L'accessibilité Cinéma

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

L’ACCESSIBILITÉ ESTHÉTIQUE DES MONDES POSSIBLES AU CINÉMA

THÈSE
PRÉSENTÉE
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DU DOCTORAT EN SÉMIOLOGIE

PAR
FRANÇOIS DAVID PRUD’HOMME

FÉVRIER 2022
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques

Avertissement

La diffusion de cette thèse se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le
formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles
supérieurs (SDU-522 – Rév.04-2020). Cette autorisation stipule que «conformément à
l’article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l’auteur] concède à
l’Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d’utilisation et de
publication de la totalité ou d’une partie importante de [son] travail de recherche pour
des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l’auteur] autorise
l’Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des
copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support
que ce soit, y compris l’Internet. Cette licence et cette autorisation n’entraînent pas une
renonciation de [la] part [de l’auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété
intellectuelle. Sauf entente contraire, [l’auteur] conserve la liberté de diffuser et de
commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
REMERCIEMENTS

Je souhaite remercier toutes les personnes qui ont informé et motivé le projet de cette
recherche et qui lui ont permis d'aboutir. En particulier, je remercie :

Mes directeurs de recherche, Sylvano Santini et Bertrand Gervais, pour leur écoute
attentive, leur disponibilité, leurs conseils et leur patience, et surtout pour leur
enseignement, qui a permis le déploiement de la théorie développée dans cette thèse.
Je remercie Sylvano Santini pour le temps qu’il m’a accordé dans les discussions qui
ont abouti au sujet de cette thèse, et aussi pour m'avoir offert les opportunités d'emploi
qui m'ont permis de mener mes recherches dans les meilleures conditions. Je remercie
Bertrand Gervais pour les espaces de réflexion et de discussion qu'il m'a ouverts au
sein des différents groupes de recherches et colloques universitaires dont il était
l’organisateur, tant à l'Université du Québec à Montréal, qu’à l’étranger;

Catherine Saouter pour avoir ouvert la voie de l'investigation sur la sémiotique du


langage visuel; Antonio Dominguez Leiva pour m’avoir mis sur la piste des mondes
possibles durant mes études de premier cycle, ainsi que pour ses commentaires avisés
et ses suggestions pertinentes; Pierre Ouellet pour ses réflexions concernant la sémiose
du temps au cinéma; Jonathan Hope pour m’avoir fait confiance comme auxiliaire de
recherche; Maude Bonenfant pour m’avoir enseigné la méthodologie de la recherche;

Johanne Villeneuve, directrice du Programme de Doctorat en Sémiologie de la Faculté


des Arts de l'UQAM en 2013, pour son accueil chaleureux au sein du programme et
pour m'avoir encouragé à considérer la recherche sémiotique;

Samuel Archibald, Hubert-Yves Rose et Stéphane Leclerc pour leur enseignement


précieux au certificat en scénarisation cinématographique;
iii

Mes collègues Simon Lévesque, Francis Gauvin, Zéa Beaulieu-April, Jean-Michel


Berthiaume, Sophie Hort, Karina Chagnon, Christian Guay-Poliquin, Yan St-Onge,
Julien Fortin (et combien d’autres), pour nos échanges inspirants et fructueux;

Mes parents, Michèle Lessard et Fernand Prud’homme, pour leur indéfectible appui et
leurs précieux encouragements; mes amis qui ont compris les enjeux de la rédaction
d’une thèse et qui, chacun à leur manière, on su me stimuler tant intellectuellement
qu’artistiquement;

Cette recherche a été soutenue par l'UQAM, grâce à l’octroi l'octroi de bourses dont les
suivantes : la Bourse d'excellence du Fonds à l'Accessibilité et à la Réussite des Études
(2015, 2019), la bourse du Fonds du Département d'études littéraires − Doctorat en
sémiologie (2020). Je remercie particulièrement la Faculté des arts et le Départment
d’Études littéraires pour m’avoir offert la possibilité d'enseigner au certificat en
scénarisation cinématographique entre 2019 et 2020.
DÉDICACE

À mon frère, Frédéric-Olivier Prud’homme,


petit oiseau ricanant sur une branche
incompossible.
TABLE DES MATIÈRES

LISTE DES FIGURES ...............................................................................................viii

LISTE DES ABRÉVIATIONS, DES SIGLES ET DES ACRONYMES ................... xi

RÉSUMÉ..................................................................................................................... xii

ABSTRACT ...............................................................................................................xiii

INTRODUCTION......................................................................................................... 1

PREMIÈRE PARTIE LA TRAVERSÉE DES MONDES POSSIBLES ................. 19

CHAPITRE I L’ACCESSIBILITÉ ESTHÉTIQUE.................................................. 22


1.1 Le voyage inférentiel du spectateur ................................................................... 23
1.2 Les attentes des spectateurs ............................................................................... 28

CHAPITRE II LA LOGIQUE DES MONDES ........................................................ 36


2.1 La métaphysique déflationniste de Saul Kripke ................................................ 37
2.2 L’ersatzisme contre le réalisme modal de David Lewis .................................... 45
2.3 L’intentionnalité de Jaakko Hintikka................................................................. 57
2.4 Les mondes littéraires de Marie-Laure Ryan..................................................... 60

CHAPITRE III LA MÉCANIQUE TRANSMONDAINE DE UMBERTO ECO ... 76


3.1 Les propriétés essentielles ................................................................................. 87
3.2 Les propriétés et relations S-nécessaires ........................................................... 91
3.3 Les surnuméraires et variantes potentielles : l’identité transmondaine ............. 95
3.4 Le contrefactuels et les contreparties ............................................................... 101
3.5 L’accessibilité transmondaine ......................................................................... 103
3.6 Les vérités logiquement nécessaires et les opérateurs d’exception ................. 108
vi

3.7 Les contraintes contextuelles et structure idéologique .................................... 111

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE......................................................... 121

DEUXIÈME PARTIE LES OPÉRATEURS D’ACCESSIBILITÉ ........................ 125

CHAPITRE IV L’INTERPRÉTATION CINÉMATOGRAPHIQUE .................... 130


4.1 De l’hypoicône à l’hypersignification ............................................................. 130
4.2 Les stimuli comme signes de la perception ..................................................... 135
4.3 L’écologie de la perception ............................................................................. 136
4.3.1 La perception des stimuli visuels .......................................................... 138
4.3.2 La perception des stimuli auditifs ......................................................... 140
4.3.3 La perception du mouvement ................................................................ 141

CHAPITRE V LES CODES DU 7E ART .............................................................. 145


5.1 Le langage visuel : de l’iconique au plastique ................................................. 152
5.1.1 L’espace-temps diégétique .................................................................... 156
5.2 Le code cinématographique (la dénotation) .................................................... 161
5.3 Le code filmique (la connotation).................................................................... 166

CHAPITRE VI L’OPÉRATEUR COMME SIGNE FILMIQUE ET


CINÉMATOGRAPHIQUE....................................................................................... 178
6.1 Les opérateurs intradiégétiques (monde dans le film) : narratologie .............. 179
6.1.1 Les opérateurs temporels....................................................................... 182
6.1.2 Les opérateurs hyperboliques ................................................................ 208
6.1.3 Les opérateurs mobiliers ....................................................................... 227
6.2 Les opérateurs extradiégétiques (monde du film) : audiovisuels .................... 245
6.2.1 Les opérateurs de préproduction ........................................................... 251
6.2.2 Les opérateurs de tournage.................................................................... 287
6.2.3 Les opérateurs de postproduction.......................................................... 297

CONCLUSION ......................................................................................................... 319


vii

ANNEXE A LISTE DES OPÉRATEURS DE PASSAGE DANS ALO ET VS ... 332

RÉFÉRENCES .......................................................................................................... 348

BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................... 355


LISTE DES FIGURES

Figure 1 L'édifice leibnizien, d’après un schéma de Deleuze (1988, p. 140) ............. 11

Figure 1.1 Le schéma actanciel selon Greimas ........................................................... 33

Figure 2.1 M.C. Escher, Relativity,1953, lithographie . ............................................. 54

Figure 2.2 M.C. Escher, Waterfall, 1961, lithographie ............................................... 54

Figure 2.3 The Penrose Steps in Inception (2010) ...................................................... 54

Figure 2.4 Le système cinématographique.................................................................. 73

Figure 3.1 César sur la Gran Via de Madrid dépeuplée. ............................................. 83

Figure 3.2 Les mondes de Abre los ojos ..................................................................... 85

Figure 3.3 Table des propriétés et relations S-nécessaires de ALO ............................ 97

Figure 5.1 Dante et Virgile devant Farinata, chant X, vers 34 et suivants................ 156

Figure 5.2 La rose céleste, Paradis, chant XXX, vers 124-129 ................................ 156

Figure 5.3 L’espace diégétique et ses vecteurs de tension ........................................ 160

Figure 6.1 La vie psychologique selon Bergson (2012, p. 211) ............................... 212
ix

Figure 6.2 Claude Monet. « La Seine à Argenteuil », 1873...................................... 221

Figure 6.3 Nuria qui supplante Sofía dans une photo prise par Pelayo .................... 238

Figure 6.4 César Janus-bifrons .................................................................................. 240

Figure 6.5 Joint diégétique pratiqué par L.E. dans la mémoire de César ................. 241

Figure 6.6 Les miroirs dans ALO et VS ................................................................... 242

Figure 6.7 Mommy (2014) de Xavier Dolan ............................................................ 260

Figure 6.8 Les différents rapports de cadre ............................................................... 260

Figure 6.9 Tonalité divisée (#86) .............................................................................. 277

Figure 6.10 Les trois différentes résolutions possibles ............................................. 279

Figure 6.11 Cadrage et échelle des plans (personnage) ............................................ 284

Figure 6.12 Masque jeté par terre dans la scène de la boîte de nuit (#49) ................ 285

Figure 6.13 L’opérateur d’accessibilité P5 (#57) ...................................................... 285

Figure 6.14 Composition surréaliste dans VS ........................................................... 285

Figure 6.15 Alfred Hitchcock et l'effet Kuleshov ..................................................... 299

Figure 6.16 Affiches publicitaires de ALO et VS ..................................................... 318


x

Figure 6.17 Réalité-Virtualité développé par Milgram, et al. (1994) ....................... 328
LISTE DES ABRÉVIATIONS, DES SIGLES ET DES ACRONYMES

W monde (World)

R relation entre propriétés déterminant un monde

WI monde dans le film, intradiégétique

WO monde du film, extradiégétique

AW monde actuel

MAW monde actuel filmique

MRW monde référentiel filmique

APW monde possible alternatif

PAW monde de la production cinématographique

MAPW monde possible alternatif filmique

ALO le film Abre los ojos (1997) d’Alejandro Amenábar

VS le film Vanilla Sky (2001) de Cameron Crowe

WR monde réel dans ALO et VS

WDéf monde suite à l’accident de voiture dans ALO et VS

WOn monde du rêve dans ALO et VS

W14 monde de la réalité virtuelle dans ALO et VS

W14x mode tutoriel de W14 dans ALO et VS


RÉSUMÉ

En favorisant la migration des notions développées tant en logique modale, que dans
les études du récit et de la narratologie vers celle de l'image en mouvement, le concept
de monde possible permet aujourd’hui de rassembler les théories esthétiques et
sémiotiques dans une étude du cinéma. Il offre de nouvelles manières de comprendre
l'échange d'informations entre les créateurs d'un film et les spectateurs et, par le fait
même, il offre un nouveau point de vue sur la création d’un univers cinématographique.
Cette recherche a pour objectif de contribuer théoriquement à la compréhension et à
l'analyse de l'accessibilité entre les différents mondes dans un même récit
cinématographique.
Notre hypothèse repose sur l’idée que la traversée des frontières entre les mondes
filmiques peut s’analyser à partir de ce que nous appellerons des « opérateurs
d’accessibilité ». En effet, c’est grâce au concept d’opérateur d’accessibilité que nous
sommes parvenus à analyser la nature des frontières narratives et audiovisuelles qui
délimitent ces différents mondes filmiques, et à identifier les multiples moyens
narratifs et audiovisuels qui permettent aux protagonistes de les traverser sans perdre
leur identité. On se rendra compte en conclusion que le concept d’opérateur
d’accessibilité est efficace pour repérer et analyser le degré d’ouverture d’une œuvre,
lequel est déterminé par le niveau d’inclusivité des interprétations diverses et parfois
même aberrantes des spectateurs.
Cette thèse s'engage en définitive à rendre compte de la métaphore épistémologique
qu'est le cinéma, de même qu’à élaborer une esthétique inspirée de la logique des
mondes possibles. Elle se veut un guide pour qui voudrait utiliser le concept
d’opérateur d’accessibilité afin d’analyser et de comprendre le travail des cinéastes
dans la construction et l’échafaudage de leur propre architecture audiovisuelle et
narrative ou, éventuellement, de scénariser et de réaliser une œuvre filmique.

Mots clés : mondes possibles, multivers, cinéma, fiction, narration, sémiotique, logique,
pragmatique, phénoménologie, perception, esthétique, langage audiovisuel, récit
interactif.
ABSTRACT

By migrating the notions developed in modal logic, as well as in the study of narrative
and narratology, to that of the moving image, the concept of possible worlds now makes
it possible to bring together aesthetic and semiotic theories in a study of cinema. It
offers new ways of understanding the exchange of informations between the creators
of a film and the spectators and, by the same token, it offers a new point of view on the
construction of a cinematographic universe. The aim of this research is to contribute
theoretically to the understanding and analysis of the accessibility between the different
worlds in a single cinematic narrative.
From a logical point of view, possible worlds are only accessible to each other in fiction,
which creates ersatz, small fictional worlds, spun from the data and laws of the
spectators' real world. In this perspective, a problem of identity arose. Since an
individual cannot logically inhabit more than one world at a time, for fear of losing his
or her identity, how can fiction make such a transmundane identity seem real without
causing viewers to drop out due to lack of verisimilitude?
Our hypothesis is based on the idea that the crossing of borders between filmic worlds
can be analyzed from what we will call "accessibility operators". Indeed, it is thanks to
the concept of accessibility operator, that we have managed to analyze the nature of the
narrative and audiovisual borders that delimit these different filmic worlds, and to
identify the multiple narrative and audiovisual means of allowing the protagonists to
cross them without losing their identity. In conclusion, we will realize that the concept
of accessibility operator is efficient to identify and analyze the degrees of openness of
a work, i.e., the level of inclusiveness of the diverse and sometimes even aberrant
interpretations of the spectators.
This thesis is ultimately committed to accounting for the epistemological metaphor that
is cinema, as well as to elaborating an aesthetic inspired by the logic of possible worlds.
It is intended as a guide for those who would like to use the concept of the accessibility
operator to analyze and understand the work of filmmakers in constructing and
scaffolding their own audiovisual and narrative architecture or, possibly, in scripting
and directing a filmic work.

Keywords : possible worlds, cinema, fiction, narration, semiotics, logic, pragmatics,


aesthetics, audiovisual language, interactive narrative.
Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ?
Voltaire
INTRODUCTION

À l’origine du concept de monde possible

La citation mise en exergue est archiconnue. Voltaire se moque de ce qu’il appelle le


déterminisme optimiste de Leibniz dans un conte philosophique que certains
commentateurs iront jusqu’à considérer comme paradigmatique de la philosophie des
Lumières. Ce que le philosophe français reproche au philosophe allemand est l’idée du
meilleur des mondes, puisque la quantité de mal surpasse dans le nôtre la quantité de
bien, selon lui. Candide est l’histoire d’une désillusion : plutôt que d’attendre le
bonheur après la mort, selon la tradition chrétienne des philosophes de la Renaissance,
Voltaire en appelle au bonheur immédiat, hic et nunc, et préfère croire en un dieu
architecte, totalement désintéressé et extrinsèque à sa création. Il s’en prend surtout à
la doctrine leibnizienne selon laquelle « le meilleur parti n’est pas toujours celui qui
tend à éviter le mal, puisqu’il se peut que le mal soit accompagné d’un plus grand
bien1 » (Leibniz, 1969, p. 363).

Divisée en 417 chapitres, la Théodicée de Leibniz se condense effectivement en ce


concept du « meilleur des mondes », que Dieu seul, dans son omniscience, peut
considérer dans toutes ses singularités, c’est-à-dire de tous les points de vue. Cette
considération reste inaccessible aux êtres humains, qui sont limités dans leurs
perceptions d’un univers incommensurable, incapables d’en embrasser les possibilités

1
Première objection de l’annexe intitulée Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme.
Voir aussi Essai de théodicée, §10 : « Et si fata volunt, bina venena juvant. », dont Voltaire se moque à
plusieurs reprises : « Eh bien! Mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez été pendu, disséqué,
roué de coups, et que vous avez ramé aux galères, avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux du
monde? » (1992, p. 147)
2

infinies, et donc d’apprécier le concept du meilleur, voire le résultat de la perfection


divine dans toute l’ampleur de la création. Aussi, suivant les principes de la
contradiction et de raison suffisante, le philosophe allemand réfute l’existence de
mondes alternatifs, à savoir de versions du monde qui seraient différentes de celle dans
laquelle on vit.

J’appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes,
afin qu’on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents
temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde,
ou si vous voulez pour un univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous
les lieux, il demeure toujours vrai qu’on les aurait pu remplir d’une infinité de
manières, et qu’il y a une infinité de mondes possibles dont il faut que Dieu ait
choisi le meilleur, puisqu’il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.
(Leibniz, Essais de théodicée, § 8)

On peut tirer deux leçons de cette citation de Leibniz. D’abord, un monde rassemble
tout ce qui existe, à savoir notre réalité physique ou tout ce à quoi nous avons accès par
nos sens dans l’espace-temps infini. Un univers rassemble donc par extension notre
monde et tout le reste, additionné de ce que nous ne pouvons pas « observer », mais
appartenant tout de même à l’incommensurabilité de la création. Ensuite, Leibniz nous
dit que de tous les univers potentiels – rassemblant différents mondes possibles – Dieu
n’a créé que le meilleur d’entre tous, soit celui ralliant le maximum d’« ordre, de
régularité, de vertu, de bonheur » (Sur le livre de l’origine du mal, §22). Outre l’univers
et son espace-temps infini, qui contient notre réalité physique, notre monde réel, il
existe, dans cette perspective, une infinité d’autres univers incommensurables
potentiels qui n’ont pas été matériellement réalisés par la création.

Pour illustrer le concept par excellence de sa philosophie, Leibniz élabore dans sa


Théodicée un récit racontant le rêve que fit Théodore, grand sacrificateur à Jupiter,
d’une immense pyramide, ou palais des destinées dont la garde fut confiée à Pallas,
contenant tous les mondes possibles de la base jusqu’au sommet où culmine le meilleur
d’entre tous (Essais de théodicée, §413 à 417).

Vous voyez ici le palais des destinées dont j’ai la garde. Il y a des représentations
non seulement de ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible; et Jupiter
3

en ayant fait la revue avant le commencement du monde existant, a digéré les


possibilités en mondes, et a fait le choix du meilleur de tous […] Ainsi vous
pouvez vous figurer une suite réglée de mondes qui contenteront tous et seuls [sic]
le cas dont il s’agit, et en varieront en circonstances et en conséquences. Mais si
vous posez un cas qui ne diffère du monde actuel que dans une seule chose définie
et dans ses suites, un certain monde déterminé vous répondra : Ces mondes sont
tous ici, c’est-à-dire en idées. (Théodicée, §414)

Ce récit, emboité dans sa plaidoirie, permet corollairement d’établir la distinction entre


des concepts qui permettront par la suite aux physiciens, aux logiciens et aux
sémioticiens, de développer leur propre théorie des mondes possibles et d’en faire un
usage qui déborde le procès philosophique intenté contre Dieu par certains philosophes
des Lumières, Voltaire en tête, et dans lequel Leibniz joue le rôle d’avocat de la défense.
L’origine du concept des mondes possibles est une apologie de Dieu et du meilleur des
mondes − considéré par Leibniz comme la nature telle qu’elle est dans sa réalité totale
et effective −, qui peut être résumée en quatre arguments.

Premièrement, suivant le principe de la contradiction2, et celui de raison suffisante3,


le seul monde créé est le nôtre, que Dieu a fait passer de la possibilité à la réalisation.
Les autres mondes sont maintenus dans leur état théorétique, ne subsistant que dans
« la région des Vérités éternelles, l’entendement divin. » (Anfray, 2016, p. 538). Dans
ces conditions, la réalité est synonyme d’existence, de création, par rapport au possible,
au potentiel, à ce qui aurait pu exister, mais qui n’a pas été conçu originellement, qui
ne fait donc pas partie de l’univers existant. Les mondes possibles, en quantité infinie,
s’opposent ainsi au monde réel, qui est le seul, le meilleur, l’unique création. Bref, le
possible est multiple, il s’oppose à l’unicité de ce qui est réel et se trouve ainsi dans la
puissance infinie de la pensée de Dieu, et non dans la nature, qui est sa création4.

2
« qui porte que de deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre est fausse » (Théodicée,
§44, 1969, p. 128).
3
« c’est que jamais rien n'arrive, sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c'est-à-
dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non
existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon. » (Ibidem)
4
Le réel correspond à la nature chez Spinoza, dont Leibniz s’inspire en partie, car il ne détache pas Dieu
de la nature effective; il n’y a pas de possible chez Spinoza : Dieu est la nature et la nature est Dieu, il
4

Deuxièmement, un monde est « une série d’inflexions ou d’événements : c’est une pure
émission de singularités » (Deleuze, 1988, p. 81). Ces singularités, Leibniz, s’inspirant
probablement de l’apeiron du présocratique Anaximandre ou de l’atomisme d’Épicure
et de Gassendi (Théodicée, I, §895), les appelle Monades, « véritables Atomes de la
Nature […] Éléments des choses » (Monadologie, §3), points mathématiques, « sujet
comme point métaphysique » (Deleuze, 1988, p. 33). Les monades composent les
séries infinies des points de vue singuliers que Dieu a non seulement sur sa création
(qui correspond à la Nature spinoziste; voir note 4), mais aussi sur toutes les possibilités
non réalisées. La monade est une substance simple et sans parties, impénétrable et
indissoluble, « ni substance ni accident peut entrer de dehors dans une monade. »
(Monadologie §7) Chaque monade, dont le nombre est infini, exprime le monde qui est
virtuellement plié en chacune d’elle. C'est la condition de clôture de la monade
leibnizienne, ou le principe d’inclusion : « Il faut mettre le monde dans le sujet afin
que le sujet soit pour le monde […] l’âme est l’expression du monde (actualité), mais
parce que le monde est l’exprimé de l’âme (virtualité). » (Deleuze, 1988, p. 37) Les
monades sont variées et diffèrent entre elles par leurs qualités, qui spécifient la manière
dont elles perçoivent et expriment le monde, soit par une pluralité d’affections et de

n’y pas d’autres mondes, même dans l’intellect de Dieu. Autrement dit, Dieu n’a pas la puissance
d’imaginer des mondes possibles chez Spinoza, d’où la grande différence avec Leibniz qui, lui, ne réduit
pas Dieu à la nature de la réalité totale actuelle. En somme, le dieu de Spinoza, n’ayant pas la puissance
d’imaginer des mondes possibles, est limité à la « réalité actuelle ». La variation de la puissance chez
Spinoza se reconnaît à notre capacité de comprendre plus ou moins l’enchaînement des causes et des
effets dans la nature, et non à notre capacité d’imaginer des réalités virtuelles. C’est une différence
considérable qui explique pourquoi Leibniz insiste tant sur le concept de monde possible. En fait, les
mondes possibles deviennent les signes de la puissance de l’intellect divin, ce que ne peut admettre
Spinoza, car selon lui, Dieu est cause de lui-même car il est la seule substance, il n’a pas de volonté,
autrement il lui manquerait quelque chose et serait donc déterminé par ce manque, c’est-à-dire par une
cause qui ne serait pas lui; et aucun signe ne peut le déterminer, sinon il pourrait être et se comprendre
par autre chose que lui-même, Dieu échappe à toute sémiotisation chez Spinoza. Les éléments de la
nature chez lui ne sont pas les signes de Dieu, mais Dieu lui-même, ce qui est très différent de la
philosophie leibnizienne.
5
La monadologie a été écrite par Leibniz en 1714 sur une commande du prince Eugène de Savoie-
Carignan qui lui a demandé de synthétiser son système en des propositions claires pour qu’un poète de
l’époque puisse en donner une version poétique, à la manière du poème De la nature (1570) de Lucrèce,
qui met en vers le système d’Épicure.
5

rapports leur permettant d’envelopper la multitude dans l’unité. Chaque monade est
sujette au changement de ces perceptions venant d’un principe qui ne peut être
qu’interne.
L’état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la
substance simple n’est autre chose que ce qu’on appelle la perception […]
L’action du principe interne, qui fait le changement ou le passage d’une perception
à une autre, peut être appelé Appétition ; il est vrai, que l’appétit ne saurait toujours
parvenir entièrement à toute la perception, où il tend, mais il en obtient toujours
quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles. (Monadologie §14-15)

Ainsi, la monade peut être considérée comme une Entéléchie (§18), substance simple,
brute, automate incorporel 6 animé de perceptions et d’appétits (§19) qui, une fois
incarnée dans un corps, constitue un vivant (§63). La monade peut aussi être spirituelle,
une Âme, dont la perception est accompagnée de mémoire (§28), ce qui lui permet de
distinguer la consécution ou le passage d’une perception à une autre − ce que Leibniz
nomme l’appétition. L’âme qui s’incarne dans un corps est appelée animal (§63).
Finalement, la monade peut être une âme raisonnable, un Esprit (§29), qui distingue
les êtres humains des animaux, par la connaissance des vérités nécessaires et éternelles
à l’origine de la Raison7 et des sciences.
C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions,
que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle
moi, et à considérer que ceci ou cela est en nous : et c’est ainsi, qu’en pensant à
nous, nous pensons à l’Être, à la substance, au simple ou au composé, à
l’immatériel et à Dieu même, en concevant que ce qui est borné en nous, est en
lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos
raisonnements. (Monadologie §30)

Leibniz présente de cette manière un autre couple conceptuel qui fait en quelque sorte
écho à celui qui oppose le possible au réel, le potentiel à l’existant : le virtuel et l’actuel.

6
Monadologie §64 : « Mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont encore des
machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini. » et §87 : « Dieu, considéré comme Architecte de
la machine de l’univers… »
7
Monadologie §87 « …et Dieu considéré comme Monarque de la Cité divine des esprits. » Ces deux
faces de Dieu, le règne physique de la Nature, domaine des causes efficientes, et le règne moral de la
Grâce, domaine des causes finales, assurent l’harmonie préétablie dans le meilleur des mondes (§86).
6

Comme l’expliquait Pallas à Théodore dans le Palais des destinées, tous les mondes
possibles existent sous forme d’idées, et ils sont actualisés dans chaque monade, qui
l’expriment de manière virtuelle. Il y a ainsi deux régimes de monde dans la théodicée
de Leibniz : d’abord le meilleur des mondes, physique et matériellement composé par
les corps, celui qui a été objectivement créé par Dieu, et les séries infinies de
singularités possibles qui le réalisent dans l’éternité; ensuite, tous les autres mondes,
virtuellement pliés dans les monades qui les actualisent sous forme d’idées. Ce sont là,
selon Gilles Deleuze, les deux étages de l’édifice baroque de la philosophie
leibnizienne :
Le monde est une virtualité qui s’actualise dans les monades ou les âmes, mais
aussi une possibilité qui doit se réaliser dans la matière ou les corps […] La
philosophie de Leibniz […] exige cette préexistence idéale du monde, tant par
rapport aux monades spirituelles que par rapport à l’univers matériel […] Nous
ne pouvons parler de l’événement que déjà engagé dans l’âme qui l’exprime et
dans le corps qui l’effectue […] Certes, ce sont deux régimes d’expression très
différents, réellement distincts, puisque l’un est distributif, l’autre collectif :
chaque monade exprime pour son compte le monde entier, indépendamment des
autres et sans influx, tandis que tout corps reçoit l’impression ou l’influx des
autres, et c’est l’ensemble des corps, c’est l’univers matériel qui exprime le monde.
L’harmonie préétablie se présente donc d’abord comme un accord entre les deux
régimes. (1988, p. 140‑142)

Dans l’ordre, les singularités – soit les événements formés par les inflexions des points
de vue de Dieu dans les séries du monde − sont d’abord contenues dans la monade
comme ses prédicats primitifs. Ils y ont été et y seront de tout temps, de toute éternité.
Tirés du chaos de tous les possibles par le crible – la khôra du Timée –, qui ne laisse
passer que les meilleures séries, les événements et points de vue sont ensuite
l’expression de la monade qui s’incarne dans le corps. Les corps incarnent finalement
chaque événement et point de vue contenus dans leurs monades respectives en le
manifestant à sa place et en son temps dans les séries qui convergent vers l’expression
du meilleur des mondes.

Troisièmement, ces deux régimes créent une nouvelle opposition conceptuelle : le


couple compossible-incompossible. Chez Leibniz, qui était aussi mathématicien, pour
7

tout effet il y a une cause et tout prédicat est contenu dans le sujet. Les séries
d’événements convergent tôt ou tard les unes vers les autres pour créer le monde, c’est
pourquoi elles sont dites compossibles, et l’expression du meilleur des mondes devient
ainsi la « limite » de ces séries infinies qui expriment la réalité. La compossibilité
exprime en ce sens les relations qu’entretiennent les singularités entre elles dans le jeu
du monde qui
tend des séries infinies qui vont d’une singularité à une autre ; il instaure des règles
de convergences et de divergences d’après lesquelles ces séries de possibles
s’organisent en ensembles infinis, chaque ensemble étant compossible, mais deux
ensembles étant incompossibles l’un avec l’autre ; il distribue les singularités de
chaque monde, de telle ou telle façon, dans le noyau des monades ou des individus
qui expriment ce monde. (Deleuze, 1988, p. 89)

La compossibilité est la condition sine qua non du jeu d’actualisation des événements-
singularités qui composent une série selon le principe d’harmonie préétablie. Toute
série qui diverge éventuellement − soit lorsqu’une de ses singularités-événements dévie
et se met à exprimer une autre série, actualisant par le fait même un autre monde −, est
dite incompossible avec celles qui expriment le monde actuel d’origine. Une nouvelle
série crée un autre monde, comme par épigenèse, lorsque la série de ses singularités-
événements bifurque, et que se présente une nouvelle série qui diverge de celles qui
définissent notre réalité. La compossibilité exprime aussi les convergences des séries
de singularités en individus; l’individuation allant « de singularité en singularité, sous
la règle de convergence ou de prolongement qui rapporte l’individu à tel ou tel
monde. » (Deleuze, 1988, p. 86) L’individu est ainsi composé par les monades
raisonnables ou Esprits, qui condensent les singularités préindividuelles dans les corps
qui leur correspondent. L’individuation est un processus qui est d’abord enclenché
comme une actualisation de virtualités dans la monade et ensuite comme une réalisation
de possibles dans les corps :
C'est la définition réelle de l’individu : concentration, accumulation, coïncidence
d’un certain nombre de singularités préindividuelles convergentes (étant dit que
des points singuliers peuvent coïncider en un même point, comme les différents
sommets de triangles séparés peuvent coïncident au sommet commun d’une
pyramide). C’est comme un noyau de la monade [...] Au cœur de chaque monade
8

il y a des singularités qui sont chaque fois les requisits de la notion individuelle.
Que chaque individu n’exprime clairement qu’une partie du monde, cela découle
de la définition réelle : il exprime clairement la région déterminée par ses
singularités constituantes. Que chaque individu exprime le monde entier, cela
découle aussi de la définition réelle : les singularités constituantes de chacun, en
effet se prolongent dans toutes les directions jusqu’aux singularités des autres, à
condition que les séries correspondantes convergent, si bien que chaque individu
inclut l’ensemble d’un monde compossible, et n’exclut que les autres mondes
incompossibles avec celui-là (là où les séries divergeraient). (Deleuze, 1988, p. 85)

L’incompossibilité est, dans cette perspective, synonyme de frontière entre les mondes;
tout monde qui n’est pas le meilleur créé par Dieu est incompossible avec ce monde
réalisé, et c’est ainsi que les divergences dans les séries, les bifurcations, agissent
comme de véritables zones douanières entre les mondes incompossibles.
On appellera « monde possible » un ensemble de termes possibles compossibles
entre eux : ainsi les séries qui restent enfouies dans la base de la pyramide des
mondes, où Adam n’eût point péché ni Judas trahi [...] ainsi tous les romans bien
faits […] modèles finis de mondes possibles qui n’ont pas place dans le nôtre […]
La compossibilité s’articule à l’entr’expression, puisqu’elle concerne non les
éléments […] mais les relations : l’entr’expression de certains termes (en nombre
infini) constitue un réseau; les termes qui expriment un même réseau
s’entr’expriment, donc sont compossibles; un terme qui n’exprimerait pas ledit
réseau serait incompossible avec tous les autres. (Lettre à Bourget, Leibniz, 1996,
p. 271)

L’incompossibilité est aussi synonyme d’espace-temps autre, puisque la compossibilité


exprime un ensemble de relations spatiotemporelles déterminé, « un espace-temps
comme ordre des distances indivisibles d’une singularité à une autre, d’un individu à
un autre […] C'est l’espace, le temps et l’étendue qui sont dans le monde, chaque fois,
et non l’inverse. » (Deleuze, 1988, p. 90)

Quatrièmement, le couple horizontalité-verticalité qualifie les rapports


qu’entretiennent les deux étages de l’édifice et leurs éléments entre eux. D’une part,
l’âme se projette en distribuant les singularités spécifiques à un corps organique, qui
lui appartient par réquisition; elle « suit ses propres lois, et le corps aussi les siennes,
et ils se rencontrent en vertu de l’harmonie préétablie entre toutes les substances,
puisqu’elles sont toutes des représentations d’un même Univers. » (Monadologie, § 78).
9

La distribution des prédicats primitifs, composant les événements et les singularités


préindividuelles qui créent les individus, est verticale et instantanée. C’est-à-dire que
ces prédicats primitifs n’entrent pas dans un flux parce qu’ils sont isolés dans chaque
monade sur l’étage du haut (Figure 1). D’autre part, sur l’étage du bas, l’incarnation de
ces singularités est collective et causale, en ce sens que chaque événement et chaque
individu entrent dans une série de compossibilités qui convergent vers le meilleur des
mondes. « Comme ce monde n’existe pas hors des monades qui l’expriment, celles-ci
ne sont pas en prise et n’ont pas de relations horizontales entre elles, pas de rapports
intra-mondains, mais seulement un rapport harmonique indirect, pour autant qu’elles
ont le même exprimé : elles “s’entr’expriment” sans se capter. » (Deleuze, 1988, p. 110)

La relation qu’entretient l’étage du haut avec l’étage du bas est verticale, instantanée
et harmonique. Le passage du virtuel à l’actuel est fulgurant; les notes jouées par l’étage
du bas sont écrites depuis toujours sur la partition aveugle contenue dans l’étage du
haut. À l’étage du bas, l’expression du potentiel en réel est horizontale et mélodique,
elle s’inscrit dans le temps, donc dans l’espace. C’est l’édifice baroque de la
philosophie du meilleur des mondes de Leibniz (Figure 1).
La ligne du monde s’inscrit verticalement sur la surface unitaire et intérieure de
la monade, qui en tire les accords superposés. C’est pourquoi l’on dit que
l’harmonie est une écriture verticale, qui exprime la ligne horizontale du monde :
le monde est comme le livre de musique qu’on suit successivement ou
horizontalement en chantant, mais l’âme chante d’elle-même parce que toute la
tablature du livre y a été gravée verticalement, virtuellement, « dès le
commencement de l’existence de l’âme » (première analogie musicale de
l’harmonie leibnizienne) 8 […] D’après une seconde analogie musicale
proprement baroque, Leibniz invoque les conditions d’un concert où deux
monades chantent chacune sa partie sans connaître celle de l’autre ni l’entendre,
et pourtant « s’accordent parfaitement »9. (Deleuze, 1988, p. 180 à 182)

Avec Alfred North Whitehead, logicien néo-leibnizien, le jeu du monde a changé.


L’harmonie s’est mise à exprimer des incompossibles, les monades ayant trouvé le

8
Die philosophische Schriften, Gerhardt (éd.), 1890; cité par Deleuze.
9
Lettre à Arnauld, avril 1687; cité par Deleuze.
10

moyen de converser entre elles, ou comme l’écrit Deleuze d’« entrer en fusion sur une
sorte de diagonale, où les monades s’interpénètrent, se modifient » (1988, p. 188).
Cette nouvelle harmonie est un chaosmos10, dans lequel « Les séries divergentes tracent
dans un même monde chaotique des sentiers toujours bifurcants. » (Deleuze, 1988,
p. 111) La monadologie a rencontré chez Whitehead les relations interprétatives
peirciennes, qui arrivent à mettre dans la même série deux singularités incompossibles,
et dans la naissance d’une physique nouvelle, la superposition de l’un et du multiple,
de l’actuel et du réel. Le chaosmos de Whitehead exprime l’argument méréologique
selon lequel toute entité n’est que la somme de ses relations avec ses parties et celles
des autres entités et, dans ce contexte, la créativité est le principe absolu de l’existence;
le changement, l’impermanence des états du monde comme substance originelle de
toutes choses, les limites dans le chaosmos ne sont imposées que par ces relations
qu’entretiennent les entités entre elles. Comme l’écrit David Lapoujade au sujet des
objets impossibles qui meublent les mondes possibles : « L’événement ne se définit-il
pas en effet comme une synthèse d’incompossibles ? […] tous les événements sont à
la fois non-sens et donateurs de sens. » (2014, p. 118‑119)

10
L’expression est de James Joyce : « Ulysse se présentait comme la plus audacieuse des tentatives de
donner un visage au chaos; Finnegans Wake se définit lui-même : Chaosmos et Microchasm : il constitue
le plus terrifiant des documents sur l’instabilité formelle et l’ambiguïté sémantique. » (Eco, 1979, p. 257)
Ce que Deleuze interprète comme un chaosmos chez Whitehead tient de son interprétation de la
référence symbolique et des erreurs de perception qu'elle entraine chez le « sujet-superjet » (cf.
Whitehead, 1985, p. 168).
11

Figure 1 L'édifice leibnizien, d’après un schéma de Deleuze (1988, p. 140)

La théorie des mondes possibles est un plaidoyer échafaudé en faveur du Meilleur des
Mondes qui se développe en quatre arguments, soit les oppositions axiologiques du réel
et du possible, du virtuel et de l’actuel, de la compossibilité et de l’incompossibilité, de
même que les relations verticales et horizontales. Ce plaidoyer est basé sur trois
principes fondamentaux, soit ceux de la raison suffisante, de la contradiction (incluant
le tiers exclu) et de l’harmonie préétablie; et ce faisant, Leibniz invente ou refonde des
concepts tels que la monade et les corps, les événements et les individus, le monde créé
et les mondes en idées, ainsi que les deux étages de l’édifice baroque, qui consolide
l’architecture de son argumentation. Avec le néo-baroque, ou néo-leibnizianisme selon
Deleuze, une nouvelle harmonie s’est dégagée, les deux conditions de clôture de la
monade leibnizienne – elles incluent un monde entier, qui a été présélectionné parmi
les convergences de séries qui expriment les mondes possibles – s’y sont confondues
quand leurs points de vue se sont animés, ont acquis un certain mouvement dans
l’espace, insufflant par le fait même de l’impermanence au monde qu’elles expriment.

On ne peut plus distinguer une verticale harmonique et une horizontale mélodique


[…] l’habitat musical […] et l’habitat plastique […] ne laissent pas subsister la
différence de l’intérieur et de l’extérieur, du privé et du public : ils identifient la
variation et la trajectoire, et doublent la monadologie d’une « nomadologie ». La
12

musique est restée la maison, mais ce qui a changé, c’est l’organisation de la


maison, et sa nature. (Deleuze, 1988, p. 188‑189)

Une phrase dans la Lettre à Bourget de Leibniz explique en quel point de son plaidoyer
le concept logique et philosophique de Meilleur des Mondes est devenu tout à coup le
point de départ d’une toute nouvelle application créative : « ainsi tous les romans bien
faits » (Leibniz, 1996, p. 271). Si Dieu, grand architecte de notre invention, a su réaliser
notre seul univers dans l’ensemble de toutes les possibilités infinies de séries
convergentes, d’événements et d’individus compossibles, pourquoi un auteur ne
pourrait-il pas utiliser la même stratégie pour actualiser au moins un monde possible,
que ce soit de manière linguistique ou audiovisuelle, parmi tous ceux qui sont
virtuellement contenus dans celui-ci, le monde réel ? L’écrivain est souvent comparé à
un « démiurge », soit à une « Divinité qui donne forme à l’univers » et, par analogie,
le « créateur d’une œuvre 11 ». Que dire alors des créateurs de véritables univers
audiovisuels composés d’espace-temps, d’événements et d’individus appartenant au
monde réel, qui sont captés et ensuite resémiotisés en nouveaux ensembles composant
un nouvel univers imaginaire, alternatif, possible ? En créant des univers fictionnels
composés de parties de réel, les cinéastes annoncent que toute création
cinématographique est un ensemble de possibilités déjà contenues, pliées dans chaque
partie du monde réel.

Dans les faits, le concept de monde possible a permis aux théoriciens de la philosophie
et de la métaphysique analytiques d'expliquer notre manière d'appréhender la réalité,
en discernant ce qui est possible de ce qui est nécessaire dans la recherche de la vérité.
En utilisant des tables de vérité (truth tables) pour vérifier si une proposition est
logiquement valide (Whitehead, Russell, Wittgenstein ayant lu Peirce), ou des
opérateurs, ou foncteurs, pour décrire la composition interne d’un ensemble logique
mathématique ou linguistique et faire entrer par le fait même ces ensembles en relation

11
CNRTL, Démiurge, récupéré le 30 septembre 2020 de
<https://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9miurge>
13

(Boole, Carnap, Kanger), les théoriciens ont tiré du concept de monde possible des
opportunités qui dépassent de loin le plaidoyer en faveur du meilleur des mondes
prononcé par Leibniz deux siècles plus tôt. On utilise aujourd’hui des notions dérivées
des compossibilités/incompossibilités leibniziennes en programmation par exemple,
avec le langage binaire pensé par Leibniz, les 0 et les 1 du langage artificiel de la
machine utilisé dans la numérisation des échanges d’informations. La notion de cadre
(frame) du cognitiviste américain Marvin Minsky (1974) reprend aussi le concept de
monde pour analyser les structures d’informations permettant de subdiviser la
connaissance en sous-structures dans le développement d’une intelligence artificielle.

Le concept de monde a ensuite permis aux théoriciens du récit de comprendre l'échange


d'informations entre un auteur et un lecteur, de développer par extension le concept de
diégèse, ou univers spatiotemporel du récit, et de voir à quel point l’instance réceptive
participait à l'imaginaire de l'œuvre (Eco, [1979] 1985). En faisant migrer les notions
développées tant en logique modale que dans l'étude du récit et de la narratologie vers
celle de l'image en mouvement, le concept de monde possible permet aujourd’hui de
rassembler les théories esthétiques et sémiotiques dans une étude du cinéma. Il offre de
nouvelles manières de comprendre l'échange d'informations entre les créateurs d'un
film et les spectateurs et, par le fait même, il offre un nouveau point de vue sur la
construction d’un univers cinématographique. Dans cette perspective, de quelle
manière le concept de monde possible permet-il de renouveler l'analyse des rapports
qui nous font passer d’un monde à d’autres mondes dans un même récit filmique ? Plus
précisément, comment peut-on exprimer l’incompossibilité entre deux ou plusieurs
mondes, de manière tant narrative qu'audiovisuelle, tout en permettant à un ou à
plusieurs personnages d’y voyager ? Notre hypothèse repose sur l’idée que la traversée
des frontières entre les mondes dans un film peut s’analyser à partir de ce que nous
appellerons des opérateurs d'accessibilité. Il faut donc s’attacher à définir ces
opérateurs dans leur fonction pragmatique autant que dans leurs mécanismes narratifs
et audiovisuels, et à les organiser les uns par rapport aux autres. En développant cette
14

problématique, notre thèse se donne comme objectif de contribuer théoriquement à la


compréhension et à l'analyse de l'accessibilité entre les différents mondes dans un
même récit cinématographique. Suivant cet objectif, le premier chapitre s’emploiera
d’abord à déterminer le rôle joué par les spectateurs dans la construction d’un récit
filmique, à savoir la manière dont un scénariste doit prendre en considération leur
travail d’interprétation afin de leur permettre d’habiter son univers, ne serait-ce que
temporairement, et d’y voyager avec un certain degré de liberté. Le deuxième chapitre
se concentrera sur la logique des mondes de la métaphysique analytique telle qu’elle
s’est développée entre autres au sein d’un affrontement ontologique entre Saul Kripke
et David Lewis sur les questions de l’identité transmondaine. Ensuite, seront exposés
les extensions de cette théorie dans la sémantique des mondes et ses concepts
d’intentionnalité et d’attitude propositionnelle élaborés par le logicien finlandais
Jaakko Hintikka. Ces concepts serviront finalement à exposer une théorie des mondes
littéraires telle que développée notamment par Umberto Eco et Marie-Laure Ryan.
Dans le troisième chapitre, nous nous servirons du film Abre los Ojos (1997) du
cinéaste espagnol Alejandro Amenábar pour illustrer les sept stratégies de la mécanique
transmondaine développée par Umberto Eco dans le chapitre 8 de Lector in fabula
(1985). En effet, la structure certainement baroque de ce film qui traite de la migration
de la conscience entre les mondes réels, oniriques et virtuels constitue, probablement à
son insu, l’un des meilleurs exemples d’univers à mondes multiples et incompossibles
au cinéma : un chaosmos cinématographique.

Notre thèse se divise en deux parties. Alors que dans la première partie nous nous
arrêtons sur les fondements d’une théorie des mondes appliquée aux formes
fictionnelles, nous cherchons dans la deuxième partie à élaborer une théorie sémiotique
de ce que nous conviendrons d’appeler des « opérateurs d’accessibilité » entre les
mondes possibles au cinéma. Le quatrième chapitre sera consacré à l’interprétation
cinématographique, à l’aune des théories de la psychologie de la perception, de façon
à cerner la mécanique des signes audiovisuels et d’identifier la manière dont on peut
15

s’en servir pour produire des significations spécifiques. Le cinquième chapitre fera
ainsi la synthèse des différents codes du 7e art afin de comprendre la structure ou la
forme que peuvent emprunter ces significations dans le langage visuel, en nous
attardant particulièrement à l’isotopie et aux concepts de dénotation cinématographique
et de connotation filmique. Finalement, le sixième chapitre établira une typologie du
concept d’opérateur d’accessibilité et exposera leurs mécanismes narratifs et
audiovisuels, en utilisant à nouveau le film espagnol Abre los ojos (1997) et en
l’analysant cette fois-ci côte à côte avec son adaptation américaine Vanilla Sky (2001)
du réalisateur Cameron Crowe.

Cette juxtaposition de deux œuvres, qui racontent la même histoire de manière


différente, permettra d’une part de démontrer que, sur le plan de la production,
différents opérateurs d’accessibilité peuvent être utilisés aux mêmes fins et, d’autre
part, de révéler que, sur le plan des études de la réception, les opérateurs d’accessibilités
entre les mondes représentent un puissant outil conceptuel pour saisir le phénomène de
la collaboration avec les spectateurs lorsque ces derniers sont confrontés à
l’interprétation d’un récit filmique, qui transporte les personnages et l’intrigue dans des
mondes discordants, incompatibles, contradictoires. Dans ce dernier chapitre, la
typologie des opérateurs d’accessibilité sera établie en fonction de la relation qu’ils
entretiennent avec le récit. Les opérateurs qui ont une fonction narrative, caractérisés
comme intradiégétiques, seront catégorisés en fonction des types de connotation qui
leur permettent d’assurer une perméabilité des frontières intermondaines afin d’y faire
circuler les personnages de manière plus ou moins libre. Si on considère que les mondes
de la fiction sont déterminés par les relations qu’entretiennent entre eux les individus
qui les meublent, un opérateur d’accessibilité intradiégétique est donc toujours mis en
relation avec un lieu, un objet ou un personnage; ceux-ci sont par conséquent des
opérateurs mobiliers. L’opération d’accessibilité peut ensuite miser sur la temporalité,
en permettant par exemple à un personnage de se projeter dans un futur hypothétique,
de contredire la loi de l’entropie ou encore de remonter le temps physiquement.
16

L’opérateur temporel joue particulièrement sur le déploiement causal d’un récit, afin
de marquer les bifurcations qui ouvrent sur des mondes incompossibles. Le voyage
intermondain peut enfin être porté par un opérateur hyperbolique, qui exagère et
désorganise les perceptions sous l’effet d’états altérés de la conscience provoqués par
le rêve, la folie, la consommation de psychotropes, l’hypnose ou même la mort; et qui
s’exprime à l’occasion dans le jeu des références symboliques de la métafiction et de
l’hyperréalité.

Les opérateurs qui ont une fonction audiovisuelle, caractérisés comme extradiégétiques,
seront définis selon les stratégies et les artifices qu’ils déploient lors des trois étapes de
la production cinématographique, soit la préproduction, le tournage et la
postproduction. Ces opérateurs extradiégétiques servent à élaborer des tactiques
propres au dispositif de la double représentation cinématographique suivant la
psychologie de la perception des stimuli visuels, auditifs et du mouvement. Ce type
d’opérateur peut charger l’image-son de connotations spécifiques, en jouant sur les
habitudes perceptives et interprétatives des spectateurs, soit pour les dérouter et faire
pression sur leurs inférences afin de créer de la surprise et du suspense, ou simplement
pour les placer dans un état de contemplation qui ouvre sur une multitude
d’interprétations possibles et incompossibles. La mécanique et les fonctions de ces
opérateurs intra et extradiégétiques seront établies d’un point de vue sémiotique, selon
la considération pragmatique du rôle qu’ils jouent dans la coopération des spectateurs,
tant pour dérouter leurs suppositions narratives que pour opérer leur immersion dans
un univers composé de mondes souvent incompossibles, le tout sans gâcher
l’incrédulité qu’ils ont décidé de suspendre à l’entrée de l’univers fictionnel.

En fin de compte, on réalisera que ce concept d’opérateur d’accessibilité est efficace


pour repérer et analyser le degré d’ouverture d’une œuvre, lequel est determiné par le
niveau d’inclusivité des interprétations diverses et parfois même aberrantes des
spectateurs. Une liste assez exhaustive, incluse en annexe, permettra de repérer les
17

différents opérateurs et connotateurs qui ont été relevés dans les deux films, avec leurs
interprétations respectives. Cette partie de la thèse cherche en quelque sorte à découvrir
la manière dont un cinéaste opère des passages entre des mondes différents pour
produire un effet esthétique chez les spectateurs, soit en provoquant certaines émotions
ou en faisant pression sur leurs interprétations au moyen des oppositions notionnelles
d'inclusivité/ouverture et d'exclusivité/fermeture, liées à un espace-temps circonscrit
par l'écran et la durée de la projection.

Cette thèse s'engage en définitive à rendre compte de la métaphore épistémologique


qu'est le cinéma − qu’il soit moderne ou contemporain, relevant de la notion d’auteur
ou comme simple objet de divertissement −, ainsi que d’élaborer une esthétique
inspirée de la logique des mondes possibles en développant le concept d’opérateur
d’accessibilité. Ce faisant, nous proposons des analyses extensives de deux films, Abre
los Ojos (1997) et son remake Vanilla Sky (2001), afin d’approfondir la compréhension
de ce nouveau concept sur les plans de la scénarisation, de la production et de la
réception d’une œuvre cinématographique. Cette thèse ne saurait être une analyse
cinématographique centrée sur ces différentes œuvres. Elle se veut plutôt un guide pour
qui voudrait utiliser la théorie des mondes possibles afin d’analyser et de comprendre
le travail des cinéastes dans la construction et l’échafaudage de leur propre architecture
audiovisuelle et narrative ou, éventuellement, pour scénariser et réaliser une œuvre
filmique.
Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se
présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres […] Il
crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et
bifurquent.

J. L. Borges
PREMIÈRE PARTIE

LA TRAVERSÉE DES MONDES POSSIBLES

Dans un article de 2009 12 , Umberto Eco réfléchit à la condition ontologique des


personnages de fiction et déclare que toute fiction construit un monde possible et que
tous les jugements de vérité ou de fausseté doivent être posés en fonction de ce monde.
Ainsi, même s’il est un personnage de fiction appartenant au monde créé par Arthur
Conan Doyle, il est faux d’affirmer que Sherlock Holmes habite Tartu, et vrai qu’il est
un résident du 221B Baker Street, né en 1854 (si on se fie à « His last Bow » qui lui
donne 60 ans en 1914). Mais qu’en est-il donc du personnage joué par Benedict
Cumberbatch dans la mise à jour des aventures imaginées par Conan Doyle dans le
XXIe siècle londonien telle que proposée par la BBC ? A-t-on affaire au même
Sherlock Holmes? Ce Sherlock Holmes ne peut nécessairement pas être né en 1854.
Une propriété a changé et devait être modifiée, afin de permettre au détective
d’appartenir au monde londonien du 21e siècle imaginé par Mark Gatiss et Steven
Moffat en 2010. Or, Eco affirme que, contrairement aux autres objets sémiotiques qui
sont irrémédiablement sujet à révision encyclopédique, les personnages de fiction ne
peuvent changer puisque leurs actions ne peuvent être soumises à révision, à moins de
contrarier leur identité, qui est déterminée par la liste de leurs propriétés. Sherlock
Holmes est Sherlock Holmes parce qu’il habite au 221B Baker Street, qu’il est un

12
Le 6 mai 2009, Umberto Eco a reçu un doctorat honorifique en philosophie de l'université de Tartu,
en Estonie. Après le protocole d'obtention de son doctorat, il a donné une conférence publique intitulée
On the Ontology of Fictional Characters : a Semiotic Study. La conférence fut publiée par la suite dans
les pages de Sign System Studies, une revue internationale de sémiotique et de processus des signes dans
la culture et la nature vivante, parrainée par l’Université de Tartu.
20

maître de la déduction par observation (c’est-à-dire de l’inférence sémiotique), ayant


un frère nommé Mycroft et comme meilleur ami, faire-valoir et biographe, le Dr John
H. Watson. La propriété d’être né en 1854 ou celle d’avoir 60 ans en 1914 n’étant pas
essentielles à l’identité du détective, on a pu téléporter le personnage près de deux
siècles dans le futur sans pour autant perdre l’attachement du public à son égard et
l’intérêt que ses aventures ont suscité chez les lecteurs depuis sa première apparition
dans A Study in Scarlet en 1887. Certaines propriétés d’un personnage de fiction
peuvent donc être modifiées afin d’adapter sa « pérennité » dans un nouveau monde.

Quelle conclusion faut-il tirer de l’article du sémioticien piémontais? « Fictional


characters live in an incomplete (or, to be more rude and politically incorrect)
handicapped world) » (1977, p. 97). Les mondes de la fiction sont en quelque sorte
parasitaires et dépendent du monde réel, celui du créateur ainsi que ceux des récepteurs
de l’œuvre. La clé est l’accessibilité. Un monde possible doit être accessible aux
spectateurs afin de leur permettre d’y pénétrer, de s’attacher émotionnellement aux
personnages et de suivre le récit de leur existence avec intérêt. C’est là la règle première
de l’intrigue : make me care13.

To be permanently sentimentally involved with the inhabitants of a fictional


possible world we must then satisfy two requirements: (i) we must live in the
fictional possible world as in an uninterrupted daydream; and (ii) we must in some
way behave as if we were one of its characters. It can thus happen that, when we
enter a very absorbing and captivating possible narrative world, a textual strategy
can provoke something similar to a mystic raptus or to a hallucination, and we
simply forget that we entered an only possible world. (Eco, 2009, p. 93)

Qu’elle soit émotionnelle, sensorielle, logique ou qu’elle relève de la curiosité et du


divertissement, l’accessibilité est l’enjeu au cœur de toute œuvre qui s’adresse à un
public. L’accessibilité correspond à cet égard aux fonctions essentielles du langage
identifiées par le formaliste Roman Jakobson. D’abord un cinéaste extériorise, exprime

13
Andrew Stanton, scénariste de Toy Story, Finding Nemo, WALL-E, Ted Talk, « The clues to a great
story », 2012.
21

un univers fictionnel, composé de mondes possibles, à savoir de potentiels narratifs qui


font converger des séries d’événements propulsant une intrigue vers sa résolution. Ces
potentiels narratifs, cette intrigue, sont réalisés pour une instance réceptrice, les
spectateurs, qui actualisent certains d’entre eux en faisant des suppositions sur l’état du
monde qui leur est présenté. Ces suppositions, nourries par ses attitudes
propositionnelles, soit le fait de considérer plus d’une possibilité quant à l’état du
monde (cf. 2.3) dans le contexte de l’intrigue, sont encouragées par son indentification
émotionnelle aux protagonistes, et sont confirmées ou déçues par les différents états du
monde réalisés par l’univers fictionnel. Pour assurer cette identification émotionnelle,
l’intrigue doit créer du conflit, ou du moins des oppositions axiologiques visant à
susciter les émotions capitales identifiées par Aristote comme la peur et la pitié : « En
effet, il faut, sans frapper la vue, constituer la fable de telle façon que, au récit des faits
qui s'accomplissent, l'auditeur soit saisi de terreur ou de pitié par suite des événements;
c'est ce que l'on éprouvera en écoutant la fable d'Œdipe. » (Aristote, Poétique XIV,
1453b − 5). Le contact entre l’instance productrice, émettrice, et l’instance réceptrice
est établi par cette poétique14, qui répond au « make me care » d’Andrew Stanton :
« The audience wants to work to discover meaning, but they don’t want to be aware
that they are working. They want to fill in the blanks. Let the audience put things
together themselves. » (Stanton, 2012)

14
David Mamet (Glengarry Glen Ross) associe ces deux émotions capitales à la surprise et à
l’inévitabilité (1992, p. 96), qui sont aussi considérées par Sidney Lumet (Serpico) comme la seule
manière de fondre les protagonistes et l’intrigue ensemble afin d’offrir un récit qui s’empare
émotionnellement des spectateurs (1996, p. 31).
CHAPITRE I

L’ACCESSIBILITÉ ESTHÉTIQUE

D’une certaine manière le visionnement d’un film fonctionne comme l’édifice baroque
de Leibniz. L’édifice de la création actualise dans son scénario un univers fictionnel,
qui est plié dans les séries convergentes du monde réel, et le réalise ensuite par la
transformation matérielle de ce scénario en film. L’édifice de la réception actualise
dans ses suppositions certaines des virtualités contenues dans les potentiels narratifs du
film, et les réalise en interprétant ces potentiels narratifs confirmés par l’intrigue.
Cependant, à l’instar de l’harmonie leibnizienne, qui « invoque les conditions d’un
concert où deux monades chantent chacune sa partie sans connaitre celle de l’autre ni
l’entendre, et pourtant s’accordent parfaitement » (Deleuze, 1988, p. 189), les créateurs
et les spectateurs d’un univers fictionnel ne sont jamais en contact direct, ils ne
communiquent que par l’entremise des mondes possibles cinématographiques en jeu
dans l’œuvre. L’instance réceptrice est pour ainsi dire absente de l’univers alternatif
qui lui est proposé. Cette absence, jumelée à l’accessibilité esthétique ou à
l’identification émotionnelle aux mondes cinématographiques par le biais des
protagonistes, réclame une forme de participation au déroulement de l’intrigue. Au
cinéma ou dans n’importe quel type de récit, comme l’exprime Stanton, les spectateurs
veulent sans même le savoir remplir les blancs et assembler eux-même le casse-tête
imposé par l’intrigue15, afin de se sentir chez eux ou, comme l’écrit Eco dans son article
de 2009, pour se convaincre qu’ils sont eux aussi des personnages de la fabula,

15
L’intrigue vient du latin « intrīcō, ās, āre, -, ātum, tr., embrouiller, empêtrer, embarrasser » (Gaffiot,
2001, p. 394)
23

invisibles, immobiles et silencieux, mais participant quand même au dévoilement du


monde.

Les spectateurs compensent leur absence de l’univers auquel ils ont envie d’appartenir
en comblant les non-dits et en attribuant un sens aux indéterminations du récit. Ces
dernières correspondent à ce que Eco appelle, en s’inspirant de la théorie de la réception
de Wolfgang Iser, les « espaces blancs » du texte qui sont pleins de présence, de récits
et de signifiés virtuels qui peuvent être actualisés par les interprétations, les prévisions,
les mondes possibles des lecteurs ou des spectateurs dans le cas d’un récit filmique.
C’est à partir de ces blancs que Eco imagine le voyage ou la promenade inférentielle
du destinataire.

Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a
émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons.
D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit
sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire […] Ensuite parce
que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique,
un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il
veut être interprété avec une marge suffisante d’univocité. (Eco, 1985. p. 64)

1.1 Le voyage inférentiel du spectateur

Dans l’objectif de développer une esthétique de l’interprétation et de la réception des


textes, l’auteur de Lector in fabula entame sa réflexion sur le rôle du lecteur en faisant
un résumé des différentes parties de la sémiotique textuelle et du pragmaticisme percien.
Ce faisant, Eco ouvre la porte de son univers théorique aux lecteurs qui ne sont pas tout
à fait habilités à saisir le sens qu’il donnera au concept de mondes possibles. Il cerne
son lecteur modèle et lui présente les articles de l’encyclopédie qui lui serviront à entrer
dans l’univers de la possibilité logique et fictionnelle. Premier article, le
« pragmaticisme » de Peirce selon lequel le monde n’est pas composé de simples faits,
mais d’une suite infinie d’interprétations. Le processus de sémiose illimité et de la fuite
des interprétants prend fin avec un Interprétant final, à savoir une habitude qui se
24

développe avec l’expérience d’attribuer la même signification au même signe ou à une


série de signes dans un contexte particulier. Cela dit, il est important de considérer que
notre monde nous dirige vers certaines habitudes interprétatives en imposant des
limites naturelles, que Eco voit comme des lignes de résistance, à l’instar des « nervures
du bois ou du marbre [qui] facilitent la coupe dans une direction plutôt que dans une
autre. » (2010, p. 660‑661) Deuxième article de l’encyclopédie convoquée par Eco, la
« sémiotique textuelle » qui repose sur les concepts d’isotopie, de topic et de
coopération entre un lecteur et un auteur par le biais d’un texte. En élaborant son récit
à l’aide d’un champ lexical spécifique, l’auteur influence (ou tente d’influencer) le
thème que le lecteur cherchera par habitude de lecture, et qu’il adaptera au fur et à
mesure que se multiplieront ses présuppositions, qu’elles soient confirmées ou
infirmées par le texte.

Ainsi, à partir du pragmaticisme de Peirce, Eco développe sa théorie du « lecteur


modèle » et du rôle que joue le destinataire dans le développement d’un récit, d’une
fabula, à savoir ce qu’il définit comme le « compte rendu du cours réel des
événements » (1992, p. 222). Étant donné la sémiose illimitée, freinée par un
interprétant final qui fonctionne par habitude interprétative, un récit se développe en
coopération avec les prévisions de son destinataire, de son encyclopédie et des
souvenirs qu’il rapporte de ses voyages antérieurs au sein d’univers fictionnels divers.
Cela signifie qu’un auteur doit, par souci esthétique, non seulement rendre son univers
accessible au moyen de l’identification à un personnage principal, mais aussi prévoir
les attentes de son destinataire dans le développement des événements qu’il met en
scène. Au cinéma, un réalisateur doit de même anticiper les attentes de ses spectateurs
qui, comme il le sait, ont vu d’autres films que le sien, mais qui ont aussi tiré plusieurs
conclusions logiques en ce qui concerne le fait d’exister en tant qu’être humain dans
un monde matériel, sensoriel, émotionnel et relationnel. En résumé, un cinéaste doit
considérer que ses spectateurs ont non seulement une expérience de l’existence, mais
qu’ils y ont aussi réfléchi, comme tout le monde en somme. Le fait de se verser un
25

verre d’eau, par exemple, signifie habituellement que quelqu’un a soif et que cette
personne boira éventuellement l’eau versée. L’exemple est certes banal, mais
considérons-le dans la perspective où l’auteur cherche à surprendre son destinataire en
déjouant ses habitudes interprétatives. Le verre d’eau pourrait alors recevoir un
bouquet de muguets et éventuellement, comme dans Scandale et Calomnie d’Anne
Perry (1996), servir à empoisonner le prince Friedrich.

Ce qui importe, pour un pragmaticiste, consiste à connaître la majorité des


dénouements rendus possibles par la structure du récit de façon à gérer les attentes du
lecteur modèle en effectuant des disjonctions, des changements dans l’état du monde,
qui déjouent ses prévisions. En création scénaristique, on pratique habituellement ces
disjonctions en même temps que les nœuds dramatiques (plot points). Dans le récit, la
disjonction exerce un changement de valeur au point où le protagoniste ne peut plus
revenir à l’état précédent. Ce changement de valeur, basé sur l’expérience humaine et
le jugement qu’elle permet de faire sur la réalité, repose sur l’opposition :
positif/négatif, bien/mal, amour/haine, justice/injustice, vie/mort etc. Ces disjonctions
se retrouvent dans chacune des parties qui construisent un récit cinématographique : du
plan à la scène, de la séquence à l’acte. Sous la plume des ténors du Storytelling
américains, ces disjonctions peuvent prendre la forme d’un battements (beat), définit
par Robert McKee comme un changement de comportement sous forme
d’action/réaction, incitant un changement de valeur façonnant la tournure d'une scène.
La disjonction peut aussi prendre la forme d’un événement, soit une action teintée de
conflit, inscrite dans un temps et un espace plus ou moins continus, la scène, qui
transforme la condition d’existence d'un personnage dans au moins une valeur ayant
un degré de signification perceptible. (2005, p. 34‑37, ma traduction)

Scenes build into sequences, which build into acts, which create our Beginning
Hooks, Middle Builds and Ending Payoffs. The five element that build Story are
the Inciting Incident (either causal or coincidental), progressive complications
expressed through active or revelatory turning points, a crisis question that
26

requires a choice between at least two negative alternatives or at least two


irreconcilable goods, the climax choice and the resolution […] These five
elements must be clearly defined and executed for each unit of Story. (Coyne,
2015, p. 157)

Or, certaines disjonctions importantes sont signalées par le récit sous les auspices du
suspense ; ce sont ces signaux de suspense qui permettent de « différer la réponse à la
question implicite du lecteur […] laps de temps imposé […] description des situations
explicites d’attentes, souvent angoissée, du personnage. » (Eco, 1985b, p. 144‑145).
Nous verrons dans la deuxième partie de cette thèse (chapitres 4-5-6) que ces signaux
correspondent aux opérateurs d’accessibilité que nous théoriserons pour relever les
divers passages entre différents mondes dans un film.

En anticipant les états du monde et le cours d’événements proposés par un récit, au-
delà de son identification avec le protagoniste, le spectateur participe par cette
coopération à son inclusion dans l’univers fictionnel et il entre dans un état d’attente
par rapport à la suite du récit, qui falsifiera ou vérifiera ses suppositions, ses prévisions
ou ses hypothèses. Il adopte ainsi une attitude propositionnelle (cf. 2.3) suivant laquelle
« (il croit, il désire, il souhaite, il espère, il pense) […] Ce faisant, il configure un cours
d’événement possible ou un état de choses possible […] il hasarde des hypothèses sur
des structures de mondes. » (Eco, 1985, p. 145-146) Bref, il crée des mondes possibles :
« En ces termes, nous pouvons très bien appeler “monde possible” ce qui est configuré
par la prévision exprimée. » (Eco, 1985b, p. 147)

Dans un récit cinématographique, cette coopération prend une autre ampleur puisque
la quantité d’informations auxquelles les spectateurs sont soumis prend différentes
formes sémiotiques. L’amalgame d’images, de voix et de sons auquel les spectateurs-
coopérateurs d’un film font face diffère de la suite de mots dans un récit littéraire.
Pourtant, malgré cette différence de nature, un récit filmique se structure
fondamentalement selon les mêmes principes qu’un texte littéraire, en utilisant des
27

isotopies pour générer un topic. Greimas a défini l’isotopie comme « un ensemble


redondant de catégories sémantiques qui rendent possible la lecture uniforme d’un
récit » (1970, p. 188). Roland Barthes a identifié, quant à lui, le topique comme un
réseau ou un code à cinq voix qui permet une « perspective de citation, un mirage de
structures […] quelque chose qui a toujours été déjà lu, vu, fait, vécu : le code est le
sillon de ce déjà […] des voix-off […] dont l’origine se perd dans la masse perspective
du déjà-écrit » (1970, p. 25). L’isotopie filmique est ainsi la stratégie qui permet au
récit d’exercer une pression sur les prévisions des spectateurs, de semer un certain
niveau de cohérence interprétative, qui les oriente sur un thème en fonction du butin
intertextuel (Eco, 1985b, p. 151) que lesdits spectateurs auront rapporté de leurs
voyages inférentiels précédents (les autres films du genre, sa propre expérience, etc.).
L’isotopie agit sur les mondes possibles imaginés par les spectateurs comme le sens
des fibres du bois, qui rend son aplanissement plus facile dans une direction que dans
l’autre, tout en assurant que ceux-ci ne s’aventurent pas trop loin dans leur voyage
inférentiel, qu’ils restent dans l’univers fictionnel construit par le récit.

Les prévisions des spectateurs sont comme des états alternatifs de mondes qui seront
confirmés ou infirmés par le récit. Ces états de monde, ou mondes possibles, sont
imaginés par le spectateur, mais ils ont été globalement prévus, auparavant, par la
production cinématographique. La création des mondes possibles commence dès la
rédaction du scénario, qui pense tous les états de monde rendus possibles par la
structure de son récit, cerne son Spectateur Modèle et l’encyclopédie qui le détermine
afin d’exercer une pression pour contrecarrer ses décodages aberrants − terme
emprunté par Eco pour qualifier les prévisions audacieuses ou trop risquées (1972,
p. 167) −, dans le but de lui donner ce qu’il désire en bout de piste : la surprise, le
suspense, le bonheur de la stupéfaction ou la confirmation de la seule bonne hypothèse
permise par la structure du récit.
28

La fabula, au fur et à mesure qu’elle se réalise et se dispose le long de son axe


temporel, vérifie les anticipations, exclut celles qui ne correspondent pas à l’état
de choses dont elle veut parler ; à la fin, elle aura tracé une sorte de ligne
cosmologique continue où (dans les limites du monde construit par le récit) ce qui
est arrivé est arrivé et ce qui n’est pas arrivé n’a plus d’importance (Eco, 1985,
p. 154)

L’objectif ultime d’une œuvre cinématographique est la satisfaction des attentes du


spectateur, que ce soit d’avoir réussi à reconnaître le meurtrier avant Sherlock Holmes
(la satisfaction de se comparer à un détective aussi rusé!) ou d’enregistrer une nouvelle
manière de voir son propre monde par l’entremise de la transformation existentielle du
personnage auquel il s’est identifié émotionnellement − la catharsis aristotélicienne,
modèle un peu éculé, ou ce que Barthes appelle la « casuistique du discours » (1970,
p. 135) −; la satisfaction est garante, mais aussi dépendante de l’identification
préliminaire du spectateur. Enfin, comme le souligne Eco, « on peut raconter de façon
prévisible ou de façon surprenante. » (1985b, p. 153). Ce qu’il faut comprendre ici,
c’est que la prévisibilité est déterminée par les stratégies déployées pour assurer
l’inévitabilité des événements, cependant que la surprise équivaut, elle, à déjouer les
attentes prévues du spectateur.

1.2 Les attentes des spectateurs

On a jusqu’à maintenant associé les attentes des spectateurs à leur encyclopédie, soit à
leurs expériences cinématographiques antérieures, mais aussi à leur existence
personnelle, au bagage intellectuel qu’ils emportent avec eux dans leur voyage
inférentiel. Bien entendu, leurs prévisions sont basées sur ce passé relatif au présent
dans le contexte fourni par le récit filmique. Pourtant, chacun sélectionne de manière
inconsciente les articles de cette encyclopédie déterminée par le passé qui peuvent
servir à l’interprétation du présent dans une sorte de scénario commun qui est,
relativement à un univers fictionnel, déterminé par le genre. C’est D’Alembert, dans
son Discours préliminaire de l’Encyclopédie, qui introduit l’idée selon laquelle les
connaissances humaines, ou théories de la définition, doivent être considérées dans la
29

figure du labyrinthe, par opposition à l’ancienne figure de l’arbre imaginée par


Porphyre, philosophe néoplatonicien du IIIe siècle de notre ère, et proposée dans une
introduction aux catégories d’Aristote intitulée Isagoge. À partir du discours de
D’Alembert, Eco explique l’origine du concept d’encyclopédie ainsi que le
rapprochement analogique avec la figure du labyrinthe, telle qu’élaborée dans Lector
in fabula, et son importance dans l’actualisation que le lecteur modèle fait d’un récit :

[…] l’encyclopédie est potentiellement infinie, parce que mobile, et les discours
que nous produisons sur elle la remette sans cesse en question […] L’encyclopédie
Maximale ne s’occupe pas d’enregistrer ce qui « est vrai » (quel que soit le sens
accordé à cette expression), mais tout ce qui a été dit socialement, c’est-à-dire non
seulement ce qui a été accepté comme vrai, mais aussi ce qui l’a été comme
imaginaire. Elle existe donc en tant qu’idée régulative : sans pouvoir donner
naissance à un projet éditorial à cause de sa forme inorganisable, cette idée
régulative sert à distinguer des portions d’encyclopédies activables, servant elles-
mêmes des hiérarchies provisoires, ou des réseaux maniables, dans le dessein
d’interpréter et d’expliquer l’interprétabilité de ces portions de discours. Cette
encyclopédie n’est pas attingible dans sa totalité puisqu’elle est l’ensemble
complet de ce que l’humanité a dit, et pourtant, elle a une existence matérielle, car
ces dires ont été déposés sous la forme de tous les livres, de toutes les images, de
tous les témoignages qui font office d’interprétants réciproques dans la chaîne de
la sémiose. (2010, p. 70)

Dans cette perspective, l’encyclopédie, qui doit être « sélectionnée » par les spectateurs
pour aborder une œuvre cinématographique, ou la portion d’encyclopédie activable
dans le contexte du récit, prend la forme de ce que Eco appelle (à la suite de Marvin
Minsky) un frame, ou un scénario commun, composé d’une série d’articles de
l’encyclopédie maximale qui servent à l’interprétation de cette machine paresseuse
qu’est le texte, et encore plus le film. Le frame, le scénario commun, est une quantité
d’informations qui nous permet de nous représenter, de saisir une situation, un individu,
un cours d’événement ou d’actions dans le but de lui donner un sens, de l’interpréter
dans son contexte : dans ce cas-ci, au sein d’un univers fictionnel dont les spectateurs
sont absents.
30

Quand on rencontre une situation nouvelle […] on sélectionne dans la mémoire


une structure substantielle appelée frame […] chaque frame comporte un certain
nombre d’informations. Les unes concernent ce à quoi l’on peut s’attendre quant
à ce qui devrait en conséquence se passer. Les autres concernent ce que l’on doit
faire au cas où cette attente ne serait pas confirmée. (Minsky, 1974, cité par Eco,
1985, p. 100)

Ce scénario, en tat que quantité d’informations, ne correspond évidemment pas à la


version écrite d’un film. Il correspond plutôt aux conventions du genre
cinématographique auquel on s’attend lorsqu’on choisit d’aller au cinéma, de regarder
un film. Le scénario convoqué au préalable, même lorsqu’on parle de genre
cinématographique, peut aussi dépendre du style d’un auteur : « as-tu vu le dernier
Tarantino ? » ou « je ne comprends absolument rien aux films de Terrence Malick »; il
peut dépendre d’une nationalité : « il n’y a rien de plus extraordinaire que le cinéma
coréen », et même d’un acteur : « la filmographie de Werner Herzog ne serait pas ce
qu’elle est sans le jeu confondant de Klaus Kinski ». La gestion des attentes des
spectateurs commence donc inévitablement par la sélection d’un genre et/ou d’un
auteur. Si l’univers de la fiction est une métacatégorie spatiotemporelle alternative, le
genre doit tout aussi bien être considéré comme la catégorie permettant d’étiqueter les
attentes du public en fonction des questions qu’il se pose avant de choisir un film, que
ce soit au cinéma, sur une chaîne de diffusion en continu ou dans sa propre collection
de DVD, voire de VHS. Dans le contexte d’un univers fictionnel, le genre agit comme
ces nervures du marbre, ces fibres du bois, ces limites naturelles dont parle Eco, qui
imposent des lignes de résistance à l’interprétation des spectateurs, aux mondes
possibles qu’il leur est permis de convoquer dans le contexte du récit. Sans entrer trop
profondément dans une théorie du genre, soulignons tout de même que ces lignes de
résistance aux interprétations aberrantes peuvent être associées à cinq dimensions
permettant d’identifier la nature de l’univers filmique.

(1) La temporalité, ou la durée d’un film (le nombre de pages d’un roman), influe
sur le nombre de mondes possibles pouvant être convoqués au sein d’un univers
31

fictionnel. Ultimement, ce nombre est infini et, comme l’a montré Alain Resnais avec
son film Smoking / No Smoking (1993), d’un simple événement comme allumer ou non
une cigarette peuvent naître jusqu’à douze mondes (ou plus), qui composent un univers
cinématographique se déployant sur près de cinq heures. D’un point de vue tout à fait
logique, les spectateurs ne laisseront pas errer leur imagination aussi loin en regardant
un court-métrage ou un épisode d’une série qu’en regardant un long-métrage qui, grâce
à son déploiement dans le temps, permet d’explorer plus longuement le Palais des
destinées, ou d’actualiser ses mondes possibles en avance sur celui ou ceux réalisés par
l’univers fictionnel.

(2) Le niveau de réalisme détermine jusqu’où l’auditoire devra consentir à


suspendre son incrédulité en entrant dans un univers fictionnel. Du factuel à la science-
fiction, en passant par le réalisme, l’absurde, le merveilleux ou le fantastique, ce sont
les lois de la physique et les phénomènes biologiques qui divergent et permettent par
conséquent d’imaginer des séries d’événements relativement vraisemblables ou non
par rapport au monde réel de référence. Ce sont donc les qualités de vraisemblabilité et
de nécessité de la péripétie aristotélicienne (Poétique §11) qui entrent en jeu dans les
virtualités pouvant être actualisées corrélativement au niveau de réalisme d’un univers
fictionnel.

(3) Le style détermine le ton sur lequel un univers se déploie. Pour reprendre
l’analogie musicale de l’édifice baroque leibnizien, la tonalité jouée par les spectateurs
dans leurs prévisions doit s’harmoniser à celle réalisée par l’univers fictionnel. Le
spectre stylistique, qui s’étend grosso modo du drame à la comédie, propose des
intrigues optimistes, pessimistes ou ironiques, ces dernières amalgamant l’optimisme
et le pessimisme dans la résolution qu’elles neutralisent. Un monde possible comique,
actualisé par des spectateurs qui voyagent dans un univers dramatique, sera donc
considéré comme aberrant, et n’aura que peu de chance d’être actualisé par le film.
32

(4) La structure de l’univers fictionnel correspond à l’architecture de l’intrigue qu’il


met en scène. On peut attribuer à Robert McKee, auteur de Story (2005) et grand cador
du maniement du scénario hollywoodien, la catégorisation en trois temps d’une
structure scénaristique. À partir de l’intrigue archétypale, popularisée par Joseph
Campbell dans une étude sur le monomythe16, qui met en scène une héroïne ou un héros
unique dans une quête correspondant au schéma actanciel de Greimas (figure 1.1),
McKee a décliné deux autres structures, soit celle de l’intrigue minimaliste et celle de
l’anti-intrigue. Si la dernière est évidente, soit la déconstruction manifeste de ce schéma
actanciel dévoilant sans nouement ni dénouement un récit que Eco qualifie d’œuvre
ouverte (1979), le premier en présente une alternative qu’on pourrait qualifier de
chorale. L’intrigue minimaliste divise le récit-quête en différents protagonistes
d’importance égale, qui ne se battent plus pour un objet extérieur, mais se démènent
plutôt avec leurs démons intérieurs dans une quête plus ou moins existentielle et selon
une temporalité et une causalité plus ou moins consistantes. Si l’anti-intrigue propose
plutôt un chaosmos (cf. introduction) dans lequel tous les mondes possible peuvent
s’actualiser dans un même espace-temps, l’intrigue archétypale du récit-quête
correspond plutôt au meilleur des mondes leibnizien culminant souvent sur une
résolution ferme, narcotisant le mieux possibles les prévisions aberrantes et proposant
plus souvent qu’autrement un récit que Eco qualifie d’œuvre fermée (1979). L’intrigue
minimaliste peut être considérée comme occupant tout l’espace entre ces deux
extrêmes.

16
Le héros aux mille et un visages, 1949.
33

Figure 1.1 Le schéma actanciel selon Greimas

(5) Le contenu correspond au thème principal de l’œuvre (topic général) et à l’idée


dominante que ce thème véhicule par l’isotopie filmique (connotations et
dénotations). Il correspond aussi à l’idée qu’on se fait des genres cinématographiques
traditionnels. Norman Friedman a proposé en 1955 une première distinction des
formes de l’intrigue contemporaine, dans Forms of the Plot, en trois grandes
catégories : l’intrigue d’action (Plots of fortune), l’intrigue de personnalité (Plots of
character) ainsi que l’intrigue de réflexion (Plots of thought).
It remains, before going on to that list, to define our key terms a bit more fully.
“Action” or “fortune” refers to the protagonist's honor, status, and reputation, his
goods, loved ones, health, and wellbeing. Fortune is revealed in what happens to
him—happiness or misery—and to his plans-success or failure. “Character” refers
to the protagonist's motives, purposes, and goals, his habits, behavior, and will,
and may be noble or base, good or bad, sympathetic or unsympathetic, complete
or incomplete, mature or immature. Character is revealed when he decides
voluntarily to pursue or abandon a course of action and in whether he can indeed
put his decision into effect. And “thought” refers to the protagonist's states of mind,
attitudes, reasonings, emotions, beliefs, conceptions, and knowledge. Thought is
revealed either omnisciently, as in many novels, or in what the character says
when stating a general proposition, arguing a particular point, or explaining his
view of a situation. (Friedman, 1955, p. 246‑247)

Depuis la première classification par Aristote des formes fondamentales de l’intrigue


dans la Poétique, plusieurs théoriciens ont tenté de définir et de catégoriser les
différents contenus possibles d’une histoire en se fiant aux similarités entre les éléments
narratifs, l’approche esthétique ou la réponse émotionnelle des spectateurs. Selon Barry
Keith Grant, auteur de Film Genre: From Iconography to Ideology, on peut par
34

exemple identifier un genre spécifique par l’usage qu’un cinéaste fait des conventions,
de l'iconographie, des décors, des récits, des personnages et des acteurs (Grant, 2007,
p. 2). Parmi les différentes manières de catégoriser les structures et contenus d’une
histoire, celle qui sera retenue pour cette thèse est la division en contenu externe et
contenu interne. Du film d’action au film d’horreur en passant par la romance, les
genres externes, relatifs aux désirs conscients du ou des protagonistes, sont
identifiables grâce à une série de revirements axiologiques, de conventions et de scènes
incontournables déterminant clairement les limites d’interprétations de l’intrigue qu’ils
mettent en scène. Les genres internes, relatifs aux besoins inconscients du ou des
protagonistes, sont identifiables par leur psychologie et leur évolution existentielle dans
l’intrigue à laquelle ils sont livrés. Pour résumer grossièrement, les spectateurs qui
s’attendent à une scène mettant la protagoniste à la merci d’un tueur en série dans un
film romantique à l’eau de rose seront déçus à tous les coups. Au contraire, ils pourront
être surpris par un baiser langoureux dans un drame psychologique mettant en scène
un criminel potentiel souffrant de schizophrénie, à l’instar de la déconstruction du sous-
genre film de superhéros proposé par Todd Phillips dans son Joker en 2019.

La gestion des attentes en fonction d’un scénario commun déterminé par le contenu
d’un univers fictionnel correspond à la logique pragmaticiste des mondes possibles
cinématographique. Il s’agit du contexte proposé par l’espace-temps audiovisuel et des
cinq dimensions de l’intrigue qui viennent d’être exposées et qui limitent, ou plutôt qui
encadrent les mondes possibles pouvant être actualisés par les spectateurs. En plus
d’articuler un contenu, cette logique des mondes doit gérer les relations entre les
différents individus d’un univers donné. Un monde logique est effectivement une mise
en relation entre différentes propriétés caractérisant les personnages, les objets et les
lieux dans la création des événements composant le récit qu’il met en scène. Le
prochain chapitre expose cette mise en relation dans la réappropriation de la théorie des
35

mondes possibles par les logiciens et la manière dont les différentes écoles de
philosophie analytique l’utilise pour en réinterpréter les concepts de compossibilité-
incompossibilité, virtualité-actualité et potentialité-réalité dans une recherche de la
vérité. Parallèlement, les théoriciens de la littérature ont aussi apprécié la richesse de
la logique des mondes pour faire éclater l’échafaudage méréologique de la fiction afin
de l’étudier dans chacune de ses parties, et dans les relations qu’elles entretiennent les
unes avec les autres. Ces deux premières approches serviront ensuite, dans la deuxième
partie de cette thèse concernant les opérateurs de passage (chapitres 4-5-6), à constituer
la base théorique nécessaire à l’utilisation du concept logique de monde possible dans
une étude des univers cinématographiques.
CHAPITRE II

LA LOGIQUE DES MONDES

À partir du milieu du XXe siècle, les théoriciens de la philosophie analytique reprennent


le concept de monde possible pour s’interroger sur les valeurs de vérité (aléthiques)
d’une proposition en utilisant les catégories modales de nécessité, de possibilité et de
contingence17 . La sémantique de Saul Kripke et la sémantique des jeux de Jaakko
Hintikka, complétées par la théorie des relations d’accessibilité de Stig Kanger,
utilisent le concept de monde comme des ensembles vides dans lesquels on dépose des
propositions permettant de développer la notion de cadre (frame) évoquée
précédemment, soit une manière de considérer des relations d’accessibilité (W, R)
modale, épistémique, déontique, temporelle et doxatique. Avant de prendre l’aspect
d’un scénario employé dans la programmation d’une intelligence artificielle chez
Minsky, la notion de cadre a été inventée par Saul Kripke (Kripke frame) pour décrire
les relations (R) d’accessibilité entre différentes possibilités réunie dans un même
univers (W) ; où ces différentes possibilités deviennent divers ensembles vides
obéissant à des règles logiques. En réinterprétant la logique des mondes de Kripke dans
une perspective qui s’intéresse à la fiction, un cadre n’est plus une coquille vide, mais
il équivaut plutôt à un univers fictionnel, avec tous les individus, les événements et les
phénomènes qui le composent. Toutefois, un premier problème surgit de cette
utilisation logique du concept de monde possible, celui de l’identité transmondaine. Ce
problème logique fait d’ailleurs l’objet d’une opposition théorique entre le

17
Aristote, Premiers analytiques.
37

déflationnisme de Saul Kripke et le réalisme modal de David Lewis. Après avoir pris
position dans cette querelle, il sera possible d’étudier l’importance de l’intentionnalité
et des attitudes propositionnelles dans le rapport qu’entretiennent non seulement
auteurs et spectateurs avec une œuvre, mais aussi les relations qu’entretiennent les
individus dans un ou plusieurs mondes possibles, que ce soit au sein d’un univers
fictionnel littéraire ou cinématographique.

2.1 La métaphysique déflationniste de Saul Kripke

On appelle déflationniste l’approche de Kripke, qui est exposée dans une série de trois
conférences présentées à l’université de Princeton en 1970 sur les notions du possible
et du nécessaire pour repenser les modalités référentielles des noms propres. Le but de
ces trois conférences était d’ajouter à la thèse descriptiviste de la référence issue des
travaux de Bertrand Russell et de Gottlieb Frege, le concept de désignateur rigide, soit
un nom qui désigne le même objet dans tous les mondes possibles. Pour comprendre
cet ajout, il faut d’abord se rappeler que la thèse descriptiviste soutenait que les noms,
en plus d’avoir un référent par dénotation, devaient avoir d’autres propriétés
supplémentaires qui constituent leurs « sens » pour reprendre le terme exact de Frege.
C’est à partir de cette différentiation énoncée par ce dernier que Russell développe sa
théorie de la description :

Common words, even proper names, are usually really descriptions. That is to say,
the thought in the mind of a person using a proper name correctly can generally
only be expressed explicitly if we replace the proper name by a description.
Moreover, the description required to express the thought will vary for different
people, or for the same person at different times. The only thing constant (so long
as the name is rightly used) is the object to which the name applies. But so long
as this remains constant, the particular description involved usually makes no
difference to the truth or falsehood of the proposition in which the name appears.
(Russell, 1910, p. 114)

Publiées sous le titre Naming and Necessity en 1980 (traduit comme La logique des
noms propres en 1982), les trois conférences données par Kripke sont d’une importance
38

capitale pour le sujet qui nous intéresse puisque − bien qu’il ne considère pas l’idée des
mondes possibles comme des mondes réels, qui sont parallèles au nôtre, mais comme
des versions alternatives du monde réel qui ne sont que stipulées −, Kripke développe
sa théorie autour d’un concept qui sera très utile pour nos réflexions subséquentes :
celui de l’« identité transmondaine » (transworld identity). Contrairement à la
description, qui sert à désigner la différence entre les individus d’un monde à un autre,
le nom propre identifie toujours le même individu, peu importe ce qui en différencie
les diverses versions dans les mondes alternatifs. Kripke donne l’exemple d’Aristote,
qui serait l’auteur de la Métaphysique dans un monde alternatif, mais qui est tout de
même nécessairement Aristote dans notre monde où son élève Théophraste est le
véritable auteur de la Métaphysique. D’un point de vue sémantique, Aristote est
possiblement l’auteur de la Métaphysique dans au moins un monde18, mais Aristote est
nécessairement Aristote dans tous les mondes. La description grammaticale « auteur
de la Métaphysique » est un désignateur accidentel dans au moins un monde, mais le
nom propre « Aristote » est un désignateur rigide dans tous les mondes, qui identifie le
même individu d’un monde à l’autre, et ce, peu importe ses propriétés accidentelles.

Ce qui vient automatiquement à l’esprit dans cette expérience de pensée, ce sont les
problèmes de logique liés à l’identité que la réflexion de Kripke implique. Si c’est
Aristote qui a écrit la Métaphysique, que (ou qui?) devient Théophraste dans ce monde
alternatif ? Qui plus est, la Métaphysique étant en grande partie une critique des apories
aristotéliciennes concernant le principe premier (premier moteur), l’attribution de la
description grammaticale « auteur de la Métaphysique » à l’individu nommé
« Aristote » implique une redondance irréconciliable : la Métaphysique est-elle la
Métaphysique si elle n’est pas une critique et une réinterprétation des apories

18
Certains écrits d’Aristote ont été rassemblés, après sa mort, sous la dénomination Μετὰ τὰ φυσικά
(Meta ta phusika). Il ne s’agit pourtant pas d’un ouvrage du philosophe lui-même, mais de fragments
regroupés au 1er siècle av. J.-C. par Andronikos de Rhodes en 14 livres désignés par une lettre grecque.
Il n’existe donc aucune mention d’une Métaphysique aristotélicienne à l’époque du philosophe ni à celle
de ses disciples. La seule Métaphysique datant du 4e siècle av. J.-C. répertoriée dans le catalogue de
Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, est celle de Théophraste.
39

aristotélicienne par son élève ? Afin d’attribuer la rédaction de la Métaphysique à


Aristote, il faut inventer un monde dans lequel le vieux maître reprend sa propre
interprétation du principe premier platonicien et en élabore une nouvelle doctrine. On
élimine ainsi l’individu nommé « Théophraste » comme « auteur de la Métaphysique »
en attribuant les propriétés grammaticales qui servent à l’identifier à l’individu
« Aristote ». Nouveau problème : si Théophraste n’existe plus comme « auteur de la
Métaphysique », sera-t-il tout de même l’auteur de l’Histoire des plantes et du Traité
sur les causes des plantes ? Qui est Théophraste, sinon l’élève d’Aristote et son
successeur à la tête du Lycée et l’auteur de ces trois ouvrages ? Parlerait-on encore
aujourd’hui de Théophraste s’il ne s’était pas d’abord fait connaître comme « élève
d’Aristote » ou comme « premier scholarque du Lycée » ? En d’autres mots, on réfère
à Théophraste par l’entremise de sa relation avec Aristote, comme critique, successeur,
mais surtout comme l’élève du maître. La redondance de cette expérience de pensée,
introduite dans l’argumentation de Kripke − qui peut aussi être qualifié de
raisonnement par l’absurde comme le paradoxe du grand-père −, peut se prolonger dans
une question existentielle qui a beaucoup influencé les récits de science-fiction : est-ce
qu’un individu peut être son propre père ?

Avec son concept de désignateur rigide, Kripke fait entrer en scène la contrainte C de
non-circularité : « (C) Pour toute théorie satisfaisante, l’explication qu’elle donne ne
doit pas être circulaire. Les propriétés utilisées dans le vote [ou la description dans
l’explication] ne doivent pas faire intervenir la notion de référence de telle façon qu’elle
soit en dernière analyse inéliminable. » (1982, p. 55). En fonction de cette contrainte,
on ne peut désigner Aristote comme étant « l’individu appelé Aristote », ou pour
reprendre l’exemple qu’il donne contre un argument de Kneal : « [l]es quarks
s’appellent des “quarks” » (1982, p. 56), puisque la circularité d’une telle assertion ne
donne aucune indication sur l’individu auquel il réfère. De la même manière, le nom
propre Aristote dénote de manière essentielle le même individu dans le monde réel,
notre monde, et dans celui dans lequel il est l’auteur de la Métaphysique. Pourtant, le
40

nom propre Aristote dénote de manière accidentelle celui qui a écrit la Métaphysique
dans un monde alternatif, et dénote nécessairement un philosophe grec de l’Antiquité
ayant été le disciple de Platon, le précepteur d’Alexandre le Grand, le maître de
Théophraste et l’auteur de nombreux textes importants dont une œuvre posthume
intitulée Μετὰ τὰ φυσικά (nous verrons en 3.1 que ces notions de propriétés essentielles
et accidentelles sont incontournables dans l’élaboration d’un récit, donc d’un monde
alternatif, un monde possible). Le problème d’identité que les modes alternatifs de cette
mise en situation impliquent est vite réglé par Kripke, qui estime que seul notre monde
est réel et que, dans notre monde réel, Aristote est soit l’auteur de la Métaphysique, soit
l’inspirateur de la critique de Théophraste, mais il ne peut être les deux à la fois. Soit
p : Aristote est l’auteur de la Métaphysique, soit non-p : Aristote n’est pas l’auteur de
la Métaphysique. Selon la contrainte de non-contradiction, il ne peut être les deux en
même temps.

