Aphi 722 0293
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Aphi 722 0293
LAU R E N C E D E V I L LA I R S
Institut Catholique de Paris — Centre Sèvres
« Et certes on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en
moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son
ouvrage ; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose
de différent de ce même ouvrage. Mais, de cela seul que Dieu m’a créé, il est
fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son image et semblance (ad
imaginem et similitudinem), et que je conçois (percipi) cette ressemblance
(dans laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue (in qua Dei idea continetur)
par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même (ipse a percipior) ;
c’est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur moi (mentis aciem), non seule-
ment je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète, et dépendante
d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de
plus grand que je ne suis (ad majora sive meliora indefinite aspirantem),
mais je connais aussi, en même temps, que celui duquel je dépends, possède
en soi toutes ces grandes choses auxquelles j’aspire, et dont je trouve en moi
les idées, non pas indéfiniment et seulement en puissance, mais qu’il en jouit
en effet, actuellement et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu. » 1
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3. AT IX, 38.
4. « Car ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée,
le long et familier usage qu’elles ont eu avec moi leur donnant le droit d’occuper mon esprit
contre mon gré, et de se rendre maîtresses de ma créance », AT IX, 17.
5. « Par intuition j’entends, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement trom-
peur de l’imagination qui opère des compositions sans valeur, mais une représentation qui est
le fait de l’intelligence pure et attentive, représentation si facile et si distincte [mentis puræ &
attentæ tam facilem distinctumque conceptum] qu’il ne subsiste aucun doute sur ce qu’on y
comprend [intelligimus] ; ou bien, ce qui revient au même, une représentation inaccessible au
doute, représentation qui est le fait de l’intelligence pure et attentive [mentis puræ & attentæ
non dubium conceptum], qui naît de la seule lumière de la raison [qui a sola rationis luce nas-
citur] », Regulæ, Règle III, AT X, 368.
6. A Silhon (?), mars (?) 1637, AT I, 353. Si Descartes ajoute l’expression « pour ainsi par-
ler », c’est parce qu’il utilise le terme d’intuition dans un sens inédit, qui ne renvoie pas à la
vision béatifique.
296 Laurence Devillairs
C’est sans doute ce qui explique l’ajout du mode amoureux dans la nouvelle
énumération des modes de la res cogitans, au seuil de la Troisième
Méditation ; c’est dans la contemplation ou l’adoration des attributs divins
que l’amour trouve son objet – son objet le plus éminent : « … je suis une
chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu
de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime » 12.
Si Descartes conclut la preuve de l’existence de Dieu de la Troisième
Méditation par la mention de l’homme comme image de Dieu, c’est pour
montrer que c’est l’idée de Dieu qui fait de l’âme humaine l’image de Dieu :
il adjoint ainsi au lieu commun théologique consistant à définir l’âme comme
imago Dei la nouveauté proprement cartésienne de l’existence d’une idée
innée de Dieu en l’homme. Il entend aussi montrer que la finalité de cette
idée ne relève pas seulement de l’ordre de la connaissance mais qu’elle
concerne l’affectif: l’idée donne à connaître mais aussi à aimer, là est sa fonc-
tion dernière. L’idée de Dieu est le pivot de la preuve (« C’est pourquoi je
veux ici (…) considérer si moi-même, qui ai cette idée de Dieu, je pourrais
être, en cas qu’il n’y eût point de Dieu » 13) et le fondement à partir duquel
connaître Dieu et déterminer ses attributs, mais elle est aussi ce qui conduit
à la contemplation et l’adoration de ces mêmes attributs. La métaphysique
ne vise pas le concept mais l’adoration : l’idée mène à l’amour de Dieu 14,
sans en donner le concept. Par l’idée innée de l’infini, nous parvenons à la
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certitude de notre être, et ensuite pour faire voir qu’il y a en nous quelque
image de la Trinité (…) ; au lieu que je m’en sers pour faire connaître que ce
moi qui pense, est une substance immatérielle, et qui n’a rien de corporel ;
qui sont deux choses fort différentes » 16.
