là, le jeune officier, souffrant d’une blessure
qui fort heureusement n’était pas grave, dut
partager les misères des assiégés, réduits à
quelques rations d’orge pour toute nourriture. Six
mois se passèrent, avant que la capitulation de
l’Acropole, consentie par Kioutagi, lui rendît la
liberté. Ce fut seulement le 5 juin 1827 que
Fabvier, ses volontaires et les assiégés purent
quitter la citadelle d’Athènes et s’embarquer sur
des navires qui les transportèrent à Salamine.
Henry d’Albaret, très faible encore, ne voulut
point s’arrêter dans cette ville et il fit voile pour
Corfou. Là, depuis deux mois, il se refaisait de
ses fatigues, en attendant l’heure d’aller
reprendre son poste au premier rang, lorsque le
hasard vint donner un nouveau mobile à sa vie,
qui n’avait été jusqu’alors que la vie d’un soldat.
75
Il y avait à Corfou, à l’extrémité de la Strada
Reale, une vieille maison de peu d’apparence,
moitié grecque, moitié italienne d’aspect. Dans
cette maison demeurait un personnage, qui se
montrait peu, mais dont on parlait beaucoup.
C’était le banquier Elizundo. Était-ce un
sexagénaire ou un septuagénaire, on n’aurait pu
le dire. Depuis une vingtaine d’années, il habitait
cette sombre demeure, dont il ne sortait guère.
Mais, s’il n’en sortait pas, bien des gens de tous
pays et de toute condition – clients assidus de son
comptoir – l’y venaient visiter. Très
certainement, il se faisait des affaires
considérables dans cette maison de banque, dont
l’honorabilité était parfaite. Elizundo passait,
d’ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul
crédit, dans les îles Ioniennes et jusque chez ses
confrères dalmates de Zara ou de Raguse,
n’aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite,
acceptée par lui, valait de l’or. Sans doute, il ne
se livrait pas imprudemment. Il paraissait même
très serré en affaires. Les références, il les lui
fallait excellentes, les garanties, il les voulait
complètes ; mais sa caisse semblait inépuisable.
76
Circonstance à noter, Elizundo faisait presque
tout lui-même, n’employant qu’un homme de sa
maison, dont il sera parlé plus tard, pour tenir les
écritures sans importance. Il était à la fois son
propre caissier et son propre teneur de livres. Pas
une traite qui ne fût libellée, pas une lettre qui
n’eût été écrite de sa main. Aussi, jamais un
commis du dehors ne s’était-il assis au bureau du
comptoir. Cela ne contribuait pas peu à assurer le
secret de ses affaires.
Quelle était l’origine de ce banquier ? On le
disait Illyrien ou Dalmate ; mais, à cet égard, on
ne savait rien de précis. Muet sur son passé, muet
sur son présent, il ne frayait point avec la société
corfiote. Lorsque le groupe avait été placé sous le
protectorat de la France, son existence était déjà
ce qu’elle était restée depuis qu’un gouverneur
anglais exerçait son autorité sur les îles
Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre à
la lettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit
public chiffrait par centaines de millions ; mais il
devait être, il était très riche, bien que son train
fût celui d’un homme modeste dans ses besoins et
ses goûts.
77
Elizundo était veuf, il l’était même lorsqu’il
vint s’établir à Corfou avec une petite fille, alors
âgée de deux ans. Maintenant, cette petite fille,
qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux, et
vivait dans cette demeure, toute aux soins du
ménage.
Partout, même en ces pays de l’Orient, où la
beauté des femmes est incontestée, Hadjine
Elizundo eût passé pour remarquablement belle,
et cela malgré la gravité de sa physionomie un
peu triste. Comment en eût-il été autrement dans
ce milieu où s’était écoulé son jeune âge, sans
une mère pour la guider, sans une compagne avec
laquelle elle pût échanger ses premières pensées
de jeune fille ? Hadjine Elizundo était de taille
moyenne mais élégante. Par son origine grecque,
qu’elle tenait de sa mère, elle rappelait le type de
ces belles jeunes femmes de Laconie, qui
l’emportent sur toutes celles du Péloponnèse.
Entre la fille et le père, l’intimité n’était pas et
ne pouvait être profonde. Le banquier vivait seul,
silencieux, réservé – un de ces hommes qui
détournent le plus souvent la tête et voilent leurs
78
yeux comme si la lumière les blessait. Peu
communicatif, aussi bien dans sa vie privée que
dans sa vie publique, il ne se livrait jamais, même
dans ses rapports avec les clients de sa maison.
Comment Hadjine Elizundo eût-elle éprouvé
quelque charme à cette existence murée, puisque,
entre ces murs, c’est à peine si elle trouvait le
cœur d’un père !
Heureusement, près d’elle, il y avait un être
bon, dévoué, aimant, qui ne vivait que pour sa
jeune maîtresse, qui s’attristait de ses tristesses,
dont la physionomie s’éclairait s’il la voyait
sourire. Toute sa vie tenait dans celle d’Hadjine.
À ce portrait, on pourrait croire qu’il s’agit d’un
brave et fidèle chien, un de ces « aspirants à
l’humanité », a dit Michelet, « un humble ami »,
a dit Lamartine. Non ! ce n’était qu’un homme,
mais il eût mérité d’être chien. Il avait vu naître
Hadjine, il ne l’avait jamais quittée, il l’avait
bercée enfant, il la servait jeune fille.
C’était un Grec, nommé Xaris, un frère de lait
de la mère d’Hadjine, qui l’avait suivie après son
mariage avec le banquier de Corfou. Il était donc
79
depuis plus de vingt ans dans la maison, occupant
une situation au-dessus de celle d’un simple
serviteur, aidant même Elizundo, lorsqu’il ne
s’agissait que de quelques écritures à passer.
Xaris, comme certains types de la Laconie,
était de haute taille, large d’épaules, d’une force
musculaire exceptionnelle. Belle figure, beaux
yeux francs, nez long et arqué que soulignaient
de superbes moustaches noires. Sur sa tête, la
calotte de laine sombre ; à sa ceinture, l’élégante
fustanelle de son pays.
Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les
besoins du ménage, soit pour se rendre à l’église
catholique de Saint-Spiridion, soit pour aller
respirer quelque peu de cet air marin qui
n’arrivait guère jusqu’à la maison de la Strada
Reale, Xaris l’accompagnait. Bien des jeunes
Corfiotes l’avaient ainsi pu voir sur l’Esplanade
et même dans les rues du faubourg de Kastradès
qui s’étend le long de la baie de ce nom. Plus
d’un avait tenté d’arriver jusqu’à son père. Qui
n’eût été entraîné par la beauté de la jeune fille, et
peut-être aussi par les millions de la maison
80
Elizundo ? Mais, à toutes les propositions de ce
genre, Hadjine avait répondu négativement. De
son côté, le banquier ne s’était jamais entremis
pour modifier sa résolution. Et pourtant,
l’honnête Xaris eût donné, pour que sa jeune
maîtresse fût heureuse en ce monde, toute la part
de bonheur auquel un dévouement sans bornes lui
donnait droit dans l’autre !
Telle était donc cette maison sévère, triste,
comme isolée dans un coin de la capitale de
l’ancienne Corcyre ; tel, cet intérieur au milieu
duquel les hasards de sa vie allaient introduire
Henry d’Albaret.
Ce furent des rapports d’affaires qui
s’établirent, tout d’abord, entre le banquier et
l’officier français. En quittant Paris, celui-ci avait
pris des traites importantes sur la maison
Elizundo. Ce fut à Corfou qu’il vint les toucher.
Ce fut de Corfou qu’il tira ensuite tout l’argent
dont il eut besoin pendant ses campagnes de
Philhellène. À plusieurs reprises, il revint dans
l’île, et c’est ainsi qu’il fit la connaissance
d’Hadjine Elizundo. La beauté de la jeune fille
81
l’avait frappé. Son souvenir le suivit sur les
champs de bataille de la Morée et de l’Attique.
Après la reddition de l’Acropole, Henry
d’Albaret n’eut rien de mieux à faire que de
revenir à Corfou. Il était mal remis de sa blessure.
Les fatigues excessives du siège avaient altéré sa
santé. Là, tout en vivant en dehors de la maison
du banquier, il y trouva chaque jour une
hospitalité de quelques heures, qu’aucun étranger
n’avait pu jusqu’alors obtenir.
Il y avait trois mois environ que Henry
d’Albaret vivait ainsi. Peu à peu, ses visites à
Elizundo, qui ne furent d’abord que des visites
d’affaires, devinrent plus intéressées en devenant
quotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune
officier. Comment ne s’en serait-elle pas aperçue,
en le trouvant si assidu près d’elle, tout entier au
charme de l’entendre et de la voir ! De son côté,
ces soins que nécessitait l’état de sa santé fort
compromise, elle n’avait point hésité à les lui
rendre. Henry d’Albaret ne put se trouver que très
bien d’un pareil régime.
D’ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie
82
que lui inspirait le caractère si franc, si aimable,
d’Henry d’Albaret, auquel il s’attachait, lui, de
plus en plus.
« Tu as raison, Hadjine, répétait-il souvent à la
jeune fille. La Grèce est ta patrie comme elle est
la mienne, et il ne faut pas oublier que, si ce
jeune officier a souffert, c’est en combattant pour
elle !
– Il m’aime ! » dit-elle un jour à Xaris.
Et cela, la jeune fille le dit avec la simplicité
qu’elle mettait en toutes choses.
« Eh bien, il faut te laisser aimer ! répondit
Xaris. Ton père vieillit, Hadjine ! Moi, je ne serai
pas toujours là !... Où trouverais-tu, dans la vie,
un plus sûr protecteur qu’Henry d’Albaret ? »
Hadjine n’avait rien répondu. Il aurait fallu
dire que, si elle se savait aimée, elle aimait aussi.
Une réserve toute naturelle lui défendait d’avouer
ce sentiment, même à Xaris.
Cependant, les choses en étaient là. Ce n’était
plus un secret pour personne dans la société
corfiote. Avant même qu’il en eût été
83
officiellement question, on parlait du mariage
d’Henry d’Albaret et d’Hadfjine Elizundo,
comme s’il eût été décidé.
Il convient de faire observer que le banquier
n’avait point paru regretter les assiduités du jeune
officier auprès de sa fille. Ainsi que le disait
Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement. Quelle
que fût la sécheresse de son cœur, il devait
craindre qu’Hadjine ne restât seule dans la vie,
bien qu’il sût à quoi s’en tenir sur la fortune dont
elle hériterait. Cette question d’argent, d’ailleurs,
n’avait jamais été pour intéresser Henry
d’Albaret. Que la fille du banquier fût riche ou
non, cela n’était pas de nature à le préoccuper,
même un instant. L’amour qu’il éprouvait pour
cette jeune fille prenait naissance dans des
sentiments bien autrement élevés, non dans des
intérêts vulgaires. C’était pour sa bonté autant
que pour sa beauté qu’il l’aimait. C’était pour
cette vive sympathie que lui inspirait la situation
d’Hadjine dans ce triste milieu. C’était pour la
noblesse de ses idées, la grandeur de ses vues,
pour l’énergie de cœur dont il la sentait capable,
si jamais elle était mise à même de la montrer.
84
Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine
parlait de la Grèce opprimée et des efforts
surhumains que ses enfants faisaient pour la
rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens
ne pouvaient se rencontrer que dans le plus
complet accord.
Aussi, que d’heures émues ils passèrent en
causant de toutes ces choses dans cette langue
grecque qu’Henry d’Albaret parlait maintenant
comme la sienne ! Quelle joie intimement
partagée, lorsque un succès maritime venait
compenser les revers dont la Morée ou l’Attique
étaient le théâtre ! Il fallut qu’Henry d’Albaret
racontât en détail toutes les affaires auxquelles il
avait pris part, qu’il redît les noms des nationaux
et des étrangers qui s’illustraient dans ces luttes
sanglantes, et ceux de ces femmes que, libre
d’elle-même, Hadjine Elizundo eût voulu imiter –
Bobolina, Modena, Zacharias, Kaïdos, sans
oublier cette courageuse Andronika que le jeune
officier avait arrachée au massacre de Chaidari.
Et même, un jour, Henry d’Albaret, ayant
prononcé le nom de cette femme, Elizundo, qui
85
écoutait cette conversation, fit un mouvement de
nature à attirer l’attention de sa fille.
« Qu’avez-vous, mon père ? demanda-t-elle.
– Rien », répondit le banquier.
Puis, s’adressant au jeune officier du ton d’un
homme qui veut paraître indifférent à ce qu’il
dit :
«Vous avez connu cette Andronika ?
demanda-t-il.
– Oui, monsieur Elizundo.
– Et savez-vous ce qu’elle est devenue ?
– Je l’ignore, répondit Henry d’Albaret. Après
le combat de Chaidari, je pense qu’elle a dû
regagner les provinces du Magne qui est son pays
natal. Mais, un jour ou l’autre, je m’attends à la
voir reparaître sur les champs de bataille de la
Grèce...
– Oui ! ajouta Hadjine, là où il faut être ! »
Pourquoi Elizundo avait-il fait cette question à
propos d’Andronika ? Personne ne le lui
demanda. Il n’eût certainement répondu que
86
d’une façon évasive. Mais cela ne laissa pas de
préoccuper sa fille, peu au courant des relations
du banquier. Pouvait-il donc y avoir un lien
quelconque entre son père et cette Andronika
qu’elle admirait ?
D’ailleurs, en ce qui concernait la guerre de
l’Indépendance, Elizundo était d’une absolue
réserve. À quel parti allaient ses vœux, aux
oppresseurs ou aux opprimés ? Il eût été difficile
de le dire – si tant est qu’il fût homme à faire des
vœux pour quelqu’un ou pour quelque chose. Ce
qui était certain, c’est que son courrier lui
apportait au moins autant de lettres expédiées de
la Turquie que de la Grèce.
Mais, il importe de le répéter, bien que le
jeune officier se fût dévoué à la cause des
Hellènes, Elizundo ne lui en avait pas moins fait
bon accueil dans sa maison.
Cependant, Henry d’Albaret ne pouvait y
prolonger son séjour. Remis maintenant de ses
fatigues, il était décidé à faire jusqu’au bout ce
qu’il considérait comme un devoir. Il en parlait
souvent à la jeune fille.
87
« C’est votre devoir, en effet ! lui répondait
Hadjine. Quelque douleur que puisse me causer
votre départ, Henry, je comprends que vous
devez rejoindre vos compagnons d’armes ! Oui !
tant que la Grèce n’aura pas retrouvé son
indépendance, il faut lutter pour elle !
– Je partirai, Hadjine, je vais partir ! dit un
jour Henry d’Albaret. Mais, si je pouvais
emporter avec moi la certitude que vous m’aimez
comme je vous aime...
– Henry, je n’ai aucun motif de cacher les
sentiments que vous m’inspirez, répondit
Hadjine. Je ne suis plus une enfant, et c’est avec
le sérieux qui convient que j’envisage l’avenir.
J’ai foi en vous, ajouta-t-elle en lui tendant les
mains, ayez foi en moi ! Telle vous me laisserez
en partant, telle vous me retrouverez au retour ! »
Henry d’Albaret avait pressé la main que lui
donnait Hadjine comme gage de ses sentiments.
« Je vous remercie de toute mon âme !
répondit-il. Oui ! nous sommes bien l’un à
l’autre... déjà ! Et si notre séparation n’en est que
plus pénible, du moins emporterai-je cette
88
assurance avec moi que je suis aimé de vous !...
Mais, avant mon départ, Hadjine, je veux avoir
parlé à votre père !... Je veux être certain qu’il
approuve notre amour, et qu’aucun obstacle ne
viendra de lui...
– Vous agirez sagement, Henry, répondit la
jeune fille. Ayez sa promesse comme vous avez
la mienne ! »
Et Henry d’Albaret ne dut pas tarder à le faire,
car il s’était décidé à reprendre du service sous le
colonel Fabvier.
En effet, les choses allaient de mal en pis pour
la cause de l’indépendance. La convention de
Londres n’avait encore produit aucun effet utile,
et l’on pouvait se demander si les puissances ne
s’en tiendraient pas, vis-à-vis du sultan, à des
observations purement officieuses, et par
conséquent toutes platoniques.
D’ailleurs, les Turcs, infatués de leurs succès,
paraissaient assez peu disposés à rien céder de
leurs prétentions. Bien que deux escadres, l’une
anglaise, commandée par l’amiral Codrington,
l’autre française, sous les ordres de l’amiral de
89
Rigny, parcourussent alors la mer Égée, et, bien
que le gouvernement grec fût venu s’installer à
Egine pour y délibérer dans de meilleures
conditions de sécurité, les Turcs faisaient preuve
d’une opiniâtreté qui les rendait redoutables.
On le comprenait, du reste, en voyant toute
une flotte de quatre-vingt-douze navires
ottomans, égyptiens et tunisiens, que la vaste rade
de Navarin venait de recevoir à la date du 7
septembre. Cette flotte portait un immense
approvisionnement qu’Ibrahim alIait prendre
pour subvenir aux besoins d’une expédition qu’il
préparait contre les Hydriotes.
Or, c’était à Hydra qu’Henry d’Albaret avait
résolu de rejoindre le corps des volontaires. Cette
île, située à l’extrémité de l’Argolide, est l’une
des plus riches de l’Archipel. De son sang, de son
argent, après avoir tant fait pour la cause des
Hellènes que défendaient ses intrépides marins,
Tombasis, Miaoulis, Tsamados, si redoutés des
capitans turcs, elle se voyait alors menacée des
plus terribles représailles.
Henry d’Albaret ne pouvait donc tarder à
90
quitter Corfou, s’il voulait devancer à Hydra les
soldats d’Ibrahim. Aussi, son départ fut-il
définitivement fixé au 21 octobre.
Quelques jours avant, ainsi que cela avait été
convenu, le jeune officier vint trouver Elizundo et
lui demanda la main de sa fille. Il ne lui cacha pas
qu’Hadjine serait heureuse qu’il voulût bien
approuver sa démarche. D’ailleurs, il ne s’agissait
que d’obtenir son assentiment. Le mariage ne
serait célébré qu’au retour d’Henry d’Albaret.
Son absence, il l’espérait du moins, ne pouvait
plus être de longue durée.
Le banquier connaissait la situation du jeune
officier, l’état de sa fortune, la considération dont
jouissait sa famille en France. Il n’avait donc
point à provoquer d’explication à cet égard. De
son côté, son honorabilité était parfaite, et jamais
le moindre bruit défavorable n’avait couru sur sa
maison. Au sujet de sa propre fortune, comme
Henry d’Albaret ne lui en parla même pas, il
garda le silence. Quant à la proposition elle-
même, Elizundo répondit qu’elle lui agréait. Ce
mariage ne pouvait que le rendre heureux,
91
puisqu’il devait faire le bonheur de sa fille.
Tout cela fut dit assez froidement, mais
l’important était que cela eût été dit. Henry
d’Albaret avait maintenant la parole d’Elizundo,
et, en échange, le banquier reçut de sa fille un
remerciement qu’il prit avec sa réserve
accoutumée.
Tout semblait donc aller pour la plus grande
satisfaction des deux jeunes gens, et, il faut
ajouter, pour le plus parfait contentement de
Xaris. Cet excellent homme pleura comme un
enfant, et il eût volontiers pressé le jeune officier
sur sa poitrine !
Cependant, Henry d’Albaret n’avait plus que
peu de temps à rester près d’Hadjine Elizundo.
C’était sur un brick levantin qu’il avait pris la
résolution de s’embarquer, et ce brick devait
quitter Corfou, le 21 du mois, à destination
d’Hydra.
Ce que furent ces derniers jours qui se
passèrent dans la maison de la Strada Reale, on le
devine sans qu’il soit nécessaire d’y insister.
Henry d’Albaret et Hadjine ne se quittèrent pas
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d’une heure. Ils causaient longuement dans la
salle basse, au rez-de-chaussée de la triste
habitation. La noblesse de leurs sentiments
donnait à ces entretiens un charme pénétrant qui
en adoucissait la note un peu sérieuse. L’avenir,
ils se disaient qu’il était à eux, si le présent, pour
ainsi dire, leur échappait encore. Ce fut donc ce
présent qu’ils voulurent envisager avec sang-
froid. Tous deux en calculèrent les chances,
bonnes ou mauvaises, mais sans découragement,
sans faiblesse. Et, en parlant ainsi, ils ne cessaient
de s’exalter pour cette cause, à laquelle Henry
d’Albaret allait encore se dévouer.
Un soir, le 20 octobre, pour la dernière fois, ils
se redisaient ces choses, mais avec plus
d’émotion peut-être. C’était le lendemain que le
jeune officier devait partir.
Soudain, Xaris entra dans la salle. Il ne
pouvait parler. Il était halletant. Il avait couru, et
quelle course ! En quelques minutes, ses robustes
jambes l’avaient ramené, à travers toute la ville,
depuis la citadelle jusqu’à l’extrémité de la
Strada Reale.
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« Eh bien, que veux-tu ?... Qu’as-tu, Xaris ?...
Pourquoi cette émotion ?... demanda Hadjine.
– Ce que j’ai... ce que j’ai !... Une nouvelle !...
Une importante... une grave nouvelle !
– Parlez !... parlez !... Xaris ! dit à son tour
Henry d’Albaret, ne sachant s’il devait se réjouir
ou s’inquiéter.
– Je ne peux pas !... Je ne peux pas ! répondait
Xaris, que son émotion étranglait positivement.
– S’agit-il donc d’une nouvelle de la guerre ?
demanda la jeune fille, en lui prenant la main.
– Oui !... Oui !
– Mais parle donc !... répétait-elle. Parle donc,
mon bon Xaris !... Qu’y a-t-il ?
C’est ainsi qu’Henry d’Albaret et Hadjine
apprirent la nouvelle de la bataille navale du 20
octobre.
Le banquier Elizundo venait d’entrer dans la
salle, au bruit de cet envahissement de Xaris.
Lorsqu’il sut ce dont il s’agissait, ses lèvres se
serrèrent involontairement, son front se contracta,
mais il ne témoigna ni satisfaction ni déplaisir,
94
tandis que les deux jeunes gens laissaient
franchement déborder leur cœur.
La nouvelle de la bataille de Navarin venait,
en effet, d’arriver à Corfou. À peine se fut-elle
répandue dans toute la ville qu’on en connut
presque aussitôt les détails, apportés
télégraphiquement par les appareils aériens de la
côte albanaise.
Les escadres anglaise et française, auxquelles
s’était réunie l’escadre russe, comprenant vingt-
sept vaisseaux et douze cent soixante-seize
canons, avaient attaqué la flotte ottomane en
forçant les passes de la rade de Navarin. Bien que
les Turcs fussent supérieurs en nombre,
puisqu’ils comptaient soixante vaisseaux de toute
grandeur, armés de dix-neuf cent quatre-vingt-
quatorze canons, ils venaient d’être vaincus.
Plusieurs de leurs navires avaient coulé ou sauté
avec un grand nombre d’officiers et de matelots.
Ibrahim ne pouvait donc plus rien attendre de la
marine du sultan pour l’aider dans son expédition
contre Hydra.
C’était là un fait d’une importance
95
considérable. En effet, il devait être le point de
départ d’une nouvelle période pour les affaires de
Grèce. Bien que les trois puissances fussent
décidées d’avance à ne point tirer parti de cette
victoire en écrasant la Porte, il paraissait certain
que leur accord finirait par arracher le pays des
Hellènes à la domination ottomane, certain aussi
que, dans un temps plus ou moins court,
l’autonomie du nouveau royaume serait faite.
Ainsi en jugea-t-on dans la maison du
banquier Elizundo. Hadjine, Henry d’Albaret,
Xaris, avaient battu des mains. Leur joie trouva
un écho dans toute la ville. C’était
l’indépendance que les canons de Navarin
venaient d’assurer aux enfants de la Grèce.
Et tout d’abord, les desseins du jeune officier
furent absolument modifiés par cette victoire des
puissances alliées, ou plutôt – car l’expression est
meilleure – par cette défaite de la marine turque.
Par suite, Ibrahim devait renoncer à entreprendre
la campagne qu’il méditait contre Hydra. Aussi
n’en fut-il plus question.
De là, un changement dans les projets formés
96
par Henry d’Albaret avant cette date du 20
octobre. Il n’était plus nécessaire qu’il allât
rejoindre les volontaires accourus à l’aide des
Hydriotes. Il résolut donc d’attendre à Corfou les
événements qui allaient être la conséquence
naturelle de cette bataille de Navarin.
Quoi qu’il en fût, le sort de la Grèce ne
pouvait plus être douteux. L’Europe ne la
laisserait pas écraser. Avant peu, dans toute la
péninsule hellénique, le croissant aurait cédé la
place au drapeau de l’indépendance. Ibrahim,
déjà réduit à occuper le centre et les villes
littorales du Péloponnèse, serait enfin contraint à
les évacuer.
Dans ces conditions, sur quel point de la
péninsule se fût dirigé Henry d’Albaret ? Sans
doute, le colonel Fabvier se préparait à quitter
Mitylène pour aller faire campagne contre les
Turcs dans l’île de Scio : mais ses préparatifs
n’étaient pas achevés, et ils ne le seraient pas
avant quelque temps. Il n’y avait donc pas lieu de
songer à un départ immédiat.
C’est ainsi que le jeune officier jugea la
97
situation. C’est ainsi qu’Hadjine la jugea avec lui.
Donc plus aucun motif pour remettre le mariage.
Elizundo, d’ailleurs, ne fit aucune objection à ce
qu’il s’accomplît sans retard. Aussi, sa date fut-
elle fixée à dix jours de là, c’est-à-dire à la fin du
mois d’octobre.
Il est inutile d’insister sur les sentiments que
l’approche de leur union fit naître dans le cœur
des deux fiancés. Plus de départ pour cette guerre
dans laquelle Henry d’Albaret pouvait laisser la
vie ! Plus rien de cette attente douloureuse
pendant laquelle Hadjine eût compté les jours et
les heures ! Xaris, s’il est possible, était encore le
plus heureux de toute la maison. Il se fût agi de
son propre mariage que sa joie n’aurait pas été
plus débordante. Il n’était pas jusqu’au banquier
dont, malgré sa froideur habituelle, la satisfaction
ne fût visible. C’était l’avenir de sa fille assuré.
On convint que les choses seraient faites
simplement, et il parut inutile que la ville entière
fût invitée à cette cérémonie. Ni Hadjine, ni
Henry d’Albaret n’étaient de ceux qui veulent
tant de témoins à leur bonheur. Mais cela
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nécessitait toujours quelques préparatifs, dont ils
s’occupèrent sans ostentation.
On était au 23 octobre. Il n’y avait plus que
sept jours à attendre avant la célébration du
mariage. Il ne semblait donc pas qu’il pût y avoir
d’obstacle à redouter, de retard à craindre. Et
pourtant, un fait se produisit qui aurait très
vivement inquiété Hadjine et Henry d’Albaret,
s’ils en eussent eu connaissance.
Ce jour-là, dans son courrier du matin,
Elizundo trouva une lettre, dont la lecture lui
porta un coup inattendu. Il la froissa, il la déchira,
il la brûla même – ce qui dénotait un trouble
profond chez un homme aussi maître de lui que le
banquier.
Et l’on aurait pu l’entendre murmurer ces
mots :
« Pourquoi cette lettre n’est-elle pas arrivée
huit jours plus tard. Maudit soit celui qui l’a
écrite ! »
99
V
La côte messénienne
100
Lorsque la pointe du cap eut été dépassée,
Nicolas Starkos reparut sur le pont de la sacolève.
Son premier regard se porta vers l’est.
La terre du Magne n’était plus visible. De ce
côté maintenant, se dressaient les puissants
contreforts du mont Hagios-Dimitrios, un peu en
arrière du promontoire.
Un instant, le bras du capitaine se tendit dans
la direction du Magne. Était-ce un geste de
menace ? Était-ce un éternel adieu jeté à sa terre
natale ? Qui l’eût pu dire ? Mais il n’avait rien de
bon, le regard que lancèrent à ce moment les
yeux de Nicolas Starkos !
La sacolève, bien appuyée sous ses voiles
carrées et sous ses voiles latines, prit les amures à
tribord et commença à remonter dans le nord-
ouest. Mais, comme le vent venait de terre, la mer
se prêtait à toutes les conditions d’une navigation
rapide.
La Karysta laissa sur la gauche les îles
Oenusses, Cabrera, Sapienza et Venetico ; puis,
elle piqua droit à travers la passe, entre Sapienza
et la terre, de manière à venir en vue de Modon.
101
Devant elle se développait alors la côte
messénienne avec le merveilleux panorama de
ses montagnes, qui présentent un caractère
volcanique très marqué. Cette Messénie était
destinée à devenir, après la constitution définitive
du royaume, un des treize nômes ou préfectures,
dont se compose la Grèce moderne, en y
comprenant les îles Ioniennes. Mais à cette
époque, ce n’était encore qu’un des nombreux
théâtres de la lutte, tantôt aux mains d’Ibrahim,
tantôt aux mains des Grecs, suivant le sort des
armes, comme elle fut autrefois le théâtre de ces
trois guerres de Messénie, soutenues contre les
Spartiates, et qu’illustrèrent les noms
d’Aristomène et d’Epaminondas.
Cependant, Nicolas Starkos, sans prononcer
une seule parole, après avoir vérifié au compas la
direction de la sacolève et observé l’apparence du
temps, était allé s’asseoir à l’arrière.
Sur ces entrefaites, différents propos
s’échangèrent à l’avant entre l’équipage de la
Karysta et les dix hommes embarqués la veille à
Vitylo – en tout une vingtaine de marins, avec un
102
simple maître pour les commander sous les
ordres du capitaine. Il est vrai, le second de la
sacolève n’était pas à bord en ce moment.
Et voici ce qui se dit à propos de la destination
actuelle de ce petit bâtiment, puis de la direction
qu’il suivait en remontant les côtes de la Grèce. Il
va de soi que les demandes étaient faites par les
nouveaux et les réponses par les anciens de
l’équipage.
« Il ne parle pas souvent, le capitaine Starkos !
– Le plus rarement possible ; mais quand il
parle, il parle bien, et il n’est que temps de lui
obéir !
– Et où va la Karysta ?
– On ne sait jamais où va la Karysta.
– Par le diable ! nous nous sommes engagés de
confiance, et peu importe, après tout !
– Oui ! et soyez sûrs que là où le capitaine
nous mène, c’est là qu’il faut aller !
– Mais ce n’est pas avec ses deux petites
caronades de l’avant que la Karysta peut se
hasarder à donner la chasse aux bâtiments de
103
commerce de l’Archipel !
– Aussi n’est-elle point destinée à écumer les
mers ! Le capitaine Starkos a d’autres navires,
ceux-là bien armés, bien équipés pour la course !
La Karysta, c’est comme qui dirait son yacht de
plaisance ! Aussi, voyez quel petit air elle vous a,
auquel les croiseurs français, anglais, grecs ou
turcs, se laisseront parfaitement attraper !
– Mais les parts de prise ?...
– Les parts de prise sont à ceux qui prennent,
et vous serez de ceux-là, lorsque la sacolève aura
fini sa campagne ! Allez, vous ne chômerez pas,
et, s’il y a danger, il y aura profit !
– Ainsi, il n’y a rien à faire maintenant dans
les parages de la Grèce et des îles ?
– Rien... pas plus que dans les eaux de
l’Adriatique, si la fantaisie du capitaine nous
emmène de ce côté ! Donc, jusqu’à nouvel ordre,
nous voilà d’honnêtes marins, à bord d’une
honnête sacolève, courant honnêtement la mer
Ionienne ! Mais, ça changera !
– Et le plus tôt sera le mieux ! »
104
On le voit, les nouveaux embarqués, aussi bien
que les autres marins de la Karysta, n’étaient
point gens à bouder devant la besogne, quelle
qu’elle fût. Des scrupules, des remords, même de
simples préjugés, il ne fallait rien demander de
tout cela à cette population maritime du bas
Magne. En vérité, ils étaient dignes de celui qui
les commandait, et celui-là savait qu’il pouvait
compter sur eux.
Mais, si ceux de Vitylo connaissaient le
capitaine Starkos, ils ne connaissaient point son
second, tout à la fois officier de marine et homme
d’affaires – son âme damnée, en un mot. C’était
un certain Skopélo, originaire de Cérigotto, petite
île assez mal famée, située sur la limite
méridionale de l’Archipel, entre Cérigo et la
Crète. C’est pourquoi l’un des nouveaux,
s’adressant au maître d’équipage de la Karysta :
« Et le second ? demanda-t-il.
– Le second n’est point à bord, fut-il répondu.
– On ne le verra pas ?
– Si.
105
– Quand cela ?
– Quand il faudra qu’on le voie !
– Mais où est-il ?
– Où il doit être ! »
Il fallut se contenter de cette réponse, qui
n’apprenait rien. En ce moment, d’ailleurs, le
sifflet du maître d’équipage appela tout le monde
en haut pour raidir les écoutes. Aussi, la
conversation du gaillard d’avant fut-elle coupée
net en cet endroit.
En effet, il s’agissait de serrer un peu plus le
vent, afin de ranger, à la distance d’un mille, la
côte messénienne. Vers midi, la Karysta passait
en vue de Modon. Là n’était point sa destination.
Elle n’alla donc pas relâcher à cette petite ville,
élevée sur les ruines de l’ancienne Méthone, au
bout d’un promontoire qui projette sa pointe
rocheuse vers l’île de Sapienza. Bientôt, derrière
un retour de falaises, se perdit le phare qui se
dresse à l’entrée du port.
Un signal, cependant, avait été fait à bord de la
sacolève. Une flamme noire, écartelée d’un
106
croissant rouge, était montée à l’extrémité de la
grande antenne. Mais, de terre, on n’y répondit
point. Aussi, la route fut-elle continuée dans la
direction du nord.
Le soir, la Karysta arrivait à l’entrée de la rade
de Navarin, sorte de grand lac maritime, encadré
dans une bordure de hautes montagnes. Un
instant, la ville, dominée par la masse confuse de
sa citadelle, apparut à travers la percée d’une
gigantesque roche. Là était l’extrémité de cette
jetée naturelle, qui contient la fureur des vents du
nord-ouest, dont cette longue outre de
l’Adriatique verse des torrents sur la mer
Ionienne.
Le soleil couchant éclairait encore la cime des
dernières hauteurs, à l’est ; mais l’ombre
obscurcissait déjà la vaste rade.
Cette fois, l’équipage aurait pu croire que la
Karysta allait relâcher à Navarin. En effet, elle
donna franchement dans la passe de Mégalo-
Thouro, au sud de cette étroite île de Sphactérie,
qui se développe sur une longueur de quatre mille
mètres environ. Là se dressaient déjà deux
107
tombeaux, élevés à deux des plus nobles victimes
de la guerre : celui du capitaine français Mallet,
tué en 1825, et, au fond d’une grotte, celui du
comte de Santa-Rosa, un Philhellène italien,
ancien ministre du Piémont, mort la même année
pour la même cause.
Lorsque la sacolève ne fut plus qu’à une
dizaine d’encablures de la ville, elle mit en
travers, son foc bordé au vent. Un fanal rouge
monta, comme l’avait fait la flamme noire, à
l’extrémité de sa grande antenne. Il ne fut pas non
plus répondu à ce signal.
La Karysta n’avait rien à faire sur cette rade,
où l’on pouvait compter alors un très grand
nombre de vaisseaux turcs. Elle manœuvra donc
de manière à venir ranger l’îlot blanchâtre de
Kouloneski, situé à peu près au milieu. Puis, au
commandement du maître d’équipage, les écoutes
ayant été légèrement mollies, la barre fut mise à
tribord – ce qui permit de revenir vers la lisière
de Sphactérie.
C’était sur cet îlot de Kouloneski que plusieurs
centaines de Turcs, surpris par les Grecs, avaient
108
été confinés au début de la guerre, en 1821, et
c’est là qu’ils moururent de faim, bien qu’ils se
fussent rendus sur la promesse qu’on les
transporterait en pays ottoman.
Aussi, plus tard, en 1825, lorsque les troupes
d’Ibrahim assiégèrent Sphactérie, que
Maurocordato défendait en personne, huit cents
Grecs y furent-ils massacrés par représailles.
La sacolève se dirigeait alors vers la passe de
Sikia, ouverte sur deux cents mètres de large au
nord de l’île, entre sa pointe septentrionale et le
promontoire de Coryphasion. Il fallait bien
connaître le chenal pour s’y aventurer, car il est
presque impraticable aux navires, dont le tirant
d’eau exige quelque profondeur. Mais Nicolas
Starkos, comme l’eût fait le meilleur des pilotes
de la rade, rangea hardiment les roches escarpées
de la pointe de l’île et doubla le promontoire de
Coryphasion. Puis, ayant aperçu en dehors
plusieurs escadres au mouillage – une trentaine
de bâtiments français, anglais et russes – il les
évita prudemment, remonta pendant la nuit le
long de la côte messénienne, se glissa entre la
109
terre et l’île de Prodana, et, le matin venu, la
sacolève, enlevée par une fraîche brise du sud-
est, suivait les sinuosités du littoral sur les
paisibles eaux du golfe d’Arkadia.
Le soleil montait alors derrière la cime de cet
Ithôme, d’où le regard, après avoir embrassé
l’emplacement de l’ancienne Messène, va se
perdre, d’un côté, sur le golfe de Coron, et de
l’autre, sur le golfe auquel la ville d’Arkadia a
donné son nom. La mer brasillait par longues
plaques que ridait la brise aux premiers rayons du
jour.
Dès l’aube, Nicolas Starkos manœuvra de
manière à passer aussi près que possible en vue
de la ville située sur une des concavités de la côte
qui s’arrondit en formant une large rade foraine.
Vers dix heures, le maître d’équipage vint à
l’arrière de la sacolève, et se tint devant le
capitaine dans l’attitude d’un homme qui attend
des ordres.
Tout l’immense écheveau des montagnes de
l’Arcadie se déroulait alors à l’est. Villages
perdus à mi-colline dans les massifs d’oliviers,
110
d’amandiers et de vignes, ruisseaux coulant vers
le lit de quelque tributaire, entre les bouquets de
myrtes et de lauriers-roses ; puis, accrochés à
toutes les hauteurs, sur tous les revers, suivant
toutes les orientations, des milliers de plants de
ces fameuses vignes de Corinthe, qui ne laissaient
pas un pouce de terre inoccupé ; plus bas, sur les
premières rampes, les maisons rouges de la ville,
étincelant comme de grands morceaux d’étamine
sur le fond d’un rideau de cyprès : ainsi se
présentait ce magnifique panorama de l’une des
plus pittoresques côtes du Péloponnèse.
