Les Très Riches Heures de Jean de France, Duc de Berry
Les Très Riches Heures de Jean de France, Duc de Berry
Les Très Riches Heures de Jean de France, Duc de Berry
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N° 200
DUC DE BERRY
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CH ANTILLY
LES
DUC BERRY
PAR
PAUL DURRIEU
ARCHIVISTE-PALÉOGRAPHE
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PARIS
LIBRAIRIE PLON
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TRÈS RICHES HEURES
DE
CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DU MANUSCRIT. — SON ORIGINE. — SES POSSESSEURS SUCCESSIFS.
m’avait mis en mesure de voir un manuscrit intéressant qui lui était signalé par un de
ses amis de Turin. Et je fis connaissance avec les Heures du duc de Berry } déposées alors
dans un pensionnat de jeunes demoiselles, villa Pallavicini, banlieue de Gênes. Une
Vincennes, etc. On me dit, suivant l’usage, que les compétiteurs étaient sérieux; je ne
répondis rien à cet avertissement, qui me semblait banal et qui était cependant plus fondé
que je ne pensais. Mon parti était pris, et je mis l’affaire aux mains de Panizzi. Au
bout d’un mois, le « livre d’heures avec miniatures, portant sur la couverture les blasons
« Serra et Spinola de Gênes » (ainsi défini dans le reçu), était en ma possession, cédé par
le baron Félix de Margherita, de Turin, qui le tenait lui-même par héritage du marquis
Jean-Baptiste Serra, pour la somme principale de 18,000 francs. En ajoutant 1,280 francs,
commissions, frais d’expertise et d’expédition, on arrive au prix total de 19,280 francs
que j’ai réellement déboursés (1). »
(1) Nous croyons intéressant de donner, d’après livre d’heures avec miniatures, portant sur la couver-
l’original conservé aux archives de Chantilly, la teneur ture les blasons Serra et Spinola de Gênes, parvenu au
intégrale du reçu du vendeur :
soussigné de l’héritage de feu monsieur le marquis
« Reçu de monsieur le chevalier Ange Mengaldo, Jean-Baptiste Serra.
d’ordre et pour compte de S. A. R'° le duc d’Aumale, « Turin, ce 20 janvier 1856.
la somme de dix-huit mille francs, prix convenu d’un Signé : « Baron FÉLIX DE MARGHERITA. »
2 CHAPITRE PREMIER
Ainsi c’est pour moins de 20,000 francs que M. le duc d’Aumale a conquis, et plus
tard assuré à la France, la possession du volume auquel est consacré le présent ouvrage,
et qui est aujourd’hui sans prix. Mais il faut se reporter à l’époque où le fait se passait.
On n’était pas loin de la vente du marquis de Coislin (novembre 1847), °ù taux
d’adjudication de 11,500 francs atteint par le manuscrit de l'Histoire du bon roi Alexandre
faisait crier aux « folies du luxe et de la fantaisie (1) » ; et notez qu’il s’agissait dans ce
cas d’un volume splendide, depuis longtemps célèbre, objet d’une note enthousiaste
du catalogue de vente, et pour la reliure duquel il venait d’être dépensé 2,500 francs!
Donner, comme le fit M. le duc d’Aumale en 1855, près de 20,000 francs pour un seul
livre, fût-ce le Livre d’heures du duc de Berry, dut paraître alors véritablement excessif.
Honneur donc à la clairvoyance du prince qui n’hésita pas cependant; pas plus qu’il
ne devait hésiter en i8gi à payer une rançon dix fois plus forte pour ramener également /
) notice préparée par M. le duc d’Aumale pour le catalogue de son « Cabinet des
livres (3) » : un accent de chaleur contenu, mais cependant très sensible. A son récit, le
Prince mêle les noms de sa mère, la reine Marie-Amélie, et de sa femme, Mme la
(1) Bibliothèque de l’École des chartes, 2e série, temps étaient changés! — Voir la belle publication de
t. IV, p. 192. Cf. mon travail sur M Histoire du bon roi M. F. -A. Gruyer : Chantilly . Les Quarante Fouquet.
Alexandre, Paris, 1903 (extrait de la Revue de l’Art Paris, Plon, 1897, in-40.
ancien et moderne , t. XIII).
(2) Les miniatures de Foucquet furent achetées par Pa Pl et Ci 19 2 vo in t. I, p. 59
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M. le duc d’Aumale, en 1891, 250,000 francs. Les ou
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LE MANUSCRIT CHEZ M. LE DUC D’AUMALE 3
de désignation, l’extrémité d’un doigt irrespectueux sur une des pages ! Et avec quelle
sincérité, quelle parfaite compréhension de l’art le Prince exprimait son admiration !
Combien il se montrait heureux de trouver l’écho de ses propres sentiments chez un
Léopold Delisle, un comte Henri Delaborde, un Anatole Gruyer, un Paul Dubois, un
Léon Bonnat ou un Jules Chaplain! A d’autres encore, pourvu qu il les jugeât dignes
de cette faveur, il se complaisait à montrer son volume. C’était sa joie. Ce fut parfois
aussi sa consolation. Qu’il soit permis, à ce propos, à 1 auteur du présent ouvrage
d’évoquer un souvenir personnel. Un jour, hélas! ce n était pas à Chantilly, mais à
Londres, à Moncorvo House, qu’il était venu apporter l’hommage de son respectueux
dévouement à M. le duc d’Aumale, alors frappé par ce décret de proscription auquel
le Prince répondit, comme on le sait, en donnant à la France le trésor de ses inestimables
collections. Les temps étaient sombres; et malgré l’admirable sérénité de son âme, le
Prince laissait deviner ce qu’il souffrait d’être ainsi rejeté, au déclin de sa vie, sur la tene
d’exil, hors de cette Patrie qu’il aimait par-dessus tout. Cependant, dans la soirée, il
voulut bien faire voir à nouveau à son visiteur son manuscrit préféré, dont il ne s était
pas séparé. Le charme opéra; et pendant quelques moments les miniatures du livie
de Beiry
Ainsi que le rappelle M. le duc d Aumale, le Livre dheuies du duc
aujourd’hui à Chantilly a été admiré par Waagen, qui, le premiei, en a donné une
e et méritée
description en 1857 (2). Mais ce qui a surtout contribué à établir la grand
(1) MM. les Conservateurs du Musée Condé ont exprimer ici toute ma profonde et très respectueuse
bien voulu me désigner pour l’importante mission de
publier les miniatures de Chantilly, peintes pour le gratitud e.
(2) Galleri es and Cabinets of Art in Great Bri-
duc Jean de Berry. Qu’il me soit permis de leur tain, Londres, 1857, in-8°, p. 248-259.
4 CHAPITRE PREMIER
l’étude que nous venons de citer (2), ont constaté et fait ressortir ce fait très curieux que
les grandes compositions qui ornent le calendrier du volume ont été imitées dans divers
que le calendrier du Livre d’heures de Chantilly ait exercé « une influence énorme sur les
miniaturistes flamands subséquents », comme le fait a été reconnu en Belgique même (3),
il faut que, vers le moment où travaillaient ces miniaturistes, le volume passé au Musée
Condé se soit trouvé très en vue, tout au moins connu et apprécié des artistes. Plus tard,
il semble avoir été oublié. Mais il a repris sa place, depuis que M. L. Delisle a mis en
lumière « l’incomparable volume qui brille au premier rang parmi les merveilles de tout
genre que M. le duc d’Aumale a rassemblées dans son château de Chantilly (4) ». Les
critiques étrangers eux-mêmes, comme jadis Waagen, ont été conquis; et récemment
encore l’un d’eux saluait, dans le Livre d’heures du Musée Condé, « à bien des égards,
le roi des manuscrits enluminés (5) ».
A la beauté des images se joint, pour le volume, l’intérêt d’une origine certaine. Des
preuves nombreuses, dont nos planches permettent de contrôler l’existence, attestent que
le Livre d’heures a eu pour premier destinataire et possesseur le duc Jean de Berry. Nous
relevons, d’abord, plus de douze fois, la présence du blason de ce prince : de France, à la
bordure engrêlée de gueules, presque toujours avec la disposition héraldique adoptée par
le duc Jean dans les dernières années de sa vie, c’est-à-dire avec les fleurs de lis réduites
en nombre à trois (6). Nous constatons ensuite la répétition, plus fréquente encore, de
(1) Les Livres d’heures du duc de Berry. Paris, reprises des détails qui rappellent la plus ancienne
1884. (Extrait de la Gazette des Beaux-Arts, 20 série, forme du blason du duc de Berry, avec les fleurs de lis
t. XXIX, p. 97, 281 et 391.) sans nombre (planche I, le dais placé derrière le duc
(2) P. 38 du tirage à part. de Berry, et planche XXVIII, le fond de la lettrine
(3) Georges Hulin, Les Très riches Heures de Jean historiée sur lequel se détache l’emblème du cygne).
de France, duc de Berry, dans le Bulletin de la Société Mais quand il s’agit d’armoiries nettement caractérisées
d’histoire et d’ archéologie de Gand, 1903 (11e année), (planches XIII, XIX, LXIV), ces armoiries se présen-
p. 1 8 1 . — Cf. mon travail sur Les Très riches Heures du tent toujours sous la forme la plus récente, avec trois
duc de Berry, conservées à Chantilly, au Musée Condé, fleurs de lis seulement.
et le Bréviaire Grùnani, Paris, 1 903 (extrait de la Biblio- Il y a encore, dans le manuscrit de Chantilly, six
initiales ornées renfermant, dans le milieu de la lettre,
thèque de l’École des chartes, t. LXIV, p. 321-328).
(4) Les Livres d’heures du duc de Berry , p. 34 du les armoiries ducales. Les deux premières de ces ini-
tirage à part. tiales, fol. 60 verso (reproduit planche XL) et 1 16 verso,
(5) Georges Hulin, op. cit., p. 179. montrent les fleurs de lis sans nombre. Dans les sui-
(6) Dans la suite des pages à miniatures qui font vantes au contraire, fol. 119 verso, 150, 182 verso et
l’objet de la présente publication, il se trouve à deux 189 verso, il n’y a que trois fleurs^de lis.
JEAN DE FRANCE, DUC DE BERRY 5
ornements, tantôt encadrés dans l’intérieur des lettres ornées (2). A côté de ces marques
individuelles, le livre renferme maints autres détails s’appliquant au duc Jean de Berry
personnellement. Dès la première page, le duc nous apparaît lui-même, dans un vivant
portrait, assis sous un dais que décorent ses armes et ses devises (planche I). Puis nous
voyons dédier ses châteaux, Lusignan, Dourdan, Mehun-sur-Yèvre, etc. (planches III,
IV, LVIII). Ce sont encore les villes de France, capitales des duchés et des comtés dont /
le duc était titulaire : Bourges pour le Berry, Riom pour l’Auvergne, Poitiers, Etampes
(planches V, VII, VIII, XXXV, XXXVIII); et avec elles deux des aspects de Paris, le
Louvre et le palais de la Cité, reproduits, grâce au choix du point de vue, tels que le duc
C’est en effet à Vincennes que vit le jour, le 30 novembre 1340, Jean de France,
troisième fils du roi Jean et de Bonne de Luxembourg, plus tard duc de Berry et
Guiffrey, Eugène Muntz, A. de Champeaux, P. Gauchery (4), pour n’en citer que
quelques-uns, ont rendu un juste hommage. On n’ignore plus que le duc Jean de Berry,
digne frère à cet égard d’un roi Charles V, d’un duc d’Anjou Louis Ier, d’un duc de
(1) Chantilly. Le Cabinet des livres. Manuscrits,
Léopold Delisle, Les Collections de Bastard d’Es-
t. I, p. 64. — Cf. Jules Guiffrey, Inventaires de tang à la Bibliothèque nationale, Nogent-le-Rotrou,
Jean, duc de Berry, t. I, p. CXXVIII.
1885, in-8°, p. 226.
(2) Planches I, XIII, XIX, XXII, XXIII, XXV,
XXVIII, XXXIV, XL, LXII, LXIV. Les armoiries pu de In de Je du de Be
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et les devises se retrouvent encore sur d’autres pages Pa ati 18 2 voai in et à MM A. DE CH ,
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du volume, qui n’ont pas été reproduites parce qu’elles s, on AU4X e-t 1 . UC s °,n vr ce r -s
ne portaient pas de miniatures (fol. 32 verso, 43, 44, 89 e ll
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(3) Le comte de Bastard avait projeté de consacrer et de Ar y, Ca , 19 lop in (E duite co
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toute une luxueuse publication à la bibliothèque ou re du L,X Co, ,ar me°. ra de Fr ur tte
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« librairie » du duc de Berry. — Voir, à ce sujet, 98 ur r ès é o t c e
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6
CHAPITRE PREMIER
Bourgogne Philippe le Hardi, mérite detre placé au premier rang des Mécènes qui ont le
plus heureusement contribué, dans notre pays, à 1 éclat des arts.
Les inventaires et les pièces de comptes sont là pour prouver que Jean de France
recherchait tout ce qui était beau, ou tout au moins digne d’attrait : tableaux, sculptures,
joyaux, orfèvrerie, camées et pierres gravées, médailles, ivoires, broderies, tapisseries,
porcelaines, objets orientaux, jusqu aux curiosités naturelles, jusqu aux bibelots auxquels
s’attachait quelque provenance légendaire, tels, par exemple, qu’un soi-disant « anneau
nuptial de saint Joseph ». Mais dans ces immenses collections une section importante
était constituée par les livres. Le duc de Berry fut un bibliophile raffiné, au sens
moderne du mot. S’il était loin de se désintéresser des textes, comme le prouvent les
traductions qu’il fit exécuter, il était sensible, et peut-être plus vivement encore, à la
beauté matérielle des volumes. Aussi nous est-il resté de sa bibliothèque, de sa« librairie »,
comme on disait alors (1), des manuscrits véritablement hors ligne, où tout est à louer,
autres, pour la beauté de ses images, est sans contredit le Livre d’heures de Chantilly. Il
a été qualifié d’ « incomparable », et ce rang suprême assigné au volume ne peut pas être
contesté.
C’est à M. L. Delisle, dans son travail de 1884 sur Les Livres d’heures du duc de Berry (2),
que revient le mérite d’avoir proposé le premier de reconnaître dans le Livre d heures de
Chantilly un manuscrit que l’inventaire dressé après la mort du duc de Berry, en 1416,
décrit comme étant alors en voie d’exécution et ne consistant encore qu en cahiers
détachés, simplement enfermés dans une cassette de bois ou layette : « Item, en une
layette, plusieurs cayers d’unes très riches heures que faisoient Pol et ses frères, très
richement historiez et enluminez; prisez Ve liv. t. (3). »
Depuis l’apparition du travail de M. L. Delisle, tout ce qui est aujourd hui connu, en
fait d’inventaires du duc Jean, a été publié, d’une manière excellente, par M. Jules
Guiffrey. L’examen des questions intéressant les objets de nature quelconque collectionnés
par Jean de France se trouve ainsi grandement facilité. Une circonstance particulière (4),
qui nous mettait en face d’un problème très délicat de bibliographie, nous a amené à
reprendre, à l’aide de ces documents d’archives, une discussion d’ensemble, et aussi serrée
(1) Sur la « librairie du duc de Berry », voir : Léo- par M. Jules GüIFFREY, t. II, p. 280, n° 1164; et
pold Delisle, Le Cabinet des Manuscrits de la Bi- Léopold DELISLE, Le Cabinet des Manuscrits, t. III,
bliothèque nationale, t. I, p. 56, et t. III, p. 170. —
Cf. la publication des Inventaires de Jean, duc de préparatoires à la publication des
179,Lesn° travaux
p. (4) 101.
Berry, par M. Jules GüiFFREY, t. I, introduction, Heures de Turin, pour les Sociétés de l’Histoire de
p. CXL-CLXXXII. France et de l’École des chartes, en l’honneur du jubilé
(2) Page 36 du tirage à part. de M. Léopold Delisle (6 mai 1902).
(3) Cf. Inventaires de Jean, duc de Berry, publiés
LE MANUSCRIT AU TEMPS DU DUC DE BERRY 7
que possible, de toutes les mentions visant des livres d’heures du duc de Berry. Cette
discussion, dont les détails seraient beaucoup trop longs à être exposés ici, a eu pour
résultat de confirmer, de la manière la plus complète, la théorie de M. L. Delisle
C’est donc par le nom de ‘Très riches Heures du duc de Berry que nous nous trouvons
autorisé à désigner désormais notre manuscrit de Chantilly ,
L’extrait de l’inventaire mortuaire de 1416, qui vient d’être cité, fournit encore
d’autres indications précieuses.
Tout d’abord, nous voyons par ce texte que, dans la prisée qui suivit le décès du
prince, ces simples cahiers furent évalués 500 livres tournois, somme relativement
fort élevée, équivalant peut-être à une vingtaine de mille francs de nos jours, surtout si
l’on tient compte de ce fait que la mort du duc de Berry coïncida avec une période très
critique où, à la suite du désastre d’Azincourt, survenu l’année précédente, l’argent, en
France, s’était raréfié et avait pris, pour un certain temps, une valeur relative beaucoup
plus considérable. M. Léopold Delisle a fait à propos de ce prix de très importantes
remarques.
« Pour qu’un livre encore incomplet, dit-il, fût évalué 500 livres tournois, il fallait
qu’il se présentât dans des conditions tout à fait extraordinaires. Lors de la prisée à
laquelle furent soumis les livres du feu duc de Berry, deux articles seulement furent
estimés plus de 500 livres tournois. » Ce sont les Grandes heures , aujourd’hui Ms. latin gig
de la Bibliothèque nationale, qui furent évaluées 4,000 livres, et un autre livre d’heures,
actuellement en la possession de M. le baron Edmond de Rothschild, qui fut évalué
875 livres tournois. « Encore, continue M. L. Delisle, pour arriver à ces chiffres de 4,000 et
de 875 livres, avait-on fait entrer en ligne de compte l’or, les balais (1) et les perles des
pipes (2) et des fermoirs. Un livre inachevé et non relié qu’on estimait 500 livres était
nécessairement l’une des œuvres d’art les plus précieuses de la succession du duc de
Berry (3). »
Rien de plus juste que ces observations. Ainsi il est évident que dans les prix
auxquels on arrivait, de 4,000 livres et de 875 livres, pour les deux autres manuscrits cités
par M. L. Delisle, la partie joyaux devait avoir une influence très considérable. Les Heures
ssoires de
qui ont formé le Manuscrit latin g 19 se présentaient avec toute une série d’acce
reliure d’une grande valeur vénale, « deux grans fermouers d or, garniz chascun d un
s
balay, 1 saphir et vi grosses perles », une pipe d or « garnie d un gros balay et mi grosse
Rothschild,
perles », etc. Quant aux Heures que possède M. le baron Edmond de
on comprenait, dans leur prisée, indépendamment de deux fermoirs d’or, « une pippe
entour,
garnie d un fin balay ou milieu, pesant vint caraz, et quatre perles fines tondes
pesans chascune quatre caraz »; et nous savons, par un article de compte, que cette pipe,
à elle seule, avait coûté 337 francs 10 sous tournois (1).
Or, rien de tout cela n existait pour les cahiers du livre d heuies en voie d exécution
C’est donc
en 1416, simplement enfermés dans une modeste layette ou cassette de bois.
uniquement à l’admiration qu inspirait la beauté de leurs peintuies et enluminures qu il
faut attribuer leur évaluation à un taux extrêmement élevé, à la mort du duc de Berry.
C’est, en effet, ce qui eut lieu, et dont il est facile de se rendre compte en examinant
l’ensemble du manuscrit de Chantilly. Il y apparaît, à premièie vue, que les images
proprement dites, de même que la partie décorative, se partagent en deux groupes, de
mérite très inégal entre eux, et de date sensiblement distante. D une part, il se piésente,
surtout au début du livre, des pages peintes pour le duc de Berry lui-même, comme le
n° (1)
931-Inventaires de Jean, duc de Berry, publiés par Jules GülFFREY, t. I, p. 253, n- 960 et 961, et p. 243,
LE MANUSCRIT CHEZ LES DUCS DE SAVOIE 9
prouve la présence répétée de ses armoiries ou devises. D’autre part, plus nous
avançons vers le milieu du volume, plus nous voyons fréquemment des feuillets portant
des illustrations ou des décorations d’un aspect très différent et que la comparaison avec
d’autres manuscrits enluminés à date certaine ne permet pas de faire remonter plus haut
que le dernier quart du quinzième siècle. Nous pouvons noter aussi que sur trois des
feuillets en question il y a un blason, et que ce blason n’est plus celui du duc de Berry,
mais bien le blason de la Maison de Savoie.
Nous indiquerons plus loin, dans nos chapitres VII et VIII, les conditions dans
lesquelles le manuscrit a été enfin complété, au point de vue de l’enluminure. Mais disons,
dès maintenant, que ce travail de complément date des alentours de l’année 1485.
A ce moment, comme le prouvent des portraits peints sur une page du manuscrit
même de Chantilly (1), portraits dont les modèles peuvent être reconnus grâce à des
armoiries accompagnant les effigies, le volume était la propriété de Charles Ier dit le
Guerrier, duc de Savoie (1482-1489), et de sa femme la duchesse Blanche de Montferrat,
mariée au duc en 1485.
Comment le livre commencé anciennement pour le duc de Berry était-il arrivé aux
mains de ce duc et de cette duchesse de Savoie? Sans doute de la manière la plus
naturelle, par voie d’héritage. En effet, Charles Ier de Savoie et sa femme la duchesse
Blanche, cousins entre eux, descendaient également l’un et l’autre, en ligne directe, soit
masculine, soit féminine, de Bonne de Berry, l’une des deux hiles et héritières du duc
Jean. Bonne de Berry, à la mort de son père, était comtesse d’ Armagnac; mais avant
d’épouser le comte Bernard VII d’Armagnac, elle avait contracté un premier mariage
avec le comte de Savoie Amédée VII. De cette union étaient nés deux enfants, qui purent
ainsi avoir plus tard une part dans la succession de leur grand-père le duc de Berry : un
fils, Amédée VIII, qui fut le premier duc de Savoie, et une hile, Jeanne, mariée dans la
Maison des marquis de Montferrat.
L’arrière -petit-hls d’Amédée VIII, le duc Charles Ier de Savoie, qui était en 1485
possesseur des Très riches Heures du duc de Berry, mourut en 148g. En 1497, sa
succession arriva à son cousin germain Philibert II, dit Philibert le Beau. Celui-ci mourut
à son tour sans postérité, laissant veuve Marguerite d’Autriche, hile de l’empereur
Maximilien, qu’il avait épousée en secondes noces en 1501.
Il est certain que Marguerite d’Autriche, après la mort de son époux, étant devenue
gouvernante des Pays-Bas, ht passer dans ce pays tout un lot de volumes provenant de la
Maison de Savoie (2), et qui lui étaient vraisemblablement dévolus en vertu d’une des
clauses de son contrat de mariage.
2
io C H A P,I T R|E| P|R E M I E R
riches Heures
renvoyer (1), qu’il y a de très grandes vraisemblances pour que les Très
aujourd’hui à Chantilly, se soient trouvées du nombre de ces volumes ainsi emportés des
domaines de la Maison de Savoie vers des régions situées plus au nord. Il paiaît, en
e dans
effet, très probable que c’est notre manuscrit de Chantilly qu’il faut reconnaîtr
« une grande heure escripte à la main » qui est signalée, dans un inventaire de 1523^
à
comme se trouvant alors à Malines, dans la chapelle de Mai guet îte d Autriche. Fait
noter, ce livre était arrivé à Marguerite d’Autriche sans reliure, par conséquent dans des
très
conditions matérielles à peu près analogues a 1 état primitif de ces « cahieis dunes
riches heures » qui furent enregistres a la moit du duc de Ben y. Ce fut M^ai guerite
d’Autriche qui prit soin de le faire couvrir de velours et munir d’un fermoir d argent.
Le transport au début du seizième siècle, dans les régions flamandes, du manuscrit
des Très riches Heures du duc de Berry, et sa présence dans les collections de Marguerite
d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, expliqueraient comment le calendrier de notre
manuscrit de Chantilly a pu être admiré, étudié et finalement imité dans le Bréviaire
Grimani et dans d’autres livres du même style, par une école de miniaturistes flamands
iche. part, a collaboré au Grimani et, d’autre part, a travaillé aussi pour Marguerite
d’Autrd’une
qui,
livres, etc., qui ont appartenu aux membres de la famille de Marguerite d’Autriche et de
Charles-Quint (2). Jusqu’ici, rien ne me donne à penser que le manuscrit des Très riches
Heures a pu parvenir, après Marguerite, à un prince de la maison d Autriche, soit en
Allemagne, soit en Espagne.
(1) Les Très riches Heures du duc de Berry , con- (2) Jahrhuch der Kunsthistorischen Sammlungen
servêes à Chantilly au Musée Condê, et le Bréviaire des aller h'ôchst en Kaiserhauses , Vienne, in-folio, 1883
Grimani , Paris, 1903 (extrait de la Bibliothèque de et suiv.
l’École des chartes, t. LXIV, p. 321-328).
LE MANUSCRIT CHEZ LES SPINOLA n
siècle, d’après le style des ornements, montre sur ses deux plats, comme marque de
possesseur, les armes, frappées en or, de l’illustre famille génoise des Spinola. Ainsi
c’était un membre de cette famille qui détenait le manuscrit quand celui-ci fut relié pour
la dernière fois. Comment la transmission des Très riches Heures aux Spinola s’était elle
opérée? Le fait demeure obscur. Mais on concevrait que l’un d’eux eût rapporté le
volume des Pays-Bas. On n’ignore pas, en effet, quel grand rôle les Spinola ont joué
dans cette contrée, jadis goùvernée par Marguerite d’Autriche, surtout au temps du
marquis Ambroise, le célèbre général qui y défendit au dix-septième siècle la cause
espagnole, et dont un des exploits en ces régions, la prise de Bréda, a été immortalisé par
le tableau des Lances de Velasquez.
Des Spinola, le manuscrit, « jure emptionis aut hereditatis », pour employer une
expression de M. le duc d’Aumale, passa aux Serra (1). Enfin c’est d’un héritier du
marquis Serra, ainsi qu’on l’a vu au début de ce chapitre, que M. le duc d’Aumale acquit,
en 1855, le merveilleux livre d’heures dont sa libéralité devait plus tard fixer la destinée
en le donnant pour jamais à la France avec le Musée Condé.
(1) Sur un des plats de la reliure, une pièce de maroquin, portant les armes des Serra, a été appliqué après
coup, en surcharge sur le blason des Spinola.
CHAPITRE DEUXIÈME
LA RÉPARTITION DES PEINTURES EN DEUX SERIES DANS LES TRES RICHES HEURES
DE CHANTILLY.
Oraisons à la Vierge commençant par les mots : 0 interner ata! et Obsecro te, Domina, l’Office
canonial des heures de la Vierge, les Sept Psaumes de la pénitence, suivis des litanies des
saints, et l’Office des morts. Très souvent aussi, il se trouve, dans les livres d’heures,
d’autres heures canoniales, les heures de la Croix, celles du Saint-Esprit, celles de la
Passion, et aussi des exercices de dévotion particuliers, en forme d’heures, pour chacun
des jours de la semaine, de la Trinité pour le dimanche, des Morts pour le lundi, etc. A
ces portions de texte, en quelque sorte traditionnelles, correspond, quand le manuscrit
a reçu une illustration développée, un cycle d’images, également traditionnel. Les extraits
des Evangiles sont accompagnés des effigies des quatre évangélistes; les Oraisons à la
Foutes les portions que nous venons d’énumérer se trouvent dans les Très riches
Heures de Chantilly, avec la série des images correspondantes. Le manuscrit est complété
par une catégorie de textes liturgiques qui se rencontre beaucoup plus rarement dans
les livres d’heures, mais dont les livres de prières possédés par le duc de Berry4 nous
*1*-
i4 CHAPITRE DEUXIÈME
offrent cependant, à eux seuls, trois exemples (1). Ce sont les propres des messes pour
différentes fêtes, tels que les éditeurs les insèrent encore dans nos modernes paroissiens
en latin; on en trouvera la liste dans la description détaillée du manuscrit, qui termine
notre dernier chapitre.
Si le manuscrit de Chantilly présente cette particularité rare de pouvoir servir à
suivre les messes de certains jours, Noël, Pâques, l’Ascension, etc., il est, en revanche,
toute une autre partie qui se trouve fréquemment dans les livres d’heures et qui fait
défaut ici. Ce sont les prières non canoniques, les actes de dévotion à l’usage des simples
fidèles, souvent en langue française, et les oraisons ou suffrages des saints. Il n’y a, en
résumé, dans les T rês riches Heures de Chantilly, que des textes essentiellement liturgiques
ou canoniques. Les rubriques mêmes participent à cette apparence de sévérité; elles
sont toutes exclusivement en latin, tandis que fréquemment, dans les livres d’heures
destinés aux laïques, on les mettait en français pour en faciliter l’usage.
Il n’est peut-être pas inutile, à ce propos, de signaler que le duc de Berry avait dans
sa bibliothèque, à la fin de sa vie (2), un autre très beau livre d’heures, jadis à la famille
d’Ailly, aujourd’hui propriété de M. le baron Edmond de Rothschild (3), d un format
sensiblement moindre que le manuscrit de Chantilly et très loin de 1 égaler pour la
somptuosité de l’imagerie, mais présentant avec celui-ci, au point de vue du style des
miniatures, des rapports assez accentués pour autoriser à croire qu il sort du même
atelier; et dans ce second livre d’heures, beaucoup plus portatif, nous voyons une place
importante réservée, à côté des morceaux liturgiques et canoniques, à ces prières de simple
dévotion et à ces suffrages des saints qui manquent totalement au somptueux volume du
Musée Condé. Ce dernier n’aurait pu servir qu’à suivre les offices célébrés à la chapelle.
C’était un livre d’apparat. Pour les exercices de piété plus intimes, pour les dévotions du
cœur, le duc de Berry eût trouvé le nécessaire dans le manuscrit qui appartient
aujourd’hui à M. le baron Edmond de Rothschild, véritable « livre de chevet (4) ».
(1) Ce sont, avec les Très riches Heures de Chantilly, de leurs miniatures. Or, de ces deux livres d’heures,
les Heures dites d’Ailly, possédées aujourd’hui par l’un, les Grandes Heures, Ms. latin 919, est, comme le
M. le baron Edmond de Rothschild, et les Très belles livre de Chantilly, un volume de format exceptionnel,
Heures, dans le fragment qui appartient au prince visant surtout au luxe, et en même temps ne contenant
Trivulzio, à Milan.
que des morceaux liturgiques, tandis que l’autre, les
(2) Le manuscrit apparaît signalé, pour la première Petites Heures, Ms. latin 18014, offre ce double trait
fois, dans un inventaire de 1413. commun avec le manuscrit de M. le baron Edmond de
(3) Voir, sur ce manuscrit : Léopold DELISLE, Rothschild d’être plus maniable à cause de ses moindres
Mélanges de paléographie et de bibliographie, Paris, proportions, et plus éclectique quant à la composition
1880, in-8°, p. 283. du texte, où entrent, avec les suffrages des saints, de
nombreuses prières de dévotion, assez souvent en fran-
(4) Ce qui est intéressant, c’est que, parmi les livres
d’heures du duc de Berry, de date plus ancienne, et
Il semblerait résulter de ces rapprochements que, à
tout à fait indépendants alors du manuscrit de Chan-
tilly, nous relevons un autre exemple analogue. La deux reprises, le duc de Berry a voulu avoir ce que l’on
Bibliothèque nationale possède, en effet, deux de ces pourrait appeler, en quelque sorte, un « jeu » de livres
livres d’heures, que rapproche l’un de l’autre le style d’heures, comprenant d’une part le grand volume d’ap-
çais.
NOMBRE DES MINIATURES 15
Nous donnerons à la fin de cette étude, dans le chapitre VIII, des détails
complémentaires sur les particularités matérielles du volume de Chantilly pris dans son
ensemble. Mais ce sont les peintures qui attachent à ce manuscrit une valeur
exceptionnelle et qui font véritablement le prix du livre. Nous nous occuperons donc
d’abord de celles-ci. D’ailleurs, nos planches, où les originaux sont reproduits en grandeur
exacte, permettront au premier coup d’œil de se rendre compte, sans attendre de plus
amples explications, du format du livre et de la manière dont sont disposés soit le texte,
qui est écrit sur deux colonnes, soit les illustrations.
Ainsi que nous l’avons signalé dans le chapitre précédent, il apparaît évident, quand
on examine le volume de Chantilly, que le travail d’enluminure et d’illustration y a été
exécuté en deux fois, à des dates assez distantes l’ure de l’autre. Par suite, les images et la
partie décorative se partagent, dans les !Très riches Heures, en deux séries : une première
série remontant jusqu’à l’époque du duc de Berry, c’est-à-dire au plus tard à l’année 1416,
et une seconde série, complétant la première, qui n’a été peinte qu’après coup, pas plus
tôt que le dernier quart du quinzième siècle. Il nous faut ajouter qu’il y a, en outre, des
pages en quelque sorte mixtes, nous voulons dire par là des pages qui ont été commencées
dès la première époque, mais qui, étant alors restées inachevées, ont été terminées
seulement au temps où toute la seconde série a été exécutée.
Au total, le volume du Musée Condé renferme soixante -trois grands tableaux,
quatre pages à peintures intermédiaires entre les tableaux et les petites miniatures (1), et
soixante-deux petites miniatures placées dans les colonnes de texte. Sur cet ensemble,
trente-neuf grands tableaux, deux des pages à peintures intermédiaires, et vingt-quatre
petites miniatures dans les colonnes appartiennent, dans leur entier, à la première série,
De ces deux séries la première est infiniment supérieure à la seconde. Aussi dans la
présente publication avons-nous reproduit toutes les miniatures, grandes ou petites, de la
première série (2), ainsi que toutes celles qui ont (3), ou même seulement qui peuvent
avoir (4), un caractère mixte. Quant aux pages peintes de la seconde série, nous n’avons
pas voulu les laisser absolument de côté. Mais il a paru qu’il suffisait amplement d’en
parat, utilisable à la chapelle; d’autre part, le volume sion pour la cessation de la peste, qui est reproduite
portatif et intime, facile à conserver à portée de la sur notre double planche XLII-XLIII.
main.
(2) Planches I à VIII, X, XII à XLI, XLVII,
XLIX à LVI, LVIII à LXIV.
de pa pu s’ ef sur to (3) Planches IX, XI, XLII et XLIII.
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la xla s, de desqu pa laendco ct de la Pr te
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eu ux ’el ge mp iv oc (4) Planches XLV et LVII.
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l6 CHAPITRE DEUXIÈME
ures
donner quelques échantillons, en choisissant parmi ces pages celles dont les miniat
offrent les particularités les plus intéressantes, tout en permettant de faire apprécier la
manière de leur auteur (1 ).
1 étude
Ces grandes lignes établies, nous pouvons, maintenant, aborder dans le détail
d âges
critique des peintures du manuscrit de Chantilly. L. existence de deux séries,
distincts et de caractères dissemblables, nous amènera naturellement à partager cette étude
en deux sections. Dans la première, composée des quatre chapitres qui vont suivre,
qui se
jusques et y compris le chapitre VI, il sera question uniquement des peintures
rattachent à la première série. Il doit être, par conséquent, bien entendu que nous ferons
momentanément abstraction complète des peintures de la seconde série, pour n arriver
VII.
à parler de celles-ci que plus tard, dans un chapitre qui leur sera spécial, le chapitre
LEURS SUJETS.
Les miniatures de la première série, dans les Très riches Heures du duc de Berry, ont
excité l’admiration de tous ceux qui ont été admis à les étudier. « Si toutes les peintures de
ce livre sont exquises, la supériorité des pages achevées au commencement du quinzième
siècle est incontestable. Dans beaucoup de manuscrits nous avons l’équivalent des
peintures qu’on a ajoutées... aux Heures de Chantilly; mais rien n’est supérieur aux
tableaux de la partie primitive, ni pour l’élévation de la pensée, ni pour l’originalité de la
composition, ni pour la délicatesse de l’exécution (1). » Les miniatures du calendrier
surtout sont célèbres : « Il n’y a plus rien de médiéval, écrivait le regretté Eugène Muntz,
dans ces douze mois, où les plus rares facultés d’observation s’unissent à une distinction
de pensée et de forme exempte de tout artifice : types, attitudes, expressions, tout
merveilles de réalisme, j’entends d’un réalisme loyal et fécond! Et quelle vérité dans ces
paysages des bords de la Seine, dans ces prairies bordées de saules, dans ces résidences
princières (2)! »
Mais les pages représentant des sujets religieux destinés à illustrer le livre d’heures
proprement dit ne sont nullement inférieures. Le tableau du Paradis terrestre « est traité
avec un goût, une expression de sentiment, et une habileté de main qui dénotent un
(1) L. DELISLE, Les Livres d’ heures du duc de Berry . (3) L. ÜELISLE, Les Livres d’heures du duc de
(2) La Renaissance en Italie et en France à l’époque Berry,
de Charles VIII, p. 452.
5
i8 CHAPITRE TROISIÈME
contraste avec elle pour le style comme pour la tonalité, j’en signale une autre également
remarquable, Y Arrestation de Jésus au Jardin des Oliviers... La composition est superbe;
indifférente à ce qui n’est pas Lui! les deux tableaux consacrés à Y Adoration des mages, avec
leur pittoresque étalage de costumes orientaux, devançant et égalant pour le charme les
compositions ultérieures d’un Gentile da Fabriano, d’un Fra Angelico, ou d’un Benozzo
Gozzoli! Et quel soin prodigieux dans l’exécution, quel rendu minutieux des moindres
détails, quelle recherche de la perfection jusque dans les petites miniatures, jusque dans
les minuscules figurines des lettres historiées! Quelle souplesse dans le modelé qui
enveloppe si délicatement les formes! Et aussi quelle convenance et quelle supériorité
dans la disposition des scènes, dans le groupement des personnages !
Nos reproductions peuvent faire deviner une partie de ces qualités de premier ordre.
Mais, hélas! pas plus qu’une photographie ne peut rendre entièrement l’effet d’un tableau
de Raphaël, les héliogravures de M. Dujardin, bien qu’atteignant à la perfection du
genre, ne peuvent rendre le charme que la couleur ajoute encore dans les originaux à la
composition.
Cette couleur, tenue volontairement dans une gamme de tons très doux et très
limpides, est en même temps pleine d’éclat, de fraîcheur et de variété. C’est même peut-
être un des côtés les plus surprenants des miniatures des Très riches Heures. L’artiste ou
les artistes s’y révèlent des coloristes consommés, ne craignant pas de juxtaposer des tons
tranchés qu’ils harmonisent en grands maîtres. Telle robe, mi-partie de blanc et noir
et mi-partie de rouge, dans le tableau de la cavalcade du mois de mai, au calendrier
(planche V), est une vraie merveille sous ce rapport. Dans le même tableau, les peintres
ont tenté et réalisé à souhait le tour de force de faire vibrer le vert clair de trois robes
de jeunes femmes au milieu des verts plus foncés des arbres et des buissons. Certaines
(1) Chantilly. Les Quarante Fouquet, p. 118-119. de France, duc de Berry , dans le Bulletin de la Société
(2) Georges Hulin, Les Très riches Heures de Jean d’histoire et d’ archéologie de Gand, 1903 (11e année).
9
nuances prennent sous leur pinceau une valeur étonnante. C’est notamment un ton d’azur
« extraordinairement pur, intense et lumineux et que je ne me rappelle pas avoir vu
briller d’un tel éclat dans d’autres miniatures », a dit très justement M. G. Hulin. Ce sont
encore des mauves et des gris lilas d’une infinie délicatesse, qui sont comme la note la
plus constante sur la palette du peintre, des verts clairs, des roses, des noirs veloutés de
1 effet le plus heureux, au milieu desquels des vermillons viennent parfois jeter la gaie
fanfare de leurs notes plus vibrantes. Pour rehausser l’éclat des peintures, l’or posé au
pinceau est largement mis à contribution; des nuages dorés traversent le ciel, des rayons
d’or l’illuminent. L’or est encore employé à profusion dans les vêtements; il sert aussi à
accentuer le modelé et il est même utilisé dans ce but jusque dans le rendu des terrains.
Parfois aussi, au lieu d’un ton doré, les miniatures ont un aspect argentin qui semble
trahir l’emploi d’autres éléments métalliques dans le coloris.
Au point de vue de la couleur, le manuscrit de Chantilly est véritablement sans rival.
A l’époque qui correspond aux dernières années de la vie du duc de Berry, il est vrai,
l’emploi de ces colorations si limpides et si gaies constituait la note dominante dans
beaucoup de productions d’art peintes en divers pays, à commencer par la France, et les
manuscrits enluminés à Paris, ou pour les membres de la famille du roi Charles VI, de
même que les tableaux exécutés pour les mêmes princes de la maison royale (1) en
l’espérance éternelle (2). Le calme d’une belle nuit étoilée contraste avec la scène
de trahison du Jardin des Oliviers (3). Mais c’est peut-être encore dans la Chute des
anges rebelles (4) que l’effet obtenu est le plus remarquable. Dans la partie supérieure de
ce tableau, autour de la majestueuse figure de Dieu, dont le visage est de feu, et à qui
il suffit de lever un doigt pour arracher irrésistiblement de leurs trônes les anges révoltés,
tout est clarté, étincellement d’or et d’azur. Puis à mesure que tombe dans l’abîme la
grappe des réprouvés, le fond prend une teinte de plus en plus livide, pour arriver
enfin aux reflets sulfureux des flammes de l’enfer, au milieu desquelles Lucifer et ses
compagnons vont s’engloutir.
le petit-neveu par alliance du duc Jean de Berry, le roi
Bo Ph le Ha et Je sa Pe qu
ur il rd an ns ur i Richard II d’Angleterre, en prière devant la Vierge.
so goau Mu i
depp Di et aiu Lo No po ,
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en ec,i éela p n s de vore. qu s po ri e
co te e in u r ux le e ss on n (2) Planche LV.
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et e ro és (3) Planche L.
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te (4) Planche XLI.
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20 CHAPITRE TROISIEME
# *
La merveilleuse galerie s’ouvre par une série de douze tableaux à pleine page
illustrant le Calendrier et représentant successivement les occupations, les travaux ruraux
ou les plaisirs des douze mois de l’année. Chaque scène, placée dans un cadre rectangulaire,
est surmontée d’une sorte de tympan demi-circulaire qui montre, modelés en camaïeu
bleu, ton sur ton, rehaussé d’or, au centre l’image du char du Soleil traîné par des
chevaux ailés, et sur la circonférence les emblèmes des deux signes du zodiaque qui
dominent le mois.
Parmi ces peintures du calendrier, dix remontent en leur entier à 1 époque du duc
de Berry. Une onzième, celle du mois de septembre, est restée inachevée à cette époque,
pour n être terminée qu’au moment où le manuscrit a été complété, vers 1485* Dans la
douzième, novembre, la partie supérieure, en forme de tympan, est le seul morceau
datant de l’origine. Le tableau proprement dit n’a été peint qu après coup et rentre
dans le groupe des miniatures de la seconde série.
« L’art du moyen âge n’a rien produit de plus achevé », dit M. L. Delisle à propos
de trois de ces tableaux du calendrier, qu’il a été le premier à rendre célèbres, en les
faisant reproduire en 1884, dans la Gazette des Beaux-Arts. On a lu plus haut les justes
éloges que leur décernait Eugène Muntz. Il y a quatre siècles déjà, 1 imitation de ces
miniatures dans le Bréviaire Grimani était un témoignage de 1 admiration qu elles
inspiraient aux artistes de ce temps. Et dans l’avenir, plus leur notoriété s accroîtra,
plus on apprendra à les apprécier, et mieux on reconnaîtra l’extrême valeur, à tous
égards, de cet ensemble de premier ordre.
Le principe de représenter dans les calendriers des manuscrits les occupations spéciales
aux divers mois, en les associant aux signes du zodiaque, est de date ancienne. Il
est devenu en quelque sorte de style dans les livres d heures depuis la En du treizième
siècle ; et auparavant d’autres livres à caractère religieux, les psautiers, les missels, en
fournissent de nombreux exemples. Mais, dans le manuscrit du Musée Condé, ce thème a
été traité avec une ampleur exceptionnelle. A ma connaissance, il n est aucun livre
d’heures du temps des derniers Capétiens et des premiers Valois qui présente rien d’égal.
Pour trouver des tableaux aussi importants consacrés aux travaux ou plaisirs des diverses
MINIATURES DU CALENDRIER 21
époques de l’année, il faut descendre, peut-être de près de cent ans, jusqu’au Bréviaire
Grimani; et encore si le Bréviaire Grimani offre de semblables tableaux, c’est que, sur
ce point, il est une imitation du livre d’heures de Chantilly.
Admirables sous le rapport de la composition et de l’exécution, les miniatures du
calendrier de Chantilly constituent en même temps la partie la plus intéressante du
volume au point de vue archéologique et historique. Le souvenir personnel du duc de
Berry y apparaît à chaque page. La première, par exemple, au mois de janvier, nous
fait pénétrer dans l’intimité du duc Jean. Elle nous le montre assis à table, au milieu de
ses familiers, ayant devant lui, et leur laissant une singulière liberté de se promener sur
la nappe au milieu des plats, ses petits chiens favoris, dont la garde constituait une charge
de cour, confiée en 1401 par le duc à une dame, l’abbesse de Villiers (1). Les moindres
détails sont copiés sur nature. Le visage du duc est un admirable portrait dont il est
inventaires permettent de constater que la grande pièce d’orfèvrerie en forme de nef que
l’on voit à droite sur la table du duc n’est pas un objet imaginaire, mais reproduit un des
morceaux précieux du trésor ducal, celui que l’on appelait la « Salière du Pavillon (3) ».
Puis, voici sur les pages suivantes des châteaux, des villes ; et ces châteaux ou ces villes,
Lusignan, Dourdan, Riom, Poitiers, Étampes, se trouvent être des résidences du frère
de Charles V, aux environs de Paris et dans ses divers apanages. Il y manque le logis
que le duc de Berry possédait à Paris même, l’hôtel de Nesle avec sa fameuse tour.
(1) Sur l’amour du duc de Berry pour ses chiens, voir sont l’image du duc partant en voyage, placée à la fin
GüIFFREY, Inventaires de Jean, duc de Berry, t. I, de ses Petites Heures (ms. latin 18014 de la Bibl. nat.),
p. cxxv. — Cf. de Champeaux et Gauchery, op. et la représentation du duc en prière et tête nue, qui
cit., p. 9.
ouvre son livre d’heures conservé à la Bibliothèque
(2) L’original de cette tête est aujourd’hui mutilé. royale de Bruxelles (n° 11060). Cette dernière page a
Mais nous en avons une excellente reproduction, du été reproduite à diverses reprises (notamment par
temps où elle était encore intacte, dans un dessin de Mgr DEHAISNES, dans son Histoire de l’Art dans la
Hans Holbein, au musée de Bâle, dessin qui a été plu- Flandre , l’Artois et le Hainaut avant le quùizième
sieurs fois publié : par MM.
Gonse (L’Art gothique ), de siècle). Elle consiste en une grande miniature jadis attri-
Champeaux et Gauchery (Les Travaux d’art exécutés buée àAndré Beauneveu et que M . le comte Robert de
pour Jean de France, duc de Berry )et Guiffrey (Inven- Lasteyrie a restituée à Jacquemart de Hesdin, dans
taires deJean, duc de Berry). un remarquable travail. (Les Miniatures d’André
Le duc de Berry aimait à se faire portraiturer. Ses Beauneveu et de Jacquemart de Hesdin , dans les
manuscrits à miniatures nous ont conservé un certain Monuments et 7némoires de la Fondation Piot , t. III,
nombre de ses effigies, montrant le duc Jean tantôt
avec le visage rasé, tantôt portant des moustaches et p. 70-119).
une barbiche. Parmi ces portraits, deux des plus beaux, na de An de Fr de 19 p. 35
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et qui se prêtent en même temps le mieux à un rappro- la co al ufaa pa no àe la sé du 24 dé
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chement avec celui de notre miniature de Chantilly, un cembre es ce
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22 CHAPITRE TROISIÈME
Peut-être cet hôtel était-il destiné à figurer sur la page du mois de novembre, qui était
malheureusement encore blanche à l’époque de la mort du duc. Mais si nous n’avons pas
l’hôtel de Nesle, nous avons du moins deux des vues de Paris que l’on pouvait contempler
des fenêtres de cet hôtel, le vieux Louvre de Charles V, et la pointe de la Cité avec le
Palais et la Sainte-Chapelle. En effet, en tenant compte de l’angle sous lequel les murailles
et les parties supérieures des édifices se profilent les uns par rapport aux autres, on pourra
constater, comme nous l’avons fait nous-même, que l’artiste qui a peint ces vues de Paris,
tableaux merveilleux de finesse et de précision, a dû se placer sur la rive gauche de la
Seine, non loin de l’extrémité du pont des Arts actuel, à peu près à l’endroit de l’aile
orientale du Palais de l’Institut et de la Bibliothèque Mazarine. Or cet emplacement est
précisément celui de l’hôtel de Nesle. Le duc de Berry pouvait donc, en feuilletant le
calendrier, après avoir contemplé sa propre image et des vues de ses domaines, reconnaître
aussi les aspects de la capitale qui frappaient le plus souvent ses yeux quand il résidait
à Paris *
Immédiatement à la suite du calendrier vient une grande image, que reproduit notre
planche XIII, et qui est destinée à montrer les prétendues relations des signes du
zodiaque, marquant les mois, avec les différentes parties du corps humain. Le sujet était
ingrat à traiter, mais l’artiste a su trouver pour l’ensemble une disposition décorative du
plus grand goût, en même temps qu’il a modelé avec une délicatesse infinie, en pleine
lumière, les deux grandes figures humaines vues l’une de face, l’autre de profil, qui
occupent le centre de l’image. Dans l’original, l’emploi d’un coloris très brillant en
même temps que très doux, où dominent surtout le bleu, marié à l’or, et le vert clair,
ajoute un grand charme à l’œuvre, en lui donnant l’aspect d’une sorte de précieux
ouvrage d’émaillerie.
C’est après cette image que s’ouvre le livre d’heures proprement dit. Nous quittons
alors les scènes familières qui égayaient le calendrier ; nous sortons du domaine de la
fantaisie, pour passer à la catégorie des sujets sacrés.
Le corps du livre d’heures, dans le manuscrit de Chantilly, présente une riche
illustration. Celle-ci est formée de deux éléments. Ce sont, d’une part, des miniatures qui
se rattachent au texte, tantôt grandes, de toute la largeur de la page, tantôt petites,
insérées dans une colonne d’écriture, mais toutes peintes sur des feuillets qui appar-
tiennent ou du moins qui appartenaient à l’origine aux cahiers régulièrement constitués
du volume. Ce sont, d’autre part, des peintures à pleine page, exécutées au contraire sur
des feuillets isolés, indépendants des cahiers, et que nous ne saurions mieux comparer
LE CHATEAU DE MEHUN-SUR-YÈVRE
pour les livres d’heures. Ce sont, en tête, deux images relatives aux évangélistes saint
Jean et saint Marc, les deux autres évangélistes étant représentés dans deux petites
miniatures; puis cinq images placées chacune au début de certaines des divisions
canoniques des heures de la Vierge et figurant l’Annonciation, la Visitation, la Nativité,
l’Annonce aux bergers de la naissance du Christ, et le Couronnement de la Vierge;
enfin une suite de sept scènes de la Passion, toutes à pleine page, pour illustrer les
heures de la Croix.
