Tolstoi-La Guerre Et La Paix - Tome I

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 934

Comte Léon Tolstoï

LA GUERRE ET LA PAIX

TOME I

(1863-1869)

Traduction par UNE RUSSE


PREMIÈRE PARTIE – AVANT
TILSITT – 1805 – 1807
CHAPITRE PREMIER
I
« Eh bien, prince, que vous disais-je ? Gênes et
Lucques sont devenues les propriétés de la famille
Bonaparte. Aussi, je vous le déclare d’avance, vous
cesserez d’être mon ami, mon fidèle esclave, comme vous
dites, si vous continuez à nier la guerre et si vous vous
obstinez à défendre plus longtemps les horreurs et les
atrocités commises par cet Antéchrist…, car c’est
l’Antéchrist en personne, j’en suis sûre ! Allons, bonjour,
cher prince ; je vois que je vous fais peur… asseyez-vous
ici, et causons{1}… »
Ainsi s’exprimait en juillet 1805 Anna Pavlovna Schérer,
qui était demoiselle d’honneur de Sa Majesté l’impératrice
Marie Féodorovna et qui faisait même partie de
l’entourage intime de Sa Majesté. Ces paroles
s’adressaient au prince Basile, personnage grave et
officiel, arrivé le premier à sa soirée.
Mlle Schérer toussait depuis quelques jours ; c’était une
grippe, disait-elle (le mot « grippe » était alors une
expression toute nouvelle et encore peu usitée).
Un laquais en livrée rouge – la livrée de la cour – avait
colporté le matin dans toute la ville des billets qui disaient
invariablement : « Si vous n’avez rien de mieux à faire,
monsieur le Comte ou Mon Prince, et si la perspective de
passer la soirée chez une pauvre malade ne vous effraye
pas trop, je serai charmée de vous voir chez moi entre sept
et huit. – ANNA SCHÉRER{2}. »
« Grand Dieu ! quelle virulente sortie ! » répondit le
prince, sans se laisser émouvoir par cette réception.
Le prince portait un uniforme de cour brodé d’or,
chamarré de décorations, des bas de soie et des souliers
à boucles ; sa figure plate souriait aimablement ; il
s’exprimait en français, ce français recherché dont nos
grands-pères avaient l’habitude jusque dans leurs
pensées, et sa voix avait ces inflexions mesurées et
protectrices d’un homme de cour influent et vieilli dans ce
milieu.
Il s’approcha d’Anna Pavlovna, lui baisa la main, en
inclinant sa tête chauve et parfumée, et s’installa ensuite à
son aise sur le sofa.
« Avant tout, chère amie, rassurez-moi, de grâce, sur
votre santé, continua-t-il d’un ton galant, qui laissait
pourtant percer la moquerie et même l’indifférence à
travers ses phrases d’une politesse banale.
– Comment pourrais-je me bien porter, quand le moral
est malade ? Un cœur sensible n’a-t-il pas à souffrir de nos
jours ? Vous voilà chez moi pour toute la soirée, j’espère ?
– Non, malheureusement : c’est aujourd’hui mercredi ;
l’ambassadeur d’Angleterre donne une grande fête, et il
faut que j’y paraisse ; ma fille viendra me chercher.
– Je croyais la fête remise à un autre jour, et je vous
avouerai même que toutes ces réjouissances et tous ces
feux d’artifice commencent à m’ennuyer terriblement.
– Si l’on avait pu soupçonner votre désir, on aurait
certainement remis la réception, répondit le prince
machinalement, comme une montre bien réglée, et sans le
moindre désir d’être pris au sérieux.
– Ne me taquinez pas, voyons ; et vous, qui savez tout,
dites-moi ce qu’on a décidé à propos de la dépêche de
Novosiltzow ?
– Que vous dirai-je ? reprit le prince avec une
expression de fatigue et d’ennui… Vous tenez à savoir ce
qu’on a décidé ? Eh bien, on a décidé que Bonaparte a
brûlé ses vaisseaux, et il paraîtrait que nous sommes sur le
point d’en faire autant. »
Le prince Basile parlait toujours avec nonchalance,
comme un acteur qui répète un vieux rôle. Mlle Schérer
affectait au contraire, malgré ses quarante ans, une
vivacité pleine d’entrain. Sa position sociale était de
passer pour une femme enthousiaste ; aussi lui arrivait-il
parfois de s’exalter à froid, sans en avoir envie, rien que
pour ne pas tromper l’attente de ses connaissances. Le
sourire à moitié contenu qui se voyait toujours sur sa figure
n’était guère en harmonie, il est vrai, avec ses traits
fatigués, mais il exprimait la parfaite conscience de ce
charmant défaut, dont, à l’imitation des enfants gâtés, elle
ne pouvait ou ne voulait pas se corriger. La conversation
politique qui s’engagea acheva d’irriter Anna Pavlovna.
« Ah ! ne me parlez pas de l’Autriche ! Il est possible
que je n’y comprenne rien ; mais, à mon avis, l’Autriche n’a
jamais voulu et ne veut pas la guerre ! Elle nous trahit :
c’est la Russie toute seule qui délivrera l’Europe ! Notre
bienfaiteur a le sentiment de sa haute mission, et il n’y
faillira pas ! J’y crois, et j’y tiens de toute mon âme ! Un
grand rôle est réservé à notre empereur bien-aimé, si bon,
si généreux ! Dieu ne l’abandonnera pas ! Il accomplira sa
tâche et écrasera l’hydre des révolutions, devenue encore
plus hideuse, si c’est possible, sous les traits de ce
monstre, de cet assassin ! C’est à nous de racheter le
sang du juste ! À qui se fier, je vous le demande ?
L’Angleterre a l’esprit trop mercantile pour comprendre
l’élévation d’âme de l’empereur Alexandre ! Elle a refusé
de céder Malte. Elle attend, elle cherche une arrière-
pensée derrière nos actes. Qu’ont-ils dit à Novosiltzow ?
Rien ! Non, non, ils ne comprennent pas l’abnégation de
notre souverain, qui ne désire rien pour lui-même et ne veut
que le bien général ! Qu’ont-ils promis ? Rien, et leurs
promesses mêmes sont nulles ! La Prusse n’a-t-elle pas
déclaré Bonaparte invincible et l’Europe impuissante à le
combattre ? Je ne crois ni à Hardenberg, ni à Haugwitz !
Cette fameuse neutralité prussienne n’est qu’un piège{3} !
Mais j’ai foi en Dieu et dans la haute destinée de notre
cher empereur, le sauveur de l’Europe ! »
Elle s’arrêta tout à coup, en souriant doucement à son
propre entraînement.
« Que n’êtes-vous à la place de notre aimable
Wintzingerode ! Grâce à votre éloquence, vous auriez
emporté d’assaut le consentement du roi de Prusse ;
mais… me donnerez-vous du thé ?
– À l’instant !… À propos, ajouta-t-elle en reprenant son
calme, j’attends ce soir deux hommes fort intéressants, le
vicomte de Mortemart, allié aux Montmorency par les
Rohan, une des plus illustres familles de France, un des
bons émigrés, un vrai ! L’autre, c’est l’abbé Morio, cet
esprit si profond !… Vous savez qu’il a été reçu par
l’empereur !
– Ah ! je serai charmé !… Mais dites-moi, je vous prie,
continua le prince avec une nonchalance croissante,
comme s’il venait seulement de songer à la question qu’il
allait faire, tandis qu’elle était le but principal de sa visite,
dites-moi s’il est vrai que Sa Majesté l’impératrice mère ait
désiré la nomination du baron Founcke au poste de
premier secrétaire à Vienne ? Le baron me paraît si nul !
Le prince Basile convoitait pour son fils ce même poste,
qu’on tâchait de faire obtenir au baron Founcke par la
protection de l’impératrice Marie Féodorovna. Anna
Pavlovna couvrit presque entièrement ses yeux en
abaissant ses paupières ; cela voulait dire que ni elle ni
personne ne savait ce qui pouvait convenir ou déplaire à
l’impératrice.
« Le baron Founcke a été recommandé à l’impératrice
mère par la sœur de Sa Majesté, » dit-elle d’un ton triste et
sec.
En prononçant ces paroles, Anna Pavlovna donna à sa
figure l’expression d’un profond et sincère dévouement
avec une teinte de mélancolie ; elle prenait cette
expression chaque fois qu’elle prononçait le nom de son
auguste protectrice, et son regard se voila de nouveau
lorsqu’elle ajouta que Sa Majesté témoignait beaucoup
d’estime au baron Founcke.
Le prince se taisait, avec un air de profonde
indifférence, et pourtant Anna Pavlovna, avec son tact et sa
finesse de femme, et de femme de cour, venait de lui
allonger un petit coup de griffe, pour s’être permis un
jugement téméraire sur une personne recommandée aux
bontés de l’impératrice ; mais elle s’empressa aussitôt de
le consoler :
« Parlons un peu des vôtres ! Savez-vous que votre fille
fait les délices de la société depuis son apparition dans le
monde ? On la trouve belle comme le jour ! »
Le prince fit un salut qui exprimait son respect et sa
reconnaissance.
« Que de fois n’ai-je pas été frappée de l’injuste
répartition du bonheur dans cette vie, continua Anna
Pavlovna, après un instant de silence. Elle se rapprocha du
prince avec un aimable sourire pour lui faire comprendre
qu’elle abandonnait le terrain de la politique et les
causeries de salon pour commencer un entretien intime :
« Pourquoi, par exemple, le sort vous a-t-il accordé de
charmants enfants tels que les vôtres, à l’exception
pourtant d’Anatole, votre cadet, que je n’aime pas ? ajouta-
t-elle avec la décision d’un jugement sans appel et en
levant les sourcils. Vous êtes le dernier à les apprécier,
vous ne les méritez donc pas… »
Et elle sourit de son sourire enthousiaste.
« Que voulez-vous ? dit le prince. Lavater aurait
certainement découvert que je n’ai pas la bosse de la
paternité.
– Trêve de plaisanteries ! il faut que je vous parle
sérieusement. Je suis très mécontente de votre cadet,
entre nous soit dit. On a parlé de lui chez Sa Majesté (sa
figure, à ces mots, prit une expression de tristesse), et on
vous a plaint. »
Le prince ne répondit rien. Elle le regarda en silence et
attendit.
« Je ne sais plus que faire, reprit-il avec humeur.
Comme père, j’ai fait ce que j’ai pu pour leur éducation, et
tous les deux ont mal tourné. Hippolyte du moins est un
imbécile paisible, tandis qu’Anatole est un imbécile
turbulent ; c’est la seule différence qu’il y ait entre eux ! »
Il sourit cette fois plus naturellement, plus franchement,
et quelque chose de grossier et de désagréable se
dessina dans les replis de sa bouche ridée.
« Les hommes comme vous ne devraient pas avoir
d’enfants ; si vous n’étiez pas père, je n’aurais aucun
reproche à vous adresser, lui dit d’un air pensif
Mlle Schérer.
– Je suis votre fidèle esclave, vous le savez ; aussi est-
ce à vous seule que je puis me confesser ; mes enfants ne
sont pour moi qu’un lourd fardeau et la croix de mon
existence ; c’est ainsi que je les accepte. Que faire ?… »
Et il se tut, en exprimant par un geste sa soumission à la
destinée.
Anna Pavlovna parut réfléchir.
« N’avez-vous jamais songé à marier votre fils
prodigue, Anatole ? Les vieilles filles ont, dit-on, la manie
de marier les gens ; je ne crois pas avoir cette faiblesse, et
pourtant j’ai une jeune fille en vue pour lui, une parente à
nous, la princesse Bolkonsky, qui est très malheureuse
auprès de son père. »
Le prince Basile ne dit rien, mais un léger mouvement
de tête indiqua la rapidité de ses conclusions, rapidité
familière à un homme du monde, et son empressement à
enregistrer ces circonstances dans sa mémoire.
« Savez-vous bien que cet Anatole me coûte quarante
mille roubles par an ? soupira-t-il en donnant un libre cours
à ses tristes pensées. Que sera-ce dans cinq ans, s’il y va
de ce train ? Voilà l’avantage d’être père !… Est-elle riche,
votre princesse ?
– Son père est très riche et très avare ! Il vit chez lui, à
la campagne. C’est ce fameux prince Bolkonsky auquel on
a fait quitter le service du vivant de feu l’empereur et qu’on
avait surnommé « le roi de Prusse ». Il est fort intelligent,
mais très original et assez difficile à vivre. La pauvre enfant
est malheureuse comme les pierres. Elle n’a qu’un frère,
qui a épousé depuis peu Lise Heinenn et qui est aide de
camp de Koutouzow. Vous le verrez tout à l’heure.
– De grâce, chère Annette, dit le prince en saisissant
tout à coup la main de Mlle Schérer, arrangez-moi cette
affaire, et je serai à tout jamais le plus fidèle de vos
esclafes, comme l’écrit mon starost{4} au bas de ses
rapports. Elle est de bonne famille et riche, c’est juste ce
qu’il me faut. »
Et là-dessus, avec la familiarité de geste élégante et
aisée qui le distinguait, il baisa la main de la demoiselle
d’honneur, puis, après l’avoir serrée légèrement, il
s’enfonça dans son fauteuil en regardant d’un autre côté.
« Eh bien, écoutez, dit Anna Pavlovna, j’en causerai ce
soir même avec Lise Bolkonsky. Qui sait ? cela
s’arrangera peut-être ! Je vais faire, dans l’intérêt de votre
famille, l’apprentissage de mon métier de vieille fille.
II
Le salon d’Anna Pavlovna s’emplissait peu à peu : la
fine fleur de Pétersbourg y était réunie ; cette réunion se
composait, il est vrai, de personnes dont le caractère et
l’âge différaient beaucoup, mais qui étaient toutes du
même bord. La fille du prince Basile, la belle Hélène, venait
d’arriver pour emmener son père et se rendre avec lui à la
fête de l’ambassadeur d’Angleterre. Elle était en toilette de
bal, avec le chiffre de demoiselle d’honneur à son corsage.
La plus séduisante femme de Pétersbourg, la toute jeune
et toute mignonne princesse Bolkonsky, y était également.
Mariée l’hiver précédent, sa situation intéressante, tout en
lui interdisant les grandes réunions, lui permettait encore
de prendre part aux soirées intimes. On y voyait aussi le
prince Hippolyte, fils du prince Basile, suivi de Mortemart,
qu’il présentait à ses connaissances, l’abbé Morio, et bien
d’autres.
« Avez-vous vu ma tante ? » ou bien : « Ne connaissez-
vous pas ma tante ? » répétait invariablement Anna
Pavlovna à chacun de ses invités en les conduisant vers
une petite vieille coiffée de nœuds gigantesques, qui venait
de faire son apparition. Mlle Schérer portait lentement son
regard du nouvel arrivé sur « sa tante » en le lui présentant,
et la quittait aussitôt pour en amener d’autres. Tous
accomplissaient la même cérémonie auprès de cette tante
inconnue et inutile, qui n’intéressait personne. Anna
Pavlovna écoutait et approuvait l’échange de leurs civilités,
d’un air à la fois triste et solennel. La tante employait
toujours les mêmes termes, en s’informant de la santé de
chacun, en parlant de la sienne propre et de celle de Sa
Majesté l’impératrice, « laquelle, Dieu merci, était devenue
meilleure ». Par politesse, on tâchait de ne pas marquer
trop de hâte en s’esquivant, et l’on se gardait bien de
revenir auprès de la vieille dame une seconde fois dans la
soirée. La jeune princesse Bolkonsky avait apporté son
ouvrage dans un ridicule de velours brodé d’or. Sa lèvre
supérieure, une ravissante petite lèvre, ombragée d’un fin
duvet, ne parvenait jamais à rejoindre la lèvre inférieure ;
mais, malgré l’effort visible qu’elle faisait pour s’abaisser
ou se relever, elle n’en était que plus gracieuse, malgré ce
léger défaut tout personnel et original, privilège des
femmes véritablement attrayantes, car cette bouche à demi
ouverte lui prêtait un charme de plus. Chacun admirait cette
jeune femme, pleine de vie et de santé, qui, à la veille
d’être mère, portait si légèrement son fardeau. Après avoir
échangé quelques mots avec elle, tous, jeunes gens
ennuyés ou vieillards moroses, se figuraient qu’ils étaient
bien près de lui ressembler, ou qu’ils avaient été
particulièrement aimables, grâce à son gai sourire, qui à
chaque parole faisait briller ses petites dents blanches.
La petite princesse fit le tour de la table à petits pas et
en se dandinant ; puis, après avoir arrangé les plis de sa
robe, elle s’assit sur le canapé à côté du samovar, de l’air
d’une personne qui n’avait eu dans tout cela qu’un seul but,
son propre plaisir et celui des autres.
« J’ai apporté mon ouvrage, dit-elle en ouvrant son sac
et en s’adressant à la société en général. – Prenez garde,
Annette, n’allez pas me jouer quelque méchant tour ; vous
m’avez écrit que votre soirée serait toute petite ; aussi
voyez comme me voilà attifée… » Et elle étendit les bras
pour mieux faire valoir son élégante robe grise, garnie de
dentelles, et serrée un peu au-dessous de la gorge par une
large ceinture.
« Soyez tranquille, Lise, vous serez malgré tout la plus
jolie.
– Savez-vous que mon mari m’abandonne ? continua-t-
elle, en s’adressant du même ton à un général : il va se
faire tuer !
– À quoi bon cette horrible guerre ? » dit-elle au prince
Basile.
Et, sans attendre sa réponse, elle se mit à causer avec
la fille du prince, la belle Hélène.
« Quelle gentille personne que cette petite princesse, »
dit tout bas le prince Basile à Anna Pavlovna !
Bientôt après, un jeune homme, gros et lourd, aux
cheveux ras, fit son entrée dans le salon. Il portait des
lunettes, un pantalon clair à la mode de l’époque, un
immense jabot et un habit brun. C’était le fils naturel du
comte Besoukhow, un grand seigneur très connu du temps
de Catherine et qui se mourait en ce moment à Moscou.
Le jeune homme n’avait encore fait choix d’aucune
carrière ; il arrivait de l’étranger, où il avait été élevé, et se
montrait pour la première fois dans le monde. Anna
Pavlovna l’accueillit avec le salut dont elle gratifiait ses
hôtes les plus obscurs. Pourtant, à la vue de Pierre, et
malgré ce salut d’un ordre inférieur, sa figure exprima un
mélange d’inquiétude et de crainte, sentiment que l’on
éprouve à la vue d’un objet colossal qui ne serait pas à sa
place. Pierre était effectivement d’une stature plus élevée
que les autres invités ; mais l’inquiétude d’Anna Pavlovna
provenait d’une autre cause : elle craignait ce regard bon
et timide, observateur et sincère, qui le distinguait du reste
de la compagnie.
« C’est on ne peut plus aimable à vous, monsieur
Pierre, d’être venu voir une pauvre malade, » dit-elle en
échangeant avec sa tante des regards troublés pendant
qu’elle le lui présentait.
Pierre balbutia quelque chose d’inintelligible, en
continuant à laisser errer ses yeux autour de lui. Tout à
coup il sourit gaiement et salua la petite princesse comme
une de ses bonnes connaissances, puis il s’inclina devant
« la tante ». Anna Pavlovna avait bien raison de s’inquiéter,
car Pierre quitta « la tante » brusquement, sans même
attendre la fin de sa phrase sur la santé de Sa Majesté.
Elle l’arrêta tout effrayée :
« Connaissez-vous l’abbé Morio ? lui dit-elle. C’est un
homme fort intéressant.
– Oui, j’ai entendu parler de son projet d’une paix
perpétuelle ; c’est très spirituel…, mais ce n’est guère
praticable.
– Croyez-vous ? » dit Anna Pavlovna, pour dire quelque
chose, en rentrant dans son rôle de maîtresse de maison.
Mais Pierre se rendit coupable d’une seconde
incivilité : il venait d’abandonner une de ses interlocutrices,
sans attendre la fin de sa phrase, et maintenant il retenait
l’autre, qui voulait s’éloigner, en lui expliquant, la tête
penchée et ses grands pieds solidement rivés au parquet,
pourquoi le projet de l’abbé Morio n’était qu’une utopie.
« Nous en causerons plus tard, » dit en souriant
Mlle Schérer.
S’étant débarrassée de ce jeune homme, qui ne savait
pas vivre, elle retourna à ses occupations, écoutant,
regardant, prête à intervenir sur les points faibles et à
remettre à flot une conversation languissante. Elle imitait en
cela la conduite d’un contremaître de filature, qui, en se
promenant au milieu de ses ouvriers, remarque l’immobilité
ou le son criard, inusité, bruyant, d’un fuseau, et
s’empresse à l’instant de l’arrêter ou de le lancer. Telle
Anna Pavlovna se promenait dans son salon, s’approchait
tour à tour d’un groupe silencieux ou d’un cercle bavard ; un
mot de sa bouche, un déplacement de personnes
habilement opéré, remontait la machine à conversation, qui
continuait à tourner d’un mouvement égal et convenable. La
crainte que lui inspirait Pierre se trahissait au milieu de ses
soucis ; en le suivant des yeux, elle le vit se rapprocher
pour écouter ce qui se disait autour de Mortemart et
gagner ensuite le cercle de l’abbé Morio. Quant à Pierre,
élevé à l’étranger, c’était sa première soirée en Russie ; il
savait qu’il avait autour de lui tout ce que Pétersbourg
contenait d’intelligent, et ses yeux s’écarquillaient en
passant rapidement de l’un à l’autre, comme ceux d’un
enfant dans un magasin de joujoux, tant il craignait de
manquer une conversation frappée au coin de l’esprit. En
regardant ces personnages dont les figures étaient
distinguées et pleines d’assurance, il en attendait toujours
un mot fin et spirituel. La conversation de l’abbé Morio
l’ayant attiré, il s’arrêta, cherchant une occasion de donner
son avis : car c’est le faible de tous les jeunes gens.
III
La soirée d’Anna Pavlovna était lancée, les fuseaux
travaillaient dans tous les coins, sans interruption. À
l’exception de la tante, assise près d’une autre dame âgée
dont le visage était creusé par les larmes et qui se trouvait
un peu dépaysée dans cette brillante société, les invités
s’étaient divisés en trois groupes. Au centre du premier, où
dominait l’élément masculin, se tenait l’abbé ; le second,
composé de jeunes gens, entourait Hélène, la beauté
princière, et la princesse Bolkonsky, cette charmante petite
femme, si jolie et si fraîche, quoiqu’un peu trop forte pour
son âge ; le troisième s’était formé autour de Mortemart et
de Mlle Schérer.
Le vicomte, dont le visage était doux et les manières
agréables, posait pour l’homme célèbre ; mais, par
bienséance, il laissait modestement à la société qui
l’entourait le soin de faire les honneurs de sa personne.
Anna Pavlovna en profitait visiblement à la façon d’un bon
maître d’hôtel, qui vous recommande, comme un mets
choisi et recherché, certain morceau qui, préparé par un
autre, n’aurait pas été mangeable : elle avait ainsi servi à
ses invités le vicomte d’abord, et l’abbé ensuite, deux
bouchées d’une exquise délicatesse. Autour de Mortemart,
on causait de l’assassinat du duc d’Enghien. Le vicomte
soutenait que le duc était mort par grandeur d’âme, et que
Bonaparte avait des raisons personnelles de lui en vouloir.
« Ah oui ! contez-nous cela, vicomte, » dit gaiement
Anna Pavlovna, qui avait trouvé dans cette phrase :
« contez-nous cela, vicomte, » un vague parfum Louis XV.
Le vicomte sourit et s’inclina en signe d’assentiment. Il
se fit un cercle autour de lui, tandis qu’Anna Pavlovna
invitait les gens à l’écouter.
« Le vicomte, dit-elle tout bas à son voisin, connaissait
le duc intimement ; le vicomte, répéta-t-elle en se tournant
vers un autre, est un conteur admirable ; le vicomte (ceci
s’adressait à un troisième) appartient au meilleur monde,
cela se voit tout de suite. »
Voilà comment le vicomte se trouvait offert au public
comme un gibier rare, avec la manière d’offrir la plus
distinguée et la plus alléchante ; il souriait avec finesse au
moment de commencer son récit.
« Venez vous asseoir ici, ma chère Hélène, » dit Anna
Pavlovna en s’adressant à la belle jeune fille qui était le
centre d’un autre groupe.
La princesse Hélène garda en se levant cet inaltérable
sourire qu’elle avait sur les lèvres depuis son entrée et qui
était son apanage de beauté sans rivale. Frôlant à peine,
de sa toilette blanche garnie de lierre et d’herbages, les
hommes, qui se reculaient pour la laisser passer, elle
avança toute scintillante du feu des pierreries, du lustre de
ses cheveux, de l’éblouissante blancheur de ses épaules,
symbole vivant de l’éclat d’une fête. Elle ne regardait
personne ; mais, souriant à tous, elle accordait pour ainsi
dire à chacun le droit d’admirer la beauté de sa taille, ses
épaules si rondes, que son corsage échancré à la mode
du jour laissait à découvert, ainsi qu’une partie de la gorge
et du dos. Hélène était si merveilleusement belle qu’elle ne
pouvait avoir l’ombre de coquetterie ; elle se sentait en
entrant comme gênée d’une beauté si parfaite et si
triomphante, et elle aurait désiré en affaiblir l’impression,
qu’elle n’aurait pu y réussir.
« Qu’elle est belle ! » s’écriait-on en la regardant.
Le vicomte eut un mouvement d’épaules en baissant les
yeux, comme frappé par une apparition surnaturelle,
pendant qu’Hélène s’asseyait près de lui, en l’éclairant, lui
aussi, de son éternel sourire.
« Je suis, dit-il, tout intimidé devant un pareil
auditoire. »
Hélène, appuyant son beau bras sur une table, ne jugea
pas nécessaire de répondre ; elle souriait et attendait. Tout
le temps que dura le récit, elle se tint droite, abaissant
parfois son regard sur sa belle main potelée, sur sa gorge
encore plus belle, jouant avec le collier de diamants qui
l’ornait, étalant sa robe, et se retournant aux endroits
dramatiques vers Anna Pavlovna, pour imiter l’expression
de sa physionomie et reprendre ensuite son calme et
placide sourire.
La petite princesse avait également quitté la table de
thé.
« Attendez, je vais prendre mon ouvrage. Eh bien ! que
faites-vous ? À quoi pensez-vous ? dit-elle à Hippolyte.
Apportez-moi donc mon ridicule. »
La princesse, riant et parlant à la fois, avait causé un
déplacement général.
« Je suis très bien ici, » continua-t-elle en s’asseyant
pour recevoir son ridicule des mains du prince Hippolyte,
qui avança un fauteuil et se plaça à côté d’elle.
Le « charmant Hippolyte » ressemblait d’une manière
frappante à sa sœur, « la belle des belles, » quoiqu’il fût
remarquablement laid. Les traits étaient les mêmes, mais
chez sa sœur ils étaient transfigurés par ce sourire
invariablement radieux, satisfait, plein de jeunesse, et par
la perfection classique de toute sa personne ; sur le visage
du frère se peignait au contraire l’idiotisme, joint à une
humeur constamment boudeuse ; sa personne était faible
et malingre ; ses yeux, son nez, sa bouche paraissaient se
confondre en une grimace indéterminée et ennuyée, tandis
que ses pieds et ses mains se tordaient et prenaient des
poses impossibles.
« Est-ce une histoire de revenants ? demanda-t-il en
portant son lorgnon à ses yeux comme si cet objet devait
lui rendre l’élocution plus facile.
– Pas le moins du monde, dit le narrateur stupéfait.
– C’est que je ne puis les souffrir, » reprit Hippolyte, et
l’on comprit à son air qu’il avait senti après coup la portée
de ses paroles ; mais il avait tant d’aplomb qu’on se
demandait, chaque fois qu’il parlait, s’il était bête ou
spirituel. Il portait un habit à pans, vert foncé, des
inexpressibles couleurs « chair de nymphe émue », selon
sa propre expression, des bas et des souliers à boucles.
Le vicomte conta fort agréablement l’anecdote qui
circulait sur le duc d’Enghien ; il s’était, disait-on, rendu
secrètement à Paris pour voir Mlle Georges, et il y avait
rencontré Bonaparte, que l’éminente artiste favorisait
également. La conséquence de ce hasard malheureux
avait été pour Napoléon un de ces évanouissements
prolongés auxquels il était sujet et qui l’avait mis au pouvoir
de son ennemi. Le duc n’en avait pas profité ; mais
Bonaparte s’était vengé plus tard de cette généreuse
conduite en le faisant assassiner. Ce récit, plein d’intérêt,
devenait surtout émouvant au moment de la rencontre des
deux rivaux, et les dames s’en montrèrent émues.
« C’est charmant, murmura Anna Pavlovna en
interrogeant des yeux la petite princesse.
– Charmant ! » reprit la petite princesse en piquant son
aiguille dans son ouvrage pour faire voir que l’intérêt et le
charme de l’histoire interrompaient son travail.
Le vicomte goûta fort cet éloge muet, et il s’apprêtait à
continuer lorsqu’Anna Pavlovna, qui n’avait pas cessé de
surveiller le terrible Pierre, le voyant aux prises avec l’abbé,
se précipita vers eux pour prévenir le danger. Pierre avait
en effet réussi à engager l’abbé dans une conversation sur
l’équilibre politique, et l’abbé, visiblement enchanté de
l’ardeur ingénue de son jeune interlocuteur, lui développait
tout au long son projet tendrement caressé ; tous deux
parlaient haut, avec vivacité et avec entrain, et c’était là ce
qui avait déplu à la demoiselle d’honneur.
« Quel moyen ? Mais l’équilibre européen et le droit des
gens, disait l’abbé… Un seul empire puissant comme la
Russie, réputée barbare, se mettant honnêtement à la tête
d’une alliance qui aurait pour but l’équilibre de l’Europe, et
le monde serait sauvé !
– Mais comment parviendrez-vous à établir cet
équilibre ? » disait Pierre, au moment où Anna Pavlovna,
lui jetant un regard sévère, demandait à l’Italien comment il
supportait le climat du Nord. La figure de ce dernier
changea subitement d’expression ; et il prit cet air
doucereusement affecté qui lui était habituel avec les
femmes.
« Je subis trop vivement le charme de l’esprit et de la
culture intellectuelle de la société féminine surtout, dans
laquelle j’ai l’honneur d’être reçu, pour avoir eu le loisir de
songer au climat, » répondit-il, tandis que Mlle Schérer
s’empressait de les rapprocher, Pierre et lui, du cercle
général, afin de ne les point perdre de vue.
Au même moment, un nouveau personnage fit son
entrée dans le salon de Mlle Schérer : c’était le jeune
prince Bolkonsky, le mari de la petite princesse, un joli
garçon, de taille moyenne, avec des traits durs et
accentués. Tout en lui, à commencer par son regard
fatigué et à finir par sa démarche mesurée et tranquille,
était l’opposé de sa petite femme, si vive et si remuante. Il
connaissait tout le monde dans ce salon. Tous lui
inspiraient un ennui profond, et il aurait payé cher pour ne
plus les voir ni les entendre, sans en excepter même sa
femme. Elle semblait lui inspirer plus d’antipathie que le
reste, et il se détourna d’elle avec une grimace qui fit tort à
sa jolie figure. Il baisa la main d’Anna Pavlovna et promena
ses regards autour de lui en fronçant le sourcil.
« Vous vous préparez à faire la guerre, prince ? lui dit-
elle.
– Le général Koutouzow a bien voulu de moi pour aide
de camp, répondit Bolkonsky en accentuant la syllabe
« zow ».
– Et votre femme ?
– Elle ira à la campagne.
– Comment n’avez-vous pas honte de nous priver de
votre ravissante petite femme ?
– André, s’écria la petite princesse, aussi coquette
avec son mari qu’avec les autres, si tu savais la jolie
histoire que le vicomte vient de nous conter sur
Mlle Georges et Bonaparte ! »
Le prince André fit de nouveau la grimace et s’éloigna.
Pierre, qui depuis son entrée l’avait suivi de ses yeux
gais et bienveillants, s’approcha de lui et lui saisit la main.
Le prince André ne se dérida pas pour le nouveau venu ;
mais, quand il eut reconnu le visage souriant de Pierre, le
sien s’illumina tout à coup d’un bon et cordial sourire :
« Ah ! bah ! te voilà aussi dans le grand monde !
– Je savais que vous y seriez. J’irai souper chez vous ;
le puis-je ? ajouta-t-il tout bas pour ne pas gêner le
vicomte, qui parlait encore.
– Non, tu ne le peux pas, » dit André en riant et en
faisant comprendre à Pierre par un serrement de main
l’inutilité de sa question.
Il allait lui dire quelque chose, lorsque le prince Basile et
sa fille se levèrent, et l’on se rangea pour leur faire place.
« Excusez-nous, cher vicomte, dit le prince en forçant
aimablement Mortemart à rester assis ; cette
malencontreuse fête de l’ambassade d’Angleterre nous
prive d’un plaisir et nous force à vous interrompre. Je
regrette vivement, chère Anna Pavlovna, d’être obligé de
quitter votre charmante soirée. »
Sa fille Hélène se fraya un chemin au milieu des
chaises, en retenant sa robe d’une main, sans cesser de
sourire. Pierre regarda cette beauté resplendissante avec
un mélange d’extase et de terreur.
« Elle est bien belle ! dit le prince André.
– Oui, » répondit Pierre.
Le prince Basile lui serra la main en passant :
« Faites-moi l’éducation de cet ours-là, dit-il en
s’adressant à Mlle Schérer, je vous en supplie. Voilà onze
mois qu’il demeure chez moi, et c’est la première fois que
je l’aperçois dans le monde. Rien ne forme mieux un jeune
homme que la société des femmes d’esprit. »
IV
Anna Pavlovna promit en souriant de s’occuper de
Pierre, qu’elle savait apparenté par son père au prince
Basile. La vieille dame, qui était restée assise à côté de
« la tante », se leva précipitamment et rattrapa le prince
Basile dans l’antichambre. Sa figure bienveillante et
creusée par les larmes n’exprimait plus l’intérêt attentif
qu’elle s’était efforcée de lui donner, mais elle trahissait
l’inquiétude et la crainte.
« Que me direz-vous, prince, à propos de mon
Boris ? »
Elle prononçait le mot Boris en accentuant tout
particulièrement l’o.
« Je ne puis rester plus longtemps à Pétersbourg.
Dites-moi, de grâce, quelles nouvelles je puis rapporter à
mon pauvre garçon ? »
Malgré le visible déplaisir et la flagrante impolitesse du
prince Basile en l’écoutant, elle lui souriait et le retenait de
la main pour l’empêcher de s’éloigner.
« Que vous en coûterait-il de dire un mot à l’empereur ?
Il passerait tout droit dans la garde !
– Soyez assurée, princesse, que je ferai tout mon
possible, mais il m’est difficile de demander cela à Sa
Majesté ; je vous conseillerais plutôt de vous adresser à
Roumianzow par l’intermédiaire du prince Galitzine ; ce
serait plus prudent. »
La vieille dame portait le nom de princesse
Droubetzkoï, celui d’une des premières familles de
Russie ; mais, pauvre et retirée du monde depuis de
longues années, elle avait perdu toutes ses relations
d’autrefois. Elle n’était venue à Pétersbourg que pour
tâcher d’obtenir pour son fils unique l’autorisation d’entrer
dans la garde. C’est dans l’espoir de rencontrer le prince
Basile qu’elle était venue à la soirée de Mlle Schérer. Sa
figure, belle jadis, exprima un vif mécontentement, mais
pendant une seconde seulement ; elle sourit de nouveau et
se saisit plus fortement du bras du prince Basile.
« Écoutez-moi, mon prince ; je ne vous ai jamais rien
demandé, je ne vous demanderai plus jamais rien, et
jamais je ne me suis prévalue de l’amitié qui vous unissait,
mon père et vous. Mais à présent, au nom de Dieu, faites
cela pour mon fils et vous serez notre bienfaiteur, ajouta-t-
elle rapidement. Non, ne vous fâchez pas, et promettez.
J’ai demandé à Galitzine, il m’a refusé ! Soyez le bon
enfant que vous étiez jadis, continua-t-elle, en essayant de
sourire, pendant que ses yeux se remplissaient de larmes.
– Papa ! nous serons en retard, » dit la princesse
Hélène, qui attendait à la porte.
Et elle tourna vers son père sa charmante figure.
Le pouvoir en ce monde est un capital qu’il faut savoir
ménager. Le prince Basile le savait mieux que personne :
intercéder pour chacun de ceux qui s’adressaient à lui,
c’était le plus sûr moyen de ne jamais rien obtenir pour lui-
même ; il avait compris cela tout de suite. Aussi n’usait-il
que fort rarement de son influence personnelle ; mais
l’ardente supplication de la princesse Droubetzkoï fit naître
un léger remords au fond de sa conscience. Ce qu’elle lui
avait rappelé était la vérité. Il devait en effet à son père
d’avoir fait les premiers pas dans la carrière. Il avait aussi
remarqué qu’elle était du nombre de ces femmes, de ces
mères surtout, qui n’ont ni cesse ni repos tant que le but de
leur opiniâtre désir n’est pas atteint, et qui sont prêtes, le
cas échéant, à renouveler à toute heure les récriminations
et les scènes. Cette dernière considération le décida.
« Chère Anna Mikhaïlovna, lui dit-il de sa voix ennuyée
et avec sa familiarité habituelle, il m’est à peu près
impossible de faire ce que vous me demandez ; cependant
j’essayerai pour vous prouver mon affection et le respect
que je porte à la mémoire de votre père. Votre fils passera
dans la garde, je vous en donne ma parole ! Êtes-vous
contente ?
– Cher ami, vous êtes mon bienfaiteur ! Je n’attendais
pas moins de vous, je connaissais votre bonté ! Un mot
encore, dit-elle, le voyant prêt à la quitter. Une fois dans la
garde… et elle s’arrêta confuse… Vous qui êtes dans de
bons rapports avec Koutouzow, vous lui recommanderez
bien un peu Boris, n’est-ce pas, afin qu’il le prenne pour
aide de camp ? Je serai alors tranquille, et jamais je
ne… »
Le prince Basile sourit :
« Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que
Koutouzow a été nommé général en chef, il est accablé de
demandes. Lui-même m’a assuré que toutes les dames de
Moscou lui proposaient leurs fils comme aides de camp.
– Non, non, promettez, mon ami, mon bienfaiteur,
promettez-le-moi, ou je vous retiens encore !
– Papa ! répéta du même ton la belle Hélène, nous
serons en retard.
– Eh bien ! au revoir, vous voyez, je ne puis…
– Ainsi, demain vous en parlerez à l’empereur ?
– Sans faute ; mais quant à Koutouzow, je ne promets
rien !
– Mon Basile, » reprit Anna Mikhaïlovna en
l’accompagnant avec un sourire de jeune coquette sur les
lèvres, et en oubliant que ce sourire, son sourire
d’autrefois, n’était plus guère en harmonie avec sa figure
fatiguée. Elle ne pensait plus en effet à son âge et
employait sans y songer toutes ses ressources de femme.
Mais, à peine le prince eut-il disparu, que son visage reprit
une expression froide et tendue. Elle regagna le cercle au
milieu duquel le vicomte continuait son récit, et fit de
nouveau semblant de s’y intéresser, en attendant, puisque
son affaire était faite, l’instant favorable pour s’éclipser.
« Mais que dites-vous de cette dernière comédie du
sacre de Milan ? demanda Mlle Schérer, et des
populations de Gênes et de Lucques qui viennent
présenter leurs vœux à M. Buonaparte. M. Buonaparte
assis sur un trône et exauçant les vœux des nations ?
Adorable ! Non, c’est à en devenir folle ! On dirait que le
monde a perdu la tête. »
Le prince André sourit en regardant Anna Pavlovna.
« Dieu me la donne, gare à qui la touche, » dit-il.
C’étaient les paroles que Bonaparte avaient
prononcées en mettant la couronne sur sa tête.
« On dit qu’il était très beau en prononçant ces
paroles, » ajouta-t-il, en les répétant en italien : « Dio mi la
dona, guai a chi la toca ! »
« J’espère, continua Anna Pavlovna, que ce sera là la
goutte d’eau qui fera déborder le vase. En vérité, les
souverains ne peuvent plus supporter cet homme, qui est
pour tous une menace vivante.
– Les souverains ! Je ne parle pas de la Russie, dit le
vicomte poliment et avec tristesse, les souverains,
madame ? Qu’ont-ils fait pour Louis XVI, pour la reine, pour
Madame Élisabeth ? Rien, continua-t-il en s’animant, et,
croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des
Bourbons. Les souverains ? Mais ils envoient des
ambassadeurs complimenter l’Usurpateur{5}… » Et, après
avoir poussé une exclamation de mépris, il changea de
pose.
Le prince Hippolyte, qui n’avait cessé d’examiner le
vicomte à travers son lorgnon, se tourna à ces mots tout
d’une pièce vers la petite princesse pour lui demander une
aiguille, avec laquelle il lui dessina sur la table l’écusson
des Condé, et il se mit à le lui expliquer avec une gravité
imperturbable, comme si elle l’en avait prié :
« Bâton de gueules engrêlés de gueule et d’azur,
maison des Condé. »
La princesse écoutait et souriait.
« Si Bonaparte reste encore un an sur le trône de
France, dit le vicomte, en reprenant son sujet comme un
homme habitué à suivre ses propres pensées sans prêter
grande attention aux réflexions d’autrui dans une question
qui lui est familière, les choses n’en iront que mieux : la
société française, je parle de la bonne, bien entendu, sera
à jamais détruite par les intrigues, la violence ; l’exil et les
condamnations… et alors… »
Il haussa les épaules en levant les bras au ciel. Pierre
voulut intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le
devança.
« L’empereur Alexandre, commença-t-elle avec cette
inflexion de tristesse qui accompagnait toujours ses
réflexions sur la famille impériale, a déclaré laisser aux
Français eux-mêmes le droit de choisir la forme de leur
gouvernement, et je suis convaincue que la nation entière,
une fois délivrée de l’Usurpateur, va se jeter dans les bras
de son roi légitime. »
Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, à flatter
l’émigré royaliste.
« C’est peu probable, dit le prince André. Monsieur le
vicomte suppose avec raison que les choses sont allées
très loin, et il sera, je crois, difficile de revenir au passé.
– J’ai entendu dire, ajouta Pierre en se rapprochant
d’eux, que la plus grande partie de la noblesse a été
gagnée par Napoléon.
– Ce sont les bonapartistes qui l’assurent, s’écria le
vicomte sans regarder Pierre.
– Il est impossible de savoir quelle est aujourd’hui
l’opinion publique en France.
– Bonaparte l’a pourtant dit, reprit le prince André avec
ironie, car le vicomte lui déplaisait, et c’était lui que visaient
ses saillies. « Je leur ai montré le chemin de la gloire, ils
n’en n’ont pas voulu, – ce sont les paroles que l’on prête à
Napoléon ; – je leur ai ouvert mes antichambres, ils s’y sont
« précipités en foule… » Je ne sais pas à quel point il avait
le droit de le dire.
– Il n’en avait aucun, répondit le vicomte ; après
l’assassinat du duc d’Enghien, les gens les plus
enthousiastes ont cessé de voir en lui un héros, et si même
il l’avait été un moment aux yeux de certaines personnes,
ajouta-t-il en se tournant vers Anna Pavlovna, après cet
assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un héros de
moins sur la terre{6}. »
Ces derniers mots du vicomte n’avaient pas encore été
salués d’un sourire approbatif, que déjà Pierre s’était de
nouveau élancé dans l’arène, sans laisser à Anna
Pavlovna, qui pressentait quelque chose d’exorbitant, le
temps de l’arrêter.
« L’exécution du duc d’Enghien, dit Pierre, était une
nécessité politique, et Napoléon a justement montré de la
grandeur d’âme en assumant sur lui seul la responsabilité
de cet acte.
– Dieu ! Dieu ! murmura Mlle Schérer avec horreur.
– Comment, monsieur Pierre, vous trouvez qu’il y a de
la grandeur d’âme dans un assassinat ? dit la petite
princesse en souriant et en attirant à elle son ouvrage.
– Ah ! ah ! firent plusieurs voix.
– Capital ! » s’écria le prince Hippolyte en anglais.
Et il se frappa le genou de la main. Le vicomte se borna
à hausser les épaules.
Pierre regarda gravement son auditoire par-dessus ses
lunettes.
« Je parle ainsi, continua-t-il, parce que les Bourbons
ont fui devant la Révolution, en laissant le peuple livré à
l’anarchie ! Napoléon seul a su comprendre et vaincre la
Révolution, et c’est pourquoi il ne pouvait, lorsqu’il avait en
vue le bien général, se laisser arrêter par la vie d’un
individu.
– Ne voulez-vous pas passer à l’autre table ? » dit Anna
Pavlovna.
Mais Pierre, s’animant de plus en plus, continua son
plaidoyer sans lui répondre :
« Oui, Napoléon est grand parce qu’il s’est placé au-
dessus de la Révolution, qu’il en a écrasé les abus en
conservant tout ce qu’elle avait de bon, l’égalité des
citoyens, la liberté de la presse et de la parole, et c’est par
là qu’il a conquis le pouvoir.
– S’il avait rendu ce pouvoir au roi légitime, sans en
profiter pour commettre un meurtre, je l’aurais appelé un
grand homme, dit le vicomte.
– Cela lui était impossible. La nation ne lui avait donné
la puissance que pour qu’il la débarrassât des Bourbons ;
elle avait reconnu en lui un homme supérieur. La Révolution
a été une grande œuvre, continua Pierre, qui témoignait de
son extrême jeunesse, en essayant d’expliquer ses
opinions et en émettant des idées avancées et irritantes.
– La Révolution et le régicide une grande œuvre !
Après cela, … Mais ne voulez-vous pas passer à l’autre
table ? répéta Anna Pavlovna.
– Le Contrat social ! repartit le vicomte avec un sourire
de résignation.
– Je ne parle pas du régicide, je parle de l’idée.
– Oui, l’idée du pillage, du meurtre et du régicide, dit en
l’interrompant une voix ironique.
– Il est certain que ce sont là les extrêmes ; mais le fond
véritable de l’idée, c’est l’émancipation des préjugés,
l’égalité des citoyens, et tout cela a été conservé par
Napoléon dans son intégrité.
– La liberté ! l’égalité ! dit avec mépris le vicomte, qui
était décidé à démontrer au jeune homme toute l’absurdité
de son raisonnement… Ces mots si ronflants ont déjà
perdu leur valeur. Qui donc n’aimerait la liberté et l’égalité ?
Le Sauveur nous les a prêchées ! Sommes-nous devenus
plus heureux après la Révolution ? Au contraire ! Nous
voulions la liberté, et Bonaparte l’a confisquée ! »
Le prince André regardait en souriant tantôt Pierre et le
vicomte, tantôt la maîtresse de la maison, qui, malgré son
grand usage du monde, avait été terrifiée par les sorties de
Pierre ; mais, lorsqu’elle s’aperçut que ces paroles
sacrilèges n’excitaient point la colère du vicomte et qu’il
n’était plus possible de les étouffer, elle fit cause commune
avec le noble émigré et, rassemblant toutes ses forces,
tomba à son tour sur l’orateur.
« Mais, mon cher monsieur Pierre, dit-elle, comment
pouvez-vous expliquer la conduite du grand homme qui met
à mort un duc, disons même tout simplement un homme,
lorsque cet homme n’a commis aucun crime, et cela sans
jugement ?
– J’aurais également demandé à monsieur, dit le
vicomte, de m’expliquer le 18 brumaire. N’était-ce point
une trahison, ou, si vous aimez mieux, un escamotage qui
ne ressemble en rien à la manière d’agir d’un grand
homme ?
– Et les prisonniers d’Afrique massacrés par son ordre,
s’écria la petite princesse, c’est épouvantable !
– C’est un roturier, vous avez beau dire, » ajouta le
prince Hippolyte.
Pierre, ne sachant plus à qui répondre, les regarda tous
en souriant, non pas d’un sourire insignifiant et à peine
visible, mais de ce sourire franc et sincère qui donnait à sa
figure, habituellement sévère et même un peu morose, une
expression de bonté naïve, semblable à celle d’un enfant
qui implore son pardon.
Le vicomte, qui ne l’avait jamais vu, comprit tout de
suite que ce jacobin était moins terrible que ses paroles.
On se taisait.
« Comment voulez-vous qu’il vous réponde à tous ? dit
tout à coup le prince André. N’y a-t-il pas une différence
entre les actions d’un homme privé et celles d’un homme
d’État, d’un grand capitaine ou d’un souverain ? Il me
semble du moins qu’il y en a une.
– Mais sans doute, s’écria Pierre, tout heureux de cet
appui inespéré.
– Napoléon, sur le pont d’Arcole ou tendant la main aux
pestiférés dans l’hôpital de Jaffa, est grand comme
homme, et il est impossible de ne pas le reconnaître ; mais
il y a, c’est vrai, d’autres faits difficiles à justifier, » continua
le prince André, qui tenait visiblement à réparer la
maladresse des discours de Pierre et qui se leva sur ces
derniers mots, en donnant ainsi à sa femme le signal du
départ.
Le prince Hippolyte fit de même, mais tout en
engageant d’un geste de la main tous ceux qui allaient
suivre cet exemple à ne pas bouger.
« À propos, dit-il vivement, on m’a conté aujourd’hui une
anecdote moscovite charmante ; il faut que je vous en
régale. Vous m’excuserez, vicomte ; je dois la dire en
russe ; on n’en comprendrait pas le sel autrement… »
Et il entama son histoire en russe, mais avec l’accent
d’un Français qui aurait séjourné un an en Russie :
« Il y a à Moscou une dame, une grande dame, très
avare, qui avait besoin de deux valets de pied de grande
taille pour placer derrière sa voiture… Or cette dame avait
aussi, c’était son goût, une femme de chambre de grande
taille… »
Ici le prince Hippolyte se mit à réfléchir, comme s’il
éprouvait une certaine difficulté à continuer son récit :
« Elle lui dit ; oui, elle lui dit : Fille une telle, mets la livrée
et monte derrière la voiture ; je vais faire des visites… »
À cet endroit, le prince Hippolyte éclata de rire, mais
par malheur il n’y eut pas d’écho dans son auditoire, et le
conteur parut éprouver de cet insuccès une impression
défavorable. Plusieurs se décidèrent pourtant à sourire,
entre autres la vieille dame et Mlle Schérer.
… Elle partit ; tout à coup il s’éleva un ouragan ; la fille
perdit son chapeau, et ses longs cheveux se dénouèrent. »
Ne pouvant se contenir davantage, il fut pris d’un accès
de rire si bruyant qu’il en suffoquait.
« … Oui, acheva-t-il en se tordant, ses longs cheveux se
dénouèrent… et toute la ville l’a su ! »
Et l’anecdote finit là. Personne, à vrai dire, n’en avait
compris le sens, ni pourquoi elle devait être
nécessairement contée en russe. Mais Anna Pavlovna et
quelques autres surent gré au narrateur d’avoir si
adroitement mis fin à l’ennuyeuse et désagréable sortie de
M. Pierre. La conversation s’éparpilla ensuite en menus
propos, en remarques insignifiantes sur le bal à venir et sur
le bal passé, sur les théâtres, le tout entremêlé de
questions pour savoir où et quand on se retrouverait.
V
Après cet incident, les hôtes d’Anna Pavlovna la
remercièrent de sa charmante soirée et se retirèrent un à
un.
D’une taille peu ordinaire, carré des épaules, et
maladroit à l’extrême, Pierre avait aussi, entre autres
désavantages physiques, des mains énormes et rouges ; il
ne savait pas entrer dans un salon, encore moins en sortir
comme il convient et après avoir débité de jolies phrases.
Grâce à sa distraction proverbiale, il avait pris en se levant,
au lieu de son chapeau, le tricorne à plumet d’un général,
qu’il se mit à tirailler jusqu’au moment où le légitime
propriétaire, effrayé, parvint à se le faire rendre. Mais, il
faut le dire, tous ces défauts et toutes ces gaucheries
étaient rachetés par sa bienveillance, sa candeur et sa
modestie.
Mlle Schérer, se tournant vers lui, le salua comme pour
lui octroyer son pardon, avec une mansuétude toute
chrétienne.
« J’espère, lui dit-elle, avoir encore le plaisir de vous
voir ; mais j’espère également, mon cher monsieur Pierre,
que d’ici là vous aurez changé d’opinions. »
Il ne lui répondit rien ; mais, quand il lui rendit son salut,
tous les assistants purent voir sur ses lèvres ce franc
sourire qui avait l’air de dire : « Après tout, les opinions
sont des opinions, et vous voyez que je suis un bon et
brave garçon. » C’était si vrai que tous, y compris
Mlle Schérer, le sentirent instinctivement.
Le prince André avait suivi dans l’antichambre sa
femme et le prince Hippolyte, qu’il écoutait avec
indifférence, en se faisant donner son manteau par un
laquais. Le prince Hippolyte, le lorgnon dans l’œil, debout à
côté de la gentille petite princesse, la regardait
obstinément.
« Allez-vous-en, Annette, disait la jeune femme en
prenant congé d’elle ; vous aurez froid ! C’est convenu ! »
ajouta-t-elle tout bas.
Anna Pavlovna avait eu le temps de causer avec Lise
du mariage projeté entre sa belle-sœur et Anatole :
« Je compte sur vous, ma chérie, répondit-elle
également à voix basse. Vous lui en écrirez un mot, et vous
me direz comment le père envisage la chose. Au revoir !
…»
Et elle rentra au salon.
Le prince Hippolyte se rapprocha de la petite princesse
et, se penchant au-dessus d’elle, lui parla de très près en
chuchotant.
Deux laquais, le sien et celui de la princesse, l’un tenant
un surtout d’officier, l’autre un châle, attendaient qu’il eût fini
ce bavardage en français, qu’ils semblaient écouter, tout
inintelligible qu’il fût pour eux, et même comprendre, sans
vouloir le laisser paraître.
La petite princesse parlait, souriait et riait tout à la fois.
« Je suis enchanté de n’être pas allé chez
l’ambassadeur, disait le prince Hippolyte. Quel ennui !
Charmante soirée, n’est-il pas vrai ? Charmante !
– On assure que le bal de ce soir sera très beau,
repartit la princesse en retroussant sa petite lèvre au fin
duvet ; toutes les jolies femmes de la société y seront.
– Pas toutes, puisque vous n’y serez pas, » ajouta-t-il
en riant. Et s’emparant du châle que présentait le valet de
pied, il le poussa de côté pour envelopper la princesse.
Ses mains s’attardèrent assez longtemps autour du cou de
la jeune femme, qu’il avait l’air d’embrasser (était-ce
intention ou gaucherie ? personne n’aurait pu le deviner).
Elle recula gracieusement, en continuant à sourire, se
détourna et regarda son mari, dont les yeux étaient fermés
et qui avait l’air fatigué et endormi.
« Êtes-vous prête ? » dit-il à sa femme en lui glissant un
regard.
Le prince Hippolyte endossa prestement son surtout,
qui, étant à la dernière mode, lui descendait plus bas que
les talons, et, tout en s’embarrassant dans ses plis, il se
précipita sur le perron pour aider la princesse à monter en
voiture.
« Au revoir, princesse ! » cria-t-il, la langue aussi
embarrassée que les pieds.
La princesse relevait sa robe et s’asseyait dans le fond
obscur de la voiture ; son mari arrangeait son sabre.
Le prince Hippolyte, qui faisait semblant de les aider,
ne faisait en réalité que les gêner.
« Pardon, monsieur, dit le prince André d’un ton sec et
désagréable, en s’adressant en russe au jeune homme qui
l’empêchait de passer. – Pierre, viens-tu, je t’attends, »
reprit-il affectueusement.
Le postillon partit, et le carrosse s’ébranla avec un bruit
de roues{7}.
Le prince Hippolyte, resté sur le perron, riait d’un rire
nerveux en attendant le vicomte, à qui il avait promis de le
reconduire.
« Eh bien, mon cher, votre petite princesse est très
bien, très bien, dit le vicomte en se mettant en voiture, très
bien, ma foi !… » Et il baisa le bout de ses doigts.
Hippolyte se rengorgea en riant.
« Savez-vous que vous êtes terrible avec votre petit air
innocent ? Je plains le pauvre mari, ce petit officier qui se
donne des airs de prince régnant. »
Hippolyte balbutia en riant aux éclats : « Et vous disiez
que les dames russes ne valaient pas les Françaises : il ne
s’agit que de savoir s’y prendre. »
VI
Pierre, arrivé le premier, entra tout droit dans le cabinet
du prince André, en habitué de la maison ; après s’être
étendu sur le canapé, comme il en avait l’habitude, il prit un
livre au hasard, – c’était ce jour-là les Commentaires de
César, – et, s’accoudant aussitôt, il l’ouvrit au beau milieu.
« Qu’as-tu fait chez Mlle Schérer ? Elle en tombera
sérieusement malade, » dit le prince André, qui entra
bientôt après en frottant l’une contre l’autre ses mains, qu’il
avait petites et blanches.
Pierre se retourna tout d’une pièce ; le canapé en
gémit, et, montrant sa figure animée et souriante, il fit un
geste qui témoignait de son indifférence :
« Cet abbé est vraiment intéressant ; seulement il
n’entend pas la question comme il faut l’entendre… Je suis
sûr qu’une paix inviolable est possible, mais je ne puis dire
comment, ce ne serait toujours pas au moyen de l’équilibre
politique… »
Le prince André, qui n’avait pas l’air de s’intéresser aux
questions abstraites, l’interrompit :
« Vois-tu, mon cher, ce qui est impossible, c’est de dire
partout et toujours ce que l’on pense ! Eh bien, t’es-tu
décidé à quelque chose ? Seras-tu garde à cheval ou
diplomate ?
– Croiriez-vous que je n’en sais encore rien ! Ni l’une ni
l’autre de ces perspectives ne me séduit, dit Pierre en
s’asseyant à la turque sur le divan.
– Il faut pourtant te décider à quelque chose ; ton père
attend ! »
Pierre avait été envoyé à l’étranger à l’âge de dix ans
avec un abbé pour précepteur, et il y était resté jusqu’à
vingt-cinq ans. À son retour à Moscou, son père avait
congédié l’abbé et avait dit au jeune homme :
« Maintenant, va à Pétersbourg, examine et choisis ! Je
consens à tout. Voici une lettre pour le prince Basile, et
voilà de l’argent. Écris et compte sur moi pour t’aider. »
Or depuis trois mois Pierre cherchait une carrière et ne
faisait rien. Il se passa la main sur le front :
« Ce doit être un franc-maçon ? dit-il en pensant à
l’abbé qu’il avait vu à la soirée.
– Chimères que tout cela, lui dit en l’interrompant le
prince André ; parlons plutôt de tes affaires. Es-tu allé voir
la garde à cheval ?
– Non, je n’y suis pas allé ; mais j’ai réfléchi à une
chose, que je voulais vous communiquer. Nous avons la
guerre avec Napoléon ; si l’on se battait pour la liberté, je
serais le premier à m’engager ; mais aider l’Angleterre et
l’Autriche à lutter contre le plus grand homme qui soit au
monde, ce n’est pas bien. »
Le prince André ne fit que hausser les épaules à cette
sortie enfantine ; dédaignant d’y faire une réponse
sérieuse, il se contenta de dire :
« Si l’on ne se battait que pour ses convictions, il n’y
aurait pas de guerre.
