Malade Imaginaire
Malade Imaginaire
Malade Imaginaire
Un comique farcesque
Le premier intermède est, lui aussi, farcesque car il met en scène Polichinelle, un personnage de la commedia
dell'arte qui incarne un valet rusé et grossier. Ainsi, ce dernier va engager une querelle avec des violons qui ne cessent
d'interrompre sa mélodie jusqu'à le faire enrager. Puis, il se fait arrêter par des archers qui veulent le mettre en prison, et
cherchent ensuite à lui extorquer de l'argent. Devant le refus de Polichinelle, ils commencent par lui donner des
"croquignoles en cadence", puis "des coups de bâton en cadence ».
Le spectacle divertit son public grâce aux ressorts comiques que l’auteur utilise pour faire rire le spectateur. On
assiste par exemple au spectacle hilarant d’Argan se précipitant aux toilettes, de Toinette se vengeant de la tyrannie
d’Argan en l’étouffant à coups de coussins dès que Béline a le dos tourné. Le comique de situation et le comique de
mots (avec le charabia latin) font aussi partie du spectacle. Ensuite, par le comique de mots (r p tition, insultes,
malentendus. A l’origine, dans le th tre grec antique, la « κωµῳδία » (composé de κῶµος, célébration, procession et
ᾠδή, chant avait lieu en l’honneur du dieu Dionysos et donnait lieu des plaisanteries obsc nes dans les cort ges
burlesques.)
Décors et figurants
Bien qu'il s'agisse d'une comédie classique en trois actes, la multiplication des prologues et des intermèdes
impose des changements de décors fréquents, ce qui suppose un vrai travail scénique et visuel.
Ainsi, le prologue se déroule dans un "lieu champêtre" qui se transforme ensuite en "chambre" pour l'acte I. Puis,
lors du premier intermède il est indiqué que "Le théâtre change, et représente une ville" avant de revenir à la chambre
d'Argan pour l'acte II. Enfin, le deuxième intermède ne change pas de décor, mais dans le troisième intermède, qui
correspond à la cérémonie nommant Argan médecin, il est précisé que "plusieurs tapissiers viennent préparer la salle, et
placer les bancs en cadence." Les décors sont donc nombreux et variés.
Par ailleurs, les didascalies laissent supposer la présence sur scène d'un grand nombre de comédiens et
comédiennes. En effet, outre les personnages propres à la comédie, on relève six personnages dans le prologue (Flore,
Climène, Daphné, Tircis, Dorilas, Pan) deux personnages dans le premier intermède (Polichinelle et une vieille), quatre
Égyptiennes dans le deuxième intermède, un personnage (le président) dans le dernier intermède, mais également une
foule de figurants les accompagnant (des bergers et des bergères, des faunes, des archers, des tapissiers, des
apothicaires, des porte-seringues, des chirurgiens...)
Aujourd'hui, une telle représentation coûterait trop cher ! Par conséquent, le Malade imaginaire est désormais
réduit à ses scènes parlées, à l'exception du dernier intermède qui constitue le dénouement, mais qui est représenté avec
un nombre de personnages plus limité.
Ainsi, la pièce nous divertit grâce aux différents univers qui défilent sur la scène et le recours à différents arts. Le
spectateur goûte aux plaisirs d’un spectacle varié, capable de le surprendre. Outre l'animation produite par la musique et
la danse, on imagine assez bien le faste des costumes, des maquillages, des lumières tel qu'a pu essayer de les
reproduire Jean-Marie Villégier dans sa mise en scène au théâtre du Châtelet en mars 1990.
Le prologue de 1673 du Malade imaginaire s’ouvre sur une églogue (Poème pastoral écrit dans un style simple
et naïf où, à travers les dialogues des bergers, l'auteur relate les événements généralement heureux de la vie champêtre,
chante la nature, les occupations et les amours rustiques) au décor plaisant accueillant nymphes et zéphyrs, Bergers et
Bergères qui s’exclament « Que de plaisirs ! que de ris ! que de jeux ! », soulignant le lien entre rire et divertissement.
