L'accessibilité Cinéma
L'accessibilité Cinéma
L'accessibilité Cinéma
THÈSE
PRÉSENTÉE
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DU DOCTORAT EN SÉMIOLOGIE
PAR
FRANÇOIS DAVID PRUD’HOMME
FÉVRIER 2022
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
Avertissement
La diffusion de cette thèse se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le
formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles
supérieurs (SDU-522 – Rév.04-2020). Cette autorisation stipule que «conformément à
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commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
REMERCIEMENTS
Je souhaite remercier toutes les personnes qui ont informé et motivé le projet de cette
recherche et qui lui ont permis d'aboutir. En particulier, je remercie :
Mes directeurs de recherche, Sylvano Santini et Bertrand Gervais, pour leur écoute
attentive, leur disponibilité, leurs conseils et leur patience, et surtout pour leur
enseignement, qui a permis le déploiement de la théorie développée dans cette thèse.
Je remercie Sylvano Santini pour le temps qu’il m’a accordé dans les discussions qui
ont abouti au sujet de cette thèse, et aussi pour m'avoir offert les opportunités d'emploi
qui m'ont permis de mener mes recherches dans les meilleures conditions. Je remercie
Bertrand Gervais pour les espaces de réflexion et de discussion qu'il m'a ouverts au
sein des différents groupes de recherches et colloques universitaires dont il était
l’organisateur, tant à l'Université du Québec à Montréal, qu’à l’étranger;
Mes parents, Michèle Lessard et Fernand Prud’homme, pour leur indéfectible appui et
leurs précieux encouragements; mes amis qui ont compris les enjeux de la rédaction
d’une thèse et qui, chacun à leur manière, on su me stimuler tant intellectuellement
qu’artistiquement;
Cette recherche a été soutenue par l'UQAM, grâce à l’octroi l'octroi de bourses dont les
suivantes : la Bourse d'excellence du Fonds à l'Accessibilité et à la Réussite des Études
(2015, 2019), la bourse du Fonds du Département d'études littéraires − Doctorat en
sémiologie (2020). Je remercie particulièrement la Faculté des arts et le Départment
d’Études littéraires pour m’avoir offert la possibilité d'enseigner au certificat en
scénarisation cinématographique entre 2019 et 2020.
DÉDICACE
RÉSUMÉ..................................................................................................................... xii
ABSTRACT ...............................................................................................................xiii
INTRODUCTION......................................................................................................... 1
Figure 5.1 Dante et Virgile devant Farinata, chant X, vers 34 et suivants................ 156
Figure 5.2 La rose céleste, Paradis, chant XXX, vers 124-129 ................................ 156
Figure 6.1 La vie psychologique selon Bergson (2012, p. 211) ............................... 212
ix
Figure 6.3 Nuria qui supplante Sofía dans une photo prise par Pelayo .................... 238
Figure 6.5 Joint diégétique pratiqué par L.E. dans la mémoire de César ................. 241
Figure 6.12 Masque jeté par terre dans la scène de la boîte de nuit (#49) ................ 285
Figure 6.17 Réalité-Virtualité développé par Milgram, et al. (1994) ....................... 328
LISTE DES ABRÉVIATIONS, DES SIGLES ET DES ACRONYMES
W monde (World)
AW monde actuel
En favorisant la migration des notions développées tant en logique modale, que dans
les études du récit et de la narratologie vers celle de l'image en mouvement, le concept
de monde possible permet aujourd’hui de rassembler les théories esthétiques et
sémiotiques dans une étude du cinéma. Il offre de nouvelles manières de comprendre
l'échange d'informations entre les créateurs d'un film et les spectateurs et, par le fait
même, il offre un nouveau point de vue sur la création d’un univers cinématographique.
Cette recherche a pour objectif de contribuer théoriquement à la compréhension et à
l'analyse de l'accessibilité entre les différents mondes dans un même récit
cinématographique.
Notre hypothèse repose sur l’idée que la traversée des frontières entre les mondes
filmiques peut s’analyser à partir de ce que nous appellerons des « opérateurs
d’accessibilité ». En effet, c’est grâce au concept d’opérateur d’accessibilité que nous
sommes parvenus à analyser la nature des frontières narratives et audiovisuelles qui
délimitent ces différents mondes filmiques, et à identifier les multiples moyens
narratifs et audiovisuels qui permettent aux protagonistes de les traverser sans perdre
leur identité. On se rendra compte en conclusion que le concept d’opérateur
d’accessibilité est efficace pour repérer et analyser le degré d’ouverture d’une œuvre,
lequel est déterminé par le niveau d’inclusivité des interprétations diverses et parfois
même aberrantes des spectateurs.
Cette thèse s'engage en définitive à rendre compte de la métaphore épistémologique
qu'est le cinéma, de même qu’à élaborer une esthétique inspirée de la logique des
mondes possibles. Elle se veut un guide pour qui voudrait utiliser le concept
d’opérateur d’accessibilité afin d’analyser et de comprendre le travail des cinéastes
dans la construction et l’échafaudage de leur propre architecture audiovisuelle et
narrative ou, éventuellement, de scénariser et de réaliser une œuvre filmique.
Mots clés : mondes possibles, multivers, cinéma, fiction, narration, sémiotique, logique,
pragmatique, phénoménologie, perception, esthétique, langage audiovisuel, récit
interactif.
ABSTRACT
By migrating the notions developed in modal logic, as well as in the study of narrative
and narratology, to that of the moving image, the concept of possible worlds now makes
it possible to bring together aesthetic and semiotic theories in a study of cinema. It
offers new ways of understanding the exchange of informations between the creators
of a film and the spectators and, by the same token, it offers a new point of view on the
construction of a cinematographic universe. The aim of this research is to contribute
theoretically to the understanding and analysis of the accessibility between the different
worlds in a single cinematic narrative.
From a logical point of view, possible worlds are only accessible to each other in fiction,
which creates ersatz, small fictional worlds, spun from the data and laws of the
spectators' real world. In this perspective, a problem of identity arose. Since an
individual cannot logically inhabit more than one world at a time, for fear of losing his
or her identity, how can fiction make such a transmundane identity seem real without
causing viewers to drop out due to lack of verisimilitude?
Our hypothesis is based on the idea that the crossing of borders between filmic worlds
can be analyzed from what we will call "accessibility operators". Indeed, it is thanks to
the concept of accessibility operator, that we have managed to analyze the nature of the
narrative and audiovisual borders that delimit these different filmic worlds, and to
identify the multiple narrative and audiovisual means of allowing the protagonists to
cross them without losing their identity. In conclusion, we will realize that the concept
of accessibility operator is efficient to identify and analyze the degrees of openness of
a work, i.e., the level of inclusiveness of the diverse and sometimes even aberrant
interpretations of the spectators.
This thesis is ultimately committed to accounting for the epistemological metaphor that
is cinema, as well as to elaborating an aesthetic inspired by the logic of possible worlds.
It is intended as a guide for those who would like to use the concept of the accessibility
operator to analyze and understand the work of filmmakers in constructing and
scaffolding their own audiovisual and narrative architecture or, possibly, in scripting
and directing a filmic work.
1
Première objection de l’annexe intitulée Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme.
Voir aussi Essai de théodicée, §10 : « Et si fata volunt, bina venena juvant. », dont Voltaire se moque à
plusieurs reprises : « Eh bien! Mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez été pendu, disséqué,
roué de coups, et que vous avez ramé aux galères, avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux du
monde? » (1992, p. 147)
2
J’appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes,
afin qu’on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents
temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde,
ou si vous voulez pour un univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous
les lieux, il demeure toujours vrai qu’on les aurait pu remplir d’une infinité de
manières, et qu’il y a une infinité de mondes possibles dont il faut que Dieu ait
choisi le meilleur, puisqu’il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.
(Leibniz, Essais de théodicée, § 8)
On peut tirer deux leçons de cette citation de Leibniz. D’abord, un monde rassemble
tout ce qui existe, à savoir notre réalité physique ou tout ce à quoi nous avons accès par
nos sens dans l’espace-temps infini. Un univers rassemble donc par extension notre
monde et tout le reste, additionné de ce que nous ne pouvons pas « observer », mais
appartenant tout de même à l’incommensurabilité de la création. Ensuite, Leibniz nous
dit que de tous les univers potentiels – rassemblant différents mondes possibles – Dieu
n’a créé que le meilleur d’entre tous, soit celui ralliant le maximum d’« ordre, de
régularité, de vertu, de bonheur » (Sur le livre de l’origine du mal, §22). Outre l’univers
et son espace-temps infini, qui contient notre réalité physique, notre monde réel, il
existe, dans cette perspective, une infinité d’autres univers incommensurables
potentiels qui n’ont pas été matériellement réalisés par la création.
Vous voyez ici le palais des destinées dont j’ai la garde. Il y a des représentations
non seulement de ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible; et Jupiter
3
2
« qui porte que de deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre est fausse » (Théodicée,
§44, 1969, p. 128).
3
« c’est que jamais rien n'arrive, sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c'est-à-
dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non
existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon. » (Ibidem)
4
Le réel correspond à la nature chez Spinoza, dont Leibniz s’inspire en partie, car il ne détache pas Dieu
de la nature effective; il n’y a pas de possible chez Spinoza : Dieu est la nature et la nature est Dieu, il
4
Deuxièmement, un monde est « une série d’inflexions ou d’événements : c’est une pure
émission de singularités » (Deleuze, 1988, p. 81). Ces singularités, Leibniz, s’inspirant
probablement de l’apeiron du présocratique Anaximandre ou de l’atomisme d’Épicure
et de Gassendi (Théodicée, I, §895), les appelle Monades, « véritables Atomes de la
Nature […] Éléments des choses » (Monadologie, §3), points mathématiques, « sujet
comme point métaphysique » (Deleuze, 1988, p. 33). Les monades composent les
séries infinies des points de vue singuliers que Dieu a non seulement sur sa création
(qui correspond à la Nature spinoziste; voir note 4), mais aussi sur toutes les possibilités
non réalisées. La monade est une substance simple et sans parties, impénétrable et
indissoluble, « ni substance ni accident peut entrer de dehors dans une monade. »
(Monadologie §7) Chaque monade, dont le nombre est infini, exprime le monde qui est
virtuellement plié en chacune d’elle. C'est la condition de clôture de la monade
leibnizienne, ou le principe d’inclusion : « Il faut mettre le monde dans le sujet afin
que le sujet soit pour le monde […] l’âme est l’expression du monde (actualité), mais
parce que le monde est l’exprimé de l’âme (virtualité). » (Deleuze, 1988, p. 37) Les
monades sont variées et diffèrent entre elles par leurs qualités, qui spécifient la manière
dont elles perçoivent et expriment le monde, soit par une pluralité d’affections et de
n’y pas d’autres mondes, même dans l’intellect de Dieu. Autrement dit, Dieu n’a pas la puissance
d’imaginer des mondes possibles chez Spinoza, d’où la grande différence avec Leibniz qui, lui, ne réduit
pas Dieu à la nature de la réalité totale actuelle. En somme, le dieu de Spinoza, n’ayant pas la puissance
d’imaginer des mondes possibles, est limité à la « réalité actuelle ». La variation de la puissance chez
Spinoza se reconnaît à notre capacité de comprendre plus ou moins l’enchaînement des causes et des
effets dans la nature, et non à notre capacité d’imaginer des réalités virtuelles. C’est une différence
considérable qui explique pourquoi Leibniz insiste tant sur le concept de monde possible. En fait, les
mondes possibles deviennent les signes de la puissance de l’intellect divin, ce que ne peut admettre
Spinoza, car selon lui, Dieu est cause de lui-même car il est la seule substance, il n’a pas de volonté,
autrement il lui manquerait quelque chose et serait donc déterminé par ce manque, c’est-à-dire par une
cause qui ne serait pas lui; et aucun signe ne peut le déterminer, sinon il pourrait être et se comprendre
par autre chose que lui-même, Dieu échappe à toute sémiotisation chez Spinoza. Les éléments de la
nature chez lui ne sont pas les signes de Dieu, mais Dieu lui-même, ce qui est très différent de la
philosophie leibnizienne.
5
La monadologie a été écrite par Leibniz en 1714 sur une commande du prince Eugène de Savoie-
Carignan qui lui a demandé de synthétiser son système en des propositions claires pour qu’un poète de
l’époque puisse en donner une version poétique, à la manière du poème De la nature (1570) de Lucrèce,
qui met en vers le système d’Épicure.
5
rapports leur permettant d’envelopper la multitude dans l’unité. Chaque monade est
sujette au changement de ces perceptions venant d’un principe qui ne peut être
qu’interne.
L’état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la
substance simple n’est autre chose que ce qu’on appelle la perception […]
L’action du principe interne, qui fait le changement ou le passage d’une perception
à une autre, peut être appelé Appétition ; il est vrai, que l’appétit ne saurait toujours
parvenir entièrement à toute la perception, où il tend, mais il en obtient toujours
quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles. (Monadologie §14-15)
Ainsi, la monade peut être considérée comme une Entéléchie (§18), substance simple,
brute, automate incorporel 6 animé de perceptions et d’appétits (§19) qui, une fois
incarnée dans un corps, constitue un vivant (§63). La monade peut aussi être spirituelle,
une Âme, dont la perception est accompagnée de mémoire (§28), ce qui lui permet de
distinguer la consécution ou le passage d’une perception à une autre − ce que Leibniz
nomme l’appétition. L’âme qui s’incarne dans un corps est appelée animal (§63).
Finalement, la monade peut être une âme raisonnable, un Esprit (§29), qui distingue
les êtres humains des animaux, par la connaissance des vérités nécessaires et éternelles
à l’origine de la Raison7 et des sciences.
C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions,
que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle
moi, et à considérer que ceci ou cela est en nous : et c’est ainsi, qu’en pensant à
nous, nous pensons à l’Être, à la substance, au simple ou au composé, à
l’immatériel et à Dieu même, en concevant que ce qui est borné en nous, est en
lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos
raisonnements. (Monadologie §30)
Leibniz présente de cette manière un autre couple conceptuel qui fait en quelque sorte
écho à celui qui oppose le possible au réel, le potentiel à l’existant : le virtuel et l’actuel.
6
Monadologie §64 : « Mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont encore des
machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini. » et §87 : « Dieu, considéré comme Architecte de
la machine de l’univers… »
7
Monadologie §87 « …et Dieu considéré comme Monarque de la Cité divine des esprits. » Ces deux
faces de Dieu, le règne physique de la Nature, domaine des causes efficientes, et le règne moral de la
Grâce, domaine des causes finales, assurent l’harmonie préétablie dans le meilleur des mondes (§86).
6
Comme l’expliquait Pallas à Théodore dans le Palais des destinées, tous les mondes
possibles existent sous forme d’idées, et ils sont actualisés dans chaque monade, qui
l’expriment de manière virtuelle. Il y a ainsi deux régimes de monde dans la théodicée
de Leibniz : d’abord le meilleur des mondes, physique et matériellement composé par
les corps, celui qui a été objectivement créé par Dieu, et les séries infinies de
singularités possibles qui le réalisent dans l’éternité; ensuite, tous les autres mondes,
virtuellement pliés dans les monades qui les actualisent sous forme d’idées. Ce sont là,
selon Gilles Deleuze, les deux étages de l’édifice baroque de la philosophie
leibnizienne :
Le monde est une virtualité qui s’actualise dans les monades ou les âmes, mais
aussi une possibilité qui doit se réaliser dans la matière ou les corps […] La
philosophie de Leibniz […] exige cette préexistence idéale du monde, tant par
rapport aux monades spirituelles que par rapport à l’univers matériel […] Nous
ne pouvons parler de l’événement que déjà engagé dans l’âme qui l’exprime et
dans le corps qui l’effectue […] Certes, ce sont deux régimes d’expression très
différents, réellement distincts, puisque l’un est distributif, l’autre collectif :
chaque monade exprime pour son compte le monde entier, indépendamment des
autres et sans influx, tandis que tout corps reçoit l’impression ou l’influx des
autres, et c’est l’ensemble des corps, c’est l’univers matériel qui exprime le monde.
L’harmonie préétablie se présente donc d’abord comme un accord entre les deux
régimes. (1988, p. 140‑142)
Dans l’ordre, les singularités – soit les événements formés par les inflexions des points
de vue de Dieu dans les séries du monde − sont d’abord contenues dans la monade
comme ses prédicats primitifs. Ils y ont été et y seront de tout temps, de toute éternité.
Tirés du chaos de tous les possibles par le crible – la khôra du Timée –, qui ne laisse
passer que les meilleures séries, les événements et points de vue sont ensuite
l’expression de la monade qui s’incarne dans le corps. Les corps incarnent finalement
chaque événement et point de vue contenus dans leurs monades respectives en le
manifestant à sa place et en son temps dans les séries qui convergent vers l’expression
du meilleur des mondes.
tout effet il y a une cause et tout prédicat est contenu dans le sujet. Les séries
d’événements convergent tôt ou tard les unes vers les autres pour créer le monde, c’est
pourquoi elles sont dites compossibles, et l’expression du meilleur des mondes devient
ainsi la « limite » de ces séries infinies qui expriment la réalité. La compossibilité
exprime en ce sens les relations qu’entretiennent les singularités entre elles dans le jeu
du monde qui
tend des séries infinies qui vont d’une singularité à une autre ; il instaure des règles
de convergences et de divergences d’après lesquelles ces séries de possibles
s’organisent en ensembles infinis, chaque ensemble étant compossible, mais deux
ensembles étant incompossibles l’un avec l’autre ; il distribue les singularités de
chaque monde, de telle ou telle façon, dans le noyau des monades ou des individus
qui expriment ce monde. (Deleuze, 1988, p. 89)
La compossibilité est la condition sine qua non du jeu d’actualisation des événements-
singularités qui composent une série selon le principe d’harmonie préétablie. Toute
série qui diverge éventuellement − soit lorsqu’une de ses singularités-événements dévie
et se met à exprimer une autre série, actualisant par le fait même un autre monde −, est
dite incompossible avec celles qui expriment le monde actuel d’origine. Une nouvelle
série crée un autre monde, comme par épigenèse, lorsque la série de ses singularités-
événements bifurque, et que se présente une nouvelle série qui diverge de celles qui
définissent notre réalité. La compossibilité exprime aussi les convergences des séries
de singularités en individus; l’individuation allant « de singularité en singularité, sous
la règle de convergence ou de prolongement qui rapporte l’individu à tel ou tel
monde. » (Deleuze, 1988, p. 86) L’individu est ainsi composé par les monades
raisonnables ou Esprits, qui condensent les singularités préindividuelles dans les corps
qui leur correspondent. L’individuation est un processus qui est d’abord enclenché
comme une actualisation de virtualités dans la monade et ensuite comme une réalisation
de possibles dans les corps :
C'est la définition réelle de l’individu : concentration, accumulation, coïncidence
d’un certain nombre de singularités préindividuelles convergentes (étant dit que
des points singuliers peuvent coïncider en un même point, comme les différents
sommets de triangles séparés peuvent coïncident au sommet commun d’une
pyramide). C’est comme un noyau de la monade [...] Au cœur de chaque monade
8
il y a des singularités qui sont chaque fois les requisits de la notion individuelle.
Que chaque individu n’exprime clairement qu’une partie du monde, cela découle
de la définition réelle : il exprime clairement la région déterminée par ses
singularités constituantes. Que chaque individu exprime le monde entier, cela
découle aussi de la définition réelle : les singularités constituantes de chacun, en
effet se prolongent dans toutes les directions jusqu’aux singularités des autres, à
condition que les séries correspondantes convergent, si bien que chaque individu
inclut l’ensemble d’un monde compossible, et n’exclut que les autres mondes
incompossibles avec celui-là (là où les séries divergeraient). (Deleuze, 1988, p. 85)
L’incompossibilité est, dans cette perspective, synonyme de frontière entre les mondes;
tout monde qui n’est pas le meilleur créé par Dieu est incompossible avec ce monde
réalisé, et c’est ainsi que les divergences dans les séries, les bifurcations, agissent
comme de véritables zones douanières entre les mondes incompossibles.
On appellera « monde possible » un ensemble de termes possibles compossibles
entre eux : ainsi les séries qui restent enfouies dans la base de la pyramide des
mondes, où Adam n’eût point péché ni Judas trahi [...] ainsi tous les romans bien
faits […] modèles finis de mondes possibles qui n’ont pas place dans le nôtre […]
La compossibilité s’articule à l’entr’expression, puisqu’elle concerne non les
éléments […] mais les relations : l’entr’expression de certains termes (en nombre
infini) constitue un réseau; les termes qui expriment un même réseau
s’entr’expriment, donc sont compossibles; un terme qui n’exprimerait pas ledit
réseau serait incompossible avec tous les autres. (Lettre à Bourget, Leibniz, 1996,
p. 271)
La relation qu’entretient l’étage du haut avec l’étage du bas est verticale, instantanée
et harmonique. Le passage du virtuel à l’actuel est fulgurant; les notes jouées par l’étage
du bas sont écrites depuis toujours sur la partition aveugle contenue dans l’étage du
haut. À l’étage du bas, l’expression du potentiel en réel est horizontale et mélodique,
elle s’inscrit dans le temps, donc dans l’espace. C’est l’édifice baroque de la
philosophie du meilleur des mondes de Leibniz (Figure 1).
La ligne du monde s’inscrit verticalement sur la surface unitaire et intérieure de
la monade, qui en tire les accords superposés. C’est pourquoi l’on dit que
l’harmonie est une écriture verticale, qui exprime la ligne horizontale du monde :
le monde est comme le livre de musique qu’on suit successivement ou
horizontalement en chantant, mais l’âme chante d’elle-même parce que toute la
tablature du livre y a été gravée verticalement, virtuellement, « dès le
commencement de l’existence de l’âme » (première analogie musicale de
l’harmonie leibnizienne) 8 […] D’après une seconde analogie musicale
proprement baroque, Leibniz invoque les conditions d’un concert où deux
monades chantent chacune sa partie sans connaître celle de l’autre ni l’entendre,
et pourtant « s’accordent parfaitement »9. (Deleuze, 1988, p. 180 à 182)
8
Die philosophische Schriften, Gerhardt (éd.), 1890; cité par Deleuze.
9
Lettre à Arnauld, avril 1687; cité par Deleuze.
10
moyen de converser entre elles, ou comme l’écrit Deleuze d’« entrer en fusion sur une
sorte de diagonale, où les monades s’interpénètrent, se modifient » (1988, p. 188).
Cette nouvelle harmonie est un chaosmos10, dans lequel « Les séries divergentes tracent
dans un même monde chaotique des sentiers toujours bifurcants. » (Deleuze, 1988,
p. 111) La monadologie a rencontré chez Whitehead les relations interprétatives
peirciennes, qui arrivent à mettre dans la même série deux singularités incompossibles,
et dans la naissance d’une physique nouvelle, la superposition de l’un et du multiple,
de l’actuel et du réel. Le chaosmos de Whitehead exprime l’argument méréologique
selon lequel toute entité n’est que la somme de ses relations avec ses parties et celles
des autres entités et, dans ce contexte, la créativité est le principe absolu de l’existence;
le changement, l’impermanence des états du monde comme substance originelle de
toutes choses, les limites dans le chaosmos ne sont imposées que par ces relations
qu’entretiennent les entités entre elles. Comme l’écrit David Lapoujade au sujet des
objets impossibles qui meublent les mondes possibles : « L’événement ne se définit-il
pas en effet comme une synthèse d’incompossibles ? […] tous les événements sont à
la fois non-sens et donateurs de sens. » (2014, p. 118‑119)
10
L’expression est de James Joyce : « Ulysse se présentait comme la plus audacieuse des tentatives de
donner un visage au chaos; Finnegans Wake se définit lui-même : Chaosmos et Microchasm : il constitue
le plus terrifiant des documents sur l’instabilité formelle et l’ambiguïté sémantique. » (Eco, 1979, p. 257)
Ce que Deleuze interprète comme un chaosmos chez Whitehead tient de son interprétation de la
référence symbolique et des erreurs de perception qu'elle entraine chez le « sujet-superjet » (cf.
Whitehead, 1985, p. 168).
11
La théorie des mondes possibles est un plaidoyer échafaudé en faveur du Meilleur des
Mondes qui se développe en quatre arguments, soit les oppositions axiologiques du réel
et du possible, du virtuel et de l’actuel, de la compossibilité et de l’incompossibilité, de
même que les relations verticales et horizontales. Ce plaidoyer est basé sur trois
principes fondamentaux, soit ceux de la raison suffisante, de la contradiction (incluant
le tiers exclu) et de l’harmonie préétablie; et ce faisant, Leibniz invente ou refonde des
concepts tels que la monade et les corps, les événements et les individus, le monde créé
et les mondes en idées, ainsi que les deux étages de l’édifice baroque, qui consolide
l’architecture de son argumentation. Avec le néo-baroque, ou néo-leibnizianisme selon
Deleuze, une nouvelle harmonie s’est dégagée, les deux conditions de clôture de la
monade leibnizienne – elles incluent un monde entier, qui a été présélectionné parmi
les convergences de séries qui expriment les mondes possibles – s’y sont confondues
quand leurs points de vue se sont animés, ont acquis un certain mouvement dans
l’espace, insufflant par le fait même de l’impermanence au monde qu’elles expriment.
Une phrase dans la Lettre à Bourget de Leibniz explique en quel point de son plaidoyer
le concept logique et philosophique de Meilleur des Mondes est devenu tout à coup le
point de départ d’une toute nouvelle application créative : « ainsi tous les romans bien
faits » (Leibniz, 1996, p. 271). Si Dieu, grand architecte de notre invention, a su réaliser
notre seul univers dans l’ensemble de toutes les possibilités infinies de séries
convergentes, d’événements et d’individus compossibles, pourquoi un auteur ne
pourrait-il pas utiliser la même stratégie pour actualiser au moins un monde possible,
que ce soit de manière linguistique ou audiovisuelle, parmi tous ceux qui sont
virtuellement contenus dans celui-ci, le monde réel ? L’écrivain est souvent comparé à
un « démiurge », soit à une « Divinité qui donne forme à l’univers » et, par analogie,
le « créateur d’une œuvre 11 ». Que dire alors des créateurs de véritables univers
audiovisuels composés d’espace-temps, d’événements et d’individus appartenant au
monde réel, qui sont captés et ensuite resémiotisés en nouveaux ensembles composant
un nouvel univers imaginaire, alternatif, possible ? En créant des univers fictionnels
composés de parties de réel, les cinéastes annoncent que toute création
cinématographique est un ensemble de possibilités déjà contenues, pliées dans chaque
partie du monde réel.
Dans les faits, le concept de monde possible a permis aux théoriciens de la philosophie
et de la métaphysique analytiques d'expliquer notre manière d'appréhender la réalité,
en discernant ce qui est possible de ce qui est nécessaire dans la recherche de la vérité.
En utilisant des tables de vérité (truth tables) pour vérifier si une proposition est
logiquement valide (Whitehead, Russell, Wittgenstein ayant lu Peirce), ou des
opérateurs, ou foncteurs, pour décrire la composition interne d’un ensemble logique
mathématique ou linguistique et faire entrer par le fait même ces ensembles en relation
11
CNRTL, Démiurge, récupéré le 30 septembre 2020 de
<https://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9miurge>
13
(Boole, Carnap, Kanger), les théoriciens ont tiré du concept de monde possible des
opportunités qui dépassent de loin le plaidoyer en faveur du meilleur des mondes
prononcé par Leibniz deux siècles plus tôt. On utilise aujourd’hui des notions dérivées
des compossibilités/incompossibilités leibniziennes en programmation par exemple,
avec le langage binaire pensé par Leibniz, les 0 et les 1 du langage artificiel de la
machine utilisé dans la numérisation des échanges d’informations. La notion de cadre
(frame) du cognitiviste américain Marvin Minsky (1974) reprend aussi le concept de
monde pour analyser les structures d’informations permettant de subdiviser la
connaissance en sous-structures dans le développement d’une intelligence artificielle.
Notre thèse se divise en deux parties. Alors que dans la première partie nous nous
arrêtons sur les fondements d’une théorie des mondes appliquée aux formes
fictionnelles, nous cherchons dans la deuxième partie à élaborer une théorie sémiotique
de ce que nous conviendrons d’appeler des « opérateurs d’accessibilité » entre les
mondes possibles au cinéma. Le quatrième chapitre sera consacré à l’interprétation
cinématographique, à l’aune des théories de la psychologie de la perception, de façon
à cerner la mécanique des signes audiovisuels et d’identifier la manière dont on peut
15
s’en servir pour produire des significations spécifiques. Le cinquième chapitre fera
ainsi la synthèse des différents codes du 7e art afin de comprendre la structure ou la
forme que peuvent emprunter ces significations dans le langage visuel, en nous
attardant particulièrement à l’isotopie et aux concepts de dénotation cinématographique
et de connotation filmique. Finalement, le sixième chapitre établira une typologie du
concept d’opérateur d’accessibilité et exposera leurs mécanismes narratifs et
audiovisuels, en utilisant à nouveau le film espagnol Abre los ojos (1997) et en
l’analysant cette fois-ci côte à côte avec son adaptation américaine Vanilla Sky (2001)
du réalisateur Cameron Crowe.
L’opérateur temporel joue particulièrement sur le déploiement causal d’un récit, afin
de marquer les bifurcations qui ouvrent sur des mondes incompossibles. Le voyage
intermondain peut enfin être porté par un opérateur hyperbolique, qui exagère et
désorganise les perceptions sous l’effet d’états altérés de la conscience provoqués par
le rêve, la folie, la consommation de psychotropes, l’hypnose ou même la mort; et qui
s’exprime à l’occasion dans le jeu des références symboliques de la métafiction et de
l’hyperréalité.
Les opérateurs qui ont une fonction audiovisuelle, caractérisés comme extradiégétiques,
seront définis selon les stratégies et les artifices qu’ils déploient lors des trois étapes de
la production cinématographique, soit la préproduction, le tournage et la
postproduction. Ces opérateurs extradiégétiques servent à élaborer des tactiques
propres au dispositif de la double représentation cinématographique suivant la
psychologie de la perception des stimuli visuels, auditifs et du mouvement. Ce type
d’opérateur peut charger l’image-son de connotations spécifiques, en jouant sur les
habitudes perceptives et interprétatives des spectateurs, soit pour les dérouter et faire
pression sur leurs inférences afin de créer de la surprise et du suspense, ou simplement
pour les placer dans un état de contemplation qui ouvre sur une multitude
d’interprétations possibles et incompossibles. La mécanique et les fonctions de ces
opérateurs intra et extradiégétiques seront établies d’un point de vue sémiotique, selon
la considération pragmatique du rôle qu’ils jouent dans la coopération des spectateurs,
tant pour dérouter leurs suppositions narratives que pour opérer leur immersion dans
un univers composé de mondes souvent incompossibles, le tout sans gâcher
l’incrédulité qu’ils ont décidé de suspendre à l’entrée de l’univers fictionnel.
différents opérateurs et connotateurs qui ont été relevés dans les deux films, avec leurs
interprétations respectives. Cette partie de la thèse cherche en quelque sorte à découvrir
la manière dont un cinéaste opère des passages entre des mondes différents pour
produire un effet esthétique chez les spectateurs, soit en provoquant certaines émotions
ou en faisant pression sur leurs interprétations au moyen des oppositions notionnelles
d'inclusivité/ouverture et d'exclusivité/fermeture, liées à un espace-temps circonscrit
par l'écran et la durée de la projection.
J. L. Borges
PREMIÈRE PARTIE
12
Le 6 mai 2009, Umberto Eco a reçu un doctorat honorifique en philosophie de l'université de Tartu,
en Estonie. Après le protocole d'obtention de son doctorat, il a donné une conférence publique intitulée
On the Ontology of Fictional Characters : a Semiotic Study. La conférence fut publiée par la suite dans
les pages de Sign System Studies, une revue internationale de sémiotique et de processus des signes dans
la culture et la nature vivante, parrainée par l’Université de Tartu.
20
13
Andrew Stanton, scénariste de Toy Story, Finding Nemo, WALL-E, Ted Talk, « The clues to a great
story », 2012.
21
14
David Mamet (Glengarry Glen Ross) associe ces deux émotions capitales à la surprise et à
l’inévitabilité (1992, p. 96), qui sont aussi considérées par Sidney Lumet (Serpico) comme la seule
manière de fondre les protagonistes et l’intrigue ensemble afin d’offrir un récit qui s’empare
émotionnellement des spectateurs (1996, p. 31).
CHAPITRE I
L’ACCESSIBILITÉ ESTHÉTIQUE
D’une certaine manière le visionnement d’un film fonctionne comme l’édifice baroque
de Leibniz. L’édifice de la création actualise dans son scénario un univers fictionnel,
qui est plié dans les séries convergentes du monde réel, et le réalise ensuite par la
transformation matérielle de ce scénario en film. L’édifice de la réception actualise
dans ses suppositions certaines des virtualités contenues dans les potentiels narratifs du
film, et les réalise en interprétant ces potentiels narratifs confirmés par l’intrigue.
Cependant, à l’instar de l’harmonie leibnizienne, qui « invoque les conditions d’un
concert où deux monades chantent chacune sa partie sans connaitre celle de l’autre ni
l’entendre, et pourtant s’accordent parfaitement » (Deleuze, 1988, p. 189), les créateurs
et les spectateurs d’un univers fictionnel ne sont jamais en contact direct, ils ne
communiquent que par l’entremise des mondes possibles cinématographiques en jeu
dans l’œuvre. L’instance réceptrice est pour ainsi dire absente de l’univers alternatif
qui lui est proposé. Cette absence, jumelée à l’accessibilité esthétique ou à
l’identification émotionnelle aux mondes cinématographiques par le biais des
protagonistes, réclame une forme de participation au déroulement de l’intrigue. Au
cinéma ou dans n’importe quel type de récit, comme l’exprime Stanton, les spectateurs
veulent sans même le savoir remplir les blancs et assembler eux-même le casse-tête
imposé par l’intrigue15, afin de se sentir chez eux ou, comme l’écrit Eco dans son article
de 2009, pour se convaincre qu’ils sont eux aussi des personnages de la fabula,
15
L’intrigue vient du latin « intrīcō, ās, āre, -, ātum, tr., embrouiller, empêtrer, embarrasser » (Gaffiot,
2001, p. 394)
23
Les spectateurs compensent leur absence de l’univers auquel ils ont envie d’appartenir
en comblant les non-dits et en attribuant un sens aux indéterminations du récit. Ces
dernières correspondent à ce que Eco appelle, en s’inspirant de la théorie de la réception
de Wolfgang Iser, les « espaces blancs » du texte qui sont pleins de présence, de récits
et de signifiés virtuels qui peuvent être actualisés par les interprétations, les prévisions,
les mondes possibles des lecteurs ou des spectateurs dans le cas d’un récit filmique.
C’est à partir de ces blancs que Eco imagine le voyage ou la promenade inférentielle
du destinataire.
Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a
émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons.
D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit
sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire […] Ensuite parce
que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique,
un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il
veut être interprété avec une marge suffisante d’univocité. (Eco, 1985. p. 64)
verre d’eau, par exemple, signifie habituellement que quelqu’un a soif et que cette
personne boira éventuellement l’eau versée. L’exemple est certes banal, mais
considérons-le dans la perspective où l’auteur cherche à surprendre son destinataire en
déjouant ses habitudes interprétatives. Le verre d’eau pourrait alors recevoir un
bouquet de muguets et éventuellement, comme dans Scandale et Calomnie d’Anne
Perry (1996), servir à empoisonner le prince Friedrich.
Scenes build into sequences, which build into acts, which create our Beginning
Hooks, Middle Builds and Ending Payoffs. The five element that build Story are
the Inciting Incident (either causal or coincidental), progressive complications
expressed through active or revelatory turning points, a crisis question that
26
Or, certaines disjonctions importantes sont signalées par le récit sous les auspices du
suspense ; ce sont ces signaux de suspense qui permettent de « différer la réponse à la
question implicite du lecteur […] laps de temps imposé […] description des situations
explicites d’attentes, souvent angoissée, du personnage. » (Eco, 1985b, p. 144‑145).
Nous verrons dans la deuxième partie de cette thèse (chapitres 4-5-6) que ces signaux
correspondent aux opérateurs d’accessibilité que nous théoriserons pour relever les
divers passages entre différents mondes dans un film.
En anticipant les états du monde et le cours d’événements proposés par un récit, au-
delà de son identification avec le protagoniste, le spectateur participe par cette
coopération à son inclusion dans l’univers fictionnel et il entre dans un état d’attente
par rapport à la suite du récit, qui falsifiera ou vérifiera ses suppositions, ses prévisions
ou ses hypothèses. Il adopte ainsi une attitude propositionnelle (cf. 2.3) suivant laquelle
« (il croit, il désire, il souhaite, il espère, il pense) […] Ce faisant, il configure un cours
d’événement possible ou un état de choses possible […] il hasarde des hypothèses sur
des structures de mondes. » (Eco, 1985, p. 145-146) Bref, il crée des mondes possibles :
« En ces termes, nous pouvons très bien appeler “monde possible” ce qui est configuré
par la prévision exprimée. » (Eco, 1985b, p. 147)
Dans un récit cinématographique, cette coopération prend une autre ampleur puisque
la quantité d’informations auxquelles les spectateurs sont soumis prend différentes
formes sémiotiques. L’amalgame d’images, de voix et de sons auquel les spectateurs-
coopérateurs d’un film font face diffère de la suite de mots dans un récit littéraire.
Pourtant, malgré cette différence de nature, un récit filmique se structure
fondamentalement selon les mêmes principes qu’un texte littéraire, en utilisant des
27
Les prévisions des spectateurs sont comme des états alternatifs de mondes qui seront
confirmés ou infirmés par le récit. Ces états de monde, ou mondes possibles, sont
imaginés par le spectateur, mais ils ont été globalement prévus, auparavant, par la
production cinématographique. La création des mondes possibles commence dès la
rédaction du scénario, qui pense tous les états de monde rendus possibles par la
structure de son récit, cerne son Spectateur Modèle et l’encyclopédie qui le détermine
afin d’exercer une pression pour contrecarrer ses décodages aberrants − terme
emprunté par Eco pour qualifier les prévisions audacieuses ou trop risquées (1972,
p. 167) −, dans le but de lui donner ce qu’il désire en bout de piste : la surprise, le
suspense, le bonheur de la stupéfaction ou la confirmation de la seule bonne hypothèse
permise par la structure du récit.
28
On a jusqu’à maintenant associé les attentes des spectateurs à leur encyclopédie, soit à
leurs expériences cinématographiques antérieures, mais aussi à leur existence
personnelle, au bagage intellectuel qu’ils emportent avec eux dans leur voyage
inférentiel. Bien entendu, leurs prévisions sont basées sur ce passé relatif au présent
dans le contexte fourni par le récit filmique. Pourtant, chacun sélectionne de manière
inconsciente les articles de cette encyclopédie déterminée par le passé qui peuvent
servir à l’interprétation du présent dans une sorte de scénario commun qui est,
relativement à un univers fictionnel, déterminé par le genre. C’est D’Alembert, dans
son Discours préliminaire de l’Encyclopédie, qui introduit l’idée selon laquelle les
connaissances humaines, ou théories de la définition, doivent être considérées dans la
29
[…] l’encyclopédie est potentiellement infinie, parce que mobile, et les discours
que nous produisons sur elle la remette sans cesse en question […] L’encyclopédie
Maximale ne s’occupe pas d’enregistrer ce qui « est vrai » (quel que soit le sens
accordé à cette expression), mais tout ce qui a été dit socialement, c’est-à-dire non
seulement ce qui a été accepté comme vrai, mais aussi ce qui l’a été comme
imaginaire. Elle existe donc en tant qu’idée régulative : sans pouvoir donner
naissance à un projet éditorial à cause de sa forme inorganisable, cette idée
régulative sert à distinguer des portions d’encyclopédies activables, servant elles-
mêmes des hiérarchies provisoires, ou des réseaux maniables, dans le dessein
d’interpréter et d’expliquer l’interprétabilité de ces portions de discours. Cette
encyclopédie n’est pas attingible dans sa totalité puisqu’elle est l’ensemble
complet de ce que l’humanité a dit, et pourtant, elle a une existence matérielle, car
ces dires ont été déposés sous la forme de tous les livres, de toutes les images, de
tous les témoignages qui font office d’interprétants réciproques dans la chaîne de
la sémiose. (2010, p. 70)
Dans cette perspective, l’encyclopédie, qui doit être « sélectionnée » par les spectateurs
pour aborder une œuvre cinématographique, ou la portion d’encyclopédie activable
dans le contexte du récit, prend la forme de ce que Eco appelle (à la suite de Marvin
Minsky) un frame, ou un scénario commun, composé d’une série d’articles de
l’encyclopédie maximale qui servent à l’interprétation de cette machine paresseuse
qu’est le texte, et encore plus le film. Le frame, le scénario commun, est une quantité
d’informations qui nous permet de nous représenter, de saisir une situation, un individu,
un cours d’événement ou d’actions dans le but de lui donner un sens, de l’interpréter
dans son contexte : dans ce cas-ci, au sein d’un univers fictionnel dont les spectateurs
sont absents.
30
(1) La temporalité, ou la durée d’un film (le nombre de pages d’un roman), influe
sur le nombre de mondes possibles pouvant être convoqués au sein d’un univers
31
fictionnel. Ultimement, ce nombre est infini et, comme l’a montré Alain Resnais avec
son film Smoking / No Smoking (1993), d’un simple événement comme allumer ou non
une cigarette peuvent naître jusqu’à douze mondes (ou plus), qui composent un univers
cinématographique se déployant sur près de cinq heures. D’un point de vue tout à fait
logique, les spectateurs ne laisseront pas errer leur imagination aussi loin en regardant
un court-métrage ou un épisode d’une série qu’en regardant un long-métrage qui, grâce
à son déploiement dans le temps, permet d’explorer plus longuement le Palais des
destinées, ou d’actualiser ses mondes possibles en avance sur celui ou ceux réalisés par
l’univers fictionnel.
(3) Le style détermine le ton sur lequel un univers se déploie. Pour reprendre
l’analogie musicale de l’édifice baroque leibnizien, la tonalité jouée par les spectateurs
dans leurs prévisions doit s’harmoniser à celle réalisée par l’univers fictionnel. Le
spectre stylistique, qui s’étend grosso modo du drame à la comédie, propose des
intrigues optimistes, pessimistes ou ironiques, ces dernières amalgamant l’optimisme
et le pessimisme dans la résolution qu’elles neutralisent. Un monde possible comique,
actualisé par des spectateurs qui voyagent dans un univers dramatique, sera donc
considéré comme aberrant, et n’aura que peu de chance d’être actualisé par le film.
32
16
Le héros aux mille et un visages, 1949.
33
exemple identifier un genre spécifique par l’usage qu’un cinéaste fait des conventions,
de l'iconographie, des décors, des récits, des personnages et des acteurs (Grant, 2007,
p. 2). Parmi les différentes manières de catégoriser les structures et contenus d’une
histoire, celle qui sera retenue pour cette thèse est la division en contenu externe et
contenu interne. Du film d’action au film d’horreur en passant par la romance, les
genres externes, relatifs aux désirs conscients du ou des protagonistes, sont
identifiables grâce à une série de revirements axiologiques, de conventions et de scènes
incontournables déterminant clairement les limites d’interprétations de l’intrigue qu’ils
mettent en scène. Les genres internes, relatifs aux besoins inconscients du ou des
protagonistes, sont identifiables par leur psychologie et leur évolution existentielle dans
l’intrigue à laquelle ils sont livrés. Pour résumer grossièrement, les spectateurs qui
s’attendent à une scène mettant la protagoniste à la merci d’un tueur en série dans un
film romantique à l’eau de rose seront déçus à tous les coups. Au contraire, ils pourront
être surpris par un baiser langoureux dans un drame psychologique mettant en scène
un criminel potentiel souffrant de schizophrénie, à l’instar de la déconstruction du sous-
genre film de superhéros proposé par Todd Phillips dans son Joker en 2019.
La gestion des attentes en fonction d’un scénario commun déterminé par le contenu
d’un univers fictionnel correspond à la logique pragmaticiste des mondes possibles
cinématographique. Il s’agit du contexte proposé par l’espace-temps audiovisuel et des
cinq dimensions de l’intrigue qui viennent d’être exposées et qui limitent, ou plutôt qui
encadrent les mondes possibles pouvant être actualisés par les spectateurs. En plus
d’articuler un contenu, cette logique des mondes doit gérer les relations entre les
différents individus d’un univers donné. Un monde logique est effectivement une mise
en relation entre différentes propriétés caractérisant les personnages, les objets et les
lieux dans la création des événements composant le récit qu’il met en scène. Le
prochain chapitre expose cette mise en relation dans la réappropriation de la théorie des
35
mondes possibles par les logiciens et la manière dont les différentes écoles de
philosophie analytique l’utilise pour en réinterpréter les concepts de compossibilité-
incompossibilité, virtualité-actualité et potentialité-réalité dans une recherche de la
vérité. Parallèlement, les théoriciens de la littérature ont aussi apprécié la richesse de
la logique des mondes pour faire éclater l’échafaudage méréologique de la fiction afin
de l’étudier dans chacune de ses parties, et dans les relations qu’elles entretiennent les
unes avec les autres. Ces deux premières approches serviront ensuite, dans la deuxième
partie de cette thèse concernant les opérateurs de passage (chapitres 4-5-6), à constituer
la base théorique nécessaire à l’utilisation du concept logique de monde possible dans
une étude des univers cinématographiques.
CHAPITRE II
17
Aristote, Premiers analytiques.
37
déflationnisme de Saul Kripke et le réalisme modal de David Lewis. Après avoir pris
position dans cette querelle, il sera possible d’étudier l’importance de l’intentionnalité
et des attitudes propositionnelles dans le rapport qu’entretiennent non seulement
auteurs et spectateurs avec une œuvre, mais aussi les relations qu’entretiennent les
individus dans un ou plusieurs mondes possibles, que ce soit au sein d’un univers
fictionnel littéraire ou cinématographique.
On appelle déflationniste l’approche de Kripke, qui est exposée dans une série de trois
conférences présentées à l’université de Princeton en 1970 sur les notions du possible
et du nécessaire pour repenser les modalités référentielles des noms propres. Le but de
ces trois conférences était d’ajouter à la thèse descriptiviste de la référence issue des
travaux de Bertrand Russell et de Gottlieb Frege, le concept de désignateur rigide, soit
un nom qui désigne le même objet dans tous les mondes possibles. Pour comprendre
cet ajout, il faut d’abord se rappeler que la thèse descriptiviste soutenait que les noms,
en plus d’avoir un référent par dénotation, devaient avoir d’autres propriétés
supplémentaires qui constituent leurs « sens » pour reprendre le terme exact de Frege.
C’est à partir de cette différentiation énoncée par ce dernier que Russell développe sa
théorie de la description :
Common words, even proper names, are usually really descriptions. That is to say,
the thought in the mind of a person using a proper name correctly can generally
only be expressed explicitly if we replace the proper name by a description.
Moreover, the description required to express the thought will vary for different
people, or for the same person at different times. The only thing constant (so long
as the name is rightly used) is the object to which the name applies. But so long
as this remains constant, the particular description involved usually makes no
difference to the truth or falsehood of the proposition in which the name appears.
(Russell, 1910, p. 114)
Publiées sous le titre Naming and Necessity en 1980 (traduit comme La logique des
noms propres en 1982), les trois conférences données par Kripke sont d’une importance
38
capitale pour le sujet qui nous intéresse puisque − bien qu’il ne considère pas l’idée des
mondes possibles comme des mondes réels, qui sont parallèles au nôtre, mais comme
des versions alternatives du monde réel qui ne sont que stipulées −, Kripke développe
sa théorie autour d’un concept qui sera très utile pour nos réflexions subséquentes :
celui de l’« identité transmondaine » (transworld identity). Contrairement à la
description, qui sert à désigner la différence entre les individus d’un monde à un autre,
le nom propre identifie toujours le même individu, peu importe ce qui en différencie
les diverses versions dans les mondes alternatifs. Kripke donne l’exemple d’Aristote,
qui serait l’auteur de la Métaphysique dans un monde alternatif, mais qui est tout de
même nécessairement Aristote dans notre monde où son élève Théophraste est le
véritable auteur de la Métaphysique. D’un point de vue sémantique, Aristote est
possiblement l’auteur de la Métaphysique dans au moins un monde18, mais Aristote est
nécessairement Aristote dans tous les mondes. La description grammaticale « auteur
de la Métaphysique » est un désignateur accidentel dans au moins un monde, mais le
nom propre « Aristote » est un désignateur rigide dans tous les mondes, qui identifie le
même individu d’un monde à l’autre, et ce, peu importe ses propriétés accidentelles.
Ce qui vient automatiquement à l’esprit dans cette expérience de pensée, ce sont les
problèmes de logique liés à l’identité que la réflexion de Kripke implique. Si c’est
Aristote qui a écrit la Métaphysique, que (ou qui?) devient Théophraste dans ce monde
alternatif ? Qui plus est, la Métaphysique étant en grande partie une critique des apories
aristotéliciennes concernant le principe premier (premier moteur), l’attribution de la
description grammaticale « auteur de la Métaphysique » à l’individu nommé
« Aristote » implique une redondance irréconciliable : la Métaphysique est-elle la
Métaphysique si elle n’est pas une critique et une réinterprétation des apories
18
Certains écrits d’Aristote ont été rassemblés, après sa mort, sous la dénomination Μετὰ τὰ φυσικά
(Meta ta phusika). Il ne s’agit pourtant pas d’un ouvrage du philosophe lui-même, mais de fragments
regroupés au 1er siècle av. J.-C. par Andronikos de Rhodes en 14 livres désignés par une lettre grecque.
Il n’existe donc aucune mention d’une Métaphysique aristotélicienne à l’époque du philosophe ni à celle
de ses disciples. La seule Métaphysique datant du 4e siècle av. J.-C. répertoriée dans le catalogue de
Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, est celle de Théophraste.
39
Avec son concept de désignateur rigide, Kripke fait entrer en scène la contrainte C de
non-circularité : « (C) Pour toute théorie satisfaisante, l’explication qu’elle donne ne
doit pas être circulaire. Les propriétés utilisées dans le vote [ou la description dans
l’explication] ne doivent pas faire intervenir la notion de référence de telle façon qu’elle
soit en dernière analyse inéliminable. » (1982, p. 55). En fonction de cette contrainte,
on ne peut désigner Aristote comme étant « l’individu appelé Aristote », ou pour
reprendre l’exemple qu’il donne contre un argument de Kneal : « [l]es quarks
s’appellent des “quarks” » (1982, p. 56), puisque la circularité d’une telle assertion ne
donne aucune indication sur l’individu auquel il réfère. De la même manière, le nom
propre Aristote dénote de manière essentielle le même individu dans le monde réel,
notre monde, et dans celui dans lequel il est l’auteur de la Métaphysique. Pourtant, le
40
nom propre Aristote dénote de manière accidentelle celui qui a écrit la Métaphysique
dans un monde alternatif, et dénote nécessairement un philosophe grec de l’Antiquité
ayant été le disciple de Platon, le précepteur d’Alexandre le Grand, le maître de
Théophraste et l’auteur de nombreux textes importants dont une œuvre posthume
intitulée Μετὰ τὰ φυσικά (nous verrons en 3.1 que ces notions de propriétés essentielles
et accidentelles sont incontournables dans l’élaboration d’un récit, donc d’un monde
alternatif, un monde possible). Le problème d’identité que les modes alternatifs de cette
mise en situation impliquent est vite réglé par Kripke, qui estime que seul notre monde
est réel et que, dans notre monde réel, Aristote est soit l’auteur de la Métaphysique, soit
l’inspirateur de la critique de Théophraste, mais il ne peut être les deux à la fois. Soit
p : Aristote est l’auteur de la Métaphysique, soit non-p : Aristote n’est pas l’auteur de
la Métaphysique. Selon la contrainte de non-contradiction, il ne peut être les deux en
même temps.
Dans la présente monographie, j’ai combattu la position selon laquelle les mondes
possibles sont comme des planètes lointaines, ressemblant à ce qui nous entoure,
mais existant pour ainsi dire dans une autre dimension. Cette conception donne
lieu au faux problème de l’“identification à travers les mondes”. Pour éviter la
Weltangst et les confusions philosophiques associées chez beaucoup de
philosophes à la terminologie des “mondes”, je recommande d’employer plutôt
« états (ou histoires) possibles du monde, ou “situations contrefactuelles”. On doit
se souvenir aussi que le discours modal – « il est possible que » − peut souvent
remplacer la terminologie des « mondes ». (1982, p. 167)
Pourtant, comme en fait foi l’histoire de la philosophie antique (cf. note 12), Aristote
est aussi l’auteur d’une Métaphysique. Le problème que cette information soulève
concerne encore la question de la rigidité d’un désignateur. Selon Kripke, à l’instar du
meilleur des mondes de Leibniz, seul notre monde existe, et dans notre monde réel le
désignateur Métaphysique renvoie à deux référents : le pseudo ouvrage en quatorze
livres d’Aristote et celui avéré en neuf livres de Théophraste. Le référent du désignateur
Métaphysique peut donc être associé à deux propriétés accidentelles ou descriptions
grammaticales. Cette Métaphysique est l’œuvre posthume d’Aristote et celle-là est
41
[L]e chat de Schrödinger est enfermé dans une boîte contenant une canette de
cyanure s’ouvrant dès qu’un atome radioactif se désintègre. À l’issue d’une
certaine période, l’atome se trouvera dans la superposition des états « désintégré »
et « non désintégré », entrainant le chat tout entier dans la superposition des états
« mort » et « vivant ». En d’autres termes, une microsuperposition apparemment
innocente impliquant un unique atome s’amplifie au cours du temps en une
macrosuperposition où un chat contenant des trilliards de particules se trouve
simultanément dans deux états. (Tegmark, 2014, p. 235)
Cette expérience de pensée n’implique évidemment aucun animal réel, qui serait en
état de macrosuperposition de vie et de mort. Mais cette perspective logique sur les
mondes permet néanmoins d’actualiser des réalités alternatives, virtuelles, qui sont
toutes possibles sans pour autant être réelles, et elle met la table pour d’éventuelles
considérations sur les notions d’inconcevabilité : un cercle carré; ou
19
« Il est possible que », « il est nécessaire que ».
42
Une désignation rigide, relevant d’un désignateur qui, en plus de dénoter toujours le
même individu dans tous les mondes, connote toujours les mêmes propriétés, la même
description grammaticale dans tous les mondes, annule toute la puissance du concept
d’identité transmondaine qui sera abordée en 3.5. C’est comme si Œdipe décidait de ne
pas se crever les yeux, et Jocaste de ne pas se pendre, parce que de toute manière
l’histoire du parricide et de l’inceste n’est qu’une tragédie tirée de l’imagination d’un
auteur grec un peu pervers et que l’entorse morale impliquée n’est pas réelle : « Je
n’existe pas réellement, donc je n’ai pas réellement tué mon père ni marié ma mère »,
se dirait le roi de Thèbes, et il n’y aurait plus de tragédie de Sophocle. Qui plus est,
20
« La notion de métaphysique, comme science de l'au-delà de la nature, résulte, à l'origine, d'une sorte
de contresens sur le mot grec μετ̀α. L'ouvrage d'Aristote que nous appelons La Métaphysique a été
nommé ainsi parce que, dans l'édition qu'en donna Andronicos de Rhodes, il faisait suite à la physique.
