L'archipel en Feu by Verne, Jules, 1828-1905

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Title: L'archipel en feu

Author: Jules Verne

Release Date: February 1, 2006 [EBook #17660]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARCHIPEL EN FEU ***

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Jules Verne

L'ARCHIPEL EN FEU

(1884)

Table des mati�res

I Navire au large
II En face l'un de l'autre
III Grecs contre Turcs
IV Triste maison d'un riche
V La c�te mess�nienne
VI Sus aux pirates de l'archipel!
VII L'inattendu
VIII Vingt millions en jeu
IX L'archipel en feu
X Campagne dans l'archipel
XI Signaux sans r�ponse
XII Une ench�re � Scarpanto
XIII � bord de la �Syphanta�
XIV Sacratif
XV D�nouement
I

Navire au large

Le 18 octobre 1827, vers cinq heures du soir, un petit b�timent


levantin serrait le vent pour essayer d'atteindre avant la nuit le
port de Vitylo, � l'entr�e du golfe de Coron.

Ce port, l'ancien Oetylos d'Hom�re, est situ� dans l'une de ces


trois profondes indentations qui d�coupent, sur la mer Ionienne et
sur la mer �g�e, cette feuille de platane, � laquelle on a tr�s
justement compar� la Gr�ce m�ridionale. Sur cette feuille se
d�veloppe l'antique P�loponn�se, la Mor�e de la g�ographie
moderne. La premi�re de ces dentelures, � l'ouest, c'est le golfe
de Coron, ouvert entre la Mess�nie et le Magne; la seconde, c'est
le golfe de Marathon, qui �chancre largement le littoral de la
s�v�re Laconie; le troisi�me, c'est le golfe de Nauplie, dont les
eaux s�parent cette Laconie de l'Argolide.

Au premier de ces trois golfes appartient le port de Vitylo.


Creus� � la lisi�re de sa rive orientale, au fond d'une anse
irr�guli�re, il occupe les premiers contreforts maritimes du
Tayg�te, dont le prolongement orographique forme l'ossature de ce
pays du Magne. La s�ret� de ses fonds, l'orientation de ses
passes, les hauteurs qui le couvrent, en font l'un des meilleurs
refuges d'une c�te incessamment battue par tous les vents de ces
mers m�diterran�ennes.

Le b�timent, qui s'�levait, au plus pr�s, contre une assez fra�che


brise de nord-nord-ouest, ne pouvait �tre visible des quais de
Vitylo. Une distance de six � sept milles l'en s�parait encore.
Bien que le temps f�t tr�s clair, c'est � peine si la bordure de
ses plus hautes voiles se d�coupait sur le fond lumineux de
l'extr�me horizon.

Mais ce qui ne pouvait se voir d'en bas pouvait se voir d'en haut,
c'est-�-dire du sommet de ces cr�tes qui dominent le village.
Vitylo est construit en amphith��tre sur d'abruptes roches que
d�fend l'ancienne acropole de K�lapha. Au-dessus se dressent
quelques vieilles tours en ruine, d'une origine post�rieure � ces
curieux d�bris d'un temple de S�rapis, dont les colonnes et les
chapiteaux d'ordre ionique ornent encore l'�glise de Vitylo. Pr�s
de ces tours s'�l�vent aussi deux ou trois petites chapelles peu
fr�quent�es, desservies par des moines.

Ici, il convient de s'entendre sur ce mot �desservies� et m�me sur


cette qualification de �moine�, appliqu�e aux caloyers de la c�te
mess�nienne. L'un d'eux, d'ailleurs, qui venait de quitter sa
chapelle, va pouvoir �tre jug� d'apr�s nature.

� cette �poque, la religion, en Gr�ce, �tait encore un singulier


m�lange des l�gendes du paganisme et des croyances du
christianisme. Bien des fid�les regardaient les d�esses de
l'antiquit� comme des saintes de la religion nouvelle.
Actuellement m�me, ainsi que l'a fait remarquer M. Henry Belle,
�ils amalgament les demi-dieux avec les saints, les farfadets des
vallons enchant�s avec les anges du paradis, invoquant aussi bien
les sir�nes et les furies que la Panagia�. De l�, certaines
pratiques bizarres, des anomalies qui font sourire, et, parfois,
un clerg� fort emp�ch� de d�brouiller ce chaos peu orthodoxe.

Pendant le premier quart de ce si�cle, surtout -- il y a quelque


cinquante ans, �poque � laquelle s'ouvre cette histoire -- le
clerg� de la p�ninsule hell�nique �tait plus ignorant encore, et
les moines, insouciants, na�fs, familiers, �bons enfants,�
paraissaient assez peu aptes � diriger des populations
naturellement superstitieuses.

Si m�me ces caloyers n'eussent �t� qu'ignorants! Mais, en


certaines parties de la Gr�ce, surtout dans les r�gions sauvages
du Magne, mendiants par nature et par n�cessit�, grands
qu�mandeurs de drachmes que leur jetaient parfois de charitables
voyageurs, n'ayant pour toute occupation que de donner � baiser
aux fid�les quelque apocryphe image de saint ou d'entretenir la
lampe d'une niche de sainte, d�sesp�r�s du peu de rendement des
d�mes, confessions, enterrements et bapt�mes, ces pauvres gens,
recrut�s d'ailleurs dans les plus basses classes, ne r�pugnaient
point � faire le m�tier de guetteurs -- et quels guetteurs! --
pour le compte des habitants du littoral.

Aussi, les marins de Vitylo, �tendus sur le port � la fa�on de ces


lazzaroni auxquels il faut des heures pour se reposer d'un travail
de quelques minutes, se lev�rent-ils, lorsqu'ils virent un de
leurs caloyers descendre rapidement vers le village, en agitant
les bras.

C'�tait un homme de cinquante � cinquante-cinq ans, non seulement


gros, mais gras de cette graisse que produit l'oisivet�, et dont
la physionomie rus�e ne pouvait inspirer qu'une m�diocre
confiance.

�Eh! qu'y a-t-il, p�re, qu'y a-t-il?� s'�cria l'un des marins, en
courant vers lui.

Le Vitylien parlait de ce ton nasillard qui ferait croire que


Nason a �t� un des anc�tres des Hell�nes, et dans ce patois
maniote, o� le grec, le turc, l'italien et l'albanais se
m�langent, comme s'il e�t exist� au temps de la tour de Babel.

�Est-ce que les soldats d'Ibrahim ont envahi les hauteurs du


Tayg�te? demanda un autre marin, en faisant un geste d'insouciance
qui marquait assez peu de patriotisme.

-- � moins que ce ne soient des Fran�ais, dont nous n'avons que


faire! r�pondit le premier interlocuteur.

-- Ils se valent!� r�pliqua un troisi�me.

Et cette r�ponse indiquait combien la lutte, alors dans sa plus


terrible p�riode, n'int�ressait que l�g�rement ces indig�nes de
l'extr�me P�loponn�se, bien diff�rents des Maniotes du Nord, qui
marqu�rent si brillamment dans la guerre de l'Ind�pendance. Mais
le gros caloyer ne pouvait r�pliquer ni � l'un ni � l'autre. Il
s'�tait essouffl� � descendre les rapides rampes de la falaise. Sa
poitrine d'asthmatique haletait. Il voulait parler, il n'y
parvenait pas. Au moins, l'un de ses anc�tres en Hellade, le
soldat de Marathon, avant de tomber mort, avait-il pu prononcer la
victoire de Miltiade. Mais il ne s'agissait plus de Miltiade ni de
la guerre des Ath�niens et des Perses. C'�taient � peine des
Grecs, ces farouches habitants de l'extr�me pointe du Magne.

�Eh! parle donc, p�re, parle donc!� s'�cria un vieux marin, nomm�
Gozzo, plus impatient que les autres, comme s'il e�t devin� ce que
venait annoncer le moine.

Celui-ci parvint enfin � reprendre haleine. Puis, tendant la main


vers l'horizon:

�Navire en vue!� dit-il.

Et, sur ces mots, tous les fain�ants de se redresser, de battre


des mains, de courir vers un rocher qui dominait le port. De l�,
leur regard pouvait embrasser la pleine mer sur un plus vaste
secteur.

Un �tranger aurait pu croire que ce mouvement �tait provoqu� par


l'int�r�t que tout navire, arrivant du large, doit naturellement
inspirer � des marins fanatiques des choses de la mer. Il n'en
�tait rien, ou, plut�t, si une question d'int�r�t pouvait
passionner ces indig�nes, c'�tait � un point de vue tout sp�cial.

En effet, au moment o� s'�crit -- non au moment o� se passait


cette histoire -- le Magne est encore un pays � part au milieu de
la Gr�ce, redevenue royaume ind�pendant de par la volont� des
puissances europ�ennes, signataires du trait� d'Andrinople de
1829. Les Maniotes, ou tout au moins ceux de ce nom qui vivent sur
ces pointes allong�es entre les golfes, sont rest�s � demi
barbares, plus soucieux de leur libert� propre que de la libert�
de leur pays. Aussi cette langue extr�me de la Mor�e inf�rieure a-
t-elle �t�, de tout temps, presque impossible � r�duire. Ni les
janissaires turcs, ni les gendarmes grecs n'ont pu en avoir
raison. Querelleurs, vindicatifs, se transmettant, comme les
Corses, des haines de familles, qui ne peuvent s'�teindre que dans
le sang, pillards de naissance et pourtant hospitaliers,
assassins, lorsque le vol exige l'assassinat, ces rudes
montagnards ne s'en disent pas moins les descendants directs des
Spartiates; mais, enferm�s dans ces ramifications du Tayg�te, o�
l'on compte par milliers de ces petites citadelles ou �pyrgos�
presque inaccessibles, ils jouent trop volontiers le r�le
�quivoque de ces routiers du moyen �ge dont les droits f�odaux
s'exer�aient � coups de poignard et d'escopette.

Or, si les Maniotes, � l'heure qu'il est, sont encore des demi-
sauvages, il est ais� de s'imaginer ce qu'ils devaient �tre, il y
a cinquante ans. Avant que les croisi�res des b�timents � vapeur
n'eussent singuli�rement enray� leurs d�pr�dations sur mer,
pendant le premier tiers du ce si�cle, ce furent bien les plus
d�termin�s pirates que les navires de commerce pussent redouter
sur toutes les �chelles du Levant.
Et pr�cis�ment, le port de Vitylo, par sa situation � l'extr�mit�
du P�loponn�se, � l'entr�e de deux mers, par sa proximit� de l'�le
de C�rigotto, ch�re aux forbans, �tait bien plac� pour s'ouvrir �
tous ces malfaiteurs qui �cumaient l'Archipel et les parages
voisins de la M�diterran�e. Le point de concentration des
habitants de cette partie du Magne portait plus sp�cialement alors
le nom de pays de Kakovonni, et les Kakovonniotes, � cheval sur
cette pointe que termine le cap Matapan, se trouvaient � l'aise
pour op�rer. En mer, ils attaquaient les navires. � terre, ils les
attiraient par de faux signaux. Partout, ils les pillaient et les
br�laient. Que leurs �quipages fussent turcs, maltais, �gyptiens,
grecs m�me, peu importait: ils �taient impitoyablement massacr�s
ou vendus comme esclaves sur les c�tes barbaresques. La besogne
venait-elle � ch�mer, les caboteurs se faisaient-ils rares dans
les parages du golfe de Coron ou du golfe de Marathon, au large de
C�rigo ou du cap Gallo, des pri�res publiques montaient vers le
Dieu des temp�tes, afin qu'il daign�t mettre au plein quelque
b�timent de fort tonnage et de riche cargaison. Et les caloyers ne
se refusaient point � ces pri�res, pour le plus grand profit de
leurs fid�les.

Or, depuis quelques semaines, le pillage n'avait pas donn�. Aucun


b�timent n'�tait venu atterrir sur les rivages du Magne. Aussi,
fut-ce comme une explosion de joie, lorsque le moine eut laiss�
�chapper ces mots, entrecoup�s de hal�tements asthmatiques:

�Navire en vue!�

Presque aussit�t se firent entendre les battements sourds de la


simandre, sorte de cloche de bois � lame de fer, en usage dans ces
provinces, o� les Turcs ne permettent pas l'emploi des cloches de
m�tal. Mais ces lugubres complaintes suffisaient � rassembler une
population avide, hommes, femmes, enfants, chiens f�roces et
redout�s, tous �galement propres au pillage et au massacre.

Cependant les Vityliens, r�unis sur le haut rocher, discutaient �


grands cris. Qu'�tait ce b�timent signal� par le caloyer?

Avec la brise de nord-nord-ouest qui fra�chissait � la tomb�e de


la nuit, ce navire, b�bord amures, filait rapidement. Il pouvait
m�me se faire qu'il enlev�t le cap Matapan � la bord�e. D'apr�s sa
direction, il semblait venir des parages de la Cr�te. Sa coque
commen�ait � se montrer au-dessus du sillage blanc qu'il laissait
apr�s lui; mais l'ensemble de ses voiles ne formait encore qu'une
masse confuse � l'oeil. Il �tait donc difficile de reconna�tre �
quel genre de b�timent il appartenait. De l�, des propos qui se
contredisaient d'une minute � l'autre.

�C'est un ch�bec! disait l'un des marins. Je viens de voir les


voiles carr�es de son m�t de misaine!

-- Eh non! r�pondait un autre, c'est une pinque! Voyez son arri�re


relev� et le renflement de son �trave!

-- Ch�bec ou pinque! Eh! qui pr�tendrait pouvoir les distinguer


l'un de l'autre � pareille distance?
-- Ne serait-ce pas plut�t une polacre � voiles carr�es? fit
observer un autre marin, qui s'�tait fait une longue-vue de ses
deux mains � demi ferm�es.

-- Que Dieu nous vienne en aide! r�pondit le vieux Gozzo. Polacre,


ch�bec ou pinque, ce sont autant de trois-m�ts, et mieux valent
trois m�ts que deux, lorsqu'il s'agit d'atterrir sur nos parages
avec une bonne cargaison de vins de Candie ou d'�toffes de
Smyrne!�

Sur cette observation judicieuse, on regarda plus attentivement


encore. Le navire se rapprochait et grossissait peu � peu; mais,
pr�cis�ment parce qu'il serrait le vent de tr�s pr�s, on ne
pouvait l'apercevoir par le travers. Il e�t donc �t� malais� de
dire s'il portait deux ou trois m�ts, c'est-�-dire si l'on pouvait
esp�rer que son tonnage f�t ou non consid�rable.

�Eh! la mis�re est pour nous et le diable s'en m�le! dit Gozzo, en
lan�ant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait toutes ses
phrases. Nous n'aurons l� qu'une felouque...

-- Ou m�me un speronare!� s'�cria le caloyer, non moins


d�sappoint� que ses ouailles.

Si des cris de d�sappointement accueillirent ces deux


observations, il est inutile d'y insister. Mais, quel que f�t ce
b�timent, on pouvait d�j� estimer qu'il ne devait pas jauger plus
de cent � cent vingt tonneaux. Apr�s tout, peu importait que sa
cargaison ne f�t pas �norme, si elle �tait riche. Il y a de ces
simples felouques, de ces speronares m�me, qui sont charg�s de vin
pr�cieux, d'huiles fines ou de tissus de prix. Dans ce cas, ils
valent la peine d'�tre attaqu�s et rapportent gros pour une mince
besogne! Il ne fallait donc pas encore d�sesp�rer. D'ailleurs les
anciens de la bande, tr�s entendus en cette mati�re, trouvaient �
ce b�timent une certaine allure �l�gante, qui pr�venait en sa
faveur.

Cependant, le soleil commen�ait � dispara�tre derri�re l'horizon


dans l'ouest de la mer Ionienne; mais le cr�puscule d'octobre
devait laisser assez de lumi�re, pendant une heure encore, pour
que ce navire p�t �tre reconnu avant la nuit close. D'ailleurs,
apr�s avoir doubl� le cap Matapan, il venait d'arriver de deux
quarts afin de mieux ouvrir l'entr�e du golfe, et il se pr�sentait
dans de meilleures conditions au regard des observateurs.

Aussi, ce mot: sacol�ve! s'�chappa-t-il, un instant apr�s, de la


bouche du vieux Gozzo.

�Une sacol�ve!� s'�cri�rent ses compagnons, dont le


d�sappointement se traduisit par une bord�e de jurons.

Mais, � ce sujet, il n'y eut aucune discussion, parce qu'il n'y


avait pas d'erreur possible. Le navire, qui manoeuvrait � l'entr�e
du golfe de Coron, �tait bien une sacol�ve. Apr�s tout, ces gens
de Vitylo avaient tort de crier � la malchance. Il n'est pas rare
de trouver quelque cargaison pr�cieuse � bord de ces sacol�ves.

On appelle ainsi un b�timent levantin de m�diocre tonnage, dont la


tonture, c'est-�-dire la courbe du pont, s'accentue l�g�rement en
se relevant vers l'arri�re. Il gr�e sur ses trois m�ts � pibles
des voiles auriques. Son grand m�t, tr�s inclin� sur l'avant et
plac� au centre, porte une voile latine, une fortune, un hunier
avec un perroquet volant. Deux focs � l'avant, deux voiles en
pointe sur les deux m�ts in�gaux de l'arri�re, compl�tent sa
voilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures vives de
sa coque, l'�lancement de son �trave, la vari�t� de sa m�ture, la
coupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux
sp�cimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dans
les �troits parages de l'Archipel. Rien de plus �l�gant que ce
l�ger b�timent, se couchant et se redressant � la lame, se
couronnant d'�cume, bondissant sans effort, semblable � quelque
�norme oiseau, dont les ailes eussent ras� la mer, qui brasillait
alors sous les derniers rayons du soleil.

Bien que la brise tend�t � fra�chir et que le ciel se couvr�t


d'��chillons� -- nom que les Levantins donnent � certains nuages
de leur ciel -- la sacol�ve ne diminuait rien de sa voilure. Elle
avait m�me conserv� son perroquet volant, qu'un marin moins
audacieux e�t certainement amen�. �videmment, c'�tait dans
l'intention d'atterrir, le capitaine ne se souciant pas de passer
la nuit sur une mer d�j� dure et qui mena�ait de grossir encore.

Mais, si, pour les marins de Vitylo il n'y avait plus aucun doute
sur ce point que la sacol�ve donnait dans le golfe, ils ne
laissaient pas de se demander si ce serait � destination de leur
port.

�Eh! s'�cria l'un d'eux, on dirait qu'elle cherche toujours �


pincer le vent au lieu d'arriver!

-- Le diable la prenne � sa remorque! r�pliqua un autre. Va-t-elle


donc virer et reprendre un bord au large?

-- Est-ce qu'elle ferait route pour Coron?

-- Ou pour Kalamata?�

Ces deux hypoth�ses �taient �galement admissibles. Coron est un


port de la c�te maniote assez fr�quent� par les navires de
commerce du Levant, et il s'y fait une importante exportation des
huiles de la Gr�ce du sud. De m�me pour Kalamata, situ�e au fond
du golfe, dont les bazars regorgent de produits manufactur�s,
�toffes ou poteries, que lui envoient les divers �tats de l'Europe
occidentale. Il �tait donc possible que la sacol�ve f�t charg�e
pour l'un de ces deux ports -- ce qui e�t fort d�concert� ces
Vityliens, en qu�te de d�pr�dations et pillages.

Pendant qu'elle �tait observ�e avec une attention si peu


d�sint�ress�e, la sacol�ve filait rapidement. Elle ne tarda pas �
se trouver � la hauteur de Vitylo. Ce fut l'instant o� son sort
allait se d�cider. Si elle continuait � s'�lever vers le fond du
golfe, Gozzo et ses compagnons devraient perdre tout espoir de
s'en emparer. En effet, m�me en se jetant dans leurs plus rapides
embarcations, ils n'auraient eu aucune chance de l'atteindre, tant
sa marche �tait sup�rieure sous cette �norme voilure qu'elle
portait sans fatigue.
�Elle arrive!�

Ces deux mots furent bient�t jet�s par le vieux marin, dont le
bras, arm� d'une main crochue, se lan�a vers le petit b�timent
comme un grappin d'abordage.

Gozzo ne se trompait pas. La barre venait d'�tre mise au vent, et


la sacol�ve laissait maintenant porter sur Vitylo. En m�me temps,
son perroquet volant et son second foc furent amen�s; puis, son
hunier se releva sur ses cargues. Ainsi soulag�e d'une partie de
ses voiles, elle �tait bien plus dans la main de l'homme de barre.

Il commen�ait alors � faire nuit. La sacol�ve n'avait plus que


juste le temps de donner dans les passes de Vitylo. Il y a, de ci
de l�, des roches sous-marines qu'il faut �viter, sous peine de
courir � une destruction compl�te. Pourtant, le pavillon de pilote
n'avait point �t� hiss� au grand m�t du petit b�timent. Il fallait
donc que son capitaine conn�t parfaitement ces fonds assez
dangereux, puisqu'il s'y aventurait, sans demander assistance.
Peut-�tre aussi se m�fiait-il -- � bon droit -- des pratiques
Vityliens, qui ne se seraient point g�n�s de le mettre sur quelque
basse, o� nombre de navires s'�taient d�j� perdus.

Du reste, � cette �poque, aucun phare n'�clairait les c�tes de


cette portion du Magne. Un simple feu de port servait � gouverner
dans l'�troit chenal.

La sacol�ve s'approchait, cependant. Elle ne fut bient�t plus qu'�


un demi-mille de Vitylo. Elle atterrissait sans h�sitation. On
sentait qu'une main habile la manoeuvrait.

Cela n'�tait pas pour satisfaire tous ces m�cr�ants. Ils avaient
int�r�t � ce que le navire qu'ils convoitaient se jet�t sur
quelque roche. En ces conjonctures l'�cueil se faisait volontiers
leur complice. Il commen�ait la besogne, et ils n'avaient plus
qu'� l'achever. Le naufrage d'abord, le pillage ensuite: c'�tait
leur fa�on d'agir. Cela leur �pargnait une lutte � main arm�e, une
agression directe, dont quelques-uns d'entre eux pouvaient �tre
victimes. Il y avait, en effet, de ces b�timents, d�fendus par un
courageux �quipage, qui ne se laissaient point impun�ment
attaquer.

Les compagnons de Gozzo quitt�rent donc leur poste d'observation


et redescendirent au port, sans perdre un instant. En effet, il
s'agissait de mettre en oeuvre ces machinations famili�res � tous
les pilleurs d'�paves, qu'ils soient du Ponant ou du Levant.

De faire �chouer la sacol�ve dans les �troites passes du chenal,


en lui indiquant une fausse direction, rien n'�tait plus ais� au
milieu de cette obscurit�, qui, sans �tre profonde encore, l'�tait
assez pour rendre ses �volutions difficiles.

�Au feu de port!� dit simplement Gozzo, auquel ses compagnons


avaient l'habitude d'ob�ir sans h�siter.

Le vieux marin fut compris. Deux minutes apr�s, ce feu -- une


simple lanterne, allum�e � l'extr�mit� d'un m�tereau �lev� sur le
petit m�le -- s'�teignait subitement.

Au m�me instant, ce feu �tait remplac� par un autre feu, qui fut
plac� tout d'abord dans la m�me direction; mais, si le premier,
immobile sur le m�le, indiquait un point toujours fixe pour le
navigateur, le second, gr�ce � sa mobilit�, devait l'entra�ner
hors du chenal et l'exposer � donner contre quelque �cueil.

Ce feu, en effet, c'�tait une lanterne, dont la lumi�re ne


diff�rait point de celle du feu de port; mais cette lanterne avait
�t� accroch�e aux cornes d'une ch�vre, que l'on poussait lentement
sur les premi�res rampes de la falaise. Elle se d�pla�ait donc
avec l'animal et devait engager la sacol�ve en de fausses
manoeuvres.

Ce n'�tait pas la premi�re fois que les gens de Vitylo agissaient


de la sorte. Non certes! Et il �tait m�me rare qu'ils eussent
�chou� dans leurs criminelles entreprises.

Cependant, la sacol�ve venait d'entrer dans la passe. Apr�s avoir


cargu� sa grande voile, elle ne portait plus que ses voiles
latines de l'arri�re et son foc. Cette voilure r�duite devait lui
suffire pour arriver � son poste de mouillage.

� l'extr�me surprise des marins qui l'observaient, le petit


b�timent s'avan�ait avec une incroyable s�ret�, � travers les
sinuosit�s du chenal. De cette lumi�re mobile que portait la
ch�vre, il ne semblait en aucune fa�on se pr�occuper. Il e�t fait
grand jour que sa manoeuvre n'aurait pas �t� plus correcte. Il
fallait que son capitaine e�t souvent pratiqu� les approches de
Vitylo, et qu'il les conn�t au point de pouvoir s'y aventurer,
m�me au milieu d'une nuit profonde.

D�j� on l'apercevait, ce hardi marin. Sa silhouette se d�tachait


nettement dans l'ombre sur l'avant de la sacol�ve. Il �tait
envelopp� dans les larges plis de son aba, sorte de manteau de
laine, dont le capuchon retombait sur sa t�te. En v�rit�, ce
capitaine, dans son attitude, n'avait rien de ces modestes patrons
de caboteurs, qui, pendant la manoeuvre, d�vident incessamment
entre leurs doigts un chapelet � gros grains, tels qu'il s'en
rencontre le plus commun�ment sur les mers de l'Archipel. Non!
Celui-ci, d'une voix basse et calme, ne s'occupait qu'�
transmettre ses ordres au timonier, plac� � l'arri�re du petit
b�timent.

En ce moment, la lanterne, promen�e sur les rampes de la falaise,


s'�teignit tout � coup. Mais cela ne fut pas pour embarrasser la
sacol�ve, qui continua � suivre imperturbablement sa route. Un
instant, on put croire qu'une embard�e allait l'envoyer contre une
dangereuse roche, plac�e � fleur d'eau, � une encablure du port,
et qu'il n'�tait gu�re possible de voir dans l'ombre. Un l�ger
coup de barre suffit � modifier sa direction, et l'�cueil, ras� de
pr�s, fut �vit�.

M�me adresse du timonier, quand il fut n�cessaire de parer une


seconde basse, qui ne laissait qu'un �troit passage � travers le
chenal -- basse sur laquelle plus d'un navire avait d�j� touch� en
venant au mouillage, que son pilote f�t ou non le complice des
Vityliens.

Ceux-ci n'avaient donc plus � compter sur les chances d'un


naufrage, qui leur e�t livr� la sacol�ve sans d�fense. Avant
quelques minutes, elle serait ancr�e dans le port. Pour s'en
emparer, il faudrait n�cessairement la prendre � l'abordage.

C'est ce qui fut r�solu, apr�s entente pr�alable de ces coquins,


c'est ce qui allait �tre mis en oeuvre au milieu d'une obscurit�
tr�s favorable � ce genre d'op�ration.

�Aux canots!� dit le vieux Gozzo, dont les ordres n'�taient jamais
discut�s, surtout quand il commandait le pillage.

Une trentaine d'hommes vigoureux, les uns arm�s de pistolets, la


plupart brandissant poignards et haches, se jet�rent dans les
canots amarr�s au quai, et s'avanc�rent en nombre �videmment
sup�rieur � celui des hommes de la sacol�ve.

� cet instant, un commandement fut fait � bord d'une voix br�ve.


La sacol�ve, apr�s �tre sortie du chenal, se trouvait au milieu du
port. Ses drisses furent largu�es, son ancre venait d'�tre
mouill�e, et elle demeura immobile, apr�s une derni�re secousse
produite au rappel de sa cha�ne.

Les embarcations n'en �taient plus alors qu'� quelques brasses.


M�me sans montrer une d�fiance exag�r�e, tout �quipage,
connaissant la mauvaise r�putation des gens de Vitylo, se f�t
arm�, afin d'�tre, le cas �ch�ant, en �tat de d�fense.

Ici, il n'en fut rien. Le capitaine de la sacol�ve, apr�s le


mouillage, �tait repass� de l'avant � l'arri�re, pendant que ses
hommes, sans se pr�occuper de l'arriv�e des canots, s'occupaient
tranquillement � ranger les voiles, afin de d�barrasser le pont.

Seulement, on aurait pu observer que ces voiles, ils ne les


serraient point, de mani�re qu'il n'y e�t plus qu'� peser sur les
drisses pour se remettre en appareillage.

Le premier canot accosta la sacol�ve par sa hanche de b�bord. Les


autres la heurt�rent presque aussit�t. Et, comme ses pavois
�taient peu �lev�s, les assaillants, poussant des cris de mort,
n'eurent qu'� les enjamber pour se trouver sur le pont.

Les plus enrag�s se pr�cipit�rent vers l'arri�re. L'un deux saisit


un falot allum�, et il le porta � la figure du capitaine.

Celui-ci, d'un mouvement de main, fit retomber son capuchon sur


ses �paules, et sa figure apparut en pleine lumi�re.

�Eh! dit-il, les gens de Vitylo ne reconnaissent donc plus leur


compatriote Nicolas Starkos?�

Le capitaine, en parlant ainsi, s'�tait tranquillement crois� les


bras. Un instant apr�s, les canots, d�bordant � toute vitesse,
avaient regagn� le fond du port.
II

En face l'un de l'autre

Dix minutes plus tard, une l�g�re embarcation, un gig, quittait la


sacol�ve et d�posait au pied du m�le, sans aucun compagnon, sans
aucune arme, cet homme devant lequel les Vityliens venaient de
battre si prestement en retraite.

C'�tait le capitaine de la _Karysta_ -- ainsi se nommait le petit


b�timent qui venait de mouiller dans le port.

Cet homme, de moyenne taille, laissait voir un front haut et fier


sous son �pais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un regard
fixe. Au-dessus de sa l�vre, des moustaches de Klephte, tendues
horizontalement, finissant en grosse touffe, non en pointe. Sa
poitrine �tait large, ses membres vigoureux. Ses cheveux noirs
tombaient en boucles sur ses �paules. S'il avait d�pass� trente-
cinq ans, c'�tait � peine de quelques mois. Mais son teint h�l�
par les brises, la duret� de sa physionomie, un pli de son front,
creus� comme un sillon dans lequel rien d'honn�te ne pouvait
germer, le faisaient para�tre plus vieux que son �ge.

Quant au costume qu'il portait alors, ce n'�tait ni la veste, ni


le gilet, ni la fustanelle du Palikare. Son cafetan, � capuchon de
couleur brune, brod� de soutaches peu voyantes, son pantalon
verd�tre, � larges plis, perdu dans des bottes montantes,
rappelaient plut�t l'habillement du marin des c�tes barbaresques.

Et cependant, Nicolas Starkos �tait bien Grec de naissance et


originaire de ce port de Vitylo. C'�tait l� qu'il avait pass� les
premi�res ann�es de sa jeunesse. Enfant et adolescent, c'�tait
entre ces roches qu'il avait fait l'apprentissage de la vie de
mer. C'�tait sur ces parages qu'il avait navigu� au hasard des
courants et des vents. Pas une anse dont il n'e�t v�rifi� le
brassiage et les accores. Pas un �cueil, pas une banche, pas une
roche sous-marine, dont le rel�vement lui f�t inconnu. Pas un
d�tour du chenal, dont il ne f�t capable de suivre, sans compas ni
pilote, les sinuosit�s multiples. Il est donc facile de comprendre
comment, en d�pit des faux signaux de ses compatriotes, il avait
pu diriger la sacol�ve avec cette s�ret� de main. D'ailleurs, il
savait combien les Vityliens �taient sujets � caution. D�j� il les
avait vus � l'oeuvre. Et peut-�tre, en somme, ne d�sapprouvait-il
pas leurs instincts de pillards, du moment qu'il n'avait point eu
� en souffrir personnellement.

Mais, s'il les connaissait, Nicolas Starkos �tait �galement connu


d'eux. Apr�s la mort de son p�re, qui fut l'une de ces milliers de
victimes de la cruaut� des Turcs, sa m�re, affam�e de haine,
n'attendit plus que l'heure de se jeter dans le premier
soul�vement contre la tyrannie ottomane. Lui, � dix-huit ans, il
avait quitt� le Magne pour courir les mers, et plus
particuli�rement l'Archipel, se formant non seulement au m�tier de
marin, mais aussi au m�tier de pirate. � bord de quels navires
avait-il servi pendant cette p�riode de son existence, quels chefs
de flibustiers ou de forbans l'eurent sous leurs ordres, sous quel
pavillon fit-il ses premi�res armes, quel sang r�pandit sa main,
le sang des ennemis de la Gr�ce ou le sang de ses d�fenseurs --
celui-l� m�me qui coulait dans ses veines -- nul que lui n'aurait
pu le dire. Plusieurs fois, cependant, on l'avait revu dans les
divers ports du golfe de Coron. Quelques-uns de ses compatriotes
avaient pu raconter ses hauts faits de piraterie, auxquels ils
s'�taient associ�s, navires de commerce attaqu�s et d�truits,
riches cargaisons chang�es en parts de prise! Mais un certain
myst�re entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il �tait
si avantageusement connu dans les provinces du Magne que, devant
ce nom, tous s'inclin�rent.

Ainsi s'explique la r�ception qui fut faite � cet homme par les
habitants de Vitylo, pourquoi il leur imposa rien que par sa
pr�sence, comment tous abandonn�rent ce projet de piller la
sacol�ve, lorsqu'ils eurent reconnu celui qui la commandait.

D�s que le capitaine de la _Karysta_ eut accost� le quai du port,


un peu en arri�re du m�le, hommes et femmes, accourus pour le
recevoir, se rang�rent respectueusement sur son passage. Lorsqu'il
d�barqua, pas un cri ne fut prof�r�. Il semblait que Nicolas
Starkos e�t assez de prestige pour commander le silence autour de
lui rien que par son aspect. On attendait qu'il parl�t, et, s'il
ne parlait pas -- ce qui �tait possible -- nul ne se permettrait
de lui adresser la parole.

Nicolas Starkos, apr�s avoir command� aux matelots de son gig de


retourner � bord, s'avan�a vers l'angle que le quai forme au fond
du port. Mais, � peine avait-il fait une vingtaine de pas dans
cette direction qu'il s'arr�ta. Puis, avisant le vieux marin qui
le suivait, comme s'il e�t attendu quelque ordre � ex�cuter:

�Gozzo, dit-il, j'aurai besoin de dix hommes vigoureux pour


compl�ter mon �quipage.

-- Tu les auras, Nicolas Starkos�, r�pondit Gozzo. Le capitaine de


la _Karysta_ en e�t voulu cent qu'il les e�t trouv�s, � prendre au
choix, parmi cette population maritime. Et ces cent hommes, sans
demander o� on les menait, � quel m�tier on les destinait, pour le
compte de qui ils allaient naviguer ou se battre, auraient suivi
leur compatriote, pr�ts � partager son sort, sachant bien que
d'une fa�on ou de l'autre ils y trouveraient leur compte.

�Que ces dix hommes, dans une heure, soient � bord de la _Karysta_,
ajouta le capitaine.

-- Ils y seront�, r�pondit Gozzo. Nicolas Starkos, indiquant d'un


geste qu'il ne voulait point �tre accompagn�, remonta le quai qui
s'arrondit � l'extr�mit� du m�le, et s'enfon�a dans une des
�troites rues du port. Le vieux Gozzo, respectant sa volont�,
revint vers ses compagnons, et ne s'occupa plus que de choisir les
dix hommes destin�s � compl�ter l'�quipage de la sacol�ve.
Cependant, Nicolas Starkos s'�levait peu � peu sur les pentes de
cette falaise abrupte qui supporte le bourg de Vitylo. � cette
hauteur, on n'entendait d'autre bruit que l'aboiement de chiens
f�roces, presque aussi redoutables aux voyageurs que les chacals
et les loups, chiens aux formidables m�choires, � large face de
dogue, que le b�ton n'effraye gu�re. Quelques go�lands
tourbillonnaient dans l'espace, � petits coups de leurs larges
ailes, en regagnant les trous du littoral.

Bient�t, Nicolas Starkos eut d�pass� les derni�res maisons de


Vitylo. Il prit alors le rude sentier qui contourne l'acropole de
K�rapha. Apr�s avoir long� les ruines d'une citadelle, qui fut
jadis �lev�e en cet endroit par Ville-Hardouin, au temps o� les
Crois�s occupaient divers points du P�loponn�se, il dut contourner
la base des vieilles tours, dont la falaise est encore couronn�e.
L�, il s'arr�ta un instant et se retourna.

� l'horizon, en de�� du cap Gallo, le croissant de la lune allait


bient�t s'�teindre dans les eaux de la mer Ionienne. Quelques
rares �toiles scintillaient � travers d'�troites d�chirures de
nuages, pouss�s par le vent frais du soir. Pendant les accalmies,
un silence absolu r�gnait autour de l'acropole. Deux ou trois
petites voiles, � peine visibles, sillonnaient la surface du
golfe, le traversant vers Coron ou le remontant vers Kalamata.
Sans le fanal, qui se balan�ait en t�te de leur m�t, peut-�tre
e�t-il �t� impossible de les reconna�tre. En contrebas, sept �
huit feux brillaient aussi sur divers points du rivage, doubl�s
par la tremblotante r�verb�ration des eaux. �taient-ce des feux de
barques de p�che, ou des feux d'habitations, allum�s pour la nuit?
On n'aurait pu le dire.

Nicolas Starkos parcourait, de son regard habitu� aux t�n�bres,


toute cette immensit�. Il y a dans l'oeil du marin une puissance
de vision p�n�trante, qui lui permet de voir l� o� d'autres ne
verraient pas. Mais, en ce moment, il semblait que les choses
ext�rieures ne fussent pas pour impressionner le capitaine de la
_Karysta_, accoutum� sans doute � de tout autres sc�nes. Non,
c'�tait en lui-m�me qu'il regardait. Cet air natal, qui est comme
l'haleine du pays, il le respirait presque inconsciemment. Et il
restait immobile, pensif, les bras crois�s, tandis que sa t�te,
rejet�e hors du capuchon, ne remuait pas plus que si elle e�t �t�
de pierre.

Pr�s d'un quart d'heure se passa ainsi. Nicolas Starkos n'avait


cess� d'observer cet occident que d�limitait un lointain horizon
de mer. Puis il fit quelques pas en remontant obliquement la
falaise. Ce n'�tait point au hasard qu'il allait de la sorte. Une
secr�te pens�e le conduisait; mais on e�t dit que ses yeux
�vitaient encore de voir ce qu'ils �taient venus chercher sur les
hauteurs de Vitylo.

D'ailleurs, rien de d�sol� comme cette c�te, depuis le cap Matapan


jusqu'� l'extr�me cul-de-sac du golfe. Il n'y poussait ni
orangers, citronniers, �glantiers, lauriers-roses, jasmins de
l'Argolide, figuiers, arbousiers, m�riers, ni rien de ce qui fait
de certaines parties de la Gr�ce une riche et verdoyante campagne.
Pas un ch�ne-vert, pas un platane, pas un grenadier, tranchant sur
le sombre rideau des cypr�s et des c�dres. Partout des roches
qu'un prochain �boulement de ces terrains volcaniques pourra bien
pr�cipiter dans les eaux du golfe. Partout une sorte d'�pret�
farouche sur cette terre du Magne, insuffisante nourrici�re de sa
population. � peine quelques pins d�charn�s, grima�ants,
fantasques, dont on a �puis� la r�sine, auxquels manque la s�ve,
montrant les profondes blessures de leurs troncs. �� et l�, de
maigres cactus, v�ritables chardons �pineux, dont les feuilles
ressemblent � de petits h�rissons � demi pel�s. Nulle part, enfin,
ni aux arbustes rabougris, ni au sol, form� de plus de gravier que
d'humus, de quoi nourrir ces ch�vres que leur sobri�t� rend peu
difficiles, cependant.

Apr�s avoir fait une vingtaine de pas, Nicolas Starkos s'arr�ta de


nouveau. Puis, il se retourna vers le nord-est, l� o� la cr�te
�loign�e du Tayg�te tra�ait son profil sur le fond moins obscur du
ciel. Une ou deux �toiles, qui se levaient � cette heure, y
reposaient encore, au ras de l'horizon, comme de gros vers
luisants.

Nicolas Starkos �tait rest� immobile. Il regardait une petite


maison basse, construite en bois qui occupait un renflement de la
falaise � une cinquantaine de pas. Modeste habitation, isol�e au-
dessus du village, � laquelle on n'arrivait que par d'abrupts
sentiers, b�tie au milieu d'un enclos de quelques arbres � demi
d�pouill�s, entour� d'une haie d'�pines. Cette demeure, on la
sentait abandonn�e depuis longtemps. La haie, en mauvais �tat, ici
touffue, l� trou�e, ne lui faisait plus une barri�re suffisante
pour la prot�ger. Les chiens errants, les chacals, qui visitent
quelquefois la r�gion, avaient plus d'une fois ravag� ce petit
coin du sol maniote. Mauvaises herbes et broussailles, c'�tait
l'apport de la nature en ce lieu d�sert, depuis que la main de
l'homme ne s'y exer�ait plus.

Et pourquoi cet abandon? C'est que le possesseur de ce morceau de


terre �tait mort depuis bien des ann�es. C'est que sa veuve,
Andronika Starkos, avait quitt� le pays pour aller prendre rang
parmi ces vaillantes femmes qui marqu�rent dans la guerre de
l'Ind�pendance. C'est que le fils, depuis son d�part, n'avait
jamais remis le pied dans la maison paternelle.

L�, pourtant, �tait n� Nicolas Starkos. L� se pass�rent les


premi�res ann�es de son enfance. Son p�re, apr�s une longue et
honn�te vie de marin, s'�tait retir� dans cet asile, mais il se
tenait � l'�cart de cette population de Vitylo, dont les exc�s lui
faisaient horreur. Plus instruit, d'ailleurs, et avec un peu plus
d'aisance que les gens du port, il avait pu se faire une existence
� part entre sa femme et son enfant. Il vivait ainsi au fond de
cette retraite, ignor� et tranquille, lorsque, un jour, dans un
mouvement de col�re, il tenta de r�sister � l'oppression et paya
de sa vie sa r�sistance. On ne pouvait �chapper aux agents turcs,
m�me aux extr�mes confins de la p�ninsule!

Le p�re n'�tant plus l� pour diriger son fils, la m�re fut


impuissante � le contenir. Nicolas Starkos d�serta la maison pour
aller courir les mers, mettant au service de la piraterie et des
pirates ces merveilleux instincts de marin qu'il tenait de son
origine.

Depuis dix ans, la maison avait donc �t� abandonn�e par le fils,
depuis six ans par la m�re. On disait dans le pays, cependant,
qu'Andronika y �tait quelquefois revenue. On avait cru, du moins,
l'apercevoir, mais � de rares intervalles et pour de courts
instants, sans qu'elle e�t communiqu� avec aucun des habitants de
Vitylo.

Quant � Nicolas Starkos, jamais avant ce jour, bien qu'il e�t �t�
ramen� une ou deux fois au Magne par le hasard de ses excursions,
il n'avait manifest� l'intention de revoir cette modeste
habitation de la falaise. Jamais une demande de sa part sur l'�tat
d'abandon o� elle se trouvait. Jamais une allusion � sa m�re, pour
savoir si elle revenait parfois � la demeure d�serte. Mais �
travers les terribles �v�nements qui ensanglantaient alors la
Gr�ce, peut-�tre le nom d'Andronika �tait-il arriv� jusqu'� lui --
nom qui aurait d� p�n�trer comme un remords dans sa conscience, si
sa conscience n'e�t �t� imp�n�trable.

Et cependant, ce jour-l�, si Nicolas Starkos avait rel�ch� au port


de Vitylo, ce n'�tait pas uniquement pour renforcer de dix hommes
l'�quipage de la sacol�ve. Un d�sir -- plus qu'un d�sir -- un
imp�rieux instinct, dont il ne se rendait peut-�tre pas bien
compte, l'y avait pouss�. Il s'�tait senti pris du besoin de
revoir, une derni�re fois sans doute, la maison paternelle, de
toucher encore du pied ce sol sur lequel s'�taient exerc�s ses
premiers pas, de respirer l'air enferm� entre ces murs o� s'�tait
exhal�e sa premi�re haleine, o� il avait b�gay� les premiers mots
de l'enfant. Oui! voil� pourquoi il venait de remonter les rudes
sentiers de cette falaise, pourquoi il se trouvait, � cette heure,
devant la barri�re du petit enclos.

L�, il eut comme un mouvement d'h�sitation. Il n'est de coeur si


endurci, qui ne se serre en pr�sence de certains retours du pass�.
On n'est pas n� quelque part pour ne rien sentir devant la place
o� vous a berc� la main d'une m�re. Les fibres de l'�tre ne
peuvent s'user � ce point que pas une seule ne vibre encore,
lorsqu'un de ces souvenirs la touche.

Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arr�t� sur le seuil de la


maison abandonn�e, aussi sombre, aussi silencieuse, aussi morte �
l'int�rieur qu'� l'ext�rieur.

�Entrons!... Oui!... entrons!�

Ce furent les premiers mots que pronon�a Nicolas Starkos. Encore


ne fit-il que les murmurer, comme s'il e�t eu la crainte d'�tre
entendu et d'�voquer quelque apparition du pass�.

Entrer dans cet enclos, quoi de plus facile! La barri�re �tait


disjointe, les montants gisaient sur le sol. Il n'y avait m�me pas
une porte � ouvrir, un barreau � repousser.

Nicolas Starkos entra. Il s'arr�ta devant l'habitation, dont les


auvents, � demi pourris par la pluie, ne tenaient plus qu'� des
bouts de ferrures rouill�es et rong�es.

� ce moment, une hulotte fit entendre un cri et s'envola d'une


touffe de lentisques, qui obstruait le seuil de la porte.

L�, Nicolas Starkos h�sita encore. Il �tait bien r�solu,


cependant, � revoir jusqu'� la derni�re chambre de l'habitation.
Mais il fut sourdement f�ch� de ce qui se passait en lui,
d'�prouver comme une sorte de remords. S'il se sentait �mu, il se
sentait irrit� aussi. Il semblait que de ce toit paternel, allait
s'�chapper comme une protestation contre lui, comme une
mal�diction derni�re!

Aussi, avant de p�n�trer dans cette maison, il voulut en faire le


tour. La nuit �tait sombre. Personne ne le voyait, et �il ne se
voyait pas lui-m�me!� En plein jour, peut-�tre ne f�t-il pas venu!
En pleine nuit, il se sentait plus d'audace � braver ses
souvenirs.

Le voil� donc, marchant d'un pas furtif, pareil � un malfaiteur


qui chercherait � reconna�tre les abords d'une habitation dans
laquelle il va porter la ruine, longeant les murs l�zard�s aux
angles, tournant les coins dont l'ar�te effrit�e disparaissait
sous les mousses, t�tant de la main ces pierres �branl�es, comme
pour voir s'il restait encore un peu de vie dans ce cadavre de
maison, �coutant, enfin, si le coeur lui battait encore! Par
derri�re, l'enclos �tait plus obscur. Les obliques lueurs du
croissant lunaire, qui disparaissait alors, n'auraient pu y
arriver.

Nicolas Starkos avait lentement fait le tour. La sombre demeure


gardait une sorte de silence inqui�tant. On l'e�t dite hant�e ou
visionn�e. Il revint vers la fa�ade orient�e � l'ouest. Puis, il
s'approcha de la porte, pour la repousser si elle ne tenait que
par un loquet, pour la forcer si le p�ne s'engageait encore dans
la g�che de la serrure.

Mais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit �rouge� comme on
dit, mais rouge de feu. Cette maison, qu'il voulait visiter encore
une fois, il n'osait plus y entrer. Il lui semblait que son p�re,
sa m�re, allaient appara�tre sur le seuil, les bras �tendus, le
maudissant, lui, le mauvais fils, le mauvais citoyen, tra�tre � la
famille, tra�tre � la patrie!

� ce moment, la porte s'ouvrit avec lenteur. Une femme parut sur


le seuil. Elle �tait v�tue du costume maniote -- un jupon de
cotonnade noire � petite bordure rouge, une camisole de couleur
sombre, serr�e � la taille, sur sa t�te un large bonnet brun�tre,
enroul� d'un foulard aux couleurs du drapeau grec.

Cette femme avait une figure �nergique, avec de grands yeux noirs
d'une vivacit� un peu sauvage, un teint h�l� comme celui des
p�cheuses du littoral. Sa taille �tait haute, droite, bien qu'elle
f�t �g�e de plus de soixante ans.

C'�tait Andronika Starkos. La m�re et le fils, s�par�s depuis si


longtemps de corps et d'�me, se trouvaient alors face � face.

Nicolas Starkos ne s'attendait pas � se voir en pr�sence de sa


m�re... Il fut �pouvant� par cette apparition.

Andronika, le bras tendu vers son fils, lui interdisant l'acc�s de


sa maison, ne dit que ces mots d'une voix qui les rendait
terribles, venant d'elle:

�Jamais Nicolas Starkos ne remettra le pied dans la maison du


p�re!... Jamais!�
Et le fils, courb� sous cette injonction, recula peu � peu. Celle
qui l'avait port� dans ses entrailles le chassait maintenant comme
on chasse un tra�tre. Alors il voulut faire un pas en avant... Un
geste plus �nergique encore, un geste de mal�diction, l'arr�ta.

Nicolas Starkos se rejeta en arri�re. Puis, il s'�chappa de


l'enclos, il reprit le sentier de la falaise, il descendit �
grands pas, sans se retourner, comme si une main invisible l'e�t
pouss� par les �paules.

Andronika, immobile sur le seuil de sa maison, le vit dispara�tre


au milieu de la nuit.

Dix minutes apr�s, Nicolas Starkos, ne laissant rien voir de son


�motion, redevenu ma�tre de lui-m�me, atteignait le port o� il
h�lait son gig et s'y embarquait. Les dix hommes choisis par Gozzo
se trouvaient d�j� � bord de la sacol�ve.

Sans prononcer un seul mot, Nicolas Starkos monta sur le pont de


la _Karysta_, et, d'un signe, il donna l'ordre d'appareiller.

La manoeuvre fut rapidement faite. Il n'y eut qu'� hisser les


voiles dispos�es pour un prompt d�part. Le vent de terre, qui
venait de se lever, rendait facile la sortie du port.

Cinq minutes plus tard, la _Karysta_ franchissait les passes,


s�rement, silencieusement, sans qu'un seul cri e�t �t� pouss� par
les hommes du bord ni par les gens de Vitylo.

Mais la sacol�ve n'�tait pas � un mille au large, qu'une flamme


illuminait la cr�te de la falaise.

C'�tait l'habitation d'Andronika Starkos qui br�lait jusque dans


ses fondations. La main de la m�re avait allum� cet incendie. Elle
ne voulait pas qu'il rest�t un seul vestige de la maison o� son
fils �tait n�.

Pendant trois milles encore, le capitaine ne put d�tacher son


regard de ce feu qui brillait sur la terre du Magne, et il le
suivit dans l'ombre jusqu'� son dernier �clat.

Andronika l'avait dit:

�Jamais Nicolas Starkos ne remettrait le pied dans la maison du


p�re!... Jamais!�

III

Grecs contre Turcs

Dans les temps pr�historiques, alors que l'�corce solide du globe


se moulait peu � peu sous l'action des forces int�rieures,
neptuniennes ou plutoniennes, la Gr�ce dut sa naissance � un
cataclysme qui repoussa ce bout de terre au-dessus du niveau des
eaux, tandis qu'il engloutissait dans l'Archipel toute une partie
du continent, dont il ne reste plus que les sommets sous formes
d'�les. La Gr�ce est, en effet, sur la ligne volcanique qui va de
Chypre � la Toscane.[1]

Il semble que les Hell�nes tiennent du sol instable de leur pays


l'instinct de cette agitation physique et morale, qui peut les
porter dans les choses h�ro�ques jusqu'aux plus grands exc�s. Il
n'en est pas moins vrai que c'est gr�ce � leurs qualit�s
naturelles, un courage indomptable, le sentiment du patriotisme,
l'amour de la libert�, qu'ils sont parvenus � faire un �tat
ind�pendant de ces provinces courb�es, depuis tant de si�cles,
sous la domination ottomane.

