20 Henri Ier - Les Rois de France

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IVAN GOBRY

Histoire
des Rois de France

HENRI ier

Fils de Robert II
1031-1060

Pygmalion
IVAN GOBRY
Histoire
des Rois de France
HENRI ier
Fils de Robert II
1031-1060
Pygmalion
© 2008 Pygmalion, département de Flammarion
Dépôt légal : février 2008

ISBN numérique : 9782756403441


N° d'édition numérique : N.01EUCN000125.N001

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-7564-0145-4
N° d'édition : L.01EUCN000160.N001

Ouvrage composé et converti par PCA (44400 Rezé)


Présentation de l'éditeur :

Fils de Robert II le Pieux et petit-fils d'Hugues Capet, Henri eut un règne


ébranlé par les adversités. A la mort de son père, bien qu'il fût déjà sacré, sa
mère Constance d'Arles, qui le détestait et qui l'avait persécuté pendant son
adolescence, tenta en vain d'obtenir la couronne pour son dernier fils. Il ne
sauva son trône que grâce au secours du duc de Normandie qui réclama le Henri Ier,
enluminure
Vexin en récompense. Entré ensuite en guerre contre le fils de ce dernier, de
Guillaume, futur Conquérant, Henri 1er fut deux fois vaincu et abandonné par manuscrit
ses propres vassaux. Plus que jamais, la féodalité dominait alors la royauté. c.1335/40,
Grandes
Tandis que son règne voit en France un grand développement agricole et Chroniques
commercial, la cour royale rayonne de la grâce d'une reine venue des bords du de France
Dniepr, Anne de Kiev. © akg-
images /
British
Library
DU MÊME AUTEUR
Chez Pygmalion
La Reine Christine, 1999.
Pépin le Bref, 2001.
Louis ier, 2002.
Louis VII, 2002.
Philippe ier, 2003.
Louis VI, 2003.
Clotaire ier, 2003.
Saint Augustin, 2004.
Philippe III, 2004.
Clotaire II, 2005.
Eudes, 2005.
Robert II, 2005.
Dagobert ier, 2006.
Charles II le Chauve, 2007.
Charles III le Simple, 2007.

Chez d'autres éditeurs

Saint François d'Assise, Seuil, 1957 (76e mille), traduit en sept langues.
Les Moines en Occident.
Édition italienne, 6 volumes (1991-2000).
Édition française, 5 volumes (1985-2005).
Couronnée par l'Académie française.
Sainte Marguerite-Marie, Téqui, 1989.
Les Martyrs de la Révolution française, Perrin, 1989.
Prix de l'Union des Intellectuels indépendants.
Saint Bernard, La Table Ronde, 1990.
Grand Prix de la ville de Troyes.
Rancé, L'Âge d'Homme, 1991.
Joseph Le Bon, ou la Terreur dans le Nord de la France, Mercure de France, 1991.
Dictionnaire des martyrs de la Révolution, ARGÉ, 1990.
L'Église immolée, ARGÉ, 1990. Épuisé.
Deux papes champenois : Urbain II, Urbain IV, Troyes, Cahiers bleus, 1994.
Mozart et la mort, Thionville, Le Fennec, 1994.
Le Procès des Templiers, Perrin, 1995.
Couronné par l'Académie française.
Clovis le Grand, Régnier, 1995. Épuisé.
Saint Martin, Perrin, 1996.
Frédéric Barberousse, Tallandier, 1997.
Angèle de Foligno, Éd. F.-X. de Guibert, 1998.
Guillaume de Saint-Thierry, Éd. F.-X. de Guibert, 1998.
Le Baptême de l'Angleterre, Éd. Clovis, 1998.
Les Premiers rois de France. La Dynastie des Mérovingiens, Tallandier, 1998.
La Civilisation médiévale, Tallandier, 1999.
Charlemagne, Le Rocher, 1999.
Les Capétiens, Tallandier, 2001.
Louis XI, Tallandier, 2001.
Charles VII, Tallandier, 2001.
Mathilde de Toscane, Éd. Clovis, 2002.
Saint François d'Assise, Tallandier, 2003.
Saint Thomas d'Aquin, Salvator, 2005.
La Gloire des Capétiens, Éd. Godefroy de Bouillon, 2007.
Sommaire
Identité

Copyright

Couverture

DU MÊME AUTEUR

PREMIÈRE PARTIE - AU TEMPS DU PÈRE


I - COMMENT ROBERT LE PIEUX ÉPOUSA CONSTANCE D'ARLES

II - HENRI DUC DE BOURGOGNE

III - VERS LA ROYAUTÉ

IV - LES DERNIÈRES ANNÉES DE ROBERT LE PIEUX

DEUXIÈME PARTIE - LES CONVULSIONS


I - LA RÉBELLION DES FRÈRES

II - LES AMBITIONS D'EUDES DE BLOIS

III - LA SUCCESSION DE NORMANDIE

TROISIÈME PARTIE - LES CONFLITS RELIGIEUX


I - LE CONFLIT D'HENRI ier AVEC LE SAINT-SIÈGE

II - L'AFFAIRE BÉRENGER

III - LE MARIAGE DE GUILLAUME DE NORMANDIE

QUATRIÈME PARTIE - LE SOUCI DE LA SUCCESSION


I - ANNE DE KIEV

II - DERNIÈRES CAMPAGNES

III - LA SUCCESSION

CINQUIÈME PARTIE - BILAN DU RÈGNE


I - FÉODALITÉ ET CHEVALERIE

II - L'ÉCONOMIE

III - LA CULTURE
IV - LES FONDATIONS RELIGIEUSES

ANNEXES

CHRONOLOGIE

NOTICES BIOGRAPHIQUES

TABLEAUX GÉNÉALOGIQUES

BIBLIOGRAPHIE

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR


PREMIÈRE PARTIE

AU TEMPS DU PÈRE

(1001-1031)
I

COMMENT ROBERT LE PIEUX ÉPOUSA


CONSTANCE D'ARLES

Henri ier est né en 1009[1]. Son père, Robert II, dit le Pieux, régnait
depuis treize ans. Il était le fils d'Hugues Capet, et ainsi l'un des
fondateurs de la dynastie capétienne.
Il ne faut pas d'ailleurs s'illusionner sur le qualificatif de capétien
donné à ce Robert. S'il est chiffré Robert II, c'est parce qu'il y a eu un
Robert ier avant Hugues Capet, qui a régné en 922-923, et dont Hugues
est le petit-fils. Ce premier Robert fut un roi élu par les Grands du
royaume pour remédier à l'incapacité du Carolingien Charles III le
Simple. Il était donc roi véritablement, ayant été choisi par les
représentants de la nation, puis sacré par l'autorité ecclésiastique. Ainsi
en avait-il été pour son frère aîné Eudes, comte de Paris et duc des
Francs, c'est-à-dire de Francie, qui avait régné glorieusement de 888 à
898. Ainsi en fut-il pour son gendre Raoul, qui lui succéda de 923 à
936.
Hugues le Grand, fils de Robert ier, avait refusé la couronne que
lui offraient les Grands. À la mort de son beau-frère Raoul, il avait fait
retourner cette couronne de France à la dynastie carolingienne dans la
personne du fils de Charles III, Louis IV d'Outremer, qui l'avait
transmise à son propre fils Lothaire, et celui-ci à son fils Louis V ;
lequel fut le dernier Carolingien sur le trône de France ; quand il
mourut, en 987, les Grands élurent pour lui succéder le fils d'Hugues le
Grand, Hugues Capet. Et Hugues Capet transmit sa couronne en 996 à
son fils Robert.
Les historiens modernes, quelque peu contestataires envers
Eudes, Robert ier et Raoul, qu'ils tendent à considérer comme des
usurpateurs, préfèrent les inclure dans la dynastie éphémère des
Robertiens, pour inaugurer la nouvelle dynastie à Hugues Capet.
Robert II, à ce compte, est le second des Capétiens ; en réalité, sa
numérotation, qui marque sa continuité avec les Robertiens, en fait le
cinquième souverain de la dynastie capétienne.
Sa dynastie étant toute nouvelle, et par le fait même fragile,
Hugues Capet avait voulu assurer sa continuité en faisant sacrer son
fils Robert de son vivant, et l'année même de son propre sacre, en 987.
Ainsi, dès que son père eut rendu l'esprit, Robert II se trouva roi, sans
contestation, et aussi sans partage. Les Carolingiens, imitant en cela les
Mérovingiens, avaient à leur décès partagé leur royaume entre leurs
fils. Du moins ce rite avait-il été repoussé avec les derniers souverains
de la dynastie ; seuls les fils aînés de Lou75
is d'Outremer et de Lothaire avaient régné. C'était introduire dans
la succession le droit de primogéniture.
La leçon ne fut pas perdue par les Capétiens. Robert II fut
l'unique fils d'Hugues Capet ; il n'avait pas à craindre la partition du
royaume à son désavantage ; simplement l'opposition des Grands.
Mais Robert eut quatre fils. Dès 1017, à l'exemple de son père, il avait
fait sacrer son fils aîné Hugues, dédommageant le cadet Henri en lui
assurant le titre de duc de Bourgogne ; c'était le début du système des
apanages, fiefs dévolus aux princes de sang, sans cesser d'appartenir à
la couronne. Quant aux deux autres fils de Robert le Pieux, Robert et
Eudes, aucune terre ne leur était promise pour le moment. Or, celui qui
devait être un jour Hugues II mourut à l'âge de dix-huit ans, du vivant
même de son père. Ce dernier, persévérant dans sa volonté de
succession par primogéniture, fit sacrer deux ans plus tard, en 1027,
son second fils, Henri.
Henri ier est le fils de la troisième femme de Robert le Pieux,
Constance d'Arles. Robert adopta une politique matrimoniale
incohérente. Du vivant même de son père (mais c'était alors la volonté
paternelle), dès 988, il épousa Rozala, fille de Bérenger II, roi d'Italie.
L'explication de ce choix est probablement qu'Hugues Capet voulait
unir sa lignée à celle des Carolingiens ; Rozala, appelée par les siens
Suzanne, se trouvait être la descendante directe de Louis le Pieux, par
la fille de celui-ci, Gisèle ; et ainsi, arrière-petite-nièce de Charles II le
Chauve, elle comptait parmi ses ascendants directs l'empereur
Bérenger ier.
Une alliance matrimoniale avec la lignée carolingienne n'était
pourtant ni flatteuse ni profitable. En France, la dynastie était
définitivement éteinte. Son dernier rejeton, Louis V, était mort
misérablement et sans postérité en 987 ; c'était la descendance de
Robert ier qui lui succédait glorieusement. En Germanie, les petits-fils
de Louis ier, lui-même fils de Louis le Pieux, s'étaient éteints tour à tour
sans héritiers et sans prestige, rois sur les lambeaux de territoires qui
leur avaient échu en partage. Ils étaient remplacés maintenant par une
dynastie nouvelle, issue du duc Otton de Saxe. Le fils de celui-ci,
Henri l'Oiseleur, avait été élu roi par les Grands de Germanie en 919 ;
et son fils Otton ier le Grand, qui lui avait succédé en 936, s'était fait
couronner vingt-six ans plus tard empereur d'un nouvel État, le Saint
Empire romain germanique. C'était maintenant cette nouvelle dynastie
qui était à courtiser ; et les deux dynasties françaises l'avaient montré
aussitôt : chez les Carolingiens, Louis IV d'Outremer s'était uni à une
sœur d'Otton le Grand, Gerberge ; chez les Capétiens, Hugues le Grand
avait épousé son autre sœur, Hedwige. Hugues Capet se trouvait ainsi
le fils d'Hedwige de Germanie et le cousin germain de l'empereur
Otton II. Il n'y avait donc pas d'alliance matrimoniale à chercher de ce
côté, sous peine de consanguinité. Mais les Carolingiens d'Italie,
descendants de l'empereur Bérenger, n'étaient plus rien non plus. Au
roi Bérenger II d'Italie, père de Rozala, avait succédé Otton le Grand,
qui s'était approprié ce trône.
Surtout, d'un point de vue tout humain, le mariage de Robert II de
France avec Rozala constituait une monstruosité. Au moment des
noces, cette femme était une veuve. Elle s'était mariée en 967 (vingt
ans plus tôt) avec le comte Arnoul II de Flandre, auquel elle avait
donné pour successeur Baudouin IV le Barbu. Cette veuve n'avait pas
moins de trente-cinq ans ; et on la jetait dans les bras d'un prince qui en
avait seize et auquel elle devait en outre assurer une descendance.
C'était la raison d'État.
Cette raison était-elle si solide et si déterminante ? Hugues Capet
constata qu'il n'en était rien. Et le jeune héritier plus encore,
probablement. Les chroniqueurs nous disent laconiquement qu'il
« renvoya » son embarrassante épouse, sans fournir de mobiles, de
motifs ou de prétextes. On reste surpris de voir comment cet
événement royal s'exécuta à la sauvette. Comment Robert se
débarrassa-t-il de Suzanne sans provoquer l'excommunication,
sentence dont il serait expressément menacé pour son second
mariage ? Il est possible que les deux rois, père et fils, aient prétexté un
lien de consanguinité ; mais la double généalogie ne nous en fournit
aucun. Peut-être, malgré cette absence, quelques prélats complaisants
consentirent-ils à en invoquer un ; mais nous ne trouvons aucune
mention du fait chez les historiens du temps. La cour de Rome elle-
même n'intervint pas. Eut-elle seulement connaissance de cette
répudiation ? Eut-elle même connaissance du mariage, opéré fort
discrètement ? Mariage et répudiation eurent lieu en 988 et 989, années
durant lesquelles le pape Jean XV se trouvait bousculé et réduit à
l'inaction par les luttes entre factions romaines. Était-il informé des
événements de Paris ?
Robert le Pieux ne reçut ainsi aucune progéniture de la reine
Rozala. Une nouvelle union était nécessaire pour obtenir ce souhait de
tous les rois. Habituellement, ce sont eux qui marient leurs fils. Cette
fois encore, ce fut Robert qui se chargea du choix. Un choix
commandé non pas par la raison politique, mais par l'attrait ; et plus
qu'un attrait : par la passion amoureuse. Il jeta à nouveau son dévolu
sur une veuve : Berthe de Bourgogne.
Leurs amours avaient commencé peu avant la mort du roi
Hugues, en mars 996. Certes, Berthe était une véritable Carolingienne,
petite-fille de Louis IV d'Outremer par sa mère Mathilde ; et elle avait
donné des preuves de sa fécondité. Mais un éventuel mariage était
grevé de deux empêchements canoniques. D'une part, Robert était le
parrain d'un des enfants de Berthe, ce qui les faisait compère et
commère ; d'autre part et surtout, les deux amoureux étaient frappés de
consanguinité, descendant du même arrière-grand-père, le roi
Henri ier de Germanie. Celui-ci avait eu deux filles : Gerberge, devenue
la grand-mère de Berthe ; et Hedwige, mère d'Hugues Capet, devenue
la grand-mère de Robert le Pieux. La répudiation de Rozala, quasi
inaperçue, n'avait pas provoqué les foudres du clergé ; mais, cette fois,
elles ne se firent pas attendre.
Au lieu de rompre, les deux amants s'installèrent dans une liaison
concubinaire. Hugues Capet mourut quelques mois plus tard, et Robert
espéra un arrangement avec l'Église. Quel évêque consentirait à les
unir ? Après avoir subi un refus de Gerbert, archevêque de Reims, puis
de Seguin, archevêque de Sens, ils trouvèrent enfin un prélat
compréhensif dans la personne d'Archambaud, archevêque de Tours,
qui leur donna discrètement la bénédiction nuptiale. Aussi discrète que
fût celle-ci, la nouvelle en parvint au pape Grégoire V. C'était un
pontife zélé et délivré des sujétions italiennes, car son grand-oncle
Otton II et son oncle Otton III avaient apporté l'ordre à Rome et dans la
péninsule. Grégoire convoqua aussitôt un concile, qui somma Robert
de renoncer à Berthe sous peine d'excommunication[2]. Des ambassades
successives tentèrent vainement de fléchir le pape, qui s'apprêtait à
frapper les récalcitrants quand il trépassa, en février 999. Il fut
remplacé par l'aimable Gerbert, devenu Sylvestre II, qui usa, lui, de
longanimité, et attendit avec patience la soumission des réprouvés. De
fait, en 1001, objets du mépris des Grands et du peuple, Robert et
Berthe se séparèrent.
Pendant les trois années de leur liaison, ils n'avaient obtenu
aucune progéniture. C'eût été d'ailleurs inutile pour la dynastie, car un
fils issu de leur union eût été réputé illégitime, et ainsi incapable de
régner. Il fallait donc au jeune roi prendre une troisième épouse,
légitime, féconde et d'une noblesse suffisante. Il ne la trouva qu'en
1003. Il avait trente et un ans. Il n'y avait plus guère de Carolingiennes
à épouser, sous peine encore d'excommunication ; le roi devait se
résigner à choisir parmi les filles de ses vassaux.
Il opta pour celle d'un vassal lointain et de faible importance, le
comte Guillaume d'Arles, en fait dépendant du roi d'Arles ou de
Bourgogne. Elle s'appelait Constance. Le mariage eut lieu aussitôt. La
reine ne manifesta pas tout de suite sa fécondité. Mais, quatre ans après
cette union, elle donna naissance tour à tour à quatre princes : Hugues
(1007), Henri, le futur roi (1009), Robert (1011), Eudes (1013 ou
1014) ; et à une princesse, Adélaïde. La succession au trône était
constituée.

1. Peut-être en 1008 selon certains historiens.


2. Menace non suivie d'exécution. Le tableau de Jean-Paul Laurens, L'excommunication de Robert le Pieux, est une œuvre de
pure imagination.
II

HENRI DUC DE BOURGOGNE


(1009-1016)

L'installation de la reine Constance à Paris fut la source d'une


suite de conflits familiaux qui se poursuivirent jusqu'après la mort du
roi Henri. Conflit d'abord avec la cour de France. Cette petite comtesse
méridionale, devenue soudain souveraine d'un grand royaume, ne sut
jamais ni comprendre son entourage, ni s'adapter aux usages locaux, et
à la condition de son état. Elle arriva à la cour sans consultations, sans
conseils, sans égards, amenant avec elle ses dames d'atours, ses
chambellans, ses conseillers, ses gardes, ses cuisiniers, ses jongleurs :
une invasion provençale à Paris. Raoul Glaber nous rapporte un écho
de cette irruption :
« Quand le roi Robert eut pris pour femme la reine Constance,
venue d'Aquitaine[1], on vit à la suite de cette princesse arriver en
Francie et en Bourgogne[2] des hommes venus d'Auvergne et
d'Aquitaine, remplis de légèreté et de vanité, aux mœurs aussi étranges
que leurs vêtements, mettant un luxe extrême dans leurs armes et dans
les harnais de leurs chevaux, avec des cheveux coupés à mi-hauteur de
la tête, la barbe rasée comme des histrions, portant des chaussures et
des chausses inconvenantes, privés de bonne foi et du respect de la foi
jurée. De leurs exemples honteux, hélas, tous les Francs et les
Bourguignons, naguère la plus noble des nations, s'emparèrent
avidement, et ils leur devinrent tous semblables par l'infamie et la
turpitude. Quiconque, homme religieux et craignant Dieu, tentait de les
modérer, se faisait traiter de fou[3]. »
Certes, l'auteur noircit le tableau. Cette description constitue
pourtant le témoignage que la nouvelle reine apporte à l'austère Hôtel
royal de Paris non seulement des modes inconnues, mais encore une
légèreté et une désinvolture qui déconcertent et irritent ses sujets.
Glaber n'est d'ailleurs pas le seul à s'offusquer ; il invoque la réaction
d'un autre saint moine, Guillaume de Volpiano, abbé de Saint-Bénigne
de Dijon :
« Il fit honte au roi et à la reine de permettre pareilles choses dans
un royaume qui avait brillé si longtemps par son sens de l'honneur et
de la religion. »
Il est vrai que Robert le Pieux lui-même n'était pas épargné par
l'humeur de sa fantasque épouse. Il s'était fait le bienfaiteur des
pauvres, et en accueillait des centaines dans ses palais, les nourrissant
de ses mains et leur prodiguant d'aimables paroles. Mais Constance
estimait publiquement que cette fréquentation était indigne de la
majesté royale, et elle ne manquait aucune occasion d'adresser des
remarques malveillantes à son époux.
Le roi Robert subissait avec humilité et patience. Il avait été
coupable contre la morale en vivant maritalement avec la comtesse
douairière de Flandre, puis contre la religion en épousant une femme
de sa parenté. Pour expier cette double faute, il s'était soumis au
jugement du concile de Rome en faisant pénitence pendant sept ans,
observant des jeûnes sévères et en couchant durant de longues périodes
sur la dure. Voilà que sa propre épouse lui imposait maintenant une
autre pénitence qu'il n'avait pas prévue, et qui remplaçait une tendre
union par un mariage pénible. Or, ce n'était pas lui seul qui subissait
cette tyrannie ; elle serait imposée ensuite à ses fils, et le prince Henri,
même devenu roi, en éprouverait de l'amertume.
De toute façon, Robert le Pieux n'avait pas épousé cette
bourrasque pour être heureux en ménage, mais pour obtenir une
descendance. C'était cette mission dynastique qu'il attendait d'elle. Elle
tarda quatre ans pourtant avant de la remplir. Ce fut en effet en 1007,
probablement, qu'elle mit au monde son premier fils. Il fut baptisé sous
le nom d'Hugues, qui avait été celui de son grand-père Hugues Capet
et de son arrière-grand-père Hugues le Grand. Il fut aussitôt destiné au
trône comme seul roi. Il était évident pour tous que l'unité nationale,
acquise par tant de labeurs et de victimes, requérait l'unité du territoire
et l'unicité de la monarchie.
Deux ans après, en 1009, Constance donne le jour à un nouveau
fils. L'avenir de la dynastie est assuré. À ce second prince, le père
donne le nom, jusqu'alors inconnu dans la monarchie française,
d'Henri. C'est pourtant celui d'un prince capétien, Henri dit le Grand,
duc de Bourgogne, oncle paternel de Robert le Pieux. Peu importe à ce
moment qu'il n'ait pas été porté par un ascendant : cet enfant n'est pas
alors destiné au trône. Il lui faut cependant une terre sur laquelle
exercer son autorité. Il semble que la solution du problème paraisse
simple au roi Robert : faire du jeune Henri un duc de Bourgogne. Il ne
s'agit pas de diviser le territoire national comme l'ont fait Charlemagne
et Louis le Pieux, ni de créer des royaumes fictifs comme Charles le
Chauve : un souverain capétien doit être unique. Mais son autorité
s'exerce sur de grands vassaux ; et les plus sûrs sont ceux qui
appartiennent à la dynastie. Or, en même temps que roi de France,
Robert garde deux grands fiefs : il est duc de Francie et duc de
Bourgogne. De Bourgogne tout nominalement, car le duché échappait
de fait à son autorité : la Bourgogne était à soumettre.
Rien n'avait été plus complexe, depuis un siècle, que l'histoire de
ce territoire. Il avait été constitué en 887 pour Richard le Justicier,
comte d'Autun, qui, gardant ce modeste comté, y avait ajouté ceux
d'Auxerre, de Sens, de Troyes, de Tonnerre et de Chalon. À la mort de
Richard, en 921, son fils Raoul avait hérité du duché. Raoul avait
épousé Emma, fille du roi Robert ier et sœur d'Hugues le Grand : une
Capétienne. Il était ainsi entré dans la nouvelle famille royale. À tel
point qu'à la mort de Robert, en 923, il lui avait succédé sur le trône de
France.
Devenu roi, il avait gardé son duché de Bourgogne, comme Eudes
et Robert, rois élus aussi, avaient gardé leur duché de Francie, entre
Normandie et Lorraine. Or, en 936, Raoul mourut sans postérité. À qui
devait revenir le duché ? À la famille des rois de France ou à la
descendance de Richard le Justicier ? Hugues le Noir, fils de Richard
le Justicier et frère cadet du défunt Raoul, revendiqua la succession.
Mais Hugues le Grand, fils du roi Robert ier, déclara que Raoul étant
mort roi de France, le duché de Bourgogne était réuni à la couronne ; et
il se proclama duc de Bourgogne, avec l'approbation du nouveau roi
carolingien Louis IV d'Outremer, qui le craignait et qui avait besoin de
lui. Hugues le Noir s'empara de Langres ; Hugues le Grand leva une
armée et le menaça d'une intervention. Mais, préférant, comme son
frère et son oncle, la diplomatie à la guerre, il proposa à son rival une
solution apte à les satisfaire tous deux : Hugues le Grand, héritier des
rois de France, restait duc de Bourgogne ; Hugues le Noir, héritier de
Richard le Justicier, devenait duc bénéficiaire, c'est-à-dire que, sans
posséder le fief, il en avait la jouissance et y exerçait l'autorité de fait.
Solution boiteuse, et lourde de conflits à venir ; mais le Noir, n'ayant
pas les moyens de faire valoir ses prétentions par les armes, préféra
s'en contenter.
Hugues le Noir décéda en 952, heureusement sans progéniture, ce
qui évitait la plus vigoureuse des revendications. Hugues le Grand,
gardant son propre titre, donna pour successeur au défunt Gilbert de
Vergy, qui avait hérité de son père les comtés de Chalon et de Beaune.
Le duché restait ainsi dans la famille, car Gilbert s'était uni à
Ermengarde, sœur de Raoul et d'Hugues le Noir. Or, Gilbert trépassa
quatre ans plus tard, la même année qu'Hugues le Grand. Mais ce
dernier avait pris soin de faire épouser son propre fils Eudes, frère
cadet d'Hugues Capet, à Liégarde, fille de Gilbert. Le Capétien Eudes
devenait duc de Bourgogne à part entière. Aussi, quand Eudes décéda à
son tour sans héritiers, en 965, le duché passa sans peine à son cadet
Henri, dit le Grand, troisième fils d'Hugues le Grand.
Henri le Grand, appelé parfois Eudes-Henri, demeura trente-sept
ans duc de Bourgogne. De quoi engendrer une dynastie. Mais il mourut
à son tour en 1002 sans postérité légitime. Ce fut donc son neveu le roi
Robert II qui recueillit son héritage : il se proclama duc de Bourgogne ;
en toute légitimité, comme l'avaient été tour à tour son grand-père et
ses oncles. L'histoire aurait pu s'arrêter là ; ou du moins continuer dans
la lignée capétienne, Robert II octroyant le duché à l'un de ses fils.
L'affaire pourtant n'était pas si simple. Henri le Grand avait
épousé une princesse bourguignonne, Gerberge, fille de Lambert,
comte de Chalon, veuve en premières noces d'Adalbert, roi d'Italie. De
ce premier mariage, elle avait eu un fils, Otte-Guillaume. Otton II,
trouvant celui-ci importun, l'avait enfermé dans un monastère. Mais
ses partisans l'avaient fait évader. Pour écarter ses prétentions, Hugues
Capet conclut un traité avec Rodolphe III, roi d'Arles, qui découpa au
nord de son royaume un comté de Bourgogne, entre Dole et Besançon,
et l'attribua à Otte-Guillaume ; lequel fut pourvu en outre du comté de
Mâcon, qui le jouxtait.
En 1002, tout paraissait donc arrangé pour la succession de
Bourgogne. Robert le Pieux semblait ignorer que son oncle Henri, sur
la pression de Gerberge, avait signé un acte d'adoption de son beau-
fils. Dès la mort d'Henri le Grand, Otte-Guillaume se proclama duc de
Bourgogne. Il fut aussitôt reconnu par Landry, comte de Nevers ;
Brunon, comte-évêque de Langres ; les comtes d'Autun, de Beaune et
d'Avallon. Quand les Capétiens étaient des vassaux, ils se rebellaient
contre le pouvoir royal ; maintenant qu'ils étaient rois, les vassaux se
rebellaient contre eux.
Mais le roi Robert ne tolérait pas la rébellion. Et il souhaitait
assurer son pouvoir sur la Bourgogne. Il réunit son ost et, considérant
que celui-ci était encore insuffisant pour la guerre qu'il allait
entreprendre, il appela à son aide son fidèle vassal Richard II, duc de
Normandie depuis 996, qui lui répondit aussitôt, et lui amena, si nous
en croyons Raoul Glaber, trente mille hommes. Même si le chiffre est
exagéré, on peut supposer que cet appoint fut généreux.
En 1003, Robert le Pieux, cuirassé de pied en cap, marcha sur la
Bourgogne à la tête de cette double armée. Il prit d'abord la route
d'Auxerre, dont il entreprit le siège. Mais Landry, comte de Nevers,
survint au secours des assiégés, et le roi, pris entre deux forces, préféra
se retirer. Il apprit que Landry avait placé une garnison dans l'abbaye
fortifiée de Saint-Germain, hors les murs de la ville. Plutôt que
d'abandonner complètement la place, il se jeta sur l'abbaye.
Or, Saint-Germain d'Auxerre était affiliée à l'ordre de Cluny. Dès
le premier assaut des troupes royales, d'ailleurs infructueux, Robert vit
entrer dans sa tente Odilon, abbé de Cluny, qui tenta de le fléchir.
Mais, obstiné, le roi ne voulut rien entendre. Tout ce qu'Odilon put
obtenir, ce fut que Robert laissât la communauté évacuer les bâtiments
avec son abbé, huit moines demeurant sur place pour prier pour la
paix. Après six jours de siège, Robert décida l'offensive. Odilon surgit
aussitôt une nouvelle fois, et tint au roi un langage plus sévère encore,
lui reprochant un crime d'impiété. Robert (le Pieux) ne renonça pas ;
mais comme il hésitait encore, ce furent les Normands qui se lancèrent
à l'assaut. Ils furent repoussés avec de lourdes pertes. Après de
nouvelles tentatives, les assaillants avaient perdu quelques milliers
d'hommes. Découragé, Robert leva le siège et Richard reprit le chemin
de la Normandie.
Ce n'était pas un renoncement. Dès le printemps de 1004, Robert
pénétra en Bourgogne avec une nouvelle armée. Il préféra ne pas
s'affronter à Auxerre et s'avança jusqu'à Beaune. L'attaque fut
vigoureuse ; la place capitula. C'était un avantage sérieux, et une leçon
pour les rebelles. Le roi s'en contenta et regagna Paris.
Au printemps de 1005, nouvelle campagne. Robert conduisit son
armée jusqu'à Avallon, qui capitula après quelques jours. Encouragé
par ce succès, il retourna au nord du duché. Fromond II, comte de
Sens, s'étant déclaré en sa faveur, Auxerre et Joigny se rendirent.
Cette série de victoires ébranla la résolution des autres vassaux.
Landry, comte de Nevers, qui avait pourtant épousé une fille d'Otte-
Guillaume, se rendit, prêta serment de fidélité au roi et, se séparant du
duché de Bourgogne, fit de Nevers un fief direct de la couronne. Pour
sa récompense, Robert lui octroya le comté d'Auxerre. En outre,
nouvel exemple de la politique matrimoniale des Capétiens, le roi
accordait la main de sa fille Advise à Renaud, fils de Landry, de sorte
que sa descendance occuperait un fief contigu au domaine royal.
Avec tous ces succès, Robert le Pieux avait la main sur le Nord de
la Bourgogne. Mais Otte-Guillaume, bien que ne possédant pas
d'armée personnelle, n'abandonnait pas ses prétentions et continuait de
soutenir les opposants au roi.
Celui-ci, ayant à s'occuper d'autres affaires, particulièrement sur
la Loire où s'affrontaient les comtes de Blois et d'Anjou, abandonna
plusieurs années durant la Bourgogne. Il y fut rappelé par de nouvelles
complications après 1011. Il y eut d'abord le conflit entre les comtes de
Mâcon et de Chalon. Otte-Guillaume avait recueilli de sa mère le
comté de Mâcon ; mais, préférant résider dans sa comté de Bourgogne,
il en avait confié l'administration à un vicomte, Guillaume Barbe Sale.
De son côté, Hugues, frère de Gerberge, avait hérité de son père
Lambert le comté de Chalon. Dès 1003, des hostilités avaient opposé
Guillaume et Hugues. Finalement, en 1013, Guillaume, préparant un
assaut contre Chalon, fit bâtir un castel qui jouxtait les terres de Cluny.
Tandis qu'il rassemblait soldats et machines dans cette forteresse, il fut
frappé de paralysie. Il était, précise Adémar de Chabannes, puni du
Ciel pour son impiété. Hugues de Chalon saisit l'occasion ; il se jeta
sur le castel, l'emporta, et le fit démolir pierre par pierre.
Une autre rivalité éclata à Sens à la mort du comte Fromond, en
1012. Le comté de Sens était placé sous deux autorités, celle de
l'archevêque et celle du comte. Fromond s'efforça, malgré une tension
assez forte, de garder la paix avec l'archevêque Lierry (Léotheric), car
tous deux étaient gagnés à la cause du roi de France. Mais Rainard II,
fils de Fromond, succédant à son père, adopta la cause d'Otte-
Guillaume, ne fût-ce que pour s'opposer à l'archevêque. Puis, n'osant
recourir contre lui à la violence, il employa la dérision. Il assista aux
offices religieux à la cathédrale, dans le chœur, certes, comme il
convenait à sa dignité, mais il y faisait le pitre ; quand le diacre, au
cours de la messe, venait lui offrir le baiser de paix, il lui présentait son
postérieur. L'archevêque l'ayant tancé pour cette conduite scandaleuse,
il lui cracha à la figure. L'agressivité de Rainard prenait figure de
sacrilège. Comment y répondre ? Lierry consulta deux éminents
prélats : l'évêque Fulbert de Chartres et l'abbé Odilon de Cluny. Leur
conseil fut unanime : aux fautes religieuses, il faut une sanction
religieuse. Lierry excommunia Rainard, qui s'en moquait bien. Dans
son esprit et dans sa conduite, il renouvela ses provocations. En 1015,
l'archevêque résolut d'en appeler au bras séculier : il réclama
l'intervention du roi.
Robert le Pieux, que son qualificatif inclinait à voler au secours
des gens d'Église, ne se fit pas prier. Il requit à son service les comtes
d'Amiens et de Meulan, et prit la route de Sens. Rainard s'enfuit ; le roi
prit la ville. Tout aurait pu s'arrêter là ; mais le comte spolié alla
trouver Eudes de Blois, fils de Berthe, qui était notoirement opposé au
roi Robert. Fallait-il entreprendre une guerre sur la Loire ? Le roi
appela auprès de lui Rainard pour régler pacifiquement cette affaire. Et
ils aboutirent à un accord : le roi de France et l'archevêque devenaient
conjointement seigneurs de la ville et du comté de Sens ; mais le roi
faisait de Rainard son vicomte pour exercer son autorité de son vivant.
Ainsi Rainard, assagi, reprenait-il une moitié du pouvoir, et, à sa mort,
son comté resterait sous l'autorité royale. Les deux adversaires y
trouvaient leur part.
Puisque Robert était à pied d'œuvre, c'était le moment de terminer
la soumission de la Bourgogne. Cette entreprise durait depuis douze
ans. Le roi jeta son dévolu sur Dijon. C'était une très modeste place
forte, mais elle était devenue le centre d'un comté créé en 949 par
démembrement du comté d'Auxonne. Encore une affaire d'héritage, qui
avait requis l'assentiment de l'évêque de Langres, lequel jouait le rôle
de suzerain des barons situés dans son vaste diocèse. Dès l'annonce de
l'approche de l'armée royale, ce fut dans le diocèse un branle-bas de
combat. Gui le Riche, vicomte de Dijon, secondé par Humbert de
Mailly, représentant de l'évêque de Langres, mit la place en état de
défense. Si l'évêque ne s'y employait pas en personne, c'était parce
qu'il était cloué au lit par la maladie. Et il arriva tout à propos que ce
farouche adversaire du roi Robert trépassa. Le chapitre, mû par un
désir de paix, élut aussitôt pour son successeur un partisan du roi,
Lambert de Vignory. Celui-ci, sans s'encombrer des sentiments des
vassaux, ordonna aux défenseurs de livrer la place, et reconnut à
Robert la possession du comté de Dijon.
Toutes les autres places se soumirent. En 1016 enfin, le duché de
Bourgogne se trouvait tout entier sous la puissance du roi Robert. Il
s'en proclama duc, tant par le droit d'hérédité que par le droit de
conquête. Mais il n'oubliait pas son projet initial, qui était d'en
pourvoir son second fils, Henri, âgé maintenant de sept ans.
S'inclinant devant la nécessité, Otte-Guillaume renonça au duché
de Bourgogne. Il ne trouvait plus aucun comte de ce fief pour
combattre en sa faveur, nul autre vassal du roi pour l'appuyer ;
Henri II, empereur germanique depuis deux ans, approuvait la
politique de Robert. Mieux valait se contenter de sa comté de
Bourgogne, créée spécialement pour lui.
Le jeune Henri, lui, était pour l'instant duc de Bourgogne. Il
devait assurer son autorité sur son duché. Son âge ne lui en donnait pas
la faculté. Ce fut son père qui, en son nom, joua le rôle de duc
souverain. Accompagné du comte Hugues de Chalon, il parcourut en
visite officielle les comtés de Dijon, d'Auxerre, d'Avallon, rendant la
justice et distribuant les aumônes. À Mirebeau-sur-Bèze, dans le comté
de Dijon, localité proche de la Saône, le seigneur avait fait de son
château un repaire de brigands. Robert donna l'assaut, s'empara de la
place, occit les brigands et démolit le château pierre par pierre. C'était
le premier exploit du petit duc Henri de Bourgogne, par père interposé.

1. Cette petite erreur du moine historien a incité certains historiens modernes à faire de Constance une fille de Guillaume ier,
duc d'Aquitaine. S'il en avait été ainsi, elle aurait eu un empêchement canonique majeur à son mariage avec le roi Robert ; celui-ci
était en effet le fils d'Adélaïde d'Aquitaine, sœur de Guillaume.
2. Il s'agit ici du duché, non du royaume.
3. Histoires, III, 9.
III

VERS LA ROYAUTÉ
(1017-1027)

La soumission du duché de Bourgogne, quelle que fût son


importance pour la sauvegarde des frontières du royaume et pour
l'assurance de l'autorité royale, n'était pas suffisante pour la stabilité de
la dynastie. La France, ce royaume établi par le traité de Verdun, était
chose fort récente : cent soixante-quatorze ans ; et son trône n'était pas
garanti. Le premier souverain de ce nouvel État, Charles le Chauve,
n'avait cessé de subir la contestation de ses vassaux ; son fils Louis le
Bègue, au règne fort court de deux années, avait tout juste pu sauver sa
couronne ; et le fils de celui-ci, Charles le Simple, s'était vu écarter de
la royauté au profit d'un de ses vassaux, Eudes, puis rétabli, puis à
nouveau détrôné. Robert ier, frère d'Eudes, avait été élu et sacré roi,
puis son gendre Raoul lui avait succédé. Mais les Carolingiens, qu'on
eût pu croire définitivement évincés, avaient repris la couronne avec
Louis d'Outremer, continué par son fils et son petit-fils. Leur dynastie
avait encore tenu un demi-siècle ; et puis Hugues Capet, petit-fils du
premier Robert, avait occupé le trône pour neuf ans. Sept rois de deux
dynasties s'étaient ainsi entrecroisés, comme s'ils jouaient à cache-
cache.
Comment assurer la continuité de sa lignée ? En l'imposant par le
sacre. Un sacre prématuré, certes, mais valide comme un sacrement ;
une marque conférée par la sainte Église, qui faisait du roi, né d'un
souverain ou acclamé par la nation, un élu de Dieu. Ce sacre anticipé
était le moyen le plus sûr d'imposer un successeur du roi aux Grands
du royaume.
Ainsi avait pratiqué le Carolingien Lothaire en 979. Il avait fait
sacrer de son vivant son propre fils Louis V, qui avait douze ans,
comme roi associé. Un coadjuteur en quelque sorte. À la mort de
Lothaire, Louis, prince mou, incapable et dissolu, lui succéda. Louis
décédé à son tour, le trône fut revendiqué par son oncle Charles de
Lorraine, second fils de Louis d'Outremer. Mais Charles n'était pas
sacré ; les Grands ne lui reconnurent aucun droit ; ils élurent Hugues
Capet, petit-fils de Robert ier.
Comment opéra l'empereur Otton le Grand dans le même temps ?
Second souverain seulement de la dynastie saxonne, il pouvait craindre
pour sa descendance, plus encore pour le titre d'empereur, qui était
électif, que pour celui de roi de Germanie. Après le court règne de
l'empereur Louis II, la couronne impériale avait été attribuée aux plus
entreprenants, non selon une élection constitutionnelle, mais par des
coups de force. Encore ces souverains étaient-ils tous des Carolingiens.
Lui s'était proclamé empereur bien qu'étranger à la dynastie de
Charlemagne, et rien n'était moins sûr que de voir son fils lui succéder.
Ce fils, Otton II, Otton le Grand le fit couronner empereur en 967,
quand il n'avait que douze ans. Ce second Otton pratiqua la même
politique préventive avec plus d'audace encore, en faisant couronner
empereur, en 983, son propre fils Otton III, âgé seulement de trois ans.
Le fils et le petit-fils du grand Otton avaient régné l'un et l'autre.
Fort de ces éloquents exemples, Robert le Pieux décida de
devancer les contestations dynastiques qui pouvaient surgir après sa
mort. En 1017, il se voyait père de quatre fils. Un seul était héritier du
trône ; l'aîné, Hugues, né en 1007, avait alors dix ans. Ce n'était certes
pas encore l'âge de la majorité, mais Louis le Pieux avait été sacré roi
d'Aquitaine à l'âge de trois ans. Robert, qui lui-même régnait depuis
vingt et un ans, avait hâte de voir conférer la dignité royale à son aîné.
Il hésitait depuis plusieurs années, craignant la contestation des
Grands ; car l'onction ne serait pas suffisante sans l'approbation des
deux classes représentatives de la nation, le clergé et la noblesse. Il
crut prudent de consulter ses principaux conseillers, que Raoul Glaber
appelle « les plus avisés parmi les Grands du royaume ». Selon le
même auteur, les conseillers lui répondirent :
« S'il vous plaît, seigneur Roi, veuillez laisser cet enfant atteindre
l'âge d'homme, afin qu'il n'ait pas, comme ce fut votre cas, à supporter
à un âge encore tendre le poids d'un si grand royaume. »
Cette réponse pleine de méfiance, c'était celle qu'avait déjà reçue
Hugues Capet quand il avait voulu faire sacrer Robert. Or, Hugues
avait fait sacrer Robert. Maintenant, ce dernier constatait que ces
Grands n'étaient pas enthousiastes pour prolonger sa dynastie.
Circonspect, il ne savait s'il devait braver leur avis ou décider en toute
autorité. La reine Constance, elle, savait quelle conduite son époux
devait tenir. Si celui-ci décédait brutalement, verrait-elle un étranger se
substituer à son fils ? Le roi, écrit encore Glaber, « céda aux instances
de la mère de l'enfant ». Et les Grands s'inclinèrent.
La cérémonie eut lieu en l'abbatiale Saint-Corneille de
Compiègne, le 9 juin 1017, en la fête de la Pentecôte. Le prélat
consécrateur était Arnoul, archevêque de Reims. Bien que fils naturel
du Carolingien Lothaire et demi-frère du défunt Louis V, il ne
dédaigna pas de sacrer et de couronner ce prince que les siens auraient
considéré comme un usurpateur. Arnoul était assisté de deux
métropolitains du Nord : Lierry de Sens et Hugues de Tours, entourés
de neuf suffragants. Parmi les princes laïques, on remarquait le duc
Guillaume V de Guyenne, les comtes de Blois, d'Anjou, de
Vermandois, d'Amiens, du Mans, devant une foule d'autres seigneurs.
Étaient aussi présents de nombreux clercs et abbés, de sorte que le
peuple accouru dut se tenir dehors au long de la cérémonie.
À l'issue de la messe, le roi Robert adressa à son fils une
admonition publique, dont le moine Helgaud, son biographe, nous a
conservé une partie :
« Mon fils, sois toujours reconnaissant à Dieu qui t'a confié
aujourd'hui une part de son royaume. Garde en affection les chemins
de l'équité et de la justice. Que Dieu veuille me donner de voir une
telle chose, et te donner d'agir selon sa volonté, qui n'abandonne jamais
ceux qui font d'elle l'objet de leurs désirs. »
Évidemment, si nous pouvons en juger par les récits des autres
sacres, Robert dut prononcer une allocution beaucoup plus longue ; et
sans doute beaucoup plus éloquente, lui qui était un lettré.
Le roi associé partageait officiellement le trône de son père. En
fait, avant qu'il ait pu exercer aucun pouvoir, ce fut de sa formation que
son père se soucia. Il n'était pas question de le faire assister aux
séances du conseil royal, mais de lui apprendre d'abord à devenir un
homme. Pendant huit ans, son temps fut donc partagé entre les leçons
de ses maîtres en humanités et en religion, et de ses professeurs en
équitation et en arts martiaux.
Cependant, Constance, qui avait tant pesé sur la volonté de son
époux pour faire de son fils aîné un roi, n'était pas satisfaite. Son fils
préféré, c'était son troisième, Robert. Et, sentimentalement injuste, elle
concevait la dignité revêtue par Hugues comme usurpée. Bien que
prodigue pour elle-même, elle fut pour ce fils, cependant roi, austère et
avare. Sur l'ordre de sa mère, Hugues se vit confisquer les crédits qui
lui convenaient, et réduit à emprunter ici et là. Il s'en plaignit enfin à
son père, qui en fit observation à la reine. La remontrance était
probablement douce et courtoise, quand on connaît l'agréable caractère
de son époux. Ce fut pour Constance l'occasion de se cabrer, et de
couvrir son fils aîné d'injures. Loin d'améliorer son comportement, elle
le durcit. Ainsi en témoigne Raoul Glaber :
« Cette femme, qui craignait d'être privée des vanités royales au
cas où son mari décéderait, s'était chargée d'élever seule l'héritier du
trône ; et elle s'ingéniait à l'humilier en paroles et en actions, comme
elle l'eût fait pour un ennemi ou un étranger. »
Ainsi, Hugues se trouvait roi sans être roi, riche sans être riche,
traité comme un gâte-sauce ou un valet d'armes. Comment son père
n'intervenait-il pas ? Il s'était pourtant plaint à lui. Eh bien, quand il en
aurait l'âge, ce serait à lui d'intervenir ! Quand il fut parvenu à
l'adolescence, rompu au maniement des armes et à l'art équestre, le roi
Hugues se révolta contre le roi Robert. Il s'associa avec une bande de
jeunes nobles frivoles, et organisa avec eux des expéditions
vengeresses. Surgissant dans les fermes royales, ils ravageaient les
champs, massacraient les pourceaux et incendiaient les granges.
Cette fois-ci, Robert s'en mêla-t-il ? Hugues avait reçu des leçons
d'hommes de Dieu, qui intervinrent ; non pas seulement pour chapitrer
le jeune voyou, mais pour lui promettre de lui obtenir de son père un
statut digne de son rang. De fait, Robert, aveugle hier aux cruautés de
sa femme, cédait aujourd'hui aux requêtes de son fils. Les conseillers
n'eurent pas de peine à obtenir un contrat entre les deux rois. Hugues
renonçait à toute hostilité envers ses parents, en échange de quoi il
avait part, comme détenteur de la couronne, entièrement au
gouvernement.
Dès lors, pris à la fois de repentir pour le passé et de satisfaction
pour le présent, Hugues montra à tous les plus belles qualités du cœur,
que le biographe nous décrit avec son emphase habituelle :
« Humble et doux en paroles, plus obéissant qu'un serviteur
envers son père et sa mère, libéral envers les pauvres, recours des
moines et des clercs, intercesseur assidu auprès de son père pour les
suppliants… La renommée de tant de vertus faisait parler de lui dans
tout le royaume. Nombreux étaient ceux qui souhaitaient, surtout en
Italie, qu'il fût candidat à l'Empire. Et tous, employant à son égard le
surnom de son bisaïeul, l'appelaient Hugues le Grand[1]. »
En 1025, parvenu à l'âge de dix-huit ans, Hugues était devenu
l'espoir du royaume. Il était, écrit encore Helgaud, « un adolescent
d'une éclatante noblesse et d'une droiture à toute épreuve, plein de
bienveillance et d'affection pour tous ». On ne nous dit pas quelles
actions militaires il accomplit ; mais ce fut cette année-là, au
témoignage du biographe, qu'il reçut la plénitude de ses pouvoirs.
« Les parents d'Hugues, rapporte encore Helgaud, accordèrent à leur
très excellent fils les droits et le pouvoir sur tout le royaume. »
Tous attendaient de ce merveilleux jeune homme, quand le temps
en serait venu, un règne admirable et glorieux. Mais la France n'eut pas
de roi Hugues II. Le 17 septembre 1025, alors qu'il avait déjà atteint la
plénitude de ses vertus et de son pouvoir, il expira après une courte
maladie.
Il fut inhumé à la consternation générale, dans cette église Saint-
Corneille de Compiègne où il avait été sacré. Sur ce deuil national,
Raoul Glaber composa une complainte qui fut probablement chantée à
la cour :

