Espèce Humaine Et Croûte Terrestre D'amadeo Bordiga
Espèce Humaine Et Croûte Terrestre D'amadeo Bordiga
Espèce Humaine Et Croûte Terrestre D'amadeo Bordiga
amadeo bordiga
espèce
humaine
et
croûte
terrestre
et autres articles
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r
sable pour qu’elle puisse remplir à nouveau son rôle
d’arme de l’émancipation du prolétariat. Arme, car il
ne s’agit pas de dissertations académiques, mais d’une
œuvre militante qui entend tirer jusqu’aux ultimes
conséquences du marxisme intégral, celui qui a déjà
été remis sur pied par Lénine contre la trahison
réformiste de la IIe Internationale : la reconstitution à
l’échelle internationale d’un parti de classe préparant
la révolution violente visant à instaurer la dictature
prolétarienne qui devra éliminer définitivement tous
les restes de la société bourgeoise vaincue, et mener à
la véritable société socialiste sans classes, sans produc
tion marchande et sans argent.
Il ne s’agit pas non plus de procéder à ces
« enrichissements » et « révisions » de la théorie mar
xiste qui ont toujours fait les choux gras de généra
tions de pâles réformistes. Il s’agit de restaurer dans
son intégralité une théorie entièrement confirmée par
l’histoire et plus vivante que jamais, en commençant
évidemment par les questions politiques essentielles,
mais en montrant dans tous les domaines comment
seul le marxisme peut déchiffrer le présent et montrer
la voie de l’avenir.
Les articles de ce recueil en donnent un éclatant
exemple : bien qu’ils aient été écrits il y a vingt-cinq
ans, chacun d’eux est un cri on ne peut plus actuel, un
pavé violemment lancé contre la vitrine clinquante de
la fausse civilisation capitaliste et de ses prétendus
bienfaits.
Le mode de production capitaliste, surtout dans sa
phase ascendante, est le support d’un développement
inégalé de la technique. Comme tout progrès capita
liste, cet essor est payé d’un prix effroyable de sang,
de mutilation et d’abrutissement; cela n’empêche pas
qu’une fois anéantis le capital et ses contraintes de
profit, il pourra être utile aux générations futures,
6
grâce à la prodigieuse productivité du travail obtenue,
qui permettra de soulager l’espèce de la plus grande
partie de l’effort productif aujourd’hui accompli dans
les bagnes de l’esclavage salarié. Mais d’autre part, à
mesure que le capitalisme se développe puis pourrit
sur pied, il prostitue de plus en plus cette technique
qui pourrait être libératrice à ses besoins d’exploita
tion, de domination et de pillage impérialiste, au point
d'en arriver à lui transmettre sa propre pourriture et à la
retourner contre V espèce. On ne parlera même pas ici
des suprêmes raffinements techniques du genre de la
bombe à billes, dont quelques peuples « arriérés » ont
récemment expérimenté dans leur chair les effets
civilisateurs, ou de la bombe à neutrons dernier cri.
C’est dans tous les domaines de la vie quotidienne des
phases « pacifiques » qu’il veut bien nous consentir
entre deux massacres impérialistes ou deux opérations
de répression que le capital, aiguillonné sans trêve par
la recherche d’un meilleur taux de profit, entasse,
empoisonne, asphyxie, mutile, massacre les individus
humains par l’intermédiaire de la technique prosti
tuée.
Un exemple entre mille. Dans son ouvrage classique
La femme et le socialisme, August Bebel évoque un
naufrage qui avait fait plusieurs centaines de morts en
1883 : pour pouvoir prendre davantage de passagers et
augmenter ainsi son bénéfice, l’armateur n’avait fait
placer qu’un nombre dérisoire de canots de sauvetage.
Ce sinistre scénario a dû se répéter plusieurs dizaines
de fois depuis. Encore dans ces morts pour le profit la
technique proprement dite n’avait-elle pris aucune
part — mais patience. Quelques dizaines d’années plus
tard (voir les articles Politique et construction et Le
sinistre roman noir de la décadence sociale moderne), le
Flying Enterprise, pris dans la tempête, prend de la
gîte, se couche et finit par couler; on l’avait construit
7
sans quille pour économiser les coûts de production;
V Andrea Doria coule, à pic après une collision: on
avait multiplié les superstructures, les salons de luxe,
les piscines, en somme tout le clinquant pour appâter
le client, mais on avait rogné sur l’essentiel, la coque,
les structures, pour économiser Varier. La technique,
prostituée au capital, est devenue meurtrière. Ce ne
sont pas des bavures accidentelles qui sont en cause ici,
c’est la tendance inéluctable de la production capita
liste à économiser sur le capital constant (et donc sur
les matériaux) pour augmenter le taux de profit. Car
l’histoire ne s’arrête pas là. Dans les années soixante,
plusieurs avions Cornet britanniques, dernier cri de la
technique la plus sophistiquée, explosent en plein vol,
tuant tous leurs passagers : la longue enquête révèle
finalement que les explosions étaient dues à la fatigue
du métal de la cellule, qui était trop mince — car il
fallait économiser sur le métal, la puissance des
réacteurs, l’ensemble des coûts de production, pour
augmenter le profit. En 1974, l’explosion d’un DC 10
au-dessus d’Ermenonville fait plus de 300 morts : on
savait que le système de fermeture de la soute à
bagages était défectueux, mais le refaire aurait coûté
de l’argent... Mais le plus hallucinant est rapporté par
la revue anglaise The Economist (24/9/77) après la
découverte de craquelures du métal sur 10 avions
Trident et l’écrasement inexpliqué d’un Boeing : selon
la « nouvelle conception » qui préside à la construction
des avions de transport, ceux-ci ne sont plus arrêtés
pour révision complète après un certain nombre
d’heures de vol, mais sont censés être « sûrs »...
jusqu’à l’apparition des premières craquelures dues à
la fatigue du métal : on peut ainsi les user « jusqu’au
bout » de ce qu’ils peuvent donner, alors qu’en les
arrêtant trop tôt pour révision les compagnies perdaient
de l’argent! La boucle est bouclée, et la technique
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prostituée jusqu’à la moelle : ce qui était probable
ment la hantise des premiers ingénieurs de l’aviation
civile s’est transformé, grâce au progrès capitaliste, en
un concept de construction!
On pourrait hélas étendre cette analyse à la plupart
des secteurs de la production capitaliste. Voitures
meurtrières? Économies sur les coûts de production
pour accroître le profit (abstraction faite ici du
principe bourgeois insensé de la voiture individuelle').
Nourritures trafiquées, nocives, cancérigènes? Écono
mies sur les matières utilisées pour accroître le profit.
Accidents du travail? Économies sur le capital fixe
pour accroître le taux de profit. Pollution industrielle,
massacre de la nature? Économies sur le capital fixe
pour accroître le taux de profit. Urbanisme démentiel,
densification intolérable des villes, entassement de
cages à lapins dans un univers de béton? Économies
sur le coût du terrain et de la construction pour
accroître le profit. Plus la technique est montée en
épingle et mise en avant pour justifier n’importe quoi,
plus elle est vénale et soumise au capital. D’où la
conclusion marxiste : « L’histoire révolutionnaire ne
définira pas l’âge capitaliste comme l’âge du ration
nel, mais comme celui de la camelote. De toutes les
idoles que l’homme a connues, c’est celle du progrès
moderne de la technique qui tombera des autels avec
le plus de fracas ».
Le capitalisme n’est pas innocent non plus des
catastrophes dites « naturelles ». Sans ignorer l’exis
tence de forces de la nature qui échappent à l’action
humaine, le marxisme montre que bien des cata
clysmes ont été indirectement provoqués ou aggravés
par des causes sociales. S’il pleut sans arrêt (ou pas du
tout) pendant plusieurs semaines, c’est effectivement
aujourd’hui un fait « naturel » ; mais s’il en résulte une
inondation (ou une sécheresse), c’est là un fait social.
9
De même, les secousses sismiques des Andes
échappent au contrôle de l’homme; mais le fait qu’elles
détruisent les villes du Pérou alors que Machupicchu
y résiste depuis des siècles, ce fait a des causes
sociales.
Dans ses études classiques, Marx a montré que les
grandes famines qui ont dévasté l’Inde (quid de celles
qui sévissent aujourd’hui en Afrique?) n’étaient pas
dues à des causes naturelles, mais à la pénétration du
capitalisme qui non seulement ruinait l’artisanat local,
mais minait aussi l’agriculture en introduisant la
propriété privée du sol et en empêchant l’État central
de jouer son rôle de régulateur et de distributeur des
eaux. Les textes qui suivent mettent de la même façon
en évidence les causes sociales d’un certain nombre de
phénomènes et catastrophes soi-disant naturels, depuis
les inondations du Pô jusqu’à l’érosion du sol en
Calabre ou en Sardaigne, en passant par des ruptures
de barrages, etc. Non seulement la civilisation bour
geoise peut provoquer directement ces catastrophes
?ar sa soif de profit et par l’influence prédominante de
'affairisme sur la machine administrative (cf. le rôle
du déboisement dans les inondations ou, comme il n’y
a pas si longtemps en France, la construction d’habita
tions dans des zones d’avalanches ou d’inondations),
mais elle se révèle incapable d’organiser une protec
tion efficace dans la mesure où la prévention ri est pas
une activité rentable. Le résultat pitoyable du « pro
grès » capitaliste saute ici aux yeux : l’article intitulé
Crue et rupture de la civilisation bourgeoise a été écrit en
1951 après les inondations catastrophiques de la vallée
du Pô, et fait allusion aux inondations du Kansas et du
Missouri la même année. Or que pouvait-on lire dans
la presse en 1977 — c’est-à-dire après plus d’un quart
de siècle d’une expansion capitaliste sans précédent
qui a pulvérisé tous les records de production? Les
10
récentes inondations du Piémont ont fait 50 morts et
disparus et des dizaines de milliards de lires de dégâts
(ZZ Tempo, 9 octobre 1977); celles qui ont frappé la
région de Kansas City ont fait 19 morts; les destruc
tions se chiffrent par millions de dollars {New York
Times, 14 septembre 1977). Voilà un bilan éloquent
des réalisations techniques du capitalisme lorsqu’il ne
s’agit plus de faire de l’argent ou de cribler des corps
d’hommes, de femmes et d’enfants de billes de
plastique indécelables à la radiographie, mais de
protéger simplement l’espèce contre les éléments
naturels. En revanche on peut être certain que cette
civilisation incapable de lutter contre les catastrophes
sait parfaitement en tirer de l’or par l’intermédiaire
non seulement des juteux « plans de reconstruction »,
mais des nuées de charognards de l’affairisme qui
succèdent au désastre pour prendre leur part des
subventions et crédits d’urgence attribués par l’État en
fonction de considérations... électorales. D’où la
conclusion marxiste : « S’il est vrai que le potentiel
industriel et économique du monde capitaliste est en
augmentation et non en baisse, il est tout aussi vrai
que plus il se développe, et plus les conditions de vie
de la masse humaine face aux cataclysmes naturels et
historiques empirent ».
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dérangée par le monstre pourrissant. D’où le succès de
1’ « écologisme », réaction contre certaines consé
quences du capitalisme, mais aussi sa myopie et son
impuissance congénitales, qui lui interdisent de
remonter à leurs causes réelles et surtout de s’y
attaquer.
Le responsable de l’empoisonnement de la nature et
de la vie de l’homme, des destructions et des
catastrophes, ce n’est pas « l’homme » en général, ni
« la société » en général, encore moins cette fameuse
« civilisation industrielle », platitude si commode pour
masquer tous les problèmes réels; c’est un mode de
production bien précis, régi par des lois bien précises :
le mode de production capitaliste, caractérisé par la
généralisation de la production de marchandises au
moyen de travail salarié. Le développement de la
production marchande sur la base du salariat conduit
inéluctablement à la course au profit et à l’accumula
tion, à la concentration du capital et à l’impérialisme :
nuisances et pollutions, destructions et désastres ne
ont que des aspects (et des aspects partiels) des
conséquences de ce développement.
A l’opposé de certains radotages écologistes, la
critique marxiste se garde donc bien de faire l’apologie
systématique de la nature et de tout ce qui est
« naturel » : à trop radoter de nature, disaient Marx et
Engels, on en arrive vite à idéaliser l’état où les
hommes tous nus grattaient la terre avec leurs ongles
pour trouver des tubercules comestibles! Toute l’acti
vité de l’humanité, tendant à sortir de cet état, est
« antinaturelle »; la chaleur et l’énergie tirée d’un feu
de bois est aussi peu — ou aussi — « naturelle » que
celle tirée de la fission nucléaire, et un jambon fumé
(peut-être cancérigène...) n’est pas plus « naturel »
qu’une boîte de conserves.
Le marxisme est si loin de prôner un « retour » à des
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conditions « naturelles », ou même leur simple
défense, qu’il revendique au contraire une modification
radicale de l’installation de l’homme sur la croûte
terrestre, et un remodelage de celle-ci. Le capitalisme a
poussé la séparation et l’opposition entre ville et
campagne à un point effrayant. Un des articles de ce
recueil montre les causes et les conséquences de cet
entassement démentiel de la population dans les
« megapolis » et les « conurbations », et il rappelle ce
point fondamental du programme communiste, tant
de fois souligné par Marx et Engels : l’abolition de la
séparation entre ville et campagne par la destruction
des villes, la répartition harmonieuse de la population
sur la terre et la fusion des productions agricole et
industrielle. Il s’agit de bien autre chose, on le voit,
que de « sauver » les Halles de Paris, de planter trois
arbres dans le béton ou d’instituer un contrôle démo
cratique sur la mort lente par asphyxie et abrutisse
ment progressif!
Ce que le marxisme critique n’est donc pas le fait
d’intervenir dans la nature, mais le fait que le
capitalisme, poussé par la course au profit, bouleverse
la nature sans s’inquiéter des conséquences à long
terme, le fait que son intervention n’est guidée que par
la production de plus-value. Menée avec une puissance
croissante, cette intervention orientée vers le profit
d’aujourd’hui risque d’ailleurs d’avoir des effets si
dévastateurs qu’elle met en danger le profit de demain
à un point tel que la bourgeoisie elle-même doit réagir.
L’écologisme regroupe donc pêle-mêle une réaction —
réactionnaire! — au bouleversement incessant des
techniques productives par le capital, une défense
contre l’exaspération du capitalisme qui rend la vie
toujours plus pénible, et aussi la réaction de la
bourgeoisie contre ses propres « excès », sa tentative de
contrôler et de limiter ses destructions anarchiques.
13
Par ailleurs, pour lutter contre les méfaits du
capitalisme, le marxisme n’en appelle pas à
« l’homme » ou à la « société » en général. Un tel appel
à toutes les « bonnes volontés » se prétend efficace,
parce qu’il se propose de rassembler un grand nombre
de gens, « tout le monde » a priori, autour d’un
objectif d’intérêt « général » et d’un but « commun ».
En fait, il est pire qu’inefficace, car s’il s’indigne —
dans les limites de la bienséance électorale, s’entend —
de certains effets du capitalisme, il se garde bien de
s’attaquer à leurs causes, le capitalisme en tant que tel;
s’adressant à « tout le monde », il noie le prolétariat
dans une union générale par-dessus les classes. Par là
il cache ce que doit être l’objectif véritable de la lutte,
et il empêche la constitution de la seule force capable
de la mener véritablement. Le marxisme, quant à lui,
reconnaît volontiers que, dans l’abstrait et en fin de
compte, tous les hommes ont intérêt à la réalisation du
communisme; mais il affirme que seule la lutte de
classe du prolétariat est capable de détruire le capita
lisme et d’ouvrir la voie à la société sans classes. Il
affirme donc que pour servir l’intérêt général de
l’humanité, il faut lutter pour constituer le prolétariat
en classe autonome, ayant ses objectifs propres, et non
l’escamoter dans l’union des « honnêtes gens ».
En ce qui concerne la technique, la vision marxiste se
distingue tant de l’apologie que du dénigrement
systématique. La bourgeoisie à ses débuts, et c’est
encore son attitude prédominante, a glorifié la science
et la technique, les présentant comme un bien absolu
et au-dessus des classes. A l’en croire, c’est le Progrès
technique qui doit résoudre tous les problèmes de
l’humanité, et les prolétaires doivent se soumettre à
cette nouvelle divinité et la servir. Éternelle hypocrisie
des classes dominantes! En fait, non seulement la
technique est soumise aux impératifs de la production
14
de profit, sinon de la spéculation pure et simple, mais
elle lui sert d’alibi et de paravent. -Qu’il s’agisse
d’urbanisme ou de construction navale, d’architecture,
de travaux publics ou d’ « équipements collectifs »
chers aux réformistes, c’est V affairisme qu’on voit
dicter sa loi à la « science » et à la « technique » tout en
se retranchant derrière elles et en poussant au premier
plan le technicien, l’expert, le spécialiste.
Le petit-bourgeois s’indigne de cet état de choses et
réclame un capitalisme « propre », sans escroqueries,
un capitalisme « rationnel », dirigé par la Science.
Mais c’est là un rêve impossible : la spéculation et
l’affairisme font partie du capitalisme. Et le gaspillage
capitaliste correspond à la rationalité du capital, dont
la « raison d’être » n’est pas de produire des biens mais
de produire du capital. On retrouve ici la polémique
permanente du marxisme contre toutes les variantes
de réformisme, de gradualisme, de socialisme petit-
bourgeois : tant que le capitalisme est en vigueur, c’est
sa rationalité qui détermine la production et, finale
ment, toute l’activité sociale ; pour les orienter suivant
les besoins humains, il faut détruire les mécanismes du
capital et abolir toutes ses catégories.
Si les articles qu’on va lire dénoncent le mythe
d’une science et d’une technique au-dessus des classes,
s’ils démystifient et ridiculisent le « savant » et le
« spécialiste », ils ne donnent cependant pas dans
l’anti-technicisme qui commence aussi à être à la
mode. Ce refus de la technique, cette phobie, cette
peur des machines, qui trouvent leur expression
fantastique dans une certaine littérature, traduisent en
réalité une réaction de la petite bourgeoisie devant sa
prolétarisation en cours, et sont tout à fait étrangères
au marxisme. Pour celui-ci, la cause de l’exploitation et
de l’oppression ne réside pas dans les machines, mais
dans un rapport social, celui du salariat. Si aujourd’hui
15
le travail est aliéné, ce n’est pas parce ç^’il s’effectue
au moyen de machines : en lui-même, le travail avec
un bulldozer ou une presse n’est pas plus aliéné et
aliénant que le travail avec une pelle ou un marteau.
S’il l’est, c’est parce que, comme Marx l’a montré
dès 1844 dans les Manuscrits philosophico-économiques,
le mécanisme même de la production capitaliste
dépossède l’ouvrier du produit de son travail : parce
qu’en produisant des objets, l’ouvrier produit du
capital, une force sociale qui s’oppose à lui et
l’opprime ; un vampire qui suce son énergie et l’oblige
à produire toujours plus de capital; qui intensifie le
travail sans réduire sensiblement sa durée, alors que le
développement des forces productives permettrait, s’il
s’agissait simplement de produire des biens, de réduire
considérablement, au moins de moitié, la journée de
travail.
Le rêve de certains, c’est de supprimer l’aliénation
du travail en rendant chaque producteur maître de son
travail et de ses produits. Mais cela signifierait la
suppression du travail associé et de l’industrie, le
retour à la production individuelle et artisanale. Les
tenants d’un tel retour veulent ignorer d’une part qu’il
entraînerait une baisse énorme des forces productives
et, d’autre part, qu’il nous ramènerait à la production
marchande simple — celle-là même qui a conduit et
ne peut que conduire... au capitalisme!
Le marxisme ne préconise nullement l’abolition du
travail associé, mais au contraire celle de Y appropria
tion privée des produits du travail social. Ce n’est pas à
titre individuel mais collectif que le producteur peut
devenir maître de son produit collectif, dès lors que
celui-ci ne sera plus une marchandise, mais directe
ment un bien social. S’il est vrai que la domination de
l’homme par le capital se manifeste aussi dans la
domination du travailleur par la machine, par la
16
technique, par la science, elles-mêmes soumises au
capital, la cause de cette domination n’est pas dans « la
technique » : elle réside dans le capitalisme. En se
rendant collectivement maîtresse de ses forces produc
tives, l’humanité utilisera les machines, même les plus
perfectionnées et les plus automatisées, non pour
s’exploiter mais pour diminuer sa peine et ses efforts.
Enfin ces articles mettent bien en évidence l’attitude
du marxisme par rapport à l’État bourgeois. Devant
les dévastations comme devant les absurdités du
capitalisme, le petit-bourgeois, et le réformisme
ouvrier à sa remorque, s’adressent aux « pouvoirs
publics » : que l’État y mette bon ordre, qu’il empêche
le capital de détruire la nature, qu’il l’empêche de
gaspiller et de voler, qu’il l’oblige à être rationnel et au
service de tous. Hélas...! L’État n’est pas au service
d’un prétendu « intérêt public » mais, précisément, du
capital. Il doit certes contenir sa voracité et restreindre
sa liberté anarchique, mais seulement dans la mesure
où elles risquent de dévorer et de détruire non seule
ment la nature et les prolétaires, mais jusqu’à ses pro
pres conditions de fonctionnement. Si l’État freine, ou
essaye de freiner le capital, c’est pour lui éviter la
culbute. Et ce n’est là qu’un aspect secondaire et
marginal de sa fonction, qui est essentiellement
d’assurer les conditions d’un bon fonctionnement et
d’un bon rendement du capital.
Le capital pollue? L’État organise la pollution. Le
capital spécule? L’État organise la spéculation. Le
capital vole, gaspille, opprime? L’État organise le vol,
le gaspillage, l’oppression. Le fonctionnement du
capital, qu’il soit étatisé ou « privé », est de plus en
plus directement lié au fonctionnement des pouvoirs
dits « publics », de l’État. Mais alors, en appeler à
l’État contre le capital n’est pas seulement vain et
illusoire. C’est faire croire que l’État est au-dessus des
17
classes et de leurs antagonismes, qu’il est un arbitre
représentant l’intérêt « général ». C’est, par consé
quent, inviter les prolétaires à se soumettre à cet
intérêt pseudo-général et à cet État ; c’est les empêcher
de se détacher de l’État bourgeois, de s’opposer à lui,
de se constituer en force autonome, en classe capable
de lutter contre le capital et son État. C’est empêcher
non seulement la lutte historique d’émancipation du
prolétariat, mais aussi toute lutte sérieuse contre les
méfaits du capitalisme.
18
Parti Communiste d’Italie de 1921 à 1924, date à
laquelle son courant est éliminé de la direction du
P.C.I. sur ordre de l’internationale Communiste;
l’agent de cette élimination n’est d’ailleurs autre que...
Gramsci, dont le courant de L’Ordine Nuovo, aux
positions plus idéalistes que véritablement marxistes,
s’était discipliné pendant toute la période précédente à
la direction « de gauche » de Bordiga.
De même que la création du P.C. français, la
création du Parti Communiste d’Italie s’est faite par
une scission (au congrès de Livourne, janvier 1921) au
sein du vieux parti socialiste italien. Mais loin d’être
comme la scission de Tours un produit des circons
tances et de l’attraction sentimentale exercée par
Moscou (au point qu’un social-patriote comme Cachin
ou un Frossard pourront être les premiers dirigeants
du P.C.F.), la scission de Livourne a été préparée par
l’existence d’un courant authentiquement marxiste
organisé au sein du parti socialiste italien. C’est a
sein de ce courant « de gauche » que Bordiga, entré
très jeune au P.S.I. à Naples, s’est d’abord battu
contre le révisionnisme et la tactique des « blocs » avec
la gauche bourgeoise, avant de défendre, à la Fédéra
tion des Jeunes, une conception antiscolaire et anticul
turaliste de la formation et du militantisme révolution
naire (contre Tasca, qui deviendra par la suite un des
dirigeants de la droite du P.C.I.). Le P.S.I. ayant
adopté pendant la première guerre mondiale une
position « neutraliste » (« ni adhérer à la guerre, ni la
saboter »), la gauche marxiste lui oppose la dénoncia
tion de l’hypocrisie des justifications démocratiques et
civilisatrices de la guerre impérialiste, et le mot
d’ordre de sa transformation en guerre civile. Lorsque
la révolution d’Octobre éclate en Russie, Bordiga est
parmi les rares qui, en Occident, ne se bornent pas à
une adhésion sentimentale, mais saluent le bolche
19
visme comme la réalisation intégrale de la doctrine
marxiste (alors que selon Gramsci, pour ne citer que
l’exemple le plus célèbre, la révolution d’Octobre
s’était faite « contre le Capital » de Marx). En décem
bre 1918 Bordiga fonde l’hebdomadaire II Soviet, qui
devient rapidement l’organe de la Fraction Absten
tionniste du P.S.I., ainsi appelée parce qu’elle prône
notamment le refus tactique de la participation aux
élections dans les pays de vieille tradition parlemen
taire.
Au sein du vieux parti socialiste qui a adhéré en
mars 1919 à la IIIe Internationale qui vient d’être
créée à Moscou, la Fraction Abstentionniste mène une
lutte qui va bien au-delà du problème tactique du refus
du terrain électoral et parlementaire. Il ne s’agit pas
seulement d’épurer le P.S.I. de la droite réformiste, il
s’agit surtout, en prenant exemple sur l’œuvre gigan
tesque de Lénine, de rétablir la théorie, le programme,
les principes du marxisme, et d’asseoir sur cette
reconstitution un parti capable de préparer le proléta
riat à la révolution communiste dans les conditions
propres à l’Occident pleinement capitaliste.
Pour Bordiga, cette préparation révolutionnaire ne
pouvait se faire sans une rupture nette et irrévocable
avec les traditions démocratiques, parlementaires,
légataires, du socialisme réformiste. C’est la raison de
l’abstentionnisme revendiqué dans les thèses présen
tées par son courant au IIe congrès de l’internationale
Communiste (juillet-août 1920), et qui n’a aucun
rapport avec l’antiélectoralisme et l’antiparlementa
risme de principe des anarchistes. Située sur la même
ligne de principe que le « parlementarisme révolution
naire » des bolcheviks (qui ne visait pas, rappelons-le, à
conquérir pacifiquement la majorité parlementaire,
mais à utiliser tactiquement élections et parlement pour
détruire celui-ci ainsi que tout le reste de l’État
20
bourgeois), la position de la Gauche « italienne » en
diverge sur le plan tactique, en estimant que l’utilisa
tion du terrain électoral présente beaucoup plus de
dangers que d’avantages dans les pays occidentaux,
où la bourgeoisie a eu tout le temps de l’aménager
à son profit et y a enlisé dans le légalitarisme réfor
miste une partie du mouvement ouvrier.
La préparation révolutionnaire impliquait aussi le
refus des conceptions d’origine sorélienne et anarcho-
syndicaliste qui nient le rôle primordial du parti poli
tique de classe dans la préparation et la direction de
la révolution prolétarienne, au profit d’organes comme
les syndicats ou les conseils d’usine, présentés comme
premiers « îlots de socialisme » au sein de la so
ciété bourgeoise; c’est de ce refus que découle la
polémique avec Gramsci, L’Ordine Nuovo et les
conseillistes allemands et, de façon plus générale, la
lutte contre toutes les variantes du gradualisme.
C’est grâce à ce combat inlassable, mené surtout
pendant les années 1919-1920, que Bordiga et sa
fraction ont pu jouer un rôle décisif dans la scission du
P.S.I. et la formation du Parti Communiste d’Italie,
section de l’internationale Communiste, au Congrès
de Livourne de janvier 1921. Au cours des deux
années qui suivront, ils en feront un organe de
direction reposant sur un programme solide, ayant des
orientations tactiques claires et homogènes, et intime
ment lié à la classe ouvrière grâce à une intense
activité syndicale et à l’organisation de la défense
armée contre l’offensive patronale, légale et illé
gale (1).
21
Mais pendant cette période mûrissaient déjà les
conditions d’une autre bataille dont Amadeo Bordiga
fut le protagoniste, cette fois au sein même de
l’internationale Communiste. Engagée tout d’abord sur
de simples (mais importantes) questions de tactique,
cette bataille devait finalement prendre le caractère
d’une lutte désespérée pour empêcher la dégénéres
cence de l’internationale sous la pression de la contre-
révolution stalinienne.
Au IIe Congrès de l’internationale, déjà, Bordiga
s’était battu (notamment à propos des fameuses « 21
conditions »> d’admission) pour que la sélection des
cadres des jeunes partis communistes soit plus sévère
et draconienne que certains bolcheviks le croyaient
possible, voire nécessaire, dans la perspective d’une
issue révolutionnaire imminente.
Avec le piétinement, puis le reflux au début des
années 20 du mouvement révolutionnaire européen
qui aurait dû venir au secours de la révolution
22
bolchévique isolée, l’internationale tendait à s’engager
sur une voie glissante et dangereuse : celle de l’atté
nuation de la délimitation politique rigoureuse des
jeunes partis communistes, et de la recherche d’expé
dients tactiques dans l’espoir de conquérir une plus
grande influence sur les masses. C’est ainsi, pour ne
prendre que l’exemple le plus flagrant, que le mot
d’ordre de « gouvernement ouvrier » fut lancé en 1922
comme « synonyme » de la dictature du prolétariat. A
l’opposé de cette tendance, la position critique de
Bordiga au sein de l’internationale découlait d’une
idée essentielle : on ne pouvait remédier au retard de
la révolution en Occident par des manœuvres de
circonstance ou des retournements tactiques, mais
seulement par la rigueur théorique et programma
tique, la délimitation énergique par rapport au réfor
misme et aux courants qui cherchaient à tout prix à
éviter la rupture avec lui (centrisme), la claire défini
tion de la tactique, l’unité de mouvement et l’homogé
néité de l’organisation ; cette rigueur et cette homogé
néité avaient été les leçons universelles du bolche
visme, et elles s’imposaient avec une urgence encor
plus grande dans les pays de vieille tradition démocra
tique et parlementaire. L’adoption d’une voie appa
remment plus facile sous prétexte d’influencer les
masses avait en fait pour seul résultat de faire naître
une confusion qui risquait de mener à l’abandon des
principes. « La dictature du prolétariat, cette merveil
leuse expression de Marx, dira ainsi Bordiga au
Ve congrès de l’I.C. (1924), il est déplorable qu’on
veuille la balancer en douce par la fenêtre d’un
Congrès communiste. Dans ces quelques mots s’ex
prime clairement toute notre conception politique,
tout notre programme. [...] Mais que peut bien
comprendre un simple ouvrier, un simple paysan, au
gouvernement ouvrier, alors que depuis trois ans,
23
nous, les chefs du mouvement ouvrier, nous ne
sommes pas parvenus à comprendre et à définir de
façon satisfaisante ce qu’est au juste ce gouvernement
ouvrier? »
D’autre part, le laxisme en matière de tactique
favorisait dans les sections de l’internationale la
naissance de poussées centrifuges, provoquant par
contrecoup des interventions incessantes de Moscou,
qui s’efforçait vainement de rétablir l’unité d’orienta
tion par des méthodes purement disciplinaires, alors
qu’elle aurait dû découler « organiquement » de l’élabo
ration de thèses tactiques claires valables pour tous.
Enfin, il ne fallait pas oublier la situation en Russie :
en l’absence d’une montée rapide de la révolution
mondiale le parti russe n’avait pu faire autrement,
pour permettre à la dictature russe isolée de tenir, que
de lâcher du lest à la paysannerie sous la forme de la
Nouvelle Politique Économique (N.E.P.), qui laissait
un certain degré de liberté au développement des
rapports marchands et capitalistes à la campagne; mais
les forces matérielles qui naissaient irrésistiblement de
ce développement exerçaient en retour sur le parti et
l’État russe une pression énorme, à laquelle seule la
force d’un mouvement communiste international
solide, uni et déterminé, pouvait les aider à résister.
Certains historiens commencent à découvrir l’im
portance de la longue et rude bataille menée par
Bordiga sur ces points fondamentaux. Elle se reflète
dans les thèses présentées par son courant au II e Con
grès du Parti Communiste d’Italie (Rome, 1922) ainsi
qu’au IIIe Congrès (tenu clandestinement à Lyon en
1926), et dans les articles qui les commentent; elle
s’exprime aussi dans ses interventions au IVe (1922)
et au Ve (1924) Congrès de l’internationale Commu
niste, et dans les thèses sur la tactique présentées à ces
congrès. Mais c’est surtout dans les thèses présentées
24
contre celles de Gramsci au congrès de Lyon du
P.C.I. (qui verra la défaite formelle de son courant
grâce à des manipulations de voix effectuées par la
direction de Togliatti-Gramsci) et dans ses longues
interventions au VIe Exécutif élargi de l’internationale
Communiste (Moscou, février-mars 1926) que, à la
veille du triomphe du stalinisme et de la défaite de
l’Opposition russe, Bordiga reprend d’une manière
systématique les thèmes développés au cours des
années précédentes et dénonce globalement les graves
déviations du Komintern dans tous les domaines :
tactique du front unique, gouvernement ouvrier,
question nationale et coloniale, question paysanne,
rapports avec l’internationale syndicale d’Amsterdam,
question de la « bolchevisation » des partis commu
nistes et méthodes de direction du mouvement com
muniste mondial. En même temps, et il fut le seul à le
faire, il mettait l’internationale en garde contre les
dangers qui menaçaient le parti et la dictature en
Russie, et, contre les interdits formels de la direction
stalinienne qui en faisait un domaine réservé au seul
parti russe, il demandait que les problèmes « russes »
soient discutés par l’ensemble de l’internationale, en
tant que problèmes de vie ou de mort pour le mou
vement communiste mondial (2).
Arrêté par le régime fasciste et envoyé en résidence
surveillée en novembre 1926, exclu du Parti Commu
niste d’Italie pour « trotskysme » (malgré toutes les
25
divergences avec Trotsky, qui ne l'empêchèrent pas de
le soutenir dans sa lutte contre la théorie du « socia
lisme dans un seul pays » et de le défendre contre la
campagne de diffamation lancée par l’appareil stali
nien), Amadeo Bordiga sera pratiquement pendant
une quinzaine d’années un homme isolé. Et ceci non
seulement par la force des circonstances objectives (la
répression fasciste en Italie), mais parce que sa
trajectoire se situait sur un tout autre plan que celles
des autres opposants communistes au stalinisme.
Après la défaite de 1926-1927 (couronnée sur le
plan théorique par l’adoption de la théorie du « socia
lisme dans un seul pays », qui signifiait en fait l’adieu
à la révolution mondiale, et sur le plan pratique par le
massacre de la révolution chinoise de 1927), divers
courants communistes d’opposition, dont le plus
notable avait Trotsky pour chef, avaient en effet
cherché à constituer à l’échelle internationale un
« front de gauche » contre le stalinisme. Pour Bordiga,
il fallait au préalable tirer le bilan des erreurs tactiques
qui avaient poussé l’internationale sur la voie du
désastre, et comprendre la signification du cycle qui
s’ouvrait en Russie. L’impossibilité de constituer un
front homogène de gauche fut confirmée au cours des
années suivantes par le passage de presque tous les
courants d’opposition sur des positions platement
démocratiques, ainsi que par l’attitude de Trotsky;
celui-ci refusait de voir que la débâcle avait été totale
et imposait donc de tout recommencer ; en particulier, il
refusait d’admettre que ce n’était pas une caste de
bureaucrates qui avait vaincu en Russie mais le
capitalisme, et qu’il ne restait plus rien des conquêtes
d’Octobre. Pour Bordiga, faute de cette prise de
position radicale on ne pouvait pas surmonter la
défaite de 1926-1927, mais seulement la prolonger par
une démarche désordonnée et confuse.
26
Les années qu’on a appelées d’éclipse du « bordi-
guisme » ont été en réalité une période où mûrissaient
les conditions de la réaffirmation intégrale des posi
tions défendues en 1914-1921 par les bolcheviks et la
« Gauche italienne », si possible de manière encore
plus intransigeante après le triste bilan des manœuvres
éclectiques et des compromis du Komintern dans ses
années de déclin.
Après être resté pendant la deuxième guerre mon
diale fidèle aux principes du défaitisme révolution
naire sur tous les fronts, Bordiga en sort avec son
minuscule courant (qui prendra par la suite le nom de
Parti communiste international) en revendiquant obsti
nément le retour à long terme sur la scène de l’histoire
de « notre révolution plurinationale, monoclassiste et
monoparti », comme il l’écrivit peu avant sa mort.
Devant le reniement du marxisme par les partis qui
exerçaient une influence sur la classe ouvrière, et
devant la tendance toujours plus marquée de la société
bourgeoise au totalitarisme impérialiste, la préparation
révolutionnaire* exigeait tout d’abord de s’atteler à la
reconstitution de la doctrine marxiste, c’est-à-dire du
corps de principes destinés à guider l’action, même
limitée, d’un noyau de militants engagés dans la lutte
contre les classes dominantes et leurs idéologies, ainsi
que contre toutes les variétés du révisionnisme et du
réformisme (3).
27
C’est ce travail de fourmi ultra-minoritaire, dans
une situation au départ on ne peut plus défavorable du
point de vue de l’influence du marxisme révolution
naire sur la classe ouvrière, qui devait permettre de
forger patiemment le parti de classe capable d’assumer
son rôle révolutionnaire lorsque le mûrissement des
contradictions du capitalisme mettrait de nouveau les
masses en mouvement.
29
en baisse, il est tout aussi vrai que plus il se développe,
et plus les conditions de vie de la masse humaine face
aux cataclysmes naturels et historiques empirent. A la
différence de la crue périodique des fleuves, la crue de
l’accumulation frénétique du capitalisme n’a pas pour
perspective une « décrue » semblable à la courbe
descendante que l’on peut lire sur l’hydromètre, mais la
catastrophe de la rupture.
HIER
30
aussi la guerre de la nature contre l’homme. Une
nature trop généreuse, trop prodigue, ne serait pas un
milieu favorable à l’éclosion du capitalisme. « Ce n’est
pas la fertilité absolue du sol, mais plutôt [...] la
variété de ses produits naturels qui [forme] la base
naturelle de la division sociale du travail [...] C’est la
nécessité de diriger socialement une force naturelle, de
s’en servir, de l’économiser, de se l’approprier en
grand par des œuvres d’art, en un mot de la dompter,
qui joue le rôle décisif dans l’histoire de l’industrie.
Telle a été la nécessité de régler et de distribuer le
cours des eaux en Égypte, en Lombardie, en Hol
lande, etc. Ainsi en est-il dans l’Inde, dans la Perse,
etc., où l’irrigation au moyen de canaux artificiels
fournit au sol non seulement l’eau qui lui est
indispensable, mais encore les engrais naturels qu’elle
détache des montagnes et dépose dans son limon. La
canalisation, tel a été le secret de l’épanouissement de
l’industrie en Espagne et en Sicile sous la domination
arabe. [Note bas de page .-] La distribution des eaux
était aux Indes une des bases matérielles du pouvoir
central sur les petits organismes de production com
munale sans connexion entre eux. Les conquérants
mahométans de l’Inde ont mieux compris cela que les
Anglais, leurs successeurs. Il suffit de rappeler la
famine de 1866, qui a coûté la vie à plus d’un million
d’indiens dans le district d’Orissa, au Bengale » (2).
C’est un fait bien connu que le déclenchement de
semblables famines est extrêmement récent, malgré le
formidable potentiel du capitalisme mondial... La lutte
contre la nature engendre Y industrie et l’homme vit sur
deux des éléments sacrés de Dante : la nature et Yart
(le troisième élément était Dieu). De l’industrie, le
capitalisme fait naître l’exploitation de l’homme. Le
31
bourgeois ne répugnera pas à user de la violence
contre Dieu, la nature et l’art.
Le haut capitalisme ultra-moderne a fait plusieurs
pas en arrière dans la lutte de défense face aux
agressions des forces naturelles contre l’espèce
humaine, au point de renverser l’avantage qui lui
venait du progrès de la science théorique et appliquée;
et les raisons en sont strictement sociales et de classe.
Attendons cependant avant de l’inculper d’avoir, avec
les explosions atomiques, accru l’intensité des précipi
tations atmosphériques ou, demain, de s’être « foutu »
de la nature jusqu’à rendre la terre et son atmosphère
inhabitables ou même, jusqu’à faire éclater la carcasse
de la planète pour avoir déclenché des « réactions en
rhaîne » dans les complexes nucléaires de tous les
éléments. Pour le moment, nous établirons une loi
économique et sociale de parallélisme entre l’efficacité
croissante du capitalisme en matière d’exploitation du
travail et de la vie des hommes, et son impuissance
croissante en ce qui concerne la défense rationnelle
contre le milieu naturel, au sens le plus large.