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Le plus souvent, ainsi intégrés dans l’action, ces intermèdes agissent dans une montée en puissance du comique : le
chant et la danse contribuent à l’euphorie ambiante et accentuent la dimension carnavalesque de la pièce. Pourtant,
d’autres fois, le spectateur peut légitimement être surpris par ces intermèdes qui rompent le cours d’un acte jusqu’à
nécessiter parfois même un changement de décor : que vient faire Polichinelle, tout droit sorti de la commedia dell’arte,
au milieu d’une pièce représentant Argan dans son intérieur bourgeois ? Petite farce au sein même de la pièce et usant
de nombreux procédés vus plus haut, elle apparaît tout à fait gratuite aux yeux du spectateur, comme le montre le parti
pris de bon nombre de metteurs en scène modernes de ne pas l’intégrer à leur spectacle. Les intermèdes peuvent alors
être considérés comme un pur plaisir des sens offert aux spectateurs et en particulier au Roi qui, on le sait, les appréciait
fort.
En dépit de son intention affichée d’inscrire son théâtre dans la ligne horacienne du castigat ridendo mores
(Préface, Tartuffe), on s’aperçoit que le dénouement de cette comédie-ballet, loin de corriger la manie d’Argan,
consacre le triomphe de la folie et du délire, triomphe qui observe une gradation au sein de la pièce pour un finale
extravagant. Gratuité du rire.
Le Malade imaginaire se termine ainsi par une cérémonie burlesque dans laquelle les personnages de la pièce
jouent eux-mêmes un rôle : « Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage » enjoint Béralde, brouillant ainsi la
frontière entre réalité et jeu et consacrant par là même la folie de son frère. C’est bien le rire qui domine ici, la folie
triomphante apportant un dénouement loin de la morale.
Le « comique absolu » occupe une place prépondérante et la catharsis aristotélicienne peut s’avérer inopérante
face à des œuvres qui semblent privilégier l’extravagance aux dépens de la vraisemblance.
La comédie du Malade imaginaire repose entièrement sur un personnage qui se trompe lui-même sur son état
de santé et cherche à entraîner son entourage dans cette déformation de la réalité.
II
Sous couvert de faire (innocemment) rire le spectateur, bien des comédies pourraient être qualifiées de pièces
engagées, car elles dénoncent, en les tournant en dérision, les injustices sociopolitiques de leur temps. Les pièces de
Molière en sont bien sûr un exemple : si dans Le Malade imaginaire il s'attaque au pouvoir excessif des médecins, dans
Tartuffe, l'une de ses pièces les plus polémiques, il s'en prend à l'influence abusive des faux dévots. Un siècle plus
tard, la comédie prend une teinte explicitement politique avec Le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Dans son
célèbre monologue, Figaro met à mal la société des trois ordres et des privilèges en invectivant le comte en son
absence : « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! … noblesse, fortune, un rang, des
places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de
plus […] ».
Par la voix de Béralde, son porte-parole, mais aussi de Toinette, la servante qui se caractérise par son parler
populaire mais sa grande lucidité et intelligence, Molière dénonce des médecins incompétents et avides d’argent, qui
profitent de la naïveté et des angoisses de leurs patients pour les maintenir sous leur dépendance. Le dernier intermède
met en scène une fausse cérémonie de remise de diplôme à un médecin, où on comprend clairement, malgré l’usage
d’un latin macaronique, que le bachelier obtient son diplôme en donnant toujours la même réponse mécanique quelle
que soit la question et quelle que soit la maladie, et qu’à la fin il obtient une certification qui correspond au droit de tuer
en toute impunité. L’incompétence et la vénalité des médecins ressortent ici de manière particulièrement évidente. Le
spectacle est un excellent moyen de dénoncer ce qu’est la médecine, à savoir un spectacle, une grande illusion, « le
roman de la médecine ». Les médecins sont avant tout des acteurs, ils se déguisent (robe, bonnet, barbe) pour mettre en
scène un savoir illusoire ; ils jouent de leur apparence et de leur maîtrise de la langue latine pour impressionner leurs
patients. Voir Toinette qui se donne en spectacle lors de la fausse consultation et qui met au jour le ridicule de la
médecine. Noms pleins de dérision, onomastique : Purgon, Diafoirus, Fleurant. « Diafoirus », est constitué du préfixe
grec, « dia », signifiant « à travers », et du suffixe latin, « -us », reprochant un respect excessif à l’héritage médical
antique, et par extension le refus de tout progrès, surtout si nous y ajoutons le double sens possible du radical : soit il
proviendrait du sens ancien de « foire », signifiant « colique, diarrhée » : nous pouvons alors le rattacher au résultat des
clystères, pratique systématique en ce temps, ou bien du verbe familier « foirer » ce qui traduirait l’échec de la pratique
médicale.