Mais, à s’approcher plus près d’Arkadia, cette
antique Cyparissia, qui fut le principal port de la
Messénie au temps d’Epaminondas, puis, l’un des
fiefs du Français Ville-Hardouin, après les
Croisades, quel désolant spectacle pour les yeux,
que de douloureux regrets pour quiconque aurait
eu la religion des souvenirs !
Deux ans auparavant, Ibrahim avait détruit la
ville, massacré enfants, femmes et vieillards ! En
ruine, son vieux château, bâti sur l’emplacement
de l’ancienne acropole ; en ruine, son église
111
Saint-Georges, que de fanatiques musulmans
avaient dévastée ; en ruine encore, ses maisons et
ses édifices publics !
« On voit bien que nos amis les Égyptiens ont
passé là ! murmura Nicolas Starkos, qui
n’éprouva même pas un serrement de cœur
devant cette scène de désolation.
– Et maintenant, les Turcs y sont les maîtres !
répondit le maître d’équipage.
– Oui... pour longtemps... et même, il faut
l’espérer, pour toujours ! ajouta le capitaine.
– La Karysta accostera-t-elle, ou laissons-nous
porter ? »
Nicolas Starkos observa attentivement le port,
dont il n’était plus éloigné que de quelques
encablures. Puis, ses regards se dirigèrent vers la
ville même, bâtie un mille en arrière, sur un
contrefort du mont Psyknro. Il semblait hésiter
sur ce qu’il conviendrait de faire en vue
d’Arkadia : accoster le môle, ou reprendre le
large.
Le maître d’équipage attendait toujours que le
112
capitaine répondît à sa proposition.
« Envoyez le signal ! » dit enfin Nicolas
Starkos.
La flamme rouge à croissant d’argent monta
au bout de l’antenne et se déroula dans l’air.
Quelques minutes après, une flamme pareille
flottait à l’extrémité d’un mât élevé sur le musoir
du port.
« Accoste ! » dit le capitaine.
La barre fut mise dessous, et la sacolève vint
au plus près. Dès que l’entrée du port eut été
suffisamment ouverte, elle laissa porter
franchement. Bientôt les voiles de misaine furent
amenées, puis la grande voile, et la Karysta
donna dans le chenal sous son tape-cul et son foc.
Son erre lui suffit, pour atteindre le milieu du
port. Là, elle laissa tomber l’ancre, et les matelots
s’occupèrent des diverses manœuvres qui suivent
un mouillage.
Presque aussitôt, le canot était mis à la mer, le
capitaine s’y embarquait, débordait sous la
poussée de quatre avirons, accostait un petit
113
escalier de pierre, évidé dans le massif du quai.
Un homme l’y attendait, qui lui souhaita la
bienvenue en ces termes :
« Skopélo est aux ordres de Nicolas
Starkos ! »
Un geste de familiarité du capitaine fut toute
sa réponse. Il prit les devants et remonta les
rampes, de manière à gagner les premières
maisons de la ville. Après avoir passé à travers
les ruines du dernier siège, au milieu de rues
encombrées de soldats turcs et arabes, il s’arrêta
devant une auberge à peu près intacte, à
l’enseigne de la Minerve, dans laquelle son
compagnon entra après lui.
Un instant plus tard, le capitaine Starkos et
Skopélo étaient attablés dans une chambre, ayant
à portée de la main deux verres et une bouteille
de raki, violent alcool tiré de l’asphodèle. Des
cigarettes du blond et parfumé tabac de
Missolonghi furent roulées, allumées, aspirées ;
puis, la conversation commença entre ces deux
hommes, dont l’un se faisait volontiers le très
humble serviteur de l’autre.
114
Mauvaise physionomie, basse, cauteleuse,
intelligente toutefois, que celle de Skopélo. S’il
avait cinquante ans, c’était tout juste, bien qu’il
parût un peu plus âgé. Une figure de prêteur sur
gages, avec de petits yeux faux mais vifs, des
cheveux ras, un nez recourbé, des mains aux
doigts crochus, et de longs pieds, dont on aurait
pu dire ce que l’on dit des pieds des Albanais :
« Que l’orteil est en Macédoine quand le talon est
encore en Béotie. » Enfin, une face ronde, pas de
moustaches, une barbiche grisonnante au menton,
une tête forte, dénudée au crâne, sur un corps
resté maigre et de moyenne taille. Ce type de juif
arabe, chrétien de naissance cependant, portait un
costume très simple – la veste et la culotte du
matelot levantin – caché sous une sorte de
houppelande.
Skopélo était bien l’homme d’affaires qu’il
fallait pour gérer les intérêts de ces pirates de
l’Archipel, très habile à s’occuper du placement
des prises, de la vente des prisonniers livrés sur
les marchés turcs et transportés aux côtes
barbaresques.
115
Ce que pouvait être une conversation entre
Nicolas Starkos et Skopélo, les sujets sur lesquels
elle devait porter, la façon dont les faits de la
guerre actuelle seraient appréciés, les profits
qu’ils se proposaient d’y faire, il n’est que trop
facile de le préjuger.
« Où en est la Grèce ? demanda le capitaine.
– À peu près dans l’état où vous l’aviez
laissée, sans doute ! répondit Skopélo. Voilà un
bon mois environ que la Karysta navigue sur les
côtes de la Tripolitaine, et probablement, depuis
votre départ, vous n’avez pu en avoir aucune
nouvelle !
– Aucune, en effet.
– Je vous apprendrai donc, capitaine, que les
vaisseaux turcs sont prêts à transporter Ibrahim et
ses troupes à Hydra.
– Oui, répondit Nicolas Starkos. Je les ai
aperçus, hier soir, en traversant la rade de
Navarin.
– Vous n’avez relâché nulle part depuis que
vous avez quitté Tripoli ? demanda Skopélo.
116
– Si... une seule fois ! Je me suis arrêté
quelques heures à Vitylo... pour compléter
l’équipage de la Karysta ! Mais, depuis que j’ai
perdu de vue les côtes du Magne, il n’a jamais été
répondu à mes signaux avant mon arrivée à
Arkadia.
– C’est que probablement il n’y avait pas lieu
de répondre, répliqua Skopélo.
– Dis-moi, reprit Nicolas Starkos, que font, en
ce moment, Miaoulis et Canaris ?
– Ils en sont réduits, capitaine, à tenter des
coups de main, qui ne peuvent leur assurer que
quelques succès partiels, jamais une victoire
définitive ! Aussi, pendant qu’ils donnent la
chasse aux vaisseaux turcs, les pirates ont-ils
beau jeu dans tout l’Archipel !
– Et parle-t-on toujours de ?...
– De Sacratif ? répondit Skopélo en baissant
un peu la voix. Oui !... partout... et toujours,
Nicolas Starkos, et il ne tient qu’à lui qu’on en
parle encore davantage !
– On en parlera ! »
117
Nicolas Starkos s’était levé, après avoir vidé
son verre que Skopélo remplit de nouveau. Il
marchait de long en large ; puis, s’arrêtant devant
la fenêtre, les bras croisés, il écoutait le grossier
chant des soldats turcs qui s’entendait au loin.
Enfin, il revint s’asseoir en face de Skopélo,
et, changeant brusquement le cours de la
conversation :
« J’ai compris à ton signal que tu avais ici un
chargement de prisonniers ? demanda-t-il.
– Oui, Nicolas Starkos, de quoi remplir un
navire de quatre cents tonneaux ! C’est tout ce
qui reste du massacre qui a suivi la déroute de
Crémmydi ! SangDieu ! les Turcs ont un peu trop
tué, cette fois ! Si on les eût laissés faire, il ne
serait pas resté un seul prisonnier !
– Ce sont des hommes, des femmes ?
– Oui, des enfants !... de tout, enfin !
– Où sont-ils ?
– Dans la citadelle d’Arkadia.
– Tu les as payés cher ?
118
– Hum ! le pacha ne s’est pas montré très
accommodant, répondit Skopélo. Il pense que la
guerre de l’Indépendance touche à sa fin...
malheureusement ! Or, plus de guerre, plus de
bataille ! Plus de bataille, plus de razzias, comme
on dit là-bas en Barbarie, plus de razzias, plus de
marchandise humaine ou autre ! Mais, si les
prisonniers sont rares, cela les fait hausser de
prix ! C’est une compensation, capitaine ! Je sais
de bonne source qu’on manque d’esclaves, en ce
moment, sur les marchés d’Afrique, et nous
revendrons ceux-ci à un prix avantageux !
– Soit, répondit Nicolas Starkos. Tout est-il
prêt et peux-tu embarquer à bord de la Karysta ?
– Tout est prêt et rien ne me retient plus ici.
– C’est bien, Skopélo. Dans huit ou dix jours,
au plus tard, le navire, qui sera expédié de
Scarpanto, viendra prendre cette cargaison. – On
la livrera sans difficulté ?
– Sans difficulté, c’est parfaitement convenu,
répondit Skopélo, mais contre paiement. Il faudra
donc s’entendre auparavant avec le banquier
Elizundo pour qu’il accepte nos traites. Sa
119
signature est bonne, et le pacha prendra ses
valeurs comme de l’argent comptant !
– Je vais écrire à Elizundo que je ne tarderai
pas à relâcher à Corfou, où je terminerai cette
affaire...
– Cette affaire... et une autre non moins
importante, Nicolas Starkos ! ajouta Skopélo.
– Peut-être !... répondit le capitaine.
– Et en vérité, ce ne serait que juste ! Elizundo
est riche... excessivement... dit-on !... Et qui l’a
enrichi, si ce n’est notre commerce... et nous... au
risque d’aller finir au bout d’une vergue de
misaine, au coup de sifflet du maître
d’équipage !... Ah ! par le temps qui court, il fait
bon d’être le banquier des pirates de l’Archipel !
Aussi, je le répète, Nicolas Starkos, ce ne serait
que juste !
– Qu’est-ce qui ne serait que juste ? demanda
le capitaine en regardant son second bien en face.
– Eh ! ne le savez-vous pas ? répondit
Skopélo. En vérité, avouez-le, capitaine, vous ne
me le demandez que pour me l’entendre répéter
120
une centième fois !
– Peuh !
– La fille du banquier Elizundo...
– Ce qui est juste sera fait ! » répondit
simplement Nicolas Starkos en se levant.
Là-dessus, il sortit de l’auberge de la Minerve,
et, suivi de Skopélo, revint vers le port, à
l’endroit où l’attendait son canot.
« Embarque, dit-il à Skopélo. Nous
négocierons ces traites avec Elizundo dès notre
arrivée à Corfou. Puis, cela fait, tu reviendras à
Arkadia pour prendre livraison du chargement.
– Embarque ! » répondit Skopélo.
Une heure après, la Karysta sortait du golfe.
Mais, avant la fin de la journée, Nicolas Starkos
pouvait entendre un grondement lointain, dont
l’écho lui arrivait du sud.
C’était le canon des escadres combinées qui
tonnait sur la rade de Navarin.
121
VI
122
Italiens. Du fond du golfe que traversait alors la
Karysta, on aperçoit même les sommets
verdoyants du mont Scopos, au flanc duquel
s’étagent des massifs d’oliviers et d’orangers, qui
remplacent les épaisses forêts chantées par
Homère et Virgile.
Le vent était bon, une brise de terre bien
établie que lui envoyait le sud-est. Aussi, la
sacolève, sous ses bonnettes de hunier et de
perroquet, fendait-elle rapidement les eaux de
Zante, presque aussi tranquilles alors que celles
d’un lac.
Vers le soir, elle passait en vue de la capitale
qui porte le même nom que l’île. C’est une jolie
cité italienne, éclose sur la terre de Zacynthe, fils
du Troyen Dardanus. Du pont de la Karysta, on
n’aperçut que les feux de la ville, qui s’arrondit
sur l’espace d’une demi-lieue au bord d’une baie
circulaire. Ces lumières, éparses à diverses
hauteurs, depuis les quais du port jusqu’à la crête
du château d’origine vénitienne, bâti à trois cents
pieds au-dessus, formaient comme une énorme
constellation, dont les principales étoiles
123
marquaient la place des palais Renaissance de la
grande rue et de la cathédrale Saint-Denis de
Zacynthe.
Nicolas Starkos, avec cette population
zantiote, si profondément modifiée au contact des
Vénitiens, des Français, des Anglais et des
Russes, ne pouvait rien avoir de ces rapports
commerciaux qui l’unissaient aux Turcs du
Péloponnèse. Il n’eut donc aucun signal à
envoyer aux vigies du port, ni à relâcher dans
cette île, qui fut la patrie de deux poètes célèbres
– l’un italien, Hugo Foscolo, de la fin du XVIII e
siècle, l’autre Salomos, une des gloires de la
Grèce moderne.
La Karysta traversa l’étroit bras de mer qui
sépare Zante de l’Achaïe et de l’Élide. Sans
doute, plus d’une oreille à bord s’offensa des
chants qu’apportait la brise, comme autant de
barcarolles échappées du Lido ! Mais, il fallait
bien s’y résigner. La sacolève passa au milieu de
ces mélodies italiennes, et, le lendemain, elle se
trouvait par le travers du golfe de Patras,
profonde échancrure que continue le golfe de
124
Lépante jusqu’à l’isthme de Corinthe.
Nicolas Starkos se tenait alors à l’avant de la
Karysta. Son regard parcourait toute cette côte de
l’Acarnanie, sur la limite septentrionale du golfe.
De là surgissaient de grands et impérissables
souvenirs, qui auraient dû serrer le cœur d’un
enfant de la Grèce, si cet enfant n’eût depuis
longtemps renié et trahi sa mère !
« Missolonghi ! dit alors Skopélo, en tendant
la main dans la direction du nord-est. Mauvaise
population ! Des gens qui se font sauter plutôt
que de se rendre ! »
Là, en effet, deux ans auparavant, il n’y aurait
rien eu à faire pour des acheteurs de prisonniers
et des vendeurs d’esclaves. Après dix mois de
lutte, les assiégés de Missolonghi, brisés par les
fatigues, épuisés par la faim, plutôt que de
capituler devant Ibrahim, avaient fait sauter la
ville et la forteresse. Hommes, femmes, enfants,
tous avaient péri dans l’explosion, qui n’épargna
même pas les vainqueurs.
Et, l’année d’avant, presque à cette même
place où venait d’être enterré Marco Botsaris,
125
l’un des héros de la guerre de l’Indépendance,
était venu mourir, découragé, désespéré, lord
Byron, dont la dépouille repose maintenant à
Westminster. Seul, son cœur est resté sur cette
terre de Grèce qu’il aimait et qui ne redevint libre
qu’après sa mort !
Un geste violent, ce fut toute la réponse que
Nicolas Starkos fit à l’observation de Skopélo.
Puis, la sacolève, s’éloignant rapidement du golfe
de Patras, marcha vers Céphalonie.
Avec ce vent portant, il ne fallait que quelques
heures pour franchir la distance qui sépare
Céphalonie de l’île de Zante. D’ailleurs, la
Karysta n’alla point chercher Argostoli, sa
capitale, dont le port, peu profond, il est vrai,
n’en est pas moins excellent pour les navires de
médiocre tonnage. Elle s’engagea hardiment dans
les canaux resserrés qui baignent sa côte
orientale, et, vers six heures et demie du soir, elle
attaquait la pointe de Thiaki, l’ancienne Ithaque.
Cette île, de huit lieues de long sur une lieue et
demie de large, singulièrement rocheuse,
superbement sauvage, riche de l’huile et du vin
126
qu’elle produit en abondance, compte une dizaine
de mille habitants. Sans histoire personnelle, elle
a pourtant laissé un nom célèbre dans l’antiquité.
Ce fut la patrie d’Ulysse et de Pénélope, dont les
souvenirs se retrouvent encore sur les sommets
de l’Anogi, dans les profondeurs de la caverne du
mont Saint-Étienne, au milieu des ruines du mont
Oetos, à travers les campagnes d’Eumée, au pied
de ce rocher des Corbeaux, sur lequel durent
s’écouler les poétiques eaux de la fontaine
d’Aréthuse.
À la nuit tombante, la terre du fils de Laerte
avait peu à peu disparu dans l’ombre, une
quinzaine de lieues au delà du dernier
promontoire de Céphalonie. Pendant la nuit, la
Karysta, prenant un peu le large, afin d’éviter
l’étroite passe qui sépare la pointe nord d’Ithaque
de la pointe sud de Sainte-Maure, prolongea, à
deux milles au plus de son rivage, la côte
orientale de cette île.
On aurait pu vaguement apercevoir, à la clarté
de la lune, une sorte de falaise blanchâtre,
dominant la mer de cent quatre-vingts pieds :
127
c’était le Saut de Leucade, qu’illustrèrent Sapho
et Artémise. Mais, de cette île, qui prend aussi le
nom de Leucade, il ne restait plus trace dans le
sud au soleil levant, et la sacolève, ralliant la côte
albanaise, se dirigea, toutes voiles dessus, vers
l’île de Corfou.
C’étaient une vingtaine de lieues encore à faire
dans cette journée, si Nicolas Starkos voulait
arriver, avant la nuit, dans les eaux de la capitale
de l’île.
Elles furent rapidement enlevées, ces vingt
lieues, par cette hardie Karysta, qui força de toile
à ce point que son plat-bord glissait au ras de
l’eau. La brise avait fraîchi considérablement. Il
fallut donc toute l’attention du timonier pour ne
pas engager sous cette énorme voilure.
Heureusement, les mâts étaient solides, le
gréement presque neuf et de qualité supérieure.
Pas un ris ne fut pris, pas une bonnette ne fut
amenée.
La sacolève se comporta comme elle l’eût fait
s’il se fût agi d’une lutte de vitesse dans quelque
« match » international.
128
On passa ainsi en vue de la petite île de Paxo.
Déjà, vers le nord, se dessinaient les premières
hauteurs de Corfou. Sur la droite, la côte
albanaise profilait à l’horizon la dentelure des
monts Acraucéroniens. Quelques navires de
guerre, portant le pavillon anglais ou le pavillon
turc, furent aperçus dans ces parages assez
fréquentés de la mer Ionienne. La Karysta ne
chercha pas à éviter les uns plus que les autres. Si
un signal lui eût été fait de mettre en travers, elle
eût obéi sans hésitation, n’ayant à bord ni
cargaison ni papier de nature à dénoncer son
origine.
À quatre heures du soir, la sacolève serrait un
peu le vent pour entrer dans le détroit qui sépare
l’île de Corfou de la terre ferme. Les écoutes
furent raidies, et le timonier lofa d’un quart, afin
d’enlever le cap Bianco à l’extrémité sud de l’île.
Cette première portion du canal est plus riante
que sa partie septentrionale. Par cela même, elle
fait un heureux contraste avec la côte albanaise,
alors presque inculte et à demi sauvage. Quelques
milles plus loin, le détroit s’élargit par
129
l’échancrure du littoral corfiote. La sacolève put
donc laisser porter un peu, de manière à le
traverser obliquement. Ce sont ces indentations,
profondes et multipliées, qui donnent à l’île
soixante-cinq lieues de périmètre, alors qu’on
n’en compte que vingt dans sa plus grande
longueur et six dans sa plus grande largeur.
Vers cinq heures, la Karysta rangeait, près de
l’îlot d’Ulysse, l’ouverture qui fait communiquer
le lac Kalikiopulo, l’ancien port hyllaïque, avec
la mer. Puis elle suivit les contours de cette
charmante « cannone » plantée d’aloès et
d’agaves, déjà fréquentée par les voitures et les
cavaliers, qui vont, à une lieue dans le sud de la
ville, chercher, avec la fraîcheur marine, tout le
charme d’un admirable panorama, dont la côte
albanaise forme l’horizon sur l’autre bord du
canal. Elle fila devant la baie de Kardakio et les
ruines qui la dominent, devant le palais d’été des
Hauts Lords Commissaires, laissant vers la
gauche la baie de Kastradès, sur laquelle
s’arrondit le faubourg de ce nom, la Strada
Marina, qui est moins une rue qu’une promenade,
puis, le pénitencier, l’ancien fort Salvador et les
130
premières maisons de la capitale corfiote. La
Karysta doubla alors le cap Sidero qui porte la
citadelle, sorte de petite ville militaire, assez
vaste pour renfermer la résidence du
commandant, les logements de ses officiers, un
hôpital et une église grecque, dont les Anglais
avaient fait un temple protestant. Enfin, portant
franchement à l’ouest, le capitaine Starkos tourna
la pointe San-Nikolo, et, après avoir longé le
rivage, sur lequel s’étagent les maisons du nord
de la ville, il vint mouiller à une demi-encablure
du môle.
Le canot fut armé. Nicolas Starkos et Skopélo
y prirent place – non sans que le capitaine eût
passé à sa ceinture un de ces couteaux à lame
courte et large, fort en usage dans les provinces
de la Messénie. Tous deux débarquèrent au
bureau de la Santé, et montrèrent les papiers du
bord qui étaient parfaitement en règle. Ils furent
donc libres d’aller où et comme il leur convenait,
après que rendez-vous eut été pris à onze heures
pour rentrer à bord.
Skopélo, chargé des intérêts de la Karysta,
131
s’enfonça dans la partie commerçante de la ville,
à travers de petites rues étroites et tortueuses,
avec des noms italiens, des boutiques à arcades,
tout le pêle-mêle d’un quartier napolitain.
Nicolas Starkos, lui, voulait consacrer cette
soirée à prendre langue, comme on dit. Il se
dirigea donc vers l’esplanade, le quartier le plus
élégant de la cité corfiote.
Cette esplanade ou place d’armes, plantée
latéralement de beaux arbres, s’étend entre la
ville et la citadelle, dont elle est séparée par un
large fossé. Étrangers et indigènes y formaient
alors un incessant va-et-vient, qui n’était point
celui d’une fête. Des estafettes entraient dans le
palais, bâti au nord de la place par le général
Maitland, et ressortaient à travers les portes de
Saint-Georges et Saint-Michel, qui flanquent sa
façade en pierre blanche. Un incessant échange
de communications se faisait ainsi entre le palais
du gouverneur et la citadelle, dont le pont-levis
était baissé devant la statue du maréchal de
Schulembourg.
Nicolas Starkos se mêla à cette foule. Il vit
132
clairement qu’elle était sous l’empire d’une
émotion peu ordinaire. N’étant point homme à
interroger, il se contenta d’écouter. Ce qui le
frappa, ce fut un nom, invariablement répété dans
tous les groupes avec des qualifications peu
sympathiques – le nom de Sacratif.
Ce nom parut d’abord exciter quelque peu sa
curiosité ; mais, après avoir légèrement haussé les
épaules, il continua à descendre l’esplanade
jusqu’à la terrasse qui la termine en dominant la
mer.
Là, un certain nombre de curieux avaient pris
place autour d’un petit temple de forme
circulaire, qui venait d’être récemment élevé à la
mémoire de sir Thomas Maitland. Quelques
années plus tard, un obélisque allait y être érigé
en l’honneur de l’un de ses successeurs, sir
Howard Douglas, pour faire pendant à la statue
du Haut Lord Commissaire actuel, Frédérik
Adam, dont la place était déjà marquée devant le
palais du gouvernement. Il est probable que, si le
protectorat de l’Angleterre n’eût pris fin en
faisant rentrer les îles Ioniennes dans le domaine
133
du royaume hellénique, les rues de Corfou
auraient été encombrées par les statues de ses
gouverneurs. Toutefois, bien des Corfiotes ne
songeaient point à blâmer cette prodigalité
d’hommes de bronze ou d’hommes de pierre, et,
peut-être, plus d’un en est-il maintenant à
regretter, avec l’ancien état de choses, les
errements administratifs des représentants du
Royaume-Uni.
Mais, à ce sujet, s’il existe des opinions fort
disparates, si, sur les soixante-dix mille habitants
que compte l’ancienne Corcyre, et sur les vingt
mille habitants de sa capitale, il y a des chrétiens
orthodoxes, des chrétiens grecs, des Juifs en
grand nombre, qui, à cette époque, occupaient un
quartier isolé, comme une sorte de ghetto, si,
dans l’existence citadine de ces types de races
différentes, il y avait des idées divergentes à
propos d’intérêts divers, ce jour-là tout
dissentiment semblait s’être fondu dans une
pensée commune, dans une sorte de malédiction
vouée à ce nom qui revenait sans cesse :
« Sacratif ! Sacratif ! Sus au pirate Sacratif ! »
134
Et que les allants et venants parlassent anglais,
italien ou grec, si la prononciation de ce nom
exécré différait, les anathèmes dont on l’accablait
n’en étaient pas moins l’expression du même
sentiment d’horreur.
Nicolas Starkos écoutait toujours et ne disait
rien. Du haut de la terrasse, ses yeux pouvaient
aisément parcourir une grande partie du canal de
Corfou, fermé comme un lac jusqu’aux
montagnes d’Albanie, que le soleil couchant
dorait à leur cime.
Puis, en se tournant du côté du port, le
capitaine de la Karysta observa qu’il s’y faisait
un mouvement très prononcé. De nombreuses
embarcations se dirigeaient vers les navires de
guerre. Des signaux s’échangeaient entre ces
navires et le mât de pavillon dressé au sommet de
la citadelle, dont les batteries et les casemates
disparaissaient derrière un rideau d’aloès
gigantesques.
Évidemment – et, à tous ces symptômes, un
marin ne pouvait s’y tromper – un ou plusieurs
navires se préparaient à quitter Corfou. Si cela
135
était, la population corfiote, on doit le
reconnaître, y prenait un intérêt vraiment
extraordinaire.
Mais déjà le soleil avait disparu derrière les
hauts sommets de l’île, et, avec le crépuscule
assez court sous cette latitude, la nuit ne devait
pas tarder à se faire.
Nicolas Starkos jugea donc à propos de quitter
la terrasse. Il redescendit sur l’esplanade, laissant
en cet endroit la plupart des spectateurs qu’un
sentiment de curiosité y retenait encore. Puis, il
se dirigea d’un pas tranquille vers les arcades de
cette suite de maisons, qui borne le côté ouest de
la place d’Armes.
Là ne manquaient ni les cafés, pleins de
lumières, ni les rangées de chaises disposées sur
la chaussée, occupées déjà par de nombreux
consommateurs. Et encore faut-il observer que
ceux-ci causaient plus qu’ils ne
« consommaient », si toutefois ce mot, par trop
moderne, peut s’appliquer aux Corfiotes d’il y a
cinquante ans.
Nicolas Starkos s’assit devant une petite table,
136
avec l’intention bien arrêtée de ne pas perdre un
seul mot des propos qui s’échangeaient aux tables
voisines.
« En vérité, disait un armateur de la Strada
Marina, il n’y a plus de sécurité pour le
commerce, et on n’oserait pas hasarder une
cargaison de prix dans les Échelles du Levant !
– Et bientôt, ajouta son interlocuteur – un de
ces gros Anglais qui semblent toujours assis sur
un ballot, comme le président de leur chambre –
on ne trouvera plus d’équipage qui consente à
servir à bord des navires de l’Archipel !
– Oh ! ce Sacratif !... ce Sacratif ! répétait-on
avec une indignation véritable dans les divers
groupes.
– Un nom bien fait pour écorcher le gosier,
pensait le maître du café, et qui devrait pousser
aux rafraîchissements !
– À quelle heure doit avoir lieu le départ de la
Syphanta ? demanda le négociant.
– À huit heures, répondit le Corfiote.
– Mais, ajouta-t-il d’un ton qui ne marquait
137
pas une confiance absolue, il ne suffit pas de
partir, il faut arriver à destination !
– Eh ! on arrivera ! s’écria un autre Corfiote. Il
ne sera pas dit qu’un pirate aura tenu en échec la
marine britannique...
– Et la marine grecque, et la marine française,
et la marine italienne ! ajouta flegmatiquement un
officier anglais, qui voulait que chaque État eût
sa part de désagrément en cette affaire.
– Mais, reprit le négociant en se levant,
l’heure approche, et, si nous voulons assister au
départ de la Syphanta, il serait peut-être temps de
se rendre sur l’esplanade !
– Non, répondit son interlocuteur, rien ne
presse. D’ailleurs, un coup de canon doit
annoncer l’appareillage. »
Et les causeurs continuèrent à faire leur partie
dans le concert des malédictions proférées contre
Sacratif.
Sans doute, Nicolas Starkos crut le moment
favorable pour intervenir, et, sans que le moindre
accent pût dénoncer en lui un natif de la Grèce
138
méridionale :
« Messieurs, dit-il en s’adressant à ses voisins
de table, pourrais-je vous demander, s’il vous
plaît, quelle est cette Syphanta, dont tout le
monde parle aujourd’hui ?
– C’est une corvette, monsieur, lui fut-il
répondu, une corvette achetée, frétée et armée par
une compagnie de négociants anglais, français et
corfiotes, montée par un équipage de ces diverses
nationalités, et qui doit appareiller sous les ordres
du brave capitaine Stradena ! Peut-être
parviendra-t-il à faire, lui, ce que n’ont pu faire
les navires de guerre de l’Angleterre et de la
France !
– Ah ! dit Nicolas Starkos, c’est une corvette
qui part !... Et pour quels parages, s’il vous plaît ?
– Pour les parages où elle pourra rencontrer,
prendre et pendre le fameux Sacratif !
– Je vous prierai alors, reprit Nicolas Starkos,
de vouloir bien me dire qui est ce fameux
Sacratif ?
– Vous demandez qui est ce Sacratif ? »
139
s’écria le Corfiote stupéfait, auquel l’Anglais vint
en aide, en accentuant sa réponse par un « aoh ! »
de surprise.
Le fait est qu’un homme qui en était à ignorer
encore ce qu’était Sacratif, et cela en pleine ville
de Corfou, au moment même où ce nom était
dans toutes les bouches, pouvait être regardé
comme un phénomène.
Le capitaine de la Karysta s’aperçut aussitôt
de l’effet que produisait son ignorance. Aussi se
hâta-t-il d’ajouter :
« Je suis étranger, messieurs. J’arrive à
l’instant de Zara, autant dire du fond de
l’Adriatique, et je ne suis point au courant de ce
qui se passe dans les îles Ioniennes.
– Dites alors de ce qui se passe dans
l’Archipel ! s’écria le Corfiote, car, en vérité,
c’est bien l’Archipel tout entier que Sacratif a
pris pour théâtre de ses pirateries !
– Ah ! fit Nicolas Starkos, il s’agit d’un
pirate ?...
– D’un pirate, d’un forban, d’un écumeur de
140
mer ! répliqua le gros Anglais. Oui ! Sacratif
mérite tous ces noms, et même tous ceux qu’il
faudrait inventer pour qualifier un pareil
malfaiteur ! »
Là-dessus l’Anglais souffla un instant pour
reprendre haleine. Puis :
« Ce qui m’étonne, monsieur, ajouta-t-il, c’est
qu’il puisse se rencontrer un Européen qui ne
sache pas ce qu’est Sacratif !
– Oh ! monsieur, répondit Nicolas Starkos, ce
nom ne m’est pas absolument inconnu, croyez-le
bien ; mais j’ignorais que ce fût lui qui mît
aujourd’hui toute la ville en révolution. Est-ce
que Corfou est menacée d’une descente de ce
pirate ?
– Il n’oserait ! s’écria le négociant. Jamais il
ne se hasarderait à mettre le pied dans notre île !
– Ah ! vraiment ? répondit le capitaine de la
Karysta.
– Certes, monsieur, et, s’il le faisait, les
potences ! oui ! les potences pousseraient d’elles-
mêmes, dans tous les coins de l’île, pour le
141
happer au passage !
– Mais alors, d’où vient cette émotion ?
demanda Nicolas Starkos. Je suis arrivé depuis
une heure à peine, et je ne puis comprendre
l’émotion qui se produit...
– Le voici, monsieur, répondit l’Anglais. Deux
bâtiments de commerce, le Three Brothers et le
Carnatic, ont été pris, il y a un mois environ, par
Sacratif, et tout ce qui a survécu des deux
équipages a été vendu sur les marchés de la
Tripolitaine !
– Oh ! répondit Nicolas Starkos, voilà une
odieuse affaire, dont ce Sacratif pourrait bien
avoir à se repentir !
– C’est alors, reprit le Corfiote, qu’un certain
nombre de négociants se sont associés pour armer
une corvette de guerre, une excellente marcheuse,
montée par un équipage de choix et commandée
par un intrépide marin, le capitaine Stradena, qui
va donner la chasse à ce Sacratif ! Cette fois, il y
a lieu d’espérer que le pirate, qui tient en échec
tout le commerce de l’Archipel, n’échappera pas
à son sort !
142
– Ce sera difficile, en effet, répondit Nicolas
Starkos.
– Et, ajouta le négociant anglais, si vous voyez
la ville en émoi, si toute la population s’est portée
sur l’esplanade, c’est pour assister à
l’appareillage de la Syphanta qui sera saluée de
plusieurs milliers de hurrahs, quand elle
descendra le canal de Corfou ! »
Nicolas Starkos savait, sans doute, tout ce
qu’il désirait savoir. Il remercia ses
interlocuteurs. Puis, se levant, il alla de nouveau
se mêler à la foule qui remplissait l’esplanade.
Ce qui avait été dit par ces Anglais et ces
Corfiotes n’avait rien d’exagéré. Il n’était que
trop vrai ! Depuis quelques années, les
déprédations de Sacratif se manifestaient par des
actes révoltants. Nombre de navires de commerce
de toutes nationalités avaient été attaqués par ce
pirate, aussi audacieux que sanguinaire. D’où
venait-il ? Quelle était son origine ? Appartenait-
il à cette race de forbans, issus des côtes de la
Barbarie ? Qui eût pu le dire ? On ne le
connaissait pas. On ne l’avait jamais vu. Pas un
143
n’était revenu de ceux qui s’étaient trouvés sous
le feu de ses canons, les uns tués, les autres
réduits à l’esclavage. Les bâtiments qu’il montait,
qui eût pu les signaler ? Il passait incessamment
d’un bord à un autre. Il attaquait tantôt avec un
rapide brick levantin, tantôt avec une de ces
légères corvettes qu’on ne pouvait vaincre à la
course, et toujours sous pavillon noir. Que, dans
une de ces rencontres, il ne fût pas le plus fort,
qu’il eût à chercher son salut par la fuite, en
présence de quelque redoutable navire de guerre,
il disparaissait soudain. Et, en quel refuge
inconnu, en quel coin ignoré de l’Archipel,
aurait-on tenté de le rejoindre ? Il connaissait les
plus secrètes passes de ces côtes, dont
l’hydrographie laissait encore à désirer à cette
époque.
Si le pirate Sacratif était un bon marin, c’était
aussi un terrible homme d’attaque. Toujours
secondé par des équipages qui ne reculaient
devant rien, il n’oubliait jamais de leur donner,
après le combat, la « part du diable », c’est-à-dire
quelques heures de massacre et de pillage. Aussi
ses compagnons le suivaient-ils partout où il
144
voulait les mener. Ils exécutaient ses ordres quels
qu’ils fussent. Tous se seraient fait tuer pour lui.
La menace du plus effroyable supplice ne les eût
pas fait dénoncer le chef, qui exerçait sur eux une
véritable fascination. À de tels hommes, lancés à
l’abordage, il est rare qu’un navire puisse résister,
surtout un bâtiment de commerce, auquel
manquent les moyens suffisants de défense.
En tout cas, si Sacratif, malgré toute son
habileté, eût été surpris par un navire de guerre, il
se fût plutôt fait sauter que de se rendre. On
racontait même que, dans une affaire de ce genre,
les projectiles lui ayant manqué, il avait chargé
ses canons avec les têtes fraîchement coupées aux
cadavres qui jonchaient son pont.
Tel était l’homme que la Syphanta avait la
mission de poursuivre, tel ce redoutable pirate,
dont le nom exécré causait tant d’émotion dans la
cité corfiote.
Bientôt, une détonation retentit. Une fumée
s’éleva dans un vif éclair au-dessus de terre-plein
de la citadelle. C’était le coup de partance. La
Syphanta appareillait et allait descendre le canal
145
de Corfou, afin de gagner les parages
méridionaux de la mer Ionienne.
Toute la foule se porta sur la lisière de
l’esplanade, vers la terrasse du monument de sir
Maitland.
Nicolas Starkos, impérieusement entraîné par
un sentiment plus intense peut-être que celui
d’une simple curiosité, se trouva bientôt au
premier rang des spectateurs.
Peu à peu, sous la clarté de la lune, apparut la
corvette avec ses feux de position. Elle s’avançait
en boulinant, afin d’enlever à la bordée le cap
Bianco, qui s’allonge au sud de l’île. Un second
coup de canon partit de la citadelle, puis un
troisième, auxquels répondirent trois détonations
qui illuminèrent les sabords de la Syphanta. Aux
détonations succédèrent des milliers de hurrahs,
dont les derniers arrivèrent à la corvette, au
moment où elle doublait la baie de Kardakio.
Puis, tout retomba dans le silence. Peu à peu,
la foule, s’écoulant à travers les rues du faubourg
de Kastradès, eut laissé le champ libre aux rares
promeneurs qu’un intérêt d’affaires ou de plaisir
146
retenait sur l’esplanade.
Pendant une heure encore, Nicolas Starkos,
toujours pensif, demeura sur la vaste place
d’armes, presque déserte. Mais le silence ne
devait être ni dans sa tête ni dans son cœur. Ses
yeux brillaient d’un feu que ses paupières ne
parvenaient pas à masquer. Son regard, comme
par un mouvement involontaire, se portait dans la
direction de cette corvette, qui venait de
disparaître derrière la masse confuse de l’île.
Lorsque onze heures sonnèrent à l’église de
Saint-Spiridion, Nicolas Starkos songea à
rejoindre Skopélo au rendez-vous qu’il lui avait
donné près du bureau de la Santé. Il remonta
donc les rues du quartier qui se dirigent vers le
Fort-Neuf, et bientôt il arriva sur le quai.
Skopélo l’y attendait.
Le capitaine de la sacolève alla à lui :
« La corvette Syphanta vient de partir ! lui dit-
il.
– Ah ! fit Skopélo.
– Oui... pour donner la chasse à Sacratif !
147
– Elle ou une autre, qu’importe ! » répondit
simplement Skopélo, en montrant le gig, qui se
balançait, au pied de l’échelle, sur les dernières
ondulations du ressac.