La croûte terrestre se modifie selon des processus
géologiques que l’homme apprend à connaître de
mieux en mieux et à attribuer de moins en moins aux
volontés mystérieuses de puissances courroucées; et
dans certaines limites, il apprend à les corriger et à les
contrôler. Lorsque, dans la préhistoire, la vallée du Pô
était une immense lagune par laquelle l’Adriatique
arrivait jusqu’aux pieds des Alpes, les premiers
habitants, qui évidemment n’avaient pas la chance de
pouvoir quémander des « moyens amphibies » à la
charité intéressée de l’Amérique, occupaient des habi
tations construites sur des pilotis plantés dans l’eau.
C’était la civilisation des terramares, dont Venise est
un lointain développement. C’était un procédé trop
simple pour qu’on puisse fonder dessus des « affaires
32
de reconstruction » et des adjudications de fourniture
des matériaux! La crue, qui laissait debout les pilotis,
provoque l’écroulement des ouvrages modernes de
maçonnerie : et pourtant, quels moyens n’aurait-on
pas aujourd’hui pour construire des habitations, des
routes et des voies ferrées suspendues ! Cela suffirait à
garantir la sécurité des populations. Utopie! Le
compte économique ne tombe pas juste. Le compte
qui tombe juste, c’est celui qui consiste à faire deux
cents milliards d’ouvrages de réparation et de recons
truction.
A l’époque historique, les premiers travaux d’endi-
guement du Pô remontent aux Étrusques. Depuis des
siècles et des siècles, le processus naturel de dégrada
tion des flancs montagneux et de transport sous
formes d’alluvions des matériaux en suspension dans
les eaux d’écoulement avait formé une basse plaine
immense et fertile, et il était avantageux d’y assurer le
séjour de peuples agriculteurs. La population et les
régimes ultérieurs continuèrent d’élever de hautes
digues tout au long du grand fleuve, mais cela ne suffit
pas à empêcher de formidables cataclysmes, qui firent
changer jusqu’à son cours. C’est du Ve siècle que
date le saut du lit du Pô près de Guastalla sur un
nouveau parcours, qui était alors celui du dernier
tronçon de l’Oglio, un de ses affluents de gauche. Au
XIIIe siècle le grand fleuve, non loin de l’embou
chure, abandonne la branche sud de son vaste delta,
l’actuel « Pô de Volano », aujourd’hui secondaire, et
se porte dans le lit actuel, qui va de Pontelagoscuro à
la mer. Ces terribles « sauts » se font toujours du sud
vers le nord. Une loi générale prétend attribuer à tous
les fleuves de la planète cette tendance à se déplacer
vers le pôle, pour des raisons géophysiques. Mais pour
le Pô la loi est évidente, étant donné la nature
extrêmement différente de ses affluents de gauche et
34
fleuves suspendus. Cela signifie que non seulement le
niveau de l’eau, mais le lit même du fleuve se trouvent
plus haut que les campagnes avoisinantes. Les digues
empêchent celles-ci d’être submergées, et un canal
d’écoulement, suivant un cours parallèle à celui du
fleuve, recueille localement ses eaux excédentaires, les
reportant dans le cours du fleuve en aval : tels sont les
grands ouvrages d’aménagement; au fur et à mesure
que l’on se rapproche de la mer, le déversement se fait
par des moyens mécaniques, au point de maintenir au
sec des terrains situés à un niveau inférieur non
seulement au fleuve, mais à la mer. Tout le Polésine
est un immense pays-bas : Adria est à quatre mètres
au-dessus de la mer, Rovigo à 5 ; mais au niveau de ces
villes le lit du Pô est plus haut, et encore plus haut
celui de l’Adige. Il est clair qu’une rupture des digues
transforme toute la province de Rovigo en un
immense lac.
Y a-t-il relèvement progressif du lit de ces fleuves?
C’est l’objet d’un grand débat chez les ingénieurs
hydrauliciens; des ingénieurs français l’affirmèrent il y
a un siècle, les maîtres de l’hydraulique italienne le
contestèrent, et on en discute aujourd’hui encore dans
les congrès. On ne peut nier toutefois qu’avec le dépôt
des alluvions l’embouchure du fleuve se trouve re
poussée de plus en plus loin jusque dans la mer,
même si ces alluvions ne s’arrêtent pas sur le dernier
tronçon. Ce processus incessant ne peut que contri
buer à diminuer la pente du lit et du fil de l’eau et,
conformément aux lois de l’hydraulique, à réduire la
vitesse du courant à débit égal : la nécessité de relever
historiquement les digues apparaît donc indéfinie et
inexorable, et les ruptures éventuelles toujours plus
catastrophiques.
Dans ce domaine, l’existence des moyens méca
niques modernes a contribué à répandre la méthode
35
consistant à exploiter de grandes étendues de terrain
extrêmement fertile, en les maintenant au sec par un
drainage continuel. Le risque que cela représente pour
les occupants et les travailleurs n’est qu’un souci
relatif pour une économie de profit; quant aux
dommages que peut occasionner la destruction des
ouvrages d’endiguement, on leur oppose d’un côté la
fertilisation consécutive aux invasions de boue, et de
l’autre le facteur économique : faire des travaux est
toujours une affaire pour le capitalisme.
Depuis le début des temps modernes, toutes les
basses plaines du littoral italien connaissaient les
classiques travaux de colmatage : on faisait déverser
l’eau des fleuves alternativement dans de grands
bassins de dépôt dont le niveau s’élevait lentement, ce
qui présentait le double avantage de ne pas laisser
glisser vers la mer une terre utile et fertile, et de
protéger des étendues de plus en plus grandes de
terrain contre les inondations et l’insalubrité. Ce
système rationnel fut trouvé trop lent pour les
exigences de l’investissement des capitaux. Un autre
argument tendancieux fut fourni (et il l’est toujours)
par la densité de la population, en continuelle aug
mentation, qui interdit de perdre du terrain utile. On
a ainsi détruit presque tous les anciens travaux
d’aménagement établis sur la base de relevés patients
et exacts effectués par les hydrauliciens des anciens
régimes : autrichien, toscan, bourbonien, etc.
Il est clair que lorsqu’on doit aujourd’hui décider
entre diverses solutions radicales du problème, on se
heurte non seulement à l’incapacité du capitalisme à
voir loin en ce qui concerne la transmission des
équipements de génération en génération, mais aussi à
de forts intérêts locaux, ceux des producteurs agricoles
et industriels, qui ont intérêt à ce que certaines régions
ne soient pas touchées, et qui s’appuient sur l’attache
36
ment des populations misérables à ces lieux de
résidence pourtant inhospitaliers. Cela fait longtemps
que l’on propose des solutions visant à créer des canaux
de dérivation du Pô. Une telle étude est toujours très
difficile, étant donné l’incertitude des résultats par
rapport aux prévisions, ce qui est particulièrement
gênant dans un climat affairiste. Une solution, vers la
droite, consiste à percer, de Pontelagoscuro aux vallées
— ou lagunes — de Comacchio, un canal artificiel qui
réduirait des deux tiers le parcours du lit actuel
jusqu’à la mer. Cette solution se heurte aux gros
capitaux investis dans les travaux d’assèchement de la
région de Ferrare, ainsi qu’à l’industrie piscicultrice,
et elle susciterait des résistances. Mais de non
moindres résistances s’opposeraient à des solutions
qui, visant plus loin, et de manière plus conforme
peut-être au processus naturel, s’orienteraient vers une
unification des cours du Pô et de l’Adige entre
lesquels s’étend la basse plaine du Polésine, en créant
dans le thalweg de cette région, parcourue aujourd’hui
par un réseau de petits cours d’eau, un énorme canal
collecteur et plus tard éventuellement un canal de
dérivation pour l’un des deux fleuves sinon pour les
deux. En période de domination bourgeoise, ce genre
d’étude conduirait, non pas à une recherche positive,
mais à deux « politiques » sur le problème du Pô, l’une
de droite, et l’autre de gauche, avec le conflit habituel
entre groupes de spéculateurs.
AUJOURD’HUI
37
précipitations pluviales et autres causes naturelles, ou
s’il faut l’attribuer à l’impéritie et à la faute des
hommes et des gouvernements. Il est indéniable que
les guerres et les crises successives ont conduit à
négliger pendant des dizaines d’années ces services
difficiles que sont la surveillance technique et l’entre
tien des digues, le dragage des lits lorsque cela
s’impose, ainsi que l’aménagement des hauts bassins
montagneux, dont le déboisement provoque, lors des
périodes de crue, un rassemblement plus important et
plus rapide des eaux pluviales et un afflux supérieur de
matériaux en suspension dans les cours d’eau des
plaines.
Par ailleurs, avec la pratique qui sévit actuellement
dans le domaine de la science et de l’organisation
technique officielles, il est difficile de recueillir les
données et de les comparer à celles du passé, tant en
ce qui concerne les données pluviométriques (quantité
de pluie tombée tel ou tel jour dans le bassin qui
alimente le fleuve) que les données hydrométriques
(niveaux d’eau enregistrés par les hydromètres, débit
maximum des cours d’eau). Les bureaux et les savants
qui se respectent fournissent aujourd’hui des réponses
selon les exigences politiques et la raison d’État,
autrement dit selon l’effet que ces réponses auront, et
les chiffres subissent toutes sortes de manipulations.
D’autre part, on peut faire confiance ici à ce que dit
l’opposition, à savoir que l’on n’a même pas recons
truit les stations d’observation détruites par la guerre;
il est permis de croire, également, que notre actuelle
bureaucratie de techniciens travaille sur de vieilles
cartes qu’elle se transmet de copie en copie et qui
traînent sur les bureaux d’un personnel subalterne et
nonchalant; on ne met à jour ni les relevés ni les
difficiles nivellements et autres opérations géodésiques
de précision qui permettent de relier les diverses
38
données du phénomène : dans tous les domaines la
bureaucratie vit de papiers, qui correspondent aux
règles prescrites par les circulaires pour ce qui est du
format et des couleurs, mais qui se foutent pas mal de
la réalité physique. Il est impossible de suivre les
chiffres donnés par-ci par-là à la presse de grande
information; trop facile de rejeter la faute sur les
journalistes qui parlent de tout et ne savent rien. Il
reste donc à voir — et c’est ce que pourraient tenter
de faire les mouvements qui disposent de grands
moyens et d’une large base — si l’intensité des pluies a
vraiment dépassé tout ce qui a été observé pendant un
siècle : il est permis d’en douter. De même pour les
lectures aux hydromètres du niveau maximum atteint
par les eaux et pour les débits maxima : il est facile de
dire que les onze mille mètres cubes par seconde du
maximum historiquement connu à Pontelagoscuro
sont montés à treize mille ces derniers jours. En 1917
et 1926 il y eut des crues extrêmement fortes, toujours
au printemps, et à Piacenza on compta jusqu’à treize
mille huit cents mètres cubes par seconde; or les
conséquences en furent incomparablement moins
graves.
Sans nous étendre davantage, nous considérons
comme un fait acquis que les précipitations n’ont pas
été d’une intensité « jamais vue », et que le désastre a
été déterminé avant tout par l’insuffisance prolongée
des services nécessaires et le manque de travaux
d’entretien et d’aménagement — ce qui est dû à la
quantité inférieure, par rapport au passé, des sommes
affectées par l’administration à ce genre d’objectifs et à
la manière dont ces sommes ont été employées.
Il s’agit de donner à ce genre de faits une cause qui
doit être, qui est, sociale et historique, et qu’il est
puéril d’attribuer à des « erreurs de manœuvre » de
ceux qui étaient ou qui sont aujourd’hui aux leviers de
39
commande de l’appareil d’État italien. En outre, il ne
s’agit pas d’un phénomène particulier à l’Italie, mais
qui concerne tous les pays : désordre administratif,
détournements de fonds, influence prédominante de
l’affairisme dans les décisions de la machine publique
sont dénoncés désormais par les conservateurs eux-
mêmes et, en Amérique, on les a même mis en rapport
avec les grandes catastrophes publiques : car là-bas
aussi, des villes ultra-modernes du Kansas et du
Missouri ont été incroyablement dévastées par des
fleuves mal régularisés (3).
Une critique du type de celle que nous avons
mentionnée se fonde sur deux idées erronées. La
première, c’est que la lutte pour revenir de la dictature
fasciste au sein de la bourgeoisie (car la dictature de la
bourgeoisie a toujours existé depuis que celle-ci a
conquis la liberté) à l’apparente démocratie pluraliste a
eu pour objectif d’instaurer une meilleure administra
tion; en réalité il est clair que cette lutte devait aboutir
et qu’elle a abouti à une administration encore pire, et
la faute en incombe à TOUTES les nuances dont se
composait le front des comités de libération nationale.
L’autre idée fausse consiste à croire que la forme
totalitaire du régime capitaliste (dont le fascisme
italien fut le premier grand essai) a pour contenu un
pouvoir absolu de la bureaucratie d’État vis-à-vis des
initiatives autonomes de l’entreprise et de la spécula
tion privées. Bien au contraire, cette forme est, à un
certain stade, une condition de la survie du capitalisme
et du pouvoir de la classe bourgeoise, qui concentre
dans la machine d’État des forces contre-révolution
naires, mais qui rend aussi l’appareil administratif plus
40
faible et plus facilement manipulable par les intérêts
spéculatifs.
Il faut ici rappeler brièvement l’histoire de l’appa
reil administratif italien depuis la conquête de l’unité
nationale. Au début, celui-ci fonctionnait bien et avait
de forts pouvoirs. Toutes les circonstances favorables
étaient réunies. Pour arriver au pouvoir et consolider
ses intérêts, la jeune bourgeoisie avait dû passer par
une phase héroïque et supporter des sacrifices, si bien
que ses membres étaient encore individuellement prêts
à se prodiguer et peu attirés par un gain immédiat
n’apparaissant pas au grand jour. Elle avait encore
besoin de cohésion et d’enthousiasme pour liquider les
résistances des anciens pouvoirs et des appareils d’État
touillés des différents territoires entre lesquels le pays
était auparavant divisé. Il n’y avait pas de division
sensible en partis, car le parti unique de la révolution
libérale (vierge en 1860, putain en 1943) gouvernait
avec l’accord ouvert des rares républicains, et le
mouvement ouvrier n’était pas encore né. Les com
bines devaient commencer avec le transformisme bipar
tite de 1876. La charpente de la bureaucratie venue du
Piémont, pour l’essentiel à la suite des forces d’occu
pation militaires, exerçait une véritable dictature sur
les éléments locaux, et les opposants autocratiques ou
cléricaux se trouvaient pratiquement sous le poids de
lois d’exception... en tant que coupables d’antilibéra
lisme. Dans ces conditions, on construisit un appareil
administratif jeune, conscient et honnête.
Au fur et à mesure que le système capitaliste se
développe en profondeur et en étendue, un double
assaut est porté à l’hégémonie intègre de la bureaucratie.
Dans le domaine économique, les grands entrepreneurs
d’ouvrages publics et autres secteurs productifs assis
tés par l’État relèvent la tête. Parallèlement, dans le
domaine politique, la diffusion de la corruption dans
41
les mœurs parlementaires aboutit à un état de fait où
les « représentants du peuple » interviennent chaque
jour pour faire pression sur les décisions de l’engre
nage exécutif et administratif général, qui fonctionnait
autrefois de manière rigoureusement impersonnelle et
impartiale.
Les travaux publics, qui étaient auparavant élaborés
par les hommes les plus compétents, naïvement
heureux d’avoir leur pain assuré en tant que fonction
naires du gouvernement, et totalement indépendants
dans leurs jugements et leurs opinions, commencent à
être imposé par les exécutants : le temps des trains de
dépenses budgétaires commence. La machine des dé
penses d’État n’en devient que plus onéreuse, et d’au
tant moins utile pour la collectivité.
Ce processus s’amplifie à l’époque de Giolitti (4)
mais la situation, caractérisée par une prospérité
économique croissante, rend moins évidents les préju
dices qui en résultent. Ce système — et c’est en cela
que consiste le chef-d’œuvre politique — englue petit
à petit le parti naissant des travailleurs. Justement
parce que l’Italie est riche en bras et pauvre en capital,
l’on invoque de toutes parts l’État donneur de travail;
et le député qui aspire aux voix du collège des
industriels ou des agrariens gravit les marches des
ministères en quête de la panacée : les travaux publics!
Après la première guerre mondiale, et malgré la
« victoire »>, la bourgeoisie italienne voit l’effondrement
des conditions idéales des temps héroïques, et on a le
fascisme. La concentration de la force policière de
l’État, ainsi que du contrôle de presque tous les
secteurs de l’économie, permet tout à la fois d’éviter
l’explosion de mouvements radicaux des masses et
d’assurer à la classe possédante la liberté de manœuvre
(4) Président du Conseil de plusieurs gouvernements entre 1890 et
1914, l’inaugurateur de la période de réformisme bourgeois en Italie.
42
en matière de spéculation, à condition de se donner un
centre de classe unique, qui encadre sa politique
gouvernementale. Tous les moyens et petits patrons se
voient contraints d’appliquer les réformes mêmes que
les organisations de travailleurs avaient réclamées au
cours d’une longue lutte. Comme c’est la règle,
celles-ci sont détruites tandis qu’on leur vole leur
programme. Tout cela favorise une haute concentra
tion du capital, tout en permettant de pacifier la
situation intérieure. La forme totalitaire permet au
capital de réaliser la duperie réformiste des décennies
précédentes, en allant au-devant de la collaboration
des classes visée par les socialistes traîtres au parti
révolutionnaire.
La direction de la machine d’État et l’abondante
législation spéciale sont mises ouvertement au service
des initiatives affairistes. Pour en revenir à notre sujet
de départ, les fleuves, ce qui était une loi technique et
avait produit vers 1865 quelques authentiques chefs-
d’œuvre, devient un véritable brouet de sottises,
disponible pour toutes les manœuvres, et le fonction
naire est réduit à l’état de marionnette des grandes
entreprises. Les services hydrologiques sont de ceux
qui sont précisément incompatibles avec l’idéal de la
fameuse initiative privée. Ils exigent unité des équipe
ments et plénitude des pouvoirs et ils ont eu des
traditions tout à fait remarquables. Jacini(5) put écrire
en 1857 : la raison civile des eaux trouva en Giandome-
nico Romagnosi un essayiste immortel (6). En somme,
l’administration et la technique bourgeoises avaient
alors aussi des buts de classe, mais c’étaient des choses
sérieuses; aujourd’hui c’est de la foutaise.
(5) Économiste et ministre des Travaux publics, auteur de
plusieurs études d’économie agraire (1827-1891).
(6) Juriste, savant et philosophe représentatif du passage des
Lumières au romantisme italien (1761-1835).
43
D’où la pratique qui a conduit à la dégénérescence,
et non au progrès, du système des défenses hydrau
liques de la vallée du Pô : processus qui ne concerne
pas un seul parti ni une seule nation, mais recouvre les
vicissitudes séculaires d’un régime de classe.
Pour résumer : autrefois la bureaucratie — indépen
dante sinon omnipotente — étudiait scrupuleusement
ses projets avant d’appeler les « entreprises » à l’adju
dication publique et elle les astreignait, refusant
jusqu’à une simple tasse de café, à une exécution
rigoureuse; en conséquence, le choix des ouvrages
auxquels il fallait affecter les crédits était dicté le plus
souvent par des critères d’ordre général. Aujourd’hui,
le rapport est inversé. La bureaucratie, faible et
servile, fait dresser les projets par les entreprises elles-
mêmes et les transmet sans pratiquement les regarder;
quant aux entreprises, elles choisissent évidemment les
affaires qui permettent de faire du profit, et laissent
tomber les travaux délicats qui impliquent beaucoup
de soin et des dépenses qu’il est moins aisé de
multiplier à l’infini.
Il ne s’agit pas de morale ; on ne peut même pas dire
que le fonctionnaire cède en général à la corruption
de pots-de-vin élevés. Le fait est que si un fonctionnaire
résiste, non seulement son travail en est décuplé, mais
les intérêts qu’il heurte mobilisent à ses dépens des
influences de partis décisives dans les hautes sphères
des ministères dont il dépend. Autrefois c’était le
technicien le plus capable qui progressait, aujourd’hui
c’est celui qui est le plus habile à nager dans de telles
eaux.
Aujourd’hui que le monopartisme fasciste a cédé la
place à un pluralisme inconnu de l’Italie giolittienne
elle-même et de la parfaite Angleterre, modèle de
constitutionnalisme, etc. (dans la mesure où l’on n’a
jamais vu dix partis se déclarant tous prêts à gouver
44
ner dans le cadre de la constitution, mais tout au plus
deux ou trois), le mal n’a fait qu’empirer. Et on disait
que les hommes capables et honnêtes devaient rentrer
au pays à la suite des armées alliées! Stupide espoir de
bien des gens : la relève de la garde a occasionné la
pire dé toutes les catastrophes, comme sur les digues
du Pô.
Pour le diagnostic de la phase actuelle du régime
capitaliste, il est extrêmement symptomatique qu’un
haut fonctionnaire du Conseil Supérieur des Travaux
Publics se soit laissé aller jusqu’à dire que les services
de prévention des crues ont fait défection juste au bon
moment : le seul moment qui justifie le salaire qu’on
leur paye en permanence. Tel est le style de la
bureaucratie moderne, dont certains prétendent
qu’elle serait une nouvelle classe dominante! Les
classes dominantes, elles, arrivent la gueule grande
ouverte, mais pas le cœur tremblant.
Non moins intéressant, ce qu’a écrit Alberto de
Stéfani (7) sous le titre : Il governo del Po. Après avoir
rapidement retracé l’histoire des mesures autrefois
prises dans ce domaine, il cite l’opinion de plusieurs
collaborateurs de revues techniques : « On n’insistera
jamais assez sur la nécessité de réagir contre le système
qui consiste à consacrer l’activité des bureaux exclu
sivement, ou presque, à la programmation et à
l’exécution de grands travaux ». De Stéfani ne voit pas
la portée radicale d’une telle critique; il déplore que
l’on néglige l’entretien et la conservation des ouvrages
existants et que l’on se préoccupe uniquement d’en
projeter de nouveaux. Il cite d’autres passages : « Par
suite des inondations on dépense des dizaines (et
demain des centaines) de milliards, après avoir systé-
45
matiquement lésiné sur les quelques fonds nécessaires
pour les travaux d’entretien, et même pour le colma
tage des brèches ». C’est, paraît-il, ce qui s’est passé
pour le Rhin. Un économiste de la taille de De Stéfani
s’en tire en disant : « Nous manquons tous d’esprit
conservateur par surabondance d’imagination incontrô
lée ».
Ce serait donc un problème de psychologie nationa
le? Jamais de la vie! c’est le résultat du type moderne
de production capitaliste. Le Capital n’est plus adapté
désormais à la fonction sociale qui consiste à trans
mettre le travail de la génération actuelle aux généra
tions futures et à utiliser pour cela le travail des
générations passées. Il ne veut pas d’adjudications de
travaux d’entretien, mais de gigantesques affaires de
construction : pour cela, les cataclysmes naturels ne
suffisant pas, le capital crée, avec une nécessité
inéluctable, les cataclysmes humains, et il fait de la
reconstruction de l’après-guerre « l’affaire du siècle ».
Ces concepts doivent être appliqués à la critique de
la position vulgaire et démagogique des soi-disant
partis ouvriers italiens. Changez le sens de la spécula
tion et obligez l’entreprise capitaliste à investir dans
les constructions hydrauliques les capitaux jusqu’ici
consacrés aux commandes d’armements : à part le fait
que cela mettrait en crise les prétendus « rouges » dans
les grands centres métallurgiques si la chose se faisait
pour de bon, elle utilisera les capitaux dans le même
style, en filoutant et en spéculant à 1000 %, et en
levant son verre, sinon à la prochaine guerre, du moins
à la prochaine inondation.
46
A droite, c’est la digue conformiste, pour la conserva
tion des formes existantes et traditionnelles — un
passage continu de prêtres psalmodiant en procession,
de flics et de gendarmes en patrouille, de maîtres
d’école et de charlatans débitant les mensonges offi
ciels et la scolastique de classe.
A gauche, la digue réformiste : s’y entassent les
membres des partis « populaires », les professionnels
de l’opportunisme, les parlementaires et les chefs des
syndicats progressistes. Échangeant des injures de part
et d’autre du courant, les deux cortèges prétendent
posséder la recette pour faire en sorte que le fleuve
puissant continue son cours réprimé et forcé.
Mais aux grands moments de l’histoire, le courant
brise toutes les entraves, sort de son lit et « bondit »,
comme le Pô à Guastalla et au Volano, dans une
direction inattendue, emportant les deux bandes sor
dides dans la vague irrésistible de la révolution,
renversant les digues de toute sorte, et donnant à la
société comme à la terre une face nouvelle.
HOMICIDE DES MORTS 2
48
longtemps à l’avant-garde de la civilisation bourgeoise,
dont il a produit les plus grands précurseurs lors de
l’épanouissement de la Renaissance. Or, comme nous
l’avons dit cent fois, il a développé de façon magistrale
l’économie de la catastrophe.
Il ne nous passe même pas par la tête de verser une
petite larme lorsque la mousson emporte des villes
entières sur les côtes de l’Océan Indien, ou que la mer,
déchaînée par des tremblements de terre sous-marins,
les submerge sous un raz de marée; mais pour la basse
plaine du Pô, nous avons su faire venir des aumônes
du monde entier.
Déjà, notre monarchie était fière de savoir accourir
non pas là où l’on dansait (à Pordenone), mais là où
l’on mourait de choléra (à Naples), ou jusqu’aux
ruines de Reggio et de Messine rasées par les
secousses sismiques de 1908. Aujourd’hui, on a
conduit notre petit bout de président en Sardaigne et
si les staliniens n’ont pas raconté de blagues, on lui a
montré en action des brigades de « travailleurs de
Potemkine » (1) qui couraient ensuite de l’autre côté de
la scène, comme le font les guerriers $ Aida. On n’a
pas eu le temps de retirer les rescapés des eaux du Pô
sorti de son lit, mais par contre députés, députées et
ministres sont venus y tremper leurs pieds, bien
protégés dans des bottes de caoutchouc, après qu’on
eut disposé caméras et micros pour la quête mondiale
de grand style.
C’est là que nous avons la formule géniale : inter
vention de l’État! Et cela fait bien quatre-vingt-dix ans
que nous l’appliquons. Le sinistré italien de profession
(1) Allusion aux faux villages que Potemkine avait fait construire
de toutes pièces et que l’on montrait à l’impératrice Catherine II
lorsqu’elle voulait se rendre compte par elle-même de l’état des
campagnes russes.
49
a remplacé la grâce de Dieu et la main de la
Providence par la contribution de l’État, et il est
convaincu que le budget national a des ressources plus
vastes que la miséricorde divine. Un bon Italien
dépense avec joie dix mille lires tirées de sa poche
pour arriver, au bout de plusieurs mois, à « toucher
mille lires du gouvernement ». Que survienne une de
ces catastrophes périodiques que l’on baptise aujour
d’hui du terme à la mode d’« état d’urgence » bien
qu’elles se reproduisent à chaque saison : dès que sont
venues s’y greffer les inévitables mesures providentielles
du pouvoir central, une bande spécialisée de trafi
quants en sinistres se plonge aussitôt, manches
retroussées, dans le truandage des dossiers adminis
tratifs et l’orgie des adjudications.
Le ministre des Finances de service, aujourd’hui
Vanoni, suspend d’autorité toute autre fonction de
l’État et déclare qu’il ne lâchera plus le moindre sou
des finances publiques pour aucune autre « loi spé
ciale », car tous les moyens doivent être consacrés à la
catastrophe d’actualité.
On ne saurait mieux démontrer que l’État ne sert à
rien et que si Dieu existait, il ferait un véritable
cadeau aux sinistrés de tout genre en renversant sous
les coups du tremblement de terre ou de la banque
route cet État charlatan et dilettante.
Mais si la bêtise du petit et moyen bourgeois atteint
son éclat maximum lorsqu’il cherche un remède à la
terreur qui le glace dans le tiède espoir de subsides et
d’indemnités octroyés par le gouvernement, tout aussi
insensée est la réaction des chéfaillons des masses
travailleuses qui s’écrient qu’ils ont tout perdu dans le
désastre — fors leurs chaînes, malheureusement.
Dans ces circonstances suprêmes, qui anéantissent
le peu de bien-être dérivant, pour le prolétariat, de
l’exploitation capitaliste normale, ces chefs qui se
50
prétendent « marxistes » ont une formule économique
plus niaise encore que celle de l’intervention de l’État.
Cette formule est bien connue : c’est aux riches de
payer !
Et d’injurier Vanoni pour n’avoir pas su dépister et
taxer les gros revenus.
Mais il suffit d’un brin de marxisme pour établir
que les gros revenus prospèrent là où se produisent les
grandes destructions et se greffent les grandes affaires.
C’est à la bourgeoisie de payer la guerre! dirent en
1919 ces mauvais bergers, au lieu d’inviter le proléta
riat à l’abattre. La bourgeoisie italienne est toujours là,
et elle investit avec enthousiasme ses revenus en se
payant des guerres et autres fléaux qui les lui rendent
quadruplés.
HIER
51
et d’une nouvelle richesse privilégiée; et l’économie
capitaliste n’offre aucun moyen de « déplacer » une
richesse qui a été accumulée par ailleurs, pour combler
le vide apparu dans la richesse sarde ou vénitienne, de
même qu’on ne pourrait enlever telles quelles les
digues du Tibre pour remplacer celles que le Pô a
englouties.
Voilà pourquoi il est stupide de préconiser un
prélèvement sur le patrimoine des propriétaires de
champs, d’habitations et d’industries intactes pour
réparer les biens détruits.
L’essence du capitalisme ne réside pas dans la
propriété de ces biens immeubles : c’est un type
d’économie qui permet de prélever un profit sur ce
que le travail de l’homme crée en des cycles inces
sants, et qui subordonne l’emploi de ce travail à la
possibilité de ce prélèvement.
Ainsi l’idée de remédier à la crise du logement
occasionnée par la guerre en bloquant les revenus des
propriétaires d’habitations non détruites a réduit le
patrimoine immobilier à des conditions pires que
celles causées par les bombardements. Mais les déma
gogues poussent des hurlements, en recourant à des
arguments faciles et en disant des choses « accessibles
aux masses travailleuses », pour que l’on ne touche
pas au blocage des loyers.
A la base de l’analyse économique marxiste, il y a la
distinction entre travail mort et travail vivant. Nous ne
définissons pas le capitalisme comme une propriété
sur des amas de travail passé cristallisé, mais comme le
droit de soustraire du travail vivant et actif. Voilà
pourquoi l’économie actuelle ne peut aboutir à une
bonne solution qui réalise, avec le minimum d’efforts
de travail actuel, la conservation rationnelle de ce que
nous a transmis le travail passé, et assure les bases les
meilleures pour l’efficacité du travail futur. Ce qui
52
intéresse l’économie bourgeoise, c’est le rythme fréné
tique du travail contemporain, et elle favorise la
destruction de masses encore utiles de travail passé, en
se foutant complètement de la postérité.
Marx explique que les économies antiques, fondées
plus sur les valeurs d’usage que sur la valeur
d’échange, n’étaient pas possédées autant que l’écono
mie actuelle par la nécessité d’extorquer du surtravail,
et il rappelle que le fait de soumettre le travailleur à
l’effort jusqu’à ce que mort s’ensuive — comme le
raconte Diodore de Sicile — n’était qu’une exception,
dans le cas de l’extraction de l’or et de l’argent (ce
n’est pas pour rien que le capitalisme est né de la
monnaie).
La faim de surtravail {Le Capital, chapitre X, 2 : le
capital affamé de surtravail) aboutit non seulement à
extorquer aux vivants la plus grande quantité possible
de force de travail, au point d’abréger leur existence,
mais fait de la destruction du travail mort une bonne
affaire, dans la mesure où elle permet de remplacer les
produits encore utiles par un nouveau travail vivant.
Comme l’aventurier Maramaldo, le capitalisme,
oppresseurs des vivants, assassine aussi les morts.
« Dès que les peuples dont la production se meut
encore dans les formes inférieures de l’esclavage et du
servage sont entraînés sur un marché international
dominé par le mode de production capitaliste, et qu’à
cause de ce fait la vente de leurs produits à l’étranger
devient leur principal intérêt, dès ce moment les
horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation,
viennent se greffer sur la barbarie de l’esclavage et du
servage » (2).
Le titre original du paragraphe cité est : Der
53
Heisshunger nach Mehrarbeit, littéralement : « la faim
ardente de surtravail ».
La faim de surtravail du capital encore enfant, telle
qu’elle est définie par notre puissante doctrine,
contient déjà toute l’analyse de la phase moderne du
capitalisme hyper-développé : la faim féroce de surtra
vail est une faim de catastrophes et de ruine.
Loin d’être une trouvaille de notre part (au diable
les * découvreurs » de nouveautés, surtout lorsqu’ils
chantent faux même en faisant « dorémifa » et se
prennent pour des créateurs), la distinction entre
travail mort et travail vivant est contenue dans la
distinction fondamentale entre capital constant et
capital variable. Tous les objets produits par le travail
qui ne vont pas à la consommation directe mais sont
utilisés dans une autre transformation (aujourd’hui on
les appelle biens de production) forment le capital
constant. « Toute valeur d’usage entrant dans des
opérations nouvelles comme moyen de production,
perd donc son caractère de produit, et ne fonctionne
plus que comme facteur du travail vivant » (3). Ceci
vaut pour les matières premières principales et auxi
liaires, les machines et tout autre équipement qui s’use
progressivement : la perte due à l’usure doit être
compensée et exige du capitaliste l’investissement
d’une nouvelle part, toujours de capital constant, que
l’économie courante appelle amortissement. Amortir
rapidement, tel est l’idéal suprême de cette économie
de fossoyeurs.
A propos du « diable au corps » (4), nous avons
rappelé que chez Marx le capital a la fonction
54
démoniaque d’incorporer du travail vivant au travail
mort devenu chose. Quelle joie que les digues du Pô ne
soient pas immortelles et qu’on puisse aujourd’hui y
« incorporer » allègrement du « travail vivant »! Projets
et contrats d’adjudication ont été mis au point en
quelques jours ! Bravo : vous avez le diable au corps.
« Cher Monsieur, le bureau des projets de notre
entreprise s’est fait un devoir d’effectuer les études
techniques et économiques préalables : je vous sou
mets la bouillie déjà toute prête ». Et dans l’analyse
des prix, les pierres communes de Monselice sont
estimées plus cher que le marbre de Carrare.
« La force de travail en activité, le travail vivant, a
donc la propriété de conserver de la valeur en ajoutant
de la valeur; c’est là un don naturel qui ne coûte rien
au travailleur mais qui rapporte beaucoup au capita
liste; il lui doit la conservation de la valeur actuelle de
son capital » (5).
Ce capital qui est simplement « conservé », toujours
grâce à l’œuvre du travail vivant, est appelé par Marx
partie constante du capital, ou capital constant. Mais
« la partie du capital transformée [vulgo : investie] en
force de travail [salaire] change au contraire de valeur
durant le cours de la production [et produit] un
excédent, une plus-value » (6). C’est pourquoi nous
l’appelons partie variable, ou simplement capital
variable.
Tout est là. L’économie bourgeoise met le gain en
rapport avec le capital constant, qui est là et qui ne
bouge pas : ou plutôt qui serait perdu si le travail de
l’ouvrier ne le « conservait » pas. L’économie marxiste,
au contraire, met le profit en rapport avec le seul
capital variable et démontre que le travail actif du
55
prolétaire : a) conserve le capital constant (travail
mort) ; 6) augmente le capital variable (travail vivant).
L’excédent qui en résulte, la plus-value, est empoché
par l’employeur.
Comme l’explique Marx, cette manière d’établir le
taux sans tenir compte du capital constant, équivaut à
poser celui-ci comme égal à zéro : opération courante
dans l’analyse mathématique de toutes les questions
où interviennent des grandeurs variables.
Le capital constant étant posé égal à zéro, il reste la
croissance gigantesque du profit capitaliste. Dire ceci
revient à dire que le profit d’entreprise subsiste si l’on
épargne au capitaliste le souci de garder le capital
constant.
Cette hypothèse n’est que la réalité actuelle du
capitalisme d’État.
Transférer le capital à l’État signifie poser le capital
constant comme égal à zéro. Rien n’est changé dans le
rapport entre patron et ouvrier, car ce rapport dépend
uniquement des deux grandeurs : capital variable et
plus-value.
L'analyse du capitalisme d’État, une nouveauté?
Sans nous vanter, nous sommes en mesure de vous la
servir, telle que nous la connaissons depuis 1867 et
même avant. Elle est des plus simples : c = O.
Nous ne quitterons pas Marx sans citer, après cette
froide petite formule, un passage ardent : « Le capital
est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s'anime
qu'en suçant le travail vivant, et sa vie est d'autant plus
allègre qu'il en pompe davantage » (7).
Le capital moderne, ayant besoin de consommateurs
parce qu’il a besoin de produire toujours davantage, a
tout intérêt à rendre le plus vite possible inutilisables
56
les produits du travail mort, pour en imposer le
renouvellement au moyen du travail vivant, le seul où
il trouve des profits à « sucer ». Voilà pourquoi il
jubile lorsque arrive une guerre, voilà pourquoi il s’est
si bien entraîné à la pratique de la catastrophe. En
Amérique, on a une formidable production d’automo
biles, mais toutes les familles ou presque ayant leur
voiture, on arriverait bientôt au tarissement de la
demande. Il faut donc que les automobiles durent peu.
Pour obtenir ce résultat, avant tout on les construit
mal et avec des séries de pièces bâclées. Que les
usagers se cassent plus souvent la pipe, peu importe :
cela fait un client de moins, mais une auto de plus à
remplacer. D’autre part, on a recours à la mode, en
subventionnant largement l’industrie crétinisante de la
propagande publicitaire; tout le monde veut avoir le
dernier modèle, comme les femmes qui n’oseraient pa
porter une robe « de l’année dernière », même si ell
est comme neuve. Les crétins mordent à l’hameçon, et
peu importe si une Ford construite en 1920 dure plus
longtemps qu’une voiture flambant neuve de 1951.
Enfin, les voitures qui ne servent plus ne sont même
pas utilisées comme ferraille et on les jette dans les
cimetières d’autos. Celui qui oserait en prendre une en
disant : vous l’avez jetée comme une chose sans valeur,
quel mal y a-t-il si je me la répare et si je roule avec?
écope une volée de plombs et une condamnation
pénale.
Pour exploiter du travail vivant, le capital doit
anéantir du travail mort encore utile. Aimant sucer du
sang chaud et jeune, il tue les cadavres.
Ainsi, alors que l’entretien de la digue du Pô sur dix
kilomètres exige un travail égal, mettons, à un million
par an, il est plus avantageux pour le capitalisme de la
reconstruire en entier en dépensant un milliard.
Autrement, il faudrait qu’il attende mille ans. Cela
57
veut-il dire que le gouvernement noir (8) a saboté les
digues du Pô? Bien sûr que non! Cela veut dire que
personne n’a exercé de pression pour qu’il fournisse le
misérable petit million annuel; et celui-ci n’a pas été
dépensé, parce qu’englouti dans le financement
d’autres « ouvrages grandioses » et « constructions
nouvelles » dont le devis s’élevait à des milliards.
Maintenant que la digue a été emportée, on trouve
tout de suite quelqu’un pour mettre en marche le
bureau des projets au nom du sacro-saint intérêt
national et autres excellentes motivations, et pour la
reconstruire.
A qui la faute si l’on préfère les investissements
grandioses? Aux noirs, et aux rosâtres. Les uns et les
autres jacassent à la ronde qu’ils veulent une politique
productiviste et de plein emploi. Or le productivisme,
créature favorite de Don Benito [Mussolini], consiste à
nettre sur pied des cycles « actuels » de travail vivant,
sur lesquels la grande entreprise et la haute spécula
tion se font des milliards et des milliards. Et alors on
modernise, aux frais de Pantalon (9), les machines
vieillies des grands industriels, on modernise aussi les
digues des fleuves après les avoir laissées s’écrouler.
L’histoire de ces dernières années de gestion adminis
trative des travaux publics et d’aide à l’industrie est
pleine de ces chefs-d’œuvre, qui vont des fournitures
de matières premières revendues au-dessous de leur
coût aux travaux de pure mise en scène, comme la
« lutte contre le chômage » à base de « capital constant
égal à zéro ». En substance, on dépense tout en
salaires, et l’entreprise n’ayant pour tout équipement
qu’une pelle par homme, elle persuade le fonction
naire en chef de l’utilité qu’aurait un déplacement de
58
terre : on commence par transporter toute la terre là-
bas, et aussitôt après on la ramène ici.