A la satire de la médecine, Molière ajoute un 2e sujet qui lui tient particulièrement à cœur : les mariages
arrangés. L’hypocondrie d’Argan le conduit à vouloir pour sa fille un mari médecin. La scène 5 de l’acte II est de bout
en bout un spectacle qui va dénoncer la situation des jeunes filles soumises aux choix arbitraires de leur père, sans
aucune considération pour leurs sentiments et leurs choix personnels. Le spectacle pastoral que donnent Cléante et
Angélique sous prétexte de jouer un petit opéra de bienvenue aux Diafoirus est une sorte de contre-spectacle qui permet
aux deux amants de se déclarer leur amour librement malgré la présence tyrannique d’Argan.
Le spectacle est donc au service de la satire et de la dénonciation. C’est grâce à la force comique de ce
spectacle que la comédie peut conduire efficacement le spectateur à une attitude critique sur le monde qui l’entoure.
L’art a une double fonction, docere et placere. Support à la réflexion du lecteur en le divertissant.
Religion
Si Moli re choisit de traiter le th me m dical, c’est parce qu’il entend d sormais s’exprimer, mots couverts, sur
des questions religieuses. Le Malade imaginaire pourrait s’interpr ter la mani re d’une all gorie : comme une
pr tendue mise en cause de la m decine, con ue en fait pour exprimer des doutes et des convictions d’ordre religieux.
La cible m dicale, n’est évidemment pas d truite mais dissimule une cible d vote : le sens médical et le sens religieux
coexistent.
Les m decins, comparables des pr tres dans l’habit noir de leur corporation, parlent latin. Leur langage
particulier, technique, se trouve tre le m me au XVIIe si cle que celui de la liturgie et de la th ologie. Quant
l’intronisation finale, point culminant du spectacle, il est assez naturel d’en faire ressortir l’aspect religieux. Celui-ci
existait d’ailleurs dans la r alit des vesp ries. Le terme de docteur pr sente une certaine polys mie, puisque tant le
m decin que le pr tre ont leur savoir garanti par un doctorat. Hors de toute logique conomique ou th rapeutique, le
m decin exige essentiellement l’ob issance du malade. La r action de M. Purgon est sur ce point loquente, apr s le
refus d’Argan de se laisser administrer un lavement prescrit. Il ne s’agit pas l d’une imprudence, ou d’une
incons quence pr judiciable la gu rison, mais d’une r volte, qui met en cause un assujettissement consenti, qui d truit
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un pacte et rend d sormais tout lien impossible entre le malade et son m decin : MONSIEUR PURGON — Puisque
vous vous tes soustrait de l’ob issance que l’on doit son m decin. La n gligence th rapeutique d’Argan rel ve ainsi
d’une faute morale ; c’est un devoir qu’il s’est soustrait. M. Purgon fait bien plus que de soigner son patient : il le
gouverne « Ah ! mon fr re, il sait tout mon temp rament et la mani re dont il faut me gouverner. » Le verbe gouverner
est un verbe trange dans ce contexte m dical. Cet emploi transitif, avec un nom de personne, appartient bien plus
proprement au lexique religieux. Hors le champ politique, on peut gouverner, selon Fureti re, les affaires, le m nage, la
d pense… mais gouverner une personne renvoie tr s clairement aux responsabilit s du directeur de conscience. Le faux
m decin que joue Toinette, sous les saillies comiques de son propos, pousse peut- tre plus loin encore la confusion des
r les. Elle accentue ses mani res cl ricales, jusqu’ endosser, de fa on burlesque, un personnage presque christique. Sa
consultation “pour un homme qui mourut hier” voque la venue de J sus au tombeau de Lazare, et plus g n ralement
