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Un appel de

M. Amadou-Mahtar M'Bow
Directeur Général
de r Unesco

vérité, ne la dit pas qu'à eux, ni pour eux seulement. Ils se


réjouissent que d'autres hommes et d'autres femmes, ail¬
leurs, puissent étudier et admirer le travail de leurs ancêtres.
Et ils voient bien que certaines partagent depuis
trop longtemps et trop intimement l'histoire de leur terre
d'emprunt pour qu'on puisse nier les symboles qui les y
attachent et couper toutes les racines qu'elles y ont prises.

Aussi bien ces hommes et ces femmes démunis


demandent-ils que leur soient restitués au moins les trésors
d'art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils
attachent le plus d'importance, ceux dont l'absence leur est
psychologiquement le plus intolérable.

Cette revendication est légitime.

L'Unesco, que son Acte constitutif charge de veiller à la


LE génie d'un peuple trouve une de ses incarnations les conservation et à la protection du patrimoine universel
plus nobles dans le patrimoine culturel que constitue, d' d'art et de monuments d'intérêt historique ou
au fil des siècles, l'auvre de ses architectes, de ses scientifique, s'emploie à promouvoir l'action requise en la
sculpteurs, des ses peintres, graveurs ou orfèvres de matière.
tous (es créateurs de formes qui ont su lui donner une
Le retour des biens culturels aux pays qui les ont perdus
expression tangible dans sa beauté multiple et son unicité.
continue, toutefois, de poser des problèmes particuliers que
Or, de cet héritage où s'inscrit leur identité immémoriale, les accords négociés et les actions spontanées ne suffisent
bien des peuples se sont vu ravir, à travers les péripéties de pas à résoudre. Il est donc apparu nécessaire d'aborder ces
l'histoire, une part inestimable. problèmes en tant que tels, dans leur principe et dans leur
ensemble.
Eléments architecturaux, statues et frises, monolithes,
mosaïques, poteries, émaux, j'ades, ivoires, ors gravés, C'est pourquoi, au nom de l'Organisation des Nations
masques de l'ensemble monumental aux créations de Unies pour l'éducation, la science et la culture, qui m'en a
l'artisan les Puvres enlevées étaient plus que des décors confié le mandat,
ou des ornements : elles portaient témoignage d'une his¬
J'appelle solennellement les Gouvernements des Etats
toire, l'histoire d'une culture, celle d'une nation dont l'esprit
membres de l'Organisation à conclure des accords bilaté¬
se perpétuait, se renouvelait en elles.
raux prévoyant le retour des biens culturels aux pays qui les
Les peuples victimes de ce pillage parfois séculaire n'ont ont perdus ; à promouvoir prêts à long terme, dépôts, ven¬
pas seulement été dépouillés de chefs-d' irremplaça¬ tes et donations entre institutions intéressées en vue de
bles : ils ont été dépossédés d'une mémoire qui les aurait favoriser un échange international plus juste des biens cul¬
sans doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certaine¬ turels ; à ratifier, s'ils ne l'ont pas encore fait, et à appliquer
ment à se faire mieux comprendre des autres. avec rigueur la Convention qui leur donne les moyens de
Aujourd'hui une spéculation effrénée, qu'attisent les prix s'opposer efficacement aux trafics illicites d'objets d'art et
pratiqués sur le marché des d'art, pousse encore d'archéologie.
trafiquants et pilleurs à exploiter l'ignorance locale, à tirer
J'appelle tous ceux qui ont mission d'informer journa¬
parti de toute complicité offerte. Dotés de moyens considé¬
listes, chroniqueurs de la presse écrite et parlée, program¬
rables, asservissant la technique à leur cupidité, des pirates mateurs et auteurs d'émissions télévisées et de films à
modernes dégradent et dévalisent, en Afrique, en Amérique susciter dans le monde un vaste et fervent mouvement
latine, en Asie, en Océanie, en Europe même, les sites
d'opinion pour que le respect des d'art se traduise,
archéologiques que les hommes de science ont à peine mis
chaque fois qu'il le faut, par le retour de ces nuvres à leur
au jour. terre natale.