« Ayez pitié, Seigneur, de ceux qui sur terre sont [dans l'affliction,
Si les larmes allègent leur profonde douleur
Et si leur chagrin s'exprime dans les gémissements,
Puisque la mort nous arrache à l'humanité…
Une mort funeste a enlevé celui-ci aux hommes ;
Aucun autre ne brillera en notre temps
Admiré des royaumes, réclamé par l'Empire,
Qui s'honore de si hautes victoires dans la guerre
Et soit son égal par la force de son corps.
Par lui, la nation des Francs prospérait dans la joie,
L'espérance et la paix régnaient sur toute la Gaule…
Mais notre temps, ô le plus beau des jeunes hommes,
Hélas ! Hélas ! n'était pas digne de toi…
Maintenant, ô très bon Seigneur de tous les temps, choisissez-en un autre
Qui sache gouverner la nation des Francs à l'abri de tous les dangers
Et soit capable de repousser ses redoutables ennemis. »

« Choisissez-en un autre. » C'était aussi le vœu de Robert le


Pieux. La mort d'Hugues ne lui avait pas fait renoncer à son projet de
régler par anticipation la succession au trône. Il lui restait trois fils,
âgés de seize, quatorze et douze ans. C'était plus qu'il ne fallait. Sa
résolution fut de promouvoir à la royauté Henri, devenu l'aîné. Il s'en
confia à ses conseillers, qui approuvèrent.
L'affaire n'était pas mûre. La reine Constance en effet vit dans la
mort d'Hugues l'occasion de promouvoir à la royauté son préféré,
Robert. Et elle en manifesta la volonté avec véhémence. Le roi aurait
pu passer outre, mais il aimait tendrement sa femme ; d'ailleurs, elle
était reine ; et, tout en craignant ses accès de fureur et ses obstinations
farouches, il préférait obtenir son accord. Il s'employa à lui montrer
combien un sacre et un règne étaient affaires d'État, non d'affection ou
de convenance. Robert n'était pas destiné au trône, nul n'avait à
s'insurger contre ce fait. Ce prince ne serait pas oublié : on lui
donnerait le beau et riche duché de Bourgogne, dont Henri était le duc
présentement.
Mais Constance ne voulait pas en démordre. Elle réclamait non
pas un duché, mais un royaume. Pour un garçon de quatorze ans : un
enfant encore, dont elle était certaine qu'il ferait un jour un grand roi.
Qu'en savait-elle ? Le temps que le roi laissa s'écouler pour prendre
patience et convaincre la récalcitrante, la reine l'employa à ameuter les
Grands contre son époux et contre Henri. C'était surtout ce fils qu'elle
souhaitait déconsidérer aux yeux de la noblesse et de l'Église, pour le
rendre indésirable et inacceptable. Non seulement dans ses entretiens,
mais dans ses lettres, elle répandait sur le prince Henri, pourtant son
fils, les jugements les plus désobligeants, faisant de lui le portrait d'un
adolescent incapable et sans caractère.
La reine était connue elle-même comme une femme irréfléchie,
impulsive et intrigante. Un certain nombre de vassaux firent foi
pourtant en cette astucieuse diffamation. Chagriné et humilié, le roi
Robert dut entreprendre à son tour une campagne d'information en
faveur de son candidat. Le vent tourna favorablement. Mais la reine
s'obstinait.
Finalement, le roi, avec l'aval des Grands, fixa la date du sacre au
15 mai 1027, en une nouvelle fête de la Pentecôte. Arnoul, archevêque
de Reims, était mort quatre ans plus tôt. Ce fut son successeur, Èbles,
qui officia, entouré de neuf évêques. Cette fois encore, le chœur
contenait les grands vassaux, et la nef était peuplée d'abbés, de clercs
et de moindres seigneurs. Constance assistait à la cérémonie. Mais, à
son issue, elle s'enfuit.
Pendant ces dix années qui marquent le cheminement inconscient
du duc Henri vers la royauté, les événements les plus importants sont
ceux de Germanie.
Au début du xe siècle, la décadence puis la disparition des
Carolingiens posèrent en Germanie comme en France un problème
dynastique. De même qu'en France ce fut la dynastie issue de Robert le
Fort qui, combattant d'abord les Carolingiens, se substitua à eux ; de
même, en Germanie, ce fut la maison de Saxe qui, par sa valeur et son
opportunité, parvint à remplacer celle des Carolingiens sans provoquer
l'anarchie ou la guerre civile.
Le dernier roi carolingien de Germanie fut Louis l'Enfant, fils de
l'empereur Arnulf, lui-même bâtard de Carloman, fils aîné de Louis le
Germanique. Il mourut en 911, à l'âge de dix-huit ans. Ne trouvant plus
de fils de roi à élire pour successeur, les Grands de Germanie portèrent
leurs voix sur le gendre d'Arnulf, Conrad, duc de Franconie, qui avait
épousé sa fille, Glismonde. Mais ce roi élu fut mal reçu et, quand il
mourut (919) après huit ans d'un règne difficile, les électeurs
désignèrent pour le remplacer le duc Henri de Saxe, qui n'avait aucun
lien avec la dynastie disparue.
Et ce fut le début d'une nouvelle lignée royale, bientôt impériale.
En effet, à la mort d'Henri (936), son fils aîné, Otton, lui, monta sur le
trône de Germanie. Il conduisit une courte guerre contre la France :
prenant parti pour Louis IV d'Outremer contre Hugues le Grand, qui
lui imposait sa volonté, il pénétra dans son royaume avec une armée ;
l'accord fut vite conclu. Otton ne se soucia plus ensuite des affaires
françaises, il était trop occupé ailleurs : en Germanie, pour lutter contre
les vassaux rebelles et repousser les invasions hongroises ; en Italie,
pour s'emparer de ce royaume et se faire couronner souverain d'un
nouvel empire, le Saint Empire romain germanique, qui devait
subsister jusqu'au xvie siècle, relayé jusqu'en 1806 par l'Empire
d'Allemagne. Son fils, Otton II le Roux, roi de Germanie en 961, puis
empereur en 973, eut avec la France de véritables hostilités.
Le roi de France Lothaire, fils de Louis d'Outremer, projetait de
récupérer la Lorraine ; profitant de la mort d'Otton le Grand, il s'avança
jusqu'à Aix-la-Chapelle, dont il s'empara ; Otton le Roux n'eut que le
temps de s'enfuir. Six ans plus tard, se trouvant en mesure de venger
cette humiliation, il pénétra en territoire français avec soixante mille
hommes et parvint jusqu'à Paris, dont il commença le siège. Mais
Lothaire et Hugues le Grand s'étaient unis pour défendre le territoire
national ; ils attaquèrent l'armée germanique qui, partiellement
détruite, fit demi-tour. Otton II se détourna alors de la France pour ne
plus se consacrer qu'à sa politique italienne, imité en cela par son fils
Otton III, empereur de 983 à 1002.
Otton III mourut sans progéniture. Les Grands de Germanie
désignèrent pour roi son cousin[2] Henri, duc de Bavière, dit le Boiteux
ou encore le Saint, en raison de ses vertus morales et religieuses.
Élu en 1002, il se fit couronner roi d'Italie en 1004 ; et en 1006 il
obtint la soumission du roi Rodolphe de Bourgogne. Allait-il s'arrêter
là ? Ayant à peu près reconstitué l'empire de Lothaire, Henri se tenait
pour satisfait et souhaitait entretenir des relations pacifiques avec le roi
de France, qui venait de remporter ses premières victoires dans le
duché de Bourgogne. Il envoya donc en 1006 son conseiller Notker,
évêque de Liège, à Paris, pour demander à Robert le Pieux une
entrevue, qui eut lieu au bord de la Meuse et scella l'amitié entre les
deux souverains.
En 1023, à l'appel du pape Benoît VIII, Henri de Germanie forma
en Italie une armée de cent mille hommes pour abattre et refouler les
Grecs qui avaient envahi les États pontificaux. Délivré, le pape
manifesta le désir de conférer avec les deux plus fameux souverains
catholiques de l'Europe. Il invita à Rome Robert de France et Henri de
Germanie. Ce fut un rendez-vous manqué ; Henri, rappelé en toute
hâte au-delà des Alpes par les affaires de son royaume, n'y vint pas.
Robert s'y rendit. Malgré l'absence de l'autre interlocuteur, le pape
aborda avec le roi de France le grave problème de la succession
impériale. Henri et sa femme Cunégonde de Luxembourg avaient émis,
au début de leur union, le vœu de continence, et ils avaient vécu
jusque-là dans cet état. Ce n'était pas une nouveauté ; on n'ignorait pas
que ce vœu avait été émis à Byzance par sainte Pulchérie et son époux
l'empereur Marcien ; on le verrait quelques années plus tard émettre
par saint Édouard le Confesseur et sa femme Édith.
Henri II, sans progéniture, ne pouvait disposer du trône comme
l'avaient fait les Ottonides. Qui allait être élu ? Ou qui, chose plus
grave encore, allait s'emparer de la couronne impériale ? Le nouveau
souverain ne pouvait qu'appartenir à l'une des familles royales qui
dominaient actuellement l'Europe. Or, il était à craindre qu'elles
fussent en mutuelle compétition, ce qui entraînerait une guerre entre
princes chrétiens, à tout le moins des troubles qui s'étendraient jusqu'à
Rome.
Aux yeux du pape, aucun des princes allemands n'était digne de
ceindre la couronne. Cela, le pontife devait le dire à l'empereur Henri.
Mais celui-ci accepterait-il un tel jugement ? Les ducs et marquis
féodaux de l'Italie septentrionale, lassés de la tyrannie et des
empiétements des souverains germaniques, se tenaient prêts à élire
pour roi un prince français, Robert ou l'un de ses fils. Après cela, le roi
d'Italie avait de fortes chances d'être proclamé empereur. Benoît VIII
exprima à Robert le Pieux ce qui était son propre souhait et les vœux
des princes italiens. Mais Robert était sage ; il entrevoyait qu'une telle
couronne l'obligerait à être absent de son royaume de France, à
gouverner des étrangers qu'il connaîtrait fort mal et probablement à
guerroyer contre les récalcitrants. En outre, il ne se sentait pas le droit
d'accepter une telle dignité sans l'assentiment du roi d'Italie
actuellement régnant, qui était Henri de Germanie.
Les entretiens entre Benoît VIII et Robert le Pieux n'aboutirent à
aucune décision. Robert ne se fit pas faute pourtant d'assister aux
offices pontificaux et d'accomplir les pèlerinages dans les basiliques
romaines.
À son retour, il tint à obtenir de l'empereur Henri l'entretien qui
avait été impossible à Rome. Il faut supposer d'ailleurs que, dans une
telle conjoncture, les deux souverains avaient hâte de se retrouver. Le
lieu de ce nouveau rendez-vous, qui avait été probablement celui du
premier, fut Mouzon, sur la rive gauche de la Meuse, actuellement
dans le département des Ardennes. Les cérémonies de l'année 1006 se
répétèrent. L'entretien porta sur un certain nombre de sujets, mais le
principal fut celui de l'élection impériale. Robert affirma sans ambages
qu'il se retirait de la compétition. Les interlocuteurs convinrent qu'un
tel choix ne pouvait s'opérer qu'au cours d'un concile qui s'ouvrirait à
Pavie. Benoît VIII, informé de ce vœu, ne put y répondre : il mourut le
7 avril 1024.
Henri II le suivit de près. Il trépassa dans sa villa de Goslar, près
de Hildesheim, le 13 juillet. L'accord des Grands sur un nouvel
empereur devenait urgent. Dès l'annonce du décès, les ambitions
éclatèrent et les candidatures sauvages surgirent. « Les princes
séculiers, écrit Wippo[3], ne mettaient plus de bornes à leurs ambitions ;
chacun prétendait s'élever sinon au trône, du moins à un degré
supérieur de puissance, non par le mérite, mais par la force des armes.
La discorde envahit le royaume au point que presque partout le
meurtre, l'incendie, les rapines se multiplièrent dans une proportion
effrayante. »
Le nouveau pape, Jean XIX, désirait mettre fin au plus tôt à
l'anarchie par une élection juste et reconnue du grand nombre. Il
souhaitait voir se reformer l'empire de Charlemagne, qui comprendrait
évidemment la France. Or, un empereur allemand ne pouvait demander
décemment à Robert II d'abdiquer en sa faveur, ni à l'aristocratie
française de renoncer à sa nationalité. Au contraire, puisque ni
l'Allemagne ni l'Italie n'avaient plus de souverain, il était possible aux
princes de ces deux royaumes d'accepter le roi de France comme
fédérateur. Le nouveau pape fit savoir à Robert ce vœu à la fois flatteur
et dangereux. Robert résista à Jean XIX comme il avait résisté à
Benoît VIII.
Le pape ne fut pas le seul à tenter de fléchir le roi de France. Une
délégation des princes italiens, formée d'Hugues, marquis de Toscane,
Magenfrid, marquis de Suse, Alric, évêque d'Asti, se rendit auprès de
lui et le supplia. Il demeura inflexible.
Pendant ce temps, l'impératrice Cunégonde, veuve d'Henri II,
employait tout son zèle à apaiser les discordes. Avec le secours de ses
deux frères, Thierry, évêque de Metz, et Hézilon, duc de Bavière, elle
parvint à rassembler à Bamberg une diète qui élut pour « roi des
Romains », c'est-à-dire roi de Germanie candidat à l'Empire, le duc
Conrad de Franconie. Il inaugurait une nouvelle dynastie, dite salienne.
Par sa clairvoyante fermeté, Robert le Pieux avait sauvé lui-même
et ses fils d'une charge trop lourde à porter, peut-être source d'une
nouvelle guerre entre princes d'Occident, semblable à celle qui avait
opposé les fils de Louis le Pieux.

1. Il s'agit d'Hugues de Paris, fils de Robert ier et père d'Hugues Capet.


2. Il était le petit-fils d'Henri de Bavière, frère cadet d'Otton le Grand.
3. Auteur d'une Vie de Conrad le Salique.
IV

LES DERNIÈRES ANNÉES DE ROBERT


LE PIEUX
(1027-1031)

La Bourgogne soumise, la paix conclue avec la Germanie et sa


succession assurée, Robert le Pieux pouvait quitter ce monde.
En fait, si beaucoup de petits événements émaillèrent ses
dernières années de règne, peu d'événements importants les
marquèrent. Malgré le refus que le roi de France lui avait opposé pour
l'Empire, le pape continuait de concevoir pour lui la plus profonde
estime. Et il se plaisait à la lui exprimer :
« En ces temps mauvais, la charité s'éteint dans les cœurs et
l'iniquité surabonde. L'état ecclésiastique est confondu, l'ordre de la
sainte religion foulé aux pieds, la piété et la justice outragées, les édits
royaux aussi bien que les décrets ecclésiastiques sont audacieusement
violés. Et les hommes qui en viennent à de tels excès se disent
chrétiens ! Votre royale Sublimité a le devoir de veiller plus que jamais
pour maintenir dans l'étendue de l'État la règle de la foi catholique, et
faire triompher la vérité contre ses ennemis, afin que par vous les bons
deviennent meilleurs et que les pervers soient ramenés à la voie du
bien. »
Au sud de la Loire, le vassal le plus puissant était le comte de
Poitiers et duc de Guyenne, qui fera beaucoup parler de lui par la suite.
Jusqu'en 993, le duc en avait été Guillaume Fier à Bras. Duc de
Guyenne, il avait vaincu le comte d'Auvergne, qui se parait du titre de
duc d'Aquitaine, l'avait contraint à lui rendre hommage, et s'était lui-
même appelé duc d'Aquitaine. Hugues Capet avait épousé sa sœur
Adélaïde, de sorte que son fils Guillaume V, qui lui succéda, se
trouvait le cousin germain de Robert le Pieux.
Fier à Bras avait été un vassal difficile ; son fils fut un vassal
modèle, bien que menant un train de roi et recevant de partout les
égards dus à un souverain. D'une profonde piété, il accomplissait
chaque année les pèlerinages de Rome et de Compostelle, et fonda
l'abbaye de Maillezais en Poitou.
« Ce très glorieux et très puissant Guillaume, rapporte Adémar de
Chabannes, se montrait aimable à tous, de sage conseil, d'une sagesse
admirable, plein d'une libérale générosité, défenseur des pauvres, père
des moines, bâtisseur de sanctuaires, ami des églises et surtout ami de
la sainte Église romaine. Partout où il se rendait, partout où il présidait
des réunions publiques, il offrait le spectacle d'un roi plutôt que d'un
duc, à cause de l'honneur et de la gloire insigne dont sa personne était
revêtue. Non seulement il soumit à son pouvoir toute l'Aquitaine, en
sorte que nul n'osait lever le bras contre lui, mais aussi le roi de France
avait pour lui une grande amitié, et l'honorait en son palais plus que les
autres ducs.
« Quand il se rendait à Rome, les pontifes romains le recevaient
avec autant d'égards que s'il avait été un auguste souverain, et tout le
Sénat l'acclamait comme un père. Les seigneurs d'Aquitaine qui, à
plusieurs reprises, tentèrent de se révolter contre lui furent tous
domptés ou écrasés[1]. »
Cette puissance et cette majesté incitèrent les ducs lombards, à la
mort d'Henri de Germanie, à réclamer Guillaume pour roi. Puisque le
roi Robert était réticent, autant demander cet honneur au plus digne de
ses vassaux, qui de plus était le neveu du roi Hugues Capet. Le duc ne
prit aucune décision sur le moment. Il préféra pratiquer d'abord un
voyage d'information. Accompagné du comte Guillaume
d'Angoulême, il passa les Alpes, visita les princes et les conseils des
villes. Mais, raconte Adémar, « il ne rencontra chez eux aucune bonne
foi, et tint pour peu de chose leurs flatteries et leurs marques
d'honneur ». Il refusa donc leur proposition et retourna dans son duché.
À l'âge de soixante et onze ans, Guillaume le Grand se retira à
l'abbaye de Maillezais, qu'il avait fondée, et où il mourut en 1030. Il
eut pour successeur son fils Guillaume VI, d'humeur plus guerrière que
son père. Mais le roi Robert préféra ne pas se mêler des querelles entre
ses vassaux d'outre-Loire.
Il avait à se préoccuper de ceux qui environnaient le domaine
royal ; et au surplus de ses propres fils, qui en vinrent à faire cause
commune avec les plus rétifs.
Le plus encombrant et le plus dangereux des vassaux du Nord
était Eudes II, comte de Blois. Il était le fils d'Eudes ier et de Berthe de
Bourgogne, qui avait épousé ce seigneur avant de tomber dans les bras
de Robert le Pieux. Eudes ier était mort en 995, laissant de ce mariage
quatre enfants. L'aîné, Thibaut III, hérita des possessions de son père,
vécut pacifiquement jusqu'en l'an 1000, et ne laissa aucune
progéniture. Ce fut son frère puîné, Eudes II, qui lui succéda. Il
possédait ainsi les trois comtés de Blois, de Chartres et de Tours,
concédés à son arrière-grand-père Thibaud le Tricheur par Hugues le
Grand. C'était une dévolution à titre personnel ; mais, profitant de la
longue guerre qui avait opposé les Carolingiens aux Robertides, les
descendants du Tricheur, qui méritaient le nom de leur aïeul, avaient
gardé la possession de ces terres comme un droit héréditaire. Peut-être
Robert le Pieux lui-même ignorait-il cette tricherie commise à son
détriment.
Eudes II avait les dents longues. À ses trois comtés, il ajouta les
seigneuries de Chinon, de Langeais, de Saumur, de Vierzon, de
Sancerre, de Dreux et de Châteaudun. Cette puissance ne lui suffisait
pas. Il convoitait les terres de son voisin, le comte d'Anjou
Foulques III Nerra. Il méditait, rapporte le chroniqueur Jean Maan,
« de chasser les Angevins de leurs possessions ». Cependant, après une
guerre courte et sans succès avec Foulques, Eudes tourna son appétit
ailleurs : vers les comtés de Troyes et de Meaux. Et pour les occuper
non pas par la conquête armée, mais par héritage légitime. Or,
Foulques d'Anjou pouvait prétendre, lui aussi, à cet héritage, car tous
deux étaient les parents d'Étienne par les femmes. Or, Étienne se
trouvait malade et sans progéniture. Lequel des deux cousins
emporterait la succession ?
Le roi Robert intervint : ni l'un ni l'autre. Ces trop lointaines
ascendances par les femmes annulaient l'héritage, et le comté de
Troyes devait revenir à la couronne. D'ailleurs, Hugues le Grand, aïeul
de Robert, avait pour arrière-grand-père Bernard de Vermandois (–
892), et se trouvait le cousin d'Herbert ier. Quand, en 1023 (peut-être
1022), Étienne décéda, Robert déclara les deux comtés de Troyes et de
Meaux réunis à la couronne.
Eudes de Blois prétendit ne pas respecter cette décision. Il adressa
au roi une épître emphatique et violente, dans laquelle, bravant son
autorité, il décidait de s'emparer des comtés. Robert déclara son vassal
déchu de tous ses droits sur les comtés et seigneuries qu'il possédait en
France. Eudes, poussant jusqu'au bout la provocation, occupa
militairement Troyes et Meaux. Robert fut faible : il admit le fait
accompli. Le domaine royal se trouvait maintenant encerclé par les
possessions de la maison de Blois. Singulière revanche de Berthe !
Pendant ce temps, Henri, roi associé au trône, rongeait son frein.
Son couronnement avait semblé mettre fin à son antagonisme avec son
père. Celui-ci lui avait promis de l'associer aux affaires de l'État. Il
semble qu'il n'en fut rien : nous ne voyons pas Henri mener une armée
dans la conquête de la Bourgogne, ni présider le conseil royal quand
Robert est à Rome. Y a-t-il déjà à ce moment un conflit entre eux ?
Tout ce que l'on peut constater, c'est qu'Henri est ardent, plein de
fougue, ambitieux, voire agressif ; Robert vieillissant est usé,
tranquille, débonnaire. À quoi d'ailleurs emploierait-il son fils ? Il a
conclu les plus graves affaires politiques du royaume, et il évite surtout
d'en retrouver d'autres. Qu'Henri attende donc paisiblement la
succession ! Elle ne saurait tarder.
Eudes de Blois sut discerner sans peine l'impatience de l'héritier.
Et l'héritier trouva avec plaisir dans ce seigneur soudard un inspirateur
et un compagnon. En 1027, dès qu'Henri fut couronné, Eudes de Blois,
fraîchement déchu de ses titres, possesseur illégitime de cinq comtés,
adversaire du roi Robert, embaucha audacieusement le roi Henri pour
une campagne militaire sur la Loire. L'ennemi désigné était Foulques
Nerra. Le rapace, aidé de son royal compère, se jeta sur le comté
d'Anjou, où il répandit la terreur et la ruine. Henri retourna à Paris. On
ne dit pas si c'est son père qui l'y appela.
Cet exploit n'était pas assez enivrant ; les deux complices
complotèrent une nouvelle aventure. C'était cette fois plus exaltant
pour le jeune guerrier : l'assaut de la place d'Amboise. Les hommes
d'Eudes et d'Henri s'y cassèrent les dents. La rencontre fut si meurtrière
que le jeune roi s'en retourna écœuré. Décidément, les entreprises du
comte Eudes n'étaient guère encourageantes. Henri se tint tranquille
l'année suivante.
Ce n'était que partie remise. Robert n'offrait-il pas des
chevauchées grisantes à son fils impatient ? Lui adressait-il au
contraire des reproches amers sur son indigne conduite ? Il trouva un
allié dans son cadet Robert, qui lui aussi ruminait des sentiments
vengeurs contre le père. Étrange alliance ! Robert était potentiellement
le plus redoutable ennemi d'Henri. Sous l'impulsion aveugle de sa
mère, son ambition était de monter sur le trône de France. Ce trône,
c'était son aîné qui l'obtenait, avec la caution irrécusable du sacre. Peu
importait s'il fallait d'abord conquérir l'autonomie contre le père. Il
serait temps ensuite, pour le jeune Robert, de s'armer contre son frère.
« En 1030, écrit Raoul Glaber, les deux frères conclurent un pacte
d'amitié. » Quelle amitié ! Celle de deux fils ingrats contre leur
commun père. Mais la mère était là pour les encourager. Sur quel
objectif se jeter ? Henri trouva : sur Dreux. Étrange ! Quand, par
faiblesse, le roi Robert avait finalement laissé Eudes de Blois maître et
possesseur de ces fiefs, il en avait retenu un seul : Dreux. Fief de
médiocre importance, mais qui pouvait sembler une sorte de
compensation à l'humiliation du roi. Cette année-là, pour montrer sa
valeur militaire, Henri se jeta donc sur Dreux et l'occupa. Mais c'était
là, déjà, une possession royale.
Le prince Robert, lui, se désintéressait des activités et des
ambitions de son frère. Il méditait son propre projet, qui n'était pas
moins que la conquête de la Bourgogne pour son propre compte. Rêve
d'enfant. Son père, avec de solides moyens, avait mis douze ans à
obtenir ce résultat. Après avoir prêté serment à leur suzerain, les
comtes et seigneurs de Bourgogne allaient-ils se soumettre à Robert ?
En outre, l'actuel duc de Bourgogne était son frère Henri, avec lequel il
avait noué une alliance. Mais le petit rebelle avait derrière lui, pour
l'inspirer et l'encourager, une femme qui avait perdu tout sens de
l'honneur et de la fidélité, la reine de France elle-même.
Ce qui permit au jeune prince de mettre dans son jeu quelques
seigneurs hargneux, ravis de contester leur suzerain ; et d'entreprendre
une campagne qui était à la fois une révolte contre son père et une
trahison de son frère. Il parvint à réunir un corps de troupes suffisant
pour entrer en action. Devinons que, derrière ces quelques petits
seigneurs, incapables d'aligner plus que quelques centaines d'hommes,
il y avait les mercenaires payés sur la cassette de la reine.
Heureux de conduire ces beaux soldats, Robert entra en campagne
durant le printemps de 1030. Désireuses de ne pas reprendre la guerre
qui leur avait coûté cher dix ans plus tôt, les garnisons d'Avallon et de
Beaune se rendirent. Et le petit Robert occupa les places. Cette fois, le
grand Robert, son père, se fâcha. Il avait trop toléré jusque-là. Il réunit
son ost et s'élança en Bourgogne, saccageant les terres où son fils avait
trouvé aide et complicité. Le garçon n'avait certes pas les moyens de
vaincre son père en bataille rangée, ni même de résister à un siège,
mais il se livra à une guerre d'escarmouches, assaillant les troupes
royales par des agressions surprises, occupant les places et les
abandonnant, en se dérobant à tout combat plus ample.
Finalement, le roi Robert, lassé de ce jeu de cache-cache
humiliant pour un guerrier, alla trouver dans son monastère Guillaume
de Volpiano, abbé de Saint-Bénigne de Dijon. Le bon moine ne laissa
pas échapper la leçon :
« Rappelez-vous, seigneur Roi, qu'il est juste, à cause des
injustices et des offenses que vous avez commises dans votre jeunesse
contre vos père et mère, que, par un effet de la justice de Dieu, vos fils
vous infligent autant que vous en avez infligé à vos parents. »
Mais une leçon n'est pas une solution. Le roi Robert, renonçant à
poursuivre ses fils sur les rives de la Loire et de l'Yonne, les abandonna
à leur sort. Ce renoncement fut pour eux un coup décisif. Ils
cherchaient la querelle, l'adversaire se dérobait ; ils cherchaient
l'aventure, l'aventure s'évanouissait. En réalité, ce père n'était pas si
méchant. Et il n'en avait plus longtemps à vivre. D'ailleurs, les deux
fils indignes, qui en même temps étaient des frères indignes, ne
pouvaient plus maintenant compter l'un sur l'autre. Ils se soumirent.
La réconciliation eut lieu durant l'automne de 1030.

1. Chroniques, 41.
DEUXIÈME PARTIE

LES CONVULSIONS

DES PREMIÈRES ANNÉES


(1031-1045)
I

LA RÉBELLION DES FRÈRES


(1031-1032)

Cette réconciliation, le père et les fils le savaient, arrivait à temps.


Robert le Pieux avait cinquante-neuf ans et donnait tous les signes
d'une profonde fatigue. Il tint pourtant à sanctifier le carême de 1031
par des pèlerinages. Non pas certes ceux de Rome et de Compostelle,
mais ceux de son beau royaume de France : la cathédrale Saint-Étienne
de Bourges ; l'abbaye de Souvigny, où était inhumé le grand abbé saint
Mayeul, et que le roi Hugues Capet avait visitée à la veille de sa mort ;
Saint-Julien de Brioude en Auvergne.
Les forces lui revenant, il allongea son pieux voyage jusqu'à
Saint-Gilles, sur le Petit Rhône, puis s'obligea à un périple qui passait
par Saint-Saturnin de Castres, Saint-Vincent de Toulouse, Sainte-Foy
de Conques, Saint-Géraud d'Aurillac, pour se retrouver à Saint-Étienne
de Bourges, où il présida la fête des Rameaux, puis à Orléans, où il
célébra la fête de Pâques.
Cette fois, il pouvait mourir, et il en avait le désir. Parvenu à
Melun le 29 juin 1031, il fut empêché d'aller plus loin, et s'alita au
palais royal. Sa maladie finale dura vingt et un jours, que le moine
Helgaud nous décrit minutieusement. Au long des heures, il récitait les
Psaumes, sans avoir à consulter un livre : il les savait par cœur.
Le 20 juillet, comprenant que son dernier jour était venu, il
demanda à recevoir l'extrême-onction et la communion en viatique.
Nul ne nous rapporte ses dernières paroles. Il est évident que, comme
tous les souverains en un pareil moment, il adressa un dernier discours
à ses fils, pour leur recommander les vertus chrétiennes, un sage
gouvernement, le dévouement aux pauvres, la protection de la sainte
Église. Presque aussitôt après avoir reçu les sacrements, il s'éteignit.
Helgaud, fidèle biographe, n'assistait pas à ses derniers moments. Il
constata du moins la douleur universelle que provoquait la mort du roi.
« Le cortège innombrable des veuves et des orphelins rappelait
avec des gémissements et des sanglots les bienfaits de sa main
généreuse. Dieu tout-puissant, disait la multitude, il ne nous reste donc
plus qu'à mourir, quand vous nous enlevez le plus tendre des pères ?…
Nous avons connu le repos et la paix sous le sceptre du bon roi Robert.
Il nous protégeait contre tous les ennemis… Que son âme soit
heureuse, qu'il repose dans le salut, qu'il entre heureusement au séjour
des élus ! »
Le corps du roi fut conduit à Paris, où eurent lieu les funérailles.
On le transporta à l'abbatiale de Saint-Denis, où il fut inhumé auprès
de son père, au pied de l'autel de la Sainte Trinité.
L'obstinée Constance n'avait pas abandonné son rêve de voir son
cher fils Robert monter sur le trône de France. Henri ier était sacré,
couronné, reconnu par les Grands de la nation ; il ne semblait pas que
la succession pût être remise en cause au nom d'un caprice maternel.
Mais, durant les dernières années du roi Robert, tandis que son préféré
chevauchait sur les terres de Bourgogne, la reine ne restait pas
inactive ; elle se constituait tout un parti de seigneurs qui, s'ils ne
figuraient pas parmi les grands vassaux, étaient au moins d'une humeur
décidée. S'étant assurée de cette humeur, et comptant sur la surprise, la
reine, dès le lendemain de la mort de son époux, leur fit acclamer roi
Robert III. Les conjurés s'emparèrent aussitôt d'importantes places du
domaine royal : Senlis, Béthisy, Poissy, et même Sens, qui en faisait
maintenant partie.
Le secret avait été si bien gardé, et l'action militaire fut si brutale
qu'Henri fut totalement pris au dépourvu. Il ne pouvait compter, parmi
ses vassaux immédiats, sur des hommes fermement décidés à lutter en
sa faveur. Il n'avait même pas d'armée : qu'était devenu l'ost de son
père ? Sa garde immédiate était faible : plutôt des compagnons de
jeunesse que des guerriers. Faute d'avoir prévu cette trahison, il se
trouvait détrôné.
Il n'était pas assiégé dans son palais (il fallait bien appeler ainsi
l'Hôtel royal que Robert II avait transformé en une demeure luxueuse).
Il s'enfuit. Mais où fuir ? Le plus puissant et le plus proche de ses
vassaux était Robert, duc de Normandie, cinquième successeur de
Rollon. Henri comptait trouver dans ce duc un vassal fidèle, comme
Richard II le Bon l'avait été pour son père, Robert le Pieux, l'aidant
efficacement dans la soumission de la Bourgogne. Il gagna au galop la
place de Fécamp, où résidait le duc à ce moment.
Robert ier de Normandie est parfois désigné sous le nom de
Robert II, car le fondateur de la dynastie normande, le Danois Rollon,
avait pris au baptême le nom de Robert, son parrain étant le duc Robert
de Francie, futur roi Robert ier de France : il est ainsi permis de le
compter comme Robert ier. Le nouveau Robert, duc de Normandie
depuis 1027, était un seigneur d'une belle apparence, fort, déterminé,
guerrier inlassable. On l'avait surnommé « le Magnifique ». Après la
mort de son frère Richard III, au règne éphémère, toute une partie de la
noblesse normande s'était liguée contre lui. Le chef de la conjuration
était son oncle Robert, archevêque de Rouen ; il lui enleva la ville
d'Évreux et le força à s'enfuir. Les trois autres principaux conjurés
étaient Geoffroy, comte du Perche, Arnoul, comte d'Alençon et
Hugues II, évêque de Bayeux. Il les vainquit tous les trois, et les
contraignit à lui demander pardon à genoux. Cette fureur dans les
combats fit surnommer Robert ier par ses ennemis Robert le Diable. Il
n'avait pourtant rien de diabolique : il était chéri de ses sujets.
Robert le Magnifique accueillit Henri de France comme un vassal
devait accueillir son suzerain. Il n'hésita pas : il arma et leva en
quelques jours une armée et marcha sur Paris. Les rebelles tentèrent de
s'opposer à lui ; ils furent écrasés et dispersés. La reine Constance, à
bout de moyens, s'enfuit à Melun, où elle mourut quelques mois plus
tard, sans doute de dépit et de désespoir. Les partisans du jeune Robert
s'inclinèrent.
Le dévouement de Robert le Magnifique était convaincu, mais
non totalement désintéressé. Il avait rendu à Henri son trône ; en
récompense, il lui réclama le Vexin français : peu de chose à côté d'un
royaume. Quand, en 911, Charles le Simple, par le traité de Saint-
Clair-sur-Epte, céda à Rollon le comté de Rouen, qui s'agrandirait en
deux générations au point de devenir le duché de Normandie, il fut
convenu que la frontière entre les États de Rollon et ceux du roi de
France serait l'Epte, affluent de la rive droite de la Seine. Or, cette
frontière partageait en deux le comté du Vexin. Il y eut donc sur la rive
droite de l'Epte un Vexin normand, avec pour capitale Gisors, et sur la
rive gauche un Vexin français (c'est-à-dire de Francie), avec pour
capitale Pontoise. Adroitement, pour se faire payer son service, le duc
Robert reconstituait à son profit le comté du Vexin. Henri y consentit
avec peine. Cet abandon rapprochait dangereusement la frontière
normande de Paris, et allait devenir une pomme de discorde entre les
rois de France et les ducs de Normandie.
Restait Robert le rebelle. Il se trouvait vaincu et impuissant. Henri
devait-il, au nom de la justice royale, considérer sa révolte comme un
crime d'État et l'en punir ? Par la prison ou l'exil ? Ou bien, au nom de
l'amour fraternel, devait-il pardonner ? En ce cas, il n'était pas possible
de laisser ce prince sans terre.
Henri choisit la solution de l'amour fraternel, et fit de son frère
coupable un duc de Bourgogne. Du vivant de son père, Henri, quoique
roi associé, avait gardé en apanage le duché de Bourgogne. Il ne lui
était pas interdit de le garder en sa propre possession. Mais, en ce cas,
quelle terre accorder à Robert ? Puisqu'il voulait la paix et la concorde,
il lui attribua la Bourgogne, faisant ainsi de Robert, en cette année
1032, le père d'une dynastie bourguignonne qui se prolongerait
jusqu'au xive siècle. L'acte de cession stipulait en effet que le nouveau
duc recevait ce fief « pour en jouir en pleine propriété et le transmettre
à ses descendants ».
Henri fut adroit. Décidément, ce duché constituait, jouxtant le
domaine royal, un territoire trop important par sa superficie et sa
richesse. Il le réduisit de moitié. Il en amputa les comtés de Sens,
d'Auxerre, de Nevers et de Langres. La place de Dijon devenait la
résidence des ducs ; elle serait désormais la capitale du duché.
Cette terre n'était pas aussi riche que Robert voulait le croire,
malgré la luxuriance de ses cultures. Sous ses prédécesseurs, qui
résidaient à Paris, les vassaux et sous-vassaux du duc avaient accaparé
à leur profit les terres ducales, et avec tant d'adresse qu'il était fort
difficile pour le nouveau possesseur de retrouver ses droits ; à tel point
qu'un certain nombre de ces seigneurs appelaient le nouveau duc
Robert sans Terre. Le comté d'Auxerre lui sembla le plus profitable ;
mais Henri l'avait gardé pour lui. Il tenta de se l'approprier et fut
vaincu. Il en vint, par amertume, à se faire appeler non « duc de
Bourgogne », mais « duc des Bourguignons », ou encore « duc et
recteur de la Bourgogne inférieure ». Sans doute inférieure
géologiquement, par le relief du sol ; mais il fallait lire aussi inférieure
économiquement, les domaines des comtés méridionaux étant fort
moins rentables.
Il fallait à ce duc, même infériorisé, une alliance flatteuse pour
fonder une dynastie. Il épousa Hélie, fille de Dalmace, seigneur de
Semur-en-Auxois, avec lequel il resta en différend, probablement à
cause de ses espoirs déçus par le peu de bénéfice que lui rapportait
cette union ; un jour qu'il se trouvait à table avec son beau-père, il se
jeta sur lui et le tua de plusieurs coups de poignard. Appelé à Rome
pour rendre compte de son crime, il fut condamné par le pape à édifier
à ses frais un sanctuaire. Pénitence à laquelle il se soumit en édifiant
un prieuré à Semur.
Il vieillit (assez pour être appelé Robert le Vieux) sans administrer
ses domaines, laissant à des vassaux corrompus la liberté de pratiquer
toutes les exactions. Son fils aîné, Hugues, mourut sans postérité en
1057 : dix-huit ans avant lui. Son second fils, Henri, devenu son
héritier, décéda à son tour avant son père, en 1072. Ce fut donc le fils
aîné de ce second fils, Hugues ier, qui hérita du duché. Il ne le garda
que trois ans. Il alla d'abord en Espagne pour combattre les Sarrasins.
Il avait épousé Sibylle, fille du comte de Nevers ; il la perdit en 1088 ;
quelques mois plus tard, il renonça au monde et alla prendre l'habit
monastique à Cluny, laissant le duché à son frère Eudes.
La postérité de Robert le Vieux prit une importance
internationale. Sa fille Constance (le nom de sa grand-mère) épousa
Alphonse VI, roi de Castille, de Léon et de Galice. Ce fut un grand
souverain qui, après avoir repris aux musulmans le royaume de Tolède,
se proclama empereur des Espagnes. Leur fille Urraque, héritière des
royaumes de son père, eut pour mari Raimond, fils du comte
Guillaume de Bourgogne. Cette reine fut l'aïeule de Constance de
Castille, femme du roi de France Louis VII.
Alphonse VI avait eu, hors de son mariage avec Constance, une
fille naturelle nommée Thérèse. Elle aussi fit un mariage bourguignon.
Elle épousa Henri, dernier frère du duc Hugues ier de Bourgogne, et
donc petit-fils de Robert le Vieux. Ce prince se couvrit de gloire contre
les Maures, fut créé comte de Portugal et fut le père d'Alphonse ier, roi
de Portugal.
Hugues et Henri, les deux fils aînés de Robert le Vieux, ainsi que
Constance, reine de Castille, étaient les enfants de la duchesse Hélie,
fille du malheureux seigneur de Semur. Le conflit entre le beau-père et
le gendre avait été si aigu que le duc Robert se sépara de sa femme et
épousa Ermengarde, fille du comte Geoffroy II d'Anjou, qui ne craignit
pas de devenir la femme de cette brute. De cette nouvelle union naquit
un nouveau Robert. Lui ne s'exila pas en Espagne, il se fixa en Italie
méridionale où il épousa une fille du fameux Roger, fils de Tancrède
de Hauteville et comte de Sicile. Il fut régent en attendant la majorité
de Roger II, roi de Sicile.
Ainsi, en abandonnant le duché de Bourgogne, que son père avait
pris tant de peine à conquérir, à Robert le révolté, Henri ier ignorait
qu'il instituait une longue dynastie ducale, mais en outre que cette
dynastie allait essaimer glorieusement dans l'Europe méridionale.
Il restait pourtant, de Robert II et de Constance, un quatrième fils,
Eudes, qui n'avait reçu, lui, aucun apanage, et qui pouvait avec raison
se dire « sans terre ». L'extrême faveur octroyée à son frère Robert
montrait que la rébellion était payante. Parvenant à rassembler pour sa
cause quelques vassaux, en particulier Eudes de Blois, éternel ennemi
du trône, les comtes Rodolphe de Valois et Walleran de Meulan, il prit,
dès 1032, les armes contre le roi son frère. Il fut promptement vaincu,
et assigné à résidence à Orléans, où il mourut sans terre, mais aussi
sans épouse et sans enfants, plus de vingt ans après.
Henri ier avait deux sœurs. L'aînée, Advise, née en 1004, épousa
Renaud ier, comte de Nevers. La seconde, beaucoup plus jeune, s'unit
d'abord, en 1027, au duc Richard III de Normandie. Ce malheureux
prince mourut quelques mois plus tard ; mort attribuée par
les mauvaises langues au frère du défunt, Robert le Magnifique.
Adélaïde se remaria l'année suivante avec Baudouin V, futur comte de
Flandre.
II

LES AMBITIONS D'EUDES DE BLOIS


(1032-1037)