Jérusalem), soit des sujets visant la fête (l’Exaltation de la Sainte Croix, et Saint Michel
terrassant le démon).
Deux de ces dernières miniatures, remarquables pour l’importance qui y est donnée
au paysage, forment comme le complément des vues de France commencées avec les
peintures du calendrier.
La victoire de saint Michel sur le Diable (planche LXIV) a été un prétexte très naturel
pour faire figurer dans le livre ce véritable sanctuaire national qu’était alors en France le
Mont-Saint-Michel, et dont la silhouette nous est encore aujourd’hui familière. Dans la
Tentation du Christ (planche LVIII), l’artiste, se conformant au texte sacré, a voulu
représenter le moment où le Démon fait voir à Celui qu’il veut séduire tous les royaumes
et toutes les richesses de la terre; et rien ne lui a paru plus digne de figurer ce qu’il y
peut y avoir de plus beau en ce monde que le château du duc de Berry à Mehun-sur-
Yèvre.
jamais travaillé en France, le sculpteur Claus Sluter, l’auteur génial du Puits de Moïse
à Dijon.
La miniature de Chantilly est de nature à faire comprendre la raison de ces visites
d’architecte et de maître charpentier. Voyez en effet ces constructions, dune si suprême
24
CHAPITRE TROISIEME
élégance, cet heureux mélange de murs robustes et de parties qui sont au contraire
comme de véritables dentelles de pierre, ces grands toits, ces floraisons de pinacles et de
flèches dont l’extérieur est couvert de plomb et d’ardoises, mais qui supposent, pour leur
carcasse intérieure, un prodigieux ouvrage de charpenterie! C’est bien là l’admirable
demeure où le duc de Berry avait fait « excellentement ouvrer et édificier », dont la
renommée s’était étendue au loin et que Froissart vante comme « l’une des plus belles
maisons du monde » (1). En examinant la miniature à la loupe, nous pouvons aussi
constater combien la statuaire jouait un grand rôle à Mehun-sur-Yèvre. Au-dessus de la
porte d’entrée, grande statue sous un dais, flanquée d’une autre placée plus bas, et à
laquelle sans doute devait faire pendant encore une troisième statue que la perspective
empêche de voir. Une autre statue de fortes proportions, celle d’un homme d’armes qui
tient la bannière du duc, couronne le pignon de la grande salle. Statues plus petites, mais
nombreuses, garnissant tout le tour des charmants édicules ajourés qui surmontent les
grosses tours. Le château de Mehun-sur-Yèvre apparaît comme un vrai musée de
sculptures, et nous concevons aisément qu’un Claus Sluter ait trouvé profit à venir y
étudier. Il fallait être le Christ, comme dans la miniature, pour ne pas se laisser séduire
des fonds de paysage comme toutes les pages du calendrier. Dans cinq d’entre elles
cependant, l’artiste est resté fidèle au vieux système de placer derrière les figures un
fond conventionnel de pure ornementation. Dans le manuscrit de Chantilly, tous ces
fonds d’ornement, variés pour les détails, ont cependant comme trait commun la note
dominante du coloris, qui est le bleu, un bleu doux à l’œil, mais monté de ton.
Des fonds semblables, alternés soit avec des quadrillés très fins, soit avec des fonds
naturels de paysages, se retrouvent dans les petites miniatures insérées à travers les
colonnes de texte, j’entends dans celles qui ont été peintes au temps du duc de Berry.
Celles-ci sont au nombre de vingt-quatre et présentent les mêmes qualités que les grandes,
bien que les dimensions plus exiguës des cadres y aient naturellement restreint l’ampleur
donnée aux compositions.
Sauf deux, consacrées à des figures d’évangélistes, toutes les petites miniatures dans
les colonnes se rapportent exclusivement aux psaumes et aux cantiques de l’Ancien
Testament qui font partie des prières liturgiques des heures, tantôt montrant les
auteurs des hymnes sacrées, le roi David, Salomon, les Trois Enfants dans la fournaise ;
La preuve en est que, par une disposition toute particulière, en calligraphiant le texte du
volume au temps du duc de Berry, on avait eu soin de réserver auprès de chaque place
destinée à recevoir une petite miniature, soit au-dessus, soit au-dessous, soit à côté, un
espace de deux à cinq lignes permettant d’inscrire une légende explicative de l’image.
Quelques-unes seulement de ces légendes ont été tracées aux endroits ménagés (1). Mais
si l’œuvre avait été terminée sur le plan adopté à l’origine, la série de ces petites
miniatures avec leurs légendes constituerait, à proprement parler, moins une illustration
entre les grandes et les petites images. La place qu’elle occupe avait été ménagée à
l’avance, lors de la transcription du texte. Il en est de même pour trois autres images
groupées, vers le début du volume, sur une même page (planche XVII) et consacrées à
inachevée par eux, n’a été terminée qu’à la seconde époque, ayant ainsi aujourd’hui pour
nous un caractère mixte (planches XLII et XLIII). Cette composition déroule sous nos
yeux la procession dite de la Grande Litanie, instituée par le pape saint Grégoire pour
et les petites miniatures, on peut admirer l’heureuse convenance avec laquelle les sujets
ont été incorporés ou ajoutés au texte, et en quelque sorte mis en page. C’est là un des
caractères particulièrement séduisants du Livre d’heures du duc de Berry.
Nous retrouvons quelque chose d’analogue pour les grandes miniatures. L’artiste ou
les artistes ne se sont pas préoccupés seulement de peindre de superbes tableaux. Ils ont
voulu donner à ces tableaux des formes pittoresques qui fussent par elles-mêmes des
duc de Berry, dans la limite rigoureuse d’un cadre uniforme généralement rectangulaire,
ils ont changé chaque fois la forme même du tableau, la découpant de façon variée,
inattendue, avec un mélange de lignes droites, brisées et courbes, de la fantaisie la plus
et de motifs d’ornement pur, qu’un coloris ravissant contribue à rendre dans l’original
infiniment séduisants. Tantôt (planche XIX), c’est le Père éternel, apparaissant au Ciel,
qui devrait, en réalité, être introduit dans le tableau de Y Annonciation, et qui en a été
rejeté au dehors, tandis que des figurines d’anges musiciens entourent le sujet principal.
Ces anges sont supportés par des rinceaux, et dans ces rinceaux se jouent, en petites
proportions, les ours symboliques, emblèmes du duc de Berry. Ces mêmes ours
grotesques accompagnent cette image. C’est un guerrier, enfermé dans une forteresse, qui
repousse avec vigueur l’assaut d’un terrible adversaire, un escargot; c’est un homme qui
promène sur une brouette une truie jouant de la cornemuse, etc. Nous revenons à
un mode plus sévère avec la miniature de la Mort du Christ (planche LV) et le Mont-
Saint-Michel (planche LXIV). Là, les médaillons représentent, dans un cas, les prodiges
qui accompagnent la mort du Christ, tandis que dans l’autre ce sont d’exquis bustes
d’anges aux attraits tout féminins. Enfin la nature seule a fait les frais de l’encadrement
de la miniature représentant la Multiplication des pains (planche LX). Le motif, traité
(i) Edmond POTTIER, Grèce et Japon , dans la Gazette des Beaux-Arts , 3e période, t. IV (1890), p. 105.
LES LETTRINES HISTORIÉES
avec une perfection de rendu incomparable, est formé de touffes d’ancolies au milieu
desquelles rampent des escargots.
Pour les petites miniatures insérées dans les colonnes de texte, l’artiste se trouvait
arrêté par la nécessité de rester dans les dimensions fixées par la longueur des lignes de
récriture. Il n’en a pas moins trouvé ici encore le moyen de se livrer à sa fantaisie. Dans
la page portant la petite miniature des Trois Enfants dans la fournaise (planche XXX), la
fumée du foyer embrasé, par un spirituel arrangement, s’échappe du cadre pour s’élever
dans l’intervalle qui sépare les deux colonnes du texte. Pour les images des évangélistes
Saint Mathieu et Saint Luc (planche XV), au lieu de placer comme d’ordinaire dans les
miniatures, à côté de la figure des écrivains sacrés, leur symbole traditionnel, l’artiste
l’a rejeté en marge au-dessus de l’image, en l’accompagnant de rinceaux de feuilles
d’acanthe. Il est même arrivé, par une erreur bien rare, sinon unique dans l’iconographie
du moyen âge, que le miniaturiste, peut-être emporté par sa verve, s’est trompé et qu’il
a donné à saint Mathieu le bœuf de saint Luc, et à saint Luc l’ange de saint Mathieu.
Un autre élément charmant est fourni par les grandes lettrines historiées et
ornementées qui sont placées en tête des divisions principales, de chaque heure
canonique, par exemple, ou de chaque psaume ou prière. Ces grandes lettrines de début,
distinctes des initiales plus simples du courant du texte, sont des œuvres non de
calligraphie, mais d’enluminure. Les tonalités de leur coloris, le style des petites figures qui
les animent les apparentent aux miniatures. Elles se partagent d’ailleurs entre les deux
mêmes séries que les images proprement dites, les unes ayant été achevées au temps du
duc de Berry, les autres ayant été ajoutées ultérieurement, à la seconde époque. Celles de
ces lettrines qui rentrent dans notre première série se prolongent presque toujours sur les
marges par des rinceaux formés de feuilles d’acanthe, qui sont souvent accompagnés
de fleurettes, et au milieu desquels on voit se jouer des oiseaux et des papillons,
quand ce n’est pas l’ours symbolique du duc Jean qui s’y balance, comme sur notre
planche XXII. Dans l’intérieur même des lettrines il y a généralement des petits motifs,
en manière de grotesques. Fréquemment nous y retrouvons l’ours, et avec lui 1 autre
emblème, le cygne à la poitrine ensanglantée, ou encore les armoiries du duc de Berry;
ailleurs, ce sont des figurines ou des animaux fantastiques ; souvent aussi, des bustes de
personnages, vieillards, jeunes gens, jeunes femmes. Plusieurs des têtes peintes dans ces
lettrines sont très caractérisées, et il semblerait que l’artiste ait voulu reproduire les
physionomies de certains de ses contemporains. En tout cas, l’une d elles (planche XXI)
paraît être un portrait du duc de Berry, reconnaissable à ses traits, ainsi qu à son col
et à son bonnet fourrés, mais représenté de face au lieu d’être de profil comme dans
la miniature du mois de janvier. Toute cette ornementation, aussi variée que
spirituelle, reste en même temps toujours pleine de grâce et n’alourdit jamais 1 aspect
de la page, maintenue qu elle est dans les limites d’une parfaite convenance. Quant à
CHAPITRE TROISIÈME
28
de la Vierge (planche XVIII). Cette grande peinture est une vraie merveille d’ingéniosité
et de fantaisie exquise dans l’arrangement. Et, sur l’original, un coloris ravissant, où l’or
mat et un bleu doux se font valoir mutuellement d’une façon idéale, ajoute encore à tout
ce que donnent déjà de beauté la délicatesse du modelé et la grandeur du caractère dans
les figures.
tableaux, qui ont pour sujets : la Rencontre des rois mages guidés par l’étoile
(planche XXXVII) ; X Adoration des Mages, composition faisant pendant à la précédente
et formant avec elle comme une sorte de diptyque (planche XXXVIII); la Purification
première série, aussi bien par la supériorité de leur exécution que par l’importance des
compositions et le nombre des personnages mis en scène dans chacune d’elles. Elles
dépassent, on peut le dire, le niveau de simples illustrations d’un livre. On ignorerait
d’après quels originaux ont été exécutées celles des planches de la présente publication
sur lesquelles sont reproduites les peintures hors texte du manuscrit de Chantilly, et
quelle est l’échelle de proportion relative adoptée, que l’on pourrait croire qu’il s’agit
de créations d’art ayant des dimensions beaucoup plus importantes dans la réalité. Il y a
autant de richesse de composition et d’ampleur de style sur les quelques centimètres
occupés par notre miniature de X Adoration des Mages que sur le panneau de plus de trois
mètres carrés où Gentile da Fabriano a représenté le même sujet. Quant à la Chute des
anges rebelles , nous avons déjà dit quelle mérite d’évoquer la pensée des fresques
colossales de Signorelli à Orvieto.
Ces superbes pages, qui ont le caractère d’images hors texte, et avec lesquelles il faut
grouper, comme étant dans les mêmes conditions matérielles, la grande figure consacrée
aux rapports des signes du zodiaque avec le corps humain, immédiatement après le
calendrier, soulèvent une question délicate. Par leur style, elles se rattachent étroitement
au reste des miniatures de la première série. D’autre part, aussi loin que nous puissions
29
remonter dans l’histoire des Très riches Heures, nous constatons que le sort de ces
images « hors texte » était déjà lié au sort du reste des éléments du livre. La preuve en
est que, quand le manuscrit fut complété, à la seconde époque, trois de ces grandes
peintures ont été utilisées, et introduites comme illustrations, dans les heures de la
Vierge, au moyen d’un remaniement que nous expliquerons en étudiant l’état matériel
du volume dans le chapitre VIII. Mais il n’en reste pas moins que ces pages, à l’origine
du moins, ne tenaient pas au corps du livre d’heures. Elles ont été peintes, en effet,
sur des feuilles de parchemin isolées, tout à fait indépendantes des cahiers. Ces feuilles
auraient pu être changées de place ou être supprimées sans que l’économie générale
du volume en portât la moindre trace. On peut donc se demander si les grandes
peintures en question ont toujours été destinées à entrer dans le plan d’ensemble de
l’ornementation des Très riches Heures ou si, au contraire, ce ne sont pas des
interpolations. Il serait fort long d’entrer ici dans tous les détails de l’examen du
problème. On nous permettra de nous borner à dire, en résumé, qu’après une étude
très minutieuse, en tenant compte soit des particularités des miniatures, forme des
cadres, proportions des figures, esprit des compositions, soit des éléments matériels,
tels que la nature et la coupe des feuilles de parchemin, aucun doute sérieux ne nous
paraît possible : les grandes miniatures, se présentant sous l’apparence de nos modernes
planches hors texte, semblent bien effectivement avoir été peintes en vue du livre
d’heures même exécuté pour le duc de Berry.
Si nous nous sommes attardé à examiner cette question, c’est que, parmi les grandes
peintures hors texte, deux se trouvent être d’un ordre insolite. Ce sont : la figure relative
à l’influence des signes du zodiaque sur l’homme, placée à la suite du calendrier, et le
Plan de Rome.
La figure humaine surchargée des signes du zodiaque paraît être inspirée de certaines
illustrations analogues, qui se trouvent dans des ouvrages d’astrologie judiciaire (1).
L’introduction près du calendrier d’une figure du même genre, que les bibliophiles
appellent la figure de « l’homme anatomique », où seulement les planètes sont substituées
aux signes du zodiaque, est devenue, longtemps après l’époque du duc de Berry, une
tradition à peu près constante dans les livres d’heures imprimés avec gravures qui ont
été édités à Paris, à dater des dernières années du quinzième siècle, par les Pigouchet,
les Simon Vostre, les Vérard, et leurs émules. Au contraire, dans toute la série des
(1) M. L. Delisle a bien voulu me signaler deux manus- Paris, Ms. latin 7351 (image, véritablement affreuse, du
crits de cet ordre, qui contiennent l’un et l’autre des f°2); le second à la Bibliothèque royale de Copenhague,
images, grossières d’exécution, mais tout à fait dans les fonds de Thott, n° 240, in-folio (l’image de ce dernier
mêmes données que la page en question du manuscrit ms. a été reproduite par N.-C.-L. Abrahams, Des-
de Chantilly, sauf qu’il n’y a chaque fois que le seul cription des manuscrits français de la Bibliothèque
corps humain vu de face, portant les signes du zodiaque. royale de Copenhague, n° XXI).
L’un de ces manuscrits est à la Bibliothèque nationale de
8
CHAPITRE TROISIÈME
l’invention de l’impri-
livres d’heures manuscrits remontant à une époque antérieure à
du manuscrit de
merie, jamais, à ma connaissance, on ne l’a rencontrée, en dehors
i les manuscrits
Chantilly. Comment les Très riches Heures constituent-elles ainsi parm
s’y est-elle glissée?
un exemple unique? Comment l’image de « l’homme anatomique »
30
de Christine
Est-ce un témoignage du grand crédit dont les astrologues, tels que le père
été inspirée par un
de Pisan, ont joui auprès du roi Charles V et de ses frères? A-t-elle
plus
des manuscrits qui se trouvaient dans la bibliothèque du duc Jean (1)? Comment
imprimés. Il
tard une image analogue a-t-elle fait fortune à Paris pour les livres dheuies
nous bornons à le
y a là un très intéressant problème de bibliographie à résoudre; nous
signaler aux chercheurs.
dune
La présence d’un plan de Rome dans le manuscrit de Chantilly, sous forme
re
perspective cavalière des divers monuments de la ville, est aussi un fait qui peut paraît
lles nous
singulier; et certains critiques ont voulu en tirer des conséquences sur lesque
très
aurons à revenir. Cependant, ici, il s’agit seulement d’une particularité qui est rare,
rarp mpmp si Ton veut, dans les livres d’heures, mais qui n est pourtant pas exception-
nelle. Comme exemple analogue, nous pouvons citer un livre d heures ayant appartenu
au roi René (British Muséum, ms. Egerton 1070) qui nous montie, dans une grande
alem. Peut-être
miniature à pleine page, la vue d une ville orientale, sans doute Jérus
dans les
n’est-il pas inutile de remarquer, à propos dé l’insertion d un plan de Rome
Très riches Heures, sans d’ailleurs insister plus que de raison, que précisément au temps
mettre
des dernières années du duc de Berry, alors que 1 on cherchait les moyens de
Rome
un terme au grand schisme d Occident, la question du retour de la papauté à
chrétien avait
préoccupait vivement les esprits en France et qu ainsi la capitale du monde
sélaboiait
repris aux yeux des fidèles une importance d actualité, juste au moment ou
l’illustration du manuscrit du duc de Berry.
Les autres images hors texte du manuscrit de Chantilly reproduisent des sujets de
nature moins exceptionnelle dans la Chute des anges rebelles, dans le Paradis terrestre 9
dans Y Adoration des Mages, et dans la Purification de la Vierge, scène qui comprend
aussi la Présentation de l’Enfant Jésus au Temple. Mais le choix de ces tableaux suggèie
une remarque.
Avant les livres d’heures proprement dits, un autre genre de manuscrit avait joui
rs.
d’une grande vogue comme livre de prières pour les laïques. C’étaient les psautie
des rois
Dans plusieurs psautiers de très grand luxe, exécutés au treizième siècle pour
ou des reines de France, nous trouvons des séries de tableaux peints à pleine page, sur
(1) Les inventaires du duc mentionnent, parmi ses elemens et les XII signes figurez. » (GülFFREY, Inven-
taires de Jean, duc de Berry, t. I, p. 245, n° 935-
livres, des manuscrits de l’ordre astrologique, dont l’un
au moins contenait des images des signes du zodiaque : Cf. L. Delisle, Le Cabinet des manuscrits, t. III,
« un petit livre d’astrologie, ouquel sont les quatre p. 185, n° 177.)
4
RAPPORTS AVEC LES PSAUTIERS
des feuillets dont les revers sont blancs, et formant, eux aussi, comme des planches hors
texte. Or, parmi les « planches hors texte » d’un des plus beaux de ces psautiers, celui
de 1 Arsenal, attribué à saint Louis et à Blanche de Castille, figurent précisément les
mêmes sujet de la Chute des anges, du Paradis terrestre, de l’Adoration des Mages et la
Présentation de l’Enfant Jésus au temple. Dans la même suite du psautier de l’Arsenal
entrent aussi des scènes que nous avons mentionnées comme illustrant les propres des
messes dans les Très riches Heures, mais en faisant remarquer qu’il s’agissait là de motifs
rares pour un livre d’heures, la Tentation du Christ par le Diable, la Résurrection de
Lazare, l’Entrée triomphale du Christ à Jérusalem (1). Si l’on rapproche de ces
observations le fait que, dans le manuscrit de Chantilly, les petites miniatures insérées à
3i
travers le texte ont le caractère général d’un commentaire des psaumes par l’image, il
deviendra assez vraisemblable de croire que les illustrateurs des Très riches Heures ont
pu être, dans une notable proportion, influencés par un de ces magnifiques psautiers à
images du treizième siècle. En tout cas, que le fait soit intentionnel ou non, il n’en reste
pas moins que, jusqu’à un certain degré, le choix des sujets traités fait du volume du
Musée Condé, quant à son illustration, presque une sorte d’intermédiaire entre un
psautier et un livre d’heures proprement dit.
Ici se termine notre revue des miniatures du manuscrit de Chantilly qui rentrent
dans la première série, c’est-à-dire qui ont été exécutées dès l’origine et pour le duc
Jean de Berry, ou tout au moins qui ont été commencées pour ce prince. Nous avons
successivement énuméré quarante grandes peintures, dont onze tableaux des mois au
calendrier et huit « planches hors texte », quatre autres pages avec images, presque aussi
historiées, qui sont également des œuvres d’enlumineurs et non de calligraphes. Parmi
ces lettrines — je parle toujours, bien entendu, uniquement de celles qui remontent à la
première époque — plus de soixante renferment des bustes de personnages, ou même
des figurines, traités avec un soin exquis, tandis que vingt-six autres montrent soit les
emblèmes, l’ours et le cygne, soit les armoiries du duc de Berry. Le manuscrit eût été
plus somptueux encore si les artistes du duc de Berry n’avaient pas été interrompus
dans leur travail par la mort du prince. Mais déjà l’œuvre de ces artistes, au point où ils
ont pu la pousser, constitue pour nous un ensemble merveilleux.
(1) Voir Léopold Delisle, Notice de douze livres royaux du quatorzième et du quinzième siècle , Paris,
CHAPITRE QUATRIEME
GÉNÉRALE DE L’ART.
Pour toute étude critique d’une œuvre d’art, une question primordiale est celle de la
date. Quel est donc l’âge que l’on peut assigner aux miniatures de la première série du
manuscrit de Chantilly?
Un ensemble aussi important que celui dont nous venons de passer la revue, où les
quinzième siècle, en est lui-même un exemple. Mais alors les différences d’ancienneté
des images, les arrêts et les reprises du travail se trahissent par de très sensibles
dissemblances. Rien de pareil pour les miniatures de la première série des Très riches
Heures. Il s’y trouve, il est vrai, parmi les images illustrant le corps du livre, des
miniatures qui montrent des traces d’archaïsme, comme l’emploi de fonds ornementaux
conventionnels, et qui pourraient ainsi paraître un peu plus anciennes que les autres.
Dans les Mois du calendrier, au contraire, le paysage est sensiblement plus développé et
plus parfait, l’invention plus originale. C’est dans le calendrier aussi que l’on rencontre
le plus souvent des témoignages de l’interruption du travail par la mort du duc de
Berry (1). Enfin l’expérience nous a montré que fréquemment, dans l’exécution d’un
livre d’heures manuscrit, on réservait plutôt pour la fin l’illustration du calendrier. Il y
aurait donc là une réunion d’indices autorisant à croire que les peintures des Mois du
calendrier peuvent se ranger parmi les parties les plus récentes. De même, en prenant
pour critérium l’habileté développée dans la composition, les grands tableaux « hors
texte » sembleraient aussi devoir se placer dans la catégorie des morceaux exécutés en
dernier lieu. Mais ce ne sont là que des questions de nuances. L’emploi des fonds
ornementaux ne prouverait rien quant a 1 âge des peintures, car assez longtemps meme
après la mort du duc de Berry on a encore usé de fonds semblables alternant avec des
fonds de paysage dans des manuscrits tels que des livres d’heures et des missels (1). Si
les paysages sont d’un art plus achevé dans les Mois , ils sont remarquables aussi dans
d’autres pages du volume, ou 1 on voit egalement des vues de monuments français. Et
qu’il s’agisse des tableaux d’apparence un peu plus archaïque, ou de ceux qui pourraient
au contraire avoir été peints les derniers, 1 art qui y domine ne diffère jamais d une
façon essentielle. En somme, nous nous trouvons en face d’une œuvre exécutée d’une
manière continue et appartenant à la même période. Il nous suffira donc de recheicher le
terme final, la limite inférieure d’époque au-dessous de laquelle ne peut descendre 1 âge
d’aucune des miniatures de la série.
Or, à cet égard, nous avons l’indication la plus formelle dans 1 article de 1 inventaire
mortuaire du duc de Berry que M. Léopold Delisle a montré si heureusement s appliquer
au manuscrit des T rès riches Heures. On peut conclure de ce texte, nous le rappelons,
être antérieures de quelques années peut-être, car l’achèvement d’autant de pages cares-
sées avec un soin si scrupuleux a dû forcément, ainsi que nous 1 avons fait observer,
demander un temps assez long.
L’examen du manuscrit confirme d’ailleurs absolument cette conclusion que la pre-
mière série des peintures date du commencement du quinzième siècle. La piésence des
nombreuses marques personnelles au duc Jean de Berry, la collection des vues de ses
résidences ne peuvent s’expliquer qu’autant que nous sommes en face d’une œuvre
exécutée encore du vivant de ce duc. Dans le calendrier, les costumes des grands
seigneurs et des dames, très particuliers, très caractéristiques avec leur ampleur excessive,
leurs bords festonnés et découpés, leur luxe de broderies et d’ornements, sont exactement
ceux qui ont été portés à la cour de France au commencement du quinzième siècle.
Nous en avons pour preuves les miniatures de toute une série de manuscrits exécutés
(1) Nous citerons, par exemple, le Missel des évêques dont la date est certaine, commencé avant le 2 novembre
de Paris, de la Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 621, 1438, terminé après le 11 février 1439.
35
LA DATE DE 1416
généralement à Paris et en tout cas pour des princes de la maison de France, avec dates
certaines s’échelonnant de 1401 à 1413, comme les volumes offerts par Christine de Pisan
à ses protecteurs (1); comme le livre des Cleres femmes de Boccace donné au duc de
série de Chantilly. Or, les trois manuscrits se trouvent être des livres d’heures dont il est
fait mention dès 1413, comme existant déjà à ce moment, dans un inventaire du duc de
a si justement signalées à l’admiration des connaisseurs dans les Grandes Heures du duc
de Berry (8). Et une inscription sur le volume nous apprend que ces Grandes Heures
ont été « parfaites et accomplies » en 140g.
Ainsi tout s’accorde. Les conclusions à tirer de l’étude du manuscrit et de sa
comparaison avec d’autres monuments de la miniature présentant des éléments de date
viendraient appuyer, s’il était nécessaire, l’indication si nette fournie par une pièce
d’archives de la plus grande autorité, l’inventaire mortuaire du duc de Berry. Dans la
première série des miniatures du manuscrit du Musée Condé, il se peut que certaines
peintures aient commencé à être exécutées assez sensiblement avant la fin de la vie du
(1) Par exemple le ms. français 607 de la Bibl. nat., Rothschild; Livre d’heures jadis à la famille d’Ailly,
ayant appartenu au duc de Berry, et le ms. Har- aujourd’hui à M. le baron Edmond de Rothschild;
leian 4431 du British Muséum, qui provient de la reine Petites Heures du duc de Berry, ms. latin 18014 de
Isabeau de Bavière.
la Bibl. nat. (pour la dernière miniature). Nous repar-
(2) Bibl. nat., ms. français 12420 et 598. — Sur ces lerons de ces manuscrits plus loin au chapitre V.
volumes, consulter mes Manuscrits de luxe exécutés
(7) L’original de cette charte, jadis conservée aux
pour des princes et des grands seigneurs français, Archives du Cher, a péri dans un incendie. Mais il en
dans la revue Le Manuscrit, 1895, t. II, p. 167 et
est resté un excellent fac-similé qu’avait fait exécuter
le comte de Bastard d’Estang. (Cf. L. Delisle, Les
178.
(3) Bibl. nat., ms. français 12201. — Voir mes Manus- Collections de Bastard d’Estang à la Bibliothèque na-
crits de luxe, etc., dans Le Manuscrit, t. II, p. 179. tionale, p.268.)
(4) Bibl. nat., ms. français 2810. (8) Ms. latin 919 de la Bibl. nat. — Cf. le comte
(5) Bibl. nat., ms. français 81 1. Robert DE LASTEYRIE, Les Miniatures d’André Beau-
(6) Fragment des Très belles Heures du duc de neveu et de Jacquemart de Hesdin, dans les Monuments
Berry, appartenant à Mme la baronne Adolphe de et mémoires de la Fondation Piot, t. III, p. 70-119.
CHAPITRE QUATRIÈME
duc de Berry; mais, nous le répétons encore, les plus récentes ne sont pas postérieures à
l’époque de la mort du duc. Nous pouvons donc considérer, en toute certitude, nos
miniatures comme le produit d un art s étant développé dans les premières années
l’a quinziè
du nné e 141 me siècle et étant arrivé à son plein degré d’épanouissement au milieu de
36 6.
* *
Cette date de 1416 nous reporte à un moment décisif pour l’histoire de la naissance de
la peinture moderne. C’est l’instant où des hommes de génie vont rénover complètement
l’art en y introduisant l’application des grands principes sur lesquels nos maîtres actuels
vivent encore, à commencer par les principes de l’étude directe de la nature et de
l’emploi, comme moyen d’éducation, des modèles de l’art antique. Dans les Flandres,
les Van Eyck vont paraître. Probablement même ont-ils déjà commencé à produire;
car dès 1417 au plus tard le manuscrit des Heures de Turin nous montre d admirables
pages annonçant le retable de Y Agneau mystique de Gand (1). En Allemagne, 1 école
de Cologne tend à se dégager des traditions surannées qui dominent encore dans les
œuvres que l’on classait jadis sous le nom de maître Wilhelm. Certaines peintures font
pressentir le doux et charmant Stephan Lochner. En Italie, les derniers Giottesques, trop
longtemps attardés dans le rayonnement de la gloire de leur illustre chef d école, vont
céder la place à toute une génération d’artistes novateurs. Bientôt Masaccio, né vers
1402, commencera ces fresques de la chapelle Brancacci, au Carminé de Florence, qui
sont considérées comme le point de départ de toute la grande peinture italienne
jusques et y compris Raphaël. Son collaborateur, Masolino da Panicale, après lavoir
secondé au Carminé, ira peindre le baptistère de Castiglione d’Olona. Tandis que
Fra Angelico, à ses débuts, restera encore, quelque temps au moins, sous une certaine
influence des vieux maîtres, Gentile da Fabriano et Pisanello ne tarderont pas à enrichir
leurs compositions par l’introduction des détails pittoresques curieusement plis sur
nature. Ils s’attacheront à étudier patiemment les animaux, les chiens, les chevaux. De
toutes parts se dessine un mouvement vers la conquête d’un art plus complet, plus
savant, plus libre, en même
détails. temps que plus captivant par la variété et l’exactitude des
(1) Voir mon travail sur Les Débuts des Van Eyck , Paris, 1903. (Extrait de la Gazette des B eaux-Avts ,
troisième période, t. XXIX.)
OBSERVATION DE LA NATURE 37
honneur, comme exemples à imiter, des œuvres d’art léguées par l’antiquité classique;
enfin le souci du pittoresque et de la couleur locale.
Cette quadruple tendance se révèle dans les miniatures de la première série des Très
riches Heures.
Quoi de plus caractérisé, de plus serré comme rendu que la tête du duc de Berry
dans le tableau du Mois de ja?ivier? C’est là un portrait dont nous pouvons encore
aujourd’hui vérifier l’absolue ressemblance, à l’aide de monuments authentiques de
l’époque. Mais combien d’autres physionomies, dans notre série de miniatures, ont
encore au plus haut degré un caractère d'individualisme et laissent deviner également des
portraits dont les contemporains n’auraient pas hésité sans doute à nommer les modèles !
Et ce n’est pas seulement en ce qui concerne les visages que les artistes du duc de Berry
se sont attachés à scruter la nature. Il y a, dans le manuscrit, de superbes morceaux
de nu. L’un d’eux, le corps du mauvais larron, dans le tableau de la Descente de croix ,
est si juste de dessin qu’il laisse supposer l’étude attentive d’après le modèle humain (1).
La peinture hors texte qui renferme l’image analogue à celle de Yhomme anatomique a
également une très grande importance à cet égard (2)
Et si nous quittons les personnages humains, quelle vérité, quel admirable accent
de réalisme dans le rendu des animaux! La curée au bois de Vincennes, qui illustre le
Mois de décembre dans le calendrier (3), a été comparée à un Desportes ou à un Oudry pour
son caractère tout moderne. Il y a là des corps de chiens d’une execution prodigieuse
et qui égalent ce que nous pourrions trouver de plus parfait de la main de Pisanello
dans la fresque de l’église de Sainte- Anastasie à Vérone, et dans les dessins du Recueil
Vallardi. Les guépards qui accompagnent les rois Mages (4) ne sont pas moins
surprenants de réalité. Les moindres détails du mobilier et du costume sont également
(1) Voir planche LVI. sont arrivées de cette époque en sont une preuve, entre
(2) Dans la grande figure nue, vue de face, la taille bien d’autres. « Bien peu d’hommes, a dit justement
est très marquée, au point que certains ont cru qu’il un spécialiste en ces matières, pourraient aujourd’hui
se boucler dans ces cuirasses dont le tour de taille
s’agissait d’une image de femme. Ce caractère doit être
le résultat d’une observation faite par l’artiste sur la n’excède pas souvent soixante-cinq centimètres en son
réalité. Par quel moyen les contemporains du duc de contour extérieur. » (M. MAINDRON, dans la Gazette
Berry arrivaient-ils à se serrer la ceinture au point de des Beaux-Arts, 30 période, 1894, t. XI, p. 258.)
se déformer le buste? Nous l’ignorons. Mais un fait
certain, c’est que les « tailles de guêpe » étaient alors Planche XII
(3) Planches
(4) .
XXXVII et XXXVIII.
de mode non seulement pour les femmes, mais peut-être (5) Planches LXIII. — Cf. Bulletin de la Société
plus encore pour les hommes. Les armures qui nous nationale des Antiquaires de France de 1902, p. 355.
10
CHAPITRE QUATRIÈME
Le souci d’interroger la nature n’est pas moins accentué dans les paysages. Nous ne
sommes pas loin de l’époque où les miniaturistes français ou franco-flamands, les
Beauneveu et les Jacquemart de Hesdin, n’employaient toujours que des fonds
d’ornementatio
38 n. Le vieil usage est encore suivi dans le manuscrit du Musée Condé,
pour plusieurs miniatures, grandes (1) ou surtout petites (2). Même lorsque le paysage
est appelé à jouer son rôle, il semble souvent, quand il s’agit de scènes sacrées, que l’on
sente une certaine gêne à rompre complètement avec des formules conventionnelles.
Ainsi nous voyons trop fréquemment réapparaître certains rochers aux stratifications
obliques inclinées de droite à gauche, certaines collines en forme de pains de sucre.
Mais cependant, déjà dans quelques tableaux religieux, l’artiste s’inspire des villes et
des monuments qu’il a vus. Les deux superbes tableaux de la Rencontre et de Y Adoration
des Mages nous montrent à l’horizon deux villes où se sont principalement écoulées les
dernières années du duc de Berry, Bourges, la capitale de son duché, et Paris avec ces
tours de Notre-Dame et cette flèche de la Sainte- Chapelle que le duc Jean a pu
contempler de son hôtel de Nesle jusqu’au jour de sa mort (3). C’est aux environs de
Poitiers que les bergers gardent leurs troupeaux quand les Anges viennent leur annoncer
la naissance du Christ (4). Nous rappelons aussi ces deux pages, que nous avons décrites,
de la Tentation du Christ et de la Victoire de saint Michel sur le démon, où, par un artifice de
composition très remarquable, tout l’intérêt est donné à des vues du château de Mehun-
sur-Yèvre et du Mont-Saint-Michel. Mais où le paysage prend un aspect tout à fait
moderne, c’est dans ces peintures des Mois qui ont excité, et exciteront toujours à juste
titre l’admiration des connaisseurs (5). Nous sommes là bien près de certaines œuvres
qui constituent les plus anciennes productions connues du groupe des Van Eyck. Voyez,
par exemple, dans la miniature du Mois de juin, ces personnages minuscules qui se
promènent au delà de la rivière de la Seine, le long des murailles du vieux Louvre.
N’annoncent-ils pas les figurines dont l’exécution est un tel prodige de finesse dans les
arrière-plans de la Vierge au Donateur des Van Eyck au Musée du Louvre (6)?
A côté de l’étude de la nature, nous trouvons aussi, fait absolument remarquable, sur
lequel on ne saurait trop insister, des preuves que les artistes du duc de Berry ont
cherché à s’inspirer d’œuvres antiques, ou du moins qui passaient pour antiques.
MM. F. de Duhn (7), et J. de Schlosser (8) ont constaté que la figure d’Adam agenouillé,
che XXXVII de la reproduction des Heures de Turin,
(1) Planches XIX, LIX à LXI, LXIII.
(2) Planches XV, XVII, XX à XXIV, XXVI, faite en l’honneur de M. L. Delisle. Paris, 1902.)
XXXI, XXXIII, XXXIV. (7) Paul von Limburgs Paradies, dans les Gesam-
melte Studien zur Kunstgeschichte . Ein Festgabe fïir
(3) Planches XXXVII et XXXVIII.
Anton Springer (Leipzig, 1885), p. 1-7.
(4) Planche XXXV. (8) Die àltesten Medaillen und die Antike , dans le
(5) Voir plus haut, chap. III, p. 17.
Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen des Al-
(6) Comparer également cette page avec la merveil-
leuse miniature des Heures de Turin, représentant lerhochsten Kaiserhauses (Annuaire des Musées Impé-
le comte Guillaume IV de Bavière-Hainaut. (Plan- riaux d’Autriche), Vienne, 1897, t. XVIII, p. 95.
IMITATION DE L’ANTIQUE 39
dans le Paradis terrestre (planche XVIII), présente, pour la pose (1), de grands rapports
avec une statue de l’école de Pergame dont un exemplaire est aujourd’hui au Musée
d’Aix en Provence. Si nous savions exactement tout ce qui était connu en France à
l’époque du duc de Berry, en fait de sculptures de l’antiquité, il serait possible que nous
fussions autorisés à faire des rapprochements analogues pour deux autres morceaux de
nu, empreints d’un très grand style, le larron ligotté de la planche LUI et le Lazare
ressuscité de la planche LXI. Pour cette dernière figure, la pose rappelle celle de ces
statues couchées, dont le prétendu Ilyssus ou Céphise du Parthénon est le plus beau
spécimen, mais que l’Europe occidentale n’ignorait pas, bien longtemps avant que les
marbres d’Athènes eussent été remis en lumière (2). Sur d’autres pages nous voyons
encore introduire, comme éléments décoratifs, des statues ou statuettes de personnages
presque entièrement nus, qui ont une allure de figures mythologiques (3).
Dans le même ordre d’idées, il est aisé de constater que deux grands médaillons de
l’empereur Héraclius et de Constantin, dont le duc de Berry avait acheté des exemplaires
en or (4), ont évidemment servi de source d’inspiration pour l’image du char du Soleil,
au centre des tympans demi-circulaires qui surmontent les tableaux du calendrier (5),
et pour le roi à cheval qui se trouve sur la gauche, dans la peinture de la Rencontre des
Mages (6). La série des médaillons d’or acquis par le duc de Berry comprenait encore
(1) Voir, plus loin, l’explication qui accompagne la 1903. (Cf. Bulletin de la Société nationale des Anti-
planche XVIII, relativement à cette figure, dont le quaires de France de 1903, p. 296.)
manuscrit même de Chantilly, dans une des petites (5) Planches I à XII. — Il y a deux types de revers
miniatures reproduites sur notre planche XXV, pré- pour la médaille d’ Héraclius, l’un qui est celui des
sente un second exemple, en sens retourné. Ainsi que exemplaires du Cabinet des médailles à Paris et du
nous le redirons, une autre réplique de cette figure se Cabinet de Vienne (Revue numismatique, année 1890,
trouve encore dans une Bible en images, ms. fran- pl. V et volume cité du Jahrbuch d’Autriche,
çais 166 de la Bibliothèque Nationale, sur une page pl. XXIII); l’autre qui est connu par une pièce ayant
fait partie autrefois de la collection Aloïss Heiss [Rev.
que j’ai publiée moi-même, dès 1895, dans la revue Le
Manuscrit, t. II, p. 147. numism ., 1890, pl. VI et volume cité du Jahrbuch ,
(2) Un dessin de la Bibliothèque Ambrosienne, que p. 77). La forme donnée au char même du Soleil, dans
M. Salomon Rein AC H a publié dans les Mélanges le manuscrit de Chantilly, rappellerait plutôt le second
d’ archéologie et d’histoire, de l’Ecole française de type, celui de l’ancienne collection Aloïss Heiss. Mais
Rome, 1895, t. XV, p. 181, nous montre une statue de le sens de la direction est celui du premier type.
ce genre, copiée en Italie au seizième siècle. Il faut Une remarque curieuse à faire, c’est que, sur l’avers
tenir compte que, dans la miniature, le sens du corps de la médaille d’Héraclius., auprès du buste de l’empe-
est retourné, par rapport à cette statue. reur, on voit, dans un exemplaire du Cabinet de Paris
(3) Planches XXXVII, XLII, LI et LXVI. [Rev. numism ., 1890, pl. V), un nom en caractères
(4) Jules GüIFFREY, Médailles de Constantin et
grecs, qui ne se trouve pas dans d’autres exemplaires
d’ Héraclius acquises par Jean, duc de Berry, en 1402 , tels que celui de Vienne [Jahrb., I. c. pl. XXIII).
dans la Revue numismatique, année 1890, p. 87-116, Ce nom est celui d’Apollon : AÜOAINIC [sic.) Ainsi la
et planches IV à VI. — (Cf., du même, Inven- désignation du dieu du Soleil est quelquefois accolée à
taires de Jean, duc de Berry, t. I, p. 71.) — J. DE l’effieie d’Héraclius sur une des faces de la médaille.
SCHLOSSER, dans l’Annuaire des Musées Impériaux Ce fait aurait-il exercé une influence sur les miniatu-
d’Autriche, ut supra , p. 75 à 86 et planches XXII ristes de notre manuscrit de Chantilly ; et serait-ce pour
et XXIII. — Notre confrère, M. Henri de la Tour, cette raison qu’ils ont été prendre leur image du char
du Soleil, introduite dans leurs tableaux du calendrier,
prépare sur ces médailles un travail qui n’a encore été
que communiqué oralement à la Société nationale des sur l’autre face de la même médaille d’Héraclius?
Antiquaires de France, dans sa séance du 29 juillet (6) Planche XXXVII. — La figure du roi à cheval,
I
CHAPITRE QUATRIÈME
exprimées à la manière romaine antique ab Urbe conditâ , jusqu’à une citation de Virgile;
et ils devaient évidemment passer, à une époque où la critique était à naître, pour des
documents tout au moins d’une haute autorité historique.
Enfin le sentiment du pittoresque et de la couleur locale est très accentué dans
la plupart des pages de la première série des Très riches Heures. A cet égard, nous
constatons une très grande intelligence dans le choix de partis pris différents, adoptés
suivant les cas. Quand l’artiste n’est pas gêné par le sujet, ce qui se présente, par
exemple, pour les miniatures du Calendrier, il se laisse aller au naturalisme, mais entendez
un naturalisme singulièrement épuré et délicat, et qui ne tombe jamais dans le trivial,
même quand il s’agit de mettre en scène de simples paysans. Et c’est alors la France du
temps du duc de Berry qui lui fournit tous ses éléments, depuis les physionomies,
depuis les costumes, où les haillons des pauvres succèdent d’une manière piquante aux
somptueux attifements des grands seigneurs, jusqu’aux détails d’architecture et de
paysage.
Pour les scènes qui ont un caractère tout à fait idéal, comme le Couronnement de la
Vierge ou la Chute des anges rebelles, les ajustements ne sont plus d’aucun temps, ni
d’aucun pays. Ils ont toute l’impersonnalité de l’art sacré le plus détaché des choses de
la terre.
Mais dans les autres tableaux religieux, le peintre veut donner une couleur parti-
culière à son œuvre. Et comme les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament qu’il se
trouve avoir à traiter se sont passées jadis en Orient, il adopte franchement le parti pris de
l’orientalisme, et d’un orientalisme poussé, on peut le dire, jusqu’à la frénésie. Tous les
personnages qui prennent part aux actes de la vie du Christ, ou qui accompagnent le roi
David dans les petites miniatures illustrant les psaumes, ainsi que David lui-même,
portent de très riches costumes orientaux, avec des coiffures aux formes les plus variées,
dont le caractère somptueux et original, se prêtant particulièrement aux jeux du coloris,
placé à peu près à mi-hauteur du tableau, qui s’avance 1890, pl. IV, et volume cité du Jahrbuch , pl. XXII).
de gauche à droite, est absolument copiée sur celle (1) M. J. Guiffrey suppose que le médaillon d’ H éra-
de Constantin dans la médaille (Revue numism., clius pourrait être d’origine byzantine.
RECHERCHE DE LA COULEUR LOCALE 41
a été merveilleusement rendu. Souvent même des nègres ou des Nubiens jouent un
grand rôle dans les tableaux. Leur présence se comprend dans des scènes telles que la
Rencontre et Y Adoration des Mages , ou le Martyre de saint Marc mis à mort en Égypte.
Mais elle devient plus inattendue dans d’autres pages telles que Y Exaltation de la sainte
Croix ou la Prédication des Apôtres (1), et ce n’est pas sans quelque surprise que nous
voyons des nègres figurer parmi les disciples du Christ assistant au miracle de la
Multiplication des pains (2). Devant ces pages, il vient à l’esprit des souvenirs de
certaines peintures italiennes de date postérieure, où l’Orient joue également son rôle,
telles que, à Florence, Y Adoration des Mages de Gentile da Fabriano, à la Galerie antique et
la vieille école flamande ou des ateliers des bords du Rhin, qui, d’une manière bien plus
courante encore qu’en Italie, mettent si souvent en scène des personnages à l’aspect
exotique. Mais dans les miniatures de Chantilly, l’orientalisme est peut-être poussé plus
loin, et appliqué d une manière plus absolue que dans aucun autre monument de la
peinture du quinzième siècle. Il n’est pas, chose tout à fait exceptionnelle, jusqu’à saint
Joseph, dans les tableaux de la Nativité et de la Purification (3), qui n’arrive à être déguisé
en Asiatique, portant le turban à pointe. Je ne sais s’il ne faudrait pas descendre jusqu’aux
époques modernes, jusqu’à un Bida ou à un James Tissot, pour rencontrer un pareil
engouement à l’égard du vestiaire oriental.
A cette recherche de la couleur locale correspondent vraisemblablement les variantes
que nous constatons pour les parties d’architecture. Dans les tableaux de genre du
Calendrier, même encore dans les scènes de l’histoire sainte qui se passent dans des
endroits vaguement déterminés, comme la Tentation du Christ et les deux compositions
relatives aux Mages, les édifices introduits dans les paysages sont purement français de
style. Mais dès que le théâtre de l’action est localisé par le sujet même, par exemple
dans les scènes de la Passion qui se déroulent à Jérusalem, l’architecture prend un caractère
particulier, avec des pleins cintres, des hautes tours, des ornements dérivant de la feuille
d’acanthe sculptés sur les parois des murs, particulièrement sur les frises et dans les
écoinçons des arcades. Certains édifices visent même à un caractère oriental, étant
construits sur plans circulaires, et présentant parfois des coupoles bulbeuses qui donnent
à des tourelles des apparences plus ou moins vagues de minarets (4). Dans ce second cas,
1 architecture est de pure convention. Elle est conçue d’après un type banal que les
(1) Planches LXIII et XXII. distinction? Je n’oserais affirmer que le peintre du duc
(2) Planche LXII. — Y aurait-il là une très belle de Berry ait eu réellement cette conception digne de
idée chrétienne, pour montrer que l’Eucharistie, dont l’esprit le plus élevé.
la Multiplication des pains est le symbole, est un bien- (3) Planches XXXII et XXXIX.
fait institué par le Christ pour toutes les nations, sans (4) Planches LUI, LIV et surtout LXII.
CHAPITRE QUATRIÈME
déjà, à l’époque de la mort du duc de Berry. Nous en avons pour preuves quantité de
monuments de la peinture, soit tableaux, soit miniatures de manuscrits, quelques-unes de
ces dernières
42
remontant jusqu’au règne de Charles V (1). En employant systématiquement
cette architecture pour leurs tableaux d’histoire, par opposition aux tableaux de genre du
Calendrier, les artistes du duc de Berry arrivent, par souci de la recherche de la vérité, à
tomber dans la formule d’atelier toute faite. Nous sentons presque déjà comme une pointe
d’académisme.
Ainsi il n’est pas jusqu’à ce danger de l’académisme, dont l’art moderne a trop
fréquemment souffert, qui n’apparaisse dans les miniatures de Chantilly, conjointement
avec ces grands principes de l’observation de la nature, de l’étude des monuments laissés
par les anciens, de la préoccupation de l’exactitude pittoresque, éléments fondamentaux
sur lesquels la peinture a vécu depuis le quinzième siècle.
A quel moment ces principes se sont-ils réellement dégagés? Ce serait une question
immense et que nous n’avons pas à aborder ici. Il est évident que les tendances nouvelles
n’ont pas surgi tout à coup. Suivant l’heureuse expression d’Eugène Muntz, la Renais-
sance a eu ses précurseurs. Ainsi, pour nous en tenir uniquement à l’art qui a fleuri sur
le sol de la France, déjà au temps de Jean le Bon et de Charles V, les peintres de la Cour
exécutaient d’après nature, sur le célèbre panneau de la Bibliothèque nationale de Paris,
et dans la Bible de Jean de Vaudetar, aujourd’hui au Musée Westreenen à la Haye, des
portraits, aussi individualisés que possible, des souverains français (2). Déjà, sous le
même roi Charles V, on faisait une part au paysage dans les peintures de l'hôtel Saint-Pol
à Paris, où la voûte d’une galerie prenait l’aspect d’un berceau de feuillage au milieu d’une
forêt, avec des enfants cueillant des fleurs et des fruits (3). Déjà, bien plus tôt encore,
Villard de Honnecourt dessinait et mesurait des statues antiques. Déjà, dans un manuscrit,
dont les inventaires signalent l’existence à une époque plus ancienne que les Très riches
Heures de Chantilly, le Livre des merveilles du monde (4), les enlumineurs avaient peint très
fidèlement, sous leurs costumes locaux, des populations orientales, et spécialement des
nègres représentés avec leur caractère ethnique. Ce qui caractérise le grand mouvement
de l’aurore de la peinture moderne, ce n’est donc pas l’apparition de tel ou tel des
principes indiqués, mais la prédominance que ces principes acquièrent tout à coup et leur
victoire sur des traditions surannées.