Quelques instants après, l’embarcation
accostait la Karysta, et Nicolas Starkos sautait à
bord en disant :
« À demain, chez Elizundo ! »
148
VII
L’inattendu
149
datée d’Arkadia, venait de lui. Il fut donc
immédiatement conduit au bureau où se tenait le
banquier, qui prit la précaution d’en refermer la
porte à clef. Elizundo et son client étaient
maintenant en présence l’un de l’autre. Personne
ne viendrait les déranger. Nul n’entendrait ce qui
allait être dit dans cet entretien.
« Bonjour, Elizundo, dit le capitaine de la
Karysta, en se laissant tomber sur un fauteuil
avec le sans-gêne d’un homme qui serait chez lui.
Voilà bientôt six mois que je ne vous ai vu, bien
que vous ayez eu souvent de mes nouvelles !
Aussi, n’ai-je pas voulu passer si près de Corfou,
sans m’y arrêter, afin d’avoir le plaisir de vous
serrer la main.
– Ce n’est pas pour me voir, ce n’est pas pour
me faire des amitiés que vous êtes venu, Nicolas
Starkos, répondit le banquier d’une voix sourde.
Que me voulez-vous ?
– Eh ! s’écria le capitaine, je reconnais bien là
mon vieil ami Elizundo ! Rien aux sentiments,
tout aux affaires ! Il y a longtemps que vous avez
dû fourrer votre cœur dans le tiroir le plus secret
150
de votre caisse – un tiroir dont vous avez perdu la
clef !
– Voulez-vous me dire ce qui vous amène et
pourquoi vous m’avez écrit ? reprit Elizundo.
– Au fait vous avez raison, Elizundo ! Pas de
banalités ! Soyons sérieux ! Nous avons
aujourd’hui de très graves intérêts à discuter, et
ils ne souffrent aucun retard !
– Votre lettre me parle de deux affaires, reprit
le banquier, l’une qui rentre dans la catégorie de
nos rapports accoutumés, l’autre qui vous est
purement personnelle.
– En effet, Elizundo.
– Eh bien, parlez, Nicolas Starkos ! J’ai hâte
de les connaître toutes les deux ! »
On le voit, le banquier s’exprimait très
catégoriquement. Il voulait, par là, mettre son
visiteur en demeure de s’expliquer, sans se
dépenser en faux-fuyants ni échappatoires. Mais,
ce qui contrastait avec la netteté de ces questions,
c’était le ton un peu sourd dont elles étaient
faites. Bien évidemment, de ces deux hommes,
151
placés en face l’un de l’autre, ce n’était pas le
banquier qui tenait la position.
Aussi, le capitaine de la Karysta ne put-il
cacher un demi-sourire, dont Elizundo, les yeux
baissés, ne vit rien.
« Laquelle des deux questions aborderons-
nous d’abord ? demanda Nicolas Starkos.
– D’abord, celle qui vous est purement
personnelle ! répondit assez vivement le
banquier.
– Je préfère commencer par celle qui ne l’est
pas, répliqua le capitaine d’un ton tranchant.
– Soit, Nicolas Starkos ! De quoi s’agit-il ?
– Il s’agit d’un convoi de prisonniers, dont
nous devons prendre livraison à Arkadia. Il y a là
deux cent trente-sept têtes, hommes, femmes et
enfants, qui vont être transportés à l’île de
Scarpanto, d’où je me charge de les conduire à la
côte barbaresque. Or, vous le savez, Elizundo,
puisque nous avons souvent fait des opérations de
ce genre, les Turcs ne livrent leur marchandise
que contre argent ou contre du papier, à la
152
condition qu’une bonne signature lui donne une
valeur certaine. Je viens donc vous demander
votre signature, et je compte que vous voudrez
bien l’accorder à Skopélo, quand il vous
apportera les traites toutes préparées. – Cela ne
fera aucune difficulté, n’est-il pas vrai ? »
Le banquier ne répondit pas, mais son silence
ne pouvait être qu’un acquiescement à la
demande du capitaine. Il y avait d’ailleurs des
précédents qui l’engageaient.
« Je dois ajouter, reprit négligemment Nicolas
Starkos, que l’affaire ne sera pas mauvaise. Les
opérations ottomanes prennent une mauvaise
tournure en Grèce. La bataille de Navarin aura de
funestes conséquences pour les Turcs, puisque les
puissances européennes s’en mêlent. S’ils doivent
renoncer à la lutte, plus de prisonniers, plus de
ventes, plus de profits. C’est pourquoi ces
derniers convois qu’on nous livre encore dans
d’assez bonnes conditions, auront-ils acquéreurs
à haut prix sur les côtes de l’Afrique. Ainsi donc,
nous trouverons notre avantage à cette affaire, et
vous, le vôtre, par conséquent. – Je puis compter
153
sur votre signature ?
– Je vous escompterai vos traites, répondit
Elizundo, et n’aurai pas de signature à vous
donner.
– Comme il vous plaira, Elizundo, répondit le
capitaine, mais nous nous serions contentés de
votre signature. Vous n’hésitiez pas à la donner
autrefois !
– Autrefois n’est pas aujourd’hui, dit
Elizundo, et, aujourd’hui, j’ai des idées
différentes sur tout cela !
– Ah ! vraiment ! s’écria le capitaine. À votre
aise, après tout ! – Mais est-il donc vrai que vous
cherchiez à vous retirer des affaires, comme je
l’ai entendu dire ?
– Oui, Nicolas Starkos ! répondit le banquier
d’une voix ferme, et, en ce qui vous concerne,
voici la dernière opération que nous ferons
ensemble... puisque vous tenez à ce que je la
fasse !
– J’y tiens absolument, Elizundo », répondit
Nicolas Starkos d’un ton sec.
154
Puis, il se leva, fit quelques tours dans le
cabinet, mais sans cesser d’envelopper le
banquier d’un regard peu obligeant. Revenant
enfin se placer devant lui :
« Maître Elizundo, dit-il d’un ton narquois,
vous êtes donc bien riche, puisque vous songez à
vous retirer des affaires ? »
Le banquier ne répondit pas.
« Eh bien, reprit le capitaine, que ferez-vous
de ces millions que vous avez gagnés, vous ne les
emporterez pas dans l’autre monde ! Ce serait un
peu encombrant pour le dernier voyage ! Vous
parti, à qui iront-ils ? »
Elizundo persista à garder le silence.
« Ils iront à votre fille, reprit Nicolas Starkos,
à la belle Hadjine Elizundo ! Elle héritera de la
fortune de son père ! Rien de plus juste ! Mais
qu’en fera-t-elle ? Seule, dans la vie, à la tête de
tant de millions ? »
Le banquier se redressa, non sans quelque
effort, et, rapidement, en homme qui fait un aveu
dont le poids l’étouffe :
155
« Ma fille ne sera pas seule ! dit-il.
– Vous la marierez ? répondit le capitaine. Et à
qui, s’il vous plaît ? Quel homme voudra
d’Hadjine Elizundo, quand il connaîtra d’où vient
en grande partie la fortune de son père ? Et
j’ajoute, quand elle-même le saura, à qui Hadjine
Elizundo osera-t-elle donner sa main ?
– Comment le saurait-elle ? reprit le banquier.
Elle l’ignore jusqu’ici, et qui le lui dira ?
– Moi, s’il le faut !
– Vous ?
– Moi ! Écoutez, Elizundo, et tenez compte de
mes paroles, répondit le capitaine de la Karysta
avec une impudence voulue, car je ne reviendrai
plus sur ce que je vais vous dire. Cette énorme
fortune, c’est surtout par moi, par les opérations
que nous avons faites ensemble et dans lesquelles
je risquais ma tête, que vous l’avez gagnée !
C’est en trafiquant des cargaisons pillées, des
prisonniers achetés et vendus pendant la guerre
de l’Indépendance, que vous avez encaissé ces
gains, dont le montant se chiffre par millions ! Eh
156
bien, il n’est que juste que ces millions me
reviennent ! Je suis sans préjugés, moi, vous le
savez du reste ! Je ne vous demanderai pas
l’origine de votre fortune ! La guerre terminée,
moi aussi, je me retirerai des affaires ! Mais je ne
veux pas, non plus, être seul dans la vie, et
j’entends, comprenez-moi bien, j’entends
qu’Hadjine Elizundo devienne la femme de
Nicolas Starkos ! »
Le banquier retomba sur son fauteuil. Il sentait
bien qu’il était entre les mains de cet homme,
depuis longtemps son complice. Il savait que le
capitaine de la Karysta ne reculerait devant rien
pour arriver à son but. Il ne doutait pas que, s’il le
fallait, il ne fût homme à raconter tout le passé de
la maison de banque.
Pour répondre négativement à la demande de
Nicolas Starkos, au risque de provoquer un éclat,
Elizundo n’avait plus qu’une chose à dire, et, non
sans quelque hésitation, il la dit :
« Ma fille ne peut être votre femme, Nicolas
Starkos, parce qu’elle doit être la femme d’un
autre !
157
– D’un autre ! s’écria Nicolas Starkos. En
vérité, je suis arrivé à temps ! Ah ! la fille du
banquier Elizundo se marie ?...
– Dans cinq jours !
– Et qui épouse-t-elle ? demanda le capitaine,
dont la voix frémissait de colère.
– Un officier français.
– Un officier français ! Sans doute, un de ces
Philhellènes qui sont venus au secours de la
Grèce ?
– Oui !
– Et il se nomme ?...
– Le capitaine Henry d’Albaret...
– Eh bien, maître Elizundo, reprit Nicolas
Starkos, qui s’approcha du banquier et lui parla
les yeux dans les yeux, je vous le répète, lorsque
ce capitaine Henry d’Albaret saura qui vous êtes,
il ne voudra plus de votre fille, et, lorsque votre
fille connaîtra la source de la fortune de son père,
elle ne pourra plus songer à devenir la femme de
ce capitaine Henry d’Albaret ! Si donc vous ne
rompez pas ce mariage aujourd’hui, demain il se
158
rompra de lui-même, car demain les deux fiancés
sauront tout !... Oui !... Oui !... de par le diable,
ils le sauront ! »
Le banquier se releva encore une fois. Il
regarda fixement le capitaine de la Karysta et,
alors, d’un accent de désespoir, auquel il n’y
avait point à se tromper :
« Soit !... Je me tuerai, Nicolas Starkos, dit-il,
et je ne serai plus une honte pour ma fille !
– Si, répondit le capitaine, vous le serez dans
l’avenir comme vous l’êtes dans le présent, et
votre mort ne fera jamais qu’Elizundo n’ait été le
banquier des pirates de l’Archipel ! »
Elizundo retomba, accablé, et ne put rien
répondre, lorsque le capitaine ajouta :
« Et voilà pourquoi Hadjine Elizundo ne sera
pas la femme de cet Henry d’Albaret, pourquoi
elle deviendra, qu’elle le veuille ou non, la
femme de Nicolas Starkos ! »
Pendant une demi-heure encore, cet entretien
se prolongea en supplications de la part de l’un,
en menaces de la part de l’autre. Non certes, il ne
159
s’agissait pas d’amour, lorsque Nicolas Starkos
s’imposait à la fille d’Elizundo ! Il ne s’agissait
que des millions dont cet homme voulait avoir
l’entière possession, et aucun argument ne le
ferait fléchir.
Hadjine Elizundo n’avait rien su de cette
lettre, qui annonçait l’arrivée du capitaine de la
Karysta ; mais, depuis ce jour, son père lui avait
paru plus triste, plus sombre que d’habitude,
comme s’il eût été accablé par quelque
préoccupation secrète. Aussi, lorsque Nicolas
Starkos se présenta à la maison de banque, elle ne
put se défendre d’en ressentir une inquiétude plus
vive encore. En effet, elle connaissait ce
personnage pour l’avoir vu venir plusieurs fois
pendant les dernières années de la guerre. Nicolas
Starkos lui avait toujours inspiré une répulsion
dont elle ne se rendait pas compte. Il la regardait,
semblait-il, d’une façon, qui ne laissait pas de lui
déplaire, bien qu’il ne lui eût jamais adressé que
des paroles insignifiantes, comme eût pu le faire
un des clients habituels du comptoir. Mais la
jeune fille n’avait pas été sans observer qu’après
les visites du capitaine de la Karysta, son père
160
était toujours, et pendant quelque temps, en proie
à une sorte de prostration, mêlée d’effroi. De là
son antipathie, que rien ne justifiait du moins
jusqu’alors, contre Nicolas Starkos.
Hadjine Elizundo n’avait point encore parlé de
cet homme à Henry d’Albaret. Le lien qui
l’unissait à la maison de banque ne pouvait être
qu’un lien d’affaires. Or, des affaires d’Elizundo,
dont elle ignorait d’ailleurs la nature, il n’avait
jamais été question dans leurs entretiens. Le
jeune officier ne savait donc rien des rapports qui
existaient, non seulement entre le banquier et
Nicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et
la vaillante femme dont il avait sauvé la vie au
combat de Chaidari, qu’il ne connaissait que sous
le seul nom d’Andronika.
Mais, ainsi qu’Hadjine, Xaris avait eu
plusieurs fois l’occasion de voir et de recevoir
Nicolas Starkos au comptoir de la Strada Reale.
Lui aussi, il éprouvait à son égard les mêmes
sentiments de répulsion que la jeune fille.
Seulement, étant donné sa nature vigoureuse et
décidée, ces sentiments se traduisaient chez lui
161
d’une autre façon. Si Hadjine Elizundo fuyait
toutes les occasions de se trouver en présence de
cet homme, Xaris les eût plutôt recherchées, à la
condition « de pouvoir lui casser les reins, »
comme il le disait volontiers.
« Je n’en ai pas le droit, évidemment, pensait-
il, mais cela viendra peut-être ! »
De tout cela, il résulte donc que la nouvelle
visite du capitaine de la Karysta au banquier
Elizundo ne fut vue avec plaisir ni par Xaris, ni
par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut
un soulagement pour tous les deux, lorsque
Nicolas Starkos, après un entretien dont rien
n’avait transpiré, eut quitté la maison et repris le
chemin du port.
Pendant une heure, Elizundo resta enfermé
dans son cabinet. On ne l’y entendait même pas
bouger. Mais ses ordres étaient formels : ni sa
fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir été
demandés expressément. Or, comme la visite
avait duré longtemps, cette fois, leur anxiété
s’était accrue en raison du temps écoulé.
Tout à coup, la sonnette d’Elizundo se fit
162
entendre – un coup timide, venant d’une main
peu assurée.
Xaris répondit à cet appel, ouvrit la porte qui
n’était plus refermée en dedans, et se trouva en
présence du banquier.
Elizundo était toujours dans son fauteuil, à
demi affaissé, l’air d’un homme qui vient de
soutenir une violente lutte contre lui-même. Il
releva la tête, regarda Xaris, comme s’il eût eu
quelque peine à le reconnaître, et, passant la main
sur son front :
« Hadjine ? » dit-il d’une voix étouffée.
Xaris fit un signe affirmatif et sortit. Un
instant après, la jeune fille se trouvait devant son
père. Aussitôt, celui-ci, sans autre préambule,
mais les yeux baissés, lui disait d’une voix altérée
par l’émotion :
« Hadjine, il faut... il faut renoncer au mariage
projeté avec le capitaine Henry d’Albaret !
– Que dites-vous, mon père ?... s’écria la jeune
fille, que ce coup imprévu atteignit en plein cœur.
– Il le faut, Hadjine ! répéta Elizundo.
163
– Mon père, me direz-vous pourquoi vous
reprenez votre parole, à lui et à moi ? demanda la
jeune fille. Je n’ai pas l’habitude de discuter vos
volontés, vous le savez, et, cette fois, je ne les
discuterai pas davantage, quelles qu’elles
soient !... Mais, enfin, me direz-vous pour quelle
raison je dois renoncer à épouser Henry
d’Albaret ?
– Parce qu’il faut, Hadjine... il faut que tu sois
la femme d’un autre ! » murmura Elizundo.
Sa fille l’entendit, si bas qu’il eût parlé.
« Un autre ! dit-elle, frappée non moins
cruellement par ce second coup que le premier.
Et cet autre ?...
– C’est le capitaine Starkos !
– Cet homme !... cet homme ! »
Ces mots s’échappèrent involontairement des
lèvres d’Hadjine qui se retint à la table pour ne
pas tomber.
Puis, dans un dernier mouvement de révolte
que cette résolution provoquait en elle :
« Mon père, dit-elle, il y a dans cet ordre que
164
vous me donnez, malgré vous peut-être, quelque
chose que je ne puis expliquer ! Il y a un secret
que vous hésitez à me dire !
– Ne me demande rien, s’écria Elizundo, rien !
– Rien ?... mon père !... Soit !... Mais, si, pour
vous obéir, je puis renoncer à devenir la femme
d’Henry d’Albaret... dussé-je en mourir... je ne
puis épouser Nicolas Starkos !... Vous ne le
voudriez pas !
– Il le faut, Hadjine ! répéta Elizundo.
– Il y va de mon bonheur ! s’écria la jeune
fille.
– Et de mon honneur, à moi !
– L’honneur d’Elizundo peut-il dépendre d’un
autre que de lui-même ? demanda Hadjine.
– Oui... d’un autre !... Et cet autre... c’est
Nicolas Starkos ! »
Cela dit, le banquier se leva, les yeux hagards,
la figure contractée, comme s’il allait être frappé
de congestion.
Hadjine, devant ce spectacle, retrouva toute
165
son énergie. Et, en vérité, il lui en fallut pour dire,
en se retirant :
« Soit mon père !... Je vous obéirai ! »
C’était sa vie à jamais brisée, mais elle avait
compris qu’il y avait quelque effroyable secret
dans les rapports du banquier avec le capitaine de
la Karysta ! Elle avait compris qu’il était dans les
mains de ce personnage odieux !... Elle se courba,
elle se sacrifia !... L’honneur de son père exigeait
ce sacrifice !
Xaris reçut la jeune fille entre ses bras,
presque défaillante. Il la transporta dans sa
chambre. Là, il sut d’elle tout ce qui s’était passé,
à quel renoncement elle avait consenti !... Aussi,
quel redoublement de haine se fit en lui contre
Nicolas Starkos !
Une heure après, selon son habitude, Henry
d’Albaret se présentait à la maison de banque.
Une des femmes de service lui répondit
qu’Hadjine Elizundo n’était pas visible. Il
demanda à voir le banquier... Le banquier ne
pouvait le recevoir. Il demanda à parler à Xaris...
Xaris n’était pas au comptoir.
166
Henry d’Albaret rentra à l’hôtel, extrêmement
inquiet. Jamais pareilles réponses ne lui avaient
été faites. Il résolut de revenir le soir et attendit
dans une profonde anxiété.
À six heures, on lui remit une lettre à son
hôtel. Il regarda l’adresse et reconnut qu’elle était
de la main même d’Elizundo. Cette lettre ne
contenait que ces lignes :
167
avait quitté la maison, où se faisaient encore les
préparatifs de son mariage ! Le banquier avait été
avec lui ce qu’il était toujours ! Quant à la jeune
fille, rien n’indiquait que ses sentiments eussent
changé à son égard !
« Mais aussi, la lettre n’est pas signée
Hadjine ! se répétait-il. Elle est signée
Elizundo !... Non ! Hadjine n’a pas connu, ne
connaît pas ce que m’écrit son père !... C’est à
son insu qu’il a modifié ses projets !...
Pourquoi ?... Je n’ai donné aucun motif qui ait
pu... Ah ! je saurai quel est l’obstacle qui se
dresse entre Hadjine et moi ! »
Et, puisqu’il ne pouvait plus être reçu dans la
maison du banquier, il lui écrivit, « ayant
absolument le droit, disait-il, de connaître les
raisons qui faisaient rompre ce mariage à la veille
de s’accomplir ».
Sa lettre resta sans réponse. Il en écrivit une
autre, deux autres : même silence.
Ce fut alors à Hadjine Elizundo qu’il
s’adressa. Il la suppliait, au nom de leur amour,
de lui répondre, dût-elle le faire par un refus de
168
jamais le revoir !... Nulle réponse.
Il est probable que sa lettre ne parvint pas à la
jeune fille. Henry d’Albaret, du moins, dut le
croire. Il connaissait assez son caractère pour être
sûr qu’elle lui aurait répondu.
Alors, le jeune officier, désespéré, chercha à
voir Xaris. Il ne quitta plus la Strada Reale. Il
rôda pendant des heures entières autour de la
maison de banque. Ce fut inutile. Xaris, obéissant
peut-être aux ordres du banquier, peut-être à la
prière d’Hadjine, ne sortait plus.
Ainsi se passèrent en vaines démarches les
journées du 24 et du 25 octobre. Au milieu
d’angoisses inexprimables, Henry d’Albaret
croyait avoir atteint l’extrême limite de la
souffrance !
Il se trompait.
En effet, dans la journée du 26, une nouvelle
se répandit, qui allait le frapper d’un coup plus
terrible encore.
Non seulement son mariage avec Hadjine
Elizondo était rompu – rupture qui était
169
maintenant connue de toute la ville – mais
Hadjine Elizundo allait se marier avec un autre !
Henry d’Albaret fut anéanti en apprenant cette
nouvelle. Un autre que lui serait le mari
d’Hadjine !
« Je saurai quel est cet homme ! s’écria-t-il.
Celui-là, quel qu’il soit, je le connaîtrai !...
J’arriverai jusqu’à lui !... Je lui parlerai... et il
faudra bien qu’il me réponde ! »
Le jeune officier ne devait pas tarder à
apprendre quel était son rival. En effet, il le vit
entrer dans la maison de banque ; il le suivit
lorsqu’il en sortit ; il l’épia jusqu’au port, où
l’attendait son canot au pied du môle ; il le vit
regagner la sacolève, mouillée à une demi-
encablure au large.
C’était Nicolas Starkos, le capitaine de la
Karysta.
Cela se passait le 27 octobre. Des
renseignements précis qu’Henry d’Albaret put
obtenir, il résultait que le mariage de Nicolas
Starkos et d’Hadjine Elizundo était très prochain,
170
car les préparatifs se faisaient avec une sorte de
hâte. La cérémonie religieuse avait été
commandée à l’église de Saint-Spiridion pour le
30 du mois, c’est-à-dire à la date même, qui avait
été antérieurement fixée au mariage d’Henry
d’Albaret. Seulement, le fiancé, ce ne serait plus
lui ! Ce serait ce capitaine, qui venait on ne sait
d’où pour aller où l’on ne savait !
Aussi Henry d’Albaret, en proie à une fureur
qu’il ne pouvait plus maîtriser, était-il résolu à
provoquer Nicolas Starkos, à l’aller chercher
jusqu’au pied de l’autel. S’il ne le tuait pas, il
serait tué, lui, mais au moins, il en aurait fini avec
cette situation intolérable !
En vain se répétait-il que, si ce mariage se
faisait, c’était avec l’assentiment d’Elizundo ! En
vain se disait-il que celui qui disposait de la main
d’Hadjine, c’était son père !
« Oui, mais c’est contre son gré !... Elle subit
une pression qui la livre à cet homme !... Elle se
sacrifie ! »
Pendant la journée du 28 octobre, Henry
d’Albaret essaya de rencontrer Nicolas Starkos. Il
171
le guetta à son débarquement, il le guetta à
l’entrée du comptoir. Ce fut en vain. Et, dans
deux jours, cet odieux mariage serait accompli –
deux jours, pendant lesquels le jeune officier fit
tout pour arriver jusqu’à la jeune fille ou pour se
trouver en face de Nicolas Starkos !
Mais, le 29, vers six heures du soir, un fait
inattendu se produisit, qui allait précipiter le
dénouement de cette situation.
Dans l’après-midi, le bruit se répandit que le
banquier venait d’être frappé d’une congestion au
cerveau.
Et, en effet, deux heures après, Elizundo était
mort.
172
VIII
173
Ce raisonnement était juste. De là, cette
déduction toute naturelle, c’est que si les chances
d’Henry d’Albaret s’étaient accrues, celles de
Nicolas Starkos avaient diminué.
On ne s’étonnera donc pas que, dès le
lendemain, un entretien à ce sujet, provoqué par
Skopélo, eût lieu à bord de la sacolève entre son
capitaine et lui. C’était le second de la Karysta
qui, en rentrant à bord vers dix heures du matin,
avait rapporté la nouvelle de la mort d’Elizundo –
nouvelle qui faisait grand bruit par la ville.
On aurait pu croire que Nicolas Starkos, aux
premiers mots que lui en dit Skopélo, allait
s’abandonner à quelque mouvement de colère. Il
n’en fut rien. Le capitaine savait se posséder et
n’aimait point à récriminer contre les faits
accomplis.
« Ah ! Elizundo est mort ? dit-il simplement.
– Oui !... Il est mort !
– Est-ce qu’il se serait tué ? ajouta Nicolas
Starkos à mi-voix, comme s’il se fût parlé à lui-
même.
174
– Non, répondit Skopélo, qui avait entendu la
réflexion du capitaine, non ! Les médecins ont
constaté que le banquier Elizundo était mort
d’une congestion...
– Foudroyé ?...
– À peu près. Il a immédiatement perdu
connaissance et n’a pu prononcer une seule
parole avant de mourir !
– Autant vaut qu’il en ait été ainsi, Skopélo !
– Sans contredit, capitaine, surtout si l’affaire
d’Arkadia était déjà terminée...
– Entièrement, répondit Nicolas Starkos. Nos
traites ont été escomptées, et, maintenant, tu
pourras prendre, contre argent, livraison du
convoi de prisonniers.
– Eh ! de par le diable, il était temps ! s’écria
le second. Mais, capitaine, si cette opération est
achevée, et l’autre ?
– L’autre ?... répondit tranquillement Nicolas
Starkos. Eh bien ! l’autre s’achèvera comme elle
devait s’achever ! Je ne vois pas ce qu’il y a de
changé dans la situation ! Hadjine Elizundo
175
obéira à son père mort, comme elle eût obéi à son
père vivant, et pour les mêmes raisons !
– Ainsi, capitaine, reprit Skopélo, vous n’avez
point l’intention d’abandonner la partie ?
– L’abandonner ! s’écria Nicolas Starkos d’un
ton qui indiquait sa ferme volonté de briser tout
obstacle. Dis donc, Skopélo, crois-tu qu’il y ait
au monde un homme, un seul, qui consente à
fermer la main, quand il n’a qu’à l’ouvrir pour
qu’il y tombe vingt millions !
– Vingt millions ! répéta Skopélo, qui souriait
en hochant la tête. Oui ! c’est bien à vingt
millions que j’avais estimé la fortune de notre
vieil ami Elizundo !
– Fortune nette, claire, en bonnes valeurs,
reprit Nicolas Starkos, et dont la réalisation
pourra se faire sans retard.
– Dès que vous en serez possesseur, capitaine,
car maintenant, toute cette fortune va revenir à la
belle Hadjine...
– Qui, elle, me reviendra, à moi ! Sois sans
crainte, Skopélo ! D’un mot je puis perdre
176
l’honneur du banquier, et, après sa mort comme
avant, sa fille tiendra plus à cet honneur qu’à sa
fortune ! Mais je ne dirai rien, je n’aurai rien à
dire ! La pression que j’exerçais sur son père, je
l’exercerai toujours sur elle ! Ces vingt millions,
elle sera trop heureuse de les apporter en dot à
Nicolas Starkos, et, si tu en doutes, Skopélo, c’est
que tu ne connais pas le capitaine de la
Karysta ! »
Nicolas Starkos parlait avec une telle
assurance, que son second, quoique peu enclin à
se faire des illusions, se reprit à croire que
l’événement de la veille n’empêcherait pas
l’affaire de se conclure. Il n’y aurait qu’un retard,
voilà tout.
Quelle serait la durée de ce retard, c’était
uniquement la question qui préoccupait Skopélo
et même Nicolas Starkos, bien que celui-ci n’en
voulût point convenir. Il ne manqua pas
d’assister, le lendemain, aux obsèques du riche
banquier, qui furent faites très simplement et ne
réunirent même qu’un petit nombre de personnes.
Là, il s’était rencontré avec Henry d’Albaret ;
177
mais, entre eux, il n’y avait eu que quelques
regards d’échangés, rien de plus.
Pendant les cinq jours qui suivirent la mort
d’Elizondo, le capitaine de la Karysta essaya
vainement d’arriver jusqu’à la jeune fille. La
porte du comptoir était close à tous. Il semblait
que la maison de banque fût morte avec le
banquier.
Du reste, Henry d’Albaret ne fut pas plus
heureux que Nicolas Starkos. Il ne put
communiquer avec Hadjine par visite ni par
lettre. C’était à se demander si la jeune fille
n’avait point quitté Corfou sous la protection de
Xaris, qui ne se montrait nulle part.
Cependant, le capitaine de la Karysta, loin
d’abandonner ses projets, répétait volontiers que
leur réalisation n’était que retardée. Grâce à lui,
grâce aux manœuvres de Skopélo, aux bruits que
celui-ci répandait avec intention, le mariage de
Nicolas Starkos et d’Hadjine Elizundo ne faisait
de doute pour personne. Il fallait seulement
attendre que les premiers temps du deuil fussent
écoulés, et, peut-être aussi, que la situation
178
financière de la maison eût été régulièrement
établie.
Quant à la fortune que laissait le banquier, on
savait qu’elle était énorme. Grossie,
naturellement par les bavardages du quartier et
les on-dit de la ville, elle arrivait déjà à être
quintuplée. Oui ! on affirmait qu’Elizondo ne
laissait pas moins d’une centaine de millions ! Et
quelle héritière, cette jeune Hadjine, et quel
homme heureux, ce Nicolas Starkos, auquel sa
main était promise ! On ne parlait plus que de
cela dans Corfou, dans ses deux faubourgs,
jusque dans les derniers villages de l’île ! Aussi
les badauds affluaient-ils à la Strada Reale. Faute
de mieux, on voulait au moins contempler cette
maison fameuse, dans laquelle il était entré tant
d’argent, et où il devait en rester tant, puisqu’il en
était si peu sorti !
La vérité, c’est que cette fortune était énorme.
Elle se montait à près de vingt millions, et, ainsi
que l’avait dit Nicolas Starkos à Skopélo dans
leur dernier entretien, fortune en valeurs
facilement réalisables, non en propriétés
179
foncières.
Ce fut ce que reconnut Hadjine Elizundo, ce
que Xaris reconnut avec elle, pendant les
premiers jours qui suivirent la mort du banquier.
Mais, ce qu’ils furent aussi amenés à reconnaître,
ce fut par quels moyens cette fortune avait été
gagnée. En effet, Xaris avait assez l’habitude des
affaires de banque pour se rendre compte de ce
qu’avait été le passé du comptoir, lorsque les
livres et les papiers eurent été mis à sa
disposition. Elizundo avait, sans doute,
l’intention de les détruire plus tard, mais la mort
l’avait surpris. Ils étaient là. Ils parlaient d’eux-
mêmes.
Hadjine et Xaris ne savaient que trop,
maintenant, d’où venaient ces millions ! Sur
combien de trafics odieux, sur combien de
misères reposait toute cette richesse, ils n’avaient
plus à l’apprendre ! Voilà donc comment et
pourquoi Nicolas Starkos tenait Elizundo ! Il était
son complice ! Il pouvait le déshonorer d’un
mot ! Puis, s’il lui convenait de disparaître, il eût
été impossible de retrouver ses traces ! Et c’était
180
son silence qu’il faisait payer au père en lui
arrachant sa fille !
« Le misérable !... le misérable ! s’écriait
Xaris.
– Tais-toi ! » répondait Hadjine.
Et il se taisait, car il sentait bien que ses
paroles allaient atteindre plus loin que Nicolas
Starkos !
Cependant, cette situation ne pouvait tarder à
se dénouer. Il fallait, d’ailleurs, qu’Hadjine
Elizundo prît sur elle de précipiter ce dénouement
dans l’intérêt de tous.
Le sixième jour après la mort d’Elizundo, vers
sept heures du soir, Nicolas Starkos, que Xaris
attendait à l’escalier du môle, était prié de se
rendre immédiatement à la maison de banque.
Dire que cette communication fut faite d’un
ton aimable, ce serait aller trop loin. Le ton de
Xaris n’était rien moins qu’engageant, sa voix
rien moins que douce, quand il aborda le
capitaine de la Karysta. Mais celui-ci n’était pas
homme à s’émouvoir de si peu, et il suivit Xaris
181
jusqu’au comptoir, où il fut aussitôt introduit.
Pour les voisins, qui virent entrer Nicolas
Starkos dans cette maison, si obstinément fermée
jusqu’alors, il n’était plus douteux que les
chances ne fussent en sa faveur.
Nicolas Starkos trouva Hadjine Elizundo dans
le cabinet de son père. Elle était assise devant le
bureau, sur lequel se voyaient un grand nombre
de papiers, documents et livres. Le capitaine
comprit que la jeune fille avait dû se mettre au
courant des affaires de la maison, et il ne se
trompait pas. Mais connaissait-elle les rapports
que le banquier avait eus avec les pirates de
l’Archipel, voilà ce qu’il se demandait.
À l’entrée du capitaine, Hadjine Elizundo se
leva – ce qui la dispensait de lui offrir de
s’asseoir – et elle fit signe à Xaris de les laisser
seuls. Elle était vêtue de deuil. Sa physionomie
grave, ses yeux fatigués par l’insomnie,
indiquaient, en toute sa personne, une grande
lassitude physique, mais nul abattement moral.
Dans cet entretien, qui allait avoir de si graves
conséquences pour tous ceux dont il serait
182
question, son calme ne devait pas l’abandonner
un seul instant.
« Me voici, Hadjine Elizundo, dit le capitaine,
et je suis à vos ordres. Pourquoi m’avez-vous fait
demander ?
– Pour deux motifs, Nicolas Starkos, répondit
la jeune fille, qui voulait aller droit au but. Tout
d’abord, j’ai à vous dire que ce projet de mariage
que m’imposait mon père, vous le savez bien,
doit être considéré comme rompu entre nous.
– Et moi, répliqua froidement Nicolas Starkos,
je me bornerai à répondre qu’en parlant ainsi,
Hadjine Elizundo n’a peut-être pas réfléchi aux
conséquences de ses paroles.
– J’ai réfléchi, répondit la jeune fille, et vous
comprendrez que ma résolution doit être
irrévocable, puisque je n’ai plus rien à apprendre
sur la nature des affaires que la maison Elizundo
a faites avec vous et les vôtres, Nicolas
Starkos ! »
Ce ne fut pas sans un vif déplaisir que le
capitaine de la Karysta reçut cette très nette
183
réponse. Sans doute, il s’attendait bien à ce
qu’Hadjine Elizundo lui notifiât son congé en
bonne forme, mais il comptait aussi briser sa
résistance, en lui apprenant ce qu’avait été son
père et quels rapports le liaient à lui. Or, voici
qu’elle savait tout. C’était donc une arme, sa
meilleure peut-être, qui se brisait dans sa main.
Toutefois, il ne se crut pas désarmé, et il reprit
d’un ton quelque peu ironique :
« Ainsi, vous connaissez les affaires de la
maison Elizundo, et, les connaissant, vous tenez
ce langage ?
– Je le tiens, Nicolas Starkos, et le tiendrai
toujours, parce que c’est mon devoir de le tenir !
– Dois-je donc croire, répondit Nicolas
Starkos, que le capitaine Henry d’Albaret...
– Ne mêlez pas le nom d’Henry d’Albaret à
tout ceci ! » répliqua vivement Hadjine.
Puis, plus maîtresse d’elle-même, et, pour
empêcher toute provocation qui eût pu survenir,
elle ajouta :
« Vous savez bien, Nicolas Starkos, que
184
jamais le capitaine d’Albaret ne consentira à
s’unir à la fille du banquier Elizundo !
– Il sera difficile !
– Il sera honnête !
– Et pourquoi ?
– Parce qu’on n’épouse pas une héritière dont
le père a été le banquier des pirates ! Non ! Un
honnête homme ne peut accepter une fortune
acquise d’une façon infâme !
– Mais, reprit Nicolas Starkos, il me semble
que nous parlons là de choses absolument
étrangères à la question qu’il s’agit de résoudre !
– Cette question est résolue !
– Permettez-moi de vous faire observer que
c’était le capitaine Starkos, non le capitaine
d’Albaret, qu’Hadjine Elizundo devait épouser !
La mort de son père ne doit pas avoir plus changé
ses intentions qu’elle n’a changé les miennes !
– J’obéissais à mon père, répondit Hadjine, je
lui obéissais, sans rien savoir des motifs qui
l’obligeaient à me sacrifier ! Je sais, à présent,
que je sauvais son honneur en lui obéissant !
185
– Eh bien, si vous savez... répondit Nicolas
Starkos.
– Je sais, reprit Hadjine en lui coupant la
parole, je sais que c’est vous, son complice, qui
l’avez entraîné dans ces affaires odieuses, vous
qui avez fait entrer ces millions dans la maison de
banque, honorable avant vous ! Je sais que vous
avez dû le menacer de révéler publiquement son
infamie, s’il refusait de vous donner sa fille ! En
vérité ! avez-vous jamais pu croire, Nicolas
Starkos, qu’en consentant à vous épouser, je fisse
autre chose que d’obéir à mon père ?
– Soit, Hadjine Elizundo, je n’ai plus rien à
vous apprendre ! Mais, si vous étiez soucieuse de
l’honneur de votre père pendant sa vie, vous
devez l’être tout autant après sa mort, et, pour
peu que vous persistiez à ne pas tenir vos
engagements envers moi...
– Vous direz tout, Nicolas Starkos ! s’écria la
jeune fille avec une telle expression de dégoût et
de mépris qu’une sorte de rougeur monta au front
de l’impudent personnage.
– Oui... tout ! répliqua-t-il.
186
– Vous ne le ferez pas, Nicolas Starkos !
– Et pourquoi ?
– Ce serait vous accuser vous-même !
– M’accuser, Hadjine Elizundo ! Pensez-vous
donc que ces affaires aient été jamais faites sous
mon nom ? Vous imaginez-vous que ce soit
Nicolas Starkos qui coure l’Archipel et trafique
des prisonniers de guerre ? Non ! En parlant, je
ne me compromettrai pas, et, si vous m’y forcez,
je parlerai ! »
La jeune fille regarda le capitaine en face. Ses
yeux, qui avaient toute l’audace de l’honnêteté,
ne se baissèrent pas devant les siens, si effrayants
qu’ils fussent.