Si T « excellence » hésitait, l’entreprise a encore en
réserve le secrétaire syndical : une bonne manifesta
tion d’ouvriers agricoles, la pelle sur l’épaule, sous les
fenêtres du ministère, et le tour est joué. Pour le
« découvreur » de nouveautés, Marx est « dépassé » : les
pelles, qui ne sont que du capital constant, ont
engendré de la plus-value.
AUJOURD’HUI
59
échappent à Vanoni en démontrant qu’ils ont distribué
entre tous leurs employés jusqu’au dernier liard de
leurs bénéfices.
Toutes les opérations productivistes de l’économie
italienne et internationale, de la plus grande jusqu’à la
plus petite, sont tout autant destructivistes que la
catastrophe de la vallée du Pô : l’eau rentre d’un côté
et s’échappe de l’autre.
Ce problème ne peut être dépassé dans le cadre du
capitalisme. S’il s’agissait de fabriquer en un an les
armes destinées aux cent divisions d’Eisenhower, on
trouverait la solution. Il s’agit uniquement d’opéra
tions à cycle rapide, et le capitalisme jubile si la
commande de dix mille canons doit être exécutée en
cent jours et non en mille. Ce n’est pas pour rien qu’il
y a te pool de l’acier!
Mais le pool de l’organisation hydrogéologique et
sismologique ne peut être mis sur pied, à moins que
la science super-évoluée de l’époque bourgeoise ne
réussise pour de bon à provoquer des inondations et
des tremblements de terre en série, tout comme les
bombardements.
Il s’agit ici d’un processus extrêmement lent, qu’on
ne peut accélérer : la transmission de siècle en siècle,
de génération en génération, des produits d’un travail
« mort » qui cependant protège les vivants et leur vie,
et leur épargne de plus grands sacrifices.
Si l’on admet par exemple qu’il suffit de quelques
mois pour assécher le Polésine, et que l’on puisse
combler la brèche d’Occhiobello avant le printemps, la
perte ne sera que d’une récolte annuelle : aucun
« investissement » productif ne pourra la remplacer,
mais la perte sera réduite.
Si l’on pense au contraire que toutes les digues du
Pô et des autres fleuves pourraient faire défection
fréquemment, par suite tant de la négligence des
60
travaux d’entretien, due à trente ans de crise, que du
désastreux déboisement des montagnes, alors le
remède sera encore plus lent. Aucun capital ne viendra
s’investir pour les beaux yeux de nos arrière-petits-
neveux.
Nos pères écrivirent en vain : Il ne reste que
quelques arpents de forêt vierge, qui végète sans
intervention du travail de l’homme. Le système
forestier devient donc presque aphrodisiaque, malgré le
tout petit capital d’exploitation. Toutefois le bois de
haute futaie, le plus important du point de vue de
l’économie publique, exige toujours une période d’at
tente extrêmement longue avant de donner des pro
duits appréciables. La science forestière a démontré
que l’année de la coupe la plus favorable n’est pas celle
où les essences arrivent à la plus grande longévité,
mais celle où la croissance courante équivaut à la
croissance moyenne; il faut toujours compter, pour une
forêt de chênes par exemple, 80, 100 et même 150 ans
d'attente. Capital extrêmement réduit, mais 150 ans
d’attente pour le voir rendre! Di Vittorio et Pasto-
re(10) balanceraient le livre par la fenêtre, si seule
ment ils l’avaient lu.
Comme dans l’opérette : rubar, rubar, il Capital
(l’amor) non sa aspettar...! (11).
Mais il y a bien pire. On a parlé relativement peu
du désastre qui s’est produit en Sardaigne, en Calabre
et en Sicile. Là, les données géographiques sont
radicalement différentes.
Dans la vallée du Pô, la pente extrêmement faible a
provoqué la stagnation des eaux et la formation de
marécages sur des terres argileuses et imperméables.
61
Dans le Sud et dans les Iles, les causes dues aux fortes
précipitations et au déboisement étant les mêmes, c’est
l’énorme pente avec laquelle la côte descend sur la mer
qui a causé la catastrophe; quelques heures ont suffi
pour que les torrents arrachent de l’ossature rocheuse
sables et pierres, détruisant champs et habitations,
tout en faisant pourtant peu de victimes.
Tout cela est venu s’ajouter au saccage irréparable
des magnifiques forêts de l’Aspromonte et de la Sila,
œuvre des libérateurs alliés; et cette fois la remise en
valeur des terrains traversés par l’inondation n’est pas
seulement anti-économique du point de vue des
objectifs des « investisseurs » et des « sauveteurs »>
(encore plus intéressés que les premiers, s’il est
pensable) : elle est pratiquement impossible.
L’inondation a emporté le peu de terre végétale
qu’il y avait, et surtout les rares couches non
rocheuses qui lui servaient de faible support ; une terre
qui durant des décennies et des décennies avait
souvent été montée à dos d’homme, chose incroyable,
par le misérable cultivateur. Toutes les plantations, y
compris les arbres, sont tombées avec la terre ; et l’on a
vu flotter sur la mer les orangers et les citronniers
déracinés, base d’une culture et d’une industrie
particulièrement florissantes dans certains villages.
Deux ans peuvent suffire pour replanter un
vignoble détruit, mais une plantation d’agrumes n’at
teint son plein rendement qu’au bout de 7 à 10 ans;
les capitaux d’installation et d’exploitation sont extrê
mement élevés. Naturellement, on ne trouvera pas
dans les bons traités ce que coûte le travail inima
ginable consistant à remonter la terre disparue à des
centaines de mètres d’altitude; et les eaux l’empor
teraient bientôt de nouveau avant que les racines des
plantes l’aient fixée au sous-sol.
Il n’est pas possible non plus de reconstruire les
62
habitations à leurs anciens emplacements : pour des
raisons techniques, cette fois, et non économiques.
Cinq ou six malheureux villages de la côte ionienne de
la province de Reggio de Calabre ne seront plus
reconstruits à leur ancien emplacement, sur la colline,
mais au bord de la mer.
Au moyen âge, après que les dévastations eurent
fait disparaître jusqu’aux traces des magnifiques cités
côtières de la Grande Grèce, sommets de la culture et
de l’art du monde antique, les misérables populations
agricoles se sauvèrent des incursions de pirates sarra
sins en habitant des villages construits sur des pics
montagneux, peu accessibles et plus faciles à défendre.
Une fois installé, le gouvernement « piémontais »
perça le long du littoral des routes et des voies ferrées;
étant donné la proximité entre la montagne et la mer,
chaque village eut bientôt auprès de la gare, et lorsque
la malaria ne l’empêchait pas, sa « marina ». L’exploi
tation et le transport du bois devinrent de la sorte
avantageux.
Il ne restera plus demain que les « bords de mer »,
et on y reconstruira avec peine quelques habitations.
D’ailleurs, pourquoi le paysan devrait-il remonter les
pentes, où plus rien ne peut pousser, et où les couches
rocheuses, dénudées et glissantes, ne permettent plus
de rebâtir les maisons? Et ces travailleurs, au bord de
la mer, que feront-ils? Aujourd’hui ils ne peuvent plus
émigrer : comme les Calabrais des basses plaines
insalubres et les Lucaniens des « terres maudites »,
rendues stériles par la coupe avide des bois qui
recouvraient les montagnes et des arbres disséminés
dans les pâturages des collines.
Dans ces conditions, il est certain qu’aucun capital
et aucun gouvernement n’interviendra, malgré l’hypo
crisie indécente avec laquelle on a exalté la solidarité
nationale et internationale.
63
Ce n’est pas un fait moral ou sentimental qui se
trouve à la base de tout cela, mais la contradiction
entre la dynamique convulsive du supercapitalisme
auquel nous sommes arrivés, et les saines exigences de
l’organisation du séjour des groupes humains sur la
terre, de façon à transmettre des conditions de vie
utiles dans le cours du temps.
64
volonté de puissance, c’est le pullulement des fades
bienfaiteurs et des lanceurs de plans Marshall, de
chaînes de la fraternité et de colombes de la paix.
Passant de la cosmologie à l’économie, Russell fait la
critique des illusions libérales sur la panacée de la
concurrence, et doit admettre : « Marx avait prédit que
la libre concurrence aboutirait au monopole : cette
prévision démontra sa justesse lorsque Rockefeller établit
virtuellement un régime monopoliste pour le pétrole ».
Parti de l’explosion du soleil, qui un jour nous
transformera sur-le-champ en gaz (ce qui donnerait
raison à l’Irlandais), Russell finit misérablement dans
la tarte à la crème : « Les nations qui désirent la
prospérité doivent rechercher la collaboration plutôt
que la concurrence ».
Est-ce un hasard, Monsieur le prix Nobel, vous qui
avez écrit des traités de logique et de méthodologie
scientifique, est-ce un hasard si Marx a prévu l’avène
ment du monopole avec au moins 50 ans d’avance?
Si cette dialectique était correcte, l’opposé de la
concurrence est le monopole, et non la collaboration.
Prenez bonne note de ce que Marx a aussi prévu,
comme dénouement de l’économie capitaliste, mono
pole de classe, non pas la collaboration que vous passez
votre temps à encenser, avec tous les Truman et tous
les Staline de bonne volonté, mais la guerre des
classes.
De même que Rockefeller est venu, « à da veni
Baffone », le Moustachu va venir! (12). Mais pas celui
du Kremlin. Celui-là, à la barbe de Marx, il est en
passe de se raser à l’américaine.
65
Espèce humaine et croûte terrestre. 3.
POLITIQUE ET « CONSTRUCTION » 3
66
nous avons besoin d’un technicien; et ils en appellent à
son avis éclairé.
Le conseiller expert vient alors sur la scène, qu’il
s’agisse d’une installation fixe et compliquée de
bureaux aux couloirs interminables, où il faut trouver
la division x et la pièce y pour savoir tout sur le
problème soulevé; ou qu’il s’agisse d’un personnage
souvent anonyme mais toujours plein de gravité, muni
d’une imposante serviette de cuir, qui suit, silencieux
et fatal, en qualité d'expert, le personnage plus connu
qui a su percer sur la scène de l’histoire, et qui, lui, est
toujours plus ou moins ignare.
Les Héros qui se meuvent dans le présent, sous le
feu des caméras, entourés d’une cohorte de calepins
ouverts et d’une flottille de micros placés à portée de
leurs illustres lèvres, ne croient pas avoir donné à
l’attente universelle une digne réponse s’ils n’ont pas
prouvé au moyen d’études appropriées qu’ils ont été
constructifs; autrefois, avec des moyens plus simples et
en comptant davantage peut-être sur la prestance
physique, ou du moins sur un regard d'aigle et une
voix de tonnerre sortant de poumons d’acier, l’orateur,
sans s’abaisser aux détails ou farcir ses dires de
chiffres, n’avait qu’à s’élever aux cieux du lyrisme
pour déclencher le feu des âmes et l’émotion des
sentiments.
Alors la poésie pleuvait sur les multitudes, toujours
enthousiastes; aujourd’hui elles prennent des rincées
de comptabilité et de technologie.
Devrions-nous donc chanter victoire, nous, matéria
listes acharnés ? Nous en sommes très loin.
Lorsque pesaient encore les ténèbres diffamées du
moyen âge et de la scolastique et que dominait le
principe d’autorité, tant sur le plan de la culture que
sur celui de l’administration sociale, on répétait aux
hommes (à l’église, à l’école ou sur les places
67
publiques) que route directive devait être cherchée
dans les textes sacrés et fondamentaux ; et l’on
instituait comme lecteurs de ces textes les maîtres, les
prêtres, ou encore les officiers, insérés dans la hiérar
chie des investitures qualifiées. Depuis plusieurs
générations déjà, des milliards de paroles, écrites et
orales, se sont efforcées de nous persuader que ce
système millénaire constituait la meilleure pépinière
des bêtises, des mensonges et des escroqueries, et qu’il
fallait le rayer d’un grand trait de plume.
Depuis le temps de Thomas d’Aquin et de Dante
Alighieri, ce système s’était érigé sur les apports bien
ordonnés de longues époques tourmentées de travail et
de recherche des communautés humaines, en greffant
entre elles les données transmises par l’époque gréco-
romaine, par l’époque orientale-sémitique et par la
civilisation arabe elle-même; la science, l’art, la phi
losophie et la théologie y formaient une constella
tion complexe et puissante.
Toutefois, avec le développement de forces nou
velles dans la vie et dans la production, dans l’art et
dans la science appliquée au travail, cette charpente,
aussi vaste qu’elle fût, commença à craquer, et la
classe bourgeoise naissante eut beau jeu de se moquer
d’applications désormais vieillies et devenues ridicules.
Avec les grandes calamités sociales, comme la peste
du XVIIe siècle, et leurs effets sur des populations
désormais plus importantes, denses et reliées par des
communications fréquentes inconnues de l’Antiquité,
la faillite de la vieille méthode devint de plus en plus
évidente. Consulté, le curé (ou l’archevêque) parlait de
péchés et de châtiment divin : le bas peuple croyait
aisément à la sorcellerie et au maléfice, et il courait
sus à 1’ « empoisonneur » qui répandait le mal, qu’il le
crût diable ou criminel. L’érudit (que Manzoni satirise
dans son Don Ferrante) recourait au texte scolastique
68
et en appliquait les formules devenues désormais
impuissantes; et il crevait de la peste après avoir
démontré que la contagion ne pouvait exister, puis
qu’elle n’était ni substance, ni accident, alors que toute
chose devait appartenir à l’une de ces deux catégories.
Le sourire sceptique des nouveaux sages, qui se
sentent très savants lorsqu’il s’agit de marquer au
crayon rouge et bleu les perles qui remplissent les
pages de la Physique aristotélicienne, de la Somme
thomiste ou de la Comédie dantesque, n’exprime pas
une nouvelle lumière qui aurait fini par percer les
ténèbres et par rendre l’homme maître de la vérité
jusqu’alors bloquée par des cercles d’initiés et d’im
posteurs. Il exprime, c’est aujourd’hui bien clair,
l’exigence de nouvelles forces sociales qui dans le
commerce, la manufacture et l’industrie, ont besoin
d’appliquer sans encombre des canons qu’il ne soit pas
nécessaire d’aller demander au prêtre, au noble ou au
monarque. Aux yeux stupéfaits des peuples — qui ne
savaient trop s’il ne fallait pas brûler, comme la
sorcière et 1’ « empoisonneur », le métier à tisser, le
bateau à vapeur et la locomotive — cette révolution de
classe fut présentée comme le passage pompeux de
l’Autorité à la Raison.
Les nations n’eurent donc plus besoin de prêtres, ni
de seigneurs au sang sélectionné (critère, celui-ci, qui
pourrait bien apparaître comme non dépourvu de
fondement scientifique, s’il était étudié sans démago
gie...), ni de vieilles perruques feuilleteuses d’in-
octavo jaunis, mais de penseurs, de savants, de
philosophes. Ces nouveaux guides ne se présentèrent
plus comme venant du secret du temple, de l’antre de
la sybille, ou de la méditation dans la pénitence; ils se
proclamèrent fils du doute et de la critique, et
annoncèrent au peuple la venue de la Vérité, cette fois
sans aucun voile.
69
Dans les premiers parlements, les grands orateurs
invoquent à tout moment, comme guide de la vie
collective, les nouveaux idéaux qui, à les entendre,
n’auraient pas été révélés par la divinité à un cercle
d'agents mystiques, mais découverts dans les valeurs
générales communes à tous les hommes. Ainsi toute
question, tout problème comme on dit aujourd’hui,
toute mesure à prendre et à appliquer dans les
rapports gouvernementaux et administratifs, sera
confrontée, non plus à la volonté de Dieu, aux versets
de la Bible ou aux théorèmes du philosophe tradition
nel, mais au <• triomphe » de la Justice et de la Liberté.
L’individu demandait auparavant au confesseur com
ment se comporter, et celui-ci l’assurait d’avoir
compulsé la theologia moralis avant d’interdire ou de
permettre; et on lui faisait accroire que le capitaine,
le noble et le roi ne procédaient pas autrement pour
décider de leur conduite. Les nouveaux prophètes
crient au contraire : de même que chaque particulier a
en soi sa Conscience pour agir selon la Morale, de
même, dans la vie collective et générale, il suffit de
consulter et de servir la conscience morale et « civile ».
Du pénitent au citoyen, de l’Église à l’État.
L’expression extrême de cette invocation perma
nente du critère éthique dans les rapports politiques se
trouve dans l’aspect oratoire et littéraire de Robes
pierre (homme doué en réalité d’une puissante pensée
historique), de Y Incorruptible. Que celui-ci ait gravi
l’échafaud du dernier supplice sans avoir jamais cédé à
la corruption n’enlève rien au fait que nous avons
radicalement dépassé son horizon.
70
Conscience sera bientôt suivi d’un autre. C’est le
passage de l’idéologie et de la Philosophie politique à
l’Économie.
L’infrastructure se révèle, inexorablement. Glads
tone, libéral pur et classique, ne voulait pas entendre
parler de question sociale. Mais il fut peut-être le
dernier à avoir cette attitude, le dernier ou l’un des
derniers à soutenir que le citoyen parfait, chaque fois
qu’il est consulté pour déléguer sa molécule de
pouvoir public, doit décider en vertu d’une vision
générale de l’État tout entier, reflétée dans sa cons
cience intérieure, et jamais en suivant la suggestion
d’un intérêt matériel, d’un besoin qu’il partagerait
avec d’autres se trouvant dans des conditions ana
logues.
Mais le même Gladstone ne put échapper à la
nécessité de parler à la tribune des Communes non
plus de principes, mais de chiffres, de richesses, et il
s’emporta vainement lorsque dans l’Adresse de la
Première Internationale Marx traduisit ses paroles
dans le langage de classe, y dévoilant l’hymne, non au
bien-être populaire, mais à la toute-puissance féroce et
expansionniste du capitalisme britannique.
Dès lors, aussi exaltables et exaltés qu’ils fussent par
leur propre printemps romantique, qui n’était pas
encore fané, les orateurs de la bourgeoisie durent tenir
compte non seulement de la pensée et de la cons
cience, mais aussi des besoins et de la faim des
citoyens, surtout des classes non possédantes, exploi
tées par le système industriel et par l’omnipotence du
nouvel État. L’ancien était, à les entendre, despotique,
mais ses tentacules pénétraient peu au travers de
l’écorce sociale, et de larges couches de la population
le connaissaient moins que le dieu dont leur parlait le
curé; l’État nouveau et libéral arrive partout, classifie
et recense tous ses sujets afin de pouvoir les enrôler,
71
quand il en a besoin, dans l’armée du travail ou dans
celle de la guerre nationale et bourgeoise : avant tout,
il les inscrit sur la liste puante des électeurs.
Les Chambres, à partir desquelles la classe bour
geoise feint de diriger la société — alors qu’elle tient
en main des appareils autrement puissants, inconnus
du monde de l’Ancien Régime, ou existants dans la
mesure où les instances bourgeoises faisaient pression
sur lui — s’occupèrent de moins en moins de
constitutions, de codes, de belles proclamations ou de
joutes d’éloquence littéraire, et de plus en plus de
budgets, d’impôts, de prêts, de crédits, et enfin, du
flot irrésistible des mille et une « lois spéciales ».
L’homme politique, conçu au début comme un
mélodieux trombone, capable de se faire l’écho de ce
qui se passait dans 1’ « esprit » des citoyens et dans
leurs « passions », prit de plus en plus la figure de
l’homme qui doit savoir se mêler de leurs finances.
Mais cela ne nous conduit pas à la vision ingénue et
terre à terre des socialistes de la fin du xixe siècle,
pour qui la statistique électorale pouvait réellement
refléter une statistique des intéressés, selon leur
nombre, et donc donner aux nombreux pauvres un
moyen de s’affirmer contre les quelques riches. Bien au
contraire, ce furent les intérêts importants et concen
trés, à la base de tout depuis toujours, qui vinrent au
premier plan de la discussion; et évidemment, toutes
les mesures d’État qui intéressaient le capital furent
présentées comme des mesures prises pour le bien du
peuple et l’intérêt général — un fameux général, qui a
toujours perdu toutes ses batailles.
Quoi qu’il en soit, après le passage de l’Autorité à la
Rationalité, nous avons celui de l’idéalité à l’Économi-
cité.
Le troisième passage, de celle-ci à la Technicité, chez
Messieurs les Hommes Publics, dérive de la complica
72
tion toujours plus grande des interventions de l’État
en matière de production, de marché, et de tout le
reste. Tout est réglementé par une mesure appropriée
de l’État, et il ne pourrait en être autrement avec la
grêle d’inventions nouvelles et d’applications innom
brables dans lesquelles la vie des hommes s’enche
vêtre, qui transforment en services publics toutes les
anciennes fonctions naturelles, comme boire, se chauf
fer, s’éclairer, ou s’adresser la parole, ou se donner un
coup de main quand on manquait de trébucher ou que
votre maison prenait feu; et qui de plus, crée mille
services nouveaux pour des besoins auparavant incon
nus, du cinéma à la radio, de l’aviation à la télévision,
etc., etc. Sans parler, bien entendu, des nouvelles
organisations grandioses pour se faire mutuellement la
peau, à quoi l’on pourvoyait à l’origine avec des
moyens aussi incivils que rudimentaires.
Alors, s’il est clair que tout cela doit être administré
et gouverné, si suggérer qu’il vaudrait mieux renoncer
à toutes ces innovations pour se consacrer à démécani
ser, désélectrifier et « re-naturer » la société, est insou
tenable (sauf par quelque fou), si tout le nouvel
engrenage est le produit évident de conditions
physiques, quoi d’étonnant à ce que la matière
technique se trouve au premier plan quand il s’agit
pour nos législateurs d’édicter des normes dans tous
ces domaines complexes ? Nous ne nous en étonnerons
donc pas le moins du monde.
Avant tout, nous voyons un grand avantage pour la
classe dominante dans le fait que le discours, après
avoir été ramené des thèmes de l’esprit et de ses
dignités à celui des intérêts économiques, se déplace
des considérations trop strictement économiques aux
considérations techniques, élevées au rang de nouvelles
entités sacro-saintes, supérieures et inattaquables. En
matière d’économie, on est bien obligé d’écrire les
73
chiffres des recettes et des dépenses, et aussi habile
que soit devenu le langage des budgets et des articles
de loi (le latinorum que Don Abbondio débitait à
Renzo (1) était, en comparaison, clair comme de l’eau
de source), on ne peut dissimuler indéfiniment le
mouvement des bénéfices, à qui ils vont et d’où ils
viennent. Le patrimoine national et le revenu moyen
du citoyen sont de bien belles entités, de bien belles
notions de la science financière moderne, mais où
habitent-ils donc? Un certain Marx, incorrigible
mufle, ne se mit-il pas à calculer, chiffres officiels en
main, que plus le pays est riche et plus ses classes non
possédantes sont roulées? Et après tant de disserta
tions sur les investissements et l’usage du capital et du
travail, sur l’inflation et la déflation, sur les profits et
les pertes, le citoyen complètement enfoncé ne sut
imaginer qu’un seul sujet économique général, et il
l’appela Pantalon : celui qui casque toujours là où il y
a à perdre et qui, lorsqu’il y a à partager, contemple
abasourdi ceux qui savent y faire.
Avec la technique, c’est autre chose, et toutes ces
histoires de mauvais goût sur celui qui a gagné et celui
qui a été roulé sont laissées de côté. La technique,
qu’est-ce que vous croyez, c’est de la science! Et la
science, c’est la science : 4 et 4 font 8, il n’y a rien à
ajouter; si bien que lorsqu’une affaire est en règle avec
la technique, surtout avec la technique enrichie des
inventions les plus récentes, c’est tout le monde qui y
gagne, et honni soit qui mal y pense !
Il n’était pas difficile à la Grâce et à l’Esprit Saint
d’effleurer avec équité de leurs ailes les grands comme
les petits; la grandeur et la liberté des Patries et la
dignité civile des Institutions modernes y réussirent
74
aussi assez bien. Mais l’Économie et les Finances, la
Monnaie et le Capital, le Crédit Public et la Richesse
Nationale ont plus de mal à prouver que, comme la
Mort chez Horace, aequo puisant pede divitum aedes
pauperumque tabernas, ils frappent d’un coup égal à la
résidence du riche et au taudis du pauvre...
La Technique, au contraire, a la prétention d’être une
valeur absolue, indépendante de toute comptabilité en
« partie double » : faites une route, une voie ferrée, un
port, une ligne à haute tension, et ainsi de suite,
conformément aux préceptes de la science technique, et
la conscience des dirigeants est en règle : il est
indiscutable que tous et chacun, les individus et le
peuple, en dehors du concept suranné de classe, ont
réalisé une conquête.
Au-dessus, Mesdames et Messieurs, de toute divi
sion de parti et de classe, nous avons réalisé des
ouvrages publics ét construit de nouveaux équipe
ments; laissant de côté les divergences, aussi respec
tables soient-elles, d’opinion et d’idéal, oubliant les
oppositions d’intérêts particuliers, tous les hommes
honnêtes applaudissent avec enthousiasme et émotion!
On peut entendre ou lire ce discours cent fois par jour,
venant de tous horizons, tenu par des gouvernements
et des responsables de toutes les couleurs. Et nous?
Nous sommes avec les malhonnêtes.
En vérité, il n’y a jamais eu tant de charlatanisme,
on n’a jamais tant berné son semblable et fait avaler
des mensonges de manière plus effrontée qu’en cette
époque où nous sommes gouvernés « scientifique
ment », selon les canons de la « technique ».
Les sorciers des premières tribus, les prêtres des
innombrables divinités et églises que l’histoire enre
gistre, les philosophes, les illuminés et les exaltés du
romantisme libéral de pacotille, les baudruches
xixe siècle de tous les meetings électoraux et de toutes
75
les séances parlementaires, qui remplissaient la tête de
leurs auditeurs d’homélies enflammées et de tirades
sentimentales, les administrateurs réformistes d’avant-
guerre qui se vantèrent d’avoir su descendre dans le
vif des questions sociales et des problèmes concrets,
étudiant en détail la répartition des avantages écono
miques et se donnant comme objectif d’améliorer les
rémunérations et de créer des assistances de tout
genre, tous ceux-là n’ont pas à leur actif autant de
mensonges, autant d’escroqueries que les intrigants
dernier cri de la chose publique qui, à chaque pas,
justifient leur action en proclamant que toutes leurs
décisions ont été dûment passées au crible impartial et
objectif de la technique.
Il n’est de couillonade, si vaste soit-elle, que la
technique moderne ne soit prête à avaliser et à
recouvrir de plastique virginal, lorsque cela corres
pond à la pression irrésistible du capital et à ses
sinistres appétits.
76
et ils abaissaient leurs regards sur les dispositifs et
les installations compliquées qui pourvoient à ces
humbles choses, pour en établir les défauts et proposer
des réformes, toutes plus urgentes, impérieuses, iné
luctables les unes que les autres. Il ne tardait pas à
s’en former une liste rituelle, bon succédané à la série
des « lieux communs », autrement dit des morceaux
tout faits que tout orateur de profession savait par
cœur et débitait au moment voulu, à l’époque des
longues moustaches et de l’habit à queue-de-pie.
Les socialistes de l’époque prétendaient être au
premier rang : pour battre la bourgeoisie et ses partis,
disaient-ils, nous devons démontrer que c’est nous qui
sommes les véritables réalisateurs; c’est chez nous
qu’il faut chercher les individus « formés » aux solu
tions techniques concrètes, d’autant plus que beaucoup
d’entre nous sont sortis du rang et viennent du champ
ou de l’usine. Et avec une grande ingénuité, ils
démontraient encore une autre chose : que leuj|
suprématie technique s’accompagnait d’une supréma
tie morale, car les hommes du parti prolétarien, dans
les municipalités, les mutuelles, les coopératives, voire
les banques ouvrières, et dans mille autres organismes,
faisaient preuve non seulement d’excellentes qualités
d’administrateurs mais d’un désintéressement et d’une
moralité absolus, se satisfaisant de bas salaires et
interdisant toute irrégularité, faveur ou préférence.
C’était là une suprématie que leur abandonnait de bon
cœur l’affairisme des classes dominantes, qui se
développait à l’ombre des vastes sinécures et des pots-
de-vin gigantesques, dont le système social italien, à
peine clos le roman de la liberté, donna des exemples
historiques de premier ordre.
En suivant cette voie, pensaient-ils, on obtiendrait
la confiance et la solidarité des masses, non seulement
des travailleurs mais de tous les « Italiens libres et
77
honnêtes », et la classe capitaliste serait battue aux...
élections.
Les représentants de ce mouvement, dont les noms
reviennent encore comme ceux d’administrateurs
« modèles » — les Caldara, les Filipetti, les Zanardi,
les Greppi, etc. — qui Tenaient en respect des villes
rouges comme Milan, Bologne, Vérone, Novare, etc.,
accusaient l’aile gauche du parti, qui se déclarait
ennemie du réformisme, de se repaître d’idéologie
creuse et de doctrine stérile, et la raillaient comme un
courant déjà dépassé et passéiste.
Ces « deux âmes » du socialisme luttèrent longue
ment entre elles; la rupture éclata lorsque la guerre
mondiale fît souffler un vent de tempête sur les eaux
dormantes du socialisme débonnaire, souriant et dés
armé. Ses flottilles de petits bateaux de papier n’ayant
pas tardé à couler, ses partisans passèrent presque tous
sur les sinistres vaisseaux ”blindés de la guerre bour
geoise et nationaliste.
Il ne s’agit pas ici de raconter encore une fois l’amer
épisode, mais d’en venir à la reprise actuelle, consécu
tive à deux guerres universelles, du concrétisme et du
technicisme dans les partis prolétariens.
La position classique de la gauche radicale marxiste
n’a pratiquement plus de représentation organisée.
Nous n’avons pas la tâche de construire, mais celle de
détruire, d’abattre des obstacles déterminés! Le capi
talisme a construit depuis longtemps une base « tech
nique », c’est-à-dire un patrimoine de forces produc
tives qui nous suffit largement; le grand problème
historique n’est donc pas — dans l’aire blanche —
d’accroître le potentiel productif, mais de briser les
formes sociales qui s’opposent à une distribution et à
une organisation correctes des forces et des énergies
utiles, en interdisant leur exploitation et leur dilapida
tion. Mieux : le capitalisme lui-même a trop construit.
78
et il vit dans cette alternative historique : détruire, ou
sauter.
Mais alors que notre « destruction » balaiera non pas
des forces de travail en masse, mais des structures,
avant tout armées et politiques, de privilège et
d’exploitation, l’autodestruction bestiale qui est néces
saire à la longévité du capitalisme taille à la racine des
forces utiles et fécondes, et en premier lieu celle de
l’espèce humaine. Pourtant, celle-ci répond triom
phalement en chantant, malgré le bâillon et les fers de
l’oppression de classe, l’hymne irrésistible à la vie et à
la révolution, avec les 75 000 petits animaux de plus
qui poussent chaque jour sur le sphéroïde terrestre. Et
leur miaulement inconscient finira par régler leur
compte aux « valeurs de l’esprit » et aux « ressources
de la technique ultra-moderne ».
Nous voyons en revanche les partis de gauche
descendre ostensiblement dans le concret, se faire les
garants de la collaboration, se proclamer constructifs,
partisans non seulement de V émulation dans le monde,
mais du bien-être collectif et de la richesse du pays, et
se joindre à la « reconstruction », la plus obscène des
comédies, où on a fait monter sur scène les acteurs de
la troupe technique à peine leurs homologues harna
chés et tintinnabulants du crétinisme militaire en
étaient-ils descendus.
Mais dans cette ruée vers la technique, les caractères
se sont fondamentalement transformés par rapport à
ceux du réformisme d’avant-guerre. Opportunistes et
contre-révolutionnaires, les réformistes d’autrefois
l’étaient tout comme ceux d’aujourd’hui, mais tandis
que les premiers payaient le droit de traiter les
extrémistes de rêveurs, voire de baudruches (et il y en
eut quelques-uns, effectivement) en s’appliquant à un
réel effort de préparation à la gestion de détail et en
trimant quotidiennement et honnêtement dans leurs
79
bureaux de secrétaires, de commissaires, d’assesseurs
ou autres, nos actuels réalistes se fichent complètement
de tout cela. Certes ils font la grimace devant les
« questions de principe » dépassées, se vantent d’être
pratiques et de viser l’avantage immédiat ; mais ils ont
abandonné tout autre scrupule, ils ne valent pas deux
sous comme techniciens, et ils considéreraient comme
une naïveté faisant le jeu de leurs adversaires l’idée
même de renoncer à faire du fric lorsqu’ils ont fait
main basse sur les caisses de Pantalon, ou d’avoir des
honoraires, des bureaux et un standing privé qui soient
au-dessous du niveau en usage chez les bourgeois.
Il est facile, pour les forces de la conservation, de
railler les « cadres » de la classe ennemie. Autrefois,
elles leur attribuaient « deux âmes » en perpétuel
conflit : celle du fanfaron ignorant et celle du bûcheur
diligent et correct. Désormais et de plus en plus, la
vantardise démagogique, l’ignorance et la ladrerie
concourent à ne former qu’une seule âme.
80
Un tel processus de décadence et de dégénérescence
est-il en contradiction avec l’effroyable augmentation
des énergies matérielles qui sont à la disposition des
groupes dominants, et est-il un processus nouveau
historiquement? Pas du tout; bien au contraire, c’est
un processus logique et inévitable, chaque fois qu’une
grande forme historique et sociale s’est accrue jusqu’à
la démesure et que sa destruction révolutionnaire, son
effondrement final, est à l’ordre du jour.
Aux ouvrages gigantesques, cyclopéens, grandioses,
d’une simplicité qui dans sa puissance défie les
millénaires, succèdent à de grandes distances de
temps, dans les capitales des empires orientaux et
égyptiens parvenus à un degré de domination et de
richesse incommensurables, des demeures royales et
aristocratiques richissimes, où parmi les débordements
de faste, le goût s’est dépravé et corrompu en lascivités
et en détails que l’histoire elle-même oubliera. De
leurs ruines imposantes, la puissance des premier
monuments gréco-romains parle encore, tandis que s<
sont écroulées les maisons des Alcibiades et les palais
des derniers Césars, les domus aureae où l’immensité
des ressources avait semé l’or, la pourpre, les joyaux,
les installations dépravées qui prostituent l’art et les
mœurs. De même dans la civilisation du moyen âge :
alors qu’au début les cathédrales gothiques dardent
leur flèche très haut vers le ciel, chefs-d’œuvre qui
même sur le plan technique donneraient à penser à
l’imitateur d’aujourd’hui, on voit s’effacer peu à peu
les dernières mièvreries baroques du richissime
xviie siècle, auxquelles les rois et les papes consa
crèrent des ressources économiques bien supérieures à
celles des premières et modestes communautés cita
dines et des premiers chevaliers, presque pauvres, de
la féodalité.
La richesse et la puissance inouïes du capitalisme
81
peuvent aujourd’hui étonner ceux que fascine le culte
facile du Kolossal ou l’admiration stupide pour tout ce
qui est américain; mais l’investigateur qui sait et saura
aller au fond des choses observera partout des
manifestations évidentes de corruption, d’absence
totale de pensée, de grossièreté, de légèreté ignare et
charlatane, d’inconsistance imbécile, étalant avec
ostentation les cachets de ses diplômes universitaires
et des firmes spécialisées les plus connues.
Pour cela, il faut une étude de la technique
moderne, effectuée avec l’ampleur de vue nécessaire,
sans rien demander aux divers petits enfants de chœur
qui tiennent un comptoir dans la boutique de la bête
triomphante (2), pour un secteur déterminé dans lequel
les autres, liés par un même pacte plus implacable que
celui des anciens cénacles et chapelles, s’engagent à ne
pas entrer et à ne pas enquêter, en échange d’un
avantage égal pour leur propre petite sacristie.
Il conviendra ici de se limiter à quelques brefs
aperçus, qui permettront de jeter un coup d’œil dans
les coulisses de quelques-uns des conciles, synodes et
syllabus petits et grands de ce milieu du xxe siècle
super-scientifique et ultra-évolué.
82
ment ce que sont les soucoupes volantes, mais si elles
existent. On avait plus vite fait, aux temps de la
scolastique, d’établir le quid et le quod sur Dieu le père
en personne. Une sphère qui vole, comme les pre
mières Montgolfières, apparaît dans toutes les direc
tions comme un cercle parfait; en revanche la forme
des actuelles machines volantes, dirigeables ou avions
de toute espèce, n’offre qu’une symétrie limitée; sous
des angles divers et durant un temps de parcours
extrêmement bref, elles se présentent sous des pers
pectives particulièrement variées, si bien que n’im
porte quel imbécile peut les reconnaître. Mais un
disque, une assiette plate ou creuse, ou une salière (te
voilà bien, cérébrale époque!) n’apparaissent tout
ronds que dans une certaine direction ; dans une autre,
l’objet apparaîtra comme un segment presque droit, et
pour le reste il aura dans tous les cas la forme d’une
lentille convexe. Une forme donc qui, sans faire tant
de différenciations, permet justement à tout le monde
de raconter... ou de s’imaginer l’avoir vue.
Des détails peuvent s’y ajouter : elles sont plus ou
moins lumineuses et rayonnantes, laissent ou ne
laissent pas derrière elles une traînée de fumée ou de
lumière, montent, descendent, puis partent en flèche.
Après la réalisation du moteur à projection de gaz,
ou réacteur, point n’est besoin d’être Léonard de
Vinci pour penser mécaniquement ce type d’engin. Si
tout autour de la saucière (et non salière, excusez;
saucer est le petit bol pour la sauce, et nous ne
voudrions pas passer pour des ânes dans n’importe
quel centre intellectuel américain de plus de 8000
habitants) nous disposons toute une série de tuyères,
contenant des réacteurs légèrement inclinés vers le
bas, et à inclinaison également variable sur le bord,
nous pourrons obtenir un mouvement de rotation d’un
anneau circonscrivant le véhicule, une poussée de bas
83
en haut pour vaincre la pesanteur et, en actionnant les
commandes, une poussée de translation.
Et alors, madame la technique moderne, fabriquez-
nous en usine une assiette volante et montrez-la au
crétin moyen. Nous saurons alors comment éclairer
nos lanternes. Au temps des ténèbres et de l’igno
rance, on ne fit pas attendre longtemps pour donner à
tous une version unique sur l’unité et la trinité, sur
la consubstantiation, ou sur l’âme du corps féminin.
Nous voudrions donc savoir officiellement, vu
qu’entre autres il y a une section culturelle à l’O.N.U.
(son nom nous échappe; elle s’appelle peut-être
saucière non volante?), si les soucoupes sont des
véhicules venus de Mars, ou des V2 allemands utilisés
par les Russes, ou des armes expérimentées par les
U.S.A., ou des décharges électriques se produisant
dans l’atmosphère, du type des Feux Saint-Elme, ou
encore des serpents d’air, apparentés au serpent de mer
du xixe siècle.
En attendant nous hasarderons ce théorème géné
ral : la forme sociale capitaliste est beaucoup plus apte
à embobiner les gens que les formes sociales barbares
qui l’ont précédée et qui ignoraient la pensée critique
moderne.
84
acquis que l’automobile américaine bat le record non
seulement de toutes les autos du monde entier, mais
de toutes les réalisations de l’industrie mécanique
moderne.
Mais en fait (bien qu’il y ait indubitablement un
record : la capacité de la publicité commerciale améri
caine à refiler aux acheteurs les objets de la pire
qualité et les plus inutiles qui soient, insupportables à
qui les recevrait en cadeau), la vérité est que les
Américains, qui constituent pourtant le terrain fertile
de ces semailles publicitaires, sont complètement
écœurés des automobiles que l’on fabrique chez eux.
Les plaintes des Automobile Clubs parviennent
régulièrement à la Société des Ingénieurs de l’indus
trie automobile de New York. Avant tout, on lance
tous les ans un nouveau modèle, roulant donc le
possesseur du modèle de l’année précédente, dont on
fait tomber la valeur sur le marché; le péquenot de
province en a assez de faire mauvaise figure devant
son cousin qui achète toujours le dernier modèle.
Première saignée. Ensuite, pour vendre les voitures,
on les orne des accessoires les plus étranges sous
prétexte de les rendre plus commodes ; les cas d’avarie
et de panne se multiplient à l’infini; les pièces de
rechange sont vendues uniquement dans des garages
donnés, et on fait exprès de les changer tous les ans.
Nouvelle enculade.
