Vegetarisme Theosophique Politica Hermetica 35 Leo Bernard
Vegetarisme Theosophique Politica Hermetica 35 Leo Bernard
Vegetarisme Theosophique Politica Hermetica 35 Leo Bernard
militantisme (1880-1940)
Léo Bernard
Léo Bernard
. Les travaux de référence sur le végétarisme français sont constitués de l’étude que lui consacre
255
Ceri Crossley, de la thèse d’Arnaud Baubérot sur le mouvement plus large du naturisme, et du
récent mémoire d’Alexandra Hondermarck. Arouna P. Ouedraogo a également publié des écrits
pionniers sur le sujet, malgré un certain nombre d’erreurs factuelles. Cf. Arnaud Baubérot,
Histoire du naturisme. Le mythe du retour à la nature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
2004 ; Ceri Crossley, Consumable Metaphors. Attitudes towards Animals and Vegetarianism in
Nineteenth-Century France, Bern, Peter Lang, 2005 ; Alexandra Hondermarck, « La bonne
digestion et l’hygiène alimentaire ». Sociologie historique d’un mouvement réformateur en faveur
du végétarisme en France (1880-1914), mémoire de sociologie, sous la direction d’Anne
Lhuissier, ENS/EHESS, 2018 ; Arouna P. Ouédraogo, Le Végétarisme, esquisse d’histoire sociale,
Document de travail n° 9402, Ivry-sur-Seine, INRA, 1994 ; Arouna P. Ouédraogo,
« Vegetarianism in fin-de-siècle France. The Social Déterminants of Vegetarians’ Misfortune in
Pre-World War I France », dans Alexander Fenton (dir.), Order and Disorder: The Health
Implications of Eating and Drinking in the Nineteenth and Twentieth Centuries, East Lothian,
Tuckwell Press, 2000.
72
et végétarienne, sera enfin présenté pour illustrer cette influence encore mal
estimée, dans le végétarisme comme ailleurs.
256
. Il ne faut donc pas confondre ce mouvement théosophique là avec celui, plus ancien, qui anime
l’Europe à la période moderne et qui se confond avec l’illuminisme. La distinction n’est toutefois
pas très claire, par moments, dans certaines des sources consultées, puisque certains se déclarent
théosophes sans pour autant appartenir à la Société Théosophique. Dans cet article, en tous cas,
nous ne parlerons de théosophie et de théosophes que par rapport à la ST.
257
. Dans son brûlot Le Théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion (1921), René Guénon
(1886-1951) affirme que Blavatsky n’était pas une végétarienne stricte, et un article très complet
sur le végétarisme théosophique, écrit par des théosophes, confirme également cette information.
Cf. René Guénon, Le Théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion, Paris, Éditions
Traditionnelles, 1969 [1921], p. 272 ; « Vegetarianism », dans theosophy.wiki [en ligne].
Accessible à l’adresse suivante : https://theosophy.wiki/en/Vegetarianism (consulté le 10 juin
2021).
73
Théosophique sont des végétariens stricts, ce à quoi le théosophe répond d’abord
qu’ils sont membres de la Section Ésotérique de la ST. Ce groupement élitiste,
tout juste fondé l’année précédente à l’initiative de Blavatsky dans un contexte de
dissension avec le président de la Société, le colonel Henry Steel Olcott (1832-
1907), est constitué de membres de la ST uniquement, mais il forme une entité
indépendante de celle-ci, centrée sur l’étude et la pratique de « l’Occultisme »
dans l’objectif d’acquérir « sagesse et pouvoir » : une sorte de groupe dans le
groupe en somme, davantage tourné vers l’initiation pratique. Blavatsky explique
alors l’intérêt du végétarisme pour les membres de la Section Ésotérique (SE).
Selon elle :
[…] la chair des animaux assimilée par l’homme sous forme de
nourriture lui communique, physiologiquement parlant, quelques-unes
des caractéristiques de l’animal dont elle provient. De plus, la science
occulte donne des preuves oculaires de ce phénomène à ses étudiants, et
démontre que l’effet « abrutissant » et « animal » produit sur l’homme
par l’absorption de la viande est plus grand quand il s’agit de celle des
grands animaux, moins marqué quand il s’agit de celle des oiseaux, et
encore moins quand il s’agit de celle des poissons et des animaux à sang
froid ; tandis que celui qui se nourrit exclusivement de végétaux ne subit
aucun de ces effets 258.
C’est pourquoi elle conseille « aux étudiants vraiment sérieux de manger les
aliments qui encombreront et alourdiront le moins leur cerveau et leur corps, et
qui auront le moins d’effet pour entraver et retarder le développement de leur
intuition, de leurs facultés et pouvoirs intérieurs 259. » Néanmoins, Blavatsky tient
à rappeler sa « vision rationnelle, et jamais fanatique, des choses », et poursuit son
propos en affirmant à propos du carnivorisme :
Ce n’est pas un crime ; cela ne fera que retarder un peu ses progrès [à
l’homme qui mange de la viande] ; car, après tout, les actions et les
fonctions purement corporelles ont beaucoup moins d’importance que ce
258
. Helena Blavatsky, The Key to Theosophy, Londres, The Theosophical Publishing Company,
1889, p. 260. « […] when the flesh of animals is assimilated by man as food, it imparts to him,
physiologically, some of the characteristics of the animal it came from. Moreover, occult science
teaches and proves this to its students by ocular demonstration, showing also that this “coarsening”
or “animalizing” effect on man is greatest from the flesh of the larger animals, less for birds, still
less for fish and other cold-blooded animals, and least of all when he eats only vegetables. »
259
. Ibid., p. 261. « […] so we advise really earnest students to eat such food as will least clog and
weight their brains and bodies, and will have the smallest effect in hampering and retarding the
development of their intuition, their inner faculties and powers. »
74
qu’un homme pense et ressent, que les désirs qu’il encourage dans son
esprit et qu’il laisse s’enraciner et croître 260.
Dans des documents internes à la SE, il est d’ailleurs bien indiqué que, au
contraire de la consommation d’alcool, le carnivorisme n’est pas interdit, même si
la consommation de légumes et de poissons est recommandée afin que la nature
passionnelle la plus basse des individus ne se trouve pas renforcée 261. Le
végétarisme n’est donc pas un aspect fondamental de la doctrine d’Helena
Blavatsky, mais il se voit préconisé aux adeptes qui souhaitent s’élever et
progresser sur le chemin de l’initiation et de la connaissance, sur la base
d’affirmations qui prétendent un rapport entre le carnivorisme et l’abaissement
des qualités humaines et spirituelles.
Cette inflexion plutôt tardive en faveur du végétarisme est peut-être inspirée,
parmi d’autres auteurs relevant du mouvement théosophique, par l’ouvrage
d’Anna Kingsford (1846-1888) et d’Edward Maitland (1824-1897) intitulé The
Perfect Way ; Or, the Finding of Christ (1882).
Le végétarisme inspiré d’Anna Kingsford
Au contraire d’Helena Blavatsky, le végétarisme tient une place tout à fait
centrale dans l’œuvre et la pensée d’Anna Kingsford puisque celle-ci défend sa
thèse de médecine, en juillet 1880 à Paris, sur le sujet. Intitulé « De l’alimentation
végétale chez l’homme », ce travail qui connaît un certain succès, rapidement
traduit en allemand puis en anglais, s’efforce de rester sur un plan scientifique,
bien que son auteur ne puisse s’empêcher de relever l’importance du végétarisme
chez les Égyptiens, les Hindous, les Bouddhistes et les hauts penseurs grecs. Il est
vrai qu’Anna Kingsford est particulièrement sensible aux racines historiques
anciennes de ce régime et à ses rapports avec les sagesses passées, et cet intérêt
ressort pleinement dans The Perfect Way. Cet ouvrage pose sur papier une série de
lectures privées données par Kingsford et Maitland à Londres l’année suivante,
qui visait à permettre « la restauration de la philosophie ésotérique ou Théosophie
Occidentale, et l’interprétation par celle-ci du Christianisme et des religions
apparentées 262. » Parmi ces révélations se trouvent donc des considérations sur le
végétarisme, et il est notamment écrit :
L’homme, en tant que Microcosme, ressemble en tout point au
Macrocosme, et comme ce dernier, il comprend dans son propre système
un plan ou circulus astral. En mangeant de la chair, et en ingérant ainsi le
260
. Ibid., p.261-262. « It is no crime; it will only retard his progress a little; for after all is said and
done, the purely bodily actions and functions are of far less importance than what a man thinks and
feels, what desires he encourages in his mind, and allows to take root and grow there. »
261
. Collected Writings of H.P. Blavatsky, vol. XII (1880-1890), Weathon, The Theosophcial
Publishing House, 1980, p. 496.
262
. Nicholas Goodrick-Clarke, « Hermeticism and Hermetic societies », dans W. J. Hanegraaff
(dir.), Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, Leyde-Boston, Brill, 2006, p. 553.
75
principe du sang — la chair et le sang étant inséparables, — il se sacrifie
aux émanations astrales de sa propre atmosphère magnétique, et ce
faisant, il sert le terrestre et le corruptible 263.
Ou encore : « L’abstinence d’oblations sanglantes sur tous les plans est donc la
porte de la Voie Parfaite, le test de l’illumination, la pierre angulaire et le critère
du désir sincère de la plénitude de la Vision Béatifique 264. » Ces citations font
référence à la Bible et à Deutéronome 12, 23 (« Seulement, garde-toi de manger le
sang, car le sang, c’est l’âme ; et tu ne mangeras pas l’âme avec la chair »), à
l’antique théorie des correspondances entre le macrocosme et le microcosme,
mais aussi à la théorie du plan astral comme intermédiaire entre le corps physique
et l’esprit : un classique de la littérature ésotérique déjà évoqué par Blavatsky
dans Isis Unveiled (1877).