Les livres qui le constituaient furent donc désignés par les mots : τ̀α μετ̀α τ̀α ϕυσικα. » Ferdinand
ALQUIÉ, MÉTAPHYSIQUE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 octobre 2020.
<https://www.universalis.fr/encyclopedie/metaphysique/>
43
même dans notre monde réel, imaginer l’éventualité d’une telle tragédie implique une
réaction biologique et émotionnelle équivalente à celle qui serait ressentie si nous
vivions réellement cette tragédie dans notre propre vie. Dans un article de 2009 déjà
cité, Eco se demande pourquoi certains lecteurs souffrent tant avec le personnage
inventé par Goethe, par exemple, allant jusqu’à se suicider après avoir lu son roman (le
fameux Werther effect), même s’ils savent sans l’ombre d’un doute que son histoire
n’est pas « arrivée pour vrai ».
Moreover, some people are pulled to suicide when abandoned by their beloved,
but I have never heard of somebody who committed suicide because one of his
friends had been abandoned by his fiancé. Thus it seems strange that, when
reading that Goethe’s Werther killed himself because of his ill-fated love, many
romantic youngsters did the same, by the so-called Werther effect. (2009, p. 83)
On pleure autant la mort d’une personne qui nous est chère dans notre monde réel que
dans les mondes imaginés; certains ont pleuré la mort de la princesse Diana autant que
celle d’Anna Karénine dans le roman éponyme de Tolstoï ou celle de Jenny (Robin
Wright) dans Forrest Gump (1994). C’est de cette manière que le problème des mondes
possibles devient une question esthétique et non un problème de réalité − comme on le
verra en 2.2 avec le réalisme modal de David Lewis −, puisqu’il implique la sensibilité
de la personne qui l’interprète. Elle pourrait être un problème de réalité si on concevait
le monde possible non pas du point de vue de l’effet qu’il produit sur les interprètes,
mais du point de vue de sa consistance physique et/ou logique.
La dénotation rigide des noms propres entraine aussi un problème de logique, étant
donné la superposition d’états de chose de la réalité qui contrevient à la loi de non-
contradiction et du tiers exclu : le chat de Schrödinger est mort et vivant; Aristote a
écrit et n’a pas écrit la Métaphysique. La théorie descriptiviste de Russell permet de
régler ce problème logique puisqu’elle considère autant la connotation que la
dénotation dans la désignation des noms propres. Ainsi, désigner l’objet Métaphysique
implique de savoir à quelle description grammaticale ou à quelles propriétés
44
Les noms propres des individus doivent correspondre à une liste de propriétés autant
dans notre monde réel que dans tous les mondes possibles et incompossibles. À l’instar
d’œuvres filmiques comme L’année dernière à Marienbad d’Alain Renais, Mulholland
Drive de David Lynch ou Jacob’s Ladder d’Adrian Lyne, la série américaine The OA,
créée par l’actrice Brit Marling et le réalisateur Zal Batmanglij, raconte le voyage entre
différentes versions alternatives de notre monde par un groupe de personnages ayant
trouvé le moyen de transcender la mort en effectuant des espèces de sauts quantiques
générés par les cinq mouvements d’une chorégraphie plutôt biscornue. Étant donné que
c’est la conscience du personnage, y compris ses expériences antérieures et ses
souvenirs, qui saute et qui cannibalise en quelque sorte les différentes versions d’elle-
même, entraînant par le fait même un jeu d’écrasement et de collaboration entre les
différentes consciences, voire les diverses personnalités, en un seul et même individu,
les désignateurs rigides kripkiens ne conviennent pas, et les dénominations deviennent
systématiquement des listes de propriétés, qui peuvent se contredire en l’occurrence.
Le descriptivisme russellien fonctionne bien dans une réflexion concernant la fiction.
Il sert aussi, encore une fois, de point de départ à une réflexion logique engagée par un
autre philosophe américain concernant les incompossibilités contenues dans des
mondes qui sont réels, mais inaccessibles au nôtre par leur éloignement dans l’espace
incommensurable.
45
Ce que l’artiste « crée » [schafft] est une réalité plus ou moins composite, qui a la
propriété, pour ceux qui l’appréhendent, de « signifier » quelque chose de plus ou
moins composite, en particulier l’objet esthétique, qui de cette manière, pour ceux
qui appréhendent cette réalité, est choisi parmi la totalité infinie des objets hors
l’être. (Cité par Richard, 2015, p. 4)
21
« This is essentially Meinong's theory, which we have reason to reject because it conflicts with the
law of contradiction. With our theory of denoting, we are able to hold that there are no unreal individuals;
so that the null-class is the class containing no members, not the class containing as members all unreal
individuals. » (Russell, 2005, p. 491).
22
T. Lipps, Plus d’information sur « l’empathie », (cité par Richard, 2015, p. 2)
46
d’être intentionnel. Les objets fictifs, comme la pipe que fume Sherlock Holmes pour
reprendre un exemple donné par Sébastien Richard dans son approche ingardénienne
contre approche meinongienne des objets fictifs, « sont donc des objets projetés ou
figurés par les significations qui composent le texte littéraire […] Ce sont des exemples
typiques d’objectualités purement intentionnelles. » (2015, pp. 4‑5) Ces objets
purement intentionnels prennent chez Ingarden – inspiré par le concept de fondation de
son maître Edmund Husserl (cf. la troisième Recherche logique) – deux significations
distinctes : les objets qui sont intentionnels de manière originelle et ceux qui le sont de
manière dérivée. Les premiers « puisent l’origine de leur être et de leur être-tel
directement dans les actes concrets de conscience posés par un moi », tandis que les
deuxièmes, les objets fictifs littéraires par exemple, « ne tirent pas leur être et leur être-
tel directement d’actes de conscience, mais des significations qui sont exprimées par
les phrases qui composent le texte littéraire, lesquelles significations renvoient à
l’intentionnalité originelle des actes de conscience de l’auteur. » (Richard, 2015, p. 6)
En d’autres mots, les objets originels ne sont accessibles qu’à la conscience qui les a
créés − le Cthulhu pour Lovecraft avant d’avoir été jeté sur papier par exemple −, tandis
que les objets dérivés dépendent non seulement des objets réels qu’ils représentent par
la description grammaticale, mais aussi d’une conscience réceptrice qui actualise cette
description par la lecture. Le Cthulhu de Lovecraft est dépendant des propriétés de
l’octopode et du dragon, ainsi que des idées de chaos et de destruction dont il est la
manifestation dérivée, par exemple, afin d’exister par la description grammaticale
comme objet fictif dans la conscience du lecteur de la nouvelle The Call of Cthulhu.
Les objets fictifs sont des objets incomplets, compte tenu de cette dépendance, mais
aussi parce que leur existence comme amalgame de propriétés est finie; ils ne satisfont
pas le principe du tiers exclu. Arthur Conan Doyle et H.-P. Lovrecraft ont des
propriétés déterminées et infiniment descriptibles comme « objet réels », ils satisfont
globalement le principe du tiers exclu. Sherlock Holmes et Cthulhu, en tant qu’objets
fictifs intentionnels, existent par la description de certaines propriétés signifiantes,
47
alors que les autres sont ignorées, ou restent indéterminées (Eco dirait qu’elles sont
narcotisées). C'est-à-dire qu’une multitude de leurs propriétés peuvent être et ne pas
être en même temps, puisqu’elles resteront à jamais indéterminées.
Ingarden oppose lui aussi les objets réels et les objets fictifs en termes
d’incomplétude : tandis que les premiers satisfont le principe ontologique du tiers
exclu23, les seconds sont des « formations schématiques » qui présentent ce qu’il
appelle des « lieux d’indétermination » (Unbestimmtheilsstellen/miejsca
niedookreślenia) 24 . Par exemple, la couleur des yeux de Sherlock Holmes est
indéterminée, tout simplement parce que Conan Doyle n’a pas créé son
personnage avec cette propriété. Cela ne veut pas dire que ces lieux
d’indétermination soient accidentels, au sens où ils résulteraient d’une erreur de
composition de la part de l’auteur. Au contraire, leur présence est nécessaire dans
toute œuvre d’art littéraire, puisqu’avec un nombre fini de mots et de phrases, et
donc de significations, on ne peut projeter de manière exhaustive le nombre infini
de déterminations requises pour compléter intégralement un objet fictif 25 .
L’auteur peut toujours préciser tel ou tel aspect indéterminé, mais il ne peut, par
essence, les compléter tous. (Richard, 2015, p. 9)
23
Ingarden R., « Remarques sur le problème “idéalisme-réalisme” », art. cit., p. 182.
24
Ingarden R., L’Œuvre d’art littéraire, op. cit., § 38, p. 211.
25
Ingarden R., O poznawaniu dzieła literackiego (Sur La Connaissance de l’œuvre d’art littéraire),
in : Ingarden R., Studia z estetyki, vol. I, 2e éd., PWN, Varsovie, 1966, § 11, p. 40.
48
partir duquel il est imaginé. « Selon Ingarden, les objets existentiellement originels
“contiennent la source de leur être en eux-mêmes”, de sorte qu’ils sont
existentiellement durables ; ils ne peuvent ni être créés ni être détruits par un autre
objet. » (Richard, 2015, p. 5)
Selon David Lewis, l'un des plus importants philosophes du XXe siècle d’après la
Stanford Encyclopedia of Philosophy, on doit saisir le concept d’actualité dans son sens
déictique, à savoir que la référence d’actualité est contextuelle à l’énonciation et
dépend elle-aussi du monde dans lequel elle est utilisée. Est actuel dans un monde, ce
qui est, fut ou sera « de ce monde-ci » (Lewis, 2007, p. 150) – ce qui n’est pas sans
rappeler la notion d’absence d’un univers fictionnel, qui engage les spectateurs dans
une identification émotive au personnage principal (cf. 1. L’accessibilité esthétique).
Pégase existe dans les mondes imaginés par les poètes gréco-romains, ce qui signifie
qu’il est actuel dans le monde de la mythologie antique.
Je suggère que les termes “actuel” et ses dérivés soient analysés comme des
indexicaux : des termes dont la référence varie en fonction des aspects contextuels
pertinents de l’énonciation. L’aspect contextuel pertinent pour « actuel » est le
monde où se produit une énonciation donnée. Selon l’analyse indexicale que je
propose, « actuel » (dans son sens premier) réfère dans un monde M, au monde
M. « Actuel » est analogue à « présent », un terme indexical dont la référence
varie en fonction d’un autre aspect contextuel : « présent » réfère à un temps t, au
temps t. « Actuel » est également analogue à « ici », « je », « vous » et
« précédemment mentionné » − termes indexicaux qui dépendent respectivement
de leur référence au lieu, au locuteur, au public visé, au locuteur désigné et au
discours antérieur. (Lewis, 1970, p. 184‑185)
Dans cette perspective, la possibilité devient tout ce qui aurait pu être actuel à un monde,
celui-ci ou un autre, mais qui ne l’est pas, par opposition évidente à la nécessité qui
regroupe ce qui est actuel dans tous les mondes. La possibilité quantifie – de l’anglais
quantify, dans son sens logique de déterminer la valeur d’une terme ou d’une
proposition − les « alternatives à l’actualité » (Lewis, 2007, p. 158). C’est ainsi que
Lewis oppose le concept du possible au concept de l’actuel en opérant un rabattement
efficace de ce qui constituait les deux étages du virtuel par rapport à l’actuel et du
49
possible par rapport au réel dans l’édifice leibnizien. Ce rabattement est efficace en
considérant que chez Lewis l’actualité est aussi réalité dans au moins un monde, celui
dont on parle (et non celui depuis lequel on parle). Étant donné les possibilités infinies
d’agencement de propriétés, soutenu par la liberté illimitée d’assomption postulée par
Meinong, et compte tenu de la quantité infinie de mondes, Pégase est un objet réel dans
moins un monde, et il est en même temps un objet fictif appartenant au monde de la
mythologie qui est actuel dans le nôtre.
Le terme simpliciter prend toute proportion gardée chez Lewis le même sens que le
terme objets idéaux chez Meinong : les formes géométriques, les nombres et les
couleurs ont des existences simpliciter; tout comme le mode d’être d’une qualité (la,
rondeur, le numéral ou la rougéité) dans la priméité peircienne : « une conception de
l'être dans sa globalité, sa totalité, sans limites ni parties, sans cause ni effet. Une qualité
est une pure potentialité abstraite. La priméité est de l'ordre du possible ; elle est vécue
dans une sorte d'instant intemporel. » (Everaert-Desmedt, 2011, sect. 2.2.1) Avec son
réalisme modal, Lewis prône une pluralité de mondes possibles, ou possibiliae, soit des
mondes qui sont non actualisés dans cet univers-ci (notre univers à nous), qui sont aussi
intensivement inclusifs qu’extensivement isolés les uns des autres, qui ne se
chevauchent pas et dont aucun des habitants ne pourra jamais entrer en contact avec
ceux d’un autre monde; l’intermondanéité devient dès lors une impossibilia, un objet
hors l’être qui est ni actuel, ni possible.
50
Ce qui est impossible n’est le cas dans aucun monde, et ce qui est contingent est
le cas dans certains mondes, mais non dans d’autres. Le plus souvent, la modalité
est une quantification restreinte, à partir du point de vue d’un monde donné, peut-
être le nôtre, au moyen de relation dites d’« accessibilité ». (Lewis, 2007,
p. 24‑25).
Pour Lewis il s’agit de ne considérer que ce qui est possible et d’ignorer les objets
inactuels de Meinong, étant donné la composition méréologique des mondes possibles
de sa logique modale. Les mondes du réalisme modal sont des ensembles formels et
axiomatiques maximaux composés de parties unies dans un tout, à savoir des individus
(personnages, lieux, objets, etc.) qui lui donnent consistance, et qui deviennent par le
fait même des contreparties (counterfactuals) des autres mondes. Cette méréologie
pragmatico-sémantique des mondes du réalisme modal exclut par le fait même
l’identité transmondaine et l’incompossibilité leibnizienne. Chaque partie d’un monde
peut entrer en relation spatiotemporelle avec ses congénères (worldmates), mais jamais
avec les parties d’un autre monde. Il est donc inutile de se demander comment il serait
possible de faire sa propre rencontre ou d’être son propre père par exemple. Tous les
individus, congénères comme contreparties, sont identifiables par l’ensemble de leurs
propriétés (set), c’est-à-dire que tous les Pégases de tous les mondes possibles partagent
les propriétés du cheval en plus de celle d’être ailé, donc d’avoir la capacité de voler.
Certaines propriétés peuvent être absolues (simpliciter, genuine), elles sont dès lors
considérées comme des modificateurs restrictifs, d’autres sont relatives et expriment
51
par le fait même des relations entre individus et leurs sets respectifs. Les propriétés
coextensives expriment des propriétés d’ensemble et doivent par conséquent être
traitées comme des relations.
On ferait mieux d’appeler relation, et non propriété, ce qui fait d’une chose
qu’elle est relative à une autre […] Plus précisément, ce que l’on obtient par X
relatif à Y, ce n’est pas une propriété de X. C’est une propriété de la paire <X,Y>
[…] une relation est une propriété de paires (ou de triplets, etc.) qui l’instancient.
(2007, p. 91, et note 40)
C’est ici que s’installe la principale différence entre le réalisme modal et l’ersatzisme
tel que le définit Lewis, son principal concurrent théorique. En tant que substitut ou
succédané (proxie), l’ersatz n’est jamais actuel mais toujours relatif au monde qu’il
représente, qu’il imite ou qu’il copie – le seul ersatz qui soit actuel est celui qui
reproduit scrupuleusement notre monde réel et concret. Contrairement au réalisme
modal, l’ersatzisme permet une infinité d’abstractions de toutes sortes, qui sont des
représentations des différentes manières qu’aurait pu être notre monde actuel, sans
nécessairement tenir compte de la possibilité de ses alternatives.
Une question me semble cruciale en ce qu ’elle divise les versions : comment les
ersatz de monde représentent-ils ? En d’autres termes, comment telle ou telle
chose est-elle le cas selon un certain ersatz de monde? Différente réponses à cette
question conduisent à différentes conceptions quant à la nature métaphysique des
ersatz de mondes et d’individus, quant à leur pouvoir de remplacer les
authentiques possibilia, et quant aux primitives que réclame l’ersatzisme […] Je
distingue trois versions principales : une version linguistique, selon laquelle les
ersatz de mondes ressemblent à des histoire ou à des théories, ce sont des
constructions à partir des mots du langage, et ils représentent en vertu des
significations qui sont stipulées ; picturale, selon laquelle les mondes sont comme
des images ou des modèles réduit qui représentent par isomorphisme ; magique,
selon laquelle ils représentent, c’est tout, conformément à leur nature, et il n’y a
rien à dire sur la manière dont cela se produit. (Lewis, 2007, p. 220)
L’ersatzsime linguistique de Carnap (1947) est une description d’état de choses (state
description), qui vérifie une proposition en fonction de l’ensemble descriptif auquel
elle appartient. L’ersatzisme de propriétés (propositionalism), tel qu’annoncé par
52
Cet ingrédient spécifique qu’est l’entéléchie peut être mieux saisi dans l’essence des
objets existentiellement originels identifiée par Ingarden, soit des objets qui
contiennent la source de leur être en eux-mêmes. Dans le cas de l’ersatzisme magique,
les objets sont des abstractions faites à partir d’amalgames de propriétés déjà existantes
et qui entretiennent des relations descriptives parfois sublimées (dans le sens de
dépassement, aufhebung chez Hegel) avec les objets du monde réel. Lewis qualifie cet
53
Qu’advient-il par exemple des propriétés étrangères (alien properties) qui permettent
de soulever l’hypothèse de la quadrature du cercle ou celles qui composent les
impossibiliae, comme les ersatz picturaux des lithographies d’Escher ? Ces propriétés
étrangères, dans le cas de Relativity ou Waterfall par exemple (figures 2.1 et 2.2), sont
des conventions de perspective qui ont été trafiquées afin de donner une illusion
d’isomorphisme permise par le rabattement de la profondeur sur les deux dimensions
que permet l’illustration. On peut dire la même chose de la démonstration de cette
impossibilia que sont les Penrose Steps, qui est faite dans Inception de Christopher
Nolan (2010). L’escalier sans fin (figure 2.3) ne fonctionne que lorsqu’on le regarde
selon une certaine perspective, et l’illusion est révélée dans toutes les autres.
54
Figure 2.1 M.C. Escher, Relativity,1953, Figure 2.2 M.C. Escher, Waterfall, 1961,
lithographie . lithographie
Credit © 2014 the M.C. Escher company - the Credit © 2014 the M.C. Escher company -
Netherlands. All rights reserved / mcescher.com the Netherlands. All rights reserved /
mcescher.com
Figure 2.3 The Penrose Steps in Inception (2010)
Il semble que Lewis ne sache trop que faire d’un point de vue strictement logique de
ces impossibiliae, qui sont permises par l’ersatzisme linguistique, comme la quadrature
du cercle, de ces paradoxes picturaux comme les lithographies d’Escher (figures 2.1 et
2.2), ou de tout autre ersatz magique comme le voyage dans le temps. Il est évident que
du point de vue du réalisme modal, toute occurrence (ou sets de propriétés) dont on ne
peut expliquer l’origine ou spécifier les opérations à accomplir pour réaliser les
55
As concerns possible worlds, the Fictionalist says that a statement about such
worlds should be understood as analogous to a statement like “According to
Arthur Conan Doyle’s stories, Sherlock Holmes lives at 221B Baker Street in
London.” Note first that Holmes-statement is false if we leave off the clause
“According to the…stories,” also known as the “story-prefix.” After all, it’s not
literally true that Sherlock Holmes lives in London. Yet when the story-prefix is
added, the assertion is indeed literally true. For there literally are sentences in the
Doyle stories which specify this as the location of Holmes’ home. (Parent, s. d.,
sect. 4)
Or, pour soutenir sa réflexion sur le rôle épistémologique des mathématiques, créant
par le fait même une contradiction sur l’ontologie des mondes chez Lewis, Quine a
élaboré un argument d’indispensabilité, stipulant que « Si les mathématiques sont
indispensables pour la physique en tant que science, et si leurs théories, qui sont
contenues dans une physique conforme aux données empiriques sont vraies, alors les
objets mathématiques abstraits existent au même titre que les objets physiques26. » En
d’autres mots, les mathématiques sont des abstractions qui servent à décrire des états
concrets de notre monde, et parfois même des impossibiliae, si l’on se fie aux
différentes formules contradictoires et parallèles qui définissent le microcosme
26
Quine (1966), p. 218 de la traduction française. « Le domaine et le langage de la science »
(1966) – « The Ways of Paradox and Other Essays » ; traduction française dans De Vienne à Cambridge,
l’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, textes réunis par Pierre Jacob, Gallimard, 1980.
Cité par Hamdi Mlika, Argument d’indispensabilité et métascience chez Quine, Cahiers
philosophiques 2010/3 (n° 123), pages 63 à 82. Récupéré de < https://www.cairn.info/revue-cahiers-
philosophiques1-2010-3-page-63.htm#no96 >
56
Finalement, alors que Kripke affirme que les mondes possibles ne sont que des états
possibles, mais non-actualisés de notre monde réel et concret, le réalisme modal de
Lewis déclare que tous les mondes possibles existent concrètement, de manière
maximale, et que seules les abstractions représentatives de l’ersatzisme permettent de
considérer le mode d’existence des impossibiliae tels les individus transmondains.
Étant donné leur hétéronomie, leur dérivabilité, leur inséparabilité et enfin leur
dépendance au monde réel-concret à partir duquel ils existent, les univers fictionnels
sont incontestablement des ersatz, soit des abstractions représentatives de notre monde
réel, des réarrangements d’états de choses ou de propriétés du monde réel, pour
reprendre un concept propre au fictionnalisme : « Armstrong identifies possible worlds
with "rearrangements". These rearrangements are to be states of affairs. Possible
57
worlds typically concern states of affairs that do not actually obtain. » (Sider, 2005,
p. 680) Pourtant, certaines des notions avancées par Lewis, comme les contraintes
contextuelles stipulées par l’indexicalité de son principe d’actualité, seront tout de
même retenues pour comprendre la mécanique des mondes possibles au cinéma (cf.
3.7). Nous devrons tout de même adopter la position mitigée de l’ersatzisme, un
heureux mélange des trois types, et celle du fictionnalisme de David Armstrong pour
décortiquer les univers fictionnels complexes comme celui du film d’Alejandro
Amenábar, Abre los ojos. Les univers fictionnels sont des objets intentionnels dérivés,
pour reprendre la terminologie ingardenienne, il s’agit donc d’abstractions minimales
construites pour servir un récit de manière ad hoc. En termes scénaristiques, on dit que
tout ce qui est raconté, représenté, doit servir à propulser l’intrigue de sa situation
initiale vers sa résolution, ou enfin servir son thème principal en ce qui concerne l’anti-
intrigue. L’univers cinématographique est intentionnel en ce sens. Du point de vue de
la sémantique des jeux (Lorenzen, Lorenz, Girard), l’intentionnalité est influencée par
une stratégie de victoire, comme créer de la surprise au sein de la promenade
inférentielle du spectateur, en déjouant ses attentes et prédictions et en pratiquant des
disjonctions narratives qui propulsent l’intrigue en une direction inattendue. Cette
intentionnalité dans la création d’un univers cinématographique doit être considérée
sous une forme particulière de logique intuitive développée par le logicien finlandais
Jaakko Hintikka.
Comprendre une signification signifie savoir ce qui est le cas si la proposition est
vraie. On peut la comprendre sans savoir si elle est vraie. Être conscient du sens
d’une proposition, suppose qu’on ait une idée claire de la procédure par laquelle
on établit sa vérité. Si on ne connaît pas cette procédure, on ne peut pas non plus
comprendre cette proposition. Le sens d’une proposition est sa méthode de
vérification. (Hintikka, 1989, p. 15)
analyser pour en tirer celle qui a le plus de chance de se réaliser ou d’être vraie dans
notre monde réel, ou dans le sens inverse, de vérifier la véracité de plusieurs
propositions afin de déterminer celle qui correspond le plus à notre réalité de manière
sémantique. En considérant que les univers fictionnels représentés au cinéma sont des
objets intentionnels, selon la terminologie ingardenienne, ou des ersatz, par le
réarrangement qu’ils proposent de relations de propriétés empruntées à notre monde
réel, les attitudes propositionnelles correspondent par le fait mêmes aux suppositions,
aux prévisions que font les spectateurs quant à l’état d’une histoire et de ses
développements possibles au cours de son voyage inférentiel (cf. 1.1). L’intentionnalité
se déploie ainsi en deux temps. Dans un premier temps, l’univers fictif existe en tant
qu’objet intentionnel originel dans l’imagination des créateurs et il est imaginé dans
l’intention d’être éventuellement présenté au public. Cet univers acquiert dans un
deuxième temps une réalité dite esthétique au moment où il est projeté au dehors – pour
reprendre un terme propre à la psychologie de la création développée par Didier Anzieu
(1981) – de façon à être saisi par une instance réceptrice qui le transforme en objet
intentionnel dérivé par ses suppositions, ses attitudes propositionnelles relatives au
récit. L’accessibilité esthétique des mondes possibles au cinéma concerne dès lors la
manière dont un créateur prend conscience de cette existence dérivée de son objet par
les espoirs et les attentes des récepteurs, et la stratégie qu’il déploiera pour combler ces
espoirs autant que pour déjouer ces attentes. Les théoriciens de la littérature se sont
emparés de ces concepts relatifs à la logique des mondes pour décortiquer les différents
éléments de cette stratégie. D’une part, Marie-Laure Ryan a élaboré une nomenclature
exhaustive des mondes composant un univers littéraire fictionnel, qui a ensuite été
réinterprétée par Patrick Peccate dans un contexte cinématographique. D’autre part,
Umberto Eco a mis au point une mécanique permettant de saisir cette logique des
mondes d’un point de vue qu’on peut définir comme métafictionnel afin de mettre à
60
C’est par le passage du réalisme modal vers les mondes stipulés que sont les ersatz
qu’on peut mettre deux écoles de pensée à contribution dans le développement d’une
sémiotique universelle cinématographique. D’un côté, les logiciens fournissent les
règles qui président à la construction d’un univers fictionnel (ne serait-ce qu’en pensée)
ainsi que celles qui déterminent l’accessibilité mutuelle entre une infinité de mondes
possibles. D’un autre côté, les littéraires mettent à profit cette logique pour construire
un dialogue créatif avec un texte, entre un auteur et un lecteur. Il faut préciser que la
création des mondes possibles au sein d’un dialogue entre un cinéaste et son Spectateur
Modèle fonctionne presque exactement comme celui qui rapproche un auteur de son
Lecteur Modèle. Bien entendu, les outils, les matériaux et la structure changent, mais
les stratégies sont les mêmes : un créateur de mondes utilise les connaissances
communes du « monde réel » qu’il partage avec son Spectateur Modèle afin de
l’amener à s’imaginer avec lui des réalités alternatives. En utilisant la porosité des
frontières qui séparent le « monde réel » des mondes qu’il stipule dans son univers
fictionnel − c’est-à-dire en faisant appel à un monde de référence commun dans une
expérience de pensée mettant à profit les « blancs du texte », les zones
d’indétermination et les moments d’incertitude −, ce créateur permet non seulement à
son public de voyager dans son univers, mais aussi de participer à sa création.
Notre réalité est une conception culturelle, puisque d’un point de vue cognitiviste elle
se construit en fonction de notre encyclopédie, qui fonctionne à peu de choses près
comme les cadres de Minsky et de Kripke. C’est à partir de sa conception du monde
réel qu’un auteur construit un ou plusieurs mondes possibles, en ajoutant, en éliminant
ou en modifiant une ou plusieurs de ses relations entre propriétés. Le récepteur saisit
ensuite cette combinaison de relations entre propriétés et l’interprète à partir de sa
propre conception du monde réel. C’est au sein de cette coopération − on pourrait
même aller dans le sens d’Alain Boillat (2014, p. 97) et appeler diégèse le lieu de cette
co-construction − que s’opère une sorte de sténographie métalinguistique, écrit Eco
(1985b, p. 177), qui permet à l’auteur de ne mentionner que les relations entre
propriétés qui diffèrent de la réalité admise par son Lecteur Modèle.
Cette économie d’implication (entailment) devient chez Marie-Laure Ryan, qui lit
David Lewis, le principe d’écart minimal (principle of minimal departure), à savoir
l’inévitable accessibilité entre un monde projeté et celui duquel on le projette selon une
certaine forme de causalité, qui assure la continuité et la cohérence (ou la
vraisemblance si on reste près de la poétique d’Aristote). Les lecteurs/spectateurs
comblent les lacunes, les blancs, les sous-entendus évidents par ce qu’ils connaissent
du monde actuel, leur encyclopédie personnelle, et l’auteur compte sur cette
coopération interprétative pour se concentrer sur les propriétés de son monde filmique
ou textuel qui doivent être définies et précisées afin de souligner ce qui le différencie
du monde actuel réel depuis lequel il crée, et celui depuis lequel ses récepteurs prennent
part à la création.
This law – to which I shall refer as the principle of minimal departure – states that
we reconstrue the central world of a textual universe the same way we reconstrue
the alternate possible worlds of nonfactual statements: as conforming as far as
possible to our representation of AW [actual world : le monde actuel]. We will
project upon these worlds everything we know about reality, and we will make
only the adjustments dictated by the text […] It is by virtue of the principle of
minimal departure that readers are able to form reasonably comprehensive
representations of the foreign worlds created through discourse, even though the
verbal representation of these worlds is always incomplete. (Ryan, 1991,
pp. 51‑52)
Dans Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory (1991), Marie-
Laure Ryan évoque l’existence de six types de mondes au sein d’un univers fictionnel
(Textual universe : TW), qui constitue ce lieu de coopération entre un texte, un auteur
et son lecteur, en plus d’élaborer un système de réalités distinctives et d’un champ (ou
territoire) sémantique complexe (cf. Glossary, p. vii). Comme l’ont fait Adams (1974),
63
Plantagina (1976), Pavel (1976), Doležel (1976), Vaina (1977), et évidemment Eco
(1979) quelques années auparavant, Ryan déploie une conception de la fiction à partir
des théories de la logique propositionnelle (aléthique, temporelle, épistémique, etc.) et
des différentes abstractions de la vérité développées par les logiciens comme Frege et
Russell, puisant autant dans la sémantique de Kripke (1981) que dans le réalisme
modale de Lewis (1982) et dans le concept d’intentionnalité de Hintikka (1989). Tous
ces modèles identifiés mettent en relation un auteur, un texte et une instance réceptrice
en un va-et-vient de possibilités imaginatives, et peuvent à peu de choses près servir à
l’élaboration d’une théorie des mondes possibles au cinéma.
Autour de lui et par rapport à lui s’organise le récit en même temps qu’il est
généralement source et support d’une intense activité d’identification. Cela est
probablement plus sensible encore au cinéma puisque, à la différence du roman
où il n’existe que sous forme de traces typographiques − où il n’est, suivant
l’expression de Philippe Hamon (1977), qu’un « être de papier » −, il est présent
sous la forme de sa réalité analogique d’images et de sons. Il est un « être
iconique » et par là ressemble étrangement aux personnes de la vie réelle.
Spectateur, je fais à tout moment l’expérience de sa force d’illusion de la réalité.
(Gardies, 1993a, p. 53)
2) l’espace diégétique qui marque une distinction toute saussurienne entre l’espace et
le lieu dans laquelle le lieu, relevant de la perception, devient la « parole » qui actualise
ou figure l’espace considéré comme cognitif (Gardies, 1993b, p. 86‑90) ;
3) l’espace narratif, qui fait de l’espace-lieu un « actant », au même titre que les
personnages dans le schéma de Greimas : « ce qui fonde le réseau des déplacements du
héros, c'est moins le déterminisme de la consécution que la nécessité de se rendre en
des lieux spécifiques pour y acquérir les valeurs dont il a besoin pour sa quête » (1993b,
p. 149) ;
4) l’espace des spectateurs qui fonde la stratégie narrative destinée à « régler » leur
activité inférentielle par la localisation et la monstration :
(2014), comme le monde dans le film, world in the film (que je prends la liberté
d’abréger en WI), et le monde du film, world of the film (ibid. WO) – respectivement
l’horizon interne diégétique qui comprend le mouvement des objets et individus dans
le cadre, ainsi que l’horizon externe profilmique du film avec ses mouvements de
caméra27.
Concerning any representational art form, there is an important but too often
neglected difference between the world of a work and the represented or described
world (or worlds) within a work. Understandably, from one perspective, most
theoretical treatments of cinematic worlds are confined to the latter. They seek to
describe and understand the nature and comprehension of fictional, narrated, or
so-called diegetic worlds of represented places and events in a common space and
time inhabited by characters, which are (in some manner or another) referenced
and communicated through a film’s audiovisual form. These accounts are largely
self-limited to what films are about in terms of a story rather than what they also
are, as created, unified works–together with what they may mean in nonnarrative
(or extranarrative) and nonfictional ways. (Yacavone, 2014, pp. 3‑4)
Bien que cette affirmation réduise inutilement les théories du cinéma au contenu d’une
œuvre, en plaçant la plupart d’entre elles dans la catégorie des théories du récit, elle
soulève néanmoins une question fondamentale pour le sujet qui nous concerne : dans
quel espace se joue la coopération filmique ? Si la diégèse est le lieu de la co-
construction du récit par le lecteur à partir des matériaux fournis par l’auteur comme le
propose Alain Boillat ci-haut cité, elle ne peut simplement se trouver à l’intérieur du
monde dans le film. Chez Genette, la diégèse est effectivement synonyme de l’histoire,
soit « le signifié ou contenu narratif » (1972, p. 72, note 1), que Todorov opposait au
récit comme discours et qui avait été défini par Étienne Souriau et sa fille Anne comme
« tout ce qui est censé se passer, selon la fiction que présente le film ; tout ce que cette
27
J’emprunte la notion d’horizon à Paul Ricoeur : « Toute expérience à la fois possède un contour qui
la cerne et la discerne, et s’enlève sur un horizon de potentialités qui en constituent l’horizon interne et
externe : interne, en ce sens qu’il est toujours possible de détailler et de préciser la chose considérée à
l’intérieur d’un contour stable ; externe, en ce sens que la chose visée entretient des rapports potentiels
avec toute autre chose sous l’horizon d’un monde total, lequel ne figure jamais comme objet de discours.
» (1983, p. 147).
66
Sans vouloir entrer dans les détails de sa théorie, il importe de retenir que Marie-Laure
Ryan déploie son concept de recentrage fictionnel – inspirés des cadres kripkiens, mais
selon la position de l’ersatzisme littéraire telle que définie par Lewis − autour de trois
systèmes modaux distincts :
The first is our native systems, and its central world is the actually actual world
(or more simply, the actual world), to which I shall henceforth refer as AW. The
second system is the textual universe, the sum of the worlds projected by the text.
At the center of this system is the textual actual world, abbreviated as TAW. As a
representation proposed by the text, the textual universe must be distinguished
from the system it represents, which I shall call the referential universe. And just
as the textual universe is offered as an image of the referential universe, the textual
28
Étienne Souriau, « La structure de l'univers filmique et le vocabulaire de la filmologie », Revue
internationale de filmologie, 1951, n°7-8, p. 240.
67
Dans son carnet de recherche sur la fiction et les mondes possibles (Déjà-vu, 2012),
Patrick Peccatte reprend les dénominations des différents mondes littéraires faites par
Ryan pour évaluer à quel point cette déclinaison peut être utilisée dans la construction
d’une théorie cinématographique des mondes possibles. En adaptant les mondes
littéraires au cinéma, Peccatte introduit un nouveau monde actuel, en plus de celui
identifié par Ryan (actual world – AW) comme le centre de son système modal, soit le
monde de la production cinématographique (Production actual world – PAW) « généré
(projeté dirait Ryan) par l’ensemble des activités humaines, des techniques, des
matériels, etc. qui sont mis en œuvre dans la fabrication d’un film. » (Déjà-vu, 2012).
Il transpose ensuite le monde textuel actuel (TAW) de Ryan en monde filmique actuel
(MAW), soit le monde central de l’univers fictionnel cinématographique, la
représentation exacte du monde textuel de référence (TRW) devenu monde référentiel
filmique (Movie Reference World − MRW). Ce monde référentiel filmique (MRW), à
l’instar de son homologue littéraire, est ce monde stipulé par le film, maximal et
complet, qui déborde de l’espace-temps cinématographique et qui est le noyau autour
duquel gravitent les hypothèses du spectateur, les mondes possibles alternatifs
(alternative possible world – APW), ainsi que ses prévisions et présuppositions faites
à partir de son monde actuel (AW). Le monde filmique actuel (MAW) est une portion
ou une partie du monde référentiel filmique (MRW), ce que l’auteur actualise et
présente de ce monde stipulé maximal qui est créé par son œuvre. Dans le film Forrest
Gump de Robert Zemeckis par exemple, le monde référentiel filmique (MRW) contient
tout ce que fait Jenny Curran (Robin Wright), l’âme sœur de Forrest pour ainsi dire,
pendant que le monde filmique actuel (MAW) raconte la traversée des États-Unis à la
course par ce dernier; soit toute la part d’existence de Jenny qui ne sera jamais montrée
à l’écran. Les suppositions des spectateurs concernant Jenny, les mondes possibles
68
alternatifs (APW), sont projetées dans le monde référentiel filmique (MRW) et sont
par la suite confirmées, ignorées ou réfutées dans le monde filmique actuel (MAW),
qui se concentre plutôt sur les étapes importantes du périple de Forrest à travers le pays
et l’histoire des États-Unis, selon ce qui a été décidé dans le monde de la production
cinématographique (PAW).
Le monde dans le film (WI) de Yacavone peut être relié à ce que Peccatte identifie
comme le monde filmique actuel (MAW), totalement présentatif, ou formel, il impose
une dimension connotative essentielle à l’univers cinématographique par sa relation
plus ou moins assumée avec le monde du film (WO). À partir de cette déclinaison, on
peut situer l’espace dans lequel les personnages projettent leurs propres
présuppositions, ou hypothèses, comme le monde possible alternatif textuel (Textual
alternative possible world − TAPW) qui n’a pas été transposé par Peccatte. Pour suivre
l’adaptation qu’il a faite des trois systèmes de Ryan, les mondes possibles alternatifs
textuels (TAPW) prendront désormais la dénomination de mondes possibles alternatifs
filmiques (Movie actual possible worlds − MAPW), soit les mondes virtuels créés dans
l’imagination des personnages du film, mais qui ne s’actualisent pas nécessairement
dans le monde de référence filmique (MRW). Ces mondes, identifiés comme modes de
propositions par Todorov en 1969 dans sa recherche d’une grammaire générative au
sein du Décameron, sont créés par les attitudes propositionnelles des personnages au
sein d’un univers fictionnel.
Les anciennes grammaires expliquaient l’existence des modes par le fait que le
langage sert non seulement à décrire et donc à se référer à la réalité, mais aussi à
exprimer notre volonté […] Au contraire, nous pourrons établir une première
dichotomie parmi les modes propres au Décaméron, qui sont au nombre de quatre,
en nous demandant s’ils sont liés ou non à une volonté. Cette dichotomie nous
donne deux groupes : les modes de la VOLONTÉ et les modes de l’HYPOTHÈSE.
Les modes de la volonté sont deux : l’obligatif et l’optatif […] Les deux autres
modes, conditionnel et prédictif, offrent non seulement une caractéristique
sémantique commune (l’hypothèse), mais se distinguent par une structure
syntaxique particulière » (1969, pp. 46‑48).
Les quatre modes identifiés par Todorov agissent comme des opérateurs modaux au
sein d’un univers fictionnel, ils « relatent un événement en acte [ou] anticipent
70
l’hypothèse d’un événement futur » résume Claude Bremond dans sa Logique du récit
(1973, p. 86). Ryan déploie toute une terminologie pour ce type de projections faites
par un personnage à partir du monde actuel filmique (MAW) qu’elle qualifie de
mondes privés (private world) ou de mondes prétendus (pretended world) : « The
complete semantic description of a character’s domain thus includes both authentic and
inauthentic constructs – beliefs and mock beliefs, desires and mock desires, true and
fakes obligations, as well as genuine and pretended intents. » (1991, p. 118) Il peut
s’agir d’opérateurs de possibilité, de nécessité, d’impossibilité ou de contingence
embrayés par la connaissance, la croyance ou l’ignorance qui créent un monde de
savoir, un Knowledge-world (K-World). Comme le conflit découle fréquemment de
l’ignorance ou du manque de connaissance d’un agent pour l’action qui s’en vient, un
monde peut être embrayé par l’obligation, soit un obligation-world (O-World), un
ensemble de principes et de contraintes doxatiques ou personnelles (dimension morale),
qui incitent à un engagement ou à une rébellion de la part du protagoniste. Les
embrayeurs de ce type de monde sont identifiés par Ryan comme la permission
(possibilité), l’obligation (nécessité) ou l’interdiction (impossibilité). Un monde peut
être créé par l’attitude propositionnelle de l’espoir, soit un Wish-world, selon le mode
optatif de Todorov, en fonction des embrayeurs de valeur que sont le bien et le mal, en
considération d’une action ou d’un désir (qui détermine un objet de la quête). Enfin, un
univers fantaisiste, un Fantasy-universe (F-Universe), qui contiennent autant de Wish-
world, de K-world que de Fantasy-worlds) est créé dans l’esprit d’un personnage par
les projections de l’onirisme, au moyen d’hallucinations attribuables à un état mental
déviant, à la consommation de stupéfiants, à la projection d’idéaux ou simplement à la
rêverie éveillée. Évidemment, du point de vue d’un personnage, ajoute Ryan, l’objectif
consiste à faire coïncider le monde réel dans le film, le monde actuel filmique (MAW),
le plus possible avec les mondes privés K, O, W-worlds (les F-worlds sont par
définition incompossibles), afin de réduire le plus possible la distance entre les
71
projections de leurs désirs et leur monde réel (MAW); en d’autres mots, faire en sorte
que leurs désirs deviennent réalité. « The alternatives are the forking paths of
projections; the strategic situation is the relative position of worlds on the board of the
textual universe; and the rule of the game is to move one’s pieces closer to the center. »
(Ryan, 1991, p. 120)
Les mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW, soit l’ensemble formé par K, O,
W, F-worlds) se déploient à partir du monde actuel filmique (MAW), mais n’atteignent
par l’ensemble formé par les mondes référentiels filmiques (MRW) puisqu’ils les
précèdent ou agissent sur eux d’une certaine manière, comme lorsque Eco disait que
les prévisions faites par le lecteur étaient systématiquement influencées par les attitudes
propositionnelles des personnages de la fabula. Les mondes possibles alternatifs
filmiques (MAPW) reflètent d’ailleurs les conflits internes des personnages du film,
ces besoins inconscients qui s’incarnent en désirs conscients, et servent à les actualiser
au sein du monde dans le film (WI), à l’instar des délires psychotiques de Jacob (Tim
Robbins) dans Jacob’s Ladder (1990) d’Adrian Lyne. La puissance créatrice de tels
mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW) est particulièrement mise à profit dans
les films à emboitements multiples (chinese box structure) comme The Fall (2006) de
Tarsem Singh, alors que le récit tourne autour de la coopération entre Alexandria
(Cantica Untaru) et Roy Walker (Lee Pace) dans l’élaboration de l’histoire fantastique
mettant en scène un groupe de bandits en quête de vengeance, racontée (ou pourrait
même dire improvisée) par ce dernier depuis le monde actuel filmique (MAW) de
l’hôpital militaire à Los Angeles. Anéantis par un récent revers amoureux, Roy Walker
invente cette histoire de vengeance fantastique dans le but de manipuler son auditrice,
la petite Alexandria qui a le bras dans le plâtre, dans l’objectif ultime de la convaincre
de voler de la morphine dans la pharmacie de la clinique afin de s’enlever la vie. Or, la
fillette n’est pas dupe, et bien qu’elle ne pressente la ruse qu’un peu trop tard, elle
72
comprend vite son pouvoir créateur et intervient ponctuellement dans le récit afin d’y
trouver de l’espoir pour Roy Walker qui, sans s’en rendre compte, fait parler son
inconscient en peine d’amour, tuant systématiquement chaque personnage ressemblant
de près ou de loin à celui qui lui a « ravi » son amoureuse dans le monde actuel filmique
(MAW). Dans l’univers fictionnel imaginé par Singh, l’intérêt principal se situe au
niveau des nombreux mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW), les différentes
versions du conte qui suivent les attitudes propositionnelles de la petite fille et les
intentions cachées de Walker, plutôt que dans le va-et-vient entre le monde actuel
filmique (MAW) et le monde référentiel filmique (MRW).
Nous verrons en profondeur l’utilisation que fait Amenábar des mondes possibles
alternatifs filmiques (MAPW) dans l’analyse cinématographique de son film Abre los
ojos proposée dans la prochaine section. Avant de décortiquer la mécanique
transmondaine, et afin de mieux illustrer l’ampleur de cet ensemble de systèmes
modaux cinématographiques déployé par Ryan et adapté par Peccatte, nous proposons
un schéma des relations d’accessibilité entre les différents mondes (figure 2.4) situant
le cotexte du lecteur, ou le cofilm du spectateur, dans le chevauchement central des
trois univers. Le monde actuel filmique (MAW) se trouve directement au centre des
trois univers, qui se rencontrent dans l’économie d’implication prévue par le cinéaste
et la coopération interprétative du spectateur, ainsi que dans les présuppositions de ce
dernier, qu’elles soient validées ou récusées par le monde de référence filmique.
73
Dans Esthétique du film, Jacques Aumont et ses collègues définissent le cinéma comme
une double représentation.
Le film de fiction est donc deux fois irréel : il est irréel par ce qu’il représente (la
fiction) et par la façon dont il le représente (images d’objets ou d’acteurs) […] Le
cinéma a en effet ce pouvoir d’« absenter » ce qu’il nous montre : il l’ « absente
» dans le temps et dans l’espace puisque la scène enregistrée est déjà passée et
qu’elle s’est déroulée ailleurs que sur l’écran où elle vient s’inscrire […] Au
cinéma, représentant et représenté sont tous les deux fictifs. (Aumont et al., 1983,
p. 71)
74
*
75
L’architecture universelle présentée par Marie-Laure Ryan, telle que resémiotisée par
Patrick Peccatte, concerne davantage le monde du film (WO) et la relation qu’entretient
la fiction avec la réalité. Les mondes qui s’y déploient reflètent le travail de
fragmentation et de réassemblage du réel effectué par les scénaristes et cinéastes afin
de donner naissance à un univers fictionnel filmique, ainsi que le travail
d’interprétation espéré de la part du spectateur. La construction des mondes dans le
film (WI), à partir d’artifices audiovisuels et narratifs, oriente aussi à différents degrés
ce travail d’interprétation du spectateur, en considérant les attitudes propositionnelles
qu’il adoptera lors de son voyage inférentiel, qui influenceront par la suite ses
suppositions, en fonction de ses attentes par rapport au genre. Dans cette perspective,
la mécanique transmondaine développée par Eco permet à un créateur de mondes de
prendre le contrôle de cette coopération interprétative afin d’influencer les inférences
des spectateurs et éventuellement créer du suspense et de la surprise.
CHAPITRE III
L’importance qu’accorde Umberto Eco à la réception d’une œuvre commence dès 1962
avec L’œuvre ouverte, essai qu’il a qualifié lui-même de présémiotique29, puisqu’il a
subi une réorganisation assez majeure, cinq ans plus tard, suivant sa « rencontre avec
Jakobson, les formalistes russes, Barthes et le structuralisme français » (Eco, 1992,
p. 27). Dans la réédition de 1967, Eco modifie son point de vue en prenant appui sur
les différentes réflexions concernant une sémiotique structurale (dont les essais de
Communication 8 de 1966), ainsi que l’esthétique de la réception et les théories de la
lecture développée entre autres par les tenants de L’école de Constance. « Toute
recherche sur les poétiques doit donc tenir compte des deux aspects [objet et effet] ; à
plus forte raison s’il s’agit des poétiques de l’œuvre ouverte, qui sont le projet d’un
message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives. » (Eco, 1979, p. 11).
Traversée par la littérature joycienne, ce premier essai élaboré avec des « instruments
impropres » concédait selon lui beaucoup trop de liberté à l’interprète. (1992, pp. 26‑27,
note 1) Il reviendra six ans plus tard à la structure interne de la communication, avec
La structure absente, son introduction à la recherche sémiotique. Cette introduction
amorce en effet une réflexion sur le signe iconique et élargit son champ de recherche
29
« Dans l’édition de 1962, j’évoluais encore dans un climat présémiotique, m’inspirant de la théorie de
l’information, de la sémantique de Richards, ainsi que de Piaget, de Merleau-Ponty et de la psychologie
transactionnelle. » (1992, p. 27)
77
C’est particulièrement dans Lector in fabula ([1979] 1985) et dans ses réflexions
subséquentes sur Les limites de l’interprétation ([1990] 1992) que Eco développe une
théorie des mondes possibles utilisable à des fins d’analyse cinématographique. L’essai
de 1979 porte plus précisément sur la mécanique de la coopération textuelle au sein de
textes narratifs et prend appui sur le pragmaticisme de Peirce ainsi que sur une
sémiotique de la narrativité, telle que développée par Greimas, pour déployer une
« Structure de mondes » (chapitre 8) et des stratégies qui favorisent non seulement leur
accessibilité mutuelle dans la recherche d’un effet esthétique, mais aussi l’accessibilité
entre un univers fictionnel et celui du lecteur. Sous l’influence d’une théorie des cadres,
puisée autant chez les logiciens que chez les théoriciens de la fiction littéraire, Eco
exerce une mutation des mondes vides de la théorie des modèles vers les mondes pleins
d’une théorie de la narrativité et examine le fonctionnement de ce qu’il appellera des
petits mondes (puisqu’ils se tiennent sur les épaules gigantesques du monde réel) dans
les précisions qu’il apportera à son essai de 1990. L’objet de Lector in fabula, écrit-il
78
Un monde possible est « gravide » (1985b, p. 158), à mi-chemin entre les ensembles
vides de la logique modale et l’état de complétude maximale de notre monde actuel
79
(AW), dont les images fondent notre encyclopédie universelle, et à partir de laquelle
l’émetteur et le récepteur fonde la leur, c’est-à-dire une encyclopédie plus personnelle
et culturellement discriminatoire. Il faut dès lors identifier les éléments qui déterminent
l’alternativité des mondes qui composent un univers fictionnel par rapport à notre
monde actuel, afin de comprendre comment le cinéaste rend son univers accessible aux
spectateurs. Cette sténographie métacinématographique, soit l’économie d’implication
ou l’écart esthétique défini par Ryan, exige que les mondes possibles soient superposés
au monde de la réalité de l’auteur, puisqu’il lui est impossible d’imaginer et de
communiquer aux spectateurs tout l’ameublement de ses propriétés et de celles des
individus dont il est composé. Un monde possible fait partie du système conceptuel du
cinéaste (AWÞMRW), qui dépend par le fait même de ses schémas idéologiques.
C’est pour cette raison que le monde à partir duquel le film est écrit et réalisé
(AWÞMPW) devient une construction qui dépend de l’encyclopédie, donc une
construction culturelle, limitée, provisoire, ad hoc : « au moment où je fais une théorie
des mondes possibles narratifs, je décide (à partir du monde dont j’ai directement
l’expérience physique) de réduire ce monde à une construction sémiotique pour le
comparer à des mondes narratifs » (1985b, p. 172). L’homogénéité comparative entre
les mondes possibles et le monde culturel de référence est essentielle, sans quoi il nous
serait impossible de les mettre en face et de les rendre mutuellement transformables.
L’accessibilité d’un monde possible au monde de référence des spectateurs dépend
alors des propriétés qui sont révélées par le récit, en particulier celles qui en
déterminent l’alternativité.
Un cinéaste dispose à toutes fins utiles de sept stratégies pour permettre à ses
spectateurs de naviguer dans son univers, d’en saisir les éléments d’alternativité, et de
franchir sans ambages les seuils représentés aux frontières de chaque monde. Après
avoir présenté les différentes théories de la logique des mondes possibles, il semble
80
Pour résumer, ALO raconte l’histoire de César, un homme charmant et bien nanti qui
trouve enfin l'amour de sa vie. Victime d'un accident de la route qui le laisse gravement
défiguré, César perd son équilibre psychique en même temps que cet amour naissant et
il tente par tous les moyens possibles et impossibles de retourner à son état idyllique
d’avant l’accident. Le problème est que son inconscient, momentanément désentravé
du contrôle de sa conscience, joue avec ses perceptions de la réalité en superposant des
contradictions d’un point de vue temporel, mémoriel et sensuel jusqu’à ce qu’il
comprenne qu’il se trouve dans un univers onirique qu’il a lui-même accepté. En effet,
César a payé très cher les services d’une entreprise de cryogénisation pour conserver
son corps le temps que la médecine ait fait suffisamment de progrès pour lui redonner
son visage d’avant l’accident. Cependant, tandis que son corps se conserve dans un état
comateux, son esprit, lui, poursuit le cours de sa vie grâce à une simulation assistée par
ordinateur. Cependant, à l’instar de tout récit dystopique, l’esprit de César, se réveillant
dans son rêve, prend peu à peu conscience de la nature simulée du monde qu’il habite.
On trouve d’ailleurs une synthèse de ce chaosmos dans le prologue du film d’Amenábar,
qui y glisse une espèce d’avertissement, ou y pose les conditions liminaires préparant
les spectateurs à l’ambiguïté narrative et à l’indétermination ontologique qui
caractérise l’univers dans lequel il déploie son intrigue. L’exposition de ce prologue
permettra par la suite de schématiser les relations entre propriétés qui caractérisent
chacun des mondes du film.
Écran noir. (Voix off, semble d’abord venir de très loin, augmente en intensité en même
temps que la première image est révélée par un fondu) Abre los ojos. Abre los ojos.
Abre los ojos. Gros plan sur ce qui semble être un oreiller. Abre los ojos. Abre los ojos.
Abre los ojos. La caméra se tourne vers la droite, regard subjectif sur un réveille-matin
digital. Gros plan Dutch (incliné) : 9 :00. Abre los ojos. Abre los ojos. Une main vient
82
taper sur le dessus du réveille : Abre los o... La voix s’arrête. La caméra subjective
revient vers la gauche. Écran noir.
Un homme est couché sur le ventre, sa main droite repose encore sur le réveille-matin.