Eudes de Blois n'était pas calmé. On peut même dire qu'il était
plus insatiable, plus ardent, plus insatisfait, plus agressif que jamais.
La mort de Robert le Pieux n'avait sur ses sentiments aucun effet
sédatif. Son ennemi n'était pas Robert le Pieux, c'était la monarchie. Il
n'admettait pas de suzerain, car il n'admettait pas de limitation à sa
puissance.
C'était pourquoi il voulait sans cesse amplifier ses domaines. En
1016, il envahit les terres de Foulques Nerra, comte d'Anjou. En 1019,
il mena contre lui une campagne féroce. En 1023, malgré l'opposition
du roi, il occupait militairement les comtés de Troyes et de Meaux,
enserrant ainsi avec ses terres de l'ouest le domaine royal. En 1030, il
soutenait militairement le prince Henri dans sa lutte contre son père.
Maintenant qu'Henri était devenu roi régnant, il ne faisait plus figure
d'allié mais d'adversaire.
À ce moment, sa cible n'était pas le roi de France, dont il n'avait
plus rien à espérer. C'était l'empereur germanique, devenu son
compétiteur pour la succession de la couronne de Bourgogne dont il se
prétendait l'héritier.
Le royaume de Bourgogne, entité fluctuante, avait connu bien des
vicissitudes, et n'était guère viable, entouré des royaumes de France, de
Germanie et d'Italie. Il avait été fondé par Rodolphe (Rudolf) ier, fils du
comte Conrad d'Auxerre ; à l'anarchie qui avait suivi, en 888, la mort
de l'empereur Charles le Gros, il s'était proclamé roi de la Petite
Bourgogne, ou Bourgogne transjurane, et il s'était fait sacrer à l'abbaye
Saint-Maurice d'Agaune, dans le Valais. Ce nouveau royaume
comprenait ce que sont actuellement la Suisse occidentale (les cantons
romands), la Franche-Comté et la Savoie. Le souverain résidait à Orbe,
dans l'actuel canton de Vaud, où Brunhilde, reine de la Bourgogne
mérovingienne, possédait autrefois une villa. Les empereurs
germaniques, loin d'accabler ce parvenu, le tolérèrent. Arnulf le
reconnut dès 894.
Rodolphe ier eut pour successeur son fils Rodolphe II. Celui-ci
épousa Berthe, fille de son principal adversaire, le duc Burkhard de
Souabe. En 921, les seigneurs italiens, mécontents du roi Bérenger,
vinrent lui offrir la couronne d'Italie. Il entra à Pavie, où l'archevêque
de Milan le couronna roi. Hugues, comte de Provence, lui disputa son
trône ; finalement, quand ils firent la paix, Hugues devint roi d'Italie en
abandonnant la Provence à Rodolphe. Celui-ci avait maintenant un
royaume qui s'étendait jusqu'à la mer. Il s'intitula roi d'Arles et de
Bourgogne, ou encore roi des Deux Bourgognes. Le royaume de
Gontran et de Brunhilde était ressuscité.
Rodolphe II mourut en 937 et eut pour successeur son fils Conrad,
dit le Pacifique. Il épousa en 958 Mathilde, fille de Louis IV
d'Outremer et sœur du roi de France, Lothaire. Il en eut au moins trois
enfants ; et c'est ici qu'il faut prêter attention à cette généalogie.
L'unique fils fut Rodolphe III, qui devait mourir sans postérité. La fille
aînée, Berthe, épousa Eudes ier, comte de Blois ; elle en eut trois fils :
Thibaud, qui fut comte de Blois de 995 à 1000, et mourut sans
progéniture ; Eudes II, qui lui succéda, et Robert. La fille cadette,
Gerberge, se maria à Hermann, duc de Souabe ; ils eurent pour fille
Gisèle, qui épousa Conrad le Salique, duc de Franconie, lequel fut élu
roi de Germanie en 1024 pour succéder à Henri II, puis couronné
empereur du Saint-Empire en 1027 par le pape Jean XIX.
Rodolphe III, sachant qu'il devait mourir sans descendants,
institua le roi Conrad pour son héritier. Aussi, en 1032, quand il
décéda, Conrad se déclara roi de Bourgogne.
Eudes de Blois protesta aussitôt. Il fit valoir qu'un roi ne pouvait
disposer de l'héritage de son royaume en ignorant l'ordre naturel de la
succession. Or, Conrad le Salique n'était que l'époux d'une petite-fille
du roi Conrad de Bourgogne ; il n'en était pas le descendant direct.
Eudes, lui, était le fils d'une fille de roi ; il en était descendant direct, et
même masculin, par la fille aînée, alors que la femme de Conrad était
issue de la fille cadette. Aucun doute n'était possible : en instituant
Conrad le Salique pour son héritier, Rodolphe III avait dépassé ses
droits et violé les lois de son royaume.
Conrad était allé très vite. Il avait pris possession du royaume de
Rodolphe avant que le comte de Blois ait pu réagir : il était roi sacré, et
ne pouvait plus revenir en arrière. D'ailleurs, l'aurait-il pu qu'il ne
l'aurait pas fait : en succédant à son grand-oncle, il reconstituait
l'empire de Lothaire, que ce fils de Louis le Pieux avait reçu par le
traité de Verdun. Les trois royaumes, Germanie, Italie, Bourgogne sous
un même souverain, c'était vraiment la constitution du véritable Saint
Empire romain germanique, que le grand Otton n'avait pas établi
complètement. Il n'était donc pas question de transiger.
Eudes, n'abandonnant pas ses projets et cherchant à gagner du
temps, proposa une transaction : Conrad demeurait roi nominalement
et gardait la possession du royaume ; mais lui, Eudes, était reconnu
comme roi bénéficiaire et administrait le territoire. C'eût été pour
l'empereur une renonciation à ses prérogatives ; il repoussa tout
accommodement. C'était ce qu'attendait Eudes, qui avait eu le temps
de recruter des troupes. Il se trouvait alors dans son comté de Troyes ;
à marches forcées, il traversa la Lorraine et parvint au cœur de la
Haute-Bourgogne, où se trouvent maintenant les cantons suisses de
Vaud et de Neuchâtel. Il s'y fit reconnaître et peupla les places fortes de
garnisons.
Informé de cette invasion, Conrad leva des troupes et s'avança à
Strasbourg pour y célébrer les fêtes de Noël de 1032 ; puis il pénétra
en Bourgogne, autant pour y signaler sa présence que pour recueillir
l'approbation des seigneurs et de la population. Il séjourna à Soleure et,
en février 1033, réunit une diète à Payerne, près du lac de Neuchâtel.
Wippo, biographe de Conrad, nous a laissé le récit de la campagne qui
suivit :
« Les Grands et le peuple de Bourgogne l'acclamèrent… Il
entreprit aussitôt le siège des places fortes dont le comte de Troyes
s'était emparé. Mais la rigueur du froid qui sévissait alors devint un
obstacle invincible… Durant le siège du château de Morat, il gelait si
fort durant la nuit que, au matin, les pieds des chevaux ne faisaient
plus qu'un avec le sol ; les animaux étaient contraints de rester
immobiles jusqu'à ce qu'on eût cassé la glace à coups de hache. »
Dans l'incapacité de poursuivre sa campagne, Conrad fit retraite
jusqu'à Zurich, se réservant de reprendre les hostilités au printemps si
l'ennemi s'obstinait. Il s'obstina : les rigueurs de l'hiver terminées,
Conrad apprit que le comte de Blois n'avait pas quitté la Bourgogne. Il
leva une nouvelle armée et, en deux mois, reprit toutes les places dont
Eudes avait pris possession.
Hypocritement, le comte demanda la paix. Mais, dès que le roi
germanique eut regagné sa capitale de Ratisbonne, on apprit que le
comte Eudes avait à nouveau pénétré avec ses troupes en Bourgogne.
Nombre de seigneurs, et même les habitants de certaines villes, le
reconnaissaient comme roi.
Conrad resurgit. Il commença par se faire reconnaître comme roi
légitime par un certain nombre de Grands dont il redoutait la sécession,
particulièrement l'archevêque de Lyon et le prince de Genève. Puis il
reprit la route du nord et donna victorieusement l'assaut à la citadelle
de Morat. Pour punir les habitants, il les mit en captivité et les déporta.
Les petits seigneurs de la région qui avaient reconnu Eudes, saisis de
frayeur, s'enfuirent ; mais les hommes de l'empereur les poursuivirent,
les capturèrent et les chassèrent du royaume. Les autres vinrent faire
piteusement leur soumission.
Eudes avait perdu. Du moins, pensait-il, momentanément. Il ne
désespérait pas de se lancer dans une nouvelle offensive, victorieuse
cette fois. Il attendait pour cela que l'empereur fût occupé au loin.
L'agitation antigermanique sévissait en Italie du Nord, et les peuples
slaves s'agitaient sur le Danube et l'Elbe. De fait, l'empereur employa
l'année 1034 à guerroyer. Les Liutizes, ethnie slave de la Baltique,
avaient pénétré en force dans le Holstein. Les Saxons, maintenant
intégrés à la Germanie sous forme d'un duché héréditaire, avaient
peine à lutter contre eux. Conrad accourut et, pendant que les intrus
semblaient disparaître, éleva une forteresse à Verden, où il logea une
garnison. Puis il retourna en Franconie. Dès qu'il eut le dos tourné, les
Liutizes réapparurent, s'emparèrent de la forteresse et massacrèrent la
garnison. L'empereur dut accourir et entamer une reconquête féroce du
territoire.
Ces campagnes sur l'Elbe avaient occupé toute l'année 1035.
Eudes de Blois, dès leur début, attendait leur prolongation, et surtout
un signe lui permettant de reprendre la conquête. Ce signe, il le vit
dans un message que lui adressait Héribert, archevêque de Milan, l'un
des plus tenaces opposants de Conrad en Italie du Nord ; ce puissant
prélat offrait au comte de Blois d'occuper le trône d'Italie. Pour Eudes,
il n'en était pas question ; mais cette invitation l'assurait de la fragilité
du pouvoir de l'empereur germanique. Puisque, aux deux extrémités de
l'Empire, les peuples s'agitaient et contestaient, provoquant des
interventions qui éloignaient le souverain de la Bourgogne, il était
temps de s'emparer de celle-ci.
De fait, au printemps de 1036, après avoir soumis les Liutizes,
Conrad, avec une nouvelle armée, passait les Alpes pour mettre de
l'ordre en Italie. Ce fut le signal pour Eudes. Il commença par
soumettre le Nord du royaume bourguignon ; et quand l'ensemble des
seigneurs locaux eut reconnu son autorité, il descendit la vallée du
Rhône, reçut l'hommage de Lyon, mais se heurta à Vienne, dont il dut
faire le siège. Quand la ville eut ouvert ses portes, il s'estima maître de
la Bourgogne et décida de s'en faire couronner roi. Dangereusement, il
préféra obtenir d'abord de nouveaux succès. Comme si sa situation
confortable en Bourgogne ne lui suffisait pas, il résolut de s'attaquer à
la Lorraine.
La première place importante sur son chemin était Toul. Il la
somma de se livrer à lui. Mais la garnison était sous le commandement
de l'évêque Brunon, futur Léon IX, qui organisa la résistance. Le siège
fut une défaite. De rage, l'assiégeant détruisit les faubourgs de la ville :
le bourg Saint-Amand, l'église Saint-Gengoult, les abbayes Saint-
Epvre et Saint-Mansuy.
Devait-il persévérer ? Une nouvelle démarche des Italiens l'y
incita. Il reçut une ambassade des évêques de Milan, de Verceil, de
Crémone et de Plaisance lui offrant la couronne d'Italie. Il accepta. Et
déjà son imagination l'entraînait plus loin : s'il devenait souverain de
deux royaumes de l'Empire germanique, il n'avait plus qu'à prendre
possession du troisième et devenir empereur. Il était sur les rives de la
Moselle. Quelques journées de marche lui livreraient Aix-la-Chapelle.
Dans un délire d'ambition, il répétait à son entourage : « À Noël, je
serai assis sur le trône dans le palais d'Aix. » Il ne voyait pas que le
trône d'Italie lui était offert ; qu'il trouverait là-bas des alliés, des
vassaux, des armées, et qu'à ce moment toutes les chances lui
souriaient pour ce trône ; alors que la Lorraine, qu'il entreprenait de
conquérir, était tout acquise à l'empereur, que ses princes et ses villes
ne sauraient que lui opposer une résistance fatale.
Renonçant à Toul, il assiégea Bar, qui deviendrait Bar-le-Duc ; la
ville se rendit. Il y laissa une garnison de cinq cents hommes, et
entama une marche vers le nord, qu'il supposait victorieuse. Toute la
Lorraine fut sur le qui-vive. L'empereur suivait de l'Italie les
événements. Il chargea Gozlon[1] de prendre la défense du territoire.
C'était un puissant personnage. En 959, Otton le Grand avait partagé
l'ancien royaume de Lotharingie en deux duchés : au nord, celui de
Basse-Lorraine, ou Lothier, comprenant ce que sont aujourd'hui la
Rhénanie-Westphalie et le Bénélux, avec pour villes principales
Cologne et Liège ; au sud, celui de Haute-Lorraine, comprenant la
vallée de la Moselle et la vallée supérieure de la Meuse, avec pour
villes principales Trèves et Metz. Au début de cette guerre entre Eudes
et Conrad, le duc de Basse-Lorraine était Gozlon. En 1033, Frédéric II,
duc de Haute-Lorraine, étant décédé sans progéniture masculine,
l'empereur donna le duché à Gozlon, qui devint ainsi duc des deux
Lorraines.
Le fils de Gozlon était Godefroy le Bossu, qui épousa en
deuxièmes noces Béatrix de Toscane, mère de la fameuse grande
comtesse Mathilde, qui fut la protectrice de Grégoire VII. Et Godefroy
le Bossu fut à son tour le père de sainte Ida, épouse du comte
Eustache II de Boulogne et mère de Godefroy de Bouillon ; lequel,
frère cadet d'Eustache III qui reçut de son père le comté de Boulogne,
reçut de sa mère le duché de Basse-Lorraine.
Ce fut à Gozlon, cet important vassal de l'empereur, que fut
confiée la résistance à l'entreprise d'Eudes de Blois. Le duc visita les
principaux seigneurs de son fief pour leur réclamer leur secours. À
l'évêque Rainard de Liège, il disait de façon pathétique :
« Ce n'est pas seulement la Lorraine qui est en danger, c'est
l'Empire tout entier ; si Eudes l'emporte, nous serons frappés d'un
opprobre éternel. »
Gozlon parvint à former une armée avec les contingents fournis
par Rainard de Liège, le comte Gérard de Namur et l'abbé Richard de
Saint-Vanne. Et il marcha hardiment au-devant du comte Eudes, dont
on lui disait que les hommes étaient beaucoup plus nombreux. Celui-
ci, évitant Verdun, avait pris la route de Metz, dont il projetait sans
doute de s'emparer. L'armée de Gozlon l'atteignit alors qu'il avait peu
progressé. Il empruntait la vallée de l'Orne, rivière qui prend sa source
à la limite orientale de l'actuel département de la Meuse pour aller se
jeter dans la Moselle entre Metz et Thionville. Le gros de ses forces se
trouvait dans une localité du nom de Honol, qui n'a pas laissé de traces,
et que l'on peut situer dans le cours supérieur de l'Orne, probablement
entre Étain et Jarny.
Les deux armées se mirent aussitôt face à face. Eudes était
confiant dans la victoire. Les troupes qui s'opposaient à lui étaient
numériquement inférieures, et elles n'étaient guère expérimentées ; les
siennes étaient aguerries par trois campagnes rigoureuses. Avant
l'affrontement, l'abbé Richard avait célébré la messe, où un grand
nombre de combattants avaient reçu la communion. Il avait prononcé
un sermon où il avait annoncé avec ferveur que les Lorrains
remporteraient la victoire.
Vers neuf heures du matin, en ce mois d'octobre 1037, les
trompettes des deux armées sonnèrent le signal du combat. Le début
fut favorable à Eudes. L'aile gauche des Lorrains, commandée par
Gozlon, fut enfoncée et dispersée. Eudes se rua alors sur l'aile droite,
dirigée par l'évêque Rainard et le comte Gérard. La mêlée fut furieuse.
Gérard fut frappé à mort ; ses combattants fléchissaient. Mais Gozlon,
de façon inattendue, avait rallié les fuyards et attaqua le flanc des
Blésois. Sous l'effet de la surprise, toute une partie des envahisseurs
céda et se disloqua. Eudes, décontenancé, fit faire demi-tour à sa
monture et abandonna ses guerriers.
Ce n'était pas digne d'un chef. Un chevalier lorrain du nom de
Thierry le poursuivit et lui passa sa lance au travers du corps. Près de
lui, Manassès, comte de Dammartin, fut frappé également à mort.
Waleran de Breteuil, atteint au talon, cria à Richard de Saint-Vanne
qu'il se plaçait sous sa protection ; l'abbé, compatissant, le revêtit de
l'habit religieux, et nul n'osa attenter à la vie d'un homme ainsi vêtu.
Transporté à l'abbaye de Saint-Vanne, il y fut soigné par les moines
jusqu'à guérison. Alors, il demanda à prendre l'habit pour de bon. Il fit
ses études de théologie, fut ordonné prêtre et devint abbé à son tour.
Eudes de Blois avait disparu. Le lendemain de l'affrontement, un
groupe de combattants, conduit par l'évêque Roger de Châlons,
parcourut le champ de bataille et trouva son corps, dépouillé par des
pillards et couvert de blessures. On le fit parvenir à la comtesse
Ermengarde, qui présida ses funérailles et son inhumation à l'abbaye
de Noirmoutier. Pendant ce temps, les vainqueurs, ayant ramassé
l'étendard du vaincu, le portaient en Italie à l'empereur Conrad.
Les deux fils d'Eudes II, Thibaud et Étienne, se partagèrent ses
États. Thibaud IV, l'aîné, reçut les comtés de Blois et de Chartres, et les
seigneuries de Châteaudun et de Sancerre, transformées bientôt en
comtés. Ce qui, malgré cet héritage partiel, faisait de lui un puissant et
redoutable vassal. Étienne II, le cadet, eut les comtés de Troyes et de
Meaux.
Thibaud, sans avoir l'ambition démesurée de son père, en avait
l'humeur guerrière. Il avait secondé le prince Eudes dans sa révolte
contre le roi Henri. Vaincu, il reprit les armes en 1039, et subit une
nouvelle défaite. Il tourna sa hargne héréditaire contre Geoffroy
Martel, comte d'Anjou, fils de Foulques Nerra. Geoffroy, ayant refoulé
son adversaire, mit le siège devant Tours. La ville se rendit et Thibaud
fut capturé. Geoffroy ne lui rendit la liberté que contre la cession du
comté de Touraine.
Le vaincu trouva une compensation à l'est. Étienne, son frère,
mourut en 1048, laissant les comtés de Troyes et de Meaux à son fils
Eudes. Thibaud objecta que ce jeune homme était de naissance
illégitime. Après un court conflit, où Eudes fut vaincu, Thibaud
s'empara des deux comtés de son neveu ; lequel continua de se
considérer comme comte de Troyes. Mais il mourut sans postérité,
laissant ainsi son oncle reconstituer l'ensemble territorial formé par
Eudes II de Blois.

1. Ce nom se trouve avec de multiples orthographes : Gozelon, Gozilon, Gauzelon, Gauzlon, Goscelon, Gothelon.
III

LA SUCCESSION DE NORMANDIE

Charles III le Simple avait créé le duché de Normandie en 911 par


le traité de Saint-Clair-sur-Epte. Plus exactement, il avait abandonné
au chef danois Rollon les comtés de Rouen et d'Évreux, avec une
partie du comté de Vexin. Rollon et ses premiers descendants,
Guillaume ier Longue-Épée (932-942) et Richard ier l'Intrépide (942-
966), s'étaient chargés, sans vergogne et sans grande résistance des rois
de France, occupés à la lutte entre les deux dynasties, d'annexer à cette
première cession quelques autres territoires de Neustrie, au point d'en
faire un duché, le duché de Normandie, comparable par son étendue au
duché de Bourgogne.
Rollon prenait très au sérieux sa qualité de vassal d'un roi
carolingien. Quand, en 915, le duc Robert chercha des alliances pour
lutter contre Charles le Simple, Rollon, sollicité, refusa son concours.
Guillaume Longue-Épée ne conçut pas le même scrupule. Robert avait
été élu et sacré roi de France ; Guillaume estima juste de se dévouer à
son fils Hugues le Grand contre le roi Louis IV d'Outremer. La
désunion s'introduisit chez les vassaux ; Arnoul de Flandre, en 942, fit
assassiner Guillaume ; les seigneurs normands allèrent chercher à
Bayeux son fils Richard, âgé de dix ans, le proclamèrent duc et lui
jurèrent fidélité.
La jeunesse du nouveau duc inspira à Louis d'Outremer le projet
de s'emparer de la Normandie. Ayant demandé aux Grands du duché
de lui confier l'enfant pour veiller à son éducation, il avoua à son
entourage son dessein de l'éliminer. Grâce à un serviteur zélé, Richard
s'évada. Le roi le poursuivit et fut capturé par les Normands. Livré à
Hugues le Grand, il ne fut libéré en 947 que contre la cession de la
ville de Laon, la seule en fait qui restât personnellement au souverain.
Ce fut ainsi que se noua une solide amitié entre le duc Richard
sans Peur (Intrepidis) et Hugues Capet, qui lui donna en mariage sa
sœur Emma. Cette alliance matrimoniale faisait entrer les ducs de
Normandie dans la famille capétienne ; et Hugues espérait avoir un
jour prochain un petit-fils duc de Normandie. Mais Emma fut stérile et
mourut en 968 sans avoir conçu de progéniture à Richard.
Richard entretenait, du vivant même d'Emma, des relations
adultères avec une certaine Gonnor, qui lui avait donné plusieurs
enfants. Devenu veuf, il régularisa sa situation en épousant la jeune
femme, qu'il rendit mère plusieurs fois encore. Quand il mourut en
996, à l'âge de soixante ans, précédant de peu Hugues Capet dans la
tombe, il laissait cinq enfants légitimes : Richard le Bon, qui lui
succéda dans le duché ; Robert, comte d'Évreux et archevêque de
Rouen ; Emma, qui épousa Aethelred II, roi d'Angleterre, et fut ainsi
mère d'Édouard le Confesseur, ce qui permit plus tard à son petit-
neveu Guillaume le Bâtard de revendiquer la couronne d'Angleterre ;
Edwige, femme de Geoffroy, comte de Bretagne ; Mahaut (Mathilde),
qui épousa Eudes ier, comte de Blois, de Chartres et de Tours. Ce fut ce
même Eudes qui, après la mort de Mahaut, prit pour femme Berthe,
fille du roi Conrad de Bourgogne. On le voit, Richard ier prenait soin de
s'allier aux familles royales.
À Richard ier sans Peur succéda son fils aîné, Richard II le Bon. Il
devait, en assumant le gouvernement de son duché de 996 à 1027, soit
durant le règne de Robert le Pieux, entretenir avec ce roi des rapports
loyaux et dévoués.
Après le règne éphémère de Richard III, Robert ier dit le
Magnifique ou le Diable, fils puîné de Richard II, hérita en 1027 du
duché.
Robert eut pour concubine provisoire, en 1026-1027, la fille d'un
bourgeois de Falaise que nous nommons plus ordinairement Arlette.
Dès la fin de 1027, elle mit au monde un fils qui fut baptisé sous
le nom de Guillaume. Il grandit sous le toit de sa mère, pendant que
son père guerroyait ici et là. Il n'avait pas pour cela oublié Arlette, car
peu de temps après, fin 1028 ou début 1029, elle enfanta une fille à
laquelle on donna le nom d'Aélis.
Dès qu'il eut succédé à son père, Robert fut contesté. Non pas
qu'il fût illégitime : il était gênant. Ses arrière-vassaux rêvaient
d'autonomie à l'égard du duc comme les vassaux rêvaient d'autonomie
à l'égard du roi. Pendant huit ans, ils entretinrent une fronde
permanente qui fit du duché un champ de bataille.
Or, Robert le Magnifique était un esprit profondément religieux,
bienfaiteur des moines et fondateur de monastères. À l'automne de
1034, il réunit ses principaux barons et leur déclara qu'il allait partir en
pèlerinage pour Jérusalem. C'était hardi, vu l'esprit d'autonomie de la
plupart d'entre eux. Mais il avait frappé fort les récalcitrants, et il
supposait que la leçon avait été entendue.
Et s'il n'en revenait pas ? Ce malheur arrivait à plus d'un pèlerin.
Il était donc nécessaire de régler l'affaire de la succession. Robert,
toujours sans union sacramentelle, n'avait pas de postérité légitime. Il
avait un fils naturel, cela lui suffisait. En janvier 1035, le duc réunit ses
barons à Fécamp. Debout à son côté, le petit Guillaume, âgé de sept
ans. La volonté du père est ferme, sa voix autoritaire. C'est ainsi qu'il
mérite l'appellation de Magnifique. Il impose son choix :
« Je ne vous laisserai pas sans seigneur. Celui-ci est mon fils. Il
est petit, mais il grandira si Dieu le veut. Ses jeunes vertus prouvent sa
capacité de vous gouverner un jour. »
Nul ne proteste. Tous acclament l'héritier. Le père leur impose la
cérémonie du serment. Ils défilent et plient le genou.
Il fallait maintenant instituer un conseil de régence. Le tuteur
désigné pour l'enfant fut le comte Gilbert de Brionne ; le régent,
administrateur du duché, le sénéchal Osbern de Crépon ; le précepteur
de Guillaume, le clerc Turold.
D'ailleurs, l'enfant ne restait pas en Normandie. Le père devinait
qu'en son absence bien des rivalités et des conflits éclateraient autour
de lui ; il était bon de le mettre à l'abri. En un lieu sûr et noble à la fois.
Rien de tel que la cour de France, auprès du roi Henri, dont Robert le
Magnifique avait sauvé le trône.
Après avoir réglé les affaires de son État, le duc prit la route de
Paris avec son fils et une nombreuse escorte. Il laissa l'héritier entre les
mains du roi de France et continua sa route avec le détachement. Ayant
d'abord fait ses dévotions à Rome, il s'embarqua dans quelque port
italien, et débarqua sans dommage en Palestine. Il vénéra avec
dévotion les Lieux saints. Mais sa résistance d'athlète lui manqua. Il ne
put même se réembarquer. Parvenu à Nicée, il expira, le 2 juillet 1035.
Il avait vingt-cinq ans.
Aussitôt la nouvelle parvenue en Normandie, ce fut, comme
Robert pouvait le craindre, l'anarchie. Et une anarchie sanglante.
Gilbert de Brionne, tuteur du petit Guillaume, était jalousé ; le fils
naturel de Robert d'Évreux, oncle du duc Robert, dressa un guet-apens
au cours duquel il l'assassina. Turold, le précepteur (qui n'était donc
pas auprès de son élève), connut peu de temps après le même sort. Le
sénéchal Osbern, régent du duché, considérant que Guillaume, devenu
duc, devait revenir au milieu de ses barons et de ses sujets, alla le
reprendre à Paris. Il l'établit au centre de la cour ducale, au château de
Vaudreuil, près de Louviers. Le lieu était sans doute mal gardé ; une
nuit, un ennemi d'Osbern, Guillaume de Montgomery, pénétra dans le
château, parvint jusqu'à la chambre du sénéchal et l'égorgea sous les
yeux de l'enfant. Un vassal d'Osbern, Björn, s'introduisit avec une
troupe d'hommes d'armes dans le château de l'assassin, près de Lisieux,
et l'exécuta avec tous ses compagnons.
Les Grands de Normandie désignèrent comme régent, pour
remplacer Osbern, le comte Guibert d'Hiesmes. Mais à peine était-il en
place qu'une bande de sicaires, commandés par Raoul de Vassy, fils
naturel de Mauger, alla l'assassiner. À Turold, comme précepteur du
duc Guillaume, on substitua Aubert de Crépon ; il ne resta pas
longtemps en fonction : les Montgomery, encore eux, le percèrent de
leur épée.
Henri ier décida de tirer parti, lui aussi, de la situation. Il avait
encore sur le cœur la cession du Vexin français. Il déclara qu'elle avait
été consentie à Robert le Magnifique personnellement, et non pas aux
ducs de Normandie. Moyennant quoi, il fit occuper le comté. Puis il
rappela à Raoul de Gacé, le nouveau tuteur du duc Guillaume, que le
roi de France avait un droit de garde sur les biens d'un vassal mineur.
En vertu de ce principe, il réclama le château de Tillières-sur-Avre.
Raoul, soumis, ordonna au châtelain de Tillières, Gilbert Crespin, de
livrer la forteresse au roi de France. Mais Crespin signifia qu'il en
tenait la garde sur ordre du duc Robert et qu'il ne pouvait se parjurer.
Henri envoya la troupe assiéger le château. C'était donc la guerre.
Raoul de Gacé réitéra son ordre. Crespin trouva alors une solution qui
donnait satisfaction à son honneur : il rendit son château au duc. Raoul,
en qualité de tuteur, le reçut et le transmit au roi.
Henri, méprisant toute loyauté, en fit un centre d'agression contre
les Normands. Il ravagea le pays d'Hiesmes, pilla Argentan et laissa à
Tillières une garnison menaçante. Il prit même à sa solde le prévôt
d'Hiesmes, Toutain, qui fit occuper le château ducal de Falaise par une
troupe de guerriers français.
Paul Zumthor constate aussi l'abondance des châteaux féodaux
construits ces années-là, comme un signe de puissance et de
provocation. Guillaume de Talon élève celui d'Arques au nom du duc
son seigneur, mais il le garde pour lui. Quant à la femme du comte de
Bayeux, qui s'appelait Auberée, elle trouva sa forteresse d'Ivry si
parfaite qu'elle craignit que l'architecte en fît bâtir de semblables chez
les autres seigneurs. L'architecte fut saisi et décapité.
Au milieu de ce sanglant désordre, le duc Guillaume grandissait,
manifestant dès son jeune âge une personnalité exceptionnelle. Il fut
éduqué avec Guillaume d'Osbern, fils du sénéchal. On ignore la nature
de cette éducation. Vu l'entourage et les circonstances, elle ne fut pas
très intellectuelle ; on dut lui apprendre assez de latin et de roman pour
lire et écrire. Elle fut certainement très religieuse, car, tout au long de
sa vie, le duc montra une foi robuste et une vive piété. Mais, là où il
reçut, comme les autres nobles de son temps, une formation exigeante,
ce fut dans le domaine militaire : équitation, maniement des armes.
Formation d'autant plus nécessaire que, voyant ses protecteurs tomber
tour à tour autour de lui sous les coups des assassins, il avait besoin de
savoir se défendre lui-même.
D'ailleurs, les complots contre sa propre personne ne manquèrent
pas. Ils n'étaient pas l'œuvre de spadassins vulgaires, ni même de petits
vassaux jaloux, mais de descendants de Rollon qui, contestant la
légitimité du bâtard de Robert le Diable, tentaient de lui ravir la
couronne ducale.
Ainsi, Roger de Trani, qui se vantait de descendre de Rollon,
réunit en 1036 une troupe nombreuse de guerriers, et déclara qu'il se
disposait à se faire acclamer duc de Normandie. Le comte Roger de
Beaumont, l'un des fidèles du Bâtard, mit la troupe en déroute ; puis,
poursuivant l'autre Roger, il l'atteignit dans son château et le tua de sa
main.
En 1042, le duc Guillaume, ayant atteint l'âge de quatorze ans, se
proclama majeur. C'était une décision d'autant plus fondée qu'il se
montrait adulte par la volonté et l'exercice des armes. Et il tint à
s'affirmer publiquement maître incontesté du duché.
Cette énergie ne fut pas suffisante pour désarmer les prétendants.
Gui d'Arques, comte de Talou, était un fils de Richard II, né de sa
seconde femme. Bien que n'appartenant pas à la branche aînée, il se
considéra plus légitime que le fils de Robert le Diable. Mais, plutôt que
de se faire reconnaître d'abord par quelques seigneurs locaux, il
considéra qu'il était plus efficace d'obtenir l'accord du roi de France.
En 1044, il alla trouver Henri ier, qui se laissa convaincre par ses
discours. En réalité, le roi manquait sur ce sujet d'opinion ferme ; mais,
traîtreusement, il comptait recevoir une prime de l'indigne vassal de
son vassal légitime. Il possédait désormais le château de Tillières ;
possession sans fondement, car elle n'était valide que pendant la
minorité du duc ; or, celui-ci était maintenant majeur, et il n'avait pas
recouvré le château. Mais Henri y entretenait une importante garnison
qu'il jugea utile pour seconder l'entreprise de Talou. Au jour convenu,
les deux alliés déclenchèrent le mécanisme de l'insurrection.
Guillaume, qui avait seize ans, montra une promptitude digne d'un
capitaine aguerri. Jugeant que Gui était l'adversaire le plus dangereux,
il l'investit dans sa place d'Arques, et le força à s'enfuir en abandonnant
ses biens. Puis il se retourna contre Henri, qui avait franchi la frontière
avec une troupe plutôt faible. Le roi, lui, n'était pas un guerrier ; il fut
promptement refoulé.
Cette sévère et rapide réaction ne fut pas une leçon pour les autres
prétendants. Gui, comte de Vernon, était le fils d'Alix, fille de
Richard II qui avait épousé Renaud de Bourgogne. Cette descendance
avait été prise en considération, puisque Robert le Magnifique, son
cousin, lui avait donné le comté de Vernon. Avec plusieurs autres
seigneurs, dont le comte de Bayeux, il fomenta un complot non
seulement pour déposer le duc Guillaume, mais pour l'assassiner, ce
qui était le plus sûr moyen de lui retirer son pouvoir.
En 1046, alors que le duc séjournait à Valognes, les nouveaux
conjurés se réunissent à Bayeux autour de Renoulf de Briquessant,
vicomte de Bessin. Ces barons non seulement se proposent de déposer
Guillaume, et au besoin de lui ôter la vie, mais ils choisissent déjà son
successeur : ce sera le comte Gui de Brionne. Un certain jour, sachant
que le duc séjourne dans son château de Valognes, les voilà réunis à
Bayeux, qui décident de passer à l'action. Décision féroce et sans
appel : on apporte les reliques des saints, et tous jurent sur elles de ne
pas épargner le duc Guillaume.
Or, il se trouvait que le bouffon de Guillaume, Godet (que faisait-
il là ?), était à ce moment dans cette demeure. Il entendit tout. Effrayé,
il parcourut au galop les vingt lieues qui séparaient Bayeux de
Valognes. Il arriva au château ducal à minuit. Comme tout bouffon, il
ne se gênait pas pour entrer sans permission dans la chambre de son
maître ; il le réveilla et lui raconta ce qu'il avait vu et entendu.
Comment déjouer le complot ? Le duc n'avait pas dans le Cotentin de
troupes disponibles.
Il sella son cheval avec ses compagnons, bondit vers le sud, et
parcourut en sens inverse le chemin que Godet avait suivi. Il contourna
Bayeux, où sans doute les conjurés dormaient, et parvint à Ryes, au
nord de la ville, à une lieue au sud d'Arromanches. De quoi crever un
coursier. Le seigneur de Ryes, Hubert, était un vassal fidèle et sûr.
Après lui avoir fait avaler une légère collation, il lui donna une
monture fraîche et pour escorte ses trois fils. Objectif : Falaise. Là, le
duc possédait sa résidence habituelle et pouvait réunir des troupes.
Mais il n'y avait pas loin de vingt lieues à parcourir. Il les parcourut, et
pénétra dans son logis pendant que les conjurés de Bayeux le croyaient
encore à Valognes, à l'autre extrémité de la Normandie.
Guillaume se trouvait à l'abri, mais les conjurés ne désarmaient
pas. Leur seigneur cessant d'exercer son autorité, ils ne s'en sentaient
que plus à l'aise pour étendre leur complot, gagnant et convainquant de
nouveaux adeptes dans toute la noblesse du duché. Gui de Brionne,
consulté par les chefs de la conjuration, acceptait de se substituer à
Guillaume défaillant. Tout était mûr pour se débarrasser de cet
encombrant duc de dix-huit ans, qui se trouvait comme prisonnier dans
sa demeure.
Guillaume n'était pas à court d'imagination, ni de volonté. À qui
recourir maintenant pour se sortir d'une situation aussi désespérée ?
Mais à son suzerain, au roi Henri. Naguère, c'était son père, le duc
Robert, qui avait sauvé la couronne d'Henri. Cette fois, par un légitime
retour, n'était-ce pas à Henri de sauver la couronne de Guillaume ? Il
n'était pas question de lui adresser un messager ; il serait trop difficile
à convaincre. C'était à lui, le duc menacé et humilié, d'aller lui
demander son secours. S'il n'était pas facile de circuler en Normandie,
il serait aisé d'en sortir : Falaise était aux portes du duché ; il suffisait
de galoper jusqu'à Argentan, à six lieues de là dans le Maine, et ensuite
de gagner Paris par Dreux.
Il n'eut pas à gagner Paris. Henri chassait dans la forêt de Poissy.
Ce timoré et cet indécis fut ébranlé par la forte éloquence de ce vassal
digne d'intérêt. Il s'engagea. Mais il ne pouvait intervenir tout de suite :
il ne disposait d'aucune force armée. L'imprudent ! Et si le domaine
royal avait été envahi ? Ce roi, qui avait failli être détrôné dès son
avènement, parce qu'il n'avait pas la plus petite armée, avouait
maintenant avoir de la peine à rassembler son ost.
Il y passa l'hiver. Les seigneurs n'étaient guère enthousiasmés
pour aller se battre : on n'était plus sous Charlemagne. Enfin, au
printemps, Henri l'annonça à son vassal : il s'avançait vers lui, grâce en
partie au comte de Saint-Pol, qui lui apportait un détachement
important. De son côté, Guillaume réunissait des combattants
volontaires ; le complot des Grands et l'agitation dans les castels
avaient produit chez certains seigneurs un scandale qui les poussait à
se ranger derrière leur suzerain. Bientôt, un vaste camp s'établit autour
de Falaise.
Cette concentration d'adversaires n'échappait pas à Gui de
Brionne et à Renoulf de Bayeux, qui voyaient leur situation se
compromettre. On annonçait que le roi de France était en route pour
soutenir le duc. Il était temps d'attaquer. Guillaume avait rangé ses
combattants à trois lieues au sud de Caen, sur un plateau nommé le
Val-des-Dunes. Pendant que les insurgés progressaient vers eux, Henri
arriva avec ses guerriers. Les deux troupes se trouvèrent face à face.
Ne parlons pas d'armées ; il s'agit de seigneurs dont beaucoup, sans
grand pouvoir, ont peu de valets d'armes. Zumthor, qui décrit la
rencontre, estime de mille à deux mille le nombre total des hommes[1].
De quoi tout de même engager une bataille, et une bataille
acharnée. Ce fut tout de suite la mêlée. Raoul Tesson, qui commandait
un détachement de rebelles, aperçut soudain en face de lui le duc
Guillaume ; il comprit que, contre toutes les lois de la chevalerie, il
allait attenter à la vie de son seigneur. Et d'ailleurs il avait juré de le
frapper. Aussitôt, il trouva le moyen de s'acquitter de ses deux
serments contraires ; parvenant jusqu'au duc, il le frappa de son gant et
fit demi-tour.
Le roi et les siens avaient chargé aussitôt. Henri était
reconnaissable à sa cotte brodée de fleurs de lys. Il subit une attaque
frontale si féroce qu'il fut jeté à terre avec son cheval ; déjà, quelques
seigneurs normands tentaient de le frapper à terre ; mais son armure
résista. Le comte de Saint-Pol et les siens jetèrent l'effroi chez les
assaillants et remirent leur suzerain sur pieds.
De son côté, Guillaume se battait comme un lion. Il cherchait
dans la mêlée le principal parmi les félons, le vicomte Renoulf. Enfin,
il le trouva. La lutte s'engagea ; l'épée de Renoulf tomba, et le porteur
s'enfuit, talonné par ses adversaires. Après quelques heures
d'affrontement, les rebelles plièrent. Déjà, un certain nombre était
couché à terre ; d'autres avaient quitté le champ de bataille. Gui de
Brionne fut de ceux-là. C'était pour le duc trahi une véritable victoire.
Non pas seulement militairement, sur ce terrain, mais politiquement,
pour son autorité. La plupart des seigneurs insoumis, comprenant que
ces révoltes étaient insensées, et que finalement ce fier duc valait la
peine d'être obéi, se réfugièrent dans leurs châteaux et préférèrent ne
pas en sortir de sitôt.
L'année suivante, cependant, une nouvelle conspiration se forma.
Elle avait à sa tête le comte Guillaume d'Eu, lui aussi parent de
Richard II. Mais elle fut découverte aussitôt. Avant même de
combattre, avant même d'être traqué par les hommes du duc, le comte
parvint à s'embarquer pour l'Italie, où il se joignit aux fils de Tancrède
de Hauteville.
Cette aventure des fils de Tancrède constitue l'une des plus
éblouissantes épopées du Moyen Âge. Le père était un petit seigneur
qui s'était vaillamment battu au côté de Robert le Diable. Il avait cinq
fils d'une première femme, sept d'une seconde, et quelques filles
encore en bas âge. Famille trop nombreuse pour qu'il pût lui léguer des
biens en héritage. À cette constatation, ses trois fils aînés, Guillaume
dit Bras-de-Fer, Drogon et Honfroy, demandèrent la bénédiction de
leur père pour s'expatrier en Italie. Ayant enrôlé quelques compagnons
de pauvre condition, ils se mirent en devoir de purger l'Italie de
l'occupation byzantine. Trois armées furent envoyées contre eux ; ils
les dispersèrent tour à tour, et se virent bientôt maîtres de l'Apulie tout
entière. Guillaume s'en fit l'administrateur et la divisa en douze
comtés ; il en distribua dix à ses meilleurs guerriers, et garda pour lui
ceux d'Ascoli et de Matera.
Le pape Léon IX, inquiet des désordres occasionnés par ces
aventuriers, envoya contre eux une forte armée qui fut écrasée à
Civitella. Il s'ensuivit un accord par lequel ce pape reconnaissait aux
Normands leurs possessions contre leur soumission au Saint-Siège.
Robert, surnommé Guiscard, c'est-à-dire le Malin, le Rusé, aîné
des fils de la seconde femme de Tancrède, était venu rejoindre ses
frères. Honfroy le chargea de conquérir la Calabre avec une poignée de
Normands ; ce qu'il fit. Survivant de ses aînés, il épousa la fille du
prince de Salerne, et obtint du pape Nicolas II, en 1059, le titre de duc
de Pouille et de Calabre. Cet événement avait lieu sept ans avant que
Guillaume le Bâtard ne conquît l'Angleterre. La noblesse de
Normandie était destinée à la conquête.