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreux théosophes anglais assistent
à ces lectures. Les proximités intellectuelles et sociales avec le mouvement
théosophique sont fortes et débouchent sur l’adhésion de Kingsford et Maitland à
la ST en janvier 1883 et leur élection, dans la foulée, à la présidence de la loge
londonienne. Néanmoins, des tensions et des désaccords séparent Kingsford
d’autres théosophes réputés, parmi lesquels Alfred Percy Sinnett (1840-1921).
Malgré l’aide de Blavatsky qui approuve leurs vues sur le végétarisme 265,
Kingsford et Maitland finissent par fonder une société indépendante, la Société
Hermétique, en mai 1884. Davantage tournée vers les traditions « occidentales »
(l’Égypte, la Grèce, la Kabbale, le Christianisme), en contre-pied aux orientations
de la ST en faveur de l’hindouisme et du bouddhisme, Kingsford et la Société
Hermétique n’en jouent pas moins un rôle important dans l’évolution du
mouvement théosophique, notamment en ce qui concerne les positions de
Blavatsky sur la réincarnation 266. Mais sur cet aspect, comme à propos du
végétarisme, les influences se mélangent, et il convient de noter que The
Theosophist, la principale revue théosophique, fondée et éditée par Blavatsky,
263
. The Perfect Way ; Or, the Finding of Christ, Londres, Field & Tuer, 1882, IV-15. « Man, as
the Microcosm, ressembles in all things the Macrocosm, and like the latter, therefore, he comprises
within his own system an astral plane or circulus. In eating flesh, and thereby ingesting the blood
principle, — flesh and blood being inseparable, — he sacrifices to the astral emanations of his own
magnetic atmosphere, and so doing, ministers to the terrene and corruptible. »
264
. Ibid., IV-19. « Abstinence from bloody oblations on all planes, is therefore the gate of the
Perfect Way, the test of illumination, the touchstone and criterion of sincere desire for the fulness
of Beatific Vision. »
265
. Cf. Goodrick-Clarke, « Hermeticism and Hermetic societies », p. 553.
266
. À ce sujet, lire Julie Chajes, Recycled Lives. History of Reincarnation in Blavatsky’s
Theosophy, New York, Oxford Studies in Western Esotericism, 2019.
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aborde également la question végétarienne, de manière épisodique certes, à travers
une perspective plutôt hindouisante et sans qu’il soit fait référence à Kingsford 267.
267
. Quelques articles sont en effet explicites à propos du végétarisme, parmi lesquels : G.M., « The
“Elixir of Life” (from a chela’s diary) », The Theosophist, avril 1882, p. 169 ; A. Sankariah,
« Pertinent Questions », The Theosophist, juin 1883, p. 235.
268
. Les informations données dans cet article à propos des affiliations à la ST de membres français
sont tirées de notre consultation du registre d’adhésion de la Société, accessible en ligne sous
condition de paiement à l’adresse suivante : https://tsmembers.org/
269
. Il nous est difficile de nous attarder sur la figure importante de Gleizes dans les limites de cet
article, mais Ceri Crossley a pu lui consacrer un chapitre très complet. Cf. Crossley, « Chapter 3.
The Post-Revolutionary Vegetarian Synthesis: Jean-Antoine Gleizes (1773-1843) », dans
Consumable Metaphors, p. 37-62.
77
Le végétarisme chez les premiers théosophes français
C’est notamment le cas du Dr Renaud Thurman (1841-1889), qui adhère à la ST
en juin 1881. Comme la plupart des premiers théosophes français, ce praticien
était déjà bien intégré dans le milieu spirite parisien — c’est d’ailleurs dans la
Revue Spirite que sont publiés les premiers écrits théosophiques français — 270, au
point de devenir, en 1882, le vice-président de la Société scientifique d’études
psychologiques (SSEP) fondée par Pierre-Gaëtan Leymarie (1827-1901), lui aussi
théosophe. Son engagement théosophique n’en demeure pas moins important
puisqu’il va même jusqu’à devenir membre du Conseil général de la ST et à
participer, peu de temps avant sa mort, à la fondation du Monastère théosophique
« Fraternitas » au Monte Verità, en Suisse, à l’endroit même où la communauté du
même nom deviendra le haut lieu de la Lebensreform. Avant cela, son nom se
retrouve dans La Réforme alimentaire, la revue publiée par la Société
végétarienne de France (anciennement « de Paris ») dont il devient membre
titulaire en décembre 1881. En janvier de l’année suivante, il expose devant les
membres de la Société « les principes philosophiques qui font que les sectateurs
de Brahma et de Bouddha ont proscrit de tout temps, toute espèce de viande, de
leur alimentation 271 ». Nous retrouvons alors des arguments qui, dans les termes
employés (molécule, atmosphère, etc.), semblent plus théosophiques qu’hindous
ou bouddhistes. Selon lui, du moins tel que l’indique le résumé de sa
présentation :
Rien ne se perd dans la nature. Cette théorie, toute récente, parmi nous,
de la transformation des forces, est connue des Indous depuis plus de
quatre mille ans.
Pour eux, toute molécule matérielle est inséparable d’une molécule
vitale ; donc en s’assimilant l’une, on s’assimile l’autre ; si bien que les
propriétés vitales toujours inférieures des animaux peuvent, par
l’alimentation, influencer nos fonctions intellectuelles et morales.
Tout fait qui se produit détermine une atmosphère morale, qui réagit sur
les êtres ambiants. Rien ne se perd, et les faits moraux se continuent et se
transforment dans l’humanité, de même que les substances matérielles. Il
ne faut donc pas tuer, parce que l’atmosphère de douleur que l’on produit
ainsi réagit sur nous 272.
Ainsi, la consommation de viande « développe les sensations grossières et basses,
au détriment des aspirations nobles et élevées », et elle « diminue l’homme en
faisant prédominer chez lui la matière sur l’esprit ». Cet argument d’ordre
270
. Sur les rapports entre théosophie et spiritisme en France, voir Marie-Josée Delalande, Le
Mouvement théosophique en France, 1876-1921, thèse de doctorat en histoire, Université du
Maine, 2007.
271
. La Réforme alimentaire, février 1882, p. 174.
272
. Ibid.
78
religieux ne constitue toutefois qu’un argument parmi l’ensemble de ceux
développés entre les lignes de la revue, qui se démarque plutôt par son approche
médicale et physiologique. Le milieu végétarien apparaît cependant comme un
espace d’initiation théosophique, comme en témoigne l’exemple du Dr Gustave
Goyard (1843-?) qui affirme avoir été introduit à la doctrine théosophique par
Thurman alors que tous deux collaboraient à la SVF, quand bien même n’adhère-
t-il officiellement à la ST qu’en mars 1887 273. Or, c’est peu dire que Goyard n’est
pas n’importe qui dans le milieu végétarien, puisque c’est lui qui préside la
Société et dirige sa revue. De même, un autre membre titulaire de la SVF finit
également par souscrire à la ST en août 1883 : le Dr Charles Isidore Flasschoen
(1842-1928), qui se distingue par ailleurs comme un important homéopathe.274
Pour autant, suivant l’exemple de Blavatsky, le végétarisme n’est pas un
thème qui se trouve souvent abordé dans les premières revues théosophiques
françaises publiées à partir de la fin des années 1880 275. Il faut dire que la
première SVF a fermé ses portes dès 1882 à cause de dissensions internes, et que
les publications végétariennes en général se font rares. Un homme s’active
néanmoins à prêcher la bonne parole végétarienne durant les années 1890, il s’agit
du Dr Ernest Bonnejoy (1833-1897).
Le végétarisme absolu du Dr Bonnejoy
Le Dr Bonnejoy est généralement présenté par les rares historiens à s’être penchés
sur la question comme la figure la plus importante du végétarisme français à la fin
du XIXe siècle 276. D’abord partisan de l’électrothérapie, puis médecin hydrologue,
il devient également membre titulaire de la première SVF en novembre 1881 et
publie deux articles dans La Réforme alimentaire à cette époque. Surtout, il publie
ensuite ses Principes d’alimentation rationnelle, hygiénique et économique, avec
des recettes de cuisine végétarienne en 1884, puis, sept ans plus tard, un imposant
ouvrage intitulé Le Végétarisme et le régime végétarien rationnel et préfacé par le
Dr Georges Dujardin-Beaumetz (1833-1895), membre de l’Académie de
médecine et adepte d’un végétarisme strictement thérapeutique. Comme son titre
273
. Goyard révèle les conditions de son introduction à la théosophie à l’occasion d’une dispute qui
l’oppose à d’autres théosophes français pour le contrôle de la loge « Isis ». Il se trouve alors du
côté de Papus (1865-1916), dont il est un proche ami, et quitte avec lui la ST en 1890. Cf. Bulletin
de l’Isis. Branche française de la Société Théosophique, n° 2 (août 1888), p. 28.
274
. « Flasschoen, Charles », dans Olivier Rabanes, Alain Sarembaud, Dictionnaire des auteurs
d’ouvrages d’homéopathie en langue Française, Sainte-Foy-lès-Lyon, éditions Boiron, 2003,
p. 112-113.
275
. Il faut toutefois relever une exception et l’article du théosophe René Caillé (1831-1896),
socialiste engagé dans la cause animale et antivivisectionniste, dans la revue théosophique Le
Lotus. Cf. René Caillé, « Pauvres bêtes, vivisection, zoophagie, végétarisme », Le Lotus, juin
1887.
276
. Cf. Crossley, Consumable Metaphors, p.243 ; Ouedraogo, « Vegetarianism in fin-de-siècle
France », p. 207.
