Analyse Texte EAF Manon Lescaut

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

Introduction :
Des Grieux a appris fortuitement les relations de Manon avec Monsieur de B. Cette
découverte le bouleverse mais son amour et sa naïveté le persuadent que sa maîtresse est
innocente et que le fermier général ne peut être qu'un intermédiaire par lequel la famille de la jeune
fille lui fait transiter quelque argent. Rassuré par cette explication, il rentre chez lui sans poser la
moindre question à Manon, espérant qu'elle abordera d'elle-même le sujet. C'est dans cet état
d'esprit que les deux jeunes gens se mettent à table. Tout l'enjeu de l'épisode est ainsi de savoir si
cette conviction de l'innocence de Manon dont des Grieux a réussi à se pénétrer résistera à la
confrontation avec la jeune femme.
Nous avons ici affaire au récit de la première trahison de Manon, double trahison même
puisque, non contente d'être infidèle à son cher chevalier, la jeune femme est aussi complice de
l'enlèvement qui clôt le passage et qui a pour but de ramener des Grieux chez son père.
Composition du passage :
Nous proposerons de le lire comme une « scène théâtrale » divisée en trois actes:
1. La tension : depuis « On nous servit à souper » jusqu'à « Perfides larmes ! » : nous avons, en
effet, une scène muette entre les deux amants.
2. La crise : depuis « Ah Dieux ! m'écriai-je » jusqu'à « de ma douleur et de ma crainte. » : ce second
acte est, par contraste, très animé : ce sont les larmes de Manon qui déclenchent les transports
passionnés de des Grieux.
3. Le dénouement en forme de coup de théâtre : depuis « Dans le temps que j'étais ainsi tout
occupé d'elle » à la fin : nous assistons au dernier acte de la scène et, du moins peut-on le croire,
de l'idylle : on entend des bruits dans l'escalier. Manon embrasse une dernière fois son amant et
s'enfuit tandis que les laquais du père du chevalier s'emparent de lui.
Projet de lecture / Problématique :
Une grande partie du roman se présente sous la forme d'un récit fait par le chevalier : c'est
donc lui-même qui rapporte ici l'épisode. Nous avons affaire à un récit rétrospectif (ou narration
ultérieure) par un narrateur homodiégétique (Le narrateur un personnage dans l'histoire qu'il
raconte) qui nous fait entendre un discours, saisi à un instant précis et dans une situation narrative
qui le détermine de bout en bout : le chevalier entreprend de plaider sa cause environ neuf mois
après la mort de Manon. Il est ainsi sorti du désespoir et a commencé à retrouver en lui-
même des « semences de vertu » mais il n'est pas encore parvenu à la sérénité ni à la sagesse. Il
passe ainsi de l'émotion mélancolique à la révolte, ne sachant pas encore si cette passion qu'il
célèbre a donné un sens à sa vie ou si elle l'a ruinée. Ce sont ces hésitations, ces tensions qui
parcourent le texte et lui donnent sa tonalité à la fois instable et émouvante.

Problématique : En quoi avons-nous ici affaire non à une simple restitution mais bien au contraire
à une véritable reconstruction du passé par des Grieux ?

1
texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

Premier mouvement : -> Premier acte : la confrontation muette

« On nous servit à souper. »