« Nicolas Starkos, reprit-elle, je pourrais vous
désarmer d’un mot, car ce n’est ni par sympathie
ni par amour pour moi que vous avez exigé ce
mariage ! C’était simplement pour devenir
possesseur de la fortune de mon père ! Oui ! je
pourrais vous dire : Ce ne sont que ces millions
que vous voulez !... Eh bien, les voilà !... prenez-
les !... partez !... et que je ne vous revoie
187
jamais !... Mais je ne dirai pas cela, Nicolas
Starkos !... Ces millions, dont j’hérite... vous ne
les aurez pas !... Je les garderai !... J’en ferai
l’usage qui me conviendra !... Non ! vous ne les
aurez pas !... Et maintenant, sortez de cette
chambre !... Sortez de cette maison !... Sortez ! »
Hadjine Elizundo, le bras tendu, la tête haute,
semblait alors maudire le capitaine, comme
Andronika l’avait maudit, quelques semaines
avant, sur le seuil de la maison paternelle. Mais,
ce jour-là, si Nicolas Starkos avait reculé devant
le geste de sa mère, cette fois, il marcha
résolument vers la jeune fille :
« Hadjine Elizundo, dit-il à voix basse, oui ! il
me faut ces millions !... D’une façon ou d’une
autre, il me les faut... et je les aurai !
– Non !... et plutôt les anéantir, plutôt les jeter
dans les eaux du golfe ! répondit Hadjine.
– Je les aurai, vous dis-je !... Je les veux ! »
Nicolas Starkos avait saisi la jeune fille par le
bras. La colère l’égarait. Il n’était plus maître de
lui. Son regard se troublait. Il eût été capable de
188
la tuer !
Hadjine Elizundo vit tout cela en un instant.
Mourir ! Eh ! que lui importait maintenant ! La
mort ne l’eût point effrayée. Mais l’énergique
jeune fille avait autrement disposé d’elle-même...
Elle s’était condamnée à vivre.
« Xaris ! » cria-t-elle.
La porte s’ouvrit. Xaris parut.
« Xaris, chasse cet homme ! »
Nicolas Starkos n’avait pas eu le temps de se
retourner qu’il était saisi par deux bras de fer. La
respiration lui manqua. Il voulut parler, crier... Il
n’y parvint pas plus qu’il ne parvint à se dégager
de cette effroyable étreinte. Puis, tout meurtri, à
demi étouffé, hors d’état de rugir, il fut déposé à
la porte de la maison.
Là, Xaris ne prononça que ces mots :
« Je ne vous tue pas, parce qu’elle ne m’a pas
dit de vous tuer ! Quand elle me le dira, je le
ferai ! »
Et il referma la porte.
189
À cette heure, la rue était déjà déserte.
Personne n’avait pu voir ce qui venait de se
passer, c’est-à-dire que Nicolas Starkos venait
d’être chassé de la maison du banquier Elizundo.
Mais on l’avait vu y entrer, et cela suffisait. Il
s’ensuit donc que, lorsque Henry d’Albaret apprit
que son rival avait été reçu là où on refusait de le
recevoir, il dut penser, comme tout le monde, que
le capitaine de la Karysta était resté vis-à-vis de
la jeune fille dans les conditions d’un fiancé.
Quel coup cela fut pour lui ! Nicolas Starkos,
admis dans cette maison d’où l’excluait une
consigne impitoyable ! Il fut tenté, tout d’abord,
de maudire Hadjine, et qui ne l’eût fait à sa
place ? Mais il parvint à se maîtriser, son amour
l’emporta sur sa colère, et, bien que les
apparences fussent contre la jeune fille :
« Non ! non !... s’écria-t-il, cela n’est pas
possible !... Elle... à cet homme !... Cela ne peut
être !... Cela n’est pas ! »
Cependant, malgré les menaces par lui faites à
Hadjine Elizundo, Nicolas Starkos, après avoir
réfléchi, s’était décidé à se taire. De ce secret, qui
190
pesait sur la vie du banquier, il résolut de ne rien
dévoiler. Cela lui laissait toute facilité d’agir, et il
serait toujours temps de le faire, plus tard, si les
circonstances l’exigeaient.
C’est ce qui fut bien convenu entre Skopélo et
lui. Il ne cacha rien au second de la Karysta de ce
qui s’était passé pendant sa visite à Hadjine
Elizundo. Skopélo l’approuva de ne rien dire et
de se réserver, tout en observant que les choses
ne prenaient point une tournure favorable à leurs
projets. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était que
l’héritière ne voulût pas acheter leur discrétion en
abandonnant l’héritage ! Pourquoi ? En vérité, il
n’y comprenait rien.
Pendant les jours suivants, jusqu’au 12
novembre, Nicolas Starkos ne quitta pas son
bord, même une heure. Il cherchait, il combinait
les divers moyens qui pourraient le conduire à
son but. D’ailleurs, il comptait un peu sur
l’heureuse chance, qui l’avait toujours servi
pendant le cours de son abominable existence...
Cette fois-ci, il comptait à tort.
De son côté, Henry d’Albaret ne vivait pas
191
moins à l’écart. Ses tentatives pour revoir la
jeune fille, il n’avait pas cru devoir les
renouveler. Mais il ne désespérait pas.
Le 12, au soir, une lettre lui fut apportée à son
hôtel. Un pressentiment lui dit que cette lettre
venait d’Hadjine Elizundo. Il l’ouvrit, il regarda
la signature : il ne s’était pas trompé.
Cette lettre ne contenait que quelques lignes,
écrites de la main de la jeune fille. Voici ce
qu’elle disait :
« Henry,
« La mort de mon père m’a rendu ma liberté,
mais vous devez renoncer à moi ! La fille du
banquier Elizundo n’est pas digne de vous ! Je ne
serai jamais à Nicolas Starkos, un misérable !
mais je ne puis être à vous, un honnête homme !
Pardon et adieu !
« HADJINE ELIZUNDO. »
192
de la Strada Reale...
La maison était fermée, abandonnée, déserte,
comme si Hadjine Elizundo l’eût quittée avec son
fidèle Xaris pour n’y jamais revenir.
193
IX
L’archipel en feu
194
cents cavaliers, quinze cents irréguliers à la solde
des Sciotes, avec un matériel comprenant dix
obusiers et dix canons.
L’intervention des puissances européennes,
après le combat de Navarin, n’avait pas encore
définitivement résolu la question grecque.
L’Angleterre, la France et la Russie ne voulaient,
en effet, donner au nouveau royaume que les
limites mêmes que l’insurrection n’avait jamais
dépassées. Or, cette détermination ne pouvait
convenir au gouvernement hellénique. Ce qu’il
exigeait, c’étaient, avec toute la Grèce
continentale, la Crète et l’île de Scio, nécessaires
à son autonomie. Aussi, tandis que Miaoulis
prenait la Crète pour objectif, Ducas, la terre
ferme, Fabvier débarquait à Maurolimena, dans
l’île de Scio, à la date indiquée ci-dessus.
On comprend que les Hellènes voulussent
ravir aux Turcs cette île superbe, magnifique
joyau de ce chapelet des Sporades. Son ciel, le
plus pur de l’Asie Mineure, lui fait un climat
merveilleux, sans chaleurs extrêmes, sans froids
excessifs. Il la rafraîchit au souffle d’une brise
195
modérée, il la rend salutaire entre toutes les îles
de l’Archipel. Aussi, dans un hymne attribué à
Homère – que Scio revendique comme un de ses
enfants – le poète l’appelle la « très grasse ».
Vers l’ouest, elle distille des vins délicieux qui
rivaliseraient avec les meilleurs crus de
l’antiquité, et un miel qui peut le disputer à celui
de l’Hymette. Vers l’est, elle fait mûrir des
oranges et des citrons, dont la renommée se
propage jusqu’à l’Europe occidentale. Vers le
sud, elle se couvre de ces diverses espèces de
lentisques qui produisent une précieuse gomme,
le mastic, si employé dans les arts et même en
médecine – grande richesse du pays. Enfin, dans
cette contrée, bénie des dieux, poussent avec les
figuiers, les dattiers, les amandiers, les
grenadiers, les oliviers, tous les plus beaux types
arborescents des zones méridionales de l’Europe.
Cette île, le gouvernement voulait donc
l’englober dans le nouveau royaume. C’est
pourquoi le hardi Fabvier, en dépit de tous les
déboires dont il avait été abreuvé par ceux-là
mêmes pour lesquels il venait verser son sang,
s’était chargé de la conquérir.
196
Cependant, durant les derniers mois de cette
année, les Turcs n’avaient cessé de continuer
massacres et razzias à travers la péninsule
hellénique, et cela, à la veille du débarquement, à
Nauplie, de Capo d’Istria. L’arrivée de ce
diplomate devait mettre fin aux querelles
intestines des Grecs et concentrer le
gouvernement en une seule main. Mais, bien que
la Russie dût déclarer la guerre au sultan six mois
après, et venir ainsi en aide à la constitution du
nouveau royaume, Ibrahim tenait toujours la
partie moyenne et les villes maritimes du
Péloponnèse. Et si, huit mois plus tard, le 6 juillet
1828, il se préparait à quitter le pays, auquel il
avait fait tant de mal, si, en septembre de la
même année, il ne devait plus rester un seul
Égyptien sur la terre de Grèce, ces hordes
sauvages n’en allaient pas moins ravager la
Morée pendant quelque temps encore.
Toutefois, puisque les Turcs ou leurs alliés
occupaient certaines villes du littoral, aussi bien
dans le Péloponnèse que dans la Crète, on ne
s’étonnera pas que les pirates fussent nombreux à
courir les mers avoisinantes. Si le mal qu’ils
197
causaient aux navires faisant le commerce d’une
île à l’autre était considérable, ce n’était pas que
les commandants de flottilles grecques, les
Miaoulis, les Canaris, les Tsamados, cessassent
de les poursuivre ; mais ces forbans étaient
nombreux, infatigables, et il n’y avait plus
aucune sécurité à traverser ces parages. De la
Crète à l’île de Métélin, de Rhodes à Nègrepont,
l’Archipel était en feu.
Enfin, à Scio même, ces bandes, composées
du rebut de toutes les nations, écumaient les
alentours de l’île, et venaient en aide au pacha,
renfermé dans la citadelle, dont le colonel
Fabvier allait commencer le siège dans de
détestables conditions.
On s’en souvient, les négociants des îles
Ioniennes épouvantés de cet état de choses
commun à toutes les Échelles du Levant, s’étaient
associés pour armer une corvette, destinée à
donner la chasse aux pirates. Aussi, depuis cinq
semaines, la Syphanta avait-elle quitté Corfou,
afin de rallier les mers de l’Archipel. Deux ou
trois affaires, dont elle s’était heureusement tirée,
198
la capture de plusieurs navires, à bon droit
suspects, ne pouvaient que l’encourager à
poursuivre résolument son œuvre. Signalé à
maintes reprises dans les eaux de Psara, de
Scyros, de Zéa, de Lemnos, de Paros, de
Santorin, son commandant Stradena remplissait
sa tâche avec non moins de hardiesse que de
bonheur. Seulement, il ne semblait pas qu’il eût
encore pu rencontrer cet insaisissable Sacratif,
dont l’apparition était toujours marquée par les
plus sanglantes catastrophes. On entendait
souvent parler de lui, on ne le voyait jamais.
Or, il y avait quinze jours au plus, vers le 13
novembre, la Syphanta venait d’être aperçue aux
environs de Scio. À cette date, le port de l’île
reçut même une de ses prises, et Fabvier fit
prompte justice de son équipage de pirates.
Mais, depuis cette époque, plus de nouvelles
de la corvette. Personne ne pouvait dire dans
quels parages elle traquait actuellement les
écumeurs de l’Archipel. On avait même lieu
d’être inquiet sur son compte. Jusqu’alors, en
effet, dans ces mers resserrées, toutes semées
199
d’îles, et par conséquent de points de relâche, il
était rare que plusieurs jours s’écoulassent sans
que sa présence n’eût été signalée.
C’est dans ces circonstances, que, le 27
novembre, Henry d’Albaret arriva à Scio, huit
jours après avoir quitté Corfou. Il y venait
rejoindre son ancien commandant, afin de
continuer sa campagne contre les Turcs.
La disparition d’Hadjine Elizundo l’avait
frappé d’un coup terrible. Ainsi, la jeune fille
repoussait Nicolas Starkos comme un misérable
indigne d’elle, et elle se refusait à celui qu’elle
avait accepté, comme étant indigne de lui ! Quel
mystère y avait-il dans tout cela ? Où fallait-il le
chercher ? Dans sa vie, à elle, si calme, si pure ?
Non, évidemment ! Était-ce dans la vie de son
père ? Mais qu’y avait-il donc de commun entre
le banquier Elizundo et le capitaine Nicolas
Starkos ?
À ces questions, qui eût pu répondre ? La
maison de banque était abandonnée. Xaris lui-
même avait dû la quitter en même temps que la
jeune fille. Henry d’Albaret ne pouvait compter
200
que sur lui seul pour découvrir ces secrets de la
famille Elizundo.
Il eut alors la pensée de fouiller la ville de
Corfou, puis l’île entière. Peut-être Hadjine y
avait-elle cherché refuge en quelque endroit
ignoré ? On compte, en effet, un certain nombre
de villages, disséminés à la surface de l’île, où il
est facile de trouver un abri sûr. Pour qui veut se
dérober au monde et se faire oublier, Benizze,
Santa Decca, Leucimne, vingt autres, offrent de
tranquilles retraites. Henry d’Albaret se jeta sur
toutes les routes, il chercha jusque dans les
moindres hameaux quelque trace de la jeune
fille : il ne trouva rien.
Un indice, alors, lui donna à supposer
qu’Hadjine Elizundo avait dû quitter l’île de
Corfou. En effet, au petit port d’Alipa, dans
l’ouest-nord-ouest de l’île, on lui apprit qu’un
léger speronare venait récemment de prendre la
mer, après avoir attendu deux passagers pour le
compte desquels il avait été secrètement frété.
Mais ce n’était là qu’un indice bien vague.
D’ailleurs, certaines concordances de faits et de
201
dates vinrent bientôt donner au jeune officier un
nouveau sujet de craintes.
En effet, lorsqu’il fut de retour à Corfou, il
apprit que la sacolève, elle aussi, avait quitté le
port. Et, ce qui ressortait de plus grave, c’est que
ce départ s’était effectué le jour même où Hadjine
Elizundo avait disparu. Devait-on voir un lien
entre ces deux événements ? La jeune fille, attirée
dans quelque piège en même temps que Xaris,
avait-elle été enlevée par force ? N’était-elle pas
maintenant au pouvoir du capitaine de la
Karysta ?
Cette pensée brisa le cœur d’Henry d’Albaret.
Mais que faire ? En quel point du monde
rechercher Nicolas Starkos ? Au vrai, qu’était-il,
cet aventurier ? La Karysta, venue on ne sait
d’où, partie pour on ne sait où, pouvait à bon
droit passer à l’état de bâtiment suspect !
Toutefois, dès qu’il fut redevenu maître de lui-
même, le jeune officier repoussa bien loin cette
pensée. Puisque Hadjine Elizundo se déclarait
indigne de lui, puisqu’elle ne voulait pas le
revoir, quoi de plus naturel d’admettre qu’elle
202
s’était volontairement éloignée sous la protection
de Xaris.
Eh bien, s’il en était ainsi, Henry d’Albaret
saurait la retrouver. Peut-être son patriotisme
l’avait-il poussée à prendre part à cette lutte où
s’agitait le sort de son pays ? Peut-être, cette
énorme fortune, dont elle était libre de disposer,
avait-elle voulu la mettre au service de la guerre
de l’Indépendance ? Pourquoi n’aurait-elle pas
suivi, sur le même théâtre, les Bobolina, les
Modena, les Andronika et tant d’autres, pour
lesquelles son admiration était sans bornes ?
Aussi, Henry d’Albaret, bien certain
qu’Hadjine Elizundo ne se trouvait plus à Corfou,
se décida-t-il à reprendre sa place dans le corps
des Philhellènes. Le colonel Fabvier était à Scio
avec ses réguliers. Il résolut d’aller le rejoindre. Il
quitta les îles Ioniennes, traversa la Grèce du
Nord, passa les golfes de Patras et de Lépante,
s’embarqua au golfe d’Égine, échappa, non sans
peine, à quelques pirates qui écumaient la mer
des Cyclades, et arriva à Scio, après une rapide
traversée.
203
Fabvier fit au jeune officier un cordial accueil,
qui prouvait combien il le tenait en haute estime.
Ce hardi soldat voyait en lui, non seulement un
dévoué compagnon d’armes, mais un ami sûr,
auquel il pouvait confier ses ennuis, et ils étaient
grands. L’indiscipline des irréguliers, qui
formaient un chiffre important dans le corps
expéditionnaire, la solde mal et même non payée,
les embarras suscités par les Sciotes eux-mêmes,
tout cela gênait et retardait ses opérations.
Cependant le siège de la citadelle de Scio était
commencé. Toutefois, Henry d’Albaret arriva
assez à temps pour prendre part aux travaux
d’approche. À deux reprises, les puissances
alliées enjoignirent au colonel Fabvier de cesser
ses préparatifs ; le colonel, ouvertement soutenu
par le gouvernement hellénique, ne tint aucun
compte de ces injonctions et continua
imperturbablement son œuvre.
Bientôt, ce siège fut converti en une sorte de
blocus, mais si insuffisamment fermé que les
provisions et les munitions purent toujours être
reçues par les assiégés. Quoi qu’il en soit, peut-
204
être Fabvier serait-il parvenu à s’emparer de la
citadelle, si son armée, que la famine affaiblissait
de jour en jour, ne se fût répandue dans l’île pour
piller et se nourrir. Or, ce fut dans ces conditions
qu’une flotte ottomane, composée de cinq
vaisseaux, put forcer le port de Scio et apporter
aux Turcs un renfort de deux mille cinq cents
hommes. Il est vrai que, peu de temps après,
Miaoulis apparut avec son escadre pour venir en
aide au colonel Fabvier, mais trop tard, et il dut
se retirer.
Avec l’amiral grec étaient arrivés quelques
bâtiments sur lesquels s’étaient embarqués un
certain nombre de volontaires, destinés à
renforcer le corps expéditionnaire de Scio.
Une femme s’était jointe à eux.
Après avoir lutté jusqu’à la dernière heure
contre les soldats d’Ibrahim dans le Péloponnèse,
Andronika, qui avait été du début, voulait aussi
être de la fin de la guerre. C’est pourquoi elle
était venue à Scio, résolue, s’il le fallait, à se faire
tuer dans cette île, que les Grecs prétendaient
rattacher à leur nouveau royaume. C’eût été, pour
205
elle, comme une compensation du mal que son
indigne fils avait fait en ces lieux mêmes, lors des
épouvantables massacres de 1822.
À cette époque, le sultan avait lancé contre
Scio cet arrêt terrible : feu, fer, esclavage. Le
capitan-pacha, Kara-Ali, fut chargé de l’exécuter.
Il l’accomplit. Ses hordes sanguinaires prirent
pied dans l’île. Hommes au-dessus de douze ans,
femmes au-dessus de quarante, furent
impitoyablement massacrés. Le reste, réduit en
esclavage, devait être emporté sur les marchés de
Smyrne et de la Barbarie. L’île entière fut ainsi
mise à feu et à sang par la main de trente mille
Turcs. Vingt-trois mille Sciotes avaient été tués.
Quarante-sept mille furent destinés à être vendus.
C’est alors qu’intervint Nicolas Starkos. Ses
compagnons et lui, après avoir pris leur part des
tueries et du pillage, se firent les principaux
courtiers de ce trafic, qui allait livrer tout un
troupeau humain à l’avidité ottomane. Ce furent
les navires de ce renégat, qui servirent à
transporter des milliers de malheureux sur les
côtes de l’Asie-Mineure et de l’Afrique. C’est par
206
suite de ces odieuses opérations que Nicolas
Starkos avait été mis en rapport avec le banquier
Elizundo. De là, d’énormes bénéfices, dont la
plus grande somme revint au père d’Hadjine.
Or, Andronika ne savait que trop quelle part
Nicolas Starkos avait prise aux massacres de
Scio, quel rôle il avait joué dans ces
épouvantables circonstances. C’est pourquoi elle
avait voulu venir là où elle eût été cent fois
maudite, si on eût su qu’elle était la mère de ce
misérable. Il lui semblait que de combattre dans
cette île, que de verser son sang pour la cause des
Sciotes, ce serait comme une réparation, comme
une expiation suprême des crimes de son fils.
Mais, du moment qu’Andronika avait
débarqué à Scio, il était difficile qu’Henry
d’Albaret et elle ne se rencontrassent pas un jour
ou l’autre. En effet, quelque temps après son
arrivée, le 15 janvier, Andronika se trouva
inopinément en présence du jeune officier qui
l’avait sauvée sur le champ de bataille de
Chaidari.
Ce fut elle qui alla à lui, ouvrant ses bras et
207
s’écriant :
« Henry d’Albaret !
– Vous !... Andronika !... Vous ! dit le jeune
officier. Vous... que je retrouve ici ?
– Oui ! répondit-elle. Ma place n’est-elle pas
là où il y a encore à lutter contre les oppresseurs ?
– Andronika, répondit Henry d’Albaret, soyez
fière de votre pays ! Soyez fière de ses enfants
qui l’ont défendu avec vous ! Avant peu, il n’y
aura plus un seul soldat turc sur le sol de la
Grèce !
– Je le sais, Henry d’Albaret, et que Dieu me
conserve la vie jusqu’à ce jour ! »
Et alors Andronika fut amenée à dire ce
qu’avait été son existence depuis que tous les
deux s’étaient séparés après la bataille de
Chaidari. Elle raconta son voyage au Magne, son
pays natal, qu’elle avait voulu revoir une dernière
fois, puis sa réapparition à l’armée du
Péloponnèse, enfin son arrivée à Scio.
De son côté, Henry d’Albaret lui apprit dans
quelles conditions il était revenu à Corfou, quels
208
avaient été ses rapports avec le banquier
Elizundo, son mariage décidé et rompu, la
disparition d’Hadjine qu’il ne désespérait pas de
retrouver un jour.
« Oui, Henry d’Albaret, répondit Andronika,
si vous ignorez encore quel mystère pèse sur la
vie de cette jeune fille, cependant, elle ne peut
être que digne de vous ! Oui ! Vous la reverrez, et
vous serez heureux comme tous deux vous
méritez de l’être !
– Mais dites-moi, Andronika, demanda Henry
d’Albaret, est-ce que vous ne connaissiez pas le
banquier Elizundo ?
– Non, répondit Andronika. Comment le
connaîtrais-je et pourquoi me faites-vous cette
question ?
– C’est que j’ai eu plusieurs fois l’occasion de
prononcer votre nom devant lui, répondit le jeune
officier, et ce nom attirait son attention d’une
façon assez singulière. Un jour, il m’a demandé si
je savais ce que vous étiez devenue depuis notre
séparation.
209
– Je ne le connais pas, Henry d’Albaret, et le
nom du banquier Elizundo n’a même jamais été
prononcé devant moi !
– Alors il y a là un mystère que je ne puis
m’expliquer et qui ne me sera jamais dévoilé,
sans doute, puisque Elizundo n’est plus ! »
Henry d’Albaret était resté silencieux. Ses
souvenirs de Corfou lui étaient revenus. Il se
reprenait à songer à tout ce qu’il avait souffert, à
tout ce qu’il devait souffrir encore loin
d’Hadjine !
Puis, s’adressant à Andronika :
« Et lorsque cette guerre sera finie, que
comptez vous devenir ? lui demanda-t-il.
– Dieu me fera, alors, la grâce de me retirer de
ce monde, répondit-elle, de ce monde où j’ai le
remords d’avoir vécu !
– Le remords, Andronika ?
– Oui ! »
Et ce que cette mère voulait dire, c’est que sa
vie seule avait été un mal, puisqu’un pareil fils
était né d’elle !
210
Mais, chassant cette idée, elle reprit :
« Quant à vous, Henry d’Albaret, vous êtes
jeune et Dieu vous réserve de longs jours !
Employez-les donc à retrouver celle que vous
avez perdue... et qui vous aime !
– Oui, Andronika, et je la chercherai partout,
comme, partout aussi, je chercherai l’odieux rival
qui est venu se jeter entre elle et moi !
– Quel était cet homme ? demanda Andronika.
– Un capitaine, commandant je ne sais quel
navire suspect, répondit Henry d’Albaret, et qui a
quitté Corfou aussitôt après la disparition
d’Hadjine !
– Et il se nomme ?...
– Nicolas Starkos !
– Lui !... »
Un mot de plus, son secret lui échappait, et
Andronika se disait la mère de Nicolas Starkos !
Ce nom, prononcé si inopinément par Henry
d’Albaret, avait été pour elle comme un
épouvantement. Si énergique qu’elle fût, elle
211
venait de pâlir affreusement au nom de son fils.
Ainsi donc, tout le mal fait au jeune officier, à
celui qui l’avait sauvée au risque de sa vie, tout
ce mal venait de Nicolas Starkos !
Mais Henry d’Albaret n’avait pas été sans se
rendre compte de l’effet que ce nom de Starkos
venait de produire sur Andronika. On comprend
qu’il voulut la presser sur ce point.
« Qu’avez-vous ?... Qu’avez-vous ? s’écria-t-
il. Pourquoi ce trouble au nom du capitaine de la
Karysta ?... Parlez !... parlez !... Connaissez-vous
donc celui qui le porte ?
– Non... Henry d’Albaret, non ! répondit
Andronika, qui balbutiait malgré elle.
– Si !... Vous le connaissez !... Andronika, je
vous supplie de m’apprendre quel est cet
homme... ce qu’il fait... où il est en ce moment...
où je pourrais le rencontrer !
– Je l’ignore !
– Non... Vous ne l’ignorez pas !... Vous le
savez, Andronika, et vous refusez de me le dire...
à moi... à moi !... Peut-être, d’un seul mot vous
212
pouvez me lancer sur sa trace... peut-être sur celle
d’Hadjine... et vous refusez de parler !
– Henry d’Albaret, répondit Andronika d’une
voix dont la fermeté ne devait plus se démentir, je
ne sais rien !... J’ignore où est ce capitaine !... Je
ne connais pas Nicolas Starkos ! »
Cela dit, elle quitta le jeune officier, qui resta
sous le coup d’une profonde émotion. Mais,
depuis ce moment, quelque effort qu’il fit pour
rencontrer Andronika, ce fut inutile. Sans doute,
elle avait abandonné Scio pour retourner sur la
terre de Grèce. Henry d’Albaret dut renoncer à
tout espoir de la retrouver.
D’ailleurs, la campagne du colonel Fabvier
devait bientôt prendre fin, sans avoir amené
aucun résultat.
En effet, la désertion n’avait pas tardé à se
mettre dans le corps expéditionnaire. Les soldats,
malgré les supplications de leurs officiers,
désertaient et s’embarquaient pour quitter l’île.
Les artilleurs, sur lesquels Fabvier croyait
pouvoir plus spécialement compter,
abandonnaient leurs pièces. Il n’y avait plus rien
213
à faire en face d’un tel découragement, qui
atteignait jusqu’aux meilleurs !
Il fallut donc lever le siège et revenir à Syra,
où s’était organisée cette malheureuse expédition.
Là, pour prix de son héroïque résistance, le
colonel Fabvier ne devait recueillir que des
reproches, que des témoignages de la plus noire
ingratitude.
Quant à Henry d’Albaret, il avait formé le
dessein de quitter Scio en même temps que son
chef. Mais vers quel point de l’Archipel porterait-
il ses recherches ? Il ne le savait pas encore,
lorsqu’un fait inattendu vint faire cesser ses
hésitations.
La veille du jour où il allait s’embarquer pour
la Grèce, une lettre lui arriva par la poste de l’île.
Cette lettre, timbrée de Corinthe, adressée au
capitaine Henry d’Albaret, ne contenait que cet
avis :
214
il au capitaine d’Albaret d’embarquer à son bord
et de continuer la campagne commencée contre
Sacratif et les pirates de l’Archipel ?
« La Syphanta, pendant les premiers jours de
mars, se tiendra dans les eaux du cap Anapomera,
au nord de l’île, et son canot restera en
permanence dans l’anse d’Ora, au pied du cap.
« Que le capitaine Henry d’Albaret fasse ce
que lui commandera son patriotisme ! »
215
Le parti d’Henry d’Albaret fut donc
immédiatement arrêté : accepter la proposition
que lui faisait ce billet anonyme. Il prit congé du
colonel Fabvier, au moment où celui-ci
s’embarquait pour Syra ; puis, il fréta une légère
embarcation et se dirigea vers le nord de l’île.
La traversée ne pouvait être longue, surtout
avec un vent de terre qui soufflait du sud-ouest.
L’embarcation passa devant le port de
Coloquinta, entre les îles Anossai et le cap
Pampaca. À partir de ce cap, elle se dirigea vers
celui d’Ora et prolongea la côte, de manière à
gagner l’anse du même nom. Ce fut là qu’Henry
d’Albaret débarqua dans l’après-midi du 1er mars.
Un canot l’attendait, amarré au pied des
roches. Au large, une corvette était en panne.
« Je suis le capitaine d’Albaret, dit le jeune
officier au quartier-maître, qui commandait
l’embarcation.
– Le capitaine Henry d’Albaret veut-il rallier
le bord ? demanda le quartier-maître.
– À l’instant. »
216
Le canot déborda. Enlevé par ses six avirons,
il eut rapidement franchi la distance qui le
séparait de la corvette – un mille au plus.
Dès qu’Henry d’Albaret fut arrivé à la coupée
de la Syphanta par la hanche de tribord, un long
sifflet se fit entendre, puis, un coup de canon
retentit, qui fut bientôt suivi de deux autres. Au
moment où le jeune officier mettait pied sur le
pont, tout l’équipage, rangé comme à une revue
d’honneur, lui présenta les armes, et les couleurs
corfiotes furent hissées à l’extrémité de la corne
de brigantine.
Le second de la corvette s’avança alors, et,
d’une voix forte, afin d’être entendu de tous :
« Les officiers et l’équipage de la Syphanta,
dit-il, sont heureux de recevoir à son bord le
commandant Henry d’Albaret ! »
217
X
218
imprimer, même avec forte mer, une excessive
vitesse. De là, aussi, bien des chances pour
qu’elle réussît dans l’aventureuse croisière, à
laquelle l’avaient destinée ses armateurs, ligués
contre les pirates de l’Archipel.
Bien que ce ne fût point un navire de guerre,
en ce sens qu’elle était la propriété, non d’un
État, mais de simples particuliers, la Syphanta
était militairement commandée. Ses officiers, son
équipage, eussent fait honneur à la plus belle
corvette de la France ou du Royaume-Uni. Même
régularité de manœuvres, même discipline à bord,
même tenue en navigation comme en relâche.
Rien du laisser-aller d’un bâtiment armé en
course, où la bravoure des matelots n’est pas
toujours réglementée comme l’exigerait le
commandant d’un bâtiment de la marine
militaire.
La Syphanta avait deux cent cinquante
hommes portés à son rôle d’équipage, pour une
bonne moitié Français, Ponantais ou Provençaux,
pour le reste, partie Anglais, Grecs et Corfiotes.
C’étaient des gens habiles à la manœuvre, solides
219
au combat, marins dans l’âme, sur lesquels on
pouvait absolument compter : ils avaient fait
leurs preuves. Quartiers-maîtres, seconds et
premiers maîtres dignes de leurs fonctions étaient
d’intermédiaires entre l’équipage et les officiers.
Pour état-major, quatre lieutenants, huit
enseignes, également d’origine corfiote, anglaise
ou française, et un second. Celui-ci, le capitaine
Todros, c’était un vieux routier de l’Archipel, très
pratique de ces mers, dont la corvette devait
parcourir les parages les plus reculés. Pas une île
qui ne lui fût connue en toutes ses baies, golfes,
anses et criques. Pas un îlot, dont la situation
n’eût déjà été relevée par lui dans ses précédentes
campagnes. Pas un brassiage, dont la valeur ne
fût cotée dans sa tête, avec autant de précision
que sur ses cartes.
Cet officier, âgé d’une cinquantaine d’années,
Grec originaire d’Hydra, ayant déjà servi sous les
ordres des Canaris et des Tomasis, devait être un
précieux auxiliaire pour le commandant de la
Syphanta.
Tout ce début de la croisière dans l’Archipel,
220
la corvette l’avait fait sous les ordres du capitaine
Stradena. Les premières semaines de navigation
furent assez heureuses, ainsi qu’il a été dit.
Bâtiments détruits, prises importantes, c’était là
bien commencer. Mais la campagne ne se fit pas
sans des pertes très sensibles au détriment de
l’équipage et du corps des officiers. Si, pendant
assez longtemps, on fut sans nouvelles de la
Syphanta, c’est que, le 27 février, elle avait eu un
combat à soutenir contre une flottille de pirates,
au large de Lemnos.
Ce combat avait non seulement coûté une
quarantaine d’hommes, tués ou blessés, mais le
commandant Stradena, frappé mortellement par
un boulet, était tombé sur son banc de quart.
Le capitaine Todros prit alors le
commandement de la corvette ; puis, après s’être
assuré la victoire, il rallia le port d’Egine, afin de
faire d’urgentes réparations à sa coque et à sa
mâture.
Là, quelques jours après l’arrivée de la
Syphanta, on apprit, non sans surprise, qu’elle
venait d’être achetée, à un très haut prix, pour le
221
compte d’un banquier de Raguse, dont le fondé
de pouvoirs vint à Egine régulariser les papiers
du bord. Tout cela se fit sans qu’aucune
contestation pût être soulevée, et il fut bien et
dûment établi que la corvette n’appartenait plus à
ses anciens propriétaires, les armateurs corfiotes,
dont le bénéfice de vente avait été très
considérable.
Mais, si la Syphanta avait changé de mains, sa
destination devait demeurer la même. Purger
l’Archipel des bandits qui l’infestaient, rapatrier,
au besoin, les prisonniers qu’elle pourrait délivrer
sur sa route, ne point abandonner la partie qu’elle
n’eût débarrassé ces mers du plus terrible des
forbans, le pirate Sacratif, telle fut la mission qui
lui resta imposée. Les réparations faites, le
second reçut ordre d’aller croiser sur la côte nord
de Scio, où devait se trouver le nouveau
capitaine, qui allait devenir « maître après Dieu »
à son bord.
C’est à ce moment qu’Henry d’Albaret reçut
le billet laconique, par lequel on lui faisait savoir
qu’une place était à prendre dans l’état-major de
222
la corvette Syphanta.
On sait qu’il accepta, ne se doutant guère que
cette place, libre alors, fût celle de commandant.
Voilà pourquoi, dès qu’il eut pris pied sur le pont,
le second, les officiers, l’équipage, vinrent se
mettre à ses ordres, pendant que le canon saluait
les couleurs corfiotes.
Tout cela, Henry d’Albaret l’apprit dans une
conversation qu’il eut avec le capitaine Todros.
L’acte, par lequel on lui confiait le
commandement de la corvette, était en règle.
L’autorité du jeune officier ne pouvait donc être
contestée : elle ne le fut pas. D’ailleurs, plusieurs
des officiers du bord le connaissaient. On savait
qu’il était lieutenant de vaisseau, un des plus
jeunes mais aussi des plus distingués de la marine
française. La part qu’il avait prise à la guerre de
l’Indépendance lui avait fait une réputation
méritée. Aussi, dès la première revue qu’il passa
à bord de la Syphanta, son nom fut-il acclamé de
tout l’équipage.
« Officiers et matelots, dit simplement Henry
d’Albaret, je sais quelle est la mission qui a été
223
confiée à la Syphanta. Nous la remplirons tout
entière, s’il plaît à Dieu ! Honneur à votre ancien
commandant Stradena, qui est mort
glorieusement sur ce banc de quart ! Je compte
sur vous ! Comptez sur moi ! – Rompez ! »
Le lendemain, 2 mars, la corvette, tout dessus,
perdait de vue les côtes de Scio, puis la cime du
mont Elias qui les domine, et faisait voile pour le
nord de l’Archipel.
À un marin, il ne faut qu’un coup d’œil et une
demi-journée de navigation pour reconnaître la
valeur de son navire. Le vent soufflait du nord-
ouest, bon frais, et il ne fut point nécessaire de
diminuer de toile. Le commandant d’Albaret put
donc apprécier, dès ce jour-là, les excellentes
qualités nautiques de la corvette.
« Elle rendrait ses perroquets à n’importe quel
bâtiment des flottes combinées, lui dit le
capitaine Todros, et elle les tiendrait même avec
une brise à deux ris ! »
Ce qui, dans la pensée du brave marin,
signifiait deux choses : d’abord qu’aucun autre
voilier n’était capable de gagner la Syphanta de
224
vitesse ; ensuite, que sa solide mâture et sa
stabilité à la mer lui permettaient de conserver sa
voilure par des temps qui eussent obligé tout
autre navire à la réduire, sous peine de sombrer.
La Syphanta, au plus près, ses armures à
tribord, piqua donc vers le nord, de manière à
laisser dans l’est l’île de Métélin ou Lesbos, l’une
des plus grandes de l’Archipel.
Le lendemain, la corvette passait au large de
cette île, où, dès le début de la guerre, en 1821,
les Grecs remportèrent un grand avantage sur la
flotte ottomane.
« J’y étais, dit le capitaine Todros au
commandant d’Albaret. C’était en mai. Nous
étions soixante-dix bricks à poursuivre cinq
vaisseaux turcs, quatre frégates, quatre corvettes,
qui se réfugièrent dans le port de Métélin. Un
vaisseau de 74 en partit pour aller chercher du
secours à Constantinople. Mais nous l’avons
rudement chassé, et il a sauté avec ses neuf cent
cinquante matelots ! Oui ! j’y étais, et c’est moi
qui ai mis le feu aux chemises de soufre et de
goudron, dont nous avions revêtu sa carène !
225
Bonnes chemises, qui tiennent chaud, mon
commandant, et que je vous recommande à
l’occasion... pour messieurs les pirates ! »
Il fallait entendre le capitaine Todros raconter
ainsi ses exploits avec la bonne humeur d’un
matelot du gaillard d’avant. Mais ce que racontait
le second de la Syphanta, il l’avait fait et bien
fait.