79
le laisse présager, la doctrine végétarienne de Bonnejoy entend se baser sur « la
Raison scientifique appuyée sur les déductions médicales et physiologiques »,
mais ce dernier est loin d’être insensible aux arguments de nature philosophico-
religieuse, comme le démontre sa participation, peu connue, au Lotus bleu, la
principale revue des théosophes français durant les années 1890, où il écrit que
« toutes les prescriptions du végétarisme rationnel, qui répudie le sectarisme,
découlent du grand précepte bouddhiste du “Respect absolu de la vie” 277 ».
En effet, alors que Ceri Crossley, dans son étude pionnière sur le végétarisme
français, le considère comme le fer de lance du végétarisme scientifique et
« rationnel » qu’elle oppose aux végétariens occultistes, sociaux et anarchistes,
Bonnejoy publie de 1891 à 1893 une série d’articles intitulée « Étude de
diététique théosophique » qui constitue, bien qu’un dîner théosophique végétarien
ait notamment été organisé en décembre 1889, le premier travail sur le
végétarisme publié au sein de la revue depuis son lancement deux années
auparavant 278. Il y affirme notamment qu’« un nécrophage (mangeur de cadavres)
ne peut s’élever à la compréhension complète de la vraie Doctrine ni à la pratique
de la vertu pure, car il a l’esprit et le corps souillés par les molécules
cadavériques », et il enjoint les théosophes à proclamer ouvertement que le
végétarisme est l’essence même de la Théosophie : « […] que, sans lui elle est un
corps sans âme, un fanal sans lumière, une machine sans moteur, que seul il
l’illumine et lui rend la vie, et qu’avec lui seul elle peut donner les magnifiques
résultats, intellectuels, physiques, et moraux qui lui sont dus 279. » L’importance
centrale qu’il confère au végétarisme s’oppose donc aux enseignements de
Blavatsky, qui est loin de lui accorder autant d’honneur, et le rapproche plutôt de
Gleizes, qu’il révère, et qui percevait le végétarisme comme l’élément clé unissant
les doctrines hindoues, pythagoriciennes, orphiques, égyptiennes, esséniennes et
chrétiennes.280 Concernant les arguments spirituels et occultes en faveur du
végétarisme qu’il n’hésite donc pas à relayer quand le contexte s’y prête, le Dr
Bonnejoy puise en outre dans le Manuel d’hygiène générale et de végétarisme
(1881) d’Édouard Raoux — avec lequel il partage un engagement dans le milieu
du magnétisme animal — et dans The Perfect Way d’Anna Kingsford, qu’il a eu
l’occasion de bien connaître 281, mais les arguments de cet ordre qu’il expose
277
. Dr Ernest Bonnejoy, « Étude de diététique théosophique », Le Lotus bleu, février 1892, p. 184.
278
. Le Lotus bleu, janvier 1890, p. 238.
279
. Dr Ernest Bonnejoy, « Étude de diététique théosophique », Le Lotus bleu, octobre 1891, p. 43-
44.
280
. Crossley, Consumable Metaphors, p. 51.
281
. Concernant The Perfect Way, Bonnejoy le considère comme « le code végétarien et
théosophique le plus remarquable qui soit ». L’année de sa publication, Bonnejoy et Kingsford
avaient d’ailleurs séjourné au même moment au Cèdre, la pension d’Édouard Raoux, où Hector
Durville avait magnétisé un sujet en leur présence. Il faut dire que Raoux avait cofondé la Société
de magnétisme de Lausanne en 1868, et que Bonnejoy lui-même devient correspondant national au
Journal du magnétisme en 1889. Il défend avec Raoux le principe de la zoothérapie, la
80
demeurent essentiellement des arguments historiques sur l’adoption du régime
végétarien par les grands sages des siècles passés. Il ne s’aventure pas dans des
détails « techniques » et avoue d’ailleurs lui-même ne pas se risquer à faire de la
haute philosophie psychique. Nonobstant, bien que son nom n’apparaisse pas dans
le registre d’inscription de la ST 282, il souhaite ainsi « ériger le végétarisme vrai et
sincère en condition “sine qua non” pour les aspirants de la théosophie », ce qui
n’est pas sans susciter quelques contestations.
L’accueil contrasté de ses travaux
Un certain Guymiot, très actif au sein du Lotus bleu 283, critique l’importance
attribuée par Bonnejoy à l’alimentation et à la matière, puisque selon lui, « pour
ce qui concerne l’action directe, immédiate de la nourriture physique sur l’esprit,
les occultistes sont en général de l’opinion de Paracelse, les aliments sont
indifférents 284 ». Il mobilise en outre « les philosophies hindoues [qui] affirment
aussi que l’esprit ne peut jamais être souillé, qu’il est pur de toute éternité », et va
même jusqu’à renverser les arguments de Bonnejoy sur le végétarisme des sages
orientaux en affirmant que « l’alimentation végétale est bonne pour former des
races d’êtres passifs […] toujours disposés à se soumettre à ceux qui se
nourrissent de viande. L’Inde est là pour le démontrer […] 285 ». Cette réflexion
dénote une vision coloniale et raciste dont les courants ésotériques ne sauraient
être exempts 286, mais pour notre propos, elle illustre surtout l’absence de
consensus sur la question du végétarisme et de son obligation au sein du milieu
théosophique à cette période. À ce sujet, il est d’ailleurs frappant de noter que
Guymiot mobilise des concepts théosophiques pour rejeter le végétarisme
thérapeutique par les « émanations » des animaux, dans les colonnes du Petit journal de la santé,
revue dans laquelle il écrit aussi une nécrologie affligée à la mort d’Anna Kingsford, où il affirme
toute sa sympathie pour les idées philosophiques de la fondatrice de la Société Hermétique. Cf. Dr
Ernest Bonnejoy, « Végétarisme et Occultisme », La Curiosité, 15 août 1896, p. 2 ; Hector
Durville, Les Actions psychiques à distance. Quatre actions personnelles (écrit vers 1915), Paris,
Henri Durville, 1999, p. 11 ; Dr Ernest Bonnejoy, « Madame le Docteur Kingsford », Le Petit
journal de la santé, 8 avril 1888 ; Dr Ernest Bonnejoy, « La zoothérapie », Le Petit journal de la
santé, 20 mai 1888.
282
. Nous n’avons en effet pas retrouvé son nom dans nos recherches, bien que certaines tournures
de phrase laissent suggérer qu’il serait membre de la Section ésotérique. Cela étant dit, il semble
relativement courant que des individus puissent se considérer théosophes sans pour autant être
inscrits au registre général de la ST.
283
. Il est possible qu’il s’agisse de Mathieu Guymiot, résident de Roanne, qui adhère à la Société
Théosophique le 29 juillet 1894.
284
. Guymiot, « Végétarisme », Le Lotus bleu, septembre 1892, p. 215.
285
. Ibid.
286
. Sur les courants ésotériques modernes et le colonialisme, voir Mariano Villalba, « The Occult
among the Aborigines of South America? Some Remarks on Race, Coloniality, and the West in
the Study of Esotericism », dans Egil Asprem (dir.), Julian Strube (dir.), New Approaches to the
Study of Esotericism, Leyde-Boston, Brill (« Supplements to method & theory in the study of
religion » ; 17), 2020, p. 88-108.
81
obligatoire quand il assure plus loin : « En entretenant exclusivement son
organisme astral par celui des végétaux, l’homme substituerait en lui la sensibilité
végétale à la passionnalité animale ; mais celle-ci est une forme de la vie
postérieure et conséquemment supérieure à la sensibilité végétale 287. »
Ce faible enthousiasme des membres de la ST pour le végétarisme, Bonnejoy
ne manque d’ailleurs pas de s’en plaindre dans les lettres qu’il adresse à
l’occultiste Ernest Bosc (1837-1913) et qui sont reproduites dans La Curiosité,
puis dans des articles publiés dans la même revue. À son « bien cher confrère en
demi-végétarisme et en théosophie », il réaffirme ainsi que le végétarisme doit
être « d’obligation stricte et éliminatoire pour quiconque veut parler Théosophie
ou seulement s’en dire adepte et partisan », mais il déplore « que le groupe
français des théosophes, ait changé son orientation sur ce point », jusqu’à le
reléguer au second plan sous l’impulsion d’un maître « sans doute éminent, mais
qui n’est pas végétarien pratiquant 288 ». En septembre 1895, à la date de
publication de cet extrait, Arthur Arnould (1833-1895), attentif aux droits des
animaux et probablement végétarien 289, vient en effet de décéder et sa place d’être
reprise par le commandant Dominique Albert Courmes (1843-1914), tout juste
retraité de la marine. Toutefois, Ernest Bosc, qui conçoit sa revue comme un
complément au Lotus bleu 290, affirme que de nombreux membres de la section
française de la ST sont « purement végétariens » bien qu’une « liberté complète
leur est laissée à cet égard 291 ».
Parmi ces membres, Bosc pense peut-être ici au Dr Théophile Pascal (1860-
1909), un contributeur régulier de La Curiosité qui succède à Arnould à la
direction du Lotus bleu, où il avait rédigé, quelques années auparavant, un compte
rendu particulièrement flatteur de l’ouvrage de Bonnejoy sur Le Végétarisme et le
régime végétarien rationnel. Membre de la ST depuis le mois de mars 1891, le Dr
Pascal déclare à cette occasion que « les théories du Dr Bonnejoy sont en parfait
accord avec les enseignements théosophiques 292 ». Il affirme penser comme lui
que « l’hygiène alimentaire est d’un secours considérable pour la spiritualisation
humaine »,293 et rentre même dans les détails pour illustrer son propos. C’est alors
l’une des rares fois que des arguments en faveur du végétarisme sont présentés à
l’aide d’un tel vocabulaire. Pascal affirme notamment que grâce au régime
287
. Guymiot, « Végétarisme », p. 215.