1. Guillaume le Conquérant, Tallandier, 1978, p. 182.


TROISIÈME PARTIE

LES CONFLITS RELIGIEUX

(1045-1052)
I

LE CONFLIT
D'HENRI i AVEC LE SAINT-SIÈGE
er

Contrairement à Hugues Capet et à Robert II, son aïeul et son


père, Henri ier n'était pas un esprit profondément religieux ; en outre, il
était très enclin à préférer ses propres intérêts aux lois ecclésiastiques.
Profitant des luttes romaines et de la brièveté des pontificats[1] qui
empêchaient les papes de contrôler la politique de son royaume, il ne
craignit pas de tirer d'abondantes ressources de la vente des dignités
ecclésiastiques, bien que cette pratique, la simonie[2], eût été
condamnée sévèrement par les conciles. En outre, Henri exigeait du
haut clergé le service militaire, non seulement en levant des
contingents sur ses terres, ce qui était considéré comme un devoir
féodal, mais en participant lui-même à la guerre, pratique condamnée
depuis les origines de l'Église.
Fut alors élu au souverain pontificat, en décembre 1048, l'évêque
de Toul, Bruno de Dagsbourg, comte d'Égisheim[3] par son père et
cousin par sa mère de l'empereur Conrad le Salique, qui prit le nom de
Léon IX. Il inaugura une suite prestigieuse de papes dits réformateurs,
qui travaillèrent avec énergie à extirper les maux de l'Église. À une
grande sainteté de vie, ce prélat joignait une farouche humilité ; aussi
commença-t-il par refuser la charge qui lui était imposée. Il fallut les
instances pressantes des évêques et de l'empereur pour le contraindre à
accepter. Il y mit pourtant une condition : il ne suffisait pas qu'il fût élu
par une diète réunie à Worms, mais en outre par le clergé et la noblesse
de Rome. Il partit donc pour Rome, à pied. Il y arriva en février 1049.
Les électeurs l'acclamèrent unanimement.
Il mit en œuvre aussitôt son grand projet de réforme de l'Église.
Dès le mois de mars 1049, il convoqua à Rome un concile dont il
indiquait le programme : décisions à prendre contre la simonie et la
clérogamie (mariage des clercs majeurs). « On comprend ainsi, dit la
Chronique de Saint-Bénigne, la frayeur qui s'empara, dans le monde
chrétien, chez les évêques coupables, et les retint dans leurs diocèses,
que leur conduite scandalisait. » De fait, le plus grand nombre des
évêques de France et de Germanie se trouvaient concernés par la
simonie, ayant rémunéré à prix d'or, pour obtenir leur élection, soit leur
souverain, soit les membres du chapitre cathédral. Au lieu d'affronter
le sévère jugement du pape et des Pères du concile, les coupables,
observant la politique de l'autruche, s'abstinrent de se rendre à Rome.
Pas un seul ne vint de France ; un seul du royaume de Bourgogne,
Hélinard, archevêque de Lyon ; un seul de Germanie, Éberard,
archevêque de Trèves. On compta dix-neuf évêques italiens ; mais
aussi un certain nombre d'abbés, dont ceux du Mont-Cassin et de
Saint-Paul-hors-les-Murs. Les débats eurent lieu cependant, selon le
programme arrêté par le pape.
« Le vénérable pontife, raconte Wibert, auteur d'une Vie de
Léon IX, commença par rappeler en les confirmant les canons des
conciles et les décrets des papes ses prédécesseurs contre la simonie ; il
annonça son intention de procéder immédiatement à la déposition des
évêques dont l'élection avait été entachée de cette abominable lèpre.
Quilinus, évêque de Sutri[4], se trouvait dans ce cas. Il eut l'audace de
produire pour sa justification des témoins dont il avait acheté la
connivence. Or, après l'audition des faux témoins, au moment où
l'évêque simoniaque se levait pour confirmer la véracité de leur
déposition par un parjure, il tomba subitement foudroyé par la
vengeance divine. On le transporta dans sa demeure, où il expira
quelques moments après. Cette catastrophe jeta la terreur dans les
esprits ; nul n'osa ensuite mentir au pape. »
Un décret conciliaire promulgué ensuite solennellement annula
toutes les ordinations simoniaques. Après discussion, il convint de
faire la différence entre les prêtres qui avaient eux-mêmes acheté leur
ordination, et qui furent réduits à l'état laïque, et ceux qui avaient été
ordonnés par des évêques simoniaques, et qui retrouvèrent leur
ministère après quarante jours de pénitence.
Après la publication de ces canons, les prélats simoniaques furent
révoqués et remplacés par des prêtres réputés pour leur vertu. Étienne,
moine de Cluny, fut fait cardinal-prêtre ; Hugues le Blanc, moine de
Remiremont, devint cardinal de Saint-Clément de Rome ; Frédéric de
Lorraine (futur pape Étienne IX), frère du duc Gozlon, fut nommé
cardinal de Sainte-Marie in Domnica à Rome ; Ascelin, moine de
Saint-Corneille de Compiègne, devint évêque de Sutri.
Après le cas des clercs simoniaques, fut examiné celui des clercs
concubinaires. L'Église, depuis ses origines, défend aux clercs majeurs
(évêques, prêtres, diacres, sous-diacres) d'être mariés ou de cohabiter
avec toute femme qui ne soit pas leur mère ou leur sœur. Le concile de
Carthage, en 390, rappelle que cette discipline date des Apôtres. Dans
l'Évangile, on entend Pierre dire à Jésus : « Nous avons tout quitté
pour vous suivre. » Et Jésus répond : « Nul ne quitte maison, femme,
frères, parents, enfants à cause du Royaume de Dieu sans recevoir la
vie éternelle[5]. » Le concile de Nicée (325) premier œcuménique,
rappelle, dans son canon no 3, qu'il est interdit aux évêques, prêtres et
diacres « de vivre avec une épouse ». Le concile d'Antioche de 268
mentionne que les évêques et prêtres mariés avant leur ordination « ont
renvoyé leur épouse ». Saint Jérôme, Père de l'Église, explique, en
405, que si ces clercs sont mariés, « ils cessent d'être des maris ».
Au concile de Rome de 1049, le pape et les évêques ne font donc
que rappeler et appliquer une discipline millénaire de l'Église. Or, dans
de nombreux diocèses, les évêques ordonnaient prêtres des hommes
mariés sans vérifier s'ils se séparaient de leurs femmes. Après un canon
qui annonce la révocation de tous les clercs concubinaires, le concile
en publie un autre, plus difficile pour la vie de l'Église, interdisant à
tous les fidèles, sous peine d'excommunication, d'assister à la messe
des prêtres concubinaires et de recevoir d'eux les sacrements.
Le concile examina ensuite le cas des unions incestueuses. Par
inceste, on donnait alors canoniquement un sens beaucoup plus large
qu'aujourd'hui. Était réputée incestueuse une union entre deux
conjoints ayant des ascendants communs jusqu'à la quatrième
génération (de droit canonique, huitième de droit civil), c'est-à-dire
pour un homme et une femme qui ont jusqu'à un trisaïeul commun.
Ainsi fut déclaré nul le mariage de Robert le Pieux, père d'Henri ier,
avec Berthe de Bourgogne, qui avaient le même arrière-grand-père,
Henri ier de Germanie. Il est évident que, si les évêques pouvaient le
plus souvent examiner l'arbre généalogique des familles princières et
comtales, les curés ne pouvaient guère le faire pour leurs ouailles au-
delà des grands-parents. Les Pères condamnèrent donc les unions
consanguines en général, sans se faire d'illusions pour l'application
dans les cas ordinaires. Léon IX cependant déclara nuls plusieurs
mariages de couples nobles dont on lui demanda de juger.
Ces décrets valaient pour l'ensemble de l'Église. Mais ni le clergé
de France ni celui de Germanie ne leur assurèrent l'écho qu'ils étaient
tenus de leur accorder ; ni Henri ier de France ni Henri III de Germanie,
qui avait succédé à son père Conrad II en 1039, ne s'employèrent à leur
donner force de loi dans leur royaume. Pour ce qui était de la simonie,
le roi de France non seulement la couvrait, mais l'exerçait lui-même.
Ainsi, l'ordination d'un grand nombre d'évêques français était nulle, et
une multitude de prêtres ne devaient plus exercer leur ministère
qu'après pénitence. Henri ier eut même l'audace, en tant que souverain
chrétien, d'ignorer les canons du concile de Rome non seulement en ne
veillant pas à leur réalisation, mais encore en continuant de pratiquer
ce qu'ils condamnaient.
Léon IX, volontaire et intransigeant, décida de se rendre lui-
même en France pour y faire appliquer la loi de l'Église. Puisque les
évêques de ce pays refusaient de se déplacer, c'était à lui d'entreprendre
le voyage. Dès le mois de juin 1049, il franchit le Grand-Saint-Bernard
et surgit en Bourgogne ; il séjourna à Cluny pour y évoquer avec le
fameux abbé saint Hugues les problèmes que posait l'Église de France.
Il obtint de la sorte, grâce à ce connaisseur de la société de son temps,
un tableau détaillé de l'Église et de la noblesse et un portrait (peu
flatteur) du roi. Aussitôt, voulant porter le fer dans la plaie, il
convoqua un concile national, présidé par lui-même, qui se réunirait à
Reims le 1er octobre.
Il jugea qu'il lui restait quelque temps pour se rendre en
Germanie. Il arriva en juin à Cologne, où il rencontra Henri III. Il
obtint de lui la promesse de faire respecter les lois conciliaires dans
son royaume, mais aussi dans l'Empire, dont il était le souverain depuis
1048.
Tandis que le pape, sur le chemin du retour, séjournait à Toul, son
ancien évêché, il reçut d'Hérimar, abbé de Saint-Remi de Reims, une
demande pressante : celle de procéder à la consécration de la basilique
Saint-Remi, dont on venait de terminer enfin l'édification. Ce n'était
pas rien que cette merveille du premier art roman, qui est restée à peu
près semblable à elle-même depuis près d'un millénaire, et dans
laquelle nous pouvons imaginer les festivités de la dédicace, avec ses
trois nefs majestueuses et sa voûte saisissante. Léon IX répondit
favorablement. Et Hérimar s'empressa d'en avertir son souverain.
Comme celui-ci se trouvait à Laon, l'abbé alla le retrouver pour les
fêtes de la Pentecôte et y participa aux célébrations liturgiques. Il
profita de cette présence pour l'inciter à se rendre au concile de Reims
qui allait s'ouvrir bientôt ; il le pria de donner des ordres aux évêques
et princes du royaume pour les y convoquer.
Le roi accueillit favorablement cette requête. Il promit, rapporte le
moine Anselme de Reims, de se trouver au concile « à moins d'un
empêchement imprévu ». Langage habile. Ce roi prévaricateur ne peut
décemment refuser à un prélat d'une telle dignité sa présence à des
festivités d'une importance nationale. Il peut encore moins annoncer
qu'il manquera à un concile national, présidé par le souverain pontife
en personne. Cependant, il suppose, sous forme d'un simple doute,
qu'il aura « peut-être » un empêchement, qu'il ne peut certes prévoir
maintenant. Il prévoit l'imprévu. Rien de plus politique.
Rassuré par cette réponse, Hérimar envoya des invitations à tous
les évêques et tous les comtes du royaume. Il pensait que les évêques
bouderaient en grand nombre le concile ; mais ils ne pouvaient se
dérober à la dédicace de la basilique. De son côté, le pape adressait des
convocations à tous les prélats de France. Ce fut un beau va-et-vient de
messagers sur le sol national.
Les évêques et abbés réfractaires aux lois de l'Église, les
seigneurs adultères ou engagés dans des unions illicites s'empressèrent
auprès du roi. Selon le même chroniqueur, ils lui tinrent le langage
suivant :
« C'en est fait de l'honneur de votre couronne si vous permettez
au pape de venir exercer son autorité sur votre propre territoire, ou si
par votre présence à Reims vous semblez autoriser la tenue de ce
concile. Jamais aucun des rois vos prédécesseurs n'a permis à un pape
de mettre le pied dans une ville de France pour y présider un concile.
D'ailleurs, où en est l'opportunité ? Vous n'avez pas, dans votre
royaume, à vous occuper des affaires ecclésiastiques, mais à travailler
au rétablissement de la paix et de l'ordre public. Quelques-uns de vos
vassaux rebelles s'obstinent encore dans leur insubordination. Ils
détiennent les terres de votre domaine, les châteaux forts qui relèvent
de votre mouvance royale. Votre devoir est de combattre ces ennemis
de l'État, sans vous embarrasser d'un concile. Réunissez donc les
princes, assemblez vos guerriers fidèles. Contraignez les évêques et les
abbés à vous accompagner dans une expédition glorieuse pour vous et
utile à l'État. »
Henri, qui, semble-t-il, n'était pas assez intelligent pour inventer
lui-même cette tactique, fut séduit. Il avait mis en avant un
empêchement imprévu. Il souhaitait sans doute le voir intervenir. Mais
il n'osait l'espérer. Or, c'était bien simple, et les courtisans flatteurs lui
donnaient la solution : c'était à lui de créer l'événement ; à lui de faire
surgir l'imprévu. Il n'avait ni à se soumettre aux invitations de
l'archevêque de Reims, ni à accourir aux appels du pape. Ses barons
avaient tout à fait raison : les affaires que voulait régler le Saint-Père
étaient celles de l'Église, non du royaume.
Il décida d'agir dans ce sens. C'était risquer des complications
diplomatiques avec le Saint-Siège. Cette réunion était un concile
national ; or le plus grand nombre des évêques du royaume lui étaient
dévoués ; ceux qui se sentiraient les plus coupables refuseraient de
paraître, et n'inclineraient donc pas le pape à blâmer le roi ; quant aux
autres, ceux qui oseraient participer à cette assemblée, leur nombre ne
serait pas déterminant.
L'argument qui le déterminait était celui que reprendrait Philippe
le Bel trois siècles plus tard : le pape était chez le roi, et le roi était
chez lui. Nul n'avait à lui dicter sa conduite au sein de son propre
royaume. Évidemment, ce n'était pas là le langage à tenir au pape. Il
convenait de parler en fils déférent de la papauté. Henri chargea
l'évêque de Senlis, Froland, un complice, d'aller à Toul :
« Vous direz ceci au pape : “Très Saint-Père, le roi Henri regrette
très vivement de ne pouvoir répondre à votre invitation. En effet, il est
obligé de partir avec les évêques et les abbés de son royaume pour une
expédition contre ses vassaux rebelles. Il ne peut donc se rendre à
Reims selon sa promesse. Il prie Votre Sainteté de remettre son voyage
en France à une autre époque, quand les circonstances le
permettront.” »
Ce message était de la dernière insolence. Le pape, à la suite des
autres pontifes, interdisait aux clercs le port des armes et la
participation aux combats ; et Henri lui apprenait que les évêques de
son royaume ne pouvaient se rendre au concile parce qu'ils partaient
pour la guerre. Le pape venait exprès de Rome pour présider un
concile en France ; et Henri lui demandait de revenir un autre jour, à sa
propre convenance.
Léon IX répondit fièrement au messager que son voyage était
irrémédiable, que le concile faisait partie de son programme, et que
toutes les invitations avaient d'ailleurs été envoyées. Le concile aurait
lieu de toute façon, avec la participation des évêques vraiment dévoués
à l'Église.
La réponse irrita les adversaires du concile. Ils décidèrent de hâter
les choses. Y avait-il seulement un objectif à cette expédition
guerrière ? Il n'était que d'invoquer les barons normands en rébellion
contre le duc Guillaume. Cela suffirait. Et les contestataires mirent
toute leur ferveur à enrôler, et s'il le fallait débaucher, les prélats du
royaume.
« Aussitôt que la réponse du pape fut connue, raconte encore
Anselme, princes et évêques se hâtèrent de pousser les préparatifs de
l'expédition. Le roi envoya des ordres rigoureux. On enrôla de force
ceux des évêques et des abbés qui refusaient de se mettre en
campagne. Le vénérable Hérimar fut arraché à son monastère de Saint-
Remi. Pleurant et gémissant, il dut suivre les hommes d'armes ; il
voyait s'évanouir ainsi ses espérances les plus chères. Dieu lui vint en
aide : après un jour de marche, le roi lui accorda la permission de se
retirer. Il se rendit immédiatement à Toul, informa Léon IX de ce qui
s'était passé, et revint à son abbaye pour prendre les dispositions
définitives pour la grande assemblée. »
Le 28 septembre, le pape s'avança jusqu'à la villa de Courmelois,
où il logea pour la nuit. Le lendemain, il s'avança vers Reims, entouré
du cardinal Jean de Porto[6], du préfet de Rome, des archevêques de
Trèves, de Lyon et de Besançon. Comme on peut le remarquer, ces
sièges métropolitains n'étaient pas situés dans le royaume de France.
Le pape et sa suite se présentèrent devant la basilique Saint-Remi ;
comme elle était située hors les murs, ils n'avaient pas besoin de
pénétrer dans la ville. Ils furent accueillis par l'abbé Hérimar, ainsi que
par les évêques de Senlis, d'Angers et de Nevers, qui avaient résisté au
roi.
Après une courte cérémonie d'hommage au pontife, celui-ci gagna
la ville de Reims elle-même. À la porte l'attendait l'archevêque Gui de
Châtillon, qui le conduisit à la cathédrale, où il célébra la messe. La
ville était dans une effervescence indescriptible. Non seulement des
milliers de prêtres, de clercs et de moines étaient venus rendre
hommage au Saint-Père, mais encore son arrivée avait fait accourir les
foules de France, de Germanie, d'Angleterre et jusque d'Espagne. La
nouvelle qui rassemblait ce peuple immense n'était pas seulement celle
de la présence du pape, car on pouvait aller le vénérer à Rome, mais de
surcroît celle de la dédicace de la basilique Saint-Remi. Cette masse
était si dense qu'on supposa qu'il serait impossible au pape de parcourir
le chemin qui séparait la cathédrale de la basilique sans périr étouffé. Il
se vit obligé de revêtir l'habit de simple clerc et, malgré la bousculade,
incognito et aidé de deux chapelains, il parvint à franchir l'obstacle. Le
lendemain, grâce aux efforts d'un service d'ordre énergique, la
procession de translation des reliques de saint Rémi, puis la messe de
la dédicace, purent avoir lieu.
Ce fut finalement le 3 octobre 1049 que Léon IX put inaugurer le
concile de Reims. On y compta seulement vingt évêques et cinquante
abbés, réunis dans la basilique nouvellement consacrée. La nef était
pleine de moines et de prêtres.
Après quoi, ce furent les sessions du concile. Le programme était
le même que celui qui avait été adopté en mars à Rome. On commença
par traiter de la simonie. Et sans précautions. Le diacre du pape, Pierre,
s'adressa aux évêques pour leur enjoindre, au nom du souverain
pontife, de déclarer ce qu'il pouvait y avoir de simoniaque tant dans
leur nomination que dans l'exercice de leur ministère. Ceux qui avaient
les plus graves motifs de s'accuser étaient absents. On pouvait donc
s'attendre à des réponses mesurées. Les archevêques de Trèves, de
Lyon et de Besançon se levèrent tour à tour pour déclarer leur
impeccabilité. L'archevêque de Reims restait muet. Le diacre Pierre
l'invita à parler. Troublé, Gui de Châtillon demanda qu'on sursît
jusqu'au lendemain pour l'entendre, car il souhaitait auparavant
s'entretenir avec le pape. Ce qui lui fut accordé. Parmi les autres
évêques, quatre se déclarèrent coupables[7]. L'examen de leur cas fut
ajourné.
On procéda au même interrogatoire pour les abbés. Hérimar
attesta le premier qu'il était sans reproche. Hugues de Cluny ajouta à
son propre témoignage un vibrant discours contre la simonie. Parmi les
autres abbés, les uns s'accusèrent, les autres se justifièrent. L'abbé de
Pothières, qui gardait le silence, fut attaqué avec virulence par son
évêque, celui de Langres, qui l'accusa de crimes de droit commun et
d'être sujet d'interdit ; il ne sut se défendre et fut aussitôt déposé. Ce fut
l'occasion pour Léon IX de réclamer aux assistants s'ils reconnaissaient
que le pape était le seul primat de l'Église universelle. Le concile en fit
un décret qu'il vota à l'unanimité. C'était là une éclatante réponse à
Henri ier qui niait au pape le droit de présider un concile sur le territoire
des Gaules.
Surgit alors une vieille querelle entre l'archevêque de Tours et
l'évêque de Dol de Bretagne. Elle fut évoquée, au nom du
métropolitain de Tours, par celui de Lyon, Halinard. L'évêque de Dol,
Juhel, s'était de son propre chef proclamé métropolitain des évêques de
Bretagne[8]. Mais ni le prétendu archevêque de Dol ni aucun de ses soi-
disant suffragants n'étaient présents au concile. Le pape cita Juhel à
comparaître devant lui à Rome, sous peine d'excommunication, en
avril suivant.
La session du 5 octobre fut consacrée à l'examen des cas des
autres évêques simoniaques. Ce fut long. Pour terminer, on évoqua la
conduite des évêques qui avaient eu l'audace de refuser leur
participation au concile sous prétexte de suivre le roi Henri dans une
expédition militaire. Le pape fulmina l'excommunication
nominativement contre l'archevêque de Sens, les évêques de Beauvais
et d'Amiens.
On en vint à évoquer les causes des laïcs. Furent excommuniés
trois seigneurs pour mariage illégitime, deux autres cités à comparaître
au concile de Mayence qui devait s'ouvrir en novembre.
Ainsi l'opposition d'Henri ier avait été funeste aux évêques qu'il
avait débauchés, et ne lui avait été à lui-même d'aucun profit. Aucun
auteur de l'époque ne nous apprend d'ailleurs quelle fut la destination
de cette expédition qu'il annonçait. Eut-elle réellement un objectif ou
fut-elle une simple simulation ?

1. Sylvestre III (janvier-février 1045), Grégoire VI (mai 1045-décembre 1046), Clément II (décembre 1046-octobre 1047),
Damase II (juillet-août 1048). Quatre papes en trois ans et demi.
2. Terme tiré du nom de Simon le Magicien qui, dans les Actes des Apôtres, offrait aux Apôtres de leur acheter le pouvoir de
communiquer le Saint-Esprit.
3. L'administration de la iiie République, pour franciser l'orthographe de cette localité, nous la fait écrire Éguisheim. C'est là
un abus linguistique ; ainsi pour Guebwiller et Haguenau.
4. Ville de la province de Viterbe, à 40 km au nord-ouest de Rome.
5. Luc, XVIII, 29.
6. Il s'agit d'un siège suburbicaire de Rome, épiscopal et cardinalice.
7. Hugues de Langres, Hugues de Nevers, Josfrid de Coutances, Pudicus de Nantes.
8. Rennes, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Tréguier, Saint-Pol, Quimper, Vannes.
II

L'AFFAIRE BÉRENGER

L'affaire de l'hérésiarque Bérenger de Tours, qui troubla la France


pendant plus de vingt ans, apparaît, elle aussi, comme une
manifestation d'hostilité d'Henri ier envers le Saint-Siège[1].
Bérenger[2] était né à Tours dans les premières années du
xi siècle, dans une famille opulente. Il alla étudier à Chartres à l'école
e

de Fulbert, lui-même ancien élève de Gerbert de Reims. Auprès de ce


maître distingué, qui allait bientôt devenir évêque de sa ville, il étudia
avec profit ce qu'on appelait les arts libéraux, c'est-à-dire les belles-
lettres et la philosophie. Retourné à Tours en 1030, il y fut nommé
écolâtre de l'école Saint-Martin, et s'acquit en peu de temps une
réputation internationale, au point d'être nommé « le Cicéron
français ». Hildebert, évêque de Nantes, son contemporain, a pu
ensuite écrire de lui : « Tous les écrits des philosophes, tous les chefs-
d'œuvre des poètes furent dépassés par son éloquence et son génie.
Saint et savant, son nom croîtra avec les âges ; le plus grand parmi les
humains lui sera toujours inférieur. »
L'abondance des élèves, venus de partout, faisait à la fois sa
satisfaction et la gloire de Tours. Aussi, quand il fut nommé
archidiacre par l'évêque d'Angers, il accepta cet honneur, mais ne
quitta pas son enseignement. Ce fut sans doute une gloire surfaite :
« La plupart de ses ouvrages, écrit Tabaraud, sont perdus. Ceux qui
nous restent ne justifient pas la grande réputation qu'il eut de son
vivant. Le style en est sec et dur, et ils offrent plus de sophismes que
de raisonnements[3]. »
Ce succès grisant, et le goût du sophisme qui en était l'une des
sources, l'entraînèrent à des affirmations hardies, et qui semblaient
souvent originales, bien qu'il se fît gloire de les tirer de Jean Scot
Érigène[4] : la vérité est unique, et est l'œuvre de la raison. Quand la foi
contredit la raison, elle s'érige contre la vérité ; car c'est par la raison
que l'homme a été fait à l'image de Dieu. C'est donc la dialectique,
c'est-à-dire la philosophie, qui est le chemin de toute connaissance
supérieure. Cela en plein Moyen Âge, et au sein d'un enseignement
placé sous la garde de l'Église.
Il est vrai que ce zèle rationaliste n'était pas nouveau. Le maître
l'avait déjà montré quand il était élève, et d'une façon suffisante et
provocatrice qui serait un siècle plus tard l'attitude d'Abélard. « Ceux
qui l'ont connu à l'école de Fulbert, témoigne son ancien condisciple
Guitmond, moine à la Croix-Saint-Leu et plus tard cardinal archevêque
d'Aversa, signalent tous la légèreté et la présomption de son caractère.
Il respectait fort peu la parole du maître, comptait pour rien ses
condisciples, méprisait profondément les livres d'enseignement
scolaire. Toutefois, ne pouvant par ses seules forces atteindre les
sommets de la connaissance philosophique, il voulut y suppléer par la
simplicité de ses opinions. C'est le côté par lequel il se croit excellent ;
l'audace du novateur lui semble un titre de gloire. Il en fut ainsi dans
ses jeunes années. On le vit dès lors affecter une démarche théâtrale,
rechercher la pompe et l'emphase, suppléer à la profondeur qui lui
manquait par une doctrinale gravité… »
Ce fut alors que monta en Normandie un nouvel astre de
l'enseignement : c'était Lanfranc. Ce Lombard de Pavie, devenu moine
du Bec, en fut institué écolâtre et enseigna avec éclat. Les élèves
arrivèrent de toute l'Europe à ce monastère hier inconnu pour y
entendre ce maître prestigieux. « Dans tout l'univers, écrit
emphatiquement son biographe anonyme, on ne parlait plus que de
l'abbaye du Bec illustrée par un grand philosophe et saint chevalier.
Les clercs accoururent, puis les fils des ducs et des princes, et bientôt
les maîtres les plus renommés de toutes les écoles. »
La renommée changeait d'adresse. Bérenger constata avec un vif
déplaisir que son assistance diminuait. À n'en pas douter, c'était ce
moine italien qui lui ravissait sa clientèle. Il décida de le contredire, et
si possible de l'humilier publiquement. En 1045, il se rendit donc au
Bec, et provoqua Lanfranc à une joute dialectique. Ce matamore de
l'intelligence avait trop de confiance en lui. Lanfranc accepta ce duel
oratoire. Le public, averti, était nombreux. Dès les premières phrases,
Bérenger fut surpris, gêné, incapable de répondre. Il s'obstina, et
riposta aux raisonnements incisifs de son adversaire par des pirouettes
qui lui attirèrent les rires moqueurs de l'auditoire. Finalement, il rompit
dans la confusion. C'était lui le vaincu et l'humilié.
Cette défaite publique retentit dans toute l'Europe. Sa clientèle
accusa une diminution consternante : « Retourné à Tours, raconte
encore Guitmond, il vit le désert se former autour de lui ; ses élèves le
quittaient pour aller suivre les leçons de Lanfranc. » Et l'auteur ajoute
ce qui allait entraîner tout le reste de cette aventure : « Désespéré de
cet échec, Bérenger voulut rappeler à lui l'attention du monde par
l'audace d'un enseignement nouveau, se souciant fort peu d'être
hérétique, pourvu qu'il demeurât célèbre. Le système qu'il adopta était
de nature à séduire l'esprit des gens du monde : il ouvrait grande et
large la route aux mauvaises passions et autorisait tous les hommes à
pécher impunément. »
Cette affirmation de Guitmond se vérifie dans des extraits des
œuvres de Bérenger, ou du moins de ce qui reste de ses œuvres. Et ces
œuvres ne sont que la fixation par écrit de son enseignement :
« Le sacrement de mariage est une invention purement humaine.
Il n'y a qu'une seule loi divine : le libre commerce entre l'homme et la
femme sans lien ni entraves d'aucune sorte. »
On le voit alors précurseur de Luther :
« Tous les papes sont des hérétiques. L'Église romaine est le
conciliabule de la vanité, la synagogue des maléfices ; elle se fait
appeler apostolique, mais elle est en réalité le siège de Satan. »
Précurseur aussi des anabaptistes :
« Le baptême est une cérémonie symbolique qu'il est impie de
pratiquer sur les enfants, et qu'il faut réserver uniquement aux adultes
capables de comprendre le mystère. »
Précurseur encore de l'exégèse rationaliste du xixe siècle :
« Les paroles des livres saints doivent s'entendre suivant le sens
rationnel, et nullement selon la lettre. Ainsi, quand on dit du Christ
ressuscité qu'il entra au cénacle “toutes portes closes”, cela signifie
qu'il n'avait plus de corps et que son être tout entier était esprit. »
L'enseignement hérétique de l'écolâtre de Tours était donc ainsi
connu maintenant de toute la France. Nul évêque ne s'empressait donc
de le sanctionner ? Nul synode ne se rassemblait pour condamner ses
écrits et ses paroles ? Tout au contraire, tout le clergé compromis par
ses infidélités et ses malversations trouvait plaisant qu'un audacieux
professeur pourfendît le pape qui les avait convoqués au concile de
Reims ; et qui allât même jusqu'à mettre en question le dogme et la
morale. Bérenger, sans crainte d'être inquiété, se vantait publiquement
d'être protégé par tout l'épiscopat du royaume.
Mais ces espèces sonnantes versées à profusion dans les mains
des auditeurs, dont un certain nombre sans doute avait peine à
comprendre les arguties du maître ? Elles venaient de la cour de
France. Henri ier avait accumulé les rancœurs et les ressentiments
contre ce pape qui était venu jusque dans son royaume porter des
condamnations contre les prélats dont il tirait de l'or et de l'argent, qui
avait siégé à quarante lieues de sa capitale en brandissant l'anathème et
en révoquant les évêques de leur dignité. Il trouvait dans ce même
royaume un clerc courageux qui s'érigeait contre la hiérarchie
ecclésiastique et contre la doctrine de l'Église. Quelle aubaine
inattendue pour lui ! Il ne savait sur quel terrain affronter l'autorité
romaine ; et voilà qu'un clerc s'en chargeait sur le sien, avec une
audace inouïe. Certes, à cause de son insuccès intellectuel, ce clerc
risquait de manquer d'auditoire, et de perdre ainsi les disciples
capables de répandre son message. Henri puisait dans sa cassette pour
les lui attirer ; il saurait se dédommager dix fois de cette dépense en
vendant des évêchés et des abbayes.
Mais enfin une telle situation ne pouvait se prolonger. Il n'y avait
pas en France que des évêques rebelles ; et les livres de Bérenger
n'étaient pas lus qu'en France. Vers 1047, les plaintes commencèrent à
parvenir d'une part à Henri ier, dont on ignorait le rôle dans cette
affaire, d'autre part à Bérenger lui-même, qu'on supposait ne pas être
rétif à toute influence.
« Un scandale, écrivait au roi l'évêque Déoduin de Liège, a éclaté,
dont la nouvelle est dans toutes les bouches et soulève la réprobation
universelle en France et en Germanie. On rapporte que l'évêque Bruno
d'Angers et l'écolâtre Bérenger de Tours, renouvelant des hérésies
vingt fois condamnées, proscrivent le sacrement de mariage, le
baptême des enfants, la présence réelle de Jésus-Christ dans
l'Eucharistie. On ajoute que vous avez le dessein de convoquer un
concile national à ce sujet. Il serait digne en effet de votre zèle chrétien
de réprimer de tels sacrilèges et d'effacer un opprobre qui souille la
gloire de votre très noble royaume. »
Henri ier préférait laisser s'accréditer l'opinion qu'il détestait les
doctrines de Bérenger, et qu'il allait convoquer un concile. Cette
rumeur le dédouanait auprès du pape et le justifiait aux yeux des
évêques fidèles. Mais il restait inerte.
Hugues de Langres, l'un des évêques repentis du concile de
Reims, se refusant à imaginer que le roi pouvait exercer dans cette
affaire une conduite salutaire, préféra s'adresser à Bérenger lui-même.
Il n'employait pas les arguments d'ordre social, pour lui montrer
combien sa conduite était scandaleuse, mais il développait des
réfutations théologiques, tout spécialement à propos de l'Eucharistie.
Un ancien élève de Bérenger, devenu écolâtre de Liège, lui écrivit non
en censeur ou en critique, mais en ami éploré. Il répondit, rapporte
Sigebert de Gembloux, « d'un ton orgueilleux et indigné ».
Sentant le vent tourner, Bérenger estima qu'il devait se racheter
devant l'opinion publique. Non pas certes en mitigeant ses doctrines,
mais en se livrant à un coup d'éclat. Il aurait dû se méfier de sa
hardiesse : la joute qu'il avait provoquée contre Lanfranc avait
complètement tourné en sa défaveur. Pour se revancher, ce fut contre
ce même Lanfranc qu'il médita de triompher publiquement. Non pas
cette fois dans une école au milieu de maîtres et d'étudiants, mais dans
une conférence plus solennelle où l'on ferait figurer sur l'estrade des
théologiens reconnus, choisis par Lanfranc lui-même.
Bérenger adressa donc à son confrère une provocation en règle.
Puisque cet écolâtre « peu familier dans l'étude de l'Écriture » qualifiait
d'hérétiques les enseignements dispensés à Tours et tirés de Scot
Érigène, lui, Bérenger, le sommait de réunir des théologiens
compétents devant lesquels il justifierait ses thèses. Le messager de
Bérenger ne trouva pas Lanfranc au Bec ; devenu prieur de son
monastère, il participait à Rome, en ce mois d'avril 1050, au concile
que Léon IX venait de réunir en prolongation de celui de Reims. Un
moine du Bec se chargea de voyager jusqu'à Rome pour remettre au
plus tôt l'épître à son destinataire. Le contenu en fut rapidement connu
des Pères du concile. Ils prirent connaissance avec indignation de la
doctrine eucharistique de Bérenger, et la condamnèrent à l'unanimité.
À l'issue du concile de Rome, Léon IX déclara qu'il en réunirait un
nouveau à Verceil en septembre de la même année, où Bérenger serait
cité.
À cette nouvelle, l'hérétique entra dans une violente colère. Il cria
qu'il ne se rendrait pas au concile de Verceil, et que le pape n'avait pas
le pouvoir de le condamner. Il se mit alors à prêcher dans tout l'ouest
ses doctrines, et se réfugia chez le duc Guillaume de Normandie en
comptant sur sa protection. Mais Guillaume déclara que ces questions
doctrinales n'étaient pas de son ressort, et qu'il laissait les évêques s'en
occuper. La perche était ainsi tendue aux évêques normands, qui se
réunirent en synode à Brionne avec un certain nombre d'abbés et de
théologiens. Bérenger, cité à comparaître, se présenta avec l'un de ses
disciples sur l'éloquence duquel il comptait. Ce fut une déroute : l'un et
l'autre durent s'enfuir couverts de honte.
Finalement, comptant toujours sur la valeur démonstrative de sa
dialectique, Bérenger décida de se rendre au concile de Verceil pour y
faire triompher sa pensée devant le pape et les évêques. Il n'y alla pas ;
mais pour justifier cette absence, il écrivit plus tard que, avant de partir
pour l'Italie, il avait cru utile de demander un sauf-conduit au roi ; et
que le roi l'avait gardé auprès de lui, lui retirant ainsi la liberté de
voyager. Les historiens ne trouvent aucune trace de ce prétendu séjour
forcé de Bérenger auprès d'Henri ier. Et d'ailleurs l'excuse qu'il invoque
est bien tardive.
Quelque temps en effet avant le concile de Verceil, Bérenger, libre
de ses mouvements, écrit à un clerc de la chapelle royale pour lui
signifier qu'il se tient prêt à défendre ses thèses devant le roi Henri. Il
tient, explique-t-il, à se justifier devant le roi, car les théologiens du
synode de Chartres l'ont diffamé auprès de lui.
Henri se trouvait fort gêné. Il constatait que son protégé d'hier
subissait maintenant la réprobation universelle, et ne pouvait plus lui
être utile contre le pape, puisque ce dernier lançait l'anathème contre
lui. Il ne voulait pas le lâcher, mais craignait de le soutenir contre la foi
commune. Comme trop souvent, Henri choisit une demi-mesure,
capable de prolonger cette situation sans l'obliger à prendre parti. Il
déclara qu'il réunirait à Paris en octobre un concile national, devant
lequel Bérenger viendrait s'expliquer. Il supposait satisfaire ainsi les
deux parties : l'épiscopat, en obligeant à se présenter devant lui
l'hérétique qui avait refusé de comparaître devant le pape ; et Bérenger,
qui souhaitait se justifier publiquement.
En l'occurrence, il est assez piquant de voir Henri ier, qui a refusé
de se rendre au concile de Reims en arguant que les affaires doctrinales
n'étaient pas de son ressort, convoquer un an plus tard un concile à
Paris pour régler une affaire doctrinale. Et, en même temps, se
substituer au pape pour citer un hérétique qui décidait ne pas avoir à se
soumettre au Saint-Siège.
De fait, le concile convoqué par le roi Henri se réunit à Paris le
23 octobre 1050. Les évêques et les théologiens y affluèrent, sans se
soucier de savoir si cette convocation et cette réunion étaient
canoniques. Ils avaient hâte surtout d'en finir avec cette pénible affaire,
et espéraient que le prévenu s'expliquerait enfin clairement, et qu'ils
pourraient connaître ses thèses définitives. Mais le prévenu, méfiant
maintenant à l'égard de lui-même, fut absent. Le roi, lui, était présent.
Il fallait donc délibérer et juger sans lui. Disposait-on seulement
d'écrits authentiques et récents qui pussent livrer indubitablement sa
pensée ? On se posait la question avec grand embarras quand intervint
Isambard de Broyes, évêque d'Orléans. Il brandissait un paquet assez
volumineux :
« Voilà, expliqua-t-il, des lettres. Elles sont de la main de
Bérenger, et récentes. Elles étaient adressées à un ami nommé Paul. Le
porteur s'étant arrêté dans mon hôtel, je lui ai fait saisir de force ce
courrier, qui contient l'exposé de la doctrine de son auteur. Si le concile
veut en prendre connaissance, il saura ce que pense et ce qu'enseigne
Bérenger. »
Et Isambard alla porter le paquet des lettres sur la table du roi, qui
ne put faire autrement que d'en ordonner la lecture. Laissons le récit de
la suite à Guillaume de Troarn, témoin de son temps :
« Toutes les oreilles furent attentives à la lecture de ces lettres.
Chacun gardait le silence le plus religieux et s'efforçait de ne pas
perdre une seule parole. Mais bientôt un murmure, d'abord sourd et
confus, puis des exclamations violentes interrompirent la lecture. Les
propositions énoncées étaient si révoltantes qu'elles soulevaient un
frémissement dans l'assemblée. L'hérésie s'accentuait sous des formes
sordides ; le dégoût fut universel, et d'une voix commune son auteur
fut anathématisé. »
Peut-être, sans cette violation du secret de la correspondance,
Bérenger, comparaissant devant les évêques dont un certain nombre
gardaient quelque faveur pour lui, aurait-il pu se sortir d'affaire. Mais
les lettres accusatrices s'étaient substituées à sa subtile dialectique.
Henri ier était victime de son propre piège. Peu intellectuel, peu
informé des matières théologiques, il comptait voir son protégé, dont
tant d'auditeurs vantaient l'éloquence, persuader les évêques de son
innocence. En se substituant au pape, le roi avait provoqué une
condamnation plus ferme que celle qu'avait brandie le pape.
Celui-ci n'avait pas dit son dernier mot. Il exigea un concile
légitime, qui serait présidé non par un roi suspect de complicité
d'hérésie, mais par un légat du Saint-Siège. Ce concile attendit quatre
ans pour se réunir. Il eut lieu à Tours même, lieu de résidence de
l'accusé. Ce fut pendant son déroulement que Léon IX passa de vie à
trépas. Son successeur, Victor II, lui donna sa caution.
Cette fois, l'interpellé comparut. Le rôle de contumace ne lui
convenait pas. Son absence aux précédents conciles lui avait attiré les
foudres de l'autorité ecclésiastique. Autant se défendre. Il reprit sa
confiance dans son pouvoir démonstratif. Mais il apprit que le légat
nommé par Victor II pour présider le concile était le cardinal
Hildebrand, archidiacre de Rome : une intelligence lumineuse, une
âme de feu, une poigne de fer. Il avait été le conseiller écouté des
quatre papes précédents et restait l'homme de confiance du nouveau. Il
serait dix-neuf ans plus tard élu pape sous le nom de Grégoire VII. « Il
exposa la vérité dogmatique avec tant de force, rapporte Guitmond
d'Aversa, que l'hérésiarque lui-même en demeura convaincu. Bérenger
lui remit une rétractation complète, signée de sa main et confirmée par
un serment solennel. »
Que se passa-t-il dans l'âme de cet orgueilleux incorrigible ?
Prêta-t-il un serment mensonger pour échapper à une condamnation
trop rigoureuse, ou confessa-t-il qu'il était intimement convaincu d'une
vérité dont il prêchait le contraire par ostentation ? Lui-même écrira
plus tard : « Plusieurs assistants s'écrièrent que ma profession de foi
n'était pas sincère et qu'au fond je pensais le contraire de ce
qu'exprimaient mes paroles. » De toute façon, l'accusé se condamnait
lui-même. Il restait aux Pères à prendre trois décisions : porter
l'anathème sur l'enseignement proféré par Bérenger jusque-là ; lui
interdire de récidiver et l'inviter à faire pénitence.
L'hérésiarque prit le parti de se soumettre définitivement. Non pas
hypocritement sans doute quand on en croit les témoignages
contemporains. « Retiré à Tours dans l'île de Saint-Cosme, raconte la
Chronique de Tours, il vécut huit années dans la plus austère pénitence.
Renonçant à tous les honneurs, à toutes les richesses du siècle, couvert
d'une robe de moine, il priait et pleurait dans cette retraite. » Et
Guillaume de Malmesbury d'ajouter : « Dans l'emportement de la
jeunesse, il déshonora sa gloire en soutenant l'hérésie. Mais, à un âge
plus avancé, il donna de tels exemples de repentir qu'il laissa la
réputation d'un saint. »
Henri ier avait misé sur le mauvais cheval. Il avait soutenu et
encouragé ce professeur en supposant qu'il provoquerait de graves
difficultés au pape ; il avait assemblé un concile en espérant que cet
adversaire du Saint-Siège serait absous et glorifié. Or, la difficulté
s'était retournée contre le professeur, et le concile l'avait condamné. Le
roi avait dilapidé son argent en pure perte, et dépensé un zèle qui
l'avait désigné comme suspect devant le clergé.