Les modèles des diverses usines ne plaisent pas parce
qu’ils sont toujours plus grands et consomment trop.
Mais en même temps leur structure est fragile : une
Ford du premier après-guerre durait dix fois plus et
marchait sans procurer d’ennuis, parce qu’alors les
super-techniciens n’étaient pas là pour lésiner sur le
dernier kilo d’acier. Certains accessoires traditionnels,
comme les manettes des gaz et de l’avance près du
volant — très utiles dans certains cas, comme les longs
85
voyages en région froide — ne se font plus ; il est vrai
que celui qui veut les avoir les aura, mais en payant
un supplément de 5 000 lires ; de 20 000 pour celui qui
voudrait avoir les pare-soleil, disparus à cause de la
manie de rabaisser l’ensemble, en réduisant ainsi la
visibilité en hauteur : comme le dit un technicien, si le
conducteur se trouve sur une route en montagnes
russes, il fera mieux de descendre de voiture et de
continuer à pied. Il s’agira d’un de ces rares techni
ciens aux cors sensibles.
86
risqué sa peau : le bateau ne devait pas tomber aux
mains de sauveteurs inopportuns.
Dans le flot des nouvelles, l’une vaut la peine d’être
notée : le navire tout neuf et luxueux, que Carlsen
faisait astiquer comme un miroir, et qui devait faire
une traversée tranquille, était à quille plate. Une
innovation de la technique, dont les trouvailles inépui
sables raillent le passéisme et se moquent des tradi
tions des premiers navigateurs. Nous ne savons pas si
les Polynésiens ont effectué leur migration en partant
de l’Amérique du Sud ou de l’Asie : leurs flottes
avançaient sur une longue ligne de front, à portée de
voix, et transportaient vers des lieux inconnus une
race que l’on dit semblable à la nôtre. Ce que l’on sait
de sûr, c’est que la téméraire entreprise fut possible
parce que ces primitifs avaient appris à tailler à la
flamme le profil de la pirogue dans des troncs d’arbres
géants et de bois lourd et qu’ils avaient adopté la
quille à arête aiguë et tranchante, qui s’enfonce
profondément dans l’eau et confère stabilité et sécu
rité. Comment se fait-il que le chantier ultra-moderne
du Flying ait adopté la quille plate propre aux
embarcations lacustres? Un journal le disait noir sur
blanc : pour réduire le coût unitaire de production.
Le trésor mystérieux que les navigateurs antiques
auraient transporté sans encombre d’un continent à
l’autre en se servant uniquement de la voix pour
commander les manœuvres, n’a pu éviter d’être
englouti par l’abîme, malgré les ressources merveil
leuses du radar, de la T. S.F., et de tout le réseau
international de sauvetage dans les océans.
Nous avons ici la clef de toute la science appliquée
moderne. Ses études, ses recherches, ses calculs, ses
innovations ne visent qu’un seul objectif : réduire les
coûts, augmenter le fret. Luxe pompeux, donc, de
salons, de miroirs et d’oripeaux divers pour appâter le
87
client aux poches pleines, économies mesquines et
sordides sur les structures, dont les dimensions et le
poids sont réduits à l’extrême, d’où un risque méca
nique considérable. Cette tendance caractérise tout
V engineering moderne, du bâtiment à la mécanique:
étaler avec opulence, pour épater le bourgeois, les
compléments et les travaux de finition que le premier
crétin venu est à même d’admirer (vu qu’il a
justement une culture de pacotille toute appropriée,
formée dans les cinémas et les magazines illustrés), et
lésiner de manière indécente sur la solidité des
structures portantes, invisibles et incompréhensibles
pour les profanes.
Faire supporter des poids et des efforts maximum à
des structures de poids et surtout de coût minimum :
ce critère de la technique constructive que l’on
présente aujourd’hui dans les écoles et sur les chan
tiers comme une vérité éternelle, disparaîtra sans
honneurs avec la fin du capitalisme.
Une autre formule hypocrite complète les deux
premières : une durée minimum, étant donné les
progrès incessants ! Suffit avec vos progrès, restez-en à
la section de la pirogue tracée sans l’aide de la théorie
des vecteurs, et commençons donc par le progrès
général suivant : cessez de vous moquer du monde!
88
repose sur la gravité, elles doivent être les plus lourdes
possible, et les progrès de la théorie qui s’y rapporte
(progrès par rapport à la théorie dont disposaient
Léonard de Vinci ou les Maures en Espagne) ont
consisté à faire une estimation plus élevée de la
poussée renversante qui s’exerce de face et au fond,
poussée qu’on ne peut contrecarrer (cf. de grands
désastres historiques comme celui du Gleno(4)) que
par une augmentation du poids brut. Dans ce secteur,
on n’a donc pas gagné grand-chose avec l’utilisation
des ouvrages métalliques et du ciment; on ne peut nier
toutefois l’avantage des modernes pour ce qui est des
contrôles météorologiques et pluviométriques, de la
rapidité des communications et des transports, et donc
de la capacité de prévoir les moments critiques et de
prendre les mesures en conséquence. Or les résultats
sont négatifs, et ils sont liés à la réticence des lourds
organismes bureaucratiques (spécialement après les
désorganisations consécutives aux guerres) à exécuter
avec diligence des travaux de surveillance et d’entre
tien dans un domaine qui n’implique pas de profits
spéculatifs évidents au sens capitaliste.
Ce qui s’est passé l’automne dernier dans la vallée
du Pô était à prévoir, après ce qui s’était produit sur le
Rhin ; mais nous vivons en régime de charlatanisme, et
la bêtise ignare de la technique est renforcée par les
méthodes des gouvernements et des oppositions : du
moment que celles-ci proclament leur volonté de
collaborer et d’administrer, la responsabilité du hon
teux fiasco administratif est commune; est par consé
quent idiote toute polémique qui viserait à exploiter
politiquement les catastrophes, à moins qu’elle ne
89
parvienne à la racine du phénomène, qui réside dans le
système social, et non dans le fait que tel ou tel chef de
parti se trouve au pouvoir.
Un ministre s’est amusé à parler à la radio, du haut
d’une digue réparée par les soins de ses fonctionnaires
— il serait plus juste de dire : par les soins des
entreprises, car ce sont elles qui choisissent, décident et
programment en fonction de leur profit et de rien
d’autre, puis déposent les dossiers sur les bureaux, ce
qui fait toujours plaisir au bureaucrate ensommeillé,
même s’il n’y a pas de petite enveloppe sous la
chemise. Après un simple coup d’œil, ce ministre a
déclaré que tout avait été bien fait, que la digue était
plus haute, et que de toute façon il avait ordonné de
l’élever d’un mètre encore. Ces napoléoniens! Sans
doute ne savent-ils pas que les données nécessaires
pour déterminer le niveau des digues se déduisent de
relevés effectués dans un rayon de milliers de kilo
mètres (relevés qu’on demande aujourd’hui aux pape
rasses, et non au terrain), si bien qu’en ce moment ils
ne savent pas plus que nous si le débordement et la
rupture ne se produiront pas à un tout autre endroit,
tandis que là où ils avaient installé le micro, l’eau se
trouvera encore à un mètre et demi au-dessous de la
crête; de sorte que l’ordre devrait être de relever dans
une tout autre zone.
Pourquoi l’entreprise choisit, on le comprend aisé
ment; mais quand c’est le ministre qui choisit, sauve
qui peut!
Si nous n’avons pas su tenir en bride le vieil Éridan,
les Américains super-équipés n’ont pas fait mieux avec
le Mississippi-Missouri, qui représente peut-être le
plus grand bassin fluvial du monde. Ils se vantent de
commander à coups de téléphone le bassin hydro
électrique artificiel du Tennessee, en synchronisant
l’ouverture et la fermeture des barrages en amont et en
90
aval, empêchant ainsi les masses liquides de ruiner les
investissements de capital et les contraignant en même
temps à fournir des millions de kilowatts utiles. Mais
le Tennessee est une cuvette, et il était facile de faire
le projet de toutes pièces sans risquer de trop grandes
bêtises.
Avec le Mississippi les choses changent, car il s’agit
de découvrir le régime hydraulique de forces natu
relles pour la plupart non disciplinées ; la variabilité de
nombreux facteurs comme les précipitations atmo
sphériques, la perméabilité des terrains, le parcours
et la largeur des lits naturels, l’extension des bassins
secondaires et principaux, constitue un problème
théoriquement indéchiffrable, même pour des cer
veaux électroniques (ne nous laissons pas prendre à
cette autre tentation!). Et quand bien même on
parviendrait à résoudre les systèmes d’équations en
obtenant les vitesses, les débits et les niveaux de la
crue maximale à tous les points névralgiques, les
ouvrages nécessaires s’avéreraient si vastes que le
dollar lui-même devrait peut-être faire marche arrière.
On a donc imaginé, dans un premier temps, un
projet visant à discipliner — déplacer, différer ou
éventuellement avancer — la précipitation des gros
nuages de pluie signalés, en recourant à des moyens
électriques ou atomiques ; mais c’est une illusion dans
un bassin aussi étendu. La science américaine a
ensuite cherché à résoudre le problème par un procédé
expérimental. On a construit un immense modèle du
bassin géographique des deux grands fleuves. Celui-ci
occupe un million de mètres carrés (eh oui! un
million, soit un kilomètre carré, ce qui signifie que les
longueurs sont deux mille fois plus petites et les
superficies quatre millions de fois plus petites que
« nature »). Les informations fournies par les 1500
stations serviront de base pour « reproduire » en petit,
91
avec de l’eau versée artificiellement, le mouvement
réel de tous les affluents, lacs naturels, bassins
collecteurs et réservoirs compris dans l’immense
domaine.
Ces informations proviennent d’une source sérieu
se : Castelfranchi; elles rapportent que les travaux
sont en cours pour construire le modèle : il est clair
qu’il faut effectuer un énorme transport de terre pour
reproduire à échelle réduite la conformation externe et
la qualité géologique naturelle de toute la région : plus
du tiers des États-Unis!
Ne trouvant pas indiqué le coût du modèle de
Vicksburg, nous risquons une estimation : plus de
10 milliards de lires italiennes.
Nous sommes assez effrontés et malveillants pour
affirmer qu’il doit s’agir d’une énorme charlatanerie,
visant à faire dépenser par les entreprises non pas les
10 petits milliards du modèle, mais les milliards et les
milliards de dollars qui en sortiront pour la construc
tion des digues, des barrages et des collecteurs calculés
selon ce système.
Bien qu’il y ait, à ce qu’il paraît, des précédents de
modélisme dans ce domaine, notre objection se fonde
sur la remarque suivante : en admettant que l’on sache
reproduire de façon satisfaisante distances, quantités
d’eau ainsi que degrés de porosité et d’aspérité des
terrains et des lits des fleuves, il a cependant fallu
forcer l’échelle des hauteurs, autrement on aurait
obtenu une zone pratiquement plate. En portant
l’échelle des altitudes à un centième, soit vingt fois
plus que l’échelle des longueurs, on aura un modèle
avec des dénivellations appréciables, et les montagnes
les plus hautes correspondront à quelques dizaines de
mètres. Mais alors les « pentes » du terrain s’avèrent
toutes forcées, multipliées par 20, que ce soit pour
l’écoulement des pluies ou pour la coupe longitudinale
92
des lits. Le résultat est que les vitesses et les débits
relevés expérimentalement selon le modèle seront à
notre avis encore moins dignes de foi que ceux qu’on
avait demandés en vain à l’analyse mathématique
théorique, trop complexe. En effet, et nous ne
pouvons ici « techniciser » davantage, les vitesses et les
débits ne varient pas seulement en proportion des
pentes d’écoulement, mais de manière extrêmement
complexe; dans les formules d’hydraulique on tient
compte de l’aire et du périmètre de la section mouillée,
dont les relations sont déformées dans un système non
homothétique.
Il s’agira d’une discussion dans le noir, mais on peut
mettre sa main au feu qu’on est encore une fois en
présence d’un navet gigantesque.
93
de l’énergie électrique. Il s’agissait alors de barrer le
cours du grand fleuve Amou-Daria avant son entrée
dans la mer d’Aral en envoyant ses eaux, douces, dans
le grand canal de l’Asie centrale. Il était permis de se
demander si une telle solution, aussi suggestive qu’elle
fût théoriquement, n’allait pas provoquer des variations
du niveau des deux mers intérieures, et s’il était
possible d’en calculer également les conséquences (là
non plus, nous ne croyons pas qu’avec un -modèle.,.)
sur le climat et l’habitabilité, aujourd’hui déjà difficiles,
de ces contrées semi-désertiques.
Une information ultérieure encore plus grandiose
venait peut-être donner une réponse — mais non pas,
certes, à notre pauvre doute. En effectuant une autre
immense percée, on aurait conduit jusqu’à l’Aral rien
moins que le lénisséi (fleuve sibérien encore plus
lointain que l’Ob) dont les eaux se jettent actuellement
dans l’océan glacial; celles-ci auraient alors afflué au
centre de l’Asie et l’auraient libérée de l’aridité qui y
sévit depuis des millions d’années. On calculait
facilement en milliers de kilomètres la longueur d’une
telle percée, et l’on affirmait que la hauteur maximale
sur la ligne de partage des eaux entre le bassin de la
mer d’Aral et celui de l’océan glacial ne dépassait pas
quelques centaines de mètres : les travaux de creuse
ment auraient été gigantesques, inouïs.
Personnellement, nous ne savons pas si les ingé
nieurs soviétiques ont foulé de leurs pieds les véri
tables niveaux le long du profil de cette future coupe
cyclopéenne, où parmi les fleuves, les forêts et les
zones inexplorées, ils pourraient bien voir surgir
devant leurs yeux quelque montagne inconnue.
Nous sommes frappés d’une coïncidence avec un
procédé « classique » de la programmation en climat
capitaliste. Lorsque surgit une difficulté imprévue qui
rend le premier projet, sinon irréalisable, du moins
94
énormément plus coûteux, la recette n’est pas de
renoncer au projet ou d’abandonner le travail à mi-
chemin : cela peut se produire, mais du fait d’autres
causes économiques, lorsque les crédits ont été tous
dévorés et que les exécutants n’ont plus ni gloire ni or
à en retirer. La recette, donc, est des plus simples : on
fait un projet plus vaste, beaucoup plus vaste, qui
inclut le premier dans un nouvel ensemble plus large,
et qui calcule et prévoit les ouvrages bien plus grands
qui contiendront la réponse à l’impossibilité matérielle
constatée dans le premier schéma.
Il est possible que les dessinateurs de ces plans
immenses, s’étant rendu compte que le canal Amou-
Daria-Caspienne, admissible théoriquement, pouvait
entraîner non une incroyable fertilité mais la séche
resse, la pénurie ou l’épidémie, bref, des bouleverse
ments dans l’humidité et la température des zones
voisines de la mer d’Aral, aient pensé résoudre le
problème en apportant dans la mer d’Aral des eaux de
substitution et en allant les chercher — tout simple
ment — dans les bassins infinis des fleuves sibériens.
Un prêt, une avance sur la génération future. Le
possesseur privé de capitaux débute, à l’échelle molé
culaire, par le prêt a babbo morto, à rembourser
lorsque l’emprunteur perçoit l’héritage paternel. Dans
le macrocosme spectaculaire du haut capitalisme
contemporain, techniciens, économistes et leaders de
la politique nous clouent à tous le bec avec le « de plus
en plus grandiose » et tirent des traites formidables sur
l’humanité de l’avenir.
Mais un liquidateur s’avance. Et son nom est :
révolution.
95
Babel, c’est une bonne trouvaille. Elle s’est reproduite
à notre époque lorsqu’il s’est agi d’ériger sur l’East
River à New York le super-palais destiné à accueillir
les bureaux des Nations Unies. L’édifice a 5400
fenêtres, et rien que pour nettoyer les vitres le super-
État mondial dépense 63 000 dollars par an, soit
50 millions de lires italiennes.
On convoqua 20 architectes de 15 nations différen
tes : encore une belle confusion, et pas seulement des
langues! Le verticaliste rationaliste (?) Le Corbusier
l’emporta sur le naturiste Wright, proche de la mort,
qui a écrit : cultivez l’herbe là où vous voulez
construire le gratte-ciel... Ayant dessiné le « velarium »
de 165 mètres de haut sur 97 de base, de quelques
mètres seulement d’épaisseur entre les deux frontons
aveugles, avec ses 40 étages et ses deux grandes
façades complètement vitrées, Le Corbusier triompha;
mais il dut se crêper le chignon avec le Suédois,
l’Anglais et le Russe qui lui démontrèrent qu’un
semblable parallélépipède serait un four en été et une
glacière en hiver, à moins de dépenser pour une
installation d’air conditionné un chiffre annuel de
plusieurs millions de dollars. Le Corbusier aurait alors
proposé d’« envelopper » l’édifice tout entier d’une
paroi externe double de verre et d’acier, en gardant les
fenêtres « réelles » perpétuellement fermées et en
faisant circuler dans l’intervalle un courant d’air froid
ou chaud. La plante homme en serre. Mais cette
housse n’a pas été construite, et l’on se débrouille avec
le conditionnement, l’une des moqueries les plus
élégantes de l’époque moderne, qui a éliminé une
vieille illusion selon laquelle il y a quand même une
chose qui ne se paye pas : l’air que l’on respire.
Mais nous ne devons pas être les seuls à être un peu
toqués, vu qu’un certain Lewis Mumford, critique
technique d’un journal aussi peu révolutionnaire que
96
le New Yorker, a pu écrire : la construction de Le
Corbusier et consorts est un produit esthétique extrême
ment fragile, symbole non pas de Père moderne mais (Tune
époque de finances chancelantes et de spéculations sur
grande échelle. Mais justement, préciserons-nous, c’est
bien là l’authentique ère moderne!
Par suite de l’absurdité économique qui est à la base
de la concentration capitaliste et de la démence
urbanisatrice, les sols des grandes villes ont atteint des
valeurs tellement folles qu’un local situé dans un
quartier comme celui-là contient peut-être vingt fois
plus de dépenses de sol que de dépenses de construction
de tout premier rang, en matériaux et en travaux — ce
qui incite ce régime de classe à considérer comme
« plus avantageux » le verticalisme bestial ; mais en fait,
la pratique a montré que les innombrables « installations
technologiques » qui garnissent un édifice moderne :
eau, gaz, lumière, énergie, chauffage, air conditionné,
ascenseurs, téléphone, etc., etc., cessent de bien
fonctionner lorsque l’on dépasse dix à douze étages et,
dans le cas d’un champ d’action supérieur, se bloquent
trop souvent, laissant tout le monde sans aucun service,
de sorte qu’on a pris l’habitude de construire pour
tous ces secteurs une centrale autonome par groupe
d’étages. Mais alors le palais de l’O.N.U. n’est plus
une unité, il n’est pas un édifice, il ne mérite pas le
nom d’« œuvre » au sens classique du terme : ce sont
quatre édifices banalement posés l’un sur l’autre, avec
cette seule conséquence que les fondements et les
structures du premier travaillent stupidement à sup
porter un poids quatre fois plus grand. Si les crétins
de tous les coins de la terre, si nous autres, pauvres
crétins, avons payé pour cette réalisation, il nous est
réconfortant de penser que la société de demain
apposera sur le monstre luisant au soleil l’écriteau sui
vant : ceci est le symbole d’une humanité couillonne.
97
Espèce humaine et croûte terrestre. 4.
Le criminel ciment armé. En disant pis que pendre de
l’évolution contemporaine de la technique, nous
n’avons pas du tout voulu laisser entendre qu’une
honte équivalente épargne, en cette haute époque
capitaliste, la littérature, et l’art dans toutes ses
manifestations. Dans tous ces domaines également, la
décadence de l’intelligence moderne est effroyable. De
tous les arts, le plus proche de notre sujet est
l’architecture : à tout instant on en entend dire pis que
pendre pour sa froideur, sa nudité, sa stérilité ; pour la
linéarité squelettique de ses entassements de boîtes.
Voulant peut-être en faire grief à l’inexorabilité du
déterminisme, on rejette toute la faute sur un seul
accusé, un criminel de la technique : le ciment armé.
Voulez-vous un titre parmi tant d’autres? « Ne
souillez pas le visage du paysage italien. Beauté et nature
condamnées, par Sa Majesté le ciment armé. »
Tout au plus pourrait-on trouver une vague parenté
entre le déterminisme et cette école qu’en architecture
on appelle le fonctionnalisme : concept, du reste, qui
revient dans tous les domaines de la technologie. On
se soucie uniquement de l’utilité, de la correspondance
entre le complexe à construire et ses fonctions ef
fectives, on fait les calculs, les plans, les sections, et
l’on adopte les dimensions trouvées sans se préoccuper
de l’effet esthétique final. Cette théorie soutient que
tout ce qui est utile est également beau, de même que
les muscles et les membres du cheval de course
donnent, en mouvement et au repos, le maximum
d’élégance et d’harmonie de lignes au corps de
l’animal.
Ainsi un architecte strictement fonctionnaliste,
comme du reste les premiers constructeurs d’arcs et de
portiques (c’est des différentes manières de joindre les
98
travées aux blocs de pierre que naquirent les « mo
dules » des ordres classiques), ne dessine pas de projet
et ne fait pas de maquette : il dimensionne, façonne et
assemble les matériaux qui lui servent; ce n’est qu’une
fois l’œuvre achevée qu’il prend du recul et contemple
V effet.
Si l’on appliquait selon un tel critère la théorie
statique du ciment armé, ou d’autres structures —
mais surtout du premier, dans la mesure où ses
éléments ne sont pas fournis par l’industrie en
mesures « standard », mais peuvent être façonnés à
volonté selon la forme projetée pour la coulée —-, on
verrait jaillir des structures et des membrures mou
vementées, courbées, élancées, à sections variables,
d’une fécondité sans limites. Les saillies, les encor-
beillements qui, réalisés par l’ancienne maçonnerie
avec des pierres de taille, suscitent dans les monu
ments célèbres l’émerveillement des spectateurs,
comme dans la description de Notre-Dame de Paris
par Victor Hugo, fleuriraient avec facilité et nouveauté
du flanc des constructions ; des arcs audacieux et fins
deviendraient possibles, de nouvelles silhouettes sur
giraient comme par enchantement... La verticalité
rigoureuse dérive de l’emploi du matériel traditionnel,
de la superposition des pierres qui ne travaillent qu’en
résistant bien à la pression normale, si bien que ce fut
déjà une audace de passer de la pyramide à large base
à l’édifice prismatique. Si avec le fer, la Tour Eiffel se
planta sur ses quatre vulgaires jambes style xixe siècle,
avec le ciment armé il serait aisé de la faire s’épanouir
à partir d’une base pas plus large que sa pointe. Le
conglomérat innervé par les tiges d’acier pouvant
résister à des efforts dans toutes les directions, il libère
les constructions de l’esclavage de l’esthétique prisma
tique chaque fois que cela est nécessaire et utile.
Le coupable n’est donc pas le nouveau matériau, ni
99
les règles de sa mécanique mathématique dont on tire
à chaque fois les mesures d’exécution prescrites. Le
coupable, c’est l’affairisme spéculatif, le calcul écono
mique en termes de marchandises, qui veut réduire les
frais d’exploitation pour augmenter le profit, réduire
les frais d’équipement pour alléger l’avance de capital
et les intérêts à payer.
Le calculateur du ciment armé n’est donc pas le deus
ex machina du monde des constructions modernes.
C’est un pauvre type qui doit se vendre dans les
directions les plus variées; la dictature repose dans
deux paires de mains. Un peu dans celles de l’archi
tecte-décorateur, qui doit attirer l’acquéreur bourgeois
et parvenu en touchant sa sensibilité de plus en plus
tordue et déformée, lui montrer des effets de vulgaire
scénographie, jusqu’à la suprême poésie de l’endroit
où il dépose ses excréments; pour obtenir un tel
résultat tout en économisant l’espace disputé des
quartiers à la mode, il resserre les pièces, abaisse les
plafonds et comprime les membrures de ciment armé
— du ciment armé qui permettait justement de
transformer en un jeu d’enfant la construction de
locaux immenses, alors que les anciennes forêts
n’auraient jamais pu fournir de poutres à leur mesure
et que les ouvrages de maçonnerie ne seraient jamais
arrivés à jeter des voûtes de si grande corde et de si
petite flèche — en des étroitesses et des passages
obligés incroyables. L’autre dictature, décisive celle-là,
appartient au promoteur capitaliste qui veut, nous y
revoilà, abaisser les coûts. Lorsque celui-ci construit
pour vendre directement, il entend faire le même
édifice avec peu de fer et peu de ciment, et les sections
doivent être rognées jusqu’à l’os. Mais lorsqu’il
travaille sur mesure, parce que le public paie, alors il
impose avant tout à la « science » de prouver qu’il faut
rendre plus lourds et plus gros les piliers, les poutres,
100
etc., pour que la masse de la commande augmente, et
puis parce qu’avec des formes massives le coût
unitaire des matériaux utilisés est inférieur, et la
marge de gain supérieure. Enfin, pour économiser sur
les formes et sur le travail qualifié, il impose l’unifor
mité, la standardisation des types, et si vingt mem
brures se trouvent dans vingt conditions mécaniques
différentes, on les fait calculer toutes pareilles. C’est
ainsi qu’est né et que triomphe le trivial cube.
101
De toutes les idoles que l’homme a connues, c’est
celle du progrès moderne de la technique qui tombera
des autels avec le plus de fracas.
4 UTILITÉ PUBLIQUE, COCAGNE PRIVÉE
103
sifs au développement de la production : routes,
canaux, ports, ouvrages hydrauliques destinés à rete
nir l’eau des fleuves et à l’utiliser pour l’irrigation,
assainissement de régions insalubres, etc. Mais c’est à
l’époque capitaliste que cette activité s’étend et prédo
mine, avec les applications des nouvelles formes
d’énergie thermique et électrique, toujours plus com
plexes et répandues et qui exigent de plus en plus
pour des territoires immenses une direction unitaire
centrale, de sorte qu’il s’impose de plus en plus de les
soustraire au choix des particuliers.
Ce qui en revanche est illogique, c’est l’enthou
siasme et la publicité dont on entoure de tels ouvrages,
même ceux qui relèvent désormais de la mécanique
courante et banale, comme s’ils étaient des anticipa
tions, au sein de cette société, d’une société future telle
que la revendiquent les classes qui ne vivent pas du
profit ou de l’entreprise; c’est de considérer, comme
on le fait couramment, tout acte qui subordonne à ces
buts généraux les droits particuliers comme une petite
« avant-première » du communisme.
Dans l’opinion commune, le bourgeois et le prolé
taire, le conservateur et le révolutionnaire devraient se
rencontrer dans un même solennel éloge de la « con
ception moderne » du droit de propriété. Jadis, celui-
ci signifiait le droit illimité d’user et d’abuser de son
bien, sans ingérence possible non seulement d’un
autre particulier, mais de la puissance publique elle-
même : c’était le cas dans le droit romain, bien que
Rome ait laissé non seulement des exemples mais un
véritable réseau mondial d’ouvrages imposants réalisés
par l’État. Aujourd’hui au contraire, effectuant un
grand pas en avant, on admet que ce droit doit être
soumis à toute une série de restrictions, et même, dans
les cas où la nécessité générale est particulièrement
contraignante, à l’annulation, ce qui signifie la perte
104
pure et simple de la propriété sur l’ordre des pouvoirs
publics.
Il existe donc dans tous les États des lois d’expro
priation pour raisons d’utilité publique; parmi celles-
ci, la loi italienne de 1865 est considérée comme un
monument de sagesse juridique, et de fait, bien qu’elle
n’ait jamais été suivie du règlement annoncé, elle
possède un mécanisme bien agencé. Il est tout aussi
évident que les cas d’application de telles lois sont
devenus de plus en plus fréquents, non seulement sur
l’initiative de l’État ou d’autres organismes publics,
mais aussi d’organismes de tout genre et même,
comme le prévoient aujourd’hui toute une série de lois
spéciales, sur l’initiative d’un particulier : il suffit que
celui-ci prouve que son entreprise (qui aujourd’hui
peut être une entreprise de production, fabrique ou
usine) répond à la notion, en vérité plutôt difficile à
cerner, d’« intérêt public ».
On remarquera que de telles transformations ne
convertissent nullement une richesse privée en
richesse publique, car il s’agit d’expropriations avec
indemnisation et, sauf cas exceptionnels, l’expropria-
teur doit payer « le juste prix d’un libre contrat
d’achat », comme il est stipulé dans la loi italienne.
Toute une procédure permet à l’exproprié, d’abord de
contester qu’il s’agisse d’intérêt public, ensuite de
discuter du montant de l’indemnité si le chiffre
proposé est trop bas.
Il n’y a donc ici aucune infraction au principe qui
veut que l’État ne puisse pas confisquer des richesses
privées (droit que les pouvoirs publics se sont arrogé
des milliers de fois dans l’histoire, sans s’imaginer
pour autant qu’ils étaient socialistes!); il y a unique
ment limitation du principe selon lequel, dans tout
contrat de vente, les deux parties se déterminent
librement en fonction de leurs intérêts économiques
105
respectifs. Il ne s’agit pas d’une expropriation au sens
social du terme, mais d’une obligation de vendre dans
certains cas donnés, même si le propriétaire n’en a ni
l’intention ni le désir. Chacun s’apercevra alors que ce
rapport ne se borne pas à la propriété immobilière, du
sol ou des bâtiments, mais s’applique très souvent, et
de plus en plus, à tous les rapports d’échange
mercantiles, lorsque certaines raisons — guerre ou
autre — déterminent l’État, ou d’autres pouvoirs, à
rendre obligatoires des prix donnés (qui peuvent
même ne pas correspondre à ceux du marché libre), à
réquisitionner les marchandises chez les producteurs
et les vendeurs, à les rationner pour les consomma
teurs, et ainsi de suite dans des centaines de cas
désormais bien connus de tous.
L’erreur, du point de vue marxiste, est d’admettre,
du côté du prolétariat, qu’en réalisant ce genre
d’opérations, fût-ce dans certaines limites de temps et
d’espace, l’État agit vraiment comme s’il représentait
toute la société, dans l’intérêt de toutes les couches de la
population, en améliorant la situation de toutes les
classes, possédantes ou travailleuses.
Il ne s’agit pas seulement d’une erreur de principe :
le développement le plus récent du capitalisme permet
d’établir que l’initiative de l’organisme public n’est
qu’un pur camouflage, une pure apparence : en réalité,
on trouve toujours à la base une initiative de per
sonnes ou de groupes vivant du profit, et donc un
mobile de type capitaliste.
Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on confond le
socialisme, fruit de la révolution qui emportera le
système capitaliste et mettra fin non seulement à la
propriété mais au profit capitaliste sous toutes ses
formes, avec les simples agissements de l’État contem
porain en matière économique, avec la socialisation et
la nationalisation non seulement de droits privés sur le
106
sol et les édifices, mais même d’entreprises produc
tives privées. L’exemple anglais actuel montre d’ail
leurs qu’il est tout aussi simple de dénationaliser les
industries nationalisées (1). A ceci près que, si l’État
peut nationaliser d’autorité, il pourrait bien se faire
aussi que l’exproprié dédommagé refuse de restituer
l’indemnité qu’il a reçue. La loi garantit au particulier
le « juste prix », mais ne garantit pas du tout l’État
gestionnaire contre l’éventualité de devoir y aller de
nouveau de sa poche lorsqu’il est las de gérer. Les
deux transferts de propriété ne se sont produits que
dans la mesure où chacune des deux phases a rendu
possibles des gains colossaux pour les grandes bandes
de l’affairisme capitaliste ; et comme d’habitude, il n’y
a dans les deux opérations qu’un seul véritable
exproprié, celui qui n’a rien à calculer selon « le libre
contrat de marché » : nous avons nommé le prolétariat.
Cette confusion banale fut cent fois définie et
fustigée par Marx, dès l’époque du Manifeste. Nous en
trouvons une autre formulation lumineuse dans le
texte sur les Luttes de classes en France. Comme nous
l’avons rappelé tant de fois, le milieu social et l’histoire
sociale de la France sont un véritable « échantillon
nage » des stades complexes du développement capita
liste, qui parfois, en un lieu donné, se concentrent sur
deux années, alors qu’ailleurs ils s’étalent sur un
siècle; de sorte que notre mouvement devrait être
cuirassé contre les tromperies de ce genre.
« La suppression des droits protecteurs — c’est du
socialisme! car elle s’attaque au monopole de la
fraction industrielle du parti de l’ordre. La régularisa-
107
tion du budget de l’État, c’est du socialisme! car elle
s’attaque au monopole de la fraction financière du parti
de l'ordre. L’entrée libre de la viande et des céréales
étrangères, c'est du socialisme! car elle s’attaque au
monopole de la troisième fraction du parti de l’ordre,
de la grande propriété foncière. Les revendications du
parti libre-échangiste, c’est-à-dire du parti bourgeois
anglais le plus avancé, apparaissent en France comme
autant de revendications socialistes. Le voltairianisme,
c’est du socialisme! car il s’attaque à une quatrième
fraction du parti de l’ordre, la fraction catholique.
Liberté de la presse, droit d’association, instruction
générale du peuple, c’est du socialisme, du socialisme!
Ils s’attaquent au monopole du parti de l’ordre dans
son ensemble » (2).
Vous l’aurez compris : ce que Marx traite à coups
de pied en 1848, c’est exactement le programme
électoral que nous verrons brandir en Italie en 1953
(lino, attention aux 8 et aux 9 : il en va d’un petit
siècle!). Contre les monopoles de l’industrie, de la
finance et de la terre ! Contre le gouvernement clérical
et pour la liberté de la presse, de l’école et d’associa
tion! De qui, ce programme? Des super-partis du
Kominform, libre association de millions de militants
pour leur propre crétinisation et celle des autres.
Tout cela, Marx l’appelle carrément socialisme
bourgeois : car pour lui le socialisme petit-bourgeois
est à l’époque le mouvement utopiste-démocratique et
social-pacificiste qui réclame des réformes bien
connues et qui n’ont pas encore été liquidées au bout
d’un siècle : « Institutions de crédit [...] impôts pro
gressifs [...] restrictions à l’héritage [...] entreprise
par l’État de grands travaux [...], mesures qui [si,
toutefois elles étaient possibles dans le sens de ceux qui
108
proposent ces rapiéçages réformistes, ajouterons-nous en
passant] entravent de vive force la croissance du
capital » (3). Nous verrons que cela est vrai dans le
domaine des travaux publics comme pour tout le
reste : si bien que les pleurnichards progressistes ne
sont que des réactionnaires. C’est ici que Marx
conclut (janvier 1850) par un passage non cité (mais
non ignoré) par Lénine qui, pour le concept de
dictature, part de la lettre de 1852 : « Le prolétariat se
regroupe de plus en plus autour du socialisme
révolutionnaire, autour du communisme, pour lequel
la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui.
Ce socialisme est la déclaration de la révolution en
permanence, la dictature de classe du prolétariat, comme
point de transition nécessaire pour arriver à la
suppression des différences de classes en général, à la
suppression de tous les rapports de production sur
lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les
relations sociales qui correspondent à ces rapports de
production, au bouleversement de toutes les idées qui
émanent de ces relations sociales » (4).
Comme toujours, Marx « décrit » les vicissitudes de
l’histoire de France et en même temps il proclame, en
lettres de feu, le programme de la révolution.
HIER
(3) Ibidem.
(4) Ibidem.
109
en sommeil, mais lui a fourni au contraire les meil
leures conditions de développement, nous nous arrête
rons surtout sur la construction des grandes villes et
sur leur impressionnante expansion. Des considéra
tions analogues s’appliquent à tous les autres secteurs
de travaux « d’intérêt général » : voies ferrées, routes,
ouvrages hydrauliques, maritimes, etc. Mais c’est ici
que la pratique de l’expropriation pour raisons d’inté
rêt public — victoire glorieuse, pour les ingénus, du
principe social sur le principe privé — s’applique à
plein. En effet, il ne s’agit pas seulement de découper
une bande sur la carte des propriétés privées pour y
faire passer un chemin de terre ou d’eau, de fer ou
d’asphalte, en serpentant pour ne pas occasionner de
trop graves blessures. Il s’agit d’occuper et de
réglementer des étendues entières de territoire encore
dominées par l’économie et l’organisation agraires et
de les équiper en vue du séjour de populations
urbaines à haute densité. Dans ce cas, l’organisme
public a dû assumer les fonctions d’une direction
centrale; celle-ci, du reste, s’étend de plus en plus au
territoire tout entier, comme l’exigent les innom
brables équipements qui tendent leurs réseaux d’un
centre à l’autre et, dans les pays développés, des
servent même les plus petits noyaux ruraux. C’est sur
ces bases que se fonde une science que les partis
ouvriers traitent avec trop d’enthousiasme, et qui est
pleine d’embûches de classe : l’urbanisme. Non seule
ment le pouvoir fait montre de puiser aux canons de
cette science plutôt tapageuse, et par là d’être totale
ment en règle avec l’intérêt général lorsqu’il élabore et
réalise des projets d’éventration et de reconstruction
de quartiers entiers, en expulsant les propriétaires des
habitations anciennes; mais grâce aux Plans régula
teurs il se met à contrôler au moyen de très fortes
limitations (d’où les vantardises démagogiques sur
110
l’initiative privée « sacrifiée » aux buts collectifs) la
liberté de modifier et de construire pour les proprié
taires des immeubles et des sols.
Dans tout cela, il n’y a rien de nouveau, et encore
moins une anticipation du socialisme! Ce qui est
historiquement nouveau et exclusivement propre au
capitalisme, c’est l’immensité des métropoles, qui
amassent les hommes par millions, à un degré jamais
atteint avant l’ère bourgeoise, même dans les récits
légendaires sur Thèbes ou Babylone.
Mais les villes ont toujours été ordonnées par les
pouvoirs publics, elles ne sont jamais nées de la
rencontre fortuite de constructeurs privés. Dans les
périodes d’éparpillement et de molécularisation maxi
mum des rapports sociaux, comme le moyen âge, cet
éternel calomnié, chaque seigneur avait à cœur d’éloi
gner son château, sa maison de campagne et le ou les
villages de ses serfs de ceux des féodaux les plus
voisins, et le passage de l’organisation agraire à
l’organisation urbaine du sol suivait une loi centrifuge
et non centripète.
Le village des peuples sauvages ou même nomades
(regroupement de tentes ou encore de chariots sans
siège fixe, qui devançaient les lubies des urbanistes
modernes sur les habitations préfabriquées et les
maisons sur roues) avait pour seul principe d’unifica
tion, dans le cadre d’un communisme primitif, les
exigences de la défense contre tous les dangers
extérieurs (bêtes féroces, peuples ennemis, pillards,
phénomènes naturels, etc.), qui auraient empêché une
forme d’habitat plus dispersé.
Mais lorsque surgit la division de la société en
classes liées à l’activité productive et sociale et avec
elle (selon le cycle tant de fois rappelé dans nos
exposés) une organisation de pouvoir, on assiste alors à
la « fondation » des villes : ce n’est pas pour rien que
111
polis signifie à la fois cité et État. L’un des premiers
plans régulateurs (qui remontent à la mythologie elle-
même) fut donc réalisé par Romulus, lequel, n’ayant
ni équerre ni compas à sa disposition, se servit d’une
peau de bœuf. Comme l’urbanisme est, dès sa
naissance, on ne peut plus querelleur, Remus fit les
frais de l’opération.
Les cités antiques et médiévales connurent une
stricte réglementation : ainsi, elles ne pouvaient
s’étendre au-delà des remparts dont chacun se ratta
chait au nom d’un chef de guerre ou d’un homme
d’État. La bourgeoisie abattit toutes les enceintes, et
maintenant elle doit courir pour essayer de contenir
les débordements de l’industrie du bâtiment, et pour
mettre un peu d’ordre dans l’orgie de profits qui s’y
est déchaînée.
Quant à nous, sans nous laisser subjuguer par la
description, fondée sur de ridicules truquages tech
niques, des millions de mètres carrés et des milliards
de mètres cubes construits, ni par les multiples zéros
des chiffres exprimant les quantités d’habitations, de
locaux, de journées de travail, de tonnes de ciment, de
fer, etc., nous considérons la chose d’une tout autre
manière; et en recourant encore une fois aux habi
tuelles citations, sans nous soucier d’être ennuyeux,
nous nous défendrons contre la supposition d’avoir
découvert des choses nouvelles.