288
. Dr Ernest Bonnejoy, « Végétarisme & Occultisme. Alcoolisme académique », La Curiosité, 18
septembre 1895, p. 1.
289
. Cf. Denis Andro, « Nos frères des règnes inférieurs. Socialisme et cause animale dans les
années 1880 », Cahiers antispécistes, n° 33 (novembre 2010). Accessible en ligne à l’adresse
suivante : https://www.cahiers-antispecistes.org/nos-freres-des-regnes-inferieurs/ (consulté le 11
juin 2021).
290
. Sans, là encore, que son nom ne se retrouve dans le registre général de la ST.
291
. Bonnejoy, « Végétarisme & Occultisme », p. 1 (n.).
292
. Le Lotus bleu, mai-juin 1893, p. 99.
293
. Ibid.
82
végétarien, qui demande moins d’efforts à l’organisme, « le stock pranique sera
moins vite épuisé 294 », puis il évoque « les Elementals de la chair et de l’alcool »
qui « s’ajoutent à ceux de l’âme animale (Karma rupa) » et qui augmentent ce
faisant l’élément passionnel et les bas instincts de chaque individu 295. Malgré
cela, durant les quinze premières années du mouvement théosophique en France le
végétarisme ne relève en rien d’une obligation, bien qu’il soit recommandé, et ce
sujet se révèle globalement secondaire. Les choses semblent néanmoins évoluer à
partir de 1897 et sous l’impulsion du souffle nouveau donné à la ST par Annie
Besant (1847-1933).
Les raisons théosophiques du végétarisme selon Annie Besant
Femme politique importante engagée dans les cercles libres-penseurs et socialistes
avant son adhésion à la ST en mai 1889, Annie Besant devient rapidement la plus
proche disciple d’Helena Blavatsky. À la mort de cette dernière, elle prend la
direction de la Section Ésotérique (à l’exception des États-Unis) et forme avec
Charles Webster Leadbeater (1854-1934), dès le milieu des années 1890, le
tandem le plus influent du mouvement. Ses nombreux écrits ont contribué à
modifier la nature des enseignements théosophiques, et sur la question
végétarienne, la conférence qu’elle délivre en 1894 a joué, à notre sens, un rôle
tout à fait important. Traduite en français en 1896 dans Le Lotus bleu, cette
« conférence sur le végétarisme vu à la lumière de la théosophie » (Vegetarianism
in the Light of Theosophy) se propose en effet d’exposer les divers arguments
théosophiques en faveur du végétarisme, tout en se gardant prudemment
d’engager officiellement les positions de la ST sur ce point. Contrairement à
Blavatsky, qui reste assez vague sur les raisons d’adopter le régime végétarien sur
le plan spirituel et occulte, Besant rentre alors dans le détail « technique » de ces
arguments.
Ainsi, le premier argument concerne la « grande ligne d’évolution » : l’être
humain formerait un anneau de cette chaîne, qui part de la « Vie Divine » elle-
même et descend jusqu’au règne minéral pénétré de cette Vie Divine. Dans cette
perspective chère aux théosophes, l’homme est la forme la plus évoluée de la Vie
Divine dans le monde matériel, ce qui lui confère une responsabilité d’autant plus
grande qu’il a la possibilité, grâce à son libre arbitre, d’évoluer toujours plus haut
ou de s’abaisser à des instincts inférieurs. L’homme a donc le devoir de se
montrer bon à l’égard des créatures inférieures qui dépendent de sa volonté et qui
294
. Le « stock pranique » renvoie ici à la notion de prana, principe vital de l’homme et l’un des
sept principes qui s’interpénètrent en lui pour former le symbole du Saptaparna selon Blavatsky
dans The Secret Doctrine.
295
. Dr Théophile Pascal, « Le Végétarisme et le Régime végétarien rationnel, par le D r
Bonnejoy », Le Lotus bleu, mai-juin 1893, p. 99. Les Elementals sont les esprits des éléments
selon Blavatsky, des centres de force sur lesquels agissent nos actions et nos pensées ; Karma rupa
constitue un autre des sept principes qui composent l’homme.
83
manifestent déjà une sensibilité. Surtout, et cet argument-là — déjà partiellement
suggéré par le Dr Thurman quelques années auparavant — ne sera pas sans
conséquences, Besant fait ensuite référence au monde astral, le plan intermédiaire
entre le monde de la matière et celui de la pensée, « le milieu où vont s’exprimer
et d’où se réfléchissent les images de tout ce qui se passe sur le plan matériel 296 ».
Composée de matière astrale, « c’est-à-dire, d’un fluide inter-pénétrant notre
monde et l’enveloppant de toute part 297 », ce milieu constitue un lieu où
s’exerceraient des forces venues du monde matériel et qui exercerait, en retour,
une influence sur celui-ci. À propos des abattoirs, Besant affirme alors que l’effroi
des animaux égorgés est rejeté avec leur âme en peine dans le monde astral pour
agir ensuite négativement sur l’esprit des hommes situés à proximité, et elle
illustre son propos en donnant l’exemple de la ville de Chicago où se déploierait
une atmosphère magnétique et astrale terrible du fait de la présence de nombreux
abattoirs. L’acte de tuer étant particulièrement avilissant, Besant s’indigne
également de laisser des âmes humaines comme celles des bouchers se dégrader
aussi violemment pour satisfaire nos appétits, mais elle insiste davantage sur le
problème collectif que représente le carnivorisme.
Un végétarisme social
Selon elle, « cette souffrance s’enregistre contre l’humanité entière, dont elle
retarde l’avancement », et elle ne peut par conséquent être ignorée des
théosophes : « Car nous avons à monter ensemble ou à tomber ensemble ; et toute
cette misère infligée à des êtres sensibles entrave l’humanité dans ses progrès,
dans la réalisation de l’idéal vers lequel elle s’achemine 298. » Le végétarisme
théosophique n’est donc plus une question de développement personnel, mais une
question d’effort commun ; une affaire de compassion et d’altruisme et non plus
d’avantages individuels. Poursuivant dans cette direction, Besant évoque le
« perpétuel courant d’influences tenant en relation tous les êtres » par
l’intermédiaire de toutes ces particules, ces « créatures vivantes, infinitésimales »
qui composent nos corps, en rentrent et en sortent, et qui se trouvent marquées
durant leur passage dans un corps par sa caractéristique personnelle. Elle déclare
alors en conséquence que « quiconque se départit des habitudes de modération et
de tempérance qui font la pureté de la vie matérielle transforme le centre où il se
meut en un foyer d’influences mauvaises, contribuant ainsi à contaminer ses
semblables, et à diminuer en eux la pure vitalité 299 ». Pour justifier l’influence
mauvaise du carnivorisme, Besant reprend un argument théosophique classique
296
. Annie Besant, « Conférence sur le végétarisme vu à la lumière de la théosophie », Le Lotus
bleu, décembre 1896, p. 402.
297
. Ibid., p. 403.
298
. Annie Besant, « Conférence sur le végétarisme vu à la lumière de la théosophie », Le Lotus
bleu, janvier 1897, p. 429.
299
Ibid., p.430.
84
relatif aux propriétés avilissantes de la viande, qui fournirait au corps une matière
plus apte à céder aux impulsions animales, mais en introduisant, là encore, des
détails nouveaux.
Toutefois, au-delà des subtilités doctrinales, il s’agit surtout pour notre propos
de retenir que les arguments d’Annie Besant en faveur du végétarisme s’inscrivent
dans les objectifs qu’elle entend donner à la ST et qui s’accordent avec son
expérience de militante socialiste : « L’humanité est sur le long chemin qui mène
aux sommets de l’idéal divin ; et tout être qui a conscience de l’œuvre doit prêter
la main à son accomplissement 300. » Si elle ne l’affirme pas explicitement à
l’occasion de cette conférence, le théosophe convaincu en sera rapidement venu à
la conclusion que le carnivorisme retardant l’évolution de l’humanité, il devient
un devoir de favoriser le développement du végétarisme à grande échelle. Selon
nous, cet arrière-plan permet d’expliquer, au moins en partie, la part aussi
importante de membres de la Société Théosophique parmi les premiers adhérents
à la seconde Société végétarienne de France fondée en janvier 1899.
300
. Ibid., p. 432.
301
. Les membres ayant déjà rejoint la ST avant la fondation de la SVF sont les suivants : le
commandant Dominique Albert Courmes (novembre 1876), Gustave Renard (avril 1894), Thérèse
Mailly Gillard (avril 1897), Maurice Largeris (juillet 1897), Hélène Brunnarius (janvier 1898),
Anna Hélène Brunnarius (février 1898), Zelma et Aimée Blech (juin 1898), Emile Bru (juillet
1898), Henriette de Pape (juillet 1898) et Marie Villiers Thomassin (décembre 1898). Ceux l’ayant
rejoint peu de temps après sont : Pierre Deullin (février 1899), Thérèse Thomassin (mai 1899), le
Dr Jules Grand (juin 1899), Jérôme et Jeanne Morand (juin 1899), le Général François Thomassin
(juillet 1899), Guillaume de Fontenay (juillet 1899) et le Dr Achille Hamon (mars 1900).
302
. Ces derniers démissionnent néanmoins rapidement de la société, en compagnie de la famille
Chamuel et de Paul Sédir (1871-1926), à la suite d’un désaccord concernant les modalités de
nomination des membres du comité.
85
belge pour l’étude de la Réforme alimentaire et directeur de la nouvelle Réforme
alimentaire.