ne les entendions peut-être pas bien clairement » 17. Lorsqu’il s’agit de révé-
16. A Colvius, 14 novembre 1640, AT III, 247.; voir aussi Abrégé des Méditations, AT IX,
9. Pour une interprétation des différences entre les textes augustiniens et cartésiens, voir J-L.
MARION, Questions cartésiennes II, Paris, PUF, 1996, I, § 6, p. 37. Voir également
L. BLANCHET, Les Antécédents historiques du Je pense, donc je suis, Paris, Alcan, éd. de 1985,
p. 59 sq ; G. RODIS-LEWIS, « Augustinisme et cartésianisme », in Augustinus Magister, Actes
du congrès international augustinien, Paris, Études augustiniennes, 1955, p. 1087-1104 ;
H. GOUHIER, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978, p. 175 sq. Nous
nous permettons aussi de citer notre article, « L’homme comme imago Dei chez Descartes »,
Revue des sciences philosophiques et théologiques, 86, 2002.
17. Principes I, art. 25, AT VIII-A, 14.
L’homme image de Dieu 299
«… car, encore qu’il ait été dit par plusieurs que, pour bien entendre les cho-
ses immatérielles ou métaphysiques, il faut éloigner son esprit des sens, néan-
moins personne, que je sache n’avait encore montré par quel moyen cela se
peut faire. Or le vrai et, à mon jugement, l’unique moyen pour cela est contenu
dans ma seconde Méditation ; mais il est tel que ce n’est pas assez de l’avoir
envisagé une fois, il le faut examiner souvent et le considérer longtemps, afin
que l’habitude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui
s’est enracinée en nous pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée
par une habitude contraire de les distinguer, acquise par l’exercice de quel-
ques journées. » 20
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« La cause la plus importante de cette erreur est que l’homme est un inconnu
pour lui-même. S’il veut cependant se connaître, il a besoin d’une grande habi-
tude de se retirer des sens (recedendi a sensibus), de recueillir son esprit en
lui-même et de le maintenir en lui-même. C’est ce qu’obtiennent seulement
ceux qui cautérisent par la solitude ou soignent par des études libérales cer-
taines blessures que causent des opinions et que le cours de la vie quotidienne
leur inflige. » 21
bles. » Ensuite, de « montrer que celui qui doute ainsi de tout ce qui est
matériel, ne peut aucunement pour cela douter de sa propre existence » –
on aura reconnu ici l’étape que Descartes lui-même définit comme étant
proprement augustinienne et qui consiste à « prouver la certitude de notre
être ». Il faut conclure de cette certitude que « l’âme est un être, ou une subs-
tance qui n’est point du tout corporelle, et que sa nature n’est que de pen-
ser, et aussi qu’elle est la première chose qu’on puisse connaître certaine-
ment. » 22 Il s’agit là d’un acquis spécifiquement cartésien, et qui est de
montrer que « ce moi qui pense, est une substance immatérielle, et qui n’a
rien de corporel ». C’est dans cette conception de l’âme comme étant une
substance non corporelle que Descartes affirmerait sa plus grande origina-
lité, se démarquerait radicalement d’Augustin et serait donc, dans sa méta-
physique, sans prédécesseur. Or, dans le De Trinitate, que Descartes est
allé consulter en bibliothèque et dans lequel il dit avoir eu confirmation non
pas de sa dette à l’égard d’Augustin mais de l’indéniable originalité des
Méditations, on trouve la même définition de l’âme comme substance non
corporelle :
« Dans cette variété d’opinions, quiconque voit que l’âme, par sa nature même,
est une substance, une substance non corporelle (…) doit comprendre égale-
ment que l’erreur de ceux qui font de l’âme un corps vient, non pas d’un
défaut de connaissance, mais des éléments surajoutés sans lesquels ils ne peu-
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« D’autres ont nié qu’elle [l’âme] fût une substance, ne pouvant imaginer de