1. On trouve un exposé de cette affaire particulièrement détaillé dans Darras, Histoire générale de l'Église, t. XXI, pp. 177 à
219, auquel le présent récit doit beaucoup. Récit détaillé également dans Delarc, Essai historique sur saint Léon IX et son temps,
Paris, 1876 ; et dans Eugène Martin, Saint Léon IX, Lecoffre, 1904.
2. Gilson orthographie Béranger.
3. Biographie universelle, t. IV, Paris, 1811, p. 235, col. 1.
4. Fameux intellectuel irlandais (810-877), professeur à Paris sous Charles le Chauve.
III

LE MARIAGE DE GUILLAUME
DE NORMANDIE

En 1049, Guillaume de Normandie, âgé de vingt et un ans, était


encore célibataire. Chose rare en son temps. Il est vrai que c'était à lui
de se choisir une épouse. D'ordinaire, c'était là le rôle du père du
prince, qui décidait selon les intérêts de sa maison ; et il décidait vite,
pour que son fils eût le temps de procréer avant de disparaître, et qu'un
seigneur plus puissant n'eût pas substitué la princesse convoitée. Or,
Robert le Magnifique, mort en pèlerinage quand son héritier n'avait
encore que sept ans, n'avait pas eu le temps de lui trouver une alliance.
C'était maintenant à l'héritier devenu duc de régler au mieux cette
affaire.
Ce nouveau duc était avisé. Sa condition ne lui permettait pas de
demander la main d'une fille de puissant personnage. Tout d'abord, sa
naissance : c'était un bâtard ; même devenu seigneur d'un grand duché,
il se savait considéré par un certain nombre de princes comme un fils
illégitime, auquel il est inconvenant de s'allier. Ensuite, il lui fallait
faire ses preuves, assumer son pouvoir sur ses vassaux et devant le roi
de France. Autant d'atouts qui lui permettaient de viser haut. Car
Guillaume souhaitait ne pas épouser la fille d'un baron insignifiant.
Le moment lui semblait venu de procéder au choix qui devait
entraîner sa propre dignité et la fortune de sa race. Celui-ci était déjà
fait ; du moins en désir, non en réalité. Il avait pour objet Mathilde,
fille de Baudouin V le Pieux, comte de Flandre, qu'on appelait encore
Baudouin de Lille, où il avait fixé sa résidence préférée.
Baudouin était l'un des plus importants vassaux du roi de France.
Il avait conquis la Frise, s'était allié victorieusement avec le duc
Geoffroy de Basse-Lorraine contre l'empereur Henri III, avait ajouté à
son comté les pays d'Alost, de Gand et de Valenciennes, ce qui
l'amplifiait à la fois en superficie et en richesse. À ces avantages
territoriaux, Baudouin V ajoutait une source exceptionnelle de
prestige : il avait épousé en 1028 Adélaïde, fille du roi Robert de
France. Celle-ci était d'ailleurs, quand Baudouin l'épousa, la veuve de
Richard III de Normandie, oncle de Guillaume, dont elle avait été la
femme quelques mois. De sorte que la jeune Mathilde se trouvait la
nièce d'Henri ier et la petite-fille de Robert le Pieux. Si Guillaume
l'épousait, sa descendance serait celle des rois de France. Quant à
Mathilde, qui avait alors dix-sept ans, elle était réputée belle, savante
et vertueuse.
Quel meilleur parti rêver ? À ses vassaux qui le pressaient de
prendre femme, Guillaume ne cachait pas son projet. Or, à l'automne
de 1049, on lui rapporta que Lanfranc, prieur de l'abbaye du Bec, se
déclarait opposé à ce mariage. De quoi donc se mêlait ce moine ? Ce
moine, réputé pour sa science et sa sainteté, exerçait une grande
influence, et il pouvait desservir les projets du duc. Pris d'un accès de
rage comme on en vit pendant toute sa vie, Guillaume se précipita à
l'abbaye du Bec et incendia l'une de ses granges. Il s'agissait à l'époque
non pas, comme aujourd'hui, d'un simple hangar abritant des bottes de
paille, mais d'une succursale de ferme, une sorte d'exploitation agricole
réduite, avec des bâtiments et des greniers. Comme il ne trouvait pas
ce châtiment suffisant, et que, attendant une réplique ou une
condamnation de la part de ce vénéré prélat, il n'en voyait que la
résignation devant l'adversité, il lui ordonna de quitter les lieux. Sans
doute n'en avait-il pas le pouvoir canoniquement ; mais la communauté
monastique pouvait s'attendre, en cas de résistance, à toutes les
violences. Lanfranc ne résista pas : il attela son cheval et l'enfourcha.
Guillaume avait assez de cruauté pour assister triomphalement à ce
départ. Il se posta donc à la sortie de l'abbaye pour jouir du spectacle.
Or, le cheval du prieur était un bidet hors d'âge, qui traînait la jambe.
Guillaume s'impatiente :
— Allons, moine ! Hâte-toi donc de déguerpir.
Et Lanfranc lui répond avec bonhomie :
— Duc, si tu m'offrais une meilleure bête, j'irais plus vite.
Guillaume, sans se vexer de voir ses compagnons s'esclaffer,
apprécia l'humour de sa victime. Il lui ordonna de retourner dans son
monastère, l'y accompagna et lui promit son amitié.
Il apprit ainsi pourquoi le prieur du Bec blâmait son projet de
mariage : il y avait entre Mathilde et lui un empêchement canonique.
Ils étaient consanguins. Qui avait découvert ce lien pour que Lanfranc
l'eût brandi ? Lanfranc lui-même ? C'était fort possible. Or, le concile
de Reims, qui venait de se terminer, avait insisté sur l'opposition
absolue qu'il fallait mettre aux unions consanguines, qu'on appelait
incestes. Les évêques normands étaient des serviteurs convaincus du
Saint-Siège, et, en outre, des théologiens, comme le montrait le prieur
du Bec. Paul Zumthor, dans son excellente biographie de Guillaume le
Conquérant, soupçonne les vassaux normands opposés à leur duc de
chercher, en invoquant cette règle canonique, à empêcher le mariage de
Guillaume et de Mathilde. Il semble bien plutôt que ce zèle soit de
nature toute religieuse, et que ce soient les clercs, tancés et excités par
Léon IX, qui épluchent les généalogies des deux jeunes gens. Robert le
Pieux, père d'Henri ier, avait eu sérieusement maille à partir avec le
Saint-Siège à cause de son mariage avec Berthe de Bourgogne, sa
parente au troisième degré ; et les évêques qui avaient béni et approuvé
cette union avaient été menacés d'excommunication. Ceux de 1049 ne
tenaient pas à subir cette sanction.
Puisqu'il s'était lié d'amitié avec Lanfranc, Guillaume le supplia
de plaider sa cause en cour de Rome. La commune ascendance était
lointaine, et la prohibition était une loi disciplinaire, non un dogme. Le
pape ne pouvait-il accorder une dispense ?
Lanfranc ne fut pas insensible à la prière de Guillaume. D'autant
plus qu'il pouvait présenter des arguments sérieux en faveur du jeune
duc. Celui-ci est un solide chrétien. Il est doué d'une foi robuste dans la
doctrine de l'Église, comme en peuvent témoigner les clercs de son
entourage. C'est un dévot. Il assiste à la messe quotidienne avec une
profonde ferveur. Il tient à voir sa foi et sa piété partagées par son
entourage, et ne badine pas avec les manifestations d'hérésie. Tant de
mérites valent bien l'indulgence du souverain pontife.
Lanfranc n'avait pas à se rendre spécialement à Rome, en 1049,
en faveur du duc de Normandie : il y était convoqué au concile que
Léon IX réunissait pour compléter celui de Reims. Le saint prieur dut
d'abord se dédouaner, devant le pape, de toute complicité et de toute
sympathie pour Bérenger. Quand ses mérites furent reconnus, il
s'employa à obtenir du pape la dispense souhaitée, lui magnifiant le
rôle politique que pouvait exercer le duc Guillaume en faveur de
l'Église, sans soupçonner que ce seigneur serait un jour roi
d'Angleterre.
Guillaume perdait patience. Il avait adressé sa demande en
mariage au comte Baudouin, et celui-ci l'avait agréée. Alors, pourquoi
patienter encore ? Le comte et le duc décidèrent de conclure le
mariage. Le pape devrait bien s'incliner devant le fait accompli.
Le mariage eut lieu en 1051. Avec tout le cérémonial exigé. Le
fiancé envoya jusqu'à la frontière de Flandre une ambassade composée
des plus grands seigneurs de son duché. Là, elle rencontra la fiancée,
qui attendait au côté de son père. La double escorte l'accompagna
jusqu'au château d'Eu, où elle fit une entrée solennelle sous les
applaudissements de la foule. Après la messe de mariage, le cortège
prit la route de Rouen, capitale du duché, où il reçut de nouvelles
acclamations.
Les historiens ne mentionnent pas, pour cette importante
célébration, la présence de l'épiscopat. Il semble absent. Ce n'est
probablement pas pour une cause politique, mais pour une raison
religieuse. Le pape ne s'étant pas prononcé, ils s'abstiennent. Ils ne
peuvent participer, puisque le pape n'a pas dit oui ; ils ne peuvent
protester, puisque le pape n'a pas dit non. Léon IX aurait-il oublié de
jouer son rôle dans cette grave affaire ? Guillaume et Mathilde avaient
reçu le sacrement sans interdiction : ils étaient mariés, sans que Rome
eût ensuite opposé un quelconque décret d'invalidité. Lanfranc, qui
avait plaidé cette cause, se tut.
De Mathilde de Flandre, nièce d'Henri ier, Guillaume, le futur
Conquérant, eut dix enfants. L'aîné, Robert Courteheuse, né en 1053,
hérita de la seule Normandie. Ce fut à son cadet, Guillaume II le Roux,
que fut attribué le royaume d'Angleterre ; et comme il mourut sans
postérité légitime, ce fut leur dernier frère, Henri ier Beauclerc, qui lui
succéda.
Adèle, l'une des filles du Conquérant, épousa Étienne-Henri,
comte de Blois et de Chartres, dont le fils Étienne devint roi
d'Angleterre (– 1135). Décédé sans postérité (1154), il laissa le trône à
Mathilde, fille d'Henri Beauclerc.
QUATRIÈME PARTIE

LE SOUCI DE LA SUCCESSION

(1052-1060)
I

ANNE DE KIEV

Henri ier n'était nullement impatient, comme l'était le duc


Guillaume, de conclure une union matrimoniale et de perpétuer la
dynastie fondée par son aïeul. D'ailleurs, son propre père, Robert le
Pieux, ne s'en était guère soucié non plus, pas plus que l'intrigante
reine Constance. Robert s'assura de sa succession par son fils aîné en le
faisant sacrer quatre ans avant sa mort. Ses précautions s'arrêtèrent là.
Ce ne fut que cinq ans après son avènement au trône, alors qu'il
avait vingt-sept ans, que, pressé par son entourage, Henri accepta de
chercher une épouse. Il arrêta son choix à une obscure princesse
germanique ; si obscure que les auteurs contemporains connaissent à
peine son origine. Certains en font une nièce de l'empereur Conrad II,
d'autres une nièce de l'empereur Henri III son fils, ce qui paraît plus
plausible quand on considère les dates. Le plus vraisemblable, c'est
que cette jeune princesse, nommée Mathilde, était la fille du margrave
Liudolf de Frise. Devant l'insuffisance des textes, certains en arrivent à
marier deux fois le roi Henri, une première fois avec la fille du
margrave, une seconde fois avec la nièce de l'empereur. On ne sait trop
non plus quel bénéfice, dynastique ou territorial, Henri ier espérait tirer
de cette union. Il n'en tira aucun ; cette union fut brève ; l'adolescente,
de santé fragile, mourut jeune mariée après une courte maladie. Peut-
être même le mariage n'avait-il pas été consommé.
C'en était assez pour dissuader Henri d'une nouvelle union. Il
s'était fortement attaché à la petite reine, et sa disparition le jetait dans
le désintérêt du mariage. En outre, comme il était apparenté à toutes les
familles royales de l'Occident, il répondait que, dès qu'il aurait trouvé
une épouse belle et sage, des clercs viendraient disséquer les arbres
généalogiques pour lui établir une quelconque parenté. Et il fallait
compter qu'ils y parviendraient. Son père avait vu la première partie de
son règne empoisonnée par un mariage de ce genre ; ensuite, il avait
pris une épouse légitime, qui lui avait donné une descendance. Mais
vraiment, sa mère, Constance, avait jeté le désordre et la désunion dans
la famille royale.
Les Grands de la cour savaient le souverain lié d'amitié avec
l'empereur Henri III. Ils s'adressèrent à celui-ci pour lui demander de
trouver à leur maître une épouse capable à la fois de lui plaire et de ne
pas risquer une désunion canonique. Henri III, homme sage et de bon
conseil, et qui connaissait mieux les dynasties européennes que son
voisin, entrevit aussitôt la princesse qui lui convenait : Anne, fille de
Iaroslav, grand-prince de Kiev. Ne disons pas, comme on le trouve
dans certains livres, « Anne de Russie ». La Russie (Rossia) n'existait
pas alors. Kiev était la capitale des Rus', c'est-à-dire des Ruthènes,
embryon de l'Ukraine.
S'il savait qu'elle n'avait aucun lien de consanguinité avec la
famille capétienne, c'était parce qu'il connaissait ses origines. Et s'il la
savait probablement digne de devenir reine de France, c'était parce que
la cour impériale de Germanie gardait des liens avec les familles
régnantes de l'Orient chrétien.
Il y avait d'ailleurs moins d'un siècle que les ascendants d'Anne
étaient baptisés. La ville de Kiev (Kyîv) avait été bâtie vers 860 par
deux aventuriers scandinaves, Askold et Dir, dans la partie de la vallée
du Dniepr habitée par les Slaves Polanes. Peu après, Riourik, prince
des Varègues de Danemark et vassal de l'empereur Lothaire, fonda une
principauté à Novgorod, chez les Slovènes du Nord. Oleg, parent de
Riourik, avec une armée slave, s'empara de Kiev dont il se déclara
prince. Ainsi, cette petite principauté, peuplée de différentes ethnies
slaves, était régie par une dynastie scandinave.
À la mort d'Oleg (912), Igor fut proclamé prince de Kiev. Il osa
entamer une lutte armée contre Byzance, qui se solda par un traité de
paix (944). Ce fut l'occasion pour un certain nombre de prêtres et de
moines byzantins d'aller se fixer à Kiev. Igor n'écouta pas leur
prédication ; mais sa veuve, Olga, subit fortement leur influence et, en
966, elle fonda un évêché, pour lequel elle demanda un évêque à Otton
le Grand, qui lui envoya Adalbert, moine de Trèves. Ainsi des relations
suivies s'établirent entre l'Empire germanique et la principauté de Kiev.
Après la mort du successeur d'Igor, Sviatoslav (942), son
troisième fils, Vladimir (Volodymir), entama une lutte contre son frère
aîné, le tua et prit le pouvoir. Violent et polygame[1], il ne souhaitait pas
se convertir au christianisme ; il n'hésitait même pas à offrir aux dieux
slaves des sacrifices humains. Ce fut, comme un Clovis ou un
Mieszko, le mariage qui le conduisit au baptême. Avant que la religion
ne déterminât la politique, ce fut la politique qui détermina la religion.
Ayant soumis de nombreux peuples entre la Baltique et la Mer Noire[2],
Vladimir se vit considéré comme le plus grand souverain de l'Orient
européen. Il voulut consacrer cette réputation par un mariage flatteur. Il
ne trouva pas mieux que de réclamer aux empereurs byzantins Basile
et Constantin la main de leur sœur Anne, qui était louée comme belle,
savante et vertueuse. Les coempereurs se trouvèrent dans une situation
délicate : le prince de Kiev avait le pouvoir de prendre Constantinople,
ou tout du moins de faire à Byzance une guerre cruelle. Mais comment
donner leur sœur à cette brute polygame ? Ils consentirent, à une
condition : Vladimir se ferait chrétien. Condition acceptée. Après son
baptême solennel, en 988, Vladimir épousa Anne, puis publia un
décret selon lequel tous les habitants de Kiev eussent à se faire
baptiser. Toute la ville descendit pour cette cérémonie massive dans les
eaux du Dniepr. La première Anne de Kiev obtenait un résultat plus
grandiose qu'elle ne l'aurait imaginé.
Vladimir fit bâtir à Kiev une grande basilique (996), créa des
écoles pour son peuple analphabète et publia des institutions
administratives et judiciaires. Il mourut en 1015 après un règne de
trente-cinq ans. Ses vertus politiques et guerrières lui firent attribuer le
nom de Grand, ses vertus privées et religieuses, le titre de Saint[3].
Iaroslav (Iouri), père de la nouvelle Anne promise à Henri ier,
succéda à son père Vladimir ; il eut une vie mouvementée, avant et
après son accession au trône. À la mort du père, alors que Iaroslav était
gouverneur de Novgorod, son cousin Sviatopolk s'empara du trône de
Kiev, puis fit assassiner Boris et Glev, deux frères de Iaroslav. Ce
dernier marcha avec une armée sur l'usurpateur, qui fut vaincu et tué
dans le combat. Reconnu en 1019 par le peuple, il épousa la princesse
Anne de Suède, qui s'appela désormais Irina, ce qui faisait retourner sa
lignée aux origines scandinaves. Son règne fut alors une longue suite
de campagnes militaires : contre le roi Boleslas de Pologne, qui le
battit ; contre les Petchénègues, qu'il vainquit ; contre une nouvelle
armée polonaise, qui écrasa la sienne ; contre l'empereur byzantin, son
oncle, guerre qui aboutit en 1043 à un traité de paix.
Cet aspect militaire ne fut pas le seul de son règne. Il fut appelé
Iaroslav le Sage grâce à sa culture. Ne se contentant pas d'être un
lecteur assidu des ouvrages grecs, il en fit copier un certain nombre
dans un atelier qu'il institua à cette fin, et en fit traduire certains en
vieux russe, ce qui constituait une nouveauté, cette langue restant
jusque-là orale. Ce fut ainsi qu'il gratifia sa fille Anne d'un
évangéliaire qu'elle emporta à la cour de France : la malheureuse ne
savait ni un mot de latin ni un mot de roman. Il existe à la bibliothèque
municipale de Reims un évangéliaire en vieux russe datant du
xi siècle, qui serait probablement ce livre laissé par la reine Anne. Une
e

autre thèse prétend que ce volume proviendrait du sac de


Constantinople par les croisés, et que l'empereur Baudouin ier l'aurait
offert au cardinal Guillaume aux Blanches Mains, frère de la reine Alix
et archevêque de Reims.
En fait, l'un des tout premiers monuments de la langue russe dans
ses balbutiements, qui est resté dans sa patrie, c'est le code des lois
russes, Pravda Ruskaïa, publié par Iaroslav ier vers 1030.
Ce souverain fut aussi un constructeur. Il fit édifier à Kiev la
cathédrale Sainte-Sophie, consacrée en 1044 ou 1045. La princesse
Anne fut évidemment présente à cette solennelle cérémonie. En même
temps que cette édification, à partir de 1037, on vit monter vers le ciel
les murs de l'église de l'Annonciation, située près de cette fameuse
Porte d'Or, immortalisée par Moussorgsky dans ses Tableaux d'une
exposition. Nul doute que la jeune Anne ait souvent prié dans ce
sanctuaire. Il fit construire en outre deux monastères, l'un dédié à saint
Georges, patron de son baptême, l'autre à sainte Irène, patronne de son
épouse.
De même que Vladimir avait voulu s'allier à la dynastie byzantine
par son mariage avec une princesse grecque, Iaroslav tint à se lier avec
les dynasties d'Europe occidentale. Lui-même avait épousé une
princesse scandinave ; il donna sa sœur Marie au roi Casimir ier de
Pologne. Il observa la même politique avec ses enfants. L'aîné de ses
fils, Vladimir, prince de Novgorod, fut marié à la fille d'Harold II, roi
d'Angleterre, dont le règne fort court se termina sur le champ de
bataille de Hastings. Vladimir était officiellement l'héritier de son père,
mais il mourut avant lui. Le successeur désigné devint le second fils,
Isiaslav, qui épousa Gertrude, sœur de Casimir ier de Pologne. Le
quatrième, Vsévolod, eut pour femme Marie, fille de l'empereur
byzantin Constantin Monomaque ; elle n'avait pas de consanguinité
avec la grand-mère Anne, appartenant à une autre dynastie. Les deux
derniers fils ne firent pas d'alliances princières ; la femme de
Viatcheslav, prince de Smolensk, fut Oda, fille du comte de Stade ; et
celle d'Igor, Cunégonde, fille du comte Orlamonde, de la noblesse du
Saint Empire.
Iaroslav eut trois filles. L'aînée, Élisabeth, fut donnée en mariage
au roi de Norvège Harald III le Sévère (Hardrade) ; Anastasia, la
troisième, épousa le roi André ier de Hongrie, qui venait de se faire
couronner en 1047. Anne, la cadette, restait seule au logis paternel.
Elle était devenue, par ces huit mariages, la belle-sœur de l'Europe.
Rien d'étrange donc que sa famille, sa beauté, sa disponibilité fussent
connues dans tout l'Occident. Mais Henri ier, peu curieux, ignorait le
monde slave et ses ressources.
C'est fort à propos qu'en 1049, l'empereur Henri révéla à son
homonyme français cette jeune fille à marier : elle était la dernière
célibataire de la famille. Le roi de France, lui, avait maintenant
quarante ans. Il était temps d'adresser la demande en mariage.
Henri ier envoya une ambassade au grand-prince. On s'attendrait à
la voir formée de grands vassaux et conduite par un archevêque. On est
étonné de voir sa composition. L'évêque est celui d'un siège assez
modeste, celui de Châlons ; les vassaux sont d'un rang médiocre : des
accompagnateurs, pour faire escorte. Mais le roi a choisi son envoyé
non pas pour des raisons de prestige, mais pour des raisons d'amitié.
Roger de Châlons est un vieux compagnon de guerre et de loisir. Il
aime et estime son roi tout personnellement. Et ce roi peut compter sur
lui pour convaincre le père de la demoiselle.
Deux choses vont assurer les envoyés que leur mission est une
réussite. D'abord, l'accueil des souverains. Iaroslav et Irèna organisent
en leur honneur une réception grandiose, dont ils ne se donneraient pas
la peine s'il s'agissait simplement d'une demande politique ; ils tiennent
à montrer qu'ils sont heureux et fiers de ce choix du plus grand
souverain de l'Occident, que cet Henri vénéré hors de ses frontières
leur accorde un grand honneur. Il est certain que leur fille restée au
foyer va ceindre une couronne plus importante que celles de Norvège
et de Hongrie. Accueil chaleureux dans l'intimité, accueil somptueux
dans les festivités publiques.
Autre satisfaction des ambassadeurs, autre certitude de leur
réussite : la princesse était admirable. Elle résumait dans sa personne
les vertus chrétiennes et les qualités féminines, parmi lesquelles une
ravissante beauté. Iaroslav, en souverain libéral qui souhaitait être père
au moins autant que roi, demanda à sa fille son consentement.
L'ambassadeur pouvait donc retourner à Paris avec la fiancée.
Mais celle-ci se déroba. C'était trop rapide. Elle n'allait pas, comme
cela, du jour au lendemain, quitter sa famille et sa patrie, pour toujours.
Elle devait se préparer au mariage, avec tranquillité et ferveur. Elle
devait étudier de loin la langue, l'histoire, la géographie du pays dont
elle serait bientôt la reine. Au surplus, la grande-princesse Irina était
malade ; et c'était à elle, sa fille unique maintenant, de la soigner.
L'évêque franc opposa poliment quelques objections, dont la
principale était la longueur de ce délai. Est-ce que le roi Henri ne serait
pas cruellement déçu quand il verrait revenir ses envoyés sans la
gracieuse fiancée ? Est-ce que tous les Grands du royaume ne seraient
pas dépités en constatant qu'il serait nécessaire d'ajourner le mariage et
le couronnement ? Mais Anne, en enfant gâtée, maintint son caprice :
l'important, c'était que le roi connût sa réponse. Alors, il lui enverrait
une seconde ambassade pour la quérir dans son palais.
Roger de Châlons retourna à Paris confus et honteux. Certes, il
rapportait de Kiev une heureuse nouvelle. Mais c'était tout. Il ne
revenait pas avec la belle fiancée. Le roi, à la fois satisfait et impatient,
composa une nouvelle ambassade avec l'ordre formel de revenir avec
sa reine. Les choses n'avaient que trop tardé : le voyage aller, le séjour
à Kiev, le voyage retour avaient duré près d'un an. Quand donc l'union
serait-elle célébrée ?
Pour cette seconde ambassade, Henri adjoignit à l'évêque de
Châlons le savant évêque de Meaux, Gautier, et un vassal de petite
importance, le comte Gozlin de Cauny, avec une escorte plus brillante
et des présents plus riches. Ils trouvèrent la princesse prête à les suivre.
Sa mère était guérie : elle n'avait plus besoin de la soigner. Après le
déballage des présents, fort appréciés par leurs hôtes, les envoyés
furent contraints à un nouveau séjour et à de nouvelles fêtes.
La fiancée et sa suite foulèrent le sol de France en 1051, près de
deux après le départ de la première ambassade. L'escorte n'était plus
seulement franque, mais slave ; toute une suite de Grands de la
principauté de Kiev accompagnaient leur princesse vers son triomphe.
Henri le célibataire fut profondément ému de l'arrivée de cette
merveilleuse jeune fille que la Providence lui destinait et que
l'empereur Henri lui avait trouvée. Il décida les noces dans le plus bref
délai : la fiancée avait joui d'un temps suffisant pour s'y préparer à
Kiev.
Les noces et le couronnement de la nouvelle reine eurent lieu à
Reims le 19 mai 1051, en la fête de la Pentecôte. Le roi y avait invité
non seulement les évêques, qui se tenaient dans le chœur, et les
vassaux, qui remplissaient la nef, mais aussi les souverains étrangers,
qui envoyèrent pour la plupart leurs représentants. Les cérémonies
furent présidées par l'archevêque Gui de Châtillon. Et les fêtes
religieuses furent suivies d'un banquet fastueux. Les noces d'Henri et
de Mathilde avaient été célébrées avec discrétion ; il n'en était pas de
même ce jour-là.
Les cierges des sanctuaires et les flambeaux de la salle du festin
étant maintenant éteints, tous, Grands et peuple, attendaient une
naissance royale. Un an environ après le mariage, la reine Anne mit au
monde un fils, qui fut baptisé sous le nom de Philippe. Nom qui
apparaissait pour la première fois dans la monarchie franque. Et cela
pour le plaisir de la reine. Car les empereurs byzantins aïeux d'Anne
prétendaient, très sérieusement, descendre de Philippe de Macédoine,
père d'Alexandre le Grand. Ainsi, Henri ier savourait le plaisir d'avoir
un héritier qui ne descendait pas seulement de Charlemagne[4], mais
encore d'Alexandre. Était-il destiné à devenir un conquérant ?
Ainsi le trône des Capétiens fut occupé par quatre autres Philippe,
en hommage à ce premier, et par un seul chez les Valois, le premier de
la lignée ; le nom de Charles, comme oublié, s'imposerait à nouveau.
Chez les Bourbons, Philippe réapparut dans la lignée des ducs
d'Orléans, jusqu'au roi Louis-Philippe. Ce nom de Philippe fut même
adopté par les dynasties étrangères ; il ne fut donné qu'à un seul
empereur germanique, Philippe de Souabe (– 1208), mais à cinq rois
d'Espagne et à deux rois des Deux-Siciles.
La reine Anne ne fut pas très féconde. En 1054, elle accoucha
d'une petite Emma, qui décéda quelques mois plus tard. L'année
suivante, ce fut un second fils, Robert, hommage à l'aïeul paternel, qui
mourut de maladie à l'âge de cinq ans. Enfin, en 1057, trois ans avant
la mort de son père, Hugues, qui, lui, survécut, mais que le roi négligea
de pourvoir d'une terre. Son frère, le roi Philippe, lui en procura une ;
tardivement, mais généreusement.
En 1077, mourut le comte Herbert IV de Vermandois. Il laissait
pour unique héritière sa fille Adèle, qui hérita, en outre, de son oncle
les comtés de Valois et de Bar-sur-Aube. Philippe ier maria son jeune
frère à Adèle, qui en fit par association un comte de Vermandois et de
Valois.
Hugues de Vermandois fut appelé « le Grand ». Il vient aussitôt à
l'esprit que cette appellation était une explication de son prénom pour
la population de langue romane : Hugues vient du germanique hoch,
« grand », « élevé ». Or, Suger, abbé de Saint-Denis, dans la Vie de
Louis le Gros, dont il fut le ministre, nous rapporte une tout autre
explication. Peut-être l'anthroponymie, en ce siècle, n'étant plus
germanique, on accordait aux noms (ou peut-être leur attribuait-on
rapidement) une origine latine. Le prince Hugues, étant le cadet du roi,
était dit minus natus (« moins né »), qualificatif qui se transforma en
magnus, c'est-à-dire « grand ».
Contrairement à son frère Philippe, souverain mou et irrésolu,
Hugues de Vermandois fut un héros. Pendant la première croisade,
Philippe étant excommunié pour mariage adultérin, il commanda
l'armée du Nord de la France. Il participa avec bravoure à la victoire de
Dorylée, aux sièges de Nicée et d'Antioche, et mourut en 1102 d'une
blessure reçue à la bataille d'Héraclée.

1. On lui prête quatre femmes et huit cents concubines.


2. Les Viatitches, les Livoniens, les Radimiches, les Bulgares et la Chersonèse.
3. On trouve un développement savant et circonstancié des origines de Kiev et des règnes de Sviatoslav et Vladimir le Grand
dans Georges Vernadsky, Essai sur les origines russes, Maisonneuve, 1959, t. II, pp. 261-521.
4. Hugues Capet était le petit-fils de Béatrix de Valois, elle-même descendante directe de Pépin, roi d'Italie, fils de
Charlemagne.
II

DERNIÈRES CAMPAGNES
(1052-1060)

Durant ses dernières années de règne, Henri ier trouva encore des
occasions de guerroyer contre ses vassaux. Sans grande bravoure, mais
avec certains desseins politiques.
Sa cible fut d'abord Geoffroy II, dit Martel, comte d'Anjou, dont
l'ambition l'inquiétait. Fils de Foulques III Nerra, dont il reçut le comté
en héritage, Geoffroy épousa Agnès de Bourgogne, veuve de
Guillaume V, duc de Guyenne. De ce fait, il réclama à Guillaume VI,
successeur de son père, la Saintonge, qui faisait partie de ses États. Le
jeune Guillaume protesta que ce mariage ne conférait aucun droit à
l'époux de la veuve de son père. Geoffroy ne tint pas compte de cette
juste allégation, envahit la Saintonge et l'annexa à son comté.
En 1045, il se tourna contre Thibaud IV, comte de Blois, de
Chartres et de Tours, qui avait hérité ces trois comtés de son père, le
fameux Eudes II, tué en tentant de conquérir la Lorraine. Thibaud
n'avait pas l'étoffe de son géniteur. Geoffroy assiégea et prit Tours,
captura Thibaud, et ne lui rendit la liberté que contre la cession de la
Touraine.
Conforté par ces deux succès, Martel convoita le comté du Maine,
au nord de ses États. Cette fois, il espérait profiter d'une succession
difficile. En 1010, Herbert ier, comte du Maine, dit Chien-Éveillé,
décéda en laissant son comté à son fils mineur, Hugues II. Ce fut alors
que Geoffroy Martel vit dans ce comte jeune, célibataire et sans
héritier une proie facile. Il envahit le Maine. Hugues était peu capable
de défendre ses terres ; mais Gervais, évêque du Mans, qui avait déjà
sauvé son héritage, organisa la résistance, et appela à son secours le
suzerain du comte, le roi Henri. Pour plus de succès, sachant Henri
timoré et versatile, il conseilla à Hugues de laisser par testament
l'héritage de son comté au duc Guillaume de Normandie.
C'était frapper à la bonne porte. En 1050, répondant à l'appel et en
mutuelle concertation, Henri et Guillaume levèrent des troupes et les
unirent. Contournant le Maine, ils s'attaquèrent au sud de l'Anjou et
assiégèrent le château de Mouliherne, non loin de Saumur. Henri alors,
voyant dans le duc de Normandie un général expérimenté, se contenta
de cette promenade militaire, fit demi-tour, laissant son associé prendre
le château.
Pendant ce temps, peu effrayé de voir ses adversaires enlever ses
forteresses, Martel continuait sa conquête du Maine et s'emparait du
Mans. L'évêque Gervais s'enfuit et se réfugia auprès de Guillaume.
Geoffroy, au lieu d'aller défendre l'Anjou, poursuivit son avancée vers
le nord, pénétra en Normandie, prit Alençon et Domfront. Cette fois,
Guillaume accourut et mit le siège devant Domfront. Après quelques
mois de vains efforts pour réduire la place, il apprit que Geoffroy
faisait route vers les assiégeants. Il allait donc être pris entre deux
feux : les assiégés et les assiégeants des assiégeants. Il tenta une
curieuse échappatoire. Il fit porter à son ennemi un défi en forme : un
duel en champ clos. Pas besoin de décimer les troupes de vaillants
guerriers : les deux chefs se mesureraient l'épée à la main, et le
vainqueur serait déclaré maître de Domfront. Martel accepta. Les deux
armées attendaient impatiemment ce combat de deux capitaines
renommés, deux forces de la nature, chacune craignant en même temps
de voir succomber son propre champion. Au matin du rendez-vous,
Guillaume était là ; Geoffroy était absent. Il s'était dérobé.
Guillaume s'emporta. Il laissa l'un de ses adjoints mener à bien le
siège de Domfront et marcha contre Alençon. La place s'était mise en
état de défense et ne voulut rien savoir aux sommations. Le duc prit
alors d'assaut un faubourg et l'incendia. Puis, pour convaincre les
récalcitrants, il choisit la méthode la plus cruelle ; il amena sous les
remparts trente-deux hommes, nobles ou bourgeois, capturés dans le
faubourg, et leur fit trancher les pieds et les mains sous les yeux des
défenseurs. L'horreur décida ceux-ci ; la ville se rendit. Quelques mois
plus tard, Domfront céda. Guillaume avait récupéré la partie de son
duché conquise par Geoffroy Martel.
Le duc avait pourtant encore un compte à régler avec l'un de ses
vassaux. C'était Robert de Courserault, qui s'était allié à Geoffroy
Martel pendant cette petite guerre. Il avait à cet effet fortifié ses deux
châteaux de Saint-Céneré et de la Roche d'Igé. Guillaume vint les
assiéger. Pendant le siège, Robert mourut soudain à Saint-Céneré après
avoir enduré de vives douleurs. On parla de poison. Orderic Vital
prend cette explication très au sérieux. Il raconte que, avant de s'aliter
pour cette maladie mortelle, le châtelain avait mangé deux pommes
que lui offrait sa femme ; or, celle-ci était une cousine du duc. Mais si
le duc était cruel, il l'était avec violence, non avec des procédés
sournois. On ne le voit guère supprimer un vassal par le poison. De
toute façon, cette suppression n'offrait pas une solution militaire ; car
Robert fut remplacé à Saint-Céneré par son neveu Ernaut, qui prit en
main la résistance avec vigueur. Considérant qu'un siège prolongé
n'était guère avantageux, Guillaume choisit un procédé supérieur au
poison : il promit au vassal, contre sa reddition, son pardon sans
condition. L'autre, heureux de s'en tirer à si bon compte, plia le genou
devant son seigneur et l'assura de sa fidélité.
Mais le vent tournait du côté du trône. Le roi Henri, toujours
imprévisible, allait prendre parti contre son plus dévoué vassal. Et pour
une affaire somme toute frivole. Richard II, grand-père du bâtard, avait
constitué pour son frère Guillaume, lui-même bâtard, le comté d'Eu.
Ce Guillaume mourut très âgé en 1050, laissant le comté à sa femme et
à ses fils, lesquels étaient donc des cousins du duc actuel. Mais celui-ci
convoitait le comté d'Eu, et surtout le château, forteresse importante à
la frontière de ses États. Sans égards et sans concertation, il chassa la
veuve et ses fils et s'empara du comté.
Le second fils du défunt, Guillaume Busac, n'avait pas accepté
cette dépossession. Il attendait l'heure de reprendre son bien. Elle vint
deux ans plus tard, quand il constata que le duc avait allégé la garnison
du château ; il survint donc avec une troupe d'hommes d'armes et s'en
empara. C'était puéril : il n'ignorait pas que son suzerain disposait de
forces amplement supérieures. Ce qui devait arriver arriva : d'un seul
assaut, le duc s'empara du château d'Eu et condamna Busac au
bannissement. Et pour faire bonne mesure, il appela Robert, frère de
Busac, et le constitua vicomte d'Eu. Ainsi, le révolté était puni, le
docile était récompensé, et la famille reprenait ses droits.
Busac se réfugia auprès du roi Henri, dont il était l'arrière-vassal.
Pas exactement en fait, car, en tant que cadet, il n'était pas l'héritier du
comté. Mais, étourdi ou querelleur, Henri fit de Guillaume Busac un
vicomte de Soissons, comté qui avait beaucoup plus d'importance que
celui d'Eu. Ce qui constituait une injure à l'égard du duc Guillaume.
Comprenant un peu tardivement qu'il venait de se brouiller avec
un vassal puissant et vindicatif, le roi tint à se prémunir par un
renversement d'alliances. En cette même année 1052, il réclama à
Geoffroy Martel une entrevue et conclut avec lui un traité de paix. Ce
n'était pas assez pour vaincre Guillaume en cas de guerre. Henri tint à
s'assurer des complicités au sein même du duché. C'était facile avec
certains seigneurs contestataires, toujours avides de conjurations et de
mauvais coups. Henri gagna sans effort à sa cause le comte Gui
d'Arques, frère de Robert le Magnifique et oncle du duc actuel, dont il
était l'adversaire irréconciliable. Le duc Guillaume avait confisqué la
forteresse d'Arques et y avait placé une garnison. Mais, à la nouvelle
de l'alliance de Gui avec le roi, le capitaine de la garnison livra la place
à son comte. Henri avait poussé un pion important sur son jeu.
Encouragé par ce résultat, il se fit livrer traîtreusement une forteresse
au cœur même du Perche, le château de Moulins-la-Marche, à quatre
lieues de Mortagne. C'était là un acte d'hostilité inconsidéré et sans nul
prétexte. À quel résultat aboutir ?
Le duc se trouvait à ce moment loin d'Arques, à Coutances, dans
le Cotentin. À la nouvelle de la chute de cette place forte, l'une des
plus puissantes de son duché, il bondit, entraînant un groupe d'hommes
d'armes, appela à lui un contingent de Rouen, disposa l'ensemble
autour d'Arques pour un siège en règle, et repartit pour Coutances en
laissant la direction des opérations à l'un de ses vassaux. À cette
nouvelle, Henri décida d'entrer lui-même en action. Selon son
habitude, redoutant d'attaquer seul, il s'assura l'alliance du propre beau-
frère de Guillaume, le comte Enguerrand de Ponthieu, époux d'Aélis,
fille d'Arlette. Les deux colonnes se réunirent non loin d'Arques. Leur
intervention était éventée. Elles se laissèrent surprendre. La petite
armée fut soudain entourée des hommes du duc, et livra un combat
féroce dans lequel le comte de Ponthieu fut tué. Mais les assiégeants
furent finalement dispersés, et Henri parvint à faire pénétrer dans la
place une partie de ses troupes, avec un ravitaillement suffisant pour
prolonger la résistance. Il aurait pu parachever sa victoire. Il n'insista
pas. Il fit demi-tour, laissant le siège faire son œuvre. Au début de
1053, Arques se rendit. Comme le roi ne bougeait pas, la garnison de
Moulins se rendit à son tour.
Cette fois, le roi bougea. Il continuait à compter sur ses vassaux
plutôt que sur lui-même, ce qui, trop souvent, devenait désastreux pour
les vassaux. Cette fois, il en appela deux sous sa bannière : Gui de
Ponthieu, frère d'Enguerrand, qui réclamait de venger son frère, et
Simon, comte de Valois. En outre, il sortit de son immobilité son plus
jeune frère, Eudes, qui, bien qu'ayant franchi la quarantaine, restait
sans fief et sans fonctions officielles. Il promit à Eudes, au cas où les
armées royales seraient victorieuses de Guillaume, le duché de
Normandie.
Ces armées, il y en eut trois qui convergèrent vers Rouen. La
première, sous les ordres du prince Eudes, assisté des comtes de
Ponthieu et de Valois, se formait à Beauvais et traversait le pays de
Bray ; la seconde, commandée par le roi lui-même, était rassemblée à
Mantes et descendrait la vallée de la Seine ; la troisième, appartenant à
Geoffroy Martel, devait s'acheminer par Évreux. Henri ier, au début de
son règne sauvé par son vassal, naguère son allié, hier son agresseur,
s'acharnait maintenant sur lui pour lui ravir son fief. Nul motif à cette
conduite insensée ; pas même l'ambition, car le projet de transférer la
Normandie à son frère était tout récent, et ne lui venait que de sa
hargne contre son vassal.
En février 1054, les trois armées s'ébranlèrent vers leur commun
objectif. La première à franchir la frontière de Normandie fut celle
d'Eudes, qui passa l'Epte, contourna sans peine Aumale et arriva ainsi
joyeusement à Mortemer, au bord de l'Eaune, à moins de trois lieues de
Neufchâtel. Il n'en faudrait plus ensuite qu'une douzaine pour parvenir
devant Rouen. Presque une marche triomphale. Nulle résistance
n'entravait la progression dans ce pays plat. On n'avait pas vu un
seul casque à l'horizon. Nul doute que Monseigneur Mauger,
archevêque de Rouen, qui avait entretenu mainte rébellion contre le
duc son neveu, serait ravi d'accueillir ces conquérants. Eudes de France
oserait-il se présenter devant lui comme l'héritier du fief ? Lui
demanderait-il sa bénédiction ?
La campagne normande était riche. Tous ces soudards avaient, en
cours de route, écumé les domaines agricoles, volé les bestiaux et les
volailles, le cidre, la monnaie dans les bas de laine. Ils avaient même
raflé le vin dans les monastères et chez les tenanciers aisés. On ne
récoltait pas le raisin dans le pays de Bray, mais le trafic du vin y était
prospère, et Rouen était le premier port au nord de la Loire pour le
commerce de cette boisson, entre la Germanie et l'Angleterre. Le soir
où Eudes dressa son camp à Mortemer, toute son armée fit ripaille
jusqu'à minuit. Et s'endormit pesamment.
Contre cette armée du Nord, tranquille et satisfaite, le duc
Guillaume avait envoyé, avec la plus complète discrétion, une troupe
aguerrie commandée par deux de ses dévoués vassaux, Gautier
Giffard, seigneur de Longueville, et Robert, qu'il avait fait comte d'Eu.
Elle s'engagea le soir dans le pays de Bray, où l'on savait que l'armée
d'Eudes progressait. Les éclaireurs apportèrent le renseignement : les
hommes du roi sont à Mortemer.
Les Normands attendirent que tous les guerriers du prince Eudes
fussent pesamment endormis. Ils approchèrent discrètement du camp,
et Giffard donna le signal de l'attaque. Avant qu'ils eussent le temps de
prendre les armes, la moitié des ennemis étaient occis ou prisonniers.
Eudes, en vaillant guerrier, s'empressa de sauter sur sa monture et
s'enfuit, laissant ceux qui le pouvaient galoper à sa suite, et les autres
résister désespérément.
Les estafettes allèrent à bride abattue porter au duc Guillaume la
nouvelle de la victoire de Mortemer. Henri, dont le courage était égal à
celui de son frère, avançait à pas comptés dans la vallée de la Seine,
attendant l'annonce d'une victoire de ses vassaux avant d'attaquer à son
tour. Ce furent des chevaliers de l'entourage du duc qui vinrent crier
aux abords de son camp le désastre de Mortemer. Leva-t-il son armée
pour aller le venger ? Ce fut pour déguerpir. Laissant Gui de Ponthieu
et cent arrière-vassaux aux mains des Normands, trahissant lâchement
son alliance avec Geoffroy Martel, le roi fit demi-tour sans chercher à
combattre.
Pour le comte d'Anjou, privé de la concertation promise, la
situation devenait délicate. Il ne pouvait guère prendre l'offensive dans
le Perche sans le concours de la garnison de Tillières, qui appartenait
toujours au roi. Mais la garnison, ne recevant pas d'ordre, ne sortait
pas. Le duc Guillaume la fit surveiller par un de ses fidèles barons,
Guillaume Fitz Osbern, qu'il installa avec un détachement au château
de Breteuil, à faible distance.
Il fallait traiter. Encore. Henri, n'ayant pas su faire la guerre,
devait maintenant faire la paix. Avec le désavantage infligé au vaincu.
Qu'avait le roi à donner pour payer le vainqueur ? Peu de chose : la
châtellenie de Tillières. Il la donna. Ses autres concessions furent faites
au détriment de ses alliés. Il consentit au duc Guillaume la possession
de tous les domaines et seigneuries enlevés, jusque-là et ensuite, à
Geoffroy Martel ; il s'engageait en outre à ne plus secourir celui-ci. Le
comté de Ponthieu devenait un fief du duché de Normandie. Contre
tous ces avantages, le duc consentait à libérer les prisonniers capturés à
Mortemer.
Il n'y avait plus qu'à réduire le comte d'Anjou. Le duc le somma
de se soumettre aux conditions consenties par le roi. Mais Geoffroy
avait plus de pugnacité qu'Henri. Il répondit par un silence méprisant.
La guerre n'était donc pas finie entre Normandie et Anjou. Une
nouvelle fois, le duc réunit son ost, et pénétra en armes dans le Maine.
Le comte Herbert II, sans postérité, avait fait de Guillaume, par
testament, son héritier. Or, il n'était pas encore décédé, et Guillaume
n'était pas encore chez lui dans ce comté. Il misait sur la faiblesse
d'Herbert, mais celui-ci avait des vassaux avec lesquels il fallait
compter.
Le duc commença par s'emparer du château d'Ambières, sur la
Mayenne, au nord du comté. Or, ce château était possession du
seigneur de Mayenne, l'un des plus puissants du Maine. Le seigneur,
offusqué, appela au secours Geoffroy Martel, et au surplus le comte
Éon de Penthièvre, régent de Bretagne pour son neveu, le duc mineur
Conon II. Ces trois seigneurs unirent leurs forces pour s'attaquer aux
Normands qui occupaient Ambières. Le succès restant à Guillaume,
Martel et Éon abandonnèrent le terrain. Mayenne, impuissant, se
soumit.
Trois ans après ces événements, c'est-à-dire en 1057, Henri ier,
toujours à l'affût d'une revanche contre Guillaume de Normandie, et
jamais capable de la prendre, trouva, lui sembla-t-il, une nouvelle
occasion. Son allié d'hier, deux fois trahi, Geoffroy Martel, guerrier
infatigable, profitant des querelles entre Bretons, venait de s'emparer
de la ville de Nantes. Admirant cette prouesse, le roi admit que,
décidément, cet audacieux vassal valait la peine d'une nouvelle
alliance. Il ne l'appela pas à Paris : ce fut lui qui se déplaça jusqu'à
Angers, et lui proposa une nouvelle entente. Martel, sans attendre des
merveilles de ce souverain craintif et maladroit, accepta : ce
dévouement lui serait sans doute profitable.
Le roi réunit tout de suite son ost, et donna rendez-vous à son
vassal dans le nord du Maine, à la frontière de la Normandie ; cette
jonction s'explique peut-être par le dessein de disposer d'une armée
plus forte. À quoi bon ? Guillaume se trouvait à Falaise, et disposait
lui-même de forces réduites. Henri n'avait aucun sens de la stratégie. Il
lui eût suffi, en ligne directe, de traverser l'Ouche, le Lieuvin et de se
cantonner au nord de Falaise ; de demander à Geoffroy de traverser le
pays de Domfront et d'arriver par le sud. Guillaume eût été pris en
tenailles.
Les deux compères étaient-ils assez timides pour ne pas attaquer
le duc dans son repaire ? Au lieu de ce coup direct, ils jouèrent à la
petite guerre. Contournant Falaise au lieu de l'attaquer, ils ravagèrent le
pays d'Auge, semant la terreur et l'incendie. La déplorable défaite de
Mortemer n'avait pas été une leçon. La double armée s'installa pour
quelques jours à Saint-Pierre-sur-Dives, à cinq lieues au nord de
Falaise. Guillaume n'était pas inconscient du danger ; la situation était
menaçante pour lui ; mais, connaissant son homme, il savait qu'Henri
ne l'exploiterait pas et ne laisserait pas Geoffroy l'exploiter.
De fait, négligeant leur avantage, le roi et son vassal prirent la
direction du nord-ouest et traversèrent le Bessin, où leur soldatesque
trouvait de nouveaux lieux de pillages. Quand elle fut gavée, Henri
donna l'ordre d'un demi-tour, délaissant Caen pour s'installer à
l'embouchure de la Dives, là où se trouvent aujourd'hui les stations
balnéaires de Cabourg et d'Houlgate.
À quoi rimait ce jeu ? Le roi de France menait-il une campagne
militaire ou offrait-il une promenade à ses guerriers ? Une promenade
plaisante d'ailleurs, avec festins quotidiens. Pendant ce temps, il aurait
dû le savoir, le duc Guillaume rassemblait ses propres guerriers. Non
pas une grande armée, mais, comme à son habitude, une troupe légère,
mobile et très déterminée, comme celle de Mortemer. Il fut vite
renseigné sur l'itinéraire de l'ennemi. Quand il parvint à proximité de
cette troupe insouciante, elle était en train de franchir la Dives, juste au
sud de Dives-sur-Mer. Non pas à gué, car les pluies avaient été fortes,
mais sur un malheureux pont de bois. Quelle négligence ! Cavaliers,
fantassins, lourds chariots de butin s'entassaient pour s'écouler
lentement sur ce frêle passage.
On annonça l'arrivée du duc. Sa troupe n'était pas nombreuse. Il
n'était que de lui faire face et de la culbuter. Le roi donna-t-il un ordre
à cette colonne qui s'étirait sur les deux bords de la rivière ? À
l'annonce de la menace des féroces Normands, les combattants se
transformèrent en fuyards. Sur le pont, c'est la bousculade. Il cède,
s'effondre, et la rivière engloutit les poltrons avec armes et bagages.
L'armée royale se trouve partagée en deux tronçons : l'un sur la rive
droite, qui fuit devant l'ennemi, avec le roi et ses compagnons
d'armes ; l'autre sur la rive gauche, commandé par le comte Étienne-
Henri de Blois, dont la mission est de faire face à l'ennemi. Mais ce
face à face se change en fuite éperdue, et le comte reste aux mains de
l'ennemi. Guillaume ignore que le fils de son prisonnier, Étienne, sera
un jour son descendant sur le trône de l'Angleterre.
Enfin, Henri est pris de remords. Il comprend soudain qu'il est le
chef, et le responsable de ce semblant d'armée en déroute. Timidement,
il avertit son état-major qu'il va donner l'ordre de contre-attaquer. Il est
bien temps ! Les comtes et chevaliers qui l'entourent sont encore plus
couards que lui. Ils se récrient : c'est maintenant impossible. Fuyons
plutôt ! Henri se soumet à la décision de ses conseillers, laissant une
partie de son armée se noyer et une autre aux mains de l'ennemi.
Y avait-il besoin d'un nouveau traité de paix ? C'était bien inutile :
chaque fois qu'il mettait fin à un affrontement, ce roi hargneux en
méditait un nouveau. Et ce roi inconséquent semblait ignorer que
chacune de ses interventions était vouée à un désastre.
III

