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Une philosophie de la solitude


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j o h n cowpe r powys

Une philosophie de la solitude


Traduit de l’anglais par
m i c h e l wa l d b e rg

ditions allia
16 , rue c ha rl e ma gn e , pa ri s i v e
2020
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t i t re ori gi n a l
A Philosophy of Solitude

Cet ouvrage a paru pour la première fois aux éditions Simon and
Schuster à New York, en 1933. La présente traduction a d’abord
paru aux éditions de La Différence à Paris, en 1984, sans la préface
de l’auteur, traduite ici par nos soins.
En couverture : Léon Spilliaert, Maison sur la digue, 1907. Lavis
à l’encre de Chine, crayon de couleur et craie noire sur papier. Saint-
Josse-Ten-Noode, Belfius Art Gallery.
© John Cowper Powys, 1961.
© Éditions Allia, Paris, 2020, pour la présente édition.
isbn : 979 - 103041 -269-7
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prface

Pourquoi ce livre a été écrit… Pourquoi des auteurs amé-


ricains plus anciens ne sont d’aucun secours au citadin
moderne… quand d’autres le sont… L’esprit individuel
peut créer son propre bonheur

c’est afin de savoir si je pouvais exprimer avec suf-


fisamment de clarté des sentiments ressentis très tôt
et les justifier avec assez de force que j’en suis venu
à écrire ce livre ; comme pour faire de ces sentiments
une sorte d’incantation, à même de chasser chez ceux
dont la nature s’apparente à la mienne les démons par-
ticuliers qui m’ont assailli durant les longues années
passées à donner des conférences dans les grandes
villes de ce pays.
Comme j’ai été suffisamment chanceux pour
échapper à une telle existence et revenir à une vie plus
naturelle, je me vois confier, tel un cadeau reconnais-
sant au destin, la tâche de fournir à ceux se trouvant
encore dans la situation que j’ai connue un certain
nombre de formules magiques, grâce auxquelles, peut-
être, ils pourront exorciser leurs pires démons.
J’écris ainsi en connaissance de cause, à partir d’expé­
riences accumulées de résistance à la vie moderne,
consolidées en habitude mentale, au point que le rai-
sonnement ne vise qu’une chose : défendre et expliquer
ce qui est déjà une méthode instinctive.
Cela soulève immédiatement une question : pourquoi
les œuvres inspirantes, issues de la plume des grands
auteurs américains du passé, ne peuvent-elles fournir
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 u n e ph i lo so ph i e d e l a so l i t ud e

à ceux qui sont obligés de vivre au sein de ces métro-


poles et de leurs banlieues animées les procédés et les
techniques de l’esprit capables de maintenir leur âme en
paix ? Je vais vous dire pourquoi. Parce que ces écrivains
faisaient preuve d’un certain optimisme, démontraient
une certaine foi et une certaine gaieté, que la vie moderne
a non seulement tués en nous mais auxquels elle a subs-
titué une amertume et un état d’esprit sarcastique qui
doivent trouver leur expression dans notre philosophie.
Que les mots d’un optimiste moraliste paraissent
moqueries futiles aux yeux d’un pessimiste névro-
tique, voici une vérité psychologique très profonde.
C’est comme dire à une personne sombrant dans le
désespoir que, si elle feignait d’être heureuse par des
mimiques, elle le deviendrait !
Mettez entre les mains d’un habitant harassé
d’une mégalopole d’aujourd’hui les grandes perspec-
tives, lumineuses et aériennes, des calmes pensées
d’Emerson, cueillies en plein air au gré de ses escapades
à dos de cheval à travers un continent vierge ou en sil-
lonnant les bois de pins résineux, gonflés d’air pur, de
sa Nouvelle-Angleterre natale, et il vous paraîtra dou-
teux que l’esprit puisse être nourri par cette fontaine
limpide de douceur et de force, ou quelque bonheur y
être puisé pour les nerfs à vif.
Et de même en ce qui concerne Thoreau. Admirez
autant que vous le souhaitez ce brave homme, robuste,
respectable et indépendant. Il mérite votre entière
vénération. Mais il n’éclaire en rien l’évolution que
nous connaissons.
La seule chose que nous voulons, entourés que nous
sommes par les monstruosités gargantuesques et les
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p r  fac e 