substance que corporelle et ne pensant pas d’autre part que l’âme fût un
corps: elle serait, d’après eux, l’équilibre même du corps, le principe d’union
22. A Silhon (?), mars 1637 (?), AT I, 353. Cf. aussi Lettre à Vatier, 22 février 1638, AT I, 560.
23. De Trinitate X, 7, 10, BA 16, p. 138-141.
L’homme image de Dieu 301
des éléments dont notre corps est en quelque sorte l’assemblage. Aussi tous
ont-ils pensé que l’âme était mortelle. » 24
les philosophes tiennent pour maxime, dans les écoles, qu’il n’y a rien dans
l’entendement qui n’ait premièrement été dans les sens, où toutefois il est
certain que les idées de Dieu et de l’âme n’ont jamais été. » 28
Ce n’est qu’à la condition de connaître l’âme comme substance immaté-
rielle qu’il est possible d’y discerner ensuite l’image de Dieu, d’où cette affir-
mation augustinienne de Descartes : « l’âme est un être, ou une substance
qui n’est point du tout corporelle ». La tâche de la philosophie est, selon
Augustin, de donner à connaître Dieu et l’âme humaine, et par cette connais-
sance de procurer la joie : « Cujus [philosophiæ] duplex quæstio est : una
de anima, altera de Deo. Prima efficit ut nosmetipsos noverimus, altera, ut
originem nostram. Illa nobis dulcior, ista charior, illa nos dignos beata vita,
beatos hæc facit » 29. En unissant au sein d’un même acte intellectuel
connaissance de soi et de Dieu, ou plutôt en passant de l’idée de Dieu à l’idée
de notre ressemblance à son égard (« Je conçois cette ressemblance (dans
laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue) par la même faculté par laquelle
je me conçois moi-même » 30), Descartes conclut en même façon qu’une telle
« méditation (…) nous fait jouir du plus grand contentement que nous
soyons capables de ressentir en cette vie » 31. Il n’est donc pas surprenant de
lire dans l’épître dédicatoire aux Méditations une reprise de la définition
augustinienne de la philosophie : « J’ai toujours estimé que ces deux ques-
tions, de Dieu et de l’âme, étaient les principales de celles qui doivent être
plutôt démontrées par les raisons de la philosophie que de la théologie » ; la
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28. Discours, AT VI, 37; L’existence de Dieu « a été mise en doute par quelques uns, à cause
qu’ils ont trop attribué aux perceptions des sens, et que Dieu ne peut être vu ni touché »,
Principes, Lettre-Préface, AT IX-B, 10.
29. «… il y a deux questions [pour la philosophie], l’une sur l’âme, l’autre sur Dieu. La pre-
mière fait que nous nous connaissons nous-mêmes, la seconde que nous connaissons notre ori-
gine. Celle-là est pour nous plus douce; celle-ci plus chère ; celle-là nous rend dignes d’une vie
heureuse; celle-ci nous rend heureux; celle-là, la première, est pour ceux qui s’instruisent, celle-
ci pour ceux qui sont déjà instruits », De Ordine, II, 18, 47, BA 4 / 2, p. 302-305.
30. AT IX, 42.
31. AT IX, 41-42, VII, 52.
32. Epître, Méditations, AT IX, 4 ; Dissertatio de Methodo (trad. latine du Discours), AT
VI, 558.
L’homme image de Dieu 303
Plus essentiel encore, c’est parce qu’elle est connaissance de Dieu que la
connaissance de soi fait de l’âme l’image de Dieu :
« Aussi est-ce dans la mesure où nous connaissons Dieu que nous lui sommes
semblables : ressemblance, qui ne va pas jusqu’à l’égalité, car nous ne le
connaissons pas autant qu’il se connaît lui-même » 40.
« Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je
ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue: en sorte
que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la
ressemblance de Dieu » 41.
« le désir que chacun a d’avoir toutes les perfections qu’il peut concevoir, et
par conséquent toutes celles que nous croyons être en Dieu, vient de ce que
Dieu nous a donné une volonté qui n’a point de bornes. Et c’est principale-
ment à cause de cette volonté infinie qui est en nous qu’on peut dire qu’il nous
a créés à son image » 42.