Ce n’était pas sans raison qu’Henry d’Albaret,
après avoir pris le commandement de la corvette,
avait fait voile vers le nord. Peu de jours avant
son départ de Scio, des navires suspects venaient
d’être signalés dans le voisinage de Lemnos et de
Samothrace. Quelques caboteurs levantins
avaient été pillés et détruits presque sur le littoral
de la Turquie d’Europe. Peut-être ces pirates,
depuis que la Syphanta leur donnait si
obstinément la chasse, jugeaient-ils à propos de
se réfugier jusqu’aux parages septentrionaux de
l’Archipel. De leur part, ce n’était que prudence.
Dans les eaux de Métélin, on ne vit rien.
Quelques navires de commerce seulement, qui
communiquèrent avec la corvette, dont la
226
présence ne laissait pas de les rassurer.
Durant une quinzaine de jours, la Syphanta,
bien qu’elle fût durement éprouvée par les
mauvais temps d’équinoxe, remplit
consciencieusement sa mission. Pendant deux ou
trois coups de vent successifs, qui l’obligèrent à
se mettre en cape courante, Henry d’Albaret put
juger de ses qualités non moins que de l’habileté
de son équipage. Mais on le jugea aussi, et il ne
démentit pas la réputation, déjà faite aux officiers
de la marine française, d’être d’excellents
manœuvriers. Pour ses talents de tacticien au
milieu d’un combat naval, on s’en rendrait
compte plus tard. Quant à son courage au feu, on
n’en doutait pas.
Dans ces circonstances difficiles, le jeune
commandant se montra aussi remarquable en
théorie qu’en pratique. Il possédait un caractère
audacieux, une grande force d’âme, un
inébranlable sang-froid, toujours prêt à prévoir
comme à maîtriser les événements. En un mot,
c’était un marin, et ce mot dit tout.
Pendant la seconde quinzaine de mars, ce
227
furent les terres de Lemnos, dont la corvette alla
prendre connaissance. Cette île, la plus
importante de ce fond de la mer Égée, longue de
quinze lieues, large de cinq à six, n’avait pas été
éprouvée, non plus que sa voisine Imbro, par la
guerre de l’Indépendance ; mais, à maintes
reprises, les pirates étaient venus, et jusqu’à
l’entrée de la rade, enlever des navires de
commerce. La corvette, afin de se ravitailler,
relâcha dans le port, alors très encombré. À cette
époque, en effet, on construisait beaucoup de
bâtiments à Lemnos, et, si, par crainte des
forbans, on n’achevait point ceux qui étaient sur
chantier, ceux qui était achevés n’osaient sortir.
De là, l’encombrement.
Les renseignements que le commandant
d’Albaret obtint dans cette île ne pouvaient que
l’engager à poursuivre sa campagne vers le nord
de l’Archipel. Plusieurs fois même, le nom de
Sacratif fut prononcé devant ses officiers et lui.
« Ah ! s’écria le capitaine Todros, je serais
vraiment curieux de me rencontrer face à face
avec ce coquin-là, qui me semble quelque peu
228
légendaire ! Cela me prouverait du moins qu’il
existe !
– Mettez-vous donc son existence en doute ?
demanda vivement Henry d’Albaret.
– Sur ma parole, mon commandant, répondit
Todros, si vous voulez avoir mon opinion, je ne
crois guère à ce Sacratif, et je ne sache pas que
personne puisse se vanter de l’avoir jamais vu !
Peut-être est-ce un nom de guerre que prennent
tour à tour ces chefs de pirates ! Voyez-vous,
j’estime que plus d’un s’est déjà balancé, sous ce
nom, au bout d’une vergue de misaine ! Peu
importe, d’ailleurs ! Le principal était que ces
gueux fussent pendus, et ils l’ont été !
– Après tout, ce que vous dites là est possible,
capitaine Todros, répondit Henry d’Albaret, et
cela expliquerait le don d’ubiquité dont ce
Sacratif semble jouir !
– Vous avez raison, mon commandant, ajouta
un des officiers français. Si Sacratif a été vu,
comme on le prétend, sur divers points à la fois et
au même jour, c’est que ce nom est pris
simultanément par plusieurs des chefs de ces
229
écumeurs !
– Et s’ils le prennent, c’est pour mieux
dépister les honnêtes gens qui leur donnent la
chasse ! répliqua le capitaine Todros. Mais, je le
répète, il y a un moyen assuré de faire disparaître
ce nom : c’est de prendre et de pendre tous ceux
qui le portent... et même tous ceux qui ne le
portent pas ! De cette façon, le vrai Sacratif, s’il
existe, n’échappera pas à la corde qu’il mérite à
bon droit ! »
Le capitaine Todros avait raison, mais la
question était toujours de les rencontrer, ces
insaisissables malfaiteurs !
« Capitaine Todros, demanda alors Henry
d’Albaret, pendant la première campagne de la
Syphanta, et même pendant vos campagnes
précédentes, n’avez-vous jamais eu connaissance
d’une sacolève d’une centaine de tonneaux, qui
porte le nom de Karysta ?
– Jamais, répondit le second.
– Et vous, messieurs ? » ajouta le
commandant, en s’adressant à ses officiers.
230
Pas un d’eux n’avait entendu parler de la
sacolève. Pour la plupart, cependant, ils couraient
ces mers de l’Archipel depuis le début de la
guerre de l’Indépendance.
« Le nom de Nicolas Starkos, le capitaine de
cette Karysta, n’est point arrivé jusqu’à vous ? »
demanda Henry d’Albaret en insistant.
Ce nom était absolument inconnu aux officiers
de la corvette. Rien d’étonnant à cela, d’ailleurs,
puisqu’il ne s’agissait que du patron d’un simple
navire de commerce, comme il s’en rencontre par
centaines dans les échelles du Levant.
Cependant, Todros crut se rappeler très
vaguement que, ce nom de Starkos, il l’avait
entendu prononcer pendant une de ses relâches au
port d’Arkadia, en Messénie. Ce devait être celui
du capitaine de l’un de ces bâtiments interlopes,
qui transportaient aux côtes barbaresques les
prisonniers vendus par les autorités ottomanes.
« Bon ! ce ne peut être le Starkos en question,
ajouta-t-il. Celui-là, dites-vous, était le patron
d’une sacolève, et une sacolève n’eût pu suffire
aux besoins de ce trafic.
231
– En effet », répondit Henry d’Albaret, et il
s’en tint là de cette conversation.
Mais, s’il songeait à Nicolas Starkos, c’est que
sa pensée le ramenait toujours à cet impénétrable
mystère de la double disparition d’Hadjine
Elizundo et d’Andronika. Maintenant, ces deux
noms ne se séparaient plus dans son souvenir.
Vers le 25 mars, la Syphanta se trouvait à la
hauteur de l’île de Samothrace, à soixante lieues
dans le nord de Scio. On voit, en considérant le
temps employé par rapport au chemin parcouru,
que tous les refuges de ces parages avaient dû
être minutieusement fouillés. En effet, ce que la
corvette ne pouvait faire dans les hauts-fonds, où
l’eau lui eût manqué, ses embarcations le
faisaient pour elle. Mais, jusqu’alors, il n’était
rien résulté de ces recherches.
L’île de Samothrace avait été cruellement
dévastée pendant la guerre, et les Turcs la
tenaient encore sous leur dépendance. On pouvait
donc supposer que les écumeurs de mer
trouvaient un asile sûr dans ses nombreuses
criques, à défaut d’un véritable port. Le mont
232
Saoce la domine de cinq à six mille pieds, et, de
cette hauteur, il est facile aux vigies d’apercevoir
et de signaler à temps tout navire dont l’arrivée
paraîtrait suspecte. Les pirates, prévenus
d’avance, ont donc toute possibilité de fuir avant
d’être bloqués. Il en avait été ainsi, probablement,
car la Syphanta ne fit aucune rencontre sur ces
eaux presque désertes.
Henry d’Albaret donna alors la route au nord-
ouest, de manière à relever l’île de Thasos, située
à une vingtaine de lieues de Samothrace. Le vent
étant debout, la corvette eut à louvoyer contre
une très forte brise ; mais elle trouva bientôt
l’abri de la terre, et par conséquent, une mer plus
calme qui rendit la navigation plus facile.
Singulière destinée que celle de ces diverses
îles de l’Archipel ! Tandis que Scio et
Samothrace avaient eu tant à souffrir de la part
des Turcs, Thasos, pas plus que Lemnos ou
Imbro, ne s’était ressentie du contre-coup de la
guerre. Or, toute la population est grecque, à
Thasos ; les mœurs y sont primitives ; hommes et
femmes ont encore conservé dans leurs
233
ajustements, habits ou coiffures, toute la grâce de
l’art antique. Les autorités ottomanes, auxquelles
cette île est soumise depuis le commencement du
quinzième siècle, auraient donc pu la piller à leur
aise, sans rencontrer la moindre résistance.
Cependant, par un privilège inexplicable, et bien
que la richesse de ses habitants fût de nature à
exciter la convoitise de ces barbares peu
scrupuleux, elle avait été épargnée jusqu’alors.
Cependant, sans l’arrivée de la Syphanta, il est
probable que Thasos eût connu les horreurs du
pillage.
En effet, à la date du 2 avril, le port, situé au
nord de l’île, qui s’appelle aujourd’hui port
Pyrgo, était sérieusement menacé d’une descente
de pirates. Cinq à six de leurs bâtiments,
mistiques et djermes, de conserve avec un
brigantin, armé d’une douzaine de canons, se
tenaient en vue de la ville. Le débarquement de
ces bandits au milieu d’une population inhabituée
aux luttes, eût fini par un désastre, car l’île
n’avait point de forces suffisantes à leur opposer.
Mais la corvette apparut sur la rade, et dès
234
qu’elle eut été signalée par un pavillon hissé au
grand mât du brigantin, tous ces bâtiments se
rangèrent en ligne de bataille – ce qui indiquait
une singulière audace de leur part.
«Vont-ils donc attaquer ? s’écria le capitaine
Todros, qui s’était placé sur le banc de quart près
du commandant.
– Attaquer... ou se défendre ? répliqua Henry
d’Albaret, assez surpris de cette attitude des
pirates.
– Par le diable, je me serais plutôt attendu à
voir ces coquins s’enfuir à toutes voiles !
– Qu’ils résistent, au contraire, capitaine
Todros ! Qu’ils attaquent même ! S’ils prenaient
la fuite, quelques-uns parviendraient sans doute à
nous échapper ! Faites faire le branle-bas de
combat ! »
Les ordres du commandant s’exécutèrent
aussitôt. Dans la batterie, les canons furent
chargés et amorcés, les projectiles placés à la
portée des servants. Sur le pont, on mit les
caronades en état de servir, et l’on distribua les
235
armes, mousquets, pistolets, sabres et haches
d’abordage. Les gabiers étaient parés pour la
manœuvre, aussi bien en prévision d’un combat
sur place que d’une chasse à donner aux fuyards.
Tout cela se fit avec autant de régularité et de
promptitude que si la Syphanta eût été un
bâtiment de guerre.
Cependant, la corvette s’approchait de la
flottille, prête à attaquer comme à repousser toute
attaque. Le dessein du commandant était de
porter sur le brigantin, de le saluer d’une bordée
qui pouvait le mettre hors de combat, puis de
l’accoster et de lancer ses hommes à l’abordage.
Mais il était probable que les pirates, tout en
se préparant à la lutte, ne devaient songer qu’à
s’échapper. S’ils ne l’avaient pas fait plus tôt,
c’est qu’ils avaient été surpris par l’arrivée de la
corvette, qui maintenant leur fermait la rade. Il ne
leur restait donc qu’à combiner leurs
mouvements pour essayer de forcer le passage.
Ce fut le brigantin qui commença le feu. Il
pointa ses canons de manière à pouvoir démâter
la corvette au moins de l’un de ses mâts. S’il y
236
réussissait, il serait dans des conditions plus
favorables pour se dérober à la poursuite de son
adversaire.
La bordée passa à sept ou huit pieds au-dessus
du pont de la Syphanta, coupa quelques drisses,
rompit quelques écoutes et bras de vergues, fit
voler en éclats une partie de la drôme entre le
grand mât et le mât de misaine, et blessa trois ou
quatre matelots, mais peu grièvement. En somme,
elle n’atteignit aucun organe essentiel.
Henry d’Albaret ne répondit pas
immédiatement. Il fit porter droit sur le brigantin,
et sa bordée de tribord ne fut envoyée qu’après
que la fumée des premiers coups eut été dissipée.
Fort heureusement pour le brigantin, son
capitaine avait pu évoluer en profitant de la brise,
et il ne reçut que deux ou trois boulets dans sa
coque, au-dessus de la flottaison. S’il eut
quelques hommes tués, du moins ne fut-il pas mis
hors de combat.
Mais les projectiles de la corvette, qui
l’avaient manqué, ne furent pas perdus. Le
mistique, que le brigantin avait découvert par son
237
évolution, en reçut une bonne part dans sa
muraille de babord, et si malheureusement pour
lui, qu’il commença à remplir.
« Si ce n’est pas le brigantin, c’est son
compagnon qui en a dans sa vieille carcasse !
s’écrièrent quelques-uns des matelots, postés sur
le gaillard d’avant de la Syphanta.
– Ma part de vin qu’il coule en cinq minutes !
– En trois !
– Tenu, et que ton vin m’entre dans le gosier
aussi facilement que l’eau lui entre par les trous
de sa coque !
– Il coule !... Il coule !
– En voilà déjà jusqu’à sa ceinture... en
attendant qu’il en ait par-dessus la tête !
– Et tous ces fils de diable qui décampent, la
tête la première, et se sauvent à la nage !
– Eh bien ! s’ils préfèrent la corde au cou à la
noyade en pleine eau, faut pas les contrarier ! »
Et, en effet, le mistique s’enfonçait peu à peu.
Aussi, avant que l’eau eût atteint ses lisses,
238
l’équipage s’était-il jeté à la mer, afin de gagner
quelque autre bâtiment de la flottille.
Mais ceux-ci avaient bien d’autres soucis que
de s’occuper à recueillir les survivants du
mistique ! Ils ne cherchaient maintenant qu’à
s’enfuir. Aussi tous ces misérables furent-ils
noyés, sans qu’un seul bout de corde eût été lancé
pour les hisser à bord.
D’ailleurs, la seconde bordée de la Syphanta
fut envoyée, cette fois, à l’une des djermes qui se
présentait par le travers, et elle la désempara
complètement. Il n’en fallut pas davantage pour
l’anéantir. Bientôt, la djerme eut disparu dans un
rideau de flammes qu’une demi-douzaine de
boulets rouges venaient d’allumer sous son pont.
En voyant ce résultat, les deux autres petits
bâtiments comprirent qu’ils ne réussiraient point
à se défendre contre les canons de la corvette. Il
était même évident qu’en prenant la fuite, ils
n’auraient aucune chance d’échapper à un navire
de grande marche.
Aussi le capitaine du brigantin prit-il la seule
mesure qu’il y eût à prendre, s’il voulait sauver
239
ses équipages. Il leur fit le signal de rallier. En
quelques minutes, les pirates se furent réfugiés à
son bord, après avoir abandonné un mistique et
une djerme, auxquels ils avaient mis le feu et qui
ne tardèrent pas à sauter.
L’équipage du brigantin, ainsi renforcé d’une
centaine d’hommes, se trouvait dans de
meilleures conditions pour accepter le combat à
l’abordage, dans le cas où il ne parviendrait pas à
s’échapper.
Mais, si son équipage égalait maintenant en
nombre l’équipage de la corvette, ce qu’il avait
de mieux à faire, c’était encore de chercher son
salut dans la fuite. Aussi n’hésita-t-il pas à mettre
à profit les qualités de vitesse qu’il possédait, afin
d’aller chercher refuge à la côte ottomane. Là,
son capitaine saurait si bien se blottir entre les
écueils du littoral, que la corvette ne pourrait l’y
découvrir, ni l’y suivre, si elle le découvrait.
La brise avait notablement fraîchi. Le
brigantin n’hésita pas, cependant, à gréer jusqu’à
ses dernières voiles de contre-cacatois, au risque
de casser sa mâture, et il commença à s’éloigner
240
de la Syphanta.
« Bon ! s’écria le capitaine Todros. Je serai
bien surpris si ses jambes sont aussi longues que
celles de notre corvette ! »
Et il se retourna vers le commandant, dont il
attendait les ordres.
Mais, en ce moment, l’attention d’Henry
d’Albaret venait d’être attirée d’un autre côté. Il
ne regardait plus le brigantin. Sa lunette tournée
vers le port de Thasos, il observait un léger
bâtiment qui forçait de toile pour s’en éloigner.
C’était une sacolève. Enlevée par une belle
brise de nord-ouest, qui permettait à toute sa
voilure de porter, elle s’était engagée dans la
passe sud du port, dont son peu de tirant d’eau lui
permettait l’accès.
Henry d’Albaret, après l’avoir attentivement
regardée, rejeta vivement sa longue-vue.
« La Karysta ! s’écria-t-il.
– Quoi ! ce serait cette sacolève dont vous
nous avez parlé ? répondit le capitaine Todros.
– Elle-même, et je donnerais, pour m’en
241
emparer... »
Henry d’Albaret n’acheva pas sa phrase. Entre
le brigantin, monté par un nombreux équipage de
pirates, et la Karysta, bien qu’elle fût sans doute
commandée par Nicolas Starkos, son devoir ne
lui permettait pas d’hésiter. À coup sûr, en
abandonnant la poursuite du brigantin, en faisant
servir pour gagner l’extrémité de la passe, il
pouvait couper la route à la sacolève, il pouvait
l’atteindre, il pouvait s’en emparer. Mais c’eût
été sacrifier à son intérêt personnel l’intérêt
général. Il ne le devait pas. Se lancer sur le
brigantin, sans perdre un instant, tenter de le
capturer pour le détruire, c’était ce qu’il devait
faire, c’est ce qu’il fit. Il jeta un dernier regard à
la Karysta, qui s’éloignait avec une merveilleuse
vitesse par la passe restée libre, et il donna ses
ordres pour appuyer la chasse au bâtiment pirate,
qui commençait à s’éloigner dans une direction
contraire.
Aussitôt, la Syphanta, toutes voiles dehors, se
lança vivement dans le sillage du brigantin. En
même temps, ses canons de chasse furent mis en
242
position, et, comme les deux navires n’étaient
encore qu’à un demi-mille l’un de l’autre, la
corvette commença à parler.
Ce qu’elle dit ne fut sans doute pas du goût du
brigantin. Aussi, en lofant de deux quarts, essaya-
t-il de voir si, sous cette nouvelle allure, il ne
parviendrait pas à distancer son adversaire.
Il n’en fut rien.
Le timonier de la Syphanta mit un peu la barre
sous le vent, et la corvette lofa à son tour.
Pendant une heure encore, la poursuite fut
continuée dans ces conditions. Les pirates se
laissaient visiblement gagner, et il n’était pas
douteux qu’ils ne fussent rejoints avant la nuit.
Mais la lutte entre les deux navires devait se
terminer autrement.
Par un coup heureux, l’un des boulets de la
Syphanta vint à démâter le brigantin de son mât
de misaine. Aussitôt ce navire tomba sous le vent,
et la corvette n’eut plus qu’à laisser arriver pour
se trouver par son travers, un quart d’heure après.
Une effroyable détonation retentit alors. La
243
Syphanta venait d’envoyer toute sa bordée de
tribord, à moins d’une demi-encablure. Le
brigantin fut comme soulevé par cette avalanche
de fer ; mais ses œuvres mortes avaient été seules
atteintes, et il ne coula pas.
Toutefois, le capitaine, dont l’équipage avait
été décimé par cette dernière décharge, comprit
qu’il ne pouvait résister plus longtemps, et il
amena son pavillon.
En un instant, les embarcations de la corvette
eurent accosté le brigantin, et elles en ramenèrent
les quelques survivants. Puis, le bâtiment, livré
aux flammes, brûla jusqu’au moment où
l’incendie eut gagné sa ligne de flottaison. Alors
il s’abîma dans les flots.
La Syphanta avait fait là bonne et utile
besogne. Ce qu’était le chef de cette flottille, son
nom, son origine, ses antécédents, on ne devait
jamais le savoir, car il refusa obstinément de
répondre aux questions qui lui furent faites à ce
sujet. Quant à ses compagnons, ils se turent
également, et peut-être même, ainsi que cela
arrivait quelquefois, ne savaient-ils rien de la vie
244
passée de celui qui les commandait. Mais qu’ils
fussent pirates, il n’y avait pas à s’y tromper, et il
en fut fait prompte justice.
Cependant, cette apparition et cette disparition
de la sacolève avaient singulièrement donné à
réfléchir à Henry d’Albaret. En effet, les
circonstances dans lesquelles elle venait de
quitter Thasos, ne pouvaient que la rendre
absolument suspecte. Avait-elle voulu profiter du
combat, livré par la corvette à la flottille, pour
s’échapper plus sûrement ? Redoutait-elle donc
de se trouver en face de la Syphanta qu’elle avait
peut-être reconnue ? Un honnête bâtiment fût
resté tranquillement dans le port, puisque les
pirates ne cherchaient plus qu’à s’en éloigner !
Au contraire, voilà que cette Karysta, au risque
de tomber entre leurs mains, s’était hâtée
d’appareiller et de prendre la mer ! Rien de plus
louche que cette façon d’agir, et on pouvait se
demander si elle n’était pas de connivence avec
eux ! En vérité, cela n’eût pas surpris le
commandant d’Albaret que Nicolas Starkos fût
un des leurs. Malheureusement, il ne pouvait
guère compter que sur le hasard pour retrouver sa
245
trace. La nuit allait venir, et la Syphanta, en
redescendant vers le sud, n’aurait eu aucune
chance de rencontrer la sacolève. Donc, quelques
regrets que dût éprouver Henry d’Albaret d’avoir
perdu cette chance de capturer Nicolas Starkos, il
lui fallut se résigner, mais il avait fait son devoir.
Le résultat de ce combat de Thasos, c’étaient cinq
navires détruits, sans qu’il en eût presque rien
coûté à l’équipage de la corvette. De là, peut-être
et pour quelque temps, la sécurité assurée dans
les parages de l’Archipel septentrional.
246
XI
247
navires, que son commandant aurait plutôt reçus
à coups de canon qu’à coups de chapeau. Il en fut
autrement de quelques caboteurs grecs, desquels
on obtint plusieurs renseignements, qui ne
pouvaient qu’être utiles à la mission de la
corvette.
Ce fut dans ces circonstances, à la date du 26
avril, qu’Henry d’Albaret eut connaissance d’un
fait de grande importance. Les puissances alliées
venaient de décider que tout renfort, qui arriverait
par mer aux troupes d’Ibrahim, serait intercepté.
De plus, la Russie déclarait officiellement la
guerre au sultan. La situation de la Grèce
continuait donc à s’améliorer, et, quelques retards
qu’elle eût encore à subir, elle marchait sûrement
à la conquête de son indépendance.
Au 30 avril, la corvette s’était enfoncée
jusqu’aux dernières limites du golfe de
Salonique, point extrême qu’elle devait atteindre
dans le nord-ouest de l’Archipel pendant cette
croisière. Elle eut encore là l’occasion de donner
la chasse à quelques chébecs, senaux ou polacres,
qui ne lui échappèrent qu’en se jetant à la côte. Si
248
les équipages ne périrent pas jusqu’au dernier
homme, du moins, la plupart de ces bâtiments
furent-ils mis hors d’usage.
La Syphanta reprit alors la direction du sud-
est, de manière à pouvoir observer soigneusement
les côtes méridionales du golfe de Salonique.
Mais l’alarme avait été donnée, sans doute, car
pas un seul pirate ne se montra, dont elle aurait
eu à faire justice.
Ce fut alors qu’un fait singulier, inexplicable
même, se produisit à bord de la corvette.
Le 10 mai, vers sept heures du soir, en rentrant
dans le carré qui occupait tout l’arrière de la
Syphanta, Henry d’Albaret trouva une lettre
déposée sur la table. Il la prit, il l’approcha de la
lampe de roulis qui se balançait au plafond, et en
lut l’adresse.
Cette adresse était ainsi libellée :
249
Henry d’Albaret crut bien reconnaître cette
écriture. Elle ressemblait, en effet, à celle de la
lettre qu’il avait reçue à Scio, et par laquelle on
l’informait qu’une place était à prendre à bord de
la corvette.
Voici ce que contenait cette lettre, si
singulièrement arrivée, cette fois, et en dehors de
toutes conditions postales :
250
ci, ce ne pouvait être qu’une personne du bord
qui l’eût placée sur la table. Il fallait donc, ou que
cette personne l’eût en sa possession depuis le
commencement de la campagne, ou qu’elle lui fût
parvenue pendant une des dernières relâches de la
Syphanta. De plus, cette lettre n’était point là
lorsque le commandant avait quitté le carré, une
heure auparavant, pour aller sur le pont prendre
ses dispositions de nuit. Donc, nécessairement,
elle avait été déposée depuis moins d’une heure
sur la table du carré.
Henry d’Albaret sonna.
Un timonier parut.
« Qui est venu ici pendant que j’étais sur le
pont ? demanda Henry d’Albaret.
– Personne, mon commandant, répondit le
matelot.
– Personne ?... Mais quelqu’un n’a-t-il pas pu
entrer ici, sans que tu l’aies vu ?
– Non, mon commandant, puisque je n’ai pas
quitté cette porte un seul instant.
– C’est bien ! »
251
Le timonier se retira, après avoir porté la main
à son béret.
« Il me paraît impossible, en effet, se dit
Henry d’Albaret, qu’un homme du bord ait pu
s’introduire par la porte, sans avoir été vu ! Mais,
à la chute du jour, n’a-t-on pu se glisser jusqu’à
la galerie extérieure et entrer par une des fenêtres
du carré ? »
Henry d’Albaret alla vérifier l’état des
fenêtres-sabords qui s’ouvraient dans le tableau
de la corvette. Mais ces fenêtres, aussi bien que
celles de sa chambre, étaient fermées
intérieurement. Il était donc manifestement
impossible qu’une personne, venue du dehors, eût
pu passer par l’une de ces ouvertures.
Cela, en somme, n’était pas de nature à causer
la moindre inquiétude à Henry d’Albaret ; de la
surprise tout au plus, et peut-être ce sentiment de
curiosité non satisfaite qu’on éprouve devant un
fait difficilement explicable. Ce qui était certain,
c’est que, d’une façon quelconque, la lettre
anonyme était arrivée à son adresse, et que le
destinataire n’était autre que le commandant de la
252
Syphanta.
Henry d’Albaret, après y avoir réfléchi, résolut
de ne rien dire de cette affaire, pas même au
second de la corvette. À quoi lui eût servi d’en
parler ? Son mystérieux correspondant, quel qu’il
fût, ne se ferait certainement pas connaître.
Et maintenant, le commandant tiendrait-il
compte de l’avis contenu dans cette lettre ?
« Certainement ! se dit-il. Celui qui m’a écrit
la première fois, à Scio, ne m’a pas trompé en
m’affirmant qu’il y avait une place à prendre
dans l’état-major de la Syphanta. Pourquoi me
tromperait-il la seconde, en m’invitant à rallier
l’île de Scarpanto dans la première semaine de
septembre ? S’il le fait, ce ne peut être que dans
l’intérêt même de la mission qui m’est confiée !
Oui ! Je modifierai mon plan de campagne, et je
serai, à la date fixée, là où l’on me dit d’être ! »
Henry d’Albaret serra précieusement la lettre
qui lui donnait ces nouvelles instructions ; puis,
après avoir pris ses cartes, il se mit à étudier un
nouveau plan de croisière, afin d’occuper les
quatre mois qui restaient à courir jusqu’à la fin
253
d’août.
L’île de Scarpanto est située dans le sud-est, à
l’autre extrémité de l’Archipel, c’est-à-dire à
quelque centaine de lieues en droite ligne. Le
temps ne manquerait donc pas à la corvette pour
visiter les diverses côtes de la Morée, où les
pirates trouvaient à se réfugier si facilement, ainsi
que tout ce groupe des Cyclades, semées depuis
l’ouvert du golfe d’Egine jusqu’à l’île de Crète.
En somme, cette obligation de se trouver en
vue de Scarpanto, à l’époque indiquée, n’allait
que fort peu modifier l’itinéraire établi déjà par le
commandant d’Albaret. Ce qu’il avait résolu de
faire, il le ferait, sans avoir rien à retrancher de
son programme. Aussi la Syphanta, à la date du
20 mai, après avoir observé les petites îles de
Pélerisse, de Pépéri, de Sarakino et de
Skantxoura, dans le nord de Nègrepont, alla-t-elle
prendre connaissance de Scyros.
Scyros est l’une des plus importantes des neuf
îles qui forment ce groupe, dont l’antiquité aurait
peut-être dû faire le domaine des neuf Muses.
Dans son port de Saint-Georges, sûr, vaste, de
254
bon mouillage, l’équipage de la corvette put
facilement se ravitailler en vivres frais, moutons,
perdrix, blé, orge, et s’approvisionner de cet
excellent vin qui est une des grandes richesses du
pays. Cette île, très mêlée aux événements semi-
mythologiques de la guerre de Troie, qui fut
illustrée par les noms de Lycomède, d’Achille et
d’Ulysse, allait bientôt revenir au nouveau
royaume de Grèce dans l’éparchie de l’Eubée.
Comme les rivages de Scyros sont
extrêmement découpés en anses et criques, dans
lesquelles des pirates peuvent aisément trouver
un abri, Henry d’Albaret les fit minutieusement
fouiller. Tandis que la corvette mettait en panne à
quelques encablures, ses embarcations n’en
laissèrent pas un point inexploré.
De cette sévère exploration il ne résulta rien.
Ces refuges étaient déserts. Le seul
renseignement que le commandant d’Albaret
recueillit auprès des autorités de l’île, fut celui-
ci : c’est qu’un mois auparavant, dans ces mêmes
parages, plusieurs navires de commerce avaient
été attaqués, pillés, détruits par un bâtiment,
255
naviguant sous pavillon de pirate, et que cet acte
de piraterie, on l’attribuait au fameux Sacratif.
Mais, sur quoi reposait cette assertion, nul n’eût
pu le dire, tant il régnait d’incertitude touchant
l’existence même de ce personnage.
La corvette quitta Scyros, après cinq ou six
jours de relâche. Vers la fin de mai, elle se
rapprocha des côtes de la grande île d’Eubée,
aussi appelée Nègrepont, dont elle observa
soigneusement les abords sur plus de quarante
lieues de longueur.
On sait que cette île fut une des premières à se
soulever dès le début de la guerre, en 1821 ; mais
les Turcs, après s’être enfermés dans la citadelle
de Nègrepont, s’y maintinrent avec une résistance
opiniâtre, en même temps qu’ils se retranchaient
dans celle de Carystos. Puis, renforcés des
troupes du pacha Joussouf, ils se répandirent à
travers l’île et se livrèrent à leurs massacres
habituels, jusqu’au moment où un chef grec,
Diamantis, parvint à les arrêter en septembre
1823. Ayant attaqué les soldats ottomans par
surprise, il en tua le plus grand nombre et obligea
256
les fuyards à repasser le détroit pour se réfugier
en Thessalie.
Mais en fin de compte, l’avantage resta aux
Turcs, qui avaient le nombre pour eux. Après une
vaine tentative du colonel Fabvier et du chef
d’escadron Regnaud de Saint-Jean d’Angély, en
1826, ils demeurèrent définitivement maîtres de
l’île entière.
Ils y étaient encore, au moment où la
Syphanta passa en vue des côtes de Nègrepont.
De son bord, Henry d’Albaret put revoir ce
théâtre d’une sanglante lutte, à laquelle il avait
pris personnellement part. On ne s’y battait plus
alors, et, après la reconnaissance du nouveau
royaume, l’île d’Eubée, avec ses soixante mille
habitants, allait former une des nômachies de la
Grèce.
Quelque danger qu’il y eût à faire la police de
cette mer, presque sous les canons turcs, la
corvette n’en continua pas moins sa croisière, et
elle détruisit encore une vingtaine de navires
pirates qui s’aventuraient jusque dans le groupe
des Cyclades.
257
Cette expédition lui prit la plus grande partie
de juin. Puis, elle descendit vers le sud-est. Dans
les derniers jours du mois, elle se trouvait à la
hauteur d’Andros, la première des Cyclades,
située à l’extrémité de l’Eubée – île patriote, dont
les habitants se soulevèrent, en même temps que
ceux de Psara, contre la domination ottomane.
De là, le commandant d’Albaret, jugeant à
propos de modifier sa direction, afin de se
rapprocher des côtes du Péloponnèse, porta
franchement dans le sud-ouest. Le 2 juillet, il
avait connaissance de l’île de Zéa, l’ancienne
Céos ou Cos, dominée par la haute cime du mont
Elie.
La Syphanta relâcha, pendant quelques jours,
dans le port de Zéa, un des meilleurs de ces
parages. Là, Henry d’Albaret et ses officiers
retrouvèrent plusieurs de ces courageux Zéotes,
qui avaient été leurs compagnons d’armes,
pendant les premières années de la guerre. Aussi
l’accueil fait à la corvette fut-il des plus
sympathiques. Mais, comme aucun pirate ne
pouvait avoir eu la pensée de se réfugier dans les
258
criques de l’île, la Syphanta ne tarda pas à
reprendre le cours de sa croisière, en doublant,
dès le 5 juillet, le cap Colonne, à la pointe sud-est
de l’Attique.
Pendant la fin de la semaine, la navigation fut
ralentie, faute de vent, à l’ouvert de ce golfe
d’Egine, qui entaille si profondément la terre de
Grèce jusqu’à l’isthme de Corinthe. Il fallut
veiller avec une extrême attention. La Syphanta,
presque toujours encalminée, ne pouvait gagner
ni sur un bord ni sur l’autre. Or, dans ces mers
mal fréquentées, si quelques centaines
d’embarcations l’eussent accostée à l’aviron, elle
aurait eu bien de la peine à se défendre. Aussi
l’équipage se tint-il prêt à repousser toute attaque,
et il eut raison.
On vit, en effet, s’approcher plusieurs canots
dont les intentions ne pouvaient être douteuses ;
mais ils n’osèrent point braver de trop près les
canons et les mousquets de la corvette.
Le 10 juillet, le vent recommença à souffler du
nord – circonstance favorable pour la Syphanta,
qui, après avoir passé presque en vue de la petite
259
ville de Damala, eut rapidement doublé le cap
Skyli, à la pointe extrême du golfe de Nauplie.
Le 11, elle paraissait devant Hydra, et, le
surlendemain, devant Spetzia. Inutile d’insister
sur la part que les habitants de ces deux îles
prirent à la guerre de l’Indépendance. Au début,
Hydriotes, Spetziotes et leurs voisins, les
Ipsariotes, possédaient plus de trois cents navires
de commerce. Après les avoir transformés en
bâtiments de guerre, ils les lancèrent, non sans
avantage, contre les flottes ottomanes. Là fut le
berceau de ces familles Condouriotis, Tombasis,
Miaoulis, Orlandos et tant d’autres de haute
origine, qui payèrent de leur fortune d’abord, de
leur sang ensuite, cette dette à la patrie. De là
partirent ces redoutables brûlotiers qui devinrent
bientôt la terreur des Turcs. Aussi, malgré des
révoltes à l’intérieur, jamais ces deux îles ne
furent-elles souillées par le pied des oppresseurs.
Au moment où Henry d’Albaret les visita,
elles commençaient à se retirer d’une lutte, déjà
bien amoindrie de part et d’autre. L’heure n’était
plus loin, à laquelle elles allaient se réunir au
260
nouveau royaume, en formant deux éparchies du
département de la Corinthie et de l’Argolide.
Le 20 juillet, la corvette relâcha au port
d’Hermopolis, dans l’île de Syra, cette patrie du
fidèle Eumée, si poétiquement chantée par
Homère. À l’époque actuelle, elle servait encore
de refuge à tous ceux que les Turcs avaient
chassés du continent. Syra, dont l’évêque
catholique est toujours sous la protection de la
France, mit toutes ses ressources à la disposition
d’Henry d’Albaret. En aucun port de son pays, le
jeune commandant n’eût trouvé meilleur ni plus
cordial accueil.
Un seul regret se mêla à cette joie qu’il
ressentit de se voir si bien reçu : ce fut de ne pas
être arrivé trois jours plus tôt.
En effet, dans une conversation qu’il eut avec
le consul de France, celui-ci lui apprit qu’une
sacolève, portant le nom de Karysta, et naviguant
sous pavillon grec, venait, soixante heures
auparavant, de quitter le port. De là, cette
conclusion que la Karysta, en fuyant l’île de
Thasos, pendant le combat de la corvette avec les
261
pirates, s’était dirigée vers les parages
méridionaux de l’Archipel.
« Mais peut-être sait-on où elle est allée ?
demanda vivement Henry d’Albaret.
– D’après ce que j’ai entendu dire, répondit le
consul, elle a dû faire route pour les îles du sud-
est, si ce n’est même à destination de l’un des
ports de la Crète.
– Vous n’avez point eu de rapport avec son
capitaine ? demanda Henry d’Albaret.
– Aucun, commandant.
– Et vous ne savez pas si ce capitaine se
nommait Nicolas Starkos ?
– Je l’ignore.
– Et rien n’a pu faire soupçonner que cette
sacolève fît partie de la flottille des pirates qui
infestent cette partie de l’Archipel ?
– Rien ; mais s’il en était ainsi, répondit le
consul, il ne serait pas étonnant qu’elle eût fait
voile pour la Crète, dont certains ports sont
toujours ouverts à ces forbans ! »
262
Cette nouvelle ne laissa pas de causer au
commandant de la Syphanta une véritable
émotion, comme tout ce qui pouvait se rapporter
directement ou indirectement à la disparition
d’Hadjine Elizundo. En vérité, c’était une
mauvaise chance d’être arrivé si peu de temps
après le départ de la sacolève. Mais, puisqu’elle
avait fait route pour le sud, peut-être la corvette,
qui devait suivre cette direction, parviendrait-elle
à la rejoindre ? Aussi Henry d’Albaret, qui
désirait si ardemment se trouver en face de
Nicolas Starkos, quittait-il Syra dans la soirée
même du 21 juillet, après avoir appareillé sous
une petite brise qui ne pouvait que fraîchir, à s’en
rapporter aux indications du baromètre.
Pendant quinze jours, il faut bien l’avouer, le
commandant d’Albaret chercha au moins autant
la sacolève que les pirates. Décidément, dans sa
pensée, la Karysta méritait d’être traitée comme
eux et pour les mêmes raisons. Le cas échéant, il
verrait ce qu’il aurait à faire.