P�lasgique dans les temps les plus recul�s, c'est-�-dire peupl�e


de tribus de l'Asie; hell�nique, du XVIe au XIVe si�cle avant l'�re
chr�tienne, avec l'apparition des Hell�nes, dont une tribu, les
Gra�es, devait lui donner son nom, dans ces temps presque
mythologiques des Argonautes, des H�raclides et de la guerre de
Troie; bien grecque enfin, depuis Lycurgue, avec Miltiade,
Th�mistocle, Aristide, L�onidas, Eschyle, Sophocle, Aristophane,
H�rodote, Thucydide, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote,
Hippocrate, Phidias, P�ricl�s, Alcibiade, P�lopidas, �paminondas,
D�mosth�ne; puis, mac�donienne avec Philippe et Alexandre, la
Gr�ce finit par devenir province romaine sous le nom d'Acha�e,
cent quarante-six ans avant J.-C. et pour une p�riode de quatre
si�cles.

Depuis cette �poque, successivement envahi par les Visigoths, les


Vandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, les Arabes,
les Normands, les Siciliens, conquis par les Crois�s au
commencement du treizi�me si�cle, partag� en un grand nombre de
fiefs au quinzi�me, ce pays, si �prouv� dans l'ancienne et la
nouvelle �re, retomba au dernier rang entre les mains des Turcs et
sous la domination musulmane.

Pendant pr�s de deux cents ans, on peut dire que la vie politique
de la Gr�ce fut absolument �teinte. Le despotisme des
fonctionnaires ottomans, qui y repr�sentaient l'autorit�, passait
toutes limites. Les Grecs n'�taient ni des annex�s, ni des
conquis, pas m�me des vaincus: c'�taient des esclaves, tenus sous
le b�ton du pacha, avec l'iman ou pr�tre � sa droite, le djellah
ou bourreau � sa gauche.

Mais toute existence n'avait pas encore abandonn� ce pays qui se


mourait. Aussi, allait-il de nouveau palpiter sous l'exc�s de la
douleur. Les Mont�n�grins de l'�pire, en 1766, les Maniotes, en
1769, les Souliotes d'Albanie, se soulev�rent enfin, et
proclam�rent leur ind�pendance; mais, en 1804, toute cette
tentative de r�bellion fut d�finitivement comprim�e par Ali de
T�belen, pacha de Janina.

Il n'�tait que temps d'intervenir, alors, si les puissances


europ�ennes ne voulaient pas assister au total an�antissement de
la Gr�ce. En effet, r�duite � ses seules forces, elle ne pouvait
que mourir en essayant de recouvrer son ind�pendance.
En 1821, Ali de T�belen, r�volt� � son tour contre le sultan
Mahmoud, venait d'appeler les Grecs � son aide, en leur promettant
la libert�. Ils se soulev�rent en masse. Les Philhell�nes
accoururent � leur secours de tous les points de l'Europe. Ce
furent des Italiens, des Polonais, des Allemands, mais surtout des
Fran�ais, qui se rang�rent contre les oppresseurs. Les noms de
Guys de Sainte-H�l�ne, de Gaillard, de Chauvassaigne, des
capitaines Baleste et Jourdain, du colonel Fabvier, du chef
d'escadron Regnaud de Saint-Jean-d'Ang�ly, du g�n�ral Maison,
auxquels il convient d'ajouter ceux de trois Anglais, lord
Cochrane, lord Byron, le colonel Hastings, ont laiss� un souvenir
imp�rissable dans ce pays pour lequel ils venaient se battre et
mourir.

� ces noms, illustr�s par tout ce que le d�vouement � la cause des


opprim�s peut engendrer de plus h�ro�que, la Gr�ce allait r�pondre
par des noms pris dans ses plus hautes familles, trois Hydriotes,
Tombasis, Tsamados, Miaoulis, puis Colocotroni, Marco Botsaris,
Maurocordato, Mauromichalis, Constantin Canaris, Negris,
Constantin et D�m�trius Hypsilantis, Ulysse et tant d'autres. D�s
le d�but, le soul�vement se changea en une guerre � mort, dent
pour dent, oeil pour oeil, qui provoqua les plus horribles
repr�sailles de part et d'autre.

En 1821, les Souliotes et le Magne se soulev�rent. � Patras,


l'�v�que Germanos, la croix en main, pousse le premier cri. La
Mor�e, la Moldavie, l'Archipel, se rangent sous l'�tendard de
l'ind�pendance. Les Hell�nes, victorieux sur mer, parviennent �
s'emparer de Tripolitza. � ces premiers succ�s des Grecs, les
Turcs r�pondent par le massacre de leurs compatriotes qui se
trouvaient � Constantinople.

En 1822, Ali de T�belen, assi�g� dans sa forteresse de Janina, est


l�chement assassin� au milieu d'une conf�rence que lui avait
propos�e le g�n�ral turc Kourschid. Peu de temps apr�s,
Maurocordato et les Philhell�nes sont �cras�s � la bataille
d'Arta; mais ils reprennent l'avantage au premier si�ge de
Missolonghi, que l'arm�e d'Omer-Vrione est oblig�e de lever, non
sans des pertes consid�rables.

En 1823, les puissances �trang�res commencent � intervenir plus


efficacement. Elles proposent au sultan une m�diation. Le sultan
refuse, et, pour appuyer son refus, d�barque dix mille soldats
asiatiques dans l'Eub�e. Puis, il donne le commandement en chef de
l'arm�e turque � son vassal M�h�met-Ali, pacha d'�gypte. Ce fut
dans les luttes de cette ann�e-l� que succomba Marco Botsaris, ce
patriote dont on a pu dire: Il v�cut comme Aristide et mourut
comme L�onidas.

En 1824, �poque de grands revers pour la cause de l'Ind�pendance,


lord Byron avait d�barqu�, le 24 janvier, � Missolonghi, et, le
jour de P�ques, il mourait devant L�pante, sans avoir rien vu
s'accomplir de son r�ve. Les Ipsariotes �taient massacr�s par les
Turcs, et la ville de Candie, en Cr�te, se rendait aux soldats de
M�h�met-Ali. Seuls, les succ�s maritimes purent consoler les Grecs
de tant de d�sastres.

En 1825, c'est Ibrahim-Pacha, fils de M�h�met-Ali, qui d�barque �


Modon, en Mor�e, avec onze mille hommes. Il s'empare de Navarin et
bat Colocotroni � Tripolitza. Ce fut alors que le gouvernement
hell�nique confia un corps de troupes r�guli�res � deux Fran�ais,
Fabvier et Regnaud de Saint-Jean-d'Ang�ly; mais, avant que ces
troupes eussent �t� mises en �tat de lui r�sister, Ibrahim
d�vastait la Mess�nie et le Magne. Et s'il abandonna ses
op�rations, c'est qu'il voulut aller prendre part au second si�ge
de Missolonghi, dont le g�n�ral Kioutagi ne parvenait pas �
s'emparer, bien que le sultan lui e�t dit: Ou Missolonghi ou ta
t�te!

En 1826, le 5 janvier, apr�s avoir br�l� Pyrgos, Ibrahim arrivait


devant Missolonghi. Pendant trois jours, du 25 au 28, il jeta sur
la ville huit mille bombes et boulets, sans pouvoir y entrer, m�me
apr�s un triple assaut, et bien qu'il n'e�t affaire qu'� deux
mille cinq cents combattants, d�j� affaiblis par la famine.
Cependant il devait r�ussir, surtout lorsque Miaoulis et son
escadre, qui apportaient des secours aux assi�g�s, eurent �t�
repouss�s. Le 23 avril, apr�s un si�ge qui avait co�t� la vie �
dix-neuf cents de ses d�fenseurs, Missolonghi tombait au pouvoir
d'Ibrahim, et ses soldats massacr�rent hommes, femmes, enfants,
presque tout ce qui survivait des neuf mille habitants de la
ville. En cette m�me ann�e, les Turcs, amen�s par Kioutagi, apr�s
avoir ravag� la Phocide et la B�otie, arrivaient � Th�bes, le 10
juillet, entraient en Attique, investissaient Ath�nes, s'y
�tablissaient et faisaient le si�ge de l'Acropole, d�fendue par
quinze cents Grecs. Au secours de cette citadelle, la cl� de la
Gr�ce, le nouveau gouvernement envoya Cara�skakis, l'un des
combattants de Missolonghi, et le colonel Fabvier avec son corps
de r�guliers. La bataille qu'ils livr�rent � Cha�dari fut perdue,
et Kioutagi put continuer le si�ge de l'Acropole. Pendant ce
temps, Cara�skakis s'engageait � travers les d�fil�s du Parnasse,
battait les Turcs � Arachova, le 5 d�cembre, et, sur le champ de
bataille, il �levait un troph�e de trois cents t�tes coup�es. La
Gr�ce du Nord �tait redevenue libre presque tout enti�re.

Malheureusement, � la faveur de ces luttes, l'Archipel �tait livr�


aux incursions des plus redoutables forbans, qui eussent jamais
d�sol� ces mers. Et parmi eux, on citait, comme l'un des plus
sanguinaires, le plus hardi peut-�tre, ce pirate Sacratif, dont le
nom seul �tait une �pouvante dans toutes les �chelles du Levant.

Cependant, sept mois avant l'�poque � laquelle d�bute cette


histoire, les Turcs avaient �t� oblig�s de se r�fugier dans
quelques-unes des places fortes de la Gr�ce septentrionale. Au
mois de f�vrier 1827, les Grecs avaient reconquis leur
ind�pendance depuis le golfe d'Ambracie jusqu'aux confins de
l'Attique. Le pavillon turc ne flottait plus qu'� Missolonghi, �
Vonitsa, � Naupacte. Le 31 mars, sous l'influence de lord
Cochrane, les Grecs du Nord et les Grecs du P�loponn�se, renon�ant
� leurs luttes intestines, allaient r�unir les repr�sentants de la
nation en une assembl�e unique � Tr�z�ne, et concentrer les
pouvoirs en une seule main, celle d'un �tranger, un diplomate
russe, grec de naissance, Capo d'Istria, originaire de Corfou.

Mais Ath�nes �tait aux mains des Turcs. Sa citadelle avait


capitul�, le 5 juin. La Gr�ce du Nord fut alors contrainte de
faire sa compl�te soumission. Le 6 juillet, il est vrai, la
France, l'Angleterre, la Russie et l'Autriche signaient une
convention qui, tout en admettant la suzerainet� de la Porte,
reconnaissait l'existence d'une nation grecque. En outre, par un
article secret, les puissances signataires s'engageaient � s'unir
contre le sultan, s'il refusait d'accepter un arrangement
pacifique.

Tels sont les faits g�n�raux de cette sanglante guerre, que le


lecteur doit se remettre en m�moire, car ils se rattachent tr�s
directement � ce qui va suivre.

Voici maintenant quels sont les faits particuliers auxquels sont


plus directement li�s les personnages d�j� connus et ceux �
conna�tre de cette dramatique histoire.

Parmi les premiers, il faut d'abord citer Andronika, la veuve du


patriote Starkos.

Cette lutte, pour conqu�rir l'ind�pendance de leur pays, n'avait


pas seulement enfant� des h�ros, mais aussi d'h�ro�ques femmes,
dont le nom est glorieusement m�l� aux �v�nements de cette �poque.

Ainsi voit-on appara�tre le nom de Bobolina, n�e dans une petite


�le, � l'entr�e du golfe de Nauplie. En 1812, son mari est fait
prisonnier, emmen� � Constantinople, empal� par ordre du sultan.
Le premier cri de la guerre de l'ind�pendance est jet�. Bobolina,
en 1821, sur ses propres ressources, arme trois navires, et, ainsi
que le raconte M. H. Belle, d'apr�s le r�cit d'un vieux Klephte,
apr�s avoir arbor� son pavillon, qui porte ces mots des femmes
spartiates: �Ou dessus ou dessous�, elle fait la course jusqu'au
littoral de l'Asie Mineure, capturant et br�lant les navires turcs
avec l'intr�pidit� d'un Tsamados ou d'un Canaris; puis, apr�s
avoir g�n�reusement abandonn� la propri�t� de ses navires au
nouveau gouvernement, elle assiste au si�ge de Tripolitza,
organise autour de Nauplie un blocus qui dure quatorze mois, et
oblige enfin la citadelle � se rendre. Cette femme, dont toute la
vie est une l�gende, devait finir par tomber sous le poignard de
son fr�re pour une simple affaire de famille.

Une autre grande figure doit �tre plac�e au m�me rang que cette
vaillante Hydriote. Toujours m�mes faits amenant m�mes
cons�quences. Un ordre du sultan fait �trangler � Constantinople
le p�re de Modena Mavroeinis, femme dont la beaut� �galait la
naissance. Modena se jette aussit�t dans l'insurrection, appelle �
la r�volte les habitants de Mycone, arme des b�timents qu'elle
monte, organise des compagnies de gu�rillas qu'elle dirige, arr�te
l'arm�e de S�mil-Pacha au fond des �troites gorges du P�lion, et
marque brillamment jusqu'� la fin de la guerre, en harcelant les
Turcs dans les d�fil�s des montagnes de la Phthiotide.

Il faut encore nommer Ka�dos, d�truisant par la mine les murs de


Vilia, et se battant avec un courage indomptable au monast�re
Sainte-V�n�rande; Moskos, sa m�re, luttant aux c�t�s de son �poux,
et �crasant les Turcs sous des quartiers de roche; Despo, qui pour
ne pas tomber aux mains des musulmans, se fit sauter avec ses
filles, ses belles-filles et ses petits-fils. Et les femmes
souliotes, et celles qui prot�g�rent le nouveau gouvernement,
install� � Salamine, en lui prenant la flottille qu'elles
commandaient, et cette Constance Zacharias, qui, apr�s avoir donn�
le signal du soul�vement dans les plaines de Laconie, se jeta sur
L�ondari � la t�te de cinq cents paysans, et tant d'autres, enfin,
dont le sang g�n�reux ne fut point �pargn� dans cette guerre,
pendant laquelle on put voir de quoi �taient capables les
descendantes des Hell�nes!

Ainsi avait fait la veuve de Starkos. Ainsi, sous le seul nom


d'Andronika -- n'ayant plus voulu de celui que d�shonorait son
fils -- se laissa-t-elle emporter dans le mouvement par un
irr�sistible instinct de repr�sailles autant que par amour de
l'ind�pendance. Comme Bobolina, veuve d'un �poux supplici� pour
avoir tent� de d�fendre son pays, comme Modena, comme Zacharias,
si elle ne put � ses frais armer des navires ou lever des
compagnies de volontaires, du moins paya-t-elle de sa personne au
milieu des grands drames de cette insurrection.

D�s 1821, Andronika se joignit � ceux des Maniotes que


Colocotroni, condamn� � mort et r�fugi� dans les �les Ioniennes,
appela � lui, lorsque, le 18 janvier de cette ann�e, il d�barqua �
Scardamoula. Elle fut de cette premi�re bataille rang�e, livr�e en
Thessalie lorsque Colocotroni attaqua les habitants de Phanari, et
ceux de Carit�ne, r�unis aux Turcs sur les bords de la Rhouphia.
Elle fut aussi de cette bataille de Valtetsio, du 17 mai, qui
amena la d�route de l'arm�e de Moustapha-bey. Plus
particuli�rement encore, elle se distingua � ce si�ge de
Tripolitza, o� les Spartiates traitaient les Turcs de �l�ches
Persans�, o� les Turcs traitaient les Grecs de �faibles li�vres de
Laconie�! Mais, cette fois, les li�vres eurent le dessus. Le 5
octobre, la capitale du P�loponn�se, n'ayant pu �tre d�bloqu�e par
la flotte turque, dut capituler, et, malgr� la convention, fut
mise � feu et � sang, pendant trois jours -- ce qui co�ta la vie,
au dedans comme au dehors, � dix mille Ottomans de tout �ge et de
tout sexe.

L'ann�e suivante, le 4 mars, ce fut pendant un combat naval


qu'Andronika, embarqu�e sous les ordres de l'amiral Miaoulis, vit
les vaisseaux turcs s'enfuir, apr�s une lutte de cinq heures, et
chercher un refuge au port de Zante. Mais, sur un de ces
vaisseaux, elle avait reconnu son fils, qui pilotait l'escadre
ottomane � travers le golfe de Patras!... Ce jour-l�, sous le coup
de cette honte, elle s'�lan�a au plus fort de la m�l�e pour y
chercher la mort... La mort ne voulut pas d'elle.

Et pourtant, Nicolas Starkos devait aller plus loin encore dans


cette voie criminelle! Quelques semaines plus tard, ne se
joignait-il pas � Kari-Ali qui bombardait la ville de Scio dans
l'�le de ce nom? N'avait-il pas sa part de ces �pouvantables
massacres, o� p�rirent vingt-trois mille chr�tiens, sans compter
quarante-sept mille qui furent vendus comme esclaves sur les
march�s de Smyrne? Et l'un des b�timents qui transporta une partie
de ces malheureux aux c�tes barbaresques, n'�tait-il pas command�
par le fils m�me d'Andronika -- un Grec qui vendait ses fr�res!

Pendant la p�riode suivante, dans laquelle les Hell�nes allaient


avoir � r�sister aux arm�es combin�es des Turcs et des �gyptiens,
Andronika ne cessa pas un instant d'imiter ces h�ro�ques femmes,
dont les noms ont �t� cit�s plus haut.
Lamentable �poque, surtout pour la Mor�e. Ibrahim venait d'y
lancer ses farouches Arabes, plus f�roces que les Ottomans.
Andronika �tait de ces quatre mille combattants que Colocotroni,
nomm� commandant en chef des troupes du P�loponn�se, avait
seulement pu r�unir autour de lui. Mais Ibrahim, apr�s avoir
d�barqu� onze mille hommes sur la c�te mess�nienne, s'�tait
d'abord occup� de d�bloquer Coron et Patras; puis, il s'�tait
empar� de Navarin, dont la citadelle devait lui assurer une base
d'op�rations, et le port lui donner un abri s�r pour sa flotte.
Ensuite ce fut Argos qu'il incendia, Tripolitza dont il prit
possession -- ce qui lui permit, jusqu'� l'hiver, d'exercer ses
ravages � travers les provinces avoisinantes. Plus
particuli�rement, la Mess�nie subit ces horribles d�vastations.
Aussi Andronika dut-elle souvent fuir jusqu'au fond du Magne pour
ne pas tomber entre les mains des Arabes. Cependant, elle ne
songeait pas � prendre du repos. Peut-on reposer sur une terre
opprim�e? On la retrouve dans les campagnes de 1825 et de 1826, au
combat des d�fil�s de Verga, apr�s lequel Ibrahim recula sur
Polyaravos, o� les Maniotes du Nord parvinrent � le repousser
encore. Puis, elle se joignit aux r�guliers du colonel Fabvier,
pendant la bataille de Chaidari, au mois de juillet 1826. L�,
gri�vement bless�e, elle ne dut qu'au courage d'un jeune Fran�ais,
engag� sous le drapeau des Philhell�nes, d'�chapper aux
impitoyables soldats de Kioutagi.

Pendant plusieurs mois, la vie d'Andronika fut en p�ril. Sa


constitution robuste la sauva; mais l'ann�e 1826 se termina, sans
qu'elle e�t retrouv� assez de force pour reprendre part � la
lutte.

Ce fut dans ces circonstances qu'au mois d'ao�t 1827, elle revint
dans les provinces du Magne. Elle voulait revoir sa maison de
Vitylo. Un singulier hasard y ramenait son fils le m�me jour... On
sait le r�sultat de la rencontre d'Andronika avec Nicolas Starkos,
et comment ce fut une supr�me mal�diction qu'elle lui jeta du
seuil de la maison paternelle.

Et maintenant, n'ayant plus rien qui la ret�nt au sol natal,


Andronika allait continuer � combattre tant que la Gr�ce n'aurait
pas recouvr� son ind�pendance.

Les choses en �taient donc � ce point, le 10 mars 1827, au moment


o� la veuve de Starkos reprenait les routes du Magne pour
rejoindre les Grecs du P�loponn�se, qui, pied � pied, disputaient
leur territoire aux soldats d'Ibrahim.

IV

Triste maison d'un riche

Pendant que la _Karysta_ se dirigeait vers le nord pour une


destination connue seulement de son capitaine, il se passait �
Corfou un fait qui, pour �tre d'ordre priv�, n'en devait pas moins
attirer l'attention publique sur les principaux personnages de
cette histoire.

On sait que, depuis 1815, par suite des trait�s qui portent cette
date, le groupe des �les Ioniennes avait �t� plac� sous le
protectorat de l'Angleterre, apr�s avoir accept� celui de la
France jusqu'en 1814.[2]

De tout ce groupe qui comprend C�rigo, Zante, Ithaque, C�phalonie,


Leucade, Paxos et Corfou, cette derni�re �le, la plus
septentrionale, est aussi la plus importante. C'est l'ancienne
Corcyre. Or, une �le qui eut pour roi Alcino�s, l'h�te g�n�reux de
Jason et de M�d�e, qui, plus tard, accueillit le sage Ulysse,
apr�s la guerre de Troie, a bien droit � tenir une place
consid�rable dans l'histoire ancienne. Apr�s avoir �t� en lutte
avec les Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains,
ravag�e au seizi�me si�cle par Barberousse, prot�g�e au dix-
huiti�me par le comte de Schulembourg, et, � la fin du premier
empire, d�fendue par le g�n�ral Donzelot, elle �tait alors la
r�sidence d'un Haut Commissaire anglais.

� cette �poque, ce Haut Commissaire �tait sir Frederik Adam,


gouverneur des �les Ioniennes. En vue des �ventualit�s que pouvait
provoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours
sous la main quelques fr�gates destin�es � faire la police de ces
mers. Et il ne fallait pas moins que des b�timents de haut bord
pour maintenir l'ordre dans cet archipel, livr� aux Grecs, aux
Turcs, aux porteurs de lettres de marque, sans parler des pirates,
n'ayant d'autre commission que celle qu'ils s'arrogeaient de
piller � leur convenance les navires de toute nationalit�.

On rencontrait alors � Corfou un certain nombre d'�trangers, et,


plus particuli�rement, de ceux qui avaient �t� attir�s, depuis
trois ou quatre ans, par les diverses phases de la guerre de
l'Ind�pendance. C'�tait de Corfou que les uns s'embarquaient pour
aller rejoindre. C'�tait � Corfou que venaient s'installer les
autres, auxquels d'excessives fatigues imposaient un repos de
quelque temps.

Parmi ces derniers, il convient de citer un jeune Fran�ais.


Passionn� pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait pris
une part active et glorieuse aux principaux �v�nements dont la
p�ninsule hell�nique �tait le th��tre.

Henry d'Albaret, lieutenant de vaisseau de la marine royale, un


des plus jeunes officiers de son grade, maintenant en cong�
illimit�, �tait venu se ranger, d�s le d�but de la guerre, sous le
drapeau des Philhell�nes fran�ais. �g� de vingt-neuf ans, de
taille moyenne, d'une constitution robuste, qui le rendait propre
� supporter toutes les fatigues du m�tier de marin, ce jeune
officier, par la gr�ce de ses mani�res, la distinction de sa
personne, la franchise de son regard, le charme de sa physionomie,
la s�ret� de ses relations, inspirait d�s l'abord une sympathie
qu'une plus longue intimit� ne pouvait qu'accro�tre.

Henry d'Albaret appartenait � une riche famille, parisienne


d'origine. Il avait � peine connu sa m�re. Son p�re �tait mort �
peu pr�s � l'�poque de sa majorit�, c'est-�-dire deux ou trois ans
apr�s sa sortie de l'�cole navale. Ma�tre d'une assez belle
fortune, il n'avait point pens� que ce f�t une raison d'abandonner
son m�tier de marin. Au contraire. Il continua donc � suivre cette
carri�re -- l'une des plus belles qui soient au monde -- et il
�tait lieutenant de vaisseau quand le pavillon grec fut arbor� en
face du croissant turc dans la Gr�ce du Nord et le P�loponn�se.

Henry d'Albaret n'h�sita pas. Comme tant d'autres braves jeunes


gens irr�sistiblement entra�n�s par ce mouvement, il accompagna
les volontaires que des officiers fran�ais allaient guider
jusqu'aux confins de l'Europe orientale. Il fut de ces premiers
Philhell�nes qui vers�rent leur sang pour la cause de
l'ind�pendance. D�s l'ann�e 1822, il se trouvait parmi ces
glorieux vaincus de Maurocordato, � la fameuse bataille d'Arta,
et, parmi les vainqueurs, au premier si�ge de Missolonghi. Il
�tait l�, l'ann�e suivante, quand succomba Marco Botsaris. Pendant
l'ann�e 1824, il prit part, non sans �clat, � ces combats
maritimes qui veng�rent les Grecs des victoires de M�h�met-Ali.
Apr�s la d�faite de Tripolitza, en 1825, il commandait un parti de
r�guliers sous les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826, il
se battait � Chaidari, o� il sauvait la vie d'Andronika Starkos,
que foulaient aux pieds les chevaux de Kioutagi -- bataille
terrible dans laquelle les Philhell�nes firent d'irr�parables
pertes.

Cependant, Henry d'Albaret ne voulut point abandonner son chef,


et, peu de temps apr�s, il le rejoignit � M�th�nes.

� ce moment, l'Acropole d'Ath�nes �tait d�fendue par le commandant


Gouras, ayant quinze cents hommes sous ses ordres. L�, dans cette
citadelle, s'�taient r�fugi�s cinq cents femmes et enfants, qui
n'avaient pu fuir au moment o� les Turcs s'emparaient de la ville.
Gouras avait des vivres pour un an, un mat�riel de quatorze canons
et de trois obusiers, mais les munitions allaient lui manquer.

Fabvier r�solut alors de ravitailler l'Acropole. Il demanda des


hommes de bonne volont� pour le seconder dans cet audacieux
projet. Cinq cent trente r�pondirent � son appel; parmi eux,
quarante Philhell�nes; parmi ces quarante et � leur t�te, Henry
d'Albaret. Chacun de ces hardis partisans se munit d'un sac de
poudre, et, sous les ordres de Fabvier, ils s'embarqu�rent �
M�th�nes.

Le 13 d�cembre, ce petit corps d�barque presque au pied de


l'Acropole. Un rayon de lune le signale. La fusillade des Turcs
l'accueille. Fabvier crie: �En avant!� Chaque homme, sans
abandonner son sac de poudre, qui peut le faire sauter d'un
instant � l'autre, franchit le foss� et p�n�tre dans la citadelle,
dont les portes sont ouvertes. Les assi�g�s repoussent
victorieusement les Turcs. Mais Fabvier est bless�, son second est
tu�, Henry d'Albaret tombe, frapp� d'une balle. Les r�guliers et
leurs chefs �taient maintenant enferm�s dans la citadelle avec
ceux qu'ils �taient venus secourir si hardiment et qui ne
voulaient plus les en laisser sortir.

L�, le jeune officier, souffrant d'une blessure qui fort


heureusement n'�tait pas grave, dut partager les mis�res des
assi�g�s, r�duits � quelques rations d'orge pour toute nourriture.
Six mois se pass�rent, avant que la capitulation de l'Acropole,
consentie par Kioutagi, lui rend�t la libert�. Ce fut seulement le
5 juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les assi�g�s purent
quitter la citadelle d'Ath�nes et s'embarquer sur des navires qui
les transport�rent � Salamine.

Henry d'Albaret, tr�s faible encore, ne voulut point s'arr�ter


dans cette ville et il fit voile pour Corfou. L�, depuis deux
mois, il se refaisait de ses fatigues, en attendant l'heure
d'aller reprendre son poste au premier rang, lorsque le hasard
vint donner un nouveau mobile � sa vie, qui n'avait �t�
jusqu'alors que la vie d'un soldat.

Il y avait � Corfou, � l'extr�mit� de la Strada Reale, une vieille


maison de peu d'apparence, moiti� grecque, moiti� italienne
d'aspect. Dans cette maison demeurait un personnage, qui se
montrait peu, mais dont on parlait beaucoup. C'�tait le banquier
Elizundo. �tait-ce un sexag�naire ou un septuag�naire, on n'aurait
pu le dire. Depuis une vingtaine d'ann�es, il habitait cette
sombre demeure, dont il ne sortait gu�re. Mais, s'il n'en sortait
pas, bien des gens de tous pays et de toute condition -- clients
assidus de son comptoir -- l'y venaient visiter. Tr�s
certainement, il se faisait des affaires consid�rables dans cette
maison de banque, dont l'honorabilit� �tait parfaite. Elizundo
passait, d'ailleurs, pour �tre extr�mement riche. Nul cr�dit, dans
les �les Ioniennes et jusque chez ses confr�res dalmates de Zara
ou de Raguse, n'aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite,
accept�e par lui, valait de l'or. Sans doute, il ne se livrait pas
imprudemment. Il paraissait m�me tr�s serr� en affaires. Les
r�f�rences, il les lui fallait excellentes, les garanties, il les
voulait compl�tes; mais sa caisse semblait in�puisable.
Circonstance � noter, Elizundo faisait presque tout lui-m�me,
n'employant qu'un homme de sa maison, dont il sera parl� plus
tard, pour tenir les �critures sans importance. Il �tait � la fois
son propre caissier et son propre teneur de livres. Pas une traite
qui ne f�t libell�e, pas une lettre qui n'e�t �t� �crite de sa
main. Aussi, jamais un commis du dehors ne s'�tait-il assis au
bureau du comptoir. Cela ne contribuait pas peu � assurer le
secret de ses affaires.

Quelle �tait l'origine de ce banquier? On le disait Illyrien ou


Dalmate; mais, � cet �gard, on ne savait rien de pr�cis. Muet sur
son pass�, muet sur son pr�sent, il ne frayait point avec la
soci�t� corfiote. Lorsque le groupe avait �t� plac� sous le
protectorat de la France, son existence �tait d�j� ce qu'elle
�tait rest�e depuis qu'un gouverneur anglais exer�ait son autorit�
sur les �les Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre � la
lettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit public
chiffrait par centaines de millions; mais il devait �tre, il �tait
tr�s riche, bien que son train f�t celui d'un homme modeste dans
ses besoins et ses go�ts.

Elizundo �tait veuf, il l'�tait m�me lorsqu'il vint s'�tablir �


Corfou avec une petite fille, alors �g�e de deux ans. Maintenant,
cette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux,
et vivait dans cette demeure, toute aux soins du m�nage.

Partout, m�me en ces pays de l'Orient, o� la beaut� des femmes est


incontest�e, Hadjine Elizundo e�t pass� pour remarquablement
belle, et cela malgr� la gravit� de sa physionomie un peu triste.
Comment en e�t-il �t� autrement dans ce milieu o� s'�tait �coul�
son jeune �ge, sans une m�re pour la guider, sans une compagne
avec laquelle elle p�t �changer ses premi�res pens�es de jeune
fille? Hadjine Elizundo �tait de taille moyenne mais �l�gante. Par
son origine grecque, qu'elle tenait de sa m�re, elle rappelait le
type de ces belles jeunes femmes de Laconie, qui l'emportent sur
toutes celles du P�loponn�se.

Entre la fille et le p�re, l'intimit� n'�tait pas et ne pouvait


�tre profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, r�serv� -- un
de ces hommes qui d�tournent le plus souvent la t�te et voilent
leurs yeux comme si la lumi�re les blessait. Peu communicatif,
aussi bien dans sa vie priv�e que dans sa vie publique, il ne se
livrait jamais, m�me dans ses rapports avec les clients de sa
maison. Comment Hadjine Elizundo e�t-elle �prouv� quelque charme �
cette existence mur�e, puisque, entre ces murs, c'est � peine si
elle trouvait le coeur d'un p�re!

Heureusement, pr�s d'elle, il y avait un �tre bon, d�vou�, aimant,


qui ne vivait que pour sa jeune ma�tresse, qui s'attristait de ses
tristesses, dont la physionomie s'�clairait s'il la voyait
sourire. Toute sa vie tenait dans celle d'Hadjine. � ce portrait,
on pourrait croire qu'il s'agit d'un brave et fid�le chien, un de
ces �aspirants � l'humanit�, a dit Michelet, �un humble ami�, a
dit Lamartine. Non! ce n'�tait qu'un homme, mais il e�t m�rit�
d'�tre chien. Il avait vu na�tre Hadjine, il ne l'avait jamais
quitt�e, il l'avait berc�e enfant, il la servait jeune fille.

C'�tait un Grec, nomm� Xaris, un fr�re de lait de la m�re


d'Hadjine, qui l'avait suivie apr�s son mariage avec le banquier
de Corfou. Il �tait donc depuis plus de vingt ans dans la maison,
occupant une situation au-dessus de celle d'un simple serviteur,
aidant m�me Elizundo, lorsqu'il ne s'agissait que de quelques
�critures � passer.

Xaris, comme certains types de la Laconie, �tait de haute taille,


large d'�paules, d'une force musculaire exceptionnelle. Belle
figure, beaux yeux francs, nez long et arqu� que soulignaient de
superbes moustaches noires. Sur sa t�te, la calotte de laine
sombre; � sa ceinture, l'�l�gante fustanelle de son pays.

Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les besoins du m�nage,


soit pour se rendre � l'�glise catholique de Saint-Spiridion, soit
pour aller respirer quelque peu de cet air marin qui n'arrivait
gu�re jusqu'� la maison de la Strada Reale, Xaris l'accompagnait.
Bien des jeunes Corfiotes l'avaient ainsi pu voir sur l'Esplanade
et m�me dans les rues du faubourg de Kastrad�s qui s'�tend le long
de la baie de ce nom. Plus d'un avait tent� d'arriver jusqu'� son
p�re. Qui n'e�t �t� entra�n� par la beaut� de la jeune fille, et
peut-�tre aussi par les millions de la maison Elizundo? Mais, �
toutes les propositions de ce genre, Hadjine avait r�pondu
n�gativement. De son c�t�, le banquier ne s'�tait jamais entremis
pour modifier sa r�solution. Et pourtant, l'honn�te Xaris e�t
donn�, pour que sa jeune ma�tresse f�t heureuse en ce monde, toute
la part de bonheur auquel un d�vouement sans bornes lui donnait
droit dans l'autre!
Telle �tait donc cette maison s�v�re, triste, comme isol�e dans un
coin de la capitale de l'ancienne Corcyre; tel, cet int�rieur au
milieu duquel les hasards de sa vie allaient introduire Henry
d'Albaret.

Ce furent des rapports d'affaires qui s'�tablirent, tout d'abord,


entre le banquier et l'officier fran�ais. En quittant Paris,
celui-ci avait pris des traites importantes sur la maison
Elizundo. Ce fut � Corfou qu'il vint les toucher. Ce fut de Corfou
qu'il tira ensuite tout l'argent dont il eut besoin pendant ses
campagnes de Philhell�ne. � plusieurs reprises, il revint dans
l'�le, et c'est ainsi qu'il fit la connaissance d'Hadjine
Elizundo. La beaut� de la jeune fille l'avait frapp�. Son souvenir
le suivit sur les champs de bataille de la Mor�e et de l'Attique.

Apr�s la reddition de l'Acropole, Henry d'Albaret n'eut rien de


mieux � faire que de revenir � Corfou. Il �tait mal remis de sa
blessure. Les fatigues excessives du si�ge avaient alt�r� sa
sant�. L�, tout en vivant en dehors de la maison du banquier, il y
trouva chaque jour une hospitalit� de quelques heures, qu'aucun
�tranger n'avait pu jusqu'alors obtenir.

Il y avait trois mois environ que Henry d'Albaret vivait ainsi.


Peu � peu, ses visites � Elizundo, qui ne furent d'abord que des
visites d'affaires, devinrent plus int�ress�es en devenant
quotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune officier. Comment
ne s'en serait-elle pas aper�ue, en le trouvant si assidu pr�s
d'elle, tout entier au charme de l'entendre et de la voir! De son
c�t�, ces soins que n�cessitait l'�tat de sa sant� fort
compromise, elle n'avait point h�sit� � les lui rendre. Henry
d'Albaret ne put se trouver que tr�s bien d'un pareil r�gime.

D'ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie que lui inspirait


le caract�re si franc, si aimable, d'Henry d'Albaret, auquel il
s'attachait, lui, de plus en plus.

�Tu as raison, Hadjine, r�p�tait-il souvent � la jeune fille. La


Gr�ce est ta patrie comme elle est la mienne, et il ne faut pas
oublier que, si ce jeune officier a souffert, c'est en combattant
pour elle!

-- Il m'aime!� dit-elle un jour � Xaris.

Et cela, la jeune fille le dit avec la simplicit� qu'elle mettait


en toutes choses.

�Eh bien, il faut te laisser aimer! r�pondit Xaris. Ton p�re


vieillit, Hadjine! Moi, je ne serai pas toujours l�!... O�
trouverais-tu, dans la vie, un plus s�r protecteur qu'Henry
d'Albaret?�

Hadjine n'avait rien r�pondu. Il aurait fallu dire que, si elle se


savait aim�e, elle aimait aussi. Une r�serve toute naturelle lui
d�fendait d'avouer ce sentiment, m�me � Xaris.

Cependant, les choses en �taient l�. Ce n'�tait plus un secret


pour personne dans la soci�t� corfiote. Avant m�me qu'il en e�t
�t� officiellement question, on parlait du mariage d'Henry
d'Albaret et d'Hadfjine Elizundo, comme s'il e�t �t� d�cid�.

Il convient de faire observer que le banquier n'avait point paru


regretter les assiduit�s du jeune officier aupr�s de sa fille.
Ainsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement.
Quelle que f�t la s�cheresse de son coeur, il devait craindre
qu'Hadjine ne rest�t seule dans la vie, bien qu'il s�t � quoi s'en
tenir sur la fortune dont elle h�riterait. Cette question
d'argent, d'ailleurs, n'avait jamais �t� pour int�resser Henry
d'Albaret. Que la fille du banquier f�t riche ou non, cela n'�tait
pas de nature � le pr�occuper, m�me un instant. L'amour qu'il
�prouvait pour cette jeune fille prenait naissance dans des
sentiments bien autrement �lev�s, non dans des int�r�ts vulgaires.
C'�tait pour sa bont� autant que pour sa beaut� qu'il l'aimait.
C'�tait pour cette vive sympathie que lui inspirait la situation
d'Hadjine dans ce triste milieu. C'�tait pour la noblesse de ses
id�es, la grandeur de ses vues, pour l'�nergie de coeur dont il la
sentait capable, si jamais elle �tait mise � m�me de la montrer.

Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine parlait de la Gr�ce


opprim�e et des efforts surhumains que ses enfants faisaient pour
la rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens ne pouvaient
se rencontrer que dans le plus complet accord.

Aussi, que d'heures �mues ils pass�rent en causant de toutes ces


choses dans cette langue grecque qu'Henry d'Albaret parlait
maintenant comme la sienne! Quelle joie intimement partag�e,
lorsque un succ�s maritime venait compenser les revers dont la
Mor�e ou l'Attique �taient le th��tre! Il fallut qu'Henry
d'Albaret racont�t en d�tail toutes les affaires auxquelles il
avait pris part, qu'il red�t les noms des nationaux et des
�trangers qui s'illustraient dans ces luttes sanglantes, et ceux
de ces femmes que, libre d'elle-m�me, Hadjine Elizundo e�t voulu
imiter -- Bobolina, Modena, Zacharias, Ka�dos, sans oublier cette
courageuse Andronika que le jeune officier avait arrach�e au
massacre de Chaidari.

Et m�me, un jour, Henry d'Albaret, ayant prononc� le nom de cette


femme, Elizundo, qui �coutait cette conversation, fit un mouvement
de nature � attirer l'attention de sa fille.

�Qu'avez-vous, mon p�re? demanda-t-elle.

-- Rien�, r�pondit le banquier.

Puis, s'adressant au jeune officier du ton d'un homme qui veut


para�tre indiff�rent � ce qu'il dit:

�Vous avez connu cette Andronika? demanda-t-il.

-- Oui, monsieur Elizundo.

-- Et savez-vous ce qu'elle est devenue?

-- Je l'ignore, r�pondit Henry d'Albaret. Apr�s le combat de


Chaidari, je pense qu'elle a d� regagner les provinces du Magne
qui est son pays natal. Mais, un jour ou l'autre, je m'attends �
la voir repara�tre sur les champs de bataille de la Gr�ce...

-- Oui! ajouta Hadjine, l� o� il faut �tre!�

Pourquoi Elizundo avait-il fait cette question � propos


d'Andronika? Personne ne le lui demanda. Il n'e�t certainement
r�pondu que d'une fa�on �vasive. Mais cela ne laissa pas de
pr�occuper sa fille, peu au courant des relations du banquier.
Pouvait-il donc y avoir un lien quelconque entre son p�re et cette
Andronika qu'elle admirait? D'ailleurs, en ce qui concernait la
guerre de l'Ind�pendance, Elizundo �tait d'une absolue r�serve. �
quel parti allaient ses voeux, aux oppresseurs ou aux opprim�s? Il
e�t �t� difficile de le dire -- si tant est qu'il f�t homme �
faire des voeux pour quelqu'un ou pour quelque chose. Ce qui �tait
certain, c'est que son courrier lui apportait au moins autant de
lettres exp�di�es de la Turquie que de la Gr�ce.

Mais, il importe de le r�p�ter, bien que le jeune officier se f�t


d�vou� � la cause des Hell�nes, Elizundo ne lui en avait pas moins
fait bon accueil dans sa maison.

Cependant, Henry d'Albaret ne pouvait y prolonger son s�jour.


Remis maintenant de ses fatigues, il �tait d�cid� � faire jusqu'au
bout ce qu'il consid�rait comme un devoir. Il en parlait souvent �
la jeune fille.

�C'est votre devoir, en effet! lui r�pondait Hadjine. Quelque


douleur que puisse me causer votre d�part, Henry, je comprends que
vous devez rejoindre vos compagnons d'armes! Oui! tant que la
Gr�ce n'aura pas retrouv� son ind�pendance, il faut lutter pour
elle!

-- Je partirai, Hadjine, je vais partir! dit un jour Henry


d'Albaret. Mais, si je pouvais emporter avec moi la certitude que
vous m'aimez comme je vous aime...

-- Henry, je n'ai aucun motif de cacher les sentiments que vous


m'inspirez, r�pondit Hadjine. Je ne suis plus une enfant, et c'est
avec le s�rieux qui convient que j'envisage l'avenir. J'ai foi en
vous, ajouta-t-elle en lui tendant les mains, ayez foi en moi!
Telle vous me laisserez en partant, telle vous me retrouverez au
retour!�

Henry d'Albaret avait press� la main que lui donnait Hadjine comme
gage de ses sentiments.

�Je vous remercie de toute mon �me! r�pondit-il. Oui! nous sommes
bien l'un � l'autre... d�j�! Et si notre s�paration n'en est que
plus p�nible, du moins emporterai-je cette assurance avec moi que
je suis aim� de vous!... Mais, avant mon d�part, Hadjine, je veux
avoir parl� � votre p�re!... Je veux �tre certain qu'il approuve
notre amour, et qu'aucun obstacle ne viendra de lui...

-- Vous agirez sagement, Henry, r�pondit la jeune fille. Ayez sa


promesse comme vous avez la mienne!�

Et Henry d'Albaret ne dut pas tarder � le faire, car il s'�tait


d�cid� � reprendre du service sous le colonel Fabvier.
En effet, les choses allaient de mal en pis pour la cause de
l'ind�pendance. La convention de Londres n'avait encore produit
aucun effet utile, et l'on pouvait se demander si les puissances
ne s'en tiendraient pas, vis-�-vis du sultan, � des observations
purement officieuses, et par cons�quent toutes platoniques.

D'ailleurs, les Turcs, infatu�s de leurs succ�s, paraissaient


assez peu dispos�s � rien c�der de leurs pr�tentions. Bien que
deux escadres, l'une anglaise, command�e par l'amiral Codrington,
l'autre fran�aise, sous les ordres de l'amiral de Rigny,
parcourussent alors la mer �g�e, et, bien que le gouvernement grec
f�t venu s'installer � �gine pour y d�lib�rer dans de meilleures
conditions de s�curit�, les Turcs faisaient preuve d'une
opini�tret� qui les rendait redoutables.

On le comprenait, du reste, en voyant toute une flotte de quatre-


vingt-douze navires ottomans, �gyptiens et tunisiens, que la vaste
rade de Navarin venait de recevoir � la date du 7 septembre. Cette
flotte portait un immense approvisionnement qu'Ibrahim allait
prendre pour subvenir aux besoins d'une exp�dition qu'il pr�parait
contre les Hydriotes.

Or, c'�tait � Hydra qu'Henry d'Albaret avait r�solu de rejoindre


le corps des volontaires. Cette �le, situ�e � l'extr�mit� de
l'Argolide, est l'une des plus riches de l'Archipel. De son sang,
de son argent, apr�s avoir tant fait pour la cause des Hell�nes
que d�fendaient ses intr�pides marins, Tombasis, Miaoulis,
Tsamados, si redout�s des capitans turcs, elle se voyait alors
menac�e des plus terribles repr�sailles.

Henry d'Albaret ne pouvait donc tarder � quitter Corfou, s'il


voulait devancer � Hydra les soldats d'Ibrahim. Aussi, son d�part
fut-il d�finitivement fix� au 21 octobre.

Quelques jours avant, ainsi que cela avait �t� convenu, le jeune
officier vint trouver Elizundo et lui demanda la main de sa fille.
Il ne lui cacha pas qu'Hadjine serait heureuse qu'il voul�t bien
approuver sa d�marche. D'ailleurs, il ne s'agissait que d'obtenir
son assentiment. Le mariage ne serait c�l�br� qu'au retour d'Henry
d'Albaret. Son absence, il l'esp�rait du moins, ne pouvait plus
�tre de longue dur�e.

Le banquier connaissait la situation du jeune officier, l'�tat de


sa fortune, la consid�ration dont jouissait sa famille en France.
Il n'avait donc point � provoquer d'explication � cet �gard. De
son c�t�, son honorabilit� �tait parfaite, et jamais le moindre
bruit d�favorable n'avait couru sur sa maison. Au sujet de sa
propre fortune, comme Henry d'Albaret ne lui en parla m�me pas, il
garda le silence. Quant � la proposition elle-m�me, Elizundo
r�pondit qu'elle lui agr�ait. Ce mariage ne pouvait que le rendre
heureux, puisqu'il devait faire le bonheur de sa fille.

Tout cela fut dit assez froidement, mais l'important �tait que
cela e�t �t� dit. Henry d'Albaret avait maintenant la parole
d'Elizundo, et, en �change, le banquier re�ut de sa fille un
remerciement qu'il prit avec sa r�serve accoutum�e.
Tout semblait donc aller pour la plus grande satisfaction des deux
jeunes gens, et, il faut ajouter, pour le plus parfait
contentement de Xaris. Cet excellent homme pleura comme un enfant,
et il e�t volontiers press� le jeune officier sur sa poitrine!

Cependant, Henry d'Albaret n'avait plus que peu de temps � rester


pr�s d'Hadjine Elizundo. C'�tait sur un brick levantin qu'il avait
pris la r�solution de s'embarquer, et ce brick devait quitter
Corfou, le 21 du mois, � destination d'Hydra.

Ce que furent ces derniers jours qui se pass�rent dans la maison


de la Strada Reale, on le devine sans qu'il soit n�cessaire d'y
insister. Henry d'Albaret et Hadjine ne se quitt�rent pas d'une
heure. Ils causaient longuement dans la salle basse, au rez-de-
chauss�e de la triste habitation. La noblesse de leurs sentiments
donnait � ces entretiens un charme p�n�trant qui en adoucissait la
note un peu s�rieuse. L'avenir, ils se disaient qu'il �tait � eux,
si le pr�sent, pour ainsi dire, leur �chappait encore. Ce fut donc
ce pr�sent qu'ils voulurent envisager avec sang-froid. Tous deux
en calcul�rent les chances, bonnes ou mauvaises, mais sans
d�couragement, sans faiblesse. Et, en parlant ainsi, ils ne
cessaient de s'exalter pour cette cause, � laquelle Henry
d'Albaret allait encore se d�vouer.

Un soir, le 20 octobre, pour la derni�re fois, ils se redisaient


ces choses, mais avec plus d'�motion peut-�tre. C'�tait le
lendemain que le jeune officier devait partir.

Soudain, Xaris entra dans la salle. Il ne pouvait parler. Il �tait


haletant. Il avait couru, et quelle course! En quelques minutes,
ses robustes jambes l'avaient ramen�, � travers toute la ville,
depuis la citadelle jusqu'� l'extr�mit� de la Strada Reale.

�Eh bien, que veux-tu?... Qu'as-tu, Xaris?... Pourquoi cette


�motion?... demanda Hadjine.

-- Ce que j'ai... ce que j'ai!... Une nouvelle!... Une


importante... une grave nouvelle!

-- Parlez!... parlez!... Xaris! dit � son tour Henry d'Albaret, ne


sachant s'il devait se r�jouir ou s'inqui�ter.

-- Je ne peux pas!... Je ne peux pas! r�pondait Xaris, que son


�motion �tranglait positivement.

-- S'agit-il donc d'une nouvelle de la guerre? demanda la jeune


fille, en lui prenant la main.

-- Oui!... Oui!

-- Mais parle donc!... r�p�tait-elle. Parle donc, mon bon


Xaris!... Qu'y a-t-il? C'est ainsi qu'Henry d'Albaret et Hadjine
apprirent la nouvelle de la bataille navale du 20 octobre.

Le banquier Elizundo venait d'entrer dans la salle, au bruit de


cet envahissement de Xaris. Lorsqu'il sut ce dont il s'agissait,
ses l�vres se serr�rent involontairement, son front se contracta,
mais il ne t�moigna ni satisfaction ni d�plaisir, tandis que les
deux jeunes gens laissaient franchement d�border leur coeur.

La nouvelle de la bataille de Navarin venait, en effet, d'arriver


� Corfou. � peine se fut-elle r�pandue dans toute la ville qu'on
en connut presque aussit�t les d�tails, apport�s t�l�graphiquement
par les appareils a�riens de la c�te albanaise.

Les escadres anglaise et fran�aise, auxquelles s'�tait r�unie


l'escadre russe, comprenant vingt-sept vaisseaux et douze cent
soixante-seize canons, avaient attaqu� la flotte ottomane en
for�ant les passes de la rade de Navarin. Bien que les Turcs
fussent sup�rieurs en nombre, puisqu'ils comptaient soixante
vaisseaux de toute grandeur, arm�s de dix-neuf cent quatre-vingt-
quatorze canons, ils venaient d'�tre vaincus. Plusieurs de leurs
navires avaient coul� ou saut� avec un grand nombre d'officiers et
de matelots. Ibrahim ne pouvait donc plus rien attendre de la
marine du sultan pour l'aider dans son exp�dition contre Hydra.