« Bien que ce désir, cette recherche, ne semble pas être amour (car l’amour
fait aimer ce qu’on connaît déjà : or, ici, il ne s’agit que de tendance à connaî-
tre); néanmoins, c’est quelque chose du même genre. Aussi bien peut-on déjà
l’appeler volonté : car quiconque cherche, veut découvrir ; et si l’on cherche
une chose qui relève de la connaissance, quiconque cherche veut connaî-
tre » 43.
«… reprenez [mon cœur], puisque c’est à vous qu’il appartient, comme un tri-
but que je vous dois, puisque votre image y est empreinte. Vous l’y aviez for-
mée, Seigneur, au moment de mon baptême qui est ma seconde naissance ;
mais elle est tout effacée. L’idée du monde y est tellement gravée, que la vôtre
n’y est plus connaissable. »
L’homme est une image qui a une histoire: il peut perdre, et il a effecti-
vement perdu, ce qui fait de lui l’image de Dieu. Si la philosophie carté-
sienne fait de la capacité de l’homme à l’infini (à penser et aimer l’infini) le
pivot non seulement des preuves de l’existence de Dieu mais de la métaphy-
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« Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu’il y
a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste main-
tenant que la marque et la trace toute vide et qu’il essaye inutilement de rem-
plir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il
n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce
gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-
à-dire que par Dieu même. » 49
45. H. GOUHIER, Cartésianisme et Augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978, notam-
ment p. 176. Z. Janowski soutient que le lexique des Méditations est celui d’Augustin mais
n’indexe pas les Troisième et Cinquième Méditations dans son Index augustino-cartésien, Paris,
Vrin, 2000.
46. La Liberté chez Descartes et la théologie, Paris, Alcan, 1913, p. 160.
47. Stephen MENN, Descartes and Augustine, Cambridge University Press, 1998, p. 281 sq.
48. Ph. SELLIER, Pascal et saint Augustin, Paris, Albin Michel, 1995, p. 5
49. Pensées, frag. 181. La « double capacité » de l’homme, de pouvoir être semblable à Dieu
ou à la bête, est due au péché : « Mais, vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai for-
més. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait, je l’ai rempli de lumière et d’intelligence (…).
Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption (…), en sorte qu’au-
jourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes », frag. 182.
308 Laurence Devillairs
Le péché fait que l’homme n’est plus capax Dei, comme l’affirmait
Augustin 50, mais « impuissance », non pas image de Dieu mais vide, « gouf-
fre infini ». Il ne peut recouvrer par ses propres forces ce qu’il a perdu :
l’image de Dieu n’est désormais « plus connaissable », aucune connaissance
ni de soi ni de Dieu ne peut plus y donner accès. Ce n’est que par Dieu lui-
même que cette image peut être restaurée :
« Vous seul avez pu créer mon âme: vous seul pouvez la créer de nouveau. Vous
seul y avez pu former votre image : vous seul pouvez la réformer, et y réimpri-
mer votre portrait effacé, c’est-à-dire Jésus-Christ mon Sauveur, qui est votre
image et le caractère de votre substance. » 51
Pécheur, l’homme n’est plus qu’une image effacée. Mais dans cette thèse
de l’oblitération de l’image, Pascal paraît encore fidèle à Augustin qui mon-
tre en effet que la chute a consisté pour Adam à perdre l’image et la ressem-
blance de Dieu: « L’homme lui-même, pour avoir perdu par le péché le sceau
de l’image, n’est plus que simple créature » 52. Toutefois, se rétractant, l’évê-
que d’Hippone nuance cette affirmation et montre que la perte n’est en réa-
lité qu’obscurcissement :
50. Voir De Trinitate XIV, 8, 11, BA 16, p. 374-375 ; XIV, 12, 15, BA 16, p. 386-387. Nous
remercions I. Bochet d’avoir attiré notre attention sur ce point.
51. Les citations renvoient à la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies,
§ IV, in Oeuvres complètes, Lafuma, Paris, Seuil, 1963, p. 363.