– Et ce serait parfait, répliqua Pierre.
– C’est bien possible, mais cela ne sera jamais, reprit
en souriant le prince André.
– Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre ?
– Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Il le faut, et par-dessus
le marché j’y vais. – et il s’arrêta. J’y vais, parce que la vie
que je mène ici… ne me va pas ! »
VII
Le frôlement d’une robe se fit entendre dans la pièce
voisine. À ce bruit, le prince André eut l’air de revenir à lui :
il se redressa et donna à son visage l’expression qu’il avait
eue pendant toute la soirée d’Anna Pavlovna. Pierre glissa
ses pieds à terre. La princesse entra ; elle avait eu le
temps de remplacer sa toilette du soir par un déshabillé de
maison, non moins frais et non moins élégant ; son mari se
leva et lui avança poliment un fauteuil.
« Je me demande souvent, dit-elle en français, selon
son habitude, et en s’asseyant vivement, pourquoi Annette
ne s’est pas mariée ? Comme vous êtes sots, messieurs,
de ne pas l’avoir épousée ! Je vous en demande pardon,
mais vous n’entendez rien aux femmes. Quel disputeur
vous faites, monsieur Pierre !
– Je dispute aussi contre votre mari, car je ne
comprends pas pourquoi il va faire la guerre, » dit Pierre
en s’adressant à la princesse, sans le moindre symptôme
de cet embarras qui existe souvent entre un jeune homme
et une jeune femme.
La princesse tressaillit ; la réflexion de Pierre l’avait
touchée au vif.
« Eh bien, moi aussi, je lui dis la même chose.
Vraiment, je ne comprends pas pourquoi les hommes ne
peuvent vivre sans guerre ? Pourquoi ne désirons-nous
rien, n’avons-nous besoin de rien, nous autres femmes ?
Voyons, je vous en fais juge. Je suis toujours à lui répéter
que sa position ici comme aide de camp de mon oncle est
des plus brillantes : chacun le connaît, chacun l’apprécie !
Pas plus tard que ces jours-ci, chez les Apraxine, j’ai
entendu une dame dire : « C’est là le fameux « prince
André ! » ma parole d’honneur ! »
Et elle éclata de rire.
« Voilà comment il est reçu partout, et il peut, quand il le
voudra, devenir aide de camp de l’empereur, car
l’empereur, vous le savez, s’est entretenu très
gracieusement avec lui ! Nous le disions justement,
Annette et moi, ce serait si facile à arranger ! Qu’en
pensez-vous ? »
Pierre regarda le prince André et se tut en voyant que
son ami paraissait contrarié.
« Quand partez-vous ? demanda-t-il.
– Ah ! ne me parlez pas de ce départ, je ne veux pas en
entendre parler, reprit la princesse de cet air à la fois
capricieux et enjoué qu’elle avait eu avec Hippolyte, mais
qui, dans ce cercle intime dont Pierre faisait partie,
détonnait singulièrement. Lorsque j’ai pensé aujourd’hui
qu’il me faudra rompre avec toutes des chères relations…
je…, et puis, sais-tu, André, et elle lui fit un imperceptible
clignement d’yeux en frissonnant… j’ai peur ! »
Son mari la regarda stupéfait, comme s’il venait
seulement de s’apercevoir de sa présence. Il lui répondit
pourtant avec une froide politesse :
« Que craignez-vous, Lise ? Je ne vous comprends
pas.
– Voilà bien les hommes ! Des égoïstes, tous des
égoïstes ! Parce qu’il lui est venu une fantaisie, il
m’abandonne, Dieu sait pourquoi, et m’enferme toute seule
à la campagne.
– Avec mon père et ma sœur, vous l’oubliez.
– Cela revient au même ; j’y serai seule, loin de mes
amis à moi, et il veut que je sois tranquille ? »
Elle parlait d’un ton boudeur ; sa lèvre relevée, loin de
donner à sa physionomie une expression souriante, lui
prêtait au contraire quelque chose qui faisait songer à un
méchant petit rongeur. Elle se tut, ne trouvant peut-être pas
convenable de faire allusion à sa grossesse devant Pierre,
car là était le nœud de la situation.
« Je ne puis pourtant pas deviner de quoi vous avez
peur, » reprit lentement son mari, sans la quitter du regard.
La princesse rougit et fit un geste de désespoir.
« André, André, pourquoi êtes-vous si changé ?
– Votre médecin vous défend de veiller ; vous devriez
aller vous mettre au lit. »
La princesse ne répondit rien, mais ses lèvres
tremblèrent, tout à coup. Quant à lui, il se leva, haussa les
épaules et se mit à arpenter son cabinet.
Pierre, naïvement surpris, les observait tous deux ; enfin
il fit un mouvement comme pour se lever, mais il s’arrêta.
« Ça m’est égal que monsieur Pierre soit présent,
s’écria la princesse, dont la jolie figure fit la grimace de
l’enfant qui va pleurer. Il y a longtemps, André, que je
voulais te le demander : pourquoi es-tu devenu tout autre
avec moi ? Que t’ai-je fait ? Tu vas rejoindre l’armée, tu
n’as aucune pitié pour moi. Pourquoi ?
– Lise ! » dit le prince André.
Et ce seul mot contenait à la fois la prière, la menace et
l’assurance qu’elle allait regretter ses paroles.
Elle continua pourtant avec précipitation :
« Tu me traites en malade ou en enfant. Je vois tout…
Tu n’étais pas ainsi il y a six mois !
– Lise, finissez, je vous en prie, » reprit son mari en
élevant la voix.
Pierre, dont l’agitation n’avait fait que croître pendant
cet entretien, se leva et s’approcha de la jeune femme. Il
paraissait ne pouvoir supporter la vue de ses larmes, et
l’on aurait dit qu’il était prêt à pleurer avec elle.
« Calmez-vous, princesse ; ce sont des idées… J’ai
éprouvé cela aussi… je vous assure… enfin… non,
excusez-moi ; je suis de trop comme étranger.
Tranquillisez-vous. Adieu ! »
Le prince André le retint.
« Non, Pierre ; attends. La princesse est trop bonne
pour me priver du plaisir de passer ma soirée avec toi.
– Oui, il ne pense qu’à lui, murmura-t-elle, sans pouvoir
retenir des larmes de dépit.
– Lise ! » reprit sèchement le prince André, dont la voix
était montée au diapason qui indiquait que sa patience
était à bout.
Tout à coup sur son joli minois d’écureuil en colère se
répandit cette expression craintive, timide et timorée que
prend souvent un chien lorsque, de sa queue abaissée, il
frappe la terre rapidement et sans bruit.
« Mon Dieu, mon Dieu, » murmura-t-elle en jetant à son
mari un regard sournois, puis, relevant sa robe d’une main,
elle s’approcha de lui et lui mit un baiser sur le front.
« Bonsoir, Lise, » dit-il en se levant à son tour et en lui
baisant la main, comme à une étrangère.
VIII
Les deux amis se taisaient. Ni l’un ni l’autre ne se
décidait à parler. Pierre regardait à la dérobée le prince
André, qui se frottait le front de sa petite main.
« Allons souper, » dit-il en soupirant, et il se dirigea vers
la porte. Ils entrèrent dans une magnifique salle à manger
nouvellement décorée. Les cristaux, l’argenterie, la
vaisselle, le linge damassé, tout portait l’empreinte de la
nouveauté, cette marque distinctive des jeunes ménages.
Au milieu du souper, le prince André s’accouda sur la table
et se mit à parler avec une irritation nerveuse que Pierre
n’avait jamais remarquée en lui, et comme un homme qui a
quelque chose sur le cœur depuis longtemps et qui se
décide enfin à entrer dans la voie des confidences.
« Mon cher ami, ne te marie que lorsque tu auras fait
tout ce que tu veux faire, lorsque tu auras cessé d’aimer la
femme de ton choix et que tu l’auras bien étudiée ;
autrement, tu te tromperas cruellement et d’une façon
irréparable ! Marie-toi plutôt vieux et bon à rien ! Alors tu ne
risqueras pas de gaspiller tout ce qu’il y a en toi d’élevé et
de bon. Oui, tout s’éparpille en menue monnaie ! Oui, c’est
ainsi ; tu as beau me regarder de cet air étonné. Si tu
comptais devenir quelque chose par toi-même, tu sentiras
à chaque pas que tout est fini, que tout est fermé pour toi,
sauf les salons où tu coudoieras un laquais de cour et un
idiot… Mais à quoi sert de… ? »
Et sa main retomba avec force sur la table.
Pierre ôta ses lunettes. Ce mouvement, en changeant
complètement sa figure, laissait mieux encore voir sa
bonté et sa stupéfaction.
« Ma femme, continua le prince André, est une
excellente femme, une de celles avec lesquelles l’honneur
d’un mari n’a rien à craindre ; mais que ne donnerais-je
pas en ce moment, grands dieux ! pour n’être pas marié !
Tu es le premier et le seul à qui je l’avoue, parce que je
t’aime ! »
Le prince André, en parlant ainsi, ressemblait de moins
en moins à ce prince Bolkonsky qui se carrait dans un des
fauteuils de Mlle Schérer, fermant à demi les yeux et
lançant à demi-voix des phrases en français. Chaque
muscle de sa figure sèche et nerveuse avait un
tressaillement de fièvre ; ses yeux, dont le feu paraissait
toujours éteint, brillaient et rayonnaient avec éclat. On
devinait qu’il était d’autant plus violent dans ces courts
instants d’irritabilité maladive, qu’il semblait faible et sans
vigueur dans son état habituel.
« Tu ne me comprends pas, et c’est pourtant l’histoire
de toute une existence ! Tu parles de Bonaparte et de sa
carrière, continua-t-il, bien que Pierre n’en eût pas soufflé
mot… mais Bonaparte, lorsqu’il travaillait, marchait à son
but, pas à pas, il était libre, il n’avait que cet objet en vue, et
il l’a atteint. Mais que tu aies le malheur de te lier à une
femme, et te voilà enchaîné comme un forçat ; tout ce que
tu sentiras en toi de forces et d’aspirations ne fera que
t’accabler et te remplir de regrets. Les commérages de
salon, les bals, la vanité, la mesquinerie, voilà le cercle
magique qui te retiendra. Je m’en vais à présent faire la
guerre, une des plus formidables guerres qui aient jamais
eu lieu, et je ne sais rien, je ne suis capable de rien ; mais
en revanche je suis très aimable, très caustique, et l’on
m’écoute chez Mlle Schérer ! Et puis cette société stupide
dont ma femme ne peut se passer !… Si seulement tu
savais ce qu’elles valent, toutes ces femmes distinguées et
toutes les femmes en général. Mon père a raison !
L’égoïsme, la vanité, la sottise, la médiocrité en tout… voilà
les femmes, lorsqu’elles se montrent comme elles sont. À
les voir dans le monde, on pourrait croire qu’il y a en elles
autre chose ; mais non, rien, rien ! Oui, mon ami, ne te
marie pas… »
Ce furent les dernières paroles du prince André.
« Ce qui me paraît singulier, dit Pierre, c’est que vous,
vous puissiez vous trouver incapable, et croire que vous
avez manqué votre vie, quand l’avenir est devant vous et
que… »
Son intonation faisait voir en quelle haute estime il
tenait son ami et tout ce qu’il en attendait.
Quel droit a-t-il de parler ainsi, pensait Pierre, pour qui
le prince André était le type de toutes les perfections,
justement parce qu’il avait en lui la qualité qu’il sentait lui
manquer à lui-même, c’est-à-dire la force de volonté. Il
avait toujours admiré chez son ami la facilité et l’égalité de
ses rapports avec des gens de toute espèce, sa mémoire
merveilleuse, ses connaissances variées, car il lisait tout
ou prenait un aperçu de toute chose, ainsi que son aptitude
au travail et à l’étude. Si Pierre était frappé de ne point
rencontrer chez André de dispositions à la philosophie
spéculative, ce qui était son faible à lui, il n’y voyait point un
défaut, mais une force de plus.
Dans les relations les plus intimes, les plus amicales et
les plus simples, la flatterie et la louange sont aussi
nécessaires que l’huile qui graisse le rouage et le fait
marcher.
« Je suis un homme fini, aussi ne parlons plus de moi,
mais de toi, » reprit le prince André, après un moment de
silence, et en souriant à cette heureuse diversion.
Le visage de Pierre refléta aussitôt ce changement de
physionomie.
« De moi ? dit-il, et sa bouche s’épanouit en un sourire
joyeux et inconscient… ? Mais, de moi, il n’y a rien à dire.
Que suis-je d’ailleurs ? Un bâtard !… – Et il rougit
subitement, car il avait fait pour prononcer ce mot un visible
effort, – Sans nom, sans fortune, et… en vérité… je suis
libre et content, pour le moment, du moins. Seulement je ne
sais, vous l’avouerai-je, ce que je dois entreprendre, et je
tenais sérieusement à vous demander conseil là-dessus. »
Le prince André le regardait avec une affectueuse
bienveillance ; mais cette bienveillance amicale laissait
cependant deviner la conscience qu’il avait de sa
supériorité.
« J’ai de l’affection pour toi, parce que tu es le seul
homme vivant, dans tout notre cercle ; tu es satisfait ; eh
bien ! choisis à ton goût, le choix importe peu. Tu seras
bien partout ; mais cesse de voir, je t’en prie, ces
Kouraguine ; cesse de mener cette existence ; cela te va si
peu, toute cette débauche, cette vie à la hussarde, cette…
– Que voulez-vous, mon cher, dit Pierre en haussant les
épaules ; les femmes, mon ami, les femmes !
– Je n’admets pas cela, répondit André : les femmes
comme il faut, oui, mais pas celles de Kouraguine ; celles-
là et le vin, je n’admets pas cela. »
Pierre demeurait chez le prince Basile et partageait la
vie dissipée de son fils cadet Anatole, celui-là même qu’on
voulait marier à la sœur du prince André pour tâcher de le
corriger.
« Savez-vous, dit Pierre, comme s’il lui était venu tout à
coup une heureuse inspiration, j’y ai sérieusement réfléchi
depuis longtemps ! Grâce à ce genre de vie, je ne puis ni
me décider, ni penser à rien. J’ai des maux de tête et pas
d’argent. Il m’a encore invité pour ce soir, mais je n’irai
pas !
– Donne-moi ta parole d’honneur que tu cesseras d’y
aller.
– Je vous la donne ! »
IX
Il était une heure passée lorsque Pierre quitta son ami.
C’était par une nuit de juin, une de ces nuits de
Pétersbourg, presque sans crépuscule ; il monta dans une
voiture de louage avec l’intention bien arrêtée de rentrer
chez lui. Mais plus il avançait, plus il sentait qu’il lui serait
impossible de dormir pendant cette nuit qui ressemblait au
matin ou au soir d’un beau jour. Son regard plongeait au
loin dans les rues désertes. Chemin faisant, il se rappela
que la société habituelle des joueurs devait se trouver
réunie chez Anatole Kouraguine ; après le jeu, on se
mettait à boire, et le tout finissait par un des plaisirs favoris
de Pierre.
« Si j’y allais ? » se dit-il, et il pensa à la parole qu’il
venait de donner au prince André.
Mais en même temps, comme il arrive souvent aux
gens sans caractère, il lui prit une si furieuse envie de jouir
une fois encore de cette vie de libertinage, qu’il ne
connaissait, hélas, que trop bien, qu’il se décida à aller
chez Anatole, tout en se disant que son engagement
n’avait aucune valeur, puisqu’il avait promis à Anatole
avant de promettre au prince André ; qu’à tout prendre, ces
engagements n’étaient que de pure convention, sans
signification précise, et que d’ailleurs personne n’était sûr
de son lendemain et ne pouvait savoir s’il n’arriverait pas
quelque événement extraordinaire qui emporterait, avec la
vie, l’honneur et le déshonneur. Cette façon habituelle de
raisonner bouleversait souvent ses décisions en
apparence les plus arrêtées. Pierre céda encore et alla
chez Kouraguine. Arrivé devant le perron d’une grande
maison située à côté des casernes de la garde à cheval, il
en gravit les marches éclairées et entra par la porte qu’il
trouva toute grande ouverte. Il n’y avait personne dans le
vestibule, ça sentait le vin : des bouteilles vides, des
manteaux, des galoches étaient jetés çà et là, et l’on
entendait à distance des bruits de voix et des cris.
Le jeu et le souper venaient de finir, mais on ne se
séparait pas encore. Après s’être débarrassé de son
manteau, Pierre entra dans la première pièce, où l’on
voyait les restes du souper et où un laquais, sûr de
l’impunité, avalait en cachette le vin oublié au fond des
verres. Plus loin, dans le troisième salon, au milieu du tohu-
bohu général des rires et des cris, le grognement d’un ours
se faisait entendre. Huit jeunes gens se pressaient
anxieusement autour d’une fenêtre ouverte ; trois d’entre
eux jouaient avec un ourson, que l’un d’eux traînait à la
chaîne en l’excitant contre son camarade pour lui faire
peur.
« Je parie pour Stievens ! cria l’un.
– Ne l’aidez pas surtout ! cria un second.
– Va pour Dologhow ! cria un troisième.
– Kouraguine, sépare-les !
– Voyons, laissez-là Michka, il s’agit d’un pari !
– D’un coup, autrement il a perdu ! cria un quatrième.
– Jacques, une bouteille ! hurla le maître de la maison,
un grand et beau garçon qui se tenait au milieu du groupe,
sans habit, sa chemise ouverte sur la poitrine.
– Attendez, Messieurs, voici Pétrouchka, ce cher ami, »
dit-il, s’adressant à Pierre.
Un homme de taille moyenne, aux yeux bleus et clairs,
dont la voix calme et sobre contrastait singulièrement avec
toutes les autres voix avinées, l’appela de la fenêtre :
« Viens ici que je t’explique le pari… »
C’était Dologhow, un officier du régiment de
Séménovsky, bretteur et joueur connu, qui demeurait avec
Anatole. Pierre souriait et regardait gaiement autour de lui :
« Je n’y comprends rien ! de quoi s’agit-il ?
– Un moment, il n’est pas gris ! Vite une bouteille, dit
Anatole, et, saisissant un verre sur la table, il s’approcha
de lui :
– Avant tout, il faut boire ! » Pierre se mit à avaler verre
sur verre ; cela ne l’empêchait pas de suivre la
conversation et d’examiner de côté tous les convives qui
étaient ivres et qui s’étaient de nouveau groupés près de la
croisée. Anatole lui versait du vin, et lui racontait le pari de
Dologhow avec l’Anglais Stievens, un marin. Le premier
s’était engagé à boire une bouteille de rhum, assis sur une
fenêtre du troisième étage, les jambes pendantes en
dehors.
« Voyons, achève-la, répondit Anatole, en offrant à
Pierre le dernier verre : je ne te lâche pas auparavant !
– Non, je n’en veux plus, » dit Pierre, repoussant son
ami et s’approchant de la fenêtre.
Dologhow tenait l’Anglais par le bras, et lui répétait
d’une façon nette et précise les conditions du pari, tout en
s’adressant de préférence à Pierre ou à Anatole.
Dologhow, de taille moyenne, avait les cheveux crépus,
les yeux bleus et vingt-cinq ans environ. Comme tous les
officiers d’infanterie de cette époque, il ne portait pas de
moustaches, et sa bouche, qui était le trait saillant de sa
figure, se montrait tout entière. Les lignes en étaient
remarquablement fines et bien dessinées ; la lèvre
supérieure s’avançait virilement au-dessus de la lèvre
inférieure, qui était un peu forte ; aux deux coins de sa
bouche se jouait constamment un sourire : on aurait même
pu dire deux sourires, dont l’un faisait pendant à l’autre ; cet
ensemble, joint à son regard ferme, assuré et intelligent,
forçait l’attention. Sans fortune, il n’avait pas de relations,
demeurait avec Anatole, dépensait des milliers de roubles,
et s’était posé malgré cela de façon à inspirer à ceux qui le
connaissaient plus de respect qu’ils n’en avaient pour
Anatole. Il jouait à tous les jeux, gagnait toujours et buvait
énormément, sans jamais perdre sa liberté d’esprit.
Kouraguine et lui étaient alors des célébrités dans le
monde des mauvais sujets et des viveurs de Pétersbourg.
On apporta une bouteille de rhum ; deux laquais,
visiblement ahuris par les cris et les ordres qu’on ne
cessait de leur donner, se dépêchaient à démolir le
châssis qui empêchait de s’asseoir sur le rebord extérieur
de la croisée.
Anatole s’en approcha avec son air conquérant. Il avait
envie de casser quelque chose, et, repoussant les
domestiques, il tira à lui le châssis, qui résista ; les
carreaux se brisèrent.
« Voyons, à ton tour, Hercule, dit-il à Pierre. Pierre
saisit l’encadrement, l’arracha et en détacha avec fracas le
châssis en bois de chêne.
– Enlevez-le en entier, on pourrait croire que je m’y suis
cramponné, dit Dologhow.
– L’Anglais se vante, je crois ? dit Anatole.
– C’est bien, répéta Pierre, en suivant des yeux
Dologhow, qui, ayant pris une bouteille de rhum,
s’approchait de la fenêtre ouverte sur le ciel, où la lumière
du soir et celle du matin se confondaient. Il sauta sur la
croisée, tenant la bouteille d’une main :
« Écoutez, s’écria-t-il, debout dans l’embrasure, le
visage tourné vers l’intérieur de la chambre. Chacun se tut.
« Je parie (il parlait le français pour se bien faire
comprendre de l’Anglais, et il le parlait même assez mal),
je parie cinquante impériales, voulez-vous cent ?
– Non, cinquante !
– Bien, c’est dit : je parie cinquante impériales que je
boirai toute cette bouteille de rhum, sans ôter le goulot de
ma bouche, que je la boirai là, assis, en dehors de la
fenêtre, – et il se pencha pour indiquer le rebord incliné de
la muraille, – là-dessus et sans me tenir à rien. Est-ce
cela ?
– Parfaitement, » dit l’Anglais.
Anatole, saisissant ce dernier par un des boutons de
son habit et le regardant de haut, car Stievens était petit, lui
répéta en anglais les conditions du pari.
« Ce n’est pas tout, s’écria Dologhow, en frappant avec
la bouteille sur l’entablement de la fenêtre, afin de se faire
écouter… Ce n’est pas tout, Kouraguine, attention ! Si
quelqu’un fait la même chose, je lui payerai cent
impériales. Est-ce compris ? »
L’Anglais inclina la tête, sans laisser deviner s’il avait
l’intention d’accepter ou de refuser ce nouveau pari.
Anatole le tenait toujours, et lui traduisait les paroles de
Dologhow, malgré ses gestes affirmatifs réitérés. Un jeune
hussard de la garde, qui avait été en déveine toute la
soirée, grimpa sur la fenêtre et se pencha pour regarder en
bas :
« Oh ! oh ! murmura-t-il, en jetant les yeux jusque sur les
dalles du trottoir.
– Silence ! » cria Dologhow, et il tira en arrière l’officier,
qui, embarrassé par ses éperons, sauta gauchement dans
la chambre.
La bouteille une fois placée à sa portée, Dologhow
enjamba la fenêtre avec lenteur et précaution, en abaissant
ses jambes ; alors, s’appuyant des deux mains aux deux
côtés de la fenêtre il en mesura de l’œil la largeur. Puis il
s’assit doucement, laissa aller ses mains, se pencha un
peu à gauche, puis à droite, et saisit la bouteille.
Anatole apporta deux bougies et les plaça dans
l’embrasure. Il faisait pourtant grand jour. Le dos et la tête
crépue de Dologhow en chemise étaient éclairés des deux
côtés. Tous se serrèrent autour de la fenêtre, l’Anglais en
avant des autres. Pierre souriait en silence. Tout à coup un
des assistants, terrifié et mécontent, se glissa au premier
rang, avec l’intention de saisir Dologhow par sa chemise.
« Messieurs, ce sont des folies, il se blessera
mortellement, » s’écria cet homme sage, plus sage
assurément que ses camarades.
Anatole l’arrêta.
« Ne le touche pas, tu vas l’effrayer et il se tuera, et
alors quoi ? hein ! »
Dologhow, s’appuyant sur ses mains et cherchant à se
mettre d’aplomb, se retourna :
« Si quelqu’un essaye encore de s’en mêler, je le ferai
descendre par là à la minute. Voilà ! » dit-il, laissant
lentement tomber ces mots à travers ses lèvres minces et
serrées… Puis ayant prononcé : Voilà ! il se retourna, porta
la bouteille à sa bouche, rejeta sa tête en arrière et leva le
bras qu’il avait encore de libre, afin de s’assurer un
contrepoids. Un des domestiques, en train de rassembler
les verres sur la table, s’arrêta immobile, à demi penché, et
ne quitta plus des yeux la fenêtre et la tête de Dologhow.
L’Anglais, les lèvres fortement pincées, regardait de
côté. Celui qui avait essayé, mais en vain, d’empêcher
cette folie, s’était précipité dans un coin de la chambre sur
un canapé, la figure tournée vers la muraille. Pierre se
couvrit les yeux, et un faible sourire passa sur sa figure, qui
exprimait l’épouvante et l’horreur. Il se fit un grand silence.
Pierre ouvrit les yeux et vit Dologhow assis dans la
même position ; seulement sa tête penchait si fortement en
arrière, que ses cheveux crépus touchaient le col de sa
chemise, tandis que le bras qui tenait la bouteille s’élevait
de plus en plus, vacillant un peu sous l’effort. La bouteille se
vidait à vue d’œil. « Comme c’est long ! » pensait Pierre. Il
lui semblait qu’il s’était écoulé plus d’une demi-heure…
Dologhow fit tout à coup un mouvement de recul, et son
bras trembla plus fort. Assis comme il l’était, sur un rebord
incliné, ce mouvement nerveux pouvait le faire glisser dans
le vide. Il se déplaça tout d’une pièce, et son bras et sa tête
vacillèrent davantage ; instinctivement il leva une main
comme pour se cramponner à l’entablement de la croisée,
mais l’abaissa aussitôt. Pierre referma les yeux, en se
promettant de ne plus les rouvrir ; mais au mouvement
général qui se produisit une seconde après il regarda et vit
Dologhow qui se tenait debout dans l’embrasure, pâle
mais joyeux.
« Elle est vide ! »
Il lança sa bouteille à l’Anglais, qui l’attrapa à la volée.
Dologhow sauta dans la chambre : il exhalait une forte
odeur de rhum.
« Admirable ! bravo ! Voilà un pari ! Que le diable vous
emporte tous ! » criait-on de tous côtés à la fois.
L’Anglais avait tiré sa bourse et faisait ses comptes
avec Dologhow, devenu silencieux et maussade. Pierre
s’élança sur la fenêtre.
« Messieurs ! qui veut parier avec moi que je ferai la
même chose, et même sans pari ? Vite une bouteille, je le
ferai ! Vite !…
– Va, va, dit Dologhow en souriant.
– Es-tu devenu fou, voyons ! Qu’est-ce qui te prend ?
On te le défend, entends-tu bien, à toi dont la tête tourne
sur un escalier, s’écrièrent plusieurs voix.
– Je boirai ; vite une bouteille ! cria Pierre en frappant
avec force sur la table d’un geste d’ivrogne, et il enjamba
l’appui de la fenêtre. Un des jeunes gens se jeta sur ses
mains, mais il était si fort, qu’il le repoussa bien loin.
– Non, vous n’en viendrez pas à bout comme cela, dit
Anatole ; attendez, je vais l’attraper.
– Écoute ! je tiens le pari, mais pas avant demain ;
maintenant allons tous à…
– Allons ! s’écria Pierre, allons, et en avant Michka ! » Il
saisit l’ourson, l’entoura de ses bras, le souleva de terre et
se mit à valser avec lui tout autour de la chambre.
X
Le prince Basile n’avait point oublié la promesse qu’il
avait faite à la princesse Droubetzkoï à la soirée de
Mlle Schérer. La requête avait été présentée à l’Empereur,
et le fils de la princesse passa, par exception, en qualité de
sous-lieutenant dans la garde, au régiment Séménovsky ;
mais cependant, malgré tous les efforts de sa mère, Boris
ne fut pas nommé aide de camp de Koutouzow. Quelque
temps après la soirée, la princesse retourna à Moscou
auprès des Rostow, ses riches parents, chez qui elle
s’arrêtait toujours ; c’est là que son petit Boris adoré avait
passé la plus grande partie de son enfance. La garde avait
quitté Pétersbourg le 10 du mois d’août, et le jeune
homme, retenu à Moscou par la nécessité de s’occuper de
son équipement, devait la rejoindre à Radzivilow.
C’était jour de fête chez les Rostow. La mère et la fille
cadette s’appelaient Natalie, et on les fêtait toutes les
deux. Une longue suite de voitures n’avaient cessé dès le
matin de déposer à l’hôtel Rostow, rue Povarskaïa, une
foule de visiteurs qui apportaient leurs félicitations. La
comtesse et sa fille aînée, une belle personne, les
recevaient au salon, où ils se succédaient sans relâche.
La mère était une femme de quarante-cinq ans, avec un
type oriental, un visage amaigri, et visiblement épuisée par
les douze enfants qu’elle avait donnés à son mari. La
lenteur de ses mouvements et de son parler, qui provenait
de sa faiblesse, lui donnait un air imposant qui inspirait le
respect. La princesse Droubetzkoï était avec elle, et,
comme elle faisait partie de la famille, elle aidait de son
mieux à recevoir les visiteurs et à soutenir la conversation.
Les jeunes gens, qui ne se souciaient pas de prendre
part à la réception, se tenaient dans des chambres
intérieures. Le comte allait à la rencontre des arrivants, et
en les reconduisant les engageait tous à dîner.
« Je vous suis bien sincèrement obligé, mon cher, ou
ma chère, disait-il indifféremment à chacun, aux inférieurs
aussi bien qu’aux supérieurs. Merci pour celle dont nous
célébrons la fête. Vous viendrez dîner sans faute, n’est-ce
pas ? Autrement, mon cher, vous m’offenseriez. Je vous
supplie de venir avec toute votre famille, ma chère… » Il
répétait exactement les mêmes paroles à tous les invités,
et les accompagnait exactement de la même expression
de figure, puis venait un serrement de main avec saluts
réitérés. Après avoir reconduit les partants, il revenait
auprès de ceux qui n’avaient pas encore fait leurs adieux,
s’avançait à lui-même un fauteuil et, après avoir posé avec
complaisance ses pieds à terre et ses mains sur ses
genoux, il se balançait de droite et de gauche, émettant, en
homme qui croit savoir vivre, des réflexions sur le temps,
sur la santé, tantôt en russe, tantôt en français, bien qu’il
parlât fort mal le français, mais toujours avec le même
aplomb. Malgré sa fatigue, il se levait de nouveau pour
reconduire les partants, comme un homme bien décidé à
remplir ses devoirs jusqu’au bout, et renouvelait ses
invitations, tout cela en ramenant sur son crâne chauve
quelques cheveux gris et rares.
Parfois, en revenant, il traversait le vestibule et la serre
et entrait dans une grande salle avec des murs de stuc, où
l’on dressait les tables pour un dîner de quatre-vingts
couverts. Après avoir regardé les domestiques qui
portaient les porcelaines, l’argenterie, et déployaient les
nappes damassées, il appelait un certain Dmitri
Vassiliévitch, noble de naissance, qui dirigeait ses
affaires, et lui disait :
« Écoute, Mitenka, tâche que tout soit bien ; oui, c’est
bien, c’est bien !… »
Et en examinant avec satisfaction une énorme table qui
venait de recevoir une rallonge, il ajoutait :
« Le principal, c’est le service, c’est le service, entends-
tu bien, » et là-dessus il rentrait enchanté dans le salon.
« Marie Lvovna Karaguine ! » annonça d’une voix de
basse le valet de pied de la comtesse en se montrant à la
porte.
La comtesse réfléchit un instant, en savourant une prise
de tabac qu’elle prenait dans une tabatière en or ornée du
portrait de son mari.
« Dieu ! que ces visites m’ont exténuée ! Allons, encore
cette dernière… elle est si bégueule !… Priez-la de
monter, » répondit-elle tristement au laquais, comme si elle
voulait dire : « Oh ! celle-là va m’achever ! »
Une dame, grande, forte, à l’air hautain, suivie d’une
jeune fille au visage rond et souriant, entra au salon ; elles
étaient précédées toutes deux du frou-frou de leurs robes
traînantes.
« Chère comtesse… il y a si longtemps… elle a été
alitée, la pauvre enfant… au bal des Razoumosky et de la
comtesse Apraxine… J’ai été si heureuse ! »
Ces civilités à bâtons rompus se confondaient avec le
frôlement des robes et le déplacement des chaises. Puis la
conversation s’engageait tant bien que mal jusqu’au
moment où, grâce à une première pause, on pouvait
décemment se permettre de lever la séance, tout en faisant
ses adieux, et, après avoir recommencé les : « Je suis
bien charmée… la santé de maman… La comtesse
Apraxine… » passer dans l’antichambre, mettre sa pelisse
et son manteau et partir.
La maladie du vieux comte Besoukhow, l’un des plus
beaux hommes du temps de Catherine, qui était en ce
moment la nouvelle du jour, fit naturellement les frais de la
conversation, et il fut même question de son fils naturel,
Pierre, celui-là même qui avait été si peu convenable à la
soirée de Mlle Schérer.
« Je plains bien sincèrement le pauvre comte, dit
Mme Karaguine. Sa santé est si mauvaise, et avoir un fils
qui lui cause un pareil chagrin !
– Mais quel est donc le chagrin qu’il a pu lui causer ? »
demanda la comtesse en feignant d’ignorer l’histoire,
tandis qu’elle l’avait déjà entendu conter au moins une
quinzaine de fois.
« Voilà le fruit de l’éducation actuelle ! Ce jeune homme
s’est trouvé livré à lui-même lorsqu’il était à l’étranger, et
maintenant on raconte qu’il a fait à Pétersbourg des
choses si épouvantables, qu’on a dû le faire partir, par
ordre de la police.
– Vraiment ? dit la comtesse.
– Il a fait de mauvaises connaissances, ajouta la
princesse Droubetzkoï, et avec le fils du prince Basile et un
certain Dologhow ils ont commis des horreurs… Ce
dernier a été fait soldat et on a renvoyé le fils de
Besoukhow à Moscou ; quant à Anatole, son père a trouvé
le moyen d’étouffer le scandale ; on lui a pourtant enjoint de
quitter Pétersbourg.
– Mais qu’ont-ils donc fait ? demanda la comtesse.
– Ce sont de véritables brigands, Dologhow surtout,
reprit Mme Karaguine : il est le fils de Marie Ivanovna
Dologhow, une dame si respectable… Croiriez-vous qu’à
eux trois ils se sont emparés, je ne sais où, d’un ourson,
qu’ils l’ont fourré avec eux en voiture et mené chez des
actrices. La police a voulu les arrêter. Alors… qu’ont-ils
imaginé ?… Ils ont saisi l’officier de police ; et, après
l’avoir attaché sur le dos de l’ourson, ils l’ont lâché clans la
Moïka, l’ourson nageant avec l’homme de police sur son
dos.
– Ah ! ma chère, la bonne figure que devait avoir cet
homme ! s’écria le comte en se tordant de rire.
– Mais, c’est une horreur ! Il n’y a pas là, cher comte, de
quoi rire, » s’écria Mme Karaguine.
Et, malgré elle, elle pouffait de rire, comme lui.
« On a eu toutes les peines du monde à sauver le
malheureux… et quand on pense que c’est le fils du comte
Besoukhow qui s’amuse d’une façon aussi insensée ! Il
passait pourtant pour un garçon intelligent et bien élevé…
Voilà le résultat d’une éducation faite à l’étranger. J’espère
au moins que personne ne le recevra, malgré sa fortune.
On a voulu me le présenter, mais j’ai immédiatement
décliné cet honneur… ! J’ai des filles !
– Où avez-vous donc appris qu’il fût si riche, demanda
la comtesse en se penchant vers Mme Karaguine et en
tournant le dos aux demoiselles, qui feignirent aussitôt de
ne rien entendre. Le vieux comte n’a que des enfants
naturels, et Pierre est un de ces bâtards, je crois ! »
Mme Karaguine fit un geste de la main.
« Ils sont, je crois, une vingtaine. »
La princesse Droubetzkoï, qui brûlait du désir de faire
parade de ses relations et de montrer qu’elle connaissait à
fond l’existence de chacun dans le détail le plus intime, prit
à son tour la parole et dit à voix basse et avec emphase :
« Voici ce que c’est… ! La réputation du comte
Besoukhow est bien établie : il a tant d’enfants, qu’il en a
perdu le compte, mais Pierre est son favori.
– Quel beau vieillard c’était, pas plus tard que l’année
dernière, dit la comtesse, je n’ai jamais vu d’homme aussi
beau que lui !
– Ah ! il a beaucoup changé depuis… À propos, j’allais
vous dire que l’héritier direct de toute sa fortune est le
prince Basile, du chef de sa femme ; mais le vieux, ayant
de l’affection pour Pierre, s’est beaucoup occupé de son
éducation, et a écrit à l’Empereur à son sujet. Personne ne
peut donc savoir lequel des deux héritera de lui à sa mort,
qu’on attend d’ailleurs d’un moment à l’autre. Lorrain est
même arrivé de Pétersbourg. La fortune est colossale…
quarante mille âmes et des millions en capitaux. Je le sais
pour sûr, car je le tiens du prince Basile lui-même. Le vieux
Besoukhow m’est aussi un peu cousin par sa mère, et il est
le parrain de Boris, ajouta-t-elle, en faisant semblant de
n’attacher à ce fait aucune importance. Le prince Basile
est à Moscou depuis hier soir.
– N’est-il pas chargé de faire une inspection ?
– Oui ; mais, entre nous soit dit, reprit la princesse,
l’inspection n’est qu’un prétexte : il n’est arrivé que pour
voir le comte Cyrille Vladimirovitch, quand il a su qu’il était
au plus mal.
– Cela n’empêche pas, ma chère, l’histoire d’être
excellente, dit le comte, qui, en se voyant peu écouté par
les dames, se tourna du côté des demoiselles. Oh ! la
bonne figure qu’il devait faire l’homme de police !… »
Et il se mit à contrefaire les gestes du policier en
éclatant de rire d’une voix de basse-taille. C’était ce rire
bruyant et sonore particulier aux gens qui aiment à bien
manger et surtout à bien boire ; tout son gros corps en
trembla.
« Vous revenez dîner, n’est-ce pas, ma chère ? »
ajouta-t-il.
XI
Il se fit un grand silence. La comtesse regardait
Mme Karaguine et souriait agréablement, sans même
chercher à déguiser la satisfaction qu’elle éprouverait à la
voir partir. La fille de Mme Karaguine arrangeait
machinalement sa robe en interrogeant sa mère du regard,
lorsqu’on entendit tout à coup comme le bruit de plusieurs
personnes qui auraient traversé en courant la pièce
voisine, puis la chute d’une chaise, et une fillette de treize
ans, retenant d’une main le jupon retroussé de sa petite
robe de mousseline dans lequel elle semblait cacher
quelque chose, bondit jusqu’au milieu du salon et s’y arrêta
tout court. Il était évident qu’une course désordonnée l’avait
entraînée plus loin qu’elle ne voulait.
Au même moment se montrèrent à sa suite un étudiant
au collet amarante, un officier de la garde, une jeune fille de
quinze ans et un petit garçon en jaquette, au teint vif et
coloré.
Le comte se leva en se balançant et, entourant la petite
fille de ses bras :
« Ah ! la voilà, s’écria-t-il, c’est sa fête aujourd’hui ; ma
chère, c’est sa fête !
– Il y a temps pour tout, ma chérie, dit la comtesse avec
une feinte sévérité… Tu la gâtes toujours, Élie !
– Bonjour, ma chère ; je vous souhaite une bonne fête !
… La délicieuse enfant ! » dit Mme Karaguine en
s’adressant à la mère.
La petite fille, avec ses yeux noirs et sa bouche trop
grande, semblait plutôt laide que jolie, mais, en revanche,
elle était d’une vivacité sans pareille ; le mouvement de ses
épaules, qui s’agitaient encore dans son corsage
décolleté, attestait qu’elle venait de courir ; ses cheveux
noirs, bouclés, et tout ébouriffés, retombaient en arrière ;
ses bras nus étaient minces et grêles ; elle portait encore
des pantalons garnis de dentelle, et ses petits pieds
étaient chaussés de souliers. En un mot, elle était dans cet
âge plein d’espérances où la petite fille n’est plus une
enfant, mais où l’enfant n’est pas encore une jeune fille.
Échappant à son père, elle se jeta sur sa mère, sans prêter
la moindre attention à sa réprimande, et, cachant sa figure
en feu dans le fouillis de dentelle qui couvrait le mantelet de
la comtesse, elle éclata de rire et se mit à conter à bâtons
rompus une histoire sur sa poupée, qu’elle tira aussitôt de
son jupon.
« Vous voyez bien, c’est une poupée, c’est Mimi, vous
voyez !… »
Et Natacha, pouvant à peine parler, glissa sur les
genoux de sa mère en riant de si bon cœur, que
Mme Karaguine ne put s’empêcher d’en faire autant.
« Voyons, laisse-moi, va-t’en avec ton monstre, disait la
comtesse en jouant la colère et en la repoussant
doucement… C’est ma cadette, » dit-elle en s’adressant à
Mme Karaguine.
Natacha, relevant sa tête enfouie au milieu des
dentelles de sa mère, regarda un moment la dame
inconnue à travers les larmes du rire et se cacha de
nouveau le visage. Obligée d’admirer ce tableau de
famille, Mme Karaguine crut bien faire en y jouant son rôle :
« Dites-moi, ma petite, qui est donc Mimi ? C’est votre
fille sans doute ? »
Natacha, mécontente du ton de condescendance de
l’étrangère, ne répondit rien et se borna à la regarder d’un
air sérieux.
Pendant ce temps, toute la jeunesse, c’est-à-dire Boris,
l’officier, fils de la princesse Droubetzkoï, Nicolas,
l’étudiant, fils aîné du comte Rostow, Sonia, sa nièce, âgée
de quinze ans, et Pétroucha, son fils cadet, s’étaient
groupés dans la chambre et faisaient des efforts visibles
pour contenir, dans les limites de la bienséance, la vivacité
et l’entrain qui perçaient dans chacun de leurs
mouvements. Rien qu’à les voir, on comprenait bien vite
que, dans les appartements intérieurs d’où ils s’étaient si
impétueusement élancés, l’entretien avait été autrement
gai qu’au salon, et qu’on y avait parlé d’autre chose que
des bruits de la ville, du temps qu’il faisait et de la
comtesse Apraxine. Ils échangeaient des regards furtifs et
retenaient à grand’peine leur fou rire.
Les deux jeunes gens étaient des amis d’enfance, du
même âge, tous deux jolis garçons, mais absolument
différents l’un de l’autre. Boris était grand, blond, d’une
beauté calme et régulière. Nicolas avait la tête bouclée, il
était petit et son visage exprimait la franchise. Sur sa lèvre
supérieure s’estompaient légèrement les premiers poils
d’une moustache naissante. Tout en lui respirait l’ardeur et
l’enthousiasme. Il avait fortement rougi en entrant et avait
essayé en vain de dire quelque chose. Boris, au contraire,
reprit tout de suite son aplomb, et raconta d’une façon
plaisante qu’il avait eu l’honneur de connaître Mlle Mimi
dans son adolescence, mais que depuis cinq ans elle avait
terriblement vieilli et que sa tête était fendue !
Pendant ce récit il jeta un regard à Natacha, qui reporta
aussitôt les yeux sur son petit frère : celui-ci, les paupières
à moitié fermées, était comme secoué par un rire convulsif
et silencieux ; ne pouvant à cette vue se contenir
davantage, elle se leva d’un bond et s’enfuit aussi vite que
ses petits pieds pouvaient la porter. Boris resta
impassible :
« Maman, ne désirez-vous pas sortir et n’avez-vous pas
besoin de la voiture ? demanda-t-il en souriant.
– Oui, certainement, va la commander, » répondit sa
mère.
Boris quitta le salon sans se presser et suivit les traces
de Natacha, tandis que le petit bonhomme joufflu s’élançait
à leur suite, tout mécontent d’avoir été abandonné par eux.
XII
De toute cette jeunesse il ne restait plus que Nicolas et
Sonia, la demoiselle étrangère et la fille aînée de la
comtesse, de quatre ans plus âgée que Natacha et qui
comptait déjà au nombre des grandes personnes.
Sonia était une petite brune mignonne, avec des yeux
doux, ombragés de longs cils. Le ton olivâtre de son visage
s’accusait encore plus sur la nuque et sur ses mains fines
et gracieuses, et une épaisse natte de cheveux noirs
s’enroulait deux fois autour de sa tête. L’harmonie de ses
mouvements, la mollesse et la souplesse de ses membres
grêles, ses manières un peu réservées la faisaient
comparer à un joli petit minet prêt à se métamorphoser en
une délicieuse jeune chatte. Elle essayait par un sourire de
prendre part à la conversation générale, mais ses yeux,
sous leurs cils longs et soyeux, se portaient
involontairement sur le cousin qui allait partir pour l’armée :
ils exprimaient si visiblement ce sentiment d’adoration
particulier aux jeunes filles, que son sourire ne pouvait
tromper personne ; il était évident que le petit minet ne
s’était pelotonné que pour un instant, et qu’une fois hors du
salon, à l’exemple de Boris et de Natacha, il sauterait et
gambaderait de plus belle avec ce cher petit cousin.
« Oui, ma chère, disait le vieux comte en montrant
Nicolas, son ami Boris a été nommé officier et il veut le
suivre par amitié pour lui, me quitter, laisser là l’université
et se faire militaire… Et dire, ma chère, que sa place aux
Archives était toute prête ! C’est ce que j’appelle de
l’amitié !
– Mais la guerre est déclarée, dit-on ?
– On le dit depuis longtemps, on le redira encore, et
puis on n’en parlera plus… Oui, ma chère, voilà de l’amitié,
ou je ne m’y connais pas… Il entre aux hussards ! »
Mme Karaguine, ne sachant que répondre, hocha la
tête.
« Ce n’est pas du tout par amitié ! » s’écria Nicolas, qui
devint pourpre et eut l’air de s’en défendre comme d’une
action honteuse.
Il jeta un coup d’œil sur sa cousine et sur
Mlle Karaguine, qui semblaient toutes deux l’approuver.
« Nous avons aujourd’hui à dîner le colonel du régiment
de Pavlograd ; il est ici en congé et il l’emmènera. Que
faire ? dit le comte en haussant les épaules et en
s’efforçant de parler gaiement d’un sujet qui lui avait causé
beaucoup de chagrin.
– Je vous ai déjà déclaré, papa, que si vous me
défendiez de partir, je resterais. Mais je ne puis être que
militaire, je le sais très bien, car, pour devenir diplomate ou
fonctionnaire civil, il faut savoir cacher ses sentiments, et je
ne le sais pas, » continua-t-il en regardant ces demoiselles
avec toute la coquetterie de son âge.
La petite chatte, les yeux attachés sur les siens,
semblait guetter la minute favorable pour recommencer
ses agaceries et donner un libre cours à sa nature féline.
« C’est bon, c’est bon, dit le comte ; il s’enflamme tout
de suite. Bonaparte leur a tourné la cervelle à tous, et tous
cherchent à savoir comment de simple lieutenant il est
devenu Empereur. Après tout, je leur souhaite bonne
chance, » ajouta-t-il sans remarquer le sourire moqueur de
Mme Karaguine.
On se mit à parler de Napoléon, et Julie, c’était le nom
de Mlle Karaguine, s’adressant au jeune Rostow :
« Je regrette, lui dit-elle, que vous n’ayez pas été jeudi
chez les Argharow. Je me suis ennuyée sans vous, »
murmura-t-elle tendrement.
Le jeune homme, très flatté, se rapprocha d’elle, et il
s’ensuivit un aparté plein de coquetterie, qui lui fit oublier la
jalousie de Sonia, tandis que la pauvre petite, toute rouge
et toute frémissante, s’efforçait de sourire. Au milieu de
l’entretien il se tourna vers elle, et Sonia, lui répondant par
un regard à la fois passionné et irrité, quitta la chambre,
ayant beaucoup de peine à retenir ses larmes.
Toute la vivacité de Nicolas disparut comme par
enchantement, et, profitant du premier moment favorable, il
s’éloigna à sa recherche, la figure bouleversée.
« Les secrets de cette jeunesse sont cousus de fil
blanc, » dit la princesse Droubetzkoï en le suivant des
yeux… « cousinage, dangereux voisinage{8} »
« Oui, » reprit la comtesse, après l’éclipse de ce rayon
de soleil et de vie apporté par toute cette jeunesse…
Et répondant elle-même à une question que personne
ne lui avait adressée, mais qui la préoccupait
constamment :
« Que de soucis, que de souffrances avant de pouvoir
en jouir !… et maintenant je tremble plus que je ne me
réjouis. J’ai peur, toujours peur ! C’est justement l’âge le
plus dangereux pour les filles comme pour les garçons.
– Tout dépend de l’éducation !
– Vous avez parfaitement raison ; j’ai été, Dieu merci,
l’amie de mes enfants, et ils me donnent jusqu’à présent
toute leur confiance, – répondit la comtesse ; elle
nourrissait à cet égard les illusions de beaucoup de
parents qui s’imaginent connaître les secrets de leurs
enfants. – Je sais que mes filles n’auront rien de caché
pour moi, et que si Nicolas fait des folies, – un garçon y est
toujours plus ou moins obligé, – il ne se conduira pas
comme ces messieurs de Pétersbourg.
– Ce sont de bons enfants, – dit le comte, dont le grand
moyen pour trancher les questions compliquées était de
trouver tout parfait. – Que faire ? il a voulu être hussard…
Que voulez-vous, ma chère ?
– Quelle charmante petite créature que votre cadette,
un véritable vif-argent.
– Oui, elle me ressemble, reprit naïvement le père, et
quelle voix ! Bien qu’elle soit ma fille, je suis forcé d’être
juste ; ce sera une véritable cantatrice, une seconde
Salomoni ! Nous avons pris un Italien pour lui donner des
leçons.
– N’est-ce pas trop tôt ? À son âge, cela peut lui gâter
la voix.
– Mais pourquoi donc serait-ce trop tôt ? Nos mères se
mariaient bien à douze ou treize ans.
– Savez-vous qu’elle est déjà amoureuse de Boris !
Qu’en pensez-vous ? » dit la comtesse en souriant et en
échangeant un regard avec son amie la princesse A.
Mikhaïlovna.
Et comme si elle répondait ensuite à ses propres
pensées, elle ajouta :
« Si je la tenais sévèrement, si je lui défendais de le
voir, Dieu sait ce qu’il en adviendrait (elle voulait dire sans
doute par là qu’ils s’embrasseraient en cachette) : tandis
que maintenant je sais tout ce qu’ils se disent ; elle vient
elle-même me le conter tous les soirs. Je la gâte, c’est
possible, mais cela vaut mieux, croyez-moi… Quant à ma
fille aînée, elle a été élevée très sévèrement.
– Ah ! c’est bien vrai, j’ai été élevée tout autrement, » dit
la jeune comtesse Véra en souriant.
Mais par malheur son sourire ne l’embellissait pas, car,
au contraire de ce qui a lieu d’habitude, il donnait à sa
figure une expression désagréable et affectée. Cependant
elle était plutôt belle, assez intelligente, instruite, elle avait
la voix agréable, et ce qu’elle venait de dire était
parfaitement juste ; pourtant, chose étrange, tous se
regardèrent, étonnés et embarrassés.
« On tâche toujours de mieux réussir avec les aînés et
d’en faire quelque chose d’extraordinaire, dit
Mme Karaguine.
– Il faut avouer, reprit le comte, que la comtesse a voulu
atteindre l’impossible avec Véra ; mais, après tout, elle a
réussi, et parfaitement réussi, » ajouta-t-il, en lançant à sa
fille un coup d’œil approbateur.
Mme Karaguine se décida enfin à faire ses adieux, en
promettant de revenir dîner.
« Quelle sotte ! s’écria la comtesse après l’avoir
reconduite, je croyais qu’elle ne s’en irait jamais ! »
XIII
Natacha s’était arrêtée, dans sa fuite, à l’entrée de la
serre ; là elle attendit Boris, tout en prêtant l’oreille à la
conversation du salon. À la fin, perdant patience et frappant
du pied, elle était sur le point de pleurer, lorsqu’elle entendit
le jeune homme, qui arrivait sans se presser le moins du
monde. Elle n’eut que le temps de se jeter derrière les
caisses d’arbustes. Une fois dans la serre, Boris regarda
autour de lui et, secouant un léger grain de poussière de
dessus sa manche, il s’approcha de la glace pour y mirer
sa jolie figure. Natacha suivait avec curiosité tous ses
mouvements : elle le vit sourire et se diriger vers la porte
opposée ; alors elle eut la pensée de l’appeler :
« Non, se dit-elle, qu’il me cherche ! »
À peine avait-il disparu, que Sonia, tout en pleurs et les
joues en feu, se précipita dans la serre. Natacha allait
s’élancer vers elle, mais le plaisir de rester invisible et
d’observer, ce qui se passait, comme dans les contes de
fées, la retint immobile. Sonia se parlait à elle-même tout
bas, les yeux fixés sur la porte du salon. Nicolas entra.
« Sonia, qu’as-tu ? Est-ce possible ? lui cria-t-il en
courant à elle.
– Rien, je n’ai rien, laissez-moi !… »
Et elle fondit en larmes.
« Mais non, je sais ce que c’est !
– Eh bien ! si vous le savez, tant mieux pour vous, allez
la rejoindre.
– Sonia, un mot ! Peut-on se tourmenter ainsi et me
tourmenter moi, pour une chimère, » lui dit-il en lui prenant
la main.
Sonia pleurait sans retirer sa main. Natacha, clouée à
sa place, retenait sa respiration ; ses yeux brillaient.
« Qu’est-ce qui va se passer ? pensa-t-elle.
– Sonia, le monde entier n’est rien pour moi : toi seule
tu es tout, et je te le prouverai !
– Je n’aime pas que tu parles à… dit Sonia.
– Eh bien ! je ne le ferai plus, pardonne-moi !… »
Et, l’attirant à lui, il l’embrassa.
« Ah ! voilà qui est bien ! » se dit Natacha.
Nicolas et Sonia quittèrent la serre ; elle les suivit à
distance jusqu’à la porte et appela Boris.
« Boris, venez ici, dit-elle d’un air important et
mystérieux. J’ai à vous dire quelque chose. Ici, ici !… »
Et elle l’amena jusqu’à sa cachette entre les fleurs.
Boris obéissait en souriant :
« Qu’avez-vous à me dire ? »
Elle se troubla, regarda autour d’elle, et, ayant aperçu
sa poupée qui gisait abandonnée sur une des caisses, elle
s’en empara et la lui présenta :
« Embrassez ma poupée ! »
Boris ne bougeait pas et regardait sa petite figure
animée et souriante.
« Vous ne le voulez pas ? Eh bien, venez, par ici… »
Et, l’entraînant tout au milieu des arbres, elle jeta sa
poupée.
« Plus près, plus près ! » dit-elle en saisissant tout à
coup le jeune homme par son uniforme.
Et, rougissante d’émotion et prête à pleurer, elle
murmura :
« Et moi, m’embrasserez-vous ? »
Boris devint pourpre.
« Comme vous êtes étrange ! » lui dit-il.
Et il se penchait indécis au-dessus d’elle.
S’élançant d’un bond sur une des caisses, elle entoura
de ses deux petits bras nus et grêles le cou de son
compagnon, et, rejetant ses cheveux en arrière, elle lui
appliqua un baiser sur les lèvres ; puis, s’échappant
aussitôt et se glissant rapidement à travers les plantes, elle
s’arrêta de l’autre côté, la tête penchée.
« Natacha, je vous aime, vous le savez bien, mais…
– Êtes-vous amoureux de moi ?
– Oui, je le suis. Mais, je vous en prie, ne
recommençons plus…, ce que nous venons de faire…
Encore quatre ans… alors je demanderai votre main… »
Natacha se mit à réfléchir.
« Treize, quatorze, quinze, seize, dit-elle en comptant
sur ses doigts. Bien, c’est convenu !… »
Et un sourire de confiance et de satisfaction éclaira son
petit visage.
« C’est convenu ! reprit Boris.
– Pour toujours, à la vie à la mort ! » s’écria la fillette en
lui prenant le bras et en l’emmenant, heureuse et tranquille,
dans le grand salon.
XIV
La comtesse, qui s’était sentie fatiguée, avait fait
fermer sa porte et donné ordre au suisse d’inviter à dîner
tous ceux qui viendraient apporter leurs félicitations. Elle
désirait aussi causer en tête-à-tête avec son amie
d’enfance, la princesse Droubetzkoï, qui était revenue
depuis peu de Pétersbourg.
« Je serai franche avec toi, lui dit-elle en rapprochant
son fauteuil de celui de la comtesse : il nous reste, hélas !
si peu de vieux amis, que ton amitié m’est doublement
précieuse. »
Et, jetant un regard sur Véra, elle se tut.
La comtesse lui serra tendrement la main.
« Véra, vous ne comprenez donc rien ? »
Elle aimait peu sa fille, et c’était facile à voir.
« Tu ne comprends donc pas que tu es de trop ici. Va
rejoindre tes sœurs.
– Si vous me l’aviez dit plus tôt, maman, – répondit la
belle Véra avec un certain dédain, mais sans paraître
toutefois offensée, – je serais déjà partie… »
Et elle passa dans la grande salle, où elle aperçut deux
couples assis, chacun devant une fenêtre et qui semblaient
se faire pendants l’un à l’autre.
Elle s’arrêta un moment pour les regarder d’un air
moqueur. Nicolas, à côté de Sonia, lui copiait des vers, les
premiers de sa composition. Boris et Natacha causaient à
voix basse ; ils se turent à l’approche de Véra. Les deux
petites filles avaient un air joyeux et coupable qui trahissait
leur amour ; c’était charmant et comique tout à la fois, mais
Véra ne trouvait cela ni charmant ni comique.
« Combien de fois ne vous ai-je pas prié de ne jamais
toucher aux objets qui m’appartiennent ! Vous avez une
chambre à vous. »
Et là-dessus elle prit l’encrier des mains de Nicolas.
« Un instant, un instant, dit Nicolas en trempant sa
plume dans l’encrier.
– Vous ne faites jamais rien à propos : tout à l’heure,
vous êtes entrés comme des fous dans le salon, et vous
nous avez tous scandalisés. » En dépit, ou peut-être à
cause de la vérité de sa remarque, personne ne souffla
mot, mais il y eut entre les quatre coupables un rapide
échange de regards. Véra, son encrier à la main, hésitait à
s’éloigner.
« Et quels secrets pouvez-vous bien avoir à vos âges ?
C’est ridicule, et ce ne sont que des folies !
– Mais que t’importe, Véra ? dit avec douceur Natacha,
qui se sentait ce jour-là meilleure que d’habitude et mieux
disposée pour les autres.
– C’est absurde ! J’ai honte pour vous ! Quels sont vos
secrets, je vous prie ?
– Chacun a les siens, et nous te laissons en repos, toi
et Berg, reprit Natacha en s’échauffant.
– Il est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais
rien de blâmable. Mais, quant à toi, je dirai à maman
comment tu te conduis avec Boris.
– Natalie Ilinischna se conduit très bien avec moi, je n’ai
pas à m’en plaindre.