Cependant, malgré ses recherches, la corvette
ne parvint pas à retrouver les traces de la
263
sacolève. À Naxos, dont on visita tous les ports,
la Karysta n’avait point fait relâche. Au milieu
des îlots et des écueils qui entourent cette île, on
ne fut pas plus heureux. D’ailleurs, absence
complète de forbans, et cela dans des parages
qu’ils fréquentaient volontiers. Pourtant, le
commerce est considérable entre ces riches
Cyclades, et les chances de pillage auraient dû
tout particulièrement les y attirer.
Il en fut de même à Paros, qu’un simple canal,
large de sept milles, sépare de Naxos. Ni les ports
de Parkia, de Naussa, de Sainte-Marie, d’Agoula,
de Dico, n’avaient reçu la visite de Nicolas
Starkos. Sans doute, ainsi que l’avait dit le consul
de Syra, la sacolève avait dû se diriger vers un
des points du littoral de la Crète.
La Syphanta, le 9 août, mouillait dans le port
de Milo. Cette île, que les commotions
volcaniques ont faite pauvre, de riche qu’elle fut
jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, est
maintenant empoisonnée par les vapeurs
malignes du sol, et sa population tend de plus en
plus à s’amoindrir.
264
Là, les recherches furent également vaines.
Non seulement la Karysta n’y avait point paru,
mais on ne trouva même pas à donner la chasse à
un seul de ces pirates, qui écumaient
habituellement la mer des Cyclades. C’était à se
demander, vraiment, si l’arrivée de la Syphanta,
très à propos signalée, ne leur donnait pas le
temps de prendre la fuite. La corvette avait fait
assez de mal à ceux du nord de l’Archipel, pour
que ceux du sud voulussent éviter de se
rencontrer avec elle. Enfin, pour une raison ou
pour une autre, jamais ces parages n’avaient été
si sûrs. Il semblait que les navires de commerce
pussent y naviguer désormais en toute sécurité.
Quelques-uns de ces grands caboteurs, chébecs,
senaux, polacres, tartanes, felouques ou
caravelles, rencontrés en route, furent interrogés ;
mais, des réponses de leurs patrons ou capitaines,
le commandant d’Albaret ne put rien tirer qui fût
de nature à l’éclairer.
Cependant, on était au 14 août. Il ne restait
plus que deux semaines pour atteindre l’île de
Scarpanto, avant les premiers jours de septembre.
Sortie du groupe des Cyclades, la Syphanta
265
n’avait plus qu’à piquer droit au sud pendant
soixante-dix à quatre-vingts lieues. Cette mer,
c’est la longue terre de Crète qui la ferme, et déjà
les plus hautes cimes de l’île, enveloppées
d’éternelles neiges, se montraient au-dessus de
l’horizon.
Ce fut dans cette direction que le commandant
d’Albaret résolut de faire route. Après être arrivé
en vue de la Crète, il n’aurait plus qu’à revenir
vers l’est pour gagner Scarpanto.
Cependant, la Syphanta, en quittant Milo,
poussa encore dans le sud-est jusqu’à l’île de
Santorin, et fouilla les moindres replis de ses
falaises noirâtres. Dangereux parages, desquels il
peut à chaque instant surgir un nouvel écueil sous
la poussée des feux volcaniques. Puis, prenant
pour amers l’ancien mont Ida, le moderne
Psilanti, qui domine la Crète de plus de sept mille
pieds, la corvette courut droit dessus sous une
jolie brise d’ouest-nord-ouest, qui lui permit
d’établir toute sa voilure.
Le surlendemain, 15 août, les hauteurs de cette
île, la plus grande de tout l’Archipel, détachaient
266
sur un horizon clair leurs pittoresques
découpures, depuis le cap Spada jusqu’au cap
Stavros. Un brusque retour de la côte cachait
encore l’échancrure au fond de laquelle se trouve
Candie, la capitale.
« Votre intention, mon commandant, demanda
le capitaine Todros, est-elle de relâcher dans un
des ports de l’île ?
– La Crète est toujours aux mains des Turcs,
répondit Henry d’Albaret, et je crois que nous
n’avons rien à y faire. À s’en rapporter aux
nouvelles qui m’ont été communiquées à Syra,
les soldats de Mustapha, après s’être emparés de
Retimo, sont devenus maîtres du pays tout entier,
malgré la valeur des Sphakiotes.
– De hardis montagnards, ces Sphakiotes, dit
le capitaine Todros, et qui, depuis le début de la
guerre, se sont justement fait une grande
réputation de courage...
– Oui, de courage... et d’avidité, Todros,
répondit Henry d’Albaret. Il y a deux mois à
peine, ils tenaient le sort de la Crète dans leurs
mains. Mustapha et les siens, surpris par eux,
267
allaient être exterminés ; mais, sur son ordre, ses
soldats jetèrent bijoux, parures, armes de prix,
tout ce qu’ils portaient de plus précieux, et, tandis
que les Sphakiotes se débandaient pour ramasser
ces objets, les Turcs ont pu s’échapper à travers
le défilé dans lequel ils devaient trouver la mort !
– Cela est fort triste, mais, après tout, mon
commandant, les Crétois ne sont pas absolument
des Grecs ! »
Qu’on ne s’étonne pas d’entendre le second de
la Syphanta, qui était d’origine hellénique, tenir
ce langage. Non seulement à ses yeux, et quel
qu’eût été leur patriotisme, les Crétois n’étaient
pas des Grecs, mais ils ne devaient pas même le
devenir à la formation définitive du nouveau
royaume. Ainsi que Samos, la Crète allait rester
sous la domination ottomane, ou tout au moins
jusqu’en 1832, époque à laquelle le sultan devait
céder à Méhemet-Ali tous ses droits sur l’île.
Or, dans l’état actuel des choses, le
commandant d’Albaret n’avait aucun intérêt à
entrer en communication avec les divers ports de
la Crète. Candie était devenue le principal arsenal
268
des Égyptiens, et c’est de là que le pacha avait
lancé ses sauvages soldats sur la Grèce. Quant à
la Canée, à l’instigation des autorités ottomanes,
sa population aurait pu faire un mauvais accueil
au pavillon corfiote qui battait à la corne de la
Syphanta. Enfin, ni à Gira-Petra, ni à Suda, ni à
Cisamos, Henry d’Albaret n’eût obtenu de
renseignements, qui eussent pu lui permettre de
couronner sa croisière par quelque importante
capture.
« Non, dit-il au capitaine Todros, il me paraît
inutile d’observer la côte septentrionale, mais
nous pourrions tourner l’île par le nord-ouest,
doubler le cap Spada et croiser un jour ou deux
au large de Grabouse. »
C’était évidemment le meilleur parti à prendre.
Dans les eaux mal famées de Grabouse, la
Syphanta trouverait peut-être l’occasion, qui lui
était refusée depuis plus d’un mois, d’envoyer
quelques bordées aux pirates de l’Archipel.
En outre, si la sacolève, comme on pouvait le
croire, avait fait voile pour la Crète, il n’était pas
impossible qu’elle fût en relâche à Grabouse.
269
Raison de plus pour que le commandant
d’Albaret voulût observer les approches de ce
port.
À cette époque, en effet, Grabouse était encore
un nid à forbans. Près de sept mois avant, il
n’avait pas fallu moins d’une flotte anglo-
française et d’un détachement de réguliers grecs
sous le commandement de Maurocordato, pour
avoir raison de ce repaire de mécréants. Et, ce
qu’il y eut de particulier, c’est que ce furent les
autorités crétoises elles-mêmes qui refusèrent de
livrer une douzaine de pirates, réclamés par le
commandant de l’escadre anglaise. Aussi, celui-
ci fut-il obligé d’ouvrir le feu contre la citadelle,
de brûler plusieurs vaisseaux et d’opérer un
débarquement pour obtenir satisfaction.
Il était donc naturel de supposer que, depuis le
départ de l’escadre alliée, les pirates avaient dû
préférablement se réfugier à Grabouse, puisqu’ils
y trouvaient des auxiliaires si inattendus. Aussi
Henry d’Albaret se décida-t-il à gagner Scarpanto
en suivant la côte méridionale de la Crète, de
manière à passer devant Grabouse. Il donna donc
270
ses ordres, et le capitaine Todros s’empressa de
les faire exécuter.
Le temps était à souhait. D’ailleurs, sous cet
agréable climat, décembre est le commencement
de l’hiver et janvier en est la fin. Île fortunée, que
cette Crète, patrie du roi Minos et de l’ingénieur
Dédale ! N’était-ce pas là qu’Hippocrate envoyait
sa riche clientèle de la Grèce qu’il parcourait en
enseignant l’art de guérir ?
La Syphanta, orientée au plus près, lofa de
façon à doubler le cap Spade, qui se projette au
bout de cette langue de terre, allongée entre la
baie de la Canée et la baie de Kisamo. Le cap fut
dépassé dans la soirée. Pendant la nuit – une de
ces nuits si transparentes de l’Orient – la corvette
contourna l’extrême pointe de l’île. Un virement
vent devant lui suffit pour reprendre sa direction
au sud, et, le matin, sous petite voilure, elle
courait de petits bords devant l’entrée de
Grabouse.
Pendant six jours, le commandant d’Albaret ne
cessa d’observer toute cette côte occidentale de
l’île, comprise entre Grabouse et Kisamo.
271
Plusieurs navires sortirent du port, felouques ou
chébecs de commerce. La Syphanta en
« raisonna » quelques-uns, et n’eut point lieu de
suspecter leurs réponses. Sur les questions qui
leur furent faites au sujet des pirates auxquels
Grabouse pouvait avoir donné refuge, ils se
montrèrent d’ailleurs extrêmement réservés. On
sentait qu’ils craignaient de se compromettre.
Henry d’Albaret ne put même savoir, au juste, si
la sacolève Karysta se trouvait en ce moment
dans le port.
La corvette agrandit alors son champ
d’observation. Elle visita les parages compris
entre Grabouse et le cap Crio. Puis, le 22, sous
une jolie brise qui fraîchissait avec le jour et
mollissait avec la nuit, elle doubla ce cap et
commença à prolonger d’aussi près que possible
le littoral de la mer Lybienne, moins tourmenté,
moins découpé, moins hérissé de promontoires et
de pointes que celui de la mer de Crète, sur la
côte opposée. Vers l’horizon du nord se déroulait
la chaîne des montagnes d’Asprovouna, que
dominait à l’est ce poétique mont Ida, dont les
neiges résistent éternellement au soleil de
272
l’Archipel.
Plusieurs fois, sans relâcher dans aucun de ces
petits ports de la côte, la corvette stationna à un
demi-mille de Rouméli, d’Anopoli, de Sphakia ;
mais les vigies du bord ne purent signaler un seul
bâtiment de pirates sur les parages de l’île.
Le 27 août, la Syphanta, après avoir suivi les
contours de la grande baie de Messara, doublait
le cap Matala, la pointe la plus méridionale de la
Crète, dont la largeur, en cet endroit, ne mesure
pas plus de dix à onze lieues. Il ne semblait pas
que cette exploration dût amener le moindre
résultat utile à la croisière. Peu de navires, en
effet, cherchent à traverser la mer Lybienne par
cette latitude. Ils prennent, ou plus au nord, à
travers l’Archipel, ou plus au sud, en se
rapprochant des côtes d’Égypte. On ne voyait
guère, alors, que des embarcations de pêche,
mouillées près des roches, et, de temps à autre,
quelques-unes de ces longues barques, chargées
de limaçons de mer, sorte de mollusques assez
recherchés dont il s’expédie d’énormes
cargaisons dans toutes les îles.
273
Or, si la corvette n’avait rien rencontré sur
cette partie du littoral que termine le cap Matala,
là où les nombreux îlots peuvent cacher tant de
petits bâtiments, il n’était pas probable qu’elle fût
plus favorisée sur la seconde moitié de la côte
méridionale. Henry d’Albaret allait donc se
décider à faire directement route pour Scarpanto,
quitte à s’y trouver un peu plus tôt que ne le
marquait la mystérieuse lettre, lorsque ses projets
furent modifiés dans la soirée du 29 août.
Il était six heures. Le commandant, le second,
quelques officiers, étaient réunis sur la dunette,
observant le cap Matala. En ce moment, la voix
de l’un des gabiers, en vigie sur les barres du
petit perroquet, se fit entendre :
« Navire par bâbord devant ! »
Les longues-vues furent aussitôt dirigées vers
le point indiqué, à quelques milles sur l’avant de
la corvette.
« En effet, dit le commandant d’Albaret, voilà
un bâtiment qui navigue sous la terre...
– Et qui doit bien la connaître puisqu’il la
274
range de si près ! ajouta le capitaine Todros.
– A-t-il hissé son pavillon ?
– Non, mon commandant, répondit un des
officiers.
– Demandez aux vigies s’il est possible de
savoir quelle est la nationalité de ce navire ! »
Ces ordres furent exécutés. Quelques instants
plus tard, réponse était donnée qu’aucun pavillon
ne battait à la corne de ce bâtiment, ni même en
tête de sa mâture.
Cependant, il faisait assez jour encore pour
que l’on pût, à défaut de sa nationalité, estimer au
moins quelle était sa force.
C’était un brick, dont le grand mât s’inclinait
sensiblement sur l’arrière. Extrêmement long,
très fin de formes, démesurément mâté, avec une
large croisure, il pouvait, autant qu’on pouvait
s’en rendre compte à cette distance, jauger de
sept à huit cents tonneaux et devait avoir une
marche exceptionnelle sous toutes les allures.
Mais était-il armé en guerre ? Avait-il ou non de
l’artillerie sur son pont ? Ses pavois étaient-ils
275
percés de sabords dont les mantelets eussent été
baissés ? C’est ce que les meilleures longues-
vues du bord ne purent reconnaître.
En effet, une distance de quatre milles, au
moins, séparait alors le brick de la corvette. En
outre, avec le soleil qui venait de disparaître
derrière les hauteurs des Asprovouna, le soir
commençait à se faire, et l’obscurité, au pied de
la terre, était déjà profonde.
« Singulier bâtiment ! dit le capitaine Todros.
– On dirait qu’il cherche à passer entre l’île
Platana et la côte ! ajouta un des officiers.
– Oui ! comme un navire qui regretterait
d’avoir été vu, répondit le second, et qui voudrait
se cacher ! »
Henry d’Albaret ne répondit pas ; mais,
évidemment, il partageait l’opinion de ses
officiers. La manœuvre du brick, en ce moment,
ne laissait pas de lui paraître suspecte.
« Capitaine Todros, dit-il enfin, il importe de
ne pas perdre la piste de ce navire pendant la nuit.
Nous allons manœuvrer de manière à rester dans
276
ses eaux jusqu’au jour. Mais, comme il ne faut
pas qu’il nous voie, vous ferez éteindre tous les
feux à bord. »
Le second donna des ordres en conséquence.
On continua d’observer le brick, tant qu’il fut
visible sous la haute terre qui l’abritait. Lorsque
la nuit fut faite, il disparut complètement, et
aucun feu ne permit de déterminer sa position.
Le lendemain, dès les premières lueurs de
l’aube, Henry d’Albaret était à l’avant de la
Syphanta, attendant que les brumes se fussent
dégagées de la surface de la mer.
Vers sept heures, le brouillard se dissipa, et
toutes les lunettes se dirigèrent vers l’est.
Le brick était toujours le long de terre, à la
hauteur du cap Alikaporitha, à six milles environ
en avant de la corvette. Il avait donc sensiblement
gagné sur elle pendant la nuit, et cela, sans qu’il
eût rien ajouté à sa voilure de la veille, misaine,
grand et petit hunier, petit perroquet, ayant laissé
sa grand’voile et sa brigantine sur leurs cargues.
« Ce n’est point l’allure d’un bâtiment qui
277
chercherait à fuir, fit observer le second.
– Peu importe ! répondit le commandant.
Tâchons de le voir de plus près ! Capitaine
Todros, faites porter sur ce brick. »
Les voiles hautes furent aussitôt larguées au
sifflet du maître d’équipage, et la vitesse de la
corvette s’accrut notablement.
Mais, sans doute, le brick tenait à garder sa
distance, car il largua sa brigantine et son grand
perroquet – rien de plus. S’il ne voulait pas se
laisser approcher par la Syphanta, très
probablement aussi, il ne voulait pas la laisser en
arrière. Toutefois, il se tint sous la côte, en la
serrant d’aussi près que possible.
Vers dix heures du matin, soit qu’elle eût été
plus favorisée par le vent, soit que le navire
inconnu eût consenti à lui laisser prendre un peu
d’avance, la corvette avait gagné quatre milles
sur lui.
On put l’observer alors dans de meilleures
conditions. Il était armé d’une vingtaine de
caronades et devait avoir un entrepont, bien qu’il
278
fût très ras sur l’eau.
« Hissez le pavillon », dit Henry d’Albaret.
Le pavillon fut hissé à la corne de brigantine,
et il fut appuyé d’un coup de canon. Cela
signifiait que la corvette voulait connaître la
nationalité du navire en vue. Mais, à ce signal, il
ne fut fait aucune réponse. Le brick ne modifia ni
sa direction ni sa vitesse, et s’éleva d’un quart
afin de doubler la baie de Kératon.
« Pas poli, ce gaillard-là ! dirent les matelots.
– Mais prudent, peut-être ! répondit un vieux
gabier de misaine. Avec son grand mât incliné, il
vous a un air de porter son chapeau sur l’oreille et
de ne pas vouloir l’user à saluer les gens ! »
Un second coup de canon partit du sabord de
chasse de la corvette – inutilement. Le brick ne
mit point en panne, et il continua tranquillement
sa route, sans plus se préoccuper des injonctions
de la corvette que si elle eût été par le fond.
Ce fut alors une véritable lutte de vitesse qui
s’établit entre les deux bâtiments. Toute la
voilure avait été mise dessus à bord de la
279
Syphanta, bonnettes, ailes de pigeons, contre-
cacatois, tout, jusqu’à la voile de civadière. Mais,
de son côté, le brick força de toile et maintint
imperturbablement sa distance.
« Il a donc une mécanique du diable dans le
ventre ! » s’écria le vieux gabier.
La vérité est que l’on commençait à enrager à
bord de la corvette, non seulement l’équipage,
mais aussi les officiers, et plus qu’eux tous,
l’impatient Todros. Vrai Dieu ! il eût donné sa
part de prises pour pouvoir amariner ce brick,
quelle que fût sa nationalité !
La Syphanta était armée, à l’avant, d’une pièce
à très longue portée, qui pouvait envoyer un
boulet plein de trente livres à une distance de près
de deux milles.
Le commandant d’Albaret – calme, au moins
en apparence – donna ordre de tirer.
Le coup partit, mais le boulet, après avoir
ricoché, alla tomber à une vingtaine de brasses du
brick.
Celui-ci, pour toute réponse, se contenta de
280
gréer ses bonnettes hautes, et il eut bientôt accru
la distance qui le séparait de la corvette.
Fallait-il donc renoncer à l’atteindre, aussi
bien en forçant de toile qu’en lui envoyant des
projectiles ? C’était humiliant pour une aussi
bonne marcheuse que la Syphanta !
La nuit se fit sur les entrefaites. La corvette se
trouvait alors à peu près à la hauteur du cap
Péristéra. La brise vint à fraîchir, assez
sensiblement même pour qu’il fût nécessaire de
rentrer les bonnettes et d’établir une voilure de
nuit plus convenable.
La pensée du commandant était bien que, le
jour venu, il n’apercevrait plus rien de ce navire,
pas même l’extrémité de ses mâts que lui
masquerait soit l’horizon dans l’est, soit un retour
de la côte.
Il se trompait.
Au soleil levant, le brick était toujours là, sous
la même allure, ayant conservé sa distance. On
eût dit qu’il réglait sa vitesse sur celle de la
corvette.
281
« Il nous aurait à la remorque, disait-on sur le
gaillard d’avant, que ce serait tout comme ! »
Rien de plus vrai.
En ce moment, le brick, après avoir donné
dans le canal Kouphonisi entre l’île de ce nom et
la terre, contournait la pointe de Kakialithi, afin
de remonter la partie orientale de la Crète.
Allait-il donc se réfugier dans quelque port, ou
disparaître au fond de l’un de ces étroits canaux
du littoral ?
Il n’en fut rien.
À sept heures du matin, le brick laissait porter
franchement dans le nord-est et se lançait vers la
pleine mer.
« Est-ce qu’il se dirigerait sur Scarpanto ? » se
demanda Henry d’Albaret, non sans étonnement.
Et, sous une brise qui fraîchissait de plus en
plus, au risque d’envoyer en bas une partie de sa
mâture, il continua cette interminable poursuite,
que l’intérêt de sa mission, non moins que
l’honneur de son bâtiment, lui commandait de ne
point abandonner.
282
Là, dans cette partie de l’Archipel, largement
ouverte à tous les points du compas, au milieu de
cette vaste mer que ne couvraient plus les
hauteurs de la Crète, la Syphanta parut reprendre
d’abord quelque avantage sur le brick. Vers une
heure de l’après-midi, la distance d’un navire à
l’autre était réduite à moins de trois milles.
Quelques boulets furent encore envoyés ; mais ils
ne purent atteindre leur but et ne provoquèrent
aucune modification dans la marche du brick.
Déjà les cimes de Scarpanto apparaissaient à
l’horizon, en arrière de la petite île de Caso, qui
pend à la pointe de l’île, comme la Sicile pend à
la pointe de l’Italie.
Le commandant d’Albaret, ses officiers, son
équipage, purent alors espérer qu’ils finiraient par
faire connaissance avec ce mystérieux navire,
assez impoli pour ne répondre ni aux signaux ni
aux projectiles.
Mais vers cinq heures du soir, la brise ayant
molli, le brick retrouva toute son avance.
« Ah ! le gueux !... Le diable est pour lui !... Il
va nous échapper ! » s’écria le capitaine Todros.
283
Et, alors, tout ce que peut faire un marin
expérimenté dans le but d’augmenter la vitesse de
son navire, voiles arrosées pour en resserrer le
tissu, hamacs suspendus, dont le branle peut
imprimer un balancement favorable à la marche,
tout fut mis en œuvre – non sans quelque succès.
Vers sept heures, en effet, un peu après le
coucher du soleil, deux milles au plus séparaient
les deux bâtiments.
Mais la nuit vient vite sous cette latitude. Le
crépuscule y est de courte durée. Il aurait fallu
accroître encore la vitesse de la corvette pour
atteindre le brick avant la nuit.
En ce moment, il passait entre les îlots de
Caso-Poulo et l’île de Casos. Puis, au tournant de
cette dernière, dans le fond de l’étroite passe qui
la sépare de Scarpanto, on cessa de l’apercevoir.
Une demi-heure après lui, la Syphanta arrivait
au même endroit, serrant toujours la terre pour se
maintenir au vent. Il faisait encore assez jour
pour qu’il fût possible de distinguer un navire de
cette grandeur dans un rayon de plusieurs milles.
Le brick avait disparu.
284
XII
285
plus de quarante milles de l’île de Rhodes. Ses
hauts sommets la signalent de loin. Sur les vingt
lieues de son périmètre, elle se découpe,
s’échancre, se creuse en indentations multiples
que protègent une infinité d’écueils. Si elle a
donné son nom aux eaux qui la baignent, c’est
qu’elle était déjà redoutée des anciens autant
qu’elle est redoutable aux modernes. À moins
d’être pratique, et vieux pratique de la mer
Carpathienne, il était et il est encore très
dangereux de s’y aventurer.
Cependant elle ne manque point de bons
mouillages, cette île qui forme le dernier grain du
long chapelet des Sporades. Depuis le cap Sidro
et le cap Pernisa jusqu’aux caps Bonandrea et
Andemo de sa côte septentrionale, on peut y
trouver de nombreux abris. Quatre ports, Agata,
Porto di Tristano, Porto Grato, Porto Malo Nato,
étaient très fréquentés autrefois par les caboteurs
du Levant, avant que Rhodes leur eût enlevé leur
importance commerciale. Maintenant, c’est à
peine si quelques rares navires ont intérêt à y
relâcher.
286
Scarpanto est une île grecque, ou, du moins,
elle est habitée par une population grecque, mais
elle appartient à l’Empire ottoman. Après la
constitution définitive du royaume de Grèce, elle
devait même rester turque sous le gouvernement
d’un simple cadi, lequel habitait alors une sorte
de maison fortifiée, située au-dessus du bourg
moderne d’Arkassa.
À cette époque, on eût rencontré dans cette île
un grand nombre de Turcs, auxquels, il faut bien
le dire, sa population, n’ayant point pris part à la
guerre de l’Indépendance, ne faisait pas mauvais
accueil. Devenue même le centre d’opérations
commerciales des plus criminelles, Scarpanto
recevait avec le même empressement les navires
ottomans et les bâtiments pirates, qui venaient lui
verser leurs cargaisons de prisonniers. Là, les
courtiers de l’Asie Mineure, aussi bien que ceux
des côtes barbaresques, se pressaient autour d’un
important marché, sur lequel se débitait cette
marchandise humaine. Là s’ouvraient les
enchères, là s’établissaient les prix qui variaient
en raison des demandes ou offres d’esclaves. Et,
il faut l’avouer, le cadi n’était point sans
287
s’intéresser à ces opérations qu’il présidait en
personne, car les courtiers auraient cru manquer à
leur devoir en ne lui abandonnant pas un tant
pour cent de la vente.
Quant au transport de ces malheureux sur les
bazars de Smyrne ou de l’Afrique, il se faisait par
des navires qui, le plus souvent, venaient en
prendre livraison au port d’Arkassa, situé sur la
côte occidentale de l’île. S’ils ne suffisaient pas,
un exprès était envoyé à la côte opposée, et les
pirates ne répugnaient point à cet odieux
commerce.
En ce moment, dans l’est de Scarpanto, au
fond de criques presque introuvables, on ne
comptait pas moins d’une vingtaine de bâtiments,
grands ou petits, montés par plus de douze ou
treize cents hommes. Cette flottille n’attendait
que l’arrivée de son chef pour se lancer en
quelque nouvelle et criminelle expédition.
Ce fut au port d’Arkassa, à une encablure du
môle, par un excellent fond de dix brasses, que la
Syphanta vint mouiller dans la soirée du 2
septembre. Henry d’Albaret, en mettant le pied
288
sur l’île, ne se doutait guère que les hasards de sa
croisière l’avaient précisément conduit au
principal entrepôt du commerce d’esclaves.
« Comptez-vous relâcher quelque temps à
Arkassa, mon commandant ? demanda le
capitaine Todros, lorsque les manœuvres du
mouillage furent terminées.
– Je ne sais, répondit Henry d’Albaret. Bien
des circonstances peuvent m’obliger à quitter
promptement ce port, mais bien d’autres aussi
peuvent m’y retenir !
– Les hommes iront-ils à terre ?
– Oui, mais par bordées seulement. Il faut que
la moitié de l’équipage soit toujours consignée
sur la Syphanta.
– C’est entendu, mon commandant, répondit le
capitaine Todros. Nous sommes ici plus en pays
turc qu’en pays grec, et il n’est que prudent de
veiller au grain ! »
On se rappelle qu’Henry d’Albaret n’avait rien
dit à son second, ni à ses officiers, des motifs
pour lesquels il était venu à Scarpanto, ni
289
comment rendez-vous lui avait été donné en cette
île pour les premiers jours de septembre par une
lettre anonyme, arrivée à bord dans des
conditions inexplicables. D’ailleurs, il comptait
bien recevoir ici quelque nouvelle
communication qui lui indiquerait ce que son
mystérieux correspondant attendait de la corvette
dans les eaux de la mer Carpathienne.
Mais, ce qui n’était pas moins étrange, c’était
cette disparition subite du brick au delà du canal
de Casos, lorsque la Syphanta se croyait sur le
point de l’atteindre.
Aussi, avant de venir relâcher à Arkassa,
Henry d’Albaret n’avait-il pas cru devoir
abandonner la partie. Après s’être approché de
terre, autant que le permettait son tirant d’eau, il
s’était imposé la tâche d’observer toutes les
anfractuosités de la côte. Mais, au milieu de ce
semis d’écueils qui la défendent, sous l’abri des
hautes falaises rocheuses qui la délimitent, un
bâtiment tel que le brick pouvait facilement se
dissimuler. Derrière cette barrière de brisants, que
la Syphanta ne pouvait ranger de plus près, sans
290
courir le risque d’échouer, un capitaine,
connaissant ces canaux, avait pour lui toute
chance de dépister ceux qui le poursuivaient. Si
donc le brick s’était réfugié dans quelque secrète
crique, il serait très difficile de le retrouver, non
plus que les autres bâtiments pirates, auxquels
l’île donnait asile sur des mouillages inconnus.
Les recherches de la corvette durèrent deux
jours et furent vaines. Le brick se serait
soudainement abîmé sous les eaux, au delà de
Casos, qu’il n’eût pas été plus invisible. Quelque
dépit qu’il en ressentît, le commandant d’Albaret
dut renoncer à tout espoir de le découvrir. Il
s’était donc décidé à venir mouiller dans le port
d’Arkassa. Là, il n’avait plus qu’à attendre.
Le lendemain, entre trois heures et cinq heures
du soir, la petite ville d’Arkassa allait être
envahie par une grande partie de la population de
l’île, sans parler des étrangers, européens ou
asiatiques, dont le concours ne pouvait faire
défaut à cette occasion. C’était, en effet, jour de
grand marché. De misérables êtres, de tout âge et
de toute condition, récemment faits prisonniers
291
par les Turcs, devaient y être mis en vente.
À cette époque, il y avait à Arkassa un bazar
particulier, destiné à ce genre d’opération, un
« batistan », tel qu’il s’en trouve en certaines
villes des États barbaresques. Ce batistan
contenait alors une centaine de prisonniers,
hommes, femmes, enfants, solde des dernières
razzias faites dans le Péloponnèse. Entassés pêle-
mêle au milieu d’une cour sans ombre, sous un
soleil encore ardent, leurs vêtements en
lambeaux, leur attitude désolée, leur physionomie
de désespérés, disaient tout ce qu’ils avaient
souffert. À peine nourris et mal, à peine abreuvés
et d’une eau trouble, ces malheureux s’étaient
réunis par familles jusqu’au moment où le
caprice des acheteurs allait séparer les femmes
des maris, les enfants de leurs père et mère. Ils
eussent inspiré la plus profonde pitié à tous autres
qu’à ces cruels « bachis », leurs gardiens, que
nulle douleur ne savait plus émouvoir. Et ces
tortures, qu’étaient-elles auprès de celles qui les
attendaient dans les seize bagnes d’Alger, de
Tunis, de Tripoli, où la mort faisait si rapidement
des vides qu’il fallait les combler sans cesse ?
292
Cependant, toute espérance de redevenir libres
n’était pas enlevée à ces captifs. Si les acheteurs
faisaient une bonne affaire en les achetant, ils
n’en faisaient pas une moins bonne en les rendant
à la liberté – pour un très haut prix – surtout ceux
dont la valeur se basait sur une certaine situation
sociale en leur pays de naissance. Un grand
nombre étaient ainsi arrachés à l’esclavage, soit
par rédemption publique, lorsque c’était l’État
qui les revendait avant leur départ, soit quand les
propriétaires traitaient directement avec les
familles, soit enfin lorsque les religieux de la
Merci, riches des quêtes qu’ils avaient faites dans
toute l’Europe, venaient les délivrer jusque dans
les principaux centres de la Barbarie. Souvent
aussi, des particuliers, animés du même esprit de
charité, consacraient une partie de leur fortune à
cette œuvre de bienfaisance. En ces derniers
temps, même, des sommes considérables, dont la
provenance était inconnue, avaient été employées
à ces rachats, mais plus spécialement au profit
des esclaves d’origine grecque, que les chances
de la guerre avaient livrés depuis six ans aux
courtiers de l’Afrique et de l’Asie Mineure.
293
Le marché d’Arkassa se faisait aux enchères
publiques. Tous, étrangers et indigènes, y
pouvaient prendre part ; mais, ce jour-là, comme
les traitants ne venaient opérer que pour le
compte des bagnes de la Barbarie, il n’y avait
qu’un seul lot de captifs. Suivant que ce lot
échoirait à tel ou tel courtier, il serait dirigé sur
Alger, Tripoli ou Tunis.
Néanmoins, il existait deux catégories de
prisonniers. Les uns venaient du Péloponnèse –
c’étaient les plus nombreux. Les autres avaient
été récemment pris à bord d’un navire grec, qui
les ramenait de Tunis à Scarpanto, d’où ils
devaient être rapatriés en leur pays d’origine.
Ces pauvres gens, destinés à tant de misères,
ce serait la dernière enchère qui déciderait de leur
sort, et l’on pouvait surenchérir tant que cinq
heures n’étaient pas sonnées. Le coup de canon
de la citadelle d’Arkassa, en assurant la fermeture
du port, arrêtait en même temps les dernières
mises à prix du marché.
Donc, ce 3 septembre, les courtiers ne
manquaient point autour du batistan. Il y avait de
294
nombreux agents venus de Smyrne et autres
points voisins de l’Asie Mineure, qui, ainsi qu’il
a été dit, agissaient tous pour le compte des États
barbaresques.
Cet empressement n’était que trop explicable.
En effet, les derniers événements faisaient
pressentir une prochaine fin de la guerre de
l’Indépendance. Ibrahim était refoulé dans le
Péloponnèse, tandis que le maréchal Maison
venait de débarquer en Morée avec un corps
expéditionnaire de deux mille Français.
L’exportation des prisonniers allait donc être
notablement réduite à l’avenir. Aussi leur valeur
vénale devait-elle s’accroître d’autant plus, à
l’extrême satisfaction du cadi.
Pendant la matinée, les courtiers avaient visité
le batistan, et ils savaient à quoi s’en tenir sur la
quantité ou la qualité des captifs, dont le lot
atteindrait sans doute de très hauts prix.
« Par Mahomet ! répétait un agent de Smyrne,
qui pérorait au milieu d’un groupe de ses
confrères, l’époque des belles affaires est passée !
Vous souvenez-vous du temps où les navires
295
nous amenaient ici les prisonniers par milliers et
non par centaines !
– Oui !... comme cela s’est fait après les
massacres de Scio ! répondit un autre courtier.
D’un seul coup, plus de quarante mille esclaves !
Les pontons ne pouvaient suffire à les renfermer !
– Sans doute, reprit un troisième agent, qui
paraissait avoir un grand sens du commerce. Mais
trop de captifs, trop d’offres, et trop d’offres, trop
de baisse dans les prix ! Mieux vaut transporter
peu à des conditions plus avantageuses, car les
prélèvements sont toujours les mêmes, quoique
les frais soient plus considérables !
– Oui !... en Barbarie surtout !... Douze pour
cent du produit total au profit du pacha, du cadi
ou du gouverneur !
– Sans compter un pour cent pour l’entretien
du môle et des batteries des côtes !
– Et encore un pour cent, qui va de notre
poche dans celle des marabouts !
– En vérité, c’est ruineux, aussi bien pour les
armateurs que pour les courtiers ! »
296
Ces propos s’échangeaient ainsi entre ces
agents, qui n’avaient pas même conscience de
l’infamie de leur commerce. Toujours les mêmes
plaintes sur les mêmes questions de droits ! Et ils
auraient sans doute continué à se répandre en
récriminations, si la cloche n’y eût mis fin, en
annonçant l’ouverture du marché.
Il va sans dire que le cadi présidait à cette
vente. Son devoir de représentant du
gouvernement turc l’y obligeait, non moins que
son intérêt personnel. Il était là, trônant sur une
sorte d’estrade, abrité sous une tente que
dominait le croissant du pavillon rouge, à demi
couché sur de larges coussins avec une
nonchalance tout ottomane.
Près de lui, le crieur public se disposait à faire
son office. Mais il ne faudrait pas croire que ce
crieur eût là l’occasion de s’époumoner. Non !
Dans ce genre d’affaires, les courtiers prenaient
leur temps pour surenchérir. S’il devait y avoir
quelque lutte un peu vive pour l’adjudication
définitive, ce ne serait vraisemblablement que
pendant le dernier quart d’heure de la séance.
297
La première enchère fut mise à mille livres
turques par un des courtiers de Smyrne.
« À mille livres turques ! » répéta le crieur.
Puis, il ferma les yeux, comme s’il avait tout
le loisir de sommeiller, en attendant une
surenchère.
Pendant la première heure, les mises à prix ne
montèrent que de mille à deux mille livres
turques, soit environ quarante-sept mille francs
en monnaie française. Les courtiers se
regardaient, s’observaient, causaient entre eux de
tout autre chose. Leur siège était fait d’avance. Ils
ne hasarderaient le maximum de leurs offres que
pendant les dernières minutes qui précéderaient le
coup de canon de fermeture.
Mais l’arrivée d’un nouveau concurrent allait
modifier ces dispositions et donner un élan
inattendu aux enchères.
Vers quatre heures, en effet, deux hommes
venaient de paraître sur le marché d’Arkassa.
D’où venaient-ils ? De la partie orientale de l’île,
sans doute, à en juger d’après la direction suivie
298
par l’araba, qui les avait déposés à la porte même
du batistan.
Leur apparition causa un vif mouvement de
surprise et d’inquiétude. Évidemment, les
courtiers ne s’attendaient pas à voir apparaître un
personnage avec lequel il faudrait compter.
« Par Allah ! s’écria l’un d’eux, c’est Nicolas
Starkos en personne !
– Et son damné Skopélo ! répondit un autre.
Nous qui les croyions au diable ! »
C’étaient ces deux hommes, bien connus sur le
marché d’Arkassa. Plus d’une fois, déjà, ils y
avaient fait d’énormes affaires en achetant des
prisonniers pour le compte des traitants de
l’Afrique. L’argent ne leur manquait pas,
quoiqu’on ne sût pas trop d’où ils le tiraient, mais
cela les regardait. Et le cadi, en ce qui le
concernait, ne put que s’applaudir de voir arriver
de si redoutables concurrents.
Un seul coup d’œil avait suffi à Skopélo,
grand connaisseur en cette matière, pour estimer
la valeur du lot des captifs. Aussi se contenta-t-il
299
de dire quelques mots à l’oreille de Nicolas
Starkos, qui lui répondit affirmativement d’une
simple inclinaison de tête.
Mais, si observateur que fût le second de la
Karysta, il n’avait pas vu le mouvement
d’horreur que l’arrivée de Nicolas Starkos venait
de provoquer chez l’une des prisonnières.