Or, non seulement la première série des miniatures du livre d’heures de Chantilly
du IXe siècle à la fin du XV P siècle (Bibliothèque de
(1) Nous aurons occasion de revenir sur cette ques-
tion dans notre chapitre V. l’enseignement des Beaux-Arts) , p. 1 51 ; et L. GONSE,
V Art gothique , in-folio, p. 373.
(2) Sur la Bible de Jean de Vaudetar, voir plus loin,
p. 48, note 4. Quant au portrait du roi Jean, de la (3) Sauval, Histoire et recherche des antiquités de
la ville de Paris, t. II, p. 281.
Bibliothèque Nationale, il a été plusieurs fois reproduit,
notamment dans : Paul MANTZ, La Peinture française (4) Bibl. nat., ms. français 2810.
IMPORTANCE DE LA DATE DE 1416 43
laisse voir cette victorieuse prédominance des nouvelles tendances; mais, avec sa date
rigoureuse, qui ne peut dépasser 1416 comme dernière limite, elle se place tout à fait
en tête des monuments à consulter sur cette grande évolution de Fart. Si l’on s’en
tient, en effet, aux œuvres qui existent encore et dont, en même temps, l’âge authentique
est attesté expressément par des preuves, signatures sur l’œuvre même, ou documents
d’archives s’y rapportant, on ne trouvera peut-être rien, parmi toutes les peintures
marquées du sceau des mêmes caractères généraux, qui puisse être cité comme étant
indubitablement plus ancien. Nous avons parlé plus haut de diverses productions de l’art
italien. Toutes sont postérieures. Les fresques du Carminé de Florence n’étaient pas
commencées en 1422; et Masaccio, qui devait peindre les plus remarquables d’entre elles,
n’avait encore, à la mort du duc de Berry, que quatorze ans tout au plus. L 'Adoration des
Mages de Gentile da Fabriano date de 1423; les fresques de Masolino à Castiglione
d’Olona, de 1428 et 1435. Avant 1420, on n’a rien de Pisanello. Pour trouver Fra Angelico
pleinement maître de son talent, il faut arriver jusque vers l’époque des fresques du
Couvent de San Marco à Florence, qui n’ont pas été entreprises avant 1436. Le délicieux
artiste a bien exécuté trois ans plus tôt, en 1433, sa grande Madone du Musée des Offices;
mais les plus fins connaisseurs de l’art italien ont tiré argument de cette Madone pour
constater que Fra Angelico « n’avait point encore, en 1433, familiarisé son génie avec les
procédés du grand art » (1). En tout cas, on ne saurait prouver, d’une façon rigoureuse,
que nous possédions de lui, même à Cortone, une peinture certainement antérieure à
1418. Quant à Benozzo Gozzoli, avec ses fresques du palais Riccardi, peintes seulement en
145g, il nous fait descendre à une époque relativement beaucoup plus récente encore.
Pour les productions de l’école flamande, l’écart est moindre. Les Heures de Turin m’ont
permis de révéler qu’il existe des œuvres, conçues dans le style des Van Eyck, qui ne
peuvent pas être postérieures à 1417 (2). Mais, même dans ce cas, il y aurait toujours un
Berry.
(1) F. -A. Gruyer, Les Vierges de Raphaël et Vico- que sortir de l’enfance à l’époque de la mort du duc de
nographie de la Vierge , Paris, 1869, 3 vol. in-8°, t. I,
p. 252. — Lire tout le passage où il est si justement (2) Voir mon travail sur Les Débuts des Van Eyck ,
exposé que Fra Angelico n’arrive à devenir lui-même Paris, 1903 (extrait de la Gazette des Beaux-Arts ,
qu’après que « Masaccio a quasi renouvelé l’art autour 3e période, t. XXIX).
de lui », Masaccio, c’est-à-dire un artiste qui ne faisait
CHAPITRE CINQUIÈME
Des peintures aussi importantes par leur date que celles qui constituent la première
série dans les Très riches Heures appellent un examen extrêmement minutieux sous le
rapport de leur caractère d art. Jadis les conditions dans lesquelles on était admis à jeter
les yeux sur le manuscrit qui fait la gloire du Musée Condé ne se prêtaient guère qu à
une impression rapide; quelques-unes seulement des peintures du volume pouvaient être
étudiées plus à loisir sur des reproductions (1); et nos prédécesseurs se trouvaient
excusables d’arriver à porter des jugements trop sommaires. Aujourd’hui que des facilités
nouvelles sont offertes aux érudits, c’est sur des bases beaucoup plus larges que nous
pouvons et que nous devons reprendre l’ensemble de la question.
De quelle école, ou de quelles écoles relèvent nos miniatures? C’est ce que nous avons
à examiner d’abord. Waagen qui, le premier, a publié une description du manuscrit,
reconnaissait dans certaines de ses pages une forte influence italienne (2). D’autres
critiques ont été plus loin, et ont affirmé nettement la collaboration au volume d’un
artiste qui « avait pour patrie l’Italie (3) ».
A priori, l’idée qu’un miniaturiste italien a pu s’expatrier à l’époque qui nous occupe
n’a rien d’inadmissible. Il n’aurait pas été le premier artiste qui serait parti de la Péninsule
miniature contenant une vue du Mont-Saint-Michel
tr pl foi ci su Le Li d’ du (nos planches I, IX, XLI et LXIV). Encore faut-il ob-
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e ue bi de sclir Maiqu e , t. é I) (3) Eugène MuNTZ, Notice sur un plan inédit de
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. e e cr ut Mo Rome, dans la Gazette archéologique, année 1885,
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e ur s ll p. 169.
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CHAPITRE CINQUIÈME
4Ô
cas de ce Xommaso da
pour aller vers le Nord chercher fortune. On a plusieurs fois cité le
Pour nous en tenir à la
Modena qui, au quatorzième siècle, a été peindre en Bohême (i).
fils Philippe le
France, les documents établissent que Philippe le Bel, puis plus taid son
plus exactement
Long, eurent à leur service trois peintres de Rome, Philippe Rizzuti, ou
ou Mars) (2).
peut-être Bizuti, et son fils Jean, et Nicolas de Marzi (en français des Marz,
Simone di Martino
On sait aussi que des maîtres siennois ou florentins, tels que l’illustre
était hospitalier et
(Simone Memmi), furent attirés par les papes à Avignon. Notre pays
Il est ceitain
accueillait volontiers les gens de talent, de quelque région qu ils vinssent (3).
engager à
d’ailleurs que le duc de Berry fit engager, ou tout au moins chercha à faire
ra » (4)-
son service, en Italie, un maître habile dans l’art de la marquetterie ou « intarsiatu
tique en
Les inventaires et les pièces de comptes nous montrent dans le duc Jean un éclec
tard du roi
matière de goût. On eût pu dire de lui, comme Commynes devait le dire plus
en
Charles VIII : « Il joignit ensemble toutes les belles choses dont on luy faisoit feste,
»
quelque pays qu’elles eussent été vues, fust en France, Italie ou Flandres (5).
ineuis
Cependant en ce qui concerne la possibilité de la venue de peinties et d enlum
C est
italiens en France, à l’époque qui nous occupe, il y a une objection embarrassante.
it un
le silence complet des textes et des pièces d archives. On a bien pi étendu qu il exista
te
contrat parlant d’artistes italiens employés par le duc de Berry au château de Nonet
ire,
en Auvergne (6). Mais cet acte n’a jamais pu être retrouvé, et, jusqu’à preuve contra
français
de grands doutes sont permis. Parmi les noms d’artistes cités dans les documents
de l’époque où vécut le duc de Berry, sauf dans un seul cas qui peut être discutable (7),
(1) Julius VON Schlosser, Tommaso da Modena, p. 586. pour la Société de l’Histoire de France,
II, Dupont
Mlle
t.
dans le Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlun-
gen der Allerhochsten Kaiser hanses, Vienne, 1898, (6) De Champeaux et Gauchery, Les Travaux
t. XIX. d’ art exécutés pour Jean de France, duc de Berry ,
(2) Bibliothèque de l’École des chartes, t. XLVIII, p. II4. — Le château de Nonette, d’après l’opinion de
1887, p. 631; Bernard PROST, Quelques documents M. Gauchery, serait représenté dans la miniature repro-
sur l’histoire des arts en France , dans la Gazette des
duite sur notre planche LVIII, à l’arrière-plan de
Beaux-Arts, 2e période, t. XXXV, 1887, t. I, p. 324; M ehun-sur- Y è vre .
le même, Recherches sur les « Peintres du roi » anté- (7) Il s’agit d’un certain Bose qui, dans un compte
rieurs au règne de Charles VI , dans les Études d his- du duc de Berry en 1401, est désigné comme « peintre
toire du Moyen Age dédiées à Gabriel Monod , Paris, de Monseigneur». (De Champeaux et Gauchery,
1896, p. 395-396- op. cit., p. 113.) Un autre compte de la même époque
(3) J’ai établi, notamment dans une communication (Arch. Nat. KK 253, f° 93 verso) cite, parmi les valets
de chambre du duc, sans autre désignation, un nommé
à la Société des Antiquaires de France, ce fait, résul-
tant d’une étude de statistique sur les documents, que, Bouso, qui est vraisemblablement le même individu.
au commencement de la guerre de Cent ans, alors que — Ce nom de Bose ou Bouso pourrait être une altéra-
les hostilités commençaient déjà entre la France et tion d’un vocable italien. Il éveille aussi le souvenir de
documents, postérieurs de quelques années, qui nous
l’Angleterre, les Anglais tenaient une place propor-
montrent un peintre appelé Boso travaillant de 1406 à
tionnellement trèsgrande dans l’industrie de la librairie
à Paris.
1409, àChambéry etàThonon, pour lecomte de Savoie
(4) A. de Champeaux, Les Relations du duc de (Auguste DUFOUR et François Rabut , Les Peintres et
Berry avec l’art italien, dans la Gazette des Beaux- la peinture en Savoie , dans le t. XII, p. 41, des Mé-
Arts, 2e série, t. XXXVIII, 1888, t. I, p. 409-415. moires et documents publiés par la Société savoisienne
d’histoire et d’ archéologie , Chambéry, 1870). Mais, en
(5) Mémoires de Philippe de Commynes, édit, de
47
LA QUESTION D’ORIGINE
nous ne rencontrons jamais que des noms marquant comme origine, soit la France, soit
les contrées situées au nord et au nord-est du royaume des fleurs de lis, Jean Grangier
ou Granchier d Orléans, Jean de Montmartre, Michelet Saumon, Étienne Lanelier, Jean
Lenoir, Antoine de Compiègne, ou encore Jean de Bondolf dit Jean de Bruges, André
Beauneveu de Valenciennes, Jacquemart de Hesdin, Jean de Hollande, Jacques Cône
ou Coene de Bruges, Haincelin (Hansslein) de Haguenau, Imbert Stanier, etc. Pour qui
est familiarisé avec l’ensemble des manuscrits créés par la librairie française dans les
premières années du quinzième siècle, les miniatures du manuscrit de Chantilly, tout en
étant infiniment plus belles que celles qui se rencontrent ailleurs, présentent cependant
une certaine parenté avec les illustrations de toute une série de volumes exécutés
certainement à Paris ou pour des princes de la maison de France. La preuve en est
que deux érudits très versés en ces matières se sont trouvés entraînés, par cette
ressemblance même, à grouper avec les Très riches Heures et à proposer de considérer
comme sortis du même atelier plusieurs de ces volumes parisiens, livres d’heures et missels
à l’usage de Paris, ou encore manuscrits faits à Paris pour les ducs de Bourgogne et
plus tard, du temps de l’occupation anglaise, pour le régent duc de Bedfort (1). Les
conclusions de ces érudits étaient forcées en ce qui concerne la classification. Mais le fait
que ces conclusions ont pu être formulées indique combien ces différents manuscrits, le
volume de Chantilly compris, se tiennent entre eux. Si l’on voulait admettre que toutes
leurs miniatures, où il semble qu’il y ait des traces d’italianisme, sont réellement l’œuvre
d’artistes nés en Italie, il faudrait supposer l’existence de toute une colonie — car
l’exécution des enluminures de tous ces manuscrits trahit bien des mains diverses — de
miniaturistes italiens qui se seraient établis, pour travailler, auprès de la cour des Valois.
Cette colonie eût laissé des traces dans les pièces d’archives. Or, nous avons dit combien
celles-ci sont muettes à cet égard.
Et le fait est d’autant plus frappant que, si les listes de peintres et de miniaturistes
travaillant en France à cette époque ne contiennent pas de noms italiens, les vocables
italiens sont très fréquents, au contraire, pour d’autres catégories de gens de métiers,
par exemple pour les marchands qui, la plupart ayant leurs demeures à Paris, servent
de fournisseurs aux divers princes du sang. Dino, Jacopo et Filippo Rapondi,
Baldo di Guido (Baude de Guy), Janus de Grimaldi, Lodovico Gradenigo, Antonio
Mancini, Michèle de Pazzi ou de Pasti (de Paxi), Bartolommeo Sacco (Sac), et bien
d’autres encore, paraissent et réapparaissent fréquemment dans les comptes des ducs
de Berry, de Bourgogne et d’Orléans. Bien plus, parmi ces Italiens, il en est qui
s occupent spécialement de procurer des manuscrits de luxe aux princes de la Maison
somme, nous manquons de toute indication précise (i) De Champeaux et Gauchery, op . cit., p. 14g
permettant d’affirmer que ce Bose, Bouso, ou peut- et suiv., 203-204.
être aussi Boso, était réellement un Italien.
CHAPITRE CINQUIÈME
enlumineurs, ils les eussent employés de préférence. Or, il est parvenu jusqu’à nous
des manuscrits exécutés pour le duc de Bourgogne sous la direction des Rapondi; et les
miniatures de ces manuscrits nous feraient penser à l’Allemagne plutôt qu’à l’Italie (1).
Un document nous renseigne aussi sur l’enlumineur que Pierre de Vérone faisait
Italien, mais bien un
(2). ses yeux; et cet enlumineur n’était nullement un
travailler sous
Normand
ces Italiens, c’est uniquement en Italie qu’il les connaît et qu’il va les visiter. Il n’en cite
aucun comme résidant à Paris. Dans la capitale de la France il ne rencontre que des gens
de l’Ile-de-France, de la Normandie, ou de la Flandre (3).
Mais on pourrait objecter que le silence des textes provient de ce qu’une fatalité a
fait disparaître, avec le temps, précisément ceux des documents qui pourraient nous
éclairer. Examinons donc si, en nous attachant aux miniatures mêmes du manuscrit
de Chantilly, il ne serait pas possible de leur arracher le secret de leur origine.
*
* *
de Jean de Vaudetar (4), dans la fameuse série des Prophètes d’André Beauneveu en tête
2 vol. in-80, t. I, p. 105. — Cf. de Champeaux et
(1) Voir, à ce propos, mes études intitulées : Manus- Gauchery, op. cit., p. 125.
crits de luxe exécutés pour des princes et des grands
seigneurs français, dans la revue Le Manuscrit, 1895, (3) Notes de Johannes Alcherius dans le recueil
t. II, p. 178. de Jean Le Bègue. Bibl. nat., ms. latin 741, publié
par Mrs Merrifield, op. cit., t. I, p. 69, 91, 103, 105,
(2) Témoignage contemporain, daté de 1411, de
« Johannes Alcherius » dans le Recueil de Jean Le 159 et 281. — Cf. de Champeaux et Gauchery, op.
Bègue, ms. latin 741 de la Bibliothèque nationale,
cit., p. 122-123.
dont le texte a été publié par Mistress Merrifield, Ori- (4) Conservée à La Haye, au musée Meermanno-
ginal treatises on the Arts of painting, Londres, 1849, Westreenen. — Le portrait de Charles V, par Jean de
49
du psautier du duc de Berry (1), dans des illustrations d’une Bible historiale de ce prince
dues à un miniaturiste de langue allemande (2), et, pour les tableaux proprement dits, dans
les volets de Melchior Broederlam au Musée de Dijon, dans différents panneaux exposés
au Musée du Louvre parmi les primitifs français (3), enfin jusqu en Allemagne dans les
peintures de l’école de Cologne attribuées à maître Wilhelm et à ses imitateurs ou dans
celles qui passent pour être de l’école de Westphalie. Ce coloris, d une gamme claire, n est
donc pas spécial à un pays. Il a séduit les artistes à une certaine époque, en France, en
Flandre et sur les bords du Rhin, aussi bien qu’au sud des Alpes, à Sienne ou à Florence.
De même que le coloris, la coupe des visages et leur physionomie, surtout chez les
femmes et chez certains vieillards, ont pu inciter les critiques plus particulièrement
familiarisés avec l’art italien à songer aux types employés par les écoles siennoise et
florentine du quatorzième siècle. Cependant il y a là un caractère d éclectisme qui
déroute déjà. Ces types évoquent non pas une, mais plusieurs œuvres, et qui sont de
dates différentes. Certaines têtes rappelleraient Orcagna dans son Paradis de Santa
soit à l’école de Westphalie (5). Ces divergences donnent l’impression que nous suggère
ordinairement une œuvre dont l’auteur s’est livré, pour perfectionner son talent, à 1 étude
de modèles variés et pris un peu de côté et d’autre.
Il semble même que des formules toutes faites aient pu jouer un certain rôle. Or, ces
formules existaient effectivement à la disposition des artistes. La Bibliothèque impériale
de Vienne possède et M. de Schlosser a publié (6) un très curieux petit album de dessins
de la fin du quatorzième siècle qui est un recueil de têtes d’expression à l’usage des
praticiens. Ces têtes rappellent, dans un mélange complet, à la fois 1 art italien, 1 art des
manuscrits exécutés en France pour le duc de Berry, spécialement les miniatures attribuées 13
soit à André Beauneveu, soit à Jacquemart de Hesdin, 1 art colonais et jusqu à 1 art
bohémien du temps de Wenceslas. Elles ont donc au plus haut degré un caractère
Bruges, qui orne ce manuscrit, a été plusieurs fois (4) Musée de Cologne, Calvaire, sous le nü 48 du
reproduit, notamment en couleur, par Jules LABARTE, catalogue de 1902.
dans M Inventaire du mobilier de Charles V , roi de (5) Musée de Cologne, autre Calvaire, sous le n° 367
France, faisant partie de la collection des Documents du même catalogue.
inédits sur l’histoire de France. (6) Julius VON SCHLOSSER, Zur Kenntnis der Kunst-
Bibl. nat., ms. français 13091. lemschen Uberlieferung im sp'àten Mittelalter , dans le
historiale, voir mes Manuscrits Jahrbuch der kunsthistorischen S ammlungen des
(2) Sur cette Bible
deluxe, etc., I. c., p. 178. allerhochsten Kaiserhauses . Vienne, 1903, t. XXIV,
(3) Nos 995, 996 et 997 du catalogue sommaire. p. 314 et suiv.
CHAPITRE CINQUIÈME
international. De pareils recueils pouvaient facilement passer d’un pays à l’autre et être
grossis d’éléments glanés en contrées diverses, comme ce fut le cas, au treizième siècle,
pour le célèbre album de Villard de Honnecourt. Celui de Vienne est une preuve certaine
5o
que, pour attribuer à un pays déterminé des œuvres peintes à l’époque du duc de Berry, le
caractère individuel, en ce qui concerne les personnages traditionnels qui figurent dans
les scènes sacrées, ne constitue qu’un élément devant être utilisé avec beaucoup de
circonspection. Il n’y a dans le manuscrit de Chantilly qu’une seule tête qui ne prête pas
au doute, c’est celle du duc de Berry, parce que nous sommes à même de pouvoir vérifier
que c’est un portrait pris sur nature ; et ce portrait se rattache par le sentiment à toute
une série d’œuvres qui n’ont pas été exécutées ailleurs que dans le royaume de France
d’alors, depuis le portrait de Charles V, dans la Bible de Jean de Vaudetar, jusqu’au
magnifique dessin à l’aquarelle du Cabinet des estampes de Paris représentant Louis II
d’Anjou (1), en passant par d’autres portraits de Charles V encore, et par ceux de
Charles VI, des ducs de Bourgogne Philippe le Hardi et Jean sans Peur, et du duc de
Berry lui-même, qui se trouvent dans maints manuscrits français.
L’architecture, le costume et le paysage amènent à des conclusions analogues. Pour
l’architecture d’abord, ou bien, comme dans les représentations des châteaux du duc et les
vues de Paris, Bourges, Poitiers et le Mont- Saint-Michel, c’est la pure architecture
française, laquelle alors constitue un trait local, mais un trait local en contradiction avec
l’hypothèse italienne; ou bien c’est une architecture de pure convention, bien connue
de ceux qui ont étudié les productions de la peinture de cette époque au nord
des Alpes. Cette architecture, que Courajod a qualifiée de « gothique de théâtre »,
peut avoir été à l’origine, pour citer encore le même érudit, « du gothique italien
tout spécial, tout gauche, tout prétentieux, et tout tarabiscoté (2) ». Mais ce qui est
vrai, c’est que, à l’époque des dernières années du duc de Berry, ce style spécial
pour le rendu des édifices et des motifs architecturaux dans les ouvrages de peinture
avait depuis longtemps pénétré en France, en Flandre et dans les régions rhénanes,
et qu’il y était devenu une formule d’atelier courante. Miniatures exécutées pour
Charles V, pour le duc de Berry (3), pour les ducs de Bourgogne (4); volets de
Dijon peints par Melchior Broederlam à Ypres, de 1393 à 1399 ; tableaux attribués aux
écoles de Cologne ou de Westphalie, du Musée de Cologne (5), la liste serait très longue
d’italianisme eux-mêmes, comme celui de la Purification dont nous parlerons plus loin,
abondent en traits dont les modèles se trouvaient en France, et même, si l’on veut encore
resserrer le champ des investigations, plus spécialement dans les états du duc Jean,
en Berry ou en Poitou. Ces colonnettes très élancées, surmontées de chapiteaux à
crochets (1), combien la cathédrale de Bourges, entre maintes autres églises françaises, n’en
fournit-elle pas d’exemples! Ces statues drapées de prophètes, souvent employées comme
élément décoratif (2), vous pouvez encore aujourd’hui voir leurs analogues, en originaux
de pierre, au Musée de Bourges ou, avec une attitude ramassée, servant de supports dans
la triple cheminée de la grande salle du Palais de Poitiers (3). Elles contribuaient à la
décoration du château du duc de Berry à Mehun-sur-Yèvre, ainsi que le montre une
de nos planches même (4). Leur type réapparaît dans les vitraux de la cathédrale de
Bourges qui proviennent de la Sainte-Chapelle du duc Jean (5), comme dans certaines
œuvres peintes ou sculptées par les deux grands artistes que nous savons avoir séjourné
à Mehun-sur-Yèvre, André Beauneveu (6) et Claus Sluter (7). Et je pourrais citer
d’autres emplois de ces figures dans des manuscrits exécutés en France, par exemple sur
certaines pages de la Bible en images de la Bibliothèque nationale (8), dont nous
Sans nous attarder à tout relever, signalons encore comme exemple caractéristique,
dans le manuscrit de Chantilly, de la façon dont les artistes du duc de Berry entendaient
l’architecture, la grande composition de la Procession du pape saint Grégoire pour la
cessation de la peste (planches XLII et XLIII). Ici le sujet imposait pour décor une vue
de Rome, avec le Château Saint- Ange comme élément principal (1). Nous sommes autorisé
à dire que les artistes, s’ils le voulaient, avaient à leur disposition au moins un document
susceptible de les guider, le prototype sur lequel ils ont dû certainement copier, ainsi
que nous l’expliquerons plus loin, leur Plan de Rome avec ses monuments figurés.
Malgré tout, de quelle étrange manière ils ont travesti le Château Saint-Ange! La partie
supérieure, avec ses ajourements, et surmontée d’une sorte de petite chapelle flanquée
d’arcs-boutants à pinacles, a-t-elle aucun rapport avec un reste de l’antiquité? ressemble-
t-elle même à une construction italienne du moyen âge? Ne fait-elle pas penser, bien
plutôt, à ce que notre manuscrit nous montre avoir existé, du temps du duc Jean, à son
château de Mehun-sur-Yèvre? Le Musée du Louvre possède un petit tableau attribué à
l’école de Masaccio (2), qui reproduit également le même sujet de la Procession le long
du Château Saint-Ange. Ce tableau vous montrera comment un artiste véritablement
italien comprenait et savait rendre les monuments d’Italie ; et vous constaterez combien
l’esprit qui anime un Italien diffère de ce que nous rencontrons dans la miniature de
Chantilly.
En un mot, dans les pages que nous discutons, l’architecture, quand elle prend un
certain air italien, n’est que l’application des procédés adoptés, à cette époque, dans
beaucoup d’ateliers de peinture et d’enluminure de notre pays; et quand elle n’est pas
conventionnelle, elle nous ramène à des modèles français.
L’argumentation est identique pour le paysage. Quand ce ne sont pas des vues de
France, prises depuis Paris jusqu’en Berry, en Poitou et en Auvergne, que nous avons
sous les yeux, c’est tout un système de formules d’atelier, telles que des rochers aux assises
inclinées de droite à gauche, des montagnes en pain de sucre surmontées de châteaux haut
perchés. Ces formules ont été employées par l’art italien. Les fresques du Palais public de
Sienne en fournissent des exemples. Mais elles ont été aussi très fréquemment introduites
dans leurs œuvres par des maîtres travaillant en France ou dans les régions du Nord ou
Ce
tt
ec
om
po
si
CARACTÈRE DU COSTUME 53
certaines miniatures des Petites heures (1), et des Heures de Turin (2), et encore par le
peintre d’un des Calvaires du Musée de Cologne, tableau que l’on croit dater des alentours
de l’année 1415 (3).
Même cas encore pour le costume. Ou bien il est français, dans toutes les scènes
du Calendrier sans exception, et nous montre les modes suivies à la cour de Charles VI ;
ou bien il a l’impersonnalité sacrée dans les scènes idéales; ou bien enfin il est oriental,
pour les sujets tirés des livres saints. Je sais que déjà Giotto avait introduit des
personnages orientaux dans ses fresques d’Assise et de l’Arena de Padoue; que plus tard
Gentile da Fabriano, Pisanello et Stefano da Zevio ont suivi son exemple. Mais la défroque
orientale n’était pas moins utilisée comme élément de pittoresque dans les régions qui
correspondent à l’ancienne Gaule. Sur les limites du quatorzième et du quinzième siècle
des compositions furent exécutées en peinture au nord des Alpes, où les personnages
orientaux se pressent peut-être en nombre plus considérable que dans aucune production
de l’art italien contemporaine ou antérieure. Citons le Calvaire du Musée de Cologne (n° 48
du catalogue) dont nous avons déjà parlé un peu plus haut, et, parmi les manuscrits
français, le Livre des merveilles du monde (4), lequel fut donné avant 1413 au duc de Berry
par son neveu le duc Jean sans Peur de Bourgogne.
Donc rien, ni dans le coloris, ni dans les types des visages, ni dans l’architecture,
non plus que dans le paysage ou le costume, qui appartienne plus particulièrement à
Fltalie qu’à telle autre des contrées où l’art était en honneur au temps du duc de Berry.
Le côté technique des procédés d’exécution confirmerait cette conclusion. Mais il
serait difficile de traiter la question sans avoir sous les yeux les originaux eux-mêmes.
Bornons-nous à dire que, sous ce rapport, il n’y a aucune différence entre le manuscrit
des Très riches Heures et des volumes, également peints pour le duc de Berry, qui ont
été exécutés
Hesdin en France par des artistes tels qu’André Beauneveu et Jacquemart de
(5).
consacrées à celles des pages du manuscrit de Chantilly qui ont paru à d’éminents critiques
être le plus indubitablement italiennes.
CHAPITRE CINQUIÈME
54
*
* #
Il est arrivé à maintes reprises que l’influence des œuvres d’art s’est fait sentir d’un
pays à l’autre, ou d’une époque à une autre époque. Bien souvent des artistes appartenant
à un pays et vivant à une date donnée se sont inspirés, comme modèles, d’œuvres créées
dans un pays différent et à un autre âge que le leur. Le cas des répliques, des copies, des
imitations est on ne peut plus fréquent.
Jadis les historiens de l’art se trouvaient parfois très gênés par ces faits. Puis la
critique a fait des progrès. Elle est déjà arrivée à un grand degré de perfection pour
les œuvres de l’Antiquité. On sait, par exemple, distinguer aujourd’hui une sculpture
grecque exécutée en Grèce d’une imitation faite à Rome sous les Antonins. Pour
les tableaux et les autres œuvres de peinture, des connaisseurs perspicaces et avisés,
tels, par exemple, que le sénateur Morelli en Italie, ont montré la voie à suivre. Rai-
sonner par le sentiment, et rien que par le sentiment, peut être chose dangereuse.
Courajod a raconté cette piquante histoire d’un dessin de l’Albertine, à Vienne, qui, suivant
qu’il a été étudié par un connaisseur italien ou par un savant allemand, a été baptisé tantôt
siennois, tantôt colonais (1). Pareille chose est advenue pour certaines pages elles-mêmes du
manuscrit de Chantilly. La peinture du Couronnement de la Vierge a passé, et passe encore,
aux yeux de connaisseurs d’une haute autorité, pour être d’une main italienne. Arrive un
très fin critique belge (2); il salue dans ce Couronnement un chef-d’œuvre de l’art... des
Pays-Bas ! Il ne suffit donc pas de s’en tenir à une impression d’ensemble. Il faut pénétrer
plus avant. Le point de départ doit être l’observation des particularités secondaires, qui
sont d’autant plus typiques que l’artiste, ne leur attachant lui-même que peu d’importance,
ne se met pas en garde en les exécutant, et y laisse percer plus facilement son individualité
propre. C’est par l’examen minutieux des petits détails qu’il devient possible d’arriver
à élucider les questions, souvent très difficiles, d’imitations, par les artistes d’un pays,
d’œuvres originales d’un autre pays.
Voilà la méthode d’étude, la seule pouvant donner des résultats d’une valeur réelle,
qu’il convient d’adopter pour les miniatures de la première série du manuscrit de Chantilly.
Nous prendrons successivement, parmi ces peintures, celles qui ont été surtout considérées
(1) Courajod, Leçons professées à l’École du de France, duc de Berrv, dans le Bulletin de la Société
Louvre, t. II, p. 273. d’histoire et d’ archéologie de Gand, année 1903.
(2) Georges Hulin, Les Très riches Heures de Jean
i
LE PARADIS TERRESTRE 55
Aux yeux d’un très regretté historien de l’art, la miniature du Paradis terrestre (1)
serait « aussi foncièrement italienne que le Calendrier est foncièrement français ou
contre une pareille assimilation, depuis les fresques du Campo-Santo de Pise jusqu’aux
« Eves » de Masaccio et de Masolino dans les fresques du Carminé de Florence. Si vous
Italie (3). Il n’est pas nécessaire d’aller si loin. Prenons la belle fontaine placée au centre
de la miniature, et qui est un détail bien plus important dans l’image; nous pourrons
nous convaincre que le style de cette fontaine est exactement celui qui domine dans des
objets de provenance toute française, par exemple dans des boiseries qui ont été exécutées
en Berry, pour le duc Jean lui-même, comme le dais à trois places, qui de la Sainte-
Chapelle de Bourges ou de celle de Mehun-sur-Yèvre a passé dans l’église de Morogues (4).
Les partisans de la théorie admettant la collaboration d’un Italien au manuscrit de
Chantilly ont beau jeu à réclamer pour cet Italien les miniatures relatives à la Passion.
Toutes les scènes de la Passion (5) présentent dans les Très riches Heures un grand
caractère d’unité. C’est une suite étroitement liée, dont toutes les peintures sont sûrement
d’un même artiste. Les conclusions auxquelles prêtera l’étude de l’une d’elles pourront
s’appliquer à toutes les autres. Or, un des tableaux, la Marche au Calvaire (6), reproduit
incontestablement dans ses grandes lignes une composition qui a été plusieurs fois traitée
par des artistes italiens depuis la fin du treizième siècle, par Duccio dans une peinture
qui était autrefois dans une église de Sienne, par Simone di Martino (Simone Memmi)
dans un petit panneau du Musée du Louvre (1), par les peintres de la chapelle des
Espagnols à Santa Maria Novella de Florence, et, à Florence encore, par Nicolo Gerini
dans l’église
6
de Santa Croce. Un des tableaux suivants, dans la série de la Passion de
5
Chantilly, la Descente de croix (2), présente, en plusieurs de ses parties, d’étroites affinités
avec deux autres petits panneaux de Simone di Martino (Simone Memmi) qui sont au
Musée d’Anvers : le Coup de lance et la Descente de croix (3). Le premier de ces panneaux
d’Anvers, le Coup de lance, offre aussi, en ce qui concerne la disposition réciproque du
Christ en croix, des guerriers qui le gardent, et de la Vierge qui se pâme, sur la
gauche, dans les bras des saintes femmes et de saint Jean, une certaine analogie d’ensemble
avec
Christ une troisième des scènes de la Passion de Chantilly, les Ténèbres ou la Mort du
(4).
*
Mais d’abord, si le peintre Simone di Martino est Siennois, il est venu travailler à
Avignon; et, suivant une opinion très justifiée de M. Paul Schubring (5), c’est vraisem-
blablement en cette ville, par conséquent dans les limites de notre France actuelle, qu’il a
dû exécuter, entre 133g et 1344, les petits panneaux aujourd’hui au Louvre et au Musée
*
d’Anvers. Avant de trouver asile dans les collections publiques, ces panneaux sont restés
\
en Bourgogne jusqu’à la date relativement toute récente de 1826. Ils ont donc pu, de très
ancienne date, servir de modèles aux artistes que leurs travaux ont amenés en Bourgogne
ou dans la vallée du Rhône. En tout cas, ce qui est certain, c’est que les partis pris de
disposition générale que nous y voyons adoptés pour les thèmes de la Marche au Calvaire
*
Hesdin (7), nous montre ces thèmes traités suivant la même formule d’ensemble. Il n’y
*
avait donc pas qu’un artiste italien qui eût été susceptible, en France et à l’époque des
dernières années du duc de Berry, de comprendre de la même façon que jadis Simone
di Martino certains épisodes de la Passion.
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bibliographie, p. 301.
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p. 70-1 19.
57
LA SUITE DE LA PASSION
(1) Planche LV. achevée par son successeur, comme peintre du duc de
(2) N° 995 du catalogue sommaire. — Ce tableau du Bourgogne, Henri Bellechose. Celui-ci était aussi un
Louvre a été plusieurs fois reproduit. Voir, notamment : artiste venu du Nord, originaire du Brabant.
(3° période, t. XXXI), p. 63; et la Revue de l’Art an- accroché sur le revers de sa croix. Le fait n’a d’ailleurs
cien et moderne, n° du 10 avril 1904 (t. XV). rien de surprenant puisque, comme nous le dirons dans
(3) Jean Malouel est mort en 1415, avant d’avoir pu le chapitre VI, il s’agit d’illustrations exécutées dans le
terminer ce tableau auquel il travaillait. L’œuvre a été même atelier.
58 CHAPITRE CINQUIÈME
Darmstadt (1); une gravure d’un imitateur du maître alsacien Schongauer (2); et, pour
une époque bien antérieure à celle qui nous occupe, une image du fameux manuscrit,
également alsacien, de YHortus deliciarum de Herrade de Landsberg.
Pour toute la suite de la Passion de Chantilly, la présence de ces divers détails
constitue ces indices, si importants à relever, qui, beaucoup plus qu’une vague impression
d’ensemble, peuvent mettre sur la voie de la vérité. Et ces indices, nous venons de le voir,
sont tout à fait contraires à la thèse italienne.
C’est encore un de ces détails, secondaires au premier abord, mais très caracté-
ristiques, quipeut servir de base au jugement pour le Couronnement de la Vierge (3). Certes
le sujet du Couronnement de la Vierge a été fréquemment, et magnifiquement, traité par
les artistes italiens. Mais dans toutes les peintures italiennes, la tradition consiste à montrer
la Vierge couronnée effectivement par Dieu (soit Dieu le Père, soit Dieu le Fils, ou encore
la Trinité), qui pose ou s’apprête à poser le diadème sur la tête de la Madone. Le célèbre
tableau de Fra Angelico, au Louvre, en est un exemple entre bien d’autres. Or, en
France, si le sujet a été souvent rendu de la même manière, il existait aussi, au point
de vue iconographique, une tradition locale différente, qui paraît n’avoir jamais passé
en Italie. Cette tradition consistait à montrer Dieu bénissant seulement la Vierge,
tandis que la couronne descend du ciel, suspendue au-dessus de la tête de la Mère
du Christ par un ou plusieurs anges. Les miniatures de manuscrits français de la fin
d’ordre plus général. Cette miniature est si belle, d’un sentiment si élevé, si épuré, quelle
(i)Thode , Die Malerei am Mittelrheinim XV .Jahr- (2) Max Lehrs, Der Meister P. M., dans le même
hundert , dans le Jahrbuch der kôniglich Preussis- Jahrbuch , Berlin, 1898, t. XIX, p. 135-138.
chen Kunstsammlungen, Berlin, 1900, t. XXI, p. 61. (3) Planche XL.
59
LE COURONNEMENT DE LA VIERGE
a comme forcément éveillé la pensée d’un rapprochement avec les œuvres de la grande
époque de 1 art italien, avec les Couronnements de la Vierge de Fra Angelico ou de Filippo
Lippi. On a trop oublié que ces œuvres étaient postérieures au temps du duc de Berry.
Que dirait-on d un critique qui, à propos de nos admirables sculptures françaises du
treizième siècle, voudrait les grouper avec les œuvres d’un Donatello vivant au quinzième
siècle ! Il faut se garder de tomber dans une erreur, moins accentuée évidemment, mais en
somme du même genre. Ce n’est pas avec des œuvres du second tiers, encore moins de la
seconde moitié, du quinzième siècle qu’il est logique de comparer la peinture de Chantilly,
puisque celle-ci date au plus tard de 1416; c’est avec des productions qui soient à peu
près contemporaines. Or, prenez tous les Couronnements de la Vierge, sans exception,
exécutés en Italie jusqu à cette date de 1416, à commencer par ceux qui ont eu pour
auteurs les maîtres les plus renommés du temps, tels que le panneau de Lorenzo Monaco,
daté de 1413, au Musée des Offices à Florence (1), et celui de Gentile da Fabriano, qui est
considéré comme une des plus anciennes œuvres de cet artiste, au Musée de Brera de
Milan, ou encore la belle fresque attribuée à Jacopo Avanzi de l’église des Eremitani à
Padoue; vous pourrez y admirer des figures majestueuses ou délicates, mais toujours
comme un peu figées dans des attitudes hiératiques ; en vain vous y chercherez l’équivalent
de cette originalité, de cette liberté et de cette poésie dans la disposition générale qu’on
peut admirer sur la page de Chantilly. Nulle part, vous ne trouverez, dans l’Italie d’avant
1417, rien de semblable à cette Vierge s’agenouillant modestement, les cheveux sur les
épaules, mais ayant derrière elle, comme une grande dame a ses pages, des anges pour
porter la traîne de son manteau.
Il y a plus. Si, après avoir constaté qu’il est inutile d’interroger l’Italie, vous vous
retournez du côté de la France, toujours en vous limitant strictement à la date de 1416
au plus tard, voici que vous rencontrez ce que vous cherchez dans un Couronnement de la
Vierge, de caractère tout français, exécuté dans une région très voisine de Paris, et ayant
l’âge voulu, car il a été taillé dans la pierre pour un des neveux du duc de Berry, le
duc Louis d Orléans, lequel fut assassiné, comme on le sait, à Paris, le 23 novembre
1407. Je veux parler du bas-relief placé au-dessus de la porte du château de la Ferté-
Milon, chef-d’œuvre trop peu connu encore, bien qu’il soit facile d’aller en admirer le
moulage au Musée du Trocadéro. Le bas-relief de la Ferté-Milon, en dépit de ses
mutilations, nous donne la grande note française pour le rendu, au début du quinzième
siècle, de ce beau sujet du Couronnement de la Vierge. Et voilà bien le même souffle qui
a animé aussi le maître du manuscrit de Chantilly. Placez une photographie de ce bas-
relief à côté de notre planche XL, et vous constaterez combien grande est la ressemblance.
Autant qu’une sculpture peut être comparée avec une peinture, vous retrouverez là
(1) On peut encore citer, au même Musée des Offi- Nicolo Gerini; mais il est inférieur à celui de Lorenzo
ces, le Couro7inement de la Vierge, de Lorenzo di Monaco, et d’ailleurs conçu dans les mêmes données.
6o
CHAPITRE CINQUIÈME
de Chantilly : « De la voûte, dit Sauvai, ou pour mieux dire d’un ciel d’azur qu’on y
avoit figuré, descendoit une légion d’anges, jouant des instruments et chantant des
antiennes de Notre-Dame (2). » En réalité, donc, plus on étudie de près le Couron-
nement de la Vierge des Très riches Heures du duc de Berry, en cherchant des points de
comparaison, plus cette page, qui a passé pour être italienne, apparaît au contraire
comme liée de la façon la plus étroite à tout un ensemble de créations d’art purement
françaises.
L’erreur de critique relativement aux dates réciproques des œuvres, que nous avons
relevée pour le Couronnement de la Vierge, n’a pas été commise dans le cas d’une autre
page, la miniature de la Purification (3). Cette miniature a été considérée comme étant la
copie d’une peinture italienne, laquelle est bien, en effet, antérieure comme époque
d’exécution aux Très riches Heures. Il s’agit d’une fresque du peintre florentin Taddeo
Gaddi, exécutée entre 1352 et 1356, qui se trouve à l’église de Santa Croce de Florence,
dans la chapelle Baroncelli.
Il est hors de doute que le miniaturiste de Chantilly a subi ici d’une manière très
accentuée l’influence d’une œuvre italienne. Mais cette œuvre était-elle la fresque de
Taddeo Gaddi à Santa Croce? La disposition générale de cette fresque, avec le grand
prêtre placé sur le seuil d’un temple élevé qui se dresse sur la droite, au centre un
escalier que gravit un personnage féminin, et à gauche un groupe d’autres personnages
debout au pied de l’escalier, n’est pas spéciale à Taddeo Gaddi. C’est un de ces thèmes
Un
LA PURIFICATION 61
tout faits que les artistes ont maintes fois reproduits en Italie. Déjà, on le pressent dans les
fresques de Giotto à l’Arena de Padoue. A Santa Croce même, dans une autre chapelle,
celle des Rinuccini, Giovanni da Milano, en 1365, a copié, à quelques détails près,
la peinture de la chapelle des Baroncelli (1). Nous retrouvons encore ce thème traité
par Gherardo Starnina dans la chapelle Bocchineri à la cathédrale de Prato, et avec la
répétition de certaines figures, comme celles des enfants au pied de l’escalier, qui ont passé
dans la miniature de Chantilly. La diffusion du thème a franchi les limites de la Toscane;
elle s’est étendue au moins jusque dans l’Italie du Nord. Elle a gagné en cette région
Padoue, la ville ou jadis Giotto avait travaillé, comme le prouvent les fresques de la fin
du quatorzième siècle qui ornent à Padoue le baptistère de la cathédrale. Pour qu’on ait
le droit d’affirmer que, parmi toutes ces différentes répétitions, la fresque de Taddeo
Gaddi, et non une autre, soit l’original même dont s’est inspiré le peintre du duc de
Berry, il faudrait que, entre la fresque de la chapelle Baroncelli et la miniature, la
ressemblance fut criante. Or, ce ne peut être le cas, parce que, entre les deux œuvres, il y
a cette différence extrêmement grave que le sujet n’est pas le même. La fresque de
Taddeo Gaddi montre la présentation au Temple de la Vierge ; la miniature de Chantilly,
la purification avec la présentation au Temple de X Enfant Jésus. Chez l’artiste florentin,
la figure placée sur les degrés est la Vierge enfant. Dans la miniature, c’est une servante
portant le cierge des relevailles et l’offrande des deux colombes; la Vierge est reléguée
dans le bas à gauche, tenant dans ses bras l’Enfant Jésus et suivie de saint Joseph. Ce qui
a passé dans la page de Chantilly, c’est la construction générale du tableau, ce sont des
détails accessoires. Mais ou le thème a-t-il été réellement pris? impossible de le préciser.
Il se pourrait même que ce ne soit ni à Florence, ni à Prato, ni à Padoue, mais tout
simplement en France, où il ne serait pas surprenant que ces données eussent été déjà
introduites par les Rizzuti ou Bizuti venus de Rome travailler pour Philippe le Bel, ou par
Simone di Martino et ses compatriotes après leur installation à Avignon. Le modèle a pu
être aussi transmis en France par des objets aisément transportables, par exemple par un
dessin — et précisément au Musée du Louvre il s’en trouve un qui répond aux données
voulues (2) — ou par quelques-unes de ces broderies que l’on exécutait à Florence, en
prenant pour types les œuvres des peintres, broderies dites en France « de l’ouvrage
de Florence », dont les inventaires nous apprennent que le duc de Berry a possédé
justement un lot important (3). On s’est donc infiniment trop pressé de conclure, comme
(1) C’est évidemment par une confusion de souvenirs lienne par M. Reiset. — Cf. Eugène Muntz, Notice
qu’un érudit a imprimé, en parlant de ces fresques de sur un plan inédit de Rome, dans la Gazette archéolo-
Santa Croce, que « les deux compositions diffèrent du gique, année 1885, p. 171.
tout autout ». (Gazette archéologique , 1885, p. 171.)
Il suffit de jeter les yeux sur leurs photographies pour pi d’ ve d’
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nu It e ra
se convaincre, au contraire, de leur extrême ressem- ét ce co rfè en Fr
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(2) N° 2ï6 du catalogue des dessins de l’École ita- Sa em té du dô or de Fl le el
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Ô2
CHAPITRE CINQUIÈME
Baroncelli. La source d’inspiration immédiate peut être toute différente et l’on pourrait
même être tenté de dire quelle doit l’être, si l’on s’attachait à l’argument de la
dissemblance des sujets.
Examinons du reste la miniature de Chantilly, en continuant à nous attacher aux
petits détails typiques. L’un de ces détails est tellement caractérisé qu’il est décisif à lui
seul pour exclure l’idée d’une main italienne : c’est la figure de la femme qui monte les
degrés du Temple. Il en est de celle-ci comme de lEve du Püvcidis. Le dessin général du
corps, avec le hanchement prononcé, et le ventre tendu en avant qui bombe sous la robe,
n’a rien de l’Italie. Ces caractères, c’est l’art français qui nous en fournit des exemples
dans nombre de miniatures de manuscrits, de statues ou statuettes de bois, ou de
énormément gagné en clarté; les groupes sont disposés d’une manière beaucoup plus
harmonieuse; tous les personnages sont plus justes d’attitudes, beaucoup plus élégants
surtout. Clarté, harmonie, justesse d’attitude, élégance parfaite : ce sont là des qualités
que l’art, tel qu’il était cultivé à Paris et à la cour de France, possédait alors et depuis
longtemps déjà au suprême degré.
(1) De Champeaux et Gauchery, op. cü., p. 147. (3) Je ne rappelle ici le type grec de la Harpie qu’à
(2) Planches XXV et XXIX (miniatures de droite). titre de point de comparaison, sans prétendre aucu-
— Dans la figure du saint Michel de la planche LXIV, nement qu’il y ait, dans le manuscrit de Chantilly, une
le corps de l’archange a la forme humaine ; mais des
imitation de l’art antique à cet égard.
plumes d’oiseau recouvrent entièrement les bras et les
(4) Voir ce qui est dit plus loin de cette page, dans
notre explication de la planche XLVII.
jambes jusqu’aux poignets et aux chevilles.
LE PLAN DE ROME
La présence du plan de la ville de Rome dans le manuscrit, a-t-on dit, prouve qu’un
Italien a dû travailler aux Très riches Heures. L’argument est enfantin. J’ai signalé, au
chapitre précédent, ce fait que, dans un livre d’heures provenant du roi René, se trouve
une vue d une cité orientale. Conclure de la présence de cette vue que le manuscrit du
roi René a dû nécessairement être peint par un artiste né en Orient serait absurde. On n’a
pas plus le droit de prétendre que l’intercalation d’un plan de Rome parmi les miniatures
de Chantilly atteste fatalement la collaboration d’un maître italien. Un miniaturiste français
ou flamand a pu tout aussi bien exécuter ce plan. Il suffisait qu’il eût un modèle pour
se guider. De ce modèle l’existence ne paraît pas douteuse. On peut voir à Sienne, dans
une fresque de Taddeo di Bartolo, exécutée en 1413-1414, par conséquent à peu près
contemporaine de nos miniatures de la première série, un plan de Rome qui présente avec
le plan de Chantilly les plus frappantes analogies (2). De part et d’autre, même forme
circulaire, mêmes places réciproques assignées aux divers monuments de la Ville Éternelle.
Les deux plans n’ont cependant pas été copiés directement l’un sur l’autre. Ainsi que l’a
très bien vu Eugène Muntz, s’ils se ressemblent tellement, c’est qu’ils doivent provenir
d un original commun (3). Quel était le prototype? C’est ce qui est impossible à établir
dans l’état actuel de nos connaissances. Cependant il est permis de remarquer que la forme
circulaire du plan et sa disposition générale rappellent ce que l’on trouve soit dans
certaines mappemondes, soit dans des ouvrages d’histoire ou de géographie. Or, le duc
de Berry possédait plusieurs mappemondes, dont une est mentionnée par les inventaires
comme « bien historiée (4) », c’est-à-dire ornée défigurés peintes; et ni les livres d’histoire
ni ceux où il était question de géographie ne manquaient dans sa bibliothèque. Quoi
qu il en soit, 1 existence simultanée du plan de Taddeo di Bartolo et du plan de Chantilly
présuppose l’existence d’un modèle antérieur qui a été copié de part et d’autre.
Mais si le modèle est commun, l’esprit dans lequel il a été copié diffère beaucoup de
la fresque de Sienne à la miniature de Chantilly. Dans la réplique du plan de Rome
peinte par Taddeo di Bartolo, les monuments, sans être, si l’on veut, rigoureusement
exacts, conservent cependant leurs physionomies réelles. On reconnaîtrait à première
(1) Planche XLIX. (3) Eugène Muntz, Notice sur un plan inédit de
(2) Le plan de Taddeo di Bartolo a été publié par Rome à la fin du quatorzième siècle, dans la Gazette
M. STEVENSON, Di una planta dipmta da Taddeo di archéologique, année 1885, p. 169-176.
Bartolo, Rome, 1881, extrait du Bulletino délia Corn- (4) J. GuiFFREY, Inventaires de Jean, duc de Berry,
missione archeologica communale di Roma. t. I, p. 263, n° 986.