De même qu’elle concentra les hommes dans les
fabriques, la bourgeoisie dut travailler à concentrer les
mille pouvoirs féodaux périphériques en un pouvoir
d’Etat unique et les myriades de villages en grandes
capitales nationales et en chefs-lieux destinés à ses
préfectures de police. L’État surgit donc à l’époque du
régime féodal, et c’est de ce dernier que la bourgeoisie
le reçut en héritage; mais lorsqu’il naît, il est déjà une
création bourgeoise, un organe bourgeois qui, au terme
112
d’une lutte extrêmement longue, a concentré en lui les
fonctions et les pouvoirs d’ordres comme la noblesse
et le clergé, qui possèdent des châteaux, des fiefs, des
paroisses et des couvents. D’où le surgissement des
villes.
Pas très correcte, la brève réponse de Staline dans la
question de la contrainte extra-économique en régime
féodal : « Sans doute, la contrainte extra-économique a
contribué à consolider le pouvoir économique des
féodaux, sans constituer toutefois la base du féoda
lisme; c’était la propriété féodale de la terre qui en
était le fondement » (5). Dans une réponse correcte, il
aurait fallu dire avant tout que l’expression de
contrainte extra-économique n’est pas marxiste, mais n’a
de sens que pour l’économie libérale bourgeoise qui
considère la loi de la valeur et de l’acte économique
spontané comme une « loi éternelle de la nature », si
bien que les bourgeois renversèrent le régime médiéval
parce qu’il était contre nature. Pour le marxisme, la
contrainte et la violence sont des faits économiques au
même titre que le libre-échange; mieux : il n’y a pas
de rapport économique qui soit « libre » de la force de
classe. La propriété féodale n’était pas une propriété au
sens bourgeois du terme, mais une domination person
nelle sur la masse des serfs. Ceux-ci étaient liés à la
terre, et la terre au seigneur, mais par un lien de
nature administrative et politique. Toutefois, la partie
du produit et du travail que le serf doit au seigneur ou
au prêtre est la base d’un rapport économique comme
tous les autres; au début, c’est même une redevance
113
de place, faire ici l’histoire de cette monstrueuse
transformation : il s’agit simplement de montrer
qu’elle ne soulève pas l’enthousiasme des marxistes.
Lorsque dans les pages vibrantes de Y Adresse Marx
défend les communards contre l’accusation d’avoir
tenté de faire brûler Paris plutôt que de la rendre aux
sbires de Thiers et de Bismarck, il fait un parallèle
entre cette destruction, qu’il revendique comme un
moyen de lutte légitime dans les guerres civiles (tout
comme le font les orthodoxes pour les guerres
militaires), et les destructions perpétrées sous Napo
léon le petit par le capitaliste Haussmann : « Encore
bien moins était-ce le vandalisme d’Haussmann,
rasant le Paris historique pour faire place au Paris du
touriste » (8).
Avant le second Empire, Marx montre déjà à
plusieurs reprises, dans la société française, la spécula
tion éhontée qui se niche derrière les grands travaux
d’État et l’ambiguïté de la politique qui dit : « Il faut
donner du travail au peuple, on ordonne donc des
travaux publics •> (9).
Engels également s’étend sur ce chapitre de l’urba
nisme éventreur moderne dans sa classique Question
du logement, ainsi que dans son ouvrage de jeunesse
(qu’il rappelle dans cette étude) sur la situation des
classes laborieuses en Angleterre.
« L’extension des grandes villes modernes confère
au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux
situés au centre, une valeur artificielle, croissant
parfois dans d’énormes proportions; les constructions
qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur,
l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus
aux conditions nouvelles; on les démolit donc et on
116
les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les
logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le
loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut
jamais, ou du moins qu’avec une extrême lenteur,
dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur
place on construit des boutiques, des grands magasins,
des bâtiments publics. A Paris, le bonapartisme avec
son baron Haussmann a exploité au suprême degré
cette tendance pour le plus grand profit de la
spéculation et de l’enrichissement privé; mais l’esprit
d’Haussmann a soufflé aussi à Londres, Manchester,
Liverpool, et il semble [1872] se sentir chez lui
également à Berlin et Vienne. Il en résulte que les
travailleurs sont reportés du centre des villes vers la
périphérie, que les logements ouvriers, et d’une façon
générale les petits appartements deviennent rares et
chers et que souvent même ils sont introuvables; car
dans ces conditions, l’industrie du bâtiment, pour qui
les appartements à loyer élevé offrent à la spéculation
un champ beaucoup plus vaste, ne construira jamais
qu’exceptionnellement des logements ouvriers » (10).
Engels illustre ce tableau, très actuel encore dans
l’Italie d’aujourd’hui (et pas seulement en Italie), en
prenant l’exemple de Manchester, qu’il a longuement
étudié. Il y avait dans cette ville un quartier horrible,
appelé la petite Irlande, qui fut abattu vers 1840 en
raison d’une réorganisation de l’urbanisme et de la
construction d’une voie ferrée. Mais les misérables
travailleurs délogés ne furent pas hébergés dans de
meilleurs quartiers. Ils affluèrent dans un autre vieux
quartier, au sud de la route d’Oxford, et en 1872 une
inondation du fleuve qui traverse Manchester, le
117
Medlock, contraignit la presse à s’occuper de ce
quartier, dont on fit des descriptions terrifiantes.
AUJOURD’HUI
118
d’un terrain « à bâtir » par rapport au sol agricole
primitif dépend de 1* « attraction •> créée par le système
capitaliste vers les grandes agglomérations, elle naît en
fait de l’équipement de ces zones nues : routes, égouts,
électricité, eau, gaz, transports, etc. Comme l’industrie
du bâtiment devra y construire des logements
ouvriers, autrement dit à faible rentabilité, ou bien elle
se retire, ou bien elle exige que les municipalités ou
l’État prennent à leur charge ces ouvrages et ces
équipements d’« intérêt général » : aujourd’hui, c’est
l’État qui fait tout cela (souvent, par la suite, sa
bureaucratie l’oublie totalement), jusques et y compris
les bâtiments d’habitation.
Cette production de logements ne répond même
pas au besoin élémentaire de faire face au simple
accroissement démographique et d’accueillir les per
sonnes expulsées des vieilles habitations éparpillées
dans les villes, qui tombent en désuétude et en ruine.
Entre-temps le spéculateur immobilier a jeté les
yeux sur le centre, et empoigné l’arme commode de la
loi expropriatrice. Dans certaines zones des vieux
quartiers historiques, il s’agit de bicoques : aussi
l’édifice, même s’il est estimé selon ce qu’il rapporte,
comme dans un libre contrat de vente, est-il payé
quatre sous. C’est ce que l’on appelle sacrifier l’intérêt
privé du propriétaire immobilier à l’intérêt général,
celui de la radieuse transformation des cités modernes.
De la sorte le sol coûte peu, non pas à l’organisme
public, mais au spéculateur privé qui a su, grâce à ses
démarches assidues, faire tourner la machine rouillée
de la bureaucratie (il ne faut pas croire que ce soit
uniquement affaire de corruption : il s’agit en grande
partie de réveiller une couche qui autrement dort; il
s’agit surtout du jeu des pressions de parti, favorisées
par le régime parlementaire). Une marge énorme est
ainsi créée entre ce que la nouvelle construction a
119
coûté et ce qu’elle peut rapporter une fois vendue ou
mise en location.
Si toutes ces opérations avaient pour seul résultat de
flouer les propriétaires immobiliers, grands ou petits,
et ne provoquaient qu’un transfert de richesses de ces
derniers aux industriels promoteurs, où serait le
dommage pour la société? demandera-t-on sournoise
ment.
Le dommage réside tout entier dans le fait qu’on a
diminué le nombre de maisons et de pièces disponibles
pour les classes inférieures.
C’est un fait admis par les chiffres officiels que ce
que l’on construit en Italie ne suffit pas encore à
diminuer l’entassement moyen des personnes dans les
logements. Mais la moyenne se situe justement entre
les cas extrêmes de la maison de trente pièces pour un
grand seigneur, et de la pièce où végètent dix
membres (et il est des cas pires dans le Sud) des
classes travailleuses. Si la statistique permettait de
suivre les extrêmes, on verrait que les logements de
luxe se sont accrus puisqu’ils font l’affaire de la
spéculation, et que les logements « populaires » ont
diminué d’autant, compte tenu des démolitions aux
quelles on se livre pour « embellir » les villes. Il en
résulte que l’entassement de la classe ouvrière (pour
une part minime dans les habitations nouvelles, qui
finissent toujours par échoir à la moyenne bourgeoisie,
pour la majeure part dans les neuf dixièmes des
« taudis », qui resteront sur pied — nous en avons
pour des siècles) empire progressivement.
120
du fantomatique « intérêt général », n’opère en régime
capitaliste que dans le sens opposé et n’est qu’un des
piliers de ce régime.
Ni l’État dans sa monstrueuse complexité, ni aucun
de ses innombrables organes et bureaux, ne se « met
en mouvement » de sa propre volonté pour remédier à
un abus, et il ne saurait le faire. C’est toujours un
entrepreneur privé ou un groupe d’affaires privé qui
choisit l’endroit où donner le coup de pioche (et qui,
en vertu de la dynamique moderne d’autres secteurs,
extorque presque toujours à ce même État le capital
liquide à avancer).
Plus que jamais, ces prétendus mécanismes « pu
blics » et « sociaux » laissent le champ libre à l’initiative
toute-puissante du Capital.
Le prolétariat révolutionnaire ne doit donc pas
s’associer à l’admiration rhétorique pour le légendaire
<« coup de pioche purificateur », ni se laisser émouvoir
par les vantardises de tous les États au sujet de leurs
fameuses réalisations en matière d’urbanisme.
Il n’y aura qu’un seul coup de pioche utile, celui qui
s’attaquera aux pierres ensanglantées de ce que le
marxisme a défini comme Y édifice de l’État capitaliste.
ESPÈCE HUMAINE
ET CROÛTE TERRESTRE 5
122
classiques trains de dépenses budgétaires) par un
groupe privé qui a fait ses calculs et prévu un profit
extrêmement élevé.
Bien plus, alors que pour l’entreprise entièrement
privée le financement est onéreux et comporte un
risque important (éventualité d’un résultat défavo
rable, entraînant une perte au lieu du bénéfice es
compté), dans le cas des ouvrages et des entreprises qui
portent les saints stigmates du bien public, il est beau
coup plus aisé d’obtenir des fonds à de bonnes condi
tions, et il est exclu de manière quasiment mathématique
que le bénéfice soit, ne disons même pas négatif, mais
limité. En effet, pour les intérêts à payer et les dépasse
ments éventuels de la dépense prévue, il y a, dans ce cas,
moyen de les faire prendre en charge par le budget de
l’éternel contribuable, de sorte qu’on ferait tout aussi
bien de dire : ouvrage d’utilité privée et d’imposture
publique.
Cette question ne permet pas seulement de com
prendre certains développements récents de l’écono
mie capitaliste, vulgairement appelée économie contrô
lée ou dirigée3 et qui ne présente rien de nouveau
qualitativement ni d’imprévu quantitativement (même
si elle se répand de plus en plus); elle débouche sur la
problématique générale du marxisme vis-à-vis du
processus social, et sur la démonstration, de valeur
universelle, que parmi toutes les grandeurs dont fait
étalage l’époque capitaliste actuelle, aucune n’a eu
comme cause première et comme poussée motrice de
fin autre que l’intérêt de la classe dominante, de ses
membres ou de ses groupes, et jamais le bien-être
général de la société. La question dont nous parlions,
bien qu’en nous limitant aux travaux de transforma
tion des grandes villes, toujours plus vastes et tapa
geurs à l’époque contemporaine, toujours plus célébrés
et portés aux nues comme des chefs-d’œuvre de
123
civilisation et de sage administration, se relie à la
question de 1’ établissement des animaux-hommes sur la
terre, et à la solution, non pas civilisée et parfaite, mais
insensée et monstrueuse, qu’en donne le mode de
production capitaliste. Nous nous trouvons là en plein
dans le cadre des atroces contradictions que le
marxisme révolutionnaire dénonce comme propres à la
société bourgeoise d’aujourd’hui. Ces contradictions
ne concernent pas seulement la répartition des pro
duits du travail et les rapports qui en découlent entre
les producteurs, mais elles s’étendent de manière
indissociable à la répartition territoriale et géogra
phique des instruments et des équipements de pro
duction et de transport, et donc des hommes eux-
mêmes; à aucune autre époque historique, peut-être,
cette répartition n’a présenté des caractères aussi
désastreux, aussi épouvantables.
HIER
124
allons nous occuper dans un instant est un des
nombreux passages qui le montrent de façon éclatante.
Marx est en train de démontrer que toute valeur,
dans l’économie privée et marchande, doit être mesu
rée au travail humain social investi dans les « biens »
de tout type; par conséquent toute accumulation,
toute réserve de nouvelle valeur et de nouvelle
richesse, doit correspondre à un travail fourni et « non
consommé », c’est-à-dire à une différence marchande
entre le travail obtenu et la quantité de moyens de
subsistance laissée à la consommation du travailleur.
Au cours de cette grandiose démarche, il doit démon
trer que la richesse consommée non seulement par le
prolétaire et le capitaliste, mais aussi par le proprié
taire foncier, ne provient que de cette origine. En
termes économiques : la rente foncière n’est qu’wra
partie de la plus-value, retenue sur la valeur engendrée
par la somme des efforts sociaux des travailleurs.
Cette thèse doit éliminer une des thèses opposées,
provenant de l’école physiocratique, qui affirmait que
richesse et valeur peuvent surgir de la terre, avant
même que celle-ci ne reçoive l’apport du travail
humain.
Au stade historique actuel, et étant donné les
mesures de la terre, des populations et des aliments, il
faut faire justice de toute vision idyllique qui se
représente une humanité petite, sereine et naïve,
vivant des fruits qui lui tombent dans la bouche du
haut des arbres à végétation spontanée sous lesquels
elle repose en chantant et en s’embrassant. C’est,
dit-on, ce qui se passait à Tahiti et dans les autres
chapelets d’îles du Pacifique, où règne un éternel
printemps; mais les colons du capitalisme moderne y
sont arrivés à temps, et au lieu de l’amour gratuit à
l’air libre ils y ont importé l’amour mercantile et les
maisons closes. Comme disent justement les Français
125
(le jeu de mots est dans la prononciation) : civilisation
et syphilisation — papier-monnaie et spirochète pâle.
Marx traite ensuite du rapport entre l’homme et la
terre. Pour nous l’homme est Espèce ; pour ces
messieurs il est Personne.
Marx déclare tout d’abord — et nous ne l’avons pas
oublié — qu’il traite de la propriété de la terre telle
qu’elle se présente lorsque le mode de production
capitaliste est pleinement développé. Il sait bien que
dans la plupart des pays on trouve encore des vestiges
d’autres formes historiques de propriété de la terre : la
forme féodale, qui suppose que le producteur direct ne
constitue qu’un « simple accessoire de la terre (sous
forme de serfs, esclaves, etc.) » (1), et qui a donc
comme caractéristique la domination personnelle sur
des masses d’hommes; la forme de la propriété
parcellaire, qui suppose que les travailleurs agricoles
n’ont pas été « dépossédés de leurs moyens de
travail » (2) — terre, instruments de travail et réserves.
Marx fait donc abstraction de ces formes pré
capitalistes, et considère l’agriculture organisée sur la
base des éléments suivants : le propriétaire foncier, qui
reçoit périodiquement un loyer du fermier capitaliste;
le fermier, qui apporte le capital d’exploitation et paye
le salaire; la masse des ouvriers agricoles. Marx
déclare que pour effectuer sa recherche, il lui suffit de
considérer comme absolument analogues l’entreprise
capitaliste manufacturière et l’entreprise agricole, le
capitaliste qui produit des biens industriels et celui qui
produit des denrées : par souci de clarté, il réduit
même ces dernières au blé, nourriture essentielle des
peuples modernes. Il reste uniquement à expliquer la
126
fonction d’un troisième personnage, qui est absent (en
général) dans la manufacture, mais qui est toujours
présent dans l’agriculture capitaliste : le propriétaire
foncier. Et il reste à examiner la source de son
bénéfice, ou rente foncière.
Le développement du capitalisme impose l’élimina
tion des formes agraires féodales et de la petite
propriété, la libération de tous les serfs et la ruine
maximum des cultivateurs directs, qu’il déverse tous
dans le prolétariat sans terre ni réserves (les réserves
sont une provision d’objets de consommation, ou
d’espèces suffisantes pour les acquérir lorsqu’il n’y a
pas d’autre revenu). Toutefois, comme le montre
Marx, la seule forme de propriété du sol qui soit
compatible avec le plein capitalisme n’en est pas pour
autant une condition nécessaire de celui-ci. En d’autres
termes, la propriété foncière disparaîtra avant le
capitalisme industriel; ou encore, comme l’illustrent
magnifiquement des passages qui vont de VAnti-
Proudhon (3) de 1847 à l’une des dernières lettres de
Marx (lue à notre réunion de Milan, en sep
tembre) (4), la suppression de la propriété privée du
sol ne signifie pas le passage au socialisme.
« Toutefois, comme nous le verrons plus loin, la
propriété foncière se distingue des autres formes de
propriété : elle apparaît comme superflue et néfaste à un
certain niveau du développement économique, même du
point de vue de la production capitaliste » (5). Comme il
127
a été dit à Milan, le « plus loin « venait après la
dramatique parenthèse d’Engels qui ferme ce que
nous possédons du Livre III (au chapitre LU, alors
qu’ici nous sommes au chapitre XXXVII) : ici s'inter
rompt le manuscrit... Quant à nous, nous soutenons que
le couronnement de l’œuvre devait être le chapitre-
programme sur le passage social de la production
capitaliste au communisme.
Après ces explications, toujours nécessaires même si
elles se répètent, selon la méthode que nous avons
décidé d’appliquer, revenons à la définition marxiste
de la propriété de la terre, opposée à la pseudo-défini
tion de la philosophie idéaliste rapportée par Marx en
note. Il ne nous reste qu’à les transcrire :
« La propriété foncière suppose que certaines per
sonnes ont le monopole de portions déterminées du
globe dont elles peuvent disposer selon leur volonté
particulière exclusive, en dehors de toute autre per
sonne » (6).
Et maintenant la note : « Rien de plus comique que
le développement de Hegel sur la propriété privée du
sol. L’homme, en tant que personne, doit réaliser sa
volonté pour en faire l’âme de la nature extérieure ; il
doit donc prendre possession de cette nature comme
de sa propriété privée. Si c’est là la destination de « la
personne », de l’homme en tant que personne, il doit
s’ensuivre que chaque homme doit nécessairement
être propriétaire foncier pour pouvoir se réaliser en
tant que personne. La libre propriété privée de la terre
et du fonds — phénomène très moderne — n’est pas,
d’après Hegel, un rapport social déterminé, mais un
rapport de l’homme en tant que personne et de la
« nature », un « droit absolu d'appropriation de l'homme
sur toutes choses » (Hegel, Philosophie du droit, Berlin,
128
1840, p. 79). Il est clair, pour le moins, que l’individu
ne peut pas par sa « volonté » s’affirmer comme
propriétaire, face à la volonté d’autrui qui décide, elle
aussi, de se concrétiser dans la même parcelle du
globe. Pour cela, il faut bien autre chose que la bonne
volonté [Marx, employant avec une fine ironie le jargon
hégélien, dont il est parfaitement maître depuis 1840,
veut dire : pour cela, il faut une bonne volée de coups de
bâton]. De plus, on ne voit absolument pas à quel
endroit la « personne » fixera une limite à la concréti
sation de sa volonté, s’il faudra à l’existence de sa
volonté tout un pays pour se réaliser ou si elle aura
besoin d’une quantité de pays pour manifester, en se
les appropriant, « la souveraineté de ma volonté en face
de la chose » (p. 80). A cet endroit, d’ailleurs, Hegel est
près de se rompre le cou pour tout de bon. « La prise
de possession est tout à fait individuelle; je ne m'appro
prie pas plus que ce que je touche avec mon corps, mais le
fait qui suit immédiatement est que les choses extérieures
ont davantage d'extension que ce que je suis capable de
saisir. A cette possession est lié un autre fait; l'appro
priation s'opère par la main, mais le domaine de celle-ci
peut être élargi » (p. 90). Cet autre objet est lié à
d’autres encore; ainsi disparaît la limite fixée à ma
volonté en tant qu’âme pour se répandre dans le sol.
« Si je possède quelque chose, ma raison a tendance à
considérer que m'appartient non seulement ce que je
possède directement, mais encore ce qui est en connexion
avec lui. La parole est ici au droit positif, car le concept
ne me permet point d'autres déductions » (p. 91). Voilà
un aveu extraordinairement naïf « de ce concept »
[continue Marx]; il prouve que le concept qui dès
l’abord joue le tour de tenir pour absolue une
représentation juridique fort précise de la propriété
foncière qui appartient à la société bourgeoise, ne
conçoit en fait « rien du tout » des véritables structures
129
Espèce humaine et croûte terrestre. 5.
de cette propriété foncière. En même temps, ce texte
contient l’aveu que le « droit positif » peut et doit
changer ses constatations avec la modification des
besoins de l’évolution sociale, c’est-à-dire écono
mique » (7).
Ici se termine la très importante note de Marx. La
spéculation idéaliste cherche le vain rapport entre la
Personne et la chose-terre, et le décrit comme une
projection, à partir de la première, de mystérieux
fluides magnétiques émanant de la volonté. Le mar
xisme élimine d’abord le fétiche de la personne; il
cherche à étudier le processus historique, extrême
ment variable, des rapports entre l’homme, en tant
qu’espèce et en tant que société, et la production
agricole; enfin il établit positivement ce processus
dans sa réalité de rapport entre les classes, c’est-à-dire
entre des hommes qui, dans la production rurale, ont
des tâches diverses et se répartissent différemment le
produit et les bénéfices. Super-impuissance de la
philosophie et de tous les philosophes bourgeois !
Ces passages de Hegel, et la rude mise au point de
V écolier Karl, mettent bien en relief à quel point les
criailleries importunes des marxistes stalino-turinois (8)
puent l’hégélianisme. Lorsqu’un soi-disant marxiste a
sacrifié à ces deux thèses de malheur : la dignité de la
Personne humaine d’un côté, et le partage de la terre
entre les paysans de l’autre, pas la peine de l’attendre à
la troisième connerie : il a déjà tout renié.
Dans le chapitre étudié, donc, Marx ne fait que survo
ler l’histoire de l’occupation, de Y organisation de la terre
par l’homme, avant l’actuelle phase capitaliste. Toute
fois, il explique au début qu’il n’y a pas qu’un simple
(7) Op. cit., pp. 9 et 10. Pour plus de clarté, nous avons mis en
italiques les passages de Hegel cités par Marx.
(8) Autrement dit, du gramscisme.
130
« droit de surface » dans ce que le droit positif actuel
établit comme propriété du sol, transmissible par
échange contre de l’argent. Il s’agit d’un stade de la
disposition des installations humaines dans la
« croûte » terrestre, autrement dit dans une couche qui
s’étend au-dessus et au-dessous de la surface du sol.
En effet, Marx signale non seulement que dans
l’expression de terre il inclut les eaux en tant qu’elles
font l’objet d’une utilisation économique, mais que
dans le développement de la théorie de la rente
foncière il traite de la rente perçue non seulement sur
la culture des champs, mais aussi sur les mines, les
terrains à bâtir, les constructions et toute autre
installation fixée au sol, qu’elle se trouve au-dessus ou
au-dessous de la surface.
L’utilisation de toutes ces formes exige l’apport
d’un capital financier pour semer, labourer, récolter,
construire, creuser, édifier, etc. Le droit « cadastral »
qui attribue chaque bout de terrain à son propriétaire,
établit que l’entrepreneur qui a réuni le capital ne peut
se mettre au travail s’il n’obtient pas la permission de
franchir le périmètre et de se mettre à l’œuvre avec
tous ses salariés et employés. Il ouvre ainsi une brèche
temporaire dans le monopole du propriétaire, auquel le
« droit positif » — exception faite de cette suprême
finesse qu’est l’expropriation forcée — ne pourrait
interdire de se mettre en plein milieu sur sa chaise
longue, le ventre au soleil (ou à la lune), et protégé par
une enceinte ou une série de panneaux : entrée
interdite. Un monopole, donc, et non une propriété
comme celle des objets de consommation. Or la
permission de rompre ou d’interrompre le monopole
se paye : et en effet l’entrepreneur capitaliste verse un
loyer annuel. Son gain sera diminué d’autant; il
déduira cette somme du profit total qu’il aura après
avoir payé mille pour le labour et vendu pour deux
131
mille le blé. Donc la terre par elle-même, et même les
calories dont le soleil l’irradie ne donnent rien à
l’homme à la chaise longue; et pourtant il empoche
une rente, qui a été soustraite sur la valeur-travail
produite par ceux qui présentent le dos, et non le
ventre, aux rayons brûlants du soleil et qui déchirent,
ruisselants de sueur, le ventre fécondable de la terre,
vierge et non mère.
Marx démontre que la loi de la baisse du taux de
profit du capital, en plus de tous les autres facteurs,
élève au maximum la valeur du monopole foncier, et
que l’élévation maximum se produit pour les formes
qui ne sont pas purement agraires, comme les mines et
les terrains à bâtir, surtout aux abords des grandes
villes.
Avant de poursuivre, et d’arriver avec Marx à la
démonstration que le rapport moderne entre les
hommes et la terre est le pire de tous pour ce qui est
des types d’utilisation, autrement dit d’« équipe
ment » de l’écorce terrestre au moyen des installations
les plus diverses, nous retracerons très rapidement
l’histoire de sa conquête par l'homme. Nous n’y
rechercherons évidemment pas l’empreinte médium-
nique d’actes de la volonté, mais les effets physiques
du travail et de l’effort des générations, accomplis non
parce qu’au commencement était la raison ou la
conscience, mais parce qu’au commencement était le
besoin, et qu’aux divers stades de son développement,
la collectivité humaine pourvut de manières différentes
à sa sécurité, à sa vie et à sa multiplication, en une
succession diverse de réussites et de catastrophes.
L’homme n’est pas le seul animal qui laisse une
trace sur la croûte terrestre, et ne se borne pas à la
parcourir d’un pied léger effleurant à peine la surface
et n’y laissant guère plus de trace que le poisson qui
nage dans l’eau ou l’oiseau qui vole dans les airs. En
132
un sens l’homme est inférieur, et le rêve de Léonard
de Vinci n’a pas encore réussi à le détacher du sol par
sa seule force musculaire et sans l’aide de véhicules —
qui, du reste, furent inaugurés par un mouton. Dans
l’eau, malgré son bathyscaphe fait des meilleurs aciers,
Piccard n’a pu effectuer qu’une descente de quelques
centaines de mètres, alors que la vie palpite dans les
profondeurs sous-marines et y est peut-être née. Sur
la croûte solide, l’homme a peut-être la primauté sur
les autres espèces zoologiques, mais il n’a pas été le
premier à laisser des empreintes ou à dresser des
bâtiments : de nombreux animaux parcoururent le
sous-sol en perçant des galeries, et la mystérieuse
plante-colonie animale, le corail, a construit avec ses
cadavres calcaires plus que nos édifices : de véritables
îles que nous considérons comme partie intégrante du
squelette géophysique.
Le premier homme fut nomade tout comme les
bêtes, et n’eut par conséquent aucun intérêt à faire des
« installations fixes », de telle sorte que ses premiers
actes de volonté, comme aurait dit Hegel, ne donnèrent
pas d'âme au sol, à la glèbe ou à la roche, mais
uniquement à une branche arrachée pour servir de
massue ou à une pierre taillée pour servir de hache.
Par contre, il avait déjà été précédé par d’autres êtres
« colonisateurs » de la croûte terrestre et auteurs
d’« ouvrages stables », et pas seulement par des êtres
fixes, mais dans certains cas par des êtres doués de
mouvement, s’il est vrai que le castor a une habitation
et l’éléphant un cimetière.
Laissons le nomade qui ne laisse sur la croûte
terrestre que des traces fugitives et bientôt dispersées,
et venons-en aux premières sociétés sédentaires. Loin
de nous l’idée d’en retracer l’histoire; il fallut des
millénaires pour que, sous la pression de l’accroisse
ment démographique et grâce aux premières res
133
sources techniques du travail, apparaissent des cons
tructions véritables dépassant la tente du Bédouin ou
la cabane de glace du Lapon. L’homme se mit à
creuser la terre pour en extraire avant tout les pierres
et les ciments qui lui servirent à construire sous terre
les premières maisons et les premiers édifices, et il
imprima sur la croûte sauvage les premières routes, les
canaux, les nombreux camps et les pistes qui résis
tèrent aux siècles ou furent arrachés et emportés par le
temps.
Tant que la production prédominante fut la produc
tion agricole, que la densité de la population fut basse,
les besoins limités (bien que se fût déjà affirmée
l’exigence d’emplacements territoriaux fixes et la
nécessité de les défendre non seulement contre les
calamités naturelles, mais aussi contre l’attaque, l’in
vasion ou la destruction par d’autres groupes
humains), et tant que l’échange de produits de la terre
resta à un stade embryonnaire, le type d’« équipement
de la croûte terrestre » par les sociétés humaines
conserva les traits d’une intervention peu profonde.
La plus grande partie, et de loin, de l’espace nécessaire
aux peuples ne subit pas d’autres interventions que la
culture, qui n’implique le défoncement du terrain que
sur quelques dizaines de centimètres. Il convenait
évidemment de négliger les terrains peu fertiles ou
trop exposés aux dangers d’inondations, à l’insalu
brité, aux vents, aux marées, à la sécheresse, situés à
trop grande altitude, etc. Entre les champs cultivés,
quelques habitations rudimentaires où vivaient les
agriculteurs, un modeste réseau de chemins à parcou
rir à pied ou encore à cheval, de rares ouvrages
hydrauliques pour seconder la technique rurale... De
temps en temps un château où résidait un seigneur ou
un chef militaire et, s’installant peu à peu autour de
lui, les maisons villageoises des premiers artisans. Au
134
moyen âge, plus encore qu’à l’époque classique, les
villes sont rares, peu peuplées, distantes les unes des
autres, et reliées par des routes peu sûres que
parcourent de lents véhicules tirés par des animaux;
aussi anciennes que soient les entreprises, parfois
stupéfiantes, de certains peuples de marins, les cités
maritimes et portuaires n’ont pas une grande impor
tance, au moins jusqu’au xne siècle, étant donné la
faible incidence de trafic maritime sur l’économie
générale.
La population dispersée Remportait nettement sur la
population agglomérée.
Nous connaissons bien ce morceau — l’un des plus
balourds — de la symphonie idéaliste : c’est l’agglomé
ration urbaine qui a développé l’école, la culture, la civi
lisation, la participation du peuple tout entier à la vie
politique, à la liberté, à la dignité de la personne
humaine! Nous en sommes toujours là: plus on voit
d’individus entassés par milliers et par millions dans
des clapiers puants, des abattoirs militaires, des
casernes et des prisons, plus on en voit réduits en
bouillie, à cause de leur concentration même, par les
bombes atomiques ou non, et plus l’adoration phari-
sienne de Y Individu répand son infection.
Avant tout, l’agglomération urbaine a développé les
maladies et les épidémies, la superstition et le fana
tisme, la déchéance physique et criminelle, la forma
tion du lumpen-prolétariat et d’une pègre pire que les
bandits de grand chemin d’un siècle auparavant, la
montée effrayante de toutes les statistiques de la
délinquance; sur ce plan, les pays avancés et riches
l’emportent sur les pays arriérés et la palme revient à
ceux où se trouvent les plus grandes unités urbaines.
Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la situation
actuelle des masses rurales, rares étant les exemples
d’un véritable prolétariat agricole qui soit bien logé
135
dans des habitations modernes réparties sur le terri
toire, et non aggloméré à son tour dans des villes de
plus de cinquante mille habitants. Quant au petit
exploitant direct qui habite une maison-cabane sur son
petit lopin de terre, il nous offre moins que tout autre
l’image du souhaitable. Sur cette couche de la
population, objet aujourd’hui de toutes les adorations,
des fascistes à la fausse gauche démocratique ou
stalinienne en passant par le centre catholique, voici ce
que disait Marx :
« La petite propriété [foncière] crée une classe de
barbares presque en marge de la société, unissant la
grossièreté des formes sociales primitives à tous les
tourments et toutes les misères des pays civilisés » (9).
Mais (et l’on pourra en temps utile compléter la
description de ce tableau) les résultats de la grande
propriété rurale et de l’industrie moderne ne sont
guère plus brillants. La première aboutit à la réduc
tion progressive de la population agricole et de la
fertilité du sol, la seconde détruit « la force de travail,
donc la force naturelle de l’homme » (10). En cela,
ajoute Marx, elles se donnent la main. Et pour lui
comme pour nous, la grossièreté saine et vigoureuse
des peuples barbares était moins funeste que la
dégénérescence des masses à l’époque capitaliste, que
nos ennemis désignent du terme de civilisation — bien
employé ici, et au sens propre, car il veut dire mode de
vie urbain, mode de vie propre à ces grands monstres
agglomérés que sont les métropoles bourgeoises.
AUJOURD’HUI
136
ment social, mais uniquement de la base « technique »
de l’organisation du sol, qui tend à transformer celui-
ci, à peine égratigné pour les besoins de l’agriculture,
en un espace réellement équipé de toutes les installa
tions générales qui servent à créer la plate-forme des
complexes urbains; en un espace, autrement dit, qui
possède des routes, des égouts, des équipements pour
la distribution de l’eau, de l’électricité et du gaz, des
installations d’éclairage et de chauffage, des communi
cations et des transports publics de tout genre. Jusqu’à
l’époque antique, les espaces laissés par les cités
déchues ou rasées par des dévastations restent, malgré
la plus basse densité des équipements et leur plus
faible enracinement dans le sous-sol, arides et inaptes
à toute culture, telles des enclaves de désert au milieu
des champs cultivés. Ainsi l’extension de la ville au
détriment de la campagne, qui accompagne l’afflux
des hommes dans la première, entraîne une manière
très différente et bien plus profonde de transformer la
croûte terrestre, et ce fait technique nouveau engendre
les nouveaux rapports économiques de valeur et de
rente définis par Marx et Engels, ainsi que les
rapports sociaux — et les programmes de révolution
sociale.
Aux dires des techniciens modernes, le système des
grandes concentrations est « économique » du point de
vue des dépenses nécessaires, dans tous les sens, pour
« installer la population sur son territoire ». Mais
« économique », pour eux, signifie adapté au profit et
au monopole de la classe dominante. Ils éclateraient de
rire en voyant proposer une organisation dispersée et
plus uniforme, et prétendent que la ramification, bien
différente dans ce cas, de tous les systèmes d’adduc
tion et d’évacuation pour les habitations et les
personnes, occasionnerait des frais exagérés. Mais le
nec plus ultra de la prosopopée est réservé à la science
137
appliquée, qu’on prétend animée d’un progrès inces
sant alors qu’elle est de plus en plus réduite, sous la
pression de l’affairisme, à un ramassis de mensonges,
de calculs et de déductions consciemment erronées, et
à un effroyable enchevêtrement de superstitions et de
lieux communs.
L’Italie, pays extrêmement peuplé, a plus de cent
cinquante habitants en moyenne au kilomètre carré.
Mais dans les villes, ou du moins dans le centre des
villes, il y a quatre cents habitants par hectare, soit
quarante mille au kilomètre carré, ceci sans considérer
les cas les plus désastreux; la densité y est donc plus
de deux cent cinquante fois supérieure à la moyenne,
et le rapport est encore plus élevé si l’on compare la
moyenne de la densité urbaine à la moyenne rurale.
Alors que la <« politique économique » du capitalisme
tend à exaspérer encore cette terrible contradiction, la
politique révolutionnaire l’attaquera de front avec des
mesures radicales.
La technique moderne prétend avoir réalisé des
chefs-d’œuvre avec les équipements unitaires massifs
qui permettent d’approvisionner une ville en eau, de
l’éclairer, de faire fonctionner ses transports conges
tionnants, d’entretenir ses rues, d’enlever ses ordures
en les détruisant pour les rendre inoffensives, autre
ment dit en minéralisant la partie organique, ou en les
transportant à de grandes distances, dans les grands
fleuves ou dans la mer; et naturellement, elle méprise
le type d’organisation rural dans lequel chaque ferme,
ou chaque groupe de fermes, recourt à des moyens
presque « naturels » pour résoudre des problèmes tels
que l’approvisionnement en eau ou le service d’écoule
ment des ordures.
Le jeune licencié frais émoulu de l’université et
lecteur de revues à la mode ferait donc la grimace s’il
lisait le passage suivant d’Engels (La question du
138
logement, 1872), et le condamnerait comme arriéré et
« dépassé » par l’histoire et par les géniales applica
tions modernes. Engels répond à ceux qui avaient
traité d’utopie l’abolition de l’opposition entre la ville
et la campagne sous prétexte que cette opposition est
naturelle ou, plus exactement, est une conséquence de
l'histoire :
« La suppression de l’opposition entre la ville et la
campagne n’est pas plus une utopie que la suppression
de l’antagonisme entre capitalistes et salariés. Elle
devient chaque jour davantage une exigence pratique
de la production industrielle comme de la production
agricole. Personne ne l’a réclamée avec plus de force
que Liebig(ll) dans ses ouvrages sur la chimie
agricole dans lesquels il demande en premier et
constamment que l’homme rende à la terre ce qu’il
reçoit d’elle et où il démontre que seule l’existence des
villes, notamment des grandes villes, y met obs
tacle » (12).
Liebig! dira notre jouvenceau, quelle vieillerie! Il
lui manquait toutes les données que nous avons
aujourd’hui, après un siècle ou presque de recherches
dans tous les domaines, chimiques, biologiques et
agronomiques! Liebig est cité aussi par Marx, et si
aujourd’hui encore on peut lui faire plus confiance
qu’aux universitaires modernes, c’est qu’en plus de
toutes les expériences actuelles il lui en manquait une
(11) Justus von Liebig (1803-1873). Savant agronome allemand,
auteur de plusieurs traités d’agronomie. Comme l’auteur le fait
remarquer un peu plus loin, Liebig est cité à plusieurs reprises dans
les Livres I et III du Capital par Marx, qui écrit notamment : « C’est
un des mérites immortels de Liebig d’avoir fait ressortir amplement
le côté négatif de l’agriculture moderne au point de vue scientifique.
Ses aperçus historiques sur le développement de l’agriculture,
quoique entachés d’erreurs grossières, éclairent plus d’une question
[...] » {Le Capital, Livre I, Éditions Sociales, tome II, p. 181).
(12) La question du logement, op. cit., pp. 113-114.
139
particulièrement notable : celle des primes et des
traitements distribués... par Montecatini(13) ou Agfa.
♦ Quand on voit qu’ici, à Londres seulement, on
jette journellement à la mer, à énormes frais, une plus
grande quantité d’engrais naturels que n’en peut
produire tout le royaume de Saxe, et quelles formi
dables installations sont nécessaires pour empêcher
que ces engrais n’empoisonnent tout Londres, alors
l’utopie que serait la suppression de l’opposition entre
la ville et la campagne se trouve avoir une base
merveilleusement pratique. Berlin lui-même, relative
ment peu important [mais certainement pas aujourd'hui,
en 1952\> étouffe dans ses propres ordures depuis au
moins trente ans. D’autre part, c’est une pure utopie
de vouloir, comme Proudhon, bouleverser l’actuelle
société bourgeoise en conservant le paysan tel qu’il est.
L’abolition du mode de production capitaliste étant
supposée réalisée, seules une répartition aussi égale
que possible de la population sur tout le territoire et
une étroite association des productions industrielle et
agricole, avec l’extension des moyens de communica
tion rendue alors nécessaire, sont en mesure de tirer la
population rurale de l’isolement et de l’abrutissement
dans lesquels elle végète, presque sans changement
depuis des millénaires » (14).