Dans la présente monographie, j’ai combattu la position selon laquelle les mondes
possibles sont comme des planètes lointaines, ressemblant à ce qui nous entoure,
mais existant pour ainsi dire dans une autre dimension. Cette conception donne
lieu au faux problème de l’“identification à travers les mondes”. Pour éviter la
Weltangst et les confusions philosophiques associées chez beaucoup de
philosophes à la terminologie des “mondes”, je recommande d’employer plutôt
« états (ou histoires) possibles du monde, ou “situations contrefactuelles”. On doit
se souvenir aussi que le discours modal – « il est possible que » − peut souvent
remplacer la terminologie des « mondes ». (1982, p. 167)

Pourtant, comme en fait foi l’histoire de la philosophie antique (cf. note 12), Aristote
est aussi l’auteur d’une Métaphysique. Le problème que cette information soulève
concerne encore la question de la rigidité d’un désignateur. Selon Kripke, à l’instar du
meilleur des mondes de Leibniz, seul notre monde existe, et dans notre monde réel le
désignateur Métaphysique renvoie à deux référents : le pseudo ouvrage en quatorze
livres d’Aristote et celui avéré en neuf livres de Théophraste. Le référent du désignateur
Métaphysique peut donc être associé à deux propriétés accidentelles ou descriptions
grammaticales. Cette Métaphysique est l’œuvre posthume d’Aristote et celle-là est
41

l’œuvre de son élève et premier scholarque du Lycée. L’utilisation des modalités


aléthiques19 pour décrire un modèle « déflationniste » des mondes possibles, à savoir
une approche selon laquelle il n’y a que notre monde réel qui soit observable et concret
(à l’instar de l’argument leibnizien), résout donc un peu trop facilement le problème
d’identité à travers les mondes. Prendre un tel raccourci peut très bien servir la
philosophie analytique et ses ensembles vides, mais il est insignifiant en ce qui
concerne notre question de l’accessibilité esthétique des univers fictionnels, qui doit
considérer les mondes cinématographiques comme pleins, meublés, « habités » par des
individus (personnages, lieux, objets, etc.) Du point de vue de la sémantique de Kripke,
et des logiques intuitionnistes (logiques non-classiques) qu’elle appréhende, les
mondes possibles sont des abstractions formelles, construites pour faire des
expériences de pensées (thought experiment), comme celle qui a permis au physicien
autrichien Erwin Schrödinger d’imaginer, dès 1935, deux mondes superposés en
latence et de démontrer, par le fait même, la propriété d’ubiquité d’une particule : la
fonction d’onde.

[L]e chat de Schrödinger est enfermé dans une boîte contenant une canette de
cyanure s’ouvrant dès qu’un atome radioactif se désintègre. À l’issue d’une
certaine période, l’atome se trouvera dans la superposition des états « désintégré »
et « non désintégré », entrainant le chat tout entier dans la superposition des états
« mort » et « vivant ». En d’autres termes, une microsuperposition apparemment
innocente impliquant un unique atome s’amplifie au cours du temps en une
macrosuperposition où un chat contenant des trilliards de particules se trouve
simultanément dans deux états. (Tegmark, 2014, p. 235)

Cette expérience de pensée n’implique évidemment aucun animal réel, qui serait en
état de macrosuperposition de vie et de mort. Mais cette perspective logique sur les
mondes permet néanmoins d’actualiser des réalités alternatives, virtuelles, qui sont
toutes possibles sans pour autant être réelles, et elle met la table pour d’éventuelles
considérations sur les notions d’inconcevabilité : un cercle carré; ou

19
« Il est possible que », « il est nécessaire que ».
42

d’incompossibilité : être mort et vivant à la fois, ou être son propre père. La


macrosuperposition du chat mort et du chat vivant existe bel et bien dans notre monde
réel, si l’on se fie aux physiciens quantiques qui étudient la question de la dualité onde-
particule, même si les deux états ne peuvent pas être observés en même temps, dans le
même espace. Considérant qu’un créateur de monde est plus résistant à la Weltangst
que ne le pense Kripke, la théorie descriptiviste russellienne est à retenir pour la
présente thèse. Le nom propre, qui dénote un individu, connote par le fait même une
série de propriétés peuvant être modifiées ou contredites dans tous les mondes. La
preuve est que le désignateur Métaphysique concernant l’œuvre posthume d’Aristote
lui a été attribué suivant un traité d’Andronicos de Rhodes intitulé Θεωρία τοῦ
Ἀριστοτέλους μετὰ τὰ φυσικά (La théorie d'Aristote sur la Nature)20. N’en déplaise à
Kripke, Aristote est aussi « l’auteur de la Métaphysique ». Le problème n’est plus le
nom propre « Aristote » mais le nom propre « Métaphysique », qui réfère autant à une
œuvre de Théophraste qu’à une œuvre posthume de son maître, dans notre monde réel.

Une désignation rigide, relevant d’un désignateur qui, en plus de dénoter toujours le
même individu dans tous les mondes, connote toujours les mêmes propriétés, la même
description grammaticale dans tous les mondes, annule toute la puissance du concept
d’identité transmondaine qui sera abordée en 3.5. C’est comme si Œdipe décidait de ne
pas se crever les yeux, et Jocaste de ne pas se pendre, parce que de toute manière
l’histoire du parricide et de l’inceste n’est qu’une tragédie tirée de l’imagination d’un
auteur grec un peu pervers et que l’entorse morale impliquée n’est pas réelle : « Je
n’existe pas réellement, donc je n’ai pas réellement tué mon père ni marié ma mère »,
se dirait le roi de Thèbes, et il n’y aurait plus de tragédie de Sophocle. Qui plus est,

20
« La notion de métaphysique, comme science de l'au-delà de la nature, résulte, à l'origine, d'une sorte
de contresens sur le mot grec μετ̀α. L'ouvrage d'Aristote que nous appelons La Métaphysique a été
nommé ainsi parce que, dans l'édition qu'en donna Andronicos de Rhodes, il faisait suite à la physique.
Les livres qui le constituaient furent donc désignés par les mots : τ̀α μετ̀α τ̀α ϕυσικα. » Ferdinand
ALQUIÉ, MÉTAPHYSIQUE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 octobre 2020.
<https://www.universalis.fr/encyclopedie/metaphysique/>
43

même dans notre monde réel, imaginer l’éventualité d’une telle tragédie implique une
réaction biologique et émotionnelle équivalente à celle qui serait ressentie si nous
vivions réellement cette tragédie dans notre propre vie. Dans un article de 2009 déjà
cité, Eco se demande pourquoi certains lecteurs souffrent tant avec le personnage
inventé par Goethe, par exemple, allant jusqu’à se suicider après avoir lu son roman (le
fameux Werther effect), même s’ils savent sans l’ombre d’un doute que son histoire
n’est pas « arrivée pour vrai ».

Moreover, some people are pulled to suicide when abandoned by their beloved,
but I have never heard of somebody who committed suicide because one of his
friends had been abandoned by his fiancé. Thus it seems strange that, when
reading that Goethe’s Werther killed himself because of his ill-fated love, many
romantic youngsters did the same, by the so-called Werther effect. (2009, p. 83)

On pleure autant la mort d’une personne qui nous est chère dans notre monde réel que
dans les mondes imaginés; certains ont pleuré la mort de la princesse Diana autant que
celle d’Anna Karénine dans le roman éponyme de Tolstoï ou celle de Jenny (Robin
Wright) dans Forrest Gump (1994). C’est de cette manière que le problème des mondes
possibles devient une question esthétique et non un problème de réalité − comme on le
verra en 2.2 avec le réalisme modal de David Lewis −, puisqu’il implique la sensibilité
de la personne qui l’interprète. Elle pourrait être un problème de réalité si on concevait
le monde possible non pas du point de vue de l’effet qu’il produit sur les interprètes,
mais du point de vue de sa consistance physique et/ou logique.

La dénotation rigide des noms propres entraine aussi un problème de logique, étant
donné la superposition d’états de chose de la réalité qui contrevient à la loi de non-
contradiction et du tiers exclu : le chat de Schrödinger est mort et vivant; Aristote a
écrit et n’a pas écrit la Métaphysique. La théorie descriptiviste de Russell permet de
régler ce problème logique puisqu’elle considère autant la connotation que la
dénotation dans la désignation des noms propres. Ainsi, désigner l’objet Métaphysique
implique de savoir à quelle description grammaticale ou à quelles propriétés
44

essentielles on réfère : l’œuvre critique de Théophraste ou celle posthume de son


maître ? Le descriptivisme entame par le fait même la réflexion sur les considérations
dites réalistes de l’identité transmondaine.

Hence it naturally comes to be supposed that the denotation is part of the


proposition in which the description occurs. But we have seen, both on logical and
on epistemological grounds, that this is an error. The actual object (if any), which
is the denotation, is not (unless it is explicitly mentioned) a constituent of
propositions in which descriptions occur; and this is the reason why, in order to
understand such propositions, we need acquaintance with the constituents of the
description, but do not need acquaintance with its denotation. (Russell, 1910,
p. 127)

Les noms propres des individus doivent correspondre à une liste de propriétés autant
dans notre monde réel que dans tous les mondes possibles et incompossibles. À l’instar
d’œuvres filmiques comme L’année dernière à Marienbad d’Alain Renais, Mulholland
Drive de David Lynch ou Jacob’s Ladder d’Adrian Lyne, la série américaine The OA,
créée par l’actrice Brit Marling et le réalisateur Zal Batmanglij, raconte le voyage entre
différentes versions alternatives de notre monde par un groupe de personnages ayant
trouvé le moyen de transcender la mort en effectuant des espèces de sauts quantiques
générés par les cinq mouvements d’une chorégraphie plutôt biscornue. Étant donné que
c’est la conscience du personnage, y compris ses expériences antérieures et ses
souvenirs, qui saute et qui cannibalise en quelque sorte les différentes versions d’elle-
même, entraînant par le fait même un jeu d’écrasement et de collaboration entre les
différentes consciences, voire les diverses personnalités, en un seul et même individu,
les désignateurs rigides kripkiens ne conviennent pas, et les dénominations deviennent
systématiquement des listes de propriétés, qui peuvent se contredire en l’occurrence.
Le descriptivisme russellien fonctionne bien dans une réflexion concernant la fiction.
Il sert aussi, encore une fois, de point de départ à une réflexion logique engagée par un
autre philosophe américain concernant les incompossibilités contenues dans des
mondes qui sont réels, mais inaccessibles au nôtre par leur éloignement dans l’espace
incommensurable.
45

2.2 L’ersatzisme contre le réalisme modal de David Lewis

Dans sa théorie sur le présupposé de la référence des objets (Über


Gegenstandstheorie, 1904), le philosophe autrichien Alexius Meinong déclare qu’il
existe des objets, qui ne sont ni actuels ni possibles, un cercle carré par exemple, soit
des objets pour lesquels il est vrai de dire que ces objets n’existent pas : « there are
objects such that it is true to say of them that there are no such objects » (1960, p. 83).
En face de ces objets hors l’être (außerseind), concept qui fut critiqué entre autres par
Russell 21 , Meinong place les objets qui sont possibles mais non-actuels, les objets
idéaux, comme les nombres ou les formes géométriques. Pégase est, par exemple, un
objet hors l’être, un objet fictif dans la logique néomeinongienne, puisque c’est un
objet possédant des propriétés − la condition minimale pour être un objet −, donc
possible dans au moins un monde, celui de la mythologie grecque, mais non-actuel
dans notre monde. Mieux encore, Pégase, ou le Méphistophélès de Goethe, pour
reprendre un exemple donné par le psychologue bavarois Theodor Lipps22, jouissent
d’une réalité esthétique (ästhetische Wirklichkeit). Les objets fictifs, selon le principe
de liberté illimité d’assomption de Meinong, ne sont pas créés mais consistent
(bestehen) en un amalgame de propriétés, un être-tel (Sosein), attribuées parmi les
possibilités infinies de composition de significations lexicales ou picturales.

Ce que l’artiste « crée » [schafft] est une réalité plus ou moins composite, qui a la
propriété, pour ceux qui l’appréhendent, de « signifier » quelque chose de plus ou
moins composite, en particulier l’objet esthétique, qui de cette manière, pour ceux
qui appréhendent cette réalité, est choisi parmi la totalité infinie des objets hors
l’être. (Cité par Richard, 2015, p. 4)

Cet amalgame de propriétés, parfois incompatibles, comme la quadrature du cercle,


adoptent chez Roman Ingarden, phénoménologue et esthéticien polonais, un mode

21
« This is essentially Meinong's theory, which we have reason to reject because it conflicts with the
law of contradiction. With our theory of denoting, we are able to hold that there are no unreal individuals;
so that the null-class is the class containing no members, not the class containing as members all unreal
individuals. » (Russell, 2005, p. 491).
22
T. Lipps, Plus d’information sur « l’empathie », (cité par Richard, 2015, p. 2)
46

d’être intentionnel. Les objets fictifs, comme la pipe que fume Sherlock Holmes pour
reprendre un exemple donné par Sébastien Richard dans son approche ingardénienne
contre approche meinongienne des objets fictifs, « sont donc des objets projetés ou
figurés par les significations qui composent le texte littéraire […] Ce sont des exemples
typiques d’objectualités purement intentionnelles. » (2015, pp. 4‑5) Ces objets
purement intentionnels prennent chez Ingarden – inspiré par le concept de fondation de
son maître Edmund Husserl (cf. la troisième Recherche logique) – deux significations
distinctes : les objets qui sont intentionnels de manière originelle et ceux qui le sont de
manière dérivée. Les premiers « puisent l’origine de leur être et de leur être-tel
directement dans les actes concrets de conscience posés par un moi », tandis que les
deuxièmes, les objets fictifs littéraires par exemple, « ne tirent pas leur être et leur être-
tel directement d’actes de conscience, mais des significations qui sont exprimées par
les phrases qui composent le texte littéraire, lesquelles significations renvoient à
l’intentionnalité originelle des actes de conscience de l’auteur. » (Richard, 2015, p. 6)

En d’autres mots, les objets originels ne sont accessibles qu’à la conscience qui les a
créés − le Cthulhu pour Lovecraft avant d’avoir été jeté sur papier par exemple −, tandis
que les objets dérivés dépendent non seulement des objets réels qu’ils représentent par
la description grammaticale, mais aussi d’une conscience réceptrice qui actualise cette
description par la lecture. Le Cthulhu de Lovecraft est dépendant des propriétés de
l’octopode et du dragon, ainsi que des idées de chaos et de destruction dont il est la
manifestation dérivée, par exemple, afin d’exister par la description grammaticale
comme objet fictif dans la conscience du lecteur de la nouvelle The Call of Cthulhu.
Les objets fictifs sont des objets incomplets, compte tenu de cette dépendance, mais
aussi parce que leur existence comme amalgame de propriétés est finie; ils ne satisfont
pas le principe du tiers exclu. Arthur Conan Doyle et H.-P. Lovrecraft ont des
propriétés déterminées et infiniment descriptibles comme « objet réels », ils satisfont
globalement le principe du tiers exclu. Sherlock Holmes et Cthulhu, en tant qu’objets
fictifs intentionnels, existent par la description de certaines propriétés signifiantes,
47

alors que les autres sont ignorées, ou restent indéterminées (Eco dirait qu’elles sont
narcotisées). C'est-à-dire qu’une multitude de leurs propriétés peuvent être et ne pas
être en même temps, puisqu’elles resteront à jamais indéterminées.

Ingarden oppose lui aussi les objets réels et les objets fictifs en termes
d’incomplétude : tandis que les premiers satisfont le principe ontologique du tiers
exclu23, les seconds sont des « formations schématiques » qui présentent ce qu’il
appelle des « lieux d’indétermination » (Unbestimmtheilsstellen/miejsca
niedookreślenia) 24 . Par exemple, la couleur des yeux de Sherlock Holmes est
indéterminée, tout simplement parce que Conan Doyle n’a pas créé son
personnage avec cette propriété. Cela ne veut pas dire que ces lieux
d’indétermination soient accidentels, au sens où ils résulteraient d’une erreur de
composition de la part de l’auteur. Au contraire, leur présence est nécessaire dans
toute œuvre d’art littéraire, puisqu’avec un nombre fini de mots et de phrases, et
donc de significations, on ne peut projeter de manière exhaustive le nombre infini
de déterminations requises pour compléter intégralement un objet fictif 25 .
L’auteur peut toujours préciser tel ou tel aspect indéterminé, mais il ne peut, par
essence, les compléter tous. (Richard, 2015, p. 9)

Umberto Eco identifie cette indétermination à l’économie d’implication (cf. 2.4),


« parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique), qui vit sur la plus-
value de sens qui y est introduite par le destinataire » (1985b, p. 64). En termes
leibniziens, l’univers fictionnel possède une réalité dérivée du monde réel à partir
duquel il a été créé, et une actualité dérivée de celui des lecteurs. Il revient à ces derniers
de compléter dans leur actualisation cet univers en convoquant les propriétés restées
virtuellement pliées dans les significations qui composent le texte littéraire. Dans La
Controverse sur l’existence du monde, Ingarden analyse cette dépendance existentielle
aux objets réels dans la fondation des objets purement intentionnels, et propose de la
déplier en quatre « Moments existentiels » qui opposent 1) l’autonomie de l’être à
l’hétéronomie de l’être, 2) l’originalité ontologique à la dérivabilité ontologique, 3) la
séparabilité à l’inséparabilité et 4) l’indépendance à la dépendance au monde réel à

23
Ingarden R., « Remarques sur le problème “idéalisme-réalisme” », art. cit., p. 182.
24
Ingarden R., L’Œuvre d’art littéraire, op. cit., § 38, p. 211.
25
Ingarden R., O poznawaniu dzieła literackiego (Sur La Connaissance de l’œuvre d’art littéraire),
in : Ingarden R., Studia z estetyki, vol. I, 2e éd., PWN, Varsovie, 1966, § 11, p. 40.
48

partir duquel il est imaginé. « Selon Ingarden, les objets existentiellement originels
“contiennent la source de leur être en eux-mêmes”, de sorte qu’ils sont
existentiellement durables ; ils ne peuvent ni être créés ni être détruits par un autre
objet. » (Richard, 2015, p. 5)

Selon David Lewis, l'un des plus importants philosophes du XXe siècle d’après la
Stanford Encyclopedia of Philosophy, on doit saisir le concept d’actualité dans son sens
déictique, à savoir que la référence d’actualité est contextuelle à l’énonciation et
dépend elle-aussi du monde dans lequel elle est utilisée. Est actuel dans un monde, ce
qui est, fut ou sera « de ce monde-ci » (Lewis, 2007, p. 150) – ce qui n’est pas sans
rappeler la notion d’absence d’un univers fictionnel, qui engage les spectateurs dans
une identification émotive au personnage principal (cf. 1. L’accessibilité esthétique).
Pégase existe dans les mondes imaginés par les poètes gréco-romains, ce qui signifie
qu’il est actuel dans le monde de la mythologie antique.

Je suggère que les termes “actuel” et ses dérivés soient analysés comme des
indexicaux : des termes dont la référence varie en fonction des aspects contextuels
pertinents de l’énonciation. L’aspect contextuel pertinent pour « actuel » est le
monde où se produit une énonciation donnée. Selon l’analyse indexicale que je
propose, « actuel » (dans son sens premier) réfère dans un monde M, au monde
M. « Actuel » est analogue à « présent », un terme indexical dont la référence
varie en fonction d’un autre aspect contextuel : « présent » réfère à un temps t, au
temps t. « Actuel » est également analogue à « ici », « je », « vous » et
« précédemment mentionné » − termes indexicaux qui dépendent respectivement
de leur référence au lieu, au locuteur, au public visé, au locuteur désigné et au
discours antérieur. (Lewis, 1970, p. 184‑185)

Dans cette perspective, la possibilité devient tout ce qui aurait pu être actuel à un monde,
celui-ci ou un autre, mais qui ne l’est pas, par opposition évidente à la nécessité qui
regroupe ce qui est actuel dans tous les mondes. La possibilité quantifie – de l’anglais
quantify, dans son sens logique de déterminer la valeur d’une terme ou d’une
proposition − les « alternatives à l’actualité » (Lewis, 2007, p. 158). C’est ainsi que
Lewis oppose le concept du possible au concept de l’actuel en opérant un rabattement
efficace de ce qui constituait les deux étages du virtuel par rapport à l’actuel et du
49

possible par rapport au réel dans l’édifice leibnizien. Ce rabattement est efficace en
considérant que chez Lewis l’actualité est aussi réalité dans au moins un monde, celui
dont on parle (et non celui depuis lequel on parle). Étant donné les possibilités infinies
d’agencement de propriétés, soutenu par la liberté illimitée d’assomption postulée par
Meinong, et compte tenu de la quantité infinie de mondes, Pégase est un objet réel dans
moins un monde, et il est en même temps un objet fictif appartenant au monde de la
mythologie qui est actuel dans le nôtre.

Il y a tant d’autres mondes, en fait, qu’absolument chaque manière possible dont


un monde pourrait être est une manière dont quelque monde est […] Ce monde
ne diffère pas davantage des autres par sa manière d’exister […] Certaines choses
existent ici sur terre, d’autres existe de manière extraterrestre […] De même,
certaines choses existent ici dans notre monde, et d’autres existent dans d’autres
mondes. Encore une fois, je considère qu’il s’agit d’une différence entre choses
qui existent, et non pas une différence quant à leur existence même […] Si j’ai
raison, les choses alter-mondaines existent simpliciter (2007, p. 17‑18)

Le terme simpliciter prend toute proportion gardée chez Lewis le même sens que le
terme objets idéaux chez Meinong : les formes géométriques, les nombres et les
couleurs ont des existences simpliciter; tout comme le mode d’être d’une qualité (la,
rondeur, le numéral ou la rougéité) dans la priméité peircienne : « une conception de
l'être dans sa globalité, sa totalité, sans limites ni parties, sans cause ni effet. Une qualité
est une pure potentialité abstraite. La priméité est de l'ordre du possible ; elle est vécue
dans une sorte d'instant intemporel. » (Everaert-Desmedt, 2011, sect. 2.2.1) Avec son
réalisme modal, Lewis prône une pluralité de mondes possibles, ou possibiliae, soit des
mondes qui sont non actualisés dans cet univers-ci (notre univers à nous), qui sont aussi
intensivement inclusifs qu’extensivement isolés les uns des autres, qui ne se
chevauchent pas et dont aucun des habitants ne pourra jamais entrer en contact avec
ceux d’un autre monde; l’intermondanéité devient dès lors une impossibilia, un objet
hors l’être qui est ni actuel, ni possible.
50

Ce qui est impossible n’est le cas dans aucun monde, et ce qui est contingent est
le cas dans certains mondes, mais non dans d’autres. Le plus souvent, la modalité
est une quantification restreinte, à partir du point de vue d’un monde donné, peut-
être le nôtre, au moyen de relation dites d’« accessibilité ». (Lewis, 2007,
p. 24‑25).

Lewis règle ainsi la question du réalisme et de l’actualité des mondes possibles en


éludant la solution proposée par Kripke pour éviter l’ambiguïté identitaire des multiples
versions d’un même individu. Les mondes possibles existent, leur nombre est infini et
l’étendue de leur espace-temps est aussi incommensurable que celle de notre monde
réel-actuel, mais ils sont inaccessibles physiquement, ils sont isolés les uns des autres.
Chaque monde possible exprime ainsi un état conditionnel, ou l'expression subjonctive
d’une manière dont notre monde aurait pu être si…, à l’instar de la conditionnalité des
propositions dans le modèle de Kripke.

Pour Lewis il s’agit de ne considérer que ce qui est possible et d’ignorer les objets
inactuels de Meinong, étant donné la composition méréologique des mondes possibles
de sa logique modale. Les mondes du réalisme modal sont des ensembles formels et
axiomatiques maximaux composés de parties unies dans un tout, à savoir des individus
(personnages, lieux, objets, etc.) qui lui donnent consistance, et qui deviennent par le
fait même des contreparties (counterfactuals) des autres mondes. Cette méréologie
pragmatico-sémantique des mondes du réalisme modal exclut par le fait même
l’identité transmondaine et l’incompossibilité leibnizienne. Chaque partie d’un monde
peut entrer en relation spatiotemporelle avec ses congénères (worldmates), mais jamais
avec les parties d’un autre monde. Il est donc inutile de se demander comment il serait
possible de faire sa propre rencontre ou d’être son propre père par exemple. Tous les
individus, congénères comme contreparties, sont identifiables par l’ensemble de leurs
propriétés (set), c’est-à-dire que tous les Pégases de tous les mondes possibles partagent
les propriétés du cheval en plus de celle d’être ailé, donc d’avoir la capacité de voler.
Certaines propriétés peuvent être absolues (simpliciter, genuine), elles sont dès lors
considérées comme des modificateurs restrictifs, d’autres sont relatives et expriment
51

par le fait même des relations entre individus et leurs sets respectifs. Les propriétés
coextensives expriment des propriétés d’ensemble et doivent par conséquent être
traitées comme des relations.

On ferait mieux d’appeler relation, et non propriété, ce qui fait d’une chose
qu’elle est relative à une autre […] Plus précisément, ce que l’on obtient par X
relatif à Y, ce n’est pas une propriété de X. C’est une propriété de la paire <X,Y>
[…] une relation est une propriété de paires (ou de triplets, etc.) qui l’instancient.
(2007, p. 91, et note 40)

C’est ici que s’installe la principale différence entre le réalisme modal et l’ersatzisme
tel que le définit Lewis, son principal concurrent théorique. En tant que substitut ou
succédané (proxie), l’ersatz n’est jamais actuel mais toujours relatif au monde qu’il
représente, qu’il imite ou qu’il copie – le seul ersatz qui soit actuel est celui qui
reproduit scrupuleusement notre monde réel et concret. Contrairement au réalisme
modal, l’ersatzisme permet une infinité d’abstractions de toutes sortes, qui sont des
représentations des différentes manières qu’aurait pu être notre monde actuel, sans
nécessairement tenir compte de la possibilité de ses alternatives.

Une question me semble cruciale en ce qu ’elle divise les versions : comment les
ersatz de monde représentent-ils ? En d’autres termes, comment telle ou telle
chose est-elle le cas selon un certain ersatz de monde? Différente réponses à cette
question conduisent à différentes conceptions quant à la nature métaphysique des
ersatz de mondes et d’individus, quant à leur pouvoir de remplacer les
authentiques possibilia, et quant aux primitives que réclame l’ersatzisme […] Je
distingue trois versions principales : une version linguistique, selon laquelle les
ersatz de mondes ressemblent à des histoire ou à des théories, ce sont des
constructions à partir des mots du langage, et ils représentent en vertu des
significations qui sont stipulées ; picturale, selon laquelle les mondes sont comme
des images ou des modèles réduit qui représentent par isomorphisme ; magique,
selon laquelle ils représentent, c’est tout, conformément à leur nature, et il n’y a
rien à dire sur la manière dont cela se produit. (Lewis, 2007, p. 220)

L’ersatzsime linguistique de Carnap (1947) est une description d’état de choses (state
description), qui vérifie une proposition en fonction de l’ensemble descriptif auquel
elle appartient. L’ersatzisme de propriétés (propositionalism), tel qu’annoncé par
52

Plantagina (1972) et Adams (1974), nous permet de considérer un ersatz comme la


représentation stipulée d’un ensemble de propositions, soit un conglomérat d’objets
avec propriétés et relations stipulé de façon mentale et/ou linguistique. Les mondes
possibles sont ainsi construits par la description linguistique de relations entre
différents groupements de propriétés.

Il en va de même pour l’ersatzisme pictural (pictorial ersatzism) qui compte sur


l’isomorphisme dans les représentations qui sont faites des propriétés d’objets actuels
et des relations qu’ils entretiennent entre eux. Dans la relation picturale qu’entretient
une tache de couleur ayant la forme d’un chat et ce chat que la tache représente, il y a
représentation idéalisée; cette relation repose sur un isomorphisme métaphorisé où,
dans l’exemple que donne Lewis, la pilosité du chat en trois dimensions est écrasée en
stries ou en hachures sur le plan à deux dimensions. On pourrait aussi donner comme
exemple la pureté de Vénus, qui est signifiée par la blancheur du marbre. Même
l’impression de réalisme d’une simulation (virtuelle ou de réalité augmentée) est
évidemment appauvrie par son incapacité à reproduire le sens du toucher par exemple,
dans son abstraction de la matérialité des objets du monde, ce qui permet à Lewis de
conclure :

On a alors un ingrédient spécifique au monde concret – je l’appellerai entéléchie


– qui fait entièrement défaut à tous les ersatz de mondes et à leurs parties. L’ersatz
actualisé de monde est en tous points semblable au monde concret, à ceci près
qu’il est privé de son entéléchie et, en ce sens, il est une abstraction. (Lewis, 2007,
p. 267)

Cet ingrédient spécifique qu’est l’entéléchie peut être mieux saisi dans l’essence des
objets existentiellement originels identifiée par Ingarden, soit des objets qui
contiennent la source de leur être en eux-mêmes. Dans le cas de l’ersatzisme magique,
les objets sont des abstractions faites à partir d’amalgames de propriétés déjà existantes
et qui entretiennent des relations descriptives parfois sublimées (dans le sens de
dépassement, aufhebung chez Hegel) avec les objets du monde réel. Lewis qualifie cet
53

ersatzisme de magique étant donné l’assomption d’entéléchie attribuée aux objets


possibles – abstraits donc sans structure ni parties −, afin d’éliminer comme par magie
la relation de dépendance et de dérivabilité ontologique qu’entretiennent les ersatz avec
le monde concret. Les ersatz magiques sont pourtant, dans les termes d’Ingarden,
hétéronomes et inséparables du monde concret qu’ils représentent par abstraction dans
ses alternatives.

Qu’advient-il par exemple des propriétés étrangères (alien properties) qui permettent
de soulever l’hypothèse de la quadrature du cercle ou celles qui composent les
impossibiliae, comme les ersatz picturaux des lithographies d’Escher ? Ces propriétés
étrangères, dans le cas de Relativity ou Waterfall par exemple (figures 2.1 et 2.2), sont
des conventions de perspective qui ont été trafiquées afin de donner une illusion
d’isomorphisme permise par le rabattement de la profondeur sur les deux dimensions
que permet l’illustration. On peut dire la même chose de la démonstration de cette
impossibilia que sont les Penrose Steps, qui est faite dans Inception de Christopher
Nolan (2010). L’escalier sans fin (figure 2.3) ne fonctionne que lorsqu’on le regarde
selon une certaine perspective, et l’illusion est révélée dans toutes les autres.
54

Figure 2.1 M.C. Escher, Relativity,1953, Figure 2.2 M.C. Escher, Waterfall, 1961,
lithographie . lithographie

Credit © 2014 the M.C. Escher company - the Credit © 2014 the M.C. Escher company -
Netherlands. All rights reserved / mcescher.com the Netherlands. All rights reserved /
mcescher.com
Figure 2.3 The Penrose Steps in Inception (2010)

Il semble que Lewis ne sache trop que faire d’un point de vue strictement logique de
ces impossibiliae, qui sont permises par l’ersatzisme linguistique, comme la quadrature
du cercle, de ces paradoxes picturaux comme les lithographies d’Escher (figures 2.1 et
2.2), ou de tout autre ersatz magique comme le voyage dans le temps. Il est évident que
du point de vue du réalisme modal, toute occurrence (ou sets de propriétés) dont on ne
peut expliquer l’origine ou spécifier les opérations à accomplir pour réaliser les
55

conditions de sa perceptibilité (comme on le verra au sujet des vérité logiques en 3.6),


ne peut être considérée comme un monde possible qui doit être, selon Lewis,
actualisable puisqu’il existe de manière concrète. Les ersatz, ou même le modèle
hybride du fictionnalisme d’Armstrong (1989), sont des abstractions de monde
représentées sous une forme ou sous une autre (linguistique, picturale ou magique), qui
n’ont pas à répondre de la même rigueur logique que les mondes possibles concrets du
réalisme modal.

As concerns possible worlds, the Fictionalist says that a statement about such
worlds should be understood as analogous to a statement like “According to
Arthur Conan Doyle’s stories, Sherlock Holmes lives at 221B Baker Street in
London.” Note first that Holmes-statement is false if we leave off the clause
“According to the…stories,” also known as the “story-prefix.” After all, it’s not
literally true that Sherlock Holmes lives in London. Yet when the story-prefix is
added, the assertion is indeed literally true. For there literally are sentences in the
Doyle stories which specify this as the location of Holmes’ home. (Parent, s. d.,
sect. 4)

Or, pour soutenir sa réflexion sur le rôle épistémologique des mathématiques, créant
par le fait même une contradiction sur l’ontologie des mondes chez Lewis, Quine a
élaboré un argument d’indispensabilité, stipulant que « Si les mathématiques sont
indispensables pour la physique en tant que science, et si leurs théories, qui sont
contenues dans une physique conforme aux données empiriques sont vraies, alors les
objets mathématiques abstraits existent au même titre que les objets physiques26. » En
d’autres mots, les mathématiques sont des abstractions qui servent à décrire des états
concrets de notre monde, et parfois même des impossibiliae, si l’on se fie aux
différentes formules contradictoires et parallèles qui définissent le microcosme

26
Quine (1966), p. 218 de la traduction française. « Le domaine et le langage de la science »
(1966) – « The Ways of Paradox and Other Essays » ; traduction française dans De Vienne à Cambridge,
l’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, textes réunis par Pierre Jacob, Gallimard, 1980.
Cité par Hamdi Mlika, Argument d’indispensabilité et métascience chez Quine, Cahiers
philosophiques 2010/3 (n° 123), pages 63 à 82. Récupéré de < https://www.cairn.info/revue-cahiers-
philosophiques1-2010-3-page-63.htm#no96 >
56

subatomique de la physique quantique. Dans cette perspective, la logique telle que la


considère Lewis est trop restreinte pour décrire notre monde concret, puisque les
principes de non-contradiction et du tiers exclu ne tiennent plus : la position d’une
particule de lumière, un photon, est représentée par une somme d’un nombre infini de
vecteurs, ce qui a pour conséquence qu’elle peut se trouver simultanément en plusieurs
endroits avec plusieurs propriétés différentes. Ce principe de superposition quantique
vient en quelque sorte contredire la position métaphysique du réalisme modale en ce
qui concerne l’identité transmondaine :

Je ne refuse pas l’existence des individus trans-mondains, bien que je dise en un


certain sens qu’il ne leur est en aucune manière possible d’exister […] Il est
possible pour une chose d’exister si et seulement s’il est possible à la totalité de
cette chose d’exister. C’est-à-dire, si et seulement s’il y a un monde dans lequel
la totalité de cette chose existe. C’est-à-dire si et seulement s’il y a un monde tel
que lorsqu’on quantifie uniquement sur ses parties, elle existe en totalité. C’est-à-
dire si et seulement si sa totalité est nombre des parties d’un certain monde. C’est-
à-dire si et seulement si elle fait partie d’un certain monde – par conséquent elle
n’est pas un individu trans-mondain. Les parties de monde sont des individus
possibles ; les individus trans-mondains sont donc des individus impossibles.
(Lewis, 2007, p. 322)

Finalement, alors que Kripke affirme que les mondes possibles ne sont que des états
possibles, mais non-actualisés de notre monde réel et concret, le réalisme modal de
Lewis déclare que tous les mondes possibles existent concrètement, de manière
maximale, et que seules les abstractions représentatives de l’ersatzisme permettent de
considérer le mode d’existence des impossibiliae tels les individus transmondains.
Étant donné leur hétéronomie, leur dérivabilité, leur inséparabilité et enfin leur
dépendance au monde réel-concret à partir duquel ils existent, les univers fictionnels
sont incontestablement des ersatz, soit des abstractions représentatives de notre monde
réel, des réarrangements d’états de choses ou de propriétés du monde réel, pour
reprendre un concept propre au fictionnalisme : « Armstrong identifies possible worlds
with "rearrangements". These rearrangements are to be states of affairs. Possible
57

worlds typically concern states of affairs that do not actually obtain. » (Sider, 2005,
p. 680) Pourtant, certaines des notions avancées par Lewis, comme les contraintes
contextuelles stipulées par l’indexicalité de son principe d’actualité, seront tout de
même retenues pour comprendre la mécanique des mondes possibles au cinéma (cf.
3.7). Nous devrons tout de même adopter la position mitigée de l’ersatzisme, un
heureux mélange des trois types, et celle du fictionnalisme de David Armstrong pour
décortiquer les univers fictionnels complexes comme celui du film d’Alejandro
Amenábar, Abre los ojos. Les univers fictionnels sont des objets intentionnels dérivés,
pour reprendre la terminologie ingardenienne, il s’agit donc d’abstractions minimales
construites pour servir un récit de manière ad hoc. En termes scénaristiques, on dit que
tout ce qui est raconté, représenté, doit servir à propulser l’intrigue de sa situation
initiale vers sa résolution, ou enfin servir son thème principal en ce qui concerne l’anti-
intrigue. L’univers cinématographique est intentionnel en ce sens. Du point de vue de
la sémantique des jeux (Lorenzen, Lorenz, Girard), l’intentionnalité est influencée par
une stratégie de victoire, comme créer de la surprise au sein de la promenade
inférentielle du spectateur, en déjouant ses attentes et prédictions et en pratiquant des
disjonctions narratives qui propulsent l’intrigue en une direction inattendue. Cette
intentionnalité dans la création d’un univers cinématographique doit être considérée
sous une forme particulière de logique intuitive développée par le logicien finlandais
Jaakko Hintikka.

2.3 L’intentionnalité de Jaakko Hintikka

Jaakko Hintikka a participé à l’élaboration de la sémantique des mondes possibles en


s’intéressant majoritairement au concept d’intentionnalité dans la logique du dialogue,
ou ce qu’il a appelé la sémantique des jeux (Game-Theoretical Semantics).
L’intentionnalité chez Hintikka − la conscience est toujours orientée vers un objet −
s’exprime au moyen des attitudes propositionnelles, ou le fait de considérer plus d’une
58

possibilité quant à l’état du monde. Ces attitudes propositionnelles peuvent


majoritairement être identifiées à des attitudes telles que la connaissance, la croyance,
la mémoire, la perception, l’espoir, le choix, la recherche, ou le désir dans l’utilisation
de verbes comme savoir, croire, percevoir, désirer, souhaiter, etc. Prendre une décision
pour l’avenir par exemple, en considérant toutes les alternatives ou « scénarios
possibles », constitue en soi une attitude propositionnelle, ce qui a pour effet de diviser
les différents « mondes possibles » envisagés en deux classes : ceux qui correspondent
à l’attitude adoptée et ceux qui lui sont incompatibles (ou incompossibles) –
exactement comme les cadres de Minsky et les modèles de Kripke. L’objectif de cette
sémantique de l’intentionnalité permet selon Hintikka « d’extraire de la masse des
mondes possibles l’un d’eux, distinct de tous, le monde qui se trouve réalisé (le monde
réel) » (1989, p. 43).

L’intentionnalité, chez Hintikka, ou le fait de considérer une attitude propositionnelle


distincte pour un individu donné dans chaque monde possible, implique
systématiquement la relation d’alternativité par rapport au monde réel que l’on tente
d’extraire ou de découvrir. Cette notion d’alternativité et le moyen utilisé pour en
vérifier la véracité constituent la source sémantique de toute proposition.

Comprendre une signification signifie savoir ce qui est le cas si la proposition est
vraie. On peut la comprendre sans savoir si elle est vraie. Être conscient du sens
d’une proposition, suppose qu’on ait une idée claire de la procédure par laquelle
on établit sa vérité. Si on ne connaît pas cette procédure, on ne peut pas non plus
comprendre cette proposition. Le sens d’une proposition est sa méthode de
vérification. (Hintikka, 1989, p. 15)

Au final, les attitudes propositionnelles de Jaakko Hintikka et les alternatives qu’elles


permettent de signifier ne concernent plus le monde physique, mais plutôt des
situations, des états de choses qui ne sont pas encore advenues, mais que l’on tente de
prévoir par la logique. Les mondes possibles d’Hintikka sont des possibilités qu’il faut
59

analyser pour en tirer celle qui a le plus de chance de se réaliser ou d’être vraie dans
notre monde réel, ou dans le sens inverse, de vérifier la véracité de plusieurs
propositions afin de déterminer celle qui correspond le plus à notre réalité de manière
sémantique. En considérant que les univers fictionnels représentés au cinéma sont des
objets intentionnels, selon la terminologie ingardenienne, ou des ersatz, par le
réarrangement qu’ils proposent de relations de propriétés empruntées à notre monde
réel, les attitudes propositionnelles correspondent par le fait mêmes aux suppositions,
aux prévisions que font les spectateurs quant à l’état d’une histoire et de ses
développements possibles au cours de son voyage inférentiel (cf. 1.1). L’intentionnalité
se déploie ainsi en deux temps. Dans un premier temps, l’univers fictif existe en tant
qu’objet intentionnel originel dans l’imagination des créateurs et il est imaginé dans
l’intention d’être éventuellement présenté au public. Cet univers acquiert dans un
deuxième temps une réalité dite esthétique au moment où il est projeté au dehors – pour
reprendre un terme propre à la psychologie de la création développée par Didier Anzieu
(1981) – de façon à être saisi par une instance réceptrice qui le transforme en objet
intentionnel dérivé par ses suppositions, ses attitudes propositionnelles relatives au
récit. L’accessibilité esthétique des mondes possibles au cinéma concerne dès lors la
manière dont un créateur prend conscience de cette existence dérivée de son objet par
les espoirs et les attentes des récepteurs, et la stratégie qu’il déploiera pour combler ces
espoirs autant que pour déjouer ces attentes. Les théoriciens de la littérature se sont
emparés de ces concepts relatifs à la logique des mondes pour décortiquer les différents
éléments de cette stratégie. D’une part, Marie-Laure Ryan a élaboré une nomenclature
exhaustive des mondes composant un univers littéraire fictionnel, qui a ensuite été
réinterprétée par Patrick Peccate dans un contexte cinématographique. D’autre part,
Umberto Eco a mis au point une mécanique permettant de saisir cette logique des
mondes d’un point de vue qu’on peut définir comme métafictionnel afin de mettre à
60

profit la relation d’intentionnalité entre un créateur d’univers et ses différents


récepteurs.

2.4 Les mondes littéraires de Marie-Laure Ryan

C’est par le passage du réalisme modal vers les mondes stipulés que sont les ersatz
qu’on peut mettre deux écoles de pensée à contribution dans le développement d’une
sémiotique universelle cinématographique. D’un côté, les logiciens fournissent les
règles qui président à la construction d’un univers fictionnel (ne serait-ce qu’en pensée)
ainsi que celles qui déterminent l’accessibilité mutuelle entre une infinité de mondes
possibles. D’un autre côté, les littéraires mettent à profit cette logique pour construire
un dialogue créatif avec un texte, entre un auteur et un lecteur. Il faut préciser que la
création des mondes possibles au sein d’un dialogue entre un cinéaste et son Spectateur
Modèle fonctionne presque exactement comme celui qui rapproche un auteur de son
Lecteur Modèle. Bien entendu, les outils, les matériaux et la structure changent, mais
les stratégies sont les mêmes : un créateur de mondes utilise les connaissances
communes du « monde réel » qu’il partage avec son Spectateur Modèle afin de
l’amener à s’imaginer avec lui des réalités alternatives. En utilisant la porosité des
frontières qui séparent le « monde réel » des mondes qu’il stipule dans son univers
fictionnel − c’est-à-dire en faisant appel à un monde de référence commun dans une
expérience de pensée mettant à profit les « blancs du texte », les zones
d’indétermination et les moments d’incertitude −, ce créateur permet non seulement à
son public de voyager dans son univers, mais aussi de participer à sa création.

À l’aune du concept d’encyclopédie dont il a été question précédemment (cf. 1.1),


Umberto Eco adopte cette approche constructiviste des mondes possibles − l’amalgame
entre la philosophie analytique et les études littéraires − et préfère voir notre
monde « réel » et ses versions alternatives comme des conceptions culturelles qui font
61

office d’interprétant. Pour le sémioticien, qui aborde évidemment la question d’un


point de vue narratif, rien ne sert de discuter du statut ontologique des mondes, puisque
d’un point de vue fictionnel, ceux-ci naissent de la construction consécutive d’un auteur
et de ses destinataires :

Un monde possible ne peut être identifié à la manifestation linéaire du texte qui le


décrit. Le texte qui décrit cet état ou cours d’événements est une stratégie
linguistique destinée à déclencher une interprétation de la part du Lecteur Modèle.
Cette interprétation (de quelque façon qu’elle soit exprimée) représente le monde
possible dessiné au cours de l’interaction coopérative entre le texte et le Lecteur
Modèle. (1992, p. 214)

Notre réalité est une conception culturelle, puisque d’un point de vue cognitiviste elle
se construit en fonction de notre encyclopédie, qui fonctionne à peu de choses près
comme les cadres de Minsky et de Kripke. C’est à partir de sa conception du monde
réel qu’un auteur construit un ou plusieurs mondes possibles, en ajoutant, en éliminant
ou en modifiant une ou plusieurs de ses relations entre propriétés. Le récepteur saisit
ensuite cette combinaison de relations entre propriétés et l’interprète à partir de sa
propre conception du monde réel. C’est au sein de cette coopération − on pourrait
même aller dans le sens d’Alain Boillat (2014, p. 97) et appeler diégèse le lieu de cette
co-construction − que s’opère une sorte de sténographie métalinguistique, écrit Eco
(1985b, p. 177), qui permet à l’auteur de ne mentionner que les relations entre
propriétés qui diffèrent de la réalité admise par son Lecteur Modèle.

Heureusement, nous avons à notre disposition une sorte de sténographie


métalinguistique, et, par souci d’économie d’espace et de temps, nous évitons
d’expliciter dans une encyclopédie ces propriétés que l’encyclopédie a déjà
enregistrées sous des articles de caractère hypernomique (comme « voiture ») afin
qu’elles puissent être appliquées aux coupés et aux broughams, mais aussi aux
victorias, aux berlines, aux landaus, aux cabriolets, aux calèches et aux coches.
Étant donné qu’il y a la sémiose illimitée et que tout signe est interprétable par
d’autres signes, étant donné que tout terme est une assertion rudimentaire et que
toute assertion est un argument rudimentaire, il faut bien en sortir d’une manière
ou d’une autre : on établit alors des règles économiques d’implication. Les
62

procédures d’implication servent donc à abréger une liste potentiellement infinie


de propriétés factuelles […] l’implication ou entailment est définie comme un cas
de vérité analytique. Ainsi, on devrait dire qu’un coupé et un brougham restent
analytiquement des véhicules, alors qu’ils ne sont que factuellement de caractère
bourgeois. (Eco, 1985b, p. 177)

Cette économie d’implication (entailment) devient chez Marie-Laure Ryan, qui lit
David Lewis, le principe d’écart minimal (principle of minimal departure), à savoir
l’inévitable accessibilité entre un monde projeté et celui duquel on le projette selon une
certaine forme de causalité, qui assure la continuité et la cohérence (ou la
vraisemblance si on reste près de la poétique d’Aristote). Les lecteurs/spectateurs
comblent les lacunes, les blancs, les sous-entendus évidents par ce qu’ils connaissent
du monde actuel, leur encyclopédie personnelle, et l’auteur compte sur cette
coopération interprétative pour se concentrer sur les propriétés de son monde filmique
ou textuel qui doivent être définies et précisées afin de souligner ce qui le différencie
du monde actuel réel depuis lequel il crée, et celui depuis lequel ses récepteurs prennent
part à la création.

This law – to which I shall refer as the principle of minimal departure – states that
we reconstrue the central world of a textual universe the same way we reconstrue
the alternate possible worlds of nonfactual statements: as conforming as far as
possible to our representation of AW [actual world : le monde actuel]. We will
project upon these worlds everything we know about reality, and we will make
only the adjustments dictated by the text […] It is by virtue of the principle of
minimal departure that readers are able to form reasonably comprehensive
representations of the foreign worlds created through discourse, even though the
verbal representation of these worlds is always incomplete. (Ryan, 1991,
pp. 51‑52)

Dans Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory (1991), Marie-
Laure Ryan évoque l’existence de six types de mondes au sein d’un univers fictionnel
(Textual universe : TW), qui constitue ce lieu de coopération entre un texte, un auteur
et son lecteur, en plus d’élaborer un système de réalités distinctives et d’un champ (ou
territoire) sémantique complexe (cf. Glossary, p. vii). Comme l’ont fait Adams (1974),
63

Plantagina (1976), Pavel (1976), Doležel (1976), Vaina (1977), et évidemment Eco
(1979) quelques années auparavant, Ryan déploie une conception de la fiction à partir
des théories de la logique propositionnelle (aléthique, temporelle, épistémique, etc.) et
des différentes abstractions de la vérité développées par les logiciens comme Frege et
Russell, puisant autant dans la sémantique de Kripke (1981) que dans le réalisme
modale de Lewis (1982) et dans le concept d’intentionnalité de Hintikka (1989). Tous
ces modèles identifiés mettent en relation un auteur, un texte et une instance réceptrice
en un va-et-vient de possibilités imaginatives, et peuvent à peu de choses près servir à
l’élaboration d’une théorie des mondes possibles au cinéma.

Pourtant, l’univers textuel et l’univers cinématographique diffèrent en une dimension


particulièrement significative. Là où le texte dénote par la description et connote par la
métaphore, la capacité présentationnelle et représentationnelle du 7e art passe par tout
un processus de transformation des perceptions afin de rendre l’immersion visuelle et
auditive la plus enrichissante et la plus convaincante possible (ce qui sera traité dans la
deuxième partie sur les opérateurs de passage). Pour André Gardies, cette différence
s’en ressent jusque dans le rapport qu’entretiennent les spectateurs avec les
personnages.

Autour de lui et par rapport à lui s’organise le récit en même temps qu’il est
généralement source et support d’une intense activité d’identification. Cela est
probablement plus sensible encore au cinéma puisque, à la différence du roman
où il n’existe que sous forme de traces typographiques − où il n’est, suivant
l’expression de Philippe Hamon (1977), qu’un « être de papier » −, il est présent
sous la forme de sa réalité analogique d’images et de sons. Il est un « être
iconique » et par là ressemble étrangement aux personnes de la vie réelle.
Spectateur, je fais à tout moment l’expérience de sa force d’illusion de la réalité.
(Gardies, 1993a, p. 53)

Dans une perspective sémio-narratologique, Gardies identifie quatre espaces


constituant le spectacle cinématographique « dans sa dimension structurelle et
64

systématique » (1993b, p. 12) et qui le différencie d’une manière ou d’une autre du


texte littéraire :

1) l’espace cinématographique de la salle de cinéma, plongée dans l’obscurité devant


un écran démesuré plaçant les spectateurs dans une situation de sujet spectaculaire (et
spéculaire) que Christian Metz définit comme un état de sous-motricité et de sur-
perception (1975, p. 69‑70) ;

2) l’espace diégétique qui marque une distinction toute saussurienne entre l’espace et
le lieu dans laquelle le lieu, relevant de la perception, devient la « parole » qui actualise
ou figure l’espace considéré comme cognitif (Gardies, 1993b, p. 86‑90) ;

3) l’espace narratif, qui fait de l’espace-lieu un « actant », au même titre que les
personnages dans le schéma de Greimas : « ce qui fonde le réseau des déplacements du
héros, c'est moins le déterminisme de la consécution que la nécessité de se rendre en
des lieux spécifiques pour y acquérir les valeurs dont il a besoin pour sa quête » (1993b,
p. 149) ;

4) l’espace des spectateurs qui fonde la stratégie narrative destinée à « régler » leur
activité inférentielle par la localisation et la monstration :

[L]a première, physique et optique, dépend de la place occupée par la caméra et


est liée à la formation de l'image, alors que la seconde procède des stratégies
narratives — la localisation construit l'œil spectatoriel ; la monstration, elle, le
transforme en regard (p. 100-106). L'auteur conclut qu’« en fait, c'est dans sa
façon de “dialoguer” avec le spectateur que le récit filmique manifeste sa plus
grande singularité » (p. 134) (cité par Grégoire, 1994, p. 232)

L’univers cinématographique se divise ainsi en deux grands ensembles identifiés par


Daniel Yacavone, auteur de Film Worlds : A Philosophical Aesthetics of Cinema
65

(2014), comme le monde dans le film, world in the film (que je prends la liberté
d’abréger en WI), et le monde du film, world of the film (ibid. WO) – respectivement
l’horizon interne diégétique qui comprend le mouvement des objets et individus dans
le cadre, ainsi que l’horizon externe profilmique du film avec ses mouvements de
caméra27.

Concerning any representational art form, there is an important but too often
neglected difference between the world of a work and the represented or described
world (or worlds) within a work. Understandably, from one perspective, most
theoretical treatments of cinematic worlds are confined to the latter. They seek to
describe and understand the nature and comprehension of fictional, narrated, or
so-called diegetic worlds of represented places and events in a common space and
time inhabited by characters, which are (in some manner or another) referenced
and communicated through a film’s audiovisual form. These accounts are largely
self-limited to what films are about in terms of a story rather than what they also
are, as created, unified works–together with what they may mean in nonnarrative
(or extranarrative) and nonfictional ways. (Yacavone, 2014, pp. 3‑4)

Bien que cette affirmation réduise inutilement les théories du cinéma au contenu d’une
œuvre, en plaçant la plupart d’entre elles dans la catégorie des théories du récit, elle
soulève néanmoins une question fondamentale pour le sujet qui nous concerne : dans
quel espace se joue la coopération filmique ? Si la diégèse est le lieu de la co-
construction du récit par le lecteur à partir des matériaux fournis par l’auteur comme le
propose Alain Boillat ci-haut cité, elle ne peut simplement se trouver à l’intérieur du
monde dans le film. Chez Genette, la diégèse est effectivement synonyme de l’histoire,
soit « le signifié ou contenu narratif » (1972, p. 72, note 1), que Todorov opposait au
récit comme discours et qui avait été défini par Étienne Souriau et sa fille Anne comme
« tout ce qui est censé se passer, selon la fiction que présente le film ; tout ce que cette

27
J’emprunte la notion d’horizon à Paul Ricoeur : « Toute expérience à la fois possède un contour qui
la cerne et la discerne, et s’enlève sur un horizon de potentialités qui en constituent l’horizon interne et
externe : interne, en ce sens qu’il est toujours possible de détailler et de préciser la chose considérée à
l’intérieur d’un contour stable ; externe, en ce sens que la chose visée entretient des rapports potentiels
avec toute autre chose sous l’horizon d’un monde total, lequel ne figure jamais comme objet de discours.
» (1983, p. 147).
66

fiction impliquerait si on la supposait vraie.28 » Or, ces définitions de la diégèse ne


suffisent pas si on veut y faire entrer le lecteurs/spectateurs et leur permettre de
construire le récit en collaboration avec le texte/film, dans le deuxième sens que lui
donne Genette. Le lieu de la coopération doit se situer au-dessus et même au-delà du
contenu, étant donné que le lecteur avance des préfigurations permises par le récit
(signifiant, deuxième sens), et que celles-ci peuvent être validées ou contredites par
son déploiement subséquent. La coopération doit donc se trouver dans cette partie de
l’univers fictionnel que Genette définit comme « l’acte narratif producteur et, par
extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place »
(1972, p. 72, note 1), soit le récit dans son troisième sens : la narration. Les spectateurs
participent à la construction de la narration en avançant des hypothèses parallèles et
juste un peu en avance sur son déroulement. Aux deux couches de monde qui
s’emboitent pour former l’ensemble holistique de l’œuvre cinématographique
identifiées par Yacavone, on doit ajouter celle des spectateurs, soit l’espace-temps dans
lequel ils accomplissent leur travail d’interprétation.

Sans vouloir entrer dans les détails de sa théorie, il importe de retenir que Marie-Laure
Ryan déploie son concept de recentrage fictionnel – inspirés des cadres kripkiens, mais
selon la position de l’ersatzisme littéraire telle que définie par Lewis − autour de trois
systèmes modaux distincts :

The first is our native systems, and its central world is the actually actual world
(or more simply, the actual world), to which I shall henceforth refer as AW. The
second system is the textual universe, the sum of the worlds projected by the text.
At the center of this system is the textual actual world, abbreviated as TAW. As a
representation proposed by the text, the textual universe must be distinguished
from the system it represents, which I shall call the referential universe. And just
as the textual universe is offered as an image of the referential universe, the textual

28
Étienne Souriau, « La structure de l'univers filmique et le vocabulaire de la filmologie », Revue
internationale de filmologie, 1951, n°7-8, p. 240.
67

actual world TAW is proposed as an accurate representation of an entity external


to itself, the textual reference world, abbreviated as TRW. (1991, p. 24)

Dans son carnet de recherche sur la fiction et les mondes possibles (Déjà-vu, 2012),
Patrick Peccatte reprend les dénominations des différents mondes littéraires faites par
Ryan pour évaluer à quel point cette déclinaison peut être utilisée dans la construction
d’une théorie cinématographique des mondes possibles. En adaptant les mondes
littéraires au cinéma, Peccatte introduit un nouveau monde actuel, en plus de celui
identifié par Ryan (actual world – AW) comme le centre de son système modal, soit le
monde de la production cinématographique (Production actual world – PAW) « généré
(projeté dirait Ryan) par l’ensemble des activités humaines, des techniques, des
matériels, etc. qui sont mis en œuvre dans la fabrication d’un film. » (Déjà-vu, 2012).
Il transpose ensuite le monde textuel actuel (TAW) de Ryan en monde filmique actuel
(MAW), soit le monde central de l’univers fictionnel cinématographique, la
représentation exacte du monde textuel de référence (TRW) devenu monde référentiel
filmique (Movie Reference World − MRW). Ce monde référentiel filmique (MRW), à
l’instar de son homologue littéraire, est ce monde stipulé par le film, maximal et
complet, qui déborde de l’espace-temps cinématographique et qui est le noyau autour
duquel gravitent les hypothèses du spectateur, les mondes possibles alternatifs
(alternative possible world – APW), ainsi que ses prévisions et présuppositions faites
à partir de son monde actuel (AW). Le monde filmique actuel (MAW) est une portion
ou une partie du monde référentiel filmique (MRW), ce que l’auteur actualise et
présente de ce monde stipulé maximal qui est créé par son œuvre. Dans le film Forrest
Gump de Robert Zemeckis par exemple, le monde référentiel filmique (MRW) contient
tout ce que fait Jenny Curran (Robin Wright), l’âme sœur de Forrest pour ainsi dire,
pendant que le monde filmique actuel (MAW) raconte la traversée des États-Unis à la
course par ce dernier; soit toute la part d’existence de Jenny qui ne sera jamais montrée
à l’écran. Les suppositions des spectateurs concernant Jenny, les mondes possibles
68

alternatifs (APW), sont projetées dans le monde référentiel filmique (MRW) et sont
par la suite confirmées, ignorées ou réfutées dans le monde filmique actuel (MAW),
qui se concentre plutôt sur les étapes importantes du périple de Forrest à travers le pays
et l’histoire des États-Unis, selon ce qui a été décidé dans le monde de la production
cinématographique (PAW).

Ce monde de la production cinématographique (PAW), qui contient la création de


l’univers fictionnel de la première version du scénario à la version finale du montage,
appartient autant au monde actuel (AW) qu’au monde du film (WO) de Yacavone,
surtout lorsque celui-ci vient cannibaliser en quelque sorte le monde dans le film (WI)
− comme dans L’homme à la caméra (D. Vertov, 1929), La nuit américaine (F.
Truffaut, 1973) ou The Holy Mountain (Jodorowsky, 1975). Le monde de la production
cinématographique (PAW) apparaît aussi parfois à l’insu du cinéaste, dans les erreurs
de raccord, comme la longueur d’une cigarette d’un plan à l’autre, les trous de balle
derrière Jules Winnfield dans la scène qui précède les six coups de feu qui l’épargneront
dans Pulp Fiction, ou les erreurs de dates dans Forrest Gump.

Chez Yacavone, le monde dans le film (WI), dénotatif et représentationnel, englobe le


monde référentiel filmique (MRW) et inclut aussi les mondes possibles alternatifs
(APW) qui sont confirmés par le monde filmique actuel (MAW) – et qui deviennent
par le fait même des parties de ce monde filmique actuel. Le monde du film (WO) est
l’équivalent du monde de la production cinématographique (PAW):

Conçu ici comme un monde distinct du monde actuel AW, le monde de la


fabrication du film PAW mérite quelques explications. C’est en quelque sorte une
généralisation du jeu théâtral, capable de générer un univers spécifique en
direction du spectateur. On peut le voir aussi comme le film en train de se faire,
intégrant le jeu des acteurs, les décors, mais aussi le dispositif de
réalisation compris dans un sens large (la postproduction appartient à PAW).
C’est effectivement un monde en soi, quasiment autonome, dans lequel évoluent
les humains et se déploient les moyens techniques qui participent à la réalisation
69

du film. Dans certaines expériences cinématographiques, la fabrication du film


peut d’ailleurs être l’objet d’une narration cinématographique, PAW peut alors
être proprement incorporé à MAW. (Peccatte, 2012)

Le monde dans le film (WI) de Yacavone peut être relié à ce que Peccatte identifie
comme le monde filmique actuel (MAW), totalement présentatif, ou formel, il impose
une dimension connotative essentielle à l’univers cinématographique par sa relation
plus ou moins assumée avec le monde du film (WO). À partir de cette déclinaison, on
peut situer l’espace dans lequel les personnages projettent leurs propres
présuppositions, ou hypothèses, comme le monde possible alternatif textuel (Textual
alternative possible world − TAPW) qui n’a pas été transposé par Peccatte. Pour suivre
l’adaptation qu’il a faite des trois systèmes de Ryan, les mondes possibles alternatifs
textuels (TAPW) prendront désormais la dénomination de mondes possibles alternatifs
filmiques (Movie actual possible worlds − MAPW), soit les mondes virtuels créés dans
l’imagination des personnages du film, mais qui ne s’actualisent pas nécessairement
dans le monde de référence filmique (MRW). Ces mondes, identifiés comme modes de
propositions par Todorov en 1969 dans sa recherche d’une grammaire générative au
sein du Décameron, sont créés par les attitudes propositionnelles des personnages au
sein d’un univers fictionnel.

Les anciennes grammaires expliquaient l’existence des modes par le fait que le
langage sert non seulement à décrire et donc à se référer à la réalité, mais aussi à
exprimer notre volonté […] Au contraire, nous pourrons établir une première
dichotomie parmi les modes propres au Décaméron, qui sont au nombre de quatre,
en nous demandant s’ils sont liés ou non à une volonté. Cette dichotomie nous
donne deux groupes : les modes de la VOLONTÉ et les modes de l’HYPOTHÈSE.
Les modes de la volonté sont deux : l’obligatif et l’optatif […] Les deux autres
modes, conditionnel et prédictif, offrent non seulement une caractéristique
sémantique commune (l’hypothèse), mais se distinguent par une structure
syntaxique particulière » (1969, pp. 46‑48).

Les quatre modes identifiés par Todorov agissent comme des opérateurs modaux au
sein d’un univers fictionnel, ils « relatent un événement en acte [ou] anticipent
70

l’hypothèse d’un événement futur » résume Claude Bremond dans sa Logique du récit
(1973, p. 86). Ryan déploie toute une terminologie pour ce type de projections faites
par un personnage à partir du monde actuel filmique (MAW) qu’elle qualifie de
mondes privés (private world) ou de mondes prétendus (pretended world) : « The
complete semantic description of a character’s domain thus includes both authentic and
inauthentic constructs – beliefs and mock beliefs, desires and mock desires, true and
fakes obligations, as well as genuine and pretended intents. » (1991, p. 118) Il peut
s’agir d’opérateurs de possibilité, de nécessité, d’impossibilité ou de contingence
embrayés par la connaissance, la croyance ou l’ignorance qui créent un monde de
savoir, un Knowledge-world (K-World). Comme le conflit découle fréquemment de
l’ignorance ou du manque de connaissance d’un agent pour l’action qui s’en vient, un
monde peut être embrayé par l’obligation, soit un obligation-world (O-World), un
ensemble de principes et de contraintes doxatiques ou personnelles (dimension morale),
qui incitent à un engagement ou à une rébellion de la part du protagoniste. Les
embrayeurs de ce type de monde sont identifiés par Ryan comme la permission
(possibilité), l’obligation (nécessité) ou l’interdiction (impossibilité). Un monde peut
être créé par l’attitude propositionnelle de l’espoir, soit un Wish-world, selon le mode
optatif de Todorov, en fonction des embrayeurs de valeur que sont le bien et le mal, en
considération d’une action ou d’un désir (qui détermine un objet de la quête). Enfin, un
univers fantaisiste, un Fantasy-universe (F-Universe), qui contiennent autant de Wish-
world, de K-world que de Fantasy-worlds) est créé dans l’esprit d’un personnage par
les projections de l’onirisme, au moyen d’hallucinations attribuables à un état mental
déviant, à la consommation de stupéfiants, à la projection d’idéaux ou simplement à la
rêverie éveillée. Évidemment, du point de vue d’un personnage, ajoute Ryan, l’objectif
consiste à faire coïncider le monde réel dans le film, le monde actuel filmique (MAW),
le plus possible avec les mondes privés K, O, W-worlds (les F-worlds sont par
définition incompossibles), afin de réduire le plus possible la distance entre les
71

projections de leurs désirs et leur monde réel (MAW); en d’autres mots, faire en sorte
que leurs désirs deviennent réalité. « The alternatives are the forking paths of
projections; the strategic situation is the relative position of worlds on the board of the
textual universe; and the rule of the game is to move one’s pieces closer to the center. »
(Ryan, 1991, p. 120)

Les mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW, soit l’ensemble formé par K, O,
W, F-worlds) se déploient à partir du monde actuel filmique (MAW), mais n’atteignent
par l’ensemble formé par les mondes référentiels filmiques (MRW) puisqu’ils les
précèdent ou agissent sur eux d’une certaine manière, comme lorsque Eco disait que
les prévisions faites par le lecteur étaient systématiquement influencées par les attitudes
propositionnelles des personnages de la fabula. Les mondes possibles alternatifs
filmiques (MAPW) reflètent d’ailleurs les conflits internes des personnages du film,
ces besoins inconscients qui s’incarnent en désirs conscients, et servent à les actualiser
au sein du monde dans le film (WI), à l’instar des délires psychotiques de Jacob (Tim
Robbins) dans Jacob’s Ladder (1990) d’Adrian Lyne. La puissance créatrice de tels
mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW) est particulièrement mise à profit dans
les films à emboitements multiples (chinese box structure) comme The Fall (2006) de
Tarsem Singh, alors que le récit tourne autour de la coopération entre Alexandria
(Cantica Untaru) et Roy Walker (Lee Pace) dans l’élaboration de l’histoire fantastique
mettant en scène un groupe de bandits en quête de vengeance, racontée (ou pourrait
même dire improvisée) par ce dernier depuis le monde actuel filmique (MAW) de
l’hôpital militaire à Los Angeles. Anéantis par un récent revers amoureux, Roy Walker
invente cette histoire de vengeance fantastique dans le but de manipuler son auditrice,
la petite Alexandria qui a le bras dans le plâtre, dans l’objectif ultime de la convaincre
de voler de la morphine dans la pharmacie de la clinique afin de s’enlever la vie. Or, la
fillette n’est pas dupe, et bien qu’elle ne pressente la ruse qu’un peu trop tard, elle
72

comprend vite son pouvoir créateur et intervient ponctuellement dans le récit afin d’y
trouver de l’espoir pour Roy Walker qui, sans s’en rendre compte, fait parler son
inconscient en peine d’amour, tuant systématiquement chaque personnage ressemblant
de près ou de loin à celui qui lui a « ravi » son amoureuse dans le monde actuel filmique
(MAW). Dans l’univers fictionnel imaginé par Singh, l’intérêt principal se situe au
niveau des nombreux mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW), les différentes
versions du conte qui suivent les attitudes propositionnelles de la petite fille et les
intentions cachées de Walker, plutôt que dans le va-et-vient entre le monde actuel
filmique (MAW) et le monde référentiel filmique (MRW).

Nous verrons en profondeur l’utilisation que fait Amenábar des mondes possibles
alternatifs filmiques (MAPW) dans l’analyse cinématographique de son film Abre los
ojos proposée dans la prochaine section. Avant de décortiquer la mécanique
transmondaine, et afin de mieux illustrer l’ampleur de cet ensemble de systèmes
modaux cinématographiques déployé par Ryan et adapté par Peccatte, nous proposons
un schéma des relations d’accessibilité entre les différents mondes (figure 2.4) situant
le cotexte du lecteur, ou le cofilm du spectateur, dans le chevauchement central des
trois univers. Le monde actuel filmique (MAW) se trouve directement au centre des
trois univers, qui se rencontrent dans l’économie d’implication prévue par le cinéaste
et la coopération interprétative du spectateur, ainsi que dans les présuppositions de ce
dernier, qu’elles soient validées ou récusées par le monde de référence filmique.
73

Figure 2.4 Le système cinématographique

Dans Esthétique du film, Jacques Aumont et ses collègues définissent le cinéma comme
une double représentation.

Le film de fiction est donc deux fois irréel : il est irréel par ce qu’il représente (la
fiction) et par la façon dont il le représente (images d’objets ou d’acteurs) […] Le
cinéma a en effet ce pouvoir d’« absenter » ce qu’il nous montre : il l’ « absente
» dans le temps et dans l’espace puisque la scène enregistrée est déjà passée et
qu’elle s’est déroulée ailleurs que sur l’écran où elle vient s’inscrire […] Au
cinéma, représentant et représenté sont tous les deux fictifs. (Aumont et al., 1983,
p. 71)
74

Le système cinématographique (figure 2.4) schématise cette double représentation dans


le rapport qu’elle entretient avec l’interprétation/coopération filmique du spectateur.
L’univers de référence, le cercle supérieur gauche, figure la production du
representamen cinématographique par les scénaristes, les cinéastes et leurs équipes, y
compris les étapes du tournage et de la postproduction. L’univers fictionnel, le cercle
supérieur droit, figure l’objet cinématographique en tant que tel, le ou les mondes qui
sont créés par le travail de représentation du cercle de gauche. L’univers du spectateur,
le cercle inférieur central, figure l’interprétant filmique, ou la somme de toutes les
prévisions, hypothèses et espoirs projetés par les spectateurs sur l’univers fictionnel et
son monde référentiel filmique. Le chevauchement de ces trois univers donne le monde
actuel filmique, limité dans le temps et dans l’espace, comme véritable signe
cinématographique. Si je suppose par exemple que Jenny rentrera à Greenbow (AL)
avec Forrest Gump à son retour du Vietnam, ma prévision existe dans l’univers
fictionnel comme mondes alternatifs possibles (APW). Tant et aussi longtemps que
Jenny ne rejoint pas Forrest sur le podium devant le Washington Monument, mon
hypothèse existe dans le chevauchement de mon univers réel de spectateur et de cet
autre univers fictionnel. La rencontre des deux protagonistes dans la Lincoln Memorial
Reflecting Pool consolide mon hypothèse, mais la suite de la séquence, le départ de
Jenny pour la Californie, confine mon hypothèse au statut de monde alternatif possible
(APW), non confirmé par le monde filmique actuel (MAW), qui est représenté par le
monde actuel de la production (PAW) dans l’univers de référence du cinéaste.

*
75

L’architecture universelle présentée par Marie-Laure Ryan, telle que resémiotisée par
Patrick Peccatte, concerne davantage le monde du film (WO) et la relation qu’entretient
la fiction avec la réalité. Les mondes qui s’y déploient reflètent le travail de
fragmentation et de réassemblage du réel effectué par les scénaristes et cinéastes afin
de donner naissance à un univers fictionnel filmique, ainsi que le travail
d’interprétation espéré de la part du spectateur. La construction des mondes dans le
film (WI), à partir d’artifices audiovisuels et narratifs, oriente aussi à différents degrés
ce travail d’interprétation du spectateur, en considérant les attitudes propositionnelles
qu’il adoptera lors de son voyage inférentiel, qui influenceront par la suite ses
suppositions, en fonction de ses attentes par rapport au genre. Dans cette perspective,
la mécanique transmondaine développée par Eco permet à un créateur de mondes de
prendre le contrôle de cette coopération interprétative afin d’influencer les inférences
des spectateurs et éventuellement créer du suspense et de la surprise.
CHAPITRE III

LA MÉCANIQUE TRANSMONDAINE DE UMBERTO ECO

L’importance qu’accorde Umberto Eco à la réception d’une œuvre commence dès 1962
avec L’œuvre ouverte, essai qu’il a qualifié lui-même de présémiotique29, puisqu’il a
subi une réorganisation assez majeure, cinq ans plus tard, suivant sa « rencontre avec
Jakobson, les formalistes russes, Barthes et le structuralisme français » (Eco, 1992,
p. 27). Dans la réédition de 1967, Eco modifie son point de vue en prenant appui sur
les différentes réflexions concernant une sémiotique structurale (dont les essais de
Communication 8 de 1966), ainsi que l’esthétique de la réception et les théories de la
lecture développée entre autres par les tenants de L’école de Constance. « Toute
recherche sur les poétiques doit donc tenir compte des deux aspects [objet et effet] ; à
plus forte raison s’il s’agit des poétiques de l’œuvre ouverte, qui sont le projet d’un
message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives. » (Eco, 1979, p. 11).
Traversée par la littérature joycienne, ce premier essai élaboré avec des « instruments
impropres » concédait selon lui beaucoup trop de liberté à l’interprète. (1992, pp. 26‑27,
note 1) Il reviendra six ans plus tard à la structure interne de la communication, avec
La structure absente, son introduction à la recherche sémiotique. Cette introduction
amorce en effet une réflexion sur le signe iconique et élargit son champ de recherche

29
« Dans l’édition de 1962, j’évoluais encore dans un climat présémiotique, m’inspirant de la théorie de
l’information, de la sémantique de Richards, ainsi que de Piaget, de Merleau-Ponty et de la psychologie
transactionnelle. » (1992, p. 27)
77

au-delà des textes verbaux, vers la peinture, le cinéma et la télévision, et dont la


conclusion annonce le contenu et la forme de ses réflexions subséquentes :

Cette énergie pragmatique de la conscience sémiotique montre comment une


discipline descriptive peut être aussi un projet actif. Mais en même temps elle
nous amène à soupçonner que le monde vu sub species communicationis n’est pas
le monde entier, et nous fait craindre que l’univers de la communication ne soit
que la mince superstructure de quelque chose qui se déroule derrière le dos de la
communication. Mais cette mince superstructure institue tout notre comportement
et ce n’est certes pas une mince affaire que de la déterminer comme la modalité
de notre être-dans-la-circonstance. La communication englobe tous les actes de la
praxis, au sens que la praxis elle-même est communication globale, institution de
culture et donc de rapports sociaux. C’est l’homme qui s’approprie le monde et
c’est lui qui fait que la nature se transforme continuellement en culture. Mais on
peut interpréter les systèmes d’actions comme des systèmes de signes, seulement
à condition que les systèmes de signes puissent être insérés dans le contexte global
des systèmes d’action ; et chacun comme l’un des chapitres (mais séparément,
jamais le plus important ou le plus décisif) de la praxis en tant que communication.
(1972, p. 409)

C’est particulièrement dans Lector in fabula ([1979] 1985) et dans ses réflexions
subséquentes sur Les limites de l’interprétation ([1990] 1992) que Eco développe une
théorie des mondes possibles utilisable à des fins d’analyse cinématographique. L’essai
de 1979 porte plus précisément sur la mécanique de la coopération textuelle au sein de
textes narratifs et prend appui sur le pragmaticisme de Peirce ainsi que sur une
sémiotique de la narrativité, telle que développée par Greimas, pour déployer une
« Structure de mondes » (chapitre 8) et des stratégies qui favorisent non seulement leur
accessibilité mutuelle dans la recherche d’un effet esthétique, mais aussi l’accessibilité
entre un univers fictionnel et celui du lecteur. Sous l’influence d’une théorie des cadres,
puisée autant chez les logiciens que chez les théoriciens de la fiction littéraire, Eco
exerce une mutation des mondes vides de la théorie des modèles vers les mondes pleins
d’une théorie de la narrativité et examine le fonctionnement de ce qu’il appellera des
petits mondes (puisqu’ils se tiennent sur les épaules gigantesques du monde réel) dans
les précisions qu’il apportera à son essai de 1990. L’objet de Lector in fabula, écrit-il
78

dans son introduction, « est le phénomène de la narrativité exprimée verbalement en


tant qu’interprétée par un lecteur coopérant. » (1985b, p. 7)

La réflexion sur la mécanique transmondaine proposée ici rassemble les stratégies


établies dans le chapitre 8 de Lector in fabula et les précisions apportées ultérieurement
dans la partie III.4 de Les limites de l’inteprétation intitulée « petits mondes ». Ces
stratégies et leurs précisions sont ensuite adaptées aux univers cinématographiques en
tenant compte de la sémiotique des codes visuels développée préalablement dans La
structure absente ([1968] 1972). Dans cette perspective, il convient d’abord de définir
ce que Eco entend par monde possible, ou « petit monde » selon la dénomination
savagienne, dans un contexte cinématographique. Un monde possible
cinématographique est un amalgame d’expressions linguistiques qui composent la
dimension narrative d’un film et prévoient diverses transformations de ces expressions
en signes audiovisuels, qui seront interprétés ultérieurement par une instance réceptrice.
Un monde possible réfère à un possible état de choses, exprimé par un ensemble de
propositions. Il est composé d’individus qui entrent en relation, qui subissent des
changements, et qui sont dotés d’un ensemble de propriétés gouverné par des lois, en
fonction d’une logique de l’accessibilité, de la nécessité narrative vers une nécessité
d’identification : « en ce sens, un monde possible est aussi un cours d’événements et
peut être décrit comme une succession d’états temporellement ordonnée » (1992,
p. 214). Un monde possible est donc un petit monde étant donné qu’il est parasitaire
du monde réel, à l’instar de l’ersatzisme de Lewis et du fictionnalisme d’Armstrong (cf.
2.2), puisque « si les propriétés alternatives [qui construisent le monde narratif] ne sont
pas spécifiées, nous donnons pour acquises les propriétés valables dans le monde réel. »
(1992, p. 224)

Un monde possible est « gravide » (1985b, p. 158), à mi-chemin entre les ensembles
vides de la logique modale et l’état de complétude maximale de notre monde actuel
79

(AW), dont les images fondent notre encyclopédie universelle, et à partir de laquelle
l’émetteur et le récepteur fonde la leur, c’est-à-dire une encyclopédie plus personnelle
et culturellement discriminatoire. Il faut dès lors identifier les éléments qui déterminent
l’alternativité des mondes qui composent un univers fictionnel par rapport à notre
monde actuel, afin de comprendre comment le cinéaste rend son univers accessible aux
spectateurs. Cette sténographie métacinématographique, soit l’économie d’implication
ou l’écart esthétique défini par Ryan, exige que les mondes possibles soient superposés
au monde de la réalité de l’auteur, puisqu’il lui est impossible d’imaginer et de
communiquer aux spectateurs tout l’ameublement de ses propriétés et de celles des
individus dont il est composé. Un monde possible fait partie du système conceptuel du
cinéaste (AWÞMRW), qui dépend par le fait même de ses schémas idéologiques.
C’est pour cette raison que le monde à partir duquel le film est écrit et réalisé
(AWÞMPW) devient une construction qui dépend de l’encyclopédie, donc une
construction culturelle, limitée, provisoire, ad hoc : « au moment où je fais une théorie
des mondes possibles narratifs, je décide (à partir du monde dont j’ai directement
l’expérience physique) de réduire ce monde à une construction sémiotique pour le
comparer à des mondes narratifs » (1985b, p. 172). L’homogénéité comparative entre
les mondes possibles et le monde culturel de référence est essentielle, sans quoi il nous
serait impossible de les mettre en face et de les rendre mutuellement transformables.
L’accessibilité d’un monde possible au monde de référence des spectateurs dépend
alors des propriétés qui sont révélées par le récit, en particulier celles qui en
déterminent l’alternativité.

Un cinéaste dispose à toutes fins utiles de sept stratégies pour permettre à ses
spectateurs de naviguer dans son univers, d’en saisir les éléments d’alternativité, et de
franchir sans ambages les seuils représentés aux frontières de chaque monde. Après
avoir présenté les différentes théories de la logique des mondes possibles, il semble
80

maintenant justifié d’entamer une réflexion plus analytique en présentant, en parallèle


aux sept stratégies déterminées par Umberto Eco, des exemples de leur application dans
un univers cinématographique. Qui plus est, comme nous le verrons dans l’analyse de
l’univers filmique imaginé par le cinéaste espagnol Alejandro Amenábar, les mondes
possibles ne restent pas toujours au niveau des suppositions prévues par un cinéaste et
faites par des spectateurs à partir de leur monde réel de référence. Les mondes possibles
peuvent aussi être des versions alternatives du monde actuel filmique, celui à partir
duquel le personnage principal fait ses propres suppositions, qui correspondent aux
mondes possibles alternatifs filmiques identifiés par Ryan et Peccatte
(MAWÞMAPW), d’autant plus lorsque ce personnage est coincé dans un labyrinthe à
quatre mondes comme l’est César (Eduardo Noriega) dans l’univers de Abre los ojos
(dorénavant ALO). Ce film − qui se déploie dans le chevauchement de deux intrigues
aboutissant à la même résolution − est d’ailleurs des plus adéquats pour décortiquer les
différentes définitions et utilisations filmiques qu’on peut faire avec le concept de
monde possible. Étant donné qu’il joue fort intelligemment avec la notion de réalité
telle qu’elle avait été discutée auparavant par Meinong, Ingarden, Hintikka et Lewis
d’un point de vue théorique, les spectateurs sont laissés dans une certaine incertitude
quant à la relation qu’entretient le protagoniste avec son univers : est-il en train de vivre,
de rêver ou d’imaginer? En effet, les quatre mondes du labyrinthe ontologique dans
lequel erre le protagoniste adoptent chacun à leur manière une version de la réalité qui
est contradictoire. En d’autres termes, Amenábar a planifié une intrigue dont la
stratégie repose sur le concept d’incompossibilité entre les mondes. L’univers de ALO
est un chaosmos, puisqu’il permet aux mondes prétendus, oniriques et fantasmatiques,
soit à différentes versions incompatibles de la réalité du personnage, d’exister en même
temps, dans le même espace-temps narratif.
81

Pour résumer, ALO raconte l’histoire de César, un homme charmant et bien nanti qui
trouve enfin l'amour de sa vie. Victime d'un accident de la route qui le laisse gravement
défiguré, César perd son équilibre psychique en même temps que cet amour naissant et
il tente par tous les moyens possibles et impossibles de retourner à son état idyllique
d’avant l’accident. Le problème est que son inconscient, momentanément désentravé
du contrôle de sa conscience, joue avec ses perceptions de la réalité en superposant des
contradictions d’un point de vue temporel, mémoriel et sensuel jusqu’à ce qu’il
comprenne qu’il se trouve dans un univers onirique qu’il a lui-même accepté. En effet,
César a payé très cher les services d’une entreprise de cryogénisation pour conserver
son corps le temps que la médecine ait fait suffisamment de progrès pour lui redonner
son visage d’avant l’accident. Cependant, tandis que son corps se conserve dans un état
comateux, son esprit, lui, poursuit le cours de sa vie grâce à une simulation assistée par
ordinateur. Cependant, à l’instar de tout récit dystopique, l’esprit de César, se réveillant
dans son rêve, prend peu à peu conscience de la nature simulée du monde qu’il habite.
On trouve d’ailleurs une synthèse de ce chaosmos dans le prologue du film d’Amenábar,
qui y glisse une espèce d’avertissement, ou y pose les conditions liminaires préparant
les spectateurs à l’ambiguïté narrative et à l’indétermination ontologique qui
caractérise l’univers dans lequel il déploie son intrigue. L’exposition de ce prologue
permettra par la suite de schématiser les relations entre propriétés qui caractérisent
chacun des mondes du film.

Abre los Ojos (1997)

Écran noir. (Voix off, semble d’abord venir de très loin, augmente en intensité en même
temps que la première image est révélée par un fondu) Abre los ojos. Abre los ojos.
Abre los ojos. Gros plan sur ce qui semble être un oreiller. Abre los ojos. Abre los ojos.
Abre los ojos. La caméra se tourne vers la droite, regard subjectif sur un réveille-matin
digital. Gros plan Dutch (incliné) : 9 :00. Abre los ojos. Abre los ojos. Une main vient
82

taper sur le dessus du réveille : Abre los o... La voix s’arrête. La caméra subjective
revient vers la gauche. Écran noir.

Un homme est couché sur le ventre, sa main droite repose encore sur le réveille-matin.
Il se tourne brusquement et s’assoit dans son lit, en soupirant. La lumière de la grande
fenêtre fait du haut de son corps une silhouette, on ne distingue pas son visage. Il
allume la lumière de la salle de bain et se regarde nonchalamment dans le miroir. La
caméra avance lentement vers la vitre givrée de la douche derrière laquelle le jeune
homme se lave. Il essuie ensuite le miroir embué et redresse sa chevelure : son visage
exprime une moue suffisante. Il boutonne sa chemise devant un autre miroir, redresse
son collet et descend l’escalier avec précipitation. Il ramasse sa veste au vol et sort de
l’appartement en courant.

Une porte de garage s’ouvre sur la ville. À l’intérieur, d’abord plongé dans l’obscurité,
le beau jeune homme démarre sa petite Beetle blanche décapotable, sort du garage et
fonce vers la ville. Plan serré sur son visage à travers le pare-brise. Sur son chemin,
la ville de Madrid est vide. Il cherche un peu. Pas une voiture, pas une âme qui vive,
malgré l’heure matinale avancée. Gros plan sur sa montre : 10 :05. Il s’arrête à un
coin de rue, tire sur le frein à main, sort de la voiture. Le bruit que fait le claquement
de la porte de la voiture semble incongru, comme si l’écho était étouffé par un vide
immense. Le jeune homme court en se retournant dans tous les sens sur la Gran Via de
Madrid, abandonnée, « gravide », comme dans un rêve.

(Voix off) Abre los ojos. Abre los ojos. Abre los ojos.

La séquence recommence, mais cette fois-ci une femme dort dans son lit, la ville est
vivante et une voix off demande « pourquoi me racontez-vous ce rêve? »…
83

Figure 3.1 César sur la Gran Via de Madrid dépeuplée.

Cette séquence liminaire permet à Amenábar d’installer l’échafaudage onirique sur


lequel il construira son univers et invite, par le fait même, les spectateurs à ajuster leurs
attentes et à se préparer à voyager dans un emboitement de rêves et de niveaux de
réalité ambivalents. Parfois, les spectateurs auront préalablement lu un synopsis du film,
et auront tout de même une idée du récit qu’ils s’apprêtent à suivre. Le paragraphe
suivant propose un synopsis détaillé qui permettra ensuite de combiner une analyse du
film à la théorie de la mécanique des mondes qui sera exposée dans cette partie.

César (Eduardo Noriega) avait tout pour lui : la richesse, la beauté, l’assurance et
l’amitié. Or, l’amour maladif que lui porte Nuria (Najwa Nimri), une amante parmi tant
d’autres, lui sera fatal. La tentatrice en robe rouge préfère se suicider plutôt que de le
perdre aux mains de Sofía (Penélope Cruz), une actrice au sourire désarmant. Dans sa
jalousie, semblable à celle que la nymphe Écho éprouvait envers Narcisse, Nuria tente
d’emporter César avec elle dans la mort en précipitant sa voiture rouge contre un mur.
L’accident laisse César horriblement défiguré et, malheureusement, les techniques
84

médicales de l’époque ne permettent pas la reconstruction totale de son visage.


Constatant qu’il ne pourra jamais retrouver l’amour qui naissait entre lui et Sofía avant
son accident, César décide de laisser sa destinée aux mains d’une entreprise en
cryogénie, qui propose de le ressusciter quand les avancées médicales en chirurgie
esthétique permettront de lui redonner la fière allure qu’il avait avant l’événement fatal.
Lors de la signature du contrat le liant à L.E. (Life Extension), César signe aussi la
clause 14, qui autorise l’entreprise à le garder dans un état de conscience onirique très
près de la réalité, ce qui lui permet de vivre dans un présent virtuel capable de réaliser
tous ses désirs. Pourtant, comme le constate le représentant de L.E., « le subconscient
peut toujours nous jouer des tours » (1 :35 :50), en revenant hanter l’esprit en pleine
fabulation, en l’envahissant de souvenirs douloureux. Le rêve éveillé de César, dans
lequel il a évidemment retrouvé son beau visage ainsi que l’amour de Sofía, se
transformera vite en cauchemar lorsque le monde alternatif au sein duquel il est plongé
par les scientifiques de L.E. sera envahi par des hallucinations de Nuria et par le retour
périodique de son apparence défigurée. À dire vrai, ce résumé ne fait que révéler les
différents plans spatio-temporels, ou mondes narratifs, parmi lesquels César tente tant
bien que mal de retrouver son monde de référence initial. Ce qui nous intéresse ici est
la manière dont Amenábar s’y est pris pour montrer les frontières délimitant chacun de
ces différents mondes.

La figure 3.2 schématise l’univers onirique du film ALO avec ses quatre mondes
possibles et le monde de la mort, qui est implicite dans la structure de l’univers narratif
proposé par la clause 14 de L.E.
85

Figure 3.2 Les mondes de Abre los ojos

Si on décortique bien ce synopsis, on peut compter trois mondes qui se superposent


dans l’univers métadiégétique imaginé par Amenábar, en plus du monde des rêves qui
revient périodiquement durant tout le récit, ce qui fait en tout quatre mondes dans
lesquels César peut potentiellement exister − la mort par suicide, ou plutôt une sorte de
coma réversible engagé par l’ingestion d’un pot de pilules, comme on le verra dans la
prochaine partie, agit comme un monde-opérateur, une antichambre qui permet le
passage entre le WDéf et W14. La quête du personnage principal, puisqu’on a
effectivement affaire à un récit-quête (une intrigue archétypale), consiste à trouver au
sein de quel monde il « existe réellement », pour voyager vers celui où il n’est pas
défiguré, afin de retrouver Sofía – celle qui ressemble à Penelope Cruz et non à Najwa
86

Nimri −, le monde dans lequel leur amour peut s’épanouir. Le deuxième monde qui
nous est présenté dans le film − étant donné que le premier est un rêve −, le monde qui
est « réel » pour César, est celui qui nous servira de monde de référence (WR)30 afin
d’identifier les trois autres. C'est le monde de la mise en place et de la caractérisation
des personnages, qui correspond habituellement au premier acte d’un récit dramatique :
le monde de César et sa personnalité nous seront révélés dans les premières minutes du
film, grâce entre autres à la conversation qu’il entretient dans la voiture avec son ami
Pelayo (Fele Martínez) et qui se prolonge durant le match de tennis qui suit. Dans ce
premier acte, on soupçonne le personnage principal d’être narcissique, étant donné les
nombreux plans liminaires dans lesquels on le surprend à se regarder dans les miroirs
de son appartement avec une certaine fixation sur son apparence physique. On apprend
ensuite que César a comme propriétés essentielles (cf. 3.1 ci-après) d’être un jeune
homme d’affaires séducteur, célibataire et hétérosexuel, nantis d’une certaine fortune.
On apprend aussi que la relation structurellement nécessaire (cf. 3.2 ci-après) qu’il
entretient avec Pelayo est essentiellement dominée par la recherche de nouvelles
conquêtes féminines pour le premier et de l’amour pour le second. On apprend enfin,
dans la conversation proleptique entretenue avec son psychiatre, qu’il est copropriétaire
d’une société hôtelière héritée de ses parents, qu’il sera éventuellement interné dans un
hôpital psychiatrique (il porte un masque parce qu’il se croit être défiguré alors que son
psychiatre tente de le convaincre du contraire), et qu’il est accusé du meurtre de Sofía.
L’invasion de cette conversation, qui prend place à l’hôpital psychiatrique dans une
temporalité ultérieure à l’action, laisse aussi entrevoir la superposition structurelle de
multiples espace-temps dans le récit, nous y reviendrons.

30
J’emprunte aux logiciens et à Eco cette notation, W pour World. Les caractères qui suivent le W
reflètent la structure imaginée par Amenábar pour une meilleure compréhension de l’analyse.
87

3.1 Les propriétés essentielles

Si les mondes possibles sont des constructions culturelles de relations entre propriétés,
influencées par des attitudes propositionnelles, les individus qui habitent ces mondes
sont alors des conglomérats (sets) spatio-temporels d’une série de qualités psychiques
et physiques − sémantiquement exprimées comme « propriétés » −, qui sont mises en
relations actives ou passives avec d’autres conglomérats de propriétés. À partir de ses
réflexions sur le lecteur modèle (1979), Eco a théorisé les propriétés textuelles en
distinguant celles qui sont privilégiées ou narcotisées par le lecteur dans sa construction
d’une cohérence interprétative, à partir des isotopies et du topique d’un texte donné,
par rapport à son monde de référence culturel. Dans cette perspective, une propriété
essentielle est une propriété assignée à un individu (personnages, lieux, objets) habitant
un ou plusieurs mondes dans un univers cinématographique, qui serait privilégiée par
rapport aux autres propriétés, de façon à mieux résister au processus de narcotisation.

Quand il se trouve face à un lexème, le lecteur ne sait pas quelles propriétés ou


sèmes du sémème correspondant doivent être actualisées afin de mettre en œuvre
les processus d’amalgame […] Normalement, les propriétés du sémème restent
virtuelles, c’est-à-dire qu’elles restent enregistrées par l’encyclopédie du lecteur
qui tout simplement se dispose à les actualiser quand le cours textuel le lui
demandera. Le lecteur n’explicite donc, de ce qui reste sémantiquement inclus ou
implicité, que ce dont il a besoin. En agissant ainsi, il aimante ou privilégie
certaines propriétés tandis qu’il garde les autres sous narcose. (Eco, 1985b, p. 109)

Il y a donc une distinction à faire entre les propriétés logiquement nécessaires, qui
fondent la causalité déterminante d’un univers fictionnel ou d’un monde donné, et
celles qui sont factuelles ou accidentelles, ces dernières étant sous-entendues dans la
définition des premières, sans quoi on n’en finirait jamais d’expliciter le contenu d’un
monde ou de faire la description des individus qui l’habitent. Cette sténographie
métalinguistique identifiée par Eco, définie comme le principe d’écart minimal
(principle of minimal departure) chez Lewis et ensuite Ryan (cf. 2.4), suspend par souci
d’économie d’espace et de temps la sémiose illimitée en établissant une règle
88

économique d’implication (entailment). Les univers filmiques au sein desquels se


déploit un récit dont le niveau de réalisme tend vers la science-fiction ou le merveilleux
ont cette tâche liminaire, que les autres récits plus réalistes n’ont pas, qui est celle de
décrire ce qui différencie leurs mondes de la réalité du spectateur. À titre d’exemple,
les Space opera à la George Lucas ou le neo-noir cyberpunk à la Ridley Scott
commencent ainsi par un prologue défilant à l’écran, qui explicite le contexte, l’espace-
temps et les événements importants qui caractérisent l’univers futuriste dans lequel le
récit se déploiera par la suite. Dans les deux cas, le prologue permet d’attirer notre
attention sur les lois de la physique et de la biochimie qui se distinguent des nôtres, tout
le reste pouvant être considéré comme identique à la réalité des spectateurs. En ce sens,
une propriété est dite essentielle lorsqu’elle marque la différence entre un univers
fictionnel ou un monde possible et le monde de référence des spectateurs, à savoir notre
univers réel; elle apparaît alors comme indispensable au topic d’un monde. Cette
propriété essentielle est donc définie comme étant topico-sensible dans la structure
minimale d’un monde possible.