C'�tait l� un fait d'une importance consid�rable. En effet, il


devait �tre le point de d�part d'une nouvelle p�riode pour les
affaires de Gr�ce. Bien que les trois puissances fussent d�cid�es
d'avance � ne point tirer parti de cette victoire en �crasant la
Porte, il paraissait certain que leur accord finirait par arracher
le pays des Hell�nes � la domination ottomane, certain aussi que,
dans un temps plus ou moins court, l'autonomie du nouveau royaume
serait faite.

Ainsi en jugea-t-on dans la maison du banquier Elizundo. Hadjine,


Henry d'Albaret, Xaris, avaient battu des mains. Leur joie trouva
un �cho dans toute la ville. C'�tait l'ind�pendance que les canons
de Navarin venaient d'assurer aux enfants de la Gr�ce.

Et tout d'abord, les desseins du jeune officier furent absolument


modifi�s par cette victoire des puissances alli�es, ou plut�t --
car l'expression est meilleure -- par cette d�faite de la marine
turque. Par suite, Ibrahim devait renoncer � entreprendre la
campagne qu'il m�ditait contre Hydra. Aussi n'en fut-il plus
question.

De l�, un changement dans les projets form�s par Henry d'Albaret


avant cette date du 20 octobre. Il n'�tait plus n�cessaire qu'il
all�t rejoindre les volontaires accourus � l'aide des Hydriotes.
Il r�solut donc d'attendre � Corfou les �v�nements qui allaient
�tre la cons�quence naturelle de cette bataille de Navarin.

Quoi qu'il en f�t, le sort de la Gr�ce ne pouvait plus �tre


douteux. L'Europe ne la laisserait pas �craser. Avant peu, dans
toute la p�ninsule hell�nique, le croissant aurait c�d� la place
au drapeau de l'ind�pendance. Ibrahim, d�j� r�duit � occuper le
centre et les villes littorales du P�loponn�se, serait enfin
contraint � les �vacuer.

Dans ces conditions, sur quel point de la p�ninsule se f�t dirig�


Henry d'Albaret? Sans doute, le colonel Fabvier se pr�parait �
quitter Mityl�ne pour aller faire campagne contre les Turcs dans
l'�le de Scio: mais ses pr�paratifs n'�taient pas achev�s, et ils
ne le seraient pas avant quelque temps. Il n'y avait donc pas lieu
de songer � un d�part imm�diat.
C'est ainsi que le jeune officier jugea la situation. C'est ainsi
qu'Hadjine la jugea avec lui. Donc plus aucun motif pour remettre
le mariage. Elizundo, d'ailleurs, ne fit aucune objection � ce
qu'il s'accompl�t sans retard. Aussi, sa date fut-elle fix�e � dix
jours de l�, c'est-�-dire � la fin du mois d'octobre.

Il est inutile d'insister sur les sentiments que l'approche de


leur union fit na�tre dans le coeur des deux fianc�s. Plus de
d�part pour cette guerre dans laquelle Henry d'Albaret pouvait
laisser la vie! Plus rien de cette attente douloureuse pendant
laquelle Hadjine e�t compt� les jours et les heures! Xaris, s'il
est possible, �tait encore le plus heureux de toute la maison. Il
se f�t agi de son propre mariage que sa joie n'aurait pas �t� plus
d�bordante. Il n'�tait pas jusqu'au banquier dont, malgr� sa
froideur habituelle, la satisfaction ne f�t visible. C'�tait
l'avenir de sa fille assur�.

On convint que les choses seraient faites simplement, et il parut


inutile que la ville enti�re f�t invit�e � cette c�r�monie. Ni
Hadjine, ni Henry d'Albaret n'�taient de ceux qui veulent tant de
t�moins � leur bonheur. Mais cela n�cessitait toujours quelques
pr�paratifs, dont ils s'occup�rent sans ostentation.

On �tait au 23 octobre. Il n'y avait plus que sept jours �


attendre avant la c�l�bration du mariage. Il ne semblait donc pas
qu'il p�t y avoir d'obstacle � redouter, de retard � craindre. Et
pourtant, un fait se produisit qui aurait tr�s vivement inqui�t�
Hadjine et Henry d'Albaret, s'ils en eussent eu connaissance.

Ce jour-l�, dans son courrier du matin, Elizundo trouva une


lettre, dont la lecture lui porta un coup inattendu. Il la
froissa, il la d�chira, il la br�la m�me -- ce qui d�notait un
trouble profond chez un homme aussi ma�tre de lui que le banquier.

Et l'on aurait pu l'entendre murmurer ces mots:

�Pourquoi cette lettre n'est-elle pas arriv�e huit jours plus


tard. Maudit soit celui qui l'a �crite!�

La c�te mess�nienne

Pendant toute la nuit, apr�s avoir quitt� Vitylo, la _Karysta_


s'�tait dirig�e vers le sud-ouest, de mani�re � traverser
obliquement le golfe de Coron. Nicolas Starkos �tait redescendu
dans sa cabine, et il ne devait pas repara�tre avant le lever du
jour.

Le vent �tait favorable -- une de ces fra�ches brises du sud-est


qui r�gnent g�n�ralement dans ces mers, � la fin de l'�t� et au
commencement du printemps, vers l'�poque des solstices, lorsque se
r�solvent en pluie les vapeurs de la M�diterran�e.
Au matin, le cap Gallo fut doubl� � l'extr�mit� de la Mess�nie, et
les derniers sommets du Tayg�te, qui d�limitent ses flancs
abrupts, se noy�rent bient�t dans la bu�e du soleil levant.
Lorsque la pointe du cap eut �t� d�pass�e, Nicolas Starkos reparut
sur le pont de la sacol�ve. Son premier regard se porta vers
l'est.

La terre du Magne n'�tait plus visible. De ce c�t� maintenant, se


dressaient les puissants contreforts du mont Hagios-Dimitrios, un
peu en arri�re du promontoire.

Un instant, le bras du capitaine se tendit dans la direction du


Magne. �tait-ce un geste de menace? �tait-ce un �ternel adieu jet�
� sa terre natale? Qui l'e�t pu dire? Mais il n'avait rien de bon,
le regard que lanc�rent � ce moment les yeux de Nicolas Starkos!

La sacol�ve, bien appuy�e sous ses voiles carr�es et sous ses


voiles latines, prit les amures � tribord et commen�a � remonter
dans le nord-ouest. Mais, comme le vent venait de terre, la mer se
pr�tait � toutes les conditions d'une navigation rapide.

La _Karysta_ laissa sur la gauche les �les Oenusses, Cabrera,


Sapienza et Venetico; puis, elle piqua droit � travers la passe,
entre Sapienza et la terre, de mani�re � venir en vue de Modon.

Devant elle se d�veloppait alors la c�te mess�nienne avec le


merveilleux panorama de ses montagnes, qui pr�sentent un caract�re
volcanique tr�s marqu�. Cette Mess�nie �tait destin�e � devenir,
apr�s la constitution d�finitive du royaume, un des treize n�mes
ou pr�fectures, dont se compose la Gr�ce moderne, en y comprenant
les �les Ioniennes. Mais � cette �poque, ce n'�tait encore qu'un
des nombreux th��tres de la lutte, tant�t aux mains d'Ibrahim,
tant�t aux mains des Grecs, suivant le sort des armes, comme elle
fut autrefois le th��tre de ces trois guerres de Mess�nie,
soutenues contre les Spartiates, et qu'illustr�rent les noms
d'Aristom�ne et d'�paminondas.

Cependant, Nicolas Starkos, sans prononcer une seule parole, apr�s


avoir v�rifi� au compas la direction de la sacol�ve et observ�
l'apparence du temps, �tait all� s'asseoir � l'arri�re.

Sur ces entrefaites, diff�rents propos s'�chang�rent � l'avant


entre l'�quipage de la _Karysta_ et les dix hommes embarqu�s la
veille � Vitylo -- en tout une vingtaine de marins, avec un simple
ma�tre pour les commander sous les ordres du capitaine. Il est
vrai, le second de la sacol�ve n'�tait pas � bord en ce moment.

Et voici ce qui se dit � propos de la destination actuelle de ce


petit b�timent, puis de la direction qu'il suivait en remontant
les c�tes de la Gr�ce. Il va de soi que les demandes �taient
faites par les nouveaux et les r�ponses par les anciens de
l'�quipage.

�Il ne parle pas souvent, le capitaine Starkos!

-- Le plus rarement possible; mais quand il parle, il parle bien,


et il n'est que temps de lui ob�ir!
-- Et o� va la _Karysta_?

-- On ne sait jamais o� va la Karysta.

-- Par le diable! nous nous sommes engag�s de confiance, et peu


importe, apr�s tout!

-- Oui! et soyez s�rs que l� o� le capitaine nous m�ne, c'est l�


qu'il faut aller!

-- Mais ce n'est pas avec ses deux petites caronades de l'avant


que la _Karysta_ peut se hasarder � donner la chasse aux b�timents
de commerce de l'Archipel!

-- Aussi n'est-elle point destin�e � �cumer les mers! Le capitaine


Starkos a d'autres navires, ceux-l� bien arm�s, bien �quip�s pour
la course! La _Karysta_, c'est comme qui dirait son yacht de
plaisance! Aussi, voyez quel petit air elle vous a, auquel les
croiseurs fran�ais, anglais, grecs ou turcs, se laisseront
parfaitement attraper!

-- Mais les parts de prise?...

-- Les parts de prise sont � ceux qui prennent, et vous serez de


ceux-l�, lorsque la sacol�ve aura fini sa campagne!

Allez, vous ne ch�merez pas, et, s'il y a danger, il y aura


profit!

-- Ainsi, il n'y a rien � faire maintenant dans les parages de la


Gr�ce et des �les?

-- Rien... pas plus que dans les eaux de l'Adriatique, si la


fantaisie du capitaine nous emm�ne de ce c�t�! Donc, jusqu'�
nouvel ordre, nous voil� d'honn�tes marins, � bord d'une honn�te
sacol�ve, courant honn�tement la mer Ionienne! Mais, �a changera!

-- Et le plus t�t sera le mieux!�

On le voit, les nouveaux embarqu�s, aussi bien que les autres


marins de la _Karysta_, n'�taient point gens � bouder devant la
besogne, quelle qu'elle f�t. Des scrupules, des remords, m�me de
simples pr�jug�s, il ne fallait rien demander de tout cela � cette
population maritime du bas Magne. En v�rit�, ils �taient dignes de
celui qui les commandait, et celui-l� savait qu'il pouvait compter
sur eux. Mais, si ceux de Vitylo connaissaient le capitaine
Starkos, ils ne connaissaient point son second, tout � la fois
officier de marine et homme d'affaires -- son �me damn�e, en un
mot. C'�tait un certain Skop�lo, originaire de C�rigotto, petite
�le assez mal fam�e, situ�e sur la limite m�ridionale de
l'Archipel, entre C�rigo et la Cr�te. C'est pourquoi l'un des
nouveaux, s'adressant au ma�tre d'�quipage de la _Karysta_:

�Et le second? demanda-t-il.

-- Le second n'est point � bord, fut-il r�pondu.


-- On ne le verra pas?

-- Si.

-- Quand cela?

-- Quand il faudra qu'on le voie!

-- Mais o� est-il?

-- O� il doit �tre!�Il fallut se contenter de cette r�ponse, qui


n'apprenait rien. En ce moment, d'ailleurs, le sifflet du ma�tre
d'�quipage appela tout le monde en haut pour raidir les �coutes.
Aussi, la conversation du gaillard d'avant fut-elle coup�e net en
cet endroit. En effet, il s'agissait de serrer un peu plus le
vent, afin de ranger, � la distance d'un mille, la c�te
mess�nienne. Vers midi, la _Karysta_ passait en vue de Modon. L�
n'�tait point sa destination. Elle n'alla donc pas rel�cher �
cette petite ville, �lev�e sur les ruines de l'ancienne M�thone,
au bout d'un promontoire qui projette sa pointe rocheuse vers
l'�le de Sapienza. Bient�t, derri�re un retour de falaises, se
perdit le phare qui se dresse � l'entr�e du port. Un signal,
cependant, avait �t� fait � bord de la sacol�ve. Une flamme noire,
�cartel�e d'un croissant rouge, �tait mont�e � l'extr�mit� de la
grande antenne. Mais, de terre, on n'y r�pondit point. Aussi, la
route fut-elle continu�e dans la direction du nord. Le soir, la
_Karysta_ arrivait � l'entr�e de la rade de Navarin, sorte de
grand lac maritime, encadr� dans une bordure de hautes montagnes.
Un instant, la ville, domin�e par la masse confuse de sa
citadelle, apparut � travers la perc�e d'une gigantesque roche. L�
�tait l'extr�mit� de cette jet�e naturelle, qui contient la fureur
des vents du nord-ouest, dont cette longue outre de l'Adriatique
verse des torrents sur la mer Ionienne.

Le soleil couchant �clairait encore la cime des derni�res


hauteurs, � l'est; mais l'ombre obscurcissait d�j� la vaste rade.

Cette fois, l'�quipage aurait pu croire que la _Karysta_ allait


rel�cher � Navarin. En effet, elle donna franchement dans la passe
de M�galo-Thouro, au sud de cette �troite �le de Sphact�rie, qui
se d�veloppe sur une longueur de quatre mille m�tres environ. L�
se dressaient d�j� deux tombeaux, �lev�s � deux des plus nobles
victimes de la guerre: celui du capitaine fran�ais Mallet, tu� en
1825, et, au fond d'une grotte, celui du comte de Santa-Rosa, un
Philhell�ne italien, ancien ministre du Pi�mont, mort la m�me
ann�e pour la m�me cause.

Lorsque la sacol�ve ne fut plus qu'� une dizaine d'encablures de


la ville, elle mit en travers, son foc bord� au vent. Un fanal
rouge monta, comme l'avait fait la flamme noire, � l'extr�mit� de
sa grande antenne. Il ne fut pas non plus r�pondu � ce signal.

La _Karysta_ n'avait rien � faire sur cette rade, o� l'on pouvait


compter alors un tr�s grand nombre de vaisseaux turcs. Elle
manoeuvra donc de mani�re � venir ranger l'�lot blanch�tre de
Kouloneski, situ� � peu pr�s au milieu. Puis, au commandement du
ma�tre d'�quipage, les �coutes ayant �t� l�g�rement mollies, la
barre fut mise � tribord -- ce qui permit de revenir vers la
lisi�re de Sphact�rie.

C'�tait sur cet �lot de Kouloneski que plusieurs centaines de


Turcs, surpris par les Grecs, avaient �t� confin�s au d�but de la
guerre, en 1821, et c'est l� qu'ils moururent de faim, bien qu'ils
se fussent rendus sur la promesse qu'on les transporterait en pays
ottoman.

Aussi, plus tard, en 1825, lorsque les troupes d'Ibrahim


assi�g�rent Sphact�rie, que Maurocordato d�fendait en personne,
huit cents Grecs y furent-ils massacr�s par repr�sailles.

La sacol�ve se dirigeait alors vers la passe de Sikia, ouverte sur


deux cents m�tres de large au nord de l'�le, entre sa pointe
septentrionale et le promontoire de Coryphasion. Il fallait bien
conna�tre le chenal pour s'y aventurer, car il est presque
impraticable aux navires, dont le tirant d'eau exige quelque
profondeur. Mais Nicolas Starkos, comme l'e�t fait le meilleur des
pilotes de la rade, rangea hardiment les roches escarp�es de la
pointe de l'�le et doubla le promontoire de Coryphasion. Puis,
ayant aper�u en dehors plusieurs escadres au mouillage -- une
trentaine de b�timents fran�ais, anglais et russes -- il les �vita
prudemment, remonta pendant la nuit le long de la c�te
mess�nienne, se glissa entre la terre et l'�le de Prodana, et, le
matin venu, la sacol�ve, enlev�e par une fra�che brise du sud-est,
suivait les sinuosit�s du littoral sur les paisibles eaux du golfe
d'Arkadia.

Le soleil montait alors derri�re la cime de cet Ith�me, d'o� le


regard, apr�s avoir embrass� l'emplacement de l'ancienne Mess�ne,
va se perdre, d'un c�t�, sur le golfe de Coron, et de l'autre, sur
le golfe auquel la ville d'Arkadia a donn� son nom. La mer
brasillait par longues plaques que ridait la brise aux premiers
rayons du jour.

D�s l'aube, Nicolas Starkos manoeuvra de mani�re � passer aussi


pr�s que possible en vue de la ville situ�e sur une des concavit�s
de la c�te qui s'arrondit en formant une large rade foraine.

Vers dix heures, le ma�tre d'�quipage vint � l'arri�re de la


sacol�ve, et se tint devant le capitaine dans l'attitude d'un
homme qui attend des ordres.

Tout l'immense �cheveau des montagnes de l'Arcadie se d�roulait


alors � l'est. Villages perdus � mi-colline dans les massifs
d'oliviers, d'amandiers et de vignes, ruisseaux coulant vers le
lit de quelque tributaire, entre les bouquets de myrtes et de
lauriers-roses; puis, accroch�s � toutes les hauteurs, sur tous
les revers, suivant toutes les orientations, des milliers de
plants de ces fameuses vignes de Corinthe, qui ne laissaient pas
un pouce de terre inoccup�; plus bas, sur les premi�res rampes,
les maisons rouges de la ville, �tincelant comme de grands
morceaux d'�tamine sur le fond d'un rideau de cypr�s: ainsi se
pr�sentait ce magnifique panorama de l'une des plus pittoresques
c�tes du P�loponn�se.

Mais, � s'approcher plus pr�s d'Arkadia, cette antique Cyparissia,


qui fut le principal port de la Mess�nie au temps d'�paminondas,
puis, l'un des fiefs du Fran�ais Ville-Hardouin, apr�s les
Croisades, quel d�solant spectacle pour les yeux, que de
douloureux regrets pour quiconque aurait eu la religion des
souvenirs!

Deux ans auparavant, Ibrahim avait d�truit la ville, massacr�


enfants, femmes et vieillards! En ruine, son vieux ch�teau, b�ti
sur l'emplacement de l'ancienne acropole; en ruine, son �glise
Saint-Georges, que de fanatiques musulmans avaient d�vast�e; en
ruine encore, ses maisons et ses �difices publics!

�On voit bien que nos amis les �gyptiens ont pass� l�! murmura
Nicolas Starkos, qui n'�prouva m�me pas un serrement de coeur
devant cette sc�ne de d�solation.

-- Et maintenant, les Turcs y sont les ma�tres! r�pondit le ma�tre


d'�quipage.

-- Oui... pour longtemps... et m�me, il faut l'esp�rer, pour


toujours! ajouta le capitaine.

-- La _Karysta_ accostera-t-elle, ou laissons-nous porter?�

Nicolas Starkos observa attentivement le port, dont il n'�tait


plus �loign� que de quelques encablures. Puis, ses regards se
dirig�rent vers la ville m�me, b�tie un mille en arri�re, sur un
contrefort du mont Psyknro. Il semblait h�siter sur ce qu'il
conviendrait de faire en vue d'Arkadia: accoster le m�le, ou
reprendre le large. Le ma�tre d'�quipage attendait toujours que le
capitaine r�pond�t � sa proposition.

�Envoyez le signal!� dit enfin Nicolas Starkos.

La flamme rouge � croissant d'argent monta au bout de l'antenne et


se d�roula dans l'air.

Quelques minutes apr�s, une flamme pareille flottait � l'extr�mit�


d'un m�t �lev� sur le musoir du port.

�Accoste!� dit le capitaine.

La barre fut mise dessous, et la sacol�ve vint au plus pr�s. D�s


que l'entr�e du port eut �t� suffisamment ouverte, elle laissa
porter franchement. Bient�t les voiles de misaine furent amen�es,
puis la grande voile, et la _Karysta_ donna dans le chenal sous
son tape-cul et son foc. Son erre lui suffit, pour atteindre le
milieu du port. L�, elle laissa tomber l'ancre, et les matelots
s'occup�rent des diverses manoeuvres qui suivent un mouillage.

Presque aussit�t, le canot �tait mis � la mer, le capitaine s'y


embarquait, d�bordait sous la pouss�e de quatre avirons, accostait
un petit escalier de pierre, �vid� dans le massif du quai. Un
homme l'y attendait, qui lui souhaita la bienvenue en ces termes:

�Skop�lo est aux ordres de Nicolas Starkos!�

Un geste de familiarit� du capitaine fut toute sa r�ponse. Il prit


les devants et remonta les rampes, de mani�re � gagner les
premi�res maisons de la ville. Apr�s avoir pass� � travers les
ruines du dernier si�ge, au milieu de rues encombr�es de soldats
turcs et arabes, il s'arr�ta devant une auberge � peu pr�s
intacte, � l'enseigne de la _Minerve_, dans laquelle son compagnon
entra apr�s lui.

Un instant plus tard, le capitaine Starkos et Skop�lo �taient


attabl�s dans une chambre, ayant � port�e de la main deux verres
et une bouteille de raki, violent alcool tir� de l'asphod�le. Des
cigarettes du blond et parfum� tabac de Missolonghi furent
roul�es, allum�es, aspir�es; puis, la conversation commen�a entre
ces deux hommes, dont l'un se faisait volontiers le tr�s humble
serviteur de l'autre.

Mauvaise physionomie, basse, cauteleuse, intelligente toutefois,


que celle de Skop�lo. S'il avait cinquante ans, c'�tait tout
juste, bien qu'il par�t un peu plus �g�. Une figure de pr�teur sur
gages, avec de petits yeux faux mais vifs, des cheveux ras, un nez
recourb�, des mains aux doigts crochus, et de longs pieds, dont on
aurait pu dire ce que l'on dit des pieds des Albanais: �Que
l'orteil est en Mac�doine quand le talon est encore en B�otie.�
Enfin, une face ronde, pas de moustaches, une barbiche grisonnante
au menton, une t�te forte, d�nud�e au cr�ne, sur un corps rest�
maigre et de moyenne taille. Ce type de juif arabe, chr�tien de
naissance cependant, portait un costume tr�s simple -- la veste et
la culotte du matelot levantin -- cach� sous une sorte de
houppelande.

Skop�lo �tait bien l'homme d'affaires qu'il fallait pour g�rer les
int�r�ts de ces pirates de l'Archipel, tr�s habile � s'occuper du
placement des prises, de la vente des prisonniers livr�s sur les
march�s turcs et transport�s aux c�tes barbaresques.

Ce que pouvait �tre une conversation entre Nicolas Starkos et


Skop�lo, les sujets sur lesquels elle devait porter, la fa�on dont
les faits de la guerre actuelle seraient appr�ci�s, les profits
qu'ils se proposaient d'y faire, il n'est que trop facile de le
pr�juger.

�O� en est la Gr�ce? demanda le capitaine.

-- � peu pr�s dans l'�tat o� vous l'aviez laiss�e, sans doute!


r�pondit Skop�lo. Voil� un bon mois environ que la _Karysta_
navigue sur les c�tes de la Tripolitaine, et probablement, depuis
votre d�part, vous n'avez pu en avoir aucune nouvelle!

-- Aucune, en effet.

-- Je vous apprendrai donc, capitaine, que les vaisseaux turcs


sont pr�ts � transporter Ibrahim et ses troupes � Hydra.

-- Oui, r�pondit Nicolas Starkos. Je les ai aper�us, hier soir, en


traversant la rade de Navarin.

-- Vous n'avez rel�ch� nulle part depuis que vous avez quitt�
Tripoli? demanda Skop�lo.

-- Si... une seule fois! Je me suis arr�t� quelques heures �


Vitylo... pour compl�ter l'�quipage de la _Karysta_! Mais, depuis
que j'ai perdu de vue les c�tes du Magne, il n'a jamais �t�
r�pondu � mes signaux avant mon arriv�e � Arkadia.

-- C'est que probablement il n'y avait pas lieu de r�pondre,


r�pliqua Skop�lo.

-- Dis-moi, reprit Nicolas Starkos, que font, en ce moment,


Miaoulis et Canaris?

-- Ils en sont r�duits, capitaine, � tenter des coups de main, qui


ne peuvent leur assurer que quelques succ�s partiels, jamais une
victoire d�finitive! Aussi, pendant qu'ils donnent la chasse aux
vaisseaux turcs, les pirates ont-ils beau jeu dans tout
l'Archipel!

-- Et parle-t-on toujours de?...

-- De Sacratif? r�pondit Skop�lo en baissant un peu la voix.


Oui!... partout... et toujours, Nicolas Starkos, et il ne tient
qu'� lui qu'on en parle encore davantage!

-- On en parlera!�

Nicolas Starkos s'�tait lev�, apr�s avoir vid� son verre que
Skop�lo remplit de nouveau. Il marchait de long en large; puis,
s'arr�tant devant la fen�tre, les bras crois�s, il �coutait le
grossier chant des soldats turcs qui s'entendait au loin. Enfin,
il revint s'asseoir en face de Skop�lo, et, changeant brusquement
le cours de la conversation:

�J'ai compris � ton signal que tu avais ici un chargement de


prisonniers? demanda-t-il.

-- Oui, Nicolas Starkos, de quoi remplir un navire de quatre cents


tonneaux! C'est tout ce qui reste du massacre qui a suivi la
d�route de Cr�mmydi! Sang-Dieu! les Turcs ont un peu trop tu�,
cette fois! Si on les e�t laiss�s faire, il ne serait pas rest� un
seul prisonnier!

-- Ce sont des hommes, des femmes?

-- Oui, des enfants!... de tout, enfin!

-- O� sont-ils?

-- Dans la citadelle d'Arkadia.

-- Tu les as pay�s cher?

-- Hum! le pacha ne s'est pas montr� tr�s accommodant, r�pondit


Skop�lo. Il pense que la guerre de l'Ind�pendance touche � sa
fin... malheureusement! Or, plus de guerre, plus de bataille! Plus
de bataille, plus de razzias, comme on dit l�-bas en Barbarie,
plus de razzias, plus de marchandise humaine ou autre! Mais, si
les prisonniers sont rares, cela les fait hausser de prix! C'est
une compensation, capitaine! Je sais de bonne source qu'on manque
d'esclaves, en ce moment, sur les march�s d'Afrique, et nous
revendrons ceux-ci � un prix avantageux!

-- Soit, r�pondit Nicolas Starkos. Tout est-il pr�t et peux-tu


embarquer � bord de la _Karysta_?

-- Tout est pr�t et rien ne me retient plus ici.

-- C'est bien, Skop�lo. Dans huit ou dix jours, au plus tard, le


navire, qui sera exp�di� de Scarpanto, viendra prendre cette
cargaison. -- On la livrera sans difficult�?

-- Sans difficult�, c'est parfaitement convenu, r�pondit Skop�lo,


mais contre paiement. Il faudra donc s'entendre auparavant avec le
banquier Elizundo pour qu'il accepte nos traites. Sa signature est
bonne, et le pacha prendra ses valeurs comme de l'argent comptant!

-- Je vais �crire � Elizundo que je ne tarderai pas � rel�cher �


Corfou, o� je terminerai cette affaire...

-- Cette affaire... et une autre non moins importante, Nicolas


Starkos! ajouta Skop�lo.

-- Peut-�tre!... r�pondit le capitaine.

-- Et en v�rit�, ce ne serait que juste! Elizundo est riche...


excessivement... dit-on!... Et qui l'a enrichi, si ce n'est notre
commerce... et nous... au risque d'aller finir au bout d'une
vergue de misaine, au coup de sifflet du ma�tre d'�quipage!... Ah!
par le temps qui court, il fait bon d'�tre le banquier des pirates
de l'Archipel! Aussi, je le r�p�te, Nicolas Starkos, ce ne serait
que juste!

-- Qu'est-ce qui ne serait que juste? demanda le capitaine en


regardant son second bien en face.

-- Eh! ne le savez-vous pas? r�pondit Skop�lo. En v�rit�, avouez-


le, capitaine, vous ne me le demandez que pour me l'entendre
r�p�ter une centi�me fois!

-- Peuh!

-- La fille du banquier Elizundo...

-- Ce qui est juste sera fait!� r�pondit simplement Nicolas


Starkos en se levant.

L�-dessus, il sortit de l'auberge de la _Minerve_, et, suivi de


Skop�lo, revint vers le port, � l'endroit o� l'attendait son
canot.

�Embarque, dit-il � Skop�lo. Nous n�gocierons ces traites avec


Elizundo d�s notre arriv�e � Corfou. Puis, cela fait, tu
reviendras � Arkadia pour prendre livraison du chargement.

-- Embarque!� r�pondit Skop�lo.

Une heure apr�s, la _Karysta_ sortait du golfe. Mais, avant la fin


de la journ�e, Nicolas Starkos pouvait entendre un grondement
lointain, dont l'�cho lui arrivait du sud.

C'�tait le canon des escadres combin�es qui tonnait sur la rade de


Navarin.

VI

Sus aux pirates de l'archipel!

La direction du nord-nord-ouest, tenue par la sacol�ve, devait lui


permettre de suivre ce pittoresque semis des �les Ioniennes, dont
on ne perd l'une de vue que pour apercevoir aussit�t l'autre.

Tr�s heureusement pour elle, la _Karysta_, avec son air d'honn�te


b�timent levantin, moiti� yacht de plaisance, moiti� navire de
commerce, ne trahissait rien de son origine. En effet, il n'e�t
pas �t� prudent � son capitaine de s'aventurer ainsi sous le canon
des forts britanniques, � la merci des fr�gates du Royaume-Uni.

Une quinzaine de lieues marines seulement s�parent Arkadia de


l'�le de Zante, �la fleur du Levant�, ainsi que l'appellent
po�tiquement les Italiens. Du fond du golfe que traversait alors
la _Karysta_, on aper�oit m�me les sommets verdoyants du mont
Scopos, au flanc duquel s'�tagent des massifs d'oliviers et
d'orangers, qui remplacent les �paisses for�ts chant�es par Hom�re
et Virgile.

Le vent �tait bon, une brise de terre bien �tablie que lui
envoyait le sud-est. Aussi, la sacol�ve, sous ses bonnettes de
hunier et de perroquet, fendait-elle rapidement les eaux de Zante,
presque aussi tranquilles alors que celles d'un lac.

Vers le soir, elle passait en vue de la capitale qui porte le m�me


nom que l'�le. C'est une jolie cit� italienne, �close sur la terre
de Zacynthe, fils du Troyen Dardanus. Du pont de la _Karysta_, on
n'aper�ut que les feux de la ville, qui s'arrondit sur l'espace
d'une demi-lieue au bord d'une baie circulaire. Ces lumi�res,
�parses � diverses hauteurs, depuis les quais du port jusqu'� la
cr�te du ch�teau d'origine v�nitienne, b�ti � trois cents pieds
au-dessus, formaient comme une �norme constellation, dont les
principales �toiles marquaient la place des palais Renaissance de
la grande rue et de la cath�drale Saint-Denis de Zacynthe.

Nicolas Starkos, avec cette population zantiote, si profond�ment


modifi�e au contact des V�nitiens, des Fran�ais, des Anglais et
des Russes, ne pouvait rien avoir de ces rapports commerciaux qui
l'unissaient aux Turcs du P�loponn�se. Il n'eut donc aucun signal
� envoyer aux vigies du port, ni � rel�cher dans cette �le, qui
fut la patrie de deux po�tes c�l�bres -- l'un italien, Hugo
Foscolo, de la fin du XVIIIe si�cle, l'autre Salomos, une des
gloires de la Gr�ce moderne.

La _Karysta_ traversa l'�troit bras de mer qui s�pare Zante de


l'Acha�e et de l'�lide. Sans doute, plus d'une oreille � bord
s'offensa des chants qu'apportait la brise, comme autant de
barcarolles �chapp�es du Lido! Mais, il fallait bien s'y r�signer.
La sacol�ve passa au milieu de ces m�lodies italiennes, et, le
lendemain, elle se trouvait par le travers du golfe de Patras,
profonde �chancrure que continue le golfe de L�pante jusqu'�
l'isthme de Corinthe.

Nicolas Starkos se tenait alors � l'avant de la _Karysta_. Son


regard parcourait toute cette c�te de l'Acarnanie, sur la limite
septentrionale du golfe. De l� surgissaient de grands et
imp�rissables souvenirs, qui auraient d� serrer le coeur d'un
enfant de la Gr�ce, si cet enfant n'e�t depuis longtemps reni� et
trahi sa m�re!

�Missolonghi! dit alors Skop�lo, en tendant la main dans la


direction du nord-est. Mauvaise population! Des gens qui se font
sauter plut�t que de se rendre!�

L�, en effet, deux ans auparavant, il n'y aurait rien eu � faire


pour des acheteurs de prisonniers et des vendeurs d'esclaves.
Apr�s dix mois de lutte, les assi�g�s de Missolonghi, bris�s par
les fatigues, �puis�s par la faim, plut�t que de capituler devant
Ibrahim, avaient fait sauter la ville et la forteresse. Hommes,
femmes, enfants, tous avaient p�ri dans l'explosion, qui n'�pargna
m�me pas les vainqueurs.

Et, l'ann�e d'avant, presque � cette m�me place o� venait d'�tre


enterr� Marco Botsaris, l'un des h�ros de la guerre de
l'Ind�pendance, �tait venu mourir, d�courag�, d�sesp�r�, lord
Byron, dont la d�pouille repose maintenant � Westminster. Seul,
son coeur est rest� sur cette terre de Gr�ce qu'il aimait et qui
ne redevint libre qu'apr�s sa mort!

Un geste violent, ce fut toute la r�ponse que Nicolas Starkos fit


� l'observation de Skop�lo. Puis, la sacol�ve, s'�loignant
rapidement du golfe de Patras, marcha vers C�phalonie.

Avec ce vent portant, il ne fallait que quelques heures pour


franchir la distance qui s�pare C�phalonie de l'�le de Zante.
D'ailleurs, la _Karysta_ n'alla point chercher Argostoli, sa
capitale, dont le port, peu profond, il est vrai, n'en est pas
moins excellent pour les navires de m�diocre tonnage. Elle
s'engagea hardiment dans les canaux resserr�s qui baignent sa c�te
orientale, et, vers six heures et demie du soir, elle attaquait la
pointe de Thiaki, l'ancienne Ithaque.

Cette �le, de huit lieues de long sur une lieue et demie de large,
singuli�rement rocheuse, superbement sauvage, riche de l'huile et
du vin qu'elle produit en abondance, compte une dizaine de mille
habitants. Sans histoire personnelle, elle a pourtant laiss� un
nom c�l�bre dans l'antiquit�. Ce fut la patrie d'Ulysse et de
P�n�lope, dont les souvenirs se retrouvent encore sur les sommets
de l'Anogi, dans les profondeurs de la caverne du mont Saint-
�tienne, au milieu des ruines du mont Oetos, � travers les
campagnes d'Eum�e, au pied de ce rocher des Corbeaux, sur lequel
durent s'�couler les po�tiques eaux de la fontaine d'Ar�thuse.

� la nuit tombante, la terre du fils de Laerte avait peu � peu


disparu dans l'ombre, une quinzaine de lieues au del� du dernier
promontoire de C�phalonie. Pendant la nuit, la _Karysta_, prenant
un peu le large, afin d'�viter l'�troite passe qui s�pare la
pointe nord d'Ithaque de la pointe sud de Sainte-Maure, prolongea,
� deux milles au plus de son rivage, la c�te orientale de cette
�le.

On aurait pu vaguement apercevoir, � la clart� de la lune, une


sorte de falaise blanch�tre, dominant la mer de cent quatre-vingts
pieds: c'�tait le Saut de Leucade, qu'illustr�rent Sapho et
Art�mise. Mais, de cette �le, qui prend aussi le nom de Leucade,
il ne restait plus trace dans le sud au soleil levant, et la
sacol�ve, ralliant la c�te albanaise, se dirigea, toutes voiles
dessus, vers l'�le de Corfou.

C'�taient une vingtaine de lieues encore � faire dans cette


journ�e, si Nicolas Starkos voulait arriver, avant la nuit, dans
les eaux de la capitale de l'�le.

Elles furent rapidement enlev�es, ces vingt lieues, par cette


hardie _Karysta_, qui for�a de toile � ce point que son plat-bord
glissait au ras de l'eau. La brise avait fra�chi consid�rablement.
Il fallut donc toute l'attention du timonier pour ne pas engager
sous cette �norme voilure. Heureusement, les m�ts �taient solides,
le gr�ement presque neuf et de qualit� sup�rieure. Pas un ris ne
fut pris, pas une bonnette ne fut amen�e.

La sacol�ve se comporta comme elle l'e�t fait s'il se f�t agi


d'une lutte de vitesse dans quelque �match� international.

On passa ainsi en vue de la petite �le de Paxo. D�j�, vers le


nord, se dessinaient les premi�res hauteurs de Corfou. Sur la
droite, la c�te albanaise profilait � l'horizon la dentelure des
monts Acrauc�roniens. Quelques navires de guerre, portant le
pavillon anglais ou le pavillon turc, furent aper�us dans ces
parages assez fr�quent�s de la mer Ionienne. La _Karysta_ ne
chercha pas � �viter les uns plus que les autres. Si un signal lui
e�t �t� fait de mettre en travers, elle e�t ob�i sans h�sitation,
n'ayant � bord ni cargaison ni papier de nature � d�noncer son
origine.

� quatre heures du soir, la sacol�ve serrait un peu le vent pour


entrer dans le d�troit qui s�pare l'�le de Corfou de la terre
ferme. Les �coutes furent raidies, et le timonier lofa d'un quart,
afin d'enlever le cap Bianco � l'extr�mit� sud de l'�le.

Cette premi�re portion du canal est plus riante que sa partie


septentrionale. Par cela m�me, elle fait un heureux contraste avec
la c�te albanaise, alors presque inculte et � demi sauvage.
Quelques milles plus loin, le d�troit s'�largit par l'�chancrure
du littoral corfiote. La sacol�ve put donc laisser porter un peu,
de mani�re � le traverser obliquement. Ce sont ces indentations,
profondes et multipli�es, qui donnent � l'�le soixante-cinq lieues
de p�rim�tre, alors qu'on n'en compte que vingt dans sa plus
grande longueur et six dans sa plus grande largeur.

Vers cinq heures, la _Karysta_ rangeait, pr�s de l'�lot d'Ulysse,


l'ouverture qui fait communiquer le lac Kalikiopulo, l'ancien port
hylla�que, avec la mer. Puis elle suivit les contours de cette
charmante �cannone� plant�e d'alo�s et d'agaves, d�j� fr�quent�e
par les voitures et les cavaliers, qui vont, � une lieue dans le
sud de la ville, chercher, avec la fra�cheur marine, tout le
charme d'un admirable panorama, dont la c�te albanaise forme
l'horizon sur l'autre bord du canal. Elle fila devant la baie de
Kardakio et les ruines qui la dominent, devant le palais d'�t� des
Hauts Lords Commissaires, laissant vers la gauche la baie de
Kastrad�s, sur laquelle s'arrondit le faubourg de ce nom, la
Strada Marina, qui est moins une rue qu'une promenade, puis, le
p�nitencier, l'ancien fort Salvador et les premi�res maisons de la
capitale corfiote. La _Karysta_ doubla alors le cap Sidero qui
porte la citadelle, sorte de petite ville militaire, assez vaste
pour renfermer la r�sidence du commandant, les logements de ses
officiers, un h�pital et une �glise grecque, dont les Anglais
avaient fait un temple protestant. Enfin, portant franchement �
l'ouest, le capitaine Starkos tourna la pointe San-Nikolo, et,
apr�s avoir long� le rivage, sur lequel s'�tagent les maisons du
nord de la ville, il vint mouiller � une demi-encablure du m�le.

Le canot fut arm�. Nicolas Starkos et Skop�lo y prirent place --


non sans que le capitaine e�t pass� � sa ceinture un de ces
couteaux � lame courte et large, fort en usage dans les provinces
de la Mess�nie. Tous deux d�barqu�rent au bureau de la Sant�, et
montr�rent les papiers du bord qui �taient parfaitement en r�gle.
Ils furent donc libres d'aller o� et comme il leur convenait,
apr�s que rendez-vous eut �t� pris � onze heures pour rentrer �
bord.

Skop�lo, charg� des int�r�ts de la _Karysta_, s'enfon�a dans la


partie commer�ante de la ville, � travers de petites rues �troites
et tortueuses, avec des noms italiens, des boutiques � arcades,
tout le p�le-m�le d'un quartier napolitain.

Nicolas Starkos, lui, voulait consacrer cette soir�e � prendre


langue, comme on dit. Il se dirigea donc vers l'esplanade, le
quartier le plus �l�gant de la cit� corfiote.

Cette esplanade ou place d'armes, plant�e lat�ralement de beaux


arbres, s'�tend entre la ville et la citadelle, dont elle est
s�par�e par un large foss�. �trangers et indig�nes y formaient
alors un incessant va-et-vient, qui n'�tait point celui d'une
f�te. Des estafettes entraient dans le palais, b�ti au nord de la
place par le g�n�ral Maitland, et ressortaient � travers les
portes de Saint-Georges et Saint-Michel, qui flanquent sa fa�ade
en pierre blanche. Un incessant �change de communications se
faisait ainsi entre le palais du gouverneur et la citadelle, dont
le pont-levis �tait baiss� devant la statue du mar�chal de
Schulembourg.

Nicolas Starkos se m�la � cette foule. Il vit clairement qu'elle


�tait sous l'empire d'une �motion peu ordinaire.

N'�tant point homme � interroger, il se contenta d'�couter. Ce qui


le frappa, ce fut un nom, invariablement r�p�t� dans tous les
groupes avec des qualifications peu sympathiques -- le nom de
Sacratif.
Ce nom parut d'abord exciter quelque peu sa curiosit�; mais, apr�s
avoir l�g�rement hauss� les �paules, il continua � descendre
l'esplanade jusqu'� la terrasse qui la termine en dominant la mer.

L�, un certain nombre de curieux avaient pris place autour d'un


petit temple de forme circulaire, qui venait d'�tre r�cemment
�lev� � la m�moire de sir Thomas Maitland. Quelques ann�es plus
tard, un ob�lisque allait y �tre �rig� en l'honneur de l'un de ses
successeurs, sir Howard Douglas, pour faire pendant � la statue du
Haut Lord Commissaire actuel, Fr�d�rik Adam, dont la place �tait
d�j� marqu�e devant le palais du gouvernement. Il est probable
que, si le protectorat de l'Angleterre n'e�t pris fin en faisant
rentrer les �les Ioniennes dans le domaine du royaume hell�nique,
les rues de Corfou auraient �t� encombr�es par les statues de ses
gouverneurs. Toutefois, bien des Corfiotes ne songeaient point �
bl�mer cette prodigalit� d'hommes de bronze ou d'hommes de pierre,
et, peut-�tre, plus d'un en est-il maintenant � regretter, avec
l'ancien �tat de choses, les errements administratifs des
repr�sentants du Royaume-Uni.

Mais, � ce sujet, s'il existe des opinions fort disparates, si,


sur les soixante-dix mille habitants que compte l'ancienne
Corcyre, et sur les vingt mille habitants de sa capitale, il y a
des chr�tiens orthodoxes, des chr�tiens grecs, des Juifs en grand
nombre, qui, � cette �poque, occupaient un quartier isol�, comme
une sorte de ghetto, si, dans l'existence citadine de ces types de
races diff�rentes, il y avait des id�es divergentes � propos
d'int�r�ts divers, ce jour-l� tout dissentiment semblait s'�tre
fondu dans une pens�e commune, dans une sorte de mal�diction vou�e
� ce nom qui revenait sans cesse:

�Sacratif! Sacratif! Sus au pirate Sacratif!�

Et que les allants et venants parlassent anglais, italien ou grec,


si la prononciation de ce nom ex�cr� diff�rait, les anath�mes dont
on l'accablait n'en �taient pas moins l'expression du m�me
sentiment d'horreur.

Nicolas Starkos �coutait toujours et ne disait rien. Du haut de la


terrasse, ses yeux pouvaient ais�ment parcourir une grande partie
du canal de Corfou, ferm� comme un lac jusqu'aux montagnes
d'Albanie, que le soleil couchant dorait � leur cime.

Puis, en se tournant du c�t� du port, le capitaine de la _Karysta_


observa qu'il s'y faisait un mouvement tr�s prononc�. De
nombreuses embarcations se dirigeaient vers les navires de guerre.
Des signaux s'�changeaient entre ces navires et le m�t de pavillon
dress� au sommet de la citadelle, dont les batteries et les
casemates disparaissaient derri�re un rideau d'alo�s gigantesques.

�videmment -- et, � tous ces sympt�mes, un marin ne pouvait s'y


tromper -- un ou plusieurs navires se pr�paraient � quitter
Corfou. Si cela �tait, la population corfiote, on doit le
reconna�tre, y prenait un int�r�t vraiment extraordinaire.

Mais d�j� le soleil avait disparu derri�re les hauts sommets de


l'�le, et, avec le cr�puscule assez court sous cette latitude, la
nuit ne devait pas tarder � se faire.
Nicolas Starkos jugea donc � propos de quitter la terrasse. Il
redescendit sur l'esplanade, laissant en cet endroit la plupart
des spectateurs qu'un sentiment de curiosit� y retenait encore.
Puis, il se dirigea d'un pas tranquille vers les arcades de cette
suite de maisons, qui borne le c�t� ouest de la place d'Armes.

L� ne manquaient ni les caf�s, pleins de lumi�res, ni les rang�es


de chaises dispos�es sur la chauss�e, occup�es d�j� par de
nombreux consommateurs. Et encore faut-il observer que ceux-ci
causaient plus qu'ils ne �consommaient�, si toutefois ce mot, par
trop moderne, peut s'appliquer aux Corfiotes d'il y a cinquante
ans.

Nicolas Starkos s'assit devant une petite table, avec l'intention


bien arr�t�e de ne pas perdre un seul mot des propos qui
s'�changeaient aux tables voisines.

�En v�rit�, disait un armateur de la Strada Marina, il n'y a plus


de s�curit� pour le commerce, et on n'oserait pas hasarder une
cargaison de prix dans les �chelles du Levant!

-- Et bient�t, ajouta son interlocuteur -- un de ces gros Anglais


qui semblent toujours assis sur un ballot, comme le pr�sident de
leur chambre -- on ne trouvera plus d'�quipage qui consente �
servir � bord des navires de l'Archipel!

-- Oh! ce Sacratif!... ce Sacratif! r�p�tait-on avec une


indignation v�ritable dans les divers groupes.

-- Un nom bien fait pour �corcher le gosier, pensait le ma�tre du


caf�, et qui devrait pousser aux rafra�chissements!

-- � quelle heure doit avoir lieu le d�part de la _Syphanta_?


demanda le n�gociant.

-- � huit heures, r�pondit le Corfiote.

-- Mais, ajouta-t-il d'un ton qui ne marquait pas une confiance


absolue, il ne suffit pas de partir, il faut arriver �
destination!

-- Eh! on arrivera! s'�cria un autre Corfiote. Il ne sera pas dit


qu'un pirate aura tenu en �chec la marine britannique...

-- Et la marine grecque, et la marine fran�aise, et la marine


italienne! ajouta flegmatiquement un officier anglais, qui voulait
que chaque �tat e�t sa part de d�sagr�ment en cette affaire.

-- Mais, reprit le n�gociant en se levant, l'heure approche, et,


si nous voulons assister au d�part de la _Syphanta_, il serait
peut-�tre temps de se rendre sur l'esplanade!

-- Non, r�pondit son interlocuteur, rien ne presse. D'ailleurs, un


coup de canon doit annoncer l'appareillage.�

Et les causeurs continu�rent � faire leur partie dans le concert


des mal�dictions prof�r�es contre Sacratif.
Sans doute, Nicolas Starkos crut le moment favorable pour
intervenir, et, sans que le moindre accent p�t d�noncer en lui un
natif de la Gr�ce m�ridionale:

�Messieurs, dit-il en s'adressant � ses voisins de table,


pourrais-je vous demander, s'il vous pla�t, quelle est cette
_Syphanta_, dont tout le monde parle aujourd'hui?

-- C'est une corvette, monsieur, lui fut-il r�pondu, une corvette


achet�e, fr�t�e et arm�e par une compagnie de n�gociants anglais,
fran�ais et corfiotes, mont�e par un �quipage de ces diverses
nationalit�s, et qui doit appareiller sous les ordres du brave
capitaine Stradena! Peut-�tre parviendra-t-il � faire, lui, ce que
n'ont pu faire les navires de guerre de l'Angleterre et de la
France!

-- Ah! dit Nicolas Starkos, c'est une corvette qui part!... Et


pour quels parages, s'il vous pla�t?

-- Pour les parages o� elle pourra rencontrer, prendre et pendre


le fameux Sacratif!

-- Je vous prierai alors, reprit Nicolas Starkos, de vouloir bien


me dire qui est ce fameux Sacratif?

-- Vous demandez qui est ce Sacratif?� s'�cria le Corfiote


stup�fait, auquel l'Anglais vint en aide, en accentuant sa r�ponse
par un �aoh!� de surprise.

Le fait est qu'un homme qui en �tait � ignorer encore ce qu'�tait


Sacratif, et cela en pleine ville de Corfou, au moment m�me o� ce
nom �tait dans toutes les bouches, pouvait �tre regard� comme un
ph�nom�ne.

Le capitaine de la _Karysta_ s'aper�ut aussit�t de l'effet que


produisait son ignorance. Aussi se h�ta-t-il d'ajouter:

�Je suis �tranger, messieurs. J'arrive � l'instant de Zara, autant


dire du fond de l'Adriatique, et je ne suis point au courant de ce
qui se passe dans les �les Ioniennes.

-- Dites alors de ce qui se passe dans l'Archipel! s'�cria le


Corfiote, car, en v�rit�, c'est bien l'Archipel tout entier que
Sacratif a pris pour th��tre de ses pirateries!

-- Ah! fit Nicolas Starkos, il s'agit d'un pirate?...

-- D'un pirate, d'un forban, d'un �cumeur de mer! r�pliqua le gros


Anglais. Oui! Sacratif m�rite tous ces noms, et m�me tous ceux
qu'il faudrait inventer pour qualifier un pareil malfaiteur!�

L�-dessus l'Anglais souffla un instant pour reprendre haleine.


Puis:

�Ce qui m'�tonne, monsieur, ajouta-t-il, c'est qu'il puisse se


rencontrer un Europ�en qui ne sache pas ce qu'est Sacratif!
-- Oh! monsieur, r�pondit Nicolas Starkos, ce nom ne m'est pas
absolument inconnu, croyez-le bien; mais j'ignorais que ce f�t lui
qui m�t aujourd'hui toute la ville en r�volution. Est-ce que
Corfou est menac�e d'une descente de ce pirate?

-- Il n'oserait! s'�cria le n�gociant. Jamais il ne se hasarderait


� mettre le pied dans notre �le!

-- Ah! vraiment? r�pondit le capitaine de la _Karysta_.

-- Certes, monsieur, et, s'il le faisait, les potences! oui! les


potences pousseraient d'elles-m�mes, dans tous les coins de l'�le,
pour le happer au passage!

-- Mais alors, d'o� vient cette �motion? demanda Nicolas Starkos.


Je suis arriv� depuis une heure � peine, et je ne puis comprendre
l'�motion qui se produit...

-- Le voici, monsieur, r�pondit l'Anglais. Deux b�timents de


commerce, le _Three Brothers _et le _Carnatic, _ont �t� pris, il y
a un mois environ, par Sacratif, et tout ce qui a surv�cu des deux
�quipages a �t� vendu sur les march�s de la Tripolitaine!

-- Oh! r�pondit Nicolas Starkos, voil� une odieuse affaire, dont


ce Sacratif pourrait bien avoir � se repentir!