horreurs dantesques de nos grandes villes modernes, ce


sont des mots qui comportent en eux quelque chose du
limon et des sédiments d’Érèbe et du Tartare, des mots
qui, s’ils ne peuvent saigner sous nos yeux, arborent,
sous leurs vêtements modernes, des chemises hérissées
de pics. Ce que nous voulons, c’est quelque chose de
plus concret et de plus précis que les nobles oracles
universels d’Emerson ; oui, et quelque chose de beau-
coup moins exubérant que les révérences dispensées
par Walt Whitman, qui avalent le monde en une bou-
chée, avec ses considérations lancées à tort et à travers !
Nulle personne qui vit depuis une décennie dans
l’enfer d’une grande ville américaine ne peut s’élever
à la hauteur du splendide “oui !”, gracieusement lancé
par Walt Whitman. La nature humaine a simplement
l’habitude de fléchir sous la pression, sous l’hypocrisie
répandue qui consent à un tel Malebolge – on som-
brerait pour moins. Qui plus est, nous en venons
tellement, dans la grande cité moderne, à nous cogner
la tête contre les murs, nous sommes si assourdis par
le tumulte, si saoulés de sa sexualité éhontée et de
son alcool meurtrier, la confusion grégaire empêtre
tellement nos nerfs dans ses scories, que la seule
chose qui puisse vraiment nous aider serait une philo­
sophie bien plus précise et radicale que celle fournie
par ces éloquents écrivains ; une philosophie réelle,
forte, redoutable, sans rhétorique, une philosophie de
l’intro­spection, de l’introspection métaphysique, qui
se confronte au socle de granite de la situation ultime,
dans sa réalité brute et nue.
C’est pour cette raison que, dans le premier cha-
pitre, j’ai rassemblé différentes idées, plutôt sombres
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 u n e ph i lo so ph i e d e l a so l i t ud e

et austères, avancées par des écrivains qui ont eux-


mêmes traversé en leur temps des circonstances non
moins difficiles que les nôtres. Ces propos, évocateurs
et condensés, sont bien plus utiles à notre époque, si
désespérément dépourvue de connaissances, que les
tentatives, laborieuses et vaines, qui consistent à ana-
lyser cette ère frivole à l’aide des grands systèmes
complexes de Kant, Hegel, Bergson ou Croce.
Les choses vont si mal que ce qu’il nous faut, ce sont
des attitudes mentales claires, définies, qui sortent de
la mêlée et nous fournissent, tels les vieux drapeaux en
lambeaux, lacérés par la guerre, des symboles comba-
tifs plutôt que des systèmes rationnels.
On remarquera que je commence avec les penseurs
taoïstes ; et il y a une raison à cela. Parmi tous les devins
païens qui nous aident à atteindre la solitude au milieu
de la foule, seuls ces hommes supérieurs font montre
d’une absence d’orgueil, de prétention, de vanité !
Quand on considère l’illumination philosophique
authentique à laquelle on accède grâce à l’humilité
– considérée comme un instrument de recherche –,
“c’est très triste”, dirait Tchouang-tseu, de découvrir
l’imposante fierté de presque tous ces sages solitaires.
Pour nous préserver d’un tel aveuglement philo-
sophique – un défaut particulièrement masculin ;
les sages féminines, telles les Sibylles d’Héraclite,
semblent au contraire en réchapper totalement –, il
est recommandé de ne jamais perdre de vue, aussi
dépourvu de foi soyons-nous, les enseignements et
les exemples des saints de la chrétienté. Ce que nous
recherchons en fait, dans le travail et la douleur, à tra-
vers la philosophie, la religion nous le livre comme
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p r  fac e 

une grâce spontanée ; et, que nous y croyions ou pas,


ce ne sont qu’obstination, fierté et vanité, comme le
profond et terrifiant Dostoïevski nous en alarme, qui
nous conduisent à refuser de s’en remettre à la péné-
tration psychologique et mystique des saints chrétiens.
Référons-nous à leur pensée dans des visées purement
intellectuelles – à défaut de la mettre à profit pour
d’autres raisons. La vie de l’esprit recourant à d’inson-
dables manœuvres machiavéliques, acquérons ainsi la
subtile finesse spirituelle à même de tempérer notre
stoïque contemptus profani vulgi, avec une pincée de
cette humilité à l’enivrante douceur, sans laquelle
l’extase resterait inaccessible.
Si ma démarche, quand je tends à simplifier les
aspects fondamentaux de la conscience de soi, semble
trop puérile et tout ignorer de la dernière phraséologie
technique, le lecteur doit garder en mémoire que cet
ouvrage se veut un moderne “Enchiridion” ou un
“Manuel de contemplation dans la difficulté”. Ainsi,
pour atteindre mon but, ma métaphysique devra être
aussi primitive et concrète que possible, et, autant
que faire se peut, éviter l’abstraction et la logique.
Les grands métaphysiciens sont non seulement trop
abstraits et techniques pour profiter aux esprits simples,
mais aussi trop moralistes, trop tendus vers un idéal,
ils ont le cœur trop pur.
En Amérique, où des atrocités ne cessent d’être com-
mises, parfois par les représentants eux-mêmes de la
loi, sans susciter de surprise particulière, il nous faut
une philosophie de résistance, exigeante et stoïque,
de cette stoïque résistance, précisément, dont était
pleinement dotée la race, taciturne et redoutable, qui
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 u n e ph i lo so ph i e d e l a so l i t ud e