C’était une femme âgée, de grande taille.
Assise à l’écart dans un coin du batistan, elle se
leva, comme si quelque irrésistible force l’eût
poussée. Elle fit même deux ou trois pas, et un cri
allait, sans doute, s’échapper de sa bouche... Elle
eut assez d’énergie pour se contenir. Puis,
reculant avec lenteur, enveloppée de la tête aux
pieds dans les plis d’un misérable manteau, elle
revint prendre sa place derrière un groupe de
captifs, de manière à se dissimuler complètement.
Il ne lui suffisait évidemment pas de se cacher la
figure : elle voulait encore soustraire toute sa
personne aux regards de Nicolas Starkos.
Cependant les courtiers, sans lui adresser la
parole, ne cessaient de regarder le capitaine de la
Karysta. Celui-ci ne semblait même pas faire
300
attention à eux. Venait-il donc pour leur disputer
ce lot de prisonniers ? Ils devaient le craindre,
étant donné les rapports que Nicolas Starkos avait
avec les pachas et les beys des États
barbaresques.
On ne fut pas longtemps sans être fixé à cet
égard. En ce moment, le crieur s’était relevé pour
répéter à voix haute le montant de la dernière
enchère :
« À deux mille livres !
– Deux mille cinq cents, dit Skopélo, qui se
faisait, en ces occasions, le porte-parole de son
capitaine.
– Deux mille cinq cents livres ! » annonça le
crieur.
Et les conversations particulières reprirent
dans les divers groupes, qui s’observaient non
sans défiance.
Un quart d’heure s’écoula. Aucune autre
surenchère n’avait été mise après Skopélo.
Nicolas Starkos, indifférent et hautain, se
promenait autour du batistan. Personne ne
301
pouvait douter que, finalement, l’adjudication ne
fût faite à son profit, même sans grand débat.
Cependant, le courtier de Smyrne, après avoir
préalablement consulté deux ou trois de ses
collègues, lança une nouvelle enchère de deux
mille sept cents livres.
« Deux mille sept cents livres, répéta le crieur.
– Trois mille ! »
C’était Nicolas Starkos qui avait parlé, cette
fois. Que s’était-il donc passé ? Pourquoi
intervenait-il personnellement dans la lutte ?
D’où venait que sa voix, si froide d’habitude,
marquait une violente émotion qui surprit
Skopélo lui-même ? On va le savoir.
Depuis quelques instants, Nicolas Starkos,
après avoir franchi la barrière du batistan, se
promenait au milieu des groupes de captifs. La
vieille femme, en le voyant s’approcher, s’était
plus étroitement encore cachée sous son manteau.
Il n’avait donc pas pu la voir.
Mais, soudain, son attention venait d’être
attirée par deux prisonniers qui formaient un
302
groupe à part. Il s’était arrêté, comme si ses pieds
eussent été cloués au sol.
Là, près d’un homme de haute stature, une
jeune fille, épuisée de fatigue, gisait à terre.
En apercevant Nicolas Starkos, l’homme se
redressa brusquement. Aussitôt la jeune fille
rouvrit les yeux. Mais, dès qu’elle aperçut le
capitaine de la Karysta, elle se rejeta en arrière.
« Hadjine ! » s’écria Nicolas Starkos.
C’était Hadjine Elizundo, que Xaris venait de
saisir dans ses bras, comme pour la défendre.
« Elle ! » répéta Nicolas Starkos.
Hadjine s’était dégagée de l’étreinte de Xaris
et regardait en face l’ancien client de son père.
Ce fut à ce moment que Nicolas Starkos, sans
même chercher à savoir comment il pouvait se
faire que l’héritière du banquier Elizundo fût
ainsi exposée sur le marché d’Arkassa, jeta d’une
voix troublée cette nouvelle enchère de trois
mille livres.
« Trois mille livres ! » avait répété le crieur.
303
Il était alors un peu plus de quatre heures et
demie. Encore vingt-cinq minutes, le coup de
canon se ferait entendre, et l’adjudication serait
prononcée au profit du dernier enchérisseur.
Mais déjà les courtiers, après avoir conféré
ensemble, se disposaient à quitter la place, bien
décidés à ne pas pousser plus loin leurs prix. Il
semblait donc certain que le capitaine de la
Karysta, faute de concurrents, allait rester maître
du terrain, lorsque l’agent de Smyrne voulut
tenter, une dernière fois, de soutenir la lutte.
« Trois mille cinq cents livres ! cria-t-il.
– Quatre mille ! » répondit aussitôt Nicolas
Starkos.
Skopélo, qui n’avait pas aperçu Hadjine, ne
comprenait rien à cette ardeur immodérée du
capitaine. À son compte, la valeur du lot était
déjà dépassée, et de beaucoup, par ce prix de
quatre mille livres. Aussi se demandait-il ce qui
pouvait exciter Nicolas Starkos à se lancer de la
sorte dans une mauvaise affaire.
Cependant un long silence avait suivi les
304
derniers mots du crieur. Le courtier de Smyrne
lui-même, sur un signe de ses collègues, venait
d’abandonner la partie. Qu’elle fût définitivement
gagnée par Nicolas Starkos, auquel il ne s’en
fallait que de quelques minutes pour avoir gain de
cause, cela ne pouvait plus faire de doute.
Xaris l’avait compris. Aussi serrait-il plus
étroitement la jeune fille entre ses bras. On ne la
lui arracherait qu’après l’avoir tué !
En ce moment, au milieu du profond silence,
une voix vibrante se fit entendre, et ces trois mots
furent jetés au crieur :
« Cinq mille livres ! »
Nicolas Starkos se retourna.
Un groupe de marins venait d’arriver à
l’entrée du batistan. Devant eux se tenait un
officier.
« Henry d’Albaret ! s’écria Nicolas Starkos.
Henry d’Albaret... ici... à Scarpanto ! »
C’était le hasard seul qui venait d’amener le
commandant de la Syphanta sur la place du
marché. Il ignorait même que, ce jour-là – c’est-
305
à-dire vingt-quatre heures après son arrivée à
Scarpanto – il y eût une vente d’esclaves dans la
capitale de l’île. D’autre part, puisqu’il n’avait
point aperçu la sacolève au mouillage, il devait
être non moins étonné de trouver Nicolas Starkos
à Arkassa que celui-ci l’était de l’y voir.
De son côté, Nicolas Starkos ignorait que la
corvette fût commandée par Henry d’Albaret,
bien qu’il sût qu’elle avait relâché à Arkassa.
Que l’on juge donc des sentiments qui
s’emparèrent de ces deux ennemis, lorsqu’ils se
virent en face l’un de l’autre.
Et, si Henry d’Albaret avait jeté cette enchère
inattendue, c’est que, parmi les prisonniers du
batistan, il venait d’apercevoir Hadjine et Xaris –
Hadjine qui allait retomber au pouvoir de Nicolas
Starkos ! Mais Hadjine l’avait entendu, elle
l’avait vu, elle se fût précipitée vers lui, si les
gardiens ne l’en eussent empêchée.
D’un geste, Henry d’Albaret rassura et contint
la jeune fille. Quelle que fût son indignation,
lorsqu’il se vit en présence de son odieux rival, il
resta maître de lui-même. Oui ! fût-ce au prix de
306
toute sa fortune, s’il le fallait, il saurait arracher à
Nicolas Starkos les prisonniers entassés sur le
marché d’Arkassa, et avec eux, celle qu’il avait
tant cherchée, celle qu’il n’espérait plus revoir !
En tout cas, la lutte serait ardente. En effet, si
Nicolas Starkos ne pouvait comprendre comment
Hadjine Elizundo se trouvait parmi ces captifs,
pour lui, elle n’en était pas moins la riche
héritière du banquier de Corfou. Ses millions ne
pouvaient avoir disparu avec elle. Ils seraient
toujours là pour la racheter à celui dont elle
deviendrait l’esclave. Donc, aucun risque à
surenchérir. Aussi Nicolas Starkos résolut-il de le
faire avec d’autant plus de passion, d’ailleurs,
qu’il s’agissait de lutter contre son rival, et son
rival préféré !
« Six mille livres ! cria-t-il.
– Sept mille ! » répondit le commandant de la
Syphanta, sans même se retourner vers Nicolas
Starkos.
Le cadi ne pouvait que s’applaudir de la
tournure que prenaient les choses. En présence de
ces deux concurrents, il ne cherchait point à
307
dissimuler la satisfaction qui perçait sous sa
gravité ottomane.
Mais, si ce cupide magistrat supputait déjà ce
que seraient ses prélèvements, Skopélo, lui,
commençait à ne plus pouvoir se maîtriser. Il
avait reconnu Henry d’Albaret, puis Hadjine
Elizundo. Si, par haine, Nicolas Starkos
s’entêtait, l’affaire, qui eût été bonne dans une
certaine mesure, deviendrait très mauvaise,
surtout si la jeune fille avait perdu sa fortune,
comme elle avait perdu sa liberté – ce qui était
possible, d’ailleurs !
Aussi, prenant Nicolas Starkos à part, essaya-
t-il de lui soumettre humblement quelques sages
observations. Mais il fut reçu de telle manière
qu’il n’osa plus en hasarder de nouvelles. C’était
le capitaine de la Karysta, maintenant, qui jetait
lui-même ses enchères au crieur, et d’une voix
insultante pour son rival.
Comme on le pense bien, les courtiers, sentant
que la bataille devenait chaude, étaient restés
pour en suivre les diverses péripéties. La foule
des curieux, devant cette lutte à coups de milliers
308
de livres, manifestait l’intérêt qu’elle y prenait
par de bruyantes clameurs. Si, pour la plupart, ils
connaissaient le capitaine de la sacolève, aucun
d’eux ne connaissait le commandant de la
Syphanta. On ignorait même ce qu’était venue
faire cette corvette, naviguant sous pavillon
corfiote, dans les parages de Scarpanto. Mais,
depuis le début de la guerre, tant de navires de
toutes nations s’étaient employés au transport des
esclaves, que tout portait à croire que la Syphanta
servait à ce genre de commerce. Donc, que les
prisonniers fussent achetés par Henry d’Albaret
ou par Nicolas Starkos, pour eux ce serait
toujours l’esclavage.
En tout cas, avant cinq minutes, cette question
allait être absolument décidée.
À la dernière enchère proclamée par le crieur,
Nicolas Starkos avait répondu par ces mots :
« Huit mille livres !
– Neuf mille ! » dit Henry d’Albaret.
Nouveau silence. Le commandant de la
Syphanta, toujours maître de lui, suivait du
309
regard Nicolas Starkos, qui allait et venait
rageusement, sans que Skopélo osât l’aborder.
Aucune considération, d’ailleurs, n’aurait pu
enrayer maintenant la furie des enchères.
« Dix mille livres ! cria Nicolas Starkos.
– Onze mille ! répondit Henry d’Albaret.
– Douze mille ! » répliqua Nicolas Starkos,
sans attendre cette fois.
Le commandant d’Albaret n’avait point
immédiatement répondu. Non qu’il hésitât à le
faire. Mais il venait de voir Skopélo se précipiter
vers Nicolas Starkos pour l’arrêter dans son
œuvre de folie – ce qui, pour un moment,
détourna l’attention du capitaine de la Karysta.
En même temps, la vieille prisonnière, qui
s’était si obstinément cachée jusqu’alors, venait
de se redresser, comme si elle avait eu la pensée
de montrer son visage à Nicolas Starkos...
À ce moment, au sommet de la citadelle
d’Arkassa, une rapide flamme brilla dans une
volute de vapeurs blanches ; mais, avant que la
détonation ne fût arrivée jusqu’au batistan, une
310
nouvelle enchère avait été jetée d’une voix
retentissante :
« Treize mille livres ! »
Puis, la détonation se fit entendre, à laquelle
succédèrent d’interminables hurrahs.
Nicolas Starkos avait repoussé Skopélo avec
une violence qui le fit rouler sur le sol...
Maintenant il était trop tard ! Nicolas Starkos
n’avait plus le droit de surenchérir ! Hadjine
Elizundo venait de lui échapper, et pour jamais,
sans doute !
« Viens ! » dit-il d’une voix sourde à Skopélo.
Et on eût pu l’entendre murmurer ces mots :
« Ce sera plus sûr et ce sera moins cher ! »
Tous deux montèrent alors dans leur araba et
disparurent au tournant de cette route qui se
dirigeait vers l’intérieur de l’île.
Déjà Hadjine Elizundo, entraînée par Xaris,
avait franchi les barrières du batistan. Déjà elle
était dans les bras d’Henry d’Albaret, qui lui
disait en la pressant sur son cœur :
311
« Hadjine !... Hadjine !... Toute ma fortune, je
l’aurais sacrifiée pour vous racheter...
– Comme j’ai sacrifié la mienne pour racheter
l’honneur de mon nom ! répondit la jeune fille.
Oui, Henry !... Hadjine Elizundo est pauvre,
maintenant, et maintenant digne de vous ! »
312
XIII
À bord de la « Syphanta »
313
L’embarquement des prisonniers s’était donc
opéré sans difficultés, et, avant trois jours, ces
malheureux, condamnés aux tortures des bagnes
barbaresques, seraient débarqués en quelque port
de la Grèce septentrionale, là où ils n’auraient
plus rien à craindre pour leur liberté.
Mais cette délivrance, c’était bien à celui qui
venait de les arracher aux mains de Nicolas
Starkos qu’ils la devaient tout entière ! Aussi,
leur reconnaissance se manifesta-t-elle par un
acte touchant, dès qu’ils eurent pris pied sur le
pont de la corvette.
Parmi eux se trouvait un « pappa », un vieux
prêtre de Léondari. Suivi de ses compagnons
d’infortune, il s’avança vers la dunette, sur
laquelle Hadjine Elizundo et Henry d’Albaret se
tenaient avec quelques-uns des officiers. Puis,
tous s’agenouillèrent, le vieillard à leur tête, et
celui-ci, tendant ses mains vers le commandant :
« Henry d’Albaret, dit-il, soyez béni de tous
ceux que vous avez rendus à la liberté !
– Mes amis, je n’ai fait que mon devoir !
répondit le commandant de la Syphanta,
314
profondément ému.
– Oui !... béni de tous... de tous... et de moi,
Henry ! » ajouta Hadjine en se courbant à son
tour.
Henry d’Albaret l’avait vivement relevée, et
alors les cris de vive Henry d’Albaret ! vive
Hadjine Elizundo ! éclatèrent depuis la dunette
jusqu’au gaillard d’avant, depuis les profondeurs
de la batterie jusqu’aux basses vergues, sur
lesquelles une cinquantaine de matelots s’étaient
groupés, en poussant de vigoureux hurrahs.
Une seule prisonnière – celle qui se cachait la
veille dans le batistan – n’avait point pris part à
cette manifestation. En s’embarquant, toute sa
préoccupation avait été de passer inaperçue au
milieu des captifs. Elle y avait réussi, et personne
même ne remarqua plus sa présence à bord, dès
qu’elle se fut blottie dans le coin le plus obscur
de l’entrepont. Évidemment, elle espérait pouvoir
débarquer sans avoir été vue. Mais pourquoi
prenait-elle tant de précautions ? Était-elle donc
connue de quelque officier ou matelot de la
corvette ? En tout cas, il fallait qu’elle eût de
315
graves raisons pour vouloir garder cet incognito
pendant les trois ou quatre jours que devait durer
la traversée de l’Archipel.
Cependant, si Henry d’Albaret méritait la
reconnaissance des passagers de la corvette, que
méritait donc Hadjine pour ce qu’elle avait fait
depuis son départ de Corfou ?
« Henry, avait-elle dit la veille, Hadjine
Elizundo est pauvre, maintenant, et maintenant
digne de vous ! »
Pauvre, elle l’était en effet ! Digne du jeune
officier ?... On va pouvoir en juger.
Et si Henry d’Albaret aimait Hadjine, lorsque
de si graves événements les avaient séparés l’un
de l’autre, combien cet amour dut grandir encore,
quand il connut ce qu’avait été toute la vie de la
jeune fille pendant cette longue année de
séparation !
Cette fortune que lui avait laissée son père, dès
qu’elle sut d’où elle provenait, Hadjine Elizundo
prit la résolution de la consacrer entièrement au
rachat de ces prisonniers, dont le trafic en
316
constituait la plus grande part. De ces vingt
millions, odieusement acquis, elle ne voulut rien
garder. Ce projet, elle ne le fit connaître qu’à
Xaris. Xaris l’approuva, et toutes les valeurs de la
maison de banque furent rapidement réalisées.
Henry d’Albaret reçut la lettre par laquelle la
jeune fille lui demandait pardon et lui disait
adieu. Puis, en compagnie de son brave et dévoué
Xaris, Hadjine quitta secrètement Corfou pour se
rendre dans le Péloponnèse.
À cette époque, les soldats d’Ibrahim faisaient
encore une guerre féroce aux populations du
centre de la Morée, tant éprouvées déjà et depuis
si longtemps. Les malheureux qu’on ne
massacrait pas étaient envoyés dans les
principaux ports de la Messénie, à Patras ou à
Navarin. De là, des navires, les uns frétés par le
gouvernement turc, les autres fournis par les
pirates de l’Archipel, les transportaient par
milliers soit à Scarpanto, soit à Smyrne, où les
marchés d’esclaves se tenaient en permanence.
Pendant les deux mois qui suivirent leur
disparition, Hadjine Elizundo et Xaris, ne
317
reculant jamais devant aucun prix, parvinrent à
racheter plusieurs centaines de prisonniers, de
ceux qui n’avaient pas encore quitté la côte
messénienne. Puis, ils employèrent tous leurs
soins à les mettre en sûreté, les uns dans les îles
Ioniennes, les autres dans les portions libres de la
Grèce du Nord.
Cela fait, tous deux se rendirent en Asie
Mineure, à Smyrne, où le commerce des esclaves
se faisait sur une échelle considérable. Là, par
convois nombreux, arrivaient des quantités de ces
prisonniers grecs, dont Hadjine Elizundo voulait
surtout obtenir la délivrance. Telles furent alors
ses offres – si supérieures à celles des courtiers
de la Barbarie ou du littoral asiatique – que les
autorités ottomanes trouvèrent grand profit à
traiter et traitèrent avec elle. Que sa généreuse
passion fût exploitée par ces agents on le croira
sans peine ; mais, là, plusieurs milliers de captifs
lui durent d’échapper aux bagnes des beys
africains.
Cependant, il y avait plus à faire encore, et
c’est à ce moment que la pensée vint à Hadjine de
318
marcher par deux voies différentes au but qu’elle
voulait atteindre.
En effet, il ne suffisait pas de racheter les
captifs mis en vente sur les marchés publics, ou
d’aller délivrer à prix d’or les esclaves au milieu
de leurs bagnes. Il fallait aussi anéantir ces
pirates qui capturaient les navires dans tous les
parages de l’Archipel.
Or, Hadjine Elizundo se trouvait à Smyrne,
quand elle apprit ce qu’était devenue la
Syphanta, après les premiers mois de sa croisière.
Elle n’ignorait pas que c’était au compte
d’armateurs corfiotes qu’avait été armée cette
corvette et pour quelle destination. Elle savait que
le début de la campagne avait été heureux ; mais,
à cette époque, la nouvelle arriva que la Syphanta
venait de perdre son commandant, plusieurs
officiers et une partie de son équipage dans un
combat contre une flottille de pirates,
commandée, disait-on, par Sacratif en personne.
Hadjine Elizundo se mit aussitôt en rapport
avec l’agent qui représentait, à Corfou, les
intérêts des armateurs de la Syphanta. Elle leur en
319
fit offrir un tel prix que ceux-ci se décidèrent à la
vendre. La corvette fut donc achetée sous le nom
d’un banquier de Raguse, mais elle appartenait
bien à l’héritière d’Elizondo, qui ne faisait
qu’imiter les Bobolina, les Modena, les Zacharias
et autres vaillantes patriotes, dont les navires,
armés à leurs frais au début de la guerre de
l’Indépendance, firent tant de mal aux escadres
de la marine ottomane.
Mais, en agissant ainsi, Hadjine avait eu la
pensée d’offrir le commandement de la Syphanta
au capitaine Henry d’Albaret. Un homme à elle,
un neveu de Xaris, marin d’origine grecque
comme son oncle, avait secrètement suivi le
jeune officier, aussi bien à Corfou, quand il fit
tant d’inutiles recherches pour retrouver la jeune
fille, qu’à Scio, lorsqu’il alla y rejoindre le
colonel Fabvier.
Par ses ordres, cet homme s’embarqua comme
matelot sur la corvette, au moment où elle
reformait son équipage, après le combat de
Lemnos. Ce fut lui qui fit parvenir à Henry
d’Albaret les deux lettres écrites de la main de
320
Xaris : la première, à Scio, où on lui marquait
qu’il y avait une place à prendre dans l’état-major
de la Syphanta ; la seconde, qu’il déposa sur la
table du carré, alors qu’il était de faction, et par
laquelle rendez-vous était donné à la corvette
pour les premiers jours de septembre sur les
parages de Scarpanto.
C’était là, en effet, qu’Hadjine Elizundo
comptait se trouver à cette époque, après avoir
terminé sa campagne de dévouement et de
charité. Elle voulait que la Syphanta servît à
rapatrier le dernier convoi de prisonniers,
rachetés avec les restes de sa fortune.
Mais, pendant les six mois qui allaient suivre,
que de fatigues à supporter, que de dangers à
courir !
Ce fut au centre même de la Barbarie, dans ces
ports infestés de pirates, sur ce littoral africain,
dont les pires bandits furent les maîtres jusqu’à la
conquête d’Alger, que la courageuse jeune fille,
accompagnée de Xaris, n’hésita pas à se rendre
pour accomplir sa mission. À cela, elle risquait sa
liberté, elle risquait sa vie, elle bravait tous les
321
dangers auxquels l’exposaient sa beauté et sa
jeunesse.
Rien ne l’arrêta. Elle partit.
On la vit alors, comme une religieuse de la
Merci, paraître à Tripoli, à Alger, à Tunis, et
jusque sur les plus infimes marchés de la côte
barbaresque. Partout où des prisonniers grecs
avaient été vendus, elle les rachetait avec grand
bénéfice pour leurs maîtres. Partout où des
traitants mettaient à l’encan ces troupeaux d’êtres
humains, elle se présentait, l’argent à la main.
C’est alors qu’elle put observer dans toute son
horreur le spectacle de ces misères de
l’esclavage, en un pays où les passions ne sont
retenues par aucun frein.
Alger était encore à la discrétion d’une milice,
composée de musulmans et de renégats, rebut des
trois continents qui forment le littoral de la
Méditerranée, ne vivant que de la vente des
prisonniers faits par les pirates et de leur rachat
par les chrétiens. Au dix-septième siècle, la terre
africaine comptait déjà près de quarante mille
esclaves des deux sexes enlevés à la France, à
322
l’Italie, à l’Angleterre, à l’Allemagne, à la
Flandre, à la Hollande, à la Grèce, à la Hongrie, à
la Russie, à la Pologne, à l’Espagne, dans toutes
les mers de l’Europe.
À Alger, au fond des bagnes du Pacha, d’Ali-
Mami, des Kouloughis et de Sidi-Hassan, à
Tunis, dans ceux de Youssif-Dey, de Galere-
Patrone et de Cicala, dans celui de Tripoli,
Hadjine Elizundo rechercha plus particulièrement
ceux dont la guerre hellénique avait fait des
esclaves. Comme si elle eût été protégée par
quelque talisman, elle passa au milieu de tous ces
dangers, soulageant toutes ces misères. À ces
mille périls que la nature des choses créait autour
d’elle, elle échappa comme par miracle ! Pendant
six mois, à bord des légers bâtiments caboteurs
de la côte, elle visita les points les plus reculés du
littoral – depuis la régence de Tripoli, jusqu’aux
dernières limites du Maroc – jusqu’à Tétuan, qui
fut autrefois une république de pirates,
régulièrement organisée – jusqu’à Tanger, dont la
baie servait de lieu d’hivernage à ces forbans –
jusqu’à Salé, sur la côte occidentale de l’Afrique,
où les malheureux captifs vivaient dans des
323
caveaux creusés à douze ou quinze pieds sous
terre.
Enfin, sa mission terminée, n’ayant plus rien
des millions laissés par son père, Hadjine
Elizundo songea à revenir en Europe avec Xaris.
Elle s’embarqua à bord d’un navire grec, sur
lequel prirent passage les derniers prisonniers,
rachetés par elle, et qui fit voile pour Scarpanto.
C’était là qu’elle comptait retrouver Henry
d’Albaret. C’était de là qu’elle avait résolu de
revenir en Grèce sur la Syphanta. Mais, trois
jours après avoir quitté Tunis, le navire qui la
portait fut capturé par un bâtiment turc, et elle
était conduite à Arkassa pour y être vendue
comme esclave avec ceux qu’elle venait de
délivrer !...
En somme, de cette œuvre entreprise par
Hadjine Elizundo, le résultat avait été celui-ci :
plusieurs milliers de prisonniers, rachetés avec
l’argent même qui avait été gagné à les vendre.
La jeune fille, maintenant ruinée, venait de
réparer, dans la mesure de ce qui était possible,
tout le mal fait par son père.
324
Voilà ce qu’apprit Henry d’Albaret. Oui !
Hadjine pauvre, était maintenant digne de lui, et,
pour l’arracher aux mains de Nicolas Starkos, il
se fût fait aussi pauvre qu’elle !
Cependant, dès le lendemain, la Syphanta
avait eu connaissance de la terre de Crète au lever
du jour. Elle manœuvra alors de manière à
s’élever vers le nord-ouest de l’Archipel.
L’intention du commandant d’Albaret était de
rallier la côte orientale de la Grèce à la hauteur de
l’île d’Eubée. Là, soit à Nègrepont, soit à Egine,
les prisonniers pourraient débarquer en lieu sûr, à
l’abri des Turcs, maintenant refoulés au fond du
Péloponnèse. Du reste, à cette date, il n’y avait
plus un seul des soldats d’Ibrahim dans la
péninsule hellénique.
Tous ces pauvres gens, on ne peut mieux
traités à bord de la Syphanta, se remettaient déjà
des effroyables souffrances qu’ils avaient
endurées. Pendant le jour, on les voyait groupés
sur le pont, où ils respiraient cette saine brise de
l’Archipel, les enfants, les mères, les époux que
menaçait une éternelle séparation, désormais
325
réunis pour ne plus se quitter. Ils savaient, aussi,
tout ce qu’avait fait Hadjine Elizundo, et, quand
elle passait, appuyée au bras d’Henry d’Albaret,
c’étaient de toutes parts des marques de
reconnaissance, témoignées par les actes les plus
touchants.
Vers les premières heures du matin, le 4
septembre, la Syphanta perdit de vue les sommets
de la Crète ; mais, la brise ayant commencé à
mollir, elle ne gagna que très peu dans cette
journée, bien qu’elle portât toute sa voilure. En
somme, vingt-quatre heures, quarante-huit heures
de plus, ce ne serait jamais un retard dont il fallût
se préoccuper. La mer était belle, le ciel superbe.
Rien n’indiquait une prochaine modification de
temps. Il n’y avait qu’à « laisser courir », comme
disent les marins, et la course se terminerait
quand il plairait à Dieu.
Cette paisible navigation ne pouvait être que
très favorable aux causeries du bord. Peu de
manœuvres à faire, d’ailleurs. Une simple
surveillance des officiers de quart et des gabiers
de l’avant, pour signaler les terres en vue ou les
326
navires au large.
Hadjine et Henry d’Albaret allaient alors
s’asseoir à l’arrière sur un banc de la dunette qui
leur était réservé. Là, le plus souvent, ils parlaient
non plus du passé, mais de cet avenir, dont ils se
sentaient maîtres maintenant. Ils faisaient des
projets d’une réalisation prochaine, sans oublier
de les soumettre au brave Xaris, qui était bien de
la famille. Le mariage devait être célébré aussitôt
leur arrivée sur la terre de Grèce. Cela était
convenu. Les affaires d’Hadjine Elizundo
n’entraîneraient plus ni difficultés ni retards. Une
année, employée à sa charitable mission, avait
simplifié tout cela ! Puis, le mariage fait, Henry
d’Albaret céderait au capitaine Todros le
commandement de la corvette, et il conduirait sa
jeune femme en France, d’où il comptait la
ramener ensuite sur sa terre natale.
Or, précisément, ce soir-là, ils s’entretenaient
de toutes ces choses. À peine le léger souffle de
la brise suffisait-il à gonfler les hautes voiles de
la Syphanta. Un merveilleux coucher de soleil
venait d’illuminer l’horizon, dont quelques traits
327
d’or vert surmontaient encore le périmètre
légèrement embrumé dans l’ouest. À l’opposé
scintillaient les premières étoiles du levant. La
mer tremblotait sous l’ondulation de ses paillettes
phosphorescentes. La nuit promettait d’être
magnifique.
Henry d’Albaret et Hadjine se laissaient aller
au charme de cette soirée délicieuse. Ils
regardaient le sillage, à peine dessiné par
quelques blanches guipures que la corvette
laissait à l’arrière. Le silence n’était troublé que
par les battements de la brigantine, dont les plis
bruissaient doucement. Ni lui ni elle ne voyaient
plus rien de ce qui n’était pas eux-mêmes et en
eux. Et, s’ils furent enfin rappelés au sentiment
du réel, c’est qu’Henry d’Albaret s’entendit
appeler avec une certaine insistance.
Xaris était devant lui.
« Mon commandant ?... dit Xaris pour la
troisième fois.
– Que voulez-vous, mon ami ? répondit Henry
d’Albaret, auquel il sembla que Xaris hésitait à
parler.
328
– Que veux-tu, mon bon Xaris ? demanda
Hadjine.
– J’ai une chose à vous dire, mon
commandant.
– Laquelle ?
– Voici de quoi il s’agit. Les passagers de la
corvette... ces braves gens que vous ramenez dans
leur pays... ont eu une idée, et ils m’ont chargé de
vous la communiquer.
– Eh bien, je vous écoute, Xaris.
– Voilà, mon commandant. Ils savent que vous
devez vous marier avec Hadjine...
– Sans doute, répondit Henry d’Albaret en
souriant. Cela n’est un mystère pour personne !
– Eh bien, ces braves gens seraient très
heureux d’être les témoins de votre mariage !
– Et ils le seront, Xaris, ils le seront, et jamais
fiancée n’aurait un pareil cortège, si l’on pouvait
réunir autour d’elle tous ceux qu’elle a arrachés à
l’esclavage !
– Henry !... dit la jeune fille en voulant
329
l’interrompre.
– Mon commandant a raison, répondit Xaris.
En tout cas, les passagers de la corvette seront là,
et...
– À notre arrivée sur la terre de Grèce, reprit
Henry d’Albaret, je les convierai tous à la
cérémonie de notre mariage !
– Bien, mon commandant, répondit Xaris.
Mais, après avoir eu cette idée-là, ces braves gens
en ont eu une seconde !
– Aussi bonne ?
– Meilleure. C’est de vous demander que le
mariage se fasse à bord de la Syphanta ! N’est-ce
pas comme un morceau de leur pays, cette brave
corvette qui les ramène en Grèce ?
– Soit. Xaris, répondit Henry d’Albaret.
– Vous y consentez, ma chère Hadjine ? »
Hadjine, pour toute réponse, lui tendit la main.
« Bien répondu, dit Xaris.
– Vous pouvez annoncer aux passagers de la
Syphanta, ajouta Henry d’Albaret, qu’il sera fait
330
comme ils le désirent.
– C’est entendu, mon commandant. Mais...
ajouta Xaris, en hésitant un peu, c’est que ce
n’est pas tout !
– Parle donc, Xaris, dit la jeune fille.
– Voici. Ces braves gens, après avoir eu une
idée bonne, puis une meilleure, en ont eu une
troisième qu’ils regardent comme excellente !
– Vraiment, une troisième ! répondit Henry
d’Albaret. Et quelle est cette troisième idée ?
– C’est que non seulement le mariage soit
célébré à bord de la corvette, mais aussi qu’il se
fasse en pleine mer... dès demain ! Il y a parmi
eux un vieux prêtre... »
Soudain, Xaris fut interrompu par la voix du
gabier qui était en vigie dans les barres de
misaine :
« Navires au vent ! »
Aussitôt Henry d’Albaret se leva et rejoignit le
capitaine Todros, qui regardait déjà dans la
direction indiquée.
331
Une flottille, composée d’une douzaine de
bâtiments de divers tonnages, se montrait à moins
de six milles dans l’est. Mais, si la Syphanta,
encalminée alors, était absolument immobile,
cette flottille, poussée par les derniers souffles
d’une brise qui n’arrivait pas jusqu’à la corvette,
devait nécessairement finir par l’atteindre.
Henry d’Albaret avait pris une longue-vue, et
il observait attentivement la marche de ces
navires.
« Capitaine Todros, dit-il en se retournant vers
le second, cette flottille est encore trop éloignée
pour qu’il soit possible de reconnaître ses
intentions ni quelle est sa force.
– En effet, mon commandant, répondit le
second, et, avec cette nuit sans lune qui va
devenir très obscure, nous ne pourrons nous
prononcer ! Il faut donc attendre à demain.
– Oui, il le faut, dit Henry d’Albaret, mais
comme ces parages ne sont pas sûrs, donnez
l’ordre de veiller avec le plus grand soin. Que
l’on prenne aussi toutes les précautions
indispensables pour le cas où ces navires se
332
rapprocheraient de la Syphanta. »
Le capitaine Todros prit des mesures en
conséquence, mesures qui furent aussitôt
exécutées. Une active surveillance fut établie à
bord de la corvette et devait être continuée
jusqu’au jour.
Il va sans dire qu’en présence des éventualités
qui pouvaient survenir, on remit à plus tard la
décision relative à cette célébration du mariage,
qui avait motivé la démarche de Xaris. Hadjine,
sur la prière d’Henry d’Albaret, avait dû regagner
sa cabine.
Pendant toute cette nuit, on dormit peu à bord.
La présence de la flottille signalée au large était
de nature à inquiéter. Tant que cela fut possible,
on avait observé ses mouvements. Mais un
brouillard assez épais se leva vers neuf heures, et
l’on ne tarda pas à la perdre de vue.
Le lendemain, quelques vapeurs masquaient
encore l’horizon dans l’est au lever du soleil.
Comme le vent faisait absolument défaut, ces
vapeurs ne se dissipèrent pas avant dix heures du
matin. Cependant rien de suspect n’avait apparu à
333
travers ces brumes. Mais, lorsqu’elles
s’évanouirent, toute la flottille se montra à moins
de quatre milles. Elle avait donc gagné deux
milles, depuis la veille, dans la direction de la
Syphanta, et, si elle ne s’était pas rapprochée
davantage, c’est que le brouillard l’avait
empêchée de manœuvrer. Il y avait là une
douzaine de navires qui marchaient de conserve
sous l’impulsion de leurs longs avirons de galère.
La corvette, sur laquelle ces engins n’auraient eu
aucune action, en raison de sa grandeur, restait
toujours immobile à la même place. Elle était
donc réduite à attendre, sans pouvoir faire un seul
mouvement.
Et pourtant, il n’était pas possible de se
méprendre aux intentions de cette flottille.
« Voilà un ramassis de navires singulièrement
suspects ! dit le capitaine Todros.
– D’autant plus suspects, répondit Henry
d’Albaret, que je reconnais parmi eux le brick
auquel nous avons donné inutilement la chasse
dans les eaux de la Crète ! »
Le commandant de la Syphanta ne se trompait
334
pas. Le brick, qui avait si étrangement disparu au
delà de la pointe de Scarpanto, était en tête. Il
manœuvrait de manière à ne pas se séparer des
autres bâtiments, placés sous ses ordres.
Cependant quelques souffles s’étaient levés
dans l’est. Ils favorisaient encore la marche de la
flottille ; mais ces risées, qui verdissaient
légèrement la mer en courant à sa surface,
venaient expirer à une ou deux encablures de la
corvette.
Soudain, Henry d’Albaret rejeta la longue-vue
qui n’avait pas quitté ses yeux :
« Branle-bas de combat ! » cria-t-il.
Il venait de voir un long jet de vapeur blanche
fuser à l’avant du brick, pendant qu’un pavillon
montait à sa corne, au moment où la détonation
d’une bouche à feu arrivait à la corvette.
Ce pavillon était noir, et un S rouge-feu
s’écartelait en travers de son étamine.
C’était le pavillon du pirate Sacratif.
335
XIV
Sacratif
336
droite, des felouques et des sacolèves armées en
guerre. D’après ce qu’en pouvaient juger les
officiers de la corvette, c’étaient plus de cent
bouches à feu, auxquelles ils auraient à répondre
avec vingt-deux canons et six caronades.
C’étaient sept ou huit cents hommes que les deux
cent cinquante matelots de leur équipage auraient
à combattre. Lutte inégale, à coup sûr. Toutefois,
la supériorité de l’artillerie de la Syphanta
pouvait lui donner quelque chance de succès,
mais à la condition qu’elle ne se laissât pas
approcher de trop près. Il fallait donc tenir cette
flottille à distance, en désemparant peu à peu ses
navires par des bordées envoyées avec précision.
En un mot, il s’agissait de tout faire pour éviter
un abordage, c’est-à-dire un combat corps à
corps. Dans ce dernier cas, le nombre eût fini par
l’emporter, car ce facteur a plus d’importance
encore sur mer que sur terre, puisque, la retraite
étant impossible, tout se résume à ceci : sauter ou
se rendre.
Une heure après que le brouillard se fut
dissipé, la flottille avait sensiblement gagné sur la
corvette, aussi immobile que si elle eût été au
337
mouillage au milieu d’une rade.
Cependant Henry d’Albaret ne cessait
d’observer la marche et la manœuvre des pirates.
Le branle-bas avait été fait rapidement à son
bord. Tous, officiers et matelots, étaient à leur
poste de combat. Ceux des passagers qui étaient
valides avaient demandé à se battre dans les rangs
de l’équipage, et on leur avait donné des armes.
Un silence absolu régnait dans la batterie et sur le
pont. À peine était-il interrompu par les quelques
mots que le commandant échangeait avec le
capitaine Todros.
« Nous ne nous laisserons pas aborder, lui
disait-il. Attendons que les premiers bâtiments
soient à bonne portée, et nous ferons feu de nos
canons de tribord.
– Tirerons-nous à couler ou à démâter ?
demanda le second.