– Finissez, Boris ; vous êtes un vrai diplomate ! »
Ce mot « diplomate », très usité parmi ces enfants,
avait dans leur argot une signification toute particulière.
« C’est insupportable, dit Natacha, irritée et blessée.
Pourquoi s’accroche-t-elle à moi ? Tu ne nous
comprendras jamais, car tu n’as jamais aimé personne ; tu
n’as pas de cœur, tu es Mme de Genlis, et voilà tout (ce
sobriquet, inventé par Nicolas, passait pour fort injurieux) ;
ton seul plaisir est de causer de l’ennui aux autres : tu n’as
qu’à faire la coquette avec Berg tant que tu voudras.
– Ce qui est certain, c’est que je ne cours pas après un
jeune homme devant le monde, et…
– Très bien, s’écria Nicolas, tu as atteint ton but, tu nous
as dérangés pour nous dire à tous des sottises ; allons-
nous-en, sauvons-nous dans la chambre d’étude !… »
Aussitôt tous les quatre se levèrent et disparurent
comme une nichée d’oiseaux effarouchés.
« C’est à moi au contraire que vous en avez dit, »
s’écria Véra, tandis que les quatre voix répétaient
gaiement en chœur derrière la porte :
« Mme de Genlis ! Mme de Genlis ! »
Sans se préoccuper de ce sobriquet, Véra s’approcha
de la glace pour arranger son écharpe et sa coiffure, et la
vue de son beau visage lui rendit son impassibilité
habituelle.
Dans le salon, la conversation était des plus intimes
entre les deux amies.
« Ah ! chère, disait la comtesse, tout n’est pas rose
dans ma vie ; je vois très bien, au train dont vont les
choses, que nous n’en avons pas pour longtemps ; toute
notre fortune y passera ! À qui la faute ? À sa bonté et au
club ! À la campagne même, il n’a point de repos…
toujours des spectacles, des chasses, que sais-je enfin ?
Mais à quoi sert d’en parler ? Raconte-moi plutôt ce que tu
as fait. Vraiment, je t’admire : comment peux-tu courir ainsi
la poste à ton âge, aller à Moscou, à Pétersbourg, chez
tous les ministres, chez tous les gros bonnets et savoir t’y
prendre avec chacun ? Voyons, comment y es-tu
parvenue ? C’est merveilleux ; quant à moi, je n’y entends
rien !
– Ah ! ma chère âme, que Dieu te préserve de jamais
savoir par expérience ce que c’est que de rester veuve,
sans appui, avec un fils qu’on aime à la folie ! On se
soumet à tout pour lui ! Mon procès a été une dure école !
Lorsque j’avais besoin de voir un de ces gros bonnets,
j’écrivais ceci : « La princesse une telle désire voir un tel, »
et j’allais moi-même en voiture de louage une fois, deux
fois, quatre fois, jusqu’à ce que j’eusse obtenu ce qu’il me
fallait, et ce que l’on pensait de moi m’était complètement
indifférent.
– À qui donc t’es-tu adressée pour Boris ? Car enfin le
voilà officier dans la garde, tandis que Nicolas n’est que
« junker ». Personne ne s’est remué pour lui. À qui donc
t’es-tu adressée ?
– Au prince Basile, et il a été très aimable. Il a tout de
suite promis d’en parler à l’Empereur, ajouta vivement la
princesse, oubliant les récentes humiliations qu’elle avait
dû subir.
– A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile ? Je ne l’ai pas
rencontré depuis l’époque de nos comédies chez les
Roumianzow ; il m’aura oubliée, et pourtant à cette
époque-là il me faisait la cour !
– Il est toujours le même, aimable et galant ; les
grandeurs ne lui ont pas tourné la tête ! « Je regrette, chère
princesse, m’a-t-il dit, de ne pas avoir à me donner plus de
peine ; vous n’avez qu’à ordonner. » C’est vraiment un
brave homme et un bon parent. Tu sais, Nathalie, l’amour
que je porte à mon fils ; il n’y a rien que je ne sois prête à
faire pour son bonheur. Mais ma position est si difficile, si
pénible, et elle a encore empiré, dit-elle tristement à voix
basse. Mon malheureux procès n’avance guère et me
ruine. Je n’ai pas dix kopeks dans ma poche, le croirais-
tu ? Et je ne sais comment équiper Boris. »
Et, tirant son mouchoir, elle se mit à pleurer :
« J’ai besoin de cinq cents roubles, et je n’ai qu’un seul
billet de vingt-cinq roubles. Ma situation est épouvantable :
je n’ai plus d’espoir que dans le comte Besoukhow. S’il ne
consent pas à venir en aide à son filleul Boris et à lui faire
une pension, toutes mes peines sont perdues. »
Les yeux de la comtesse étaient devenus humides, et
elle paraissait absorbée dans ses réflexions.
« Il m’arrive souvent de penser à l’existence solitaire du
comte Besoukhow, reprit la princesse, à sa fortune
colossale, et de me demander – c’est peut-être un péché –
pourquoi vit-il ? La vie lui est à charge, tandis que Boris est
jeune…
– Il lui laissera assurément quelque chose, dit la
comtesse.
– J’en doute, chère amie ; ces grands seigneurs
millionnaires sont si égoïstes ! Je vais pourtant y aller avec
Boris, afin d’expliquer au comte ce dont il s’agit. Il est
maintenant deux heures, dit-elle en se levant, et vous dînez
à quatre… j’aurai le temps. »
La princesse envoya chercher son fils :
« Au revoir, mon amie, dit-elle à la comtesse, qui la
reconduisit jusqu’à l’antichambre ; souhaite-moi bonne
chance.
– Vous allez voir le comte Cyrille Vladimirovitch, ma
chère, lui cria le comte en sortant de la grande salle ? S’il
se sent mieux, vous inviterez Pierre à dîner ; il venait chez
nous autrefois et dansait avec les enfants. Faites-le-lui
promettre, je vous en prie. Nous verrons si Tarass se
distinguera ; il assure que le comte Orlow n’a jamais donné
un dîner pareil à celui qu’il nous prépare. »
XV
« Mon cher Boris, dit la princesse à son fils, pendant
que la voiture mise à sa disposition par la comtesse
Rostow quittait la rue jonchée de paille et entrait dans la
grande cour de l’hôtel Besoukhow, mon cher Boris, répéta-
t-elle en dégageant sa main de dessous son vieux
manteau et en la posant sur celle de son fils avec un
mouvement à la fois caressant et timide, sois aimable, sois
prudent. Il est ton parrain, et ton avenir dépend de lui, ne
l’oublie pas. Sois gentil, comme tu sais l’être quand tu
veux.
– J’aurais voulu, je l’avoue, être sûr de retirer de tout
cela autre chose qu’une humiliation, répondit-il froidement ;
mais vous avez ma promesse, et je ferai cela pour vous. »
Après avoir refusé de se faire annoncer, la mère et le
fils entrèrent dans le vestibule vitré, orné de deux rangées
de statues dans des niches. Le suisse les examina des
pieds à la tête, ses yeux s’arrêtèrent sur le manteau râpé
de la mère ; alors il leur demanda s’ils étaient venus pour
les jeunes princesses ou pour le comte. En apprenant que
c’était pour ce dernier, il s’empressa de leur déclarer, en
dépit des voitures qui stationnaient devant la porte et dont
la présence lui donnait un démenti, que Son Excellence ne
recevait personne, vu l’extrême gravité de son état.
« Dans ce cas, partons, dit Boris en français.
– Mon ami, » reprit sa mère d’un ton suppliant, en lui
touchant le bras, comme si cet attouchement avait le don
de le calmer ou de l’exciter à volonté.
Boris se tut ; sa mère en profita pour s’adresser au
suisse d’un ton larmoyant : « Je sais que le comte est très
mal, c’est pour cela que je suis venue ; je suis sa parente,
je ne le dérangerai pas… je veux seulement voir le prince
Basile ; je sais qu’il est ici ; va, je te prie, nous annoncer. »
Le suisse tira avec humeur le cordon de la sonnette.
« La princesse Droubetzkoï se fait annoncer chez le
prince Basile, » cria-t-il à un valet de chambre qui avançait
sa tête sous la voûte de l’escalier.
La princesse arrangea les plis de sa robe de taffetas
teint, en se regardant dans une grande glace de Venise
encadrée dans le mur, et posa hardiment sa chaussure
usée sur les marches tendues d’un riche tapis.
« Vous me l’avez promis, mon cher, » répéta-t-elle à
son fils, en l’effleurant de la main pour l’encourager.
Boris la suivit tranquillement, les yeux baissés, et tous
deux entrèrent dans la salle que l’on devait traverser pour
arriver chez le prince Basile.
Au moment où ils allaient demander leur chemin à un
vieux valet de chambre qui s’était levé à leur approche, une
des nombreuses portes qui donnaient dans cette pièce
s’ouvrit et laissa passer le prince Basile en douillette de
velours fourrée et ornée d’une seule décoration, ce qui était
ordinairement chez lui l’indice d’une toilette négligée. Le
prince reconduisait un beau garçon à cheveux noirs. C’était
le docteur Lorrain.
« Est-ce bien certain ?
– Errare humanum est, mon prince, répondit le docteur
en grasseyant et en prononçant le latin à la française.
– C’est bien, c’est bien, » dit le prince Basile, qui, ayant
remarqué la princesse Droubetzkoï et son fils, congédia le
médecin en le saluant de la tête.
Alors il s’approcha d’eux en silence et les interrogea du
regard. Boris vit l’expression d’une profonde douleur
passer aussitôt dans les yeux de sa mère, et il en sourit à
la dérobée.
« Nous nous retrouvons dans de bien tristes
circonstances, mon prince… Comment va le cher
malade ? » dit-elle, en faisant semblant de ne point
remarquer le regard, froid et blessant dirigé sur elle.
Le prince Basile continua à les regarder en silence, elle
et son fils Boris, sans chercher même à déguiser son
étonnement ; sans rendre à ce dernier son salut, il répondit
à la princesse par un mouvement de tête et de lèvres qui
indiquait que la situation du malade était désespérée.
« C’est donc vrai ! s’écria-t-elle. Ah ! c’est
épouvantable, c’est terrible à penser… C’est mon fils,
ajouta-t-elle ; il tenait à vous remercier en personne. »
Nouveau salut de Boris. « Soyez persuadé, mon prince,
que jamais le cœur d’une mère n’oubliera ce que vous
avez fait pour son fils.
– Je suis heureux, chère Anna Mikhaïlovna, d’avoir pu
vous être agréable, » dit le prince en chiffonnant son jabot.
Et sa voix et son geste prirent des airs de protection
tout autres qu’à Pétersbourg à la soirée de Mlle Schérer.
« Faites votre possible pour servir avec zèle et vous
rendre digne de… Je suis charmé, charmé de… Êtes-vous
en congé ? »
Tout cela avait été débité avec la plus parfaite
indifférence.
« J’attends l’ordre du jour, Excellence, pour me rendre à
ma nouvelle destination, » répondit Boris sans se montrer
blessé de ce ton sec et sans témoigner le désir de
continuer la conversation.
Frappé de son air tranquille et discret, le prince le
regarda avec attention :
« Demeurez-vous avec votre mère ?
– Je demeure chez la comtesse Rostow, Excellence.
– Chez Élie Rostow, marié à Nathalie Schinchine, dit
Anna Mikhaïlovna.
– Je sais, je sais, reprit le prince de sa voix monotone.
Je n’ai jamais pu comprendre Nathalie ! S’être décidée à
épouser cet ours mal léché… Un personnage stupide,
ridicule et, qui plus est, joueur, à ce qu’on dit.
– Oui, mais un très brave homme, mon prince, reprit la
princesse en souriant, de manière à faire croire qu’elle
partageait son opinion, tout en défendant le pauvre comte.
– Que disent les médecins ? demanda-t-elle de
nouveau en redonnant à sa figure fatiguée l’expression
d’un profond chagrin.
– Il y a peu d’espoir.
– J’aurais tant désiré pouvoir encore une fois remercier
mon oncle de toutes ses bontés pour moi et pour Boris.
C’est son filleul ! » ajouta-t-elle avec importance, comme si
cette nouvelle devait produire une impression favorable sur
le prince Basile.
Ce dernier se tut et fronça le sourcil.
Comprenant aussitôt qu’il craignait de trouver en elle un
compétiteur dangereux à la succession du comte
Besoukhow, elle s’empressa de le rassurer :
« Si ce n’était ma sincère affection et mon dévouement
à mon oncle… »
Ces deux mots « mon oncle » glissaient de ses lèvres
avec un mélange d’assurance et de laisser-aller.
« Je connais son caractère franc et noble !… mais ici il
n’a que ses nièces auprès de lui ; elles sont jeunes… »
Et elle continua à demi-voix en baissant la tête :
« A-t-il rempli ses derniers devoirs ? Ses instants sont
précieux ! Il ne saurait être plus mal, il serait donc
indispensable de le préparer. Nous autres femmes, prince,
ajouta-t-elle en souriant avec douceur, nous savons
toujours faire accepter ces choses-là. Il faut absolument
que je le voie, malgré tout ce qu’une telle entrevue peut
avoir de pénible pour moi ; mais je suis si habituée à
souffrir ! »
Le prince avait compris, comme l’autre fois à la soirée
de Mlle Schérer, qu’il serait impossible de se débarrasser
d’Anna Mikhaïlovna.
« Je craindrais que cette entrevue ne lui fît du mal,
chère princesse ! Attendons jusqu’au soir : les médecins
comptent sur une crise !
– Attendre, mon prince, mais ce sont ses derniers
instants, pensez qu’il y va du salut de son âme ! Ah ! ils
sont terribles les devoirs d’un chrétien ! »
La porte qui communiquait avec les chambres
intérieures s’ouvrit à ce moment, et une des princesses en
sortit ; sa figure était froide et revêche, et sa taille, d’une
longueur démesurée, jurait par sa disproportion avec
l’ensemble de sa personne.
« Eh bien, comment est-il ? demanda le prince Basile.
– Toujours de même, et cela ne peut être autrement
avec ce bruit, répondit la demoiselle, en toisant Anna
Mikhaïlovna comme une étrangère.
– Ah ! chère, je ne vous reconnaissais pas, s’écria
celle-ci avec joie en s’approchant d’elle. Je viens d’arriver,
et je suis accourue pour vous aider à soigner mon oncle !
Combien vous avez dû souffrir ! » ajouta-t-elle en levant les
yeux au ciel.
La jeune princesse tourna sur ses talons et sortit sans
dire un mot.
Anna Mikhaïlovna ôta ses gants, et, s’établissant dans
un fauteuil comme dans un retranchement conquis, elle
engagea le prince à s’asseoir à ses côtés.
« Boris, je vais aller chez le comte, chez mon oncle ; toi,
mon ami, en attendant, va chez Pierre, et fais-lui part de
l’invitation des Rostow. Ils l’invitent à dîner, tu sais ?… Mais
il n’ira pas, je crois, dit-elle en se tournant vers le prince
Basile.
– Pourquoi pas ? reprit celui-ci avec une mauvaise
humeur bien visible ; je serai très content que vous me
débarrassiez de ce jeune homme. Il s’est installé ici, et le
comte n’a pas demandé une seule fois à le voir. »
Il haussa les épaules et sonna. Un valet de chambre
parut et fut chargé de conduire Boris chez Pierre Kirilovitch
en prenant par un autre escalier.
XVI
C’était la vérité. Pierre n’avait pas eu le loisir de se
choisir encore une carrière, par suite de son renvoi de
Pétersbourg à Moscou pour ses folies tapageuses.
L’histoire racontée chez les Rostow était authentique. Il
avait, de concert avec ses camarades, attaché l’officier de
police sur le dos de l’ourson !
De retour depuis peu de jours, il s’était arrêté chez son
père, comme d’habitude. Il supposait avec raison que son
aventure devait être connue et que l’entourage féminin du
comte, toujours hostile à son égard, ne manquerait pas de
le monter contre lui. Malgré tout, il se rendit le jour même
de son arrivée dans l’appartement de son père et s’arrêta,
chemin faisant, dans le salon où se tenaient habituellement
les princesses, pour leur dire bonjour. Deux d’entre elles
faisaient de la tapisserie à un grand métier, tandis que la
troisième, l’aînée, leur faisait une lecture à haute voix.
Son maintien était sévère, sa personne soignée, mais
la longueur de son buste sautait aux yeux : c’était celle qui
avait feint d’ignorer la présence d’Anna Mikhaïlovna. Les
cadettes, toutes deux fort jolies, ne se distinguaient l’une
de l’autre que par un grain de beauté, qui était placé chez
l’une juste au-dessus de la lèvre et qui la rendait fort
séduisante. Pierre fut reçu comme un pestiféré. L’aînée
interrompit sa lecture et fixa sur lui en silence des regards
effrayés ; la seconde, celle qui était privée du grain de
beauté, suivit son exemple ; la troisième, moqueuse et
gaie, se pencha sur son ouvrage pour cacher de son mieux
le sourire provoqué par la scène qui allait se jouer et qu’elle
prévoyait. Elle piqua son aiguille dans le canevas et fit
semblant d’examiner le dessin, en étouffant un éclat de rire.
« Bonjour, ma cousine, dit Pierre, vous ne me
reconnaissez pas ?
– Je ne vous reconnais que trop bien, trop bien !
– Comment va le comte ? Puis-je le voir ? demanda
Pierre avec sa gaucherie habituelle, mais sans témoigner
d’embarras.
– Le comte souffre moralement et physiquement, et
vous avez pris soin d’augmenter chez lui les souffrances de
l’âme.
– Puis-je voir le comte ? répéta Pierre.
– Oh ! si vous voulez le tuer, le tuer définitivement, oui,
vous le pouvez. Olga, va voir si le bouillon est prêt pour
l’oncle ; c’est le moment, » ajouta-t-elle, pour faire
comprendre à Pierre qu’elles étaient uniquement occupées
à soigner leur oncle, tandis que lui, il ne pensait
évidemment qu’à lui être désagréable.
Olga sortit. Pierre attendit un instant, et, après avoir
examiné les deux sœurs :
« Si c’est ainsi, dit-il en les saluant, je retourne chez
moi, et vous me ferez savoir quand ce sera possible. »
Il s’en alla, et la petite princesse au grain de beauté
accompagna sa retraite d’un long éclat de rire.
Le prince Basile arriva le lendemain et s’installa dans la
maison du comte. Il fit venir Pierre :
« Mon cher, lui dit-il, si vous vous conduisez ici comme
à Pétersbourg, vous finirez très mal : c’est tout ce que je
puis vous dire. Le comte est dangereusement malade ; il
est inutile que vous le voyiez. »
À partir de ce moment, on ne s’inquiéta plus de Pierre,
qui passait ses journées tout seul dans sa chambre du
second étage.
Lorsque Boris entra chez lui, Pierre marchait à grands
pas, s’arrêtait dans les coins de l’appartement, menaçant
la muraille de son poing fermé, comme s’il voulait percer
d’un coup d’épée un ennemi invisible, lançant des regards
furieux par-dessus ses lunettes et recommençant sa
promenade en haussant les épaules avec force gestes et
paroles entrecoupées.
« L’Angleterre a vécu ! disait-il en fronçant les sourcils
et en dirigeant son index vers un personnage imaginaire.
M. Pitt, traître à la nation et au droit des gens, est
condamné à… »
Il n’eut pas le temps de prononcer l’arrêt dicté par
Napoléon, représenté en ce moment par Pierre. Il avait
déjà traversé la Manche et pris Londres d’assaut, lorsqu’il
vit entrer un jeune et charmant officier, à la tournure
élégante. Il s’arrêta court. Pierre avait laissé Boris âgé de
quatorze ans et ne se le rappelait plus ; malgré cela, il lui
tendit la main en lui souriant amicalement, par suite de sa
bienveillance naturelle.
« Vous ne m’avez pas oublié ? dit Boris, répondant à
ce sourire. Je suis venu avec ma mère voir le comte, mais
on dit qu’il est malade.
– Oui, on le dit ; on ne lui laisse pas une minute de
repos, » reprit Pierre, qui se demandait à part lui quel était
ce jeune homme.
Boris voyait bien qu’il ne le reconnaissait pas ; mais,
trouvant qu’il était inutile de se nommer et n’éprouvant
d’ailleurs aucun embarras, il le regardait dans le blanc des
yeux.
« Le comte Rostow vous invite à venir dîner chez lui
aujourd’hui, dit-il après un silence prolongé, qui
commençait à devenir pénible pour Pierre.
– Ah ! le comte Rostow, s’écria Pierre joyeusement ;
alors vous êtes son fils Élie. Figurez-vous que je ne vous
reconnaissais pas. Vous rappelez-vous nos promenades
aux montagnes des Oiseaux en compagnie de
Mme Jacquot, il y a de cela longtemps ?
– Vous vous trompez, reprit Boris sans se presser et en
souriant d’un air assuré et moqueur. Je suis Boris, le fils de
la princesse Droubetzkoï. Le comte Rostow s’appelle Élie
et son fils Nicolas, et je n’ai jamais connu de
Mme Jacquot. »
Pierre secoua la tête et promena ses mains autour de
lui, comme s’il voulait chasser des cousins ou des abeilles.
« Ah ! Dieu ! est-ce possible ? J’aurai tout confondu ;
j’ai tant de parents à Moscou… Vous êtes Boris, … oui,
c’est bien cela… enfin c’est débrouillé ! Voyons, que
pensez-vous de l’expédition de Boulogne ? Les Anglais
auront du fil à retordre, si Napoléon parvient seulement à
traverser le détroit. Je crois l’entreprise possible, … pourvu
que Villeneuve se conduise bien. »
Boris, qui ne lisait pas les journaux, ne savait rien de
l’expédition et entendait prononcer le nom de Villeneuve
pour la première fois.
« Ici, à Moscou, les dîners et les commérages nous
occupent bien autrement que la politique, répondit-il d’un
air toujours moqueur : je n’en sais absolument rien et je n’y
pense jamais ! Il n’est question en ville que de vous et du
comte. »
Pierre sourit de son bon sourire, tout en ayant l’air de
craindre que son interlocuteur ne laissât échapper quelque
parole indiscrète ; mais Boris s’exprimait d’un ton sec et
précis sans le quitter des yeux.
« Moscou n’a pas autre chose à faire ; chacun veut
savoir à qui le comte léguera sa fortune, et qui sait s’il ne
nous enterrera pas tous ? Pour ma part, je le lui souhaite
de tout cœur !
– Oui, c’est très pénible, très pénible, balbutia Pierre,
qui continuait à redouter une question délicate pour lui.
– Et vous devez croire, reprit Boris en rougissant
légèrement, mais en conservant son maintien réservé, que
chacun cherche également à obtenir une obole du
millionnaire…
– Nous y voilà ! pensa Pierre.
– Et je tiens justement à vous dire, pour éviter tout
malentendu, que vous vous tromperiez singulièrement en
nous mettant, ma mère et moi, au nombre de ces gens-là.
Votre père est très riche, tandis que nous sommes très
pauvres ; c’est pourquoi je ne l’ai jamais considéré comme
un parent. Ni ma mère, ni moi, ne lui demanderons rien et
n’accepterons jamais rien de lui ! »
Pierre fut quelque temps avant de comprendre ; tout à
coup il saisit vivement, et gauchement comme toujours, la
main de Boris, et rougissant de confusion et de honte :
« Est-ce possible ? s’écria-t-il, peut-on croire que je…
ou que d’autres… ?
– Je suis bien aise de vous l’avoir dit ; excusez-moi. Si
cela vous a été désagréable, je n’ai pas eu l’intention de
vous offenser, continua Boris en rassurant Pierre, car les
rôles étaient intervertis. J’ai pour principe d’être franc…
Mais que dois-je répondre ? Viendrez-vous dîner chez les
Rostow ?… »
Et Boris, s’étant ainsi délivré d’un lourd fardeau et tiré
d’une fausse situation en les passant à un autre, était
redevenu charmant comme d’habitude.
« Écoutez-moi, dit Pierre tranquillisé, vous êtes un
homme étonnant. Ce que vous venez de faire est bien, très
bien ! Vous ne méconnaissez pas, c’est naturel… il y a si
longtemps que nous ne nous étions vus… encore enfants…
Donc, vous auriez pu supposer… je vous comprends très
bien ; je ne l’aurais pas fait, je n’en aurais pas eu le
courage, mais tout de même c’est parfait. Je suis enchanté
d’avoir fait votre connaissance. C’est vraiment étrange,
ajouta-t-il en souriant après un moment de silence, vous
avez pu supposer que je… et il se mit à rire. – Enfin nous
nous connaîtrons mieux, n’est-ce pas ? je vous en prie… »
et il lui serra la main. Savez-vous que je n’ai pas vu le
comte ? Il ne m’a pas fait demander… il me fait de la peine
comme homme, mais que faire ?… Ainsi, vous croyez
sérieusement que Napoléon aura le temps de faire passer
la mer à son armée ? »
Et Pierre se mit à développer les avantages et les
désavantages de l’expédition de Boulogne.
Il en était là lorsqu’un domestique vint prévenir Boris
que sa mère montait en voiture ; il prit congé de Pierre, qui
lui promit, en lui serrant amicalement la main, d’aller dîner
chez les Rostow. Il se promena longtemps encore dans sa
chambre, mais cette fois sans s’escrimer contre des
ennemis imaginaires ; il souriait et se sentait pris, sans
doute à cause de sa grande jeunesse et de son complet
isolement, d’une tendresse sans cause pour ce jeune
homme intelligent et sympathique, et bien décidé à faire
plus ample connaissance avec lui.
Le prince Basile reconduisait la princesse, qui cachait
dans son mouchoir son visage baigné de larmes.
« C’est affreux, c’est affreux, murmurait-elle, mais
malgré tout je remplirai mon devoir jusqu’au bout. Je
reviendrai pour le veiller ; on ne peut pas le laisser ainsi…,
chaque seconde est précieuse. Je ne comprends pas ce
que ses nièces attendent. Dieu aidant, je trouverai peut-
être moyen de le préparer… Adieu, mon prince, que le bon
Dieu vous soutienne !
– Adieu, ma chère, » répondit négligemment le prince
Basile.
« Ah ! son état est terrible, dit la mère à son fils, à peine
assise dans sa voiture ; il ne reconnaît personne.
– Je ne puis, ma mère, me rendre compte de la nature
de ses rapports avec Pierre.
– Le testament dévoilera tout, mon ami, et notre sort en
dépendra également.
– Mais qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il nous
laissera quelque chose ?
– Ah ! mon enfant, il est si riche, et nous sommes si
pauvres !
– Cette raison ne me paraît pas suffisante, je vous
l’avoue, maman…
– Mon Dieu, mon Dieu, qu’il est malade ! » répétait la
princesse.
XVII
Lorsque Anna Mikhaïlovna et son fils avaient quitté la
comtesse Rostow pour faire leur visite, ils l’avaient laissée
seule, plongée dans ses réflexions et essuyant de temps
en temps ses yeux pleins de larmes. Enfin elle sonna.
« Il me semble, ma bonne, dit-elle en s’adressant d’un
ton sévère à la fille de chambre qui avait tardé à répondre
à l’appel, que vous ne voulez pas faire votre service ; c’est
bien ! je vous chercherai une autre place ! »
La comtesse avait les nerfs agacés ; le chagrin et la
pauvreté honteuse de son amie l’avaient mise de fort
mauvaise humeur, ce qui se traduisait toujours dans son
langage par le « vous » et « ma bonne ».
« Pardon, madame, murmura la coupable.
– Priez le comte de passer chez moi. »
Le comte arriva bientôt en se dandinant et s’approcha
timidement de sa femme :
« Oh ! ah ! ma petite comtesse, quel sauté de gelinottes
au madère nous aurons ! Je l’ai goûté, ma chère. Aussi ai-
je payé Taraska mille roubles, et il les vaut. »
Il s’assit à côté de sa femme, passa une main dans ses
cheveux et posa l’autre sur ses genoux d’un air vainqueur.
« Que désirez-vous, petite comtesse ?
– Voilà ce que c’est, mon ami ; mais quelle est cette
tache ? lui dit-elle en posant le doigt sur son gilet. C’est
sans doute le sauté de gelinottes ? ajouta-t-elle en souriant.
Voyez-vous, cher comte, il me faut de l’argent. »
La figure du comte s’allongea.
« Ah ! dit-il, chère petite comtesse ! »
Et il chercha son portefeuille avec agitation.
« Il m’en faut beaucoup… cinq cents roubles, reprit-elle,
en frottant la tache avec son mouchoir de batiste.
– À l’instant, à l’instant ! hé, qui est là ? cria-t-il, avec
l’assurance de l’homme qui sait qu’il sera obéi et qu’on
s’élancera tête baissée à sa voix. Qu’on m’envoie
Mitenka ! »
Mitenka était le fils d’un noble et avait été élevé par le
comte, qui lui avait confié le soin de toutes ses affaires ; il
fit son entrée à pas lents et mesurés, et s’arrêta
respectueusement devant lui.
« Écoute, mon cher, apporte-moi, – et il hésita, –
apporte-moi sept cents roubles, oui, sept cents roubles ;
mais fais attention de ne pas me donner des papiers sales
et déchirés comme l’autre fois. J’en veux de neufs ; c’est
pour la comtesse.
– Oui, je t’en prie, Mitenka, qu’ils soient propres, dit la
comtesse avec un soupir.
– Quand Votre Excellence désire-t-elle les avoir ? car
vous savez que… du reste soyez sans inquiétude, se hâta
de dire Mitenka, qui voyait poindre dans la respiration
fréquente et pénible du comte le signe précurseur d’une
colère inévitable… J’avais oublié… vous allez les recevoir.
– Très bien, très bien, donne-les à la comtesse. Quel
trésor que ce garçon ! dit le comte en le suivant des yeux ;
rien ne lui est impossible et c’est là ce qui me plaît, car
après tout c’est ainsi que cela doit être.
– Ah ! l’argent, l’argent, que de maux l’argent cause
dans ce monde, et celui-là me sera bien utile, cher comte.
– Chacun sait, petite comtesse, que vous êtes
terriblement dépensière, » reprit le comte. Et, après avoir
baisé la main de sa femme, il rentra chez lui.
La comtesse reçut ses assignats tout neufs, et elle
venait de les recouvrir soigneusement de son mouchoir de
poche, lorsque la princesse Droubetzkoï entra dans sa
chambre.
« Eh bien, mon amie ? demanda la comtesse
légèrement émue.
– Ah ! quelle terrible situation ! Il est méconnaissable et
si mal, si mal ! Je ne suis restée qu’un instant, et je n’ai pas
dit deux mots.
– Annette, au nom du ciel, ne me refuse pas, » dit tout à
coup la comtesse en rougissant et avec un air de confusion
qui contrastait singulièrement avec l’expression sévère de
sa figure fatiguée.
Elle retira vivement son mouchoir et présenta le petit
paquet à Anna Mikhaïlovna. Celle-ci devina tout de suite la
vérité, et elle se pencha aussitôt, toute prête à serrer son
amie dans ses bras.
« Voilà pour l’uniforme de Boris ! »
Le moment était venu, et la princesse embrassa son
amie en pleurant. Pourquoi pleuraient-elles toutes deux ?
Était-ce parce qu’elles se trouvaient forcées de penser à
l’argent, cette question si secondaire quand on s’aime ! ou
peut-être songeaient-elles au passé, à leur enfance, qui
avait vu naître leur affection, et à leur jeunesse évanouie ?
Quoi qu’il en soit, leurs larmes coulaient, mais c’étaient de
douces larmes.
XVIII
La comtesse Rostow était au salon avec ses filles et un
grand nombre d’invités : Le comte avait emmené les
hommes dans son cabinet et leur faisait les honneurs de sa
collection de pipes turques ; de temps en temps il revenait
demander à sa femme si Marie Dmitrievna Afrossimow
était arrivée.
Marie Dmitrievna, surnommée « le terrible dragon »,
n’avait ni titre ni fortune, mais son caractère était franc et
ouvert, ses manières simples et naturelles. Elle était
connue de la famille impériale ; la meilleure société des
deux capitales allait chez elle. On avait beau se moquer
tout bas de son sans-façon et faire circuler les anecdotes
les plus étranges sur son compte, elle inspirait la crainte et
le respect.
On fumait dans le cabinet du comte et l’on causait de la
guerre qui venait d’être officiellement déclarée dans le
manifeste au sujet du recrutement. Personne ne l’avait
encore lu, mais chacun savait qu’il était publié. Le comte,
assis sur une ottomane entre deux convives qui parlaient
tout en fumant, ne disait mot, mais inclinait la tête à gauche
et à droite, en les regardant et en les écoutant tour à tour
avec un visible plaisir.
L’un d’eux portait le costume civil : sa figure ridée,
bilieuse, maigre et rasée de près, accusait un âge voisin
de la vieillesse, quoiqu’il fût mis à la dernière mode ; il avait
ramené ses pieds sur le divan, avec le sans-gêne d’un
habitué de la maison, et aspirait bruyamment à longs traits
et avec force contorsions, la fumée qui s’échappait d’une
chibouque, dont le bout d’ambre relevait le coin de sa
bouche. Schinchine était un vieux garçon, cousin germain
de la comtesse. On le tenait, dans les salons de Moscou,
pour une mauvaise langue. Lorsqu’il causait, il avait
toujours l’air de faire un grand honneur à son interlocuteur.
L’autre convive, jeune officier de la garde, frais et rose,
bien frisé, bien coquet, et tiré à quatre épingles, tenait le
bout de sa chibouque entre les deux lèvres vermeilles de
sa jolie bouche, et laissait doucement échapper la fumée
en légères spirales. C’était le lieutenant Berg, officier au
régiment de Séménovsky, qu’il était sur le point de
rejoindre avec Boris : c’était lui que Natacha avait appelé
« le fiancé » de la comtesse Véra. Le comte continuait à
prêter une oreille attentive, car jouer au boston et suivre la
conversation de deux bavards, quand il avait l’heureuse
fortune d’en avoir deux sous la main, étaient ses
occupations favorites.
« Comment arrangez-vous tout cela, mon cher, mon très
honorable Alphonse Karlovitch ? » disait Schinchine avec
ironie ; il mêlait, ce qui donnait un certain piquant à sa
conversation, les expressions russes les plus familières
aux phrases françaises les plus choisies.
« Vous comptez donc vous faire des rentes sur l’État
avec votre compagnie, et en tirer un petit revenu ?
– Non, Pierre Nicolaïévitch, je tiens seulement à prouver
que les avantages sont bien moins considérables dans la
cavalerie que dans l’infanterie. Mais vous allez du reste
juger de ma position… »
Berg parlait toujours d’une façon précise, tranquille et
polie ; sa conversation n’avait jamais d’autre objet que lui-
même, et tant qu’un entretien ne lui offrait pas d’intérêt
personnel, son silence pouvait se prolonger indéfiniment
sans lui faire éprouver et sans faire éprouver aux autres le
moindre embarras ; mais, à la première occasion
favorable, il se mettait en avant avec une satisfaction
visible.
« Voici ma situation, Pierre Nicolaïévitch… Si je servais
dans la cavalerie, même comme lieutenant, je n’aurais pas
plus de 200 roubles par trimestre ; à présent j’en ai
230… »
Et Berg sourit agréablement en regardant Schinchine et
le comte avec une tranquille assurance, comme si sa
carrière et ses succès devaient être le but suprême des
désirs de chacun.
« Et puis, dans la garde je suis en vue, et les vacances
y sont plus fréquentes que dans l’infanterie. Vous devez
comprendre que 230 roubles ne pouvaient me suffire, car
je fais des économies, et j’envoie de l’argent à mon père,
continua Berg en lançant une bouffée de fumée.
– Le calcul est juste : « l’Allemand moud son blé sur le
dos de sa hache, » comme dit le proverbe… »
Et Schinchine fit passer le tuyau de sa chibouque dans
le coin opposé de sa bouche en jetant un coup d’œil au
comte, qui éclata de rire. Le reste de la société, voyant
Schinchine en train de parler, fit cercle autour d’eux. Berg,
qui ne remarquait jamais la moquerie dont il pouvait être
l’objet, continua à énumérer les avantages qu’il s’était
assurés en passant dans la garde : premièrement un rang
de plus que ses camarades ; puis, en temps de guerre, le
chef d’escadron pouvait fort bien être tué, et alors lui,
comme le plus ancien, le remplacerait d’autant plus
facilement qu’on l’aimait beaucoup au régiment, et que son
papa était très fier de lui. Il contait avec délices ses petites
histoires, sans paraître se douter qu’il pût y avoir des
intérêts plus graves que les siens, et il y avait dans
l’expression naïve de son jeune égoïsme une telle
ingénuité, que l’auditoire en était désarmé.
« Enfin, mon cher, que vous soyez dans l’infanterie ou
dans la cavalerie, vous ferez votre chemin, je vous en
réponds, » dit Schinchine en lui tapant sur l’épaule et en
posant ses pieds, par terre.
Berg sourit avec satisfaction et suivit le comte, qui
passa au salon avec toute la société.
C’était le moment qui précède l’annonce du dîner, ce
moment où personne ne tient à engager une conversation,
dans l’attente de la zakouska{9}. Cependant la politesse
vous y oblige, ne fût-ce que pour déguiser votre
impatience. Les maîtres de la maison regardent la porte de
la salle à manger et échangent entre eux des coups d’œil
désespérés. De leur côté, les invités, qui surprennent au
passage ces signes non équivoques d’impatience, se
creusent la tête pour deviner quelle peut être la personne
ou la chose attendue : est-ce un parent en retard, ou est-ce
le potage ?
Pierre venait seulement d’arriver, et s’était gauchement
assis dans le premier fauteuil venu qui lui avait barré le
chemin du milieu du salon. La comtesse se donnait toute la
peine imaginable pour le faire parler, mais n’en obtenait
que des monosyllabes, pendant qu’à travers ses lunettes il
regardait autour de lui, en ayant l’air de chercher quelqu’un.
On le trouvait sans doute fort gênant, mais il était le seul à
ne pas s’en apercevoir. Chacun connaissait plus ou moins
son histoire de l’ours, et cet homme gros, grand et robuste
excitait la curiosité générale ; on se demandait avec
étonnement comment un être aussi lourd, aussi indolent,
avait pu faire une pareille plaisanterie à l’officier de police.
« Vous êtes arrivé depuis peu ? lui demanda la
comtesse.
– Oui, madame, répondit-il en regardant à gauche.
– Vous n’avez pas vu mon mari ?
– Non, madame, dit-il en souriant mal à propos.
– Vous avez été à Paris il n’y a pas bien longtemps ; ce
doit être très intéressant à visiter ?
– Très intéressant. »
La comtesse jeta un regard à Anna Mikhaïlovna, qui,
saisissant au vol cette prière muette, s’approcha du jeune
homme pour animer, s’il était possible, la conversation ;
elle lui parla de son père, mais sans plus de succès, et il
continua à ne répondre que par monosyllabes.
De leur côté, les autres invités échangeaient entre eux
des phrases comme celles-ci : « Les Razoumovsky… cela
a été charmant !… Vous êtes bien bonne… la comtesse
Apraxine… » lorsque la comtesse se dirigea tout à coup
vers l’autre salon, et on l’entendit s’écrier :
« Marie Dmitrievna !
– Elle-même !… » répondit une voix assez dure.
Et Marie Dmitrievna parut au même instant.
À l’exception des vieilles femmes, les dames comme
les demoiselles se levèrent aussitôt.
Marie Dmitrievna s’était arrêtée sur le seuil de la porte.
D’une taille élevée, forte et hommasse, elle portait haut sa
tête à boucles grises, qui accusait la cinquantaine, et, tout
en affectant de rabattre sans se hâter les larges manches
de sa robe, elle enveloppa du regard toute la société qui
l’entourait.
Marie Dmitrievna parlait toujours russe.
« Salut cordial à celle que nous fêtons, à elle et à ses
enfants ! dit-elle de sa voix forte qui dominait toutes les
autres. – Que deviens-tu, vieux pécheur ? dit-elle en
s’adressant au comte, qui lui baisait la main. – Avoue-le, tu
t’ennuies à Moscou, il n’y a où lancer les chiens… Que
faire, mon bon ? Voilà ! Quand ces petits oiseaux-là auront
grandi, – et elle désignait les jeunes filles, – bon gré mal
gré il faudra leur chercher des fiancés. – Eh bien ! mon
cosaque, dit Marie Dmitrievna à Natacha, qu’elle appelait
toujours ainsi, en la caressant de la main pendant que la
petite baisait gaiement la sienne, – sans avoir peur…
Cette fillette est un lutin, je le sais, mais je l’aime ! »
Retirant d’un énorme « ridicule » des boucles d’oreilles
en pierres fines, taillées en poires, elle les donna à la petite
fille, toute rayonnante de joie et de plaisir, et, se retournant
ensuite vers Pierre :
« Hé ! hé ! mon très cher, viens, viens ici, lui dit-elle
d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre douce et
engageante ; viens ici, mon cher. »
Et elle relevait ses larges manches d’un air
menaçant… :
« Approche, approche ! J’ai été la seule à dire la vérité
à ton père, quand l’occasion s’en présentait ; je ne vais pas
te la ménager non plus, c’est Dieu qui l’ordonne. »
Elle se tut, et chacun attendit ce qui allait se passer
après cet exorde gros d’orage :
« C’est bien, il n’y a rien à dire, tu es un gentil garçon !
… Pendant que ton père est étendu sur son lit de douleur,
tu t’amuses à attacher un homme de police sur le dos d’un
ourson ! C’est indécent, mon bonhomme, c’est indécent !
Tu aurais mieux fait d’aller faire la guerre… »
Puis, lui tournant le dos et présentant sa main au comte,
qui retenait à grand’peine un éclat de rire étouffé :
« Eh bien, à table, s’écria-t-elle, il en est temps, je
crois ! »
Le comte ouvrit la marche, avec Marie Dmitrievna.
Venaient ensuite la comtesse au bras d’un colonel de
hussards, personnage à ménager, car il devait servir de
guide à Nicolas et l’emmener au régiment, Anna
Mikhaïlovna avec Schinchine, Berg avec Véra, la souriante
Julie Karaguine avec Nicolas ; d’autres couples suivaient à
la file tout le long de la salle, et enfin derrière toute la
compagnie, marchant un à un avec les enfants, les
gouverneurs et les gouvernantes. Les domestiques se
précipitèrent sur les chaises, qui furent avancées avec
bruit ; la musique éclata dans les galeries du haut, et tout le
monde s’assit. Les sons de l’orchestre ne tardèrent pas à
être étouffés par le cliquetis des couteaux et des
fourchettes, par la voix des convives et les allées et venues
des valets de chambre. La comtesse occupait un des
bouts de la longue table avec Marie Dmitrievna à sa droite,
et Anna Mikhaïlovna à sa gauche. Le comte, placé à l’autre
bout, avait Schinchine à sa droite et à sa gauche le
colonel ; les autres invités du sexe fort s’assirent à leur
fantaisie, et, au milieu de la table, les jeunes gens, Véra,
Berg, Pierre et Boris, faisaient face aux enfants, aux
gouverneurs et aux gouvernantes.
Le comte jetait par intervalles un regard à sa femme et
à son gigantesque bonnet à nœuds bleus, qu’il apercevait
entre les carafes, les bouteilles et les vases garnis de fruits
qui l’en séparaient, et s’occupait activement, sans s’oublier
lui-même, à verser du vin à ses voisins. À travers les tiges
d’ananas qui la cachaient un peu, la comtesse répondait
aux coups d’œil de son mari, dont le front enluminé se
détachait ostensiblement au milieu des cheveux gris qui
l’entouraient. Le côté des dames gazouillait à l’unisson ; du
côté des hommes, les voix s’élevaient de plus en plus, et
entre autres celle du colonel de hussards, qui mangeait et
buvait tant et si bien, que sa figure en était devenue
pourpre, et que le comte l’offrait comme exemple, aux
autres dîneurs. Berg expliquait à Véra, avec un tendre
sourire, que l’amour venait du ciel et n’appartenait point à
la terre. Boris nommait une à une, à son nouvel ami Pierre,
toutes les personnes présentes, en échangeant des
regards avec Natacha, qui lui faisait vis-à-vis. Pierre parlait
peu, examinait les figures qui lui étaient inconnues et
mangeait à belles dents. Des deux potages qu’on lui avait
présentés, il avait choisi le potage à la tortue, et depuis la
koulibiaka jusqu’au rôti de gelinottes, il n’avait pas laissé
passer un seul plat, ni refusé un seul des vins offerts par le
maître d’hôtel, qui tenait majestueusement la bouteille
enveloppée d’une serviette, et qui lui glissait
mystérieusement à l’oreille :
« Madère sec, vin de Hongrie, vin du Rhin ! »
Il buvait indifféremment dans l’un ou l’autre des quatre
verres, aux armes du comte, placés devant, chaque
convive, et il se sentait pris pour ses voisins d’une
bienveillance qui ne faisait qu’augmenter à chaque rasade.
Natacha regardait fixement Boris, comme les fillettes
savent seules le faire quand elles ont une amourette, et
surtout lorsqu’elles viennent d’embrasser pour la première
fois le héros de leurs rêves. Pierre ne faisait nulle attention
à elle, et cependant, à la vue de cette singulière petite fille
qui avait des yeux passionnés, il se sentait pris d’une folle
envie de rire.
Nicolas, qui se trouvait loin de Sonia, et à côté de Julie
Karaguine, causait avec elle en souriant. Sonia souriait
aussi, mais la jalousie la dévorait : elle pâlissait, rougissait
tour à tour, et faisait tout son possible pour deviner ce qu’ils
pouvaient se dire. La gouvernante, à l’air agressif, se tenait
sur le qui-vive, toute prête à fondre sur celui qui oserait
attaquer les enfants. Le gouverneur allemand tâchait de
noter dans sa cervelle les mets et les vins qui défilaient
devant lui, pour en faire une description détaillée dans sa
première lettre à sa famille, et il était profondément blessé
de ce que le maître d’hôtel ne faisait nulle attention à lui et
ne lui offrait jamais de vin. Il dissimulait de son mieux, en
faisant semblant de ne pas en désirer, et il aurait bien voulu
faire croire que, s’il en avait accepté, ç’aurait été
uniquement pour satisfaire une curiosité de savant.
XIX
La conversation s’animait de plus en plus du côté des
hommes. Le colonel racontait que le manifeste de la
déclaration de guerre était déjà répandu à Pétersbourg, et
que l’exemplaire qu’il en avait eu venait d’être apporté au
général en chef par un courrier.
« Quelle est la mauvaise étoile qui nous pousse à
guerroyer contre Napoléon ? s’écria Schinchine. Il a déjà
rabattu le caquet à l’Autriche ; je crains cette fois que ce ne
soit notre tour. »
Le colonel, un robuste et rouge Allemand, bon soldat
d’ailleurs et bon patriote, malgré son origine, s’offensa de
ces paroles :
« Mauvaise étoile ! s’écria-t-il en prononçant les mots à
sa façon et tout de travers. Quand c’est l’Empereur,
monsieur, qui sait pourquoi nous la faisons ! Il dit dans son
manifeste qu’il ne saurait rester indifférent au danger qui
menace la Russie, et que la sécurité de l’empire, la dignité
et la sainteté des alliances !… » ajouta-t-il en appuyant
particulièrement sur ce dernier mot, comme si toute
l’importance de la question y était contenue.
Puis, grâce à une mémoire infaillible et exercée depuis
longtemps à retenir les édits officiels, il se mit à répéter
mot à mot les premières lignes du manifeste :
« Le seul désir, l’unique et constant but de l’Empereur
étant d’établir en Europe une paix durable, il se décide,
afin d’en atteindre la réalisation, à faire passer dès à
présent une partie de l’armée à l’étranger. Voilà, monsieur,
la raison ! dit-il, en vidant son verre avec lenteur et en
sollicitant du regard l’approbation du comte.
– Connaissez-vous le proverbe : « Jérémie, Jérémie,
reste chez toi, et veille à tes fuseaux ! » repartit
ironiquement Schinchine. Cela nous va comme un gant.
Quand on pense que même Souvorow a été battu à plate
couture…, et où sont aujourd’hui, je vous le demande, les
Souvorow ? dit-il en passant du russe au français.
– Nous devons nous battre jusqu’à la dernière goutte de
notre sang, reprit le colonel en frappant du poing sur la
table, et mourir pour notre Empereur ! Voilà ce qu’il faut, et
surtout raisonner le moins possible, ajouta-t-il en
accentuant le mot « moins » et en se tournant vers le
comte. C’est ainsi que nous raisonnons, nous autres vieux
hussards ; et vous, comment raisonnez-vous, jeune homme
et jeune hussard ? continua-t-il en s’adressant à Nicolas,
qui négligeait sa voisine pour écouter de toutes ses
oreilles.
– Je suis complètement de votre avis, répondit-il en
devenant rouge comme une pivoine, en tournant les
assiettes dans tous les sens et en déplaçant et replaçant
son verre d’un mouvement si brusque et si désespéré, qu’il
faillit le briser. Je suis convaincu que nous devons, nous
autres Russes, vaincre ou mourir !… »
La phrase n’était pas achevée, qu’il en avait déjà senti
tout le ridicule : c’était pompeux, emphatique et
complètement hors de propos.
« C’est bien beau, ce que vous venez de dire, » lui
souffla à l’oreille Julie en soupirant. Sonia, saisie d’un
tremblement nerveux, l’avait écouté toute rougissante,
tandis que Pierre approuvait le discours du colonel :
« Voilà qui s’appelle parler, dit-il.
– Vous êtes, jeune homme, un vrai hussard, reprit le
colonel, en recommençant à frapper sur la table.
– Hé, là-bas, pourquoi tout ce bruit ?… »
C’était Marie Dmitrievna qui élevait la voix.
« Pourquoi ces coups de poing ? À qui en as-tu ? En
vérité, tu t’emportes comme si tu chargeais des Français !
– Je dis la vérité, lui répondit le hussard.
– Nous parlons de la guerre, s’écria le comte, car
savez-vous, Marie Dmitrievna, que j’ai un fils qui part pour
l’armée ?
– Et moi, j’en ai quatre à l’armée et je ne m’en plains
pas ; tout se fait par la volonté de Dieu. On meurt couché
« sur son poêle{10} », et l’on se tire sain et sauf d’une
mêlée, continua Marie Dmitrievna, en élevant sa forte voix
qui résonnait à travers la table…
Et la conversation se localisa de nouveau entre les
femmes d’un côté, et les hommes de l’autre.
« Je te dis que tu ne le demanderas pas, murmurait à
Natacha son petit frère, tu ne le demanderas pas ?
– Et moi, je te dis que je le demanderai, » répondit
Natacha…
Et la figure tout en feu et avec une audace mutine et
résolue, elle se leva à demi, et invitant Pierre du regard à
lui prêter attention :
« Maman ! s’écria-t-elle de sa voix d’enfant, fraîche et
sonore.
– Que veux-tu ? » demanda la comtesse effrayée.
Elle avait deviné une gaminerie, à l’expression de la
figure de la petite fille, et elle la menaça sévèrement du
doigt, en hochant la tête d’un air fâché et mécontent.
Les conversations cessèrent.
« Maman, quel plat sucré aurons-nous ? » reprit sans
hésitation Natacha…
Sa mère faisait de vains efforts pour l’arrêter.
« Cosaque ! » cria Marie Dmitrievna, en la menaçant à
son tour de l’index.
Les convives s’entre-regardèrent. Les vieux ne savaient
comment prendre cet incident.
« Maman, quel plat sucré aurons-nous ? » répéta
Natacha gaiement, et parfaitement rassurée sur les suites
de son espièglerie.
Sonia et le gros Pierre étouffaient leurs rires tant bien
que mal.
« Eh bien, tu vois, je l’ai demandé, chuchota Natacha au
petit frère et à Pierre, qu’elle regarda de nouveau.
– On servira une glace, mais tu n’en auras pas, » dit
Marie Dmitrievna.
Natacha, voyant qu’elle n’avait plus rien à craindre
même de la part de cette dernière, s’adressa à elle encore
plus résolument : « Quelle glace ? Je n’aime pas la glace à
la crème.
– Aux carottes, alors ?
– Non, non, quelle glace, Marie Dmitrievna, quelle
glace ? Je veux le savoir, » criait-elle toujours plus haut.
La comtesse et tous les convives éclatèrent de rire. On
ne riait pas autant de la repartie de Marie Dmitrievna que
de la hardiesse et de l’habileté déployées par cette fillette,
qui osait ainsi lui tenir tête.
Natacha se calma lorsqu’on lui eut annoncé une glace à
l’ananas. Un instant après, on versa le champagne ; la
musique se remit à jouer ; le comte et la petite comtesse
s’embrassèrent, les convives se levèrent pour la féliciter et
trinquer avec leurs hôtes, leurs vis-à-vis, leurs voisins et les
enfants. Enfin les domestiques retirèrent vivement les
chaises, et tous les convives, dont le vin et le dîner avaient
légèrement coloré les visages, se remirent en file comme
en entrant, et passèrent dans le même ordre de la salle à
manger au salon.
XX
Les tables de jeu étaient préparées ; les parties de
boston s’organisèrent, et les invités se répandirent dans
les salons et dans la bibliothèque. Le comte contemplait un
jeu de cartes qu’il avait disposées en éventail devant lui.
C’était l’heure habituelle de sa sieste : aussi faisait-il son
possible pour vaincre le sommeil qui le gagnait, et il riait à
tout propos. La jeunesse, entraînée par la maîtresse de la
maison, s’était groupée autour du piano et de la harpe.
Julie, cédant aux instances générales, exécuta sur ce
dernier instrument un air avec variations, et se joignit
ensuite au reste de la société, pour prier Natacha et
Nicolas, dont on connaissait le talent musical, de chanter
quelque chose. Natacha, toute fière d’être traitée en
grande personne, était cependant fort intimidée.
« Que chanterons-nous ? demanda-t-elle.
– La Source, répondit Nicolas.
– Eh ! bien, commençons ! Boris, venez ici ! Où donc
est Sonia ? »
S’apercevant de l’absence de son amie, Natacha
s’élança hors de la salle à sa recherche et courut à la
chambre de Sonia. Elle était vide : dans le salon d’étude,
personne ! Elle comprit alors que Sonia devait se trouver
sur le banc du corridor. Ce banc était le lieu consacré aux
douloureux épanchements de la jeune génération féminine
de la famille Rostow. Il n’y avait pas à en douter. Sonia
s’était effectivement jetée sur le banc, où elle pleurait à
chaudes larmes, dans sa vaporeuse toilette rose, qu’elle
froissait sans y prendre garde ; ses petites épaules
décolletées étaient convulsivement secouées par des
sanglots, et elle pressait contre un coussin rayé et sale,
propriété de la vieille bonne, son visage caché dans ses
mains. La figure de Natacha, jusque-là si animée et si
joyeuse, perdit son air de fête : ses yeux devinrent fixes, les
veines de son cou se gonflèrent et les coins de sa bouche
s’abaissèrent.
« Sonia, qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ? Oh ! oh ! » s’écria-
t-elle.
Et à la vue des pleurs de Sonia elle se mit, de son côté,
à fondre en larmes.
Sonia essaya, mais en vain, de relever la tête pour lui
répondre. Elle enfonça davantage sa figure dans le
coussin. Natacha s’assit près d’elle en l’entourant de ses
bras, et, parvenant enfin à maîtriser son émotion, elle se
leva à demi en s’essuyant les yeux.
« Nicolas part dans une semaine, balbutia-t-elle : l’ordre
du jour a paru, il est imprimé ; il me l’a dit lui-même. Mais je
n’aurais pas pleuré malgré cela, ajouta-t-elle en montrant
un papier qu’elle tenait à la main et sur lequel Nicolas lui
avait écrit des vers. Mais c’est que tu ne peux pas me
comprendre, et personne ne peut comprendre cette belle
âme. Tu es heureuse, toi, je ne t’en veux pas, je t’aime et
j’aime Boris : il est charmant, il n’y aura pas d’obstacles,
entre vous ; mais Nicolas est mon cousin et il faudra le
métropolitain lui-même pour… autrement c’est impossible !
Et puis si maman (Sonia regardait la comtesse comme sa
mère) trouvait que je suis un empêchement à l’avenir de
Nicolas ? Elle dirait que je n’ai pas de cœur, que je suis
une ingrate ; et vraiment, Dieu m’est témoin, je l’aime tant,
et elle, et vous tous… excepté pourtant Véra… Que lui ai-je
fait à celle-là pour que… ? Oui, je vous suis si
reconnaissante, que j’aurais été heureuse de vous sacrifier
quelque chose, mais je n’ai rien… »
Et Sonia, ne pouvant se contenir, cacha de nouveau
son visage dans le coussin. On voyait, aux efforts de
Natacha pour la calmer, que celle-ci comprenait toute la
gravité du chagrin de son amie.
« Sonia, » dit-elle.
Elle avait tout à coup deviné la vérité.
« Je parie, que Véra t’a parlé après le dîner ? Oui,
n’est-ce pas ?
– Mais c’est Nicolas qui les a écrits, ces vers, et c’est
moi qui ai copié les autres qu’elle a trouvés sur ma fable et
qu’elle menace de montrer à maman… Elle m’a dit que
j’étais une ingrate, et que maman ne me permettrait jamais
de l’épouser…, qu’il épouserait Julie Karaguine, et tu as
bien vu comme il s’est occupé d’elle toute la journée ;
Natacha, pourquoi tout cela ?… »
Et ses larmes recommencèrent de plus belle. Natacha
l’attira à elle, l’embrassa, et la tranquillisa en lui souriant à
travers ses pleurs.
« Sonia, il ne faut pas la croire. Souviens-toi de ce que
nous disions à nous trois avec Nicolas, l’autre soir après le
souper. Nous avons décidé d’avance comment tout se
passerait ; je ne me rappelle plus comment, mais je sais
que cela devait être très bien et très possible. Le frère de
l’oncle Schinchine a bien épousé sa cousine germaine, et
nous ne sommes cousins qu’au troisième degré. Boris
aussi disait que ce ne serait pas difficile, car je lui ai
raconté tout cela, tu sais, et il est si intelligent, si bon ! Ne
pleure pas, Sonia, ma petite colombe, ma petite amie. !
…»
Et elle la couvrait de baisers en riant.
« Véra est méchante, laissons-la tranquille, mais tout ira
bien, et elle ne dira rien à maman. Nicolas l’annoncera lui-
même et il ne pense pas à Julie… »
Puis elle lui donna encore un baiser, et Sonia se releva
d’un bond, les yeux tout brillants de nouveau, de joie et
d’espérance. C’était bien véritablement un charmant petit
chat, qui semblait guetter le moment favorable pour
retomber doucement sur ses pattes et s’élancer à la
poursuite du peloton avec lequel, comme tous ceux de sa
race, il savait si bien jouer.
« Tu le crois ? bien vrai, tu le jures ? dit-elle vivement,
en réparant le désordre de sa robe et de sa coiffure.
– Je te le jure, » répliqua Natacha, en lui rattachant une
boucle de cheveux échappée de ses longues nattes. « Eh
bien, allons chanter la Source, s’écrièrent-elles en riant,
allons !
– Sais-tu que ce gros Pierre, qui était en face de moi,
est très drôle, dit tout à coup Natacha en s’arrêtant. Oh !
que je m’amuse !… »
Et elle s’élança dans le corridor. Sonia secoua le duvet
attaché à sa jupe, glissa les vers dans son corsage et la
suivit à pas précipités, les joues tout en feu.