Nous devons donc savoir comment un texte, en soi potentiellement infini, peut
générer uniquement les interprétations que sa stratégie a prévues […] « il semble
évident que lorsque j’organise un cocktail ou que je lis une histoire à propos d’un
cocktail, je n’ai pas à actualiser le supermarché tout entier par le simple fait que
je vais au supermarché acheter quelques amuse-gueule [sic] pour les invités…
Dans une situation où ‘acheter quelque amuse-gueule [sic] pour les invités’ est le
topic […], le seul aspect important est le succès de l’acte qui réalise mon but »
(Van Dijk, 1976b : 38). En reprenant le concept de topic […] il nous faut préciser
clairement pourquoi nous décidons d’employer un terme anglais (calqué d’ailleurs
sur la terminologie rhétorique grecque) au lieu d’avoir recours à |thème| qui
semble servir parfaitement notre propos. Il n’y aurait en effet aucune difficulté à
employer indifféremment thème et topic, et parfois nous le ferons, si ce n’était
que le terme |thème| risque de prendre d’autres acceptations. Par exemple, chez
Tomaševskij (1928), il se rapproche beaucoup du concept de fabula 31 […] Le
topic est un instrument métatextuel, un schéma hypothétique proposé par le

31
« La fabula, c’est le schéma fondamental de la narration, la logique des actions et la syntaxe des
personnages, le cours de événements ordonné temporellement. Elle peut aussi ne pas être une séquence
d’actions humaines et porter sur une série d’événements qui concernent des objets inanimés ou même
des idées. » (Eco, 1985b, p. 130)
89

lecteur, alors que la fabula est une part du contenu du texte (l’opposition est :
instrument pragmatique vs structure sémantique (Eco, 1985b, p. 111)

D’un point de vue cinématographique, le topic correspond effectivement au thème qui


est véhiculé par un récit filmique – identifié comme la fabula dans le vocabulaire
littéraire emprunté par Umberto Eco −, et qui est interprété par les spectateurs au cours
de leur voyage inférentiel. Dans cette perspective, la notion de propriété essentielle est
indispensable à la scénarisation cinématographique, puisqu’elle identifie les éléments
qui assurent la cohérence interprétative d’un ou de plusieurs mondes dans un récit et
qui garantissent la crédibilité d’un univers, afin d’éviter de briser la suspension
consentie de l’incrédulité et de respecter la continuité et le principe de causalité,
identifiés par Marie-Laure Ryan comme étant les éléments fondamentaux de l’univers
fictionnel. Cela dit, l’économie du récit filmique exige une certaine efficacité dans
l’établissement des règles qui fixent son univers. Pour éviter de perdre l’intérêt des
spectateurs, le cinéaste a très peu de temps pour présenter les propriétés de son univers
fictionnel, en plus de celles des mondes qui le composent, s’il ne souhaite pas empiéter
sur le temps du récit. Les propriétés essentielles lui permettent de différencier ses
mondes, de faire migrer ses protagonistes du monde de référence dans le film vers les
divers autres mondes qui composent son univers, et les différentes versions des
personnages en certaines occurrences.

Dans le récit filmique d’Amenábar, le prologue décrit plus haut met en place cette
stratégie permettant aux spectateurs de s’introduire dans son univers onirique. D’entrée
de jeu, nous sommes confrontés à l’indétermination propre au rêve, ce qui nous prépare
à n’être jamais confortablement installés dans une réalité solide. La fonction de cette
première scène, à l’instar du prologue littéraire, consiste à forcer les spectateurs à
suspendre leur incrédulité afin de prendre part au voyage émotionnel et cognitif qu’ils
s’apprêtent à faire dans l’univers filmique. L’intensité de cette force est relative au
niveau de réalisme identifié en 1.2, qui oscille entre le factuel et le fantastique (et/ou le
90

merveilleux). Amenábar confronte ici son public à l’inconséquence onirique, où


l’incohérence juxtapose le sentiment de réalité à la puissance du symbole, au mystère
et au fantastique. Le récit se construit sur la mince séparation entre la deuxième et la
quatrième catégories de réalisme. Le situant d’abord entre réalisme et fantastique, les
spectateurs comprendront éventuellement que le récit d’ALO tient de la science-
fiction32. La ville de Madrid, totalement vide, devient cet espace qui offre à l’esprit −
non seulement celui de César, mais aussi celui qu’il entretient dans son rapport
métonymique avec les spectateurs − encore plus de possibilités que les lois naturelles
et les règles de la société ne le permettent dans la réalité. Pour reprendre une expression
d’Eco, la ville nue est « gravide », en ce sens qu’elle porte en elle, de façon
embryonnaire, toutes les possibilités narratives qui se déploieront éventuellement dans
le récit, mais avec elles aussi toutes les suppositions que feront les spectateurs par
rapport à l’intrigue. La ville de Madrid sans âme qui vive représente l’énigme à
résoudre, tant pour César que pour le spectateur. Elle constitue cet espace-temps autre
de l’univers fictionnel cinématographique dans lequel les quatre mondes de
l’expérience onirique que vivra le protagoniste peuvent s’étendre, sous le signe de la
logique qui détermine le travail et les fonctions du rêve. La ville dénudée est aussi
l’espace-temps au sein duquel l’esprit de César cryogénisé peut projeter tous ses désirs
et dans lequel son inconscient y opposera ses peurs et ses angoisses. Un peu comme
l’espace blanc servant de salle d’entrainement dans le premier tome de la trilogie
Matrix des Wachowski (1999) ou l’Eden du téléfilm Host de Mick Garris (1998), cet
espace créé par L.E. est une sorte de mise en abyme qui permet à César d’y projeter
son monde réel et de l’agrémenter de ses fantasmes amoureux, puisque son « activité

32
La science-fiction étant définie par la présence de technologies avancées, possibles selon les lois de la
physique et de la chimie du monde réel, mais qui n’ont pas encore été maitrisées par la science actuelle.
Encore aujourd’hui dans notre monde réel, la science derrière la cryogénisation et la possibilité de
plonger la conscience en un rêve éveillé de manière virtuelle n’est pas au point.
91

cérébrale est aiguisée par un dispositif de projection » comme le fait remarquer Alain
Boillat dans sa description des mondes virtuels (2014, p. 126).

L’univers filmique d’Amenábar possède dès lors les propriétés essentielles d’être
composé de mondes aux valeurs d’onirisme indéterminées. Son récit déploie les
propriétés de l’intrigue du récit-quête (héro – adjuvant – opposant – objet), celles de
l’histoire de séduction impliquant l’opposition de valeurs comme loyauté/trahison,
vérité/mensonge et amour inconditionnel/superficialité, ainsi que certaines des
propriétés qui déterminent le genre thriller psychologique : paranoïa, instabilité
psychologique, perte de contact avec la réalité, distorsion de la chronologie des
événements et de l’identité des personnages, narration délirante et points de vue
équivoques. Ces propriétés essentielles au genre, au niveau de réalisme, à la structure
universelle et au topic déterminent subséquemment les propriétés des individus qui
meublent l’univers fictionnel et les relations qui les caractérisent dans le schéma
actanciel de Greimas.

3.2 Les propriétés et relations S-nécessaires

Les propriétés S-nécessaires sont des propriétés structuralement nécessaires, c’est-à-


dire qu’elles sont essentielles au principe d’identification au sein d’une structure
narrative, « en vertu de la définition réciproque des individus en jeu » (Eco, 1992,
p. 222). Ces propriétés sont sémantiquement liées et ne peuvent en aucun cas contredire
les propriétés essentielles; elles peuvent par contre contredire les propriétés
accidentelles. C’est ici qu’entre en jeu l’importance de la position qu’on adopte dans
la querelle théorique qui oppose Kripke à Russell d’abord et à Lewis ensuite. Si
Aristote et Théophraste sont qui ils sont, et ce, peu importe la liste de propriétés qui les
définit, comment peut-on leur faire référence tout en s’assurant que notre interlocuteur
lie le nom à la bonne personne ? Si je parle d’un réalisateur espagnol né au Chili à un
interlocuteur qui connaît bien le cinéma américain, mais absolument rien au cinéma
92

continental, le fait que ce réalisateur se nomme Alejandro Amenábar ou Raúl Ruiz ne


changera rien à la capacité de cet interlocuteur de faire référence à la bonne personne.
Si j’évoque certaines propriétés pour définir ce réalisateur, par exemple qu’il a réalisé
un film sur l’emboitement de mondes oniriques ayant inspiré Vanilla Sky, cet
interlocuteur aura l’occasion de pouvoir discuter avec moi de ce réalisateur et de suivre
ma critique de l’adaptation que Cameron Crowe a faite de Abre los Ojos en 2001. Le
nom propre Alejandro Amenábar est ici un signe qui renvoie à une personne pouvant
être définie par la liste de propriétés suivantes : cinéaste espagnol né au Chili ayant
réalisé un film intitulé Abre los Ojos qui a inspiré Vanilla Sky. Si les noms propres
étaient des désignateurs rigides, on ne pourrait parler d’un personnage à quelqu’un qui
ne le connaît pas, et il ne pourrait y avoir de fiction, ou même de cours d’histoire!

Autre raison pour laquelle la comparaison entre mondes peut se révéler importante
dans le genre narratif : beaucoup de textes narratifs sont des systèmes doxatiques
enchâssés […] Le lecteur doit décider jusqu’à quel point ces diverses attitudes
propositionnelles [celle des personnages] sont réciproquement compatibles et
accessibles […] Pour éclaircir ce point, il faut comprendre que la nécessité
narrative est différente de la nécessité logique. La nécessité narrative est un
principe d’identification […] Dans Eco 1979, j’appelais ce type de nécessité une
propriété S-nécessaire, c’est-à-dire une propriété qui est nécessaire à l’intérieur
d’un monde possible donné en vertu de la définition réciproque des individus en
jeu […] La notion de monde possible est utile pour une théorie de la narrativité
car elle aide à décider en quel sens un personnage narratif ne peut communiquer
avec ses contreparties du monde actuel. (Eco, 1992, pp. 222‑223).

Les propriétés structurellement nécessaires sont comme l’interprétant peircien : elles


donnent à un personnage la définition qui lui permet de se démarquer de la masse
d’individus peuplant un monde possible de manière anonyme. Ces propriétés
définissent à leur tour les relations qu’entretiennent les individus « saillants33 » dans
un univers fictionnel, ce qui signifie que ce sont les relations structuralement

33
J’emprunte à Thomas Pavel la notion de structures saillantes ou « structures doubles dans lesquelles
l'univers primaire n'entre pas en isomorphisme avec l'univers secondaire, car ce dernier comprend des
entités et des états de fait qui n'ont pas de correspondant dans le premier » (ma traduction, 1986, p. 57).
93

nécessaires qui définissent le modèle actanciel d’un récit, et elles sont soumises en ce
sens à quelques contraintes qui rappellent, à peu de choses près, les relatifs
aristotéliciens : 1) relations d’antonymie graduée : César est plus séduisant que Pelayo ;
2) relations de complémentarité : Sofía est séduite par César, et non par Pelayo, alors
que lui est séduit par elle, qui séduit César à son tour ; 3) relations vectorielles ou
chronologiques : César a rencontré Nuria avant Sofía; Pelayo a rencontré Sofía avant
de la présenter à César ; 4) et plusieurs autres types de contraintes, « y compris les
oppositions non binaires, ternaires, les continua gradués, etc. » (Eco, 1985b, p. 205).
Les relations S-nécessaires ne lient pas simplement les individus entre eux, mais lient
parfois ces derniers à certains objets, comme le masque que porte César dans WDéf. On
verra dans la deuxième partie de cette thèse que ce sont ces objets qui joueront le rôle
d’opérateurs d’accessibilité entre les différents mondes d’un univers fictionnel.

Considérons pour l’instant la relation qui unit César à Pelayo, dans laquelle ce dernier
sert surtout à mettre en valeur la beauté plastique du premier, à souligner sa propriété
essentielle d’être séduisant, fortuné (dans les deux sens du terme), et à mettre en relief
son succès auprès des femmes : il adopte ainsi le rôle du faire-valoir. En résumé, Pelayo
a comme propriétés essentielles d’être un homme hétérosexuel et célibataire, et comme
propriété S-nécessaire d’être moins séduisant et moins confiant que César. Il assumera
totalement sa position d’adjuvant quand, sans vraiment le désirer, il lui présentera Sofía,
qui deviendra « objet de la quête ». Dès l’instant où Sofía occupe la position d’objet,
Nuria, que l’on a vue sèchement abandonnée par César dans les premières scènes,
prend aussitôt la position d’opposant, le schéma actanciel est complet, et nous pouvons
dès lors déterminer quelles sont les relations S-nécessaires qu’entretiennent les
personnages entre eux. Pelayo devient jaloux de César lorsqu’il se rend compte que ce
dernier est en train de lui soustraire l’attention de Sofía; il acquiert alors la propriété S-
nécessaire d’être envieux de son ami et de se sentir laissé pour compte. La soirée
d’anniversaire devient alors prétexte à introduire une relation S-nécessaire de séduction
94

entre Sofía et César, ce qui a pour effet de provoquer un désir de possession chez Nuria,
une angoisse de la perte, donc une propriété S-nécessaire de possessivité envers César.
C’est aussi dans ce monde de référence que les deux femmes rivales peuvent exister
ensemble, en même temps, sous deux pseudonymes différents; soulignons également
qu’elles ont toutes deux la propriété essentielle d’être de jolies femmes hétérosexuelles
et célibataires, et d’être séduites par la beauté et le charme de César. Ainsi, les
propriétés de César, qui sont structuralement essentielles à l’intrigue sont déterminées
par la relation de séduction qu’il entame avec la potentielle conquête de son meilleur
ami, donc par une sorte de trahison de cette amitié, et par la relation tendue qu’il
entretient avec la passion de Nuria à son égard. Conséquemment, on peut dire que César
est S-nécessairement confiant, charmeur, égoïste et coureur de jupons, mais aussi qu’il
collectionne les conquêtes comme les voitures, donc matérialiste et superficiel. Pour
résumer, WR est un monde réaliste comparativement au monde des rêves qui nous a été
introduit dans les premières images du film, avant le générique d’introduction, mais
aussi un monde habité par quatre individus dont la relation actancielle est établie sous
le signe de la séduction et de la possession.

L’accident de voiture viendra bouleverser les propriétés essentielles et les relations S-


nécessaires qu’entretiennent ces quatre personnages, et constitue l’accès au troisième
monde narratif : celui dans lequel César est défiguré (WDéf). Dans ce troisième monde,
Nuria acquiert par son suicide la propriété essentielle d’être morte aux yeux de tous,
détail qui s’avèrera incontournable pour la suite du récit. Ensuite, et c’est ici que la
réflexion se corse, César acquiert la propriété essentielle d’être défiguré et de perdre
par le fait même la plupart des propriétés S-nécessaires identifiées dans WR et durant
le premier acte, comme celle d’être séduisant, charmeur et confiant, ce qui signifie que
le César de WDéf devient surnuméraire du César de WR.
95

3.3 Les surnuméraires et variantes potentielles : l’identité transmondaine

La transworld identity, comme aime bien l’écrire Eco, « devient la possibilité de


concevoir d’autres mondes à partir du nôtre. » (1985b, pp. 171‑172) Or, dans la
réflexion sur la construction d’un monde de référence, nous nous sommes rendu
compte qu’il était impossible de prendre le monde réel, qui reste nécessairement
indéfini dans sa grande complexité structurelle, en tant qu’élément référentiel.
L’important est ce qui compte textuellement, ou cinématographiquement, afin d’éviter
au récepteur de se perdre dans la considération de toutes les conséquences logiques
possibles d’une proposition. Dans cette perspective, un individu qui ne change pas dans
ses propriétés essentielles, en passant d’un monde de référence à un monde alternatif,
garde son identité dans ce nouveau monde. L’identité à travers les mondes sert au
cinéaste qui veut faire circuler ses individus parmi des réalités différentes tout en
évitant un certain degré d’ambiguïté narrative, ce qui ferait perdre l’attention des
spectateurs et détruirait la logique de son univers − à moins que l’ambiguïté fasse partie
de la stratégie narrative et soit un élément de la construction de l’univers fictionnel
comme c’est le cas avec ALO. Par conséquent, deux concepts sont à retenir quant à
l’identité à travers les mondes : la Variante potentielle et le Surnuméraire.

Les propriétés essentielles déterminent deux types d’individus dans le passage d’un
monde possible à un autre. Lorsqu’un personnage acquiert ou perd une ou plusieurs de
ses propriétés essentielles dans le passage d’un monde à un autre, on dit qu’il devient
surnuméraire de son prototype. Il est une variante potentielle lorsqu’il perd ou acquiert
une propriété qui n’est qu’accidentelle.

Quand un prototype dans un monde W1 a une et une seule variante potentielle


dans un monde W2, la variance potentielle coïncide avec ce que l’on appelle
l’identité à travers les mondes ou transworld identity. On ne parle pas
naturellement de cas d’identité absolue (mêmes propriétés essentielles et mêmes
propriétés accidentelles) (Eco, 1985b, p. 183).
96

Dans le schéma actanciel susmentionné, César et Nuria perdent chacun une propriété
essentielle à la structure narrative : Nuria perd la propriété essentielle d’être vivante
dans WR – ou acquiert celle d’être morte dans les autres mondes, c’est selon −, et César
perd sa propriété d’avoir un beau visage, d’être séduisant en gagnant celle d’être
défiguré en WDéf, dans certaines parties de WOn et tout s’embrouille à ce sujet en W14
puisque la structure de ce monde (ses relations et propriétés) change en fonction du
monde dans lequel César croit exister. Bien entendu, la relation S-nécessaire de
séduction qu’entretenait Sofía et César est bouleversée dans WDéf par les séquelles de
la tentative de meurtre ratée de Nuria. Malgré tous les efforts qu’elle déploie pour aller
au-delà des apparences, Sofía l’actrice n’arrive pas à rejouer le jeu de séduction qui
l’avait envoûtée lors de leur première rencontre; elle devient par le fait même, dans les
mondes subséquents, un individu surnuméraire de Sofía en WR, étant donné qu’elle
perd la propriété S-nécessaire d’être séduite par César. Pelayo acquiert lui aussi une
nouvelle propriété S-nécessaire, celle d’être moins laid que César défiguré. Les deux
« meilleurs amis » entament alors une nouvelle relation S-nécessaire de compétition,
en ayant tous les deux la propriété S-nécessaire de chercher à séduire Sofía, sauf que
dans WDéf, le combat reprend à armes presque égales, contrairement à WR dans lequel
Pelayo était systématiquement terrassé par le charme ravageur de César. Cette nouvelle
relation aura pour effet de mener César vers L.E. afin de tenter la cryogénisation de son
corps en attendant la technologie médicale qui pourrait lui redonner son beau visage.
En somme, César préfère « mourir » en se « suicidant » à son tour plutôt que de perdre
son pouvoir de séduction sur Sofía, de la perdre aux mains de Pelayo. Dans WDéf, le
sujet a perdu l’accès à l’objet de sa quête et, comme elle avait été commanditée par lui-
même pour lui-même, il ne peut que se retourner contre lui-même et se trouver un autre
objet. Autrement dit, tout le modèle actanciel de WR est ébranlé par l’accident, et César
doit se commanditer une autre quête, celle qui le lance à la poursuite de son apparence
d’avant. Jusqu’à ce qu’il pénètre dans le monde du « présent virtuel », promis par la
97

clause 14 du contrat le liant à L.E., son beau visage représentera l’objet qui lui
permettra de retourner à sa quête précédente et de reconquérir le cœur de la belle Sofía.
Le passage de WR à WDéf est signalé par une incohérence qui se présente dans un
troisième monde, soit celui des rêves WOn, dans lequel César est plongé durant les trois
semaines de coma suivant l’accident. Pour rendre les choses encore plus compliquées,
Amenábar a construit son univers fictionnel à l’intérieur de W14, du moins pour la
deuxième partie du récit, qui englobe tous les autres mondes de manière artificielle.

Considérons les quatre mondes, en tenant compte des relations qu’y entretiennent les
individus et leurs propriétés (figure 3.3), afin d’établir leur accessibilité mutuelle :

Figure 3.3 Table des propriétés et relations S-nécessaires de ALO

Étant donné la double quête de César, celle dont l’objet consiste à retrouver sa fière
allure, qui suit celle dont l’objet est l’amour de Sofía, en plus de la cannibalisation de
tous les petits mondes dans le grand monde de W14, il est impossible de faire entrer les
98

relations qu’entretiennent les quatre personnages de ALO dans le schéma actanciel de


Greimas. En d’autres termes, le modèle actanciel n’est pas assez élaboré pour illustrer
les complexités des différentes quêtes que poursuit le personnage de César dans ALO.
C’est probablement pourquoi Greimas a remplacé ce modèle simple par un schéma
narratif canonique, qui se concentre plus particulièrement sur les unités d’action plutôt
que sur les relations qui caractérisent les acteurs de la quête. Dans sa plus simple
expression, les relations qu’entretenaient les acteurs de la quête formaient le modèle
actanciel représentant une quête34 :

Axe du vouloir (désir) : sujet → objet

Axe du pouvoir : adjuvant ∧ opposant

Axe de transmission (ou axe du savoir) : destinateur → destinataire

Dans le schéma narratif canonique, le modèle actanciel devient une suite de


programmes narratifs (PN), à savoir une suite d’actions qui se décomposent à leur tour
en une consécution chronologique d’états produite par un agent (S1 : sujet de faire), un
patient (S2 : sujet de l’état) et un objet de l’état (O), qui peut résulter en une conjonction
(n : le sujet est avec l’objet) ou en une disjonction (u : le sujet est sans l’objet) et F =
fabula, résumé par la formule suivante35 :

34
On se réfère ici au résumé proposé par Louis Hébert dans Signo. Récupéré de
<www.signosemio.com/greimas/programme-narratif.asp>
35
Ibid.
99

PN = F {S1 − [(S2 u O) − (S2 n O)]} (PN conjonctif)


ou
PN = F {S1 − [(S2 n O) − (S2 u O)]} (PN disjonctif).

Reprenons cette formule de Greimas afin d’illustrer le programme narratif de ALO et


sa double quête :

Acte 1 = WR {C1 ® [(C2nN) ® (C2uN)] ® (C2nS)} => Disjonction ®


Conjonction

Acte 2.1 = WR ® WDéf {C1® [(C2uB) ®(C2nB)] ®(C2nS)} => double


conjonction

Acte 2.2. = WDéf ® W14 {C1® (C2nMcryogénie) en attendant que l’O de WDéf soit
possible, soit en 2145} => conjonction

Acte 2.3 = W14 {C1® (C2u W14) ® (C2nWR) => disjonction ® conjonction

Acte 3 = W14 {C1® (C2nWR de 2145) => conjonction

Dans le premier acte, César fait la rencontre de Sofía (S) et abandonne Nuria (N) pour
ce nouvel objet de désir (on infère en tant que spectateur que Nuria fut l’objet d’un
quête précédente). Nuria joue alors son rôle d’opposant en défigurant César, qui perd
avec ce premier nœud dramatique la possibilité d’atteindre l’objet qu’il désire. Dans le
deuxième acte, son nouvel objet consiste à retrouver la belle apparence (B) qu’il avait
avant la disjonction causée par l’accident de voiture et le suicide de Nuria. Il fait alors
100

appel aux plus éminents chirurgiens plastiques, qui ne disposent pas des ressources
technologiques nécessaires pour lui permettre d’atteindre ce nouvel objet (ils ne
peuvent jouer le rôle d’adjuvants); ils lui proposent donc de porter un masque ridicule
pour cacher son visage labouré de cicatrices, ce qui n’aide en rien sa quête (ils jouent
dès lors le rôle d’opposants à la quête #2). L’élément qui nous sera révélé dans le
troisième acte, mais qui sera joué dans la deuxième et la troisième parties du deuxième
acte est le fait que César, prenant conscience qu’il ne retrouvera jamais la possibilité
d’atteindre l’objet de sa première quête, fera appel à l’entreprise Life Extension
(adjuvant ultime), qui le plongera dans un sommeil cryogénique pendant près de 150
ans, ou jusqu’à ce que la technologie du futur permette de la réveiller et de lui redonner
son apparence d’avant l’accident. Étant donné qu’il a la propriété S-nécessaire d’être
fortuné, sans laquelle le monde de la réalité virtuelle (W14) ne pourrait exister, César
paie l’option de la clause 14 qui permet à sa conscience de vivre au sein d’une réalité
artificiellement conçue pour réaliser tous ses désirs durant la cryogénie. Le double
meurtre, l’emprisonnement et surtout la discussion qu’il entretient avec le psychiatre
Antonio (Chete Lera) ne sont que le fruit de son imagination, qui perd le contrôle de
ses désirs et dont les souvenirs douloureux viennent cannibaliser le paradis artificiel
promis par les services de L.E. Sofía, Pelayo, Nuria et Antonio n’existent que dans son
esprit, qui est à la merci de ses fantasmes et de ses terreurs; ils ne s’agit plus d’individus,
mais des simulacres de leurs prototypes de WR.

Dans un certain sens, le rôle d’Antonio le psychiatre consiste à donner une voix à son
inconscient. Il agit en qualité d’avatar de ses désirs et de ses peurs refoulées. La
commutation des identités de Nuria et de Sofía, ainsi que le changement d’attitude
propositionnelle et de la perception du monde de Pelayo, servent à souligner le passage
du monde WDéf vers W14, monde incompossible s’il en est, qui adopte la structure de
WOn en y ajoutant des propriétés contradictoires, incompossibles. Comme l’illustre la
101

table de la figure 3.3, la création de la réalité onirique de W14 implique nécessairement


la création de ces nouvelles propriétés contredisant les propriétés essentielles des
personnages secondaires; contredisant par le fait même la logique causale de l’univers
fictionnel déployé jusqu’ici. La présence de ces propriétés contradictoires est
essentielle à l’univers narratif de ALO, étant donné que l’erreur sur la personne
provoquée par la commutation des individus que sont Nuria et Sofía, la convergence
de leurs propriétés essentielles en une seule et même personne, vient nouer l’imbroglio
onirique qui plonge César dans une psychose paranoïaque jusqu’à ce que le
représentant de L.E. vienne lui expliquer le contexte d’interprétation dans lequel il
pourra se saisir de sa destinée dans le monde W14.

3.4 Le contrefactuels et les contreparties

À l’opposé des propriétés S-nécessaires se trouvent les contrefactuelles, à savoir toutes


les propriétés de relation qu’on peut attribuer à un individu dans un monde alternatif,
qui lui fait perdre son identité et sa raison d’être par rapport à son monde de référence.
L’individu perd alors sa qualité transmondaine et devient ce que Lewis appelle une
contrepartie (counterpart). Pour reprendre un exemple de contrepartie donné par Eco,
prenons le cas du mousquetaire Athos enivré, qui s’imagine le « monde possible
alternatif textuel » (Textual alternative possible world − TAPW) dans lequel à son plus
grand bonheur il n’aurait pas épousé Anne de Breuil, même si cela pervertissait son
identité en lui faisait perdre une propriété essentielle et sa raison d’être dans l’univers
narratif de Dumas – le comte Olivier de la Fère, rappelons-nous, s’est fait mousquetaire
du roi après avoir pendu sa jeune femme au passé trouble.

Ces deux surnuméraires ont la propriété S-nécessaire d’être (d’avoir été) mari et
femme. Si cette interidentification n’avait pas eu lieu, Les Trois Mousquetaires
auraient été un autre roman. Mais pouvons-nous imaginer un Athos qui […]
penserait à ce qui se serait passé s’il n’avait jamais épousé Milady quand elle
s’appelait encore Anne de Breuil? La question est dénuée de sens. Athos ne peut
102

pas identifier Anne de Breuil, sinon comme celle qu’il a épousé dans sa jeunesse.
Il ne peut pas concevoir un monde alternatif où existe une variante potentielle de
lui-même qui n’a pas épousé Anne de Breuil, justement parce qu’il dépend, pour
sa définition narrative, de ce mariage […] Nous acceptons qu’un personnage
puisse penser des contrefactuels vis-à-vis du monde de la narration par simple
convention narrative. C’est comme si l’auteur nous disait : « En feignant d’assurer
mon monde narratif comme un monde réel, j’imagine maintenant un personnage
de ce monde qui imagine un monde tout à fait différent. » (Eco, 1985b, p. 215).

Depuis le monde textuel actuel (TAW), Athos imagine un monde possible alternatif
textuel (TAPW) dans lequel il n’aurait pas épousé celle qui deviendra Milady de Winter,
ennemie jurée des mousquetaires. Ce faisant, Dumas a recours à un artifice que Eco
nomme un opérateur d’exception, « auquel on attribue la propriété de pouvoir violer
les lois naturelles (et les vérités logiquement nécessaires). » (1985b, pp. 192‑193); une
stratégie narrative qui donne le pouvoir à un personnage d’imaginer un monde possible
dans lequel les relations S-nécessaires ne sont pas valables. Dans l’univers
cinématographique d’Aménabar, la clause 14 fait en sorte que le monde actuel filmique
de référence (MAW) et les mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW) se
réunissent en un seul et même monde actuel filmique (MAW) qui correspond à W14, et
qui actualise en quelque sorte tous les mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW)
contradictoires naissant des attitudes propositionnelles de César : il désire l’amour de
Sofía, mais craint le retour de Nuria; il désire retrouver son beau visage, mais craint de
rester défiguré; il désire sortir de son cauchemar, mais craint de ne pas être en train de
rêver et de vivre une réelle psychose. Il désire finalement sortir de son rêve éveillé.
Dans W14, Nuria acquiert la propriété contrefactuelle (incompossible) d’être toujours
vivante, et adopte en plus toutes les propriétés S-nécessaires de Sofía : elle prend sa
place sur les photos que César avait prises de la Sofía jouée par Cruz (elle adopte par
le fait même la propriété essentielle de l’apparence de la Sofía jouée par Cruz), elle
habite son appartement, prend son nom et prend sa place alors que César lui fait l’amour.
La Sofía qu’il aime et sa contrepartie, celle qui ressemble à Nuria, existent dans le
même monde sous le même nom propre, et cette incompossibilité le rend fou parce
103

qu’il n’arrive pas à accorder les structures du monde dans lequel il croit exister et celui
dans lequel il se trouve, c’est-à-dire emprisonné pour meurtre dans un hôpital
psychiatrique.

Le plus grand problème de César est le fait qu’il ignore l’objet ultime de sa quête, à
l’instar de celle d’Œdipe, qui consiste à déterminer dans quel monde il choisit d’exister.
Étant donné la nature de W14, qui se nourrit des trois autres mondes pour composer le
paradis promis par la clause 14, les variantes potentielles, surnuméraires et
contreparties se croisent et se combinent dans le même monde, créant ainsi l’imbroglio
identitaire qui le pousse à assassiner Nuria/Sofía et un agent de sécurité, pour
finalement supplier aux auditeurs de sa réalité artificielle employés par L.E. de le
réveiller de son cauchemar. Ces incompossibilités existentielles et identitaires révèlent
en fin de compte que, dans sa plus simple expression, l’intrigue de ALO se déploie
autour du concept de l’accessibilité entre les mondes : un monde devient accessible à
un autre monde quand il est possible de générer la structure du deuxième par la
manipulation des rapports entre individus et propriétés du premier. C’est alors qu’on
peut considérer ce premier monde comme monde de référence du deuxième.

3.5 L’accessibilité transmondaine

Il y a chez Eco au moins quatre conditions qui déterminent les relations entre les
mondes36 :

1) une relation dyadique, mais non symétrique : W1RW2 ¬ W2RW1, rend possible la
génération de W2 par la manipulation des rapports entre individus et propriétés de W1,
mais étant donné que cette manipulation des rapports a affecté les propriétés
essentielles de sa structure, elle ne permet pas de revenir à W1. Le passage du monde

36
On retrouvera la déclinaison intégrale de ces relations dans Eco, 1985, chapitre 8.8, p. 186 et suivantes.
104

réel WR de César vers le monde qui suit l’accident, WDéf, dans lequel Nuria est morte
et lui défiguré, n’est possible qu’en un seul sens, puisqu’il est impossible de revenir à
la vie – selon les lois du monde actuel de César, qui respectent celle de notre monde
réel à nous, spectateurs, sinon pourquoi aurait-il accepté de se suicider et d’être
cryogénisé pendant près de 150 ans ? — la technologie ne permettant pas aux
chirurgiens de lui redonner le visage qu’il avait avant l’accident.

2) une relation dyadique et symétrique : W1RW2 Û W2RW1. La relation entre les


mondes réel et onirique (WR Û WOn) de César est symétrique étant donné la nature
même du rêve, qui emprunte les événements au monde réel qu’il transforme en
symboles et qu’on peut réinterpréter par la suite, ce que les psychanalystes depuis Freud
ont appelé le travail du rêve. La première séquence de ALO illustre bien cette symétrie,
puisque le monde vide du rêve que fait César avant l’accident devient le monde plein
du rêve que fait César durant son coma après l’accident. On pourrait objecter que le
premier WOn n’est pas le même que le deuxième; or, comme le fait remarquer Lacan
dans son chapitre sur le travail du rêve (L’instance de la lettre dans l’inconscient), le
rêve se comprend en sens inverse, le sens est tiré du non-sens et vice-versa :

On voit que la métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le


non-sens, c’est-à-dire à ce passage dont Freud a découvert que, franchi à rebours,
il donne lieu à ce mot qui en français est « le mot » par excellence, le mot qui n’a
pas d’autre patronage que le signifiant de l’esprit, et où se touche que c’est sa
destinée même que l’homme met au défi par la guérison du signifiant […] les
images du rêve ne sont à retenir que pour leur valeur de signifiant, c’est-à-dire
pour ce qu’elle permettent d’épeler du « proverbe » proposé par le rébus du rêve.
Cette structure de langage qui rend possible l’opération de la lecture, est au
principe de la signifiance du rêve, de la Traumdeutung. (1966, p. 266‑268)

L’univers onirique permet à César de construire le monde de la clause 14 dans ce vide,


qui s’exprime durant son sommeil au début du film, et que César meublera durant son
coma de son amour pour Sofía, peuplant le parc de cris d’enfants, de vieilles personnes
105

ayant l’air heureuses et de rayons de soleil – par opposition à la même scène de WDéf,
son monde réel que ce rêve rejoue et dans laquelle il pleut. Ce même vide qui hante le
premier rêve de César et qui détermine le monde « généré » par la technologie de Life
Extension, tel que présenté par son représentant Duvernois (Gérard Barray) à la fin,
donne à l’univers de ALO sa structure en Ouroboros. Cette « démarche soustractive »,
pour reprendre un concept d’Alain Boillat, rend possible l’interprétation selon laquelle
César est coincé dans une boucle sans fin, un retour éternel de son existence passée sur
elle-même, au moyen du travail onirique, du paradis promis par la clause 14 et des
surgissement aléatoire de différents souvenirs plus ou moins flous de son monde actuel
passé. Le vide mondain, écrit Boillat dans un chapitre intitulé Mondes possible et la
transfictionnalité, « témoigne de la popularisation, à la fin des années 1990, de la
représentation d’un univers généré par une machine informatique » (2014, p. 98) Et
c’est exactement ce qu’est W14 dans ALO, un univers généré par la technologie, peuplé
des désirs et angoisses du personnage cryogénisé, meublé de ses souvenirs et de ses
projections dans le futur.

3) une relation dyadique transitive : WRR WDéf ® WDéf RW14 ® W14RWMort (fuite
des interprétants peirciens) ; mis à part WOn, la suite des mondes de ALO est transitive
comme le montrent les figures 3.2 et 3.3. Or, étant donné la démarche soustractive et
la structure en Ouroboros qu’elle attribue (peut-être) à l’univers de César, on pourrait
aussi dire que l’univers fictionnel de ALO compose une relation dyadique transitive et
symétrique.

4) une relation dyadique transitive et symétrique, soit un relation dyadique transitive


de WRRWDéf ® WDéfRW14 ® W14RWMort, à partir de laquelle on peut aussi imaginer
que la mort de César dans W14 lui permet de revenir à WR, par un passage obligé à
travers WOn, étant donné que les premier et dernier plans de ALO sont un écran noir
106

sur lequel on entend en voix hors champ les premiers mots du film laissés par Nuria
sur le réveille-matin de César : Abre los ojos ; $ WOn(WRRWDéf ® WDéfRW14 ®
W14RWMort ® WMortRWR) : tout ça n’était qu’un sale cauchemar! Ou peut-être que
César se réveille coincé dans n’importe quel des quatre mondes, grâce au non-sens
permis par l’onirisme. L’Ouroboros imaginé par Amenábar pourrait aussi être
interprété comme suit :

WRRWDéf ® WDéf RW14 ® W14RWMort ® WMortRW2145 ; où W2145 est WR 147 ans


plus tard.

Dans son monde actuel, César possède les propriétés essentielles d’être beau et
charmant, et il acquiert au début du film la propriété S-nécessaire d’être séduit par Sofía
qui devient l’objet de sa quête. Il change ensuite de monde, après l’accident provoqué
par le suicide de Nuria qui le laisse complètement défiguré. La frontière qui sépare WR
de WDéf est le coma de trois semaines, durant lequel César erre dans un monde onirique
WOn. Pour retourner à WR, puisque c’est là le nouvel objet de sa quête, César doit
trouver le moyen de perdre sa propriété essentielle d’être défiguré. Son moyen pour y
parvenir consiste à traverser dans le monde de la clause 14 (W14) en attendant que la
chirurgie soit capable de lui refaire son visage. Pour retourner à WR, il doit donc se
suicider en avalant des pilules, vivre le paradis artificiel de W14 pendant 150 ans, mourir
à nouveau (un simulacre de suicide) en se jetant du haut de l’édifice de L.E. et se
réveiller dans le WR du futur. La fin du récit nous laisse sur une question qui restera
sans réponse : César se réveille-t-il dans W2145, le monde réel WR 147 ans plus tard
comme le souligne Duvernois dans la résolution (cf. #125 dans le tableau en annexe
A) ou bien dans un W14 mieux calibré, qui le ramène exactement le jour de son
anniversaire, de sa rencontre avec Sofía et du suicide de Nuria ? Dans le premier cas,
la structure en Ouroboros n’est qu’une illusion : le voyage transmondain est circulaire
107

si on le regarde de haut, mais il trace une spirale si on le regarde de côté, il ne revient


jamais vraiment sur lui-même. Dans le deuxième cas, le plus angoissant, César est
coincé dans une boucle sans fin qui le ramène indéfiniment au jour de son anniversaire
à chaque fois que la technologie de L.E. doit recalibrer sa réalité virtuelle pour
outrepasser les souvenirs douloureux qui refont surface. Cette symétrie, trichée grâce
à une ellipse significative et à la narration métadiégétique, permet non seulement de
créer des mondes possibles alternatifs, mais également de regénérer par la manipulation
des rapports entre individus et propriétés la structure du précédent ou, dans ce cas-ci,
même du premier : une structure universelle transitive et symétrique. On verra en dans
la prochaine section (3.6) que pour simuler cette structure symétrique, Amenábar a dû
aller jusqu’à manipuler certaines vérités doxatiques en rendant possible dans son film
ce qui est impossible dans notre monde réel, d’où le niveau de réalité relatif à la science-
fiction.

Au total, cinq conditions sont à considérer dans les relations d’accessibilité entre les
mondes : 1) le nombre d’individus et de propriétés est le même (symétrie et
transitivité) ; 2) ce nombre augmente : structure de monde enrichie ; 3) ce nombre
diminue : structure de monde appauvrie ; 4) les propriétés changent ; 5) toute autre
possibilité résultant de la combinaison des quatre conditions précédentes. Ces
conditions de relations transmondaines servent majoritairement à comprendre la
mécanique des déplacements et de la reproduction des individus ainsi que les
générations de mondes possibles dans un univers donné. Eco propose une
nomenclature propre à la génération des mondes possibles, donc à l’accessibilité dans
la fiction, et il offre par le fait même un coffre à outils extrêmement efficace pour
schématiser la généalogie d’un univers. Or, comme l’objectif d’un film consiste parfois
d’avantage à sublimer le réel plutôt qu’à divertir – certaines œuvres dites ouvertes
s’adressent presque uniquement aux émotions et mettent au défi la cognition de
108

l’instance interprétative que sont les spectateurs – le cinéaste doit jouer avec la logique
interne de son univers afin de l’ouvrir à l’indéterminé, à l’abstraction, afin de répondre
à une crise de la causalité, écrit Eco.

La logique « à deux valeurs » (l’opposition classique entre le vrai et le faux, entre


un fait et sa contradiction) n’est plus l’unique instrument possible de connaissance,
et l’on voit apparaitre des logiques à plusieurs valeurs pour lesquelles
l’indéterminé, par exemple, est une catégorie du savoir (1979, p. 30)

C’est en créant un récit qui bifurque, pour emprunter un terme à Borges, en superposant
ses mondes de telle façon qu’ils soient presque indiscernables les uns des autres, que
le cinéaste arrive à créer une tension par l’indéterminé, à faire tendre son univers en
direction d’une inclusivité absolue, mais à jamais hors de portée. L’accessibilité
transmondaine établit les propriétés des individus et la manière dont elles devront être
modifiées en fonction du degré d’inclusivité prévu − ouverture de l’œuvre, qui inclut
plusieurs interprétations contradictoires – de façon à générer des mondes possibles qui
servent le récit. Les vérités logiquement nécessaires constituent les propriétés qui
structurent l’architecture de ces mondes et qui déterminent, par le fait même, la porosité
des frontières d’un univers.

3.6 Les vérités logiquement nécessaires et les opérateurs d’exception

« Les vérités logiquement nécessaires ne sont pas des éléments de l’ameublement d’un
monde, mais des conditions formelles pour la construction de sa matrice » (Eco, 1985b,
p. 191). En d’autres mots, les vérités logiquement nécessaires sont des conditions
métalinguistiques pour la construction de matrices de monde. Par exemple, il est
possible de « nommer » un monde dans lequel 17 n’est plus un nombre premier ou un
autre dans lequel existe un cercle carré. Il est possible pour Amenábar de construire un
univers dans lequel la cryogénie permet non seulement de revivre dans le futur, mais
d’y vivre, entre-temps, une réalité artificielle très près du paradis. Par contre, ces
109

mondes ne peuvent pas être construits puisque les vérités logiquement nécessaires ne
tiennent pas, étant donné que tant et aussi longtemps qu’il nous sera impossible de
fournir les règles à partir desquelles on peut désormais diviser 17 par un nombre qui ne
soit pas 1 ou lui-même, la matrice de ce monde sera impossible à construire. D’un point
de vue peircien, on ne peut donner une définition à un tel monde, soit spécifier les
opérations à accomplir pour réaliser les conditions de sa perceptibilité ; la technologie
ne permet toujours pas de vivre dans une réalité artificielle et de ressusciter après 147
ans de cryogénie (sauf preuve du contraire). Ça ne veut toutefois pas dire qu’il est
impossible d’élaborer une fabula dans laquelle existe une entreprise qui offre de tels
services, au sens où l’entreprise en cryogénie et en réalité virtuelle Life Extension
devient un opérateur d’exception « un tel instrument est nommé mais pas construit,
c’est-à-dire qu’on dit qu’il existe, qu’il a tel nom, mais on ne dit pas comment il
fonctionne. » (Eco, 1985b, p. 192)

La science-fiction joue énormément sur ces contradictions logiques pour faire éprouver
un malaise au spectateur. Ce plaisir de l’indéfinissable nous invite à réfléchir à la
possibilité que notre encyclopédie soit incomplète, tronquée, dépourvue de certaines
propriétés prévisibles, une suggestion de l’existence d’autres dimensions, écrit encore
Eco (ibid., p. 197). Le cinéma, avec ses espace-temps autres, ses jeux liés à la mémoire,
à la folie, au rêve et à la mort tels qu’ils se déploient dans la structure narrative de ALO,
doit transformer ces conditions métalinguistiques en dénotation audiovisuelle grâce à
un code cinématographique, et en connotation narrative propre au code filmique (dont
il sera aussi question dans la prochaine partie), afin de donner une sorte de carte
topographique plus ou moins précise à son spectateur. La précision des détails de cette
carte – dans l’écoulement du temps ou dans la différenciation entre hallucinations,
onirisme et souvenirs dans ALO par exemple –, dépend essentiellement de ces vérités
nécessaires et des propriétés et relations qu’elles impliquent logiquement. En tant que
110

conditions de construction de matrices mondaines, les vérités logiquement nécessaires


déterminent le degré d’ouverture ou d’inclusivité d’un univers.

Dans un film comme ALO, cette stratégie offre une espèce de galop d’essai à l’espace-
temps filmique qui se retourne sur lui-même afin d’inclure des suppositions possibles
et contradictoires de la part des spectateurs. Comme ALO n’est pas une œuvre ouverte
à proprement parler, sa structure narrative doit aussi employer des contraintes qui
agiront comme garde-fou aux suppositions insensées, aux « décodages aberrants » (Eco,
1972, pp. 166‑7) du spectateur. Amenábar use de ses personnages pour orienter et
finalement contraindre ces décodages aberrants. C’est au personnage de César qu’il
attribue l’exercice de ces suppositions, toujours un pas en avant sur celles (prévues) du
spectateur. Elles seront d’abord contredites par Antonio le psychiatre, qui ne se doutera
jamais d'être un personnage issu de l’imagination de son patient par les vertus de la
technologie de L.E. Elles permettront ensuite au représentant Duvernois de lever le
voile entre le monde « de référence » dans lequel César croit être victime d’une
conspiration (à l’instar de Nicholas Van Orton dans le film The Game de David Fincher
paru la même année) et le monde virtuel de la clause 14. En somme, dans la deuxième
moitié du film, tous les mondes alternatifs possibles issus de l’imagination délirante de
César sont compris dans le monde actuel filmique (MAW), qui se déroule dans cette
réalité virtuelle créée par L.E., et qui contredit les vérités logiques de notre monde réel
à nous. Cette contradiction logique est rendue possible par l’opérateur d’exception de
la clause 14. « Voilà pourquoi nous distinguons nommer ou citer une propriété et
construire une propriété » (Eco, 1985b, pp. 192‑193)

Dans le monde de la réalité virtuelle proposée par L.E. (W14), l’opérateur d’exception
de la clause 14 permet de nommer cette nouvelle vérité selon laquelle il est possible de
survivre à sa propre mort en étant congelé, violant ainsi le second principe de la
thermodynamique, ou l’irréversibilité des échanges thermiques, une vérité logique
111

propre à notre monde réel. Il est impossible pour l’instant de construire la propriété
d’être cryogénisé ou celle proposée par la clause 14, c’est-à-dire, selon Eco qui lit
Peirce, de « spécifier les opérations à accomplir pour réaliser les conditions de
perceptibilité de la classe d’objets à laquelle le terme défini se réfère » (1985b, p. 194).
La contestation de cette vérité logiquement nécessaire à notre monde réel de spectateurs
attribue au film d’Amenábar son genre science-fictionnel, l’intrigue reposant sur cet
artifice qui enferme le réalisme de l’univers fictionnel d’ALO à l’intérieur d’un monde
virtuel alternatif dans lequel tout devient possible, même l’impossible.

3.7 Les contraintes contextuelles et structure idéologique

Un peu comme dans l’exemple des nervures du marbre ou des fibres du bois qui
facilitent le travail de dégauchissage dans un sens et l’entravent dans l’autre, les
contraintes contextuelles, aidées par la structure idéologique, orientent l’interprétation
des spectateurs afin de satisfaire son besoin d’être surpris par le dénouement de
l’histoire (ou au moins éprouver de la satisfaction durant le générique de fin). L’idée
des contraintes contextuelles est particulièrement présente, bien qu’en filigrane, dans
la réflexion que fait David Lewis sur ce que le Standford Encyclopedia of Philosophy
37
(SEP) a identifié comme un contextualisme épistémologique (Epistemic
contextualism). La thèse défendue par Lewis s’appuie sur le concept des
présuppositions conversationnelles (1979), stipulant que l’information qui est sous-
entendue dans une affirmation, et qui est acceptée comme telle, reste vraie tant et aussi
longtemps qu’elle n’est pas remise en question par un interlocuteur. Cette question
concerne l’épistémologie dans le sens où la valeur de vérité d’une affirmation n’est pas
seulement dépendante du contexte d’énonciation, comme le soutiennent Michael

37
Récupéré de https://plato.stanford.edu/entries/contextualism-epistemology/
112

Williams et les tenants de la thèse contextualiste, mais que cette valeur est aussi et
surtout subordonnée aux intentions d’un énonciateur et à ses interlocuteurs.

On énumère parfois une brève liste de modalités restreintes : nomologique,


historique, épistémique, déontique, voire une ou deux de plus. Parfois, on est
supposés prendre position, une fois pour toutes, sur ce qui est ou non possible de
re pour un individu. Je préfèrerais dire que la restriction des modalités par des
relations de contreparties ou d’accessibilité, tout comme la restriction des
quantificateurs de manière générale, est quelque chose de très fluide, d’inconstant,
et de quelque peu indéterminé, susceptible de changer instantanément sous l’effet
de contraintes contextuelles. Toute chose n’arrive pas, mais beaucoup de choses
arrivent. Pour une part très appréciable, dire ainsi, c’est faire qu’il en soit ainsi. Si
vous dites ce qui ne serait vrai que sous certaines restrictions et que vos
interlocuteurs l’admettent, alors ces restrictions entrent aussitôt en vigueur.
(Lewis, 2007, p. 26)

Si je discute, par exemple, avec un fervent défenseur de la thèse de la terre plate


(flatearther), et que mon objectif en tant que spécialiste de la sémantique38 consiste à
déterminer la valeur de vérité d’un des arguments avancés, je dois me placer dans sa
position, adopter son point de vue et considérer son attitude propositionnelle, afin
d’évaluer la solidité de l’argument dans le contexte logique de son énonciation. Si ce
terreplatiste accuse la NASA de conspiration et réfute toute preuve apportée par des
photos prises par satellite, mais qu’il accepte les preuves du réchauffement climatique
qui viennent aussi en bonne partie des informations fournies par les satellites, je devrai
considérer son argument comme invalide, puisqu’il ne respecte pas les lois de non-
contradiction et du tiers exclu. Or, si son argument est basé sur le fait que toute
l’information disponible concernant la terre ronde tient de la conspiration − comme

38
« Meanwhile, on the semantic side, we have such figures as Stewart Cohen, Keith DeRose, Mark
Heller, David Lewis, and Ram Neta, all of whom emphasize moreover the importance of facts about
the attributor (rather than the subject) of knowledge —such things as “the purposes, intentions,
expectations, presuppositions, etc., of the speakers who utter these sentences” (Cohen, 1999, 187–188;
cf. DeRose, 1992, 1995, 2009; Heller, 1999b, 117ff.)— in affecting what is expressed by a given
utterance of a knowledge-attributing sentence. »
Récupéré de https://plato.stanford.edu/entries/contextualism-epistemology/
113

c’est souvent le cas chez les conspirationnistes, la preuve reposant à 100% sur
l’invalidité des arguments de la position adverse −, et que cet individu nie aussi le
réchauffement climatique pour les mêmes raisons, alors mes propres arguments basés
sur l’observation par satellites en faveur de la terre ronde ne tiendront plus, dans ce
contexte conversationnel du moins, compte tenu de la position idéologique et des
contraintes contextuelles argumentatives de mon interlocuteur − n’est-ce pas ainsi que
la narrativité culturelle dominante de notre époque est qualifiée par certains idéalistes
déçus comme postfactuelle ? Disons simplement qu’il existe, du point de vue du
contextualisme épistémologique, plusieurs vérités peuvant se contredire en fonction du
contexte d’énonciation, mais surtout en fonction de celui qui expose les faits, et de celui
qui les reçoit. Voici un autre exemple inspiré de l’article de la SEP susmentionné : les
livres d’histoire apprennent aux étudiants du primaire que l’Amérique a été découverte
par Christophe Colomb le 12 octobre 1492. On peut objecter deux choses à cette
affirmation : tout d’abord, Colomb n’a rien découvert puisque l’Amérique était habitée
bien avant l’invention de la Caraque autour du 13e siècle ; puis, si l’Amérique a été
signalée aux Européens, une culture qui en ignorait l’existence jusque-là, les mêmes
livres d’histoire attribuent ce signalement aux Vikings d’Erik Le Rouge, autour du 10e
siècle de notre ère, soit près de 500 ans avant Colomb. Supposons alors qu’un élève de
quatrième année du primaire doit répondre à la question d’examen d’histoire suivante :
qui a découvert l’Amérique et en quelle année ? Dans le contexte d’un examen de
quatrième année, même si la maman de cet étudiant est docteure en pédagogie et qu’elle
a écrit sa thèse sur la désinformation dans l’apprentissage de l’histoire au primaire,
l’élève devra répondre Christophe Colomb pour avoir ses points, et les perdra s’il
répond Erik Le Rouge ou les Vikings. Ce sont là les contraintes contextuelles d’un test
d’histoire pour un élève de quatrième année.
114

Pour en revenir au principal enjeu de notre discussion, soit le récit filmique de ALO,
ce sont les contraintes contextuelles qui empêchent César d’atteindre l’ultime objet de
sa quête, soit de trouver dans quel monde il existe « réellement ». Si le monde virtuel
de la clause 14 accueille pour ainsi dire la plupart des vérités logiquement nécessaires
de chacun des trois autres mondes – l’identité transmondaine étant par le fait même
construite en dehors ou au-delà de la logique des propriétés nécessaires −, César ne
peut dès lors distinguer les individus contrefactuels et surnuméraires que lui et les
autres actants pourraient incarner dans chacun des mondes. En substance, il ne sait plus
où il est parce qu’il ne sait plus qui il est. C’est d’ailleurs sur cette angoisse identitaire
que repose toute l’intrigue imaginée par Amenábar et qui se déploie en dix grandes
séquences :

1) César (et nous avec lui) croit vivre dans son monde réel (WOn).

2) Il se rend compte que ce monde est vide et se réveille (WR).

3) Il fête son anniversaire dans son monde réel, fait la rencontre de Sofía et tente d’en
conquérir le cœur (WR).

4) Nuria est jalouse, se suicide et le défigure. (WR)

5) César est dans le coma durant trois semaines. Il voit Sofía dans le parc de son monde
onirique et croit que l’accident n’était qu’un mauvais rêve. Sofía lui demande dans quel
état était son appartement après la fête. Il ne se souviens pas être allé chez lui après
l’avoir reconduite chez elle, et se rend compte qu’il n’est pas dans son monde réel.
(WOn)
115

6) Il se réveille, défiguré, dans un monde où la possibilité de reconstruire son visage


n’existe pas encore (WDéf).

7) Il perd la possibilité d’être avec Sofía parce qu’elle n’arrive pas à aller au-delà de
son apparence. Elle retourne vers Pelayo (WDéf).

8) Il fait affaire avec L.E., se suicide en avalant des pilules et son esprit est plongé dans
une réalité artificielle (WDéf).

9) Dans ce monde (W14), ses attitudes propositionnelles créent les événements, mais
certains de ses souvenirs du monde réel (WR + WDéf) se matérialisent aussi :
l’accessibilité transmondaine et les contreparties sont possibles en même temps et au
même endroit. Il y a donc incompossibilité identitaire et César devient fou. Il tue
Sofía/Nuria et se retrouve dans un hôpital psychiatrique. Il s’entretient avec un
psychiatre nommé Antonio qui ne croit pas qu’il est défiguré, et qui tente de le
convaincre qu’il n’y a jamais eu d’accident, que Nuria est Sofía et qu’il l’a assassinée.
Avec l’entrée en scène de ce psychiatre, qui remet en question toutes les propriétés S-
nécessaires et les vérités logiques qui construisent sa réalité, ni César ni les spectateurs
n’ont assez d’informations pour évaluer la valeur de vérité des propositions de chacun
des personnages du schéma actanciel.

10) Duvernois intervient lorsque César commence à perdre la tête. Il lui explique que
les vérités nécessaires du monde de la réalité virtuelle (W14) dépendent de ses attitudes
propositionnelles et qu’il doit accepter de ne pas être dans le monde réel (WR), afin de
reprendre le contrôle des événements. César ne le croit pas. Il croit à une machination
de ses partenaires d’affaires pour lui soutirer ses parts dans la chaîne hôtelière 39 .

39
On pourrait même aller jusqu’à avancer la supposition que César croit se trouver dans un monde définit
par Alain Boillat comme factice, semblable à celui qui est révélé à Nicholas Van Orton durant le climax
116

Antonio, le psychiatre, tente de convaincre César qu’il est en psychose dans WR après
avoir assassiné son amoureuse. Or, César est convaincu que Nuria et Sofía sont deux
femmes différentes. Il finit par se remémorer le contrat signé avec la compagnie L.E.
Il se rend à leurs bureaux, tue un gardien de sécurité par désarroi – peut-être tente-t-il
inconsciemment de prouver à Antonio et à lui-même qu’il n’est pas dans le monde réel.
Il veut se réveiller. Duvernois lui indique la manière de sortir de W14 pour retourner
dans WR : sauter du haut de l’édifice, mourir une seconde fois.

Lors du climax et de la résolution qui se déroulent sur le toit de l’édifice de L.E., la


plupart des valeurs aléthique (César ne vit pas dans le monde réel), épistémiques (César
n’est pas défiguré), déontique (César peut tuer un agent sans se faire arrêter par la police)
et intersubjective (Sofía est Nuria) sont remises en question par la structure de l’univers
fictionnel. Or, ce n’est que par la bouche de Duvernois qu’on peut apprécier toutes les
vérités logiquement nécessaires pour comprendre la structure de W14. La question qui
reste à la fin est la suivante : peut-on faire confiance à Duvernois (est-il un adjuvant ou
un opposant) ?

Dans La structure absente (1972), la traduction remaniée de son fameux Trattato, Eco
identifie une idéologie à un choix interprétatif qui est fait en fonction d’une expérience
acquise, « stabilisée en patrimoine de connaissances » par son partage avec une
collectivité donnée, et qui se transforme dès lors en « une série de systèmes
sémantiques de second niveau qui oppose des valeurs de type souhaitable vs non-
souhaitable ou bien-être vs danger » (p. 147) à une situation. Le choix des valeurs qui
seront imposées de manière connotative (métaphorique) au message et à ses objets,

du film The Game de David Fincher (1997). « En effet, ces mondes sont faits de la même étoffe que le
monde premier, n’y provoquant ni déchirure, ni greffe. Le ‘trucage’ qui fait passer un environnement
pour une autre n’est pas imputé ici à l’énonciateur du film lui-même, mais à un complot organisé par
des instances toutes diégétiques […] la réversibilité est l’un des principes majeurs de tels films-pièges »
(Boillat, 2014, p. 107)
117

déterminera le sous-code choisi par le destinataire et entrainera par le fait même


l’imposition d’une idéologie plutôt qu’une autre. Bien qu’elles ne s’excluent pas
nécessairement, les idéologies qui opposent des valeurs parfois incompossibles, mais
qui sont à ce point dépendantes du contexte et de l’énonciateur, se manifestent dans un
univers fictionnel par le schéma actanciel :

Tandis qu’une charpente actancielle se présente – comme bagage encyclopédique


déjà, avant même qu’elle ne soit réalisée dans un texte – comme un système
d’oppositions vides, une structure idéologique, elle (tant au niveau de la
compétence encyclopédique que dans son actualisation textuelle), se manifeste
quand des connotations axiologiques sont associées à des pôles actanciels inscrits
dans le texte. C’est quand une charpente actancielle est investie de jugements de
valeur et que les rôles véhiculent des oppositions axiologiques comme Bon vs
Méchant, Vrai vs Faux (ou encore Vie vs Mort, Nature vs Culture) que le texte
exhibe en filigrane son idéologie. (Eco, 1985b, p. 229)

Si on reprend la thèse du contextualisme épistémologique de Lewis, et qu’on la met en


parallèle avec les structures idéologiques du schéma actanciel, on comprend que la
stratégie mise en œuvre par Amenábar dans son climax (la dernière scène sur le toit de
l’édifice de L.E.) place les spectateurs devant un dilemme moral, introduit par les
différentes métamorphoses subies au sein des dix grandes séquences par les six
personnages :

1 à 3) César se croit indépendant de cœur et loyal en amitié jusqu’à ce que Pelayo lui
présente Sofía.

4) Nuria est une femme romantique qui est follement amoureuse de César. Croyant à
l’amour véritable, elle accepte qu’il soit avec d’autres femmes à condition qu’elle soit
la favorite. César laisse entendre que Sofía est plus qu’une conquête sexuelle pour lui
(sous-entendant que Nuria prend la position actancielle de simple amante). Nuria
118

délaisse sa croyance en l’amour véritable pour adopter une attitude propositionnelle de


jalousie maladive, teintée d’un certain égoïsme sadique.

5 et 6) César fait face à son déni de la réalité par le biais du monde onirique durant son
coma. Il doit ensuite accepter que ses valeurs anciennes ne tiennent plus dans son
nouveau monde posttraumatique, c’est-à-dire que le narcissisme dont il faisait preuve
n’aura plus la même incidence sur sa nouvelle apparence disgracieuse.

7) Sofía n’est plus attirée par César. Elle a du mal à accepter cette superficialité qu’elle
se découvre du fait que ce dernier est défiguré. On peut supposer que pour se
convaincre du contraire, dans le sens d’un moindre mal, elle semble se retourner vers
Pelayo qui est in fine un bon parti, par opposition au narcissisme de César dans tous les
cas – c’est du moins ce que laisse croire le monde filmique alternatif possible (MAPW)
dans lequel César imagine Pelayo courant rejoindre Sofía alors qu’elle vient de les
quitter (#56). Elle passe ainsi d’objet de la quête à opposante. Les spectateurs sont en
droit de se demander : est-elle aussi narcissique que César, mais plus hypocrite?

8) César n’accepte pas de perdre les propriétés de charisme, de beauté plastique et


d’assurance et par le fait même de perdre la relation S-nécessaire de séduction qu’il
entretenait avec Sofía. Il décide qu’il ne veut pas appartenir à ce monde et trouve un
moyen de voyager vers un autre monde dans lequel il oubliera le passé et n’aura plus
cette nouvelle propriété d’être défiguré. César est clairement superficiel et peut-être
imbu de lui-même.

9) César ne comprend pas son nouveau monde où les lois de la non-contradiction et du


tiers exclu ne tiennent plus (Duvernois apparait pour une première fois pour lui
annoncer qu’il est dans une réalité virtuelle, ce que César ne croit pas). Il veut revenir
au monde d’avant l’accident. Antonio le psychiatre de la prison croit en la réalité de ce
119

monde, et croit aussi que César est un petit fils de riche capricieux, qui a développé une
psychose (croyant avoir été défiguré par une femme qui n’existe pas et assassiné une
femme qu’il croit être une autre) suite au rejet que Sofía lui fait indument subir. Ici, le
dilemme moral se présente de manière plus précise : a-t-on affaire à un délire
psychotique, à une machination (comme dans The Game) ou bien est-ce Duvernois qui
tient les véritables clés pour comprendre le monde dans lequel se trouve notre
personnage principal ?

10) Duvernois déclare que Pelayo, Sofía (Nuria) et Antonio ne sont que des projections
de son inconscient, sur lesquelles il peut reprendre le contrôle s’il accepte de vivre dans
la réalité virtuelle qu’il s’est payée en 8. À la fin du film, les spectateurs doivent choisir
entre trois mondes-fins possibles : 1) un monde factice (cf. note 37) dans lequel les
partenaires d’affaires de César se sont ligués contre lui, ont créé L.E., et ont soudoyé
ses amis et un psychiatre pour le pousser au suicide par l’élaboration d’une machination
biscornue − on verra dans la prochaine partie que la version américaine de Cameron
Crowe a privilégié ce monde possible. 2) Un univers onirique dans lequel César fait le
pire des cauchemars et se réveillera réellement au son de son réveille-matin, dans les
bras de la vraie Sofía. 3) Un monde mental40 dans lequel toute l’histoire de Duvernois
est vraie et il se réveillera dans un laboratoire de l’Arizona en 2145.

Le choix de l’une de ces trois résolutions finales repose essentiellement sur les
jugements de valeurs que les spectateurs poseront à l’égard de chacun des actants de la
charpente actancielle. Si Pelayo en a assez de se faire voler la vedette par son ami, si
Sofía est encore plus suffisante qu’elle ne le laisse croire (peut-être fait-elle
indirectement partie des héritiers de la fortune de César) et que Nuria est aussi

40
Cette nomenclature est tirée de la typologie des univers multiples offerte par Alain Boillat dans le
deuxième chapitre de Cinéma, machine à mondes, 2014, pp. 105 à 131.
120

désespérée que son geste ne l’indique, il est alors possible de saisir la première fin
proposée, une machination biscornue fomentée par les partenaires d’affaires de César.
La deuxième finale n’est appuyée que par la structure onirique de l’univers de ALO et
par le retour périodique du monde du rêve entre chaque passage d’un monde à un autre.
La troisième est la plus plausible si on se fie aux contraintes contextuelles offertes par
le discours de Duvernois lors de la résolution. Disons que cette fin est aussi appuyée
par des retours en arrière qui exposent les opérateurs de passage d’un monde à l’autre,
et entérine par le fait même les brefs moments de lucidité qu’éprouve César dans sa
psychose.
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Un monde possible est un ensemble de relations entre différentes propriétés qui


représentent de quelle manière notre monde aurait pu être si on avait changé l’une ou
l’autre de ces propriétés, ou si on l’avait reconstruit à l’aide de nouvelles vérités
logiquement nécessaires. Un univers fictionnel est composé de l’une ou de plusieurs
versions de notre monde réel envisagé avec des propriétés différentes. Les différents
mondes possibles composant un univers cinématographique constituent ainsi des ersatz,
construits à partir de l’étoffe du réel, qui est elle-même composée des vérités
logiquement nécessaires que sont les lois naturelles, soit des propriétés ontologiques et
des oppositions axiologiques qui en définissent les frontières. Les mondes possibles
cinématographiques se déploient de manière audiovisuelle et narrative dans les
relations qu’ils mettent en scène entre les différents actants d’un récit et leurs propriétés
réciproques. Cette mise en relation concerne d’abord les différentes propriétés
essentielles, structurellement nécessaires ou accidentelles caractérisant les individus
(personnages, lieux et objets) qui meublent un monde. Les habitants d’un monde
possible doivent dès lors être considérés comme des listes de propriétés qui peuvent
évoluer de manière compossible ou incompossible dans le déploiement d’une intrigue.
Ainsi, en ce qui concerne un univers fictionnel du moins, les noms propres ne sont pas
des désignateurs rigides puisque les personnages sont des objets fictifs intentionnels,
qui existent par la description de certaines de leurs propriétés signifiantes, alors que les
autres sont ignorées ou restent indéterminées. En tant que liste de propriétés, les
individus d’un récit filmique constituent des objets sémiotiques dépendants de l'esprit
des spectateurs. Ils sont des objets cognitifs et émotionnels qui acquièrent aussi, parfois,
une certaine indépendance ontologique par rapport à leur récit d’origine. Dans ces
conditions, ils deviennent des objets aux propriétés variables, Eco en parle comme
122

d’objets fluctuants (fluctuating entities), affranchis des qualités esthétiques du scénario


original et vivant en quelque sorte parmi nous, dans notre monde réel (2009, p. 87).
Afin d’assurer leur identité dans tous les mondes qu’ils traversent, les personnages ont
un noyau de propriétés, les propriétés essentielles, qui restent les mêmes dans tous les
mondes, à l'instar de la mélodie d’une sonate de Chopin, qui est toujours reconnaissable,
qu’elle soit jouée au piano ou sur une mandoline, nous dit encore Eco, même si cet
effet serait désastreux. « What is crucial for the recognition of the object is that it
maintains a Gestalt, a constant relation between its elements even if these elements are
no longer the same. A typical example of higher order object is a melody. » (Eco, 2009,
p. 88) Le principe d’invariance permis par cette « gestalt », ou cette forme immuable
que procurent les relations entre propriétés essentielles propres à un personnage,
constitue le fondement de l’existence de cet objet esthétique qu’est l’univers
cinématographique puisque l’identification émotionnelle aux personnages est la porte
qui permet aux spectateurs d’y entrer. Aristote, dans sa poétique, avait déjà identifié la
crainte et la pitié comme étanrt les deux émotions fondamentales de l’intrigue.

En effet, il faut, sans frapper la vue, constituer la fable de telle façon que, au récit
des faits qui s'accomplissent, l'auditeur soit saisi de terreur ou de pitié par suite
des événements […] de telles actions seront nécessairement accomplies ou par
des personnages amis entre eux, ou par des ennemis, ou par des
indifférents. (Poétique, §14)

Une fois accrochés, les spectateurs interprètent le récit en fonction de leur expérience
et de leurs habitudes, et tentent d’anticiper le déploiement de l’intrigue en fonction du
« genre » d’univers narratif dans lequel ils ont choisi de voyager. Motivé par leurs
propres désirs, suspendus à leurs propres attentes, les spectateurs créent des mondes
possibles, qui correspondent aux développements possibles du récit, qui seront
actualisés ou ignorées dans le déploiement de l’intrigue jusqu’à sa conclusion. Le
« genre », déterminé par les cinq dimensions de l’intrigue que sont la durée, le niveau
de réalisme, le style, la structure, les conventions et les oppositions axiologiques qui en
123

définissent les contenus externes et internes, impose des limites à l’interprétation du


spectateur. Le genre cadre autant ses attentes que ses inférences en imposant des
contraintes contextuelles et en prescrivant la structure idéologique qui feront pression
sur les mondes possibles anticipés, afin de profiter de l’économie d’implication que
son travail de coopération interprétative autorise.

Si faire des suppositions à propos d’un univers narratif consiste en la convocation par
les spectateurs de mondes possibles, qui seront par la suite actualisés ou ignorés par le
récit, les individus de cet univers doivent en quelque sorte « voyager » ou « sauter »
entre ces différents mondes − qui plus est, lorsque leur univers superpose différentes
versions de mondes plus ou moins compossibles comme le propose l’univers de ALO.
Les vérités logiquement nécessaires déterminent les relations entre propriétés de
mondes et propriétés d’individus qui sont compossibles et celles qui ne le sont pas. La
prochaine partie de cette thèse s’intéressera aux stratégies narratives et audiovisuelles
qui permettent d’identifier ces vérités et relations entre propriétés. Nous les nommerons
« opérateurs d’accessibilité », à l’instar des opérateurs d’exception (cf. 3.6) qui,
appuyés de connotateurs audiovisuels et narratifs, permettent de pratiquer des sauts
diégétiques entre les différentes trames narratives compossibles et incompossibles d’un
univers, sans devoir nécessairement expliciter le chemin parcouru pour y arriver.
S'il est vrai que l'homme, en naissant, n'a pas la vision rectifiée, et
méconnais les effets de la perspective aérienne, − qui n'a vu un petit enfant
vouloir saisir une étoile? − il faut donc qu'une série d'opérations établisse
dans son intellect une notion que ses sens tout d'abord lui refusent. L'artiste
est à l’homme qui ne fait pas de sa vue un instrument perpétuel d'étude, ce
que cet homme est au petit enfant. Car celui-là, dans les questions d'art, veut
aussi saisir des étoiles. Comme il serait surpris si on lui affirmait qu'il ne
voit pas juste, et quelque fois même pas du tout!

D’Alberti, De Pictura
DEUXIÈME PARTIE

LES OPÉRATEURS D’ACCESSIBILITÉ

Le concept d’opérateur d’accessibilité entre les mondes devient utile lorsqu’on cherche
à construire – ou à comprendre – des univers complexes tels que celui proposé par
Amenábar. Si on comprend bien maintenant les différents architectures universelles,
grâce aux concepts de vérité logique et de relations entre propriétés exposés dans la
première partie, il nous reste encore à saisir ce qui détermine la perméabilité des
frontières qui circonscrivent les mondes, de manière audiovisuelle ou narrative, ou qui
permettent de les différencier lorsqu’un personnage passe de l’un à l’autre, voyageant
physiquement ou spirituellement dans le continuum spatiotemporel d’un multivers
cinématographique.

Un opérateur est un concept qui permet d’envisager la manière dont un film met en
scène la traversée d’une frontière entre des mondes différents. Il remplit donc une
fonction sémiotique : il signale aux spectateurs qu’il y a eu passage d’un monde à un
autre. En cela, il sert de guide pour ne pas perdre le fil narratif lors de la traversée de
différentes architectures mondaines. Dans de nombreux cas, la dissemblance entre
deux mondes est clairement identifiable, marquée de manière esthétique, sinon de
manière narrative. Des univers filmiques comme The Matrix (1999) ou 12 Monkeys
(1995) s’assurent de construire une esthétique qui met en évidence les dissemblances
entre les mondes visités par Neo (Keanu Reeves) et les espace-temps explorés par
James Cole (Bruce Willis), pour ne pas perdre son audience dans un labyrinthe de
126

doutes et d’indéterminations. L’esthétique cyberpunk dans le premier cas, signifiée par


des connotateurs relatifs à l’internet et au mouvement transhumaniste, et l’esthétique
proto-postapocalyptique dans le deuxième cas, identifiable à la ville de Baltimore en
ruine, permettent aux spectateurs de suivre les pérégrinations des protagonistes sans
aucune ambiguïté quant au cadre spatiotemporel dans lequel le récit se déploie.

Dans certains autres cas, la stratégie narrative d’un récit filmique consiste, au contraire,
à créer une équivocité à différents degrés, permettant de plonger les spectateurs dans
une sensation de vertige et d’errance analogue à celle du protagoniste, qui ne sait plus
exactement où et quand il se trouve par rapport à l’événement déclencheur. C’est
effectivement le cas de ALO, et on s’en rend bien compte lorsqu’on le compare à sa
version américaine Vanilla Sky (dorénavant VS) réalisée par Cameron Crowe en 2001.
Là où le film américain s’efforce d’expliciter les différentes résolutions possibles de
son récit, qui dépendent à leur tour des différentes relations actancielles
qu’entretiennent les personnages – relations qui déterminent l’identité des mondes
possibles de l’univers cinématographique comme on l’a vu dans le dernier chapitre −,
la version originale espagnole plonge les spectateurs dans la même abstrusion que son
protagoniste en rendant les signes ambigus « à travers l’introduction violente de
plusieurs signifiés simultanément présents dans un seul contexte » (1972, pp. 228‑229),
pour reprendre une formule d’Eco. En d’autres termes, les créateurs de ALO ne
s’engagent pas à atténuer les potentielles interprétations aberrantes, attribuables à
l’accumulation des différents mondes incompossibles dans le récit, mais ils s’efforcent
tout de même de s’en tenir à trois résolutions irréconciliables : 1) le complot fomenté
par les associés pour pousser César au suicide, 2) l’affreux cauchemar et 3) la
décryogénisation en 2145. Dans son remake, Cameron Crowe suit le récit de Gil et
Amenábar presqu’à la lettre, tout en proposant des résolutions supplémentaires grâce à
la multiplication de connotateurs marginaux.
127

À la différence du langage poétique auquel Eco fait référence, le cinéma fonctionne


avec une articulation additionnelle. Celle-ci renforce ce que Christian Metz nomme
l’impression de réalité – bien qu’il soutienne par ailleurs que, contrairement au langage
verbal, le cinéma n’a pas de double articulation −, permettant une immersion plus
prononcée au sein d’un univers qui se déploie dans une perspective audiovisuelle plutôt
que linguistique. Cette théorie des articulations a d’abord été posée par André Martinet
dans son Éléments de linguistique générale, et elle a éventuellement animée les
discussions des sémioticiens au sujet de la question du cinéma comme langue ou
langage. La conclusion à laquelle arrive Eco dans la deuxième partie de La structure
absente veut que le cinéma soit beaucoup plus qu’un langage audiovisuel restituant la
réalité, comme l’avait affirmé Pasolini dans La lingua scritta del’azione41 (Eco, 1972,
p. 219), étant donné qu’il fonctionne avec des codes visuels plutôt que linguistiques, et
puisqu’il ajoute une nouvelle dimension qui n’avait pas encore été explorée dans une
perspective sémiotique de la communication, à savoir le mouvement. Si la langue
fonctionne avec les deux articulations que sont les monèmes et les phonèmes, soit les
signes et les sons qui permettent ce que Martinet identifie comme l’économie du
langage (1970, p. 17), le cinéma combine plutôt les figures entre elles pour en faire des
signes visuels, qui se combinent ensuite entre eux pour composer des énoncés
iconiques articulés dans l’espace et dans le temps. Dans son ouvrage sur la sémiotique
du cinéma, Roger Odin résume ces trois articulations du langage cinématographique
identifiées par Eco :

Premier niveau : des figures iconiques (angle, courbe, rapport figure-fond,


rapport clair-obscur) s’articulent en signes iconiques (nez humain, œil, table,
chaise) […] Deuxième niveau: ces signes iconiques se combinent en sèmes
iconiques (un homme grand et vêtu de clair), combinables eux-mêmes en
photogrammes (dans une classe, un maître parle à ses élèves) […] Ces deux
niveaux constituent la « double articulation » des langages visuels. Ils
interviennent dans toute image. Mais dans le cinéma quelque chose de plus se

41
« La réalité n’est que du cinéma en naturel; “le premier et le principal des langages humains peut être
l’action même” donc “les unités minimales de la langue cinématographique sont les divers objets réels
qui composent un cadrage” [Pasolini, 1966]. » (Note de bas de page in Eco, 1972, p. 176).
128

produit. Troisième niveau : en passant du photogramme au plan, les personnages


accomplissent des gestes ; les icônes engendrent ainsi des kinémorphes (unité
gestuelles signifiantes) eux-mêmes décomposables en kinèmes (unités gestuelles
non-signifiantes ou figures kinésiques). (1990, pp. 84‑85)

Cette triple articulation convoque par conséquent une panoplie de nouveaux codes qui
s’engagent mutuellement dans la communication pour extraire ce que Eco
appelle « une sorte d’hypersignifié (on utilise le terme par analogie avec hyperespace,
pour définir quelque chose qui n’est pas descriptible dans les termes de la géométrie
euclidienne) » (1972, p. 225). Ces codes visuels, au nombre de douze, combinés à la
triple articulation, forment l’économie communicationnelle du cinéma, et c’est à partir
de cette économie qu’il est ensuite possible d’identifier les opérateurs intra et
extradiégétiques qui autorisent le passage entre les différents mondes identifiés au
chapitre précédent.

Dans cette deuxième partie, qui développera la contribution originale de cette thèse,
nous nous engageons à élaborer une théorie sémiotique de ces opérateurs
d’accessibilité entre les mondes possibles au cinéma. Le quatrième chapitre sera
consacré à définir une écologie de la perception des stimuli visuels, auditifs et du
mouvement, afin d’identifier la manière dont on peut se servir de ces stimuli comme
opérateurs propulsant des significations spécifiques. Le cinquième chapitre fera la
synthèse des différents codes du 7e art afin d’en comprendre la structure
communicationnelle et d’identifier les différentes formes que peuvent emprunter ces
opérateurs dans la triple articulation du langage cinématographique. Dans ce chapitre,
nous nous concentrerons particulièrement sur l’isotopie filmique afin de définir les
stratégies de connotation permettant d’appuyer et de renforcer la signification de
passage des opérateurs d’accessibilité. Finalement, le sixième chapitre établira une
typologie du concept d’opérateurs d’accessibilité en fonction de la relation qu’ils
entretiennent avec la double représentation cinématographique (cf. 2.4). Ce dernier
chapitre, divisés entre opérateurs intradiégétiques, déployant des significations
narratives, et opérateurs extradiégétiques, déployant des significations audiovisuelles,
129

consistera en une catégorisation de leurs fonctions sémiotiques en considération du rôle


pragmatique qu’ils jouent dans la coopération des spectateurs.
CHAPITRE IV

L’INTERPRÉTATION CINÉMATOGRAPHIQUE

La philosophie contemporaine ne consiste pas à enchaîner


des concepts, mais à décrire le mélange de la conscience
avec le monde, son engagement dans un corps, sa
coexistence avec les autres, et […] ce sujet-là est
cinématographique par excellence.

Merleau-Ponty, Sens et non-sens, p. 105

4.1 De l’hypoicône à l’hypersignification

Pourquoi partir de Peirce pour comprendre le 7e art et son univers des possibles ? Parce
qu’on fait un film pour quelqu’un. Si on devait résumer la sémiotique du cinéma, on
pourrait dire que le film est le representamen d’un univers possible (donc fictif d’une
certaine manière) devenu signe pour un public qui sera témoin des relations
d’accessibilité entre différentes possibilités narratives (ce sont les R et W des cadres de
Kripke et de Minsky), qui résultent des actions engagées et des événements subis par
les personnages habitant cet univers. Ces relations d’accessibilité, le cinéma les
exprime d’abord par le débit de 24 images par seconde, soit des plans fixes légèrement
décalés qui, aidés de certains effets 42 , permettent l’illusion du mouvement. Par
conséquent, le cinéma est d’abord image, et l’image est chez Peirce une hypoicône :

Un signe par priméité est une image de son objet et, pour parler avec plus de
précision, ne peut qu’être une idée. Car il doit produire une idée interprétante ; et

42
Le mouvement apparent, appelé effet bêta est perçu lorsque l’intervalle entre deux positions atteint 60
millisecondes, entre succession et simultanéité. On a longtemps attribué cet effet à la persistance
rétinienne et certains auteurs, comme Joël Magny, l’associe plutôt à l’effet Phi.
131

un objet extérieur provoque une idée par une réaction sur le cerveau. Mais pour
parler avec plus de précision, même une idée, sauf dans le sens d’une possibilité
ou priméité, ne peut être une icône43. Seule une possibilité est une icône, purement
en vertu de sa qualité ; et son objet ne peut qu’être une priméité. Mais un signe
peut être iconique, c’est-à-dire peut représenter son objet principalement par sa
similarité, quel que soit son mode d’être. S’il faut un substantif, un representamen
iconique peut être appelé une hypoicône. Toute image matérielle, comme un
tableau, est largement conventionnelle dans son mode de représentation; mais en
soi, sans légende ni étiquette, on peut l’appeler une hypoicône. (Peirce, 1978,
pp. 174‑175 [2.276])

En d’autres mots, une image sans contexte est une possibilité de signification : un signe
en attente d’une interprétation. La particule hypo- dans hypoicône prend le même sens
que dans le terme « hypothèse », nous rappelle Jean Fisette, soit un « en-dessous » de
l’interprétation, par opposition à l’hyperinterprétation qui serait, elle, « au-dessus » de
l’interprétation, une interprétation absolument englobante, ou sursignifiante.

Si l’on se place dans la perspective du mouvement de croissance inhérent au signe,


on suggérera que dans le terme hypo il y a potentiellement cette idée de carence
dans la mesure où – suivant un archétype de notre imaginaire – le développement
et la complexification sont associés à la verticalité ascendante. Alors si un
développement sémiosique de l’hypoicône était possible, il se ferait suivant une
verticalité descendante, comme une immersion dans les territoires de l’imaginaire
à la façon de cet ailleurs dont il a fait état précédemment. (1996, p. 187)

Cette carence dont souffre le signe sans son contexte d’interprétation est relative au
destinataire, qui se sert de l’environnement dans lequel le signe existe pour attribuer
une signification particulière à la relation qu’il entretient avec son objet, donner un sens
spécifique à son mode d’être. L’objet auquel renvoie le signe cinématographique est ce
que nous avons identifié comme étant les mondes possibles de la fiction. Ces mondes
possibles, sous forme d’hypothèses posées par les spectateurs au sujet des relations
entre propriétés des individus qui les habitent, sont dès lors une icône de notre réalité
en puissance, et les plans du film n’en sont que des soussignes, des hypoicônes,

43
Une icône est de l’ordre de la secondéité, une idée de l’ordre de la tiercéité. [Note de bas de page dans
le texte de Peirce]
132

puisqu’ils ne suffisent pas à représenter la réalité de notre monde complètement,


totalement, de façon maximale44. En somme, un film en tant qu’ensemble de signes
iconiques arrive à représenter un ou plusieurs mondes possibles (les petits mondes de
Eco et Savage), en jouant sur leur similarité avec le monde réel, et à provoquer une
idée interprétante dans l’esprit des spectateurs par le truchement de cette accessibilité
esthétique. Cette idée interprétante, il la provoque en combinant images, sons et
mouvements. L’univers cinématographique s’adresse aux sens, principalement la vue
et l’ouïe, mais il compte aussi, à différents degrés, sur l’identification empathique et
émotionnelle du corps témoin de l’audience au corps actant, en mouvement, des
protagonistes.

Pour emprunter une théorie à Christian Metz (1968, pp. 113‑116), reprise ensuite par
Eco (1972, pp. 220‑221), on peut affirmer que l’image est un primum, irréductible,
une sorte d’analogon de la réalité. Metz parle d’un réel reconstruit, d’un double
totalement pensable de l’objet naturel qui aurait servi de modèle. Or, le film,
écrivait-il quelques années plus tôt dans Communication 4, « est trop clairement
un message pour qu’on ne lui suppose pas un code » (1964, p. 59). On retrouve ici
des termes propres à la communication linguistique, voire à la sémiologie, et toute
la réflexion de Metz est centrée sur ce point de vue selon lequel le cinéma est un
langage. De là part la réflexion de Eco 45 , qui conclut que, s’il fonctionne à
proprement parler comme n’importe quel moyen de communication, soit à l’aide
d’un message et d’un code, le cinéma a quelque chose de plus, ne serait-ce que par
la nature même des éléments qui le constitue : les images. Les codes de la
perception ne sont pas les mêmes que ceux qui établissent la compréhension
linguistique. L’image (et ses composantes : signes, figures et énoncés), si tant est

44
« le vrai signe iconique complet de la Reine Élizabeth n’est pas le portrait d’Annigoni mais la reine
elle-même (ou un éventuel « double » de science-fiction). » (Eco, 1972, p. 174‑175)
45
Laquelle s’est adaptée à celle de Metz suivant les discussions qu’ils ont eues lors du festival de
cinéma de Pesaro en juin 1967.
133

qu’elle est la plus petite unité minimale de sens au cinéma, s’adresse à l’esprit des
spectateurs de manière quelque peu différente.

La puissance diégétique de l’image fixe peut, à la rigueur, fonctionner en vertu


d’un code à deux articulations, soit la figure et le signe qui, se combinant, racontent
une histoire, partagent un monde possible, reflétant, copiant ou dédoublant
l’événement croqué dans le réel par un photographe. Ce que le cinéma fait, et le
passage du cinématographe à la pellicule cinématographique en est l’instant
embryonnaire, est d’articuler ces deux éléments constitutifs de l’image
photographique en ce troisième temps, fort significatif, du mouvement. C’est cette
troisième articulation qui fait dire à Eco que le cinéma offre une hypersignification :

[D]e la combinaison de signes, on pourrait extraire une sorte d’hypersignifié […]


qui ne s’obtient pas en combinant un signe avec un autre – mais tel que, une fois
identifié, les signes qui le composent n’apparaissent pas comme ses fractions,
mais revêtent la même fonction que les figures par rapport aux signes. Dans un
code à trois articulations, on aurait donc : des figures qui se combinent en signes,
mais ne sont pas une partie de leur signifié; des signes qui se combinent
éventuellement en syntagmes ; des éléments X qui naissent de la combinaison des
signes, lesquels ne font pas partie du signifié de X […] Ainsi, le code
cinématographique semble être le seul dans lequel apparait une troisième
articulation. (1972, pp. 225‑226)

Analogue à l’hyperespace, qui a plus de trois dimensions et qui ne fonctionne plus


selon les principes de la géométrie euclidienne, l’hypersignification fonctionne avec
une articulation supplémentaire : les kines, unité minimale de mouvement. Les figures
se combinent ainsi en signes, qui se combinent à leur tour en énoncés iconiques mis en
scène dans un plan de manière diachronique. Le mouvement poursuit ensuite ce
développement en réunissant toutes ces parties en une succession de syntagmes, dont
la signification dépasse le potentiel significatif de chacune de ses parties dans une sorte
d’holisme restituant la qualité d’expérience qui avait été perdue dans la reproduction
de réalité que chacune procurait grâce à son code respectif.
134

Au moment où les éléments combinables s’établissent, le code s’appauvrit sans


aucun doute par rapport à la réalité qu’il met en forme ; au moment où
s’établissent des possibilités combinatoires, on récupère un peu de cette richesse
d’événement qu’on devra communiquer […] Habitués comme nous le sommes
aux codes sans articulation ou à deux articulations au maximum, l’expérience
inattendue d’un code à trois articulations (qui permet de saisir plus d’expérience
que tout autre code) nous donne cette étrange impression que le protagoniste de
Flatland éprouvait en passant dans la troisième dimension… (Eco, 1972,
pp. 228‑229)

Supposons désormais que le cinéma avec ses trois articulations, complémentées par
l’apport d’un habillage et d’une trame sonore et de dialogues, nous restitue la réalité
avec une telle richesse que l’ensemble de ce qui est communiqué ne devient saisissable
que par parties significatives. Dans l’immensité de la réalité, on ne perçoit qu’une
infime quantité des événements qui nous entourent et une infinité de relations
s’établissent et se brisent sans que nous n’en prenions jamais conscience – lesquels
correspondent aux petites perceptions dont parle Leibniz, entre autres, dans ses
Nouveaux essais sur l’entendement humain (Leibniz, 1990, p. 41). De cette infinité, de
cette immensité, le cinéma nous offre une tranche, tout à fait incomplète et analogue,
mais il nous fait croire que ce que le cadre nous restitue de la réalité équivaut à notre
champ perceptif, du moins à ce qu’on en percevrait avec la vue, l’ouïe et le corps en
mouvement. Or, immobiles que nous sommes devant l’écran, c’est à la caméra de se
déplacer de telle sorte que l’illusion de la réalité ne soit jamais totalement brisée.
Comme l’écrit Bachelard dans sa poétique de l’espace, « l’immensité est en nous […]
L’immensité est le mouvement de l’homme immobile », (2009, p. 169). C’est donc ici
qu’intervient notre concept d’opérateurs d’accessibilité, le premier étant celui qui
permet aux spectateurs de traverser la frontière entre son monde réel de référence et
ceux qui composent l’univers filmique. L’hypersignification permise par le
mouvement n’est qu’une illusion, mais si elle est bien exécutée, elle réussit à nous faire
croire sans l’ombre d’un doute qu’elle nous restitue une espèce de réalité : un monde
possible.
135

4.2 Les stimuli comme signes de la perception

En partant de la définition que donne Peirce du signe qui « par priméité est une image
de son objet et […] ne peut qu’être une idée. Car il doit produire une idée interprétante;
et un objet extérieur provoque une idée par une réaction sur le cerveau. » (op. cit.) et
en mettant cette définition en lien avec ce qu’écrit André Delorme à propos de la
différence entre une sensation et un stimuli, soit qu’« on ne tient généralement pas
compte du fait que la couleur est une sensation, et donc une dimension
psychologique, et que c’est la caractéristique spectrale de l’onde
électromagnétique qui en constitue le stimulus physique. » (2003, p. 4), on arrive à
deux constats fort importants concernant l’étude des mondes possibles au cinéma :

1) Un stimulus, la foudre suivie par le grondement du tonnerre, pour utiliser un


exemple commun, est un representamen par sa longueur d’onde − une « idée »
d’éclair et de tonnerre − et ne devient signe que lorsqu’il est capté par nos sens,
lesquels transforment ces « idées » en influx nerveux. Ces influx, soit l’activité
électrique qui se propage dans le système nerveux de notre cerveau grâce à la
stimulation de neurones successifs, motiveront par la suite notre travail cognitif à
produire une interprétation, qui transforme ces influx en images et en sons. Pour
Simon Grondin, la perception de la foudre, par exemple, est « un processus
photochimique qui va créer un potentiel d’action qui sera transmis de la rétine au
cerveau. » (2019, p. 73)

2) Cette transduction d’une longueur d’onde en influx nerveux par les récepteurs
sensoriels (la rétine et l’organe de Corti) change dès lors la nature de l’information
recueillie. Ce qui permet à André Delorme de conclure que « la perception n’est
pas une simple fenêtre ouverte sur la réalité, et cela, non seulement parce que cette
réalité n’est plus physique quand on en prend conscience, mais aussi parce qu’elle
cesse alors d’être physiologique » (2003, p. 17).
136

Le processus perceptif comprend effectivement trois composantes principales avec


leurs ordres ou leurs instances respectives. D’abord, la stimulation, qui est d’ordre
physique : la foudre comme décharge électrostatique provoquant une dilatation
explosive de l’air chauffé entre deux nuages. Ces stimuli, qui sont liés aux dimensions
de l’environnement, l’espace et le temps, et qui comprennent par le fait même
l’organisme qui les perçoit, le corps, ont la propriété de déclencher des réactions dans
le système sensoriel : la lumière vive de l’éclair et le grondement sourd du tonnerre.
Ensuite, ce système sensoriel, qui est d’ordre physiologique « est constitué par la chaîne
des événements physiologiques déclenchés par la stimulation et qui forment l’interface
entre les stimuli et la sensation. » (Delorme et Flückiger, 2003, p. 4), à savoir la
transduction des longueurs d’onde du son et de la lumière en influx nerveux.
Finalement, cette perception qui est d’ordre psychologique – les influx nerveux qui se
rendent au cerveau pour être interprétés en potentiel d’action −, comprend les percepts
ou les sensations, soit l’aboutissement du processus perceptif. On a encore affaire à une
triade : la stimulation est un signe physique du monde qui nous entoure, dont nous
faisons partie intégrante, qui s’adresse à un système interprétatif physiologique
déclenchant des sensations psychosomatiques. Cette manière de percevoir le monde est
donc une interprétation sensitive, suivant une transduction d’ondes électromagnétiques
en influx nerveux. Mais cette interprétation est-elle innée ou acquise ? La couleur est-
elle imprimée sur la rétine ou apparaît-elle seulement une fois interprétée par le
cerveau ?