64
CHAPITRE CINQUIÈME
s’attachaient toutes sortes de légendes et qui constituaient un des éléments les plus
connus et les plus remarqués de la physionomie de la cité. C’étaient la statue de Marc-
Aurèle, qui passait pour la statue de Constantin, aujourd’hui au Capitole, et les deux
colosses de Monte-Cavallo, représentant chacun un cheval tenu par un jeune homme nu,
que des inscriptions ont voulu transformer en œuvres de Phidias et de Praxitèle. Dans
l’exemplaire du plan de Rome peint à Sienne par Taddeo di Bartolo, ces trois statues
sont très fidèlement reproduites. Dans le plan de Chantilly, au contraire, il est évident
quelles ont tout à fait dérouté l’auteur. Pour la statue de Marc-Aurèle, sans doute
guidé par le modèle qui devait être suffisamment précis, il a tracé la silhouette générale
Nous avons donc dans le manuscrit de Chantilly l’œuvre d’un artiste qui a un plan
de Rome sous les yeux, mais qui n’a jamais vu cette ville; qui ignore même ce qu’on
connaissait partout en Italie, et qui en outre n’a pas hésité à accommoder son modèle,
CARACTÈRE DE L’ORNEMENTATION
sous le rapport des détails d’architecture, au goût des formules conventionnelles qu’on
affectionnait alors dans les ateliers français, et spécialement parisiens.
Dans la décoration du manuscrit de Chantilly, il y a un autre élément qui peut aussi,
à première vue, rappeler l’Italie. Ce sont les rinceaux en forme de feuilles d’acanthe,
profondément découpés, et peints à l’effet par des dégradations de tons de manière à
donner 1 illusion d’un certain relief, qui sont employés pour accompagner les lettrines
historiées, ou les figurines jetées autour des tableaux. Au quatorzième siècle, et dans les
premières années du quinzième, les enlumineurs français ignoraient ce genre de rinceaux.
Ils employaient, pour accompagner leurs grotesques, des rinceaux plus maigres, sans
illusion de relief et terminés par des feuilles de houx en or. Nous avons donc à constater,
dans notre volume, l’introduction d’un principe décoratif nouveau, destiné d’ailleurs à
faire fortune en France et à y devenir de style, durant la suite du quinzième siècle. Or, ce
principe, au quatorzième siècle, était constant dans les manuscrits italiens, surtout pour
ceux qui sortaient des ateliers de Bologne, les livres « d écriture boulonnoise », comme
les appellent les inventaires du duc de Berry. On le retrouve également dans les
manuscrits exécutés à la même époque à Avignon.
Ici le point de départ est évidemment l’Italie. Mais le Livre d’heures de Chantilly
n est pas le plus ancien exemple de l’emploi de ce genre de rinceaux dans un manuscrit
fait en France. Nous en avons un cas antérieur dans le Livre des merveilles du monde , volume
exécuté entre 1404 et 1413 (1). Si on compare les deux manuscrits, on constate que, par
rapport avec ce qui avait été essayé avant eux, les enlumineurs de notre Livre d’heures du
Musée Condé, en donnant plus de finesse et d’élégance à la feuille d’acanthe, s’éloignent
déjà davantage des prototypes peints au sud des Alpes, qui sont toujours un peu empreints
de lourdeur. D’autre part, si ce système de rinceaux en acanthes était à la mode en Italie,
il nous apparaît aussi comme la caractéristique de toute une série de manuscrits
bohémiens, la célèbre Bible de Wenceslas de la Bibliothèque impériale de Vienne, par
exemple, ou cette autre Bible faite à Prague en 1402 que possède le Musée Plantin
Moretus à Anvers. Il y aurait une étude à faire sur les rapports qui existent, pour F époque
du duc de Berry, au point de vue du choix des éléments décoratifs, entre les manuscrits
italiens, les manuscrits bohémiens et certains manuscrits français, parmi lesquels les
Très riches Heures de Chantilly (2). C’est l’Italie, nous l’avons dit, qui paraît bien être la
patrie originaire des formules employées. Mais comment les formules sont-elles arrivées
en France? Sont-elles venues directement? Ou, au contraire, ont-elles été introduites par
1 intermédiaire des manuscrits d’origine bohémienne, pénétrant ainsi par l’Allemagne ? Ce
(1) Ms. français 28 iode la Bibl. nat., pour les grandes serhauses, Vienne, 1901, t. XXII. — Cf. sur les ma-
miniatures frontispices du volume. nuscrits bohémiens, dans la même collection, t. XIV,
(2) Voir, à ce sujet : Max Dvorak, Die Illumina- 1893, P- 21 4> mémoire richement illustré de
toren des Johann von Neumarkt , dans le Jahrbuch der M. J. DE SCHLOSSER, Die Bilderhandschriften Konigs
kunsthistorischen S ammlungen des allerhochsten Kai- Wenzel /.
66 CHAPITRE CINQUIÈME
n’est pas le lieu de traiter ici la question, qui demanderait de grands développements.
Mais ce qu’il faut retenir, c’est que le motif des rinceaux dérivant de la feuille d’acanthe
n’a pas forcément jailli uniquement sous les pinceaux maniés par des mains italiennes.
Des artistes bohémiens ont employé ce motif en Bohême. Tout aussi bien des artistes
faudrait étendre le champ des investigations et tracer tout un tableau de l’histoire de Fart
en France sur les limites des quatorzième et quinzième siècles. Je me bornerai à quelques
rapides indications.
L’étude des monuments subsistants, et surtout des manuscrits à miniatures, révèle qu’il
s’était formé, vers le temps de saint Louis, en France, une admirable école de peinture
qui a surtout fleuri à Paris sous la protection des rois de France et des princes de la
maison royale. Au point de vue de l’industrie du livre enluminé, Paris acquit bien vite
une supériorité que Dante a reconnue dans deux vers maintes fois cités. Cette école
qu’on pourrait justement appeler l’école française, en prenant le terme dans le sens plus
restreint d’école de l’Ile-de-France, et dont on peut suivre le développement à travers
LA PEINTURE EN FRANCE AU XIVe SIÈCLE 67
(1) Voir la reproduction intégrale du Psautier de de Gratien , ms. n° 558 de la Bibliothèque municipale
saint Louis dans le volume publié sous ce titre par de Tours. Nous savons que ce volume a été vendu par
mon savant ami M. H. Omont. maître Honoré en 1288.
(2) L’exemple le plus authentique du style de cet enlu- (3) Monuments et mémoires
mineur se trouve fourni par les miniatures d’un Décr de la Fondation Eugène
et Piot, t. I, p. 183-184.
68 CHAPITRE CINQUIÈME
l’institution de l’Académie
d’attirance vers l’Itaüe'qui devait, au cours des siècles, amener
is. Ce qui est certain,
de France à Rome, encore aujourd’hui florissante à la Villa Médic
ée, c’est un Français, Charles
en tout cas, c’est que, à une époque encore un peu plus recul
sule ont à nommer comme le
d’Anjou, frère de saint Louis, que les écrivains de la Pénin
d intérêt à 1 école de peintuie
premier prince qui ait donné une marque éclatante
dans son atelier, à Cimabue,
italienne, en venant solennellement rendre visite à Florence,
ent porter leurs fruits. Il nous
le prédécesseur de Giotto. Tous ces agissements réunis devai
rtante, dans l’évolution de l’art
paraît indéniable que l’Italie a eu sa part, et sa part impo endrons au chapitre suivant sur
de la peinture en France au quatorzième siècle. Nous revi
F intensité de cette influence
toute une série de causes qui ont pu contribuer à accroître
miniatures de la piemièie
italienne précisément vers l’époque ou furent commencées les
série des Très riches Heures.
1 expiession
Quant à l’autre influence, j’employais pour la caractériser, il y a dix ans,
d’influence flamande. Mais, sur le mot flamand, il faut s entendre.
à tout le groupe des
On applique généralement la désignation d’école flamande
lle. Dans le courant du
artistes issus des régions situées au nord de la France actue
la domination de la Maison
quinzième siècle, ces différentes régions se sont réunies sous
même temps que pour certaines d’entre
de Bourgogne, avec le duc Philippe le Bon, enliens
elles, le comté de Flandre notamment, les séculaires qui les rattachaient à la
ment au seizième siecle, se
France royale, et qui devaient finir par se rompre complète
la partie la plus riche, la
relâchaient de plus en plus. On conçoit que la Flandre, qui était
à tout le pays d’alentour. Le
plus active, ait fini par imposer son nom, pour la postérité,
dater de Philippe le Bon de
terme générique d’école flamande peut donc se comprendre à
étaient pas à ce point.
Bourgogne. Mais, à l’époque du duc de Berry, les choses n’en
alors assez mal définie.
L’idée de patrie, telle que nous l’entendons aujourd’hui, était
la force se maintenait encoie .
En revanche, il y avait une nature de lien politique dont
sa stricte expression
c’était le principe de la suzeraineté. Or, le comté de Flandre, dans
et faisait par suite paitie du
géographique, était sous la suzeraineté du roi de France,
gogne. Sans doute il pouvait
royaume, au même titre, par exemple, que le duché de Bour
ants de la couronne. On les
y avoir chez les Flamands des velléités de se rendre indépend
trai, sous Philippe de
avait vus sous Philippe le Bel à l’époque de la bataille de Cour
d Charles VI dut les battre
Valois au temps des Artevelde, plus récemment encore quan
lien féodal avait encore
à Roosebeke, s’insurger contre l’autorité royale. Cependant le
moment de sa toute-puissance,
pour eux tant de prestige que Jacques d’Artevelde, au
qu’il avait meme paye de
n avait pu entraîner ses compatriotes à vouloir briser ce lien, et
, au point de vue de
sa vie ses tentatives dans ce sens. Pour le comté d’Artois, le cas était
Ce n était même pas
la suzeraineté, exactement identique à celui du comté de Flandre.
de Fiance qui existait
seulement la suzeraineté, c était la domination immédiate du loi
FRANCE DU NORD ET LOTHARINGIE
pour des villes que nous sommes accoutumés maintenant à considérer comme flamandes,
tandis qu elles étaient alors absolument en dehors du comté de Flandre. Tournai, par
exemple, était gouverné par les rois de France aussi directement que Paris même. Un
artiste né dans la Flandre, dans l’Artois, ou bien plus encore à Tournai, quand il venait
travailler à Paris ne changeait pas de pays; il ne changeait que de province. Au contraire,
pour le même artiste, s’en aller à Bruxelles ou à Liège, c’était politiquement parlant, au
temps où a vécu le duc de Berry, quitter la France pour passer à l’étranger. Le Hainaut,
le Cambrésis, eux aussi tout à fait séparés alors de la Flandre au point de vue du
gouvernement, étaient à cheval sur la frontière entre la France et l’Empire. Mais à bien
des égards, notamment par leur langage, ils étaient entraînés plutôt dans l’orbite de
la France que du côté de l’Allemagne. Froissart, l’immortel chroniqueur, est originaire du
Ffainaut, né à Valenciennes, et dans le cours de sa vie pourvu de la cure de Lestine-en-
soigneusement de raisonner ou de parler comme s’il s’agissait d’une période plus avancée,
telle que les deux derniers tiers du quinzième siècle. Un érudit comme Mgr Dehaisnes ne
s’y est pas trompé. Consacrant un important ouvrage à l’histoire de l’art dans les régions
que nous venons d’énumérer jusque vers l’année 1400, il n’a eu garde d’inscrire sur son
titre les mots d’art flamand, ce qui eût suggéré l’idée d’un groupement qui n’était pas fait
encore; il s’est contenté de dire, comme plus conforme à la réalité : art dans la Flandre,
l’Artois et le Hainaut (1). Si l’on voulait trouver un terme d’ensemble pour désigner le
groupe du comté de Flandre, de l’Artois et du Tournaisis, celui qui conviendrait,
comme étant d’accord avec les limites de la suzeraineté, ou même dans certains cas de la
souveraineté immédiate de la couronne de France, serait celui de France du Nord. N’est-ce
pas d ailleurs la qualification de « Français » que les Italiens du milieu du quinzième siècle,
tels qu’un Bartolommeo Facio, appliquaient encore à Jean van Eyck et à Rogier van der
Weyden, lorsqu’ils les appelaient « Johannes Gallicus » et « Rogerius Gallicus »? Mais à
côté des pays qui ont formé le noyau des États de la Maison de Bourgogne au nord, à
côté des comtés de Flandre et d’Artois, il y a d’autres territoires qui ont fini par se
grouper également autour de ce noyau, dans le cours du quinzième siècle, les duchés de
Brabant, de Limbourg et de Gueldre, le comté de Hollande, qui furent toujours séparés
politiquement du royaume des Capétiens. Le comté de Hainaut lui aussi pourrait être
rangé dans cette catégorie si l’on voulait, par scrupule historique, le considérer comme
terre d’Empire. La compréhension des faits de l’histoire de l’art, pour la période qui nous
(1) Mgr DEHAISNES, Histoire de l’art dans la ment de même format, intitulés : Documen ts et extrai ts
Flandre, l’Artois et le Hainaut avant le quinzième divers concernant l’histoire de l’art dans la Flandre,
siècle, Lille, 1886, in-40, avec deux volumes de complé- l’Artois et le Hainaut.
CHAPITRE CINQUIÈME
r
occupe, exige enfin qu’on n’isole pas de çe qui a formé les Etats de Bourgogne l’évêché
de Liège, le duché de Juliers, certains pays du Bas-Rhin du côté de Cologne, et même
l’Alsace. Ces contrées étaient situées tout le long de la rive gauche du Rhin, formant
comme 70 une zone intermédiaire entre la France royale et l’Allemagne impériale. Elles
correspondent assez bien à une partie de l’ancien royaume de Lotharingie créé au temps
du démembrement de la monarchie carolingienne. Je propose donc, pour simplifier,
floraison d’hommes particulièrement doués pour les arts. Ceux-ci trouvaient à s’occuper
dans leurs pays mêmes, où la richesse était très développée. Mais jusqu’à la période terrible
de guerres civiles et étrangères, de massacres, de pillages, d’épidémies et de famines qui
a préparé et suivi, pour le royaume de Charles VI, le désastre d’Azincourt en 1415, dès
qu’un artiste né dans ces régions s’étendant jusqu’au Rhin se trouvait doué d’un talent
véritablement supérieur, la cour des rois et des princes de la Maison de Valois exerçait
sur lui une attraction irrésistible. Plus on scrute les textes, plus on étudie les monuments,
et plus on arrive à se convaincre que, au temps, je le répète toujours, du duc de Berry,
c’est la France royale, ce sont les chefs-lieux des duchés et comtés français, Dijon,
Bourges, Poitiers, Angers, c’est enfin et principalement la capitale, Paris, qui pour les
peintres originaires du Nord constituent le véritable centre d’action, le terrain commun
où les maîtres se rencontrent, où ils ont l’occasion de s’associer pour des collaborations
fécondes, où ils peuvent s’influencer les uns les autres par la connaissance réciproque de
leurs œuvres (1). « C’est surtout à Paris, explique Mgr Dehaisnes, que les artistes du
nord de la France allaient établir leur résidence. Durant la seconde moitié du quatorzième
siècle, nous trouvons à Paris plusieurs célèbres artistes originaires des Pays-Bas : le
peintre Jean de Beaumetz, qui, après avoir résidé à Arras et en 1361 à Valenciennes,,
était allé s’établir dans la capitale, d’où Philippe le Hardi le manda en Bourgogne;
le Valenciennois André Beauneveu, à qui Charles V confia l’exécution de son tombeau...;
Hennequin ou Jean de Bruges, le peintre du roi (2). » La réputation des artistes,
qui viennent d’être énumérés, s’est peu à peu effacée avec le temps. Mais, à leur
époque, ce furent des maîtres considérables. Jean de Bruges, par exemple, dont le vrai
t
I
nom, retrouvé par M. Bernard Prost, était Jean Bandol ou de Bondolf, est l’auteur de
ce très remarquable portrait du roi Charles V, dans la Bible de Jean de Vaudetar, que
nous avons eu occasion de mentionner précédemment à deux reprises. Bien d’autres noms
encore seraient à ajouter à cette première liste dressée par Mgr Dehaisnes, même en s’en
tenant uniquement aux peintres et enlumineurs, et sans parler des sculpteurs ou d’une
autre catégorie d’artistes qui étaient alors fort en honneur et se rapprochaient des
peintres, les brodeurs. Le peintre Evrard de Hainaut est à Paris en 1375; Melchior
Broederlam, 1 auteur des célèbres volets de retable du Musée de Dijon, y vient au moins
une fois, en 1390; l’enlumineur Jacques Cône ou Coene a quitté Bruges, sa patrie, pour
s installer à Paris avant 1398. Citons encore l’enlumineur Ymbert Stanier, dont le nom
a une physionomie flamande, et Jacquemart de Hesdin, l’émule d’André Beauneveu
comme miniaturiste. Les pays qui constituent ce que nous appelons la Lotharingie
prennent leur part dans ce mouvement d’exode. De la Lotharingie arrivent, soit à Paris,
soit auprès du duc de Berry, soit à la cour alors toute française des ducs de Bourgogne,
le peintre Jean de Hollande qui travaille à Bourges en 1398, le peintre Jean Malouel et
ses neveux, dont nous parlerons longuement au chapitre suivant; probablement le peintre
Jean de Hasselt, prédécesseur de Jean Malouel comme peintre en titre de la cour de
Bourgogne, et sûrement le peintre Hermann de Cologne, qui travailla à Paris, à l’hôtel
Saint-Pol, pour Isabeau de Bavière. L’Alsace, qui avait déjà fourni, avec Nicolas Wurmser
de Strasbourg, un brillant artiste à la Bohême, et donné au duc de Berry un habile
horloger, Jean de Wissembourg, envoie à Paris un miniaturiste, le petit Hans, ou
Hansslein, de Haguenau, qui, sous le nom francisé de Haincelin, conquiert une place
prépondérante parmi les enlumineurs employés par les princes de la Maison de France (1).
La raison de cette descente de tous ces artistes vers les résidences de la cour de
France est facile à comprendre. Ils allaient où ils avaient le plus de chance de trouver des
protecteurs et de recevoir des commandes. Paris devait les attirer fatalement. « Cette
ville, dit Mgr Dehaisnes, était déjà au quatorzième siècle le centre du commerce des
objets de luxe et d art. Les comtes de Flandre, d’Artois et de Hainaut, qui y avaient des
hôtels, ainsi que les ducs d’Anjou, de Berry et de Bourgogne, y séjournaient souvent et
y prenaient part aux fêtes somptueuses et aux tournois donnés par les rois de
France (2). » Nommons particulièrement, parmi les princes qui avaient des hôtels à Paris,
ce comte Guillaume IV de Bavière-Hainaut-Hollande, qui fit peindre, au plus tard en 1417,
quelques miniatures merveilleuses dans un autre livre d’heures ayant appartenu d’abord
au duc de Berry (3). Ajoutons que, parmi ceux qui ont encore fréquenté la capitale de la
France, figure également le frère de ce comte Guillaume IV, Jean, dit Sans Pitié, évêque
de Liège, connu dans l’histoire de l’art pour avoir eu à son service Jean van Eyck.
L’Allemagne propre était, elle aussi, représentée à Paris avec la reine Isabeau de Bavière,
avec son frère le duc Louis, que le populaire appelait le duc « Isambart » à la barbe de
fer. Les 72Parisiens virent encore passer dans leur ville des souverains allemands, les
empereurs Charles IV, Wenceslas, Sigismond, ainsi que des rois de Bohême. On
comprend combien l’exemple de tous ces princes, se pressant à Paris, put avoir
d’influence sur les artistes qui étaient nés leurs sujets. La supériorité atteinte alors par
la capitale de notre patrie dans toutes les branches de l’art, de la littérature ou des
sciences a laissé longtemps un éblouissant souvenir que nous atteste, entre autres
témoignages, une description enthousiaste et maintes fois citée de Guillebert de Metz (1).
La venue au cœur de la France de ces artistes du Nord et du Nord-Est eut les plus
action sur ces artistes qu’elle adoptait. Ceux-ci subirent à un très haut degré l’influence
du grand foyer d’art créé par la cour des Valois; ils y gagnèrent un vernis de délicatesse,
un sentiment de la mesure, que l’on ne trouve pas dans les œuvres purement locales.
Les maîtres du nord de la France et de la Lotharingie, si l’on me permet la comparaison,
ont apporté un métal précieux en lui-même; mais c’est à l’ombre des fleurs de lis de
(1) Guillebert de Metz, Description de Paris (2) Voir à ce propos la très neuve et remarquable
sous Charles VI, dans Le Roulx DE Lincy, Paris et étude de M. Raymond KœCHLIN sur La Sculpture
ses historiens aux quatorzième et quinzième siècles, belge et les influences françaises aux treizième et
p. 232. — Cf. mon étude sur Un grand enlumineur quatorzième siècles , Paris, 1903, in-8° (extrait de la
Parisien au quinzième siècle, Paris, 1892, in-8°, p. 13. Gazette des Beaux-Arts, 3e période, t. XXX).
CARACTÈRE FRANÇAIS DE LA PREMIÈRE SÉRIE 73
France, sous l’inspiration de protecteurs tels qu’un duc de Berry, que ce métal s’est affiné
et qu’il a pris tout son éclat.
Les miniatures de la première série de Chantilly semblent elles-mêmes en être un
exemple. Par les côtés naturalistes, elles paraissent avoir des attaches avec le groupe des
artistes du Nord. Cependant le naturalisme y est toujours tempéré par ces qualités de
distinction et de goût exquis qui étaient depuis saint Louis au moins l’apanage de l’art
français. Étant donnée l’époque, il n’y avait qu’un milieu où ces mérites si fortement
marqués dans les admirables pages des ‘Très riches Heures pouvaient s’épanouir et fleurir
avec tant de charme, et ce milieu c’était ce même milieu de la cour des Valois qui avait
attiré les Jean de Bruges, les Beauneveu, les Jacquemart de Hesdin, les Jean Malouel, les
Jacques Coene ; ce milieu qu’ont aussi traversé les Broederlam, et, parmi les sculpteurs,
les Hennequin de Liège et les Claus Sluter. Et les détails aussi, dans nos images de la
première série, sont français. « Ce sont nos types nationaux mêmes, écrivait Müntz à
propos des peintures du Calendrier, que l’artiste s’est appliqué à reproduire (1). » Paris,
t
compositions prend souvent une apparence internationale. L’italianisme y joue son rôle,
avec 1 orientalisme. Mais dans le fond, c’est toujours le sentiment français, les souvenirs
de la « douce France » qui prédominent. Quelle que soit la contrée où sont nés les
peintres, quelle que soit l’attention qu’ils ont apportée à des modèles fournis par d’autres
pays ou d autres époques, l’œuvre dans son ensemble est un monument de l’art français,
essentiellement français, entendez de cette France de Charles VI, où le comté de Flandre
relevait de la couronne des fleurs de lis; où Tournai était gouverné par les successeurs de
saint Louis; où les gens de Bruges, Ypres, Gand et Arras venaient à Paris étudier à
*9
1 Université et plaider en appel au Parlement ; où Paris enfin était, pour les artistes du
Nord, la véritable métropole qui consacrait définitivement leur talent.
Cet ensemble des miniatures de la première série, dont nous venons de discuter le
caractère, est-il une œuvre de collaboration, ou au contraire une production d’un unique
artiste ou tout au moins d’un unique atelier? La question est de celles qui doivent nous
préoccuper à juste titre.
Au moyen âge il était fréquent que des enlumineurs fussent appelés simultanément
à illustrer un même manuscrit. Nous savons, par exemple, par les documents d’archives,
que, au temps du duc de Berry, le duc de Bourgogne, son frère, ayant voulu faire exécuter
une très belle Bible terminée vers 1404, le travail fut confié à la fois à trois maîtres
miniaturistes (1). Pour le duc de Berry lui-même nous rencontrons, dans ses inventaires,
un Livre d’heures mentionné expressément comme contenant des miniatures de la main
de Jacquemart de Hesdin, « et autres ouvriers de Monseigneur » (2).
Mais la collaboration pouvait s’exercer de diverses manières. Dans certains cas, les
coopérateurs ont été évidemment des artistes tout à fait indépendants les uns des autres,
imbus de traditions d’ateliers dissemblables. S’ils ont travaillé en même temps à une œuvre
commune, ils 1 ont fait sans s influencer mutuellement, et en conservant chacun son
individualité.
Beaucoup de manuscrits à peintures qui ont passé par les collections du duc de Berry
apparaissent à première vue comme ayant dû être exécutés dans ces conditions, en ce
qui concerne leur illustration. Nous pouvons citer les Très belles Heures (3), les Grandes
Heures , et le Pontifical (4), plusieurs Bibles historiales (5), la compilation historique
commençant à la Genèse, le Livre des merveilles du monde, les Chroniques de Saint-Denis (6),
(1) Voir mes Manuscrits de luxe exécutés pour des (3) Fragment du début du manuscrit, appartenant à
princes et des grands seigneurs français, dans la Mme la baronne Adolphe de Rothschild.
revue Le Manuscrit, 1895, t. II, p. 118. (4) Bibl. nat., ms. latins 919 et 8886.
(2) J. GuiFFREY, Inventaires de Jean, duc de Berry, (5) Bibl. nat., ms. français 159 et 20090; Bibl. de
l’Arsenal, nos 5057 et 5058.
t- h P- 253,^961. — Cf. L. Delisle, Le Cabinet des
manuscrits , t. III, p. 179, n° 99. (6) Bibl. nat., ms. français 301, 2810, 2813.
CHAPITRE SIXIÈME
le Tite-Live de Genève, le Térence de l’Arsenal (1), etc. Dans ces manuscrits on aperçoit
très nettement, d’une page à l’autre, des divergences profondes de sentiment, l’emploi
de types très différents, l’application de formules parfois presque opposées entre elles,
en un mot des marques très tranchées de styles personnels variés. On peut même
76
aussi constater presque toujours que les différences de mains coïncident avec les
contraire, dans les Très riches Heures, c’est que la première série des images y présente
dans son ensemble un très grand aspect général d’unité. D’un bout à l’autre de la série,
nous retrouvons des types analogues, aux formes élégantes et élancées, les mêmes
particulière et, si j’ose m’exprimer ainsi, personnelle, n’apparaît pas seulement dans
quelques miniatures, elle intervient dans toutes, ou peu s’en faut, d’un bout à l’autre de
la série. Que ce ton si fin soit accompagné ici d’un rouge orangé, là, au contraire d’un
vert doux ou d’un bleu clair, peu importe; il reste toujours une note constante et uniforme
pour tout l’ensemble.
Toutes les images de notre première série sont donc étroitement liées entre elles, et
nous sommes, par suite, autorisé à conclure qu elles sortent d’un même atelier.
Mais un atelier unique d’enluminure pouvait, en France, au moyen âge, comprendre
plusieurs individus. Les artistes, peintres ou miniaturistes, avaient souvent auprès d’eux,
comme l’indiquent les documents, des élèves ou, suivant l’expression du temps, des
« varlets », pour les aider dans leur tâche.
Dans notre manuscrit de Chantilly, si nous étudions de plus près les miniatures
du Christ , le paysage occupe la majeure partie du tableau; là, au contraire, il n’a plus
qu une importance relative. Dans certains cas, il est supprimé et remplacé par un fond
d’ornementation conventionnelle. M. Georges Hulin, qui a étudié lui aussi le manuscrit
de Chantilly sous ce rapport, a donné récemment, alors que le présent volume était en
Il semblerait que 1 on puisse, par là, parvenir à distinguer des mains diverses qui
seraient, pour employer une désignation provisoire, la main d’un artiste A, d’un artiste B,
d’un artiste C.
Dans les Très riches Heures, il est sensible qu il y a de ces différences de mains
pour
une portion accessoiie de ce qui a été exécuté, en fait de travail d enluminure, dès le
temps du duc de Berry. Il s agit des lettrines historiées. Ces lettrines sont égayées
de
bustes de personnages, ou de petites figures disposées en manière de grotesques. Or les
têtes ou les figurines introduites dans les lettrines, tantôt sont tout à fait semblables
pour
les types et 1 exécution aux miniatures elles-mêmes (2) ; tantôt, au contraire,
présentent
avec ces miniatuies des différences marquées de facture (3). Il apparaît
ainsi d une
manière évidente que, pour cette catégorie, d’ailleurs secondaire, le travail a été partag
au moins entre deux exécutants. é
(1) Georges Hulin, Les Très riches Heures de (3) Comme lettrines historiées exécutées par d’autres
Jean de France , duc de Berry, dans le Bulletin de la mains que les miniatures dans le manuscrit de Chan-
Société d histoire et d’ archéologie de Gand, année 1903. tilly, il faut citer celles qui se trouvent sur les folios 59,
(2) En dehors des pages reproduites dans notre publi- 60 à 65, 112, 1 1 9, 144, 147, 150, 153. — Dans plu-
cation je citerai, comme exécutées par les mêmes sieurs de ces lettrines, les grotesques rappellent beau-
mains que les miniatures, et particulièrement jolies, les coup , par le caractère de l’exécution , certaines des
figurines en grotesques des folios 43 (buste de femme), figurines analogues qui se trouvent peintes dans les
161 (id .), 166 (vieillard), 168 (profil d’homme), 173, Grandes Heures du duc de Berry, ms. latin 919 de la
Bibl. nat. (Pour ces figurines, voir le travail de
194 (bustes d’hommes), 195 (charmant buste de jeune
femme en robe verte). M. le comte de Lasteyrie déjà cité p. 35, note 8.)
CHAPITRE SIXIÈME
Restent les divergences que nous signalions et qui sont ou, du moins, qui paraissent
être indéniables. Seulement, comment préciser les démarcations? Où s’arrêter dans les
divisions? Quels sont les éléments qui mériteraient d’être pris en considération? En
somme, nous n’avons rien de ferme pour nous guider et, quelle que soit l’ingéniosité
8
déployée 7dans les systèmes proposés, ce sera toujours le pur arbitraire qui y dominera.
Il est certain d’ailleurs que, dans les habitudes de notre moyen âge français, les
collaborations dans des œuvres de peinture pouvaient, ainsi que nous l’avons dit un
peu plus haut, revêtir différentes formes. Elles ne s’exerçaient pas toujours de la manière
que nous avons exposée. Parfois la participation à un travail commun s’effectuait dans
une union tout à fait intime, non plus par la distribution des sujets à traiter entre divers
exécutants, mais par la coopération de ces exécutants à un même tableau. Nous voyons
par exemple telle miniature où une tête, et une tête seule, est l’œuvre d’un maître, tout le
reste étant d’une autre main (1). Or, nous pouvons reconnaître encore aujourd’hui que la
manière dont le travail a été conduit pour le manuscrit de Chantilly, au temps du duc de
Berry, se serait prêtée à cette combinaison.
Mais, dans le motif ornemental qui s’épanouit sur la marge de gauche, il n’y a encore
à peu près que des premiers tons francs, servant de dessous pour le coloris, avec tout
au plus quelques commencements partiels de modelé. Un vase avec des fleurs, dans
la marge du bas, nous montre un degré du travail encore moins avancé, car ce n’est
qu’une esquisse très légèrement dessinée. Enfin le texte appelait une lettre historiée
au-dessous de cette miniature. De cette lettre historiée, rien ne remonte au temps du duc
de Berry, ou du moins tout ce que nous y voyons aujourd’hui ne date que du moment
où le manuscrit a été complété, vers la fin du quinzième siècle. Les peintures présentant
un caractère que nous avons qualifié de mixte, c’est-à-dire qui n’ont été que commencées
à la première époque pour être terminées seulement à la seconde, ne sont pas moins
instructives à analyser, ou, si l’on veut, en quelque sorte à disséquer. En tenant compte
de tous les divers indices, on retrouve très bien comment les enlumineurs du duc de
Berry procédaient. Sur les feuillets préparés pour le livre, où le texte était déjà transcrit,
ils commençaient par tracer aux endroits voulus, soit pour les miniatures, soit pour les
lettrines historiées, une esquisse à l’encre. Sur cette esquisse, ils posaient une première
teinte plate, donnant le ton local; puis l’œuvre était reprise dans ses détails, modelée par
(1) Je me bornerai à citer le portrait de Louis de est une merveille, pleine de vie et digne du plus grand
Laval, seigneur de Châtillon, inséré dans des Heures à artiste, tandis que le corps et les accessoires sont d’une
son usage (Bibl. nat., ms. latin 920, f° 51). La tête
complète médioci'ité.
NATURE DE LA COLLABORATION 79
des ombres et des lumières, avivée de touches d’or, enfin poussée jusqu’à sa dernière
perfection. Pour les personnages, il semble que, la figure entière étant dessinée, on
terminait les vêtements avant de peindre les têtes (1). De même, dans l’ensemble des
tableaux, les arrière-fonds, et spécialement les architectures, étaient traités d’abord; et les
premiers plans ne venaient qu’ensuite (2). Une pareille division du travail était éminemment
propre à favoriser une collaboration du genre intime que nous indiquons. Rien ne
s opposerait à ce que plusieurs artistes aient mis successivement la main à la même image,
1 un ayant dessiné 1 esquisse générale, un autre ayant préparé la mise en couleurs et modelé
les vêtements sans s’occuper des visages, et réciproquement, un autre ayant été chargé
plus spécialement des fonds, etc.
Je sais qu il faut se garder de faire trop facilement des rapprochements, surtout entre
œuvres de dates différentes; mais je ne crois pas qu’il soit téméraire de supposer que
nous sommes, dans le cas qui nous préoccupe, en présence de ce fait si fréquent dans
1 histoire de 1 art, d un chef d’atelier, un Raphaël ou un Rubens par exemple, sans
parler des peinties plus modernes, se faisant aider par des élèves. Prenons pour terme
de comparaison la galerie de Médicis, de Rubens. On sait par les documents que c’est
une œuvre de collaboration. Il est évident, si l’on voulait se livrer à un minutieux travail
d observation, que 1 on arriverait à y découvrir bien des inégalités, que l’on pourrait
s’efforcer d’y distinguer la main d’un artiste A, d’un artiste B, d’un artiste C; qu’ensuite
on pourrait se demander si A ne serait pas Rubens lui-même, B et C Van Dyck ou
Craeyer, etc. Mais, une fois cette dissection effectuée, à quelle conclusion arriverait-on?
Malgré toutes ces traces évidentes de collaborations multiples, la galerie de Marie de
Médicis ne continuerait-elle pas à rester un des titres de gloire de Rubens seul ?
C est, du moins à mon humble avis, un jugement du même genre qu’il convient de
porter, en dernière analyse, sur l’ensemble des miniatures de la première série des Très
riches Heures. Tout ny a pas été exécuté par la même main; mais tout y est marqué
cependant au sceau d une même direction supérieure. C’est à un maître unique, à un
chef d atelier, qui s est fait aider, et cela peut-être dans une assez large mesure, mais
qui a tout inspiré lui-même, que doit revenir en fin de compte l’honneur de toute cette
suite incomparable.
Or, cette conclusion se trouve être d’accord avec le texte des inventaires du duc de
Berry, dont M. L. Delisle a si justement et si heureusement fait l’application au manuscrit
de Chantilly.
Ce texte dit que les Très riches Heures étaient faites par « Pol et ses frères ». Pol, le
seul qui soit nommé et mis en vedette, était évidemment le chef d’atelier. Quant à ses
frères, nous verrons que d’autres documents spécifient qu’ils étaient au nombre de deux.
(1) Voir plus loin l’explication des planches XLII (2) Voir également l’explication des planches X,
etXLin- XLII, XLIII et XLV.
CHAPITRE SIXIÈME
8o
Voilà donc, formé par trois artistes étroitement liés par des liens de famille, cet atelier
unique, mais comptant plusieurs participants, dont l’examen critique de l’œuvre nous avait
amené à soupçonner l’existence.
Qu’étaient-ce que ces trois frères qui nous ont laissé, dans le merveilleux volume
recueilli par M. le duc d’Aumale, tant de preuves d’un talent hors ligne?
Les mentions relatives aux artistes sont malheureusement d’une extrême rareté dans
les documents d’archives autres que les pièces de comptes, et plus encore dans les
ouvrages littéraires, au temps du duc de Berry, et même en France durant tout un siècle
après lui. Pour qu’un artiste soit arrivé à fixer l’attention de ses contemporains, il faut
qu’il ait été réellement hors pair, tel par exemple qu’un André Beauneveu, dont Froissart
a daigné parler.
Pol et ses frères ont joui d’un privilège analogue, en ce sens que leur nom a paru
digne d’être relevé dans les inventaires et tiré du commun « des autres ouvriers de
Monseigneur » . Leur réputation leur faisait donner un rang à part parmi les miniaturistes
parisiens. Dans sa très curieuse description de Paris, Guillebert de Metz, parlant des
artistes en tout genre qui ont honoré la capitale au temps de Charles VI, cite « les trois
frères enlumineurs » (1). Un écrivain postérieur à Guillebert de Metz, Jean Pèlerin, dit le
Viateur, dont le traité De artificiali perspectivâ n’a paru qu’en 1505, mais qui était né dans la
première moitié du quinzième siècle, avant 1445, nomme encore un certain « Paoul »
parmi les artistes connus. Il serait très possible que ce soit là un dernier écho de la
grande réputation du Pol mentionné dans l’inventaire mortuaire du duc de Berry (2).
Cet inventaire mortuaire emploie seulement le prénom de Pol. Mais dans d’autres
documents ce même Pol réapparaît, cette fois avec le nom complet de Pol « de Limbourc »
ou « de Limbourg (3) » ; et ces pièces précisent que ses frères et collaborateurs étaient au
nombre de deux, l’un nommé Jehannequin ou Flannequin, ce qui est le même nom sous
la forme de la France du Nord, l’autre Flermant ou Hermand.
Aux étrennes de l’an 1411, Pol de Limbourg et ses deux frères sont déjà au service du
(1) Le Roulx DE Lincy, Paris et ses historiens aux indifféremment les deux formes Limbourc et Limbourg.
quatorzième et quinzième siècles (Collection de Y His- Nous nous conformerons ici à l’usage suivi par nos pré-
toire générale de Paris), p. 232. décesseurs, MM. Léopold Delisle, Jules Guiffrey, de
(2) Voir de Champeaux et Gauchery, op. cit., Champeaux, Gauchery, etc., en gardant l’orthographe
p. 135. Cf. A. DE Montaiglon, Notice historique et Limbourg. Mais il faut dire que, si l’on dresse une
bibliographique sur Jean Pèlerin, Paris, 1861, in-8°, petite statistique des pièces du temps dans lesquelles
il est question de nos artistes, la forme Limbourc,
P- 73- avec un c final, est celle qui est la plus fréquemment
(3) Les documents émanant de l’entourage du duc de
Berry, inventaires et pièces de comptes, emploient adoptée.
POL DE LIMBOURG ET SES FRÈRES 81
duc de Berry. Le duc aimait à vivre dans la familiarité des artistes qu’il employait. En
parlant plus haut du château de Mehun-sur-Yèvre, nous avons rappelé le passage de
Froissart nous montrant le duc Jean, dans un séjour à Mehun, prenant plaisir à « deviser »
avec maître André Beauneveu. Une pareille intimité semble avoir existé, dès cette date de
1411, entre les trois frères et leur illustre protecteur. Un inventaire constate, en effet, que,
pour les étrennes de 1411, « Pol de Limbourc et ses deux frères «firent au duc une
sorte de surprise facétieuse, en lui donnant « un livre contrefait, d’une pièce de bois blanc
paincte en semblance d’un livre, où il n’a nulz feuillets ne riens escript (1) ». Ce n’est pas
1 unique exemple d’un don fait par nos artistes au duc de Berry. Aux étrennes de
1 année 1415, « Pol de Limbourg » donna au duc une petite salière d’agathe montée en
or avec « un saphir et quatre perles (2) ». De son côté, le duc répondait par des largesses.
Le 24 octobre et le 7 novembre 1413, il fait payer la première fois 6 écus « à Paul de
Limbourg », la seconde fois 10 écus « au dit Paoul ». Un mandement du g novembre de
la meme année octioie 30 écus, valant 112 livres 16 sous tournois, « à Pol de Limbourc,
varlet de chambre de Monseigneur, pour don à lui fait par mon dit seigneur pour
considération des bons et aggreables services qui lui a faiz, fait chacun jour, et espere
que face ou temps à venir, et pour soy vestir, ordonner et estre plus honnestement en
son service, nonobstant autres dons à lui faiz par le dit seigneur (3) ».
Dans ce document, Pol de Limbourg est qualifié de valet de chambre du duc, titre
qu un autre texte, du 22 août 1415, nous prouve avoir été aussi conféré à ses deux frères.
/\
Ce titie de valet de chambre attesterait à lui seul le cas que le duc de Berry faisait de ses
artistes. Etre attaché d’une façon permanente à la maison d’un prince, en qualité de valet
de chambie, constituait en effet une faveur très enviée; c est, pour ne citer qu’un exemple,
de ce meme titie que le duc de Bourgogne Philippe le Bon devait honorer un artiste
génial comme Jean van Eyck.
Les frères de Pol, Jehannequin ou Hannequin et Hermant, ne sont pas non plus
oubliés. Aux étiennes de 1 année 1414? Ie duc de Berry, distribuant des diamants à certains
de ses familiers, parmi lesquels son secrétaire Jean Flamel et son peintre Michelet Saumon,
en donna deux « à Hermant et Hannequin, frères » (4).
D autres dons, octroyés par le duc de Berry, ne sont pas datés dans les textes qui
les mentionnent. Le plus curieux, et le plus ancien (5), est le don fait « à Paul et à ses
(1) J. Güiffrey, Inventaires de Jean, duc de Berry, (3) Archives nationales, KK. 250, f° 25 v°. — Cf. DE
t. I, p. 265, n° 994. —
Champeaux et Gauchery, /. c.
Cf. de Champeaux et Gau-
CHERY, Les Travaux d'art exécutés pour Jean de (4) Arch. nat. KK 250, f° 45; imprimé dans J. GuiF-
France, duc de Berry, p. 136. — A la mort du duc de FREY, Inventaires du duc de Berry , t. II, p. 333.
Berry, cet objet fut prisé 50 sous tournois. (5) Ce don est constaté par une note écrite en
(2) J. Güiffrey, Inventaires, t. II, p. 323,^ 1211. marge d’un inventaire du duc de Berry. (Bibl. nat.,
— Cf. de Champeaux et Gauchery, l. c. — A la ms. français 11496.) L’inventaire lui-même a été dressé
mort du duc de Berry, cette salière d’agathe donnée de 1401 à 1403. Mais la note marginale qui vise le don
par Pol de Limbourg fut prisée 30 livres tournois. fait « Paulo et duobus fratribus suis, illuminatoribus »
82 CHAPITRE SIXIÈME
deux frères, enlumineurs », de neuf pièces d’or, prélevées sur un lot de « quarente sept
pièces de monnoie d’or de diverses manières » que le duc de Berry possédait parmi ses
joyaux (1). Nous avons vu, en étudiant les miniatures du manuscrit de Chantilly, que
certaines figures y ont été copiées sur des médailles. N’est-il pas intéressant de constater
ici la remise par le duc de Berry, aux auteurs des peintures en question, de pièces d’or
qui sont inscrites dans les inventaires avec « les joiaulx » et qui par conséquent n’étaient
pas des monnaies courantes, mais bien des objets de collection? Puis, nous voyons encore
signalés, comme ayant été donnés à Pol, « Paulo de Limbourc », sans doute à dater
de 1413 (2), trois riches anneaux d’or ornés l’un d’une émeraude, les deux autres
chacun d’un diamant (3) .
En suivant l’ordre chronologique nous arrivons à des lettres patentes du 22 août 1415,
dont l’existence nous est révélée par une mention en marge d’un inventaire, lettres où
il était expliqué qu’à cette date le duc de Berry se trouvait devoir à ses valets de chambre,
« Paul de Limbourc et ses frères Hermand et Jehannequin (4), » la somme relativement
très considérable de mille écus d’or. Le duc donnait un gage pour cette somme, en leur
faisant remettre un rubis qu’il avait lui-même acheté trois mille écus d’or (5). D’où pouvait
provenir cette grosse dette du duc envers ses enlumineurs? On a supposé, mais sans
aucune preuve à fournir, quelle avait pour origine un prêt fait au duc Jean par les trois
frères (6). Cette supposition ne paraît pas vraisemblable, car avec ce que nous savons de la
situation généralement modeste des artistes à cette époque il serait tout à fait surprenant
de voir certains d’entre eux en arriver à se faire les banquiers d’un prince du sang. Il est
une autre hypothèse bien plus admissible, c’est que ces mille écus, qui équivalent, en livres
tournois, à environ 2,240 livres, représentaient, en tout ou partie, des salaires dont le
duc se trouvait redevable envers ses enlumineurs pour travaux exécutés par eux. Or,
précisément au moment où il est question de cette dette, les Très riches Heures de
Chantilly devaient être en plein cours d’exécution, puisqu’on n’était plus qu’à quelques
mois de la mort du duc de Berry, que nous savons être venue arrêter le travail. Peut-être
le prix de nos admirables miniatures entre-t-il pour une notable part dans cette créance
des trois frères enlumineurs sur le duc de Berry. Nous savons, en effet, que, après le
décès du duc de Berry en 1416, les cahiers des Heures que faisaient Pol et ses frères
furent évalués dans l’inventaire mortuaire, malgré leur état d’inachèvement, à la somme
a été rajoutée après coup; et par conséquent elle pour- (3) J. GuiFFREY, Inv. du duc de Berry, t. I, p. 125,
rait être plus récente, peut-être de quelques années. n° 415; p. 128, n° 421 ; p.
peaux et Gauchery, l. c.135, n° 457. — Cf. DE Cham-
(1) J. GuiFFREY, Inv. du duc de Berry, t. II, p. 26,
n° 1 22. — Cf. de Champeaux et Gauchery, p. 136. (4) « Paulo de Limbourc et Hermando et Jehanne-
(2) Ces dons, accordés par divers mandements du quino,
n° 349- ipsius fratribus, et varletis camere dicti domini
duc de Berry, sont mentionnés par des notes rajoutées Ducis. »
en marge sur un inventaire (Arch. nat., KK. 258) qui (5) J- GuiFFREY, Inv. du duc de Berry, t. I, p. 102,
a été dressé en 1413. Ils doivent donc être postérieurs
(6) De Champeaux et Gauchery, op. cit., p. 137.
à l’époque de la rédaction dudit inventaire de 1413.
83
POL DE LIMBOURG
de 500 livres. Mais il faut ajouter, comme la très bien remarqué M. Guiffrey
(1), que,
dans cet inventaire, il y a une tendance marquée à tenir les estimations plutôt basses. En
établissant la comparaison avec les comptes on constate que, dans bien des cas, les prisées
de 1416 sont très inférieures aux prix de revient effectivement payés par le duc de
Berry. Il est donc vraisemblable que, pour avoir la valeur du travail dépensé sur le Livre
d heures en cours d’exécution, l’évaluation à 500 livres doit être assez fortement majorée.
Nous retrouverions ainsi déjà une notable proportion du total des 2,240 livres dues par le
duc de Berry à ses enlumineurs moins d’un an avant sa mort.
Le dernier document qui s’applique, d’une manière absolument indiscutable, non pas
aux trois frères, mais à Pol de Limbourg en particulier, est une lettre patente du roi
Charles VII, en date du icr février 1434 (1433, ancien style), jadis publiée par Huillard-
Bréholles (2). Il résulte de cette pièce que Pol avait reçu du duc de Berry un hôtel sis à
Bourges, après la mort de Christophe de la Mer, trésorier du duc, décédé en 1409; que,
d autre part, Pol s était marié; puis, qu’il était mort sans laisser d’enfants « ne autre qui se
soit monstré ni porté son héritier » ; que sa veuve s’était ensuite remariée avec un certain
Andié Le Roy, puis était morte elle-meme; enfin qu André Le Roy avait continué, malgré
tout, à jouit de 1 hôtel jadis donné a Pol par le duc de Berry. Le texte ajoute qu André Le
Roy « a longuement tenu et occupé le dict hostel ». Cette expression de longuement est
malheureusement vague. Elle n’en indique pas moins que le remariage de la veuve de
Pol de Limbourg avec André Le Roy, et à plus forte raison le décès de Pol, son premier
mari, étaient déjà événements anciens au commencement de 1434. Ceci rapporterait donc
la mort de Pol de Limbourg à une époque sensiblement antérieure et, en supposant que
1 écart soit de quelque quinze ou seize ans par exemple, nous ferait remonter jusqu’aux
temps encore voisins du moment où Pol était au service du duc de Berry.
Il faut aussi relever que la lettre du roi Charles VII mentionne que personne ne
s était présenté comme héritier de Pol. N’y avait-il pas cependant ses deux frères Hermant
et Jehannequin? L hypothèse a été émise que ceux-ci avaient pu se trouver éloignés, ou
qu ils avaient été exclus de la succession en leur qualité d’étrangers (3). Ne serait-il pas
plus croyable que, s’ils n’ont pas fait acte d’héritiers, c’est qu’ils ne vivaient plus? Il
semblerait donc que les trois frères aient disparu, tous trois, à une date ancienne par
rapport à 1434. En tout cas, la chose est certaine pour Pol de Limbourg. Celui-ci, tout au
moins, d après les faits énoncés dans la lettre patente de Charles VII, n’a pas dû survivre
de beaucoup au duc Jean de Berry.
L étude des monuments qui nous sont parvenus de l’art à cette époque confirmerait
cette conclusion tirée d’une pièce d’archives.
(1) Inv. du duc de Berry, t. I, p. XI. 1887, t. XI, p. 265 (communication de M. Paul
(2) Archives de l’art français, t. VI, p. 216. Cf. Réu- Girard).
mon des Sociétés des Beaux-Arts des départements , (3) De CHAMPEAUX et GAUCHERY, op. cit., p. 141.
84
CHAPITRE SIXIÈME
J’ai recherché avec passion, à travers l’Europe entière, des miniatures qui présentassent
des points de contact tellement évidents avec les miniatures de la première série du
manuscrit de Chantilly que l’on pût être autorisé à les regarder comme étant sorties du
même atelier.
Pareille recherche avait déjà été tentée (1). Mais la critique manqua trop aux
devoir être éliminés. En réalité, il n’y a qu’un nombre relativement assez restreint de pages
de manuscrits enluminés qui méritent d’être retenues, d’une manière indiscutable, au point
de vue qui nous préoccupe.
à celles de notre Calendrier de Chantilly, dans le Térence de l’Arsenal (3), volume que son
propriétaire, le duc de Guyenne, neveu du duc de Berry, eut l’imprudence de prêter un
jour à son oncle, et que le duc de Berry trouva si à son gré... qu’il le garda; enfin une
enluminure renfermant un autre portrait du duc Jean qui ornait jadis le commencement
(1) De Champeaux et Gauchery, op. rit., p. 149, d’heures du duc de Berry, p. 25 du tirage à part.
et suiv., 203-204.