La phrase qui ouvre notre extrait fixe le cadre dans lequel se déroule la scène. Le caractère expéditif
de la notation fait ressortir l'indifférence de des Grieux pour le cadre et pour autrui. Tout ce qui n'est
pas Manon est rejeté dans une zone floue de sa mémoire (d'où le caractère englobant de
l’impersonnel "on"). Seule importe au personnage comme au narrateur la circonstance, à savoir le
souper.
« Je me mis à table d’un air fort gai; mais, à la lumière de la chandelle qui était entre elle et moi,
je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse. Cette
pensée m’en inspira aussi. »
La seconde phrase se compose de deux mouvements de longueurs très inégales séparés par un point-
virgule.
- Le premier mouvement, bref comme la phrase précédente, poursuit la mise en place de la scène
du souper. La mention importante semble ici se perdre dans l'anecdotique : c'est celle de « l'air
fort gai » de des Grieux. L'expression introduit l 'hypothèse d'une gaîté feinte c'est à dire d'une
opposition entre l'état d'esprit réel et l'apparence que le personnage veut se donner :
• pour l'apparence, vis à vis de Manon : il s'agit de la mettre en confiance et de favoriser ainsi ses
confidences relatives à la visite de Monsieur de B, cet aveu qu'il espère.
• en réalité : des Grieux est certainement inquiet à l'idée que cet aveu ne vienne pas ou ruine la
belle théorie qu'il a échafaudée pour se rassurer
Pour l'instant, en tout cas, la tension est muette, mais riche de virtualités : elle peut tourner à
l'affrontement aussi bien que, et ce sera le cas, aboutir à une communication.
- Le second mouvement de cette phrase s'ouvre avec la conjonction de coordination « mais » dont
la valeur adversative marque une opposition : à l' « air fort gai » de des Grieux répond en effet la
« tristesse » de Manon.
- La proposition circonstancielle entre virgules introduit néanmoins un délai dans la révélation de
la cause du changement. N'oublions pas que des Grieux est ici conteur et que l'on peut le
soupçonner de ménager ainsi la curiosité de son destinataire (et accessoirement du lecteur !) soit
de ralentir à plaisir le rappel de moments passés avec Manon, même s'il s'agit, en l’occurrence,
de moments plutôt douloureux.
La lumière de la chandelle crée une atmosphère propice à l'indécision et prépare le recours
au verbe croire : « je crus » dit des Grieux « apercevoir de la tristesse ». Cet objet (la chandelle)
revêt en outre une fonction symbolique : elle sépare les amants comme un obstacle, mais dans le
même temps c'est la lumière de la chandelle qui, en permettant à des Grieux de scruter le visage de
Manon, établit un lien affectif qui provoque la transmission d'état d'âme. Ainsi, comme par osmose,
des Grieux passe d'une gaieté affectée à une certaine tristesse.
Dans cette scène muette, la communication passe tout entière par les regards échangés.
On trouve dans ce seul premier paragraphe :
• yeux : 2 fois
• regard ou regarder : 3 fois
• voir et apercevoir : 2 fois
- on peut souligner le caractère éminemment sensuel de cette scène ou pourtant rien
d'ouvertement érotique ne se joue.

2
texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

On peut néanmoins ajouter une remarque à propos du terme « pensée » : nous assistons
peut-être à un retour à la tristesse initiale, née du sentiment d'être trahi. Le mot "pensée", en effet,
nous ramène au débat intérieur, d'ordre intellectuel, que le personnage poursuit certainement.
Mais on peut aussi observer ici un mécanisme dont nous verrons qu'il est habituel chez des Grieux :
la pensée est toujours la conséquence du sentiment : c'est ce qu'il aperçoit de la tristesse de Manon
qui déclenche la pensée.

« Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’une autre façon qu’ils n’avaient accoutumé.
Je ne pouvais démêler si c’était de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me parût que c’était
un sentiment doux et languissant. »
La suite de ce premier mouvement se compose de trois phrases juxtaposées construites de manière
similaire commençant respectivement par :
• je remarquai
• je ne pouvais
• je la regardais
Toutes trois évoquent les tentatives réitérées de des Grieux pour déchiffrer ce qui cause la tristesse
de celle qu'il ne désigne encore que par la périphrase « ma chère maîtresse ».
On a souvent, en effet, noté le mystère de Manon. C'est la première fois que ce problème se
pose clairement à la conscience du narrateur. À partir d'une observation ("Je remarquai"), il
s'interroge, cherchant à "démêler"... mais il échoue et ne peut que s'en remettre à des impressions
("il me parût que"). La même perplexité réunit ainsi le lecteur et le narrateur. Du physique même de
Manon, nous ne savons et ne saurons rien : si son charme et sa beauté sont sans cesse évoqués, nous
ne disposons pas d'indication sur la couleur de ses cheveux ou de ses yeux, par exemple...
Ce qui est vrai de son physique l'est tout autant de ses sentiments ou de ses pensées. Le
narrateur est, à travers son récit, précisément pour cette raison en quête du sens de son aventure
et cette recherche se révèle douloureuse et souvent infructueuse. Ici, même après la mort de
Manon et les épreuves qu'ils ont traversées, Manon est encore pour lui, au moins en partie, un
mystère.
L'indécision de des Grieux porte ainsi sur les sentiments de Manon, comme l'indiquent
l'alternative (amour ou compassion) puis le doublet (doux et languissant). Concernant les deux
termes de l'alternative entre amour ou compassion, deux remarques s'imposent :
• il s'agit de la recomposition du passé par le narrateur : l'idée de compassion ne peut germer que
dans l'esprit de qui connaît le dénouement de la scène, donc des Grieux narrateur et non des
Grieux personnage.
• il faut préciser que, si celui-là (le narrateur) ne peut pas savoir si Manon a agi par amour ou par
compassion, c'est que celui-ci (le personnage) ne le sait pas encore. Ce n'est que peu à peu que
des Grieux romancier comprend le sens de ce qu'il raconte. Ainsi, après le récit de l'installation à
Chaillot, le narrateur sera en mesure d'y voir plus clair dans le cœur de Manon : elle l'aime mais
cet amour ne résiste pas devant le besoin.
Voir un passage qui apporte un éclairage rétrospectif sur l'alternative amour/compassion de notre
extrait : "Quoiqu'elle m'aimât tendrement, et que je fusse le seul, comme elle en convenait
volontiers, qui pût lui faire goûter parfaitement les douceurs de l'amour, j'étais presque certain que
sa tendresse ne tiendrait point contre de certaines craintes. Elle m' aurait préféré à toute la
terre avec une fortune médiocre; mais je ne doutais nullement qu'elle ne m'abandonnât pour
quelque nouveau B... lorsqu'il ne me resterait plus que de la constance et de la fidélité à lui offrir."

3
texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

On peut mieux comprendre dès lors le comportement de Manon au souper : si des Grieux ne
parvient pas à trancher entre amour et compassion, c'est que ces deux sentiments ne sont pas
exclusifs chez Manon. La jeune femme l'aime indubitablement et cet amour entraîne une
compassion pour la peine qu'elle cause à l'aimé par nécessité financière.
- L'indécision de des Grieux concernant le sens à donner à la tristesse de Manon est néanmoins
relativisée par la concession : « quoiqu'il me parût » : il ne s'agit toujours pas d'une certitude
mais d'une interprétation dans laquelle il faut probablement lire plus d'auto-persuasion que
d'observation.
- Quant au doublet "doux et languissant", notons qu'il s'agit d'un tour que Prévost se plaît à
utiliser, et qui contribue au climat sensuel que nous évoquions plus haut.

« Je la regardai avec la même attention; et peut-être n’avait-elle pas moins de peine à juger de
la situation de mon cœur par mes regards. »
- La troisième phrase de cette série introduit une réciprocité dans le jeu des regards : à « ses
regards s'attachaient à moi » répond ici « je la regardai avec la même attention » marquant une
symétrie des attitudes.
- Toutefois une notation du narrateur, "peut-être", suffit à jeter le doute sur cette union des cœurs
par le regard en la reléguant dans l'ordre des hypothèses. En l'absence d'explication de la part de
Manon, des Grieux en est réduit à projeter sur elle ses propres sentiments. Sans doute est on là
au cœur même du « malentendu » constitutif de la relation entre les deux amants à travers le
roman et en particulier la narration ultérieure : la Manon qui nous est dépeinte n'est
pas la « véritable » Manon telle que la peindrait un narrateur omniscient mais une créature
modelée par un des Grieux amoureux dans une démarche pouvant relever de l'apologétique
(champ d'études consistant à défendre de façon cohérente une position) . Le tour hypothético-
négatif par sa lourdeur semble mimétique de cet effort explicatif auquel se livre des Grieux.