-- C'est alors, reprit le Corfiote, qu'un certain nombre de


n�gociants se sont associ�s pour armer une corvette de guerre, une
excellente marcheuse, mont�e par un �quipage de choix et command�e
par un intr�pide marin, le capitaine Stradena, qui va donner la
chasse � ce Sacratif! Cette fois, il y a lieu d'esp�rer que le
pirate, qui tient en �chec tout le commerce de l'Archipel,
n'�chappera pas � son sort!

-- Ce sera difficile, en effet, r�pondit Nicolas Starkos.

-- Et, ajouta le n�gociant anglais, si vous voyez la ville en


�moi, si toute la population s'est port�e sur l'esplanade, c'est
pour assister � l'appareillage de la _Syphanta_ qui sera salu�e de
plusieurs milliers de hurrahs, quand elle descendra le canal de
Corfou!�

Nicolas Starkos savait, sans doute, tout ce qu'il d�sirait savoir.


Il remercia ses interlocuteurs. Puis, se levant, il alla de
nouveau se m�ler � la foule qui remplissait l'esplanade.

Ce qui avait �t� dit par ces Anglais et ces Corfiotes n'avait rien
d'exag�r�. Il n'�tait que trop vrai! Depuis quelques ann�es, les
d�pr�dations de Sacratif se manifestaient par des actes
r�voltants. Nombre de navires de commerce de toutes nationalit�s
avaient �t� attaqu�s par ce pirate, aussi audacieux que
sanguinaire. D'o� venait-il? Quelle �tait son origine?
Appartenait-il � cette race de forbans, issus des c�tes de la
Barbarie? Qui e�t pu le dire? On ne le connaissait pas. On ne
l'avait jamais vu. Pas un n'�tait revenu de ceux qui s'�taient
trouv�s sous le feu de ses canons, les uns tu�s, les autres
r�duits � l'esclavage. Les b�timents qu'il montait, qui e�t pu les
signaler? Il passait incessamment d'un bord � un autre. Il
attaquait tant�t avec un rapide brick levantin, tant�t avec une de
ces l�g�res corvettes qu'on ne pouvait vaincre � la course, et
toujours sous pavillon noir. Que, dans une de ces rencontres, il
ne f�t pas le plus fort, qu'il e�t � chercher son salut par la
fuite, en pr�sence de quelque redoutable navire de guerre, il
disparaissait soudain. Et, en quel refuge inconnu, en quel coin
ignor� de l'Archipel, aurait-on tent� de le rejoindre? Il
connaissait les plus secr�tes passes de ces c�tes, dont
l'hydrographie laissait encore � d�sirer � cette �poque.

Si le pirate Sacratif �tait un bon marin, c'�tait aussi un


terrible homme d'attaque. Toujours second� par des �quipages qui
ne reculaient devant rien, il n'oubliait jamais de leur donner,
apr�s le combat, la �part du diable�, c'est-�-dire quelques heures
de massacre et de pillage. Aussi ses compagnons le suivaient-ils
partout o� il voulait les mener. Ils ex�cutaient ses ordres quels
qu'ils fussent. Tous se seraient fait tuer pour lui. La menace du
plus effroyable supplice ne les e�t pas fait d�noncer le chef, qui
exer�ait sur eux une v�ritable fascination. � de tels hommes,
lanc�s � l'abordage, il est rare qu'un navire puisse r�sister,
surtout un b�timent de commerce, auquel manquent les moyens
suffisants de d�fense.

En tout cas, si Sacratif, malgr� toute son habilet�, e�t �t�


surpris par un navire de guerre, il se f�t plut�t fait sauter que
de se rendre. On racontait m�me que, dans une affaire de ce genre,
les projectiles lui ayant manqu�, il avait charg� ses canons avec
les t�tes fra�chement coup�es aux cadavres qui jonchaient son
pont.

Tel �tait l'homme que la _Syphanta_ avait la mission de


poursuivre, tel ce redoutable pirate, dont le nom ex�cr� causait
tant d'�motion dans la cit� corfiote.

Bient�t, une d�tonation retentit. Une fum�e s'�leva dans un vif


�clair au-dessus de terre-plein de la citadelle. C'�tait le coup
de partance. La _Syphanta_ appareillait et allait descendre le
canal de Corfou, afin de gagner les parages m�ridionaux de la mer
Ionienne.

Toute la foule se porta sur la lisi�re de l'esplanade, vers la


terrasse du monument de sir Maitland.

Nicolas Starkos, imp�rieusement entra�n� par un sentiment plus


intense peut-�tre que celui d'une simple curiosit�, se trouva
bient�t au premier rang des spectateurs.

Peu � peu, sous la clart� de la lune, apparut la corvette avec ses


feux de position. Elle s'avan�ait en boulinant, afin d'enlever �
la bord�e le cap Bianco, qui s'allonge au sud de l'�le. Un second
coup de canon partit de la citadelle, puis un troisi�me, auxquels
r�pondirent trois d�tonations qui illumin�rent les sabords de la
_Syphanta_. Aux d�tonations succ�d�rent des milliers de hurrahs,
dont les derniers arriv�rent � la corvette, au moment o� elle
doublait la baie de Kardakio.

Puis, tout retomba dans le silence. Peu � peu, la foule,


s'�coulant � travers les rues du faubourg de Kastrad�s, eut laiss�
le champ libre aux rares promeneurs qu'un int�r�t d'affaires ou de
plaisir retenait sur l'esplanade.

Pendant une heure encore, Nicolas Starkos, toujours pensif,


demeura sur la vaste place d'armes, presque d�serte. Mais le
silence ne devait �tre ni dans sa t�te ni dans son coeur. Ses yeux
brillaient d'un feu que ses paupi�res ne parvenaient pas �
masquer. Son regard, comme par un mouvement involontaire, se
portait dans la direction de cette corvette, qui venait de
dispara�tre derri�re la masse confuse de l'�le.

Lorsque onze heures sonn�rent � l'�glise de Saint-Spiridion,


Nicolas Starkos songea � rejoindre Skop�lo au rendez-vous qu'il
lui avait donn� pr�s du bureau de la Sant�.

Il remonta donc les rues du quartier qui se dirigent vers le Fort-


Neuf, et bient�t il arriva sur le quai.

Skop�lo l'y attendait.

Le capitaine de la sacol�ve alla � lui:

�La corvette _Syphanta_ vient de partir! lui dit-il.

-- Ah! fit Skop�lo.

-- Oui... pour donner la chasse � Sacratif!

-- Elle ou une autre, qu'importe!� r�pondit simplement Skop�lo, en


montrant le gig, qui se balan�ait, au pied de l'�chelle, sur les
derni�res ondulations du ressac.

Quelques instants apr�s, l'embarcation accostait la _Karysta_, et


Nicolas Starkos sautait � bord en disant:

�� demain, chez Elizundo!�

VII

L'inattendu

Le lendemain, vers dix heures du matin, Nicolas Starkos d�barquait


sur le m�le et se dirigeait vers la maison de banque. Ce n'�tait
pas la premi�re fois qu'il se pr�sentait au comptoir, et il y
avait toujours �t� re�u comme un client dont les affaires ne sont
point � d�daigner.

Cependant, Elizundo le connaissait. Il devait savoir bien des


choses de sa vie. Il n'ignorait m�me pas qu'il f�t le fils de
cette patriote, dont il avait un jour parl� � Henry d'Albaret.
Mais personne ne savait et ne pouvait savoir ce qu'�tait le
capitaine de la _Karysta_.

Nicolas Starkos �tait �videmment attendu. Aussi fut-il re�u d�s


qu'il se pr�senta. En effet, la lettre arriv�e quarante-huit
heures auparavant et dat�e d'Arkadia, venait de lui. Il fut donc
imm�diatement conduit au bureau o� se tenait le banquier, qui prit
la pr�caution d'en refermer la porte � clef. Elizundo et son
client �taient maintenant en pr�sence l'un de l'autre. Personne ne
viendrait les d�ranger. Nul n'entendrait ce qui allait �tre dit
dans cet entretien.

�Bonjour, Elizundo, dit le capitaine de la _Karysta_, en se


laissant tomber sur un fauteuil avec le sans-g�ne d'un homme qui
serait chez lui. Voil� bient�t six mois que je ne vous ai vu, bien
que vous ayez eu souvent de mes nouvelles! Aussi, n'ai-je pas
voulu passer si pr�s de Corfou, sans m'y arr�ter, afin d'avoir le
plaisir de vous serrer la main.

-- Ce n'est pas pour me voir, ce n'est pas pour me faire des


amiti�s que vous �tes venu, Nicolas Starkos, r�pondit le banquier
d'une voix sourde. Que me voulez-vous?

-- Eh! s'�cria le capitaine, je reconnais bien l� mon vieil ami


Elizundo! Rien aux sentiments, tout aux affaires! Il y a longtemps
que vous avez d� fourrer votre coeur dans le tiroir le plus secret
de votre caisse -- un tiroir dont vous avez perdu la clef!

-- Voulez-vous me dire ce qui vous am�ne et pourquoi vous m'avez


�crit? reprit Elizundo.

-- Au fait vous avez raison, Elizundo! Pas de banalit�s! Soyons


s�rieux! Nous avons aujourd'hui de tr�s graves int�r�ts �
discuter, et ils ne souffrent aucun retard!

-- Votre lettre me parle de deux affaires, reprit le banquier,


l'une qui rentre dans la cat�gorie de nos rapports accoutum�s,
l'autre qui vous est purement personnelle.

-- En effet, Elizundo.

-- Eh bien, parlez, Nicolas Starkos! J'ai h�te de les conna�tre


toutes les deux!�

On le voit, le banquier s'exprimait tr�s cat�goriquement. Il


voulait, par l�, mettre son visiteur en demeure de s'expliquer,
sans se d�penser en faux-fuyants ni �chappatoires. Mais, ce qui
contrastait avec la nettet� de ces questions, c'�tait le ton un
peu sourd dont elles �taient faites. Bien �videmment, de ces deux
hommes, plac�s en face l'un de l'autre, ce n'�tait pas le banquier
qui tenait la position.

Aussi, le capitaine de la _Karysta_ ne put-il cacher un demi-


sourire, dont Elizundo, les yeux baiss�s, ne vit rien.

�Laquelle des deux questions aborderons-nous d'abord? demanda


Nicolas Starkos.

-- D'abord, celle qui vous est purement personnelle! r�pondit


assez vivement le banquier.

-- Je pr�f�re commencer par celle qui ne l'est pas, r�pliqua le


capitaine d'un ton tranchant.

-- Soit, Nicolas Starkos! De quoi s'agit-il?

-- Il s'agit d'un convoi de prisonniers, dont nous devons prendre


livraison � Arkadia. Il y a l� deux cent trente-sept t�tes,
hommes, femmes et enfants, qui vont �tre transport�s � l'�le de
Scarpanto, d'o� je me charge de les conduire � la c�te
barbaresque. Or, vous le savez, Elizundo, puisque nous avons
souvent fait des op�rations de ce genre, les Turcs ne livrent leur
marchandise que contre argent ou contre du papier, � la condition
qu'une bonne signature lui donne une valeur certaine. Je viens
donc vous demander votre signature, et je compte que vous voudrez
bien l'accorder � Skop�lo, quand il vous apportera les traites
toutes pr�par�es. -- Cela ne fera aucune difficult�, n'est-il pas
vrai?�

Le banquier ne r�pondit pas, mais son silence ne pouvait �tre


qu'un acquiescement � la demande du capitaine. Il y avait
d'ailleurs des pr�c�dents qui l'engageaient.

�Je dois ajouter, reprit n�gligemment Nicolas Starkos, que


l'affaire ne sera pas mauvaise. Les op�rations ottomanes prennent
une mauvaise tournure en Gr�ce. La bataille de Navarin aura de
funestes cons�quences pour les Turcs, puisque les puissances
europ�ennes s'en m�lent. S'ils doivent renoncer � la lutte, plus
de prisonniers, plus de ventes, plus de profits. C'est pourquoi
ces derniers convois qu'on nous livre encore dans d'assez bonnes
conditions, auront-ils acqu�reurs � haut prix sur les c�tes de
l'Afrique. Ainsi donc, nous trouverons notre avantage � cette
affaire, et vous, le v�tre, par cons�quent. -- Je puis compter sur
votre signature?

-- Je vous escompterai vos traites, r�pondit Elizundo, et n'aurai


pas de signature � vous donner.

-- Comme il vous plaira, Elizundo, r�pondit le capitaine, mais


nous nous serions content�s de votre signature. Vous n'h�sitiez
pas � la donner autrefois!

-- Autrefois n'est pas aujourd'hui, dit Elizundo, et, aujourd'hui,


j'ai des id�es diff�rentes sur tout cela!

-- Ah! vraiment! s'�cria le capitaine. � votre aise, apr�s tout! -


- Mais est-il donc vrai que vous cherchiez � vous retirer des
affaires, comme je l'ai entendu dire?

-- Oui, Nicolas Starkos! r�pondit le banquier d'une voix ferme,


et, en ce qui vous concerne, voici la derni�re op�ration que nous
ferons ensemble... puisque vous tenez � ce que je la fasse!

-- J'y tiens absolument, Elizundo�, r�pondit Nicolas Starkos d'un


ton sec.

Puis, il se leva, fit quelques tours dans le cabinet, mais sans


cesser d'envelopper le banquier d'un regard peu obligeant.
Revenant enfin se placer devant lui:
�Ma�tre Elizundo, dit-il d'un ton narquois, vous �tes donc bien
riche, puisque vous songez � vous retirer des affaires?�

Le banquier ne r�pondit pas.

�Eh bien, reprit le capitaine, que ferez-vous de ces millions que


vous avez gagn�s, vous ne les emporterez pas dans l'autre monde!
Ce serait un peu encombrant pour le dernier voyage! Vous parti, �
qui iront-ils?�

Elizundo persista � garder le silence.

�Ils iront � votre fille, reprit Nicolas Starkos, � la belle


Hadjine Elizundo! Elle h�ritera de la fortune de son p�re! Rien de
plus juste! Mais qu'en fera-t-elle? Seule, dans la vie, � la t�te
de tant de millions?�

Le banquier se redressa, non sans quelque effort, et, rapidement,


en homme qui fait un aveu dont le poids l'�touffe:

�Ma fille ne sera pas seule! dit-il.

-- Vous la marierez? r�pondit le capitaine. Et � qui, s'il vous


pla�t? Quel homme voudra d'Hadjine Elizundo, quand il conna�tra
d'o� vient en grande partie la fortune de son p�re? Et j'ajoute,
quand elle-m�me le saura, � qui Hadjine Elizundo osera-t-elle
donner sa main?

-- Comment le saurait-elle? reprit le banquier. Elle l'ignore


jusqu'ici, et qui le lui dira?

-- Moi, s'il le faut!

-- Vous?

-- Moi! �coutez, Elizundo, et tenez compte de mes paroles,


r�pondit le capitaine de la _Karysta_ avec une impudence voulue,
car je ne reviendrai plus sur ce que je vais vous dire. Cette
�norme fortune, c'est surtout par moi, par les op�rations que nous
avons faites ensemble et dans lesquelles je risquais ma t�te, que
vous l'avez gagn�e! C'est en trafiquant des cargaisons pill�es,
des prisonniers achet�s et vendus pendant la guerre de
l'Ind�pendance, que vous avez encaiss� ces gains, dont le montant
se chiffre par millions! Eh bien, il n'est que juste que ces
millions me reviennent! Je suis sans pr�jug�s, moi, vous le savez
du reste! Je ne vous demanderai pas l'origine de votre fortune! La
guerre termin�e, moi aussi, je me retirerai des affaires! Mais je
ne veux pas, non plus, �tre seul dans la vie, et j'entends,
comprenez-moi bien, j'entends qu'Hadjine Elizundo devienne la
femme de Nicolas Starkos!�

Le banquier retomba sur son fauteuil. Il sentait bien qu'il �tait


entre les mains de cet homme, depuis longtemps son complice. Il
savait que le capitaine de la _Karysta_ ne reculerait devant rien
pour arriver � son but. Il ne doutait pas que, s'il le fallait, il
ne f�t homme � raconter tout le pass� de la maison de banque.

Pour r�pondre n�gativement � la demande de Nicolas Starkos, au


risque de provoquer un �clat, Elizundo n'avait plus qu'une chose �
dire, et, non sans quelque h�sitation, il la dit:

�Ma fille ne peut �tre votre femme, Nicolas Starkos, parce qu'elle
doit �tre la femme d'un autre!

-- D'un autre! s'�cria Nicolas Starkos. En v�rit�, je suis arriv�


� temps! Ah! la fille du banquier Elizundo se marie?...

-- Dans cinq jours!

-- Et qui �pouse-t-elle? demanda le capitaine, dont la voix


fr�missait de col�re.

-- Un officier fran�ais.

-- Un officier fran�ais! Sans doute, un de ces Philhell�nes qui


sont venus au secours de la Gr�ce?

-- Oui!

-- Et il se nomme?...

-- Le capitaine Henry d'Albaret...

-- Eh bien, ma�tre Elizundo, reprit Nicolas Starkos, qui


s'approcha du banquier et lui parla les yeux dans les yeux, je
vous le r�p�te, lorsque ce capitaine Henry d'Albaret saura qui
vous �tes, il ne voudra plus de votre fille, et, lorsque votre
fille conna�tra la source de la fortune de son p�re, elle ne
pourra plus songer � devenir la femme de ce capitaine Henry
d'Albaret! Si donc vous ne rompez pas ce mariage aujourd'hui,
demain il se rompra de lui-m�me, car demain les deux fianc�s
sauront tout!... Oui!... Oui!... de par le diable, ils le
sauront!�

Le banquier se releva encore une fois. Il regarda fixement le


capitaine de la _Karysta_ et, alors, d'un accent de d�sespoir,
auquel il n'y avait point � se tromper:

�Soit!... Je me tuerai, Nicolas Starkos, dit-il, et je ne serai


plus une honte pour ma fille!

-- Si, r�pondit le capitaine, vous le serez dans l'avenir comme


vous l'�tes dans le pr�sent, et votre mort ne fera jamais
qu'Elizundo n'ait �t� le banquier des pirates de l'Archipel!�

Elizundo retomba, accabl�, et ne put rien r�pondre, lorsque le


capitaine ajouta:

�Et voil� pourquoi Hadjine Elizundo ne sera pas la femme de cet


Henry d'Albaret, pourquoi elle deviendra, qu'elle le veuille ou
non, la femme de Nicolas Starkos!�

Pendant une demi-heure encore, cet entretien se prolongea en


supplications de la part de l'un, en menaces de la part de
l'autre. Non certes, il ne s'agissait pas d'amour, lorsque Nicolas
Starkos s'imposait � la fille d'Elizundo! Il ne s'agissait que des
millions dont cet homme voulait avoir l'enti�re possession, et
aucun argument ne le ferait fl�chir.

Hadjine Elizundo n'avait rien su de cette lettre, qui annon�ait


l'arriv�e du capitaine de la _Karysta; _mais, depuis ce jour, son
p�re lui avait paru plus triste, plus sombre que d'habitude, comme
s'il e�t �t� accabl� par quelque pr�occupation secr�te. Aussi,
lorsque Nicolas Starkos se pr�senta � la maison de banque, elle ne
put se d�fendre d'en ressentir une inqui�tude plus vive encore. En
effet, elle connaissait ce personnage pour l'avoir vu venir
plusieurs fois pendant les derni�res ann�es de la guerre. Nicolas
Starkos lui avait toujours inspir� une r�pulsion dont elle ne se
rendait pas compte. Il la regardait, semblait-il, d'une fa�on, qui
ne laissait pas de lui d�plaire, bien qu'il ne lui e�t jamais
adress� que des paroles insignifiantes, comme e�t pu le faire un
des clients habituels du comptoir. Mais la jeune fille n'avait pas
�t� sans observer qu'apr�s les visites du capitaine de la
_Karysta_, son p�re �tait toujours, et pendant quelque temps, en
proie � une sorte de prostration, m�l�e d'effroi. De l� son
antipathie, que rien ne justifiait du moins jusqu'alors, contre
Nicolas Starkos.

Hadjine Elizundo n'avait point encore parl� de cet homme � Henry


d'Albaret. Le lien qui l'unissait � la maison de banque ne pouvait
�tre qu'un lien d'affaires. Or, des affaires d'Elizundo, dont elle
ignorait d'ailleurs la nature, il n'avait jamais �t� question dans
leurs entretiens. Le jeune officier ne savait donc rien des
rapports qui existaient, non seulement entre le banquier et
Nicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et la vaillante
femme dont il avait sauv� la vie au combat de Chaidari, qu'il ne
connaissait que sous le seul nom d'Andronika.

Mais, ainsi qu'Hadjine, Xaris avait eu plusieurs fois l'occasion


de voir et de recevoir Nicolas Starkos au comptoir de la Strada
Reale. Lui aussi, il �prouvait � son �gard les m�mes sentiments de
r�pulsion que la jeune fille. Seulement, �tant donn� sa nature
vigoureuse et d�cid�e, ces sentiments se traduisaient chez lui
d'une autre fa�on. Si Hadjine Elizundo fuyait toutes les occasions
de se trouver en pr�sence de cet homme, Xaris les e�t plut�t
recherch�es, � la condition �de pouvoir lui casser les reins,�
comme il le disait volontiers.

�Je n'en ai pas le droit, �videmment, pensait-il, mais cela


viendra peut-�tre!�

De tout cela, il r�sulte donc que la nouvelle visite du capitaine


de la _Karysta_ au banquier Elizundo ne fut vue avec plaisir ni
par Xaris, ni par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut
un soulagement pour tous les deux, lorsque Nicolas Starkos, apr�s
un entretien dont rien n'avait transpir�, eut quitt� la maison et
repris le chemin du port.

Pendant une heure, Elizundo resta enferm� dans son cabinet. On ne


l'y entendait m�me pas bouger. Mais ses ordres �taient formels: ni
sa fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir �t� demand�s
express�ment. Or, comme la visite avait dur� longtemps, cette
fois, leur anxi�t� s'�tait accrue en raison du temps �coul�.
Tout � coup, la sonnette d'Elizundo se fit entendre -- un coup
timide, venant d'une main peu assur�e.

Xaris r�pondit � cet appel, ouvrit la porte qui n'�tait plus


referm�e en dedans, et se trouva en pr�sence du banquier.

Elizundo �tait toujours dans son fauteuil, � demi affaiss�, l'air


d'un homme qui vient de soutenir une violente lutte contre lui-
m�me. Il releva la t�te, regarda Xaris, comme s'il e�t eu quelque
peine � le reconna�tre, et, passant la main sur son front:

�Hadjine?� dit-il d'une voix �touff�e.

Xaris fit un signe affirmatif et sortit. Un instant apr�s, la


jeune fille se trouvait devant son p�re. Aussit�t, celui-ci, sans
autre pr�ambule, mais les yeux baiss�s, lui disait d'une voix
alt�r�e par l'�motion:

�Hadjine, il faut... il faut renoncer au mariage projet� avec le


capitaine Henry d'Albaret!

-- Que dites-vous, mon p�re?... s'�cria la jeune fille, que ce


coup impr�vu atteignit en plein coeur.

-- Il le faut, Hadjine! r�p�ta Elizundo.

-- Mon p�re, me direz-vous pourquoi vous reprenez votre parole, �


lui et � moi? demanda la jeune fille. Je n'ai pas l'habitude de
discuter vos volont�s, vous le savez, et, cette fois, je ne les
discuterai pas davantage, quelles qu'elles soient!... Mais, enfin,
me direz-vous pour quelle raison je dois renoncer � �pouser Henry
d'Albaret?

-- Parce qu'il faut, Hadjine... il faut que tu sois la femme d'un


autre!� murmura Elizundo.

Sa fille l'entendit, si bas qu'il e�t parl�.

�Un autre! dit-elle, frapp�e non moins cruellement par ce second


coup que le premier. Et cet autre?...

-- C'est le capitaine Starkos!

-- Cet homme!... cet homme!�

Ces mots s'�chapp�rent involontairement des l�vres d'Hadjine qui


se retint � la table pour ne pas tomber. Puis, dans un dernier
mouvement de r�volte que cette r�solution provoquait en elle:

�Mon p�re, dit-elle, il y a dans cet ordre que vous me donnez,


malgr� vous peut-�tre, quelque chose que je ne puis expliquer! Il
y a un secret que vous h�sitez � me dire!

-- Ne me demande rien, s'�cria Elizundo, rien!

-- Rien?... mon p�re!... Soit!... Mais, si, pour vous ob�ir, je


puis renoncer � devenir la femme d'Henry d'Albaret... duss�-je en
mourir... je ne puis �pouser Nicolas Starkos!... Vous ne le
voudriez pas!

-- Il le faut, Hadjine! r�p�ta Elizundo.

-- Il y va de mon bonheur! s'�cria la jeune fille.

-- Et de mon honneur, � moi!

-- L'honneur d'Elizundo peut-il d�pendre d'un autre que de lui-


m�me? demanda Hadjine.

-- Oui... d'un autre!... Et cet autre... c'est Nicolas Starkos!�

Cela dit, le banquier se leva, les yeux hagards, la figure


contract�e, comme s'il allait �tre frapp� de congestion. Hadjine,
devant ce spectacle, retrouva toute son �nergie. Et, en v�rit�, il
lui en fallut pour dire, en se retirant:

�Soit mon p�re!... Je vous ob�irai!�

C'�tait sa vie � jamais bris�e, mais elle avait compris qu'il y


avait quelque effroyable secret dans les rapports du banquier avec
le capitaine de la _Karysta! _Elle avait compris qu'il �tait dans
les mains de ce personnage odieux!... Elle se courba, elle se
sacrifia!... L'honneur de son p�re exigeait ce sacrifice!

Xaris re�ut la jeune fille entre ses bras, presque d�faillante. Il


la transporta dans sa chambre. L�, il sut d'elle tout ce qui
s'�tait pass�, � quel renoncement elle avait consenti!... Aussi,
quel redoublement de haine se fit en lui contre Nicolas Starkos!

Une heure apr�s, selon son habitude, Henry d'Albaret se pr�sentait


� la maison de banque. Une des femmes de service lui r�pondit
qu'Hadjine Elizundo n'�tait pas visible. Il demanda � voir le
banquier... Le banquier ne pouvait le recevoir. Il demanda �
parler � Xaris... Xaris n'�tait pas au comptoir.

Henry d'Albaret rentra � l'h�tel, extr�mement inquiet. Jamais


pareilles r�ponses ne lui avaient �t� faites. Il r�solut de
revenir le soir et attendit dans une profonde anxi�t�.

� six heures, on lui remit une lettre � son h�tel. Il regarda


l'adresse et reconnut qu'elle �tait de la main m�me d'Elizundo.
Cette lettre ne contenait que ces lignes:

�Monsieur Henry d'Albaret est pri� de consid�rer comme non avenus


les projets d'union form�s entre lui et la fille du banquier
Elizundo. Pour des raisons qui lui sont tout � fait �trang�res, ce
mariage ne peut avoir lieu, et monsieur Henry d'Albaret voudra
bien cesser ses visites � la maison de banque.

�ELIZUNDO.�

Tout d'abord, le jeune officier ne comprit rien � ce qu'il venait


de lire. Puis, il relut cette lettre... Il fut atterr�. Que
s'�tait-il donc pass� chez Elizundo? Pourquoi ce revirement? La
veille, il avait quitt� la maison, o� se faisaient encore les
pr�paratifs de son mariage! Le banquier avait �t� avec lui ce
qu'il �tait toujours! Quant � la jeune fille, rien n'indiquait que
ses sentiments eussent chang� � son �gard!

�Mais aussi, la lettre n'est pas sign�e Hadjine! se r�p�tait-il.


Elle est sign�e Elizundo!... Non! Hadjine n'a pas connu, ne
conna�t pas ce que m'�crit son p�re!... C'est � son insu qu'il a
modifi� ses projets!... Pourquoi?... Je n'ai donn� aucun motif qui
ait pu... Ah! je saurai quel est l'obstacle qui se dresse entre
Hadjine et moi!�

Et, puisqu'il ne pouvait plus �tre re�u dans la maison du


banquier, il lui �crivit, �ayant absolument le droit, disait-il,
de conna�tre les raisons qui faisaient rompre ce mariage � la
veille de s'accomplir�.

Sa lettre resta sans r�ponse. Il en �crivit une autre, deux


autres: m�me silence.

Ce fut alors � Hadjine Elizundo qu'il s'adressa. Il la suppliait,


au nom de leur amour, de lui r�pondre, d�t-elle le faire par un
refus de jamais le revoir!... Nulle r�ponse.

Il est probable que sa lettre ne parvint pas � la jeune fille.


Henry d'Albaret, du moins, dut le croire. Il connaissait assez son
caract�re pour �tre s�r qu'elle lui aurait r�pondu.

Alors, le jeune officier, d�sesp�r�, chercha � voir Xaris. Il ne


quitta plus la Strada Reale. Il r�da pendant des heures enti�res
autour de la maison de banque. Ce fut inutile. Xaris, ob�issant
peut-�tre aux ordres du banquier, peut-�tre � la pri�re d'Hadjine,
ne sortait plus.

Ainsi se pass�rent en vaines d�marches les journ�es du 24 et du 25


octobre. Au milieu d'angoisses inexprimables, Henry d'Albaret
croyait avoir atteint l'extr�me limite de la souffrance!

Il se trompait.

En effet, dans la journ�e du 26, une nouvelle se r�pandit, qui


allait le frapper d'un coup plus terrible encore.

Non seulement son mariage avec Hadjine Elizondo �tait rompu --


rupture qui �tait maintenant connue de toute la ville -- mais
Hadjine Elizundo allait se marier avec un autre! Henry d'Albaret
fut an�anti en apprenant cette nouvelle. Un autre que lui serait
le mari d'Hadjine!

�Je saurai quel est cet homme! s'�cria-t-il. Celui-l�, quel qu'il
soit, je le conna�trai!... J'arriverai jusqu'� lui!... Je lui
parlerai... et il faudra bien qu'il me r�ponde!�

Le jeune officier ne devait pas tarder � apprendre quel �tait son


rival. En effet, il le vit entrer dans la maison de banque; il le
suivit lorsqu'il en sortit; il l'�pia jusqu'au port, o�
l'attendait son canot au pied du m�le; il le vit regagner la
sacol�ve, mouill�e � une demi-encablure au large.

C'�tait Nicolas Starkos, le capitaine de la _Karysta_.


Cela se passait le 27 octobre. Des renseignements pr�cis qu'Henry
d'Albaret put obtenir, il r�sultait que le mariage de Nicolas
Starkos et d'Hadjine Elizundo �tait tr�s prochain, car les
pr�paratifs se faisaient avec une sorte de h�te. La c�r�monie
religieuse avait �t� command�e � l'�glise de Saint-Spiridion pour
le 30 du mois, c'est-�-dire � la date m�me, qui avait �t�
ant�rieurement fix�e au mariage d'Henry d'Albaret. Seulement, le
fianc�, ce ne serait plus lui! Ce serait ce capitaine, qui venait
on ne sait d'o� pour aller o� l'on ne savait!

Aussi Henry d'Albaret, en proie � une fureur qu'il ne pouvait plus


ma�triser, �tait-il r�solu � provoquer Nicolas Starkos, � l'aller
chercher jusqu'au pied de l'autel. S'il ne le tuait pas, il serait
tu�, lui, mais au moins, il en aurait fini avec cette situation
intol�rable!

En vain se r�p�tait-il que, si ce mariage se faisait, c'�tait avec


l'assentiment d'Elizundo! En vain se disait-il que celui qui
disposait de la main d'Hadjine, c'�tait son p�re!

�Oui, mais c'est contre son gr�!... Elle subit une pression qui la
livre � cet homme!... Elle se sacrifie!�

Pendant la journ�e du 28 octobre, Henry d'Albaret essaya de


rencontrer Nicolas Starkos. Il le guetta � son d�barquement, il le
guetta � l'entr�e du comptoir. Ce fut en vain. Et, dans deux
jours, cet odieux mariage serait accompli -- deux jours, pendant
lesquels le jeune officier fit tout pour arriver jusqu'� la jeune
fille ou pour se trouver en face de Nicolas Starkos!

Mais, le 29, vers six heures du soir, un fait inattendu se


produisit, qui allait pr�cipiter le d�nouement de cette situation.

Dans l'apr�s-midi, le bruit se r�pandit que le banquier venait


d'�tre frapp� d'une congestion au cerveau. Et, en effet, deux
heures apr�s, Elizundo �tait mort.

VIII

Vingt millions en jeu

Quelles seraient les cons�quences de cet �v�nement, nul n'e�t


encore pu le pr�voir. Henry d'Albaret, d�s qu'il l'apprit, dut
tout naturellement penser que ces cons�quences ne pourraient que
lui �tre favorables. En tout cas, c'�tait le mariage d'Hadjine
Elizundo ajourn�. Bien que la jeune fille d�t �tre sous le coup
d'une douleur profonde, le jeune officier n'h�sita pas � se
pr�senter � la maison de la Strada Reale, mais il ne put voir ni
Hadjine ni Xaris. Il n'avait donc plus qu'� attendre.

�Si, en �pousant ce capitaine Starkos, pensait-il, Hadjine se


sacrifiait aux volont�s de son p�re, ce mariage ne se fera pas,
maintenant que son p�re n'est plus!�
Ce raisonnement �tait juste. De l�, cette d�duction toute
naturelle, c'est que si les chances d'Henry d'Albaret s'�taient
accrues, celles de Nicolas Starkos avaient diminu�.

On ne s'�tonnera donc pas que, d�s le lendemain, un entretien � ce


sujet, provoqu� par Skop�lo, e�t lieu � bord de la sacol�ve entre
son capitaine et lui. C'�tait le second de la _Karysta_ qui, en
rentrant � bord vers dix heures du matin, avait rapport� la
nouvelle de la mort d'Elizundo -- nouvelle qui faisait grand bruit
par la ville.

On aurait pu croire que Nicolas Starkos, aux premiers mots que lui
en dit Skop�lo, allait s'abandonner � quelque mouvement de col�re.
Il n'en fut rien. Le capitaine savait se poss�der et n'aimait
point � r�criminer contre les faits accomplis.

�Ah! Elizundo est mort? dit-il simplement.

-- Oui!... Il est mort!

-- Est-ce qu'il se serait tu�? ajouta Nicolas Starkos � mi-voix,


comme s'il se f�t parl� � lui-m�me.

-- Non, r�pondit Skop�lo, qui avait entendu la r�flexion du


capitaine, non! Les m�decins ont constat� que le banquier Elizundo
�tait mort d'une congestion...

-- Foudroy�?...

-- � peu pr�s. Il a imm�diatement perdu connaissance et n'a pu


prononcer une seule parole avant de mourir!

-- Autant vaut qu'il en ait �t� ainsi, Skop�lo!

-- Sans contredit, capitaine, surtout si l'affaire d'Arkadia �tait


d�j� termin�e...

-- Enti�rement, r�pondit Nicolas Starkos. Nos traites ont �t�


escompt�es, et, maintenant, tu pourras prendre, contre argent,
livraison du convoi de prisonniers.

-- Eh! de par le diable, il �tait temps! s'�cria le second. Mais,


capitaine, si cette op�ration est achev�e, et l'autre?

-- L'autre?... r�pondit tranquillement Nicolas Starkos. Eh bien!


l'autre s'ach�vera comme elle devait s'achever! Je ne vois pas ce
qu'il y a de chang� dans la situation! Hadjine Elizundo ob�ira �
son p�re mort, comme elle e�t ob�i � son p�re vivant, et pour les
m�mes raisons!

-- Ainsi, capitaine, reprit Skop�lo, vous n'avez point l'intention


d'abandonner la partie?

-- L'abandonner! s'�cria Nicolas Starkos d'un ton qui indiquait sa


ferme volont� de briser tout obstacle. Dis donc, Skop�lo, crois-tu
qu'il y ait au monde un homme, un seul, qui consente � fermer la
main, quand il n'a qu'� l'ouvrir pour qu'il y tombe vingt
millions!

-- Vingt millions! r�p�ta Skop�lo, qui souriait en hochant la


t�te. Oui! c'est bien � vingt millions que j'avais estim� la
fortune de notre vieil ami Elizundo!

-- Fortune nette, claire, en bonnes valeurs, reprit Nicolas


Starkos, et dont la r�alisation pourra se faire sans retard.

-- D�s que vous en serez possesseur, capitaine, car maintenant,


toute cette fortune va revenir � la belle Hadjine...

-- Qui, elle, me reviendra, � moi! Sois sans crainte, Skop�lo!


D'un mot je puis perdre l'honneur du banquier, et, apr�s sa mort
comme avant, sa fille tiendra plus � cet honneur qu'� sa fortune!
Mais je ne dirai rien, je n'aurai rien � dire! La pression que
j'exer�ais sur son p�re, je l'exercerai toujours sur elle! Ces
vingt millions, elle sera trop heureuse de les apporter en dot �
Nicolas Starkos, et, si tu en doutes, Skop�lo, c'est que tu ne
connais pas le capitaine de la _Karysta!�_

Nicolas Starkos parlait avec une telle assurance, que son second,
quoique peu enclin � se faire des illusions, se reprit � croire
que l'�v�nement de la veille n'emp�cherait pas l'affaire de se
conclure. Il n'y aurait qu'un retard, voil� tout.

Quelle serait la dur�e de ce retard, c'�tait uniquement la


question qui pr�occupait Skop�lo et m�me Nicolas Starkos, bien que
celui-ci n'en voul�t point convenir. Il ne manqua pas d'assister,
le lendemain, aux obs�ques du riche banquier, qui furent faites
tr�s simplement et ne r�unirent m�me qu'un petit nombre de
personnes. L�, il s'�tait rencontr� avec Henry d'Albaret; mais,
entre eux, il n'y avait eu que quelques regards d'�chang�s, rien
de plus.

Pendant les cinq jours qui suivirent la mort d'Elizondo, le


capitaine de la _Karysta_ essaya vainement d'arriver jusqu'� la
jeune fille. La porte du comptoir �tait close � tous. Il semblait
que la maison de banque f�t morte avec le banquier.

Du reste, Henry d'Albaret ne fut pas plus heureux que Nicolas


Starkos. Il ne put communiquer avec Hadjine par visite ni par
lettre. C'�tait � se demander si la jeune fille n'avait point
quitt� Corfou sous la protection de Xaris, qui ne se montrait
nulle part.

Cependant, le capitaine de la _Karysta_, loin d'abandonner ses


projets, r�p�tait volontiers que leur r�alisation n'�tait que
retard�e. Gr�ce � lui, gr�ce aux manoeuvres de Skop�lo, aux bruits
que celui-ci r�pandait avec intention, le mariage de Nicolas
Starkos et d'Hadjine Elizundo ne faisait de doute pour personne.
Il fallait seulement attendre que les premiers temps du deuil
fussent �coul�s, et, peut-�tre aussi, que la situation financi�re
de la maison e�t �t� r�guli�rement �tablie.

Quant � la fortune que laissait le banquier, on savait qu'elle


�tait �norme. Grossie, naturellement par les bavardages du
quartier et les on-dit de la ville, elle arrivait d�j� � �tre
quintupl�e. Oui! on affirmait qu'Elizondo ne laissait pas moins
d'une centaine de millions! Et quelle h�riti�re, cette jeune
Hadjine, et quel homme heureux, ce Nicolas Starkos, auquel sa main
�tait promise! On ne parlait plus que de cela dans Corfou, dans
ses deux faubourgs, jusque dans les derniers villages de l'�le!
Aussi les badauds affluaient-ils � la Strada Reale. Faute de
mieux, on voulait au moins contempler cette maison fameuse, dans
laquelle il �tait entr� tant d'argent, et o� il devait en rester
tant, puisqu'il en �tait si peu sorti!

La v�rit�, c'est que cette fortune �tait �norme. Elle se montait �


pr�s de vingt millions, et, ainsi que l'avait dit Nicolas Starkos
� Skop�lo dans leur dernier entretien, fortune en valeurs
facilement r�alisables, non en propri�t�s fonci�res.

Ce fut ce que reconnut Hadjine Elizundo, ce que Xaris reconnut


avec elle, pendant les premiers jours qui suivirent la mort du
banquier. Mais, ce qu'ils furent aussi amen�s � reconna�tre, ce
fut par quels moyens cette fortune avait �t� gagn�e. En effet,
Xaris avait assez l'habitude des affaires de banque pour se rendre
compte de ce qu'avait �t� le pass� du comptoir, lorsque les livres
et les papiers eurent �t� mis � sa disposition. Elizundo avait,
sans doute, l'intention de les d�truire plus tard, mais la mort
l'avait surpris. Ils �taient l�. Ils parlaient d'eux-m�mes.

Hadjine et Xaris ne savaient que trop, maintenant, d'o� venaient


ces millions! Sur combien de trafics odieux, sur combien de
mis�res reposait toute cette richesse, ils n'avaient plus �
l'apprendre! Voil� donc comment et pourquoi Nicolas Starkos tenait
Elizundo! Il �tait son complice! Il pouvait le d�shonorer d'un
mot! Puis, s'il lui convenait de dispara�tre, il e�t �t�
impossible de retrouver ses traces! Et c'�tait son silence qu'il
faisait payer au p�re en lui arrachant sa fille!

�Le mis�rable!... le mis�rable! s'�criait Xaris.

-- Tais-toi!� r�pondait Hadjine.

Et il se taisait, car il sentait bien que ses paroles allaient


atteindre plus loin que Nicolas Starkos!

Cependant, cette situation ne pouvait tarder � se d�nouer. Il


fallait, d'ailleurs, qu'Hadjine Elizundo pr�t sur elle de
pr�cipiter ce d�nouement dans l'int�r�t de tous.

Le sixi�me jour apr�s la mort d'Elizundo, vers sept heures du


soir, Nicolas Starkos, que Xaris attendait � l'escalier du m�le,
�tait pri� de se rendre imm�diatement � la maison de banque.

Dire que cette communication fut faite d'un ton aimable, ce serait
aller trop loin. Le ton de Xaris n'�tait rien moins qu'engageant,
sa voix rien moins que douce, quand il aborda le capitaine de la
_Karysta_. Mais celui-ci n'�tait pas homme � s'�mouvoir de si peu,
et il suivit Xaris jusqu'au comptoir, o� il fut aussit�t
introduit.

Pour les voisins, qui virent entrer Nicolas Starkos dans cette
maison, si obstin�ment ferm�e jusqu'alors, il n'�tait plus douteux
que les chances ne fussent en sa faveur.

Nicolas Starkos trouva Hadjine Elizundo dans le cabinet de son


p�re. Elle �tait assise devant le bureau, sur lequel se voyaient
un grand nombre de papiers, documents et livres. Le capitaine
comprit que la jeune fille avait d� se mettre au courant des
affaires de la maison, et il ne se trompait pas. Mais connaissait-
elle les rapports que le banquier avait eus avec les pirates de
l'Archipel, voil� ce qu'il se demandait.

� l'entr�e du capitaine, Hadjine Elizundo se leva -- ce qui la


dispensait de lui offrir de s'asseoir -- et elle fit signe � Xaris
de les laisser seuls. Elle �tait v�tue de deuil. Sa physionomie
grave, ses yeux fatigu�s par l'insomnie, indiquaient, en toute sa
personne, une grande lassitude physique, mais nul abattement
moral. Dans cet entretien, qui allait avoir de si graves
cons�quences pour tous ceux dont il serait question, son calme ne
devait pas l'abandonner un seul instant.

�Me voici, Hadjine Elizundo, dit le capitaine, et je suis � vos


ordres. Pourquoi m'avez-vous fait demander?

-- Pour deux motifs, Nicolas Starkos, r�pondit la jeune fille, qui


voulait aller droit au but. Tout d'abord, j'ai � vous dire que ce
projet de mariage que m'imposait mon p�re, vous le savez bien,
doit �tre consid�r� comme rompu entre nous.

-- Et moi, r�pliqua froidement Nicolas Starkos, je me bornerai �


r�pondre qu'en parlant ainsi, Hadjine Elizundo n'a peut-�tre pas
r�fl�chi aux cons�quences de ses paroles.

-- J'ai r�fl�chi, r�pondit la jeune fille, et vous comprendrez que


ma r�solution doit �tre irr�vocable, puisque je n'ai plus rien �
apprendre sur la nature des affaires que la maison Elizundo a
faites avec vous et les v�tres, Nicolas Starkos!�

Ce ne fut pas sans un vif d�plaisir que le capitaine de la


_Karysta_ re�ut cette tr�s nette r�ponse. Sans doute, il
s'attendait bien � ce qu'Hadjine Elizundo lui notifi�t son cong�
en bonne forme, mais il comptait aussi briser sa r�sistance, en
lui apprenant ce qu'avait �t� son p�re et quels rapports le
liaient � lui. Or, voici qu'elle savait tout. C'�tait donc une
arme, sa meilleure peut-�tre, qui se brisait dans sa main.
Toutefois, il ne se crut pas d�sarm�, et il reprit d'un ton
quelque peu ironique:

�Ainsi, vous connaissez les affaires de la maison Elizundo, et,


les connaissant, vous tenez ce langage?

-- Je le tiens, Nicolas Starkos, et le tiendrai toujours, parce


que c'est mon devoir de le tenir!

-- Dois-je donc croire, r�pondit Nicolas Starkos, que le capitaine


Henry d'Albaret...

-- Ne m�lez pas le nom d'Henry d'Albaret � tout ceci!� r�pliqua


vivement Hadjine.
Puis, plus ma�tresse d'elle-m�me, et, pour emp�cher toute
provocation qui e�t pu survenir, elle ajouta:

�Vous savez bien, Nicolas Starkos, que jamais le capitaine


d'Albaret ne consentira � s'unir � la fille du banquier Elizundo!

-- Il sera difficile!

-- Il sera honn�te!

-- Et pourquoi?

-- Parce qu'on n'�pouse pas une h�riti�re dont le p�re a �t� le


banquier des pirates! Non! Un honn�te homme ne peut accepter une
fortune acquise d'une fa�on inf�me!

-- Mais, reprit Nicolas Starkos, il me semble que nous parlons l�


de choses absolument �trang�res � la question qu'il s'agit de
r�soudre!

-- Cette question est r�solue!

-- Permettez-moi de vous faire observer que c'�tait le capitaine


Starkos, non le capitaine d'Albaret, qu'Hadjine Elizundo devait
�pouser! La mort de son p�re ne doit pas avoir plus chang� ses
intentions qu'elle n'a chang� les miennes!

-- J'ob�issais � mon p�re, r�pondit Hadjine, je lui ob�issais,


sans rien savoir des motifs qui l'obligeaient � me sacrifier! Je
sais, � pr�sent, que je sauvais son honneur en lui ob�issant!

-- Eh bien, si vous savez... r�pondit Nicolas Starkos.

-- Je sais, reprit Hadjine en lui coupant la parole, je sais que


c'est vous, son complice, qui l'avez entra�n� dans ces affaires
odieuses, vous qui avez fait entrer ces millions dans la maison de
banque, honorable avant vous! Je sais que vous avez d� le menacer
de r�v�ler publiquement son infamie, s'il refusait de vous donner
sa fille! En v�rit�! avez-vous jamais pu croire, Nicolas Starkos,
qu'en consentant � vous �pouser, je fisse autre chose que d'ob�ir
� mon p�re?

-- Soit, Hadjine Elizundo, je n'ai plus rien � vous apprendre!


Mais, si vous �tiez soucieuse de l'honneur de votre p�re pendant
sa vie, vous devez l'�tre tout autant apr�s sa mort, et, pour peu
que vous persistiez � ne pas tenir vos engagements envers moi...

-- Vous direz tout, Nicolas Starkos! s'�cria la jeune fille avec


une telle expression de d�go�t et de m�pris qu'une sorte de
rougeur monta au front de l'impudent personnage.

-- Oui... tout! r�pliqua-t-il.

-- Vous ne le ferez pas, Nicolas Starkos!

-- Et pourquoi?

-- Ce serait vous accuser vous-m�me!


-- M'accuser, Hadjine Elizundo! Pensez-vous donc que ces affaires
aient �t� jamais faites sous mon nom? Vous imaginez-vous que ce
soit Nicolas Starkos qui coure l'Archipel et trafique des
prisonniers de guerre? Non! En parlant, je ne me compromettrai
pas, et, si vous m'y forcez, je parlerai!�

La jeune fille regarda le capitaine en face. Ses yeux, qui avaient


toute l'audace de l'honn�tet�, ne se baiss�rent pas devant les
siens, si effrayants qu'ils fussent.

�Nicolas Starkos, reprit-elle, je pourrais vous d�sarmer d'un mot,


car ce n'est ni par sympathie ni par amour pour moi que vous avez
exig� ce mariage! C'�tait simplement pour devenir possesseur de la
fortune de mon p�re! Oui! je pourrais vous dire: Ce ne sont que
ces millions que vous voulez!... Eh bien, les voil�!... prenez-
les!... partez!... et que je ne vous revoie jamais!... Mais je ne
dirai pas cela, Nicolas Starkos!... Ces millions, dont j'h�rite...
vous ne les aurez pas!... Je les garderai!... J'en ferai l'usage
qui me conviendra!... Non! vous ne les aurez pas!... Et
maintenant, sortez de cette chambre!... Sortez de cette maison!...
Sortez!�

Hadjine Elizundo, le bras tendu, la t�te haute, semblait alors


maudire le capitaine, comme Andronika l'avait maudit, quelques
semaines avant, sur le seuil de la maison paternelle. Mais, ce
jour-l�, si Nicolas Starkos avait recul� devant le geste de sa
m�re, cette fois, il marcha r�solument vers la jeune fille:

�Hadjine Elizundo, dit-il � voix basse, oui! il me faut ces


millions!... D'une fa�on ou d'une autre, il me les faut... et je
les aurai!

-- Non!... et plut�t les an�antir, plut�t les jeter dans les eaux
du golfe! r�pondit Hadjine.

-- Je les aurai, vous dis-je!... Je les veux!�

Nicolas Starkos avait saisi la jeune fille par le bras. La col�re


l'�garait. Il n'�tait plus ma�tre de lui. Son regard se troublait.
Il e�t �t� capable de la tuer!

Hadjine Elizundo vit tout cela en un instant. Mourir! Eh! que lui
importait maintenant! La mort ne l'e�t point effray�e. Mais
l'�nergique jeune fille avait autrement dispos� d'elle-m�me...
Elle s'�tait condamn�e � vivre.

�Xaris!� cria-t-elle.

La porte s'ouvrit. Xaris parut.

�Xaris, chasse cet homme!�

Nicolas Starkos n'avait pas eu le temps de se retourner qu'il


�tait saisi par deux bras de fer. La respiration lui manqua. Il
voulut parler, crier... Il n'y parvint pas plus qu'il ne parvint �
se d�gager de cette effroyable �treinte. Puis, tout meurtri, �
demi �touff�, hors d'�tat de rugir, il fut d�pos� � la porte de la
maison.

L�, Xaris ne pronon�a que ces mots:

�Je ne vous tue pas, parce qu'elle ne m'a pas dit de vous tuer!
Quand elle me le dira, je le ferai!�

Et il referma la porte.

� cette heure, la rue �tait d�j� d�serte. Personne n'avait pu voir


ce qui venait de se passer, c'est-�-dire que Nicolas Starkos
venait d'�tre chass� de la maison du banquier Elizundo. Mais on
l'avait vu y entrer, et cela suffisait. Il s'ensuit donc que,
lorsque Henry d'Albaret apprit que son rival avait �t� re�u l� o�
on refusait de le recevoir, il dut penser, comme tout le monde,
que le capitaine de la _Karysta_ �tait rest� vis-�-vis de la jeune
fille dans les conditions d'un fianc�.