(3) Ms. n° 664. — Quelques miniatures de ce Térence
(2) Cette page, dont le sort actuel est ignoré, nous de l’Arsenal ont été publiées par le savant conservateur
est connue par une reproduction qu’en avait pré- des manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal, notre
parée le comte de Bastard. — Voir, à ce sujet, Léo- confrère et ami M. Henri Martin, en tête du tome Ier
pold Delisle, Les Collections de Bastard d’ Estan g à du Bulletin de la Société de l'Histoire du théâtre,
année 1902.
la Bibliothèque nationale , p. 229, n° 20, et Les Livres
LES ŒUVRES DE POL DE LIMBOURG
Tous ces morceaux ont été peints pour le duc de Berry lui-même, ou du moins ont
passé par ses mains. Les auteurs des miniatures de notre première série paraissent avoir
collaboré encore à un Livre d’heures à l’usage de Paris que conserve la Bibliothèque
Bodléienne d’Oxford (2), et à une Bible en images, du type que l’on appelait au quinzième
siècle Bible historiée , qui constitue le ms. français 166 de la Bibliothèque nationale. Ce qu’ils
ont exécuté dans ce dernier manuscrit présente, pour le dessin, une frappante analogie
avec certaines pages du Livre d heures du duc Jean appartenant à M. le baron Edmond de
Rothschild (3). De cette ressemblance on peut conclure que la date d’exécution doit
être voisine; et, s’il y a quelque différence d’âge, ce seraient plutôt les images de la Bible
historiée qui seraient les plus anciennes, d’après certaines timidités de facture. Or, le
Livre d’heures de M. le baron de Rothschild, que nous pouvons alléguer comme critérium,
faisait, nous l’avons dit, déjà partie de la bibliothèque ducale en 1413. Quant au volume de
la Bodléienne, il est daté de 1407. Enfin c’est toujours de la même époque que date un
autre Livre d’heures, encore à M. le baron Edmond de Rothschild, que nous aurons à citer
dans l’explication de nos planches (4).
)
Ainsi donc, jusqu’ici, nous n’avons pu rencontrer aucune œuvre, sortie indiscu-
tablement d’un des mêmes pinceaux que notre première série des miniatures de
Chantilly, qui soit authentiquement d’une date plus récente que la mort du duc de
Berry en 1416. Ce serait un nouvel indice que le temps où Pol de Limbourg et ses
frères ont cessé de travailler doit se rapprocher beaucoup de l’époque où leur puissant
protecteur a cessé de vivre.
L’acte relatif à la femme de Pol de Limbourg, qui nous a servi de point de départ pour
toute la dissertation qui précède, contient une autre indication. Il y est dit que Pol était
« natif du païs d’Allemaigne ». Nous verrons plus loin de quelle façon doit s’entendre cette
mention de pays. En tout cas il en résulte que Pol a pu être qualifié par ses contemporains
de « peintre allemand ». Or, toute une série de documents, des années 1408 et 140g, sont
(1) L’original de cette charte, qui était conservée aux tinés à l’instruction religieuse et aux exercices de piété
Archives du Cher, a péri dans un incendie. Mais il en
des laïques, p. 241 et suiv.; et DE CHAMPEAUX et
est resté un excellent fac-similé en couleur exécuté
Gauchery, op. cit., p. 149. — Voir aussi, plus loin,
pour le comte de Bastard, dont nous avons déjà parlé, l’explication de notre planche XVIII.
p. 35, note 7.
(2) Ms. Douce 144. Nous reparlerons plus loin de ce Peut-être faudrait-il encore ajouter à cette liste,
livre d’heures dans l’explication de nos planches XLII- comme ayant pu être peintes par un des maîtres qui
XLIII. — Cf. le recueil de la Palæographical Society, ont travaillé aux Très riches Heures de Chantilly, la
seconde et la troisième miniature du célèbre Josèphe,
2e série, pl. 153, et l’ouvrage de MM. de Champeaux
et Gauchery, p. 148. ms. français 247 de la Bibl. nat. de Paris, et aussi
(3) Voir, sur cette Bible, mes Manuscrits de luxe, etc. , (avec plus de réserve toutefois) certaines images du
dans Le Manuscrit, t. II, p. 117 (reproduction de Pontifical du duc de Berry (ms. latin 8886 de la Bibl.
miniatures du volume), 120-122, 129 (autre reproduc- nat.). Mais dans ces deux cas il s’agirait de manuscrits
tion) et 130. — Cf. L. Delisle, Livres d’images des- qui ont encore appartenu au duc de Berry.
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CHAPITRE SIXIEME
86
relatifs à l'enlèvement d’une jeune fille de Bourges, fille de Marie du Breuil, veuve de
Gilles Le Mercier, que le duc de Berry voulait marier de force « à un peintre allemand
qui besognoit pour lui » au château de Bicêtre. Ce peintre allemand ne serait-il pas Pol
de Limbourg, ou l’un de ses frères? MM. de Champeaux et Gauchery ont été tentés de
le croire (1). Mais nous en sommes réduit sur ce point à dépurés hypothèses. Le duc de
Berry, en effet, a eu à son service d’autres gens de métier que l’on a pu aussi qualifier de
peintres allemands. Ainsi une des Bibles du duc de Berry renferme des miniatures d’un
artiste qui nous a attesté lui-même qu’il était de langue allemande, par une inscription
qu’il a mise sur une de ses peintures (2) ; et cet artiste « allemand » est bien distinct des
auteurs de la première série dans les Très riches Heures.
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Après avoir passé en revue les documents émanant soit de la cour du duc de Berry,
soit de la chancellerie du roi Charles VII, qui concernent d’une manière certaine Pol de
Limbourg et ses frères, nous avons encore à mentionner d’autres textes contemporains
qui, sans que la chose puisse être absolument démontrée, ont paru cependant jadis à
plusieurs érudits, et aussi à moi-même, pouvoir concerner également nos artistes.
Il existe, dans les archives des ducs de Bourgogne, des documents qui nous parlent
de deux miniaturistes employés par le duc Philippe le Hardi, de 1402 à 1404, à l’illus-
tration d’une très belle Bible, et dont le talent était déjà à cette époque particulièrement
prisé. Ces miniaturistes sont nommés Polequin et Jehannequin Maluel ou Manuel (3).
Cette même forme de Maluel ou Manuel était souvent employée à la même époque, dans
les actes, pour désigner un artiste très en vue alors, le peintre Jean ou Hennequin Malouel
ou Malwel, qui, originaire du Nord et ayant sa famille en Gueldre, était venu travailler à
Paris, puis avait été engagé en 1397 par le duc de Bourgogne, dont il était devenu
peintre en titre d’office. Un autre document des mêmes archives raconte une aventure
arrivée à deux frères également, « Jacquemin » ou « Gillequin et Hermant Meleuel », qui
sont dits formellement être les neveux du susdit peintre Jean Malouel. Ces deux frères
étaient natifs du pays de Gueldre et fils d’une très pauvre veuve. Ils avaient été envoyés,
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LES FRÈRES MALOUEL 87
encore « jeunes enfants », en apprentissage à Paris chez un orfèvre, au plus tard en 1399,
par les soins de leur oncle le peintre Jean Malouel (1).
Polequin n’est qu’une forme familière du nom de Pol, de même que Jehannequin
(Hennequin, dans les pays du Nord) n’est qu’un diminutif de Jean (2). Nous retrouvons
donc, dans ces pièces de source bourguignonne, portés par des gens de métier dont le
nom de famille est semblable et dont deux sont sûrement des miniaturistes renommés,
ces mêmes prénoms de Pol, Jehannequin et Hermant, qui était ceux des « trois frères
enlumineurs » auteurs des miniatures de notre première série des Très riches Heures de
Dans les documents provenant du duc de Berry, Pol, il est vrai, n’est jamais appelé
que Pol de Limbourc ou de Limbourg. Mais le fait qu’un artiste a perdu en quelque
sorte son nom de famille, pour être plus connu sous le nom de l’endroit où il est né, est
constant dans l’histoire de l’art. Le cas le plus illustre est celui de Raphaël Santi
transformé en Raphaël d’Urbin; mais que d’autres on pourrait citer! Pour l’époque où a
vécu le duc de Berry, nous voyons Jean de Bondolf devenu Jean de Bruges, jean
Granchier ou Grangier devenu Jean d’Orléans, etc. Par la même raison un artiste
appartenant à une famille de la Gueldre a parfaitement pu être appelé Pol de Limbourg
ou de Limbourc. Il y a, en effet, au nord de Sittard, dans la province actuelle du
Limbourg hollandais, tout proche de Maeseyck dans le Limbourg belge, une localité
portant aujourd’hui le nom de Limbricht, mais qui jadis s appelait Lymborch ou
Leombourg, et qui, jusqu’à la paix d’Utrecht en 1713, a fait partie du duché de Gueldre.
Le véritable nom de Pol de Limbourg serait donc Pol Malouel ou Malwel, et la
nul ne saurait mieux être invoqué que celui du peintre Jean Malouel lui-même. La
famille de Jean Malouel est de Gueldre et, d’un autre côté, un document d’archives,
conservé à Dijon, dit expressément que Jean Malouel « étoit du pays d’Allemaigne (1) ».
La question de l’identification possible de Polequin et Jehannequin Malouel, enlu-
mineurs au service du duc de Bourgogne au commencement du quinzième siècle, et du
jeune Hermant Malouel, envoyé en apprentissage à Paris au plus tard en 1399, avec Pol
de Limbourg et ses frères Jehannequin et Hermant, a été soulevée jadis par MM.. Bernard
Evidemment, pour être à même de présenter le fait comme chose tout à fait certaine,
peintre Jean Malouel sont désignés, l’un et l’autre, comme étant « du païs d’Allemaigne ».
Nous avons signalé aussi dans notre précédent chapitre (p. 57) qu’une disposition
iconographique importante et tout à fait rare se retrouve à la fois et dans la miniature
des Ténèbres des Très riches Heures, et dans le panneau du Martyre de saint Denis du Musée
du Louvre, lequel Martyre de saint Denis se trouve être précisément une œuvre de Jean
Malouel. Au temps où Pol et ses frères travaillaient pour le duc de Berry, de 1411 à 1416,
ils étaient trois. En 1402, les enlumineurs du nom de Malouel ne sont que deux, Polequin
et Jehannequin. Il manque Hermant. Or, nous savons précisément, par un de nos
documents, qu’Hermant Malouel, neveu du peintre Jean Malouel, était « jeune enfant » et
en apprentissage en 1399- H est donc naturel que, en 1402, il ne comptât pas encore comme
artiste. Au contraire, en 1411, les conditions d’âge étaient différentes, et l’on conçoit que
Hermant, ayant neuf ans de plus, ait été alors en état de collaborer avec ses frères aînés.
(1) Archives de la Côte-d’Or, B. 5968, f° xxxvm, Paris. Si jamais on parvenait à établir qu’il faut recon-
verso. naître cette Bible dans le ms. français 166, le problème
(2) Manuscrits de luxe exécutés pour des princes et de l’identification des frères Malouel avec Pol et son
des grands seigneurs français, dans Le Manuscrit, frère Jehannequin se trouverait tranché par l’affirma-
1 895 , t. II, p. 1 15-122. tive. En effet, comme je l’ai dit plus haut, p. 85, le ms.
(3) Dans mes articles déjà cités du Manuscrit, j’ai français 166 doit être rangé parmi les volumes où l’on
rencontre des miniatures sorties indiscutablement des
étudié la question de savoir si la Bible à laquelle ont
travaillé les frères Malouel ne serait pas, soit le ms. mêmes mains que la partie primitive des illustrations
du manuscrit de Chantilly.
français 166, soit le ms. français 167 de la Bibl. nat. de
LA PATRIE DES TROIS FRÈRES
jeune encore quand il fut amené à Paris, avant 1400, ce n’est que plus tard, et après avoir
essayé d’abord du métier d’orfèvre, qu’il serait à son tour devenu enlumineur, en
s’associant à ses aînés. Les trois frères formant le groupe des trois artistes devenus
célèbres à Paris, « les trois frères enlumineurs » de Guillebert de Metz, seraient alors passés
au service du duc Jean de Berry, à qui ils étaient attachés dès le commencement de 1411.
Ils auraient travaillé pour le duc de Berry jusqu’au moment de la mort de ce prince au
mois de juin 1416, et Pol, tout au moins, aurait disparu à une époque très voisine de celle
du décès de son protecteur.
La région que nous nous sommes trouvé amené à considérer comme la patrie de nos
miniaturistes des Très riches Heures, cette région où passe la Meuse, où les duchés de
Gueldre et de Limbourg se touchaient, où Lymborch de Gueldre voisinait avec Maeseyck
de Limbourg, où il y avait aussi, un peu plus au sud ou à l’ouest, les capitales actuelles du
Limbourg hollandais et du Limbourg belge, Maestricht et Hasselt, paraît d’ailleurs avoir
été, sur les limites des quatorzième et quinzième siècles, une contrée particulièrement
favorisée sous le rapport de l’éclosion d’un groupe de peintres de talent. Un texte bien
connu d’un vieux trouvère allemand vante les peintres de Maestricht à l’égal de ceux
de Cologne. Dans la seconde moitié du quatorzième siècle, le duc de Bourgogne avait
Jean Van Eyck, dont les premiers travaux remontent à l’époque même où l’on exécutait
pour le duc de Berry les miniatures de Chantilly.
C’est de leur origine locale, origine qui ferait d’eux des compatriotes des Van Eyck,
que Pol de Limbourg et ses frères ont pu tenir ce qui dans leurs œuvres se rattacherait
plutôt à des productions créées par des artistes de la Lotharingie ou des pays voisins
situés au nord de la France. Mais les trois frères sont venus en France; c’est au cœur du
royaume des fleurs de lis qu’ils ont exécuté leurs chefs-d’œuvre pour le duc de Berry ;
Guillebert de Metz les classe parmi les artistes parisiens; et l’influence du milieu apparaît
décisive sur l’évolution de leur talent.
De ce dernier fait, on peut se rendre compte par la comparaison. Prenons par
Avant de les peindre, entre 1393 et 1398, Broederlam était venu à Paris; et dans son
œuvre il a employé cette même architecture de convention qui était une formule commune
des ateliers parisiens. Cependant il est resté toujours attaché à son pays natal de la
Flandre,go et c’est à Ypres que, revenu de Paris, il a peint les deux volets de Dijon. Or,
comparez le saint Joseph de Broederlam avec le saint Joseph des miniatures de Chantilly.
Chez Broederlam, c’est un gros paysan qui ne se fait pas faute de humer le piot, en
emmenant la Sainte Famille en Égypte. Pour les artistes du duc de Berry, au contraire,
dont nous ne faisons qu’indiquer le sens, avec les œuvres des Van Eyck. Dans une de nos
miniatures de Chantilly, celle de la Flagellation (planche LII), nous voyons employées,
comme éléments décoratifs de l’architecture, deux statuettes nues d’homme
\ et de femme
qui ont une évidente analogie avec l’Adam et l’Eve des Van Eyck, sur les volets supérieurs
du retable de Saint-Bavon, aujourd’hui au Musée de Bruxelles. Est-ce là une rencontre
purement fortuite? Toujours est-il que les Van Eyck, partis de Maeseyck, étaient originaires
de la même région dont Pol de Limbourg parait être sorti lui aussi. Mais, par suite de
circonstances dues principalement à des causes politiques, au lieu de venir en France,
comme Pol et ses frères, les Van Eyck ont été s’installer et travailler dans des villes du
comté de Flandre, à Gand et à Bruges. Ils se sont ainsi imprégnés de l’esprit plus
particulièrement flamand; et leurs œuvres ont pris un caractère plus profondément
naturaliste, plus grave, et à certains égards, on peut le dire, plus triste que les créations
Berry. Comparez, par exemple, l’Eve du retable de Y Agneau mystique de Gand et celle du
Paradis terrestre dans le manuscrit de Chantilly. Combien l’expression de l’Eve des Van
Eyck est loin de cette gaminerie malicieuse que l’on a très justement signalée chez l’Eve
des Fr es riches Heures ! La Flandre, au terme strict de l’expression géographique, peut
réclamer les Van Eyck, parce que ces grands artistes, bien qu’originaires d’une contrée
différente, sont devenus flamands d’adoption. Pour la même raison la France revendiquera
justement, quoiqu’ils ne soient pas nés sur son territoire, les peintres du manuscrit de
Chantilly, Pol de Limbourg et ses deux frères.
Voilà donc expliqué, par la situation du pays d’origine de Pol de Limbourg, combinée
avec le fait de l’établissement de cet artiste et de ses frères au cœur de la France, le
INFLUENCE DE LA FRANCE SUR L’ITALIE
mélange de deux des caractères, le caractère français et le caractère dit flamand, mais
plus exactement de la France du nord et lotharingien, dans les miniatures de la première
série des Très riches Heures. Reste maintenant à chercher comment à ces deux carac-
tères peut s’être mêlé une part, qui est en certains cas très considérable, d’influence
italienne.
Avant tout, il y a une observation capitale à faire. Qu’il y ait des ressemblances entre
plusieurs des pages de Chantilly et des œuvres d’art créées en Italie, la chose est certaine.
Mais ces ressemblances peuvent avoir deux causes. Ou bien ce sont nos miniaturistes qui
ont copié les Italiens, ou bien, au contraire, ce sont les Italiens qui ont été influencés par
des modèles venus de France et des pays du Nord, modèles leur ayant apporté le rayon-
nement des principes qu’appliquaient les miniaturistes du duc de Berry. Pour ne pas être
9i
ici taxé d’audace, j’invoquerai l’opinion, très sincère évidemment, car elle émane d’un
homme qui connaissait et aimait surtout l’art italien, du regretté Eugène Müntz : « On
n’a pas assez tenu compte, à mon avis, a écrit ce savant, des infiltrations flamandes dans
l’histoire des différentes écoles de la Péninsule. Ce n’est point un effet du hasard,
assurément, si le portrait du pape Eugène IV, dû au pinceau de Jean Fouquet, suscita
une si vive admiration..., si Gentile da Fabriano, Fra Angelico et l’école de Cologne ont
sacrifié simultanément au plus suave mysticisme. Les idées et les principes voyageaient
alors plus vite qu’on ne le croit : au siècle précédent, l’école florentine, par l’impulsion
de Giotto, avait fondé des colonies jusqu’au fond de la Bohème, jusqu’en Angleterre;
au quinzième siècle, l’Europe septentrionale prit sa revanche avec les peintres
flamands (1). » Plus loin Müntz étudie « l’influence des Flamands sur les Italiens »
en ce qui concerne le rendu de la figure humaine, et il ajoute : « Le paysage italien
forment l’opposition la plus complète avec les paysages arides, rocailleux et sans verdure
des peintres italiens du quatorzième siècle (2). » Courajod disait également du même
l’art de peindre, formé par un contemporain du duc de Berry, qui se nomme lui-même
Johannes Alcherius ou Archerius. On a voulu faire de cet Alcherius un Français qui se
serait appelé Jean Auchier (4). En réalité, comme le disent formellement les auteurs
(1) Histoire de V art pendant la Renaissance, 1 88g , de l’influence exercée sur la peinture italienne du quin-
t- h P- 333-334- zième siècle par l’art flamand » .
(2) Ibid., p. 337-338. — Cf. les divers ouvrages aux- (3) Leçons professées à V École du Louvre , t. II, p. 271.
quels renvoie Müntz, ibid., p. 322, note 1, « au sujet (4) De Champeaux et Gauchery, op. cit., p. 122.
CHAPITRE SIXIÈME
italiens (1) et comme semblent le confirmer les textes, ce devait être un Milanais du nom
de Giovanni Alcherio. Seulement, quoique citoyen de Milan, il résidait si souvent à
Paris que ses compatriotes avaient pris l’habitude de lui donner le surnom d’ Alcherio le
Français 92« Alcherio francese » (2). Ce qui est certain, en tout cas, c’est que cet Alcherius
nous apparaît, de 1382 à 1411, comme faisant en quelque sorte la navette entre la France
et l’Italie, partout se mettant en rapport avec les artistes, partout leur demandant des
indications. Nous le voyons interroger à Paris des miniaturistes natifs de l’Ile-de-France, de
Normandie ou de Flandre, puis il s’en va trouver des peintres italiens à Bologne et à
Venise pour revenir ensuite par la Lombardie à Paris (3). On comprend combien de
pareils agents pouvaient être utiles pour la communication, non seulement des procédés,
mais aussi des tendances esthétiques. Il semble même que nous ayons la preuve matérielle
de cette action. Alcherius cite comme peintre qu’il a trouvé en très grande réputation en
Italie, quand il est revenu de France dans la Péninsule, un artiste que l’on appelle
communément aujourd’hui Michelino da Besozzo. Il nous est resté de cet artiste, dans le
trésor du Dôme de Milan, un panneau signé en toutes lettres : Michael de Besotio, avec
■
la date 1418; et ce panneau nous présente un détail qui pourrait être pris pour un emprunt
fait à une de nos miniatures de Chantilly (4).
Je dis un emprunt, parce que le panneau du trésor du Dôme de Milan, étant
daté de 1418, n’a été peint qu’après les miniatures de Chantilly. Je pourrais employer
la même expression, à plus forte raison encore, à propos d’une autre de nos miniatures,
Y Adoration des Mages (planche XXXVIII) et des ressemblances évidentes de cette page avec
la célèbre Adoration des Mages de Gentile da Fabriano, qui est à Florence, à la Galerie
fois encore, que ne l’était Müntz. Parlant de Y Adoration des Mages de Gentile da Fabriano,
et à propos de sa date de 1423, il fait cette observation : « Le chef-d’œuvre des frères Van
Eyck, Y Adoration de l’Agneau mystique , était alors à peine commencé, mais les modèles
(1) G. Giulini, Memorie spettanti aha storia... di (3) Ms. latin 741 de la Bibl. nat. de Paris, fol. 89 et
suiv. Texte publié par Mrs MERRIFIELD, Original
Milano , Milan, 1760, in-40, tome II de la Continua-
treatises on the arts of paintings, Londres, 1849, 2 vol.
zione , p. 455. — ClCOGNARA, Storia délia scultura ,
Venise, 1813, t. I, p. 224. in-8°, t. I, p. 3-13, 69, 91, 103, 105, 259 et 281. — Cf.
(2) « Alcherio (Giovanni), detto francese, dimorante Mgr DehaiSNES, Documents ... concernant l’histoire
a Parigi » , telle est la manière dont ce personnage est de l’art dans la Flandre, l’Artois et le Hainaut,
désigné dans \ Indice generale , p. 5, de la grande p. 823-825. — De Champeaux et Gauchery, op.
publication des Annali délia fabbrica del Duomo di cit., p. 123.
Milano , Milan, 1877-1885, 9 vol. in-40. (4) Voir la description de notre planche XXXV.
flamands avaient pu pénétrer en Italie par une foule de canaux, notamment par les
miniatures, et nous savons que telle de ces miniatures, par exemple la Fenaison ou les
d’un pays à l’autre, la question de la date certaine des œuvres d’art doit être le principal
élément à faire intervenir dans le débat.
Une première hypothèse venant à l’esprit est celle d’un voyage en Italie de Pol et de
ses frères, ou de l’un d’entre eux, faisant ce qu’avait fait, dès la fin du treizième siècle,
le peintre du roi de France, Étienne d’Auxerre, faisant ce que fera, un peu avant le milieu
du quinzième siècle, le Tourangeau Jean Fouquet. Les documents ont déjà fourni les noms
d’un grand nombre de Français, de Flamands, de Colonais et d’Allemands qui ont ainsi
passé au sud des Alpes (2). Les artistes du moyen âge se déplaçaient souvent beaucoup
plus facilement qu’on n’est porté à le croire. Le célèbre album de l’architecte Villard de
Honnecourt, qui atteste des voyages poussés jusqu’en Hongrie, en est une preuve entre
cent. En particulier, les gens de métier qui s’occupaient soit de la peinture, soit de la
calligraphie des manuscrits, n’hésitaient pas au besoin à s’en aller au loin, et cela pour
cette même raison bien simple dont nous avons déjà parlé : la nécessité de trouver des
amateurs à qui écouler les produits de leur travail, ou capables de leur donner des
commandes qui les fissent vivre (3). Nous voyons, par exemple, partir de Paris, pour aller 24
travailler à Milan, en 1399, avec le Parisien Jean Mignot qui paraît avoir été plutôt un
(1) Histoire de l’art pendant la Renaissance, t. I, pris pour des espions ou des agents politiques d’en-
p. 338- nemis du roi. C’est ce qui advint, par exemple, à un
(2) Müntz a groupé un certain nombre d’indications enlumineur nommé Eberhard d’Espingues, qui, d’ori-
de ce genre dans un article sur les Artistes flamands gine colonaise, se trouva fort mal d’avoir poussé ses
et allemands en Italie pendant le quinzième siècle, paru courses à la recherche de la clientèle jusqu’à Saint-
dans le journal l’Art (15 octobre 1885, p. 156-160) et Sever, en Gascogne, au temps du roi Louis XI. — Voir
dans sa Renaissance au temps de Charles VIII {p. 467- aussi, dans l’ouvrage de MM. de Champeaux et Gau-
472). Mais il reste encore bien à dire à ce sujet. chery, pour l’époque même du duc de Berry, l’histoire
(3) Les pérégrinations des enlumineurs et autres gens des mésaventures de Pierre de Vérone, impliqué dans
s’occupant de l’industrie et du commerce des livres, les un procès de suspicion d’espionnage au bénéfice de
exposaient même à des dangers, tels que celui d’être l’Angleterre contre la France . ( Op . cit., p. i2Ôetsuiv.)
CHAPITRE SIXIÈME
94
dire de précis à ce sujet, dans l’état actuel de nos connaissances. Mais combien tout ce
qui touche à la vie de ces artistes nous est peu connu dans l’ensemble! D’ailleurs, au
temps du duc de Berry, les circonstances politiques étaient faites pour favoriser les
passages de France en Italie. Les princes du sang royal tournaient les yeux vers la
Péninsule. Les ducs d’Anjou, frère et neveu du duc de Berry, essayaient de s’établir sur
le trône de Naples. Un autre neveu du duc de Berry, le duc Louis d’Orléans, marié à
une Italienne, Valentine de Milan, rêvait de quelque royaume chimérique au delà des
Alpes (2). Le roi de France lui-même avait un pied en Italie, quand il occupait Gênes
qui s était donnée à lui en 1395 (3)- On ne saurait oublier non plus un autre élément qui a
dû exercer une grande influence sur l’activité des relations d’un côté à l’autre des Alpes.
Ce sont toutes les allées et venues auxquelles donnèrent lieu, entre l’Italie et les pays
situés au nord de ses frontières naturelles, les efforts tentés pour mettre fin à la
déplorable querelle du grand Schisme d’Occident, et notamment la réunion du concile
de Pise en 140g.
Toutefois, pour que Pol de Limbourg et ses frères aient été mis en contact avec
des productions de l’art italien, il n’est nullement indispensable qu’ils aient été de leur
personne en Italie. Au moment où ils travaillaient en France pour le duc de Berry, de
nombreux objets d art avaient en quelque sorte émigré d’Italie, leur pays d origine, vers la
France. Il s’en trouvait notamment chez le duc de Berry lui-même. C’étaient tout d’abord
des manuscrits à peintures que les inventaires du duc Jean spécifient être « de lettre
boulonnoise », c’est-à-dire traités à la manière des manuscrits de Bologne, et être « historiés
d ymaiges romains » ou « historiés et enluminés d’ouvraige romain » (4), c’est-à-dire illustrés
dans le style italien. C étaient ensuite des tableaux. Le duc de Berry, comme son frère le
duc de Bourgogne, possédait des tableaux à plusieurs compartiments, des polyp tiques qui
reproduisaient des sujets se rapportant au Christ ou à la Vierge, ou des scènes de la
Passion. Un érudit allemand, M. Paul Schubring, a très ingénieusement opéré, par le
rapprochement de photographies prises sur des fragments dispersés aujourd’hui entre les
(1) G. Giulini, Memorie... di Milano , tome II de (2) Cf. Paul Durrieu, Le Royaume d’Adria, Pa-
la C ontinuazione , p. 455-460. Annali délia fabbrica ris, 1880, et Les Gascons en Italie, Auch, 1885.
del Duomo di Milano , t. I, p. 194-196. — Cf. De Louvre
(3) Cf., t.Courajod
II, p. 143., Leçons professées à l’École du
Champeaux et Gauchery, op. cil., p. 1 12-123, et
mes Manuscrits de luxe, etc., dans Le Manuscrit, (4) J. Guiffrey, Inventaires de Jean, duc de Berry,
t. II, p. 1 19.
t. I, p. 225, n° 855; p. 252, n° 958; p. 255, n° 965.
301 2 3 4,
Musées du Louvre, d’Anvers et de Berlin, une restitution idéale d’un de ces tableaux à
compartiments (1). Ce polyptique, formé de quatre morceaux, représentant des scènes de
la Passion : Marche au Calvaire, Mort du Christ, Descente de croix et Mise au tombeau,
est 1 œuvre du Siennois Simone di Martino, dit Simone Memmi. Il y a toute apparence
qu il a été peint par le maître italien à Avignon, pendant le séjour de Simone Memmi
dans la ville des papes. Le monument a dû ensuite être transporté en remontant la vallée
du Rhône et de la Saône jusqu’en Bourgogne. C’est en Bourgogne, en effet, qu’ont
été retrouvées celles de ses parties qui furent les plus anciennement connues. Or,
qu entrait-il dans ce polyptique de Simone Memmi, reconstitué sur le papier par
M. Schubring? Précisément ces trois petits panneaux aujourd’hui au Louvre et au Musée
d Anveis, que nous avons signalés précédemment, dans notre chapitre V (2), comme
présentant des rapports incontestables avec trois des pages de la suite de la Passion dans
le manuscrit de Chantilly (3).
marchands ultramontains! et les sculptures sur ivoire ou sur os, spécialité des ateliers
milanais, constituant parfois de véritables monuments, comme le fameux retable donné
par le duc de Berry à l’église de Poissy (1)! Combien la liste serait longue s’il fallait
citer tout ce qui, dans les immenses collections du duc Jean, représentait le style italien!
96
D’ailleurs, sans sortir des limites de notre France actuelle, Pol de Limbourg et ses
frères n’auraient eu vraisemblablement qu’à suivre le duc de Berry dans ses déplacements,
supposition que leur titre de valets de chambre rend très admissible, pour se trouver mis
en présence de créations de l’art italien, et non plus seulement l’art italien des manuscrits
enluminés, des petits tableaux aisément transportables, des broderies de Florence, mais
Fart italien des grandes œuvres, des fresques magistrales. En effet, les inventaires
mentionnent un cadeau qui fut offert au duc, au mois de juin 1411, « de par la ville
d Avignon », et M. Jules Guiffrey suppose, avec grande apparence de raison, que ce
cadeau peut se rattacher à un voyage que le duc aurait fait à Avignon (2). Or, Avignon,
nul ne 1 ignore, était à cette époque, avec tout ce qui décorait son Palais des papes, sa
cathédrale, ses chapelles, un vrai musée de peinture italienne. Vasari prétend que Giotto
a été à Avignon. En tout cas, au moment des dernières années du duc de Berry, on
pouvait admirer dans la ville des papes, encore dans toute leur splendeur, des œuvres
capitales du grand peintre siennois Simone di Martino (Simone Memmi) et de plusieurs
de ses compatriotes.
Bien plus, l’art de la peinture italienne était venu fleurir, au début du quatorzième
siècle, dans une des capitales de l’apanage même du duc de Berry, dans une ville qui
était évidemment familière aux miniaturistes du manuscrit de Chantilly, car ils en ont
reproduit au moins un édifice avec une complète exactitude. C’est, en effet, à Poitiers,
ce Poitiers dont le château apparaît sur une des pages du Calendrier des Très riches
Heures, qu’avaient travaillé, et par conséquent qu’avaient dû laisser des preuves de leur
talent, les peintres romains Bizuti ou Rizzuti et de’ Marsi, jadis employés par Philippe le
Bel et ses fils.
D’autres causes ont pu d’ailleurs influer sur les miniaturistes au service du duc de
Berry pour les diriger vers l’imitation de l’art italien.
Il y a d’abord à tenir compte d’un fait d’ordre général que nous avons déjà relevé;
il s’agit de cette influence que nous paraissent avoir incontestablement exercée sur
l’ensemble de la peinture française durant le quatorzième siècle, les écoles siennoises et
florentines, depuis Duccio, Cimabue et Giotto.
En passant ensuite aux faits particuliers, il convient de noter que, à l’époque où Pol
d’orfèvrerie italien, l’autel d’argent du Dôme de Flo- (1) Ce retable, sur lequel le duc de Berry est repré-
rence, on retrouve la composition de cette Présentation senté, appartient aujourd’hui au Musée du Louvre.
au Temple , d’où dérive le tableau de la Purification de (2) J. GuiFFRÈY, Inventaires de Jean, duc de Berry ,
Chantilly.
t. I, p. 104, n° 355 et note 2.
97
INFLUENCES ORIENTALES
suspect de cacher sous le trafic des livres des pratiques d’espionnage politique (1). Le
duc Jean lui-même avait un faible pour ce qui venait d’Italie, sous quelque forme que
ce fût. Dans le domaine de l’histoire littéraire, c’est lui qui, malgré la difficulté de
trouver un écrivain qui entendît suffisamment l’italien, ht traduire dans notre langue le
Décaméron de Boccace. Un document que nous possédons est relatif à l’engagement pour
son compte, en Italie, d’un maître habile dans l’art de la marqueterie de bois (2). Renan
dit même, en parlant des livres du duc de Berry, que : « les artistes de France ne suffisant
pas à cet amateur curieux, quelques-uns de ses plus magnifiques exemplaires furent peints
à Rome et à Bologne (3) ». Présentée sous cette forme, l’affirmation est peut-être excessive.
Mais si le duc de Berry n’avait pas fait travailler effectivement dans les ateliers italiens,
il est certain, comme le prouvent tous les exemples mentionnés plus haut, qu’il aimait
les productions italiennes. Sans cesse, les comptes et les inventaires nous le montrent
en relations avec des courtiers et des marchands italiens (4). Étant données ces
dispositions, la tendance de Pol de Limbourg et de ses frères à introduire dans leurs
œuvres une certaine dose d’italianisme devait plutôt flatter ses préférences.
Ainsi, même en laissant de côté l’hypothèse d’un voyage des enlumineurs du duc de
Berry dans les régions au sud des Alpes, il est aisé de comprendre comment l’inhuence
de l’art italien a pu s’infiltrer dans les peintures du manuscrit de Chantilly.
*
* #
Il est non moins facile d’expliquer comment ces mêmes peintures présentent des
marques d’une tendance accentuée vers la recherche de la couleur orientaliste. Le duc
de Berry, tout en collectionnant des œuvres venues d’Italie, s’intéressait beaucoup aussi
25
aux choses d’Orient. Ses inventaires en font foi. On le voit conserver, avec le plus grand
soin, entre autres pièces de provenance lointaine, des objets parfois assez étranges que
lui avaient rapportés de Constantinople ou des autres régions orientales le maréchal de
(1) Voir, sur ce personnage, l’ouvrage de MM. de (3) Discours sur l’état des beaux-arts en France au
Champeaux et Gauchery, p. 125 et suiv. quatorzième siècle, dans V Histoire littéraire de la
(2) A. de Champeaux, Les Relations du duc Jean France, t. XXIV, p. 660.
de Berry avec l’art italien , dans la Gazette des Beaux- (4) Voir J. Guiffrey, Inventaires de Jean , duc de
Arts, 2e période, t. XXXVIII, 1888, p. 40g. — Cf. Berry, t. I, p. LUI, Lix et LXXI.
J. GuiFFREY, Inventaires de Jean, duc de Berrv, t. I, (5) J. Guiffrey, op. cit., t. I, p. xliv, ci, cxiii,
p. LXXXVIII. cxv.
l’importation de nombreux objets mobiliers peints ou sculptés. « L’intérieur de la maison
seigneuriale au moyen âge, dit Courajod, le al home du chevalier eut certainement une
véritable couleur orientale qui dut influer dans une certaine mesure sur la direction de
l’art tout entier. » Les étoffes ont joué un grand rôle à cet égard, en apportant comme
modèles leurs principes décoratifs. « Cette indéniable transmission, professait encore
Courajod, est facile à constater par l’existence de copies plus ou moins adroites, plus ou
moins couvertes d’inscriptions coufiques et de formules graphiques arabes (1) ». Cette
dernière observation peut être vérifiée sur nos miniatures mêmes de Chantilly qui
c’est précisément jean sans Peur qui l’avait fait exécuter, et qui en fit plus tard cadeau à
son oncle de Berry. Et quelle vision de l’Orient byzantin ne durent pas constituer pour
les compatriotes et contemporains du duc de Berry les visites faites à Paris en 1399 et
1400 par les empereurs de Constantinople de la maison des Paléologues, Andronic IV
et Manuel II! Les faits s’accumulent donc qui ôtent tout caractère surprenant à la
prédilection si accentuée de Pol de Limbourg et de ses frères pour les types et les costumes
d’Orient. Les animaux des pays exotiques même pouvaient être dessinés par eux sur
nature. Le duc de Berry ne nourrissait-il pas, sans parler des ours favoris, toute une
petite ménagerie comprenant un dromadaire et une autruche (3) ?
Tout aussi bien peut-on comprendre encore ces cas, que nous avons signalés dans
nos miniatures de la première série de Chantilly, d’inspirations prises sur des œuvres
antiques, ou qui pouvaient passer alors pour empreintes de l’esprit antique. La France, au
temps du duc de Berry, si elle connaissait mal l’antiquité, s’en préoccupait pourtant.
Déjà le père du duc de Berry, le roi Jean le Bon, n’avait-il pas adopté pour sceau secret
une copie d’une gemme antique, ainsi que l’a révélé M. Babelon, le savant conservateur
du Cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale (4)? Le frère du duc, le roi
Charles V, ne faisait-il pas traduire Aristote en français? Le duc Jean lui-même n’avait-il
(1) Courajod, Leçons professées à l’École du Cf. de Champeaux et Gauchery, op. cit., p. 9.
Louvre, t. I, p. 254. (4) Ce sceau secret du roi Jean est en effet copié sur
(2) Aujourd’hui ms. français 2810 de la Bibl. nat. de une intaille de Dioscoride. — Babelon, Histoire de
Paris. la gravure sur gemmes en France, Paris, 1902, p. 103-
(3) J. Guiffrey, op . cit., t. I, p. cxxx. — 104, et pl. VII, n° 12.
OBJETS ANTIQUES CHEZ LE DUC DE BERRY 99
pas acheté pour ses collections ces médaillons d’or de Constantin et d’Héraclius qui ont
servi de modèles à Pol de Limbourg et à ses frères (1) pour leurs figures d’un des rois
mages et du soleil sur son char? Ne possédait-il pas aussi d’autres objets se rattachant à
1 antiquité, sinon même de provenance antique, tels qu’ « un grand denier d’or » portant
« le visaige de Julius César », un plat d’argent doré avec figure de Constantin et
inscriptions en lettres grecques (peut-être un missorium antique) ; enfin des camées, l’un où
il y avait « un petit ymaige nu sur un pilier, en manière d’un ydole, et trois autres
ymaiges », 1 autre « taillé en façon d’un homme nu (2) », camées qui pourraient bien avoir
inspiré ces petites figurines nues, d’allures mythologiques, dont nous avons signalé la
présence (3) sur plusieurs pages du manuscrit de Chantilly? N’y a-t-il pas eu aussi,
dans le parti politique dont le duc de Berry était un des chefs, appartenant à la maison
de son neveu le duc d’Orléans et vivant à Paris au temps où les « trois frères enlumineurs »
y florissaient, un Jean de Montreuil, qui est déjà, pour les tendances intellectuelles, un
véritable humaniste de la Renaissance, comme l’a si bien montré M. Antoine Thomas
dans sa thèse latine de doctorat (4) ?
On voit donc combien les conditions générales de milieu que Paris et la cour du duc
« Froissart est un monde », a dit Siméon Luce. On pourrait presque appliquer une
expression semblable au manuscrit des Très riches Heures du duc de Berry. Si nous
voulions traiter à fond tout ce qui touche à ce manuscrit et aux auteurs de ses miniatures
de la première série, nous remplirions aisément encore un gros volume.
Et d’abord ne serait-il pas intéressant de rechercher si les admirables miniatures
peintes dans le volume de Chantilly, au temps du duc Jean, n’ont pas exercé une influence
sur le développement ultérieur de l’art de la peinture en France? Nous pourrions
montrer, par exemple (5), un enlumineur qui a principalement travaillé pour des
(1) Voir plus haut, p. 39. (4) Antoine THOMAS, De Johannis de Monsterolio
(2) J. Guiffrey, Inventaires de Jean , duc de Berry, vita et operibus. Paris, 1883, in-8u.
t. I, p. 70, n° i95 ; t. II, p. 182, n° 230; t. I, p. 143, (5) Voir aussi, comme autre exemple analogue, ce
n° 481. qui est dit plus loin dans la description de notre
(3) Voir plus haut, p. 39. Consulter aussi J. DE planche LXIII, à propos d’une ressemblance avec une
Schlosser, Die àltesten Medaillen und die Antike miniature du missel des évêques de Paris, de la Biblio-
(ut supra, p. 38, note 8), p. 9o-9 3.
thèque de l’Arsenal.
IOO
CHAPITRE SIXIÈME
allant jusqua imiter, dans un des Livres d’heures qu’il a illustrés, la figure de l’un des
rois mages du manuscrit de Chantilly (1). Cette influence même des œuvres de Pol de
Limbourg n’aurai t-elle pas fini par se répercuter plus ou moins directement jusque sur
le talent de Jean Fouquet? Chez Fouquet, comme chez l’artiste favori du duc de Berry,
nous voyons le principe d’introduire dans les paysages des représentations, aussi exactes
que possible, des monuments français. N’existerait-il pas une sorte de filiation entre ces
vues de Notre-Dame de Paris et du donjon de Vincennes que nous trouvons dans
les miniatures de Chantilly, et les vues, tout à fait comprises dans le même esprit, de la
même Notre-Dame de Paris et du même donjon de Vincennes que nous offrent certaines
pages du Livre d’heures d’Étienne Chevalier ? Resterait encore à développer l’enquête sur
un problème véritablement énorme, dont les historiens de l’art ne peuvent désormais se
désintéresser. Ce problème, que je n’ai fait qu’indiquer en passant, rentre dans un ordre
de faits entrevu par Courajod (2) et Müntz (3) après avoir été pressenti déjà par le
marquis de Laborde (4). Je veux parler des influences que des œuvres telles que nos
miniatures de Chantilly, ou leur ressemblant de tous points par l’origine, le caractère et la
date, ont pu exercer sur les artistes italiens, pour la période correspondant à la fin de la
vie du duc de Berry et aux premières années qui ont suivi immédiatement sa mort en
1416, c’est-à-dire la période de Gentile da Fabriano, la période où débutent Pisanello, Fra
Angelico et Masaccio. Un problème analogue se poserait à propos des peintures exécutées
dans les régions rhénanes et spécialement à Cologne. Plusieurs textes ont été publiés qui
nous montrent, à l’époque du duc de Berry, des artistes colonais venant prendre contact
avec les grands foyers d’art de la France royale, Paris en première ligne, puis les chefs-lieux
des apanages des princes du sang, tels que Dijon. Un de mes savants collègues du Musée
du Louvre a constaté que « la jeune critique allemande tendrait même à faire venir de /
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INTÉRÊT EXCEPTIONNEL DE LA PREMIÈRE SÉRIE
IOI
attrayantes. Aborder toutes ces questions, bien qu elles se rattachent toujours en somme
aux miniatures de notre première série, ce serait toutefois donner trop d’extension au
cadre de la présente publication. Nous nous arrêtons donc, pour passer aux miniatures de
la seconde série, trop heureux si nous avons pu contribuer à compléter ce que révèle déjà
avant tout, au point de vue français. Mais il se trouve encore, par extension, d’une
haute importance pour l’étude de l’évolution des tendances esthétiques dans des pays
voisins du nôtre, dans les régions rhénanes, dans ces contrées du Nord qui se sont
groupées à une certaine époque sous la domination de la Maison de Bourgogne, et
jusqu’en Italie.
2Ô
CHAPITRE SEPTIÈME
LES MINIATURES DE LA SECONDE SERIE. — JEAN COLOMBE.
Après avoir parlé des miniatures admirables peintes au temps du duc de Berry, c’est
tomber de bien haut que de passer aux images ajoutées après coup dans le manuscrit de
Chantilly. Par comparaison avec les autres, ces images, constituant ce que nous avons
appelé notre seconde série, apparaissent comme singulièrement lourdes de touche,
vulgaires de dessin, pénibles ou banales de composition. Le coloris en est sombre, bien
loin de la merveilleuee transparence que Pol et ses frères donnaient à leurs peintures.
royale de Munich, par exemple, un recueil d’images tout à fait semblables de style et
d’exécution était exposé jadis sous vitrine, et est peut-être encore aujourd’hui montré
comme un produit particulièrement beau de l’enluminure française (1).
Nous n’avons pas cru devoir reproduire dans notre publication, comme nous l’avons
fait pour les œuvres de Pol et de ses frères, toutes les miniatures de la seconde série.
Nous ne nous en sommes pas tenu cependant à donner seulement les pages où les deux
époques se trouvent confondues, ce qui est le cas pour l’illustration du mois de novembre
au Calendrier (planche XI), dont une partie, le tableau rectangulaire de la Glandée,
appartient à la catégorie la plus récente, et pour les peintures que nous avons qualifiées
de mixtes, c’est-à-dire les peintures commencées au temps du duc de Berry et laissées
ensuite en suspens, qui n’ont été parachevées que longtemps après (planches IX, XLII
et XLIII). Nous avons reproduit aussi cinq autres pages, dont deux peuvent encore avoir
(i) Bibl. royale de Munich, codex iconographicus 414, quelques manuscrits français conservés dans des biblio-
suite de peintures représentant les Sibylles et les pro- thèques dy Allemagne, Paris, 1892, extrait du t. LUI
phètes. Sur ce ms., voir, à la p. 14, mes Notes sur (p. 1 15-143), de la Bibliothèque de V École des chartes .
io4
CHAPITRE SEPTIÈME
été tracées sur une esquisse antérieure datant du début du quinzième siècle,
mais dont les
trois autres au moins sont tout entières exclusivement de la seconde époque.
De ces trois dernières pages à peintures, l’une intéresse au premier chef l’histoire du
manuscrit même. En effet, sur cette page, reproduite dans notre planche XLIV, on
voit à
genoux, en prière aux deux côtés d’une image du Christ, un prince et une princesse
que
des blasons accolés peints dans le bas de la composition désignent comme étant
certainement le duc Charles Ier de Savoie et sa femme, Blanche de Montfer
rat, tous
deux descendants du duc de Berry, comme il a été dit au chapitre Ier. D’après tous les
exemples analogues offerts par la série des manuscrits à miniatures, l’introduction de
1 effigie du duc Châties Ier de Savoie dans le volume de Chantilly indique
que c’est ce
prince qui a fait compléter le manuscrit.
Du même coup, une limite de temps assez précise se trouve être établie pour la date
de l’exécution du travail de complément des T rès riches Heures. Charles
Ier de Savoie a
épousé Blanche de Montferrat en 1485 et il est mort en 148g. C’est donc entre
les deux
termes 1485 et 148g que le manuscrit de Chantilly a été complété sous
le rapport de
l’illustration et delà décoration.
Une autre des pages de la seconde époque, qui fait partie de celles repro
duites
par nous, la Présentation de la Vierge au Temple (planche XL VIII), nous montr
e dans le
fond une façade de cathédrale également intéressante, comme nous l’exp
liquerons plus
loin, au point de vue de 1 histoire de 1 achèvement des Très riches Heures
pour le duc
Charles Ier de Savoie.
Nous avons dit que nous donnions aussi deux autres pages où le travail de
peinture
exécuté à la seconde époque pourrait bien recouvrir des premiers linéaments
tracés dans
105
le manuscrit du vivant du duc de Berry. Une de ces pages, au haut de laquelle le blason
de Savoie réapparaît sur une clé de voûte, représente la légende, qu’a popularisée plus
tard en France Eustache Le Sueur dans sa Vie de saint Bruno, de Y Enterrement de Raymond
soit pour la totalité de l’ouvrage dans les scènes accessoires disposées sur les marges,
que c’est parmi les pages peintes appartenant à la seconde série qu’il faut réellement
les classer.
En y comprenant les cinq pages dont nous venons de parler, et, dans la peinture du
Dans les Heures de la Vierge, une, à Vêpres : la Fuite en Égypte, représentée sous la
forme gracieuse du Repos de la Sainte Famille en Égypte.
En tête des Heures de la Croix, une : le Christ de pitié, aux deux côtés duquel sont le
duc et la duchesse de Savoie en prière (2). Le fond de ce tableau, comme nous le dirons
Dans l’Office des morts, cinq : Job et ses amis ; Y Enterrement de Raymond Diocrès avec
scènes accessoires en marge (3) ; Y Apparition du Cavalier de la Mort (4) ; une Bataille; le Roi
David en prière (avec une miniature annexe, représentant un combat, dans la partie
inférieure de la page).
Pour la série des petits offices à dire chacun des sept jours de la semaine, sept : le
Baptême du Christ ; le Purgatoire; les Apôtres quittant la Vierge, après avoir reçu le Saint-Esprit,
pour aller évangéliser le monde ; Tous les Saints dans le Ciel (au bas de la page un concert
d’anges est modelé en camaïeu doré); un intérieur d’église, avec un prêtre à l’autel portant
le Saint Sacrement (dans le bas, comme scène complémentaire, on voit le miracle de saint
Christ et la Chananéenne (en deux scènes, l’une occupant la grande miniature, l’autre une
image accessoire dans le bas de la page), pour le deuxième dimanche de carême (3); la
Résurrection, pour Pâques; Y Ascension, pour la fête de ce nom; le Martyre de saint André
(tableau accompagné dans le bas de deux autres scènes du martyre de cet apôtre), pour
la fête de saint André, lequel saint était un des patrons du duc de Berry.
Quant aux trente-huit petites miniatures dans les colonnes qui se succèdent depuis
le verso du folio 52 jusqu’au verso du folio 19g, toutes celles qui se rattachent aux heures
canoniques et aux offices proprement dits continuent le commentaire en images des
psaumes et cantiques sacrés (4), qu’avaient commencé les artistes du duc de Berry. Les
six dernières, au contraire, illustrent des propres de messes et reproduisent des sujets
choisis en conséquence : la Descente du Saint-Esprit sur les Apôtres (fête de la Pentecôte) ;
buste du Christ (fête de la Trinité); Communion des Apôtres (messe du Saint Sacrement);
buste de la Vierge tenant IEnfant Jésus (messe de la Vierge); le Pape siégeant entouré de
cardinaux (fête de la Toussaint); la Messe de Requiem (Jour des morts).
F outes ces miniatures que nous venons d’examiner, aussi bien les petites que les
grandes, présentent entre elles les plus étroits rapports. Dans toutes nous retrouvons
les mêmes types, principalement les mêmes figures poupines avec des fronts bombés
)
pour les femmes, et, pour les hommes, les mêmes visages aplatis du haut qui leur
donnent trop souvent un air bestial. Ce sont aussi les memes attitudes, la même manière
de modeler les étoffes. Partout encore exactement la même gamme dans le coloris, où
dominent surtout un bleu soutenu et un rose accentué de valeur, tournant au groseille.
Le travail est marqué d’un si grand caractère d’unité que l’on peut conclure qu’il est dû
à un seul et même artiste ayant pu avoir toutefois, comme il arrivait souvent, ainsi que
nous l’avons expliqué, son aide ou varlet. Cet artiste ne s’est pas borné à peindre les
images proprement dites. C’est lui aussi qui s’est occupé sur beaucoup de feuillets de
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DIMENSION DES MINIATURES DE LA SECONDE SERIE 107
compléter les lettrines enluminées. En effet, la plupart d’entre ces lettrines (je parle
toujours, bien entendu, de celles de la seconde époque) renferment des têtes de
personnages, hommes ou femmes. Or, ces têtes présentent toujours un caractère semblable
à celui des figures dans les miniatures de la même époque.