vivait dans ce pays avant notre arrivée ; et dont nos


esclaves africains, eux qui en ont âprement besoin, ne
veulent pas.
Plongeons donc – au cœur même de notre vulgaire
civilisation – dans nos âmes et soyons seuls, dans cette
Solitude qui peut créer et détruire sans recourir à la
violence. Le pouvoir de l’esprit individuel à créer son
propre bonheur, à partir de l’environnement le plus
dépouillé, le plus rude, le plus simple, les premiers
Chrétiens mystiques le possédaient. Ils pouvaient
compter sur Dieu ; mais nous, en son absence, nous
avons au moins les éléments cosmiques. Ces grandes
présences détiennent une valeur singulière pour cette
contemplation psychique et sensuelle, où réside le secret
du bonheur humain et de sa pérennité. Se concentrer
sur ces choses, c’est comme prendre conscience d’une
nouvelle Dimension, aux cloisons bien plus fines que
partout ailleurs dans le Cosmos, et percer ainsi un
réservoir au pouvoir intarissable, source d’un mysté-
rieux magnétisme vital à même de se déverser dans
notre être tout entier.
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le soi et le pass

Sages solitaires du passé. – La Doctrine du Tao. – Le philo-


sophe pleurant. – Le philosophe stoïque. – Le philosophe roi.
– Rousseau et la volupté de la solitude. – L’élémentalisme
de Wordsworth. – Sommaire.

avant d’en venir à l’exposition, dans ses détails pra-


tiques et concrets, d’aucun système personnel bien
défini, la sagesse veut que nous convoquions un cer-
tain nombre d’illustres autorités surgies du Passé ;
à chacune desquelles, successivement, nous puissions
emprunter, pour l’illustration de notre propos, quelque
aspect particulier de l’art de demeurer dans la Solitude
au milieu de la Foule. Aucune de ces figures ne peut
en elle-même, et encore moins leur réunion, nous dis-
penser d’établir une philosophie qui nous soit propre.
Une telle philosophie doit faire l’objet d’une formu-
lation individuelle, fondée sur l’expérience unique de
chacun. Mais dans la genèse d’une telle philosophie,
chacun des sages que nous convoquons pourra se
révéler capable de fournir quelque inestimable contri-
bution, à la condition que l’on use de leur enseignement
selon une approche libre, sceptique, et indépendante.
Les chapitres qui suivent cette introduction repré-
sentent l’effort d’un esprit indépendant pour formuler
la sagesse du passé selon les termes de nos difficultés
présentes. Ce que peut une seule âme, les autres le
peuvent aussi, et bien que les conclusions des uns et
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 u n e ph i lo so ph i e d e l a so l i t ud e

des autres doivent être différentes, la principale exi-


gence de notre époque est que nous nous efforcions
tous, selon notre mesure et nos voies, de devenir les
créateurs, par la pensée comme par les mœurs, de
quelque rigoureuse et indépendante façon de vivre.