4.3 L’écologie de la perception

La Gestalt désigne cette branche de la psychologie qui s’intéresse à la forme que prend
le monde dans la mécanique de la perception des stimuli par le cerveau. Elle repose sur
un principe d’invariance, qui permet la transposition de la forme en différentes
proportions comme on peut transposer une mélodie sur différentes octaves sans en
changer la forme même si la fréquence des sons change. Or, la rétine pourrait aussi être
137

un détecteur de mouvement. Pour J.J. Gibson, penseur d’une théorie écologique de la


perception, « ces mouvements associés à celui du sujet qui observe ne créent pas de
confusion dans le donné perceptif, ils favorisent au contraire la détection des invariants
de l’image changeante et en révèle ainsi la structure. » (Delorme et Flückiger, 2003,
p. 22). Le mouvement du sujet serait ainsi une manière de détecter l’invariance des
formes perçues dans la nature, ce qui permettrait en fin de compte de percevoir un
monde qui semble immobile tout en étant en mouvement (notre position variant dans
l’espace-temps). N’est-ce pas exactement l’opposé de ce que propose le cinéma comme
expérience? Alors que le corps des spectateurs reste immobile, ce sont les mouvements
de la caméra, ainsi que les changements dans l’échelle des plans et le rythme du
montage qui restituent le mouvement dans la scène visuelle, et qui préservent par le fait
même sa cohérence et son réalisme.

Étant donné que les spectateurs interprètent les mondes possibles d’un univers filmique
à partir de leur propre expérience du monde réel, ils aborderont inévitablement la
fiction de la même manière (en autant que l’expérience audiovisuelle le leur permettra)
qu’ils expérimentent leur environnement immédiat. Ainsi, leur perception des figures,
signes et énoncés iconiques mis en mouvement par la caméra, additionnés aux
dialogues et à l’habillage sonore − soit l’ensemble des stimuli qui composent l’univers
cinématographique −, doivent leur présenter un environnement qui fonctionne comme
le leur, ou qui leur donne l’impression qu’il fonctionne comme leur propre réalité. Un
opérateur d’accessibilité intermondain est l’un de ces stimuli audiovisuels qui doit
activer une interprétation particulière chez les spectateurs, de façon à leur permettre de
croire qu’ils pénètrent dans un nouvel univers et y voyagent tout en oubliant le fauteuil
dans lequel ils restents assis, immobiles; ultimement, mais ce n’est presque jamais le
cas, ces opérateurs devraient même leur faire oublier leur sac de maïs soufflé, leur
téléphone cellulaire ou les personnes qui les accompagnent. Les opérateurs liminaires
d’accessibilité sont particulièrement importants dans cette immersion, puisqu’ils sont
ceux qui déclenchent la suspension consentie de l’incrédulité autorisant l’esprit des
138

spectateurs à se disposer aux perceptions du corps immobile dans un univers projeté en


deux dimensions. Les opérateurs liminaires fonctionnent à peu de chose près comme
ce qu’Austin et Searle ont appellé des « actes de fiction », c’est-à-dire des signes qui
agissent comme les énoncés performatifs, incitant les spectateurs à se disposer à
recevoir un monde en images comme si c’était un monde réel.

4.3.1 La perception des stimuli visuels

Dans son petit ouvrage sur la psychologie de la perception, Simon Grondin affirme
qu’« une personne organise les éléments d’une scène visuelle pour en extraire un
sens. » (2019, p. 115). Cette organisation se fait d’abord par la distinction entre figure
et fond, puis par un regroupement d’éléments en fonction de certaines caractéristiques
définies par les lois de la Gestalt. Six lois sont identifiées :

1) la loi de proximité ou la tendance à considérer comme un ensemble les éléments le


plus rapprochés;

2) la loi de similarité ou la tendance à regrouper les éléments qui se ressemblent;

3) la loi de bonne continuité ou la tendance à considérer comme unis les éléments qui
se suivent ou qui forment une série continue;

4) la loi de fermeture ou des contours subjectifs, selon laquelle le système perceptif a


tendance à voir les figures comme fermées même lorsqu’elles ne le sont que
partiellement;

5) la loi de la prégnance ou loi de la symétrie qui stipule que plus une forme est
régulière ou symétrique, plus elle s’imposera au système perceptif. Cette dernière loi
impose un principe fondamental de la composition visuelle.

Finalement la loi qui est la plus importante dans une étude sur la perception de stimuli
cinématographiques, est
139

6) la loi du mouvement commun ou loi du sort commun, ou la tendance à considérer


comme unis les éléments qui se meuvent dans la même direction.

Quelques nouveaux principes d’organisation des éléments perçus ont été découverts
plus récemment par une Gestalt dite moderne, lesquels sont si puissants qu’ils
neutralisent les lois précédentes, à savoir

7) le principe de connexité qui annule les autres principes lorsque certains éléments
sont connectés entre eux par un lien quelconque; et

8) le principe de région commune qui associe les éléments entre eux en mettant en
évidence la région qui les contient.

Ces lois et principes déterminent les règles de composition d’un plan dans la mise en
scène des figures, signes et énoncés iconiques, au moyen du cadre comme région
commune, lesquels sont fixées par l’échelle des plans, par l’angularité du point de vue,
par le jeu des couleurs, de la texture et de la luminosité (ou le rapport clair-obscur),
mais aussi par les recadrages effectués lors des déplacements de la caméra, dans la
grammaire du montage et spécialement par la manière dont ils s’agenceront entre eux
dans leurs relations et mouvements profilmiques. En somme, ces lois et principes issus
de la psychologie de la perception déterminent la manière dont un objet doit être mis
en scène lors de son passage de l’état profilmique à l’état diégétique, de façon à
véhiculer une signification particulière. Dans son ouvrage concernant L’univers
filmique, Étienne Souriau utilise pour la première fois le terme de profilmie qu’il définit
comme étant « Tout ce qui existe réellement dans le monde […] mais qui est
spécialement destiné à l’usage filmique ; notamment : tout ce qui s’est trouvé devant
la caméra et a impressionné la pellicule » (1953, p. 3). L’objet profilmique est
identifiable à tout individu (dans un sens logique) qui se trouve devant la caméra, soit
les visages et les corps des acteurs, les meubles et accessoires qui composent les décors
intérieurs ainsi que les éléments qui caractérisent les espaces extérieurs. Le matériel
profilmique doit ensuite être transformé en matériel diégétique dans un passage opéré
140

par la mise en scène vers cet univers fictif où se déroule l’histoire, soit la diégèse, une
réalité qui relève de la narration, créée par la double représentation cinématographique.

Il s’agit là des données avec lesquelles travaillent les personnes responsables de la


direction photo, de la direction artistique et de la réalisation pour élaborer un découpage
du scénario en plans, en transitions, en scènes, en séquences et en actes. Le découpage
technique répond effectivement à deux questions fondamentales dans le passage des
mots aux images, de la réalité à la fiction : Comment transformer des stimuli réels en
stimuli objectivés? Comment convertir les individus et leurs relations profilmiques en
individus et relations diégétiques afin de servir le récit de la meilleure manière
possible? On verra dans le prochain chapitre, au sujet d’une question posée par Eco à
propos du film Blow Up d’Antonioni, que la détection de la forme des signes iconiques
− « cadavre » et « main avec un pistolet » −, dépend évidemment du contexte
cinématographique. Ce contexte, particulièrement lorsqu’il est considéré du point de
vue écologique de Gibson, est déterminé par la combinaison de différentes sources
d’informations perçues par différents récepteurs du système sensoriel afin de restituer
une réalité unique. Dans le cas qui nous occupe, cette combinaison est majoritairement
audiovisuelle, le contexte étant élaboré à l’aide de stimuli visuels et auditifs.

4.3.2 La perception des stimuli auditifs

Analogue à l’opposition figure-fond, le signal est un stimulus aux « caractéristiques


précises et stables » qu’on tente de détecter à travers le bruit qui est une « variable
aléatoire », selon Simon Grondin, qui précise que le « bruit est une toile de fond à
laquelle s’ajoute parfois un signal à détecter » (2019, p. 4). On forme un objet sonore
en intégrant une information ou un groupe d’informations auditives, qui doivent être
séparés de l’environnement par ségrégation, souvent subjective, étant donné que le
« cerveau doit composer avec l’ensemble du contexte dans lequel arrivent les stimuli »
(Grondin, p. 47). La ressemblance, la synchronicité ou la proximité dans le temps, les
qualités acoustiques comme la tonie, la sonie et le timbre, ainsi que la fréquence et
141

l’intensité constituent les principales caractéristiques qui permettent au cerveau


d’identifier, de différencier et, enfin, de choisir ce qu’il retient et ce qu’il narcotise
(pour reprendre un terme cher à Eco) dans la ségrégation qu’il fait entre bruit et signal.
Encore une fois, l’habitude a une incidence sur cette ségrégation. Un son familier sera
plus facilement reconnu et, « l’appréciation musicale étant intimement liée à l’émotion
et au souvenir » (Grondin, p. 60), la reconnaissance de certains motifs, phrases
musicales ou mélodies entraînera à peu de choses près les mêmes réponses selon la
culture et de la tradition musicale de chacun.

4.3.3 La perception du mouvement

Dans L’image du corps, Paul Schilder, médecin et philosophe, écrit qu’« il n’est pas de
perception qui ne soit directionnelle, et qui ne trouve en même temps à s’exprimer :
pas de perception sans action […] Les perceptions ne sont élaborées que sur la base de
la mobilité et de ses influx. » (1997, p. 39). Comment fait-on alors pour détecter le
mouvement des objets dans le fond indifférencié du monde en étant nous-mêmes sujet
percevant en mouvement, si ce n’est que par le déplacement des yeux dans leur
balayage de l’environnement ? Gibson répond à cette question par les phénomènes
d’occlusion et de désocclusion :

Un objet qui se déplace horizontalement dans cet environnement structuré cache


progressivement à la vue une partie de l’arrière-plan et en révèle simultanément
un autre […] Ce principe est aussi applicable à des mouvements en profondeur.
L’objet qui se rapproche d’un observateur recouvre progressivement la partie
visible de l’arrière-plan et, inversement, il la dévoile en s’éloignant […] les
phénomènes d’occlusion et de désocclusion caractérisent tout aussi bien le mobile
suivi des yeux que celui qui passe devant le regard immobile. Pour Gibson, la
perception de la stabilité ne résulte pas d’un calcul, elle s’obtient directement. Les
mouvements de la tête sont comparables à ceux d’une fenêtre qu’on déplace dans
l’environnement. Ce que l’on perçoit alors, c’est un mouvement de la tête plutôt
que de l’environnement. Le même phénomène se produit mutatis mutandis dans
le cas de la locomotion. (Delorme et Flückiger, 2003, pp. 335‑336)
142

Cette fenêtre46, dans l’analogie que fait Gibson des mouvements de la tête et de son
champ visuel, se traduit en cadre au cinéma, qui peut prendre différentes proportions
en fonction du format choisi par les créateurs d’un univers filmique, et c’est ainsi que
le 7e art incarne le mouvement comme mode d’expression universel. La profondeur ou
la distance sont ensuite calculées en fonction d’un code de transposition
iconographique (dont il sera question dans le prochain chapitre), soit la notion de
perspective, qui rabat l’axe Z sur la hauteur, le point de fuite étant évidemment le centre
de l’image, ou le point d’horizon qui détermine l’endroit le plus éloigné du plan. À
partir de ce point, l’objet le plus bas dans la partie inférieure de l’image est le plus près
du sujet percevant, comme l’objet le plus haut dans la partie supérieure. Cette
transposition iconographique des trois dimensions de l’espace en un plan à deux
dimensions détermine ensuite les vecteurs de déplacement des objets en fonction du
déplacement du sujet dans un cycle perception-action, c’est-à-dire une interaction
circulaire entre un organisme et son environnement au cours d'une séquence de
comportement guidé par les sens vers un objectif (intentionnalité, cf. 2.3).

Le mouvement […] est « l’un de ces “phénomènes psychiques” qui, au même titre
que les contenus sensibles donnés, couleur et forme, sont rapporté à l’objet,
apparaissent comme objectifs et non pas subjectifs, mais qui, à la différence des
autres données psychiques, ne sont pas de nature statique mais dynamique. Par
exemple, le “passage” caractérisé et spécifique est la chair et le sang du
mouvement qui ne peut pas être formé par composition à partir des contenus
visuels ordinaires ». Il n’est, en effet, pas possible de composer le mouvement
avec des perceptions statiques. (Max Wertheimer, Experimentelle Studien, p. 227,
cité par Merleau-Ponty, 1945, p. 322)

La notion de passage dont parle Wertheimer signifie pour Merleau-Ponty que « la


perception du mouvement n’est pas seconde par rapport à la perception du mobile […]
en tant qu’il y a mouvement, le mobile est pris dans le mouvement » (1945, p. 323). Le
passage est ainsi déterminé comme donnée sensible du mouvement et il caractérise par

46
À la Renaissance, le peintre Leon Battista Alberti écrit dans De Pictura : « Mon premier acte, quand
je veux peindre une superficie, est de tracer un rectangle, de la grandeur qui me convient, en guise de
fenêtre ouverte par où je puisse voir le sujet. » (Alberti, 1869, p. 124).
143

le fait même ses propriétés d’identification comme le sens, la vitesse et l’angularité.


Par la suite, une signification est attribuée à chacune de ces données dans le contexte
de la production cinématographique, soit par convention iconographique, soit par
habitude interprétative (cf. figure 5.3). Dans un article de 2006 concernant l’esthétique
du mouvement, Stefan Kristensen, spécialiste de la phénoménologie de l'art et du
cinéma, se sert de la thèse merleau-pontienne du schéma corporel pour démontrer que
le corps est un espace expressif qui procure un lieu dans lequel peuvent s’incarner les
significations propres au mouvement. Selon sa perspective, « il y a une affinité
essentielle entre le fonctionnement de notre perception visuelle et la production
cinématographique », étant donné qu’ « Il y a une unité entre la question de la logique
perceptive et celle de l’expression plastique en général », et que « La question d’une
phénoménologie du cinéma est liée à l’organisation perceptive dans la durée
caractéristique du narratif » (Kristensen, 2006, pp. 128 à 130). En partant de la thèse
de Jean Epstein (1946, pp. 30-31), selon laquelle le cinématographe est une subjectivité
machinique qui doit rendre compte de la cénesthésie propre au corps comme « machine
à vivre » tel qu’inspiré par Paul Valéry, Kristensen démontre en quoi les mouvements
propres aux déplacements de la caméra doivent être analogues à ceux du corps dans
l’espace, ou, à tout le moins tenter d’en donner une impression visuelle.

Si le peintre « apporte son corps », selon la maxime fameuse de Valéry (OE, 16),
le cinéma concerne une dimension supplémentaire: en allant voir un film,
j’apporte « des champs sensoriels et culturels i.e. un système tout monté des
rapports signes-significations » (MSME, 136). Le passage au monde culturel n’est
pas un congé de la dimension charnelle, mais la conserve et en même temps la
soulève. Le cinéma permet de franchir un pas que la peinture ne permet pas: celui
de la mise en image de mon rapport à autrui, par identification entre les possibilités
de mon corps et les actions des personnages, et il permet aussi une dialectique
plus riche entre l’absent (hors-champ) et le présent, entre la parole et l’image.
(2006, p. 143)
144

Finalement, dans leur expression la plus fondamentale, les mouvements de caméra


servent à pallier l’immobilité du sujet percevant, afin de restituer l’impression de réalité
dans la perception du monde par le corps, qui y est toujours mobile (si ce n’est que par
les mouvements oculaires). C’est d’ailleurs pourquoi les expériences de simulation
complète permises par les réalités augmentées et virtuelles n’ont plus à se soucier de
simuler les mouvements du corps par la caméra dans un environnement filmé en 360o
3D. Étant donné que c’est le corps du sujet percevant qui se déplace, son regard et son
audition sont librement dirigeables dans un environnement qui n’est plus limité par un
cadre et qui reproduit la profondeur. Comme la profondeur avait fait l’objet d’un
rabattement linéaire dans le point de fuite, le mouvement doit lui aussi faire l’objet
d’une transduction conventionnalisée des mouvements propres au corps vers les
mouvements de la caméra, sujet qui sera étudié dans le prochain chapitre. Cette
transduction et ce rabattement fonctionnent comme opérateur d’accessibilité
fondamental entre le monde réel et l’univers filmique, en déclenchant et en appuyant
la suspension consentie de l’incrédulité du spectateur. En d’autres mots, si le mouvant
est dans le mouvement, comme l’indique la notion de passage chez Wertheimer, on
peut alors considérer qu’au cinéma les spectateurs sont happés par les mouvements de
caméra qui deviennent par le fait même des opérateurs de ce passage entre leur monde
réel et ceux qui composent l’univers filmique (chapitre 3). Les spectateurs ouvrent les
yeux dans un nouvel univers en même temps que le fondu d’ouverture et y pénètrent,
ne serait-ce que de manière émotionnelle et cognitive, portés par un travelling, par
exemple, opérant de concert ce passage entre l’univers réel de référence et l’univers
cinématographique. Encore une fois ici, on a presque envie de parler d’actes de fiction
à propos de ces mouvements de caméra ou fondus d’ouverture qui ouvrent un récit
filmique : ils ne disent rien en soi, mais incitent les spectateurs à entrer dans le monde
de la fiction.
CHAPITRE V

LES CODES DU 7E ART

Dans La structure Absente, Eco propose une sémiotique des codes visuels en
décortiquant la mécanique qu’ils mettent en œuvre au sein de la triple articulation
propre à la communication cinématographique. En fonction de ces catégories que sont
le code et le message, la communication y est présentée comme un processus culturel
qui sélectionne certains stimuli en leur attribuant, par apprentissage, certaines
significations qui ont été étudiées par les psychologues de la perception que sont entre
autres Jean Piaget (1961) et P. F. Kilpatrick (1955). De ces analyses, Eco arrive à une
première conclusion :

Nous dirons alors que : les signes iconiques reproduisent certaines conditions
de la perception de l’objet mais après les avoir sélectionnées selon des codes
de reconnaissances et les avoir notées selon les conventions graphiques, et
que par conséquent un signe arbitrairement donné dénote une condition
donnée de la perception ou globalement dénote un perçu arbitrairement réduit
à une représentation simplifiée. (1972, p. 178)

Le signe iconique peut dès lors posséder les propriétés perceptives de l’objet, celles
reconnues par les codes perceptifs élaborés par la psychologie de la perception étudiée
au chapitre précédent, et il peut représenter par similarité ses propriétés ontologiques,
qui ne sont que présumées, ou reproduire les propriétés conventionnelles de sa
représentation, ses denotata 47 . Celles-ci sont habituellement choisies parmi les

47
« Pour Morris, est iconique le signe qui possède quelques propriétés de l’objet représenté ou, mieux
“qui a les propriétés de ses denotata” » (Morris, 1946. Cité par Eco, 1972, p. 174)
146

conditions de perception de l’objet structurées par le code de reconnaissance, dont les


signifiés deviennent des signifiants connotant des énoncés plus complexes. Le code
iconique, qui régit les signes iconiques, les hypoicônes, fait ainsi la synthèse des
conventions iconologiques et iconographiques dont les codes sont plus analytiques48.
Les premières sont déterminées par les habitudes qui règlent la perception des objets
comme ensemble de figures avec leurs attributs distinctifs (soit les stoicheia
euclidiens : points, lignes, courbes, angles, etc.) – il s’agit des signifiés perceptifs
codifiés : le soleil est perçu telle une boule incandescente de laquelle émanent des
rayons de lumières. Les deuxièmes sont composées de règles qui déterminent
l’ensemble des figures et qui permettront de représenter un objet comme signe
graphique : le soleil comme hypoicône est représenté par les figures d’un cercle jaune
duquel émane des lignes ou des ondulations.

Donc, le signe iconique construit un modèle de relations (entre phénomènes


graphiques) homologue au modèle de relations perceptives que nous construisons
en connaissant et en nous rappelant l’objet. Si le signe a des propriétés communes
avec quelque chose, il les a non avec l’objet, mais avec le modèle perceptif de
l’objet; il est constructible et reconnaissable d’après les mêmes opérations
mentales que nous accomplissons pour construire le perçu, indépendamment de
la matière dans laquelle ces relations se réalisent (Eco, 1972, p. 185).

Ce modèle de relations, entre un phénomène naturel et sa perception d’une part, et entre


la codification de cette perception et la codification de sa transposition en figures et en
signes graphiques, d’autre part, s’élabore ainsi sous la forme d’une structure
diagrammatique, au sens peircien du terme, qui entretient avec son objet une

48
« Cela signifie qu’un code peut choisir des énoncés comme ultimes éléments analysables et peut
ignorer la possibilité de décomposition de ces énoncés en signes et figures, parce que ces signes et figures
n’appartiennent pas au code en question, mais à un autre code plus analytique. Un code décide donc à
quel niveau de complexité il caractérisera ses propres unités élémentaires, confiant l’éventuelle
codification interne (analytique) de ces unités à un autre code. Ainsi, étant donné le syntagme “un héros
quitte sa maison et rencontre un adversaire”, le code narratif l’isole comme unité complexe de signifié
et se désintéresse : 1o de la langue dans laquelle il peut être communiqué; 2o des artifices stylistico-
rhétoriques avec lesquels il peut être rendu. » (Eco, 1972, p. 211) Plus loin : « un code systématise des
traits pertinents, choisis à un niveau précis, macro ou microscopique; mais des mouvements plus
analytiques, des articulations plus fines de ses traits pertinents peuvent bien ne pas le concerner et être
expliqués par un code sous-jacent. » (Eco, 1972, p. 219)
147

ressemblance par analogie de proportions. Ce passage du perçu au graphique, de l’idée


de l’objet à l’image de l’objet, est articulé par une série de relations-différences, précise
Eco, qui suivent certaines opérations mentales saisissant les traits pertinents de l’objet
naturel pour les traduire en figures dans des rapports intention-extension, analogue-
digital, dénotation-connotation.

En conclusion, ce qu’on pourrait dire d’une structure vaut aussi pour le signe
iconique; la structure élaborée ne reproduit pas une structure présumée de la
réalité; elle articule une série de relations-différences suivant certaines opérations
et ces opérations, par lesquelles les éléments du modèle sont mis en relation sont
les mêmes que celles que nous accomplissons quand nous nous mettons en
relation dans la perception des éléments pertinents de l’objet connu. (Eco, 1972,
p. 185)

Tout comme un monde possible, qui est déterminé par les relations qu’entretiennent
entre-elles certaines propriétés de certains objets dans un contexte donné, le code
iconique met en relation les propriétés de perception d’un objet avec les propriétés de
sa représentation. Autrement dit, la similarité iconique entre un objet perçu et un objet
représenté est opérée par un processus de transduction49 et de mise en relation entre les
propriétés perceptuelles et les propriétés figuratives de l’objet. C’est ainsi que
s’effectue une première suite d’opérations en matière d’accessibilité esthétique des
mondes cinématographiques. Tout d’abord, la transduction d’un objet perçu comme
stimuli physique, ou longueur d’onde, vers un influx nerveux physiologique, qui sera
interprété ensuite de manière psychologique sous l’influence de certaines habitudes.
Une seconde interprétation fait correspondre ces conventions iconologiques à des
conventions iconographiques, qui transforme un objet perçu en objet représenté. Les
conventions iconographiques transcrivent les conditions de la perception de certaines
des propriétés d’un objet en figures, qui dénotent ces propriétés à l’aide d’unités
graphiques (stocheia) et plastiques (couleurs, rapport clair-obscur) liées sous forme de

49
En physique, la transduction est la transformation d’une forme d’énergie en une autre, la longueur
d’ondes de la lumière en influx nerveux dans le cerveau par exemple. Dans le contexte qui nous concerne,
la transduction est l’ensemble des opérations à effectuer pour passer du réel perçu au possible représenté.
148

modèles perceptifs que sont les signes iconiques temporaires. Les hypoicônes
cinématographiques sont dynamisées par le mouvement des figures dont elles sont
composées, soit des figures en devenir, « en train de se faire » insiste Philippe Dubois,
« c’est un geste (analytique) qui nous montre ce que c’est que voir. Regarder le figural
dans un film, c’est aussi, d’une certaine façon, regarder le cinéma voir. L’acte même
de voir s’y expose intensément comme opération. » (Taminiaux et Murcia, 2004, p. 73)

Pour Auerbach, le concept de figure prend dans son sens le plus ancien celui de forme
plastique (1984, p. 11), dans le sens d’apparence ou de contour (outward appearence,
outline, p. 12), notamment dans la philosophie de Lucrèce et dans les écrits de Varron.
La figure est ainsi considérée comme une imitation, le passage d’un modèle à un copie,
« en quelque sorte un opérateur intermédiaire qui fait passer de l’un à l’autre par
empreinte » insistent François Aubral et Dominque Château dans Figure, figural (1999,
pp. 12‑13). « Cette nature purement opératoire de la figure explique pourquoi il est si
difficile, impossible même, de la définir comme une chose ou comme une relation
simple : la figure est toujours entre deux choses, deux univers, deux temporalités, deux
modes de significations. », note encore Philippe Dubois dans le même recueil (Aubral
et Chateau, 1999, p. 96). La figure est la matière à partir de laquelle le réel perçu est
transcrit en signes iconiques, dont le mouvement et l’évolution dans le plan, qui fait
office de contexte d’interprétation, connotent des énoncés visuels de manière
symbolique.

Une silhouette qui représente un cheval, à un certain niveau de convention


symbolique, peut dénoter « cheval » (même si elle représente un cheval dans une
certaine position et un certain type de cheval). Mais une silhouette qui représente
un officier de petite taille coiffé d’un bicorne, une main derrière le dos et une autre
sur la poitrine (enfilée dans le boutonnage) dénote « Napoléon ». La première peut
être un signe iconique, la seconde est sans doute un symbole iconographique. On
le voit, ici réapparaît le problème sémantique des « noms propres », mais d’une
manière entièrement différente. Pourquoi le second dessin représente-t-il
Napoléon? Parce qu’il ne contient pas seulement les conditions de perception d’un
schéma mental (le concept de cheval) réduit à des conventions graphiques, mais
il contient aussi des signes graphiques conventionnels qui représentent les
conditions de compréhension de certains, connotata. [sic] Ce fait est encore plus
149

évident si nous avons affaire à un dessin qui indique « Napoléon pleurant 50 »


(donc : « après Waterloo »). (Eco, 1972, p. 187)

En termes peirciens, l’énoncé visuel est diagrammatique, au sens où il effectue une


mise en relation de propriétés selon des modèles analogiques et/ou digitaux 51 ,
proportionnelle à celle qu’on retrouve dans la réalité, qui présente le contexte dans
lequel les relations entre propriétés de figures doivent être interprétés en propriétés de
signes et d’énoncés, en fonction des propositions narratives qui y sont développées. Le
code iconique joue donc sur le plan de l’extensivité (quantitative, de l’ordre de la
grandeur) par analogie de proportionnalité − ce qui n’est pas sans nous rappeler
l’homothétie 52 du deuxième ordre d’infini chez Leibniz −, et sur la binarité des
relations / différences entre figure et fond par exemple. Par ailleurs, la relation entre les
codes iconologique et iconographique se noue particulièrement sur le plan de
l’intensivité de l’objet en soi, à savoir ses propriétés essentielles (ce que Leibniz appelle
parfois des requisit, parfois des adjuncta relatifs à l’inesse), qui définissent aussi le ou
les mondes dans lesquels il lui est permis d’exister, selon les séries convergentes des
vérités logiquement nécessaires ou les lois de la nature qui déterminent le monde réel.

50
Les diagrammes perdent toutefois leur qualité d’hypothèse ou de figure en train de se faire lorsqu’ils
sont accompagnés d’étiquette ou de légende.
51
Chez Peirce, l’icône entretient une relation analogique avec les propriétés de l’objet : « The Icon has
no dynamical connection with the object it represents; it simply happens that its qualities resemble those
of that object, and excite analogous sensations in the mind for which it is a likeness. » (Peirce, 2009, vol.
2, §5, 305). Pourtant, Eco (1972) et Barthes (1964) remarquent que le digitalisme reproduit certains
processus physiologiques de perception comme les oppositions figure-fond et signal-bruit, vus dans le
précédent chapitre.
52
« La pensée baroque, en effet, a donné une importance particulière à la distinction de plusieurs ordres
d’infini. En premier lieu si les formes absolues constituent Dieu comme un infini par soi, qui exclut tout
et parties, l’idée de création renvoie à un second infini par la cause. C’est l’infini par la cause qui
constitue des touts et des parties, sans qu’il y ait de plus grand tout ni de plus petite partie. Ce n’est plus
un ensemble, mais une série qui n’a pas de dernier terme ni de limite. Elle est régie non plus exactement
par le principe d’identité, mais par un principe de similitude ou d’homothétie qui signale une nouvelle
classe d’êtres. C’est tout ce qu’on pourrait appeler extension ou extensités : non seulement l’étendue à
proprement parler, mais le temps, le nombre, la matière infiniment divisibles, tout ce qui est “partes ex
partes”, et, comme tel, soumis au principe de similitude. » (Deleuze, 1988, p. 61‑62)
150

Dans cette perspective, le choix des figures qui traduiront une unité de perception d’un
objet sera fait en fonction de sa capacité à représenter une qualité, une propriété
essentielle de cet objet. Ces mises en relation opèrent par la suite le passage de
l’iconique au symbolique qui est, tant chez Peirce que chez Kant, propre à la pensée,
au travail de la raison. Chez Kant, l’« imagination » reçoit les stimuli physiques (les
données brutes de la réalité) ; l’« entendement » ordonne ces données reçues selon ses
propres catégories qui sont à la base de la perception spatiale et temporelle ; la
« raison » réordonne ce que lui laisse l’entendement selon ses propres catégories, plus
libres par rapport à la perception, donc par rapport aux données reçues, et donc, par le
fait même, plus symboliques. Or, le code des fonctions narratives est un code
rhétorique. Il fonctionne à l’aide de figures rhétoriques visuelles comme la métaphore,
la métonymie, la litote, etc., formant des prémisses rhétoriques visuelles, soit des sèmes
iconographiques qui connotent des arguments rhétoriques visuels. Les arguments
rhétoriques visuels consistent en des enchaînements syntagmatiques permis par le
montage cinématographique au sein duquel « la succession-opposition entre différents
plans communique de véritables affirmations complexes » (Eco, 1972, p. 217). Le
contexte est évidemment l’univers cinématographique, composée d’énoncés iconiques
plus ou moins reconnaissables en fonction d’autres codes encore plus analytiques que
sont les codes de transmission, relevant habituellement de la plasticité de l’image, qui
établissent les moyens de transmettre une sensation (p. ex. le grain d’une image); les
codes tonaux qui connotent des intonations particulières (p. ex. le contraste, la
luminosité, la saturation), les codes du goût et de la sensibilité, qui dépendent de la
situation d’émission, les codes stylistiques déterminés par des réussites stylistiques
originale (p. ex. les ombres à la Hitchcock, les whip pan ou filages (cf. 6.2.1) à la Wes
Anderson, etc.); et enfin les codes de l’inconscient « capables de permettre certaines
identifications ou projections, de stimuler des réactions données, d’exprimer des
situations psychologiques » (Eco, 1972, p. 217), par exemple le flou, les mouvements
ralentis et la caméra saccadée ajoutés au son démodulé pour connoter l’état d’ébriété.
151

En somme, il est parfois nécessaire de décortiquer les signes cinématographiques en


figures (les stoicheia euclidiens dans leur rapport entre figure et fond, contraste,
tonalité, etc.) pour saisir leur signification au-delà de ce qu’ils dénotent dans le contexte
de l’énoncé visuel53 puisque, dans ce contexte énonciatif, les relations entre propriétés
significatives des objets représentés deviennent des connotata, par oppositions aux
denotata de Morris. Tous ces codes, sous-codes dénotatifs et connotatifs, insiste Eco,
composent le contexte d’interprétation dans lequel les signes seront reconnus ; par
exemple la photo qui est au centre de l’intrigue dans le film Blow Up (1966)
d’Antonioni :

En effet, si l’on montrait l’agrandissement à quelqu’un sans le contexte du film,


il lui serait très difficile de reconnaître, dans les taches confuses qui devraient
dénoter « homme allongé » et « main avec un pistolet », ces référents spécifiques.
Les signifiés « cadavre » et « main armée de pistolet » ne sont attribués à la forme
signifiante que sur la base du contexte narratif du film qui, accroissant le suspense,
dispose le spectateur (et le protagoniste du film) à voir ces choses. (Eco, 1972,
p. 222)

C’est d’ailleurs ainsi que l’image cinématographique d’Antonioni passe du figural à la


figure, de l’icône au symbole, dans le sens du pragmaticisme de Peirce. L’analyse de
la codification cinématographique que fait Odin dans Cinéma et production de sens
expose de la même manière le pouvoir des images54 à connoter, en fonction d’habitudes
interprétatives, des formes déterminées entre autres par les codes sub-filmiques de la
perception et intra-filmiques anthropologiques et culturels, ainsi que par le contexte

53
D’autant plus que, si on suit bien Peirce, l’image et le diagramme n’ont pas proprement de signification
(ce ne sont pas des opérations de pensée), elles sont pour ainsi dire en attente de signification, et ce, tant
et aussi longtemps qu’elles n’ont pas reçu un signe interprétant symbolique (qui relève d’une opération
de pensée).
54
« Si le pouvoir, dans cette perspective, fonctionne comme une rhétorique bien réglée d’effets de sens,
la puissance, elle, serait une affaire d’un tout autre ordre: elle ne relève pas d’une rhétorique mais d’une
poétique, elle travaille moins dans l’ordre de la narration que de la figuration (elle serait même le propre
du figural) et plutôt que de générer chez le spectateur des effets de sens, elle le mettrait à l’épreuve de
sensations, jouant sans qu’on puisse en mesurer toutes les conséquences (la puissance est proprement
incommensurable) avec les affects (et non l’intellect) du sujet. À la conception hégélienne du pouvoir,
la puissance opposerait ainsi une terrible dimension nietzschéenne. » (Philippe Dubois in Taminiaux et
Murcia, 2004, p. 59).
152

dans lesquels ces films sont présentés. Odin y schématise le système de relations
intercodiques sur lequel repose la codification cinématographique en présentant
l’ensemble des images, régies par le code iconique, qui se subdivisent ensuite en codes
des images mécaniques comme la photographie, les codes des images en séquence
comme la bande dessinée et finalement les codes des images mouvantes comme les
dessins animés. À la croisée de toutes ces différentes manières de codifier les signes
iconiques, le cinéma est constitué d’un arsenal symbolique illimité pour élaborer ses
connotations, ne serait-ce que dans le jeu de la plasticité, et donner à la collaboration
signifiant-signifié des possibilités infinies de signification.

5.1 Le langage visuel : de l’iconique au plastique

Le code iconique rassemble les conditions de la perception étudiées dans le chapitre


précédent (cf. 4.3) qu’il structure d’abord en propositions iconiques déterminées par
les codes de reconnaissance, « qui sont des blocs de signifiés (p. ex. rayures noires sur
robe blanche) d’après lesquels nous reconnaissons les objets à percevoir, ou nous
souvenons des objets perçus. » (Eco, 1972, p. 215). Il détermine ensuite les conditions
plastiques relatives aux codes tonaux permettant de retransmettre une sensation « utile
a une perception déterminée des images » (ibid.) qu’il articule ensuite en signifiants
sous forme de figures, signes et énoncés. Parmi ces signifiants du code iconologique
seront choisi des signifiés par le code iconographique « pour connoter des énoncés plus
complexes et culturalisés » (ibid., p. 216), afin de leur permettre d’être reconnues sous
différentes formes de significations symboliques. Le code iconique se sert du trio
dénotation-connotation-habitude afin de construire un contexte dans lequel les
différentes conventions livrent un message dans la même étoffe et de manière
simultanée. La distance entre le code utilisé et le message détermine en quelque sorte
le niveau d’idiosyncrasie du contexte, qui « fonctionne comme un idiolecte, assignant
des valeurs données de codes à des signaux qui pourraient autrement apparaître comme
de simples bruits. » (Eco, 1972, p. 222).
153

Dans sa thèse sur la Sémiotique de l’information chez Charles S. Peirce, Jérôme Vogel
résume ainsi les deux fonctions principales attribuées par le logicien américain à toute
représentation :

[D]'un côté, la fonction de dénotation, qui est la relation de référence de la


représentation à l'ensemble des objets qu'elle représente; de l'autre, la fonction de
connotation, qui est le rapport de la représentation aux formes de ses objets. En
termes simples, on peut dire que la dénotation est ce dont parle la représentation
tandis que la connotation est ce qu'elle a à en dire, abstraction faite de la dimension
linguistique de ces expressions. Du point de vue de la connaissance, l'accent doit
être mis sur les formes plutôt que sur les objets. La raison en est que, pour Peirce,
ce dont on parle n'est connaissable qu'à partir du moment où il y a quelque chose
à en dire. Les formes, au fond, sont la manière dont le signe connaît son objet et
c'est donc bien cette connaissance qu'il s'agit d'accroître. (2014, p. 252)

En tant que signe iconique temporaire, c’est-à-dire en mouvement, l’image


cinématographique dénote l’objet auquel elle renvoie, le processus de désignation ne
se faisant plus à partir d’un mot mais à partir d’une image d’un objet de la réalité qui
prend comme première signification celle d’être, à peu de choses près, le même objet
dans le monde cinématographique. La connotation, qui correspond aux nouvelles
propriétés qui seront attribuées à cet objet dans le monde cinématographique, est
convoyée par le contexte narratif qui met en scène cet objet de manière iconique dans
le plan, et par les propriétés plastiques de cette représentation. Dans le passage que fait
effectuer la production aux objets réels pour les mettre en scène comme objets
appartenant à un monde cinématographique, une mise en forme est opérée, laquelle
attribue des propriétés supplémentaires à celles déjà existantes des objets profilmiques.
La mise en scène est ainsi une mise en forme, et celle-ci compte sur les deux temps
inhérents et complémentaires de la représentation visuelle, qui mènent à une éventuelle
interprétation attendue des spectateurs. Dans l’introduction de son ouvrage sur la
grammaire du langage visuel, Catherine Saouter présente les trois niveaux constituants
fondamentaux de l’expression visuelle comme machine à interprétation :

Toute image, d’un point de vue sémiotique, est donnée, à un premier niveau,
comme un objet plastique, dont l’organisation repose sur une manipulation
154

délibérée des conditions perceptuelles. À un deuxième niveau, comme un objet


iconique, qui laisse identifier sa détermination et sa nomination dans un champ
encyclopédique préétabli. À un troisième niveau, comme un objet interprétant,
producteur d’un sens donné à interpréter. La dialectique entre les plans plastique
et iconique donne accès au plan de l’interprétation. (1998, p. 13)

Dans un premier temps, l’objet représenté donne à voir les conditions formelles de sa
représentation grâce à l’utilisation des deux registres fondamentaux que sont les
couleurs et le clair-obscur. Ces deux registres fondent en quelque sorte la loi qui régit
la reconnaissance des objets comme reproduction des stimuli visuels (cf. 4.3.1) au
moyen de différences et d’oppositions édifiants des énoncés complexes.

Le jeu sur les contrastes de couleurs et sur les contrastes de clairs et obscurs
permet l’exercice de la composition. Celui-ci consiste à dresser dans le tableau un
réseau composé de surfaces et de lignes tracées ou virtuelles qui occupe la totalité
de la surface du support. La première figure rhétorique de la composition est le
cadre. Celui-ci borne les limites de l’espace dans lequel est déployé le réseau des
surfaces et des lignes […] Le réseau, par la disposition qu’il donne aux lignes et
aux surfaces, oriente le trajet perceptuel du spectateur. Il propose des trajectoires
de lecture qui hiérarchisent les différentes composantes de l’œuvre. (Saouter,
1998, p. 33)

Ces deux registres plastiques forment ensuite le support sur lequel se détacheront dans
un deuxième temps les registres fondamentaux de l’iconicité, ou la reconnaissance des
objets du monde réel dans le monde représenté.

L’iconicité désigne les interventions qui sont faites dans le plan plastique pour
organiser le registre des contrastes de telle manière qu’une nomination des formes,
lignes et compositions puisse être effectuée. Cette nomination identifie des
figurations, des représentations […] Ces objets appartiennent au réel ou à
l’Encyclopédie visuelle. Symboles, allégories, attributs, images médiatrices
d’objets réels, œuvres préexistantes : ces objets en très grand nombre sont ceux
de l’histoire de l’art, de la communication visuelle, des peintures de Lascaux au
dernier téléjournal, en passant par l’histoire de Marie de Médicis et les films de
Charlie Chaplin. Le spectateur de l’image puise dans cette Encyclopédie
foisonnante à partir de la dialectique plasticité/iconicité bâtie par le producteur de
l’image. L’articulation plasticité/iconicité est règlementée de manière intelligible
pour le spectateur : des trajets de lecture sont induits dans l’image. Par des jeux
d’interdiction et d’orientation de l’activité perceptuelle, ils conduisent au repérage
155

d’une iconographie et, de là, donnent accès au plan troisième de l’image, le plan
de l’interprétation. (Saouter, 1998, p. 41‑42)

Le code iconique attribue, par conventions devenues habitudes, des significations aux
différentes parties du cadre et de l’image. Depuis les conventions iconographiques
instituées durant l’Antiquité, dans les images religieuses du Moyen-Âge et
resémiotisées durant la Renaissance, le haut représente habituellement la sphère céleste,
le monde divin (Dieu et ses anges), celui des idées, ce qui relève du spirituel, d’un au-
delà de la terre. Le bas d’une image représente la sphère de l’humain, la terre, ce qui
est tangible, physique, matériel, les objets qui sont touchés et qui sont accessibles par
les sens. Les choses de notre monde peuvent parfois être positionnées dans le plan
médian d’une image afin de laisser place à l’Hadès, l’Enfer, à ce qui est vil, aux choses
basses qu’on veut éliminer, oublier, qu’on souhaiterait voir disparaitre, qui ne méritent
pas l’entrée au Royaume des Cieux, dont ils sont le reflet opposé. Dante et Virgile
descendent dans l’obscurité de l’Enfer, remontent vers le purgatoire qui leur donne un
point de vue en contreplongée sur la lumineuse sphère céleste du royaume des cieux,
si l’on se fie entre autres aux illustrations qu’en a fait William Blake, mais surtout aux
gravures de Gustave Doré.
156

Figure 5.1 Dante et Virgile devant Farinata, Figure 5.2 La rose céleste, Paradis, chant
chant X, vers 34 et suivants XXX, vers 124-129

Notons au passage que d’un point de vue plastique, Doré éclaire son Farinata par en-
dessous, ce qui a pour effet d’en allonger l’ombre, alors que pour représenter luminosité
éblouissante et grandiose de la rose céleste du paradis, il grave le poète et son guide en
deux minuscules silhouettes. La source de lumière connote par le fait même le bien ou
le mal en jouant sur le rapport clair-obscur qui est moins vif pour dénoter les feux de
l’enfer que « le soleil du printemps toujours vivace ». Sur le plan de l’iconicité, la
tombe d’où surgit le gibelin est rectangulaire et sa texture très contrastée lui donne
l’aspect d’une pierre très lourde, alors que les blanches robes de la rose céleste forment
un cercle autour du soleil dans une légèreté connotée par une luminosité diffuse et
aveuglante.

5.1.1 L’espace-temps diégétique

La perception des stimuli visuels avec ses huit lois et principes étudiés par la Gestalt
(cf. 4.3.1) détermine la reconnaissance des objets dans l’image. Or, bien avant l’arrivée
157

de l’image en mouvement, l’espace avait fait l’objet d’une division temporelle qui a
trouvé une expression pleine et entière durant la Renaissance. La spatialisation de la
temporalité en un seul plan peut se faire selon deux dimensions : soit en jouant sur la
simultanéité, soit en jouant sur la successivité, grâce au point de vue frontal et à la
perspective monoculaire.

Profitant des solutions de la formalisation de l’espace, les expressions visuelles


vont construire des figures de temps […] Dans les expression visuelles, depuis la
Renaissance, l’espace étant celui saisi par un seul point de vue, le corollaire
temporel est que la scène est celle d’un seul instant […] En représentant des
actions en différents points de la profondeur de champ, le producteur les donne à
voir en même temps au spectateur qui peut ainsi identifier des relations entre ces
actions […] La coprésence des actions peut renvoyer à une relation. Elle peut
servir à suggérer une durée de l’action. L’inscription de la simultanéité par
l’exploitation de l’échelle des plans peut donner lieu, par un procédé de
rabattement, à une reconstitution de la successivité. (Saouter, 1998, pp. 55‑56)

Ainsi, depuis l’avant-plan qui est au plus près des spectateurs d’un point de vue spatial,
et par extension d’un point de vue temporel, le temps s’écoule vers l’arrière-plan, qui
se concentre dans l’infini du point de fuite placé par Alberti au centre de l’image –
notons que les points de vue en plongée ou en contre-plongée n’ont aucune incidence
sur cet effet de temporalisation de l’espace.

Il convient que la position de ce point ne soit pas au-dessus de la ligne de base, à


une hauteur supérieure à celle de l'homme qu'on veut peindre. Les spectateurs et
les objets sembleront, de cette façon, avoir été peints sur un même sol. Le point
de centre une fois plate, je mène des lignes droites de ce point a toutes les divisions
de la ligne de base. Ces lignes me montrent de quelle manière les quantités
transversales successives semblent se rétrécir à la vue, par la distance, jusqu'à
l'infini. (Alberti, 1869, p. 125)

Grâce au mouvement, cet espace diégétique s’est dynamisé et de nouvelles conventions


se sont ajoutées permettant d’attribuer encore plus de signification aux différentes
parties du cadre. L’espace diégétique peut être divisé en trois axes différents : 1) l’axe
X ou la ligne horizontale qui sépare le haut du bas et qui détermine la direction du
mouvement, soit de gauche à droite ou de droite à gauche ; 2) l’axe Y ou la ligne
158

verticale qui sépare la gauche de la droite et qui détermine la direction du mouvement


de haut en bas ou de bas en haut et 3) l’axe Z de l’image en deux dimensions, avec ses
effets de perspective, permettant de figurer un espace en trois dimensions, qui court du
« fond » de l’écran vers le « devant » de l’écran, soit de l’arrière-plan à l’avant-plan,
ou vice-versa. Ainsi le temps s’écoule aussi sur l’axe Z de la profondeur : une personne
plus petite est plus loin des spectateurs qu’une personne plus grande dans un même
plan, et la stature de celle-ci augmentera au fur et à mesure qu’elle se rapprochera de
l’avant-plan. C’est grâce à ces trois axes imaginés que l’auditoire a un sens de la
profondeur de l’image ainsi que des mouvements dans le cadre, soit les passages et les
déplacements qui sont déterminés par l’échelle et les phénomènes de la perception dont
il a été question dans le chapitre précédent (cf. 4.3.3). Cet espace déterminé par le cadre
contient des significations supplémentaires, qui sont déterminées par le sens et la
direction que prennent les individus dans leurs déplacements. Ces conventions
d’interprétation filmique ont été soigneusement compilées par Jennifer Van Sijll, MFA,
consultante à Hollywood et enseignante en scénarisation à l’Art Institute de San
Francisco, pour donner aux cinéastes le moyen de contrôler ce que les spectateurs
devraient ressentir à tout moment dans chaque scène. La théorie suivante est inspirée
en partie de son ouvrage de 2006, Les techniques narratives du cinéma.

En premier lieux, l’œil se déplace plus confortablement de gauche à droite en raison


des habitudes de lecture occidentales. Ainsi, on fera entrer en scène un protagoniste de
gauche à droite sur l’axe X, et un antagoniste de droite à gauche, soit dans le sens le
plus inconfortable de « lecture » du plan, afin d’insinuer l’attente d’une collision dans
l’esprit des spectateurs : le montage alterné qui ouvre le film Stranger on a Train (1951)
d’Alfred Hitchcock est un excellent exemple de l’utilisation connotative qu’on peut
faire de l’axe horizontale. Il en va de même pour l’axe Y, empreint du sens de la gravité,
sur lequel le mouvement de bas en haut se fait beaucoup plus difficilement que dans
l’autre sens. En combinant le mouvement sur les deux axes, on donnera l’impression
que le déplacement est inévitable s’il est placé sur une diagonale descendante, soit
159

partant du coin supérieur gauche vers le coin inférieur droit du cadre, et qu’il est plus
difficile sur la diagonale descendante opposée. Le même principe s’applique pour les
diagonales ascendantes : la montée est plus facile dans le sens de la lecture et elle donne
l’impression d’être plus difficile dans le sens contraire. En deuxième lieux, la
dimension des individus dans le cadre peut être influencée par l’utilisation de l’axe Z,
en combinant différentes lentilles avec l’utilisation adéquate de la profondeur de
champ. Ce sujet sera étudié plus en détail dans la prochaine partie sur les opérateurs
extradiégétiques de production. Disons pour le moment que la profondeur illusoire du
cadre peut être divisée, comme au théâtre, en trois plans d’action : l’avant, le milieu et
l’arrière-plan. Un personnage se situant à l’arrière-plan, filmé avec une lentille grand
angle (dite rapide) et une focale très longue, semblera beaucoup plus petit que les
personnages se situant à l’avant plan. De plus, un peu comme la gauche et la droite du
cadre, à ces différents plans d’action qui usent de la profondeur de champ sont
associées différentes temporalités : dans certains cas, l’action qui se déroule à l’arrière-
plan est associée au passé, ce qui explique que certains cinéastes y représentent les
retours en arrière imaginés par un personnage situé à l’avant-plan 55 , comme dans
Dolores Claiborne (1995). Le diagramme de la figure 5.3 illustre ces conventions
iconographiques résumées par Jennifer Van Sijll avec les différents vecteurs de tension
dont il vient d’être question.

55
La dimension joue pour beaucoup également dans cet effet, car le flashback peut aussi apparaître
comme une vignette (ou un phylactère de BD) qui sort de la tête du personnage. Ce qui est représenté
est nécessairement plus petit.
160

Figure 5.3 L’espace diégétique et ses vecteurs de tension

Cette dernière donne d’ailleurs comme exemple Citizen Kane (1941) d’Orson Welles,
qui utilise l’axe Z et ses illusions de grandeur dans sa mise en scène de Kane, qui vient
d’apprendre de son tuteur Thatcher que le Krach boursier de 1929 a englouti sa fortune.

Kane, a grown man, has been returned to the estate of boyhood. Once again he is
dependent of his guardian. On hearing that he will be put on allowance, Kane
walks into the foreground of the frame, a huge, massive figure. He then travels
down the Z-axis towards the back wall. Each step makes him appear smaller. He
reaches the back wall and turns. His diminished size reflects his diminished power.
He looks like a schoolboy, and like his days as a schoolboy, finds himself once
again financially controlled by his guardian. Then Kane walks back toward
Thatcher. With each step he regains some of his former stature. When he stands
beside Thatcher, now appearing “full size”, Thatcher suggests that the economic
problems are just temporary. Without a word of dialog from Kane, director Orson
Welles has communicated Kane’s inner turmoil. (Van Sijll, 2005, p. 10)

La division très mécanique que schématise ce diagramme représente la première


couche de sens, à laquelle viennent se superposer et s’adjoindre d’autre couches de sens
déterminées par différentes connotations produites par des figures comme la métaphore
ou la métonymie – ce qui est à l’avant-plan est plus grand donc plus fort que ce qui se
trouve à l’arrière-plan qui est plus petit donc plus faible −, ainsi que les interprétations
161

idiosyncrasiques et aberrantes possibles. Dans le cas du 7e art, Eco insiste sur la


distinction entre connotation filmique et dénotation cinématographique. Alors que la
première « codifie une communication au niveau des règles déterminées du récit », la
deuxième « codifie la faculté de reproduire la réalité au moyen d’appareils
cinématographique » (1972, p. 219). On aurait tendance à vouloir identifier la
dénotation cinématographique aux opérateurs intradiégétiques, et avec raison. Le
passage d’un objet profilmique à un objet diégétique n’implique habituellement que
très peu de changements interprétatifs : un masque est un masque. Pourtant, chaque
objet qui subit ce passage se pare inévitablement de nouvelles connotations liées au
contexte du film. Ces connotations, déterminées par le traitement que lui feront subir
non seulement la caméra et la direction artistique, mais aussi sa mise en scène dans les
schémas narratif et actanciel, représentent le nerf de la guerre du récit filmique, qui doit
en exploiter au maximum la valeur symbolique dans l’objectif de propulser le récit vers
sa résolution.

5.2 Le code cinématographique (la dénotation)

La dénotation cinématographique concerne le passage d’un objet ou d’un individu


appartenant au monde réel vers un monde fictionnel. La dénotation est synonyme de
captation cinématographique dont l’objectif premier consiste à reproduire ou à
représenter la réalité. « Au cinéma, précise Roger Odin, le travail de l’analogie
(visuelle et sonore), en assurant la représentation des objets du monde, fonde la
dénotation et permet du même coup la production de connotation. » (1990, p. 115) Le
passage des individus et des relations profilmiques vers la dimension diégétique
représente le premier temps du processus dénotatif. C’est à cette première étape de
l’interprétation cinématographique que se dessine l’essence fictionnelle d’un objet
réel : ce moment où un accessoire appartenant au monde du film (WO), un couteau en
plastique dont la lame s’enfonce dans le manche lorsqu’on l’appuie sur un corps solide
par exemple, devient l’arme du crime dans le contexte du monde dans le film (WI).
162

Dans le chapitre 5 de Cinéma et production de sens, Odin énumère les différentes


couches de ce qu’il appelle le processus associatif, dont les connotations du dénoté
diégétique (1990, p. 116). Il cite en exemple le lorgnon du Dr Smirnov dans Le cuirassé
Potemkin (1925) de Sergei Eisenstein. Le lorgnon accessoire dénote celui de Smirnov,
mais lorsqu’il est seul pendouillant au-dessus de la mer alors que Smirnov a été balancé
par-dessus bord, il connote, par métonymie, voire par synecdoque, le défunt Dr
Smirnov et rassemble une panoplie d’autres connotations subséquentes qui ne
fonctionnent qu’au moyen d’un gros plan, d’un insert comme on le verra un peu plus
loin, sur l’objet en question dans le contexte narratif proposé par la séquence.

Prenons comme exemple de dénotation la toute première séquence d’ALO, celle qui
nous fait entrer dans l’univers dédaléen à quatre mondes imaginé par Gil et Amenábar.

Écran noir. (Voix off, qui semble d’abord venir de très loin, augmente en intensité en
même temps que la première image est révélée par un fondu) Abre los ojos. Abre los
ojos. Abre los ojos. Gros plan sur ce qui semble être un oreiller. Abre los ojos. Abre
los ojos. Abre los ojos. La caméra effectue un mouvement panoramique vers la droite,
regard subjectif sur un réveille-matin digital. Gros plan incliné vers la droite (Dutch) :
9 :00. Abre los ojos. Abre los ojos. Une main vient taper sur le dessus du réveille-
matin : Abre los o... La voix s’arrête. La caméra subjective revient vers la gauche.
Écran noir.

L’écran noir liminaire constitue un contrepoint à la première image qui sera révélée par
le fondu en même temps que le message enregistré sur le réveil. L’écran noir permet
un fondu introductif qui fait apparaître le premier monde fictionnel de l’univers de
ALO. Les objets du monde, qui apparaissent d’abord hors foyer, ou les mots qui
semblent d’abord provenir de loin, représentent les éléments du monde réel qui
fonctionnent de la même manière dans le monde fictionnel. Quelqu’un qui se réveille
dans ce monde fictionnel, nous disent les premières images, revient possiblement d’un
163

autre monde, exactement comme dans le monde réel : il émerge doucement, comme
provenant d’un autre lieu, appartenant à un autre temps. Ce sont les lois de la physique
(diffraction de la lumière) et la mécanique de la perception (distinction progressive
d’un signal dans le bruit sourd du sommeil) réelles qui sont ici représentées par la
dénotation cinématographique. Le monde représenté fonctionne exactement comme le
monde de référence du spectateur, on s’y réveille graduellement et les stimuli sont
captés de manière progressive. Le décor, la direction photo et la mise en scène, ainsi
que les accessoires comme le réveille-matin, dénotent un monde de 1997, qui
fonctionne exactement comme le nôtre fonctionnait en 1997, les individus qui
meublent ce monde ont les mêmes propriétés perceptives et les mêmes habitudes que
ceux qui meublent le monde réel des spectateurs.

Un homme est couché sur le ventre, sa main droite repose encore sur le réveille-matin.
Il se tourne brusquement et s’assoit dans son lit, en soupirant. La lumière de la grande
fenêtre fait de lui une silhouette, on ne distingue pas son visage. Il allume la lumière
de la salle de bain et se regarde nonchalamment dans le miroir. La caméra avance
lentement vers la vitre givrée de la douche derrière laquelle le jeune homme se lave. Il
essuie ensuite le miroir embué et redresse sa chevelure : son visage exprime une moue
suffisante. Il boutonne sa chemise devant un autre miroir, redresse son collet et
descend l’escalier avec précipitation. Il ramasse sa veste au vol et sort de
l’appartement en courant. Une porte de garage s’ouvre sur la ville. À l’intérieur,
d’abord plongé dans l’obscurité, le beau jeune homme démarre sa Beetle blanche
décapotable, sort du garage et fonce vers la ville.

Le protagoniste est un homme qui met son réveil à neuf heures du matin. Il vit les
premiers moments de sa journée comme un être humain occidental ordinaire, se levant
un jour de semaine pour aller au travail, il passe par la salle de bain. C’est la forme de
vie la plus commune (pattern of life). Il se regarde dans un miroir, ajuste son apparence
et se précipite ensuite pour vaquer à ses occupations de la journée. La dénotation
164

cinématographique fonctionne ici comme premier opérateur de suspension de


l’incrédulité, premier opérateur d’accessibilité entre le monde des spectateurs et celui
de la diégèse. Le monde dans le film qui est présenté par la dénotation
cinématographique fonctionne selon les mêmes principes que le monde de référence,
le monde du film.

Plan serré sur son visage à travers le pare-brise. Sur son chemin, la ville de Madrid
est vide. Il cherche un peu. Pas une voiture, pas une âme qui vive, malgré l’heure. Gros
plan sur sa montre : 10 :05. Il s’arrête à un coin de rue, tire sur le frein à main, sort
de la voiture. Le bruit de claquement de la porte de la voiture semble incongru, comme
si l’écho était étouffé par un vide immense. Le jeune homme court en se retournant
dans tous les sens sur la Gran Via de Madrid, abandonnée, « gravide56 », comme dans
un rêve.

Le monde présenté par la fiction n’est soudainement plus du tout comme notre monde
réel, puisqu’il présente une situation qui ne correspond à aucune expérience effective
des grandes villes occidentales − sauf lorsqu’une pandémie oblige la population à se
confiner chez-elle permettant ainsi de vider exceptionnellement les rues des grands
centres urbains. C’est ici que commence le voyage inférentiel des spectateurs avec son
travail d’hypothèses, qui ouvre des mondes possibles dans son imagination. C’est aussi
le scénario commun d’un récit dystopique, une utopie qui a mal tournée (ou dans le cas
de ALO, le rêve idéal, celui qu’il s’est payé, qui devient un cauchemar). Cette scène
inaugurale dystopique a une fonction très claire dans l’économie du récit : elle marque
le début de la quête pour le protagoniste qui se réveille dans un monde dont il n’a pas
encore conscience, et cette quête consiste justement à prendre conscience de la mesure
de ce monde, c’est-à-dire de le voir tel qu’il est et de le comprendre tel qu’il fonctionne.

56
Gravide dans le sens où l’entend Eco (1985, p. 158), des mondes « à remplir », des mondes potentiels,
qui ne sont pas meublés tant que le lecteur ne les a pas pourvus d’éléments signifiants; ils sont
embryonnaires ou en gestation. Gravide : Se dit d’une femelle ou d’un utérus qui porte un embryon
(Antidote).
165

A Brave New World d’Aldous Huxley et 1984 de son élève Eric Blair (alias George
Orwell) et tant d’autres dystopies commencent souvent de cette manière.

Cela dit, le vide urbain est une propriété exceptionnelle pour les Madrilènes de 1997
dans le contexte véhiculé par ce prologue. La dénotation sert ici à installer un nouveau
monde possible, celui dans lequel Madrid s’est vidé de sa population. Ce vide
profilmique − plus ou moins raté en raison de deux figures perceptibles à l’un des
balcons à droite de l’image – dénote le vide urbain dans la ville de Madrid dans le film
ALO. La dénotation agit ainsi comme opérateur d’accessibilité entre un monde possible
fonctionnant exactement comme le monde réel (WR) et un monde possible qui a une
nouvelle propriété structurellement nécessaire, celle d’être vide (WOn). Le passage est
alors marqué par une propriété profilmique devenue diégétique par un premier niveau
de dénotation, et ensuite par un retour au monde précédent, grâce au message
intradiégétique enregistré sur le radioréveil de César.

(Voix off) Abre los ojos. Abre los ojos. Abre los ojos.

La séquence recommence, mais cette fois-ci une femme dort dans son lit, la ville est
vivante et une voix hors-champ demande « pourquoi me racontez-vous ce rêve ? »

La fin de cette séquence liminaire établit l’importance du rêve dans l’univers qui sera
déployé dans ses parties subséquentes. La dénotation sert à reproduire les conditions
oniriques telles qu’elles se manifestent dans le monde fictionnel, afin de marquer
d’emblée la différence entre les expériences très opposées que sont celles du rêve, des
états de conscience altérée et de la réalité dans les quatre mondes qui composent
l’univers du récit. Ce prologue est par-dessus tout la représentation d’une impression
que nous avons tous expérimentée un jour : le fait de se réveiller dans un rêve. Madrid,
ville déserte, n’est plus dès lors objet à spéculation, car nous nous apercevons, en même
temps que le personnage, qu’il rêvait et donc que nous venions de voir des images
oniriques. À ces dénotations propres à la représentation cinématographique se
166

superposeront ensuite, inévitablement, les différentes connotations filmiques, qui


ajouteront différentes couches de signification à la dénotation cinématographique.

5.3 Le code filmique (la connotation)

Pour parler de connotation filmique, il faut d’abord revenir à la définition peircienne


de l’inférence, sans laquelle, selon le sémioticien, rien n’est pensable : « l'information
de la simple sensation est un divers chaotique, tandis que toute cognition doit être
amenée à l'unité d'une pensée. ⸫ 57 Toute cognition nécessite une opération sur les
données. Une opération sur les données résultant en une cognition est une inférence. ⸫
&c. (WP 1.75; 1861) » (cité par Vogel, 2014, p. 18). Dans son abécédaire,
Céline Poisson donne à l’inférence peircienne la définition suivante : « L’acte
d’inférence consiste psychologiquement à construire, dans l’imagination, une sorte de
diagramme ou de squelette d’image des principaux états de choses représentés dans les
prémisses, et dans lesquels, par manipulation et contemplation mentales, les relations
que l’on n’avait pas remarquées en les construisant sont découvertes. » (2013) En ce
sens, et la thèse de Jérôme Vogel s’applique en partie à le démontrer, le point de départ
du pragmaticisme peircien était l’édification d’une théorie de l’information, en tant que
« connexion entre l’inférence logique et le dispositif de la représentation. » (Vogel,
2014, p. 14) L’information est d’abord objective avant d’être pratique, elle requiert un
espace pour pouvoir éventuellement être communiquée (d’où les graphes existentiels),
c’est-à-dire qu’elle doit être représentée. La représentation se fait dès lors en deux
temps : elle dénote des objets d’abord, et connote par la forme de ces objets ensuite58.

57
Le symbole logique ⸫ exprime la consécution dans l'inférence; il peut être remplacé par l'expression
« par conséquent ». [Nbp de Jérôme Vogel]
58
Information vient du latin informare qui signifie donner forme à quelque chose, rappelle Vogel. La
représentation est considérée : « en son sens large, habituel et étymologique de toute chose qui est
supposée tenir lieu d'une autre et qui pourrait exprimer cette autre pour un esprit qui serait vraiment en
mesure de la comprendre. (WP 1.257 ; 1865) » (cité par Vogel, 2014, p. 24).
167

De toute évidence, les deux étapes ou fonctions de la représentation se déploient de


manière simultanée. Le vide urbain dénoté dans le prologue de ALO connote
simultanément le rêve, même si la forme que prend le rêve dans ce vide urbain met
éventuellement un peu plus de temps à être interprétée comme tel. À partir du
transcendantalisme psychologique kantien − dont Peirce se libérera par la suite,
annonce Vogel – le logicien américain élabore la réflexion selon laquelle les données
sensibles du monde représentent un chaos, qui doit être réduit au moyen d’une mise en
forme permise par les opérations inférentielles de la cognition – que nous avons
identifiées à une opération de transduction dans les précédents chapitres. Le signe est
par conséquent ce concept médiateur entre le chaos des données sensibles du monde et
la pensée, ou « l’unité conceptuelle de l’être », précise Vogel, qui donne forme à cette
substance. Le signe, pour représenter le monde, entrer dans la pensée et être
communiqué, doit être logique; il doit tendre vers la vérité par un connexion directe et
constante avec son objet.

Il est nécessaire [...] de diviser le genre de la représentation selon les différentes


façons dont celle-ci peut s'accorder avec son objet. Le premier et le plus simple
des types de vérité est la ressemblance de la copie. [...] Le deuxième type de vérité
est la dénotation […] d'un signe, selon une convention précédente. [...] Le
troisième type de vérité, ou d'accord d'une représentation conformément à son
objet, est celui qui est inhérent à la nature même de la représentation, que cette
nature soit originale ou acquise. Une telle représentation, je la nomme un symbole.
(WP 1.169-170 ; 1865) (cité par Vogel, 2014, p. 24)

Dès ses premières conférences à Harvard, Peirce considère en ce sens la logique de


l’information comme la science des symboles, et la représentation comme quelque
chose qui tient lieu d’autre chose dans l’esprit de quelqu’un.

Un symbole est un signe naturellement propre à déclarer que l’ensemble des objets
dénotés par n’importe quel ensemble d’indices qui puisse lui être attaché de
certaines façons, est représenté par une icône qui lui est associée […] un signe
conventionnel ou dépendant d’une habitude (acquise ou innée) […] Or les Grecs
utilisaient « jeter avec » (σuμβαλλει) très fréquemment pour signifier
l’établissement d’un contrat ou d’une convention. Et nous rencontrons symbole
168

(συμβαλον) tôt et souvent dans le sens de convention ou contrat […] De plus,


toute expression du sentiment était appelée un « symbole ». (Peirce, 1978,
pp. 191‑192 (2.295 - 2.297))

Si chez Aristote le nom est aussi un symbole, précise encore Peirce, c’est parce qu’il
s’agit d’un signe conventionnel.

Le chapitre 5 sur les codes du 7e art s’est concentré à démontrer que l’image est elle
aussi un signe qui relève de conventions, pour ne pas dire d’habitudes interprétatives,
et la connotation filmique dépend de ce « jeté avec » l’image cinématographique. Les
symboles naissent en se développant à partir de ces autres signes que sont les icônes,
précise Peirce (2.302) 59 , tout comme la connotation se tient sur les épaules de la
dénotation, dans le sens où le symbole « dénote un genre de chose » et qu’« il est lui-
même un genre » (2.301). En ce sens, la signification d’un symbole a la nature d’une
loi qui doit « dénoter un individu et signifier un caractère » (2.293) dans l’esprit de
quelqu’un, et cette opération dans l’esprit de quelqu’un chez Peirce prend le nom
d’interprétant.

Peirce identifie, dans son pragmaticisme, trois classes d’interprétants. D’abord


l’interprétant affectif, qui correspond à un sentiment. « Ainsi l’exécution d’un morceau
de musique de concert est un signe. Elle communique […] une série de sentiments. »
(1978, p. 152 (5.475)) La manifestation immédiate de ce sentiment prouve que le
récepteur du signe comprend son effet. Ensuite, cet interprétant affectif peut produire
un nouvel effet impliquant un effort musculaire ou mental, l’interprétant énergétique,
qui « ne peut jamais être la signification d’un concept puisqu’il est un acte singulier,
alors que le concept a une nature générale. » (Ibid.) Enfin, le concept de nature générale
implique la troisième classe d’interprétant que Peirce qualifie de logique. L’interprétant

59
« L’homme voit ce qu’il est capable de voir et il verra demain dans les mêmes choses autre chose qu’il
ne voit aujourd’hui, non parce que l’homme est un être changeant, mais parce que les symboles vivent :
ils se répandent parmi les hommes qui les utilisent et leur permettent ainsi de se transformer et de donner
naissance à d’autres symboles. » (Nbp. Peirce, 1978, p. 194)
169

logique suit l’effort et produit une habitude, qui court-circuite la sémiose illimitée, soit
le renvoi infini d'un signe à d'autres signes.

On peut prouver que le seul effet mental qui puisse être ainsi produit et qui ne soit
pas un signe, mais qui soit une application générale, est un changement d’habitude;
si l’on entend par changement d’habitude une modification des tendances à
l’action d’une personne, résultant d’expériences antérieures ou d’efforts
antérieurs de sa volonté ou de ses actions, ou d’un complexe des deux genres de
cause. Elle exclut les dispositions naturelles, comme le fait le terme « habitude »
quand il est utilisé avec précision ; mais elle inclut, outre les associations, ce qu’on
peut appeler les « transsociations » ou changements d’associations et inclut même
la dissociation […] Les habitudes ont des degrés de force variant de la complète
dissociation à l’association inséparable. Ces degrés sont des combinaisons de la
promptitude de l’action avec d’autres éléments […] Le changement d’habitude
consiste souvent à augmenter ou à diminuer la force de l’habitude. (Peirce, 1978,
pp. 152‑153 (5.476-5.477))

À l’origine, cette suite d’interprétants repose sur des conjectures visant à donner de la
signification aux phénomènes (les données sensibles du monde) au moyen de la
réalisation d’un désir. Le désir offre un mobile qui fait pression sur ces conjectures vers
une habitude interprétative, qui devient délibérée, ou auto-contrôlée, et se transforme
avec la pratique en croyance, soit une disposition à agir, une habitude, qui s’est fixée
(Peirce, 1978, p. 154 (5.480)). L’amalgame conceptuel de désirs et croyances n’est pas
sans nous rappeler l’intentionnalité de Jaakko Hintikka (cf. 2.3), la conscience est
toujours orientée vers un objet, et à son concept d’attitudes propositionnelles, telles que
la connaissance, la croyance, la mémoire, la perception, l’espoir, le choix, la recherche,
ou le désir dans l’utilisation de verbes comme savoir, croire, percevoir, désirer,
souhaiter, etc. « Nous nous imaginons dans diverses situations et animés de mobiles
divers et nous nous mettons à suivre les lignes de conduite possibles que ces conjectures
nous permettraient d’adopter » (1978, p. 154 (5.481)), précise Peirce, et cette
intentionnalité nous permet de modifier nos habitudes d’interprétation, nos conjectures,
en prévision de résultats espérés, désirés. L’interprétant logique doit donc se conjuguer
au futur, son mode est celui du conditionnel et, puisqu’il convoite des états de choses
et en élimine d’autres, il crée des mondes possibles par le fait de ses intentions.
170

Dans tous les cas, après quelques préliminaires, l’activité prend la forme de
l’expérimentation dans le monde intérieur ; et la conclusion (si elle parvient à une
conclusion déterminée) est que, dans des conditions données, l’interprète aura
formé l’habitude d’agir d’une façon donnée chaque fois qu’il désirera un genre
donné de résultat. La conclusion logique réelle et vivante est cette habitude ; la
formulation verbale ne fait que l’exprimer. (Peirce, 1978, p. 159 (5.491))

L’origine sémiotique de l’intentionnalité d’Hintikka et du concept de monde possible


tel que nous l’entendons ici (dans la coopération interprétative entre un cinéaste et ses
spectateurs) repose essentiellement sur cette question de l’interprétant final que
constitue l’habitude. Étant donné ce que Peirce pose comme présupposé provisoire
(5.485), que les trois classes d’interprétants sont analogues à une modification de la
conscience, et que cette conscience est un amas de sentiments (5.493), l’interprétant
logique final repose sur la référence générale de quatre faits mentaux : soit les
conceptions, les désirs (y compris les attitudes propositionnelles de crainte et d’espoir),
les expectatives et les habitudes : « l’interprétant logique est un effet – effet de
l’interprétant énergétique, lui-même effet de l’interprétant affectif […] le désir est “la
cause et non l’effet de l’effort” » (commentaire de G. Deledalle in Peirce, 1978, p. 261).
En d’autres mots, le désir motive l’interprétant affectif qu’est l’émotion, qui déclenche
un effort (musculaire ou mental) dans l’expectative de la réalisation de ce désir, alors
que l’interprétant logique accumule ces efforts qui ont réussi à devenir des habitudes.
Avec le temps, ces habitudes se conceptualisent en croyances qui font à leur tour
pression sur le cycle affectif-énergétique-logique dans la sémiose illimitée. C’est
pourquoi Peirce insiste sur la différence entre l’objet dynamique et l’objet immédiat de
l’interprétation : le premier étant l'objet tel qu'il est dans la réalité, le second, l'objet tel
que le signe le représente.

Tout ce préambule pragmatique permet de formuler un nouveau présupposé concernant


l’esthétique des mondes possibles au cinéma, soit que l’isotopie filmique joue à plus
d’un niveau sur ces habitudes d’interprétation des spectateurs. Considérons ainsi que
l’objet dynamique repose sur la perception des individus d’un monde tel qu’il se
171

présentent devant la caméra, c’est-à-dire tel que la dénotation profilmique l’expose, et


que l’objet immédiat repose sur la connotation diégétique, ou la manière dont ces objets
dénotés sont mis en scène pour véhiculer des couches supplémentaires de signification,
des caractères ou des propriétés, grâce à l’activité du symbole. Les figures, signes et
énoncés qui composent le plan cinématographique sont d’abord iconiques, nul besoin
de revenir sur cette définition. Dans le contexte idiosyncratique du film, ces icônes
temporaires sont aussi propulsées au niveau de la symbolique.

Dans l’étude cinématographique qui nous concerne, la connotation filmique doit être
considérée comme symbolique, dans le sens peircien du terme, puisque les
connotateurs sont « jetés avec » la dénotation du plan dans le contexte idiosyncratique
du film. Le code filmique s’adresse particulièrement aux mondes diégétiques, qu’ils
soient actualisés ou possibles, et à la manière dont ils sont connotés par les différents
sons, figures, paroles, musiques, et une panoplie d’autres signes qui composent les
énoncés iconiques par couches successives, le tout afin d’élaborer un récit audiovisuel.
Les énoncés iconiques dénotatifs comme « un homme porte un masque blanc » et « une
femme porte une robe rouge dans une voiture rouge », par exemple, sont des unités
complexes de signifiés appartenant au code iconique, mais qui constituentt aussi les
signifiants du code iconographique. Les signes qui composent ces énoncés se
combinent dans les mondes filmiques afin de signifier beaucoup plus que ce qu’ils
dénotent par leur forme 60 , qui correspond à la combinaison de l’iconicité et de la
plasticité de leur mise en scène dans le plan. Le premier énoncé connote par exemple
un homme qui désire cacher son apparence, son identité, alors que le deuxième connote

60
Ce genre d’énoncé laisse en suspens l’action pour déterminer le sujet en fonction d’attributs
(compléments) circonstanciels. Un peu comme une charade, c’est la réunion de deux ou trois choses
sans motif déterminé qui démarre le jeu de la signification. À la limite, l’énoncé pourrait se lire tout
aussi bien même sous la forme d’une proposition implicite : femme, robe rouge, voiture rouge. Voilà
donc le sens donné au concept de forme : l’énoncé prend la forme d’une charade ou d’une devinette dont
le but est d’inviter les spectateurs à compléter le tableau, non pas tant en ajoutant d’autres compléments
circonstanciels, mais en ajoutant un prédicat : qu’est-ce que l’homme ou la femme s’apprêtent à faire ?
Ces énoncés sont comme une machine qui fait surgir, dans l’imaginaire du spectateur, des scénarios
communs.
172

par la couleur rouge une femme fatale. Ce sont nos différentes habitudes interprétatives
qui prédisent ce type d’associations de la couleur rouge à l’amour passionnel et au sang,
ou le port d’un masque au secret (le carnaval), à la dissimulation, mais aussi à
l’incarnation de propriétés qui n’appartiennent pas à l’individu qui le porte comme
l’exprime l’association de l’objet masque à la persona des acteurs de la tragédie
grecque – et à l’archétype jungien par extension.

La connotation filmique agit d’abord par l’accumulation de connotateurs 61 , qui


exercent une pression sur l’interprétation des spectateurs et modifient ou orientent leurs
habitudes interprétatives. Ces connotateurs sont des signes et énoncés iconiques ou
plastiques, qui connotent des propriétés ou relations entre propriétés, mais qui peuvent
aussi annoncer un changement à venir dans ces relations et la définition (liste de
propriétés) d’un individu (lieu, personne, objet, événement), et qui propulsent par le
fait même le passage d’un monde à un autre, en engageant un changement à venir dans
les vérités logiques qui déterminent les mondes visités. On parle dès lors de
connotateurs de passage, comme on pourrait parler de connotateurs d’onirisme (le vide
urbain) ou de psychose (prendre une femme pour une autre, ou se voir défiguré dans le
reflet que nous renvoient les miroirs alors qu’on ne l’est pas). L’opérateur en tant que
signe filmique cinématographique fonctionne à l’aide d’une accumulation de ces
connotateurs distribués tout au long du récit jusqu’à leur aboutissement, parfois
seulement partiel, lors de la résolution. Ces connotateurs font pression sur les
inférences des spectateurs dans leur travail de coopération interprétative, et ce sont
souvent sur eux que portent ses prévisions, ses hypothèses et même ses espoirs et désirs
concernant le dénouement du récit. Jusqu’à un certain niveau, plus un opérateur est
précédé de connotateurs, plus le passage qu’il signifie sera facile à reconnaître. C’est
le cas de la scène de la Gran Via vidée de ses Madrilènes dans le prologue de ALO.
Non seulement cet élément de la mise en scène annonce la propriété extraordinaire d’un
monde qui, à ce détail près, ressemble au nôtre, mais ce connotateur d’onirisme – le

61
Cf. Odin (1990, p. 112) et Eco (1972, p. 187)
173

vide − appelle aussi le réveil et son message qui donne son titre au film, soit l’opérateur
qui permet la traversée de WOn vers WR. « Abre los ojos » n’est pas seulement
l’expression qui donne son titre au film ou un message sur le réveil de César, il est
l’opérateur primordial qui permet le voyage vers l’univers fictionnel qu’il introduit.

Reprenons notre analyse de la séquence liminaire de ALO.

Écran noir. (Voix off, qui semble d’abord venir de très loin, augmente en intensité en
même temps que la première image est révélée par un fondu) Abre los ojos. Abre los
ojos. Abre los ojos. Gros plan sur ce qui semble être un oreiller. Abre los ojos. Abre
los ojos. Abre los ojos. La caméra se tourne vers la droite, regard subjectif sur un
réveille-matin digital. Gros plan Dutch (incliné) : 9 :00. Abre los ojos. Abre los ojos.
Une main vient taper sur le dessus du réveille : Abre los o... La voix s’arrête. La
caméra subjective revient vers la gauche. Écran noir.

L’écran noir connote le sommeil sans rêve, duquel on émerge lorsque les sons et la
lumière semblent surgir d’un ailleurs inconnu, jusqu’à ce que la vue et l’ouïe retrouvent
le bon foyer et récupèrent la qualité des perceptions habituelles de la réalité. Le gros
plan dénote la première chose qu’on peut voir en ouvrant les yeux : un oreiller, mais
combiné au message répétitif du réveil, qui intensifie la scène, il connote par le fait
même l’envie de rester au lit, la paresse, la procrastination et, pourquoi pas,
l’adolescence, le manque de maturité, l’irresponsabilité.

Un homme est couché sur le ventre, sa main droite repose encore sur le réveille-matin.
Il se tourne brusquement et s’assoit dans son lit, en soupirant. La lumière de la grande
fenêtre fait de lui une silhouette, on ne distingue pas son visage. Il allume la lumière
de la salle de bain et se regarde nonchalamment dans le miroir. La caméra avance
lentement vers la vitre givrée de la douche derrière laquelle le jeune homme se lave. Il
essuie ensuite le miroir embué et redresse sa chevelure : son visage exprime une moue
174

suffisante. Il boutonne sa chemise devant un autre miroir, redresse son collet et


descend l’escalier avec précipitation. Il ramasse sa veste au vol et sort de
l’appartement en courant. Une porte de garage s’ouvre sur la ville. À l’intérieur,
d’abord plongé dans l’obscurité, le beau jeune homme démarre sa petite Beetle
blanche décapotable, sort du garage et fonce vers la ville.

De l’heure matinale tardive combinée au soupir − qui marque l’état d’âme du


protagoniste − et à ce qui a été interprété de la scène précédente, on peut inférer
certaines des propriétés identifiées précédemment au personnage qui nous est présenté :
il soigne son apparence en prenant tout son temps et il se contemple longuement dans
le miroir. Toutefois, étant donné l’heure tardive du réveil (qui a besoin d’un réveille-
matin pour se lever à 9h?), et le fait qu’il sorte précipitemment de chez lui, nous permet
d’inférer qu’il a veillé tard la nuit précédente et qu’il est en retard à un rendez-vous, ce
qui pourrait exprimer une certaine insouciance et, par extension, un certain narcissisme .

Plan serré sur son visage à travers le pare-brise. Sur son chemin, la ville de Madrid
est vide. Il cherche un peu. Pas une voiture, pas une âme qui vive, malgré l’heure
matinale avancée. Gros plan sur sa montre : 10:05. Il s’arrête sur un coin de rue, tire
sur le frein à main, sort de la voiture. Le bruit de claquement de la porte de la voiture
semble incongru, comme si l’écho était étouffé par un vide immense. Le jeune homme
court en se retournant dans tous les sens sur la Gran Via de Madrid,
abandonnée, « gravide », comme dans un rêve.

De la dénotation « ville est vide » surgit immanquablement une question, où sont les
Madrilènes? Toutes les réponses à cette question représenteront des mondes possibles,
dont celui qui sera entériné ou actualisé par les connotateurs de la prochaine scène et
qui renforceront l’opérateur d’accessibilité entre le rêve et la réalité.
175

(Voix off) Abre los ojos. Abre los ojos. Abre los ojos. La séquence recommence, mais
cette fois-ci une femme dort dans son lit, la ville est vivante et une voix off demande
« pourquoi me racontez-vous ce rêve ? »…

Ce n’était donc qu’un rêve et cette première séquence, qu’on peut identifier au prologue
du film, puisqu’elle a été placée avant le générique de début, contient toute
l’information nécessaire pour assurer une certaine logique causale à ce qu’il sera
possible d’inférer dans le développement et dans la résolution du récit. Le prologue
contient en quelque sorte l’univers en entier62 : il contient dans ses connotations tous
les mondes ainsi que la prémisse du conflit qui déclenchera les différentes quêtes de
César. Il est un microcosme connoté du récit dénoté qu’il annonce. Les scènes
présentées sous le générique connotent à leur tour la structure mondaine et actancielle
de ALO : la conversation qu’entretient César avec le psychiatre Antonio à propos de la
situation initiale dans laquelle il se trouvait avant les événements (analepse en voix
hors-champ), contenant des références explicites à son rêve, au sexe et à sa routine
matinale (connotateurs des passages vers WOn et W14); on y voit Madrid en action (WR),
un vieil homme qui pique du nez (L.E., WOn + 14), une femme malgracieuse qui vend
des cigarettes aux conducteurs coincés dans le trafic (WDéf), des jeunes qui flânent et
qui fument (l’anniversaire de César en WR), la police (l’enquête pour meurtre en WDéf
+ 14), une équipe de tournage au travail (W14), Sofía qui fait le mime dans un parc
ensoleillé et César qui l’aperçoit de sa voiture pour la première fois (sujet et objet de la
quête principale).

Les connotations proleptiques du récit éventuel, que le prologue exploite, servent


accessoirement à suggérer par conventions symboliques le récit à venir, afin d’assurer
un filet de sécurité contre d’éventuels décrochages de la suspension consentie de

62
Chaque plan, composant chaque scène, chaque séquence et chaque acte, est en soit une monade, qui
contient le récit en puissance, dans ses dimensions iconique et plastique autant que dans son champ
narratif. Aussi, l’imaginaire onirique se déploie très souvent dans les récits occidentaux sous la forme
baroque des deux étages de l’édifice leibnizien identifiés dans l’introduction.
176

l’incrédulité des spectateurs provoquée par la présence d’un Deus ex Machina, soit
dans la résolution d’un nœud dramatique, d’une intrigue ou de l’histoire complète, qui
ne suit pas la logique interne du récit. Or, cette séquence, présentant le quotidien des
Madrilènes, témoigne surtout du chaos qui règne dans la tête du protagoniste et, par le
fait même, connote sa quête de mise en ordre des situations et des relations entre
propriétés incompossibles, en recomposant les morceaux du casse-tête de son passé. Il
ne faut pas oublier que cette quête lui est imposée en partie de l’extérieur, car il doit
expliquer à la cour (représentée par le psychiatre) ce qui l’a mené au meurtre de Sofia.
Évidemment, le dénouement du récit révèle qu’en fait la mise en scène du psychiatre,
qui essaie de recoudre les fils de l’histoire pour préparer sa défense, est en réalité un
scénario commun que César reproduit dans sa propre imagination (W14). Antonio
incarne une représentation de son intelligence logique, qui peine à faire face à
l’incongruité de sa réalité parce que ses trois principes fondamentaux de la logique des
mondes, soit celui de la raison suffisante, celui de la non-contradiction et celui de
l’harmonie préétablie ne fonctionnent plus. Le psychiatre fait mine de jouer un rôle
d’adjuvant, mais la résolution nous révèle qu’il s’opposait en fait au contrôle que le
protagoniste aurait pu avoir sur la réalité virtuelle dans laquelle il se trouvait en W14.
Inconsciemment, suspendu dans son paradis artificiel, César construit un monde
possible dans une prison, s’y enferme, le meuble d’un garde rébarbatif et d’un
psychiatre prosaïque pour l’inciter à prendre conscience de sa situation réelle − c’est
un rêve (monde possible) qui lui fera comprendre qu’il est dans un rêve (situation
réelle).

Les métaphores baroques ne manquent pas pour figurer la situation, à commencer par
celle de ruban de Moebius, qui fonde l’architecture de l’univers à mondes multiples de
ALO. L’idée principale qui soustend le scénario de Gill et d’Amenábar, pourrait se
résumer en ce scénario commun, ne serait-ce que pour le public espagnol : prendre
conscience que l’on rêve, autrement dit se voir rêver, c’est un peu comme être vivant
dans la mort ou, comme l’écrivait Pedro Calderon de La Barca, référence
177

incontournable dans la culture espagnole quand on parle de baroque et de récit onirique :


« ¿Qué es la vida ? Una ilusión, una sombra, una ficción, y el mayor bien es pequeño:
que toda la vida es sueño, y los sueños, sueños son63. » Bref, un scénario qui fait partie
de l’encyclopédie de l’Espagnol moyen.

Après avoir souligné l’importance du symbolique et de la connotation dans


l’élaboration audiovisuelle d’un récit, et après avoir démontré que l’isotopie filmique
joue à plus d’un niveau sur les habitudes d’interprétation des spectateurs, il est
maintenant venu le temps de nous intéresser aux stratégies narratives et audiovisuelles
qui permettent d’identifier et de traverser les frontières entre les mondes
cinématographiques. Nous avons déjà identifié ses stratégies au travail des opérateurs
d’accessibilité, inspiré du concept d’opérateur d’exception d’Umberto Eco (cf. 3.6). Le
prochain chapitre, qui est aussi celui qui conclut notre thèse, propose une typologie des
opérateurs d’accessibilité intra et extradiégétiques, et développe une théorie de la
traversée et de l’identité intermondaines qui s’appuie particulièrement sur l’isotopie
filmique et sur le concept de connotateurs narratifs et audiovisuels.

63
« Qu'est-ce que la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est petit: que toute
vie est un rêve et les rêves sont des rêves. » Ma traduction, La vida es sueño (1635).
CHAPITRE VI

L’OPÉRATEUR COMME SIGNE FILMIQUE ET CINÉMATOGRAPHIQUE

Peirce insiste sur le fait que, pour exprimer une idée, un possible, « tout ce qui contient
son être en lui-même » (Lettres à Lady Welby, 1978, p. 60), il faut compter sur
l’opération d’une loi générale mise en forme dans un symbole. L’opérateur
d’accessibilité dont il sera question dans le reste de cette thèse doit ainsi être considéré
comme un symbole et la loi qu’il met en forme tient du code filmique et des
connotations que prennent certains artifices audiovisuels dans leur représentation du
monde réel. L’opérateur marque le passage et identifie par le fait même la frontière
entre deux ou plusieurs mondes, dont les vérités logiquement nécessaires déterminent
la compossibilité ou l’incompossibilité. Les lois qui régissent le monde du rêve sont,
par exemple, fort différentes de celles qui régissent le monde réel, et la frontière entre
les deux est tellement indéfinissable que personne ne s’est jamais souvenu du moment
exact de son endormissement. Pis encore, l’univers onirique peut contenir plusieurs
mondes incompossibles et permettre à la conscience d’y voyager sans peine et souvent
même sans se rendre compte d’être en train de rêver. Dès lors, comment déterminer de
manière audiovisuelle ce qu’on n’a jamais vu ni vécu consciemment dans la réalité ?
La connotation est évidemment l’artifice idéal, puisqu’elle permet de « jeter avec » les
objets dénotés des sensations particulières, des intuitions précises qui, fortes
d’habitudes interprétatives (des conventions au sens de Peirce – d’où le « jeter avec »),
déterminent des perceptions nouvelles, des propriétés essentielles et accidentelles
particulières, des vérités logiques inédites.
179

L’opérateur d’accessibilité entre les mondes, avec sa suite de connotateurs, peut être
exprimé de deux différentes manières : il peut appartenir à l’univers narratif et
s’exprimer comme un objet intradiégétique, comme un individu appartenant au(x)
monde(s) dans le film ; il peut aussi bien s’exprimer au moyen d’artifices audiovisuels
extradiégétiques relevant du monde du film, de la préproduction à la postproduction et,
plus particulièrement, comme un outil relevant de la grammaire du montage.

6.1 Les opérateurs intradiégétiques (monde dans le film) : narratologie

Dans Esthétique du cinéma, Jacques Aumont et ses collègues écrivent qu’« Au niveau
du modèle actanciel, le personnage de fiction est donc un opérateur puisqu’il lui revient
d’assumer grâce aux fonctions qu’il remplit, les transformations nécessaires à
l’avancée de l’histoire. » (2001, p. 93) D’un point de vue logique, ces fonctions
constituent des relations entre propriétés structuralement nécessaires et les
changements apportés à ces relations entre propriétés d’individus peuvent dans la
plupart des cas représenter le passage d’un monde à un autre. Dans la première partie
de cette thèse, surtout dans le deuxième chapitre sur la logique des mondes et le
troisième chapitre concernant la mécanique transmondaine, la notion de propriétés et
les relations qu’elles entretiennent entre elles ont été identifiées comme le matériau
fondamental de la création mondaine. Qu’elles soient essentielles, comme celles de
Sofía − jouée par Penélope Cruz, déterminant qu’elle est essentiellement une femme
séduisante −, ou qu’elles soient structuralement nécessaires − le fait par exemple que
Nuria soit l’amante de César avant qu’il ne rencontre Sofía, déterminant par le fait
même la structure de la première quête, soit le schéma actanciel du trio amoureux
évoluant sous le signe de la jalousie −, les relations entre propriétés des individus qui
meublent un monde fixent la nature de celui-ci et règlent en quelque sorte le degré de
compossibilité qu’il entretient avec les autres mondes de l’univers diégétique. Dans
cette perspective, les opérateurs intradiégétiques sont, à quelques exceptions près,
toujours liés aux relations actancielles, soit aux différents protagonistes et aux
180

propriétés (essentielles et structuralement nécessaires) qui configurent leur identité


transmondaine, en somme, ce qui relève de la caractérisation, de la psychologie des
personnages.

Dans sa Poétique, Aristote jette les bases de ce qui deviendra l’archétype du récit-quête.
Il y précise que l’intrigue est un assemblage de faits dont la finalité est l’imitation de
l’action, que ce soit les personnages agissants qui exécutent l’imitation de l’action, et
que ce soit dans l’action même que ceux-ci connaissent le bonheur ou le malheur.

Puisqu’il s’agit de l’imitation d’une action qui est exécutée par des personnages
agissant, lesquels sont nécessairement tels ou tels en raison du caractère et de la
pensée […] il y a deux causes naturelles des actions […] j’appelle « caractère »
ce qui nous fait dire des personnages agissants qu’ils sont tels ou tels ; j’appelle
enfin « pensée » ce qui dans leurs paroles revient à faire la démonstration de
quelque chose. (La Poétique §6, 1450a).

Le caractère d’un protagoniste, soit le point de vue qu’il adopte sur le monde, sa
boussole morale, ses affects, ses désirs conscients et ses besoins inconscients, est aussi
influencé par son statut social et souvent même par son apparence. Le caractère
s’exprime dans les décisions qu’il prend, par exemple, devant les faits qui lui sont
présentés, comme dans cette alternative qui changera la vie de César dans
ALO : monter ou ne pas monter dans la voiture rouge de Nuria la femme fatale ? Sa
pensée, ce qu’il communique de ce caractère, si l’on adopte le point de vue
aristotélicien de l’intrigue, passe aussi par ce qu’il dit : « mañana espero estar muerto
/ demain j’espère être mort », avoue le César défiguré à Pelayo alors qu’il vient d’être
rejeté par Sofía – après été défiguré par l’accident causé par Nuria. Or, ce caractère est
forgé par un passé qui survit dans la conscience et qui influence non seulement un
présent mais aussi des futurs potentiels : des mondes possibles. Le caractère d’un
personnage évolue dans sa confrontation quotidienne avec les aléas de l’existence
humaine, ses perceptions du monde et les interprétations qu’il en fait, ainsi que dans
ses rapports relationnels avec les individus qui meublent ce monde. Du point de vue du
récit-quête – l’intrigue archétypale telle qu’introduite par Aristote dans sa Poétique −,
181

la confrontation aux conséquences de ses actions impures permet au protagoniste de


tirer une leçon de vie, qui correspond au thème du récit, et d’acquérir une nouvelle
forme de maturité et de sagesse lorsqu’il en assume la responsabilité. « Impurs tant
qu’on peut en imputer la faute au héros de l’intrigue, ils sont épurés dès lors qu’à la
suite d’une reconnaissance il est disculpé. », note Barbara Guernez, dans son annexe
sur la catharsis aristotélicienne comme purification des événement tragiques (Aristote,
1997, p. 123).