Un trait frappe à première inspection : c’est que l’artiste, auquel on doit toute
1 œuvre de complément, recherche l’effet, peut-être faute de savoir atteindre à la véritable
beauté, et qu il vise à faire grand dans ses images. Quand son rôle s’est borné, pour
ce que nous avons appelé les « pages mixtes », à terminer les compositions que les
miniaturistes du duc de Berry, Pol et ses frères, avaient laissées inachevées, peut-être
même à 1 état de simples esquisses, il a été forcément contenu par les limites que lui
imposaient les linéaments déjà tracés par ses prédécesseurs (1). Mais la plupart du
temps il s est trouvé avoir à remplir des espaces ménagés à l’origine dans le texte
du Livre d heures en vue des illustrations, et parvenus jusqu’à lui encore entièrement
vides. Là rien ne 1 empêchait de se laisser aller à ses tendances. Nous voyons alors
les compositions s étaler davantage en largeur et en hauteur, les scènes principales se
compléter parfois d’autres images secondaires placées au bas des pages, et, d’une façon
générale, les personnages être dessinés sur une échelle de proportions sensiblement plus
forte que dans les miniatures de la première série. Il est même arrivé à plusieurs reprises
que l’artiste de la seconde époque, dans le corps du manuscrit de Chantilly, ne s’est pas
contenté, en tete des grandes divisions, de la place réservée primitivement pour recevoir
les images principales. Au-dessous de la partie vide ménagée à cette intention, il y avait
généralement quelques lignes du texte écrit dès le temps du duc Jean de Berry. Parfois ces
lignes ont été respectées (voir planche XLIV) ; souvent au contraire elles ont été grattées
de manière à laisser à 1 artiste du duc de Savoie plus de champ pour développer ses
compositions. Il a fallu alors rétablir les mots grattés à l’aide d inscriptions qui ont été
tracées en lettres capitales, soit sur la bordure du tableau (planches XLVI et XL VIII),
soit sur des banderoles, comme on en voit dans les manuscrits de l’école tourangelle.
Quant aux petites miniatures dans les colonnes, nous avons expliqué, à propos de
celles de la première série, qu’un espace de quelques lignes avait été ménagé auprès de
l’emplacement destiné à chacune d’elles, en vue de recevoir ultérieurement une légende
explicative des images. Les artistes du duc de Berry, pour la partie des petites miniatures
qu’ils ont peintes, avaient toujours soigneusement respecté la place de cette légende.
L’enlumineur du duc de Savoie, au contraire, ne s’en est pas préoccupé, et il a rempli
intégralement la totalité de l’espace laissé vide dans la colonne (2) ; si bien que, en thèse
(1) Tel est le cas pour les miniatures reproduites sur 68 verso; mais ces exceptions peuvent être acciden-
nos planches XLV et LVII, contrastant par là avec nos telles etprovenir de ce fait que le cadre, limitant les
planches XLVI et XLVI IL dimensions de l’image, était déjà tracé quand l’enlu-
(2) Il y a cependant deux exceptions, fol. 55 et mineur de 1485 a été appelé à compléter le volume.
Io8 CHAPITRE SEPTIÈME
générale, ses petites miniatures sont sensiblement plus étirées en hauteur que celles de la
série ancienne.
Il y a aussi une différence de parti pris en ce qui concerne l’ensemble des lettrines
historiées. Pour celles qu’il a eu à peindre, l’enlumineur du duc de Savoie semble avoir
cherché, au moins jusqu’à un certain point, à imiter les modèles déjà créés dans le
volume par la fantaisie des artistes du duc de Berry; mais il s’en est tenu, comme motifs
pittoresques, à des têtes ou à des bustes de personnages, et jamais, contrairement à ce
qu’avaient fait ses prédécesseurs, il n’a introduit, au milieu du corps de ses lettrines, ou
dans les accompagnements ornementaux, ni armoiries, ni emblèmes quelconques
analogues à l’ours et au cygne. Ce n’est que dans les miniatures qu’il a songé à peindre
en l’honneur du prince pour qui il travaillait le blason de Savoie. Et encore le fait s’est-il
produit seulement deux ou trois fois (1).
*
* *
la présence des blasons accolés du duc Charles Ier de Savoie et de sa femme, la duchesse
Blanche de Montferrat.
Il n’y a pas à discuter non plus si nous sommes en face de créations italiennes ou
françaises, ni à rechercher quelles influences diverses, venues de régions étrangères, ont
pu exercer leur action sur le milieu où ces créations se sont élaborées. Pour notre
seconde série d’images, nulle hésitation en ce qui concerne sa classification parmi les
productions de l’art à l’époque voulue de 1485 à 148g. Dans toute l’œuvre de l’artiste
qui a complété l’illustration des Très riches Heures un caractère local est très nettement
délimité. Soit pour le dessin, soit pour la composition, soit pour la technique, notamment
l’emploi prédominant des hachures d’or pour marquer le modelé des étoffes, soit enfin
pour le coloris, cette œuvre se rattache essentiellement à l’école qui a fleuri, pendant le
dernier tiers du quinzième siècle, en Touraine et dans les régions voisines, dans le
(1) Nous avons déjà indiqué que le blason de Savoie Ciel (fol. 126 du ms.), un saint placé sur le côté droit
figure sur deux des pages que nous reproduisons, de l’image, sans doute saint Maurice, porte sur une
planches XLIV et LVII. Dans une troisième page,
cotte d’armes rouge qui couvre sa poitrine une croix
non reproduite, représentant Tous les Saints dans le blanche rappelant aussi la croix de Savoie.
2 3
maître. Voyez, par exemple, dans le bas de notre planche XLIV, les deux anges qui
supportent les écussons du duc et de la duchesse de Savoie. Ils dérivent directement,
avec toutes les différences qui séparent le simple praticien habile du grand maître, des r
charmants angelots que Fouquet a fait jouer sur certaines pages des Heures d Etienne
Chevalier (1). Voyez aussi planche LVII ces bergers placés sur les marges de la page,
qui prêtent à des rapprochements analogues avec des miniatures, soit de Fouquet (2),
soit de son compatriote Jean Bourdichon. Le type même des femmes est une
dégénérescence de celui que Fouquet a maintes fois adopté dans ses créations.
L’œuvre, nous le répétons, est tourangelle, berrichonne ou poitevine.
Un détail important permet de serrer la question de plus près encore. La miniature
de la Présentation de la Vierge au Temple (planche XLVIII) a pour fond une vue de
cathédrale. Dans celle-ci, les juges les plus compétents ont reconnu la partie centrale de la
appartient par son style, d’une manière générale, à l’école de Touraine, Berry et Poitou,
nous devons supposer que c est à Bourges, entre les diverses cités de cette région
soumise à la domination de l’art tourangeau, que l’artiste a dû avoir plus particulièrement
ses attaches.
Pour achever de nous guider dans notre enquête, une dernière considération peut
encore être invoquée. Il m’est arrivé jadis de déterminer, au vu de ses peintures, et en
m appuyant uniquement sur des raisons de style, l’origine d un manuscrit de 1 Apocalypse
figurée qui appartient à la Bibliothèque de 1 Escurial. Plus tard, d autres que moi sont
venus corroborer mes observations, en faisant intervenir des pièces d archives que j avais
ignorées et qui se sont trouvées donner pleine raison à mes conclusions (3) . Cette Apocalypse
figurée de l’Escurial se présente dans des conditions analogues à celles des Très riches
(1) Cf. F. -A. Gruyer, Chantilly. Les Quarante riale, dans la revue L’Arte, 1901, t. IV, p. 35 et 196.
Fouquet, planches XXIX, XXXI et XXXII.
— Cf. les pages 22-26 de mes Manuscrits d’Espagne,
(2) Cf. Les Quarante Fouquet, planches VII et
XXVII. Paris, 1893 (extrait de la Bihl. de l’École des chartes,
t. LIV), la Chronique des arts et de la curiosité, année
(3) Alessandro VES ME et Francesco CARTA, Iminia-
tori dell’ Apocalisse dell' Escuriale, et Jean Guiffrey, des Antiquaires de France de 1901, p. 146, commu-
Alcune note nelle miniature dell’ Apocalisse dell’ Escu- nication faite par l’auteur à la séance du 10 avril.
28
1895,
P-
35-
137
et
, le
Bulletin
de
la
Société
nationale
I IO CHAPITRE SEPTIÈME
Heures du duc de Berry, en ce sens qu’il s’agit d’un manuscrit dont la décoration com-
31 2>
mencée à une première époque, puis interrompue, était encore inachevée lorsqu’un duc de
Savoie, possédant le volume, l’a fait terminer dans le dernier quart du quinzième siècle.
Or, le plus simple examen permet de constater, par l’identité absolue de style et de facture,
que c’est un seul et même artiste qui a achevé, pour la Maison de Savoie, aussi bien Y Apoca-
lypse figurée de l’Escurial que les Très riches Heures du duc de Berry, aujourd’hui à Chantilly.
Il nous suffira donc, pour avoir le nom de cet artiste qui a complété la décoration de
nos Très riches Heures, de rechercher si, dans les archives de la Maison de Savoie, nous
trouvons trace d’un miniaturiste qui doit répondre à cette quintuple donnée : i° d’appar-
tenir d’une manière générale à l’école de Touraine après Fouquet; 2° d’avoir des attaches
plus particulières avec Bourges ; 30 d’avoir été employé par le duc Charles Ier de Savoie à
l’époque où le mariage de ce duc donnait lieu d’accoler les blasons de Savoie et de
Montferrat, c’est-à-dire entre 1485 et 148g; 40 d’avoir exécuté pour ce duc, à cette date, le
double travail d’ « historier », c’est-à-dire d’orner de miniatures et d’ « enluminer » un
Livre d’heures rentrant, comme c’est le cas du manuscrit de Chantilly, dans la catégorie
des « Heures canoniques » ; 50 enfin d’avoir aussi travaillé pour le duc de Savoie à un
manuscrit d’une Apocalypse figurée.
La réponse est fournie aussi complète que possible par les pièces des archives de la
Cet artiste portait un nom de famille illustre dans l’histoire de cet art qui a surtout
fleuri dans le bassin de la Loire et que l’on est convenu d’appeler lart tourangeau. Il se
nommait Colombe. Son prénom était Jean, et les érudits supposent qu’il devait être le
neveu ou, plus vraisemblablement, le frère du grand sculpteur Michel Colombe (1). Ainsi
Jean Colombe se rattache à l’école dite de Touraine. D’autre part, c’est Bourges qui est
le plus souvent indiquée par les textes comme le lieu de sa résidence. Il habitait cette ville
quand, vers 1467, il fut employé comme enlumineur, en même temps que protégé d’une
manière toute spéciale par la reine de France, Charlotte de Savoie, seconde femme du
roi Louis XI (2). Charlotte de Savoie était la propre tante du duc Charles Ier de Savoie.
Très probablement ce fut cette reine qui introduisit auprès de son neveu l’artiste auquel
elle s’intéressait. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en 1482 Jean Colombe, tout en
continuant à résider à Bourges, est au service du duc de Savoie. Il travaille alors pour le
Economia
politica
del
medio
aevo,
Turin,
1839,
P-
111
L’ENLUMINEUR JEAN COLOMBE
Savoie, qui vient d épouser Blanche de Montferrat, une nouvelle tâche, dont 1 indication,
sur la pièce d’archives, concorde si parfaitement avec ce qu’a été l’œuvre de complément
des 'Très riches Heures de Chantilly, qu’on ne peut douter qu il s agisse de ce manusciit
même. Jean Colombe, en effet, est-il dit, s’occupe « d 'enluminer et d 'historier certaines Heures
canoniques de monseigneur le duc ». La besogne est en cours d exécution quand, le 31 août
1485, le duc de Savoie fait envoyer à Jean Colombe, à valoir sur ce qu il lui doit pour ce
travail, une somme de 25 écus d or, au coin du roi. Et ou faut-il que le tiésoriei du duc
expédie cette somme pour qu’elle parvienne à l’artiste? Précisément à Bourges (1), à
l’ombre de cette cathédrale reproduite sur une de nos planches, dont la présence, apiès
nous avoir d abord semblé insolite, nous apparaît maintenant comme une chose très
facilement explicable.
d’un mandement ducal du 3 juin i486 une somme de douze écus d’or (2). Ajoutons
que, d’après des renseignements recueillis par M. A. de Champeaux, Jean Colombe a
vécu jusqu’en 1526 (3).
Grâce aux documents qui établissent la participation de Jean Colombe à l’illustration
de Y Apocalypse figurée de l’Escurial et des Très riches Heures de Chantilly, nous nous
trouvons avoir de l’enlumineur de Bourges des œuvres authentiques formant déjà une
masse assez importante. En prenant ces œuvres comme critérium, on peut encore
reconnaître à l’identité du style la main de Jean Colombe dans d’autres manuscrits à
miniatures. L’un de ces manuscrits, le Livre des douze périls d’Enfer (4), provient de la reine
de France Charlotte de Savoie. Il confirme le fait, qu avait déjà révélé une pièce d aichives,
que Jean Colombe a travaillé pour cette souveraine.
L enlumineur de Bourges a collaboré aussi pour une part notable à 1 illustration d un
note; et A. de Champeaux, Jean Colombe, enlumi- et les Peintures en Savoie, Chambéry, 1870 (extrait
neur des ducs de Savoie et de la reine de France du tome XII des Mémoires et Documents publiés par la
Charlotte de Savoie, dans la Chronique des arts et de
Société savoisienne d’histoire et d1 archéologie') , p. 110.
la curiosité, année 1895, p. 154- 155.
(2) Sur tous les rapports de Jean Colombe avec la
(1) Le trésorier ducal mentionne ainsi cet envoi : cour de Savoie, voir, comme source d’information,
a Expediri mandavit viginti quinque scutos auri, cugni l’ouvrage cité à la note précédente, de MM. A. Dufour
regis... per ipsum Johannem accedentem Franciam, et F. Rabut. — Cf. les travaux déjà mentionnés,
in villa de Burges, tune expediendos Johanni de la Co- p. 109, note 3, de MM. A. Vesme, hr. Carta et Jean
lumb &,pro illuminatura et historiatione certarum Ora-
rum canonicarumi^sms illustrissimi domini nostri ducis Guiffrey insérés dans L’Arte.
(3) A. de Champeaux, Jean Colombe, etc., dans la
eidem Johanni Columbe in majore quantitate debitos. » Chronique des arts, etc., année 1895, p. 155-
— Auguste Dufour et François RABUT, Les Peintres
(4) Ms. français 449 de la Bibl. nat. de Paris.
I 12 CHAPITRE SEPTIÈME
manuscrit fameux, les Heures de Laval de la Bibliothèque nationale de Paris, exécutées pour
Louis de Laval, seigneur de Châtillon (1). Un autre manuscrit de la Bibliothèque
nationale, qui provient sans doute aussi du même Louis de Laval, les Passages d’outre-
mer de Sébastien Mamerot (2), contient également des miniatures de notre artiste. Enfin
Jean Colombe a été encore employé par deux autres grands amateurs de livres de la fin du
quinzième siècle : Louis, bâtard de Bourbon, comte de Roussillon, et faillirai de France,
Louis Malet de Graville. Pour le premier il a travaillé à une vie du Christ aujourd’hui en
trois volumes (3). Pour le second il a illustré un exemplaire du Romuléon de Sébastien
Mamerot (4).
Ce dernier manuscrit prête à une remarque fort curieuse qui nous ramène à notre
sujet principal. Attribuer les miniatures de ce manuscrit à Jean Colombe, c’est supposer
quelles sont dues à un homme ayant eu entre les mains, pour les compléter, les Très
riches Heures , jadis commencées pour le duc de Berry, et par conséquent ayant pu étudier
leurs peintures de l’époque primitive. Or, cette supposition est justifiée; car sur diverses
pages du Romuléon, venant de Malet de Graville, nous trouvons le souvenir évident de
nos miniatures de la première série de Chantilly. A plusieurs reprises, en effet, pour
fond de ses images, l’enlumineur du Romuléon a tout simplement copié certaines des
constructions et même certaines des vues d’ensemble que Pol de Limbourg et ses frères
avaient placées dans leurs tableaux des Très riches Heures (5).
*
* *
Jean Colombe n’est assurément qu’un artiste secondaire, bien loin des merveilleux
maîtres employés par le duc de Berry, très au-dessous même de certains de ses
contemporains et compatriotes, comme Jean Bourdichon, par exemple, et sans parler bien
entendu de Jean Fouquet. Mais il n’en paraît pas moins avoir joui de son temps d’une
très grande vogue. Nous en avons des preuves dans le fait de la protection que lui
accordait la reine de France et dans les éloges pompeux qui lui sont décernés par la lettre
où le duc Charles Ier de Savoie le nomme son familier et son enlumineur. Si l’on tient
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1 13
compte encore de sa parenté avec l’illustre sculpteur Michel Colombe, on en conclura que
l’enlumineur de Bourges, quelles que soient les critiques auxquelles prêtent ses défauts,
n’est cependant pas une figure indifférente. Or, pour indiquer aujourd’hui des peintures
qui permettent d’étudier avec certitude la manière de cet enlumineur, nous ne pouvons
rien citer de mieux que les miniatures constituant ce que nous avons appelé la seconde
série dans les Très riches Heures de Chantilly. Nous savons maintenant, en effet, que ces
miniatures sont une œuvre de Jean Colombe authentiquée par les documents, et que
leur auteur les a exécutées en 1485-1486.
Ainsi, dans le manuscrit de Chantilly, même les images qui sont le moins séduisantes
présentent encore un intérêt supérieur à ce que l’on trouve dans la plupart des manuscrits
enluminés. Quand les miniatures ne sont pas des morceaux admirables se classant parmi les
plus belles œuvres de l’art, sans acception de pays ni d’époque, comme les tableaux de la
première série, elles restent en tout cas très instructives. Avec leur date certaine, leur
origine précise, leur attribution établie par des textes d’archives, les illustrations ajoutées
après coup dans les Très riches Heures fournissent un précieux jalon pour l’étude de ce
que furent les maîtres de deuxième plan, encore si peu connus, qui ont gravité autour de
Jean Fouquet et se sont efforcés, après la mort de celui-ci, de marcher sur ses traces. A ce
titre, notre seconde série des peintures du manuscrit de Chantilly mérite de fixer désormais
toute l’attention de ceux qui voudront s’occuper de l’histoire de l’art français dans la
seconde moitié du quinzième siècle.
CHAPITRE HUITIÈME
DESCRIPTION DU MANUSCRIT DE CHANTILLY AU POINT DE VUE MATERIEL. —
ANALYSE DE SON TEXTE.
Poui complétei notre travail sur les T'y es riches Heures du duc de Berry, après avoir
longuement parlé des peintures qui en sont, et de beaucoup, la partie principale, il nous
reste à envisager, sous le coté bibliographique, le volume pris dans son ensemble.
Le manusciit des Très riches Heures du Musée Condé, tel qu’il apparaît constitué
aujouid hui, est un volume petit in-folio, contenant 206 feuillets de très beau vélin,
dont cinq sont lestés blancs. Les feuillets mesurent 290 millimètres de haut sur
210 millimètres de large. Ils ont du jadis être un peu plus grands encore, car deux des
tableaux que nous îepioduisons, ceux ou se voient les portraits du duc et de la duchesse
de Savoie et la façade de la cathédrale de Bourges (planches XLIV et XL VIII), ont été
atteints, dans le haut, par le couteau d un relieur. Ces dimensions sont relativement
L examen des particularités matérielles dans un volume aussi précieux méritait d’être
fait avec le plus grand soin; j ai été secondé, à cet égard, par le concours précieux de
mon ami M. Maçon, le très distingué conservateur-adjoint du Musée Condé, à qui
j expiime ici toute ma gratitude. Les résultats obtenus, quoique malheureusement d’une
exposition assez aiide, sont d un très réel intérêt parce que, l’exécution du manuscrit
ayant été biusquement suspendue par les circonstances que I on corinaît, nous arrivons,
grâce aux observations qui peuvent être faites en décrivant l’ensemble du volume, à
saisir sur le vif la manièie dont se préparait un livre de grand luxe, en France, au début
du quinzième siècle.
L inventaire mortuaire du duc de Berry, en 1416, enregistre le volume comme étant
encore en cahiers. Ces cahiers, en principe, étaient constitués chacun par quatre feuilles
de parchemin, pliées en deux par leur milieu et encastrées les unes dans les autres, ce
o
1 16 CHAPITRE HUITIÈME
qui donnait au cahier huit feuillets ou seize pages (1). Ce n est que quand la matière
transcrite a manqué, soit à la fin du Calendrier, lequel forme comme un préambule
distinct, soit à la fin du corps du volume, que le nombre de huit feuillets au cahier n’a
pas été atteint. C’est alors le cas qui se présente encore aujourd’hui, lorsqu’un éditeur
arrivé au terme d’un volume n’a plus de copie suffisante pour tirer une feuille entière.
Très souvent, il était fait usage de réclames placées au bas de la dernière page des
des grandes peintures, comme l’explique très bien la notice de M. le duc d’Aumale
insérée au catalogue imprimé des manuscrits de Chantilly, « on lit le calendrier de chaque
mois, toujours précédé des lettres K L richement et diversement historiées. La légende
indiquant le nombre des jours, etc., est presque toujours en français, quelquefois en latin;
le nombre d’heures et de minutes de chaque jour est mentionné, ainsi que le nombre
d’or, les nones, les ides, les calendes. Les noms des saints et des fêtes, en lettres bleues et
rouges, sont tous en français; quelques-uns sont écrits en lettres d’or (4) ».
Toutes les pages des feuilles destinées au Calendrier, même celles qui ont reçu des
peintures ou qui sont restées blanches, avaient été préalablement réglées en rouge. Dans le
même cahier, la réglure de toutes les pages est uniforme. Il y a, au contraire, une légère
n’ayant jamais reçu de réglure, est placée au même endroit du volume et se présente dans
des conditions analogues. Une moitié seulement de ladite feuille (c’est-à-dire un feuillet)
a été employée pour recevoir sur une de ses faces (le verso) la première de ces grandes
peintures que nous qualifions de « peintures hors texte », l’image analogue à l'homme
anatomique des Livres d’heures imprimés, et l’autre moitié de la feuille a été laissée
(1) Actuellement certains cahiers ne comptent plus der-
blancs.du premier feuillet et le verso du
(3)nierLesont recto
que cinq ou six feuillets, tandis que d’autres en ont
neuf. Mais ces inégalités proviennent toutes de ce (4) Chantilly . Le Cabinet des livres. Manuscrits,
t. I, p. 63.
qu’il y a eu, dans les cahiers primitifs, soit des sup-
pressions, soit, au contraire, des interpolations de
feuillets. (5) Ces divergences de réglure d’un cahier à l’autre
sont un fait purement matériel, et auquel on aurait tort
(2) Voir les planches XXXI (à gauche) et XXXVI d’attacher aucune importance pour le classement des
(à droite).
images peintes après coup sur les pages réglées d’avance.
117
DISPOSITION DU TEXTE
totalement en blanc. Ces deux feuilles, portant l’une la dernière page du Calendrier et
l’autre la grande image de l’homme anatomique, ont été emboîtées l’une dans l’autre et
forment ensemble, à l’heure actuelle, un petit cahier de quatre feuillets, dont les deux
derniers sont entièrement blancs.
Saint-Esprit, l’Office des morts, des Exercices de dévotion pour les sept jours de la
semaine et les Heures de la Passion, enfin se terminant par des Propres de messes de fête.
Ce texte est disposé sur deux colonnes, d’environ 48 millimètres de largeur cha-
cune (2), par vingt-deux lignes à la page, écrit, dit le catalogue imprimé de Chantilly,
« en belle gothique de forme, d’une seule et même écriture ».
Un très grand soin a été apporté à la bonne disposition de la copie, à sa coupe
suivant les diverses divisions, en quelque sorte à sa « mise en pages ». On sent partout
la direction d’un de ces très habiles calligraphes entrepreneurs de manuscrits tels qu’il
en a fleuri tout un groupe à Paris au temps du duc de Berry, avec les Henri du Trévou,
les Oudin de Carvanay, les Raoulet d’Orléans et leurs émules. Pour le manuscrit de
Chantilly, quel fut le calligraphe? Il serait téméraire de prétendre rien affirmer en
l’absence de toute indication précise. Nous signalerons cependant, mais à titre de simple
renseignement, que, en 1413, par conséquent à l’époque où s’élaboraient les Très riches
Heures, le duc de Berry avait dans sa maison attaché à titre permanent comme l’étaient
les trois frères enlumineurs, un calligraphe de manuscrits, un « escripvain déformé ».
Des rubriques accompagnent le texte. Leur teneur a d’abord été notée sur les marges,
à l’encre noire, en caractères cursifs très fins. Puis la même main qui a calligraphié le
texte les a retranscrites en rouge, à l’endroit réservé pour les recevoir. Les minutes
marginales auraient dû alors être effacées; mais souvent elles ont subsisté.
De temps à autre, au début de chaque division principale, par exemple en tête de
chaque partie des heures canoniales, matines, laudes, prime, etc., des espaces vides étaient
(1) Voir plus haut, p. 13-14. avec les deux colonnes, ni millimètres environ.
(2) Entre les deux colonnes de texte, il est ménagé
un intervalle d’environ 15 millimètres, ce qui donne bi Yv et no Ay Gu In
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au total, pour toute la largeur de la justification, iresn ea c rrnn , F8R) n-
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1 18 CHAPITRE HUITIEME
l’image (1), disposition qui est d’ailleurs celle adoptée dans l’immense majorité des
Livres d’heures. Mais quelquefois aussi on laissait toute une page en blanc. Ce dernier
mode de procéder avait été adopté notamment pour l’illustration des Heures de la
Passion, où l’étude attentive du volume révèle que, d’après le plan primitif, chaque
partie canonique du texte devait être en général séparée de la partie suivante par deux
images, toutes deux également à pleine page, et se faisant face.
Des précautions étaient prises pour que l’enlumineur ne pût se tromper quant à la
place où il devait peindre de grandes images. Nous en avons une preuve curieuse. Un
cas embarrassant se présentait pour un feuillet placé en tête d’un cahier (fol. 109), avec
lequel s’ouvre la série des exercices de dévotion pour chacun des jours de la semaine,
partie du texte bien distincte de l’Office des morts qui précède. Pour marquer la division,
le recto de ce feuillet devait rester blanc, portant seulement dans le bas une rubrique
formant comme le titre de ce qui allait suivre, tandis que le verso devait être orné d’une
peinture. Afin de montrer au peintre que c’était sur la face blanche du verso qu’il devait
travailler, la même main qui a tracé les minutes des rubriques a inscrit au beau milieu de
la face blanche du recto, à laquelle l’artiste ne devait pas toucher, ces deux mots en
caractères cursifs : nichil hic, rien ici (2).
Indépendamment des grandes miniatures, des places avaient été ménagées dans les
colonnes de texte pour recevoir des images plus petites, n’ayant qu’une largeur égale aux
lignes d’écriture, c’est-à-dire environ 48 millimètres. A l’égard de ces petites miniatures
dans les colonnes, le manuscrit de Chantilly présente une disposition qui lui est tout à
fait particulière, et dont nous avons eu, d’ailleurs, occasion de parler déjà précédem-
ment (3). Non seulement on a prévu l’introduction des peintures; mais encore, pour
chacune d’elles, la valeur de deux à cinq lignes a été réservée en vue d’une légende
explicative du sujet, légende à inscrire, suivant que la disposition des pages s’y prêtait,
soit au-dessus, soit au-dessous de l’image, soit même dans la colonne à côté de celle qui
contenait cette image.
Ces légendes eussent contribué à l’aspect décoratif des pages, car lorsqu’elles ont été
tracées d’une écriture semblable à celle du texte (4), elles l’ont été alternativement en
bleu et en or, la première ligne étant en lettres bleues, la seconde en lettres d’or, la
troisième de nouveau en lettres bleues. Mais il n’y a qu’une très faible portion de ces
légendes qui aient été effectivement transcrites, et uniquement sur les premiers feuillets
(1) Voir planches XIX, XXVIII, XXXII, XXXV, etc. qui y doit estre. » — Cf. Samuel Berger et Paul
(2) Cette « note pour l’enlumineur » du Livre d’heures DURRIEU, Les Notes pour l’enlumineur dans les manus-
de Chantilly rappelle celle mise par un copiste en crits du moyen âge, Paris, 1893, extrait du tome LUI
marge d’une page d’un autre manuscrit, datant de des Mémoires de la Société nationale des Antiquaires
de France.
l’époque du duc de Berry, dont le travail d’illustration
a été confié à un enlumineur nommé Perrin Remiet :
(3) Voir plus haut, p. 25.
« Remiet, ne faites rien cy; car je y feray une figure
(4) Voir nos planches XX, XXII et XXIV.
119
TRAVAIL DE L’ENLUMINURE
du volume (du fol. 17 verso au fol. 32 verso). A pardr du fol. 34 et jusqu’à la fin du
manuscrit elles manquent, et la place qui leur était réservée est demeurée vide, alors
même que l’image a été peinte dès l’origine (1), ce qui semble indiquer que ces légendes
ne devaient être calligraphiées qu’après coup, quand la miniature à laquelle chacune
d’elles se rapportait était terminée.
En plus des miniatures grandes ou petites qui tiennent soit au Calendrier, soit aux
différentes parties du corps du Livre d’heures, nous avons exposé (2) comment le volume
du Musée Condé comprend encore de grandes peintures, que l’on peut qualifier d’images
« hors texte ». Ces images hors texte, dont le revers est, ou du moins était à l’origine
toujours blanc, sont au nombre de huit, en y comprenant la figure que nous appelons
l’homme anatomique. Le feuillet qui porte la dite peinture de l’homme anatomique est la moitié
de gauche d’une feuille entière de parchemin, dont l’autre moitié, celle de droite, est
demeurée inemployée. Les sept autres images hors texte couvrent également, sur une
de leurs faces, des moitiés de feuilles entières constituant chacune un feuillet. Mais ici
l’autre moitié des feuilles a été coupée, sauf la valeur d’un petit onglet seul conservé.
Toutefois, il est permis de croire, par analogie, que la disposition était la même et que
les demi-feuilles coupées devaient être également blanches. Ainsi ces miniatures hors texte
se trouvaient tout à fait indépendantes, et, dans la constitution du volume, il était possible
de faire jouer les feuilles qui les portaient, pour les insérer à volonté à un endroit
quelconque, parmi les cahiers réguliers.
Au cours du texte, tous les versets et paragraphes commencent par une lettre capitale
ornée, délicatement ouvragée en or bruni et couleurs; et quand ils ne se terminent pas
juste au bout d’une ligne, ils sont suivis, pour éviter un blanc désagréable à l’œil, d’un
trait orné ou tiret, de même style que les lettres capitales.
Lettres capitales et bouts de ligne, toute cette partie du travail qui tient à la calli- 1
grandes lettrines, ainsi que cela a déjà été dit (3), n’étaient plus travail de calligraphie, al
mais œuvre d’enluminure. Elles ont été exécutées dans les mêmes conditions que les
(1) Voir nos planches XXV, XXVI, XXIX, XXX, (2) Voir plus haut, p. 22 et 28.
XXXI, XXXIII et XXXIV. (3) Voir plus haut, p. 27. 1
/
120 CHAPITRE HUITIÈME
images proprement dites, c’est-à-dire qu elles se partagent également en deux séries, les
unes ayant été achevées encore du vivant du duc de Berry, dont elles reproduisent très
fréquemment les armoiries ou les emblèmes, les autres n ayant été ajoutées qu ulté-
rieurement, quand la décoration du manuscrit a été enfin achevée par Jean Colombe
pour le duc Charles Ier de Savoie, vers 1485-1486.
Au point de vue de la répartition des lettrines entre les deux époques, suivant leur
date d’exécution, un fait curieux se présente régulièrement, sans aucune divergence, d’un
bout à l’autre du volume. On a vu que les cahiers sont constitués par des feuilles de
parchemin pliées dans le milieu pour former chacune deux feuillets, et encastrées les
unes dans les autres. Or, pour les deux feuillets appartenant à une même feuille, les
lettrines sont toujours toutes uniquement d’une seule époque, soit la première, soit la
seconde. Ainsi, dans un cahier, si le premier feuillet porte des lettrines historiées du
temps du duc de Berry, on peut être certain qu’il en sera de même pour le dernier
feuillet, parce que celui-ci est la seconde moitié de la même feuille. Si sur le second
feuillet, au contraire, les lettrines sont dans le style de 1485, elles seront aussi dans le
style de 1485 sur le septième, toujours pour cette raison que le second et le septième
feuillet sont formés d’une même feuille. De même pour le troisième et le sixième
feuillets, et pour le quatrième et le cinquième.
Ainsi donc, quand les enlumineurs du duc de Berry ont commencé leur travail de
décoration, en ce qui concernait les grandes lettrines historiées, ils n ont pas suivi page
par page, mais ont pris feuille par feuille. Et ce mode de procéder a déterminé la part
les grandes lettrines historiées, à l’enlumineur
fut de
qui duc
du Savoie.plus tard, toujours pour
dévolue
Ce partage de l’exécution des lettrines entre les deux époques est un des témoignages
de l’interruption apportée par la mort du duc de Berry à 1 entreprise primitive de ces
cahiers que « faisoient Pol et ses frères » en 1416. Le manuscrit offre d autres indices
analogues. Nous avons parlé plus haut de cette page si curieuse (planche XX) qui nous
montre simultanément l’œuvre de décoration à tous les différents états successifs par
lesquels elle passait (cf. p. 78). Le Calendrier présente aussi des traces de la suspension
brusque du travail.
Le lecteur sait déjà que, sur les douze grands tableaux rectangulaires des Mois, il en
est un qui n’a été que commencé au temps du duc de Berry, tandis que pour un
autre tout restait à faire et a dû être complètement suppléé vers 1485-1486. En outre,
même sur les pages qui ont été peintes entièrement à la première époque, il y a des
parties laissées inachevées, dans les tympans demi-circulaires qui surmontent chaque
tableau. Ces tympans comportent deux zones concentriques destinées à recevoir des
chiffres et des indications astronomiques; sur huit tympans, les notations astronomiques
ont été mises, et cela dès le temps du duc de Berry, comme le prouve 1 examen
LACUNES DANS LE MANUSCRIT 12 I
paléographique de l’écriture. Mais sur quatre autres (1) les notations manquaient...
et elles manquent encore aujourd’hui. Il est intéressant d’ajouter que nous pouvons
faire ici exactement la même observation qu’à propos des grandes lettrines historiées.
Ce sont toujours les deux feuillets appartenant à une même feuille de parchemin, par
Les Très riches Heures n’ont pas impunément traversé les siècles. Le catalogue
imprimé de Chantilly signale qu’il y existe des lacunes entre les folios 157 et 158 actuels et
les folios 18g et igo. Vérification faite, les lacunes, aux deux endroits indiqués, sont
chaque fois d’un cahier entier, ce qui a eu pour résultat, ainsi qu’il sera indiqué un peu
plus loin dans la description d’ensemble du volume, de faire disparaître la fin des Heures
de la Passion et de rendre incomplète la série des Propres de messes de fêtes. Il y a eu,
en outre, d’autres accidents qui n’ont pas encore été révélés. D’un cahier contenant le
début des Heures de la Passion, entre les folios 140 et 144, tout ce qui était texte a
disparu et il n’est resté que des feuillets isolés, formés de moitiés de feuilles coupées par
leur milieu, qui sont occupés uniquement par des images à pleine page. Dans le cahier
suivant, aujourd’hui folios 144 à 14g, il a dû disparaître une feuille, soit deux feuillets,
placés l’un en tête du cahier, l’autre à la fin, qui devaient porter, ou tout au moins qui
étaient destinés à porter d’autres images, également à pleine page.
Dans les cas que nous venons d’indiquer, il y a pertes subies par le volume.
D autres lacunes de texte ne sont pas dues à des causes plus ou moins fortuites, mais
apparaissent comme étant très certainement le résultat de remaniements, qui ont été
peindre. En principe, ces passages grattés devaient être restitués au moyen d’inscriptions
mises soit sur les cadres des tableaux de Jean Colombe (2), soit sur des banderoles placées
au bas desdits tableaux. Or, ces inscriptions n’ont pas été toujours copiées avec un soin
suffisant; il arrive que des mots y ont été sautés, ou qu elles ne se raccordent pas bien
(1) Voir planches I, IV, V et VIII. (2) Voir nos planches XLVI et XLVIII.
122 CHAPITRE HUITIÈME
avec le reste du texte qui se poursuit sur la page venant immédiatement après la miniature
de Colombe.
Un remaniement beaucoup plus considérable et curieux à analyser a été opéré sur
un cahier placé entre les folios cotés actuellement 49 et 59. Il y avait là évidemment un
cahier normal de huit feuillets contenant, comme texte, avec la fin de tierce des Heures
de la Vierge, sexte, none et le commencement des vêpres des mêmes Heures. En tête de
: exte, none et vêpres, une place se trouvait sans nul doute réservée chaque fois pour
représentaient précisément les sujets voulus de l'Adoration des Mages (deux tableaux)
et la Présentation au Temple. Au moyen de coupures dans les feuilles et de recollages,
dont la trace est restée très visible, ces peintures anciennement « hors texte » ont
été substituées dans le cahier aux deux feuillets portant le début de sexte et de none.
Seulement, en coupant les deux feuillets en question, on avait fait disparaître avec
eux les portions de texte qui y étaient transcrites sur tout ce qui n’était pas réservé
pour l’image. Il a donc fallu alors recopier le texte supprimé sur les dos, jadis blancs,
des anciennes « peintures hors texte ». C’est un assez piètre calligraphe du dernier
quart du quinzième siècle qui a été chargé de cette besogne. Des initiales peintes, et même
une petite miniature dans une colonne du texte, qui accompagnent cette transcription à
nouveau, indiquent par la couleur et le dessin que l’ouvrage a passé par l’atelier de
Jean Colombe. Comme pour la restitution après coup des passages grattés dont nous
avons parlé plus haut, et même d’une façon plus accentuée encore, l’opération assez
compliquée du raccordement entre les parties primitives et les parties récrites n’a pas
été effectuée avec tout le soin désirable. Des versets entiers ont été omis, et notamment
tout le début de none a été oublié.
*
* *
volume pris dans son ensemble, tel qu’il est aujourd’hui. Dans cette description, qui sera
123
comme une sorte de résumé général, nous faisons entrer l’énumération de toutes les
miniatures, sans exception, employant, comme désignations pour le classement critique,
les notations de B pour les miniatures de la première série remontant au temps du duc de
Berry, S pour celles de la seconde série peintes pour le duc de Savoie, enfin M pour
celles qui ont un caractère mixte, ayant été commencées à une époque et terminées à une
autre. Pour toutes celles des peintures que nous avons reproduites, nous renvoyons à nos
Douze grandes miniatures des Mois sur le verso de chacun des feuillets 1 à 12,
savoir : Fol. 1 à 8, tableaux pour les mois de janvier à août (B = planches I
à VIII) ; fol. g, mois de septembre (M pour le tableau rectangulaire, B pour le
dont la moitié (fol. 13) porte la fin du Calendrier, avec le verso blanc, et dont l’autre moitié
(fol. 16) est blanche; et une seconde feuille dont la moitié (fol. 14) porte une des grandes
peintures « hors texte », celle de Y homme anatomique (B = planche XIII), avec le recto
blanc, et dont la seconde moitié (fol. 15) est également blanche.
Fol. 17 à 24. — Cahier de 8 feuillets, dont le dernier blanc. — Extraits des quatre
évangiles et deux oraisons à la Vierge : Obsecro te Domina, et 0 interner ata.
»
Deux grandes miniatures, l’une (fol. 17) en tête de l’extrait de l’évangile de saint
Jean, Saint Jean à Pathmos (B — planche XIV), l’autre (fol. 19 verso) en tête de
l’extrait de l’évangile de saint Marc, Martyre de saint Marc (B — planche XVI).
Deux petites miniatures, fol. 18 recto et verso, en tête des extraits des évangiles
de saint Luc et de saint Mathieu (B = planche XV). Une page intermédiaire
entre les grandes et les petites peintures, avec trois miniatures formant
Fol. 25. — Feuillet constitué par la moitié d’une feuille, avec le recto blanc et portant
au verso une des grandes peintures « hors texte », celle du Paradis terrestre (B =
planche XVIII). L’autre moitié de la feuille, ayant été coupée, ne subsiste plus qu’à l’état
d’onglet.
CHAPITRE HUITIÈME
Quatre grandes miniatures en tête de chaque heure; pour matines (fol. 26),
Y Annonciation (B = planche XIX); pour laudes (fol. 38 verso), la Visitation (B =
planche XXVIII); pour prime (fol. 44 verso), la Nativité (B = planche XXXII);
pour tierce (fol. 48), les Bergers (B = planche XXXV). Page avec miniature
INTERMÉDIAIRE ENTRE LES GRANDES ET LES PETITES au Te DeUlU (fol. 37 Verso), le
56, sont restées entières. Pour les deux autres feuilles, il n’a été conservé qu’une moitié
seulement de la feuille, sur laquelle était tracé du texte, et l’on a remonté sur ces demi-
feuilles, au moyen d’un onglet collé, d’autres demi-feuilles dont une face était occupée
chaque fois par une miniature à pleine page. Ainsi ont été formées des feuilles factices,
réunissant le folio 51 (miniature à pleine page, jadis « hors texte ») au folio 57 (texte apparte-
nant au cahier primitif), et le folio 54 (miniature à pleine page, jadis « hors texte ») au
folio 55 (texte appartenant au cahier primitif). En outre, il a été glissé dans le cahier, folio 52
actuel, une demi-feuille analogue au folio 25 mentionné plus haut, c’est-à-dire portant une
miniature « hors texte » à pleine page et avec un onglet attestant que l’autre moitié de la
feuille a été coupée. Enfin, deux des miniatures à pleine page portent sur leurs revers
(fol. 52 verso et 54 recto) des parties de texte nécessaires pour compléter la suite des prières
liturgiques; ces parties de texte sont d’une main de la fin du quinzième siècle, nous
reportant à l’époque où le travail d’exécution du manuscrit a été repris pour le duc de
Savoie. — Ce cahier remanié contient la suite des Heures de la Vierge, fin de tierce,
sexte. none et commencement des vêpres.
Deux grandes peintures « hors texte », rattachées après coup, par le remaniement
indiqué, à sexte (fol. 51 verso et 52), la Rencontre et Y Adoration des Mages (B =
planches XXXVII et XXXVIII); une troisième peinture « hors texte », rattachée
de la même façon à none (fol. 54 verso), la Purification avec la Présentation de
Y Enfant Jésus au Temple (B = planche XXXIX). r Une grande miniature dans le
texte en tête des vêpres (fol. 57), la Fuite en Egypte (S). Six petites miniatures
dans le texte, commentant les psaumes, aux fol. 52 verso, 53 recto et verso,
55 recto et verso, et 56 (toutes S).
125
Fol. 5g à 67. — Cahier de 8 feuillets, au milieu duquel est intercalée une demi-feuille
coupée, formant le folio 64 actuel, qui porte une peinture « hors texte ». — Fin des Heures
de la Vierge (suite des vêpres et complies), puis commencement des Psaumes de la pénitence.
Grande image s’étendant sur deux pages (fol. 71 verso et 72 recto) en tête des
Litanies des saints, la Procession pour la cessation de la peste à Rome (M =
planche XLII-XLIII). Sept grandes miniatures : une en tête des Heures de la
Croix (fol. 75), le Christ de douleur, avec les portraits du duc et de la duchesse de
Savoie (S = planche XLIV); une deuxième en tête des Heures du Saint-Esprit
(fol. 79), la Pentecôte (S); les cinq autres à l’Office des morts : (fol. 82) Job (S),
(fol. 86 verso) Y Enterrement de Raymond Diocrès (S, peut-être recouvrant une
esquisse B — planche XLV), (fol. 90 verso) le Cavalier de la Mort (S =
planche XL VI), (fol. 95) une Bataille (S), (fol. 100 verso) le Roi David en prière (S).
Onze petites miniatures illustrant les psaumes aux fol. 68 verso, 70 recto et
verso, 84, 85, 88, 91 verso, 92 verso, 96, 97 verso, 101 verso et 103 verso (toutes S).
Fol. 108. — Analogue au fol. 25. Moitié d’une feuille portant une grande peinture
« hors texte », X Enfer (B = pl. XL VII), la seconde moitié de la feuille n’existant plus
qu’à l’état d’onglet.
qui s’ouvre par une page réservée blanche, portant seulement cette note pour l’enlu-
mineur : nichil hic, et, au-dessous, une rubrique : Die Dominica. Ad matutinas, Trinitatis
officium. — Exercices de dévotion pour les différents jours de la semaine, sous forme de
petits offices : de la Trinité pour le dimanche (fol. iog-113); des Morts pour le lundi
(fol. 114-122); du Saint-Esprit pour le mardi (fol. 123-125); de Tous les Saints pour le
mercredi (fol. 126-129); du Saint Sacrement pour le jeudi (fol. 130-133); de la Croix pour
le vendredi (fol. 134-136); de la Vierge pour le samedi (fol. 137-140).
Sept grandes miniatures, placées chacune en tête d'un de ces sept petits offices :
126 CHAPITRE HUITIÈME
pour le dimanche (fol. 10g verso). Baptême du Christ ; pour le lundi (fol. 113
verso), le Purgatoire; pour le mardi (fol. 122 verso), les Apôtres quittant la Vierge
pour aller évangéliser le monde; pour le mercredi (fol. 126), Tous les Saints dans le ciel ;
pour le jeudi (fol. 12g verso), intérieur d’église avec le Saint Sacrement à l’autel;
pour le vendredi (fol. 133 verso), Y Invention de la Sainte Croix; pour le samedi
(fol. 137), la Présentation de la Vierge au Temple. — PI. XLVIII). — (Toutes
ces grandes miniatures S.)
Fol. 141. — Feuillet analogue aux folios 25 et 108. Moitié d’une feuille portant une
grande peinture « hors texte », le Plan de Rome (B = pi. XLIX).
Fol. 142 et 143. — Deux feuillets isolés qui, au premier abord, paraissent être dans
les mêmes conditions matérielles que le précédent, mais qui, examen fait, doivent être
considérés comme étant les débris, seuls subsistants, d’un cahier entier dans lequel était
transcrit, sur les pages ne portant pas de peintures, le texte du début des Heures de la
Fol. 144 à 14g. — Cahier aujourd’hui de 6 feuillets, mais qui devait à l’origine être
prévu de 8 feuillets. Le plan général suivi pour l’illustration des Heures de la Passion
demandait, en effet, deux miniatures de plus, qui auraient dû se trouver dans ce cahier et
qui y font défaut. La place de ces miniatures eût été en tête et à la fin du cahier, sur deux
feuillets distincts, mais appartenant à la même feuille de parchemin. — Suite des Heures de
la Passion, prime et tierce.
Fol. 150 à 157. — Cahier de 8 feuillets. — Suite des Heures de la Passion depuis
sexte jusqu’au commencement des vêpres, s’arrêtant brusquement au milieu d’un mot :
oppro , dont la fin, brium , est indiquée par la réclame comme devant se trouver en tête du
cahier suivant.
Quatre grandes miniatures à pleine page de la série de la Passion, dont deux entre
sexte et none (fol. 152 verso et 153 recto), le Calvaire (S), et les Ténèbres (B =
pl. LV), et deux entre none et vêpres (fol. 156 verso et 157 recto), la Descente de
127
croix (B = pi. LVI) et la Mise au tombeau (S). Trois petites miniatures (toutes
trois S) aux fol. 150, 153 verso et 157 verso.
A la suite du folio 157 se trouve une lacune d’un cahier entier. D’après les exemples
fournis par deux autres Livres d’heures du duc de Berry, les Très belles Heures dans le
fragment appartenant au prince Trivulzio, à Milan, et le Livre d’heures dit d’Ailly,
possédé par M. le baron Edmond de Rothschild, le cahier manquant ici au volume de
Chantilly aurait dû contenir la fin des vêpres et les compiles des Heures de la Passion,
puis les deux premières messes de Noël (messe de la nuit et messe de l’aurore), peut-être
précédées d’une messe de la Vierge pour l’Avent.
Fol. 158 à 18g. — Quatre cahiers de 8 feuillets. — Suite des messes, savoir : troisième
messe (messe du Jour) de Noël (fol. 158-161); messes des six dimanches de Carême
(fol. 161-181); de Pâques (fol. 182-183); de l’Ascension (fol. 184-186); de la Pentecôte
(fol. 186-188); de la Trinité (fol. 188-189); début de l’introït de la messe pour la fête du
Saint Sacrement (dernières lignes du fol. 18g).
Neuf grandes miniatures : Noël (fol. 158), Célébration de la messe (S, peut-être recou-
vrant une esquisse B = planche LVII); premier dimanche de Carême (fol. 161
verso), Tentation du Christ (B = planche LVIII); deuxième dimanche de Carême
(fol. 164), la Chananéenne (S); troisième dimanche de Carême (fol. 166), Guérison
du possédé (B = planche LIX); quatrième dimanche de Carême (fol. 168 verso),
la Multiplication des pains (B = planche LX) ; cinquième dimanche de Carême
(fol. 171), Résurrection de Lazare (B = planche LXI); dimanche des Rameaux
(fol. 173 verso), Entrée triomphale du Christ à Jérusalem (B = planche LXII);
Pâques (fol. 182), la Résurrection (S); fête de l’Ascension (fol. 184), V Ascension du
Christ (S). Trois petites miniatures (toutes S), pour la Pentecôte (fol. 186),
Descente du Saint-Esprit, pour la fête de la Trinité (fol. 188), Buste du Christ, et
pour la fête du Saint Sacrement (fol 18g verso), la Communion des Apôtres.
Nouvelle lacune d’un cahier entre les fol. 18g et igo. Ce cahier manquant, toujours
d’après les exemples fournis par les autres Livres d’heures du duc de Berry qui
ont été cités un peu plus haut, aurait dû contenir la suite de la messe pour la fête
du Saint Sacrement, les messes pour les fêtes de saint Jean-Baptiste (patron du duc
de Berry) et des saints Apôtres Pierre et Paul; enfin le début de l’introït de la messe de
l’Assomption.
Fol. igo à 202. — Un cahier de 8 feuillets, suivi d’un autre cahier primitivement
de 6 feuillets, mais réduit aujourd’hui à 5 feuillets par suite du retranchement de la dernière
128 CHAPITRE HUITIÈME
demi-feuille (sans doute blanche) après le folio 202. — Suite et fin de la messe de
l’Assomption (fol. igo-191); messes pour les fêtes de la Vierge (fol. 191 verso, 192), de
l’Exaltation de la Sainte Croix (fol. 192-194), de saint Michel (fol. 195-197), de la
Toussaint (fol. 197-199), du Jour des morts (fol. igg-200), et de saint André, un des patrons
du duc de Berry (fol. 201-202).