C’est par les doctrines du Tao, telles qu’elles furent


enseignées par Lao-Tseu, que nous parvient l’un des
plus anciens et des plus subtils exposés de l’art de la
solitude philosophique. Encore que Lao-Tseu soit
l’auteur du Tao te King, qui est le plus noble classique
de la sagesse solitaire, il ne semble pas qu’il ait fait plus,
dans cet ouvrage, que de donner un tour original à des
idées qui lui avaient été transmises par l’antiquité ; et si
l’on ajoute que lui-même naquit en l’an 604 avant J.-C.,
l’on se représentera de quelle lointaine antiquité il peut
ici s’agir.
Que Lao-Tseu ait été une suprême incarnation
du type du penseur mystique antisocial, cela ressort
clairement de la légende selon laquelle c’est à la seule
injonction du Gardien de la Porte de la Cité – qui lui
refusa le passage qu’il réclamait pour aller se cacher
dans la solitude, à moins qu’il n’écrivît son livre – que
nous devons l’existence de ce livre. Le Tao même
semble avoir été tout à la fois le plus intime secret de
la vie et la façon de vivre la plus subtile ; et, à quelques
égards – car il s’y trouve des allusions à sa méta­physique
Féminité – il occupe le même lieu métaphysique dans
le système des choses que celui des “Mères” dans le
Faust de Goethe.
L’essence de la doctrine du Tao semble être que c’est
en se dégageant plutôt qu’en s’affirmant, en faisant
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l e so i et l e pa ss 

retraite plutôt qu’en allant de l’avant, par l’inaction


plutôt que par l’action, par la quiétude plutôt que par
le mouvement, que l’on atteint la sagesse et la puis-
sance spirituelle.
Lao-Tseu enseigne qu’il faut cultiver l’art de réduire
à sa limite extrême l’affirmation de soi. Il insiste qu’il
nous faut désapprendre notre superficielle habileté et
non seulement cesser de rivaliser avec les autres, mais
épouser leur mouvement et les pénétrer, les traverser,
perdre notre identité en leur présence, délibérément
perdre tout signe distinctif, toute importance, devenir
insignifiant – accomplissant de la sorte la plus magique
des magies.
“Les maîtres habiles des temps anciens, pleins d’une
exquise et subtile pénétration, comprirent les mystères
du Tao, et leur profondeur était de nature à éluder la
connaissance ordinaire. Comme ils se situaient au-
delà des limites de la connaissance humaine, je dois
ici m’efforcer de décrire sous quelles espèces ils appa-
raissaient… Insaisissables, comme celui qui traverse
un cours d’eau en hiver ; irrésolus, comme qui s’effraie
de tout ce qui l’entoure ; graves comme un invité dans
le craintif respect de son hôte ; évanescents comme
la glace qui fond ; simples comme le bois qui n’a pas
encore été façonné ; vides comme la vallée, troubles
comme l’eau bourbeuse… L’état de vacuité doit être
porté à son extrême, et celui de calme maintenu par une
vigueur inlassable… Lorsque les choses ont déployé
leur luxuriante croissance, on voit chacune retourner
à sa racine. Ce retour à la racine est ce que l’on appelle
l’état de calme ; et ce calme peut être nommé le signe
qu’ils ont accompli leur fin désignée.”
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 u n e ph i lo so ph i e d e l a so l i t ud e

Kouang-Tseu, l’interprète le plus célèbre de Lao-


Tseu, vécut durant la seconde moitié du ii e siècle
avant J.-C. et si le gardien de la Porte trouva difficile
de persuader Lao-Tseu de demeurer dans la société, le
Souverain de son pays trouva impossible de persuader
Kouang-Tseu de quitter sa retraite. Kouang-Tseu est
l’un des plus profonds, et il est aussi l’un des plus doués
d’humour, de tous les écrivains mystiques. Avec un
arsenal de “pointes et bons mots, et artifices folâtres”,
et une indescriptible ironie implicite profonde et capri-
cieuse comme la vie, Kouang-Tseu défend son maître
Lao-Tseu et se moque fantasquement de Confucius.
On trouve un délicat mélange du sardonique et du
naturel dans les pensées de Kouang-Tseu, associées
à une métaphysique lointaine, presque elfine, qui
réduit toute la lourde pomposité de la vie pratique
tangible, qu’elle concerne les événements ou les per-
sonnes, à quelque chose d’aérien, de fantastique et
­d’insub­stanciel. Mais il y a dans les écrits de Kouang-
Tseu la vérité même du chaos spirituel des choses.
Dans son esprit, il est impossible de simplifier et de
clarifier trop les questions, ou de devenir trop enfan-
tins dans notre paisible adoration fétichiste ou notre
solitaire appui contre le Ciel et la Terre.
Il y a, dans la sagesse vagabonde de Kouang, un quié-
tisme sublime tout à la fois bizarrement ironique, qui
se prête plus magnifiquement que l’humeur d’aucun
autre sage à un culte des Quatre Éléments. Une ou deux
citations permettront de communiquer sans détours
l’essence aérienne de sa fantaisie mystique. “Lorsque
fatigué je chevauche l’oiseau de la lumière et de l’air
vide… et navigue dans la région de la non-entité, pour
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l e so i et l e pa ss 