Il se tourne brusquement et s’assoit dans son lit, en soupirant. La lumière de la grande
fenêtre fait du haut de son corps une silhouette, on ne distingue pas son visage. Il
allume la lumière de la salle de bain et se regarde nonchalamment dans le miroir. La
caméra avance lentement vers la vitre givrée de la douche derrière laquelle le jeune
homme se lave. Il essuie ensuite le miroir embué et redresse sa chevelure : son visage
exprime une moue suffisante. Il boutonne sa chemise devant un autre miroir, redresse
son collet et descend l’escalier avec précipitation. Il ramasse sa veste au vol et sort de
l’appartement en courant.
Une porte de garage s’ouvre sur la ville. À l’intérieur, d’abord plongé dans l’obscurité,
le beau jeune homme démarre sa petite Beetle blanche décapotable, sort du garage et
fonce vers la ville. Plan serré sur son visage à travers le pare-brise. Sur son chemin,
la ville de Madrid est vide. Il cherche un peu. Pas une voiture, pas une âme qui vive,
malgré l’heure matinale avancée. Gros plan sur sa montre : 10 :05. Il s’arrête à un
coin de rue, tire sur le frein à main, sort de la voiture. Le bruit que fait le claquement
de la porte de la voiture semble incongru, comme si l’écho était étouffé par un vide
immense. Le jeune homme court en se retournant dans tous les sens sur la Gran Via de
Madrid, abandonnée, « gravide », comme dans un rêve.
(Voix off) Abre los ojos. Abre los ojos. Abre los ojos.
La séquence recommence, mais cette fois-ci une femme dort dans son lit, la ville est
vivante et une voix off demande « pourquoi me racontez-vous ce rêve? »…
83
César (Eduardo Noriega) avait tout pour lui : la richesse, la beauté, l’assurance et
l’amitié. Or, l’amour maladif que lui porte Nuria (Najwa Nimri), une amante parmi tant
d’autres, lui sera fatal. La tentatrice en robe rouge préfère se suicider plutôt que de le
perdre aux mains de Sofía (Penélope Cruz), une actrice au sourire désarmant. Dans sa
jalousie, semblable à celle que la nymphe Écho éprouvait envers Narcisse, Nuria tente
d’emporter César avec elle dans la mort en précipitant sa voiture rouge contre un mur.
L’accident laisse César horriblement défiguré et, malheureusement, les techniques
84
La figure 3.2 schématise l’univers onirique du film ALO avec ses quatre mondes
possibles et le monde de la mort, qui est implicite dans la structure de l’univers narratif
proposé par la clause 14 de L.E.
85
Nimri −, le monde dans lequel leur amour peut s’épanouir. Le deuxième monde qui
nous est présenté dans le film − étant donné que le premier est un rêve −, le monde qui
est « réel » pour César, est celui qui nous servira de monde de référence (WR)30 afin
d’identifier les trois autres. C'est le monde de la mise en place et de la caractérisation
des personnages, qui correspond habituellement au premier acte d’un récit dramatique :
le monde de César et sa personnalité nous seront révélés dans les premières minutes du
film, grâce entre autres à la conversation qu’il entretient dans la voiture avec son ami
Pelayo (Fele Martínez) et qui se prolonge durant le match de tennis qui suit. Dans ce
premier acte, on soupçonne le personnage principal d’être narcissique, étant donné les
nombreux plans liminaires dans lesquels on le surprend à se regarder dans les miroirs
de son appartement avec une certaine fixation sur son apparence physique. On apprend
ensuite que César a comme propriétés essentielles (cf. 3.1 ci-après) d’être un jeune
homme d’affaires séducteur, célibataire et hétérosexuel, nantis d’une certaine fortune.
On apprend aussi que la relation structurellement nécessaire (cf. 3.2 ci-après) qu’il
entretient avec Pelayo est essentiellement dominée par la recherche de nouvelles
conquêtes féminines pour le premier et de l’amour pour le second. On apprend enfin,
dans la conversation proleptique entretenue avec son psychiatre, qu’il est copropriétaire
d’une société hôtelière héritée de ses parents, qu’il sera éventuellement interné dans un
hôpital psychiatrique (il porte un masque parce qu’il se croit être défiguré alors que son
psychiatre tente de le convaincre du contraire), et qu’il est accusé du meurtre de Sofía.
L’invasion de cette conversation, qui prend place à l’hôpital psychiatrique dans une
temporalité ultérieure à l’action, laisse aussi entrevoir la superposition structurelle de
multiples espace-temps dans le récit, nous y reviendrons.
30
J’emprunte aux logiciens et à Eco cette notation, W pour World. Les caractères qui suivent le W
reflètent la structure imaginée par Amenábar pour une meilleure compréhension de l’analyse.
87
Si les mondes possibles sont des constructions culturelles de relations entre propriétés,
influencées par des attitudes propositionnelles, les individus qui habitent ces mondes
sont alors des conglomérats (sets) spatio-temporels d’une série de qualités psychiques
et physiques − sémantiquement exprimées comme « propriétés » −, qui sont mises en
relations actives ou passives avec d’autres conglomérats de propriétés. À partir de ses
réflexions sur le lecteur modèle (1979), Eco a théorisé les propriétés textuelles en
distinguant celles qui sont privilégiées ou narcotisées par le lecteur dans sa construction
d’une cohérence interprétative, à partir des isotopies et du topique d’un texte donné,
par rapport à son monde de référence culturel. Dans cette perspective, une propriété
essentielle est une propriété assignée à un individu (personnages, lieux, objets) habitant
un ou plusieurs mondes dans un univers cinématographique, qui serait privilégiée par
rapport aux autres propriétés, de façon à mieux résister au processus de narcotisation.
Il y a donc une distinction à faire entre les propriétés logiquement nécessaires, qui
fondent la causalité déterminante d’un univers fictionnel ou d’un monde donné, et
celles qui sont factuelles ou accidentelles, ces dernières étant sous-entendues dans la
définition des premières, sans quoi on n’en finirait jamais d’expliciter le contenu d’un
monde ou de faire la description des individus qui l’habitent. Cette sténographie
métalinguistique identifiée par Eco, définie comme le principe d’écart minimal
(principle of minimal departure) chez Lewis et ensuite Ryan (cf. 2.4), suspend par souci
d’économie d’espace et de temps la sémiose illimitée en établissant une règle
88
Nous devons donc savoir comment un texte, en soi potentiellement infini, peut
générer uniquement les interprétations que sa stratégie a prévues […] « il semble
évident que lorsque j’organise un cocktail ou que je lis une histoire à propos d’un
cocktail, je n’ai pas à actualiser le supermarché tout entier par le simple fait que
je vais au supermarché acheter quelques amuse-gueule [sic] pour les invités…
Dans une situation où ‘acheter quelque amuse-gueule [sic] pour les invités’ est le
topic […], le seul aspect important est le succès de l’acte qui réalise mon but »
(Van Dijk, 1976b : 38). En reprenant le concept de topic […] il nous faut préciser
clairement pourquoi nous décidons d’employer un terme anglais (calqué d’ailleurs
sur la terminologie rhétorique grecque) au lieu d’avoir recours à |thème| qui
semble servir parfaitement notre propos. Il n’y aurait en effet aucune difficulté à
employer indifféremment thème et topic, et parfois nous le ferons, si ce n’était
que le terme |thème| risque de prendre d’autres acceptations. Par exemple, chez
Tomaševskij (1928), il se rapproche beaucoup du concept de fabula 31 […] Le
topic est un instrument métatextuel, un schéma hypothétique proposé par le
31
« La fabula, c’est le schéma fondamental de la narration, la logique des actions et la syntaxe des
personnages, le cours de événements ordonné temporellement. Elle peut aussi ne pas être une séquence
d’actions humaines et porter sur une série d’événements qui concernent des objets inanimés ou même
des idées. » (Eco, 1985b, p. 130)
89
lecteur, alors que la fabula est une part du contenu du texte (l’opposition est :
instrument pragmatique vs structure sémantique (Eco, 1985b, p. 111)
Dans le récit filmique d’Amenábar, le prologue décrit plus haut met en place cette
stratégie permettant aux spectateurs de s’introduire dans son univers onirique. D’entrée
de jeu, nous sommes confrontés à l’indétermination propre au rêve, ce qui nous prépare
à n’être jamais confortablement installés dans une réalité solide. La fonction de cette
première scène, à l’instar du prologue littéraire, consiste à forcer les spectateurs à
suspendre leur incrédulité afin de prendre part au voyage émotionnel et cognitif qu’ils
s’apprêtent à faire dans l’univers filmique. L’intensité de cette force est relative au
niveau de réalisme identifié en 1.2, qui oscille entre le factuel et le fantastique (et/ou le
90
32
La science-fiction étant définie par la présence de technologies avancées, possibles selon les lois de la
physique et de la chimie du monde réel, mais qui n’ont pas encore été maitrisées par la science actuelle.
Encore aujourd’hui dans notre monde réel, la science derrière la cryogénisation et la possibilité de
plonger la conscience en un rêve éveillé de manière virtuelle n’est pas au point.
91
cérébrale est aiguisée par un dispositif de projection » comme le fait remarquer Alain
Boillat dans sa description des mondes virtuels (2014, p. 126).
L’univers filmique d’Amenábar possède dès lors les propriétés essentielles d’être
composé de mondes aux valeurs d’onirisme indéterminées. Son récit déploie les
propriétés de l’intrigue du récit-quête (héro – adjuvant – opposant – objet), celles de
l’histoire de séduction impliquant l’opposition de valeurs comme loyauté/trahison,
vérité/mensonge et amour inconditionnel/superficialité, ainsi que certaines des
propriétés qui déterminent le genre thriller psychologique : paranoïa, instabilité
psychologique, perte de contact avec la réalité, distorsion de la chronologie des
événements et de l’identité des personnages, narration délirante et points de vue
équivoques. Ces propriétés essentielles au genre, au niveau de réalisme, à la structure
universelle et au topic déterminent subséquemment les propriétés des individus qui
meublent l’univers fictionnel et les relations qui les caractérisent dans le schéma
actanciel de Greimas.
Autre raison pour laquelle la comparaison entre mondes peut se révéler importante
dans le genre narratif : beaucoup de textes narratifs sont des systèmes doxatiques
enchâssés […] Le lecteur doit décider jusqu’à quel point ces diverses attitudes
propositionnelles [celle des personnages] sont réciproquement compatibles et
accessibles […] Pour éclaircir ce point, il faut comprendre que la nécessité
narrative est différente de la nécessité logique. La nécessité narrative est un
principe d’identification […] Dans Eco 1979, j’appelais ce type de nécessité une
propriété S-nécessaire, c’est-à-dire une propriété qui est nécessaire à l’intérieur
d’un monde possible donné en vertu de la définition réciproque des individus en
jeu […] La notion de monde possible est utile pour une théorie de la narrativité
car elle aide à décider en quel sens un personnage narratif ne peut communiquer
avec ses contreparties du monde actuel. (Eco, 1992, pp. 222‑223).
33
J’emprunte à Thomas Pavel la notion de structures saillantes ou « structures doubles dans lesquelles
l'univers primaire n'entre pas en isomorphisme avec l'univers secondaire, car ce dernier comprend des
entités et des états de fait qui n'ont pas de correspondant dans le premier » (ma traduction, 1986, p. 57).
93
nécessaires qui définissent le modèle actanciel d’un récit, et elles sont soumises en ce
sens à quelques contraintes qui rappellent, à peu de choses près, les relatifs
aristotéliciens : 1) relations d’antonymie graduée : César est plus séduisant que Pelayo ;
2) relations de complémentarité : Sofía est séduite par César, et non par Pelayo, alors
que lui est séduit par elle, qui séduit César à son tour ; 3) relations vectorielles ou
chronologiques : César a rencontré Nuria avant Sofía; Pelayo a rencontré Sofía avant
de la présenter à César ; 4) et plusieurs autres types de contraintes, « y compris les
oppositions non binaires, ternaires, les continua gradués, etc. » (Eco, 1985b, p. 205).
Les relations S-nécessaires ne lient pas simplement les individus entre eux, mais lient
parfois ces derniers à certains objets, comme le masque que porte César dans WDéf. On
verra dans la deuxième partie de cette thèse que ce sont ces objets qui joueront le rôle
d’opérateurs d’accessibilité entre les différents mondes d’un univers fictionnel.
Considérons pour l’instant la relation qui unit César à Pelayo, dans laquelle ce dernier
sert surtout à mettre en valeur la beauté plastique du premier, à souligner sa propriété
essentielle d’être séduisant, fortuné (dans les deux sens du terme), et à mettre en relief
son succès auprès des femmes : il adopte ainsi le rôle du faire-valoir. En résumé, Pelayo
a comme propriétés essentielles d’être un homme hétérosexuel et célibataire, et comme
propriété S-nécessaire d’être moins séduisant et moins confiant que César. Il assumera
totalement sa position d’adjuvant quand, sans vraiment le désirer, il lui présentera Sofía,
qui deviendra « objet de la quête ». Dès l’instant où Sofía occupe la position d’objet,
Nuria, que l’on a vue sèchement abandonnée par César dans les premières scènes,
prend aussitôt la position d’opposant, le schéma actanciel est complet, et nous pouvons
dès lors déterminer quelles sont les relations S-nécessaires qu’entretiennent les
personnages entre eux. Pelayo devient jaloux de César lorsqu’il se rend compte que ce
dernier est en train de lui soustraire l’attention de Sofía; il acquiert alors la propriété S-
nécessaire d’être envieux de son ami et de se sentir laissé pour compte. La soirée
d’anniversaire devient alors prétexte à introduire une relation S-nécessaire de séduction
94
entre Sofía et César, ce qui a pour effet de provoquer un désir de possession chez Nuria,
une angoisse de la perte, donc une propriété S-nécessaire de possessivité envers César.
C’est aussi dans ce monde de référence que les deux femmes rivales peuvent exister
ensemble, en même temps, sous deux pseudonymes différents; soulignons également
qu’elles ont toutes deux la propriété essentielle d’être de jolies femmes hétérosexuelles
et célibataires, et d’être séduites par la beauté et le charme de César. Ainsi, les
propriétés de César, qui sont structuralement essentielles à l’intrigue sont déterminées
par la relation de séduction qu’il entame avec la potentielle conquête de son meilleur
ami, donc par une sorte de trahison de cette amitié, et par la relation tendue qu’il
entretient avec la passion de Nuria à son égard. Conséquemment, on peut dire que César
est S-nécessairement confiant, charmeur, égoïste et coureur de jupons, mais aussi qu’il
collectionne les conquêtes comme les voitures, donc matérialiste et superficiel. Pour
résumer, WR est un monde réaliste comparativement au monde des rêves qui nous a été
introduit dans les premières images du film, avant le générique d’introduction, mais
aussi un monde habité par quatre individus dont la relation actancielle est établie sous
le signe de la séduction et de la possession.
Les propriétés essentielles déterminent deux types d’individus dans le passage d’un
monde possible à un autre. Lorsqu’un personnage acquiert ou perd une ou plusieurs de
ses propriétés essentielles dans le passage d’un monde à un autre, on dit qu’il devient
surnuméraire de son prototype. Il est une variante potentielle lorsqu’il perd ou acquiert
une propriété qui n’est qu’accidentelle.
Dans le schéma actanciel susmentionné, César et Nuria perdent chacun une propriété
essentielle à la structure narrative : Nuria perd la propriété essentielle d’être vivante
dans WR – ou acquiert celle d’être morte dans les autres mondes, c’est selon −, et César
perd sa propriété d’avoir un beau visage, d’être séduisant en gagnant celle d’être
défiguré en WDéf, dans certaines parties de WOn et tout s’embrouille à ce sujet en W14
puisque la structure de ce monde (ses relations et propriétés) change en fonction du
monde dans lequel César croit exister. Bien entendu, la relation S-nécessaire de
séduction qu’entretenait Sofía et César est bouleversée dans WDéf par les séquelles de
la tentative de meurtre ratée de Nuria. Malgré tous les efforts qu’elle déploie pour aller
au-delà des apparences, Sofía l’actrice n’arrive pas à rejouer le jeu de séduction qui
l’avait envoûtée lors de leur première rencontre; elle devient par le fait même, dans les
mondes subséquents, un individu surnuméraire de Sofía en WR, étant donné qu’elle
perd la propriété S-nécessaire d’être séduite par César. Pelayo acquiert lui aussi une
nouvelle propriété S-nécessaire, celle d’être moins laid que César défiguré. Les deux
« meilleurs amis » entament alors une nouvelle relation S-nécessaire de compétition,
en ayant tous les deux la propriété S-nécessaire de chercher à séduire Sofía, sauf que
dans WDéf, le combat reprend à armes presque égales, contrairement à WR dans lequel
Pelayo était systématiquement terrassé par le charme ravageur de César. Cette nouvelle
relation aura pour effet de mener César vers L.E. afin de tenter la cryogénisation de son
corps en attendant la technologie médicale qui pourrait lui redonner son beau visage.
En somme, César préfère « mourir » en se « suicidant » à son tour plutôt que de perdre
son pouvoir de séduction sur Sofía, de la perdre aux mains de Pelayo. Dans WDéf, le
sujet a perdu l’accès à l’objet de sa quête et, comme elle avait été commanditée par lui-
même pour lui-même, il ne peut que se retourner contre lui-même et se trouver un autre
objet. Autrement dit, tout le modèle actanciel de WR est ébranlé par l’accident, et César
doit se commanditer une autre quête, celle qui le lance à la poursuite de son apparence
d’avant. Jusqu’à ce qu’il pénètre dans le monde du « présent virtuel », promis par la
97
clause 14 du contrat le liant à L.E., son beau visage représentera l’objet qui lui
permettra de retourner à sa quête précédente et de reconquérir le cœur de la belle Sofía.
Le passage de WR à WDéf est signalé par une incohérence qui se présente dans un
troisième monde, soit celui des rêves WOn, dans lequel César est plongé durant les trois
semaines de coma suivant l’accident. Pour rendre les choses encore plus compliquées,
Amenábar a construit son univers fictionnel à l’intérieur de W14, du moins pour la
deuxième partie du récit, qui englobe tous les autres mondes de manière artificielle.
Considérons les quatre mondes, en tenant compte des relations qu’y entretiennent les
individus et leurs propriétés (figure 3.3), afin d’établir leur accessibilité mutuelle :
Étant donné la double quête de César, celle dont l’objet consiste à retrouver sa fière
allure, qui suit celle dont l’objet est l’amour de Sofía, en plus de la cannibalisation de
tous les petits mondes dans le grand monde de W14, il est impossible de faire entrer les
98
34
On se réfère ici au résumé proposé par Louis Hébert dans Signo. Récupéré de
<www.signosemio.com/greimas/programme-narratif.asp>
35
Ibid.
99
Acte 2.2. = WDéf ® W14 {C1® (C2nMcryogénie) en attendant que l’O de WDéf soit
possible, soit en 2145} => conjonction
Acte 2.3 = W14 {C1® (C2u W14) ® (C2nWR) => disjonction ® conjonction
Dans le premier acte, César fait la rencontre de Sofía (S) et abandonne Nuria (N) pour
ce nouvel objet de désir (on infère en tant que spectateur que Nuria fut l’objet d’un
quête précédente). Nuria joue alors son rôle d’opposant en défigurant César, qui perd
avec ce premier nœud dramatique la possibilité d’atteindre l’objet qu’il désire. Dans le
deuxième acte, son nouvel objet consiste à retrouver la belle apparence (B) qu’il avait
avant la disjonction causée par l’accident de voiture et le suicide de Nuria. Il fait alors
100
appel aux plus éminents chirurgiens plastiques, qui ne disposent pas des ressources
technologiques nécessaires pour lui permettre d’atteindre ce nouvel objet (ils ne
peuvent jouer le rôle d’adjuvants); ils lui proposent donc de porter un masque ridicule
pour cacher son visage labouré de cicatrices, ce qui n’aide en rien sa quête (ils jouent
dès lors le rôle d’opposants à la quête #2). L’élément qui nous sera révélé dans le
troisième acte, mais qui sera joué dans la deuxième et la troisième parties du deuxième
acte est le fait que César, prenant conscience qu’il ne retrouvera jamais la possibilité
d’atteindre l’objet de sa première quête, fera appel à l’entreprise Life Extension
(adjuvant ultime), qui le plongera dans un sommeil cryogénique pendant près de 150
ans, ou jusqu’à ce que la technologie du futur permette de la réveiller et de lui redonner
son apparence d’avant l’accident. Étant donné qu’il a la propriété S-nécessaire d’être
fortuné, sans laquelle le monde de la réalité virtuelle (W14) ne pourrait exister, César
paie l’option de la clause 14 qui permet à sa conscience de vivre au sein d’une réalité
artificiellement conçue pour réaliser tous ses désirs durant la cryogénie. Le double
meurtre, l’emprisonnement et surtout la discussion qu’il entretient avec le psychiatre
Antonio (Chete Lera) ne sont que le fruit de son imagination, qui perd le contrôle de
ses désirs et dont les souvenirs douloureux viennent cannibaliser le paradis artificiel
promis par les services de L.E. Sofía, Pelayo, Nuria et Antonio n’existent que dans son
esprit, qui est à la merci de ses fantasmes et de ses terreurs; ils ne s’agit plus d’individus,
mais des simulacres de leurs prototypes de WR.
Dans un certain sens, le rôle d’Antonio le psychiatre consiste à donner une voix à son
inconscient. Il agit en qualité d’avatar de ses désirs et de ses peurs refoulées. La
commutation des identités de Nuria et de Sofía, ainsi que le changement d’attitude
propositionnelle et de la perception du monde de Pelayo, servent à souligner le passage
du monde WDéf vers W14, monde incompossible s’il en est, qui adopte la structure de
WOn en y ajoutant des propriétés contradictoires, incompossibles. Comme l’illustre la
101
Ces deux surnuméraires ont la propriété S-nécessaire d’être (d’avoir été) mari et
femme. Si cette interidentification n’avait pas eu lieu, Les Trois Mousquetaires
auraient été un autre roman. Mais pouvons-nous imaginer un Athos qui […]
penserait à ce qui se serait passé s’il n’avait jamais épousé Milady quand elle
s’appelait encore Anne de Breuil? La question est dénuée de sens. Athos ne peut
102
pas identifier Anne de Breuil, sinon comme celle qu’il a épousé dans sa jeunesse.
Il ne peut pas concevoir un monde alternatif où existe une variante potentielle de
lui-même qui n’a pas épousé Anne de Breuil, justement parce qu’il dépend, pour
sa définition narrative, de ce mariage […] Nous acceptons qu’un personnage
puisse penser des contrefactuels vis-à-vis du monde de la narration par simple
convention narrative. C’est comme si l’auteur nous disait : « En feignant d’assurer
mon monde narratif comme un monde réel, j’imagine maintenant un personnage
de ce monde qui imagine un monde tout à fait différent. » (Eco, 1985b, p. 215).
Depuis le monde textuel actuel (TAW), Athos imagine un monde possible alternatif
textuel (TAPW) dans lequel il n’aurait pas épousé celle qui deviendra Milady de Winter,
ennemie jurée des mousquetaires. Ce faisant, Dumas a recours à un artifice que Eco
nomme un opérateur d’exception, « auquel on attribue la propriété de pouvoir violer
les lois naturelles (et les vérités logiquement nécessaires). » (1985b, pp. 192‑193); une
stratégie narrative qui donne le pouvoir à un personnage d’imaginer un monde possible
dans lequel les relations S-nécessaires ne sont pas valables. Dans l’univers
cinématographique d’Aménabar, la clause 14 fait en sorte que le monde actuel filmique
de référence (MAW) et les mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW) se
réunissent en un seul et même monde actuel filmique (MAW) qui correspond à W14, et
qui actualise en quelque sorte tous les mondes possibles alternatifs filmiques (MAPW)
contradictoires naissant des attitudes propositionnelles de César : il désire l’amour de
Sofía, mais craint le retour de Nuria; il désire retrouver son beau visage, mais craint de
rester défiguré; il désire sortir de son cauchemar, mais craint de ne pas être en train de
rêver et de vivre une réelle psychose. Il désire finalement sortir de son rêve éveillé.
Dans W14, Nuria acquiert la propriété contrefactuelle (incompossible) d’être toujours
vivante, et adopte en plus toutes les propriétés S-nécessaires de Sofía : elle prend sa
place sur les photos que César avait prises de la Sofía jouée par Cruz (elle adopte par
le fait même la propriété essentielle de l’apparence de la Sofía jouée par Cruz), elle
habite son appartement, prend son nom et prend sa place alors que César lui fait l’amour.
La Sofía qu’il aime et sa contrepartie, celle qui ressemble à Nuria, existent dans le
même monde sous le même nom propre, et cette incompossibilité le rend fou parce
103
qu’il n’arrive pas à accorder les structures du monde dans lequel il croit exister et celui
dans lequel il se trouve, c’est-à-dire emprisonné pour meurtre dans un hôpital
psychiatrique.
Le plus grand problème de César est le fait qu’il ignore l’objet ultime de sa quête, à
l’instar de celle d’Œdipe, qui consiste à déterminer dans quel monde il choisit d’exister.
Étant donné la nature de W14, qui se nourrit des trois autres mondes pour composer le
paradis promis par la clause 14, les variantes potentielles, surnuméraires et
contreparties se croisent et se combinent dans le même monde, créant ainsi l’imbroglio
identitaire qui le pousse à assassiner Nuria/Sofía et un agent de sécurité, pour
finalement supplier aux auditeurs de sa réalité artificielle employés par L.E. de le
réveiller de son cauchemar. Ces incompossibilités existentielles et identitaires révèlent
en fin de compte que, dans sa plus simple expression, l’intrigue de ALO se déploie
autour du concept de l’accessibilité entre les mondes : un monde devient accessible à
un autre monde quand il est possible de générer la structure du deuxième par la
manipulation des rapports entre individus et propriétés du premier. C’est alors qu’on
peut considérer ce premier monde comme monde de référence du deuxième.
Il y a chez Eco au moins quatre conditions qui déterminent les relations entre les
mondes36 :
1) une relation dyadique, mais non symétrique : W1RW2 ¬ W2RW1, rend possible la
génération de W2 par la manipulation des rapports entre individus et propriétés de W1,
mais étant donné que cette manipulation des rapports a affecté les propriétés
essentielles de sa structure, elle ne permet pas de revenir à W1. Le passage du monde
36
On retrouvera la déclinaison intégrale de ces relations dans Eco, 1985, chapitre 8.8, p. 186 et suivantes.
104
réel WR de César vers le monde qui suit l’accident, WDéf, dans lequel Nuria est morte
et lui défiguré, n’est possible qu’en un seul sens, puisqu’il est impossible de revenir à
la vie – selon les lois du monde actuel de César, qui respectent celle de notre monde
réel à nous, spectateurs, sinon pourquoi aurait-il accepté de se suicider et d’être
cryogénisé pendant près de 150 ans ? — la technologie ne permettant pas aux
chirurgiens de lui redonner le visage qu’il avait avant l’accident.
ayant l’air heureuses et de rayons de soleil – par opposition à la même scène de WDéf,
son monde réel que ce rêve rejoue et dans laquelle il pleut. Ce même vide qui hante le
premier rêve de César et qui détermine le monde « généré » par la technologie de Life
Extension, tel que présenté par son représentant Duvernois (Gérard Barray) à la fin,
donne à l’univers de ALO sa structure en Ouroboros. Cette « démarche soustractive »,
pour reprendre un concept d’Alain Boillat, rend possible l’interprétation selon laquelle
César est coincé dans une boucle sans fin, un retour éternel de son existence passée sur
elle-même, au moyen du travail onirique, du paradis promis par la clause 14 et des
surgissement aléatoire de différents souvenirs plus ou moins flous de son monde actuel
passé. Le vide mondain, écrit Boillat dans un chapitre intitulé Mondes possible et la
transfictionnalité, « témoigne de la popularisation, à la fin des années 1990, de la
représentation d’un univers généré par une machine informatique » (2014, p. 98) Et
c’est exactement ce qu’est W14 dans ALO, un univers généré par la technologie, peuplé
des désirs et angoisses du personnage cryogénisé, meublé de ses souvenirs et de ses
projections dans le futur.
3) une relation dyadique transitive : WRR WDéf ® WDéf RW14 ® W14RWMort (fuite
des interprétants peirciens) ; mis à part WOn, la suite des mondes de ALO est transitive
comme le montrent les figures 3.2 et 3.3. Or, étant donné la démarche soustractive et
la structure en Ouroboros qu’elle attribue (peut-être) à l’univers de César, on pourrait
aussi dire que l’univers fictionnel de ALO compose une relation dyadique transitive et
symétrique.
sur lequel on entend en voix hors champ les premiers mots du film laissés par Nuria
sur le réveille-matin de César : Abre los ojos ; $ WOn(WRRWDéf ® WDéfRW14 ®
W14RWMort ® WMortRWR) : tout ça n’était qu’un sale cauchemar! Ou peut-être que
César se réveille coincé dans n’importe quel des quatre mondes, grâce au non-sens
permis par l’onirisme. L’Ouroboros imaginé par Amenábar pourrait aussi être
interprété comme suit :
Dans son monde actuel, César possède les propriétés essentielles d’être beau et
charmant, et il acquiert au début du film la propriété S-nécessaire d’être séduit par Sofía
qui devient l’objet de sa quête. Il change ensuite de monde, après l’accident provoqué
par le suicide de Nuria qui le laisse complètement défiguré. La frontière qui sépare WR
de WDéf est le coma de trois semaines, durant lequel César erre dans un monde onirique
WOn. Pour retourner à WR, puisque c’est là le nouvel objet de sa quête, César doit
trouver le moyen de perdre sa propriété essentielle d’être défiguré. Son moyen pour y
parvenir consiste à traverser dans le monde de la clause 14 (W14) en attendant que la
chirurgie soit capable de lui refaire son visage. Pour retourner à WR, il doit donc se
suicider en avalant des pilules, vivre le paradis artificiel de W14 pendant 150 ans, mourir
à nouveau (un simulacre de suicide) en se jetant du haut de l’édifice de L.E. et se
réveiller dans le WR du futur. La fin du récit nous laisse sur une question qui restera
sans réponse : César se réveille-t-il dans W2145, le monde réel WR 147 ans plus tard
comme le souligne Duvernois dans la résolution (cf. #125 dans le tableau en annexe
A) ou bien dans un W14 mieux calibré, qui le ramène exactement le jour de son
anniversaire, de sa rencontre avec Sofía et du suicide de Nuria ? Dans le premier cas,
la structure en Ouroboros n’est qu’une illusion : le voyage transmondain est circulaire
107
Au total, cinq conditions sont à considérer dans les relations d’accessibilité entre les
mondes : 1) le nombre d’individus et de propriétés est le même (symétrie et
transitivité) ; 2) ce nombre augmente : structure de monde enrichie ; 3) ce nombre
diminue : structure de monde appauvrie ; 4) les propriétés changent ; 5) toute autre
possibilité résultant de la combinaison des quatre conditions précédentes. Ces
conditions de relations transmondaines servent majoritairement à comprendre la
mécanique des déplacements et de la reproduction des individus ainsi que les
générations de mondes possibles dans un univers donné. Eco propose une
nomenclature propre à la génération des mondes possibles, donc à l’accessibilité dans
la fiction, et il offre par le fait même un coffre à outils extrêmement efficace pour
schématiser la généalogie d’un univers. Or, comme l’objectif d’un film consiste parfois
d’avantage à sublimer le réel plutôt qu’à divertir – certaines œuvres dites ouvertes
s’adressent presque uniquement aux émotions et mettent au défi la cognition de
108
l’instance interprétative que sont les spectateurs – le cinéaste doit jouer avec la logique
interne de son univers afin de l’ouvrir à l’indéterminé, à l’abstraction, afin de répondre
à une crise de la causalité, écrit Eco.
C’est en créant un récit qui bifurque, pour emprunter un terme à Borges, en superposant
ses mondes de telle façon qu’ils soient presque indiscernables les uns des autres, que
le cinéaste arrive à créer une tension par l’indéterminé, à faire tendre son univers en
direction d’une inclusivité absolue, mais à jamais hors de portée. L’accessibilité
transmondaine établit les propriétés des individus et la manière dont elles devront être
modifiées en fonction du degré d’inclusivité prévu − ouverture de l’œuvre, qui inclut
plusieurs interprétations contradictoires – de façon à générer des mondes possibles qui
servent le récit. Les vérités logiquement nécessaires constituent les propriétés qui
structurent l’architecture de ces mondes et qui déterminent, par le fait même, la porosité
des frontières d’un univers.
« Les vérités logiquement nécessaires ne sont pas des éléments de l’ameublement d’un
monde, mais des conditions formelles pour la construction de sa matrice » (Eco, 1985b,
p. 191). En d’autres mots, les vérités logiquement nécessaires sont des conditions
métalinguistiques pour la construction de matrices de monde. Par exemple, il est
possible de « nommer » un monde dans lequel 17 n’est plus un nombre premier ou un
autre dans lequel existe un cercle carré. Il est possible pour Amenábar de construire un
univers dans lequel la cryogénie permet non seulement de revivre dans le futur, mais
d’y vivre, entre-temps, une réalité artificielle très près du paradis. Par contre, ces
109
mondes ne peuvent pas être construits puisque les vérités logiquement nécessaires ne
tiennent pas, étant donné que tant et aussi longtemps qu’il nous sera impossible de
fournir les règles à partir desquelles on peut désormais diviser 17 par un nombre qui ne
soit pas 1 ou lui-même, la matrice de ce monde sera impossible à construire. D’un point
de vue peircien, on ne peut donner une définition à un tel monde, soit spécifier les
opérations à accomplir pour réaliser les conditions de sa perceptibilité ; la technologie
ne permet toujours pas de vivre dans une réalité artificielle et de ressusciter après 147
ans de cryogénie (sauf preuve du contraire). Ça ne veut toutefois pas dire qu’il est
impossible d’élaborer une fabula dans laquelle existe une entreprise qui offre de tels
services, au sens où l’entreprise en cryogénie et en réalité virtuelle Life Extension
devient un opérateur d’exception « un tel instrument est nommé mais pas construit,
c’est-à-dire qu’on dit qu’il existe, qu’il a tel nom, mais on ne dit pas comment il
fonctionne. » (Eco, 1985b, p. 192)
La science-fiction joue énormément sur ces contradictions logiques pour faire éprouver
un malaise au spectateur. Ce plaisir de l’indéfinissable nous invite à réfléchir à la
possibilité que notre encyclopédie soit incomplète, tronquée, dépourvue de certaines
propriétés prévisibles, une suggestion de l’existence d’autres dimensions, écrit encore
Eco (ibid., p. 197). Le cinéma, avec ses espace-temps autres, ses jeux liés à la mémoire,
à la folie, au rêve et à la mort tels qu’ils se déploient dans la structure narrative de ALO,
doit transformer ces conditions métalinguistiques en dénotation audiovisuelle grâce à
un code cinématographique, et en connotation narrative propre au code filmique (dont
il sera aussi question dans la prochaine partie), afin de donner une sorte de carte
topographique plus ou moins précise à son spectateur. La précision des détails de cette
carte – dans l’écoulement du temps ou dans la différenciation entre hallucinations,
onirisme et souvenirs dans ALO par exemple –, dépend essentiellement de ces vérités
nécessaires et des propriétés et relations qu’elles impliquent logiquement. En tant que
110
Dans un film comme ALO, cette stratégie offre une espèce de galop d’essai à l’espace-
temps filmique qui se retourne sur lui-même afin d’inclure des suppositions possibles
et contradictoires de la part des spectateurs. Comme ALO n’est pas une œuvre ouverte
à proprement parler, sa structure narrative doit aussi employer des contraintes qui
agiront comme garde-fou aux suppositions insensées, aux « décodages aberrants » (Eco,
1972, pp. 166‑7) du spectateur. Amenábar use de ses personnages pour orienter et
finalement contraindre ces décodages aberrants. C’est au personnage de César qu’il
attribue l’exercice de ces suppositions, toujours un pas en avant sur celles (prévues) du
spectateur. Elles seront d’abord contredites par Antonio le psychiatre, qui ne se doutera
jamais d'être un personnage issu de l’imagination de son patient par les vertus de la
technologie de L.E. Elles permettront ensuite au représentant Duvernois de lever le
voile entre le monde « de référence » dans lequel César croit être victime d’une
conspiration (à l’instar de Nicholas Van Orton dans le film The Game de David Fincher
paru la même année) et le monde virtuel de la clause 14. En somme, dans la deuxième
moitié du film, tous les mondes alternatifs possibles issus de l’imagination délirante de
César sont compris dans le monde actuel filmique (MAW), qui se déroule dans cette
réalité virtuelle créée par L.E., et qui contredit les vérités logiques de notre monde réel
à nous. Cette contradiction logique est rendue possible par l’opérateur d’exception de
la clause 14. « Voilà pourquoi nous distinguons nommer ou citer une propriété et
construire une propriété » (Eco, 1985b, pp. 192‑193)
Dans le monde de la réalité virtuelle proposée par L.E. (W14), l’opérateur d’exception
de la clause 14 permet de nommer cette nouvelle vérité selon laquelle il est possible de
survivre à sa propre mort en étant congelé, violant ainsi le second principe de la
thermodynamique, ou l’irréversibilité des échanges thermiques, une vérité logique
111
propre à notre monde réel. Il est impossible pour l’instant de construire la propriété
d’être cryogénisé ou celle proposée par la clause 14, c’est-à-dire, selon Eco qui lit
Peirce, de « spécifier les opérations à accomplir pour réaliser les conditions de
perceptibilité de la classe d’objets à laquelle le terme défini se réfère » (1985b, p. 194).
La contestation de cette vérité logiquement nécessaire à notre monde réel de spectateurs
attribue au film d’Amenábar son genre science-fictionnel, l’intrigue reposant sur cet
artifice qui enferme le réalisme de l’univers fictionnel d’ALO à l’intérieur d’un monde
virtuel alternatif dans lequel tout devient possible, même l’impossible.
Un peu comme dans l’exemple des nervures du marbre ou des fibres du bois qui
facilitent le travail de dégauchissage dans un sens et l’entravent dans l’autre, les
contraintes contextuelles, aidées par la structure idéologique, orientent l’interprétation
des spectateurs afin de satisfaire son besoin d’être surpris par le dénouement de
l’histoire (ou au moins éprouver de la satisfaction durant le générique de fin). L’idée
des contraintes contextuelles est particulièrement présente, bien qu’en filigrane, dans
la réflexion que fait David Lewis sur ce que le Standford Encyclopedia of Philosophy
37
(SEP) a identifié comme un contextualisme épistémologique (Epistemic
contextualism). La thèse défendue par Lewis s’appuie sur le concept des
présuppositions conversationnelles (1979), stipulant que l’information qui est sous-
entendue dans une affirmation, et qui est acceptée comme telle, reste vraie tant et aussi
longtemps qu’elle n’est pas remise en question par un interlocuteur. Cette question
concerne l’épistémologie dans le sens où la valeur de vérité d’une affirmation n’est pas
seulement dépendante du contexte d’énonciation, comme le soutiennent Michael
37
Récupéré de https://plato.stanford.edu/entries/contextualism-epistemology/
112
Williams et les tenants de la thèse contextualiste, mais que cette valeur est aussi et
surtout subordonnée aux intentions d’un énonciateur et à ses interlocuteurs.
38
« Meanwhile, on the semantic side, we have such figures as Stewart Cohen, Keith DeRose, Mark
Heller, David Lewis, and Ram Neta, all of whom emphasize moreover the importance of facts about
the attributor (rather than the subject) of knowledge —such things as “the purposes, intentions,
expectations, presuppositions, etc., of the speakers who utter these sentences” (Cohen, 1999, 187–188;
cf. DeRose, 1992, 1995, 2009; Heller, 1999b, 117ff.)— in affecting what is expressed by a given
utterance of a knowledge-attributing sentence. »
Récupéré de https://plato.stanford.edu/entries/contextualism-epistemology/
113
c’est souvent le cas chez les conspirationnistes, la preuve reposant à 100% sur
l’invalidité des arguments de la position adverse −, et que cet individu nie aussi le
réchauffement climatique pour les mêmes raisons, alors mes propres arguments basés
sur l’observation par satellites en faveur de la terre ronde ne tiendront plus, dans ce
contexte conversationnel du moins, compte tenu de la position idéologique et des
contraintes contextuelles argumentatives de mon interlocuteur − n’est-ce pas ainsi que
la narrativité culturelle dominante de notre époque est qualifiée par certains idéalistes
déçus comme postfactuelle ? Disons simplement qu’il existe, du point de vue du
contextualisme épistémologique, plusieurs vérités peuvant se contredire en fonction du
contexte d’énonciation, mais surtout en fonction de celui qui expose les faits, et de celui
qui les reçoit. Voici un autre exemple inspiré de l’article de la SEP susmentionné : les
livres d’histoire apprennent aux étudiants du primaire que l’Amérique a été découverte
par Christophe Colomb le 12 octobre 1492. On peut objecter deux choses à cette
affirmation : tout d’abord, Colomb n’a rien découvert puisque l’Amérique était habitée
bien avant l’invention de la Caraque autour du 13e siècle ; puis, si l’Amérique a été
signalée aux Européens, une culture qui en ignorait l’existence jusque-là, les mêmes
livres d’histoire attribuent ce signalement aux Vikings d’Erik Le Rouge, autour du 10e
siècle de notre ère, soit près de 500 ans avant Colomb. Supposons alors qu’un élève de
quatrième année du primaire doit répondre à la question d’examen d’histoire suivante :
qui a découvert l’Amérique et en quelle année ? Dans le contexte d’un examen de
quatrième année, même si la maman de cet étudiant est docteure en pédagogie et qu’elle
a écrit sa thèse sur la désinformation dans l’apprentissage de l’histoire au primaire,
l’élève devra répondre Christophe Colomb pour avoir ses points, et les perdra s’il
répond Erik Le Rouge ou les Vikings. Ce sont là les contraintes contextuelles d’un test
d’histoire pour un élève de quatrième année.
114
Pour en revenir au principal enjeu de notre discussion, soit le récit filmique de ALO,
ce sont les contraintes contextuelles qui empêchent César d’atteindre l’ultime objet de
sa quête, soit de trouver dans quel monde il existe « réellement ». Si le monde virtuel
de la clause 14 accueille pour ainsi dire la plupart des vérités logiquement nécessaires
de chacun des trois autres mondes – l’identité transmondaine étant par le fait même
construite en dehors ou au-delà de la logique des propriétés nécessaires −, César ne
peut dès lors distinguer les individus contrefactuels et surnuméraires que lui et les
autres actants pourraient incarner dans chacun des mondes. En substance, il ne sait plus
où il est parce qu’il ne sait plus qui il est. C’est d’ailleurs sur cette angoisse identitaire
que repose toute l’intrigue imaginée par Amenábar et qui se déploie en dix grandes
séquences :
1) César (et nous avec lui) croit vivre dans son monde réel (WOn).
3) Il fête son anniversaire dans son monde réel, fait la rencontre de Sofía et tente d’en
conquérir le cœur (WR).
5) César est dans le coma durant trois semaines. Il voit Sofía dans le parc de son monde
onirique et croit que l’accident n’était qu’un mauvais rêve. Sofía lui demande dans quel
état était son appartement après la fête. Il ne se souviens pas être allé chez lui après
l’avoir reconduite chez elle, et se rend compte qu’il n’est pas dans son monde réel.
(WOn)
115
7) Il perd la possibilité d’être avec Sofía parce qu’elle n’arrive pas à aller au-delà de
son apparence. Elle retourne vers Pelayo (WDéf).
8) Il fait affaire avec L.E., se suicide en avalant des pilules et son esprit est plongé dans
une réalité artificielle (WDéf).
9) Dans ce monde (W14), ses attitudes propositionnelles créent les événements, mais
certains de ses souvenirs du monde réel (WR + WDéf) se matérialisent aussi :
l’accessibilité transmondaine et les contreparties sont possibles en même temps et au
même endroit. Il y a donc incompossibilité identitaire et César devient fou. Il tue
Sofía/Nuria et se retrouve dans un hôpital psychiatrique. Il s’entretient avec un
psychiatre nommé Antonio qui ne croit pas qu’il est défiguré, et qui tente de le
convaincre qu’il n’y a jamais eu d’accident, que Nuria est Sofía et qu’il l’a assassinée.
Avec l’entrée en scène de ce psychiatre, qui remet en question toutes les propriétés S-
nécessaires et les vérités logiques qui construisent sa réalité, ni César ni les spectateurs
n’ont assez d’informations pour évaluer la valeur de vérité des propositions de chacun
des personnages du schéma actanciel.
10) Duvernois intervient lorsque César commence à perdre la tête. Il lui explique que
les vérités nécessaires du monde de la réalité virtuelle (W14) dépendent de ses attitudes
propositionnelles et qu’il doit accepter de ne pas être dans le monde réel (WR), afin de
reprendre le contrôle des événements. César ne le croit pas. Il croit à une machination
de ses partenaires d’affaires pour lui soutirer ses parts dans la chaîne hôtelière 39 .
39
On pourrait même aller jusqu’à avancer la supposition que César croit se trouver dans un monde définit
par Alain Boillat comme factice, semblable à celui qui est révélé à Nicholas Van Orton durant le climax
116
Antonio, le psychiatre, tente de convaincre César qu’il est en psychose dans WR après
avoir assassiné son amoureuse. Or, César est convaincu que Nuria et Sofía sont deux
femmes différentes. Il finit par se remémorer le contrat signé avec la compagnie L.E.
Il se rend à leurs bureaux, tue un gardien de sécurité par désarroi – peut-être tente-t-il
inconsciemment de prouver à Antonio et à lui-même qu’il n’est pas dans le monde réel.
Il veut se réveiller. Duvernois lui indique la manière de sortir de W14 pour retourner
dans WR : sauter du haut de l’édifice, mourir une seconde fois.
Dans La structure absente (1972), la traduction remaniée de son fameux Trattato, Eco
identifie une idéologie à un choix interprétatif qui est fait en fonction d’une expérience
acquise, « stabilisée en patrimoine de connaissances » par son partage avec une
collectivité donnée, et qui se transforme dès lors en « une série de systèmes
sémantiques de second niveau qui oppose des valeurs de type souhaitable vs non-
souhaitable ou bien-être vs danger » (p. 147) à une situation. Le choix des valeurs qui
seront imposées de manière connotative (métaphorique) au message et à ses objets,
du film The Game de David Fincher (1997). « En effet, ces mondes sont faits de la même étoffe que le
monde premier, n’y provoquant ni déchirure, ni greffe. Le ‘trucage’ qui fait passer un environnement
pour une autre n’est pas imputé ici à l’énonciateur du film lui-même, mais à un complot organisé par
des instances toutes diégétiques […] la réversibilité est l’un des principes majeurs de tels films-pièges »
(Boillat, 2014, p. 107)
117
1 à 3) César se croit indépendant de cœur et loyal en amitié jusqu’à ce que Pelayo lui
présente Sofía.
4) Nuria est une femme romantique qui est follement amoureuse de César. Croyant à
l’amour véritable, elle accepte qu’il soit avec d’autres femmes à condition qu’elle soit
la favorite. César laisse entendre que Sofía est plus qu’une conquête sexuelle pour lui
(sous-entendant que Nuria prend la position actancielle de simple amante). Nuria
118
5 et 6) César fait face à son déni de la réalité par le biais du monde onirique durant son
coma. Il doit ensuite accepter que ses valeurs anciennes ne tiennent plus dans son
nouveau monde posttraumatique, c’est-à-dire que le narcissisme dont il faisait preuve
n’aura plus la même incidence sur sa nouvelle apparence disgracieuse.
7) Sofía n’est plus attirée par César. Elle a du mal à accepter cette superficialité qu’elle
se découvre du fait que ce dernier est défiguré. On peut supposer que pour se
convaincre du contraire, dans le sens d’un moindre mal, elle semble se retourner vers
Pelayo qui est in fine un bon parti, par opposition au narcissisme de César dans tous les
cas – c’est du moins ce que laisse croire le monde filmique alternatif possible (MAPW)
dans lequel César imagine Pelayo courant rejoindre Sofía alors qu’elle vient de les
quitter (#56). Elle passe ainsi d’objet de la quête à opposante. Les spectateurs sont en
droit de se demander : est-elle aussi narcissique que César, mais plus hypocrite?
monde, et croit aussi que César est un petit fils de riche capricieux, qui a développé une
psychose (croyant avoir été défiguré par une femme qui n’existe pas et assassiné une
femme qu’il croit être une autre) suite au rejet que Sofía lui fait indument subir. Ici, le
dilemme moral se présente de manière plus précise : a-t-on affaire à un délire
psychotique, à une machination (comme dans The Game) ou bien est-ce Duvernois qui
tient les véritables clés pour comprendre le monde dans lequel se trouve notre
personnage principal ?
10) Duvernois déclare que Pelayo, Sofía (Nuria) et Antonio ne sont que des projections
de son inconscient, sur lesquelles il peut reprendre le contrôle s’il accepte de vivre dans
la réalité virtuelle qu’il s’est payée en 8. À la fin du film, les spectateurs doivent choisir
entre trois mondes-fins possibles : 1) un monde factice (cf. note 37) dans lequel les
partenaires d’affaires de César se sont ligués contre lui, ont créé L.E., et ont soudoyé
ses amis et un psychiatre pour le pousser au suicide par l’élaboration d’une machination
biscornue − on verra dans la prochaine partie que la version américaine de Cameron
Crowe a privilégié ce monde possible. 2) Un univers onirique dans lequel César fait le
pire des cauchemars et se réveillera réellement au son de son réveille-matin, dans les
bras de la vraie Sofía. 3) Un monde mental40 dans lequel toute l’histoire de Duvernois
est vraie et il se réveillera dans un laboratoire de l’Arizona en 2145.
Le choix de l’une de ces trois résolutions finales repose essentiellement sur les
jugements de valeurs que les spectateurs poseront à l’égard de chacun des actants de la
charpente actancielle. Si Pelayo en a assez de se faire voler la vedette par son ami, si
Sofía est encore plus suffisante qu’elle ne le laisse croire (peut-être fait-elle
indirectement partie des héritiers de la fortune de César) et que Nuria est aussi
40
Cette nomenclature est tirée de la typologie des univers multiples offerte par Alain Boillat dans le
deuxième chapitre de Cinéma, machine à mondes, 2014, pp. 105 à 131.
120
désespérée que son geste ne l’indique, il est alors possible de saisir la première fin
proposée, une machination biscornue fomentée par les partenaires d’affaires de César.
La deuxième finale n’est appuyée que par la structure onirique de l’univers de ALO et
par le retour périodique du monde du rêve entre chaque passage d’un monde à un autre.
La troisième est la plus plausible si on se fie aux contraintes contextuelles offertes par
le discours de Duvernois lors de la résolution. Disons que cette fin est aussi appuyée
par des retours en arrière qui exposent les opérateurs de passage d’un monde à l’autre,
et entérine par le fait même les brefs moments de lucidité qu’éprouve César dans sa
psychose.
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
En effet, il faut, sans frapper la vue, constituer la fable de telle façon que, au récit
des faits qui s'accomplissent, l'auditeur soit saisi de terreur ou de pitié par suite
des événements […] de telles actions seront nécessairement accomplies ou par
des personnages amis entre eux, ou par des ennemis, ou par des
indifférents. (Poétique, §14)
Une fois accrochés, les spectateurs interprètent le récit en fonction de leur expérience
et de leurs habitudes, et tentent d’anticiper le déploiement de l’intrigue en fonction du
« genre » d’univers narratif dans lequel ils ont choisi de voyager. Motivé par leurs
propres désirs, suspendus à leurs propres attentes, les spectateurs créent des mondes
possibles, qui correspondent aux développements possibles du récit, qui seront
actualisés ou ignorées dans le déploiement de l’intrigue jusqu’à sa conclusion. Le
« genre », déterminé par les cinq dimensions de l’intrigue que sont la durée, le niveau
de réalisme, le style, la structure, les conventions et les oppositions axiologiques qui en
123
Si faire des suppositions à propos d’un univers narratif consiste en la convocation par
les spectateurs de mondes possibles, qui seront par la suite actualisés ou ignorés par le
récit, les individus de cet univers doivent en quelque sorte « voyager » ou « sauter »
entre ces différents mondes − qui plus est, lorsque leur univers superpose différentes
versions de mondes plus ou moins compossibles comme le propose l’univers de ALO.
Les vérités logiquement nécessaires déterminent les relations entre propriétés de
mondes et propriétés d’individus qui sont compossibles et celles qui ne le sont pas. La
prochaine partie de cette thèse s’intéressera aux stratégies narratives et audiovisuelles
qui permettent d’identifier ces vérités et relations entre propriétés. Nous les nommerons
« opérateurs d’accessibilité », à l’instar des opérateurs d’exception (cf. 3.6) qui,
appuyés de connotateurs audiovisuels et narratifs, permettent de pratiquer des sauts
diégétiques entre les différentes trames narratives compossibles et incompossibles d’un
univers, sans devoir nécessairement expliciter le chemin parcouru pour y arriver.
S'il est vrai que l'homme, en naissant, n'a pas la vision rectifiée, et
méconnais les effets de la perspective aérienne, − qui n'a vu un petit enfant
vouloir saisir une étoile? − il faut donc qu'une série d'opérations établisse
dans son intellect une notion que ses sens tout d'abord lui refusent. L'artiste
est à l’homme qui ne fait pas de sa vue un instrument perpétuel d'étude, ce
que cet homme est au petit enfant. Car celui-là, dans les questions d'art, veut
aussi saisir des étoiles. Comme il serait surpris si on lui affirmait qu'il ne
voit pas juste, et quelque fois même pas du tout!
D’Alberti, De Pictura
DEUXIÈME PARTIE
Le concept d’opérateur d’accessibilité entre les mondes devient utile lorsqu’on cherche
à construire – ou à comprendre – des univers complexes tels que celui proposé par
Amenábar. Si on comprend bien maintenant les différents architectures universelles,
grâce aux concepts de vérité logique et de relations entre propriétés exposés dans la
première partie, il nous reste encore à saisir ce qui détermine la perméabilité des
frontières qui circonscrivent les mondes, de manière audiovisuelle ou narrative, ou qui
permettent de les différencier lorsqu’un personnage passe de l’un à l’autre, voyageant
physiquement ou spirituellement dans le continuum spatiotemporel d’un multivers
cinématographique.
Un opérateur est un concept qui permet d’envisager la manière dont un film met en
scène la traversée d’une frontière entre des mondes différents. Il remplit donc une
fonction sémiotique : il signale aux spectateurs qu’il y a eu passage d’un monde à un
autre. En cela, il sert de guide pour ne pas perdre le fil narratif lors de la traversée de
différentes architectures mondaines. Dans de nombreux cas, la dissemblance entre
deux mondes est clairement identifiable, marquée de manière esthétique, sinon de
manière narrative. Des univers filmiques comme The Matrix (1999) ou 12 Monkeys
(1995) s’assurent de construire une esthétique qui met en évidence les dissemblances
entre les mondes visités par Neo (Keanu Reeves) et les espace-temps explorés par
James Cole (Bruce Willis), pour ne pas perdre son audience dans un labyrinthe de
126
Dans certains autres cas, la stratégie narrative d’un récit filmique consiste, au contraire,
à créer une équivocité à différents degrés, permettant de plonger les spectateurs dans
une sensation de vertige et d’errance analogue à celle du protagoniste, qui ne sait plus
exactement où et quand il se trouve par rapport à l’événement déclencheur. C’est
effectivement le cas de ALO, et on s’en rend bien compte lorsqu’on le compare à sa
version américaine Vanilla Sky (dorénavant VS) réalisée par Cameron Crowe en 2001.