52. De div. Quaest. LXXXIII, qu. 67, 4, BA 10, p. 260.
53. Retractationes, I, 26, BA 12, p. 440.
54. Pensées, frag. 708.
L’homme image de Dieu 309
Lieu d’où Dieu s’est absenté, l’âme n’est plus qu’un vide que vient rem-
plir l’amour pervers de soi-même :
« Depuis, le péché étant arrivé (…), l’amour pour soi même étant resté seul
dans cette grande âme capable d’un amour infini, cet amour propre s’est
étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté; et ainsi il s’est
aimé seul, et toutes choses pour soi, c’est-à-dire infiniment. »
Loin d’être image, l’homme est « néant » 55 – néant d’une misère que l’on
se masque et d’une grandeur que l’on a perdue. Ce qui rend le moi « haïssa-
ble » est le fait qu’il recouvre l’image du divin de son image, qui est celle du
péché. Le moi est ainsi un « abîme d’orgueil, de curiosité, de concupis-
cence », un « figmentum malum » que rien ne peut ôter 56. C’est le péché qui
a transformé l’être en abîme ou néant et donc effacé l’image de Dieu. Sans
la connaissance de ce péché, l’homme reste incompréhensible à lui-même :
55. « le néant de notre propre être », nous citerons dans la mesure du possible les Pensées
dans l’édition de Port-Royal de 1670 et de 1678, en indiquant entre parenthèses l’éd. Lafuma,
Pensées, section XXIV, p. 180-181 (Frag. 806).
56. Pensées, Frag. 211. Souligné par nous.
57. Pensées, section III, p. 38-39 (Frag. 131). Voir également Pensées, section XX, p. 155
(Frag. 189). Sur cette question nous renvoyons à H. GOUHIER, Blaise Pascal. Conversion et
apologétique, Paris, Vrin, 1985, p. 15.
58. Par exemple : « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos,
sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant », sec-
tion XXIV, (Frag. 622). Nous suivons les analyses de V. Carraud qui montre que « le ‘néant’
n’apparaît plus que pour la force de l’oxymore, le néant de notre être (…). La question (…)
n’est plus de prononcer le néant de notre être, mais de décrire la finitude existentielle dans tous
ses aspects : gloire, imagination, divertissement », Pascal. Des connaissances naturelles à
l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007, p. 176.
59. Pensées, section II, p. 19 (Frag. 393).
310 Laurence Devillairs
« Ceux qui (…) ont une disposition intérieure toute sainte (…) ne veulent
aimer que Dieu, ils ne veulent qu’haïr eux-mêmes. Ils sentent que (…) si Dieu
ne vient à eux ils sont incapables d’aucune communication avec lui et ils enten-
dent dire dans notre religion qu’il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi-
même, mais qu’étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s’est fait
homme pour s’unir à nous. » 62
« Il y en a qui font cette distinction : l’image c’est le Fils, tandis que l’homme
n’est pas image mais à l’image. L’Apôtre les réfute : ‘L’homme, dit-il, ne doit
pas se voiler la tête, car il est l’image et la gloire de Dieu’ (I Cor., XI, 7). Il
n’est pas dit ‘à l’image’, mais ‘l’image’ »
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« ... l’homme est l’image de la Trinité, non pas qu’il soit égal à la Trinité,
comme le Fils l’est au Père, mais approximativement ressemblant, on l’a dit,
à la manière dont des êtres éloignés sont voisins, non pas par le lieu mais par
l’imitation » 63.
celui d’« idole » : « On se fait une idole de la vérité même, car la vérité sans
la charité n’est pas Dieu et est son image et une idole qu’il ne faut point
aimer ni adorer » 64. Il ne reste plus à l’homme qu’à « s’anéantir », puisque
rien en lui n’est plus capable de Dieu :
« La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on
a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitiment à tout heure, à recon-
naître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa dis-
grâce. » 65
64. Pensées, frag. 755. A nuancer par ce fragment plus augustinien: « La nature a des per-
fections, pour montrer qu’elle est l’image de Dieu, et des défauts, pour montrer qu’elle n’en
est que l’image », frag. 762.