LA SUCCESSION

Henri ier n'avait plus le goût de la lutte. Il était peu brave, et il


avait presque toujours été vaincu. Mais, en cette année 1059, il se
sentait à la fin de sa vie. Il avait passé le cap des cinquante ans ; il
entrait dans la décennie où étaient morts les rois, ses ascendants ; il lui
sembla qu'il était temps de préparer sa succession.
Il s'était marié tard, et son fils Philippe, héritier de la couronne,
n'avait encore que sept ans. Or, la couronne de France était réputée
élective. Ses prédécesseurs au trône avaient pris soin de prévenir la
désignation d'un vassal adulte, pour accéder à la dignité royale, en
faisant sacrer leur fils de leur vivant, quel que fût son âge. Hugues
Capet, connaissant les ambitions de Charles de Lorraine, dernier des
Carolingiens, s'était empressé de faire sacrer son fils Robert dès l'année
de son propre couronnement. Plus prudent encore, Robert II avait
décidé de faire sacrer son fils Hugues, l'aîné d'Henri, à l'âge de dix ans.
Cette fois, les Grands avaient sourcillé. « Laissez cet enfant atteindre
l'âge d'homme », disaient-ils avec humeur. Robert s'était obstiné,
l'enfant avait été sacré. Après sa mort prématurée, Robert choisit son
fils Henri pour roi associé. Il avait dix-huit ans.
Ainsi, Henri ier avait pour héritier un prince de sept ans. C'était
bien jeune pour en faire un roi, même associé. Les Grands, consultés,
n'émirent pas d'objections. Sous Robert le Pieux, c'était la reine
Constance qui s'opposait aux sacres successifs des deux aînés ; mais la
reine Anne n'avait pas de préférences sentimentales affichées ; elle se
trouva d'accord avec son époux, comme les Grands. N'est-ce pas une
satisfaction d'avoir, outre un mari roi, un fils roi ? Au moins était-il
convenable de demander son consentement au pape. Le pape donna un
avis favorable.
Le sacre de Philippe fut fixé au 23 mai 1059, fête de la Pentecôte.
Le consécrateur fut Gervais, archevêque de Reims. Le pape, pour
insister sur sa bienveillance, se fit représenter par un légat, dans la
personne de l'archevêque Hugues de Besançon. Dans le chœur de la
cathédrale Sainte-Marie siégeaient auprès du roi et de la reine les
archevêques de Tours et de Sens, ainsi que vingt évêques. Aux
premiers rangs s'alignaient vingt-neuf abbés et presque tous les grands
vassaux.
Pour ouvrir la cérémonie, Gervais prononça un sermon où il
expliqua que, d'après la constitution monarchique des Francs (en droit
coutumier, peut-être, mais non pas en droit écrit), c'était à l'archevêque
de Reims qu'il appartenait d'élire le roi (entendez : d'approuver son
élection) et de le sacrer.
— Ce droit, insista l'archevêque, fut délégué à saint Remi par le
pape Hormisdas, qui envoya à son ami et mon illustre prédécesseur le
bâton pastoral que je tiens à la main. Récemment, le pontife Victor II a
renouvelé pour moi ce privilège. En conséquence, je déclare qu'avec
l'agrément du roi Henri ier, j'ai fait élection de son fils le prince
Philippe pour roi des Francs.
Le légat se leva et déclara qu'au nom du pape, il approuvait et
confirmait ce choix. Aussitôt, les prélats et les vassaux s'écrièrent
d'une seule voix :
— Nous approuvons ce choix. Nous le voulons. Fiat ! Fiat !
Il fallait maintenant le consentement de l'élu qui, dûment préparé
à ce rôle, semblait en comprendre toute la portée. Nullement intimidé,
il prononça fermement le serment rituel :
— Moi, Philippe, sur le point de devenir roi des Francs, par la
grâce divine, je m'engage, en présence de Dieu et des saints, à
maintenir à chacun de vous et à vos églises les privilèges canoniques,
leur juridiction et leurs droits. Je promets à tous d'assurer la justice. Je
jure, Dieu aidant, de vous défendre selon la mesure de mon pouvoir,
comme un bon roi doit le faire pour la protection des évêques et des
églises de son royaume. Enfin, je jure de gouverner le peuple confié à
mes soins, conformément au droit et à la justice.
On peut remarquer que, dans cette formule et dans d'autres
semblables, la protection du roi est promise en priorité aux évêques et
aux églises. Et l'on peut en sourire en constatant que, composée par
eux, elle leur permet de recueillir les premiers avantages du pouvoir
royal. Or, il faut se rappeler que les clercs n'ont pas le droit de porter
les armes ni de s'en servir. Ils sont donc incapables de protéger eux-
mêmes leurs biens et leurs prérogatives ; c'est pourquoi, c'est au
souverain de veiller à ce que ceux qui vivent pour Dieu dans la paix ne
soient pas troublés dans l'exercice de leur ministère.
D'autres formules de serment, plus complètes, placent sous la
protection du roi les indigents, les veuves et les orphelins.
Ce fut alors que l'archevêque consécrateur procéda aux onctions
selon un rituel qui datait de Pépin le Bref. Ensuite, il posa sur la tête du
nouveau souverain la couronne royale, aux applaudissements de la nef.
Ce petit garçon était désigné pour un règne personnel de quarante-huit
ans, le plus long de sa dynastie, dont il devait faire un fort mauvais
usage.
L'intérêt qu'avait montré Nicolas II pour cet événement fut une
occasion de réconciliation entre Henri ier et le Saint-Siège. Le pape
décréta tour à tour deux conciles provinciaux, le premier à Avignon, le
second à Tours, avec pour objectif le rétablissement de la discipline
ecclésiastique. Loin de s'y opposer, Henri les facilita.
L'incapacité de son suzerain ôtait à Geoffroy Martel une aide qui
eût pu être précieuse pour ses projets contre le duc de Normandie. Il
avait constitué, sous son autorité, un ensemble de fiefs prestigieux. À
son comté d'Anjou, il avait réuni ceux de Touraine, de Saintonge et de
Gâtinais. Il pouvait être content. Il était surtout las et désabusé. De sa
femme, Agnès de Bourgogne, il n'avait eu aucun enfant. Il préféra
quitter la scène du monde, où il avait manifesté ses vertus guerrières. Il
se retira à l'abbaye Saint-Nicolas d'Angers. Pour héritiers, il laissait
deux neveux, fils de sa sœur Hermengarde, veuve de Geoffroy Ferréal,
comte de Gâtinais. L'aîné, Geoffroy le Barbu, en vertu de son droit
d'aînesse, reçut la part du lion : les trois comtés d'Anjou, de Touraine et
de Saintonge ; le second, Foulques, dut se contenter du Gâtinais, qui
avait d'ailleurs appartenu à son père. Ce partage inégal, et pourtant
équitable, provoqua de malheureuses conséquences. Foulques IV, dit le
Réchin, s'arma contre son frère, le vainquit, lui ravit ses possessions et
le retint en prison dans le château de Chinon, où il mourut au bout de
trente ans.
Quant à Guillaume le Bâtard, bientôt le Conquérant, il se
préparait à une destinée exceptionnelle. Au début des années 1060,
Édouard le Confesseur, roi d'Angleterre, qui avait vécu en continence
avec son épouse Édith et n'avait ainsi pas d'héritiers naturels, désigna
Guillaume de Normandie pour son successeur.
« Le roi Édouard, écrit Guillaume de Malmesbury, décida de
choisir pour lui succéder sur le trône le duc Guillaume de Normandie.
Celui-ci était digne d'un tel choix, car sa bravoure, son goût de l'action,
ses talents militaires l'avaient placé au premier rang des princes ses
contemporains. En outre, il était l'arrière-petit-neveu du roi en ligne
maternelle, puisque Emma, mère d'Édouard, était la tante de Robert le
Diable, père de Guillaume. »
Un autre historien contemporain, Ordéric Vital, moine anglo-
normand, confirme cette information :
« Édouard avait fait concession entière du royaume d'Angleterre à
Guillaume, duc des Normands, son proche parent. Il l'avait fait héritier
de tous ses droits, avec la confirmation des Anglais eux-mêmes, et il
avait informé le duc de ses dispositions ; d'abord par Robert, évêque
primat de Cantorbéry, et ensuite par Harold (son beau-frère). Ce
Harold prêta serment de fidélité au duc Guillaume, à Rouen, en
présence des seigneurs de Normandie… De retour dans sa patrie, le
désir qu'il avait de régner lui fit trahir la foi jurée à son seigneur. »
Nous tenons dans ces quelques lignes les événements qui vont
bouleverser l'Angleterre quelques années plus tard : la mort d'Édouard
le Confesseur, l'usurpation de la couronne par Harold, le débarquement
de Guillaume en Angleterre et la conquête de ce royaume.
En juillet 1060, Henri se transporta à Dreux, à quelques lieues de
la Normandie. Dans quel dessein ? Nul ne nous le rapporte ; s'il l'a
confié, nous sommes victimes du silence des assistants. Certains
historiens modernes interprètent cette proximité comme un projet
d'une nouvelle guerre contre Guillaume. Pour s'allier de nouveau avec
Geoffroy Martel ? Ce n'était pas l'endroit : Dreux est situé à deux cents
kilomètres d'Angers. Et d'ailleurs, Martel venait de se retirer dans un
monastère. Mieux vaut interpréter cette proximité comme un projet de
visite d'amitié. Guillaume avait passé l'éponge sur le contentieux, fort
lourd cependant, qui l'opposait au roi de France. On peut volontiers
supposer qu'Henri, déçu de la guerre et sentant sa fin approcher, ait
aimé une ultime rencontre, cette fois toute cordiale, avec un adversaire
à la fois loyal et glorieux ; et un vassal qui, malgré les trahisons
répétées de son suzerain, lui gardait le respect et la considération qui
lui étaient dus.
Qu'il eût ou non rencontré Guillaume, Henri décida de se rendre à
Vitry-aux-Loges, au cœur de la grande forêt d'Orléans. Il possédait là
un pavillon de chasse. Le roi ne se battait plus, mais il continuait de
chasser. C'était là un sport qui avait fait la passion de tous les rois
francs, Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens. Un sport rude et
exigeant, une autre façon de poursuivre et de tuer qui écarte
l'homicide. Il organisa dans les premiers jours d'août une grande
battue, avec ses vassaux et ses écuyers accoutumés, la reine étant
présente et ne dédaignant pas de participer à toutes ces réjouissances
d'hommes : la course, le festin et les chansons.
Aux premiers jours d'août, Henri se sentit mal. Sans doute la
conséquence d'un voyage prolongé au soleil. Une déshydratation ? Une
insolation ? Un abus gastronomique, par exemple de gibier ? Seul
Ordéric Vital nous donne un récit de cette maladie ; processus
pathologique qui n'était pas exceptionnel, mais l'auteur ne décrit pas
les premiers symptômes, ceux qui appelèrent les remèdes ; il
mentionne les suivants, ceux que provoquèrent les remèdes.
« Henri… demanda une potion à Jean, médecin de Chartres… Le
prince attendait de ce remède une plus longue vie et une meilleure
santé[1]. Comme il céda plutôt à la fantaisie qu'à l'ordonnance du
médecin, il demanda de l'eau à son chambellan pour calmer la soif qui
le tourmentait, pendant que le médicament qui lui parcourait les
entrailles le faisait vivement souffrir. Avant que celui-ci eût produit ses
effets, il se mit à boire à l'insu du médecin, et par malheur il mourut le
lendemain, à la grande affliction de nombreuses personnes. »
C'est clair : ce qui a tué le roi, ce n'est pas le malaise passager,
mais le remède du médecin. Certes, le patient a enfreint les
prescriptions. Mais le résultat n'aurait-il pas été le même ? À un tel
malade, un médecin actuel saurait fournir un diagnostic, et
probablement un remède efficace. Le roi Henri s'est trouvé victime de
ce malaise passager, au moment où son organisme était usé et où ses
forces déclinaient.
Comme beaucoup d'hommes de ce temps qui savaient que la
médecine était impuissante à les sauver, Henri sentit que ses derniers
jours étaient venus. Son dernier jour même. Le 4 août 1060, il se
coucha pour ne plus se relever. Il fit appeler son chapelain, le prêtre
Ghislain, et lui demanda d'écouter la confession de ses péchés. Il
entendit la messe et reçut la communion. Alors, il appela autour de son
lit les Grands qui l'avaient accompagné dans son voyage.
Puis, comme tout roi conscient de ses responsabilités, il exprima
ses dernières volontés. À la reine Anne, il remit le gouvernement du
royaume. Cette étrangère en était-elle capable ? Ou bien étaient-ce
simplement des paroles de tendresse pour consoler celle qui allait être
veuve dans un moment ? Le correctif vint pourtant aussitôt : le roi
mourant laissait sa couronne à son fils Philippe, et comme cet enfant
était encore incapable, il nommait pour son tuteur son beau-frère, le
comte Baudouin V de Flandre. Tuteur du roi mineur, cela voulait dire
régent : Baudouin était désigné nommément comme régent du
royaume des Francs. Il exécuterait aussitôt cette dernière volonté du
roi, et se montrerait un régent exemplaire, entre deux souverains
médiocres. La dépouille d'Henri ier fut transportée à l'abbatiale de
Saint-Denis, où il reçut des obsèques royales et fut inhumé auprès de
son père Robert II et son grand-père Hugues Capet.

1. Entendez : une prolongation de la vie et une guérison.


CINQUIÈME PARTIE

BILAN DU RÈGNE
I

FÉODALITÉ ET CHEVALERIE

Le règne d'Henri ier ne fut ni glorieux ni fécond. Cependant, ces


vingt-neuf années occupent le tiers central du xie siècle, qui fut un
siècle de profonde transformation de la société, spécialement dans le
royaume d'Henri, même si on ne peut lui en imputer l'œuvre.
Du point de vue politique, l'événement capital est la constitution
de la féodalité. On a répété que celle-ci avait été instituée par Charles
le Chauve à l'assemblée de Quierzy, le 14 juin 877. Que fit le roi ce
jour-là ? Avant de partir pour l'Italie, où le pape l'appelait à son
secours, il publia, dans le but de calmer les inquiétudes d'un certain
nombre des comtes et seigneurs, un capitulaire qui réglait la succession
de leurs biens. La question se posa ainsi : si, pendant que son fils
combat avec le roi en Italie, un comte, resté en France, meurt, quelle
sera la part du fils à son retour ? Le roi répond par un acte officiel : le
fils retrouvera la terre dont son père était le seigneur.
De là, certains historiens affirment : ce fut à Quierzy, en 877, que
Charles le Chauve créa l'hérédité des territoires occupés par des
seigneurs. Ceux-ci, depuis Charlemagne, étaient simplement des
administrateurs ; ils n'étaient pas les propriétaires de la terre, qui était
tout entière la propriété du souverain. À partir de cette date, Charles II,
puis ses descendants, sont des suzerains ; ils règnent sur des vassaux,
c'est-à-dire sur des possesseurs de fiefs qui leur sont soumis de père en
fils.
Cette vue est inexacte. Tout d'abord, ce capitulaire est un décret
circonstanciel qui ne concerne que les fils des comtes enrôlés dans
l'armée, et parmi eux ceux dont le père mourra durant cette campagne
militaire. C'est rétrécir beaucoup le monde des bénéficiaires.
Ensuite, il n'est pas vrai qu'avant cette date, les fils n'héritaient
pas des biens fonciers de leur père. Cette sorte de succession, à peu
près inconnue sous Charlemagne, était devenue d'un usage fréquent
sous Louis le Pieux. Si cet usage ne s'est pas généralisé, ce fut à cause
des guerres fratricides qui bouleversèrent les attributions des territoires
concédés. Nombreux furent les comtes et les seigneurs moindres qui,
optant pour l'un des frères ensuite vaincu, furent, en punition, privés de
leur terre par le vainqueur. Charles le Chauve, dès les premières années
de son règne, avait procédé à de nombreux remaniements de cette
sorte. Il avait remplacé, dans leurs portions de territoire, les comtes
infidèles ou simplement ambigus, pour leur suppléer des serviteurs
incontestables.
On voit déjà Charlemagne donner en 800 à Lidéric, son grand
forestier, le comté de Flandre à titre héréditaire. Même libéralité de
Louis le Pieux à Pépin, fils du roi Bernard d'Italie, auquel il octroie le
comté de Vermandois. Bernard, son fils, lui avait succédé tout
naturellement sur ce comté. Ainsi, le capitulaire de Quierzy, plutôt que
l'introduction d'une loi nouvelle réglant la succession des terres,
semble-t-il bien une mesure qui en consacre l'usage.
Enfin, la féodalité ne consiste pas, et loin de là, dans une règle de
succession des seigneurs terriens. C'est une institution complexe, qui
établit surtout les rapports entre le suzerain et les vassaux.
« La nature particulière de la propriété féodale, explique
Riquier[1], était pleine et héréditaire, comme celle de nos jours, mais,
d'une part, imposait au possesseur vis-à-vis du donateur, au vassal vis-
à-vis du suzerain, des obligations (service militaire, service judiciaire)
et, en certains cas, des aides d'argent et des redevances, tandis que, de
l'autre, elle lui donnait sur son fief tous les droits de souveraineté,
pouvoir militaire, législatif, judiciaire, droit de battre monnaie. »
Ainsi, voilà où en est la féodalité au milieu du xie siècle. Ce n'est
pas, comme de la part de Louis le Pieux, une récompense du roi à un
guerrier fidèle ; ce n'est pas non plus, comme avec Charles le Chauve,
une concession faite à des barons exigeants ; c'est une réciprocité de
services. C'est un lien qui, loin d'opposer en soi (malgré l'ambition de
certains vassaux aux dents longues) le roi et les grands seigneurs, les
unit dans un tissu de liens qui fait la sécurité de la monarchie, l'union
de la noblesse et la force de la nation.
« La hiérarchie entre ces maîtres du sol, continue le même auteur,
que l'hommage et la foi, conditions de l'investiture, rattachaient les uns
aux autres, était un lien qui ne pouvait être rompu autrement que par la
trahison du vassal ou un déni de justice du souverain ; elle formait,
depuis le roi jusqu'au châtelain, une sorte d'échelle de souverains plus
ou moins puissants. »
Cette propriété pleine et entière des nobles est contenue dans le
mot fief (fevum en latin carolingien), lui-même tiré de l'ancien haut-
allemand fihu et du francique fehu, qui signifie bétail. Ces termes
appartiennent à la même famille linguistique que le latin pecus
(troupeau), qui a donné peculium (pécule) et pecunia (richesse en
bétail, puis argent).
Sous les premiers Carolingiens, les rois, propriétaires uniques du
sol, en ont délégué le gouvernement de certaines parties à des nobles
qui n'étaient que des fonctionnaires et auxquels ils pouvaient, quand ils
le voulaient, retirer leur fonction. Cependant, ces rois firent cadeau à
leurs compagnons de conquête, mais aussi à de bons serviteurs
roturiers, de certaines terres en toute propriété. C'étaient les alleux, qui
n'impliquaient aucune obligation à l'égard du donateur, sinon un
hommage de déférence. Petit à petit, il devint nécessaire pour le
souverain de contrôler et de dominer toutes ces terres et tous ces
guerriers, pour des raisons tant financières que militaires. Les alleux
furent transformés en fiefs, et le roi suzerain exigea la soumission du
noble vassal, contre certaines garanties.
Ces rapports hiérarchiques et moraux n'ont pas été décidés par
une loi publiée par un souverain, comme le capitulaire de Quierzy en
877, mais ont été établis progressivement. Dès le viiie siècle, sous les
premiers Carolingiens, apparaît un serment de fidélité prêté au roi par
ses plus proches guerriers et collaborateurs ; c'est là, déjà, un souci de
sécurité pour le souverain. Mais celui-ci ne délègue pas une propriété :
il maintient une fonction.
« La fidélité, ou foi jurée, note Jean Favier, est encore, à l'époque
carolingienne, à dominante négative : le fidèle jure de ne rien
entreprendre contre son seigneur. Cette clause subsistera, constituant
même la base des obligations vassaliques ; mais l'institution prendra un
autre tour lorsque se développeront les devoirs d'aide et de conseil[2]. »
Entre le règne de Charles le Chauve et celui d'Henri ier, la
situation de la France s'est transformée. Tout d'abord, le royaume est
devenu un ensemble de fiefs, les uns, grands fiefs, à cause de leur
superficie et de l'importance de leur seigneur, les autres, arrière-fiefs,
inclus dans les grands, et ayant pour seigneurs des arrière-vassaux
soumis aux grands vassaux. Ce qui créait déjà une hiérarchie,
territoriale et militaire.
Les grands vassaux, d'ailleurs, ne sont devenus tels que par
l'agrandissement de leur territoire, soit par conquête, soit par héritage,
soit par appropriation due à l'incertitude de l'occupation. Au traité de
Verdun, en 843, quand Charles le Chauve se trouve enfin en possession
d'un royaume définitif, celui-ci compte 186 comtés. Comment en
connaître les seigneurs ? Comment leur réclamer une contribution
financière ? Comment les appeler au champ de Mars pour la guerre ?
Heureusement pour la cohésion du royaume, certains comtes et leur
descendance, en un siècle, s'approprient, en dehors de l'intervention
royale, des comtés voisins. Ainsi se constituent, au nord, les deux
grands fiefs de Flandre et de Vermandois ; sur la Loire, les grands fiefs
de Blois et d'Anjou ; à l'est, le grand fief de Bourgogne. Il était plus
facile au roi de commander à cinq comtes plutôt qu'à cinquante. Mais,
en même temps, il était nécessaire de clarifier et de fixer les conditions
de cette autorité. De là, en trois générations, qui furent celles des
premiers Capétiens, la naissance de l'institution féodale, qui mettait de
l'ordre dans le chaos politique.
Sécurité pour le suzerain qui disposait d'un royaume clairement
divisé et unifié ; mais grave danger aussi pour son pouvoir. Sous les
successeurs d'Hugues Capet, les grands vassaux sont devenus,
séparément, aussi puissants que le roi ; ce sont des rois dans leurs fiefs.
Cette situation était déjà celle-là, mais amplifiée, sous les derniers
Carolingiens. Si Eudes, puis son frère Robert, avaient été élus rois,
c'était parce qu'ils avaient l'autorité territoriale et militaire la plus forte
du royaume. Nous voyons même un Herbert de Vermandois s'emparer
de la personne de Charles le Simple, et le tenir en captivité jusqu'à sa
mort. Certes, ensuite, le fils de Charles, Louis IV d'Outremer, est
appelé sur le trône ; mais c'est par décision des Grands, et non en vertu
de sa seule hérédité ; Hugues le Grand, duc des Francs (c'est-à-dire de
l'important duché de Francie), qui aurait pu être élu roi, ne laissa
Louis IV régner que pour le dominer. Quand celui-ci, pour demander
compte au duc de son insolence, marcha sur Senlis, il fut vaincu et
capturé par le tuteur du duc de Normandie. Avant de livrer sa dernière
place forte, il fut détenu comme un vulgaire prisonnier par le comte de
Chartres.
Ce fut ainsi, à cause de leur pouvoir supérieur à celui des derniers
rois carolingiens, que les ducs de Francie constituèrent la nouvelle
dynastie, celle des Capétiens. Mais, à leur tour, les successeurs
d'Hugues Capet, de Robert II à Philippe ier, se trouvèrent conditionnés
et menacés par les grands vassaux. Robert le Pieux doit mettre treize
ans à conquérir le duché de Bourgogne, qui est pourtant dépendant de
la couronne, et, malgré ses interdictions, il ne peut empêcher Eudes de
Blois de s'emparer des comtés de Troyes et de Meaux. Nous voyons
Henri ier, chassé de sa capitale par son propre frère Robert et quelques
arrière-vassaux, aller quémander piteusement la protection de son
vassal, le duc Robert le Magnifique de Normandie ; lequel, pour ses
bons services, lui réclame le Vexin français. Plus tard, quand, pour se
dédommager de cette cession, le roi attaque en Normandie le duc
Guillaume, il est honteusement défait et se replie dans l'humiliation.
Il faut dire que, de ces revers, les premiers Capétiens portaient en
grande partie la responsabilité. Si leurs vassaux osaient s'en prendre à
leur pouvoir, c'était parce que ces rois manquaient par trop aux égards
qu'ils leur devaient. En particulier, comme on le voit chez Robert le
Pieux, Henri ier et Philippe ier, à cause du manque de distance vis-à-vis
des événements, puisque le suzerain avait vocation d'arbitre de ses
vassaux. On le voit s'allier, par cupidité ou susceptibilité, tantôt à l'un
ou tantôt à l'autre de ses vassaux, comme s'il était lui-même un vassal
ou un arrière-vassal, pour des griefs stériles et dommageables à son
prestige. Il ne fait en cela qu'encourager les guerres privées, qui
désolent trop souvent le territoire et font des seigneurs les bourreaux
des manants.
La puissance du seigneur est telle qu'il est le possesseur de toutes
les ressources de la nature. Hier, c'était le roi qui était le propriétaire du
sol ; maintenant, c'est le vassal. Les petites gens n'y gagnent pas. La
campagne est peuplée de vilains et de serfs. Le vilain (villanus,
individu attaché à la villa, ou domaine) garde la propriété du sol, mais
il n'a pas le droit de la transmettre à sa progéniture ; à sa mort, le
seigneur peut en disposer à son gré. C'est le régime de mainmorte ; en
outre, l'occupant, bien que réputé propriétaire, doit lui payer une
redevance annuelle. Le serf (servus, esclave ou serviteur) est attaché à
la terre du seigneur, qui dispose de lui ; il devient le manant (de
manere, rester), le roturier (de ruptere, cultiver). Il n'a pourtant plus la
condition d'esclave, car il peut se marier et fonder une famille. Mais il
ne bénéficie d'aucun droit du travail, d'aucun règlement favorable : son
sort quotidien dépend du bon vouloir de son maître.
Le roi, incapable d'imposer son autorité aux vassaux et de
s'intéresser au développement de leurs territoires, tient pourtant à
conserver auprès de sa personne le décorum et l'étiquette qui sont dus à
un souverain. Il garde une cour aussi fastueuse que l'empereur
Charlemagne. Les clercs qui rédigent leurs diplômes, les considèrent
comme des Augustes ou des rois glorieux. Ils conservent auprès d'eux
de hauts fonctionnaires dont la fonction est peu importante, maintenant
que le royaume est subdivisé en fiefs où chaque vassal exerce le
commandement et la justice : l'archichancelier, l'archichapelain, le
sénéchal, le bouteiller, le connétable.
Le roi édicte des lois qui ont, au moins officiellement, un
caractère intransgressable, parce que divin. « Tout ce qui établit la
puissance des rois très glorieux, écrit Abbon de Fleury à la fin du
x siècle, doit être stable et incontesté, sous quelque forme que se
e

manifeste leur volonté, par leurs paroles ou par leurs actes. »


Ainsi, l'état politique de la France au milieu du xie siècle n'est
guère brillant. Non seulement les guerres du siècle précédent ont ruiné
le royaume, mais la féodalité fait régner une dislocation et un
morcellement de l'autorité. Chaque seigneur fait la loi chez lui, c'est-à-
dire qu'il se considère au-dessus des lois. À l'anarchie résultant de la
multiplication des comtés, succède l'anarchie créée par le trop grand
pouvoir des comtes. À la guerre contre l'ennemi, qui unissait les
seigneurs francs, succèdent les guerres intestines que se livrent ces
seigneurs entre eux. Et ces guerres sont la source de multiples
dommages : elles font des victimes non seulement chez les
combattants, mais encore dans le pauvre peuple. L'art de l'intimidation
et de la vengeance contre un voisin territorial est resté le même qu'à
l'époque mérovingienne : la dévastation. Pour ruiner et attrister le
seigneur devenu l'ennemi, on ravage ses terres, on brûle les fermes et
les moissons de son terroir, on tue et l'on mutile les malheureux
paysans que l'on trouve sur le passage de la horde guerrière.
Le principal remède contre ce cynisme politique et moral fut la
chevalerie. Institution destinée à humaniser la conduite de la noblesse,
son inspiration fut religieuse ; ses effets furent profondément
bénéfiques à la société féodale. La chevalerie part du fait que les
guerres privées sont inévitables ; à défaut de les supprimer, elle
introduit chez les belligérants un règlement qui interdit tout acte digne
de réprobation.
C'est probablement sous le règne d'Henri ier que naquit cette force
spirituelle. Dans ses débuts, elle fut une simple association
aristocratique, dans laquelle on ne pouvait être admis que sous des
conditions rigoureuses. Le candidat devait prouver plusieurs quartiers
de noblesse, avoir servi dans son château un seigneur renommé,
comme page ou comme damoiseau, dès l'âge de sept ans, l'avoir suivi
dans des chasses et des tournois, avoir reçu dans sa société une
formation à l'équitation et aux arts martiaux, avoir fait preuve de
bravoure et de magnanimité. À quatorze ans, le garçon était mis « hors
page » : il devenait écuyer, c'est-à-dire porteur de l'écu ; il avait soin de
l'écurie du seigneur et partait pour la guerre à son côté.
Jusque-là, ce n'était guère différent de ce que pratiquaient les
jeunes nobles sous les Carolingiens, mais d'une façon plus
systématique et plus rigoureuse. Or, dans la deuxième moitié du
xie siècle, la corporation devient confrérie religieuse. À l'âge de vingt
et un ans, l'écuyer, s'il avait donné satisfaction durant ses longues
années de probation, était, à sa demande, armé chevalier.
La réception du nouveau chevalier avait lieu au cours d'une
cérémonie solennelle. Il prenait d'abord un bain, qui signifiait la
purification de l'âme. On le revêtait alors d'une robe blanche, symbole
de la chasteté, puis d'une robe rouge, symbole du sang qu'il devait
verser pour la défense de Dieu et de l'Église, et d'un justaucorps noir,
symbole de la mort. Après une journée de jeûne et une nuit de prière
(la veillée d'armes), au cours de laquelle il recevait le sacrement de
pénitence, il assistait à la messe du Saint-Esprit. Le prêtre bénissait
l'épée et prononçait une allocution, par laquelle il avertissait le
candidat qu'il ne devait employer cette arme que pour la défense des
Lieux saints, des veuves et des orphelins.
Le célébrant chantait alors une oraison : « Seigneur, de même que
vous avez accordé à votre serviteur David la victoire sur Goliath, et à
Judas Macchabée le triomphe sur les nations qui n'invoquaient pas
votre nom, donnez à votre serviteur qui courbe la tête sous le joug de
la sainte milice, la force et le courage pour la défense de la justice et de
la foi. » Le célébrant bénissait alors l'épée, offrait au nouveau candidat
le baiser de paix et le conduisait au seigneur désigné pour le recevoir
au sein de la chevalerie. Celui-ci le frappait sur l'épaule du plat de
l'épée nue, et déclarait solennellement : « Au nom de Dieu, de saint
Michel et de saint Georges, je te fais chevalier. »
Il donnait alors à son tour le baiser de paix et ceignait le nouveau
chevalier de l'épée. Les parrains d'armes le revêtaient de la tenue de
guerre : haubert (cotte de mailles), heaume (casque), écu (bouclier),
brassards, cuissards, gantelets. Ils lui remettaient ses armes : lance,
poignard, hache, masse d'armes. Il avait droit désormais à l'appellation
de monseigneur ou messire, et sa femme à celle de madame.
Dès que l'institution se répandit, elle conféra une nouvelle
noblesse, tout autre que celle du sang, et même plus éminente à cause
de son caractère religieux. À tel point que Louis VI le Gros, petit-fils
d'Henri ier, se fit armer chevalier dès 1097, durant le règne de son père.
À sa suite, les autres rois de France tinrent à être admis dans
l'institution, qui gagna l'Angleterre par la noblesse normande.
La chevalerie ne fit pas que moraliser la guerre ; elle engendra en
outre l'idéal courtois. Elle incita le chevalier, quand il n'était pas en
mission militaire, à pratiquer à la cour du roi ou dans son propre
château les vertus sociales de dévouement et de respect qui mirent
l'accent, au siècle suivant, sur l'amour gratuit d'une dame. Naîtront
alors les romans de chevalerie, dont les plus célèbres seront ceux de la
Table Ronde et du Saint-Graal.
À la chevalerie comme institution se joignit, dès le xe siècle sous
Hugues Capet, et se renforça au xie siècle, sous Henri ier, la trêve de
Dieu (Treuga Dei), convention passée entre clercs et nobles pour faire
cesser les maux de la guerre.
Le fléau de la guerre n'était plus la dévastation semée par les
Normands, puis par d'autres incursions étrangères, mais par les guerres
dites privées ; situation que déploraient amèrement les gens d'Église,
mais aussi un certain nombre de seigneurs sensibles à une telle
situation.
L'idée fut émise en 989. Cette année-là, les évêques du Midi de la
France se réunirent en concile à Charroux, un diocèse de Poitiers, et
tonnèrent contre les seigneurs pillards : « Anathème contre ceux qui
s'emparent des biens des pauvres. Si quelqu'un a pris la brebis, le bœuf,
l'âne, la vache, le bouc, les porcs des laboureurs et autres pauvres gens
des campagnes, s'il s'évite ensuite de réparer ces dommages, qu'il soit
anathème. » L'anathème n'est pas une simple formule de malédiction :
celui qui l'encourt est frappé d'excommunication.
Cette attitude fut adoptée en 990 par les évêques de la province
ecclésiastique de Narbonne, qui se réunirent en concile et formulèrent
les mêmes anathèmes. Étaient invités les plus grands vassaux de cette
province, les comtes de Rodez, de Béziers, de Carcassonne, le vicomte
de Narbonne. Ils s'y rendirent : à bon entendeur salut !
Six ans plus tard, nouvelle initiative. Au concile du Puy, se
réunissent les évêques de ce siège, plus ceux de Viviers, Valence,
Clermont, Toulouse, Rodez, Elne, Glandève, ainsi que de nombreux
abbés. Les seigneurs sont sommés de s'y présenter. L'évêque du Puy,
président de l'assemblée, résume les décisions du concile dans une
allocution finale :
« Comme nous savons que, sans la paix[3], nul ne sera admis à la
vision céleste de Dieu, nous avertissons au nom du Seigneur tous et
chacun des fidèles d'être des fils de la paix, afin que, dans les diocèses
et dans les comtés de cette province, à partir de ce jour, nul ne fasse
irruption dans une église. Que nul ne ravisse les troupeaux. Que rien ne
soit enlevé à son légitime propriétaire. Que chaque seigneur se
contente des produits de sa terre, alleu, fief ou châtellenie. Que les
clercs ne portent pas les armes du siècle. Que nul n'attaque les moines
ou les pauvres voyageurs désarmés. Si quelque ravisseur maudit rompt
cette institution de paix et refuse d'observer les dispositions, qu'il soit
excommunié, anathématisé et exclu de l'entrée de l'Église jusqu'à ce
qu'il ait donné satisfaction. »
De 1030 à 1033, durant les premières années du règne d'Henri ier,
des catastrophes naturelles désolèrent le royaume ; des pluies
diluviennes engloutirent les récoltes et provoquèrent la famine, avec
son cortège de morts, de rivalités ; l'augmentation des denrées qui
restaient, inaccessibles, sur le marché. Ce fut pourtant dans le même
temps qu'une guerre féroce opposa le prince Robert à son frère Henri.
Quand, en 1033, l'abondance et la paix furent revenues, les
hommes d'influence méditèrent sur les moyens de conjurer les fléaux,
au moins ceux qui résultaient de la guerre. Saint Odilon, abbé de
Cluny, comprenant à son tour qu'elle ne pourrait jamais cesser tout à
fait, s'employa à en limiter l'exercice. Associé à plusieurs abbés de son
ordre, il écrivit une circulaire aux seigneurs de Bourgogne et
d'Auvergne pour leur proposer une sorte de déontologie de la guerre.
Déjà, en 1031, au concile de Limoges, les évêques d'Aquitaine avaient
repris la condamnation du brigandage. Mesure qui restait négative. À
l'appel des abbés clunisiens, Robert, duc de Bourgogne et comte
d'Autun (ce cadet du roi qui venait d'être vaincu par son frère),
Guillaume VI, duc d'Aquitaine, Archambaud III, seigneur de Bourbon,
approuvèrent le projet, bientôt rédigé par Odilon et par Richard, abbé
de Saint-Vanne, qui le publièrent seulement en 1041.
Cette charte est double. D'une part, elle rappelle les dispositions
des conciles du Puy et de Limoges, concernant le respect des non-
belligérants. D'autre part, pour limiter à la fois l'ardeur des guerres et
les dégâts de la guerre, elle propose la Paix de Dieu ou Trêve de Dieu
qui interdit tout acte belliqueux, chaque semaine, du mercredi soir au
lundi matin. Les violateurs de la trêve sont menacés
d'excommunication.
En 1042, la charte fut adoptée et prescrite par l'ensemble des
évêques de France, tant la lassitude de la guerre était grande et tant
l'abbé de Cluny exerçait une forte autorité sur le clergé. Certes, cette
mesure disciplinaire n'était pas suffisante pour réglementer tout conflit
armé. Elle trouva pourtant un large écho, et le règne d'Henri ier vit la
raréfaction des guerres privées.

1. Dictionnaire général de biographie et d'histoire, Paris, 1857, p. 1019, col. 2.


2. Art. « Fidèle », Dictionnaire de la France médiévale, Fayard, 1993, p. 410.
3. C'est-à-dire : « Sans avoir pratiqué la paix. »
II