Là où le film américain s’efforce d’expliciter les différentes résolutions possibles de
son récit, qui dépendent à leur tour des différentes relations actancielles
qu’entretiennent les personnages – relations qui déterminent l’identité des mondes
possibles de l’univers cinématographique comme on l’a vu dans le dernier chapitre −,
la version originale espagnole plonge les spectateurs dans la même abstrusion que son
protagoniste en rendant les signes ambigus « à travers l’introduction violente de
plusieurs signifiés simultanément présents dans un seul contexte » (1972, pp. 228‑229),
pour reprendre une formule d’Eco. En d’autres termes, les créateurs de ALO ne
s’engagent pas à atténuer les potentielles interprétations aberrantes, attribuables à
l’accumulation des différents mondes incompossibles dans le récit, mais ils s’efforcent
tout de même de s’en tenir à trois résolutions irréconciliables : 1) le complot fomenté
par les associés pour pousser César au suicide, 2) l’affreux cauchemar et 3) la
décryogénisation en 2145. Dans son remake, Cameron Crowe suit le récit de Gil et
Amenábar presqu’à la lettre, tout en proposant des résolutions supplémentaires grâce à
la multiplication de connotateurs marginaux.
127
41
« La réalité n’est que du cinéma en naturel; “le premier et le principal des langages humains peut être
l’action même” donc “les unités minimales de la langue cinématographique sont les divers objets réels
qui composent un cadrage” [Pasolini, 1966]. » (Note de bas de page in Eco, 1972, p. 176).
128
Cette triple articulation convoque par conséquent une panoplie de nouveaux codes qui
s’engagent mutuellement dans la communication pour extraire ce que Eco
appelle « une sorte d’hypersignifié (on utilise le terme par analogie avec hyperespace,
pour définir quelque chose qui n’est pas descriptible dans les termes de la géométrie
euclidienne) » (1972, p. 225). Ces codes visuels, au nombre de douze, combinés à la
triple articulation, forment l’économie communicationnelle du cinéma, et c’est à partir
de cette économie qu’il est ensuite possible d’identifier les opérateurs intra et
extradiégétiques qui autorisent le passage entre les différents mondes identifiés au
chapitre précédent.
Dans cette deuxième partie, qui développera la contribution originale de cette thèse,
nous nous engageons à élaborer une théorie sémiotique de ces opérateurs
d’accessibilité entre les mondes possibles au cinéma. Le quatrième chapitre sera
consacré à définir une écologie de la perception des stimuli visuels, auditifs et du
mouvement, afin d’identifier la manière dont on peut se servir de ces stimuli comme
opérateurs propulsant des significations spécifiques. Le cinquième chapitre fera la
synthèse des différents codes du 7e art afin d’en comprendre la structure
communicationnelle et d’identifier les différentes formes que peuvent emprunter ces
opérateurs dans la triple articulation du langage cinématographique. Dans ce chapitre,
nous nous concentrerons particulièrement sur l’isotopie filmique afin de définir les
stratégies de connotation permettant d’appuyer et de renforcer la signification de
passage des opérateurs d’accessibilité. Finalement, le sixième chapitre établira une
typologie du concept d’opérateurs d’accessibilité en fonction de la relation qu’ils
entretiennent avec la double représentation cinématographique (cf. 2.4). Ce dernier
chapitre, divisés entre opérateurs intradiégétiques, déployant des significations
narratives, et opérateurs extradiégétiques, déployant des significations audiovisuelles,
129
L’INTERPRÉTATION CINÉMATOGRAPHIQUE
Pourquoi partir de Peirce pour comprendre le 7e art et son univers des possibles ? Parce
qu’on fait un film pour quelqu’un. Si on devait résumer la sémiotique du cinéma, on
pourrait dire que le film est le representamen d’un univers possible (donc fictif d’une
certaine manière) devenu signe pour un public qui sera témoin des relations
d’accessibilité entre différentes possibilités narratives (ce sont les R et W des cadres de
Kripke et de Minsky), qui résultent des actions engagées et des événements subis par
les personnages habitant cet univers. Ces relations d’accessibilité, le cinéma les
exprime d’abord par le débit de 24 images par seconde, soit des plans fixes légèrement
décalés qui, aidés de certains effets 42 , permettent l’illusion du mouvement. Par
conséquent, le cinéma est d’abord image, et l’image est chez Peirce une hypoicône :
Un signe par priméité est une image de son objet et, pour parler avec plus de
précision, ne peut qu’être une idée. Car il doit produire une idée interprétante ; et
42
Le mouvement apparent, appelé effet bêta est perçu lorsque l’intervalle entre deux positions atteint 60
millisecondes, entre succession et simultanéité. On a longtemps attribué cet effet à la persistance
rétinienne et certains auteurs, comme Joël Magny, l’associe plutôt à l’effet Phi.
131
un objet extérieur provoque une idée par une réaction sur le cerveau. Mais pour
parler avec plus de précision, même une idée, sauf dans le sens d’une possibilité
ou priméité, ne peut être une icône43. Seule une possibilité est une icône, purement
en vertu de sa qualité ; et son objet ne peut qu’être une priméité. Mais un signe
peut être iconique, c’est-à-dire peut représenter son objet principalement par sa
similarité, quel que soit son mode d’être. S’il faut un substantif, un representamen
iconique peut être appelé une hypoicône. Toute image matérielle, comme un
tableau, est largement conventionnelle dans son mode de représentation; mais en
soi, sans légende ni étiquette, on peut l’appeler une hypoicône. (Peirce, 1978,
pp. 174‑175 [2.276])
En d’autres mots, une image sans contexte est une possibilité de signification : un signe
en attente d’une interprétation. La particule hypo- dans hypoicône prend le même sens
que dans le terme « hypothèse », nous rappelle Jean Fisette, soit un « en-dessous » de
l’interprétation, par opposition à l’hyperinterprétation qui serait, elle, « au-dessus » de
l’interprétation, une interprétation absolument englobante, ou sursignifiante.
Cette carence dont souffre le signe sans son contexte d’interprétation est relative au
destinataire, qui se sert de l’environnement dans lequel le signe existe pour attribuer
une signification particulière à la relation qu’il entretient avec son objet, donner un sens
spécifique à son mode d’être. L’objet auquel renvoie le signe cinématographique est ce
que nous avons identifié comme étant les mondes possibles de la fiction. Ces mondes
possibles, sous forme d’hypothèses posées par les spectateurs au sujet des relations
entre propriétés des individus qui les habitent, sont dès lors une icône de notre réalité
en puissance, et les plans du film n’en sont que des soussignes, des hypoicônes,
43
Une icône est de l’ordre de la secondéité, une idée de l’ordre de la tiercéité. [Note de bas de page dans
le texte de Peirce]
132
Pour emprunter une théorie à Christian Metz (1968, pp. 113‑116), reprise ensuite par
Eco (1972, pp. 220‑221), on peut affirmer que l’image est un primum, irréductible,
une sorte d’analogon de la réalité. Metz parle d’un réel reconstruit, d’un double
totalement pensable de l’objet naturel qui aurait servi de modèle. Or, le film,
écrivait-il quelques années plus tôt dans Communication 4, « est trop clairement
un message pour qu’on ne lui suppose pas un code » (1964, p. 59). On retrouve ici
des termes propres à la communication linguistique, voire à la sémiologie, et toute
la réflexion de Metz est centrée sur ce point de vue selon lequel le cinéma est un
langage. De là part la réflexion de Eco 45 , qui conclut que, s’il fonctionne à
proprement parler comme n’importe quel moyen de communication, soit à l’aide
d’un message et d’un code, le cinéma a quelque chose de plus, ne serait-ce que par
la nature même des éléments qui le constitue : les images. Les codes de la
perception ne sont pas les mêmes que ceux qui établissent la compréhension
linguistique. L’image (et ses composantes : signes, figures et énoncés), si tant est
44
« le vrai signe iconique complet de la Reine Élizabeth n’est pas le portrait d’Annigoni mais la reine
elle-même (ou un éventuel « double » de science-fiction). » (Eco, 1972, p. 174‑175)
45
Laquelle s’est adaptée à celle de Metz suivant les discussions qu’ils ont eues lors du festival de
cinéma de Pesaro en juin 1967.
133
qu’elle est la plus petite unité minimale de sens au cinéma, s’adresse à l’esprit des
spectateurs de manière quelque peu différente.
Supposons désormais que le cinéma avec ses trois articulations, complémentées par
l’apport d’un habillage et d’une trame sonore et de dialogues, nous restitue la réalité
avec une telle richesse que l’ensemble de ce qui est communiqué ne devient saisissable
que par parties significatives. Dans l’immensité de la réalité, on ne perçoit qu’une
infime quantité des événements qui nous entourent et une infinité de relations
s’établissent et se brisent sans que nous n’en prenions jamais conscience – lesquels
correspondent aux petites perceptions dont parle Leibniz, entre autres, dans ses
Nouveaux essais sur l’entendement humain (Leibniz, 1990, p. 41). De cette infinité, de
cette immensité, le cinéma nous offre une tranche, tout à fait incomplète et analogue,
mais il nous fait croire que ce que le cadre nous restitue de la réalité équivaut à notre
champ perceptif, du moins à ce qu’on en percevrait avec la vue, l’ouïe et le corps en
mouvement. Or, immobiles que nous sommes devant l’écran, c’est à la caméra de se
déplacer de telle sorte que l’illusion de la réalité ne soit jamais totalement brisée.
Comme l’écrit Bachelard dans sa poétique de l’espace, « l’immensité est en nous […]
L’immensité est le mouvement de l’homme immobile », (2009, p. 169). C’est donc ici
qu’intervient notre concept d’opérateurs d’accessibilité, le premier étant celui qui
permet aux spectateurs de traverser la frontière entre son monde réel de référence et
ceux qui composent l’univers filmique. L’hypersignification permise par le
mouvement n’est qu’une illusion, mais si elle est bien exécutée, elle réussit à nous faire
croire sans l’ombre d’un doute qu’elle nous restitue une espèce de réalité : un monde
possible.
135
En partant de la définition que donne Peirce du signe qui « par priméité est une image
de son objet et […] ne peut qu’être une idée. Car il doit produire une idée interprétante;
et un objet extérieur provoque une idée par une réaction sur le cerveau. » (op. cit.) et
en mettant cette définition en lien avec ce qu’écrit André Delorme à propos de la
différence entre une sensation et un stimuli, soit qu’« on ne tient généralement pas
compte du fait que la couleur est une sensation, et donc une dimension
psychologique, et que c’est la caractéristique spectrale de l’onde
électromagnétique qui en constitue le stimulus physique. » (2003, p. 4), on arrive à
deux constats fort importants concernant l’étude des mondes possibles au cinéma :
2) Cette transduction d’une longueur d’onde en influx nerveux par les récepteurs
sensoriels (la rétine et l’organe de Corti) change dès lors la nature de l’information
recueillie. Ce qui permet à André Delorme de conclure que « la perception n’est
pas une simple fenêtre ouverte sur la réalité, et cela, non seulement parce que cette
réalité n’est plus physique quand on en prend conscience, mais aussi parce qu’elle
cesse alors d’être physiologique » (2003, p. 17).
136
La Gestalt désigne cette branche de la psychologie qui s’intéresse à la forme que prend
le monde dans la mécanique de la perception des stimuli par le cerveau. Elle repose sur
un principe d’invariance, qui permet la transposition de la forme en différentes
proportions comme on peut transposer une mélodie sur différentes octaves sans en
changer la forme même si la fréquence des sons change. Or, la rétine pourrait aussi être
137
Étant donné que les spectateurs interprètent les mondes possibles d’un univers filmique
à partir de leur propre expérience du monde réel, ils aborderont inévitablement la
fiction de la même manière (en autant que l’expérience audiovisuelle le leur permettra)
qu’ils expérimentent leur environnement immédiat. Ainsi, leur perception des figures,
signes et énoncés iconiques mis en mouvement par la caméra, additionnés aux
dialogues et à l’habillage sonore − soit l’ensemble des stimuli qui composent l’univers
cinématographique −, doivent leur présenter un environnement qui fonctionne comme
le leur, ou qui leur donne l’impression qu’il fonctionne comme leur propre réalité. Un
opérateur d’accessibilité intermondain est l’un de ces stimuli audiovisuels qui doit
activer une interprétation particulière chez les spectateurs, de façon à leur permettre de
croire qu’ils pénètrent dans un nouvel univers et y voyagent tout en oubliant le fauteuil
dans lequel ils restents assis, immobiles; ultimement, mais ce n’est presque jamais le
cas, ces opérateurs devraient même leur faire oublier leur sac de maïs soufflé, leur
téléphone cellulaire ou les personnes qui les accompagnent. Les opérateurs liminaires
d’accessibilité sont particulièrement importants dans cette immersion, puisqu’ils sont
ceux qui déclenchent la suspension consentie de l’incrédulité autorisant l’esprit des
138
Dans son petit ouvrage sur la psychologie de la perception, Simon Grondin affirme
qu’« une personne organise les éléments d’une scène visuelle pour en extraire un
sens. » (2019, p. 115). Cette organisation se fait d’abord par la distinction entre figure
et fond, puis par un regroupement d’éléments en fonction de certaines caractéristiques
définies par les lois de la Gestalt. Six lois sont identifiées :
3) la loi de bonne continuité ou la tendance à considérer comme unis les éléments qui
se suivent ou qui forment une série continue;
5) la loi de la prégnance ou loi de la symétrie qui stipule que plus une forme est
régulière ou symétrique, plus elle s’imposera au système perceptif. Cette dernière loi
impose un principe fondamental de la composition visuelle.
Finalement la loi qui est la plus importante dans une étude sur la perception de stimuli
cinématographiques, est
139
Quelques nouveaux principes d’organisation des éléments perçus ont été découverts
plus récemment par une Gestalt dite moderne, lesquels sont si puissants qu’ils
neutralisent les lois précédentes, à savoir
7) le principe de connexité qui annule les autres principes lorsque certains éléments
sont connectés entre eux par un lien quelconque; et
8) le principe de région commune qui associe les éléments entre eux en mettant en
évidence la région qui les contient.
Ces lois et principes déterminent les règles de composition d’un plan dans la mise en
scène des figures, signes et énoncés iconiques, au moyen du cadre comme région
commune, lesquels sont fixées par l’échelle des plans, par l’angularité du point de vue,
par le jeu des couleurs, de la texture et de la luminosité (ou le rapport clair-obscur),
mais aussi par les recadrages effectués lors des déplacements de la caméra, dans la
grammaire du montage et spécialement par la manière dont ils s’agenceront entre eux
dans leurs relations et mouvements profilmiques. En somme, ces lois et principes issus
de la psychologie de la perception déterminent la manière dont un objet doit être mis
en scène lors de son passage de l’état profilmique à l’état diégétique, de façon à
véhiculer une signification particulière. Dans son ouvrage concernant L’univers
filmique, Étienne Souriau utilise pour la première fois le terme de profilmie qu’il définit
comme étant « Tout ce qui existe réellement dans le monde […] mais qui est
spécialement destiné à l’usage filmique ; notamment : tout ce qui s’est trouvé devant
la caméra et a impressionné la pellicule » (1953, p. 3). L’objet profilmique est
identifiable à tout individu (dans un sens logique) qui se trouve devant la caméra, soit
les visages et les corps des acteurs, les meubles et accessoires qui composent les décors
intérieurs ainsi que les éléments qui caractérisent les espaces extérieurs. Le matériel
profilmique doit ensuite être transformé en matériel diégétique dans un passage opéré
140
par la mise en scène vers cet univers fictif où se déroule l’histoire, soit la diégèse, une
réalité qui relève de la narration, créée par la double représentation cinématographique.
Dans L’image du corps, Paul Schilder, médecin et philosophe, écrit qu’« il n’est pas de
perception qui ne soit directionnelle, et qui ne trouve en même temps à s’exprimer :
pas de perception sans action […] Les perceptions ne sont élaborées que sur la base de
la mobilité et de ses influx. » (1997, p. 39). Comment fait-on alors pour détecter le
mouvement des objets dans le fond indifférencié du monde en étant nous-mêmes sujet
percevant en mouvement, si ce n’est que par le déplacement des yeux dans leur
balayage de l’environnement ? Gibson répond à cette question par les phénomènes
d’occlusion et de désocclusion :
Cette fenêtre46, dans l’analogie que fait Gibson des mouvements de la tête et de son
champ visuel, se traduit en cadre au cinéma, qui peut prendre différentes proportions
en fonction du format choisi par les créateurs d’un univers filmique, et c’est ainsi que
le 7e art incarne le mouvement comme mode d’expression universel. La profondeur ou
la distance sont ensuite calculées en fonction d’un code de transposition
iconographique (dont il sera question dans le prochain chapitre), soit la notion de
perspective, qui rabat l’axe Z sur la hauteur, le point de fuite étant évidemment le centre
de l’image, ou le point d’horizon qui détermine l’endroit le plus éloigné du plan. À
partir de ce point, l’objet le plus bas dans la partie inférieure de l’image est le plus près
du sujet percevant, comme l’objet le plus haut dans la partie supérieure. Cette
transposition iconographique des trois dimensions de l’espace en un plan à deux
dimensions détermine ensuite les vecteurs de déplacement des objets en fonction du
déplacement du sujet dans un cycle perception-action, c’est-à-dire une interaction
circulaire entre un organisme et son environnement au cours d'une séquence de
comportement guidé par les sens vers un objectif (intentionnalité, cf. 2.3).
Le mouvement […] est « l’un de ces “phénomènes psychiques” qui, au même titre
que les contenus sensibles donnés, couleur et forme, sont rapporté à l’objet,
apparaissent comme objectifs et non pas subjectifs, mais qui, à la différence des
autres données psychiques, ne sont pas de nature statique mais dynamique. Par
exemple, le “passage” caractérisé et spécifique est la chair et le sang du
mouvement qui ne peut pas être formé par composition à partir des contenus
visuels ordinaires ». Il n’est, en effet, pas possible de composer le mouvement
avec des perceptions statiques. (Max Wertheimer, Experimentelle Studien, p. 227,
cité par Merleau-Ponty, 1945, p. 322)
46
À la Renaissance, le peintre Leon Battista Alberti écrit dans De Pictura : « Mon premier acte, quand
je veux peindre une superficie, est de tracer un rectangle, de la grandeur qui me convient, en guise de
fenêtre ouverte par où je puisse voir le sujet. » (Alberti, 1869, p. 124).
143
Si le peintre « apporte son corps », selon la maxime fameuse de Valéry (OE, 16),
le cinéma concerne une dimension supplémentaire: en allant voir un film,
j’apporte « des champs sensoriels et culturels i.e. un système tout monté des
rapports signes-significations » (MSME, 136). Le passage au monde culturel n’est
pas un congé de la dimension charnelle, mais la conserve et en même temps la
soulève. Le cinéma permet de franchir un pas que la peinture ne permet pas: celui
de la mise en image de mon rapport à autrui, par identification entre les possibilités
de mon corps et les actions des personnages, et il permet aussi une dialectique
plus riche entre l’absent (hors-champ) et le présent, entre la parole et l’image.
(2006, p. 143)
144
Dans La structure Absente, Eco propose une sémiotique des codes visuels en
décortiquant la mécanique qu’ils mettent en œuvre au sein de la triple articulation
propre à la communication cinématographique. En fonction de ces catégories que sont
le code et le message, la communication y est présentée comme un processus culturel
qui sélectionne certains stimuli en leur attribuant, par apprentissage, certaines
significations qui ont été étudiées par les psychologues de la perception que sont entre
autres Jean Piaget (1961) et P. F. Kilpatrick (1955). De ces analyses, Eco arrive à une
première conclusion :
Nous dirons alors que : les signes iconiques reproduisent certaines conditions
de la perception de l’objet mais après les avoir sélectionnées selon des codes
de reconnaissances et les avoir notées selon les conventions graphiques, et
que par conséquent un signe arbitrairement donné dénote une condition
donnée de la perception ou globalement dénote un perçu arbitrairement réduit
à une représentation simplifiée. (1972, p. 178)
Le signe iconique peut dès lors posséder les propriétés perceptives de l’objet, celles
reconnues par les codes perceptifs élaborés par la psychologie de la perception étudiée
au chapitre précédent, et il peut représenter par similarité ses propriétés ontologiques,
qui ne sont que présumées, ou reproduire les propriétés conventionnelles de sa
représentation, ses denotata 47 . Celles-ci sont habituellement choisies parmi les
47
« Pour Morris, est iconique le signe qui possède quelques propriétés de l’objet représenté ou, mieux
“qui a les propriétés de ses denotata” » (Morris, 1946. Cité par Eco, 1972, p. 174)
146
48
« Cela signifie qu’un code peut choisir des énoncés comme ultimes éléments analysables et peut
ignorer la possibilité de décomposition de ces énoncés en signes et figures, parce que ces signes et figures
n’appartiennent pas au code en question, mais à un autre code plus analytique. Un code décide donc à
quel niveau de complexité il caractérisera ses propres unités élémentaires, confiant l’éventuelle
codification interne (analytique) de ces unités à un autre code. Ainsi, étant donné le syntagme “un héros
quitte sa maison et rencontre un adversaire”, le code narratif l’isole comme unité complexe de signifié
et se désintéresse : 1o de la langue dans laquelle il peut être communiqué; 2o des artifices stylistico-
rhétoriques avec lesquels il peut être rendu. » (Eco, 1972, p. 211) Plus loin : « un code systématise des
traits pertinents, choisis à un niveau précis, macro ou microscopique; mais des mouvements plus
analytiques, des articulations plus fines de ses traits pertinents peuvent bien ne pas le concerner et être
expliqués par un code sous-jacent. » (Eco, 1972, p. 219)
147
En conclusion, ce qu’on pourrait dire d’une structure vaut aussi pour le signe
iconique; la structure élaborée ne reproduit pas une structure présumée de la
réalité; elle articule une série de relations-différences suivant certaines opérations
et ces opérations, par lesquelles les éléments du modèle sont mis en relation sont
les mêmes que celles que nous accomplissons quand nous nous mettons en
relation dans la perception des éléments pertinents de l’objet connu. (Eco, 1972,
p. 185)
Tout comme un monde possible, qui est déterminé par les relations qu’entretiennent
entre-elles certaines propriétés de certains objets dans un contexte donné, le code
iconique met en relation les propriétés de perception d’un objet avec les propriétés de
sa représentation. Autrement dit, la similarité iconique entre un objet perçu et un objet
représenté est opérée par un processus de transduction49 et de mise en relation entre les
propriétés perceptuelles et les propriétés figuratives de l’objet. C’est ainsi que
s’effectue une première suite d’opérations en matière d’accessibilité esthétique des
mondes cinématographiques. Tout d’abord, la transduction d’un objet perçu comme
stimuli physique, ou longueur d’onde, vers un influx nerveux physiologique, qui sera
interprété ensuite de manière psychologique sous l’influence de certaines habitudes.
Une seconde interprétation fait correspondre ces conventions iconologiques à des
conventions iconographiques, qui transforme un objet perçu en objet représenté. Les
conventions iconographiques transcrivent les conditions de la perception de certaines
des propriétés d’un objet en figures, qui dénotent ces propriétés à l’aide d’unités
graphiques (stocheia) et plastiques (couleurs, rapport clair-obscur) liées sous forme de
49
En physique, la transduction est la transformation d’une forme d’énergie en une autre, la longueur
d’ondes de la lumière en influx nerveux dans le cerveau par exemple. Dans le contexte qui nous concerne,
la transduction est l’ensemble des opérations à effectuer pour passer du réel perçu au possible représenté.
148
modèles perceptifs que sont les signes iconiques temporaires. Les hypoicônes
cinématographiques sont dynamisées par le mouvement des figures dont elles sont
composées, soit des figures en devenir, « en train de se faire » insiste Philippe Dubois,
« c’est un geste (analytique) qui nous montre ce que c’est que voir. Regarder le figural
dans un film, c’est aussi, d’une certaine façon, regarder le cinéma voir. L’acte même
de voir s’y expose intensément comme opération. » (Taminiaux et Murcia, 2004, p. 73)
Pour Auerbach, le concept de figure prend dans son sens le plus ancien celui de forme
plastique (1984, p. 11), dans le sens d’apparence ou de contour (outward appearence,
outline, p. 12), notamment dans la philosophie de Lucrèce et dans les écrits de Varron.
La figure est ainsi considérée comme une imitation, le passage d’un modèle à un copie,
« en quelque sorte un opérateur intermédiaire qui fait passer de l’un à l’autre par
empreinte » insistent François Aubral et Dominque Château dans Figure, figural (1999,
pp. 12‑13). « Cette nature purement opératoire de la figure explique pourquoi il est si
difficile, impossible même, de la définir comme une chose ou comme une relation
simple : la figure est toujours entre deux choses, deux univers, deux temporalités, deux
modes de significations. », note encore Philippe Dubois dans le même recueil (Aubral
et Chateau, 1999, p. 96). La figure est la matière à partir de laquelle le réel perçu est
transcrit en signes iconiques, dont le mouvement et l’évolution dans le plan, qui fait
office de contexte d’interprétation, connotent des énoncés visuels de manière
symbolique.
50
Les diagrammes perdent toutefois leur qualité d’hypothèse ou de figure en train de se faire lorsqu’ils
sont accompagnés d’étiquette ou de légende.
51
Chez Peirce, l’icône entretient une relation analogique avec les propriétés de l’objet : « The Icon has
no dynamical connection with the object it represents; it simply happens that its qualities resemble those
of that object, and excite analogous sensations in the mind for which it is a likeness. » (Peirce, 2009, vol.
2, §5, 305). Pourtant, Eco (1972) et Barthes (1964) remarquent que le digitalisme reproduit certains
processus physiologiques de perception comme les oppositions figure-fond et signal-bruit, vus dans le
précédent chapitre.
52
« La pensée baroque, en effet, a donné une importance particulière à la distinction de plusieurs ordres
d’infini. En premier lieu si les formes absolues constituent Dieu comme un infini par soi, qui exclut tout
et parties, l’idée de création renvoie à un second infini par la cause. C’est l’infini par la cause qui
constitue des touts et des parties, sans qu’il y ait de plus grand tout ni de plus petite partie. Ce n’est plus
un ensemble, mais une série qui n’a pas de dernier terme ni de limite. Elle est régie non plus exactement
par le principe d’identité, mais par un principe de similitude ou d’homothétie qui signale une nouvelle
classe d’êtres. C’est tout ce qu’on pourrait appeler extension ou extensités : non seulement l’étendue à
proprement parler, mais le temps, le nombre, la matière infiniment divisibles, tout ce qui est “partes ex
partes”, et, comme tel, soumis au principe de similitude. » (Deleuze, 1988, p. 61‑62)
150
Dans cette perspective, le choix des figures qui traduiront une unité de perception d’un
objet sera fait en fonction de sa capacité à représenter une qualité, une propriété
essentielle de cet objet. Ces mises en relation opèrent par la suite le passage de
l’iconique au symbolique qui est, tant chez Peirce que chez Kant, propre à la pensée,
au travail de la raison. Chez Kant, l’« imagination » reçoit les stimuli physiques (les
données brutes de la réalité) ; l’« entendement » ordonne ces données reçues selon ses
propres catégories qui sont à la base de la perception spatiale et temporelle ; la
« raison » réordonne ce que lui laisse l’entendement selon ses propres catégories, plus
libres par rapport à la perception, donc par rapport aux données reçues, et donc, par le
fait même, plus symboliques. Or, le code des fonctions narratives est un code
rhétorique. Il fonctionne à l’aide de figures rhétoriques visuelles comme la métaphore,
la métonymie, la litote, etc., formant des prémisses rhétoriques visuelles, soit des sèmes
iconographiques qui connotent des arguments rhétoriques visuels. Les arguments
rhétoriques visuels consistent en des enchaînements syntagmatiques permis par le
montage cinématographique au sein duquel « la succession-opposition entre différents
plans communique de véritables affirmations complexes » (Eco, 1972, p. 217). Le
contexte est évidemment l’univers cinématographique, composée d’énoncés iconiques
plus ou moins reconnaissables en fonction d’autres codes encore plus analytiques que
sont les codes de transmission, relevant habituellement de la plasticité de l’image, qui
établissent les moyens de transmettre une sensation (p. ex. le grain d’une image); les
codes tonaux qui connotent des intonations particulières (p. ex. le contraste, la
luminosité, la saturation), les codes du goût et de la sensibilité, qui dépendent de la
situation d’émission, les codes stylistiques déterminés par des réussites stylistiques
originale (p. ex. les ombres à la Hitchcock, les whip pan ou filages (cf. 6.2.1) à la Wes
Anderson, etc.); et enfin les codes de l’inconscient « capables de permettre certaines
identifications ou projections, de stimuler des réactions données, d’exprimer des
situations psychologiques » (Eco, 1972, p. 217), par exemple le flou, les mouvements
ralentis et la caméra saccadée ajoutés au son démodulé pour connoter l’état d’ébriété.
151
53
D’autant plus que, si on suit bien Peirce, l’image et le diagramme n’ont pas proprement de signification
(ce ne sont pas des opérations de pensée), elles sont pour ainsi dire en attente de signification, et ce, tant
et aussi longtemps qu’elles n’ont pas reçu un signe interprétant symbolique (qui relève d’une opération
de pensée).
54
« Si le pouvoir, dans cette perspective, fonctionne comme une rhétorique bien réglée d’effets de sens,
la puissance, elle, serait une affaire d’un tout autre ordre: elle ne relève pas d’une rhétorique mais d’une
poétique, elle travaille moins dans l’ordre de la narration que de la figuration (elle serait même le propre
du figural) et plutôt que de générer chez le spectateur des effets de sens, elle le mettrait à l’épreuve de
sensations, jouant sans qu’on puisse en mesurer toutes les conséquences (la puissance est proprement
incommensurable) avec les affects (et non l’intellect) du sujet. À la conception hégélienne du pouvoir,
la puissance opposerait ainsi une terrible dimension nietzschéenne. » (Philippe Dubois in Taminiaux et
Murcia, 2004, p. 59).
152
dans lesquels ces films sont présentés. Odin y schématise le système de relations
intercodiques sur lequel repose la codification cinématographique en présentant
l’ensemble des images, régies par le code iconique, qui se subdivisent ensuite en codes
des images mécaniques comme la photographie, les codes des images en séquence
comme la bande dessinée et finalement les codes des images mouvantes comme les
dessins animés. À la croisée de toutes ces différentes manières de codifier les signes
iconiques, le cinéma est constitué d’un arsenal symbolique illimité pour élaborer ses
connotations, ne serait-ce que dans le jeu de la plasticité, et donner à la collaboration
signifiant-signifié des possibilités infinies de signification.
Dans sa thèse sur la Sémiotique de l’information chez Charles S. Peirce, Jérôme Vogel
résume ainsi les deux fonctions principales attribuées par le logicien américain à toute
représentation :
Toute image, d’un point de vue sémiotique, est donnée, à un premier niveau,
comme un objet plastique, dont l’organisation repose sur une manipulation
154
Dans un premier temps, l’objet représenté donne à voir les conditions formelles de sa
représentation grâce à l’utilisation des deux registres fondamentaux que sont les
couleurs et le clair-obscur. Ces deux registres fondent en quelque sorte la loi qui régit
la reconnaissance des objets comme reproduction des stimuli visuels (cf. 4.3.1) au
moyen de différences et d’oppositions édifiants des énoncés complexes.
Le jeu sur les contrastes de couleurs et sur les contrastes de clairs et obscurs
permet l’exercice de la composition. Celui-ci consiste à dresser dans le tableau un
réseau composé de surfaces et de lignes tracées ou virtuelles qui occupe la totalité
de la surface du support. La première figure rhétorique de la composition est le
cadre. Celui-ci borne les limites de l’espace dans lequel est déployé le réseau des
surfaces et des lignes […] Le réseau, par la disposition qu’il donne aux lignes et
aux surfaces, oriente le trajet perceptuel du spectateur. Il propose des trajectoires
de lecture qui hiérarchisent les différentes composantes de l’œuvre. (Saouter,
1998, p. 33)
Ces deux registres plastiques forment ensuite le support sur lequel se détacheront dans
un deuxième temps les registres fondamentaux de l’iconicité, ou la reconnaissance des
objets du monde réel dans le monde représenté.
L’iconicité désigne les interventions qui sont faites dans le plan plastique pour
organiser le registre des contrastes de telle manière qu’une nomination des formes,
lignes et compositions puisse être effectuée. Cette nomination identifie des
figurations, des représentations […] Ces objets appartiennent au réel ou à
l’Encyclopédie visuelle. Symboles, allégories, attributs, images médiatrices
d’objets réels, œuvres préexistantes : ces objets en très grand nombre sont ceux
de l’histoire de l’art, de la communication visuelle, des peintures de Lascaux au
dernier téléjournal, en passant par l’histoire de Marie de Médicis et les films de
Charlie Chaplin. Le spectateur de l’image puise dans cette Encyclopédie
foisonnante à partir de la dialectique plasticité/iconicité bâtie par le producteur de
l’image. L’articulation plasticité/iconicité est règlementée de manière intelligible
pour le spectateur : des trajets de lecture sont induits dans l’image. Par des jeux
d’interdiction et d’orientation de l’activité perceptuelle, ils conduisent au repérage
155
d’une iconographie et, de là, donnent accès au plan troisième de l’image, le plan
de l’interprétation. (Saouter, 1998, p. 41‑42)
Le code iconique attribue, par conventions devenues habitudes, des significations aux
différentes parties du cadre et de l’image. Depuis les conventions iconographiques
instituées durant l’Antiquité, dans les images religieuses du Moyen-Âge et
resémiotisées durant la Renaissance, le haut représente habituellement la sphère céleste,
le monde divin (Dieu et ses anges), celui des idées, ce qui relève du spirituel, d’un au-
delà de la terre. Le bas d’une image représente la sphère de l’humain, la terre, ce qui
est tangible, physique, matériel, les objets qui sont touchés et qui sont accessibles par
les sens. Les choses de notre monde peuvent parfois être positionnées dans le plan
médian d’une image afin de laisser place à l’Hadès, l’Enfer, à ce qui est vil, aux choses
basses qu’on veut éliminer, oublier, qu’on souhaiterait voir disparaitre, qui ne méritent
pas l’entrée au Royaume des Cieux, dont ils sont le reflet opposé. Dante et Virgile
descendent dans l’obscurité de l’Enfer, remontent vers le purgatoire qui leur donne un
point de vue en contreplongée sur la lumineuse sphère céleste du royaume des cieux,
si l’on se fie entre autres aux illustrations qu’en a fait William Blake, mais surtout aux
gravures de Gustave Doré.
156
Figure 5.1 Dante et Virgile devant Farinata, Figure 5.2 La rose céleste, Paradis, chant
chant X, vers 34 et suivants XXX, vers 124-129
Notons au passage que d’un point de vue plastique, Doré éclaire son Farinata par en-
dessous, ce qui a pour effet d’en allonger l’ombre, alors que pour représenter luminosité
éblouissante et grandiose de la rose céleste du paradis, il grave le poète et son guide en
deux minuscules silhouettes. La source de lumière connote par le fait même le bien ou
le mal en jouant sur le rapport clair-obscur qui est moins vif pour dénoter les feux de
l’enfer que « le soleil du printemps toujours vivace ». Sur le plan de l’iconicité, la
tombe d’où surgit le gibelin est rectangulaire et sa texture très contrastée lui donne
l’aspect d’une pierre très lourde, alors que les blanches robes de la rose céleste forment
un cercle autour du soleil dans une légèreté connotée par une luminosité diffuse et
aveuglante.
La perception des stimuli visuels avec ses huit lois et principes étudiés par la Gestalt
(cf. 4.3.1) détermine la reconnaissance des objets dans l’image. Or, bien avant l’arrivée
157
de l’image en mouvement, l’espace avait fait l’objet d’une division temporelle qui a
trouvé une expression pleine et entière durant la Renaissance. La spatialisation de la
temporalité en un seul plan peut se faire selon deux dimensions : soit en jouant sur la
simultanéité, soit en jouant sur la successivité, grâce au point de vue frontal et à la
perspective monoculaire.
Ainsi, depuis l’avant-plan qui est au plus près des spectateurs d’un point de vue spatial,
et par extension d’un point de vue temporel, le temps s’écoule vers l’arrière-plan, qui
se concentre dans l’infini du point de fuite placé par Alberti au centre de l’image –
notons que les points de vue en plongée ou en contre-plongée n’ont aucune incidence
sur cet effet de temporalisation de l’espace.
partant du coin supérieur gauche vers le coin inférieur droit du cadre, et qu’il est plus
difficile sur la diagonale descendante opposée. Le même principe s’applique pour les
diagonales ascendantes : la montée est plus facile dans le sens de la lecture et elle donne
l’impression d’être plus difficile dans le sens contraire. En deuxième lieux, la
dimension des individus dans le cadre peut être influencée par l’utilisation de l’axe Z,
en combinant différentes lentilles avec l’utilisation adéquate de la profondeur de
champ. Ce sujet sera étudié plus en détail dans la prochaine partie sur les opérateurs
extradiégétiques de production. Disons pour le moment que la profondeur illusoire du
cadre peut être divisée, comme au théâtre, en trois plans d’action : l’avant, le milieu et
l’arrière-plan. Un personnage se situant à l’arrière-plan, filmé avec une lentille grand
angle (dite rapide) et une focale très longue, semblera beaucoup plus petit que les
personnages se situant à l’avant plan. De plus, un peu comme la gauche et la droite du
cadre, à ces différents plans d’action qui usent de la profondeur de champ sont
associées différentes temporalités : dans certains cas, l’action qui se déroule à l’arrière-
plan est associée au passé, ce qui explique que certains cinéastes y représentent les
retours en arrière imaginés par un personnage situé à l’avant-plan 55 , comme dans
Dolores Claiborne (1995). Le diagramme de la figure 5.3 illustre ces conventions
iconographiques résumées par Jennifer Van Sijll avec les différents vecteurs de tension
dont il vient d’être question.
55
La dimension joue pour beaucoup également dans cet effet, car le flashback peut aussi apparaître
comme une vignette (ou un phylactère de BD) qui sort de la tête du personnage. Ce qui est représenté
est nécessairement plus petit.
160
Cette dernière donne d’ailleurs comme exemple Citizen Kane (1941) d’Orson Welles,
qui utilise l’axe Z et ses illusions de grandeur dans sa mise en scène de Kane, qui vient
d’apprendre de son tuteur Thatcher que le Krach boursier de 1929 a englouti sa fortune.
Kane, a grown man, has been returned to the estate of boyhood. Once again he is
dependent of his guardian. On hearing that he will be put on allowance, Kane
walks into the foreground of the frame, a huge, massive figure. He then travels
down the Z-axis towards the back wall. Each step makes him appear smaller. He
reaches the back wall and turns. His diminished size reflects his diminished power.
He looks like a schoolboy, and like his days as a schoolboy, finds himself once
again financially controlled by his guardian. Then Kane walks back toward
Thatcher. With each step he regains some of his former stature. When he stands
beside Thatcher, now appearing “full size”, Thatcher suggests that the economic
problems are just temporary. Without a word of dialog from Kane, director Orson
Welles has communicated Kane’s inner turmoil. (Van Sijll, 2005, p. 10)
Prenons comme exemple de dénotation la toute première séquence d’ALO, celle qui
nous fait entrer dans l’univers dédaléen à quatre mondes imaginé par Gil et Amenábar.
Écran noir. (Voix off, qui semble d’abord venir de très loin, augmente en intensité en
même temps que la première image est révélée par un fondu) Abre los ojos. Abre los
ojos. Abre los ojos. Gros plan sur ce qui semble être un oreiller. Abre los ojos. Abre
los ojos. Abre los ojos. La caméra effectue un mouvement panoramique vers la droite,
regard subjectif sur un réveille-matin digital. Gros plan incliné vers la droite (Dutch) :
9 :00. Abre los ojos. Abre los ojos. Une main vient taper sur le dessus du réveille-
matin : Abre los o... La voix s’arrête. La caméra subjective revient vers la gauche.
Écran noir.
L’écran noir liminaire constitue un contrepoint à la première image qui sera révélée par
le fondu en même temps que le message enregistré sur le réveil. L’écran noir permet
un fondu introductif qui fait apparaître le premier monde fictionnel de l’univers de
ALO. Les objets du monde, qui apparaissent d’abord hors foyer, ou les mots qui
semblent d’abord provenir de loin, représentent les éléments du monde réel qui
fonctionnent de la même manière dans le monde fictionnel. Quelqu’un qui se réveille
dans ce monde fictionnel, nous disent les premières images, revient possiblement d’un
163
autre monde, exactement comme dans le monde réel : il émerge doucement, comme
provenant d’un autre lieu, appartenant à un autre temps. Ce sont les lois de la physique
(diffraction de la lumière) et la mécanique de la perception (distinction progressive
d’un signal dans le bruit sourd du sommeil) réelles qui sont ici représentées par la
dénotation cinématographique. Le monde représenté fonctionne exactement comme le
monde de référence du spectateur, on s’y réveille graduellement et les stimuli sont
captés de manière progressive. Le décor, la direction photo et la mise en scène, ainsi
que les accessoires comme le réveille-matin, dénotent un monde de 1997, qui
fonctionne exactement comme le nôtre fonctionnait en 1997, les individus qui
meublent ce monde ont les mêmes propriétés perceptives et les mêmes habitudes que
ceux qui meublent le monde réel des spectateurs.
Un homme est couché sur le ventre, sa main droite repose encore sur le réveille-matin.
Il se tourne brusquement et s’assoit dans son lit, en soupirant. La lumière de la grande
fenêtre fait de lui une silhouette, on ne distingue pas son visage. Il allume la lumière
de la salle de bain et se regarde nonchalamment dans le miroir. La caméra avance
lentement vers la vitre givrée de la douche derrière laquelle le jeune homme se lave. Il
essuie ensuite le miroir embué et redresse sa chevelure : son visage exprime une moue
suffisante. Il boutonne sa chemise devant un autre miroir, redresse son collet et
descend l’escalier avec précipitation. Il ramasse sa veste au vol et sort de
l’appartement en courant. Une porte de garage s’ouvre sur la ville. À l’intérieur,
d’abord plongé dans l’obscurité, le beau jeune homme démarre sa Beetle blanche
décapotable, sort du garage et fonce vers la ville.
Le protagoniste est un homme qui met son réveil à neuf heures du matin. Il vit les
premiers moments de sa journée comme un être humain occidental ordinaire, se levant
un jour de semaine pour aller au travail, il passe par la salle de bain. C’est la forme de
vie la plus commune (pattern of life). Il se regarde dans un miroir, ajuste son apparence
et se précipite ensuite pour vaquer à ses occupations de la journée. La dénotation
164
Plan serré sur son visage à travers le pare-brise. Sur son chemin, la ville de Madrid
est vide. Il cherche un peu. Pas une voiture, pas une âme qui vive, malgré l’heure. Gros
plan sur sa montre : 10 :05. Il s’arrête à un coin de rue, tire sur le frein à main, sort
de la voiture. Le bruit de claquement de la porte de la voiture semble incongru, comme
si l’écho était étouffé par un vide immense. Le jeune homme court en se retournant
dans tous les sens sur la Gran Via de Madrid, abandonnée, « gravide56 », comme dans
un rêve.
Le monde présenté par la fiction n’est soudainement plus du tout comme notre monde
réel, puisqu’il présente une situation qui ne correspond à aucune expérience effective
des grandes villes occidentales − sauf lorsqu’une pandémie oblige la population à se
confiner chez-elle permettant ainsi de vider exceptionnellement les rues des grands
centres urbains. C’est ici que commence le voyage inférentiel des spectateurs avec son
travail d’hypothèses, qui ouvre des mondes possibles dans son imagination. C’est aussi
le scénario commun d’un récit dystopique, une utopie qui a mal tournée (ou dans le cas
de ALO, le rêve idéal, celui qu’il s’est payé, qui devient un cauchemar). Cette scène
inaugurale dystopique a une fonction très claire dans l’économie du récit : elle marque
le début de la quête pour le protagoniste qui se réveille dans un monde dont il n’a pas
encore conscience, et cette quête consiste justement à prendre conscience de la mesure
de ce monde, c’est-à-dire de le voir tel qu’il est et de le comprendre tel qu’il fonctionne.
56
Gravide dans le sens où l’entend Eco (1985, p. 158), des mondes « à remplir », des mondes potentiels,
qui ne sont pas meublés tant que le lecteur ne les a pas pourvus d’éléments signifiants; ils sont
embryonnaires ou en gestation. Gravide : Se dit d’une femelle ou d’un utérus qui porte un embryon
(Antidote).
165
A Brave New World d’Aldous Huxley et 1984 de son élève Eric Blair (alias George
Orwell) et tant d’autres dystopies commencent souvent de cette manière.
Cela dit, le vide urbain est une propriété exceptionnelle pour les Madrilènes de 1997
dans le contexte véhiculé par ce prologue. La dénotation sert ici à installer un nouveau
monde possible, celui dans lequel Madrid s’est vidé de sa population. Ce vide
profilmique − plus ou moins raté en raison de deux figures perceptibles à l’un des
balcons à droite de l’image – dénote le vide urbain dans la ville de Madrid dans le film
ALO. La dénotation agit ainsi comme opérateur d’accessibilité entre un monde possible
fonctionnant exactement comme le monde réel (WR) et un monde possible qui a une
nouvelle propriété structurellement nécessaire, celle d’être vide (WOn). Le passage est
alors marqué par une propriété profilmique devenue diégétique par un premier niveau
de dénotation, et ensuite par un retour au monde précédent, grâce au message
intradiégétique enregistré sur le radioréveil de César.
(Voix off) Abre los ojos. Abre los ojos. Abre los ojos.
La séquence recommence, mais cette fois-ci une femme dort dans son lit, la ville est
vivante et une voix hors-champ demande « pourquoi me racontez-vous ce rêve ? »
La fin de cette séquence liminaire établit l’importance du rêve dans l’univers qui sera
déployé dans ses parties subséquentes. La dénotation sert à reproduire les conditions
oniriques telles qu’elles se manifestent dans le monde fictionnel, afin de marquer
d’emblée la différence entre les expériences très opposées que sont celles du rêve, des
états de conscience altérée et de la réalité dans les quatre mondes qui composent
l’univers du récit. Ce prologue est par-dessus tout la représentation d’une impression
que nous avons tous expérimentée un jour : le fait de se réveiller dans un rêve. Madrid,
ville déserte, n’est plus dès lors objet à spéculation, car nous nous apercevons, en même
temps que le personnage, qu’il rêvait et donc que nous venions de voir des images
oniriques. À ces dénotations propres à la représentation cinématographique se
166
57
Le symbole logique ⸫ exprime la consécution dans l'inférence; il peut être remplacé par l'expression
« par conséquent ». [Nbp de Jérôme Vogel]
58
Information vient du latin informare qui signifie donner forme à quelque chose, rappelle Vogel. La
représentation est considérée : « en son sens large, habituel et étymologique de toute chose qui est
supposée tenir lieu d'une autre et qui pourrait exprimer cette autre pour un esprit qui serait vraiment en
mesure de la comprendre. (WP 1.257 ; 1865) » (cité par Vogel, 2014, p. 24).
167
Un symbole est un signe naturellement propre à déclarer que l’ensemble des objets
dénotés par n’importe quel ensemble d’indices qui puisse lui être attaché de
certaines façons, est représenté par une icône qui lui est associée […] un signe
conventionnel ou dépendant d’une habitude (acquise ou innée) […] Or les Grecs
utilisaient « jeter avec » (σuμβαλλει) très fréquemment pour signifier
l’établissement d’un contrat ou d’une convention. Et nous rencontrons symbole
168
Si chez Aristote le nom est aussi un symbole, précise encore Peirce, c’est parce qu’il
s’agit d’un signe conventionnel.
Le chapitre 5 sur les codes du 7e art s’est concentré à démontrer que l’image est elle
aussi un signe qui relève de conventions, pour ne pas dire d’habitudes interprétatives,
et la connotation filmique dépend de ce « jeté avec » l’image cinématographique. Les
symboles naissent en se développant à partir de ces autres signes que sont les icônes,
précise Peirce (2.302) 59 , tout comme la connotation se tient sur les épaules de la
dénotation, dans le sens où le symbole « dénote un genre de chose » et qu’« il est lui-
même un genre » (2.301). En ce sens, la signification d’un symbole a la nature d’une
loi qui doit « dénoter un individu et signifier un caractère » (2.293) dans l’esprit de
quelqu’un, et cette opération dans l’esprit de quelqu’un chez Peirce prend le nom
d’interprétant.
59
« L’homme voit ce qu’il est capable de voir et il verra demain dans les mêmes choses autre chose qu’il
ne voit aujourd’hui, non parce que l’homme est un être changeant, mais parce que les symboles vivent :
ils se répandent parmi les hommes qui les utilisent et leur permettent ainsi de se transformer et de donner
naissance à d’autres symboles. » (Nbp. Peirce, 1978, p. 194)
169
logique suit l’effort et produit une habitude, qui court-circuite la sémiose illimitée, soit
le renvoi infini d'un signe à d'autres signes.
On peut prouver que le seul effet mental qui puisse être ainsi produit et qui ne soit
pas un signe, mais qui soit une application générale, est un changement d’habitude;
si l’on entend par changement d’habitude une modification des tendances à
l’action d’une personne, résultant d’expériences antérieures ou d’efforts
antérieurs de sa volonté ou de ses actions, ou d’un complexe des deux genres de
cause. Elle exclut les dispositions naturelles, comme le fait le terme « habitude »
quand il est utilisé avec précision ; mais elle inclut, outre les associations, ce qu’on
peut appeler les « transsociations » ou changements d’associations et inclut même
la dissociation […] Les habitudes ont des degrés de force variant de la complète
dissociation à l’association inséparable. Ces degrés sont des combinaisons de la
promptitude de l’action avec d’autres éléments […] Le changement d’habitude
consiste souvent à augmenter ou à diminuer la force de l’habitude. (Peirce, 1978,
pp. 152‑153 (5.476-5.477))
À l’origine, cette suite d’interprétants repose sur des conjectures visant à donner de la
signification aux phénomènes (les données sensibles du monde) au moyen de la
réalisation d’un désir. Le désir offre un mobile qui fait pression sur ces conjectures vers
une habitude interprétative, qui devient délibérée, ou auto-contrôlée, et se transforme
avec la pratique en croyance, soit une disposition à agir, une habitude, qui s’est fixée
(Peirce, 1978, p. 154 (5.480)). L’amalgame conceptuel de désirs et croyances n’est pas
sans nous rappeler l’intentionnalité de Jaakko Hintikka (cf. 2.3), la conscience est
toujours orientée vers un objet, et à son concept d’attitudes propositionnelles, telles que
la connaissance, la croyance, la mémoire, la perception, l’espoir, le choix, la recherche,
ou le désir dans l’utilisation de verbes comme savoir, croire, percevoir, désirer,
souhaiter, etc. « Nous nous imaginons dans diverses situations et animés de mobiles
divers et nous nous mettons à suivre les lignes de conduite possibles que ces conjectures
nous permettraient d’adopter » (1978, p. 154 (5.481)), précise Peirce, et cette
intentionnalité nous permet de modifier nos habitudes d’interprétation, nos conjectures,
en prévision de résultats espérés, désirés. L’interprétant logique doit donc se conjuguer
au futur, son mode est celui du conditionnel et, puisqu’il convoite des états de choses
et en élimine d’autres, il crée des mondes possibles par le fait de ses intentions.
170
Dans tous les cas, après quelques préliminaires, l’activité prend la forme de
l’expérimentation dans le monde intérieur ; et la conclusion (si elle parvient à une
conclusion déterminée) est que, dans des conditions données, l’interprète aura
formé l’habitude d’agir d’une façon donnée chaque fois qu’il désirera un genre
donné de résultat. La conclusion logique réelle et vivante est cette habitude ; la
formulation verbale ne fait que l’exprimer. (Peirce, 1978, p. 159 (5.491))
Dans l’étude cinématographique qui nous concerne, la connotation filmique doit être
considérée comme symbolique, dans le sens peircien du terme, puisque les
connotateurs sont « jetés avec » la dénotation du plan dans le contexte idiosyncratique
du film. Le code filmique s’adresse particulièrement aux mondes diégétiques, qu’ils
soient actualisés ou possibles, et à la manière dont ils sont connotés par les différents
sons, figures, paroles, musiques, et une panoplie d’autres signes qui composent les
énoncés iconiques par couches successives, le tout afin d’élaborer un récit audiovisuel.
Les énoncés iconiques dénotatifs comme « un homme porte un masque blanc » et « une
femme porte une robe rouge dans une voiture rouge », par exemple, sont des unités
complexes de signifiés appartenant au code iconique, mais qui constituentt aussi les
signifiants du code iconographique. Les signes qui composent ces énoncés se
combinent dans les mondes filmiques afin de signifier beaucoup plus que ce qu’ils
dénotent par leur forme 60 , qui correspond à la combinaison de l’iconicité et de la
plasticité de leur mise en scène dans le plan. Le premier énoncé connote par exemple
un homme qui désire cacher son apparence, son identité, alors que le deuxième connote
60
Ce genre d’énoncé laisse en suspens l’action pour déterminer le sujet en fonction d’attributs
(compléments) circonstanciels. Un peu comme une charade, c’est la réunion de deux ou trois choses
sans motif déterminé qui démarre le jeu de la signification. À la limite, l’énoncé pourrait se lire tout
aussi bien même sous la forme d’une proposition implicite : femme, robe rouge, voiture rouge. Voilà
donc le sens donné au concept de forme : l’énoncé prend la forme d’une charade ou d’une devinette dont
le but est d’inviter les spectateurs à compléter le tableau, non pas tant en ajoutant d’autres compléments
circonstanciels, mais en ajoutant un prédicat : qu’est-ce que l’homme ou la femme s’apprêtent à faire ?
Ces énoncés sont comme une machine qui fait surgir, dans l’imaginaire du spectateur, des scénarios
communs.
172
par la couleur rouge une femme fatale. Ce sont nos différentes habitudes interprétatives
qui prédisent ce type d’associations de la couleur rouge à l’amour passionnel et au sang,
ou le port d’un masque au secret (le carnaval), à la dissimulation, mais aussi à
l’incarnation de propriétés qui n’appartiennent pas à l’individu qui le porte comme
l’exprime l’association de l’objet masque à la persona des acteurs de la tragédie
grecque – et à l’archétype jungien par extension.