Il ne faut pas considérer comme dépassée la thèse
de Liebig d’après laquelle le cycle de rotation de la
matière organique nécessaire à la vie devient défici
taire si l’on renonce aux déjections humaines, et en
partie animales. Or ce renoncement est aujourd’hui un
fait acquis, que l’on justifie au nom d’une hygiène
urbaine artificieuse ; celle-ci s’opposerait aux préceptes
du profit spéculatif si elle mettait en doute la nécessité
140
d’entasser d’immenses masses humaines à l’intérieur
de zones au sous-sol équipé par le réseau des services
urbains, et de les contraindre à une respiration de
« poumons d’acier ». Toutes les recherches modernes
sur les perspectives de la production alimentaire,
tenant compte de la croissance de la population, de
l’étendue des terres cultivables et du calcul énergétique
de la chaleur et du chimisme disponibles, concluent
à la carence prochaine de nourriture. La seule com
pensation possible serait constituée par le « planc
ton » des eaux de mer, c’est-à-dire par les corpuscules
des petits animaux aquatiques qui peuplent les mers,
dont on extrairait, grâce à des moyens appropriés, une
espèce de conserve en boîte. On peut également
prévoir que grâce à des transformations infra-ato
miques la chimie réussira à effectuer la synthèse de
pilules nutritives (on connaît la réponse de cette dame
à qui l’on expliquait que dans l’avenir les enfants se
feront en laboratoire : c’est vraiment admirable, mais
je crois que l’on reviendra toujours avec plaisir à
l’ancien système!). Mais le fait est qu’à part ces visions
futuristes le cycle terre agricole — animaux —
hommes est aujourd’hui déficitaire, surtout pour les
substances azotées. Pourquoi donc négliger les pertes
énormes dues aux systèmes actuels de stérilisation des
déchets (pour stériliser, il suffit d’une forte dilution et
de quelques heures) alors que les réserves minérales
d’engrais sont pour certains types en voie d’épuise
ment? L’espèce humaine détruit ainsi des masses
innombrables de calories du secteur vital, comme elle
le fait avec la conservation des morts. Rassurez-vous :
nous ne voulons pas comme les nazis industrialiser les
cadavres : de toute façon, la somme des déjections
d’un homme au cours d’une vie moyenne représente
environ 300 fois le poids de son corps; mais en
remplaçant les cimetières par un autre dispositif,
141
même minéralisant, on gagne du terrain cultivable :
aujourd’hui, ce serait pour les promoteurs un alléchant
terrain à bâtir; mais qu’ils ne se fassent pas d’illu
sions : ce n’est pas pour eux que nous rompons cette
lance.
Lorsque nous prévoyons les premiers « projets »
unitaires en vue d’en arriver à un réseau uniforme
d’équipement de la croûte terrestre dans lequel
l’homme ne serait plus ni paysan ni citadin, nous nous
situons donc, avec Marx et Engels, non pas sur le
terrain de l’utopie ou de vagues hypothèses, mais dans
le cadre d’un programme post-révolutionnaire et post
capitaliste précis. Que la démocratie bourgeoise pousse
des cris d’horreur si à toutes les libertés du citoyen
nous voulons ajouter la liberté... d’engraisser la terre.
Quant à elle, elle l’a réduit à renoncer à la liberté de
respirer. Le brouillard noir qui s’est abattu sur la
grande ville de Londres a paralysé pendant des
semaines toute activité, car il déposait dans les
poumons de ceux qui s’aventuraient dans les rues la
fine poussière de charbon que sécrètent les milliers de
cheminées concentrées autour de la métropole, et
rendait parfaitement inutiles les magnifiques systèmes
d’éclairage, de transport, ainsi que toutes les usines et
autres lieux de travail; si bien que les voleurs et les
voyous en ont largement profité.
Nous sommes donc bien au-delà de l’équilibre entre
les « intérêts » de l’homme de la ville et ceux de
l’homme de la campagne dont il est question dans les
dernières déclarations de Staline (15). Il s’agit là d’un
objectif que le capitalisme poursuit en vain, alors que
celui de la révolution socialiste est de dépasser les
classes sociales, et donc de supprimer la possibilité que
142
des groupes sociaux s’assurent améliorations et bien-
être au détriment d’un autre groupe.
La question n’est plus de répartir le produit d’une
entreprise aussi irrationnelle que la croûte de notre
planète telle que l’ont voulue le système capitaliste et
les effets de sa prétendue modernisation des systèmes
plus anciens. Il ne s’agit plus d’économie, entendue
comme une querelle autour d’une richesse marchande
ou monétaire. Il s’agit, physiquement, d’introduire un
type d’équipement technique du sol et du sous-sol
totalement différent ; peut-être y laissera-t-on sur pied
çà et là, à des fins archéologiques, quelque chef-
d’œuvre de l’époque bourgeoise, afin que ceux qui
auront mené à bien l’œuvre séculaire commencée avec
l’explosion révolutionnaire mondiale, se souviennent.
ESPACE CONTRE CIMENT 6
144
son ventre, sur lequel on a reporté quarante mil
lions de fois le mètre-étalon de platine conservé à
Paris à l’institut International des Poids et Mesures.
Comment ont-ils fait pour passer sur l’eau? Mais
laissons le ton de la plaisanterie et cessons d’imiter
ceux qui parlent de façon inintelligible pour le plaisir,
et pour qu’on dise d’eux : Quelle culture! On n’y
comprend vraiment rien! Cette obscurité est à la base
de la gloire de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des
grands hommes.
Donc, au moyen d’un petit calcul (cours moyen
première année), on établit que la surface de la Terre
est de cinq cents millions de kilomètres carrés. Les
mers en occupent plus des deux tiers et, pour se
promener à pied sec, il reste à peine cent cinquante
millions de kilomètres carrés. Là-dedans il y a les
calottes glaciaires, les déserts, les très hautes mon
tagnes ; on peut donc estimer qu’il reste pour l’espèce
humaine — la seule qui vit désormais dans toutes les
parties du globe, avec ses animaux domestiques —
environ cent vingt-cinq millions de kilomètres carrés.
Comme aujourd’hui les livres disent que « nous
sommes » 2 500 millions, nous les animalcules hu
mains qui fourrons notre nez partout, il est clair
qu’efl moyenne notre espèce dispose d’un kilomètre
carré pour vingt de ses membres.
A l’école, on dit donc : densité moyenne de la
population des terres habitées : vingt âmes (en fait on
ne compte pas les cadavres des morts, qui sont bien
plus nombreux) au kilomètre carré.
Nous avons tous l’idée de ce que représentent vingt
personnes; quant au kilomètre carré, ce n’est pas
difficile à se représenter. Nous sommes à Milan : c’est
l’espace occupé par le Parc entre l’Arc du Simplon et
le château Sforza, Arène comprise. Puisque cinquante
mille personnes réussissent à s’entasser dans le stade
145
de l’Arène pour les grandes parties de football, un
kilomètre carré peut contenir, avec une foule compacte
(meetings de Mussolini, Togliatti et autres) cinq
millions d’âmes — en peine —, soit plus que la
population réunie de Milan, Rome et Naples,
250000 fois plus que la densité moyenne sur la
terre.
Ainsi, si les vingt malheureux hommes moyens
symboliques se plaçaient aux intersections d’un filet à
mailles égales, ils se trouveraient à 223 mètres les uns
des autres. Ils ne pourraient même pas se parler.
Quelle catastrophe si c’était des femmes, et encore
plus si c’était des candidats au Parlement !
Mais l’homme n’est pas cloué au sol comme les
arbres, ni amassé en colonies comme les madrépores
dont nous parlions l’autre fois et, en se déplaçant de
mille manières, il s’est établi de façon très irrégulière
dans les différents espaces qui constituent l’écorce de
la planète.
En Italie, la densité de la population est de 140 per
sonnes au kilomètre carré, dont sept fois plus que la
moyenne générale. La province la plus peuplée est
celle de Naples : 1500 habitants au kilomètre carré, 55
fois la moyenne de la terre. Les pays de plus forte
densité en Europe (et dans le monde) sont la Belgique,
la Hollande et l’Angleterre (l’Écosse mise à part) qui
tournent autour de 300, c’est-à-dire 15 fois la densité
moyenne. Le pays d’Europe à la densité la plus basse
est, avec la Suède et la Norvège, la Russie : 29 ha
bitants au kilomètre carré pour la partie européenne,
à peine plus que la moyenne mondiale.
La densité des divers continents est : 53 pour
l’Europe, 30 pour l’Asie. Mais ensuite, il y a une chute
impressionnante au-dessous de la moyenne : Amérique
Centrale et Amérique du Nord 8,5; Afrique 6,7;
Amérique du Sud 6,3; Australie-Océanie 1,5. On
146
arrive donc à treize fois moins que la densité moyenne
mondiale.
La densité des États-Unis est de 19, inférieure donc
à celle de la Russie européenne (c’est-à-dire jusqu’à
l’Oural et au Caucase). Cela coïncide parfaitement
avec la moyenne de la terre : est-ce pour cette raison
qu’ils la veulent toute pour eux?
Cela dit, aux U.S.A. la population est répartie de
manière extrêmement inégale : même sans tenir
compte des petits districts, on passe de 0,5 dans le
Nevada désertique à 240 dans le fourmillant New
Jersey, qui est un peu moins grand que la Lombardie.
Notons enfin que pour la R.S.F.S.R., qui comprend
la Sibérie, la densité de population est de 6,8
seulement. Quant à l’ensemble de l’U.R.S.S., sa
densité est de 9 habitants au kilomètre carré, et la plus
peuplée des républiques fédérées est l’Ukraine, située
à l’ouest, avec 70 habitants au kilomètre carré.
147
plus ardus. Même si l’on fait le total des populations
des villes qui dépassent un certain seuil choisi
arbitrairement, disons 5000 habitants, la conclusion
est faussée par le fait que l’on dispose des chiffres des
communes. Or, à Rome, par exemple, où la commune
est bien plus grande que la ville, le chiffre comprend
une partie de population éparpillée. En revanche, pour
Londres, où la commune est bien plus petite que la
ville, le chiffre comprend toute la population agglomé
rée, et il faut donc ajouter, en totalité ou en partie, la
population du « Grand Londres ». Hasardons un
chiffre : si l’on considère toute la Terre, on peut dire
qu’un cinquième de la population vit dans les villes,
compte tenu du fait que cette proportion est égale à
zéro dans le centre de l’Afrique, alors qu’en Belgique
au moins quatre personnes sur dix vivent dans les
villes.
Quoi qu’il en soit, voici les nouveaux chiffres qui,
vu le nouvel ordre de grandeur, sont exprimés normale
ment par rapport à l’hectare, mais que nous continue
rons à donner par rapport au kilomètre carré (soit cent
fois plus). Le Grand Londres (que des projets en
cours continuent de dilater selon le système des villes
satellites, qui comprennent chacune cinquante mille
habitants environ et se trouvent à une distance
moyenne de vingt kilomètres du centre historique)
accueille sur ses 600 kilomètres carrés huit millions et
demi d’habitants. Densité : 14000. Mais à Londres on
respire encore, sauf dans les anciens quartiers, cras
seux, des Juifs, des Chinois et des Italiens. La ville la
plus engorgée d’Italie, Naples, entasse dans une zone
urbaine de 800 hectares, soit 8 kilomètres carrés, pas
moins de 600 000 habitants, sur le million que compte
la commune administrative, à laquelle se sont agrégées
des communes voisines : la densité atteint le chiffre
presque inhumain de 75000 habitants au kilomètre
148
carré, soit 3750 fois la moyenne de la terre. Même si
l’on ne considère que la commune de Naples avec ses
12 quartiers traditionnels, et sans tenir compte donc
des « villages », la densité est encore de 45 000 habi
tants au kilomètre carré, soit le triple de celle de
Londres. Si l’on considère un modèle abstrait, genre
ville du xixe siècle, avec des maisons d’habitation de
cinq étages et des rues assez larges occupant les quatre
dixièmes de la superficie totale, un calcul technique
simple montre que chaque local ou « pièce » utilise
environ 5 mètres carrés « couverts » et 3 mètres carrés
« urbains » (2). Mais seule une pièce sur trois est
destinée au logement ; en moyenne (en Italie), chaque
pièce héberge une personne et demie (par exemple,
une famille de six membres a quatre pièces). Donc,
chaque habitant dispose, pour ainsi dire, d’environ
16 mètres carrés dans la ville compacte, ce qui, hygié
niquement parlant, est à peine tolérable. Nous retrou
vons donc la densité de 60 000 habitants au kilomètre
carré. Là où il y a des jardins, des parcs, etc., en plus
des rues et des places, la densité s’améliore, c’est-à-
dire baisse.
Donc le processus historique qui a entassé les
hommes de mille façons dans les villes des pays
avancés moyens les a amenés d’une densité nationale
de l’ordre de 200 personnes au kilomètre carré (pour
l’Europe centrale, qui est la plus peuplée) à une
densité urbaine qui, dans la meilleure des hypothèses
149
— dans le cas de véritables cités-jardins — dépasse
20000 habitants au kilomètre carré, soit cent fois plus
que dans le pays tout entier, mille fois plus que la
moyenne de la terre.
Nous savons que cet entassement trouve presque
entièrement son origine dans les effets de l’époque
capitaliste. Les régimes précapitalistes se contentaient
en effet de villes peu nombreuses et qui n’avaient rien
d’immense, dominant des myriades de villages ruraux.
Mais le capitalisme ne veut toujours pas s’arrêter, et
en fait, dans ce domaine comme dans tous les autres, il
ne le peut pas. C’est même ce phénomène très
important qui le définit. Ce sont en effet les mesures
quantitatives qui comptent, et non les étiquettes
qualitatives, politiques et propagandistes. Tout ce qui
réduit l’espace de l’homme est capitalisme.
La cité radieuse.
Il y a eu en effet quelqu’un qui a pensé et —
malheureusement — fait encore mieux : c’est le sieur
Charles-Édouard Jeanneret, de Genève, architecte de
son métier. Mais qui est donc ce monsieur? Un
instant, vous le connaissez aussi : les grands hommes
changent leur nom, et le nom sous lequel celui-ci est
connu dans le monde entier est Le Corbusier.
Le citoyen Le Corbusier fait partie de cette
catégorie d’intellectuels compagnons de route qui
constitue à elle seule un phénomène suffisant pour
vous dégoûter des gros partis qui s’appelaient naguère
prolétariens et communistes. On dit en effet grand
bien de lui et, qui pis est, de ses théories et de ses
méthodes, dans la presse soviétique et dans tous les
journaux et revues qui en sont la projection dans le
monde, comme on disait d’ailleurs autrefois grand
bien de lui dans la presse fasciste et nazie. En outre on
150
encourage les imitations et les applications de son
style, dont certaines font les charmes de l’immense
Moscou, fille de dix types différents d’organisation
humaine, qui s’étend souverainement sur des espaces
grandioses et dont, qui plus est, la force de domination
résida toujours dans la distance et l’espace, la cons
truction basse et espacée dont l’incendie arrêta la
vague empoisonnée du capitalisme en culbutant Bona
parte dans la Bérézina.
Aujourd’hui, Moscou ne peut faire moins que de
rivaliser avec New York. Mais gratte-ciel et paranoïa à
la Le Corbusier ne sont pas la même chose. Il ne faut
pas croire que les douze millions de New-Yorkais sont
plus à l’étroit, dans leur constellation urbaine, que les
Londoniens, malgré la hauteur supérieure des édifices.
Dans un bâtiment de trente étages, en tout premier
lieu, la proportion entre les appartements et les
bureaux n’est pas de 1 à 3 mais de 1 à 10 ou 20; la
hauteur maximum n’est atteinte que dans un étroit
clocheton, les rues sont au moins dix fois plus larges
que dans les villes typiques du XIXe siècle européen,
dont nous avons calculé plus haut les « indices »
d’entassement, chaque habitant a à sa disposition un
petit appartement et non deux tiers de pièce, et ainsi
de suite; si bien qu’en fin de compte la densité n’est
pas supérieure à 20000 habitants au kilomètre carré,
tout en dépassant néanmoins sans aucun doute les
14000 habitants au kilomètre carré du Grand Londres.
Nous avons lu une brillante description de l’édifice
que Le Corbusier a conçu et fait construire à Marseille
sous sa direction. L’auteur de l’article a quelques
formules efficaces. Ainsi lorsqu’il dit que dans les 330
cellules destinées à 1 600 locataires « l’espace est plus
précieux que l’uranium », ce n’est pas une caricature,
mais une manière cohérente de rapporter les doctrines
corbusiennes : « Le Corbusier anticipe avec ses cons-
151
tractions le futur radieux de l’humanité qui n'a pas de
terre pour s'étendre à son aise ». « Son architecture est
une lutte angoissée contre le superflu, une course
anxieuse vers la conquête d'espace pour la vie. »
Cependant, plus que les impressions et les juge
ments de valeur qui peuvent être influencés par les
préjugés de celui qui écrit, ce qui compte pour nous,
comme nous le disions, ce sont les chiffres. Et c’est ici
— et non dans la question des rapports classe-parti
qu’ils comprennent de travers — que certains peuvent
apprendre ce que veut dire la transformation de la
quantité en qualité.
Le principe de la surexploitation de l’espace aboutit
à ces tendances extravagantes : superposer l’espace vert
des jardins urbains (et demain, pourquoi pas, celui des
champs de blé et de pommes de terre), les voies de
communication et l’aire couverte des édifices verticale
ment, sur un seul et même espace.
Verticalisme, tel est le nom de cette doctrine
difforme; le capitalisme est verticaliste. Le commu
nisme sera « horizontaliste ». Pour la dictature impé
riale, Caius Julius avait conseillé de couper les têtes
<» des plus hauts coquelicots », pour la dictature
prolétarienne il conviendra de faire de même avec les
têtes mais aussi avec les hautes constructions (3).
Nous pouvons respecter un Michel-Ange ou un
Bernin, voire des bourgeois comme Eiffel ou Anto-
nelli, mais certainement pas ce « démocrate » de
Jeanneret.
(3) Allusion à César (Caius Julius), qui reprit le conseil que, selon
la légende, Tarquin le Superbe avait donné à son fils. Pour expliquer
à ce dernier comment se rendre maître de la ville de Gabies, Tarquin
aurait coupé devant lui les têtes des plus hauts coquelicots de son
jardin. Les « hauts coquelicots » sont devenus en italien l’équivalent
de nos « gros bonnets ».
152
Hommes ou sardines?
Donc, le premier prototype de ce qui n’est plus une
maison mais une unité d'habitation, et qui devrait
devenir un quartier adossé à un relèvement de terrain
dans l’ensoleillée et méditerranéenne Marseille, repose
sur 36 piliers nus, sous lesquels, étant donné qu’il n’y
a pas de murs au rez-de-chaussée, passent la rue et un
« jardin ». Les crétins en sont abasourdis, mais tech
niquement, cette « réalisation » (le grand mot des
réactionnaires, pour qui chaque chose existe prius in
intellectu, d’abord dans les têtes, plus ou moins
tordues, et ensuite in factu, autrement dit dans la vile
et passive matière) est à la portée de n’importe quel
bon maître-maçon qui a en poche un manuel de
100 pages (le maître-maçon étant, lui, respectable). Ce
rectangle posé sur ses 36 piliers, nous l’évaluons à
800 mètres carrés environ : si quelqu’un y trouve à
redire, qu’il nous envoie le plan et l’élévation. Au-
dessus de la hauteur, vide, du rez-de-chaussée, on a
non pas neuf étages, mais neuf routes ou couloirs, sur
lesquels donnent les appartements-cellules, où chaque
décimètre cube est étudié de manière à servir de
meuble, d’ustensile et, en dernier lieu, d’espace à
l’usage de l’habitant, lequel doit bien se garder de
dépasser les mesures du plan. Nous aussi, nous
sommes tentés de faire de l’ironie en décrivant la salle
opératoire prévue pour retailler les individus trop
longs ou trop larges...
Les cellules sont donc au nombre de 330 sur neuf
étages, destinées à 1 600 habitants soumis à un règle
ment sévère pour l’utilisation de l’espace individuel et
des espaces communs. Ne nous étendons pas sur les
aspects de l’installation et de la vie des habitants de cet
153
ouvrage, que le journaliste cité plus haut s’amuse à
appeler pénitencier doré, grande baraque grise, et vais
seau fantôme. Retenons ce chiffre : d’après le projet, il
y a 1600 habitants. Faire tenir 1600 crétins sur
800 mètres carrés cela signifie être descendu de
10 mètres carrés couverts par habitant à un demi-
mètre carré! Mais soyons prudents, et supposons que
les unités ne seront pas toutes des unités d’habitation,
qu’il y aura des unités affectées au travail et aux
services publics et que donc l’habitant occupera un
espace d’un mètre et demi (entendons-nous bien : il y
a neuf étages, pour parler selon l’ancienne manière, et
dans l’habitation elle-même chacun a pour bouger, lui
et les divers meubles et appareils, environ 5 mètres
carrés — la dimension d’un petit débarras).
On pourrait arriver ainsi à 650 000 personnes au
kilomètre carré; mais si on compte 30 pour cent pour
les rues et les places — en supposant que la lumière
artificielle et l’air conditionné ne permettront quand
même pas de mettre les divers parallélépipèdes direc
tement en contact l’un avec l’autre, en bouchant
entrées et fenêtres — on descend à 400 000 habitants
au kilomètre carré. Si on prévoit même de vastes
espaces vides et des parcs, Le Corbusier, excellent
entasseur, aura quand même réussi à faire tenir
200 000 bipèdes sur un kilomètre carré.
La nature a donc donné à l’espèce humaine assez de
terre pour que nous soyons vingt au kilomètre carré.
La civilisation et l’histoire ont voulu, elles, que dans
les nations avancées on commençât à se serrer dix fois’
plus : disons quand même qu’on peut parler de
progrès.
Mais le type urbain d’organisation a établi que les
hommes les plus riches et les plus avancés en culture
et en sagesse se réuniraient dans les villes, où ils
seraient mille fois plus à l’étroit !
154
La manie capitaliste d’amasser les hommes-sardines
ne s’est pas arrêtée là; les Le Corbusier, qui se
bouchent volontairement les yeux, nous ne disons pas
sur les déserts inhabités comme il peut y en avoir au
Canada ou en Australie, mais sur les étendues de
champs aux moissons verdoyantes qui seuls sont à
l’origine de cette vie à la plénitude de laquelle ils
prétendent pourvoir, veulent en entasser encore au
moins dix fois plus. En faisant ainsi subir aux vivants
une densité dix mille fois supérieure à la moyenne
de la terre, peut-être pensent-ils que de tels rap
ports contribueront à la multiplication des fourmis
humaines !
Celui qui applaudit à de telles orientations ne doit
pas seulement être tenu pour un défenseur de doc
trines, d’idéaux et d’intérêts capitalistes, mais pour
un complice des tendances pathologiques du stade
suprême du capitalisme en putréfaction et en dissolu
tion, qui, à force de faire l’apologie de sa science et de
sa technique et à force de vanter leur aptitude à
vaincre tous les obstacles, fonde les villes sur leurs
propres excréments (comme disait Engels) et entend
organiser la vie des hommes de manière si « fonction
nelle » que l’habitant de ce système ultra-rationnel
finira par ne plus distinguer la baignoire de l’égout.
La lutte révolutionnaire pour la destruction des
épouvantables agglomérations tentaculaires peut être
ainsi définie : oxygène communiste contre cloaque
capitaliste. Espace contre ciment.
La course à l’entassement n’est pas due au manque
d’espace. Malgré la prolificité humaine, fille elle aussi
de l’oppression de classe, l’espace abonde partout. Ce
qui provoque la course à l’entassement, ce sont les
exigences du mode de production capitaliste qui
inexorablement pousse toujours plus loin sa prospec
tion du travail dans des masses d’hommes.
155
HIER
156
l’action <• politique » des classes en lutte et de la
conscience de l’action de classe, en tant qu’effet et
superstructure finale de tout le reste.
Dans le chapitre V du livre III, avant d’établir la loi
de la chute tendancielle du taux de profit moyen,
Marx étudie un point de première importance :
L'économie dans l'emploi du capital constant.
Dialectiquement (c’est l’un des points que Staline a
mal rapportés, sinon mal vus, dans son fameux texte), le
capital, comme chaque capitaliste, fait tout pour élever
son profit et donc également le taux de son profit (5).
Ce n’est que si elle voulait ou pouvait s’opposer aux
découvertes et aux inventions qui augmentent la
productivité du travail humain, que la société capita
liste réussirait à éviter la chute du taux de profit, en
accroissant démesurément le nombre des prolétaires
exploités sans que la consommation augmente conti
nuellement (cf. Dialogue avec Staline, troisième jour
née). Mais ne pouvant faire cela, le capital lutte avec
d’autres moyens pour retarder et freiner la chute du
taux de profit, une chute que l’accumulation et la
concentration rendent néanmoins tout à fait compa
tible avec l’augmentation illimitée de la masse totale
des profits et du profit de chaque entreprise.
Dans chaque entreprise le profit du capital est
donné par la différence entre le prix de vente de toutes
les marchandises produites (en un an, par exemple) et
157
leur coût, ou coût de production. Le capital cherche
donc à vendre à un prix élevé et à réduire les coûts de
production. Plus loin, Marx traitera de l’effet des
variations des prix de marché ; pour le moment il traite
des coûts de production.
Dans la théorie marxiste, le coût de production se
divise en deux parties : le capital variable, qui est la
dépense avancée pour tous les salaires et traitements,
et le capital constant, c’est-à-dire les sommes dépen
sées pour acquérir les matières premières et assurer en
permanence le bon fonctionnement des installations,
des machines, etc. Nous ne parlons pas ici du moyen
évident d’accroître le profit qui consiste à abaisser les
salaires, et d’ailleurs ce n’est pas là la tendance
générale du capitalisme, du moins dans la période qui
suit les décennies d’exploitation la plus féroce. Histo
riquement, le salaire de l’ouvrier augmente en chiffres
courants et même en valeur constante exprimée en
monnaie non dévaluée, par exemple en lires ou en
dollars de 1914; mais si on le mesure en temps de
travail social moyen, il diminue, même si le niveau de
vie ouvrier a augmenté, parce que l’accroissement de la
productivité du travail, sur le plan technique, a fait
baisser la valeur, sinon le prix, de toutes les marchan
dises que l’ouvrier consomme. Mais ceci est une
question que nous aborderons plus tard.
Pour le moment, supposons que le prix de vente et
le prix des salaires restent inchangés : il est évident
que le capital va s’efforcer de réduire le coût de la
partie constante du capital dépensé. Non seulement il
existe divers moyens d’atteindre cet objectif, mais c’est
une tendance décisive de l’économie capitaliste que
d’aller dans ce sens.
Marx laisse de côté un premier moyen : l’allonge
ment de la journée de travail à salaire égal (et même si
le salaire augmente en proportion, ou encore si les
158
heures supplémentaires sont payées plus cher). Dans
ce cas en effet, si l’on n’économise pas, évidemment,
sur les matières premières, on fait des économies dans
l’utilisation des machines et des bâtiments en abré
geant la durée de la « rotation », c’est-à-dire la durée
du cycle de production qu’ils permettent d’effectuer.
Notons qu’un moyen auquel le capitalisme recourt
fréquemment pour obtenir une telle économie est
d’instaurer des tours de travail continu, ce qui en plus,
par exemple en empêchant le refroidissement des
fours, fait gagner des calories, et donc du profit.
159
du surtravail de chaque ouvrier individuel, pris en soi,
isolément » (6).
2° La récupération des rebuts, des déchets de toute
production, qui deviennent ainsi matière première
pour d’autres transformations (sous-produits) dans la
mesure où ils sont désormais disponibles en grande
quantité, alors que dans le cas de la petite production
ils étaient purement et simplement jetés. Voilà une
source d’économie sur les dépenses de production, et
donc une source de profit capitaliste qui elle aussi
résulte uniquement du caractère social pris par le
travail.
3° Le perfectionnement technique dû aux nouvelles
inventions, à l’introduction de nouvelles machines,
etc., dans les entreprises d'autres secteurs qui produisent
à un prix inférieur les matières premières, les
machines, les installations nécessaires à l'entreprise en
question. Un progrès dû au fait même de la production
en masse, qui stimule l’intelligence humaine et l’incite
à résoudre des problèmes techniques que la petite
production ne se posait même pas car elle n’en avait
pas besoin, produit donc, ici encore, un bénéfice, non
pas social, mais à l’avantage du capital. « Ce dont le
capitaliste tire profit dans ce cas, c’est encore d’un
gain qui résulte du travail social, même s’il n’est pas le
produit des ouvriers qu’il exploite lui-même directe
ment. Ce développement de la productivité du travail
s’explique toujours en dernière analyse par le caractère
social du travail mis en action; par la division du
travail à l’intérieur de la société; par le développement
du travail intellectuel, notamment des sciences de la
nature. Le capitaliste profite, dans ce cas, des avan
tages de tout le système de la division sociale du
160
travail. C’est le développement de la force productive
du travail dans un secteur extérieur, celui qui lui
fournit des moyens de production, qui fait subir au
capital constant employé par le capitaliste une baisse
de valeur relative et donc provoque une augmentation
du taux de profit » (7).
C’est sur ces citations essentielles qu’il faudrait
inviter à réfléchir les camarades, même parmi les
meilleurs, qui réduisent l’antagonisme des intérêts au
simple duel entre le capitaliste et son ouvrier, au
salaire plus ou moins élevé qu’il lui paye, et qui
enferment ainsi cet antagonisme dans le cadre de
l’entreprise tout au plus. L’antagonisme entre les
classes sociales se fonde en fait sur une tout autre
appropriation : celle que le capital réalise sur une
échelle bien plus vaste en s’emparant, au profit de sa
propre domination, de tous les fruits de l’amélioration
du rendement social, qui résulte de la combinaison des
travailleurs et de la diminution du temps de travail
moyen contenu dans les produits. Si l’on supprimait la
plus-value directe, l’ouvrier pourrait ne travailler que
6 heures au lieu de 8 ; mais si l’on tient compte de
l’augmentation du rendement social, avec l’élimination
de tout le gaspillage dû autrefois à la production
parcellaire, et les grandioses inventions techniques, on
ne devrait travailler qu’une heure par jour.
Où il faut frapper.
C’est justement le domaine de la plus-value qui sera
enlevé au capitaliste, mais sans pour autant qu’elle soit
donnée à l’ouvrier, car il devra, avec elle, contribuer
aux services généraux. La conquête ne se situera donc
161
Espèce humaine et croûte terrestre. 6.
pas là, mais dans l’organisation sociale : celle-ci ne sera
plus orientée vers le profit du capital, mais vers
Vamélioration des conditions d'existence du travail vi
vant. Dans la société socialiste, en vérité, le travail
leur fournira seulement à la société un juste « surtra
vail »; son « travail nécessaire » sera réduit en raison de
l’augmentation de la puissance technique, en raison
des dix esclaves d’acier dont chacun d’entre nous
pourrait disposer aujourd’hui, alors qu’il y a un siècle
nous n’en avions aucun.
Aujourd’hui au contraire, le système capitaliste
considère que toutes ces ressources infinies sont
inhérentes au capital, qu’elles sont des vertus propres
au capital et que le travailleur, est complètement
étranger aux conditions de réalisation du travail. Le
capitaliste, comme les marxistes imparfaits, voit dans
le montant du salaire « la seule transaction » entre lui
et son ouvrier. Celui-ci n’aurait donc pas à s’intéresser
aux économies faites sur le capital constant, mais
uniquement à celles que l’on tenterait de faire sur le
capital variable, sur l’argent dépensé pour son mois.
En fait, pour économiser sur tout, le capital économise
avant tout sur la sécurité et l’hygiène des conditions
humaines du travail. Ce qui nous reconduit à notre
thème : ville et campagne, ciment et espace, égout et
oxygène. « Cette économie va jusqu’à bourrer d’ou
vriers des pièces étroites et malsaines, ce qui, en
langage capitaliste, s’appelle économiser des bâti
ments; entasser des machines dangereuses dans le
même local et négliger les moyens de protection contre
le risque d’accident; ne pas prendre de mesures de
sécurité dans les procès de production insalubres de
par leur nature ou périlleux comme dans les mines,
etc. Sans parler de l’absence de toute installation pour
rendre humain, agréable ou seulement supportable à
l’ouvrier le procès de production. Du point de vue
162
capitaliste, ces dépenses constitueraient un gaspillage
inutile et déraisonnable. En dépit de sa ladrerie, la
production capitaliste est d’ailleurs fort gaspilleuse de
matériel humain, tout comme d’ailleurs, par sa
méthode de répartition des produits par le commerce
[Ohé, Moscou, vous entendez?] et sa façon d’orga
niser la concurrence, elle dilapide énormément de
moyens matériels, perdant d’un côté pour la société
ce qu’elle gagne de l’autre pour le capitaliste indi
viduel » (8).
De ce puissant chapitre du Capital, d’essence
programmatique (à ne pas lire chez le coiffeur où il vaut
mieux réclamer le dernier numéro de Sélection), nous
ne citerons maintenant que la conclusion : « Tout
établissement fondé sur de nouvelles inventions [en
traîne des frais bien plus élevés] si on les compare à
ceux d’établissements ultérieurs surgissant sur ses
ruines. Cela va si loin que les premiers entrepreneurs
font souvent faillite et que ce sont seulement leurs
successeurs, à qui échoient à bon compte, bâtiments,
machines, etc., qui font fortune. De là vient que ce
sont la plupart du temps les capitalistes financiers les
plus nuis et les plus minables qui tirent le plus grand
profit de tous les nouveaux développements du travail
général de l’esprit humain et de leur utilisation sociale
par la combinaison du travail » (9).
Telle est la description, digne du ciseau de Michel-
Ange, et faite par avance, de ce siècle maudit qui
déroule ses fastes, dans le culte de la bête triom
phante.
163
AUJOURD’HUI
Inflation de techniques.
Si de petites lois réformistes ont changé quelque
chose dans l’organisation de l’usine en imposant au
capitaliste certaines dépenses de sécurité, qu’il récu
père au centuple par ailleurs, le concept de Marx cité
plus haut est particulièrement efficace si on l’applique
à 1’ « urbanisme ». Économiser les faux frais, c’est le
motif criminel que le capitaliste fait régulièrement
valoir avec suffisance, et auquel fait écho la stupidité
des opposants de carton-pâte payés pour jouer le
même air; pour économiser les faux frais, on entasse à
côté des grandes villes, dans les grandes villes mêmes,
au milieu des habitations dont la densité croît à un
rythme effréné et des usines fréquemment collées à ces
habitations ou « entourées »> par elles du fait de la
croissance incessante de la population et de l’urbanisa
tion, des dépôts de substances nocives, d’explosifs et
d’engins de guerre, à cause surtout de l’accumulation
dans les zones urbaines des gares de triage et de dépôt,
des ports, des aéroports et autres services. Les
accidents qui en résultent font partie de la chronique
quotidienne, une chronique qui prend une tournure
particulièrement sadique en ce début d’année 1953 où-
l’on a enregistré toute une série de catastrophes qui
malheureusement ne s’arrêteront pas là. Cette situa
tion est favorisée par la légèreté et le je-m’en-foutisme
des bureaucraties techniques qui s’accroissent de façon
effrayante d’une guerre à l’autre. D’ailleurs la guerre
elle-même ne paraît plus si dangereuse lorsque la
production et la vie sont déjà sanglantes. L’on ne
comprend pas que la seule mesure pour contrecarrer
164
cette tendance est de décongestionner, d’interposer
entre les différents services des distances plus grandes
et, pour le moins, de stopper l’implantation de
nouveaux monstres au cœur des centres habités et des
zones industrielles. La leçon des bombardements en
tapis et des coventrisations (10) n’a vraiment servi à
rien.
Le capital libéra les serfs que le féodalisme clouait à
la terre; mais si le servage était un grave affront à la
dignité humaine, c’était en revanche une excellente
formule, par exemple, pour maintenir uniforme la
densité territoriale en France. Les serfs étaient forcés
de rester sur place, mais en des lieux où ils pouvaient
manger et dormir et avoir de l’espace autant que
nécessaire. L’urbanisation répondit aux exigences de
l’extension des manufactures et de la conquête histo
rique du « travail associé ». Tant que le lieu de
production consistait en un immense local avec un
poste pour chaque artisan, il est clair qu’il n’y avait
rien d’autre à faire et que l’entassement d’innom
brables ouvriers dans un espace réduit, pour travailler,
habiter et vivre, permettait de produire une richesse
bien plus grande. Quand on eut donné au salarié un
niveau de vie dépassant d’une miette celui de l’artisan
et du paysan, la masse énorme du bénéfice servit avant
tout à agrandir et embellir les villes : alors que dans
l’ancien régime un palais royal suffisait, dans le
nouveau régime la classe dominante eut besoin d’une
centaine d’endroits différents pour effectuer ses opéra
tions et pour se divertir.
Mais les innombrables inventions techniques qui
165
ont suivi n’ont certainement pas conduit par la suite à
l’entassement d’une quantité toujours plus grande de
travailleurs dans peu d’espace. Bien au contraire. Si
nous cherchions un indice de « densité technolo
gique », déterminé par le nombre d’ouvriers qui
doivent être réunis en un lieu donné pour une
production donnée, nous verrions que la loi générale
est une tendance à la diminution de cette densité.
Dans l’industrie mécanique, l’utilisation de ma
chines automatiques ou actionnées à distance par
un nombre très réduit de techniciens qui manœuvrent
des tableaux de commande a permis de simplifier une
quantité énorme d’opérations qui autrefois étaient
exécutées par des groupes de travailleurs manuels et
par une gamme d’ouvriers spécialisés. En proportion,
la superficie des usines FIAT a augmenté bien plus
que le nombre des ouvriers, et l’augmentation de la
production a été plus grande encore.
Marx avait déjà pu décrire la révolution qui suivit le
remplacement du métier manuel par le métier méca
nique dans l’industrie textile, qui entraîna une chute
brutale du nombre des travailleurs pour une même
quantité de fuseaux. Dans la minoterie, on a aujour
d’hui des moulins mécaniques où tout l’outillage obéit
à un seul opérateur, depuis le déversement du blé dans
les trémies jusqu’à la sortie des sacs de farine. Et ainsi
de suite.
Même sur la terre arable, quand le tracteur rem
place la bêche ou la charrue tirée par des bêtes, il y a
une baisse énorme du nombre des paysans pour une
même ferme et pour une même superficie de terrain
cultivé.
Enfin on peut donner un autre exemple tiré de la
navigation. A l’époque des trirèmes et des galères, un
navire de quelques dizaines de tonneaux contenait
plus d’une centaine de rameurs, esclaves ou prison
166
niers, enchaînés aux bancs. Aujourd’hui, un personnel
beaucoup plus réduit, inférieur en nombre même au
personnel des voiliers les moins anciens, suffit à la
propulsion et à la manœuvre d’un transatlantique de
5000 tonnes.
167
Quand, après avoir écrasé par la force cette dicta
ture chaque jour plus obscène, il sera possible de
subordonner chaque solution et chaque plan à l’amé
lioration des conditions du travail vivant, en façonnant
dans ce but ce qui est du travail mort, le capital
constant, V infrastructure que l’espèce homme a donnée
au cours des siècles et continue de donner à la croûte
terrestre, alors le verticalisme brut des monstres de
ciment sera ridiculisé et supprimé, et dans les
immenses étendues d’espace horizontal, les villes
géantes une fois dégonflées, la force et l’intelligence de
l’animal-homme tendront progressivement à rendre
uniformes sur les terres habitables la densité de la vie et
celle du travail; et ces forces seront désormais en
harmonie, et non plus farouchement ennemies comme
dans la civilisation difforme d’aujourd’hui, où elles ne
sont réunies que par le spectre de la servitude et de la
faim.
7 LE SINISTRE ROMAN NOIR DE LA
DÉCADENCE SOCIALE MODERNE
(Technique relâchée et négligente —
Gestion parasitaire et pillarde)
L3Andrea Doria.
Avec la première application du moteur mécanique
aux navires, et à plus forte raison avec la construction
de coques en métal, on crut que la sécurité des
voyages maritimes était désormais historiquement et
scientifiquement garantie pour l’avenir. Or, après un
siécle et demi de « perfectionnements » techniques, les
chances de salut de celui qui prend un bateau sont
relativement inférieures à ce qu’elles étaient avec les
anciens voiliers en bois, jouets à la merci des vents et
de la mer.Naturellement, la « conquête » la plus
stupide est la vitesse, même si vers 1850 des bateaux à
voiles spéciaux distançaient les vapeurs avec des écarts
non négligeables pour celui qui jouait — déjà à
1’époque — à la bourse des cotons entre Boston et
169
Liverpool. Un voleur plus rapide est un voleur plus
voleur, mais un crétin très rapide n'en reste pas moins
un crétin.
Cependant l'époque des lévriers des mers est déjà
derrière nous ; elle correspond à la période du premier
après-guerre. Même avant, on en était déjà arrivé à
des tonnages énormes : le Titanic, qui coula à pic en
1912, faisait 46000 tonnes. Il est vrai que sa vitesse
lors du voyage inaugural au cours duquel il heurta le
fameux iceberg n’était pas supérieure à 18 nœuds. En
un demi-siècle, il n’y a eu parmi les paquebots
français, anglais, allemands, italiens, que deux trans
atlantiques nettement au-dessus de 50 000 tonnes;
en effet, après la dernière guerre le plus fort tonnage
a été celui de l’ United States, avec 53 000 tonnes.