Comme on le pense, le quatuor de la Source eut un
grand succès. Nicolas chanta ensuite une nouvelle
romance :
Phœbé rayonne dans la nuit,
Je rêve à toi, mon cœur s’enfuit
Vers ton cœur, ô mon adorée ;
Je rêve que tes doigts charmants
Font vibrer la harpe dorée…
Mais que m’importent ces doux chants,
Et ces appels de mon amante,
Si ses baisers ne viennent pas
Devancer sur ma lèvre ardente
Le baiser glacé du trépas ?
Il n’avait pas fini, que l’orchestre placé dans la galerie
donna le signal de la danse, et la jeunesse s’élança au
milieu d’un pêle-mêle général.
Schinchine venait d’accaparer Pierre, qui était pour lui
un morceau friand tout fraîchement débarqué, et il se
lançait dans une ennuyeuse dissertation politique, lorsque
Natacha entra dans le salon, et marchant droit vers Pierre :
« Maman, lui dit-elle en riant et en rougissant, maman
m’a ordonné de vous inviter à danser.
– Je crains de brouiller toutes les figures, répondit
Pierre, mais si vous voulez me guider… »
Et il présenta sa main à la fillette.
Pendant que les couples se mettaient en place et que
les instruments s’accordaient, Pierre s’était assis à côté de
sa petite dame, qui ne se possédait pas de joie, à la seule
idée de danser avec un grand monsieur arrivé de
l’étranger, et de causer avec lui comme une grande
personne. Tout en jouant avec un éventail qu’on lui avait
donné à garder et en prenant une pose dégagée, étudiée
Dieu sait où et Dieu sait quand, elle bavardait et riait avec
son cavalier.
« Eh bien, eh bien, regardez-la donc ! » dit la comtesse
en traversant la salle.
Natacha rougit sans cesser de rire :
« Mais, maman, quel plaisir avez-vous à… Qu’y a-t-il
donc là de si extraordinaire ? »
On dansait la troisième « anglaise », lorsque le comte
et Marie Dmitrievna, qui jouaient au salon, repoussèrent
leurs chaises et passèrent dans la salle de bal, suivis de
quelques vieux dignitaires qui étiraient leurs membres
endoloris à la suite de ce long repos, tout en remettant
dans leur poche leur bourse et leur portefeuille.
Marie Dmitrievna et son cavalier étaient de fort belle
humeur ; ce dernier lui avait offert, comme un véritable
danseur de ballet et avec une politesse comique et
théâtrale, son poing arrondi, sur lequel elle avait
gracieusement posé la main. Se redressant alors plein de
gaieté et de verve, le comte attendit que la figure de
« l’anglaise » fût terminée :
« Semione ! s’écria-t-il aussitôt, en battant des mains et
en s’adressant au premier violon, joue le Daniel Cooper, tu
sais ? »
C’était la danse favorite du comte, la danse de sa
jeunesse, une des figures de « l’anglaise ».
« Regardez donc papa, » s’écria Natacha de toutes
ses forces, et, oubliant qu’elle dansait avec un grand
monsieur, elle pencha sa tête sur ses genoux en riant de
tout son cœur. Toute la salle s’amusait effectivement à
suivre les mouvements et les poses du joyeux petit vieillard
et de son imposante partenaire, dont la taille dépassait la
sienne. Les bras arrondis, les épaules effacées, les pieds
en dehors, il battait légèrement la mesure sur le parquet ; le
sourire qui s’épanouissait sur son visage préparait le
public à ce qui allait suivre. Aux premières notes de cet
entraînant Daniel Cooper, qui lui rappelait le gai trépak
(danse nationale russe), toutes les portes qui donnaient
dans la salle se garnirent d’hommes d’un côté et de
femmes de l’autre : c’étaient les gens de la maison
accourus pour contempler le spectacle que leur offrait la
joyeuse incartade de leur maître :
« Ah ! Seigneur notre Père, quel aigle ! » s’écria la
vieille bonne.
Le comte dansait avec art et il en était fier ! Quant à sa
dame, elle n’avait jamais su, ni jamais essayé de bien
danser.
Ayant confié son « ridicule » à la comtesse, elle se
tenait immobile et droite comme une véritable géante. Ses
puissantes mains pendaient le long de sa puissante
personne, et grâce à un sourire étudié et au frémissement
de ses narines, son visage, dont les lignes étaient
correctes, mais d’une beauté sévère, témoignait seul de
son animation. Si le cavalier charmait les spectateurs qui
l’entouraient par l’imprévu et les grâces de ses pas et de
ses entrechats, le moindre geste de la dame excitait une
admiration égale. On savait gré à Marie Dmitrievna de ses
balancements, de ses demi-tours, de ses mouvements
d’épaules, empreints d’une dignité surprenante malgré sa
corpulence, et que sa retenue habituelle rendait encore
plus extraordinaires. La danse s’animait de plus en plus, on
négligeait les autres couples, et toute l’attention se
concentrait sur les deux vieilles gens. Natacha tirait les
gens au hasard par leur robe ou par leur habit en exigeant
qu’on regardât son père, et Dieu sait si l’on s’en faisait
faute.
Dans les intervalles de la danse, le comte reprenait
haleine, s’éventait avec son mouchoir et criait aux
musiciens d’aller plus vite. Puis il se lançait de nouveau,
tournant autour de sa dame, tantôt sur la pointe des pieds,
tantôt sur les talons. Enfin, emporté par son ardeur juvénile,
après avoir ramené m danseuse à sa place et s’être
galamment incliné devant elle, il leva une jambe en l’air, et
termina ses évolutions chorégraphiques par une pirouette
splendide, aux applaudissements et aux rires de toute la
salle et surtout de Natacha.
Les deux danseurs s’arrêtèrent, épuisés, hors d’haleine
front ruisselant.
« Oui, ma chère ? c’est bien ainsi que l’on dansait de
notre temps, s’écria le comte.
– Hourra pour Daniel Cooper ! » reprit Marie
Dmitrievna, en respirant avec peine et en retroussant ses
manches.
XXI
Pendant que l’on dansait ainsi la septième
« anglaise », que les musiciens détonnaient de fatigue, et
que les domestiques et les cuisiniers, à bout de forces,
préparaient le souper, un sixième coup d’apoplexie
frappait le comte Besoukhow. Les médecins ayant déclaré
que tout espoir de guérison était perdu, on lut au moribond
les prières de la confession, on le fit communier et l’on se
prépara à lui donner l’extrême-onction. L’agitation et
l’inquiétude inséparables de ces derniers moments
régnaient autour de ce lit de mort. De nombreux agents
des pompes funèbres, alléchés par l’appât de riches
funérailles, se pressaient devant la grande porte d’entrée,
ayant soin pourtant de se dérober entre les voitures qui
s’arrêtaient devant le perron. Le général-gouverneur de
Moscou, qui avait envoyé ses aides de camp plusieurs fois
par jour pour avoir des nouvelles du malade, était venu ce
soir-là en personne prendre un dernier congé de l’illustre
contemporain de Catherine. Le magnifique salon de
réception était plein de monde. Tous se levèrent avec
respect à l’entrée du général en chef, qui venait de passer
une demi-heure seul avec le mourant, et qui, en saluant à
droite et à gauche, se hâta de traverser le salon sous le feu
de tous les regards.
Le prince Basile, singulièrement pâli et amaigri, le
reconduisait, en lui disant quelques mots à voix basse.
Après avoir accompli ce devoir, il s’arrêta dans la grande
salle, et se laissa tomber sur une chaise, en se couvrant les
yeux de la main.
Bientôt après, il se leva et se dirigea vivement et d’un
air anxieux vers un long couloir qui aboutissait à
l’appartement de l’aînée des princesses, et il y disparut.
Les personnes qui étaient restées dans le salon à demi
éclairé chuchotaient entre elles ou se taisaient subitement,
et jetaient des regards curieux et inquiets du côté de la
porte, chaque fois qu’elle s’ouvrait pour livrer passage à
ceux qui entraient chez le malade ou qui en sortaient.
« Le terme est arrivé ! disait un vieux prêtre assis à
côté d’une dame qui l’écoutait avec vénération… Le terme
est arrivé ! Aller plus loin est impossible !
– N’est-ce pas trop tard pour l’extrême-onction ?
demanda sa voisine, feignant de ne point savoir à quoi
s’en tenir là-dessus.
– C’est un bien grand sacrement, » répondit le serviteur
de l’Église, et, passant doucement la main sur son front
chauve, il ramena en avant quelques rares mèches de
cheveux gris.
« Qui était-ce donc ? Le général en chef ? demandait-
on à l’autre bout de la chambre… Comme il est encore
jeune !
– Et il est à la veille de ses soixante-dix ans !… On dit
que le comte n’a plus sa tête… Il était question de lui
donner l’extrême-onction…
– J’ai connu quelqu’un qui l’a reçue sept fois. »
La seconde des nièces du comte Besoukhow venait de
quitter son oncle. Elle avait les yeux rouges ; elle alla
s’asseoir à côté du docteur Lorrain, qui était
gracieusement accoudé sous le portrait de l’impératrice
Catherine.
« Il fait véritablement beau, princesse, très beau, lui dit
le médecin… on pourrait en vérité se croire à la
campagne, bien qu’on soit à Moscou !
– N’est-ce pas ? répondit la demoiselle avec un
soupir… Me permettez-vous de lui donner à boire ? »
Le médecin parut réfléchir :
« A-t-il pris la potion ?
– Oui. »
Il regarda son « Bréguet » :
« Prenez un verre d’eau cuite et mettez-y une pincée
(faisant le geste de ses doigts fluets) de… de crème de
tartre.
« Che ne gonnais bas de gas où l’on reste en fie abrès
le droisième goup, disait un médecin allemand à un aide
de camp.
– Quel homme robuste c’était ! répondit son
interlocuteur… À qui reviennent toutes ses richesses ?
ajouta-t-il tout bas.
– Il se drouvera pien un amadeur, » reprit l’Allemand
avec un gros sourire.
La porte s’ouvrit de nouveau. Tout le monde regarda :
c’était la seconde princesse qui, après avoir préparé la
tisane, entrait chez le malade.
Le médecin allemand s’approcha de Lorrain.
« Il bourra pien drainer engore jusqu’au madin. »
Lorrain plissa ses lèvres, et fit solennellement un geste
négatif avec son index :
« Cette nuit au plus tard ! » dit-il tout bas, en souriant
orgueilleusement à sa propre science, qui lui permettait de
si bien préciser la situation de l’agonisant.
Le prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la
princesse aînée. Il y faisait presque nuit : deux petites
lampes brûlaient devant les images, et il s’en exhalait une
douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule de petits
meubles, de chiffonnières et de guéridons de toutes
formes l’encombraient, et l’on entrevoyait à demi cachées
par un paravent les blanches couvertures d’un lit très élevé.
Un petit chien aboya.
« Ah ! c’est vous, mon cousin ! »
Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si
constamment et si correctement lisses, qu’on aurait pu les
croire fixés sur sa tête par une couche de vernis.
« Qu’y a-t-il ? dit-elle, vous m’avez effrayée !
– Il n’y a rien. C’est toujours la même chose, mais je
suis venu causer affaires avec toi, Catiche, » lui dit le
prince.
Et il s’assit avec lassitude dans le fauteuil qu’elle avait
occupé.
« Comme tu as chauffé ta chambre ! Voyons, assieds-
toi là, et causons.
– Je croyais qu’il était arrivé quelque chose… »
Et elle se mit en face de lui, toute prête à l’écouter avec
son air impassible et dur.
« J’ai essayé de dormir, mais je ne peux pas.
– Eh bien, ma chère ? » dit le prince Basile qui lui prit la
main et qui ensuite l’abaissa graduellement, selon son
habitude…
Ces quelques mots devaient faire allusion à bien des
choses, car le cousin et la cousine s’étaient entendus sans
rien se dire.
La princesse, dont la taille était longue, sèche et
disgracieuse, tourna lentement ses yeux gris à fleur de tête
et sans expression, et les fixa sur lui ; puis elle secoua la
tête, soupira et reporta son regard vers les images. Ce
mouvement pouvait s’interpréter de deux manières : c’était
de la douleur et de la résignation, ou bien de la fatigue et
l’espoir d’un prochain repos.
Le prince Basile le comprit ainsi.
« Crois-tu donc que je ne m’en ressente pas aussi ? Je
suis éreinté comme un cheval de poste. Causons pourtant,
et sérieusement, si tu veux bien… »
Il se tut et la contraction de ses joues donna à sa
physionomie une expression désagréable, qui ne
ressemblait en rien à celle qu’il prenait devant témoins.
Son regard était aussi tout autre, et on y lisait à la fois
l’impudence et la crainte.
La princesse, retenant son petit chien sur ses genoux,
de ses mains osseuses et maigres, le regardait
attentivement dans le plus profond silence, bien décidée à
ne pas le rompre la première, dût-il se prolonger toute la
nuit.
« Voyez-vous, chère princesse et chère cousine
Catherine Sémenovna, reprit le prince Basile avec un effort
visible, il faut penser à tout dans de pareils moments ; il
faut penser à l’avenir, au vôtre… je vous aime toutes trois
comme mes propres filles, tu le sais… ? »
Comme la princesse restait impassible et
impénétrable, il continua sans la regarder, en repoussant
avec humeur un guéridon :
« Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme
vous êtes les seules héritières directes. Je comprends tout
ce que le sujet a de pénible pour toi et pour moi aussi, je te
le jure ; mais, ma chère amie, j’ai dépassé la cinquantaine,
il faut tout prévoir !… Sais-tu que j’ai envoyé chercher
Pierre ? Le comte l’a exigé en indiquant son portrait… »
Le prince Basile releva les yeux sur elle : rien n’indiquait
sur sa figure si elle l’avait écouté, ou si elle le regardait
sans songer à rien.
« Je ne cesse d’adresser de ferventes prières à Dieu,
mon cousin, pour qu’il soit sauvé et pour que sa belle âme
se détache sans souffrance de ce monde.
– Oui, oui, certainement, répliqua le vieux prince, en
attirant cette fois à lui avec un mouvement de colère
l’innocent guéridon…
– Mais enfin, voici l’affaire… tu la connais… le comte a
fait l’hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa
fortune à Pierre, en mettant de côté ses héritiers légitimes.
– Oh ! il en a tant fait de testaments ! repartit la nièce
avec une tranquillité parfaite… En tout cas, il ne saurait rien
léguer à Pierre, car Pierre est un fils naturel !
– Et que ferions-nous ? s’écria vivement le prince
Basile en serrant contre lui le guéridon à le briser… – Que
ferions-nous si le comte demandait à l’Empereur, dans une
lettre, de légitimer ce fils ? Eu égard aux services du
comte, on le lui accorderait peut-être ! »
La princesse sourit, et ce sourire disait qu’elle en savait
là-dessus plus long que son interlocuteur.
« Je te dirai plus : la lettre est écrite, mais elle n’a pas
été envoyée, et pourtant l’Empereur en a connaissance. Il
s’agirait de découvrir si elle a été détruite ; si, au contraire,
elle existe… alors… quand tout sera fini ! – et il soupira
pour faire entendre ce que voulait dire le mot « tout », – on
cherchera dans les papiers du comte…, le testament sera
remis à l’Empereur avec la lettre, sa prière sera accueillie
et Pierre héritera légitimement de tout !
– Et notre part ? demanda la princesse avec une ironie
marquée, bien convaincue qu’il n’y avait rien à craindre.
– Mais, ma pauvre Catiche, c’est clair comme le jour : il
sera le seul héritier, et vous ne recevrez pas une obole – Tu
dois le savoir, ma chère ! Le testament et la lettre ont-ils
été détruits ? S’il les a oubliés, où se trouvent-ils ? Dans ce
cas il faudrait s’en emparer, car…
– Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en
l’interrompant du même ton et avec la même expression
dans le regard… Je ne suis qu’une femme et, selon vous,
nous sommes toutes des sottes ? Mais je suis sûre qu’un
bâtard ne peut hériter de rien, un bâtard ! ajouta-t-elle en
français, comme si ce mot dans cette langue devait
répondre victorieusement à tous les arguments de son
adversaire.
– Tu ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es
intelligente. Si le comte obtient la légitimation, Pierre
deviendra comte Besoukhow, et toute la fortune ira à lui de
droit. Si le testament et la lettre existent, il ne te reviendra à
toi, que la consolation d’avoir été bonne, dévouée… etc.…
etc.… c’est certain !
– Je sais que le testament existe, mais je sais aussi
qu’il n’est pas légal, et vous me prenez, je crois, pour une
idiote, mon cousin, répondit la princesse, convaincue
qu’elle avait été mordante et spirituelle.
– Ma chère princesse Catherine, reprit le vieux prince
avec une impatience marquée, je ne suis pas venu pour te
blesser, mais pour causer avec toi de tes propres intérêts.
Tu es une bonne et aimable parente, et je te répète pour la
dixième fois que, si le testament et la lettre se trouvent
parmi les papiers du comte, tes sœurs et toi vous cessez
d’être les héritières. Si tu manques de confiance en moi,
adresse-toi à des gens compétents. Je viens d’en causer
avec Dmitri Onoufrievitch, l’homme d’affaires de la maison,
et il m’a répété la même chose. »
La lumière se fit tout à coup dans les idées de la
princesse. Ses lèvres minces pâlirent, mais ses yeux
gardèrent leur immobilité, tandis que sa voix, qu’elle ne
pouvait plus maîtriser, avait des éclats inattendus.
« Ce serait charmant, je n’ai jamais rien demandé, et je
ne veux rien accepter ! s’écria-t-elle en jetant à terre son
carlin, et en arrangeant les plis de sa robe… Voilà la
reconnaissance, voilà l’affection pour celles qui lui ont tout
sacrifié ! Bravo ! c’est parfait. Je n’ai heureusement besoin
de rien, prince !
– Mais tu n’es pas seule, tu as des sœurs…
– Oui, continua-t-elle sans l’écouter, je le savais depuis
longtemps, mais je n’y pensais plus : l’envie, la duplicité,
l’intrigue, la plus noire des ingratitudes, voilà à quoi je
devais m’attendre dans cette maison. J’ai tout compris, et
je sais à qui je dois m’en prendre de ces intrigues.
– Mais il ne s’agit pas de cela, ma chère amie.
– C’est votre protégée, cette charmante princesse
Droubetzkoï, que je n’aurais pas voulu avoir pour femme de
chambre, cette vilaine et atroce créature !
– Voyons, ne perdons pas notre temps.
– Ah ! laissez-moi : elle s’est faufilée ici pendant l’hiver
et a raconté au comte des horreurs, des choses
épouvantables sur nous toutes, sur Sophie surtout.
Impossible de vous les répéter !… Le comte en est tombé
malade et n’a pas voulu nous laisser entrer chez lui
pendant quinze jours. C’est alors qu’il a écrit ce sale
papier, qui, à ce que je croyais, ne pouvait avoir aucune
valeur.
– Nous y voilà…, mais pourquoi ne pas m’avoir
prévenu ? Où est-il ?
– Il est enfermé dans le portefeuille à mosaïque qu’il
garde toujours sous son oreiller… Oui, c’est elle, et si j’ai
un gros péché sur la conscience, c’est la haine que
m’inspire cette vilaine femme ! Pourquoi se glisse-t-elle
parmi nous ? Oh ! un jour viendra où je lui dirai son fait, »
s’écria la princesse complètement hors d’elle-même.
XXII
Pendant que toutes ces conversations avaient lieu au
salon et chez la princesse, la voiture du prince Basile
ramenait Pierre et avec lui la princesse Droubetzkoï, qui
avait jugé nécessaire de l’accompagner. Lorsque les roues
glissèrent doucement sur la paille étendue devant la façade
de l’hôtel Besoukhow, elle se tourna vers son compagnon
avec des phrases de consolation toutes prêtes ; mais, à sa
grande surprise, Pierre dormait, tranquillement bercé par le
mouvement de la voiture ; elle le réveilla, et il la suivit en
songeant pour la première fois qu’il allait avoir une
entrevue avec son père mourant ! La voiture s’était arrêtée
à une des entrées latérales. Au moment où il mettait pied à
terre, deux hommes vêtus de noir se retirèrent vivement
dans l’ombre projetée par le mur ; d’autres avaient
également l’air de se cacher. Personne n’y faisait la
moindre attention. « Cela doit être ainsi, » se dit Pierre, et
il continua à suivre la princesse, qui montait rapidement
l’étroit escalier de service. Il se demandait pourquoi elle
avait justement choisi cette entrée inusitée, pourquoi cette
visite au comte et quelle en serait l’utilité, mais l’assurance
et la hâte de son guide le forçaient à croire encore une fois
que cela devait être ainsi. À mi-chemin, ils furent heurtés
par des gens qui descendaient l’escalier en courant, avec
des seaux d’eau, et qui se serrèrent contre la muraille pour
leur livrer passage, sans témoigner le moindre étonnement
à leur vue.
« C’est bien de ce côté, l’appartement des
princesses ? demanda Anna Mikhaïlovna à l’un d’eux.
– Oui, c’est ici, répondit à haute voix l’homme à qui elle
s’était adressée, comme si le moment était venu où l’on
pouvait tout se permettre. C’est la porte à gauche.
– Le comte ne m’a peut-être pas appelé, dit Pierre en
arrivant sur le palier… Je préférerais aller tout droit chez
moi. »
Anna Mikhaïlovna s’arrêta pour l’attendre :
« Ah ! mon ami ! lui dit-elle en lui effleurant la main
comme elle avait effleuré celle de son fils peu d’heures
auparavant. Croyez que je souffre autant que vous, mais
soyez homme !
– Vraiment, je ferais mieux de me retirer… »
Et Pierre regarda affectueusement la princesse par-
dessus ses lunettes.
« Ah ! mon ami, oubliez les torts qu’on a pu avoir envers
vous ; pensez qu’il est votre père et qu’il est à l’agonie. »
Elle soupira : « Je vous aime comme mon fils, fiez-vous à
moi, je veillerai à vos intérêts. »
Pierre n’avait rien compris, mais encore une fois il se
dit : « Cela doit être ainsi, » et il se laissa emmener. La
princesse ouvrit une porte et entra dans une petite pièce
qui servait d’antichambre. Un vieux serviteur des
princesses, assis dans un coin, y tricotait un bas. Pierre
n’avait jamais visité cette partie de la maison. Anna
Mikhaïlovna s’informa de la santé de ces dames auprès
d’une fille de chambre, à laquelle elle prodigua les « ma
bonne » et les « mon enfant ».
Celle-ci, qui portait une carafe d’eau sur un plateau,
enfila un long couloir dallé et fut suivie par la princesse. La
première chambre à gauche était celle de l’aînée des
nièces. Dans son empressement à y entrer, la servante
laissa la porte entrebâillée, si bien que Pierre et sa
conductrice, en y jetant involontairement les yeux, surprirent
la nièce aînée causant avec le prince Basile. À la vue des
deux visiteurs, ce dernier se rejeta en arrière avec un geste
marqué de contrariété, tandis que la princesse, se
précipitant sur la porte, la referma avec violence. Cet
accès de colère, si opposé au calme habituel de son
maintien, et l’inquiétude extrême qui se peignait sur le
visage du prince Basile étaient si étranges, que Pierre
s’arrêta court, interrogeant son guide du regard ; la bonne
dame, qui ne partageait pas sa surprise, répondit par un
soupir et un sourire :
« Soyez homme, mon ami ; c’est moi qui veillerai à vos
intérêts. »
Et Anna Mikhaïlovna doubla le pas.
C’est moi qui veillerai à vos intérêts ! Que voulait-elle
dire ? Pierre n’y comprenait rien, « mais cela doit sans
doute être ainsi, » se disait-il. Le corridor aboutissait à une
grande salle mal éclairée attenante au salon de réception
du comte. Quoique richement décoré, ce salon était d’un
aspect sévère ; Pierre le traversait habituellement lorsqu’il
rentrait par le grand escalier. Une baignoire, qu’on y avait
oubliée, s’y étalait au beau milieu ; l’eau en dégouttait tout
doucement et mouillait le tapis. Un domestique, et un
sacristain tenant un encensoir s’approchaient doucement
des nouveaux venus, qu’ils n’avaient pas aperçus. Le salon
d’à côté s’ouvrait sur un jardin d’hiver ; deux énormes
fenêtres à l’italienne y laissaient entrer le jour ; un buste en
marbre et un portrait en pied de l’impératrice Catherine en
étaient les principaux ornements. Les mêmes personnes y
étaient encore assises et chuchotaient entre elles, en
gardant les mêmes poses.
Tous se turent à l’entrée d’Anna Mikhaïlovna, pour
examiner sa figure pâle et éplorée, et le gros et grand
Pierre qui la suivait docilement, la tête basse. Elle savait,
et son visage l’exprimait clairement, que l’instant décisif
était enfin arrivé, et ce fut avec l’assurance d’une
Pétersbourgeoise rompue aux affaires qu’elle soutint la
fixité curieuse de leurs regards. Elle sentait qu’elle était
protégée par celui qu’elle avait amené, car le mourant
l’avait demandé. Se dirigeant sans hésiter vers le
confesseur du comte, et se courbant de façon à se
rapetisser, sans toutefois s’incliner outre mesure, elle lui
demanda respectueusement sa bénédiction, et s’adressa
avec la même humilité à l’autre dignitaire de l’Église.
« Dieu soit loué, nous voilà à temps, dit-elle, nous
avions si grand’peur !… C’est le fils du comte ! Quel
épouvantable moment ! »
Ayant murmuré ces quelques mots, elle se tourna vers
le docteur :
« Cher docteur, ce jeune homme est le fils du comte ; y
a-t-il de l’espoir ? »
Le docteur leva les yeux au ciel et haussa les épaules.
Anna Mikhaïlovna l’imita en tout point, et, se couvrant la
figure de la main, elle le quitta avec un profond soupir, pour
se rapprocher de Pierre, avec une physionomie où il y avait
du respect, de la tendresse et une tristesse significative.
« Ayez confiance en sa miséricorde ! » Alors elle lui
indiqua du doigt un petit canapé qu’elle l’engagea à
occuper ; ensuite elle se dirigea sans bruit vers la porte
mystérieuse qui attirait toute l’attention, l’ouvrit
imperceptiblement et disparut.
Pierre, qui s’était décidé à lui obéir aveuglément,
s’assit sur le petit canapé et remarqua, non sans surprise,
qu’on l’observait avec plus de curiosité que d’intérêt. On
chuchotait en le désignant, et il paraissait inspirer une
certaine crainte et une certaine servilité. On lui témoignait
un respect auquel on ne l’avait point habitué, et la dame
inconnue qui causait avec les deux prêtres se leva pour lui
offrir sa place ; un aide de camp ramassa le gant qu’il avait
laissé tomber et le lui présenta ; les médecins se turent et
se rangèrent pour le laisser passer. Le premier mouvement
de Pierre avait été de refuser la place offerte, pour ne point
déranger la dame, de ramasser lui-même son gant et
d’éviter les médecins, qui d’ailleurs ne se trouvaient pas
sur son chemin ; mais il pensa que ce ne serait pas
convenable, qu’il était devenu un personnage, qu’on
attendait beaucoup de lui pendant cette mystérieuse et
triste nuit, et que par conséquent il était tenu d’accepter les
services de chacun.
Il prit donc silencieusement le gant que lui tendait l’aide
de camp, il s’assit à la place offerte par la dame, posa ses
mains sur ses genoux, bien parallèles l’une à l’autre, dans
la pose naïve d’une statue égyptienne, très décidé, pour ne
point se compromettre, à s’abandonner à la volonté
d’autrui, au lieu de suivre ses propres inspirations.
Deux minutes s’étaient à peine écoulées, que le prince
Basile, la tête haute, vêtu de sa longue redingote, sur
laquelle brillaient trois étoiles, fit majestueusement son
entrée. Il semblait avoir subitement maigri ; ses yeux
s’agrandirent à la vue de Pierre. Il lui prit la main, ce qu’il
n’avait encore jamais fait, et l’abaissa lentement comme
pour en éprouver la force de résistance.
« Courage, courage, mon ami ;… il a demandé à vous
voir, c’est bien ! »
Et il allait le quitter, lorsque Pierre crut de son devoir de
lui demander :
« Est-ce que la santé de… ? »
Il s’arrêta confus, ne sachant comment nommer le
comte son père !
« Il a eu encore « un coup » il y a une demi-heure.
Courage, mon ami ! »
Le trouble de ses idées était si grand, que Pierre
s’imagina à l’entendre que le mourant avait été frappé par
quelqu’un, et il fixa sur le prince Basile un regard ahuri.
Celui-ci, ayant échangé quelques mots avec le docteur
Lorrain, se glissa sur la pointe du pied par la porte
entr’ouverte. L’aînée des princesses le suivit, ainsi que le
clergé et les serviteurs de la maison. Il se fit un mouvement
dans la chambre du malade, et Anna Mikhaïlovna, pâle
mais ferme dans l’accomplissement de son devoir, en
sortit pour aller chercher Pierre.
« La bonté divine est inépuisable, lui dit-elle. La
cérémonie de l’extrême-onction va commencer…
venez… ! »
Il se leva et remarqua que toutes les personnes qui
étaient là, la dame inconnue et l’aide de camp compris,
entrèrent avec lui dans la pièce voisine. Il n’y avait plus de
consigne à observer.
XXIII
Pierre connaissait parfaitement cette grande chambre,
divisée par des colonnes formant alcôve et toute tapissée
d’étoffes à l’orientale. Derrière les colonnes, on voyait un
grand lit en bois d’acajou, très élevé, garni de lourds
rideaux, et, de l’autre, la niche vitrée contenant les saintes
images, qui était éclairée comme une église pendant
l’office divin. Dans un large fauteuil à la Voltaire placé
devant elles, le comte Besoukhow, avec sa grande et
majestueuse figure, et enveloppé jusqu’à la ceinture d’une
couverture de soie, était à demi couché sur des oreillers
d’une blancheur immaculée. Une crinière de cheveux gris,
semblable à celle d’un lion, et des rides fortement
accusées faisaient ressortir son beau et noble visage au
teint de cire. Ses deux mains, grandes et fortes, gisaient
inanimées sur la couverture. Entre l’index et le pouce de la
main droite, on avait placé un cierge, que retenait un vieux
serviteur penché au-dessus du fauteuil. Les prêtres et les
diacres, avec leurs longs cheveux descendant sur les
épaules, et leurs riches habits sacerdotaux, officiaient
autour de lui avec une lenteur solennelle, tenant à la main
des cierges allumés. Au second plan, les deux nièces
cadettes, leurs mouchoirs sur les yeux, s’effaçaient derrière
le visage impassible de Catiche, leur sœur aînée, qui
paraissait craindre, si elle avait porté ailleurs son regard
rivé aux saintes images, de ne plus rester maîtresse de
ses sentiments. Une tristesse calme et une expression de
pardon sans réserve se lisaient sur les traits de la
princesse Droubetzkoï, qui était restée appuyée à la porte,
à côté de la dame inconnue. Le prince Basile, en face
d’elle, à deux pas du mourant, un cierge dans la main
gauche, se tenait accoudé sur le dossier sculpté d’une
chaise recouverte de velours, et levait les yeux au ciel
chaque fois que de sa main droite il se touchait le front en
se signant. Son visage était empreint d’une piété résignée
et d’un abandon complet à la volonté du Très-Haut.
« Malheur à vous qui n’êtes pas à la hauteur de mes
sentiments ! » avait-il l’air de dire.
Derrière lui étaient groupés les médecins et les
serviteurs de la maison, les hommes d’un côté, les femmes
de l’autre, comme à l’église. Tous se taisaient et se
signaient. On n’entendait que la voix des officiants et le
chant plein et continu du chœur. Parfois, un des assistants
soupirait ou changeait de pose.
Tout à coup, la princesse Droubetzkoï traversa la
chambre de l’air assuré d’une personne qui a la
conscience de ce qu’elle fait, et offrit un cierge à Pierre.
Il l’alluma, et, distrait par ses propres réflexions, il se
signa de la main qui le tenait.
Sophie, la cadette des princesses, celle-là même qui
avait un grain de beauté sur la joue, le regarda en souriant,
replongea sa figure dans son mouchoir et resta quelques
instants la figure cachée. Puis, après avoir jeté un second
coup d’œil sur Pierre, elle se sentit incapable de garder
plus longtemps son sérieux et se retira derrière une des
colonnes. Au milieu de la cérémonie, les voix se turent
soudain : les prêtres se dirent quelques mots à l’oreille ; le
vieux serviteur qui soutenait la main du comte se redressa
et se tourna vers les dames. Anna Mikhaïlovna s’avança
aussitôt, et, se penchant au-dessus du moribond, elle
appela à elle, d’un geste et sans le regarder, le docteur
Lorrain, qui, adossé à une colonne, témoignait, par sa
tenue respectueuse, qu’il comprenait et approuvait, malgré
sa qualité d’étranger et la différence de religion, toute
l’importance du sacrement administré. Il s’approcha
doucement et souleva de ses doigts fluets la main étendue
sur la couverture ; il en chercha le pouls en se détournant,
et s’absorba dans ses calculs. On s’agita autour de lui, on
mouilla les lèvres du mourant avec un cordial, chacun reprit
sa place, et la cérémonie continua. Pendant cette
interruption, Pierre, qui avait suivi les mouvements du
prince Basile, l’avait vu quitter sa chaise, rejoindre l’aînée
des nièces et se diriger avec elle vers le fond de l’alcôve,
puis passer près du grand lit à rideaux et disparaître par
une petite porte dérobée.
L’office n’était pas terminé, qu’ils avaient déjà repris
leurs places. Cette circonstance n’éveilla pas la curiosité
de Pierre, car il était convaincu ce soir-là que tout ce qu’il
voyait faire était indispensable et naturel. Les chants
cessèrent et la voix du prêtre, qui présentait au mourant
ses respectueuses félicitations, se fit entendre ; mais le
mourant gisait toujours inanimé ! Les allées et venues
recommencèrent à ses côtés ; on marchait, on chuchotait,
et le chuchotement de la princesse Droubetzkoï dominait
les autres. Pierre l’entendit qui disait :
« Il faut absolument le reporter dans son lit, autrement il
sera impossible de… »
Les médecins, les princesses et les domestiques
entourèrent le comte, qui se trouva ainsi caché aux yeux de
Pierre, et cependant cette tête jaunie, avec sa forêt de
cheveux, était toujours présente à ses yeux depuis son
entrée. Il devina, aux précautions qu’on prenait, qu’on le
soulevait pour le transporter.
« Empoigne donc mon bras, tu vas le laisser tomber, dit
un domestique effrayé…
– Par en bas !… vite !… encore un ! » disait un autre.
Et, à entendre les respirations oppressées et les pas
précipités des porteurs, on devinait le poids qui les
accablait. Ils frôlèrent le jeune homme, et il put apercevoir
pendant une seconde, au milieu d’un fouillis de têtes
inclinées, la poitrine élevée et puissante du mourant, ses
épaules à découvert et sa tête de lion à crinière bouclée.
Cette tête, avec son front extraordinairement large, ses
pommettes saillantes, sa bouche bien découpée, son
regard froid et imposant, n’était pas encore défigurée par
les approches de la mort ; c’était bien la même que Pierre
avait vue trois mois auparavant, lorsque son père l’avait
envoyé à Pétersbourg. Mais aujourd’hui elle se balançait
inerte, selon la marche inégale des porteurs, et son regard
atone ne s’arrêtait sur rien.
Après quelques minutes de confusion autour du lit, les
serviteurs se retirèrent. Anna Mikhaïlovna toucha
légèrement Pierre du bout du doigt et lui dit :
« Venez ! »
Il obéit. On avait donné au malade, à demi soulevé et
soutenu par une pile de coussins, une pose apprêtée, en
rapport avec le sacrement qu’il venait de recevoir. Ses
mains étaient étalées sur le taffetas vert de la couverture, et
il regardait droit devant lui, de ce regard vague et perdu
dans l’espace, qu’aucun homme ne saurait ni définir ni
comprendre ; n’avait-il rien à dire ou avait-il à dire
beaucoup ? Pierre s’arrêta près du lit, ne sachant que
faire ; il interrogea des yeux son guide, qui, d’un
mouvement imperceptible, lui indiqua la main du mourant,
en lui faisant signe d’y appliquer un baiser. Pierre se
pencha avec précaution pour ne pas toucher à la
couverture, et ses lèvres effleurèrent la main large et
charnue du comte.
Pas un muscle ne tressaillit sur cette main, pas une
contraction ne parut sur ce visage, et rien, rien ne répondit
à cet attouchement. Pierre, indécis, reporta ses yeux sur la
princesse, qui lui fit signe de s’asseoir dans le fauteuil, au
pied du lit. Il s’assit sans la quitter du regard ; elle baissa la
tête affirmativement. Plus sûr de son fait, il reprit sa pose
de statue égyptienne, et, visiblement embarrassé de sa
gaucherie habituelle, il faisait de sérieux efforts pour
occuper le moins de place possible, les regards fixés sur
les traits de l’agonisant. Anna Mikhaïlovna ne le perdait pas
de vue non plus, convaincue de l’importance de cette
dernière et touchante entrevue du fils et du père.
Deux minutes, qui parurent un siècle à Pierre, s’étaient
à peine écoulées, lorsque la figure du comte fut subitement
et violemment agitée par une convulsion, et sa bouche,
rejetée de côté, laissa passer un râle rauque et sourd. Ce
fut pour Pierre le premier avertissement d’une fin
prochaine ; la princesse Droubetzkoï épiait les yeux du
mourant pour en deviner les désirs : elle porta son doigt
tour à tour sur Pierre, sur la tisane, sur le prince Basile, sur
la couverture… tout fut inutile, et un éclair d’impatience
sembla briller dans ce regard éteint, qui essayait d’attirer
l’attention du valet de chambre immobile au chevet de sa
couche.
« Il demande à être retourné, » murmura ce dernier, qui
se mit en devoir de le changer de position.
Pierre voulut l’aider, et ils venaient d’y réussir, quand
une des mains du comte retomba lourdement en arrière,
malgré les vains efforts du malade pour la ramener à lui.
S’aperçut-il de l’expression d’effroi qui se peignit sur la
figure bouleversée de Pierre à la vue de ce membre frappé
de paralysie, ou quelque autre pensée traversa-t-elle son
cerveau ? Qui peut le dire ? Car il regarda à son tour ce
bras désobéissant, le visage terrifié de son fils, et un
sourire terne, décoloré, étrange à cette heure, voltigea sur
ses lèvres. On aurait dit qu’il répondait, par une
compassion ironique, à cette destruction envahissante et
graduelle de ses forces.
Ce sourire inattendu fit mal à Pierre : il fut saisi d’une
crampe à la poitrine, il lui vint un chatouillement dans le
gosier, et les larmes lui montèrent aux yeux.
Le malade, qu’on avait recouché du côté de la muraille,
poussa un profond soupir.
« Il s’est assoupi, dit Anna Mikhaïlovna à une des
nièces qui revenait à son poste. Allons !… »
Et Pierre la suivit.
XXIV
Il n’y avait plus personne au salon que le prince Basile
et la princesse Catiche, assis tous les deux sous le portrait
de l’impératrice et causant avec vivacité ; ils
s’interrompirent soudain à l’entrée de Pierre ; il ne put
s’empêcher de remarquer que la princesse Catiche faisait
un mouvement comme pour cacher quelque chose.
« Je ne puis voir cette femme, murmura-t-elle en
apercevant la princesse Droubetzkoï.
– Catiche a fait servir le thé dans le petit salon, dit le
prince Basile à la princesse Droubetzkoï ; allez, allez, ma
pauvre amie, mangez un morceau, autrement vous n’y
résisterez pas… »
Et il serra silencieusement et affectueusement le bras
de Pierre.
« Rien ne restaure comme une tasse de cet excellent
thé russe après une nuit blanche, » disait le docteur
Lorrain, en savourant à petites gorgées le chaud breuvage
dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il se tenait
debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle on
avait préparé le thé et une collation froide.
Tous ceux qui avaient passé la nuit dans la maison
s’étaient réunis dans cette petite pièce, presque
entièrement tapissée de glaces, et meublée de consoles
dorées. C’était là que Pierre aimait à se retirer pendant les
grands bals, car il ne savait pas danser ; il préférait s’y
isoler pour observer et s’amuser des dames qui y venaient,
toutes pimpantes et ruisselantes de diamants et de perles,
voir se refléter dans ces glaces leurs brillantes images. À
cette heure, l’éclairage ne se composait que de deux
bougies ; sur une table, placée au hasard, des plats et des
tasses se confondaient en désordre ; il n’y avait plus de
toilettes de fête ; mais des groupes étranges, formés de
personnes de toute condition, s’entretenaient à voix basse,
laissant paraître, à chaque mot, à chaque geste, une
incessante préoccupation sur le mystérieux événement qui
allait se passer dans l’alcôve de la grande chambre. Pierre
avait faim, mais il s’abstint de manger. Il chercha autour de
lui sa compagne et la vit se glisser furtivement dans le
salon à côté, où étaient restés le prince Basile et la
princesse Catiche. Se croyant obligée de la suivre, il se
leva et la trouva aux prises avec l’aînée des nièces.
« Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce
qui n’est pas nécessaire, disait Catiche de ce ton irrité qui
rappelait le moment où elle avait fermé la porte avec
colère.
– Chère princesse, reprenait Anna Mikhaïlovna avec
douceur et en lui barrant le chemin… ce sera, je le crains,
trop pénible pour votre pauvre oncle ; en ce moment il a si
fort besoin de repos ;… lui parler des intérêts de ce
monde, lorsque son âme est prête à… »
Le prince Basile, enfoncé dans un fauteuil, les jambes
croisées selon son habitude, paraissait ne prêter qu’une
médiocre attention au colloque des deux dames ; mais ses
joues agitées en tous sens tressaillaient d’une émotion
contenue.
« Voyons, ma bonne princesse, laissez faire Catiche ;
le comte l’aime tant, vous savez ?
– Je ne sais pas même ce qu’il contient, reprit Catiche
en se tournant vers lui et en désignant le portefeuille à
mosaïque qu’elle tenait entre ses doigts crispés. Je sais
seulement que le véritable testament est dans son bureau ;
il n’y a là dedans que des papiers oubliés… »
Et elle fit un pas pour échapper à la princesse
Droubetzkoï qui, d’un bond se retrouva sur son passage.
« Je le sais, chère et bonne princesse, répliqua-t-elle en
saisissant le portefeuille avec une force qui prouvait sa
ferme intention de ne point le lâcher ; chère princesse, je
vous en conjure, ménagez-le ! »
Une lutte s’engagea entre elles. Catiche se défendait
encore sans rien dire, mais on sentait qu’un torrent
d’injures était prêt à couler de ses lèvres serrées, tandis
que la voix doucereuse de son ennemie avait conservé tout
son calme, malgré les violents efforts de la lutte.
« Pierre, mon ami, approchez, lui cria Anna
Mikhaïlovna… Il ne sera pas de trop dans ce conseil de
famille, n’est-ce pas, prince ?
– Eh quoi, mon cousin, vous ne répondez pas ?
Pourquoi donc ce silence, quand Dieu sait quel monde
vient se mêler de nos affaires, sans respecter le seuil de la
chambre du mourant !… Intrigante ! » murmura-t-elle avec
fureur, en tirant à elle le portefeuille.
La violence de son geste ébranla Anna Mikhaïlovna, qui
fut entraînée en avant sans toutefois lâcher prise.
« Oh ! » fit le prince Basile avec un accent de reproche.
Et il se leva.
« C’est ridicule, voyons, lâchez-le, vous dis-je ! »
Catiche obéit ; mais comme son adversaire s’obstinait
à garder le portefeuille :
« Et vous aussi, laissez-le ; voyons, je prends tout sur
moi, je vais lui demander… cela vous satisfait-il ?
– Mais, prince, après ce grand sacrement, donnez-lui
un instant de répit ! Quel est votre avis ? dit-elle à Pierre,
qui contemplait, tout ahuri, le visage enflammé de Catiche
et les joues tremblotantes du prince Basile.
– Rappelez-vous que vous êtes responsable des
conséquences, répondit sèchement ce dernier, vous ne
savez ce que vous faites.
– Horrible femme ! » s’écria tout à coup Catiche, en se
jetant sur elle et en lui arrachant enfin le portefeuille.
Le vieux prince baissa la tête, et ses bras retombèrent
le long de son corps.
Au même moment, la porte mystérieuse qui s’était si
souvent ouverte et refermée avec précaution pendant cette
longue nuit s’ouvrit avec fracas, et livra passage à la
seconde des nièces, qui, les mains jointes, affolée de
terreur, se précipita au milieu d’eux :
« Que faites-vous, balbutia-t-elle avec désespoir ; il se
meurt, et vous m’abandonnez toute seule ! »
Catiche laissa échapper le portefeuille ; la princesse
Droubetzkoï, se penchant vivement, le ramassa et s’enfuit.
Le prince Basile et la princesse Catiche, une fois
revenus de leur stupeur, la suivirent dans la chambre à
coucher. Catiche reparut bientôt ; sa figure était pâle, sa
physionomie dure et sa lèvre inférieure fortement pincée. À
la vue de Pierre, ses sentiments de malveillance
éclatèrent :
« Oui, jouez votre comédie, jouez-la… Vous vous y
attendiez !… »
Ses sanglots l’arrêtèrent, et elle s’éloigna en se cachant
la figure.
Le prince Basile revint à son tour. À peine avait-il atteint
le canapé occupé par Pierre, qu’il s’y laissa tomber
comme s’il allait se trouver mal ; il était livide, sa mâchoire
tremblait, ses dents claquaient comme s’il avait la fièvre.
« Ah ! mon ami, » dit-il en saisissant les bras de Pierre.
Pierre fut frappé de la sincérité de son accent et de la
faiblesse de sa voix : c’était chose nouvelle pour lui !
« Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi ?
J’ai dépassé la soixantaine, mon ami… Oui, tout finit par la
mort, la mort, quelle terreur !… »
Et il se mit à pleurer.
Anna Mikhaïlovna ne tarda pas à paraître à son tour ;
elle s’approcha de Pierre à pas lents et mesurés.
« Pierre ! » murmura-t-elle.
Il la regarda pendant qu’elle le baisait au front, les yeux
mouillés de larmes :
« Il n’est plus !… »
Pierre continuait à la regarder par-dessus ses lunettes.
« Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer… rien
ne soulage comme les larmes ! »
Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant,
Pierre éprouva la satisfaction intime de n’y être plus un
objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l’y laissa un moment,
et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément
endormi, la tête appuyée sur sa main.
Le lendemain, elle lui dit :
« Oui, mon cher ami, c’est une grande perte pour nous
tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous
êtes jeune, vous serez à la tête d’une fortune colossale. Le
testament n’a pas encore été ouvert, mais je vous connais
assez pour être sûre que cela ne vous tournera pas la tête ;
seulement vous aurez de nouveaux devoirs à remplir, il faut
être homme ! »
Pierre ne disait mot.
« Un jour peut-être…, plus tard, je vous raconterai !
Enfin… si je n’avais pas été là, Dieu sait ce qui serait
arrivé. Mon oncle m’avait promis, avant-hier encore, de ne
pas oublier Boris, mais il n’a pas eu le temps d’y songer.
J’espère, mon cher ami, que vous exécuterez les volontés
de votre père. »
Pierre, qui ne comprenait rien à tout ce qu’elle disait, se
taisait et rougissait d’un air embarrassé.
Après la mort du vieux comte, la princesse était
retournée chez les Rostow pour s’y reposer un peu de
toutes ses fatigues. À peine éveillée, elle se mit à raconter
à ses amis et à ses connaissances les moindres détails de
cette nuit pleine d’incidents. « Le comte, disait-elle, était
mort comme elle aurait elle-même désiré mourir !… Sa fin
avait été des plus édifiantes, et la dernière entrevue entre
le père et le fils touchante au point qu’elle ne pouvait y
songer sans attendrissement. Elle ne savait vraiment pas
lequel des deux s’était montré le plus admirable pendant
ces derniers et solennels instants, du père, qui avait eu un
mot pour chacun et qui s’était montré d’une tendresse si
profonde pour son enfant, ou du fils, qui, anéanti et brisé
par la douleur, s’efforçait encore de prendre sur lui en face
de son père à l’agonie… « De pareilles scènes sont
navrantes, mais elles font du bien… Elles élèvent l’âme
lorsqu’on a devant soi des hommes comme ceux-là ! »
ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du
prince Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas,
dans le tuyau de l’oreille, et sous le sceau du plus grand
secret.
XXV
On attendait de jour en jour à Lissy-Gory, domaine du
prince Nicolas Andréévitch Bolkonsky, l’arrivée du jeune
prince André et de sa femme ; mais cette attente ne
troublait en rien le mode d’existence établi par le vieux
prince, qu’on avait surnommé, dans un certain cercle, « le
roi de Prusse ». Général en chef de l’empereur Paul, il
avait été exilé par lui dans sa propriété de Lissy-Gory, et il
y vivait depuis lors dans la retraite avec sa fille Marie et sa
demoiselle de compagnie, Mlle Bourrienne. Le nouveau
règne lui avait ouvert les portes de sa prison et lui avait
rendu le droit de séjourner dans les deux capitales ; mais il
s’obstinait à ne pas quitter sa terre, ayant déclaré à qui
voulait l’entendre que les cent cinquante verstes qui le
séparaient de Moscou pouvaient bien être franchies par
ceux qui désiraient le voir, et que, quant à lui, il n’avait
besoin de rien, ni de personne.
Les vices de l’humanité provenaient, disait-il,
exclusivement de deux causes : l’oisiveté et la superstition.
De même, il ne reconnaissait que deux vertus : l’activité et
l’intelligence ; et il s’occupait personnellement de
l’éducation de sa fille, afin de développer en elle, autant
que possible, ces deux qualités. Jusqu’à l’âge de vingt ans,
elle avait étudié, sous sa direction, la géométrie et
l’algèbre, et sa journée avait été méthodiquement
employée à des occupations déterminées et suivies.
Quant à lui, il écrivait ses mémoires, résolvait des
problèmes de mathématiques, tournait des tabatières,
travaillait au jardin et surveillait la construction de ses
différentes bâtisses, qui lui donnaient fort à faire, car le
bien était grand et l’on bâtissait toujours.
Jusqu’au moment de son entrée dans la salle à manger,
qui avait lieu invariablement à la même heure, ou, pour
mieux dire, à la même minute, sa vie entière était réglée
dans ses moindres détails avec une exactitude
scrupuleuse. Il était cassant et exigeant à l’extrême à
l’égard de son entourage, y compris sa fille ; aussi, sans
être cruel, il avait su inspirer une crainte et un respect qu’un
homme vraiment méchant aurait eu de la peine à obtenir.
Malgré sa vie retirée et en dehors de tout emploi officiel,
aucun des fonctionnaires du gouvernement où il demeurait
n’eût manqué de venir lui présenter ses devoirs et de
pousser la déférence jusqu’à attendre son apparition dans
le grand vestibule, à l’exemple de la princesse Marie, de
l’architecte et du jardinier. Tous ressentaient du reste le
même sentiment mêlé de crainte et de respect, lorsque la
lourde porte de son cabinet s’ouvrait lentement pour laisser
passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudrée, ses
mains sèches et fines, ses sourcils épais et grisonnants,
dont l’ombre adoucissait parfois l’éclat des yeux brillants et
presque jeunes encore.
Dans la matinée où devait arriver le jeune ménage, la
princesse Marie traversa, selon son invariable habitude, le
grand vestibule pour aller souhaiter le bonjour à son père,
et, comme toujours, à ce moment-là, elle ne pouvait se
défendre d’une certaine émotion, elle se signait et priait
pour se donner du courage, afin que cette première
entrevue se passât sans bourrasque. Le vieux serviteur
poudré qui était toujours assis dans le vestibule se leva et
lui dit tout bas :
« Veuillez entrer. »
Le bruit régulier d’un tour se faisait entendre dans la
pièce voisine. La princesse en ouvrit timidement la porte,
qui tourna doucement sur ses gonds, et s’arrêta sur le
seuil ; le prince travaillait, il se retourna et reprit aussitôt
son ouvrage.
Ce cabinet était plein d’objets d’un usage journalier.
Une énorme table, sur laquelle étaient jetés au hasard des
cartes et des livres, des armoires vitrées dont les clefs
brillaient dans leurs serrures, un bureau très élevé pour
écrire débout, et sur lequel s’étalait un cahier ouvert, un tour
garni de ses outils, et des copeaux jonchant le parquet,
témoignaient d’une activité variée, constante et réglée. Au
mouvement cadencé de son pied chaussé d’une botte
molle à la tartare, à la pression ferme et égale de sa main
nerveuse, on restait frappé de la forte dose de volonté
contenue dans ce vieillard encore vert. Après avoir travaillé
pendant quelques secondes, il retira son pied de dessus la
pédale, essuya le repoussoir, qu’il jeta dans un sac de cuir
cloué au tour, et s’approcha de la table. Il n’avait pas
l’habitude de bénir ses enfants, mais il leur offrait toujours à
baiser une joue, que le rasoir négligeait le plus souvent. Ce
cérémonial accompli, il examina sa fille et lui dit avec une
certaine brusquerie, qui cependant n’était pas exempte
d’affection :
« Tu vas bien, tu vas bien ? Assieds-toi là… »
Et, s’emparant d’un cahier de géométrie écrit de sa
main, il étendit la jambe et attira à lui un fauteuil.
« C’est pour demain, » dit-il vivement en feuilletant les
pages et en marquant de l’ongle le paragraphe qu’il avait
choisi.
La princesse Marie se pencha sur la table.
« Tiens, voici une lettre pour toi, » ajouta-t-il tout à coup,
en retirant d’un vide-poche suspendu au mur une
enveloppe dont l’adresse avait été écrite par une main
féminine, et il la lui jeta.
À la vue de cette lettre, le visage de la princesse Marie
se marbra de taches rouges ; elle la saisit aussitôt et la
regarda.
« Est-ce de ton « Héloïse » ? demanda le prince avec
un sourire glacial, qui laissa voir des dents jaunes, mais
bien conservées.
– Oui, c’est de Julie, répondit-elle timidement.
– Je laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la
troisième ; vous vous écrivez des folies, je parie, … je lirai
la troisième.
– Mais lisez celle-ci, mon père… »
Et sa fille la lui tendit en rougissant.
« J’ai dit la troisième, ce sera la troisième, s’écria le
vieux prince, en repoussant la lettre pour reprendre son
cahier de géométrie.
– Eh bien, mademoiselle… »
Et il se pencha au-dessus de sa fille, en appuyant une
main sur le dossier du fauteuil où elle était assise et où elle
se sentait comme enveloppée de cette atmosphère acre,
imprégnée d’une odeur de tabac, particulière à la vieillesse
et qui lui était si familière… « Eh bien, ces triangles sont
égaux ; tu vois l’angle ABC. »
La princesse regardait avec effroi les yeux brillants de
son père, ses joues se couvraient de taches de feu, la peur
lui ôtait la faculté de penser et la rendait incapable de
suivre les déductions de son professeur, si claires qu’elles
fussent… Cette scène se répétait tous les jours ; mais à
qui en était la faute, au maître ou à l’élève, qui finissait par
voir trouble et par ne plus rien entendre ? La figure de son
père touchait la sienne, elle sentait l’odeur pénétrante de
son haleine et ne pensait plus qu’à fuir au plus vite et à se
retirer dans sa chambre pour y étudier et résoudre en toute
liberté le problème proposé. Lui, de son côté, s’échauffait,
repoussait et ramenait son fauteuil avec fracas, tout en
faisant maints efforts pour se maîtriser ; puis de nouveau il
se fâchait, tempêtait et envoyait le cahier à tous les
diables.
Le malheur voulut que, cette fois encore, la princesse
répondît de travers :
« Quelle sotte ! » s’écria-t-il, en rejetant le manuscrit.
Puis, se détournant, il se leva, fit quelques pas, passa la
main sur les cheveux de sa fille, se rassit et reprit son
explication de plus belle.
« Cela ne va pas, princesse, cela ne va pas ! lui dit-il,
voyant qu’elle était prête à le quitter en emportant son
cahier… Les mathématiques sont une noble science, et je
ne veux pas que tu ressembles à nos sottes demoiselles.
Persévère, tu finiras par les aimer, et la bêtise délogera de
ta cervelle. »
Et il conclut en lui donnant une petite tape sur la joue.
Elle fit un pas, il l’arrêta du geste, et, saisissant sur son
bureau un livre nouvellement reçu, il le lui tendit :
« Ton « Héloïse » t’envoie aussi je ne sais quelle Clef
du mystère ; c’est religieux, à ce qu’il paraît. Je ne
m’inquiète en rien des croyances de personne, mais je l’ai
parcouru. Tiens, prends-le, et va-t’en. » Et, lui tapant cette
fois sur l’épaule, il ferma la porte derrière elle.
La princesse Marie rentra dans sa chambre.
L’expression craintive, qui lui était habituelle, rendait
encore moins attrayant son visage maladif et sans charme.
Elle s’assit devant la table à écrire, garnie de miniatures
encadrées, et encombrée de livres et de cahiers jetés au
hasard, car elle avait autant de désordre que son père
avait d’ordre, et rompit avec impatience le cachet de la
lettre de sa plus chère amie d’enfance, Julie Karaguine,
que nous avons déjà rencontrée chez les Rostow.
Voici le contenu de cette lettre :
« Chère et excellente amie, quelle chose terrible et
effrayante que l’absence ! J’ai beau me dire que la moitié
de mon existence et de mon bonheur est en vous, que,
malgré la distance qui nous sépare, nos cœurs sont unis
par des liens indissolubles, le mien se révolte contre la
destinée, et je ne puis, malgré les plaisirs et les
distractions qui m’entourent, vaincre une certaine tristesse
cachée que je ressens au fond du cœur depuis notre
séparation. Pourquoi ne sommes-nous pas réunies,
comme cet été, dans votre grand cabinet, sur le canapé
bleu, le canapé aux confidences ?
« Pourquoi ne puis-je, comme il y a trois mois, puiser
de nouvelles forces morales dans votre regard si doux, si
calme, si pénétrant, regard que j’aimais tant et que je crois
voir devant moi quand je vous écris{11}. »
Arrivée à cet endroit de la lettre, la princesse Marie
poussa un soupir, se retourna et se regarda dans une
psyché, qui lui renvoya l’image de sa personne
disgracieuse et de son visage amaigri, dont les yeux
toujours tristes semblaient avoir pris, en se voyant reflétés
dans la glace, une expression encore plus accentuée de
mélancolie. « Elle me flatte, » se dit-elle en reprenant sa
lecture. Et cependant Julie était dans le vrai : les yeux de
Marie étaient grands, profonds, et avaient parfois des
éclairs qui leur donnaient une beauté surnaturelle, en
transformant complètement sa figure, qu’ils éclairaient de
leur douce et tendre lumière. Mais la princesse ne se
rendait pas compte à elle-même de l’expression que ses
yeux prenaient chaque fois qu’elle s’oubliait en pensant aux
autres, et l’impitoyable psyché continuait à refléter une
physionomie gauche et guindée. Elle reprit sa lecture :
« Tout Moscou ne parle que de guerre ! L’un de mes
deux frères est déjà à l’étranger ; l’autre est avec la garde,
qui se met en marche vers la frontière. Notre cher
Empereur a quitté Pétersbourg et, à ce qu’on prétend,
compte lui-même exposer sa précieuse existence aux
chances de la guerre. Dieu veuille que le monstre corse qui
détruit le repos de l’Europe soit terrassé par l’ange que le
Tout-Puissant, dans sa miséricorde, nous a donné pour
souverain. Sans parler de mes frères, cette guerre m’a
privée d’une relation des plus chères à mon cœur. Je parle
du jeune Nicolas Rostow, qui, avec son enthousiasme, n’a
pu supporter l’inaction et a quitté l’université pour aller
s’enrôler dans l’armée. Eh bien, chère Marie, je vous
avouerai que, malgré son extrême jeunesse, son départ
pour l’armée a été un grand chagrin pour moi ! Ce jeune
homme, dont je vous parlais cet été, a tant de noblesse,
tant de cette véritable jeunesse qu’on rencontre si rarement
dans ce siècle où nous ne vivons qu’au milieu de vieillards
de vingt ans, il a surtout tant de franchise et de cœur, il est
tellement pur et poétique, que mes relations avec lui,
quelque passagères qu’elles aient été, ont été une des
plus douces jouissances de mon pauvre cœur, qui a déjà
tant souffert. Je vous raconterai un jour nos adieux et tout
ce qui s’est dit au départ. Tout cela est encore trop récent.