Suivant les relations que la conscience entretient avec l’espace-temps, ne serait-ce que
dans ses perceptions corporelles des données sensibles façonnant les objets qui
meublent son monde (cf. 4.3), nous avons identifié trois grandes catégories
d’opérateurs intradiégétiques déterminant l’existence des différents mondes qui
composent un univers filmique. Tout d’abord, les opérateurs temporels, liés au récit et
à l’intentionnalité des protagonistes – à savoir les personnages agissant dans la poussée
exercée par leurs désirs conscients (objets de la quête), eux-mêmes motivés par des
besoins inconscients −, se développent en fonction des relations qu’entretiennent le
corps, ses perceptions et la mémoire avec la causalité narrative. Ensuite, les opérateurs
hyperboliques, liés à la psyché et déterminés par l’équilibre émotionnel des individus,
relèvent des perceptions des données sensibles du mondes par la conscience, et des
interprétations de ces données avancées par les actants dans le contexte du récit. Ces
opérateurs et connotateurs comptent particulièrement sur les aberrations que la
conscience peut produire lorsque l’équilibre émotionnel d’un individu est perturbé par
un agent intermédiaire entre lui et le monde qu’il perçoit. Enfin, les opérateurs
mobiliers concernent les individus et leurs rapports mutuels avec et dans l’espace, leurs
relations-différences de propriétés en tant que lieux, objets, personnages, événements
et phénomènes, qui « meublent » les différents mondes de la matrice audiovisuelle. Ces
opérateurs mobiliers sont propulsés par l’impermanence et le mouvement.
182

Une analyse du film Abre los Ojos (ALO) et de son remake américain Vanilla Sky (VS)
est imbriquée dans les études de chacune de ces catégories d’opérateurs et des
différents connotateurs qui les activent afin de mettre en relief leurs différentes
fonctions et utilisations possibles au sein d’univers complexes, comme ceux proposés
par Alejandro Amenábar et Cameron Crowe. Cette confrontation analytique entre un
univers baroque et le même univers construit de manière beaucoup plus réaliste, fera
la démonstration que l’accessibilité esthétique des mondes possibles au cinéma compte
sur ces opérateurs intradiégétiques pour élaborer une structure universelle complexe
sans égard au genre d’intrigue ou au style d’un cinéaste. Les opérateurs intradiégétiques
temporels, hyperboliques et mobiliers, avec leur suite de connotateurs, construisent en
fait la matrice d’un univers à mondes multiples, et servent en même temps de fil
d’Ariane pour le spectateur-Thésée qui entre dans le labyrinthe cognitif et émotionnel
formé par l’intrigue.

6.1.1 Les opérateurs temporels

Les opérateurs et connotateurs liés à la temporalité du récit se développent en fonction


des relations qu’entretiennent le corps, ses perceptions, la conscience et la mémoire
d’un actant avec la causalité narrative. Ce qui forge la personnalité (ou le caractère)
d’un individu fictionnel, que les scénaristes associent à la psychologie des personnages,
est évidemment relié à un passé extradiégétique. La psychologie des personnages
permet de fournir aux acteurs ainsi qu’aux différents intervenants de la production une
idée des événements passés relatifs au présent (backstory) de chacun des protagonistes
d’un récit. Consignée dans la « bible des personnages », cette psychologie révèle les
événements qui ont façonné les désirs conscients couvrant les besoins inconscients
d’un héros ou d’une héroïne, et qui sont déterminés par ses propriétés essentielles et
accidentelles ainsi que les propriétés et relations structurellement nécessaires qui
construisent un monde possible, comme l’a révélé le troisième chapitre de cette thèse
(3. La mécanique transmondaine de Umberto Eco). De diverses manières, un récit doit
jouer sur ce passé relatif au présent pour communiquer le caractère d’un personnage
183

qui, sans la pression de ces événements ayant marqué sa vie, ne serait pas crédible ou
attachant − dans le sens où les spectateurs s’identifient à une personnalité en s’y
attachant émotionnellement (par empathie et parfois même par sympathie). À la base
de cet attachement émotionnel se trouvent les deux émotions fondatrices de l’intrigue
aristotélicienne, à savoir la crainte et la pitié, ainsi que les deux qualités fondamentales
d’une intrigue, soit la vraisemblance et la nécessité, lesquelles établissent la causalité
narrative.

Parmi les intrigues, les unes sont simples, les autres sont complexes précisément
parce que les actions dont les intrigues sont les imitations ont elles-mêmes ces
caractères. J’appelle « simple » une action qui se déroule en restant cohérente et
une, comme cela a déjà été défini, et dans laquelle le renversement se produit sans
péripétie ni reconnaissance ; et « complexe » celle dans laquelle le renversement
est issu de la reconnaissance ou de la péripétie ou bien des deux. Tout cela doit
découler de l’assemblage même de l’intrigue, c’est-à-dire résulter des événements
antérieurs et se produire par nécessité ou selon la vraisemblance ; il y a en effet
une grande différence entre les événements qui se produisent l’un à cause de
l’autre et ceux qui se produisent l’un après l’autre. (Aristote, 1997, p. 39, § 10,
1452a)

Selon Aristote (cf. Physique, Livre II, chap. III), la causalité narrative est une loi,
promulguée par la temporalité et les trois principes fondamentaux de la logique des
mondes 64 , qui relèvent de quatre causes primordiales. Dans un premier sens, la
causalité peut dépendre de la matière qui constitue une chose, « ce dont elle est faite et
qui y demeure immanent » (§2), dont la représentation cinématographique est surtout
diffusée par la plasticité. La cause du désarroi premier de César, par exemple, relève
de la constitution matérielle de la peau de son visage, ainsi faite qu’on ne peut la
retravailler pour lui redonner sa forme initiale après un grave accident − ce qui dépend
des lois de la chimie biologique et de la thermodynamique (deuxième principe :
irréversibilité et entropie), qui sont les mêmes aussi bien dans notre monde réel que
dans celui de César WR + Déf, jusqu’à ce que la technologie future puisse contrecarrer

64
La raison suffisante, la non-contradiction (tertium non datur) et l’harmonie préétablie.
184

les effets de ces lois (ce qui survient dans W14 + 2145). Le fait que le visage de César soit
tantôt bien fait, tantôt labouré de larges cicatrices, sans égards à la chronologie dans la
successivité des états, implique par connotation l’incompossibilité entre WR et WDéf et
détermine l’onirisme de W14, qui juxtapose les deux états incompossibles. Dans un
deuxième sens, la causalité peut dépendre de l'essence d’un individu, ce qu’Aristote
associe à « la forme et le modèle des choses ; c'est-à-dire la notion qui détermine
l'essence de la chose, et tous ses genres supérieurs. » (§3) La forme d’une chose relève
de l’iconicité dans ses représentations cinématographiques, et celle-ci est déterminée
par les propriétés essentielles d’un individu d’un point de vue logique. La causalité
narrative peut dépendre dans son troisième sens d’une cause motrice, ou efficiente :
« le principe premier d'où vient le mouvement ou le repos » (§4), qu’on peut ensuite
rapprocher du concept lucrécien de clinamen65, « la matière est agitée de mouvements
obscurs […] tu verras souvent ces corps changer de route et retourner en arrière sous
d’aveugles chocs » (De la nature, livre II, v. 127-130). La cause motrice, d’un point de
vue cinématographique, implique dès lors des changements physiques et axiologiques
que le protagoniste subit, et qui installent un avant et un après en propulsant le récit
vers sa résolution − comme un accident de voiture qui transforme un homme séduisant
en véritable monstre. Ces changements et déviations du cours des événements, ou ces
bifurcations de la trame narrative vers un monde alternatif, tiennent du principe
d’impermanence qui est impliqué dans le mouvement des objets du monde, et qui sont
déterminés, du point de vue de l’existence humaine, par l’intentionnalité comme cause
finale.

En ce dernier sens, à une cause peut correspondre une finalité, un objectif ou un but, à
savoir la raison d’être d’un objet, ce en quoi il consiste, « le pourquoi de la chose »
(§5). Il s’agit donc de l’objectif propre à toute intentionnalité, à toute attitude
propositionnelle (cf. 2.3). La quête des protagonistes est motivée par un désir conscient

65
Du latin « inclinaison », « déviation » (Gaffiot, 2001, p. 137)
185

travestissant un besoin inconscient. L’accident de voiture tient du désir jaloux


qu’entretient Nuria vis-à-vis de César, ce qui la pousse à se donner la mort en
l’emportant avec elle pour toujours. Par conséquent, la possessivité, comme finalité de
l’archétype de la femme fatale, est la cause de l’accident-suicide, laquelle est à son tour
la cause de la deuxième quête de César (dont la première était de séduire Sofía), qui
consiste à retrouver son apparence d’avant l’accident. La finalité des personnages
correspond au rôle qu’ils jouent dans le schéma actanciel, et à la manière dont ils
prendront acte de cette finalité par rapport à celle des autres personnages. Dans cette
perspective, la causalité narrative est le fer de lance des opérateurs temporels et, comme
le note Roger Odin dans Cinéma et production de sens,

Faute d’indication contraire, on considère que ce qui nous est donné à voir dans
un film se déroule, dans le monde de l’histoire racontée, au présent. C’est par
rapport à ce présent de référence que des différences temporelles peuvent
apparaître : retour sur un événement dans le passé, projections dans le futur. (1990,
p. 72)

Les opérateurs temporels et leurs séries de connotateurs sont établis à partir du présent
référentiel des protagonistes, en considération de leurs propriétés essentielles et
accidentelles, elles-mêmes corollaires d’un passé extradiégétique − appartenant tout de
même au monde de référence filmique au sein de l’univers fictionnel. Ce passé
extradiégétique, sans devoir être explicite, doit tout de même être représenté afin
d’identifier les causes de l’état présent d’un protagoniste au moment de la situation
initiale jusqu’à l’élément déclencheur, et celles à l’origine de ses différentes quêtes.
Par exemple, du point de vue de la caractérisation, il est tout de même important de
savoir dès le début de l’histoire que César est un enfant unique ayant hérité d’une
chaîne hôtelière et d’une fortune considérable à la mort de ses parents, notamment de
façon à justifier (rendre vraisemblable) les coûts faramineux qu’il engagera pour
retrouver son visage d’avant l’accident : le coût de la chirurgie plastique et ses
multiples essais infructueux, celui de la cryogénie et de la réalité virtuelle proposée par
Life Extension.
186

La causalité narrative est ainsi établie par une chaîne chronologique d’événements qui
mène de manière plus ou moins prévisible à une résolution dans une suite d’actions-
réactions dont les causes essentielles, formelles, motrices et finales se perdent dans les
séries infinies de relations entre propriétés qui définissent un monde. Il es donc
impossible de trouver un point de départ même si, ne serait-ce que du point de vue
psychanalytique, on peut remonter jusqu’à l’événement qui a forgé telle ou telle
propriété essentielle et structurellement nécessaire de tel ou tel individu. C’est ici
qu’intervient le rapport de la conscience d’un individu et des perceptions de son corps
avec le temps, son passé, sa mémoire, en ce sens que, comme l’écrit Bergson dans
Matière et mémoire, « il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs.
Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et mille détails de
notre expérience passée. » (2012, p. 73)

Passé (mémoire, souvenirs)

Si l’écologie de la perception, comme nous l’avons vu plutôt, plaçait l’individu au


centre d’un monde qui est perçu dans son étendue, Bergson, lui, caractérise les
perceptions du monde par le corps à partir de la durée, de la temporalité. Dans son
Essai sur les relations du corps à l’esprit, il émet une première hypothèse selon laquelle
les « souvenirs déplacent nos perceptions réelles, dont nous ne retenons alors que
quelques indications, simples signes destinés à nous rappeler d’anciennes images. »
(2012, p. 73) Outre ce que l’écologie de la perception a identifié comme une gestalt,
soit le détachement de la figure sur le fond, ou la manière dont on organise les éléments
d’une scène audiovisuelle pour en extraire de la signification, une nouvelle source
d’information s’ajoute, soit celle de nos perceptions passées, qui rendent la
reconnaissance des objets et de l’espace plus commode et plus efficace. Cette mémoire
des perceptions passées des mêmes objets ou des mêmes espaces, comme des accidents
individuels qui « sont greffés sur cette perception impersonnelle », retranchent ou
ajoutent de l’information temporelle à nos perceptions du monde, qui passent ainsi de
l’objectivité à la subjectivité, de l’image à la représentation. Cette information relative
187

au temps qui s’écoule dans la perception de l’espace échafaude la deuxième hypothèse


bergsonienne, selon laquelle l’effort de mémoire, en plus de rendre les perceptions plus
rapides par association-dissociation et conservation-accumulation, « prolonge les uns
dans les autres une pluralité de moments » (2012, p. 74).

Le souvenir des individus, objets et événements antérieurs teinte les perceptions


immédiates de connotations diverses qui sont appelées en renfort pour rendre non
seulement les interprétations plus efficaces, mais aussi pour les orienter en fonction de
désirs conscients qui dissimulent des besoins inconscients. En somme, au cinéma
comme dans la vraie vie, l’intentionnalité, influencée par les expériences passées,
influence à son tour la manière dont nous interagissons avec le monde, la manière dont
nous percevons l’espace dans le temps.

Bref, la mémoire sous ces deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de
souvenirs un fond de perceptions immédiates et en tant aussi qu’elle contracte une
multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience
individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses
[…] et nous demanderons donc qu’on entende provisoirement par perception non
pas ma perception concrète et complexe, celle que gonfle mes souvenirs et qui
offre toujours une certaine épaisseur de durée, mais la perception pure, une
perception qui existe en droit plutôt qu’en fait, celle qu’aurait un être placé où je
suis, vivant comme je vis, mais absorbé dans le présent, et capable, par
l’élimination de la mémoire sous toutes ses formes, d’obtenir de la matière une
vision à la fois immédiate et instantanée. (Bergson, 2012, p. 74)

Encore une fois, la confrontation se joue entre le noumène et le phénomène. En face de


cette perception pure, délivrée de la durée, Bergson place la perception consciente, fort
teintée des idées à l’origine de l’aperception chez Kant et Leibniz, qui rend l’image du
monde médiate dans la synthèse a priori des représentations. Le monde en soi existe
avant d’être perçu par les sens et teintés de souvenirs, mais son image complète et
maximale reste en majorité inaccessible à la conscience sensible, qui en obscurcit
certaines propriétés (les petites perceptions de Leibniz) afin de mettre en lumière celles
qui l’intéresse, celles qu’elle est capable d’influencer à dessein.
188

La causalité narrative se développe ainsi par épigenèse de propriétés, dans une suite
d’actions-réactions, ou de causes à effets, qui se produit depuis un moment initial se
perdant dans un passé insondable, et qui converge vers une résolution spécifique.
« C’est ainsi que mon présent est en relation interne avec mon plus lointain passé, et
tout événement avec un faisceau de chaînes causales qui s’enfoncent indéfiniment dans
le passé et vers un futur indéfini. Le souvenir est le reflet de l’épisode passé. », résume
Jean-Claude Dumoncel dans sa lecture critique de Process and reality de Whitehead
(1984, p. 583). Au sein de la mélodie, pour reprendre l’analogie deleuzienne de
l’harmonie baroque, la première note résonne encore dans la dernière, même si
l’événement d’une note de musique est défini par Whitehead (à l’instar de la monade
leibnizienne, justement) comme ce qui jamais n’arrivera deux fois. Or, une pièce de
musique, toute baroque soit-elle, est un système individuel qui se rapporte à un présent
déterminé par une continuité, la flèche du temps, allant du passé au futur, une ouverture
se prolongeant de mouvements en mouvements vers une finale. Un univers
cinématographique est, au contraire, un système complexifié par la juxtaposition, et
parfois même par la superposition, comme dans les deux films à l’étude, de plusieurs
systèmes individuels appelés mondes. Dans un système complexe comme un univers
cinématographique composé de plusieurs mondes, un événement peut créer du non-
sens – littéralement aller à contresens de la flèche du temps – ou encore faire bifurquer
le cours temporel depuis une cause initiale vers un effet inattendu ou inhabituel, « le
sens est produit par le non-sens comme son effet » résume David Lapoujade au sujet
du paradoxe deleuzien décortiqué dans Logique du sens (2014, p. 121).

Lorsque la trame narrative bifurque et crée une nouvelle série sous la pression d’un
événement, une singularité comme un accident de voiture, elle brise ainsi la suite de
cause à effet et crée dès lors un nouveau monde, une nouvelle trame caractérisée par
de nouvelles vérités nécessaires et propriétés essentielles. Parallèlement au
protagoniste, les spectateurs se saisissent de ces singularités événementielles et tentent
d’en calculer les effets afin de deviner ce qui vient dans la suite de la série. Leurs
189

perceptions-interprétations des événements de la série sont elles-mêmes teintées de leur


expérience personnelle, de leurs propres désirs en ce qui concerne le récit, et de
l’empathie ou de la sympathie (crainte et pitié) qu’ils éprouvent pour le protagoniste.
Afin de sortir de la trame prévisible d’une série, le scénariste ou la cinéaste imagine
donc une singularité, un accident dans la chaîne causale, qui la fait bifurquer vers une
nouvelle série, qui peut être compossible (même monde) ou incompossible (nouveau
monde) avec la première. La création de nouveauté ne se fait jamais ex nihilo, elle
intervient dans la chaîne causale par le biais d’un événement, comme « synthèse
d’incompossible […] à la fois non-sens et donateurs de sens […] quelque chose […]
qui fait que toutes les significations, désignations, manifestations se redistribuent
autrement », résume encore David Lapoujade (2014, p. 119) dans son essai sur les
mouvements aberrants emblématiques de la philosophie deleuzienne. L’événement agit
parfois comme créateur de non-sens, plus précisément comme opérateur de nouveauté
dans la chaîne causale. Il constitue la cause de l’évolution d’un état vers un autre. Il
s’oppose à la stagnation et à la stérilité du récit en distribuant du non-sens, selon le
paradoxe posé par Deleuze :

Le bon sens se donne ainsi la condition sous laquelle il remplit sa fonction, qui est
essentiellement de prévoir : il est clair que la prévision serait impossible dans
l’autre direction, si on allait du moins différencié au plus différencié […] une telle
répartition impliquée par le bon sens se définit précisément comme distribution
fixe ou sédentaire […] Les caractères systématiques du bon sens sont donc :
l’affirmation d’une seule direction ; la détermination de cette direction comme
allant du plus différencié au moins différencié, du singulier au régulier, du
remarquable à l’ordinaire ; l’orientation de la flèche du temps, du passé au futur,
d’après cette détermination ; le rôle du présent dans cette orientation ; la fonction
de prévision rendue possible ainsi ; le type de distribution sédentaire où tous les
caractère précédents se réunissent. Le bon sens joue un rôle capital dans la
détermination de signification. Mais il n’en joue aucun dans la donation de sens ;
et cela parce que le bon sens vient toujours en second, parce que la distribution
sédentaire qu’il opère présuppose une autre distribution […] la distribution
nomade où chaque événement est déjà passé et encore futur, plus ou moins à la
fois, toujours veille et lendemain dans la subdivision qui les fait communiquer
ensemble. (1969, pp. 103‑105)
190

La distribution nomade évoquée par Deleuze et le chaosmos de Whitehead représentent


les deux pans de l’acausalité temporelle permettant l’ambiguïté narrative qui
caractérise les univers filmiques à mondes multiples tels que ceux proposés par Crowe
et Amenábar. En fin de compte, la clé de cette ambiguïté réside dans la simultanéité
des événements qui sont supposés se produire l’un à cause de l’autre, lorsque l’effet
précède la cause ou même lorsque que l’effet n’a aucun lien logique avec la cause. On
peut dire en ce sens que le scénario original de ALO est fortement influencé par les
idées propres à la filmographie d’Alain Resnais, spécialement L’amour à mort (1984)
et Je t’aime, je t’aime (1968), dans lesquels « les nappes intérieures de mémoire et les
couches extérieures de réalité vont se brasser, se prolonger, court-circuiter, former
toute une vie mouvante, qui est à la fois celle du cosmos et du cerveau, et qui lancent
des éclairs d’un pôle à l’autre. » (Deleuze, 1985, p. 272)

Le passé de César est plus ou moins exposé dans Abre los ojos alors qu’on le souligne
à grands traits de flashbacks dans Vanilla Sky. Comme l’illustre le schéma des quatre
mondes de ALO (cf. figure 3.2), les réalités perçues et vécues par le personnage de
César se suivent et se provoquent, s’emboitant même parfois les unes dans les autres
jusqu’à se cannibaliser mutuellement, coupant ainsi les liens chronologiques,
synchroniques et causaux les unissant dans l’ensemble cohérent du récit, tel qu’il est
exposé lors de la résolution par Serge Duvernois – le représentant et « préposé au
soutien technique » de la firme Life Extension, chargé de porter secours en W14x (le
mode tutoriel de la réalité virtuelle), à César dont le monde se détraque à cause de
perceptions paradoxales simultanées : la superposition de l’apparence de Nuria sur
celle de Sofía en W14, par exemple. Qui plus est, dans VS, c’est le passé de petit fils à
papa de David Aames (Tom Cruise) qui le hante et qui permet de souligner à grands
traits, comme nous l’avons dit, le complot machiavélique possiblement fomenté par les
actionnaires de la compagnie dont il a hérité 51% des parts, afin de le faire juger
psychologiquement inapte à diriger les activités de l’entreprise. Ce passé, fort
important dans le film américain et beaucoup plus estompé dans l’original espagnol,
191

est directement constitutif de l’intrigue finale; il est déterminant pour l’interprétation


de la résolution du récit. En d’autres mots, les fins possibles que nous avons identifiées
dans ALO sont presque totalement estompées au profit d’une seule dans VS66, selon
l’importance attribuée à ce passé constitutif de la psychologie du personnage principal.

Que ce soit par l’utilisation fréquente d’analepses et de références symboliques à la


culture populaire américaine dans VS, par exemple, ou plutôt simplement signifiée
dans les relations intramondaines et les opérateurs extradiégétiques, cette fois dans
ALO, ce passé qui gagne en importance doit être contextualisé par le récit dans le
présent du personnage. C’est pourquoi nous traduisons backstory, le terme utilisé par
les ténors américains du scénario que sont McKee et consorts, en passé relatif au
présent. « Powerful revelations come from BACKSTORY – previous significant events
in the lives of the characters that the writer can reveal at critical moments to create
Turning Points. » (2005, pp. 340‑341) Cette définition sert surtout à souligner
l’importance de choisir ces événements préalables qui permettront de créer et/ou de
traverser les mondes d’un univers filmique, correspondant la plupart du temps à ceux
qui brisent la chaîne causale. Créer des mondes, comme la notion de foncteur en
linguistique ou le prédicat phrastique identifié par Ryan, signifie comme nous l’avons
vu précédemment, créer de nouvelles relations entre propriétés ou changer une
propriété essentielle déterminant un monde.

Dans ALO, César défiguré de WDéf ne peut oublier le souvenir de son succès auprès
des femmes, qui était attribuable à son apparence, et sa nouvelle quête, suite à
l’accident provoqué par le suicide de Nuria, consiste à retrouver cet outil de séduction
qui lui a été enlevé afin de retourner à sa quête précédente de WR, celle de conquérir le
cœur de Sofía. La quête est déterminée par les propriétés essentielles du protagoniste,
et détermine à son tour le monde dans lequel ce dernier existe. Le protagoniste de la

66
Évidemment, rien n’empêche les spectateurs de spéculer plus ou moins librement sur différentes
résolutions appuyées à différents degrés par la structure de l’univers de VS. On peut trouver sur un site
web dédié à la filmographie de Cameron Crowe, les six résolutions les plus plausibles soumises par les
lecteurs du blogue : <http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>
192

reprise américaine, David Aames, doit quant à lui conjuguer les mêmes souvenirs que
son alter ego espagnol, avec son présent défiguré, mais s’ajoute en plus une pression
relative à sa réputation de fils à papa, mise en relief non seulement par le psychologue
McCabe (Kurt Russel), mais aussi par l’ajout de personnages porteurs de connotations
précises (nous y reviendrons en 6.1.3).

Le passé relatif au présent dans les deux films – la mort des parents et l’héritage
(connotateur #16), la relation superficielle et égoïste que les deux protagonistes
entretiennent avec les femmes en général, Julie Gianni pour David et Nuria pour César,
en particulier (#11 : « porque me toca los huevos ») −, devient un prédicat créateur de
mondes possibles 67 : un ensemble de connotations annonçant et renforçant les
différents opérateurs d’accessibilité, dès l’instant où il fait bifurquer le récit en diverses
possibilités narratives et impose par le fait même une prise de décision en termes de
réaction du personnage, ou une supposition interprétative de la part du spectateur. La
logique est évidemment causale dans les deux versions, même si l’une est empreinte
d’indétermination alors que l’autre est presque totalement univoque. C’est d’abord
parce qu’ils ont perdu leur première place dans la chaîne de séduction (en perdant la
face et Sofía) que César et son homologue américain David décident de faire affaire
avec l’entreprise de cryogénie Life Extension. Si Sofía n’avait pas tenu compte de
l’apparence répugnante postaccidentelle, le récit aurait bifurqué dans le monde propre
aux films romantiques à l’eau de rose, où le mariage et la famille sont les conséquences
ultimes de la quête d’amour. La morale aurait été beaucoup plus simple : l’habit ne fait
pas le moine. Pourtant, cette morale définit l’idéologie qui fonde la réalité virtuelle
permise par la clause 14 du contrat de L.E. dans ALO, devenu un Lucid dream dans
VS. C’est parce que Sofía l’a rejeté dans le passé (présent de WDéf) que César n’arrive

67
Le prédicat chez Ryan ou le réquisit chez Leibniz ont la même fonction, ils servent à déterminer ce
qui est nécessairement requis pour une fin donnée. Le prédicat est, en ce sens, une propriété ou un
ensemble de propriétés appartenant au passé relatif au présent qui permet de déterminer un monde ou un
individu particulier déterminant un monde particulier. Comme la monade contient en elle le monde qui
s’exprime à travers elle, le personnage principal est le siège des propriétés essentielles qui déterminent
le monde auquel il appartient par ses relations.
193

pas à croire à l’amour inconditionnel qu’elle lui témoigne dans W14. Ce changement
subit et sans précédent — parce qu’il n’a pas été appuyé par une suite de connotateurs
— dans la relation structurellement nécessaire qu’ils entretenaient ensemble suite à
l’accident de voiture, brise la chaîne causale entre WR, WDéf, et détermine d’un même
souffle l’incongruité qui caractérise le quatrième monde W14.

Le problème chez César vient du fait que ce passé relatif au présent − la mort de ses
parents en plus de l’héritage d’une certaine fortune et de la chaîne hôtelière –
déterminait jusqu’à l’accident la solidité de son existence. Ses propriétés d’estime de
soi, comme son charme, mais surtout son indépendance financière et sa position de
chef d’une entreprise, se transforment du jour au lendemain en propriétés d’insécurité,
et il se met dès lors à s’inquiéter du fait que ses associés, soutenus par le groupe de
médecins chargé de lui refaire le visage tentent de le plumer, et que Pelayo veut lui
voler Sofía. À partir de la deuxième moitié du récit, ce passé relatif au présent finit par
perdre toute sa substance et s’efface au profit d’un nouveau passé dans lequel 1) Nuria
n’existe que sous les traits fugitifs de Sofía et 2) il n’est même plus certain d’avoir été
victime d’un accident et d’être défiguré sous son masque − ou même d’avoir vécu les
souvenirs de son anniversaire, la rencontre avec Sofía et l’existence même de Nuria.
Pis encore, il est accusé du meurtre de Sofía alors qu’il est aux prises avec le souvenir
d’avoir étranglé Nuria, qu’il accusait d’avoir fait disparaitre Sofía par jalousie! À ce
moment du récit, soit celui où il est incarcéré pour le meurtre de Nuria/Sofía dans la
prison de Madrid, il croit être dans WDéf, mais Antonio, le psychiatre chargé d’évaluer
sa capacité à subir un procès, tente par tous les moyens de le convaincre qu’il est dans
WR, qu’il n’y a pas eu d’accident, que Nuria n’a jamais existé, sauf dans son
imagination, et qu’il est sous l’emprise d’une psychose qui lui fait halluciner son visage
défiguré. Pour appuyer son argumentation, Antonio utilise la puissance du symbole
afin de faire naître chez son patient une propriété de doute sur son équilibre mental en
le comparant à un anorexique (#116) :

ANTONIO
194

Tu es très beau!

CÉSAR
(Sur un ton enfantin et pleurnichard)
Non!

ANTONIO
Écoute, peut-être que tu as un problème qui ressemble à de l’anorexie. Certaines
filles insistent pour se voir grosses et finissent par en devenir folles.
(01 :38 :37)

Cette référence à l’anorexie avait été annoncée dès le début du film, lors de la première
conversation entre César et Pelayo dans la salle de sport (connotateur #13), ce dernier
exprimant son désarroi d’être moins séduisant et d’avoir, par le fait même, moins de
succès auprès des femmes. Condescendant, César lui avait servi exactement la même
réponse que lui sert le psychiatre dans la salle de bain des bureaux de L.E. : « Certaines
filles insistent pour se voir trop grosses et finissent par en devenir folles. » (00 :07 :35)
Ce rappel du passé dans la diégèse a deux fonctions : 1) connoter le fait que cette scène
de crise enfantine, qui se joue dans les toilettes à la fin du film, est le fruit de son
imagination et 2) connoter la possibilité d’une psychose et renforcer la réalité du
meurtre de Sofía dont il est accusé dans W14. Ces deux connotateurs agissent en
quelque sorte l’un contre l’autre pour appuyer les propriétés incompossibles du paradis
artificiel permis par la technologie de la clause 14.

La conversation analeptique, que César entretient tout le long du film avec le psychiatre
Antonio dans la prison, est d’autant plus déterminante qu’elle domine, grâce au
montage, tous les autres mondes. Par cet échange entre la dernière version de César et
un psychiatre halluciné, qui chapeaute le récit et le ponctue périodiquement, Amenábar
propose un point de vue (proleptique dans la chronologie du montage mais analeptique
dans celle du récit) sur les événements appartenant au passé qui seront éventuellement
présentés dans la résolution, et influence ainsi l’interprétation éventuelle du récit. Ce
dialogue impose deux catalyseurs d’indétermination relatifs au passé :
195

1) le souvenir de deux femmes appartenant à WR, dont l’une est morte en WDéf, et qui
se confondent en une seule dans le présent de la prison qui appartient à W14. Cette
ambiguïté narrative est véhiculée non seulement par le lieutenant de police qui arrête
César et lui déclare « La chica de que habla solo existe en su imaginación / la femme
dont vous parlez n’existe que dans votre imagination » (#82), mais aussi par Pelayo qui
lui en veut terriblement d’avoir battu Sofía (sous les traits de Nuria, #83), sans parler
des photos dont il sera question en 6.1.3.

2) Le souvenir d’un accident de voiture, qui a laissé des séquelles irréparables, se


confondant avec le souvenir d’une chirurgie plastique réussie.

Comme dans le modèle hégémonique du « whodunit », l’ambiguïté relative à ce passé


sera partiellement levée lors de la résolution alors que Duvernois, le représentant de
L.E., lui révèlera les arcanes de son inconscient cannibalisé par le rêve éveillé permis
par la clause 14. En fonction de ce passé relatif au présent de César, et parmi les trois
fins permises par la structure de l’univers de ALO : 1) le complot fomenté par ses
associés qui cherchent à le pousser au suicide, 2) le cauchemar et la boucle sans fin et
3) la réalité en 2145 ou la spirale ascendante, les spectateurs auront un choix à faire en
ce qui concerne les différents connotateurs et opérateurs temporels relatifs au passé
qu’ils actualiseront dans leur interprétation des faits. S’ils choisissent la première fin,
ils devront interpréter tout le segment sur le passage de WR à W14 comme un mensonge
proféré par Duvernois au profit de ses partenaires d’affaires afin de l’inciter à se
suicider (ce choix est pourtant réfuté par les irruptions incontrôlables de WOn dans WDéf
et W14). S’ils choisissent la deuxième fin, ils interpréteront l’ambigüité narrative
comme une émulation du travail du rêve (Traumdeutung), laquelle permet tout et son
contraire dans la transmission par son inconscient du message que sa vanité le tuera.
S’ils choisissent la troisième, ils n’auront qu’à se laisser porter par la logique de
Duvernois et l’exposition des faits qu’il présente lors de la résolution sur le toit de
l’édifice. Ainsi, le passé relatif au présent influence non seulement ce que César perçoit
et la manière dont il interprète ses perceptions pour leur donner un sens – afin de
196

déterminer qui il est et dans quel monde il existe −, mais il fait aussi pression sur les
interprétations que feront les spectateurs de cette « introduction violente de plusieurs
signifiés simultanément présents dans un seul contexte » (Eco, 1972, pp. 228‑229),
signifiés qui sont, de surcroit, fort contradictoires dans leur tentative de représenter un
seul monde.

Dans une forme beaucoup plus contrôlée de déterminisme causal, le scénario de VS


mise beaucoup sur ce passé relatif au présent de David Aames afin de resserrer la
promenade inférentielle des spectateurs toujours plus près des trois résolutions
concurrentes dans sa structure universelle (ce sont les trois mêmes résolutions que dans
ALO). Or, contrairement à la structure du film espagnol qui, par la sobriété de ses
connotateurs (126 connotateurs pour 8 opérateurs d’accessibilité), ne nourrit pas outre
mesure l’imagination spéculative des spectateurs, le surcroît de signes qui ornementent
le récit de Cameron Crowe (nous avons retenu 147 connotateurs pour les mêmes
opérateurs) ouvre des portes interprétatives qui s’éloignent des trois résolutions que
sert la structure fondamentale. « We constructed the movie, visually and story-wise, to
reveal more and more the closer you look at it. As deep as you want to go with it, my
desire was for the movie to meet you there68 », avoue le réalisateur américain dans ses
notes de production. Par exemple, en quoi était-il narrativement utile de mentionner
que David Aames rémunérait son ami Brian Shelby pour écrire un roman ? (0 :24 :58)
On verra dans l’analyse des personnages en 6.1.3 que Crowe utilise Shelby, par
exemple, pour ouvrir la structure de son univers cinématographique sur un monde et
sur une nouvelle possibilité de résolution qui colle plus ou moins au récit, la suivant
discrètement en parallèle, mais qui fonctionne tout de même sur la présence de
quelques connotateurs du passé relatif au présent de David Aames renforçant ces
interprétations singulières. De cette manière, Crowe a ajouté plusieurs couches de
significations au scénario de Gil et Amenábar – le film américain étire de 20 minutes

68
Cité par The Uncool. the official Website for everything Cameron Crowe. Récupéré de
<http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>.
197

le film espagnol – et il doit dès lors contrecarrer ce genre d’hypothèses plus ou moins
aberrantes alimentées par le foisonnement symbolique qu’il y a déposé, en jouant
intensément et parfois même de manière intempestive sur ce passé relatif au présent de
David Aames.

Afin d’appuyer l’hypothèse du complot, véhiculée par toutes les connotations de


jalousie et d’immaturité semées prodigalement tout au long du récit, Crowe use de la
stratégie assez éculée du flashback (#26) pour appuyer narrativement et de manière
temporelle la réputation de fils à papa de David. « They still look at me as if I was 11
years old » (0 :10 :50) déclare-t-il au psychologue censé évaluer sa santé mentale dans
la prison de W14. Ce dialogue analeptique hors-champ est d’ailleurs appuyé par des
images appartenant au passé qui véhiculent des connotations puériles et médisantes :
le petit David qui fait de la planche à roulette dans les bureaux de la compagnie
d’édition; deux employées découragées de constater que cet enfant héritera de la
fortune familiale; puis – saut diégétique – David en W14 converse avec McCabe qui lui
demande : « Is that true? that you’re a Daddy’s boy ? » (0 :12 :17). On verra dans la
réflexion sur les personnages en 6.1.3 que Crowe est allé jusqu’à créer sept opposants
supplémentaires, et un adjuvant en Thomas Tipp (Timothy Spall), uniquement pour
servir cette section de la promenade inférentielle rendue possible par la structure
narrative de son récit – d’autant plus que le scénario commun de fils à papa que tout le
monde jalouse est beaucoup plus près de la culture américaine que de la culture
espagnole.

En plus d’appuyer cette hypothèse du complot, certains flashbacks69 servent aussi de


connotateurs d’ambiguïté onirique (#108), renforçant l’impression que David ne sait
plus faire la différence entre ses rêves et la réalité (ce que lui demande McCabe en
#107). Grâce à une certaine forme de suggestion hypnotique pratiquée par McCabe,

69
J’utilise cet anglicisme délibérément car les retours en arrière dont je parle sont montés littéralement
comme des flashs de lucidité dans la mémoire de David, telle que l’exigent la convention
cinématographique à l’origine de cet artifice appartenant à la grammaire du montage dont il sera question
en 6.2.3.
198

David réveille le souvenir furtif d’avoir signé un contrat avec cet homme étrange,
Edmund Ventura (Noah Taylor), qu’il a rencontré au restaurant et qui lui a donné un
aperçu de ses pouvoir dans W14, c’est-à-dire dans le mode tutoriel (W14x) du rêve
éveillé permis par la technologie de L.E. (devenu The Oasis Project dans le futur
hypothétique de W2145). D’ailleurs, du point de vue des interprétations aberrantes,
certains internautes, brandissant l’argument de la signature de ce contrat, sont allés
jusqu’à interpréter le film en entier comme une métaphore faustienne : après s’être
suicidé, David vend son âme au diable en échange d’une deuxième chance avec Sofía70.

L’entretien avec McCabe à propos des souvenirs furtifs qu’il fait jaillir prend ainsi les
allures d’une psychanalyse, qui compte sur ce retour du refoulé pour que 1) David
comprenne qu’il fait une psychose (complot), que 2) David embrasse le fait qu’il est
dans un rêve (cauchemar) ou que 3) David saisisse la différence entre le rêve de W14
dans lequel il se trouve et la réalité des autres mondes dont il se remémore des
fragments, au compte-gouttes, et à son insu. On voit que la stratégie de Crowe, soit
celle de miser sur le passé relatif au présent et sur la puissance évocatrice des
flashbacks, offre des avantages à tous les niveaux, en ouvrant son univers sur des
mondes supplémentaires tout en appuyant les trois versions de la même histoire malgré
leur apparente incompossibilité. Ainsi, Crowe tente d’accompagner les différentes
interprétations possibles avant de resserrer la narration autour de la version
« officielle » du récit, telle qu’elle est exposée lors du troisième acte – dans le mode
tutoriel de W14x − par cet étrange préposé au soutien technique de la compagnie de
cryogénie Life Extension.

La troisième résolution possible – cryogénie et réveil en 2145 − est révélée par le


remplaçant américain de Serge Duvernois, Edmund Ventura sur le toit de L.E. C’est là
que le film américain rejoint l’original espagnol dans la manière dont il se sert des
analepses pour expliquer l’effacement du souvenir de son suicide et de ce qui l’a mené

70
Op. cit. < http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>
199

à faire affaire avec l’entreprise de cryogénisation, ainsi que la technique du


« whodunit » décrite plus haut. En effet, Crowe profite de la résolution pour superposer
à l’hypothèse du complot l’hypothèse de David Aames, sous forme d’un retour sur les
événements préalablement montrés, qui met de l’ordre dans ses affaires avant de se
laisser mourir de chagrin suite à la perte de sa muse (#68 à 70). Finalement, on a
l’impression que les deux histoires se concluent de la même manière, sauf que celle de
Crowe manigance pour que les spectateurs soient déchirés entre la résolution exposée
par le jeune préposé au soutien technique de L.E. et l’hypothèse du complot appuyée
par les nouveaux personnages qu’il a créés à cette fin.

Évidemment, et c’est la beauté de la deuxième résolution passe-partout, rien n’empêche


ou ne contredit la version du cauchemar sans fin. Le récit débute sur un monde vide,
un monde onirique, et compte tenu de la mécanique du rêve qui fait travailler les
incompossibilités ensemble pour faire jaillir du symbolique, il est effectivement
possible de saisir la structure de VS comme un emboitement de rêves qui puise dans
des souvenirs de la vie réelle pour susciter cet imbroglio temporel dans les perceptions
du protagoniste rêveur (on y reviendra en 6.1.2). Notons pourtant que la présence de
références à l’histoire du cinéma et à la culture américaine relative à la jeunesse de
David durant tout le film, ne fait que renforcer une troisième résolution insinuée par
les connotateurs et opérateurs relatifs au passé qui ont ponctué le récit : David vit dans
un rêve depuis l’accident de voiture qui l’a laissé végéter dans un coma de trois
semaines et demie. Le récit qui s’est développé depuis que Julie Gianni s’est suicidée
est aussi fictionnel que le film en lui-même, hypothèse renforcée par ces références
culturelles appartenant au passé.

L’introduction un peu inattendue de ces signifiés, que ce soit par le biais de coupes
furtives, d’éléments relevant de la composition ou de reproductions dans la mise en
scène, permet effectivement de croire à cette hypothèse du dénouement onirique. Or,
comme l’explique Ventura dans la séquence finale du whodunit, le rêve éveillé que
construit The Oasis Project (la version future de L.E.) a été sculpté à même
200

l’iconographie de la jeunesse de David (#141). Par conséquent, les images tirées du


film To Kill a Mockingbird (1962) permettaient de suggérer une figure paternelle
sécurisante; Jules et Jim (1962) de Truffaut prodiguait une idée de l’amour véritable et
de la femme idéale71 ; ce plan, qui reproduit la pochette de l’album Freewheelin’ (1963)
de Bob Dylan (#95 et #141), a été choisi parce que le couple qu’il met en scène l’avait
ému, ainsi que quelques autres qui ne sont pas explicités. Que dire des nombreuses
références au film Le ballon rouge de Lamorisse (1956), dont certains plans sont
introduits dans les différentes séquences en montage, ou bien carrément reproduits lors
de la fusillade qui fait culminer le récit dans le mode tutoriel de W14x ? Bien que ces
références ne contredisent pas totalement les hypothèses du complot et du cauchemar,
elles appuient fortement la version officielle de la cryogénie, en proposant une morale
qui caractérise si souvent le cinéma américain : devenu orphelin trop jeune, David
souffre du syndrome de Peter Pan et refuse de devenir un adulte, malgré les avantages
dont il a hérités et au détriment des responsabilités qui lui sont échues. La présence du
film de Lamorisse est extrêmement signifiante dans ce contexte : les ténors du scénario
américain appellent ce type de récit une intrigue de maturation (Maturation plot), dans
lequel le protagoniste évolue de la naïveté à la sagesse, du puérilisme à la maturité. En
d’autres termes, David doit sortir du monde de l’imaginaire appartenant à son enfance,
son passé heureux, pour entrer dans la réalité du monde des adultes. Métaphoriquement
parlant, c’est le moment de la crise, soit le dilemme entre rester avec le simulacre de
Sofía, dans un monde qu’il pourrait véritablement transformer en rêve éveillé s’il
prenait contrôle de son inconscient, ou retourner dans le monde réel du futur (W2145),
sans les avantages pécuniaires et sociaux dont il a joui jusqu’à l’accident, mais avec la
nouvelle conviction que le bonheur, même en 2145, n’existe qu’en relation
différentielle avec le malheur : « Remember, even in the future, the sweet is never as

71
Intertextualité qui dérape un peu étant donné le trio amoureux dysfonctionnel et la finale de l’accident
de voiture. Ainsi, contrairement à l’interprétation intradiégétique qu’en fait Edmund Ventura, le film de
Truffaut influence à plusieurs égards le scénario à saveur baroque de Gil et Amenábar, qui peut être
résumé par un des derniers dialogues: « ou bien je rêve ou alors il pleut – c’est peut-être les deux ».
201

sweet without the sour. » (2 :08 :20) Cette maxime de la vie aigre-douce, martelée tout
au long du film par Brian Shelby et lors de la scène finale citée ci-haut par Ventura, est
la morale sur laquelle Crowe fait pivoter tous les mondes de VS (cf. #40 et #148).

Les connotations de nostalgie reliées au rêve américain et à la culture de l’Americana


qu’il anime, en plus des plans enchaînés à haute vitesse qui connotent la jeunesse de
David et ses moments heureux avec Sofía, utilisés au cours des dernières secondes du
film, servent à donner plus de poids à cette résolution explicitée par Ventura sur le toit
de l’immeuble, qui avait de toute manière bénéficié d’une plus grande quantité de
signifiants de connotation que les deux autres résolutions possibles. En somme, plutôt
que de miser sur des connotateurs de déjà-vu comme l’a fait Amenábar, Crowe choisit
les références au passé et à la culture américaine pour rendre la résolution officielle de
la cryogénie plus plausible et vraisemblable que celles du complot ou du cauchemar.

Les déjà-vu

Les déjà-vu sont une forme de paramnésie définie par l’American Journal of Psychiatry
comme étant une impression de familiarité subjectivement inappropriée d’une
expérience actuelle relative à un passé indéterminé72. D’un point de vue cognitif, bien
qu’il existe des dizaines de théories scientifiques différentes pour expliquer le
phénomène, on peut considérer le déjà-vu comme un délai entre la réception et le
traitement de stimuli construisant une situation (cf. 4.3 et le concept de transduction)
entre les deux hémisphères cérébraux (dual processing). Dans un article intitulé Le
souvenir du présent et la fausse reconnaissance, Bergson définit le déjà-vu comme
« une impression brusque et courte, qui surprend par son étrangeté […] le souvenir
illusoire n'est jamais localisé en un point du passé ; il habite un passé indéterminé, le
passé en général » (1908, pp. 562‑563). Le déjà-vu, qu’on doit aussi considérer comme
un déjà-vécu ou un déjà visité, selon le psychanalyste bernois Art Funkhouser,

72
« subjectively inappropriate impression of familiarity of a present experience with an undefined past. »
(Sno et Linszen, 1991, p. 1587).
202

constitue donc une sorte de faux souvenir qui englobe plusieurs sens : vue, odorat, ouïe,
goût, et parfois même la sensation du toucher. Dans sa Psychopathologie de la vie
quotidienne, le père de la psychanalyse associe, sans grande surprise, le phénomène à
un « déjà-rêvé ».

Il souligne le fait qu’on rattache au « domaine du miraculeux et du mystérieux la


bizarre sensation qu’on éprouve à certains moments et dans certaines situations et
qui fait qu’on croit avoir vu ce qu’on voit […], sans toutefois pouvoir se rappeler
quand et dans quelles conditions ». La plupart des psychologues actuels, ajoute-t-
il, « négligent complètement les processus psychiques » qui […] « sont seuls
susceptibles de fournir l’explication du “déjà vu”, je veux parler des rêveries
inconscientes ». (Cité par Schmid-Kitsikis, 2009, p. 101)

Certains vont même jusqu’à rapprocher le phénomène aux principes d’incertitude et de


décohérence quantique du physicien allemand Werner Heisenberg. Dans une analogie
avec les radios-fréquences, citant le prix Nobel de physique Steve Weinberg sur sa
description du multivers73, le physicien et futurologue Michio Kaku tente d’expliquer
le déjà-vu comme un souvenir appartenant à un monde parallèle avec lequel les
particules qui composent notre corps, comme siège des perceptions, sous forme de
longueur d’onde vibrent à l’unisson – « Humans are “vibrating waves” (…) And
sometimes we can vibrate in “unison with these other universes,” and other times we
can’t. » (Ratner, 2018) L’impression de déjà-vu fulgure lorsque les ondes-particules
dont nous sommes constitués vibrent fugitivement en consonance avec celles qui
composent un autre monde – avec une passé relatif au présent différent −, jusqu’à ce
que nous soyons découplés d'eux par l’intrusion de la notion de temps et de causalité
dans notre réalité, précipitant la décohérence de ces longueurs d’onde en particules
appartenant à un seul monde. Dans la perspective cinématographique qui nous occupe,
cette référence à la physique quantique explique que le passé auquel renvoie le déjà-vu
appartient à une autre série d’événements, à une trame causale différente de celle depuis

73
« If you’re inside your living room listening to BBC radio, that radio is tuned to one frequency. But
in your living room there are all frequencies: radio Cuba, radio Moscow, the Top 40 rock stations. All
these radio frequencies are vibrating inside your living room, but your radio is only tuned to one
frequency. » (cité par Dr Kaku in Ratner, 2018)
203

laquelle il est vécu. Le déjà-vu agit comme opérateur d’accessibilité entre deux mondes
incompossibles, alors qu’il jette un pont psychique entre un monde de référence et un
autre plongé dans un passé différent, qui se prolonge vers un nouvel avenir, une
résolution qui entre dans un rapport évidemment acausal avec la série d’origine.

L’univers de ALO est inévitablement truffé de déjà-vu étant donné sa structure en


poupées gigognes et l’importance de la cannibalisation du monde réel de référence de
César par ses rêves et ses souvenirs, notamment le monde de la perception artificielle
élaboré par la réalité virtuelle de la clause 14. Même si le psychiatre Antonio et le
simulacre de Sofía tentent de le convaincre que ses expériences ne sont que des
défaillances cérébrales – correspondant à un délai dans le processus duel de perception
identifié par Bergson : perception teintée de souvenirs −, César croit revivre un
souvenir indélébile et il y trouve finalement une clé qui le mènera à résoudre l’énigme
finale de son instabilité psychotique. La première impression de déjà-vu arrive dès les
premiers instants de son entrée dans W14, alors qu’il marche dans un parc (#64), main
dans la main avec la nouvelle Sofía, qui a miraculeusement surpassé son incapacité à
l’aimer malgré son apparence repoussante (#62). Ce changement dans ses propriétés
essentielles est suspect, mais César veut croire à la magie du moment, ignorant cet
indice signifiant qu’il a changé de monde. La deuxième occurrence est beaucoup plus
convaincante. Il reconnait sans savoir pourquoi le site web de Life Extension lorsqu’il
navigue sur la toile en compagnie d’Antonio, et l’impression de déjà-vu qu’il vit dans
l’hôpital psychiatrique (#104), qui fait écho dans sa tonalité affective à celle vécue plus
tôt dans le parc ensoleillé en compagnie de Sofía, suffit à le convaincre qu’il a fait cette
recherche auparavant, puisqu’il reconnaît les signes iconiques de la page web de la
compagnie de cryogénisation. Cet événement, soit la recherche qu’il avait effectuée
dans WR et que la technologie de L.E. avait supposément écrasée et remplacée par la
promenade dans le parc justement, il est convaincu de l’avoir réellement vécu. Le déjà-
vu, agissant comme un opérateur d’accessibilité mémoriel, est justifié ensuite par
204

l’agent de L.E. qui confirme que « le subconscient peut toujours nous jouer des tours. »
(#111)

On peut se demander si une impression de déjà-vu vécue par un personnage peut agir
à titre d’opérateur ou, dans ce cas-ci, d’un signifiant de connotation. Pour fonctionner,
une fois qu’elle est nommée, c’est-à-dire une fois que le personnage a exprimé son
sentiment d’avoir déjà vécu une scène ou un moment − comme l’exprime David Aames
dans le hall d’entrée de Life Extension Corporation (« I think I've been here before »
#117) − l’opérateur doit tout de même être accompagné d’arguments narratifs ou
audiovisuels appuyant l’impression de familiarité qui lui donnent une justification ou,
au contraire, qui la prennent à contrepied. Les déjà-vus de César sont tous les deux
contredits, l’un par Sofía, l’autre par la résolution explicitée par Duvernois, ce qui est
aussi le cas de celui vécu par David, à condition qu’on adhère à la troisième hypothèse,
soit celle de la cryogénie et de la résurrection en 2145. Autrement, l’impression de
déjà-vu s’inscrit dans la logique du rêve, soit une accumulation d’ambiguïtés
symboliques tirées de ses souvenirs réels, refoulés dans son inconscient. Dans le cas de
la troisième hypothèse, les impressions de déjà-vu annulent carrément la possibilité
d’un canular fomenté par les associés de César / les 7 nains de David, qui complotent
pour l’amener à se suicider ou à être diagnostiqué inapte à gérer son entreprise. On ne
peut induire une impression de déjà-vu à quelqu’un, au mieux, on peut utiliser une
technique de suggestion profonde, grâce aux drogues et/ou à l’hypnose, ce que fait
Antonio dans ALO (#89), arborant un petit sourire en coin afin de semer le doute sur
ses intentions. En termes de narration, cette procédure sert simplement à aider César à
se souvenir du rêve récurrent qu’il fait dans sa cellule de prison de W14, afin d’identifier
« Ellie », homophone de L.E. Grâce au petit sourire narquois que fait Antonio après lui
avoir administré un sédatif, on est en droit d’interpréter cette scène comme une
connotation de la participation du psychiatre dans le complot fomenté par les associés.
Pourtant, le reste du récit ne se déploie pas en ce sens, comme on le verra en 6.1.2.
205

Plus souvent qu’autrement, les déjà-vus qui agissent comme opérateurs d’accessibilité
sont dénotés par les dialogues et connotés par la plasticité de l’image. C’est le cas du
rêve qui est raconté par César sous hypnose, les scènes qui nous sont présentées étant
assez texturées pour suggérer un état de conscience altéré. Nous verrons plus en détails
ces opérateurs extradiégétiques en 6.2. Il suffit ici d’insister sur le fait que les
opérateurs d’accessibilité agissent souvent en groupe, appuyés par une suite de
connotateurs (arguments audiovisuels, dialogiques ou relevant de la production) qui
permettent d’accentuer l’effet esthétique désiré. Les opérateurs d’accessibilité relatifs
à la temporalité peuvent aussi prendre la forme de mondes filmiques alternatifs
possibles (movie alternative possible worlds − MAPW) identifiés par le conditionnel :
« Et si je n’étais pas monté dans la voiture de Nuria ? », pourrait se demander César,
ce qu’il fait d’une certaine manière en WOn (durant les trois semaines de coma),
lorsqu’il rejoint Sofía dans le parc, au cours d’une scène plus ou moins onirique qui
suit directement l’accident de voiture.

Futur (projections, espoirs, visualisations)

Les opérateurs temporels relatifs au futur correspondent aux mondes filmiques


alternatifs possibles (movie alternative possible worlds − MAPW) identifiés par Patrick
Peccate, qui ont été définis comme étant les mondes virtuels créés par l’imagination
des personnages du film (cf. 2.4). Ceux-ci correspondent aux mondes privés (private
world) ou aux mondes prétendus (pretended world) de Marie-Laure Ryan. Au même
titre que le spectateur, qui fait des prévisions sur le récit en devenir – créant ainsi des
mondes possibles −, les personnages, à l’instar de l’intentionnalité propre à la
sémantique des jeux de Hintikka (cf. 2.3), feront aussi des prédictions : ils adopteront
des attitudes propositionnelles d’espoir et de désir afin de prendre la meilleure décision
pour leur avenir, en considérant toutes les alternatives, ou tous les scénarios possibles,
dans le contexte qui leur est donné. Cette intentionnalité (la conscience est toujours
orientée vers un objet), en plus d’ajouter à l’intrigue en créant une quête et du suspense,
206

permet aussi d’orienter les anticipations des spectateurs et de contrôler en partie le


nombre de mondes possibles supportés par l’univers filmique.

Après avoir passé la nuit dans un jeu de séduction avec Sofía, César se demande s’il
monte ou non dans la voiture de Nuria (#25). La réponse à cette question crée au moins
deux mondes possibles, et l’un d’entre eux a été choisi lors de l’écriture du scénario, c
qui nous a donné l’univers filmique de ALO et VS. L’autre, ou les autres, nous auraient
raconté une tout autre histoire, l’une d’entre elles étant certainement un film
romantique à l’eau de rose. L’objet du désir de César est duel à ce moment du récit : il
vient de faire la rencontre d’une femme qui fait battre son cœur plus que toute autre
mais, habitué qu’il est d’assouvir toutes ses pulsions sans retenue et sans égards aux
sentiments d’autrui, il lui est difficile de ne pas se faire prendre dans le piège que lui
tend la tentatrice Nuria. Il se trouve dès lors à la proverbiale croisée des chemins, la
décision qu’il prendra correspondant à l’élément déclencheur, à la suite duquel il lui
sera impossible de retourner à l’état précédent. Une autre projection a lieu vers le milieu
du récit – là où le revirement axiologique est habituellement le plus important − et sert
du même coup de connotateur ultime dans le passage de WDéf à W14, alors que César
s’imagine Pelayo courir à la rencontre de Sofía, qui vient de les laisser en plan pour
rentrer chez elle (ALO #56). Cette scène, filmée en noir et blanc afin de mieux connoter
sa virtualité, ne sert pas simplement à renforcer la théorie du complot, elle joue aussi
beaucoup sur l’empathie que l’audience éprouvera à l’égard du protagoniste, qui perd
non seulement la femme de sa vie, mais qui est aussi trahi par son meilleur ami.

Le passé relatif au présent constitue une stratégie extrêmement puissante afin de


pousser l’interprétation des spectateurs plus dans un sens que dans l’autre, comme les
fibres du bois ou les nervures du marbre dans l’exemple donné par Eco (cf. 1.1). Il peut
nous induire en erreur en exerçant une pression sur nos anticipations par la mise en
valeur de certaines propriétés plutôt que d’autres dans le déroulement d’une chaîne
207

causale de connotateurs, étant donné que les flashbacks du passé de David nous
conduisent à prévoir un complot fomenté par ses associés. Le passé relatif au présent
du récit peut servir à caractériser un personnage en identifiant ses propriétés
essentielles, comme le fait d’avoir hérité d’une chaîne hôtelière pour César, ce qui rend
crédible son mode de vie et les efforts qu’il déploiera pour se payer un nouveau visage
après l’accident. Les connotateurs de temps permettent aussi de mettre l’emphase sur
l’étrangeté d’une situation, dont le gros plan sur la montre de César indiquant 10 :04
am (#5) permet d’attirer l’attention sur l’incongruité du vide urbain à Madrid dans la
première séquence de ALO. Enfin, pour créer un revirement de situation, de
l’inattendu, un scénariste ou une cinéaste peuvent ensuite renverser la causalité – qui
se prolonge depuis un passé relatif au présent plus ou moins évident −, en faisant
bifurquer la trame narrative d’une cause vers un effet aberrant afin de créer des mondes
incompossibles tels W14. Les déjà-vus permettent de semer un doute quant à la réalité
d’une situation. Ils créent de l’ambigüité en joignant deux trames narratives
incompossibles, par exemple, et permettent ainsi de construire un récit avec un certain
degré d’indétermination ou d’ouverture. Finalement, les projections, espoirs et
visualisations d’un personnage ouvrent sur des trames narratives rendues possibles par
la causalité, ou suggèrent des états conditionnels à un changement dans l’ordre des
propriétés essentielles et des vérités logiquement nécessaires. À l’instar du
mousquetaire Athos, qui s’imagine un monde dans lequel il n’aurait pas épousé Anne
De Breuil, César, plein de regrets, rêve d’un monde dans lequel il ne serait pas monté
dans la voiture de Nuria, n’aurait pas été défiguré et aurait vécu une vie heureuse avec
la femme de ses rêves, Sofía. L’essence de ce rêve éveillé, cette projection dans un
futur hypothétique, ouvre sur le monde virtuel de la clause 14 (W14) et rend possible
toutes ses anomalies et cannibalisations d’autres mondes par son détachement de la
causalité narrative qui menotte les mondes présents et passés.

On doit, pour la section qui suit, avancer une nouvelle hypothèse en ce qui conerne la
différence entre le récit espagnol et son remake américain : la situation dans laquelle
208

se termine ALO est plus ambigüe que la résolution que propose VS, comme le
démontre l’analyse qui précède au sujet des opérateurs temporels du passé relatif au
présent. Ce surcroit d’indétermination dans la version originale est probablement
attribuable au fait que les scénaristes espagnols sont un peu moins bavards (20
connotateurs de moins que la version américaine). Il se peut aussi que cette ambigüité
narrative soit exacerbée par l’utilisation plus importante de signifiants hyperboliques
dans le film espagnol avec sa structure baroque, alors que la version américaine, plus
réaliste, mise moins sur l’onirisme que sur l’accumulation de symboles relatifs à la
culture populaire américaine (americana).

6.1.2 Les opérateurs hyperboliques

Les opérateurs dont il sera question dans cette partie ont été identifiés comme
hyperboliques étant donné la distorsion et la démesure qu’ils introduisent dans les
représentations de la réalité. Dans la plupart des cas, ces opérateurs sont utilisés pour
signifier la vie onirique, mais parfois aussi les états de conscience altérés, soit par la
consommation de psychotropes, soit par des dérèglements psychiques menant à des
troubles mentaux, que les auteurs en psychologie ont d’abord associés à la démence
précoce. Freud est évidemment le premier de ces auteurs à considérer la vie onirique et
son contenu comme une mise en scène de l’inconscient et des émotions refoulées; c’est-
à-dire à imaginer une cohérence qui ne tient plus sur des rapports de cause à effet ou
sur une relation déterministe du passé-présent-futur, soit des temps qui ne s’engendrent
plus simplement de manière chronologique, par filiation unilatérale et diachronique.
L’espace onirique réduit ou allonge, par exemple, les distances et la profondeur, les
grandeurs et les épaisseurs; les déplacements s’y font instantanément, comme un saut
quantique, sous l’impulsion de la volonté. Le temps onirique n’est plus fait de la même
étoffe et, même s’il semble parfois s’étirer ou se contracter au point de disparaître, il
209

n’est plus qu’une dimension parmi tant d’autres, que la conscience oniroïde 74 ne
parvient pas tout à fait à saisir et à mettre en relation avec soi. Le point de vue le plus
ancien que nous ayons sur les activités oniriques, écrivait Freud en 1901, est celui qui
estime que le rêve « libérerait l’esprit de l’emprise de la nature extérieure, il détacherait
l’âme des entraves du sensoriel. » (1988, p. 46 [646])

D’un point de vue phénoménologique, ce détachement de la dimension sensorielle de


l’expérience physique dans le rêve, dans l’intoxication ou dans la psychose, correspond
à un schisme dans le schéma corporel tel que défini par Maurice Merleau-Ponty :

Ce qui nous permet de relier l’un à l’autre le « physiologique » et le « psychique »,


c’est que, réintégrés à l’existence, ils ne se distinguent plus comme l’ordre de l’en
soi et l’ordre du pour soi, et qu’ils sont tous deux orientés vers un pôle intentionnel
ou vers un monde […] En dernière analyse, si mon corps peut être une « forme »
et s’il peut y avoir devant lui des figures privilégiées sur des fonds indifférents,
c’est en tant qu’il est polarisé par ses tâches, qu’il existe vers elles, qu’il se ramasse
sur lui-même pour atteindre son but, et le « schéma corporel » est finalement une
manière d’exprimer que mon corps est au monde […] C’est que toutes ces
opérations exigent un même pouvoir de tracer dans le monde donné des frontières,
des directions, d’établir des lignes de force, de ménager des perspectives, en un
mot d’organiser le monde donné selon les projets du moment, de construire sur
l’entourage géographique un milieu de comportement, un système de
significations qui exprime au-dehors l’activité interne du sujet. Le monde n’existe
plus pour eux que comme un monde tout à fait figé, alors que chez le normal les
projets polarisent le monde, et y font paraitre comme par magie mille signes qui
conduisent l’action, comme les écriteaux dans un musée conduisent le visiteur.
(1945, pp. 117-130‑143)

Le schisme a pour conséquence d’anéantir la relation essentielle qu’entretiennent le


corps et la conscience, les sensations et les perceptions, la volonté et l’intentionnalité
avec le monde, puisqu’ « être corps, c’est être noué à un certain monde », insiste le
phénoménologue (1945, p. 184). Eugène Bleuler, psychiatre suisse, fut le premier à

74
« Qualifie un mode aigu ou subaigu d'activité psychique voisin du rêve, qui s'accompagne d'une baisse
du niveau de vigilance et où les illusions, les hallucinations, les souvenirs s'imposent, immédiatement et
intensément à la conscience du sujet, dans une atmosphère d'angoisse et de dépersonnalisation […] On
réserve habituellement ce terme aux psychoses délirantes aiguës. »
Récupéré de Office québécois de la langue française. Fiche terminologique « oniroïde » :
http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=8446941
210

différencier parmi les symptômes de démence précoce ceux de la schizophrénie et ceux


de l’autisme, qu’il identifie comme une « éclipse élective 75 » des facultés de
l’intelligence, du sentiment et de la volonté. Dans son ouvrage La démence précoce ou
le groupe des schizophrénies (1911), Bleuler définit ce genre de troubles psychiques
comme une fragmentation (spaltung) de l’esprit, attribuable à la perte ou à l’absence
d’objectif concret, permettant de fixer l’existence vers certaines tâches, certains désirs
à satisfaire. Son successeur, Eugène Minkowski, dans son ouvrage La schizophrénie :
psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes (1927), ira jusqu’à associer ce
morcellement de la personnalité à une perte du contact vital avec la réalité, idée qui
découle de la notion d’élan vital chez Bergson :

Le contact vital avec la réalité semble bien se rapporter aux facteurs irrationnels
de la vie. Les concepts ordinaires, élaborés par la physiologie et la psychologie,
tels qu’excitation, sensation, réflexe, réaction motrice, etc., passent à côté, sans
l’atteindre, sans même l’effleurer […] les schizophrènes, d’autre part perdent ce
contact, sans que leur appareil sensitivo-moteur sans que leur mémoire, sans que
leur intelligence même soient altérés. Le contact vital avec la réalité vise bien
davantage le fond même, l’essence de la personnalité, dans ses rapports avec
l’ambiance. Et cette ambiance, de nouveau, n’est ici ni un ensemble d’excitants
externes, ni d’atomes, ni de forces ou d’énergies. Non, elle est ce flot mouvant qui
nous enveloppe de toutes parts et qui constitue le milieu sans lequel nous ne
saurions vivre. Les « événements » en émergent comme des îlots, ils viennent
ébranler les fibres les plus intimes de notre personnalité, la pénètrent. Et celle-ci
de nouveau les fait siens, vibre, comme une corde tendue, à l’unisson avec eux,
s’en pénètre à son tour et, en y joignant les facteurs dont se compose sa vie intime,
réagit d’une façon personnelle, non pas par des contractions musculaires, mais par
des actes, par des sentiments, par des rires ou des larmes, qui viennent se poser
sur les flots du devenir ambiant, s’y perdent comme une goutte d’eau, s’en vont
vers l’infini qui nous échappe. […] La notion du contact vital avec la réalité et
l’interprétation de la schizophrénie comme perte de ce contact nous remplissent
involontairement d’aise. (Minkowski, 2013, p. 106‑107)

75
L’expression est de Minkowski : « Les notions courantes de la psychologie se montrent cependant
rapidement insuffisantes. En prenant pour point de départ la triade traditionnelle : intelligence, sentiment,
volonté, on s’aperçoit que le trouble en question ne peut être rapporté à aucune de ces facultés. Ni
l’aboulie, ni l’indifférence ou l’inémotivité, ni encore moins l’affaiblissement intellectuel, ne sont
caractéristiques de la démence précoce. Il s’agit bien davantage d’éclipses électives de chacune de ces
facultés, se produisant par rapport à certaines situations ambiantes, que leur abolition globale. » (2002,
p. 102)
211

Dans L’évolution créatrice, son ouvrage de 1907, Bergson fournit à Minkowski sa


définition de l’élan vital; il décrit l’existence humaine comme étant cette tendance
contingente à l’action sur la matière impliquant un choix. « Or, un choix suppose la
représentation anticipée de plusieurs actions possibles. Il faut donc que des possibilités
d'action se dessinent pour l'être vivant avant l'action même. La perception visuelle n'est
pas autre chose 76 : les contours visibles des corps sont le dessin de notre action
éventuelle sur eux. » (2013, p. 72) Nos perceptions du monde, les mécanismes dont il
a été question dans le chapitre sur l’écologie de la perception (cf. 4.3), sont entièrement
influencées par nos désirs qui correspondent aux attitudes propositionnelles liées à
l’intentionnalité, telle que définie par Hintikka (cf. 2.3). La vie onirique et les troubles
mentaux ont en commun ce détachement des contraintes physiques et de la volonté, par
opposition à l’existence saine et éveillée comme tout orientée vers l’action et la
réalisation d’objectifs. Pour Bergson, la vie mentale se déroule entre la sphère du jeu,
« l’existence simplement jouée », ou l’accomplissement sensori-moteur de tâches
motivées dans l’environnement perceptif, et la sphère du rêve, « celle qui serait
exclusivement rêvée », tout enveloppée de mémoire pure, et pleine de toute
l’expérience vécue depuis la naissance.

L’essence de l’idée générale, en effet, est de se mouvoir sans cesse entre la sphère
de l’action et celle de la mémoire pure. Reportons-nous en effet au schéma que
nous avons déjà tracé [reproduit à la figure 6.1]. En S la perception actuelle que
j’ai de mon corps, c’est-à-dire d’un certain équilibre sensori-moteur. Sur la surface
de la base AB seront disposés, si l’on veut, mes souvenirs dans leur totalité. Dans
le cône ainsi déterminé, l’idée générale oscillera continuellement entre le sommet
S et la base AB. En S elle prendrait une forme bien nette d’une attitude corporelle
ou d’un mot prononcé ; en AB elle revêtirait l’aspect, non moins net, des mille
images individuelles en lesquelles viendrait se briser son unité fragile […] Cela
revient à dire qu’entre les mécanismes sensori-moteurs figurés par le point S et la
totalité des souvenirs disposés en AB il y a place […] pour mille et mille
répétitions de notre vie psychologique, figurées par autant de sections A’B’, A”B”,
etc., du même cône. Nous tendons à nous éparpiller en AB à mesure que nous
nous détachons davantage de notre état sensoriel et moteur pour vivre la vie du
rêve ; nous tendons à nous concentrer en S à mesure que nous nous attachons plus

76
Cf. « Matière et mémoire », chapitre 1.
212

fermement à la réalité présente, répondant par ces réactions motrices à des


excitations sensorielles. (Bergson, 2012, pp. 210‑211)

Figure 6.1 La vie psychologique selon Bergson (2012, p. 211)

La vie psychologique ainsi schématisée par Bergson se décline en trois termes. Tout
d’abord le souvenir pur AB, la sphère du rêve ou la représentation des objets absents.
Ensuite le souvenir-image, les coupes ou sections de A’B’ etc., ou la coalescence entre
une mémoire liée aux mécanismes moteurs orientés par la volonté et une seconde, qui
présente à la première « les images de ce qui a précédé ou suivi des situations analogues
à la situation présente, afin d’éclairer son choix : en cela consiste l’association des
idées. » (2012, p. 131) Enfin, la perception de la situation immédiate au point S, qui
correspond à la double faculté corporelle d’accomplir des actions et de ressentir des
émotions. D’un côté du spectre de la vie psychologique, le temps éveillé est ainsi
totalement dirigé par l’intentionnalité, les désirs conscients insufflés par des besoins
inconscients, la quête, l’objectif : « veiller et vouloir sont une seule et même chose »
résume Bergson (1982, p. 58‑59). De l’autre côté du spectre, le temps onirique consiste
en une contemplation, dépourvue d’objectif concret, « Le rêve est la vie mentale tout
entière moins l’effort de concentration » (Ibid.).

Dans ses représentations les plus communes, un opérateur hyperbolique exprimera en


ce sens un détachement du lien qui unit la volonté à l’action, en anéantissant la causalité
qui, d’un geste posé, mène à un résultat espéré dans une série d’étapes déjà éprouvée
213

dans l’expérience77. Se lever un matin de semaine pour aller travailler, par exemple, et
se rendre compte que la ville a été vidée de ses concitoyens (ALO #4, VS #9) ; ou
encore chercher dans un miroir le reflet de son visage totalement reconstruit par la
chirurgie plastique et y trouver au contraire le souvenir de sa défiguration (ALO #81 et
VS #98). Dans les deux cas, la réalité des perceptions immédiates est tout à fait
contrariée par les états possibles de la mémoire, les coupes A’B’ qui lui correspondent :
le lien qui unit le point S de la perception actuelle et les expériences analogues est brisé,
la réalité s’effondre et le monde s’enveloppe soudainement de l’étoffe du rêve ou de la
psychose.

En adoptant ce paradigme du schisme phénoménologique, on peut penser que les


problèmes de perception du monde − induits par les états d’ébriété jusqu’aux psychoses
délirantes en passant par les épisodes de dépersonnification les plus intenses − sont
justement provoqués par une sorte d’arrachement de la conscience au monde physique,
qu’elle ne perçoit plus que dans une somme de souvenirs insignifiants, et qu’elle peine
à mettre en ordre sensori-moteur en fonction de son intentionnalité, c’est-à-dire, en
termes bergsoniens, de sa volonté. Le fait d’expérimenter les effets de drogues
psychotropes, desouffrir de schizophrénie, d’un trouble de
dépersonnalisation/déréalisation ou de n’importe quelle expérience onirique peut se
résumer à cette scission du corps et de l’esprit. Quand le corps ne participe plus à la
perception, lorsque celle-ci s’en détache par dissociation78, on ne fait plus la même
expérience du monde, qui ne s’appréhende plus par l’intersensorialité, mais plutôt par
une sorte d’impression désincarnée, vague et distante. L’expérience du monde est ainsi
dite médiate, étant donné l’atrophie du plan d’immanence, et peut avoir comme

77
À l’instar des pattern of life étudiés par la science de l’Activity Based Intelligence (ABI).
78
Le préfixe schizo-, du grec σχιζω : fendre, séparer en fendant (Bailly, 2000, p. 1886) exprime
justement cette scission de l’esprit et du corps : phren-, de φρήν, genitif de φρενός dans son deuxième
sens de siège de l’intelligence, l’esprit, mais aussi cœur, âme ou entrailles et organes; le diaphragme
dans son sens le plus ancien (Bailly, 2000, p. 2097).
214

conséquence différents troubles et symptômes comme l’alexithymie79, l’anhédonie80,


l’engourdissement ou le détachement de ses propres souvenirs. Au sujet des troubles
de dépersonnalisation/déréalisation, le docteur David Spiegel associe aussi une
impression de dissociation de la conscience et du corps, mais il y ajoute en plus un
dérèglement de l’expérience plastique du monde comme l’une de ses conséquences.

Le trouble de dépersonnalisation/déréalisation est une forme de trouble dissociatif


qui consiste en une expérience prolongée ou récurrente de détachement
(dissociation) de son propre corps ou de son fonctionnement mental,
habituellement avec l'impression d'être devenu un observateur extérieur de sa
propre existence (dépersonnalisation), ou d'être détaché de son environnement
(déréalisation) […] Les patients peuvent se sentir comme dans un rêve ou un
brouillard ou comme si un mur de verre ou un voile les séparait de leur
environnement. Le monde semble sans vie, incolore ou artificiel. Une distorsion
subjective du monde est fréquente. Par exemple, les objets peuvent apparaître
flous ou inhabituellement clairs; ils peuvent sembler plats ou plus petits ou plus
grands que ce qu'ils sont. Les sons peuvent sembler plus ou moins forts que ce
qu'ils sont; le temps peut sembler passer trop lentement ou trop rapidement.
(Spiegel, 2017)

D’un point de vue esthétique, on peut comprendre le rêve cinématographique, les


hallucinations et les états de conscience altérés, comme l’a fait Gilles Deleuze au sujet
du diagramme dans la peinture de Francis Bacon : « C'est comme une catastrophe
survenue sur la toile, dans les données figuratives et probabilitaires. C’est comme le
surgissement d’un autre monde. » (2002, p. 94) Dans de nombreux cas, la
représentation cinématographique des états altérés de conscience est fortement
connotée par la plasticité de l’image, dont il sera question dans la prochaine section.
En somme, l’intentionnalité y est remplacée par l’inconscient, et la forme qu’il donne
aux angoisses refoulées est symbolique. Les images sont dès lors associées à des
émotions, ou à des impressions vagues qui ne sont pas reliées à des souvenirs concrets

79
Mal psychologique caractérisé par une vie affective et imaginaire pauvre, une incapacité à exprimer
verbalement ses émotions, le recours systématique à l’action pour éviter et résoudre les conflits, ainsi
qu’une tendance à décrire en détail des faits physiques (Article « alexithymie », Dictionnaire de
définitions, Antidote 10, version 3 [Logiciel], Montréal, Druide informatique, 2019.)
80
« réduction de la capacité à éprouver du plaisir » (Tamminga, 2018).
215

par liens de causalité, et qui s’expriment sous forme de relations diagrammatiques afin
de créer des métaphores remplaçant la mémoire et les souvenirs dans la perception du
monde. La catastrophe de la psychose et du rêve cinématographique intervient dans la
causalité, dans la logique temporelle et dans la forme que prennent les individus qui
meublent le monde.

Dans les deux films du corpus, les signifiants de connotation hyperboliques mènent à
l’onirisme ou à la psychose de manière tout à fait conventionnelle. Le vide urbain et
l’impression de déjà-vu connotent le rêve de WOn, et la permutation des causes pour
les effets, l’interversion de l’avant et de l’après, suggèrent la psychose présumément
vécue par le personnage principal à la suite de son accident en WR. Les mêmes types
d’opérateurs hyperboliques exercent subséquemment des passages vers un espace-
temps qui combine tous ces symptômes en un seul état de conscience, en joignant les
souvenirs purs de l’onirisme à la dissociation mentale de la psychose. Ces mondes
incompossibles existent tous dans le même espace-temps, qui s’ouvre en même temps
que les yeux du protagoniste affalé sur le trottoir le lendemain d’une beuverie dans une
boîte de nuit. Cet espace-temps correspond à la période durant laquelle son corps est
plongé dans le sommeil profond de la cryogénie, alors que sa conscience continue de
« rêver » dans une réalité virtuelle (W14) alimentée par la masse nébuleuse formée par
l’ensemble de ses souvenirs. Cet espace-temps correspond à la sphère AB de la
mémoire pure, alors que le lien avec son intentionnalité au point S a été rompu puisque
le protagoniste ne sait plus laquelle de ses deux quêtes il doit poursuivre : conquérir le
cœur de Sofia tout en évitant Nuria et (ou) continuer à se battre avec la médecine pour
retrouver son visage d’avant l’accident. Dans le scénario original, Amenábar décide de
faire jouer l’ambiguïté dans un emboîtement de rêves, similaire au chaosmos, qui
permet aux incompossibilités entre les mondes de cohabiter, comme le caractérise
Deleuze à partir de Whitehead. Crowe ajoute à cet emboîtement de rêves une panoplie
de symboles et de références métafictionnelles, qui donne à son remake un panache
hyperréaliste − une réalité qui simule la réalité par excès symbolique et dans laquelle,
216

comme l’écrit Eco dans La guerre du faux : « L’irréalité absolue s’offre comme
présence réelle. » (1985a, p. 21).

Afin de signifier le caractère onirique d’un monde, Amenábar compte sur un certain
type de chronotopes et de ses possibles connotations. La vacuité qui règne sur la Gran
Via de Madrid dans les premières minutes de ALO (#4-5-6), alors que César regarde
sa montre qui marque 10:04 am − amplifiant par ce geste la singularité du phénomène
−, connote non seulement l’idée du rêve (WOn), mais aussi celle de la virtualité de W14
et de son mode tutoriel (W14x) qui clôt le récit. Cette spirale symbolique connotée par
le vide urbain permet d’abord de croire à l’hypothèse (la deuxième) selon laquelle le
film en entier serait un cauchemar, qui commence et se termine dans le vide onirique.
Elle permet ensuite de créer ce que Alain Boillat identifie comme une démarche
soustractive : « un “vide mondain” (et concrètement d’un arrière-plan en vacance de
greffes numériques) affichant la présence d’un monde virtuel au sein de l’univers
filmique […] la représentation d’un univers généré par une machine informatique »
(2014, p. 98). Par copnséquent, dans la perspective de la troisième résolution possible
(résurrection en 2145), l’espace vide dans lequel César croit se réveiller dans les
premières minutes du film est, à peu de choses près, le même que celui dans lequel lui
et Antonio se « réveillent » après que ce dernier ait été atteint d’une balle dans le dos
(#119) : un monde virtuel, créé par une machine, soit la technologie de L.E. et de sa
clause 14. La virtualité de W14x, à savoir le mode tutoriel de W14, est non seulement
signifiée par ce vide mondain, mais aussi par la réaction des trois derniers personnages
au sein de ce vide. Antonio croit à un canular, une caméra cachée, ce qui entérine la
possibilité d’un complot, et part à la recherche de sa famille, de ses concitoyens, alors
que César − qui commence à saisir où il se trouve − et Duvernois lui annoncent qu’il
n’y a plus personne : « les gens ne sont plus nécessaires ». Qui plus est, lorsque le
psychiatre demande pourquoi il n’a pas disparu lui aussi, le représentant de L.E. lui
217

répond que ce serait virtuellement incorrect (« virtualmente incorrecto » #121), ce à


quoi Antonio rétorque, après lui avoir fait un doigt d’honneur : « Il n’y a plus personne
dans l’immeuble! Vous ne pouvez pas avoir fait disparaitre quatre millions
d’habitants! » (ma traduction) Cette incongruité virtuelle, exprimée par Duvernois, le
préposé au soutien technique, confirme que W14 aurait dû fonctionner selon les règles
de la causalité propres au monde réel WR, afin de convaincre César qu’il habite encore
le monde avec son corps. Pourtant, force est d’admettre qu’une fois déharnachées des
contraintes physiques de l’espace-temps, les frontières logiques et causales, qui
séparent les différents mondes (réels, oniriques et virtuels), ainsi que celles qui séparent
le monde extérieur intentionnel du monde intérieur fondé sur la mémoire, s’effondrent,
et les différentes relations incompossibles entre propriétés essentielles et S-nécessaires
se mettent à exprimer un même monde. Pour César, de plus en plus habitué à naviguer
dans l’absurde et l’incohérence, cette virtualité agit comme un soulagement. Il croit à
la version officielle que lui dévoile Duvernois, ne songeant pas une seconde qu’il
pourrait simplement être encore en train de rêver. À ce stade ultime du récit, rien ne
peut plus contredire cette hypothèse du cauchemar. La virtualité d’un monde généré
par une machine et la symbolique du rêve puisée dans son inconscient fusionnent en
un seul dénouement, et on ne saura jamais si César se réveille dans un laboratoire de
l’Arizona en 2145 ou dans son lit en 1997. Ensemble, la virtualité mondaine et
l’onirisme, toutes deux signifiées par la vacuité, écrasent en quelque sorte la possibilité
d’un complot – contrairement à la finale grandiose du film The Game de David Fincher
sorti la même année, qui lève le voile sur le coup monté par l’entreprise Consumer
Recreation Services.

Si César est soulagé d’apprendre que tout cet imbroglio ne se passe que dans son esprit
− qu’il n’y a plus de monde, comme l’affirme Duvernois à Antonio, que « Tout ce qui
existe est dans la tête de ce jeune homme » (ma traduction, #121) −, c’est parce qu’il
comprend enfin pourquoi il croyait devenir fou, tandis qu’il ne l’est peut-être pas. Son
esprit coincé entre W14 et W14x, son corps inerte dans une cuve cryogène en WR2145, il
218

ne vit que dans sa conscience depuis l’épissure avec WDéf − qui a écrasé son suicide.
La distorsion subjective du monde, qui lui fait voir des choses appartenant au passé en
train de se superposer ou de supplanter celles qui appartiennent au présent, est exprimée
comme étant le résultat inévitable de cette séparation qui s’opère entre son corps
congelé et ses perceptions détachées des entraves du sensoriel. Ainsi libérées du rapport
à la chronologie et à l’intentionnalité, ses perceptions sont toutes faites de mémoire, de
souvenirs-images contradictoires. En spéculant un peu, même si la technologie n’est
pas explicitée dans le film, on pourrait ajouter que les perceptions qu’a César de W14
constituent un heureux mélange de données numériques produites artificiellement (les
1 et 0 du code informatique) qui entrent en compétition avec les données analogues des
impressions issues de sa mémoire résiduelle. Désincarnées, ces perceptions artificielles
n’ont plus à répondre à la logique causale et créent en toute liberté les nombreuses lois
incompossibles avec les nôtres qui caractérisent W14, des lois dont l’exagération tend
vers l’impossible. Le vide urbain − fortement appuyé par des connotateurs d’onirisme
et d’état de conscience altérée comme les amphétamines consommées par Nuria avant
son suicide (#26), l’ébriété de César juste avant l’épissure (#50) et le rêve de Ellie
(homophone de L.E., #67) raconté à Antonio qui l’a mis sous hypnose (opérateur #89)
− est un connotateur hyperbolique consolidant la figure baroque du labyrinthe, qui
caractérise la structure de ALO et du chaosmos onirique et psychotique dans lequel
César tente de retrouver son chemin (nous reviendrons à cette figure du labyrinthe en
6.2.1). Soit dit en passant, la plupart des passages entre les divers plans incompossibles
de cet univers sont opérés par l’artifice classique du fondu (au noir et émergeant)
appartenant au montage, donc aux opérateurs extradiégétiques de postproduction dont
il sera question dans la prochaine section.

Dans VS, les quelques références à la culture populaire faites par les créarteurs de ALO
− comme Walt Disney et sa cryogénisation dans une émission de télé dont l’invité
principal était Duvernois (#88) – se sont rapidement multipliées en une myriade de
connotateurs métafictionnels (surtout dans la version longue présentée entre autres sur
219

Kanopy81, comme pour les fins alternatives offertes dans la version Blu-ray de 2015).
Afin de signifier l’onirisme de WOn, la dépersonnalisation éprouvée par David Aames
et la virtualité de W14, Cameron Crow utilise abondamment des stratégies relatives à la
métafiction, dont celles qui relèvent du phénomène que décrit l’intermédialité : « ce
concept qui permet de désigner le procès de transfèrement et de migration, entre les
médias, de formes et de contenus, [et qui] est devenu aujourd’hui une norme à laquelle
toute proposition médiatisée est susceptible de devoir une partie de sa configuration »
(Gaudreault, 1999, p. 175). Bien entendu, les stratégies utilisées par Amenábar ont été
reproduites presque intégralement dans le remake de Cameron Crowe. La vacuité
urbaine, par exemple, sert le même objectif de connotation onirique que dans l’univers
espagnol, alors qu’elle est pourtant traitée avec beaucoup plus de démesure dans
l’univers américain. Le quartier Times Square de New York, carrefour du monde
(« crossroad of the worlds82 »), l’un des endroits les plus visités et les plus animés de
la planète, avec ses écrans surdimensionnés et ses publicités tapageuses, agit comme
contrepoint sursignifié, trop évident, au vide urbain, tant comme une espèce de
surreprésentation cinématographique de l’onirisme qu’un signe qui cherche à faire
oublier sa nature et à remplacer la chose vraie. Dans son essai intitulé Les forteresses
de la solitude, Umberto Eco souligne d’ailleurs à quel point la publicité, avec ses
slogans typiques et envahissants, est un exemple éloquent de l’hyperréalisme
américain.

Le premier, diffusé par Coca-Cola mais utilisé aussi comme hyperbole dans le
langage courant, c’est the real thing (qui veut dire le meilleur, le mieux, le nec
plus ultra, mais littéralement « la chose vraie »); le second, qu’on lit et qu’on
entend à la télévision, est more, qui est une façon de dire « encore » mais sous
forme de « davantage » […] comme vous n’êtes pas habitués à en avoir, plus que
vous ne pourriez jamais en désirer, tellement il y en aura à jeter – c’est ça le bien-
être. Voilà la raison de notre voyage dans l’hyperréalité, à la recherche des cas
dans lesquels l’imagination américaine veut la chose vraie et doit réaliser le Faux
Absolu pour l’obtenir; où les frontières entre le jeu et l’illusion se brouillent […]

81
Récupéré de https://banq.kanopy.com/video/vanilla-sky
82
Selon Frédéric Martel (2006), De la culture en Amérique, Paris Gallimard, p. 7.
220

et où l’on jouit du mensonge dans une situation de « plein », d’horror


vacui. (1985a, pp. 22‑23)

Cette kénophobie, ou horreur du vide, semble avoir poussé Cameron Crowe à être
beaucoup plus précis dans l’identification des propriétés des différents mondes de son
univers, mais aussi de celles de David ainsi que des signes qui peuvent servir la morale
relativiste de son film : the sweet is never as sweet without the sour! Ce qu’on peut
traduire par quelque chose comme l’imaginaire n’est jamais aussi emballant sans le
contrepoids de la réalité. « Qu’est-ce que le bonheur pour toi ? », demande-t-on avec
insistance à David Aames : Julie Gianni durant le premier acte (#52), McCabe durant
le deuxième (#93) et Ventura lors de la résolution (#150). Au début, Aames cherche à
rester dans l’immaturité, dans l’adolescence, avec ses icônes du stardom américain,
ainsi que dans l’imaginaire permis entre autres par l’opulence dont il a hérité, connotée
par l’iconographie de l’Americana, par des références aux dessins animés, aux jouets
ainsi qu’à la culture musicale et cinématographique américaine. Dans la première
séquence (#12), David se retrouve dans un Times Square vide (WOn), avec ses écrans
où scintillent la publicité de produits de divertissement typiquement américains comme
Budweiser, Pepsi, du magasin de jouets Toys “R” Us, des femmes diverses projetées
sur les murs des immeubles, et l’écran de l’ancienne New York Times Tower
(l’iconique immeuble en trapèze isocèle) projetant une scène du film de 1962 To Kill a
Mocking Bird ; le tout présenté en montage-séquence sur la musique de Mint Royale /
From Rusholme with love (#11). Durant la dernière séquence (#152), alors que David
s’est jeté dans le vide sur fond de ciel bleu aux nuages roses (Vanilla Sky), en espérant
se réveiller en 2145, le même type de montage-séquence revient : scènes tirées du
Ballon rouge de Lamorisse et du Mockingbird de Mulligan, des dessins animés, un
spectacle rock, des manèges (ou une fusée?), quelques plans tirés de la première
séquence sur Times Square et l’inévitable toile de Monet « La Seine à Argenteuil »
(figure 6.2) qui a donné son titre au film et inspiré la direction artistique (nous y
reviendrons dans al section suivante au sujet des opérateurs extradiégétiques).
221

Figure 6.2 Claude Monet. « La Seine à Argenteuil », 1873

Le fait de tenter une interprétation précise de la signification que Cameron Crowe a


voulu donner à cette toile, ainsi que de son rapport au titre et au ciel bleu et rose du
Lucid Dream de W14, pourrait être le sujet d’une thèse en soi. Considérons pourtant la
description sommaire de la toile de Monet que fait Dre Caroline Campbell sur la page
web The Courtauld Institute of Art :

L’arrivée du chemin de fer en 1851 fait d'Argenteuil une destination populaire


pour les excursionnistes parisiens, à la recherche des plaisirs de la navigation dans
un cadre quelque peu rural. Cependant, dans les années 1870, Argenteuil se
transforme en ville industrielle, avec des tanneries, des usines chimiques et
l'immense usine sidérurgique Joly, visibles depuis les rives du fleuve. Ce tableau
est présenté à la deuxième exposition impressionniste de 1876 et les réactions des
critiques sont variées : pour certains, les teintes vives font de ce tableau un « conte
222

de fées oriental », tandis que pour d'autres, il est artificiel et exagéré 83 . (Ma
traduction)

La toile, en plus de ses connotations au bonheur de la vie rurale avant


l’industrialisation, exprime une opposition, une transformation, une exagération : elle
est l’hyperbole par excellence de l’univers symbolique imaginé par Cameron Crowe.
Répétée à plusieurs reprise par Edmund Ventura, l’homologue américain de Duvernois
au soutien technique, la locution Monet Like Sky, qui réfère à la plasticité de la toile de
Monet, exprime la forme que donne la direction artistique à l’irréel, au caractère
féérique et à l’artificialité de W14. Alors que non seulement la toile et la locution qui y
réfère connotent le thème principal de l’adaptation de Crowe, la plasticité de la toile de
Monet sert à identifier sans erreur possible le monde de W14, dans lequel David a été
amputé d’une partie de sa mémoire, mais aussi de son existence réelle et incarnée.

01:51:56 We erased what really happened from your memory.

01:51:59 - Erased? - Replaced...

01:52:01 ...by a better life, under these beautiful, Monet-like skies.

01:52:08 - My mother's favorite. - A better life because you had Sofia.

01:52:14 You sculpted your Lucid Dream out of the iconography of your youth.

Soulignons aussi que David Aames est francophile, c’est là une de ses propriétés qui
reste dans le passage de WR à WDéf. Sa mère possédait cette toile de Monet (#39), lui
possède deux affiches de films de la Nouvelle vague (#38) et son subconscient lui
renvoie des images tirées du Ballon rouge de Lamorisse (#133-135). On y retrouve, en
plus d’une référence à sa défunte mère qui connote son infantilisme et son besoin de
maturité, l’éternelle dialectique art-divertissement : la peinture, le cinéma d’auteur et

83
Récupéré de <https://courtauld.ac.uk/gallery/collection/impressionism-post-impressionism/claude-
monet-autumn-effect-at-argenteuil>
223

l’Europe en général (ne serait-ce que par la présence de Penélope Cruz et de Timothy
Spall dans le rôle de l’avocat britannique, #37), par opposition à la « culture pop »
américaine avec ses icônes : Homer Simpson (#66), les sept nains (#22), Steven
Spielberg et Graceland (#35), contre les impressionnistes, John Coltrane et le jazz
(#36) ; ou l’opéra versus le rock and roll, comme le souligne Amenábar lui-même, au
sujet de l’adaptation de Crowe :

When I learned, quite some time ago now, that Cameron Crowe was going to write
and direct the film based on Open Your Eyes with Tom Cruise in the leading role,
I felt honored. Now that I have seen Vanilla Sky, I couldn’t be more proud [sic].
Cameron has all my respect and admiration. Respect, for having plumbed the
deepest meaning of the work. Admiration, for having sought new viewpoints and
a fresh approach to the mise-en-scene, giving the film his own unmistakable
touch. Vanilla Sky is as true to the original spirit as it is irreverent towards its form,
and that makes it a courageous, innovative work. I think I can say that, for me, the
projects are like two very special brothers. They have the same concerns, but their
personalities are quite different. In other words, they sing the same song but with
quite different voices: one likes opera, and the other likes rock and roll.
(https://www.imdb.com/title/tt0259711/trivia)

L’adaptation de Cameron Crowe, plutôt que de jouer sur un onirisme baroque propre à
la culture espagnole comme l’a fait Amenábar, use des stratégies de l’intermédialité et
de la métafiction qui, s’appuyant sur un symbolisme culturel projeté comme des
images-souvenirs, engagent les spectateurs dans une quête herméneutique
supplémentaire. En témoigne la chanson finale (final score) de VS écrite et composée
par Sir Paul McCartney (#145), qui est annoncée par Edmund Ventura comme faisant
partie du cryotainement de W14, ancrant par le fait même la fiction dans le réel tout en
faisant participer spectateurs et spectacle de la même diégèse.

VENTURA
Look, I tried to warn you in the bar. I told you you must exercise control over
yourself, that it all depended on your mind. I gave you technical support. I gave
you everything. I even gave you a theme song by Paul McCartney which is very
hard material to acquire.