Ces biens de culture qui sont partie de leur être, les hom¬
J'appelle les organisations culturelles et les associations
mes et les femmes de ces pays ont droit à les recouvrer.
de spécialistes de tous les continents à contribuer à la for¬
Ils savent, certes, que la destination de l'art est univer¬ mulation et à l'application d'une éthique plus stricte de
selle ; ils sont conscients que cet art qui dit leur histoire, leur l'acquisition et de la conservation des biens culturels et à la
POUR LE RETOUR
A CEUX QUI L'ONT CRÉÉ

D'UN PATRIMOINE CULTUREL


IRREMPLAÇABLE

révision progressive des codes déontologiques profession¬


nels en la matière, s'inspirant en cela de l'initiative du Con¬
seil international des Musées.

J'appelle les universités, les bibliothèques, les galeries


d'art publiques et privées et les musées qui ont les collec¬
tions les plus significatives à partager largement les biens
qu'ils détiennent avec les pays qui les ont créés et n'en pos¬
sèdent, quelquefois, même plus un seul exemplaire.

J'appelle aussi celles de ces institutions qui détiennent


plusieurs objets ou documents semblables, à se défaire au
moins d'un objet et à le renvoyer dans son pays d'origine,
pour que de jeunes générations ne grandissent pas sans
avoir jamais eu la possibilité de voir de près une tuvre d'art
ou une création artisanale de qualité fabriquée par leurs
ancêtres.

J'appelle les auteurs de livres d'art et les critiques d'art à


dire combien une euvre gagne en beauté et en vérité, pour
le profane autant que l'érudit, quand il la redécouvre dans le
cadre naturel et social où elle a été conçue.
J'appelle les techniciens de la conservation et de la res¬
tauration à faciliter, par leurs conseils et par leur action, le
retour d'tuvres d'art dans les pays qui les ont créées et à
rechercher avec imagination et persévérance de nouveaux
moyens de les préserver et de les présenter, lorsqu'elles
auront été replacées dans leur contrée d'origine.
J'appelle les historiens et les éducateurs à faire compren¬
dre la blessure que peut ressentir une nation devant la rafle
de ses guvres. Survivance des temps de barbarie, la force
du fait accompli constitue un élément de rancpur et de dis¬
corde qui nuit à l'établissement d'une paix durable et à l'har¬
monie entre les nations.'

Enfin, je m'adresse avec une émotion et un espoir parti¬


culiers aux artistes eux-mêmes, aux écrivains, aux poètes,
aux chanteurs pour les convier, partout, à témoigner que les
peuples ont besoin aussi d'exister dans l'imaginaire.
Grâce à la collaboration exemplaire qui s'est établie,
Il y a deux mille ans, l'historien grec Polybe nous invitait à depuis 1969, entre le Musée royal de Tervuren
ne plus faire du malheur des autres peuples l'ornement de (Belgique) et les musées nationaux du Zaïre (voir

notre patrie. Aujourd'hui, tous les peuples étant reconnus aussi pages 8-9), cette amulette en ivoire, d'une
hauteur de 67 mm, a pu faire retour à son pays
égaux en dignité, je suis convaincu que la solidarité interna¬
d'origine. Objet magique, on le portait en pendentif.
tionale peut au contraire aider concrètement au bonheur Les bras repliés, les mains portées au menton, les
général de l'humanité. genoux rapprochés caractérisent les traditions
plastiques des Hungana, population vivant dans la
, Restituer au pays qui l'a produit telle d'art ou tel vallée du Kwilu et qui était réputée pour son art de
document, c'est permettre à un peuple de recouvrer une sculpter l'ivoire.
partie de sa mémoire et de son identité, c'est faire la preuve
que, dans le respect mutuel entre nations, se poursuit tou¬
jours le long dialogue des civilisations qui définit l'histoire du
monde.

Amadou-Mahtar M'Bow

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