Quel coup cela fut pour lui! Nicolas Starkos, admis dans cette
maison d'o� l'excluait une consigne impitoyable! Il fut tent�,
tout d'abord, de maudire Hadjine, et qui ne l'e�t fait � sa place?
Mais il parvint � se ma�triser, son amour l'emporta sur sa col�re,
et, bien que les apparences fussent contre la jeune fille:

�Non! non!... s'�cria-t-il, cela n'est pas possible!... Elle... �


cet homme!... Cela ne peut �tre!... Cela n'est pas!�

Cependant, malgr� les menaces par lui faites � Hadjine Elizundo,


Nicolas Starkos, apr�s avoir r�fl�chi, s'�tait d�cid� � se taire.
De ce secret, qui pesait sur la vie du banquier, il r�solut de ne
rien d�voiler. Cela lui laissait toute facilit� d'agir, et il
serait toujours temps de le faire, plus tard, si les circonstances
l'exigeaient.

C'est ce qui fut bien convenu entre Skop�lo et lui. Il ne cacha


rien au second de la _Karysta_ de ce qui s'�tait pass� pendant sa
visite � Hadjine Elizundo. Skop�lo l'approuva de ne rien dire et
de se r�server, tout en observant que les choses ne prenaient
point une tournure favorable � leurs projets. Ce qui l'inqui�tait
surtout, c'�tait que l'h�riti�re ne voul�t pas acheter leur
discr�tion en abandonnant l'h�ritage! Pourquoi? En v�rit�, il n'y
comprenait rien.

Pendant les jours suivants, jusqu'au 12 novembre, Nicolas Starkos


ne quitta pas son bord, m�me une heure. Il cherchait, il combinait
les divers moyens qui pourraient le conduire � son but.
D'ailleurs, il comptait un peu sur l'heureuse chance, qui l'avait
toujours servi pendant le cours de son abominable existence...
Cette fois-ci, il comptait � tort.

De son c�t�, Henry d'Albaret ne vivait pas moins � l'�cart. Ses


tentatives pour revoir la jeune fille, il n'avait pas cru devoir
les renouveler. Mais il ne d�sesp�rait pas.

Le 12, au soir, une lettre lui fut apport�e � son h�tel. Un


pressentiment lui dit que cette lettre venait d'Hadjine Elizundo.
Il l'ouvrit, il regarda la signature: il ne s'�tait pas tromp�.
Cette lettre ne contenait que quelques lignes, �crites de la main
de la jeune fille. Voici ce qu'elle disait:

�Henry,

�La mort de mon p�re m'a rendu ma libert�, mais vous devez
renoncer � moi! La fille du banquier Elizundo n'est pas digne de
vous! Je ne serai jamais � Nicolas Starkos, un mis�rable! mais je
ne puis �tre � vous, un honn�te homme! Pardon et adieu!

�HADJINE ELIZUNDO.�

Au re�u de cette lettre, Henry d'Albaret, sans prendre le temps de


r�fl�chir, courut � la maison de la Strada Reale...

La maison �tait ferm�e, abandonn�e, d�serte, comme si Hadjine


Elizundo l'e�t quitt�e avec son fid�le Xaris pour n'y jamais
revenir.

IX

L'archipel en feu

L'�le de Scio, plus g�n�ralement appel�e Chio depuis cette �poque,


est situ�e dans la mer �g�e, � l'ouest du golfe de Smyrne, pr�s du
littoral de l'Asie Mineure. Avec Lesbos au nord, Samos au sud,
elle appartient au groupe des Sporades, situ� dans l'est de
l'Archipel. Elle ne se d�veloppe pas sur moins de quarante lieues
de p�rim�tre. Le mont P�lin�en, maintenant mont �lias, qui la
domine, se dresse � une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-
dessus du niveau de la mer.

Des principales villes que renferme cette �le, Volysso, Pitys,


Delphinium, Leuconia, Caucasa, Scio, sa capitale, est la plus
importante. C'�tait l� que, le 30 octobre 1827, le colonel Fabvier
avait d�barqu� un petit corps exp�ditionnaire, dont l'effectif
s'�levait � sept cents r�guliers, deux cents cavaliers, quinze
cents irr�guliers � la solde des Sciotes, avec un mat�riel
comprenant dix obusiers et dix canons.

L'intervention des puissances europ�ennes, apr�s le combat de


Navarin, n'avait pas encore d�finitivement r�solu la question
grecque. L'Angleterre, la France et la Russie ne voulaient, en
effet, donner au nouveau royaume que les limites m�mes que
l'insurrection n'avait jamais d�pass�es. Or, cette d�termination
ne pouvait convenir au gouvernement hell�nique. Ce qu'il exigeait,
c'�taient, avec toute la Gr�ce continentale, la Cr�te et l'�le de
Scio, n�cessaires � son autonomie. Aussi, tandis que Miaoulis
prenait la Cr�te pour objectif, Ducas, la terre ferme, Fabvier
d�barquait � Maurolimena, dans l'�le de Scio, � la date indiqu�e
ci-dessus.

On comprend que les Hell�nes voulussent ravir aux Turcs cette �le
superbe, magnifique joyau de ce chapelet des Sporades. Son ciel,
le plus pur de l'Asie Mineure, lui fait un climat merveilleux,
sans chaleurs extr�mes, sans froids excessifs. Il la rafra�chit au
souffle d'une brise mod�r�e, il la rend salutaire entre toutes les
�les de l'Archipel. Aussi, dans un hymne attribu� � Hom�re -- que
Scio revendique comme un de ses enfants -- le po�te l'appelle la
�tr�s grasse�. Vers l'ouest, elle distille des vins d�licieux qui
rivaliseraient avec les meilleurs crus de l'antiquit�, et un miel
qui peut le disputer � celui de l'Hymette. Vers l'est, elle fait
m�rir des oranges et des citrons, dont la renomm�e se propage
jusqu'� l'Europe occidentale. Vers le sud, elle se couvre de ces
diverses esp�ces de lentisques qui produisent une pr�cieuse gomme,
le mastic, si employ� dans les arts et m�me en m�decine -- grande
richesse du pays. Enfin, dans cette contr�e, b�nie des dieux,
poussent avec les figuiers, les dattiers, les amandiers, les
grenadiers, les oliviers, tous les plus beaux types arborescents
des zones m�ridionales de l'Europe.

Cette �le, le gouvernement voulait donc l'englober dans le nouveau


royaume. C'est pourquoi le hardi Fabvier, en d�pit de tous les
d�boires dont il avait �t� abreuv� par ceux-l� m�mes pour lesquels
il venait verser son sang, s'�tait charg� de la conqu�rir.

Cependant, durant les derniers mois de cette ann�e, les Turcs


n'avaient cess� de continuer massacres et razzias � travers la
p�ninsule hell�nique, et cela, � la veille du d�barquement, �
Nauplie, de Capo d'Istria. L'arriv�e de ce diplomate devait mettre
fin aux querelles intestines des Grecs et concentrer le
gouvernement en une seule main. Mais, bien que la Russie d�t
d�clarer la guerre au sultan six mois apr�s, et venir ainsi en
aide � la constitution du nouveau royaume, Ibrahim tenait toujours
la partie moyenne et les villes maritimes du P�loponn�se. Et si,
huit mois plus tard, le 6 juillet 1828, il se pr�parait � quitter
le pays, auquel il avait fait tant de mal, si, en septembre de la
m�me ann�e, il ne devait plus rester un seul �gyptien sur la terre
de Gr�ce, ces hordes sauvages n'en allaient pas moins ravager la
Mor�e pendant quelque temps encore.

Toutefois, puisque les Turcs ou leurs alli�s occupaient certaines


villes du littoral, aussi bien dans le P�loponn�se que dans la
Cr�te, on ne s'�tonnera pas que les pirates fussent nombreux �
courir les mers avoisinantes. Si le mal qu'ils causaient aux
navires faisant le commerce d'une �le � l'autre �tait
consid�rable, ce n'�tait pas que les commandants de flottilles
grecques, les Miaoulis, les Canaris, les Tsamados, cessassent de
les poursuivre; mais ces forbans �taient nombreux, infatigables,
et il n'y avait plus aucune s�curit� � traverser ces parages. De
la Cr�te � l'�le de M�t�lin, de Rhodes � N�grepont, l'Archipel
�tait en feu.

Enfin, � Scio m�me, ces bandes, compos�es du rebut de toutes les


nations, �cumaient les alentours de l'�le, et venaient en aide au
pacha, renferm� dans la citadelle, dont le colonel Fabvier allait
commencer le si�ge dans de d�testables conditions.

On s'en souvient, les n�gociants des �les Ioniennes �pouvant�s de


cet �tat de choses commun � toutes les �chelles du Levant,
s'�taient associ�s pour armer une corvette, destin�e � donner la
chasse aux pirates. Aussi, depuis cinq semaines, la _Syphanta_
avait-elle quitt� Corfou, afin de rallier les mers de l'Archipel.
Deux ou trois affaires, dont elle s'�tait heureusement tir�e, la
capture de plusieurs navires, � bon droit suspects, ne pouvaient
que l'encourager � poursuivre r�solument son oeuvre. Signal� �
maintes reprises dans les eaux de Psara, de Scyros, de Z�a, de
Lemnos, de Paros, de Santorin, son commandant Stradena remplissait
sa t�che avec non moins de hardiesse que de bonheur. Seulement, il
ne semblait pas qu'il e�t encore pu rencontrer cet insaisissable
Sacratif, dont l'apparition �tait toujours marqu�e par les plus
sanglantes catastrophes. On entendait souvent parler de lui, on ne
le voyait jamais.

Or, il y avait quinze jours au plus, vers le 13 novembre, la


_Syphanta_ venait d'�tre aper�ue aux environs de Scio. � cette
date, le port de l'�le re�ut m�me une de ses prises, et Fabvier
fit prompte justice de son �quipage de pirates.

Mais, depuis cette �poque, plus de nouvelles de la corvette.


Personne ne pouvait dire dans quels parages elle traquait
actuellement les �cumeurs de l'Archipel. On avait m�me lieu d'�tre
inquiet sur son compte. Jusqu'alors, en effet, dans ces mers
resserr�es, toutes sem�es d'�les, et par cons�quent de points de
rel�che, il �tait rare que plusieurs jours s'�coulassent sans que
sa pr�sence n'e�t �t� signal�e.

C'est dans ces circonstances, que, le 27 novembre, Henry d'Albaret


arriva � Scio, huit jours apr�s avoir quitt� Corfou. Il y venait
rejoindre son ancien commandant, afin de continuer sa campagne
contre les Turcs.

La disparition d'Hadjine Elizundo l'avait frapp� d'un coup


terrible. Ainsi, la jeune fille repoussait Nicolas Starkos comme
un mis�rable indigne d'elle, et elle se refusait � celui qu'elle
avait accept�, comme �tant indigne de lui! Quel myst�re y avait-il
dans tout cela? O� fallait-il le chercher? Dans sa vie, � elle, si
calme, si pure? Non, �videmment! �tait-ce dans la vie de son p�re?
Mais qu'y avait-il donc de commun entre le banquier Elizundo et le
capitaine Nicolas Starkos?

� ces questions, qui e�t pu r�pondre? La maison de banque �tait


abandonn�e. Xaris lui-m�me avait d� la quitter en m�me temps que
la jeune fille. Henry d'Albaret ne pouvait compter que sur lui
seul pour d�couvrir ces secrets de la famille Elizundo.

Il eut alors la pens�e de fouiller la ville de Corfou, puis l'�le


enti�re. Peut-�tre Hadjine y avait-elle cherch� refuge en quelque
endroit ignor�? On compte, en effet, un certain nombre de
villages, diss�min�s � la surface de l'�le, o� il est facile de
trouver un abri s�r. Pour qui veut se d�rober au monde et se faire
oublier, Benizze, Santa Decca, Leucimne, vingt autres, offrent de
tranquilles retraites. Henry d'Albaret se jeta sur toutes les
routes, il chercha jusque dans les moindres hameaux quelque trace
de la jeune fille: il ne trouva rien.

Un indice, alors, lui donna � supposer qu'Hadjine Elizundo avait


d� quitter l'�le de Corfou. En effet, au petit port d'Alipa, dans
l'ouest-nord-ouest de l'�le, on lui apprit qu'un l�ger speronare
venait r�cemment de prendre la mer, apr�s avoir attendu deux
passagers pour le compte desquels il avait �t� secr�tement fr�t�.

Mais ce n'�tait l� qu'un indice bien vague. D'ailleurs, certaines


concordances de faits et de dates vinrent bient�t donner au jeune
officier un nouveau sujet de craintes.

En effet, lorsqu'il fut de retour � Corfou, il apprit que la


sacol�ve, elle aussi, avait quitt� le port. Et, ce qui ressortait
de plus grave, c'est que ce d�part s'�tait effectu� le jour m�me
o� Hadjine Elizundo avait disparu. Devait-on voir un lien entre
ces deux �v�nements? La jeune fille, attir�e dans quelque pi�ge en
m�me temps que Xaris, avait-elle �t� enlev�e par force? N'�tait-
elle pas maintenant au pouvoir du capitaine de la _Karysta_?

Cette pens�e brisa le coeur d'Henry d'Albaret. Mais que faire? En


quel point du monde rechercher Nicolas Starkos? Au vrai, qu'�tait-
il, cet aventurier? La _Karysta_, venue on ne sait d'o�, partie
pour on ne sait o�, pouvait � bon droit passer � l'�tat de
b�timent suspect! Toutefois, d�s qu'il fut redevenu ma�tre de lui-
m�me, le jeune officier repoussa bien loin cette pens�e. Puisque
Hadjine Elizundo se d�clarait indigne de lui, puisqu'elle ne
voulait pas le revoir, quoi de plus naturel d'admettre qu'elle
s'�tait volontairement �loign�e sous la protection de Xaris.

Eh bien, s'il en �tait ainsi, Henry d'Albaret saurait la


retrouver. Peut-�tre son patriotisme l'avait-il pouss�e � prendre
part � cette lutte o� s'agitait le sort de son pays? Peut-�tre,
cette �norme fortune, dont elle �tait libre de disposer, avait-
elle voulu la mettre au service de la guerre de l'Ind�pendance?
Pourquoi n'aurait-elle pas suivi, sur le m�me th��tre, les
Bobolina, les Modena, les Andronika et tant d'autres, pour
lesquelles son admiration �tait sans bornes?

Aussi, Henry d'Albaret, bien certain qu'Hadjine Elizundo ne se


trouvait plus � Corfou, se d�cida-t-il � reprendre sa place dans
le corps des Philhell�nes. Le colonel Fabvier �tait � Scio avec
ses r�guliers. Il r�solut d'aller le rejoindre. Il quitta les �les
Ioniennes, traversa la Gr�ce du Nord, passa les golfes de Patras
et de L�pante, s'embarqua au golfe d'�gine, �chappa, non sans
peine, � quelques pirates qui �cumaient la mer des Cyclades, et
arriva � Scio, apr�s une rapide travers�e.

Fabvier fit au jeune officier un cordial accueil, qui prouvait


combien il le tenait en haute estime. Ce hardi soldat voyait en
lui, non seulement un d�vou� compagnon d'armes, mais un ami s�r,
auquel il pouvait confier ses ennuis, et ils �taient grands.
L'indiscipline des irr�guliers, qui formaient un chiffre important
dans le corps exp�ditionnaire, la solde mal et m�me non pay�e, les
embarras suscit�s par les Sciotes eux-m�mes, tout cela g�nait et
retardait ses op�rations.

Cependant le si�ge de la citadelle de Scio �tait commenc�.


Toutefois, Henry d'Albaret arriva assez � temps pour prendre part
aux travaux d'approche. � deux reprises, les puissances alli�es
enjoignirent au colonel Fabvier de cesser ses pr�paratifs; le
colonel, ouvertement soutenu par le gouvernement hell�nique, ne
tint aucun compte de ces injonctions et continua imperturbablement
son oeuvre.
Bient�t, ce si�ge fut converti en une sorte de blocus, mais si
insuffisamment ferm� que les provisions et les munitions purent
toujours �tre re�ues par les assi�g�s. Quoi qu'il en soit, peut-
�tre Fabvier serait-il parvenu � s'emparer de la citadelle, si son
arm�e, que la famine affaiblissait de jour en jour, ne se f�t
r�pandue dans l'�le pour piller et se nourrir. Or, ce fut dans ces
conditions qu'une flotte ottomane, compos�e de cinq vaisseaux, put
forcer le port de Scio et apporter aux Turcs un renfort de deux
mille cinq cents hommes. Il est vrai que, peu de temps apr�s,
Miaoulis apparut avec son escadre pour venir en aide au colonel
Fabvier, mais trop tard, et il dut se retirer.

Avec l'amiral grec �taient arriv�s quelques b�timents sur lesquels


s'�taient embarqu�s un certain nombre de volontaires, destin�s �
renforcer le corps exp�ditionnaire de Scio.

Une femme s'�tait jointe � eux.

Apr�s avoir lutt� jusqu'� la derni�re heure contre les soldats


d'Ibrahim dans le P�loponn�se, Andronika, qui avait �t� du d�but,
voulait aussi �tre de la fin de la guerre. C'est pourquoi elle
�tait venue � Scio, r�solue, s'il le fallait, � se faire tuer dans
cette �le, que les Grecs pr�tendaient rattacher � leur nouveau
royaume. C'e�t �t�, pour elle, comme une compensation du mal que
son indigne fils avait fait en ces lieux m�mes, lors des
�pouvantables massacres de 1822.

� cette �poque, le sultan avait lanc� contre Scio cet arr�t


terrible: feu, fer, esclavage. Le capitan-pacha, Kara-Ali, fut
charg� de l'ex�cuter. Il l'accomplit. Ses hordes sanguinaires
prirent pied dans l'�le. Hommes au-dessus de douze ans, femmes au-
dessus de quarante, furent impitoyablement massacr�s. Le reste,
r�duit en esclavage, devait �tre emport� sur les march�s de Smyrne
et de la Barbarie. L'�le enti�re fut ainsi mise � feu et � sang
par la main de trente mille Turcs.

Vingt-trois mille Sciotes avaient �t� tu�s. Quarante-sept mille


furent destin�s � �tre vendus.

C'est alors qu'intervint Nicolas Starkos. Ses compagnons et lui,


apr�s avoir pris leur part des tueries et du pillage, se firent
les principaux courtiers de ce trafic, qui allait livrer tout un
troupeau humain � l'avidit� ottomane. Ce furent les navires de ce
ren�gat, qui servirent � transporter des milliers de malheureux
sur les c�tes de l'Asie-Mineure et de l'Afrique. C'est par suite
de ces odieuses op�rations que Nicolas Starkos avait �t� mis en
rapport avec le banquier Elizundo. De l�, d'�normes b�n�fices,
dont la plus grande somme revint au p�re d'Hadjine.

Or, Andronika ne savait que trop quelle part Nicolas Starkos avait
prise aux massacres de Scio, quel r�le il avait jou� dans ces
�pouvantables circonstances. C'est pourquoi elle avait voulu venir
l� o� elle e�t �t� cent fois maudite, si on e�t su qu'elle �tait
la m�re de ce mis�rable. Il lui semblait que de combattre dans
cette �le, que de verser son sang pour la cause des Sciotes, ce
serait comme une r�paration, comme une expiation supr�me des
crimes de son fils.
Mais, du moment qu'Andronika avait d�barqu� � Scio, il �tait
difficile qu'Henry d'Albaret et elle ne se rencontrassent pas un
jour ou l'autre. En effet, quelque temps apr�s son arriv�e, le 15
janvier, Andronika se trouva inopin�ment en pr�sence du jeune
officier qui l'avait sauv�e sur le champ de bataille de Chaidari.

Ce fut elle qui alla � lui, ouvrant ses bras et s'�criant:

�Henry d'Albaret!

-- Vous!... Andronika!... Vous! dit le jeune officier. Vous... que


je retrouve ici?

-- Oui! r�pondit-elle. Ma place n'est-elle pas l� o� il y a encore


� lutter contre les oppresseurs?

-- Andronika, r�pondit Henry d'Albaret, soyez fi�re de votre pays!


Soyez fi�re de ses enfants qui l'ont d�fendu avec vous! Avant peu,
il n'y aura plus un seul soldat turc sur le sol de la Gr�ce!

-- Je le sais, Henry d'Albaret, et que Dieu me conserve la vie


jusqu'� ce jour!�

Et alors Andronika fut amen�e � dire ce qu'avait �t� son existence


depuis que tous les deux s'�taient s�par�s apr�s la bataille de
Chaidari. Elle raconta son voyage au Magne, son pays natal,
qu'elle avait voulu revoir une derni�re fois, puis sa r�apparition
� l'arm�e du P�loponn�se, enfin son arriv�e � Scio.

De son c�t�, Henry d'Albaret lui apprit dans quelles conditions il


�tait revenu � Corfou, quels avaient �t� ses rapports avec le
banquier Elizundo, son mariage d�cid� et rompu, la disparition
d'Hadjine qu'il ne d�sesp�rait pas de retrouver un jour.

�Oui, Henry d'Albaret, r�pondit Andronika, si vous ignorez encore


quel myst�re p�se sur la vie de cette jeune fille, cependant, elle
ne peut �tre que digne de vous! Oui! Vous la reverrez, et vous
serez heureux comme tous deux vous m�ritez de l'�tre!

-- Mais dites-moi, Andronika, demanda Henry d'Albaret, est-ce que


vous ne connaissiez pas le banquier Elizundo?

-- Non, r�pondit Andronika. Comment le conna�trais-je et pourquoi


me faites-vous cette question?

-- C'est que j'ai eu plusieurs fois l'occasion de prononcer votre


nom devant lui, r�pondit le jeune officier, et ce nom attirait son
attention d'une fa�on assez singuli�re. Un jour, il m'a demand� si
je savais ce que vous �tiez devenue depuis notre s�paration.

-- Je ne le connais pas, Henry d'Albaret, et le nom du banquier


Elizundo n'a m�me jamais �t� prononc� devant moi!

-- Alors il y a l� un myst�re que je ne puis m'expliquer et qui ne


me sera jamais d�voil�, sans doute, puisque Elizundo n'est plus!�

Henry d'Albaret �tait rest� silencieux. Ses souvenirs de Corfou


lui �taient revenus. Il se reprenait � songer � tout ce qu'il
avait souffert, � tout ce qu'il devait souffrir encore loin
d'Hadjine!

Puis, s'adressant � Andronika:

�Et lorsque cette guerre sera finie, que comptez vous devenir? lui
demanda-t-il.

-- Dieu me fera, alors, la gr�ce de me retirer de ce monde,


r�pondit-elle, de ce monde o� j'ai le remords d'avoir v�cu!

-- Le remords, Andronika?

-- Oui!�

Et ce que cette m�re voulait dire, c'est que sa vie seule avait
�t� un mal, puisqu'un pareil fils �tait n� d'elle!

Mais, chassant cette id�e, elle reprit:

�Quant � vous, Henry d'Albaret, vous �tes jeune et Dieu vous


r�serve de longs jours! Employez-les donc � retrouver celle que
vous avez perdue... et qui vous aime!

-- Oui, Andronika, et je la chercherai partout, comme, partout


aussi, je chercherai l'odieux rival qui est venu se jeter entre
elle et moi!

-- Quel �tait cet homme? demanda Andronika.

-- Un capitaine, commandant je ne sais quel navire suspect,


r�pondit Henry d'Albaret, et qui a quitt� Corfou aussit�t apr�s la
disparition d'Hadjine!

-- Et il se nomme?...

-- Nicolas Starkos!

-- Lui!...�

Un mot de plus, son secret lui �chappait, et Andronika se disait


la m�re de Nicolas Starkos! Ce nom, prononc� si inopin�ment par
Henry d'Albaret, avait �t� pour elle comme un �pouvantement. Si
�nergique qu'elle f�t, elle venait de p�lir affreusement au nom de
son fils. Ainsi donc, tout le mal fait au jeune officier, � celui
qui l'avait sauv�e au risque de sa vie, tout ce mal venait de
Nicolas Starkos! Mais Henry d'Albaret n'avait pas �t� sans se
rendre compte de l'effet que ce nom de Starkos venait de produire
sur Andronika. On comprend qu'il voulut la presser sur ce point.

�Qu'avez-vous?... Qu'avez-vous? s'�cria-t-il. Pourquoi ce trouble


au nom du capitaine de la _Karysta?..._ Parlez!... parlez!...
Connaissez-vous donc celui qui le porte?

-- Non... Henry d'Albaret, non! r�pondit Andronika, qui balbutiait


malgr� elle.
-- Si!... Vous le connaissez!... Andronika, je vous supplie de
m'apprendre quel est cet homme... ce qu'il fait... o� il est en ce
moment... o� je pourrais le rencontrer!

-- Je l'ignore!

-- Non... Vous ne l'ignorez pas!... Vous le savez, Andronika, et


vous refusez de me le dire... � moi... � moi!... Peut-�tre, d'un
seul mot vous pouvez me lancer sur sa trace... peut-�tre sur celle
d'Hadjine... et vous refusez de parler!

-- Henry d'Albaret, r�pondit Andronika d'une voix dont la fermet�


ne devait plus se d�mentir, je ne sais rien!... J'ignore o� est ce
capitaine!... Je ne connais pas Nicolas Starkos!�

Cela dit, elle quitta le jeune officier, qui resta sous le coup
d'une profonde �motion. Mais, depuis ce moment, quelque effort
qu'il fit pour rencontrer Andronika, ce fut inutile. Sans doute,
elle avait abandonn� Scio pour retourner sur la terre de Gr�ce.
Henry d'Albaret dut renoncer � tout espoir de la retrouver.

D'ailleurs, la campagne du colonel Fabvier devait bient�t prendre


fin, sans avoir amen� aucun r�sultat.

En effet, la d�sertion n'avait pas tard� � se mettre dans le corps


exp�ditionnaire. Les soldats, malgr� les supplications de leurs
officiers, d�sertaient et s'embarquaient pour quitter l'�le. Les
artilleurs, sur lesquels Fabvier croyait pouvoir plus sp�cialement
compter, abandonnaient leurs pi�ces. Il n'y avait plus rien �
faire en face d'un tel d�couragement, qui atteignait jusqu'aux
meilleurs!

Il fallut donc lever le si�ge et revenir � Syra, o� s'�tait


organis�e cette malheureuse exp�dition. L�, pour prix de son
h�ro�que r�sistance, le colonel Fabvier ne devait recueillir que
des reproches, que des t�moignages de la plus noire ingratitude.

Quant � Henry d'Albaret, il avait form� le dessein de quitter Scio


en m�me temps que son chef. Mais vers quel point de l'Archipel
porterait-il ses recherches? Il ne le savait pas encore, lorsqu'un
fait inattendu vint faire cesser ses h�sitations.

La veille du jour o� il allait s'embarquer pour la Gr�ce, une


lettre lui arriva par la poste de l'�le.

Cette lettre, timbr�e de Corinthe, adress�e au capitaine Henry


d'Albaret, ne contenait que cet avis:

�Il y a une place � prendre dans l'�tat-major de la corvette


_Syphanta_, de Corfou. Conviendrait-il au capitaine d'Albaret
d'embarquer � son bord et de continuer la campagne commenc�e
contre Sacratif et les pirates de l'Archipel?

�La _Syphanta_, pendant les premiers jours de mars, se tiendra


dans les eaux du cap Anapomera, au nord de l'�le, et son canot
restera en permanence dans l'anse d'Ora, au pied du cap.

�Que le capitaine Henry d'Albaret fasse ce que lui commandera son


patriotisme!�

Nulle signature. �criture inconnue. Rien qui p�t indiquer au jeune


officier de quelle part venait cette lettre.

En tout cas, c'�taient l� des nouvelles de la corvette, dont on


n'entendait plus parler depuis quelque temps. C'�tait aussi, pour
Henry d'Albaret, l'occasion de reprendre son m�tier de marin.
C'�tait enfin la possibilit� de poursuivre Sacratif, peut-�tre
d'en d�barrasser l'Archipel, peut-�tre aussi -- et cela ne fut pas
sans influencer sa r�solution -- une chance de rencontrer dans ces
mers Nicolas Starkos et la sacol�ve.

Le parti d'Henry d'Albaret fut donc imm�diatement arr�t�: accepter


la proposition que lui faisait ce billet anonyme. Il prit cong� du
colonel Fabvier, au moment o� celui-ci s'embarquait pour Syra;
puis, il fr�ta une l�g�re embarcation et se dirigea vers le nord
de l'�le.

La travers�e ne pouvait �tre longue, surtout avec un vent de terre


qui soufflait du sud-ouest. L'embarcation passa devant le port de
Coloquinta, entre les �les Anossai et le cap Pampaca. � partir de
ce cap, elle se dirigea vers celui d'Ora et prolongea la c�te, de
mani�re � gagner l'anse du m�me nom. Ce fut l� qu'Henry d'Albaret
d�barqua dans l'apr�s-midi du 1er mars.

Un canot l'attendait, amarr� au pied des roches. Au large, une


corvette �tait en panne.

�Je suis le capitaine d'Albaret, dit le jeune officier au


quartier-ma�tre, qui commandait l'embarcation.

-- Le capitaine Henry d'Albaret veut-il rallier le bord? demanda


le quartier-ma�tre.

-- � l'instant.�Le canot d�borda. Enlev� par ses six avirons, il


eut rapidement franchi la distance qui le s�parait de la corvette
-- un mille au plus. D�s qu'Henry d'Albaret fut arriv� � la coup�e
de la _Syphanta_ par la hanche de tribord, un long sifflet se fit
entendre, puis, un coup de canon retentit, qui fut bient�t suivi
de deux autres. Au moment o� le jeune officier mettait pied sur le
pont, tout l'�quipage, rang� comme � une revue d'honneur, lui
pr�senta les armes, et les couleurs corfiotes furent hiss�es �
l'extr�mit� de la corne de brigantine.

Le second de la corvette s'avan�a alors, et, d'une voix forte,


afin d'�tre entendu de tous:

�Les officiers et l'�quipage de la _Syphanta_, dit-il, sont


heureux de recevoir � son bord le commandant Henry d'Albaret!�

Campagne dans l'archipel


La _Syphanta_, corvette de deuxi�me rang, portait en batterie
vingt-deux canons de 24, et, sur le pont -- bien que ce f�t rare
alors pour les navires de cette classe -- six caronades de 12.
�lanc�e de l'�trave, fine de l'arri�re, les fa�ons bien relev�es,
elle pouvait rivaliser avec les meilleurs b�timents de l'�poque.
Ne fatiguant pas, sous n'importe quelle allure, douce au roulis,
marchant admirablement au plus pr�s comme tous les bons voiliers,
elle n'e�t pas �t� g�n�e de tenir, par des brises � un ris,
jusqu'� ses cacatois. Son commandant, si c'�tait un hardi marin,
pouvait faire de la toile sans rien craindre. La _Syphanta_ n'e�t
pas plus chavir� qu'une fr�gate. Elle e�t cass� sa m�ture plut�t
que de sombrer sous voiles. De l�, cette possibilit� de lui
imprimer, m�me avec forte mer, une excessive vitesse. De l�,
aussi, bien des chances pour qu'elle r�uss�t dans l'aventureuse
croisi�re, � laquelle l'avaient destin�e ses armateurs, ligu�s
contre les pirates de l'Archipel.

Bien que ce ne f�t point un navire de guerre, en ce sens qu'elle


�tait la propri�t�, non d'un �tat, mais de simples particuliers,
la _Syphanta_ �tait militairement command�e. Ses officiers, son
�quipage, eussent fait honneur � la plus belle corvette de la
France ou du Royaume-Uni. M�me r�gularit� de manoeuvres, m�me
discipline � bord, m�me tenue en navigation comme en rel�che. Rien
du laisser-aller d'un b�timent arm� en course, o� la bravoure des
matelots n'est pas toujours r�glement�e comme l'exigerait le
commandant d'un b�timent de la marine militaire.

La _Syphanta_ avait deux cent cinquante hommes port�s � son r�le


d'�quipage, pour une bonne moiti� Fran�ais, Ponantais ou
Proven�aux, pour le reste, partie Anglais, Grecs et Corfiotes.
C'�taient des gens habiles � la manoeuvre, solides au combat,
marins dans l'�me, sur lesquels on pouvait absolument compter: ils
avaient fait leurs preuves. Quartiers-ma�tres, seconds et premiers
ma�tres dignes de leurs fonctions �taient d'interm�diaires entre
l'�quipage et les officiers. Pour �tat-major, quatre lieutenants,
huit enseignes, �galement d'origine corfiote, anglaise ou
fran�aise, et un second. Celui-ci, le capitaine Todros, c'�tait un
vieux routier de l'Archipel, tr�s pratique de ces mers, dont la
corvette devait parcourir les parages les plus recul�s. Pas une
�le qui ne lui f�t connue en toutes ses baies, golfes, anses et
criques. Pas un �lot, dont la situation n'e�t d�j� �t� relev�e par
lui dans ses pr�c�dentes campagnes. Pas un brassiage, dont la
valeur ne f�t cot�e dans sa t�te, avec autant de pr�cision que sur
ses cartes.

Cet officier, �g� d'une cinquantaine d'ann�es, Grec originaire


d'Hydra, ayant d�j� servi sous les ordres des Canaris et des
Tomasis, devait �tre un pr�cieux auxiliaire pour le commandant de
la _Syphanta_.

Tout ce d�but de la croisi�re dans l'Archipel, la corvette l'avait


fait sous les ordres du capitaine Stradena. Les premi�res semaines
de navigation furent assez heureuses, ainsi qu'il a �t� dit.
B�timents d�truits, prises importantes, c'�tait l� bien commencer.
Mais la campagne ne se fit pas sans des pertes tr�s sensibles au
d�triment de l'�quipage et du corps des officiers. Si, pendant
assez longtemps, on fut sans nouvelles de la _Syphanta_, c'est
que, le 27 f�vrier, elle avait eu un combat � soutenir contre une
flottille de pirates, au large de Lemnos.

Ce combat avait non seulement co�t� une quarantaine d'hommes, tu�s


ou bless�s, mais le commandant Stradena, frapp� mortellement par
un boulet, �tait tomb� sur son banc de quart.

Le capitaine Todros prit alors le commandement de la corvette;


puis, apr�s s'�tre assur� la victoire, il rallia le port d'�gine,
afin de faire d'urgentes r�parations � sa coque et � sa m�ture.

L�, quelques jours apr�s l'arriv�e de la _Syphanta_, on apprit,


non sans surprise, qu'elle venait d'�tre achet�e, � un tr�s haut
prix, pour le compte d'un banquier de Raguse, dont le fond� de
pouvoirs vint � �gine r�gulariser les papiers du bord. Tout cela
se fit sans qu'aucune contestation p�t �tre soulev�e, et il fut
bien et d�ment �tabli que la corvette n'appartenait plus � ses
anciens propri�taires, les armateurs corfiotes, dont le b�n�fice
de vente avait �t� tr�s consid�rable.

Mais, si la _Syphanta_ avait chang� de mains, sa destination


devait demeurer la m�me. Purger l'Archipel des bandits qui
l'infestaient, rapatrier, au besoin, les prisonniers qu'elle
pourrait d�livrer sur sa route, ne point abandonner la partie
qu'elle n'e�t d�barrass� ces mers du plus terrible des forbans, le
pirate Sacratif, telle fut la mission qui lui resta impos�e. Les
r�parations faites, le second re�ut ordre d'aller croiser sur la
c�te nord de Scio, o� devait se trouver le nouveau capitaine, qui
allait devenir �ma�tre apr�s Dieu� � son bord.

C'est � ce moment qu'Henry d'Albaret re�ut le billet laconique,


par lequel on lui faisait savoir qu'une place �tait � prendre dans
l'�tat-major de la corvette _Syphanta_.

On sait qu'il accepta, ne se doutant gu�re que cette place, libre


alors, f�t celle de commandant. Voil� pourquoi, d�s qu'il eut pris
pied sur le pont, le second, les officiers, l'�quipage, vinrent se
mettre � ses ordres, pendant que le canon saluait les couleurs
corfiotes.

Tout cela, Henry d'Albaret l'apprit dans une conversation qu'il


eut avec le capitaine Todros. L'acte, par lequel on lui confiait
le commandement de la corvette, �tait en r�gle. L'autorit� du
jeune officier ne pouvait donc �tre contest�e: elle ne le fut pas.
D'ailleurs, plusieurs des officiers du bord le connaissaient. On
savait qu'il �tait lieutenant de vaisseau, un des plus jeunes mais
aussi des plus distingu�s de la marine fran�aise. La part qu'il
avait prise � la guerre de l'Ind�pendance lui avait fait une
r�putation m�rit�e. Aussi, d�s la premi�re revue qu'il passa �
bord de la _Syphanta_, son nom fut-il acclam� de tout l'�quipage.

�Officiers et matelots, dit simplement Henry d'Albaret, je sais


quelle est la mission qui a �t� confi�e � la _Syphanta. _Nous la
remplirons tout enti�re, s'il pla�t � Dieu! Honneur � votre ancien
commandant Stradena, qui est mort glorieusement sur ce banc de
quart! Je compte sur vous! Comptez sur moi! -- Rompez!�

Le lendemain, 2 mars, la corvette, tout dessus, perdait de vue les


c�tes de Scio, puis la cime du mont Elias qui les domine, et
faisait voile pour le nord de l'Archipel.

� un marin, il ne faut qu'un coup d'oeil et une demi-journ�e de


navigation pour reconna�tre la valeur de son navire. Le vent
soufflait du nord-ouest, bon frais, et il ne fut point n�cessaire
de diminuer de toile. Le commandant d'Albaret put donc appr�cier,
d�s ce jour-l�, les excellentes qualit�s nautiques de la corvette.

�Elle rendrait ses perroquets � n'importe quel b�timent des


flottes combin�es, lui dit le capitaine Todros, et elle les
tiendrait m�me avec une brise � deux ris!�

Ce qui, dans la pens�e du brave marin, signifiait deux choses:


d'abord qu'aucun autre voilier n'�tait capable de gagner la
_Syphanta_ de vitesse; ensuite, que sa solide m�ture et sa
stabilit� � la mer lui permettaient de conserver sa voilure par
des temps qui eussent oblig� tout autre navire � la r�duire, sous
peine de sombrer.

La _Syphanta_, au plus pr�s, ses armures � tribord, piqua donc


vers le nord, de mani�re � laisser dans l'est l'�le de M�t�lin ou
Lesbos, l'une des plus grandes de l'Archipel.

Le lendemain, la corvette passait au large de cette �le, o�, d�s


le d�but de la guerre, en 1821, les Grecs remport�rent un grand
avantage sur la flotte ottomane.

�J'y �tais, dit le capitaine Todros au commandant d'Albaret.


C'�tait en mai. Nous �tions soixante-dix bricks � poursuivre cinq
vaisseaux turcs, quatre fr�gates, quatre corvettes, qui se
r�fugi�rent dans le port de M�t�lin. Un vaisseau de 74 en partit
pour aller chercher du secours � Constantinople. Mais nous l'avons
rudement chass�, et il a saut� avec ses neuf cent cinquante
matelots! Oui! j'y �tais, et c'est moi qui ai mis le feu aux
chemises de soufre et de goudron, dont nous avions rev�tu sa
car�ne! Bonnes chemises, qui tiennent chaud, mon commandant, et
que je vous recommande � l'occasion... pour messieurs les
pirates!�

Il fallait entendre le capitaine Todros raconter ainsi ses


exploits avec la bonne humeur d'un matelot du gaillard d'avant.
Mais ce que racontait le second de la _Syphanta_, il l'avait fait
et bien fait.

Ce n'�tait pas sans raison qu'Henry d'Albaret, apr�s avoir pris le


commandement de la corvette, avait fait voile vers le nord. Peu de
jours avant son d�part de Scio, des navires suspects venaient
d'�tre signal�s dans le voisinage de Lemnos et de Samothrace.
Quelques caboteurs levantins avaient �t� pill�s et d�truits
presque sur le littoral de la Turquie d'Europe. Peut-�tre ces
pirates, depuis que la _Syphanta_ leur donnait si obstin�ment la
chasse, jugeaient-ils � propos de se r�fugier jusqu'aux parages
septentrionaux de l'Archipel. De leur part, ce n'�tait que
prudence.

Dans les eaux de M�t�lin, on ne vit rien. Quelques navires de


commerce seulement, qui communiqu�rent avec la corvette, dont la
pr�sence ne laissait pas de les rassurer.

Durant une quinzaine de jours, la _Syphanta_, bien qu'elle f�t


durement �prouv�e par les mauvais temps d'�quinoxe, remplit
consciencieusement sa mission. Pendant deux ou trois coups de vent
successifs, qui l'oblig�rent � se mettre en cape courante, Henry
d'Albaret put juger de ses qualit�s non moins que de l'habilet� de
son �quipage. Mais on le jugea aussi, et il ne d�mentit pas la
r�putation, d�j� faite aux officiers de la marine fran�aise,
d'�tre d'excellents manoeuvriers. Pour ses talents de tacticien au
milieu d'un combat naval, on s'en rendrait compte plus tard. Quant
� son courage au feu, on n'en doutait pas.

Dans ces circonstances difficiles, le jeune commandant se montra


aussi remarquable en th�orie qu'en pratique. Il poss�dait un
caract�re audacieux, une grande force d'�me, un in�branlable sang-
froid, toujours pr�t � pr�voir comme � ma�triser les �v�nements.
En un mot, c'�tait un marin, et ce mot dit tout.

Pendant la seconde quinzaine de mars, ce furent les terres de


Lemnos, dont la corvette alla prendre connaissance. Cette �le, la
plus importante de ce fond de la mer �g�e, longue de quinze
lieues, large de cinq � six, n'avait pas �t� �prouv�e, non plus
que sa voisine Imbro, par la guerre de l'Ind�pendance; mais, �
maintes reprises, les pirates �taient venus, et jusqu'� l'entr�e
de la rade, enlever des navires de commerce. La corvette, afin de
se ravitailler, rel�cha dans le port, alors tr�s encombr�. � cette
�poque, en effet, on construisait beaucoup de b�timents � Lemnos,
et, si, par crainte des forbans, on n'achevait point ceux qui
�taient sur chantier, ceux qui �tait achev�s n'osaient sortir. De
l�, l'encombrement.

Les renseignements que le commandant d'Albaret obtint dans cette


�le ne pouvaient que l'engager � poursuivre sa campagne vers le
nord de l'Archipel. Plusieurs fois m�me, le nom de Sacratif fut
prononc� devant ses officiers et lui.

�Ah! s'�cria le capitaine Todros, je serais vraiment curieux de me


rencontrer face � face avec ce coquin-l�, qui me semble quelque
peu l�gendaire! Cela me prouverait du moins qu'il existe!

-- Mettez-vous donc son existence en doute? demanda vivement Henry


d'Albaret.

-- Sur ma parole, mon commandant, r�pondit Todros, si vous voulez


avoir mon opinion, je ne crois gu�re � ce Sacratif, et je ne sache
pas que personne puisse se vanter de l'avoir jamais vu! Peut-�tre
est-ce un nom de guerre que prennent tour � tour ces chefs de
pirates! Voyez-vous, j'estime que plus d'un s'est d�j� balanc�,
sous ce nom, au bout d'une vergue de misaine! Peu importe,
d'ailleurs! Le principal �tait que ces gueux fussent pendus, et
ils l'ont �t�!

-- Apr�s tout, ce que vous dites l� est possible, capitaine


Todros, r�pondit Henry d'Albaret, et cela expliquerait le don
d'ubiquit� dont ce Sacratif semble jouir!

-- Vous avez raison, mon commandant, ajouta un des officiers


fran�ais. Si Sacratif a �t� vu, comme on le pr�tend, sur divers
points � la fois et au m�me jour, c'est que ce nom est pris
simultan�ment par plusieurs des chefs de ces �cumeurs!

-- Et s'ils le prennent, c'est pour mieux d�pister les honn�tes


gens qui leur donnent la chasse! r�pliqua le capitaine Todros.
Mais, je le r�p�te, il y a un moyen assur� de faire dispara�tre ce
nom: c'est de prendre et de pendre tous ceux qui le portent... et
m�me tous ceux qui ne le portent pas! De cette fa�on, le vrai
Sacratif, s'il existe, n'�chappera pas � la corde qu'il m�rite �
bon droit!�

Le capitaine Todros avait raison, mais la question �tait toujours


de les rencontrer, ces insaisissables malfaiteurs!

�Capitaine Todros, demanda alors Henry d'Albaret, pendant la


premi�re campagne de la _Syphanta_, et m�me pendant vos campagnes
pr�c�dentes, n'avez-vous jamais eu connaissance d'une sacol�ve
d'une centaine de tonneaux, qui porte le nom de _Karysta_?

-- Jamais, r�pondit le second.

-- Et vous, messieurs?� ajouta le commandant, en s'adressant � ses


officiers.

Pas un d'eux n'avait entendu parler de la sacol�ve. Pour la


plupart, cependant, ils couraient ces mers de l'Archipel depuis le
d�but de la guerre de l'Ind�pendance.

�Le nom de Nicolas Starkos, le capitaine de cette _Karysta_, n'est


point arriv� jusqu'� vous?� demanda Henry d'Albaret en insistant.

Ce nom �tait absolument inconnu aux officiers de la corvette. Rien


d'�tonnant � cela, d'ailleurs, puisqu'il ne s'agissait que du
patron d'un simple navire de commerce, comme il s'en rencontre par
centaines dans les �chelles du Levant.

Cependant, Todros crut se rappeler tr�s vaguement que, ce nom de


Starkos, il l'avait entendu prononcer pendant une de ses rel�ches
au port d'Arkadia, en Mess�nie. Ce devait �tre celui du capitaine
de l'un de ces b�timents interlopes, qui transportaient aux c�tes
barbaresques les prisonniers vendus par les autorit�s ottomanes.

�Bon! ce ne peut �tre le Starkos en question, ajouta-t-il. Celui-


l�, dites-vous, �tait le patron d'une sacol�ve, et une sacol�ve
n'e�t pu suffire aux besoins de ce trafic.

-- En effet�, r�pondit Henry d'Albaret, et il s'en tint l� de


cette conversation.

Mais, s'il songeait � Nicolas Starkos, c'est que sa pens�e le


ramenait toujours � cet imp�n�trable myst�re de la double
disparition d'Hadjine Elizundo et d'Andronika. Maintenant, ces
deux noms ne se s�paraient plus dans son souvenir.

Vers le 25 mars, la _Syphanta_ se trouvait � la hauteur de l'�le


de Samothrace, � soixante lieues dans le nord de Scio. On voit, en
consid�rant le temps employ� par rapport au chemin parcouru, que
tous les refuges de ces parages avaient d� �tre minutieusement
fouill�s. En effet, ce que la corvette ne pouvait faire dans les
hauts-fonds, o� l'eau lui e�t manqu�, ses embarcations le
faisaient pour elle. Mais, jusqu'alors, il n'�tait rien r�sult� de
ces recherches.

L'�le de Samothrace avait �t� cruellement d�vast�e pendant la


guerre, et les Turcs la tenaient encore sous leur d�pendance. On
pouvait donc supposer que les �cumeurs de mer trouvaient un asile
s�r dans ses nombreuses criques, � d�faut d'un v�ritable port. Le
mont Saoce la domine de cinq � six mille pieds, et, de cette
hauteur, il est facile aux vigies d'apercevoir et de signaler �
temps tout navire dont l'arriv�e para�trait suspecte. Les pirates,
pr�venus d'avance, ont donc toute possibilit� de fuir avant d'�tre
bloqu�s. Il en avait �t� ainsi, probablement, car la _Syphanta_ ne
fit aucune rencontre sur ces eaux presque d�sertes.

Henry d'Albaret donna alors la route au nord-ouest, de mani�re �


relever l'�le de Thasos, situ�e � une vingtaine de lieues de
Samothrace. Le vent �tant debout, la corvette eut � louvoyer
contre une tr�s forte brise; mais elle trouva bient�t l'abri de la
terre, et par cons�quent, une mer plus calme qui rendit la
navigation plus facile.

Singuli�re destin�e que celle de ces diverses �les de l'Archipel!


Tandis que Scio et Samothrace avaient eu tant � souffrir de la
part des Turcs, Thasos, pas plus que Lemnos ou Imbro, ne s'�tait
ressentie du contre-coup de la guerre. Or, toute la population est
grecque, � Thasos; les moeurs y sont primitives; hommes et femmes
ont encore conserv� dans leurs ajustements, habits ou coiffures,
toute la gr�ce de l'art antique. Les autorit�s ottomanes,
auxquelles cette �le est soumise depuis le commencement du
quinzi�me si�cle, auraient donc pu la piller � leur aise, sans
rencontrer la moindre r�sistance. Cependant, par un privil�ge
inexplicable, et bien que la richesse de ses habitants f�t de
nature � exciter la convoitise de ces barbares peu scrupuleux,
elle avait �t� �pargn�e jusqu'alors.

Cependant, sans l'arriv�e de la _Syphanta_, il est probable que


Thasos e�t connu les horreurs du pillage.

En effet, � la date du 2 avril, le port, situ� au nord de l'�le,


qui s'appelle aujourd'hui port Pyrgo, �tait s�rieusement menac�
d'une descente de pirates. Cinq � six de leurs b�timents,
mistiques et djermes, de conserve avec un brigantin, arm� d'une
douzaine de canons, se tenaient en vue de la ville. Le
d�barquement de ces bandits au milieu d'une population inhabitu�e
aux luttes, e�t fini par un d�sastre, car l'�le n'avait point de
forces suffisantes � leur opposer.

Mais la corvette apparut sur la rade, et d�s qu'elle eut �t�


signal�e par un pavillon hiss� au grand m�t du brigantin, tous ces
b�timents se rang�rent en ligne de bataille -- ce qui indiquait
une singuli�re audace de leur part.

�Vont-ils donc attaquer? s'�cria le capitaine Todros, qui s'�tait


plac� sur le banc de quart pr�s du commandant.
-- Attaquer... ou se d�fendre? r�pliqua Henry d'Albaret, assez
surpris de cette attitude des pirates.

-- Par le diable, je me serais plut�t attendu � voir ces coquins


s'enfuir � toutes voiles!

-- Qu'ils r�sistent, au contraire, capitaine Todros! Qu'ils


attaquent m�me! S'ils prenaient la fuite, quelques-uns
parviendraient sans doute � nous �chapper! Faites faire le branle-
bas de combat!�

Les ordres du commandant s'ex�cut�rent aussit�t. Dans la batterie,


les canons furent charg�s et amorc�s, les projectiles plac�s � la
port�e des servants. Sur le pont, on mit les caronades en �tat de
servir, et l'on distribua les armes, mousquets, pistolets, sabres
et haches d'abordage. Les gabiers �taient par�s pour la manoeuvre,
aussi bien en pr�vision d'un combat sur place que d'une chasse �
donner aux fuyards. Tout cela se fit avec autant de r�gularit� et
de promptitude que si la _Syphanta_ e�t �t� un b�timent de guerre.

Cependant, la corvette s'approchait de la flottille, pr�te �


attaquer comme � repousser toute attaque. Le dessein du commandant
�tait de porter sur le brigantin, de le saluer d'une bord�e qui
pouvait le mettre hors de combat, puis de l'accoster et de lancer
ses hommes � l'abordage.

Mais il �tait probable que les pirates, tout en se pr�parant � la


lutte, ne devaient songer qu'� s'�chapper. S'ils ne l'avaient pas
fait plus t�t, c'est qu'ils avaient �t� surpris par l'arriv�e de
la corvette, qui maintenant leur fermait la rade. Il ne leur
restait donc qu'� combiner leurs mouvements pour essayer de forcer
le passage.