« Ah ! chère amie, vous êtes heureuse de ne pas
connaître ces jouissances et ces peines si poignantes ;
vous êtes heureuse, puisque ces dernières sont
ordinairement les plus fortes. Je sais très bien que le
comte Nicolas est trop jeune pour pouvoir jamais devenir
pour moi quelque chose de plus qu’un ami ; mais cette
douce amitié, ces relations si poétiques sont pour mon
cœur un vrai besoin ; mais n’en parlons plus. La grande
nouvelle du jour, qui occupe tout Moscou, est la mort du
comte Besoukhow et l’ouverture de sa succession.
Figurez-vous que les princesses n’ont reçu que très peu de
chose, le prince Basile rien, et que c’est M. Pierre qui a
hérité de tout et qui, par-dessus le marché, a été reconnu
pour fils légitime, par conséquent comte Besoukhow et
possesseur de la plus grande fortune de Russie. On
prétend que le prince Basile a joué un très vilain rôle dans
toute cette histoire et qu’il est reparti tout penaud pour
Pétersbourg. Je vous avoue que je comprends très peu
toutes ces affaires de legs et de testament. Ce que je sais,
c’est que ce jeune homme, que nous connaissions tous
sous le nom de M. Pierre tout court, est devenu comte
Besoukhow et possesseur de l’une des plus grandes
fortunes de Russie. Je m’amuse fort à observer les
changements de ton et de manières des mamans
accablées de filles à marier, et des demoiselles elles-
mêmes, à l’égard de cet individu, qui, par parenthèse, m’a
toujours paru être un pauvre sire. Comme on s’amuse
depuis deux ans à me donner des promis que je ne
connais pas le plus souvent, la chronique matrimoniale de
Moscou me fait comtesse Besoukhow. Mais vous sentez
bien que je ne me soucie nullement de le devenir. À propos
de mariage, savez-vous que, tout dernièrement, « la tante
en général », Anna Mikhaïlovna, m’a confié, sous le sceau
du plus grand secret, un projet de mariage pour vous. Ce
n’est ni plus ni moins que le fils du prince Basile, Anatole,
qu’on voudrait ranger, en le mariant à une personne riche
et distinguée, et c’est sur vous qu’est tombé le choix des
parents. Je ne sais comment vous envisagerez la chose.
Mais j’ai cru de mon devoir de vous en prévenir. On le dit
très beau et très mauvais sujet : c’est tout ce que j’ai pu
savoir sur son compte. Mais assez de bavardage comme
cela ; je finis mon second feuillet, et maman m’envoie
chercher pour aller dîner chez les Apraxine. Lisez le livre
mystique que je vous envoie et qui fait fureur chez nous.
Quoiqu’il y ait dans ce livre des choses difficiles à atteindre
avec la faible conception humaine, c’est un livre admirable,
dont la lecture calme et élève l’âme. Adieu. Mes respects à
monsieur votre père, et mes compliments à
Mlle Bourrienne. Je vous embrasse comme je vous aime.
« Julie. »
« P.-S. Donnez-moi des nouvelles de votre frère et de
sa charmante petite femme {12}. »
Cette lecture avait plongé la princesse Marie dans une
douce rêverie ; elle réfléchissait et souriait, et son visage,
éclairé par ses beaux yeux, semblait transfiguré. Se levant
tout à coup, elle traversa résolument la chambre, et,
s’asseyant à sa table, elle laissa courir sa plume sur une
feuille de papier ; voici sa réponse :
« Chère et excellente amie, votre lettre du 13 m’a causé
une grande joie. Vous m’aimez donc toujours, ma poétique
Julie ! L’absence, dont vous dites tant de mal, n’a donc pas
eu sur vous son influence habituelle. Vous vous plaignez de
l’absence ? Que devrais-je dire, moi, si j’osais me
plaindre, privée de tous ceux qui me sont chers ? Ah ! si
nous n’avions pas la religion pour nous consoler, la vie
serait bien triste ! Pourquoi me supposez-vous un regard
sévère, quand vous me parlez de votre affection pour ce
jeune homme ? Sous ce rapport, je ne suis rigide que pour
moi. Je comprends ces sentiments chez les autres, et si je
ne puis les approuver, ne les ayant jamais ressentis je ne
les condamne pas. Il me paraît seulement que l’amour
chrétien, l’amour du prochain, l’amour pour ses ennemis
est plus méritoire, plus doux que ne le sont les sentiments
que peuvent inspirer les beaux yeux d’un jeune homme à
une jeune fille poétique et aimante comme vous. La
nouvelle de la mort du comte Besoukhow nous est
parvenue avant votre lettre, et mon père en a été très
affecté. Il dit que c’est l’avant-dernier représentant du grand
siècle, et qu’à présent c’est son tour mais qu’il fera son
possible pour que son tour vienne le plus tard possible.
Que Dieu nous garde de ce terrible malheur ! Je ne puis
partager votre opinion sur Pierre, que j’ai connu enfant. Il
m’a toujours paru avoir un cœur excellent, et c’est là la
qualité que j’estime le plus. Quant à son héritage et au rôle
qu’y a joué le prince Basile, c’est bien triste pour tous les
deux ! Ah ! chère amie, la parole de notre divin Sauveur,
« qu’il est plus aisé à un chameau de passer par le trou
d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de
Dieu, » cette parole est terriblement vraie ! Je plains le
prince Basile et je plains encore davantage le sort de
M. Pierre. Si jeune et accablé de ses richesses, que de
tentations n’aura-t-il pas à subir ! Si l’on me demandait ce
que je désirerais le plus au monde, ce serait d’être plus
pauvre que le plus pauvre des mendiants. Mille grâces,
chère amie, pour l’ouvrage que vous m’avez envoyé et qui
fait si grande fureur chez vous !
« Cependant, puisque vous me dites qu’au milieu de
plusieurs bonnes choses il y en a d’autres que la faible
conception humaine ne peut atteindre, il me paraît assez
inutile de s’occuper d’une lecture inintelligible, qui par là
même ne pourrait être d’aucun fruit. Je n’ai jamais pu
comprendre la rage qu’ont certaines personnes de
s’embrouiller l’entendement en s’attachant à des livres
mystiques qui n’élèvent que des doutes dans leurs esprits,
en exaltant leur imagination et en leur donnant un caractère
d’exagération tout à fait contraire à la simplicité chrétienne.
Lisons les Apôtres et les Évangiles. Ne cherchons pas à
pénétrer ce que ceux-là renferment de mystérieux, car
comment oserions-nous, misérables pécheurs que nous
sommes, prétendre à nous initier dans les secrets terribles
et sacrés de la Providence, tant que nous portons cette
dépouille charnelle, qui élève entre nous et l’Éternel un voile
impénétrable ? Bornons-nous donc à étudier les principes
sublimes que notre divin Sauveur nous a laissés pour notre
conduite ici-bas ; cherchons à nous y conformer et à les
suivre ; persuadons-nous que moins nous donnons d’essor
à notre faible esprit humain, plus il est agréable à Dieu, qui
rejette toute science ne venant pas de lui ; que moins nous
cherchons à approfondir ce qu’il lui a plu de dérober à
notre connaissance, plus tôt il nous en accordera la
découverte par son divin esprit. Mon père ne m’a pas parlé
du prétendant, mais il m’a dit seulement qu’il a reçu une
lettre et attend une visite du prince Basile. Quant au projet
de mariage qui me regarde, je vous dirai, chère et
excellente amie, que le mariage, selon moi, est une
institution divine à laquelle il faut se conformer. Quelque
pénible que cela soit pour moi, si le Tout-Puissant
m’impose jamais les devoirs d’épouse et de mère, je
tâcherai de les remplir aussi fidèlement que je le pourrai,
sans m’inquiéter de l’examen de mes sentiments à l’égard
de celui qu’il me donnera pour époux. J’ai reçu une lettre
de mon frère qui m’annonce son arrivée à Lissy-Gory avec
sa femme. Ce sera une joie de courte durée, puisqu’il nous
quitte pour prendre part à cette malheureuse guerre, à
laquelle nous sommes entraînés, Dieu sait comment et
pourquoi. Non seulement chez vous, au centre des affaires
et du monde, on ne parle que de guerre, mais ici au milieu
des travaux champêtres et de ce calme de la nature que
les citadins se représentent à la campagne, les bruits de la
guerre se font entendre et sentir péniblement. Mon père ne
parle que de marches et de contremarches, choses
auxquelles je ne comprends rien, et avant-hier, en faisant
ma promenade habituelle dans la rue du village, je vis
quelque chose qui me déchira le cœur : c’était un convoi
de recrues enrôlées chez nous et expédiées pour l’armée !
Il fallait voir l’état où se trouvaient les mères, les femmes et
les enfants des hommes qui partaient ! il fallait entendre les
sanglots des uns et des autres ! On dirait que l’humanité a
oublié les lois de son divin Sauveur, qui prêchait l’amour et
le pardon des offenses, et qu’elle fait consister son plus
grand mérite dans l’art de s’entre-tuer.
« Adieu, chère et bonne amie. Que notre divin Sauveur
et sa très sainte Mère vous aient en leur sainte et puissante
garde !
« Marie{13}. »
« Ah ! princesse, vous expédiez votre courrier ; j’ai déjà
écrit à ma pauvre mère, » s’écria en grasseyant
Mlle Bourrienne d’une voix pleine et sympathique.
Sa personne vive et légère contrastait singulièrement
avec l’atmosphère sombre, solitaire et mélancolique qui
entourait la princesse Marie.
« Il faut que je vous prévienne, princesse, ajouta-t-elle
plus bas : le prince a eu une altercation avec Michel
Ivanow ; il est de très mauvaise humeur, – et s’écoutant
grasseyer avec plaisir, – très morose… Tenez-vous donc
sur vos gardes… vous savez…
– Ah ! chère amie, je vous ai priée de ne jamais me
parler de la mauvaise humeur de mon père ; je ne me
permets pas de le juger, et je tiens à ce que les autres
fassent comme moi, » répondit la princesse Marie en
regardant à sa montre.
Et, remarquant avec effroi qu’elle était en retard de cinq
minutes sur l’heure qu’elle était obligée de consacrer à son
piano, elle se dirigea vers la grande salle. Pendant que le
prince se reposait, de midi à deux heures, sa fille devait
exercer ses doigts : ainsi le voulait la règle immuable de la
maison.
XXVI
Le valet de chambre à cheveux gris s’assoupissait
aussi de son côté sur sa chaise, au bruit du ronflement égal
de son maître, qui dormait dans son grand cabinet, et aux
sons lointains du piano, sur lequel se succédaient jusqu’à
vingt fois de suite les passages difficiles d’une sonate de
Dreyschock.
Une voiture et une britchka s’arrêtèrent devant l’entrée
principale. Le prince André descendit le premier de la
voiture et aida sa jeune femme à le suivre.
Le vieux Tikhone, qui s’était doucement glissé hors de
l’antichambre en refermant la porte derrière lui, leur
annonça tout bas que le prince dormait. Ni l’arrivée du fils
de la maison, ni aucun autre événement, quelque
extraordinaire qu’il pût être, ne devait intervertir l’ordre de
la journée. Le prince André le savait comme lui, et peut-
être encore mieux, car il regarda à sa montre, pour se
convaincre que rien n’était changé dans les habitudes de
son père.
« Il ne s’éveillera que dans vingt minutes, dit-il à sa
femme ; allons chez la princesse Marie. »
La petite princesse avait pris de l’embonpoint, mais
ses yeux et sa petite lèvre retroussée avec son fin duvet
avaient toujours le même sourire gai et gracieux.
« Mais c’est un palais ! » dit-elle à son mari. Elle
exprimait son admiration comme si elle eût félicité un
maître de maison sur la beauté de son bal. « Allons, vite,
vite ! »
Et elle souriait à son mari et au vieux Tikhone qui les
conduisait.
« C’est Marie qui s’exerce ; allons doucement, il faut la
surprendre. »
Le prince André la suivait avec tristesse.
« Tu as vieilli, mon vieux Tikhone, » dit-il au serviteur qui
lui baisait la main.
Au moment où ils allaient entrer dans la salle d’où
partaient les accords du piano, une porte de côté s’ouvrit et
livra passage à une jeune et jolie Française : c’était la
blonde Mlle Bourrienne, qui parut transportée de joie et de
surprise à leur vue, et s’écria : « Ah ! quel bonheur pour la
princesse !… Il faut que je la prévienne !…
– Non, non, de grâce ! Vous êtes Mlle Bourrienne : je
vous connais déjà par l’amitié que vous porte ma belle-
sœur, lui dit la princesse en l’embrassant. Elle ne nous
attend guère, n’est-ce pas ?… »
Ils étaient près de la porte derrière laquelle les mêmes
morceaux allaient se répétant sans relâche. Le prince
André fronça le sourcil, comme s’il s’attendait à éprouver
une impression pénible.
Sa femme entra la première ; la musique cessa
brusquement. On entendit un cri, un bruit de baisers
échangés, et le prince André put voir sa sœur et sa femme,
qui ne s’étaient rencontrées qu’une fois, à l’époque de son
mariage, tendrement serrées dans les bras l’une de l’autre,
pendant que Mlle Bourrienne les regardait, la main sur le
cœur et prête à pleurer et à rire tout à la fois.
Il haussa les épaules, et son front se plissa comme celui
d’un mélomane qui entend une fausse note. Les deux
jeunes femmes, ayant reculé d’un pas, se jetèrent de
nouveau dans les bras l’une de l’autre pour s’embrasser
encore en se prenant les mains et la taille. Finalement,
elles fondirent en larmes, à sa grande stupéfaction.
Mlle Bourrienne, profondément attendrie, se mit à pleurer.
Le prince André se sentait mal à l’aise, mais sa femme et
sa sœur semblaient trouver tout naturel que leur première
entrevue ne pût se passer sans larmes.
« Ah ! chère. – Ah ! Marie, dirent-elles à la fois en riant.
– Savez-vous bien que j’ai rêvé de vous cette nuit ?
– Vous ne nous attendiez pas ?… Mais, Marie, vous
avez maigri !
– Et vous, vous avez repris…
– J’ai tout de suite reconnu Madame la princesse,
s’écria Mlle Bourrienne.
– Et moi qui ne me doutais de rien… Ah ! André, je ne
vous voyais pas ! »
Le prince André et sa sœur s’embrassèrent.
« Quelle pleurnicheuse ! » lui dit-il, pendant qu’elle fixait
sur lui ses yeux encore voilés de pleurs, et que son tendre
et lumineux regard cherchait le sien. La petite princesse
bavardait sans s’arrêter. Sa lèvre supérieure ne cessait de
s’abaisser, en effleurant celle de dessous pour se relever
aussitôt et s’épanouir dans un gai sourire, qui faisait
ressortir l’éclat de ses petites dents et celui de ses yeux.
« Ils avaient eu un accident, contait-elle tout d’une
haleine, à la Spasskaïa-Gora… et cet accident aurait pu
être grave… et puis elle avait laissé toutes ses robes à
Pétersbourg ; elle n’avait plus rien à mettre… et André était
si changé… et Kitty Odintzow avait épousé un vieux
bonhomme… et elle avait un mari pour sa belle-sœur, un
mari sérieux… mais nous en causerons plus tard, » ajouta-
t-elle.
La princesse Marie continuait à examiner son frère : on
lisait l’affection et la tristesse dans ses beaux yeux. Ses
pensées ne suivaient plus le caquetage de la jolie petite
perruche, et elle interrompit même la description d’une des
dernières fêtes données à Pétersbourg, pour demander à
son frère s’il était tout à fait décidé à rejoindre l’armée.
« Oui, et pas plus tard que demain. »
Lise soupira.
« Il m’abandonne ici, s’écria-t-elle, et Dieu sait
pourquoi, lorsqu’il aurait pu obtenir de l’avancement… »
La princesse Marie, sans l’écouter davantage, la
regarda affectueusement, et désignant au prince André
l’embonpoint exagéré de sa femme :
« Est-ce bien sûr ? » dit-elle.
La jeune femme changea de couleur.
« Oui, répondit-elle en soupirant. Et c’est si effrayant ! »
Ses lèvres se serrèrent, et, effleurant de sa joue le
visage de sa belle-sœur, elle fondit en larmes.
« Il lui faut du repos, dit le prince André avec un air de
mécontentement… N’est-ce pas, Lise ? Emmène-la chez
toi, Marie, pendant que j’irai chez mon père… Dis-moi, est-
il toujours le même ?
– Oui, toujours, au moins pour moi, reprit sa sœur.
– Et toujours les mêmes heures, les mêmes
promenades dans les mêmes allées, et puis après cela
vient le tour… »
Et l’imperceptible sourire du prince André disait assez
que, malgré son respect filial, il était au courant des manies
de son père.
« Oui, les mêmes heures, le même tour et les mêmes
leçons de mathématiques et de géométrie, » reprit-elle en
riant, comme si ces heures d’étude étaient les plus belles
de son existence.
Lorsque les vingt dernières minutes consacrées au
sommeil du vieux prince se furent écoulées, le vieux
Tikhone vint chercher le prince André ; son père lui faisait
l’honneur de changer, à cause de lui, la règle de la journée
en le recevant pendant sa toilette. Le vieux prince se faisait
toujours poudrer pour le dîner et endossait alors une longue
redingote à l’ancienne mode. Au moment où son fils entra
dans son cabinet de toilette, il était enfoncé dans un
fauteuil de cuir, et couvert d’un large peignoir blanc, la tête
livrée aux mains du fidèle Tikhone. Le prince André
s’avança vivement ; l’expression chagrine qui était devenue
son expression habituelle avait disparu ; il y avait dans sa
physionomie la même vivacité qui s’y montrait dans ses
causeries avec Pierre.
« Ah ! te voilà, mon guerrier ! Tu veux vaincre
Bonaparte, » s’écria le vieux prince, en secouant sa tête
poudrée, autant que le lui permettaient les mains de
Tikhone qui tressait le catogan.
« Oui, oui, vas-y… ferme ! de l’avant ! Sans cela, il
pourrait se faire qu’il nous comptât bientôt au nombre de
ses sujets… Tu vas bien ?… »
Et il lui tendit sa joue. La sieste l’avait mis de belle
humeur, aussi avait-il l’habitude de dire : « avant dîner
sommeil d’or, après dîner sommeil d’argent ». Il lançait à
son fils de joyeux regards de côté à travers ses épais
sourcils, pendant que son fils l’embrassait à l’endroit
indiqué, sans répondre à ses éternelles plaisanteries sur
les militaires de l’époque actuelle et surtout sur Bonaparte.
« Oui, me voici, mon père, et je vous ai aussi amené
ma femme dans un état intéressant… Et vous, vous portez-
vous bien ?
– Mon cher ami, il n’y a que les imbéciles et les
débauchés pour être malades, et tu me connais… Je
travaille du matin au soir, je suis sobre, donc je me porte
bien !
– Dieu merci ! reprit son fils.
– Dieu n’y est pour rien ! Voyons… et revenant à son
dada, voyons, conte-moi un peu comment les Allemands
vous ont enseigné le moyen de battre Bonaparte, selon les
règles de cette nouvelle science appelée stratégie ?
– Laissez-moi un peu respirer, mon père, lui répondit en
souriant le prince André, qui l’aimait et le respectait malgré
ses manies. Je ne sais même pas encore où je loge.
– Sottises, sottises que tout cela, » s’écria le vieux en
tortillant sa tresse pour s’assurer qu’elle était bien nattée.
Et saisissant la main de son fils :
« La maison destinée à ta femme est prête : la
princesse Marie l’y conduira, la lui montrera, et elles
bavarderont à remplir trois paniers… Affaires de femmes
que tout cela… Je suis content de la recevoir. Voyons,
mets-toi là et parle. J’admets l’armée de Michelson, de
Tolstoy, car elles opéreront ensemble ; mais l’armée du
Midi, que fera-t-elle ? La Prusse reste neutre, je le sais ;
mais l’Autriche, mais la Suède ? ajouta-t-il en se levant et
en marchant dans la chambre, pendant que le vieux
Tikhone le suivait, lui présentant les différentes pièces de
son ajustement… Comment traversera-t-on la
Poméranie ? »
L’insistance de son père était si grande, que le prince
André commença, à contrecœur d’abord et en s’animant
ensuite, à développer, moitié en russe, moitié en français,
le plan des opérations pour la nouvelle campagne qui était
à la veille de s’ouvrir. Il expliqua comment une armée de
90 000 hommes devait menacer la Prusse pour la faire
sortir de sa neutralité et la forcer à l’action ; comment une
partie de ces troupes se joindrait aux Suédois à Stralsund ;
comment 220 000 Autrichiens et 100 000 Russes agiraient
pendant ce temps en Italie et sur le Rhin ; comment 50 000
Russes et 80 000 Anglais débarqueraient à Naples, et
comment enfin ce total de 800 000 hommes attaquerait les
Français sur plusieurs points à la fois. Le vieux prince ne
témoigna pas le moindre intérêt à ce long récit. On aurait
dit qu’il ne l’avait même pas écouté, car il l’avait interrompu
à trois reprises, sans cesser de marcher en s’habillant ; la
première fois il s’écria :
« Le blanc, le blanc !… »
Ce qui voulait dire que le vieux Tikhone se trompait de
gilet. La seconde, il demanda si sa belle-fille accoucherait
bientôt, et hocha la tête d’un air de reproche en ajoutant :
« C’est mal C’est mal ! Continue ! »
Et la troisième, pendant que son fils terminait son
exposition, il entonna de sa voix fausse et cassée :
« Marlbrough s’en va-t-en guerre, ne sait quand
reviendra. »
« Je ne vous dis pas que j’approuve ce plan, lui dit son
fils en souriant légèrement. Je vous l’ai exposé tel qu’il est :
Napoléon en aura bien certainement fait un qui vaudra le
nôtre.
– Rien de neuf, rien de neuf là dedans, voilà ce que je te
dirai. »
Et le vieux répéta entre ses dents, d’un air pensif :
« Ne sait quand reviendra »… Maintenant va-t’en dans
la salle à manger ! »
XXVII
Deux heures sonnaient lorsque le prince, rasé et
poudré, fit son entrée dans la salle à manger, où
l’attendaient sa belle-fille, sa fille, Mlle Bourrienne et
l’architecte de la maison, qui était admis à sa table,
quoique sa position inférieure ne lui donnât aucun droit à
un pareil honneur. Le vieux prince, à cheval sur l’étiquette et
sur la différence des rangs, n’invitait que rarement les gros
bonnets de la province, mais il lui plaisait de montrer dans
la personne de son architecte, qui se mouchait timidement
dans un mouchoir à carreaux, que tous les hommes sont
égaux. Il lui arrivait souvent de rappeler à sa fille que Michel
Ivanovitch ne valait pas moins qu’eux, et c’était à lui qu’il
s’adressait presque toujours pendant ses repas.
Dans la haute et spacieuse salle à manger, derrière
chaque chaise se tenait un domestique, et le maître d’hôtel,
une serviette sur le bras, promenait une dernière fois son
regard inquiet de la table aux laquais, et du cartel à la porte
qui allait s’ouvrir devant son maître. Le prince André
examinait attentivement l’arbre généalogique de sa famille,
encadré d’une baguette d’or. Cet objet, tout nouveau pour
lui, était suspendu en face d’un autre immense tableau du
même genre, indignement barbouillé par un artiste
amateur. Ce barbouillage représentait le chef de la lignée
des Bolkonsky, un descendant de Rurik, en prince
souverain avec une couronne sur la tête. André ne put
s’empêcher de sourire à la vue de ce portrait de haute
fantaisie qui frisait la caricature.
« Ah ! je le reconnais bien là tout entier ! »
La princesse Marie, qui venait d’entrer, le regardait
avec étonnement, et ne comprenait pas ce qu’il pouvait y
avoir là de risible ; tout ce qui touchait à son père lui
inspirait un respect religieux, qu’aucune critique ne pouvait
affaiblir.
« Chacun a son talon d’Achille, continua le prince
André… Avoir l’esprit qu’il a et se donner ce ridicule !… »
La princesse Marie, à laquelle déplaisait la hardiesse
de ces propos, allait y répondre, lorsque les pas si
impatiemment attendus se firent entendre. La démarche
agile et légère du vieux prince, ses allures brusques et
vives contrastaient si singulièrement avec la tenue sévère
et correcte de sa maison, qu’on aurait pu y soupçonner une
arrière-pensée de sa part.
Deux heures venaient donc de sonner au cartel, et la
pendule du salon y répondait mélancoliquement, lorsque le
prince parut ; ses yeux brillants, pleins de feu, surplombés
de leurs épais sourcils gris, glissèrent rapidement sur
toutes les personnes présentes pour se fixer sur la petite
princesse. À sa vue, elle fut saisie de ce sentiment de
respect et de crainte que son beau-père savait inspirer à
tout son entourage. Il lui caressa doucement les cheveux et
lui donna une petite tape sur la nuque.
« Je suis bien aise, bien aise, » dit-il.
Et, l’ayant dévisagée une seconde, il la quitta aussitôt
pour s’asseoir à table :
« Asseyez-vous, asseyez-vous, Michel Ivanovitch. »
Il indiqua à sa belle-fille une chaise à côté de lui, et le
valet de chambre la lui avança.
« Oh ! oh ! fit le vieux prince en jetant un regard sur sa
taille arrondie ; trop de hâte, c’est mal ! Il faut marcher,
beaucoup marcher, beaucoup !… »
Et sa bouche riait d’un rire sec et désagréable, tandis
que ses yeux ne disaient rien.
La petite princesse ne l’entendit pas ou fit semblant de
ne pas l’avoir entendu ; elle garda un silence embarrassé
jusqu’au moment où il lui demanda des nouvelles de son
père et de différentes autres connaissances ; alors elle
sourit et retrouva son entrain en lui racontant tous les petits
commérages de la capitale.
« La pauvre comtesse Apraxine a perdu son mari et
elle a pleuré toutes les larmes de son corps !… »
Plus elle s’animait, plus le vieux prince l’étudiait d’un air
sévère ; tout à coup il se détourna brusquement : on aurait
dit qu’il n’avait plus rien à apprendre :
« Eh bien, Michel Ivanovitch, s’écria-t-il, il va arriver
malheur à votre Bonaparte. Le prince André (il ne parlait
jamais de son fils qu’à la troisième personne) me l’a
expliqué ; de terribles forces s’amassent contre lui… Et
dire qu’à nous deux, vous et moi, nous l’avons toujours tenu
pour un imbécile ! »
Michel Ivanovitch savait parfaitement n’avoir jamais eu
pareille opinion en si flatteuse compagnie : aussi comprit-il
que sa personne servait d’entrée en matière ; il regarda le
jeune prince avec une certaine surprise, ne sachant pas
trop ce qui allait suivre.
« C’est un grand tacticien, » dit le prince à son fils, en
désignant Michel Ivanovitch, et il reprit son thème favori,
c’est-à-dire la guerre, Bonaparte, les grands capitaines et
les hommes d’État du moment. Il n’y avait, selon lui, à la
tête des affaires que des écoliers ignorant les premières
notions de la science militaire et administrative ; Bonaparte
n’était qu’un petit Français sans importance, dont les
succès devaient être attribués au manque des Potemkin et
des Souvorow. L’état de l’Europe n’offrait aucune
complication, et il n’y avait point de guerre sérieuse, mais
une comédie de marionnettes, jouée par les grands
faiseurs pour tromper le public.
Le prince André répondait gaiement à ces
plaisanteries, et les provoquait même pour engager son
père à continuer.
« Le passé l’emporte toujours sur le présent, et pourtant
Souvorow s’est laissé prendre au piège tendu par Moreau ;
il n’a pas su s’en tirer.
– Qui te l’a dit ? Qui te l’a dit ? s’écria le prince.
Souvorow… »
Et il jeta en l’air son assiette, que le vieux Tikhone eut
l’adresse de saisir au vol.
« Frédéric et Souvorow, en voilà deux ; mais Moreau !
Moreau était prisonnier si Souvorow avait été libre d’agir ;
mais il avait sur son dos le Hof-kriegs-wurstschnapsrath,
dont le diable ne se serait pas débarrassé. Vous verrez ;
vous verrez ce qu’est un Hof-kriegs-wurstschnapsrath ! Si
Souvorow n’a pas eu ses coudées franches avec lui, ce
n’est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami,
vos généraux ne vous suffiront pas : il vous faudra des
généraux français, de ceux qui se retournent contre les
leurs pour lutter avec Bonaparte. On a déjà envoyé à New-
York l’Allemand Pahlen à la recherche de Moreau, ajouta-t-
il en faisant allusion à la proposition faite à ce dernier
d’entrer au service de la Russie. C’est inouï ! Les
Potemkin, les Souvorow, les Orlow, étaient-ils des
Allemands ? Crois-moi, ou bien ils n’ont plus de cervelle,
ou bien c’est moi qui ai perdu la mienne. Je vous souhaite
bonne chance, mais nous verrons. Bonaparte un grand
capitaine ? Oh ! oh !
– Je suis loin de trouver notre organisation parfaite,
mais j’avoue que je ne partage pas votre manière de voir ;
moquez-vous de Bonaparte, si cela vous plaît : il n’en sera
pas moins un grand capitaine.
– Michel Ivanovitch, s’écria le vieux prince, entendez-
vous ?»
L’architecte, qui était fort occupé de son rôti, avait
espéré se faire oublier.
« L’entendez-vous ? Je vous ai toujours soutenu que
Bonaparte était un grand tacticien : eh bien, c’est aussi son
avis à lui.
– Mais certainement, Excellence, murmura Michel
Ivanovitch, pendant que le prince riait d’un rire sec.
– Bonaparte est né sous une heureuse étoile, ses
soldats sont admirables, et puis il a eu la chance d’avoir
affaire aux Allemands en premier et de les avoir battus : il
faut être un bon à rien pour ne pas savoir les battre ; depuis
que le monde existe, on les a toujours rossés, et eux ne
l’ont jamais rendu à personne !… Si ! pourtant, ils se sont
rossés entre eux… mais cela ne compte pas ! Eh bien,
c’est à eux qu’il est redevable de sa gloire !… »
Et il se mit à énumérer toutes les fautes commises,
selon lui, par Bonaparte, comme capitaine et comme
administrateur. Son fils l’écoutait en silence, mais aucun
argument n’aurait été assez fort pour ébranler ses
convictions, aussi fermement enracinées que celles de son
père ; seulement, il s’étonnait et se demandait comment il
était possible à un vieillard solitaire et retiré à la campagne
de connaître aussi bien dans leurs moindres détails toutes
les combinaisons politiques et militaires de l’Europe.
« Tu crois que je n’y comprends rien, parce que je suis
vieux ? Eh bien, voilà :… cela me travaille… je n’en dors
pas la nuit… Où est-il donc, ton grand capitaine ? Où a-t-il
fait ses preuves ?
– Ce serait trop long à démontrer.
– Eh bien, va le rejoindre, ton Bonaparte ! Voilà encore
un admirateur de votre goujat d’empereur ! s’écria-t-il en
excellent français.
– Vous savez que je ne suis pas bonapartiste, mon
prince.
– « Ne sait quand reviendra, » fredonna le vieillard
d’une voix fausse, et c’est en riant tout jaune qu’il se leva
de table.
Tant qu’avait duré la discussion, la petite princesse
était restée silencieuse et effarouchée, regardant tour à
tour son mari, son beau-père et sa belle-sœur. À peine le
dîner fini, elle prit cette dernière par le bras, et l’entraînant
dans la pièce voisine :
« Quel homme d’esprit que votre père ! C’est à cause
de cela, je crois, qu’il me fait peur !
– Il est si bon ! » répondit la princesse Marie.
XXVIII
On était au lendemain et le prince André partait dans la
soirée. Quant au vieux prince, il n’avait rien changé à ses
habitudes et s’était retiré chez lui après le dîner. Sa belle-
fille était chez la princesse Marie, pendant que son fils,
après avoir ôté son uniforme et mis une redingote sans
épaulettes, faisait ses derniers préparatifs de départ avec
l’aide de son valet de chambre. Il visita lui-même avec soin
sa calèche de voyage, ses valises, et donna l’ordre
d’atteler. Il ne restait plus dans sa chambre que les menus
objets qui le suivaient partout : une cassette, une cantine en
argent, deux pistolets et un sabre turc, que son père avait
rapportés de l’assaut d’Otchakow et dont il lui avait fait
cadeau ; tout était rangé dans le plus grand ordre, nettoyé,
remis à neuf, et placé dans des fourreaux de drap
solidement attachés.
Pour peu qu’on soit enclin à la réflexion, on est presque
toujours dans une disposition d’esprit sérieuse au moment
d’un départ ou d’un changement d’existence : on jette un
coup d’œil en arrière et l’on fait des plans pour l’avenir. Le
prince André était soucieux et attendri : il marchait de long
en large, les mains croisées derrière le dos, regardant
sans voir et hochant la tête d’un air absorbé. Craignait-il
l’issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme ? L’un et
l’autre peut-être ; mais il était évident qu’il ne tenait pas à
être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas
qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s’approcha
vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de
ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son
expression habituelle de calme impénétrable.
La princesse Marie entra en courant, et toute hors
d’haleine : « On m’a dit que tu avais fait atteler, et moi qui
désirais causer seule avec toi… car Dieu sait pour
combien de temps nous allons nous séparer… Cela ne
t’ennuie pas au moins que je sois venue ?… Tu es bien
changé, Andrioucha, » ajouta-t-elle, comme pour expliquer
sa question.
Elle n’avait pu s’empêcher de sourire en l’appelant
ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont
l’extérieur était si sévère, fût l’Andrioucha de ses jeux, le
petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.
« Où est Lise ? dit-il en répondant à la question de sa
sœur par un sourire.
– Elle s’est endormie de fatigue sur mon canapé ! Ah !
André, quel trésor de femme vous avez là !… Une véritable
enfant, gaie, vive : aussi je l’aime bien. »
Le prince André s’était assis à côté de sa sœur et
gardait le silence ; un sourire ironique se jouait sur ses
lèvres, elle le remarqua et reprit :
« Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses… Qui
n’en a pas ? Elle a été élevée dans le monde : sa position
actuelle est très difficile… il faut se mettre à la place de
chacun : tout comprendre, c’est tout pardonner. Tu
avoueras qu’il est bien dur pour elle, dans l’état où elle se
trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la
campagne… oui, c’est très dur d’être obligée de rompre
ainsi avec ses habitudes passées. »
Le prince André l’écoutait comme on écoute les
personnes que l’on connaît à fond.
« Mais toi, tu vis bien à la campagne ?… Tu trouves
donc cette existence bien difficile à supporter ?
– Oh ! moi, c’est tout différent. Je ne connais rien, et je
ne puis désirer une autre existence ; mais, pour une jeune
femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles
années dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est
toujours occupé, et moi… et moi ? Quelle ressource puis-je
être pour elle ?… Elle a toujours vécu dans la meilleure
société… il ne lui reste donc que Mlle Bourrienne…
– Elle me déplaît, votre Bourrienne !
– Oh ! je t’assure qu’elle est très bonne, très gentille et
surtout très malheureuse !… Elle n’a personne au monde…
À dire vrai, elle me gêne plus qu’elle ne m’est utile ; j’ai
toujours été un véritable sauvageon et je préfère être
seule !… Mon père l’aime, il est toujours bon pour elle et
pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme
dit Sterne : « On aime les gens en raison du bien qu’on leur
fait et non du bien qu’ils nous font »… Mon père l’a
recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne !
… Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa
lecture.
– Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien
souffrir parfois du caractère de notre père ? »
La princesse Marie, atterrée par cette question,
balbutia avec effort :
« Moi, souffrir ?
– Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être
terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour
éprouver sa sœur.
– Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par
orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses
propres pensées, et c’est très mal ! Comment peux-tu te
permettre un pareil jugement et supposer que notre père
puisse inspirer autre chose que la vénération ? Je suis
heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce
bonheur ne soit pas partagé par tout le monde. »
Son frère secoua la tête avec incrédulité.
« Une seule chose, à te parler franchement, m’inquiète
et me tourmente : ce sont ses opinions en matière
religieuse. Je ne puis comprendre qu’un homme aussi
intelligent puisse s’égarer et s’aveugler au point de
discuter sur des questions claires comme le jour. Voilà
bien véritablement mon seul chagrin ! Du reste il me
semble, depuis quelque temps, voir en lui un léger
progrès : ses plaisanteries sont moins mordantes, il a
même consenti à recevoir la visite d’un moine, avec lequel
il s’est longuement entretenu.
– Oh ! oh ! je crains bien qu’avec lui, sur ce point, toi et
le moine vous ne perdiez votre latin.
– Ah ! mon ami, je prie Dieu de toute mon âme et
j’espère qu’il m’entendra… André, ajouta-t-elle timidement,
j’ai une prière à t’adresser !
– Que puis-je faire pour toi ?
– Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera
aucune peine : ce n’est rien, crois-le bien, qui soit indigne
de toi, et ce sera pour moi une grande consolation.
Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la main dans
son sac, elle en retira un objet, qu’elle tint caché, comme si
elle n’osait le présenter à son frère avant d’en avoir reçu
une bonne et formelle réponse.
– Dussé-je même faire un grand sacrifice, je…
– Tu n’as qu’à en penser ce qu’il te plaira. Tu es tout
juste comme mon père, mais peu m’importe ; promets-le-
moi, je t’en prie ; notre grand-père l’a déjà portée pendant
les guerres qu’il a faites, et tu la porteras aussi, n’est-ce
pas ?
– Mais de quoi s’agit-il donc ?
– André, je te bénis avec cette petite image, et tu vas
me promettre de ne jamais l’ôter de ton cou.
– Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n’est pas
d’un poids à me le rompre », répliqua le prince André ;
mais l’expression chagrine que prit la figure de sa sœur, à
cette mauvaise plaisanterie, le fit changer de ton :
« Certainement, mon amie, je la reçois avec plaisir.
– Il vaincra ta résistance, Il te sauvera, Il te pardonnera,
et Il t’amènera à Lui, car Lui seul est la vérité et la paix, »
dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, en élevant au-
dessus de la tête de son frère, d’un geste solennel et
recueilli, une vieille image noircie par le temps. La sainte
image, de forme ovale, représentait le Sauveur. Elle était
enchâssée d’argent et suspendue à une petite chaîne du
même métal. Après s’être signée, elle la baisa et la lui
présenta : « Fais-le pour moi, je t’en prie ! »
Ses beaux yeux brillaient d’un doux et tendre éclat, son
visage pâle et maladif en était comme transfiguré. Son
frère étendit la main pour prendre l’image, mais elle
l’arrêta. Il comprit et la baisa, en faisant le signe de la croix
d’un air à la fois attendri et railleur.
« Merci, mon ami, dit-elle en l’embrassant et en
reprenant sa place à ses côtés. Sois bon et généreux,
André, ne juge pas Lise avec sévérité… Elle est bonne,
gentille, et sa position est très pénible.
– Mais il me semble, Marie, que je n’ai jamais rien
reproché à ma femme, ni témoigné aucun
mécontentement. Pourquoi toutes ces
recommandations ? »
Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.
« Mettons que je ne t’ai rien dit, mais je vois que
d’autres ont parlé, et cela m’afflige. »
Sa figure et son cou se marbraient de taches rouges, et
elle faisait d’inutiles efforts pour lui répondre, car son frère
avait deviné juste.
La petite princesse avait en effet beaucoup pleuré en lui
confiant ses craintes : elle était sûre de mourir en couches,
disait-elle, et se trouvait bien à plaindre… elle en voulait au
sort, à son beau-père, à son mari. Puis, cette crise de
larmes l’ayant épuisée, elle s’était endormie de fatigue.
Le prince André eut pitié de sa sœur.
« Écoute, Marie : je n’ai jamais rien reproché à ma
femme, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais. Je n’ai
également aucun tort envers elle, et je tâcherai de n’en
jamais avoir… Mais si tu tiens à savoir la vérité, à savoir si
je suis heureux… Eh bien ! non, je ne le suis pas. Elle, non
plus, n’est pas heureuse !… Pourquoi cela ? je l’ignore. »
En achevant ces mots, il se pencha et embrassa sa
sœur, mais sans voir le doux rayonnement de son regard,
car ses yeux s’étaient arrêtés sur la porte entre-bâillée.
« Allons la retrouver, Marie, il faut lui dire adieu ; ou
plutôt vas-y d’abord et réveille-la, je vais venir…
Pétroucha ! dit-il, en appelant son valet de chambre : viens
ici, emporte-moi tous ces objets : tu mettras ceci à ma
droite, et cela sous le siège. »
La princesse Marie se leva et s’arrêta à mi-chemin :
« André, si vous aviez la foi, vous vous seriez adressé à
Dieu, pour lui demander l’amour que vous ne ressentez
pas, et votre vœu aurait été exaucé !
– Ah oui ! comme cela, peut-être bien !… Va, Marie, je
te rejoins. »
Peu d’instants après, le prince André traversait la
galerie qui réunissait l’aile du château au corps de logis, et
il y rencontra la jolie et sémillante Mlle Bourrienne ; c’était la
troisième fois de la journée qu’elle se trouvait sur son
chemin.
« Ah ! je vous croyais chez vous ? » dit-elle en
rougissant et en baissant les yeux.
Le visage du prince André prit une expression de vive
irritation, et pour toute réponse il lui lança un regard
empreint d’un tel mépris, qu’elle s’arrêta interdite et
disparut aussitôt. En approchant de la chambre de sa
sœur, il entendit la voix enjouée de sa femme qui s’était
réveillée, et bavardait comme si elle avait à rattraper le
temps perdu.
« Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux
éclats, la vieille comtesse Zoubow avec ses fausses
boucles et la bouche pleine de fausses dents, comme si
elle voulait défier les années… ah ! ah ! ah ! »
C’était bien la cinquième fois que le prince André lui
entendait répéter les mêmes plaisanteries. Il entra
doucement et la trouva toute reposée, les joues fraîches,
travaillant à l’aiguille et commodément assise dans une
grande bergère, racontant à bâtons rompus ses petites
anecdotes sur Pétersbourg. Il lui passa affectueusement la
main sur les cheveux, en lui demandant si elle se sentait
mieux.
« Oui, oui, » dit-elle, en se hâtant de reprendre
l’inépuisable thème de ses souvenirs.
La calèche de voyage, attelée de six chevaux, attendait
devant le perron. L’obscurité impénétrable d’une nuit
d’automne dérobait aux regards les objets les plus
proches, et le cocher distinguait à peine le timon de la
voiture, autour de laquelle les domestiques agitaient leurs
lanternes ; l’intérieur de la maison était éclairé, et les
immenses fenêtres de la vaste façade envoyaient au
dehors des flots de lumière. La domesticité se pressait en
foule dans le vestibule pour prendre congé du jeune maître,
tandis que les personnes de l’entourage intime de la
famille étaient réunies dans le grand salon. On attendait la
sortie du prince André, que son père, désirant le voir seul,
avait fait appeler dans son cabinet. André, en y entrant,
avait trouvé le vieux prince assis à sa table, écrivant avec
ses lunettes sur le nez, et vêtu d’une robe de chambre
blanche ; c’est un costume dans lequel il ne se laissait
jamais surprendre, d’habitude.
Le vieux prince se retourna.
« Tu vas partir ? lui dit-il, en se remettant à écrire.
– Oui, je viens vous faire mes adieux.
– Embrasse-moi là… »
Et il lui indiqua sa joue…
« Merci ! merci !
– De quoi me remerciez-vous ?
– De ce que tu ne restes pas en arrière, attaché aux
jupons d’une femme. Le service avant tout !… merci ! »
Et il recommença à écrire d’une façon si nerveuse, que
sa plume criait et crachait dans tous les sens.
« Si tu as quelque chose à me dire, dis-le, j’écoute !
– Ma femme… je suis confus de vous la laisser ainsi
sur les bras.
– Que viens-tu me chanter ? dis ce qu’il faut dire !
– Quand le terme sera proche, envoyez à Moscou
chercher un accoucheur, pour qu’il soit là… »
Le vieux prince leva sur son fils un regard surpris et
sévère.
« Je sais bien que rien n’y fera, si la nature ne vient pas
elle-même en aide à la science, reprit le prince André
légèrement ému ; je sais que, sur des milliers de cas
pareils, il ne s’en trouverait qu’un peut-être de malheureux,
mais c’est son caprice à elle, et le mien aussi. On lui a fait
accroire toutes sortes de choses à la suite d’un rêve.
– Hem ! hem ! murmura le vieux entre ses dents… Bien,
bien, je le ferai ; puis signant son nom avec un paragraphe
vigoureux : Mauvaise affaire, hein ? ajouta-t-il en souriant.
– De quelle mauvaise affaire parlez-vous, mon père ?
– Ta femme ! répliqua carrément le vieux, en appuyant
sur ce mot.
– Je ne vous comprends pas.
– Vois-tu, mon ami, on n’y peut rien, elles sont toutes les
mêmes ; on ne peut pas se démarier ; ne crains rien, je ne
le dirai à personne, mais tu le sais aussi bien que moi…
c’est la vérité. »
De sa main maigre et osseuse il saisit brusquement la
main d’André et la serra, tandis que son regard perçant
pénétrait jusqu’au fond de son être. Son fils répondit par un
aveu muet, un soupir !
Le vieux prince plia et cacheta ses lettres en un tour de
main :
« Qu’y faire ? elle est jolie ! Sois tranquille, ce sera
fait, » dit-il brièvement.
André se taisait, à la fois triste et content d’avoir été
deviné.
« Écoute, ne t’en inquiète pas, on fera le possible ; et
maintenant voici une lettre pour Michel Illarionovitch : je lui
demande de t’employer aux bons endroits et de ne pas te
garder trop longtemps auprès de lui. Tu lui diras que ma
vieille affection se souvient toujours de lui et tu
m’informeras de son accueil. Si tu en es content, fais ton
devoir ; autrement, va-t’en ; le fils de Nicolas Bolkonsky ne
saurait être gardé auprès de son chef par tolérance…
Approche ! »
Il parlait très vite et avalait la moitié de ses mots, mais
son fils le comprenait. Il le suivit au bureau, que son père
ouvrit pour en retirer un gros cahier tout couvert d’une
écriture serrée, mais parfaitement lisible. « Il est probable
que je mourrai avant toi, ceci est un mémoire à remettre à
l’Empereur après ma mort ; voici également un billet du
Lombard et une lettre ; c’est le prix que je destine à celui
qui écrira les campagnes de Souvorow ; tu l’enverras à
l’Académie, j’y ai fait des annotations ; lis-les après moi,
elles te seront utiles. »
André, sentant qu’il ne pouvait pas, sans une sorte
d’indélicatesse, promettre à son père une longue vie,
répondit simplement :
« Tout sera fait selon votre désir.
– Et maintenant, adieu, s’écria le vieillard en
l’embrassant et en lui donnant sa main à baiser. Rappelle-
toi, prince André, que si la mort te frappait, mon vieux cœur
en saignerait ; et si j’apprenais, ajouta-t-il gravement en le
regardant en face, que le fils de Nicolas Bolkonsky ne fait
point son devoir, j’en aurais honte, sache-le bien. »
Ces dernières paroles s’échappèrent en sifflant de sa
bouche.
« Vous auriez pu vous épargner la peine de me le dire,
mon père, répliqua le prince André en souriant. J’ai aussi
une prière à vous adresser : si je suis tué et qu’il me soit né
un fils, gardez-le auprès de vous, élevez-le ici, je vous en
supplie !
– Il ne faudra donc pas le rendre à ta femme ?… »
Et il essaya de rire, mais un frisson nerveux agita son
menton.
« Va-t’en, s’écria-t-il en haussant la voix, et il poussa
son fils hors du cabinet.
– Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ? » demandèrent
anxieusement les deux princesses, en voyant le vieillard
apparaître dans sa robe de chambre, ses lunettes sur le
nez, et sans perruque.
Il se retira aussitôt.
Le prince André soupira sans répondre :
« Eh bien ? dit-il à sa femme d’un ton froidement
railleur, comme s’il l’invitait à jouer ses petites comédies.
– André, déjà ! » et la petite princesse pâlit de crainte
et d’émotion ; il l’embrassa, elle poussa un cri et
s’évanouit. Soulevant sa tête penchée sur son épaule, il lui
jeta un long regard et la déposa doucement dans un
fauteuil.
« Adieu, Marie, » dit-il tout bas à sa sœur ; leurs mains
s’enlacèrent, et, la baisant au front, il sortit à pas précipités.
Mlle Bourrienne frottait les tempes de la petite princesse ;
la princesse Marie la soutenait et envoyait, de ses yeux
voilés de pleurs, encore un dernier regard et une dernière
bénédiction à son frère, tandis que le vieux prince se
mouchait fréquemment et avec un tel bruit, dans son
cabinet, qu’on aurait cru entendre des coups de pistolet
tirés avec colère. Elle le vit tout à coup paraître sur le seuil
du salon.
« Il est parti !… Allons, c’est bien !… »
Et, apercevant la jeune femme évanouie, il secoua la
tête d’un air fâché, et rentra brusquement chez lui, en
refermant la porte avec violence.
CHAPITRE II
I
L’armée russe occupait, en octobre 1805, un certain
nombre de villes et de villages de l’archiduché d’Autriche.
On y voyait arriver chaque jour de nouveaux régiments,
dont le séjour pesait lourdement sur le pays et sur ses
habitants. Ces forces, toujours croissantes, se
concentraient autour de la forteresse de Braunau, quartier
général du commandant en chef Koutouzow.
C’était le 11 octobre, et un régiment d’infanterie,
fraîchement arrivé, s’était arrêté à un demi-mille de la ville.
Il n’avait rien emprunté dans son aspect à la localité
étrangère qui lui servait de cadre. Malgré les vergers, les
murs en pierre, les toits en tuile qui l’entouraient et les
montagnes qui se dessinaient à l’horizon, il était bien
toujours le type d’un régiment russe, se préparant dans son
pays pour l’inspection de son chef.
L’ordre du jour qui annonçait l’inspection lui était
parvenu la veille, à la dernière étape ; mais comme la
rédaction présentait quelque obscurité, le chef du régiment
avait été obligé d’assembler le conseil des chefs de
bataillon, pour décider de la tenue exigée en cette
occasion. Devait-on se mettre en tenue de campagne ou
en grande tenue ? On opina pour la dernière alternative ;
mieux valait montrer trop de zèle que trop peu. Les soldats
se mirent à l’œuvre : malgré les trente verstes qu’ils
venaient de parcourir, pas un ne ferma l’œil de la nuit, tout
fut raccommodé et nettoyé.
Les aides de camp et les chefs de compagnie
comptaient leurs soldats, formaient les rangs, et, quand le
jour fut venu, leurs regards charmés purent s’arrêter sur une
masse compacte de 2 000 hommes bien serrés et bien
alignés, à la place de la foule débraillée de la veille.
Chacun était à son poste et savait ce qu’il avait à faire :
pas un bouton, pas une petite courroie ne manquait, tout
reluisait et étincelait au soleil.
Tout était donc en ordre, et le général en chef pouvait
sans crainte passer en revue chacun des soldats, car sa
chemise était blanche, et son havresac contenait le nombre
d’objets réglementaire. Un seul détail laissait à désirer :
c’était la chaussure, qui s’en allait en lambeaux ; le
régiment avait, il est vrai, fourni ses mille verstes, et les
intendances du pays faisaient la sourde oreille aux
constantes réclamations du chef de régiment pour en
obtenir la matière première nécessaire à la confection des
bottes. Ce chef était un gros général d’un âge avancé, d’un
tempérament sanguin, avec des épaules carrées, des
sourcils et des favoris grisonnants. Son uniforme neuf et
brillant laissait voir toutefois quelques traces inévitables
d’un séjour prolongé dans le porte-manteau ; ses lourdes
épaulettes lui élevaient les épaules jusqu’au ciel ; il se
promenait devant le front en se dandinant, le corps
légèrement incliné en avant, avec l’air satisfait d’un homme
qui vient d’accomplir un acte solennel. Il était fier de son
régiment, auquel son âme appartenait tout entière ; sa
démarche trahissait peut-être bien encore d’autres
préoccupations, car, en dehors de ses soucis militaires,
les intérêts du bien-être général, et le beau sexe en
particulier, occupaient une large place dans son cœur.
« Eh bien, mon cher Michel Dmitriévitch, » dit-il en
s’adressant à un chef de bataillon qui s’avançait en
souriant d’un air également heureux… « Rude besogne
cette nuit… hein ? Pas mal ficelé notre régiment !… Il n’est
pas des derniers… hein ? » Le commandant eut l’air de
goûter cette plaisanterie de son chef et se mit à rire.
« Certainement… On ne nous aurait pas renvoyés du
Champ de Mars.
– Qu’y a-t-il ? » s’écria le général, qui venait
d’apercevoir deux cavaliers, un aide de camp et un
cosaque, arrivant par la grand’route qui menait à la ville et
sur laquelle de distance en distance étaient échelonnés
des fantassins en vedette. Le premier, qui était envoyé du
quartier général pour expliquer l’ordre du jour de la veille,
annonça que la volonté du général en chef était que le
régiment se présentât devant lui en tenue de campagne et
sans préparatifs d’aucune sorte. Un membre du conseil de
guerre (Hofkriegsrath) était arrivé la veille de Vienne pour
engager Koutouzow à rejoindre au plus vite l’armée de
l’archiduc Ferdinand et de Mack ; cette proposition n’était
pas du goût du général en chef, qui y faisait une vive
opposition, et, comme preuve à l’appui, il tenait à faire
constater par l’Autrichien lui-même en quel triste état se
trouvaient les troupes russes après leur longue marche.
L’aide de camp, qui ignorait ces détails, se borna à
dire que le général en chef serait très mécontent s’il ne
trouvait pas le régiment en tenue de campagne. À ces
mots, le pauvre général baissa la tête, haussa
silencieusement les épaules et se tordit les mains de
désespoir :
« Nous voilà bien ! Quand je vous le disais, Michel
Dmitriévitch… tenue de campagne, donc en capotes,
ajouta-t-il en s’adressant avec humeur au commandant de
bataillon… – Ah ! mon Dieu ! Messieurs les chefs de
bataillon, s’écria-t-il d’une voix habituée au commandement
et il avança d’un pas… Messieurs les sergents-majors !…
Son Excellence sera-t-elle bientôt ici ? demanda-t-il avec
une respectueuse déférence à l’aide de camp.
– Dans une heure, je pense.
– Aurons-nous seulement le temps de changer de
tenue ?
– Je l’ignore, mon général… » Et le chef de régiment
s’approcha des rangs et donna ses ordres. Les
commandants de bataillon se mirent à courir, les sergents-
majors à s’agiter, et en une seconde les carrés, jusqu’alors
immobiles et silencieux, se rompirent et se dispersèrent.
Ce ne fut plus que le bourdonnement confus d’une foule en
mouvement : les soldats se précipitaient dans tous les
sens, chargeaient leurs havresacs sur leurs épaules et,
élevant leurs capotes en l’air par-dessus leur tête, en
enfilaient les manches à la hâte.
« Qu’est-ce que cela ? Qu’est-ce que c’est que cela ?
s’écria le général. – Commandant de la troisième
compagnie !
– De la troisième compagnie !… Le général demande
le commandant de la troisième compagnie ! répétèrent
plusieurs voix, et l’aide de camp se précipita à la
recherche du retardataire. L’excès de zèle et l’effarement
de chacun avaient si bien troublé toutes les têtes, que l’on
avait fini par crier : La compagnie demande le général !
lorsque ces appels réitérés parvinrent enfin aux oreilles de
l’absent, un homme d’un certain âge ; il était incapable de
courir, mais il franchissait pourtant au petit trot, sur la pointe
de ses pieds mal équilibrés, la distance qui le séparait de
son chef. On voyait bien vite que le vieux capitaine était
inquiet comme un écolier qui prévoit une question à
laquelle il ne saura pas répondre. Sur son nez empourpré
pointaient des taches dues à l’intempérance ; sa bouche
tremblait d’émotion, il soufflait et ralentissait le pas à
mesure qu’il avançait et que le commandant l’examinait
des pieds à la tête :
« Vous flanquez donc des fourreaux à vos soldats ?
Qu’est-ce que cela signifie ! lui dit-il, en montrant du doigt
un soldat de la troisième compagnie, dont la capote de
drap tranchait sur le reste par sa couleur. Où vous cachiez-
vous donc, on attend le général en chef et vous quittez votre
poste, hein ? Je vous apprendrai à habiller vos soldats de
la sorte le jour d’une revue ! »
Le vieux capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et,
de plus en plus ahuri, pressait ses deux doigts contre la
visière de son shako, comme si ce geste devait le sauver.
« Eh bien, vous ne répondez pas ? Et celui-là que vous
avez déguisé en Hongrois, qui est-il ?
– Votre Excellence…
– Eh bien, quoi ? vous aurez beau me répéter sur tous
les tons : Votre Excellence, et après ? Savez-vous ce que
cela veut dire : Votre Excellence ?
– Votre Excellence, c’est Dologhow, celui qui a été
dégradé, balbutia le capitaine.
– Dégradé ? Donc il n’est pas maréchal pour se
permettre… il est soldat, et un soldat doit être habillé selon
l’ordonnance.
– Votre Excellence elle-même l’a autorisé à s’habiller
ainsi pendant la marche.
– Autorisé, autorisé, c’est toujours ainsi avec vous,
jeunes gens, répliqua le commandant en se calmant un
peu… on vous dit une chose et vous… eh bien, quoi ?… et
s’échauffant de nouveau : Habillez vos hommes
convenablement, voilà ! »
Et, se retournant vers l’envoyé de Koutouzow, il continua
son inspection, satisfait de sa petite scène, et cherchant un
prétexte à une nouvelle explosion. Le hausse-col d’un
officier lui paraissant suspect, il tança vertement l’officier ;
puis, l’alignement du premier rang de la troisième
compagnie manquant de rectitude, il s’adressa d’une voix
agitée à Dologhow, qui était vêtu d’une capote d’un drap
gris bleuâtre :
« Où est ton pied ? où est ton pied ? »
Dologhow retira tout doucement son pied et fixa son
regard vif et hardi sur le général.
« Pourquoi cette capote bleue ? À bas ! Sergent-major,
qu’on déshabille cet homme…
– Mon devoir, général, lui répliqua Dologhow en
l’interrompant, est de remplir les ordres que je reçois, mais
je ne suis point forcé de supporter les…
– Pas un mot dans les rangs, pas un !