Les deux exceptions européennes sont les navires an
glais Queen Mary, 81 000 tonnes, et Queen Elisabeth,
84 000 tonnes, mis en chantier avant la guerre et
encore en service. L’United States a enlevé au Queen
Mary le record de la traversée de l’Atlantique que
celui-ci avait lui-même enlevé en 1938 au paquebot
français Normandie, détruit pendant la guerre. Au
cours de cette dernière période, les vitesses ont
dépassé 30 milles à l’heure, c’est-à-dire 30 nœuds;
l’Andrea Doria, le plus grand bateau italien de
l’après-guerre, avec son jumeau le Colombo (le Rex
d’avant-guerre jaugeait 51 000 tonnes), ne faisait que
29 000 tonnes, mais il avait une bonne vitesse.
On a donc arrêté la course aux gros tonnages,
prélude aux grandes catastrophes, mais on a aussi
arrêté la course aux grandes vitesses, dont on nous a
rebattu les oreilles, en Italie, pendant les vingt années
de fascisme. La raison en est que celui qui est pressé
dispose aujourd’hui de l’avion qui, avec un équipage
réduit, ne fait pas passer de vie à trépas plus de
cinquante personnes à la fois; et la traversée par mer
170
(avec le soleil et un temps presque toujours beau sur la
route méridionale que l’on a choisie après la catas
trophe du Titanic) est devenue surtout une distraction
et un agrément. Les moteurs ultra-puissants qui
permettent de faire filer comme des torpilleurs les
monstrueux colosses et qui entraînent des dépenses
énormes (pour gagner un mille à l’heure et quelques
heures de traversée, il faut des centaines de milliers de
chevaux en plus, ce qui accroît d’autant la consomma
tion de combustible), ne sont plus du goût de la
clientèle et coûtent cher aux compagnies. La logique
conseille donc aujourd’hui de construire des navires de
jauge et de vitesse moyennes pour des passagers qui,
n’étant pas au tout premier plan dans le monde des
affaires (économiques ou politiques!), ne sont pas
obligés de prendre l’avion. Les journaux ont rapporté
que les malheureux rescapés de Y Andrea Doria ne
voulaient pas revenir en avion, trop avertis qu’ils
étaient des bienfaits de la grande civilisation de h
technique...
En outre, quand on n’y voit pas bien, et quoi qu’on
dise des mérites du radar, mieux vaut ne pas aller trop
vite, même aujourd’hui.
Mais là n’est pas la question centrale. Ce qui est en
cause, c’est l’extrême fragilité de la coque de Y Andrea
Doria : le Stockholm, qui le heurta, n’avait ni un poids
ni une vitesse exceptionnels, quoi qu’on ait dit sur son
éperon brise-glace qui, du point de vue mécanique,
pouvait faire une brèche plus profonde, mais non
provoquer une déchirure aussi énorme. Il est donc
évident que c’est Y Andrea Doria qui s’est défoncé,
probablement parce que toute son ossature, dans ses
couples et dans ses membrures, était trop fragile. Un
long segment longitudinal de la coque a dû se
disloquer : on ne pourrait expliquer sinon que de
nombreux compartiments étanches (qui étaient déjà
171
fermés à cause du brouillard) aient cédé, ainsi que de
nombreuses parties vitales : machines, réservoirs de
mazout, etc.
La construction navale n’est pas le seul secteur où la
manie de la technique moderne a pour objectif de faire
des économies sur les structures en recourant à des
profils légers sous prétexte que les matériaux utilisés,
toujours plus nouveaux, ont une résistance miracu
leuse. En fait, cette résistance est davantage garantie
par une publicité éhontée et par les groupes de
pression que par les tests des laboratoires bureaucrati
sés et des instituts officiels de contrôle. Comme pour
la construction et les machines terrestres, le bateau
que nous fournit la technique récente et évoluée est
moins solide que celui d’il y a un demi-siècle. Le plus
beau fleuron de la flotte italienne a donc donné de la
bande et a sombré à une allure défiant toutes les
normes et tous les calculs des experts. Il aurait pu y
avoir des centaines et des centaines de victimes si la
mer avait été agitée ou s’il y avait eu moins de navires
dans les parages.
Mais il y a une autre raison — en plus des fausses
économies réalisées par le constructeur — qui
explique ce qui s’est passé. On sait que pour des
motifs aussi nationalistes que démagogiques, l’État
italien (nul n’ignore qu’après la Sainte Russie, c’est
dans la vaticanesque Italie que l’on trouve la plus forte
dose d’industrie « socialiste « , même si Palmiro [To-
gliatti] n’est pas encore entièrement satisfait) était à la
fois l’acheteur et le constructeur du navire : la
compagnie de navigation Italia, tout comme les
chantiers navals Ansaldo, appartiennent en effet à
l’Irimare (1). On sait aussi qu’en Italie l’acier coûte
172
plus cher qu’ailleurs, de même que la main-d’œuvre
(le travailleur mange moins, mais la Sécurité sociale se
remplit les poches). Si on l’avait commandé aux
chantiers navals hollandais ou allemands, le bateau
aurait coûté un quart moins cher, mais Togliatti aurait
eu moins de voix. Les ingénieurs italiens avaient intérêt
à lésiner sur l’acier, et ils reçurent l’ordre de le faire.
En revanche, on ne lésina pas sur le décor et le luxe.
L’un des symptômes de la décadence mondiale de la
technique, c’est que le décor l’emporte sur l’infra
structure. Toutes les civilisations sont passées par cette
phase, de Ninive à Versailles.
De vieux marins grommelant sur les quais de Gênes
l’ont dit aux journalistes : il y avait sur ce bateau trop
de salons, de piscines, de terrains de jeux, trop de
ponts — eh oui ! c’est ça la fameuse ligne, la silhouette
élancée des navires italiens! — trop de volume, trop
de poids consacré à la partie morte de l’ouvrage, par
exemple à cette espèce de demi « gratte-ciel » plein de
fenêtres et éclatant de lumière, qui s’élevait au-dessus
de la ligne de flottaison et où se pavanait la classe de
luxe. Tout cela au détriment des œuvres vives, c’est-à-
dire de la coque qui est en contact avec l’eau, alors que
c’est du volume et de la solidité de la coque que
dépendent la stabilité du navire, sa capacité de flotter,
de se redresser après les coups de vent, de résister aux
coups de mer, aux chocs contre les montagnes de
glace, et aux collisions éventuelles avec les bateaux de
pays où l’acier coûte moins cher et où la technologie
est peut-être moins vendue à la politique affairiste...
jusqu’ici du moins.
Tout cela, marmonnent les vieux loups de mer, se
fait au détriment de la sécurité. Luxe de pacotille ou
sécurité des vies humaines transportées, tel est le
dilemme. Mais un tel dilemme peut-il arrêter la
Civilisation, le Progrès?
173
Mais quand les troisièmes classes et l’équipage ne
sont pas en sécurité, il en va de même pour la classe
supérieure, malgré le prix fabuleux du billet. On y
supplée par la rhétorique sur les inventions modernes,
les merveilles de la technique, la fameuse insubmersi-
bilité contre laquelle ni les icebergs, ni les écueils, ni
les Stockholm ne peuvent rien!
La même histoire s’est produite avec les travaux
d’aménagement des grandes villes, un aménagement
où, comme Marx et Engels le montraient déjà du
temps d’Haussmann, l’éventreur de Paris, les classes
pauvres ont toujours eu et auront — toujours — tout à
perdre et rien à gagner. Techniciens et spéculateurs
habiles firent observer à la Haute Bourgeoisie que les
épidémies ne s’arrêtent pas devant les différences de
classe et qu’on peut mourir de choléra même dans les
maisons des riches. Place donc à la Pioche! Quand le
navire coule, les passagers de luxe coulent eux aussi, à
demi nus, comme les pauvres diables, ou peut-être en
habit de gala. La sécurité est donc indispensable pour
tous : on ne peut s’en foutre complètement comme
dans les mines où ne descendent que les parias de la
production, avec quelques ingénieurs, mais sans les
maquereaux de la décoration puisque, de toute façon,
il y fait noir.
Incapable de lutter, même pour sauver sa propre
peau, contre le Démon de l’affairisme, de la superpro
duction et de la superconstruction, la classe dominante
montre que son contrôle sur la société est fini. Il est
insensé d’attendre qu’au nom du Progrès, qui jalonne
son chemin d’étapes sanglantes, elle puisse construire
des navires plus sûrs que ceux d’autrefois.
Et en effet, les vagues s’étaient à peine refermées
sur la carcasse déshonorée de l’Andrea Doria, que
l’économie étatisée, ce bouillon de culture optimum
pour l’affairisme et le vampirisme de l’entreprise
174
privée moderne, annonçait qu’on allait refaire un autre
navire tout pareil. Simplement, pour conjurer le
mauvais sort y on lui mettrait... un autre nom! Et
comme il coûtera environ un tiers de plus que
l’ancien, on se vante encore d’économiser sur les
projets d’études, calculs et essais! Les décorateurs
feront encore les mêmes affaires, c’est sûr, et la
machine à rafler les commandes s’est déjà mise en
marche. De même que la Reconstruction qui suivit la
dernière guerre mondiale permit de réaliser, avec
toutes les ressources de la Technique actuelle, « la plus
grande affaire du siècle », de même la commande du
nouveau navire a résolu la « crise » des chantiers navals
et de la navigation (pour laquelle on avait préparé une
loi spéciale). Le coup d’éperon du Stockholm, et les
quelques litres d’alcool en trop qu’avaient peut-être
ingurgités ses officiers, ont rendu inutile le vote,
éclairé ô combien, de notre Démocratique Parlement.
Mais personne ne pensera, personne ne légiférera,
personne ne votera pour que l’on déchire les anciens
plans et que l’on redessine la coque et son squelette,
c’est-à-dire la seule chose qui soit vivante dans un
navire, en dépensant cinq millions de plus pour
l’acier et autant de moins pour les putasseries agui
chantes. Personne ne pourra le faire tant que la
production « socialiste » sera une production basée sur
l’entreprise, même d’État, tant qu’elle restera l’esclave
de considérations mercantiles et de la concurrence
entre les différents « drapeaux », c’est-à-dire, ce qui
revient au même, entre les bandes de criminels de
l’affairisme.
Et celui qui le ferait « déprécierait » le Colombo, qui
n’a pas encore coulé.
175
Marcinelle.
Au moment où nous publiions dans ces colonnes la
série sur la Question Agraire et la Théorie de la Rente
Foncière selon Marx (2) se produisit en Italie la
catastrophe de Ribolla qui fit 42 victimes. A Charleroi,
il y en a déjà plus de 250. La doctrine économique de
la rente absolue et de la rente différentielle s’applique
aussi bien à la terre cultivable qu’à l’extraction des
matières premières du sous-sol, aux forces hydrau
liques, etc. Ce n’est pas par hasard que l’on dit [en
italien] « cultiver » [coltivare] une mine. Aussi avions-
nous intitulé un paragraphe de l’exposé : Ribolla, ou la
mort différentielle.
Dans l’économie du monde capitaliste, tous ceux
qui consomment des biens qui sont offerts par la
nature les payent plus cher que ceux qui sont produits
par le travail humain. Pour ces derniers on paye le
travail et une marge de plus-value que la concurrence,
tant qu’elle existe, tend à réduire. Et la société
bourgeoise les offre à ses membres à meilleur marché
que les sociétés précédentes, peu manufacturières.
Les produits de la terre, au sens large du terme,
sont payés par le consommateur en fonction du travail
et du surtravail, mais ces derniers correspondent au
cas du « terrain le plus mauvais ». Même dans ce cas,
cependant, on ajoute un troisième terme : la rente,
autrement dit la prime que reçoit celui qui a le
monopole de la terre, le propriétaire foncier, qui est la
troisième force de la société bourgeoise « modèle ». Le
terrain le plus stérile dicte le prix du marché pour tous
les consommateurs de denrées. Les propriétaires qui
ont le monopole des terrains les plus riches ajoutent
176
donc à la rente absolue, ou rente minimale, la rente
différentielle, qui provient du fait que leurs denrées,
vendues au prix général du marché, coûtent moins
cher à produire.
Avec l’accroissement de la population et de la
consommation, la société doit défricher les terres
vierges et utiliser toutes les surfaces libres, fertiles ou
stériles. La limite de l’étendue physique détermine le
monopole, et les deux formes de la rente.
Aussi ardue que cette théorie puisse sembler à
beaucoup, elle est un des pivots du marxisme, et seuls
ceux qui ne l’ont jamais digérée peuvent croire que la
doctrine de l’impérialisme est une adjonction au
marxisme qui se serait soi-disant limité à la seule
étude du capitalisme de concurrence. La théorie de la
rente contient toute la théorie de l’impérialisme
moderne, du capitalisme monopoliste, qui crée des
« rentes » même dans les domaines où domine l’indus
trie, et que l’on peut donc désigner par le terme de
capitalisme à profit plus rente et, comme dit Lénine,
parasitaire.
Pour qui a bien compris la doctrine, il est clair que
rien n’est changé si cette rente, que sa source soit
traditionnelle ou extrêmement récente, passe à l’État,
c’est-à-dire à la société capitaliste elle-même, organi
sée en machine de pouvoir : quand cela se produit,
c’est pour sauvegarder les fondements de cette société,
la marchandise, la monnaie et l’entreprise. Avant
Marx, Ricardo avait déjà formulé cette proposition et
Marx en a fait une critique complète et intégrale dès
sa première formulation.
Les gisements de lignite de Ribolla sont parmi les
plus pauvres, de même, en général, que les gisements
d’anthracite belges; et là où il n’y a pas en prime la
rente différentielle, comme dans les meilleures mines
françaises, hollandaises, anglaises, allemandes ou amé
177
ricaines, le capitalisme n’aura jamais intérêt à se
mettre en frais pour installer des équipements coûteux
qui permettraient d’augmenter le rendement et d’assu
rer la protection des mineurs. D’autre part, l’économie
actuelle ne peut pas se permettre de fermer ces mines,
et celles-ci resteront dans l’état des mines que Zola a
décrites dans Germinal, avec leur cheval blanc qui ne
verra jamais la lumière du jour et qui dans un étrange
langage communique dans les ténèbres avec les deux
mineurs condamnés avec lui par la « société civile ».
Le Progrès peut-il s’arrêter par manque de charbon?
Maintenant qu’il existe une communauté supra-
étatique du Charbon et de l’Acier, formée par les Etats
qui ont nationalisé les richesses souterraines à l’instar
de l’Italie et du fascisme, on arrive au monopole
absolu, afin d’adjoindre à l’échelle des rentes différen
tielles, basses à Ribolla ou à Marcinelle, une rente de
base absolue. Mais celle-ci ne suffira certainement pas
pour payer de nouvelles installations : elle suffira tout
juste, peut-être, pour mettre sur pied l’appareil
affairiste-bureaucratique compliqué qui, lui, travaille
au grand jour — si l’on peut dire!
Lorsque les câbles électriques des puits sont usés au
point de provoquer un incendie, ce ne sont pas
seulement les installations et les carcasses des hommes
qui brûlent, mais aussi le charbon du précieux
gisement — même s’il est peu rentable. Il brûle parce
que les galeries creusées par l’homme lui apportent
l’oxygène de l’air (c’est pourquoi on bouchait les
galeries abandonnées par des murs de ciment). D’où,
pour la technique, l’alternative suivante : envoyer de
l’oxygène pour les mourants et leurs téméraires
sauveteurs, ou fermer les ouvertures, étant donné que
chaque tonne d’oxygène détruit environ cinq quintaux
de charbon. Les mineurs ont crié, à l’arrivée des.
super-techniciens que l’on avait fait venir d’Allema
178
gne : vous les avez appelés non pas pour sauver nos
camarades, mais pour sauver votre mine! Si les
hurlements furieux des survivants n’avaient pas été
trop menaçants, les choses auraient été très simples :
on aurait bouché toutes les ouvertures!
Sans oxygène, tout s’apaise : l’oxydation du car
bone, et la réaction analogue qui se produit à
l’intérieur de l’animal-homme, et qu’on appelle la vie.
Cependant il y a encore autre chose — et ce ne sont
pas des journaux révolutionnaires qui le disent. En
vertu d’une ancienne tradition, qui est sûrement plus
vieille que le système capitaliste lui-même, tant que le
mineur n’est pas ressorti, mort ou vif, de la gueule
sinistre de la mine, on continue de lui verser son
salaire en entier, et même triple salaire. En effet le
mineur n’est censé rester au fond que 8 heures, et s’il
ne sort pas on suppose qu’il est en train de faire ur
autre poste. Lorsque le cadavre est ramené à la surface
et reconnu, on arrête de compter les postes, et la
famille ne perçoit plus qu’une pension, inférieure au
salaire d’un seul poste. Il est donc de l’intérêt de la
compagnie, qu’elle soit privée, nationalisée ou com
munautaire, que les corps soient remontés à la surface
coûte que coûte. C’est pour cela, semble-t-il, que les
femmes hurlaient : elles ne savaient même pas si les
cercueils clos, sur lesquels on avait déposé quelques
objets reconnaissables pour l’identification, conte
naient des restes d’hommes ou du charbon.
Faites sortir tous les vivants, et bouchez pour
toujours ces puits! Cela, la société marchande ne
pourra jamais le dire. Elle préfère s’enliser dans les
enquêtes, les messes funèbres, les chaînes de frater
nité, car elle ne connaît que la fraternité de la chaîne,
les larmes de crocodile et les promesses législatives et
administratives destinées à allécher d’autres « sans
réserves » et à les convaincre de quémander une place
179
dans les cages lugubres des ascenseurs. Bravo pour la
technique! Il n’est pas facile de changer un système
d’exploitation qu’on a suivi pendant si longtemps. Et
la théorie de la Rente interdit que l’on ferme la
dernière mine, la plus meurtrière : c’est elle qui dicte à
cette société négrière et usurière le rythme dément de
la sarabande mondiale du business carbonifère; et la
limite géologique de ses horizons futurs, en se
restreignant, le pousse encore davantage à l’économie
de monopole, au massacre du producteur et au vol du
consommateur.
L’épisode sinistre de Marcinelle secoue les nerfs du
monde. Pendant combien de postes, de huit heures en
huit heures, les « disparus » du ventre de la terre,
comme hier ceux des profondeurs de l’Atlantique,
consommeront-ils une part de la richesse de cette
économie bourgeoise civilisée qui, du haut de toutes
ses chaires, proclame qu’elle avance glorieusement
vers toujours plus de bien-être? Quand pourra-t-on
les rayer des livres de paye et, après avoir prié pour
eux une dernière fois, entreprendre de les rayer des
souvenirs?
Le Canal de Suez.
Le sang n’a pas coulé, et il était clair dès le premier
abord qu’il ne coulerait pas, pour le troisième acte de
la trilogie bourgeoise de la mi-août, qui a donné un
petit air de drame à la plus stupidement fade des fêtes
bourgeoises, ces « vacances », cette vacance, ce vide
dans le vide d’un monde de constructeurs d’opérette
et de spécialistes de l’arnaque.
Peut-on vraiment croire qu’un marxiste ait pu voir
un seul instant en Nasser un nouveau protagoniste de
l’histoire, et que le monde allait être mis sens dessus
dessous à cause d’un simple geste, d’une idée auda
180
cieuse de ce nouveau César (ou Pharaon) en miniatu
re? Quel homme! Il a infligé un camouflet à la France,
à l’Angleterre et à l’Amérique avec un coup de génie :
la nationalisation du canal! Simple effet d’une relève
de la garde : du roi Farouk qui ne fouettait que des
odalisques à un million de dollars, on est passé au
simple colonel qui a su retrousser les jupes de
Marianne et d’Albion.
En fait, il n’est pas nécessaire de voir en ce pauvre
Nasser un trousseur historique pour comprendre le
problème de Suez. Il suffit d’appliquer encore une fois
la théorie de la Rente.
Le percement du canal de Suez fut encore une
opération honorable, et même glorieuse si l’on veut, de
la jeune bourgeoisie, égale à celles que le Manifeste
Communiste éleva au ciel de l’épopée. Sans doute fut-
elle l’une des dernières : lorsqu’on recommença avec
Panama, on versa bien vite dans la pourriture et le
superscandale, et la vieille Europe déposa les armes di
Grand Lesseps et de ses techniciens de premier rang.
Lesseps était, paraît-il, saint-simonien, et l’idée du
canal de Suez passa, dans le monde d’il y a un siècle,
pour une idée socialiste. Elle enthousiasma les uto
pistes, et il est certain que la conception marxiste
considérait de son côté les travaux entrepris par le
capitalisme pour relier entre elles des contrées loin
taines du monde comme des prémisses de la transfor
mation socialiste de celui-ci. On a dit que l’idée
remontait à Napoléon Ier, qui fit réaliser des études
techniques, et aussi qu’elle avait été soutenue aupara
vant par le philosophe et grand mathématicien Leib
niz. Ce n’est pas un hasard si Bonaparte avait
commencé par l’Égypte dans sa tentative de détruire la
suprématie maritime et impériale anglaise. Mais des
civilisations encore plus anciennes avaient imaginé
cette œuvre : le pharaon Sésostris aurait même com
181
mencé à l’entreprendre et selon Hérodote 120000
travailleurs auraient péri dans la tentative d’un autre
Pharaon. Les Califes arabes y renoncèrent par crainte
d’ouvrir la voie aux flottes de Byzance. Après la
découverte de la route des Indes au xve siècle, les
Vénitiens, ces précurseurs du Capitalisme moderne,
firent une nouvelle tentative, mais les Turcs s’y
opposèrent.
Les travaux durèrent de 1859 à 1868 et furent
menés avec des capitaux français en majorité, et
ottomans, au milieu de l’hostilité des Anglais. Il y eut
de fantastiques hécatombes de travailleurs blancs et
arabes. Les Anglais dénoncèrent comme de l’esclava
gisme la réquisition par milliers des misérables fellahs,
et Napoléon III arbitra une controverse à ce sujet. Les
ingénieurs français de l’époque étaient des lutteurs, et
pas seulement des affairistes : privés de leurs armées
de travailleurs manuels (3), ils employèrent des
machines gigantesques et menèrent à bien leur tâche.
La concession accordée par le gouvernement égyptien
devait durer 99 ans à partir de l’inauguration du canal.
Pendant cette période, l’Égypte devait percevoir 15 %
des gains de la Compagnie. Il n’est pas utile de
retracer encore une fois les exploits de l’affairisme et
de l’agiotage international qui permirent de dépouiller
les vice-rois d’Égypte, sujets du Sultan de Constanti
nople, de leur part d’actions; celle-ci passa, par divers
chemins, au capital et au gouvernement — ou plutôt à
la Couronne — britanniques.
Ce qui ne fut pas remis en question, c’est qu’il
s’agissait d’une concession et que la propriété de
182
l’ensemble de l’ouvrage, agrandi et perfectionné à
K plusieurs reprises, devait passer en 1968, sans indem
nité, au gouvernement du Caire.
Nous nous garderons bien de traiter la question du
« droit » dans cette lutte entre flibustiers et requins de
haut vol. Ce qui nous intéresse, ce sont les concepts
économiques. Le capital initial était de 200 millions de
francs-or (ce qui représente environ 60 milliards de
francs actuels [1956] et 100 milliards de lires ita
liennes).
D’après la valeur actuelle des actions, abstraction
faite de leur baisse de 30 % après le décret de Nasser
(qui a toutefois provoqué des rachats en Bourse au
nouveau cours qui a suivi le décret), le capital de la
Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez
s’élèverait à 70 millions de livres sterling, soit 90
milliards de francs. Ces estimations ne tiennent pas
compte du change : elles donnent en dollars, la
première 200 millions, la seconde 250, et en lires
italiennes respectivement, environ 120 et 150 mil
liards.
Au cours de la dernière année, les recettes de la
compagnie ont été de 35 milliards de francs, avec un
bénéfice net de 16 milliards, soit 45 %! Mais Nasser
évalue pour sa part ce chiffre d’affaires à 100 millions
de dollars, soit 60 milliards de lires, nets !
Un bénéfice aussi élevé ne consiste pas uniquement
en profit de capital industriel, déduction faite des
amortissements, qui semblent correspondre aux
énormes réserves financières que se sont constituées
les dirigeants de la compagnie. Il ne s’agit pas d’une
entreprise de production : les navires qui passent
paient un droit de péage de 300 à 600 lires par
tonneau, mais ne reçoivent en échange rien qui soit
aliénable sur le marché : ils paient un service, et non
des marchandises. Évidemment, les frais d’entretien,
183
de surveillance, d’exploitation, d’administration du
canal ne représentent qu’une part minime des recettes.
La différence est une rente. Cette rente est une rente
absolue dans la mesure où elle provient d’un monopo
le : le monopole que détient celui qui peut fermer les
portes de Suez ou de Port-Saïd. De plus, c’est une
rente différentielle dans la mesure où elle représente le
coût de la navigation par l’itinéraire le plus mauvais : la
route interminable par le Cap de Bonne-Espérance.
A qui revient cette rente? Au « propriétaire foncier »
du terrain sur lequel fut creusé le canal, et dont le
consentement était nécessaire pour ouvrir le premier
chantier en 1859. Cette question de propriété devient
pour Nasser une question de souveraineté. Cette
terminologie n’a pour nous aucun sens. Pour nous
marxistes, la rente revient à celui qui détient le
monopole. Cette thèse n’est d’ailleurs pas antijuridi
que : dans la théorie classique du droit romain « la
source de la propriété est l’occupation » ; et c’est la
même chose, depuis que le monde existe, pour la
souveraineté politique.
Au vu de cette théorie, les Anglais sont des
imbéciles, et Nasser aussi. Il y a quelques années
encore, des troupes de surveillance anglaises station
naient dans la zone du canal, pour le défendre. Et
effectivement, durant les deux guerres mondiales, on
ne laissa passer aucun navire allemand, ou appartenant
à une nation alliée à l’Allemagne. Lors de la guerre
d’Ethiopie, Londres pensa un moment fermer la
porte; Mussolini eut alors son moment de bonheur : il
fit du chantage aux Anglais en se déclarant prêt à
attaquer la flotte de la Méditerranée. Il ne faudrait pas
cependant croire que ce sont ceux qui savent jouer aux
fous qui font l’histoire : le candidat à l’asile Nasser est
encore à cent coudées au-dessous.
Les Anglais croyaient-ils pouvoir retirer leurs
184
troupes tout en conservant la rente? Et les Français le
croyaient-ils aussi?
Mais les plus fous sont encore les Égyptiens, qui
misent sur la souveraineté en croyant de façon méta
physique que celle d’un pays minuscule pèse autant
que celle de puissances gigantesques.
Il paraît que Nasser comptait sur la Russie, qui est
précisément l’un de ces colosses. C’est bien pourquoi
nous disons que c’est un crétin. A la veille de la
conférence de Londres, et avant que Chépilov (4) se
fût exhibé — événement grandiose — en queue-de-
pie, les journaux ont raconté que les Russes, à leur
XXe Congrès, auraient abandonné encore une autre des
théories « erronées » de Staline : celle de la prédomi
nance politique internationale des grands États sur les
petits, et de la libération de ces derniers de leur
situation de sujets, de satellites et de vassaux.
Pauvres petits États! Mais cette théorie n’est pas
une création de Staline, que Staline pourrait avoir la
fantaisie d’abandonner ou que ses exécuteurs testa
mentaires pourraient retirer de la circulation! Ce n’est
pas le petit colonel du Caire qui peut la remplacer par
une nouvelle théorie : celle de la sainte souveraineté
des mini-États, fussent-ils grands comme un mouchoir
de poche. Et ce qui est encore plus ridicule c’est de
croire que l’Amérique serait tenue de respecter cette
théorie qu’elle aurait elle-même proclamée, ou que la
Russie pourrait faire de même, alors qu’elle est la
championne du principe opposé, celui du gros poisson
qui mange le petit.
C’est un fait, et une loi historique, que les grands
États se partagent le monde comme ils l’entendent,
par la guerre généralisée ou (sauve qui peut!) par la
185
coexistence pacifique entre eux, les gros poissons, et
que les petits États sont entre leurs mains simple pâte
à modeler sur la carte du monde. Ce fait et cette loi
dominent l’histoire depuis des millénaires, en Europe
surtout depuis deux siècles et, d’une manière absolu
ment patente, dans les deux guerres mondiales, qui
n’ont fait que détrôner certains Grands, comme le
Japon ou l’Allemagne, et en ont fait apparaître de
nouveaux, comme la Chine.
Nasser n’est pas allé à la conférence de Londres.
D’accord. Mais si celle-ci lui fait peur, précisément,
c’est parce que la Russie y participe. La Russie défend
le même principe que les autres : elle se soucie comme
d’une guigne de la « souveraineté » sur les rives de ces
voies de passage d’importance mondiale, véritables
nœuds du trafic international. Depuis qu’il n’y a plus
un patron impérialiste unique, comme au temps où
Albion se fraya une voie (pour nous ce n’est pas
seulement la voie, mais la vie, répondit Mussolini) le
long de la Méditerranée, et de toutes les Méditerra-
nées, les maîtres du jeu, ce sont les trois ou quatre
Grands de service, pour qui Nasser compte moins
qu’un caporal. L’affaire de Suez, c’est eux qui la
régleront — ou celui d’entre eux qui (dans vingt ans)
gagnera la troisième guerre mondiale, et le fait que le
petit Égyptien y aura participé dans le camp des
vainqueurs ou dans celui des vaincus n’aura pas la
moindre importance.
Hitler, par qui s’exprimaient des forces autrement
sérieuses, fut amené sous leur pression à pousser ses
pions jusqu’en Crète. Son objectif était Suez : Hitler
(ou qui que ce soit pour lui) était arrivé à comprendre
que l’objectif était plutôt Suez que Dunkerque, d’où il
se retira. Les Grands ne se dévorent pas entre eux.
Petit Nasser, patience! Tu seras toujours de ceux qui
sont mangés.
186
A toi, vieille taupe !
Ces vingt années passeront-elles, et nous, petits
animaux humains, consommateurs bernés et intoxi
qués, producteurs d’efforts de plus en plus pénibles et
inutiles, les laisserons-nous passer, suspendus à nos
radios et à nos écrans, à écouter les radotages des
techniciens, des experts, des spécialistes, des managers,
des diplomates, des flibustiers et des aventuriers, sans
rien apprendre, ou plutôt en oubliant de plus en plus
ce que la classe ouvrière savait déjà à l’époque où on
perçait le canal de Suez?
C’est bien, c’est très bien que l’on perce dans les
isthmes de formidables entailles (Suez reste le canal le
plus long, sinon le plus complexe : 160 kilomètres, le
double de Panama) et que le réseau des liaisons
internationales ceinture et re-ceinture le monde mer
cantile du capitalisme de la coexistence, comme le filet
du rétiaire immobilisait le gladiateur barbare en le
mettant à la merci du coup de grâce. Un prolétariat
absent de la scène historique déchire aujourd’hui ses
Internationales, mais le Capital est condamné à les
reconstruire par-delà les mers et les continents. C’est
bien, c’est très bien que les grands États soient peu
nombreux et relèguent dans une obscure impuissance
les petits, les plus nombreux, en les enveloppant dans
cet autre filet, étouffant et inextricable, de la fausseté,
du mensonge, de la fraude, de l’obscurantisme philis
tin et bigot, sous le masque de plus en plus puant et
intolérable de la technique, de la science, de la philan
thropie et du progrès vers le bien-être. C’est bien que les
centres de cette école de superstition et de corruption
soient en nombre toujours plus réduit, et de plus en plus
visibles de tous les coins de la terre.
187
Tandis qu’ils nous abreuvent de fausses croyances
avec leurs histoires de patries et toutes leurs religions,
tandis qu’ils nous relisent avec un faux puritanisme et
une obscénité blasphématoire les Bibles du Christ, de
Mammon et de Démos, nous aussi nous pouvons
répéter nos versets classiques et démontrer que bien
avant le percement du canal, nous savions déjà que
viendraient les vertigineuses concentrations de la
richesse et du pouvoir, le totalitarisme impérialiste,
l’oppression monopoliste, VÉtat de parti, la Sainte-
Alliance des grands Monstres Capitalistes, rendue plus
solide que jamais par chaque guerre mondiale. C’est
bien la Dictature du Capital, du Militarisme, de l’Af
fairisme, du Fascisme, que bénissent en vain les
Prêtres de toute confession. Ouvrons notre Bible!
« La Révolution va jusqu’au fond des choses.
[...] elle n’avait accompli que la moitié de ses prépara
tifs, et maintenant elle accomplit l’autre moitié. Elle
perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour
pouvoir le renverser ensuite. Ce but une fois atteint,
elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus
simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les
reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses
forces de destruction; et quand elle aura accompli la
seconde moitié de son travail de préparation, le monde
[chez Marx : l’Europe, la France de 1852...] sautera de
sa place et jubilera : Bien creusé, vieille taupe! (5) »
Les forces de la Révolution semblent se terrer, et le
grand Capital fait bombance au soleil. Mais nous qui
ne sommes pas intoxiqués par l’alcool de l’idéologie
bourgeoise, avec le radar historique de la doctrine
marxiste — un radar sur l’écran duquel on ne lit pas
de mensonges — nous avons retrouvé dans la brume
188
des fonds marins de Nantucket, dans le limon amer
des marais du désert arabique, nous avons retrouvé,
accomplissant son œuvre inépuisée, la Vieille Taupe,
qui creuse la malédiction d’infâmes formes sociales
et prépare leur lointaine, mais sûre, explosion.
LE DÉLUGE DES « LOIS SPÉCIALES » 8
190
n’a plus rien à voir avec les positions communistes et
marxistes.
Nous rapportons donc l’information, avec tous les
éléments que donne ce journal, comme si le texte était
la reproduction fidèle d’une délibération du Conseil
Supérieur, qui est effectivement habilité à traiter de
ces questions, et en faisant abstraction d’intrigues
politiques toujours possibles dans les méandres de
l’État bourgeois actuel. Après les inondations catastro
phiques de la basse vallée du Pô en 1951, le
gouvernement de l’époque élabora, selon la source que
nous utilisons, un « Plan d’orientation des fleuves »
qui fut adopté par le Parlement le 19 mars 1952. On
évita l’expression, habituelle en Italie, de « Plan
Régulateur », pour la raison évidente qu’il ne s’agit pas
là de travaux issus de la main de l’homme, mais de
faits naturels dont les collectivités humaines doivent
essayer de connaître et d’orienter la dynamique afii
d’en éviter les effets défavorables.
L’expression « Plan d’orientation » peut donc être
acceptée même par ceux qui, aux premières nouvelles
diffusées dans la matinée du 4 novembre, comprirent
que le point crucial n’était pas la précieuse Florence
menacée par l’Arno. Ce fleuve n’a jamais provoqué de
catastrophe depuis l’époque de l’adolescence de Dante,
quand Giotto peignait la rencontre avec Béatrice
mollement appuyée aux parapets des quais ; mais après
six siècles de fonctionnement correct au cours des
quels ils avaient toujours su contenir les eaux du
modeste fleuve, ces quais devaient être emportés sous
nos yeux d’hommes qui se croient stupidement
civilisés, avancés et issus de nombreuses générations
douées de science et de technique (même si le simple
souvenir d’un certain Léonard de Vinci pourrait
donner un tel droit à la pauvre Italie). Le point
crucial, c’était encore une fois le delta du roi des
191
fleuves, le Pô, à l'endroit où celui-ci confond ses
eaux avec celles de l’Adige et d’autres fleuves des
Vénéties.
Admettons donc comme véridiques les chiffres que
nous trouvons dans les peu respectables colonnes de
l’Unità.
La loi et le Plan de 1952 prévoyaient une dépense
globale de 1454 milliards de lires, répartie sur trente
ans, et donc une dépense annuelle de 48,5 milliards de
lires. Depuis, quatorze années ont passé. Si donc les
projets techniques et les calculs économiques du Plan
étaient exacts, on aurait déjà dû dépenser 679 mil
liards et cette nouvelle catastrophe n’aurait pas dû se
produire. Les rapporteurs du Plan d’Orientation de
1952 avaient cependant fait plus : ils avaient sélec
tionné et établi la liste des travaux absolument
prioritaires qui devaient être exécutés au cours des dix
premières années et qui concernaient plus précisément
les cours et les bassins de l’Adige, du lac de Garde, du
Mincio, du Tanaro, du Pô oriental, du Tibre, etc., etc.
Sur les 1 454 milliards de dépenses prévus en trente
ans, 849 milliards devaient aller à ce groupe de
travaux de première nécessité. Ils étaient ainsi répar
tis : 371 milliards pour les travaux hydrauliques le
long des cours principaux, 385 milliards pour les
travaux d’hydraulique forestière, 93 milliards pour les
travaux hydrauliques agricoles. C’est ici qu’apparaît
toute la gravité des déclarations du Conseil Supérieur,
que relèvent comme nous les gens de l’Unità. Mais ces
derniers ne se soucient que de leur vulgaire compéti
tion électorale et parlementaire avec les cliques poli
tiques qui ont soutenu le gouvernement dans cette
période, et pour renverser celles-ci, il vaut mieux ne
pas pousser l’analyse marxiste au-delà de la fameuse
phrase dont se repaît depuis longtemps déjà l’ignoble
démocratie bourgeoise : Piove? Governo ladro! Il
192
pleut? C’est la faute à ce gouvernement de voleurs!
En 1965, le Plan d’orientation cité fut mis à jour et
on refit les calculs en tenant compte des quelques
travaux qui avaient été réalisés en treize ans. La
conclusion de cette étude fut que le nouveau plan,
prévu lui aussi pour une durée de trente ans, et qui
donc devait être achevé en 1995 et non plus en 1982
comme le premier, entraînerait une dépense totale de
2200 milliards (au lieu des 1454 milliards initialement
prévus). En effet le coût des travaux a énormément
augmenté par rapport à ce qu’il était en 1952 au
moment du premier calcul. Il s’agit d’une augmenta
tion de 52 %, que l’on peut considérer comme admis
sible. Le coût de l’ensemble des ouvrages de première
nécessité a donc lui aussi augmenté et est passé de
849 milliards à 1 290 milliards environ. Ce qui est plus
grave, c’est que le pouvoir exécutif, alors qu’il pouvait
dépenser 48,5 milliards par an et faire adopter des lois
rectificatives pour tenir compte des dépenses supplé
mentaires, a cru bon de faire des économies draco
niennes. A la date de 1965, on disposait encore de
48,5 milliards pour chacune des 14 années suivantes,
soit au total environ 679 milliards. Mieux : le Plan de
1952 avait déjà potentiellement autorisé, comme
dépenses prioritaires, la somme non négligeable de
1290 milliards, selon le calcul que nous venons de
faire. Or qu’a-t-on fait au gouvernement, pendant
cette période de 14 ans? Selon l’Unità, et donc, sauf
erreur, selon le texte du Conseil Supérieur, tel qu’il
nous est rapporté, les gouvernements n’ont utilisé que
289 milliards (251 milliards accordés par des lois de
financement, et 38 milliards prévus dans les crédits
budgétaires normaux). On peut donc dire que l’on a
dépensé moins du tiers de ce que l’on savait néces
saire, et que les deux autres tiers représentent ces
« économies qui ont amené le Conseil Supérieur à
193
Espèce humaine et croûte terrestre. 7.
employer les termes de légèreté coupable et de myopie
politique et économique ».
D’où la « faute criminelle » dénoncée par l’Unità :
on n’a pas voulu dépenser des sommes qui étaient tout
à fait disponibles, et on a provoqué la catastrophe de
novembre 1966 — l’État faisant une fausse économie
de 1 290 milliards moins 289 milliards, soit 1 000 mil
liards sur la peau des citoyens. Et maintenant, conclut
l’Unità, journal des oppositions de Sa Majesté, le
gouvernement voudrait se faire pardonner en déblo
quant un crédit de 454 milliards seulement, alors que
c’est une somme de 2 200 milliards qui avait été
estimée techniquement nécessaire, et alors que Von n’a
pas voulu dépenser la majeure partie des crédits
accordés par la loi de 1952. Qui sont les crétins qui
vont voter pour la nouvelle loi? semble conclure
triomphalement l’Unità. Comment pourrons-nous
continuer la fructueuse chasse aux votes des électeurs
à demi noyés?
Beaucoup pour faire couler aussi le gouvernement
de centre-gauche de Moro dans les eaux bourbeuses
d’une appétissante crise, prometteuse de nouvelles et
radieuses tractations de marchands de bestiaux pour la
répartition des ministères!
Ces messieurs de l’Unità, cela fait des années que
nous les considérons et les définissons comme des
marxistes libéraux, pour reprendre les termes de la
féroce invective que Lénine adressa au célèbre renégat
Kautsky, ex-théoricien du marxisme.