Ce fut le brigantin qui commen�a le feu. Il pointa ses canons de


mani�re � pouvoir d�m�ter la corvette au moins de l'un de ses
m�ts. S'il y r�ussissait, il serait dans des conditions plus
favorables pour se d�rober � la poursuite de son adversaire.

La bord�e passa � sept ou huit pieds au-dessus du pont de la


_Syphanta_, coupa quelques drisses, rompit quelques �coutes et
bras de vergues, fit voler en �clats une partie de la dr�me entre
le grand m�t et le m�t de misaine, et blessa trois ou quatre
matelots, mais peu gri�vement. En somme, elle n'atteignit aucun
organe essentiel.

Henry d'Albaret ne r�pondit pas imm�diatement. Il fit porter droit


sur le brigantin, et sa bord�e de tribord ne fut envoy�e qu'apr�s
que la fum�e des premiers coups eut �t� dissip�e.

Fort heureusement pour le brigantin, son capitaine avait pu


�voluer en profitant de la brise, et il ne re�ut que deux ou trois
boulets dans sa coque, au-dessus de la flottaison. S'il eut
quelques hommes tu�s, du moins ne fut-il pas mis hors de combat.

Mais les projectiles de la corvette, qui l'avaient manqu�, ne


furent pas perdus. Le mistique, que le brigantin avait d�couvert
par son �volution, en re�ut une bonne part dans sa muraille de
babord, et si malheureusement pour lui, qu'il commen�a � remplir.
�Si ce n'est pas le brigantin, c'est son compagnon qui en a dans
sa vieille carcasse! s'�cri�rent quelques-uns des matelots, post�s
sur le gaillard d'avant de la _Syphanta_.

-- Ma part de vin qu'il coule en cinq minutes!

-- En trois!

-- Tenu, et que ton vin m'entre dans le gosier aussi facilement


que l'eau lui entre par les trous de sa coque!

-- Il coule!... Il coule!

-- En voil� d�j� jusqu'� sa ceinture... en attendant qu'il en ait


par-dessus la t�te!

-- Et tous ces fils de diable qui d�campent, la t�te la premi�re,


et se sauvent � la nage!

-- Eh bien! s'ils pr�f�rent la corde au cou � la noyade en pleine


eau, faut pas les contrarier!�

Et, en effet, le mistique s'enfon�ait peu � peu. Aussi, avant que


l'eau e�t atteint ses lisses, l'�quipage s'�tait-il jet� � la mer,
afin de gagner quelque autre b�timent de la flottille.

Mais ceux-ci avaient bien d'autres soucis que de s'occuper �


recueillir les survivants du mistique! Ils ne cherchaient
maintenant qu'� s'enfuir. Aussi tous ces mis�rables furent-ils
noy�s, sans qu'un seul bout de corde e�t �t� lanc� pour les hisser
� bord.

D'ailleurs, la seconde bord�e de la _Syphanta_ fut envoy�e, cette


fois, � l'une des djermes qui se pr�sentait par le travers, et
elle la d�sempara compl�tement. Il n'en fallut pas davantage pour
l'an�antir. Bient�t, la djerme eut disparu dans un rideau de
flammes qu'une demi-douzaine de boulets rouges venaient d'allumer
sous son pont.

En voyant ce r�sultat, les deux autres petits b�timents comprirent


qu'ils ne r�ussiraient point � se d�fendre contre les canons de la
corvette. Il �tait m�me �vident qu'en prenant la fuite, ils
n'auraient aucune chance d'�chapper � un navire de grande marche.

Aussi le capitaine du brigantin prit-il la seule mesure qu'il y


e�t � prendre, s'il voulait sauver ses �quipages. Il leur fit le
signal de rallier. En quelques minutes, les pirates se furent
r�fugi�s � son bord, apr�s avoir abandonn� un mistique et une
djerme, auxquels ils avaient mis le feu et qui ne tard�rent pas �
sauter.

L'�quipage du brigantin, ainsi renforc� d'une centaine d'hommes,


se trouvait dans de meilleures conditions pour accepter le combat
� l'abordage, dans le cas o� il ne parviendrait pas � s'�chapper.

Mais, si son �quipage �galait maintenant en nombre l'�quipage de


la corvette, ce qu'il avait de mieux � faire, c'�tait encore de
chercher son salut dans la fuite. Aussi n'h�sita-t-il pas � mettre
� profit les qualit�s de vitesse qu'il poss�dait, afin d'aller
chercher refuge � la c�te ottomane. L�, son capitaine saurait si
bien se blottir entre les �cueils du littoral, que la corvette ne
pourrait l'y d�couvrir, ni l'y suivre, si elle le d�couvrait.

La brise avait notablement fra�chi. Le brigantin n'h�sita pas,


cependant, � gr�er jusqu'� ses derni�res voiles de contre-
cacatois, au risque de casser sa m�ture, et il commen�a �
s'�loigner de la _Syphanta_.

�Bon! s'�cria le capitaine Todros. Je serai bien surpris si ses


jambes sont aussi longues que celles de notre corvette!�

Et il se retourna vers le commandant, dont il attendait les


ordres.

Mais, en ce moment, l'attention d'Henry d'Albaret venait d'�tre


attir�e d'un autre c�t�. Il ne regardait plus le brigantin. Sa
lunette tourn�e vers le port de Thasos, il observait un l�ger
b�timent qui for�ait de toile pour s'en �loigner.

C'�tait une sacol�ve. Enlev�e par une belle brise de nord-ouest,


qui permettait � toute sa voilure de porter, elle s'�tait engag�e
dans la passe sud du port, dont son peu de tirant d'eau lui
permettait l'acc�s.

Henry d'Albaret, apr�s l'avoir attentivement regard�e, rejeta


vivement sa longue-vue.

�La _Karysta! _s'�cria-t-il.

-- Quoi! ce serait cette sacol�ve dont vous nous avez parl�?


r�pondit le capitaine Todros.

-- Elle-m�me, et je donnerais, pour m'en emparer...�

Henry d'Albaret n'acheva pas sa phrase. Entre le brigantin, mont�


par un nombreux �quipage de pirates, et la _Karysta_, bien qu'elle
f�t sans doute command�e par Nicolas Starkos, son devoir ne lui
permettait pas d'h�siter. � coup s�r, en abandonnant la poursuite
du brigantin, en faisant servir pour gagner l'extr�mit� de la
passe, il pouvait couper la route � la sacol�ve, il pouvait
l'atteindre, il pouvait s'en emparer. Mais c'e�t �t� sacrifier �
son int�r�t personnel l'int�r�t g�n�ral. Il ne le devait pas. Se
lancer sur le brigantin, sans perdre un instant, tenter de le
capturer pour le d�truire, c'�tait ce qu'il devait faire, c'est ce
qu'il fit. Il jeta un dernier regard � la _Karysta_, qui
s'�loignait avec une merveilleuse vitesse par la passe rest�e
libre, et il donna ses ordres pour appuyer la chasse au b�timent
pirate, qui commen�ait � s'�loigner dans une direction contraire.
Aussit�t, la _Syphanta_, toutes voiles dehors, se lan�a vivement
dans le sillage du brigantin. En m�me temps, ses canons de chasse
furent mis en position, et, comme les deux navires n'�taient
encore qu'� un demi-mille l'un de l'autre, la corvette commen�a �
parler. Ce qu'elle dit ne fut sans doute pas du go�t du brigantin.
Aussi, en lofant de deux quarts, essaya-t-il de voir si, sous
cette nouvelle allure, il ne parviendrait pas � distancer son
adversaire.

Il n'en fut rien.

Le timonier de la _Syphanta_ mit un peu la barre sous le vent, et


la corvette lofa � son tour.

Pendant une heure encore, la poursuite fut continu�e dans ces


conditions. Les pirates se laissaient visiblement gagner, et il
n'�tait pas douteux qu'ils ne fussent rejoints avant la nuit. Mais
la lutte entre les deux navires devait se terminer autrement.

Par un coup heureux, l'un des boulets de la _Syphanta_ vint �


d�m�ter le brigantin de son m�t de misaine. Aussit�t ce navire
tomba sous le vent, et la corvette n'eut plus qu'� laisser arriver
pour se trouver par son travers, un quart d'heure apr�s.

Une effroyable d�tonation retentit alors. La _Syphanta_ venait


d'envoyer toute sa bord�e de tribord, � moins d'une demi-
encablure. Le brigantin fut comme soulev� par cette avalanche de
fer; mais ses oeuvres mortes avaient �t� seules atteintes, et il
ne coula pas.

Toutefois, le capitaine, dont l'�quipage avait �t� d�cim� par


cette derni�re d�charge, comprit qu'il ne pouvait r�sister plus
longtemps, et il amena son pavillon.

En un instant, les embarcations de la corvette eurent accost� le


brigantin, et elles en ramen�rent les quelques survivants. Puis,
le b�timent, livr� aux flammes, br�la jusqu'au moment o�
l'incendie eut gagn� sa ligne de flottaison. Alors il s'ab�ma dans
les flots.

La _Syphanta_ avait fait l� bonne et utile besogne. Ce qu'�tait le


chef de cette flottille, son nom, son origine, ses ant�c�dents, on
ne devait jamais le savoir, car il refusa obstin�ment de r�pondre
aux questions qui lui furent faites � ce sujet. Quant � ses
compagnons, ils se turent �galement, et peut-�tre m�me, ainsi que
cela arrivait quelquefois, ne savaient-ils rien de la vie pass�e
de celui qui les commandait. Mais qu'ils fussent pirates, il n'y
avait pas � s'y tromper, et il en fut fait prompte justice.

Cependant, cette apparition et cette disparition de la sacol�ve


avaient singuli�rement donn� � r�fl�chir � Henry d'Albaret. En
effet, les circonstances dans lesquelles elle venait de quitter
Thasos, ne pouvaient que la rendre absolument suspecte. Avait-elle
voulu profiter du combat, livr� par la corvette � la flottille,
pour s'�chapper plus s�rement? Redoutait-elle donc de se trouver
en face de la _Syphanta_ qu'elle avait peut-�tre reconnue? Un
honn�te b�timent f�t rest� tranquillement dans le port, puisque
les pirates ne cherchaient plus qu'� s'en �loigner! Au contraire,
voil� que cette _Karysta_, au risque de tomber entre leurs mains,
s'�tait h�t�e d'appareiller et de prendre la mer! Rien de plus
louche que cette fa�on d'agir, et on pouvait se demander si elle
n'�tait pas de connivence avec eux! En v�rit�, cela n'e�t pas
surpris le commandant d'Albaret que Nicolas Starkos f�t un des
leurs. Malheureusement, il ne pouvait gu�re compter que sur le
hasard pour retrouver sa trace. La nuit allait venir, et la
_Syphanta_, en redescendant vers le sud, n'aurait eu aucune chance
de rencontrer la sacol�ve. Donc, quelques regrets que d�t �prouver
Henry d'Albaret d'avoir perdu cette chance de capturer Nicolas
Starkos, il lui fallut se r�signer, mais il avait fait son devoir.
Le r�sultat de ce combat de Thasos, c'�taient cinq navires
d�truits, sans qu'il en e�t presque rien co�t� � l'�quipage de la
corvette. De l�, peut-�tre et pour quelque temps, la s�curit�
assur�e dans les parages de l'Archipel septentrional.

XI

Signaux sans r�ponse

Huit jours apr�s le combat de Thasos, la _Syphanta_, ayant fouill�


toutes les criques du rivage ottoman depuis la Cavale jusqu'�
Orphana, traversait le golfe de Contessa, puis allait du cap
Deprano jusqu'au cap Paliuri, � l'ouvert des golfes de Monte-Santo
et de Cassandra; enfin, dans la journ�e du 15 avril, elle
commen�ait � perdre de vue les cimes du mont Athos, dont l'extr�me
pointe atteint une hauteur de pr�s de deux mille m�tres au-dessus
du niveau de la mer.

Aucun b�timent suspect ne fut aper�u pendant le cours de cette


navigation. Plusieurs fois, des escadres turques apparurent; mais
la _Syphanta_, naviguant sous pavillon corfiote, ne crut point
devoir se mettre en communication avec ces navires, que son
commandant aurait plut�t re�us � coups de canon qu'� coups de
chapeau. Il en fut autrement de quelques caboteurs grecs, desquels
on obtint plusieurs renseignements, qui ne pouvaient qu'�tre
utiles � la mission de la corvette.

Ce fut dans ces circonstances, � la date du 26 avril, qu'Henry


d'Albaret eut connaissance d'un fait de grande importance. Les
puissances alli�es venaient de d�cider que tout renfort, qui
arriverait par mer aux troupes d'Ibrahim, serait intercept�. De
plus, la Russie d�clarait officiellement la guerre au sultan. La
situation de la Gr�ce continuait donc � s'am�liorer, et, quelques
retards qu'elle e�t encore � subir, elle marchait s�rement � la
conqu�te de son ind�pendance.

Au 30 avril, la corvette s'�tait enfonc�e jusqu'aux derni�res


limites du golfe de Salonique, point extr�me qu'elle devait
atteindre dans le nord-ouest de l'Archipel pendant cette
croisi�re. Elle eut encore l� l'occasion de donner la chasse �
quelques ch�becs, senaux ou polacres, qui ne lui �chapp�rent qu'en
se jetant � la c�te. Si les �quipages ne p�rirent pas jusqu'au
dernier homme, du moins, la plupart de ces b�timents furent-ils
mis hors d'usage.

La _Syphanta_ reprit alors la direction du sud-est, de mani�re �


pouvoir observer soigneusement les c�tes m�ridionales du golfe de
Salonique. Mais l'alarme avait �t� donn�e, sans doute, car pas un
seul pirate ne se montra, dont elle aurait eu � faire justice.
Ce fut alors qu'un fait singulier, inexplicable m�me, se produisit
� bord de la corvette.

Le 10 mai, vers sept heures du soir, en rentrant dans le carr� qui


occupait tout l'arri�re de la _Syphanta_, Henry d'Albaret trouva
une lettre d�pos�e sur la table. Il la prit, il l'approcha de la
lampe de roulis qui se balan�ait au plafond, et en lut l'adresse.

Cette adresse �tait ainsi libell�e:

�Au capitaine Henry d'Albaret, commandant la corvette _Syphanta_,


en mer.�

Henry d'Albaret crut bien reconna�tre cette �criture. Elle


ressemblait, en effet, � celle de la lettre qu'il avait re�ue �
Scio, et par laquelle on l'informait qu'une place �tait � prendre
� bord de la corvette.

Voici ce que contenait cette lettre, si singuli�rement arriv�e,


cette fois, et en dehors de toutes conditions postales:

�Si le commandant d'Albaret veut disposer son plan de campagne �


travers l'Archipel, de fa�on � se trouver sur les parages de l'�le
Scarpanto dans la premi�re semaine de septembre, il aura agi pour
le bien de tous et au mieux des int�r�ts qui lui sont confi�s.�

Aucune date et pas plus de signature qu'� la lettre arriv�e �


Scio. Et, lorsque Henry d'Albaret les eut compar�es, il put
s'assurer que toutes deux �taient de la m�me main.

Comment expliquer cela? La premi�re lettre, c'�tait la poste qui


la lui avait remise. Mais celle-ci, ce ne pouvait �tre qu'une
personne du bord qui l'e�t plac�e sur la table. Il fallait donc,
ou que cette personne l'e�t en sa possession depuis le
commencement de la campagne, ou qu'elle lui f�t parvenue pendant
une des derni�res rel�ches de la _Syphanta. _De plus, cette lettre
n'�tait point l� lorsque le commandant avait quitt� le carr�, une
heure auparavant, pour aller sur le pont prendre ses dispositions
de nuit. Donc, n�cessairement, elle avait �t� d�pos�e depuis moins
d'une heure sur la table du carr�.

Henry d'Albaret sonna.

Un timonier parut.

�Qui est venu ici pendant que j'�tais sur le pont? demanda Henry
d'Albaret.

-- Personne, mon commandant, r�pondit le matelot.

-- Personne?... Mais quelqu'un n'a-t-il pas pu entrer ici, sans


que tu l'aies vu?

-- Non, mon commandant, puisque je n'ai pas quitt� cette porte un


seul instant.

-- C'est bien!�
Le timonier se retira, apr�s avoir port� la main � son b�ret.

�Il me para�t impossible, en effet, se dit Henry d'Albaret, qu'un


homme du bord ait pu s'introduire par la porte, sans avoir �t� vu!
Mais, � la chute du jour, n'a-t-on pu se glisser jusqu'� la
galerie ext�rieure et entrer par une des fen�tres du carr�?�

Henry d'Albaret alla v�rifier l'�tat des fen�tres-sabords qui


s'ouvraient dans le tableau de la corvette. Mais ces fen�tres,
aussi bien que celles de sa chambre, �taient ferm�es
int�rieurement. Il �tait donc manifestement impossible qu'une
personne, venue du dehors, e�t pu passer par l'une de ces
ouvertures. Cela, en somme, n'�tait pas de nature � causer la
moindre inqui�tude � Henry d'Albaret; de la surprise tout au plus,
et peut-�tre ce sentiment de curiosit� non satisfaite qu'on
�prouve devant un fait difficilement explicable. Ce qui �tait
certain, c'est que, d'une fa�on quelconque, la lettre anonyme
�tait arriv�e � son adresse, et que le destinataire n'�tait autre
que le commandant de la _Syphanta. _Henry d'Albaret, apr�s y avoir
r�fl�chi, r�solut de ne rien dire de cette affaire, pas m�me au
second de la corvette. � quoi lui e�t servi d'en parler? Son
myst�rieux correspondant, quel qu'il f�t, ne se ferait
certainement pas conna�tre.

Et maintenant, le commandant tiendrait-il compte de l'avis contenu


dans cette lettre?

�Certainement! se dit-il. Celui qui m'a �crit la premi�re fois, �


Scio, ne m'a pas tromp� en m'affirmant qu'il y avait une place �
prendre dans l'�tat-major de la _Syphanta. _Pourquoi me
tromperait-il la seconde, en m'invitant � rallier l'�le de
Scarpanto dans la premi�re semaine de septembre? S'il le fait, ce
ne peut �tre que dans l'int�r�t m�me de la mission qui m'est
confi�e! Oui! Je modifierai mon plan de campagne, et je serai, �
la date fix�e, l� o� l'on me dit d'�tre!�

Henry d'Albaret serra pr�cieusement la lettre qui lui donnait ces


nouvelles instructions; puis, apr�s avoir pris ses cartes, il se
mit � �tudier un nouveau plan de croisi�re, afin d'occuper les
quatre mois qui restaient � courir jusqu'� la fin d'ao�t.

L'�le de Scarpanto est situ�e dans le sud-est, � l'autre extr�mit�


de l'Archipel, c'est-�-dire � quelque centaine de lieues en droite
ligne. Le temps ne manquerait donc pas � la corvette pour visiter
les diverses c�tes de la Mor�e, o� les pirates trouvaient � se
r�fugier si facilement, ainsi que tout ce groupe des Cyclades,
sem�es depuis l'ouvert du golfe �gine jusqu'� l'�le de Cr�te.

En somme, cette obligation de se trouver en vue de Scarpanto, �


l'�poque indiqu�e, n'allait que fort peu modifier l'itin�raire
�tabli d�j� par le commandant d'Albaret. Ce qu'il avait r�solu de
faire, il le ferait, sans avoir rien � retrancher de son
programme. Aussi la _Syphanta_, � la date du 20 mai, apr�s avoir
observ� les petites �les de P�lerisse, de P�p�ri, de Sarakino et
de Skantxoura, dans le nord de N�grepont, alla-t-elle prendre
connaissance de Scyros.

Scyros est l'une des plus importantes des neuf �les qui forment ce
groupe, dont l'antiquit� aurait peut-�tre d� faire le domaine des
neuf Muses. Dans son port de Saint-Georges, s�r, vaste, de bon
mouillage, l'�quipage de la corvette put facilement se ravitailler
en vivres frais, moutons, perdrix, bl�, orge, et s'approvisionner
de cet excellent vin qui est une des grandes richesses du pays.
Cette �le, tr�s m�l�e aux �v�nements semi-mythologiques de la
guerre de Troie, qui fut illustr�e par les noms de Lycom�de,
d'Achille et d'Ulysse, allait bient�t revenir au nouveau royaume
de Gr�ce dans l'�parchie de l'Eub�e.

Comme les rivages de Scyros sont extr�mement d�coup�s en anses et


criques, dans lesquelles des pirates peuvent ais�ment trouver un
abri, Henry d'Albaret les fit minutieusement fouiller. Tandis que
la corvette mettait en panne � quelques encablures, ses
embarcations n'en laiss�rent pas un point inexplor�.

De cette s�v�re exploration il ne r�sulta rien. Ces refuges


�taient d�serts. Le seul renseignement que le commandant d'Albaret
recueillit aupr�s des autorit�s de l'�le, fut celui-ci: c'est
qu'un mois auparavant, dans ces m�mes parages, plusieurs navires
de commerce avaient �t� attaqu�s, pill�s, d�truits par un
b�timent, naviguant sous pavillon de pirate, et que cet acte de
piraterie, on l'attribuait au fameux Sacratif. Mais, sur quoi
reposait cette assertion, nul n'e�t pu le dire, tant il r�gnait
d'incertitude touchant l'existence m�me de ce personnage.

La corvette quitta Scyros, apr�s cinq ou six jours de rel�che.


Vers la fin de mai, elle se rapprocha des c�tes de la grande �le
d'Eub�e, aussi appel�e N�grepont, dont elle observa soigneusement
les abords sur plus de quarante lieues de longueur.

On sait que cette �le fut une des premi�res � se soulever d�s le
d�but de la guerre, en 1821; mais les Turcs, apr�s s'�tre enferm�s
dans la citadelle de N�grepont, s'y maintinrent avec une
r�sistance opini�tre, en m�me temps qu'ils se retranchaient dans
celle de Carystos. Puis, renforc�s des troupes du pacha Joussouf,
ils se r�pandirent � travers l'�le et se livr�rent � leurs
massacres habituels, jusqu'au moment o� un chef grec, Diamantis,
parvint � les arr�ter en septembre 1823. Ayant attaqu� les soldats
ottomans par surprise, il en tua le plus grand nombre et obligea
les fuyards � repasser le d�troit pour se r�fugier en Thessalie.

Mais en fin de compte, l'avantage resta aux Turcs, qui avaient le


nombre pour eux. Apr�s une vaine tentative du colonel Fabvier et
du chef d'escadron Regnaud de Saint-Jean d'Ang�ly, en 1826, ils
demeur�rent d�finitivement ma�tres de l'�le enti�re.

Ils y �taient encore, au moment o� la _Syphanta_ passa en vue des


c�tes de N�grepont. De son bord, Henry d'Albaret put revoir ce
th��tre d'une sanglante lutte, � laquelle il avait pris
personnellement part. On ne s'y battait plus alors, et, apr�s la
reconnaissance du nouveau royaume, l'�le d'Eub�e, avec ses
soixante mille habitants, allait former une des n�machies de la
Gr�ce.

Quelque danger qu'il y e�t � faire la police de cette mer, presque


sous les canons turcs, la corvette n'en continua pas moins sa
croisi�re, et elle d�truisit encore une vingtaine de navires
pirates qui s'aventuraient jusque dans le groupe des Cyclades.

Cette exp�dition lui prit la plus grande partie de juin. Puis,


elle descendit vers le sud-est. Dans les derniers jours du mois,
elle se trouvait � la hauteur d'Andros, la premi�re des Cyclades,
situ�e � l'extr�mit� de l'Eub�e -- �le patriote, dont les
habitants se soulev�rent, en m�me temps que ceux de Psara, contre
la domination ottomane.

De l�, le commandant d'Albaret, jugeant � propos de modifier sa


direction, afin de se rapprocher des c�tes du P�loponn�se, porta
franchement dans le sud-ouest. Le 2 juillet, il avait connaissance
de l'�le de Z�a, l'ancienne C�os ou Cos, domin�e par la haute cime
du mont �lie.

La _Syphanta_ rel�cha, pendant quelques jours, dans le port de


Z�a, un des meilleurs de ces parages. L�, Henry d'Albaret et ses
officiers retrouv�rent plusieurs de ces courageux Z�otes, qui
avaient �t� leurs compagnons d'armes, pendant les premi�res ann�es
de la guerre. Aussi l'accueil fait � la corvette fut-il des plus
sympathiques. Mais, comme aucun pirate ne pouvait avoir eu la
pens�e de se r�fugier dans les criques de l'�le, la _Syphanta_ ne
tarda pas � reprendre le cours de sa croisi�re, en doublant, d�s
le 5 juillet, le cap Colonne, � la pointe sud-est de l'Attique.

Pendant la fin de la semaine, la navigation fut ralentie, faute de


vent, � l'ouvert de ce golfe �gine, qui entaille si profond�ment
la terre de _Gr�ce _jusqu'� l'isthme de Corinthe. Il fallut
veiller avec une extr�me attention. La _Syphanta_, presque
toujours encalmin�e, ne pouvait gagner ni sur un bord ni sur
l'autre. Or, dans ces mers mal fr�quent�es, si quelques centaines
d'embarcations l'eussent accost�e � l'aviron, elle aurait eu bien
de la peine � se d�fendre. Aussi l'�quipage se tint-il pr�t �
repousser toute attaque, et il eut raison.

On vit, en effet, s'approcher plusieurs canots dont les intentions


ne pouvaient �tre douteuses; mais ils n'os�rent point braver de
trop pr�s les canons et les mousquets de la corvette.

Le 10 juillet, le vent recommen�a � souffler du nord --


circonstance favorable pour la _Syphanta_, qui, apr�s avoir pass�
presque en vue de la petite ville de Damala, eut rapidement doubl�
le cap Skyli, � la pointe extr�me du golfe de Nauplie.

Le 11, elle paraissait devant Hydra, et, le surlendemain, devant


Spetzia. Inutile d'insister sur la part que les habitants de ces
deux �les prirent � la guerre de l'Ind�pendance. Au d�but,
Hydriotes, Spetziotes et leurs voisins, les Ipsariotes,
poss�daient plus de trois cents navires de commerce. Apr�s les
avoir transform�s en b�timents de guerre, ils les lanc�rent, non
sans avantage, contre les flottes ottomanes. L� fut le berceau de
ces familles Condouriotis, Tombasis, Miaoulis, Orlandos et tant
d'autres de haute origine, qui pay�rent de leur fortune d'abord,
de leur sang ensuite, cette dette � la patrie. De l� partirent ces
redoutables br�lotiers qui devinrent bient�t la terreur des Turcs.
Aussi, malgr� des r�voltes � l'int�rieur, jamais ces deux �les ne
furent-elles souill�es par le pied des oppresseurs.
Au moment o� Henry d'Albaret les visita, elles commen�aient � se
retirer d'une lutte, d�j� bien amoindrie de part et d'autre.
L'heure n'�tait plus loin, � laquelle elles allaient se r�unir au
nouveau royaume, en formant deux �parchies du d�partement de la
Corinthie et de l'Argolide.

Le 20 juillet, la corvette rel�cha au port d'Hermopolis, dans


l'�le de Syra, cette patrie du fid�le Eum�e, si po�tiquement
chant�e par Hom�re. � l'�poque actuelle, elle servait encore de
refuge � tous ceux que les Turcs avaient chass�s du continent.
Syra, dont l'�v�que catholique est toujours sous la protection de
la France, mit toutes ses ressources � la disposition d'Henry
d'Albaret. En aucun port de son pays, le jeune commandant n'e�t
trouv� meilleur ni plus cordial accueil.

Un seul regret se m�la � cette joie qu'il ressentit de se voir si


bien re�u: ce fut de ne pas �tre arriv� trois jours plus t�t.

En effet, dans une conversation qu'il eut avec le consul de


France, celui-ci lui apprit qu'une sacol�ve, portant le nom de
_Karysta_, et naviguant sous pavillon grec, venait, soixante
heures auparavant, de quitter le port. De l�, cette conclusion que
la _Karysta_, en fuyant l'�le de Thasos, pendant le combat de la
corvette avec les pirates, s'�tait dirig�e vers les parages
m�ridionaux de l'Archipel.

�Mais peut-�tre sait-on o� elle est all�e? demanda vivement Henry


d'Albaret.

-- D'apr�s ce que j'ai entendu dire, r�pondit le consul, elle a d�


faire route pour les �les du sud-est, si ce n'est m�me �
destination de l'un des ports de la Cr�te.

-- Vous n'avez point eu de rapport avec son capitaine? demanda


Henry d'Albaret.

-- Aucun, commandant.

-- Et vous ne savez pas si ce capitaine se nommait Nicolas


Starkos?

-- Je l'ignore.

-- Et rien n'a pu faire soup�onner que cette sacol�ve f�t partie


de la flottille des pirates qui infestent cette partie de
l'Archipel?

-- Rien; mais s'il en �tait ainsi, r�pondit le consul, il ne


serait pas �tonnant qu'elle e�t fait voile pour la Cr�te, dont
certains ports sont toujours ouverts � ces forbans!�

Cette nouvelle ne laissa pas de causer au commandant de la


_Syphanta_ une v�ritable �motion, comme tout ce qui pouvait se
rapporter directement ou indirectement � la disparition d'Hadjine
Elizundo. En v�rit�, c'�tait une mauvaise chance d'�tre arriv� si
peu de temps apr�s le d�part de la sacol�ve. Mais, puisqu'elle
avait fait route pour le sud, peut-�tre la corvette, qui devait
suivre cette direction, parviendrait-elle � la rejoindre? Aussi
Henry d'Albaret, qui d�sirait si ardemment se trouver en face de
Nicolas Starkos, quittait-il Syra dans la soir�e m�me du 21
juillet, apr�s avoir appareill� sous une petite brise qui ne
pouvait que fra�chir, � s'en rapporter aux indications du
barom�tre.

Pendant quinze jours, il faut bien l'avouer, le commandant


d'Albaret chercha au moins autant la sacol�ve que les pirates.
D�cid�ment, dans sa pens�e, la _Karysta_ m�ritait d'�tre trait�e
comme eux et pour les m�mes raisons. Le cas �ch�ant, il verrait ce
qu'il aurait � faire.

Cependant, malgr� ses recherches, la corvette ne parvint pas �


retrouver les traces de la sacol�ve. � Naxos, dont on visita tous
les ports, la _Karysta_ n'avait point fait rel�che. Au milieu des
�lots et des �cueils qui entourent cette �le, on ne fut pas plus
heureux. D'ailleurs, absence compl�te de forbans, et cela dans des
parages qu'ils fr�quentaient volontiers.

Pourtant, le commerce est consid�rable entre ces riches Cyclades,


et les chances de pillage auraient d� tout particuli�rement les y
attirer.

Il en fut de m�me � Paros, qu'un simple canal, large de sept


milles, s�pare de Naxos. Ni les ports de Parkia, de Naussa, de
Sainte-Marie, d'Agoula, de Dico, n'avaient re�u la visite de
Nicolas Starkos. Sans doute, ainsi que l'avait dit le consul de
Syra, la sacol�ve avait d� se diriger vers un des points du
littoral de la Cr�te.

La _Syphanta_, le 9 ao�t, mouillait dans le port de Milo. Cette


�le, que les commotions volcaniques ont faite pauvre, de riche
qu'elle fut jusqu'au milieu du dix-huiti�me si�cle, est maintenant
empoisonn�e par les vapeurs malignes du sol, et sa population tend
de plus en plus � s'amoindrir.

L�, les recherches furent �galement vaines. Non seulement la


_Karysta_ n'y avait point paru, mais on ne trouva m�me pas �
donner la chasse � un seul de ces pirates, qui �cumaient
habituellement la mer des Cyclades. C'�tait � se demander,
vraiment, si l'arriv�e de la _Syphanta_, tr�s � propos signal�e,
ne leur donnait pas le temps de prendre la fuite. La corvette
avait fait assez de mal � ceux du nord de l'Archipel, pour que
ceux du sud voulussent �viter de se rencontrer avec elle. Enfin,
pour une raison ou pour une autre, jamais ces parages n'avaient
�t� si s�rs. Il semblait que les navires de commerce pussent y
naviguer d�sormais en toute s�curit�. Quelques-uns de ces grands
caboteurs, ch�becs, senaux, polacres, tartanes, felouques ou
caravelles, rencontr�s en route, furent interrog�s; mais, des
r�ponses de leurs patrons ou capitaines, le commandant d'Albaret
ne put rien tirer qui f�t de nature � l'�clairer.

Cependant, on �tait au 14 ao�t. Il ne restait plus que deux


semaines pour atteindre l'�le de Scarpanto, avant les premiers
jours de septembre. Sortie du groupe des Cyclades, la _Syphanta_
n'avait plus qu'� piquer droit au sud pendant soixante-dix �
quatre-vingts lieues. Cette mer, c'est la longue terre de Cr�te
qui la ferme, et d�j� les plus hautes cimes de l'�le, envelopp�es
d'�ternelles neiges, se montraient au-dessus de l'horizon.

Ce fut dans cette direction que le commandant d'Albaret r�solut de


faire route. Apr�s �tre arriv� en vue de la Cr�te, il n'aurait
plus qu'� revenir vers l'est pour gagner Scarpanto.

Cependant, la _Syphanta_, en quittant Milo, poussa encore dans le


sud-est jusqu'� l'�le de Santorin, et fouilla les moindres replis
de ses falaises noir�tres. Dangereux parages, desquels il peut �
chaque instant surgir un nouvel �cueil sous la pouss�e des feux
volcaniques. Puis, prenant pour amers l'ancien mont Ida, le
moderne Psilanti, qui domine la Cr�te de plus de sept mille pieds,
la corvette courut droit dessus sous une jolie brise d'ouest-nord-
ouest, qui lui permit d'�tablir toute sa voilure.

Le surlendemain, 15 ao�t, les hauteurs de cette �le, la plus


grande de tout l'Archipel, d�tachaient sur un horizon clair leurs
pittoresques d�coupures, depuis le cap Spada jusqu'au cap Stavros.
Un brusque retour de la c�te cachait encore l'�chancrure au fond
de laquelle se trouve Candie, la capitale.

�Votre intention, mon commandant, demanda le capitaine Todros,


est-elle de rel�cher dans un des ports de l'�le?

-- La Cr�te est toujours aux mains des Turcs, r�pondit Henry


d'Albaret, et je crois que nous n'avons rien � y faire.

� s'en rapporter aux nouvelles qui m'ont �t� communiqu�es � Syra,


les soldats de Mustapha, apr�s s'�tre empar�s de Retimo, sont
devenus ma�tres du pays tout entier, malgr� la valeur des
Sphakiotes.

-- De hardis montagnards, ces Sphakiotes, dit le capitaine Todros,


et qui, depuis le d�but de la guerre, se sont justement fait une
grande r�putation de courage...

-- Oui, de courage... et d'avidit�, Todros, r�pondit Henry


d'Albaret. Il y a deux mois � peine, ils tenaient le sort de la
Cr�te dans leurs mains. Mustapha et les siens, surpris par eux,
allaient �tre extermin�s; mais, sur son ordre, ses soldats
jet�rent bijoux, parures, armes de prix, tout ce qu'ils portaient
de plus pr�cieux, et, tandis que les Sphakiotes se d�bandaient
pour ramasser ces objets, les Turcs ont pu s'�chapper � travers le
d�fil� dans lequel ils devaient trouver la mort!

-- Cela est fort triste, mais, apr�s tout, mon commandant, les
Cr�tois ne sont pas absolument des Grecs!�

Qu'on ne s'�tonne pas d'entendre le second de la _Syphanta_, qui


�tait d'origine hell�nique, tenir ce langage. Non seulement � ses
yeux, et quel qu'e�t �t� leur patriotisme, les Cr�tois n'�taient
pas des Grecs, mais ils ne devaient pas m�me le devenir � la
formation d�finitive du nouveau royaume. Ainsi que Samos, la Cr�te
allait rester sous la domination ottomane, ou tout au moins
jusqu'en 1832, �poque � laquelle le sultan devait c�der � M�hemet-
Ali tous ses droits sur l'�le.

Or, dans l'�tat actuel des choses, le commandant d'Albaret n'avait


aucun int�r�t � entrer en communication avec les divers ports de
la Cr�te. Candie �tait devenue le principal arsenal des �gyptiens,
et c'est de l� que le pacha avait lanc� ses sauvages soldats sur
la Gr�ce. Quant � la Can�e, � l'instigation des autorit�s
ottomanes, sa population aurait pu faire un mauvais accueil au
pavillon corfiote qui battait � la corne de la _Syphanta. _Enfin,
ni � Gira-Petra, ni � Suda, ni � Cisamos, Henry d'Albaret n'e�t
obtenu de renseignements, qui eussent pu lui permettre de
couronner sa croisi�re par quelque importante capture.

�Non, dit-il au capitaine Todros, il me para�t inutile d'observer


la c�te septentrionale, mais nous pourrions tourner l'�le par le
nord-ouest, doubler le cap Spada et croiser un jour ou deux au
large de Grabouse.�

C'�tait �videmment le meilleur parti � prendre. Dans les eaux mal


fam�es de Grabouse, la _Syphanta_ trouverait peut-�tre l'occasion,
qui lui �tait refus�e depuis plus d'un mois, d'envoyer quelques
bord�es aux pirates de l'Archipel.

En outre, si la sacol�ve, comme on pouvait le croire, avait fait


voile pour la Cr�te, il n'�tait pas impossible qu'elle f�t en
rel�che � Grabouse. Raison de plus pour que le commandant
d'Albaret voul�t observer les approches de ce port.

� cette �poque, en effet, Grabouse �tait encore un nid � forbans.


Pr�s de sept mois avant, il n'avait pas fallu moins d'une flotte
anglo-fran�aise et d'un d�tachement de r�guliers grecs sous le
commandement de Maurocordato, pour avoir raison de ce repaire de
m�cr�ants. Et, ce qu'il y eut de particulier, c'est que ce furent
les autorit�s cr�toises elles-m�mes qui refus�rent de livrer une
douzaine de pirates, r�clam�s par le commandant de l'escadre
anglaise. Aussi, celui-ci fut-il oblig� d'ouvrir le feu contre la
citadelle, de br�ler plusieurs vaisseaux et d'op�rer un
d�barquement pour obtenir satisfaction.

Il �tait donc naturel de supposer que, depuis le d�part de


l'escadre alli�e, les pirates avaient d� pr�f�rablement se
r�fugier � Grabouse, puisqu'ils y trouvaient des auxiliaires si
inattendus. Aussi Henry d'Albaret se d�cida-t-il � gagner
Scarpanto en suivant la c�te m�ridionale de la Cr�te, de mani�re �
passer devant Grabouse. Il donna donc ses ordres, et le capitaine
Todros s'empressa de les faire ex�cuter.

Le temps �tait � souhait. D'ailleurs, sous cet agr�able climat,


d�cembre est le commencement de l'hiver et janvier en est la fin.
�le fortun�e, que cette Cr�te, patrie du roi Minos et de
l'ing�nieur D�dale! N'�tait-ce pas l� qu'Hippocrate envoyait sa
riche client�le de la Gr�ce qu'il parcourait en enseignant l'art
de gu�rir?

La _Syphanta_, orient�e au plus pr�s, lofa de fa�on � doubler le


cap Spade, qui se projette au bout de cette langue de terre,
allong�e entre la baie de la Can�e et la baie de Kisamo. Le cap
fut d�pass� dans la soir�e. Pendant la nuit -- une de ces nuits si
transparentes de l'Orient -- la corvette contourna l'extr�me
pointe de l'�le. Un virement vent devant lui suffit pour reprendre
sa direction au sud, et, le matin, sous petite voilure, elle
courait de petits bords devant l'entr�e de Grabouse.

Pendant six jours, le commandant d'Albaret ne cessa d'observer


toute cette c�te occidentale de l'�le, comprise entre Grabouse et
Kisamo. Plusieurs navires sortirent du port, felouques ou ch�becs
de commerce. La _Syphanta_ en �raisonna� quelques-uns, et n'eut
point lieu de suspecter leurs r�ponses. Sur les questions qui leur
furent faites au sujet des pirates auxquels Grabouse pouvait avoir
donn� refuge, ils se montr�rent d'ailleurs extr�mement r�serv�s.
On sentait qu'ils craignaient de se compromettre. Henry d'Albaret
ne put m�me savoir, au juste, si la sacol�ve _Karysta_ se trouvait
en ce moment dans le port.

La corvette agrandit alors son champ d'observation. Elle visita


les parages compris entre Grabouse et le cap Crio. Puis, le 22,
sous une jolie brise qui fra�chissait avec le jour et mollissait
avec la nuit, elle doubla ce cap et commen�a � prolonger d'aussi
pr�s que possible le littoral de la mer Lybienne, moins tourment�,
moins d�coup�, moins h�riss� de promontoires et de pointes que
celui de la mer de Cr�te, sur la c�te oppos�e. Vers l'horizon du
nord se d�roulait la cha�ne des montagnes d'Asprovouna, que
dominait � l'est ce po�tique mont Ida, dont les neiges r�sistent
�ternellement au soleil de l'Archipel.

Plusieurs fois, sans rel�cher dans aucun de ces petits ports de la


c�te, la corvette stationna � un demi-mille de Roum�li, d'Anopoli,
de Sphakia; mais les vigies du bord ne purent signaler un seul
b�timent de pirates sur les parages de l'�le.

Le 27 ao�t, la _Syphanta_, apr�s avoir suivi les contours de la


grande baie de Messara, doublait le cap Matala, la pointe la plus
m�ridionale de la Cr�te, dont la largeur, en cet endroit, ne
mesure pas plus de dix � onze lieues. Il ne semblait pas que cette
exploration d�t amener le moindre r�sultat utile � la croisi�re.
Peu de navires, en effet, cherchent � traverser la mer Lybienne
par cette latitude. Ils prennent, ou plus au nord, � travers
l'Archipel, ou plus au sud, en se rapprochant des c�tes d'�gypte.
On ne voyait gu�re, alors, que des embarcations de p�che,
mouill�es pr�s des roches, et, de temps � autre, quelques-unes de
ces longues barques, charg�es de lima�ons de mer, sorte de
mollusques assez recherch�s dont il s'exp�die d'�normes cargaisons
dans toutes les �les.

Or, si la corvette n'avait rien rencontr� sur cette partie du


littoral que termine le cap Matala, l� o� les nombreux �lots
peuvent cacher tant de petits b�timents, il n'�tait pas probable
qu'elle f�t plus favoris�e sur la seconde moiti� de la c�te
m�ridionale. Henry d'Albaret allait donc se d�cider � faire
directement route pour Scarpanto, quitte � s'y trouver un peu plus
t�t que ne le marquait la myst�rieuse lettre, lorsque ses projets
furent modifi�s dans la soir�e du 29 ao�t.

Il �tait six heures. Le commandant, le second, quelques officiers,


�taient r�unis sur la dunette, observant le cap Matala. En ce
moment, la voix de l'un des gabiers, en vigie sur les barres du
petit perroquet, se fit entendre:

�Navire par b�bord devant!�


Les longues-vues furent aussit�t dirig�es vers le point indiqu�, �
quelques milles sur l'avant de la corvette.

�En effet, dit le commandant d'Albaret, voil� un b�timent qui


navigue sous la terre...

-- Et qui doit bien la conna�tre puisqu'il la range de si pr�s!


ajouta le capitaine Todros.

-- A-t-il hiss� son pavillon?

-- Non, mon commandant, r�pondit un des officiers.

-- Demandez aux vigies s'il est possible de savoir quelle est la


nationalit� de ce navire!�

Ces ordres furent ex�cut�s. Quelques instants plus tard, r�ponse


�tait donn�e qu'aucun pavillon ne battait � la corne de ce
b�timent, ni m�me en t�te de sa m�ture.

Cependant, il faisait assez jour encore pour que l'on p�t, �


d�faut de sa nationalit�, estimer au moins quelle �tait sa force.

C'�tait un brick, dont le grand m�t s'inclinait sensiblement sur


l'arri�re. Extr�mement long, tr�s fin de formes, d�mesur�ment
m�t�, avec une large croisure, il pouvait, autant qu'on pouvait
s'en rendre compte � cette distance, jauger de sept � huit cents
tonneaux et devait avoir une marche exceptionnelle sous toutes les
allures. Mais �tait-il arm� en guerre? Avait-il ou non de
l'artillerie sur son pont? Ses pavois �taient-ils perc�s de
sabords dont les mantelets eussent �t� baiss�s? C'est ce que les
meilleures longues-vues du bord ne purent reconna�tre.

En effet, une distance de quatre milles, au moins, s�parait alors


le brick de la corvette. En outre, avec le soleil qui venait de
dispara�tre derri�re les hauteurs des Asprovouna, le soir
commen�ait � se faire, et l'obscurit�, au pied de la terre, �tait
d�j� profonde.

�Singulier b�timent! dit le capitaine Todros.

-- On dirait qu'il cherche � passer entre l'�le Platana et la


c�te! ajouta un des officiers.

-- Oui! comme un navire qui regretterait d'avoir �t� vu, r�pondit


le second, et qui voudrait se cacher!�

Henry d'Albaret ne r�pondit pas; mais, �videmment, il partageait


l'opinion de ses officiers. La manoeuvre du brick, en ce moment,
ne laissait pas de lui para�tre suspecte.

�Capitaine Todros, dit-il enfin, il importe de ne pas perdre la


piste de ce navire pendant la nuit. Nous allons manoeuvrer de
mani�re � rester dans ses eaux jusqu'au jour.

Mais, comme il ne faut pas qu'il nous voie, vous ferez �teindre
tous les feux � bord.�
Le second donna des ordres en cons�quence. On continua d'observer
le brick, tant qu'il fut visible sous la haute terre qui
l'abritait. Lorsque la nuit fut faite, il disparut compl�tement,
et aucun feu ne permit de d�terminer sa position.

Le lendemain, d�s les premi�res lueurs de l'aube, Henry d'Albaret


�tait � l'avant de la _Syphanta_, attendant que les brumes se
fussent d�gag�es de la surface de la mer.

Vers sept heures, le brouillard se dissipa, et toutes les lunettes


se dirig�rent vers l'est.

Le brick �tait toujours le long de terre, � la hauteur du cap


Alikaporitha, � six milles environ en avant de la corvette. Il
avait donc sensiblement gagn� sur elle pendant la nuit, et cela,
sans qu'il e�t rien ajout� � sa voilure de la veille, misaine,
grand et petit hunier, petit perroquet, ayant laiss� sa
grand'voile et sa brigantine sur leurs cargues.

�Ce n'est point l'allure d'un b�timent qui chercherait � fuir, fit
observer le second.

-- Peu importe! r�pondit le commandant. T�chons de le voir de plus


pr�s! Capitaine Todros, faites porter sur ce brick.�

Les voiles hautes furent aussit�t largu�es au sifflet du ma�tre


d'�quipage, et la vitesse de la corvette s'accrut notablement.

Mais, sans doute, le brick tenait � garder sa distance, car il


largua sa brigantine et son grand perroquet -- rien de plus. S'il
ne voulait pas se laisser approcher par la _Syphanta_, tr�s
probablement aussi, il ne voulait pas la laisser en arri�re.

Toutefois, il se tint sous la c�te, en la serrant d'aussi pr�s que


possible.

Vers dix heures du matin, soit qu'elle e�t �t� plus favoris�e par
le vent, soit que le navire inconnu e�t consenti � lui laisser
prendre un peu d'avance, la corvette avait gagn� quatre milles sur
lui.

On put l'observer alors dans de meilleures conditions. Il �tait


arm� d'une vingtaine de caronades et devait avoir un entrepont,
bien qu'il f�t tr�s ras sur l'eau.

�Hissez le pavillon�, dit Henry d'Albaret.

Le pavillon fut hiss� � la corne de brigantine, et il fut appuy�


d'un coup de canon. Cela signifiait que la corvette voulait
conna�tre la nationalit� du navire en vue. Mais, � ce signal, il
ne fut fait aucune r�ponse. Le brick ne modifia ni sa direction ni
sa vitesse, et s'�leva d'un quart afin de doubler la baie de
K�raton.

�Pas poli, ce gaillard-l�! dirent les matelots.

-- Mais prudent, peut-�tre! r�pondit un vieux gabier de misaine.


Avec son grand m�t inclin�, il vous a un air de porter son chapeau
sur l'oreille et de ne pas vouloir l'user � saluer les gens!�

Un second coup de canon partit du sabord de chasse de la corvette


-- inutilement. Le brick ne mit point en panne, et il continua
tranquillement sa route, sans plus se pr�occuper des injonctions
de la corvette que si elle e�t �t� par le fond.

Ce fut alors une v�ritable lutte de vitesse qui s'�tablit entre


les deux b�timents. Toute la voilure avait �t� mise dessus � bord
de la _Syphanta_, bonnettes, ailes de pigeons, contre-cacatois,
tout, jusqu'� la voile de civadi�re. Mais, de son c�t�, le brick
for�a de toile et maintint imperturbablement sa distance.

�Il a donc une m�canique du diable dans le ventre!� s'�cria le


vieux gabier.

La v�rit� est que l'on commen�ait � enrager � bord de la corvette,


non seulement l'�quipage, mais aussi les officiers, et plus qu'eux
tous, l'impatient Todros. Vrai Dieu! il e�t donn� sa part de
prises pour pouvoir amariner ce brick, quelle que f�t sa
nationalit�!

La _Syphanta_ �tait arm�e, � l'avant, d'une pi�ce � tr�s longue


port�e, qui pouvait envoyer un boulet plein de trente livres � une
distance de pr�s de deux milles.

Le commandant d'Albaret -- calme, au moins en apparence -- donna


ordre de tirer.

Le coup partit, mais le boulet, apr�s avoir ricoch�, alla tomber �


une vingtaine de brasses du brick.

Celui-ci, pour toute r�ponse, se contenta de gr�er ses bonnettes


hautes, et il eut bient�t accru la distance qui le s�parait de la
corvette.

Fallait-il donc renoncer � l'atteindre, aussi bien en for�ant de


toile qu'en lui envoyant des projectiles? C'�tait humiliant pour
une aussi bonne marcheuse que la _Syphanta_!

La nuit se fit sur les entrefaites. La corvette se trouvait alors


� peu pr�s � la hauteur du cap P�rist�ra. La brise vint �
fra�chir, assez sensiblement m�me pour qu'il f�t n�cessaire de
rentrer les bonnettes et d'�tablir une voilure de nuit plus
convenable.

La pens�e du commandant �tait bien que, le jour venu, il


n'apercevrait plus rien de ce navire, pas m�me l'extr�mit� de ses
m�ts que lui masquerait soit l'horizon dans l'est, soit un retour
de la c�te.

Il se trompait.

Au soleil levant, le brick �tait toujours l�, sous la m�me allure,


ayant conserv� sa distance. On e�t dit qu'il r�glait sa vitesse
sur celle de la corvette.
�Il nous aurait � la remorque, disait-on sur le gaillard d'avant,
que ce serait tout comme!�

Rien de plus vrai.

En ce moment, le brick, apr�s avoir donn� dans le canal Kouphonisi


entre l'�le de ce nom et la terre, contournait la pointe de
Kakialithi, afin de remonter la partie orientale de la Cr�te.

Allait-il donc se r�fugier dans quelque port, ou dispara�tre au


fond de l'un de ces �troits canaux du littoral?

Il n'en fut rien.

� sept heures du matin, le brick laissait porter franchement dans


le nord-est et se lan�ait vers la pleine mer.