« Nous ne pensions ni à parler ni à manger. »


- Malgré, ou justement grâce au silence, une communication non verbale et donc plus profonde et
sincère s'établit entre les personnages. C'est incontestablement ce contact qui transcende la
matérialité et les nécessités triviales de l'existence qui conduit à l'exclusion significative du
"manger" dans ce qui est en principe un souper et même du "parler", présenté ici comme une
sous- communication par rapport à celle des regards.
- L'utilisation du "nous" souligne encore cette communion.
Mais le « peut-être » relevé à la phrase précédente étend le soupçon sur "Nous ne pensions ni à
parler, ni à manger". Que sait réellement des Grieux de ce que ressent Manon ? Remords et crainte,
et peut-être impuissance et attente résignée du dénouement ?

« Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes ! »
- L'adverbe de temps "Enfin" traduit à la fois la durée (un temps indéterminé mais long s'est écoulé)
et une impatience, comme si la tension, parvenue à son point le plus élevé, était devenue
insupportable au point d'exiger un exutoire.
- Le contraste entre l'expression topique « ses beaux yeux » et l'adjectif « perfides » souligne toute
l'ambiguïté du sentiment et de la position du personnage- narrateur : en tant que narrateur il n'a
aucun doute sur la nature de ces larmes. En effet, si le sens des événements qu'il a vécus lui

4
texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

échappe encore en partie, au moment de la narration il connaît ces événements et il est sûr
désormais que Manon l'a trahi et que ces larmes sont trompeuses comme en atteste
l’exclamation : "perfides larmes !". Ce sont d'ailleurs les mêmes termes que nous retrouverons
dans la bouche de des Grieux lors de la visite de Manon à Saint Sulpice : « Perfide Manon ! Ah
perfide ! perfide ! ». Cet adjectif appartient au lexique tragique (et plus précisément au tragique
racinien) qui répond à un double objectif :
• moral : il s'agit pour le narrateur de représenter comme victime d'un destin ou d'un sort
contre lequel il est impuissant et d'émouvoir son auditeur-juge ;
• narratif : cette dramatisation de la scène a aussi pour objectif de procurer du plaisir à
l'auditeur qu'est l'homme de qualité.
Le chevalier ne se cache pas, en effet, de donner à ses deux auditeurs (Renoncour et son élève) une
représentation touchante de ses malheurs : il s'étend, dans le roman, avec une certaine
complaisance sur les « coups du destin » qui le frappent, et plus clairement encore, lorsqu'il marque
une pause au milieu de son récit il promet : « quelque chose de plus intéressant sans la suite de son
histoire » . Il est donc constamment figuré en artiste conscient de ses effets.

Conclusion partielle : nous avons atteint, en même temps que la pointe extrême de la tension, une
sorte de palier dans la scène, caractérisé par la staticité et le silence mais appelé, par la force même
de cette tension, à voler en éclats. Ce sont les yeux qui jouent le rôle de médiateurs, yeux qui ont
révélé à des Grieux la tristesse de Manon, puis ce sentiment indéfinissable qui a provoqué la
communion muette, et qui maintenant par leurs larmes font surgir la parole.