– Je ne suis pas forcé, reprit Dologhow à haute voix, de
supporter les injures… »
Et les regards du chef du régiment et ceux du soldat se
croisèrent.
Le général se tut en tiraillant avec colère son écharpe :
« Veuillez changer d’habit, » lui dit-il.
Et il se détourna.
II
« On arrive ! » cria le fantassin placé en vedette, et le
général, rouge d’émotion, courut à son cheval et, en
saisissant la bride d’une main tremblante, sauta en selle,
tira son épée d’un air radieux et résolu, et ouvrit la bouche
toute grande, pour donner le signal.
Le régiment ondula un instant pour retomber dans une
immobilité complète :
« Silence dans les rangs ! » s’écria le général d’une
voix vibrante, dont les inflexions variées offraient un
singulier mélange de satisfaction, de sévérité et de
déférence…, car les autorités approchaient. Une haute
calèche de Vienne à ressorts et à panneaux bleus
s’avançait le long d’une large route vicinale, ombragée
d’arbres. Des militaires à cheval et une escorte de
cosaques l’accompagnaient. L’uniforme blanc du général
autrichien, assis à côté de Koutouzow, se détachait
vivement sur la teinte sombre des uniformes russes. La
calèche s’arrêta, les deux généraux cessèrent de causer,
et Koutouzow descendit du marchepied, pesamment et
avec effort, sans paraître faire attention à ces deux mille
hommes, dont les regards étaient rivés sur lui et sur leur
chef. Au commandement donné, le régiment tressaillit
comme un seul homme et présenta les armes. La voix du
général en chef se fit entendre au milieu d’un silence de
mort, puis les cris de : « Vive Votre Excellence ! »
retentirent en réponse à son salut, et tout rentra de nouveau
dans le silence. Koutouzow, qui s’était arrêté pendant que
le régiment s’ébranlait, parcourut les rangs avec le général
autrichien. À la façon dont le général en chef avait été reçu
et salué par son subordonné, à la façon dont celui-ci le
suivait la tête inclinée, épiant ses moindres mouvements,
et se redressant au moindre mot, il était évident que ses
devoirs lui étaient doux au cœur. Grâce à sa sévérité et à
ses bons soins, son régiment était en effet en bien meilleur
état que ceux qui étaient dernièrement arrivés à Braunau :
en fait de malades et de traînards, il ne comptait que 217
hommes, et tout était en excellent ordre, à l’exception
cependant de la chaussure.
Koutouzow s’arrêtait de temps en temps pour adresser
quelques paroles bienveillantes aux officiers et aux soldats
qu’il avait connus pendant la campagne de Turquie. À la
vue de leurs bottes, il hochait tristement la tête, et les
indiquait à son compagnon d’un air qui témoignait de sa
clairvoyance et lui épargnait la peine de faire des
reproches directs. Quand ce geste venait à se répéter, le
chef du régiment se précipitait en avant, comme pour saisir
au vol les observations attendues. Une vingtaine de
personnes, composant la suite, marchaient à quelques pas
en arrière, l’oreille tendue, tout en causant et en riant entre
elles. Un aide de camp, joli garçon, suivait de près le
général en chef : c’était le prince Bolkonsky. À ses côtés
venait ce gros et grand Nesvitsky, officier supérieur au
visage aimable et souriant, et aux yeux pleins de douceur.
Nesvitsky réprimait avec peine un fou rire causé par un de
ses camarades, un hussard au teint basané, qui, le regard
fixé sur le dos du commandant du régiment, répétait
chacun de ses gestes avec un sérieux imperturbable.
Koutouzow passait avec lenteur et nonchalance devant
ces milliers d’yeux qui semblaient sortir de leurs orbites
pour le mieux voir.
Il s’arrêta tout à coup devant la troisième compagnie ;
sa suite, ne prévoyant pas ce brusque arrêt, se trouva
rapprochée de lui.
« Ah ! Timokhine ! » s’écria-t-il, en reconnaissant le
capitaine au nez rouge.
Timokhine, qui semblait s’être allongé jusqu’aux limites
du possible, pendant l’algarade de son général au sujet de
Dologhow, trouva encore le moyen, à l’apostrophe du
général en chef, de se redresser au point que cette
tension, si elle s’était prolongée, aurait pu lui devenir fatale.
Koutouzow s’en aperçut et se détourna aussitôt pour y
mettre un terme, en laissant errer un faible sourire sur sa
figure balafrée.
« C’est encore un compagnon d’armes d’Ismaïl, un
brave officier !… En es-tu content ?… »
Et il s’adressa au chef de régiment, qui sans se douter
qu’un miroir invisible pour lui (le hussard basané) allait le
réfléchir de la tête aux pieds, tressaillit et s’avança en
disant :
« Très content, Haute Excellence !
– Chacun a ses faiblesses, et il est, je crois, un disciple
de Bacchus, » ajouta Koutouzow en s’éloignant.
Terrifié à l’idée d’en avoir la responsabilité, le
malheureux commandant garda le silence. Pendant ce
temps le hussard basané, dont les yeux avaient été frappés
par la personne du capitaine disciple de Bacchus, au nez
rouge et à la taille tendue, l’imita si parfaitement, que
Nesvitsky éclata de rire. Koutouzow se retourna, mais notre
moqueur savait commander à son visage, et, une
expression de gravité respectueuse succéda comme par
enchantement à ses grimaces.
La troisième compagnie était la dernière. Koutouzow
s’arrêta pensif, cherchant évidemment à rappeler ses
souvenirs. Le prince André fit un pas, et lui dit tout bas en
français :
« Vous m’avez ordonné de vous rappeler Dologhow,
celui qui a été dégradé…
– Où est Dologhow ? » demanda-t-il aussitôt.
Revêtu cette fois de la capote grise de soldat,
Dologhow ne se fit point attendre ; il sortit des rangs et
présenta les armes : c’était décidément un soldat de belle
mine, bien tourné, aux cheveux blonds, et aux yeux bleus et
clairs.
« Une plainte ? demanda Koutouzow, en fronçant
légèrement les sourcils.
– Non, c’est Dologhow, lui dit le prince André.
– Ah ! j’espère que cette leçon t’aura suffisamment
corrigé ; fais ton possible pour bien servir ; l’Empereur est
clément et je ne t’oublierai pas non plus, si tu le mérites. »
Les yeux bleus et brillants de Dologhow le regardaient
aussi hardiment qu’ils avaient regardé le chef du régiment,
et leur expression semblait combler cet abîme de
convention qui sépare le simple soldat du général en chef.
« Une seule grâce, Excellence, dit-il de sa voix ferme,
calme et vibrante… Veuillez m’accorder l’occasion
d’effacer ma faute et de faire preuve de mon dévouement à
l’empereur et à la Russie. »
Koutouzow se détourna et se dirigea vers sa calèche
d’un air maussade. Ces phrases banales, toujours les
mêmes, l’ennuyaient et le fatiguaient :
« À quoi bon, pensait-il, y répondre par un même
refrain ? à quoi bon ces vieilles et éternelles redites ? »
Le régiment se fractionna en compagnies, et se mit en
marche pour aller près de Braunau occuper ses logements,
s’y équiper, s’y chausser et s’y reposer.
« Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, Prokhore
Ignatovitch ?… » dit le chef de régiment en s’adressant au
capitaine, après avoir dépassé à cheval la troisième
compagnie.
Son visage exprimait la satisfaction sans bornes que lui
causait l’inspection si heureusement terminée :
« Le service de l’Empereur, vous savez ?… Et puis on
craint de se couvrir de honte devant le régiment : je suis
toujours le premier à offrir des excuses… et il lui tendit la
main.
– De grâce, général, oserai-je penser que… »
Et tandis que le nez du capitaine s’empourprait de joie,
sa bouche, se fendant jusqu’aux oreilles en un large
sourire, laissa voir ses dents ébréchées, dont les deux
incisives avaient été perdues sans retour à l’assaut
d’Ismaïl :
« Dites également à M. Dologhow que je ne l’oublierai
pas, qu’il soit tranquille… Comment se conduit-il, à
propos ?
– Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son
caractère…
– Comment, son caractère ?
– Cela lui prend par accès, Excellence ; il y a des jours
où il est bon, intelligent, instruit, et puis d’autres moments
où c’est une bête féroce. N’a-t-il pas failli, tout
dernièrement, assommer un juif en Pologne… vous le
savez bien ?…
– Oui, oui, repartit le chef de régiment, mais il est à
plaindre… il est malheureux… il a de hautes protections,
ainsi vous ferez bien de…
– Parfaitement, Excellence, et le sourire du capitaine
disait assez qu’il avait compris l’intention de son supérieur.
– Les épaulettes à la première affaire ! s’écria le
général, en jetant ces paroles à Dologhow, au moment où
celui-ci passait. Dologhow se retourna en silence, et sourit
d’un air railleur.
– Bien, très bien ! continua le chef à haute voix pour se
faire entendre des soldats : je donne de l’eau-de-vie à tout
le monde et je remercie chacun de vous… Dieu soit
loué ! »
Et il s’approcha d’une autre compagnie.
« C’est un brave homme : après tout, on peut servir
sous ses ordres, dit le capitaine en s’adressant à son
officier subalterne.
– En un mot, « le roi de cœur » ! lui répliqua l’officier
subalterne, et il riait en appliquant au général le sobriquet
qu’on lui avait donné.
La joyeuse disposition d’humeur des officiers, causée
par l’heureuse issue de la revue, avait vite fait son chemin
parmi les soldats. Ils marchaient gaiement, tout en
causant :
« Qui donc a inventé que Koutouzow était borgne ?
– Ah ! pour cela, oui, il l’est !
– Ah ! pour cela, non, te dis-je : bottes et tournevis, il a
tout inspecté !
– Oh ! quelle peur j’ai eue quand il a regardé les
miennes et…
– Et l’autre, dis donc, l’Autrichien ? un morceau de
craie… quoi ? un vrai sac de farine ! Quelle corvée d’avoir
cela à blanchir !
– Voyons, toi qui étais en avant, quand est-ce qu’ils ont
dit qu’on se frotterait ? Quand ? On nous a pourtant bien dit
que Bonaparte était ici à Braunau.
– Bonaparte ici ? En voilà une farce ! Imbécile qui ne
sait pas que le Prussien s’est révolté et que l’Autrichien
doit lui marcher dessus… et alors, après qu’il l’aura rossé,
il commencera la guerre avec Bonaparte. Va donc conter à
d’autres qu’il est ici. Bonaparte à Braunau ! On voit bien
que t’es bête ; ouvre donc tes oreilles, blanc-bec !
– Ah ! ces diables de fourriers !… Voilà la cinquième
compagnie qui tourne dans le village, et ils auront fait la
soupe que nous ne serons pas encore là !
– Voyons, passe-moi une croûte, que diable ?
– Ne t’ai-je pas donné du tabac hier soir… hein, pas
vrai ? Eh bien, prends-la, ta croûte… tiens !
– Si au moins on s’arrêtait… mais non… encore cinq
verstes à traîner son estomac creux.
– Cela t’irait, dis donc, si les Allemands nous offraient
leurs belles calèches : en voiture ce serait chic… hein ?
– Et le peuple d’ici ?… as-tu vu ? ce n’est plus le
même ; le Polonais, c’était encore un sujet de l’Empereur ;
mais maintenant des Allemands tout le long… rien que
cela.
– En avant les chanteurs ! » s’écria le capitaine, et une
vingtaine de soldats sortirent des rangs.
Le tambour qui dirigeait les chants se tourna vers eux,
fit un geste et entonna la chanson commençant par ces
mots : « Voilà la diane, voilà le soleil » et finissant par
ceux-ci : « Et de la gloire nous en aurons avec Kamensky
notre père. » Composée en Turquie, cette chanson était
chantée aujourd’hui en Autriche ; il n’y avait de changé que
le nom de Koutouzow, mis récemment à la place de celui
de Kamensky. Après avoir crânement enlevé ces dernières
paroles, le tambour, un beau soldat, de quarante ans
environ, avec des formes nerveuses, examina sévèrement
ses camarades en fronçant les sourcils, pendant que ses
mains, allant à droite et à gauche, semblaient lancer à terre
un objet invisible. S’étant bien assuré que tous le
regardaient, il releva doucement ses bras et les tint
pendant quelques secondes immobiles au-dessus de sa
tête, comme s’il soutenait avec le plus grand soin cet objet
précieux et toujours invisible. Tout à coup, le rejetant
brusquement, il entonna : « Mon toit, mon cher petit toit » et
une vingtaine de voix le répétèrent en chœur. Un autre
soldat s’élança en avant et se mit, sans paraître le moins
du monde gêné par le poids de son fourniment, à sauter et
à danser à reculons devant ses camarades, en remuant
ses épaules et en menaçant le vide avec des cuillères qu’il
frappait entre elles en guise de castagnettes. Les autres le
suivaient en mesure, d’une allure rapide. Un bruit de roues
et de chevaux se fit entendre derrière eux : c’était
Koutouzow et sa suite qui revenaient en ville. Il fit un signe
pour permettre aux soldats de continuer librement leur
marche. Au second rang du flanc droit que rasait la haute
calèche, la figure de Dologhow, le soldat aux yeux bleus,
attirait l’attention : sa démarche cadencée, gracieuse et
hardie à la fois, son regard assuré et moqueur, jeté comme
un défi à ceux qui le dépassaient, paraissaient les plaindre
de ne point faire leur entrée à pied comme lui et sa joyeuse
compagnie, le sous-lieutenant de hussards, Gerkow, le
même qui s’était amusé à imiter le général commandant le
régiment, modéra l’allure de son cheval pour se rapprocher
de Dologhow ; bien qu’il eût été, lui aussi, du nombre des
viveurs dont ce dernier avait été le chef de file, il s’était
pourtant prudemment abstenu jusqu’à ce moment de
renouer connaissance avec le disgracié : les quelques
mots dits par Koutouzow lui firent changer de tactique, et
feignant une véritable joie :
« Comment cela va-t-il » cher ami ? lui dit-il.
– Comme tu vois, » répondit froidement Dologhow.
La chanson toujours vive et légère accompagnait d’une
façon étrange la désinvolture comique de Gerkow et les
réponses glaciales de son ex-camarade.
« Eh bien, t’arranges-tu avec tes chefs ?
– Mais oui, pas mal ; ce sont de braves gens : tu t’es
donc faufilé dans l’état-major ?
– J’y suis attaché, je fais le service. »
Ils se turent tous les deux : « Le faucon est bien lancé et
lancé de la main droite, » reprenait la chanson, et, en
l’écoutant, on se sentait involontairement plein de
confiance et de résolution.
Leur conversation aurait certainement changé de ton
sans ce joyeux accompagnement :
« Les Autrichiens sont-ils battus ? Est-ce vrai ?
demanda Dologhow.
– On le dit, mais qui diable peut le savoir !
– Tant mieux, répliqua brièvement Dologhow, en suivant
la cadence.
– Viens chez nous ce soir, veux-tu ? nous aurons un
pharaon !
– Vous avez donc beaucoup d’argent ?
– Viens toujours !
– Impossible. J’ai fait le vœu de ne jouer ni boire
jusqu’à ce que j’aie regagné mon grade.
– Eh bien, alors ce sera à la première affaire.
– Eh bien ! alors, on verra !
– Viens tout de même : si tu as besoin de quelque
chose, l’état-major t’aidera. »
Dologhow sourit :
« Ne t’occupe pas de moi ; je ne demanderai rien, je
prendrai ce dont j’aurai besoin.
– Soit, c’était seulement pour…
– C’est ça, moi aussi c’était seulement pour…
– Adieu !
– Adieu !… »
Et bien haut et bien loin : « Là-bas, là-bas dans la
patrie, » continuait la chanson, pendant que Gerkow
éperonnait son cheval ; le cheval, couvert d’écume et
galopant en mesure au son de la musique, dépassa la
compagnie et rejoignit bientôt la haute calèche.
III
À peine rentré chez lui, Koutouzow, accompagné du
général autrichien, s’était rendu tout droit dans son cabinet
de travail : là il se fit donner par son aide de camp, le
prince Bolkonsky, des papiers qui se rapportaient à l’état
des troupes, et des lettres qui avaient été reçues la veille,
de l’archiduc Ferdinand, commandant l’armée d’avant-
garde. Une carte était étalée sur la table, devant laquelle
s’assirent Koutouzow et son compagnon, un des membres
du Hofkriegsrath (conseil supérieur de la guerre). Tout en
recevant les papiers de la main de Bolkonsky, et en lui
faisant signe de rester auprès de lui, il continua la
conversation en français, en donnant à ses phrases, qu’il
énonçait avec lenteur, une certaine élégance de tournure et
d’inflexion, qui les rendait agréables à l’oreille ; il semblait
s’écouter lui-même avec un plaisir marqué :
« Voici mon unique réponse, général : si l’affaire en
question n’avait dépendu que de moi, la volonté de S.
M. l’Empereur François aurait été aussitôt accomplie et je
me serais joint à l’archiduc. Veuillez croire que
personnellement j’aurais déposé avec joie le
commandement de cette armée, ainsi que la lourde
responsabilité dont je suis chargé, entre les mains d’un de
ces généraux, plus éclairés et plus capables que moi, dont
l’Autriche fourmille ; mais les circonstances enchaînent
souvent nos volontés. »
Le sourire qui accompagnait ces derniers mots justifiait
pleinement la visible incrédulité de l’Autrichien. Quant à
Koutouzow, assuré de ne pas être contredit en face, et
c’était là pour lui le point principal, peu lui importait le
reste !
Force fut donc à son interlocuteur de répondre sur le
même ton, tandis que le son de sa voix trahissait sa
mauvaise humeur et contrastait plaisamment avec les
paroles flatteuses, étudiées à l’avance, qu’il laissait
échapper avec effort.
« Tout au contraire, Excellence, l’Empereur apprécie
hautement ce que vous avez fait pour nos intérêts
communs ; nous trouvons seulement que la lenteur de votre
marche empêche les braves troupes russes et leurs chefs
de cueillir des lauriers, comme ils en ont l’habitude. »
Koutouzow s’inclina, ayant toujours son sourire railleur
sur les lèvres.
« Ce n’est pas mon opinion ; je suis convaincu, au
contraire, en me fondant sur la lettre dont m’a honoré S. A.
I. l’archiduc Ferdinand, que l’armée autrichienne,
commandée par un général aussi expérimenté que le
général Mack, est en ce moment victorieuse et que vous
n’avez plus besoin de notre concours. »
L’Autrichien maîtrisa avec peine une explosion de
colère. Cette réponse s’accordait peu, en effet, avec les
bruits qui couraient sur une défaite de ses compatriotes, et
cette défaite, les circonstances la rendaient d’ailleurs
probable ; aussi avait-elle l’air d’une mauvaise plaisanterie,
et pourtant le général en chef, calme et souriant, avait le
droit d’émettre ces suppositions, car la dernière lettre de
Mack lui-même parlait d’une prochaine victoire et faisait
l’éloge de l’admirable position de son armée au point de
vue stratégique.
« Passe-moi la lettre, dit-il au prince André. Veuillez
écouter… »
Et il lut en allemand le passage suivant :
« L’ensemble de nos forces, 70 000 hommes environ,
nous permet d’attaquer l’ennemi et de le battre, s’il tentait
le passage du Lech. Dans le cas contraire, Ulm étant à
nous, nous pouvons ainsi rester maîtres des deux rives du
Danube, le traverser au besoin pour lui tomber dessus,
couper ses lignes de communication, repasser le fleuve
plus bas, et enfin l’empêcher de tourner le gros de ses
forces contre nos fidèles alliés. Nous attendrons ainsi
vaillamment le moment où l’armée impériale de Russie
sera prête à se joindre à nous, pour faire subir à l’ennemi
le sort qu’il a mérité. »
En terminant cette longue phraséologie, Koutouzow
poussa un soupir et releva les yeux.
« Votre Excellence n’ignore point que le sage doit
toujours prévoir le pire, reprit son vis-à-vis, pressé de
mettre fin aux railleries pour aborder sérieusement la
question ; il jeta malgré lui un coup d’œil sur î’aide de
camp.
– Mille excuses, général… »
Et Koutouzow, l’interrompant, s’adressa au prince
André :
« Veux-tu, mon cher, demander à Kozlovsky tous les
rapports de nos espions. Voici encore deux lettres du
comte Nostitz, une autre de S. A. I. l’archiduc Ferdinand, et
de plus ces quelques papiers. Il s’agit de me composer de
tout cela, en français et bien proprement, un mémorandum
qui résumera toutes les nouvelles reçues dernièrement sur
la marche de l’armée autrichienne, pour le présenter à Son
Excellence. »
Le prince André baissa la tête en signe d’assentiment.
Il avait compris non seulement ce qui lui avait été dit, mais
aussi ce qu’on lui avait donné à entendre et, saluant les
deux généraux, il sortit lentement.
Il y avait peu de temps que le prince André avait quitté
la Russie, et cependant il était bien changé. Cette
affectation de nonchalance et d’ennui, qui lui était
habituelle, avait complètement disparu de toute sa
personne ; il semblait ne plus avoir le loisir de songer à
l’impression qu’il produisait sur les autres, étant occupé
d’intérêts réels autrement graves. Satisfait de lui-même et
de son entourage, il n’en était que plus gai et plus
bienveillant. Koutouzow, qu’il avait rejoint en Pologne,
l’avait accueilli à bras ouverts, en lui promettant de ne pas
l’oublier : aussi l’avait-il distingué de ses autres aides de
camp, en l’emmenant à Vienne et en lui confiant des
missions plus sérieuses. Il avait même adressé à son
ancien camarade, le vieux prince Bolkonsky, les lignes
suivantes :
« Votre fils deviendra, je le crois et je l’espère, un
officier de mérite, par sa fermeté et le soin qu’il met à
accomplir strictement ses devoirs. Je suis heureux de
l’avoir auprès de moi. »
Parmi les officiers de l’état-major et parmi ceux de
l’armée, le prince André s’était fait, comme jadis à
Pétersbourg, deux réputations tout à fait différentes. Les
uns, la minorité, reconnaissant en lui une personnalité hors
ligne et capable de grandes choses, l’exaltaient,
l’écoutaient et l’imitaient : aussi ses rapports avec ceux-là
étaient-ils naturels et faciles ; les autres, la majorité, ne
l’aimant pas, le traitaient d’orgueilleux, d’homme froid et
désagréable : avec ceux-là il avait su se poser de façon à
se faire craindre et respecter. En sortant du cabinet, le
prince André s’approcha de son camarade Kozlovsky,
l’aide de camp de service, qui était assis près d’une
fenêtre, un livre à la main :
« Qu’a dit le prince ? demanda ce dernier.
– Il a ordonné de composer un mémorandum explicatif
sur notre inaction.
– Pourquoi ? »
Le prince André haussa les épaules.
« A-t-on des nouvelles de Mack ?
– Non.
– Si la nouvelle de sa défaite était vraie, nous l’aurions
déjà reçue.
– Probablement… »
Et le prince André se dirigea vers la porte de sortie ;
mais au même moment elle s’ouvrit avec violence pour
livrer passage à un nouvel arrivant, qui se précipita dans la
chambre. C’était un général autrichien de haute taille, avec
un bandeau noir autour de la tête, et l’ordre de Marie-
Thérèse au cou. Le prince André s’arrêta.
« Le général en chef Koutouzow ? demanda vivement
l’inconnu avec un fort accent allemand et, ayant jeté un
rapide coup d’œil autour de lui, il marcha droit vers la porte
du cabinet.
– Le général en chef est occupé, répondit Kozlovsky, se
hâtant de lui barrer le chemin… Qui annoncerai-je ? »
Le général autrichien, étonné de ne pas être connu,
regarda avec mépris de haut en bas le petit aide de camp.
« Le général en chef est occupé, » répéta Kozlovsky
sans s’émouvoir.
La figure de l’étranger s’assombrit et ses lèvres
tremblèrent, pendant qu’il tirait de sa poche un calepin.
Ayant à la hâte griffonné quelques lignes, il arracha le
feuillet, le lui tendit, s’approcha brusquement de la fenêtre
et, se laissant tomber de tout son poids sur un fauteuil, il
regarda les deux jeunes gens d’un air maussade, destiné,
sans doute, à réprimer leur curiosité. Relevant ensuite la
tête, il se redressa avec l’intention évidente de dire
quelque chose, puis, faisant un mouvement, il essaya avec
une feinte nonchalance de fredonner à mi-voix un refrain
qui se perdit en un son inarticulé. La porte du cabinet
s’ouvrit, et Koutouzow parut sur le seuil. Le général à la tête
bandée, se baissant comme s’il avait à éviter un danger,
s’avança au-devant de lui, en faisant quelques enjambées
de ses longues jambes maigres.
« Vous voyez le malheureux Mack ! » dit-il d’une voix
émue.
Koutouzow conserva pendant quelques secondes une
complète impassibilité, puis ses traits se détendirent, les
plis de son front s’effacèrent ; il le salua respectueusement
et, le laissant passer devant lui, le suivit et referma la porte.
Le bruit qui s’était répandu de la défaite des Autrichiens et
de la reddition de l’armée sous les murs d’Ulm, se trouvait
donc confirmé.
Une demi-heure plus tard, des aides de camp envoyés
dans toutes les directions portaient des ordres qui devaient
dans un prochain délai tirer l’armée russe de son inaction
et la faire marcher à la rencontre de l’ennemi.
Le prince André était un de ces rares officiers d’état-
major pour lesquels tout l’intérêt se concentre sur
l’ensemble des opérations militaires. La présence de
Mack et les détails de son désastre lui avaient fait
comprendre que l’armée russe était dans une situation
critique, et que la première moitié de la campagne était
perdue. Il se représentait le rôle échu aux troupes russes et
celui qu’il allait jouer lui-même, et il ne pouvait s’empêcher
de ressentir une émotion joyeuse en songeant que
l’orgueilleuse Autriche était humiliée et qu’avant une
semaine il prendrait part à un engagement inévitable entre
les Français et les Russes, le premier qui aurait eu lieu
depuis Souvorow. Cependant il craignait que le génie de
Bonaparte ne fût plus fort que tout l’héroïsme de ses
adversaires, et, d’un autre côté, il ne pouvait admettre que
son héros subît un échec.
Surexcité par le travail de sa pensée, le prince André
retourna chez lui pour écrire à son père sa lettre
quotidienne. Chemin faisant, il rencontra son compagnon
de chambre, Nesvitsky, et le moqueur Gerkow, qui riaient
tous deux aux éclats.
« Pourquoi es-tu si sombre ? lui demanda Nesvitsky, à
la vue de sa figure pâle et de ses yeux animés.
– Il n’y a pas de quoi être gai, » répliqua Bolkonsky.
Au moment où ils s’abordaient ainsi, ils virent paraître
au fond du corridor un membre du Hofkriegsrath et le
général autrichien Strauch, attaché à l’état-major de
Koutouzow avec mission de veiller à la fourniture des vivres
destinés à l’armée russe ; ces deux personnages étaient
arrivés de la veille. La largeur du corridor permettait aux
trois jeunes officiers de ne pas se déranger pour les laisser
passer, mais Gerkow, repoussant Nesvitsky, s’écria d’une
voix haletante :
« Ils viennent… ils viennent !… de grâce, faites place ! »
Les deux généraux semblaient vouloir éviter toute
marque de respect, lorsque Gerkow, sur la figure duquel
s’épanouit un large sourire de niaise satisfaction, fit un pas
en avant.
« Excellence, dit-il en allemand et en s’adressant à
l’Autrichien, j’ai l’honneur de vous offrir mes félicitations… »
Et il inclina la tête, en jetant gauchement l’un après
l’autre ses pieds en arrière, comme un enfant qui apprend
à danser. Le membre du Hofkriegsrath prit un air sévère,
mais, frappé de la franchise de ce gros et bête sourire, il
ne put lui refuser un moment d’attention.
« J’ai l’honneur, reprit Gerkow, de vous offrir mes
félicitations ; le général Mack est arrivé en bonne santé,
sauf un léger coup ici, » ajouta-t-il, en portant d’un air
radieux la main à sa tête. Le général fronça les sourcils et
se détourna :
« Dieu, quel imbécile ! » s’écria-t-il en continuant son
chemin.
Nesvitsky enchanté entoura de ses bras le prince
André : celui-ci, dont la pâleur avait encore augmenté, le
repoussa durement d’un air fâché et se tourna vers
Gerkow. Le sentiment d’irritation causé par la vue de
Mack, par les nouvelles qu’il avait apportées, par ses
propres réflexions sur la situation de l’armée russe, venait
enfin de trouver une issue en face de la plaisanterie
déplacée de ce dernier.
« S’il vous est agréable, monsieur, – lui dit-il d’une voix
tranchante, tandis que son menton tremblait légèrement, –
de poser pour le bouffon, je ne puis certainement pas vous
en empêcher, mais je vous avertis que, si vous vous
permettez de recommencer vos sottes facéties en ma
présence, je vous apprendrai comment il faut se
conduire. »
Nesvitsky et Gerkow, stupéfaits de cette sortie,
ouvrirent de grands yeux et se regardèrent en silence.
« Mais quoi ? je l’ai félicité, voilà tout, dit Gerkow.
– Je ne plaisante pas, taisez-vous, s’écria Bolkonsky,
et, prenant le bras de Nesvitsky, il s’éloigna de Gerkow, qui
ne trouvait rien à répondre.
– Voyons, qu’est-ce qui t’arrive ? dit Nesvitsky avec
l’intention de le calmer.
– Comment ! ce qui m’arrive ? tu ne comprends donc
pas ! Ou bien nous sommes des officiers au service de
notre Empereur et de notre patrie, qui se réjouissent des
succès et pleurent sur les défaites, ou bien nous sommes
des laquais qui n’ont rien à voir dans les affaires de leurs
maîtres. Quarante mille hommes massacrés, l’armée de
nos alliés détruite… et vous trouvez là le mot pour rire !
s’écria le prince André ému, comme si cette dernière
phrase, dite en français, donnait plus de poids à son
opinion… C’est bon pour un garçon de rien comme cet
individu, dont vous avez fait votre ami, mais pas pour vous,
pas pour vous ! Des gamins seuls peuvent s’amuser ainsi !
…»
Ayant remarqué que Gerkow pouvait l’entendre, il
attendit pour voir s’il répliquerait, mais le lieutenant tourna
sur ses talons et sortit du corridor.
IV
Le régiment de hussards de Pavlograd campait à deux
milles de Braunau. L’escadron dans lequel Nicolas Rostow
était « junker » était logé dans le village de Saltzeneck,
dont la plus belle maison avait été réservée au chef
d’escadron, capitaine Denissow, connu dans toute la
division de cavalerie sous le nom de « Vaska Denissow ».
Depuis que le « junker » Rostow avait rejoint son
régiment en Pologne, il avait toujours partagé le logement
du chef d’escadron. Ce jour-là même, le 8 octobre,
pendant qu’au quartier général tout était sens dessus
dessous, à cause de la défaite de Mack, l’escadron
continuait tout doucement sa vie de bivouac. Denissow, qui
avait joué et perdu toute la nuit, n’était pas encore rentré au
moment où Rostow, en uniforme de junker, revenait à
cheval, de bon matin, de la distribution de fourrage ;
s’arrêtant au perron, il rejeta vivement sa jambe en arrière
avec, un mouvement plein de jeunesse, et, restant une
seconde le pied sur l’étrier, comme s’il se séparait à regret
de sa monture, il sauta à terre et appela le planton qui se
précipitait déjà pour tenir son cheval :
« Ah ! Bonedareneko, promène-le, veux-tu, dit-il en
s’adressant au hussard avec cette affabilité familière et
gaie habituelle aux bonnes natures lorsqu’elles se sentent
heureuses.
– Entendu, Votre Excellence, répondit le Petit-Russien
en secouant la tête avec bonne humeur.
– Fais attention, promène-le bien. »
Un autre hussard s’était également élancé vers le
cheval, mais Bonedareneko avait aussitôt saisi le bridon ;
on voyait que le « junker » payait bien et qu’il était
avantageux de le servir.
Rostow caressa doucement sa bête et s’arrêta sur le
perron pour la regarder.
« Bravo, quel cheval cela fera ! » se dit-il en lui-même,
et, relevant son sabre, il monta rapidement les quelques
marches en faisant sonner ses éperons.
L’Allemand propriétaire de la maison se montra, en
camisole de laine et en bonnet de coton, à la porte de
l’étable, où il remuait le fumier avec une fourche.
Sa figure s’éclaira d’un bon sourire à la vue de Rostow.
« Bonjour, bonjour, lui dit-il, en rendant son salut au
jeune homme avec un plaisir évident.
– Déjà à l’ouvrage, lui dit Rostow, souriant à son tour,
hourra pour l’Autriche, hourra pour les Russes, hourra pour
l’empereur Alexandre ! » ajouta-t-il en répétant les
exclamations favorites de l’Allemand.
Celui-ci s’avança en riant, jeta en l’air son bonnet de
coton et s’écria :
« Hourra pour toute la terre ! »
Rostow répéta son hourra, et cependant il n’y avait
aucun motif de se réjouir d’une façon aussi extraordinaire,
ni pour l’Allemand qui nettoyait son étable, ni pour Rostow
qui était allé chercher du foin avec son peloton. Après qu’ils
eurent ainsi donné un libre cours à leurs sentiments
patriotiques et fraternels, le vieux bonhomme retourna à
son ouvrage, et le jeune junker rentra chez lui.
« Où est ton maître ? demanda-t-il à Lavrouchka, le
domestique de Denissow, rusé coquin et connu pour tel de
tout le régiment.
– Il n’est pas encore rentré depuis hier au soir ; il aura
probablement perdu, répondit Lavrouchka, car je le
connais bien : quand il gagne, il revient de bonne heure
pour s’en vanter ; s’il ne revient pas de toute la nuit, c’est
qu’il est en déroute, et alors il est d’une humeur de chien.
Faut-il vous servir le café ?
– Oui, donne-le et promptement. »
Dix minutes plus tard, Lavrouchka apportait le café :
« Il vient, il vient ! gare la bombe ! »
Rostow aperçut effectivement Denissow qui rentrait.
C’était un petit homme, à la figure enluminée, aux yeux
noirs et brillants, aux cheveux noirs et à la moustache en
désordre. Son dolman était dégrafé, son large pantalon
tenait à peine et son shako froissé descendait sur sa
nuque. Sombre et soucieux, il s’approchait la tête basse.
« Lavrouchka ! s’écria-t-il avec colère et en grasseyant.
Voyons, idiot, ôte-moi cela.
– Mais puisque je vous l’ôte !
– Ah ! te voilà levé ! dit Denissow, en entrant dans la
chambre.
– Il y a beau temps… j’ai déjà été au fourrage et j’ai vu
Fräulein Mathilde.
– Ah ! Ah ! Et moi, mon cher, je me suis enfoncé,
comme une triple buse… Une mauvaise chance du diable !
Elle a commencé après ton départ… Hé ! du thé ! » cria-t-il
d’un air renfrogné.
Puis, grimaçant un sourire qui laissa voir ses dents
petites et fortes, il passa ses doigts dans ses cheveux en
broussailles.
« C’est le diable qui m’a envoyé chez ce Rat (c’était le
surnom donné à l’officier)… Figure-toi… pas une carte,
pas une !… »
Et Denissow, laissant tomber le feu de sa pipe, la jeta
avec violence sur le plancher, où elle se brisa en mille
morceaux. Après avoir réfléchi une demi-seconde en
regardant gaiement Rostow de ses yeux noirs et brillants :
« Si au moins il y avait des femmes, passe encore,
mais il n’y a rien à faire, excepté boire !… Quand donc se
battra-t-on ?… Hé, qui est là ? ajouta-t-il, en entendant
derrière la porte un bruit de grosses bottes et d’éperons,
accompagné d’une petite toux respectueuse.
– Le maréchal des logis ! » annonça Lavrouchka.
Denissow s’assombrit encore plus.
« Ça va mal, dit-il, en jetant à Rostow sa bourse qui
contenait quelques pièces d’or… Compte, je t’en prie, mon
ami, ce qui me reste, et cache ma bourse sous mon
oreiller. »
Il sortit.
Rostow s’amusa à mettre en piles égales les pièces
d’or de différente valeur et à les compter machinalement,
pendant que la voix de Denissow se faisait entendre dans
la pièce voisine :
« Ah ! Télianine, bonjour ; je me suis enfoncé hier !
– Chez qui ?
– Chez Bykow.
– Chez le Rat, je le sais, » dit une autre voix flûtée.
Et le lieutenant Télianine, petit officier du même
escadron, entra au même moment dans la chambre où se
trouvait Rostow. Celui-ci, jetant la bourse sous l’oreiller,
serra la main moite qui lui était tendue. Télianine avait été
renvoyé de la garde peu temps avant la campagne ; sa
conduite était maintenant exempte de tout reproche, et
cependant il n’était pas aimé. Rostow surtout ne pouvait ni
surmonter ni cacher l’antipathie involontaire qu’il lui
inspirait.
« Eh bien, jeune cavalier, êtes-vous content de mon
petit Corbeau ? » (c’était le nom du cheval vendu à
Rostow). Le lieutenant ne regardait jamais en face la
personne à laquelle il parlait, et ses yeux allaient sans
cesse d’un objet à un autre…
« Je vous ai vu le monter ce matin.
– Mais il n’a rien de particulier, c’est un bon cheval,
répondit Rostow, qui savait fort bien que cette bête payée
sept cents roubles n’en valait pas la moitié… Il boite un peu
de la jambe gauche de devant.
– C’est le sabot qui se sera fendu : ce n’est rien, je vous
apprendrai à y mettre un rivet.
– Oui, apprenez-le-moi.
– Oh ! c’est bien facile, ce n’est pas un secret ; quant au
cheval, vous m’en remercierez.
– Je vais le faire amener, » dit aussitôt Rostow pour se
débarrasser de Télianine.
Et il sortit.
Denissow, assis par terre dans la pièce d’entrée, les
jambes croisées, la pipe à la bouche, écoutait le rapport du
maréchal des logis. À la vue de Rostow, il fit une grimace,
en lui indiquant du doigt par-dessus son épaule, avec une
expression de dégoût, la chambre où était Télianine :
« Je n’aime pas ce garçon-là, » dit-il sans s’inquiéter
de la présence de son subordonné.
Rostow haussa les épaules comme pour dire :
« Moi non plus, mais qu’y faire ? »
Et, ayant donné ses ordres, il retourna auprès de
l’officier, qui était nonchalamment occupé à frotter ses
petites mains blanches :
« Et dire qu’il existe des figures aussi antipathiques ! »
pensa Rostow.
« Eh bien, avez-vous fait amener le cheval ? demanda
Télianine, en se levant et en jetant autour de lui un regard
indifférent.
– Oui, à l’instant.
– C’est bien… je n’étais entré que pour demander à
Denissow s’il avait reçu l’ordre du jour d’hier ; l’avez-vous
reçu, Denissow ?
– Non, pas encore ; où allez-vous ?
– Mais je vais aller montrer à ce jeune homme comment
on ferre un cheval. »
Ils entrèrent dans l’écurie, et, sa besogne faite, le
lieutenant retourna chez lui.
Denissow, assis à une table sur laquelle on avait posé
une bouteille d’eau-de-vie et un saucisson, était en train
d’écrire. Sa plume criait et crachait sur le papier. Quand
Rostow entra, il le regarda d’un air sombre :
« C’est à elle que j’écris… »
Et, s’accoudant sur la table sans lâcher sa plume,
comme s’il saisissait avec joie l’occasion de dire tout haut
ce qu’il voulait mettre par écrit, il lui détailla le contenu de
son épître :
« Vois-tu, mon ami, on ne vit pas, on dort quand on n’a
pas un amour dans le cœur. Nous sommes les enfants de
la poussière, mais, lorsqu’on aime, on devient Dieu, on
devient pur comme au premier jour de la création !… Qui
va là ? Envoie-le au diable, je n’ai pas le temps ! »
Mais Lavrouchka s’approcha de lui sans se
déconcerter :
« Ce n’est personne, c’est le maréchal des logis à qui
vous avez dit de venir chercher l’argent. »
Denissow fit un geste d’impatience aussitôt réprimé :
« Mauvaise affaire, grommela-t-il… Dis donc, Rostow,
combien y a-t-il dans ma bourse ?
– Sept pièces neuves et trois vieilles.
– Ah ! mauvaise affaire ! Que fais-tu là planté comme
une borne ? Va chercher le maréchal des logis !
– Denissow, je t’en prie, s’écria Rostow en rougissant,
prends de mon argent, tu sais que j’en ai.
– Je n’aime pas à emprunter aux amis. Non, je n’aime
pas cela.
– Si tu ne me traites pas en camarade, tu m’offenseras
sérieusement ; j’en ai, je t’assure, répéta Rostow.
– Mais non, je te le répète… »
Denissow s’approcha du lit pour retirer sa bourse de
dessous l’oreiller :
« Où l’as-tu cachée ?
– Sous le dernier oreiller.
– Elle n’y est pas !… »
Et Denissow jeta les deux oreillers par terre.
« C’est vraiment inouï !
– Tu l’auras fait tomber, attends, dit Rostow, en
secouant les oreillers à son tour et en rejetant également
de côté la couverture… Pas de bourse !… Aurais-je donc
oublié ? Mais non, puisque j’ai même pensé que tu la
gardais sous ta tête comme un trésor. Je l’ai bien mise là
pourtant ; où est-elle donc ? ajouta-t-il en se tournant vers
Lavrouchka.
– Elle doit être là où vous l’avez laissée, car je ne suis
pas entré !
– Et je te dis qu’elle n’y est pas.
– C’est toujours la même histoire… vous oubliez
toujours où vous mettez les choses… regardez dans vos
poches.
– Mais non, te dis-je, puisque j’ai pensé au trésor… je
me rappelle très bien que je l’ai mise là. »
Lavrouchka défit entièrement le lit, regarda partout,
fureta dans tous les coins, et s’arrêta au beau milieu de la
chambre, en étendant les bras avec stupéfaction.
Denissow, qui avait suivi tous ses mouvements en silence,
se tourna à ce geste vers Rostow :
« Voyons, Rostow, cesse de plaisanter ! »
Rostow, en sentant peser sur lui le regard de son ami,
releva les yeux et les baissa aussitôt. Son visage devint
pourpre et la respiration lui manqua.
« Il n’y a eu ici que le lieutenant et vous deux, donc elle
doit y être ! dit Lavrouchka.
– Eh bien, alors, poupée du diable, remue-toi…
cherche, s’écria Denissow devenu cramoisi, et le
menaçant du poing : il, faut qu’elle se trouve, sans cela je te
cravacherai… je vous cravacherai tous !… »
Rostow boutonna sa veste, agrafa son ceinturon et prit
sa casquette.
« Trouve-la, te dis-je, continuait Denissow en secouant
son domestique et en le poussant violemment contre la
muraille.
– Laisse-le, Denissow, je sais qui l’a prise… »
Et Rostow se dirigea vers la porte, les yeux toujours
baissés. Denissow, ayant subitement compris son allusion,
s’arrêta et lui saisit la main :
« Quelle bêtise ! s’écria-t-il si fortement que les veines
de son cou et de son front se tendirent comme des cordes.
Tu deviens fou, je crois… la bourse est ici, j’écorcherai vif
ce misérable et elle se retrouvera.
– Je sais qui l’a prise, répéta Rostow d’une voix
étranglée.
– Et moi, je te défends… » s’écria Denissow.
Mais Rostow s’arracha avec colère à son étreinte.
« Tu ne comprends donc pas, lui dit-il, en le regardant
droit et ferme dans les yeux, tu ne comprends donc pas ce
que tu me dis ? Il n’y avait que moi ici ; donc, si ce n’est
pas l’autre, c’est… et il se précipita hors de la chambre
sans achever sa phrase.
– Ah ! que le diable t’emporte, toi et tout le reste ! »
Ce furent les dernières paroles qui arrivèrent aux
oreilles de Rostow ; peu d’instants après il entrait dans le
logement de Télianine.
« Mon maître n’est pas à la maison, lui dit le
domestique, il est allé à l’état-major… Est-il arrivé quelque
chose ? ajouta-t-il, en remarquant la figure bouleversée du
junker.
– Non, rien !
– Vous l’avez manqué de peu. »
Sans rentrer chez lui, Rostow monta à cheval et se
rendit à l’état-major, qui était établi à trois verstes de
Saltzeneck ; il y avait là un petit « traktir » où se
réunissaient les officiers. Arrivé devant la porte, il y vit
attaché le cheval de Télianine ; le jeune officier était attablé
dans la chambre du fond devant un plat de saucisses et
une bouteille de vin.
« Ah ! vous voilà aussi, jeune adolescent, dit-il en
souriant et en élevant ses sourcils.
– Oui, » dit Rostow avec effort, et il s’assit à une table
voisine, à côté de deux Allemands et d’un officier russe.
Tous gardaient le silence, on n’entendait que le cliquetis
des couteaux. Ayant fini de déjeuner, le lieutenant tira de sa
poche une longue bourse, en fit glisser les coulants de ses
petits doigts blancs et recourbés à la poulaine, y prit une
pièce d’or et la tendit au garçon.
« Dépêchez-vous, dit-il.
– Permettez-moi d’examiner cette bourse, » murmura
Rostow en s’approchant.
Télianine, dont les yeux, comme d’habitude, ne se
fixaient nulle part, la lui passa.
« Elle est jolie, n’est-ce pas ? dit-il en pâlissant
légèrement… voyez, jeune homme. »
Le regard de Rostow se porta alternativement sur la
bourse et sur le lieutenant.
« Tout cela restera à Vienne, si nous y arrivons, car ici,
dans ces vilains petits trous, on ne peut guère dépenser
son argent, ajouta-t-il avec une gaieté forcée… Rendez-la-
moi, je m’en vais. »
Rostow se taisait.
« Eh bien, et vous, vous allez déjeuner ? On mange
assez bien ici, mais, voyons, rendez-la-moi donc… »
Et il étendit la main pour prendre la bourse.
Le junker la lâcha et le lieutenant la glissa doucement
dans la poche de son pantalon ; il releva ses sourcils avec
négligence, et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour dire :
« Oui, c’est ma bourse ; elle rentre dans ma poche, c’est
tout simple, et personne n’a rien à y voir… »
« Eh bien, dit-il, et leurs regards se croisèrent en se
lançant des éclairs.
– Venez par ici, et Rostow entraîna Télianine vers la
fenêtre… Cet argent est à Denissow, vous l’avez pris ! lui
souffla-t-il à l’oreille.
– Quoi ? comment… vous osez ? » Mais dans ces
paroles entrecoupées on sentait qu’il n’y avait plus qu’un
appel désespéré, une demande de pardon ; les derniers
doutes, dont le poids terrible n’avait cessé d’oppresser le
cœur de Rostow, se dissipèrent aussitôt.
Il en ressentit une grande joie et en même temps une
immense compassion pour ce malheureux.
« Il y a du monde ici, Dieu sait ce que l’on pourrait
supposer, murmura Télianine en prenant sa casquette et
en se dirigeant vers une autre chambre qui était vide.
– Il faut nous expliquer : je le savais et je puis le
prouver, » répliqua Rostow, décidé à aller jusqu’au bout.
Le visage pâle et terrifié du coupable tressaillit ; ses
yeux allaient toujours de droite et de gauche, mais sans
quitter le plancher et sans oser se porter plus haut.
Quelques sons rauques et inarticulés s’échappèrent de sa
poitrine.
« Je vous en supplie, comte, ne me perdez pas, voici
l’argent, prenez-le… mon père est vieux, ma mère… »
Et il jeta la bourse sur la table.
Rostow s’en empara et marcha vers la porte sans le
regarder ; arrivé sur le seuil, il se retourna et revint sur ses
pas.
« Mon Dieu, lui dit-il avec angoisse et les yeux humides,
comment avez-vous pu faire cela ?
– Comte !… »
Et Télianine s’approcha du junker.
« Ne me touchez pas, s’écria impétueusement Rostow
en se reculant ; si vous en avez besoin, eh bien, tenez,
prenez-la. » Et, lui jetant la bourse, il disparut en courant.
V
Le soir même, une conversation animée avait lieu, dans
le logement de Denissow, entre les officiers de l’escadron.
« Je vous répète que vous devez présenter vos excuses
au colonel, disait le capitaine en second, Kirstein ; le
capitaine Kirstein avait des cheveux grisonnants,
d’énormes moustaches, des traits accentués, un visage
ridé ; redevenu deux fois simple soldat pour affaires
d’honneur, il avait toujours su reconquérir son rang.
– Je ne permettrai à personne de dire que je mens,
s’écria Rostow, le visage enflammé et tremblant
d’émotion… Il m’a dit que j’en avais menti, à quoi je lui ai
répondu que c’était lui qui en avait menti… Cela en restera
là !… On peut me mettre de service tous les jours et me
flanquer aux arrêts, mais quant à des excuses, c’est autre
chose, car si le colonel juge indigne de lui de me donner
satisfaction, alors…
– Mais voyons, écoutez-moi, dit Kirstein en
l’interrompant de sa voix de basse, et il lissait avec calme
ses longues moustaches. Vous lui avez dit, en présence de
plusieurs officiers, qu’un de leurs camarades avait volé ?
– Ce n’est pas ma faute si la conversation a eu lieu
devant témoins. J’ai peut-être eu tort, mais je ne suis point
un diplomate ; c’est pour cela que je suis entré dans les
hussards, persuadé qu’ici toutes ces finesses étaient
inutiles, et là-dessus il me lance un démenti à la figure. Eh
bien… qu’il me donne satisfaction !
– Tout cela est fort bien, personne ne doute de votre
courage, mais là n’est pas la question. Demandez plutôt à
Denissow s’il est admissible que vous, un « junker », vous
puissiez demander satisfaction au chef de votre
régiment ? »
Denissow mordillait sa moustache d’un air sombre,
sans prendre part à la discussion ; mais à la question de
Kirstein il secoua négativement la tête.
« Vous parlez de cette vilenie au colonel devant des
officiers ?… Bogdanitch a eu parfaitement raison de vous
rappeler à l’ordre.
– Il ne m’a pas rappelé à l’ordre, il a prétendu que je ne
disais pas la vérité.
– C’est ça, et vous lui avez répondu des bêtises… vous
lui devez donc des excuses.
– Pas le moins du monde.
– Je ne m’attendais pas à cela de vous, reprit
gravement le capitaine en second, car vous êtes coupable
non seulement envers lui, mais envers tout le régiment. Si
au moins vous aviez réfléchi, si vous aviez pris conseil
avant d’agir, mais non, vous avez éclaté, et cela devant les
officiers. Que restait-il à faire au colonel ? à mettre l’accusé
en jugement ; c’était imprimer une tache à son régiment et
le couvrir de honte pour un misérable. Ce serait juste selon
vous, mais cela nous déplaît à nous, et Bogdanitch est un
brave de vous avoir puni. Vous en êtes outré, mais c’est
votre faute, vous l’avez cherché, et maintenant qu’on tâche
d’étouffer l’affaire, vous continuez à l’ébruiter… et votre
amour-propre vous empêche d’offrir vos excuses à un
vieux et honorable militaire comme notre colonel. Peu vous
importe, n’est-ce pas ? Cela vous est bien égal de
déshonorer le régiment ! – et la voix de Kirstein trembla
légèrement – à vous qui n’y passerez peut-être qu’une
année et qui demain pouvez être nommé aide de camp ?
Mais cela ne nous est pas indifférent à nous, que l’on dise
qu’il y a des voleurs dans le régiment de Pavlograd ; n’est-
ce pas, Denissow ? »
Denissow, silencieux et immobile, lançait de temps en
temps un coup d’œil à Rostow.
« Nous autres vieux soldats, qui avons grandi avec le
régiment et qui espérons y mourir, son honneur nous tient
au cœur, et Bogdanitch le sait bien. C’est mal, c’est mal ;
fâchez-vous si vous voulez, je n’ai jamais mâché la vérité à
personne.
– Il a raison, que diable, s’écria Denissow… eh bien,
Rostow, eh bien !… »
Rostow, rougissant et pâlissant tour à tour, portait ses
regards de l’un à l’autre :
« Non, messieurs, non, ne pensez pas… ne me croyez
pas capable de… l’honneur du régiment m’est aussi
cher… et je le prouverai… et l’honneur du drapeau aussi.
Eh bien, oui, j’ai eu tort, complètement tort, que vous faut-il
encore ? »
Et ses yeux se mouillèrent de larmes.
« Très bien, comte, s’écria Kirstein en se levant et en lui
tapant sur l’épaule avec sa large main.
– Je te le disais bien, dit Denissow, c’est un brave
cœur.
– Oui, c’est bien, très bien, comte, répéta le vieux
militaire, en honorant le « junker » de son titre, en
reconnaissance de son aveu… Allons, allons, faites vos
excuses, Excellence.
– Messieurs, je ferai tout ce que vous voudrez…
personne ne m’entendra plus prononcer un mot là-dessus ;
mais quant à faire mes excuses, cela m’est impossible, je
vous le jure : j’aurais l’air d’un petit garçon qui demande
pardon. »
Denissow partit d’un éclat de rire.
« Tant pis pour vous ! Bogdanitch est rancunier ; vous
payerez cher votre obstination.
– Je vous le jure, ce n’est pas de l’obstination, je ne
puis pas vous expliquer ce que j’éprouve… je ne le puis
pas.
– Eh bien, comme il vous plaira ! Et où est-il, ce
misérable ? où s’est-il caché ? demanda Kirstein, en se
tournant vers Denissow.
– Il fait le malade, on le portera malade dans l’ordre du
jour de demain.
– Oui, c’est une maladie : impossible de comprendre
cela autrement.
– Maladie ou non, je lui conseille de ne pas me tomber
sous la main, je le tuerais, » s’écria Denissow avec fureur.
En ce moment Gerkow entra.
« Toi ! dirent les officiers.
– En marche, messieurs ! Mack s’est rendu prisonnier
avec toute son armée.
– Quel canard !
– Je l’ai vu, vu de mes propres yeux.
– Comment, tu as vu Mack vivant, en chair et en os ?
– En marche ! en marche ! vite une bouteille pour la
nouvelle qu’il apporte ! Comment es-tu tombé ici ?
– On m’a de nouveau renvoyé au régiment à cause de
ce diable de Mack. Le général autrichien s’est plaint de ce
que je l’avais félicité de l’arrivée de son supérieur. Qu’as-tu
donc, Rostow, on dirait que tu sors du bain ?
– Ah ! mon cher, c’est un tel gâchis ici depuis deux
jours ! »
L’aide de camp du régiment entra et confirma les
paroles de Gerkow.
Le régiment devait se mettre en marche le lendemain :
« En marche, messieurs ! Dieu merci, plus
d’inaction ! »
VI
Koutouzow s’était replié sur Vienne, en détruisant
derrière lui les ponts sur l’Inn, à Braunau, et sur la Traun, à
Lintz. Pendant la journée du 23 octobre, les troupes
passaient la rivière Enns. Les fourgons de bagages,
l’artillerie, les colonnes de troupes traversaient la ville en
défilant des deux côtés du pont. Il faisait un temps
d’automne doux et pluvieux. Le vaste horizon qui se
déroulait à la vue, des hauteurs où étaient placées les
batteries russes pour la défense du pont, tantôt se dérobait
derrière un rideau de pluie fine et légère qui rayait
l’atmosphère de lignes obliques, tantôt s’élargissait
lorsqu’un rayon de soleil illuminait au loin tous les objets, en
leur prêtant l’éclat du vernis. La petite ville avec ses
blanches maisonnettes aux toits rouges, sa cathédrale et
son pont, des deux côtés duquel se déversait en masses
serrées l’armée russe, était située au pied des collines. Au
tournant du Danube, à l’embouchure de l’Enns, on
apercevait des barques, une île, un château avec son parc,
entourés des eaux réunies des deux fleuves, et, sur la rive
gauche et rocheuse du Danube, s’étendaient dans le
lointain mystérieux des montagnes verdoyantes, aux défilés
bleuâtres, couvertes d’une forêt de pins à l’aspect sauvage
et impénétrable, derrière laquelle s’élançaient les tours
d’un couvent, et bien loin, sur la hauteur, on entrevoyait les
patrouilles ennemies. En avant de la batterie, le général
commandant l’arrière-garde, accompagné d’un officier de
l’état-major, examinait le terrain à l’aide d’une longue-vue ;
à quelques pas de lui, assis sur l’affût d’un canon,
Nesvitsky, envoyé à l’arrière-garde par le général en chef,
faisait à ses camarades les honneurs de ses petits pâtés
arrosés de véritable Doppel-Kummel{14}. Le cosaque qui le
suivait lui présentait le flacon et la cantine, pendant que les
officiers l’entouraient gaiement, les uns à genoux, les
autres assis à la turque sur l’herbe mouillée.
« Pas bête ce prince autrichien qui s’est construit ici un
château ! Quel charmant endroit ! Eh bien, messieurs, vous
ne mangez plus !
– Mille remerciements, prince, répondit l’un d’eux, qui
trouvait un plaisir extrême à causer avec un aussi gros
bonnet de l’état-major…
– Le site est ravissant : nous avons côtoyé le parc et
aperçu deux cerfs, et quel beau château !
– Voyez, prince, dit un autre qui, se faisant scrupule
d’avaler encore un petit pâté, détourna son intérêt sur le
paysage : voyez, nos fantassins s’y sont déjà introduits ;
tenez, là-bas derrière le village, sur cette petite prairie, il y
en a trois qui traînent quelque chose. Ils l’auront bien vite
nettoyé, ce château ! ajouta-t-il avec un sourire
d’approbation.
– Oui, oui, dit Nesvitsky, en introduisant un petit pâté
dans sa grande et belle bouche aux lèvres humides. Quant
à moi, j’aurais désiré pénétrer là dedans, continua-t-il en
indiquant les hautes tours du couvent situé sur la montagne,
et ses yeux brillèrent en se fermant à demi.
– Ne serait-ce pas charmant, avouez-le, messieurs ?…
Pour effrayer ces nonnettes, j’aurais, ma foi, donné cinq
ans de ma vie… des Italiennes, dit-on, et il y en a de jolies.
– D’autant plus qu’elles s’ennuient à mourir, » ajouta un
officier plus hardi que les autres.
Pendant ce temps, l’officier de l’état-major indiquait
quelque chose au général, qui l’examinait avec sa longue-
vue.
« C’est ça, c’est ça ! répondit le général d’un ton de
mauvaise humeur, en abaissant sa lorgnette et en haussant
les épaules… Ils vont tirer sur les nôtres !… Comme ils
traînent ! »
À l’œil nu, on distinguait de l’autre côté une batterie
ennemie, de laquelle s’échappait une légère fumée d’un
blanc de lait, puis on entendit un bruit sourd et l’on vit nos
troupes hâter le pas au passage de la rivière. Nesvitsky se
leva en s’éventant, et s’approcha du général, le sourire sur
les lèvres.
« Votre Excellence ne voudrait-elle pas manger un
morceau ?
– Cela ne va pas, dit le général sans répondre à son
invitation, les nôtres sont en retard.
– Faut-il y courir, Excellence ?
– Oui, allez-y, je vous prie… »
Et le général lui répéta l’ordre qui avait déjà été donné :
« Vous direz aux hussards de passer les derniers, de
brûler le pont, comme je l’ai ordonné, et de s’assurer si les
matières inflammables sont bien placées.