�Est-ce qu'il se dirigerait sur Scarpanto?� se demanda Henry


d'Albaret, non sans �tonnement.

Et, sous une brise qui fra�chissait de plus en plus, au risque


d'envoyer en bas une partie de sa m�ture, il continua cette
interminable poursuite, que l'int�r�t de sa mission, non moins que
l'honneur de son b�timent, lui commandait de ne point abandonner.

L�, dans cette partie de l'Archipel, largement ouverte � tous les


points du compas, au milieu de cette vaste mer que ne couvraient
plus les hauteurs de la Cr�te, la _Syphanta_ parut reprendre
d'abord quelque avantage sur le brick. Vers une heure de l'apr�s-
midi, la distance d'un navire � l'autre �tait r�duite � moins de
trois milles. Quelques boulets furent encore envoy�s; mais ils ne
purent atteindre leur but et ne provoqu�rent aucune modification
dans la marche du brick.

D�j� les cimes de Scarpanto apparaissaient � l'horizon, en arri�re


de la petite �le de Caso, qui pend � la pointe de l'�le, comme la
Sicile pend � la pointe de l'Italie.

Le commandant d'Albaret, ses officiers, son �quipage, purent alors


esp�rer qu'ils finiraient par faire connaissance avec ce
myst�rieux navire, assez impoli pour ne r�pondre ni aux signaux ni
aux projectiles.

Mais vers cinq heures du soir, la brise ayant molli, le brick


retrouva toute son avance.

�Ah! le gueux!... Le diable est pour lui!... Il va nous �chapper!�


s'�cria le capitaine Todros.

Et, alors, tout ce que peut faire un marin exp�riment� dans le but
d'augmenter la vitesse de son navire, voiles arros�es pour en
resserrer le tissu, hamacs suspendus, dont le branle peut imprimer
un balancement favorable � la marche, tout fut mis en oeuvre --
non sans quelque succ�s. Vers sept heures, en effet, un peu apr�s
le coucher du soleil, deux milles au plus s�paraient les deux
b�timents.

Mais la nuit vient vite sous cette latitude. Le cr�puscule y est


de courte dur�e. Il aurait fallu accro�tre encore la vitesse de la
corvette pour atteindre le brick avant la nuit.

En ce moment, il passait entre les �lots de Caso-Poulo et l'�le de


Casos. Puis, au tournant de cette derni�re, dans le fond de
l'�troite passe qui la s�pare de Scarpanto, on cessa de
l'apercevoir.

Une demi-heure apr�s lui, la _Syphanta_ arrivait au m�me endroit,


serrant toujours la terre pour se maintenir au vent. Il faisait
encore assez jour pour qu'il f�t possible de distinguer un navire
de cette grandeur dans un rayon de plusieurs milles.

Le brick avait disparu.

XII

Une ench�re � Scarpanto

Si la Cr�te, ainsi que le raconte la fable, fut autrefois le


berceau des dieux, l'antique Carpathos, aujourd'hui Scarpanto, fut
celui des Titans, les plus audacieux de leurs adversaires. Pour ne
s'attaquer qu'aux simples mortels, les pirates modernes n'en sont
pas moins les dignes descendants de ces mythologiques malfaiteurs,
qui ne craignirent pas de monter � l'assaut de l'Olympe. Or, �
cette �poque, il semblait que les forbans de toutes sortes eussent
fait leur quartier g�n�ral de cette �le, o� naquirent les quatre
fils de Japet, petit-fils de Titan et de la Terre.

Et, en v�rit�, Scarpanto ne se pr�tait que trop bien aux


manoeuvres qu'exigeaient le m�tier de pirate dans l'Archipel. Elle
est situ�e, presque isol�ment, � l'extr�mit� sud-est de ces mers,
� plus de quarante milles de l'�le de Rhodes. Ses hauts sommets la
signalent de loin. Sur les vingt lieues de son p�rim�tre, elle se
d�coupe, s'�chancre, se creuse en indentations multiples que
prot�gent une infinit� d'�cueils. Si elle a donn� son nom aux eaux
qui la baignent, c'est qu'elle �tait d�j� redout�e des anciens
autant qu'elle est redoutable aux modernes. � moins d'�tre
pratique, et vieux pratique de la mer Carpathienne, il �tait et il
est encore tr�s dangereux de s'y aventurer.

Cependant elle ne manque point de bons mouillages, cette �le qui


forme le dernier grain du long chapelet des Sporades. Depuis le
cap Sidro et le cap Pernisa jusqu'aux caps Bonandrea et Andemo de
sa c�te septentrionale, on peut y trouver de nombreux abris.
Quatre ports, Agata, Porto di Tristano, Porto Grato, Porto Malo
Nato, �taient tr�s fr�quent�s autrefois par les caboteurs du
Levant, avant que Rhodes leur e�t enlev� leur importance
commerciale. Maintenant, c'est � peine si quelques rares navires
ont int�r�t � y rel�cher.

Scarpanto est une �le grecque, ou, du moins, elle est habit�e par
une population grecque, mais elle appartient � l'Empire ottoman.
Apr�s la constitution d�finitive du royaume de Gr�ce, elle devait
m�me rester turque sous le gouvernement d'un simple cadi, lequel
habitait alors une sorte de maison fortifi�e, situ�e au-dessus du
bourg moderne d'Arkassa.

� cette �poque, on e�t rencontr� dans cette �le un grand nombre de


Turcs, auxquels, il faut bien le dire, sa population, n'ayant
point pris part � la guerre de l'Ind�pendance, ne faisait pas
mauvais accueil. Devenue m�me le centre d'op�rations commerciales
des plus criminelles, Scarpanto recevait avec le m�me empressement
les navires ottomans et les b�timents pirates, qui venaient lui
verser leurs cargaisons de prisonniers. L�, les courtiers de
l'Asie Mineure, aussi bien que ceux des c�tes barbaresques, se
pressaient autour d'un important march�, sur lequel se d�bitait
cette marchandise humaine. L� s'ouvraient les ench�res, l�
s'�tablissaient les prix qui variaient en raison des demandes ou
offres d'esclaves. Et, il faut l'avouer, le cadi n'�tait point
sans s'int�resser � ces op�rations qu'il pr�sidait en personne,
car les courtiers auraient cru manquer � leur devoir en ne lui
abandonnant pas un tant pour cent de la vente.

Quant au transport de ces malheureux sur les bazars de Smyrne ou


de l'Afrique, il se faisait par des navires qui, le plus souvent,
venaient en prendre livraison au port d'Arkassa, situ� sur la c�te
occidentale de l'�le. S'ils ne suffisaient pas, un expr�s �tait
envoy� � la c�te oppos�e, et les pirates ne r�pugnaient point �
cet odieux commerce.

En ce moment, dans l'est de Scarpanto, au fond de criques presque


introuvables, on ne comptait pas moins d'une vingtaine de
b�timents, grands ou petits, mont�s par plus de douze ou treize
cents hommes. Cette flottille n'attendait que l'arriv�e de son
chef pour se lancer en quelque nouvelle et criminelle exp�dition.

Ce fut au port d'Arkassa, � une encablure du m�le, par un


excellent fond de dix brasses, que la _Syphanta_ vint mouiller
dans la soir�e du 2 septembre. Henry d'Albaret, en mettant le pied
sur l'�le, ne se doutait gu�re que les hasards de sa croisi�re
l'avaient pr�cis�ment conduit au principal entrep�t du commerce
d'esclaves.

�Comptez-vous rel�cher quelque temps � Arkassa, mon commandant?


demanda le capitaine Todros, lorsque les manoeuvres du mouillage
furent termin�es.

-- Je ne sais, r�pondit Henry d'Albaret. Bien des circonstances


peuvent m'obliger � quitter promptement ce port, mais bien
d'autres aussi peuvent m'y retenir!

-- Les hommes iront-ils � terre?

-- Oui, mais par bord�es seulement. Il faut que la moiti� de


l'�quipage soit toujours consign�e sur la _Syphanta_.

-- C'est entendu, mon commandant, r�pondit le capitaine Todros.


Nous sommes ici plus en pays turc qu'en pays grec, et il n'est que
prudent de veiller au grain!�

On se rappelle qu'Henry d'Albaret n'avait rien dit � son second,


ni � ses officiers, des motifs pour lesquels il �tait venu �
Scarpanto, ni comment rendez-vous lui avait �t� donn� en cette �le
pour les premiers jours de septembre par une lettre anonyme,
arriv�e � bord dans des conditions inexplicables. D'ailleurs, il
comptait bien recevoir ici quelque nouvelle communication qui lui
indiquerait ce que son myst�rieux correspondant attendait de la
corvette dans les eaux de la mer Carpathienne.

Mais, ce qui n'�tait pas moins �trange, c'�tait cette disparition


subite du brick au del� du canal de Casos, lorsque la _Syphanta_
se croyait sur le point de l'atteindre.

Aussi, avant de venir rel�cher � Arkassa, Henry d'Albaret n'avait-


il pas cru devoir abandonner la partie. Apr�s s'�tre approch� de
terre, autant que le permettait son tirant d'eau, il s'�tait
impos� la t�che d'observer toutes les anfractuosit�s de la c�te.
Mais, au milieu de ce semis d'�cueils qui la d�fendent, sous
l'abri des hautes falaises rocheuses qui la d�limitent, un
b�timent tel que le brick pouvait facilement se dissimuler.
Derri�re cette barri�re de brisants, que la _Syphanta_ ne pouvait
ranger de plus pr�s, sans courir le risque d'�chouer, un
capitaine, connaissant ces canaux, avait pour lui toute chance de
d�pister ceux qui le poursuivaient. Si donc le brick s'�tait
r�fugi� dans quelque secr�te crique, il serait tr�s difficile de
le retrouver, non plus que les autres b�timents pirates, auxquels
l'�le donnait asile sur des mouillages inconnus.

Les recherches de la corvette dur�rent deux jours et furent


vaines. Le brick se serait soudainement ab�m� sous les eaux, au
del� de Casos, qu'il n'e�t pas �t� plus invisible. Quelque d�pit
qu'il en ressent�t, le commandant d'Albaret dut renoncer � tout
espoir de le d�couvrir. Il s'�tait donc d�cid� � venir mouiller
dans le port d'Arkassa. L�, il n'avait plus qu'� attendre.

Le lendemain, entre trois heures et cinq heures du soir, la petite


ville d'Arkassa allait �tre envahie par une grande partie de la
population de l'�le, sans parler des �trangers, europ�ens ou
asiatiques, dont le concours ne pouvait faire d�faut � cette
occasion. C'�tait, en effet, jour de grand march�. De mis�rables
�tres, de tout �ge et de toute condition, r�cemment faits
prisonniers par les Turcs, devaient y �tre mis en vente.

� cette �poque, il y avait � Arkassa un bazar particulier, destin�


� ce genre d'op�ration, un �batistan�, tel qu'il s'en trouve en
certaines villes des �tats barbaresques. Ce batistan contenait
alors une centaine de prisonniers, hommes, femmes, enfants, solde
des derni�res razzias faites dans le P�loponn�se. Entass�s p�le-
m�le au milieu d'une cour sans ombre, sous un soleil encore
ardent, leurs v�tements en lambeaux, leur attitude d�sol�e, leur
physionomie de d�sesp�r�s, disaient tout ce qu'ils avaient
souffert. � peine nourris et mal, � peine abreuv�s et d'une eau
trouble, ces malheureux s'�taient r�unis par familles jusqu'au
moment o� le caprice des acheteurs allait s�parer les femmes des
maris, les enfants de leurs p�re et m�re. Ils eussent inspir� la
plus profonde piti� � tous autres qu'� ces cruels �bachis�, leurs
gardiens, que nulle douleur ne savait plus �mouvoir. Et ces
tortures, qu'�taient-elles aupr�s de celles qui les attendaient
dans les seize bagnes d'Alger, de Tunis, de Tripoli, o� la mort
faisait si rapidement des vides qu'il fallait les combler sans
cesse?

Cependant, toute esp�rance de redevenir libres n'�tait pas enlev�e


� ces captifs. Si les acheteurs faisaient une bonne affaire en les
achetant, ils n'en faisaient pas une moins bonne en les rendant �
la libert� -- pour un tr�s haut prix -- surtout ceux dont la
valeur se basait sur une certaine situation sociale en leur pays
de naissance. Un grand nombre �taient ainsi arrach�s �
l'esclavage, soit par r�demption publique, lorsque c'�tait l'�tat
qui les revendait avant leur d�part, soit quand les propri�taires
traitaient directement avec les familles, soit enfin lorsque les
religieux de la Merci, riches des qu�tes qu'ils avaient faites
dans toute l'Europe, venaient les d�livrer jusque dans les
principaux centres de la Barbarie. Souvent aussi, des
particuliers, anim�s du m�me esprit de charit�, consacraient une
partie de leur fortune � cette oeuvre de bienfaisance. En ces
derniers temps, m�me, des sommes consid�rables, dont la provenance
�tait inconnue, avaient �t� employ�es � ces rachats, mais plus
sp�cialement au profit des esclaves d'origine grecque, que les
chances de la guerre avaient livr�s depuis six ans aux courtiers
de l'Afrique et de l'Asie Mineure.

Le march� d'Arkassa se faisait aux ench�res publiques. Tous,


�trangers et indig�nes, y pouvaient prendre part; mais, ce jour-
l�, comme les traitants ne venaient op�rer que pour le compte des
bagnes de la Barbarie, il n'y avait qu'un seul lot de captifs.
Suivant que ce lot �choirait � tel ou tel courtier, il serait
dirig� sur Alger, Tripoli ou Tunis.

N�anmoins, il existait deux cat�gories de prisonniers. Les uns


venaient du P�loponn�se -- c'�taient les plus nombreux. Les autres
avaient �t� r�cemment pris � bord d'un navire grec, qui les
ramenait de Tunis � Scarpanto, d'o� ils devaient �tre rapatri�s en
leur pays d'origine.

Ces pauvres gens, destin�s � tant de mis�res, ce serait la


derni�re ench�re qui d�ciderait de leur sort, et l'on pouvait
surench�rir tant que cinq heures n'�taient pas sonn�es. Le coup de
canon de la citadelle d'Arkassa, en assurant la fermeture du port,
arr�tait en m�me temps les derni�res mises � prix du march�.

Donc, ce 3 septembre, les courtiers ne manquaient point autour du


batistan. Il y avait de nombreux agents venus de Smyrne et autres
points voisins de l'Asie Mineure, qui, ainsi qu'il a �t� dit,
agissaient tous pour le compte des �tats barbaresques.

Cet empressement n'�tait que trop explicable. En effet, les


derniers �v�nements faisaient pressentir une prochaine fin de la
guerre de l'Ind�pendance. Ibrahim �tait refoul� dans le
P�loponn�se, tandis que le mar�chal Maison venait de d�barquer en
Mor�e avec un corps exp�ditionnaire de deux mille Fran�ais.
L'exportation des prisonniers allait donc �tre notablement r�duite
� l'avenir. Aussi leur valeur v�nale devait-elle s'accro�tre
d'autant plus, � l'extr�me satisfaction du cadi.

Pendant la matin�e, les courtiers avaient visit� le batistan, et


ils savaient � quoi s'en tenir sur la quantit� ou la qualit� des
captifs, dont le lot atteindrait sans doute de tr�s hauts prix.

�Par Mahomet! r�p�tait un agent de Smyrne, qui p�rorait au milieu


d'un groupe de ses confr�res, l'�poque des belles affaires est
pass�e! Vous souvenez-vous du temps o� les navires nous amenaient
ici les prisonniers par milliers et non par centaines!

-- Oui!... comme cela s'est fait apr�s les massacres de Scio!


r�pondit un autre courtier. D'un seul coup, plus de quarante mille
esclaves! Les pontons ne pouvaient suffire � les renfermer!

-- Sans doute, reprit un troisi�me agent, qui paraissait avoir un


grand sens du commerce. Mais trop de captifs, trop d'offres, et
trop d'offres, trop de baisse dans les prix! Mieux vaut
transporter peu � des conditions plus avantageuses, car les
pr�l�vements sont toujours les m�mes, quoique les frais soient
plus consid�rables!

-- Oui!... en Barbarie surtout!... Douze pour cent du produit


total au profit du pacha, du cadi ou du gouverneur!

-- Sans compter un pour cent pour l'entretien du m�le et des


batteries des c�tes!

-- Et encore un pour cent, qui va de notre poche dans celle des


marabouts!

-- En v�rit�, c'est ruineux, aussi bien pour les armateurs que


pour les courtiers!�

Ces propos s'�changeaient ainsi entre ces agents, qui n'avaient


pas m�me conscience de l'infamie de leur commerce. Toujours les
m�mes plaintes sur les m�mes questions de droits! Et ils auraient
sans doute continu� � se r�pandre en r�criminations, si la cloche
n'y e�t mis fin, en annon�ant l'ouverture du march�.

Il va sans dire que le cadi pr�sidait � cette vente. Son devoir de


repr�sentant du gouvernement turc l'y obligeait, non moins que son
int�r�t personnel. Il �tait l�, tr�nant sur une sorte d'estrade,
abrit� sous une tente que dominait le croissant du pavillon rouge,
� demi couch� sur de larges coussins avec une nonchalance tout
ottomane.

Pr�s de lui, le crieur public se disposait � faire son office.


Mais il ne faudrait pas croire que ce crieur e�t l� l'occasion de
s'�poumoner. Non! Dans ce genre d'affaires, les courtiers
prenaient leur temps pour surench�rir. S'il devait y avoir quelque
lutte un peu vive pour l'adjudication d�finitive, ce ne serait
vraisemblablement que pendant le dernier quart d'heure de la
s�ance.

La premi�re ench�re fut mise � mille livres turques par un des


courtiers de Smyrne.

�� mille livres turques!� r�p�ta le crieur.

Puis, il ferma les yeux, comme s'il avait tout le loisir de


sommeiller, en attendant une surench�re.
Pendant la premi�re heure, les mises � prix ne mont�rent que de
mille � deux mille livres turques, soit environ quarante-sept
mille francs en monnaie fran�aise. Les courtiers se regardaient,
s'observaient, causaient entre eux de tout autre chose. Leur si�ge
�tait fait d'avance. Ils ne hasarderaient le maximum de leurs
offres que pendant les derni�res minutes qui pr�c�deraient le coup
de canon de fermeture.

Mais l'arriv�e d'un nouveau concurrent allait modifier ces


dispositions et donner un �lan inattendu aux ench�res.

Vers quatre heures, en effet, deux hommes venaient de para�tre sur


le march� d'Arkassa. D'o� venaient-ils? De la partie orientale de
l'�le, sans doute, � en juger d'apr�s la direction suivie par
l'araba, qui les avait d�pos�s � la porte m�me du batistan.

Leur apparition causa un vif mouvement de surprise et


d'inqui�tude. �videmment, les courtiers ne s'attendaient pas �
voir appara�tre un personnage avec lequel il faudrait compter.

�Par Allah! s'�cria l'un d'eux, c'est Nicolas Starkos en personne!

-- Et son damn� Skop�lo! r�pondit un autre. Nous qui les croyions


au diable!�

C'�taient ces deux hommes, bien connus sur le march� d'Arkassa.


Plus d'une fois, d�j�, ils y avaient fait d'�normes affaires en
achetant des prisonniers pour le compte des traitants de
l'Afrique. L'argent ne leur manquait pas, quoiqu'on ne s�t pas
trop d'o� ils le tiraient, mais cela les regardait. Et le cadi, en
ce qui le concernait, ne put que s'applaudir de voir arriver de si
redoutables concurrents.

Un seul coup d'oeil avait suffi � Skop�lo, grand connaisseur en


cette mati�re, pour estimer la valeur du lot des captifs. Aussi se
contenta-t-il de dire quelques mots � l'oreille de Nicolas
Starkos, qui lui r�pondit affirmativement d'une simple inclinaison
de t�te.

Mais, si observateur que f�t le second de la _Karysta_, il n'avait


pas vu le mouvement d'horreur que l'arriv�e de Nicolas Starkos
venait de provoquer chez l'une des prisonni�res.

C'�tait une femme �g�e, de grande taille. Assise � l'�cart dans un


coin du batistan, elle se leva, comme si quelque irr�sistible
force l'e�t pouss�e. Elle fit m�me deux ou trois pas, et un cri
allait, sans doute, s'�chapper de sa bouche... Elle eut assez
d'�nergie pour se contenir. Puis, reculant avec lenteur,
envelopp�e de la t�te aux pieds dans les plis d'un mis�rable
manteau, elle revint prendre sa place derri�re un groupe de
captifs, de mani�re � se dissimuler compl�tement. Il ne lui
suffisait �videmment pas de se cacher la figure: elle voulait
encore soustraire toute sa personne aux regards de Nicolas
Starkos.

Cependant les courtiers, sans lui adresser la parole, ne cessaient


de regarder le capitaine de la _Karysta_. Celui-ci ne semblait
m�me pas faire attention � eux. Venait-il donc pour leur disputer
ce lot de prisonniers? Ils devaient le craindre, �tant donn� les
rapports que Nicolas Starkos avait avec les pachas et les beys des
�tats barbaresques.

On ne fut pas longtemps sans �tre fix� � cet �gard. En ce moment,


le crieur s'�tait relev� pour r�p�ter � voix haute le montant de
la derni�re ench�re:

�� deux mille livres!

-- Deux mille cinq cents, dit Skop�lo, qui se faisait, en ces


occasions, le porte-parole de son capitaine.

-- Deux mille cinq cents livres!� annon�a le crieur.

Et les conversations particuli�res reprirent dans les divers


groupes, qui s'observaient non sans d�fiance. Un quart d'heure
s'�coula. Aucune autre surench�re n'avait �t� mise apr�s Skop�lo.
Nicolas Starkos, indiff�rent et hautain, se promenait autour du
batistan. Personne ne pouvait douter que, finalement,
l'adjudication ne f�t faite � son profit, m�me sans grand d�bat.

Cependant, le courtier de Smyrne, apr�s avoir pr�alablement


consult� deux ou trois de ses coll�gues, lan�a une nouvelle
ench�re de deux mille sept cents livres.

�Deux mille sept cents livres, r�p�ta le crieur.

-- Trois mille!�

C'�tait Nicolas Starkos qui avait parl�, cette fois. Que s'�tait-
il donc pass�? Pourquoi intervenait-il personnellement dans la
lutte? D'o� venait que sa voix, si froide d'habitude, marquait une
violente �motion qui surprit Skop�lo lui-m�me? On va le savoir.
Depuis quelques instants, Nicolas Starkos, apr�s avoir franchi la
barri�re du batistan, se promenait au milieu des groupes de
captifs. La vieille femme, en le voyant s'approcher, s'�tait plus
�troitement encore cach�e sous son manteau. Il n'avait donc pas pu
la voir. Mais, soudain, son attention venait d'�tre attir�e par
deux prisonniers qui formaient un groupe � part. Il s'�tait
arr�t�, comme si ses pieds eussent �t� clou�s au sol. L�, pr�s
d'un homme de haute stature, une jeune fille, �puis�e de fatigue,
gisait � terre. En apercevant Nicolas Starkos, l'homme se redressa
brusquement. Aussit�t la jeune fille rouvrit les yeux. Mais, d�s
qu'elle aper�ut le capitaine de la _Karysta_, elle se rejeta en
arri�re.

�Hadjine!� s'�cria Nicolas Starkos.

C'�tait Hadjine Elizundo, que Xaris venait de saisir dans ses


bras, comme pour la d�fendre.

�Elle!� r�p�ta Nicolas Starkos.

Hadjine s'�tait d�gag�e de l'�treinte de Xaris et regardait en


face l'ancien client de son p�re.
Ce fut � ce moment que Nicolas Starkos, sans m�me chercher �
savoir comment il pouvait se faire que l'h�riti�re du banquier
Elizundo f�t ainsi expos�e sur le march� d'Arkassa, jeta d'une
voix troubl�e cette nouvelle ench�re de trois mille livres.

�Trois mille livres!� avait r�p�t� le crieur.

Il �tait alors un peu plus de quatre heures et demie. Encore


vingt-cinq minutes, le coup de canon se ferait entendre, et
l'adjudication serait prononc�e au profit du dernier ench�risseur.

Mais d�j� les courtiers, apr�s avoir conf�r� ensemble, se


disposaient � quitter la place, bien d�cid�s � ne pas pousser plus
loin leurs prix. Il semblait donc certain que le capitaine de la
_Karysta_, faute de concurrents, allait rester ma�tre du terrain,
lorsque l'agent de Smyrne voulut tenter, une derni�re fois, de
soutenir la lutte.

�Trois mille cinq cents livres! cria-t-il.

-- Quatre mille!� r�pondit aussit�t Nicolas Starkos.

Skop�lo, qui n'avait pas aper�u Hadjine, ne comprenait rien �


cette ardeur immod�r�e du capitaine. � son compte, la valeur du
lot �tait d�j� d�pass�e, et de beaucoup, par ce prix de quatre
mille livres. Aussi se demandait-il ce qui pouvait exciter Nicolas
Starkos � se lancer de la sorte dans une mauvaise affaire.
Cependant un long silence avait suivi les derniers mots du crieur.
Le courtier de Smyrne lui-m�me, sur un signe de ses coll�gues,
venait d'abandonner la partie. Qu'elle f�t d�finitivement gagn�e
par Nicolas Starkos, auquel il ne s'en fallait que de quelques
minutes pour avoir gain de cause, cela ne pouvait plus faire de
doute.

Xaris l'avait compris. Aussi serrait-il plus �troitement la jeune


fille entre ses bras. On ne la lui arracherait qu'apr�s l'avoir
tu�!

En ce moment, au milieu du profond silence, une voix vibrante se


fit entendre, et ces trois mots furent jet�s au crieur:

�Cinq mille livres!�

Nicolas Starkos se retourna.

Un groupe de marins venait d'arriver � l'entr�e du batistan.


Devant eux se tenait un officier.

�Henry d'Albaret! s'�cria Nicolas Starkos. Henry d'Albaret...


ici... � Scarpanto!�

C'�tait le hasard seul qui venait d'amener le commandant de la


_Syphanta_ sur la place du march�. Il ignorait m�me que, ce jour-
l� -- c'est-�-dire vingt-quatre heures apr�s son arriv�e �
Scarpanto -- il y e�t une vente d'esclaves dans la capitale de
l'�le. D'autre part, puisqu'il n'avait point aper�u la sacol�ve au
mouillage, il devait �tre non moins �tonn� de trouver Nicolas
Starkos � Arkassa que celui-ci l'�tait de l'y voir.
De son c�t�, Nicolas Starkos ignorait que la corvette f�t
command�e par Henry d'Albaret, bien qu'il s�t qu'elle avait
rel�ch� � Arkassa.

Que l'on juge donc des sentiments qui s'empar�rent de ces deux
ennemis, lorsqu'ils se virent en face l'un de l'autre.

Et, si Henry d'Albaret avait jet� cette ench�re inattendue, c'est


que, parmi les prisonniers du batistan, il venait d'apercevoir
Hadjine et Xaris -- Hadjine qui allait retomber au pouvoir de
Nicolas Starkos! Mais Hadjine l'avait entendu, elle l'avait vu,
elle se f�t pr�cipit�e vers lui, si les gardiens ne l'en eussent
emp�ch�e.

D'un geste, Henry d'Albaret rassura et contint la jeune fille.


Quelle que f�t son indignation, lorsqu'il se vit en pr�sence de
son odieux rival, il resta ma�tre de lui-m�me. Oui! f�t-ce au prix
de toute sa fortune, s'il le fallait, il saurait arracher �
Nicolas Starkos les prisonniers entass�s sur le march� d'Arkassa,
et avec eux, celle qu'il avait tant cherch�e, celle qu'il
n'esp�rait plus revoir!

En tout cas, la lutte serait ardente. En effet, si Nicolas Starkos


ne pouvait comprendre comment Hadjine Elizundo se trouvait parmi
ces captifs, pour lui, elle n'en �tait pas moins la riche
h�riti�re du banquier de Corfou. Ses millions ne pouvaient avoir
disparu avec elle. Ils seraient toujours l� pour la racheter �
celui dont elle deviendrait l'esclave. Donc, aucun risque �
surench�rir. Aussi Nicolas Starkos r�solut-il de le faire avec
d'autant plus de passion, d'ailleurs, qu'il s'agissait de lutter
contre son rival, et son rival pr�f�r�!

�Six mille livres! cria-t-il.

-- Sept mille!� r�pondit le commandant de la _Syphanta_, sans m�me


se retourner vers Nicolas Starkos.

Le cadi ne pouvait que s'applaudir de la tournure que prenaient


les choses. En pr�sence de ces deux concurrents, il ne cherchait
point � dissimuler la satisfaction qui per�ait sous sa gravit�
ottomane.

Mais, si ce cupide magistrat supputait d�j� ce que seraient ses


pr�l�vements, Skop�lo, lui, commen�ait � ne plus pouvoir se
ma�triser. Il avait reconnu Henry d'Albaret, puis Hadjine
Elizundo. Si, par haine, Nicolas Starkos s'ent�tait, l'affaire,
qui e�t �t� bonne dans une certaine mesure, deviendrait tr�s
mauvaise, surtout si la jeune fille avait perdu sa fortune, comme
elle avait perdu sa libert� -- ce qui �tait possible, d'ailleurs!

Aussi, prenant Nicolas Starkos � part, essaya-t-il de lui


soumettre humblement quelques sages observations. Mais il fut re�u
de telle mani�re qu'il n'osa plus en hasarder de nouvelles.
C'�tait le capitaine de la _Karysta_, maintenant, qui jetait lui-
m�me ses ench�res au crieur, et d'une voix insultante pour son
rival.
Comme on le pense bien, les courtiers, sentant que la bataille
devenait chaude, �taient rest�s pour en suivre les diverses
p�rip�ties. La foule des curieux, devant cette lutte � coups de
milliers de livres, manifestait l'int�r�t qu'elle y prenait par de
bruyantes clameurs. Si, pour la plupart, ils connaissaient le
capitaine de la sacol�ve, aucun d'eux ne connaissait le commandant
de la _Syphanta. _On ignorait m�me ce qu'�tait venue faire cette
corvette, naviguant sous pavillon corfiote, dans les parages de
Scarpanto. Mais, depuis le d�but de la guerre, tant de navires de
toutes nations s'�taient employ�s au transport des esclaves, que
tout portait � croire que la _Syphanta_ servait � ce genre de
commerce. Donc, que les prisonniers fussent achet�s par Henry
d'Albaret ou par Nicolas Starkos, pour eux ce serait toujours
l'esclavage.

En tout cas, avant cinq minutes, cette question allait �tre


absolument d�cid�e.

� la derni�re ench�re proclam�e par le crieur, Nicolas Starkos


avait r�pondu par ces mots:

�Huit mille livres!

-- Neuf mille!� dit Henry d'Albaret.

Nouveau silence. Le commandant de la _Syphanta_, toujours ma�tre


de lui, suivait du regard Nicolas Starkos, qui allait et venait
rageusement, sans que Skop�lo os�t l'aborder. Aucune
consid�ration, d'ailleurs, n'aurait pu enrayer maintenant la furie
des ench�res.

�Dix mille livres! cria Nicolas Starkos.

-- Onze mille! r�pondit Henry d'Albaret.

-- Douze mille!� r�pliqua Nicolas Starkos, sans attendre cette


fois.

Le commandant d'Albaret n'avait point imm�diatement r�pondu. Non


qu'il h�sit�t � le faire. Mais il venait de voir Skop�lo se
pr�cipiter vers Nicolas Starkos pour l'arr�ter dans son oeuvre de
folie -- ce qui, pour un moment, d�tourna l'attention du capitaine
de la _Karysta_.

En m�me temps, la vieille prisonni�re, qui s'�tait si obstin�ment


cach�e jusqu'alors, venait de se redresser, comme si elle avait eu
la pens�e de montrer son visage � Nicolas Starkos...

� ce moment, au sommet de la citadelle d'Arkassa, une rapide


flamme brilla dans une volute de vapeurs blanches; mais, avant que
la d�tonation ne f�t arriv�e jusqu'au batistan, une nouvelle
ench�re avait �t� jet�e d'une voix retentissante:

�Treize mille livres!�

Puis, la d�tonation se fit entendre, � laquelle succ�d�rent


d'interminables hurrahs. Nicolas Starkos avait repouss� Skop�lo
avec une violence qui le fit rouler sur le sol... Maintenant il
�tait trop tard! Nicolas Starkos n'avait plus le droit de
surench�rir! Hadjine Elizundo venait de lui �chapper, et pour
jamais, sans doute!

�Viens!� dit-il d'une voix sourde � Skop�lo.

Et on e�t pu l'entendre murmurer ces mots:

�Ce sera plus s�r et ce sera moins cher!�

Tous deux mont�rent alors dans leur araba et disparurent au


tournant de cette route qui se dirigeait vers l'int�rieur de
l'�le.

D�j� Hadjine Elizundo, entra�n�e par Xaris, avait franchi les


barri�res du batistan. D�j� elle �tait dans les bras d'Henry
d'Albaret, qui lui disait en la pressant sur son coeur:

�Hadjine!... Hadjine!... Toute ma fortune, je l'aurais sacrifi�e


pour vous racheter...

-- Comme j'ai sacrifi� la mienne pour racheter l'honneur de mon


nom! r�pondit la jeune fille. Oui, Henry!... Hadjine Elizundo est
pauvre, maintenant, et maintenant digne de vous!�

XIII

� bord de la �Syphanta�

Le lendemain, 3 septembre, la _Syphanta_, apr�s avoir appareill�


vers dix heures du matin, serrait le vent sous petite voilure pour
sortir des passes du port de Scarpanto.

Les captifs, rachet�s par Henry d'Albaret, s'�taient cas�s, les


uns dans l'entrepont, les autres dans la batterie. Bien que la
travers�e de l'Archipel ne d�t exiger que quelques jours,
officiers et matelots avaient voulu que ces pauvres gens fussent
install�s aussi bien que possible.

D�s la veille, le commandant d'Albaret s'�tait mis en mesure de


pouvoir reprendre la mer. Pour le r�glement des treize mille
livres, il avait donn� des garanties dont le cadi s'�tait montr�
satisfait. L'embarquement des prisonniers s'�tait donc op�r� sans
difficult�s, et, avant trois jours, ces malheureux, condamn�s aux
tortures des bagnes barbaresques, seraient d�barqu�s en quelque
port de la Gr�ce septentrionale, l� o� ils n'auraient plus rien �
craindre pour leur libert�.

Mais cette d�livrance, c'�tait bien � celui qui venait de les


arracher aux mains de Nicolas Starkos qu'ils la devaient tout
enti�re! Aussi, leur reconnaissance se manifesta-t-elle par un
acte touchant, d�s qu'ils eurent pris pied sur le pont de la
corvette.
Parmi eux se trouvait un �pappa�, un vieux pr�tre de L�ondari.
Suivi de ses compagnons d'infortune, il s'avan�a vers la dunette,
sur laquelle Hadjine Elizundo et Henry d'Albaret se tenaient avec
quelques-uns des officiers. Puis, tous s'agenouill�rent, le
vieillard � leur t�te, et celui-ci, tendant ses mains vers le
commandant:

�Henry d'Albaret, dit-il, soyez b�ni de tous ceux que vous avez
rendus � la libert�!

-- Mes amis, je n'ai fait que mon devoir! r�pondit le commandant


de la _Syphanta_, profond�ment �mu.

-- Oui!... b�ni de tous... de tous... et de moi, Henry!� ajouta


Hadjine en se courbant � son tour.

Henry d'Albaret l'avait vivement relev�e, et alors les cris de


vive Henry d'Albaret! vive Hadjine Elizundo! �clat�rent depuis la
dunette jusqu'au gaillard d'avant, depuis les profondeurs de la
batterie jusqu'aux basses vergues, sur lesquelles une cinquantaine
de matelots s'�taient group�s, en poussant de vigoureux hurrahs.

Une seule prisonni�re -- celle qui se cachait la veille dans le


batistan -- n'avait point pris part � cette manifestation. En
s'embarquant, toute sa pr�occupation avait �t� de passer inaper�ue
au milieu des captifs. Elle y avait r�ussi, et personne m�me ne
remarqua plus sa pr�sence � bord, d�s qu'elle se fut blottie dans
le coin le plus obscur de l'entrepont. �videmment, elle esp�rait
pouvoir d�barquer sans avoir �t� vue. Mais pourquoi prenait-elle
tant de pr�cautions? �tait-elle donc connue de quelque officier ou
matelot de la corvette? En tout cas, il fallait qu'elle e�t de
graves raisons pour vouloir garder cet incognito pendant les trois
ou quatre jours que devait durer la travers�e de l'Archipel.

Cependant, si Henry d'Albaret m�ritait la reconnaissance des


passagers de la corvette, que m�ritait donc Hadjine pour ce
qu'elle avait fait depuis son d�part de Corfou?

�Henry, avait-elle dit la veille, Hadjine Elizundo est pauvre,


maintenant, et maintenant digne de vous!�

Pauvre, elle l'�tait en effet! Digne du jeune officier?... On va


pouvoir en juger.

Et si Henry d'Albaret aimait Hadjine, lorsque de si graves


�v�nements les avaient s�par�s l'un de l'autre, combien cet amour
dut grandir encore, quand il connut ce qu'avait �t� toute la vie
de la jeune fille pendant cette longue ann�e de s�paration!

Cette fortune que lui avait laiss�e son p�re, d�s qu'elle sut d'o�
elle provenait, Hadjine Elizundo prit la r�solution de la
consacrer enti�rement au rachat de ces prisonniers, dont le trafic
en constituait la plus grande part. De ces vingt millions,
odieusement acquis, elle ne voulut rien garder. Ce projet, elle ne
le fit conna�tre qu'� Xaris. Xaris l'approuva, et toutes les
valeurs de la maison de banque furent rapidement r�alis�es.

Henry d'Albaret re�ut la lettre par laquelle la jeune fille lui


demandait pardon et lui disait adieu. Puis, en compagnie de son
brave et d�vou� Xaris, Hadjine quitta secr�tement Corfou pour se
rendre dans le P�loponn�se.

� cette �poque, les soldats d'Ibrahim faisaient encore une guerre


f�roce aux populations du centre de la Mor�e, tant �prouv�es d�j�
et depuis si longtemps. Les malheureux qu'on ne massacrait pas
�taient envoy�s dans les principaux ports de la Mess�nie, � Patras
ou � Navarin. De l�, des navires, les uns fr�t�s par le
gouvernement turc, les autres fournis par les pirates de
l'Archipel, les transportaient par milliers soit � Scarpanto, soit
� Smyrne, o� les march�s d'esclaves se tenaient en permanence.

Pendant les deux mois qui suivirent leur disparition, Hadjine


Elizundo et Xaris, ne reculant jamais devant aucun prix,
parvinrent � racheter plusieurs centaines de prisonniers, de ceux
qui n'avaient pas encore quitt� la c�te mess�nienne. Puis, ils
employ�rent tous leurs soins � les mettre en s�ret�, les uns dans
les �les Ioniennes, les autres dans les portions libres de la
Gr�ce du Nord.

Cela fait, tous deux se rendirent en Asie Mineure, � Smyrne, o� le


commerce des esclaves se faisait sur une �chelle consid�rable. L�,
par convois nombreux, arrivaient des quantit�s de ces prisonniers
grecs, dont Hadjine Elizundo voulait surtout obtenir la
d�livrance. Telles furent alors ses offres -- si sup�rieures �
celles des courtiers de la Barbarie ou du littoral asiatique --
que les autorit�s ottomanes trouv�rent grand profit � traiter et
trait�rent avec elle. Que sa g�n�reuse passion f�t exploit�e par
ces agents on le croira sans peine; mais, l�, plusieurs milliers
de captifs lui durent d'�chapper aux bagnes des beys africains.

Cependant, il y avait plus � faire encore, et c'est � ce moment


que la pens�e vint � Hadjine de marcher par deux voies diff�rentes
au but qu'elle voulait atteindre.

En effet, il ne suffisait pas de racheter les captifs mis en vente


sur les march�s publics, ou d'aller d�livrer � prix d'or les
esclaves au milieu de leurs bagnes. Il fallait aussi an�antir ces
pirates qui capturaient les navires dans tous les parages de
l'Archipel.

Or, Hadjine Elizundo se trouvait � Smyrne, quand elle apprit ce


qu'�tait devenue la _Syphanta_, apr�s les premiers mois de sa
croisi�re. Elle n'ignorait pas que c'�tait au compte d'armateurs
corfiotes qu'avait �t� arm�e cette corvette et pour quelle
destination. Elle savait que le d�but de la campagne avait �t�
heureux; mais, � cette �poque, la nouvelle arriva que la _Syphanta_
venait de perdre son commandant, plusieurs officiers et une
partie de son �quipage dans un combat contre une flottille de
pirates, command�e, disait-on, par Sacratif en personne.

Hadjine Elizundo se mit aussit�t en rapport avec l'agent qui


repr�sentait, � Corfou, les int�r�ts des armateurs de la
_Syphanta_. Elle leur en fit offrir un tel prix que ceux-ci se
d�cid�rent � la vendre. La corvette fut donc achet�e sous le nom
d'un banquier de Raguse, mais elle appartenait bien � l'h�riti�re
d'Elizondo, qui ne faisait qu'imiter les Bobolina, les Modena, les
Zacharias et autres vaillantes patriotes, dont les navires, arm�s
� leurs frais au d�but de la guerre de l'Ind�pendance, firent tant
de mal aux escadres de la marine ottomane.

Mais, en agissant ainsi, Hadjine avait eu la pens�e d'offrir le


commandement de la _Syphanta_ au capitaine Henry d'Albaret. Un
homme � elle, un neveu de Xaris, marin d'origine grecque comme son
oncle, avait secr�tement suivi le jeune officier, aussi bien �
Corfou, quand il fit tant d'inutiles recherches pour retrouver la
jeune fille, qu'� Scio, lorsqu'il alla y rejoindre le colonel
Fabvier.

Par ses ordres, cet homme s'embarqua comme matelot sur la


corvette, au moment o� elle reformait son �quipage, apr�s le
combat de Lemnos. Ce fut lui qui fit parvenir � Henry d'Albaret
les deux lettres �crites de la main de Xaris: la premi�re, � Scio,
o� on lui marquait qu'il y avait une place � prendre dans l'�tat-
major de la _Syphanta; _la seconde, qu'il d�posa sur la table du
carr�, alors qu'il �tait de faction, et par laquelle rendez-vous
�tait donn� � la corvette pour les premiers jours de septembre sur
les parages de Scarpanto.

C'�tait l�, en effet, qu'Hadjine Elizundo comptait se trouver �


cette �poque, apr�s avoir termin� sa campagne de d�vouement et de
charit�. Elle voulait que la _Syphanta_ serv�t � rapatrier le
dernier convoi de prisonniers, rachet�s avec les restes de sa
fortune.

Mais, pendant les six mois qui allaient suivre, que de fatigues �
supporter, que de dangers � courir!

Ce fut au centre m�me de la Barbarie, dans ces ports infest�s de


pirates, sur ce littoral africain, dont les pires bandits furent
les ma�tres jusqu'� la conqu�te d'Alger, que la courageuse jeune
fille, accompagn�e de Xaris, n'h�sita pas � se rendre pour
accomplir sa mission. � cela, elle risquait sa libert�, elle
risquait sa vie, elle bravait tous les dangers auxquels
l'exposaient sa beaut� et sa jeunesse.

Rien ne l'arr�ta. Elle partit.

On la vit alors, comme une religieuse de la Merci, para�tre �


Tripoli, � Alger, � Tunis, et jusque sur les plus infimes march�s
de la c�te barbaresque. Partout o� des prisonniers grecs avaient
�t� vendus, elle les rachetait avec grand b�n�fice pour leurs
ma�tres. Partout o� des traitants mettaient � l'encan ces
troupeaux d'�tres humains, elle se pr�sentait, l'argent � la main.
C'est alors qu'elle put observer dans toute son horreur le
spectacle de ces mis�res de l'esclavage, en un pays o� les
passions ne sont retenues par aucun frein.

Alger �tait encore � la discr�tion d'une milice, compos�e de


musulmans et de ren�gats, rebut des trois continents qui forment
le littoral de la M�diterran�e, ne vivant que de la vente des
prisonniers faits par les pirates et de leur rachat par les
chr�tiens. Au dix-septi�me si�cle, la terre africaine comptait
d�j� pr�s de quarante mille esclaves des deux sexes enlev�s � la
France, � l'Italie, � l'Angleterre, � l'Allemagne, � la Flandre, �
la Hollande, � la Gr�ce, � la Hongrie, � la Russie, � la Pologne,
� l'Espagne, dans toutes les mers de l'Europe.

� Alger, au fond des bagnes du Pacha, d'Ali-Mami, des Kouloughis


et de Sidi-Hassan, � Tunis, dans ceux de Youssif-Dey, de Galere-
Patrone et de Cicala, dans celui de Tripoli, Hadjine Elizundo
rechercha plus particuli�rement ceux dont la guerre hell�nique
avait fait des esclaves. Comme si elle e�t �t� prot�g�e par
quelque talisman, elle passa au milieu de tous ces dangers,
soulageant toutes ces mis�res. � ces mille p�rils que la nature
des choses cr�ait autour d'elle, elle �chappa comme par miracle!
Pendant six mois, � bord des l�gers b�timents caboteurs de la
c�te, elle visita les points les plus recul�s du littoral --
depuis la r�gence de Tripoli, jusqu'aux derni�res limites du Maroc
-- jusqu'� T�tuan, qui fut autrefois une r�publique de pirates,
r�guli�rement organis�e -- jusqu'� Tanger, dont la baie servait de
lieu d'hivernage � ces forbans -- jusqu'� Sal�, sur la c�te
occidentale de l'Afrique, o� les malheureux captifs vivaient dans
des caveaux creus�s � douze ou quinze pieds sous terre.

Enfin, sa mission termin�e, n'ayant plus rien des millions laiss�s


par son p�re, Hadjine Elizundo songea � revenir en Europe avec
Xaris. Elle s'embarqua � bord d'un navire grec, sur lequel prirent
passage les derniers prisonniers, rachet�s par elle, et qui fit
voile pour Scarpanto. C'�tait l� qu'elle comptait retrouver Henry
d'Albaret. C'�tait de l� qu'elle avait r�solu de revenir en Gr�ce
sur la _Syphanta. _Mais, trois jours apr�s avoir quitt� Tunis, le
navire qui la portait fut captur� par un b�timent turc, et elle
�tait conduite � Arkassa pour y �tre vendue comme esclave avec
ceux qu'elle venait de d�livrer!...

En somme, de cette oeuvre entreprise par Hadjine Elizundo, le


r�sultat avait �t� celui-ci: plusieurs milliers de prisonniers,
rachet�s avec l'argent m�me qui avait �t� gagn� � les vendre. La
jeune fille, maintenant ruin�e, venait de r�parer, dans la mesure
de ce qui �tait possible, tout le mal fait par son p�re.

Voil� ce qu'apprit Henry d'Albaret. Oui! Hadjine pauvre, �tait


maintenant digne de lui, et, pour l'arracher aux mains de Nicolas
Starkos, il se f�t fait aussi pauvre qu'elle!

Cependant, d�s le lendemain, la _Syphanta_ avait eu connaissance


de la terre de Cr�te au lever du jour. Elle manoeuvra alors de
mani�re � s'�lever vers le nord-ouest de l'Archipel. L'intention
du commandant d'Albaret �tait de rallier la c�te orientale de la
Gr�ce � la hauteur de l'�le d'Eub�e. L�, soit � N�grepont, soit �
�gine, les prisonniers pourraient d�barquer en lieu s�r, � l'abri
des Turcs, maintenant refoul�s au fond du P�loponn�se. Du reste, �
cette date, il n'y avait plus un seul des soldats d'Ibrahim dans
la p�ninsule hell�nique.

Tous ces pauvres gens, on ne peut mieux trait�s � bord de la


_Syphanta_, se remettaient d�j� des effroyables souffrances qu'ils
avaient endur�es. Pendant le jour, on les voyait group�s sur le
pont, o� ils respiraient cette saine brise de l'Archipel, les
enfants, les m�res, les �poux que mena�ait une �ternelle
s�paration, d�sormais r�unis pour ne plus se quitter. Ils
savaient, aussi, tout ce qu'avait fait Hadjine Elizundo, et, quand
elle passait, appuy�e au bras d'Henry d'Albaret, c'�taient de
toutes parts des marques de reconnaissance, t�moign�es par les
actes les plus touchants.

Vers les premi�res heures du matin, le 4 septembre, la _Syphanta_


perdit de vue les sommets de la Cr�te; mais, la brise ayant
commenc� � mollir, elle ne gagna que tr�s peu dans cette journ�e,
bien qu'elle port�t toute sa voilure. En somme, vingt-quatre
heures, quarante-huit heures de plus, ce ne serait jamais un
retard dont il fall�t se pr�occuper. La mer �tait belle, le ciel
superbe. Rien n'indiquait une prochaine modification de temps. Il
n'y avait qu'� �laisser courir�, comme disent les marins, et la
course se terminerait quand il plairait � Dieu.

Cette paisible navigation ne pouvait �tre que tr�s favorable aux


causeries du bord. Peu de manoeuvres � faire, d'ailleurs. Une
simple surveillance des officiers de quart et des gabiers de
l'avant, pour signaler les terres en vue ou les navires au large.

Hadjine et Henry d'Albaret allaient alors s'asseoir � l'arri�re


sur un banc de la dunette qui leur �tait r�serv�. L�, le plus
souvent, ils parlaient non plus du pass�, mais de cet avenir, dont
ils se sentaient ma�tres maintenant. Ils faisaient des projets
d'une r�alisation prochaine, sans oublier de les soumettre au
brave Xaris, qui �tait bien de la famille. Le mariage devait �tre
c�l�br� aussit�t leur arriv�e sur la terre de Gr�ce. Cela �tait
convenu. Les affaires d'Hadjine Elizundo n'entra�neraient plus ni
difficult�s ni retards. Une ann�e, employ�e � sa charitable
mission, avait simplifi� tout cela! Puis, le mariage fait, Henry
d'Albaret c�derait au capitaine Todros le commandement de la
corvette, et il conduirait sa jeune femme en France, d'o� il
comptait la ramener ensuite sur sa terre natale.

Or, pr�cis�ment, ce soir-l�, ils s'entretenaient de toutes ces


choses. � peine le l�ger souffle de la brise suffisait-il �
gonfler les hautes voiles de la _Syphanta. _Un merveilleux coucher
de soleil venait d'illuminer l'horizon, dont quelques traits d'or
vert surmontaient encore le p�rim�tre l�g�rement embrum� dans
l'ouest. � l'oppos� scintillaient les premi�res �toiles du levant.
La mer tremblotait sous l'ondulation de ses paillettes
phosphorescentes. La nuit promettait d'�tre magnifique.

Henry d'Albaret et Hadjine se laissaient aller au charme de cette


soir�e d�licieuse. Ils regardaient le sillage, � peine dessin� par
quelques blanches guipures que la corvette laissait � l'arri�re.
Le silence n'�tait troubl� que par les battements de la
brigantine, dont les plis bruissaient doucement. Ni lui ni elle ne
voyaient plus rien de ce qui n'�tait pas eux-m�mes et en eux. Et,
s'ils furent enfin rappel�s au sentiment du r�el, c'est qu'Henry
d'Albaret s'entendit appeler avec une certaine insistance.

Xaris �tait devant lui.

�Mon commandant?... dit Xaris pour la troisi�me fois.