61
Cf. Odin (1990, p. 112) et Eco (1972, p. 187)
173
vide − appelle aussi le réveil et son message qui donne son titre au film, soit l’opérateur
qui permet la traversée de WOn vers WR. « Abre los ojos » n’est pas seulement
l’expression qui donne son titre au film ou un message sur le réveil de César, il est
l’opérateur primordial qui permet le voyage vers l’univers fictionnel qu’il introduit.
Écran noir. (Voix off, qui semble d’abord venir de très loin, augmente en intensité en
même temps que la première image est révélée par un fondu) Abre los ojos. Abre los
ojos. Abre los ojos. Gros plan sur ce qui semble être un oreiller. Abre los ojos. Abre
los ojos. Abre los ojos. La caméra se tourne vers la droite, regard subjectif sur un
réveille-matin digital. Gros plan Dutch (incliné) : 9 :00. Abre los ojos. Abre los ojos.
Une main vient taper sur le dessus du réveille : Abre los o... La voix s’arrête. La
caméra subjective revient vers la gauche. Écran noir.
L’écran noir connote le sommeil sans rêve, duquel on émerge lorsque les sons et la
lumière semblent surgir d’un ailleurs inconnu, jusqu’à ce que la vue et l’ouïe retrouvent
le bon foyer et récupèrent la qualité des perceptions habituelles de la réalité. Le gros
plan dénote la première chose qu’on peut voir en ouvrant les yeux : un oreiller, mais
combiné au message répétitif du réveil, qui intensifie la scène, il connote par le fait
même l’envie de rester au lit, la paresse, la procrastination et, pourquoi pas,
l’adolescence, le manque de maturité, l’irresponsabilité.
Un homme est couché sur le ventre, sa main droite repose encore sur le réveille-matin.
Il se tourne brusquement et s’assoit dans son lit, en soupirant. La lumière de la grande
fenêtre fait de lui une silhouette, on ne distingue pas son visage. Il allume la lumière
de la salle de bain et se regarde nonchalamment dans le miroir. La caméra avance
lentement vers la vitre givrée de la douche derrière laquelle le jeune homme se lave. Il
essuie ensuite le miroir embué et redresse sa chevelure : son visage exprime une moue
174
Plan serré sur son visage à travers le pare-brise. Sur son chemin, la ville de Madrid
est vide. Il cherche un peu. Pas une voiture, pas une âme qui vive, malgré l’heure
matinale avancée. Gros plan sur sa montre : 10:05. Il s’arrête sur un coin de rue, tire
sur le frein à main, sort de la voiture. Le bruit de claquement de la porte de la voiture
semble incongru, comme si l’écho était étouffé par un vide immense. Le jeune homme
court en se retournant dans tous les sens sur la Gran Via de Madrid,
abandonnée, « gravide », comme dans un rêve.
De la dénotation « ville est vide » surgit immanquablement une question, où sont les
Madrilènes? Toutes les réponses à cette question représenteront des mondes possibles,
dont celui qui sera entériné ou actualisé par les connotateurs de la prochaine scène et
qui renforceront l’opérateur d’accessibilité entre le rêve et la réalité.
175
(Voix off) Abre los ojos. Abre los ojos. Abre los ojos. La séquence recommence, mais
cette fois-ci une femme dort dans son lit, la ville est vivante et une voix off demande
« pourquoi me racontez-vous ce rêve ? »…
Ce n’était donc qu’un rêve et cette première séquence, qu’on peut identifier au prologue
du film, puisqu’elle a été placée avant le générique de début, contient toute
l’information nécessaire pour assurer une certaine logique causale à ce qu’il sera
possible d’inférer dans le développement et dans la résolution du récit. Le prologue
contient en quelque sorte l’univers en entier62 : il contient dans ses connotations tous
les mondes ainsi que la prémisse du conflit qui déclenchera les différentes quêtes de
César. Il est un microcosme connoté du récit dénoté qu’il annonce. Les scènes
présentées sous le générique connotent à leur tour la structure mondaine et actancielle
de ALO : la conversation qu’entretient César avec le psychiatre Antonio à propos de la
situation initiale dans laquelle il se trouvait avant les événements (analepse en voix
hors-champ), contenant des références explicites à son rêve, au sexe et à sa routine
matinale (connotateurs des passages vers WOn et W14); on y voit Madrid en action (WR),
un vieil homme qui pique du nez (L.E., WOn + 14), une femme malgracieuse qui vend
des cigarettes aux conducteurs coincés dans le trafic (WDéf), des jeunes qui flânent et
qui fument (l’anniversaire de César en WR), la police (l’enquête pour meurtre en WDéf
+ 14), une équipe de tournage au travail (W14), Sofía qui fait le mime dans un parc
ensoleillé et César qui l’aperçoit de sa voiture pour la première fois (sujet et objet de la
quête principale).
62
Chaque plan, composant chaque scène, chaque séquence et chaque acte, est en soit une monade, qui
contient le récit en puissance, dans ses dimensions iconique et plastique autant que dans son champ
narratif. Aussi, l’imaginaire onirique se déploie très souvent dans les récits occidentaux sous la forme
baroque des deux étages de l’édifice leibnizien identifiés dans l’introduction.
176
l’incrédulité des spectateurs provoquée par la présence d’un Deus ex Machina, soit
dans la résolution d’un nœud dramatique, d’une intrigue ou de l’histoire complète, qui
ne suit pas la logique interne du récit. Or, cette séquence, présentant le quotidien des
Madrilènes, témoigne surtout du chaos qui règne dans la tête du protagoniste et, par le
fait même, connote sa quête de mise en ordre des situations et des relations entre
propriétés incompossibles, en recomposant les morceaux du casse-tête de son passé. Il
ne faut pas oublier que cette quête lui est imposée en partie de l’extérieur, car il doit
expliquer à la cour (représentée par le psychiatre) ce qui l’a mené au meurtre de Sofia.
Évidemment, le dénouement du récit révèle qu’en fait la mise en scène du psychiatre,
qui essaie de recoudre les fils de l’histoire pour préparer sa défense, est en réalité un
scénario commun que César reproduit dans sa propre imagination (W14). Antonio
incarne une représentation de son intelligence logique, qui peine à faire face à
l’incongruité de sa réalité parce que ses trois principes fondamentaux de la logique des
mondes, soit celui de la raison suffisante, celui de la non-contradiction et celui de
l’harmonie préétablie ne fonctionnent plus. Le psychiatre fait mine de jouer un rôle
d’adjuvant, mais la résolution nous révèle qu’il s’opposait en fait au contrôle que le
protagoniste aurait pu avoir sur la réalité virtuelle dans laquelle il se trouvait en W14.
Inconsciemment, suspendu dans son paradis artificiel, César construit un monde
possible dans une prison, s’y enferme, le meuble d’un garde rébarbatif et d’un
psychiatre prosaïque pour l’inciter à prendre conscience de sa situation réelle − c’est
un rêve (monde possible) qui lui fera comprendre qu’il est dans un rêve (situation
réelle).
Les métaphores baroques ne manquent pas pour figurer la situation, à commencer par
celle de ruban de Moebius, qui fonde l’architecture de l’univers à mondes multiples de
ALO. L’idée principale qui soustend le scénario de Gill et d’Amenábar, pourrait se
résumer en ce scénario commun, ne serait-ce que pour le public espagnol : prendre
conscience que l’on rêve, autrement dit se voir rêver, c’est un peu comme être vivant
dans la mort ou, comme l’écrivait Pedro Calderon de La Barca, référence
177
63
« Qu'est-ce que la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est petit: que toute
vie est un rêve et les rêves sont des rêves. » Ma traduction, La vida es sueño (1635).
CHAPITRE VI
Peirce insiste sur le fait que, pour exprimer une idée, un possible, « tout ce qui contient
son être en lui-même » (Lettres à Lady Welby, 1978, p. 60), il faut compter sur
l’opération d’une loi générale mise en forme dans un symbole. L’opérateur
d’accessibilité dont il sera question dans le reste de cette thèse doit ainsi être considéré
comme un symbole et la loi qu’il met en forme tient du code filmique et des
connotations que prennent certains artifices audiovisuels dans leur représentation du
monde réel. L’opérateur marque le passage et identifie par le fait même la frontière
entre deux ou plusieurs mondes, dont les vérités logiquement nécessaires déterminent
la compossibilité ou l’incompossibilité. Les lois qui régissent le monde du rêve sont,
par exemple, fort différentes de celles qui régissent le monde réel, et la frontière entre
les deux est tellement indéfinissable que personne ne s’est jamais souvenu du moment
exact de son endormissement. Pis encore, l’univers onirique peut contenir plusieurs
mondes incompossibles et permettre à la conscience d’y voyager sans peine et souvent
même sans se rendre compte d’être en train de rêver. Dès lors, comment déterminer de
manière audiovisuelle ce qu’on n’a jamais vu ni vécu consciemment dans la réalité ?
La connotation est évidemment l’artifice idéal, puisqu’elle permet de « jeter avec » les
objets dénotés des sensations particulières, des intuitions précises qui, fortes
d’habitudes interprétatives (des conventions au sens de Peirce – d’où le « jeter avec »),
déterminent des perceptions nouvelles, des propriétés essentielles et accidentelles
particulières, des vérités logiques inédites.
179
L’opérateur d’accessibilité entre les mondes, avec sa suite de connotateurs, peut être
exprimé de deux différentes manières : il peut appartenir à l’univers narratif et
s’exprimer comme un objet intradiégétique, comme un individu appartenant au(x)
monde(s) dans le film ; il peut aussi bien s’exprimer au moyen d’artifices audiovisuels
extradiégétiques relevant du monde du film, de la préproduction à la postproduction et,
plus particulièrement, comme un outil relevant de la grammaire du montage.
Dans Esthétique du cinéma, Jacques Aumont et ses collègues écrivent qu’« Au niveau
du modèle actanciel, le personnage de fiction est donc un opérateur puisqu’il lui revient
d’assumer grâce aux fonctions qu’il remplit, les transformations nécessaires à
l’avancée de l’histoire. » (2001, p. 93) D’un point de vue logique, ces fonctions
constituent des relations entre propriétés structuralement nécessaires et les
changements apportés à ces relations entre propriétés d’individus peuvent dans la
plupart des cas représenter le passage d’un monde à un autre. Dans la première partie
de cette thèse, surtout dans le deuxième chapitre sur la logique des mondes et le
troisième chapitre concernant la mécanique transmondaine, la notion de propriétés et
les relations qu’elles entretiennent entre elles ont été identifiées comme le matériau
fondamental de la création mondaine. Qu’elles soient essentielles, comme celles de
Sofía − jouée par Penélope Cruz, déterminant qu’elle est essentiellement une femme
séduisante −, ou qu’elles soient structuralement nécessaires − le fait par exemple que
Nuria soit l’amante de César avant qu’il ne rencontre Sofía, déterminant par le fait
même la structure de la première quête, soit le schéma actanciel du trio amoureux
évoluant sous le signe de la jalousie −, les relations entre propriétés des individus qui
meublent un monde fixent la nature de celui-ci et règlent en quelque sorte le degré de
compossibilité qu’il entretient avec les autres mondes de l’univers diégétique. Dans
cette perspective, les opérateurs intradiégétiques sont, à quelques exceptions près,
toujours liés aux relations actancielles, soit aux différents protagonistes et aux
180
Dans sa Poétique, Aristote jette les bases de ce qui deviendra l’archétype du récit-quête.
Il y précise que l’intrigue est un assemblage de faits dont la finalité est l’imitation de
l’action, que ce soit les personnages agissants qui exécutent l’imitation de l’action, et
que ce soit dans l’action même que ceux-ci connaissent le bonheur ou le malheur.
Puisqu’il s’agit de l’imitation d’une action qui est exécutée par des personnages
agissant, lesquels sont nécessairement tels ou tels en raison du caractère et de la
pensée […] il y a deux causes naturelles des actions […] j’appelle « caractère »
ce qui nous fait dire des personnages agissants qu’ils sont tels ou tels ; j’appelle
enfin « pensée » ce qui dans leurs paroles revient à faire la démonstration de
quelque chose. (La Poétique §6, 1450a).
Le caractère d’un protagoniste, soit le point de vue qu’il adopte sur le monde, sa
boussole morale, ses affects, ses désirs conscients et ses besoins inconscients, est aussi
influencé par son statut social et souvent même par son apparence. Le caractère
s’exprime dans les décisions qu’il prend, par exemple, devant les faits qui lui sont
présentés, comme dans cette alternative qui changera la vie de César dans
ALO : monter ou ne pas monter dans la voiture rouge de Nuria la femme fatale ? Sa
pensée, ce qu’il communique de ce caractère, si l’on adopte le point de vue
aristotélicien de l’intrigue, passe aussi par ce qu’il dit : « mañana espero estar muerto
/ demain j’espère être mort », avoue le César défiguré à Pelayo alors qu’il vient d’être
rejeté par Sofía – après été défiguré par l’accident causé par Nuria. Or, ce caractère est
forgé par un passé qui survit dans la conscience et qui influence non seulement un
présent mais aussi des futurs potentiels : des mondes possibles. Le caractère d’un
personnage évolue dans sa confrontation quotidienne avec les aléas de l’existence
humaine, ses perceptions du monde et les interprétations qu’il en fait, ainsi que dans
ses rapports relationnels avec les individus qui meublent ce monde. Du point de vue du
récit-quête – l’intrigue archétypale telle qu’introduite par Aristote dans sa Poétique −,
181
Suivant les relations que la conscience entretient avec l’espace-temps, ne serait-ce que
dans ses perceptions corporelles des données sensibles façonnant les objets qui
meublent son monde (cf. 4.3), nous avons identifié trois grandes catégories
d’opérateurs intradiégétiques déterminant l’existence des différents mondes qui
composent un univers filmique. Tout d’abord, les opérateurs temporels, liés au récit et
à l’intentionnalité des protagonistes – à savoir les personnages agissant dans la poussée
exercée par leurs désirs conscients (objets de la quête), eux-mêmes motivés par des
besoins inconscients −, se développent en fonction des relations qu’entretiennent le
corps, ses perceptions et la mémoire avec la causalité narrative. Ensuite, les opérateurs
hyperboliques, liés à la psyché et déterminés par l’équilibre émotionnel des individus,
relèvent des perceptions des données sensibles du mondes par la conscience, et des
interprétations de ces données avancées par les actants dans le contexte du récit. Ces
opérateurs et connotateurs comptent particulièrement sur les aberrations que la
conscience peut produire lorsque l’équilibre émotionnel d’un individu est perturbé par
un agent intermédiaire entre lui et le monde qu’il perçoit. Enfin, les opérateurs
mobiliers concernent les individus et leurs rapports mutuels avec et dans l’espace, leurs
relations-différences de propriétés en tant que lieux, objets, personnages, événements
et phénomènes, qui « meublent » les différents mondes de la matrice audiovisuelle. Ces
opérateurs mobiliers sont propulsés par l’impermanence et le mouvement.
182
Une analyse du film Abre los Ojos (ALO) et de son remake américain Vanilla Sky (VS)
est imbriquée dans les études de chacune de ces catégories d’opérateurs et des
différents connotateurs qui les activent afin de mettre en relief leurs différentes
fonctions et utilisations possibles au sein d’univers complexes, comme ceux proposés
par Alejandro Amenábar et Cameron Crowe. Cette confrontation analytique entre un
univers baroque et le même univers construit de manière beaucoup plus réaliste, fera
la démonstration que l’accessibilité esthétique des mondes possibles au cinéma compte
sur ces opérateurs intradiégétiques pour élaborer une structure universelle complexe
sans égard au genre d’intrigue ou au style d’un cinéaste. Les opérateurs intradiégétiques
temporels, hyperboliques et mobiliers, avec leur suite de connotateurs, construisent en
fait la matrice d’un univers à mondes multiples, et servent en même temps de fil
d’Ariane pour le spectateur-Thésée qui entre dans le labyrinthe cognitif et émotionnel
formé par l’intrigue.
qui, sans la pression de ces événements ayant marqué sa vie, ne serait pas crédible ou
attachant − dans le sens où les spectateurs s’identifient à une personnalité en s’y
attachant émotionnellement (par empathie et parfois même par sympathie). À la base
de cet attachement émotionnel se trouvent les deux émotions fondatrices de l’intrigue
aristotélicienne, à savoir la crainte et la pitié, ainsi que les deux qualités fondamentales
d’une intrigue, soit la vraisemblance et la nécessité, lesquelles établissent la causalité
narrative.
Parmi les intrigues, les unes sont simples, les autres sont complexes précisément
parce que les actions dont les intrigues sont les imitations ont elles-mêmes ces
caractères. J’appelle « simple » une action qui se déroule en restant cohérente et
une, comme cela a déjà été défini, et dans laquelle le renversement se produit sans
péripétie ni reconnaissance ; et « complexe » celle dans laquelle le renversement
est issu de la reconnaissance ou de la péripétie ou bien des deux. Tout cela doit
découler de l’assemblage même de l’intrigue, c’est-à-dire résulter des événements
antérieurs et se produire par nécessité ou selon la vraisemblance ; il y a en effet
une grande différence entre les événements qui se produisent l’un à cause de
l’autre et ceux qui se produisent l’un après l’autre. (Aristote, 1997, p. 39, § 10,
1452a)
Selon Aristote (cf. Physique, Livre II, chap. III), la causalité narrative est une loi,
promulguée par la temporalité et les trois principes fondamentaux de la logique des
mondes 64 , qui relèvent de quatre causes primordiales. Dans un premier sens, la
causalité peut dépendre de la matière qui constitue une chose, « ce dont elle est faite et
qui y demeure immanent » (§2), dont la représentation cinématographique est surtout
diffusée par la plasticité. La cause du désarroi premier de César, par exemple, relève
de la constitution matérielle de la peau de son visage, ainsi faite qu’on ne peut la
retravailler pour lui redonner sa forme initiale après un grave accident − ce qui dépend
des lois de la chimie biologique et de la thermodynamique (deuxième principe :
irréversibilité et entropie), qui sont les mêmes aussi bien dans notre monde réel que
dans celui de César WR + Déf, jusqu’à ce que la technologie future puisse contrecarrer
64
La raison suffisante, la non-contradiction (tertium non datur) et l’harmonie préétablie.
184
les effets de ces lois (ce qui survient dans W14 + 2145). Le fait que le visage de César soit
tantôt bien fait, tantôt labouré de larges cicatrices, sans égards à la chronologie dans la
successivité des états, implique par connotation l’incompossibilité entre WR et WDéf et
détermine l’onirisme de W14, qui juxtapose les deux états incompossibles. Dans un
deuxième sens, la causalité peut dépendre de l'essence d’un individu, ce qu’Aristote
associe à « la forme et le modèle des choses ; c'est-à-dire la notion qui détermine
l'essence de la chose, et tous ses genres supérieurs. » (§3) La forme d’une chose relève
de l’iconicité dans ses représentations cinématographiques, et celle-ci est déterminée
par les propriétés essentielles d’un individu d’un point de vue logique. La causalité
narrative peut dépendre dans son troisième sens d’une cause motrice, ou efficiente :
« le principe premier d'où vient le mouvement ou le repos » (§4), qu’on peut ensuite
rapprocher du concept lucrécien de clinamen65, « la matière est agitée de mouvements
obscurs […] tu verras souvent ces corps changer de route et retourner en arrière sous
d’aveugles chocs » (De la nature, livre II, v. 127-130). La cause motrice, d’un point de
vue cinématographique, implique dès lors des changements physiques et axiologiques
que le protagoniste subit, et qui installent un avant et un après en propulsant le récit
vers sa résolution − comme un accident de voiture qui transforme un homme séduisant
en véritable monstre. Ces changements et déviations du cours des événements, ou ces
bifurcations de la trame narrative vers un monde alternatif, tiennent du principe
d’impermanence qui est impliqué dans le mouvement des objets du monde, et qui sont
déterminés, du point de vue de l’existence humaine, par l’intentionnalité comme cause
finale.
En ce dernier sens, à une cause peut correspondre une finalité, un objectif ou un but, à
savoir la raison d’être d’un objet, ce en quoi il consiste, « le pourquoi de la chose »
(§5). Il s’agit donc de l’objectif propre à toute intentionnalité, à toute attitude
propositionnelle (cf. 2.3). La quête des protagonistes est motivée par un désir conscient
65
Du latin « inclinaison », « déviation » (Gaffiot, 2001, p. 137)
185
Faute d’indication contraire, on considère que ce qui nous est donné à voir dans
un film se déroule, dans le monde de l’histoire racontée, au présent. C’est par
rapport à ce présent de référence que des différences temporelles peuvent
apparaître : retour sur un événement dans le passé, projections dans le futur. (1990,
p. 72)
Les opérateurs temporels et leurs séries de connotateurs sont établis à partir du présent
référentiel des protagonistes, en considération de leurs propriétés essentielles et
accidentelles, elles-mêmes corollaires d’un passé extradiégétique − appartenant tout de
même au monde de référence filmique au sein de l’univers fictionnel. Ce passé
extradiégétique, sans devoir être explicite, doit tout de même être représenté afin
d’identifier les causes de l’état présent d’un protagoniste au moment de la situation
initiale jusqu’à l’élément déclencheur, et celles à l’origine de ses différentes quêtes.
Par exemple, du point de vue de la caractérisation, il est tout de même important de
savoir dès le début de l’histoire que César est un enfant unique ayant hérité d’une
chaîne hôtelière et d’une fortune considérable à la mort de ses parents, notamment de
façon à justifier (rendre vraisemblable) les coûts faramineux qu’il engagera pour
retrouver son visage d’avant l’accident : le coût de la chirurgie plastique et ses
multiples essais infructueux, celui de la cryogénie et de la réalité virtuelle proposée par
Life Extension.
186
La causalité narrative est ainsi établie par une chaîne chronologique d’événements qui
mène de manière plus ou moins prévisible à une résolution dans une suite d’actions-
réactions dont les causes essentielles, formelles, motrices et finales se perdent dans les
séries infinies de relations entre propriétés qui définissent un monde. Il es donc
impossible de trouver un point de départ même si, ne serait-ce que du point de vue
psychanalytique, on peut remonter jusqu’à l’événement qui a forgé telle ou telle
propriété essentielle et structurellement nécessaire de tel ou tel individu. C’est ici
qu’intervient le rapport de la conscience d’un individu et des perceptions de son corps
avec le temps, son passé, sa mémoire, en ce sens que, comme l’écrit Bergson dans
Matière et mémoire, « il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs.
Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et mille détails de
notre expérience passée. » (2012, p. 73)
Bref, la mémoire sous ces deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de
souvenirs un fond de perceptions immédiates et en tant aussi qu’elle contracte une
multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience
individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses
[…] et nous demanderons donc qu’on entende provisoirement par perception non
pas ma perception concrète et complexe, celle que gonfle mes souvenirs et qui
offre toujours une certaine épaisseur de durée, mais la perception pure, une
perception qui existe en droit plutôt qu’en fait, celle qu’aurait un être placé où je
suis, vivant comme je vis, mais absorbé dans le présent, et capable, par
l’élimination de la mémoire sous toutes ses formes, d’obtenir de la matière une
vision à la fois immédiate et instantanée. (Bergson, 2012, p. 74)
La causalité narrative se développe ainsi par épigenèse de propriétés, dans une suite
d’actions-réactions, ou de causes à effets, qui se produit depuis un moment initial se
perdant dans un passé insondable, et qui converge vers une résolution spécifique.
« C’est ainsi que mon présent est en relation interne avec mon plus lointain passé, et
tout événement avec un faisceau de chaînes causales qui s’enfoncent indéfiniment dans
le passé et vers un futur indéfini. Le souvenir est le reflet de l’épisode passé. », résume
Jean-Claude Dumoncel dans sa lecture critique de Process and reality de Whitehead
(1984, p. 583). Au sein de la mélodie, pour reprendre l’analogie deleuzienne de
l’harmonie baroque, la première note résonne encore dans la dernière, même si
l’événement d’une note de musique est défini par Whitehead (à l’instar de la monade
leibnizienne, justement) comme ce qui jamais n’arrivera deux fois. Or, une pièce de
musique, toute baroque soit-elle, est un système individuel qui se rapporte à un présent
déterminé par une continuité, la flèche du temps, allant du passé au futur, une ouverture
se prolongeant de mouvements en mouvements vers une finale. Un univers
cinématographique est, au contraire, un système complexifié par la juxtaposition, et
parfois même par la superposition, comme dans les deux films à l’étude, de plusieurs
systèmes individuels appelés mondes. Dans un système complexe comme un univers
cinématographique composé de plusieurs mondes, un événement peut créer du non-
sens – littéralement aller à contresens de la flèche du temps – ou encore faire bifurquer
le cours temporel depuis une cause initiale vers un effet inattendu ou inhabituel, « le
sens est produit par le non-sens comme son effet » résume David Lapoujade au sujet
du paradoxe deleuzien décortiqué dans Logique du sens (2014, p. 121).
Lorsque la trame narrative bifurque et crée une nouvelle série sous la pression d’un
événement, une singularité comme un accident de voiture, elle brise ainsi la suite de
cause à effet et crée dès lors un nouveau monde, une nouvelle trame caractérisée par
de nouvelles vérités nécessaires et propriétés essentielles. Parallèlement au
protagoniste, les spectateurs se saisissent de ces singularités événementielles et tentent
d’en calculer les effets afin de deviner ce qui vient dans la suite de la série. Leurs
189
Le bon sens se donne ainsi la condition sous laquelle il remplit sa fonction, qui est
essentiellement de prévoir : il est clair que la prévision serait impossible dans
l’autre direction, si on allait du moins différencié au plus différencié […] une telle
répartition impliquée par le bon sens se définit précisément comme distribution
fixe ou sédentaire […] Les caractères systématiques du bon sens sont donc :
l’affirmation d’une seule direction ; la détermination de cette direction comme
allant du plus différencié au moins différencié, du singulier au régulier, du
remarquable à l’ordinaire ; l’orientation de la flèche du temps, du passé au futur,
d’après cette détermination ; le rôle du présent dans cette orientation ; la fonction
de prévision rendue possible ainsi ; le type de distribution sédentaire où tous les
caractère précédents se réunissent. Le bon sens joue un rôle capital dans la
détermination de signification. Mais il n’en joue aucun dans la donation de sens ;
et cela parce que le bon sens vient toujours en second, parce que la distribution
sédentaire qu’il opère présuppose une autre distribution […] la distribution
nomade où chaque événement est déjà passé et encore futur, plus ou moins à la
fois, toujours veille et lendemain dans la subdivision qui les fait communiquer
ensemble. (1969, pp. 103‑105)
190
Le passé de César est plus ou moins exposé dans Abre los ojos alors qu’on le souligne
à grands traits de flashbacks dans Vanilla Sky. Comme l’illustre le schéma des quatre
mondes de ALO (cf. figure 3.2), les réalités perçues et vécues par le personnage de
César se suivent et se provoquent, s’emboitant même parfois les unes dans les autres
jusqu’à se cannibaliser mutuellement, coupant ainsi les liens chronologiques,
synchroniques et causaux les unissant dans l’ensemble cohérent du récit, tel qu’il est
exposé lors de la résolution par Serge Duvernois – le représentant et « préposé au
soutien technique » de la firme Life Extension, chargé de porter secours en W14x (le
mode tutoriel de la réalité virtuelle), à César dont le monde se détraque à cause de
perceptions paradoxales simultanées : la superposition de l’apparence de Nuria sur
celle de Sofía en W14, par exemple. Qui plus est, dans VS, c’est le passé de petit fils à
papa de David Aames (Tom Cruise) qui le hante et qui permet de souligner à grands
traits, comme nous l’avons dit, le complot machiavélique possiblement fomenté par les
actionnaires de la compagnie dont il a hérité 51% des parts, afin de le faire juger
psychologiquement inapte à diriger les activités de l’entreprise. Ce passé, fort
important dans le film américain et beaucoup plus estompé dans l’original espagnol,
191
Dans ALO, César défiguré de WDéf ne peut oublier le souvenir de son succès auprès
des femmes, qui était attribuable à son apparence, et sa nouvelle quête, suite à
l’accident provoqué par le suicide de Nuria, consiste à retrouver cet outil de séduction
qui lui a été enlevé afin de retourner à sa quête précédente de WR, celle de conquérir le
cœur de Sofía. La quête est déterminée par les propriétés essentielles du protagoniste,
et détermine à son tour le monde dans lequel ce dernier existe. Le protagoniste de la
66
Évidemment, rien n’empêche les spectateurs de spéculer plus ou moins librement sur différentes
résolutions appuyées à différents degrés par la structure de l’univers de VS. On peut trouver sur un site
web dédié à la filmographie de Cameron Crowe, les six résolutions les plus plausibles soumises par les
lecteurs du blogue : <http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>
192
reprise américaine, David Aames, doit quant à lui conjuguer les mêmes souvenirs que
son alter ego espagnol, avec son présent défiguré, mais s’ajoute en plus une pression
relative à sa réputation de fils à papa, mise en relief non seulement par le psychologue
McCabe (Kurt Russel), mais aussi par l’ajout de personnages porteurs de connotations
précises (nous y reviendrons en 6.1.3).
Le passé relatif au présent dans les deux films – la mort des parents et l’héritage
(connotateur #16), la relation superficielle et égoïste que les deux protagonistes
entretiennent avec les femmes en général, Julie Gianni pour David et Nuria pour César,
en particulier (#11 : « porque me toca los huevos ») −, devient un prédicat créateur de
mondes possibles 67 : un ensemble de connotations annonçant et renforçant les
différents opérateurs d’accessibilité, dès l’instant où il fait bifurquer le récit en diverses
possibilités narratives et impose par le fait même une prise de décision en termes de
réaction du personnage, ou une supposition interprétative de la part du spectateur. La
logique est évidemment causale dans les deux versions, même si l’une est empreinte
d’indétermination alors que l’autre est presque totalement univoque. C’est d’abord
parce qu’ils ont perdu leur première place dans la chaîne de séduction (en perdant la
face et Sofía) que César et son homologue américain David décident de faire affaire
avec l’entreprise de cryogénie Life Extension. Si Sofía n’avait pas tenu compte de
l’apparence répugnante postaccidentelle, le récit aurait bifurqué dans le monde propre
aux films romantiques à l’eau de rose, où le mariage et la famille sont les conséquences
ultimes de la quête d’amour. La morale aurait été beaucoup plus simple : l’habit ne fait
pas le moine. Pourtant, cette morale définit l’idéologie qui fonde la réalité virtuelle
permise par la clause 14 du contrat de L.E. dans ALO, devenu un Lucid dream dans
VS. C’est parce que Sofía l’a rejeté dans le passé (présent de WDéf) que César n’arrive
67
Le prédicat chez Ryan ou le réquisit chez Leibniz ont la même fonction, ils servent à déterminer ce
qui est nécessairement requis pour une fin donnée. Le prédicat est, en ce sens, une propriété ou un
ensemble de propriétés appartenant au passé relatif au présent qui permet de déterminer un monde ou un
individu particulier déterminant un monde particulier. Comme la monade contient en elle le monde qui
s’exprime à travers elle, le personnage principal est le siège des propriétés essentielles qui déterminent
le monde auquel il appartient par ses relations.
193
pas à croire à l’amour inconditionnel qu’elle lui témoigne dans W14. Ce changement
subit et sans précédent — parce qu’il n’a pas été appuyé par une suite de connotateurs
— dans la relation structurellement nécessaire qu’ils entretenaient ensemble suite à
l’accident de voiture, brise la chaîne causale entre WR, WDéf, et détermine d’un même
souffle l’incongruité qui caractérise le quatrième monde W14.
Le problème chez César vient du fait que ce passé relatif au présent − la mort de ses
parents en plus de l’héritage d’une certaine fortune et de la chaîne hôtelière –
déterminait jusqu’à l’accident la solidité de son existence. Ses propriétés d’estime de
soi, comme son charme, mais surtout son indépendance financière et sa position de
chef d’une entreprise, se transforment du jour au lendemain en propriétés d’insécurité,
et il se met dès lors à s’inquiéter du fait que ses associés, soutenus par le groupe de
médecins chargé de lui refaire le visage tentent de le plumer, et que Pelayo veut lui
voler Sofía. À partir de la deuxième moitié du récit, ce passé relatif au présent finit par
perdre toute sa substance et s’efface au profit d’un nouveau passé dans lequel 1) Nuria
n’existe que sous les traits fugitifs de Sofía et 2) il n’est même plus certain d’avoir été
victime d’un accident et d’être défiguré sous son masque − ou même d’avoir vécu les
souvenirs de son anniversaire, la rencontre avec Sofía et l’existence même de Nuria.
Pis encore, il est accusé du meurtre de Sofía alors qu’il est aux prises avec le souvenir
d’avoir étranglé Nuria, qu’il accusait d’avoir fait disparaitre Sofía par jalousie! À ce
moment du récit, soit celui où il est incarcéré pour le meurtre de Nuria/Sofía dans la
prison de Madrid, il croit être dans WDéf, mais Antonio, le psychiatre chargé d’évaluer
sa capacité à subir un procès, tente par tous les moyens de le convaincre qu’il est dans
WR, qu’il n’y a pas eu d’accident, que Nuria n’a jamais existé, sauf dans son
imagination, et qu’il est sous l’emprise d’une psychose qui lui fait halluciner son visage
défiguré. Pour appuyer son argumentation, Antonio utilise la puissance du symbole
afin de faire naître chez son patient une propriété de doute sur son équilibre mental en
le comparant à un anorexique (#116) :
ANTONIO
194
Tu es très beau!
CÉSAR
(Sur un ton enfantin et pleurnichard)
Non!
ANTONIO
Écoute, peut-être que tu as un problème qui ressemble à de l’anorexie. Certaines
filles insistent pour se voir grosses et finissent par en devenir folles.
(01 :38 :37)
Cette référence à l’anorexie avait été annoncée dès le début du film, lors de la première
conversation entre César et Pelayo dans la salle de sport (connotateur #13), ce dernier
exprimant son désarroi d’être moins séduisant et d’avoir, par le fait même, moins de
succès auprès des femmes. Condescendant, César lui avait servi exactement la même
réponse que lui sert le psychiatre dans la salle de bain des bureaux de L.E. : « Certaines
filles insistent pour se voir trop grosses et finissent par en devenir folles. » (00 :07 :35)
Ce rappel du passé dans la diégèse a deux fonctions : 1) connoter le fait que cette scène
de crise enfantine, qui se joue dans les toilettes à la fin du film, est le fruit de son
imagination et 2) connoter la possibilité d’une psychose et renforcer la réalité du
meurtre de Sofía dont il est accusé dans W14. Ces deux connotateurs agissent en
quelque sorte l’un contre l’autre pour appuyer les propriétés incompossibles du paradis
artificiel permis par la technologie de la clause 14.
La conversation analeptique, que César entretient tout le long du film avec le psychiatre
Antonio dans la prison, est d’autant plus déterminante qu’elle domine, grâce au
montage, tous les autres mondes. Par cet échange entre la dernière version de César et
un psychiatre halluciné, qui chapeaute le récit et le ponctue périodiquement, Amenábar
propose un point de vue (proleptique dans la chronologie du montage mais analeptique
dans celle du récit) sur les événements appartenant au passé qui seront éventuellement
présentés dans la résolution, et influence ainsi l’interprétation éventuelle du récit. Ce
dialogue impose deux catalyseurs d’indétermination relatifs au passé :
195
1) le souvenir de deux femmes appartenant à WR, dont l’une est morte en WDéf, et qui
se confondent en une seule dans le présent de la prison qui appartient à W14. Cette
ambiguïté narrative est véhiculée non seulement par le lieutenant de police qui arrête
César et lui déclare « La chica de que habla solo existe en su imaginación / la femme
dont vous parlez n’existe que dans votre imagination » (#82), mais aussi par Pelayo qui
lui en veut terriblement d’avoir battu Sofía (sous les traits de Nuria, #83), sans parler
des photos dont il sera question en 6.1.3.
déterminer qui il est et dans quel monde il existe −, mais il fait aussi pression sur les
interprétations que feront les spectateurs de cette « introduction violente de plusieurs
signifiés simultanément présents dans un seul contexte » (Eco, 1972, pp. 228‑229),
signifiés qui sont, de surcroit, fort contradictoires dans leur tentative de représenter un
seul monde.
68
Cité par The Uncool. the official Website for everything Cameron Crowe. Récupéré de
<http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>.
197
le film espagnol – et il doit dès lors contrecarrer ce genre d’hypothèses plus ou moins
aberrantes alimentées par le foisonnement symbolique qu’il y a déposé, en jouant
intensément et parfois même de manière intempestive sur ce passé relatif au présent de
David Aames.
69
J’utilise cet anglicisme délibérément car les retours en arrière dont je parle sont montés littéralement
comme des flashs de lucidité dans la mémoire de David, telle que l’exigent la convention
cinématographique à l’origine de cet artifice appartenant à la grammaire du montage dont il sera question
en 6.2.3.
198
David réveille le souvenir furtif d’avoir signé un contrat avec cet homme étrange,
Edmund Ventura (Noah Taylor), qu’il a rencontré au restaurant et qui lui a donné un
aperçu de ses pouvoir dans W14, c’est-à-dire dans le mode tutoriel (W14x) du rêve
éveillé permis par la technologie de L.E. (devenu The Oasis Project dans le futur
hypothétique de W2145). D’ailleurs, du point de vue des interprétations aberrantes,
certains internautes, brandissant l’argument de la signature de ce contrat, sont allés
jusqu’à interpréter le film en entier comme une métaphore faustienne : après s’être
suicidé, David vend son âme au diable en échange d’une deuxième chance avec Sofía70.
L’entretien avec McCabe à propos des souvenirs furtifs qu’il fait jaillir prend ainsi les
allures d’une psychanalyse, qui compte sur ce retour du refoulé pour que 1) David
comprenne qu’il fait une psychose (complot), que 2) David embrasse le fait qu’il est
dans un rêve (cauchemar) ou que 3) David saisisse la différence entre le rêve de W14
dans lequel il se trouve et la réalité des autres mondes dont il se remémore des
fragments, au compte-gouttes, et à son insu. On voit que la stratégie de Crowe, soit
celle de miser sur le passé relatif au présent et sur la puissance évocatrice des
flashbacks, offre des avantages à tous les niveaux, en ouvrant son univers sur des
mondes supplémentaires tout en appuyant les trois versions de la même histoire malgré
leur apparente incompossibilité. Ainsi, Crowe tente d’accompagner les différentes
interprétations possibles avant de resserrer la narration autour de la version
« officielle » du récit, telle qu’elle est exposée lors du troisième acte – dans le mode
tutoriel de W14x − par cet étrange préposé au soutien technique de la compagnie de
cryogénie Life Extension.
70
Op. cit. < http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>
199
L’introduction un peu inattendue de ces signifiés, que ce soit par le biais de coupes
furtives, d’éléments relevant de la composition ou de reproductions dans la mise en
scène, permet effectivement de croire à cette hypothèse du dénouement onirique. Or,
comme l’explique Ventura dans la séquence finale du whodunit, le rêve éveillé que
construit The Oasis Project (la version future de L.E.) a été sculpté à même
200
71
Intertextualité qui dérape un peu étant donné le trio amoureux dysfonctionnel et la finale de l’accident
de voiture. Ainsi, contrairement à l’interprétation intradiégétique qu’en fait Edmund Ventura, le film de
Truffaut influence à plusieurs égards le scénario à saveur baroque de Gil et Amenábar, qui peut être
résumé par un des derniers dialogues: « ou bien je rêve ou alors il pleut – c’est peut-être les deux ».
201
sweet without the sour. » (2 :08 :20) Cette maxime de la vie aigre-douce, martelée tout
au long du film par Brian Shelby et lors de la scène finale citée ci-haut par Ventura, est
la morale sur laquelle Crowe fait pivoter tous les mondes de VS (cf. #40 et #148).
Les déjà-vu
Les déjà-vu sont une forme de paramnésie définie par l’American Journal of Psychiatry
comme étant une impression de familiarité subjectivement inappropriée d’une
expérience actuelle relative à un passé indéterminé72. D’un point de vue cognitif, bien
qu’il existe des dizaines de théories scientifiques différentes pour expliquer le
phénomène, on peut considérer le déjà-vu comme un délai entre la réception et le
traitement de stimuli construisant une situation (cf. 4.3 et le concept de transduction)
entre les deux hémisphères cérébraux (dual processing). Dans un article intitulé Le
souvenir du présent et la fausse reconnaissance, Bergson définit le déjà-vu comme
« une impression brusque et courte, qui surprend par son étrangeté […] le souvenir
illusoire n'est jamais localisé en un point du passé ; il habite un passé indéterminé, le
passé en général » (1908, pp. 562‑563). Le déjà-vu, qu’on doit aussi considérer comme
un déjà-vécu ou un déjà visité, selon le psychanalyste bernois Art Funkhouser,
72
« subjectively inappropriate impression of familiarity of a present experience with an undefined past. »
(Sno et Linszen, 1991, p. 1587).
202
constitue donc une sorte de faux souvenir qui englobe plusieurs sens : vue, odorat, ouïe,
goût, et parfois même la sensation du toucher. Dans sa Psychopathologie de la vie
quotidienne, le père de la psychanalyse associe, sans grande surprise, le phénomène à
un « déjà-rêvé ».
73
« If you’re inside your living room listening to BBC radio, that radio is tuned to one frequency. But
in your living room there are all frequencies: radio Cuba, radio Moscow, the Top 40 rock stations. All
these radio frequencies are vibrating inside your living room, but your radio is only tuned to one
frequency. » (cité par Dr Kaku in Ratner, 2018)
203
laquelle il est vécu. Le déjà-vu agit comme opérateur d’accessibilité entre deux mondes
incompossibles, alors qu’il jette un pont psychique entre un monde de référence et un
autre plongé dans un passé différent, qui se prolonge vers un nouvel avenir, une
résolution qui entre dans un rapport évidemment acausal avec la série d’origine.
l’agent de L.E. qui confirme que « le subconscient peut toujours nous jouer des tours. »
(#111)
On peut se demander si une impression de déjà-vu vécue par un personnage peut agir
à titre d’opérateur ou, dans ce cas-ci, d’un signifiant de connotation. Pour fonctionner,
une fois qu’elle est nommée, c’est-à-dire une fois que le personnage a exprimé son
sentiment d’avoir déjà vécu une scène ou un moment − comme l’exprime David Aames
dans le hall d’entrée de Life Extension Corporation (« I think I've been here before »
#117) − l’opérateur doit tout de même être accompagné d’arguments narratifs ou
audiovisuels appuyant l’impression de familiarité qui lui donnent une justification ou,
au contraire, qui la prennent à contrepied. Les déjà-vus de César sont tous les deux
contredits, l’un par Sofía, l’autre par la résolution explicitée par Duvernois, ce qui est
aussi le cas de celui vécu par David, à condition qu’on adhère à la troisième hypothèse,
soit celle de la cryogénie et de la résurrection en 2145. Autrement, l’impression de
déjà-vu s’inscrit dans la logique du rêve, soit une accumulation d’ambiguïtés
symboliques tirées de ses souvenirs réels, refoulés dans son inconscient. Dans le cas de
la troisième hypothèse, les impressions de déjà-vu annulent carrément la possibilité
d’un canular fomenté par les associés de César / les 7 nains de David, qui complotent
pour l’amener à se suicider ou à être diagnostiqué inapte à gérer son entreprise. On ne
peut induire une impression de déjà-vu à quelqu’un, au mieux, on peut utiliser une
technique de suggestion profonde, grâce aux drogues et/ou à l’hypnose, ce que fait
Antonio dans ALO (#89), arborant un petit sourire en coin afin de semer le doute sur
ses intentions. En termes de narration, cette procédure sert simplement à aider César à
se souvenir du rêve récurrent qu’il fait dans sa cellule de prison de W14, afin d’identifier
« Ellie », homophone de L.E. Grâce au petit sourire narquois que fait Antonio après lui
avoir administré un sédatif, on est en droit d’interpréter cette scène comme une
connotation de la participation du psychiatre dans le complot fomenté par les associés.
Pourtant, le reste du récit ne se déploie pas en ce sens, comme on le verra en 6.1.2.
205
Plus souvent qu’autrement, les déjà-vus qui agissent comme opérateurs d’accessibilité
sont dénotés par les dialogues et connotés par la plasticité de l’image. C’est le cas du
rêve qui est raconté par César sous hypnose, les scènes qui nous sont présentées étant
assez texturées pour suggérer un état de conscience altéré. Nous verrons plus en détails
ces opérateurs extradiégétiques en 6.2. Il suffit ici d’insister sur le fait que les
opérateurs d’accessibilité agissent souvent en groupe, appuyés par une suite de
connotateurs (arguments audiovisuels, dialogiques ou relevant de la production) qui
permettent d’accentuer l’effet esthétique désiré. Les opérateurs d’accessibilité relatifs
à la temporalité peuvent aussi prendre la forme de mondes filmiques alternatifs
possibles (movie alternative possible worlds − MAPW) identifiés par le conditionnel :
« Et si je n’étais pas monté dans la voiture de Nuria ? », pourrait se demander César,
ce qu’il fait d’une certaine manière en WOn (durant les trois semaines de coma),
lorsqu’il rejoint Sofía dans le parc, au cours d’une scène plus ou moins onirique qui
suit directement l’accident de voiture.
Après avoir passé la nuit dans un jeu de séduction avec Sofía, César se demande s’il
monte ou non dans la voiture de Nuria (#25). La réponse à cette question crée au moins
deux mondes possibles, et l’un d’entre eux a été choisi lors de l’écriture du scénario, c
qui nous a donné l’univers filmique de ALO et VS. L’autre, ou les autres, nous auraient
raconté une tout autre histoire, l’une d’entre elles étant certainement un film
romantique à l’eau de rose. L’objet du désir de César est duel à ce moment du récit : il
vient de faire la rencontre d’une femme qui fait battre son cœur plus que toute autre
mais, habitué qu’il est d’assouvir toutes ses pulsions sans retenue et sans égards aux
sentiments d’autrui, il lui est difficile de ne pas se faire prendre dans le piège que lui
tend la tentatrice Nuria. Il se trouve dès lors à la proverbiale croisée des chemins, la
décision qu’il prendra correspondant à l’élément déclencheur, à la suite duquel il lui
sera impossible de retourner à l’état précédent. Une autre projection a lieu vers le milieu
du récit – là où le revirement axiologique est habituellement le plus important − et sert
du même coup de connotateur ultime dans le passage de WDéf à W14, alors que César
s’imagine Pelayo courir à la rencontre de Sofía, qui vient de les laisser en plan pour
rentrer chez elle (ALO #56). Cette scène, filmée en noir et blanc afin de mieux connoter
sa virtualité, ne sert pas simplement à renforcer la théorie du complot, elle joue aussi
beaucoup sur l’empathie que l’audience éprouvera à l’égard du protagoniste, qui perd
non seulement la femme de sa vie, mais qui est aussi trahi par son meilleur ami.
causale de connotateurs, étant donné que les flashbacks du passé de David nous
conduisent à prévoir un complot fomenté par ses associés. Le passé relatif au présent
du récit peut servir à caractériser un personnage en identifiant ses propriétés
essentielles, comme le fait d’avoir hérité d’une chaîne hôtelière pour César, ce qui rend
crédible son mode de vie et les efforts qu’il déploiera pour se payer un nouveau visage
après l’accident. Les connotateurs de temps permettent aussi de mettre l’emphase sur
l’étrangeté d’une situation, dont le gros plan sur la montre de César indiquant 10 :04
am (#5) permet d’attirer l’attention sur l’incongruité du vide urbain à Madrid dans la
première séquence de ALO. Enfin, pour créer un revirement de situation, de
l’inattendu, un scénariste ou une cinéaste peuvent ensuite renverser la causalité – qui
se prolonge depuis un passé relatif au présent plus ou moins évident −, en faisant
bifurquer la trame narrative d’une cause vers un effet aberrant afin de créer des mondes
incompossibles tels W14. Les déjà-vus permettent de semer un doute quant à la réalité
d’une situation. Ils créent de l’ambigüité en joignant deux trames narratives
incompossibles, par exemple, et permettent ainsi de construire un récit avec un certain
degré d’indétermination ou d’ouverture. Finalement, les projections, espoirs et
visualisations d’un personnage ouvrent sur des trames narratives rendues possibles par
la causalité, ou suggèrent des états conditionnels à un changement dans l’ordre des
propriétés essentielles et des vérités logiquement nécessaires. À l’instar du
mousquetaire Athos, qui s’imagine un monde dans lequel il n’aurait pas épousé Anne
De Breuil, César, plein de regrets, rêve d’un monde dans lequel il ne serait pas monté
dans la voiture de Nuria, n’aurait pas été défiguré et aurait vécu une vie heureuse avec
la femme de ses rêves, Sofía. L’essence de ce rêve éveillé, cette projection dans un
futur hypothétique, ouvre sur le monde virtuel de la clause 14 (W14) et rend possible
toutes ses anomalies et cannibalisations d’autres mondes par son détachement de la
causalité narrative qui menotte les mondes présents et passés.
On doit, pour la section qui suit, avancer une nouvelle hypothèse en ce qui conerne la
différence entre le récit espagnol et son remake américain : la situation dans laquelle
208
se termine ALO est plus ambigüe que la résolution que propose VS, comme le
démontre l’analyse qui précède au sujet des opérateurs temporels du passé relatif au
présent. Ce surcroit d’indétermination dans la version originale est probablement
attribuable au fait que les scénaristes espagnols sont un peu moins bavards (20
connotateurs de moins que la version américaine). Il se peut aussi que cette ambigüité
narrative soit exacerbée par l’utilisation plus importante de signifiants hyperboliques
dans le film espagnol avec sa structure baroque, alors que la version américaine, plus
réaliste, mise moins sur l’onirisme que sur l’accumulation de symboles relatifs à la
culture populaire américaine (americana).
Les opérateurs dont il sera question dans cette partie ont été identifiés comme
hyperboliques étant donné la distorsion et la démesure qu’ils introduisent dans les
représentations de la réalité. Dans la plupart des cas, ces opérateurs sont utilisés pour
signifier la vie onirique, mais parfois aussi les états de conscience altérés, soit par la
consommation de psychotropes, soit par des dérèglements psychiques menant à des
troubles mentaux, que les auteurs en psychologie ont d’abord associés à la démence
précoce. Freud est évidemment le premier de ces auteurs à considérer la vie onirique et
son contenu comme une mise en scène de l’inconscient et des émotions refoulées; c’est-
à-dire à imaginer une cohérence qui ne tient plus sur des rapports de cause à effet ou
sur une relation déterministe du passé-présent-futur, soit des temps qui ne s’engendrent
plus simplement de manière chronologique, par filiation unilatérale et diachronique.
L’espace onirique réduit ou allonge, par exemple, les distances et la profondeur, les
grandeurs et les épaisseurs; les déplacements s’y font instantanément, comme un saut
quantique, sous l’impulsion de la volonté. Le temps onirique n’est plus fait de la même
étoffe et, même s’il semble parfois s’étirer ou se contracter au point de disparaître, il
209
n’est plus qu’une dimension parmi tant d’autres, que la conscience oniroïde 74 ne
parvient pas tout à fait à saisir et à mettre en relation avec soi. Le point de vue le plus
ancien que nous ayons sur les activités oniriques, écrivait Freud en 1901, est celui qui
estime que le rêve « libérerait l’esprit de l’emprise de la nature extérieure, il détacherait
l’âme des entraves du sensoriel. » (1988, p. 46 [646])
74
« Qualifie un mode aigu ou subaigu d'activité psychique voisin du rêve, qui s'accompagne d'une baisse
du niveau de vigilance et où les illusions, les hallucinations, les souvenirs s'imposent, immédiatement et
intensément à la conscience du sujet, dans une atmosphère d'angoisse et de dépersonnalisation […] On
réserve habituellement ce terme aux psychoses délirantes aiguës. »
Récupéré de Office québécois de la langue française. Fiche terminologique « oniroïde » :
http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=8446941
210
Le contact vital avec la réalité semble bien se rapporter aux facteurs irrationnels
de la vie. Les concepts ordinaires, élaborés par la physiologie et la psychologie,
tels qu’excitation, sensation, réflexe, réaction motrice, etc., passent à côté, sans
l’atteindre, sans même l’effleurer […] les schizophrènes, d’autre part perdent ce
contact, sans que leur appareil sensitivo-moteur sans que leur mémoire, sans que
leur intelligence même soient altérés. Le contact vital avec la réalité vise bien
davantage le fond même, l’essence de la personnalité, dans ses rapports avec
l’ambiance. Et cette ambiance, de nouveau, n’est ici ni un ensemble d’excitants
externes, ni d’atomes, ni de forces ou d’énergies. Non, elle est ce flot mouvant qui
nous enveloppe de toutes parts et qui constitue le milieu sans lequel nous ne
saurions vivre. Les « événements » en émergent comme des îlots, ils viennent
ébranler les fibres les plus intimes de notre personnalité, la pénètrent. Et celle-ci
de nouveau les fait siens, vibre, comme une corde tendue, à l’unisson avec eux,
s’en pénètre à son tour et, en y joignant les facteurs dont se compose sa vie intime,
réagit d’une façon personnelle, non pas par des contractions musculaires, mais par
des actes, par des sentiments, par des rires ou des larmes, qui viennent se poser
sur les flots du devenir ambiant, s’y perdent comme une goutte d’eau, s’en vont
vers l’infini qui nous échappe. […] La notion du contact vital avec la réalité et
l’interprétation de la schizophrénie comme perte de ce contact nous remplissent
involontairement d’aise. (Minkowski, 2013, p. 106‑107)
75
L’expression est de Minkowski : « Les notions courantes de la psychologie se montrent cependant
rapidement insuffisantes. En prenant pour point de départ la triade traditionnelle : intelligence, sentiment,
volonté, on s’aperçoit que le trouble en question ne peut être rapporté à aucune de ces facultés. Ni
l’aboulie, ni l’indifférence ou l’inémotivité, ni encore moins l’affaiblissement intellectuel, ne sont
caractéristiques de la démence précoce. Il s’agit bien davantage d’éclipses électives de chacune de ces
facultés, se produisant par rapport à certaines situations ambiantes, que leur abolition globale. » (2002,
p. 102)
211
L’essence de l’idée générale, en effet, est de se mouvoir sans cesse entre la sphère
de l’action et celle de la mémoire pure. Reportons-nous en effet au schéma que
nous avons déjà tracé [reproduit à la figure 6.1]. En S la perception actuelle que
j’ai de mon corps, c’est-à-dire d’un certain équilibre sensori-moteur. Sur la surface
de la base AB seront disposés, si l’on veut, mes souvenirs dans leur totalité. Dans
le cône ainsi déterminé, l’idée générale oscillera continuellement entre le sommet
S et la base AB. En S elle prendrait une forme bien nette d’une attitude corporelle
ou d’un mot prononcé ; en AB elle revêtirait l’aspect, non moins net, des mille
images individuelles en lesquelles viendrait se briser son unité fragile […] Cela
revient à dire qu’entre les mécanismes sensori-moteurs figurés par le point S et la
totalité des souvenirs disposés en AB il y a place […] pour mille et mille
répétitions de notre vie psychologique, figurées par autant de sections A’B’, A”B”,
etc., du même cône. Nous tendons à nous éparpiller en AB à mesure que nous
nous détachons davantage de notre état sensoriel et moteur pour vivre la vie du
rêve ; nous tendons à nous concentrer en S à mesure que nous nous attachons plus
76
Cf. « Matière et mémoire », chapitre 1.