– Très bien, répondit Nesvitsky ; – alors il fit signe au
cosaque de lui amener son cheval et de ranger sa cantine,
et hissa légèrement son gros corps en selle. – Ma parole,
j’irai voir, en passant, les nonnettes, dit-il aux officiers, en
lançant son cheval sur le sentier sinueux qui se déroulait au
flanc de la montagne.
– Voyons, capitaine, dit le général, en s’adressant à
l’artilleur, tirez, le hasard dirigera vos coups… amusez-
vous un peu !
– Les servants à leurs pièces ! commanda l’officier, et,
un instant après, les artilleurs quittèrent gaiement leurs feux
de bivouac pour courir aux canons et les charger.
« N° 1 !… »
Et le N° 1 s’élança crânement dans l’espace !
Un son métallique et assourdissant retentit : la grenade,
en sifflant, vola par-dessus les têtes des nôtres et alla
tomber bien en avant de l’ennemi ; un léger nuage de
fumée indiqua l’endroit de la chute et de l’explosion.
Officiers et soldats s’étaient réveillés à ce bruit, et tous
suivirent avec intérêt la marche de nos troupes au bas de
la montagne, et celle de l’ennemi qui avançait. Tout se
voyait distinctement. Le son répercuté de ce coup solitaire
et les rayons brillants du soleil, déchirant son voile de
nuages, se fondirent en une seule et même impression
d’entrain et de vie.
VII
Deux boulets ennemis avaient passé par-dessus le
pont, et sur le pont il y avait foule. Tout au milieu, appuyé
contre la balustrade, se tenait le prince Nesvitsky, riant et
regardant son cosaque qui tenait les deux chevaux un peu
en arrière de lui. À peine faisait-il un pas en avant, que les
soldats et les chariots le repoussaient contre le parapet, et
il se remettait à sourire.
« Eh ! là-bas, camarade, disait le cosaque à un soldat
qui conduisait un fourgon, et refoulait l’infanterie massée
autour de ses roues… Eh ! là-bas, attends donc, laisse
passer le général ! »
Mais le soldat du train, sans faire la moindre attention
au titre de général, criait contre les hommes qui lui
barraient la route :
« Eh ! pays, tire à gauche, gare !… »
Mais les « pays », épaule contre épaule, leurs
baïonnettes s’entrechoquant, continuaient à marcher en
masse compacte. En regardant au-dessous de lui, le
prince Nesvitsky pouvait apercevoir les petites vagues,
rapides et clapotantes de l’Enns, qui, courant l’une sur
l’autre, se confondaient, blanches d’écume, en se brisant
sous l’arche du pont. En regardant autour de lui, il voyait se
succéder des vagues vivantes de soldats semblables à
celles d’en bas, des vagues de shakos recouverts de leurs
fourreaux, de sacs, de fusils aux longues baïonnettes, de
visages aux pommettes saillantes, aux joues creuses, à
l’expression insouciante et fatiguée, et de pieds en
mouvement foulant les planches boueuses du pont. Parfois,
un officier en manteau se frayait un passage à travers ces
ondes uniformes, comme un jet de la blanche écume qui
courait sur les eaux de l’Enns. Parfois les ondes de
l’infanterie entraînaient avec elles un hussard à pied, un
domestique militaire, un habitant de la ville, comme de
légers morceaux de bois emportés par le courant ; parfois
encore, un fourgon d’officier ou de compagnie, recouvert
de cuir de haut en bas, voguait majestueusement, soutenu
par la vague humaine comme une poutre descendant la
rivière.
« Voilà !… c’est comme une digue rompue ! dit le
cosaque, sans pouvoir avancer.
– Dites donc, y en a-t-il encore beaucoup à passer ?
– Un million moins un, répondit un loustic de belle
humeur, clignant de l’œil et en le frôlant de sa capote
déchirée. Après lui venait un vieux soldat, à l’air sombre,
qui disait à son camarade :
« À présent qu’il (l’ennemi) va chauffer le pont, on ne
pensera plus à se gratter !… »
Et les soldats passaient, et à leur suite venait un
fourgon avec un domestique militaire qui fouillait sous la
bâche en criant :
« Où diable a-t-on fourré le tournevis ?… »
Et celui-là aussi passait son chemin. Puis venaient des
soldats en gaieté, qui avaient quelques gouttes d’eau-de-
vie sur la conscience :
« Comme il lui a bien appliqué sa crosse droit dans les
dents, le cher homme ! disait en ricanant l’un d’eux qui
gesticulait, la capote relevée…
– C’est bien fait pour ce doux jambon ! » répondit
l’autre en riant.
Et ils passèrent, en sorte que Nesvitsky ne sut jamais
qui avait reçu le coup de crosse, ni à qui s’adressait
l’épithète de « doux jambon ».
« Qu’est-ce qu’ils ont à se dépêcher ? Parce qu’il a tiré
un coup à poudre, ils s’imaginent qu’ils vont tous tomber,
grommelait un sous-officier…
– Quand le boulet a sifflé à mes oreilles, alors, sais-tu,
vieux père, j’en ai perdu la respiration… Quelle frayeur, vrai
Dieu ! disait un jeune soldat, dont la grande bouche se
fendait jusqu’aux oreilles pour mieux rire, comme s’il se
vantait d’avoir eu peur…
Et celui-là passait aussi. Après lui venait un chariot qui
ne ressemblait en rien aux précédents. C’était un attelage
à l’allemande, à deux chevaux, conduit par un homme du
pays et traînant une montagne de choses entassées. Une
belle vache pie était attachée derrière ; sur des édredons
empilés se tenaient assises une mère allaitant son enfant,
une vieille femme et une jeune et belle fille aux joues
rouges. Ces émigrants avaient sans doute obtenu un
laissez-passer spécial. Les deux jeunes femmes, pendant
que la voiture marchait à pas lents, avaient attiré l’attention
des soldats, qui ne leur ménageaient pas les quolibets :
« Oh ! cette grande saucisse qui déménage aussi !…
– Vends-moi la petite mère, disait un autre à
l’Allemand, qui, la tête inclinée, terrifié et farouche,
allongeait le pas.
– S’est-elle attifée ? Quelles diablesses !… Cela t’irait,
Fédotow, d’être logé chez elles ? Nous en avons vu,
camarade !
– Où allez-vous ? » demanda un officier d’infanterie qui
mangeait une pomme.
Et il regarda en souriant la jeune fille. L’Allemand fit
signe qu’il ne comprenait pas :
« La veux-tu ? prends-la, continua l’officier en passant la
pomme à la belle fille, qui l’accepta en souriant. Tous, y
compris Nesvitsky, suivaient des yeux les femmes qui
s’éloignaient. Après elles, recommencèrent le même défilé
de soldats, les mêmes conversations, et puis tout s’arrêta
de nouveau, à cause d’un cheval du fourgon de la
compagnie, qui, comme il arrive souvent à la descente d’un
pont, s’était empêtré dans ses traits :
« Eh bien, qu’est-ce qu’on attend ?… Quel désordre !…
Ne poussez donc pas !… Au diable l’impatient ! Ce sera
bien pis quand il brûlera le pont… et l’officier qu’on
écrase ! » s’écrièrent des soldats dans la foule, en se
regardant les uns les autres et en se pressant vers la
sortie.
Tout à coup Nesvitsky entendit un bruit tout nouveau
pour lui ; quelque chose s’approchait rapidement, quelque
chose de grand, qui tomba dans l’eau avec fracas :
« Tiens, jusqu’où ça a volé ! dit gravement un soldat en
se retournant au bruit.
– Eh bien, quoi, c’est un encouragement pour nous faire
marcher plus vite, » ajouta un autre avec une certaine
inquiétude.
Nesvitsky comprit qu’il s’agissait d’une bombe.
« Hé, cosaque, le cheval ! dit-il, et faites place, vous
autres, faites place ! »
Ce ne fut pas sans efforts qu’il atteignit sa monture et
qu’il avança en lançant des vociférations à droite et à
gauche. Les soldats se serrèrent pour lui faire place, mais
ils furent aussitôt refoulés contre lui par les plus éloignés, et
sa jambe fut prise comme dans un étau.
« Nesvitsky, Nesvitsky, tu es un animal !… »
Nesvitsky, se retournant au son d’une voix enrouée, vit
quinze pas derrière lui, séparé par cette houle vivante de
l’infanterie en marche, Vaska Denissow, les cheveux
ébouriffés, la casquette sur la nuque et le dolman fièrement
rejeté sur l’épaule.
« Dis donc à ces diables de nous laisser passer, lui
cria Denissow avec colère et en brandissant, de sa petite
main aussi rouge que sa figure, son sabre qu’il avait laissé
dans le fourreau.
– Ah ! ah ! Vaska, répondit joyeusement Nesvitsky…
que fais-tu là ?
– L’escadron ne peut pas passer, continua-t-il en
éperonnant son beau cheval noir, un Arabe pur sang, dont
les oreilles frémissaient à la piqûre accidentelle des
baïonnettes, et qui, blanc d’écume, martelant de ses fers
les planches du pont, en aurait franchi le garde-fou si son
cavalier l’eût laissé faire. – Mais, que diable… quels
moutons !… de vrais moutons… arrière !… faites place !…
Eh ! là-bas du fourgon… attends… ou je vous sabre tous !
…»
Alors il tira son sabre, et exécuta un moulinet. Les
soldats effrayés se serrèrent, et Denissow put rejoindre
Nesvitsky. »
« Tu n’es donc pas gris aujourd’hui ? lui demanda ce
dernier.
– Est-ce qu’on me donne le temps de boire ; toute la
journée on traîne le régiment de droite et de gauche… S’il
faut se battre, eh bien, qu’on se batte ; sans cela, le diable
sait ce qu’on fait !
– Tu es d’une élégance ! » dit Nesvitsky, en regardant
son dolman et la housse de son cheval.
Denissow sourit, tira de sa sabretache un mouchoir
d’où s’échappait une odeur parfumée, et le mit sous le nez
de son ami.
« Impossible autrement, car on se battra peut-être !…
Rasé, parfumé, les dents brossées !… »
L’imposante figure de Nesvitsky suivi de son cosaque,
et la persévérance de Denissow à tenir son sabre à la
main produisirent leur effet.
Ils parvinrent à traverser le pont, et ce fut à leur tour
d’arrêter l’infanterie. Nesvitsky, ayant trouvé le colonel, lui
transmit l’ordre dont il était porteur et retourna sur ses pas.
La route une fois balayée, Denissow se campa à
l’entrée du pont : retenant négligemment son étalon qui
frappait du pied avec impatience, il regardait défiler son
escadron, les officiers en avant, sur quatre hommes de
front. L’escadron s’y développa pour gagner la rive
opposée. Les fantassins, arrêtés et massés dans la boue,
examinaient les hussards fiers et élégants, de cet air
ironique et malveillant particulier aux soldats de différentes
armes lorsqu’ils se rencontrent.
« Des enfants bien mis, tout prêts pour la
Podnovinsky{15} ! On n’en tire rien !… Tout pour la montre !
– Eh ! l’infanterie, ne fais pas de poussière ! dit
plaisamment un hussard dont le cheval venait
d’éclabousser un fantassin.
– Si on t’avait fait marcher deux étapes le sac sur le
dos, tes brandebourgs ne seraient pas si neufs !… Ce
n’est pas un homme, c’est un oiseau à cheval !… »
Et le fantassin s’essuya la figure avec sa manche.
« C’est ça, Likine… si tu étais à cheval, tu ferais une
jolie figure ! disait un caporal à un pauvre petit troupier qui
pliait sous le poids de son fourniment.
– Mets-toi un bâton entre les jambes et tu seras à
cheval, » repartit le hussard.
VIII
Le reste de l’infanterie traversait en se hâtant ; les
fourgons avaient déjà passé, la presse était moindre et le
dernier bataillon venait d’arriver sur le pont. Seuls de l’autre
côté, les hussards de l’escadron de Denissow ne
pouvaient encore apercevoir l’ennemi, qui néanmoins était
parfaitement visible des hauteurs opposées, car leur
horizon se trouvait limité, à une demi-verste de distance,
par une colline. Une petite lande déserte, sur laquelle
s’agitaient nos patrouilles de cosaques, s’étendait au
premier plan.
Tout à coup, sur la montée de la route, se montrèrent
juste en face, de l’artillerie et des capotes bleues : c’étaient
les Français ! Les officiers et les soldats de l’escadron de
Denissow, tout en essayant de parler de choses
indifférentes et de regarder de côté et d’autre, ne
cessaient de penser à ce qui se préparait là-bas sur la
montagne, et de regarder involontairement les taches
noires qui se dessinaient à l’horizon ; ils savaient que ces
taches noires, c’était l’ennemi.
Le temps s’était éclairci dans l’après-midi ; un soleil
radieux descendait vers le couchant, au-dessus du Danube
et des sombres montagnes qui l’environnent ; l’air était
calme, le son des clairons et les cris de l’ennemi le
traversaient par intervalles. Les Français avaient cessé
leur feu ; sur un espace de trois cents sagènes{16} environ,
il n’y avait plus que quelques patrouilles. On éprouvait le
sentiment de cette distance indéfinissable, menaçante et
insondable, qui sépare deux armées ennemies en
présence. Qu’y a-t-il à un pas au delà de cette limite, qui
évoque la pensée de l’autre limite, celle qui sépare les
morts des vivants ?… L’inconnu des souffrances, la mort ?
Qu’y a-t-il là, au delà de ce champ, de cet arbre, de ce toit
éclairés par le soleil ? On l’ignore, et l’on voudrait le
savoir… On a peur de franchir cette ligne, et cependant on
voudrait la dépasser, car on comprend que tôt ou tard on y
sera obligé, et qu’on saura alors ce qu’il y a là-bas, aussi
fatalement que l’on connaîtra ce qui se trouve de l’autre
côté de la vie… On se sent exubérant de forces, de santé,
de gaieté, d’animation, et ceux qui vous entourent sont
aussi en train, et aussi vaillants que vous-même !…
Telles sont les sensations, sinon les pensées de tout
homme en face de l’ennemi, et elles ajoutent un éclat
particulier, une vivacité et une netteté de perception
inexprimables à tout ce qui se déroule pendant ces courts
instants.
Une légère fumée s’éleva sur une éminence, et un
boulet vola en sifflant au-dessus de l’escadron de
hussards. Les officiers, qui s’étaient groupés, retournèrent
à leur poste ; les hommes alignèrent leurs chevaux. Le
silence se fit dans les rangs ; tous les regards se portèrent
de l’ennemi sur le chef d’escadron, dans l’attente du
commandement. Un second et un troisième projectile
passèrent en l’air : il était évident qu’on tirait sur eux, mais
les boulets, dont on entendait distinctement le sifflement
régulier, allaient se perdre derrière l’escadron. Les
hussards ne se détournaient pas, mais, à ce bruit répété,
tous les cavaliers se soulevaient comme un seul homme et
retombaient sur leurs étriers. Chaque soldat, sans tourner
la tête, regardait de côté son camarade, comme pour
saisir au passage l’impression qu’il éprouvait. Depuis
Denissow jusqu’au trompette, chaque figure avait un léger
tressaillement de lèvres et de menton, qui indiquait un
sentiment intérieur de lutte et d’excitation. Le maréchal des
logis, avec sa figure renfrognée, examinait ses hommes
comme s’il les menaçait d’une punition. Le « junker »
Mironow s’inclinait à chaque boulet ; Rostow, placé au flanc
gauche sur son brillant Corbeau, avait l’air heureux et
satisfait d’un écolier assuré de se distinguer dans l’examen
qu’il subit devant un nombreux public. Il regardait gaiement,
sans crainte, les camarades, comme pour les prendre à
témoin de son calme devant le feu de l’ennemi, et
cependant sur ses traits se dessinait aussi ce pli
involontaire creusé par une impression nouvelle et
sérieuse.
« Qui est-ce qui salue là-bas ? Eh ! junker Mironow, ce
n’est pas bien, regardez-moi, » criait Denissow qui, ne
pouvant rester en place, faisait le manège devant
l’escadron.
Il n’y avait rien de changé dans la petite personne de
Denissow, avec son nez en l’air et sa chevelure noire ; il
tenait de sa petite main musculeuse aux doigts courts la
poignée de son sabre nu : c’était sa personne de tous les
jours, ou de tous les soirs, après deux bouteilles vidées ! Il
était seulement plus rouge que d’habitude, et rejetant en
arrière sa tête crépue, comme font les oiseaux lorsqu’ils
boivent, éperonnant sans pitié son brave Bédouin, il se
porta au galop sur le flanc gauche, et donna d’une voix
enrouée l’ordre d’examiner les pistolets. Il se retourna alors
vers Kirstein, qui venait à lui sur une lourde jument d’allure
pacifique.
« Eh quoi ! dit ce dernier, sérieux comme toujours, mais
dont les yeux brillaient… Eh quoi ! on n’en viendra pas aux
mains, tu verras, nous nous retirerons.
– Le diable sait ce qu’ils font, grommela Denissow…
Ah ! Rostow, s’écria-t-il, en voyant la joyeuse figure du
junker, te voilà à la fête ! »
Rostow se sentait complètement heureux. À ce
moment, un général se montra sur le pont ; Denissow
s’élança vers lui :
« Excellence, permettez-nous d’attaquer, je les
culbuterai.
– Il s’agit bien d’attaquer, répondit le général, en
fronçant le sourcil, comme pour chasser une mouche
importune… Pourquoi êtes-vous ici ? Les éclaireurs se
replient ! Ramenez l’escadron ! »
Le premier et le deuxième escadron repassèrent le
pont, sortirent du cercle des projectiles et se dirigèrent vers
la montagne sans avoir perdu un seul homme. Les derniers
cosaques abandonnèrent l’autre rive.
Le colonel Karl Bogdanitch Schoubert s’approcha de
l’escadron de Denissow et continua à marcher au pas,
presque à côté de Rostow, sans s’occuper de son
inférieur, qu’il revoyait pour la première fois depuis leur
altercation au sujet de Télianine. Rostow, à son rang, se
sentait au pouvoir de cet homme envers lequel il se
reconnaissait coupable ; il ne quittait pas des yeux son dos
athlétique, son cou rouge et sa nuque blonde. Il lui semblait
que Bogdanitch affectait de ne pas le voir, que son but était
d’éprouver son courage, et il se redressait de toute sa
hauteur, en regardant gaiement autour de lui. Il pensait
encore que Bogdanitch faisait exprès de ne point
s’éloigner, pour faire parade de son sang-froid, ou bien,
que pour se venger il lancerait, à cause de lui, l’escadron
dans une attaque désespérée, ou bien encore qu’après
l’attaque il viendrait à sa rencontre et lui donnerait
généreusement, à lui blessé, une poignée de main en
signe de réconciliation.
Gerkow, dont les hautes et larges épaules étaient bien
connues des hussards de Pavlograd, s’approcha du
colonel. Gerkow, qui était envoyé par l’état-major, n’était
pas resté au régiment ; il se disait à lui-même qu’il n’était
pas assez bête pour cela, lorsque, sans rien faire, il
pouvait, en se faisant attacher à un état-major quelconque,
recevoir des récompenses. Aussi parvint-il à se faire
nommer officier d’ordonnance du prince Bagration. Il
venait, de la part du commandant de l’arrière-garde,
apporter un ordre à son ancien chef.
« Colonel, dit-il d’un air sombre et grave, en s’adressant
à l’ennemi de Rostow, – et il lança un coup d’œil à ses
camarades, – on vous ordonne de vous arrêter et de brûler
le pont. »
– Qui ? On vous ordonne ? demanda le colonel d’un air
grognon.
– Ah ! ça, je n’en sais rien : qui ? on vous ordonne ?
répondit le cornette, sans se départir de son sérieux… Le
prince m’a simplement envoyé vous dire de ramener les
hussards et de brûler le pont. »
Un officier d’état-major se présenta au même moment,
porteur du même ordre, et fut suivi de près par le gros
Nesvitsky, qui arrivait au galop de son cheval cosaque.
« Comment, colonel, je vous avais dit de brûler le pont !
… Il y a donc eu malentendu… tout le monde là-bas perd la
tête, on n’y comprend rien. »
Le colonel, sans se presser, fit faire halte à son
régiment et s’adressant à Nesvitsky :
« Vous ne m’avez parlé que des matières
inflammables ; quant à brûler le pont, vous ne m’en avez
rien dit.
– Comment, mon petit père, je ne vous en ai rien dit ?
repartit Nesvitsky en ôtant sa casquette et en passant sa
main dans ses cheveux trempés de sueur… puisque je
vous ai parlé des matières inflammables ?
– D’abord, je ne suis pas votre petit père, monsieur
l’officier d’état-major, et vous ne m’avez pas dit de brûler le
pont. Je connais le service, et j’ai pour habitude d’exécuter
ponctuellement les ordres que je reçois ; vous avez dit : on
brûlera le pont ; je ne pouvais donc pas deviner, sans le
secours du Saint-Esprit, qui le brûlerait !
– C’est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste
d’impatience…– Que fais-tu, toi, ici ? continua-t-il en
s’adressant à Gerkow.
– Mais je suis aussi venu pour cela !… Te voilà mouillé
comme une éponge ; veux-tu que je te presse ?
– Vous m’avez dit, monsieur l’officier de l’état-major…
continua le colonel d’un ton offensé.
– Dépêchez-vous, colonel, s’écria l’officier en
l’interrompant… ; sans cela l’ennemi va nous mitrailler. »
Le colonel les regarda tour à tour en silence et fronça le
sourcil.
« Je brûlerai le pont, » dit-il d’un ton solennel, comme
pour bien constater qu’il ferait son devoir en dépit de toutes
les difficultés qu’on lui suscitait.
Ayant donné, de ses longues jambes maigres, un
double coup d’éperon à son cheval, comme si l’animal était
coupable, il s’avança pour commander au deuxième
escadron de Denissow de retourner au pont.
« C’est bien cela, se dit Rostow, il veut m’éprouver !
…»
Son cœur se serra, le sang lui afflua aux tempes :
« Eh bien, qu’il regarde, il verra si je suis un poltron ! »
La contraction, causée par le sifflement des boulets,
reparut de nouveau sur les visages animés des hommes
de l’escadron. Rostow ne quittait pas des yeux son ennemi
le colonel, et cherchait à lire sur sa figure la confirmation de
ses soupçons ; mais le colonel ne le regarda pas une seule
fois et continua à examiner les rangs avec une sévérité
solennelle.
Son commandement se fit entendre.
« Vite, vite ! » crièrent quelques voix autour de lui.
Les sabres s’accrochaient aux brides, les éperons
s’entrechoquaient, et les hussards quittèrent leurs
montures, ne sachant eux-mêmes ce qu’ils allaient faire.
Quelques-uns se signaient. Rostow ne regardait plus son
chef, il n’en avait plus le temps. Il craignait de rester en
arrière, sa main tremblait en jetant la bride de son cheval
au soldat chargé de le garder, et il entendait les battements
de son cœur. Denissow, penché en arrière, passa devant
lui en disant quelques mots. Rostow ne voyait rien que les
hussards qui couraient en s’embarrassant dans leurs
éperons et en faisant sonner leurs sabres.
« Un brancard ! » s’écria une voix derrière lui, sans que
Rostow se rendît compte de la demande.
Il courait toujours pour garder l’avance, mais à l’entrée
du pont il trébucha et tomba sur les mains dans la boue
gluante et tassée. Ses camarades le dépassèrent.
« Des deux côtés, capitaine ! » s’écria le colonel, qui
était resté à cheval non loin du pont et dont la figure était
joyeuse et triomphante.
Rostow se releva en essuyant ses mains au cuir de son
pantalon, et, regardant son ennemi, s’élança en avant,
pensant que, plus loin il irait, mieux cela vaudrait, mais
Bogdanitch le rappela sans le reconnaître :
« Qui court là-bas au milieu du pont ? Eh ! junker,
arrière, s’écria-t-il en colère, et, s’adressant à Denissow
qui, par fanfaronnade, s’était avancé à cheval sur le pont :
– Pourquoi vous risquer ainsi, capitaine ? Descendez
de cheval ! »
Denissow, se retournant sur sa selle, murmura :
« Hein ! celui-là trouve toujours à redire à tout. »
Pendant ce temps, Nesvitsky, Gerkow et l’officier d’état-
major, placés hors de portée du tir de l’ennemi,
observaient tantôt ce petit groupe d’hommes en vestes à
brandebourgs, d’un vert foncé, en shakos jaunes, en
pantalons gros bleu, qui s’agitaient près du pont, et tantôt,
de l’autre côté, les capotes bleues qui s’avançaient, suivies
de chevaux, qu’on reconnaissait facilement pour les
chevaux de l’artillerie.
Brûleront-ils ou ne brûleront-ils pas le pont ? Qui
arrivera les premiers, eux, ou les Français qui les
mitraillent ? Chacun, dans cette masse énorme de troupes
réunies sur un même point, s’adressait involontairement
cette question, en présence des péripéties de cette scène
éclairée par le soleil couchant.
« Oh ! dit Nesvitsky, ils seront frottés, les hussards ! ils
sont maintenant à portée des canons !
– Il a pris trop de monde avec lui, dit l’officier d’état-
major.
– C’est vrai, reprit Nesvitsky. Deux braves auraient fait
l’affaire.
– Oh ! Excellence, Excellence, » dit Gerkow, sans
quitter des yeux les hussards.
Il avait toujours cet air naïf et railleur qui faisait qu’on se
demandait s’il était réellement sérieux…
« Quelle idée ! Envoyer deux braves, mais alors qui
nous donnerait le Vladimir, avec la rosette à la
boutonnière ?… Eh bien qu’on les frotte, mais au moins
l’escadron sera présenté et chacun peut espérer une
décoration : notre colonel sait ce qu’il fait.
– Voilà la mitraille ! » dit l’officier, en désignant du doigt
les pièces ennemies qu’on enlevait des avant-trains.
Un panache de fumée s’éleva, puis un second et un
troisième presque en même temps, et, au moment où le
bruit du premier coup traversait l’espace, le quatrième fut
visible.
« Oh ! » s’écria Nesvitsky comme frappé par une
douleur aiguë.
Et il saisit la main de l’officier :
« Voyez, il en est tombé, il en est tombé un !…
– Deux, il me semble ?
– Si j’étais souverain, je ne ferais jamais la guerre, » dit
Nesvitsky en se détournant.
Les canons français se rechargeaient vivement, et de
nouveau la fumée se montra sur plusieurs points.
L’infanterie, en capotes bleues courut vers le pont, que
couvrit, en crépitant sur ses planches, une pluie de mitraille.
Mais cette fois, Nesvitsky ne voyait plus rien. Une épaisse
fumée s’élevait en rideau, les hussards avaient réussi à
mettre le feu, et les batteries françaises tiraient, non plus
pour les en empêcher, mais parce que les canons étaient
chargés et qu’il n’y avait plus sur qui tirer.
Les Français avaient eu le temps d’envoyer trois
décharges avant que les hussards fussent retournés à leurs
chevaux ; deux de ces décharges, mal dirigées, avaient
passé par-dessus les têtes ; mais la dernière, tombée au
milieu d’un groupe de soldats, en avait abattu trois.
Rostow, préoccupé de ses rapports avec Bogdanitch,
s’était arrêté au milieu du pont, ne sachant plus que faire. Il
n’y avait là personne à pourfendre. Pourfendre, voilà
comment il s’était toujours figuré une bataille, et comme il
ne s’était pas muni de paille enflammée, à l’exemple de
ses camarades, il ne pouvait coopérer à l’incendie. Il
restait donc là, indécis, quand retentit sur le pont comme
une grêle de noix, et près de lui un hussard tomba sur le
parapet en gémissant. Rostow courut à lui ; on appela les
brancardiers, et quelques hommes saisirent le blessé et le
soulevèrent.
« Oh ! laissez-moi, au nom du Christ ! » s’écria le
soldat.
Mais on continua à le soulever et à l’emporter. Rostow
se détourna, son regard plongea dans le lointain : on aurait
dit qu’il cherchait à y découvrir quelque chose ; puis il se
reporta sur le Danube, sur le ciel, sur le soleil. Comme le
ciel lui parut bleu, calme et profond ! Comme le soleil
descendait brillant et glorieux ! Comme les eaux du
Danube scintillent au loin doucement agitées !… Là-bas
dans le fond, ces montagnes bleuâtres aux défilés
mystérieux, ce couvent, ces forêts de pins cachées
derrière un brouillard transparent… Là était la paix, là était
le bonheur !
« Ah ! si j’avais pu y vivre, je n’aurais rien désiré de
plus, pensait Rostow… rien ! Je sens en moi tant
d’éléments de bonheur, en moi et en ce beau soleil…
tandis qu’ici… des cris de souffrance… la peur… la
confusion… la hâte… on crie de nouveau, tous reculent et
me voilà courant avec eux… et la voilà, la voilà, la mort, au-
dessus de moi !… Une seconde encore, et peut-être ne
verrai-je plus jamais ni ce soleil, ni ces eaux, ni ces
montagnes !… »
Le soleil se voila. On portait d’autres brancards devant
Rostow : la crainte de la mort et du brancard, l’amour du
soleil et de la vie, tout se confondit en un sentiment de
souffrance et d’angoisse :
« Mon Dieu, que Celui qui est là-haut me garde, me
pardonne et me protège ! » murmura Rostow.
Les hussards reprirent leurs chevaux, les voix devinrent
plus assurées, et les brancards disparurent.
« Eh bien, mon cher, tu l’as sentie, la poudre ? lui cria à
l’oreille Vaska Denissow.
– Tout est fini ! mais moi, je suis un poltron, un poltron !
pensa Rostow en se remettant en selle.
– Est-ce que c’était de la mitraille ? demanda-t-il à
Denissow.
– Parbleu, je crois bien, et encore de quel calibre ! nous
avons fièrement travaillé ! Il y faisait chaud ; l’attaque, c’est
autre chose, mais ici on tirait sur nous comme à la
cible… »
Et Denissow se rapprocha du groupe où se trouvaient
Nesvitsky et ses compagnons.
« Je crois qu’on n’aura rien remarqué », se disait
Rostow, et c’était vrai, car chacun se rendait compte, par
expérience, de la sensation qu’il avait éprouvée à ce
premier baptême du feu.
« Ma foi, quel beau rapport il y aura !… Et l’on me fera
peut-être sous-lieutenant ! dit Gerkow.
– Annoncez au prince que j’ai mis le feu au pont, dit le
colonel d’un air triomphant.
– S’il me questionne sur les pertes ?…
– Bah ! insignifiantes, répondit-il de sa voix de basse,
deux hussards blessés et un tué raide mort, » ajouta-t-il,
sans chercher à réprimer un sourire de satisfaction ; il
scandait même avec bonheur cette heureuse expression
de « raide mort ».
Les trente-cinq mille hommes de l’armée de
Koutouzow, poursuivis par une armée de cent mille
Français, avec Bonaparte à leur tête, ne rencontraient
qu’hostilité dans le pays. Ils n’avaient plus confiance dans
leurs alliés, ils manquaient d’approvisionnements ; et,
forcés à l’action en dehors de toutes les conditions prévues
d’une guerre, ils se repliaient avec précipitation. Ils
descendaient le Danube, s’arrêtant pour faire face à
l’ennemi, s’en débarrassant par des engagements
d’arrière-garde et ne s’engageant qu’autant qu’il était
nécessaire pour opérer leur retraite sans perdre leurs
bagages. Quelques rencontres avaient eu lieu à Lambach,
à Amstetten, à Melck, et, malgré le courage et la fermeté
des Russes, auxquels leurs adversaires rendaient justice,
le résultat n’en était pas moins une retraite, une vraie
retraite. Les Autrichiens, échappés à la reddition d’Ulm et
réunis à Koutouzow à Braunau, s’en étaient de nouveau
séparés, l’abandonnant à ses forces épuisées. Défendre
Vienne n’était plus possible, car, en dépit du plan de
campagne offensive, si savamment élaboré selon les
règles de la nouvelle science stratégique, et remis à
Koutouzow par le conseil de guerre autrichien, la seule
chance qu’il eût de ne pas perdre son armée comme
Mack, c’était d’opérer sa jonction avec les troupes qui
arrivaient de Russie.
Le 28 octobre, Koutouzow passa sur la rive gauche du
Danube et s’y arrêta pour la première fois, mettant le fleuve
entre lui et le gros des forces ennemies. Le 30, il attaqua
Mortier, qui se trouvait également sur la rive gauche, et le
battit. Les premiers trophées de cette affaire furent deux
canons, un drapeau et deux généraux, et, pour la première
fois depuis une retraite de quinze jours, les Russes
s’arrêtèrent, bousculèrent les Français, et restèrent maîtres
du champ de bataille. Malgré l’épuisement des troupes,
mal vêtues, affaiblies d’un tiers par la perte des traînards,
des malades, des morts et des blessés, abandonnés sur le
terrain et confiés par une lettre de Koutouzow à l’humanité
de l’ennemi, malgré la quantité de blessés que les hôpitaux
et les maisons converties en ambulances ne pouvaient
contenir, malgré toutes ces circonstances aggravantes, cet
arrêt à Krems et cette victoire remportée sur Mortier
avaient fortement relevé le moral des troupes.
Les nouvelles les plus favorables, mais aussi les plus
fausses, circulaient entre l’armée et l’état-major : on
annonçait la prochaine arrivée de nouvelles colonnes
russes, une victoire des Autrichiens et enfin la retraite
précipitée de Bonaparte.
Le prince André s’était trouvé pendant ce dernier
combat à côté du général autrichien Schmidt, qui avait été
tué ; lui-même avait eu son cheval blessé sous lui et la
main égratignée par une balle. Afin de lui témoigner sa
bienveillance, le général en chef l’avait envoyé porter la
nouvelle de cette victoire à Brünn, où résidait la cour
d’Autriche depuis qu’elle s’était enfuie de Vienne,
menacée par l’armée française. Dans la nuit du combat,
excité mais non fatigué, car, malgré sa frêle apparence, il
supportait mieux la fatigue physique qu’un homme plus
robuste, il monta à cheval, pour aller présenter le rapport
de Doktourow à Koutouzow, et fut aussitôt expédié en
courrier, ce qui était l’indice assuré d’une promotion
prochaine.
La nuit était sombre et étoilée, la route se dessinait en
noir sur la neige tombée la veille pendant la bataille. Le
prince André, emporté par sa charrette de poste, passait
en revue tous les sentiments qui l’agitaient, l’impression du
combat, l’heureux effet que produirait la nouvelle de la
victoire, les adieux du commandant en chef et de ses
camarades. Il éprouvait la jouissance intime de l’homme
qui, après une longue attente, voit enfin luire les premiers
rayons du bonheur désiré. Dès qu’il fermait les yeux, la
fusillade et le grondement du canon résonnaient à son
oreille, se confondant avec le bruit des roues et les
incidents de la bataille. Tantôt il voyait fuir les Russes,
tantôt il se voyait tué lui-même ; alors il se réveillait en
sursaut ; heureux de sentir se dissiper ce mauvais rêve ;
puis il s’assoupissait de nouveau en rêvant au sang-froid
qu’il avait déployé. Une matinée ensoleillée succéda à
cette nuit sombre ; la neige fondait, les chevaux galopaient,
et de chaque côté du chemin se déroulaient des forêts, des
champs et des villages.
À l’un des relais il rejoignit un convoi de blessés :
l’officier qui le conduisait, étendu sur la première charrette,
criait et injuriait un soldat. Des blessés sales, pâles et
enveloppés de linges ensanglantés, entassés dans de
grands chariots, étaient secoués sur la route pierreuse ; les
uns causaient, les autres mangeaient du pain, et les plus
malades regardaient, avec un intérêt tranquille et naïf, le
courrier qui les dépassait au galop.
Le prince André fit arrêter sa charrette et demanda aux
soldats quand ils avaient été blessés :
« Avant-hier sur le Danube, répondit l’un d’eux, et le
prince André, tirant sa bourse, leur donna trois pièces d’or.
– Pour tous ! dit-il en s’adressant à l’officier qui
approchait : Guérissez-vous, mes enfants, il y aura encore
de la besogne.
– Quelle nouvelle y a-t-il, monsieur l’aide de camp ?
demanda l’officier, visiblement satisfait de trouver à qui
parler.
– Bonne nouvelle !… En avant ! » cria-t-il au cocher.
Il faisait nuit lorsque le prince André entra à Brünn et se
vit entouré de hautes maisons, de magasins éclairés, de
lanternes allumées, de beaux équipages roulant sur le
pavé, en un mot de toute cette atmosphère animée de
grande ville, si attrayante pour un militaire qui arrive du
camp. Malgré sa course rapide et sa nuit d’insomnie, il se
sentait encore plus excité que la veille. Comme il
approchait du palais, ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux,
et ses pensées se succédaient avec une netteté magique.
Tous les détails de la bataille étaient sortis du vague et se
condensaient dans sa pensée en un rapport concis, tel qu’il
devait le présenter à l’empereur François. Il entendait les
questions qu’on lui adresserait et les réponses qu’il y ferait.
Il était convaincu qu’on allait l’introduire tout de suite auprès
de l’Empereur ; mais, à l’entrée principale du palais, un
fonctionnaire civil l’arrêta, et, l’ayant reconnu pour un
courrier, le conduisit à une autre entrée :
« Dans le corridor à droite, Euer Hochgeboren. (Votre
Haute Naissance) ; vous y trouverez l’aide de camp de
service, qui vous introduira auprès du ministre. »
L’aide de camp de service pria le prince André de
l’attendre, et alla l’annoncer au ministre de la guerre. Il
revint bientôt, et, s’inclinant avec une politesse marquée, il
fit passer le prince André devant lui ; après lui avoir fait
traverser le corridor, il l’introduisit dans le cabinet où
travaillait le ministre. L’officier autrichien semblait, par son
excessive politesse, vouloir élever une barrière qui le mît à
l’abri de toute familiarité de la part de l’aide de camp
russe. Plus le prince André se rapprochait du haut
fonctionnaire, plus s’affaiblissait en lui le sentiment de
joyeuse satisfaction qu’il avait éprouvé quelques instants
avant, et plus il ressentait vivement comme l’impression
d’une offense reçue ; et cette impression, malgré lui, se
transformait peu à peu en un dédain inconscient. Son
esprit attentif lui présenta aussitôt tous les motifs qui lui
donnaient le droit de mépriser l’aide de camp et le
ministre : « Une victoire gagnée leur paraîtra chose facile,
à eux qui n’ont pas senti la poudre, voilà ce qu’il pensait, »
et il entra dans le cabinet avec une lenteur affectée. Cette
irritation sourde s’augmenta à la vue du dignitaire, qui,
tenant penchée sur sa table, entre deux bougies, sa tête
chauve et encadrée de cheveux gris, lisait, prenait des
notes, et semblait ignorer sa présence.
« Prenez cela, dit-il à son aide de camp, » en lui
tendant quelques papiers et sans accorder la moindre
attention au prince André.
« Ou bien, se disait le prince, de toutes les affaires qui
l’occupent, la marche de l’armée de Koutouzow est ce qui
l’intéresse le moins ; ou bien il cherche à me le faire
accroire. »
Après avoir soigneusement et minutieusement rangé
ses papiers, le ministre releva la tête et montra une figure
intelligente, pleine de caractère et de fermeté ; mais, en
s’adressant au prince André, il prit aussitôt cette
expression de convention, niaisement souriante et affectée
à la fois, habituelle à l’homme qui reçoit journellement un
grand nombre de pétitionnaires.
« De la part du général en chef Koutouzow !… De
bonnes nouvelles, j’espère ?… Un engagement avec
Mortier !… Une victoire !… il était temps ! »
Le ministre se mit à lire la dépêche qui lui était
adressée :
« Ah ! mon Dieu, Schmidt, quel malheur ! quel malheur !
dit-il en allemand, et, après l’avoir parcourue, il la posa sur
la table, d’un air soucieux. Ah ! quel malheur ! Vous dites
que l’affaire a été décisive ? Pourtant Mortier n’a pas été
fait prisonnier !… »
Puis, après un moment de silence :
« Je suis bien satisfait de vos bonnes nouvelles,
quoique ce soit les payer un peu cher, par la mort de
Schmidt ! Sa Majesté désirera sûrement vous voir, mais
pas à présent. Je vous remercie, allez vous reposer et
trouvez-vous demain sur le passage de Sa Majesté après
la parade ; du reste je vous ferai prévenir. Au revoir !… Sa
Majesté désirera sûrement vous voir elle-même, » répéta-t-
il en le congédiant.
Lorsque le prince André eut quitté le palais, il lui sembla
qu’il avait laissé derrière lui, entre les mains d’un ministre
indifférent et de son aide de camp obséquieux, toute
l’émotion et tout le bonheur que lui avait causés la victoire.
La disposition de son esprit n’était plus la même, et la
bataille ne se présentait plus à lui que comme un lointain,
bien lointain souvenir.
IX
Le prince André descendit à Brünn chez une de ses
connaissances russes, le diplomate Bilibine.
« Ah ! cher prince, rien ne pouvait m’être plus agréable,
lui dit son hôte en allant à sa rencontre… Franz, portez les
effets du prince dans ma chambre à coucher, ajouta-t-il en
s’adressant au domestique qui conduisait Bolkonsky…
Vous êtes le messager d’une victoire, c’est parfait ; quant à
moi, je suis malade, comme vous le voyez. »
Après avoir fait sa toilette, le prince André rejoignit le
diplomate dans un élégant cabinet, où il se mit à table
devant le dîner qu’on venait de lui préparer, pendant que
son hôte s’asseyait au coin de la cheminée.
Le prince André retrouvait avec plaisir, dans ce milieu,
les éléments d’élégance et de confort auxquels il était
habitué depuis son enfance, et qui lui avaient si souvent
manqué dans ces derniers temps. Il lui était agréable,
après la réception autrichienne, de pouvoir parler, non pas
en russe, car ils causaient en français, mais avec un
Russe, qui partageait, il fallait le supposer, l’aversion très
vive qu’inspiraient généralement alors les Autrichiens.
Bilibine avait trente-cinq ans environ ; il était garçon, et
appartenait au même cercle de société que le prince
André. Après s’être connus à Pétersbourg, ils s’étaient
retrouvés et rapprochés, pendant le séjour qu’André avait
fait à Vienne à la suite de son général. Ils avaient tous deux
les qualités requises pour parcourir, chacun dans sa
spécialité, une rapide et brillante carrière. Bilibine, quoique
jeune, n’était plus un jeune diplomate, car, depuis l’âge de
seize ans, il était dans la carrière. Arrivé à Vienne, après
avoir passé par Paris et Copenhague, il y occupait une
position importante. Le chancelier et notre ambassadeur
en Autriche faisaient cas de sa capacité, et l’appréciaient.
Il ne ressemblait en rien à ces diplomates dont les qualités
sont négatives, dont toute la science consiste à ne pas se
compromettre et à parler français : il était de ceux qui
aiment le travail, et, malgré une certaine paresse native, il
lui arrivait, souvent de passer la nuit à son bureau. L’objet
de son travail lui était indifférent : ce qui l’intéressait, ce
n’était pas le pourquoi, mais le comment, et il trouvait un
plaisir tout particulier à composer, d’une façon ingénieuse,
élégante et habile, n’importe quels mémorandums,
rapports ou circulaires. Outre les services qu’il rendait la
plume à la main, on lui reconnaissait encore le talent de
savoir se conduire et de parler à propos dans les hautes
sphères.
Bilibine n’aimait la causerie que lorsqu’elle lui offrait
l’occasion de dire quelque chose de remarquable et de la
parsemer de ces traits brillants et originaux, de ces
phrases fines et acérées, qui, préparées à l’avance dans
son laboratoire intime, étaient si faciles à retenir, qu’elles
restaient gravées même clans les cervelles les plus dures ;
c’est, ainsi que les mots de Bilibine se colportaient dans
les salons de Vienne et influaient parfois sur les
événements.
Son visage jaune, maigre et fatigué était creusé de
plis ; chacun de ces plis était si soigneusement lavé, qu’il
rappelait l’aspect du bout des doigts lorsqu’ils ont fait un
long séjour dans l’eau ; le jeu de sa physionomie consistait
dans le mouvement perpétuel de ces plis. Tantôt c’était son
front qui se ridait, tantôt ses sourcils qui s’élevaient ou
s’abaissaient tour à tour, ou bien ses joues qui se
fronçaient. Un regard toujours gai et franc partait de ses
petits yeux enfoncés.
« Eh bien, racontez-moi vos exploits ! » Bolkonsky lui
narra aussitôt, sans se mettre en avant, les détails de
l’affaire et la réception du ministre : « Ils m’ont reçu, moi et
ma nouvelle, comme un chien dans un jeu de quilles. »
Bilibine sourit, et ses rides se détendirent.
« Cependant, mon cher, dit-il en regardant ses ongles à
distance, et en plissant sa peau sous l’œil gauche, malgré
la haute estime que je professe pour les armées russo-
orthodoxes, il me semble que cette victoire n’est pas des
plus victorieuses. »
Il continuait à parler français, ne prononçant en russe
que certains mots qu’il voulait souligner d’une façon
dédaigneuse :
« Comment ! vous avez écrasé de tout votre poids le
malheureux Mortier, qui n’avait qu’une division, et ce
Mortier vous échappe !… Où est donc votre victoire ?
– Sans nous vanter, vous avouerez pourtant que cela
vaut mieux qu’Ulm ?…
– Pourquoi n’avoir pas fait prisonnier un maréchal, un
seul maréchal ?
– Parce que les événements n’arrivent pas selon notre
volonté et ne se règlent pas d’avance comme une parade !
Nous avions espéré le tourner vers les sept heures du
matin, et nous n’y sommes arrivés qu’à cinq heures du soir.
– Pourquoi n’y êtes-vous pas arrivés à sept heures ? Il
fallait y arriver.
– Pourquoi n’avez-vous pas soufflé à Bonaparte, par
voie diplomatique, qu’il ferait bien d’abandonner Gênes ?
reprit le prince André du même ton de raillerie.
– Oh ! je sais bien, repartit Bilibine… vous vous dites
qu’il est très facile de faire prisonniers des maréchaux au
coin de son feu ; c’est vrai, et pourtant, pourquoi ne l’avez-
vous pas fait ? Ne vous étonnez donc pas que, à l’exemple
du ministre de la guerre, notre auguste Empereur et le roi
Franz ne vous soient pas bien reconnaissants de cette
victoire ; et moi-même, infime secrétaire de l’ambassade
de Russie, je n’éprouve pas un besoin irrésistible de
témoigner mon enthousiasme, en donnant un thaler à mon
Franz, avec la permission d’aller se promener avec sa
« Liebchen » au Prater… J’oublie qu’il n’y a pas de Prater
ici. » Il regarda le prince André et déplissa subitement son
front.
« Alors, mon cher, c’est à mon tour de vous demander
pourquoi ? Je ne le comprends pas, je l’avoue ; peut-être y
a-t-il là-dessous quelques finesses diplomatiques qui
dépassent ma faible intelligence ? Le fait est que je n’y
comprends rien : Mack perd une armée entière, l’archiduc
Ferdinand et l’archiduc Charles s’abstiennent de donner
signe de vie et commettent faute sur faute. Koutouzow seul
gagne franchement une bataille, rompt le charme français,
et le ministre de la guerre ne désire même pas connaître
les détails de la victoire.
– C’est là le nœud de la question ! Voyez-vous, mon
cher, hourra pour le czar, pour la Russie, pour la foi ! Tout
cela est bel et bon ; mais que nous importent, je veux dire
qu’importent à la cour d’Autriche toutes vos victoires !
Apportez-nous une bonne petite nouvelle du succès d’un
archiduc Charles ou d’un archiduc Ferdinand, l’un vaut
l’autre, comme vous le savez ; mettons, si vous voulez, un
succès remporté sur une compagnie des pompiers de
Bonaparte, ce serait autre chose, et on l’aurait proclamé à
son de trompe ; mais ceci ne peut que nous déplaire.
Comment ! l’archiduc Charles ne fait rien, l’archiduc
Ferdinand se couvre de honte, vous abandonnez Vienne
sans défense aucune, tout comme si vous nous disiez :
Dieu est avec nous ! mais que le bon Dieu vous bénisse,
vous et votre capitale… Vous faites tuer Schmidt, un
général que nous aimons tous, et vous vous félicitez de la
victoire ? On ne saurait rien inventer de plus irritant que
cela ! C’est comme un fait exprès, comme un fait exprès !
Et puis, que vous remportiez effectivement un brillant
succès, que l’archiduc Charles même en ait un de son
côté, cela changerait-il quelque chose à la marche
générale des affaires ? Maintenant il est trop tard : Vienne
est occupée par les troupes françaises !
– Comment, occupée ? Vienne est occupée ?
– Non seulement occupée, mais Bonaparte est à
Schœnbrünn, et notre aimable comte Wrbna s’y rend pour
prendre ses ordres. »
À cause de sa fatigue, des différentes impressions de
son voyage et de sa réception par le ministre, à cause
surtout de l’influence du dîner, Bolkonsky commençait à
sentir confusément qu’il ne saisissait pas bien toute la
gravité de ces nouvelles.
« Le comte Lichtenfeld, que j’ai vu ce matin, continua
Bilibine, m’a montré une lettre pleine de détails sur une
revue des Français à Vienne, sur le prince Murat et tout
son tremblement. Vous voyez donc bien que votre victoire
n’a rien de bien réjouissant et qu’on ne saurait vous
recevoir en sauveur !
– Je vous assure que, pour ma part, j’y suis très
indifférent, reprit le prince André, qui commençait à se
rendre compte du peu de valeur de l’engagement de
Krems, en comparaison d’un événement aussi important
que l’occupation d’une capitale :
« Comment ? Vienne est occupée ? Comment, et la
fameuse tête de pont, et le prince Auersperg, qui était
chargé de la défense de Vienne ?
– Le prince Auersperg est de notre côté, pour notre
défense, et s’en acquitte assez mal, et Vienne est de
l’autre côté ; quant au pont, il n’est pas encore pris et ne le
sera pas, je l’espère ; il est miné, avec ordre de le faire
sauter ; sans cela nous serions déjà dans les montagnes
de la Bohême et vous auriez passé, vous et votre armée,
un vilain quart d’heure entre deux feux.
– Cela ne veut pourtant pas dire, reprit le prince André,
que la campagne soit finie ?
– Et moi, je crois qu’elle l’est. Nos gros bonnets d’ici le
pensent également, sans oser le dire. Il arrivera ce que j’ai
prédit dès le début. Ce n’est pas votre échauffourée de
Diernstein, ce n’est pas la poudre qui tranchera la
question, mais ce sont ceux qui l’ont inventée. »
Bilibine venait de répéter un de ses mots ; il reprit au
bout d’une seconde, en déplissant son front :
« Toute la question est dans le résultat de l’entrevue de
l’empereur Alexandre avec le roi de Prusse à Berlin. Si la
Prusse entre dans l’alliance, on force la main à l’Autriche,
et il y aura guerre, sinon il n’y a plus qu’à s’entendre sur le
lieu de réunion pour poser les préliminaires d’un nouveau
CampoFormio.
– Quel merveilleux génie et quel bonheur il a ! s’écria le
prince André, en frappant la table de son poing fermé.
– Bonaparte ? demanda interrogativement Bilibine, en
replissant son front, c’était le signe avant-coureur d’un mot :
Buonaparte ? continua-t-il en accentuant l’« u » ; mais j’y
pense, maintenant qu’il dicte de Schœnbrünn des lois à
l’Autriche, il faut lui faire grâce de l’« u » ! Je me décide à
cette suppression et je rappellerai désormais Bonaparte,
tout court.
– Voyons, sans plaisanterie, croyez-vous que la
campagne soit terminée ?
– Voici ce que je crois : l’Autriche, cette fois, a été le
dindon de la farce ; elle n’y est pas habituée et elle prendra
sa revanche. Elle a été le dindon, premièrement : parce
que les provinces sont ruinées (l’orthodoxe, vous le savez,
est terrible pour le pillage), l’armée détruite, la capitale
prise, et tout cela pour les beaux yeux de Sa Majesté de
Sardaigne ; et secondement, ceci, mon cher, entre nous, je
sens d’instinct qu’on nous trompe, je flaire des rapports et
des projets de paix avec la France, d’une paix secrète
conclue séparément.
– C’est impossible, ce serait trop vilain.
– Qui vivra verra, » repartit Bilibine.
Et le prince André se retira dans la chambre qui lui avait
été préparée.
Une fois étendu entre des draps bien blancs, la tête sur
des oreillers parfumés et moelleux, le prince André sentit
malgré lui que la bataille dont il avait apporté la nouvelle
passait de plus en plus à l’état de vague souvenir. Il ne
pensait plus qu’à l’alliance prussienne, à la trahison de
l’Autriche, au nouveau triomphe de Bonaparte, à la revue et
à la réception de l’empereur François, pour le lendemain. Il
ferma les yeux, et au même instant le bruit de la
canonnade, de la fusillade et des roues éclata dans ses
oreilles. Il voyait les soldats descendre un à un le long des
montagnes, il entendait le tir des Français, il était là avec
Schmidt au premier rang, les balles sifflaient gaiement
autour de lui, et son cœur tressaillait et s’emplissait d’une
folle exubérance de vie, comme il n’en avait jamais
ressentie depuis son enfance. Il se réveilla en sursaut :
« Oui, oui, c’était bien cela ! »
Et il se rendormit heureux, avec un sourire d’enfant, du
profond sommeil de la jeunesse.
X
Le lendemain, il se réveilla tard, et, rassemblant ses
idées, il se rappela tout d’abord qu’il devait se présenter le
jour même à l’empereur François ; et toutes les
impressions de la veille, l’audience du ministre, la politesse
exagérée de l’aide de camp, sa conversation avec
Bilibine, traversèrent en foule son cerveau. Ayant endossé,
pour se rendre au palais, la grande tenue qu’il n’avait pas
portée depuis longtemps, gai et dispos, le bras en
écharpe, il entra, en passant, chez son hôte, où se
trouvaient déjà quatre jeunes diplomates, entre autres le
prince Hippolyte Kouraguine, secrétaire à l’ambassade de
Russie, que Bolkonsky connaissait.
Les trois autres, que Bilibine lui nomma, étaient des
jeunes gens du monde, élégants, riches, aimant le plaisir,
qui formaient ici, comme à Vienne, un cercle à part, dont il
était la tête et qu’il appelait « les nôtres ». Ce cercle,
composé presque exclusivement de diplomates, avait ses
intérêts en dehors de la guerre et de la politique. La vie du
grand monde, leurs relations avec quelques femmes et leur
service de chancellerie occupaient seuls leurs loisirs. Ces
messieurs firent au prince André l’honneur très rare de le
recevoir avec empressement, comme un des leurs. Par
politesse et comme entrée en matière, ils daignèrent lui
adresser quelques questions au sujet de l’armée et de la
bataille, pour reprendre ensuite leur conversation vive et
légère, pleine de gaies saillies et de critiques sans valeur.
« Et voici le bouquet ! dit l’un d’eux qui racontait la
déconvenue d’un collègue : le chancelier lui assure à lui-
même que sa nomination à Londres est un avancement,
qu’il doit la considérer comme telle : vous représentez-vous
sa figure à ces mots ?
– Et moi, messieurs, je vous dénonce Kouraguine, le
terrible Don Juan, qui profite du malheur d’autrui. »
Le prince Hippolyte était étalé dans un fauteuil à la
Voltaire, les jambes jetées négligemment par-dessus les
bras du fauteuil :
« Voyons, parlez-moi de cela, dit-il en riant.
– Oh ! Don Juan ! oh ! serpent ! dirent plusieurs voix.
– Vous ne savez probablement pas, Bolkonsky, reprit
Bilibine, que toutes les atrocités commises par l’armée
française, j’allais dire par l’armée russe, ne sont rien en
comparaison des ravages causés par cet homme parmi
nos dames.
– La femme est la compagne de l’homme, » dit le
prince Hippolyte, en regardant ses pieds à travers son
monocle.
Bilibine et « les nôtres » éclatèrent de rire, et le prince
André put constater que cet Hippolyte dont il avait été, il
faut l’avouer, presque jaloux, était le plastron de cette
société.
« Il faut que je vous fasse les honneurs de Kouraguine,
dit Bilibine tout bas ; il est charmant dans ses dissertations
politiques ; vous allez voir avec quelle importance… »
Et s’approchant d’Hippolyte, le front plissé, il entama
sur les événements du jour une discussion qui attira
aussitôt l’attention générale.
« Le cabinet de Berlin ne peut pas exprimer un
sentiment d’alliance, commença Hippolyte en regardant
son auditoire avec assurance, sans exprimer… comme
dans sa dernière note… vous comprenez… vous
comprenez… Puis, si S. M. l’Empereur ne déroge pas aux
principes, notre alliance… attendez, je n’ai pas fini… »
Et saisissant la main du prince André :
« Je suppose que l’intervention sera plus forte que la
non-intervention et… on ne pourra pas imputer à fin de non-
recevoir notre dépêche du 28 novembre ; voilà comment
tout cela finira… »
Et il lâcha la main du prince André.
« Démosthène, je te reconnais au caillou que tu as
caché dans ta bouche d’or{17}, » s’écria Bilibine, qui, pour
mieux témoigner sa satisfaction, semblait avoir fait
descendre sur son front toute sa forêt de cheveux.
Hippolyte, riant plus fort et plus haut que les autres, avait
pourtant l’air de souffrir de ce rire forcé qui tordait en tous
sens sa figure habituellement apathique.
« Voyons, messieurs, dit Bilibine, Bolkonsky est mon
hôte et je tiens, autant qu’il est en mon pouvoir, à le faire
jouir de tous les plaisirs de Brünn. Si nous étions à Vienne,
ce serait bien plus facile, mais ici, dans ce vilain trou
morave, je vous demande votre aide : il faut lui faire les
honneurs de Brünn. Chargez-vous du théâtre, je me charge
de la société. Quant à vous, Hippolyte, la question du beau
sexe vous regarde.
– Il faudra lui montrer la ravissante Amélie, s’écria un
« des nôtres », en baisant le bout de ses doigts.
– Oui, il faudra inspirer à ce sanguinaire soldat des
sentiments plus humains, ajouta Bilibine.
– Il me sera difficile, messieurs, de profiter de vos
aimables dispositions à mon égard, objecta Bolkonsky, en
regardant à sa montre, car il est temps que je sorte.
– Où allez-vous donc ?
– Je me rends chez l’Empereur.
– Oh ! oh ! Alors au revoir, Bolkonsky !
– Au revoir, prince ; revenez dîner avec nous, nous nous
chargerons de vous.
– Écoutez, lui dit Bilibine, en le reconduisant dans
l’antichambre, vous ferez bien, dans votre entrevue avec
l’Empereur, de donner des éloges à l’intendance, pour sa
manière de distribuer les vivres et de désigner les étapes.
– Quand même je le voudrais, je ne le pourrais pas,
répondit Bolkonsky.
– Eh bien ! parlez pour deux, car il a la passion des
audiences sans jamais trouver un mot à dire, comme vous
le verrez. »
XI
Le prince André, placé sur le passage de l’Empereur,
dans le groupe des officiers autrichiens, eut l’honneur
d’attirer son regard et de recevoir un salut de sa longue
tête. La cérémonie achevée, l’aide de camp de la veille vint
poliment transmettre à Bolkonsky le désir de Sa Majesté
de lui donner audience. L’empereur François le reçut
debout au milieu de son cabinet, et le prince André fut
frappé de son embarras : il rougissait à tout propos et
semblait ne savoir comment s’exprimer :
« Dites-moi à quel moment a commencé la bataille ? »
demanda-t-il avec précipitation.