L'ÉCONOMIE

L'économie médiévale est essentiellement une économie agricole,


surtout durant les périodes mérovingienne et carolingienne, un
tournant s'amorçant fortement sous les premiers Capétiens.
Du ve au xe siècle, après les invasions germaniques qui avaient
réduit la Gaule à un territoire de forêts, de friches et de marécages, la
nécessité était de faire renaître le sol cultivable partout où se trouvaient
des bras. Ce qui se fit parcelle par parcelle, au fur et à mesure que les
nouveaux maîtres politiques se taillaient des domaines et
entreprenaient de les exploiter. Ainsi naquit une économie rurale
qualifiée de domaniale. L'économiste J. Maillet nous la décrit en ces
termes :
Ce régime « représente une économie de subsistance, c'est-à-dire
qu'il vise essentiellement à satisfaire les besoins vitaux des habitants
du domaine, sans poursuivre d'autres buts, en particulier, sans
rechercher un profit quelconque. Il est donc bien le régime convenant à
une époque de régression, durant laquelle on s'estime heureux
simplement de pouvoir survivre. C'est donc aussi un régime
d'économie fermée : chaque unité économique doit vivre de ses
propres ressources, en ajustant sa production à la consommation ou
inversement, sans puiser à l'extérieur rien d'indispensable. C'est enfin
une économie terrienne, en ce sens que c'est à la terre que le domaine
demandera les ressources nécessaires à sa subsistance, autre
caractéristique d'une économie décadente[1]. »
L'unité de terre exploitée était le domaine qui appartenait soit au
roi, soit à un seigneur, soit à un évêque, soit à une communauté
monastique ; propriété globale qui, pour satisfaire aux exigences de
l'autarcie, se composait de diverses parcelles de terre arable et de
forêts. Le centre en était la villa, résidence du propriétaire, étant
entendu que, si c'était un grand propriétaire, il possédait plusieurs
domaines et plusieurs résidences. Le bâtiment principal, plus ou moins
fruste au départ, devient de plus en plus raffiné si la villa est royale,
mais aussi, pour de moindres possédants, au fur et à mesure qu'ils
s'enrichissent. Autour du bâtiment résidentiel s'édifiaient, comme dans
une ferme moderne, d'autres plus fonctionnels : cuisines, fours,
granges, greniers, écuries, étables, ateliers, forges, moulin, pressoir.
L'unité de mesure de l'exploitation était la manse[2] (du latin
maneo, habiter). Elle valait cent vingt journaux, superficie qu'une
charrue peut labourer en un an, plus exactement en cent vingt-cinq
jours de travail manuel. Cette mesure était nécessairement une
estimation relative, proportionnelle à la fois à la fertilité du sol et à la
consommation des habitants.
Au xie siècle, sous les règnes de Robert II et d'Henri ier, la
situation de l'agriculture se transforme. Tout d'abord, elle passe de
l'autarcie à la complémentarité. Ce mouvement s'était dessiné sous
Charlemagne, à cause de la vigilance et de l'astuce du grand empereur,
qui avait constaté combien ce type d'économie rurale était un facteur
d'immobilisme économique. Mais la désagrégation de l'Empire avait
annulé cette initiative nécessaire. Elle reprit deux siècles plus tard.
L'autarcie condamnait de nombreux domaines à une production
insuffisamment diversifiée. A priori, chaque domaine était censé
produire tout ce qui convenait à sa population ; or, il n'en était pas
ainsi, à cause du climat, du sol, des techniques, des besoins. Les
seigneurs et abbés flamands se plaignaient de ne pouvoir faire pousser
la vigne, et en conséquence de ne pouvoir boire du vin, ce qui était
particulièrement sensible dans les monastères, car la règle de saint
Benoît préconise le vin à table ; on n'en était pas encore au
développement du commerce ; les propriétaires acquirent des
domaines en Bourgogne ou dans le Val de Loire. Les domaines qui
répugnaient à la culture de l'olivier manquaient d'huile, et les
propriétaires devaient acquérir des succursales, des tenures[3], dans des
régions où poussait l'olivier.
De la multiplication des domaines et des tenures s'ensuivit le
développement de la circulation. À partir du xie siècle, la France
connut une intensification du commerce rural ; elle fut sillonnée par
des caravanes qui véhiculaient les céréales et les étoffes, par des
troupeaux de bœufs et de moutons. De là l'expansion, l'élargissement et
la consolidation du réseau routier, rendu encore plus nécessaire par le
développement des grands pèlerinages : vers Rome, vers Saint-Jacques
de Compostelle, vers le Mont-Saint-Michel. Développement aussi du
réseau fluvial : la Meuse, l'Escaut, la Seine, la Loire se couvrent de
flottilles chargées de marchandises, le fil de l'eau étant beaucoup plus
propice au déplacement que les chaussées, pavées ou de terre battue,
bossuées, sans accotements et souvent détrempées. Les grandes
abbayes, à partir de ce siècle, jouent un rôle prépondérant dans ce
trafic : Saint-Denis et Saint-Wandrille contrôlent le commerce de la
Seine ; Fleury, Saint-Martin de Tours, Saint-Serge d'Angers, celui de la
Loire. Bientôt, les principaux propriétaires des rives, abbés et
seigneurs, vont instaurer une taxe fructueuse sur les marchandises qui
circulent dans leurs eaux.
En ce même siècle, l'élevage se développe. D'abord, pour des
raisons utilitaires : les bœufs servent à tirer la charrue, les vaches à
produire le lait et le cuir, les moutons à fournir la laine et la peau. Mais
aussi pour des raisons alimentaires. Les seigneurs dédaignent la viande
de boucherie et de basse-cour ; c'est pourquoi la chasse n'est pas
seulement pour eux un sport violent qui sert de substitut à la guerre,
mais une source permanente d'alimentation ; ils tiennent donc à
conserver dans leurs domaines le maximum de forêts, où croît le grand
gibier : cerf, chevreuil, sanglier. Les moines pratiquent l'abstinence, se
contentant de laitages, d'œufs, s'il se peut de poisson, et abandonnent la
viande de leurs bestiaux à leurs serfs, mais aussi aux indigents et aux
voyageurs. Ce qui fait que ce sont les pauvres, ouvriers agricoles ou
hôtes de l'abbaye, qui consomment journellement le porc et le poulet,
souvent aussi le bœuf, réputé pourtant plus coriace. Au temps
d'Henri ier, on est loin de celui d'Henri IV, qui promet au paysan la
poule au pot pour le repas dominical : elle est dans la marmite tous les
jours.
La consommation de viande est d'autant plus abondante que
l'élevage est plus développé que l'agriculture, et que celle-ci reste
stationnaire. Pourtant, le labourage est plus facile, parce qu'on a
substitué, pour l'attelage de la charrue, le cheval au bœuf. Mais on est
peu tenté de développer la culture du sol, dont les produits sont peu
plaisants au goût, et souvent indigestes. Les terres céréalières
produisent peu. Notre blé, dont la culture occupe aujourd'hui quatre
millions d'hectares du sol français, assure alors de faibles récoltes et
occupe de faibles superficies. Ce qu'on trouve sous l'appellation de
bled, ce n'est pas habituellement le froment, mais des céréales
secondaires : seigle, orge, mil. On les consomme sous forme de pain
ou de bouillie. Les légumes eux-mêmes, qu'on mange avec la viande
ou en soupe, sont rudimentaires : des fèves, des choux, des citrouilles,
des raves de diverses sortes ; alors qu'en Italie, on se régale de haricots
verts, de tomates, de salades, de toutes cultures maraîchères qui ne
seront rapportées en France que plusieurs siècles plus tard, comme les
fruits de saison.
On constate pourtant, à l'occasion de la diversification des
tenures, un accroissement de la viticulture. Cela, surtout, à cause de
l'expansion monastique. La France vit s'édifier au xie siècle plusieurs
milliers de monastères. Ce n'est pas là un chiffre emphatique, pour
signifier un grand nombre, car au xxie siècle on en compte seulement
quelques dizaines. Pour l'ensemble de l'Europe, entre 700 et 1100, il y
a lieu d'en estimer le nombre à environ trente mille. La taille de la
communauté est fort variable ; certains petits monastères peuvent
compter une cinquantaine de religieux, d'autres atteindre les six cents.
Tous ces monastères doivent donc s'entourer d'un vignoble
proportionné à ce nombre. Non seulement parce que les prêtres ont
besoin de vin pour la messe, mais parce que, encore une fois, la règle
de saint Benoît accorde au moine une ration quotidienne de vin d'une
hémine, soit 30 à 35 cl. Pour une communauté de 300 religieux, il est
besoin d'un hectolitre quotidien. Multipliez par le nombre de jours de
l'année, et vous mesurez la taille du vignoble à cultiver. Au surplus,
dans les villas royales et seigneuriales, on ne se prive pas de vin, et les
bons repas sont copieusement arrosés.
Le xie siècle, avec la transformation de l'agriculture, voit s'établir
l'artisanat urbain. Dans le régime d'autarcie, les activités de type
artisanal sont regroupées dans le domaine, autour de la villa. Le
paysan, serf ou libre, est non seulement laboureur, moissonneur,
éleveur, mais encore forgeron, cordonnier, tisserand. Avec le brassage
de populations rurales exigé par la diversification des tenures, il se
forma un artisanat spécialisé, qui n'appartenait pas à tel ou tel domaine
rural, et se constitua d'abord en un regroupement à l'écart du domaine :
un village.
Ici encore, ce fut l'amplification monastique qui participa le plus
fortement à cet artisanat indépendant. La construction des nombreuses
abbayes, surtout au nord de la Loire, exigea une main-d'œuvre
abondante et spécialisée, indépendante des domaines déjà constitués.
Le travail réclama souvent plusieurs années, pendant lesquelles les
divers corps de métiers constituèrent une autre forme de communauté
auprès du vaste chantier. Après la période de construction du
monastère, cette communauté se reconstitua hors du domaine
monastique, et en osmose avec lui, car ce peuple d'artisans continuait à
fréquenter la messe et les sacrements. Ce processus, commencé à
l'époque carolingienne, puis ralenti aux ixe et xe siècles, s'accéléra
ensuite. Ce fut la naissance de nouvelles villes ; non plus chefs-lieux
de province formés autour d'un gouverneur ou d'un évêché, mais villes
de travailleurs manuels et de commerçants, qui produisirent ainsi la
bourgeoisie et la richesse. On comprend alors l'essor des villes du
Nord, en Flandre, en Hainaut, en Vermandois : Gand, Bruges, Mons,
Andenne, Nivelles, Soignies, Valenciennes, Aumont, Maubeuge, Saint-
Omer, Cassel, Corbie, Péronne, édifiées autour des monastères.
C'est le moment de parler des moines défricheurs qui, avant
même d'avoir suscité l'artisanat devenu l'embryon des villes, avaient
assuré la prospérité de l'agriculture française. Car, si les terrassiers et
les maçons étaient nécessaires pendant les années de construction, les
moines éleveurs, laboureurs et vignerons furent actifs tout au long des
années. À la fois par l'abondance des donations royales et
seigneuriales, par leur labeur qui transformait en labours friches et
marécages, les communautés monastiques sont parvenues à constituer
des domaines prodigieusement étendus. On est stupéfait d'apprendre
que l'abbaye Saint-Remi de Reims possédait 816 tenures totalisant
18 770 manses, produisant entre autres plus de 200 000 hl de vin ; que
le domaine de Saint-Germain-des-Prés comptait, en mesures actuelles,
plus de 30 000 ha.
« Il ne faut pas, écrit Montalembert, apprécier ces travaux
agricoles d'après la situation des propriétés monastiques au moment de
leur confiscation[4]. On doit au contraire se rappeler que, à peu
d'exceptions près, les moines s'établissaient dans les lieux déserts et
d'accès difficile, qu'on leur abandonnait précisément parce qu'ils
étaient incultes et que personne ne voulait prendre la charge de les
défricher. Il est certain qu'en général les terres concédées aux
monastères n'étaient d'aucune valeur, et que les donateurs ne les
croyaient pas dignes d'être gardées pour leur propre compte… La
plupart des abbayes prenaient naissance dans des forêts inaccessibles,
dans des sites jugés presque inhabitables même parmi les populations
rudes et énergiques de cette époque. La Chaise-Dieu en Auvergne[5], la
Grande-Sauve en Aquitaine[6], Anchin et Afflighem en Belgique
s'élevèrent au milieu de vastes forêts coupées de ravins, peuplées par
des bêtes fauves et par des brigands, où l'on ne pouvait arriver qu'en se
frayant un chemin, le fer à la main, parmi les broussailles et les
ronces[7]. »
Comment donc, alors, ces hommes ont-ils tiré un tel parti de ces
terres ingrates et se sont-ils faits les champions de l'agriculture ? Les
moines étaient des gens appliqués, qui se livraient à la tâche
rationnellement et avec courage, non par goût du lucre, mais par amour
du travail ; obligation qui, avec la prière, occupe une place d'honneur
dans la règle de saint Benoît. D'autre part, comme ils vivaient d'un
régime mortifié, ils produisaient plus qu'ils ne consommaient, sortant
ainsi l'économie rurale du régime de subsistance. Enfin, ils éduquèrent
les populations terriennes qui, d'assistées devinrent responsables et
productives ; les monastères ne se contentèrent pas de faire travailler
les religieux, puis les serfs à leur service, quand leurs domaines étaient
trop vastes pour les exploiter eux-mêmes ; leurs exploitations agricoles
étaient en même temps des écoles d'agronomie.
« Les cénobites, écrit encore Montalembert, avaient à lutter contre
l'infertilité des terrains où ils établissaient leurs retraites, comme ils
avaient à lutter contre les ténèbres de l'intelligence et la dépravation
des cœurs. Mais ils surent triompher de tous les obstacles ; encouragés
par les libéralités des rois et des Grands, ils défrichèrent les bois,
desséchèrent les marais, fertilisèrent le sol sablonneux, conquirent sur
la mer les premiers polders et, grâce à leur dévouement inébranlable
devant les fatigues, la maladie et la mort, l'on vit de vastes champs,
autrefois hérissés de broussailles, couverts d'eaux stagnantes et fétides,
se couvrir de moissons et de fruits. Les hommes que nous avons vus,
tout à l'heure, cultiver toutes les branches de la science humaine,
remplir avec un succès constant la mission si difficile de
l'enseignement, conserver, en la développant, la tradition des arts les
plus délicats et les plus raffinés, ces mêmes hommes sortaient de leurs
cellules, la pioche ou la cognée à la main, pour aller défricher les
forêts, labourer les landes, dessécher les marais et faire connaître au
monde chrétien les méthodes d'agriculture les plus sages et les plus
productives[8]. »
Ce fut ainsi que, en ce xie siècle, les bénédictins introduisirent
dans le nord de la France la fabrication de la bière par le houblon ; que
certains d'entre eux inventèrent en Bourgogne la fécondation
artificielle des poissons ; que, dans l'ensemble de leurs domaines, ils
pratiquèrent la sélection des races de chevaux et de bestiaux.
Dans son ouvrage magistral sur Les Premiers Capétiens[9], Achille
Luchaire met l'accent sur ce qui constitue, au xie siècle,
« l'émancipation des classes populaires ». Celle-ci présente l'aspect
d'une « opposition formidable au régime qui avait pour bases le
servage et la tyrannie des privilèges ».
Le cas le plus évident est celui des serfs. De simples ouvriers, ils
étaient arrivés, aux ixe et xe siècles, aux fonctions de tenancier et même
d'assesseur du seigneur à son tribunal. Ebbon, fils d'une serve, quoique
frère de lait de Louis le Pieux, est devenu archevêque de Reims.
Beaucoup d'entre eux, qui se voyaient capables d'accéder en plus grand
nombre à des charges éminentes, à condition d'être affranchis,
manifestent ce désir. Désir pris en considération, puisque, sous le règne
d'Henri ier, on compte de nombreuses chartes d'affranchissement. Il faut
dire aussi que le serf, n'étant pas esclave, recevait un salaire ; et
qu'ainsi, avec ses économies, il parvenait à acheter cette mesure
libératoire. Parfois, un seigneur bienfaisant, comme aux temps
romains, voulant marquer sa joie d'une naissance ou d'un mariage,
affranchit quelques-uns de ses serfs.
Il existait déjà, à l'époque carolingienne, des paysans libres.
L'abondance des affranchissements vient maintenant les augmenter.
Mais ils restent écrasés d'impôts, les uns en monnaie, les autres en
nature, sur leurs récoltes ; et aussi en action : la corvée. Il n'y a pas
encore de syndicats (ils ne tarderont pas), mais ces paysans se donnent
le mot pour réclamer des adoucissements sur leur sort, qu'ils
obtiennent assez fréquemment.
Une condition assez spéciale est celle des travailleurs ambulants,
les hôtes (hospites). Ils ne sont les serfs d'aucun propriétaire, mais ne
sont pas eux-mêmes les propriétaires d'une terre. Ils cèdent leurs bras
aux plus offrants jusqu'à ce qu'un seigneur, qui manque de personnel,
les embauche. On leur accorde une terre à titre de location-vente : au
bout d'un certain temps de travail, ils en deviennent propriétaires. Là
où les hôtes sont accueillis en nombre, ils arrivent à former un village.
Autre obligation des serfs et des paysans libres : le service
militaire. Quand le roi proclame le ban, chaque seigneur est tenu
d'amener avec lui un contingent de soldats. Les militaires de carrière,
qui sont les écuyers et les valets d'armes, sont trop peu nombreux pour
constituer un apport suffisant. Le seigneur pratique donc la
conscription : il choisit à sa guise, parmi tous les hommes à son
service, de quoi former une compagnie. Pratique qui dément
l'affirmation, pour cette période, que les nobles n'avaient pas à se
soumettre à l'impôt parce qu'ils payaient l'impôt du sang ; pendant
toute l'époque capétienne, c'est par le bon vouloir du seigneur que
certains ne sont pas enrôlés pour la guerre. C'étaient, évidemment, les
travailleurs les plus utiles à l'exploitation qui étaient exemptés.
En ce siècle, la population urbaine s'accroît de plusieurs façons.
Tout d'abord, nous l'avons vu, les artisans et paysans libres, plutôt que
de s'incorporer à un domaine, s'installent autour d'une abbaye.
D'autres, excités par leur liberté, gagnent une ville ancienne, où ils
peuvent travailler sans contrainte, se faire une clientèle et s'associer.
C'est le début de la bourgeoisie. Quand il n'y a pas de place intra-
muros, les nouveaux venus s'installent sous les murailles, et forment
des faubourgs. Ou bien encore ces ouvriers et paysans en quête de
stabilité créent une nouvelle ville, fort modeste, mais où ils sont leurs
propres maîtres ; c'est l'origine des « villeneuves » et des bastides.
Les nouveaux citadins n'étaient pas libérés de toute sujétion. Pour
avoir échappé à la propriété d'un seigneur dans son domaine, ils étaient
néanmoins soumis à son autorité ; car il n'y avait pas un seul pied carré
dans le royaume qui n'appartînt à un comte ou à un seigneur. Ce
dernier cherchait bientôt à soumettre ces nouveaux sujets aux
obligations usuelles de l'impôt, de la conscription et de la corvée. Mais
il avait affaire à une nouvelle sorte de sujets, devenus conscients de
leur pouvoir civique par le double fait qu'ils avaient échappé aux
rouages de l'économie fermée, et qu'ils avaient quelque temps travaillé
de leur propre initiative. La menace qu'ils sentaient brandie au-dessus
de leurs têtes fut la source de leur solidarité.
Celle-ci se manifesta d'abord par les associations de métiers, ce
qui fut facile en raison du regroupement des professions dans un même
quartier ; dans les vieilles cités, les faubourgs et les villes nouvelles,
les drapiers, les tanneurs, les bouchers, les porteurs d'eau s'étaient
regroupés par secteurs urbains ; ils étaient naguère quelques-uns dans
un domaine, ils se retrouvaient en nombre ; et ils se sentaient forts.
C'est à ce moment que les corporations, qui existaient en Italie depuis
le xe siècle, se forment. Mais leurs statuts ne sont que professionnels.
Cet exercice de leur liberté montre aux citadins leur pouvoir politique ;
ils se regroupent pour résister à l'autorité du seigneur. C'est l'embryon
des communes ; les premières (Le Mans, Cambrai, Noyon, Beauvais)
ne se constituèrent pas sous Henri ier, mais peu de temps après sa mort,
sous Philippe ier.
D'autre part, la production de cette bourgeoisie naissante n'étant
plus mesurée par les besoins de l'économie domaniale, on assiste à
l'enrichissement des artisans et des commerçants qui leur servent
d'intermédiaires. Il en résulte les premiers symptômes du luxe. C'est à
ce moment que la production des objets précieux n'est plus limitée par
la demande du roi et des Grands, mais encore par la vanité des
nouveaux riches. Les nouveaux tisserands et les nouveaux teinturiers
fabriquent des vêtements princiers pour les dames ; les nouveaux
orfèvres forgent pour les intérieurs des vaisselles et des chandeliers en
métal rutilant. Cette émulation dans l'apparat ne cessera plus, et va
s'intensifier jusqu'à la fin du Moyen Âge.
Dans ce tumulte de l'épanouissement des villes, que devient
Paris ? Elle ne change guère. La population ne cherche pas à conquérir
un statut nouveau. Paris, économiquement et politiquement, commence
seulement à naître. Cette ville a été la capitale des Francs sous les
Mérovingiens ; mais les rois mérovingiens n'y résidaient guère ; ils y
possédaient certes une résidence, à la pointe de l'île de Lutèce ; mais ce
n'était même pas un palais : un hôtel, l'Hôtel royal. Or, les
Mérovingiens s'y ennuyaient ; ils préféraient habiter dans leurs villas
sylvestres qui leur rappelaient leurs origines barbares, au milieu des
cerfs, des sangliers, des buffles et des aurochs, qu'ils pourchassaient
passionnément. Pour éviter la monotonie, ils en possédaient de
nombreuses au nord de la Seine, et se transportaient de l'une à l'autre
avec leur famille, leur trésor et leurs principaux antrustions. Même
pendant leurs séjours à Paris, ces souverains, plutôt que de coucher
dans leur hôtel, allaient gîter dans leurs villas qui environnaient la
ville, à Reuilly, à Rueil (les noms de ces deux localités gardent le
souvenir du latin royalis), à Chelles, Bonneuil, Nogent, Noisy ; à
Clichy, qui est la résidence habituelle de Dagobert. Le roi n'est pas
parisien.
Sous les Carolingiens, Paris perd son privilège de capitale ; on
n'oserait dire son prestige, car le souverain ne s'en soucie guère. Elle
est remplacée et éclipsée par Aix-la-Chapelle. Sous les derniers rois de
cette dynastie, elle reste le siège nominal de ses comtes, ducs de
Francie ; mais on ne les y voit guère. D'ailleurs, à cette époque, la ville
est trois fois détruite par les envahisseurs scandinaves. Ensuite, elle ne
pense guère qu'à relever ses ruines.
Puisque les Capétiens sont les descendants immédiats des comtes
de Paris, cette ville redevient la capitale de la France mais,
progressivement. Hugues Capet s'en soucie si peu qu'il lui donne un
comte dans la personne de son favori Bouchard, qu'il a déjà fait comte
de Vendôme. Ce fief aurait pu devenir héréditaire, puisque, à la mort
de Bouchard, c'est son fils Renaud qui en hérite. Finalement, à la mort
de Renaud, en 1016, Robert le Pieux réunit le comté de Paris à la
couronne. C'est donc au xie siècle seulement, sous le père d'Henri ier,
que Paris redevient la capitale de la France. Robert en a si bien la
volonté qu'il fait relever et embellir l'Hôtel royal de la Cité. C'est là
que vient habiter Henri ier.
Cette capitale est d'ailleurs plongée dans la pauvreté et dans une
quasi-anarchie. Elle n'a guère d'unité, étant fractionnée en trois parties
géographiquement et socialement différentes. Au centre, la Cité, hier
Lutèce, est une agglomération ceinte de murailles qui l'isolent de la
Seine et d'éventuels assiégeants. Elle abrite une population grouillante
de vingt mille habitants (chiffre énorme pour l'époque : les villes
comptent de deux mille à dix mille personnes), entassés dans des
immeubles vétustes, bâtis au long des rues étroites ; la superficie en est
d'ailleurs occupée en partie par la cathédrale avec son parvis, de
nombreuses églises et l'Hôtel-Dieu.
On accède à cette île par deux ponts seulement : l'un au nord, sur
la rive droite ; l'autre au sud, sur la rive gauche. La rive gauche, qui
devait se peupler au siècle suivant d'écoles et d'étudiants, et devenir le
Quartier latin, se nommait alors l'Outre-Petit-Pont. C'était
essentiellement un faubourg ecclésiastique, constitué en bonne partie
depuis l'époque mérovingienne. Là, s'élevaient les abbayes de Saint-
Germain-des-Prés (antérieurement Saint-Vincent et Sainte-Croix),
Saint-Séverin, Saints-Serge-et-Bacchus (à la place de la Sorbonne),
Saint-Étienne des Grés, Sainte-Geneviève, Saint-Martial. Leurs
domaines, très étendus, couvraient ce que sont aujourd'hui le
cinquième et une partie du sixième arrondissements de Paris. Se
trouvait aussi, entre Saint-Séverin et Saint-Germain-des-Prés, un
domaine royal, pour le ravitaillement de l'hôtel de la Cité.
La rive droite s'appelait l'Outre-Grand-Pont. Là, se formait le
faubourg de la nouvelle bourgeoisie parisienne. On y voyait, certes
encore, des églises et des monastères, mais moins étendus que sur la
rive gauche : Saint-Germain-l'Auxerrois, Sainte-Opportune, Saint-
Sépulcre, Saint-Merry, Saint-Jean-en-Grève. Une bonne partie se
garnissait de demeures bourgeoises et d'ateliers. Ce faubourg ne
promettait pas alors de s'étendre, car il était ceinturé par des marais qui
occupaient la place des actuels grands boulevards.
Installé dans un fief dont il n'était comte que nominalement, après
les prises de possession du terrain par les autres autorités qui l'avaient
précédé durant l'histoire carolingienne, le roi ne possédait pas Paris ; il
n'en possédait à peu près rien. L'île était la propriété du chapitre
cathédral. Au comte de Meulan appartenait une grande partie des
faubourgs. Henri ier, en montant sur le trône, détenait, outre l'Hôtel
royal, quelques maisons de la Cité et quatre abbayes de la rive
gauche[10]. Il fit donation de ces dernières au chapitre. Malgré tout, son
petit-fils Louis VI entreprendra de sa propre autorité des travaux dans
sa capitale.

1. Histoire des faits économiques, Payot, 1952, p. 95.


2. À ne pas confondre avec la mense, revenu d'une abbaye, qu'on partagea à partir du e siècle en deux parts : la mense
xi
abbatiale, retenue par l'abbé laïc, et la mense conventuelle, laissée à la communauté.
3. De là, le mot tenancier : qui dirige l'exploitation d'une tenure.
4. Par la Révolution française.
5. Fondée en 1046 sous le règne d'Henri ier.
6. Fondée en 1079, dix-neuf ans après la mort d'Henri ier.
7. Les Moines d'Occident, Paris, 1877, t. VI, pp. 282-284.
8. Ibid., t. VI, pp. 276-277.
9. Tallandier, 1980.
10. Saint-Julien, Saint-Séverin, Saint-Étienne, Saints-Serge-et-Bacchus.
III

LA CULTURE

Le xie siècle, et particulièrement le règne d'Henri ier, ne fut pas, il


s'en faut de beaucoup, un siècle de brillante culture. Il y avait eu une
Renaissance carolingienne, il n'y eut pas de Renaissance capétienne. À
moins qu'on accepte sous cette appellation le merveilleux xiie siècle, où
fleurirent à la fois l'art roman, les chansons de geste, les fastueux
romans en vers et la poésie lyrique.
Il y a pourtant quelque chose de neuf en ce temps où règne le
premier Henri : c'est le commencement de la littérature en langue
vulgaire. Très modeste début, certes, mais qui permettra au siècle
suivant le grand essor de la littérature française. Il est vrai que nous en
sommes, au xie siècle, aux vagissements de la langue nationale, qui
pourtant a laissé son premier monument avec le fameux Serment de
Strasbourg, prononcé en roman, en 843, par Charles le Chauve.
Cependant, durant les deux siècles qui suivent, cette langue ne parvient
pas à acquérir une unité, partagée qu'elle est en multiples dialectes ; au
nord de la Loire, ceux qu'on a réunis ensuite sous le nom de « langue
d'oïl » (wallon, picard, lorrain, bourguignon, angevin…) ; au sud de la
Loire, ceux qu'on a réunis sous le nom, plus significatif de nos jours,
de « langue d'oc » (auvergnat, limousin, gascon, catalan, provençal…).
Malgré le peu de rayonnement de la cour royale, ce sera finalement le
français, langue qu'on y parle, qui l'emportera sur les autres, en dépit
de leur charme.
Au temps d'Henri ier, donc, apparaissent quelques textes en ancien
français. On ose les publier, alors que la langue vulgaire était employée
officiellement oralement. Les fidèles n'entendant plus le latin, on laissa
l'usage de cette langue aux clercs, dans la théologie et la liturgie, pour
les prêcher dans un langage capable d'être compris. Dès 813 (sous
Charlemagne !), un concile, réuni à Tours, ordonne aux prêtres de
« transposer les homélies en langue romane rustique ». Ainsi, au
xi siècle encore, et pour le reste du Moyen Âge, les abbés adressent
e

leurs sermons en latin à leurs moines et en français au peuple.


Ne nous plaignons donc pas de voir la langue française, sous
Henri ier, aussi pauvre d'écrits : elle se trouve à un tournant. Et à un
tournant beaucoup plus prometteur qu'il n'y paraît. Ce qu'il nous en
reste, ce sont une Passion de Jésus-Christ, une Vie de saint Léger,
l'une et l'autre en vers octosyllabiques, qui ont été écrites, d'ailleurs,
plutôt à la fin du siècle précédent. Apparaissent ensuite une Vie de
sainte Foy en 593 vers, et une Vie de Boèce en 258 vers, en langue
d'oc. Enfin et surtout, au milieu du siècle, un long poème qu'on peut
vraiment désigner comme une œuvre d'ancien français, la Vie de saint
Alexis. C'est l'histoire du fils d'un grand seigneur romain qui, parti en
pèlerinage pour Édesse, se fait, en Orient, mendiant avec les
mendiants, abandonnant patrie, parents, épouse. De retour à Rome, il
mène la même vie en restant anonyme, et n'est finalement identifié
qu'à sa mort. Poème pathétique, prélude à l'abondante hagiographie
française du xiie siècle.
La littérature française fait évidemment, en ce siècle, pâle figure
auprès de la littérature latine. Celle-ci, d'ailleurs, n'est pas tellement
développée ; mais, ce qu'il y a d'important, et qui constitue les
promesses des deux siècles suivants, c'est l'essor de l'enseignement. Ce
moment est celui où se constituent les écoles qui donneront naissance à
l'Université.
Les prémisses de cet essor avaient été la Renaissance
carolingienne, deux siècles plus tôt ; sous l'impulsion de Charlemagne
et l'ardeur d'Alcuin, le maître de l'école impériale d'Aix-la-Chapelle,
un certain nombre de grandes abbayes s'étaient dotées des deux
instruments nécessaires de l'étude et de la culture : une bibliothèque et
un scriptorium où l'on recopiait les manuscrits. Ainsi, sur le territoire
qui devait devenir la France : Corbie, Ferrières, Fleury, Saint-Martin
de Tours, Marmoutier, Lérins. S'y ajoutèrent Saint-Riquier, Gorze,
Saint-Denis, Saint-Germain-des-Prés, Luxeuil, Saint-Remi de Reims,
Aurillac, Moutiérender, Fontenelle, Lobbe, Saint-Germain d'Auxerre,
Aniane, Saint-Amand.
Les moines mettaient à la fois leurs soins et leur fierté à posséder
et à exploiter cette mine de science. « Voilà, écrit l'auteur de la
Chronique de Saint-Riquier, les richesses du cloître, voilà les trésors
de la vie céleste, qui engraissent l'âme de leur suave abondance. Aimez
la science des Écritures, et vous n'aimerez pas les vices. »
Quand nous arrivons au xie siècle, tous les
monastères entretiennent au moins une école, celle du cloître destinée
aux moines, et beaucoup d'entre eux, une seconde, celle-là extérieure,
destinée aux élèves externes. Cette dernière peut d'ailleurs posséder
plusieurs degrés d'enseignement. Dès le ixe siècle, on y trouve des
écoles primaires ; et un concile de Mayence publie ce décret : « Tous
les enfants doivent être conduits soit dans les écoles des monastères,
soit dans celle de leur prêtre, pour y apprendre les rudiments de la foi
et l'oraison dominicale dans leur langue maternelle. » À ce moment,
les petits écoliers sont donc enseignés en germanique ou en roman.
C'est déjà l'école obligatoire et gratuite, mais non pas laïque.
Ensuite, se constitue un enseignement post-primaire, qui contient
en un seul cursus ce que sont actuellement nos enseignements
secondaire et supérieur, à partir de l'âge moyen de quatorze ans. Qu'on
ne s'étonne pas si cet enseignement est donné, et le restera, dans la
langue latine. Tout d'abord, c'est la langue officielle de l'Église, celle
dans laquelle sont rédigés et publiés, pour l'ensemble de la catholicité,
les décrets romains émanant du Saint-Siège. C'est donc une langue
universelle ; on peut passer, pour avoir un enseignement continu, d'une
école de Pavie à l'école de Saint-Denis puis à celle de Croyland.
Ensuite, c'est la seule langue constituée ; celle qui possède une
grammaire et un vocabulaire établis, alors que l'ancien français est
partagé en de multiples dialectes qui ne sont pas formés, et qui ne
peuvent faire l'objet d'un enseignement systématique ; essayez
aujourd'hui de dispenser un cours en argot ! Enfin, le latin est cette
langue dans laquelle on peut lire les trésors du passé, non seulement
ceux de la théologie, mais ceux de la philosophie, du droit, de la
littérature, de l'histoire, des sciences. La langue de l'enseignement est
celle de la bibliothèque.
Ne croyons pas que seul le public masculin était ainsi scolarisé ;
de nombreux monastères féminins possédaient non seulement une
école intérieure, au moins pour les novices, mais encore une école
extérieure, pour les jeunes filles du monde. La règle de saint Césaire
d'Arles pour les moniales, écrite au vie siècle, contenait d'ailleurs des
articles concernant cet enseignement. Ne nous étonnons pas ensuite de
trouver dans les châteaux des grandes dames qui lisent la Bible et les
Pères en latin. Au xie siècle, nous voyons Cécile, fille de Guillaume le
Conquérant, devenue abbesse de la Trinité de Caen, et Emma, abbesse
de Saint-Amand, renommées pour leur savoir en grammaire, en poésie
et en philosophie. Les bénédictines lettrées, dans leur scriptorium,
étaient vouées à la transcription des manuscrits, ce dont elles
s'acquittaient avec zèle et élégance.
Grâce à ce labeur calligraphique des moines et des moniales, les
manuscrits n'étaient pas réservés aux seuls monastères. On voyait des
bibliothèques non seulement dans les chapitres cathédrales et
collégiaux, mais jusque dans les châteaux. Grécie, comtesse d'Anjou
sous Henri ier, achète en 1056 une importante collection d'homélies ; et
non pas à vil prix ; elle paie pour ce trésor deux cents moutons, un
muid (22 hl) de froment, un de mil, un de seigle, des peaux de martre
et quatre livres d'argent. Ce n'était pas seulement pour ornementer la
bibliothèque de son château, mais aussi et surtout pour en faire une
lecture quotidienne de piété. Cet exemple montre que le prix des
manuscrits était, à cette époque, devenu si élevé que les pauvres clercs
ne pouvaient en acquérir pour leur usage personnel ; des écolâtres
créèrent un peu partout un service de prêt de livres.
On comprend, pour les manuscrits, la valeur marchande qui
s'ajoute à la valeur culturelle quand on sait ce qu'était l'activité d'un
copiste. La transcription était d'ailleurs précédée de la laborieuse
confection du parchemin, qui nécessitait de multiples opérations,
auxquelles se livraient pendant de longues semaines des ouvriers
spécialisés : écorchage des moutons (parfois des porcs), pelanage
(soumission de la peau à un bain de chaux), ébourrage en rivière
(élimination de toute trace de poil), déchaulage, rinçage, séchage,
ponçage, découpage. Une véritable industrie.
Après cela, la tâche du copiste était considérée comme un travail
pénitentiel, à égalité avec les plus rudes travaux agricoles. Déjà, au
iv siècle, saint Martin n'imposait pas d'autre labeur physique à ses
e

moines. Un religieux de Saint-Gall s'est arrangé pour glisser dans un


manuscrit : « Celui qui ne sait pas écrire imagine que ce n'est pas un
labeur ; mais, s'il n'y a que trois doigts à écrire, c'est tout le corps qui
fatigue. » Un autre a écrit au coin d'un manuscrit d'une œuvre de saint
Jérôme : « Bons lecteurs qui utilisez ce travail, n'oubliez pas, je vous
prie, son copiste : c'était un pauvre frère du nom de Louis. Pendant
qu'il transcrivait ce volume apporté d'un pays étranger, il avait froid ; il
a dû terminer la nuit ce qu'il n'avait pas pu copier à la clarté du jour.
Mais, vous, Seigneur, vous serez pour lui la digne récompense de son
labeur. » Il avait froid ! Car les locaux monastiques n'étaient pas
chauffés[1], et le scriptorium subissait l'hiver une température glaciale.
La lumière qui tombait des vitraux était habituellement faible, et plus
d'un copiste y perdait la vue.
Il était donc utile de confier cette tâche à des religieux encore
jeunes, qui jouissaient d'une vue claire et dont les mains n'étaient pas
encore nouées par les rhumatismes. C'est ainsi qu'au xie siècle, le prieur
de Saint-Martin de Tournai avait confié l'office de la transcription à
douze jeunes moines qui, grâce à leur ardeur et à leur santé,
constituèrent l'une des plus solides bibliothèques monastiques du
royaume.
En outre, il ne suffisait pas de copier. Reproduire un texte ne
pouvait être un travail mécanique. Tout d'abord, il convenait de
rechercher le meilleur exemplaire à reproduire, meilleur à la fois par la
fidélité (l'in extenso) et la correction de son contenu. Après le travail, il
était nécessaire de procéder à une relecture, un collationnement,
éventuellement à des corrections. On devine la joie ressentie à l'issue
d'un tel travail. « Le livre achevé, l'offrande qu'on en faisait à Dieu
était parfois une sorte de liturgie. “Suscipe, Santa Trinitas, oblationem
hujus codicis[2]”, lit-on en tête d'un Flavius Josèphe de Stavelot au
e
xi siècle. La suite de la prière évoque le patron du lieu, saint Remacle,
en l'honneur de qui le volume est dédié à Dieu, puis les deux moines
qui ont préparé le parchemin et exécuté la copie, enfin ceux qui liront
le livre ou en seront les conservateurs[3]. »
Les bibliothèques ne recèlent pas seulement des ouvrages de
sciences sacrées, mais aussi certains de l'Antiquité païenne. S'ils ont
été connus des humanistes de la Renaissance, c'est parce qu'ils ont été,
en grande partie, trouvés dans les monastères. « L'étude attentive des
monuments (= bibliothèques) monastiques, écrit Montalembert,
démontre que les écrivains classiques étaient peut-être plus
généralement connus et goûtés alors qu'ils ne le sont en France à
l'heure où nous écrivons[4]. » Les catalogues des bibliothèques
monastiques du ixe au xiie siècle contiennent en effet une multitude de
titres d'auteurs païens, qui se trouvaient donc au programme dans
l'enseignement des écoles. L'on y voit côte à côte les œuvres
d'Aristote, de Cicéron, de Pline, de Virgile, d'Horace, d'Ovide, de
Stace, de Lucain, de Térence, de Quintilien, de Salluste, de Suétone. Et
ces ouvrages ne sont pas là pour faire de la figuration, car on en trouve
des citations éparses dans les traités et les sermons des auteurs
médiévaux. Et nos moines sont si peu prudes que, à ces citations, on
constate qu'ils ont lu L'Art d'aimer d'Ovide et les comédies de Térence.
Dans les écoles, le programme des études, avant l'Université, est
déjà devenu classique et uniforme. Il était d'ailleurs ancien, contenu
dans les Institutions de Cassiodore (– 563), lui-même s'inspirant de
Pythagore. La différence avec la future Université, c'est le nombre
d'années imposées à l'écolier et la liberté avec laquelle les maîtres font
se succéder les matières au programme. Celui-ci comporte d'abord des
matières dites « arts libéraux », les unes littéraires, le trivium
(grammaire, rhétorique, dialectique), les autres scientifiques, le
quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique). La
dialectique, qui équivalait à la logique, ne pouvait s'empêcher de
toucher à la philosophie. Mais celle-ci était abordée spécifiquement
après les études libérales, avec la théologie.
L'enseignement est évidemment fait en latin. Mais déjà, dans
certaines écoles, on reçoit des leçons de grec, d'hébreu et d'arabe.
Il y eut un certain nombre d'écoles épiscopales, dont celle de la
cathédrale Sainte-Marie de Paris (on dira, à partir du siècle suivant,
« Notre-Dame ») et celle, plus célèbre encore, de Chartres, illustrée par
l'évêque Fulbert (– 1028). Mais ce furent les écoles abbatiales qui, par
la qualité de leur enseignement, attirèrent le plus grand nombre
d'étudiants. La Germanie possédait Fulda, Saint-Gall, Reichenau,
Prüm, Hirsau, Saint-Alban de Mayence ; l'Angleterre lui faisait
concurrence avec Glastonbury, Malmesbury, Croyland. La France
connut un renom dans toute la chrétienté grâce à Fontenelle, Fleury,
Ferrières, Corbie, Saint-Germain d'Auxerre, Le Bec, Cluny,
Marmoutier.
Au xe siècle, l'école de Saint-Remi de Reims s'était illustrée grâce
à l'écolâtre Gerbert d'Aurillac, futur Sylvestre II. Au xie siècle, elle
connut une nouvelle gloire avec saint Bruno de Cologne, futur
fondateur de la Chartreuse. Il y fut d'abord élève sous un maître
renommé, Hérimann. En 1056, fait exceptionnel, il succéda à son
maître comme écolâtre. Contrairement à ses prédécesseurs, il donna la
plus grande importance à la théologie. Toutes les louanges furent
prodiguées à ce maître dont on ne devinait pas qu'il abandonnerait
bientôt cette chaire glorieuse pour une cellule d'ermite. Il fut comparé
en poésie à Virgile, en philosophie à Platon, déclaré Docteur des
Docteurs. Il nous reste peu de chose de cet enseignement prestigieux :
une Exposition des Psaumes, un Commentaire des Épîtres de saint
Paul. Initié à l'hébreu, il s'aidait des textes originaux de l'Ancien
Testament pour expliquer la Vulgate latine.
Si, au xie siècle, les maîtres sont nombreux, rares sont ceux qui se
font un nom par leurs œuvres.
En théologie, nous avons eu l'occasion de connaître les ouvrages
de Bérenger et de ses contradicteurs (Guitmond, Paschase Radbert,
Durand de Troarn) sur l'Eucharistie. Il faut y ajouter des traités divers ;
de Jean de Fécamp (– 1078), sur la Contemplation, la Conduite des
Vierges, l'Aumône ; de Bernon ( – 1048), un Traité de la messe ;
d'Humbert de Moyenmoutier (– 1063), Contre les simoniaques.
L'esprit le plus distingué du règne d'Henri ier fut certainement
Lanfranc (1005-1089). Il était natif de Pavie, de famille sénatoriale.
Après avoir étudié dans différentes écoles italiennes, il vint en France
vers 1030. Il ne traversa pas le royaume d'un trait ; il s'arrêta dans
chaque ville pour y donner des leçons qui remportèrent un vif succès ;
de sorte que, arrivé en Normandie, il entraînait à sa suite un groupe de
disciples qui n'avaient pas voulu se séparer de lui. Il établit alors une
école à Avranches. Mais, bientôt, il décida de partir pour Rouen. Dans
la forêt d'Ouche, il fut attaqué par des brigands qui le maltraitèrent et le
dépouillèrent, sort qui lui montra la vanité des choses du monde.
Toute proche de cet endroit s'élevait l'abbaye Sainte-Marie du
Bec, fondée naguère par Herluin. Il y demanda l'habit monastique et
fut admis dans la communauté. On était en 1042. L'abbé distingua dans
cette nouvelle recrue une nature d'élite ; quand Lanfranc eut fait
profession et reçu le sacerdoce, l'abbé Herluin le choisit pour prieur, en
ignorant d'ailleurs ses antécédents ; c'était un temps où l'on pouvait se
cacher dans le cloître sans révéler son identité. Les curieux parvinrent
cependant à découvrir sa retraite. « Ce fut d'un bout à l'autre de
l'Europe, raconte pompeusement son biographe anonyme, un cri de
joie. On ne parlait plus dans tout l'univers que de l'abbaye du Bec,
illustrée par un grand philosophe. Les clercs accoururent, puis les fils
des ducs et des princes, et ensuite les maîtres les plus renommés de
toutes les écoles. De puissants laïcs, de nobles seigneurs, ravis de la
science de Lanfranc, firent par amour pour lui des donations
considérables au monastère. »
L'abbaye fut assiégée par les disciples qui réclamèrent la parole
du maître ; et l'abbé Herluin dut consentir. Il se créa spontanément au
Bec une école dont les élèves accouraient de France, d'Allemagne et
d'Angleterre. Parmi ces disciples, nombreux furent ceux qui
accomplirent ensuite une tâche éminente dans l'Église : Anselme de
Baggio, futur pape Alexandre II ; Yves, futur évêque de Chartres ;
Guitmond (Witmond), futur archevêque de Cantorbéry ; Guillaume,
futur archevêque de Rouen ; Foulque, Ernulf, Jean, futurs évêques de
Beauvais, de Rochester et de Tusculum ; les futurs abbés Gislebert
Crépin de Westminster, Henri de La Bataille, Richard d'Ély, Paul de
Saint-Alban, Guillaume de Cormeilles. Qu'on ne s'étonne pas du
discours emphatique du biographe.
Quel était l'enseignement de Lanfranc ? C'est cette fois Ordéric
Vital qui nous l'apprend : « L'admirable génie du maître faisait revivre
Hérodien pour la grammaire, Aristote pour la dialectique, Cicéron pour
l'art oratoire, Augustin et Jérôme pour l'exégèse scripturaire et la
démonstration des dogmes catholiques. La Normandie jusque-là
étrangère aux arts libéraux devint un foyer de science et
d'enseignement[5]. »
Ce fut alors, en 1045, que Bérenger, jaloux de ce succès, résolut
de confondre ce maître qui portait ombrage à sa gloire. Il se rendit au
Bec et engagea avec Lanfranc une joute publique qui tourna à son
propre désavantage. « La défaite de Bérenger, rapporte Guitmond, fut
éclatante et sa confusion inexprimable. » Ce fut l'origine d'une autre
lutte intellectuelle, celle-là plus grave, qui avait pour objet
l'Eucharistie.
L'enseignement de Lanfranc nous est révélé par un petit nombre
d'écrits, qui n'en donnent pas la mesure : un commentaire des Épîtres
de saint Paul, un opuscule sur le secret de la confession, quarante-
quatre lettres.
Pauvre en théologie et en philosophie, le xie siècle abonda en
écrits historiques. Pour s'en tenir à la partie centrale du siècle, entre
1020 et 1060, nous trouvons en France des œuvres ambitieuses.
Arnoul, moine de Saint-André d'Avignon, rédige une histoire
universelle, partagée en trois parties : I (5025 ans), De la création du
monde à Jésus-Christ ; II (854 ans), De Jésus-Christ à la quatrième
année de Charles le Chauve ; III (172 ans), De Charles le Chauve à
1026. Les faits contemporains y sont précieux, mais la datation en est
fantaisiste.
Beaucoup plus solide est l'ouvrage de Raoul Glaber, moine de
Cluny (– 1049). Sa Chronique, dédaignant de reprendre l'histoire du
monde, raconte en 5 livres les événements qui se sont déroulés en
Europe de 900 à 1046.
Hugues, moine de Fleury (– 1119), rédigea, lui aussi, une
Chronique en 6 livres, qui commençait à Abraham pour finir à Charles
le Chauve.
Aymar, moine de Saint-Cybar d'Angoulême (– 1030), écrivit une
Chronique de France, qui s'étend des origines de la monarchie jusqu'à
l'an 1029. C'est une source importante pour l'histoire des Carolingiens.
Odoranne, moine de Saint-Pierre le Vif à Sens (– 1046), composa
à son tour une Chronique, qui raconte les événements survenus de 675
à 1032.
Après les chroniques générales, il faut mentionner les chroniques
locales. On doit à Olbert (– 1048), abbé de Gembloux, une Histoire des
abbés de Gembloux ; à Héribert, abbé de Lobbes, une Geste des
évêques de Tongres, de Maëstricht et de Liège ; à Thierry, moine de
Saint-Ouen de Rouen, une Histoire des archevêques de Rouen.
L'hagiographie surtout fut fertile, en particulier en Angleterre et
en Germanie. En France, Rainier, moine de Saint-Ghislain, produisit
une Vie de saint Ghislain (1036) ; saint Odilon, abbé de Cluny, une Vie
de saint Mayeul, son prédécesseur (1043), et une autre de l'impératrice
sainte Adélaïde (1046) ; Gualdon, moine de Corbie, une Vie de saint
Anschaire (en vers, 1050) ; Bavon, abbé de Saint-Bertin, une Vie de
saint Bertin (1052), imitée dix ans plus tard par un de ses confrères,
Folcard.
En ce xie siècle la musique reçoit, elle aussi, une impulsion
nouvelle. La musique, c'est d'abord le chant grégorien. Forme la plus
ancienne de l'art vocal, il est alors à son apogée. Réformé et promu au
VIe siècle par saint Grégoire le Grand (de là son nom), il avait été
cultivé sans interruption à Rome par la Schola Cantorum. En 745, au
concile national des Francs, saint Boniface, bénédictin et archevêque
de Germanie, l'imposa à l'ensemble du Regnum Francorum, consigne
sanctionnée par Pépin le Bref. En 789, Charlemagne promulgua un
capitulaire qui ordonnait à tous les clercs d'apprendre et de pratiquer
cette liturgie.
Au xe siècle, plus ou moins délaissé par les clercs séculiers, dont
beaucoup étaient devenus mondains, ce chant prestigieux fut cultivé
avec ferveur dans les monastères, et suscita énormément de créations.
Il nous reste, dans la liturgie actuelle, une abondance de pièces d'un
profond lyrisme composées au xie siècle par des moines anonymes : les
Kyrie Deus sempiterne (4e ton), Alma Mater (1er ton), Summe Deus
(1er ton), Altissime (5e ton) ; beaucoup d'autres pièces du Kyriale
(Gloria, Sanctus, Agnus) ; et surtout des hymnes prestigieuses. On peut
citer entre autres Ave per quam, d'Heriger, abbé de Lobbes.
La difficulté, pour l'apprentissage de toutes ces pièces, était la
complexité de l'écriture musicale. Elle fut en bonne partie résolue, en
ce xie siècle, par un moine italien, Gui d'Arezzo (– 1034), auteur d'un
Micrologus de disciplina artis musicae, qui se répandit rapidement en
Allemagne et en France. Depuis Boèce (VIe siècle), les notes de la
gamme étaient désignées par des lettres de l'alphabet : A à G pour les
sons de la à sol. C'était peut-être commode pour l'apprentissage vocal,
mais fort encombrant pour la figuration écrite ; Gui les désigna par des
syllabes tirées de l'hymne de la fête de saint Jean-Baptiste : la-si-do…
sol ; puis il les fit figurer par des gros points, les puncta, regroupés en
neumes, et il les plaça sur un ensemble de quatre droites superposées,
la portée. Qu'il y ait, pour toute mélodie, une portée faite de lignes qui
supportent les figures des notes, cela nous est tout à fait familier. Il a
fallu pourtant un génie musical pour créer ce système. À partir de ce
moment, toutes les pièces musicales empruntent ce support.
Jusqu'au viiie siècle, les pièces liturgiques étaient chantées sans
accompagnement instrumental : a capella. Pourtant, depuis les
premiers siècles de l'ère chrétienne, l'orgue était utilisé à Byzance.
Constantin Copronyme, voulant complaire à Pépin le Bref, lui adressa
en 757 un petit orgue hydraulique. Charlemagne en importa un plus
puissant, qu'il fit installer dans la chapelle impériale. Des facteurs
francs étudièrent le mécanisme et répandirent l'appareil. En 950,
l'orgue géant de la cathédrale de Winchester compte quatre cents
tuyaux. L'usage de l'appareil se répandit en France pendant le xie siècle
et accompagna les offices.
À ce moment, il n'y a pas de poésie sans musique. Puisque la
poésie profane se développe, elle réclame une musique adaptée qui,
quittant le sanctuaire, obéit aux mêmes tonalités, mais sur des mélodies
plus sentimentales, qui prendront toute leur ampleur au siècle suivant,
celui des troubadours. Ces poètes laisseront leurs œuvres sur des
portées, souvent décorées d'enluminures ; cela ne signifie pas que le
xi siècle n'eut pas ses chanteurs ambulants, mais, chantant de
e

mémoire, ils ne laissèrent pas d'œuvres écrites ; ce furent leurs


successeurs qui accomplirent cette tâche.
La chanson profane a ses propres instruments, transportables. Ils
sont, soit à vent (flûte, cor, cornemuse, trompette), soit à cordes (vielle,
rebec, harpe, paltérion, luth, lyre, cithare). Au xie siècle, les types n'en
sont pas encore fixés, et ils évolueront pendant plusieurs siècles. Cette
musique avait ses compositeurs, même dans les monastères, où l'on
jouait des pièces profanes à l'heure de la récréation. Les souverains
eux-mêmes s'y intéressèrent. Otton le Grand faisait chanter à sa cour
des poèmes racontant les prouesses des héros ; c'étaient les débuts des
chansons de geste, qui ne nous sont pas parvenus. Les moines de
Reichenau exécutèrent un jour devant Charles le Chauve un poème
accompagné d'orgue, de trompette, de flûte, de harpe et de cymbales.
Dans les beaux-arts, le xie siècle central voit apparaître une autre
naissance, merveilleusement prometteuse, celle de l'art roman. De 800
à 1050 (approximativement) règne en Europe occidentale l'art
carolingien, qu'on appelle parfois salique dans le second souffle, du
nom de la dynastie ; le style en est rigide avec, en France, une légère
apparition des arcatures. Il reste encore des vestiges des abbatiales de
Tournus, de Vignory, de Saint-Martin-du-Canigou.
Ce carolingien bâtard aboutit, comme naturellement, au style
roman. Jusqu'alors, les églises étaient des basiliques couvertes, à
l'intérieur, par un plafond de bois, parfois orné de riches décorations.
Matériau dangereux : ce beau plafond était voué aux incendies. Le
remède eût été un plafond de pierre ; mais, dans ce style rectiligne, la
pesanteur l'eût effondré. Indépendamment de l'intérêt esthétique, les
architectes se posaient donc la question : comment bâtir un plafond de
pierre capable de résister aux lois de la pesanteur ?
La réponse à cette question, ce fut la voûte. Dès qu'on l'appliqua,
le style roman était né ; avec, pour des raisons non plus seulement
techniques, mais encore esthétiques, des transformations successives.
Dès les premiers essais, en effet, le poids de la voûte se révélant encore
dangereux, on entreprit de répartir sa pression : remplacement des
fines colonnes par des piliers massifs, soutien des murs par des
contreforts. Ces précautions eurent un autre inconvénient : infliger au
sanctuaire une allure pesante. On chercha à remédier à cet effet en
divisant la grande voûte centrale par des arcs-doubleaux, qui
partageaient la nef en autant de travées. Enfin, on inventa la voûte
d'arête, grâce à deux berceaux se coupant au centre à angle droit, ce
qui revenait à diviser la pression en quatre et permettait d'alléger les
murs et les piliers.
Ces remaniements furent complétés par des modifications
importantes. À la nef centrale s'adjoignirent de part et d'autre des nefs
latérales, dites des collatéraux ; complément qui permit non seulement
de démultiplier le poids de la voûte, mais d'augmenter la capacité de
l'édifice. En outre, le transept, inexistant dans l'église carolingienne,
acquit de fortes dimensions. Autre répartition des volumes : entre la
nef et le sanctuaire, où se déroule l'activité liturgique, s'installe le
chœur, là où les moines et chanoines chantent l'office divin ; entre le
sanctuaire et le chevet qui clôt l'édifice, s'ouvre un espace libre appelé
déambulatoire.
Du premier roman subsistent un certain nombre d'églises
monastiques, toutes parées d'une grâce sobre et discrète : Saint-
Philibert de Tournus, Saint-Savin en Poitou, avec sa nef étroite et ses
élégants piliers ; Saint-Hilaire et Notre-Dame-la-Grande à Poitiers,
Saint-Étienne de Nevers, Sainte-Foy de Conques. Puis, en grande
partie de cette époque, des églises plus somptueuses à voûtes d'arêtes :
Saint-Étienne et la Trinité à Caen, Saint-Remi de Reims.
La peinture prend aussi un nouvel essor en ce xie siècle, mais nous
ne pouvons guère l'admirer, car les iconoclastes de la Révolution
française et de l'art romantique en ont effacé les chefs-d'œuvre en
maints endroits. Nous savons, par des témoignages, que les abbatiales
de Luxeuil, de Fontenelle, de Saint-Riquier, de Fleury, avaient leurs
murs couverts de peintures allégoriques. À Cluny, les abbés firent
orner ainsi non seulement les murs de l'église, mais encore ceux des
locaux conventuels. Il nous reste cependant des vestiges précieux de
cet art : la vie et le martyre de saint Savin, dans l'église qui lui est
consacrée, quelques autres scènes à Chauvigny (Poitou également), à
Saint-Chef en Dauphiné, à Saint-Aignan-du-Cher (collégiale), à Saint-
Faron de Meaux.
Une autre forme de peinture, plus discrète mais plus apte à
subsister, c'est l'enluminure, qui orne les manuscrits dès le viiie siècle.
Au moment où règne Henri ier, cet art est pratiqué dans de véritables
ateliers, notamment à Moissac, à Limoges, à Saint-Sever, à Cluny.
La sculpture, elle, est retournée à l'enfance. La belle statuaire en
honneur chez les Romains a disparu. Elle a produit quelques statues au
x siècle, comme la sainte Foy de Conques, en or. Maintenant, si elle
e

s'affirme dans la pierre, c'est essentiellement dans les murs de


l'édifice : les tympans au-dessus des portails, quelques voussures et
trumeaux. Cet art trouve sa plénitude dans les chapiteaux à colonnes.
Malgré la faible surface où il peut s'exercer, il adopte tous les genres.
Tantôt, il se complaît dans la simple ornementation, comme à Moissac,
Cluny, Tournus, Cunault, Saintes, Brioude, Issoire ; tantôt, il se fait
éducateur, en s'ornant de scènes de l'Écriture ou de la vie des saints,
comme à Souillac, Saulieu, Saint-Nectaire, Paray-le-Monial, Anzy-le-
Duc, Charlieu.
Enfin, on constate, en ce xie siècle, que les arts mineurs, pratiqués
dès l'époque mérovingienne, épanouis à l'époque carolingienne, ont
gardé leur faveur, en particulier l'orfèvrerie. Celle-ci continue de
fournir au roi et aux Grands de la vaisselle, des ornements
vestimentaires (fibules, boucles de ceinturon, éperons) et des armes en
abondance. Mais c'est surtout dans l'art religieux qu'elle se déploie,
dans la fabrication des objets liturgiques : calices, ciboires, ostensoirs,
crucifix, chandeliers, mais aussi dans les crosses abbatiales, dans les
reliquaires et les châsses, dans les couvertures d'évangéliaires et de
missels. Évêchés et abbayes possèdent des ateliers.
En conclusion, ce xie siècle, dont le règne d'Henri ier occupe une
notable partie, peut paraître comme un siècle culturellement pauvre.
En réalité, cette époque des premiers Capétiens est un temps
intermédiaire, qui recule pour mieux avancer, qui s'appauvrit pour
mieux produire des richesses. Ce pâle xie siècle est la préparation de
l'éclatant xiie siècle, où rayonneront, grâce à ce premier élan,
l'Université, les romans et les chansons de geste, l'architecture et la
sculpture romanes. Un temps de laborieux et précieux précurseurs.