212
La vie psychologique ainsi schématisée par Bergson se décline en trois termes. Tout
d’abord le souvenir pur AB, la sphère du rêve ou la représentation des objets absents.
Ensuite le souvenir-image, les coupes ou sections de A’B’ etc., ou la coalescence entre
une mémoire liée aux mécanismes moteurs orientés par la volonté et une seconde, qui
présente à la première « les images de ce qui a précédé ou suivi des situations analogues
à la situation présente, afin d’éclairer son choix : en cela consiste l’association des
idées. » (2012, p. 131) Enfin, la perception de la situation immédiate au point S, qui
correspond à la double faculté corporelle d’accomplir des actions et de ressentir des
émotions. D’un côté du spectre de la vie psychologique, le temps éveillé est ainsi
totalement dirigé par l’intentionnalité, les désirs conscients insufflés par des besoins
inconscients, la quête, l’objectif : « veiller et vouloir sont une seule et même chose »
résume Bergson (1982, p. 58‑59). De l’autre côté du spectre, le temps onirique consiste
en une contemplation, dépourvue d’objectif concret, « Le rêve est la vie mentale tout
entière moins l’effort de concentration » (Ibid.).
dans l’expérience77. Se lever un matin de semaine pour aller travailler, par exemple, et
se rendre compte que la ville a été vidée de ses concitoyens (ALO #4, VS #9) ; ou
encore chercher dans un miroir le reflet de son visage totalement reconstruit par la
chirurgie plastique et y trouver au contraire le souvenir de sa défiguration (ALO #81 et
VS #98). Dans les deux cas, la réalité des perceptions immédiates est tout à fait
contrariée par les états possibles de la mémoire, les coupes A’B’ qui lui correspondent :
le lien qui unit le point S de la perception actuelle et les expériences analogues est brisé,
la réalité s’effondre et le monde s’enveloppe soudainement de l’étoffe du rêve ou de la
psychose.
77
À l’instar des pattern of life étudiés par la science de l’Activity Based Intelligence (ABI).
78
Le préfixe schizo-, du grec σχιζω : fendre, séparer en fendant (Bailly, 2000, p. 1886) exprime
justement cette scission de l’esprit et du corps : phren-, de φρήν, genitif de φρενός dans son deuxième
sens de siège de l’intelligence, l’esprit, mais aussi cœur, âme ou entrailles et organes; le diaphragme
dans son sens le plus ancien (Bailly, 2000, p. 2097).
214
79
Mal psychologique caractérisé par une vie affective et imaginaire pauvre, une incapacité à exprimer
verbalement ses émotions, le recours systématique à l’action pour éviter et résoudre les conflits, ainsi
qu’une tendance à décrire en détail des faits physiques (Article « alexithymie », Dictionnaire de
définitions, Antidote 10, version 3 [Logiciel], Montréal, Druide informatique, 2019.)
80
« réduction de la capacité à éprouver du plaisir » (Tamminga, 2018).
215
par liens de causalité, et qui s’expriment sous forme de relations diagrammatiques afin
de créer des métaphores remplaçant la mémoire et les souvenirs dans la perception du
monde. La catastrophe de la psychose et du rêve cinématographique intervient dans la
causalité, dans la logique temporelle et dans la forme que prennent les individus qui
meublent le monde.
Dans les deux films du corpus, les signifiants de connotation hyperboliques mènent à
l’onirisme ou à la psychose de manière tout à fait conventionnelle. Le vide urbain et
l’impression de déjà-vu connotent le rêve de WOn, et la permutation des causes pour
les effets, l’interversion de l’avant et de l’après, suggèrent la psychose présumément
vécue par le personnage principal à la suite de son accident en WR. Les mêmes types
d’opérateurs hyperboliques exercent subséquemment des passages vers un espace-
temps qui combine tous ces symptômes en un seul état de conscience, en joignant les
souvenirs purs de l’onirisme à la dissociation mentale de la psychose. Ces mondes
incompossibles existent tous dans le même espace-temps, qui s’ouvre en même temps
que les yeux du protagoniste affalé sur le trottoir le lendemain d’une beuverie dans une
boîte de nuit. Cet espace-temps correspond à la période durant laquelle son corps est
plongé dans le sommeil profond de la cryogénie, alors que sa conscience continue de
« rêver » dans une réalité virtuelle (W14) alimentée par la masse nébuleuse formée par
l’ensemble de ses souvenirs. Cet espace-temps correspond à la sphère AB de la
mémoire pure, alors que le lien avec son intentionnalité au point S a été rompu puisque
le protagoniste ne sait plus laquelle de ses deux quêtes il doit poursuivre : conquérir le
cœur de Sofia tout en évitant Nuria et (ou) continuer à se battre avec la médecine pour
retrouver son visage d’avant l’accident. Dans le scénario original, Amenábar décide de
faire jouer l’ambiguïté dans un emboîtement de rêves, similaire au chaosmos, qui
permet aux incompossibilités entre les mondes de cohabiter, comme le caractérise
Deleuze à partir de Whitehead. Crowe ajoute à cet emboîtement de rêves une panoplie
de symboles et de références métafictionnelles, qui donne à son remake un panache
hyperréaliste − une réalité qui simule la réalité par excès symbolique et dans laquelle,
216
comme l’écrit Eco dans La guerre du faux : « L’irréalité absolue s’offre comme
présence réelle. » (1985a, p. 21).
Afin de signifier le caractère onirique d’un monde, Amenábar compte sur un certain
type de chronotopes et de ses possibles connotations. La vacuité qui règne sur la Gran
Via de Madrid dans les premières minutes de ALO (#4-5-6), alors que César regarde
sa montre qui marque 10:04 am − amplifiant par ce geste la singularité du phénomène
−, connote non seulement l’idée du rêve (WOn), mais aussi celle de la virtualité de W14
et de son mode tutoriel (W14x) qui clôt le récit. Cette spirale symbolique connotée par
le vide urbain permet d’abord de croire à l’hypothèse (la deuxième) selon laquelle le
film en entier serait un cauchemar, qui commence et se termine dans le vide onirique.
Elle permet ensuite de créer ce que Alain Boillat identifie comme une démarche
soustractive : « un “vide mondain” (et concrètement d’un arrière-plan en vacance de
greffes numériques) affichant la présence d’un monde virtuel au sein de l’univers
filmique […] la représentation d’un univers généré par une machine informatique »
(2014, p. 98). Par copnséquent, dans la perspective de la troisième résolution possible
(résurrection en 2145), l’espace vide dans lequel César croit se réveiller dans les
premières minutes du film est, à peu de choses près, le même que celui dans lequel lui
et Antonio se « réveillent » après que ce dernier ait été atteint d’une balle dans le dos
(#119) : un monde virtuel, créé par une machine, soit la technologie de L.E. et de sa
clause 14. La virtualité de W14x, à savoir le mode tutoriel de W14, est non seulement
signifiée par ce vide mondain, mais aussi par la réaction des trois derniers personnages
au sein de ce vide. Antonio croit à un canular, une caméra cachée, ce qui entérine la
possibilité d’un complot, et part à la recherche de sa famille, de ses concitoyens, alors
que César − qui commence à saisir où il se trouve − et Duvernois lui annoncent qu’il
n’y a plus personne : « les gens ne sont plus nécessaires ». Qui plus est, lorsque le
psychiatre demande pourquoi il n’a pas disparu lui aussi, le représentant de L.E. lui
217
Si César est soulagé d’apprendre que tout cet imbroglio ne se passe que dans son esprit
− qu’il n’y a plus de monde, comme l’affirme Duvernois à Antonio, que « Tout ce qui
existe est dans la tête de ce jeune homme » (ma traduction, #121) −, c’est parce qu’il
comprend enfin pourquoi il croyait devenir fou, tandis qu’il ne l’est peut-être pas. Son
esprit coincé entre W14 et W14x, son corps inerte dans une cuve cryogène en WR2145, il
218
ne vit que dans sa conscience depuis l’épissure avec WDéf − qui a écrasé son suicide.
La distorsion subjective du monde, qui lui fait voir des choses appartenant au passé en
train de se superposer ou de supplanter celles qui appartiennent au présent, est exprimée
comme étant le résultat inévitable de cette séparation qui s’opère entre son corps
congelé et ses perceptions détachées des entraves du sensoriel. Ainsi libérées du rapport
à la chronologie et à l’intentionnalité, ses perceptions sont toutes faites de mémoire, de
souvenirs-images contradictoires. En spéculant un peu, même si la technologie n’est
pas explicitée dans le film, on pourrait ajouter que les perceptions qu’a César de W14
constituent un heureux mélange de données numériques produites artificiellement (les
1 et 0 du code informatique) qui entrent en compétition avec les données analogues des
impressions issues de sa mémoire résiduelle. Désincarnées, ces perceptions artificielles
n’ont plus à répondre à la logique causale et créent en toute liberté les nombreuses lois
incompossibles avec les nôtres qui caractérisent W14, des lois dont l’exagération tend
vers l’impossible. Le vide urbain − fortement appuyé par des connotateurs d’onirisme
et d’état de conscience altérée comme les amphétamines consommées par Nuria avant
son suicide (#26), l’ébriété de César juste avant l’épissure (#50) et le rêve de Ellie
(homophone de L.E., #67) raconté à Antonio qui l’a mis sous hypnose (opérateur #89)
− est un connotateur hyperbolique consolidant la figure baroque du labyrinthe, qui
caractérise la structure de ALO et du chaosmos onirique et psychotique dans lequel
César tente de retrouver son chemin (nous reviendrons à cette figure du labyrinthe en
6.2.1). Soit dit en passant, la plupart des passages entre les divers plans incompossibles
de cet univers sont opérés par l’artifice classique du fondu (au noir et émergeant)
appartenant au montage, donc aux opérateurs extradiégétiques de postproduction dont
il sera question dans la prochaine section.
Dans VS, les quelques références à la culture populaire faites par les créarteurs de ALO
− comme Walt Disney et sa cryogénisation dans une émission de télé dont l’invité
principal était Duvernois (#88) – se sont rapidement multipliées en une myriade de
connotateurs métafictionnels (surtout dans la version longue présentée entre autres sur
219
Kanopy81, comme pour les fins alternatives offertes dans la version Blu-ray de 2015).
Afin de signifier l’onirisme de WOn, la dépersonnalisation éprouvée par David Aames
et la virtualité de W14, Cameron Crow utilise abondamment des stratégies relatives à la
métafiction, dont celles qui relèvent du phénomène que décrit l’intermédialité : « ce
concept qui permet de désigner le procès de transfèrement et de migration, entre les
médias, de formes et de contenus, [et qui] est devenu aujourd’hui une norme à laquelle
toute proposition médiatisée est susceptible de devoir une partie de sa configuration »
(Gaudreault, 1999, p. 175). Bien entendu, les stratégies utilisées par Amenábar ont été
reproduites presque intégralement dans le remake de Cameron Crowe. La vacuité
urbaine, par exemple, sert le même objectif de connotation onirique que dans l’univers
espagnol, alors qu’elle est pourtant traitée avec beaucoup plus de démesure dans
l’univers américain. Le quartier Times Square de New York, carrefour du monde
(« crossroad of the worlds82 »), l’un des endroits les plus visités et les plus animés de
la planète, avec ses écrans surdimensionnés et ses publicités tapageuses, agit comme
contrepoint sursignifié, trop évident, au vide urbain, tant comme une espèce de
surreprésentation cinématographique de l’onirisme qu’un signe qui cherche à faire
oublier sa nature et à remplacer la chose vraie. Dans son essai intitulé Les forteresses
de la solitude, Umberto Eco souligne d’ailleurs à quel point la publicité, avec ses
slogans typiques et envahissants, est un exemple éloquent de l’hyperréalisme
américain.
Le premier, diffusé par Coca-Cola mais utilisé aussi comme hyperbole dans le
langage courant, c’est the real thing (qui veut dire le meilleur, le mieux, le nec
plus ultra, mais littéralement « la chose vraie »); le second, qu’on lit et qu’on
entend à la télévision, est more, qui est une façon de dire « encore » mais sous
forme de « davantage » […] comme vous n’êtes pas habitués à en avoir, plus que
vous ne pourriez jamais en désirer, tellement il y en aura à jeter – c’est ça le bien-
être. Voilà la raison de notre voyage dans l’hyperréalité, à la recherche des cas
dans lesquels l’imagination américaine veut la chose vraie et doit réaliser le Faux
Absolu pour l’obtenir; où les frontières entre le jeu et l’illusion se brouillent […]
81
Récupéré de https://banq.kanopy.com/video/vanilla-sky
82
Selon Frédéric Martel (2006), De la culture en Amérique, Paris Gallimard, p. 7.
220
Cette kénophobie, ou horreur du vide, semble avoir poussé Cameron Crowe à être
beaucoup plus précis dans l’identification des propriétés des différents mondes de son
univers, mais aussi de celles de David ainsi que des signes qui peuvent servir la morale
relativiste de son film : the sweet is never as sweet without the sour! Ce qu’on peut
traduire par quelque chose comme l’imaginaire n’est jamais aussi emballant sans le
contrepoids de la réalité. « Qu’est-ce que le bonheur pour toi ? », demande-t-on avec
insistance à David Aames : Julie Gianni durant le premier acte (#52), McCabe durant
le deuxième (#93) et Ventura lors de la résolution (#150). Au début, Aames cherche à
rester dans l’immaturité, dans l’adolescence, avec ses icônes du stardom américain,
ainsi que dans l’imaginaire permis entre autres par l’opulence dont il a hérité, connotée
par l’iconographie de l’Americana, par des références aux dessins animés, aux jouets
ainsi qu’à la culture musicale et cinématographique américaine. Dans la première
séquence (#12), David se retrouve dans un Times Square vide (WOn), avec ses écrans
où scintillent la publicité de produits de divertissement typiquement américains comme
Budweiser, Pepsi, du magasin de jouets Toys “R” Us, des femmes diverses projetées
sur les murs des immeubles, et l’écran de l’ancienne New York Times Tower
(l’iconique immeuble en trapèze isocèle) projetant une scène du film de 1962 To Kill a
Mocking Bird ; le tout présenté en montage-séquence sur la musique de Mint Royale /
From Rusholme with love (#11). Durant la dernière séquence (#152), alors que David
s’est jeté dans le vide sur fond de ciel bleu aux nuages roses (Vanilla Sky), en espérant
se réveiller en 2145, le même type de montage-séquence revient : scènes tirées du
Ballon rouge de Lamorisse et du Mockingbird de Mulligan, des dessins animés, un
spectacle rock, des manèges (ou une fusée?), quelques plans tirés de la première
séquence sur Times Square et l’inévitable toile de Monet « La Seine à Argenteuil »
(figure 6.2) qui a donné son titre au film et inspiré la direction artistique (nous y
reviendrons dans al section suivante au sujet des opérateurs extradiégétiques).
221
de fées oriental », tandis que pour d'autres, il est artificiel et exagéré 83 . (Ma
traduction)
01:52:14 You sculpted your Lucid Dream out of the iconography of your youth.
Soulignons aussi que David Aames est francophile, c’est là une de ses propriétés qui
reste dans le passage de WR à WDéf. Sa mère possédait cette toile de Monet (#39), lui
possède deux affiches de films de la Nouvelle vague (#38) et son subconscient lui
renvoie des images tirées du Ballon rouge de Lamorisse (#133-135). On y retrouve, en
plus d’une référence à sa défunte mère qui connote son infantilisme et son besoin de
maturité, l’éternelle dialectique art-divertissement : la peinture, le cinéma d’auteur et
83
Récupéré de <https://courtauld.ac.uk/gallery/collection/impressionism-post-impressionism/claude-
monet-autumn-effect-at-argenteuil>
223
l’Europe en général (ne serait-ce que par la présence de Penélope Cruz et de Timothy
Spall dans le rôle de l’avocat britannique, #37), par opposition à la « culture pop »
américaine avec ses icônes : Homer Simpson (#66), les sept nains (#22), Steven
Spielberg et Graceland (#35), contre les impressionnistes, John Coltrane et le jazz
(#36) ; ou l’opéra versus le rock and roll, comme le souligne Amenábar lui-même, au
sujet de l’adaptation de Crowe :
When I learned, quite some time ago now, that Cameron Crowe was going to write
and direct the film based on Open Your Eyes with Tom Cruise in the leading role,
I felt honored. Now that I have seen Vanilla Sky, I couldn’t be more proud [sic].
Cameron has all my respect and admiration. Respect, for having plumbed the
deepest meaning of the work. Admiration, for having sought new viewpoints and
a fresh approach to the mise-en-scene, giving the film his own unmistakable
touch. Vanilla Sky is as true to the original spirit as it is irreverent towards its form,
and that makes it a courageous, innovative work. I think I can say that, for me, the
projects are like two very special brothers. They have the same concerns, but their
personalities are quite different. In other words, they sing the same song but with
quite different voices: one likes opera, and the other likes rock and roll.
(https://www.imdb.com/title/tt0259711/trivia)
L’adaptation de Cameron Crowe, plutôt que de jouer sur un onirisme baroque propre à
la culture espagnole comme l’a fait Amenábar, use des stratégies de l’intermédialité et
de la métafiction qui, s’appuyant sur un symbolisme culturel projeté comme des
images-souvenirs, engagent les spectateurs dans une quête herméneutique
supplémentaire. En témoigne la chanson finale (final score) de VS écrite et composée
par Sir Paul McCartney (#145), qui est annoncée par Edmund Ventura comme faisant
partie du cryotainement de W14, ancrant par le fait même la fiction dans le réel tout en
faisant participer spectateurs et spectacle de la même diégèse.
VENTURA
Look, I tried to warn you in the bar. I told you you must exercise control over
yourself, that it all depended on your mind. I gave you technical support. I gave
you everything. I even gave you a theme song by Paul McCartney which is very
hard material to acquire.
L’irréalité absolue du film − ne serait-ce que par son gadget de cryotainment et Lucid
Dream, nous rappelant trop bien la technologie du divertissement mémoriel dans Total
224
Recall (1990), inventée par Philip K. Dick dans We Can Remember It For You
Wholesale, et dont le scénario d’Amenábar et Gil est particulièrement tributaire –
s’offre comme une présence réelle grâce à ce passage de la chanson-titre qu’opère
Ventura entre le monde dans le film et le monde du film, de l’intradiégétique à
l’extradiégétique. La dimension onirique de la version espagnole est réinterprétée par
Cameron Crowe en hyperréalisme propre à la culture américaine, si l’on se fie à la
définition que propose Umberto Eco dans La guerre du faux : « Le “tout vrai”
s’identifie au “tout faux” […] le signe aspire à être la chose et à abolir la différence du
renvoi, le mécanisme de la substitution. Il n’est pas l’image de la chose, mais son
moulage, ou, mieux, son double. » (1985a, p. 21) Le remake est effectivement un
double, par définition, et toujours plus plus propice à l’hyperbolisation puisqu’il est en
soi une réinterprétation, faite par un cinéaste-interprétant qui ne veut rien rater de
l’original, cherchant à tout refaire, avec exagération, pour montrer qu’il a compris. Le
remake serait en cela une copie hyperbolique de l’univers original.
un contexte très américain pour démarquer son adaptation tout en évitant le plus
possible de renier l’original. Le film s’ouvre d’abord sur la voix de Penélope Cruz, qui
reprend le rôle de Sofía. Or, dans cette version américaine, Sofia porte le nom de
famille Serrano, soit le même nom que l’actrice qui a prêté sa voix à la narration qui
clôt le film espagnol. Est-ce à dire que le film américain reprend le récit là où l’avait
laissé Amenábar, lui donnant juste assez d’hyperréalisme et de symbolique
intermédiatique pour nous faire oublier qu’il raconte la même histoire, mais dans un
nouvel univers, sous la coupe d’une nouvelle culture ? Crowe reprend-il la narration,
là où elle avait été abandonnée, la laissant à l’interprétation ultime du spectateur, soit
dans une spirale cauchemardesque, dont le personnage principal n’arrive pas à se sortir
et dans laquelle tous les personnages adoptent de multiples personnalités ? Ce serait là
un argument solide en faveur de l’hypothèse d’une spirale onirique infinie, ou mieux
encore, pour filer la métaphore baroque, d’un ruban de Moebius sur lequel serait
imprimé ALO sur la face supérieure et VS sur la face inférieure −; l’onirisme et la
virtualité permettant de faire le pont non seulement entre l’univers fictionnel de 1997
avec celui de 2001, mais aussi de conjoindre les univers de la production
cinématographique avec l’univers réel des spectateurs − rappelons-nous qu’Amenábar
avait glissé un plan d’une équipe de production cinématographique dans la synthèse en
synecdoque qu’il opère durant le générique de début (#10).
logique de la vérité – soient les trois principes de raison suffisante, de tiers exclus et
d’harmonie préétablie identifiés par Leibniz, tels que nous les avons présentés en
introduction. Ces mondes oniriques et virtuels, reconnaissables par la nature confuse et
éthérée de leur zone douanière, ne sont plus des directions, des lignes de force ou des
perspectives, comme les définit Merleau-Ponty dans sa phénoménologie du schéma
corporel. Alors que les frontières qui délimitent les mondes ordinaires sont toutes
construites de cet élan vital qui met en relation les souvenirs aux intentions sous le
signe de la causalité, ces autres mondes éthérés sont délimités par un brouillage de ces
perspectives déterministes qui empêche d’organiser le monde donné selon les projets,
les objectifs et les désirs du moment. En résumé, les mondes incompossibles, qui
construisent le chaosmos cinématographique de l’onirisme et de la virtualité, de la
psychose et des différents états altérés de la conscience, comptent sur un système
d’images-souvenirs paradoxales, qui exprime au-dehors, au moyen de connotations
hyperboliques et de symboles métafictionnels, le tumulte interne du protagoniste.
L’incompossibilité devient dès lors une propriété métaphysique qui permet d’identifier
ces mondes désincarnés comme étant une nouvelle dimension dans laquelle l’esprit
délirant peut imaginer tout ce qu’il désire et l’obtenir sur le champ. À la fin du film, le
jeune homme constate que si l’esprit imagine et contrôle tout ce qu’il vit, plus personne
n’existe vraiment. Les identités ne sont plus fixées par des propriétés structurales et la
nécessaire logique ne tenant plus, les contrefactuels ont autant de réalité que la chair et
le sang des individus qui se transforment au gré des désirs et des intentions de l’esprit
démiurgique. À cet égard, la virtualité du dernier monde W14 est équivalente à l’autre
côté du miroir dont parle Michel Foucault, lorsqu’il réfléchit sur les hétérotopies84. Le
miroir, surtout depuis Orphée (1950) de Cocteau, est ce non-lieu cinématographique
par excellence qui fait passer les vivants dans le monde des morts avec ou sans billet
de retour, ou fait surgir le passé dans le présent comme dans les deux films à l’étude.
84
Michel Foucault (1984). Dits et écrits, Des espaces autres (conférence au Cercle d'études
architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
227
Les objets comme le miroir et les autres lieux et personnages qui meublent les mondes
intradiégétiques de ALO ont d’ailleurs été choisis par les scénaristes pour répondre à
ce paradoxe fertile, et ils ont été puisés parcimonieusement dans l’histoire du cinéma
pour lui emprunter ses plus puissantes propriétés : les opérateurs mobiliers.
85
La tentation de saint Antoine, 1874, p. 173
228
Ces passerelles permettent de réduire l’écart entre les différents mondes, de les rendre
réciproquement accessibles d’un point de vue logique et scientifique, même si la
technologie dont elles sont constituées relève la plupart du temps d’un opérateur
d’exception (cf. 3.6), qui a le pouvoir de violer les lois naturelles sans pour autant
expliciter son fonctionnement. Ces passerelles prennent, selon Boillat, la forme
minimale d’une porte ou d’un pont comme dans Stargate (1994) de Roland Emmerich,
d’un caisson comme dans Possible Worlds (2000) de Robert Lepage, ou d’une
technologie de voyage à travers le temps comme dans Back to the Future (1985) de
229
Pour Michel Foucault, l’espace dans lequel on vit est défini par un faisceau de relations
qui caractérisent les lieux, ou les emplacements de manière irréductible. Pourtant,
certains lieux renversent et neutralisent ces relations en étant virtuellement liés à
l’espace de manière maximale, comme les utopies qui renvoient de manière irréelle à
l’ensemble de la société réelle dans une analogie inversée. Certains espaces ne sont
pourtant pas exactement irréels ou illocalisables étant donné leur réalité propre. Ces
espaces, comme celui qui s’ouvre infiniment dans la profondeur du miroir, Foucault
les nomme des hétérotopies :
Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils
reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les
hétérotopies ; et je crois qu'entre les utopies et ces emplacements absolument
autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d'expérience mixte,
mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c'est une utopie, puisque c'est
un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace
irréel qui s'ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis
pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me
230
Foucault définit son hétérotopologie en classifiant les lieux autres en fonction de six
principes. Le premier principe veut que toute culture possède soit des hétérotopies de
crise, comme ces lieux sacrés et interdits des sociétés dites primitives, soit des
hétérotopies de déviation, comme les maisons de retraite, les cliniques psychiatriques
et les prisons qu’on trouve dans nos sociétés contemporaines. Le deuxième principe
stipule qu’un lieu autre doit exercer une fonction dans la société, à l’instar du voyage
de noces où se joue la défloraison des jeunes filles, ou du service militaire où les jeunes
hommes pouvaient manifester leur sexualité virile naissante, ces deux étapes
correspondant à un rite de passage devant se jouer en dehors de la cellule familiale. Le
troisième principe implique que « L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul
lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes
incompatibles. » (Foucault, 1984, p. 49), comme la scène du théâtre ou la salle de
cinéma. Le quatrième principe adjoint des hétérochronies par accumulation de
temporalités aux lieux autres comme les bibliothèques, les musées ou les archives en
général ou en suspendant le temps ordinaire sur le mode de la fête comme les villages
de vacances ou les foires des villes balnéaires. Le cinquième attribut à ces lieux « un
système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. »
(1984, p. 48) Enfin, le sixième principe recoupe en quelque sorte le deuxième en
stipulant que la fonction qu’exerce l’espace se joue entre les deux pôles extrêmes de
l’illusion et de la compensation. Foucault recourt ici à l’exemple des maisons closes
qui donnent l’impression à la population que la prostitution n’existe pas, ou encore
231
Le miroir
portail vers d’autres mondes, à l’instar du miroir liquide dans l’Orphée (1950) de
Cocteau − qui a aussi inspiré celui de Dreyer (Gertrud, 1964), de John Carpenter
(Prince of Darkness, 1987) et celui des Wachowski (Matrix, 1999). Pasolini voyait
d’ailleurs le cinéma comme le « “rendu spéculaire” du langage natif de l’action
humaine » (cité par Eco, 1972, p. 221). En se référant à une théorie lacanienne bien
connue, Christian Metz écrit dans Le signifiant imaginaire que le film est comme un
miroir, puisque les spectateurs arrivent à s’identifier à autre chose qu’à eux-mêmes
lorsqu’ils sont devant un monde auquel ils n’appartiennet pas.
Aussi le cinéma, « plus perceptif » que certains arts si l’on dresse la liste de ses
registres sensoriels, est également « moins perceptif » que d’autres dès que l’on
envisage le statut de ces perceptions et non plus leur nombre ou leur diversité :
car les siennes, en un sens, sont toutes « fausses ». Ou plutôt, l’activité de
perception y est réelle (le cinéma n’est pas le fantasme), mais le perçu n’est pas
réellement l’objet, c’est son ombre, son fantôme, son double, sa réplique dans une
nouvelle sorte de miroir […] L’enfant s’identifie à lui-même comme objet […]
Le spectateur, évidemment, a l’occasion de s’identifier au personnage de la fiction.
(Metz, 2002, pp. 64-65‑67)
Dans une mise en scène, les miroirs peuvent être doubles ou triples, et ainsi multiplier
l’effet de réflexivité, de dédoublement, ouvrir plusieurs plans dans un plan ou offrir
plusieurs angles d’un visage, connotant par le fait même de multiples personnalités,
parfois en conflit au sein d’un même individu. Se regarder dans le miroir représente
souvent un moyen de retourner dans sa mémoire pour y retrouver un événement
appartenant au passé (relatif au présent), ou pour y surprendre le reflet d’une apparition
impossible. Les miroirs suscitent parfois la peur d’y voir son propre reflet comme chez
les mélancoliques ou les anxieux; ils peuvent aussi être magiques, voire maléfiques, et
ne pas renvoyer le bon reflet, ou carrément se désolidariser de leur modèle comme chez
Aronofsky (Black Swan, 2010). Le trouble dissociatif de la personnalité est d’ailleurs
une stratégie narrative qui s’exprime le mieux par la contemplation de soi dans les
reflets spéculaires, comme chez les psychopathes, ou dans les miroirs brisés pour les
personnalités multiples et les psychés morcelées – comme celle de César en W14, qui
fait éclater un miroir (#100) lui renvoyant le reflet de son visage plein de cicatrices
233
alors qu’il avait été totalement reconstruit par une chirurgie plastique miraculeuse.
Enfin, les miroirs, comme signifiants de l’égo, du double, de l’autre, du juge et de la
vérité, peuvent devenir à l’occasion un symbole d’autoérotisme, ou d’érotisme tout
court, comme dans l’éternel paradoxe archétypal d’Éros et Thanatos.
Étant donné la nature spéculaire du 7e art, comme l’a suggéré Christian Metz, les
opérateurs mobiliers fonctionnent la plupart du temps en relation avec un personnage.
C’est donc dire qu’en plus de produire les hétérotopies propres au miroir, qui mettent
en relation les trois types d’individus filmiques, les passages intermondains sont
toujours pratiqués par et pour les personnages, ou ils sont du moins connotés par la
modification de l’une ou l’autre de leurs propriétés. Nous citions en début de ce
chapitre l’Esthétique du cinéma, dans lequel Jacques Aumont et ses collègues écrivent
qu’« Au niveau du modèle actantiel, le personnage de fiction est donc un opérateur,
puisqu’il lui revient d’assumer par le biais des fonctions qu’il remplit, les
transformations nécessaires à l’avancée de l’histoire. » (2001, p. 93). En qualité
d’opérateurs mobiliers, les personnages peuvent aussi adopter les stratégies et
propriétés des deux autres types d’opérateurs, hyperboliques et temporels, comme le
souvenir-image de Patrick Swayze dans Ghost (1990) ou le retour de tous les morts
dans J’accuse (1919) d’Abel Gance. Les personnages secondaires adoptent souvent
quant à eux la position de connotateurs, puisqu’ils incarnent non seulement un monde
spécifique par le jeu de leurs propriétés, mais poussent par le fait même l’une ou l’autre
des résolutions rendues possibles par la structure de l’univers cinématographique dont
ils font partie, par la position qu’ils adoptent dans le schéma actantiel. C’est d’ailleurs
la stratégie empruntée par les scénaristes de ALO et de VS. L’ambiguïté mondaine sur
laquelle repose ces deux récits compte particulièrement sur le travail des opérateurs
mobiliers, en les combinant avec des connotateurs hyperboliques et temporels, mais
surtout en confiant au protagoniste des objets comme le masque et en le confrontant à
des hétérotopies comme le miroir, pour signifier les passages sans utiliser les
234
Dans le schéma actantiel de ALO, chacun des personnages secondaires adopte une
position favorisant le choix d’une interprétation particulière, tout en connotant par le
jeu de ses propriétés les mondes parmi lesquels César voyage durant son coma
cryogénique. Dans le monde de référence WR, par exemple, Pelayo est d’abord
caractérisé comme un simple faire-valoir, un adjuvant. Il connote le réalisme par ses
propriétés d’humilité et d’intégrité, mais il est surtout l’avatar de la loyauté qui manque
à l’amitié qu’il entretient avec César, le narcissique, dans le monde réel. En somme,
Pelayo est son miroir : un amalgame de toutes les propriétés qui auraient pu le préserver
des déconvenues qu’il subira par la suite − il est le représentant du réalisme et de la
vraisemblance (WR et WDéf) et c’est pourquoi on ne le voit jamais dans le monde des
rêves WOn. À la suite de l’accident, dans le monde WDéf, qui entretient une relation
dyadique non symétrique avec WR (cf. 3.5), Pelayo change soudainement de fonction.
En passant d’adjuvant à opposant − il assume pleinement sa position de rival dans la
conquête de Sofía, alors qu’il avait abdiqué très tôt dans WR −, il incarne une nouvelle
connotation, comme tous les autres personnages d’ailleurs, c’est-à-dire qu’il véhicule
l’hypothèse réaliste du complot. Blessé dans son amitié pour César, il a soudainement
le dessus dans leur relation de séduction auprès de Sofía et, de l’autre côté de l’élément
déclencheur, il reprend la position déloyale qu’avait adoptée César en WR, alors qu’il
cesse de faire passer la fraternité avant l’amour. Après l’accident, c’est à César de
souligner l’importance de leur amitié lorsque celle-ci est mise en jeu par la présence de
Sofia (#55) : leur relation s’est inversée. Par la suite, dans W14, Pelayo adopte presque
exclusivement des comportements qui connotent la jalousie, la suspicion et le
mensonge. Alors que César et Sofía vivent le parfait bonheur, il joue le rôle de second
violon, prend des photos du couple, lesquelles seront par la suite « trafiquées » pour
235
« faire croire » que Nuria est Sofía et que la femme de ses rêves jouée par Penélope
Cruz n’a jamais existé que dans ses fantasmes. C’est là, du moins, ce qui est compris
par les spectateurs favorisant l’hypothèse du complot. À la fin du film, dans le mode
tutoriel du rêve éveillé de W14x, Pelayo ne sait même plus qui il est tellement il a changé
de propriétés d’un monde à l’autre.
En tant que psychiatre, Antonio connote évidemment la folie au moyen d’une réflexion
sur le rêve et l’inconscient. Il est le représentant de l’onirisme et de la psychose de
César en W14, d’abord parce qu’il n’existe que dans ce monde, mais aussi parce qu’il
appuie autant l’hypothèse de la maladie mentale (#116) que celle du complot (#102),
lors de la résolution − alors que Duvernois explique à César qu’il doit se jeter dans le
vide (#126) pour se réveiller dans la réalité. Il est aussi un personnage qui crée de
l’ambiguïté narrative, puisque son entretien avec César dans la prison vient ponctuer le
récit du début à la fin, superposant son monde W14 à tous les autres grâce à la magie
du montage. En somme, le personnage du psychiatre constitue une stratégie permettant
d’expliquer les mécanismes à l’œuvre dans l’inconscient et le rêve éveillé tout en
maintenant le personnage principal − et les spectateurs avec lui − dans
l’incompréhension en raison d’une rupture constante de la chronologie du récit et de la
causalité des événements qui construisent son monde par rapport aux trois autres.
Serge Duvernois est non seulement le préposé au soutien technique de W14x (#85), mais
le plus grand défenseur de l’hypothèse d’un réveil dans le futur hypothétique de W2145,
puisque ALO se termine sur le modèle hégémonique du « whodunit » (#121). Il est un
connotateur de virtualité dès sa première apparition sur la terrasse du restaurant, où
Pelayo prendra la photo de Sofía et de César amoureux, quelques jours après l’entrée
de la conscience de ce dernier dans la réalité virtuelle de W14. Il revient ensuite dans le
bar (#85), alors que César commence à penser qu’il devient fou. Duvernois tente alors
de lui expliquer qu’il est dans un espace-temps perçu artificiellement, au sein duquel
ses désirs sont des ordres, et qu’il doit garder le contrôle sur ses pensées et souvenirs
236
afin de faire de cette réalité virtuelle un véritable paradis. Dans un certain sens, le rôle
de Serge Duvernois garantit la vraisemblance de l’hypothèse de la cryogénie et du
réveil dans le futur, si l’on reste dans les limites de ce que l’univers du film nous
impose. Rien n’empêche évidemment d’extrapoler et de sortir de ces limites pour
appuyer une autre hypothèse comme le fait Cameron Crowe avec ses personnages
supplémentaires des sept nains et de l’avocat Thomas Tipp. Il est important de noter à
quel point ce personnage prend encore plus d’importance dans VS sous le nom de
Edmund Ventura, allant jusqu’à pointer chacun des détails qui différencient
physiquement W14, avec ses Monet like skies, du monde un peu gris et tristounet de
WDéf.
Ces échos intermondains, qu’on peut aisément identifier comme contrefactuels (cf.
3.4), sont tellement importants dans W14, qu’on a l’impression qu’ils le divisent en
deux. Il y a le W14 dans lequel Sofía (l’objet de la nouvelle quête en WDéf) a l’apparence
de Penélope Cruz, et le W14 dans lequel Sofía se confond avec l’image et les propriétés
de Nuria (la femme fatale qui représente WR puisqu’elle n’existe que dans ce monde).
Ce contrefactuel majeur est encore une fois souligné par un passage en WOn, lorsque
César fait un cauchemar dans lequel il a toujours son visage déformé malgré l’opération
miraculeuse qui lui a redonné son apparence d’avant l’accident (#81). Or, pour garder
une certaine forme de cohérence visuelle, les deux actrices portent les mêmes boucles
d’oreilles lorsqu’elles incarnent Sofía. Le visage de Najwa Nimri remplace celui de
Penélope Cruz sur les dessins et les photos identifiés par César dans l’appartement –
certaines photos nous avaient bien entendu été présentées dans l’installation de
l’intrigue au premier acte, mais en plus du dessin dont il était l’auteur, pour ajouter de
la crédibilité à sa confusion, la photo prise au restaurant par Pelayo (figure 6.3) fait
aussi l’objet d’une supplantation d’identité entérinée par ce dernier. Ainsi, lors de la
scène du meurtre, au cours de laquelle César croit étouffer Nuria avec un oreiller, ce
sont les seins de Penélope Cruz qui lui révèlent son erreur, à lui et aux spectateurs en
même temps, puisque ceux de Nuria ne nous sont jamais montrés à l’écran – alors que
les boucles d’oreilles imposaient déjà une ambiguïté identitaire dans les gros plans. Les
seins qui apparaissent sous l’oreiller identifient le personnage de Sofia joué par
Penélope Cruz, mais connotent par le fait même l’erreur sur la personne et la
supplantation d’une apparence pour une autre. Dans ces derniers exemples, les dessins,
les photos, les boucles d’oreille et dans une certaine mesure les seins de Penélope Cruz
238
sont des connotateurs mobiliers qui suggèrent la cannibalisation de W14 par les
propriétés incompossibles de WR et WDéf.
Figure 6.3 Nuria qui supplante Sofía dans une photo prise par Pelayo
86
Op. cit. The Uncool. the official Website for everything Cameron Crowe. Récupéré de
<http://www.theuncool.com/films/vanilla-sky/vanilla-sky-secrets/>.
239
In the writings of Rudyard Kipling, any spy story written around that time or
period, concerns the stealing always of the plans of the fort. This was I would say
almost one of the original MacGuffins […] Now, really, they don’t matter. The
plausible and the logicians are always looking for the truth in the MacGuffin […]
My contention has always been, that although for the characters in the story they
are most vital, to me, the teller of the story, they’re absolutely nothing. (French
Moviegoer, 2016, part. 10)
87
Récupéré le 30 mars 2021 de French Moviegoer [chaine YouTube], Hitchcock-Truffaut Episode 10:
The MacGuffin, ‘Foreign Correspondent’, 1940. (12 :40min)
<https://www.youtube.com/watch?v=U0kN4gcUp-
k&list=PLrwUnL23zrPvip0v2HuFysocXdw8Ut_k8&index=10>
240
mascarade (#41). Le masque dans WDéf, plutôt que de camoufler les défauts, augmente
le ridicule en ajoutant une propriété de déni à sa personnalité exacerbée d’orgueil, ce
qui n’est pas sans repousser tous les adjuvants de sa quête. Le masque permet
cependant un passage essentiel dans la structure de ALO. Tellement essentiel qu’il
relève autant des mondes intradiégétiques que de la production extradiégétique.
D’abord, le masque permet de créer un élément de continuité entre le César défiguré
de WDéf et le César qui peut être et paraitre comme il le désire dans W14. Dans le monde
des perceptions artificielles, dans la réalité virtuelle quasi paradisiaque permise par la
technologie de L.E., César se voit défiguré alors qu’il ne l’est plus. C’est le symbole
du Janus-bifrons, figure tournée simultanément vers le passé et l’avenir, vers le
commencement et vers la fin, qu’on retrouve comme connotateur symbolique dans la
scène qui précède l’entrée de la conscience de César en W14 (#52, figure 6.4). Ce Janus-
bifrons, figure du chaos primordial, annonce le dérèglement du monde de César, il
annonce et connote le passage de WDéf vers W14.
contrat et de sa clause 14 et enfin de son suicide. L’état d’ébriété dans lequel il se trouve
dans la boîte de nuit crée un créneau de souvenirs confus et de flous perceptifs qui
représentent un moment idéal pour appliquer un écrasement d’une partie de WDéf par
W14. Or, afin que le symbole du masque fonctionne, Amenábar s’assure qu’il soit
remarqué par les spectateurs : alors qu’il est complètement saoul, César jette son
masque par terre (#49) – désinhibé par l’ébriété – mais il le récupère (#51) quelques
minutes plus tard avant d’aller vomir aux toilettes.
Figure 6.5 Joint diégétique pratiqué par L.E. dans la mémoire de César
En théorie, il n’a plus besoin de son masque dans W14, parce que la technologie
médicale a réussi à mettre au point un moyen esthétique de lui redonner son apparence
initiale. Toutefois, à cause des remises en question suscitées par les invasions visuelles
de Nuria, se superposant au personnage de Sofía, et celles de son propre visage
déformé, se superposant dans les miroirs à son visage guéri, il est confus, comme nous,
et continue à porter son masque malgré les demandes incessantes d’Antonio son
psychiatre de l’enlever. L’identité ambivalente de César est maintenue à travers les
deux mondes parce que, dans son esprit, il reste le même individu en W14 et en WDéf,
puisqu’il garde la même propriété essentielle d’être défiguré et est toujours hanté par
la mémoire d’un amour naissant qui n’a pas survécu à l’accident de voiture.
L’effet de superposition – Nuria sur Sofía (figure 6.3), le rêve sur la réalité (figure 6.5)
242
et le visage déformé en W14 − est aussi véhiculé par les miroirs et leurs reflets comme
lieu autre. Les premiers plans, qui permettent à Amenábar d’installer la personnalité de
César, sont filmés dans la salle de bains, devant un miroir (#3). Le premier geste que
pose le personnage en se levant est de se regarder, reflet de son narcissisme, comme
pour s’assurer qu’il existe toujours, qu’il n’a pas disparu dans le vide urbain de WOn. Il
s’arrache un cheveu blanc, ce qui démontre l’importance qu’il accorde à sa jeunesse, à
sa beauté et à son apparence. Il boutonne sa chemise devant un autre miroir (figure 6.6)
et, satisfait de ce qui lui est renvoyé comme image, il se précipite dans le monde
extérieur.
Lorsque César perd cette image de lui-même après l’accident de voiture, il ne sait plus
comment se définir. Défiguré, il ne peut plus jouer de ce narcissisme qui avait teinté
ses relations avec Pelayo, à qui il a ravi Sofía, et il fuit dorénavant les miroirs qui lui
renvoient son reflet. Cette nouvelle apparence repoussante transforme son narcissisme
en une mascarade abjecte (#54) et définit, par le fait même, la nature fondamentale des
relations entre propriétés qui construisent le monde WDéf. Après l’accident, le regard
des autres, connoté par les miroirs, l’oblige à prendre conscience de son orgueil, mais
aussi de son isolement. Le sentiment de suffisance que lui renvoyait le miroir de sa
salle de bains dans les trois plans liminaires (#3) n’existe plus, car dans WDéf ils lui
renvoient le reflet d’une nouvelle propriété connotant son incapacité à devenir adulte.
Dans WDéf, les miroirs connotent cette propriété de sa personnalité passée à laquelle il
243
n’a plus accès, en même temps qu’ils dénotent cette nouvelle réalité à laquelle il n’a
pas envie de faire face (#37). Alors qu’ils lui permettaient de prendre conscience de
son appartenance au monde dans WR, les reflets prennent, après l’accident de voiture,
la connotation contraire : ils constituent le symbole de sa propre mort par suicide (#40-
45) qui clôt WDéf. Amenábar se sert des miroirs comme opérateurs de passage, par la
cannibalisation d’une propriété de WDéf dans W14 (#81-100), alors que les reflets
permettent de laisser passer une propriété structurellement nécessaire du César défiguré
dans un monde où la reconstruction de son visage a réussi. Dans ce contexte, les miroirs
servent à opérer le passage d’une propriété appartenant à un monde passé qui est
incompossible avec les relations entre propriétés qui définissent le monde présent.
Dans un certain sens, le miroir comme objet permet de superposer un lieu et une
temporalité qui brisent la causalité de la pseudoréalité de W14 et qui lui donnent par le
fait même sa propriété essentielle d’être totalement virtuelle.
Chez Cameron Crowe, les miroirs servent le même type de passage que les
connotateurs spéculaires chez Amenábar. Évidemment, le réalisateur américain en
ajoute, afin de rendre la réflexivité de son récit avec la culture cinématographique
encore plus manifeste. Crowe place des miroirs partout où il le peut dans les plans
liminaires de VS. Le plus significatif est probablement celui qui est juxtaposé à la porte
de la salle de bains et à l’affiche du film À bout de souffle (1960) de Godard (figure 6.6).
Si le reflet que renvoient les miroirs de son appartement est directement lié à son image
dans le film, donc à sa personnalité, à son état psychique et à son caractère, celui que
renvoie l’affiche du film est indirectement lié aux thématiques de cette œuvre culte à
laquelle Crowe tente de rattacher la sienne. On peut ainsi conclure que l’hyperréalisme
et l’intermédialité à l’œuvre dans la version américaine connotent la virtualité du
paradis artificiel de W14 tout en faisant croire que l’univers qui s’y déploie fait partie
de la réalité des spectateurs : la vie est un film. Certains éléments de cette intermédialité,
comme les références culturelles, mais surtout la présence particulière de personnalités
publiques appartenant au monde réel des spectateurs (Steven Spielberg, par exemple,
244
Les opérateurs intradiégétiques pratiquent des passages narratifs entre les différents
mondes incompossibles d’un univers cinématographique. Ils permettent de briser la
temporalité d’une série de relations entre propriétés déterminant un monde, en créant
un événement incompossible dans la chaîne causale, qui ouvre sur un nouveau monde
en contredisant une loi fondamentale de notre réalité, ce que Umberto Eco a appelé un
opérateur d’exception. Cette opération crée un nouveau monde par mitose, en
changeant quelques-unes des propriétés essentielles ou des vérités logiques qui
déterminent le monde d’origine. Il peut opérer cette bifurcation dans la trame narrative
en déharnachant la conscience des contraintes du corps, en la libérant des principes de
la matérialité et de la causalité par l’effet d’une hyperbole comme le rêve, le coma, la
psychose ou un autre état de conscience altérée. Il peut aussi opérer cette bifurcation
dans une série causale en empruntant ce qu’Alain Boillat nomme une passerelle
intermondaine, un objet appartenant au mobilier d’un monde qui permet d’ouvrir sa
frontière sur un nouveau monde de manière incompossible. Cette ouverture correspond
souvent à une technologie qui n’est pas encore maitrisée dans notre réalité, un objet
inventé comme la cryogénie et le rêve éveillé dans ALO. L’ouverture est toujours
pratiquée en rapport avec les personnages, qui sont définis par la somme de leurs
propriétés et des relations qu’ils entretiennent avec celles des autres personnages, mais
aussi avec les lieux et les objets qui meublent le monde. Ces relations entre propriétés
attachent ainsi les individus à un monde précis et particulier. Le fait de changer l’une
ou l’autre de ces propriétés, qu’elles soient essentielles ou structurellement nécessaires,
245
crée un nouveau monde en faisant bifurquer la chaîne causale qui définissait le monde
d’origine vers une nouvelle série incompossible de relations entre propriétés.
L’opérateur mobilier peut donc être incarné soit par un personnage, soit par un lieu,
soit par un objet, ou bien encore rassembler ces trois types en une hétérotopie comme
le miroir ou l’intermédialité, la référence et la réflexivité. L’opérateur mobilier peut
aussi ouvrir une brèche narrative au sein des possibilités de développement causal du
récit. Un peu à la manière du MacGuffin d’Hitchcock, ce type d’opérateur ouvre sur
un monde possible en suggérant le développement d’une intrigue là où il n’y en a pas;
un fil d’Ariane rompu, un cul-de-sac. Tous ces opérateurs d’accessibilité
transmondaine appartiennent à l’univers du récit, aux mondes dans le film ; ils sont
intradiégétiques. Étant donné la double représentation cinématographique, ces
opérateurs intradiégétiques doivent être exprimés par des moyens extradiégétiques,
supportés par des opérateurs qui relèvent de la dénotation cinématographique. À
l’instar de ce que conclut François Truffaut dans son entretien avec Hitchcock : « Le
cinéaste n’a rien à dire, il a à montrer » (French Moviegoer, 2016, part. 10). Le prochain
chapitre présentera les opérateurs extradiégétiques qui permettent ce passage des mots
du scénario aux images de la production, en prenant en considération les habitudes
perceptives et interprétatives des spectateurs.
la réalisation d’un désir, ce que Bergson expose, dans Matière et Mémoire, comme une
perception teintée de souvenir.
La première dimension de cette image-mouvement est celle qui permet aux spectateurs
d’entrer émotionnellement dans l’univers filmique. Les opérateurs intradiégétiques
étudiés dans la section précédente l’incitent, s’ils sont bien utilisés, à s’attacher
émotionnellement à un protagoniste et à consentir à être victime de ce que Eco a appelé
le raptus mystique de la fiction. La deuxième dimension de l’image-mouvement,
exprimée par les opérateurs extradiégétiques, doit l’inviter à entrer dans l’univers
cinématographique avec son corps par ses émotions. Ce type d’opérateurs lui propose
une déclinaison de divers points de vue sur cet univers dont certains, subjectifs, lui
permettent de voir comme le protagoniste et d’autres, objectifs, lui font croire qu’il se
situe physiquement dans le monde intradiégétique (WI), en jouant avec ses habitudes
perceptives et interprétatives. Ces opérateurs extradiégétiques interviennent lors des
trois grands moments de la réalisation d’un film, soit la préproduction, le tournage et
la postproduction. Si le scénario − qui précède la préproduction − sélectionne les
opérateurs intradiégétiques en les mettant en contexte dans un récit, les trois moments
de la production de ce scénario permettent de choisir par quels moyens ce qui a été
imaginé et exprimé de manière linguistique se transformera lors de la production en
images en mouvement. Les mots du scénario doivent subir une transduction qui se
déroule en deux temps : 1) le choix des individus et de l’espace-temps dans lequel ceux-
ci entreront en relation et 2) la manière dont ils seront mis en scène pour être captés par
88
Deleuze parle plutôt d’image-perception, d’image-action, d’image-affection et d’image-pulsion qui
composent l’ensemble des plans qui relèvent de l’image-mouvement, en opposition à l’image-temps,
composée majoritairement d’opsignes et de sonsignes, « image optique et sonore pure qui rompt les liens
sensori-moteurs, déborde les relations et ne se laisse plus exprimer en termes de mouvement, mais
s’ouvre directement sur le temps. » (1983, p. 291‑293, Glossaire)
248
ON BLACK
We hear a whooshing sound, getting louder.
A BLINK OF AN IMAGE
New York City from a perspective of flight, not an airplane,
a swooping diving shot. Back to black.
A WOMAN'S VOICE
Abre los ojos … open your eyes … open
your eyes …
DAVID AAMES, JR., 32, swings out of bed and sits on the
corner of his mattress. It's a chilly New York City morning.
Early sunlight glows around the corners of his curtains.
A WOMAN'S VOICE
David starts up his dark green sports car, and roars onto
the New York City streets.
(Crowe, 2001, p. 1)
Ces trois scènes impliquent d’abord différents lieux : une idée aérienne de la ville de
New York, une chambre à coucher et la salle de bains attenante, la salle de séjour
richement décorée d’un appartement new-yorkais et son garage intérieur. Le choix de
ces lieux doit permettre aux spectateurs, dans un premier temps, de saisir en quelques
coups d’œil l’univers qu’on leur présente, le genre du récit qu’on leur raconte, le niveau
de réalisme du monde dans le film ainsi que la personnalité du protagoniste : David
Aames Junior, 32 ans ; on soupçonne un drame, mais les plans aériens qui nous font
entrer dans l’univers connotent aussi une ambiance métaphysique, mystérieuse, qui
dépasse les trivialités du quotidien89. Par la suite, le protagoniste, trentenaire séduisant
et bien nanti, doit trouver son visage, il doit être incarné par un acteur. Le choix de la
distribution implique à ce point une décision d’apparence, mais aussi, et surtout dans
le cas d’un film hollywoodien, une décision commerciale. Qui sera l’acteur qui portera
le film sur ses épaules ? Quel acteur attirera les foules lors de la première ? Après deux
Missions Impossibles, le plus récent film de Crowe, oscarisé et primé aux Golden
89
En ajoutant « not an airplane » dans la description de la première scène, Cameron Crowe précise à
ses lecteurs que le regard en plongée flotte dans les airs, mais surtout qu’il pique du nez : « a swooping
diving shot ». Le mouvement du regard épouse celui bien connu de l’âme errante et rêveuse de David
Aames, qui retourne habiter son corps, bref, un mouvement d’incarnation. Ce mouvement préfigure bien
sûr la plongée finale où David, qui vient de prendre conscience qu’il n’est effectivement qu’une âme
errante et rêveuse prisonnière d’un monde virtuel, plonge de l’édifice en espérant rejoindre son corps,
en espérant s’incarner à nouveau. Plus qu’une ambiance métaphysique, la scène d’ouverture initie le
mouvement en 4 étapes du film : le flottement, le vertige, la plongée et l’incarnation. On pourrait peut-
être même parler de « réincarnation », si on pense au mouvement de caméra en plongée qui ouvre le film
Enter the Void (2009) de Gaspar Noé.