demeurer dans la solitude de l’espace désert… Laissez


votre esprit découvrir sa joie dans la pure simplicité.
Fondez-vous avec l’éther primitif dans une oisive indif-
férence ; permettez à toute chose de suivre son cours
naturel ; et n’admettez aucune considération person-
nelle ou égoïste : faites cela, et le monde sera gouverné.”
Inlassablement, Kouang nous enseigne à quel point la
stupide contemplation dépasse tout raisonnement éner-
gique ou intelligent. “Quand l’eau est calme elle est un
parfait Niveau et le plus grand architecte y emprunte sa
règle. Telle est la clarté de l’eau calme, et combien plus
grande est celle de l’Esprit humain ! Le calme mental
du sage est le miroir du ciel et de la terre, la glace de
toute chose. Vacuité, calme, placidité, absence de goût,
quiétude, silence, et non-action ; voici le Niveau du ciel
et de la terre, et la perfection du Tao et sa caracté-
ristique… Vacuité, calme, absence de goût, quiétude,
silence, et ne-rien-faire sont la racine de toute chose.”
Avec l’active et tatillonne vertu de Confucius,
Kouang-Tseu n’éprouve aucune affinité. Il interpelle
ainsi ce grand homme. “Ô Maître, si tu ne veux pas que
les hommes soient privés de leur surveillance, pense au
Ciel et à la Terre, qui certainement poursuivent leur
cours invariable ; pense au soleil et à la lune… pense
aux étoiles dans le zodiaque, qui préservent leur ordre
et leurs cours. Et pense aux arbres qui ne manquent
pas de se dresser en leurs lieux !”
Ces lignes évoquent ici tel passage du poème de
Matthew Arnold, “Confiance en Soi” :

Sans craindre le silence qui les entoure


Ni se laisser distraire par les spectacles qu’ils voient
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 u n e ph i lo so ph i e d e l a so l i t ud e

Ceux-ci n’exigent pas que le monde, autour d’eux,


Leur offre amour, amusement, sympathie ;

Mais dans la joie les étoiles persistent à briller,


La mer à dérouler sa longue houle argentée de lune,
Car ils vivent dans l’équilibre du soi, et ne consument
à nul feu
Toute la fièvre de quelque âme différente.

Héraclite d’Éphèse, parfois appelé “le Philosophe


Pleurant”, qui vécut aux alentours de 500 avant J.-C.,
manifeste dans les fragments de ses dires qui sont
parvenus jusqu’à nous une pénétration mystique très
réaliste toutefois. Il y a quelque chose, dans sa pensée,
d’à la fois saisissant et quelque peu sinistre. Quelque
chose de solitaire, aussi, et de terriblement austère ; de
rébarbatif, et en même temps d’étrangement vivifiant.
Hegel comme Nietzsche – ces extrêmes opposés de
l’activité philosophique – se tournent vers Héraclite
avec révérence et respect. Il est difficile de croire
que Goethe lui-même ait échappé à l’influence de
quelques-uns de ces saisissants et formidables “Logoi”.
Orgueilleux et fier dans sa solitude, tel fut Héraclite.
Toutes les légendes qui le concernent, et aussi sa vie,
telle que nous la rapporte Diogène Laërce, donnent
l’image d’un homme qui n’avait que mépris pour la
“conscience-du-grand-nombre” et pour toutes les
notions courantes de la pseudo-science de son temps.
“Il devint”, nous dit Diogène Laërce, “le contempteur
de son espèce”, et se mit à errer par les montagnes, où il
continua de vivre, se nourrissant de plantes et d’herbe…
Il n’était l’élève de personne, mais se déclarait “en quête
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l e so i et l e pa ss 