Tant la rédaction de l’Unità que le Conseil Supé
rieur des Travaux Publics sont dans la bonne tradition
libérale lorsqu’ils reprennent l’accusation portée
aujourd’hui contre le gouvernement italien : celle
d’avoir préféré une économie de quelques milliards à
l’exécution de mesures destinées à garantir la vie des
populations — alors que le devoir de ces gouverne
194
ments aurait dû être de les protéger. Ces messieurs de
l’Unità sont des libéraux parce qu’ils ont abandonné la
voie de la dictature du prolétariat, tout comme
Kautsky dans ses attaques venimeuses contre les
bolcheviks. Les membres du Conseil Supérieur des
Travaux Publics sont d’anciens hauts fonctionnaires
des corps techniques de l’État. Abstraction faite de
leur indiscutable valeur professionnelle, ils sont dans
la tradition du grand libéralisme italien — au nom
duquel le gouvernement démocrate-chrétien pourrait
très bien se défendre en disant que ce n’est pas une
faute, au contraire, d’économiser le budget de l’État,
selon l’exemple donné par Quintino Sella (1) qui
supprima jusqu’aux 2 lires affectées à la nourriture du
chat du ministère, en faisant remarquer que puisqu’il
était là pour chasser les souris, il n’avait pas besoin de
manger aux frais des finances publiques. Tous sont
donc, même si c’est pour des raisons différentes, de
purs libéraux qui doivent rester fidèles à la doctrine de
l’État à bon marché, qui a évidemment séduit les soi-
disant communistes de l’Unità. Le père Marx, en son
temps, fustigea à sa manière cette théorie des écono
mistes vulgaires. Pour tous ces gens, l’État démocra
tique a pris la place qu’occupait la Providence divine
dans les vieilles idéologies et dans la culture médié
vale. Pour eux, l’argent de l’État est chose sacrée,
même s’il est vrai que tout le bien qui est octroyé aux
populations leur vient des mains de l’État-Dieu.
Pour nous, fils véritables de Marx et de Lénine,
l’État est un sale instrument, et nous avons à notre
programme de le mettre au rebut grâce à la révolution,
comme le dicta Engels. Nous ne ferons donc pas le
raisonnement que tient n’importe quel libéral ou
socialiste réformiste : « Pour avoir de l’argent, pour
195
satisfaire à toutes les exigences, l’État est obligé de
faire fonctionner la planche à billets, et alors c’est tout
le peuple qui souffre, et surtout les classes les plus
pauvres, à cause de l’augmentation générale des prix;
en revanche, toute autre méthode est bonne. Bravo
donc pour les deux lires économisées par ce radin de
Sella et pour les 1000 milliards économisés en ne
faisant rien pour éviter l’inondation de la vallée du Pô
et des trésors de la bibliothèque nationale de Flo
rence! «
Les remarques du Conseil Supérieur des Travaux
Publics, sur lesquelles s’appuie l’Unità, contiennent
une autre idée importante. Quand on distribue ces
gigantesques crédits d’État sous la forme tant exploi
tée de remboursements en espèces des dommages
subis par les propriétaires privés, les sommes ne sont
pas toutes dépensées pour des objectifs relevant
effectivement de l’intérêt public et de la sécurité
générale, c’est-à-dire pour la réalisation d’équipements
permettant de mieux protéger le territoire menacé par
les inondations. Une bonne partie de cet argent sert à
soigner les blessures infligées aux patrimoines privés.
Le texte du Conseil Supérieur fait observer qu’une
partie des digues et des francs-bords sont propriété
privée et le restent après l’exécution des importants
travaux publics. En effet, pour empêcher que les
grands fleuves débordent, on n’élève pas les digues au
contact immédiat de la bande de terre ou de la berge
qui borde le cours d’eau, mais à une distance bien plus
grande, atteignant parfois plusieurs kilomètres. La
zone de terre plane qui se trouve entre les eaux du
fleuve et la nouvelle digue s’appelle « franc-bord » et,
bien qu’étant destinée à être envahie par les eaux en
premier, elle peut avoir une valeur agricole. Elle est
même en général très fertile : ainsi les rizières de la
basse vallée du Pô, qui restent ensuite stériles pendant
196
des années à cause de l’invasion des eaux salées de la
mer. Le texte fait une intéressante comparaison entre
les intérêts des entreprises privées et ceux de l’entre
prise d’État en matière hydraulique, et dit que
l’opposition est semblable à celle qui se manifeste dans
les villes chaque fois que l’on dresse des plans
régulateurs imposant des restrictions sévères à l’initia
tive privée. C’est du pur libéralisme de considérer
l’entreprise publique, non comme une expression de la
société humaine émanant des ténèbres des régimes à
propriété privée, mais comme une grande entreprise
que le mieux serait de confier à d’habiles opérateurs
économiques et non aux hommes politiques. Les
socialistes, et avec eux les communistes, font preuve
d’autant de libéralisme quand, à propos des plans et
de la programmation, ils se démènent pour qu’on
laisse une place à l’initiative privée dans le vulgaire
but, s’entend, d’arracher des voix également aux
classes moyennes des petits propriétaires et des petits
patrons. Ce que dit le Conseil Supérieur pourrait êtrJ
développé avec profit — mais sûrement pas pai
l’Unità! — à propos du plan quinquennal. En effet,
dans ce plan, on veut traiter toute l’économie nationale
selon la théorie des coûts et des profits, autrement dit
comme s’il s’agissait d’une grande entreprise privée.
Un tel projet devrait faire dresser les cheveux sur la
tête à tout marxiste, même à l’eau de rose; mais nous
ne développerons pas ici toute la question. Nous ne
prendrons pas non plus au sérieux les critiques
adressées par l’Unità au gouvernement de centre-
gauche et au plan Pieraccini, un plan que le gouverne
ment, selon l’Unità, voudrait refondre intégralement,
alors qu’il paraît en fait qu’il veut le maintenir tel
quel, même s’il parle de faire adopter par le Parlement
non seulement la loi d’urbanisation, qui jusqu’ici n’a
subi que des déboires, mais aussi le fameux plan
197
hydrogéologique du territoire. Pour le moment on se
contente de promulguer une loi pour la réparation des
dommages, dont ne pourront bénéficier, comme tou
jours, que ceux qui en ont subi en tant que proprié
taires. Mais ce bénéfice discutable ne va pas seulement
à la classe des petits propriétaires urbains et ruraux : il
engraisse aussi tout un tas de petites entreprises et
d’habiles opérateurs économiques; comme ils le firent
immédiatement après la guerre, ces brasseurs d'affaires
se lancent à la chasse au sinistre, en promettant, la
juteuse loi sous le bras : nous nous chargeons de toutes
les démarches pour vous faire encaisser l’argent du
gouvernement, vous ne vous occupez de rien! Il est
clair que dans cette valse de milliers de milliards de
dommages et intérêts, une bonne partie va aux
propriétaires privés, et une partie tout aussi impor
tante aux truands sus-mentionnés. Tel est le méca
nisme qui transforme les catastrophes en or, non
seulement pour les classes dominantes mais pour le
monde encore plus ignoble des classes moyennes,
cœur de cette république vaticanesque et ennemi de
classe numéro un de l’émancipation prolétarienne et
des intérêts, même modestes et immédiats, de tous
ceux qui travaillent. L’opposition entre l’intérêt privé
et l’intérêt public, même considéré comme identique à
l’intérêt de l’État, peut faire partie de l’idéologie
libérale, et donc aussi de l’idéologie de la falote Unità}
en tant que prééminence de l’intérêt public sur
l’intérêt privé. Pour le marxisme, l’État est le comité
d’administration des intérêts de la partie la plus haute
de la classe dominante, et la défense de l’intérêt public
ne peut se concevoir que comme la destruction de
toute classe et de tout type d’État par la dictature de la
classe travailleuse. Bientôt nous verrons l’Unità recu
ler même par rapport à un vigoureux libéralisme
bourgeois. Faudra-t-il s’en étonner?
198
Il y a un autre point que l’accord émouvant entre
les vieilles perruques bien sages des Travaux Publics
et l’audacieuse Unità fait ressortir de façon éloquente,
c’est leur commune et inguérissable idolâtrie de l’État.
En Italie, pour terrasser son adversaire dans une
polémique, on ne se sert pas comme argument
principal d’une doctrine ou d’une science mais de
l’ultima ratio d’un des innombrables textes de loi
promulgués par l’État. C’est ainsi que dans l’immense
classe des profiteurs, les experts et les spécialistes —
cette plaie de notre époque — comme par exemple les
ingénieurs, ou les spécialistes de l’hydrologie, ou de la
médecine, ou les diplômés de quelque autre université
bourgeoise que ce soit, doivent céder le pas aux
spécialistes, ne disons pas du droit ou de la science
juridique, mais tout simplement du droit positif
italien, c’est-à-dire des gens dont la bible dorée est li
collection du Journal Officiel. Pour ce qui est de cett<
lâche adoration de l’État et de la loi, les communistes et
les socialistes de toutes les tendances sont au même
niveau que les libéraux, ces adorateurs convaincus des
premières lois classiques que l’État unitaire adopta dans
les premières années de sa constitution. Mais ici il faut
ajouter quelque chose : c’est que Benito Mussolini et le
fascisme, qui pourtant avaient conquis l’État et piétiné
sa légalité constitutionnelle, voulurent eux aussi, dans
les années des persécutions impitoyables contre tous
leurs adversaires, jouer sérieusement le jeu de cette ido
lâtrie maniaque de l’État, de ce mythe de la législation.
Et ils consommèrent leurs crimes habilement, en leur
collant un numéro d’ordre et la date de l’année civile
qui caractérisent chacune de leurs lois innombrables et
stupides, et en utilisant dans cette entreprise de tru
quage, tant que cela fut possible, la tradition libérale de
l’État historique et la fonction ridicule du roi en carton-
pâte qui apposait ses signatures et ses sceaux sur toute
199
loi rédigée dans l’intérêt de la classe dominante, durant
les vingt années que dura son offensive dictatoriale et
fasciste.
Nous contestons donc absolument aux communistes
de l’Unità, non seulement le droit de faire les libéraux
aux dépens des immenses saloperies qu’est en train de
perpétrer la démocratie chrétienne, mais aussi le droit
de se vanter d’avoir été les artisans de la destruction du
fascisme ; en effet la monstrueuse machine administra
tive du fascisme avait les mêmes défauts que ceux
qu’ont eus par la suite les gouvernements démocrates-
chrétiens et les gouvernements de centre-gauche, ou
qu’aurait un gouvernement où réussirait à se fourrer le
parti des Boutiques Obscures (2), parce que toutes ces
couches de la politique bourgeoise italienne n’ont
qu’une même inspiration, rétrograde et réactionnaire.
En 1951 comme en 1966, notre invective est la
même contre une classe dominante qui tout en versant
des larmes de crocodile sur les catastrophes nationales
sait si bien s’en servir pour défendre le régime maudit
de ses profits et de ses privilèges.
201
naissance du marxisme les problèmes du socialisme —
tant romanesque que scientifique — en tant que
caractérisation des formes sociales à venir, n’inté
ressent plus personne.
Blasés, déniaisés, désenchantés, snobés, existcntiali-
sés (élégants participes que nous recommandons à
1’ « immanentisme linguistique » du Très Savant Stali
ne (2)), les lettrés bourgeois organisateurs de Confé
rences à cinq tout comme les représentants de com
merce du Moscou) Trust for Theoretical Communism
hausseraient les épaules si on leur demandait de
décrire le monde social de demain. Tout au plus peut-
on envisager un concours émulatif, un Festival, une
Olympiade historique, dans laquelle on distribuerait
chaque année une médaille ou un Oscar au vainqueur,
c’est-à-dire à celui qui aura présenté au public ô
combien choisi les meilleurs modèles de systèmes
sociaux concrets.
En vérité, si la barbe de Marx réapparaissait au bout
d’un siècle, il en jaillirait un puissant crachat sur
toute cette canaille, un baiser ému aux rêveurs de la
flamboyante Utopie, aux poètes et aux romanciers
d’un monde qui constitue le lendemain de cette sale,
hypocrite et vile civilisation moderne.
Même si elle se limita aux aspects les moins
profonds, la forme première, inférieure, de socialisme
donna une puissante impulsion au mouvement dirigé
contre les défenseurs du système bourgeois et de
l’économie de propriété; et sous cette impulsion un
nombre incalculable de prolétaires avancés et de
déserteurs du monde bourgeois rejoignirent les rangs
(2) Allusion aux thèses soutenues par Staline dans son article « Le
marxisme et les problèmes de linguistique » (1950); ces thèses ont fait
l’objet d’une réfutation dans l’étude intitulée « Facteurs de race et de
nation dans la théorie marxiste », Il Programma Comunista nos 16 à
20/1953.
202
de la lutte révolutionnaire. Il n’est pas juste, disait cé
socialisme, que le patron de l’usine et de la terre, après
avoir payé tous les frais de production nécessaires, après
avoir rétribué le travail de tous ses employés, depuis le
manœuvre jusqu’au chef de laboratoire de recherche
scientifique, puisse empocher un bénéfice bien supé
rieur au salaire de tous les autres. Et dans les
discussions à bon marché, de café ou de salon, le
contradicteur avait bien du mal à se défendre, en
invoquant l’hérédité, le risque, la diversité et la
supériorité des aptitudes personnelles, le nécessaire
stimulant constitué par le désir de s’améliorer et de
s’enrichir. — Ce n’est pas juste, vous êtes une société
de parasites, et s’il est vrai, comme vous le proclamez
tous, que l’humanité doit se régler sur la fraternité et
la raison, ceci apparaîtra clairement un jour et les
parasites seront supprimés.
— Mais votre société sans riches et sans luttes pour
la richesse n’est pas possible : elle s’arrêtera comme un
moteur manquant d’essence; et pour avoir fermé les
soupapes de la soif d’or et de gloire, on aboutira à la
misère générale et à la mort matérielle et — comble de
malheur! — spirituelle. C’est à cette objection que
répondirent les projets et les modèles descriptifs du
monde de demain, qui répartit équitablement le bon
heur entre tous les membres de la communauté
humaine. Le personnage de Bellamy (3) se réveille en
l’an 2000, et fait à la belle enfant qui le guide toutes
les objections du XIXe siècle : celle-ci lui répond en lui
montrant comment fonctionnent l’industrie, 1 agricul
ture et tout le mécanisme de la vie sereine d êtres
joyeux et souriants.
Du reste, des plans de sociétés, de républiques
203
futures, de colonies, d’îles où vivent des hommes
libérés de l’inégalité, de la servitude et de l’exploita
tion, furent dessinés par la littérature de tous les
siècles, et on les doit à des esprits puissants. Certes, les
Cités du Soleil, les Utopies et les Icaries ne quittèrent
pas le monde de l’imagination, mais leurs auteurs
affirmèrent avec force, dans le monde de la réalité, la
nature honteuse du monde concret de la civilisation de
la propriété; et si les princes et les prêtres furent
toujours aux côtés des classes qui dépouillaient et
exploitaient, la contre-polémique des premiers et naïfs
socialistes eut beau jeu de riposter en racontant
l’histoire d’Agis, roi de Sparte, qui renonça à ses biens,
institua la communauté des repas et tomba en
dirigeant des ilotes en révolte contre les propriétaires
terriens. Il fut beau, encore qu’un peu infantile, de
leur relire Clément : c’est injustice de dire : ceci
appartient à quelqu’un, ceci est à moi, ceci est à un
autre ; Ambroise : la nature a créé la communion des
biens, seule l’usurpation a créé le droit de propriété;
Augustin : tous les fléaux dérivent de la propriété,
abstenons-nous, ô frères, de posséder une chose en
propriété ou, du moins, abstenons-nous de Vaimer;
Grégoire : les produits de la terre doivent appartenir
indistinctement à tous ; Zacharie : tous les maux des
peuples civilisés dérivent de la propriété privée.
D’ailleurs, Paul avait déjà dit : celui qui ne travaille
pas ne doit pas manger.
Des esprits insignes rêvèrent de la Cité de Dieu du
de la Cité du Soleil, d’autres cherchèrent et proje
tèrent la nouvelle Cité de l’Homme, et ils crurent
pouvoir l’imposer en en proposant le plan aux
puissants de l’époque ou à la force de l’opinion
publique...
Nous sommes allés bien plus loin. Non pas en
raillant poètes et mystiques, apôtres et missionnaires, et
204
en nous complaisant dans les vulgarités du scepti
cisme, de l’agnosticisme, de l’éclectisme qui se satisfait
des limites de l’aujourd’hui et de celles, plus aveugles
encore, de la personne; mais parce que nous avons
considéré comme positive et sûre l’étude de la cité de
demain, et plus encore la lutte directe pour la conquérir.
HIER
205
dessin authentique de l’histoire qui mène jusqu’à
vous, et une anatomie précise des organes de votre
régime, pour que vous puissiez ensuite garder dans
vos archives le fruit de nos peines, et placer dans votre
bibliothèque, aux côtés du mahatma in-16°, du
Lincoln ou du Cavour version New Delhi, le Capital
de Karl Marx, qui vous arrive tout juste derrière le
dernier refrain du jazz-band noir et la dernière jupe
découvre-fesses de Christian Dior.
Le résultat important des recherches sur les lois de
l’histoire « civilisée » et de la production moderne
n’est pas d’avoir assouvi une libido sciendi, une
ardente soif d’information complète; c’est la certitude
positive, tout aussi considérable, que le développe
ment du processus historique va dans le sens du
communisme ; c’est la consigne, lancée aux victimes de
l’organisation présente, de s’unir pour vous chasser, à
coups de pied dans le Pandit, hors de la réalité
concrète, de l’histoire et du temps.
Ce gigantesque pas en avant est résumé dans une
page qui ne passera de mode que lorsqu’il sera passé
de mode de rencontrer dans les rues des voitures de
luxe qui transportent les louches figures des princes
du capital : la préface à la Critique de l’Économie
politique. Marx, tout en déclarant ne pas vouloir
anticiper le point d’aboutissement de l’œuvre colossale
qu’il prépare, rappelle en quelques phrases comment
on était parvenu intégralement dès 1848, année du
Manifeste, au nouveau système.
Inutile de se moquer des prêtres qui, des millions
de dimanches, relisent les mêmes évangiles et le
Sermon sur la Montagne. Inutile de se moquer d’une
épine dorsale qui a porté des millénaires d’histoire.
Mieux vaut relire et ruminer mille fois une petite page
comme celle-là que de courir, poussé par la soif — ou
la démangeaison — de la lecture, derrière les dernières
206
productions des maisons d’édition modernes, où l’on
fornique plus que dans les ex-maisons closes.
Celui qui se sera bien pénétré de ces directives, qui
en aura fait la chair de sa chair, comprendra que la
double victoire, décisive et triomphale, du marxisme,
la critique de V utopie et celle de la démocratie (deux
aspects de sa critique de toute orientation idéaliste,
moraliste ou esthétique dans le choix du type de
société que l’on prône), s’appuie sur la ressource
puissante de l’étude positive, libre de tout préjugé, des
faits connus et acquis du passé et du présent, mais
qu’elle conduit à la prévision et à la connaissance des
lignes fondamentales du fait social futur. En expli
quant les faits historiques et politiques d’après les
conflits de l’infrastructure productive, et non « par
eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de
l’esprit humain », « à grands traits, les modes de
production asiatique, antique, féodal et bourgeois
moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives
de la formation sociale économique»; une fois ceci
établi, l’on considère comme une notion pareillement
fondée le passage à la société communiste, consé
quence de l’antagonisme particulier — qui sera le
dernier antagonisme historique — inhérent à la société
capitaliste actuelle. Nous défendons comme positive la
connaissance de la société socialiste future : nous ne
sommes plus des idéalistes utopistes et des philan
thropes stériles, car nous avons établi que « l’humanité ne
se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre;
car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que
le problème lui-même ne surgit que là où les conditions
matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont
en voie de devenir » (4). C’est dans ce sens que nous
207
« prévoyons ». Le socialisme est donc pour nous un
but, une tâche, et aussi une volonté collective, dans la
mesure où nous possédons aujourd’hui des données
qui en font une certitude sur la voie du devenir.
Le théologien scolastique soutenait qu’il lui était
possible de déduire non seulement l’existence, mais la
substance de son Dieu; il ne démontrait pas seulement
quod est (qu’il existe) mais quid est (ce qu’il est). Bien
plus : de la connaissance de ses attributs, il voulait
tirer la preuve logique de son existence.
Le marxiste dialectique ne fait pas de la société
future un mythe, mais il sait bien qu’il ne pourrait
prouver quod erit (qu’elle sera) s’il ne pouvait établir
quid erit (ce qu’elle sera, les caractères qu’elle aura).
Tel est notre rapport exact avec la vision inférieure,
utopiste. Il y a plus : dans un autre texte qui mérite
qu’on s’en imprègne, Socialisme utopique et socialisme
scientifique, Engels traite à fond, et avec une grande
admiration, des utopistes récents, des trois colosses qui
se dressent sur le seuil du xixe siècle, Saint-Simon,
Fourier et Owen. Leurs systèmes tiennent déjà de la
critique géniale du système bourgeois, ils sont déjà,
pour nous matérialistes historiques, la preuve que la
tâche socialiste est à Vor dre du jour. Ils sont déjà liés,
non à « l’intérêt de l’humanité », notion privée de sens,
mais à l’intérêt d’une classe bien définie, le prolétariat,
« apparu entre-temps dans le sein de l’histoire ».
Owen, comme d’autres utopistes et socialistes pré
scientifiques, fit plus que décrire dans des livres le
plan de la société nouvelle : il voulut en donner un
exemple avec ses filatures de New Lamark. Il réussit à
faire travailler ses ouvriers, non pas 14 heures comme
dans le reste de l’industrie, mais seulement 10 heures
et demie, tout en les faisant bénéficier de bien meilleurs
traitements, y compris en matière d’écoles, de culture
et d’assistance à leurs enfants. Puis tout s’effondra,
208
entre autres à cause de la persécution politique dont il
fit l’objet, mais peu importe. Owen en était toutefois
arrivé à se demander comment il se faisait que ses
2500 travailleurs, qui produisaient à eux seuls ce
qu’aurait produit un demi-siècle auparavant une
population de 600000 âmes, ne consommaient qu’une
part minime de cette énorme augmentation de
richesses. Et il répondait que l’explication résidait
dans le fait que les propriétaires de l’usine, en plus de
l’intérêt de 5 “o sur le capital d’installation, réalisaient
un profit de 300000 livres sterling, soit aujourd’hui
450 millions de lires. Owen n’était que le directeur :
bien qu’il fût un organisateur de premier ordre, à
peine entreprit-il de critiquer le principe du profit que
la bourgeoisie l’écrasa et le chassa; il vécut pauvre
dans les rangs du mouvement des travailleurs.
Le marxiste scientifique a évidemment des éléments
qui lui permettent de sourire, non du combattant ei
du précurseur valeureux que fut Owen, mais de l’idée
de construire une cellule communiste en plein capita
lisme, de même que le ferait sourire l’intention de
réaliser l’économie communiste là où manquent les
prémisses d’un développement approprié des forces
productives. Cette abolition de toute « parcelle d’uto
pie » et d’illusion romantique n’empêche pas la
prévision et la connaissance des caractères de la société
socialiste, telle qu’elle succédera à la victoire révolu
tionnaire des travailleurs, d’être extrêmement claires,
complètes et positives dans le système marxiste.
Si nous avons donc radicalement renversé les termes
de la polémique, de la « possibilité du communisme » à
1’ « impossibilité du capitalisme à survivre au-delà de
certaines limites », nous n’en avons pas pour autant
renoncé à donner, en opposition dialectique avec les
caractères du capitalisme qui seront détruits, la
détermination péremptoire des caractéristiques écono
209
miques de la société future et de la production
socialiste.
AUJOURD’HUI
210
geoises de guerre de classe, qualifiées de « provoca
tions », de libérer le prolétariat des scrupules pacifistes
concernant les moyens d’action, nous devons aujour
d’hui constater amèrement qu’il a été extrêmement
difficile de lui éviter de perdre la vision du but de cette
action. Les travailleurs ont combattu et combattraient
peut-être encore par des moyens insurrectionnels,
mais ils l’ont fait et le feraient dans des directions qui
ne sont ni l’offensive pour construire une société
socialiste (et encore moins la défense d’une société
socialiste), ni la conquête des conditions qui sont « sur
la voie du devenir » et qui permettraient vraiment
d’avoir cette société demain.
Retournons donc encore une fois sur le terrain, non
de l’attente de la venue du socialisme (qui viendra,
nous l’affirmons vigoureusement) ou de la constatation
de l’existence aujourd’hui de quelque « îlot » de
socialisme (que nous nions tout aussi vigoureusement),
mais de la nature de la société socialiste. Pour cela,
jamais nous n’avons été arrêtés par la considération
élémentaire que nous ne traitons pas d’une nature
sociale abstraite, métaphysique et immobile, mais de la
nature historique, aboutissement d’un processus dia
lectique en cours, analogue à la croissance d’un
organisme biologique, ou au passage régulier des
astres sur les orbites cycliques de révolution d’une
nuée d’étoiles.
Ouvrons le livre d’August Bebel, chef du socialisme
allemand, mort en 1913, épargné par la honte du
social-chauvinisme, et non lié d’autre part au courant
révisionniste du marxisme : un orthodoxe donc. La
femme et le socialisme, paru en 1882, est pour nous un
classique, non seulement par ce qu’il dit de la question
des sexes, mais parce qu’il contient un robuste
chapitre où Bebel intervient de façon décidée dans la
polémique sur la société future. Le chapitre s’intitule
211
de manière originale : la socialisation de la société. Le
mot allemand veut littéralement dire « socialistisation » :
il s’agit de discuter, face aux adversaires de notre propa
gande, de ce que nous ferons pour rendre la société
socialiste.
Je voudrais établir tout de suite, par rapport à la
polémique léninienne de 35 ans plus tard, que (comme
Lénine l’atteste lui-même) Bebel a une vision ortho
doxe de la question de l’État. « L’État est l’organisa
tion de défense de la propriété privée ». « L’État est
l’organisation nécessaire d’un ordre social reposant sur
la domination d’une classe ». Et encore : « L’État cesse
lorsque l’on supprime les rapports de domination de
classe » (5). Les papiers sont en règle.
Ce n’est donc pas sur les traces d’un contrebandier
que nous faisons notre entrée dans la société socialiste
ou, comme disent les bourgeois, dans le paradis où
nous entrons de notre vivant. Bebel en a connu les lois
bien qu’il soit mort en 1913, et nous sommes prêts à
miser dessus, même si nous savons que personnelle
ment nous mourrons avant que ces salauds de
bourgeois ne soient tous crevés en tant que répugnant
phénomène social, et individuellement s’il le faut.
Suivons-le donc. « Dès que la société sera en
possession de tous les moyens de production, le travail
obligatoire pour tous [...] sera la loi fondamentale de la
société socialiste » (6). Nous ne nous arrêterons pas pour
l’instant sur la première démonstration de Bebel : à
savoir que l’élimination de tous les parasites stimule
au maximum la saine émulation et le développement
des facultés inventives et créatrices.
L’auteur en vient ensuite à un point essentiel : tout
212
le monde devra travailler, mais le temps de travail
nécessaire sera extrêmement réduit par rapport au
temps de travail actuel ; la majeure partie des énergies
sera spontanément consacrée à d’autres activités mul
tiformes. Suit un autre passage, digne de figurer
comme un chapitre à part, contre le concept bourgeois
de spécialisation professionnelle. Les domaines réser
vés des experts actuels ne sont que mystifications
de charlatans qui s’adulent réciproquement et se
méprisent en silence, dans une sordide complicité
générale.
Arrêtons-nous sur les chiffres, qui provoquèrent
une réponse venimeuse du docteur E. Richter, dans
son livre Doctrines erronées, auquel Bebel répondit,
avec son calme, mais aussi sa fougue habituels, dans
les éditions suivantes. Le professeur Hertzka, écono
miste non socialiste, a effectué un calcul détaillé des
besoins et des ressources économiques des 22 millions
d’Autrichiens, en tenant compte de la consommation
alimentaire de chacun, des besoins vitaux, de la
production industrielle et agricole, d’une industrie du
bâtiment permettant d’assurer à chaque famille une
habitation de cinq pièces, renouvelée tous les cin
quante ans. Oui, mais aujourd'hui, avec les besoins, la
civilisation d'aujourd'hui! nous rétorqueront tous les
crétins. Nous nous contenterons de dire, sans refaire
entièrement les calculs, qu’en matière de logements,
dans cette sale république italienne et en l’an de grâce
1952, nous n’avons que les deux tiers de ce chiffre
et que leur durée moyenne est trois fois plus longue.
L’Icarie vaut bien la Fanfanie (7)1 Hertzka conclut
que pour réaliser tout cela il suffit de 615000 unités de
force de travail permanente. Mais sur 22 millions de
213
personnes, on peut faire travailler beaucoup plus de
gens, au moins 8 fois plus. Il excluait alors toutes les
femmes; en outre, n’étant ni un socialiste ni un
égalitaire, il voulut ajouter un travail supplémentaire
pour les besoins supérieurs de la haute société, et il
ajouta 315000 travailleurs. Les calculs une fois effec
tués, le résultat fut que chacun aurait dû travailler en
moyenne 2 heures et demie par jour. Mais Bebel
soutient que le chiffre peut encore descendre, car on
ne doit exclure du travail ni les femmes (en dehors des
périodes de maternité), ni les jeunes ou les personnes
âgées de plus de 50 ans, comme le faisait le calcul.
Ce n’est pas tout. Il y a encore un autre argument,
qu’il faut citer dans le texte, car il est aujourd’hui dix
fois plus vrai, dix fois plus brûlant : <« L’économie
collectiviste du socialisme se distinguera encore sur
d’autres points importants de l’économie individua
liste de la société bourgeoise. Le principe « bon
marché et mauvaise qualité » qui sert et doit servir de
règle pour une grande partie de la production bour
geoise, parce que la grosse majorité de la clientèle est
obligée d’acheter à bas prix des marchandises rapide
ment débitées, ce principe disparaît. On ne fabriquera
que des produits excellents qui feront d’autant plus
d’usage et n’auront que rarement besoin d’être rem
placés. On ne verra plus les folies créées par la mode
[par exemple l’impression d’un « nouveau » cours d’écono
mie politique à chaque saison!} qui ne font qu’encoura
ger le gaspillage et le mauvais goût » (8). Après
d’autres considérations sur les folies des modes fémi
nines et des styles architecturaux (cher Bebel, vous
n’aviez encore rien vu!), notre auteur conclut que tout
cela reflète la névrose du siècle et que « personne ne
214
pourra soutenir que cet état de surexcitation prouve
que la société se porte bien! »
Traitant des nombreuses mesures à prendre pour
rendre le travail moins pénible — qu’on voit adopter
aujourd’hui en partie comme « mesures sociales »,
autrement dit pour le salut de la société bourgeoise
menacée par cent maux — Bebel dit : « Pour l’écono
mie capitaliste l’amélioration des installations est
d’abord une question d’argent qui se formule ainsi :
l’entreprise peut-elle la supporter, est-elle rentable? Si
elle n’est pas rentable, alors l’ouvrier peut périr. Le
capital ne fait rien là où il n’y a pas de profit à retirer.
L’humanité n’est pas cotée en Bourse » (9). Ici, tou
jours cette sacrée manie, notre vieux compère s’en va
chercher Marx (philistins, bouchez-vous les oreilles!) :
« Le capital, dit le Quarterly Reviewer, fuit le
tumulte et les disputes et est timide par nature. Cela
est très vrai, mais ce n’est pourtant pas toute la vérité.
Le capital abhorre l’absence de profit ou un profit
minime, comme la nature a horreur du vide. Que le
profit soit convenable, et le capital devient courageux :
10 % d’assurés, et on peut l’employer partout; 20 %,
il s’échauffe; 50 %, il est d’une témérité folle; à
100 % il foule au pied toutes les lois humaines;
300 %, et il n’est pas de crime qu’il n’ose commettre,
même au risque de la potence. Quand le désordre et
la discorde portent profit, il les encourage tous
deux » (10).
En acceptant l’invitation qui leur était faite de se
rendre en Russie, les capitalistes italiens ont dit avec
tact : nous n’avons pas hésité à affronter même les
chasseurs de têtes! Il est bien vrai que la Tchéka ne
215
plaisante pas, mais il est sûr qu’en pressurant la force
de travail des ouvriers russes, on peut faire des profits
sans limites. Qui ne risque rien, n’a rien.
Pauvre Bebel! « Dans la société socialiste le pro
blème du profit aura fini de jouer un rôle, car pour
elle il n’y a pas d’autre considération que le bien-être
de ses membres » (11). Dans le futur « pays du socia
lisme » on n’invitera personne à conclure des affaires...
Nous n’avons pas la place pour suivre Bebel — ou
l’autre magnifique marxiste d’outre-Rhin, Lafargue —
dans le calcul exact de l’augmentation des forces
mécaniques gratuites pour l’homme. Bebel en vient à
démontrer que l’opposition entre travail manuel et
intellectuel cessera dans la société à venir, de même
que les crises de production et le chômage seront des
choses impossibles. Il en vient à un point qui est
fondamental pour les phénomènes les plus modernes,
comme nous l’avons montré dans notre critique des
conceptions américaines et keynésiennes : « Le carac
tère des produits de l’économie capitaliste qui sont des
marchandises que leurs propriétaires s’efforcent
d’échanger fait dépendre la consommation des mar
chandises de la solvabilité des consommateurs. Mais le
pouvoir d’achat est limité pour la très grande majorité
de la population, qui est payée bien en dessous de la
valeur de son travail [...]. Le pouvoir d’achat et la
capacité de consommation sont deux choses différentes en
régime capitaliste [...]. Dans la société nouvelle cette
contradiction sera abolie. En effet cette société ne
produira pas des « marchandises » destinées à être
achetées ou « vendues », mais elle produira des objets
nécessaires à l’homme et qui seront destinés à la
consommation, sinon ils seraient sans but » (12).
216
Avec une concordance étroite, scientifique, entre
l’analyse critique de la société de l’économie privée, et
des prévisions que trois quarts de siècle ont confir
mées de façon irréfutable, Bebel établit ces définitions
fondamentales de l’économie communiste à venir. « Si
on dispose de moyens de production et de forces de
travail, tout besoin peut être satisfait. La capacité de
consommation n’est limitée que par... la satiété des
consommateurs. Mais si la nouvelle société ne connaît
pas de « marchandises », elle ne connaît par conséquent
pas non plus d’argent. L’argent semble être l’opposé de
la marchandise, mais il est lui-même une marchan
dise » (13). Il est l’équivalent général qui mesure la
valeur d’échange. Mais, s’écrie Bebel, dans la société
socialiste il n’y a plus de valeurs d’échange, mais
uniquement des valeurs d’usage — ce que nous
désignerions mieux comme utilité physique des
choses.
Le brave vieux sergent s’en prend ensuite au
janissaire Richter, et raille celui-ci lorsqu’il ne com
prend pas que dans ce que Marx et Lénine appellent
« socialisme inférieur » l’usage de bons précaires ou de
signes « d’or ou de fer-blanc » attestant le travail
fourni ne permet pas de faire resurgir l’accumulation
du capital. Après lui avoir répliqué que là où il n’y a
pas d’argent, il n’y a ni intérêt ni capital, il l’envoie
finalement au diable, en compagnie des Rodbertus et
autres Dühring, déjà assaisonnés par le chef Engels :
« S’il [le possesseur du bon de travail] trouve que ses
besoins sont inférieurs à ce qu’il reçoit en échange de
son travail, il travaillera moins. S’il veut faire don de
ce qu’il n’a pas utilisé, personne ne l’en empêchera. S’il
accepte librement de travailler pour un autre afin que
celui-ci puisse s’adonner au farniente ou s’il veut
217
partager avec lui le produit de son travail, personne ne
le lui interdira » (14).
Mais laissons ces arguments ad hominem que nous
arrache l’obstination des conservateurs. Ce n’est pas
eux que nous voulons convaincre, mais les déshérités
de tout.
Bebel célèbre encore les sommets qu’atteindra la
production libérée de l’exploitation dans tous les
domaines de la science et de l’art. « Quand Goethe —
rappelle-t-il — lors d’un voyage en Rhénanie, étudia
la cathédrale de Cologne, il découvrit dans les devis
que les architectes de l’époque payaient leurs ouvriers
en fonction du temps passé, parce qu’ils voulaient du
travail de qualité, exécuté consciencieusement » (15).
Et comme Marx, Bebel maudit le système capitaliste
du salaire aux pièces ou aux primes, cette machine
infâme à broyer les corps et les esprits qui porte le
sceau des Taylor ou des Stakhanov.
Nous laissons encore de côté d’autres passages
remarquables sur des hommes célèbres, ainsi que sur
qui fera les travaux répugnants.
« [La société nouvelle] ne produira plus de mar
chandises [...] mais des objets d’usage pour les
besoins de la société. Par là même le commerce cesse
d’exister [...] Dès lors une véritable armée des per
sonnes des deux sexes sera disponible pour une activité
productive » (16). Autre étape : la discipline des ser
vices publics. Si aujourd’hui ces institutions sont
gouvernementales, cela ne veut pas dire que l’État les
dirige selon un critère socialiste. L’État-patron a tou
jours été condamné par les marxistes; mais, ici, Bebel
dit quelque chose de plus : « ... de telles mesures
218
[discrimination à l’embauche, etc.] émanant de l’État-
patron sont bien pires que si elles étaient prises par un
employeur privé » (17).
L’utile aperçu que Bebel donne ensuite du pro
blème de la terre constitue, comme dans tout texte
marxiste sérieux, toute une propagande contre la
parcellarisation de la culture.
Venons-en à la conclusion : « De même que la dispari
tion du salariat supprimera l’exploitation de l’homme par
l’homme, de même tout fondement sera retiré à Vescroque
rie et à la duperie, à la dénaturation des aliments, aux
trafics boursiers, etc. Les temples de Mammon resteront
vides car les rentes publiques, les actions, les reconnais
sances de dette, les obligations hypothécaires seront jetées
au rebut. Le mot de Schiller : « Que notre livre de
comptes soit détruit et réconcilié l’univers entier » devien
dra une réalité et la parole biblique : « Tu gagneras ton
pain à la sueur de ton front » sera vraie désormais pou
les héros de la Bourse et les frelons du capitalisme » (18;
219
contacts et les conflits se répartissent en une trame
complexe sur la voie du devenir révolutionnaire. Et les
taux de change qui régissent les tractations sont
uniquement l’indice des différents degrés de l’escla
vage salarié, rapport inévitable partout où l’on échange
de la monnaie contre de la force de travail.
Il est facile de taxer de visionnaire et de dupe le
révolutionnaire qui décrit la société pour laquelle il
lutte; il est facile pour ceux qui hier idolâtraient la
raison raisonnante et le monde marchant sur la tête de
Hegel de dire, aujourd’hui qu’ils sont du côté du
gibet, qu’il n’est pas de science du futur.
La science du futur est plus solide que celles du
passé et du présent, toutes deux difficiles, et toutes
deux exposées à la probabilité de l’erreur, dont
personne ne pourra dire si elle est plus considérable
du côté de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit,
du côté de l’abîme spatial ou de cet abîme temporel
qui, aux immenses distances où nous osons aujour
d’hui pousser notre enquête, échappe par surprise à
notre regard pour devenir insaisissable.
Il est une science du futur révolutionnaire, plus sûre
que celles du passé et du présent. N’a-t-on pas pu
conduire des millions de victimes du capital au
massacre impérialiste en le faisant passer pour leur but
de classe? Et ne parvient-on pas, aujourd’hui encore, à
abuser des millions d’autres prolétaires en faisant
passer pour leur société un territoire actuel, concret et
matériel, où l’on incite le capital assoiffé de profit à
conclure la paix, et à s’assurer un marché?
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE ..................................................................................... 5
1. Crue et rupture de la civilisation bourgeoise 29
2. Homicide des morts ...................................... 48
3. Politique et « construction » ......................... 66
4. Utilité publique, cocagne privée ................... 103
5. Espèce humaine et croûte terrestre ................ 122
6. Espace contre ciment .................................... 144
7. Le sinistre roman noir de la décadence
sociale moderne .............................................. 169
8. Le déluge des « lois spéciales » .................... 190
9. Explorateurs en lendemain ............................. 201
PETITE BIBLIOTHÈQUE PAYOT
NOM ...............
PRÉNOM ...
PROFESSION ................................................................
ADRESSE ..
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