250
So you’re going to have to make an election as to what this scene is about. And it
is this election, this choosing not “an interesting way” to film a scene (which is an
election based on novelty and basically a desire to be well-liked) but rather saying,
“I would like to make a statement based on the meaning of the scene, not the
appearance of the scene,” […] So let’s suggest what the scene might be about. I’ll
give you a hint: “what does the protagonist want?” Because the scene end when
the protagonist gets it […] What does he or she do to get it—that’s what keeps the
audience in their seat. If you don’t have that, you have to trick the audience into
paying attention. (1992, pp. 10‑11)
Les opérateurs relatifs à la préproduction sont déterminés par les décisions prises à
partir du moment où un producteur finance la transformation des mots d’un scénario
en images en mouvement. Ces décisions concernent généralement la manière dont on
s’y prendra pour opérer cette transformation. C’est à cette étape qu’une transduction
permet aux deux articulations de la langue de devenir les trois articulations de l’image
cinématographique. D’abord, l’espace-temps et les individus qui y existeront doivent
être incarnés en des lieux spécifiques (location scouting) et par des personnes
appartenant à notre monde réel (distribution des rôles). Ensuite, les scènes du scénario
doivent être rigoureusement découpées en plans uniques. Enfin, chaque plan doit être
252
déterminé par un rapport de cadre − qui reste habituellement le même tout au long du
film sauf, comme on le verra, à quelque rares exceptions −, soit une dimension de cadre,
une profondeur de champ, un point de vue (angularité) ainsi qu’une composition qui
tient compte de la signification propre au mouvement et des habitudes de lecture de
l’image supportées par les codes de l’espace-temps diégétique (cf. figure 5.3).
ensemble de propriétés qui le définissent comme figure à laquelle les spectateurs sont
appelés à s’identifier émotionnellement. Ainsi considéré, le personnage est un objet
sémiotique qui possède des caractéristiques physiques auxquelles devront correspondre
celles de l’être humain qui sera choisi pour l’incarner.
Les propriétés spirituelles d’un personnage − soit ses attitudes propositionnelles (son
intentionnalité), sa manière de désirer le ou les objets de sa quête, ses besoins
inconscients, ses émotions et souvenirs refoulés, son point de vue sur le monde, sa
boussole morale, son éducation, ses croyances, etc. − devront être jouées et seront, pour
ainsi dire, imprimées pour toujours dans le grain de la pellicule (ou les pixels de l’image
numérique). Cette différence du héros d’un film avec un personnage de roman est
capitale, et c’est ici que s’inscrit l’aspect mythologique, en face de l’aspect commercial,
propre à la distribution, comme l’expliquent Jacques Aumont et ses collègues dans leur
Esthétique du film :
Le star-system […] se définit doublement par son aspect économique et par son
aspect mythologique, l’un entrainant l’autre […] on forge pour le comédien une
image de marque en l’érigeant en star. Cette image se nourrit à la fois des traits
physiques du comédien, de ses performances filmiques antérieures ou potentielles,
et de sa vie « réelle » ou supposée telle. Le star-system tend donc à faire du
comédien déjà un personnage, en dehors même de toute réalisation filmique : le
personnage de film ne vient à l’existence que par le biais de cet autre personnage
qu’est la star. (2001, p. 94)
Le personnage est certes un opérateur, grâce à la position qu’il occupe dans le schéma
actantiel, mais l’acteur joue aussi un rôle important dans cette mécanique d’opération
de passage en inspirant l’identification des spectateurs à son interprétation. Ses
performances passées, les rôles qu’il a incarnés auparavant et les univers dans lesquels
254
il a été propulsé influencent l’idée que les spectateurs se font d’un acteur et encouragent
par le fait même certaines interprétations tout en affaiblissant les autres. Le choix de
reprendre Penélope Cruz pour jouer le rôle de Sofía dans VS prouve ce qui vient d’être
exprimé, en ce sens que la Sofía de ALO est reprise intégralement par Crowe –
devenant ainsi un intertexte ou un personnage à l’identité transmondaine −, ce qui a
pour effet de lier d’une certaine manière la reprise américaine à l’orignal espagnol tout
en augmentant l’effet de spirale qui peut être interprété dans la structure des deux
univers. Se pourrait-il que, selon l’hypothèse de l’affreux cauchemar, César se soit
réveillé dans la peau de David Aames, suite à sa chute du haut de l’immeuble de Life
Extension à Madrid ? Est-il possible que, d’emblée, Cameron Crowe réfère au film
d’Amenábar pour activer peut-être l’attachement émotionnel de certains spectateurs
qui auraient vu et apprécié l’original espagnol ? Ce serait probablement une stratégie
originale que de faire entrer les deux univers dans une espèce de multivers, un
chaosmos onirique et métaréférentiel qui inscrit les deux séries d’événements comme
une suite à la causalité ambiguë, mais rendue possible grâce à cette présence de l’actrice
madrilène jouant le même rôle dans les deux films. Chose certaine, en utilisant la voix
hors champ de Cruz enregistrée sur le réveille-matin de David, d’abord inversée et
parlant espagnol, Cameron Crowe annonce assez clairement son intention : ceci est une
adaptation américaine d’Abre los ojos.
Les lieux de tournage doivent servir à incarner non seulement l’espace − qui est, selon
le réalisateur phare de la Nouvelle Vague Éric Rohmer (Maurice Schérer), la forme
générale de sensibilité la plus essentielle au cinéma 90 −, mais également le temps
diégétique et ses références historiques. L’espace diégétique, en incarnant un lieu
géographique et une époque, une culture et un mode d’existence, connote par la même
occasion une ou plusieurs émotions dans sa mise en scène, par la plasticité de sa
90
Maurice Schérer, Revue du Cinéma, no 14, juin 1948. (Cité par Martin, 2001, p. 225)
255
représentation. Comme l’écrit Marcel Martin dans son chapitre sur le traitement de
l’espace cinématographique, un lieu peut être construit de deux manières différentes,
soit 1) en reproduisant intégralement un espace réel, comme le Zabriskie Point
d’Antonioni et 2) en fragmentant divers espaces réels pour les recomposer en un seul
espace diégétique : nombre de films d’époque se déroulant à New York, Paris ou
Chicago ont été tournés dans le vieux Montréal grâce à la manière privilégiée dont les
bâtiments datant du début du siècle dernier y ont été préservés (The Aviator, The
Curious Case of Benjamin Button, X-Men, etc.)
91
« Le cinéma, p. 131 (la traduction est de moi) »
256
Les espaces dramatiques peuvent encore agir comme symboles d’un événement à venir,
d’un monde possible. Les phénomènes naturels, par exemple, liés aux espaces
extérieurs peuvent servir à illustrer le temps qui passe avant un événement important,
comme ces trop populaires timelapses qui pullulent dans les plans de paysage ou les
séquences accompagnant un générique (House of Cards). Ils peuvent aussi agir à titre
de protagonistes prophétiques, qui agissent sur la destinée des héros et des héroïnes, ou
qui laissent du moins présager l’inéluctabilité de leurs actions et l’implacabilité de leur
destin. Dans Cinematic Storytelling, Jennifer Van Sijll donne l’exemple de l’éclipse
solaire dans le film Dolores Claiborne (1995), qui offre une fenêtre idéale pour
commettre un meurtre tout en proposant une analogie de forme avec le fond du puits
rond dans lequel la protagoniste pousse son mari (2005, fig. 100). La forme du
phénomène naturel de l’éclipse et la fenêtre d’espace-temps obscure qu’il ouvre,
donnent cette impression de l’inévitabilité du crime, comme si Dolores était
prédestinée à commettre ce meurtre à cet instant précis, son geste ayant été filé par les
Parques et inscrit depuis la nuit des temps dans le livre des destinées racontant l’histoire
de son monde 92 . L’esthétique des lieux se définit par les différentes manières de
représenter l’espace par la plasticité et l’iconicité du faisceau de relations entre les
propriétés dont ils sont constitués. La singularité de ces représentations permet à
l’occasion de différencier les mondes possibles dans un univers à caractère onirique, à
92
Cette référence au livre des destinées racontant l’histoire d’un monde possible est puisée dans le récit
du rêve de Théodore fait par Leibniz dans son Essais de théodicée, §415-417, et qui illustre son concept
de meilleur des mondes.
257
l’exemple du New York sous la pluie, du corridor de l’hôtel, du complexe niché dans
les montagnes enneigées et du monde dystopique en effondrement, qui représentent les
quatre niveaux de rêve dans le film Inception (2010) de Christopher Nolan. Dans
d’autres cas, une inversion énantiomorphe, par exemple, peut servir à différencier un
même lieu dans deux mondes différents − comme la chambre d’étudiant d’Evan
(Ashton Kutcher) dans The Butterfly Effect (2004), qui est inversée telle une image vue
dans un miroir pour signifier que le cours de la réalité a bifurqué vers une nouvelle
trame causale suite un remaniement du cours des événements passés.
Dans cette perspective, pourquoi Amenábar et Mateo Gill ont-ils choisi Madrid pour
mettre en scène leur histoire de maturation ? Dans la même veine, pourquoi Cameron
Crowe a-t-il choisi d’incarner sa version dans la ville cosmopolite par excellence, New
York? On pourrait dire que plus on tombe de haut, plus la chute semble extraordinaire!
Il aurait été de toute évidence beaucoup moins dramatique de représenter la chute d’un
personnage depuis le sommet de l’échelle sociale dans un petit village de fond de rang.
Si on veut que la chute du héros convoque de la pitié chez le spectateur, comme le
suggère Aristote dans sa Poétique, on doit s’assurer qu’elle soit la plus grandiose
possible, afin de convoquer par le fait même l’angoisse de l’écrasement. Il serait
difficile de trouver mieux que New York pour faire fortune dans l’édition et la
publication, comme il serait difficile de trouver mieux que Madrid pour hériter d’une
chaîne hôtelière espagnole. Les deux villes choisies, soit les métropoles de leur pays
respectif, permettent d’appréhender la dégringolade la plus intense que la situation
initiale autorise, en plus de faire intervenir des phénomènes propices à la perte de
repères spatiaux et mémoriaux, mais aussi de représenter la ville comme un labyrinthe,
c’est-à-dire
L’impression dédaléenne des représentations urbaines est d’autant plus importante que
les deux réalisateurs ont découpé les lieux de manière à briser le joint spatial qui les
unit dans la ville. Les scènes se déroulent comme dans de petits mondes détachés de
l’ensemble, qui devraient les unir de manière cohérente et qui aboutissent après moult
détours en un centre, le toit de l’immeuble avec son préposé au soutien technique
comme Minotaure « qui est miroir, miroir de la mort et de la naissance, lieu profond et
inaccessible de toutes les métamorphoses », comme l’écrit Michel Foucault dans
Raymond Roussel (1992, pp. 112‑113). Le labyrinthe de la métropole, lieu par
excellence de l’oubli par la perte de repères et grâce à l’égarement permis par le dédale
inextricable d’une architecture complexe, assure au sujet la reconstruction de son être,
nécessitant la remise à zéro de ses connaissances, suite à la rêverie ludique permise par
la perte de mémoire. Cette rêverie ludique, ou musement, ce « Jeu Pur » et affranchi de
toutes règles, chez Peirce, est conséquence de la confusion qui règne dans un espace-
temps transitoire, permettant à l’esprit de reconstruire sa conception du monde dans
une nouvelle structure, libérée de l’ordre des choses préétabli, de la causalité.
Une autre connotation spatiale importante dans ALO est celle qui oppose le parc
ensoleillé dans le monde onirique (WOn) à la cellule de prison sombre et exiguë de la
réalité virtuelle (W14). Le premier lieu connote le rêve et le bonheur intense de la
passion amoureuse ; l’autre, la perte des libertés et de la santé mentale de César dans
un monde qu’il n’arrive pas à saisir et dont il est exclu. Entre ces deux lieux connotés
se trouve la boîte de nuit − endroit des plus impersonnels, déshumanisés et quasiment
hétérotopiques −, où César entame la saoulerie qui permettra à L.E. de pratiquer le joint
intermondain entre WDéf et W14 en écrasant son suicide (#58, #122). À la fin des deux
films, dans lesquels l’être humain joue à Dieu en repoussant les limites de la mort
physique, le Minotaure Serge Duvernois, maître du monde de la réalité virtuelle, attend
259
César sur le toit d’un gratte-ciel (#121), qui offre au regard un horizon à perte de vue
sur une ville supposément vide. Comme une page blanche, cet espace « gravide » dans
lequel se jette le héros (#132) est à l’image des trois fins et de leur égale possibilité. Le
film s’ouvre autant spatialement que diététiquement. On peut faire exactement la même
analyse avec les lieux fréquentés par David Aames dans VS, les deux films s’ouvrent
d’ailleurs sur des icônes touristiques de chaque ville : la Gran Via pour Madrid et Times
Square pour New York.
Bien que le rapport de cadre ait beaucoup changé depuis la création du cinéma, qui est
passé du format académique de 1.37:1 (1929) au cinémascope optique 2.39:1, pour
s’ouvrir sur la mégaprojection dite « Triptyque » 4:1 du Napoléon d’Abel Gance
(1927), celui-ci tend aujourd’hui à se stabiliser depuis l’arrivée des formats vidéo de
qualité cinématographique (figure 6.8). Le format panoramique 2:1 univisium, mieux
connu sous l’appellation « série Netflix », est probablement le format le plus répandu,
si on se fie à l’audimat de la chaîne en flux continu et au fait que de plus en plus de
gens boudent les cinémas pour consommer des séries à l’excès dans le confort de leur
salon, sur des écrans de plus en plus sophistiqués. Sa versatilité en fait un format très
populaire, puisqu’on peut le « réduire » en format « letterbox » (1.85:1 ou 2.35:1), pour
lui donner un effet de panoramique triché, ou le garder en format plein écran. Ce format
doit aussi sa popularité au fait que la plupart des caméras d’aujourd’hui – sans compter
les téléphones intelligents − offrent des options vidéo intéressantes, proposant le format
16:9 en qualité 8k. Ceci dit, la popularité de ce format fait en sorte que certains
créateurs s’engagent dans l’utilisation de formats moins répandus afin d’attirer
l’attention sur l’importance des dimensions du cadre dans la composition d’une image
en mouvement. Le film Mommy (2014) de Xavier Dolan offre un excellent exemple du
rapport de cadre comme opérateur d’accessibilité (figure 6.7). Comme il a tourné la
plus grande partie de son film dans un format carré (1:1), comme l’avait fait Gus Van
260
Sant avec Elephant (2003), pour donner l’impression que les personnages sont étouffés
par un horizon restreint et des limites imaginaires, Dolan fait ouvrir le cadre à son
personnage de Steve (Antoine Olivier Pilon) qui, écartant les bras et poussant les larges
bandes noires qui flanquaient l’image, offre enfin un cadre plus large aux spectateurs
(1.85:1), ce qui suggère une soudaine délivrance, le personnage s’écriant « liberté »
pour assurer le passage entre l’ambiance étouffante et une fulgurante bouffée
d’euphorie.
Figure 6.7 Mommy (2014) de Xavier Dolan Figure 6.8 Les différents rapports de cadre
L’artifice s’est révélé efficace, il a été applaudi lors de la projection du film à Cannes,
mais opère-t-il vraiment un passage intermondain? Les propriétés mondaines ne
changent pas, l’univers reste le même, mais le point de vue sur l’existence subit un
261
revirement à 180º qui permet au trio de vivre pendant un court instant dans une
perspective de félicité et dans l’espoir d’une vie normale et heureuse, connotée par le
format le plus courant, le panoramique 1.85 :1. En ce court instant, le monde dans
lequel ils ancrent leur réalité change de propriétés, alors que l’espace-temps
intradiégétique du monde dans le film fusionne avec les artifices de l’univers
extradiégétique de la production, la fiction se dévoilant furtivement pour donner une
impression de grandeur momentanée, en contrepoint avec le reste du film, qui retourne
à son format original carré après cet instant éphémère.
Le fait d’attirer l’attention des spectateurs sur le format du cadre peut être un couteau
à double tranchant. Alors que cet artifice cinématographique souligne à gros traits
connotés la fictionnalité du monde représenté et fait sortir l’esprit des spectateurs de
l’univers intradiégétique, selon les principes de la métafiction, il peut arriver que
certains n’arrivent plus à y retourner et perdent la capacité à suspendre leur incrédulité.
Or, Dolan avait déjà expérimenté avec le jeu des cadres dans Tom à la ferme (2013),
en introduisant un format letterbox (2.35:1) dans certaines scènes afin d’en écraser les
personnages verticalement. Wes Anderson est aussi reconnu pour changer plusieurs
fois le format de ses images afin d’appuyer le thème ou la temporalité dans chaque
séquence de ses films. Son film de 2014, Grand Budapest Hotel, utilise trois différents
rapports afin de connoter l’histoire du cinéma et l’évolution de ses formats durant les
trois grandes périodes que son film met en scène, soit le rapport 1.33:1 pour les années
30, le 1.85:1 pour les années 40 et le 2.35:1 pour représenter les années 80. Les rapports
de cadre, utilisés de cette manière, deviennent des connotateurs temporels, puisqu’ils
permettent d’identifier les différentes époques mises en scène, dans un va-et-vient
appuyé par le montage, avec ses ellipses et ses retours en arrière.
Alejandro Amenábar et Cameron Crowe ont tous deux opté pour un ratio d’image
panoramique de 1.85:1, le format le plus utilisé dans les œuvres de fiction avant Netflix.
Ce format dit « cinémascope », amputant un peu sur la hauteur, a été inventé dans les
262
années 1950 pour faire concurrence à la montée en popularité de la télé et son format
carré 4:3, dans l’espoir d’attirer les foules au cinéma en offrant une expérience plus
grandiose. Le rapport de cadre n’agit donc pas, dans les deux films à l’étude, comme
opérateur d’accessibilité, comme il le fait chez Dolan et Anderson.
La caméra
Sans vouloir trop simplifier le sujet, prenons en considération le fait déjà évoqué que
la caméra remplace parfois la perception consciente des spectateurs lorsque le point de
vue est objectif et qu’elle la fait passer par le regard du protagoniste lorsque le point de
vue est subjectif. En fait, comme le rappelle Sydney Lumet « If the movie has two stars
in it, I always know it really has three. The third is the camera. » (1996, p. 76) Il est
aussi important de rappeler qu’il est extrêmement rare, dans la persception ordinaire,
d’observer quoi que ce soit qui ne soit pas animé de mouvement. Les opérateurs et
connotateurs de passage intermondain relatifs à la caméra peuvent dans cette
perspective être déclinés en deux variables : 1) les différents types de mouvements de
caméra, incluant paradoxalement la caméra fixe, et 2) l’échelle des plans relatifs aux
différentes lentilles. Dans un premier temps, les mouvements de caméra (que les
techniciens français appellent le recadrage) peuvent être déclinés en trois grands types.
Tout d’abord le non-mouvement ou la caméra fixe, ensuite les mouvements effectués
par une caméra fixée sur un trépied, reproduisant les mouvements des yeux et de la tête
et, finalement, les mouvements reproduisant les déplacements du corps dans l’espace.
Dans un deuxième temps, l’échelle des plans et les différents types de lentilles
comprennent inévitablement d’autres données dont la dimension du cadre, la
profondeur de champ, la longueur focale, l’angularité du point de vue, la distorsion
optique et la compression de l’espace. Tous ces éléments déterminent la capacité de
véhiculer des émotions et d’opérer des passages intermondains à l’aide de l’appareil de
captation visuelle en fonction des différentes significations attribuées à chacun dans le
contexte d’une production cinématographique ; la sémiotique des mouvements de
caméra étant déterminée par les habitudes interprétatives (cf. figure 5.3).
263
La caméra fixe
Le plan fixe peut aussi servir de contrepoint à un plan plus instable afin d’en souligner
l’importance. Jumelé à une séquence filmée en caméra à l’épaule, le plan sans
mouvement permet de renforcer l’impression de danger, de déséquilibre et
d’irrégularité. Amenábar utilise cette méthode pour passer de son monde réel WR où
survient l’accident de voiture, vers le monde onirique WOn qui meuble les trois
semaines durant lesquelles César est dans le coma. L’accident est capté par une caméra
264
installée sur la banquette arrière de la voiture, très instable, et la séquence est renforcée
par un montage rapide et arythmique (#29), suivi d’un fondu au noir, d’un fondu
d’ouverture (#30) et de trois plans fixes d’un parc ensoleillé, rempli d’enfants qui
s’amusent et de personnes âgées qui jouent aux cartes (#31). Le contraste du
mouvement chaotique vers la fixité renforce ainsi le tragique de l’accident, mais
souligne en même temps l’aspect extraordinaire ou irrégulier de la séquence onirique
qui suit. Cameron Crowe se sert du même effet pour passer du monde onirique WOn de
la séquence d’ouverture de VS, dans laquelle David Aames est affolé par la vacuité de
Times Square, et le plan suivant dans lequel il se réveille en WR, son monde réel, dans
la même position, les bras en croix, à l’envers dans son lit (#11-12-13). Les plans du
monde onirique sont animés par plusieurs mouvements, la caméra suivant la course du
personnage et la séquence montée (montage cut) sur la musique enlevante de Mint
Royal est ponctuée de flashs symboliques de la culture américaine. Après une coupe
franche connotant un réveil en sursaut, Crowe met en contrepoint de cette séquence
rapide un plan fixe de David à l’envers sur son lit, réveillé au son de son réveille-matin
sur lequel Julie Gianni (Cameron Diaz) a enregistré sa voix : « Daaaviiid… Open your
eyes! » − par opposition à la voix de Penélope Cruz qui avait ouvert la séquence
onirique du prologue (#2).
Dans un plan fixe, ce sont d’abord les déplacements et mouvements des individus du
monde qui attribuent un certain dynamisme à l’image. Lorsqu’il est utilisé sur une
longue séquence, le plan fixe peut avoir pour effet d’installer une distance entre les
personnages et les spectateurs, qui finissent par avoir l’impression de ne pas être
intégrés à l’action, d’avoir été éjectés du monde dans le film. Il arrive aussi que certains
réalisateurs composent l’entièreté de leur récit avec des plans fixes pour utiliser cette
distanciation de manière esthétique. C'est le cas de plusieurs films du réalisateur
japonais Yasujiro Ozu, dont son dernier, Le goût du Saké (1962), dans lequel les
spectateurs ne sont plus appelés à pénétrer le monde cinématographique avec leur
corps, l’immobilité des plans les gardant bien d’appréhender le déploiement de
265
On pourrait même pousser l’interprétation des cadres fixes chez Ozu comme étant une
volonté de faire de ses lieux − le bureau de Hirayama San, les bars où il se saoule au
Sake et son domicile – de petits mondes étouffants auxquels correspondent un point de
vue particulier et une réflexion sur la trivialité de la codification japonaise des
comportements et de l’existence humaine. Pour Deleuze, les images optiques et sonores
pures, caractérisées particulièrement par « le plan fixe et le montage-cut » (1985, p. 34),
renversent le rapport qu’entretient le mouvement avec le temps, en faisant du
mouvement la perspective du temps, en rendant l’image lisible plutôt que simplement
visible et en subordonnant la description de l’espace à des fonctions de la pensée. Les
266
Les plans fixes dans ALO et VS sont utilisés par Amenábar et Crowe à des fins sensori-
motrices dans les deux exemples donnés plus haut, puisqu’ils servent de contrepoint au
rythme effréné des images qui les précèdent dans le montage, donc dans la causalité du
récit. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils répondent à l’objectif dramatique des scènes dans
lesquels ils sont utilisés, en marquant la différence entre une temporalité onirique et
une temporalité « réelle ». Le plan fixe du réveil en WR dans VS arrête le mouvement
de la course folle et des flashs tonitruants qui caractérisaient le monde vide WOn, et
connote par ce freinage dans la dynamique du montage, la traversée de la conscience
de David entre le monde du rêve et le monde réel. Dans ALO, Amenábar utilise la
même stratégie, mais de manière totalement opposée. Les trois plans fixes du parc
ensoleillé soulignent le passage du monde réel de l’accident vers le monde onirique du
coma. Ce qui revient à dire que la signification de chaque type de plan relève de la
relation qu’il entretient avec ceux qui le précèdent et qui le suivent dans la grammaire
du montage (dont il sera question dans la section 6.2.3).
aussi inclure dans cette catégorie de mouvements les travellings optiques (zoom in et
out), même si ces mouvements ne ressemblent en rien au regard humain et aux
mouvements du corps, mais signifient plutôt l’attention portée sur un objet, un élément
du décor, un détail dans l’ameublement du monde. Pour ce type de mouvement sur
place, la caméra ne se déplace pas, mais pivote, s’incline et effectue des changements
de direction du regard ou de l’attention qu’elle offre sur un environnement à partir d’un
emplacement qui ne change pas. Le fait de ne pas se déplacer et de regarder une mouche
voler, par exemple, de tourner la tête ou de se retourner pour révéler un paysage n’a
pas la même portée que lorsqu’on se déplace pour adapter le regard à ce qu’on voit.
Bouger les yeux ou la tête, plutôt que de se déplacer vers un objet peut insinuer un
manque d’intention claire par rapport à l’objet. Observer une scène de façon immobile
peut en effet signifier qu’on n’a pas encore décidé la manière avec laquelle nous allons
y pénétrer, comme un félin accroupi qui attend une opportunité ou qui juge si la proie
en vaut la peine ou si elle est accessible. Les caméras fixes ont tendance à moins
impliquer les spectateurs dans l’action et suscitent plutôt la curiosité, l’attente, le
suspense.
l’attention du sujet observant, qui concentre son regard vers un objet en particulier ou
vers une partie d’une pièce bien précise. Ils peuvent être utilisés lorsqu’un réalisateur
veut s’assurer que l’importance d’un détail est bien saisie ou pour semer un doute, créer
un questionnement chez le spectateur, voire attiser sa curiosité. Il s’agit souvent de
remettre en question une interprétation évidente afin de souligner l’ambiguïté entre les
différents mondes proposés par un univers, provoquer de l’indétermination et créer par
le fait même du suspense, un désir d’en savoir plus.
Amenábar utilise une inclinaison en plongée (tilt down) pour révéler le vide qui s’étend
sous les pieds de César qui s’apprête à sauter du toit de l’édifice dans l’espoir de se
réveiller en W2145, à la fin de ALO. Crowe va encore plus loin en faisant précéder la
plongée d’un travelling suivant David Aames alors qu’il court vers la rambarde du toit
et s’arrête, en déséquilibre sur un seul pied, juste avant de tomber dans le vide. Dans
les deux cas, l’inclinaison sert deux significations essentielles. La première consiste à
donner l’effet de vertige aux spectateurs et de porter à son paroxysme le niveau de
sympathie pour le personnage principal. Ici, l’inclinaison en plongée rapide sert
davantage cet effet. La deuxième consiste à faire de la résolution une ouverture dans le
vide, en ce sens qu’on ignore toujours laquelle des hypothèses du complot, du mauvais
rêve ou du futur est favorisée. L’issue de la chute peut tout aussi bien être la mort que
le réveil, on ne le saura jamais vraiment. César doit faire un acte de foi, et nous avec
lui. Grâce aux mouvements de la caméra, il nous entraîne avec lui en plongeant dans
un monde dont on ne connaîtra jamais l’existence, un monde vide Wø qui ne sera
jamais meublé puisqu’il n’existe qu’au-delà du générique – à moins que l’univers de
ALO ne se prolonge de manière onirique dans l’univers de VS, grâce aux premiers
plans aériens qui plongent vers l’appartement de David Aames. Dans la version
américaine de cette résolution sur le toit de L.E., le travelling simule le déplacement du
corps des spectateurs dans l’espace de la fiction, suivant celui du protagoniste dans son
univers, et porte leurs perceptions et affections jusqu’au bord du toit avant de les faire
plonger dans le vide. Il faut dire aussi que la durée invraisemblable de la montée dans
270
Il a déjà été question de la caméra portée à l’épaule, qui reproduit l’impression d’un
individu observant alors qu’il est en marche ou à la course. Grâce au flou de
mouvement des objets en périphérie, qui se déplacent de l’arrière-plan vers l’avant-
plan pour disparaître derrière la caméra, et aux phénomènes d’occlusion et de
désocclusion (dont il a été question en 4.3.3), la caméra portée reproduit presque
271
les mouvements de caméra possibles avec leurs significations. Chaque mouvement est
motivé par le contexte du film et sa signification lui est attribuée par l’action qu’il
permet de capter. Souvenons-nous de ce que disait David Mamet : « what does the
protagonist want ? » (1992, p. 11) C’est effectivement en rapport avec ce que désire
un personnage que le réalisateur saura quelle émotion susciter chez les spectateurs et
par quel type de plan y arriver. À la base, un monde est une possibilité comme on l’a
vu dans la deuxième partie de cette thèse sur les mondes possibles. Si le protagoniste
est amoureux d’une femme, mais qu’il a malheureusement été défiguré dans un
accident de voiture, l’émotion de chaque plan sera motivée par cette quête. C’est en
décidant dans quel monde il veut nous faire entrer, et en déterminant l’émotion qui
soutiendra le mieux ce passage, que le réalisateur choisira ses plans au découpage.
Entrera-t-on dans un monde de superficialité et de déception amoureuse ? Le plan
évoquera la tristesse, l’abandon, et il sera signifié par un travelling arrière assez lent,
par exemple, dans lequel la caméra s’éloigne de l’objet du désir et de son regard froid.
Entrera-t-on plutôt dans un monde où l’apparence n’a pas autant d’importance que la
beauté intérieure? On préférera monter la caméra sur Steady Cam, contourner le
protagoniste défiguré pour le regarder de face, se retourner et avancer vers la femme
de ses rêves qui l’attend en souriant.
parc ensoleillé sépare le monde réel WR, dans lequel on retourne un instant, alors qu’on
est en réalité dans WDéf, dans le corps inanimé de César à l’hôpital − ce qui est suggéré
dans un dialogue avec le psychiatre Antonio, mais jamais montré à l’écran.
Dans un deuxième temps, fort important celui-là, César croit faire l’amour à Sofía
(#98). On est en W14 alors que César a miraculeusement retrouvé son visage. Les deux
sont filmés l’un en face de l’autre, s’embrassant passionnément, en plan tête-épaule du
côté droit de César. La caméra de Burmann effectue alors un panoramique qui passe
derrière la tête de César – on utilise ce moment pour effectuer le raccord au montage
selon une méthode utilisée par Hitchcock dans Rope (1948)93 – et on passe à un plan
très rapproché du visage de Nuria qui embrasse César dont on voit maintenant le côté
gauche du visage. Retour vers le passé, déplacement à contrecourant signifiant la
recrudescence des problèmes de réalité ; il s’agit d’un changement de monde étant
donné que Nuria ne peut exister logiquement que dans le monde d’avant son suicide en
WR.
Cameron Crowe utilise le même procédé dans son W14 en faisant tourner la caméra
opérée par John Toll en sens horaire autour de David Aames qui hurle « TECH
SUPPOOOOOORT! » dans le Hall d’entrée de la compagnie de cryogénisation. Cette
manœuvre − qui n’est présente que dans la version abrégée de VS, remplaçant la scène
avec le SWAT Team et la séquence montée au Ballon rouge de Lamorisse – lui permet
d’opérer le passage entre le rêve éveillé et le mode tutoriel de W14x (P72). L’élément à
retenir dans ces trois exemples, est le fait que la plupart sinon tous les mouvements de
caméra peuvent servir à ouvrir un passage entre les différents mondes-possibilités d’un
récit cinématographique. L’important est de savoir les interpréter en les considérant
dans l’ensemble dont ils font partie, c’est-à-dire dans l’univers du film qui agit,
93
« On se trouvait donc en gros plan sur le veston d’un personnage et, au début de la bobine suivante,
on le reprenait en gros plan sur son veston. » (Hitchcock et al., 1983, p. 150) Cette méthode a été utilisée
depuis à chaque fois qu’un réalisateur veut donner l’impression de continuité d’un plan-séquence,
comme l’a fait Iñárritu dans Birdman (2014).
274
rappelons-nous ce que disait Eco au sujet des photos dans Blow Up d’Antonioni,
comme un contexte d’interprétation propre à son réalisateur :
Les opérateurs extradiégétiques, qu’ils soient prévus lors du découpage ou qu’ils soient
inspirés pendant la réalisation, n’agissent pas autrement que les opérateurs
intradiégétiques. C’est le contexte du récit qui leur donne un sens, ou qui en restreint
les significations possibles. L’étape du découpage détermine non seulement la manière
dont on se servira de la caméra pour matérialiser l’univers imaginé dans le scénario, lui
donner un corps pour exister, mais elle détermine aussi la manière dont cet univers et
ses relations entre individus seront mis en scène. La composition de l’image est le
meilleur moyen d’exprimer ces relations sans devoir passer par les mots du dialogue,
afin d’éviter de faire du cinéma une « photographie de gens qui parlent » (Hitchcock et
al., 1983, p. 47)
La composition
Et si, après la guerre, l’œuvre d’Ozu ne tombe nullement dans le déclin qu’on
parfois annoncé, c’est parce que l’après-guerre vient confirmer cette pensée, mais
94
« selon son style : à hauteur de tatami. Il expliquait à son opérateur Yushun Atsuna : “Tu sais, c’est
vraiment un casse-tête de faire une bonne composition dans une chambre japonaise… La meilleure façon
de s’en sortir est de placer la caméra en position basse.” » (cité par Magny, 2001, p. 40)
276
Le fait de créer un monde possible par l’agencement des lignes, des couleurs et de la
lumière dans un plan équivaut à créer un certain niveau de tension dramatique tout en
dirigeant le regard des spectateurs. Si un plan décrit en quelque sorte l’état d’un monde
dans un espace-temps donné, il est aussi teinté de possibilités narratives déterminées
par les plans qui l’ont précédé dans la diégèse. Un plan crée ainsi des attentes chez les
spectateurs, et la mise en scène des espace-temps qu’il décrit peut aussi servir à les
déjouer. Amenábar utilise par exemple la technique de la tonalité divisée (split tone)
277
pour connoter une possibilité dans le premier dialogue entre Serge Duvernois, préposé
au soutien technique de W14x, et César qui se trouve au paroxysme de
l’incompréhension, alors qu’il vient de trouver Nuria dans son lit à la place de Sofía
avec qui il venait de faire l’amour. Dans cette scène (figure 6.9, #86), César croit exister
en une version illogique et aberrante de WR alors qu’il se trouve dans le rêve éveillé de
W14. Duvernois le trouve assis, seul, dans un bar et choisit cet instant pour mettre le
monde sur pause (W14x) et tenter de le convaincre qu’il rêve et qu’il peut à tout moment
décider de prendre le contrôle de ce rêve. Cette possibilité est exprimée visuellement
par une tonalité divisée entre un éclairage réaliste, rendant parfaitement la couleur de
la peau, et un reflet bleuté projeté par une source dans le champ (practical light). César
demande alors à tout le monde de se taire et un silence inattendu envahit aussitôt le bar
autrement plein de gens qui les regardent, impassibles. Cette tonalité divisée exprime
ainsi le monde du rêve éveillé qui s’oppose à celui dans lequel César croit exister. La
tonalité bleutée, la musique qui s’arrête et les « figurants » qui se taisent et le
dévisagent donnent par le fait même un poids énorme à la résolution défendue par
Duvernois à la fin du film, celle du réveil en W2145. Ce moment ouvre une brèche dans
l’univers de César et laisse entrer la possibilité du monde créé par la technologie de
L.E.
Cette tonalité divisée trouve son écho, justement, à la fin du film, alors que César doit
faire un choix, décider de ce en quoi il croit, ce qui correspond en fin de compte à
278
adopter une attitude propositionnelle qui déterminera à plusieurs égards son existence
future. Encore une fois, Amenábar utilise la composition (figure 6.10) pour illustrer les
trois différentes possibilités narratives parmi lesquelles César doit choisir, et les
spectateurs avec lui : 1) à l’avant-plan se trouve Antonio, qui n’existe réellement que
dans W14, complètement mystifié par ce qui vient de se produire. Il croit maintenant à
la théorie du complot et refuse de se soumettre à la version que Duvernois vient de leur
exposer, soit qu’il est un personnage issu de l’imagination de César. 2) Pelayo,
nonchalant, les mains dans les poches à l’arrière-plan, représentant de WR qui défend
la possibilité d’un mauvais rêve dont César se réveillera peut-être en sautant dans le
vide. 3) Au milieu, la pauvre Sofía qui ne sait plus trop qui elle est et où elle se trouve,
entre le monde WR de Pelayo dont elle est issue, et le monde W14 d’Antonio dans lequel
elle n’est, elle aussi, qu’une projection. Elle représente la possibilité de rester dans le
rêve éveillé de W14, soit de vivre dans un paradis artificiel pour l’éternité. Les trois
représentants sont placés sur une ligne diagonale ascendante ; la diagonale dont la
montée est la plus facile, le sens de la ligne étant déterminé par la profondeur de champ,
l’intensité du bokeh − du japonais « embrouillement » −, qui place Antonio au premier
plan et Pelayo au dernier. Cette diagonale agit comme connotateur d’un futur
hypothétique, positif parce que dans le sens de la lecture, partant d’une résolution
négative, celle du complot, pour aller vers une résolution satisfaisante, mais anodine,
celle du mauvais rêve. Or, une autre lecture est introduite dans cette composition par
la flèche blanche en haut à gauche du cadre, qui dirige le regard vers cette masse
métallique composée de tuyaux, à la droite de Sofía (sa gauche). Cette lecture
représente l’autre choix que pourrait faire César en ne sautant pas dans le vide et en
restant avec la Sofía issue de son imagination en W14. Le choix facile, puisque signifié
par la diagonale qui suit le sens de la lecture, est aidé par la gravité. On pourrait
interpréter cette composition de la manière suivante : en suivant la flèche blanche
dessinée sur le sol, pointant vers Sofía, mais aboutissant dans un amas de ce qui semble
être des cheminées de tôle − qui ont manifestement été ajoutées par la direction
279
La profondeur de champ
La profondeur de champ, comme on vient de le remarquer, permet de diriger le regard.
Elle induit une direction à la diagonale dans le plan de la figure 6.10, puisqu’il est
toujours plus facile de regarder une image nette qu’une image floue. Les plus courtes
focales (f/1.8 à f/4) mettent l’emphase sur la figure en rendant le fond indéfinissable,
créant une texture de l’arrière-plan hors foyer, rendue dans la diffraction des couleurs
qui se superposent et se contaminent; la figure – et souvent littéralement un visage qui
est mis en valeur par cette conséquence naturelle des grandes ouvertures de lentilles –
y apparaît comme isolée dans un monde vidé de son contenu mobilier, mise en valeur
par son unicité. Le bokeh permet aussi de mettre l’emphase sur un moment important
de l’intrigue en le révélant tout à coup, comme émergeant du flou artistique de l’arrière-
plan, grâce à la technique de la bascule de point (rack focus). Amenábar utilise cette
technique (#46) pour induire un lien sémantique entre une émission de télévision, qui
présente un entretien avec Serge Duvernois vantant les possibilités illimitées de la
280
cryogénie, et le masque que tient César, juste avant d’aller rejoindre Sofía et Pelayo
dans la boite de nuit. Après avoir présenté le héros défiguré devant un miroir, incapable
de cacher ses cicatrices à l’aide de ses cheveux, Amenábar montre un plan de
Duvernois à la télévision et fait basculer son point focal pour montrer le masque tenu
par César avant de l’enfiler pour aller rejoindre ses amis : « Nous avons la technologie,
déclare Duvernois à son intervieweur en voix hors champ. Mais par-dessus tout, nous
avons la maturité morale pour saisir l’importance de cette avancée technologique dans
l’évolution humaine. » Encore une fois, la bascule de point n’introduit pas de nouveau
monde dans l’univers de ALO, mais permet de souligner le lien causal entre les
conséquences négatives de l’accident et la décision de César de faire affaire avec L.E.,
diminuant par le fait même la crédibilité des deux autres résolutions possibles.
L’angle rare, justement parce qu’il est rare, nous fait mieux sentir ce que, en son
absence, nous avions simplement un peu oublié : notre identification à la caméra
(au « point de vue de l’auteur »). Les cadrages habituels finissent par être ressentis
comme des non-cadrages : j’épouse le regard du cinéaste (sans quoi aucun cinéma
ne serait possible), mais mon conscient ne le sait pas trop. L’angle rare me réveille
et m’apprend (comme la cure) ce que je savais déjà. Et puis, il oblige mon regard
à mettre fin pour un instant à son errance libre dans l’écran, et à traverser celui-ci
selon des lignes de force plus précises qui me sont imposées. Ainsi, c’est
l’emplacement de ma propre présence-absence dans le film qui pour un moment
me devient directement sensible, du seul fait qu’il a changé. (Metz, 2002, p. 77)
Sans pour autant adhérer à la théorie de l’errance libre du regard dans l’écran – compte
tenu de ce qui vient d’être discuté, à savoir que l’observation des spectateurs est
intentionnellement dirigée par la composition −, ce qu’écrit Metz sur l’angle rare
comme ligne de force plus précise est tout à fait justifié. Amenábar et Crowe utilisent
tous les deux un angle rare pour opérer le passage entre WDéf et W14. L’opérateur
d’accessibilité P5 (figure 6.13) est connoté par un angle très prononcé descendant vers
la gauche de l’écran, un angle difficile qui signifie une régression : dans son coma
éthylique, le héros « glisse » vers son état passé caractérisé par la superficialité dont il
devrait s’affranchir. Cet angle n’a pas pour effet de sortir les spectateurs de l’univers
cinématographique, contrairement à ce qu’en dit Christian Metz, mais plutôt de
signifier une augmentation de l’intensité dramatique, de faire progresser l’intrigue en
annonçant des complications supplémentaires dans l’existence du personnage, celles
qui caractériseront sa « descente » dans la démence en W14. L’inconfort visuel créé par
ce genre de plan cherche plutôt à installer une certaine attente de conflits additionnels
chez le spectateur, dont l’intérêt dépend souvent des oppositions opérées par le récit,
qui les lui présente narrativement et visuellement de manière parallèle. À la défense du
sémiologue français, il arrive toutefois que certains films utilisent ces angles rares et
tout autre artifice cinématographique pour attirer l’attention sur la caméra, à l’instar de
l’un de ses « inventeurs », Dziga Vertov avec son Kino Eye (1924). Ajoutons à cette
innovation soviétique l’utilisation des décors penchés dans Le Cabinet du Dr Caligari
(1920), dont l’objectif consistait déjà à signifier la folie et l’errance dont souffre le
282
On peut aussi associer l’angle rare à la catégorie des images tirées d’une caméra dite
« subjective indirecte libre » qui, dans le cinéma-poésie de Pasolini, acquiert une
présence mi-subjective, selon Deleuze, par la confusion qu’elle crée entre les deux
pôles de l’image-perception, l’objectif et le subjectif, en adoptant une « Forme pure qui
s’érige en vision autonome du contenu. » (1983, p. 108) Un personnage perçoit le
monde d'une certaine manière, sous l’influence de ses désirs et pulsions, de ses
propriétés morales et, à la rigueur, de son statut social. En même temps, la caméra
observe sa perception, elle voit son monde en lui imposant un autre point de vue, elle
interprète, réfléchit et transforme le point de vue subjectif en une vision autonome du
monde filmique, qui tend à confondre fiction et réalité, et qui cherche à faire sentir la
caméra. Les spectateurs se trouvent ainsi confrontés au dédoublement de l’image-
mouvement, ils sont « pris dans une corrélation entre une image-perception et une
conscience-caméra qui la transforme [par] un certain nombre de procédés stylistiques
[…] qui doublent la perception d’une conscience esthétique indépendante […] une
conscience-caméra devenue autonome » (Deleuze, 1983, p. 108)
en compte 2567 pour une durée moyenne de trois secondes et demie par plan, alors que
le pseudo-plan-séquence de Birdman (2014) d’Iñárritu en compte 16, pour une
moyenne de 6 minutes 15 secondes par plan.
Le plan cadre un champ et détermine par le fait même un hors-champ. Quand la caméra
se déplace dans un plan, on parle alors d’un recadrage, qui a pour effet de déterminer
ce qui reste dans le champ, ce qui y entre et ce qui en sort, c’est-à-dire ce qui devient
ou ce qui reste hors-champ. Le champ inclut tout ce qui est vu et entendu dans le plan,
tout le reste constitue l’hors-champ. Bien entendu, un monde filmique comprend tout
ce qui se trouve dans le champ et dans l’hors-champ, parfois même l’équipe de
tournage comme dans La nuit américaine (1973) de Truffaut, ou l’entièreté de la
production comme dans le film métafictionnel Inland Empire (2006) de David Lynch.
totalité d’un décor construit avec personnages à peine visibles. » (Magny, 2004, p. 40),
à l’insert, qui sont des plans très rapprochés d’objets ayant une importance significative,
l’échelle des plans joue sur la proximité ou l’éloignement des individus du monde
filmique par rapport à la caméra, donc aux spectateurs. Cette relation spatiale entre
l’intra et l’extradiégétique impose à son tour une série d’émotions qui servent l’objectif
dramatique du récit, offert comme expérience esthétique aux spectateurs. Dans son
entretien avec François Truffaut, Hitchcock insiste particulièrement sur l’importance
de l’échelle des plans dans la composition : « C'est toujours la question de choisir la
taille des images en fonction des buts dramatiques et de l’émotion, et non pas
simplement dans le dessein de montrer le décor […] En résumé, on peut dire que le
rectangle doit être chargé d’émotion. » (1983, pp. 182 et 47)
La taille des plans, dans sa plus simple expression, dénote l’espace dans lequel un
personnage peut librement bouger, se déplacer, exister. Les dimensions du cadre
compriment l’espace ou le libèrent, en fonction de connotations de latitude ou d’entrave,
voire d’impossibilité d’agir qu’un réalisateur cherche à communiquer aux spectateurs.
Dans ALO, l’insert du masque jeté par terre dans la scène de la boite de nuit (#49,
figure 6.12), attire l’attention des spectateurs sur un objet qui servira ensuite à joindre
deux mondes de manière iconique dans le voyage intermondain de César. Le masque
285
connote le joint diégétique pratiqué par L.E. dans le passage de WDéf vers W14
(opérateur d’accessibilité P5, #57, figure 6.13), tout en exprimant par métonymie le
thème qui résume la quête de César pour retrouver sa fière allure, connotant par le fait
même sa destinée qui l’invite à évoluer au-delà de son narcissisme. Du lorgnon du Dr
Smirnov dans Le cuirassé Potemkin (1925) d’Eisenstein aux freeze frames à la Martin
Scorsese, les inserts expriment ce que Roger Odin appelle des connotations du dénoté
diégétique, expression signifiant simplement « des associations issues de l’expérience
du monde [dans le] film par les spectateurs. » (1990, p. 116) Ce qui revient à dire que
le gros plan sur un objet trouve sa signification dans l’expression idiolectique du récit,
soit dans le contexte de la diégèse, dont il est le concentré symbolique.
Figure 6.12 Masque jeté par terre dans la scène Figure 6.13 L’opérateur d’accessibilité P5
de la boîte de nuit (#49) (#57)
Il existe trois grands types de lentilles au cinéma. Les grands angles rassemblent en
général les objectifs allant de 9 mm à 21 mm de longueur focale. Combinées à un
éclairage adéquat afin de pallier une ouverture très petite (f22 par exemple), ces
lentilles ont la capacité d’allonger la profondeur de champ de sorte que les objets en
arrière-plan soient beaucoup plus petits que ceux qui se trouvent en avant-plan, mais
restent toujours au foyer. Cet effet a pour incidence de rendre l’éloignement d’un objet
sur l’axe Z de profondeur beaucoup plus rapide en apparence, puisque sa dimension
évolue plus rapidement en fonction de sa distance par rapport à la caméra. Au contraire,
les téléobjectifs ou les lentilles à longue focale (75 mm jusqu’à 600 mm) ont une très
courte profondeur de champ ; elles ont pour effet de rabattre l’axe Z sur l’avant-plan,
écrasant la distance entre l’horizon et la caméra, de sorte qu’un individu qui court sur
la profondeur donnera l’impression de faire du surplace, alors qu’il semblera couvrir
beaucoup plus de distance beaucoup plus rapidement si sa course est perpendiculaire à
la lentille. Entre le grand-angle et le téléobjectif se trouvent les objectifs dont la
longueur focale ressemble plus ou moins à celle du regard réel, soit de 28 mm à 70 mm,
même si aucune ne le rend à la perfection.
flou artistique en périphérie du visage, attirant l’attention sur le regard. D’une certaine
manière, les lentilles à longue focale permettent d’entrer dans le monde intérieur du
personnage, en le désunissant de son environnement grâce au bokeh, en soulignant ses
émotions par l’accent mis sur son regard, ses yeux. On pourrait alors juxtaposer au
montage ce gros plan serré à un plan d’ensemble, pris avec une lentille grand-angle
pour mettre le même personnage en contexte, le placer dans un environnement, afin
d’illustrer le rôle qu’il joue dans son monde extérieur, connoter les relations qu’il
entretient avec son milieu.
On ne peut que spéculer sur les lentilles utilisées par Cameron Crowe et Alejandro
Amenábar. Il semble pourtant que la majorité de leurs plans ait été filmée avec des
lentilles à moyenne ou longue focale, afin de concentrer l’attention sur les personnages
et mettre leur apparence en valeur pour illustrer l’un des thèmes principaux du récit, la
superficialité. Les visages sont filmés de près et valorisés par un bokeh assez intense,
grâce au téléobjectif ; les personnages sont filmés comme en huis clos, l’accent étant
mis sur leur intimité. Du reste, les moyennes focales permettent de donner un aspect
réaliste aux plans moyens afin de contraster avec l’ambiguïté narrative et
l’indétermination mondaine.
95
Voir entre autres les ouvrages de Bruce Block, the Visual Story, Boston : Focal Press, 2000 ; et de
Joyce Jesionowski, Thinking in Pictures, Berkeley : University of California Press, 1987.
285
Cette scène arrive alors que David explique à McCabe le changement soudain dans
l’attitude des chirurgiens plastique qui s’occupaient de son cas :
DAVID
I never trusted the Doctors. What happened next was surreal. That same arrogant
bastard, Dr. Pomeranz, called me and suddenly he was my new best friend.
(Crowe, 2001)
On a d’abord l’impression que John Toll, le directeur photo qui travaille avec Crowe
connote cette impression de surréalisme en filmant le médecin arrivé de Berlin à l’aide
d’une lentille grand-angle, déformant ainsi son visage pour lui donner une allure de
personnage de dessin animé (figure 6.14). En fait, en étudiant bien la composition, on
remarque que l’effet est plutôt tiré d’une combinaison entre le plan poitrine en légère
contreplongée, l’éclairage venant du dessous et une ouverture focale assez grande, qui
découpe parfaitement le personnage sur le fond. L’aspect déformant qu’on aurait eu
tendance à attribuer à une lentille grand-angle est aussi évoqué par le décor en arrière-
286
plan, dont les deux lignes diagonales qui flanquent le visage augmentent
artificiellement l’effet de profondeur et de distorsion du fond sur lequel se détache le
personnage à l’avant-plan : on découpe le haut du corps avec les éléments géométriques
du décor. Il faudrait sans doute aussi parler des tons neutres sur le mur du fond qui
découpe parfaitement le corps et la tête (le gris par rapport au rosé de la peau du visage),
qui participent aussi de l’étrangeté du cadrage.
D’un point de vue sémiotique, on pourrait affirmer que ce personnage se trouve dans
un « diagramme », un plan entrant en relation avec un autre plan qui l’engendre et qui
le recadre : le plan cinématographique de Crowe cadre le personnage dans un autre
plan, celui du décor, qui profile les lignes de l’arrière-plan comme une métaphore des
fils qui articulent une marionnette. On arriverait ainsi à donner une signification à
l’étrangeté de la composition : ce personnage est une sorte d’algorithme se présentant
sous les traits théâtralisés d’un guignol, une marionnette articulée par le programme
virtuel du Lucid Dream offert par la compagnie de cryogénisation. Son rôle consiste à
connoter cette prise de conscience de l’invraisemblance du monde cryogénique de W14
à l’aide d’une composition comme une image de rêve, chère aux surréalistes, afin de
mettre les spectateurs sur la même piste que David et encourager l’interprétation que
fera Ventura lors de la résolution sur le toit de l’édifice abritant les bureaux de L.E.
Ayant ajouté quelques résolutions possibles au récit d’Amenábar et Gill, Crowe désire
tout de même clore fermer son récit en fin de compte et favoriser l’interprétation finale
d’un réveil en W2145. C’est du moins ce que la composition du plan suggère dans cette
séquence.
à faire adopter aux spectateurs le point de vue subjectif des personnages et de les faire
entrer dans le monde filmique de manière objective, en tant que témoins souvent
invisibles et toujours silencieux des événements qui construisent l’arc dramatique de
l’intrigue – ou la contemplation de l’anti-intrigue. Le choix de ces points de vue a aussi
comme conséquence inévitable de véhiculer une idéologie, incarnée dans un thème
(controlling idea disent les Américains), construit à l’étape du scénario par les
opérateurs intradiégétiques et l’isotopie filmique. Ce thème prend forme dans les choix
esthétiques et les stratégies narratives et audiovisuelles du cinéaste, qui ont pour
objectif ultime de véhiculer des émotions destinées à la sensibilité des spectateurs.
L’étape de la préproduction s’occupe de faire ces choix et d’élaborer ces stratégies lors
d’un découpage des scènes du scénario en plan de caméra (storyboard), mais aussi dans
la sélection des lieux de tournage et dans la distribution des rôles. L’étape suivante,
celle du tournage, mettra ces stratégies à exécution. Les plans seront imprimés sur la
pellicule ou enregistrés de façon numérique de manière à leur donner une forme
audiovisuelle, réfléchie et prévue en fonction de la dernière étape de la postproduction.
le dialogue (room tone) ? De plus, certains effets spéciaux doivent être organisés durant
le tournage, à l’instar de la brume épaisse qui envahit comme par enchantement les
plans de forêt au clair de lune dans la plupart des thrillers policiers ou les films
d’horreur. Chose certaine, l’objectif ne consiste pas toujours à rendre l’univers le plus
près de la réalité possible, mais bien à se servir des stratégies audiovisuelles pour
raconter une histoire et susciter les émotions nécessaires afin d’accrocher l’auditoire et
de le tenir en haleine jusqu’à la fin : « What people actually wear isn’t the point […]
The object was to thrust the audience into a world it never knew. » (Lumet, 1996, p. 94)
Dans cet objectif, les réponses à ces différentes questions peuvent changer en même
temps que se développe le récit, au fur et à mesure que la personnalité des protagonistes
évolue. Autrement dit, c’est le thème de chaque plan, de chaque scène, de chaque
séquence et de chaque acte, ainsi que le thème principal du récit en entier qui
déterminent leur apparence et la manière dont ils seront présentés à l’écran.
Si un monde possible, comme on l’a vu dans la première partie, est déterminé par les
relations entre propriétés des individus qui le meublent, l’étape du tournage se définit
comme étant le moment où ces propriétés et relations sont incarnées, prennent forme
et corps, non seulement dans la dénotation cinématographique de l’enregistrement
d’images-sons, mais aussi et surtout dans la connotation filmique, qui attribue une
signification spécifique à ces images-sons dans le contexte du récit audiovisuel. En ce
sens, la dénotation cinématographique fait passer les individus de l’état profilmique à
l’état diégétique et cette première opération attribue systématiquement une
signification supplémentaire, teintée de résonance affective à ces individus dans leur
rencontre au sein de l’univers du film. Le tournage d’un film ne consiste donc pas
seulement à filmer les personnes, lieux et objets du monde réel pour les faire passer
dans l’univers filmique, comme l’ont fait les premiers cinématographes tels que les
frères Lumière ou Edwin Stanton Porter et Wallace McCutcheon. Il s’agit aussi de les
recouvrir de couleurs et d’une lumière significative, de leur donner une apparence qui
exacerbe leurs propriétés structurellement nécessaires au récit, de les mettre en scène
289
de manière à représenter les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec le monde
qu’ils habitent, de façon à servir l’expérience esthétique que le cinéaste cherche à faire
vivre à son public.