Selon son propre témoignage, Nyssens serait venu au végétarisme du jour au
lendemain quelques années auparavant, en 1896, par des considérations
philosophiques 303. Il est alors tentant de penser que sa rencontre avec la Société
Théosophique, ou du moins avec le discours d’Annie Besant sur le végétarisme, a
pu jouer un rôle dans cette conversion spontanée, d’autant plus qu’une notice de la
Theosophical Encyclopedia rédigée par l’ancienne présidente de la Société
théosophique belge, Henriette Van der Hecht, affirme que Nyssens aurait
contribué à introduire la théosophie en Belgique en présidant la branche de
Bruxelles à partir de 1897 304. Cependant, le nom du Dr Nyssens n’apparaît pas à
cette date parmi les sources théosophiques d’époque, et les deux premières
branches belges, créées en 1898, sont respectivement présidées par Willem H.M.
Kohlen et le Dr Victor Lafosse (1863-1942) 305. Tandis que son nom n’a pas été
retrouvé dans le registre d’inscription de la ST, l’adhésion d’Ernest Nyssens peut
toutefois être attestée en avril 1905, date à laquelle une charte est donnée à la
branche « anglo-belge » auquel il prend part en compagnie de sa femme 306. Avant
cela, sa proximité, voire son engagement, avec le mouvement théosophique ne fait
néanmoins guère de doute.
D’une part, car c’est le Dr Bernard Séraphin Arnulphy (1852-1933) qui
l’aurait initié « aux mystères du végétarisme, lors de son séjour à Chicago 307 ». Ce
médecine d’origine niçoise pratique l’homéopathie, comme Nyssens qui se
montre très actif dans les revues homéopathiques belges à partir de 1896, et se
distingue comme professeur de clinique au Hahnemann Medical College de
Chicago, mais surtout, son adhésion à la Société Théosophique en septembre 1896
laisse à penser que ce sont bien des arguments de nature théosophique qui ont
amené Nyssens à se convertir au végétarisme. De plus, la candidature d’adhésion
du Dr Victor Lafosse à l’Association centrale des homéopathes belges est
présentée en novembre 1898 par son secrétaire : Ernest Nyssens 308. D’autre part,
comme le laisse suggérer la part importante de théosophes parmi les premiers
membres, car le milieu théosophique a accueilli et facilité la fondation de la SVF.
Le Lotus bleu, devenu entre-temps la Revue théosophique française, avait annoncé
en amont à ses lecteurs qu’une société végétarienne était sur le point d’être
303
. Dr J. Ioteyko, Varia Kipiani, Étude scientifique sur les végétariens de Bruxelles, Bruxelles-
Paris, H. Lamertin-Société végétarienne de France, 1907, p. 12.
304
. « Belgium, Theosophy in », dans theosophy.world [en ligne]. Accessible à l’adresse suivante :
https://www.theosophy.world/encyclopedia/belgium-theosophy (consulté le 11 juin 2021).
305
. General Report of the Twenty-Third Anniversary of the Theosophical Society, Adyar, 27
décembre 1898, p. 81.
306
. Supplement to The Theosophist, mai 1905, p. XXXI.
307
. Journal belge d’homœopathie, juillet-août 1913, p. 123.
308
. Revue homœopathique belge, novembre 1898, p. 227.
86
fondée, et l’assemblée générale constitutive, que Nyssens introduit par un
discours, s’est tenue dans les locaux de la revue. En juillet 1900, Nyssens est
d’ailleurs nommé membre d’honneur de la Revue théosophique française, et les
adhésions à la SVF sont reçues avec plaisir au siège de cette dernière, puisque le
commandant Courmes, qui dirige désormais la revue, est élu comme membre du
comité de la Société — il est également membre actif, malgré ce que disait de lui
le Dr Bonnejoy. Les autres membres de ce comité ne sont pas non plus étrangers à
la théosophie : le Dr Jules Grand (1846-1933), élu président, la rejoint en juin de
la même année, l’éphémère trésorier Pierre Deullin (1873-1912), futur beau-frère
de Papus et secrétaire de la Société des conférences spiritualistes, l’avait précédé
dès le mois de février, tandis que Marya Chéliga-Loewy (1854-1927), élue
assesseur comme Courmes, peint par la suite des tableaux tout imprégnés de
théosophie et collabore, en 1914, à la revue Le Théosophe 309. Au final, parmi ce
comité, seul le nom du secrétaire, un certain Troussel, ne semble pas lié au
mouvement théosophique. Il est alors frappant de noter que ces engagements sont
le plus souvent postérieurs à la fondation de la SVF, ce qui fait apparaître le
milieu végétarien comme un lieu d’engagement théosophique, suivant en cela
l’exemple de la première SVF et du Dr Goyard, voir même celui du Dr Bonnejoy.
Si l’inverse est également vrai, et que l’adhésion à la ST amène aussi au
végétarisme, le commandant Courmes prend néanmoins soin de préciser aux
lecteurs du Lotus bleu que la SVF est « absolument indépendante de la Société
théosophique 310 ». Il n’en demeure pas moins que les théosophes ont joué un rôle
fondamental dans la création de la seconde Société végétarienne de France et
qu’ils continuent d’être actifs dans ce milieu par la suite, quand bien même la
théosophie n’a guère droit de cité entre les colonnes de la Réforme alimentaire et
dans la propagande officielle en faveur du végétarisme.
Devant la physiologie, derrière la théosophie
En effet, un lecteur de La Réforme alimentaire non averti serait bien en peine de
distinguer une quelconque influence théosophique au sein du milieu végétarien
français de la Belle Époque. Le Lotus Bleu donne le sommaire de La Réforme
alimentaire dans sa « Revue des revues », mais la faveur n’est pas réciproque.
Cette influence se laisse toutefois parfois découvrir dans les premiers numéros de
La Réforme alimentaire devenue l’organe de la SVF, quand Maurice Largeris
précise en note de bas de page qu’il parle de « vie organisée » pour désigner les
animaux par exemple, « car tout a vie dans la nature, même ce qui paraît mort à
nos yeux 311 », ou quand le Dr Grand fait implicitement référence à la loi du karma
309
. The Theosophist, n° 10 (juillet 1905), p. 631 ; Marya Chéliga, « Contre la cruauté », Le
Théosophe, juillet 1914.
310
. Le Lotus bleu, mars 1899, p. 22.
311
. Maurice Largeris, « Hommage à Gleizès, auteur de la Thalysie », La Réforme alimentaire,
avril 1899, p. 1.
87
à l’occasion de la communication qu’il donne lors du VIIe Congrès international
contre l’alcoolisme.
L’apport utile du végétarisme à la lutte contre l’alcoolisme, en limitant le
besoin d’alcool par rapport aux propriétés excitantes de la viande, est l’un des
grands arguments employés par les végétariens pour diffuser leurs convictions, et
il s’accorde avec les prescriptions théosophiques qui préconisent, plus fortement
encore que le végétarisme, l’abstinence d’alcool. Néanmoins, la communication
du Dr Grand est accueillie très froidement par les organisateurs du congrès. Il faut
dire qu’en sus des arguments d’ordre anatomique, physiologique et clinique qu’il
expose, Grand évoque aussi en faveur du végétarisme des arguments d’ordre
moral qui sont, en fait, des arguments théosophiques. Selon lui :
L’homme occupant un rang élevé parmi les puissances de la nature, son
action est considérable, autour de lui, sur l’évolution des êtres et les
éléments. Son pouvoir s’accroît chaque jour, à mesure que l’étude
attentive de la nature le fait entrer davantage en possession du secret de
ses lois. Si, par ignorance ou dans un but intéressé et égoïste, il tente de
faire une application irrationnelle de ces lois ou d’en altérer les effets et le
but, la nature l’avertit qu’il se trompe, en lui infligeant une peine, une
souffrance, une perte, c’est-à-dire un mal, qui est toujours proportionné à
la mesure dans laquelle il a réussi à détourner momentanément le cours
de la loi 312.
La consommation de chair animale allant à l’encontre des lois de la nature,
puisque l’homme doit au contraire « favoriser l’évolution universelle des êtres »,
« cette nourriture anormale introduit dans ses organes des germes nuisibles qui en
altèrent le fonctionnement et la maladie devient le châtiment de son attentat 313 ».
Ces arguments n’ont donc cependant pas rencontré un écho favorable lors du
congrès, et les théosophes végétariens ont probablement dû en tirer les
conclusions qui s’imposent puisque La Réforme alimentaire se garde bien,
généralement, de faire référence à de pareils arguments par la suite.
La revue et la Société reçoivent en outre l’appui de médecins qui n’ont rien à
voir avec la théosophie, mais qui sont convaincus de l’intérêt thérapeutique et
hygiénique du végétarisme. Le Dr Henri Huchard (1844-1910), membre de
l’Académie de Médecine, est notamment de ceux-là, de même que le Dr Albert
Monteuuis (1861-1922), qui rejoint la SVF en 1902 et défend les vertus du semi-
végétarisme sur un plan physiologique et mécanique. Les ambitions
théosophiques ne sont pourtant pas éteintes pour autant, comme en témoigne
l’allocution du Dr Grand donnée à l’occasion du Congrès végétarien international
organisé à Paris en juin 1900. Plus prudent dans le choix de son vocabulaire,
312
. Dr Jules Grand, « Le Congrès contre l’alcoolisme et le végétarisme », La Réforme alimentaire,
mai 1899, p. 6.
313
. Ibid., p. 7.