L’irréalité absolue du film − ne serait-ce que par son gadget de cryotainment et Lucid
Dream, nous rappelant trop bien la technologie du divertissement mémoriel dans Total
224

Recall (1990), inventée par Philip K. Dick dans We Can Remember It For You
Wholesale, et dont le scénario d’Amenábar et Gil est particulièrement tributaire –
s’offre comme une présence réelle grâce à ce passage de la chanson-titre qu’opère
Ventura entre le monde dans le film et le monde du film, de l’intradiégétique à
l’extradiégétique. La dimension onirique de la version espagnole est réinterprétée par
Cameron Crowe en hyperréalisme propre à la culture américaine, si l’on se fie à la
définition que propose Umberto Eco dans La guerre du faux : « Le “tout vrai”
s’identifie au “tout faux” […] le signe aspire à être la chose et à abolir la différence du
renvoi, le mécanisme de la substitution. Il n’est pas l’image de la chose, mais son
moulage, ou, mieux, son double. » (1985a, p. 21) Le remake est effectivement un
double, par définition, et toujours plus plus propice à l’hyperbolisation puisqu’il est en
soi une réinterprétation, faite par un cinéaste-interprétant qui ne veut rien rater de
l’original, cherchant à tout refaire, avec exagération, pour montrer qu’il a compris. Le
remake serait en cela une copie hyperbolique de l’univers original.

L’objectif de ces connotateurs hyperboliques est évidemment de semer, dans la


conscience des spectateurs devenus enquêteurs-herméneutes, un questionnement au
sujet de la relation qu’entretient la fiction avec la réalité, comme le veut la définition
qu’en donne Patricia Waugh dans Theory and Practice of Self-Conscious Fiction :

Metafiction is a term given to fictional writing which self-consciously and


systematically draws attention to its status as an artefact in order to pose questions
about the relationship between fiction and reality. In providing a critique of their
own methods of construction, such writings not only examine the fundamental
structures of narrative fiction, they also explore the possible fictionality of the
world outside the literary fictional text. (1993, p. 2)

Cette confrontation du réel et du fictionnel dans VS se joue comme une extension de


celle qui opposait le rêve et la réalité dans ALO. Avec son personnage de David Aames,
Cameron Crow s’appuie d’autant plus sur la dette intertextuelle que lui a léguée
Amenábar, alors qu’il tente par tous les moyens − souvent exagérés comme ce défilé
de personnages gonflables soulignant la « réémergence » de David (#66) − d’installer
225

un contexte très américain pour démarquer son adaptation tout en évitant le plus
possible de renier l’original. Le film s’ouvre d’abord sur la voix de Penélope Cruz, qui
reprend le rôle de Sofía. Or, dans cette version américaine, Sofia porte le nom de
famille Serrano, soit le même nom que l’actrice qui a prêté sa voix à la narration qui
clôt le film espagnol. Est-ce à dire que le film américain reprend le récit là où l’avait
laissé Amenábar, lui donnant juste assez d’hyperréalisme et de symbolique
intermédiatique pour nous faire oublier qu’il raconte la même histoire, mais dans un
nouvel univers, sous la coupe d’une nouvelle culture ? Crowe reprend-il la narration,
là où elle avait été abandonnée, la laissant à l’interprétation ultime du spectateur, soit
dans une spirale cauchemardesque, dont le personnage principal n’arrive pas à se sortir
et dans laquelle tous les personnages adoptent de multiples personnalités ? Ce serait là
un argument solide en faveur de l’hypothèse d’une spirale onirique infinie, ou mieux
encore, pour filer la métaphore baroque, d’un ruban de Moebius sur lequel serait
imprimé ALO sur la face supérieure et VS sur la face inférieure −; l’onirisme et la
virtualité permettant de faire le pont non seulement entre l’univers fictionnel de 1997
avec celui de 2001, mais aussi de conjoindre les univers de la production
cinématographique avec l’univers réel des spectateurs − rappelons-nous qu’Amenábar
avait glissé un plan d’une équipe de production cinématographique dans la synthèse en
synecdoque qu’il opère durant le générique de début (#10).

Fortement appuyés de connotateurs d’onirisme et de virtualité, les mondes de ALO et


de VS sont reconnaissables par le faisceau de propriétés et relations incompossibles
dont ils sont constitués. Le rêve lucide permet de tracer des séries divergentes, dans un
même monde chaotique, et des sentiers qui bifurquent au gré des émotions
contradictoires et des interprétations aberrantes. Les frontières qui délimitent ces
mondes doivent donc être représentées par ce qui permet de les traverser, à savoir les
opérateurs hyperboliques du réveil (WOn →WR), du coma (WR → WDéf) et de la mort
par suicide (WDéf → W14), trois états de conscience libérés des séries causales,
déharnachées des lois de la physique et de la biologie, et même affranchis du concept
226

logique de la vérité – soient les trois principes de raison suffisante, de tiers exclus et
d’harmonie préétablie identifiés par Leibniz, tels que nous les avons présentés en
introduction. Ces mondes oniriques et virtuels, reconnaissables par la nature confuse et
éthérée de leur zone douanière, ne sont plus des directions, des lignes de force ou des
perspectives, comme les définit Merleau-Ponty dans sa phénoménologie du schéma
corporel. Alors que les frontières qui délimitent les mondes ordinaires sont toutes
construites de cet élan vital qui met en relation les souvenirs aux intentions sous le
signe de la causalité, ces autres mondes éthérés sont délimités par un brouillage de ces
perspectives déterministes qui empêche d’organiser le monde donné selon les projets,
les objectifs et les désirs du moment. En résumé, les mondes incompossibles, qui
construisent le chaosmos cinématographique de l’onirisme et de la virtualité, de la
psychose et des différents états altérés de la conscience, comptent sur un système
d’images-souvenirs paradoxales, qui exprime au-dehors, au moyen de connotations
hyperboliques et de symboles métafictionnels, le tumulte interne du protagoniste.

L’incompossibilité devient dès lors une propriété métaphysique qui permet d’identifier
ces mondes désincarnés comme étant une nouvelle dimension dans laquelle l’esprit
délirant peut imaginer tout ce qu’il désire et l’obtenir sur le champ. À la fin du film, le
jeune homme constate que si l’esprit imagine et contrôle tout ce qu’il vit, plus personne
n’existe vraiment. Les identités ne sont plus fixées par des propriétés structurales et la
nécessaire logique ne tenant plus, les contrefactuels ont autant de réalité que la chair et
le sang des individus qui se transforment au gré des désirs et des intentions de l’esprit
démiurgique. À cet égard, la virtualité du dernier monde W14 est équivalente à l’autre
côté du miroir dont parle Michel Foucault, lorsqu’il réfléchit sur les hétérotopies84. Le
miroir, surtout depuis Orphée (1950) de Cocteau, est ce non-lieu cinématographique
par excellence qui fait passer les vivants dans le monde des morts avec ou sans billet
de retour, ou fait surgir le passé dans le présent comme dans les deux films à l’étude.

84
Michel Foucault (1984). Dits et écrits, Des espaces autres (conférence au Cercle d'études
architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
227

Les objets comme le miroir et les autres lieux et personnages qui meublent les mondes
intradiégétiques de ALO ont d’ailleurs été choisis par les scénaristes pour répondre à
ce paradoxe fertile, et ils ont été puisés parcimonieusement dans l’histoire du cinéma
pour lui emprunter ses plus puissantes propriétés : les opérateurs mobiliers.

6.1.3 Les opérateurs mobiliers

Les opérateurs mobiliers relèvent de la matérialité, de la physique et donc de l’espace


en trois dimensions d’un monde cinématographique. D’un point de vue logique, les
opérateurs mobiliers sont considérés comme des individus, soit des personnages, des
lieux et des objets qui meublent les mondes dans le film (WI), en incluant les
événements qu’ils provoquent et ceux qui les affectent. Ces individus construisent
l’horizon interne du récit filmique; ils remplissent l’intérieur du cadre, s’y déplacent,
et participent ainsi de l’iconicité de l’image cinématographique (relativement à la
plasticité). Qu’ils soient des personnages, des lieux ou des objets, les individus peuvent
dans un premier temps composer des figures dans le plan, par la disposition des lignes,
des angles et des courbes dont ils sont faits. Une fois qu’ils sont reconnus comme
individus diégétiques par les spectateurs, ils incarnent des signes iconiques, dont les
mouvements, les intentions et les relations composent à leur tour des énoncés
iconiques, qui servent les propositions narratives du récit par la manière dont ils sont
mis en scène. Les individus qui meublent les mondes possibles de la fiction constituent
des formes qui se détachent de l’arrière-plan, « des corps qui se meuvent sur le fond
immuable de l’étendue », pour emprunter une belle formule à Flaubert85.

Les opérateurs mobiliers connotent aussi un ou plusieurs mondes par l’évolution de


leurs propriétés dans le temps et participent ainsi au déploiement causal des événements
qui construisent la trame narrative du récit. En tant que corps ou substances qui
évoluent dans l’espace-temps, ils entretiennent un rapport étroit avec les lois de la

85
La tentation de saint Antoine, 1874, p. 173
228

biochimie, avec la physique du mouvement, avec les principes d’entropie et


d’irréversibilité et, par extension, avec le concept métaphysique de l’impermanence,
qui leur attribue un potentiel de signification un peu moins équivoque que les deux
autres types d’opérateurs. En somme, ces objets, lieux et personnages sont déterminés
par l’évolution de leurs propriétés, et les relations qu’elles entretiennent entre elles dans
l’espace et dans le temps. L’évolution de ces relations entre propriétés façonne un ou
plusieurs mondes, en fonction du degré de compossibilité entre l’état des propriétés à
un moment relativement à un autre dans la chaîne causale. Le degré de compossibilité
est bien évidemment déterminé en fonction des lois naturelles de notre monde réel dans
lequel, par exemple, il est impossible de renverser l’oxydation des cellules menant
éventuellement à la mort ou de voyager dans le passé. Les meilleurs exemples
cinématographiques qu’on puisse trouver de ce type d’opérateurs sont ces objets
technologiques ou magiques que la science-fiction et le merveilleux utilisent pour
assurer les passages entre leurs différents mondes incompossibles. Dans Cinéma,
machine à monde, Alain Boillat les appelle des passerelles intermondaines :

Ces artéfacts diégétiques garantissant la perméabilité entre les mondes, et donc à


la fois une mise en exergue de la dimension mondaine (la confrontation accentue
les contrastes) et l’exploitation narrative des interactions mondaines. Alors que
l’étanchéité entre les mondes ne destine les effets du parallélisme qu’au spectateur,
les passerelles permettent aux personnages d’en faire l’expérience, grâce à un
diégétisation qui n’est, à son tour, pas sans incidences sur le rapport instauré entre
le film et son spectateur. (Boillat, 2014, p. 103).

Ces passerelles permettent de réduire l’écart entre les différents mondes, de les rendre
réciproquement accessibles d’un point de vue logique et scientifique, même si la
technologie dont elles sont constituées relève la plupart du temps d’un opérateur
d’exception (cf. 3.6), qui a le pouvoir de violer les lois naturelles sans pour autant
expliciter son fonctionnement. Ces passerelles prennent, selon Boillat, la forme
minimale d’une porte ou d’un pont comme dans Stargate (1994) de Roland Emmerich,
d’un caisson comme dans Possible Worlds (2000) de Robert Lepage, ou d’une
technologie de voyage à travers le temps comme dans Back to the Future (1985) de
229

Robert Zemeckis ou Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais, d’une substance


chimique comme dans Inception (2010) de Christopher Nolan, d’un texte lu comme
dans The Butterfly Effect (2004) d’Eric Bress et J. Mackye Gruber, ou d’un écran
comme dans The Purple Rose of Cairo (1985) de Woody Allen. Ces passerelles
matérielles sont évidemment soutenues par ce que Boillat nomme un dispositif
métacinématographique relevant des opérateurs extradiégétiques de postproduction
que nous étudierons dans la prochaine section. Cette courte liste que dresse Boillat ne
suffit pourtant pas à illustrer le potentiel dramatique de ces opérateurs, qui prennent
beaucoup plus souvent qu’on ne le croirait des formes insolites, moins évidentes,
surtout lorsqu’ils sont à l’œuvre au sein d’univers dont le niveau de réalité n’est pas
aussi explicitement inaccessible que celui de la science-fiction ou du merveilleux.
Certains de ces opérateurs mettent d’ailleurs en relation les trois types d’individus, soit
l’objet, le lieu et le personnage afin d’effectuer un passage intermondain, à la manière
des surfaces réfléchissantes, des reflets spéculaires, et de la figure très
cinématographique du miroir.

Pour Michel Foucault, l’espace dans lequel on vit est défini par un faisceau de relations
qui caractérisent les lieux, ou les emplacements de manière irréductible. Pourtant,
certains lieux renversent et neutralisent ces relations en étant virtuellement liés à
l’espace de manière maximale, comme les utopies qui renvoient de manière irréelle à
l’ensemble de la société réelle dans une analogie inversée. Certains espaces ne sont
pourtant pas exactement irréels ou illocalisables étant donné leur réalité propre. Ces
espaces, comme celui qui s’ouvre infiniment dans la profondeur du miroir, Foucault
les nomme des hétérotopies :

Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils
reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les
hétérotopies ; et je crois qu'entre les utopies et ces emplacements absolument
autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d'expérience mixte,
mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c'est une utopie, puisque c'est
un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace
irréel qui s'ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis
pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me
230

permet de me regarder là où je suis absent − utopie du miroir. Mais c'est également


une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la
place que j'occupe, une sorte d'effet en retour ; c'est à partir du miroir que je me
découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce
regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est
de l'autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux
vers moi-même et à me reconstituer là où je suis; le miroir fonctionne comme une
hétérotopie en ce sens qu'il rend cette place que j'occupe au moment où je me
regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l'espace qui
l'entoure, et absolument irréelle, puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de
passer par ce point virtuel qui est là-bas. (1984, p. 47)

Foucault définit son hétérotopologie en classifiant les lieux autres en fonction de six
principes. Le premier principe veut que toute culture possède soit des hétérotopies de
crise, comme ces lieux sacrés et interdits des sociétés dites primitives, soit des
hétérotopies de déviation, comme les maisons de retraite, les cliniques psychiatriques
et les prisons qu’on trouve dans nos sociétés contemporaines. Le deuxième principe
stipule qu’un lieu autre doit exercer une fonction dans la société, à l’instar du voyage
de noces où se joue la défloraison des jeunes filles, ou du service militaire où les jeunes
hommes pouvaient manifester leur sexualité virile naissante, ces deux étapes
correspondant à un rite de passage devant se jouer en dehors de la cellule familiale. Le
troisième principe implique que « L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul
lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes
incompatibles. » (Foucault, 1984, p. 49), comme la scène du théâtre ou la salle de
cinéma. Le quatrième principe adjoint des hétérochronies par accumulation de
temporalités aux lieux autres comme les bibliothèques, les musées ou les archives en
général ou en suspendant le temps ordinaire sur le mode de la fête comme les villages
de vacances ou les foires des villes balnéaires. Le cinquième attribut à ces lieux « un
système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. »
(1984, p. 48) Enfin, le sixième principe recoupe en quelque sorte le deuxième en
stipulant que la fonction qu’exerce l’espace se joue entre les deux pôles extrêmes de
l’illusion et de la compensation. Foucault recourt ici à l’exemple des maisons closes
qui donnent l’impression à la population que la prostitution n’existe pas, ou encore
231

celui de l’hétérotopie des colonies jésuites en Amérique du Sud ou de la première vague


de colonisation au XVIIe siècle, des espaces autres qui viennent compenser les
imperfections de la société d’origine.

Le miroir

Le miroir comme la salle de cinéma, en tant qu’hétérotopies, entrent dans la perspective


de ces six principes en relation avec l’imaginaire, le désir, donc l’intentionnalité et, en
quelque sorte, selon une formule de Lacan, la « fiction de surface dont la structure
s’habille » (1973, p. 41). La fiction joue avec ces hétérotopies spéculaires sur deux
plans: 1) le jeu des miroirs dans le mobilier et 2) l’importance du regard de l’autre −
comme le développe entre autres Françoise Dolto dans L’image inconsciente du corps
– et, par extension, le rôle des spectateurs dans le jeu de réflexion et de projection
engagé à leur égard par les stratégies narratives et la mécanique du 7e art. S’il est utilisé
pour juxtaposer un champ et un contrechamp dialogique, pour montrer cet hors-champ
que regarde un personnage ou pour ouvrir un cadre dans un cadre, le miroir devient un
opérateur extradiégétique, pensé et utilisé uniquement pour les spectateurs, afin de leur
donner un point de vue inédit sur le monde et sur cette histoire dont ils sont les témoins
privilégiés. Il n’est toutefois pas rare que ces types d’utilisation des reflets spéculaires
soient tout aussi utiles dans le développement de la psyché d’un personnage et émulent,
en quelque sorte, le narcissisme primordial et les stades subséquents du développement
de sa personnalité dans sa relation avec son propre regard. Le miroir devient dès lors
un objet intradiégétique ouvrant non seulement sur un espace virtuel, un lieu autre,
mais donnant aussi accès à l’intériorité émotionnelle d’un protagoniste – les miroirs
dans Abre los ojos servent à faire surgir des propriétés appartenant au « passé » de
César, par exemple, et ouvrent par le fait même le monde de W14 à toutes les
incompossibilités dont il est constitué.

Les reflets spéculaires peuvent être considérés comme opérateurs de passage


cinématographique par excellence, compte tenu de leur utilisation historique comme
232

portail vers d’autres mondes, à l’instar du miroir liquide dans l’Orphée (1950) de
Cocteau − qui a aussi inspiré celui de Dreyer (Gertrud, 1964), de John Carpenter
(Prince of Darkness, 1987) et celui des Wachowski (Matrix, 1999). Pasolini voyait
d’ailleurs le cinéma comme le « “rendu spéculaire” du langage natif de l’action
humaine » (cité par Eco, 1972, p. 221). En se référant à une théorie lacanienne bien
connue, Christian Metz écrit dans Le signifiant imaginaire que le film est comme un
miroir, puisque les spectateurs arrivent à s’identifier à autre chose qu’à eux-mêmes
lorsqu’ils sont devant un monde auquel ils n’appartiennet pas.

Aussi le cinéma, « plus perceptif » que certains arts si l’on dresse la liste de ses
registres sensoriels, est également « moins perceptif » que d’autres dès que l’on
envisage le statut de ces perceptions et non plus leur nombre ou leur diversité :
car les siennes, en un sens, sont toutes « fausses ». Ou plutôt, l’activité de
perception y est réelle (le cinéma n’est pas le fantasme), mais le perçu n’est pas
réellement l’objet, c’est son ombre, son fantôme, son double, sa réplique dans une
nouvelle sorte de miroir […] L’enfant s’identifie à lui-même comme objet […]
Le spectateur, évidemment, a l’occasion de s’identifier au personnage de la fiction.
(Metz, 2002, pp. 64-65‑67)

Dans une mise en scène, les miroirs peuvent être doubles ou triples, et ainsi multiplier
l’effet de réflexivité, de dédoublement, ouvrir plusieurs plans dans un plan ou offrir
plusieurs angles d’un visage, connotant par le fait même de multiples personnalités,
parfois en conflit au sein d’un même individu. Se regarder dans le miroir représente
souvent un moyen de retourner dans sa mémoire pour y retrouver un événement
appartenant au passé (relatif au présent), ou pour y surprendre le reflet d’une apparition
impossible. Les miroirs suscitent parfois la peur d’y voir son propre reflet comme chez
les mélancoliques ou les anxieux; ils peuvent aussi être magiques, voire maléfiques, et
ne pas renvoyer le bon reflet, ou carrément se désolidariser de leur modèle comme chez
Aronofsky (Black Swan, 2010). Le trouble dissociatif de la personnalité est d’ailleurs
une stratégie narrative qui s’exprime le mieux par la contemplation de soi dans les
reflets spéculaires, comme chez les psychopathes, ou dans les miroirs brisés pour les
personnalités multiples et les psychés morcelées – comme celle de César en W14, qui
fait éclater un miroir (#100) lui renvoyant le reflet de son visage plein de cicatrices
233

alors qu’il avait été totalement reconstruit par une chirurgie plastique miraculeuse.
Enfin, les miroirs, comme signifiants de l’égo, du double, de l’autre, du juge et de la
vérité, peuvent devenir à l’occasion un symbole d’autoérotisme, ou d’érotisme tout
court, comme dans l’éternel paradoxe archétypal d’Éros et Thanatos.

Étant donné la nature spéculaire du 7e art, comme l’a suggéré Christian Metz, les
opérateurs mobiliers fonctionnent la plupart du temps en relation avec un personnage.
C’est donc dire qu’en plus de produire les hétérotopies propres au miroir, qui mettent
en relation les trois types d’individus filmiques, les passages intermondains sont
toujours pratiqués par et pour les personnages, ou ils sont du moins connotés par la
modification de l’une ou l’autre de leurs propriétés. Nous citions en début de ce
chapitre l’Esthétique du cinéma, dans lequel Jacques Aumont et ses collègues écrivent
qu’« Au niveau du modèle actantiel, le personnage de fiction est donc un opérateur,
puisqu’il lui revient d’assumer par le biais des fonctions qu’il remplit, les
transformations nécessaires à l’avancée de l’histoire. » (2001, p. 93). En qualité
d’opérateurs mobiliers, les personnages peuvent aussi adopter les stratégies et
propriétés des deux autres types d’opérateurs, hyperboliques et temporels, comme le
souvenir-image de Patrick Swayze dans Ghost (1990) ou le retour de tous les morts
dans J’accuse (1919) d’Abel Gance. Les personnages secondaires adoptent souvent
quant à eux la position de connotateurs, puisqu’ils incarnent non seulement un monde
spécifique par le jeu de leurs propriétés, mais poussent par le fait même l’une ou l’autre
des résolutions rendues possibles par la structure de l’univers cinématographique dont
ils font partie, par la position qu’ils adoptent dans le schéma actantiel. C’est d’ailleurs
la stratégie empruntée par les scénaristes de ALO et de VS. L’ambiguïté mondaine sur
laquelle repose ces deux récits compte particulièrement sur le travail des opérateurs
mobiliers, en les combinant avec des connotateurs hyperboliques et temporels, mais
surtout en confiant au protagoniste des objets comme le masque et en le confrontant à
des hétérotopies comme le miroir, pour signifier les passages sans utiliser les
234

passerelles intermondaines trop évidentes de la science-fiction et du


merveilleux/fantastique.

Dans le schéma actantiel de ALO, chacun des personnages secondaires adopte une
position favorisant le choix d’une interprétation particulière, tout en connotant par le
jeu de ses propriétés les mondes parmi lesquels César voyage durant son coma
cryogénique. Dans le monde de référence WR, par exemple, Pelayo est d’abord
caractérisé comme un simple faire-valoir, un adjuvant. Il connote le réalisme par ses
propriétés d’humilité et d’intégrité, mais il est surtout l’avatar de la loyauté qui manque
à l’amitié qu’il entretient avec César, le narcissique, dans le monde réel. En somme,
Pelayo est son miroir : un amalgame de toutes les propriétés qui auraient pu le préserver
des déconvenues qu’il subira par la suite − il est le représentant du réalisme et de la
vraisemblance (WR et WDéf) et c’est pourquoi on ne le voit jamais dans le monde des
rêves WOn. À la suite de l’accident, dans le monde WDéf, qui entretient une relation
dyadique non symétrique avec WR (cf. 3.5), Pelayo change soudainement de fonction.
En passant d’adjuvant à opposant − il assume pleinement sa position de rival dans la
conquête de Sofía, alors qu’il avait abdiqué très tôt dans WR −, il incarne une nouvelle
connotation, comme tous les autres personnages d’ailleurs, c’est-à-dire qu’il véhicule
l’hypothèse réaliste du complot. Blessé dans son amitié pour César, il a soudainement
le dessus dans leur relation de séduction auprès de Sofía et, de l’autre côté de l’élément
déclencheur, il reprend la position déloyale qu’avait adoptée César en WR, alors qu’il
cesse de faire passer la fraternité avant l’amour. Après l’accident, c’est à César de
souligner l’importance de leur amitié lorsque celle-ci est mise en jeu par la présence de
Sofia (#55) : leur relation s’est inversée. Par la suite, dans W14, Pelayo adopte presque
exclusivement des comportements qui connotent la jalousie, la suspicion et le
mensonge. Alors que César et Sofía vivent le parfait bonheur, il joue le rôle de second
violon, prend des photos du couple, lesquelles seront par la suite « trafiquées » pour
235

« faire croire » que Nuria est Sofía et que la femme de ses rêves jouée par Penélope
Cruz n’a jamais existé que dans ses fantasmes. C’est là, du moins, ce qui est compris
par les spectateurs favorisant l’hypothèse du complot. À la fin du film, dans le mode
tutoriel du rêve éveillé de W14x, Pelayo ne sait même plus qui il est tellement il a changé
de propriétés d’un monde à l’autre.

En tant que psychiatre, Antonio connote évidemment la folie au moyen d’une réflexion
sur le rêve et l’inconscient. Il est le représentant de l’onirisme et de la psychose de
César en W14, d’abord parce qu’il n’existe que dans ce monde, mais aussi parce qu’il
appuie autant l’hypothèse de la maladie mentale (#116) que celle du complot (#102),
lors de la résolution − alors que Duvernois explique à César qu’il doit se jeter dans le
vide (#126) pour se réveiller dans la réalité. Il est aussi un personnage qui crée de
l’ambiguïté narrative, puisque son entretien avec César dans la prison vient ponctuer le
récit du début à la fin, superposant son monde W14 à tous les autres grâce à la magie
du montage. En somme, le personnage du psychiatre constitue une stratégie permettant
d’expliquer les mécanismes à l’œuvre dans l’inconscient et le rêve éveillé tout en
maintenant le personnage principal − et les spectateurs avec lui − dans
l’incompréhension en raison d’une rupture constante de la chronologie du récit et de la
causalité des événements qui construisent son monde par rapport aux trois autres.

Serge Duvernois est non seulement le préposé au soutien technique de W14x (#85), mais
le plus grand défenseur de l’hypothèse d’un réveil dans le futur hypothétique de W2145,
puisque ALO se termine sur le modèle hégémonique du « whodunit » (#121). Il est un
connotateur de virtualité dès sa première apparition sur la terrasse du restaurant, où
Pelayo prendra la photo de Sofía et de César amoureux, quelques jours après l’entrée
de la conscience de ce dernier dans la réalité virtuelle de W14. Il revient ensuite dans le
bar (#85), alors que César commence à penser qu’il devient fou. Duvernois tente alors
de lui expliquer qu’il est dans un espace-temps perçu artificiellement, au sein duquel
ses désirs sont des ordres, et qu’il doit garder le contrôle sur ses pensées et souvenirs
236

afin de faire de cette réalité virtuelle un véritable paradis. Dans un certain sens, le rôle
de Serge Duvernois garantit la vraisemblance de l’hypothèse de la cryogénie et du
réveil dans le futur, si l’on reste dans les limites de ce que l’univers du film nous
impose. Rien n’empêche évidemment d’extrapoler et de sortir de ces limites pour
appuyer une autre hypothèse comme le fait Cameron Crowe avec ses personnages
supplémentaires des sept nains et de l’avocat Thomas Tipp. Il est important de noter à
quel point ce personnage prend encore plus d’importance dans VS sous le nom de
Edmund Ventura, allant jusqu’à pointer chacun des détails qui différencient
physiquement W14, avec ses Monet like skies, du monde un peu gris et tristounet de
WDéf.

Dans l’original espagnol, César se rend compte de la virtualité de W14 de la même


manière qu’il s’était rendu compte qu’il rêvait, suite à son accident de voiture : grâce à
la présence de nombreuses incohérences et redondances évidentes véhiculées par les
personnages secondaires. Par exemple, la question que lui pose Antonio « c’est quoi
pour toi le bonheur ? » (#72) crée un retentissement dans son esprit puisque c’est
exactement la même que lui pose Nuria juste avant de mettre la pédale au tapis et
d’envoyer la voiture contre un mur (#26). Nous pourrions alors parler ici de
« connotateur de virtualité », au sens où ce genre de coïncidence a quelque chose de
similaire au phénomène du déjà-vu qui provoque un fort sentiment d’irréalité. Si ce
dernier exemple n’est peut-être pas entièrement convaincant, puisqu’il est n’est pas rare
de se faire demander son idée du bonheur, le prochain est plus singulier. En effet, la
comparaison que fait Antonio entre le comportement de César qui se voit toujours
défiguré malgré l’opération (#115) et celle d’une personne anorexique qui se voit
grosse malgré la maigreur, est exactement la même dont se sert César pour figurer le
pouvoir de séduction que se refuse Pelayo dans le premier acte lors d’une partie de
tennis (#13). Il ne s’agit pas là de véritables opérateurs mobiliers, mais plutôt des
connotateurs qui viennent en renforts narratifs pratiqués par les dialogues, comme une
espèce d’intertextualité intermondaine agissant comme des échos entre les mondes. Les
237

personnages secondaires de ALO peuvent être considérés comme des connotateurs de


virtualité consolidant l’unité de la conscience intermondaine puisque, mis à part les
mondes réels WR et WDéf, tous les deux autres mondes sont produits par un seul esprit,
comme si la monade César n’avait plus de bornes qui limitaient ses perceptions dans
le palais de ses propres destinées.

Ces échos intermondains, qu’on peut aisément identifier comme contrefactuels (cf.
3.4), sont tellement importants dans W14, qu’on a l’impression qu’ils le divisent en
deux. Il y a le W14 dans lequel Sofía (l’objet de la nouvelle quête en WDéf) a l’apparence
de Penélope Cruz, et le W14 dans lequel Sofía se confond avec l’image et les propriétés
de Nuria (la femme fatale qui représente WR puisqu’elle n’existe que dans ce monde).
Ce contrefactuel majeur est encore une fois souligné par un passage en WOn, lorsque
César fait un cauchemar dans lequel il a toujours son visage déformé malgré l’opération
miraculeuse qui lui a redonné son apparence d’avant l’accident (#81). Or, pour garder
une certaine forme de cohérence visuelle, les deux actrices portent les mêmes boucles
d’oreilles lorsqu’elles incarnent Sofía. Le visage de Najwa Nimri remplace celui de
Penélope Cruz sur les dessins et les photos identifiés par César dans l’appartement –
certaines photos nous avaient bien entendu été présentées dans l’installation de
l’intrigue au premier acte, mais en plus du dessin dont il était l’auteur, pour ajouter de
la crédibilité à sa confusion, la photo prise au restaurant par Pelayo (figure 6.3) fait
aussi l’objet d’une supplantation d’identité entérinée par ce dernier. Ainsi, lors de la
scène du meurtre, au cours de laquelle César croit étouffer Nuria avec un oreiller, ce
sont les seins de Penélope Cruz qui lui révèlent son erreur, à lui et aux spectateurs en
même temps, puisque ceux de Nuria ne nous sont jamais montrés à l’écran – alors que
les boucles d’oreilles imposaient déjà une ambiguïté identitaire dans les gros plans. Les
seins qui apparaissent sous l’oreiller identifient le personnage de Sofia joué par
Penélope Cruz, mais connotent par le fait même l’erreur sur la personne et la
supplantation d’une apparence pour une autre. Dans ces derniers exemples, les dessins,
les photos, les boucles d’oreille et dans une certaine mesure les seins de Penélope Cruz
238

sont des connotateurs mobiliers qui suggèrent la cannibalisation de W14 par les
propriétés incompossibles de WR et WDéf.

Figure 6.3 Nuria qui supplante Sofía dans une photo prise par Pelayo

Dans la structure de VS, Brian Shelby est l’incarnation de la théorie du complot,


puisque sa position de faire-valoir en WR le fait passer de la position actancielle de
l’adjuvant à celle de l’opposant entre WDéf et W14. Or, comme nous l’avons suggéré
précédemment, Crowe se sert aussi de Shelby pour ouvrir son univers à certaines
interprétations possibles, comme celle proposée par certains internautes 86 , selon
laquelle le film en entier serait l’histoire racontée par le roman que Shelby écrit sous le
mécénat de David : « You’re paying me to write my novel, so you own me. » (#40)
Cette histoire de roman n’est pourtant pas la seule incartade que fait Crowe au sujet
scénario original. Il invente une cohorte de huit nouveaux personnages qui viennent
appuyer avec une certaine insistance cette hypothèse du complot en faisant concurrence
à la résolution du réveil en W2145. D’abord, les sept nains du conseil d’administration
(#22) de la compagnie dont David est actionnaire majoritaire − qui ont probablement
été créés en référence à l’univers de Disney, qui incarne le summum de l’imaginaire de
la cryogénisation −, attribuent de la crédibilité à la stratégie de l’usurpation du contrôle
de l’entreprise en poussant David à la psychose et ensuite au suicide. Ils représentent
une fausse piste (a red herring), de faux coupables, comme dans tout bon récit de
détective, si on privilégie l’hypothèse véhiculée par Ventura d’un réveil en 2145.

86
Op. cit. The Uncool. the official Website for everything Cameron Crowe. Récupéré de
<http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>.
239

Les personnages secondaires revêtent différentes connotations qui émanent des


différents changements dans leurs propriétés et relations, et qui représentent ainsi des
mondes spécifiques tout en faisant la promotion de certaines hypothèses plus ou moins
crédibles pour influencer la promenade inférentielle des spectateurs dans un sens ou un
autre. Les objets peuvent aussi servir la même fonction, en incarnant une quête
secondaire ou l’atteinte d’un objectif plus ou moins explicité, à l’instar du fameux
MacGuffin popularisé par Hitchcock et défini dans son interview de 1962 avec François
Truffaut87.

In the writings of Rudyard Kipling, any spy story written around that time or
period, concerns the stealing always of the plans of the fort. This was I would say
almost one of the original MacGuffins […] Now, really, they don’t matter. The
plausible and the logicians are always looking for the truth in the MacGuffin […]
My contention has always been, that although for the characters in the story they
are most vital, to me, the teller of the story, they’re absolutely nothing. (French
Moviegoer, 2016, part. 10)

Le MacGuffin constitue un dispositif ou un événement propre au Thriller qui est


nécessaire à l'intrigue et à la motivation des personnages, mais dont le public ne se
préoccupe pas vraiment. Le MacGuffin est souvent singulier, parfois absurde, alors que
la motivation du héros est universelle. Dans ALO, on peut identifier ce masque que
porte César, et qui lui a été offert en WDéf par les chirurgiens qui n’ont pas la capacité
technologique de lui refaire le visage, à une espèce de MacGuffin. Sorte d’appendice
superficiel, le masque est vu d’emblée comme un artifice lui permettant de ne pas
souffrir du regard hébété des autres, celui de Sofía d’abord, mais ensuite celui du
barman dans la boîte de nuit et finalement celui d’Antonio dans W14. À ce stade de son
développement psychologique post-traumatique, César cherche toujours à construire
sa personnalité en fonction du regard extérieur. Or, ce qu’il désire n’est pas rendu
accessible par cet artifice, puisque Sofía ne répond pas positivement à cet objet de

87
Récupéré le 30 mars 2021 de French Moviegoer [chaine YouTube], Hitchcock-Truffaut Episode 10:
The MacGuffin, ‘Foreign Correspondent’, 1940. (12 :40min)
<https://www.youtube.com/watch?v=U0kN4gcUp-
k&list=PLrwUnL23zrPvip0v2HuFysocXdw8Ut_k8&index=10>
240

mascarade (#41). Le masque dans WDéf, plutôt que de camoufler les défauts, augmente
le ridicule en ajoutant une propriété de déni à sa personnalité exacerbée d’orgueil, ce
qui n’est pas sans repousser tous les adjuvants de sa quête. Le masque permet
cependant un passage essentiel dans la structure de ALO. Tellement essentiel qu’il
relève autant des mondes intradiégétiques que de la production extradiégétique.
D’abord, le masque permet de créer un élément de continuité entre le César défiguré
de WDéf et le César qui peut être et paraitre comme il le désire dans W14. Dans le monde
des perceptions artificielles, dans la réalité virtuelle quasi paradisiaque permise par la
technologie de L.E., César se voit défiguré alors qu’il ne l’est plus. C’est le symbole
du Janus-bifrons, figure tournée simultanément vers le passé et l’avenir, vers le
commencement et vers la fin, qu’on retrouve comme connotateur symbolique dans la
scène qui précède l’entrée de la conscience de César en W14 (#52, figure 6.4). Ce Janus-
bifrons, figure du chaos primordial, annonce le dérèglement du monde de César, il
annonce et connote le passage de WDéf vers W14.

Figure 6.4 César Janus-bifrons

Le masque permet ainsi aux représentants de L.E. de pratiquer un joint diégétique


(figure 6.5) entre les deux mondes alors qu’ils écrasent dans la mémoire de César les
moments du rejet de Sofía, la recherche sur l’entreprise en cryogénie, la signature du
241

contrat et de sa clause 14 et enfin de son suicide. L’état d’ébriété dans lequel il se trouve
dans la boîte de nuit crée un créneau de souvenirs confus et de flous perceptifs qui
représentent un moment idéal pour appliquer un écrasement d’une partie de WDéf par
W14. Or, afin que le symbole du masque fonctionne, Amenábar s’assure qu’il soit
remarqué par les spectateurs : alors qu’il est complètement saoul, César jette son
masque par terre (#49) – désinhibé par l’ébriété – mais il le récupère (#51) quelques
minutes plus tard avant d’aller vomir aux toilettes.

Figure 6.5 Joint diégétique pratiqué par L.E. dans la mémoire de César

En théorie, il n’a plus besoin de son masque dans W14, parce que la technologie
médicale a réussi à mettre au point un moyen esthétique de lui redonner son apparence
initiale. Toutefois, à cause des remises en question suscitées par les invasions visuelles
de Nuria, se superposant au personnage de Sofía, et celles de son propre visage
déformé, se superposant dans les miroirs à son visage guéri, il est confus, comme nous,
et continue à porter son masque malgré les demandes incessantes d’Antonio son
psychiatre de l’enlever. L’identité ambivalente de César est maintenue à travers les
deux mondes parce que, dans son esprit, il reste le même individu en W14 et en WDéf,
puisqu’il garde la même propriété essentielle d’être défiguré et est toujours hanté par
la mémoire d’un amour naissant qui n’a pas survécu à l’accident de voiture.

L’effet de superposition – Nuria sur Sofía (figure 6.3), le rêve sur la réalité (figure 6.5)
242

et le visage déformé en W14 − est aussi véhiculé par les miroirs et leurs reflets comme
lieu autre. Les premiers plans, qui permettent à Amenábar d’installer la personnalité de
César, sont filmés dans la salle de bains, devant un miroir (#3). Le premier geste que
pose le personnage en se levant est de se regarder, reflet de son narcissisme, comme
pour s’assurer qu’il existe toujours, qu’il n’a pas disparu dans le vide urbain de WOn. Il
s’arrache un cheveu blanc, ce qui démontre l’importance qu’il accorde à sa jeunesse, à
sa beauté et à son apparence. Il boutonne sa chemise devant un autre miroir (figure 6.6)
et, satisfait de ce qui lui est renvoyé comme image, il se précipite dans le monde
extérieur.

Figure 6.6 Les miroirs dans ALO et VS

Lorsque César perd cette image de lui-même après l’accident de voiture, il ne sait plus
comment se définir. Défiguré, il ne peut plus jouer de ce narcissisme qui avait teinté
ses relations avec Pelayo, à qui il a ravi Sofía, et il fuit dorénavant les miroirs qui lui
renvoient son reflet. Cette nouvelle apparence repoussante transforme son narcissisme
en une mascarade abjecte (#54) et définit, par le fait même, la nature fondamentale des
relations entre propriétés qui construisent le monde WDéf. Après l’accident, le regard
des autres, connoté par les miroirs, l’oblige à prendre conscience de son orgueil, mais
aussi de son isolement. Le sentiment de suffisance que lui renvoyait le miroir de sa
salle de bains dans les trois plans liminaires (#3) n’existe plus, car dans WDéf ils lui
renvoient le reflet d’une nouvelle propriété connotant son incapacité à devenir adulte.
Dans WDéf, les miroirs connotent cette propriété de sa personnalité passée à laquelle il
243

n’a plus accès, en même temps qu’ils dénotent cette nouvelle réalité à laquelle il n’a
pas envie de faire face (#37). Alors qu’ils lui permettaient de prendre conscience de
son appartenance au monde dans WR, les reflets prennent, après l’accident de voiture,
la connotation contraire : ils constituent le symbole de sa propre mort par suicide (#40-
45) qui clôt WDéf. Amenábar se sert des miroirs comme opérateurs de passage, par la
cannibalisation d’une propriété de WDéf dans W14 (#81-100), alors que les reflets
permettent de laisser passer une propriété structurellement nécessaire du César défiguré
dans un monde où la reconstruction de son visage a réussi. Dans ce contexte, les miroirs
servent à opérer le passage d’une propriété appartenant à un monde passé qui est
incompossible avec les relations entre propriétés qui définissent le monde présent.
Dans un certain sens, le miroir comme objet permet de superposer un lieu et une
temporalité qui brisent la causalité de la pseudoréalité de W14 et qui lui donnent par le
fait même sa propriété essentielle d’être totalement virtuelle.

Chez Cameron Crowe, les miroirs servent le même type de passage que les
connotateurs spéculaires chez Amenábar. Évidemment, le réalisateur américain en
ajoute, afin de rendre la réflexivité de son récit avec la culture cinématographique
encore plus manifeste. Crowe place des miroirs partout où il le peut dans les plans
liminaires de VS. Le plus significatif est probablement celui qui est juxtaposé à la porte
de la salle de bains et à l’affiche du film À bout de souffle (1960) de Godard (figure 6.6).
Si le reflet que renvoient les miroirs de son appartement est directement lié à son image
dans le film, donc à sa personnalité, à son état psychique et à son caractère, celui que
renvoie l’affiche du film est indirectement lié aux thématiques de cette œuvre culte à
laquelle Crowe tente de rattacher la sienne. On peut ainsi conclure que l’hyperréalisme
et l’intermédialité à l’œuvre dans la version américaine connotent la virtualité du
paradis artificiel de W14 tout en faisant croire que l’univers qui s’y déploie fait partie
de la réalité des spectateurs : la vie est un film. Certains éléments de cette intermédialité,
comme les références culturelles, mais surtout la présence particulière de personnalités
publiques appartenant au monde réel des spectateurs (Steven Spielberg, par exemple,
244

à l’anniversaire de David Aames (#35)), servent d’opérateurs de passage entre


l’intradiégétique et l’extradiégétique afin de servir cette impression hyperréaliste
américaine que le film se déroule dans notre univers réel. Au contraire, l’onirisme et le
chaosmos définissent la structure entière du film espagnol, qui préfère rester fidèle à
ses origines baroques : la vie est un rêve.

Les opérateurs intradiégétiques pratiquent des passages narratifs entre les différents
mondes incompossibles d’un univers cinématographique. Ils permettent de briser la
temporalité d’une série de relations entre propriétés déterminant un monde, en créant
un événement incompossible dans la chaîne causale, qui ouvre sur un nouveau monde
en contredisant une loi fondamentale de notre réalité, ce que Umberto Eco a appelé un
opérateur d’exception. Cette opération crée un nouveau monde par mitose, en
changeant quelques-unes des propriétés essentielles ou des vérités logiques qui
déterminent le monde d’origine. Il peut opérer cette bifurcation dans la trame narrative
en déharnachant la conscience des contraintes du corps, en la libérant des principes de
la matérialité et de la causalité par l’effet d’une hyperbole comme le rêve, le coma, la
psychose ou un autre état de conscience altérée. Il peut aussi opérer cette bifurcation
dans une série causale en empruntant ce qu’Alain Boillat nomme une passerelle
intermondaine, un objet appartenant au mobilier d’un monde qui permet d’ouvrir sa
frontière sur un nouveau monde de manière incompossible. Cette ouverture correspond
souvent à une technologie qui n’est pas encore maitrisée dans notre réalité, un objet
inventé comme la cryogénie et le rêve éveillé dans ALO. L’ouverture est toujours
pratiquée en rapport avec les personnages, qui sont définis par la somme de leurs
propriétés et des relations qu’ils entretiennent avec celles des autres personnages, mais
aussi avec les lieux et les objets qui meublent le monde. Ces relations entre propriétés
attachent ainsi les individus à un monde précis et particulier. Le fait de changer l’une
ou l’autre de ces propriétés, qu’elles soient essentielles ou structurellement nécessaires,
245

crée un nouveau monde en faisant bifurquer la chaîne causale qui définissait le monde
d’origine vers une nouvelle série incompossible de relations entre propriétés.

L’opérateur mobilier peut donc être incarné soit par un personnage, soit par un lieu,
soit par un objet, ou bien encore rassembler ces trois types en une hétérotopie comme
le miroir ou l’intermédialité, la référence et la réflexivité. L’opérateur mobilier peut
aussi ouvrir une brèche narrative au sein des possibilités de développement causal du
récit. Un peu à la manière du MacGuffin d’Hitchcock, ce type d’opérateur ouvre sur
un monde possible en suggérant le développement d’une intrigue là où il n’y en a pas;
un fil d’Ariane rompu, un cul-de-sac. Tous ces opérateurs d’accessibilité
transmondaine appartiennent à l’univers du récit, aux mondes dans le film ; ils sont
intradiégétiques. Étant donné la double représentation cinématographique, ces
opérateurs intradiégétiques doivent être exprimés par des moyens extradiégétiques,
supportés par des opérateurs qui relèvent de la dénotation cinématographique. À
l’instar de ce que conclut François Truffaut dans son entretien avec Hitchcock : « Le
cinéaste n’a rien à dire, il a à montrer » (French Moviegoer, 2016, part. 10). Le prochain
chapitre présentera les opérateurs extradiégétiques qui permettent ce passage des mots
du scénario aux images de la production, en prenant en considération les habitudes
perceptives et interprétatives des spectateurs.

6.2 Les opérateurs extradiégétiques (monde du film) : audiovisuels

La phénoménologie de la perception a subordonné la vision au corps et à ses


mouvements dans le monde. Comme le précise Merleau-Ponty « Mon corps mobile
compte au monde visible, en fait partie, et c’est pourquoi je peux le diriger dans le
visible. Par ailleurs il est vrai aussi que la vision est suspendue au mouvement. On ne
voit que ce qu’on regarde. » (Merleau-Ponty, 1964, p. 17). La psychologie de la
perception ajoute que, derrière la vision, la conscience agit de manière intéressée et,
influencée par ses affects et son intentionnalité, elle est dirigée vers un objectif comme
246

la réalisation d’un désir, ce que Bergson expose, dans Matière et Mémoire, comme une
perception teintée de souvenir.

Ma perception, à l’état pur, et isolée de ma mémoire, ne va pas de mon corps aux


autres corps : elle est dans l’ensemble des corps d’abord, puis peu à peu se limite,
et adopte mon corps pour centre. Et elle y est amenée justement par l’expérience
de la double faculté que ce corps possède d’accomplir des actions et d’éprouver
des affections, en un mot, par l’expérience du pouvoir sensori-moteur d’une
certaine image, privilégiée entre toutes les images. D’un côté, en effet, cette image
occupe toujours le centre de la représentation, de manière que les autres images
s’échelonnent autour d’elle dans l’ordre même où elles pourraient subir son
action ; de l’autre, j’en perçois l’intérieur, le dedans, par des sensations que
j’appelle affectives, au lieu d’en connaitre seulement, comme des autres images,
la pellicule superficielle. Il y a donc, dans l’ensemble des images, une image
favorisée, perçue dans ses profondeurs et non plus simplement à sa surface, siège
d’affection en même temps que source d’action : c’est celle image particulière que
j’adopte pour centre de mon univers et pour base physique de ma personnalité.
(Bergson, 2012, p. 102)

La perception est donc sensori-motrice en raison de sa capacité à commander au corps


la meilleure manière d’agir et de réagir, mais elle est aussi conscience du temps, par sa
capacité à convoquer les souvenirs qui lui dicteront la meilleure manière de confronter
les mouvements du monde et de ses individus en fonction de leurs intentions. Au
cinéma, la caméra cherche à pallier l’immobilité des spectateurs par la mise en scène,
les rapports de cadre et les différents recadrages, l’esthétique de l’image, le rythme de
leur défilement et l’enveloppe sonore, entre autres artifices, en accordant chaque scène
à des émotions précises, véhiculées par les intentions des protagonistes auxquels les
spectateurs se sont identifiés. C’est dans cette perspective que Gilles Deleuze se sert
du concept d’image-mouvement pour traduire en termes cinématographiques la loi
bergsonienne selon laquelle « la perception dispose de l’espace dans l’exacte
proportion où l’action dispose du temps. » (2012, pp. 72‑73) Dans l’image-mouvement,
l’action est causale, et le temps cinématographique est subordonné au mouvement, en
ce sens qu’il est déterminé par l’intervalle qui s’écoule dans le passage d’un point A à
un point B, entre un mouvement reçu et un mouvement exécuté, une action et une
réaction, entre la manifestation d’un désir et le moment de sa réalisation, de son
247

émoussement ou de sa métamorphose. Dans le cinéma de l’image-mouvement, causal


et sensori-moteur, le temps est un intervalle de mouvement, il représente un
changement, une évolution, et c’est ainsi que chaque plan88 sert à propulser le récit vers
sa résolution, tout en créant de la surprise et du suspense, en véhiculant des émotions
inspirées par la crainte et la pitié.

La première dimension de cette image-mouvement est celle qui permet aux spectateurs
d’entrer émotionnellement dans l’univers filmique. Les opérateurs intradiégétiques
étudiés dans la section précédente l’incitent, s’ils sont bien utilisés, à s’attacher
émotionnellement à un protagoniste et à consentir à être victime de ce que Eco a appelé
le raptus mystique de la fiction. La deuxième dimension de l’image-mouvement,
exprimée par les opérateurs extradiégétiques, doit l’inviter à entrer dans l’univers
cinématographique avec son corps par ses émotions. Ce type d’opérateurs lui propose
une déclinaison de divers points de vue sur cet univers dont certains, subjectifs, lui
permettent de voir comme le protagoniste et d’autres, objectifs, lui font croire qu’il se
situe physiquement dans le monde intradiégétique (WI), en jouant avec ses habitudes
perceptives et interprétatives. Ces opérateurs extradiégétiques interviennent lors des
trois grands moments de la réalisation d’un film, soit la préproduction, le tournage et
la postproduction. Si le scénario − qui précède la préproduction − sélectionne les
opérateurs intradiégétiques en les mettant en contexte dans un récit, les trois moments
de la production de ce scénario permettent de choisir par quels moyens ce qui a été
imaginé et exprimé de manière linguistique se transformera lors de la production en
images en mouvement. Les mots du scénario doivent subir une transduction qui se
déroule en deux temps : 1) le choix des individus et de l’espace-temps dans lequel ceux-
ci entreront en relation et 2) la manière dont ils seront mis en scène pour être captés par

88
Deleuze parle plutôt d’image-perception, d’image-action, d’image-affection et d’image-pulsion qui
composent l’ensemble des plans qui relèvent de l’image-mouvement, en opposition à l’image-temps,
composée majoritairement d’opsignes et de sonsignes, « image optique et sonore pure qui rompt les liens
sensori-moteurs, déborde les relations et ne se laisse plus exprimer en termes de mouvement, mais
s’ouvre directement sur le temps. » (1983, p. 291‑293, Glossaire)
248

la caméra, la démarche qui leur permettra de passer de l’état d’individus profilmiques


à l’état d’individus cinématographiques.

Lorsque, par exemple, Cameron Crowe écrit dans son scénario :

ON BLACK
We hear a whooshing sound, getting louder.

A BLINK OF AN IMAGE
New York City from a perspective of flight, not an airplane,
a swooping diving shot. Back to black.

A WOMAN'S VOICE
Abre los ojos … open your eyes … open
your eyes …

INT. DAVID'S BEDROOM - EARLY MORNING

DAVID AAMES, JR., 32, swings out of bed and sits on the
corner of his mattress. It's a chilly New York City morning.
Early sunlight glows around the corners of his curtains.

A WOMAN'S VOICE

… open your eyes ...

He reaches behind him to shut off a slim voice-activated


clock-radio. He rises, a comforter draped around his
shoulders, and heads to the bathroom.

INT. DAVID'S BATHROOM - MORNING

David regards himself in the mirror of a beautifully-tiled


and well-appointed bathroom. In his thirties now, his looks
have only deepened and improved. He brushes his teeth. He
spots a gray hair, and holding tweezers, seizes and plucks
it.

INT. DAVID'S BEDROOM - MORNING

David puts on a shirt. Checks his wallet for money. His


bedroom is elegant and spare.

INT. DAVID'S NEW YORK CITY APARTMENT - MORNING


249

He slips down the stairs into the expansive living area of


this deeply-textured apartment. A stunning, inherited book
collection lines the walls.

INT./EXT. NEW YORK CITY GARAGE BELOW APARTMENT/STREETS -


MORNING

David starts up his dark green sports car, and roars onto
the New York City streets.

(Crowe, 2001, p. 1)

Ces trois scènes impliquent d’abord différents lieux : une idée aérienne de la ville de
New York, une chambre à coucher et la salle de bains attenante, la salle de séjour
richement décorée d’un appartement new-yorkais et son garage intérieur. Le choix de
ces lieux doit permettre aux spectateurs, dans un premier temps, de saisir en quelques
coups d’œil l’univers qu’on leur présente, le genre du récit qu’on leur raconte, le niveau
de réalisme du monde dans le film ainsi que la personnalité du protagoniste : David
Aames Junior, 32 ans ; on soupçonne un drame, mais les plans aériens qui nous font
entrer dans l’univers connotent aussi une ambiance métaphysique, mystérieuse, qui
dépasse les trivialités du quotidien89. Par la suite, le protagoniste, trentenaire séduisant
et bien nanti, doit trouver son visage, il doit être incarné par un acteur. Le choix de la
distribution implique à ce point une décision d’apparence, mais aussi, et surtout dans
le cas d’un film hollywoodien, une décision commerciale. Qui sera l’acteur qui portera
le film sur ses épaules ? Quel acteur attirera les foules lors de la première ? Après deux
Missions Impossibles, le plus récent film de Crowe, oscarisé et primé aux Golden

89
En ajoutant « not an airplane » dans la description de la première scène, Cameron Crowe précise à
ses lecteurs que le regard en plongée flotte dans les airs, mais surtout qu’il pique du nez : « a swooping
diving shot ». Le mouvement du regard épouse celui bien connu de l’âme errante et rêveuse de David
Aames, qui retourne habiter son corps, bref, un mouvement d’incarnation. Ce mouvement préfigure bien
sûr la plongée finale où David, qui vient de prendre conscience qu’il n’est effectivement qu’une âme
errante et rêveuse prisonnière d’un monde virtuel, plonge de l’édifice en espérant rejoindre son corps,
en espérant s’incarner à nouveau. Plus qu’une ambiance métaphysique, la scène d’ouverture initie le
mouvement en 4 étapes du film : le flottement, le vertige, la plongée et l’incarnation. On pourrait peut-
être même parler de « réincarnation », si on pense au mouvement de caméra en plongée qui ouvre le film
Enter the Void (2009) de Gaspar Noé.
250

Globes (Jerry McGuire, 1996), un chef-d’œuvre de P.T. Anderson (Magnolia, 1999)


et un autre de Stanley Kubrick (Eyes Wide Shut, 1999), Tom Cruise est au sommet de
sa popularité et il semble un choix indubitable pour incarner David Aames et porter le
film à son sommet.

Après avoir fait ce choix esthétique de l’espace-temps et des individus qui le


meubleront, chaque scène doit être divisée en action / signification, c’est-à-dire en
prises de vue, en plans de caméra. Chaque plan doit non seulement propulser le récit
vers sa résolution, mais aussi en porter le sens émotionnel. Le choix des angles, de la
distance focale et de la dimension du cadre et de ses recadrages doit toujours avoir
comme objectif principal de créer une émotion chez les spectateurs afin d’assurer leur
attachement affectif au récit et surtout au protagoniste – ce qui leur permet d’entrer
dans un monde possible sans se soucier de sa facticité, en oubliant que les mondes
filmiques ne sont que des ersatz. Comme le martèle David Mamet dans sa réflexion sur
la réalisation filmique, c’est en sachant de quoi parle une scène et de ses différents
plans, relativement à ce que désirent les protagonistes, qu’on parvient à déterminer
avec exactitude sa signification et, par le fait même, la manière dont elle doit être captée
par la caméra.

So you’re going to have to make an election as to what this scene is about. And it
is this election, this choosing not “an interesting way” to film a scene (which is an
election based on novelty and basically a desire to be well-liked) but rather saying,
“I would like to make a statement based on the meaning of the scene, not the
appearance of the scene,” […] So let’s suggest what the scene might be about. I’ll
give you a hint: “what does the protagonist want?” Because the scene end when
the protagonist gets it […] What does he or she do to get it—that’s what keeps the
audience in their seat. If you don’t have that, you have to trick the audience into
paying attention. (1992, pp. 10‑11)

Les différents stades de préproduction permettent d’imaginer à quoi ressemblera


l’univers et comment véhiculer chaque action faite par les individus qui le meublent
pour inciter les spectateurs à y pénétrer émotionnellement, d’y être inclus ne serait-ce
que comme témoins silencieux et (presque toujours) invisibles. L’étape suivante, celle
251

de la réalisation du film, sa production en tant que telle, permet d’incarner au moyen


de différents artifices ce qui a été imaginé précédemment. C’est souvent à cette étape
que le film « prend vie », que l’univers se met à exister objectivement, même si les
contingences de tournage font toujours en sorte que ce qui a été imaginé ne sera pas
exactement, parfois même pas du tout, ce qui sera projeté à l’écran. Le dépassement du
budget, la défection d’un acteur, une météo peu clémente ou une mutinerie au sein de
l’équipe de tournage contre le producteur ou le réalisateur peuvent entrainer des
divergences telles, entre le scénario et ce qui est imprimé sur la pellicule, qu’une
histoire extrêmement bien écrite peut donner un très mauvais film ou vice versa.
L’étape finale de la postproduction permet de créer l’illusion de la perception réelle en
combinant les plans qui ont été filmés lors de la réalisation dans un montage rythmé et
coloré, une enveloppe sonore convaincante, une trame sonore enlevante et souvent
même des effets spéciaux faits par ordinateur (computer generated imagery). À ces
trois temps de la production cinématographique correspondent évidemment des
opérateurs de passage spécifiques, si on considère le fait que l’opération ultime
d’accessibilité consiste à faire entrer et à garder les spectateurs au sein de l’univers
audiovisuel du récit, de même qu’à les en faire sortir satisfaits de l’expérience vécue,
et peut-être même forts d’un nouveau point de vue sur leur propre existence.

6.2.1 Les opérateurs de préproduction

Les opérateurs relatifs à la préproduction sont déterminés par les décisions prises à
partir du moment où un producteur finance la transformation des mots d’un scénario
en images en mouvement. Ces décisions concernent généralement la manière dont on
s’y prendra pour opérer cette transformation. C’est à cette étape qu’une transduction
permet aux deux articulations de la langue de devenir les trois articulations de l’image
cinématographique. D’abord, l’espace-temps et les individus qui y existeront doivent
être incarnés en des lieux spécifiques (location scouting) et par des personnes
appartenant à notre monde réel (distribution des rôles). Ensuite, les scènes du scénario
doivent être rigoureusement découpées en plans uniques. Enfin, chaque plan doit être
252

déterminé par un rapport de cadre − qui reste habituellement le même tout au long du
film sauf, comme on le verra, à quelque rares exceptions −, soit une dimension de cadre,
une profondeur de champ, un point de vue (angularité) ainsi qu’une composition qui
tient compte de la signification propre au mouvement et des habitudes de lecture de
l’image supportées par les codes de l’espace-temps diégétique (cf. figure 5.3).

La distribution des rôles

Ce qui a été mentionné en introduction au sujet de la distribution des rôles à Hollywood


et du choix de Tom Cruise comme acteur principal dans le film de Cameron Crowe
vaut pour n’importe quelle production. L’aspect commercial de la distribution des rôles
est indéniable, même pour un film d’auteur à très petit budget. L’apparence et le jeu de
l’actrice ou de l’acteur doivent non seulement propulser le récit vers sa résolution, mais
surtout permettre une identification émotionnelle de la part des spectateurs. L’acteur,
son apparence et son interprétation des propriétés et actions du personnage qu’il incarne
constitue la porte d’entrée principale dans l’univers de la fiction. Cette porte est
évidemment destinée aux spectateurs, qui ont fait le choix d’accrocher leur incrédulité
à l’entrée de la salle de projection pour la durée du film, de façon à vivre une expérience
qui sort de l’ordinaire tout en s’identifiant à un personnage qui leur ressemble, ou en
qui ils aimeraient se reconnaître. Comme l’écrit encore Eco dans sa réflexion sur
l’ontologie des personnages de fiction déjà citée : « To be permanently sentimentally
involved with the inhabitants of a fictional possible world we must then satisfy two
requirements: (i) we must live in the fictional possible world as in an uninterrupted
daydream; and (ii) we must in some way behave as if we were one of its characters. »
(2009, p. 93).

L’apparence de l’acteur et son jeu permettent d’incarner l’entièreté du personnage


principal en tant qu’objet sémiotique. Par exemple, la description que fait Crowe de
David Aames dans les premières scènes de VS : « In his thirties now, his looks have
only deepened and improved. » (2001, p. 1), devient l’expression d’un contenu, d’un
253

ensemble de propriétés qui le définissent comme figure à laquelle les spectateurs sont
appelés à s’identifier émotionnellement. Ainsi considéré, le personnage est un objet
sémiotique qui possède des caractéristiques physiques auxquelles devront correspondre
celles de l’être humain qui sera choisi pour l’incarner.

Being a set of properties, a fictional character is a semiotic object. I define so


every device by which an expression conveys a set of properties as its content —
provided one assumes that every expression (a word, an image or some other
device) is, as Searle has suggested, a peg for hanging descriptions, or
properties. (Eco, 2009, p. 89)

Les propriétés spirituelles d’un personnage − soit ses attitudes propositionnelles (son
intentionnalité), sa manière de désirer le ou les objets de sa quête, ses besoins
inconscients, ses émotions et souvenirs refoulés, son point de vue sur le monde, sa
boussole morale, son éducation, ses croyances, etc. − devront être jouées et seront, pour
ainsi dire, imprimées pour toujours dans le grain de la pellicule (ou les pixels de l’image
numérique). Cette différence du héros d’un film avec un personnage de roman est
capitale, et c’est ici que s’inscrit l’aspect mythologique, en face de l’aspect commercial,
propre à la distribution, comme l’expliquent Jacques Aumont et ses collègues dans leur
Esthétique du film :

Le star-system […] se définit doublement par son aspect économique et par son
aspect mythologique, l’un entrainant l’autre […] on forge pour le comédien une
image de marque en l’érigeant en star. Cette image se nourrit à la fois des traits
physiques du comédien, de ses performances filmiques antérieures ou potentielles,
et de sa vie « réelle » ou supposée telle. Le star-system tend donc à faire du
comédien déjà un personnage, en dehors même de toute réalisation filmique : le
personnage de film ne vient à l’existence que par le biais de cet autre personnage
qu’est la star. (2001, p. 94)

Le personnage est certes un opérateur, grâce à la position qu’il occupe dans le schéma
actantiel, mais l’acteur joue aussi un rôle important dans cette mécanique d’opération
de passage en inspirant l’identification des spectateurs à son interprétation. Ses
performances passées, les rôles qu’il a incarnés auparavant et les univers dans lesquels
254

il a été propulsé influencent l’idée que les spectateurs se font d’un acteur et encouragent
par le fait même certaines interprétations tout en affaiblissant les autres. Le choix de
reprendre Penélope Cruz pour jouer le rôle de Sofía dans VS prouve ce qui vient d’être
exprimé, en ce sens que la Sofía de ALO est reprise intégralement par Crowe –
devenant ainsi un intertexte ou un personnage à l’identité transmondaine −, ce qui a
pour effet de lier d’une certaine manière la reprise américaine à l’orignal espagnol tout
en augmentant l’effet de spirale qui peut être interprété dans la structure des deux
univers. Se pourrait-il que, selon l’hypothèse de l’affreux cauchemar, César se soit
réveillé dans la peau de David Aames, suite à sa chute du haut de l’immeuble de Life
Extension à Madrid ? Est-il possible que, d’emblée, Cameron Crowe réfère au film
d’Amenábar pour activer peut-être l’attachement émotionnel de certains spectateurs
qui auraient vu et apprécié l’original espagnol ? Ce serait probablement une stratégie
originale que de faire entrer les deux univers dans une espèce de multivers, un
chaosmos onirique et métaréférentiel qui inscrit les deux séries d’événements comme
une suite à la causalité ambiguë, mais rendue possible grâce à cette présence de l’actrice
madrilène jouant le même rôle dans les deux films. Chose certaine, en utilisant la voix
hors champ de Cruz enregistrée sur le réveille-matin de David, d’abord inversée et
parlant espagnol, Cameron Crowe annonce assez clairement son intention : ceci est une
adaptation américaine d’Abre los ojos.

Les lieux de tournage

Les lieux de tournage doivent servir à incarner non seulement l’espace − qui est, selon
le réalisateur phare de la Nouvelle Vague Éric Rohmer (Maurice Schérer), la forme
générale de sensibilité la plus essentielle au cinéma 90 −, mais également le temps
diégétique et ses références historiques. L’espace diégétique, en incarnant un lieu
géographique et une époque, une culture et un mode d’existence, connote par la même
occasion une ou plusieurs émotions dans sa mise en scène, par la plasticité de sa

90
Maurice Schérer, Revue du Cinéma, no 14, juin 1948. (Cité par Martin, 2001, p. 225)
255

représentation. Comme l’écrit Marcel Martin dans son chapitre sur le traitement de
l’espace cinématographique, un lieu peut être construit de deux manières différentes,
soit 1) en reproduisant intégralement un espace réel, comme le Zabriskie Point
d’Antonioni et 2) en fragmentant divers espaces réels pour les recomposer en un seul
espace diégétique : nombre de films d’époque se déroulant à New York, Paris ou
Chicago ont été tournés dans le vieux Montréal grâce à la manière privilégiée dont les
bâtiments datant du début du siècle dernier y ont été préservés (The Aviator, The
Curious Case of Benjamin Button, X-Men, etc.)

Le cinéma traite l’espace de deux façons : ou bien il se contente de le reproduire


et de nous le faire expérimenter par des mouvements d’appareil (« Avec les
mouvements d’appareil, écrit Balazs, l’espace lui-même devient sensible et non
pas l’image de l’espace représentée dans la perspective photographique91 ») ou
bien il le produit en créant un espace global synthétique perçu par le spectateur
comme unique, mais fait de la juxtaposition-succession d’espaces fragmentaires
qui peuvent n’avoir aucun rapport matériel entre eux. (Martin, 2001, p. 226)

Qu’il soit produit ou reproduit, intérieur ou extérieur, fermé ou infini, l’espace


diégétique est dramatique, narratif, et il incarne une réalité esthétique. L’espace ainsi
représenté et aussi représentant, en ce sens qu’il peut exprimer une localisation, il peut
désigner un lieu par ses relations entre propriétés topiques et mobilières ; il peut aussi
évoquer un déplacement par la représentation d’une trajectoire, d’un voyage, et
provoquer par le fait même les bouleversements internes d’un personnage, à l’instar du
changement du paysage dans le train qui mène William Blake (Johnny Depp) à la ville
frontière de Machine dans le film Dead Man (1995) de Jim Jarmusch. Les lieux de
tournage ont pour objectif précis d’évoquer tout d’abord un endroit géographique et
une époque, mais aussi de composer l’ambiance émotionnelle des scènes qui y seront
jouées et de servir esthétiquement le conflit qui s’y trame. Les lieux de tournage
servent à rendre compte de l’espace intérieur du personnage, qui provoque ou subit ce
conflit, à incarner symboliquement (par une loi ou une habitude) ou à refléter

91
« Le cinéma, p. 131 (la traduction est de moi) »
256

métaphoriquement (par ressemblance ou similitude) son intériorité, composée de


besoins, de désirs, d’ombre et de sentiments ou de souvenirs refoulés. Les lieux, par
leurs propriétés représentées et esthétisées, peuvent à cet égard servir d’éléments
créateurs de parallèles ou de contrastes entre certaines qualités définissant les
personnages, comme l’immense appartement froid de César comparativement au petit
fouillis accueillant de Sofía.

Les espaces dramatiques peuvent encore agir comme symboles d’un événement à venir,
d’un monde possible. Les phénomènes naturels, par exemple, liés aux espaces
extérieurs peuvent servir à illustrer le temps qui passe avant un événement important,
comme ces trop populaires timelapses qui pullulent dans les plans de paysage ou les
séquences accompagnant un générique (House of Cards). Ils peuvent aussi agir à titre
de protagonistes prophétiques, qui agissent sur la destinée des héros et des héroïnes, ou
qui laissent du moins présager l’inéluctabilité de leurs actions et l’implacabilité de leur
destin. Dans Cinematic Storytelling, Jennifer Van Sijll donne l’exemple de l’éclipse
solaire dans le film Dolores Claiborne (1995), qui offre une fenêtre idéale pour
commettre un meurtre tout en proposant une analogie de forme avec le fond du puits
rond dans lequel la protagoniste pousse son mari (2005, fig. 100). La forme du
phénomène naturel de l’éclipse et la fenêtre d’espace-temps obscure qu’il ouvre,
donnent cette impression de l’inévitabilité du crime, comme si Dolores était
prédestinée à commettre ce meurtre à cet instant précis, son geste ayant été filé par les
Parques et inscrit depuis la nuit des temps dans le livre des destinées racontant l’histoire
de son monde 92 . L’esthétique des lieux se définit par les différentes manières de
représenter l’espace par la plasticité et l’iconicité du faisceau de relations entre les
propriétés dont ils sont constitués. La singularité de ces représentations permet à
l’occasion de différencier les mondes possibles dans un univers à caractère onirique, à

92
Cette référence au livre des destinées racontant l’histoire d’un monde possible est puisée dans le récit
du rêve de Théodore fait par Leibniz dans son Essais de théodicée, §415-417, et qui illustre son concept
de meilleur des mondes.
257

l’exemple du New York sous la pluie, du corridor de l’hôtel, du complexe niché dans
les montagnes enneigées et du monde dystopique en effondrement, qui représentent les
quatre niveaux de rêve dans le film Inception (2010) de Christopher Nolan. Dans
d’autres cas, une inversion énantiomorphe, par exemple, peut servir à différencier un
même lieu dans deux mondes différents − comme la chambre d’étudiant d’Evan
(Ashton Kutcher) dans The Butterfly Effect (2004), qui est inversée telle une image vue
dans un miroir pour signifier que le cours de la réalité a bifurqué vers une nouvelle
trame causale suite un remaniement du cours des événements passés.

Dans cette perspective, pourquoi Amenábar et Mateo Gill ont-ils choisi Madrid pour
mettre en scène leur histoire de maturation ? Dans la même veine, pourquoi Cameron
Crowe a-t-il choisi d’incarner sa version dans la ville cosmopolite par excellence, New
York? On pourrait dire que plus on tombe de haut, plus la chute semble extraordinaire!
Il aurait été de toute évidence beaucoup moins dramatique de représenter la chute d’un
personnage depuis le sommet de l’échelle sociale dans un petit village de fond de rang.
Si on veut que la chute du héros convoque de la pitié chez le spectateur, comme le
suggère Aristote dans sa Poétique, on doit s’assurer qu’elle soit la plus grandiose
possible, afin de convoquer par le fait même l’angoisse de l’écrasement. Il serait
difficile de trouver mieux que New York pour faire fortune dans l’édition et la
publication, comme il serait difficile de trouver mieux que Madrid pour hériter d’une
chaîne hôtelière espagnole. Les deux villes choisies, soit les métropoles de leur pays
respectif, permettent d’appréhender la dégringolade la plus intense que la situation
initiale autorise, en plus de faire intervenir des phénomènes propices à la perte de
repères spatiaux et mémoriaux, mais aussi de représenter la ville comme un labyrinthe,
c’est-à-dire

Oubli de soi, de ses déterminations spatio-temporelles, de la façon de retrouver


son chemin. Le labyrinthe, c’est l’errance, une multitude de choix à faire, si son
tracé est à ligne brisée, qui enfonce le sujet toujours plus profondément dans la
confusion […] Le labyrinthe comme lieu de musement et d’une errance de la
pensée est défini non pas tant à titre de résultat ou de tracé, d’artéfact dont on peut
258

apprécier la forme ou la beauté, mais comme processus subjectif, trajectoire de


connaissance, un espace-transit, lieu à la fois d’un transit et d’une transition.
(Gervais et al., 2002, p. 27)

L’impression dédaléenne des représentations urbaines est d’autant plus importante que
les deux réalisateurs ont découpé les lieux de manière à briser le joint spatial qui les
unit dans la ville. Les scènes se déroulent comme dans de petits mondes détachés de
l’ensemble, qui devraient les unir de manière cohérente et qui aboutissent après moult
détours en un centre, le toit de l’immeuble avec son préposé au soutien technique
comme Minotaure « qui est miroir, miroir de la mort et de la naissance, lieu profond et
inaccessible de toutes les métamorphoses », comme l’écrit Michel Foucault dans
Raymond Roussel (1992, pp. 112‑113). Le labyrinthe de la métropole, lieu par
excellence de l’oubli par la perte de repères et grâce à l’égarement permis par le dédale
inextricable d’une architecture complexe, assure au sujet la reconstruction de son être,
nécessitant la remise à zéro de ses connaissances, suite à la rêverie ludique permise par
la perte de mémoire. Cette rêverie ludique, ou musement, ce « Jeu Pur » et affranchi de
toutes règles, chez Peirce, est conséquence de la confusion qui règne dans un espace-
temps transitoire, permettant à l’esprit de reconstruire sa conception du monde dans
une nouvelle structure, libérée de l’ordre des choses préétabli, de la causalité.

Une autre connotation spatiale importante dans ALO est celle qui oppose le parc
ensoleillé dans le monde onirique (WOn) à la cellule de prison sombre et exiguë de la
réalité virtuelle (W14). Le premier lieu connote le rêve et le bonheur intense de la
passion amoureuse ; l’autre, la perte des libertés et de la santé mentale de César dans
un monde qu’il n’arrive pas à saisir et dont il est exclu. Entre ces deux lieux connotés
se trouve la boîte de nuit − endroit des plus impersonnels, déshumanisés et quasiment
hétérotopiques −, où César entame la saoulerie qui permettra à L.E. de pratiquer le joint
intermondain entre WDéf et W14 en écrasant son suicide (#58, #122). À la fin des deux
films, dans lesquels l’être humain joue à Dieu en repoussant les limites de la mort
physique, le Minotaure Serge Duvernois, maître du monde de la réalité virtuelle, attend
259

César sur le toit d’un gratte-ciel (#121), qui offre au regard un horizon à perte de vue
sur une ville supposément vide. Comme une page blanche, cet espace « gravide » dans
lequel se jette le héros (#132) est à l’image des trois fins et de leur égale possibilité. Le
film s’ouvre autant spatialement que diététiquement. On peut faire exactement la même
analyse avec les lieux fréquentés par David Aames dans VS, les deux films s’ouvrent
d’ailleurs sur des icônes touristiques de chaque ville : la Gran Via pour Madrid et Times
Square pour New York.

Les différents rapports de cadre

Bien que le rapport de cadre ait beaucoup changé depuis la création du cinéma, qui est
passé du format académique de 1.37:1 (1929) au cinémascope optique 2.39:1, pour
s’ouvrir sur la mégaprojection dite « Triptyque » 4:1 du Napoléon d’Abel Gance
(1927), celui-ci tend aujourd’hui à se stabiliser depuis l’arrivée des formats vidéo de
qualité cinématographique (figure 6.8). Le format panoramique 2:1 univisium, mieux
connu sous l’appellation « série Netflix », est probablement le format le plus répandu,
si on se fie à l’audimat de la chaîne en flux continu et au fait que de plus en plus de
gens boudent les cinémas pour consommer des séries à l’excès dans le confort de leur
salon, sur des écrans de plus en plus sophistiqués. Sa versatilité en fait un format très
populaire, puisqu’on peut le « réduire » en format « letterbox » (1.85:1 ou 2.35:1), pour
lui donner un effet de panoramique triché, ou le garder en format plein écran. Ce format
doit aussi sa popularité au fait que la plupart des caméras d’aujourd’hui – sans compter
les téléphones intelligents − offrent des options vidéo intéressantes, proposant le format
16:9 en qualité 8k. Ceci dit, la popularité de ce format fait en sorte que certains
créateurs s’engagent dans l’utilisation de formats moins répandus afin d’attirer
l’attention sur l’importance des dimensions du cadre dans la composition d’une image
en mouvement. Le film Mommy (2014) de Xavier Dolan offre un excellent exemple du
rapport de cadre comme opérateur d’accessibilité (figure 6.7). Comme il a tourné la
plus grande partie de son film dans un format carré (1:1), comme l’avait fait Gus Van
260

Sant avec Elephant (2003), pour donner l’impression que les personnages sont étouffés
par un horizon restreint et des limites imaginaires, Dolan fait ouvrir le cadre à son
personnage de Steve (Antoine Olivier Pilon) qui, écartant les bras et poussant les larges
bandes noires qui flanquaient l’image, offre enfin un cadre plus large aux spectateurs
(1.85:1), ce qui suggère une soudaine délivrance, le personnage s’écriant « liberté »
pour assurer le passage entre l’ambiance étouffante et une fulgurante bouffée
d’euphorie.

Figure 6.7 Mommy (2014) de Xavier Dolan Figure 6.8 Les différents rapports de cadre

L’artifice s’est révélé efficace, il a été applaudi lors de la projection du film à Cannes,
mais opère-t-il vraiment un passage intermondain? Les propriétés mondaines ne
changent pas, l’univers reste le même, mais le point de vue sur l’existence subit un
261

revirement à 180º qui permet au trio de vivre pendant un court instant dans une
perspective de félicité et dans l’espoir d’une vie normale et heureuse, connotée par le
format le plus courant, le panoramique 1.85 :1. En ce court instant, le monde dans
lequel ils ancrent leur réalité change de propriétés, alors que l’espace-temps
intradiégétique du monde dans le film fusionne avec les artifices de l’univers
extradiégétique de la production, la fiction se dévoilant furtivement pour donner une
impression de grandeur momentanée, en contrepoint avec le reste du film, qui retourne
à son format original carré après cet instant éphémère.

Le fait d’attirer l’attention des spectateurs sur le format du cadre peut être un couteau
à double tranchant. Alors que cet artifice cinématographique souligne à gros traits
connotés la fictionnalité du monde représenté et fait sortir l’esprit des spectateurs de
l’univers intradiégétique, selon les principes de la métafiction, il peut arriver que
certains n’arrivent plus à y retourner et perdent la capacité à suspendre leur incrédulité.
Or, Dolan avait déjà expérimenté avec le jeu des cadres dans Tom à la ferme (2013),
en introduisant un format letterbox (2.35:1) dans certaines scènes afin d’en écraser les
personnages verticalement. Wes Anderson est aussi reconnu pour changer plusieurs
fois le format de ses images afin d’appuyer le thème ou la temporalité dans chaque
séquence de ses films. Son film de 2014, Grand Budapest Hotel, utilise trois différents
rapports afin de connoter l’histoire du cinéma et l’évolution de ses formats durant les
trois grandes périodes que son film met en scène, soit le rapport 1.33:1 pour les années
30, le 1.85:1 pour les années 40 et le 2.35:1 pour représenter les années 80. Les rapports
de cadre, utilisés de cette manière, deviennent des connotateurs temporels, puisqu’ils
permettent d’identifier les différentes époques mises en scène, dans un va-et-vient
appuyé par le montage, avec ses ellipses et ses retours en arrière.

Alejandro Amenábar et Cameron Crowe ont tous deux opté pour un ratio d’image
panoramique de 1.85:1, le format le plus utilisé dans les œuvres de fiction avant Netflix.
Ce format dit « cinémascope », amputant un peu sur la hauteur, a été inventé dans les
262

années 1950 pour faire concurrence à la montée en popularité de la télé et son format
carré 4:3, dans l’espoir d’attirer les foules au cinéma en offrant une expérience plus
grandiose. Le rapport de cadre n’agit donc pas, dans les deux films à l’étude, comme
opérateur d’accessibilité, comme il le fait chez Dolan et Anderson.

La caméra

Sans vouloir trop simplifier le sujet, prenons en considération le fait déjà évoqué que
la caméra remplace parfois la perception consciente des spectateurs lorsque le point de
vue est objectif et qu’elle la fait passer par le regard du protagoniste lorsque le point de
vue est subjectif. En fait, comme le rappelle Sydney Lumet « If the movie has two stars
in it, I always know it really has three. The third is the camera. » (1996, p. 76) Il est
aussi important de rappeler qu’il est extrêmement rare, dans la persception ordinaire,
d’observer quoi que ce soit qui ne soit pas animé de mouvement. Les opérateurs et
connotateurs de passage intermondain relatifs à la caméra peuvent dans cette
perspective être déclinés en deux variables : 1) les différents types de mouvements de
caméra, incluant paradoxalement la caméra fixe, et 2) l’échelle des plans relatifs aux
différentes lentilles. Dans un premier temps, les mouvements de caméra (que les
techniciens français appellent le recadrage) peuvent être déclinés en trois grands types.
Tout d’abord le non-mouvement ou la caméra fixe, ensuite les mouvements effectués
par une caméra fixée sur un trépied, reproduisant les mouvements des yeux et de la tête
et, finalement, les mouvements reproduisant les déplacements du corps dans l’espace.
Dans un deuxième temps, l’échelle des plans et les différents types de lentilles
comprennent inévitablement d’autres données dont la dimension du cadre, la
profondeur de champ, la longueur focale, l’angularité du point de vue, la distorsion
optique et la compression de l’espace. Tous ces éléments déterminent la capacité de
véhiculer des émotions et d’opérer des passages intermondains à l’aide de l’appareil de
captation visuelle en fonction des différentes significations attribuées à chacun dans le
contexte d’une production cinématographique ; la sémiotique des mouvements de
caméra étant déterminée par les habitudes interprétatives (cf. figure 5.3).
263

La caméra fixe

Le non-mouvement est une manière de filmer assez éloignée de notre expérience de la


réalité comme conscience qui expérimente le monde par son incarnation dans un corps
possédant cinq sens. Mis à part les nombreux écrans qui meublent notre environnement
quotidien, il est assez rare de s’arrêter pour fixer quelque chose sans même bouger les
yeux. Quand cela arrive, le premier réflexe consiste à de tomber dans la lune, to zone
out disent les anglophones, c’est-à-dire de retirer momentanément notre attention du
lieu où nous nous trouvons physiquement, alors que notre regard se tourne vers notre
for intérieur, rempli d’images-souvenirs et d’impressions mémorables. Le plan fixe
acquiert souvent une signification particulière lorsqu’il apparaît dans une scène, il
connote plutôt l’attention que le regard. Il est objectif, en ce sens qu’il ne prolonge pas
le regard d’un protagoniste, il présente un espace-temps et des événements qui sont
destinés uniquement aux spectateurs. Le plan fixe représente le meilleur moyen de
donner une information qui doit être exclusive à l’auditoire puisque, habituellement, il
n’est endossé par aucun habitant de l’univers filmique. Jennifer Van Sijll ajoute qu’une
composition statique peut aussi servir à encourager la comparaison de deux plans
similaires fournissant des informations complémentaires ou contradictoires,
l’immobilité facilitant l’observation des changements qui y ont été apportés (2005,
part. 67). Cadrées comme une carte postale, les compositions immobiles de paysage,
que l’on voit ici et là dans les Westerns par exemple, permettent de véhiculer la
spaciosité de l’environnement comme l’immuabilité du temps et de la destinée des êtres
qui y existent, minuscules et vulnérables comme des insectes.

Le plan fixe peut aussi servir de contrepoint à un plan plus instable afin d’en souligner
l’importance. Jumelé à une séquence filmée en caméra à l’épaule, le plan sans
mouvement permet de renforcer l’impression de danger, de déséquilibre et
d’irrégularité. Amenábar utilise cette méthode pour passer de son monde réel WR où
survient l’accident de voiture, vers le monde onirique WOn qui meuble les trois
semaines durant lesquelles César est dans le coma. L’accident est capté par une caméra
264

installée sur la banquette arrière de la voiture, très instable, et la séquence est renforcée
par un montage rapide et arythmique (#29), suivi d’un fondu au noir, d’un fondu
d’ouverture (#30) et de trois plans fixes d’un parc ensoleillé, rempli d’enfants qui
s’amusent et de personnes âgées qui jouent aux cartes (#31). Le contraste du
mouvement chaotique vers la fixité renforce ainsi le tragique de l’accident, mais
souligne en même temps l’aspect extraordinaire ou irrégulier de la séquence onirique
qui suit. Cameron Crowe se sert du même effet pour passer du monde onirique WOn de
la séquence d’ouverture de VS, dans laquelle David Aames est affolé par la vacuité de
Times Square, et le plan suivant dans lequel il se réveille en WR, son monde réel, dans
la même position, les bras en croix, à l’envers dans son lit (#11-12-13). Les plans du
monde onirique sont animés par plusieurs mouvements, la caméra suivant la course du
personnage et la séquence montée (montage cut) sur la musique enlevante de Mint
Royal est ponctuée de flashs symboliques de la culture américaine. Après une coupe
franche connotant un réveil en sursaut, Crowe met en contrepoint de cette séquence
rapide un plan fixe de David à l’envers sur son lit, réveillé au son de son réveille-matin
sur lequel Julie Gianni (Cameron Diaz) a enregistré sa voix : « Daaaviiid… Open your
eyes! » − par opposition à la voix de Penélope Cruz qui avait ouvert la séquence
onirique du prologue (#2).

Dans un plan fixe, ce sont d’abord les déplacements et mouvements des individus du
monde qui attribuent un certain dynamisme à l’image. Lorsqu’il est utilisé sur une
longue séquence, le plan fixe peut avoir pour effet d’installer une distance entre les
personnages et les spectateurs, qui finissent par avoir l’impression de ne pas être
intégrés à l’action, d’avoir été éjectés du monde dans le film. Il arrive aussi que certains
réalisateurs composent l’entièreté de leur récit avec des plans fixes pour utiliser cette
distanciation de manière esthétique. C'est le cas de plusieurs films du réalisateur
japonais Yasujiro Ozu, dont son dernier, Le goût du Saké (1962), dans lequel les
spectateurs ne sont plus appelés à pénétrer le monde cinématographique avec leur
corps, l’immobilité des plans les gardant bien d’appréhender le déploiement de
265

l’intrigue en s’identifiant de manière sensori-motrice au protagoniste, par l’intensité


d’un système d’actions et de réactions. La fixité du cadre, en plus de sa composition
linéaire et très symétrique, les incite plutôt à se sentir et à se comporter comme les
témoins immobiles et extérieurs d’un drame que la mise en scène ne cherche pas à
mettre sous tension, mais qui aspire plutôt à connoter la banalité et la monotonie dans
les infimes variations d’un quotidien ordinaire. Les plans fixes chez Ozu sont pour
Gilles Deleuze de pures contemplations, qui délestent les images de leur devoir propre
au storytelling de connoter du conflit et de l’opposition dans le mouvement, et libèrent
les sens des spectateurs pour les placer en relation directe avec l’impression du temps
et de la pensée :

Dans la banalité du quotidien, l’image-action et même l’image-mouvement


tendent à disparaitre au profit de situations optiques pures, mais celles-ci
découvrent des liaisons d’un nouveau type, qui ne sont plus sensori-motrices, et
qui mettent les sens affranchis dans un rapport direct avec le temps, avec la pensée.
Tel est le prolongement très spécial de l’opsigne : rendre sensible le temps, la
pensée, les rendre visibles et sonores […] Une situation purement optique et
sonore ne se prolonge pas en action, pas plus qu’elle n’est induite par une action.
Elle fait saisir, elle est sensée faire saisir quelque chose d’intolérable,
d’insupportable. […] Il s’agit de quelque chose de trop puissant, ou de trop injuste,
mais aussi parfois de trop beau, et qui dès lors excède nos capacités sensori-
motrices […] Ozu lui-même n’est pas le gardien des valeurs traditionnelles ou
réactionnaires, il est le plus grand critique de la vie quotidienne. De l’insignifiance
même il dégage l’intolérable, à condition d’étendre sur la vie quotidienne la force
d’une contemplation pleine de sympathie ou de pitié. (1985, pp. 28‑30)

On pourrait même pousser l’interprétation des cadres fixes chez Ozu comme étant une
volonté de faire de ses lieux − le bureau de Hirayama San, les bars où il se saoule au
Sake et son domicile – de petits mondes étouffants auxquels correspondent un point de
vue particulier et une réflexion sur la trivialité de la codification japonaise des
comportements et de l’existence humaine. Pour Deleuze, les images optiques et sonores
pures, caractérisées particulièrement par « le plan fixe et le montage-cut » (1985, p. 34),
renversent le rapport qu’entretient le mouvement avec le temps, en faisant du
mouvement la perspective du temps, en rendant l’image lisible plutôt que simplement
visible et en subordonnant la description de l’espace à des fonctions de la pensée. Les
266

plans fixes, lorsqu’ils ne sont pas flanqués d’images-mouvements, lorsque leur


fonction ne consiste pas simplement à faire contrepoint au mouvement, prennent part
à ce que Deleuze décrit comme le pressentiment hitchcockien d’une caméra-conscience,
« qui ne se définirait plus par les mouvements qu’elle est capable d’accomplir, mais
par les relations mentales dans lesquelles elle est capable d’entrer. » (1985, p. 35)

Les plans fixes dans ALO et VS sont utilisés par Amenábar et Crowe à des fins sensori-
motrices dans les deux exemples donnés plus haut, puisqu’ils servent de contrepoint au
rythme effréné des images qui les précèdent dans le montage, donc dans la causalité du
récit. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils répondent à l’objectif dramatique des scènes dans
lesquels ils sont utilisés, en marquant la différence entre une temporalité onirique et
une temporalité « réelle ». Le plan fixe du réveil en WR dans VS arrête le mouvement
de la course folle et des flashs tonitruants qui caractérisaient le monde vide WOn, et
connote par ce freinage dans la dynamique du montage, la traversée de la conscience
de David entre le monde du rêve et le monde réel. Dans ALO, Amenábar utilise la
même stratégie, mais de manière totalement opposée. Les trois plans fixes du parc
ensoleillé soulignent le passage du monde réel de l’accident vers le monde onirique du
coma. Ce qui revient à dire que la signification de chaque type de plan relève de la
relation qu’il entretient avec ceux qui le précèdent et qui le suivent dans la grammaire
du montage (dont il sera question dans la section 6.2.3).

La caméra et le mouvement des yeux et de la tête


Ces mouvements de caméra, afin de simuler les mouvements des yeux et de la tête,
sont habituellement faits à l’aide d’une caméra fixée sur un trépied – et plus rarement
avec une caméra tenue à l’épaule −, qui effectue, soit des changements d’axes verticaux
et horizontaux, comme l’inclinaison verticale avant-arrière (tilt) et l’inclinaison
horizontale droite-gauche (roll), soit des panoramiques, qui sont des pivotements
horizontaux de la caméra pouvant aller jusqu’à 360o autour de son axe central. On peut
267

aussi inclure dans cette catégorie de mouvements les travellings optiques (zoom in et
out), même si ces mouvements ne ressemblent en rien au regard humain et aux
mouvements du corps, mais signifient plutôt l’attention portée sur un objet, un élément
du décor, un détail dans l’ameublement du monde. Pour ce type de mouvement sur
place, la caméra ne se déplace pas, mais pivote, s’incline et effectue des changements
de direction du regard ou de l’attention qu’elle offre sur un environnement à partir d’un
emplacement qui ne change pas. Le fait de ne pas se déplacer et de regarder une mouche
voler, par exemple, de tourner la tête ou de se retourner pour révéler un paysage n’a
pas la même portée que lorsqu’on se déplace pour adapter le regard à ce qu’on voit.
Bouger les yeux ou la tête, plutôt que de se déplacer vers un objet peut insinuer un
manque d’intention claire par rapport à l’objet. Observer une scène de façon immobile
peut en effet signifier qu’on n’a pas encore décidé la manière avec laquelle nous allons
y pénétrer, comme un félin accroupi qui attend une opportunité ou qui juge si la proie
en vaut la peine ou si elle est accessible. Les caméras fixes ont tendance à moins
impliquer les spectateurs dans l’action et suscitent plutôt la curiosité, l’attente, le
suspense.

Le panoramique est un pivotement horizontal qui permet de suivre les déplacements


d’un protagoniste dans son environnement, de révéler une information importante dans
cet environnement − en relation avec sa position et celle des autres personnages −, ou
d’installer une synergie entre deux personnages. Comme la plupart des mouvements de
caméra, la signification du panoramique est fortement influencée par la vitesse de son
exécution. Le panoramique lent peut créer du suspense en imposant un délai et en
créant de l’attente par rapport à ce que la caméra s’apprête à révéler aux spectateurs. Il
peut aussi permettre de dévoiler un lieu comme on se laisse calmement pénétrer par la
beauté et la sérénité d’un paysage, incitant les spectateurs à entrer dans un monde en
syntonisant l’émotion souhaitée. Il peut aussi signifier le temps qui passe, la
nonchalance et la liberté. Un personnage qui regarde lentement un paysage qui se révèle
à lui peut y chercher une information, la position d’un antagoniste ou simplement
268

étudier un futur champ de bataille. La lenteur suggérée de l’observation peut aussi


évoquer une perte de temps ou imposer un délai à ce qui s’en vient et véhiculer de
l’angoisse, de la prévention ou du détachement. Les panoramiques rapides ou filages
(whip pan), comme ceux qui ont fait la réputation du cinéma de Wes Anderson,
dynamisent l’action en témoignant de l’entrée en scène impromptue d’un personnage,
ou d’attirer l’attention sur un détail important dans son rapport spatial avec celui qui
regarde – motivé par un point de vue subjectif ou objectif. Le filage permet aussi
d’installer une relation particulière entre deux personnages comme dans Whiplash
(2014) et La La Land (2016) de Damien Chazelle. Le panoramique rapide reproduit le
mouvement prompt de tourner la tête pour porter le regard vers quelque chose qui attire
soudainement l’attention, ou de suivre la trajectoire d’un objet projeté avec force, ce
qui tend à dynamiser l’action et à en augmenter l’intensité dramatique en mettant les
deux objets en relation.

L’inclinaison verticale (tilt) et les mouvements de plongée-contreplongée sont utilisés


pour les mêmes raisons que les panoramiques, mais ils révèlent plutôt la profondeur ou
la hauteur d’un objet dans son environnement. Ils permettent de dénoter les propriétés
verticales d’un espace-temps tout en connotant la relation qu’entretiennent les
personnages avec un monde particulier, comme l’organisation particulière de la station
spatiale à la fin d’Interstellar (2014), formée comme un tore tridimensionnel à l’image
du modèle cosmologique proposé par les astrophysiciens russes Starobinsky et
Zel’dovitch. Ils peuvent simuler le regard qui balaie une structure ou un personnage de
manière verticale pour révéler sa dimension dominante ou la vulnérabilité de sa stature
(search up / search down). Si le panoramique est associé à la tête ou au corps qui se
retourne sur lui-même, l’inclinaison horizontale (roll) peut aussi être associée à un
mouvement, un peu plus insolite celui-là, de la tête qui se penche, pour observer
quelque chose qui est désaxé, qui devrait par exemple se trouver dans une position
verticale, mais qui, pour une raison ou une autre, a été placé à l’horizontale ou dans
une position un peu penchée. Les travellings optiques ou zooms sont plutôt associés à
269

l’attention du sujet observant, qui concentre son regard vers un objet en particulier ou
vers une partie d’une pièce bien précise. Ils peuvent être utilisés lorsqu’un réalisateur
veut s’assurer que l’importance d’un détail est bien saisie ou pour semer un doute, créer
un questionnement chez le spectateur, voire attiser sa curiosité. Il s’agit souvent de
remettre en question une interprétation évidente afin de souligner l’ambiguïté entre les
différents mondes proposés par un univers, provoquer de l’indétermination et créer par
le fait même du suspense, un désir d’en savoir plus.