– À couler », répondit Henry d’Albaret.
C’était le meilleur parti à prendre pour
combattre ces pirates, si terribles à l’abordage, et
particulièrement ce Sacratif, qui venait de hisser
338
impudemment son pavillon noir. Et, s’il l’avait
fait, c’est qu’il comptait, sans doute, que pas un
seul homme de la corvette ne survivrait, qui se
pourrait vanter de l’avoir vu face à face.
Vers une heure après midi, la flottille ne se
trouvait plus qu’à un mille au vent. Elle
continuait de s’approcher à l’aide de ses avirons.
La Syphanta, le cap au nord-ouest, ne se
maintenait pas sans peine à cette aire de compas.
Les pirates marchaient sur elle en ligne de
bataille – deux des bricks au milieu de la ligne, et
les deux autres à chaque extrémité. Ils
manœuvraient de manière à tourner la corvette
par l’avant et par l’arrière, afin de l’envelopper
dans une circonférence, dont le rayon diminuerait
peu à peu. Leur but était évidemment de l’écraser
d’abord sous des feux convergents, puis de
l’enlever à l’abordage.
Henry d’Albaret avait bien compris cette
manœuvre, si périlleuse pour lui, et il ne pouvait
l’empêcher, puisqu’il était condamné à
l’immobilité. Mais peut-être parviendrait-il à
briser cette ligne à coups de canon, avant qu’elle
339
ne l’eût enveloppé de toutes parts. Déjà, même,
les officiers se demandaient pourquoi leur
commandant, de cette voix ferme et calme qu’on
lui connaissait, n’envoyait pas l’ordre d’ouvrir le
feu.
Non ! Henry d’Albaret entendait ne frapper
qu’à coup sûr, et il voulait se laisser approcher à
bonne portée.
Dix minutes s’écoulèrent encore. Tous
attendaient, les pointeurs, l’œil à la culasse de
leurs canons, les officiers de la batterie, prêts à
transmettre les ordres du commandant, les
matelots du pont jetant un regard par dessus les
pavois. Les premières bordées ne viendraient-
elles pas de l’ennemi, maintenant que la distance
lui permettait de le faire utilement ?
Henry d’Albaret se taisait toujours. Il regardait
la ligne qui commençait à se courber à ses deux
extrémités. Les bricks du centre – et l’un d’eux
était celui qui avait hissé le pavillon noir de
Sacratif – se trouvaient alors à moins d’un mille.
Mais, si le commandant de la Syphanta ne se
pressait pas de commencer le feu, il ne semblait
340
point que le chef de la flottille fût plus pressé que
lui de le faire. Peut-être même prétendait-il
accoster la corvette, sans même avoir tiré un seul
coup de canon, afin de lancer quelques centaines
de ses pirates à l’abordage.
Enfin Henry d’Albaret pensa qu’il ne devait
pas attendre plus longtemps. Une dernière risée,
qui vint jusqu’à la corvette, lui permit d’arriver
d’un quart. Après avoir rectifié sa position, de
manière à bien avoir les deux bricks par le
travers, à moins d’un demi-mille :
« Attention sur le pont et dans la batterie ! »
cria-t-il.
Un léger bruissement se fit entendre à bord, et
fut suivi d’un silence absolu.
« À couler ! » dit Henry d’Albaret.
L’ordre fut aussitôt répété par les officiers, et
les pointeurs de la batterie visèrent
soigneusement la coque des deux bricks, tandis
que ceux du pont visaient la mâture.
« Feu ! » cria le commandant d’Albaret.
La bordée de tribord éclata. Du pont et de la
341
batterie de la corvette, onze canons et trois
caronades vomirent leurs projectiles, et entre
autres, plusieurs paires de ces boulets ramés, qui
sont disposés pour obtenir un démâtage à
moyenne distance.
Dès que les vapeurs de la poudre, repoussées
en arrière, eurent démasqué l’horizon, l’effet
produit par cette décharge sur les deux bâtiments,
put être immédiatement constaté. Il n’était pas
complet, mais ne laissait pas d’être important.
Un des deux bricks, qui occupaient le centre
de la ligne, avait été atteint au-dessus de la
flottaison. En outre, plusieurs de ses haubans et
galhaubans ayant été coupés, son mât de misaine,
entamé à quelques pieds au-dessus du pont,
venait de tomber en avant, brisant du même coup
la flèche du grand mât. Dans ces conditions, ce
brick allait perdre quelque temps à réparer ses
avaries ; mais il pouvait toujours porter sur la
corvette. Le danger qu’elle courait d’être cernée,
n’était donc pas atténué par ce début du combat.
En effet, les deux autres bricks, placés à
l’extrémité de l’aile droite et de l’aile gauche,
342
étaient maintenant arrivés à hauteur de la
Syphanta. De là, ils commençaient à se rabattre
sur elle en dépendant ; mais ils ne le firent pas
sans l’avoir saluée d’une bordée d’enfilade qu’il
lui était impossible d’éviter.
Il y eut là un double coup malheureux. Le mât
d’artimon de la corvette fut coupé à la hauteur
des jottreaux. Tout le phare de l’arrière s’abattit
en pagale, par bonheur, sans rien entraîner du
gréement du grand mât. En même temps, les
drômes et une embarcation étaient fracassées. Ce
qu’il y eut de plus regrettable, ce fut la mort d’un
officier et de deux matelots, tués sur le coup, sans
compter trois ou quatre autres, grièvement
blessés, que l’on transporta dans le faux-pont.
Aussitôt Henry d’Albaret donna des ordres
pour que le déblaiement de la dunette se fit sans
retard. Agrès, voiles, débris de vergues, espars,
furent enlevés en quelques minutes. La place
redevint libre et praticable. C’est qu’il n’y avait
pas un instant à perdre. Le combat d’artillerie
allait recommencer avec plus de violence. La
corvette, prise entre deux feux, serait obligée à
343
résister des deux bords.
À ce moment, une nouvelle bordée fut
envoyée par la Syphanta, et si bien pointée, cette
fois, que deux bâtiments de la flottille – un des
senaux et une saïque – atteints en plein bois au-
dessous de la ligne de flottaison, coulèrent en
quelques instants. Les équipages n’eurent que le
temps de se jeter dans les embarcations, afin de
regagner les deux bricks du centre, où ils furent
aussitôt recueillis.
« Hurrah ! Hurrah ! »
Ce fut le cri des matelots de la corvette, après
ce coup double qui faisait honneur à ses chefs de
pièce.
« Deux de coulés ! dit le capitaine Todros.
– Oui, répondit Henry d’Albaret, mais les
coquins, qui les montaient, ont pu embarquer à
bord des bricks, et je redoute toujours un
abordage qui leur donnerait l’avantage du
nombre ! »
Pendant un quart d’heure encore, la canonnade
continua de part et d’autre. Les navires pirates,
344
aussi bien que la corvette, disparaissaient au
milieu des vapeurs blanches de la poudre, et il
fallait attendre qu’elles se fussent dissipées pour
reconnaître le mal que l’on s’était fait
réciproquement. Par malheur, ce mal n’était que
trop sensible à bord de la Syphanta. Plusieurs
matelots avaient été tués ; d’autres, en plus grand
nombre, étaient grièvement blessés. Un officier
français, frappé en pleine poitrine, venait de
tomber, au moment où le commandant lui donnait
ses ordres.
Les morts et les blessés furent aussitôt
descendus dans le faux-pont. Déjà le chirurgien et
ses aides ne pouvaient suffire aux pansements et
aux opérations, que nécessitait l’état de ceux qui
avaient été frappés directement par les
projectiles, ou indirectement par les éclats de bois
sur le pont et dans la batterie. Si la mousqueterie
n’avait pas encore parlé entre ces bâtiments qui
se tenaient toujours à demi-portée de canon, s’il
n’y avait ni balle, ni biscaïen à extraire, les
blessures n’en étaient pas moins graves, en même
temps que plus horribles.
345
En cette occasion, les femmes, qui avaient été
confinées dans la cale, ne faillirent point à leur
devoir. Hadjine Elizundo leur donna l’exemple.
Toutes s’empressèrent à donner leurs soins aux
blessés, les encourageant, les réconfortant.
Ce fut alors que la vieille prisonnière de
Scarpanto quitta son obscure retraite. La vue du
sang n’était pas pour l’effrayer, et, sans doute, les
hasards de sa vie l’avaient déjà conduite sur plus
d’un champ de bataille. À la lueur des lampes du
faux-pont, elle se pencha au chevet des cadres où
reposaient les blessés, elle prêta la main aux
opérations les plus douloureuses, et, lorsqu’une
nouvelle bordée faisait trembler la corvette
jusque dans ses carlingues, pas un mouvement de
ses yeux n’indiquait que ces effroyables
détonations l’eussent fait tressaillir.
Cependant, l’heure approchait où l’équipage
de la Syphanta allait être obligé de lutter à l’arme
blanche contre les pirates. Leur ligne s’était
refermée, leur cercle se rétrécissait. La corvette
devenait le point de mire de tous ces feux
convergents.
346
Mais elle se défendait bien pour l’honneur du
pavillon qui battait toujours à sa corne. Son
artillerie faisait de grands ravages à bord de la
flottille. Deux autres bâtiments, une saïque et une
felouque, furent encore détruits. L’une coula.
L’autre, percée de boulets rouges, ne tarda pas à
disparaître au milieu des flammes.
Toutefois, l’abordage était inévitable. La
Syphanta n’eût pu l’éviter qu’en forçant la ligne
qui l’entourait. Faute de vent, elle ne le pouvait
pas, tandis que les pirates, mus par leurs avirons
de galère, s’approchaient en resserrant leur
cercle.
Le brick au pavillon noir n’était plus qu’à une
portée de pistolet, quand il lâcha toute sa bordée.
Un boulet vint frapper les ferrures de l’étambot à
l’arrière de la corvette, et la démonta de son
gouvernail.
Henry d’Albaret se prépara donc à recevoir
l’assaut des pirates et fit hisser ses filets de casse-
tête et d’abordage. Maintenant, c’était la
mousqueterie qui éclatait de part et d’autre.
Pierriers et espingoles, mousquets et pistolets,
347
faisaient pleuvoir une grêle de balles sur le pont
de la Syphanta. Bien des hommes tombèrent
encore, presque tous frappés mortellement. Vingt
fois Henry d’Albaret faillit être atteint ; mais,
immobile et calme sur son banc de quart, il
donnait ses ordres avec le même sang-froid que
s’il eût commandé une salve d’honneur dans une
revue d’escadre.
En ce moment, à travers les déchirures de la
fumée, les équipages ennemis pouvaient se voir
face à face. On entendait les horribles
imprécations des bandits. À bord du brick au
pavillon noir, Henry d’Albaret cherchait en vain à
apercevoir ce Sacratif, dont le nom seul était une
épouvante dans tout l’Archipel.
Ce fut alors que, par tribord et par bâbord, ce
brick et un de ceux qui avaient refermé la ligne,
soutenus un peu en arrière par les autres
bâtiments, vinrent élonger la corvette, dont les
précintes gémirent à cette pression. Les grappins,
lancés à propos, s’accrochèrent au gréement et
lièrent les trois navires. Leurs canons durent se
taire ; mais, comme les sabords de la Syphanta
348
étaient autant de brèches ouvertes aux pirates, les
servants restèrent à leur poste pour les défendre à
coups de haches, de pistolets et de piques. Tel
était l’ordre du commandant – ordre qui fut
envoyé dans la batterie, au moment où les deux
bricks venaient de l’accoster.
Soudain, un cri éclata de toutes parts, et avec
une telle violence qu’il domina un instant les
fracas de la mousqueterie.
« À l’abordage ! À l’abordage ! »
Ce combat, corps à corps, devint alors
effroyable. Ni les décharges d’espingoles, de
pierriers et de fusils, ni les coups de haches et de
piques, ne purent empêcher ces enragés, ivres de
fureur, avides de sang, de prendre pied sur la
corvette. De leurs hunes, ils faisaient un feu
plongeant de grenades, qui rendait intenable le
pont de la Syphanta, bien qu’elle aussi leur
répondit de ses hunes par la main de ses gabiers.
Henry d’Albaret se vit assailli de tous côtés. Ses
bastingages, bien qu’ils fussent plus élevés que
ceux des bricks, furent emportés d’assaut. Les
forbans passaient de vergues en vergues, et,
349
trouant les filets de casse-tête, se laissaient affaler
sur le pont. Qu’importait que quelques-uns
fussent tués avant de l’atteindre ! Leur nombre
était tel qu’il n’y paraissait pas.
L’équipage de la corvette, réduit maintenant à
moins de deux cents hommes valides, avait à se
battre contre plus de six cents.
En effet, les deux bricks servaient
incessamment de passage à de nouveaux
assaillants, amenés par les embarcations de la
flottille. C’était une masse à laquelle il était
presque impossible de résister. Le sang ne tarda
pas à couler à flots sur le pont de la Syphanta.
Les blessés, dans les convulsions de l’agonie, se
redressaient encore pour donner un dernier coup
de pistolet ou de poignard. Tout était confusion
au milieu de la fumée. Mais le pavillon corfiote
ne s’abaisserait pas tant qu’il resterait un homme
pour le défendre !
Au plus fort de cette horrible mêlée, Xaris se
battait comme un lion. Il n’avait pas quitté la
dunette. Vingt fois, sa hache, retenue par
l’estrope à son vigoureux poignet, en s’abattant
350
sur la tête d’un pirate, sauva de la mort Henry
d’Albaret.
Celui-ci, cependant, au milieu de ce trouble,
ne pouvant rien contre le nombre, restait toujours
maître de lui. À quoi songeait-il ? À se rendre ?
Non. Un officier français ne se rend pas à des
pirates. Mais alors, que ferait-il ? Imiterait-il cet
héroïque Bisson, qui, dix mois auparavant, dans
des conditions semblables, s’était fait sauter pour
ne pas tomber entre les mains des Turcs ?
Anéantirait-il, avec la corvette, les deux bricks
accrochés à ses flancs ? Mais c’était envelopper
dans la même destruction les blessés de la
Syphanta, les prisonniers arrachés à Nicolas
Starkos, ces femmes, ces enfants !... C’était
Hadjine sacrifiée !... Et ceux qu’épargnerait
l’explosion, si Sacratif leur laissait la vie,
comment échapperaient-ils, cette fois, aux
horreurs de l’esclavage ?
« Prenez garde, mon commandant ! » s’écria
Xaris, qui venait de se jeter au devant lui.
Une seconde de plus, Henry d’Albaret était
frappé à mort. Mais Xaris saisit de ses deux
351
mains le pirat qui allait le frapper, et il le
précipita dans la mer. Trois fois, d’autres
voulurent arriver jusqu’à Henry d’Albaret ; trois
fois, Xaris les étendit à ses pieds.
Cependant, le pont de la corvette était alors
entièrement envahi par la masse des assaillants. À
peine, quelques détonations se faisaient-elles
entendre. On se battait surtout à l’arme blanche,
et les cris dominaient les fracas de la poudre.
Les pirates, déjà maîtres du gaillard d’avant,
avaient fini par emporter tout l’espace jusqu’au
pied du grand mât. Peu à peu, ils repoussaient
l’équipage vers la dunette. Ils étaient dix contre
un – au moins. Comment la résistance eût-elle été
possible ? Le commandant d’Albaret, s’il eût
alors voulu faire sauter sa corvette, n’aurait pas
même pu mettre son projet à exécution. Les
assaillants occupaient l’entrée des écoutilles et
des panneaux qui donnaient accès à l’intérieur. Ils
s’étaient répandus dans la batterie et dans
l’entrepont, où la lutte continuait avec le même
acharnement. Arriver à la soute aux poudres, il
n’y fallait plus songer.
352
D’ailleurs, partout les pirates l’emportaient par
leur nombre. Une barrière, faite des corps de
leurs camarades blessés ou morts, les séparait
seulement de l’arrière de la Syphanta. Les
premiers rangs, poussés par les derniers,
franchirent cette barrière, après l’avoir rendue
plus haute encore, en y entassant d’autres
cadavres. Puis, foulant ces corps, les pieds dans
le sang, ils se précipitèrent à l’assaut de la
dunette.
Là s’étaient rassemblés une cinquantaine
d’hommes, et cinq ou six officiers avec le
capitaine Todros. Ils entouraient leur
commandant, décidés à résister jusqu’à la mort.
Sur cet étroit espace, la lutte fut désespérée.
Le pavillon, tombé de la corne de brigantine avec
le mât d’artimon, avait été rehissé au bâton de
poupe. C’était le dernier poste que l’honneur
commandait au dernier homme de défendre.
Mais, si résolue qu’elle fût, que pouvait cette
petite troupe contre les cinq ou six cents pirates
qui occupaient alors le gaillard d’avant, le pont,
les hunes, d’où pleuvait une grêle de grenades ?
353
Les équipages de la flottille venaient toujours en
aide aux premiers assaillants. C’était autant de
bandits que le combat n’avait point affaiblis
encore, lorsque chaque minute diminuait le
nombre des défenseurs de la dunette. Cette
dunette, cependant, c’était comme une forteresse.
Il fallut lui donner plusieurs fois l’assaut.
On ne saurait dire ce qui fut versé de sang
pour la prendre. Elle fut prise, enfin ! Les
hommes de la Syphanta durent reculer sous
l’avalanche jusqu’au couronnement. Là, ils se
groupèrent autour du pavillon, auquel ils firent un
rempart de leurs corps. Henry d’Albaret, au
milieu d’eux, le poignard d’une main, le pistolet
de l’autre, porta et lâcha les derniers coups.
Non ! Le commandant de la corvette ne se
rendit pas ! Il fut accablé par le nombre ! Alors il
voulut mourir... Ce fut en vain ! Il semblait que
pour ceux qui l’attaquaient, il y eût comme un
ordre secret de le prendre vivant – ordre dont
l’exécution coûta la vie à vingt des plus acharnés,
sous la hache de Xaris. Henry d’Albaret fut pris
enfin avec ceux de ses officiers qui avaient
354
survécu à ses côtés. Xaris et les autres matelots se
virent réduits à l’impuissance. Le pavillon de la
Syphanta cessa de flotter à sa poupe ! En même
temps, des cris, des vociférations, des hurrahs,
éclatèrent de toutes parts. C’étaient les
vainqueurs qui hurlaient pour mieux acclamer
leur chef :
« Sacratif !... Sacratif ! »
Ce chef parut alors au-dessus des bastingages
de la corvette. La masse des forbans s’écarta pour
lui faire place. Il marcha lentement vers l’arrière,
foulant, sans même y prendre garde, les cadavres
de ses compagnons. Puis, après avoir monté
l’escalier ensanglanté de la dunette, il s’avança
vers Henry d’Albaret.
Le commandant de la Syphanta put voir enfin
celui que la tourbe des pirates venait de saluer de
ce nom de Sacratif.
C’était Nicolas Starkos.
355
XV
Dénouement
356
oppresseurs. Oui ! c’était Nicolas Starkos qui
commandait cette flottille, dont les épouvantables
excès avaient épouvanté ces mers ! C’était lui qui
joignait à cet infâme métier de pirate un
commerce plus infâme encore ! C’était lui qui
vendait à des barbares, à des infidèles, ses
compatriotes échappés à l’égorgement des
Turcs ! Lui, Sacratif ! Et ce nom de guerre, ou
plutôt ce nom de piraterie, c’était le nom du fils
d’Andronika Starkos !
Sacratif – il faut l’appeler ainsi maintenant –
Sacratif, depuis bien des années, avait établi le
centre de ses opérations dans l’île de Scarpanto.
Là, au fond des criques inconnues de la côte
orientale, on eût trouvé les principales stations de
sa flottille. Là, des compagnons, sans foi ni loi,
qui lui obéissaient aveuglément, auxquels il
pouvait tout demander en fait de violence et
d’audace, formaient les équipages d’une
vingtaine de bâtiments, dont le commandement
lui appartenait sans conteste.
Après son départ de Corfou à bord de la
Karysta, Sacratif avait directement fait voile pour
357
Scarpanto. Son dessein était de reprendre ses
campagnes dans l’Archipel, avec l’espoir de
rencontrer la corvette, qu’il avait vue appareiller
pour prendre la mer et dont il connaissait la
destination. Cependant, tout en s’occupant de la
Syphanta, il ne renonçait pas à retrouver Hadjine
Elizundo et ses millions, pas plus qu’il ne
renonçait à se venger d’Henry d’Albaret.
La flottille des pirates se mit donc à la
recherche de la corvette ; mais, bien que Sacratif
eût entendu souvent parler d’elle et des
représailles qu’elle avait infligées aux écumeurs
du nord de l’Archipel, il ne parvint pas à tomber
sur ses traces. Ce n’était point lui, comme on
l’avait dit, qui commandait à ce combat de
Lemnos, où le capitaine Stradena trouva la mort ;
mais c’était bien lui qui s’était enfui du port de
Thasos sur la sacolève, à la faveur de la bataille
que la corvette livrait en vue du port. Seulement,
à cette époque, il ignorait encore que la Syphanta
fût passée sous le commandement d’Henry
d’Albaret, et il ne l’apprit que lorsqu’il le vit sur
le marché de Scarpanto.
358
Sacratif, en quittant Thasos, était venu
relâcher à Syra, et il n’avait quitté cette île que
quarante-huit heures avant l’arrivée de la
corvette. On ne s’était pas trompé en pensant que
la sacolève avait dû faire voile pour la Crète. Là,
dans le port de Grabouse attendait le brick qui
devait ramener Sacratif à Scarpanto pour y
préparer une nouvelle campagne. La corvette
l’aperçut peu après qu’il eut quitté Grabouse et
lui donna la chasse, sans pouvoir le rejoindre, tant
sa marche était supérieure.
Sacratif, lui, avait bien reconnu la Syphanta.
Courir sur elle, tenter de l’enlever à l’abordage,
satisfaire sa haine en la détruisant, telle avait été
sa pensée tout d’abord. Mais, réflexion faite, il se
dit que mieux valait se laisser poursuivre le long
du littoral de la Crète, entraîner la corvette
jusqu’aux parages de Scarpanto, puis disparaître
dans un de ces refuges que lui seul connaissait.
C’est ce qui fut fait, et le chef des pirates
s’occupait à mettre sa flottille en mesure
d’attaquer la Syphanta, lorsque les circonstances
précipitèrent le dénouement de ce drame.
359
On sait ce qui s’était passé, on sait pourquoi
Sacratif était venu au marché d’Arkassa, on sait
comment, après avoir retrouvé Hadjine Elizundo
parmi les prisonniers du batistan, il se vit en face
d’Henry d’Albaret, le commandant de la corvette.
Sacratif, croyant qu’Hadjine Elizundo était
toujours la riche héritière du banquier corfiote,
avait voulu à tout prix en devenir le maître...
L’intervention d’Henry d’Albaret fit échouer sa
tentative.
Plus décidé que jamais à s’emparer d’Hadjine
Elizundo, à se venger de son rival, à détruire la
corvette, Sacratif entraîna Skopélo et revint à la
côte ouest de l’île. Qu’Henry d’Albaret eût la
pensée de quitter immédiatement Scarpanto afin
de rapatrier les prisonniers, cela ne pouvait faire
doute. La flottille avait donc été réunie presque
au complet, et, dès le lendemain, elle reprenait la
mer. Les circonstances ayant favorisé sa marche,
la Syphanta était tombée en son pouvoir.
Lorsque Sacratif mit le pied sur le pont de la
corvette, il était trois heures du soir. La brise
commençait à fraîchir, ce qui permit aux autres
360
navires de reprendre leur poste de manière à
toujours conserver la Syphanta sous le feu de
leurs canons. Quant aux deux bricks, attachés à
ses flancs, ils durent attendre que leur chef fût
disposé à s’y embarquer.
Mais, en ce moment, il n’y songeait pas, et
une centaine de pirates restèrent avec lui à bord
de la corvette.
Sacratif n’avait pas encore adressé la parole au
commandant d’Albaret. Il s’était contenté
d’échanger quelques paroles avec Skopélo qui fit
conduire les prisonniers, officiers et matelots,
vers les écoutilles. Là, on les réunit à ceux de
leurs compagnons qui avaient été pris dans la
batterie et dans l’entrepont ; puis, tous furent
contraints de descendre au fond de la cale, dont
les panneaux se refermèrent sur eux. Quel sort
leur réservait-on ? Sans doute, une mort horrible
qui les anéantirait en détruisant la Syphanta !
Il ne restait plus alors sur la dunette qu’Henry
d’Albaret et le capitaine Todros, désarmés,
attachés, gardés à vue. Sacratif, entouré d’une
douzaine de ses plus farouches pirates, fit un pas
361
vers eux.
« Je ne savais pas, dit-il, que la Syphanta fût
commandée par Henry d’Albaret ! Si je l’avais
su, je n’aurais pas hésité à lui offrir le combat
dans les mers de Crète, et il ne fût pas allé faire
concurrence aux Pères de la Merci sur le marché
de Scarpanto.
– Si Nicolas Starkos nous eût attendus dans les
mers de Crète, répondit le commandant
d’Albaret, il serait déjà pendu à la vergue de
misaine de la Syphanta !
– Vraiment ? reprit Sacratif. Une justice
expéditive et sommaire...
– Oui !... la justice qui convient à un chef de
pirates !
– Prenez garde, Henry d’Albaret, s’écria
Sacratif, prenez garde ! Votre vergue de misaine
est encore au mât de la corvette, et je n’ai qu’à
faire un signe...
– Faites !
– On ne pend pas un officier ! s’écria le
capitaine Todros, on le fusille ! Cette mort
362
infamante...
– N’est-ce pas la seule que puisse donner un
infâme ! » répondit Henry d’Albaret.
Sur ce dernier mot, Sacratif fit un geste dont
les pirates ne savaient que trop la signification.
C’était un arrêt de mort.
Cinq ou six hommes se jetèrent sur Henry
d’Albaret, tandis que les autres retenaient le
capitaine Todros qui essayait de briser ses liens.
Le commandant de la Syphanta fut entraîné
vers l’avant, au milieu des plus abominables
vociférations. Déjà un cartahut avait été envoyé
de l’empointure de la vergue, et il ne s’en fallait
plus que de quelques secondes que l’infâme
exécution se fût accomplie sur la personne d’un
officier français, lorsque Hadjine Elizundo parut
sur le pont.
La jeune fille avait été amenée par ordre de
Sacratif. Elle savait que le chef de ces pirates,
c’était Nicolas Starkos. Mais ni son calme ni sa
fierté ne devaient lui faire défaut.
Et d’abord, ses yeux cherchèrent Henry
363
d’Albaret. Elle ignorait s’il avait survécu au
milieu de son équipage décimé. Elle l’aperçut !...
Il était vivant... vivant, au moment de subir le
dernier supplice !
Hadjine Elizundo courut à lui en s’écriant :
« Henry !... Henry !... »
Les pirates allaient les séparer, lorsque
Sacratif, qui se dirigeait vers l’avant de la
corvette, s’arrêta à quelques pas d’Hadjine et
d’Henry d’Albaret. Il les regarda tous deux avec
une ironie cruelle.
« Voilà Hadjine Elizundo entre les mains de
Nicolas Starkos ! dit-il en se croisant les bras. J’ai
donc en mon pouvoir l’héritière du riche banquier
de Corfou !
– L’héritière du banquier de Corfou, mais non
l’héritage ! » répondit froidement Hadjine.
Cette distinction, Sacratif ne pouvait la
comprendre. Aussi reprit-il en disant :
« J’aime à croire que la fiancée de Nicolas
Starkos ne lui refusera pas sa main en le
retrouvant sous le nom de Sacratif !
364
– Moi ! s’écria Hadjine.
– Vous ! répondit Sacratif avec plus d’ironie
encore. Que vous soyez reconnaissante envers le
généreux commandant de la Syphanta de ce qu’il
a fait en vous rachetant, c’est bien. Mais ce qu’il
a fait, j’ai tenté de le faire ! C’était pour vous,
non pour ces prisonniers, dont je me soucie peu,
oui ! pour vous seule, que je sacrifiais toute ma
fortune ! Un instant de plus, belle Hadjine, et je
devenais votre maître... ou plutôt votre
esclave ! »
En parlant ainsi, Sacratif fit un pas en avant.
La jeune fille se pressa plus étroitement contre
Henry d’Albaret.
« Misérable ! s’écria-t-elle.
– Eh oui ! bien misérable, Hadjine, répondit
Sacratif. Aussi, est-ce sur vos millions que je
compte pour m’arracher à la misère ! »
À ces mots, la jeune fille s’avança vers
Sacratif :
« Nicolas Starkos, dit-elle d’une voix calme,
Hadjine Elizundo n’a plus rien de la fortune que
365
vous convoitiez ! Cette fortune, elle l’a dépensée
à réparer le mal que son père avait fait pour
l’acquérir ! Nicolas Starkos, Hadjine Elizundo est
plus pauvre, maintenant, que le dernier de ces
malheureux que la Syphanta ramenait à leur
pays ! »
Cette révélation inattendue produisit un
revirement chez Sacratif. Son attitude changea
subitement. Dans ses yeux brilla un éclair de
fureur. Oui ! il comptait encore sur ces millions
qu’Hadjine Elizundo eût sacrifiés pour sauver la
vie d’Henry d’Albaret ! Et de ces millions – elle
venait de le dire avec un accent de vérité qui ne
pouvait laisser aucun doute – il ne lui restait plus
rien !
Sacratif regardait Hadjine, il regardait Henry
d’Albaret. Skopélo l’observait, le connaissant
assez pour savoir quel serait le dénouement de ce
drame. D’ailleurs, les ordres relatifs à la
destruction de la corvette lui avaient été déjà
donnés, et il n’attendait qu’un signe pour les
mettre à exécution.
Sacratif se retourna vers lui.
366
« Va, Skopélo ! » dit-il.
Skopélo, suivi de quelques-uns de ses
compagnons, descendit l’escalier qui conduisait à
la batterie, et se dirigea du côté de la soute aux
poudres, située à l’arrière de la Syphanta.
En même temps, Sacratif ordonnait aux pirates
de repasser à bord des bricks, encore attachés aux
flancs de la corvette.
Henry d’Albaret avait compris. Ce n’était plus
par sa mort seulement que Sacratif allait satisfaire
sa vengeance. Des centaines de malheureux
étaient condamnés à périr avec lui pour assouvir
plus complètement la haine de ce monstre !
Déjà les deux bricks venaient de larguer leurs
grappins d’abordage, et ils commencèrent à
s’éloigner en éventant quelques voiles
qu’aidaient leurs avirons de galère. De tous les
pirates, il ne restait plus qu’une vingtaine à bord
de la corvette. Leurs embarcations attendaient le
long de la Syphanta que Sacratif leur ordonnât
d’y descendre avec lui.
En ce moment, Skopélo et ses hommes
367
reparurent sur le pont.
« Embarque ! dit Skopélo.
– Embarque ! s’écria Sacratif d’une voix
terrible. Dans quelques minutes, il ne restera plus
rien de ce navire maudit ! Ah ! tu ne voulais pas
d’une mort infamante, Henry d’Albaret ! Soit !
L’explosion n’épargnera ni les prisonniers, ni
l’équipage, ni les officiers de la Syphanta !
Remercie-moi de te donner une telle mort en si
bonne compagnie !
– Oui, remercie-le, Henry, dit Hadjine,
remercie-le ! Au moins, nous mourrons
ensemble !
– Toi, mourir, Hadjine ! répondit Sacratif.
Non ! Tu vivras et tu seras mon esclave... mon
esclave !... entends-tu !
– L’infâme ! » s’écria Henry d’Albaret.
La jeune fille s’était plus étroitement attachée
à lui. Elle au pouvoir de cet homme !
« Saisissez-la ! ordonna Sacratif.
– Et embarque ! ajouta Skopélo. Il n’est que
temps ! »
368
Deux pirates s’étaient jetés sur Hadjine. Ils
l’entraînèrent vers la coupée de la corvette.
« Et maintenant, s’écria Sacratif, que tous
périssent avec la Syphanta, tous...
– Oui !... tous... et ta mère avec eux ! »
C’était la vieille prisonnière qui venait
d’apparaître sur le pont, le visage découvert, cette
fois.
« Ma mère !... à bord !... s’écria Sacratif.
– Ta mère, Nicolas Starkos ! répondit
Andronika, et c’est de ta main que je vais
mourir !
– Qu’on l’entraîne !... Qu’on l’entraîne ! »
hurla Sacratif.
Quelques-uns de ses compagnons se
précipitèrent sur Andronika.
Mais à ce moment, le pont fut envahi par les
survivants de la Syphanta. Ils étaient parvenus à
briser les panneaux de la cale où on les avait
enfermés, et venaient de faire irruption par le
gaillard d’avant.
369
« À moi !... à moi ! » s’écria Sacratif.
Les pirates qui étaient encore sur le pont,
entraînés par Skopélo, essayèrent de se porter à
son secours. Les marins, armés de haches et de
poignards, en eurent raison jusqu’au dernier.
Sacratif se sentit perdu. Mais, du moins, tous
ceux qu’il haïssait, allaient périr avec lui !
« Saute donc, corvette maudite, s’écria-t-il,
saute donc !
– Sauter !... Notre Syphanta !... Jamais ! »
C’était Xaris qui apparut, tenant une mèche
allumée, arrachée à l’un des tonneaux de la soute
aux poudres. Puis, bondissant sur Sacratif, d’un
coup de hache, il l’étendit sur le pont.
Andronika poussa un cri. Tout ce qui peut
survivre de sentiment maternel dans le cœur
d’une mère, même après tant de crimes, avait
réagi en elle. Ce coup, qui venait de frapper son
fils, elle eût voulu le détourner...
On la vit alors s’approcher du corps de
Nicolas Starkos, s’agenouiller, comme pour lui
donner un dernier pardon dans un dernier adieu...
370
Puis, elle tomba à son tour.
Henry d’Albaret s’élança vers elle...
« Morte ! dit-il. Que Dieu pardonne au fils par
pitié pour la mère ! »
Cependant quelques-uns des pirates, qui
étaient dans les embarcations, avaient pu accoster
un des bricks. La nouvelle de la mort de Sacratif
se répandit aussitôt.
Il fallait le venger, et les canons de la flottille
recommencèrent à tonner contre la Syphanta.
Ce fut en vain, cette fois. Henry d’Albaret
avait repris le commandement de la corvette. Ce
qui restait de son équipage – une centaine
d’hommes – se remit aux pièces de la batterie et
aux caronades du pont qui répondirent
victorieusement aux bordées des pirates.
Bientôt, un des bricks – celui-là même sur
lequel Sacratif avait arboré son pavillon noir – fut
atteint à la ligne de flottaison, et il coula au
milieu des horribles imprécations des bandits de
son bord.
« Hardi ! garçons, hardi ! cria Henry
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d’Albaret. Nous sauverons notre Syphanta ! »
Et le combat continua de part et d’autre ; mais
l’indomptable Sacratif n’était plus là pour
entraîner ses pirates, et ils n’osèrent risquer les
chances d’un nouvel abordage.
Il ne resta bientôt que cinq bâtiments de toute
cette flottille. Les canons de la Syphanta
pouvaient les couler à distance. Aussi, la brise
étant assez forte, ils firent servir et prirent la
fuite.
« Vive la Grèce ! cria Henry d’Albaret,
pendant que les couleurs de la Syphanta étaient
hissées en tête du grand mât.
– Vive la France ! » répondit tout l’équipage,
en associant ces deux noms, qui avaient été si
étroitement unis pendant la guerre de
l’Indépendance.
Il était alors cinq heures du soir. Malgré tant
de fatigues, pas un homme ne voulut se reposer
avant que la corvette n’eût été mise en état de
naviguer. On envergua des voiles de rechange, on
jumela les bas-mâts, on établit un mât de fortune
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pour remplacer l’artimon, on passa de nouvelles
drisses, on capela de nouveaux haubans, on
répara le gouvernail, et, le soir même, la
Syphanta reprenait sa route vers le nord-ouest.
Le corps d’Andronika Starkos, déposé sous la
dunette, fut gardé avec le respect que
commandait le souvenir de son patriotisme.
Henry d’Albaret voulait rendre à sa terre natale la
dépouille de cette vaillante femme. Quant au
cadavre de Nicolas Starkos, un boulet fut attaché
à ses pieds, et il disparut sous les eaux de cet
Archipel, que le pirate Sacratif avait troublé par
tant de crimes !
Vingt-quatre heures après, le 7 septembre,
vers les six heures du soir, la Syphanta avait
connaissance de l’île d’Egine, et elle entrait dans
le port, après une année de croisière qui avait
rétabli la sécurité dans les mers de la Grèce.
Là, les passagers firent retentir l’air de mille
hurrahs. Puis, Henry d’Albaret fit ses adieux aux
officiers de son bord, à son équipage, et il remit
au capitaine Todros le commandement de cette
corvette, dont Hadjine faisait don au nouveau
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gouvernement.
Quelques jours après, au milieu d’un grand
concours de population, et en présence de l’état-
major, de l’équipage et des prisonniers rapatriés
par la Syphanta, on célébrait le mariage
d’Hadjine Elizundo et d’Henry d’Albaret. Le
lendemain, tous deux partirent pour la France
avec Xaris, qui ne devait plus les quitter ; mais ils
comptaient revenir en Grèce, dès que les
circonstances le permettraient.
D’ailleurs, déjà ces mers, si longtemps
troublées, commençaient à redevenir calmes. Les
derniers pirates avaient disparu, et la Syphanta,
sous les ordres du commandant Todros, ne trouva
jamais trace de ce pavillon noir, englouti avec
Sacratif. Ce n’était plus l’Archipel en feu : c’était
l’Archipel, après les dernières flammes éteintes,
réouvert au commerce de l’extrême Orient.
Le royaume hellénique, en effet, grâce à
l’héroïsme de ses enfants, ne devait pas tarder à
prendre place parmi les États libres de l’Europe.
Le 22 mars 1829, le sultan signait une convention
avec les puissances alliées. Le 22 septembre, la
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bataille de Pétra assurait la victoire des Grecs. En
1832, le traité de Londres donnait la couronne au
prince Othon de Bavière. Le royaume de Grèce
était définitivement fondé.
Ce fut vers cette époque qu’Henry et Hadjine
d’Albaret revinrent se fixer en ce pays dans une
modeste situation de fortune, il est vrai ; mais que
leur fallait-il de plus pour être heureux, puisque
le bonheur était en eux-mêmes !
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Cet ouvrage est le 180e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
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