88
Grand se déclare alors « loin de prétendre que le végétarisme sera la clef magique
qui nous ouvrira ce paradis de l’âge d’or d’où seraient bannies les compétitions et
la haine entre les classes de la société, comme entre les nations, les guerres et les
spoliations », mais il affirme « que le végétarisme contribue puissamment à rendre
l’homme meilleur ; qu’il lui assure sa capacité intellectuelle ; qu’il adoucit ses
rapports avec ses semblables et les rend plus fraternels 314 ». Son discours rejoint
les inquiétudes relatives à la dégénérescence de la race communes à l’époque 315,
et il y ajoute une dimension pacifiste, socialiste et anticolonialiste qui n’est pas
seulement politique, mais peut-être aussi, et surtout, théosophique. En tous cas, au
moment de conclure sur les objectifs du mouvement végétarien français, son
propos rejoint les objectifs collectifs énoncés quelques années auparavant par
Annie Besant :
Notre ambition est toute désintéressée, en dehors des satisfactions très
réelles et très étendues que peut faire naître en nous le sentiment de
contribuer, ne fût-ce que dans la limite de nos faibles capacités, à relever
le niveau moral de nos semblables. Si nous nous efforçons de faire
accepter autour de nous le végétarisme, c’est parce que nous sommes
convaincus autant par le raisonnement que par l’observation attentive de
la nature et par l’expérience acquise par nous-mêmes et sur nous-mêmes,
que le végétarisme est un des moyens par lesquels on pourra atteindre à la
réalisation de ce triple idéal : relèvement des aptitudes physiques de notre
race, accroissement de l’activité intellectuelle, adoucissement et
assainissement des mœurs et du caractère 316.
Dans le court compte rendu qu’elle donne du congrès, la Revue théosophique
française déclare d’ailleurs :
L’aspect théosophique de la question, inspiré du remarquable travail de
Mme Besant à ce sujet, […] a même été exposé par l’un des membres du
bureau, et les applaudissements qui accueillirent cette communication
marquèrent que l’auditoire, sans être — loin de là — en majorité
composé de théosophes, avait su apprécier ce côté élevé du
végétarisme 317.
Il est plus probable qu’il soit ici fait référence à la conférence du commandant
Courmes sur « Le Végétarisme au point de vue moral », mais quoi qu’il en soit,
La Réforme alimentaire entend tout de même se tenir au plan scientifique et
factuel pour que sa parole reste audible au plus grand nombre, ainsi que pour
éviter les dissensions entre les végétariens théosophes et ceux qui ne le sont pas.
314
. La Réforme alimentaire, juillet 1900, p. 127.
315
. Voir, entre autres études à ce sujet, Alain Derlon, Sport, nationalisme français et régénération
de la race (1880-1914), Paris, L’Harmattan, 2009.
316
. Ibid., p. 132.
317
. « Échos du Monde théosophique », Revue théosophique française, juillet 1900, p. 173.
89
Sur ce premier aspect, Alexandra Hondermarck a relevé un article de Maurice
Largeris où ce dernier révèle à son grand désarroi que l’aspect hygiénique, au
contraire de l’aspect moral et des références à la sensibilité animale, constitue
l’angle le plus à même d’être entendu par les non-végétariens 318 ; preuve s’il en
est que les végétariens théosophes restent attentifs à l’impact de leurs différents
arguments et, par conséquent, à ce que leurs propos aient la plus large audience
possible. Concernant le second aspect, Arnaud Baubérot a lui noté que le Dr
Monteuuis s’agace des tendances théosophiques qui traversent le milieu
végétarien. Ce dernier déclare notamment, après avoir pris ses distances avec la
SVF :
[…] ce qui frappe quand on observe, c’est que le plus souvent leur
adhésion au végétarisme n’est pas une question d’hygiène alimentaire,
mais un dogme philosophique ou religieux. Les tendances non douteuses
de l’esprit qui inspire le journal Hygie en sont un convaincant exemple. À
notre époque on est surtout végétarien non par hygiène, mais parce qu’on
est théosophe ou bouddhiste, mais parce qu’on croit à la réincarnation,
qu’on ne veut pas manger ses frères inférieurs 319.
Monteuuis fait ici référence à un journal fondé par le théosophe Jérôme Morand et
qui se montre en effet bien plus ouvert que La Réforme alimentaire aux
considérations théosophiques les plus diverses.
Hygie et la Société unitive
Morand, membre de la ST depuis juin 1899, remplace Troussel au poste de
secrétaire-général de la SVF durant l’automne et s’impose comme un végétarien
des plus actifs. Son végétarisme est bien entendu théosophique, comme en
témoigne l’article qu’il publie dans La Réforme Alimentaire sur « Le but des
sociétés végétariennes », où après avoir insisté sur la valeur hygiénique du
végétarisme il déclare que « le végétarisme n’apporte rien, si l’on se refuse à
admettre que ses éléments plus purs transforment notre organisme en le
reconstituant avec des matériaux moins grossiers, si l’on ne veut pas accorder à
cet instrument merveilleux qu’est notre corps des facultés plus subtiles de
réception et de transmission 320 ». De plus, concernant les animaux, il évoque
certaines âmes sensibles qui « les considèrent comme des amis, comme des frères
à un degré moins élevé », qui « se font leurs défenseurs et se déclarent prêts à les
aider », et il ne manque pas de conclure en soulignant « l’œuvre de régénération
sociale que nos sociétés végétariennes ont entreprise 321 ». L’engagement
318
. Maurice Largeris, « À propos d’un livre », La Réforme alimentaire, février 1901, p. 30. Cité
dans Hondermarck, « La bonne digestion et l’hygiène alimentaire », p. 100.
319
. Dr Albert Monteuuis, L’Alimentation et la cuisine naturelle dans le monde, Paris, Maloine,
1907, p. 54. Cité dans Baubérot, Histoire du naturisme, p. 157.
320
. J. Morand, « Le but des sociétés végétariennes », La Réforme alimentaire, juin 1903, p. 106.
321
. Ibid., p. 106-108.
90
théosophique de Morand est d’ailleurs des plus profonds, puisqu’il est secrétaire
de la branche « Le Disciple » en 1905 322.
Son végétarisme n’est toutefois pas seulement philosophique : commerçant
de métier, il en fait aussi une activité professionnelle. Alors que la ville de Berlin
comptait déjà 15 restaurants végétariens en 1894 323, il ouvre le premier restaurant
végétarien de Paris en 1908 et le nomme « Natura Vigor », comme le dépôt et la
marque de « spécialités hygiéniques et végétariennes » (aliments, appareils,
vêtements, etc.) qu’il avait créé une année auparavant suivant l’exemple de Joseph
Favrichon et du kneippisme commercial 324. La revue Hygie qu’il lance en
novembre 1907 s’inscrit dans une démarche similaire : elle entend favoriser le
développement de la pratique du végétarisme et non plus seulement en faire la
propagande intellectuelle. Dans cette perspective, des menus et des recettes sont
publiés, mais aussi des conseils hygiéniques plus généraux, car il faut dire que le
végétarisme de l’époque n’est pas seulement une question d’alimentation non-
carnée.
Depuis Raoux, Dock, puis Bonnejoy, le végétarisme va en effet de pair avec
la physiatrie, également appelée médecine naturelle. Ce dernier écrit même à ce
propos :
Le Végétarisme, en médecine, c’est la Physiatrie, c’est-à-dire un système
basé sur l’emploi, à peu près exclusif, des agents naturels qui sont :
Le régime, aliments et boissons.
L’air pur, dépourvu de microzoaires nocifs.
La lumière, particulièrement celle du soleil ou héliose.
L’eau, ou hydrothérapie à divers états ou températures.
Le mouvement, ou exercices corporels variés et en plein air, à divers
moments du jour.
Les soins de la peau, ablutions journalières totales, douches, projections
d’eau, propreté du tégument interne, etc.
322
. General Report of the Thirtieth Anniversary and Convention of the Theosophical Society,
Adyar, 27 et 28 décembre 1905, p.140. En mars 1907, il remplace même le Dr Jules Grand au
Comité Exécutif de la section française de la ST. Cf. General Report of the Thirty-Second
Anniversary and Convention of the Theosophical Society, Bénarès, 27 et 28 décembre 1907, p. 47.
323
. Corina Treitel, Eating Nature in Modern Germany, Cambridge, Cambridge University Press,
2017, p. 60.
324
. Sur le kneippisme commercial, du prêtre bavarois Sebastian Kneipp (1821-1897) à l’origine de
cures par l’eau, les plantes, la diététique et les activités physiques, voir Baubérot, Histoire du
naturisme, p. 96-101.
91
Les influences morales, apaisement résultant du calme de l’habitation, de
récréations simples, chant, musique en commun, etc. 325.
L’intérêt de Raoux et Bonnejoy pour le magnétisme est d’ailleurs selon nous à
rattacher à cette conception large du végétarisme, qui fait grand cas de la santé
psychique de l’individu et de l’influence de son environnement 326. Cet intérêt se
retrouve dans Hygie, qui ne se contente pas de donner des recettes, mais qui se
permet en outre, du fait de la plus grande liberté de ton qui est la sienne, de
diffuser à l’occasion des articles théosophiques sur le végétarisme, qu’ils soient
signés de la plume de Charles Leadbeater 327, ou de Maurice Largeris 328. Cette
ouverture est bien illustrée par l’accueil qui est fait aux écrits d’Albert Louis
Caillet (1869-1922).
Membre perpétuel de la SVF depuis le début de l’année 1911, cet ancien
ingénieur aurait abandonné sa situation en 1908 pour se consacrer à l’étude des
sciences psychiques, sous l’influence du mouvement de la New Thought, un
mouvement éclectique apparu durant la seconde moitié du XIXe siècle qui
rassemble des auteurs unis par l’idée que l’esprit domine la matière et que la
réalité de notre existence est radicalement construite par nos propres pensées et
croyances. Bien que les frontières soient poreuses avec le mouvement
théosophique, l’adhésion de Caillet à la ST n’est cependant pas connue. Son
exemple mérite néanmoins d’être évoqué, car la Société unitive qu’il fonde en
1912, et dont le bulletin mensuel est publié en supplément à Hygie, poursuit des
buts « très analogues » à la ST selon le secrétaire général de la section
française 329, Charles Blech (1855-1934), qui encourage par ailleurs les activités de
la SVF. Cette Société se donne ainsi pour objet « l’Enseignement et la Pratique de
la Science de la Vie, afin d’atteindre l’Harmonie individuelle et collective la plus
élevée qui se puisse réaliser 330 », et cette « science de la vie » forme un ensemble
de recommandations physiatriques qui incluent le végétarisme et qui reposent sur
une cosmologie spiritualiste inspirée par certains des nombreux ouvrages qu’il
présente dans son Manuel bibliographique des sciences psychiques et occultes en
trois volumes. De plus, sa rencontre avec le Dr Paul Carton (1875-1947) a joué un
325
. Dr Ernest Bonnejoy, Le Végétarisme et le régime végétarien rationnel, Paris, Baillière, 1891,
p. 252-253.