Amenábar utilise une inclinaison en plongée (tilt down) pour révéler le vide qui s’étend
sous les pieds de César qui s’apprête à sauter du toit de l’édifice dans l’espoir de se
réveiller en W2145, à la fin de ALO. Crowe va encore plus loin en faisant précéder la
plongée d’un travelling suivant David Aames alors qu’il court vers la rambarde du toit
et s’arrête, en déséquilibre sur un seul pied, juste avant de tomber dans le vide. Dans
les deux cas, l’inclinaison sert deux significations essentielles. La première consiste à
donner l’effet de vertige aux spectateurs et de porter à son paroxysme le niveau de
sympathie pour le personnage principal. Ici, l’inclinaison en plongée rapide sert
davantage cet effet. La deuxième consiste à faire de la résolution une ouverture dans le
vide, en ce sens qu’on ignore toujours laquelle des hypothèses du complot, du mauvais
rêve ou du futur est favorisée. L’issue de la chute peut tout aussi bien être la mort que
le réveil, on ne le saura jamais vraiment. César doit faire un acte de foi, et nous avec
lui. Grâce aux mouvements de la caméra, il nous entraîne avec lui en plongeant dans
un monde dont on ne connaîtra jamais l’existence, un monde vide Wø qui ne sera
jamais meublé puisqu’il n’existe qu’au-delà du générique – à moins que l’univers de
ALO ne se prolonge de manière onirique dans l’univers de VS, grâce aux premiers
plans aériens qui plongent vers l’appartement de David Aames. Dans la version
américaine de cette résolution sur le toit de L.E., le travelling simule le déplacement du
corps des spectateurs dans l’espace de la fiction, suivant celui du protagoniste dans son
univers, et porte leurs perceptions et affections jusqu’au bord du toit avant de les faire
plonger dans le vide. Il faut dire aussi que la durée invraisemblable de la montée dans
270

l’ascenseur − qui est le prétexte à un mouvement de caméra ascendant, sorte de


travelling vertical sur la ville en arrière-plan, qui est aussi le prétexte à la résurgence
d’image-souvenirs − prépare la durée de la chute. Lorsque le ciel est la seule limite,
comme le suggère Ventura à David dans l’ascenseur, la chute est maximale. En fait, on
pourrait lire une bonne partie du film en suivant les mouvement verticaux de la caméra.

La caméra et le déplacement du corps dans l’espace


Le déplacement de la caméra implique les sens et simule l’enregistrement des
spectateurs comme individus membres de l’univers, qui ne sont plus seulement témoins
sensoriels, mais participent à l’activité et au dynamisme d’un monde, même s’ils ne
peuvent pas y intervenir. La caméra nous fait bouger avec elle dans l’espace, ce qui
permet une incarnation un peu plus prononcée de notre implication émotionnelle dans
les événements qui se déploient devant nous. Le schéma corporel développé par
Merleau-Ponty (cf. 1.3.3) insiste sur ce fait que nous appartenons au monde, que nous
percevons notre environnement grâce à notre corps et que les déplacements que nous
effectuons dans l’espace modifient et incarnent encore plus profondément nos
perceptions. Les déplacements de la caméra, du plan-séquence aux différentes caméras
portées (à l’épaule ou sur Steady Cam), en passant par les différents travellings, les
roulements de dolly avant et arrière, le truck gauche droite, le boom haut et bas et les
autres mouvements de grue (le tout étant souvent un amalgame de plusieurs de ces
mouvements) stimulent notre sentiment d’appartenir au monde qui se déploie devant
nous, à l’écran, en émulant les déplacements du corps dans l’espace, y compris ceux
qui sont rendus possibles par la technologie, comme le fait de voler par exemple.

Il a déjà été question de la caméra portée à l’épaule, qui reproduit l’impression d’un
individu observant alors qu’il est en marche ou à la course. Grâce au flou de
mouvement des objets en périphérie, qui se déplacent de l’arrière-plan vers l’avant-
plan pour disparaître derrière la caméra, et aux phénomènes d’occlusion et de
désocclusion (dont il a été question en 4.3.3), la caméra portée reproduit presque
271

exactement les perceptions de mouvements réels. Au contraire, depuis son invention


dans les années 1970, la Steady Cam attribue une impression de flottement au
déplacement de la caméra portée, ce qui lui enlève une bonne partie de son réalisme.
La caméra montée sur des supports, contraignant le plus possible l’effet chaloupé et
tremblotant du regard en marche ou à la course, produit plutôt un effet de lévitation ou
reproduit la sensation de planer, qui caractérise beaucoup plus les perceptions oniriques
ou fantaisistes. Pourtant, comme le fait remarquer Van Sijll, la Steady Cam permet de
suivre un personnage dans ses déplacements au point où on a l’impression d’entrer dans
son monde, même si la perception est moins subjective qu’avec la caméra à l’épaule.
À titre d’exemple, Van Sijll décrit la fameuse scène de Goodfellas (1990) où Scorsese
nous fait entrer dans le « monde des gangsters » en suivant Henry Hill (Ray Liota) et
sa petite amie Karen (Lorraine Bracco) depuis l’entrée dérobée du Copacabana,
déambulant avec aisance dans les sous-sols et la cuisine jusqu’en haut de l’escalier où
ils ont finalement un accès princier à la scène du club. L’effet opère magnifiquement
un passage connoté de la réalité quotidienne à celle plus trouble du monde de la mafia
new-yorkaise dont Hill est un membre important.

Les travellings représentent en général un mouvement vers un individu ou un


éloignement progressif. Lorsqu’ils sont effectués sur un Dolly libre ou sur rails, ou de
manière compensée par le zoom comme le Vertigo effect, les travellings ont le même
effet que les plans en Steady Cam, tout en étant plus limités dans leurs mouvements.
L’avantage est qu’un plan filmé sur Dolly, et encore mieux s’il est monté sur un rail,
permet de reproduire le même déplacement à l’infini, étant donné qu’il ne dépend pas
de la liberté de mouvement de celui qui porte la caméra. Ce type de mouvement enlève
un peu de subjectivité au plan tout en permettant de faire plusieurs prises de la même
scène et éventuellement de la recomposer au montage. Les Dolly et les rails permettent
surtout de déplacer de grosses caméras qui ne pourraient être déplacées par une seule
personne, comme l’Arriflex ou les caméras IMAX, montées sur une flèche (jib) et/ou
sur une grue, et équipées de grosses lentilles. Inutile ici de faire la déclinaison de tous
272

les mouvements de caméra possibles avec leurs significations. Chaque mouvement est
motivé par le contexte du film et sa signification lui est attribuée par l’action qu’il
permet de capter. Souvenons-nous de ce que disait David Mamet : « what does the
protagonist want ? » (1992, p. 11) C’est effectivement en rapport avec ce que désire
un personnage que le réalisateur saura quelle émotion susciter chez les spectateurs et
par quel type de plan y arriver. À la base, un monde est une possibilité comme on l’a
vu dans la deuxième partie de cette thèse sur les mondes possibles. Si le protagoniste
est amoureux d’une femme, mais qu’il a malheureusement été défiguré dans un
accident de voiture, l’émotion de chaque plan sera motivée par cette quête. C’est en
décidant dans quel monde il veut nous faire entrer, et en déterminant l’émotion qui
soutiendra le mieux ce passage, que le réalisateur choisira ses plans au découpage.
Entrera-t-on dans un monde de superficialité et de déception amoureuse ? Le plan
évoquera la tristesse, l’abandon, et il sera signifié par un travelling arrière assez lent,
par exemple, dans lequel la caméra s’éloigne de l’objet du désir et de son regard froid.
Entrera-t-on plutôt dans un monde où l’apparence n’a pas autant d’importance que la
beauté intérieure? On préférera monter la caméra sur Steady Cam, contourner le
protagoniste défiguré pour le regarder de face, se retourner et avancer vers la femme
de ses rêves qui l’attend en souriant.

En deux moments importants, suivant l’accident de voiture, Amenábar nous permet


d’apprécier un changement de point de vue, signifiant la possibilité d’un passage entre
deux mondes, en déplaçant la caméra d’un côté à l’autre du protagoniste. Dans un
premier temps, la caméra opérée par Hans Burmann effectue une rotation de près de
180o, en contreplongée, en partant du dos de César vers son visage souriant et sans
aucune trace de l’accident (#32). Suivant les trois plans fixes du parc ensoleillé dont il
a été question précédemment, ce mouvement rotatif opère l’entrée dans le monde
onirique WOn qu’il habite durant son coma de trois semaines. La rotation se fait dans
le sens antihoraire, signifié par la contreplongée, on remonte dans le temps, juste un
peu avant que Nuria ne précipite sa voiture rouge dans le muret. Le monde onirique du
273

parc ensoleillé sépare le monde réel WR, dans lequel on retourne un instant, alors qu’on
est en réalité dans WDéf, dans le corps inanimé de César à l’hôpital − ce qui est suggéré
dans un dialogue avec le psychiatre Antonio, mais jamais montré à l’écran.

Dans un deuxième temps, fort important celui-là, César croit faire l’amour à Sofía
(#98). On est en W14 alors que César a miraculeusement retrouvé son visage. Les deux
sont filmés l’un en face de l’autre, s’embrassant passionnément, en plan tête-épaule du
côté droit de César. La caméra de Burmann effectue alors un panoramique qui passe
derrière la tête de César – on utilise ce moment pour effectuer le raccord au montage
selon une méthode utilisée par Hitchcock dans Rope (1948)93 – et on passe à un plan
très rapproché du visage de Nuria qui embrasse César dont on voit maintenant le côté
gauche du visage. Retour vers le passé, déplacement à contrecourant signifiant la
recrudescence des problèmes de réalité ; il s’agit d’un changement de monde étant
donné que Nuria ne peut exister logiquement que dans le monde d’avant son suicide en
WR.

Cameron Crowe utilise le même procédé dans son W14 en faisant tourner la caméra
opérée par John Toll en sens horaire autour de David Aames qui hurle « TECH
SUPPOOOOOORT! » dans le Hall d’entrée de la compagnie de cryogénisation. Cette
manœuvre − qui n’est présente que dans la version abrégée de VS, remplaçant la scène
avec le SWAT Team et la séquence montée au Ballon rouge de Lamorisse – lui permet
d’opérer le passage entre le rêve éveillé et le mode tutoriel de W14x (P72). L’élément à
retenir dans ces trois exemples, est le fait que la plupart sinon tous les mouvements de
caméra peuvent servir à ouvrir un passage entre les différents mondes-possibilités d’un
récit cinématographique. L’important est de savoir les interpréter en les considérant
dans l’ensemble dont ils font partie, c’est-à-dire dans l’univers du film qui agit,

93
« On se trouvait donc en gros plan sur le veston d’un personnage et, au début de la bobine suivante,
on le reprenait en gros plan sur son veston. » (Hitchcock et al., 1983, p. 150) Cette méthode a été utilisée
depuis à chaque fois qu’un réalisateur veut donner l’impression de continuité d’un plan-séquence,
comme l’a fait Iñárritu dans Birdman (2014).
274

rappelons-nous ce que disait Eco au sujet des photos dans Blow Up d’Antonioni,
comme un contexte d’interprétation propre à son réalisateur :

Les signifiés « cadavre » et « main armée de pistolet » ne sont attribués à la forme


signifiante que sur la base du contexte narratif du film qui, accroissant le suspense,
dispose le spectateur (et le protagoniste du film) à voir ces choses. Le contexte
fonctionne comme un idiolecte, assignant des valeurs données de code à des
signaux qui pourraient autrement apparaître comme simples bruits. (1972, p. 222)

Les opérateurs extradiégétiques, qu’ils soient prévus lors du découpage ou qu’ils soient
inspirés pendant la réalisation, n’agissent pas autrement que les opérateurs
intradiégétiques. C’est le contexte du récit qui leur donne un sens, ou qui en restreint
les significations possibles. L’étape du découpage détermine non seulement la manière
dont on se servira de la caméra pour matérialiser l’univers imaginé dans le scénario, lui
donner un corps pour exister, mais elle détermine aussi la manière dont cet univers et
ses relations entre individus seront mis en scène. La composition de l’image est le
meilleur moyen d’exprimer ces relations sans devoir passer par les mots du dialogue,
afin d’éviter de faire du cinéma une « photographie de gens qui parlent » (Hitchcock et
al., 1983, p. 47)

La composition

La composition d’une image cinématographique relève des trois niveaux constituants


fondamentaux de l’expression visuelle comme machine à interprétation, identifiés par
Catherine Saouter comme la plasticité (couleurs et clair-obscur), l’iconicité (lignes et
formes) ainsi qu’« un objet interprétant, producteur d’un sens donné à interpréter. La
dialectique entre les plans plastique et iconique donne accès au plan de
l’interprétation. » (1998, p. 13). Au cinéma, ces trois dimensions de l’expression
visuelle d’un plan sont caractérisées par l’emplacement de la caméra, les dimensions
du cadre déterminé par l’échelle des plans et la profondeur de champ, l’angularité du
point de vue, les couleurs et la luminosité, et par la géométrie des objets. La
composition d’un plan est évidemment influencée par le code iconique (cf. 5.1), soit la
275

synthèse des conventions iconologiques et iconographiques en rapport avec les trois


articulations du code cinématographique. Contrairement au dessin ou à la peinture, le
cinéaste ne peut tracer des figures pour composer les signes iconiques qui composent
les différents énoncés exprimés par chacun des plans de son film. Or, il peut choisir
comment les objets seront placés et éclairés dans son cadre pour « jouer » avec leur
géométrie et avec les lignes qu’ils tracent dans le plan : il peut les décomposer en
figures. Sans pouvoir les « tracer », il peut tout de même les « placer ». Les lignes que
forment les objets par leur géométrie et par la manière dont on les agence sous la
lumière peuvent dynamiser un plan ou au contraire le paralyser, l’engourdir. Une
composition symétrique, évoque le calme et donne une impression de repos, ou évite
simplement d’attirer l’attention sur l’environnement pour laisser toute la place au jeu
des relations entre les personnages dans le cadre − comme dans certains plans chez
Bergman, qui cadre souvent ses personnages en gros plan sur un fond uni. Parfois, des
réalisateurs plus formalistes utilisent les lignes et la symétrie qu’elles imposent pour
donner à certains lieux une signification paradoxale. Dans Le goût du Saké encore, Ozu
utilise les lignes verticales et horizontales tracées par les espaces quadrillés et très
symétriques des intérieurs japonais en emboîtements gigognes, pour signifier le
cloisonnement éthique de la société japonaise, relativement aux nouvelles valeurs
américaines, signifiées par les couleurs vives, qui envahissent de plus en plus le pays
du Levant durant la période de l’après-guerre. Pour Deleuze, la pensée du cinéaste
japonais se résume à l’utilisation d’une caméra située sous le niveau des yeux, souvent
à ras le sol94 et fixe, à une composition d’espaces quelconques et souvent vides, qui
véhiculent des thèmes précis dont la banalité du quotidien dans un rapport direct au
temps, convoqué par une esthétique de la nature morte.

Et si, après la guerre, l’œuvre d’Ozu ne tombe nullement dans le déclin qu’on
parfois annoncé, c’est parce que l’après-guerre vient confirmer cette pensée, mais

94
« selon son style : à hauteur de tatami. Il expliquait à son opérateur Yushun Atsuna : “Tu sais, c’est
vraiment un casse-tête de faire une bonne composition dans une chambre japonaise… La meilleure façon
de s’en sortir est de placer la caméra en position basse.” » (cité par Magny, 2001, p. 40)
276

en la renouvelant, en renforçant et débordant le thème des générations opposées :


l’ordinaire américain vient percuter l’ordinaire du Japon, heurt de deux
quotidiennetés qui s’exprime jusque dans la couleur, lorsque le rouge Coca-cola
et le jaune plastique font brutalement irruption dans la série des teintes délavées,
inaccentuées, de la vie japonaise. (1985, p. 25)

Au contraire, une composition asymétrique, complexifiée par de multiples croisements


de lignes diagonales, connote un certain désordre, un déséquilibre parfois analogue à
la psyché du protagoniste, comme cet insert du masque dans ALO (figures 23 et 24),
qui agit à titre de connotateur de passage (#59) entre la réalité WDéf et la virtualité de
W14. Certaines règles de composition décrivent comment fonctionnent les lignes dans
un cadre. La règle des tiers, par exemple, détermine les points d’une image où placer
les objets les plus importants afin d’établir une certaine harmonie visuelle.
L’intersection des lignes verticales et horizontales qui divisent l’image en neuf cadres
identiques détermine les points où l’œil trouve les objets avec le plus de confort. Au
contraire, la règle du nombre d’or (1+√5) / 2, figuré par une spirale de Fibonacci,
dynamise la composition tout en gardant un certain équilibre dans la distribution des
différents points focaux, ou dans celle de la luminosité. On retrouve cette répartition
des figures et de la luminosité dans l’insert du masque (figure 6.12 et 6.13), dont il sera
question dans la partie sur l’échelle des plans. La dynamique qu’imposent les lignes
dans l’espace diégétique est teintée de sens par nos habitudes de « lecture d’une
image », comme il a été démontré dans la figure (cf. 5.3) illustrant les divers vecteurs
de tension.

Le fait de créer un monde possible par l’agencement des lignes, des couleurs et de la
lumière dans un plan équivaut à créer un certain niveau de tension dramatique tout en
dirigeant le regard des spectateurs. Si un plan décrit en quelque sorte l’état d’un monde
dans un espace-temps donné, il est aussi teinté de possibilités narratives déterminées
par les plans qui l’ont précédé dans la diégèse. Un plan crée ainsi des attentes chez les
spectateurs, et la mise en scène des espace-temps qu’il décrit peut aussi servir à les
déjouer. Amenábar utilise par exemple la technique de la tonalité divisée (split tone)
277

pour connoter une possibilité dans le premier dialogue entre Serge Duvernois, préposé
au soutien technique de W14x, et César qui se trouve au paroxysme de
l’incompréhension, alors qu’il vient de trouver Nuria dans son lit à la place de Sofía
avec qui il venait de faire l’amour. Dans cette scène (figure 6.9, #86), César croit exister
en une version illogique et aberrante de WR alors qu’il se trouve dans le rêve éveillé de
W14. Duvernois le trouve assis, seul, dans un bar et choisit cet instant pour mettre le
monde sur pause (W14x) et tenter de le convaincre qu’il rêve et qu’il peut à tout moment
décider de prendre le contrôle de ce rêve. Cette possibilité est exprimée visuellement
par une tonalité divisée entre un éclairage réaliste, rendant parfaitement la couleur de
la peau, et un reflet bleuté projeté par une source dans le champ (practical light). César
demande alors à tout le monde de se taire et un silence inattendu envahit aussitôt le bar
autrement plein de gens qui les regardent, impassibles. Cette tonalité divisée exprime
ainsi le monde du rêve éveillé qui s’oppose à celui dans lequel César croit exister. La
tonalité bleutée, la musique qui s’arrête et les « figurants » qui se taisent et le
dévisagent donnent par le fait même un poids énorme à la résolution défendue par
Duvernois à la fin du film, celle du réveil en W2145. Ce moment ouvre une brèche dans
l’univers de César et laisse entrer la possibilité du monde créé par la technologie de
L.E.

Figure 6.9 Tonalité divisée (#86)

Cette tonalité divisée trouve son écho, justement, à la fin du film, alors que César doit
faire un choix, décider de ce en quoi il croit, ce qui correspond en fin de compte à
278

adopter une attitude propositionnelle qui déterminera à plusieurs égards son existence
future. Encore une fois, Amenábar utilise la composition (figure 6.10) pour illustrer les
trois différentes possibilités narratives parmi lesquelles César doit choisir, et les
spectateurs avec lui : 1) à l’avant-plan se trouve Antonio, qui n’existe réellement que
dans W14, complètement mystifié par ce qui vient de se produire. Il croit maintenant à
la théorie du complot et refuse de se soumettre à la version que Duvernois vient de leur
exposer, soit qu’il est un personnage issu de l’imagination de César. 2) Pelayo,
nonchalant, les mains dans les poches à l’arrière-plan, représentant de WR qui défend
la possibilité d’un mauvais rêve dont César se réveillera peut-être en sautant dans le
vide. 3) Au milieu, la pauvre Sofía qui ne sait plus trop qui elle est et où elle se trouve,
entre le monde WR de Pelayo dont elle est issue, et le monde W14 d’Antonio dans lequel
elle n’est, elle aussi, qu’une projection. Elle représente la possibilité de rester dans le
rêve éveillé de W14, soit de vivre dans un paradis artificiel pour l’éternité. Les trois
représentants sont placés sur une ligne diagonale ascendante ; la diagonale dont la
montée est la plus facile, le sens de la ligne étant déterminé par la profondeur de champ,
l’intensité du bokeh − du japonais « embrouillement » −, qui place Antonio au premier
plan et Pelayo au dernier. Cette diagonale agit comme connotateur d’un futur
hypothétique, positif parce que dans le sens de la lecture, partant d’une résolution
négative, celle du complot, pour aller vers une résolution satisfaisante, mais anodine,
celle du mauvais rêve. Or, une autre lecture est introduite dans cette composition par
la flèche blanche en haut à gauche du cadre, qui dirige le regard vers cette masse
métallique composée de tuyaux, à la droite de Sofía (sa gauche). Cette lecture
représente l’autre choix que pourrait faire César en ne sautant pas dans le vide et en
restant avec la Sofía issue de son imagination en W14. Le choix facile, puisque signifié
par la diagonale qui suit le sens de la lecture, est aidé par la gravité. On pourrait
interpréter cette composition de la manière suivante : en suivant la flèche blanche
dessinée sur le sol, pointant vers Sofía, mais aboutissant dans un amas de ce qui semble
être des cheminées de tôle − qui ont manifestement été ajoutées par la direction
279

artistique – César choisit de quitter le monde naturel, « réel », et décide de vivre


artificiellement dans un monde technologique, dans une matrice industrielle.

Figure 6.10 Les trois différentes résolutions possibles

La profondeur de champ
La profondeur de champ, comme on vient de le remarquer, permet de diriger le regard.
Elle induit une direction à la diagonale dans le plan de la figure 6.10, puisqu’il est
toujours plus facile de regarder une image nette qu’une image floue. Les plus courtes
focales (f/1.8 à f/4) mettent l’emphase sur la figure en rendant le fond indéfinissable,
créant une texture de l’arrière-plan hors foyer, rendue dans la diffraction des couleurs
qui se superposent et se contaminent; la figure – et souvent littéralement un visage qui
est mis en valeur par cette conséquence naturelle des grandes ouvertures de lentilles –
y apparaît comme isolée dans un monde vidé de son contenu mobilier, mise en valeur
par son unicité. Le bokeh permet aussi de mettre l’emphase sur un moment important
de l’intrigue en le révélant tout à coup, comme émergeant du flou artistique de l’arrière-
plan, grâce à la technique de la bascule de point (rack focus). Amenábar utilise cette
technique (#46) pour induire un lien sémantique entre une émission de télévision, qui
présente un entretien avec Serge Duvernois vantant les possibilités illimitées de la
280

cryogénie, et le masque que tient César, juste avant d’aller rejoindre Sofía et Pelayo
dans la boite de nuit. Après avoir présenté le héros défiguré devant un miroir, incapable
de cacher ses cicatrices à l’aide de ses cheveux, Amenábar montre un plan de
Duvernois à la télévision et fait basculer son point focal pour montrer le masque tenu
par César avant de l’enfiler pour aller rejoindre ses amis : « Nous avons la technologie,
déclare Duvernois à son intervieweur en voix hors champ. Mais par-dessus tout, nous
avons la maturité morale pour saisir l’importance de cette avancée technologique dans
l’évolution humaine. » Encore une fois, la bascule de point n’introduit pas de nouveau
monde dans l’univers de ALO, mais permet de souligner le lien causal entre les
conséquences négatives de l’accident et la décision de César de faire affaire avec L.E.,
diminuant par le fait même la crédibilité des deux autres résolutions possibles.

Les angles de cadrage


La signification rattachée à l’angle de prise de vue découle de nos habitudes perceptives.
Alors que la contreplongée donne un air plus imposant à l’envergure d’un individu
(personne, immeuble, arbre, etc.), la plongée émule le regard que pose une personne
plus grande, ou une divinité quelconque, sur ce qui se trouve au-dessous de son point
de vue, amenuisant par le fait même sa stature. Ces angles sont évidemment accentués
par la position spatiale de la caméra qui, selon qu’on la place au niveau du sol, sous
l’horizon, ou directement au-dessus d’une scène, imposera un point de vue particulier
sur un événement. Une scène vue à vol d’oiseau, par exemple, ne véhiculera pas la
même émotion que si elle est filmée depuis une trappe dans le plancher du décor.
L’échange, effectué au montage, entre ces deux points de vue extrêmes, connotera
l’opposition entre le dominant et le vulnérable, le divin et le mortel, le simple et le
sublime. Il arrive parfois qu’un réalisateur décide de pencher la caméra latéralement,
pour lui donner ce que Christian Metz appelle un angle rare (Dutch tilt, canted angle,
tilted horizon) :
281

L’angle rare, justement parce qu’il est rare, nous fait mieux sentir ce que, en son
absence, nous avions simplement un peu oublié : notre identification à la caméra
(au « point de vue de l’auteur »). Les cadrages habituels finissent par être ressentis
comme des non-cadrages : j’épouse le regard du cinéaste (sans quoi aucun cinéma
ne serait possible), mais mon conscient ne le sait pas trop. L’angle rare me réveille
et m’apprend (comme la cure) ce que je savais déjà. Et puis, il oblige mon regard
à mettre fin pour un instant à son errance libre dans l’écran, et à traverser celui-ci
selon des lignes de force plus précises qui me sont imposées. Ainsi, c’est
l’emplacement de ma propre présence-absence dans le film qui pour un moment
me devient directement sensible, du seul fait qu’il a changé. (Metz, 2002, p. 77)

Sans pour autant adhérer à la théorie de l’errance libre du regard dans l’écran – compte
tenu de ce qui vient d’être discuté, à savoir que l’observation des spectateurs est
intentionnellement dirigée par la composition −, ce qu’écrit Metz sur l’angle rare
comme ligne de force plus précise est tout à fait justifié. Amenábar et Crowe utilisent
tous les deux un angle rare pour opérer le passage entre WDéf et W14. L’opérateur
d’accessibilité P5 (figure 6.13) est connoté par un angle très prononcé descendant vers
la gauche de l’écran, un angle difficile qui signifie une régression : dans son coma
éthylique, le héros « glisse » vers son état passé caractérisé par la superficialité dont il
devrait s’affranchir. Cet angle n’a pas pour effet de sortir les spectateurs de l’univers
cinématographique, contrairement à ce qu’en dit Christian Metz, mais plutôt de
signifier une augmentation de l’intensité dramatique, de faire progresser l’intrigue en
annonçant des complications supplémentaires dans l’existence du personnage, celles
qui caractériseront sa « descente » dans la démence en W14. L’inconfort visuel créé par
ce genre de plan cherche plutôt à installer une certaine attente de conflits additionnels
chez le spectateur, dont l’intérêt dépend souvent des oppositions opérées par le récit,
qui les lui présente narrativement et visuellement de manière parallèle. À la défense du
sémiologue français, il arrive toutefois que certains films utilisent ces angles rares et
tout autre artifice cinématographique pour attirer l’attention sur la caméra, à l’instar de
l’un de ses « inventeurs », Dziga Vertov avec son Kino Eye (1924). Ajoutons à cette
innovation soviétique l’utilisation des décors penchés dans Le Cabinet du Dr Caligari
(1920), dont l’objectif consistait déjà à signifier la folie et l’errance dont souffre le
282

protagoniste, et nous trouvons l’origine et l’intention derrière ces plans à l’angularité


hors de l’ordinaire.

On peut aussi associer l’angle rare à la catégorie des images tirées d’une caméra dite
« subjective indirecte libre » qui, dans le cinéma-poésie de Pasolini, acquiert une
présence mi-subjective, selon Deleuze, par la confusion qu’elle crée entre les deux
pôles de l’image-perception, l’objectif et le subjectif, en adoptant une « Forme pure qui
s’érige en vision autonome du contenu. » (1983, p. 108) Un personnage perçoit le
monde d'une certaine manière, sous l’influence de ses désirs et pulsions, de ses
propriétés morales et, à la rigueur, de son statut social. En même temps, la caméra
observe sa perception, elle voit son monde en lui imposant un autre point de vue, elle
interprète, réfléchit et transforme le point de vue subjectif en une vision autonome du
monde filmique, qui tend à confondre fiction et réalité, et qui cherche à faire sentir la
caméra. Les spectateurs se trouvent ainsi confrontés au dédoublement de l’image-
mouvement, ils sont « pris dans une corrélation entre une image-perception et une
conscience-caméra qui la transforme [par] un certain nombre de procédés stylistiques
[…] qui doublent la perception d’une conscience esthétique indépendante […] une
conscience-caméra devenue autonome » (Deleuze, 1983, p. 108)

L’échelle des plans


Un plan est déterminé par une coupe, puisqu’au cinéma, il faut couper pour que ça
continue. Lors du tournage, le plan débute lorsque la caméra entame l’enregistrement
du flot continu de 24 images / seconde et se termine au moment où l’enregistrement
s’arrête. Au montage, le plan est « nettoyé » pour se résumer à son contenu narratif. On
y enlève l’image du clap par exemple, les commandes « action! » et coupez! » du
réalisateur, ainsi que tout ce qui ne représente pas uniquement le monde dans le film,
ce qui ne dénote pas l’intradiégétique. Selon Joël Magny, « on compte en moyenne
entre 150 et 900 plans dans un film » (2004, p. 67) – Gone Girl (2014) de David Fincher
283

en compte 2567 pour une durée moyenne de trois secondes et demie par plan, alors que
le pseudo-plan-séquence de Birdman (2014) d’Iñárritu en compte 16, pour une
moyenne de 6 minutes 15 secondes par plan.

Le plan cadre un champ et détermine par le fait même un hors-champ. Quand la caméra
se déplace dans un plan, on parle alors d’un recadrage, qui a pour effet de déterminer
ce qui reste dans le champ, ce qui y entre et ce qui en sort, c’est-à-dire ce qui devient
ou ce qui reste hors-champ. Le champ inclut tout ce qui est vu et entendu dans le plan,
tout le reste constitue l’hors-champ. Bien entendu, un monde filmique comprend tout
ce qui se trouve dans le champ et dans l’hors-champ, parfois même l’équipe de
tournage comme dans La nuit américaine (1973) de Truffaut, ou l’entièreté de la
production comme dans le film métafictionnel Inland Empire (2006) de David Lynch.

La notion capitale de hors-champ n’est évidemment pas absente du cinéma et du


découpage classique, ne serait-ce que dans la figure dite rhétorique du champ-
contrechamp. Mais le hors-champ est fréquemment présent par les entrées et
sorties de champ des personnages, les regards vers les bords du cadre, et surtout
le hors-champ sonore […] Notons que le hors-champ n’est pas constitué
seulement par les quatre bords du cadre, mais par l’espace situé en arrière de la
caméra, d’où peut surgir un personnage ou bien où se trouve l’interlocuteur de
celui qui est dans le champ, et par les espaces qui nous sont cachés en arrière-plan,
par la présence d’un personnage ou par un élément du décor (Magny, 2004, p. 27).

Le cadre, considéré par Deleuze comme la détermination d’un système relativement


clos, définit les parties du monde dans le film qui seront présentées aux spectateurs, en
lui imposant un point de vue. Ce point de vue est un regard posé par le cinéaste sur le
monde filmique, et qui est imposé à la vision des spectateurs selon une certaine
composition déterminée par les angles, la profondeur de champ et l’échelle de plans.
L’échelle des plans, relativement dépendante du choix d’une lentille, impose une
dimension spécifique au cadre extradiégétique par rapport aux individus du monde
intradiégétique, soit les décors, objets et personnages (figure 6.11), qui meublent le
monde dans le film. Du plan général, « qui découvre un très vaste décor naturel ou la
284

totalité d’un décor construit avec personnages à peine visibles. » (Magny, 2004, p. 40),
à l’insert, qui sont des plans très rapprochés d’objets ayant une importance significative,
l’échelle des plans joue sur la proximité ou l’éloignement des individus du monde
filmique par rapport à la caméra, donc aux spectateurs. Cette relation spatiale entre
l’intra et l’extradiégétique impose à son tour une série d’émotions qui servent l’objectif
dramatique du récit, offert comme expérience esthétique aux spectateurs. Dans son
entretien avec François Truffaut, Hitchcock insiste particulièrement sur l’importance
de l’échelle des plans dans la composition : « C'est toujours la question de choisir la
taille des images en fonction des buts dramatiques et de l’émotion, et non pas
simplement dans le dessein de montrer le décor […] En résumé, on peut dire que le
rectangle doit être chargé d’émotion. » (1983, pp. 182 et 47)

Figure 6.11 Cadrage et échelle des plans (personnage)

La taille des plans, dans sa plus simple expression, dénote l’espace dans lequel un
personnage peut librement bouger, se déplacer, exister. Les dimensions du cadre
compriment l’espace ou le libèrent, en fonction de connotations de latitude ou d’entrave,
voire d’impossibilité d’agir qu’un réalisateur cherche à communiquer aux spectateurs.
Dans ALO, l’insert du masque jeté par terre dans la scène de la boite de nuit (#49,
figure 6.12), attire l’attention des spectateurs sur un objet qui servira ensuite à joindre
deux mondes de manière iconique dans le voyage intermondain de César. Le masque
285

connote le joint diégétique pratiqué par L.E. dans le passage de WDéf vers W14
(opérateur d’accessibilité P5, #57, figure 6.13), tout en exprimant par métonymie le
thème qui résume la quête de César pour retrouver sa fière allure, connotant par le fait
même sa destinée qui l’invite à évoluer au-delà de son narcissisme. Du lorgnon du Dr
Smirnov dans Le cuirassé Potemkin (1925) d’Eisenstein aux freeze frames à la Martin
Scorsese, les inserts expriment ce que Roger Odin appelle des connotations du dénoté
diégétique, expression signifiant simplement « des associations issues de l’expérience
du monde [dans le] film par les spectateurs. » (1990, p. 116) Ce qui revient à dire que
le gros plan sur un objet trouve sa signification dans l’expression idiolectique du récit,
soit dans le contexte de la diégèse, dont il est le concentré symbolique.

Figure 6.12 Masque jeté par terre dans la scène Figure 6.13 L’opérateur d’accessibilité P5
de la boîte de nuit (#49) (#57)

Les différentes lentilles

Pour Sydney Lumet, le choix cinématographique le plus fondamental qu’un cinéaste


peut faire est celui de l'objectif à utiliser pour un plan particulier. « Lenses have
different feeling about them. Different lenses will tell a story differently. » (Lumet,
1996, pp. 77‑78). Il consacre à cet effet un chapitre entier de son essai Making Movies,
expliquant les différents choix de lentilles qu’il a eu à faire durant la production de ses
films les plus populaires. La section suivante, un peu plus pratique que théorique,
souhaite renchérir sur les descriptions faites par Lumet en expliquant les particularités
283

techniques de chaque type de lentille qui permettent d’attribuer des connotations


spécifiques à un plan ou une scène.

Il existe trois grands types de lentilles au cinéma. Les grands angles rassemblent en
général les objectifs allant de 9 mm à 21 mm de longueur focale. Combinées à un
éclairage adéquat afin de pallier une ouverture très petite (f22 par exemple), ces
lentilles ont la capacité d’allonger la profondeur de champ de sorte que les objets en
arrière-plan soient beaucoup plus petits que ceux qui se trouvent en avant-plan, mais
restent toujours au foyer. Cet effet a pour incidence de rendre l’éloignement d’un objet
sur l’axe Z de profondeur beaucoup plus rapide en apparence, puisque sa dimension
évolue plus rapidement en fonction de sa distance par rapport à la caméra. Au contraire,
les téléobjectifs ou les lentilles à longue focale (75 mm jusqu’à 600 mm) ont une très
courte profondeur de champ ; elles ont pour effet de rabattre l’axe Z sur l’avant-plan,
écrasant la distance entre l’horizon et la caméra, de sorte qu’un individu qui court sur
la profondeur donnera l’impression de faire du surplace, alors qu’il semblera couvrir
beaucoup plus de distance beaucoup plus rapidement si sa course est perpendiculaire à
la lentille. Entre le grand-angle et le téléobjectif se trouvent les objectifs dont la
longueur focale ressemble plus ou moins à celle du regard réel, soit de 28 mm à 70 mm,
même si aucune ne le rend à la perfection.

On choisit habituellement les lentilles grand-angle pour filmer un paysage, donner à un


environnement un sentiment de spaciosité ou une mise en scène qui se déroule sur
différents niveaux de profondeur. Les lentilles à grand-angulaire (surtout les lentilles
de type fisheye, 10 mm et moins) provoquent une distorsion des objets qui sont les plus
près, alors que les téléobjectifs compressent l’espace et écrasent la profondeur d’un
visage par exemple. Ainsi, les lentilles ne donnent pas le même rendu des objets
qu’elles captent. Un visage filmé de près, avec un très grand angle, aura l’air
disproportionné et dénaturé alors qu’un téléobjectif adoucit les traits par sa faible
profondeur de champ et provoque grâce à une grande ouverture (f 2.8 par exemple) un
284

flou artistique en périphérie du visage, attirant l’attention sur le regard. D’une certaine
manière, les lentilles à longue focale permettent d’entrer dans le monde intérieur du
personnage, en le désunissant de son environnement grâce au bokeh, en soulignant ses
émotions par l’accent mis sur son regard, ses yeux. On pourrait alors juxtaposer au
montage ce gros plan serré à un plan d’ensemble, pris avec une lentille grand-angle
pour mettre le même personnage en contexte, le placer dans un environnement, afin
d’illustrer le rôle qu’il joue dans son monde extérieur, connoter les relations qu’il
entretient avec son milieu.

On ne peut que spéculer sur les lentilles utilisées par Cameron Crowe et Alejandro
Amenábar. Il semble pourtant que la majorité de leurs plans ait été filmée avec des
lentilles à moyenne ou longue focale, afin de concentrer l’attention sur les personnages
et mettre leur apparence en valeur pour illustrer l’un des thèmes principaux du récit, la
superficialité. Les visages sont filmés de près et valorisés par un bokeh assez intense,
grâce au téléobjectif ; les personnages sont filmés comme en huis clos, l’accent étant
mis sur leur intimité. Du reste, les moyennes focales permettent de donner un aspect
réaliste aux plans moyens afin de contraster avec l’ambiguïté narrative et
l’indétermination mondaine.

Les possibilités narratives de la composition sont illimitées et nombre d’ouvrages se


sont consacrés entièrement à en faire une analyse exhaustive95 . Ajoutons aussi que
certains des opérateurs dont il vient d’être question sont modifiés ou remplacés en cours
de tournage, en fonction du contexte et surtout du sens que le réalisateur cherche à
attribuer à chacun de ses plans, afin de leur donner un maximum de puissance narrative
et de propulser l’intrigue vers la résolution. À titre d’exemple de composition

95
Voir entre autres les ouvrages de Bruce Block, the Visual Story, Boston : Focal Press, 2000 ; et de
Joyce Jesionowski, Thinking in Pictures, Berkeley : University of California Press, 1987.
285

particulièrement connotative, Cameron Crowe souligne l’invraisemblance des miracles


qui se produisent au début de W14 en utilisant une composition qui détonne avec
l’ensemble des plans qui le précèdent et qui le suivent.

Figure 6.14 Composition surréaliste dans VS

Cette scène arrive alors que David explique à McCabe le changement soudain dans
l’attitude des chirurgiens plastique qui s’occupaient de son cas :

DAVID
I never trusted the Doctors. What happened next was surreal. That same arrogant
bastard, Dr. Pomeranz, called me and suddenly he was my new best friend.
(Crowe, 2001)

On a d’abord l’impression que John Toll, le directeur photo qui travaille avec Crowe
connote cette impression de surréalisme en filmant le médecin arrivé de Berlin à l’aide
d’une lentille grand-angle, déformant ainsi son visage pour lui donner une allure de
personnage de dessin animé (figure 6.14). En fait, en étudiant bien la composition, on
remarque que l’effet est plutôt tiré d’une combinaison entre le plan poitrine en légère
contreplongée, l’éclairage venant du dessous et une ouverture focale assez grande, qui
découpe parfaitement le personnage sur le fond. L’aspect déformant qu’on aurait eu
tendance à attribuer à une lentille grand-angle est aussi évoqué par le décor en arrière-
286

plan, dont les deux lignes diagonales qui flanquent le visage augmentent
artificiellement l’effet de profondeur et de distorsion du fond sur lequel se détache le
personnage à l’avant-plan : on découpe le haut du corps avec les éléments géométriques
du décor. Il faudrait sans doute aussi parler des tons neutres sur le mur du fond qui
découpe parfaitement le corps et la tête (le gris par rapport au rosé de la peau du visage),
qui participent aussi de l’étrangeté du cadrage.

D’un point de vue sémiotique, on pourrait affirmer que ce personnage se trouve dans
un « diagramme », un plan entrant en relation avec un autre plan qui l’engendre et qui
le recadre : le plan cinématographique de Crowe cadre le personnage dans un autre
plan, celui du décor, qui profile les lignes de l’arrière-plan comme une métaphore des
fils qui articulent une marionnette. On arriverait ainsi à donner une signification à
l’étrangeté de la composition : ce personnage est une sorte d’algorithme se présentant
sous les traits théâtralisés d’un guignol, une marionnette articulée par le programme
virtuel du Lucid Dream offert par la compagnie de cryogénisation. Son rôle consiste à
connoter cette prise de conscience de l’invraisemblance du monde cryogénique de W14
à l’aide d’une composition comme une image de rêve, chère aux surréalistes, afin de
mettre les spectateurs sur la même piste que David et encourager l’interprétation que
fera Ventura lors de la résolution sur le toit de l’édifice abritant les bureaux de L.E.
Ayant ajouté quelques résolutions possibles au récit d’Amenábar et Gill, Crowe désire
tout de même clore fermer son récit en fin de compte et favoriser l’interprétation finale
d’un réveil en W2145. C’est du moins ce que la composition du plan suggère dans cette
séquence.

Les différents opérateurs et connotateurs présentés ci-haut sont sélectionnés par le


réalisateur, la personne responsable de la direction photo et celle responsable de la
direction artistique, afin de créer une série de points de vue spécifiques qui créeront le
ou les mondes dans le film, qui constituent l’univers intradiégétique. Ils servent aussi
287

à faire adopter aux spectateurs le point de vue subjectif des personnages et de les faire
entrer dans le monde filmique de manière objective, en tant que témoins souvent
invisibles et toujours silencieux des événements qui construisent l’arc dramatique de
l’intrigue – ou la contemplation de l’anti-intrigue. Le choix de ces points de vue a aussi
comme conséquence inévitable de véhiculer une idéologie, incarnée dans un thème
(controlling idea disent les Américains), construit à l’étape du scénario par les
opérateurs intradiégétiques et l’isotopie filmique. Ce thème prend forme dans les choix
esthétiques et les stratégies narratives et audiovisuelles du cinéaste, qui ont pour
objectif ultime de véhiculer des émotions destinées à la sensibilité des spectateurs.
L’étape de la préproduction s’occupe de faire ces choix et d’élaborer ces stratégies lors
d’un découpage des scènes du scénario en plan de caméra (storyboard), mais aussi dans
la sélection des lieux de tournage et dans la distribution des rôles. L’étape suivante,
celle du tournage, mettra ces stratégies à exécution. Les plans seront imprimés sur la
pellicule ou enregistrés de façon numérique de manière à leur donner une forme
audiovisuelle, réfléchie et prévue en fonction de la dernière étape de la postproduction.

6.2.2 Les opérateurs de tournage

Une fois le découpage terminé, les personnes responsables de la réalisation, de la


direction photographique et de la direction artistique se rassemblent autour d’un artiste
dessinateur, qui traduira leurs décisions en scénarimage (storyboard). À cette étape
seront prises de nouvelles décisions concernant l’apparence de l’univers
cinématographique. Le moment qui précède le tournage est l’occasion de se poser
certaines questions dont les réponses détermineront non seulement les propriétés de cet
univers et des personnages qui l’habitent, mais permettront surtout d’immerger les
spectateurs dans les mondes filmiques. Quels seront les vêtements portés par les
protagonistes ? À quoi ressembleront les lieux de tournage ? Quelles sont les couleurs
qui véhiculeront le mieux l’émotion qui doit être suscitée par chaque scène ? Quel genre
d’éclairage devra-t-on donner à chaque plan ? Que ferons-nous entendre dans chaque
scène – faudra-t-il par exemple enregistrer le son ambiant d’une pièce avant d’y tourner
288

le dialogue (room tone) ? De plus, certains effets spéciaux doivent être organisés durant
le tournage, à l’instar de la brume épaisse qui envahit comme par enchantement les
plans de forêt au clair de lune dans la plupart des thrillers policiers ou les films
d’horreur. Chose certaine, l’objectif ne consiste pas toujours à rendre l’univers le plus
près de la réalité possible, mais bien à se servir des stratégies audiovisuelles pour
raconter une histoire et susciter les émotions nécessaires afin d’accrocher l’auditoire et
de le tenir en haleine jusqu’à la fin : « What people actually wear isn’t the point […]
The object was to thrust the audience into a world it never knew. » (Lumet, 1996, p. 94)
Dans cet objectif, les réponses à ces différentes questions peuvent changer en même
temps que se développe le récit, au fur et à mesure que la personnalité des protagonistes
évolue. Autrement dit, c’est le thème de chaque plan, de chaque scène, de chaque
séquence et de chaque acte, ainsi que le thème principal du récit en entier qui
déterminent leur apparence et la manière dont ils seront présentés à l’écran.

Si un monde possible, comme on l’a vu dans la première partie, est déterminé par les
relations entre propriétés des individus qui le meublent, l’étape du tournage se définit
comme étant le moment où ces propriétés et relations sont incarnées, prennent forme
et corps, non seulement dans la dénotation cinématographique de l’enregistrement
d’images-sons, mais aussi et surtout dans la connotation filmique, qui attribue une
signification spécifique à ces images-sons dans le contexte du récit audiovisuel. En ce
sens, la dénotation cinématographique fait passer les individus de l’état profilmique à
l’état diégétique et cette première opération attribue systématiquement une
signification supplémentaire, teintée de résonance affective à ces individus dans leur
rencontre au sein de l’univers du film. Le tournage d’un film ne consiste donc pas
seulement à filmer les personnes, lieux et objets du monde réel pour les faire passer
dans l’univers filmique, comme l’ont fait les premiers cinématographes tels que les
frères Lumière ou Edwin Stanton Porter et Wallace McCutcheon. Il s’agit aussi de les
recouvrir de couleurs et d’une lumière significative, de leur donner une apparence qui
exacerbe leurs propriétés structurellement nécessaires au récit, de les mettre en scène
289

de manière à représenter les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec le monde
qu’ils habitent, de façon à servir l’expérience esthétique que le cinéaste cherche à faire
vivre à son public.

La lumière et les couleurs

Les couleurs définissent les univers avec plus de puissance significative que n’importe
quel autre artifice cinématographique. Trois couleurs : Bleu / Blanc / Rouge, la trilogie
chromatique de Kieslowski, est un exemple de film dont le thème est véritablement
véhiculé par la tonalité chromatique et les émotions qu’elle véhicule ; le vert dans les
films d’horreur et de science-fiction comme la saga Alien et la trilogie (bientôt
tétralogie) The Matrix ; le jaune dans les déserts postapocalyptiques Mad Max (1979)
et ses nombreux sous-produits ; la tonalité bleutée du film The Revenant (2015)
d’Alejandro González Iñárritu ; le rouge et le rose dans American Beauty (1999), de
Sam Mendes. La couleur peut servir à encoder un personnage dans le rôle qu’il joue
dans le schéma actanciel, ou signifier l’évolution de son attitude et suivre son processus
d’individuation comme dans le film Three Women (1977) de Robert Altman. On a
tendance à penser que la couleur porte une signification précise et inébranlable : le
rouge et l’amour, le vert et la nature, le bleu et le froid, etc. Or, la signification
chromatique comme n’importe quel signe dépend du contexte. La rougéité de Peirce,
pour reprendre un exemple consacré, n’est que pure potentialité, le rouge comme
priméité existe indépendamment de toute chose et correspond, comme l’indique Nicole
Everaert-Desmedt dans Signo (2011), à la vie émotionnelle. Pourtant, la couleur ne
réfère pas à une émotion de manière systématique, la référence émotionnelle dépend
de son utilisation : « Color is highly subjective. Blue or red may mean totally different
things to you and me. But as long as my interpretation of a color is consistent,
eventually you’ll become aware (subconsciously, I hope) of how I’m using that color
and what I’m using it for. » (Lumet, 1996, p. 103)
290

À la couleur correspond la lumière, qui peut être motivée ou non, c’est-à-dire avoir une
signification particulière, comme dans l’exemple de tonalité divisée (#86) donné dans
la partie sur la composition (figure 6.9), ou servir simplement à éclairer la scène, lui
donner une tonalité diurne ou nocturne. Si elle est motivée, la source de lumière devient
intradiégétique et permet d’exprimer quelque chose sur le personnage qu’elle éclaire.
La lumière de la salle de bains allumée par César (#36) à la sortie de son coma suite à
l’accident, révélant son visage défiguré qu’il tente de cacher de son autre main plaquée
sur le miroir, est non seulement motivée, mais connote le passage qui vient d’être
effectué (P4) entre WOn et WDéf ; elle révèle la réalité en contraste avec le monde
onirique WOn dans lequel César était plongé durant son coma. La même stratégie est
utilisée pour pratiquer la première cannibalisation de WDéf dans W14 (#81), annonçant
par le fait même tous les autres reflets du visage de César labouré de cicatrices qui
ponctueront le reste du film. De plus, la lumière très contrastée de cette scène de rêve
ainsi que celle du réveil qui suit, permettent de connoter la différence émotionnelle
entre les deux mondes : dans l’un, César est heureux et aimé de Sofía, son visage est
parfait et il peut presque espérer retrouver sa vie d’avant l’accident (WR); dans l’autre,
il est défiguré, Sofía le fuit et les chirurgiens n’arrivent pas à trouver une solution
esthétique aux conséquences de son accident de voiture. Cameron Crowe va plus loin
dans l’utilisation de la couleur et de la lumière avec son Vanilla sky / Monet-like skies,
soit un ciel rose et bleu, qui reproduit (un peu) le ciel du couchant sur la toile de Monet,
dont il est question dans la figure 6.2 et qui constitue un connotateur (#39) du monde
de la réalité virtuelle W14.

Costume, coiffure et maquillage (CCM)

CCM (MUAH pour make-up and hair), le département qui s’occupe de l’apparence des
protagonistes doit considérer la psychologie du personnage qu’il crée, ainsi que
l’évolution de sa personnalité et de son attitude en suivant de près le déroulement du
récit. La tenue d’une actrice et son maquillage déterminent sa personnalité, ses
291

propriétés essentielles, ses agitations inconscientes, comme ses désirs et ses besoins.
Or, ce département doit aussi être en communication avec celui de la direction photo
et de la direction artistique afin de garder la cohérence chromatique et le style de
l’univers entier. Si, par exemple, la direction photo décide de donner une tonalité
bleutée à une scène − que ce soit en postproduction, comme on le fait aujourd’hui ou à
l’aide de gels et de filtres, comme on le fait quand on tourne en pellicule photo – les
responsables de l’apparence des personnages doivent s’adapter afin qu’une robe jaune
ne devienne pas verte à l’écran... Qui plus est, lorsque le protagoniste voyage à travers
différentes versions de lui-même ou souffre de personnalités multiples, à l’instar des
neuf différentes personnalités de James McAvoy dans le film Split (2016) de M. Night
Shyamalan. « Nothing helps actors more than the clothes they wear. » (Lumet, 1996,
p. 104)

L’apparence permet aussi d’identifier la temporalité d’un film de deux manières


différentes. En premier lieu, lorsque le montage fragmente et fait exploser une
temporalité très courte (24h), comme l’ont fait Quentin Tarantino et la monteuse Sally
Menke dans Pulp Fiction (1994). On peut identifier le moment de la diégèse où l’on se
trouve en regardant de quelle façon les personnages de Vincent Vega (John Travolta)
et de Jules Winnfield (Samuel L. Jackson) sont vêtus. En deuxième lieux, les robes
d’époque, les perruques et le fard blanc, permettent de situer rapidement l’époque où
se déroule le récit de Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick, alors que les pyjamas
blancs, les chapeaux melon et le mascara permettent au même réalisateur d’insinuer
que son récit ne réfère à aucune époque connue et que les vêtements portés par les
personnages de A Clockwork Orange (1971) sont inspirés d’une mode à venir. La
coiffure et les costumes permettent aussi de situer un récit dans l’espace autant que
dans le temps, à l’exemple des kimonos portés par les parents dans Tôkyô monogatari
(1953) de Yasujirô Ozu, qui représentent autant le Japon que la période de l’après-
guerre au cours de laquelle la nouvelle génération se détache des traditions pour adopter
les valeurs et la mode occidentales.
292

Dans les films d’Amenábar et de Crowe, le maquillage acquiert une importance


capitale, puisque les visages défigurés de César et de David Aames permettent non
seulement de situer le monde dans lequel ils se trouvent, mais d’opérer par le fait même
la cannibalisation de WDéf dans W14. Dans le premier acte du film américain, Betsy
Heimann, la costumière de Cameron Crowe fait porter un petit bob blanc à David
Aames pour signifier son immaturité, appuyée par le ton infantilisant de sa secrétaire
lorsque le personnage entre pour la première fois au bureau. Dans l’original espagnol,
Amenábar se sert des boucles d’oreilles que porte Sofía et des cheveux courts de Nuria
(#82) pour connoter les deux mondes incompossibles et leur cannibalisation mutuelle.
Pour appuyer le rôle de femme fatale qu’il donne au personnage de Nuria, Concha
Solera, la costumière d’Amenábar, lui fait porter une robe rouge ajustée, des bas résille
et des chaussures à talons hauts de la même couleur que sa voiture. La connotation que
la couleur rouge donne au personnage est sans équivoque et lui attribue un rôle
d’opposant unilatéral, car Nuria ne sera jamais plus qu’un archétype sans réelle
profondeur. Au moment de la résolution, c’est au tour de Sofía d’adopter la figure
archétypale de la vierge à la robe blanche, innocente et vertueuse en W14; la résolution
l’absout de la superficialité et du déni dont avait fait preuve la vraie Sofía de WR en
WDéf et César, malgré tout le bonheur et l’amour que cet avatar lui promet, choisit la
réalité possible de W2145 plutôt que de rester aux côtés d’un ersatz de son amour
véritable.

Les décors

À l’égal des lieux de tournage (cf. 6.2.1), les décors doivent servir à définir les
personnages qui les habitent, ils doivent être le reflet de leur espace intérieur et des
relations qu’ils entretiennent entre eux. Les espaces clos comme une cabine
téléphonique sous la pluie illustrent par exemple un sentiment d’oppression, alors
qu’un immense étage d’une tour à bureaux entourée de fenêtres peut signifier la
dépersonnalisation et/ou la perte d’identité, voire le vertige. Combinés aux
293

mouvements de caméra et à la dimension du cadre, les décors évoquent aussi le thème


d’une scène, d’une séquence ou du film entier, à l’exemple de Xanadu, l’immense
propriété de Charles Foster Kane dans le Citizen Kane d’Orson Welles (1941). Les
décors sont construits, ils produisent donc un espace de toutes pièces, imaginé pour
servir l’événement-action qui doit s’y dérouler ; ils servent parfaitement la mise en
scène, ainsi que la connotation de l’idéologie du récit.

Les créateurs et la direction artistique de ALO et VS ont stratégiquement laissé planer


l’ambiguïté propre à l’appartenance mondaine des lieux, afin de refléter dans toute la
mesure du possible la confusion ressentie par le personnage principal, qui est toujours
à la recherche d’une référence spatiotemporelle afin de se situer dans le labyrinthe de
son univers gigogne. Notons en revanche à quel point l’appartement de Sofía contraste
avec celui de César / David Aames, connotant la distance presque infranchissable qui
les sépare l’un de l’autre. Alors que Sofía lui sert un café, César scrute les photos qui
décorent les murs et avoue qu’il aime son appartement, qu’il le trouve plus personnel,
ce à quoi elle rétorque qu’il est aussi plus accueillant : « y mas calida! » (#21). Cette
utilisation des lieux comme porteurs de connotations propres aux propriétés des
personnages principaux met aussi en relief le thème du film : César doit trouver sa vraie
nature, découvrir sa vraie personnalité. Son narcissisme, représenté par la froideur de
son appartement rempli de miroirs et de gens dont il n’est pas proche, contraste avec
les relations interpersonnelles riches de Sofía, dont les photos en sont les témoins
silencieux. Or, cet endroit qui représente Sofía est aussi meublé de figurines
clownesques. Il s’agit d’une actrice, qui joue le rôle d’une femme possédant un chat,
qui est une pantomime, et dont l’appartement est accueillant. Tout ce qui personnalise
son appartement sera par la suite repersonnalisé pour représenter Nuria, exactement de
la même manière − photos, clowns et dessins à l’appui −, ce qui évoque à quel point le
décor représentant Sofía était futile et illusoire. Elle n’est que la messagère de la leçon
que César doit retenir, elle n’est pas plus vraie que lui, ni dans le monde réel de WR ni
dans les autres.
294

Le jeu des acteurs

La direction des acteurs est un sujet un peu moins évident à aborder dans une réflexion
sur les mondes possibles, étant donné le nombre important d’approches du jeu, qui sont
assez différentes les unes des autres, sans compter les innombrables écoles enseignant
divers principes d’interprétation théâtrale. La plus connue est certainement la Méthode
de l’Actors Studio, inspirée de La formation de l’acteur, consignée sous forme de
journal intime fictif par Constantin Stanislavski dans son ouvrage éponyme, traduit en
anglais et publié à New York en 1936. Le système mis en œuvre par Stanislavski −
alias Tortsov, le directeur du théâtre dans lequel les personnages-acteurs sont venus
apprendre à jouer sur scène – a fait ses preuves et œuvre avec des concepts qui sont
analogues aux principes de la logique des mondes. Il est clair, au point où se trouve le
déploiement de cette théorie sur l’esthétique d’un univers filmique, que les
protagonistes d’un récit sont des objets sémiotiques, définis par une série de propriétés
(essentielles et structurellement nécessaires ; voir le chapitre 3 de la première partie).
Le nom propre de chacun des personnages nous permet de nous y référer sans avoir à
faire la liste de ces propriétés descriptives, il est, comme l’illustre Searle dans Proper
Names, une espèce de crochet sur lequel on peut suspendre différentes descriptions :
« They function not as descriptions, but as pegs on which to hang descriptions. » (1958,
p. 172) Ainsi, peu importe l’école, les principes ou la méthode, le jeu des acteurs doit
communiquer les propriétés structurellement nécessaires des personnages qu’ils
incarnent selon le contexte de chaque scène, voire de chaque monde. Le travail du
cinéaste consiste donc à diriger la manière dont les acteurs interprèteront ces propriétés,
et la forme qu’elles prendront dans leur jeu. Comme le dit Tortsov, le directeur du
théâtre dans lequel Stanislavski met en scène sa formation de l’acteur, « Tout acte
physique comporte un élément psychologique, et tout acte psychologique un élément
physique. » (1975, p. 147) En raison de la description donnée par Aristote de l’intrigue
comme une embrouille, qui place des obstacles entre un sujet et l’objet de sa quête, on
peut considérer les désirs conscients du protagoniste comme l’élément psychologique
295

qui propulse ses actes physiques, et ses besoins inconscients comme l’élément qui
galvanise ses actes psychologiques. Le travail de la direction du jeu consiste donc à
savoir identifier ce que désire le protagoniste dans une scène : « what does the
protagonist want » dirait David Mamet (1992, p. 10), et de comprendre le besoin
inconscient qui motive ce désir. Il s’agit d’encourager l’acteur à incarner les gestes et
émotions qui exprimeront ces deux dimensions, consciente et inconsciente, dont
dépend l’existence de son personnage dans le contexte du récit.

D’un point de vue logique, les séries de propriétés qui ont été décrites dans le scénario
doivent, à l’étape du tournage, être incarnées dans un corps, et adopter par la même
occasion des connotation particulières dans le jeu des acteurs, par la précision de leurs
gestes, l’intensité de leurs sentiments et la qualité de leur expression langagière et
corporelle. Ce travail d’identification des propriétés propres à un personnage et aux
relations qu’il entretient avec son monde est d’autant plus difficile lorsque ces
propriétés se contredisent, à l’instar des deux films à l’étude. Dans une réflexion sur la
foi et le sens du vrai, Stanislavski-Tortsov adopte une approche rappelant à plusieurs
égards le concept leibnizien de monade dans les séries qui construisent les mondes :

Vous êtes jeunes et pleins d’impatience, et vous voudriez saisir immédiatement


toute la vérité intérieure d’une pièce ou d’un personnage, et y croire. Mais il est
impossible de maitriser l’ensemble d’un seul coup. Il faut le diviser et en assimiler
chaque élément séparément. Pour parvenir à la vérité essentielle de chaque
élément, et pouvoir y croire, il faut suivre la même démarche que dans le choix
des séquences et des objectifs. Si vous ne pouvez pas croire à une action dans son
ensemble, réduisez-la en parcelles de plus en plus petites, jusqu’à ce qu’elle vous
devienne accessible […] Peut-être ne comprenez-vous pas encore que l’acteur, en
croyant en une seule petite action, peut arriver à pénétrer dans son personnage et
à avoir foi en la réalité de toute la pièce. (Stanislavsky, 1975, p. 147‑148)

Il faut retenir de cette approche l’importance des actions, des petits gestes qui trahissent
des sentiments, des désirs conscients et des besoins inconscients, et qui évoluent au fur
et à mesure du déploiement de l’intrigue. L’intentionnalité d’un personnage, soit sa
manière d’être incarné dans un monde par ses désirs − la conscience est toujours
296

orientée vers un objet, résume Hintikka (cf. 2.3) − s’exprime par ses attitudes
propositionnelles. Toutefois, avant de définir un personnage dans le contexte du film,
lesdites propriétés doivent être senties et vécues par un acteur; elles doivent traverser
la frontière entre le monde réel et le monde de la fiction.

Lorsque vous êtes en scène, jouez toujours votre propre personnage, vos propres
sentiments. Vous découvrirez une infinie variété de combinaisons dans les divers
objectifs et les circonstances proposées que vous avez élaborées pour votre rôle,
et qui se sont fondus dans le creuset de votre mémoire affective. C'est la meilleure
et la seule vraie source de création intérieure […] l’acteur n’est pas l’un ou l’autre
de ces personnages. Il possède une personnalité intérieure et extérieure, qui peut
être plus ou moins bien définie. Sa nature propre peut n’être ni basse, ni noble,
mais ces possibilités sont là, car l’homme possède en lui en puissance tous les
éléments de toutes les facultés humaines, du bien comme du mal. L’acteur doit
donc, grâce à son art, et à sa technique, découvrir, par des moyens naturels, les
traits qu’il devra développer dans son personnage. De cette façon, l’âme de son
personnage sera une synthèse d’éléments vivants et réels de sa propre nature.
(Stanislavsky, 1975, pp. 180‑181)

Le rôle du metteur en scène et du réalisateur consiste à encourager les acteurs à puiser


dans leur mémoire affective afin d’y trouver les sentiments à répéter, insiste
Stanislavski-Tortsov. Les acteurs qui utilisent cette méthode doivent retrouver, dans
leurs souvenirs et leurs expériences passées, des éléments communs avec ce que vivent
les personnages qu’ils incarnent, une sorte de synthèse de souvenirs émotionnels, qu’ils
pourront revivre dans leur jeu, faire ressusciter96 dans la peau du personnage qu’ils
incarnent. La mémoire affective effectue ce passage entre le monde réel et le monde
fictif d’un sentiment ou d’une émotion, d’un désir et d’un besoin, par une espèce
d’analogie entre un contexte vécu par des acteurs et un contexte créé pour des
personnages. Nombreux sont les acteurs de La Méthode qui utilisent ces petits gestes
(propriétés physiologiques externes) leur permettant de convoquer des émotions
(propriétés psychologiques internes) qu’ils ont réellement vécues, afin de les incarner

96
L’expression est de Stanislavski : « Tout comme la mémoire visuelle peut reconstruire des images
mentales à partir de choses visibles, la mémoire affective peut ressusciter des sentiments qu’on croyait
oubliés jusqu’au jour où, par hasard, une pensée ou un objet les fait soudain ressurgir avec plus ou moins
d’intensité ou d’acuité. » (1975, p. 171)
297

pour former un nouvel individu, inspiré par un nouveau contexte fictif. D’un point de
vue spinoziste, on peut considérer que les rapports entre propriétés qui constituent
l'individu Eduardo Noriega dans le monde réel, doivent se combiner avec ceux qui
définissent l'individu César dans le scénario d’Amenábar et Gill afin de créer un
troisième individu César-joué-par-Eduardo dans le monde filmique de ALO. Bien que
Tom Cruise soit reconnu pour utiliser la méthode Stanislavski, contrairement à
Eduardo Noriega, inutile de spéculer plus loin sur la manière dont ils ont été dirigés par
Crowe et Amenábar.

6.2.3 Les opérateurs de postproduction

La postproduction concerne toutes les étapes de la création d’un univers


cinématographique qui suivent le tournage. À cette étape, les responsables de la
production décident de l’apparence et du rythme final de l’univers et des tranches
spatiotemporelles d’événements-actions qui seront projetées sur écran. Du montage
aux effets spéciaux en passant par l’enveloppe et la trame sonore, sans oublier ce qu’on
pourrait appeler le parafilm, cette étape finale peut être considérée comme la troisième
écriture du film, au cours de laquelle le cinéaste est souvent absent, à moins d’avoir
signé une clause dite de Final cut avec la production.

Le montage

Le montage est souvent défini et résumé comme étant cette première étape de la
postproduction durant laquelle les plans tournés sont juxtaposés de manière à créer un
rythme (Lumet, 1996, p. 157). Selon Gilles Deleuze, le montage constitue le tout du
film et nous donne aussi l’image du temps :

Il est donc l’acte principal du cinéma. Le temps est nécessairement une


représentation indirecte, parce qu’il découle du montage qui lie une image-
mouvement à une autre. C’est pourquoi la liaison ne pas être une simple
juxtaposition : le tout n’est pas plus une addition que le temps une succession de
présents. Comme Eisenstein le répétait sans cesse, il faut que le montage procède
par alternances, conflits, résolutions, résonnances, bref toute une activité de
298

sélection et de coordination, pour donner au temps sa véritable dimension, comme


au tout sa consistance. (1985, p. 51)

Le montage détermine la durée extradiégétique du récit en choisissant la longueur et


l’ordre final des plans qui construisent l’univers intradiégétique. Pour Albert Jurgenson,
monteur et scénariste français (Je t’aime, je t’aime, 1968), « Il est sans doute plus facile
de comprimer une action dès que l’on peut en proposer une autre. » (1990, p. 61) C’est
dans cet objectif que le montage établit une suite d’événements-actions et coupe les
moments inutiles entre chacun de ces événements, afin de proposer un récit qui soit
compréhensible – soit entre 90 et 180 minutes, bien que certains films s’étendent sur
plus de sept heures à l’instar de Sátántangó (1994) du cinéaste hongrois Béla Tarr. Au
cinéma, confirme Alain Fleischer, « il faut couper pour que ça continue97. » Un peu
comme l’attention qui choisit les faits saillants vers lesquels elle fait converger ses sens,
le monteur doit choisir la durée d’un plan en fonction de l’importance des événements-
actions qu’il présente.

Le montage par plans successifs correspond en effet au processus de la vision


naturelle, qui s’établit par la succession de moments d’attention. Nous
construisons sans cesse, et inconsciemment, une vision globale à l’aide des
données successives de notre vue. De même, la succession des plans d’un film est
vécue par le spectateur comme la succession des moments d’une même perception.
C’est donc le montage qui donne au spectateur l’illusion de la perception réelle.
Même les changements de grosseur de plans sont ainsi justifiés. Ils correspondent
à un rapprochement ou à un éloignement instantané de l’objet perçu, ce qui est
physiquement impossible, mais reflète exactement la réalité de l’attention.
(Jurgenson, 1990, p. 36)

Certains cinéastes, comme David Mamet, conseillent d’entrer le plus tard possible dans
une scène et d’en sortir le plus tôt possible : « tell the story in the cut. » (1992, p. 28)
À l’inverse, certains cinéastes, Andreï Tarkovski notamment, considèrent le temps
comme la matière à partir de laquelle le créateur façonne son univers. Dans son livre
Le temps scellé (1989), le cinéaste russe explique comment le film peut tordre et altérer

97
Propos recueillis lors de la conférence « La profondeur du temps », donnée par Alain Fleischer et
organisée par la Chaire d'esthétique et de poétique et la revue Les écrits ; le jeudi 14 mars 2013.
299

l'expérience du temps pour le public ; ce qu’il résume ainsi « If the regular length of a
shot is increased, one becomes bored, but if you keep on making it longer, it piques
your interest, and if you make it even longer, a new quality emerges, a special intensity
of attention. » (Cité par Vladimir Goldstein (2012), in Dunne, 2008, p. 188) En d’autres
mots, la technique du montage n’est pas une science exacte, elle relève plutôt du rythme
qu’un cinéaste veut donner à son récit. Ce rythme, enclenché par la succession des
plans, est aussi créateur de sensations. Comme il a été proposé dans les pages
précédentes, on entre dans un univers filmique au moyen d’un certain attachement
émotionnel à un personnage ou à l’univers entier. Le rythme du montage a comme
objectif de consolider et d’affermir cet attachement émotionnel du spectateur.

Figure 6.15 Alfred Hitchcock et l'effet Kuleshov

Raconter une histoire au moyen d’un enchaînement spécifique des plans ne date pas
d’hier, si on se fie à l’effet Kuleshov, dont Alfred Hitchcock a été le porte-étendard en
occident (figure 6.15). En effet, les tenants de l’avant-garde soviétique qu’ont été
Eisenstein, Pudovkin, Kuleshov, Vertov et compagnie partaient du principe que le
spectateur, comme la nature, a horreur du vide – horror vacui (cf. 6.1.2), les espaces
300

blancs du texte (cf. chapitre 1) − et comblera lui-même l’espace temporel entre deux
plans par sa propre interprétation, en attribuant comme par réflexe une signification
entre les images et les sentiments qu’elles évoquent. Évidemment, cette interprétation
n’est pas nécessairement idiosyncrasique et résulte beaucoup plus souvent d’une
habitude interprétative que de l’imagination des spectateurs, qui s’exprimerait
librement avec les données qu’on leur fournit. Dans un article publié sur le site de
l’Encyclopædia universalis, Joël Magny résume :

Les cinéastes soviétiques des années 1920 vont également faire du montage le
centre de leurs préoccupations. En montant un même gros plan d'acteur face à des
images différentes, Lev Koulechov démontre que le spectateur produit lui-même
les liaisons entre les images et les sentiments qui en découlent. Une série de plans
empruntés à des lieux ou à des corps différents montés ensemble donnent l'illusion
d'un seul espace ou d'un seul corps qui n'existent que dans le film et dans l'esprit
du spectateur. (1999)

Ce processus de complétion qu’activent les spectateurs lors du visionnement constitue


l’élément à retenir à propos du montage comme opérateur d’accessibilité. Pour
reprendre l’analogie de la construction d’une maison, si la charpente de l’univers
filmique est dessinée lors du passage des mots du scénario vers les images souhaitées
lors de la construction du découpage et du scénarimage, si la construction même se fait
à l’étape du montage à partir des matériaux fournis par le tournage, la finition et la
décoration sont effectuées lors de la projection. En vertu de ce principe, il y a donc
autant de versions du même univers que de spectateurs du même film. Cette insertion
de l’attention des spectateurs dans la création d’un univers ajoute pourtant du travail
au montage, malgré le fait qu’ils participent au développement de l’histoire. À l’instar
de l’interprétation, l’attention est aussi victime de l’habitus. Par conséquent, le rythme
du montage doit contrecarrer cet habitus en pratiquant des changements dans le rythme
du déroulement filmique : « it’s the change of tempo that we feel, not the tempo itself. »
(Lumet, 1996, p. 161). Dans son ouvrage de 1926, On Editing. Film Theory and
Criticism, Vsevolod Pudovkin (Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg, 1927) a
301

identifié cinq principes du montage permettant d’influencer l’attention et


l’interprétation des spectateurs en provoquant certaines réponses émotionnelles :

1) Le contraste entre l’opulence dans laquelle vit César et le dénuement de


l’appartement de Sofía évoque, par exemple, l’impossibilité de cette relation.
Juxtaposer la séquence de l’anniversaire dans l’appartement froid et cossu de l’un à la
scène de fuite dans le petit nid humble et douillet de l’autre, force les spectateurs à faire
la comparaison et à prévoir, sans même s’en rendre compte, une relation difficile, voire
impossible.

2) Le parallélisme qui est établi entre la beauté physique de Sofía et la laideur du visage
défiguré de César, surtout lors de leur rencontre dans le parc sous la pluie (#44), vient
appuyer le contraste établi dans le premier acte et le prolonge dans la durée du film.

3) Amenábar utilise le montage symbolique en la figure du pantomime pour illustrer la


personnalité ambivalente de Sofía, qui est une actrice. Ces symboles du pantomime et
des petites figurines de clown qui meublent l’appartement de la jeune femme
accentuent l’idée que Sofía n’est pas digne de confiance, idée véhiculée par les propos
de César dans le dialogue (#20). On comprend qu’elle peut jouer plusieurs rôles et
qu’on ne peut jamais savoir qui elle est vraiment. Il en est ainsi lorsqu’on se rend
compte, au moment de la résolution, que son changement soudain d’attitude à l’égard
de César défiguré était en fait une propriété de la Sofía, personnage automate,
programmé jouant le jeu de l’amour inconditionnel dans le rêve éveillé de W14.

4) À l’instar du montage intercalaire dont il sera question ci-dessous, la simultanéité


impose un questionnement dans l’esprit du spectateur. Amenábar introduit le monde
de la réalité virtuelle W14 dès le premier acte, en montrant César masqué et Antonio
dans une prison, alors qu’aucun crime n’a encore été commis. Cette simultanéité entre
la rencontre du jeune homme avec l’actrice et la séquence de la prison installe une
302

interrogation, comme un vide entre les deux séquences, que les spectateurs voudront
assurément combler par leurs spéculations. Ce vide crée de l’attente et impose le désir
de connaître le lien qui unit les deux moments dans le récit − ou plutôt les deux mondes
incompossibles −, ce qui ne sera révélé, évidemment, qu’au moment de la résolution,
sur le toit de l’édifice abritant les bureaux de Life Extension, la compagnie ayant rendu
possible la réalité virtuelle.

5) Le principe du leitmotiv ou la réitération d’un thème présente en général l’idée


principale d’un récit, qui revient périodiquement sous une forme symbolique ou une
autre forme, à l’instar de la phrase musicale du même nom. Dans ALO et VS, ce rôle
est évidement joué par l’omniprésence des miroirs et par leur pouvoir opérateur de
cannibalisation intermondaine, autant que par leur représentation métaphorique du
narcissisme que doit dépasser le protagoniste.

On appelle grammaire du montage la manière d’enchaîner les plans, les scènes et les
séquences dans un ordre précis, qui influence la signification des événements-actions
reliés entre eux et règle le niveau de suspense dans le déploiement de l’intrigue. Il y a
plusieurs manières d’agencer les différentes parties d’un récit filmique. Le montage cut
est chronologique et organise les plans en succession sans ponctuation ni effet
d’enchainement – la grammaire du dernier film de Yasujirô Ozu, dont il a été question
en 6.2.1, n’est constituée que de coupes franches et de plans fixes. À l’aide de coupes
franches, ce type de montage assez classique pratique des ellipses dans le déroulement
des événements pour ne présenter que ce qui est digne d’intérêt pour le récit, et ouvre
par le fait même les espaces blancs, dont il a été question dans le premier chapitre, qui
laissent aux spectateurs l’initiative de l’interprétation. Il peut aussi pratiquer un retour
en arrière afin de raconter des événements passés relatifs au présent du récit. Le
montage peut servir à associer des idées au demeurant sans rapport aucun, à l’image de
l’effet Kuleshov reposant sur le principe logique du tertium quid ; la révélation d’un
élément inédit par la combinaison de deux autres éléments connus (figure 6.15). Le
303

montage pratique finalement des coupures dans la chronologie de l’action de manière


parallèle, de manière alternée ou encore de manière intercalaire.

Le montage parallèle permet d’opérer un déplacement extradiégétique vers un autre


monde, une autre temporalité, un nouvel espace et parfois même un autre personnage.
Habituellement, la scène qui précède et celle qui suit le déplacement seront complétées
dans leur structure dramatique ; elles ont un début, un milieu et une fin. Le montage
parallèle établit ainsi une relation sémantique entre deux séquences, en reproduisant
une même action, un même motif ou un même thème, qui seront complétés une fois
que les événements composant les différentes séquences trouveront leur résolution. Les
différentes scènes ou séquences parallèles ne se rencontrent pas dans la structure
dramatique en raison de la distance qui les sépare ou de leur éloignement temporel :
A→B→C. Elles se déroulent de manière indépendante les unes des autres, même si
l’information de chacune est importante pour le récit entier. Le meilleur exemple de
montage parallèle est celui pratiqué entre la jeunesse de Vito Corleone (Robert De Niro)
et celle de l’ascension de son fils Michael (Al Pacino) au titre de parrain de la mafia
new-yorkaise, dans la deuxième partie de la trilogie du Parrain, The Godfather : part
II (1974) de F.F. Coppola.

L’idée derrière le montage alterné (que les Américains appellent cross-cutting)


consiste à pimenter le déroulement de deux événements en intercalant les actions de
plusieurs scènes les unes dans les autres et en pratiquant des allers-retours, sans pour
autant porter les différents événements jusqu’à leur résolution. Les événements se
déroulent souvent de manière synchronique, et l’objectif consiste simplement à élever
le niveau de suspense en présentant deux parties du récit en même temps, afin de créer
de multiples attentes dans l’esprit des spectateurs sans pour autant améliorer la structure
de ce qui est raconté : A-B-C-B-C-A-C-A-C-B… Le montage alterné est
habituellement l’apanage des feuilletons télévisés (soaps) et des histoires un peu
triviales, mais il peut aussi être combiné au montage parallèle pour former un film
304

choral, comme Continental, un film sans fusil (2007) de Stéphane Lafleur, Babel (2006)
d’Iñárritu, ou Short Cuts (1993) de Robert Altman.

Le montage intercalaire (intercutting) déconstruit la chronologie d’un récit afin


d’embrouiller les spectateurs jusqu’à la résolution, où se rencontrent toutes les
séquences qui avaient été présentées de manière désordonnée – souvent sous le modèle
hégémonique du whodunit. L’embrouille ajoute du suspense à un récit, qui serait un
peu plat s’il était raconté dans son déroulement normal : C-A-C-B-A-C-B-C...
Nombreux sont les exemples de récit qui ont été construits sur ce modèle. On peut
penser à Serpico (1973) de Sydney Lumet, à Pulp Fiction (1994) de Quentin Tarantino
et évidemment aux deux films à l’étude dans la présente thèse, dont voici la structure
grammaticale (celle de VS est sensiblement la même que ALO) :

ALO

WOn (Madrid vide) →


WR (Nuria : « Abre los ojos… ») →
W14 (Antonio : « porque me cuentas este sueño? ») →
WR (Tennis avec Pelayo) →
W14 (Masque) →
WR (rencontre Sofía = accident de voiture) →
WOn (parc Sofía) →
W14 (Antonio prison) →
WDéf (miroir) →
W14 (voix hors champ) →
WDéf (médecins) →
W14 (Prison + papier, crayon) →
WDéf (parc pluie + boite de nuit) →
MAPW (Pelayo embrasse Sofía) →
W14 (joint diégétique par le masque) →
WDéf (cannibalisation du souvenir de Nuria) →
W14 (nouvelle Sofía) →
WOn (déjà vu parc) →
W14 (rêve Ellie) →
WDéf (signature du contrat avec L.E.) →
W14 (chirurgie réussie) →
305

WR (la felicidad) →
W14 (les seins de Sofía) →
W14x (Duvernois sur la terrasse) →
WDéf (miroir) →
W14 (Nuria se prend pour Sofía) →
W14x (Duvernois dans le bar) →
W14 (hypnose : Nuria prend la place de Sofía sur les photos + meurtre) →
WDéf (miroir) →
W14 (visite des bureaux de L.E.) →
W14x (résolution : whodunit + saut dans le vide) →
W2145 (?)

Le va-et-vient entre les différents mondes crée de la confusion et complexifie


l’interprétation des spectateurs, qui se trouvent ainsi à appréhender l’univers dans le
même état d’esprit que le personnage principal. En général, le montage ne doit pas être
apparent, il doit servir l’histoire, en gardant les spectateurs dans un état d’ignorance
anticipatoire, sans pour autant les perdre dans un imbroglio inextricable. Dans ALO, le
seul point d’appui qui permet d’éviter cette perte de repère réside dans le montage en
contrepoint des scènes de conversation entre le personnage principal et le psychiatre,
qui se présente comme le récit en abime de la quête d’identité au cœur de l’intrigue.
Tout le reste baigne dans l’indétermination jusqu’à la résolution.

On appelle ponctuation ces effets de transition qui permettent de joindre deux plans
autrement que par une coupe franche : fondu au noir, fondu au blanc, fondu enchainé,
arrêt sur image (freeze frame), superposition et collage, écrans partagés, sous-clips et
coupes fantômes, notamment lorsqu’on utilise un objet qui couvre totalement l’écran
pour opérer une coupe subtile et donner l’impression d’un plan-séquence. Hitchcock
fut le premier à utiliser cette méthode dans la réalisation de Rope (1928), et il a depuis
été imité par de nombreux cinéastes dont Iñárritu dans sa réalisation de Birdman en
2014. Chaque transition est associée à une ou à plusieurs habitudes d’interprétation, et
il appartient au monteur de jouer avec ces habitudes, c’est-à-dire d’aller dans le même
sens ou de contribuer à leur prêter un nouveau sens. Les transitions permettent de passer
d’une temporalité à l’autre, d’effectuer un bond spatiotemporel significatif ou même
306

de changer de monde, comme c’est le cas dans les deux films à l’étude. Les transitions
sont toutefois de simples connotateurs puisqu’ils exécutent leur mouvement sur des
informations audiovisuelles. Bien évidemment, une transition ne peut agir de manière
indépendante, elle sert à souligner le passage opéré par les plans d’entrée et de sortie
sur laquelle elle agit.

D’abord, Amenábar ouvre son univers à l’aide d’un fondu d’ouverture (P1) simulant le
réveil de César au son de la voix de Nuria : « Abre los ojos… », et le ferme à l’aide
d’un fondu au noir (P8) masquant la conséquence de son saut dans le vide. Entre les
deux, la ponctuation permet à plusieurs reprises d’opérer un passage entre les mondes
en un fondu au noir suivi d’un fondu d’ouverture (P 2-3), ce qui permet par exemple
de transiter entre WDéf et W14, et de représenter de manière extradiégétique
l’écrasement du suicide de César dans sa mémoire (P5 et #122). La même opération
permet le passage dans la zone tutorielle de la réalité virtuelle de W14x (P7) ou l’entrée
en W14 par le flou narratif de WOn en suggérant l’hypnose (P6). Tous les opérateurs de
ALO sont accompagnés d’une ponctuation en fondu, sauf le quatrième (P4), une coupe
franche, qui simule le réveil en sursaut. VS reprend cette stratégie par le menu, sauf
pour son quatrième opérateur (P4), qui utilise plutôt le fondu enchaîné pour signifier
un retour dans la jeunesse de David Aames. Les fondus enchainés sont souvent utilisés
à cet égard pour signifier un saut dans le temps, que ce soit un retour en arrière effectué
dans l’esprit du personnage, une ellipse de plusieurs années ou différentes positions
dans un long déplacement.

Certains cinéastes, particulièrement tournés vers la science-fiction, ont élevé leur


utilisation de la ponctuation au niveau de la franchise, comme en font foi les transitions
caractéristiques de la première trilogie Star Wars de George Lucas, qui se sont
multipliées dans tous les récits subséquents se déroulant dans le même univers.
307

Les effets spéciaux

Les images de synthèse et les effets spéciaux numériques ont eu une incidence
importante sur les possibilités de raconter une histoire évoquant des univers infinis,
composés de mondes multiples, comme en fait foi l’essai d’Alain Boillat intitulé
Cinéma, machine à monde. Pourtant, précise le professeur d’histoire et d’esthétique du
cinéma, si l’on se fie à des œuvres comme L’année dernière à Marienbad (1961) ou Je
t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais, les cinéastes n’ont pas attendu l’avènement
des caméras numériques pour exploiter l’idée des mondes possibles de manière
audiovisuelle, en faisant du montage un outil « fantasmatiquement associé à la création
d’un monde. » (Boillat, 2014, p. 23) Depuis, les écrans verts et les effets spéciaux, qui
sont aujourd’hui dominés par le CGI (Computer Generated Imagery), ont contribué à
développer une immersion de plus en plus convaincante en termes de récit audiovisuel.
Alors que les monteurs du cinéma moderne comme Albert Jurgenson signifiaient les
différentes allées et venues intermondaines par de simples coupes franches ou des
dissolutions requérant une double exposition de la pellicule, on peut aujourd’hui
montrer des propriétés mondaines totalement impossibles, à l’exemple de la ville de
Paris qui se replie sur elle-même dans Inception (2010) de Christopher Nolan. On peut
capturer une artère principale de la ville réelle de Newark au New Jersey et la
transformer en Gotham City, la ville iconique de l’univers de Batman (DC comics),
comme l’ont fait Todd Phillips et son directeur photo Lawrence Sher pour tourner Joker
en 2019. Bref, le CGI permet de créer des univers de toutes pièces comme la planète
Pandora de James Cameron, d’altérer ou de contredire les lois naturelles de notre
univers comme dans tous les films de Nolan. Il est donc assez courant de nos jours,
constate Boillat, que les récits, surtout ceux qui relèvent de la science-
fiction, subordonnent l’organisation narrative temporelle à la construction et à
l’exploration d’univers à mondes multiples qui relèvent plutôt d’une spatialisation
diégétique.
308

Tandis que le cinéma dominant s’est institutionnalisé dans le courant des années
1910 sous l’égide de la forme narrative […] nous faisons l’hypothèse selon
laquelle cette dernière, comprise au sens d’un mode d’agencement chronologique
et causal des actions sur l’axe horizontal du déroulement temporel du film […]
tend aujourd’hui, dans un certain type de productions, à être subordonnée (ne
serait-ce que provisoirement) à l’instauration des référents mêmes de la
représentation. L’accent serait ainsi déplacé de la temporalité […] à la
spatialisation des composantes dites « diégétiques ». (Boillat, 2014, pp. 31‑32)

Le CGI a peut-être grandement amélioré le côté immersif des univers


cinématographiques de manière visuelle, mais les films plus traditionnels
accomplissaient déjà cette immersion − et le font encore aujourd’hui – au moyen de la
déconstruction narrative (exacerbée par le montage intercalaire), comme l’ont prouvé
Amenábar et Crowe. Leurs films montrent effectivement qu’il n’est pas nécessaire de
jouer sur des écrans verts pour signifier l’indétermination, l’onirisme ou n’importe
quelle incompossibilité physique et biologique. Il ne faut pas non plus nier l’importance
de la spatialité du son dans cet objectif d’immersion du cinéma orienté vers la science-
fiction, surtout si on considère l’incohérence que ce type d’univers perpétue dans son
enveloppe sonore, en faisant entendre des explosions dans l’espace sans égard à la
physique de l’acoustique.

L’enveloppe sonore

Le son est le deuxième matériau à partir duquel on construit un monde


cinématographique. Comme on l’a vu dans le chapitre sur l’écologie de la perception
(1.3.2), la reconnaissance des signes visuels et auditifs fonctionne à peu près de manière
semblable, soit en la perception d’une figure se détachant d’un fond et d’un signal
détecté à travers le bruit. On forme un objet sonore en intégrant une information ou un
groupe d’informations auditives, qui doivent être séparés de l’environnement par
ségrégation, souvent subjective, puisque le « cerveau doit composer avec l’ensemble
du contexte dans lequel arrivent les stimuli » (Grondin, p. 47). L’enveloppe sonore
d’un film doit donc intégrer ces deux dimensions de la perception auditive, bruit et
signal, afin de rendre la projection de son univers avec le plus de réalisme possible.
309

Les différentes techniques d’enregistrement, de traitement ou de transmission du son


cinématographique peuvent être divisées en trois catégories distinctes : 1) les sons in
et les dialogues, dont on peut trouver la source dans le cadre, 2) les sons hors-champ,
qui proviennent d’un espace-temps contigu au champ et dont la source pourrait être
révélée par un mouvement de caméra, et 3) les sons off (certains disent over), à savoir
tous les sons qui ne proviennent pas d’un environnement périphérique au cadre, d’où
le voice-over, la narration d’un personnage qui raconte l’histoire projetée à l’écran,
comme dans La jetée (1962) de Chris Marker, par exemple. Tous ces sons sont
habituellement intradiégétiques, bien que certains réalisateurs créent parfois une
enveloppe sonore qui privilégie les sons off pour connoter un point de vue spécifique,
à l’instar des sons d’eau dans la filmographie de Tarkovski.

Les signaux et le bruit qui composent l’enveloppe sonore peuvent être enregistrés en
synchronicité avec la capture des images ou créés par des bruiteurs (foley) en
postproduction. Cette valeur ajoutée de l’enveloppe sonore constitue la première
relation audiovisuelle permettant au son d’enrichir la perception d’une image donnée.
Pour Michel Chion, « [c]e phénomène de valeur ajoutée fonctionne surtout dans le
cadre du synchronisme son/image, par le principe de la synchrèse […] qui permet de
nouer une relation immédiate et nécessaire entre quelque chose que l’on voit et quelque
chose que l’on entend. » (2004, p. 9) La valeur expressive et informative de ces sons
intradiégétiques, en particulier les signaux qui accompagnent les déflagrations et les
impacts violents, établit un lien naturel de dépendance entre l’image et le son, afin
d’appuyer au maximum l’effet d’immersion spectatorielle. C'est la raison pour laquelle
la plupart des films se déroulant dans l’espace continuent d’y faire voyager le son des
chocs et des explosions malgré l’absence totale d’air pour en véhiculer les vibrations.
L’expérience esthétique du film Gravity (2013) d’Alfonso Cuarόn, entre autres
exemples, est portée à son paroxysme par les bruits de l’accident entre la station
spatiale et le satellite, sans lesquels les images ne suffiraient pas à créer de la crainte et
de la pitié pour les deux protagonistes à la dérive dans l’espace. « En particulier tout ce
310

qui à l’écran est choc, chute, explosion plus ou moins simulés ou réalisés avec des
matériaux peu résistants, prend par le son une consistance, une matérialité qui
s’imposent. », résume Michel Chion (2004, p. 9)

Les sons off, subsidiaires aux autres sons, servent à ajouter une couche supplémentaire
d’immersion, et parfois même de significations souvent liées aux émotions que la scène
veut faire ressentir aux spectateurs. La signification supplémentaire que permet la
postsynchronisation du bruitage extradiégétique sur des images intradiégétiques se
cristallise en ce principe de synchrèse (néologisme né de la combinaison de
“synchronisme” et “synthèse”), soit un point de synchronisation verticale dans une
chaîne audiovisuelle définie par Michel Chion comme étant « la soudure irrésistible et
spontanée qui se produit entre un phénomène sonore et un phénomène visuel ponctuel
lorsque ceux-ci tombent en même temps, cela indépendamment de toute logique
rationnelle. » (2004, p. 55) La synchrèse peut être pavlovienne, écrit-il encore, lorsque
l’association image-son correspond à un habitus, comme dans le cas des explosions
spatiales. « Mais elle n’est pas totalement automatique : elle est aussi fonction du sens,
et s’organise selon les lois gestaltistes et des effets de contexte » (2004, p. 56) Le son
des coups de poing au cinéma, par exemple, ne correspond que très rarement à la réalité,
mais leur fracas joué en postproduction permet d’atteindre l’empathie des spectateurs
avec beaucoup plus d’intensité, puisqu’on a tendance à croire que la violence de
l’impact émane de l’image alors que c’est en fait le son qui scelle et authentifie la
puissance du choc.

Les effets sonores peuvent adopter trois niveaux différents de vraisemblance. Ils
peuvent être réalistes : les spectateurs s’attendent au son que fera une porte de voiture
lorsqu’on la ferme, par exemple, et ce son relevant de l’ordinaire se fondra dans le bruit
de l’ambiance générale. Cette attente est contrecarrée au début de ALO lorsque la porte
de la Volkswagen que ferme César avec fracas émet un son écho (#6), qui se confond
certes dans le silence généralisé de la ville, mais qui connote ainsi et d’autant plus le
311

vide du monde dans lequel le personnage est en train de rêver (WOn). Ainsi motivé, le
son devient un signal expressif, c’est-à-dire qu’il est réaliste, mais son rendu est
modifié afin d’y ajouter une couche supplémentaire de signification, parfois
contradictoire avec la nature de l’espace-temps et de son bruit ambiant, et d’accentuer
l’embrouille. Un effet sonore peut aussi être dénaturé au point d’acquérir une valeur
irréelle et d’exprimer le bouillonnement intérieur d’un personnage, soit extérioriser son
discours et ses pensées privées. Ce type de son extradiégétique − que Michel Chion
qualifie aussi de son acousmatique98 à la suite e Pierre Schaeffer − est souvent utilisé
dans les séquences oniriques, les cauchemars, les hallucinations ou toute autre
dimension liée à l’intentionnalité du protagoniste et à ses attitudes propositionnelles.
Cameron Crowe utilise fréquemment ce type d’effet sonore pour signifier le monde du
rêve ou du cauchemar (WOn), mais il ajoute à un moment important de son récit une
espèce de son de cloche annonçant habituellement la fin d’un round de boxe. David
vient de découvrir Julie Gianni dans son lit, qui lui jure être Sofía. Le voyant téléphoner
à la police pour dénoncer une invasion de domicile, elle se moque de lui : « Wake up
man! ». Après un interrogatoire en bonne et due forme, David est libéré de l’emprise
des policiers par l’arrivée de son avocat Thomas Tipp, qui l’implore à son tour de se
réveiller (#103), ce à quoi répond le son de cloche. À quoi sert ce son irréel,
intradiégétique parce qu’il est entendu par David et son avocat qui en cherchent
l’origine dans le hors-champ, sinon à signifier la virtualité du monde W14 dans lequel
ils se trouvent et l’urgence pour David de s’en rendre compte avant de sombrer
définitivement dans la psychose. Ce type d’effet sonore sert à signaler aux spectateurs
la facticité du monde dans lequel il retentit, d’autant plus qu’il est entendu par les
personnages dans le film, mais qu’il ne trouve pas sa source dans l’espace-temps
montré à l’écran.