de lui-même”, et il apprenait tout de lui-même… Voici


un résumé de ses doctrines. Toutes choses sont compo-
sées de feu, et elles se résolvent en feu ; de plus, toutes
choses sont provoquées par la destinée, et les choses
existantes sont mises en équilibre par le choc de forces
contraires ; aussi, toutes choses sont pleines d’esprits
et de divinités… Une autre de ses paroles est la sui-
vante : “De l’âme tu ne saurais découvrir les frontières,
la ­traquerais-tu dans tous les chemins ; si profonde en
est la cause.”… Toutes choses viennent à l’être par la
lutte des opposés, et la somme des choses s’écoule
comme un courant… On rapporte que comme on lui
demandait pourquoi il gardait le silence, il répondit,
“Mais c’est pour vous laisser discourir.”… Il refusa
l’invitation que lui avait faite le roi Darius de se rendre
en Perse, et il écrivit… “Tous les hommes se tiennent
à distance de la vérité… et se vouent à l’avarice et à la
soif de popularité… mais moi, me dérobant à la satiété
générale qui va de pair avec l’envie, et dans l’horreur
que je nourris à l’égard de toute splendeur, je ne saurais
venir en Perse, car je me contente de peu, quand ce peu
est conforme à ce que je veux.”
En dehors de sa biographie, quelques-unes de ses
paroles semblent riches d’une étrange signification.
“La sibylle à la bouche délirante profère des paroles
lugubres, sans ornement ni parfum, mais de sa voix
elle se prolonge au-delà de mille ans à cause de Dieu.”
“La Sagesse est une chose – connais la pensée par
laquelle toutes choses sont dirigées à travers toutes
choses.”
“Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix,
replétion et faim.”
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 u n e ph i lo so ph i e d e l a so l i t ud e

“Ils ne comprennent pas comment cela qui est en


désaccord avec soi s’accorde avec soi. Là réside l’har-
monisation des tensions contraires, comme celles de
l’arc et de la harpe.”
“Le caractère de l’homme est son destin.”
“Le nom de l’arc est vie, mais son œuvre est mort.”
(Tou biou ounoma bios, ergon thanatos.)

Épictète, le philosophe stoïque, naquit à Hiéropolis


en Phrygie, puis devint l’esclave d’Epaphroditus, un
affranchi favori de Néron. On dit qu’il lui fut infligé
mainte souffrance, comme à un nègre à la chaîne, ou
une victime de la méthode connue sous le nom de
“troisième degré”.
Quand Domitien, toutefois, avec le mépris naturel
que professent les tyrans à l’égard des penseurs,
décréta en 94 après J.-C. que tous les philosophes
devaient quitter Rome, Épictète, lui-même à cette
date affranchi, se retira à Nicopolis en Épire, où
Flavius Arrianus prit de nombreuses notes de son
enseignement oral – car Épictète lui-même n’écrivit
jamais – et de la compilation de ces notes est issu le
traité dénommé “Encheiridion”, ou Manuel.
Selon l’enseignement des Stoïques, Matière et
Pensée sont éternelles et parallèles, et ne peuvent être
séparées. L’essence ultime de la vie est le feu – ou, selon
les termes de notre science, la vibration électronique et
cette vie-énergie quintessencielle est en même temps
matérielle et de conscience et de volonté. Cet Être-
Monde universel et primordial est Dieu, et notre fin en
tant qu’hommes est de vivre selon sa divine intention ;
ce qui veut dire, en termes plus simples, vivre selon la
l e so i et l e pa ss 

Nature, qui est le Corps de Dieu. Bien que notre corps


humain et que notre âme humaine soient en dernière
instance composés de cette substance divine univer-
selle, il n’en reste pas moins que notre âme, en raison
de son essence plus pure, est beaucoup plus proche de
cette Cause Première originelle, et constitue en vérité
une flamme vivante du Grand Feu Cosmique. La pre-
mière grande doctrine d’Épictète est la doctrine de la
simplification de la vie humaine. Il est rapporté que lui-
même, lorsqu’il se retira à Nicopolis, renonça à toute
domesticité, jusqu’au jour où il fut obligé d’engager un
garde-malade pour s’occuper d’un enfant qu’il avait
sauvé de la mort.
Renoncer au superflu est le grand secret du bon-
heur ; et les plus superflues des choses superflues sont
les myriades d’apparence des choses que l’on peut
oublier si l’on fait un effort de volonté ; et de la sorte,
par l’élimination des “apparences”, vivre entièrement
parmi ces éléments plus vastes, plus simples, moins
impermanents, de notre perception, que le hasard ou
la fortune n’affectent pas.
Épictète, qui vécut à une époque singulièrement sem-
blable à la nôtre – et ce n’est pas en vain que Spengler
a décelé cette sinistre ressemblance – met l’accent
essentiellement sur ce que l’individu peut faire en des
temps si durs, par le simple exercice de sa volonté. Il se
peut que nous n’ayons que peu de maîtrise des choses
matérielles extérieures. Mais ces choses extérieures se
réduisent après tout à l’impression que notre mental
s’en constitue ; c’est pourquoi, tandis que nous n’avons
que peu de pouvoir sur la destinée, nous disposons d’un
pouvoir miraculeux à l’extrême sur notre propre mental,

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