326
. Les rapports entre le milieu du magnétisme et la physiatrie, illustrés par le cas de la famille
Durville, ont été présentés plus avant dans notre thèse de doctorat. Cf. Léo Bernard, Hippocrate
initié. Courants ésotériques et holisme médical en France durant l’entre-deux-guerres, thèse de
doctorat en histoire, École pratique des Hautes Études (Université PSL), 2021.
327
. Le sommaire de l’année 1910 indique la publication d’une dizaine de textes écrits par
Leadbeater.
328
. Maurice Largeris, « Un mot encore sur le végétarisme » (extrait du Théosophe), Hygie, 15 mai
1911.
329
. Journal et bulletin mensuel de la société unitive, n° 1 (novembre 1912), p. 9.
330
. « Statuts de la Société Unitive », Journal et bulletin mensuel de la Société unitive, n° 1
(novembre 1912), p. 2.
92
rôle important dans la compréhension nouvelle que ce dernier se fait de la
doctrine naturiste qu’il professe et qui ne repose désormais plus seulement sur le
plan physiologique.
Durant la première moitié du XXe siècle, il n’est plus question de physiatrie,
mais de médecine naturiste, et le naturisme médical, l’aspect médical du
mouvement plus général de retour à une vie en accord avec les lois de la nature,
inspiré par la Lebensreform allemande, connaît sous l’impulsion du Dr Carton et
de sa Société naturiste de France (1921) un essor important durant l’entre-deux-
guerres, au point d’aller jusqu’à influencer la médecine officielle à travers le
mouvement en faveur de la médecine néo-hippocratique 331. Le végétarisme est
néanmoins toujours mis à l’honneur parmi les autres médications hygiéniques et
naturelles, et c’est d’abord au sein du milieu végétarien que Carton expose ses
travaux. Membre de la SVF, contributeur régulier d’Hygie, il en vient
naturellement à fréquenter des théosophes et notamment Irma de Manziarly
(1878-?), directrice de la section française de l’Ordre de l’étoile d’Orient et
directrice de son Bulletin. Il publiera dans cette revue, en 1923, un article intitulé
« Médecine blanche et médecine noire 332, et il soignera même Jiddu Krishnamurti
(1895-1986), alors un jeune hindou censé devenir, selon Besant et Leadbeater, le
véhicule du messie tant attendu par les membres de l’Ordre 333. Cependant, Carton
abrégera précocement ses rapports avec le mouvement théosophique en parallèle
de son retour à une foi plus strictement catholique, au contraire de l’un des autres
grands animateurs du mouvement naturiste français : Jacques Demarquette (1888-
1969).
Le Trait d’Union de Jacques Demarquette et l’Ordre de service théosophique
Né à Paris en 1888, membre actif de la SVF dès sa majorité, le jeune Demarquette
poursuit des études de dentisterie qui le mènent jusqu’aux États-Unis où il adhère,
en janvier 1909, à la loge théosophique de Philadelphie 334. À son retour en
France, il reste proche des théosophes français et s’engage activement au sein de
la SVF. Le 17 mars 1912, il constitue avec une certaine Mlle E. C. Verdereau, qui
figure quelques mois plus tard parmi les membres honoraires de la Société
unitive, un Groupe d’action végétarienne qui semble avoir rapidement vécu son
331
. Notre thèse, mais également un article publié dans la revue Histoire, médecine et santé,
abordent cette question. Cf. « La médecine néo-hippocratique des années 1930 : le temps d’une
rencontre », dans Olivier Faure et Hervé Guillemain (dir.), Histoire, médecine et santé, n° 14
(hiver 2018), Pour en finir avec les médecines parallèles, p. 63-81.
332
. Dr Paul Carton, « Médecine blanche et médecine noire », Bulletin de l’Ordre de l’étoile
d’Orient, octobre 1923, p. 25-46.
333
. Sur le « messianisme progressif » qui anime la Société Théosophique à travers celle qui en est
la présidente depuis 1907, voir Catherine L. Wessinger Annie Besant and Progressive Messianism
(1847-1933), Lewiston-Queenston, The Edwin Mellen Press, 1988.
334
. Si les précédentes parties de cet article ont pu également bénéficier de notre travail de doctorat,
cette dernière en est majoritairement extraite.
93
existence propre, en dehors de la SVF malgré la présence de Demarquette au sein
de son comité. Devenu « la société végétarienne et naturiste le “Trait d’Union” »,
ce groupe compte en juin 1914 une centaine de membres après avoir organisé
deux banquets végétariens, donné plusieurs conférences et tiré un tract de
propagande à 4 000 exemplaires. Il se donne alors pour but :
1° a) De rapprocher ses adhérents de la vie naturelle de l’homme, en leur
faisant apprécier les bienfaits de l’exercice et des agents physiques :
l’eau, l’air, la lumière solaire. b) De les amener insensiblement à la seule
alimentation qui soit saine à tous les points de vue : l’alimentation
végétarienne.
2° De créer des rapports amicaux entre naturistes et végétariens.
3° De faciliter la pratique du végétarisme par la création et le soutien
d’organismes nécessaires : restaurants, boulangeries, dépôts, etc.335.
Conformément à l’engagement théosophique de Demarquette, le « Trait
d’Union » accorde une importance particulière « aux aspects moraux,
philosophiques et sociaux de la réforme alimentaire », et son fondateur publie, en
1918 dans le Bulletin de l’Ordre de l’étoile d’Orient, un article dans lequel il
déclare : « Une telle alimentation [végétarienne] jointe à une hygiène intelligente,
porte toutes les facultés humaines, à leur maximum. Exerçant une influence
particulière sur le développement des qualités les plus nobles, elle hâtera la venue
de l’ère nouvelle où l’humanité triomphante vaincra le mal 336. » Le vegétaro-
naturisme de Demarquette s’inscrit donc dans les tendances millénaristes qui
animent la Société Théosophique à cette période, et c’est avec la même ambition
qu’il relance le « Trait d’Union » après la guerre, en 1922, l’année où il fonde
également sa propre loge théosophique, la loge « Sattvva ».
En 1924, la Société coopérative de consommation du Trait d’Union ouvre ses
portes et accueille un restaurant végétarien où il est possible de manger à bas coût,
une épicerie, une librairie et un foyer capable d’accueillir 45 personnes 337. Les
activités du « Trait d’Union » ne se réduisent donc pas au végétarisme : un Camp
d’amitié internationale est d’ailleurs organisé chaque été et ses thèmes se
partagent entre naturisme et pacifisme. Cependant, ces activités ont en commun
de traduire l’engagement théosophique de Demarquette. Dans un encart intitulé
« Le Travail pour la Fraternité en France » et publié en 1926 dans l’organe officiel
de l’American Theosophical Society, il informe ses confrères américains des
beaux succès rencontrés par les camps internationaux organisés par le « Trait
d’Union », et leur indique avec fierté que « cette Société n’est pas officiellement
335
. « Le Trait d’Union », La Réforme alimentaire, n° 7 (15 juillet 1914), p. 191-192.
336
. Jacques Demarquette, « Le respect de la Vie », Bulletin de l’Ordre de l’étoile d’Orient, octobre
1918, p. 24.
337
. Baubérot, Histoire du naturisme, p. 229.
94
théosophique, mais [que] son fondateur et un tiers de ses membres le sont 338 ».
Cet encart présente en outre Demarquette comme le secrétaire de l’Ordre de
service théosophique, ce qui est loin de constituer un renseignement
anecdotique 339.
L’Ordre de service théosophique est une organisation ouverte aux non-
théosophes lancée en 1908 par Annie Besant, et qui a pour but de diffuser les
idéaux théosophiques par la promotion d’activités apparentées dans les domaines
sociaux, économiques, politiques, éducatifs et médicaux. Il correspond à la
volonté de Besant d’accentuer l’activité et l’influence de la ST dans le monde, une
volonté qui découle des attentes messianiques du mouvement et fait écho à son
activité de femme politique. En 1927, il connaît une réorganisation qui lui donne
une importance nouvelle au sein du milieu théosophique. Dans une lettre
annonçant cette réforme, qu’elle envoie au secrétaire général de la ST en France,
Besant joint un schéma explicatif dans lequel sont présentés les six domaines
d’activité de l’Ordre 340. Ce sont le « service social », soit des œuvres de charité en
faveur des enfants, aveugles, malades, prisonniers et indigents ; la « paix
mondiale », qui inclut la collaboration avec les autres mouvements pacifistes, les
méditations en faveur de la paix et la ligue de correspondance ; les « arts et
métiers », qui consistent en l’organisation de concerts, de représentations
artistiques et de conférences ; mais aussi la « méthode de guérison », de nature
spirituelle, par les rituels, l’emploi de lumière et de couleurs ; la « protection des
animaux », en faveur du végétarisme et contre la vivisection et les fourrures ; et
enfin le « naturisme », pour favoriser les réformes alimentaires, tout en inculquant
des notions d’hygiène (vêtements, exercices) et les « méthodes de la race
nouvelle ».