65. Pensées, Frag. 378.
66. Sur la conversion du pécheur, in Œuvres complètes, éd. Lafuma, op. cit., p. 291. Voir
aussi éd. de 1678, § 4-8, p. 269-271.
67. Si l’homme est une chose qui pense, il n’agit pas comme tel: le Cogito cartésien est vrai
sans être utile : « Nature corrompue. L’homme n’agit point par la raison, qui fait son être »,
frag. 736.
312 Laurence Devillairs
L’amour réclame un sujet à aimer. Car ne pas aimer une personne (en
particulier), c’est n’aimer personne. Cette exigence de l’amour ne peut tou-
tefois qu’être irrémédiablement déçue : on veut être aimé pour soi, pour ce
que l’on est, mais on n’est jamais aimé que pour ce que l’on a, un ensemble
de qualités inconstantes et éphémères (beauté, intelligence, etc.). Il n’existe
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D’Augustin à l’augustinisme
en nous, et qui ne soit pas nous (…). Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de
Dieu est en nous ».
73. Le Mystère de Jésus, Pensées, Frag. 919.
74. Prière, X, éd. de 1670, p. 326 (p. 364). «… le ‘message rémanent’ de l’ensemble de son
œuvre [de Pascal] (…) est tout autre que celui du massif augustinien. L’originelle splendeur
du cœur, qu’Augustin ne cesse de redécouvrir avec émerveillement, se trouve ici bien souvent
oblitérée par la nuit, par la boue, criblée de taches, envahie d’une végétation néfaste que
l’homme est convié à arracher, dans une entreprise jubilante et douloureuse qui ne se termi-
nera qu’à la mort », Ph. SELLIER, Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2003,
p. 191.
75. Démonstration, dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997,
t. II, p. 622-623.
76. Ibid., p. 617.
314 Laurence Devillairs
Qui est le plus augustinien: Pascal ou Fénelon? Celui qui insiste sur l’in-
timité de Dieu en l’homme ou celui qui montre comment cette intimité a
été irrémédiablement rompue par l’événement du péché ? A quelles condi-
tions peut-on dire qu’un auteur est augustinien ? Tous se revendiquent
comme tels, mais alors qu’Augustin peut tenir ensemble deux propositions
tendanciellement contradictoires, comme la présence et l’effacement de
l’image de Dieu en l’homme, ses disciples les disjoignent et les pensent dans
leur exclusion réciproque. Ce qui n’était que tension dans les textes
d’Augustin devient contradiction dans les interprétations augustiniennes.
N’est-ce pas de là que naissent les controverses et les différents « ismes » –
jansénismes, humanismes, cartésianismes ? N’est-ce pas cette logique de la
querelle que Pascal lui-même avait mise au jour en affirmant : « Il y a donc
un grand nombre de vérités, et de foi et de morale, qui semblent répugnan-
tes et qui subsistent toutes dans un ordre admirable La source de toutes les
hérésies est l’exclusion de quelques-unes de ces vérités » 84 ?
Résumé: Quel sens la philosophie a-t-elle donné à la définition biblique de l’homme comme
image de Dieu ? Au cours du XVIIe siècle, que l’on qualifie d’augustinien, la reprise de ce
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Abstract: What specific meaning can Philosophy gives to the biblical assertion of human
being as an image of God ? During the XVIIth century, which is recognized as an
Augustinian one, is the interpretation of this topic made in reference to Augustine ? We
will begin our analysis with Descartes and the text of the Third Meditation, unjustly dis-
regarded by scholars, but all dedicated to this notion of human being as imago Dei. We
will follow our study with Pascal, and we will have to notice that, paradoxically, he is
the author who is considered indisputably as Augustinian but in the same time the one
who gives the less extent to this notion of imago Dei. Through these examples, and with
the additional consideration of Fénelon’s philosophy, we intend to precise what being an
Augustinian means during the early modern Ages.
Key words: Cartesianism. Anti-humanism. Port-Royal. The infinite.