-- Que voulez-vous, mon ami? r�pondit Henry d'Albaret, auquel il


sembla que Xaris h�sitait � parler.
-- Que veux-tu, mon bon Xaris? demanda Hadjine.

-- J'ai une chose � vous dire, mon commandant.

-- Laquelle?

-- Voici de quoi il s'agit. Les passagers de la corvette... ces


braves gens que vous ramenez dans leur pays... ont eu une id�e, et
ils m'ont charg� de vous la communiquer.

-- Eh bien, je vous �coute, Xaris.

-- Voil�, mon commandant. Ils savent que vous devez vous marier
avec Hadjine...

-- Sans doute, r�pondit Henry d'Albaret en souriant. Cela n'est un


myst�re pour personne!

-- Eh bien, ces braves gens seraient tr�s heureux d'�tre les


t�moins de votre mariage!

-- Et ils le seront, Xaris, ils le seront, et jamais fianc�e


n'aurait un pareil cort�ge, si l'on pouvait r�unir autour d'elle
tous ceux qu'elle a arrach�s � l'esclavage!

-- Henry!... dit la jeune fille en voulant l'interrompre.

-- Mon commandant a raison, r�pondit Xaris. En tout cas, les


passagers de la corvette seront l�, et...

-- � notre arriv�e sur la terre de Gr�ce, reprit Henry d'Albaret,


je les convierai tous � la c�r�monie de notre mariage!

-- Bien, mon commandant, r�pondit Xaris. Mais, apr�s avoir eu


cette id�e-l�, ces braves gens en ont eu une seconde!

-- Aussi bonne?

-- Meilleure. C'est de vous demander que le mariage se fasse �


bord de la _Syphanta! _N'est-ce pas comme un morceau de leur pays,
cette brave corvette qui les ram�ne en Gr�ce?

-- Soit. Xaris, r�pondit Henry d'Albaret.

-- Vous y consentez, ma ch�re Hadjine?�

Hadjine, pour toute r�ponse, lui tendit la main.

�Bien r�pondu, dit Xaris.

-- Vous pouvez annoncer aux passagers de la _Syphanta_, ajouta


Henry d'Albaret, qu'il sera fait comme ils le d�sirent.

-- C'est entendu, mon commandant. Mais... ajouta Xaris, en


h�sitant un peu, c'est que ce n'est pas tout!

-- Parle donc, Xaris, dit la jeune fille.


-- Voici. Ces braves gens, apr�s avoir eu une id�e bonne, puis une
meilleure, en ont eu une troisi�me qu'ils regardent comme
excellente!

-- Vraiment, une troisi�me! r�pondit Henry d'Albaret. Et quelle


est cette troisi�me id�e?

-- C'est que non seulement le mariage soit c�l�br� � bord de la


corvette, mais aussi qu'il se fasse en pleine mer... d�s demain!
Il y a parmi eux un vieux pr�tre...�

Soudain, Xaris fut interrompu par la voix du gabier qui �tait en


vigie dans les barres de misaine:

�Navires au vent!�

Aussit�t Henry d'Albaret se leva et rejoignit le capitaine Todros,


qui regardait d�j� dans la direction indiqu�e.

Une flottille, compos�e d'une douzaine de b�timents de divers


tonnages, se montrait � moins de six milles dans l'est. Mais, si
la _Syphanta_, encalmin�e alors, �tait absolument immobile, cette
flottille, pouss�e par les derniers souffles d'une brise qui
n'arrivait pas jusqu'� la corvette, devait n�cessairement finir
par l'atteindre.

Henry d'Albaret avait pris une longue-vue, et il observait


attentivement la marche de ces navires.

�Capitaine Todros, dit-il en se retournant vers le second, cette


flottille est encore trop �loign�e pour qu'il soit possible de
reconna�tre ses intentions ni quelle est sa force.

-- En effet, mon commandant, r�pondit le second, et, avec cette


nuit sans lune qui va devenir tr�s obscure, nous ne pourrons nous
prononcer! Il faut donc attendre � demain.

-- Oui, il le faut, dit Henry d'Albaret, mais comme ces parages ne


sont pas s�rs, donnez l'ordre de veiller avec le plus grand soin.
Que l'on prenne aussi toutes les pr�cautions indispensables pour
le cas o� ces navires se rapprocheraient de la _Syphanta.�_

Le capitaine Todros prit des mesures en cons�quence, mesures qui


furent aussit�t ex�cut�es. Une active surveillance fut �tablie �
bord de la corvette et devait �tre continu�e jusqu'au jour.

Il va sans dire qu'en pr�sence des �ventualit�s qui pouvaient


survenir, on remit � plus tard la d�cision relative � cette
c�l�bration du mariage, qui avait motiv� la d�marche de Xaris.
Hadjine, sur la pri�re d'Henry d'Albaret, avait d� regagner sa
cabine.

Pendant toute cette nuit, on dormit peu � bord. La pr�sence de la


flottille signal�e au large �tait de nature � inqui�ter. Tant que
cela fut possible, on avait observ� ses mouvements. Mais un
brouillard assez �pais se leva vers neuf heures, et l'on ne tarda
pas � la perdre de vue.
Le lendemain, quelques vapeurs masquaient encore l'horizon dans
l'est au lever du soleil. Comme le vent faisait absolument d�faut,
ces vapeurs ne se dissip�rent pas avant dix heures du matin.
Cependant rien de suspect n'avait apparu � travers ces brumes.
Mais, lorsqu'elles s'�vanouirent, toute la flottille se montra �
moins de quatre milles. Elle avait donc gagn� deux milles, depuis
la veille, dans la direction de la _Syphanta_, et, si elle ne
s'�tait pas rapproch�e davantage, c'est que le brouillard l'avait
emp�ch�e de manoeuvrer. Il y avait l� une douzaine de navires qui
marchaient de conserve sous l'impulsion de leurs longs avirons de
gal�re. La corvette, sur laquelle ces engins n'auraient eu aucune
action, en raison de sa grandeur, restait toujours immobile � la
m�me place. Elle �tait donc r�duite � attendre, sans pouvoir faire
un seul mouvement.

Et pourtant, il n'�tait pas possible de se m�prendre aux


intentions de cette flottille.

�Voil� un ramassis de navires singuli�rement suspects! dit le


capitaine Todros.

-- D'autant plus suspects, r�pondit Henry d'Albaret, que je


reconnais parmi eux le brick auquel nous avons donn� inutilement
la chasse dans les eaux de la Cr�te!�

Le commandant de la _Syphanta_ ne se trompait pas. Le brick, qui


avait si �trangement disparu au del� de la pointe de Scarpanto,
�tait en t�te. Il manoeuvrait de mani�re � ne pas se s�parer des
autres b�timents, plac�s sous ses ordres.

Cependant quelques souffles s'�taient lev�s dans l'est. Ils


favorisaient encore la marche de la flottille; mais ces ris�es,
qui verdissaient l�g�rement la mer en courant � sa surface,
venaient expirer � une ou deux encablures de la corvette.

Soudain, Henry d'Albaret rejeta la longue-vue qui n'avait pas


quitt� ses yeux:

�Branle-bas de combat!� cria-t-il.

Il venait de voir un long jet de vapeur blanche fuser � l'avant du


brick, pendant qu'un pavillon montait � sa corne, au moment o� la
d�tonation d'une bouche � feu arrivait � la corvette.

Ce pavillon �tait noir, et un S rouge-feu s'�cartelait en travers


de son �tamine.

C'�tait le pavillon du pirate Sacratif.

XIV

Sacratif

Cette flottille, compos�e de douze b�timents, �tait sortie la


veille des repaires de Scarpanto. Soit en attaquant la corvette de
front, soit en l'entourant, venait-elle donc lui offrir le combat
dans des conditions tr�s in�gales pour elle? Cela n'�tait que trop
certain. Mais ce combat, faute de vent, il fallait bien
l'accepter. D'ailleurs, e�t-il eu la possibilit� d'�viter la
lutte, Henry d'Albaret s'y f�t refus�. Le pavillon de la _Syphanta_
ne pouvait, sans d�shonneur, fuir devant le pavillon des pirates
de l'Archipel.

Sur ces douze navires, on comptait quatre bricks, portant de seize


� dix-huit canons. Les huit autres b�timents, d'un tonnage
inf�rieur, mais pourvus d'une artillerie l�g�re, �taient de
grandes sa�ques � deux m�ts, des senaux � m�ture droite, des
felouques et des sacol�ves arm�es en guerre. D'apr�s ce qu'en
pouvaient juger les officiers de la corvette, c'�taient plus de
cent bouches � feu, auxquelles ils auraient � r�pondre avec vingt-
deux canons et six caronades. C'�taient sept ou huit cents hommes
que les deux cent cinquante matelots de leur �quipage auraient �
combattre. Lutte in�gale, � coup s�r. Toutefois, la sup�riorit� de
l'artillerie de la _Syphanta_ pouvait lui donner quelque chance de
succ�s, mais � la condition qu'elle ne se laiss�t pas approcher de
trop pr�s. Il fallait donc tenir cette flottille � distance, en
d�semparant peu � peu ses navires par des bord�es envoy�es avec
pr�cision. En un mot, il s'agissait de tout faire pour �viter un
abordage, c'est-�-dire un combat corps � corps. Dans ce dernier
cas, le nombre e�t fini par l'emporter, car ce facteur a plus
d'importance encore sur mer que sur terre, puisque, la retraite
�tant impossible, tout se r�sume � ceci: sauter ou se rendre.

Une heure apr�s que le brouillard se fut dissip�, la flottille


avait sensiblement gagn� sur la corvette, aussi immobile que si
elle e�t �t� au mouillage au milieu d'une rade.

Cependant Henry d'Albaret ne cessait d'observer la marche et la


manoeuvre des pirates. Le branle-bas avait �t� fait rapidement �
son bord. Tous, officiers et matelots, �taient � leur poste de
combat. Ceux des passagers qui �taient valides avaient demand� �
se battre dans les rangs de l'�quipage, et on leur avait donn� des
armes. Un silence absolu r�gnait dans la batterie et sur le pont.
� peine �tait-il interrompu par les quelques mots que le
commandant �changeait avec le capitaine Todros.

�Nous ne nous laisserons pas aborder, lui disait-il. Attendons que


les premiers b�timents soient � bonne port�e, et nous ferons feu
de nos canons de tribord.

-- Tirerons-nous � couler ou � d�m�ter? demanda le second.

-- � couler�, r�pondit Henry d'Albaret. C'�tait le meilleur parti


� prendre pour combattre ces pirates, si terribles � l'abordage,
et particuli�rement ce Sacratif, qui venait de hisser impudemment
son pavillon noir. Et, s'il l'avait fait, c'est qu'il comptait,
sans doute, que pas un seul homme de la corvette ne survivrait,
qui se pourrait vanter de l'avoir vu face � face.

Vers une heure apr�s midi, la flottille ne se trouvait plus qu'�


un mille au vent. Elle continuait de s'approcher � l'aide de ses
avirons. La _Syphanta_, le cap au nord-ouest, ne se maintenait pas
sans peine � cette aire de compas. Les pirates marchaient sur elle
en ligne de bataille -- deux des bricks au milieu de la ligne, et
les deux autres � chaque extr�mit�. Ils manoeuvraient de mani�re �
tourner la corvette par l'avant et par l'arri�re, afin de
l'envelopper dans une circonf�rence, dont le rayon diminuerait peu
� peu. Leur but �tait �videmment de l'�craser d'abord sous des
feux convergents, puis de l'enlever � l'abordage.

Henry d'Albaret avait bien compris cette manoeuvre, si p�rilleuse


pour lui, et il ne pouvait l'emp�cher, puisqu'il �tait condamn� �
l'immobilit�. Mais peut-�tre parviendrait-il � briser cette ligne
� coups de canon, avant qu'elle ne l'e�t envelopp� de toutes
parts. D�j�, m�me, les officiers se demandaient pourquoi leur
commandant, de cette voix ferme et calme qu'on lui connaissait,
n'envoyait pas l'ordre d'ouvrir le feu.

Non! Henry d'Albaret entendait ne frapper qu'� coup s�r, et il


voulait se laisser approcher � bonne port�e.

Dix minutes s'�coul�rent encore. Tous attendaient, les pointeurs,


l'oeil � la culasse de leurs canons, les officiers de la batterie,
pr�ts � transmettre les ordres du commandant, les matelots du pont
jetant un regard par dessus les pavois. Les premi�res bord�es ne
viendraient-elles pas de l'ennemi, maintenant que la distance lui
permettait de le faire utilement?

Henry d'Albaret se taisait toujours. Il regardait la ligne qui


commen�ait � se courber � ses deux extr�mit�s. Les bricks du
centre -- et l'un d'eux �tait celui qui avait hiss� le pavillon
noir de Sacratif -- se trouvaient alors � moins d'un mille.

Mais, si le commandant de la _Syphanta_ ne se pressait pas de


commencer le feu, il ne semblait point que le chef de la flottille
f�t plus press� que lui de le faire. Peut-�tre m�me pr�tendait-il
accoster la corvette, sans m�me avoir tir� un seul coup de canon,
afin de lancer quelques centaines de ses pirates � l'abordage.

Enfin Henry d'Albaret pensa qu'il ne devait pas attendre plus


longtemps. Une derni�re ris�e, qui vint jusqu'� la corvette, lui
permit d'arriver d'un quart. Apr�s avoir rectifi� sa position, de
mani�re � bien avoir les deux bricks par le travers, � moins d'un
demi-mille:

�Attention sur le pont et dans la batterie!� cria-t-il.

Un l�ger bruissement se fit entendre � bord, et fut suivi d'un


silence absolu.

�� couler!� dit Henry d'Albaret.

L'ordre fut aussit�t r�p�t� par les officiers, et les pointeurs de


la batterie vis�rent soigneusement la coque des deux bricks,
tandis que ceux du pont visaient la m�ture.

�Feu!� cria le commandant d'Albaret.

La bord�e de tribord �clata. Du pont et de la batterie de la


corvette, onze canons et trois caronades vomirent leurs
projectiles, et entre autres, plusieurs paires de ces boulets
ram�s, qui sont dispos�s pour obtenir un d�m�tage � moyenne
distance.

D�s que les vapeurs de la poudre, repouss�es en arri�re, eurent


d�masqu� l'horizon, l'effet produit par cette d�charge sur les
deux b�timents, put �tre imm�diatement constat�. Il n'�tait pas
complet, mais ne laissait pas d'�tre important.

Un des deux bricks, qui occupaient le centre de la ligne, avait


�t� atteint au-dessus de la flottaison. En outre, plusieurs de ses
haubans et galhaubans ayant �t� coup�s, son m�t de misaine, entam�
� quelques pieds au-dessus du pont, venait de tomber en avant,
brisant du m�me coup la fl�che du grand m�t. Dans ces conditions,
ce brick allait perdre quelque temps � r�parer ses avaries; mais
il pouvait toujours porter sur la corvette. Le danger qu'elle
courait d'�tre cern�e, n'�tait donc pas att�nu� par ce d�but du
combat.

En effet, les deux autres bricks, plac�s � l'extr�mit� de l'aile


droite et de l'aile gauche, �taient maintenant arriv�s � hauteur
de la _Syphanta. _De l�, ils commen�aient � se rabattre sur elle
en d�pendant; mais ils ne le firent pas sans l'avoir salu�e d'une
bord�e d'enfilade qu'il lui �tait impossible d'�viter.

Il y eut l� un double coup malheureux. Le m�t d'artimon de la


corvette fut coup� � la hauteur des jottereaux. Tout le phare de
l'arri�re s'abattit en pagale[3], par bonheur, sans rien entra�ner
du gr�ement du grand m�t. En m�me temps, les dr�mes et une
embarcation �taient fracass�es. Ce qu'il y eut de plus
regrettable, ce fut la mort d'un officier et de deux matelots,
tu�s sur le coup, sans compter trois ou quatre autres, gri�vement
bless�s, que l'on transporta dans le faux-pont.

Aussit�t Henry d'Albaret donna des ordres pour que le d�blaiement


de la dunette se fit sans retard. Agr�s, voiles, d�bris de
vergues, espars, furent enlev�s en quelques minutes. La place
redevint libre et praticable. C'est qu'il n'y avait pas un instant
� perdre. Le combat d'artillerie allait recommencer avec plus de
violence. La corvette, prise entre deux feux, serait oblig�e �
r�sister des deux bords.

� ce moment, une nouvelle bord�e fut envoy�e par la _Syphanta_, et


si bien point�e, cette fois, que deux b�timents de la flottille --
un des senaux et une sa�que -- atteints en plein bois au-dessous
de la ligne de flottaison, coul�rent en quelques instants. Les
�quipages n'eurent que le temps de se jeter dans les embarcations,
afin de regagner les deux bricks du centre, o� ils furent aussit�t
recueillis.

�Hurrah! Hurrah!�

Ce fut le cri des matelots de la corvette, apr�s ce coup double


qui faisait honneur � ses chefs de pi�ce.

�Deux de coul�s! dit le capitaine Todros.

-- Oui, r�pondit Henry d'Albaret, mais les coquins, qui les


montaient, ont pu embarquer � bord des bricks, et je redoute
toujours un abordage qui leur donnerait l'avantage du nombre!�

Pendant un quart d'heure encore, la canonnade continua de part et


d'autre. Les navires pirates, aussi bien que la corvette,
disparaissaient au milieu des vapeurs blanches de la poudre, et il
fallait attendre qu'elles se fussent dissip�es pour reconna�tre le
mal que l'on s'�tait fait r�ciproquement. Par malheur, ce mal
n'�tait que trop sensible � bord de la _Syphanta. _Plusieurs
matelots avaient �t� tu�s; d'autres, en plus grand nombre, �taient
gri�vement bless�s. Un officier fran�ais, frapp� en pleine
poitrine, venait de tomber, au moment o� le commandant lui donnait
ses ordres.

Les morts et les bless�s furent aussit�t descendus dans le faux-


pont. D�j� le chirurgien et ses aides ne pouvaient suffire aux
pansements et aux op�rations, que n�cessitait l'�tat de ceux qui
avaient �t� frapp�s directement par les projectiles, ou
indirectement par les �clats de bois sur le pont et dans la
batterie. Si la mousqueterie n'avait pas encore parl� entre ces
b�timents qui se tenaient toujours � demi-port�e de canon, s'il
n'y avait ni balle, ni bisca�en � extraire, les blessures n'en
�taient pas moins graves, en m�me temps que plus horribles.

En cette occasion, les femmes, qui avaient �t� confin�es dans la


cale, ne faillirent point � leur devoir. Hadjine Elizundo leur
donna l'exemple. Toutes s'empress�rent � donner leurs soins aux
bless�s, les encourageant, les r�confortant.

Ce fut alors que la vieille prisonni�re de Scarpanto quitta son


obscure retraite. La vue du sang n'�tait pas pour l'effrayer, et,
sans doute, les hasards de sa vie l'avaient d�j� conduite sur plus
d'un champ de bataille. � la lueur des lampes du faux-pont, elle
se pencha au chevet des cadres o� reposaient les bless�s, elle
pr�ta la main aux op�rations les plus douloureuses, et, lorsqu'une
nouvelle bord�e faisait trembler la corvette jusque dans ses
carlingues, pas un mouvement de ses yeux n'indiquait que ces
effroyables d�tonations l'eussent fait tressaillir.

Cependant, l'heure approchait o� l'�quipage de la _Syphanta_


allait �tre oblig� de lutter � l'arme blanche contre les pirates.
Leur ligne s'�tait referm�e, leur cercle se r�tr�cissait. La
corvette devenait le point de mire de tous ces feux convergents.

Mais elle se d�fendait bien pour l'honneur du pavillon qui battait


toujours � sa corne. Son artillerie faisait de grands ravages �
bord de la flottille. Deux autres b�timents, une sa�que et une
felouque, furent encore d�truits. L'une coula. L'autre, perc�e de
boulets rouges, ne tarda pas � dispara�tre au milieu des flammes.

Toutefois, l'abordage �tait in�vitable. La _Syphanta_ n'e�t pu


l'�viter qu'en for�ant la ligne qui l'entourait. Faute de vent,
elle ne le pouvait pas, tandis que les pirates, mus par leurs
avirons de gal�re, s'approchaient en resserrant leur cercle.

Le brick au pavillon noir n'�tait plus qu'� une port�e de


pistolet, quand il l�cha toute sa bord�e. Un boulet vint frapper
les ferrures de l'�tambot � l'arri�re de la corvette, et la
d�monta de son gouvernail.

Henry d'Albaret se pr�para donc � recevoir l'assaut des pirates et


fit hisser ses filets de casse-t�te et d'abordage. Maintenant,
c'�tait la mousqueterie qui �clatait de part et d'autre. Pierriers
et espingoles, mousquets et pistolets, faisaient pleuvoir une
gr�le de balles sur le pont de la _Syphanta. _Bien des hommes
tomb�rent encore, presque tous frapp�s mortellement. Vingt fois
Henry d'Albaret faillit �tre atteint; mais, immobile et calme sur
son banc de quart, il donnait ses ordres avec le m�me sang-froid
que s'il e�t command� une salve d'honneur dans une revue
d'escadre.

En ce moment, � travers les d�chirures de la fum�e, les �quipages


ennemis pouvaient se voir face � face. On entendait les horribles
impr�cations des bandits. � bord du brick au pavillon noir, Henry
d'Albaret cherchait en vain � apercevoir ce Sacratif, dont le nom
seul �tait une �pouvante dans tout l'Archipel.

Ce fut alors que, par tribord et par b�bord, ce brick et un de


ceux qui avaient referm� la ligne, soutenus un peu en arri�re par
les autres b�timents, vinrent �longer la corvette, dont les
pr�ceintes g�mirent � cette pression. Les grappins, lanc�s �
propos, s'accroch�rent au gr�ement et li�rent les trois navires.
Leurs canons durent se taire; mais, comme les sabords de la
_Syphanta_ �taient autant de br�ches ouvertes aux pirates, les
servants rest�rent � leur poste pour les d�fendre � coups de
haches, de pistolets et de piques. Tel �tait l'ordre du commandant
-- ordre qui fut envoy� dans la batterie, au moment o� les deux
bricks venaient de l'accoster.

Soudain, un cri �clata de toutes parts, et avec une telle violence


qu'il domina un instant les fracas de la mousqueterie.

�� l'abordage! � l'abordage!�

Ce combat, corps � corps, devint alors effroyable. Ni les


d�charges d'espingoles, de pierriers et de fusils, ni les coups de
haches et de piques, ne purent emp�cher ces enrag�s, ivres de
fureur, avides de sang, de prendre pied sur la corvette. De leurs
hunes, ils faisaient un feu plongeant de grenades, qui rendait
intenable le pont de la _Syphanta_, bien qu'elle aussi leur
r�pondit de ses hunes par la main de ses gabiers. Henry d'Albaret
se vit assailli de tous c�t�s. Ses bastingages, bien qu'ils
fussent plus �lev�s que ceux des bricks, furent emport�s d'assaut.
Les forbans passaient de vergues en vergues, et, trouant les
filets de casse-t�te, se laissaient affaler sur le pont.
Qu'importait que quelques-uns fussent tu�s avant de l'atteindre!
Leur nombre �tait tel qu'il n'y paraissait pas.

L'�quipage de la corvette, r�duit maintenant � moins de deux cents


hommes valides, avait � se battre contre plus de six cents.

En effet, les deux bricks servaient incessamment de passage � de


nouveaux assaillants, amen�s par les embarcations de la flottille.
C'�tait une masse � laquelle il �tait presque impossible de
r�sister. Le sang ne tarda pas � couler � flots sur le pont de la
_Syphanta_. Les bless�s, dans les convulsions de l'agonie, se
redressaient encore pour donner un dernier coup de pistolet ou de
poignard. Tout �tait confusion au milieu de la fum�e. Mais le
pavillon corfiote ne s'abaisserait pas tant qu'il resterait un
homme pour le d�fendre!

Au plus fort de cette horrible m�l�e, Xaris se battait comme un


lion. Il n'avait pas quitt� la dunette. Vingt fois, sa hache,
retenue par l'estrope � son vigoureux poignet, en s'abattant sur
la t�te d'un pirate, sauva de la mort Henry d'Albaret.

Celui-ci, cependant, au milieu de ce trouble, ne pouvant rien


contre le nombre, restait toujours ma�tre de lui. � quoi songeait-
il? � se rendre? Non. Un officier fran�ais ne se rend pas � des
pirates. Mais alors, que ferait-il? Imiterait-il cet h�ro�que
Bisson, qui, dix mois auparavant, dans des conditions semblables,
s'�tait fait sauter pour ne pas tomber entre les mains des Turcs?
An�antirait-il, avec la corvette, les deux bricks accroch�s � ses
flancs? Mais c'�tait envelopper dans la m�me destruction les
bless�s de la _Syphanta_, les prisonniers arrach�s � Nicolas
Starkos, ces femmes, ces enfants!... C'�tait Hadjine sacrifi�e!...
Et ceux qu'�pargnerait l'explosion, si Sacratif leur laissait la
vie, comment �chapperaient-ils, cette fois, aux horreurs de
l'esclavage?

�Prenez garde, mon commandant!� s'�cria Xaris, qui venait de se


jeter au devant lui.

Une seconde de plus, Henry d'Albaret �tait frapp� � mort. Mais


Xaris saisit de ses deux mains le pirat qui allait le frapper, et
il le pr�cipita dans la mer. Trois fois, d'autres voulurent
arriver jusqu'� Henry d'Albaret; trois fois, Xaris les �tendit �
ses pieds.

Cependant, le pont de la corvette �tait alors enti�rement envahi


par la masse des assaillants. � peine, quelques d�tonations se
faisaient-elles entendre. On se battait surtout � l'arme blanche,
et les cris dominaient les fracas de la poudre.

Les pirates, d�j� ma�tres du gaillard d'avant, avaient fini par


emporter tout l'espace jusqu'au pied du grand m�t. Peu � peu, ils
repoussaient l'�quipage vers la dunette. Ils �taient dix contre un
-- au moins. Comment la r�sistance e�t-elle �t� possible? Le
commandant d'Albaret, s'il e�t alors voulu faire sauter sa
corvette, n'aurait pas m�me pu mettre son projet � ex�cution. Les
assaillants occupaient l'entr�e des �coutilles et des panneaux qui
donnaient acc�s � l'int�rieur. Ils s'�taient r�pandus dans la
batterie et dans l'entrepont, o� la lutte continuait avec le m�me
acharnement. Arriver � la soute aux poudres, il n'y fallait plus
songer.

D'ailleurs, partout les pirates l'emportaient par leur nombre. Une


barri�re, faite des corps de leurs camarades bless�s ou morts, les
s�parait seulement de l'arri�re de la _Syphanta. _Les premiers
rangs, pouss�s par les derniers, franchirent cette barri�re, apr�s
l'avoir rendue plus haute encore, en y entassant d'autres
cadavres. Puis, foulant ces corps, les pieds dans le sang, ils se
pr�cipit�rent � l'assaut de la dunette.
L� s'�taient rassembl�s une cinquantaine d'hommes, et cinq ou six
officiers avec le capitaine Todros. Ils entouraient leur
commandant, d�cid�s � r�sister jusqu'� la mort.

Sur cet �troit espace, la lutte fut d�sesp�r�e. Le pavillon, tomb�


de la corne de brigantine avec le m�t d'artimon, avait �t� rehiss�
au b�ton de poupe. C'�tait le dernier poste que l'honneur
commandait au dernier homme de d�fendre.

Mais, si r�solue qu'elle f�t, que pouvait cette petite troupe


contre les cinq ou six cents pirates qui occupaient alors le
gaillard d'avant, le pont, les hunes, d'o� pleuvait une gr�le de
grenades? Les �quipages de la flottille venaient toujours en aide
aux premiers assaillants. C'�tait autant de bandits que le combat
n'avait point affaiblis encore, lorsque chaque minute diminuait le
nombre des d�fenseurs de la dunette. Cette dunette, cependant,
c'�tait comme une forteresse. Il fallut lui donner plusieurs fois
l'assaut.

On ne saurait dire ce qui fut vers� de sang pour la prendre. Elle


fut prise, enfin! Les hommes de la _Syphanta_ durent reculer sous
l'avalanche jusqu'au couronnement. L�, ils se group�rent autour du
pavillon, auquel ils firent un rempart de leurs corps. Henry
d'Albaret, au milieu d'eux, le poignard d'une main, le pistolet de
l'autre, porta et l�cha les derniers coups.

Non! Le commandant de la corvette ne se rendit pas! Il fut accabl�


par le nombre! Alors il voulut mourir... Ce fut en vain! Il
semblait que pour ceux qui l'attaquaient, il y e�t comme un ordre
secret de le prendre vivant -- ordre dont l'ex�cution co�ta la vie
� vingt des plus acharn�s, sous la hache de Xaris. Henry d'Albaret
fut pris enfin avec ceux de ses officiers qui avaient surv�cu �
ses c�t�s. Xaris et les autres matelots se virent r�duits �
l'impuissance. Le pavillon de la _Syphanta_ cessa de flotter � sa
poupe! En m�me temps, des cris, des vocif�rations, des hurrahs,
�clat�rent de toutes parts. C'�taient les vainqueurs qui hurlaient
pour mieux acclamer leur chef:

�Sacratif!... Sacratif!�

Ce chef parut alors au-dessus des bastingages de la corvette. La


masse des forbans s'�carta pour lui faire place. Il marcha
lentement vers l'arri�re, foulant, sans m�me y prendre garde, les
cadavres de ses compagnons. Puis, apr�s avoir mont� l'escalier
ensanglant� de la dunette, il s'avan�a vers Henry d'Albaret.

Le commandant de la _Syphanta_ put voir enfin celui que la tourbe


des pirates venait de saluer de ce nom de Sacratif.

C'�tait Nicolas Starkos.

XV

D�nouement
Le combat entre la flottille et la corvette avait dur� plus de
deux heures et demie. Du c�t� des assaillants, il fallait compter
au moins cent cinquante hommes tu�s ou bless�s, et presque autant
de l'�quipage de la _Syphanta_, sur deux cent cinquante. Ces
chiffres disent avec quel acharnement on s'�tait battu de part et
d'autre. Mais le nombre avait fini par l'emporter sur le courage.
La victoire n'avait pas �t� au bon droit. Henry d'Albaret, ses
officiers, ses matelots, ses passagers, �taient maintenant aux
mains de l'impitoyable Sacratif.

Sacratif ou Starkos, c'�tait bien le m�me homme, en effet.


Jusqu'alors, personne n'avait su que, sous ce nom, se cachait un
Grec, un enfant du Magne, un tra�tre, gagn� � la cause des
oppresseurs. Oui! c'�tait Nicolas Starkos qui commandait cette
flottille, dont les �pouvantables exc�s avaient �pouvant� ces
mers! C'�tait lui qui joignait � cet inf�me m�tier de pirate un
commerce plus inf�me encore! C'�tait lui qui vendait � des
barbares, � des infid�les, ses compatriotes �chapp�s �
l'�gorgement des Turcs! Lui, Sacratif! Et ce nom de guerre, ou
plut�t ce nom de piraterie, c'�tait le nom du fils d'Andronika
Starkos!

Sacratif -- il faut l'appeler ainsi maintenant -- Sacratif, depuis


bien des ann�es, avait �tabli le centre de ses op�rations dans
l'�le de Scarpanto. L�, au fond des criques inconnues de la c�te
orientale, on e�t trouv� les principales stations de sa flottille.
L�, des compagnons, sans foi ni loi, qui lui ob�issaient
aveugl�ment, auxquels il pouvait tout demander en fait de violence
et d'audace, formaient les �quipages d'une vingtaine de b�timents,
dont le commandement lui appartenait sans conteste.

Apr�s son d�part de Corfou � bord de la _Karysta_, Sacratif avait


directement fait voile pour Scarpanto. Son dessein �tait de
reprendre ses campagnes dans l'Archipel, avec l'espoir de
rencontrer la corvette, qu'il avait vue appareiller pour prendre
la mer et dont il connaissait la destination. Cependant, tout en
s'occupant de la _Syphanta_, il ne renon�ait pas � retrouver
Hadjine Elizundo et ses millions, pas plus qu'il ne renon�ait � se
venger d'Henry d'Albaret.

La flottille des pirates se mit donc � la recherche de la


corvette; mais, bien que Sacratif e�t entendu souvent parler
d'elle et des repr�sailles qu'elle avait inflig�es aux �cumeurs du
nord de l'Archipel, il ne parvint pas � tomber sur ses traces. Ce
n'�tait point lui, comme on l'avait dit, qui commandait � ce
combat de Lemnos, o� le capitaine Stradena trouva la mort; mais
c'�tait bien lui qui s'�tait enfui du port de Thasos sur la
sacol�ve, � la faveur de la bataille que la corvette livrait en
vue du port. Seulement, � cette �poque, il ignorait encore que la
_Syphanta_ f�t pass�e sous le commandement d'Henry d'Albaret, et
il ne l'apprit que lorsqu'il le vit sur le march� de Scarpanto.

Sacratif, en quittant Thasos, �tait venu rel�cher � Syra, et il


n'avait quitt� cette �le que quarante-huit heures avant l'arriv�e
de la corvette. On ne s'�tait pas tromp� en pensant que la
sacol�ve avait d� faire voile pour la Cr�te. L�, dans le port de
Grabouse attendait le brick qui devait ramener Sacratif �
Scarpanto pour y pr�parer une nouvelle campagne. La corvette
l'aper�ut peu apr�s qu'il eut quitt� Grabouse et lui donna la
chasse, sans pouvoir le rejoindre, tant sa marche �tait
sup�rieure.

Sacratif, lui, avait bien reconnu la _Syphanta. _Courir sur elle,


tenter de l'enlever � l'abordage, satisfaire sa haine en la
d�truisant, telle avait �t� sa pens�e tout d'abord. Mais,
r�flexion faite, il se dit que mieux valait se laisser poursuivre
le long du littoral de la Cr�te, entra�ner la corvette jusqu'aux
parages de Scarpanto, puis dispara�tre dans un de ces refuges que
lui seul connaissait.

C'est ce qui fut fait, et le chef des pirates s'occupait � mettre


sa flottille en mesure d'attaquer la _Syphanta_, lorsque les
circonstances pr�cipit�rent le d�nouement de ce drame.

On sait ce qui s'�tait pass�, on sait pourquoi Sacratif �tait venu


au march� d'Arkassa, on sait comment, apr�s avoir retrouv� Hadjine
Elizundo parmi les prisonniers du batistan, il se vit en face
d'Henry d'Albaret, le commandant de la corvette.

Sacratif, croyant qu'Hadjine Elizundo �tait toujours la riche


h�riti�re du banquier corfiote, avait voulu � tout prix en devenir
le ma�tre... L'intervention d'Henry d'Albaret fit �chouer sa
tentative.

Plus d�cid� que jamais � s'emparer d'Hadjine Elizundo, � se venger


de son rival, � d�truire la corvette, Sacratif entra�na Skop�lo et
revint � la c�te ouest de l'�le. Qu'Henry d'Albaret e�t la pens�e
de quitter imm�diatement Scarpanto afin de rapatrier les
prisonniers, cela ne pouvait faire doute. La flottille avait donc
�t� r�unie presque au complet, et, d�s le lendemain, elle
reprenait la mer. Les circonstances ayant favoris� sa marche, la
_Syphanta_ �tait tomb�e en son pouvoir.

Lorsque Sacratif mit le pied sur le pont de la corvette, il �tait


trois heures du soir. La brise commen�ait � fra�chir, ce qui
permit aux autres navires de reprendre leur poste de mani�re �
toujours conserver la _Syphanta_ sous le feu de leurs canons.
Quant aux deux bricks, attach�s � ses flancs, ils durent attendre
que leur chef f�t dispos� � s'y embarquer.

Mais, en ce moment, il n'y songeait pas, et une centaine de


pirates rest�rent avec lui � bord de la corvette.

Sacratif n'avait pas encore adress� la parole au commandant


d'Albaret. Il s'�tait content� d'�changer quelques paroles avec
Skop�lo qui fit conduire les prisonniers, officiers et matelots,
vers les �coutilles. L�, on les r�unit � ceux de leurs compagnons
qui avaient �t� pris dans la batterie et dans l'entrepont; puis,
tous furent contraints de descendre au fond de la cale, dont les
panneaux se referm�rent sur eux. Quel sort leur r�servait-on? Sans
doute, une mort horrible qui les an�antirait en d�truisant la
_Syphanta_!

Il ne restait plus alors sur la dunette qu'Henry d'Albaret et le


capitaine Todros, d�sarm�s, attach�s, gard�s � vue. Sacratif,
entour� d'une douzaine de ses plus farouches pirates, fit un pas
vers eux.

�Je ne savais pas, dit-il, que la _Syphanta_ f�t command�e par


Henry d'Albaret! Si je l'avais su, je n'aurais pas h�sit� � lui
offrir le combat dans les mers de Cr�te, et il ne f�t pas all�
faire concurrence aux P�res de la Merci sur le march� de
Scarpanto.

-- Si Nicolas Starkos nous e�t attendus dans les mers de Cr�te,


r�pondit le commandant d'Albaret, il serait d�j� pendu � la vergue
de misaine de la _Syphanta_!

-- Vraiment? reprit Sacratif. Une justice exp�ditive et


sommaire...

-- Oui!... la justice qui convient � un chef de pirates!

-- Prenez garde, Henry d'Albaret, s'�cria Sacratif, prenez garde!


Votre vergue de misaine est encore au m�t de la corvette, et je
n'ai qu'� faire un signe...

-- Faites!

-- On ne pend pas un officier! s'�cria le capitaine Todros, on le


fusille! Cette mort infamante...

-- N'est-ce pas la seule que puisse donner un inf�me!� r�pondit


Henry d'Albaret.

Sur ce dernier mot, Sacratif fit un geste dont les pirates ne


savaient que trop la signification. C'�tait un arr�t de mort.

Cinq ou six hommes se jet�rent sur Henry d'Albaret, tandis que les
autres retenaient le capitaine Todros qui essayait de briser ses
liens.

Le commandant de la _Syphanta_ fut entra�n� vers l'avant, au


milieu des plus abominables vocif�rations. D�j� un cartahu avait
�t� envoy� de l'empointure de la vergue, et il ne s'en fallait
plus que de quelques secondes que l'inf�me ex�cution se f�t
accomplie sur la personne d'un officier fran�ais, lorsque Hadjine
Elizundo parut sur le pont.

La jeune fille avait �t� amen�e par ordre de Sacratif. Elle savait
que le chef de ces pirates, c'�tait Nicolas Starkos. Mais ni son
calme ni sa fiert� ne devaient lui faire d�faut.

Et d'abord, ses yeux cherch�rent Henry d'Albaret. Elle ignorait


s'il avait surv�cu au milieu de son �quipage d�cim�. Elle
l'aper�ut!... Il �tait vivant... vivant, au moment de subir le
dernier supplice!

Hadjine Elizundo courut � lui en s'�criant:

�Henry!... Henry!...�

Les pirates allaient les s�parer, lorsque Sacratif, qui se


dirigeait vers l'avant de la corvette, s'arr�ta � quelques pas
d'Hadjine et d'Henry d'Albaret. Il les regarda tous deux avec une
ironie cruelle.

�Voil� Hadjine Elizundo entre les mains de Nicolas Starkos! dit-il


en se croisant les bras. J'ai donc en mon pouvoir l'h�riti�re du
riche banquier de Corfou!

-- L'h�riti�re du banquier de Corfou, mais non l'h�ritage!�


r�pondit froidement Hadjine.
Cette distinction, Sacratif ne pouvait la comprendre. Aussi
reprit-il en disant:

�J'aime � croire que la fianc�e de Nicolas Starkos ne lui refusera


pas sa main en le retrouvant sous le nom de Sacratif!

-- Moi! s'�cria Hadjine.

-- Vous! r�pondit Sacratif avec plus d'ironie encore. Que vous


soyez reconnaissante envers le g�n�reux commandant de la _Syphanta_
de ce qu'il a fait en vous rachetant, c'est bien. Mais ce qu'il a
fait, j'ai tent� de le faire! C'�tait pour vous, non pour ces
prisonniers, dont je me soucie peu, oui! pour vous seule, que je
sacrifiais toute ma fortune! Un instant de plus, belle Hadjine, et
je devenais votre ma�tre... ou plut�t votre esclave!�

En parlant ainsi, Sacratif fit un pas en avant. La jeune fille se


pressa plus �troitement contre Henry d'Albaret.

�Mis�rable! s'�cria-t-elle.

-- Eh oui! bien mis�rable, Hadjine, r�pondit Sacratif. Aussi, est-


ce sur vos millions que je compte pour m'arracher � la mis�re!�

� ces mots, la jeune fille s'avan�a vers Sacratif:

�Nicolas Starkos, dit-elle d'une voix calme, Hadjine Elizundo n'a


plus rien de la fortune que vous convoitiez! Cette fortune, elle
l'a d�pens�e � r�parer le mal que son p�re avait fait pour
l'acqu�rir! Nicolas Starkos, Hadjine Elizundo est plus pauvre,
maintenant, que le dernier de ces malheureux que la _Syphanta_
ramenait � leur pays!�

Cette r�v�lation inattendue produisit un revirement chez Sacratif.


Son attitude changea subitement. Dans ses yeux brilla un �clair de
fureur. Oui! il comptait encore sur ces millions qu'Hadjine
Elizundo e�t sacrifi�s pour sauver la vie d'Henry d'Albaret! Et de
ces millions -- elle venait de le dire avec un accent de v�rit�
qui ne pouvait laisser aucun doute -- il ne lui restait plus rien!

Sacratif regardait Hadjine, il regardait Henry d'Albaret. Skop�lo


l'observait, le connaissant assez pour savoir quel serait le
d�nouement de ce drame. D'ailleurs, les ordres relatifs � la
destruction de la corvette lui avaient �t� d�j� donn�s, et il
n'attendait qu'un signe pour les mettre � ex�cution. Sacratif se
retourna vers lui.

�Va, Skop�lo!� dit-il.


Skop�lo, suivi de quelques-uns de ses compagnons, descendit
l'escalier qui conduisait � la batterie, et se dirigea du c�t� de
la soute aux poudres, situ�e � l'arri�re de la _Syphanta_.

En m�me temps, Sacratif ordonnait aux pirates de repasser � bord


des bricks, encore attach�s aux flancs de la corvette.

Henry d'Albaret avait compris. Ce n'�tait plus par sa mort


seulement que Sacratif allait satisfaire sa vengeance. Des
centaines de malheureux �taient condamn�s � p�rir avec lui pour
assouvir plus compl�tement la haine de ce monstre!

D�j� les deux bricks venaient de larguer leurs grappins


d'abordage, et ils commenc�rent � s'�loigner en �ventant quelques
voiles qu'aidaient leurs avirons de gal�re. De tous les pirates,
il ne restait plus qu'une vingtaine � bord de la corvette. Leurs
embarcations attendaient le long de la _Syphanta_ que Sacratif
leur ordonn�t d'y descendre avec lui.

En ce moment, Skop�lo et ses hommes reparurent sur le pont.

�Embarque! dit Skop�lo.

-- Embarque! s'�cria Sacratif d'une voix terrible. Dans quelques


minutes, il ne restera plus rien de ce navire maudit! Ah! tu ne
voulais pas d'une mort infamante, Henry d'Albaret! Soit!
L'explosion n'�pargnera ni les prisonniers, ni l'�quipage, ni les
officiers de la _Syphanta! _Remercie-moi de te donner une telle
mort en si bonne compagnie!

-- Oui, remercie-le, Henry, dit Hadjine, remercie-le! Au moins,


nous mourrons ensemble!

-- Toi, mourir, Hadjine! r�pondit Sacratif. Non! Tu vivras et tu


seras mon esclave... mon esclave!... entends-tu!

-- L'inf�me!� s'�cria Henry d'Albaret.

La jeune fille s'�tait plus �troitement attach�e � lui. Elle au


pouvoir de cet homme!

�Saisissez-la! ordonna Sacratif.

-- Et embarque! ajouta Skop�lo. Il n'est que temps!�

Deux pirates s'�taient jet�s sur Hadjine. Ils l'entra�n�rent vers


la coup�e de la corvette.

�Et maintenant, s'�cria Sacratif, que tous p�rissent avec la


_Syphanta_, tous...

-- Oui!... tous... et ta m�re avec eux!�

C'�tait la vieille prisonni�re qui venait d'appara�tre sur le


pont, le visage d�couvert, cette fois.

�Ma m�re!... � bord!... s'�cria Sacratif.


-- Ta m�re, Nicolas Starkos! r�pondit Andronika, et c'est de ta
main que je vais mourir!

-- Qu'on l'entra�ne!... Qu'on l'entra�ne!� hurla Sacratif.

Quelques-uns de ses compagnons se pr�cipit�rent sur Andronika.


Mais � ce moment, le pont fut envahi par les survivants de la
_Syphanta_. Ils �taient parvenus � briser les panneaux de la cale
o� on les avait enferm�s, et venaient de faire irruption par le
gaillard d'avant.

�� moi!... � moi!� s'�cria Sacratif.

Les pirates qui �taient encore sur le pont, entra�n�s par Skop�lo,
essay�rent de se porter � son secours. Les marins, arm�s de haches
et de poignards, en eurent raison jusqu'au dernier.

Sacratif se sentit perdu. Mais, du moins, tous ceux qu'il


ha�ssait, allaient p�rir avec lui!

�Saute donc, corvette maudite, s'�cria-t-il, saute donc!

-- Sauter!... Notre _Syphanta!... _Jamais!�

C'�tait Xaris qui apparut, tenant une m�che allum�e, arrach�e �


l'un des tonneaux de la soute aux poudres. Puis, bondissant sur
Sacratif, d'un coup de hache, il l'�tendit sur le pont. Andronika
poussa un cri. Tout ce qui peut survivre de sentiment maternel
dans le coeur d'une m�re, m�me apr�s tant de crimes, avait r�agi
en elle. Ce coup, qui venait de frapper son fils, elle e�t voulu
le d�tourner... On la vit alors s'approcher du corps de Nicolas
Starkos, s'agenouiller, comme pour lui donner un dernier pardon
dans un dernier adieu... Puis, elle tomba � son tour.

Henry d'Albaret s'�lan�a vers elle...

�Morte! dit-il. Que Dieu pardonne au fils par piti� pour la m�re!�

Cependant quelques-uns des pirates, qui �taient dans les


embarcations, avaient pu accoster un des bricks. La nouvelle de la
mort de Sacratif se r�pandit aussit�t. Il fallait le venger, et
les canons de la flottille recommenc�rent � tonner contre la
_Syphanta_. Ce fut en vain, cette fois. Henry d'Albaret avait
repris le commandement de la corvette. Ce qui restait de son
�quipage -- une centaine d'hommes -- se remit aux pi�ces de la
batterie et aux caronades du pont qui r�pondirent victorieusement
aux bord�es des pirates.

Bient�t, un des bricks -- celui-l� m�me sur lequel Sacratif avait


arbor� son pavillon noir -- fut atteint � la ligne de flottaison,
et il coula au milieu des horribles impr�cations des bandits de
son bord.

�Hardi! gar�ons, hardi! cria Henry d'Albaret. Nous sauverons notre


_Syphanta_!�

Et le combat continua de part et d'autre; mais l'indomptable


Sacratif n'�tait plus l� pour entra�ner ses pirates, et ils
n'os�rent risquer les chances d'un nouvel abordage.

Il ne resta bient�t que cinq b�timents de toute cette flottille.


Les canons de la _Syphanta_ pouvaient les couler � distance.
Aussi, la brise �tant assez forte, ils firent servir et prirent la
fuite.

�Vive la Gr�ce! cria Henry d'Albaret, pendant que les couleurs de


la _Syphanta_ �taient hiss�es en t�te du grand m�t.

-- Vive la France!� r�pondit tout l'�quipage, en associant ces


deux noms, qui avaient �t� si �troitement unis pendant la guerre
de l'Ind�pendance.

Il �tait alors cinq heures du soir. Malgr� tant de fatigues, pas


un homme ne voulut se reposer avant que la corvette n'e�t �t� mise
en �tat de naviguer. On envergua des voiles de rechange, on jumela
les bas-m�ts, on �tablit un m�t de fortune pour remplacer
l'artimon, on passa de nouvelles drisses, on capela de nouveaux
haubans, on r�para le gouvernail, et, le soir m�me, la _Syphanta_
reprenait sa route vers le nord-ouest.

Le corps d'Andronika Starkos, d�pos� sous la dunette, fut gard�


avec le respect que commandait le souvenir de son patriotisme.
Henry d'Albaret voulait rendre � sa terre natale la d�pouille de
cette vaillante femme. Quant au cadavre de Nicolas Starkos, un
boulet fut attach� � ses pieds, et il disparut sous les eaux de
cet Archipel, que le pirate Sacratif avait troubl� par tant de
crimes!

Vingt-quatre heures apr�s, le 7 septembre, vers les six heures du


soir, la _Syphanta_ avait connaissance de l'�le d'�gine, et elle
entrait dans le port, apr�s une ann�e de croisi�re qui avait
r�tabli la s�curit� dans les mers de la Gr�ce.

L�, les passagers firent retentir l'air de mille hurrahs. Puis,


Henry d'Albaret fit ses adieux aux officiers de son bord, � son
�quipage, et il remit au capitaine Todros le commandement de cette
corvette, dont Hadjine faisait don au nouveau gouvernement.

Quelques jours apr�s, au milieu d'un grand concours de population,


et en pr�sence de l'�tat-major, de l'�quipage et des prisonniers
rapatri�s par la _Syphanta_, on c�l�brait le mariage d'Hadjine
Elizundo et d'Henry d'Albaret. Le lendemain, tous deux partirent
pour la France avec Xaris, qui ne devait plus les quitter; mais
ils comptaient revenir en Gr�ce, d�s que les circonstances le
permettraient.

D'ailleurs, d�j� ces mers, si longtemps troubl�es, commen�aient �


redevenir calmes. Les derniers pirates avaient disparu, et la
_Syphanta_, sous les ordres du commandant Todros, ne trouva jamais
trace de ce pavillon noir, englouti avec Sacratif. Ce n'�tait plus
l'Archipel en feu: c'�tait l'Archipel, apr�s les derni�res flammes
�teintes, r�ouvert au commerce de l'extr�me Orient.

Le royaume hell�nique, en effet, gr�ce � l'h�ro�sme de ses


enfants, ne devait pas tarder � prendre place parmi les �tats
libres de l'Europe. Le 22 mars 1829, le sultan signait une
convention avec les puissances alli�es. Le 22 septembre, la
bataille de P�tra assurait la victoire des Grecs. En 1832, le
trait� de Londres donnait la couronne au prince Othon de Bavi�re.
Le royaume de Gr�ce �tait d�finitivement fond�.

Ce fut vers cette �poque qu'Henry et Hadjine d'Albaret revinrent


se fixer en ce pays dans une modeste situation de fortune, il est
vrai; mais que leur fallait-il de plus pour �tre heureux, puisque
le bonheur �tait en eux-m�mes!

1 Depuis l'�poque o� se passe cette histoire, l'�le


Santorin a �t� victime des feux souterrains. Vostitsa en
1661, Th�bes en 1661, Sainte-Maure, ont �t� d�vast�es par
des tremblements de terre.

2 Depuis 1864, les �les Ioniennes ont recouvr� leur


ind�pendance, et, divis�es en trois n�machies, sont
annex�es au royaume hell�nique.

3 Pagaille

End of the Project Gutenberg EBook of L'archipel en feu, by Jules Verne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARCHIPEL EN FEU ***

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