Les couleurs définissent les univers avec plus de puissance significative que n’importe
quel autre artifice cinématographique. Trois couleurs : Bleu / Blanc / Rouge, la trilogie
chromatique de Kieslowski, est un exemple de film dont le thème est véritablement
véhiculé par la tonalité chromatique et les émotions qu’elle véhicule ; le vert dans les
films d’horreur et de science-fiction comme la saga Alien et la trilogie (bientôt
tétralogie) The Matrix ; le jaune dans les déserts postapocalyptiques Mad Max (1979)
et ses nombreux sous-produits ; la tonalité bleutée du film The Revenant (2015)
d’Alejandro González Iñárritu ; le rouge et le rose dans American Beauty (1999), de
Sam Mendes. La couleur peut servir à encoder un personnage dans le rôle qu’il joue
dans le schéma actanciel, ou signifier l’évolution de son attitude et suivre son processus
d’individuation comme dans le film Three Women (1977) de Robert Altman. On a
tendance à penser que la couleur porte une signification précise et inébranlable : le
rouge et l’amour, le vert et la nature, le bleu et le froid, etc. Or, la signification
chromatique comme n’importe quel signe dépend du contexte. La rougéité de Peirce,
pour reprendre un exemple consacré, n’est que pure potentialité, le rouge comme
priméité existe indépendamment de toute chose et correspond, comme l’indique Nicole
Everaert-Desmedt dans Signo (2011), à la vie émotionnelle. Pourtant, la couleur ne
réfère pas à une émotion de manière systématique, la référence émotionnelle dépend
de son utilisation : « Color is highly subjective. Blue or red may mean totally different
things to you and me. But as long as my interpretation of a color is consistent,
eventually you’ll become aware (subconsciously, I hope) of how I’m using that color
and what I’m using it for. » (Lumet, 1996, p. 103)
290
À la couleur correspond la lumière, qui peut être motivée ou non, c’est-à-dire avoir une
signification particulière, comme dans l’exemple de tonalité divisée (#86) donné dans
la partie sur la composition (figure 6.9), ou servir simplement à éclairer la scène, lui
donner une tonalité diurne ou nocturne. Si elle est motivée, la source de lumière devient
intradiégétique et permet d’exprimer quelque chose sur le personnage qu’elle éclaire.
La lumière de la salle de bains allumée par César (#36) à la sortie de son coma suite à
l’accident, révélant son visage défiguré qu’il tente de cacher de son autre main plaquée
sur le miroir, est non seulement motivée, mais connote le passage qui vient d’être
effectué (P4) entre WOn et WDéf ; elle révèle la réalité en contraste avec le monde
onirique WOn dans lequel César était plongé durant son coma. La même stratégie est
utilisée pour pratiquer la première cannibalisation de WDéf dans W14 (#81), annonçant
par le fait même tous les autres reflets du visage de César labouré de cicatrices qui
ponctueront le reste du film. De plus, la lumière très contrastée de cette scène de rêve
ainsi que celle du réveil qui suit, permettent de connoter la différence émotionnelle
entre les deux mondes : dans l’un, César est heureux et aimé de Sofía, son visage est
parfait et il peut presque espérer retrouver sa vie d’avant l’accident (WR); dans l’autre,
il est défiguré, Sofía le fuit et les chirurgiens n’arrivent pas à trouver une solution
esthétique aux conséquences de son accident de voiture. Cameron Crowe va plus loin
dans l’utilisation de la couleur et de la lumière avec son Vanilla sky / Monet-like skies,
soit un ciel rose et bleu, qui reproduit (un peu) le ciel du couchant sur la toile de Monet,
dont il est question dans la figure 6.2 et qui constitue un connotateur (#39) du monde
de la réalité virtuelle W14.
CCM (MUAH pour make-up and hair), le département qui s’occupe de l’apparence des
protagonistes doit considérer la psychologie du personnage qu’il crée, ainsi que
l’évolution de sa personnalité et de son attitude en suivant de près le déroulement du
récit. La tenue d’une actrice et son maquillage déterminent sa personnalité, ses
291
propriétés essentielles, ses agitations inconscientes, comme ses désirs et ses besoins.
Or, ce département doit aussi être en communication avec celui de la direction photo
et de la direction artistique afin de garder la cohérence chromatique et le style de
l’univers entier. Si, par exemple, la direction photo décide de donner une tonalité
bleutée à une scène − que ce soit en postproduction, comme on le fait aujourd’hui ou à
l’aide de gels et de filtres, comme on le fait quand on tourne en pellicule photo – les
responsables de l’apparence des personnages doivent s’adapter afin qu’une robe jaune
ne devienne pas verte à l’écran... Qui plus est, lorsque le protagoniste voyage à travers
différentes versions de lui-même ou souffre de personnalités multiples, à l’instar des
neuf différentes personnalités de James McAvoy dans le film Split (2016) de M. Night
Shyamalan. « Nothing helps actors more than the clothes they wear. » (Lumet, 1996,
p. 104)
Les décors
À l’égal des lieux de tournage (cf. 6.2.1), les décors doivent servir à définir les
personnages qui les habitent, ils doivent être le reflet de leur espace intérieur et des
relations qu’ils entretiennent entre eux. Les espaces clos comme une cabine
téléphonique sous la pluie illustrent par exemple un sentiment d’oppression, alors
qu’un immense étage d’une tour à bureaux entourée de fenêtres peut signifier la
dépersonnalisation et/ou la perte d’identité, voire le vertige. Combinés aux
293
La direction des acteurs est un sujet un peu moins évident à aborder dans une réflexion
sur les mondes possibles, étant donné le nombre important d’approches du jeu, qui sont
assez différentes les unes des autres, sans compter les innombrables écoles enseignant
divers principes d’interprétation théâtrale. La plus connue est certainement la Méthode
de l’Actors Studio, inspirée de La formation de l’acteur, consignée sous forme de
journal intime fictif par Constantin Stanislavski dans son ouvrage éponyme, traduit en
anglais et publié à New York en 1936. Le système mis en œuvre par Stanislavski −
alias Tortsov, le directeur du théâtre dans lequel les personnages-acteurs sont venus
apprendre à jouer sur scène – a fait ses preuves et œuvre avec des concepts qui sont
analogues aux principes de la logique des mondes. Il est clair, au point où se trouve le
déploiement de cette théorie sur l’esthétique d’un univers filmique, que les
protagonistes d’un récit sont des objets sémiotiques, définis par une série de propriétés
(essentielles et structurellement nécessaires ; voir le chapitre 3 de la première partie).
Le nom propre de chacun des personnages nous permet de nous y référer sans avoir à
faire la liste de ces propriétés descriptives, il est, comme l’illustre Searle dans Proper
Names, une espèce de crochet sur lequel on peut suspendre différentes descriptions :
« They function not as descriptions, but as pegs on which to hang descriptions. » (1958,
p. 172) Ainsi, peu importe l’école, les principes ou la méthode, le jeu des acteurs doit
communiquer les propriétés structurellement nécessaires des personnages qu’ils
incarnent selon le contexte de chaque scène, voire de chaque monde. Le travail du
cinéaste consiste donc à diriger la manière dont les acteurs interprèteront ces propriétés,
et la forme qu’elles prendront dans leur jeu. Comme le dit Tortsov, le directeur du
théâtre dans lequel Stanislavski met en scène sa formation de l’acteur, « Tout acte
physique comporte un élément psychologique, et tout acte psychologique un élément
physique. » (1975, p. 147) En raison de la description donnée par Aristote de l’intrigue
comme une embrouille, qui place des obstacles entre un sujet et l’objet de sa quête, on
peut considérer les désirs conscients du protagoniste comme l’élément psychologique
295
qui propulse ses actes physiques, et ses besoins inconscients comme l’élément qui
galvanise ses actes psychologiques. Le travail de la direction du jeu consiste donc à
savoir identifier ce que désire le protagoniste dans une scène : « what does the
protagonist want » dirait David Mamet (1992, p. 10), et de comprendre le besoin
inconscient qui motive ce désir. Il s’agit d’encourager l’acteur à incarner les gestes et
émotions qui exprimeront ces deux dimensions, consciente et inconsciente, dont
dépend l’existence de son personnage dans le contexte du récit.
D’un point de vue logique, les séries de propriétés qui ont été décrites dans le scénario
doivent, à l’étape du tournage, être incarnées dans un corps, et adopter par la même
occasion des connotation particulières dans le jeu des acteurs, par la précision de leurs
gestes, l’intensité de leurs sentiments et la qualité de leur expression langagière et
corporelle. Ce travail d’identification des propriétés propres à un personnage et aux
relations qu’il entretient avec son monde est d’autant plus difficile lorsque ces
propriétés se contredisent, à l’instar des deux films à l’étude. Dans une réflexion sur la
foi et le sens du vrai, Stanislavski-Tortsov adopte une approche rappelant à plusieurs
égards le concept leibnizien de monade dans les séries qui construisent les mondes :
Il faut retenir de cette approche l’importance des actions, des petits gestes qui trahissent
des sentiments, des désirs conscients et des besoins inconscients, et qui évoluent au fur
et à mesure du déploiement de l’intrigue. L’intentionnalité d’un personnage, soit sa
manière d’être incarné dans un monde par ses désirs − la conscience est toujours
296
orientée vers un objet, résume Hintikka (cf. 2.3) − s’exprime par ses attitudes
propositionnelles. Toutefois, avant de définir un personnage dans le contexte du film,
lesdites propriétés doivent être senties et vécues par un acteur; elles doivent traverser
la frontière entre le monde réel et le monde de la fiction.
Lorsque vous êtes en scène, jouez toujours votre propre personnage, vos propres
sentiments. Vous découvrirez une infinie variété de combinaisons dans les divers
objectifs et les circonstances proposées que vous avez élaborées pour votre rôle,
et qui se sont fondus dans le creuset de votre mémoire affective. C'est la meilleure
et la seule vraie source de création intérieure […] l’acteur n’est pas l’un ou l’autre
de ces personnages. Il possède une personnalité intérieure et extérieure, qui peut
être plus ou moins bien définie. Sa nature propre peut n’être ni basse, ni noble,
mais ces possibilités sont là, car l’homme possède en lui en puissance tous les
éléments de toutes les facultés humaines, du bien comme du mal. L’acteur doit
donc, grâce à son art, et à sa technique, découvrir, par des moyens naturels, les
traits qu’il devra développer dans son personnage. De cette façon, l’âme de son
personnage sera une synthèse d’éléments vivants et réels de sa propre nature.
(Stanislavsky, 1975, pp. 180‑181)
96
L’expression est de Stanislavski : « Tout comme la mémoire visuelle peut reconstruire des images
mentales à partir de choses visibles, la mémoire affective peut ressusciter des sentiments qu’on croyait
oubliés jusqu’au jour où, par hasard, une pensée ou un objet les fait soudain ressurgir avec plus ou moins
d’intensité ou d’acuité. » (1975, p. 171)
297
pour former un nouvel individu, inspiré par un nouveau contexte fictif. D’un point de
vue spinoziste, on peut considérer que les rapports entre propriétés qui constituent
l'individu Eduardo Noriega dans le monde réel, doivent se combiner avec ceux qui
définissent l'individu César dans le scénario d’Amenábar et Gill afin de créer un
troisième individu César-joué-par-Eduardo dans le monde filmique de ALO. Bien que
Tom Cruise soit reconnu pour utiliser la méthode Stanislavski, contrairement à
Eduardo Noriega, inutile de spéculer plus loin sur la manière dont ils ont été dirigés par
Crowe et Amenábar.
Le montage
Le montage est souvent défini et résumé comme étant cette première étape de la
postproduction durant laquelle les plans tournés sont juxtaposés de manière à créer un
rythme (Lumet, 1996, p. 157). Selon Gilles Deleuze, le montage constitue le tout du
film et nous donne aussi l’image du temps :
Certains cinéastes, comme David Mamet, conseillent d’entrer le plus tard possible dans
une scène et d’en sortir le plus tôt possible : « tell the story in the cut. » (1992, p. 28)
À l’inverse, certains cinéastes, Andreï Tarkovski notamment, considèrent le temps
comme la matière à partir de laquelle le créateur façonne son univers. Dans son livre
Le temps scellé (1989), le cinéaste russe explique comment le film peut tordre et altérer
97
Propos recueillis lors de la conférence « La profondeur du temps », donnée par Alain Fleischer et
organisée par la Chaire d'esthétique et de poétique et la revue Les écrits ; le jeudi 14 mars 2013.
299
l'expérience du temps pour le public ; ce qu’il résume ainsi « If the regular length of a
shot is increased, one becomes bored, but if you keep on making it longer, it piques
your interest, and if you make it even longer, a new quality emerges, a special intensity
of attention. » (Cité par Vladimir Goldstein (2012), in Dunne, 2008, p. 188) En d’autres
mots, la technique du montage n’est pas une science exacte, elle relève plutôt du rythme
qu’un cinéaste veut donner à son récit. Ce rythme, enclenché par la succession des
plans, est aussi créateur de sensations. Comme il a été proposé dans les pages
précédentes, on entre dans un univers filmique au moyen d’un certain attachement
émotionnel à un personnage ou à l’univers entier. Le rythme du montage a comme
objectif de consolider et d’affermir cet attachement émotionnel du spectateur.
Raconter une histoire au moyen d’un enchaînement spécifique des plans ne date pas
d’hier, si on se fie à l’effet Kuleshov, dont Alfred Hitchcock a été le porte-étendard en
occident (figure 6.15). En effet, les tenants de l’avant-garde soviétique qu’ont été
Eisenstein, Pudovkin, Kuleshov, Vertov et compagnie partaient du principe que le
spectateur, comme la nature, a horreur du vide – horror vacui (cf. 6.1.2), les espaces
300
blancs du texte (cf. chapitre 1) − et comblera lui-même l’espace temporel entre deux
plans par sa propre interprétation, en attribuant comme par réflexe une signification
entre les images et les sentiments qu’elles évoquent. Évidemment, cette interprétation
n’est pas nécessairement idiosyncrasique et résulte beaucoup plus souvent d’une
habitude interprétative que de l’imagination des spectateurs, qui s’exprimerait
librement avec les données qu’on leur fournit. Dans un article publié sur le site de
l’Encyclopædia universalis, Joël Magny résume :
Les cinéastes soviétiques des années 1920 vont également faire du montage le
centre de leurs préoccupations. En montant un même gros plan d'acteur face à des
images différentes, Lev Koulechov démontre que le spectateur produit lui-même
les liaisons entre les images et les sentiments qui en découlent. Une série de plans
empruntés à des lieux ou à des corps différents montés ensemble donnent l'illusion
d'un seul espace ou d'un seul corps qui n'existent que dans le film et dans l'esprit
du spectateur. (1999)
2) Le parallélisme qui est établi entre la beauté physique de Sofía et la laideur du visage
défiguré de César, surtout lors de leur rencontre dans le parc sous la pluie (#44), vient
appuyer le contraste établi dans le premier acte et le prolonge dans la durée du film.
interrogation, comme un vide entre les deux séquences, que les spectateurs voudront
assurément combler par leurs spéculations. Ce vide crée de l’attente et impose le désir
de connaître le lien qui unit les deux moments dans le récit − ou plutôt les deux mondes
incompossibles −, ce qui ne sera révélé, évidemment, qu’au moment de la résolution,
sur le toit de l’édifice abritant les bureaux de Life Extension, la compagnie ayant rendu
possible la réalité virtuelle.
On appelle grammaire du montage la manière d’enchaîner les plans, les scènes et les
séquences dans un ordre précis, qui influence la signification des événements-actions
reliés entre eux et règle le niveau de suspense dans le déploiement de l’intrigue. Il y a
plusieurs manières d’agencer les différentes parties d’un récit filmique. Le montage cut
est chronologique et organise les plans en succession sans ponctuation ni effet
d’enchainement – la grammaire du dernier film de Yasujirô Ozu, dont il a été question
en 6.2.1, n’est constituée que de coupes franches et de plans fixes. À l’aide de coupes
franches, ce type de montage assez classique pratique des ellipses dans le déroulement
des événements pour ne présenter que ce qui est digne d’intérêt pour le récit, et ouvre
par le fait même les espaces blancs, dont il a été question dans le premier chapitre, qui
laissent aux spectateurs l’initiative de l’interprétation. Il peut aussi pratiquer un retour
en arrière afin de raconter des événements passés relatifs au présent du récit. Le
montage peut servir à associer des idées au demeurant sans rapport aucun, à l’image de
l’effet Kuleshov reposant sur le principe logique du tertium quid ; la révélation d’un
élément inédit par la combinaison de deux autres éléments connus (figure 6.15). Le
303
choral, comme Continental, un film sans fusil (2007) de Stéphane Lafleur, Babel (2006)
d’Iñárritu, ou Short Cuts (1993) de Robert Altman.
ALO
WR (la felicidad) →
W14 (les seins de Sofía) →
W14x (Duvernois sur la terrasse) →
WDéf (miroir) →
W14 (Nuria se prend pour Sofía) →
W14x (Duvernois dans le bar) →
W14 (hypnose : Nuria prend la place de Sofía sur les photos + meurtre) →
WDéf (miroir) →
W14 (visite des bureaux de L.E.) →
W14x (résolution : whodunit + saut dans le vide) →
W2145 (?)
On appelle ponctuation ces effets de transition qui permettent de joindre deux plans
autrement que par une coupe franche : fondu au noir, fondu au blanc, fondu enchainé,
arrêt sur image (freeze frame), superposition et collage, écrans partagés, sous-clips et
coupes fantômes, notamment lorsqu’on utilise un objet qui couvre totalement l’écran
pour opérer une coupe subtile et donner l’impression d’un plan-séquence. Hitchcock
fut le premier à utiliser cette méthode dans la réalisation de Rope (1928), et il a depuis
été imité par de nombreux cinéastes dont Iñárritu dans sa réalisation de Birdman en
2014. Chaque transition est associée à une ou à plusieurs habitudes d’interprétation, et
il appartient au monteur de jouer avec ces habitudes, c’est-à-dire d’aller dans le même
sens ou de contribuer à leur prêter un nouveau sens. Les transitions permettent de passer
d’une temporalité à l’autre, d’effectuer un bond spatiotemporel significatif ou même
306
de changer de monde, comme c’est le cas dans les deux films à l’étude. Les transitions
sont toutefois de simples connotateurs puisqu’ils exécutent leur mouvement sur des
informations audiovisuelles. Bien évidemment, une transition ne peut agir de manière
indépendante, elle sert à souligner le passage opéré par les plans d’entrée et de sortie
sur laquelle elle agit.
D’abord, Amenábar ouvre son univers à l’aide d’un fondu d’ouverture (P1) simulant le
réveil de César au son de la voix de Nuria : « Abre los ojos… », et le ferme à l’aide
d’un fondu au noir (P8) masquant la conséquence de son saut dans le vide. Entre les
deux, la ponctuation permet à plusieurs reprises d’opérer un passage entre les mondes
en un fondu au noir suivi d’un fondu d’ouverture (P 2-3), ce qui permet par exemple
de transiter entre WDéf et W14, et de représenter de manière extradiégétique
l’écrasement du suicide de César dans sa mémoire (P5 et #122). La même opération
permet le passage dans la zone tutorielle de la réalité virtuelle de W14x (P7) ou l’entrée
en W14 par le flou narratif de WOn en suggérant l’hypnose (P6). Tous les opérateurs de
ALO sont accompagnés d’une ponctuation en fondu, sauf le quatrième (P4), une coupe
franche, qui simule le réveil en sursaut. VS reprend cette stratégie par le menu, sauf
pour son quatrième opérateur (P4), qui utilise plutôt le fondu enchaîné pour signifier
un retour dans la jeunesse de David Aames. Les fondus enchainés sont souvent utilisés
à cet égard pour signifier un saut dans le temps, que ce soit un retour en arrière effectué
dans l’esprit du personnage, une ellipse de plusieurs années ou différentes positions
dans un long déplacement.
Les images de synthèse et les effets spéciaux numériques ont eu une incidence
importante sur les possibilités de raconter une histoire évoquant des univers infinis,
composés de mondes multiples, comme en fait foi l’essai d’Alain Boillat intitulé
Cinéma, machine à monde. Pourtant, précise le professeur d’histoire et d’esthétique du
cinéma, si l’on se fie à des œuvres comme L’année dernière à Marienbad (1961) ou Je
t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais, les cinéastes n’ont pas attendu l’avènement
des caméras numériques pour exploiter l’idée des mondes possibles de manière
audiovisuelle, en faisant du montage un outil « fantasmatiquement associé à la création
d’un monde. » (Boillat, 2014, p. 23) Depuis, les écrans verts et les effets spéciaux, qui
sont aujourd’hui dominés par le CGI (Computer Generated Imagery), ont contribué à
développer une immersion de plus en plus convaincante en termes de récit audiovisuel.
Alors que les monteurs du cinéma moderne comme Albert Jurgenson signifiaient les
différentes allées et venues intermondaines par de simples coupes franches ou des
dissolutions requérant une double exposition de la pellicule, on peut aujourd’hui
montrer des propriétés mondaines totalement impossibles, à l’exemple de la ville de
Paris qui se replie sur elle-même dans Inception (2010) de Christopher Nolan. On peut
capturer une artère principale de la ville réelle de Newark au New Jersey et la
transformer en Gotham City, la ville iconique de l’univers de Batman (DC comics),
comme l’ont fait Todd Phillips et son directeur photo Lawrence Sher pour tourner Joker
en 2019. Bref, le CGI permet de créer des univers de toutes pièces comme la planète
Pandora de James Cameron, d’altérer ou de contredire les lois naturelles de notre
univers comme dans tous les films de Nolan. Il est donc assez courant de nos jours,
constate Boillat, que les récits, surtout ceux qui relèvent de la science-
fiction, subordonnent l’organisation narrative temporelle à la construction et à
l’exploration d’univers à mondes multiples qui relèvent plutôt d’une spatialisation
diégétique.
308
Tandis que le cinéma dominant s’est institutionnalisé dans le courant des années
1910 sous l’égide de la forme narrative […] nous faisons l’hypothèse selon
laquelle cette dernière, comprise au sens d’un mode d’agencement chronologique
et causal des actions sur l’axe horizontal du déroulement temporel du film […]
tend aujourd’hui, dans un certain type de productions, à être subordonnée (ne
serait-ce que provisoirement) à l’instauration des référents mêmes de la
représentation. L’accent serait ainsi déplacé de la temporalité […] à la
spatialisation des composantes dites « diégétiques ». (Boillat, 2014, pp. 31‑32)
L’enveloppe sonore
Les signaux et le bruit qui composent l’enveloppe sonore peuvent être enregistrés en
synchronicité avec la capture des images ou créés par des bruiteurs (foley) en
postproduction. Cette valeur ajoutée de l’enveloppe sonore constitue la première
relation audiovisuelle permettant au son d’enrichir la perception d’une image donnée.
Pour Michel Chion, « [c]e phénomène de valeur ajoutée fonctionne surtout dans le
cadre du synchronisme son/image, par le principe de la synchrèse […] qui permet de
nouer une relation immédiate et nécessaire entre quelque chose que l’on voit et quelque
chose que l’on entend. » (2004, p. 9) La valeur expressive et informative de ces sons
intradiégétiques, en particulier les signaux qui accompagnent les déflagrations et les
impacts violents, établit un lien naturel de dépendance entre l’image et le son, afin
d’appuyer au maximum l’effet d’immersion spectatorielle. C'est la raison pour laquelle
la plupart des films se déroulant dans l’espace continuent d’y faire voyager le son des
chocs et des explosions malgré l’absence totale d’air pour en véhiculer les vibrations.
L’expérience esthétique du film Gravity (2013) d’Alfonso Cuarόn, entre autres
exemples, est portée à son paroxysme par les bruits de l’accident entre la station
spatiale et le satellite, sans lesquels les images ne suffiraient pas à créer de la crainte et
de la pitié pour les deux protagonistes à la dérive dans l’espace. « En particulier tout ce
310
qui à l’écran est choc, chute, explosion plus ou moins simulés ou réalisés avec des
matériaux peu résistants, prend par le son une consistance, une matérialité qui
s’imposent. », résume Michel Chion (2004, p. 9)
Les sons off, subsidiaires aux autres sons, servent à ajouter une couche supplémentaire
d’immersion, et parfois même de significations souvent liées aux émotions que la scène
veut faire ressentir aux spectateurs. La signification supplémentaire que permet la
postsynchronisation du bruitage extradiégétique sur des images intradiégétiques se
cristallise en ce principe de synchrèse (néologisme né de la combinaison de
“synchronisme” et “synthèse”), soit un point de synchronisation verticale dans une
chaîne audiovisuelle définie par Michel Chion comme étant « la soudure irrésistible et
spontanée qui se produit entre un phénomène sonore et un phénomène visuel ponctuel
lorsque ceux-ci tombent en même temps, cela indépendamment de toute logique
rationnelle. » (2004, p. 55) La synchrèse peut être pavlovienne, écrit-il encore, lorsque
l’association image-son correspond à un habitus, comme dans le cas des explosions
spatiales. « Mais elle n’est pas totalement automatique : elle est aussi fonction du sens,
et s’organise selon les lois gestaltistes et des effets de contexte » (2004, p. 56) Le son
des coups de poing au cinéma, par exemple, ne correspond que très rarement à la réalité,
mais leur fracas joué en postproduction permet d’atteindre l’empathie des spectateurs
avec beaucoup plus d’intensité, puisqu’on a tendance à croire que la violence de
l’impact émane de l’image alors que c’est en fait le son qui scelle et authentifie la
puissance du choc.
Les effets sonores peuvent adopter trois niveaux différents de vraisemblance. Ils
peuvent être réalistes : les spectateurs s’attendent au son que fera une porte de voiture
lorsqu’on la ferme, par exemple, et ce son relevant de l’ordinaire se fondra dans le bruit
de l’ambiance générale. Cette attente est contrecarrée au début de ALO lorsque la porte
de la Volkswagen que ferme César avec fracas émet un son écho (#6), qui se confond
certes dans le silence généralisé de la ville, mais qui connote ainsi et d’autant plus le
311
vide du monde dans lequel le personnage est en train de rêver (WOn). Ainsi motivé, le
son devient un signal expressif, c’est-à-dire qu’il est réaliste, mais son rendu est
modifié afin d’y ajouter une couche supplémentaire de signification, parfois
contradictoire avec la nature de l’espace-temps et de son bruit ambiant, et d’accentuer
l’embrouille. Un effet sonore peut aussi être dénaturé au point d’acquérir une valeur
irréelle et d’exprimer le bouillonnement intérieur d’un personnage, soit extérioriser son
discours et ses pensées privées. Ce type de son extradiégétique − que Michel Chion
qualifie aussi de son acousmatique98 à la suite e Pierre Schaeffer − est souvent utilisé
dans les séquences oniriques, les cauchemars, les hallucinations ou toute autre
dimension liée à l’intentionnalité du protagoniste et à ses attitudes propositionnelles.
Cameron Crowe utilise fréquemment ce type d’effet sonore pour signifier le monde du
rêve ou du cauchemar (WOn), mais il ajoute à un moment important de son récit une
espèce de son de cloche annonçant habituellement la fin d’un round de boxe. David
vient de découvrir Julie Gianni dans son lit, qui lui jure être Sofía. Le voyant téléphoner
à la police pour dénoncer une invasion de domicile, elle se moque de lui : « Wake up
man! ». Après un interrogatoire en bonne et due forme, David est libéré de l’emprise
des policiers par l’arrivée de son avocat Thomas Tipp, qui l’implore à son tour de se
réveiller (#103), ce à quoi répond le son de cloche. À quoi sert ce son irréel,
intradiégétique parce qu’il est entendu par David et son avocat qui en cherchent
l’origine dans le hors-champ, sinon à signifier la virtualité du monde W14 dans lequel
ils se trouvent et l’urgence pour David de s’en rendre compte avant de sombrer
définitivement dans la psychose. Ce type d’effet sonore sert à signaler aux spectateurs
la facticité du monde dans lequel il retentit, d’autant plus qu’il est entendu par les
personnages dans le film, mais qu’il ne trouve pas sa source dans l’espace-temps
montré à l’écran.
98
« Un son ou une voix laissés acousmatiques créent en effet un mystère sur l’aspect de leur source, et
sur la nature même, les propriétés, les pouvoirs de cette source. Ne serait-ce qu’à cause du faible pouvoir
narratif et informatif du son quant à sa cause. » (Chion, 2004, p. 64)
312
Les effets sonores peuvent aussi servir de signature à un personnage, à l’instar des deux
notes très graves qui accompagnent ou annoncent l’arrivée du requin dans Jaws (1975)
de Spielberg, ou le son des éperons de Blondie (Clint Eastwood) dans les westerns
spaghettis de Sergio Leone. Ils peuvent s’adresser directement au subconscient des
spectateurs en y installant une émotion, d’angoisse par exemple, comme le rythme
hypnotique du métronome extradiégétique dans Se7en (1995) de Fincher. Les réponses
émotionnelles aux différents types de sonorité dépendent naturellement des habitudes
interprétatives des spectateurs : « the sound of knocking on wood is generally positive,
the sound of metal against metal, negative. » (2006, part. 36) précise Jennifer Van Stijll.
Dans un certain sens, on pourrait avancer que les sonorités naturelles ou organiques
provoquent des réponses positives alors que des sonorités reliées à l’industrie humaine
sous-entendent des dénouements négatifs, instillant de la peur et de la pitié à l’égard
du sort réservé au protagoniste. Finalement, les effets sonores, quand ils ne sont pas
simplement réalistes, servent d’indices qui permettent aux spectateurs de spéculer sur
le dénouement d’une scène ou de découvrir la signification d’une séquence par rapport
au monde intérieur des personnages ou à la symbolique portée par le thème qui motive
le récit. Certains cinéastes n’attachent aucune signification symbolique précise à
l’enveloppe sonore, à l’instar des sonorités organiques chez Tarkovski qui, s'efforçant
d'éliminer toute possibilité d'interprétation, crée un parallèle entre le monde réel et les
thèmes spirituels qui traverse toute son œuvre.
La trame sonore
cacophonique l’expression acoustique d’un univers. C’est le choix qu’a fait Amenábar
pour ALO. Composée uniquement de pièces classiques (violons, hautbois, clarinette,
piano…), la musique du film espagnol sert uniquement à appuyer l’émotion de chaque
scène qu’elle accompagne et ne semble suggérer rien de plus que le suspense dans les
moments importants de l’intrigue. Expressive, chaque pièce de la trame sonore
composée par Amenábar porte en outre le nom de la scène dont elle se fait l’exact reflet
émotionnel et esthétique.
La musique d’un film peut aussi exprimer quelque chose de plus que les images. Une
dissonance de la bande sonore avec le thème d’une scène peut être utilisée comme
contrepoint émotionnel dans l'intention de faire une déclaration thématique ou
d’exacerber l’émotion véhiculée. C’est le pari qu’a fait Mary Harron dans American
Psycho (2000), alors que son tueur psychopathe fait jouer Hip To Be Square de Huey
Lewis and The News pour couvrir le son de sa hache qui s’enfonce dans le crâne de
son invité. La musique, et parfois même les paroles d’une chanson, appuient l’image,
mais ne racontent pas la même version de l’histoire que les scènes qu’elles complètent,
elles donnent ainsi une tonalité supplémentaire au monde qu’elles suggèrent et
imposent, dès le générique d’ouverture, l’émotion nécessaire à l’immersion esthétique
dans un univers donné. Cameron Crowe ouvre son film avec une pièce du groupe
britannique Radiohead, Everything is in its right place : « Yesterday I woke up sucking
on a lemon / There are two colors in my head / What, what is that you tried to say? /
Tried to say / Everything », dont les paroles et la mélodie connotent l’incompossibilité
des mondes de l’univers à l’onirisme inconfortable dans lesquels il souhaite nous faire
entrer. Difficile ici de ne pas rappeler l’utilisation bouleversante d’une autre chanson
de Radiohead, You and Which Army, dans le générique de début du film Incendies
(2010) de Denis Villeneuve, appuyant les images de l’antagoniste, frère/père des
jumeaux Marwan, enfant-soldat qui se fait raser le crâne par la milice chrétienne
libanaise. Projetées au ralenti, les images d’un petit garçon, qui exposent un regard-
caméra empli de haine accompagnées de la musique lancinante du groupe britannique,
315
Le parafilm
Le parafilm est au cinéma ce que le paratexte est à la littérature. Défini par Gérard
Genette comme étant un seuil entre le texte et le hors-texte, le paratexte est constitué
par la relation qu’entretient un livre avec ses éventuels lecteurs et, plus généralement,
avec un public; il représente la dimension pragmatique d’une œuvre littéraire :
Plus que d’une limite ou d’une frontière étanche, il s’agit ici d’un seuil, ou – mot
de Borges à propos d’une préface – d’un « vestibule » qui offre à tout un chacun
la possibilité d’entrer, ou de rebrousser chemin […] une zone non seulement de
transition, mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une
stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli,
d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente – plus pertinente,
s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés. (Genette, 1987, p. 3)
l’onirisme qui caractérise son univers et le thème de son récit, en superposant son
visage les yeux ouverts et les yeux fermés, l’affiche japonaise exploite les thèmes de
l’erreur sur la personne et du dédoublement de personnalité subi par son personnage
principal. L’affiche américaine utilise plutôt le sex appeal de Penélope Cruz et la
crédibilité des différents festivals de cinéma qui ont sélectionné le film ou qui lui ont
décerné un prix. Qu’elle s’adresse au public américain, allemand, ou aux jurys des
Golden Globes (d’où les tons dorés), l’affiche de Vanilla Sky mise apparemment sur la
popularité et le charme de son acteur principal.
Quelque intention esthétique qui s’y viennent investir de surcroît, le paratexte n’a
pas pour principal en jeu de « faire joli » autour du texte, mais bien de lui assurer
un sort conforme au dessein de l’auteur. À cette fin, il ménage entre l’identité
idéale, et relativement immuable, du texte et la réalité empirique (socio-historique)
de son public, si l’on me passe ces images approximatives, une sorte d’écluse qui
leur permettent de rester « à niveau », ou, si l’on préfère, un sas qui aide le lecteur
à passer sans trop de difficulté respiratoire d’un monde à l’autre, opération parfois
délicate, surtout quand le second se trouve être un monde de fiction. Étant
immuable, le texte est par lui-même incapable de s’adapter aux modifications de
son public, dans l’espace et dans le temps. Plus flexible, plus versatile, toujours
transitoire parce que transitif, le paratexte lui est en quelque sorte un instrument
d’adaptation : d’où ces modifications constantes de la « présentation » du texte
(c’est-à-dire son mode de présence au monde), du vivant de l’auteur par ses
propres soins, puis à la charge, bien ou mal assumée, de ses éditeurs posthumes
[…] Le paratexte n’est qu’un auxiliaire, qu’un accessoire du texte. Et si le texte
sans son paratexte est parfois comme un éléphant sans cornac, puissance infirme,
le paratexte sans son texte est un cornac sans éléphant, parade inepte. Aussi, le
discours sur le paratexte doit-il ne jamais oublier qu’il porte sur un discours qui
porte sur un discours, et que le sens de son objet tient à l’objet de ce sens, qui est
encore un sens. Il n’est de seuil qu’à franchir. (1987, pp. 439‑442)
parafilm installe l’accessibilité esthétique des mondes possibles qui se déploient dans
la fiction, en considération des attentes de son public cible (Eco dirait de son Spectateur
Modèle) et de ses habitudes d’interprétations, déterminées par le genre du récit et la
nature de son univers cinématographique.
L’objectif de cette thèse, tel que nous l’avons posé dans l’introduction, consiste à
contribuer théoriquement à la compréhension et à l'analyse de l'accessibilité narrative
et audiovisuelle entre les différents mondes dans un même récit cinématographique.
Pour ce faire, nous nous sommes demandé de quelle manière le concept de monde
possible permettait de renouveler l'analyse des rapports qui nous font passer d’un
monde à d’autres mondes dans un espace-temps filmique. En retraçant les origines de
ce concept dans la philosophie du meilleur des mondes de Leibniz, nous nous sommes
rendu compte que l’un des quatre principaux arguments de cette philosophie, le couple
compossibilité-incompossibilité, consistait à nier l’existence concrète de tous les
mondes qui ne correspondent pas à celui de notre réalité. L’incompossibilité posait
ainsi un problème d’identité transmondaine dans l’accessibilité des mondes possibles
au cinéma. Si un individu est attaché à un seul monde par les séries de propriétés qui
le définissent, comment peut-on faire voyager ce même individu vers un autre monde,
qui présente des propriétés contredisant la logique causale de son monde d’origine ?
Ce problème d’identité transmondaine avait déjà fait l’objet d’une réflexion par Saul
Kripke dans sa logique des noms propres. Le logicien américain concluait à un faux
problème étant donné qu’en face de la réalité, on ne pouvait que placer des états
possibles ou situations contrefactuelles, qui n’avaient aucune prétention à la matérialité.
Pour Kripke comme pour Leibniz, seul notre monde réel existe, les autres ne sont que
des spéculations idéelles, des mondes virtuels. Du point de vue d’une pragmatique de
320
la fiction, qui ne peut fonctionner qu’à la seule condition d’arriver à feindre la réalité
matérielle d’un monde audiovisuel pour happer les spectateurs émotionnellement, cette
solution logique posait effectivement un problème de taille.
C’est grâce au concept d’« opérateur d’accessibilité », dont nous avons défini les
fonctions et les mécanismes, que nous sommes parvenus à analyser la nature des
frontières narratives et audiovisuelles qui délimitent ces différents mondes et à
identifier les multiples moyens de permettre aux protagonistes d’un récit filmique de
les traverser sans gâcher la suspension d’incrédulité des spectateurs. Nous croyons
avoir relevé le pari, engagé dans l’introduction, de proposer un concept opératoire
(opérateur d’accessibilité) à qui voudrait utiliser la logique des mondes possibles pour
analyser et comprendre la structuration d’un récit filmique qui transporte les
personnages et l’intrigue dans des mondes discordants, le travail des cinéastes et des
scénaristes dans la création d’un tel récit et enfin la collaboration des spectateurs dans
leur réception de l’œuvre. Pour y arriver, nous avons commencé pour ainsi dire par la
fin en identifiant le rôle joué par les spectateurs dans l’élaboration d’un récit fictionnel.
En diagnostiquant d’abord leurs attentes relatives à la nature et au genre d’un récit, et
en déroutant ensuite leurs suppositions comme autant de mondes possibles actualisés
ou ignorés dans leur déploiement narratif, nous avons donné une première définition à
une accessibilité esthétique des univers cinématographiques. Par conséquent, pour que
l’immersion fictionnelle fonctionne, les spectateurs doivent « croire » à la réalité des
mondes qui leur sont présentés de manière narrative et audiovisuelle.
Nous avons trouvé une première solution à ce problème d’immersion dans le concept
d’ersatz, défini par David Lewis comme un copie ou un succédané du monde réel. Dans
l’ersatzisme, les impossibiliae − comme le voyage dans le temps qui permet aux
321
différentes versions d’un même individu de coexister −, peuvent faire croire à leur
actualité, mais seulement de manière relative, selon le principe de liberté illimitée
d’assomption posé par Alexius Meinong dans sa théorie sur la référence des objets, et
selon le principe d’intentionnalité théorisé dans la sémantique des jeux de
Jaakko Hintikka. Le mode d’existence de ces impossibiliae repose sur le réarrangement
de certaines propriétés caractérisant notre monde concret et les individus qui le
meublent, alors que l’impression de réalité de ce réarrangement dépend à son tour de
l’intention de fictionnalisation comme un contrat tacite de coopération signé entre un
créateur et son public. Cette coopération donne deux avantages au concept de mondes
possibles. Elle permet tout d’abord aux spectateurs de tenir pour acquis que l’univers
de la fiction fonctionne comme le leur, selon les mêmes lois physiques et biologiques,
à moins que l’une ou plusieurs des propriétés de ces lois ne soient réarrangées pour
permettre à une imposibiliae, à une incompossibilité d’exister de manière narrative et
audiovisuelle. David Lewis et Marie-Laure Ryan ont identifié ce premier avantage
comme le principe d’écart minimal, selon lequel l’impression de réalisme des petits
mondes de la fiction repose sur les larges épaules du réalisme de notre monde concret,
dont les lois sont inventoriées par l’Encyclopédie, proposé par Leibniz comme une
« recension du savoir universel […] une Bibliothèque comme inventaire général de
toutes les connaissances », résume Umberto Eco (2010, pp. 66‑67).
Pourtant, la réalité perçue et vécue par chaque individu est une conception culturelle,
puisqu’elle se construit à partir de l’encyclopédie personnelle de chacun, en fonction
de ses expériences passées, de ses habitudes, de ses croyances et de ses opinions. Il y a
ainsi une grande différence entre l’encyclopédie personnelle des différents spectateurs
et l’encyclopédie maximale qui définit les lois de la réalité du monde concret. Dans
cette perspective, le deuxième avantage de la coopération interprétative repose sur cette
322
Il est d’abord perçu comme stimuli visuel et sonore : une figure qui se détache d’un
fond, un signal qui est détecté à travers le bruit. La plasticité et l’iconicité de la
dénotation visuelle, en synchronie avec les qualités acoustiques de la dénotation sonore,
forment une connotation précise dans le contexte de l’univers filmique, sous l’égide de
l’idéologie véhiculée par le récit. La détection du signe comme opérateur est d’abord
sensible, elle est faite par la première classe d’interprétant peircien, l’interprétant
affectif, alors que sa signification dans le contexte du film est d’abord tirée de sa forme
324
Rappelons qu’à la base de la définition donnée par Leibniz, un monde possible désigne
une manière dont tous les temps et tous les lieux de notre univers auraient pu être
remplis de séries compossibles de monades, ou de singularités-événements créées par
les inflexions des points de vue illimités de Dieu sur sa création. Dans une perspective
cinématographique, le plan, qui compose la séquence cinématographique, constitue
une version magnifiée de la monade leibnizienne, laquelle compose les séries
compossibles et incompossibles d’une trame narrative, et détermine par inflexions de
singularités-événements, ou conflits provoqués par la relation entre individus, les
mondes possibles de l’édifice audiovisuel et narratif cinématographique. Le plan
adopte et impose dès lors un point de vue spécifique sur l’univers dans le film, par la
manière dont le cinéaste compose son cadre et anime ses recadrages dans le contexte
donné par le récit et l’idéologie qu’il véhicule dans son traitement isotopique. Le plan
cinématographique a donc deux faces, à l’instar des signes qui le composent. D’une
part, il distribue les connotations de manière narrative, dans le jeu des opérateurs
intradiégétiques, suivant l’harmonie préétablie par la causalité du récit. Cette
distribution actualise certaines des suppositions faites par les spectateurs, et qui étaient
contenues dans le récit de manière virtuelle. D’autre part, le plan synchronise ces
325
Le film, son succès et sa pérennité reposent sur un décalage constant entre le point
de vue narratif et diégétique (l’enquête) et le point de vue strictement visuel et
cinématographique (ce que la caméra nous montre, d’où et comment elle le montre)
[…] Le point de vue et surtout les multiples jeux entre point de vue visuel ou
représentatif et point de vue narratif sont partie constitutive du cinéma. (2001,
p. 63)
326
Le cinéaste impose un ou plusieurs points de vue particuliers sur son univers et sur les
événements qui le construisent, dans le but d’encourager certaines interprétations-
suppositions de la part des spectateurs afin de créer du suspense et de la surprise. Il
arrive à l’occasion que ces points de vue se contredisent, que les deux faces des signes
et des plans cinématographiques expriment deux mondes incompossibles comme dans
les films Abre los ojos et Vanilla Sky dont nous avons fait l’analyse dans cette thèse.
Habituellement, la face intradiégétique tend à ignorer la face extradiégétique, même si
à l’occasion certains films leur permettent de s’interpénétrer sous une perspective
métafictionnelle. L’univers fictionnel peut, sous la pression de cette entr’expression99
d’incompossibilité entre les deux faces du signe filmique, devenir un chaosmos, qui
contredit les trois principes logiques de la raison déterminante, de la contradiction (le
tiers exclu) et de l’harmonie préétablie, qui supporte non seulement l’identité
transmondaine, mais encourage surtout l’ambiguïté narrative, l’inclusivité-ouverture
de l’univers audiovisuel et l’indétermination existentielle des personnages.
Notre recherche s’est limitée au cinéma. Certains médias utilisent pourtant le concept
de monde possible et le principe de coopération spectatorielle de manière encore plus
déterminante que la scénarisation et la production d’un film. L’univers du jeu vidéo par
exemple, avec ses récits interactifs, considère les suppositions des joueurs au point de
les imbriquer avec le plus d’efficacité possible dans la construction de ses trames
narratives. Plus précisément, les suppositions les plus plausibles quant au dénouement
d’une scène ou du récit entier sont non seulement encouragées et actualisées par la
99
Terme emprunté par Leibniz pour signifier les relations entre singularités formant un réseau de séries
compossibles.
327
narration, mais elles sont aussi réalisées dans la confection audiovisuelle de l’univers
virtuel. En d’autres mots, alors que dans le récit classique l’auteur ne fait que spéculer
sur les attentes et suppositions de son public, le récit interactif en choisit une poignée
et les inclut dans sa trame en forme de rhizome, comme autant de mondes compossibles
et incompossibles actualisés par le choix des joueurs.
100
Récupéré le 3 mai 2021 de IMDB, You v. Wild : < https://www.imdb.com/title/tt10044952/ > [ma
traduction].
328
Les lunettes immersives de l’Occulus Rift développées par Facebook ou les CAVE
(pour Cave Automatic Virtual Environment) − qui sont essentiellement des pièces
immersives équipées d’outils de détection des mouvements et au sein de laquelle des
image en 3D sont présentées sur les murs par projection ou rétroprojection −,
constituent des exemples probants de la direction technologique que semble vouloir
prendre l’industrie du divertissement.
Après les cinémas maisons viendront les pièces virtuelles, conçues spécifiquement
pour « vivre » un univers cinématographique dans une immersion narrative et
sensorielle encore plus prononcée. Cependant, une des conséquences de ces dispositifs
consiste à limiter l’ampleur de la coopération des spectateurs-participants, étant donné
que chacune de leurs suppositions doit faire l’objet d’une actualisation au niveau du
329
récit, autant que d’une réalisation au niveau de la production audiovisuelle qui crée
l’interface du jeu. Le récit de Bandersnatch, par exemple, selon un article de Wired, se
divise en 250 segments correspondant au nombre de décisions que peuvent prendre les
spectateurs-participants, pour un total de 150 minutes de film, le visionnement pouvant
en plus être réitéré pour actualiser de nouvelles décisions et arriver à l’une ou l’autre
des fins possibles que la production audiovisuelle aura réalisées.
At the heart of the episode are two-and-a-half hours of footage divided into 250
segments, hidden behind an elaborate series of decisions. Starting as a seven-page
outline, “Bandersnatch” quickly grew into a 170-page script – hand-coded at first
– that required Netflix to build its own choose-your-own software to bring it to
life. To stream the episode, the company had to work out a way of simultaneously
loading multiple versions of each scene so viewers could follow different narrative
paths without encountering the dreaded buffering circle. (Reynolds, 2018)
on a TV screen within the episode, each recap presents a quick overview of the
decisions a viewer has made to get to that ending. » (Ibid.) À partir de cet écran
récapitulatif, les spectateurs-participants peuvent ensuite choisir de revenir à un point
antérieur de l'épisode, un peu comme les fameux points de contrôle (check points) des
jeux vidéo, ou de quitter l'épisode au moment du générique de fin, sachant que certaines
parties de l'épisode n’ont toujours pas été actualisées.
Il est fort probable que les concepteurs de tels récits immersifs comprennent déjà le
fonctionnement de la logique des mondes et l’utilisent pour ses avantages narratifs.
Comme nous l’avons mentionné en introduction, les développeurs et programmeurs
utilisent la notion de cadre (frame) du cognitiviste américain Marvin Minsky (1974)
pour analyser les structures d’informations permettant de subdiviser la connaissance en
sous-structures dans le développement d’une intelligence artificielle. Nous sommes
donc prêts à parier que la notion de relations entre propriétés constitutive des mondes
narratifs, de même que le concept d’opérateur d’accessibilité propre aux univers
incompossibles – dont le fameux multivers de Marvel − pourront éventuellement aider
les scénaristes de l’immersion virtuelle et de la réalité augmentée à élaborer des récits
encore plus complexes, proposant des alternatives toujours plus divertissantes. On
pourrait par exemple imaginer une suite interactive aux films Abre los ojos et Vanilla
Sky qui se déroulerait dans un multivers virtuel contrôlé par la compagnie de
cryodivertissement Life Extension devenue Lucid Dream en 2145. Le multivers virtuel,
rassemblant les mondes incompossibles, permettrait de voyager consciemment dans un
rêve éveillé sans égard à la causalité et aux lois naturelles de la réalité, alors que le
corps serait sous sédatifs, enfermé dans une chambre anéchoïque. Les spectateurs-
participants seraient confrontés à la disparition de la conscience de plusieurs
personnages dans le multivers virtuel et devraient trouver et utiliser certains opérateurs
331
d’accessibilité afin de mener l’enquête parmi tous les mondes et retrouver les
consciences égarées. La trame narrative ferait en sorte que les spectateurs-participants
comprennent l’avantage de résoudre le problème de l’incompossibilité entre les
mondes à partir du concept d’opérateur d’accessibilité de façon à multiplier les voyages
intermondains sans perdre de vue la trace laissée par les victimes dans leur errance. Ce
serait là un véritable film dont vous êtes le héros!
ANNEXE A
Légende :
Photo N&B des 7 Les comploteurs: regard caméra + effet Ken Burns. Connotation de
32 WR 0:13:30 extra post montage
dwarves documentaire, de factualité liée aux journeaux...
McCabe: «Five basic
33 >W14 0:15:00 intra mobilier personnage McCabe cherche son MO: guilt, hate, shame, revenge, love
emotions»
Connotateur de souvenir, analepse de W14 ->WR. Permet le passage
post/ montage/
34 WR 0:15:10 extra/ intra transition flash extradiégétique entre David qui raconte à McCabe et le présent de WR dans
temporel passé
lequel il rencontre Sofia.
Brian à Sofia «Welcome
to Graceland» + Référence à l'onirisme + Fantaisie + science-fiction de W14. Annonce et
35 WR 0:15:42 intra mobilier personnage
Spielberg +«Livin' the renforce le statut particulier que David va perdre + hypothèse du cauchemar…
dream»
Holograme de John
Connotation du coup de foudre, intertexte et référentialité Jerry McGuire (1996)
36 WR 0:17:24 intra mobilier objet Coltrane «My favourite
de Crowe + référence à Sofia comme chose favorite; cf.#146
thing»
37 WR 0:18:00 intra mobilier personnage Thomas Tipp Incarne l'hypothèse du complot: «Citizen Dildo»,
Triangle amoureux entre David, Brian et Sofia - donne une raison à Brian de
38 WR 0:19:24 intra mobilier objet Affiche de Jules et Jim
trahir David + Annonce l'accident de voiture
La Seine à Argenteuil, 1873. Monet like skies : «His paintbrush painted the
39 WR 0:23:42 intra mobilier objet Toile de Monet
Vanilla sky» Connotateur de réalité vituelle, annonce et renforce la clause 14
Brian king of sad: «Bitter Annonce et renforce l'hypothèse du complot (jalousie de Brian) mais ouvre aussi
40 WR 0:25:40 intra mobilier personnage
sweet» celle du roman…
342
David à Sofia : «You won't believe this. But this is me smiling». Crowe rejoue la
David's scène du parc pluvieux de ALO dans un studio de dance. Annonce et renforce la
68 Wdéf 0:56:45 intra mobilier personnage
REEMERGENCE tentative de retour vers Sofia + propriétés WR, mais avec une pointe d'humour
enfantin plutôt que de l'orgueil.
Benny the dog/Conan Annonce et renforce la possibilité de la résurrection après congélation / hypothèse
69 Wdéf 0:57:39 intra mobilier personnage
O'Brian de W2145
L'ébriété permet un flou perceptif et mémoriel (#) sur lequel appliquer la
70 Wdéf 1:03:10 extra post montage Montage alcool pillules
superposition de W14 sur Wdéf (fig. 14)
Super connotateur symbolique : cf. Bacchus + Janus bifrons «à deux visages»
71 Wdéf 1:04:00 intra mobilier objet Bifrons
passé VS avenir; ce qu'il deviendra en W14 (cf. #52 ALO)
Tentative «pathétique» de retour vers WR : «refus de l'appel» écho de 1ère
72 Wdéf 1:04:45 intra mobilier personnage Rejoue scène séduction
rencontre Sofia : «In another life… cats»
Sofia pleure : «In another life...» Renforce l'impossibilité de l'amour - annonce
73 Wdéf 1:06:35 extra pré Découpage Gros plan
l'incompossibilité W14
«Tomorrow I wish I was
74 Wdéf 1:08:10 intra mobilier personnage Annonce et renforce l'OP de Wdéf->W14 (cf. #55 ALO)
dead»
«What did you tell
75 Wdéf 1:09:00 intra mobilier personnage Julie…» Renforce l'hypothèse de la jalousie de Brian et du complot : jeu avec bifrons
76 Wdéf 1:09:35 extra post trame sonore REM Sweetness follows , annonce et renforce la juxtaposition par L.E. W14 -<Wdéf
colorisation /
77 MAPW 1:10:04 extra post N&B / parallèle «Brian s'en va rejoindre Sofia» dans un MP imaginé par David (cf. #56 ALO)
montage
mvt cam /
78 P5 1:10:45 extra pré/post pano / fondu Pano Dr->Ga en ctrplg : masque par terre(cf. #56-60 ALO)
montage
Montage / Fade in GP main +
79 P5 1:10:51 extra pré/post Gros plan fixe + rotation en ctrplong clkw : Entrée dans W14
mvt cam masque
344
99 W14 1:26:18 intra mobilier personnage Double check David confirme qu'il se trouve en W14 et non en Wdéf : grimace - folie?
100 <WR 1:27:00 intra mobilier personnage Julie Gianni Cannibalisation de WR : cette fois-ci pas de réveil!
101 <WR 1:27:20 intra mobilier objet Jules et Jim Rappel # 38 Renforce le triangle amoureux + dualité Sofia/Julie
345
Légende :
Aristote, 384 av J.-C.-322 av J.-C. (1997). Poétique ( B. Gernez, trad.). Paris : Les
Belles Lettres.
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