Deuxième mouvement : -> Acte 2 : la crise


« Ah Dieu! », m’écriai-je, « vous pleurez, ma chère Manon; vous êtes affligée jusqu’à pleurer, et
vous ne me dites pas un seul mot de vos peines! »
Ce second mouvement se caractérise, comme nous venons de le suggérer, par le passage
du silence à la parole et qui plus est au style direct suffisamment rare pour qu'il soit nécessaire de
le signaler. Cette apparition de la parole est aussi un retour à une tonalité pathétique :
• interjection et appel à la divinité
• lexique tragique (« affligée », « peine », « pleurer » deux fois)
• la structure en quasi-chiasme mettant en relief la répétition du verbe
«pleurer» Il s'agit ici de susciter l'émotion du lecteur.
Nb : les larmes jouissent d'une faveur croissante dans les beaux-arts et en littérature mais
elles acquièrent surtout, en particulier dans le roman du XVIIIème siècle, une signification nouvelle
: elles deviennent le signe d'un désarroi amoureux qui réclame une consolation... ces pleurs veulent
être séchés plus tard dans le roman.
Cette première phrase par ailleurs se compose elle-même de deux mouvements : il entre en
effet beaucoup d'ambiguïté dans le comportement de des Grieux et cette construction en témoigne
: d'un côté la souffrance de la femme aimée lui paraît insupportable, de l'autre il est surtout indigné
de son silence.
« Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai
en tremblant; »
On ne peut que constater l'absence de réponse de Manon, sa persévérance dans le
mutisme. Noter le contraste « quelques »/ « augmentèrent ».

5
texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

Inquiétude à prendre au sens fort ici (sens de la tragédie et du XVIIè).


La notation psychologique (inquiétude) précède dans la phrase l'action qui l'exprime (se
lever en tremblant) : l'écriture de Prévost ici privilégie l'analyse des sentiments par rapport à la
description des attitudes. Le narrateur se livre ici à une dissection méticuleuse des états d'âme du
personnage qu'il était. Nous retrouvons dans ce second mouvement une construction syntaxique
proche de celle du premier mouvement à savoir quatre propositions relativement brèves,
juxtaposées et commençant par le pronom de la première personne :
• je me levai
• je la conjurai
• j'en versai
• j'étais
L'asyndète et la structure accumulative participent à l'accélération du rythme qui mime l'intensité
et l'agitation de la scène en rapprochant ainsi verbes de mouvement, de sentiment et de parole.

« je la conjurai, avec tous les empressements de l’amour, de me découvrir le sujet de ses pleurs;
j’en versai moi-même en essuyant les siens; j’étais plus mort que vif. »
Notons ici une occurrence de ce que l'on appelle le discours narrativisé, c'est à dire est une phrase
par laquelle le narrateur intègre le discours d'un personnage dans la narration. C'est une sorte de
résumé du discours d'un personnage. Ce passage du discours direct au discours narrativisé souligne
un glissement : les mots importent moins que les gestes et les manifestations physiques du sentiment.
La scène qui nous est décrite est pathétique ; tout y est réuni pour créer l'émotion:

• le caractère extrême des attitudes (supplication, pleurs, empressement amoureux)


• la force des comparaisons ou hyperboles ("plus mort que vif", "Un barbare").

« Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte. »


La dernière phrase contient un reproche implicite : Manon a été plus inhumaine qu'un
barbare. Il y a chez Prévost tout un art du non-dit : des Grieux laisse au destinataire (Renoncour ou
le lecteur) le soin de conclure lui-même, soit de rétablir le comparé.
Encore une fois, on retrouve presque la même phrase lors des retrouvailles entre Manon et
des Grieux à Saint Sulpice, mais dans cette seconde occurrence, l'adjectif barbare est appliqué au
chevalier: « Où trouver un barbare qu'un repentir si vif et si tendre n'eût pas touché ? » Ce
parallélisme entre la scène qui provoque la rupture et celle de la réconciliation illustre la structure
cyclique du roman.

Conclusion partielle : nous avons affaire ici à moment d'un grande intensité émotionnelle et
dramatique (Manon va-t-elle parler?), exprimée avec, somme toute, une grande économie de
moyens ce qui est une caractéristique du style classique.

6
texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

Troisième mouvement : -> Troisième acte : le coup de théâtre :


« Dans le temps que j’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de plusieurs personnes qui
montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte. »
Prévost établit ici une continuité entre les deux moments grâce à la perception sonore. On peut
néanmoins s’étonner que le chevalier entende ces personnes monter dans un moment d’une telle
intensité, alors qu’il est "tout occupé d’elle” (Manon). Il faut y voir une marque de la présence du
narrateur, qui se heurte à des difficultés d’ordre narratif : la nécessité d’établir un lien narratif entre
les deux scènes explique cette transition ("Dans le temps que...”) peu conforme à la psychologie. Le
narrateur cesse d’analyser ce qu’il a ressenti en vivant les événements pour se contenter de les
relater.