Besant rejoint ensuite Paris dans la foulée afin de présenter les objectifs de
l’Ordre de service, en compagnie de son directeur, le capitaine Max Wardall
(1879-1934). Quatre-vingts personnes manifestent leur intérêt et le mouvement se
développe rapidement sous l’égide de Pascaline Mallet (1901-1989), fondatrice
338
. « Work for Brotherhood in France », The Messenger. Official Organ of the American
Theosophical Society, vol. XIV, n° 5 (octobre 1926), p. 110. « This Society is not professedly
theosophical but its founder (Dr. Demarquette) and one-third of its members are Theosophists. »
339
. Comme le relève René Guénon, Demarquette semble être en fait le secrétaire de la « Ligue de
Correspondance Internationale », une organisation de l’Ordre de service qui se propose de
« collaborer à la réalisation du premier but de la S.T., qui est de constituer un noyau de fraternité
universelle, en créant et resserrant les liens d’amitié et d’affection entre tous les théosophes du
monde entier ». Cf. René Guénon, Le Théosophisme. Histoire d’une Pseudo-Religion, Paris,
Éditions Traditionnelles, 1969 [réédition de la seconde édition de 1928], p. 257.
340
. « Lettre de Mme Besant pour l’Ordre de Service Théosophique », Bulletin Théosophique,
novembre 1927, p. 163-165.
95
d’un groupement sportif naturiste pour enfants à Varengeville-sur-Mer 341, et chef
de l’Ordre pour la France 342. Des antennes sont créées en province, mais les
activités semblent surtout se concentrer sur la paix mondiale et le service social.
Lors de son rapport pour l’année 1928, Pascaline Mallet déclare : « Le Groupe de
Naturisme n’a encore que très peu de membres à Paris et leur travail a été à peu
près nul, sauf en ce qui concerne le chef de groupe M. Demarquette, qui est
toujours très actif et fait de l’excellente besogne 343. » Cependant, les choses
semblent avoir évolué par la suite, alors même que les attentes millénaristes
baissent en intensité à la suite de la dissolution de l’Ordre de l’étoile d’Orient par
Krishnamurti, qui renonce finalement à devenir le messie tant attendu.
Précisons d’abord que le mouvement du « Trait d’Union » s’est agrandi par le
biais de groupements locaux, de manière similaire aux différentes loges de la ST
comme n’a pas manqué de le remarquer Arnaud Baubérot. Des rameaux,
constitués d’au moins sept membres du « Trait d’Union » se réunissent pour
pratiquer ou propager l’un des aspects du naturisme intégral de Demarquette, soit
le végétarisme, la culture physique, le camping, les bains de soleil, le pacifisme,
l’antialcoolisme ou encore la protection des animaux. En janvier 1929, entre 14 et
17 rameaux se seraient ainsi constitués depuis 1924 à la suite des nombreuses
conférences de Demarquette à travers la France 344. Or, au début des années trente,
les antennes locales de l’Ordre de service et les rameaux du « Trait d’Union »
entretiennent entre eux des rapports très étroits. Ce rapprochement est peut-être la
conséquence du remaniement effectué au sein du « Trait d’Union » au cours de
l’année 1932, à la suite de difficultés financières provoquées par la crise
économique mondiale et des problèmes de gestion occasionnés par les voyages de
Demarquette à l’étranger 345. Baubérot note en tous cas une accentuation de la
dimension spirituelle du programme à partir de 1932 346, et à cette date, un
membre du « Trait d’Union », le Dr Paul Thorin (1898-1975), devient le nouveau
serviteur national de l’Ordre de service théosophique. Le rapport qu’il donne des
activités de l’Ordre en 1933 se révèle alors très instructif.
Ainsi, à Bordeaux, « le serviteur local est à la tête du Trait d’Union de
Bordeaux qui fait dans le domaine du naturisme et des réformes sociales un
341
. « Dans le royaume des enfants. L’étoile de mer », Bulletin de l’Ordre de l’étoile d’Orient,
juillet 1927, p. 38-42. Pascaline Mallet créera par la suite, en 1972, l’Association culturelle
Krishnamurti, toujours active de nos jours.
342
. Max Wardall, « Comment voyage la présidente de la ST », Bulletin Théosophique, février
1928, p. 35-36.
343
. Pascaline Mallet, « Rapport de l’Ordre de Service Théosophique », Bulletin Théosophique, juin
1928, p. 133.
344
. Selon les propos de Demarquette, qui annonce 14 rameaux dans l’article de présentation des
objectifs du groupement et de la revue Régénération publié en janvier 1929, puis 17 à cette même
date dans le numéro d’avril 1929.
345
. Baubérot, Histoire du naturisme, p. 233.
346
. Ibid., p. 234.
96
excellent travail et qui a créé deux restaurants végétariens 347 ». À Lyon, « les
membres, là aussi, travaillent en collaboration avec le Trait d’Union pour la
diffusion du naturisme et du végétarisme ». À Grenoble, « deux membres de la
Société Théosophique s’occup[ent] de naturisme », tandis qu’à Marseille, outre un
groupe naturiste organisant des randonnées, les membres de l’Ordre ont « aidé
beaucoup de chômeurs soit par des espèces ou par des repas au restaurant
végétarien du Trait d’Union ». Pour l’antenne de La Rochelle, l’année suivante,
Thorin indique même que l’activité est cantonnée au naturisme et qu’un groupe
naturiste local a été fondé suite à une conférence de Demarquette. Enfin, à
Strasbourg, les activités des deux groupements semblent également se rejoindre,
car c’est une certaine Mme Kunlin qui fonde, en 1928, l’Ordre de service de cette
ville, tandis qu’un certain Dr Kunlin est le vice-président du rameau du « Trait
d’Union » en 1933.
Les activités du « Trait d’Union » et celles de l’Ordre de service théosophique
se confondent donc et s’articulent notamment autour des restaurants végétariens
créés à Paris comme dans différentes villes de Province. Ces activités relèvent
d’un travail extérieur auquel les théosophes sont invités à participer, et le
développement du végétarisme, indéniablement aidé par la création de ces
restaurants et de ces groupements naturistes, se trouve ici lié au militantisme
théosophique. Cette influence reste bien entendu à relativiser. D’une part, car la
proximité entre le « Trait d’Union » et l’Ordre de service est éphémère et que ce
dernier tombe en léthargie durant la seconde moitié des années trente — ce qui est
certainement lié, outre le décès de Besant et les difficultés structurelles de la
Société, à la distance que Demarquette prend vis-à-vis de la ST à cette période.
D’autre part, car tandis qu’en 1933 le « Trait d’Union » compte trois restaurants à
Paris et trois en province, il y aurait 14 restaurants végétariens dans tout Paris 348.
Il reste que sur cet aspect-là du mouvement végétarien, comme dans les autres, le
mouvement théosophique a au moins joué un rôle de pionnier, puisqu’aucun autre
restaurant végétarien ne s’était ouvert dans la capitale entre 1908 et Morand, et
1924 et Demarquette.
Conclusion
En retard par rapport à ses voisins anglais et allemands, le végétarisme français a
ainsi grandement profité de l’activité théosophique au tournant du XXe siècle.
Tandis qu’en Allemagne et en Angleterre des mouvements chrétiens avaient pu
. Dr Paul Thorin, « Rapport de l’Ordre de Service », Bulletin Théosophique, juillet 1933, p. 142.
347
348
. Roger Salardenne, Le Nu intégral chez les nudistes français. Reportage dans les années trente,
Encre, 1999, (1re édition 1932), p. 114. Cette source reste toutefois à considérer avec précaution,
car elle annonce aussi 10 000 sympathisants au Trait d’Union, ce qui semble excessif — même si
tout dépend de ce qui est entendu par « sympathisants » : le chiffre est réaliste s’il inclut les
simples clients des restaurants.
97
déjà permettre la création de sociétés, de revues et de restaurants végétariens 349,
l’importance de l’Église catholique en France avait certainement contribué à
empêcher cet essor alors même qu’un auteur français comme Jean-Antoine
Gleizes fait figure de pionnier en Europe. Si le mouvement végétarien français se
prétend avant tout rationnel, et qu’il accueille nombre de médecins non-
théosophes, il n’en demeure pas moins que ce sont des théosophes qui sont à
l’origine des plus grandes réalisations : publication d’ouvrages pionniers avec le
Dr Bonnejoy, fondation et présidence de la seconde SVF avec Nyssens et le Dr
Grand, direction des deux revues de référence La Réforme alimentaire et Hygie,
ouverture des premiers restaurants avec Morand et le « Trait d’Union ». Ce
constat s’explique selon nous, au moins en partie, en considérant le fait que la
promotion du végétarisme fait ici partie du « travail théosophique » demandé par
Annie Besant aux membres de la ST à partir du milieu des années 1890 : il n’est
plus seulement question de végétarisme pour acquérir des pouvoirs psychiques
personnels et élever sa propre âme, il faut que toutes les âmes puissent s’élever et
permettre l’évolution de l’humanité. Ici, l’ingestion de produits non-carnés, ou
plutôt la non-ingestion de produits carnés, est brandie comme une cause dépassant
le simple cadre religieux ou médical. Sa dimension est également politique,
millénariste même, et elle se mêle au mouvement naturiste de retour à une vie en
accord avec la nature et ses lois. Bien sûr, le végétarisme théosophique n’est pas
tout le végétarisme, ni même tout le végétarisme « ésotérique » ou « occultiste »,
car des mouvements comme celui du culte Mazdaznan, qui ouvre aussi des
restaurants végétariens, jouent également leur rôle dans le milieu végétarien.
Néanmoins, sa part demeure importante et fait écho aux autres aspects de
l’influence théosophique, qu’elle concerne encore l’antivivisectionnisme, les arts
ou l’éducation.
349
. Arouna P. Ouedraogo, « De la secte religieuse à l'utopie philanthropique. Genèse sociale du
végétarisme occidental », Annales, 55e année, n° 4 (juillet-août 2000), p. 825-843.
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