98
« Un son ou une voix laissés acousmatiques créent en effet un mystère sur l’aspect de leur source, et
sur la nature même, les propriétés, les pouvoirs de cette source. Ne serait-ce qu’à cause du faible pouvoir
narratif et informatif du son quant à sa cause. » (Chion, 2004, p. 64)
312

Les effets sonores peuvent aussi servir de signature à un personnage, à l’instar des deux
notes très graves qui accompagnent ou annoncent l’arrivée du requin dans Jaws (1975)
de Spielberg, ou le son des éperons de Blondie (Clint Eastwood) dans les westerns
spaghettis de Sergio Leone. Ils peuvent s’adresser directement au subconscient des
spectateurs en y installant une émotion, d’angoisse par exemple, comme le rythme
hypnotique du métronome extradiégétique dans Se7en (1995) de Fincher. Les réponses
émotionnelles aux différents types de sonorité dépendent naturellement des habitudes
interprétatives des spectateurs : « the sound of knocking on wood is generally positive,
the sound of metal against metal, negative. » (2006, part. 36) précise Jennifer Van Stijll.
Dans un certain sens, on pourrait avancer que les sonorités naturelles ou organiques
provoquent des réponses positives alors que des sonorités reliées à l’industrie humaine
sous-entendent des dénouements négatifs, instillant de la peur et de la pitié à l’égard
du sort réservé au protagoniste. Finalement, les effets sonores, quand ils ne sont pas
simplement réalistes, servent d’indices qui permettent aux spectateurs de spéculer sur
le dénouement d’une scène ou de découvrir la signification d’une séquence par rapport
au monde intérieur des personnages ou à la symbolique portée par le thème qui motive
le récit. Certains cinéastes n’attachent aucune signification symbolique précise à
l’enveloppe sonore, à l’instar des sonorités organiques chez Tarkovski qui, s'efforçant
d'éliminer toute possibilité d'interprétation, crée un parallèle entre le monde réel et les
thèmes spirituels qui traverse toute son œuvre.

Au cinéma, une reproduction naturaliste du monde est inimaginable […] Sans


sélection des sons, le film est comme muet. Car il n’a pas d’expression sonore qui
lui soit propre. En lui-même, un enregistrement technique précis du son n’ajoute
rien au système d’images d’un film, car il n’a pas encore de fondement esthétique.
Il suffit d’enlever les sons réels du monde qui est représenté à l’écran, et de les
remplacer par des sons étrangers, ou encore de les distordre et qu’ils n’aient plus
de rapport direct avec l’image, pour que le film se mette à sonner, à retrouver une
résonnance. Lorsque Bergman, par exemple, utilise le son de manière
apparemment naturaliste (des pas dans un couloir vide, le carillon d’une horloge,
un froissement de robe), ce naturalisme en réalité amplifie certains sons, les
organise, en fait une hyperbole. L’auteur isole un bruit, et exclut toutes les autres
313

circonstances acoustiques qui existeraient certainement dans la vie réelle.


(Tarkovski, 2014, p. 190‑191)

L’enveloppe sonore, en éliminant le bruit et en isolant certains signaux précis, et parfois


même extradiégétiques, crée une série de connotateurs qui renforcent l’intensité
émotionnelle d’une scène en déformant la perception auditive naturelle. Cette
déformation peut aussi être effectuée au niveau de la trame musicale qui, en créant un
parallèle ou un contrepoint à l’impression esthétique de l’image, renouvelle
l’illustration symbolique du thème central du film.

La trame sonore

La trame sonore peut être composée de thèmes originaux ou de pièces empruntées.


Michel Chion divise la trame musicale d’un film en deux classes. Tout d’abord, la
musique de fosse, extradiégétique ou off, qui ne provient pas d’une source appartenant
à l’univers du film, et qui est uniquement entendue que par les spectateurs. La musique
de fosse, souvent symbolique, a pour objectif d’accentuer la tension dramatique de la
scène ou de la séquence qu’elle appuie, ou de connoter musicalement le thème principal
du récit entier. Ensuite la musique d’écran est intradiégétique, in ou hors-champ, sa
source étant repérable dans le cadre ou identifiable dans un espace-temps contigu à la
scène dans laquelle elle est entendue. La musique d’écran est perçue aussi bien par les
spectateurs que par les protagonistes, qui y font référence ou qui la font jouer dans leur
espace-temps. Cameron Crowe se sert d’ailleurs de la musique d’écran pour connoter
la virtualité de W14 et opérer en même temps un passage suggéré entre l’univers
filmique et l’univers réel des spectateurs. Ainsi la référence par le préposé au soutien
technique à la chanson intitulée Vanilla Sky qui clôt le film de Cameron Crowe, et à sa
composition intra et extradiégétique par Sir Paul McCartney lors de la résolution de
VS (#145 et 155), laquelle a déjà été identifiée comme connotateur hyperbolique de
virtualité (cf 6.1.2). Une trame sonore intradiégétique doit aussi savoir négocier sa
présence avec les effets sonores et les dialogues afin de ne pas rendre trop
314

cacophonique l’expression acoustique d’un univers. C’est le choix qu’a fait Amenábar
pour ALO. Composée uniquement de pièces classiques (violons, hautbois, clarinette,
piano…), la musique du film espagnol sert uniquement à appuyer l’émotion de chaque
scène qu’elle accompagne et ne semble suggérer rien de plus que le suspense dans les
moments importants de l’intrigue. Expressive, chaque pièce de la trame sonore
composée par Amenábar porte en outre le nom de la scène dont elle se fait l’exact reflet
émotionnel et esthétique.

La musique d’un film peut aussi exprimer quelque chose de plus que les images. Une
dissonance de la bande sonore avec le thème d’une scène peut être utilisée comme
contrepoint émotionnel dans l'intention de faire une déclaration thématique ou
d’exacerber l’émotion véhiculée. C’est le pari qu’a fait Mary Harron dans American
Psycho (2000), alors que son tueur psychopathe fait jouer Hip To Be Square de Huey
Lewis and The News pour couvrir le son de sa hache qui s’enfonce dans le crâne de
son invité. La musique, et parfois même les paroles d’une chanson, appuient l’image,
mais ne racontent pas la même version de l’histoire que les scènes qu’elles complètent,
elles donnent ainsi une tonalité supplémentaire au monde qu’elles suggèrent et
imposent, dès le générique d’ouverture, l’émotion nécessaire à l’immersion esthétique
dans un univers donné. Cameron Crowe ouvre son film avec une pièce du groupe
britannique Radiohead, Everything is in its right place : « Yesterday I woke up sucking
on a lemon / There are two colors in my head / What, what is that you tried to say? /
Tried to say / Everything », dont les paroles et la mélodie connotent l’incompossibilité
des mondes de l’univers à l’onirisme inconfortable dans lesquels il souhaite nous faire
entrer. Difficile ici de ne pas rappeler l’utilisation bouleversante d’une autre chanson
de Radiohead, You and Which Army, dans le générique de début du film Incendies
(2010) de Denis Villeneuve, appuyant les images de l’antagoniste, frère/père des
jumeaux Marwan, enfant-soldat qui se fait raser le crâne par la milice chrétienne
libanaise. Projetées au ralenti, les images d’un petit garçon, qui exposent un regard-
caméra empli de haine accompagnées de la musique lancinante du groupe britannique,
315

suffisent à exprimer en peu de temps l’origine de la colère qui caractérise l’antagoniste,


ainsi que ces conséquences dans le déploiement de la tragédie qui déchire la famille
Marwan. L’utilisation des deux pièces de Radiohead pour ouvrir un récit montre à quel
point une pièce empruntée peut happer les spectateurs au point où ils est impossible
pour eux de ne pas se laisser transporter émotionnellement dans un nouvel espace-
temps. Notons aussi que certains titres de la trame sonore peuvent servir de signature à
un univers filmique entier, comme la valse composée à la trompette par Nino Rota dans
la pièce titre du film The Godfather (1972) de Coppola, ou carrément agir comme
dispositifs d’hameçonnage dans la bande-annonce afin d’attirer un public cible au
cinéma.

Le parafilm

Le parafilm est au cinéma ce que le paratexte est à la littérature. Défini par Gérard
Genette comme étant un seuil entre le texte et le hors-texte, le paratexte est constitué
par la relation qu’entretient un livre avec ses éventuels lecteurs et, plus généralement,
avec un public; il représente la dimension pragmatique d’une œuvre littéraire :

Plus que d’une limite ou d’une frontière étanche, il s’agit ici d’un seuil, ou – mot
de Borges à propos d’une préface – d’un « vestibule » qui offre à tout un chacun
la possibilité d’entrer, ou de rebrousser chemin […] une zone non seulement de
transition, mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une
stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli,
d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente – plus pertinente,
s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés. (Genette, 1987, p. 3)

En somme, pour Genette, le paratexte est constitué de l’amalgame du péritexte, soit


tout ce qui se situe autour du texte en lui-même comme les titres et les notes de bas de
page, et de l’épitexte, soit tous les messages qui se situent à l’extérieur du livre, comme
les interviews et les entretiens avec l’auteur. Dans cette perspective, le parafilm
contient tout ce qui met un public en contact avec une œuvre cinématographique. Le
périfilm, agissant comme une espèce d’ambassadeur-hameçon auprès d’un certain type
de spectateurs, et étant déterminé par le genre de récit que le film propose ainsi que par
316

l’expérience esthétique dont l’œuvre fait le commerce, comprend la bande-annonce


ainsi que les différentes affiches qui feront la promotion de la sortie du film en salle,
sans oublier les diverses vignettes qui présenteront le film dans les listes des chaînes
de diffusion en continu comme Netflix ou Mubi. L’épifilm est, quant à lui, déterminé
par les conférences de presse données par les acteurs, cinéastes et producteurs, les
comptes-rendus et critiques journalistiques ainsi que les différentes pages web
destinées à en faire la promotion ou l’analyse.

La facture visuelle du parafilm, soit le graphisme et la composition de l’image


promotionnelle, le lettrage du titre et des sous-titres, ainsi que tout autre artifice
audiovisuel qui accompagne le film à sa sortie, doit aussi être considérée comme un
opérateur liminaire – le « vestibule » de Borges auquel Genette fait référence −,
puisqu’elle est utilisée pour attirer l’attention du public sur l’univers filmique et les
foules au guichet. Afin d’établir un horizon d’attente ciblé, ces éléments visuels ont
pour objectif de créer un certain type d’attente ou de questionnement chez les
spectateurs à l’égard du récit tout en connotant la nature de l’univers filmique
déterminée par les cinq dimensions identifiées dans la section sur les attentes des
spectateurs (cf. 1.2) : soit la temporalité, le niveau de réalisme, le style, la structure et
le contenu correspondant à ce qu’on a l’habitude d’appeler le genre (cf. 1.2). Une erreur
dans la confection du parafilm peut interpeler le mauvais public en faisant la promotion
d’un genre de récit qui ne correspond pas à celui du film. C’est ce qui semble avoir été
le cas avec la sortie du film Blade Runner 2049 en 2017, dont le paratexte, spécialement
l’affiche publicitaire et la bande-annonce, faisait la promotion d’un film d’action
futuristique avec beaucoup d’opposition et de conflit, alors que le rythme du montage
est lent, et que le récit est plutôt orienté vers la psychologie des personnages. On
remarque aussi, en comparant les différentes affiches de ALO et VS (figure 6.16), que
la conception graphique peut mettre en valeur les propriétés caractéristiques du récit
fort différentes lorsqu’elle s’adresse aux différents publics qu’elle cherche à atteindre.
Alors que la version espagnole de l’affiche d’Abre los ojos mise beaucoup plus sur
317

l’onirisme qui caractérise son univers et le thème de son récit, en superposant son
visage les yeux ouverts et les yeux fermés, l’affiche japonaise exploite les thèmes de
l’erreur sur la personne et du dédoublement de personnalité subi par son personnage
principal. L’affiche américaine utilise plutôt le sex appeal de Penélope Cruz et la
crédibilité des différents festivals de cinéma qui ont sélectionné le film ou qui lui ont
décerné un prix. Qu’elle s’adresse au public américain, allemand, ou aux jurys des
Golden Globes (d’où les tons dorés), l’affiche de Vanilla Sky mise apparemment sur la
popularité et le charme de son acteur principal.

Comme l’écrit Gérard Genette dans la conclusion de Seuil :

Quelque intention esthétique qui s’y viennent investir de surcroît, le paratexte n’a
pas pour principal en jeu de « faire joli » autour du texte, mais bien de lui assurer
un sort conforme au dessein de l’auteur. À cette fin, il ménage entre l’identité
idéale, et relativement immuable, du texte et la réalité empirique (socio-historique)
de son public, si l’on me passe ces images approximatives, une sorte d’écluse qui
leur permettent de rester « à niveau », ou, si l’on préfère, un sas qui aide le lecteur
à passer sans trop de difficulté respiratoire d’un monde à l’autre, opération parfois
délicate, surtout quand le second se trouve être un monde de fiction. Étant
immuable, le texte est par lui-même incapable de s’adapter aux modifications de
son public, dans l’espace et dans le temps. Plus flexible, plus versatile, toujours
transitoire parce que transitif, le paratexte lui est en quelque sorte un instrument
d’adaptation : d’où ces modifications constantes de la « présentation » du texte
(c’est-à-dire son mode de présence au monde), du vivant de l’auteur par ses
propres soins, puis à la charge, bien ou mal assumée, de ses éditeurs posthumes
[…] Le paratexte n’est qu’un auxiliaire, qu’un accessoire du texte. Et si le texte
sans son paratexte est parfois comme un éléphant sans cornac, puissance infirme,
le paratexte sans son texte est un cornac sans éléphant, parade inepte. Aussi, le
discours sur le paratexte doit-il ne jamais oublier qu’il porte sur un discours qui
porte sur un discours, et que le sens de son objet tient à l’objet de ce sens, qui est
encore un sens. Il n’est de seuil qu’à franchir. (1987, pp. 439‑442)

Ce qui revient à dire qu’au-delà de ses propriétés esthétiques, le parafilm, comme le


paratexte, a comme principale fonction d’être pragmatique. Ses propriétés esthétiques
doivent servir de premier opérateur de passage entre la réalité du public et la
fictionnalité de l’univers qu’il représente. Il est un vestibule, une écluse, un sas ou un
seuil dans la typologie symbolique établie par Genette. Ainsi la boucle est bouclée : le
318

parafilm installe l’accessibilité esthétique des mondes possibles qui se déploient dans
la fiction, en considération des attentes de son public cible (Eco dirait de son Spectateur
Modèle) et de ses habitudes d’interprétations, déterminées par le genre du récit et la
nature de son univers cinématographique.

Figure 6.16 Affiches publicitaires de ALO et VS


CONCLUSION

L’objectif de cette thèse, tel que nous l’avons posé dans l’introduction, consiste à
contribuer théoriquement à la compréhension et à l'analyse de l'accessibilité narrative
et audiovisuelle entre les différents mondes dans un même récit cinématographique.
Pour ce faire, nous nous sommes demandé de quelle manière le concept de monde
possible permettait de renouveler l'analyse des rapports qui nous font passer d’un
monde à d’autres mondes dans un espace-temps filmique. En retraçant les origines de
ce concept dans la philosophie du meilleur des mondes de Leibniz, nous nous sommes
rendu compte que l’un des quatre principaux arguments de cette philosophie, le couple
compossibilité-incompossibilité, consistait à nier l’existence concrète de tous les
mondes qui ne correspondent pas à celui de notre réalité. L’incompossibilité posait
ainsi un problème d’identité transmondaine dans l’accessibilité des mondes possibles
au cinéma. Si un individu est attaché à un seul monde par les séries de propriétés qui
le définissent, comment peut-on faire voyager ce même individu vers un autre monde,
qui présente des propriétés contredisant la logique causale de son monde d’origine ?
Ce problème d’identité transmondaine avait déjà fait l’objet d’une réflexion par Saul
Kripke dans sa logique des noms propres. Le logicien américain concluait à un faux
problème étant donné qu’en face de la réalité, on ne pouvait que placer des états
possibles ou situations contrefactuelles, qui n’avaient aucune prétention à la matérialité.
Pour Kripke comme pour Leibniz, seul notre monde réel existe, les autres ne sont que
des spéculations idéelles, des mondes virtuels. Du point de vue d’une pragmatique de
320

la fiction, qui ne peut fonctionner qu’à la seule condition d’arriver à feindre la réalité
matérielle d’un monde audiovisuel pour happer les spectateurs émotionnellement, cette
solution logique posait effectivement un problème de taille.

C’est grâce au concept d’« opérateur d’accessibilité », dont nous avons défini les
fonctions et les mécanismes, que nous sommes parvenus à analyser la nature des
frontières narratives et audiovisuelles qui délimitent ces différents mondes et à
identifier les multiples moyens de permettre aux protagonistes d’un récit filmique de
les traverser sans gâcher la suspension d’incrédulité des spectateurs. Nous croyons
avoir relevé le pari, engagé dans l’introduction, de proposer un concept opératoire
(opérateur d’accessibilité) à qui voudrait utiliser la logique des mondes possibles pour
analyser et comprendre la structuration d’un récit filmique qui transporte les
personnages et l’intrigue dans des mondes discordants, le travail des cinéastes et des
scénaristes dans la création d’un tel récit et enfin la collaboration des spectateurs dans
leur réception de l’œuvre. Pour y arriver, nous avons commencé pour ainsi dire par la
fin en identifiant le rôle joué par les spectateurs dans l’élaboration d’un récit fictionnel.
En diagnostiquant d’abord leurs attentes relatives à la nature et au genre d’un récit, et
en déroutant ensuite leurs suppositions comme autant de mondes possibles actualisés
ou ignorés dans leur déploiement narratif, nous avons donné une première définition à
une accessibilité esthétique des univers cinématographiques. Par conséquent, pour que
l’immersion fictionnelle fonctionne, les spectateurs doivent « croire » à la réalité des
mondes qui leur sont présentés de manière narrative et audiovisuelle.

Nous avons trouvé une première solution à ce problème d’immersion dans le concept
d’ersatz, défini par David Lewis comme un copie ou un succédané du monde réel. Dans
l’ersatzisme, les impossibiliae − comme le voyage dans le temps qui permet aux
321

différentes versions d’un même individu de coexister −, peuvent faire croire à leur
actualité, mais seulement de manière relative, selon le principe de liberté illimitée
d’assomption posé par Alexius Meinong dans sa théorie sur la référence des objets, et
selon le principe d’intentionnalité théorisé dans la sémantique des jeux de
Jaakko Hintikka. Le mode d’existence de ces impossibiliae repose sur le réarrangement
de certaines propriétés caractérisant notre monde concret et les individus qui le
meublent, alors que l’impression de réalité de ce réarrangement dépend à son tour de
l’intention de fictionnalisation comme un contrat tacite de coopération signé entre un
créateur et son public. Cette coopération donne deux avantages au concept de mondes
possibles. Elle permet tout d’abord aux spectateurs de tenir pour acquis que l’univers
de la fiction fonctionne comme le leur, selon les mêmes lois physiques et biologiques,
à moins que l’une ou plusieurs des propriétés de ces lois ne soient réarrangées pour
permettre à une imposibiliae, à une incompossibilité d’exister de manière narrative et
audiovisuelle. David Lewis et Marie-Laure Ryan ont identifié ce premier avantage
comme le principe d’écart minimal, selon lequel l’impression de réalisme des petits
mondes de la fiction repose sur les larges épaules du réalisme de notre monde concret,
dont les lois sont inventoriées par l’Encyclopédie, proposé par Leibniz comme une
« recension du savoir universel […] une Bibliothèque comme inventaire général de
toutes les connaissances », résume Umberto Eco (2010, pp. 66‑67).

Pourtant, la réalité perçue et vécue par chaque individu est une conception culturelle,
puisqu’elle se construit à partir de l’encyclopédie personnelle de chacun, en fonction
de ses expériences passées, de ses habitudes, de ses croyances et de ses opinions. Il y a
ainsi une grande différence entre l’encyclopédie personnelle des différents spectateurs
et l’encyclopédie maximale qui définit les lois de la réalité du monde concret. Dans
cette perspective, le deuxième avantage de la coopération interprétative repose sur cette
322

différence entre l’encyclopédie maximale du monde réel et celle plus personnelle et


culturelle des spectateurs. Grâce au principe d’écart minimal, les spectateurs peuvent
être incités par la narration à modifier un article dans leur propre version de
l’encyclopédie afin de rendre viable une incompossibilité entre des mondes dans un
même récit fictionnel. C’est ce que Umberto Eco a appelé un opérateur d’exception,
qui peut être stipulé, mais dont le fonctionnement ne peut être expliqué de manière
scientifique, puisqu’on ignore les opérations à accomplir pour le construire ou le
réaliser. En vertu de l’encyclopédie maximale, celle de Leibniz et non celle des
spectateurs, les petits mondes de la fiction peuvent être vraisemblables,
invraisemblables ou carrément inconcevables, mais ils doivent toujours être construits
de manière à créer l’illusion de réalité, afin de stimuler et de garantir l’immersion
émotionnelle des spectateurs. Cette illusion de réalité repose, selon Umberto Eco, sur
la logique de l’interprétation, telle qu’elle est présentée dans la sémiotique de Charles
Sanders Peirce. Nous avons établi que le pragmaticisme de Peirce, appliqué au
septième art, s’élabore de la manière suivante : un signe audiovisuel renvoie à un
individu-événement défini par la nature d’un monde fictionnel, qui arbore une
signification spécifique dans le contexte idiosyncrasique du récit tel qu’interprété par
les spectateurs. Du point de vue de la narration, le contexte dans lequel l’amalgame
individu-événement peut être interprété est créé dans les rencontres possibles entre
protagonistes, qui sont définis par des propriétés, des désirs et des besoins, lesquels
diffèrent et s’opposent comme dans la réalité. Toute la mécanique transmondaine, telle
que l’a élaborée Umberto Eco, repose sur cette logique des relations entre propriétés
définissant les individus qui meublent un monde possible.

La première partie de la thèse était ainsi consacrée à définir l’accessibilité esthétique


des mondes possibles et à identifier les moyens narratifs de les construire en
323

collaboration avec l’instance réceptrice, de façon à respecter l’illusion de réalité de ces


mondes, garante à son tour de l’immersion émotionnelle des spectateurs dans l’univers
du film. Une fois le problème de l’incompossibilité identifié et résolu par le concept
d’opérateur d’accessibilité dans la première partie, la deuxième partie de la thèse
consistait à le définir et à en révéler les avantages dans la détermination de stratégies
narratives qui vont de pair avec la mécanique audiovisuelle. Autrement dit, nous avons
voulu montrer comment le concept d’opérateur d’accessibilité permet de résoudre, à
différents moments de la production (scénarisation, mise en scène, réalisation, etc.), le
problème de la traversée d’une frontière entre des mondes incompossibles. Notre
concept a donc une fonction sémiotique qui consiste à signaler aux spectateurs, par
différents types de signes, qu’il passe d’un monde possible à un autre à l’intérieur d’un
même récit. Tout signe qui agit comme opérateur d’accessibilité a une nature
pragmatique qui s’exprime sur deux plans : sur le plan narratif (le récit) et sur le plan
audiovisuel (la mise-en-scène), qui correspondent en quelque sorte à l’intelligible et au
sensible. En somme, l’opérateur d’accessibilité est un signe dont la fonction consiste à
être un guide pour les spectateurs dans l’espace labyrinthique entre les mondes. Il ne
sert pas à communiquer un contenu de pensée, une idée, il sert plutôt à orienter. Il peut
donc être interprété de deux manières différentes et complémentaires.

Il est d’abord perçu comme stimuli visuel et sonore : une figure qui se détache d’un
fond, un signal qui est détecté à travers le bruit. La plasticité et l’iconicité de la
dénotation visuelle, en synchronie avec les qualités acoustiques de la dénotation sonore,
forment une connotation précise dans le contexte de l’univers filmique, sous l’égide de
l’idéologie véhiculée par le récit. La détection du signe comme opérateur est d’abord
sensible, elle est faite par la première classe d’interprétant peircien, l’interprétant
affectif, alors que sa signification dans le contexte du film est d’abord tirée de sa forme
324

matérielle. L’opérateur tire ensuite sa signification du contexte narratif du récit auquel


il prend part, grâce au travail de la deuxième classe d’interprétant peircien,
l’interprétant énergétique, qui associe l’émotion véhiculée par le signe dans sa forme
matérielle à un certain rôle dans la causalité narrative et idéologique du récit, et il
attribue au signe une nouvelle connotation. Celle-ci implique la troisième classe
d’interprétant peircien, l’interprétant logique qui fait, à partir de cette nouvelle
connotation, des suppositions quant au déploiement éventuel du récit dans l’espace-
temps narratif.

Rappelons qu’à la base de la définition donnée par Leibniz, un monde possible désigne
une manière dont tous les temps et tous les lieux de notre univers auraient pu être
remplis de séries compossibles de monades, ou de singularités-événements créées par
les inflexions des points de vue illimités de Dieu sur sa création. Dans une perspective
cinématographique, le plan, qui compose la séquence cinématographique, constitue
une version magnifiée de la monade leibnizienne, laquelle compose les séries
compossibles et incompossibles d’une trame narrative, et détermine par inflexions de
singularités-événements, ou conflits provoqués par la relation entre individus, les
mondes possibles de l’édifice audiovisuel et narratif cinématographique. Le plan
adopte et impose dès lors un point de vue spécifique sur l’univers dans le film, par la
manière dont le cinéaste compose son cadre et anime ses recadrages dans le contexte
donné par le récit et l’idéologie qu’il véhicule dans son traitement isotopique. Le plan
cinématographique a donc deux faces, à l’instar des signes qui le composent. D’une
part, il distribue les connotations de manière narrative, dans le jeu des opérateurs
intradiégétiques, suivant l’harmonie préétablie par la causalité du récit. Cette
distribution actualise certaines des suppositions faites par les spectateurs, et qui étaient
contenues dans le récit de manière virtuelle. D’autre part, le plan synchronise ces
325

connotations narratives avec des connotations audiovisuelles objectivées par les


opérateurs extradiégétiques de la production. Le plan exprime ces deux faces du signe
connotatif cinématographique dans le même rapport indirect que les relations
horizontales et verticales de l’édifice baroque de la monade leibnizienne.

Suivant cette dualité ontologique du signe cinématographique et des plans qu’il


compose, les mondes possibles ont aussi deux faces. Celle qui est interprétée
virtuellement par les spectateurs et celle qui est actualisée par le cinéaste. En faisant
passer les individus profilmiques du monde réel vers le monde diégétique, le cinéaste
les réinterprète sous forme de signes audiovisuels qui sont réalisés dans l’univers
cinématographique. Le plan comme monade filmique contient, sous forme de
connotations possibles, le récit en entier dans un espace-temps fictionnel, qu’il exprime
sous forme d’inflexions des points de vue imposés par le cinéaste. Joël Magny a
consacré un ouvrage entier à cette question, paru dans Les petits cahiers sous le titre :
Le point de vue, de la vision du cinéaste au regard du spectateur. Sans référence directe
à Leibniz, il y démontre tout de même que l’art du cinéaste, dans son travail de
découpage spatiotemporel et de construction narrative, impose systématiquement un
ou plusieurs points de vue aux spectateurs, ce qui lui permet de conclure, en s’appuyant
sur l’adaptation cinématographique d’un roman de Raymond Chandler par Howard
Hawks, The Big Sleep (1946) :

Le film, son succès et sa pérennité reposent sur un décalage constant entre le point
de vue narratif et diégétique (l’enquête) et le point de vue strictement visuel et
cinématographique (ce que la caméra nous montre, d’où et comment elle le montre)
[…] Le point de vue et surtout les multiples jeux entre point de vue visuel ou
représentatif et point de vue narratif sont partie constitutive du cinéma. (2001,
p. 63)
326

Le cinéaste impose un ou plusieurs points de vue particuliers sur son univers et sur les
événements qui le construisent, dans le but d’encourager certaines interprétations-
suppositions de la part des spectateurs afin de créer du suspense et de la surprise. Il
arrive à l’occasion que ces points de vue se contredisent, que les deux faces des signes
et des plans cinématographiques expriment deux mondes incompossibles comme dans
les films Abre los ojos et Vanilla Sky dont nous avons fait l’analyse dans cette thèse.
Habituellement, la face intradiégétique tend à ignorer la face extradiégétique, même si
à l’occasion certains films leur permettent de s’interpénétrer sous une perspective
métafictionnelle. L’univers fictionnel peut, sous la pression de cette entr’expression99
d’incompossibilité entre les deux faces du signe filmique, devenir un chaosmos, qui
contredit les trois principes logiques de la raison déterminante, de la contradiction (le
tiers exclu) et de l’harmonie préétablie, qui supporte non seulement l’identité
transmondaine, mais encourage surtout l’ambiguïté narrative, l’inclusivité-ouverture
de l’univers audiovisuel et l’indétermination existentielle des personnages.

Notre recherche s’est limitée au cinéma. Certains médias utilisent pourtant le concept
de monde possible et le principe de coopération spectatorielle de manière encore plus
déterminante que la scénarisation et la production d’un film. L’univers du jeu vidéo par
exemple, avec ses récits interactifs, considère les suppositions des joueurs au point de
les imbriquer avec le plus d’efficacité possible dans la construction de ses trames
narratives. Plus précisément, les suppositions les plus plausibles quant au dénouement
d’une scène ou du récit entier sont non seulement encouragées et actualisées par la

99
Terme emprunté par Leibniz pour signifier les relations entre singularités formant un réseau de séries
compossibles.
327

narration, mais elles sont aussi réalisées dans la confection audiovisuelle de l’univers
virtuel. En d’autres mots, alors que dans le récit classique l’auteur ne fait que spéculer
sur les attentes et suppositions de son public, le récit interactif en choisit une poignée
et les inclut dans sa trame en forme de rhizome, comme autant de mondes compossibles
et incompossibles actualisés par le choix des joueurs.

Certains films, inspirés par l’instantanéité de la coopération ludique entre producteurs


et joueurs, se sont aussi déployés sous une structure rhizomique interactive. Le film
Black Mirror: Bandersnatch (2018) et, plus récemment, la série de l’aventurier
britannique Bear Grylls, You vs. Wild (2019), toutes deux diffusées sur la chaîne Netflix,
permettent aux spectateurs de participer à l’élaboration de la chaîne causale des
événements du récit en choisissant parmi quelques propositions présélectionnées, l’une
ou l’autre des décisions que prendra le protagoniste dans sa quête ou son aventure.
L’Internet Movie Database explique dans son synopsis de You vs. Wild que : « Dans
cette série interactive, vous prendrez des décisions clés pour aider Bear Grylls à
survivre, à s'épanouir et à accomplir des missions dans les environnements les plus
difficiles de la planète 100 . » L’écriture non linéaire de ce type de scénario peut
effectivement profiter des concepts issus de la théorie des mondes possibles, dont celui
d’opérateur d’accessibilité, afin de structurer le récit de manière à rendre plus efficace
le choix des mondes qui pourront éventuellement être actualisés par les spectateurs et
d’augmenter leurs suppositions-décisions à leur égard. L’évolution de la technologie
du divertissement étant fulgurante, il y a fort à parier que cette fusion entre le jeu et le
cinéma ne s’arrêtera pas à ces deux projets de Netflix. D’ailleurs, certains jeux
comprennent déjà des séquences cinématiques comme de courts films, qui résument

100
Récupéré le 3 mai 2021 de IMDB, You v. Wild : < https://www.imdb.com/title/tt10044952/ > [ma
traduction].
328

certaines tranches de vie importantes de leurs protagonistes, et révèlent un passé relatif


au présent essentiel au déploiement d’une trame, ou une loi inédite, constituante de la
nature de leur univers virtuel. L’industrie du cinéma travaille aussi sur l’utilisation des
principes du continuum de réalité-virtualité introduit par Paul Milgram et al., dans un
article de 1994 intitulé Augmented reality: a class of displays on the reality-virtuality
continuum.

Figure 6.17 Réalité-Virtualité développé par Milgram, et al. (1994)

Les lunettes immersives de l’Occulus Rift développées par Facebook ou les CAVE
(pour Cave Automatic Virtual Environment) − qui sont essentiellement des pièces
immersives équipées d’outils de détection des mouvements et au sein de laquelle des
image en 3D sont présentées sur les murs par projection ou rétroprojection −,
constituent des exemples probants de la direction technologique que semble vouloir
prendre l’industrie du divertissement.

Après les cinémas maisons viendront les pièces virtuelles, conçues spécifiquement
pour « vivre » un univers cinématographique dans une immersion narrative et
sensorielle encore plus prononcée. Cependant, une des conséquences de ces dispositifs
consiste à limiter l’ampleur de la coopération des spectateurs-participants, étant donné
que chacune de leurs suppositions doit faire l’objet d’une actualisation au niveau du
329

récit, autant que d’une réalisation au niveau de la production audiovisuelle qui crée
l’interface du jeu. Le récit de Bandersnatch, par exemple, selon un article de Wired, se
divise en 250 segments correspondant au nombre de décisions que peuvent prendre les
spectateurs-participants, pour un total de 150 minutes de film, le visionnement pouvant
en plus être réitéré pour actualiser de nouvelles décisions et arriver à l’une ou l’autre
des fins possibles que la production audiovisuelle aura réalisées.

At the heart of the episode are two-and-a-half hours of footage divided into 250
segments, hidden behind an elaborate series of decisions. Starting as a seven-page
outline, “Bandersnatch” quickly grew into a 170-page script – hand-coded at first
– that required Netflix to build its own choose-your-own software to bring it to
life. To stream the episode, the company had to work out a way of simultaneously
loading multiple versions of each scene so viewers could follow different narrative
paths without encountering the dreaded buffering circle. (Reynolds, 2018)

La structure narrative de Bandersnatch est, toujours selon cet article de Wired,


composée de trois éléments principaux. Le premier élément correspond aux différents
épisodes, ou séquences distinctes d’images déterminées par une décision prise par le
spectateur-participant, lesquels sont liées aux autres épisodes par la causalité et la
mémoire. Chaque décision laisse derrière elle des souvenirs, qui forment le deuxième
élément de l’immersion, qui sse construisent tout au long d’un épisode à partir des
choix faits par les spectateurs-participants, et influencent les épisodes qui se
déploieront subséquemment dans le reste du récit. Deux spectateurs-participants qui
font exactement les mêmes choix dans tous les cas sauf un, ou qui feront des choix
totalement différents dans tous les cas, auront des souvenirs plus ou moins
dissemblables et suivront donc des chemins narratifs qui peuvent être forts différents.
Le troisième et dernier élément de la structure immersive du film correspond aux
séquences récapitulatives, qui sont diffusées lorsque les spectateurs-participants
arrivent à l'une des fins possibles. « Shot with old-fashioned tube cameras and played
330

on a TV screen within the episode, each recap presents a quick overview of the
decisions a viewer has made to get to that ending. » (Ibid.) À partir de cet écran
récapitulatif, les spectateurs-participants peuvent ensuite choisir de revenir à un point
antérieur de l'épisode, un peu comme les fameux points de contrôle (check points) des
jeux vidéo, ou de quitter l'épisode au moment du générique de fin, sachant que certaines
parties de l'épisode n’ont toujours pas été actualisées.

Il est fort probable que les concepteurs de tels récits immersifs comprennent déjà le
fonctionnement de la logique des mondes et l’utilisent pour ses avantages narratifs.
Comme nous l’avons mentionné en introduction, les développeurs et programmeurs
utilisent la notion de cadre (frame) du cognitiviste américain Marvin Minsky (1974)
pour analyser les structures d’informations permettant de subdiviser la connaissance en
sous-structures dans le développement d’une intelligence artificielle. Nous sommes
donc prêts à parier que la notion de relations entre propriétés constitutive des mondes
narratifs, de même que le concept d’opérateur d’accessibilité propre aux univers
incompossibles – dont le fameux multivers de Marvel − pourront éventuellement aider
les scénaristes de l’immersion virtuelle et de la réalité augmentée à élaborer des récits
encore plus complexes, proposant des alternatives toujours plus divertissantes. On
pourrait par exemple imaginer une suite interactive aux films Abre los ojos et Vanilla
Sky qui se déroulerait dans un multivers virtuel contrôlé par la compagnie de
cryodivertissement Life Extension devenue Lucid Dream en 2145. Le multivers virtuel,
rassemblant les mondes incompossibles, permettrait de voyager consciemment dans un
rêve éveillé sans égard à la causalité et aux lois naturelles de la réalité, alors que le
corps serait sous sédatifs, enfermé dans une chambre anéchoïque. Les spectateurs-
participants seraient confrontés à la disparition de la conscience de plusieurs
personnages dans le multivers virtuel et devraient trouver et utiliser certains opérateurs
331

d’accessibilité afin de mener l’enquête parmi tous les mondes et retrouver les
consciences égarées. La trame narrative ferait en sorte que les spectateurs-participants
comprennent l’avantage de résoudre le problème de l’incompossibilité entre les
mondes à partir du concept d’opérateur d’accessibilité de façon à multiplier les voyages
intermondains sans perdre de vue la trace laissée par les victimes dans leur errance. Ce
serait là un véritable film dont vous êtes le héros!
ANNEXE A

LISTE DES OPÉRATEURS DE PASSAGE DANS ALO ET VS


Les opérateurs de passage dans Abre los ojos

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


La voix de Nuria Opérer le passage entre le monde du spectateur et le monde
personnage
1 P1 0:00:27 intra mobilier enregistrée sur le réveil fictionnel du rêve (WOn) : d'abord loin et en écho, le son s'approche
(VHC)
«Abre los ojos» et s'aplanit progressivement (x11).
Simuler le réveil, l'ouverture des yeux et l'introduction progressive
2 P1 0:00:40 intra/extra postproduction ponctuation Fondu émergent
de stimuli audiovisuels lors de l'émergence du sommeil
Annonce l'éventuel passage entre WR et WDéf + différentes
3 WOn 0:01:05 intra mobilier objet miroir (3 plans) perceptions de WDéf qui viendront cannibaliser W14 dans ses
Connotateur d'onirisme (Won) et de réalité virtuelle (W14) :
4 WOn 0:02:03 intra mobilier lieu vide urbain
annonce les mondes qui s'en viennent, cf. #119
5 WOn 0:02:15 intra temporel présent montre 10:04am Renforce l'aspect extraordinaire du vide urbain : connotation idem
Le son en echo de la porte et des pas connotent le vide urbain (#4) et
6 WOn 0:02:35 intra postproduction mix son écho
renforcent le caractère onirique du lieu (WOn)
fondu au noir +
7 P2 0:03:05 extra postproduction ponctuation Opère le passage entre le WOn et le WR de César
émergent
La voix de Nuria
personnage Rejoue le premier passage mais opère cette fois-ci dans l'univers
8 P2 0:03:06 intra mobilier enregistrée sur le réveil
(VHC) fictionnel : appuie et renforce le fondu
«Abre los ojos»
Dialogue analeptique qui annonce la relation entre César et Antonio
Personnage «porque me cuentas
9 >W14 0:03:18 intra mobilier (W14) + accusation + souligne l'importance du rêve (WOn) dans
(DHC) este sueño»
l'univers diégétique. Prétexte de caractérisation.
générique Synthèse Résume tous les mondes et conflits : la faune urbaine, sommeil,
10 WR 0:03:38 extra postproduction
début synecdoctique vieillesse-jeunesse, police, tournage, sujet-objet de la quête
Opposant: 1ère occurrence. Annonce accident comme OP ->Wdéf.
11 WR 0:04:08 intra mobilier personnage Nuria
Renforce #7
Annonce et donne du poids à l'interprétation en faveur du complot
12 WR 0:06:14 intra mobilier personnage «associés de César» ourdi par les associés pour qu'il se suicide. Connotation de complot
et de suicide.
Référence à l'anorexie qui annonce un des conflit au sein de W14;
13 WR 0:07:35 intra mobilier personnage «Anorexie + folie» sera répétée par Antonio pour souligner les propriétés de W14
(#116)
Antonio: «Crees en Annonce et renforce question Nuria avant accident de voiture #28
14 >W14 0:08:02 intra mobilier personnage
Dios?» (op. WR->Wdéf)
Ultime opérateur de passage + cannibalisation Wdéf -> W14
15 >W14 0:08:08 intra mobilier objet masque
Masque première occurrence
16 >W14 0:09:29 intra mobilier personnage «parent accident» Annonce et renforce l'accident de voiture (op. WR->Wdéf)
17 >W14 0:09:48 intra mobilier personnage «mi socios» Renforce #12 + soupçons sur rôle Antonio + complot
«me gusta el suelo…
18 >W14 0:10:42 intra mobilier personnage Renforce la cannibalisation de WR+WDéf ->W14
mentira»
19 WR 0:15:00 intra mobilier personnage scéne de séduction Prolepse: permet la tentative pathétique de retour en arrière en #54
20 WR 0:16:47 intra mobilier personnage «interpretacíon» Renforce #12 + soupçons sur rôle de Sofía
Serviront à renforcer mêmes photos Sofía/Nimri : op. de
21 WR 0:21:00 intra mobilier objet Photos de Sofía/Cruz
cannibalisation WR->W14, cf. #93
334

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


Servira à renforcer même dessin Sofía/Nimri : op. de cannibalisation
22 WR 0:23:20 intra mobilier objet Dessin de Sofía/Cruz
WR->W14, cf. #93
«esta sonrisa me va a Annonce et renforce l'accident comme op. de WR->Wdéf + suicide
23 WR 0:23:40 intra mobilier personnage
matar» comm op. Wdéf->W14, cf. #94
Émission Cryonisation- Annonce et renforce L.E. : Duvernois 1ère occurrence op. passage
24 WR 0:24:30 intra mobilier personnage
Duvernois WDéf->W14. Sofia «coma Walt Disney» ref.#88
Annonce et renforce les conséquences de l'accident comme op. de
25 WR 0:26:21 intra mobilier personnage Nuria «Por tu cara…»
WR->WDéf
mobilier/
26 WR 0:27:42 intra objet Drogue (speed) Annonce et renforce ambiguïté de W14
hyperbolique
27 WR 0:28:06 intra mobilier personnage Nuria «la felicidad» Annonce question posée par Antonio dans W14 #72
Rappel #14 : annonce et renforce accident de voiture comme op.
28 WR 0:29:04 intra mobilier personnage Nuria «crees en Dios»
WR->Wdéf
29 P3 0:29:15 intra mobilier événement Accident de voiture Élément délcencheur et Opérateur de passage WR−>WDéf
fondu au
30 P3 0:29:29 extra postproduction ponctuation Opère le passage entre WR -> WOn (coma 3 semaines)
Connotateurs d'ambiguïté narrative : mort/paradis? Parc ensoleillé,
préprod/ jeunesse VS vieillesse… Piano heureux mais strings inquiétante -
31 WOn 0:29:35 extra/intra cam fixe/lieu 3 plans fixes/parc
mobilier paradoxe - annonce la décision qu'il devra prendre : maturation
plot
Remonte dans le temps; signifie le bonheur passé qui est perdu.
180º anti autour de Précédé d'un plan sur ses jambes qui marchent, commence dans son
32 WOn 0:29:52 extra préproduction mvt cam
César dos : n'est-il pas blessé? Ou mort? Souligne l'importance de la belle
apparence de César.
Connotateur d'ambiguïté renforce #31-32 : n'est-il pas blessé. A-t-il
Dialogue sur le rêve de
33 WOn 0:30:39 intra mobilier personnage vraiment eu un accident, était-ce un rêve? Annonce Wdéf qui suit
l'accident
et W14 ensuite : «no podia despertar… era un Monstro»
coupe franche + son WOn->Wdéf Simule le réveil subit d'un mauvais rêve: suit la
34 P4 0:31:15 extra post montage
réveil question de Sofía sur l'état de son appart; ≠ ALO sur son réveil
«soñar es una mierda…» dialogue analeptique w/ Antonio Vie VS
35 >W14 0:31:20 intra mobilier personnage Dialogue sur rêve
Mort
Doigt qui hésite à allumer : renforce #31 à 35 (Signifie ambiguïté
36 Wdéf 0:31:35 extra préprod plan fixe insert
Souligne l'entrée dans Wdéf + dilemme Vie vs Mort (en plus
37 Wdéf 0:31:38 intra mobilier objet+pers reflet ds miroir
dialogue)
3 plans: 1 push-in à travers vitre douche + fix fume chez-lui + même
fix avec masque dans prison + «solo creo lo que veo» (répétition de
38 >W14 0:32:03 extra préproduction série de plans sa face scrappe Antonio #14) La coupe franche entre César Déf et César 14 avec
masque permet passage extradiégétique entre Wdéf et W14 ds
prison avec Antonio
«por hoy es Définit WDéf par la propriété de sa médecine incapable de réparer ls
39 Wdéf 0:33:23 intra mobilier personnage
impossibile» face de César; annonce W14
César associe le reflet que lui renvoie les miroirs à la mort: annonce
40 Wdéf 0:34:21 intra mobilier personnage «miroir => mort»
suicide OP Wdéf->W14
335

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


Les médecins lui présentent le masque: annonce et renforce op. de
41 Wdéf 0:34:42 intra mobilier objet masque cannibalisation de Wdéf in W14; «Jo quiero un cara no una careta»
(+dialogue sur le miracle pour revenir à Antonio ds prison)
mobilier/prépr Annonce la confusion dans l'apparence de Sofía et renforce
42 >W14 0:36:31 intra/extra objet/insert pad et crayon
od l'importance du dessin #22
Amalgame de transitions permettant un passage extradiégétique
mvt cam + Trav. Arr + fondu entre W14 où il dessine et Wdéf où il tente de revoir Sofía. Le pano
43 >W14 0:36:57 extra pré / post
ponctuation ench.+ pano rapide rapide pratique le passage entre le souvenir de Wdéf dans W14 et
le moment présent de Wdéf relatif au souvenir de W14
«j'ai souvent rêvé à ce
44 Wdéf 0:40:59 intra mobilier personnage référence au rêve de #33
moment»
«tv qui parle de Annonce sa recherche pour L.E. (graine semée depuis #24) et W14,
45 Wdéf 0:42:00 intra mobilier personnage cryogénisation» + pendant qu'il peine à s'accepter devant le miroir avant d'aller
miroir rejoindre Sofía et Pelayo au bar
Push out sur entrevue Association visuelle entre L.E. et le masque comme op. de passage
mouvement
46 Wdéf 0:42:48 extra préprod tv + rack focus sur entre Wdéf et W14 ( image du dessin César par Sofia) Annonce et
cam
masque renforce les raisons qui le pousse vers L.E.
Duvernois + maturité
47 Wdéf 0:43:00 intra mobilier personnage Moment crucial de la juxtaposition narrative entre Wdéf et W2145
moral
reflet masque / TV
48 Wdéf 0:43:20 intra mobilier objet Association masque + W14 par juxtaposition
éteinte
masque jeté par terre
49 Wdéf 0:44:55 extra préprod insert Sème le doute sur le récit analeptique de >W14 (battement)
ds bar
L'ébriété permet un flou perceptif et mémoriel (#50 à 59) sur
50 Wdéf 0:46:15 extra post montage Montage alcool bar
lequel appliquer la superposition de W14 sur Wdéf (fig. 14)
masque récupéré par Souligne à gros traits l'importance du masque comme symbole
51 Wdéf 0:47:25 intra mobilier objet
César archétypal de persona
Super connotateur symbolique : cf. Bacchus + Janus bifrons «à
52 Wdéf 0:47:33 intra mobilier objet Bifrons
deux visages» passé VS avenir; ce qu'il deviendra en W14
Reflet sans cicatrice Annonce et renforcement de ce qui s'en vient en W14 :
53 Wdéf 0:47:57 intra mobilier objet
miroir sdb cannibalisation mémorielle de WR->Wdéf
Rejoue scène Tentative «pathétique» de retour vers WR : «refus de l'appel» écho
54 Wdéf 0:48:42 intra mobilier personnage
séduction de #19
«demain j'espère être
55 Wdéf 0:51:27 intra mobilier personnage Annonce et renforce l'OP de Wdéf->W14
mort»
56 MAPW 0:52:29 extra post colorisation N&B «Pelayo s'en va rejoindre Sofia» dans un MP imaginé par César
montage/ Face César regarde le masque dans sa main vice vesa => entrée ds
57 P5 0:53:06 extra post chp/ctrchp + fade out
ponctuation W14
fade in «abre los ojos»
58 P5 0:53:25 extra post ponctuation OP Wdéf->W14 (Fade in fade out = «the splice» (#119)
HC/Cruz
montage/ Face César regarde le masque dans sa main vice vesa => entrée ds
59 W14 0:53:06 extra post chp/ctrchp + fade out
ponctuation W14
336

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


rack focus ctrplongée
60 <Wdéf 0:53:39 extra post montage Cannibalisation directe de Wdéf-W14
GP face Nuria
voix HC plus GP face Juxtaposition des deux visages annonce et renforce l'imbroglio
61 W14 0:53:45 intra post montage
Sofia identitaire qui caractérise W14
Attire l'attention sur un premier changement de propriété chez Sofia:
62 W14 0:54:00 intra mobilier personnage «perdona me»
la Sofia de W14 aime encore César malgré son apparence
63 W14 0:54:50 intra mobilier lieu Parc Parc ensoleillé : rappel de #31 : annonce et renforce #64
64 <WOn 0:55:15 intra mobilier personnage Déjà-vu Cannibalisation d'une sensation appartenant à WOn (cf. #31)
Superposition du visage de Cruz et du dessin de Sofía: annonce et
65 W14 0:55:42 extra post montage fondu enchainé renforce l'imbroglio identitaire entre Sofía/Cruz et Sofía/Nimri.
Analepse/Ellipse
Sert à situer ce dialogue analeptique entre César et Antonio dans la
Présent: chronologie narrative. Permet d'imposer un présent à cette séquence
temporel/mobil Dialogue sur présent
66 W14 0:56:20 intra lieu+personn cannibale, en placant tout ce qui est venu avant comme appartenant
ier de W14
age au passé, comme sujet de l'analepse. Meurtre + Eli, définit une
nouvelle intrigue.
Référence à l'onirisme (ambiguïté narrative entre réel et rêvé; entre
César raconte son rêve
67 W14 0:57:17 intra mobilier personnage WR et WOn : jour sur #64). Annonce et renforce les futures
de Eli
références à la signature du contrat permettant P Wdéf->W14
La texture sert à connoter le flou onirique ; cherche à reproduire la
post/hyper/ plasticité/
68 >Wdéf 0:57:20 extra/intra Texture de #67 confusion des souvenirs du rêve… Superposition d'un souvenir de
temp rêve/ passé
Wdéf : la signature du contrat L.E.
souvenir Nouvelle solution Annonce et renforce #62 : la virtualité de W14 où tout devient
69 W14 0:58:02 intra temporel
virtuel chirurgicale possible. Faux souvenir. «Surréalisme ; Science fiction»
César parle de l'invraisemblance de la situation : soûl mort, se
réveille ds un monde où Sofia l'aime à nouveau et où la médecine
«Impression de
70 W14 0:59:00 intra mobilier personnage fait des miracles avec sa face… Référence aux films et aux rêves qui
virtualité»
se réalisent. Souligne et renforce la virtualité de W14 par la
suspicion de César.
Antonio raconte qu'un ami était seul et s'est réveillé un matin marié
Antonio «seul-
71 W14 0:59:35 intra mobilier personnage et deux enfants. «Que es para ti la felicidad?» Appelle et renforce
>famille»
#72+103
Souvenir de Nuria; Rappel #27 - souvenir de WR : annonce et renforce les
72 <WR 0:59:53 intra temporel passé
Antonio «la felicidad» incompossibilités de W14, cf. #26
César «Sonar por mi Expose la mécanique de W14 : rêves + souvenirs : WOn +WR +
73 W14 0:59:35 intra mobilier personnage
recuerdos» Wdéf (Inconscient)
Signifie un retour dans le souvenir : la conversation avec Antonio
74 W14 1:00:18 extra post ponctuation fondu enchainé se situe à la fin de W14, la chirurgie réussie se trouve au début. (Cf.
#84 VS)
75 W14 1:00:30 intra mobilier objet masque post-op Renforce l'inutilité du masque en W14: la chirurgie a réussie!
Annonce et renforce l'invraisemblance en w14 : le jeu de Cruz
Cruz «comment ont-ils
76 W14 1:02:06 intra mobilier personnage signifie son ancienne personnalité de Wdéf. Elle met en doute la
fait...»
possibilité d'une chirurgie aussi réussie…
337

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


Permettra l'identification de l'ambiguïté identitaire lors du meurtre
77 W14 1:02:42 intra mobilier personnage Les seins de Cruz (combiné aux boucles d'oreilles, aux photos et au dessin) -> #99

Le fondu pratique une ellipse. Annonce et renforce la future


montage+col fondu enchainé sur cannibalisation de Wdéf par la supplantation de l'identité de Sofia
78 W14 1:03:47 extra post
o photo N&B par celle de Nuria dans les photos et le dessin #84. N&B ref. #56
MAPW
Annonce et renforce la virtualité de W14 par la présence
79 <W14x 1:04:36 intra mobilier personnage Duvernois à la terrasse
«anatopique» de ce personnage appartenant à la tv (et à W2145)
Blague de Pelayo sur
80 W14 1:04:50 intra mobilier personnage Annonce et renforce la cannibalisation de Wdéf
sa face
mobilier/temp/ objet/souv/rê 1ère cannibalisation de Wdéf -< W14 : passe par WOn «Odio
81 <Wdéf 1:05:40 intra reflet déf miroir
hyp ve soñar»
Nuria prend place Gros plans corps + voix Cruz + boucles d'oreilles CTRCHP
82 <Wdéf 1:06:40 intra mobilier personnage
Sofia cheveux court + face Nuria
Police: «la chica de Champ lexical du délire : «imaginacion, supplantar, drogas,
83 <WR 1:10:33 intra mobilier personnage quien habla exista solo psichiatra». Police remet en question accident et cie = OP de
en su imaginacion» cannibalisation WR -< W14
personnage + Pelayo devient opposant + photo du resto avec Nuria. «Tu no esta
84 <WR 1:12:05 intra mobilier Photo resto #78
objet bien de la cabessa» Confirmation incompossibilité.
Duvernois «estas "Soutien technique"/«zone tutorielle» de réalité virtuelle : W2145-
85 <W14x 1:13:09 intra mobilier personnage
soñendo» <W14 «no sueño es simple» (c.f OP #118)
Tout le monde se tait et
86 <W14x 1:14:40 intra mobilier personnage Preuve de #85 Rhétorique, causalité
regarde César
mvt cam/ transition pano->cam Transition extradiégétique -> Antonio prison + regard subjectif a
87 W14 1:15:17 extra pré/post
montage subjective travers masque «set up» complot
«Walt Disney
88 W14 1:15:38 intra mobilier personnage Rappel #24 WR
cryogénisation tv»
89 P6 1:16:02 intra mobilier objet seringue / hypnose WOn
Flou narratif + fondu W14->WOn Texture #68, souvenirs de Wdéf:Eli, signature «Yo voy
90 P6 1:16:44 extra post montage
au noir «adios César» a morir», pillules…
Sème le doute, traduit l'imbroglio par hallucinations + doute sur
91 W14 1:18:25 intra mobilier personnage Antonio «Drogas»
santé mentale
92 W14 1:19:00 intra mobilier lieu les mimes Rappel WR chez Sofia/Cruz (A1)
personnage
93 <WR 1:19:35 intra mobilier Nuria sur photo Nimri remplace Cruz sur photos, cf. #21
/objet
personnage/
94 <WR 1:20:05 intra mobilier Nuria sur dessin Nimri remplace Cruz sur dessin, cf. #22 + signature César
objet
personnage/
95 <WR 1:20:40 intra/extra mobilier/prod Nuria floue «soy Sofia» Simulation du regard embrouillé après choc
flou narratif
personnage/
Apparition de
96 W14 1:21:39 intra/extra mobilier/prod boucane Disparition de l'OP de cannibalisation Nuria
Sofia/Cruz
narrative
338

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


Spirale ascendante (clckws), sensation d'étourdissement ->
97 W14 1:21:50 extra prod mvt caméra 1tour 1/2 clckws
identification émotionnelle
On passe derrière la tête César droite à gauche (raccord) et on
98 <WR 1:22:40 extra prod mvt caméra Demi-tour clckws
reviens à Nuria
mobilier/prépr personnage/ Meurtre + seins
99 W14 1:24:13 intra/extra Fonctionne grâce à #77; retour ->W14
od casting Sofia/Cruz
100 <Wdéf 1:24:48 intra mobilier objet miroir Reflet défiguré OP-<déf par miroir qu'il brise
Renforce la plurivocité, la polysémie, les identités transmondaine
speech Antonio sur
incompatibles et l'accumulation violente de signifiés contradictoires
101 W14 1:25:54 intra mobilier personnage structure du rêve
en W14 => en souligne l'incompossibilité qui connote la folie de
«imaginacion»
102 W14 1:27:23 intra mobilier personnage Option du complot Antonio: «I even thought someone was playing tricks on you»
César: « What
Sème le doute sur l'identité d'Antonio : s'il ne parlait pas de lui, de
happened to the man
103 W14 1:27:45 intra mobilier personnage qui parlait-il? Renforce speech Duvernois lors du climax sur le toit
with the wife and two
(#71)
daughters?»
Renforce le souvenir de la signature du contrat chez L.E., identifie
104 W14 1:29:12 intra mobilier personnage Duvernois tv prison
l'OP de superposition de W14 sur Wdéf (annonce #110)
Site web de Life Souligne la superposition opérée par la technologie de Life
105 W14 1:29:57 intra temporel déjà-vu
Extension Extension (annonce #112)
106 W14 1:30:03 intra mobilier objet Photo sur site L.E. Connotateur mémoriel de la partie de Wdéf qui a été écrasée
Annonce le lieu de la résolution (éviter deus ex machina) :
107 W14 1:31:52 extra préprod mvt cam tilt up toit L.E.
connotateur de divinité, le Mont Olympe… Annonce #132
108 W14 1:32:44 intra mobilier lieu les bureaux de L.E. Confirme #67-68 => le rêve est en fait un souvenir
Annonce et renforce W2145 : «bridge to carry our patient to a futur
Dépliant L.E. «live where technology will restore them to life. Pagas para vivir
109 W14 1:33:19 intra mobilier objet
without limits» eternalmente» ; champ lexical «impossible, futur, Jules Verne,
immortalité, église, quarks not priests»
objet + Explique le processus de cryogénisation. Renforce l'hypothèse de
110 W14 1:34:05 intra mobilier Contrat L.E.
personnage W2145 (résurrection) cf. #104
objet + Explique CLAUSE 14 «percepcion artificiale», la superposition de
111 W14 1:34:42 intra mobilier Clause 14
personnage W14 sur Wdéf. Renforce hypothèse W2145,
mobilier/prépr personnage + Écrasement de Wdéf /
112 W14 1:35:33 extra/intra Confirme l'écrasement de la réalité par le rêve : Wdéf par W14
od insert W14
Confirme ou explique la cannibalisation Wdéf +WOn + WR -<
«subconcious can play
113 W14 1:35:50 intra mobilier personnage W14 MAIS «Signing clause 14 is like signing for paradise… Jules
dirty tricks»
Verne»
Antonio tente de convaincre César de son existence cf. #103, qu'il
n'est pas dans un rêve (W14) mais dans la réalité de sa folie (Wdéf).
114 W14 1:37:22 intra mobilier personnage «No es un sueño»
Ambiguïté narrative entre Wdéf/fou ou W14/perception
artificielles
Passé->futur, César enlève son masque -<Wdéf mais Antonio voit
115 W14 1:38:02 extra préprod mvt cam Pano track ga->dr
pas
116 W14 1:38:37 intra mobilier personnage Antonio «Anorexia» Confirme #13 => appuie l'hypothèse de folie (pt de vue Antonio)
339

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


César «quiero Dénote Won, connote cauchemar, appuie l'hypothèse de l'affreux
117 W14 1:38:47 intra mobilier personnage despertar… Es un cauchemar: César croit tellement qu'il est dans WOn qu'il tue un
sueno» policier
fondu au Permet la mise en pause de W14, l'entrée dans une "section soutien
118 P7 1:40:24 extra post ponctuation
noir+émergent technique"cf. #85 «zone tutorielle» de la réalité virtuelle -<W14x.
Antonio ≠ mort, la place est vide, le son de son cri «joder» est écho:
119 W14x 1:41:13 intra/extra mobilier/post lieu/mix monde vide/ écho
conotation de virtualité et d'onirisme cf. #4
120 W14x 1:41:21 intra mobilier personnage «camera occulta» Appuie l'hypothèse du complot => César le traite de fou…
Le toit = le centre de contrôle de W14, Duvernois comme guide,
explique les arcanes de l'option W14 clause 14 => permet à César
121 W14x 1:42:00 intra mobilier personnage Duvernois
d'entrer consciemment dans W14x + «150 años» − «no mundo… all
in that gentleman's mind»
«UN EMPALME DE «The splice», confirme #58, «that you didn't notice because you
122 W14x 1:43:33 intra mobilier personnage
150 ANOS» were dead and frozen»
Duvernois raconte part Confirme #67-68 ≠ WOn mais souvenir de Wdéf :«we just provided
123 W14x 1:44:00 intra mobilier personnage
Wdéf qui a été écrasée the script and the characters»
Antonio nie être un Confirme l'intangibilité de son existence «Soy real, tengo mujer, y
124 W14x 1:45:40 intra mobilier personnage
personnage dos hijas…»
Duvernois proposition Confirme la nouvelle technologie de W2145 : conflit/dilemme,
125 W14x 1:45:55 intra mobilier personnage
2145 rester dans W14 ou entrer dans le futur de W2145
Sauter dans le vide pour se réveiller de WOn. Antonio appuie
126 W14x 1:46:20 intra mobilier personnage ambiguïté
l'hypothèse du complot des associés
L'apparition d'Antonio d'abord, de Sofia et Pelayo ensuite, appuie
127 W14x 1:47:09 intra mobilier personnage ambiguïté fortement l'hypothèse de W2145, mais ça pourrait faire partie du
complot
Connotateur de vitualité renforcé par toutes les autre occurrences de
128 W14x 1:47:22 intra mobilier objet reflet
miroir et de reflets
129 W14x intra mobilier personnage Sofia «Quien seis, no lo se»
Duvernois «solo sono Signe iconiques dans la RV de signes iconiques dans le film…
130 W14x 1:48:53 intra mobilier personnage
images» TRÈS MÉTA
131 W14x 1:49:19 intra mobilier personnage César: «tengo vertigo» intertextualité du film d'Hitchcock
132 W14x 1:49:55 extra préprod mvt cam track in tilt down Echo à #107
133 W14x 1:50:00 extra post ponctuation fade to back sortie de W14x
134 P8 1:50:05 intra mobilier personnage «Relax, Abre los ojos» OP W14x -> ??? (mort, WR, W2145) On ne reconnaît pas la voix…

Légende :

> = superposition extradiégétique


< = cannibalisation intradiégétique
x = monde en mode tutoriel
Les opérateurs de passage intermondains dans Vanilla Sky

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


Diff. Plan aériens de
mvt cam + NYC avec sons de Voyage hors du corps? Rêver de voler? Le vent semble confirmer. Prétexte pour
1 P1 0:00:00 extra préprod/post
ponctuation vent + fondus au establishment. Les fondus servent-ils à dénoter le clignement des yeux au réveil?
2 P1 0:00:47 intra mobilier personnage voix HC de Cruz D'abord à l'envers avec écho, 1x «Abre los ojos» + 5x «Open your eyes»
Radiohead, Everything in
3 Won 0:01:00 extra post trame sonore Connotateur d'onirisme : «I woke up sucking on a lemon...»
its right place
Référence au passé: connotateur de nostalgie. Tv qui rentre dans le sol:
4 Won 0:01:05 intra mobilier objet Tv + scène du film ?
connotateur de technologie.
Connotateur de narcissisme. Annonce et renforce l'accident qui va le défigurer +
5 Won 0:01:43 intra mobilier objet miroir
le miroir comme OP de cannibalisation
6 Won 0:01:47 intra mobilier personnage cheveu blanc arraché Syndrome de Peter Pan. Connotateur d'immaturité. Renforce et annonce #15-17
miroir + affiche « À Connotateur d'ntertextualité : un meurtre, une femme, des voitures, la police,
7 Won 0:01:54 intra mobilier objet
bout de souffle » l'amour…
Réplique Ferrari 250 GTO : connotateur de luxure, de vanité mais aussi
8 Won 0:02:20 intra mobilier objet Voiture
d'apparences trompeuses.
Connotateur d'onirisme, annonce et renforceWon et le rêve éveillé de W14 (Crane
9 Won 0:02:47 intra mobilier lieu NYC vide
shot de Time Square à 3:40)
10 Won 0:02:53 intra temporel présent montre 9:05 Renforce l'aspect extraordinaire du vide urbain
From Rusholme with Tonalités un peu indiennes, genre éclectique, connotateur d'onirisme, d'Après-vie,
11 Won 0:03:05 extra post trame sonore
love / Mint Royale de spiritualité à la limite (réincarnation..) Annonce et renforce #18
Séquence course Time Montage cut : publicité, son magazine avec célébrités, bourse, flash…
12 Won 0:03:45 extra post montage
Square Connotateur de déséquilibre mental: annonce et renforce la folie dans Wdéf
Réveil de David : même position que Won quand il crie. OP de Won->WR.
13 P2 0:04:11 extra post montage coupe franche
Signifie réveil en sursaut.
«Open your eyes»
14 P2 0:04:15 intra mobilier personnage OP de Won->WR. Voix enregistrée sur le réveil. Entrée dans la matérialité
Julie/Diaz HC
McCabe DHC: «Well I Dialogue analeptique qui annonce la relation entre David et McCabe (W14) +
15 >W14 0:04:29 intra mobilier personnage suppose the empty street accusation + souligne l'importance du rêve (WOn) dans l'univers diégétique.
meant loneliness» Prétexte de caractérisation.
Connotateur de narcissisme. Annonce et renforce l'accident qui va le défigurer +
16 WR 0:04:28 intra mobilier objet miroir
le miroir comme OP de cannibalisation
Rejoue la scène du cheveux blanc (#6). DHC parle de son âge, la jeunesse.
17 <Won 0:04:44 intra mobilier personnage cheveu blanc arraché
Répétition entre les mondes. Connotateur de cannibalisationde Won -< WR
David : «First person in
Connotateur de L.E. Annonce et renforce l'hypothèse de la cryogénie et de la
18 >W14 0:05:08 intra mobilier personnage the history of men who
résurrection 150 ans plus tard.
would live forever»
Opposant: 1ère occurrence Julie Giani. Sa sonnerie de téléphonr row your boat…
19 WR 0:05:14 intra mobilier personnage Julie Gianni Life is but a dream. Caractérisation : tente de jouer au couple et se prend un
rateau. Annonce et renforce accident comme OP WR->Wdéf
20 WR 0:06:24 intra mobilier objet Ford Mustang 1968 Connotateur d'américanité? Monde plein, réel. (Opposition entre Ferrari et Ford)
générique Résume tous les mondes et conflits : la faune new-yorkaise, les filles, vieux-
Synthèse synecdoctique
21 WR 0:06:44 extra post début + jeunes, Brian Shelby (adj.) et Julie (opp.) + annonce et renforce conflit fraternel
+ R.E.M.
trame sonore avec Shelby par R.E.M. « All the right friends »
341

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


«Don't forget your meeting with the board», ton infantilisant. Connotateur
22 WR 0:07:30 intra mobilier personnage Secrétaire au téléphone
d'irresponsabilité, d'immaturité. Permière occurrence The 7 dwarves
Caractérisation (propriétés) d'opposition, d'envie pour Brian, mais aussi de
23 WR 0:08:39 intra mobilier personnage Brian «My dream girl»
charme et de popularité pour David
Annonce et renforce accident de voiture avec Julie Gianni. Brian : «Your life
24 WR 0:09:00 intra mobilier objet Vélo + camion
flashed before my eyes…Almost worth dying for», annonce et renforce W14.
Il porte un petit chapeau enfantin, elle le tire par le bras, buffet, jeune femme,
personnages/
25 WR 0:09:33 intra mobilier Secrétaires + bureaux Courtney Love… Connotations d'oppulence + d'irresponsabilité, immaturité.
bureaux
Syndrôme de PP?
McCabe (HC): «Do you Présentation des 7 dwarves… connote l'immaturité de David et la jalousie des
26 >W14 0:10:20 intra mobilier personnage
dream about the board?» employés. Renforce l'hypothèse du complot.
Superposition de la séquence analeptique avec McCabe. Annonce et renforce
27 >W14 0:11:00 extra post montage coupe franche l'hypothèse du complot. #26-27 associent McCabe aux dwarves par
juxtaposition.
McCabe «You're scared
Dialogue sur le rêve/cauchemar. Remise en question de d'un passé qui n'est pas
28 >W14 0:11 intra mobilier personnage of your dreams aren't
encore arrivé… Connotateur de d'ambiguïté, d'indétermination.
you?»
29 >W14 0:11:08 intra mobilier objet Masque Connotateur d'ambiguïté entre WR et Wdéf. Annonce et renforce W14.
McCabe: « You've been Annonce et renforce #? W14. Connotateur d'ambiguïté et de cannibalisation
30 >W14 0:11:29 intra mobilier personnage
charged with murder» David «There is no murder.»
Caractérisation de David: the Kingdom, petit prince au vertige dans l'ombre de
31 >W14 0:12:23 intra mobilier personnage David's pedigree
son papa. POSE et renforce l'hypothèse du complot.

Photo N&B des 7 Les comploteurs: regard caméra + effet Ken Burns. Connotation de
32 WR 0:13:30 extra post montage
dwarves documentaire, de factualité liée aux journeaux...
McCabe: «Five basic
33 >W14 0:15:00 intra mobilier personnage McCabe cherche son MO: guilt, hate, shame, revenge, love
emotions»
Connotateur de souvenir, analepse de W14 ->WR. Permet le passage
post/ montage/
34 WR 0:15:10 extra/ intra transition flash extradiégétique entre David qui raconte à McCabe et le présent de WR dans
temporel passé
lequel il rencontre Sofia.
Brian à Sofia «Welcome
to Graceland» + Référence à l'onirisme + Fantaisie + science-fiction de W14. Annonce et
35 WR 0:15:42 intra mobilier personnage
Spielberg +«Livin' the renforce le statut particulier que David va perdre + hypothèse du cauchemar…
dream»
Holograme de John
Connotation du coup de foudre, intertexte et référentialité Jerry McGuire (1996)
36 WR 0:17:24 intra mobilier objet Coltrane «My favourite
de Crowe + référence à Sofia comme chose favorite; cf.#146
thing»
37 WR 0:18:00 intra mobilier personnage Thomas Tipp Incarne l'hypothèse du complot: «Citizen Dildo»,
Triangle amoureux entre David, Brian et Sofia - donne une raison à Brian de
38 WR 0:19:24 intra mobilier objet Affiche de Jules et Jim
trahir David + Annonce l'accident de voiture
La Seine à Argenteuil, 1873. Monet like skies : «His paintbrush painted the
39 WR 0:23:42 intra mobilier objet Toile de Monet
Vanilla sky» Connotateur de réalité vituelle, annonce et renforce la clause 14
Brian king of sad: «Bitter Annonce et renforce l'hypothèse du complot (jalousie de Brian) mais ouvre aussi
40 WR 0:25:40 intra mobilier personnage
sweet» celle du roman…
342

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


41 WR 0:27:14 intra mobilier personnage Dialogue sur vertige «It's the impact that bothers me» : annonce et renforce la fin
42 WR 0:27:58 intra mobilier objet Photos Sofia Annonce et renforce l'opérateur de cannibalisation de Wdéf en W14
Sofia : «Jeff Buckley or David: «both simultaneously», annonce et renforce la supplantation de Sofia par
43 WR 0:29:50 intra mobilier personnage
Vicky Carr» Julie
DHC «I dug her «Pleasure delayer» Le dialogue hors-champ annonce et renforce la future
44 >W14 0:30:35 intra mobilier personnage
instantly» cannibalisation de WR et Wdéf en W14.
mobilier/ Comportement bizarre de
45 >W14 0:31:45 intra personnage Annonce et renforce l'hypothèse de la psychose, connotateur de folie
hyperbolique David
Dessins de David et
46 WR 0:33:03 intra mobilier objet Annonce et renforce l'opérateur de cannibalisation de Wdéf en W14
Sofia
David «that smile is
47 WR 0:33:56 intra mobilier personnage Indeed, annonce et renforce le suicide #
gonna be the end of me»
Sofia «Your career is the
48 WR 0:34:22 intra mobilier personnage Annonce et renforce l'hypothèse du complot
one I'd worry about»
Sofia «every passing Changement : David désire changer, il s'intéresse enfin à autre chose que lui
mobilier/ personnage/
49 WR 0:34:55 intra minute is another chance même. Sofia annonce et renforce l'importance de la temporalité dans sa
temporel futur
to turn it all around» métamorphose.
Raymond Tooley L.E. à Champ lexical «Charalatan… science-fiction, new science, fraud, Life the
50 WR 0:35:05 intra mobilier personnage
tv Sequel», annonce et renforce W14 tout en supportant l'hypothèse du complot.
Renforce la croisée des chemins : monter ou ne pas monter dans la voiture de
51 WR 0:40:10 extra préprod mvt cam Push-in David-Julie
Julie Gianni. Point de non retour. Permet de vivre la tergiversation de David.
Julie Giana : «What is La question qui tue : Julianna Gianna est l'alter Ego de Julie Gianni qui chante «I
52 WR 0:41:00 intra mobilier personnage
happiness to you David?» Fall Apart» Annonce et renforce l'accident + question McCabe #93
53 P3 0:43:15 intra mobilier événement Accident de voiture Élément déclencheur. OP WR->Wdéf
Fondu au noir +
54 P3 0:43:35 extra post ponctuation OP WR->WOn (coma 3.5 semaines)
fondu émergeant
mvt cam +
Connotateurs d'onirisme. Le mouvement fluide de la caméra combiné aux
préprod/ feuilles qui Tilt down + travelling
55 Won 0:43:40 extra feuilles qui tombent et à la musique donnent une impression de flottement, de
prod/post tombent + avant
descente dans le monde. CHUTE.
trame sonore
«I can't wake up». Annonce et renforce la cannibalisation de Wdéf->W14 par le
56 Won 0:45:30 intra mobilier personnage David «Horrible dream»
rêve. Renforce aussi l'hypothèse du cauchemar.
Sofia «Sweet & sour;
Annonce l'ambivalence et le paradoxe qui caractérise les mondes qui viennent
57 Won 0:46:22 intra mobilier personnage The sadest girl to ever
Wdéf + W14
hold a Martini»
David (VHC) «My
Connotateur d'onirisme et de passé par les temps de verbe et le champ lexical de
mobilier/ personnage/ dreams were a cruel
58 >W14 0:46:52 intra la VHC (W14 = futur). Déclenche la prise de conscience de David : il doit arrêter
temporel passé joke… Idiot wo's about to
de rêver dans tous les sens du terme.
wake up to reality»
Connote la prise de conscience de David: il ne se souviens plus du party, il rêve
mvt cam/
59 Won 0:46:55 extra/ intra pré/ temporel Pano droite-gauche d'un futur avec Sofia mais doit faire face à son passé, l'accident. Saisi le point de
passé
retour dans lequel il se trouve en WR.
60 Won 0:47:14 extra pré mvt cam travelling arrière Pratique la sortie extradiégétique de Won (coma). L'envers de #55
Les opérateurs de passage intermondains dans Vanilla Sky

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


temporel/ David joue avec un avion dans son lit. Connote le réveil, donc la sortie de Won
61 P4 0:47:23 intra futur/ objet ellipse/ avion + immaturité + «dreaming that I'm flying» => annonce et renforce le saut de la
mobilier
McCabe «Is that the only thing you dream?» : flash de L.E., de son reflet
montage/
62 >W14 0:47:42 extra/ intra post/temporel Flashbacks défiguré, de l'accident de voiture, Benny the dog, money… Annonce et renforce
passé
W14 + hypothèse du complot
Annonce et renforce l'hypothèse du complot. L'entrée en Wdéf se fait par la
objet / pilules / Tipp «They want
63 Wdéf 0:49:46 intra mobilier superposition de W14 dialogue McCabe + cannibalisation de Won Coma. Le
personnage to incapacitate you»
complot est la propriété principale de Wdéf «Who can I trust?»
64 Wdéf 0:51:37 intra mobilier objet reflet vitre Explique la perte de son amour ET de son amour propre
Ultime OP de passage / cannibalisation de Wdéf + WR < W14. Annonce et
65 Wdéf 0:53:45 intra mobilier objet masque
renforce l'ambiguïté identitaire de David en W14.
Dragon souriant, enfants, Homer Simpson à travers la fenêtre. Connotation de
Parade personnages
66 Wdéf 0:54:55 intra mobilier objet fantaisie, d'humour, d'immaturité, de l'enfance. Annonce et renforce #68 et par
gonflables
contraste #67 où il devient adulte et prend responsabilités.
Reemergence : Normandy invasion «This was war» contre le board. « I read
every memo… I grew stronger in ways I've never known before... On December
67 Wdéf 0:55:07 intra mobilier personnage Monologue VHC
5th, my planes filled the sky » Annonce et renforce #68 + l'hypothèse du

David à Sofia : «You won't believe this. But this is me smiling». Crowe rejoue la
David's scène du parc pluvieux de ALO dans un studio de dance. Annonce et renforce la
68 Wdéf 0:56:45 intra mobilier personnage
REEMERGENCE tentative de retour vers Sofia + propriétés WR, mais avec une pointe d'humour
enfantin plutôt que de l'orgueil.
Benny the dog/Conan Annonce et renforce la possibilité de la résurrection après congélation / hypothèse
69 Wdéf 0:57:39 intra mobilier personnage
O'Brian de W2145
L'ébriété permet un flou perceptif et mémoriel (#) sur lequel appliquer la
70 Wdéf 1:03:10 extra post montage Montage alcool pillules
superposition de W14 sur Wdéf (fig. 14)
Super connotateur symbolique : cf. Bacchus + Janus bifrons «à deux visages»
71 Wdéf 1:04:00 intra mobilier objet Bifrons
passé VS avenir; ce qu'il deviendra en W14 (cf. #52 ALO)
Tentative «pathétique» de retour vers WR : «refus de l'appel» écho de 1ère
72 Wdéf 1:04:45 intra mobilier personnage Rejoue scène séduction
rencontre Sofia : «In another life… cats»
Sofia pleure : «In another life...» Renforce l'impossibilité de l'amour - annonce
73 Wdéf 1:06:35 extra pré Découpage Gros plan
l'incompossibilité W14
«Tomorrow I wish I was
74 Wdéf 1:08:10 intra mobilier personnage Annonce et renforce l'OP de Wdéf->W14 (cf. #55 ALO)
dead»
«What did you tell
75 Wdéf 1:09:00 intra mobilier personnage Julie…» Renforce l'hypothèse de la jalousie de Brian et du complot : jeu avec bifrons
76 Wdéf 1:09:35 extra post trame sonore REM Sweetness follows , annonce et renforce la juxtaposition par L.E. W14 -<Wdéf
colorisation /
77 MAPW 1:10:04 extra post N&B / parallèle «Brian s'en va rejoindre Sofia» dans un MP imaginé par David (cf. #56 ALO)
montage
mvt cam /
78 P5 1:10:45 extra pré/post pano / fondu Pano Dr->Ga en ctrplg : masque par terre(cf. #56-60 ALO)
montage
Montage / Fade in GP main +
79 P5 1:10:51 extra pré/post Gros plan fixe + rotation en ctrplong clkw : Entrée dans W14
mvt cam masque
344

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


Sofia «Open your Op entrée in W14 : changement de propriété de Sofia : « I do have the ability to
80 W14 1:11:11 intra mobilier personnage
eyes» fall out of love with you like that » SNAP!
mobilier / personnage / Julie «Boo!» + Cannibalisation mémorielle présence d'un personnage qui appartient seulement à
81 <WR 1:11:15 intra ?
temp passé Vanilla sky WR = incompossibilité dans le “paysage” de W14 + dans souvenirs de Wdéf
Mvt cam/ Tilt up sol-ciel, connote lever les yeux au ciel de W14 par réf à Monet #39 «us
82 W14 1:12:27 intra pré/post Vanilla Sky
effets spc. versus them»
«I wish you hadn't got in Réf directe à l'élément déclencheur, annonce et renforce la question des mondes
83 W14 1:12:36 intra mobilier personnage the car … change my life possible dans l'univers ; annonce et renforce la résolution #? « I lost you when I
a zillion ways» got in that car…»
Permet de faire passer le récit du début de W14 vers la crise de cette
ponctuation
84 W14 1:13:10 extra/intra post/temporel fondu enchainé mégaséquence : l'arrestation pour meurtre qui ponctue tout le récit de sa
/ellipse
narration analeptique (cf. #74 ALO)
hyperbolique/ David dessine de mémoire, elle est un souvenir qui appartient au début de W14 :
85 W14 1:13:14 intra folie/ passé Illusion de Sofia
temporel renforce l'hypothèse de la psychose (folie)
mobilier/ personnage/ David a crié L.E. dans son cauchemar en prison. Annonce et renforce L.E. la cie
86 W14 1:13:52 intra Ellie
hyperbolique rêve de cryogénisation
McCabe «Take off that
87 W14 1:15:08 intra mobilier personnage Annonce et renforce la cannibalisation de Wdéf en W14
mask David»
Le pov en contreplongée donne une perspective divine et connote le miracle.
temp/ angle passé/
88 W14 1:15:27 intra/extra Le miracle de la chirurgie Annonce et renforce les incompossibilités de son apparence et la cannibalisation
cam ctrplgée
de Wdéf en W14
«What if god was one of Renforce la nature démiurgique des intentions et desirs de David qui crée tout
89 W14 1:16:00 extra post trame sonore
us» Joan Osborne dans W14
Chirurgien: «This was one hell of a song» Annonce et renforce l'amour
90 W14 1:16:20 intra mobilier personnage Madonna «Borderline»
“étouffant” de David
«You don't invite hapiness in without a full body search»: annonce et renforce les
91 W14 1:16:30 intra mobilier personnage «Supsicious»
incompossibilités qui s'en viennent dans le récit
Annonce et renforce le constat que fait McCabe sur le toit : il est inventé comme
92 W14 1:17:15 intra mobilier personnage McCabe 2 daughters
figure paternelle (réf Beatles) cf. #149
McCabe + Julie : «What's Agi comme un écho du passé qui surgit dans le présent. Annonce et renforce la
93 >WR 1:17:32 intra mobilier personnage hapiness to you» cannibalisation de WR in W14
Annonce et renforce le lucid dream, où tout est possible de W14. Renforce
94 W14 1:19:00 intra mobilier objet masque post-op
l'inutilité du masque en W14: la chirurgie a réussie! Cf. #75 ALO
Sofia «I'll, just have to
Montage cheezy sur Fourth Time around Dylan (plan reproduit pochette de
95 W14 1:21:15 intra mobilier personnage kill you» + Grain de
l'album freeewheelin'): annonce et renforce le meurtre de Sofia par David (#112)
96 W14 1:21:58 intra mobilier personnage Sofia «Is this a dream?» David «Oh absolutely» : annonce et renforce le rêve lucide qui construit W14
Edmund Ventura (tech
97 <W14 1:23:37 intra mobilier personnage 1ère apparition: évite le Deus ex Machina…
support)
Le reflet permet de laisser entrer une propriété (mémorielle) de Wdéf in W14 : le
hyperbolique/
98 <Wdéf 1:24:55 intra rêve/ passé Rêve miroir réveil relègue la propriété au banc du souvenir
temporel

99 W14 1:26:18 intra mobilier personnage Double check David confirme qu'il se trouve en W14 et non en Wdéf : grimace - folie?
100 <WR 1:27:00 intra mobilier personnage Julie Gianni Cannibalisation de WR : cette fois-ci pas de réveil!
101 <WR 1:27:20 intra mobilier objet Jules et Jim Rappel # 38 Renforce le triangle amoureux + dualité Sofia/Julie
345

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


enveloppe
102 <WR 1:27:46 extra post son radio police reverb Annonce le meurtre à venir et renforce l'incongruité de la situation
sonore
Thomas Tipp : «David
103 <WR 1:30:10 intra mobilier personnage Écho de ce que vient de dire Julie: renforce le lucid dream de W14
wake up»
Inconnu «This is a
104 <WR 1:31:12 intra mobilier personnage Renforce la cannibalisation
revolution of the mind»
Brian : «You're in O.J.
105 <WR 1:31:58 intra mobilier personnage renforce l'hypothèse de la folie + celle du complot «how much did they pay you?»
land man»
personnage/ Edmund Ventura W14 mode tutoriel : «You can take control of everything… You and I signed a
106 <W14x 1:33:19 intra/extra mobilier/post Silence total
mix (tech support) contract» cf. #86 ALO
McCabe : «Diff between
107 W14 1:35:33 intra mobilier personnage dreams and reality» Annonce et renforce l'hypothèse du cauchemar + le lucid dream de W14

temporel/ passé/ Flashbacks signature


108 W14 1:35:50 intra/extra Annonce et renforce les trois hypothèses à la fois « Who is Ellie? »
post montage contrat
Photos et dessins de
109 <WR 1:36:49 intra mobilier objet+pers Supplantation des propriétés physiques de Sofia par celle de Julie
Sofia = Julie
personnage/ Pratique le passage entre le rêve éveillé W14 avec Cruz et la cannibalisation de
110 <WR 1:39:38 intra/extra mobilier/ post Gros plan main WR avec Diaz « What is hapiness to you David »
montage
Montage connotateur de folie : souvenirs vrais et faux + rire Julie + mix
111 <WR 1:40:20 extra post montage Montage flashback chansons passées + sons et images relatifs son enfance… Annonce et renforce
l'hypothèse du complot par psychose.
mobilier/prép personnage/ Le grain de beauté (#95) remplace les seins de ALO (#77+99) pour identifier a
112 W14 1:42:22 intra/extra Grain de beauté de Cruz
rod casting victime du meurtre
Le miroir sert d'OP de cannibalisation des souvenirs de ses propriétés
113 <WDéf 1:42:36 intra mobilier objet miroir
(cicatrices) de Wdéf
McCabe «The McCabe tente une explication réaliste des incompossiblités de W14 : temporary
114 W14 1:43:00 intra mobilier personnage subconscious is a derangment. Renforce l'hypothèse du cauchemar sans contredire celle du
powerful thing...» complot.
Benny the dog (#50). Éveille les vrais souvenirs de Wdéf. Renforce l'hypothèse
115 W14 1:45:55 intra mobilier objet L.E. à TV
de la cryo.
« Smell of you baby, my senses, my senses be praised » Renforce l'hypothèse du
116 W14 1:47:00 extra post trame sonore «Heaven» Rolling Stones
paradis artificiel de W14
Life extension David : «I think I've been here before». Renforce l'hypothèse du paradis artificiel
117 W14 1:47:18 intra mobilier lieu
Corporation de W14
118 W14 1:47:44 intra mobilier personnage Libby David reconnait la secrétaire rousse
119 W14 1:48:36 intra mobilier personnage Jules Verne Intertexte. Annonce et renforce #127
Rousse « L.E. is a glimpse of the future … a thing of the past » Renforce
120 W14 1:48:38 intra mobilier personnage Rebecca Dearborn l'opposition temporelle qui caractérise W14. « death no longer necessary »
Renforce l'hypothèse du lucid dream
121 W14 1:49:38 intra mobilier personnage Contract Renforce l'hypothèse aberrante faustienne
«The cryonic union of science and entertainement / cryo-tainment» On entre
122 P6 1:49:41 intra mobilier objet LUCID DREAM doucement dans le mode tutoriel de W14 ->x ; McCabe adopte de plus en plus les
propriétés d'un simulacre
346

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


«I have a universe inside me» Explique, prouve, renforce l'hypothèse du cryo-
123 P6 1:50:15 intra mobilier objet PRESENTATION tainment. La référence à l'univers interne suggère la cohabitation de différents
mondes dans une conscience unique.
Renforce encore plus l'hypothèse du Living dream (cryodivertissement?) Ref.#97-
124 W14x 1:51:21 intra mobilier personnage tech support
106
Another chapter begins
125 W14x 1:51:31 intra mobilier personnage Annonce et renforce le raccord artificiel pratiqué entre Wdéf et W14
seamlessly
personnage/ I love you David / Te Référence à Sofia, son changement soudain de propriétés. Renforce l'hypothèse
126 W14x 1:52:17 intra/extra mobilier/post
montage quiero du lucid dream et réfère à ALO par l'espagnol
They laughed at Jules Renforce l'idée qu'on est dans la tête de David, annoncé en #119 : «This is a
127 W14x 1:52:36 intra mobilier personnage
Verne too reveolution of the mind» David et Rebecca a l'unisson
Gros plan David et Rebecca Dearborn se tourne vers la caméra (ou plutôt le cameraman) Renforce la
128 W14x 1:52:47 extra préprod découpage
regard caméra qualité onirique, fictionnelle et imaginaire de W14
Le psychiatre s'entête à croire au complot. Renforcant l'hypothèse du complot.
129 W14 1:53:20 intra mobilier personnage McCabe «fucking hoax»
Réel VS Imagination
130 W14 1:55:05 intra mobilier objet Masque/ visage Ambiguité ALO #115-116 : compétition entre hypothèse complot et Lucid Dream
Tech support / Good La musique intradiégétique renforce l'hypothèse du Lucid Dream «I paid for this
131 <W14 1:56:13 intra mobilier objet
Vibrations music» - McCabe ne l'entend pas
132 W14 1:56:52 intra mobilier personnage David pète un plomb Renforce l'hypothèse du complot
Petit garçon ballon rouge Réf. au film de Lamorisse : l'enfance, l'imaginaire, ruptures des carcans de la
133 W14 1:57:22 intra mobilier objet/pers
(X4) matérialité du monde… Renforce l'hypothèse du Lucid Dream
Échange de tir, aucun n'atteint sa cible sauf celui tiré par David le dos tourné!
134 W14 1:57:43 intra mobilier personnage Policier incapable de tirer
Renforce la fictionnalité de W14 (SWAT team..!)
Push in SWAT, gun et
personnage/ Opposition monde enfance - monde adulte / imaginaire VS réalité : le ballon
135 W14 1:58:58 intra/extra pers/préprod petit garçon au ballon
mvt cam éclate, tout le monde tire...
rouge Regard Cam
136 P7 1:59:04 extra post ponctuation Fade to black Entrée définitive dans le mode tutoriel du Lucid Dream : W14x (ALO #118)
«McCabe you're crushing
137 W14x 1:59:10 intra mobilier personnage Personne n'est mort, le monde est vide ; confirme que W14 n'est pas réel
me»
McCabe :«Bravo! Loved
138 W14x 2:00:10 intra mobilier personnage Renforce l'hypothèse du complot
the crowd scene»
The Oasis Project: formerly Life Extension: «We met 150 years ago». Renforce
139 W14x 2:00:28 intra mobilier personnage Ventura
hypothèse du Lucid dream
Ventura explique le Splice whodunnit style! Cf. P5-#79-80 (ALO #58-122)
140 W14x 2:01:05 intra mobilier personnage The Splice
Affraid of heights, Monet-like skies, your mother's favourite
«That life was sculpted out of the iconography of your youth»: pochette de
141 W14x 2:02:08 intra mobilier personnage ICONOGRAPHY
l’album Freewheelin’ de Bob Dylan … cf. #95
Ce qui a été écrasé de Wdéf. Donne de la crédibilité à W14 et l'hypothèse du
142 W14x 2:03:07 intra mobilier personnage le reste de Wdéf
Lucid Dream «Merry Christmas»
143 W14x 2:04:13 intra mobilier personnage Brian Shelby: true friend Contredit l'hypothèse du complot
Rappel de l'Élément déclencheur + ultime morale: «Consequences, David. It's the
144 W14x 2:05:15 intra mobilier personnage Consequences little things, isn't it? » Diminue beaucoup la crédibilité du complot à cause de la
leçon tirée (maturation plot)
347

# W Timecode Catégorie Genre Type Connotateur Opérateur Fonction


Theme song by Paul
145 W14x 2:06:25 intra mobilier personnage La chanson Vanilla Sky… The sweet and sour…
McCartney
146 W14x 2:07:10 intra mobilier personnage He's not real …no more real than the image of John Coltrane in your living room, cf. #36
147 W14x 2:07:38 intra mobilier personnage Pause Confirme W14x en mode tutoriel
«Remember, even in the future, the sweet is never as sweet without the sour» cf.
148 W14x 2:08:20 intra mobilier personnage Sweet and sour
Brian #40
149 W14x 2:09:08 intra mobilier personnage McCabe : the 7 Dwarves Renforce le complot: se souviens plus du nom de ses filles, cf. #92
What is hapiness to you ?
150 W14x 2:10:53 intra mobilier personnage Great journey of awakening
Sofia
151 W14x 2:13:55 extra préprod mvt cam Travelling avant plongée Simule la réalité du saut que David s'apprête à faire: renforce la réalité de W14
Montage flashback:Voir sa vie défiler devant soi… David tue l'enfant en lui pour
152 W14x 2:14:20 extra post montage Iconography + intertexte
devenir un adulte
153 P8 2:14:48 extra post ponctuation Fade to black Sortie de W14
W2145
154 2:14:51 extra préprod découpage Gros plan œil Open your eyes, David. (Voix inconnue)
?
Le fait de retrouver la chanson thèse annoncée par Ventura aka Tech Support
Paul McCartney, Vanilla
155 W2145 2:15:00 extra post trame sonore (#145) permet de croire que David se réveille dans un WR du futur. Cette
Sky
rencontre de l'intra et de l'extra brise le 4e mur…

Légende :

> = superposition extradiégétique


< = cannibalisation intradiégétique
x = monde en mode tutoriel
RÉFÉRENCES

Alberti, L. B. (1404-1472). (1869). De la statue et de la peinture / traités de Leon


Battista Alberti,... ; trad. du latin en français par Claudius Popelin, 200.

Aristote, 384 av J.-C.-322 av J.-C. (1997). Poétique ( B. Gernez, trad.). Paris : Les
Belles Lettres.

Aubral, F. et Chateau, D. (1999). Figure, figural. [Lieu de publication non identifié] :


Harmattan.

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