Fol. 203 à 206. — Cahier, paraissant inachevé, de 4 feuillets seulement, dont les deux
premières demi-feuilles (fol. 203 et 204) portent la messe du jour de la Purification, tandis
que les deux autres demi-feuilles correspondantes (fol. 205 et 206) sont restées blanches.
EXPLICATION DES PLANCHES
que les rapprochements à indiquer avec d’autres œuvres d’art existant, soit en France,
soit à l’étranger.
Le catalogue imprimé des manuscrits de Chantilly (Chantilly . Le Cabinet des livres.
Manuscrits, t. I, p. 59 à 71) contient une notice du manuscrit des Très riches Heures qui
a été préparée par M. le duc d’Aumale. Par un sentiment facile à comprendre, nous
avons tenu à faire entrer dans nos descriptions le plus grand nombre possible de citations
empruntées à cette notice, laissant ainsi parler lui-même le descendant du duc de Berry à
qui la France doit la possession du merveilleux manuscrit de son aïeul.
PLANCHE I
COMMENCEMENT DES PEINTURES DU CALENDRIER REPRESENTANT LES OCCUPATIONS
M. le duc d’Aumale a décrit cette miniature dans les termes suivants : « Le duc de
« Berry, assis, suivant la tradition « le dos au feu, le ventre à table » ; il est coiffé d un
« bonnet de fourrure; sa robe est longue et bleue, fourrée et brodée d’or. Le dais qui
« abrite sa tête est d’étoffe rouge, chargé d’écussons semés de France à la bordure
« engrelée de gueules et parsemé d’ours et de cygnes blessés (souvenir d une dame,
« dit-on, vrsine). Armes et emblèmes sont répétés dans la bordure des tapisseries qui
« décorent la salle et qui présentent elles-mêmes des tableaux complets, sujets de guerre
« traités avec le plus grand soin, château fort, rencontres d’hommes d’armes à cheval
« ou à pied, boucliers et bannières armoriés, etc. Au premier plan, écuyers tranchants,
« valets du gobelet, lévriers. Tous les costumes sont pittoresques et l’harmonie des
« couleurs charmante. Au bout de l’estrade où siège le duc, un personnage, qu’à son
« manteau rouge et son costume ecclésiastique on prendrait pour un cardinal, s assoit
« humblement et semble remercier le prince de l’honneur qui lui est fait. Cette figure,
« très étudiée et pleine d’expression, est certainement un portrait qui fait pendant à
« celui du duc. Est-ce à ce prêtre, pèlerin ou cardinal, que s’adresse le chambellan qui,
« se promenant avec sa chaîne et son bâton d office, jette ces mots écrits : « Aproche,
« aproche » ? Encore une figure qui peut bien être peinte d’après nature. Au second
« plan, des seigneurs ou écuyers se chauffent au feu qui pétille dans une cheminée de
« pierre, et se protègent contre son ardeur en tournant la tête et en étendant les mains.
« Un écran circulaire en jonc abrite le dos du duc. » (Chantilly . Manuscrits, t. I, p. 64.)
Comme complément à ces indications, il y aurait encore tout un ample commentaire
à consacrer à cette page très vivante, nous montrant de si nombreux personnages, et ou
PLANCHE I
132
l’image du duc de Berry est un portrait pris sur le vif, dont nous sommes à même de
contrôler l’absolue ressemblance (cf. p. 21).
Parmi les acteurs de la scène figurent, sur le devant, têtes nues, en habits d’intérieur,
des serviteurs du duc, tels que deux écuyers tranchants, vus de dos, l’un en robe verte
damassée, l’autre en costume mi-parti de deux tons de gris verdâtre, un échanson habillé
de bleu, et, près du bout de la table, occupé à tailler des parts, un panetier en surtout
/
rouge recouvrant un vêtement noir. Echanson et panetier portent des feuilles d’oranger
brodées sur leurs habits. Les branches d’oranger constituaient un des emblèmes des
livrées de la maison ducale. On en voit aussi sur le dais qui surmonte la cheminée, où
elles accompagnent les armoiries, les ours et les cygnes.
Limbourg et ses frères, peuvent se trouver parmi eux. J’attirerai surtout l’attention, à ce
sujet, sur la manière dont est mise bien en valeur, quoiqu’elle soit reléguée dans le fond,
la physionomie très fine d’un homme coiffé, d’une manière originale, d’un bonnet gris
replié sur l’oreille et vêtu d’une houppelande bleue sur laquelle est répétée, brodée en
or, une lettre qui semble être une marque de livrée (peut-être le V E enlacé, emblème du
duc Jean). Pour des tableaux proprement dits, la critique a très souvent admis que des
effigies se présentant dans des conditions analogues devaient être considérées comme
étant les portraits des peintres. Faisons remarquer, d’autre part, que trois de ces
personnages placés en arrière et qui ont la tête couverte, portent brodées sur leurs
vêtements les feuilles d oranger de la livrée ducale. Un autre, étendant la main près du
montant de la cheminée, a sur sa houppelande des couronnes d’or d’où tombent des
rayons. Peut-être est-ce là aussi une marque de livrée, car ce même motif de la couronne
à rayons tombants décore la robe du jeune chambellan qui crie : « Aproche, aproche. »
Quant à 1 ecclésiastique vêtu de rouge que le duc a fait asseoir à sa table, et dont les
cheveux raréfiés sont blancs, certains indices donneraient à penser qu il peut s’agir d’un
des plus fidèles serviteurs du duc de Berry dans les dernières années de sa vie, Martin
Gouge, successivement évêque de Chartres, puis de Clermont, conseiller, trésorier général
et finalement l’un des exécuteurs testamentaires du duc Jean, prélat qui semble avoir
partagé les goûts de son maître pour les beaux manuscrits à peintures.
i33
PLANCHE I
Le Festin du mois de janvier est une des plus admirables miniatures du manuscrit de
Chantilly. On pourrait cependant y critiquer le manque de perspective aérienne, les
acteurs en chair et en os des premiers plans se confondant un peu trop avec les figures
tissées sur les tapisseries placées en tenture au fond de la salle. Tous les détails, si
minutieusement rendus, paraissent pris sur nature. En tout cas ils concordent avec les
indications que fournissent les documents contemporains. C’est ainsi que la pièce
d’orfèvrerie en forme de nef placée sur la table, à droite du tableau, représente, comme
nous l’avons dit (p. 21), un objet du trésor ducal décrit par les inventaires sous le nom
de « Salière du Pavillon ».
*
* *
Le lecteur sait (cf. p. 4) que les peintures des Mois de nos Très riches Heures ont été
prises par les miniaturistes du Bréviaire Grimani, le célèbre manuscrit conservé
jusqu’à notre planche XII comprise, est aisée à faire à l’aide de deux ouvrages consacrés
au Bréviaire Grimani , l’édition photographique de Perini, de 1862, et la superbe édition
que font actuellement paraître MM. de Vries et Morpurgo. Dans ces deux ouvrages, toutes
les grandes images du Calendrier du Grimani se trouvent reproduites avec des numéros
d’ordre identiques.
Sans copier exactement la page de Chantilly que reproduit notre planche I, les
miniaturistes du Bréviaire Grimani s’en sont tout au moins beaucoup inspirés pour
l’illustration du mois de janvier de leur Calendrier (n° 1 des publications citées).
PLANCHE II
SUITE DU CALENDRIER. — MOIS DE FEVRIER (fol. 2 Verso).
Une ferme dans la campagne, avec son pigeonnier, son rucher, sa bergerie. Dans
1 intérieur de 1 habitation se chauffent la maîtresse, vêtue de bleu, et deux domestiques.
Au dehors, un homme abat un arbre. Dans le lointain, un village vers lequel se dirige
un autre homme conduisant un âne chargé. Sur la droite, un personnage dont le
vetement de couleur rose annonce plus d aisance, sans doute le maître du logis, rentre à
la ferme, en s enveloppant frileusement la tête et le buste dans un manteau blanchâtre.
Effet de neige remarquablement rendu, auquel la couleur, dans l’original, donne encore
plus de caractère de vérité. Le ciel gris et bas, qui pèse sur la nature désolée, est surtout
d’un effet admirable.
Composition copiée dans le Calendrier du Bréviaire Grimani (planche n° 3 des
reproductions citées), sauf déplacement de certains détails les uns par rapport aux
autres, et introduction d une figure d’enfant dont l’attitude naturaliste rappelle les
libertés de certains tableaux flamands représentant des kermesses.
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PLANCHE III
tour de droite qui est couverte de tuiles rouges. C’est « la vaste forteresse de Lusignan
sur la Vienne », comme le dit le catalogue de M. le duc d’Aumale. « La fée Mélusine,
« ajoute le même catalogue, sous la forme d’un dragon d’or, vient, à travers les airs,
« retrouver son mari Raymondin (voir le célèbre roman). Berceau des Plantagenet et des
« La Rochefoucauld. » (Chantilly . Manuscrits, t. I, p. 66.)
Suivant M. B. Ledain, dans cette miniature, « la vue est prise des hauteurs de
célèbre architecte Dreux de Dammartin. (Voir, pour plus de détails, l’ouvrage de MM. de
Champeaux et Gauchery, Les Travaux d’art exécutés pour Jean de France, duc de Berry,
p. 60 et suiv.)
Cette miniature a été copiée dans le Bréviaire Grimani, planche n° 5 des reproductions
citées.
35
PLANCHE IV
Avril est le mois du renouveau, le mois du réveil de la nature; c’est aussi le mois des
amours et des fiançailles. Tel est le double thème qui a inspiré au peintre du duc de
L’une d’elles porte une robe bleue avec un surcot noir bordé de blanc; l’autre est
enveloppée d’une grande houppelande rose doublée de gris. Debout, à côté d’elles, une
autre jeune fille, qu’accompagne une femme d’apparence un peu plus âgée, échange un
anneau avec un jeune homme. La fiancée, coiffée d’un chapeau de fourrure noire garni
de trois plumes d’autruche, l’une rouge, l’autre jaune et la troisième blanche, laisse tramer
une grande mante d’étoffe damassée, de ce ton mauve qu’affectionnaient Pol et ses frères et
qui revient d’un manière très fréquente sous leurs pinceaux. Sa compagne est enveloppée
d’un vêtement noir doublé de rouge, avec une coiffure d’orfèvrerie ouvragée. Le fiancé
porte une houppelande bleue richement brodée d’or, à très amples manches, allant jusqu’à
toucher la terre. Il est coiffé d’un chaperon de couleur rouge. Le personnage qui apparaît
entre les fiancés, un peu en arrière, est en surcot gris, avec un haut bonnet noir. Le page,
sur la gauche, est habillé de rouge.
Quels sont ces jeunes gens dont les serments s’échangent? Il eût été très séduisant
d’arriver à le déterminer. Après avoir beaucoup cherché, beaucoup imaginé, je ne saurais
malheureusement proposer aucune identification qui ne soit pas une pure hypothèse.
Il se pourrait très bien, d’ailleurs, que la composition soit ici uniquement de fantaisie.
Cependant, sur la robe du fiancé, nous retrouvons brodé le même motif d’une couronne
d’où tombent des rayons d’or, signalé par nous comme étant peut-être une marque de
livrée, sur le vêtement de deux personnages dans le tableau du Festin du mois de
janvier (pl. I).
140
PLANCHE IV
Le château et la ville que nous apercevons dans le fond de la présente image, et dont
les murs gris sont surmontés de toits de tuiles rouges, nous représentent le château et
la ville de Dourdan, au bord de l’Orge. L’identification, qui n’avait pas encore été faite,
nous paraît mise hors de doute par la comparaison avec d’anciennes vues, notamment
avec une gravure du dix-septième siècle d’après un dessin de Chastillon, ingénieur des
rois Henri IV et Louis XIII (1547-1616). Dourdan, dont il subsiste des restes importants,
/
était arrivé en la possession du duc de Berry en même temps qu’Etampes. Le duc Jean
y avait une partie de ses objets précieux en 1401. Lorsque, au mois de décembre de cette
année, il ht procéder à l’inventaire de son mobilier, c’est par Dourdan que ses agents
commencèrent leurs opérations.
Comme détails intéressants, on remarquera les barques de pêcheurs remorquant un
Blet, à barrière-plan, et la disposition, curieusement observée et rendue, qui est adoptée
pour la culture des arbres fruitiers dans le jardin clos de murs qui se trouve sur la droite.
M. le duc d’Aumale appelait cette peinture la Reine de mai. En réalité, elle nous reporte
à 1 habitude traditionnelle, qui resta longtemps populaire en France, de fêter joyeusement
le premier jour du mois de mai. Des documents contemporains nous apprennent que, à
1 époque où vivait le duc Jean de Berry, cette fête du ier mai était très en honneur à
la Cour de France, le duc Jean lui-même y prenant sa part comme acteur, au moins dans
sa jeunesse. La coutume était, en ce jour, de se parer de guirlandes de feuillage; mais à
la Cour de Charles VI on raffinait; il y avait ce qu’on appelait la « livrée de may »,
consistant en « houppelandes de drap vert gay », et c’était le roi lui-même qui faisait les
frais de la distribution de cette livrée « vert gay » aux princes de sa famille et aux gens
de sa maison. (Documents des Archives nationales publiés par A. Jal, Dictionnaire critique
de biographie et d’histoire, 2 e édition, Paris, 1872, p. 820.)
Dans notre miniature de Chantilly nous voyons une cavalcade, composée princi-
palement dejeunes gens; elle s’avance au son des instruments de musique. Tous les
personnages, conformément à la tradition, ont placé sur leur tête ou autour de leur
cou des couronnes de feuillage. Comme dans la miniature précédente, les costumes
sont très variés de couleurs, et l’accord des tons donne à l’ensemble une harmonie
ravissante. Des quatre jeunes femmes prenant part à la chevauchée, les trois premières
portent la « livrée de may » de la Cour de France, étant uniformément vêtues de
houppelandes de couleur « vert gay », d’une nuance claire et très douce. La quatrième
est en robe mauve brodée d’un semis de petites couronnes d’or. Le cavalier qui se
retourne, comme pour adresser la parole aux élégantes amazones, et semble être le
chef du cortège, est le plus galamment accoutré. Son vêtement est mi-parti de rouge,
mi-parti de blanc et noir. Rouge, blanc et noir, c’étaient les couleurs du roi de France,
à 1 époque où notre miniature a été peinte. Le personnage est trop jeune pour être le roi
36
PLANCHE V
142
Charles VI. Mais peut-être avons-nous ici le portrait de quelque prince du sang. Les
deux cavaliers à sa droite et à sa gauche sont en bleu. Un autre cavalier dont on ne
voit que le haut du buste, entre les deux premières amazones, porte aussi un costume
mi-parti de noir et de rouge. Enfin mi-partis, cette fois de tose et de gris, sont encore les
vêtements des musiciens.
La cavalcade défile dans un bois et la scène se passe aux environs de la ville de
Riom, dont les tours et les clochers se profilent à l’horizon par-dessus les arbres. La ville
de Riom est reconnaissable par la comparaison avec d’anciens documents figurés,
notamment avec une vue du quinzième siècle, orientée toutefois un peu différemment,
peinte dans Y Armorial d’Auvergne de Guillaume Revel. (Bibl. nat., ms. français 22297. —
Cette
et vue est reproduite sur une des planches de l’ouvrage de MM.
Gauchery.) de Champeaux
Riom était la capitale du duché d’Auvergne, dont Jean de France joignait le titre à
celui de duc de Berry. Nous renvoyons à l’ouvrage de MM. de Champeaux et Gauchery
pour le détail des travaux très importants que le duc de Berry fit exécuter à Riom, à
Les Foins; dans le fond la pointe ouest de la Cité à Paris, avec le Palais et la Sainte-
Chapelle. La vue est prise de la rive gauche de la Seine, à l’endroit qu’occupait l hôtel
de Nesle, résidence du duc Jean de Berry (voir à ce sujet, p. 22). « Plus anciennement
« habité que le Louvre, dit M. le duc d’Aumale, le logis du Roi, aujourd’hui Palais de
« Justice, nous montre sa façade intérieure, dont il ne reste plus trace; au fond, on
« reconnaît les deux tours dites de la Conciergerie, avec le bâtiment qui les touche, le
« beffroi, la Sainte-Chapelle. Sur les bords du bras de rivière qui enveloppe Vile du Palais,
« on fait les foins. » (Chantilly . Manuscrits, t. I, p. 65.)
Par la précision de tous les détails, cette miniature constitue un document de premier
ordre pour l’histoire du vieux Paris. A la droite des tours de la Conciergerie et de la tour
de l’Horloge (le « beffroi » de M. le duc d’Aumale), on voit les deux pignons de la grande
salle du Palais; puis, plus rapprochée de la Sainte-Chapelle, la grosse tour Montgommery.
L’escalier qui longe la façade sur le devant, la poterne qui donne sur la Seine à l’endroit
qu’occupe aujourd’hui le terre-plein du Pont-Neuf portant la statue de Henri IV, sont de
curieux détails à noter. Toutes les toitures sont d’ardoises, sauf celles des deux tours de
la Conciergerie et celle d’une petite tourelle dépassant à peine le toit, à peu près à
mi-distance entre la tour Montgommery et la Sainte-Chapelle, qui sont couvertes de
tuiles rouges.
Les deux faneuses sont l’une en bleu, l’autre en gris. Quant aux faucheurs, l’un n’est
vêtu que d’une chemise; les deux autres portent des espèces de blouses, gris bleu pour
l’homme de gauche, rose pour celui de droite.
Le tableau des Foins a été imité dans le Calendrier du Bréviaire Grimani (planche n° 1 1
des reproductions citées).
D’autre part, dans l’exemplaire du Romuléon enluminé pour l’amiral Louis Malet de
144
PLANCHE VI
Graville, ms. français 364 de la Bibliothèque nationale, dont nous avons parlé à la page 112,
Jean Colombe a copié sur le folio 197, pour représenter une ville d’Afrique, la vue du
Palais, à Paris, que lui offrait la présente peinture des Très riches Heures. Il s’en est encore
inspiré partiellement pour la partie de gauche du fond d une autre miniature, placée au
folio 243 verso du même volume du Romuléon.
PLANCHE VII
sont vues obliquement, ainsi que les servitudes placées en dehors, à droite, et dans
lesquelles on distingue une chapelle. » (Paysages et Monuments du Poitou , t. I, consacré à
Poitiers, p. 13g.)
du duc Louis d’Anjou par le duc de Berry, qui, depuis ce moment, fit toujours figurer
paimi les titres qu il prenait celui de comte d Etampes. Des articles d’inventaires nous
parlent des séjours du duc de Berry au château d Etampes et d acquisitions de joyaux
qu’il y fit.
La miniature correspondante dans le Bréviaire Grimani représente également un
dépait pour la chasse, avec un des chiens et un veneur à pied accompagnant une
cavalcade qui défile devant un château à l’arrière-plan (planche n° 15 des reproductions
citées).
PLANCHE IX
(I emture à pleine page. La partie supérieure formant tympan demi-circulaire, avec le char du soleil au centre et
deux signes du zodiaque sur la circonférence,
est entièrement de l’époque du duc de Berry. Le tableau rectan-
gulane au-dessous, commence au temps du duc de Berry egalement, n’a été achevé qu’au moment
où le
manuscrit a été terminé pour le duc de Savoie.)
Les Vendanges. — Ce tableau rentre dans la catégorie des pages de travail mixte.
L’examen de F original, principalement en ce qui concerne le coloris, démontre que
la mise en couleurs des premiers plans, et surtout des groupes de vendangeurs, date
seulement de la fin du quinzième siècle, époque de Jean Colombe. Mais le dessin général
de la composition remonte incontestablement au temps du duc de Berry. Dès cette
première période aussi, toutes les parties d’architecture ont dû être terminées. Il serait
possible toutefois que le château ait été un peu repris, pour un dernier parachèvement
ou plutôt pour une mise au ton, par la même main qui a peint après coup les scènes
de vendanges. Mais, dans son ensemble, la représentation de 1 édifice nous reporte
certainement à la période primitive, celle antérieure à la mort du duc de Berry.
Le superbe château, qui dresse fièrement à l’arrière-plan ses tours, ses pinacles et
ses girouettes surmontant de grandes fleurs de lis dorées, a longtemps passé et passait
encore récemment pour être le château de Bicêtre, près Paris. Il est indiqué comme tel
dans le catalogue imprimé des manuscrits de Chantilly. Mais l’examen minutieux et
attentif des détails a amené un éminent architecte, M. Lucien Magne, inspecteur général
des monuments historiques, à reconnaître qu’il s’agissait en réalité du château de Saumur,
découverte dont M. Lucien Magne a bien voulu aussitôt me donner communication.
Aucun doute ne peut subsister quant à cette identification; en effet, le château de Saumur
étant encore aujourd’hui debout en grande partie, il est aisé de vérifier sur les lieux
mêmes la parfaite concordance des lignes de 1 édifice avec 1 image qui en est donnée sur
notre présente planche. Au contraire, d’anciennes gravures qui nous ont conservé l’aspect
des ruines du château de Bicêtre, avant son entière démolition, nous prouvent que,
38
150 PLANCHE IX
En tant que détail curieux, on remarquera, sur la gauche du château, l’édifice en forme
de pyramide, avec grosse cheminée centrale et petites cheminées accessoires. Ce sont
évidemment les cuisines, disposées comme celles qui subsistent, dans la même contrée que
Saumur, à Fontevrault.
Bien que la miniature pour le mois de septembre ne date qu’en partie du temps
du duc de Berry, elle n’en est pas moins très précieuse. Le fait qu’une notable
portion du château représenté sur cette page existe encore permet de constater,
nous l’avons déjà dit, que le dessin de l’architecture, celui-ci très certainement de la
première époque, est de la plus rigoureuse exactitude. Pas un détail, contreforts
descendant le long des grosses tours, glacis au pied de celles-ci, nombre et place des
fenêtres, forme des amortissements dans les parties supérieures des murs, arc de
soutien, etc., qui ne se retrouve au château de Saumur, dans ce qui a échappé à la
destruction ou à la modernisation. Cette miniature fournit donc le moyen de contrôler
une fois de plus avec quelle extrême conscience les artistes du duc de Berry reproduisaient
ce qu’ils avaient sous les yeux. Nous avons là une garantie de parfaite véracité pour les
vues d’autres monuments, par exemple le vieux Louvre de la planche suivante, qui,
moins heureux que le château de Saumur, ont été complètement détruits dans la suite
des siècles.
La miniature du mois de septembre, dans ses grandes lignes, a été imitée dans le
Bréviaire Grimani (planche n° 17 des reproductions citées).
PLANCHE X
Les Semailles ; dans le fond le Louvre. Vue prise de la rive gauche de la Seine, à
l’endroit qu’occupait l’hôtel de Nesle, logis du duc de Berry à Paris (cf. p. 22).
Cette miniature était une des pages de prédilection de M. le duc d’Aumale. « Le
« Louvre de Charles V! écrit-il dans sa notice du manuscrit, avec ses façades, ses
« flancs, la Grosse Tour de laquelle mouvaient tous les fiefs de France, les toits ouvragés,
« les pennons d’azur fleurdelisés, le mur d’enceinte à tourelles et à poternes qui a subsisté
« si longtemps. Devant cette muraille, la Seine, puis le Pré-aux-Clercs, et des champs où
« se font les labours. C’est le mois d’octobre. Admirable de dessin et de couleur. »
('Chantilly . Manuscrits, t. I, p. 65.)
On ne saurait trop s’associer à ces derniers mots d’éloge. Tout est à admirer ici. Nous
signalerons particulièrement les personnages minuscules, si justes d’attitudes, malgré
leurs proportions microscopiques, que l’artiste a placés entre la rive droite de la Seine et
le mur d’enceinte du Louvre. A cet égard, cette page du manuscrit de Chantilly rappelle
l’image véritablement extraordinaire et presque contemporaine, car elle a été peinte au
plus tard en 1417, où figure le comte Guillaume IV de Bavière-Hainaut-Hollande, dans les
Les Débuts des Van Eyck). Il semble aussi, avons-nous dit (p. 38), qu’il y ait là comme
l’avant-goût de ce fond d’une si prodigieuse finesse qui se déroule derrière la Vierge au
donateur de Van Eyck, dans le tableau du Musée du Louvre.
imposante, accidentée et variée du château du Louvre, avec ses saillies, ses fenêtres à
meneaux, ses étages superposés, ses toitures à crêtes, ses lucarnes, ses statues, et toute
Comme détails amusants, on remarquera, un peu en arrière des travailleurs, les fils
tendus sur des bâtonnets et le mannequin, planté dans l’attitude d’un chasseur tirant de
l’arc, qui doivent servir à protéger un champ en effrayant les oiseaux, ces mêmes oiseaux
sans doute que l’artiste a représentés avec tant de vérité au premier plan, à gauche,
picorant le grain déjà épandu par le semeur.
Ce
en rouge.semeur porte une tunique bleue. L’homme à cheval qui conduit la herse est
Le tableau des Semailles a été imité dans le Bréviaire Grimani (planche n° ig des
reproductions citées). Les miniaturistes de ce Bréviaire lui ont emprunté, en les
(Peinture à pleine page. La partie supérieure, formant tympan demi-circulaire, avec l’image du soleil et des signes
du zodiaque, est de l’époque du duc de Berry. Le tableau rectangulaire, au-dessous, n’a été peint qu’à l’époque
série.)
du duc Charles Ier de Savoie, par Jean Colombe, et rentre par conséquent dans les miniatures de notre seconde
La Glandée. — Dans le tableau rectangulaire, Jean Colombe semble avoir fait effort
pour ne pas rester trop loin des admirables modèles que lui offraient les autres pages déjà
terminées du Calendrier. Le paysage a été notamment traité par lui avec un soin tout
particulier. Mais on ne peut, malgré tout, que constater sa très grande infériorité comme
artiste, relativement à ses devanciers.
Cette page a été imitée dans le Bréviaire Grimani (planche n° 21 des reproductions
citées), mais avec la composition retournée, le paysan qui jette son bâton dans les arbres
étant à droite de la forêt au lieu d être à gauche, et ainsi de suite.
PLANCHE XII
<c L Hallali sonne dans la foret de Vincennes, dit M. le duc d Aumale; veneurs et
« chiens se pressent autour du sanglier porté bas. Tout est vivant, animé. Au-dessus de
« la futaie de chênes, dont les feuilles mortes forment comme un toit, on distingue le
« donjon et les sept tours carrées. » (Chantilly . Manuscrits , t. I, p. 66.)
Le miniaturiste a créé ici un admirable tableau, aussi remarquable pour la composition
et le dessin que pour le coloris. Dans 1 original, les teintes rousses de barrière-automne
forment la note dominante, que réveillent les tons plus vifs des vêtements des veneurs.
De ceux-ci, le premier à droite est en bleu, avec des chausses couleur saumon, celui du
fond est en rouge, le troisième porte une jaquette mi-partie de rouge et de fauve, avec des
manches en damiei noir et blanc, et des chausses bleues. La manière dont sont compris
les arbres, et lechelle de proportion relative des troncs par rapport à la stature des
hommes, laissent encore à désirer. Mais les Van Eyck n’ont pas procédé autrement dans
les fonds de leur panneau central du retable de l'Agneau mystique à Saint-Bavon de Gand.
Les chiens, en revanche, sont traités avec une vérité prodigieuse sur laquelle nous
avons déjà attiré 1 attention (voir p. 37). Un amateur de vénerie pourrait probablement
reconnaître la race à laquelle appartient chacun deux.
Le tableau de / Hallali a été copié dans le Bréviaire Grimani (planche n° 23 des
reproductions citées), et il est devenu un modèle, évidemment célèbre, que l’on trouve
imité dans plusieurs manuscrits de 1 école flamande du seizième siècle, par exemple dans
les Heures de Hennessy de la Bibliothèque royale de Bruxelles (voir la publication de
M. J. Destree, Les Heures de Notre-Dame dites de Hennessy, Bruxelles, 1896, in-40,
planche XXIII, et p. 41-42), et dans des fragments d’un autre livre du même genre
conservés au British Muséum, ms. additionnai 18855.
PLANCHE XIII
Une double représentation du corps humain, l’une de face avec les cheveux blonds,
l’autre de dos avec une chevelure brune, se détache sur un fond bleu pâle où des nuages
dorés et argentés dessinent des ellipses concentriques. Du haut en bas de celui des deux
corps qui est vu de face, sont disposés, dans leur ordre astronomique, les signes du
zodiaque, depuis le Bélier qui surmonte la tête, jusqu’aux Poissons placés sous les pieds.
Les douze signes du zodiaque sont répétés sur la bordure du cadre ovale qui entoure
la figure, occupant de petits cartouches elliptiques dont le fond, venu en noir sur la
photographie, est bleu foncé sur l’original. Dans les quatre angles, des inscriptions latines
indiquent les différents tempéraments de l’homme avec lesquels les signes du zodiaque
sont censés être en relation : « Bélier, Lion, Sagittaire, sont chauds et secs, colériques,
masculins. Orientaux — Taureau, Vierge, Capricorne sont froids et secs, mélancoliques,
féminins. Occidentaux — Gémeaux, Verseau et Balance sont chauds et humides,
masculins, sanguins. Méridionaux — Cancer, Scorpion, Poissons, sont froids et humides,
flegmatiques, féminins. Septentrionaux. » — La page porte les armoiries du duc de
Berry, et son chiffre mystérieux V. E. enlacés.
Les artistes employés par le duc Jean ont su ennoblir et rendre même séduisante cette
représentation, ingrate en elle-même. Leur grande figure de face est très délicatement
modelée en pleine lumière; et, sur l’original, un délicieux accord de tons dorés et
argentins avec des bleus dans les fonds, et des verts clairs pour les rinceaux, donne
à 1 ensemble un remarquable aspect décoratif, qui pourrait presque être comparé à celui
d’un émail.
Saint Jean dans l’île de Pathmos. — Le saint, vêtu d’une robe verte diaprée d’or, avec
un manteau mauve, les yeux levés vers le ciel, se prépare à écrire. A côté de l’évangéliste,
son symbole, l’Aigle, tient suspendu dans son bec un étui rouge. Une barque s’éloigne de
1 îlot où est le saint; le rameur qui la dirige est vêtu de bleu. Dans le haut de la
composition apparaît la première des visions décrites par saint Jean dans l’Apocalypse :
« D’abord il parut un trône dans le ciel et une personne assise sur le trône... Il y avait
autour du trône vingt-quatre sièges, et sur ces sièges vingt-quatre vieillards qui étaient
assis, revêtus d’habits blancs, ayant sur leurs têtes des couronnes d’or. Du trône il sortait
des éclairs, des voix et des tonnerres. » (Apocalypse , IV, n, m et v.) Conformément à
1 indication de ce texte, les vieillards couronnés sont uniformément vêtus de blanc. Le
Christ qui siège sur le trône porte une robe jaune verdâtre, avec un manteau rouge glacé
dor. Il tient sur ses genoux l’agneau, ainsi que le livre scellé, dont il est également
question dans l’Apocalypse.
La ville de 1 arrière-plan, dont tous les édifices sont modelés dans une gamme générale
bleuâtre, au delà de la mer qui entoure l’ilôt, paraît être une vue de fantaisie. On peut
cependant remarquer, vers la droite, une sorte de Sainte-Chapelle qui éveille le souvenir
des constructions de ce genre que le duc de Berry s’était plu à faire édifier dans ses états,
à Poitiers, à Bourges et à Riom.
PLANCHE XV
ILLUSTRATIONS POUR DES EXTRAITS DE LEVANGILE SELON SAINT LUC ET DE
(Deux petites miniatures, chacune dans une colonne de texte, réunies par nous sur une même planche; de la
première série, époque du duc de Berry.)
A gauche de la planche (fol. 18 recto), Saint Luc. — Le saint évangéliste est occupé à
écrire, vêtu de mauve, la figure se détachant sur un fond bleu à rinceaux dorés. Par
inadvertance, le peintre a placé au-dessus de saint Luc le symbole de lange, qui
conviendrait à saint Matthieu. Mais c’est bien de saint Luc qu’il s’agit; on lit, en effet,
au bas de la colonne de texte qui précède immédiatement cette image, la légende suivante
surmontée d’une statuette de prophète. Fond bleu à rinceaux ton sur ton, sur lequel se
détache un château dominant une montagne. La miniature est précédée dans le manuscrit
de cette légende écrite en bleu : « Secundum Matheum », et le texte qui suit est tiré de
retrouve aussi quelquefois des figures semblables d’évangélistes en Italie. Je puis citer,
par exemple, celles qui sont peintes à fresque sur les deux côtés de la chaire de l’église
San Fermo, à Vérone. Mais la question est extrêmement délicate de savoir où le type a
pris naissance, s’il a passé d’Italie en France, ou au contraire s’il a été emprunté par
les Italiens aux artistes du nord des Alpes.
41
PLANCHE XVI
Martyre de saint Marc. — Le saint mis à mort en Égypte, qui tombe, étranglé par un
Maure au visage basané, porte une chasuble bleue diaprée d’or et de rouge. La note
mauve habituelle est donnée ici par le vêtement du bourreau. Toute l’architecture est
comprise suivant ces formules conventionnelles d’atelier, au sujet desquelles nous nous
sommes assez longuement expliqué à diverses reprises (voir p. 41-42 et 50-52). Toutefois
la nationalité septentrionale des artistes se traduit par certains détails qui appartiennent
aux régions du nord de la France, tels que de hautes cheminées et un pignon en forme
d escalier, du type que l’on voit encore aujourd’hui dans des villes comme Bruges et
Gand. Les édifices sont peints dans des tons clairs et doux (verdâtre, jaunâtre, rose, gris
léger, brun pâle) , gamme fine et tendre particulièrement en faveur auprès de la plupart des
artistes qui ont travaillé en France au temps du duc de Berry, tels que les Beauneveu, les
Jacquemart de Hesdin et plusieurs de leurs émules.
Ce caractère de tonalité claire pour le rendu des édifices est d ailleurs commun à
toutes les miniatures appartenant à notre première série, dont l explication va suivre.
Nous le signalons donc ici une fois pour toutes, comme un trait général sur lequel nous
croyons inutile de revenir pour chaque page.
PLANCHE XVII
(Page que nous avons qualifiée d’intermédiaire entre les grandes et les petites miniatures, comprenant trois images
séparées, mais qui se rapportent à un sujet unique; de la première série, époque du duc de Berry.)
un manteau bleu glacé d’or, de la Sibylle en robe jaune et manteau rose, et de l’empereur
en costume oriental bleu pâle avec une sorte de corselet jaune (les deux dernières figures
se détachant sur un fond bleu à rinceaux d’or) sont répartis entre trois miniatures
distinctes. On remarquera que, lors de la transcription du texte, des dispositions ont
été prises à l’avance pour permettre cette combinaison, dont l’elfet est très décoratif.
C’est ainsi que, par une exception unique dans tout le volume, nous voyons ici le texte
écrit à longues lignes, au lieu d’être divisé en deux colonnes.
42
PLANCHE XVIII
LE PARADIS TERRESTRE (fol. 2$ recto).
Sur cette miniature, une des plus belles pages du manuscrit, et dont l’arrangement
général est une merveille d originalité et de goût, voir nos observations, p. 17, 28 et 55.
Dans 1 oiiginal, la beauté de la composition est rehaussée par la suprême harmonie du
coloris, où dominent le bleu et l’or. Dieu est enveloppé d’un grand manteau bleu et toute
sa tête est modelée en or. Les murs du Paradis, peints en or mat, et les accidents de
terrain qui les entourent, indiqués en bleu, d’un pinceau léger, mettent également en
valeur le contraste des deux mêmes tons. La grande fontaine de style français, placée
au milieu du jardin d Eden et la porte du Paradis, avec son gable flanqué de deux
pignons, d un dessin aussi riche que précis, sont modelées en or. Le fond de paysage,
dune nuance générale vert clair, fait admirablement ressortir les carnations, plus brunes
chez Adam que chez Eve. Enfin 1 ange qui chasse du Paradis nos premiers parents est
entièrement de couleur feu, et la présence de ce chérubin vient jeter une note rouge foncé
dans le délicieux concert des couleurs.
antérieure, un de ces artistes lavait introduite dans la Bible en images, ms. français 166
de la Bibliothèque nationale, sur une page (fol. 3 verso du volume) que j’ai moi-même
publiée en 1895, dans la revue Le Manuscrit, t. II, p. 147. La susdite page du ms. français
166 doit être aussi mentionnée comme nous offrant en quelque sorte la première pensée
(fol. 26 recto).
prophètes placées près des retombées de l’arcade sous laquelle se tient la Vierge. Nous
avons déjà vu une de ces statues sur la planche XV ; nous en retrouverons d’autres plus
loin, planches XXXIX, LIII, LIX, LXIII; et nous renvoyons pour les observations
auxquelles ce détail peut prêter à ce que nous avons dit p. 51.
Au bas de la page sont répétées par deux fois les armoiries du duc de Berry,
suppôt tées par 1 ours et le cygne. Les ours se retrouvent encore dans les charmants
rinceaux qui soutiennent, sur les marges latérales, des bustes d anges musiciens.
I7o PLANCHE XIX
Le dessin du profil de l’ange, avec ses caractéristiques, le front très élevé, l’attache du
nez presque droite, le menton avançant, se retrouve identiquement dans une figure de
sainte femme soutenant la Vierge qui est répétée dans deux Calvaires dudit Musée, le
n° 48, attribué à l’école colonaise vers 1415 (la sainte femme y est nu-tête, en robe jaune
et manteau rouge), et le n° 367, attribué à l’école de Westphalie (sainte femme en manteau
rouge, la tête drapée).
PLANCHE XX
IMAGE EXPLICATIVE DUN PSAUME, DANS LES HEURES DE LA VIERGE (fol. 2Ô VCTSo).
David prophétisant la venue du Messie ; petite miniature placée en tête du psaume xciv.
« Venite, exultemus Domino. » — Le roi psalmiste, accompagné de deux musiciens à
genoux, montre de la main l’Enfant Jésus qui apparaît dans les airs : « David Christum
venientem nunciat, populum convocans », dit la légende inscrite en bleu et en or
au-dessous de 1 image. La note mauve est donnée par la robe du joueur de viole.
L’autre musicien, qui a dans les mains une sorte de guitare, est en bleu avec ceinture
jaune. David debout porte une robe rose. Fond bleu, divisé par des lignes d’or en
compartiments carrelés régulièrement.
Nous avons mentionné la présente page comme particulièrement intéressante dans
son ensemble, à cause de l’état inégal d’achèvement de ses diverses parties, qui permet de
se rendre compte de la manière dont le travail d’enluminure était conduit (cf. p. 78). La
petite miniature, en effet, a été entièrement parachevée dès l’époque du duc de Berry;
mais les rinceaux en forme de feuilles qui se déroulent à côté, sur la marge, ne sont
encore qu ébauchés; pour le petit oiseau perché sur ces rinceaux et la tige d’iris placée
dans un vase, au bas, entre les deux colonnes de texte, il n’y a seulement que l’esquisse
au trait, indiquée très légèrement à la plume; enfin la tête du personnage couronné, dans
1 initiale, n est plus même du temps du duc de Berry, elle a été ajoutée ultérieurement,
à la fin du quinzième siècle, par Jean Colombe.
PLANCHE XXI
DONT UNE AVEC IMAGE EXPLICATIVE DÜN PSAUME (fol. 27 recto et Verso).
A gauche de la planche (fol. 27 recto du ms.) on voit une lettre historiée dans
l’intérieur de laquelle est enchâssé un portrait qui semble être celui du duc de Berry,
vu de face. Le personnage porte un vêtement bleu avec col fourré. Il est coiffé d’un bonnet
gris, agrémenté, au-dessus du front, d’un joyau dessinant une croix de Saint-André,
d argent sur fond bleu. Rappelons, à ce propos, que saint André était un des patrons du
duc de Berry.
A dioite (fol. 27 verso), David, proclamant la gloire de Dieu : « Quoniam elevata est
magnijicencia tua super celos » ; petite miniature placée en tête du psaume vin : « Domine,
dominus noster, quam admirabile est nomen tuum. » — David, en manteau rose, et un
groupe de nègres habillés d étoffes très claires contemplent le Christ qui apparaît, vêtu de
bleu, au milieu de nuages bleuâtres. Le tout se détache sur un fond d ornement, losangé
très fin en or et couleurs. La légende explicative tracée en lettres d’or et d’azur, dont
on ne voit ici que la dernière ligne placée au-dessus de l’image, le reste étant au bas de
la colonne de texte qui précède, est ainsi conçue : « David in spiritu videt Christum
minorem angelis super omnem creaturam ascendere. » Cette rédaction prête à l’amphi-
bologie, à cause de la place des mots « minorem angelis ». Il faut entendre que ces mots
se rapportent non pas au Christ, mais à la créature humaine « omnem creaturam ». La
pensée qu ils expriment maladroitement est inspirée du verset 6 du psaume vin.
44
PLANCHE XXII
Les types d apôtres que 1 on voit ici ont été aussi employés par Pol et ses frères,
avec une plus forte échelle de proportion, dans une des miniatures du Livre d’heures
du duc de Ben y possédé par M. le baron Edmond de Rothschild (image représentant
la
Glorification de la Vierge, placée en tête de la messe de la Toussaint).
PLANCHE XXIII
A gauche de la planche (fol. 29 recto du ms.), l’Arche d’alliance introduite dans le Temple,
petite miniature placée en tête du psaume xxm : « Domini est terra. » Au bas de la
colonne de texte qui précède celle où est enchâssée cette image, se lit cette légende
explicative : « David in spiritu videt portas Templi, cum archa portaretur, claudi;
clamat : Attollite portas. » — Le personnage le plus en vue de ceux qui portent l’arche
est vêtu de rose; les autres porteurs ont des vêtements bleus ou mauves du ton habituel.
Fond diapré bleu et or.
A droite de la planche (fol. 31 recto du ms.), le Mariage mystique du Christ avec l’Église;
petite miniature placée en tête du psaume xliv : « Eructavit cor meum. » Dans le
manuscrit, le sujet est expliqué par cette légende, transcrite avant l’image dans la
précédente colonne du texte : « Nunciat David Christum venientem in spiritu
triumphantem Ecclesiam sibi in sponsam copulare. » — Le Christ porte un manteau
9
mauve, du ton habituel, sur une robe olivâtre. La figure qui symbolise l’Eglise est vêtue
de jaune avec grand manteau bleu. La femme vue de profil, placée tout à fait sur la
gauche, porte une robe verdâtre et un manteau rose. Fond quadrillé très fin, en or et
couleurs.
45
PLANCHE XXIV
DEUX DEMI-PAGES DIFFÉRENTES, CHACUNE AVEC UNE IMAGE EXPLICATIVE
A gauche de la planche (fol. 32 recto du ms.), les Fils de Coré remercient Dieu de ne
pas avoir ete engloutis dans la terre avec leur père ; petite miniature placée en tête
du
psaume xlv . « Deus noster refugium », dont la composition est attribuée aux fils de
Coré. « Regraciantur filii Chore, dit la légende, quoniam salvati sunt in aere, cum
terra
deglutiret patrem. » — Dieu apparaît dans les airs au milieu de nuages bleus. Les trois
fils de Coré poitent, le premier, en allant de gauche à droite, une robe rose avec une
pèleiine olivâtie, le deuxième une robe jaunâtre avec une pèlerine bleue, le troisième une
robe bleue avec une pèlerine grise. Coré, que la terre engloutit, est vêtu de mauve. Fond
quadrillé très fin en or et couleurs.
PLANCHE XXV
A gauche de la planche (fol. 34 recto), le Christ venant juger le monde; petite miniature
placée en tête du psaume xcv : « Cantate Domino canticum novum, cantate. » — Le
Christ est accompagné de la Vierge et du Précurseur; il a le corps enveloppé dune
diapeiie mauve du ton habituel; la Vierge porte un manteau bleu, et le Précurseur une
tunique dorée. Dans le bas, les élus sont agenouillés en prière, tandis que les réprouvés
sont dévorés par l’enfer.
La pensée de représenter, comme ici, 1 entrée de l’enfer par la gueule d un monstre
vomissant des flammes est d origine toute française; à Bourges même, les artistes du duc
de Berry pouvaient en voir 1 application dans une sculpture de la façade de la cathédrale.
ti
A droite (fol. 34 verso), la Résurrection des morts; petite miniature placée en tête du
psaume xcvi : « Dominus regnavit, exultet terra. » — L’un des morts sortant du !i
tombeau est comme la contre-partie de l Adam agenouillé du Paradis terrestre de notre
planche XVIII; je veux dire qu il a exactement la même pose, mais qu’il est tourné en
sens contraire. Les deux anges sonnant les longues trompettes du Jugement dernier,
qui apparaissent aux côtés du Christ, et sont peints de couleur de feu, en rouge modelé
d 01 , reproduisent le type particulier de l ange-oiseau sur lequel nous avons attiré
1 attention, p. 62. Dans cette miniature, la draperie qui enveloppe le Christ est du même
ton mauve que dans la précédente.
A partir du fol. 34 sur lequel sont peintes ces deux miniatures, les légendes
explicatives des images n ont plus été écrites; leurs places sont restées vides, comme on
peut le constater sur la présente planche XXV.
46
PLANCHE XXVI
A droite (fol. 39 recto du ms.), Hommage des souverains des nations à Dieu , le Souverain
Seigneur; petite miniature placée en tête du psaume xcn : « Dominus regnavit, decorem
indutus est. » — Tandis que la première miniature est à fond de ciel, celle-ci se détache
sur un fond bleu diapré. Le personnage divin, dont la tête est ceinte de la tiare à triple
couronne, porte une robe mauve, du ton habituel, avec un manteau vert. Son trône est
tendu d une étoffe rouge brochée. Le roi agenouillé sur la droite est couvert d’un
manteau bleu. Celui qui est à gauche est habillé d’un vêtement rose, avec une manche
rouge et une manche bleue.
PLANCHE XXVII
Le Baptême de saint Augustin célébré par saint Ambroise. — Les saints portent l’un et
1 autre la mitre d evêque. J’ai rappelé, p. 25, la légende qui rattache à la célébr
ation de
ce baptême l’improvisation miraculeuse des versets du T e Deum, que les
deux saints se
seraient mis tout à coup à chanter alternativement sous l’influence d’une inspir
ation
divine. On remarquera que, ici encore, comme sur la planche XVII,
la disposition
habituelle du texte a été modifiée pour réserver d’avance un plus large
1 image entre les deux colonnes d écriture. emplacement à
(fol. 38 verso).
combinant pour l’effet d’harmonie avec un manteau rose. Il ne serait pas impossible que
la ville dans le fond eut été vaguement inspirée d’un souvenir de Bourges (silhouette de
la cathédrale), mais la fantaisie y domine surtout.
La même composition, moins développée dans les détails et surtout d’une exécution
moins serrée, a été peinte également par Pol et ses frères, dans le Livre d’heures du duc
de Berry qui appartient à M. le baron Edmond de Rothschild. D’autre part, le type de la
tête de la Vierge, tout en étant . plus accentué et d’un modelé plus fondu, offre de l’analogie
avec des figures de certains tableaux conservés au Musée de Cologne, une Vierge dans
le tableau n° 11 du catalogue actuel et jusqu’à un certain point une des saintes femmes
qui soutiennent la Mère du Christ au premier plan du Calvaire attribué à l’école de
Westphalie (n° 367). Ce qu’il y a de plus frappant ici, toutefois, c’est l’attitude de la
Vierge, caractérisée par un hanchement très prononcé. Cette attitude est exactement celle
que nous pouvons retrouver dans toute une série de statues ou statuettes du quatorzième
et du quinzième siècle, dont l’origine est purement française. A cet égard, la Vierge de
la Visitation de Chantilly peut prêter aux mêmes remarques que la jeune hile qui
1 88 PLANCHE XXVIII
monte les degrés du Temple dans la scène de la Purification reproduite sur notre
planche XXXIX. (Pour cette dernière figure, cf. p. 62.)
Sur le charmant encadrement de la présente miniature, où dominent comme notes de
coloris le bleu doux., le rose et le vert clair combinés avec l’or mat, voir p. 26.
PLANCHE XXIX
DEUX IMAGES EXPLICATIVES CHACUNE DUN PSAUME (fol. 39 Verso).
(Petites miniatures dans le texte, peintes sur une même page du manuscrit,
de la première série, époque du duc de Berry.)
de l’ange-oiseau ; mais ici le visage et les avant-bras sont peints en ton de chair.
PLANCHE XXX
Les trois enfants dans la fournaise. — Le peintre a figuré entre les deux colonnes du
texte les nuages de fumée qui s’échappent de la fournaise. Le roi Nabuchodonosor, au
premier plan à droite, porte un manteau rose sur une robe mauve pâle. Le mauve, mais
un peu plus foncé, est aussi la couleur du vêtement du personnage qui se renverse,
atteint par les flammes.
PLANCHE XXXI
A gauche de la planche (fol. 41 verso du ms.), Dieu planant sur la terre et sur les
eaux; petite miniature placée en tête du psaume cxlviii : « Laudate Dominum de celis. »
— Dieu vu en buste, avec une robe verte et un manteau du ton mauve habituel, se montre
dans le ciel, entre le soleil et la lune, au-dessus du rivage de la mer. Il est entouré par des
séraphins bleus et comme soutenu par des chérubins de couleur rouge.
49
PLANCHE XXXII
noirâtre (voir d’ailleurs à ce sujet ce qui a été dit, p. 41). Ajoutons que cette manière de
concevoir la figure du père nourricier du Christ paraît avoir été en honneur dans l’atelier
de Pol de Limbourg et de ses frères. En effet, nous avons, de nos artistes, une réplique
verte brochée d’or. Les anges et les chérubins qui l’entourent sont bleus et rouges. Les
ig6
PLANCHE XXXII
bergers sont vêtus simplement d etofFe brunâtre foncée. Cependant le bonnet pointu
A gauche (fol. 45 recto du ms.), David chantant ses psaumes ; petite miniature placée
en tête du psaume 1 : « Beatus vir. » — David, dans l’intérieur d’une église, vêtu de sa
robe rose, avec une ceinture jaune, chante sur la harpe les louanges du Seigneur. Les
personnages qui lisent derrière lui, assis sur des bancs, sont l’un en bleu, l’autre en
mauve du ton habituel avec un chaperon rose.
A droite (fol. 45 verso du ms.), l’Action de grâce après la victoire ; petite miniature
placée en tête du psaume 11 : « Quare fremuerunt. » — Un monarque suivi de guerriers
orientaux, sans doute David, en cotte d’armes rose, agenouillé sur le champ de bataille
couvert de morts, remercie Dieu de lui avoir donné la victoire. Les étendards qui flottent
sont l’un rouge avec bande d’or transversale, l’autre jaune rayé verticalement de rouge.
Fond diapré bleu à rehauts d’or.
PLANCHE XXXIV
A gauche (fol. 46 verso du ms.), David implorant Dieu; petite miniature placée en tête
du psaume v : « Verba mea auribus percipe. » — David est à genoux, vêtu de rose avec
ceinture jaune, et couronne en tête. Derrière lui un groupe d’Orientaux debout. On
remarquera l’élégante figure du jeune homme qui se trouve sur la gauche (enveloppé
d’un grand manteau bistre et coiffé de bleu) . Avec son fin profil et sa chevelure annelée
tombant dans le dos, il pourrait figurer dans une peinture italienne du plus beau temps,
et, par exemple, dans une fresque de Pinturicchio. Fond bleu divisé par des lignes d’or.