1. Un certain nombre de monastères étaient dotés d'un chauffoir ; mais il était d'un recours extraordinaire.
2. « Recevez, Sainte Trinité, l'offrande de ce livre. »
3. Dom Jean Leclercq, L'Amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1957, pp. 118-119.
4. Les Moines d'Occident, Paris, 1882, t. VI, p. 206.
5. Histoire ecclésiastique, IV, 10.
IV

LES FONDATIONS RELIGIEUSES

En ce qui concerne les instituts religieux, le xie siècle, loin de


figurer comme un simple temps préparatoire, se montre comme un
temps d'ardentes et multiples initiatives. Certes, il annonce Cîteaux,
Fontevrault, Grandmont, Savigny ; mais il a surtout son propre bilan.
Le xe siècle avait été pour le monachisme un temps de décadence,
pour une double cause politique et militaire. La cause politique fut
l'appropriation des monastères par des laïcs. La situation avait
commencé avec Charles Martel. Les grandes abbayes, face aux
envahisseurs barbares, germaniques au nord, musulmans au sud,
devinrent autant de forteresses à la tête desquelles il était utile de
placer un abbé aguerri et dévoué au pouvoir. Ce fut d'abord, sous les
premiers Carolingiens, un membre de la famille ou un proche du
souverain ; ce fut ensuite un laïc sans sainteté personnelle, qui n'avait
pas fait de vœux de religion, qui résidait en dehors de l'abbaye, soit à
la cour, soit à un poste de responsabilité territoriale, et qui disposait
des biens et du territoire du monastère. Le chef spirituel de celui-ci
devint le prieur, qui ne disposait que de cette prérogative.
Charlemagne lui-même n'évita pas ce genre d'abus. Un de ses
capitulaires avait exigé que les abbés résidassent dans leur monastère
en observant la règle, ce qui ne l'empêcha pas de nommer Angilramn
abbé de Saint-Denis tout en le gardant à sa cour, puis abbé de
Chiemsee sans abandonner l'abbatiat de Saint-Denis ; de mettre Alcuin
à la tête des abbayes de Ferrières, de Saint-Loup de Troyes et de Saint-
Martin de Tours, en sachant qu'il n'était pas doué du don de
multilocation ; d'établir Angilbert abbé de Saint-Riquier en lui laissant
mener à Aix-la-Chapelle une vie fort libre. Louis le Pieux continua
cette pratique ; sous son règne, Éginhard hérita de sept abbayes
réparties en Germanie, en Gaule et en Italie. Charlemagne avait publié
en 790 un capitulaire qui attribuait au seul souverain l'autorité sur les
abbayes ; Louis le Pieux en profita pour dresser en 817 la liste des
monastères qui devaient fournir à l'empereur contribution financière et
milice armée.
Le chef régulier de l'abbaye, abbé puis prieur, n'avait pas, sous ce
régime, la même autorité sur sa communauté ; il avait au-dessus un
maître temporel seul habilité à prendre des mesures de cet ordre.
Parfois, l'abbé laïc est si rapace qu'il ne laisse même pas aux pauvres
moines le nécessaire ; et certains abbés transforment même leur abbaye
en résidence secondaire, à la fois territoire de chasse et lieu de
réception ; ils s'y installent pour des séjours avec leurs femmes et les
amies de leurs femmes, leurs valets, leurs chevaux, leurs chiens.
L'obéissance à la règle est devenue impossible.
Autres causes de désordres, de relâchement et même de
dispersion ou de massacres de la communauté : l'invasion étrangère. Et
d'étrangers païens. D'abord, l'invasion musulmane. En 731, Abd er
Rahman, remontant les vallées du Rhône et de la Saône, parvint
jusqu'à Sens et Besançon, détruisant par prédilection les églises et les
monastères. Puis, se repliant sur l'Aquitaine, il pratiqua la même
politique d'anéantissement des sanctuaires chrétiens. Pendant deux ans,
ce fut un carnage monstrueux. À Lérins, les conquérants passèrent au
fil de l'épée les cinq cents moines, n'en gardant que quatre pour
esclaves. Il fallut l'ardeur et la vaillance de Guillaume d'Aquitaine pour
repousser ces hordes incendiaires et homicides au-delà des Pyrénées.
Au ixe siècle, les Normands prirent le relais. Après avoir anéanti
les abbayes du littoral anglais, ils se jetèrent sur l'empire franc. De 841
à 911, date du traité de Saint-Clair-sur-Epte, ils remontèrent le cours
des fleuves, mettant à sac les monastères, et massacrèrent leurs
habitants, brûlant les villes et leurs faubourgs. Aussi, pendant deux
siècles, il fut à peu près impossible, pour les supérieurs religieux, de
garder la paix ni de recruter de nouveaux moines. Les guerres entre les
fils de Louis le Pieux, puis entre les Robertides et les derniers
Carolingiens, ajoutèrent au désordre.
Quand, déjà en 909, Hérivée, archevêque de Reims, réunit un
concile à Trosly dans le diocèse de Soissons, il commence son discours
d'ouverture par une terrible constatation :
« Depuis un certain nombre d'années, les invasions barbares, les
troubles politiques du royaume, les oppressions barbares de chrétiens
indignes de ce nom nous ont empêchés de nous réunir en concile.
Partout, la chrétienté est chancelante comme si elle penchait vers sa
ruine prochaine, le monde est livré aux puissances du mal, partout
éclate la colère du Seigneur, sa droite se lève pour nous frapper. Nos
yeux consternés voient l'affreuse stérilité à laquelle notre sol est
condamné depuis longtemps, les fléaux se succèdent sur notre peuple.
Les villes sont désertées, les monastères incendiés ou détruits, les
campagnes dévastées, de sorte que nous pouvons nous appliquer la
parole de l'Écriture : “Le glaive a pénétré jusqu'à notre âme”. »
Voilà l'état de la France, et de l'Église de France, qui attendait les
premiers Capétiens : Hugues, son fils Robert le Pieux, son petit-fils
Henri ier. Tous, politiques et clercs, appelaient un renouveau. Pour le
monachisme, le renouveau, ce fut Cluny.
En 895, un nommé Bernon, apparenté aux Carolingiens (son père
était le frère d'Ansgarde, épouse de Louis le Bègue), fonda un modeste
monastère sur la terre familiale de Gigny, dans l'actuel département du
Jura, qu'il compléta par une seconde fondation, Baume (Balma), et
deux prieurés. Le tout sur les terres du royaume de Bourgogne. En 909,
Guillaume V le Grand, duc d'Aquitaine, comte de Bourges, d'Auvergne
et de Velay, voulant s'acquitter de ses péchés par des fondations
pieuses, appela Bernon, et lui donna sa terre de Cluny, en Bourgogne
ducale. Voyant combien cette donation était bien employée, il y ajouta
trois autres domaines, qui furent aussitôt transformés en monastères.
Aymard, seigneur de Bourbon, compléta cette série avec Souvigny.
Quand Bernon mourut, en 927, l'abbatiat global fut partagé. Ce fut
Odon qui hérita de Cluny avec une partie de ses dépendances.
Aux abbés saint Aymar et saint Mayeul (942-994), succédèrent
ceux qui gouvernèrent l'ordre tour à tour sous Henri ier : Odilon et
Hugues. Fait unique dans les annales de l'histoire monastique, Cluny
n'eut à sa tête, pendant cent quinze ans, que deux abbés. Cette
continuité, alliée à la sagesse et à la sainteté de ces deux supérieurs, fut
la cause principale de l'épanouissement de l'ordre. Saint Odilon, abbé
de 994 à 1049, ajouta à l'ordre deux cents monastères, par fondation ou
par agrégation.
Les rapports de ce grand abbé avec la monarchie française furent
excellents. Dès le début de son abbatiat, quand il se rendit à Saint-
Denis, il alla visiter Hugues Capet dans son hôtel de Paris. En 995, ce
fut le roi, avec son héritier Robert, qui se rendit à Cluny, couvert de la
chape de saint Martin ; il y resta pour un court et fort pieux séjour. En
gratitude de cet accueil, il octroya à l'abbaye le droit de battre monnaie.
Robert le Pieux eut cependant un démêlé avec Odilon. Quand,
durant sa conquête de Bourgogne, il parvint à Auxerre, il mit le siège
devant la fameuse abbaye de Saint-Germain. L'abbé de Cluny,
supérieur de ce monastère, alla trouver le roi dans sa tente et
l'apostropha avec véhémence. Robert dut finalement se retirer. Il ne
garda pas rancune à l'orageux abbé : il fit don à Cluny de nouvelles
terres.
L'abbaye de Cluny avait deux prieurs : l'un, le prieur claustral,
était chargé de gouverner le monastère au nom de l'abbé ; l'autre, le
grand prieur, était le bras droit de l'abbé pour le gouvernement de
l'ordre entier. Quand, en 1049, saint Odilon décéda, les abbés
rassemblés élurent à l'unanimité pour son successeur le grand prieur,
un jeune moine de vingt-quatre ans, Hugues de Semur, qui resta abbé
soixante ans. Il ajouta à l'ordre deux cents monastères. Parmi eux,
Saint-Martin-des-Champs à Paris, Longpont, Gassicourt et Pont-aux-
Moines, dans le domaine royal.
En 1031, durant les premières années du règne d'Henri ier,
l'Europe était accablée par une famine effrayante, causée par les pluies
torrentielles qui avaient tellement recouvert les champs « qu'on ne
trouvait plus, rapporte Raoul Glaber, un seul sillon à ensemencer ».
Évêques et abbés se conjuguèrent en une sorte de croisade de la
charité. Odilon épuisa les réserves de Cluny, vendit à des juifs les
ornements d'église, et jusqu'à la couronne impériale en or dont
l'empereur Henri II lui avait fait présent ; quand il n'y eut plus un grain
de blé, le grand abbé parcourut monastères et châteaux pour obtenir
des secours ; la disette se prolongeant, un certain nombre de
personnages importants avaient constitué des réserves. Par ses
supplications et ses pleurs, Odilon leur en arracha une partie, qu'il
distribua aux affamés. Sur la route de Saint-Denis, il trouva deux
enfants morts de faim ; il les ensevelit dans son manteau et creusa lui-
même leur sépulture.
En 1049, quand Léon IX se rendit en France pour contrôler les
affaires ecclésiastiques, il s'arrêta à Cluny, puis gagna Reims pour
procéder à la dédicace de la nouvelle basilique Saint-Remi, cérémonie
à laquelle assistait le roi Henri. Hugues de Cluny accompagnait le pape
et fut de ceux qui portèrent sur leurs épaules la châsse qui contenait les
reliques du saint.
Ainsi, durant tout le règne d'Henri ier, se répandit en France, par
centaines, un nouvel ordre bénédictin, qui comblait les carences
spirituelles et les vides numériques causés par les désordres du siècle
précédent. Le roi, tout en regardant ce renouveau d'un œil bienveillant,
ne participa guère à son extension ; mais les grands seigneurs de son
royaume multiplièrent les donations : Archambaud, vicomte de Mâcon
(Saint-Laurent de Mâcon) ; Artaud, comte de Forez (Marols) ;
Guichard, comte de Baujeu (Saint-Priest) ; Aymar, comte de
Valentinois (Félines) ; Amédée ier, comte de Savoie (Malaucène).
L'ordre de Cluny, en ce milieu du xie siècle, n'accapara pas toutes
les fondations monastiques. Sous le seul règne d'Henri ier, on en
compte plus de soixante-dix.
Il en fut une à laquelle le roi s'intéressa personnellement : ce fut
La Chaise-Dieu (Casa Dei) dans le diocèse de Clermont. Elle fut
l'œuvre de saint Robert de Turlande, qui appartenait à la famille de
saint Géraud, le fondateur du monastère d'Aurillac. Tout jeune, il prit
l'habit bénédictin à Cluny. C'était une âme de silence et de
recueillement. Dans cette immense abbaye, au milieu de centaines de
moines, il trouva à son goût trop d'agitation. « Un soldat », dit sa
biographie (qu'est-ce à dire : un chevalier ? un mercenaire ?), s'étant
approprié un lieu désert, demanda à Robert de s'associer à lui pour y
mener la vie érémitique ; proposition à laquelle le jeune moine
acquiesça avec empressement. Un troisième ermite, qui se disait
pénitent pour ses péchés commis à la guerre, se joignit à eux. Ils
étaient maintenant trois – nombre canonique pour former une
communauté monastique. Mais les solitaires ne restèrent pas trois ; de
nombreux adeptes vinrent les rejoindre. Il fallut, pour les accueillir,
bâtir un monastère. Robert, proclamé abbé, choisit la règle de saint
Benoît et écrivit les constitutions. Se rappelant que cette maison se
trouvait sur le territoire du royaume de France, il alla trouver le roi
Henri, et par une démarche plutôt rare, il lui demanda d'approuver
cette nouvelle fondation. Henri, charmé et intéressé, l'exauça par un
acte officiel. En peu de temps, La Chaise-Dieu, devenant chef d'ordre,
enfanta huit abbayes et plus de deux cents prieurés.
Il est remarquable que de nombreux vassaux
d'Henri ier consacrèrent une partie de leurs domaines à des fondations
monastiques. Il est vrai que le roi, nous l'avons vu, ne possédait guère
qu'un coin de l'île de Paris. La Trinité de Vendôme est, en 1032, une
création de Geoffroy Martel, comte d'Anjou, qui la compléta par
Sainte-Marie de Saintes (1047), Villedieu, Montreuil-Bellay. On doit
Saint-Léonard de Chaumes, au diocèse de La Rochelle, à Eudes, duc
de Gascogne (1036) ; Sainte-Marie d'Avenières à Gui II, seigneur
de Laval (1040) ; Bellenoue, au diocèse de Luçon, au vicomte
Grégoire de Thouars (1047) ; Saint-Jean d'Orbestier, au diocèse de
Luçon encore, à Guillaume VIII, duc d'Aquitaine (1059) ; Messines, au
diocèse de Tournai, à Baudouin IX, comte de Flandre (1060).
Les plus grands bâtisseurs de monastères furent les ducs de
Normandie. Richard ier avait installé les bénédictins au Mont-Saint-
Michel. Richard II le Bon, son fils, les nantit de Fécamp et de Saint-
Taurin d'Évreux. Robert le Diable les logea à Sainte-Catherine de
Rouen, à Cerisy, à Gustan et à Montivilliers. Guillaume le Conquérant
fit édifier à Saint-Pierre-sur-Dives, Sainte-Marie de Lisieux, mais
surtout les deux fameux monastères de Caen : Saint-Étienne, dit
Abbaye aux Hommes, et la Sainte Trinité, dite Abbaye aux Dames.
Les vassaux de Guillaume tinrent à rivaliser avec leur seigneur.
Guillaume, sénéchal de Normandie, fait élever Sainte-Marie de Lyre
(1046) ; Roger de Montgomery, Troarn (1050) ; Robert, comte d'Eu,
Saint-Michel du Tréport (1056) ; Turstin Haldup, Lessay (1056) ;
Guillaume Fitz, Cormeilles (1060) ; Richard, comte d'Évreux, Saint-
Sauveur d'Évreux (1060).
La fondation qui acquit la plus grande célébrité fut Le Bec, sur
une terre octroyée en 1034 par le comte Gislebert de Brionne au
chevalier Herluin, pour en faire un ermitage. Mais, comme en bien
d'autres cas, la réputation de l'ermite lui attira des disciples. Leur
nombre s'accroissant, le comte Gislebert accorda à son protégé un
domaine plus étendu au sein de la forêt de Brionne. Les nouveaux
moines défrichèrent ce lieu inculte et y construisirent un grand
monastère, qui fut béni en 1041 par Mauger, archevêque de Rouen et
oncle de Guillaume le Conquérant. L'admission, l'année suivante, du
Lombard Lanfranc provoqua l'ouverture d'une école qui devint célèbre
dans toute l'Europe. En 1060, survint un autre novice, qui allait en peu
de temps surpasser et éclipser Lanfranc : Anselme d'Aoste, qui devint
abbé du Bec, puis archevêque de Cantorbéry, et acquit l'une des plus
grandes réputations de son siècle comme théologien et philosophe.
Sous Henri ier naquirent saint Étienne du Muret et Robert
d'Arbrissel. L'un établit l'ordre de Grandmont, l'autre celui de
Fontevrault. Ces glorieuses créations eurent lieu sous le règne de
Philippe ier, fils d'Henri. Cela est donc une autre histoire.
Il convient de noter aussi que, sous Henri ier, s'élevèrent en France
de nombreuses maisons de chanoines réguliers, notamment Sainte-
Marie de Beaugency, Saint-Sauveur de Sancerre, Saint-Ruf de
Valence, maison chef d'ordre d'une remarquable progéniture, Saint-
Vincent de Senlis, par la reine Anne.
ANNEXES
CHRONOLOGIE

996 : Robert II roi de France.


1002 : Henri II roi de Germanie.
1003 : Robert II le Pieux épouse Constance d'Arles.
1007 : Naissance d'Hugues, fils aîné de Robert II et de Constance.
1009 : Naissance d'Henri, second fils du roi Robert II le Pieux et
de la reine Constance d'Arles.
1011 : Naissance de Robert, troisième fils de Robert II et de
Constance.
1017 : Le prince Hugues sacré roi associé.
1024 : Mort de l'empereur Henri II. Conrad de Franconie élu roi
de Germanie.
1025 : Mort du prince Hugues.
1027 : (15 mai) Le prince Henri sacré roi associé.
Naissance de Guillaume le Bâtard, futur duc de Normandie.
1031 : Mort de Robert II. Henri ier proclamé roi de France.
Révolte du prince Robert soutenu par Constance. Il est vaincu
grâce au secours de Robert le Magnifique, duc de Normandie, auquel
Henri ier cède le Vexin français. Le prince Robert devient duc de
Bourgogne.
1032-1037 : Campagne d'Eudes de Blois pour la conquête de la
Lorraine. Il est défait et tué à Honol.
1042 : Gui d'Arques, demi-frère de Richard II, se proclame duc de
Normandie. Guerre civile.
1046 : Nouvelle conspiration contre Guillaume. Le roi Henri se
porte à son secours. Victoire sur les rebelles au Val des Dunes, près de
Caen.
1049 : Léon IX pape. Concile de Rome. Condamnation de la
simonie et de la clérogamie.
Concile de Reims. Henri ier, de crainte d'être condamné comme
simoniaque, s'abstient d'y assister.
Mariage de Guillaume le Bâtard et de Mathilde de Flandre.
1050 : Nouveau concile de Rome. Condamnation de l'hérésiarque
Bérenger.
Courte guerre d'Henri ier contre Guillaume de Normandie. Il est
repoussé.
1051 : Henri ier épouse à Reims Anne, fille du grand-prince
Iaroslav de Kiev (Kyîv).
1052 : Naissance de Philippe, fils d'Henri ier et d'Anne.
1054 : Nouvelle campagne d'Henri ier contre Guillaume de
Normandie. Sa défaite à Mortemer.
1057 : Nouvelle campagne d'Henri contre Guillaume. Il est battu
sur la Dives.
1059 : Philippe ier, fils d'Henri ier, sacré roi associé.
1060 : (4 août) Mort d'Henri ier. Philippe ier roi de France.
NOTICES BIOGRAPHIQUES

Anne de Kiev (v. 1030-1065). Reine de France de 1051 à 1060.


Fille de Iaroslav le Grand, grand-prince de Kiev (Kyîv). Devient en
1051 la deuxième épouse d'Henri ier. Mère de Philippe ier, roi de France
de 1060 à 1108 ; de Robert, mort en bas âge ; d'Hugues « le Grand »,
comte de Vermandois. Après la mort d'Henri, se retire à l'abbaye Saint-
Vincent de Senlis, mais en est tirée par Raoul II de Vermandois, qui
l'épouse. Le comte est déjà marié ; les deux époux illicites sont
excommuniés (1064). Anne retourne à Kiev, où elle meurt
obscurément.
Baudouin IV leBarbu, comte de Flandre de 988 à 1035. Fils
d'Arnoul II et de Rozala d'Italie. Marié d'abord à Ogive de
Luxembourg, dont il a Baudouin V, puis à Éléonore, fille de Richard II
de Normandie. En conflit armé avec le comte Régnier de Hainaut, lui
prend Valenciennes. Chassé par son fils, futur Baudouin V, est rétabli
par son beau-frère, Robert de Normandie.
Baudouin V deLille, comte de Flandre de 1035 à 1067. Épouse
Adélaïde de France, sœur d'Henri ier et tante de Philippe ier. Tuteur de
celui-ci et régent de France à la mort d'Henri ier (1060). Marie sa fille
aînée, Mathilde, à Guillaume le Conquérant.
1. Charles ier le Grand ou Charlemagne (747-814). Fils de Pépin
le Bref et père de Louis le Pieux. Roi en 768 avec son frère Carloman,
seul roi en 771 à la mort de son frère, couronné en 800 Empereur
d'Occident.
2. Charles (772-811). Fils aîné de Charlemagne et d'Hildegarde.
Associé au trône comme héritier de l'Empire. Mort trois ans avant son
père.
3. Charles III le Gros (839-888). Troisième fils de Louis le
Germanique. En 876, à la mort de son père, roi d'Alamanie ; à la mort
de son frère Carloman (880), roi d'Italie. En 881, empereur. En 884, roi
de France. Déposé en 887, emprisonné et étranglé, il meurt en 888.
4. Charles II le Chauve (823-877). Roi de France de 840 à 877.
Fils de l'empereur Louis le Pieux et de Judith de Bavière. En 829, son
père lui fait attribuer un royaume composé de l'Alamanie et de la
Rhétie. En 830, ses frères révoltés contre leur père le font enfermer
dans un monastère ; mais, l'année suivante, Louis le Pieux, ayant
recouvré son autorité, donne à Charles le royaume de Francie, entre la
Meuse et la Loire. En 838, il est en outre gratifié de l'Aquitaine. En
839, Louis de Bavière s'étant à nouveau révolté contre son père,
l'Empire est partagé entre Lothaire, l'aîné, et Charles, qui ajoute à ses
possessions le royaume de Bourgogne-Provence. Mais, en 840, à la
mort de Louis le Pieux, Lothaire, prétendant appliquer la charte de
817, tente de reconstituer pour lui l'Empire, contre ses frères, Louis le
Germanique et Charles. Il est vaincu par eux le 25 juin 841 à la terrible
bataille de Fontenoy-en-Puisaye. L'année suivante, Louis et Charles
raffermissent leur alliance par le fameux Serment de Strasbourg, et se
partagent l'Empire. En 843, par le traité de Verdun signé à Dugny, les
trois frères revoient le partage à l'avantage de l'aîné ; Charles constitue
définitivement son royaume, borné par les frontières naturelles de
l'Escaut, la Saône, le Rhône et les Pyrénées ; ce sera la France pour
cinq siècles. En 870, à la mort de Lothaire, Louis et Charles, par le
traité de Meerssen, se partagent son royaume, laissant à Louis II, fils
aîné de Lothaire, l'Italie avec le titre d'empereur. En 875, à la mort de
Louis II, Charles se fait couronner empereur à Rome, puis roi d'Italie à
Pavie. Protecteur des Lettres et des Arts, Charles le Chauve a amplifié
la Renaissance carolingienne initiée par son grand-père Charlemagne.
5. Charles (847-866). Deuxième fils de Charles le Chauve. Roi
d'Aquitaine en 855. Règne avec pour tuteur et régent le sénéchal
Adalard. En 862, épouse sans autorisation paternelle la veuve du comte
Humbert de Nevers. En 864, attaque par plaisanterie le comte Alboin,
en reçoit un coup d'épée à la tête qui fait de lui un infirme. Il meurt
deux ans plus tard.
6. Charles le Jeune (845-863). Troisième fils de l'empereur
Lothaire. Roi de Provence en 855, sous la tutelle de Girart de Vienne.
7. Charles III le Simple. Roi de France de 898 à 929. Né en 879,
fils de Louis II le Bègue et de sa seconde femme, Adélaïde de Frioul.
À la mort de son frère Carloman (884), les Grands élisent pour roi
Charles le Gros et, à sa mort, en 888, Eudes de Paris. Reconnu en 898
à la mort d'Eudes, il signe en 911 avec le Normand Rollon le traité de
Saint-Clair-sur-Epte. En 922, Charles le Simple est déposé par les
Grands qui choisissent pour roi Robert, frère cadet d'Eudes ; à la mort
de Robert (923), ils élisent Raoul de Bourgogne, son gendre.
Charles III, capturé par Raoul de Vermandois et emprisonné à Péronne,
meurt sans avoir recouvré la liberté.
Conrad II le Salique (990-1039). Empereur germanique de 1027
à 1039. Duc de Franconie, est élu roi de Germanie en 1024 à la mort
d'Henri II, dernier souverain de la dynastie saxonne. Roi d'Italie en
1026, empereur en 1027, roi de Bourgogne en 1032. Il triomphe en
1037 de son plus rude adversaire, Eudes de Blois, qui lui disputait
l'Empire.
Constance d'Arles. Reine de France de 1003 à 1031. Fille du
comte Guillaume ier d'Arles et d'Adélaïde d'Anjou. Troisième épouse
du roi Robert II, déplaît par ses manières et ses courtisans apportés du
Midi. Mère des princes royaux Hugues, Henri (futur roi), Robert et
Eudes. Après la mort du roi Robert, prend la tête d'un groupe de
conjurés qui proclament le prince Robert roi de France. Vaincue par le
duc de Normandie Robert le Magnifique, elle se retire à Melun où elle
meurt quelques mois plus tard.
Eudes II de Blois (– 1037). Comte de Blois, Chartres, Tours et
Dreux. Il succède en 1000 à son frère aîné Thibaud III. Outre ces
quatre comtés, hérite des seigneuries de Châteaudun, Chinon,
Langeais, Saumur, Vierzon et Sancerre. En guerre quasi permanente
contre Foulques Nerra, comte d'Angers. À la mort de son cousin
Étienne ier, comte de Troyes et de Meaux, se saisit de ces deux comtés
malgré l'opposition du roi Robert II. Cette puissance ne lui suffisant
pas, il prétend à la succession de Rodolphe III, roi de Bourgogne, son
oncle comme frère cadet de sa mère Berthe. Le testament du défunt
ayant assuré la succession à Conrad le Salique, empereur germanique,
Eudes envahit le nord de la Bourgogne, est vaincu (1032), et doit
signer un traité par lequel il renonce à la succession. Il envahit pourtant
les États de son rival, mais est vaincu à Bar par Gozlon, duc de Basse-
Lorraine et chef de l'armée impériale, et il est tué dans le combat
(1037).
Geoffroy II Martel. Comte d'Anjou de 1040 à 1060, fils de
Foulques III. Vainqueur de Guillaume VI, duc de Guyenne, il lui
enlève la Saintonge. Vainqueur de Thibaud IV, comte de Blois, il lui
prend le comté de Tours. Se retire à l'abbaye Saint-Nicolas d'Angers en
laissant son héritage à ses neveux : à Geoffroy III le Barbu, l'Anjou, la
Touraine et le Gâtinais ; à Foulques IV le Réchin, la Saintonge.
Foulques attaqua son frère, lui ravit ses domaines et s'en proclama
comte.
1. Guillaume ier Longue-Épée (– 942). Deuxième duc de
Normandie, de 930 à 942. Fils de Rollon et père de Richard ier.
2. Guillaume II le Bâtard ou le Conquérant (1027-1087). Duc
de Normandie de 1035 à 1087. Roi d'Angleterre de 1066 à 1087. Fils
de Robert le Magnifique, duc de Normandie, et de sa concubine
Arlette, fille d'un bourgeois de Falaise. Épouse Mathilde, fille de
Baudouin V, comte de Flandre. Défait à Varaville (1058) l'armée du roi
de France Henri ier. En 1066, à la mort d'Édouard le Confesseur,
débarque en Angleterre, dont le beau-frère d'Édouard, Harold, vient de
se proclamer roi, remporte sur lui la victoire de Hastings, et se fait
couronner roi d'Angleterre. À sa mort, laisse la Normandie à son fils
aîné, Robert Courteheuse, et l'Angleterre à son cadet, Guillaume II le
Roux.
3. Guillaume V le Grand. Duc de Guyenne de 993 à 1030. Fils
de Guillaume IV Fier à Bras. Fonde l'abbaye de Maillezais en Poitou,
où il termine sa vie. De sa première femme, Almodie, il eut
Guillaume VI, Guillaume VII et Guillaume VIII, tour à tour ducs de
Guyenne ; de sa seconde femme, Agnès de Gascogne, Eudes, duc de
Gascogne.
4. Guillaume VI. Duc de Guyenne de 1030 à 1037. Défait par
Geoffroy II d'Anjou, qui lui ravit la Saintonge. Meurt sans progéniture.
5. Guillaume VII. Duc de Guyenne de 1037 à 1058. Frère de
Guillaume VI auquel il succède. De son vrai nom Pierre, prend celui
de Guillaume pour s'aligner sur la dynastie qui portait ce nom depuis
Guillaume ier le Pieux, duc en 927. En guerre permanente contre le
comte d'Anjou, Geoffroy Martel, va assiéger Saumur, où il est tué.
6. Guillaume VIII. Duc de Guyenne de 1058 à 1086. Frère de
Guillaume VI et de Guillaume VII. De son vrai nom Gui-Geoffroi,
prend celui de Guillaume par fidélité à sa lignée. À la mort de son
demi-frère Eudes, duc de Gascogne (1069), tué à la bataille de Maugé
contre Geoffroy Martel, il réunit la Gascogne à la Guyenne, reformant
ainsi l'Aquitaine, dont héritèrent Guillaume IX, puis Guillaume X, père
d'Aliénor.
Henri le Grand ou Eudes-Henri. Duc de Bourgogne de 965 à
1002. Fils d'Hugues le Grand et frère d'Hugues Capet. Épouse
Gerberge, fille du comte Lambert de Chalon, puis Gersende de
Gascogne. Meurt sans progéniture. Robert II réunit le duché à la
couronne.
Henri II (973-1024). Roi de Germanie de 1002 à 1024. Empereur
germanique de 1014 à 1024. Petit-neveu d'Otton le Grand, succède à
son cousin Otton III. À pour successeur Conrad II le Salique.
Canonisé.
Henri III le Noir (1017-1056). Roi de Germanie de 1039 à 1056.
Empereur germanique de 1046 à 1056. Successeur de Conrad II le
Salique. Épouse Agnès, fille de Guillaume V de Guyenne. Rencontre
Henri ier en 1043 à Ivois.
1. Hugues le Grand (897-956). Duc des Francs (de Francie) et
comte de Paris de 923 à 956. Fils du roi Robert ier, et beau-frère par sa
sœur Emma de Raoul, duc de Bourgogne, puis roi de France. Père
d'Hugues Capet ; d'Eudes, duc de Bourgogne ; d'Henri le Grand, duc
de Bourgogne à son tour. Domine les derniers rois carolingiens
Louis IV et Lothaire.
2. Hugues Capet (940-996). Roi de France de 987 à 996. Fils aîné
d'Hugues le Grand, est d'abord, à la mort de son père (956), duc des
Francs et comte de Paris ; puis, à la mort du Carolingien Louis V, est
élu roi par les Grands. Époux d'Adélaïde, fille de Guillaume III
d'Aquitaine, il en a un fils unique, Robert II, roi de France de 996 à
1031, et trois filles : Gisèle, mariée à Hugues ier, comte de Ponthieu ;
Hedwige, mariée à Rainier V, comte de Hainaut ; Adélaïde, mariée à
Renaud ier, comte de Nevers.
3. Hugues (1007-1025). Roi associé au trône de France de 1017 à
1025. Fils aîné de Robert II, il est sacré du vivant de son père, mais
meurt huit ans après, laissant la couronne à son cadet, Henri ier.
4. Hugues le Grand (1057-1102). Comte de Vermandois de 1069
à 1102. Troisième fils d'Henri ier et d'Anne de Kiev, et frère cadet de
Philippe ier. Comte par son mariage avec Adélaïde, héritière du
Vermandois. Pendant la première croisade, commande l'armée du Nord
de la France, participe à la victoire de Dorylée, aux sièges de Nicée et
d'Antioche, et meurt d'une blessure reçue à la bataille d'Héraclée. Son
fils Raoul lui succède.
Hugues de Semur (saint). Abbé de Cluny de 1049 à 1109.
Successeur de saint Odilon. Conseiller des papes, exerce une forte
influence sur les souverains. Développe prodigieusement son ordre,
qui sous sa direction dépasse huit cents monastères.
Lanfranc (1005-1089). Théologien et philosophe. Originaire de
Pavie, professeur à Avranches, moine au Bec (1042), puis prieur et
écolâtre. Abbé de Saint-Étienne de Caen (1063), archevêque de
Cantorbéry (1070). Maître de saint Anselme. Honoré comme
bienheureux.
Léon IX (1002-1054). Pape de 1049 à 1054. Né à Égisheim en
Alsace, de la famille des comtes de Dagsbourg. Chapelain de
Conrad II, puis évêque de Toul (1026). Préside les conciles
réformateurs de Rome (1049) et de Reims (1049). Condamne
l'hérésiarque Bérenger. Vaincu à Civitate en Italie du Sud par les
conquérants normands, doit reconnaître leurs conquêtes.
Mathilde (– 1044). Reine de France de 1036 à 1044. Fille de
Liudolf, margrave de Saxe, devient la première épouse d'Henri ier. Sans
postérité.
Mathilde (– 1083). Fille de Baudouin V, comte de Flandre.
Devient reine d'Angleterre (1066) par son mariage (1051) avec
Guillaume le Conquérant. Mère de Robert Courteheuse, duc de
Normandie ; des rois d'Angleterre, Guillaume II le Roux et
Henri ier Beauclerc ; de Constance, épouse du duc Alain IV de
Bretagne ; d'Adèle, épouse d'Étienne-Henri, comte de Blois.
Odilon (saint). Abbé de Cluny de 994 à 1049. Donne à son ordre
une très grande extension. L'un des auteurs et propagateurs de la Trêve
de Dieu.
Otte-Guillaume (– 1026). Premier comte de Bourgogne, de 982 à
1026. Fils du roi Adalbert d'Italie (qui a pour sœur Rozala, première
épouse de Robert II) et de Gerberge de Chalon. Adopté par Henri le
Grand, duc de Bourgogne, il prétend à la succession ; mais il est vaincu
par Robert II et doit se contenter de la comté de Bourgogne, créée pour
lui par le roi Rodolphe II de Bourgogne.
Otton ier le Grand (– 973). Roi de Germanie de 936 à 973. Roi
d'Italie de 951 à 973. Premier empereur de Saint Empire romain
germanique (962 à 973). Fils du roi de Germanie Henri ier l'Oiseleur.
Écrase l'invasion hongroise à Lechfeld (955) et repousse les Slaves à
Reckenitz (955).
Otton II le Roux (– 983). Roi de Germanie de 967 à 973.
Empereur germanique de 973 à 983. Fils et successeur d'Otton ier.
Assure la domination germanique en Italie.
Otton III (– 1002). Roi de Germanie de 983 à 1002. Empereur
germanique de 996 à 1002. Fils d'Otton II, auquel il succède à l'âge de
trois ans. La régence est assurée par sa mère Théophano, puis par sa
grand-mère Adélaïde. Fait élire son cousin Grégoire V à la papauté
(996) ; puis Gerbert, archevêque de Ravenne, et pape sous le nom de
Sylvestre II (999).
1. Robert le Fort (815-866). Fils de Robert de Worms, comte
d'Oberrhein. Fait par Charles le Chauve comte d'Anjou, de Tours et de
Blois, et marquis de Neustrie. Tué à Brissarthe, près d'Angers, dans un
combat contre les Normands. Père d'Eudes, roi de France, et de
Robert ier, roi de France.
2. Robert ier (866-923). Roi de France de 922 à 923. Deuxième
fils de Robert le Fort. Comte de Blois à la mort d'Hugues l'Abbé, son
tuteur, en 886. Duc des Francs (de Francie) et comte de Paris à
l'avènement de son frère Eudes au trône en 888. Élu roi en 922 par les
Grands mécontents du Carolingien Charles III le Simple. Remporte sur
lui, l'année suivante, la victoire de Soissons, où il est tué.
3. Robert II le Pieux (972-1031). Roi de France de 996 à 1031.
Fils d'Hugues Capet et d'Adélaïde de Guyenne. Est sacré en 987 roi de
France associé. Épouse en premières noces, en 988, Rozala, fille de
Bérenger II, roi d'Italie, qu'il répudie l'année suivante. En 997, épouse
Berthe, fille du roi Conrad de Bourgogne et veuve d'Eudes ier, comte de
Blois et de Chartres ; mariage déclaré nul pour consanguinité. En
1003, épouse en troisièmes noces Constance, fille du comte Guillaume
d'Arles. Elle lui donne Hugues (1007), futur roi associé ;
Henri ier (1009), futur roi de France ; Robert ier le Vieux (1011), futur
duc de Bourgogne ; Eudes (1013) ; Adélaïde, comtesse de Corbie,
future duchesse de Normandie, puis comtesse de Flandre.
4. Robert ier le Vieux (1011-1076). Duc de Bourgogne de 1022 à
1076. Troisième fils de Robert II et de Constance d'Arles. Révolté
contre son père, avec l'appui de sa mère, en 1023 et 1030. Vaincu,
doit s'assagir. À la mort du roi son père, se fait proclamer roi par sa
mère et quelques arrière-vassaux ; vaincu par le duc de Normandie
Robert le Magnifique, il reçoit en compensation le duché de
Bourgogne.
5. Robert ier le Magnifique ou le Diable (1010-1035). Duc de
Normandie de 1027 à 1035. Second fils de Richard II, il succède à son
frère Richard III, mort après quelques mois. Aide militairement
Robert II de France dans sa lutte contre son fils Robert. Avant de partir
en pèlerinage pour Jérusalem, fait reconnaître par ses barons son fils
naturel Guillaume, né de sa liaison avec Arlette. Meurt sur le chemin
du retour. Certains historiens préfèrent le numéroter Robert II, puisque
Rollon, premier duc, avait pris pour nom de baptême Robert.
6. Robert Guiscard (1015-1085). Duc de Pouille et de Calabre
(1059-1085). L'un des fils de Tancrède de Hauteville en Normandie, et
le plus célèbre des aventuriers normands d'Italie. En 1053, il rejoint ses
aînés en Pouille, défait à Civitella le pape Léon IX, mais rend
hommage à Nicolas II qui lui reconnaît le titre de duc d'Apulie
(Pouille). Conquiert la Calabre avec une poignée d'hommes, puis
s'empare de Tarente, Otrante et Bari. Il passe avec son frère Roger en
Sicile, prend Palerme et Messine, puis, revenu dans la péninsule,
enlève Salerne, Bénévent et Amalfi. Débarqué en Grèce, il s'empare de
Corfou et bat Alexis Comnène à Durazzo (1081). Apprenant que
l'empereur Henri IV a pris Rome, il marche sur la ville et le chasse
(1084). Il meurt l'année suivante de maladie à Céphalonie.
TABLEAUX GÉNÉALOGIQUES
BIBLIOGRAPHIE

Sources
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Guillaume de Malmesbury, Gesta regum Anglorum, P.L., t. 1745.
Ordéric Vital, Historia ecclesiastica, P.L., t. 188.
Études
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Marolles, Abbé de, Histoire des anciens comtes d'Anjou, Paris,
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Gobry, Ivan, Les Capétiens, Tallandier, 2000.
— La Civilisation médiévale, Tallandier, 1999.
— Robert II, Pygmalion, 2005.
— Philippe ier, Pygmalion, 2003.
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Histoire des Rois de France
par Ivan Gobry
Les Mérovingiens :
Clotaire ier. R Clotaire II. R Dagobert.
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Les Capétiens :
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