l’esp rance des chr tiens en la r surrection des morts. La pi ce pr sente d’ailleurs deux “r surrections” farcesques, par
lesquelles le malade imaginaire revient la vie devant sa femme (III, 12) et sa fille (III, 14). Quant au traitement radical
que Toinette sugg re Argan, il semble bien inspir par une source plus religieuse que m dicale : « Voil un bras que je
me ferais couper tout l’heure, si j’ tais que de vous… » « Vous avez l aussi un œil droit que je me ferais crever, si
j’ tais en votre place [...] Ne voyez- vous pas qu’il incommode l’autre et lui d robe sa nourriture ? ». Variation
parodique sur le pr cepte vang lique dans ces conseils burlesques. Cette chirurgie d lirante qui ampute l’homme en
pr tendant faire son bien, qui assimile l’amputation un bien, rejoint les mutilations pr conis es par l’ vangile.
L'idée de nature
Molière oppose les artifices au naturel, aussi bien dans la vie sociale que dans l’amour, où triomphe l’attirance
« naturelle » des jeunes gens. Béralde considère que cette « nature » même de l’homme est trop obscure pour qu’il soit
possible d’agir sur elle. À la question d’Argan, « Que faire donc, quand on est malade ? », sa réponse est directe :
« Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du
désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes
meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. ». Molière, à la suite de bien des philosophes de son temps,
notamment de Gassendi, semble défendre l’idée que la nature retrouvera son équilibre seule, sans que ne s’en mêlent
des remèdes.
Un dangereux cynisme
Mépris du patient qui devrait pourtant être le premier souci du médecin. C’est ce que traduit la volonté de
Diafoirus de « demeurer au public » au lieu de soigner « les grands » : « Le public est commode. Vous n’avez à
répondre de vos actions à personne, et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine
de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que quand ils viennent à être malades,
ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent. » Dans sa réponse à la remarque de Toinette, « Cela est
plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez ; vous n’êtes point auprès
d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils
peuvent », il fait preuve d’un véritable cynisme : « Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les
formes. »
Les personnages de tragédie au XVIIème siècle sont torturés par leurs passions et enfermés dans un monde d’illusions.
Phèdre, l'héroïne éponyme de la tragédie de Racine est animée d'une passion destructrice pour son beau-fils Hippolyte.
Elle est coupable de laisser sa passion emporter sa raison, faute morale grave au XVIIème siècle. En laissant libre cours
à cette passion, elle dévaste son entourage. À l'image d'un personnage tragique, Argan, le malade imaginaire de Molière,
est coupable de se laisser dominer par ses passions. Sa colère et son hypocondrie l'aveuglent et le tyrannisent.
La pièce montre comment la « maladie » dont dit souffrir Argan le conduit à une division intérieure, sa nature
profonde, celle d'un père aimant, étant détruite par son obsession monomaniaque. Le premier entretien entre Argan et
Angélique s'ouvre tout en douceur, apportant la preuve de l'amour de ce père pour sa fille: « On vous demande en
mariage. Qu'est-ce que cela ? vous riez. Cela est plaisant, oui, ce mot de mariage. Il n'y a rien de plus drôle pour les
jeunes filles. » Dans l'acte I, scène 5, c'est cette corde sensible que cherche à toucher Toinette, qui connaît la nature
profonde de son maître. La pathologie d'Argan le détourne donc de son devoir de père, et met en péril l'ordre familial.
C'est ce danger que dénonce ouvertement Molière.