A droite (fol. 48 verso du volume), la Prière; petite miniature placée en tête du
psaume cxix : « Ad Dominum cum tribularer clamavi. » — Le Psalmiste, sans couronne
et tête nue, qui est en oraison devant Dieu, est enveloppé d’un grand manteau mauve.
L’édifice placé sur la droite est modelé dans un ton mauve analogue, mais beaucoup plus
clair. Fond bleu à herborisations d’or.
PLANCHE XXXV
ILLUSTRATION POUR LES HEURES DE LA VIERGE, EN TETE DE TIERCE (fol. 48 recto).
L’Annonce aux bergers de la naissance du Christ. — Il paraît très probable que, dans la
ville placée à l’arrière-plan, les artistes du duc de Berry, sans se piquer ici d’une exactitude
rigoureuse, ont voulu représenter Poitiers. L’édifice au centre, vli par l’angle, serait la
tour Maubergeon. Dans le grand clocher placé sur la droite, on pourrait reconnaître le
a introduits en haut, à gauche, dans le fond de son Adoration des Mages aujourd’hui
au Musée de Brera. Dans un cas comme dans l’autre, les peintures en question,
conservées en Italie, sont postérieures aux miniatures peintes pour le duc de Berry, le
5i
202 PLANCHE XXXV
panneau signé Michael de Besotio étant daté de 1418, et Y Adoration des Mages de
Stephano da Zevio de 1435 seulement (cf. page 92).
A gauche (fol. 49 recto du ms.), la Délivrance des captifs; petite miniature placée en
tête du psaume cxx : « Levavi oculos. » — Des prisonniers, dont le premier est en
tunique mauve, et le deuxième habillé de bleu, sortent d’un édifice fortifié, en présence
du roi David. Ce dernier, debout et les regards levés vers Dieu, est enveloppé d’un
grand manteau rose qui cache jusqu’à ses mains. Fond diapré bleu, dont les diaprures
ton sur ton sont presque invisibles, tant elles sont fines.
A droite (fol. 49 verso du ms.), Travaux de construction à Jérusalem ; petite miniature
placée en tête du psaume cxxi : « Letatus sum. » — Le roi, en manteau rose doublé de
vert jeté sur une robe d’or, est à genoux, priant Dieu, tandis que deux ouvriers vêtus
l’un de mauve, l’autre de rose, travaillent à la construction d’un édifice religieux, aux
arcs-boutants de style bien français, se détachant sur un fond de ciel nuageux.
PLANCHE XXXVII
(Grande peinture hors texte, de la première série, époque du duc de Berry. — Lorsque le manuscrit a été complété
vers 1485, cette peinture a été employée, au moyen d’un remaniement, pour servir d’illustration aux Heures
de la Vierge, en tête de sexte.)
« Les Mages guidés par l’étoile, dit M. le duc d’Aumale. L’artiste a placé la scène
« dans un paysage qui rappelle le chemin de Paris à Saint-Denis, près d’un des édicules
« élevés par Charles V pour les pèlerins. Dans le fond, la ville; Notre-Dame, la Sainte-
« Chapelle, émergent de la forêt des toits; sur les hauteurs, la tour de Montlhéry,
miniature indienne, est une de celles où se trahit chez l’artiste cette préoccupation, que
nous avons signalée, de s’entourer de documents. Le mage placé sur la gauche, à peu
près à mi-hauteur, et qui s’avance monté sur un cheval bai, a été copié, comme il a été dit
page 39, sur un grand médaillon représentant Constantin, dont le duc de Berry avait
acheté, en 1402, un exemplaire pour ses collections. On remarquera aussi, dans le
charmant édicule, placé au milieu du tableau, des statues (celles-ci modelées en or, tandis
que la construction est de pierre) de personnages nus ou presque nus, qui ont un aspect
La coloration de cette page est exquise dans l’original, à la fois très variée, très claire,
PLANCHE XXXVII
20Ô
lant sut un
et cependant très douce et harmonieuse. Le mage placé dans le bas, caraco
brochée
cheval blanc, est vêtu de mauve, du ton habituel, avec un corselet d étoffe
sa selle
blanche. Sa couronne repose sur un bonnet de fourrure dont le milieu est bleu,
housse de
est rouge et sa monture porte, jetée sur la croupe, a la manièie aiabe, une
biochée
riche étoffe à fond jaune, bordee de festons bleus. Une housse analogue, d étoffe
vermillon et bleu, se voit aussi sur la croupe du cheval placé en arrière du premier. Le
cavalier de ce cheval porte un manteau verdâtre, sur une tunique mauve. Un autre
cavalier du même groupe est en rose et blanc, un autre en bleu. Le mage placé sut la
médaillon
gauche, un peu plus haut que le premier, pris, pour la pose et le type, sur le
de Constantin, est vêtu d une longue robe jaune, par-dessus laquelle est passée une tunique
bleue brodée de fleurettes d’or. Il est coiffé d’un turban que surmonte une couronne
accompagnée d’une rangée de plumes dorées. Parmi les personnages aux costumes
pittoresques qui le suivent, deux sont montés sur des chameaux dont on apeiçoit les
têtes. Le troisième mage enfin, sur le plan le plus éloigné, avec le visage rasé, dun type
rappelant celui de certains Césars (cf. p. 40), a sur la tête une sorte de diadème de
plumes argentées. (Un diadème de plumes du même genre est donné à un des rois mages
dans un tableau du Musée de Cologne, n° 368, attribué à 1 école de Westphalie.) Sur ses
épaules passe un collier d’orfèvrerie auquel une disposition de fleurons donne 1 aspect
général d’une très grande couronne. Le corps est couvert d’une cotte noire semée de
points d’or. Un nègre à pied conduit ce troisième roi mage. Un autre nègre, vêtu de
jaune, le suit, monté sur un chameau et portant une bannière, celle-ci de nuance jaune.
En dehors des chameaux, divers animaux figurent sur cette page : deux guépards,
un lion, un ours et un grand lézard.
Nous avons signalé (p. 99-100) que le mage monté sur un cheval blanc, au premier
plan, a été copié dans un Livre d’heures de la Bibliothèque Nationale (ms. latin 947 L
fol. 99), par un miniaturiste que nous savons avoir travaillé principalement pour des
princes et des grands seigneurs résidant en Bretagne et en Anjou.
PLANCHE XXXVIII
(Grande peinture hors texte, de la première série, époque du duc de Berry. — Cette peinture a été disposée par
l’artiste de manière à faire pendant à celle reproduite sur la planche précédente, les deux pages formant
ensemble comme une sorte de diptyque. De même que son pendant, elle a été employée, au moment du
complément du livre vers 1485, pour servir d’illustration aux Heures de la Vierge, en tête de sexte.)
Page non moins belle de composition, non moins charmante de ton et variée de
du quinzième siècle, et parvenir à son suprême degré, l’art exquis de Pol de Limbourg!
Le peintre, dans cette Adoration des Mages , a scrupuleusement conservé à chacun des
trois rois les traits de visages et les genres de costume qu’il avait adoptés pour la page
précédente. De même, les coiffures que les trois rois ont enlevées, et qui sont ici portées
derrière eux par leurs serviteurs, sont exactement semblables pour les détails dans les deux
tableaux.
Nous retrouvons encore, d’une page à l’autre, les mêmes types de personnages, y
compris les nègres, et aussi des rappels des mêmes nuances, toujours claires ou brillantes,
et des mêmes dispositions pour les costumes, les housses des chevaux, etc. La Vierge
est enveloppée de son manteau bleu. Les jeunes femmes placées derrière elle portent des
vêtements qui offrent, comme tons dominants, en allant de gauche à droite, le vert clair,
le gris foncé, le mauve sur dessous rose et le prune. Le personnage agenouillé près de la
Vierge, qui est muni d’un bâton et tient dans ses mains un des présents des Mages, —
vraisemblablement saint Joseph — est plus simplement habillé de gris avec un bonnet
208
PLANCHE XXXVIII
bistre. Des notes atténuées de gris sont aussi données par les costumes des bergers
placés dans les arrière-plans. Au contraire, les anges qui chantent au ciel sont
prête, comme nous l’avons dit, à une comparaison avec Y Adoration des Mages qui est
le chef-d’œuvre de Gentile da Fabriano (Florence, Galerie antique et moderne,
anciennement Musée de l’Académie des Beaux-Arts). Mais la question d’antériorité de
date se tranche en faveur de la miniature de Chantilly. Celle-ci ne peut pas être plus
récente que le milieu de 1416, tandis que le tableau de Gentile da Fabriano n’a été peint
qu’en 1423 (cf. p. 92). L’écart s’accroît, toujours dans le même sens, pour une autre
Adoration des Mages , celle de Stefano da Zevio, au Musée de Brera, datée de 1435.
D’un autre côté, si nous passons de l’ensemble aux détails, il s’impose des
rapprochements à faire avec certaines figures de ces deux Calvaires du Musée de Cologne
dont nous avons plusieurs fois parlé. La tête de la jeune femme la plus rapprochée de la
Vierge, parmi celles qui assistent à la scène, avec sa coiffure de lingerie formant comme
une sorte de corne sur la tempe gauche, se retrouve dans le Calvaire n° 48 de Cologne
(sainte femme soutenant la Vierge, au centre du panneau). Dans le même groupe, d autres
têtes de femmes offrent des ressemblances, souvent très accentuées, avec celles que montre,
(Grande peinture hors texte, de la première série, époque du duc de Berry. — Nous avons expliqué, p. 122, com-
ment cette page, au moyen d’un remaniement, a été rattachée au texte de none des Heures de la Vierge, lors
de l’achèvement du manuscrit pour le duc de Savoie.)
Le tableau de la Purification est une des plus admirables pages des Très riches
Heures.
Dans l’original, la note mauve habituelle est donnée par la robe du personnage le
plus en vue, la jeune femme portant les colombes et le cierge, qui monte les degrés du
Temple. Le mauve de cette robe s’harmonise avec un ton jaune qui forme le fond du
voile brodé jeté sur la tête de la jeune femme. La même note mauve réapparaît
au-dessous, dans le costume du premier des enfants au bas de l’escalier. Le second de ces
enfants est en rose, le troisième en verdâtre. La Vierge debout, serrant sur son cœur
l’Enfant Jésus, au premier plan vers la gauche, est enveloppée d’un grand manteau bleu.
Saint Joseph, qui la suit, porte un manteau brun s’entr’ouvrant sur un vêtement mauve.
Il est costumé en Oriental, avec un turban blanc surmonté d’une haute pointe dorée. Les
femmes qui se pressent derrière la Sainte Famille sont luxueusement et pittoresquement
attifées et coiffées. Les robes portées par les deux d’entre elles qui sont les plus visibles
opposent le vert pâle au rose. Luxueux et pittoresques sont aussi les costumes des
personnages du groupe de droite. L’Oriental vu de dos, qui attire d abord les regards,
porte une tunique blanche à bordures noires chargées d’imitations de lettres arabes. La
haute corne qui compose sa coiffure est noire, brodée d or, contrastant avec le rose
vif de la coiffure, également en pointe, du personnage que l’on aperçoit un peu plus
à droite. Le vieillard contre le cadre est vêtu d’un manteau rose à collet jaune et d’une
robe verte. Le grand prêtre, dans le fond, a sa tunique blanche recouverte d’un manteau
bleu; sur sa tête est posée une tiare d’or. Le Temple est modelé en verdâtre, avec le dessous
des voûtes rose rouge. Les sculptures de l’escalier se détachent en blanc ou en doré.
210
PLANCHE XXXIX
Les compartiments en forme de losanges semblent de marbre blanc sur champ rose. Le
bâtiment du fond est rose, avec une note de bleu dans la corniche. Ses toits sont
d’ardoises, et les deux statues de prophètes, qui les surmontent, présentent 1 apparence
de la pierre.
Nous ne revenons pas sur ce que nous avons dit longuement, p. 60 à 62, du véritable
caractère de cette miniature, et des graves raisons qui rendent pour le moins très
douteuse l’hypothèse, beaucoup trop rapidement adoptée comme une réalité, que cette
miniature a été copiée expressément sur telle fresque existant à Florence. Bornons-nous,
sans parler des détails d’architecture, à constater à nouveau que la pose de la figure
centrale, avec son hanchement très prononcé, est tout à fait dans le goût des sculptures
françaises du quatorzième siècle. Nous pouvons ajouter que les têtes de femmes prêtent
par leurs types à des rapprochements intéressants avec des figures du Calvaire n° 367 du
Musée de Cologne, avec celles de la Véronique, par exemple, et des saintes femmes
soutenant la Vierge.
PLANCHE XL
ILLUSTRATION POUR LES HEURES DE LA VIERGE, EN TETE DES COMPLIES
(fol. 6o verso).
Le Couronnement de la Vierge. — Cette page, dans l’original, est aussi admirable pour
le coloris, tout étincelant d’or, d’azur et des tons les plus limpides, que pour la beauté et
l’originalité de la conception. « Ici, dit la notice de M. le duc d’Aumale, toutes les
« figures sont d’une délicatesse exquise. Le Christ, blond, superbe et doux, dans sa
« longue robe jaune et lilas, recouverte d’un épais manteau bleu à galons d’or, reçoit
« sa mère, qui arrive à genoux sur les nuages, portée par les anges. Un long manteau
« rouge [plus exactement rose tournant au groseille] couvre sa robe blanche. Elle est
« nu-tête. La couronne, le voile, portés par les chérubins, se confondent dans l’azur du
« ciel, où l’on distingue à peine d’autres chérubins, soutenant au-dessus du Fils de Dieu
« des étages de couronnes. Dans les coins, des anges, des saints en extase. » (Chantilly .
Manuscrits, t. I, p. 70.)
chair et portent, soit des robes d’or avec des manteaux bleus, soit des tuniques blanches à
bandes brodées bleues et rouges. Au premier plan, l’évêque est habillé de rouge; le moine
(saint François probablement), de gris; saint Étienne, d’une dalmatique blanche; la sainte,
sur la droite, d’un manteau rose. Une autre sainte au-dessus de celle-ci a une robe verte.
Puis viennent, en remontant, sainte Claire en religieuse; un guerrier avec une jaque
noire semée de clous d’or et des brassards d’argent; enfin, les apôtres vêtus de jaune,
bleu, mauve et rose.
Nous renvoyons à ce que nous avons dit, p. 58-60, pour l’analyse des particularités
qui rattachent si intimement notre merveilleuse miniature du Couronnement de la Vierge
212
PLANCHE XL
à des œuvres d’art créées en France depuis le treizième jusqu’au quinzième siècle.
Nous avons cité, comme points de comparaison à cet égard, le bas-relief du château de la
parmi celles-ci, une grande image, exécutée vers l’année 1400, qui sert de frontispice à un
exemplaire de la traduction française de la Légende dorée par Jean du Vignai, ms. français 242
de la Bibliothèque nationale.
Plusieurs des figures de saints et de saintes, la tête même de la Vierge, telles que
nous les voyons sur la présente planche, se retrouvent dans des miniatures du Livre
« touchant la terre. Les grappes d’anges détrônés comme lui, enveloppés dans leurs
« longues robes bleues, se détachent sur les demi- teintes du ciel habilement graduées, et
« se déroulent en descendant vers la terre avec une sorte de symétrie. Nous ne
de mailles d’or, glacées de rouge et des casques d’argent. Lucifer et les autres anges
rebelles précipités du ciel ont des ailes d’or et des manteaux bleus.
On peut constater que la conception générale du paradis céleste, où les bienheureux
sont rangés comme dans les stalles d’un chœur d’église, avec Dieu à la place de l’autel, se
retrouve dans l’œuvre de Jean Fouquet (Chantilly . Les Quarante Fouquet, par F. -A. Gruyer,
planche XXVI). Cette conception, qui pourrait avoir pris son origine dans l’imitation
des sculptures que nous admirons aux porches de nos églises du douzième et du
treizième siècle, semble française. En revanche, les anges guerriers, avec leurs casques et
leurs cuirasses, debout sur un nuage au milieu du tableau, rappellent ceux que nous
voyons dans des peintures exécutées au quatorzième siècle, au sud des Alpes. Ces anges
(Peinture s’étendant sur deux pages placées en regard l’une de l’autre pour former un seul tableau. L’artiste, pour
dérouler sa composition, a utilisé les marges et le blanc existant entre les colonnes de texte, sans qu’il y ait eu
d’espace réservé préalablement d’une manière intentionnelle par le calligraphe. — L’esquisse générale et
quelques parties de la mise en couleurs remontent seules à l’époque du duc de Berry. Tout le tableau a été
achevé, et notamment toutes les têtes ont été peintes par l’enlumineur du duc de Savoie, vers 1485.)
La Procession du pape saint Grégoire le Grand pour obtenir la cessation de la peste à Rome,
en 950. Tel est le sujet de l’enluminure que la notice de M. le duc d’Aumale décrit en
ces termes : « La peste, « la grande peste » achève de désoler Rome; le pontife conduit
« la procession le long des murs; la mort frappe encore quelques-uns de ceux qui le
« suivent. L’ange exterminateur apparaît sur le môle d’Adrien; il remet au fourreau
« son épée sanglante. On entend un chœur céleste qui entonne : « Regina cœli lætare,
« quia quem meruisti portare resurrexit sicut dixit, alléluia. » Et de sa voix sonore, les
« bras levés au ciel, le pontife répond : « Ora pro nobis Deum, alléluia. » Outre le môle
« qui, de ce jour, prend le nom de Château Saint- Ange, on reconnaît les murs de
« Bélisaire, le Vatican, et, parmi les campaniles, les châteaux du moyen âge qui ont
« depuis longtemps disparu. » (Chantilly . Manuscrits, t. I, p. 70.)
Cette description est trop affirmative sur certains points et surtout dans ses dernières
permettent d’affirmer qu’ils avaient également peint les corps, avec leurs vêtements, de
plusieurs personnages, le pape et les cardinaux, l’ermite qui les suit, et l’homme en
robe placé à la droite de l’ermite. Tout le reste du travail trahit, au contraire, la main de
Jean Colombe. Celui-ci notamment a peint toutes les têtes. Mais le dessin des artistes du
duc de Berry devait être déjà suffisamment précisé pour pouvoir le guider, car plusieurs
des têtes terminées par lui (des hommes barbus dans la porte à gauche, l’ermite et les
deux enfants sur la droite) ont conservé jusqu’à un certain point le sentiment particulier
aux peintures qui sont entièrement de la première époque dans nos Très riches Heures.
ce manuscrit, sur les marges de deux pages placées en regard l’une de l’autre, un des
collaborateurs, qui, d’après le caractère de son dessin, paraît être un des trois frères
enlumineurs, auteurs de notre première série des miniatures de Chantilly, a esquissé, en
traits légers, le même tableau de la Procession disposé de semblable façon, sauf variantes
dans les détails. (Reproduit dans le recueil de la Paleographical Society, IIe série, planche
n° 153.) Cette esquisse tracée sur le Livre d’heures d’Oxford offre cet intérêt d’être
demeurée intacte. Elle nous donne ainsi une idée approximative de ce que devaient être
les pages des Très riches Heures reproduites sur nos deux présentes planches, avant que
Jean Colombe ne fût venu, en les terminant, les alourdir et les gâter.
La procession du pape saint Grégoire pour obtenir la cessation de la peste à Rome
resta célèbre sous le nom de Grande Litanie. L’idée de placer auprès du texte des Litanies
des saints une représentation de cette procession peut donc s’expliquer. Néanmoins la
présence d’une image de cette nature dans un Livre d’heures est un fait très rare. C’est
pourquoi il n’est pas indifférent de constater que ce sujet semble avoir été l’objet d’une
prédilection particulière de la part de l’atelier dont Pol de Limbourg était le chef. En
effet, en dehors de leurs deux répliques de Chantilly et d’Oxford, nos artistes ont encore
traité le thème dans le Livre d’heures du duc de Berry possédé par M. le baron Edmond
de Rothschild, cette fois en le faisant entrer dans le corps de l’illustration et en en
répar tissant les épisodes entre plusieurs des miniatures insérées dans le texte.
PLANCHE XLIV
ILLUSTRATION POUR LES HEURES DE LA CROIX (fol. 75 recto).
(Grande miniature dans le texte, de la seconde série, époque du duc Charles Ier de Savoie.)
Le Christ de Pitié. — Sur la gauche du tableau, dans la bordure, est agenouillé le duc
Charles Ier de Savoie, en robe bleue recouverte d’un manteau rose à pèlerine d’hermine,
une couronne d’orfèvrerie en forme de bandeau ceignant sa tête. Sa femme, la duchesse
Blanche de Montferrat, lui fait face, portant une couronne semblable, et vêtue d’une robe
rose et d’un corsage bleu que recouvre un surcot blanc. Dans le bas, soutenus par deux
angelots, sont les écussons accolés du duc et de la duchesse, dont la présence permet
d’identifier d’une manière certaine les deux personnages.
La figure du Christ de Pitié, dressée dans le tombeau, rappelle assez sensiblement par
la pose des bras et des mains l’image imprimée sur le fameux Saint Suaire de Turin. Or,
à cette époque, le Saint Suaire, aujourd’hui à Turin, se trouvait déjà en la possession
de la Maison de Savoie. Y aurait-il, dans la peinture de Colombe, un souvenir de la
vénération des princes de Savoie pour cette relique, qui a soulevé récemment une si vive
polémique?
Le paysage a été traité avec un soin particulier par Jean Colombe. Le grand édifice
avec tours que l’on aperçoit dans le fond, sur la gauche, rappelle sensiblement ce qui
subsiste encore d’une des résidences favorites à cette époque des ducs de Savoie et en
particulier du duc Charles Ier, le fameux château de Ripaille, près du lac Léman. Nous
pouvons ajouter que le mandement du 31 août 1485, par lequel le duc Charles Ier envoyait
à Jean Colombe, alors à Bourges, un acompte de 25 écus d’or à valoir sur son travail de
complément de l’enluminure dans notre manuscrit de Chantilly, est précisément daté de
Ripaille. Enfin la disposition topographique dans l’image correspond bien à la situation
de Ripaille, sur la rive gauche du lac Léman, qui est entouré de montagnes, avec le
Rhône s’échappant du lac tout à fait à l’horizon, et une ville, qui alors serait Genève,
barrant, au bout du lac, l’endroit de la sortie du fleuve.
2l8
PLANCHE XLI V
Sur cette page, le texte primitif a été conservé, Jean Colombe s’étant contenté, pour
développer sa composition, de l’espace laissé libre à 1 origine. Toutefois 1 enlumineur du
duc de Savoie a dépassé les limites habituelles de dimension dans lesquelles savaient se
renfermer les artistes du duc de Berry, à tel point que sa peinture a été rognée dans le
haut par le couteau du relieur.
PLANCHE XLV
(Grande miniature dans le texte, de la seconde série, époque du duc Charles Ier de Savoie, mais recouvrant peut-
être une esquisse du temps du duc de Berry. Les rinceaux ornementaux qui courent autour de la page
remontent à la première époque.)
L Enterrement de Raymond Diocrès, épisode de la vie de saint Bruno bien connu par
grand extérieur de piété, joint à un talent distingué pour la prédication. Pendant qu’on
célébrait son service funèbre à l’église, le mort, se soulevant de son cercueil, épouvanta
les assistants en prononçant ces trois phrases : «Je suis appelé au juste jugement de Dieu.
Je suis jugé par le juste jugement de Dieu. Je suis condamné par le juste jugement de
Dieu. — Justo Dei judicio appellatus sum. Justo Dei judicio judicatus sum. Jasto Dei judicio
condemnatus sum. » Ce fut ce prodige qui détermina la vocation religieuse de saint Bruno.
une échelle de proportion inférieure à celle qui est habituellement familière à l’enlumineur
du duc de Savoie. D’un autre côté l’architecture, surtout dans la partie supérieure, avec
ses colonnettes élancées, et les statues drapées (modelées en or), employées pour décorer
le sommet et les retombées d’un pignon, rappellent bien plutôt l’époque du duc de Berry.
Il serait donc possible que Colombe ait eu à travailler ici, comme le cas s’est produit au
Calendrier (planche IX) et pour la grande scène de la Peste à Rome (planches XLII et
XLIII), sur une page dont les premiers linéaments des fonds avaient été ébauchés par
Pol et ses frères. Ce qui semble rendre cette hypothèse plus vraisemblable encore, c’est
que Pol et ses frères ont précisément introduit les mêmes scènes de l’histoire de saint
220 PLANCHE XLV
(Grande miniature dans le texte, de la seconde série, époque du duc Charles Ier de Savoie.)
56
PLANCHE XLVII
L’original est remarquable par le coloris. Les flammes peintes en rouge avec reflets
d’or, les rochers gris-noirâtres, le fond de ciel livide, tout concourt à l’effet dramatique.
Les figures hideuses des démons sont modelées en manière de camaïeu par l’emploi de
l’or combiné avec des tons bruns, bleuâtres, roux ou verdâtres.
Le sujet de X Enfer a été plusieurs fois traité par les peintres italiens, depuis la fin du
dernier, comme ceux de Fra Angelico. Mais ce même thème n’était pas moins familier
aux artistes de France. Nous en avons pour garants, à défaut des représentations peintes
qui ont malheureusement disparu, toute une série de sculptures. Une des plus
remarquables de celles-ci se trouvait précisément, au moment où ont été exécutées pour
le duc de Berry les illustrations de nos Eres riches Heures, et se trouve encore aujourd'hui
dans la capitale même du duché de Berry, à Bourges, au-dessus d’une des portes de la
façade de la cathédrale (un moulage en est exposé au Musée du Trocadéro). Si l’on
s’attache à l’examen des détails, tels que les types et les attitudes des démons, on arrive à
se convaincre que ce sont les modèles que leur offrait la France, et non ceux d’Italie, qui
ont pu guider les artistes du duc de Berry. Il y a, par exemple, sur notre présente
planche, derrière celui des soufflets qui se trouve sur la gauche, un démon debout, avec
une queue ressemblant à une aile, et levant le bras droit en l’air, qui a tout à fait son
correspondant, avec la même pose et la même queue en forme d’aile, dans la sculpture
qui vient d’être citée, au-dessus de la porte de la cathédrale de Bourges.
PLANCHE XLVIII
ILLUSTRATION POUR UN PETIT OFFICE DE LA VIERGE A DIRE LE SAMEDI
(Grande miniature dans le texte, de la seconde série, époque du duc Charles Ier de Savoie.)
Présentation de la Vierge au Temple. — La Vierge enfant est vêtue de bleu. Son père,
saint Joachim, porte une robe bleue avec un manteau rouge; sa mère, sainte Anne, une
robe rose presque entièrement cachée par un manteau bleu. Le fond, qui est modelé dans
une même nuance lie de vin, d’aspect désagréable, représente la partie centrale de la
façade de la cathédrale de Bourges, les tours, avec les deux porches latéraux, étant
suppi imées, probablement faute de place nécessaire pour les introduire encore dans
1 image. Cette portion centrale de la façade de Bourges est sûrement reconnaissable
aux détails, notamment à la disposition très particulière du vaste fenestrage, avec sa rose
d une forme toute spéciale, percé dans le pignon qui surmonte le porche central. Ce
pignon, dit le Grand Ousteau, avait été achevé par les soins du duc de Berry. (Voir de
Champeaux et Gauchery, op. cit ., p. 62.)
Dans cette page, comme dans celle qui est reproduite planche XL VI, le texte primitif
a été gratté et récrit dans le bas, pour laisser plus d’espace à Jean Colombe, et la
peinture de celui-ci s’est trouvée également rognée dans le haut par le relieur.
On a supposé (voir notamment le Catalogue imprimé des manuscrits de Chantilly,
t. I, p. 67) que la présente miniature avait pu être esquissée par Pol et ses frères et que
1 artiste employé par le duc de Savoie s’était borné à la terminer. Après un examen très
minutieux, nous sommes d’un avis contraire; tout, dans cette page, le premier dessin
comme la mise en couleur, ne nous paraît pouvoir être attribué qu’au seul Jean Colombe.
57
PLANCHE XLIX
PLAN DE ROME (fol. 141 Verso).
Nous avons exposé, p. 63, comment ce Plan de Rome dérive d’un prototype, fourni
peut-être par une mappemonde, dont s’est également inspiré, vers le même temps, en
Italie, le peintre siennois Taddeo di Bartolo.
Dans le manuscrit de Chantilly, la page reproduite sur la présente planche offre un
aspect d’ensemble chatoyant et argentin. En haut, une partie de ciel est peinte en bleu.
Le pavage de la ville est d’un ton gris. Les édifices, comme toujours dans les miniatures
de notre première série, sont modelés en nuances claires, en gris, bistre, rose, violacé,
vert clair et verdâtre. Les toits sont généralement d’ardoises; quelques-uns cependant
paraissent formés de tuiles rouges. A l’entour de la ville, dans la partie médiane et
inférieure, le terrain est peint en vert clair, comme pour figurer des prairies. Le fleuve
du Tibre est indiqué par un glacis d’argent.
Il faudrait de longs développements pour relever tous les détails marqués sur ce
plan. Nous nous permettons de renvoyer, à cet égard, à une étude spéciale que nous
nous proposons d’insérer dans le recueil des Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École
française de Rome. Bornons-nous ici à quelques-unes des indications les plus importantes.
La ville est orientée à peu près du sud-est au nord-ouest, le sud-est étant dans le
haut. En commençant par la partie supérieure, le grand édifice dont le campanile touche
presque le cadre est Saint-Jean -de-Latran. A droite, à l’extérieur des murs de la ville, la
basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs. Juste au-dessous de l’abside de cette basilique, la
pyramide de Cestius, accolée aux murs de Rome. A gauche du Latran, un édifice
circulaire figure Y Amphitheatrum Castrense. A côté de cet amphithéâtre, toujours en allant
vers la gauche, la basilique de Sainte-Croix-de-Jérusalem; puis de grands aqueducs. Une
branche de 1 aqueduc se dirigeant vers le centre aboutit à la statue équestre de Marc-
Aurèle, aujourd’hui sur la place du Capitole, qui, n’ayant pas été peinte par l’artiste,
228 PLANCHE XLIX
ainsi que nous l’avons signalé, apparaît dans l’original de la miniature comme une
découpure laissant à nu la surface du parchemin. A côté de la statue, le Colysée, sous
l’aspect d’une sorte de tour à étages en retrait; puis, un peu plus à droite, le Palatin sur
sa colline, avec l’arc de Titus et l’église de Sainte-Françoise-Romaine à ses pieds.
En revenant vers la gauche, sur la même ligne horizontale que l’arc de Titus, l’édifice
très important de Sainte-Marie-Majeure; et, entre cette église et le Colysée, les trois
arcades de la basilique de Constantin. Juste au-dessous du Palatin, un grand édifice à
coupole correspond, par sa situation topographique, au théâtre de Marcellus. Un peu
plus bas, et à gauche, la colline du Capitole, sur laquelle on distingue, entre autres
détails, du côté qui fait face au théâtre de Marcellus, un gibet montrant l’emplacement de
la Roche Tarpéienne. Au niveau de la base du Capitole, mais tout à fait sur la gauche, et
non loin de l’enceinte de la ville, est l’espace vide laissé blanc où auraient dû se trouver,
comme le prouve la réplique du plan, peinte à Sienne par Taddeo di Bartolo, les deux
statues colossales de Monte-Cavallo (voir à ce sujet, p. 64). Entre cet espace vide et le
Capitole se dresse la colonne Trajane. La colonne Antonine est presque verticalement
au-dessous de celle-ci. Non loin delà colonne Antonine, mais plus vers le milieu, un petit
édifice rond figure le Panthéon. Une autre construction de forme analogue, mais plus
grande, que 1 on voit vers le bas du plan, est le tombeau d’Auguste. En avant, hors de
la ville, sont deux ponts, le Ponte Milvio ou Ponte Molle et le Ponte Salaro. Sur la partie
Grande miniature, peinte sur un feuillet aujourd’hui isolé, mais qui a dû faire partie à l’origine d’un cahier de
texte; de la première série, époque du duc de Berry.)
Le Christ au moment où il va être arrêté. — « Ego sum. C’est moi! Effet de nuit dans le
« jardin des Oliviers. A la voix du Christ, tous sont renversés; lui seul reste debout
« [avec saint Pierre]; son limbe d’or brille dans l’obscurité. » Telle est la description qu’a
donnée de cette miniature M. le duc d’Aumale, en ajoutant cette anecdote : « Un
« jour que Renan feuilletait notre volume, cette page lui inspira une véritable homélie
« qui charma les dames dont il était entouré. » (Chantilly . Manuscrits , t. I, p. 68.)
Dans l’original, toute la page est modelée en noir et gris, avec des reflets d’or. Des
points d’or marquent les étoiles. Jean Fouquet, et après lui les miniaturistes de son école,
devaient plus tard s’appliquer à rendre des effets analogues.
PLANCHE LI
(Grande miniature, se présentant, au point de vue matériel, dans les mêmes conditions que celle reproduite sur
la planche précédente; de la première série, époque du duc de Berry.)
Le Christ mené au Prétoire. — L’original offre une superbe harmonie de tons où les
couleurs variées des costumes, les ors et les reflets de fer des armures se font valoir
mutuellement de la manière la plus heureuse. Le Christ est vêtu d’une robe mauve foncé
tournant au violet. L’homme à turban qui le tient par le bras a passé une tunique grise
par-dessus son armure, tandis que, derrière cet homme, un autre Oriental porte, sur une
robe noire, un manteau rose, avec un bouclier vert attaché sur le dos. Ces nuances
forment contraste avec le bleu soutenu dont est peinte la robe du Juif placé tout à fait
sur la gauche. Les pièces d’armure ont généralement l’apparence de l’acier. Quelques-unes
toutefois sont dorées, notamment les écailles des cottes de mailles. L’or est employé
dans l’architecture pour les pinacles et les statuettes de personnages nus qui surmontent
les portes de deux des édifices.
Tout le décor architectural, qui forme le fond du présent tableau, a été exactement
copié par Jean Colombe, dans une des miniatures du Romuléon enluminé pour l’amiral
Louis Malet de Graville, folio 199 verso du ms. français 364 de la Bibliothèque nationale
(cf. planche VI) .
PLANCHE LU
(Grande miniature à pleine page, peinte sur un feuillet appartenant à un cahier de texte; de la première série,
époque du duc de Berry.)
La Flagellation. — Aux pieds du Christ est jetée sa robe violette. Un des bourreaux
est couvert d’une peau de bête de nuance brune, les autres ont des tuniques de couleur
bleue ou mauve. Le ton mauve se retrouve, marié au bleu, dans la figure du scribe à
droite. Le grand prêtre, assis dans le fond, porte un manteau bleu et un bonnet rouge.
Dans les vêtements de ses acolytes, les notes dominantes sont le cerise et le rose. Sur la
gauche, saint Pierre, qui regarde à travers l’ouverture de la porte, est habillé de rose.
Deux statues, employées comme accessoires décoratifs de l’architecture, rappellent
par leurs poses, et jusqu’à un certain point par leurs types, l’Adam et l’Ève des Van
Eyck sur les volets du retable de Saint-Bavon, aujourd’hui au Musée de Bruxelles
(cf. p. go). Dans l’original de la miniature reproduite sur la présente planche, ces deux
statues sont figurées comme étant en pierre, tandis que les dais qui les surmontent sont
modelés en or.
PLANCHE LUI
(Grande miniature, se présentant, au point de vue matériel, dans les mêmes conditions que celle qui fait l’objet de
la planche LII ; de la première série, époque du duc de Berry.)
La Sortie du Prétoire. — Comme beauté et harmonie de tons, cette page est le digne
pendant de celle qui est reproduite planche LI. La robe violet-mauve du Christ se
détache au milieu des costumes variés et éclatants des Juifs, aux coiffures orientales, et
des armures en partie dorées des soldats. La bannière, tenue au premier plan par un
personnage qui est vêtu de bleu, est à fond d’or traversé par une bande rouge portant
des caractères de forme arabe. Les trois enfants, près du porte-bannière, sont habillés
en gris, bleu et rose. La femme de profil, tout à fait sur la gauche, porte un surcot
mauve sur une robe jaune, avec un bonnet également jaune; et l’enfant qu’elle conduit
par la main est en tunique verte.
* 1
Dans deux images du Romuléon de l’amiral Malet de Graville, folios 224 recto et
243 verso du ms. français 364 de la Bibliothèque nationale, Jean Colombe s’est inspiré de
la présente miniature pour des dispositions d’architecture dans les fonds.
PLANCHE LIV
(Grande miniature, dans les mêmes conditions matérielles que celle reproduite planche LII; de la première série,
époque du duc de Berry.)
La Marche au Calvaire. — Dans l’original, même harmonie de tons que dans les
autres scènes qui font l’objet de nos planches LI et LIII. Du reste, le peintre a visiblement
fait effort pour donner à sa suite d’épisodes de la Passion un grand caractère d’unité.
Ainsi les types des deux larrons sont exactement les mêmes sur la présente planche et sur
gris) que menace un soldat, dont la cotte d’armes est toute étincelante d’or et d’azur.
Il est inutile de revenir ici sur ce qui a été dit, p. 55-57, relativement à la question
des rapports de cette composition avec plusieurs productions de l’art italien du
quatorzième siècle. Mais je rappellerai qu’un autre Livre d’heures du duc de Berry, le
manuscrit n° 11060 de la Bibliothèque royale de Bruxelles, contient une miniature dans
laquelle le sujet de la Marche au Calvaire est traité de façon analogue. Cette miniature, où
les personnages sont moins nombreux, est de date plus ancienne que celle de notre
manuscrit de Chantilly, et d’une main différente.
Jean Colombe a copié tout le fond d’architecture du présent tableau sur le folio 146
du Romuléon de l’amiral Malet de Graville, ms. français 364 de la Bibliothèque nationale.
60
PLANCHE LV
(Grande miniature, dans les mêmes conditions matérielles que celle reproduite planche LU; de la première série,
époque du duc de Berry.)
à la puissance de l’effet dramatique. Mais l’image de Dieu le Père, qui apparaît au-dessus
de la croix, est toute éclatante de lumière; cette image, vue en buste, se détache,
enveloppée d’un manteau bleu, sur une gloire d’or qu’entourent des chérubins de feu.
Les petits médaillons représentant les prodiges qui accompagnent la mort du Christ
(troubles dans les étoiles constatés par un astronome, voile du Temple déchiré, morts
ressuscités) sont peints dans la même gamme sombre que l’image principale. Une note de
couleur claire est donnée, au contraire, autour des médaillons, par les rinceaux
d’ornements dans lesquels l’or est associé successivement avec le vert, le rose, le bleu et
le mauve, celui-ci du ton habituel.
On remarquera que les morts qui ressuscitent, dans une des scènes accessoires
placées en médaillon, présentent, quant aux poses, beaucoup d’analogie avec certains des
personnages d’une petite miniature dans le texte qui est reproduite sur notre planche XXV.
Nous rappelons ce que nous avons dit, p. 57, à propos des particularités si
(Grande miniature, dans les memes conditions matérielles que celle reproduite planche LII; de la première
époque du duc de Berry). série,
La Descente de croix. — Pour le coloris, cette page, dans l'original, fait contraste avec
celle qui est reproduite sur notre précédente planche; ici l’azur du ciel et les tons variés
,
brillants et clairs pour les costumes, remplacent la tristesse des ténèbres. Mais
le peintre
a établi un lien entre cette scène et celle de la mort du Christ. De part
et d'autre, la
disposition du terrain et des trois croix est identique; et les larrons sont,
pour ainsi dire,
décalqués d’une page à l’autre.
La Vierge est vêtue d’un manteau bleu sur une robe grise; la
sainte femme qui
la soutient est en violet. La plupart des autres acteurs et actrices de la
scène portent
des costumes somptueux, dans lesquels entrent des étoffes diaprées ou broch
ées d’or,
à fonds tantôt veits, tantôt roses ou rouges, tantôt bleus ou noirs. L’habillem
ent de
la jeune femme placée tout à fait sur la droite, en avant des autres, montre l’accord
délicat d un bleu diapré pour la robe, avec le jaune bistre pour le manteau.
Pour la
Madeleine, un manteau rouge pâle, à bordure chargée d’inscriptions arabes, recou
vre une
lobe blanche biochée de fleurettes bleues. L enfant debout près de la Vierg
e a une tunique
verte; les deux autres enfants assis par terre sont vêtus l’un en mauve du ton habitu
l’autre en bleu. el,
Nous avons dit, page 56, que dans cette miniature on peut retrouver des analog
ies
avec certaines œuvres de l’art italien du quatorzième siècle. On peut
faire également un
lappi ochement avec une des illustrations, celles-ci de date plus ancie
nne que nos
miniatures de Chantilly et d’une main différente, qui sont dans le Livre d’heur
es du duc
de Ben y conseivé à Bruxelles, ms. n° 11060 de la Bibliothèque royale.
61
PLANCHE LVII
ILLUSTRATION POUR LA MESSE DU JOUR DE LA FETE DE NOËL (fol. 158 recto).
(Grande miniature dans le texte, de la seconde série, époque du duc Charles Ier de Savoie, mais recouvrant peut-
être une première esquisse remontant au temps du duc de Berry.)
La Messe dans une chapelle. En lettrine la Nativité , et sur les marges des figures
de bergers agenouillés dont les regards convergent vers l’Enfant Jésus de la susdite
Nativité.
Il semble que, jusqu’à un certain point, il en soit de cette page comme de celle qui
est reproduite planche XLV. Dans le tableau principal, tout le travail de peinture et
l’exécution des figures sont l’œuvre de Jean Colombe. Mais certains détails d’architecture,
tels que les longues colonnettes sur les côtés, la frise ajourée dans le haut, avec un dais
de pierre blanche en son milieu, la disposition des statues entre les vitraux, donnent à
penser que le fond du tableau avait probablement été esquissé déjà par les artistes du
duc de Berry. Toutefois Colombe, en peignant les figures, peut avoir aussi transformé
présence d’une grande tribune occupant le mur qui fait face à l’autel, la complication
des nervures de la voûte, permettent de se demander si l’enlumineur du duc Charles
de Savoie n’a pas cherché à modifier le monument de manière à lui donner, en fin
de compte, approximativement l’aspect de la Sainte-Chapelle de Chambéry. Il serait
cependant téméraire de rien affirmer, surtout après les déplorables rajeunissements
d’ornementation qui ont été infligés, au cours des temps, à la malheureuse Sainte-
Chapelle de Chambéry.
En tout cas, sur les marges, nous retrouvons nettement le souvenir de l’une et l’autre
des deux époques entre lesquelles s’est partagé le travail de décoration pour le manuscrit
244
PLANCHE LVI I
Nous avons rappelé, p. 23, les souvenirs qui se rattachent au château de Mehun-sur-
Yèvre, et qui sont si importants au point de vue de l’histoire de l’art en France à la fin
du quatorzième siècle. Nous avons insisté sur l’extrême intérêt que présente la vue de
cette demeure du duc de Berry, proclamée par Froissart « une des plus belles maisons
du monde » .
été publié plusieurs fois, notamment par M. H. Wallon dans l’édition illustrée de sa
Jeanne d’Arc (Paris, 1876), p. 413, et par MM. de Champeaux et Gauchery dans
62 leur
246 PLANCHE LVIII
avouer que, pour ma part, l’échelle des monuments me paraît bien trop léduite
247
PLANCHE LVIII
pour que j ose rien préciser dans un sens ou dans l’autre, quant à ces identifications.
Dans le bas, à droite, on voit un lion menaçant un ours monté sur un arbre, motif
qui se retrouve dans une miniature représentant saint Jean-Baptiste dans le désert, du
Livre d heures du duc de Berry que possède M. le baron Edmond de Rothschild. Non
loin de 1 ours menacé par le lion, des cygnes nagent sur l’Yèvre, rappelant, comme
l’ours, les emblèmes du duc.
PLANCHE LIX
ILLUSTRATION POUR LA MESSE DU TROISIEME DIMANCHE DE CAREME
dans 1 intérieur de l’édifice, sont, pour l’un, noir avec bandes d’or à inscriptions
orientales; pour l’autre, rouge broché d’ornements bleus.
On remarquera, dans la lettrine, la jolie tête de fou. Ce fou porte un vêtement jaune
à ornements dorés. Son bonnet est d’or.
PLANCHE LX
Cette miniature représente, non pas le Sermon sur la montagne, comme il est dit
dans le catalogue imprimé de Chantilly, mais le miracle, raconté dans l’évangile pour le
quatrième dimanche de carême, de la Multiplication des pains et des poissons. Le susdit
catalogue en donne la description suivante : « Fond bleu lapis [avec rinceaux ton sur
« ton, avivés de touches d’or], paysage archaïque. Très belle composition symétrique.
« En haut, Dieu le Père; le Saint-Esprit descend vers le Fils. Le Christ vêtu d’une
« tunique hyacinthe [lisez : mauve, sur une robe grise], avec de longues boucles de
« cheveux; expression sublime. La foule diversement émue, les docteurs indifférents, les
« pauvres enthousiastes. Un enfant présente les poissons, un homme tient les pains.
verdâtres, roses, mauves et bleus brodés d’or. En bistre est le serviteur qui soulève la
pierre; en robe d’or, manteau bleu et capuchon noir, le vieillard qui se bouche le nez,
au-dessus; en rose, l’autre individu à côté, qui fait de même; en rouge, la Madeleine; enfin
en mauve, le Christ. Le tombeau est modelé en vert, avec des ornements dorés.
J ai dit, p. 39, comment j’estimais qu’il serait possible que l’admirable torse de
Lazare, à demi couché encore dans son tombeau, fût inspiré d’une statue antique.
PLANCHE LXII
ILLUSTRATION POUR LA MESSE DU DIMANCHE DES RAMEAUX (fol. 173 Verso).
sur le figuier) le rose, qui s’harmonise avec le vert du feuillage. Dans l’architecture, les
constructions sont modelées en verdâtre, grisâtre ou rose, tantôt avec des toits rouges,
tantôt avec des couvertures d’ardoise. Certains détails, édifices sur plans à pans coupés,
coupole bulbeuse, tours élancées en forme de minarets, semblent prouver que l’artiste
a cherché à donner à sa représentation de la ville de Jérusalem une couleur orientale.
Les statues de personnages nus, d’allure antique, qui décorent le dessus de la porte
d’entrée de la cité, sont modelées en or.
PLANCHE LXIII
« d’or qui doit contenir des reliques ou des morceaux de la vraie croix. A gauche,
« 1 empereur Constantin et sa mère l’impératrice Hélène, à genoux, en riche costume
« de voyage, accompagnés d’un eunuque noir. A droite, trois moines nègres, vêtus
« de bure noire et gris-bleutée. Composition symétrique très savante, grande originalité
65
« dans les détails, exécution charmante. » (Chantilly . Manuscrits, t. I, p. 68.)
Ajoutons des indications de coloris. L’empereur est en robe rose à manches bleues;
sa couronne se trouve posée sur une calotte bleue. Sainte Hélène porte un vêtement bleu,
bioché d inscriptions orientales d or, et, par-dessous, une robe rouge toute couverte
L’archange a le visage et les mains de feu. De feu sont aussi les plumes, disposées
comme des écailles, qui couvrent ses bras et ses jambes. Ailes blanches et feu, corselet
noir à clous d’or, manteau bleu. Le dragon est vert et or. Dans la ville, les toits de
l’église sont d’un gris d’ardoise; les maisons, au contraire, apparaissent couvertes en
tuiles. Les anges placés en bordure, et dont l’un soutient les armes du duc de Berry,
portent des dalmatiques vertes à ornements d’or. Sur le front de chacun d’eux brille
une petite aigrette de flamme. Leurs ailes sont bleu et or.
Plusieurs autres manuscrits du quinzième siècle renferment des miniatures où le
pour deux exemplaires du tome II d’un ouvrage de Jean Miélot sur les Miracles de la Vierge
l’un de ces exemplaires conservé à la Bibliothèque nationale, ms. français 9199, l’autre
à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford, ms. Douce 394. (Les miniatures des deux
manuscrits de Paris auxquelles je fais allusion ont été publiées, en couleurs, dans le livre
intitulé : Saint Michel et le Mont-Saint- Michel, par Mgr Germain, l’abbé Brin et Ed.
Corroyer, Paris, 1880, gr. in-8°. Quant au manuscrit d’Oxford, il a fait l’objet d’une
reproduction intégrale, exécutée en 1885, par les soins de M. John Malcolm de
Poltalloch, pour le Roxburghe Club.) De toutes ces vues du Mont-Saint-Michel, celle
2ÔO PLANCHE LXI V
donnée par 1a présente peinture du nianusciit de Chantilly est a lu fois la plus ancienne
et la plus précise dans ses indications.
A propos de cette peinture, il convient d’insister sur une particularité : 1 introduction
des armoiries du duc de Berry dans l’encadrement de la page. C’est l’unique fois
qu’un pareil fait se produit pour toute la série des illustrations consacrées aux Propres
des messes, dans le volume de Chantilly. La piesence exceptionnelle du blason ducal
ne doit donc pas être sans signification et il n’est pas téméraire de penser que nous avons
là l’indice d’une dévotion particulière du duc Jean envers 1 archange saint Michel.
Cette dévotion à saint Michel était peut-être déjà, et, en tout cas, allait devenir à très
bref délai pour la France comme une forme du sentiment patriotique. Dès 141g, par
conséquent à une époque bien voisine de celle où Pol de Limbourg et ses frères
travaillaient encore aux Très riches Heures, le dauphin Charles, héritier légitime du
royaume, le futur roi Charles VII, aura pour « devise » ou emblème et fera peindre sur
ses bannières de guerre « un Sainct Michiel tout armé, qui tient une espée nue et fait
manière de tuer un serpent qui est devant luy ». (Archives nationales, KK. 53, f° 21 verso,
cité par Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, 2e édition, p. 116. Cf. ibid..
p. 485.) Une figure analogue dans son arrangement à celle que nous voyons au sommet
de notre tableau, et très peu postérieure comme date d’exécution, voilà donc ce qui sera la
marque distinctive des drapeaux sous lesquels marcheront contre les Anglais les partisans
du dauphin Charles, les futurs compagnons de Jeanne dArc. Poui Jeanne d Arc elle-
même, on sait quelle place tiendra saint Michel dans ses visions!
C’est par cette évocation du culte de saint Michel, associé au souvenir d’un passé de
relèvement glorieux pour la France, que nous terminerons notre étude. De semblables
pensées étaient chères au cœur si français de M. le duc d’Aumale. En fermant sur elles le
manuscrit qu il préférait, il me semble rendre un dernier hommage au Prince qui a
assuré à son pays, sous la garde de ses confrères de l’Institut, la possession des
»
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE DEUXIÈME
La répartition des peintures en deux séries dans les Très riches Heures de Chantilly
CHAPITRE TROISIÈME
Considérations générales sur les miniatures de la première série, peintes au temps du duc de Berry. — Leur
beauté, leur nombre, leurs sujets
CHAPITRE QUATRIÈME
Dates des miniatures de la première série. — Leur place dans l’histoire générale de l’art
CHAPITRE CINQUIÈME
CHAPITRE SIXIÈME
CHAPITRE SEPTIÈME
CHAPITRE HUITIÈME
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