« Manon me donna un baiser, et, s’échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le
cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur elle. Je me figurai qu’étant un peu en désordre, elle voulait se
cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé. »
Caractère furtif du départ de Manon : « s’échappant », « entra rapidement ». Le baiser ici emprunte
beaucoup à celui de Judas.
Caractère douloureux : « s' échappant de mes bras » évoque une séparation déchirante.
Caractère ambigu : le baiser entraîne une méprise chez le personnage, que le narrateur corrige par
« Je me figurai ».
L'emploi du mot « étrangers » indique que l'arrivée des valets est vécue comme une intrusion dans
l'intimité des amants.
Corrélativement, la mention « un peu en désordre » prend une connotation érotique.

« J’allai leur ouvrir moi-même. »


Nous retrouvons ici la brièveté de l’expression qui caractérisait la mise en place du cadre de la scène,
aussi pouvons-nous risquer la même analyse : tout ce qui n'est pas Manon ne mérite pas d'être
évoqué. Manon enfuie et perdue pour des Grieux, la suite n'importe guère.

« À peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes que je reconnus pour les laquais
de mon père... »
La violence de l'enlèvement est exprimée par la précision temporelle (« à peine »). On notera aussi
le recours à la forme passive (« je me vis saisir »).
La précision du nombre de laquais est assez étonnante au regard de ce que nous évoquions plus haut
(à savoir l'indifférence vis à vis des détails matériels) : elle peut s'expliquer par le choc de la scène qui
reste marquée dans le souvenir du chevalier.

CONCLUSION GÉNÉRALE
On peut désormais confirmer notre hypothèse portant sur le traitement du passé en notant
que ce texte constitue une remarquable description rétrospective de la passion : l'aveuglement
qu'elle entraîne, la qualité de la communication qui la caractérise, le pathétique des émotions
qu'elle fait naître sont rendus sensibles. En ce sens, le projet de l' "Avis au lecteur" est rempli.
Mais la narration décalée ne permet certes pas de "démêler l'indémêlable". Il reste bien des
zones d'ombre dans les événements et particulièrement les sentiments passés, par exemple dans le
comportement de Manon. Comme toujours chez Prévost, l'émotion, même avec le recul du temps,

7
texte EAF N°10 Manon Lescaut Le souper interrompu et la première trahison de Manon.

reste indéchiffrable : "le sentiment ne peut se penser ni se dire parce qu'il se dérobe au regard, il
échappe finalement à tout le monde, à ceux qui l'éprouvent ou l'ont éprouvé comme à ceux qui
l'observent" (Jean Rousset, Narcisse romancier, essai sur la première personne dans le roman).
L'intérêt du texte ne réside donc pas tant dans la restitution du passé que dans ce "sous-
récit dont Jaccard fait le "récit de l'être en devenir".
La meilleure façon de lire le roman consiste à se situer dans le temps de la narration en
ressentant les événements non pas dans le temps de l'histoire mais au présent, tels qu'ils sont sentis
par le narrateur. En effet, le récit de des Grieux n'est pas une reconstruction rationnelle du passé
mais une valorisation de celui-ci : "Le passé, poursuit Jaccard, n'est pas revécu par des Grieux
comme un passé mort qu'il pourrait analyser froidement, mais il est revécu dans le "sentir" aussi
intensément que dans le "vivre"." (Jean-Luc Jaccard, Manon Lescaut: Le personnage-romancier,
1991
D'où, en dernière analyse, le caractère illusoire du projet édifiant de l' "Avis" : l'exemple
fourni par le chevalier ne donne pas envie au lecteur de prendre les bonnes décisions pour éviter
les maux qui lui sont advenus. La valorisation du passé vécu est telle (le temps fort de la communion
par les regards) qu'elle incite plutôt à le vivre.

Vous aimerez peut-être aussi