Le prince André, l’ayant satisfait sur ce point, se vit
bientôt obligé de répondre à d’autres demandes tout aussi
naïves.
« Comment se porte Koutouzow ? Quand a-t-il quitté
Krems ?… » etc.…
L’Empereur paraissait n’avoir qu’un but : poser un
certain nombre de questions ; quant aux réponses, elles ne
l’intéressaient guère.
« À quelle heure la bataille a-t-elle commencé ?
– Je ne saurais préciser à Votre Majesté l’heure à
laquelle la bataille s’est engagée sur le front des troupes,
car à Diernstein, où je me trouvais, la première attaque a
eu lieu à six heures du soir, » reprit vivement Bolkonsky.
Il comptait présenter à l’Empereur une description
exacte, qu’il tenait toute prête, de ce qu’il avait vu et appris.
L’Empereur lui coupa la parole, puis lui demanda en
souriant :
« Combien de milles ?
– D’où et jusqu’où, sire ?
– De Diernstein à Krems ?
– Trois milles et demi, sire.
– Les Français ont-ils quitté la rive gauche ?
– D’après les derniers rapports de nos espions, les
derniers Français ont traversé la rivière la même nuit sur
des radeaux.
– Y a-t-il assez de fourrages à Krems ?
– Pas en quantité suffisante. »
L’Empereur l’interrompit de nouveau :
« À quelle heure a été tué le général Schmidt ?
– À sept heures, je crois.
– À sept heures ?… c’est bien triste, bien triste ! »
Là-dessus, l’ayant remercié, il le congédia. Le prince
André sortit et se vit aussitôt entouré d’un grand nombre de
courtisans ; il n’y avait plus pour lui que phrases flatteuses
et regards bienveillants, jusqu’à l’aide de camp, qui lui fit
des reproches de ne pas s’être logé au palais et lui offrit
même sa maison. Le ministre de la guerre le félicita pour la
décoration de l’ordre de Marie-Thérèse de 3ème classe que
l’Empereur venait de lui conférer ; le chambellan de
l’Impératrice l’engagea à passer chez Sa Majesté ;
l’archiduchesse désirait également le voir. Il ne savait à qui
répondre et cherchait à rassembler ses idées, lorsque
l’ambassadeur de Russie, lui touchant l’épaule, l’entraîna
dans l’embrasure d’une fenêtre pour causer avec lui.
En dépit des prévisions de Bilibine, la nouvelle qu’il
avait apportée avait été reçue avec joie, et un Te Deum
avait été commandé. Koutouzow venait d’être nommé
grand-croix de Marie-Thérèse, et toute l’armée recevait
des récompenses. Grâce aux invitations qui pleuvaient sur
lui de tous côtés, le prince André fut obligé de consacrer
toute sa matinée à des visites chez les hauts dignitaires
autrichiens. Après les avoir terminées, vers cinq heures du
soir, il retournait chez Bilibine, et composait, chemin
faisant, la lettre qu’il voulait écrire à son père et dans
laquelle il lui décrivait sa course à Brünn, lorsque devant le
perron il aperçut une britchka plus d’à moitié remplie
d’objets emballés, et Franz, le domestique de Bilibine, y
introduisant avec effort une nouvelle malle.
Le prince André, qui s’était arrêté en route chez un
libraire pour y prendre quelques livres, s’était attardé.
« Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Ah ! Excellence ! s’écria Franz, nous allons plus loin :
le scélérat est de nouveau sur nos talons.
– Mais que se passe-t-il donc ? demanda le prince
André au moment où Bilibine, dont le visage toujours calme
trahissait cependant une certaine émotion, venait à sa
rencontre.
– Avouez que c’est charmant cette histoire du pont de
Thabor !… Ils l’ont passé sans coup férir ! »
Le prince André écoutait sans comprendre.
« Mais d’où venez-vous donc, pour ignorer ce que
savent tous les cochers de fiacre ?
– Je viens de chez l’archiduc, et je n’y ai rien appris.
– Et vous n’avez pas remarqué que chacun fait ses
paquets ?
– Je n’ai rien vu ! Mais enfin qu’y a-t-il donc ? reprit-il
avec impatience.
– Ce qu’il y a ? Il y a que les Français ont passé le pont
défendu par d’Auersperg, qui ne l’a pas fait sauter, que
Murat arrive au grand galop sur la route de Brünn et que,
sinon aujourd’hui, du moins demain ils seront ici.
– Comment, ici ? mais puisque le pont était miné,
pourquoi ne l’avoir pas fait sauter ?
– C’est à vous que je le demande, car personne, pas
même Bonaparte, ne le saura jamais ! »
Bolkonsky haussa les épaules :
« Mais si le pont est franchi, l’armée est perdue, elle
sera coupée !
– C’est justement là le hic… Écoutez : Les Français
occupent Vienne, comme je vous l’ai déjà dit, tout va très
bien. Le lendemain, c’est-à-dire hier au soir, messieurs les
maréchaux Murat, Lannes et Belliard{18} montent à cheval
et vont examiner le pont ; remarquez bien, trois Gascons !
Messieurs, dit l’un d’eux, vous savez que le pont de Thabor
est miné et contre-miné, qu’il est défendu par cette
fameuse tête de pont que vous savez, et quinze mille
hommes de troupes qui ont reçu l’ordre de le faire sauter
pour nous barrer le passage. Mais comme il serait plus
qu’agréable à notre Empereur et maître, Napoléon, de s’en
emparer, allons-y tous trois et emparons-nous-en.
« Allons, » répondirent les autres. Et les voilà qui partent,
qui prennent le pont, le franchissent, et toute l’armée à leur
suite passe le Danube, se dirigeant sur nous, sur vous et
sur vos communications.
– Trêve de plaisanteries, repartit le prince André, le
sujet est grave et triste. »
Et cependant, malgré l’ennui qu’aurait dû lui causer
cette fâcheuse nouvelle, il éprouvait une certaine
satisfaction. Depuis qu’il avait appris la situation
désespérée de l’armée russe, il se croyait destiné à la tirer
de ce péril : c’était pour lui le Toulon qui allait le faire sortir
de la foule obscure de ses camarades et lui ouvrir le
chemin de la gloire. Tout en écoutant Bilibine, il se voyait
déjà arrivant au camp, donnant son avis au conseil de
guerre, et proposant un plan qui pourrait seul sauver
l’armée ; naturellement on lui en confiait l’exécution.
« Je ne plaisante pas, continua Bilibine, rien de plus
vrai, rien de plus triste ! Ces messieurs arrivent seuls sur le
pont et agitent leurs mouchoirs blancs, ils assurent qu’il y a
un armistice et qu’eux, maréchaux, vont conférer avec le
prince Auersperg ; l’officier de garde les laisse entrer dans
la tête du pont. Ils lui racontent un tas de gasconnades :
que la guerre est finie, que l’empereur François va recevoir
Bonaparte, que, quant à eux, ils vont chez le prince
Auersperg… et mille autres contes bleus. L’officier envoie
chercher Auersperg. Ces messieurs embrassent leurs
ennemis, plaisantent avec eux, enfourchent les canons,
pendant qu’un bataillon français arrive tout doucement sur
le pont et jette à l’eau les sacs de matières inflammables !
Enfin paraît le général-lieutenant, notre cher prince
Auersperg von Nautern.
« Cher ennemi, fleur des guerriers, autrichiens, héros
des campagnes de Turquie, trêve à notre inimitié, nous
pouvons nous tendre la main, l’empereur Napoléon brûle
du désir de connaître le prince Auersperg ! »
« En un mot, ces messieurs, qui n’étaient pas Gascons
pour rien, lui jettent tant de poudre aux yeux avec leurs
belles phrases, et lui, de son côté, se sent tellement honoré
de cette intimité soudaine avec des maréchaux de France,
si aveuglé par le manteau et les plumes d’autruche de
Murat, qu’il n’y voit que du feu, et oublie celui qu’il devait
faire sur l’ennemi ! »
Malgré la vivacité de son récit, Bilibine n’oublia pas de
s’arrêter pour donner le temps au prince André d’apprécier
le mot qu’il venait de lancer.
« Le bataillon français entre dans la tête du pont,
encloue les canons, et le pont est à eux ! Mais voilà le plus
joli, continua-t-il en laissant au plaisir qu’il trouvait à sa
narration le soin de calmer son émotion… Le sergent
posté près du canon, au signal duquel on devait mettre le
feu à la mine, voyant accourir les Français, était sur le point
de tirer, lorsque Lannes lui arrêta le bras. Le sergent, plus
fin que son général, s’approcha d’Auersperg et lui dit ceci
ou à peu près :
« Prince, on vous trompe et voilà les Français ! »
Murat, craignant de voir l’affaire compromise s’il le
laissait continuer, s’adresse de son côté, en vrai Gascon, à
d’Auersperg avec une feinte surprise :
« Je ne reconnais pas la discipline autrichienne tant
vantée ; comment, vous permettez à un de vos subalternes
de vous parler ainsi ! »… Quel trait de génie !…
Le prince Auersperg se pique d’honneur et fait mettre le
sergent aux arrêts ! Avouez que c’est charmant, toute cette
histoire du pont de Thabor !
« Ce n’est ni bêtise, ni lâcheté… c’est trahison peut-
être ! s’écria le prince André, qui se représentait les
capotes grises, les blessés, la fumée de la poudre, la
canonnade et la gloire qui l’attendait.
– Nullement, cela met la cour dans de trop mauvais
draps ; ce n’est ni trahison, ni lâcheté, ni bêtise ; c’est
comme à Ulm : c’est… cherchant une pointe… c’est du
Mack, nous sommes Mackés, dit-il en terminant, tout fier
d’avoir trouvé un mot, un mot tout neuf, un de ces mots qui
seraient répétés partout, et son front se déplissa en signe
de satisfaction, pendant qu’il regardait ses ongles, le
sourire sur les lèvres.
– Où allez-vous ? dit-il au prince André, qui s’était levé.
– Je pars.
– Pour où ?
– Pour l’armée !
– Mais vous pensiez rester encore deux jours ?
– C’est impossible, je pars à l’instant. »
Et le prince André, ayant donné ses ordres, rentra dans
sa chambre.
« Écoutez, mon cher, lui dit Bilibine en l’y rejoignant,
pourquoi partez-vous ? »
Le prince André l’interrogea du regard, sans lui
répondre.
« Mais oui, pourquoi partez-vous ? Je sais bien, vous
pensez qu’il est de votre devoir de vous rendre à l’armée,
maintenant qu’elle est en danger ; je vous comprends, c’est
de l’héroïsme !
– Pas le moins du monde.
– Oui, vous êtes philosophe, mais soyez-le
complètement ! Envisagez les choses d’un autre point de
vue, et vous verrez que votre devoir est au contraire de
vous garder de tout péril. Que ceux qui ne sont bons qu’à
cela s’y jettent ; on ne vous a pas donné l’ordre de revenir,
et ici on ne vous lâchera pas ! Ainsi donc, vous pouvez
rester et nous suivre là où nous entraînera notre malheureux
sort. On va à Olmütz, dit-on ; c’est une fort jolie ville : nous
pourrons y arriver dans ma calèche fort agréablement.
– Pour Dieu, cessez vos plaisanteries, Bilibine.
– Je vous parle sérieusement et en ami. Jugez-en :
pourquoi partez-vous quand vous pouvez rester ici ? De
deux choses l’une : ou bien la paix sera conclue avant que
vous arriviez à l’armée ; ou bien il y aura une débâcle, et
vous partagerez la honte de l’armée de Koutouzow… »
Et Bilibine déplissa son front, convaincu que son
dilemme était irréfutable.
« Je ne puis pas en juger, » répondit froidement le
prince André.
Et au fond de son cœur il pensait :
« Je pars pour sauver l’armée !
– Mon cher, vous êtes un héros ! » lui cria Bilibine.
XII
Après avoir pris congé du ministre de la guerre,
Bolkonsky partit dans la nuit avec l’intention de rejoindre
l’armée, qu’il ne savait plus où trouver, et avec la crainte de
tomber entre les mains des Français.
À Brünn, la cour faisait ses préparatifs de départ, et le
gros des bagages était déjà expédié sur Olmütz.
En arrivant aux environs d’Etzelsdorf, le prince André se
trouva tout à coup sur le passage de l’armée russe, qui se
retirait en grande hâte et en désordre, et dont les nombreux
chariots qui encombraient la route empêchèrent sa voiture
d’avancer. Après avoir demandé au chef des cosaques un
cheval et un homme, le prince André, fatigué et mourant de
faim, dépassa les fourgons pour s’élancer à la recherche
du général en chef. Les bruits les plus tristes arrivaient à
ses oreilles tout le long du chemin, et la confusion qu’il
voyait autour de lui ne semblait que trop les confirmer.
« Cette armée russe que l’or de l’Angleterre a
transportée des extrémités de l’univers, nous allons lui faire
éprouver le même sort (le sort d’Ulm), » avait dit Bonaparte
dans son ordre du jour, à l’ouverture de la campagne ! Ces
paroles, subitement revenues à la mémoire du prince
André, éveillaient en lui un sentiment d’admiration pour ce
grand génie, joint à une impression d’orgueil blessé que
traversait l’espoir d’une prochaine revanche :
« Et s’il ne restait plus qu’à mourir ? pensait-il ; eh bien,
on saura mourir, et pas plus mal qu’un autre, s’il le faut. »
Il regardait avec dédain ces files innombrables de
charrettes, de parcs d’artillerie, s’enchevêtrant, se
confondant l’un dans l’autre, et plus loin encore et toujours
des charrettes, des chariots de toute forme se dépassant,
se heurtant et s’interceptant le passage, en trois ou quatre
rangs serrés, sur la large route boueuse. Devant, derrière,
aussi loin que l’on pouvait percevoir un son, on entendait
de tous côtés le bruit des roues, des charrettes, des affûts,
le piétinement des chevaux, les cris des conducteurs
pressant leurs attelages, les jurons des soldats, des
domestiques et des officiers. Sur les bords du chemin on
voyait à chaque pas des chevaux morts, dont quelques-uns
étaient déjà écorchés, des charrettes à moitié brisées, des
soldats de toute arme sortant en foule des villages voisins,
et traînant à leur suite des moutons, des poules, du foin et
de grands sacs pleins jusqu’au bord ; aux descentes et aux
montées, les groupes devenaient plus compacts, et leurs
cris confus se fondaient en une clameur ininterrompue.
Quelques soldats enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux
soutenaient les roues des avant-trains et des fourgons ; les
fouets sifflaient dans l’air, les chevaux glissaient, les traits
se rompaient et les vociférations semblaient faire éclater
les poitrines. Les officiers, surveillant la marche, galopaient
en avant et en arrière ; leurs figures harassées trahissaient
leur impuissance à rétablir l’ordre, et leurs
commandements se noyaient dans le brouhaha de cette
houle humaine.
« Voilà la chère armée orthodoxe ! » se dit Bolkonsky,
en se rappelant les paroles de Bilibine et en s’approchant
d’un fourgon pour s’enquérir du général en chef.
Une voiture de forme étrange, traînée par un cheval,
tenant le milieu entre la charrette, la calèche et le cabriolet,
et dont les matériaux hétérogènes accusaient une
fabrication de circonstance, frappa ses regards à quelques
pas de lui ; un soldat la conduisait, et l’on apercevait, sous
la capote et le tablier de cuir, une femme tout enveloppée
de châles. Au moment de faire sa question, le prince André
en fut détourné par les cris désespérés que poussait cette
femme. L’officier placé à la tête de la file battait son
conducteur parce qu’il essayait de dépasser les autres, et
les coups de fouet cinglaient le tablier de la voiture. À la
vue du prince André, la femme avança la tête, et, faisant
des signes réitérés de la main, elle l’interpella :
« Monsieur l’aide de camp, monsieur l’aide de camp,
pitié, de grâce, défendez-moi ! qu’est-ce qui va m’arriver ?
Je suis la femme du médecin du 7ème chasseurs ; on ne
nous laisse pas passer, nous sommes restés en arrière,
nous avons perdu les nôtres !
– Arrière, ou je t’aplatirai comme une galette, criait
l’officier en colère au soldat, arrière avec ta coquine !
– Monsieur l’aide de camp, défendez-moi, que me veut-
on ?
– Laissez passer cette voiture, ne voyez-vous pas qu’il y
a une femme dedans ? » dit le prince André, en
s’adressant à l’officier.
Celui-ci le regarda sans répondre et, se tournant vers le
soldat : « Ah ! oui, que je te laisserai passer… Arrière,
animal !
– Laissez-le passer, vous dis-je, reprit le prince André.
– Qui es-tu, toi ? » demanda l’officier hors de lui. Et il
appuya sur le « toi ».
« Es-tu le chef ici ? C’est moi qui suis le chef, et pas toi,
entends-tu bien ?… Et toi, là-bas, arrière, ou je t’aplatis
comme une galette ! continua-t-il en répétant l’expression,
qui lui avait plu sans doute.
– Bien arrangé, le petit aide de camp ! » dit une voix
dans la foule.
L’officier était arrivé à ce paroxysme de fureur qui
enlève aux gens la conscience de leurs actes, et le prince
André sentit un moment que son intervention frisait le
ridicule, la chose qu’il craignait le plus au monde ; mais,
son instinct prenant le dessus, il se laissa à son tour
emporter par une colère folle, et il s’approcha de l’officier
en levant son fouet et en scandant ces mots :
« Veuillez laisser passer ! »
L’officier fit un geste de mauvaise humeur et se hâta de
s’éloigner :
« C’est toujours leur faute à ceux-là de l’état-major, le
désordre et tout le bataclan, grommela-t-il ; eh bien, faites
comme vous voudrez. »
Le prince André se hâta à son tour et, sans lever les
yeux sur la femme du médecin, qui l’appelait son sauveur,
repassant dans sa tête les détails de cette scène ridicule, il
galopa jusqu’au village, où se trouvait, lui avait-on dit, le
général en chef. Arrivé là, il descendit de cheval, dans
l’intention de manger un peu, de se reposer un instant et de
mettre de l’ordre dans le trouble pénible de ses
impressions :
« C’est une troupe de bandits, ce n’est pas une
armée, » pensait-il, lorsqu’une voix connue l’appela par son
nom.
Il se retourna, et il aperçut à une petite fenêtre
Nesvitsky, qui mâchonnait quelque chose et lui faisait de
grands gestes.
« Bolkonsky, ne m’entends-tu pas ? Viens vite ! »
Entré dans la maison, il y trouva Nesvitsky et un autre
aide de camp, qui déjeunaient ; ils s’empressèrent de lui
demander d’un air alarmé s’il apportait quelque nouvelle.
« Où est le général en chef ? demanda Bolkonsky.
– Ici, dans cette maison, répondit l’aide de camp.
– Eh bien, est-ce vrai, la paix et la capitulation ?
demanda Nesvitsky.
– C’est à vous de me le dire, je n’en sais rien, car j’ai eu
toutes les peines du monde à vous rejoindre.
– Ah ! mon cher, ce qui se passe chez nous est
vraiment affreux… je fais mon mea culpa… nous nous
sommes moqués de Mack, et notre situation est pire que la
sienne ; assieds-toi et déjeune, ajouta Nesvitsky.
– Il vous sera impossible, mon prince, de retrouver à
présent votre fourgon et vos effets : quant à votre Pierre,
Dieu sait où il est.
– Où est donc le quartier général ?
– Nous couchons à Znaïm.
– Quant à moi, dit Nesvitsky, j’ai chargé sur deux
chevaux tout ce dont j’ai besoin et l’on m’a fait d’excellents
bâts qui résisteraient même aux chemins des montagnes
de la Bohême !… Ça va mal, mon cher… Eh bien, es-tu
malade ?… il me semble que tu frissonnes ?
– Je n’ai rien, » répondit le prince André.
Et il se rappela au même instant sa rencontre avec la
femme du médecin et l’officier du train.
« Que fait ici le général en chef ?
– Je n’y comprends rien, répondit Nesvitsky.
– Et moi, je ne comprends qu’une chose : c’est que tout
ça est déplorable, » dit le prince André.
Et il se rendit chez Koutouzow ; il remarqua, en passant,
sa voiture et les chevaux de sa suite harassés, éreintés,
entourés de cosaques et de gens de service, qui causaient
à haute voix entre eux. Koutouzow lui-même était dans la
chaumière avec Bagration et Weirother (c’était le nom du
général autrichien qui remplaçait le défunt Schmidt). Dans
le vestibule, le petit Koslovsky, la figure fatiguée par les
veilles, assis sur ses talons, dictait des ordres à un
secrétaire, qui les griffonnait à la hâte sur un tonneau
renversé. Koslovsky jeta un coup d’œil à l’arrivant, sans se
donner le temps de le saluer :
« À la ligne… as-tu écrit ?… Le régiment des
grenadiers de Kiew, le régiment de…
– Impossible de vous suivre, Votre Haute Noblesse, »
répliqua le secrétaire d’un ton de mauvaise humeur.
Au même moment, on entendait à travers la porte la
voix animée et mécontente du général en chef, à laquelle
répondait une autre voix complètement inconnue. Le bruit
de cette conversation, l’inattention de Koslovsky, le
manque de respect de l’écrivain à bout de forces, cette
étrange installation autour d’un tonneau dans le voisinage
du commandant en chef, les rires bruyants des cosaques
sous les fenêtres, tous ces détails firent pressentir au
prince André qu’il avait dû se passer quelque chose de
grave et de malheureux.
Il adressa aussitôt une kyrielle de questions à l’aide de
camp.
« À l’instant, mon prince, répondit celui-ci. Bagration est
chargé de la disposition des troupes.
– Et la capitulation ?
– Il n’y en a pas, on se prépare à une bataille. »
Au moment où le prince André se dirigeait vers la porte
de la pièce voisine, Koutouzow, avec son nez aquilin, et sa
figure rebondie, parut sur le seuil. Le prince André se
trouvait juste en face de lui, mais le général en chef le
regardait sans le reconnaître ; à l’expression vague de son
œil unique on voyait que les soucis et les préoccupations
l’absorbaient au point de l’isoler du monde extérieur.
« Est-ce fini ? demanda-t-il à Koslovsky.
– À l’instant, Votre Excellence. »
Bagration avait suivi le général en chef : petit de taille,
sec, encore jeune, sa figure, d’un type oriental, attirait
l’attention par son expression de calme et de fermeté.
« Excellence !… »
Et le prince André tendit une enveloppe à Koutouzow.
« Ah ! de Vienne, c’est bien… »
Il sortit de la chambre avec Bagration et ils s’arrêtèrent
tous deux sur le perron.
« Ainsi donc, adieu, prince, dit-il à Bagration. Que le
Sauveur te garde, je te bénis pour cette grande
entreprise ! »
Il s’attendrit, et ses yeux s’humectèrent de larmes ;
l’attirant à lui de son bras gauche, il fit de la main droite sur
son front le signe de la croix, geste qui lui était familier, et
lui tendit sa joue à baiser, mais Bagration l’embrassa au
cou :
« Que Dieu soit avec toi ! »
Et il monta en calèche.
« Viens avec moi, dit-il à Bolkonsky.
– Votre Excellence, j’aurais désiré me rendre utile ici…
Si vous vouliez me permettre de rester sous les ordres du
prince Bagration ?
– Assieds-toi, reprit Koutouzow en voyant l’indécision
de Bolkonsky. J’ai moi-même besoin de bons officiers.
– Si demain la dixième partie de son détachement nous
revient, il faudra en remercier Dieu ! » ajouta-t-il comme se
parlant à lui-même.
Le regard du prince André se fixa involontairement pour
une seconde sur l’œil absent et la cicatrice à la tempe de
Koutouzow, double souvenir d’une balle turque :
« Oui, se dit-il, il a le droit de parler avec calme de la
perte de tant d’hommes.
– C’est pour cela, continua-t-il tout haut, que je vous
supplie de m’envoyer là-bas. »
Koutouzow ne répondit rien : plongé dans ses
réflexions, il semblait avoir oublié ce qu’il venait de dire.
Doucement bercé sur les coussins de sa calèche, il tourna
un instant après vers le prince André une figure calme, sur
laquelle on aurait vainement cherché la moindre trace
d’émotion, et, tout en raillant finement, il se fit raconter par
Bolkonsky son entrevue avec l’empereur, les on-dit de la
cour sur l’engagement de Krems, et le questionna même
au sujet de quelques dames que tous deux connaissaient.
XIII
Le 1er novembre, Koutouzow avait reçu d’un de ses
espions un rapport d’après lequel il jugeait son armée dans
une position presque sans issue. Les Français, après le
passage du pont, disait le rapport, marchaient en forces
considérables pour intercepter sa jonction avec les troupes
venant de Russie. Si Koutouzow se décidait à rester à
Krems, les cent cinquante mille hommes de Napoléon
couperaient ses communications, en entourant ses
quarante mille soldats fatigués et épuisés, et il se trouverait
dans la position de Mack à Ulm ; s’il abandonnait la grande
voie de ses communications avec la Russie, il devrait se
jeter, en défendant sa retraite pas à pas, dans les
montagnes inconnues et dépourvues de routes de la
Bohême, et perdre par suite tout espoir de se réunir à
Bouksevden. Si enfin il se décidait à se replier de Krems
sur Olmütz, pour rejoindre ses nouvelles forces, il risquait
d’être devancé par les Français, et forcé d’accepter la
bataille, pendant sa marche et avec tout son train de
bagages derrière lui, contre un ennemi trois fois plus
nombreux, qui le cernerait de deux côtés. Il choisit
cependant cette dernière alternative.
Les Français s’avançaient à marches forcées vers
Znaïm, sur la ligne de retraite de Koutouzow, mais toutefois
à 100 verstes devant lui. Se laisser devancer par eux,
c’était pour les Russes la honte d’Ulm et la perte complète
de l’armée ; il n’y avait d’autre chance de la sauver, que
d’atteindre ce point avant l’armée française ; mais la
réussite devenait impossible avec une masse de quarante
mille hommes. Le chemin que l’ennemi avait à parcourir de
Vienne à Znaïm était meilleur et plus direct que celui de
Koutouzow de Krems à Znaïm.
À la réception de cette nouvelle, il avait expédié, à
travers les montagnes, Bagration et son avant-garde de
quatre mille hommes sur la route de Vienne à Znaïm.
Bagration avait ordre d’opérer cette marche sans s’arrêter,
de se placer de façon à avoir Vienne devant lui, Znaïm
derrière, et si, grâce à sa bonne étoile, il réussissait à
arriver le premier, de retenir l’ennemi autant qu’il le
pourrait, pendant que Koutouzow, avec tout son train de
campagne, s’écoulerait vers Znaïm.
Après avoir réussi à franchir 45 verstes de montagnes
sans chemins frayés, par une nuit orageuse, et avec des
soldats affamés et mal chaussés, Bagration, ayant perdu
en traînards le tiers de ses hommes, déboucha à
Hollabrünn sur la route de Vienne à Znaïm, quelques
heures avant les Français. Afin de donner à Koutouzow les
vingt-quatre heures indispensables pour atteindre son but,
ses quatre mille hommes, épuisés de fatigue, devaient
arrêter l’ennemi à Hollabrünn et sauver ainsi l’armée, ce qui
était en réalité impossible. Mais la fortune capricieuse
rendit l’impossible possible. Le succès de la ruse qui avait
livré aux Français, sans coup férir, le pont de Vienne,
inspira à Murat la pensée d’en tenter une du même genre
avec Koutouzow. Rencontrant le faible détachement de
Bagration, il s’imagina avoir devant lui l’armée tout entière.
Sûr de l’écraser dès qu’il aurait reçu les renforts qu’il
attendait, il lui proposa un armistice de trois jours, pendant
lequel chacun d’eux conserverait ses positions respectives.
Pour être plus sûr de l’obtenir, il confirma que les
préliminaires de la paix étaient en discussion, et que par
conséquent il était inutile de verser le sang. Le général
autrichien Nostitz, placé aux avant-postes, le crut sur parole
et, en se repliant, démasqua Bagration. Un autre
parlementaire porta dans le camp russe les mêmes
assurances mensongères. Bagration répondit qu’il ne
pouvait ni accepter, ni refuser l’armistice, et qu’il devait
avant tout en référer au général en chef, auquel il allait
envoyer son aide de camp. Cette proposition était le salut
de l’armée ; aussi Koutouzow dépêcha-t-il immédiatement
à l’ennemi l’aide de camp Wintzengerode, chargé non
seulement d’accepter l’armistice, mais aussi de poser les
conditions d’une capitulation. Il expédia en même temps
d’autres ordres en arrière, pour presser la marche de
l’armée, que l’ennemi ignorait encore parce qu’elle
s’opérait derrière les faibles troupes de Bagration, restées
immobiles devant des forces huit fois plus considérables.
Les prévisions de Koutouzow se réalisèrent. Ses
propositions ne l’engageaient à rien et lui faisaient gagner
un temps précieux ; car la faute de Murat ne pouvait tarder
à être découverte. Aussitôt que Bonaparte, établi à
Schœnbrünn, à 25 verstes de Hollabrünn, reçut le rapport
de Murat contenant les projets d’armistice et de
capitulation, il comprit qu’on l’avait joué et lui écrivit la lettre
suivante :
Au prince Murat.
« Schœnbrünn, 25 brumaire (16 novembre), an 1805,
huit heures du matin.
« Il m’est impossible de trouver des termes pour vous
exprimer mon mécontentement. Vous ne commandez que
mon avant-garde, et vous n’avez pas le droit de faire
d’armistice sans mon ordre. Vous me faites perdre le fruit
d’une campagne. Rompez l’armistice sur-le-champ et
marchez à l’ennemi. Vous lui ferez déclarer que le général
qui a signé cette capitulation n’avait pas le droit de le faire,
qu’il n’y a que l’empereur de Russie qui ait ce droit.
« Toutefois, cependant, que l’empereur de Russie
ratifierait ladite convention, je la ratifierai, mais ce n’est
qu’une ruse. Marchez, détruisez l’armée russe… vous êtes
en position de prendre son bagage et son artillerie.
« L’aide de camp de Russie est un…, les officiers ne
sont rien quand ils n’ont pas de pouvoirs ; celui-ci n’en avait
point… les Autrichiens se sont laissé jouer sur le pont de
Vienne, vous vous laissez jouer par un aide de camp de
l’Empereur.
« NAPOLÉON. »

L’aide de camp porteur de cette terrible épître galopait


ventre à terre. Napoléon, craignant de laisser échapper sa
facile proie, arrivait avec toute sa garde pour livrer bataille,
tandis que les quatre mille hommes de Bagration
allumaient gaiement leurs feux, se séchaient, se chauffaient
pour la première fois depuis trois jours et cuisaient leur
gruau, sans qu’aucun d’eux pressentît l’ouragan qui allait
fondre sur eux.
XIV
L’aide de camp de Napoléon n’avait pas encore rejoint
Murat, lorsque le prince André, ayant obtenu de Koutouzow
l’autorisation désirée, arriva à Grounth, à quatre heures du
soir, auprès de Bagration. On y était dans l’ignorance de la
marche générale des affaires : on y causait de la paix sans
y ajouter foi ; on y parlait de la bataille sans la croire
prochaine. Bagration reçut l’aide de camp favori de
Koutouzow avec une distinction et une bienveillance toutes
particulières ; il lui annonça qu’ils étaient à la veille d’en
venir aux mains avec l’ennemi, lui laissant le choix, ou
d’être attaché à sa personne pendant le combat, ou de
surveiller la retraite de l’arrière-garde, ce qui était
également fort important.
« Du reste, je ne crois pas à un engagement pour
aujourd’hui, » ajouta Bagration, comme s’il voulait
tranquilliser le prince André, et intérieurement il se dit :
« Si ce n’est qu’un freluquet de l’état-major, envoyé pour
recevoir une décoration, il la recevra aussi bien à l’arrière-
garde ; mais s’il veut rester auprès de moi, tant mieux, un
brave officier n’est jamais de trop ! »
Le prince André, sans répondre à sa double
proposition, demanda au prince s’il voulait lui permettre
d’examiner la situation et la dislocation des troupes, pour
pouvoir s’orienter, le cas échéant. L’officier de service du
détachement, un bel homme, d’une élégance recherchée,
portant un solitaire à l’index, parlant mal mais très
volontiers le français, se proposa comme guide.
On ne voyait de tous côtés que des officiers trempés
jusqu’aux os, à la recherche de quelque chose, et des
soldats traînant après eux des portes, des bancs et des
palissades.
« Voyez, prince, nous ne parvenons pas à nous
débarrasser de ces gens-là, dit l’officier d’état-major, en
les désignant du doigt et en indiquant la tente d’une
vivandière : les chefs sont trop faibles, ils leur permettent
de se rassembler ici… je les ai tous chassés ce matin, et
la voilà de nouveau pleine. Permettez, prince, une
seconde, que je les chasse encore.
– Allons-y, répondit le prince André, j’y prendrai un
morceau de pain et de fromage, car je n’ai pas eu le temps
de manger.
– Si vous me l’aviez dit, prince, je vous aurais offert de
partager mon pain et mon sel. »
Ils quittèrent leurs chevaux et entrèrent dans la tente ;
quelques officiers, à la figure fatiguée et enluminée, étaient
occupés à boire et à manger.
« Pour Dieu, messieurs, leur dit l’officier d’état-major
d’un ton de reproche accentué, qui prouvait que ce n’était
pas la première fois qu’il le leur répétait, vous savez bien
que le prince a défendu de quitter son poste et de se réunir
ici ; » et s’adressant à un officier d’artillerie de petite taille,
maigre et peu soigné, qui s’était levé à leur entrée avec un
sourire contraint, et s’était déchaussé pour donner à la
vivandière ses bottes à sécher. « Et vous aussi, capitaine
Tonschine ! N’avez-vous pas honte ? En votre qualité
d’artilleur, vous devriez donner l’exemple, et vous voilà
sans bottes ; si on bat la générale, vous serez gentil, nu-
pieds. Vous allez me faire le plaisir, messieurs, de
retourner à vos postes, tous, » ajouta-t-il d’un ton de
commandement.
Le prince André n’avait pu s’empêcher de sourire en
regardant Tonschine, qui, debout, silencieux et souriant,
levait tour à tour ses pieds déchaussés, et dont les yeux,
bons et intelligents, allaient de l’un à l’autre.
« Les soldats disent qu’il est plus commode d’être
déchaussé, répondit humblement le capitaine Tonschine,
en cherchant à sortir par une plaisanterie de sa fausse
position ; mais il se troubla en sentant que sa saillie avait
été mal reçue.
– Retournez à vos postes, messieurs, » répéta l’officier
d’état-major, qui s’efforçait de garder son sérieux.
Le prince André jeta encore un coup d’œil sur l’artilleur,
dont la personnalité comique était un type à part ; il n’avait
rien de militaire, et cependant il produisait la meilleure
impression.
Une fois sortis du village, après avoir dépassé et
rencontré à chaque pas des soldats et des officiers de
toute arme, ils virent à leur gauche les retranchements en
terre glaise rouge qu’on était encore en train d’élever.
Quelques bataillons en chemise, malgré la bise froide qui
soufflait, y travaillaient comme des fourmis. Les ayant
examinés, ils poursuivirent leur route et, s’en éloignant au
galop, ils gravirent la montagne opposée.
Du haut de cette éminence ils aperçurent les Français.
« Là-bas est notre batterie, celle de cet original
déchaussé ; allons-y, mon prince, c’est le point le plus
élevé, nous verrons mieux.
– Mille grâces, je trouverai mon chemin tout seul,
répondit le prince André, pour se débarrasser de son
compagnon ; ne vous dérangez pas, je vous en supplie… »
Et ils se séparèrent.
À dix verstes des Français, sur la route de Znaïm,
parcourue par le prince André le matin même, régnaient
une confusion et un désordre indescriptibles. À Grounth, il
avait senti dans l’air une inquiétude et une agitation
inusitées ; ici, au contraire, en se rapprochant de l’ennemi,
il constatait avec joie la bonne tenue et l’air d’assurance
des troupes. Les soldats, vêtus de leurs capotes grises,
étaient bien alignés devant le sergent-major et le capitaine,
qui comptaient leurs hommes en posant le doigt sur la
poitrine de chacun d’eux, et en faisant lever le bras au
dernier soldat de chaque petit détachement. Quelques-uns
apportaient du bois et des broussailles pour se construire
des baraques, riaient et causaient entre eux ; des groupes
s’étaient formés autour des feux ; les uns tout habillés, les
autres, à moitié nus, séchaient leurs chemises,
raccommodaient leurs bottes et leurs capotes, rangés en
cercle autour des marmites et des cuisiniers. Dans une
des compagnies la soupe était prête, et les soldats
impatients suivaient des yeux la vapeur des chaudières, en
attendant que le sergent de service eût porté leur soupe à
goûter à l’officier, assis sur une poutre devant sa baraque.
Dans une autre compagnie, plus heureuse, car toutes
n’avaient pas d’eau-de-vie, les hommes se pressaient
autour d’un sergent-major qui avait une figure grêlée et de
larges épaules ; il leur en versait tour à tour dans le
couvercle de leurs bidons, en inclinant son petit tonneau ;
les soldats la portaient pieusement à leurs lèvres, s’en
rinçaient la bouche, essuyaient ensuite leurs lèvres sur
leurs manches, et, après avoir recouvert leurs bidons,
s’éloignaient gais et dispos. Tous étaient si calmes, qu’on
n’aurait pu supposer, à les voir, que l’ennemi fût à deux
pas. Ils semblaient plutôt se reposer à une tranquille étape
dans leur pays, qu’être à la veille d’un engagement où peut-
être la moitié d’entre eux resteraient sur le terrain. Le
prince André, après avoir passé devant le régiment de
chasseurs, atteignit les rangs serrés des grenadiers de
Kiew ; tout en conservant leur tournure martiale habituelle,
les grenadiers étaient aussi paisiblement occupés que
leurs camarades ; il aperçut, non loin de la haute baraque
du chef du régiment, un peloton de grenadiers devant
lequel un homme nu était couché. Deux soldats le tenaient,
deux autres frappaient régulièrement sur son dos avec de
minces et flexibles baguettes. Le patient criait d’une façon
lamentable ; un gros major marchait devant le détachement
et répétait, sans faire la moindre attention à ses cris :
« Il est honteux pour un soldat de voler, le soldat doit
être honnête et brave ; s’il a volé son camarade, c’est qu’il
n’a pas le sentiment de l’honneur, c’est qu’il est un
misérable ! Encore ! encore !… »
Et les coups tombaient, et les cris continuaient.
Un jeune officier qui venait de s’éloigner du coupable, et
dont la figure trahissait une compassion involontaire,
regarda avec étonnement l’aide de camp qui passait.
Le prince André, une fois arrivé aux avant-postes, les
parcourut en détail. La ligne des tirailleurs ennemis et la
nôtre, séparées par une grande distance sur le flanc
gauche et sur le flanc droit, se rapprochaient au milieu, à
l’endroit même que les parlementaires avaient traversé le
matin. Elles étaient si rapprochées, que les soldats
pouvaient distinguer les traits les uns des autres et se
parler. Beaucoup de curieux, mêlés aux soldats,
examinaient cet ennemi inconnu et étrange pour eux, et,
quoiqu’on leur intimât sans cesse l’ordre de s’éloigner, ils
semblaient cloués sur place. Nos soldats s’étaient bien vite
lassés de ce spectacle : ils ne regardaient plus les
Français, et passaient le temps de leur faction à échanger
entre eux des lazzis sur les nouveaux arrivants.
Le prince André s’arrêta pour considérer l’ennemi.
« Vois donc, vois donc, – disait un soldat à son
camarade en lui en désignant un autre qui s’était avancé
sur la ligne et avait engagé une conversation vive et
animée avec un grenadier français, – vois donc comme il
en dégoise, le Français ne peut pas le rattraper.
– Qu’en dis-tu, toi, Siderow ?
– Attends, laisse-moi écouter… Diable ! comme il y
va, » répondit Siderow, qui passait pour savoir très bien le
français.
Ce soldat qu’ils admiraient tant était Dologhow ; son
capitaine et lui arrivaient du flanc gauche, où était leur
régiment.
Encore, encore, – disait le capitaine en se penchant en
avant, et en cherchant à ne pas perdre une seule de ces
paroles qui étaient complètement inintelligibles pour lui : –
Parlez, parlez plus vite !… que veut-il ? »
Dologhow, entraîné dans une chaude dispute avec le
grenadier, ne lui répondit pas. Ils parlaient de la
campagne ; le Français, confondant les Autrichiens avec
les Russes, soutenait que ces derniers s’étaient rendus et
avaient fui à Ulm, tandis que Dologhow cherchait à lui
prouver que les Russes avaient battu les Français et ne
s’étaient pas rendus :
« Si l’on nous ordonne de vous chasser d’ici, nous vous
chasserons, continua-t-il.
– Faites seulement bien attention, répondait le
grenadier, qu’on ne vous emmène pas tous avec vos
cosaques. »
L’auditoire se mit à rire.
« On vous fera danser comme du temps de Souvorow,
reprit Dologhow.
– Qu’est-ce qu’il chante ? demanda un Français.
– Bah, de l’histoire ancienne ! répondit un autre,
comprenant qu’il était question des guerres du temps
passé.
– L’Empereur va lui en faire voir à votre Souvara
comme aux autres…
– Bonaparte ? répliqua Dologhow, qui fut aussitôt
interrompu par le Français irrité.
– Il n’y a pas de Bonaparte, il y a l’Empereur, sacré
nom !
– Que le diable emporte votre Empereur !… »
Et Dologhow jurant en russe, à la manière des soldats,
jeta son fusil sur son épaule et s’éloigna en disant à son
capitaine :
« Allons-nous-en, Ivan Loukitch.
– En voilà du français, dirent en riant les soldats ; à ton
tour, Siderow !… »
Et Siderow, clignant de l’œil et s’adressant aux
Français, leur lança coup sur coup une bordée de mots
sans suite, sans signification, tels que « cari, mata tafa,
safi, muter casca », en tâchant de donner à sa voix des
intonations expressives. Un rire homérique éclata parmi les
soldats, un rire si franc, si joyeux, qu’il traversa la ligne et
se communiqua aux Français ; on aurait pu croire qu’il n’y
avait plus qu’à décharger les fusils et à rentrer chacun chez
soi : mais les fusils restèrent chargés, les meurtrières des
maisons et des retranchements conservèrent leur aspect
menaçant, et les canons enlevés de leurs avant-trains et
braqués sur l’ennemi ne sortirent pas de leur sinistre
immobilité.
XV
Après avoir parcouru la ligne des troupes jusqu’au flanc
gauche, le prince André monta à la batterie d’où, au dire
de l’officier d’état-major, on découvrait tout le terrain. Il
descendit de cheval et s’arrêta au bout de la batterie, au
quatrième et dernier canon. L’artilleur de garde voulut lui
présenter les armes, mais, au signe de l’officier, il reprit sa
marche monotone et régulière. Derrière les bouches à feu
se trouvaient les avant-trains, et plus loin, les chevaux
attachés au piquet et les feux du bivouac des artilleurs. À
gauche, non loin du dernier canon, s’élevait une petite hutte
formée de branchages entrelacés, de l’intérieur de laquelle
partaient les voix animées de plusieurs officiers.
On apercevait en effet de cette batterie la presque
totalité des troupes russes et la plus grande partie de
celles de l’ennemi. Sur une colline, juste en face, se
dessinait à l’horizon le village de Schöngraben ; à droite et
à gauche, on distinguait, à trois endroits différents, au
milieu de la fumée de leurs feux, les troupes françaises,
dont le plus grand nombre était massé dans le village et
derrière la montagne. À gauche des maisons, à travers les
nuages de fumée, on entrevoyait confusément une masse
sombre, qui paraissait être une batterie, mais dont, à l’œil
nu, on ne pouvait se rendre compte. Notre flanc droit
s’étendait sur une hauteur assez élevée, dominant
l’ennemi, et occupée par l’infanterie et par les dragons,
qu’on apercevait distinctement sur le bord du plateau. Du
centre, où se trouvaient en ce moment la batterie de
Tonschine et le prince André, partait un chemin en pente
douce, qui remontait directement au ruisseau dont le cours
nous séparait de Schöngraben. Sur la gauche, nos troupes
occupaient tout l’espace jusqu’aux forêts, dont la lisière
était éclairée au loin par les feux qu’y avait allumés notre
infanterie. Le développement de la ligne de l’ennemi était
plus grand que le nôtre, et il était évident qu’il pouvait nous
tourner des deux côtés. Un ravin à pic longeait les
derrières de nos positions, et rendait difficile la retraite de
la cavalerie et de l’artillerie. Le prince André, appuyé
contre un canon, marqua à la hâte, sur une feuille arrachée
à son calepin, la position de nos troupes, en y indiquant
deux endroits qu’il comptait signaler à l’attention de
Bagration, pour lui proposer, d’abord de réunir toute
l’artillerie au centre, et en second lieu de faire passer
l’infanterie de l’autre côté du ravin. Le prince André, qui
avait été, depuis le commencement de la campagne,
constamment attaché au général en chef, était habitué à se
rendre compte des mouvements des masses et des
dispositions générales à prendre. Ayant beaucoup étudié
les relations historiques des batailles, il ne saisissait, dans
l’engagement qui se préparait, que les traits principaux, et
pensait involontairement aux conséquences qu’ils
exerceraient sur l’ensemble des opérations. « Si l’ennemi
dirige l’attaque sur le flanc droit, se disait-il, les régiments
de grenadiers de Kiew et de chasseurs de Podolie devront
défendre leurs positions jusqu’au moment d’être renforcés
par les réserves du centre, et dans ce cas les dragons
peuvent les prendre en travers et les culbuter. Si on attaque
le centre, qui est d’ailleurs à couvert de la grande batterie,
nous concentrons le flanc gauche sur cette hauteur, et nous
nous replions, en nous échelonnant jusqu’au ravin. »
Pendant qu’il était absorbé dans ses réflexions, il continuait
à entendre, sans prêter toutefois la moindre attention à
leurs paroles, les voix des officiers qui étaient dans la hutte.
Une d’elles cependant le frappa tout à coup par la sincérité
de son accent, et malgré lui il se prit à écouter.
« Non, mon ami, disait cette voix sympathique, qu’il
croyait connaître, je dis que, s’il était possible de savoir ce
qui nous attend après la mort, personne de nous n’en aurait
peur ; c’est ainsi, mon ami !
– Qu’on ait peur ou non, reprit une voix plus jeune, cela
revient au même, on ne l’évitera pas.
– Oui, mais en attendant on a peur.
– Ah ! vous autres savants, s’écria une troisième voix à
l’intonation mâle, vous autres artilleurs, vous n’êtes si sûrs
de votre fait que parce que vous traînez toujours à votre
suite de l’eau-de-vie et de quoi manger. »
C’était probablement une plaisanterie de fantassin.
« Oui, et pourtant on a peur, reprit la première voix, on a
peur de l’inconnu, voilà ! On a beau vous conter que l’âme
s’en va au ciel, ne sait-on pas qu’il n’y a pas de ciel, qu’il
n’y a qu’une atmosphère ?
– Voyons, Tonschine, faites-nous part de votre
absinthe, dit la voix mâle.
– C’est donc le même capitaine qui était sans bottes
chez la vivandière, se dit le prince André, en reconnaissant
avec plaisir l’organe de celui qui philosophait.
– De l’absinthe, pourquoi pas ? répondit Tonschine.
Quant à comprendre la vie future…, » il n’acheva pas sa
phrase, car au même moment un sifflement fendit l’air, et
un boulet, traversant l’espace avec une rapidité
vertigineuse, s’enfonça avec fracas dans la terre, qu’il fit
rejaillir autour de lui à deux pas de la hutte, le sol trembla
sous le coup. Tonschine s’élança hors de la hutte, la pipe à
la bouche, sa bonne et intelligente figure un peu pâle ; il
était suivi de l’officier d’infanterie à la grosse voix, qui
boutonna son uniforme, chemin faisant, et qui courut à
toutes jambes rejoindre sa compagnie.
XVI
Le prince André, arrêté à cheval près de la batterie,
parcourait des yeux le vaste horizon pour y découvrir la
pièce qui avait lancé le projectile. Il aperçut comme des
ondulations dans les masses jusque-là immobiles des
Français, et constata la présence de la batterie qu’il avait
soupçonnée. Deux cavaliers descendirent au galop la
montagne, au pied de laquelle avançait une petite colonne
ennemie dans l’intention évidente de renforcer les avant-
postes. La fumée du premier coup n’était pas encore
dissipée, qu’un second nuage s’éleva, et qu’un second
coup partit : la bataille était commencée. Le prince André
s’élança à bride abattue dans la direction de Grounth pour
y rejoindre le prince Bagration. La canonnade augmentait
de violence derrière lui, et l’on y répondait de notre côté.
Dans le bas, à l’endroit traversé par les parlementaires, la
fusillade s’engageait.
Lemarrois venait de remettre à Murat la lettre fulminante
de Napoléon. Murat, honteux de sa déconvenue et désirant
se faire pardonner, fit aussitôt marcher ses troupes vers le
centre de l’armée russe, pour en tourner en même temps
les deux ailes, avec l’espoir d’écraser, avant le soir et
avant l’arrivée de l’Empereur, le faible détachement qu’il
avait devant lui.
« C’est commencé ! se dit le prince André, dont le cœur
battit plus vite ; mais où trouverai-je mon Toulon ? »
En passant au milieu de ces compagnies qui, un quart
d’heure avant, mangeaient tranquillement leur soupe, il
rencontra partout la même agitation : des soldats
saisissaient leurs fusils et s’alignaient en ordre, tandis que
leur visage exprimait l’excitation qu’il ressentait lui-même
au fond du cœur. Comme lui, ils semblaient dire, avec un
mélange de terreur et de joie :
« C’est commencé ! »
À peu de distance des retranchements inachevés, il vit
venir à lui, dans le crépuscule d’une brumeuse soirée
d’automne, plusieurs militaires à cheval. Le premier, qui
marchait en avant, revêtu d’une bourka{19}, montait un
cheval blanc ; c’était le prince Bagration, qui, reconnaissant
le prince André, le salua d’un signe de tête. Celui-ci s’était
arrêté pour l’attendre et le mettre au fait de ce qu’il avait vu.
En l’écoutant, le prince Bagration regardait devant lui, et
le prince André se demandait avec une curiosité inquiète,
en étudiant les traits fortement accusés de cette figure dont
les yeux étaient à moitié fermés, vagues et endormis,
quelles pensées, quels sentiments se cachaient derrière
ce masque impénétrable ?…
« C’est bien, dit-il, en inclinant la tête en signe
d’acquiescement et comme si ce qu’il venait d’entendre
avait été prévu par lui. Le prince André, encore tout
haletant de sa course, parlait avec volubilité, tandis que le
prince Bagration accentuait ses mots, à l’orientale, et les
laissait tomber lentement de ses lèvres. Il éperonna son
cheval, mais sans laisser paraître le moindre signe de
précipitation, et se dirigea vers la batterie de Tonschine,
accompagné de toute sa suite, composée d’un officier
d’état-major, son aide de camp spécial, du prince, de
Gerkow, d’une ordonnance, de l’officier de l’état-major de
service et d’un fonctionnaire civil, ayant rang d’auditeur, qui
par curiosité avait demandé et obtenu la permission
d’assister à une bataille. Ce gros et fort pékin, à la figure
pleine, secoué par son cheval, assis sur une selle du train
des bagages, enveloppé d’un épais manteau de camelot,
regardait autour de lui avec un sourire naïf et satisfait, et
faisait une étrange figure au milieu des hussards, des
cosaques et des aides de camp.
« Et dire qu’il tient à voir une bataille, dit Gerkow à
Bolkonsky, en le lui désignant, et il a déjà mal au creux de
l’estomac !
– Voyons, épargnez-moi, dit le civil, qui paraissait
content de servir de but aux plaisanteries de Gerkow, et
cherchait à passer pour plus bête qu’il n’était.
– Très drôle, mon monsieur prince, dit l’officier de
service ; – il se rappelait qu’en français le titre du prince
était toujours précédé d’un autre mot, mais il ne put
parvenir à le trouver. Ils approchaient de la batterie de
Tonschine, lorsqu’un boulet tomba à quelques pas d’eux.
– Qu’est-ce qui est tombé ? demanda l’auditeur.
– C’est une galette française, répondit Gerkow.
– Comment, c’est cela qui tue ? reprit le premier. Dieu !
que c’est effrayant ! » continua-t-il tout radieux.
À peine avait-il achevé, qu’un sifflement terrible,
épouvantable, se fit entendre. Un cosaque glissa de son
cheval et tomba un peu à la droite de l’auditeur. Gerkow et
l’officier de service se penchèrent, en tirant leurs chevaux
du côté opposé. L’auditeur, arrêté devant le cosaque, le
considérait avec curiosité : le cosaque était mort, tandis
que le cheval se débattait encore.
Le prince Bagration regarda par-dessus son épaule.
Devinant le motif de cette confusion, il se détourna avec
tranquillité, en ayant l’air de dire :
« Ce n’est pas la peine de s’occuper de ces
bagatelles. »
Il arrêta son cheval et, en bon cavalier qu’il était, se
pencha en avant, et dégagea son épée, accrochée à sa
bourka. C’était une épée ancienne, différente de celles
qu’on portait habituellement, et dont Souvorow lui avait fait
cadeau en Italie. Le prince André, se souvenant alors de ce
détail, y vit un heureux présage. Arrivé à la batterie placée
sur la hauteur, le prince Bagration demanda au canonnier
de garde près des caissons :
« Quelle compagnie ?… »
Et il avait plutôt l’air de lui demander :
« N’auriez-vous pas peur, par hasard ? »
Le canonnier le comprit ainsi.
« C’est la compagnie du capitaine Tonschine,
Excellence, répondit joyeusement l’artilleur, qui avait les
cheveux roux.
– C’est bien, c’est bien, dit Bagration, et il longeait les
avant-trains pour arriver au dernier canon, lorsque le coup
assourdissant de cette bouche à feu résonna dans
l’espace, et, au milieu de la fumée qui l’enveloppait, il vit
les servants s’agiter tout autour et la remettre avec effort en
place. Le soldat n° 1, de haute taille et de large carrure, qui
tenait le refouloir, recula vers la roue ; le soldat n° 2 mettait,
d’une main tremblante, la charge dans la bouche du canon.
Tonschine, petit et trapu, trébuchant sur l’affût, regardait au
loin, en abritant ses yeux de sa main, sans voir le général.
– Ajoutez encore deux lignes, et ce sera bien ! s’écria-t-
il d’une voix flûtée, à laquelle il tâchait de donner une
inflexion martiale peu en rapport avec sa personne – N° 2,
feu !… »
Bagration appela Tonschine, qui s’approcha à l’instant
de lui, en portant timidement et gauchement les trois doigts
à sa visière, plutôt comme un prêtre qui bénit que comme
un militaire qui salue. Au lieu de balayer la plaine, comme
elles y étaient destinées, les pièces de la batterie
envoyaient des bombes incendiaires dans le village de
Schöngraben, devant lequel fourmillaient les masses
ennemies.
Personne n’avait indiqué à Tonschine où et avec quoi il
devait tirer ; mais, après avoir pris conseil de son sergent-
major, Zakartchenko, qu’il tenait en haute estime, ils
avaient décidé d’un commun accord qu’ils devaient
chercher à incendier le village :
« C’est bien », dit Bagration, qui écouta le rapport de
l’officier et examina à son tour le champ de bataille.
Du bas de la hauteur, où se trouvait le régiment de
Kiew, montait le grondement prolongé et crépitant d’une
fusillade ; plus loin à droite, derrière les dragons, on
apercevait une colonne ennemie qui tournait notre flanc ; à
gauche, l’horizon était limité par une forêt.
Le prince Bagration ordonna à deux bataillons du
centre d’aller renforcer l’aile droite : l’officier d’état-major
se permit de faire remarquer au prince que dans ce cas les
pièces resteraient à découvert. Le prince le regarda sans
rien dire, de ses yeux vagues. La réflexion était juste, il n’y
avait rien à y répondre. À ce moment arriva au galop un
aide de camp envoyé par le chef du régiment qui se battait
sur les bords de la rivière. Il apportait la nouvelle que des
masses énormes de Français s’avançaient par la plaine,
que le régiment était dispersé et qu’il se repliait pour se
joindre aux grenadiers de Kiew. Le prince Bagration fit un
signe d’assentiment et d’approbation. Il s’éloigna au pas
vers la droite, en envoyant aux dragons l’ordre d’attaquer.
Une demi-heure plus tard, le porteur du message revint
annoncer que les dragons s’étaient déjà retirés de l’autre
côté du ravin pour se mettre à l’abri du terrible feu de
l’ennemi, éviter une inutile perte d’hommes et envoyer des
tirailleurs sous bois.
« C’est bien », dit de nouveau Bagration en quittant la
batterie. On entendait la fusillade dans la forêt ; le flanc
gauche étant trop éloigné pour que le général en chef pût y
arriver à temps, il y dépêcha Gerkow pour dire au général
commandant, celui-là même que nous avons vu à Braunau
présenter son régiment à Koutouzow, de se retirer au plus
vite derrière le ravin, parce que le flanc droit ne serait pas
en état de tenir longtemps contre l’ennemi ; de sorte que
Tonschine fut oublié et resta sans bataillons pour couvrir sa
batterie.
Le prince André écoutait avec attention les
observations échangées entre le prince Bagration et les
différents chefs et les ordres qui s’ensuivaient.
Il fut très surpris de voir qu’en réalité le prince Bagration
ne donnait aucun ordre, et cherchait tout bonnement à faire
croire que ses intentions personnelles étaient en parfait
accord avec ce qui était en réalité le simple effet de la
force des circonstances, de la volonté de ses
subordonnés, et des caprices du hasard. Et cependant,
malgré la tournure que les événements prenaient en dehors
de ses prévisions, le prince André s’avouait que sa
conduite pleine de tact donnait à sa présence une grande
valeur. Rien qu’à le voir, ceux qui l’approchaient avec des
figures décomposées, sentaient le calme leur revenir ;
officiers et soldats le saluaient gaiement et, s’excitant les
uns les autres, faisaient montre devant lui de leur courage.
XVII
Le prince Bagration atteignit le point culminant de notre
aile droite et redescendit vers la plaine, où continuait le
bruit de la fusillade et où l’action se dérobait derrière
l’épaisse fumée qui l’enveloppait, lui et sa suite. Ils ne
voyaient rien encore distinctement, mais à chaque pas en
avant ils sentaient de plus en plus vivement que la vraie
bataille était proche. Ils se croisaient avec des blessés ;
l’un d’eux, sans shako, la tête ensanglantée, soutenu sous
les bras par deux soldats, rendait du sang à flots et râlait :
la balle lui était sans doute entrée dans la bouche ou dans
le gosier. Un autre, sans fusil, avec un air plus effaré que
souffrant, marchait résolument et agitait, sous l’impression
encore toute fraîche de la douleur, sa main mutilée d’où le
sang coulait à flots sur sa capote. Après avoir traversé la
grande route, ils descendirent une pente escarpée sur
laquelle gisaient quelques hommes ; un peu plus loin, des
soldats valides montaient vers eux en criant et en
gesticulant, malgré la présence du général. À quelques pas
de là on distinguait déjà dans la fumée les lignes des
capotes grises, et un officier, apercevant Bagration, courut
aux hommes qui le suivaient en leur ordonnant de retourner
sur leurs pas.
Le général en chef s’approcha des rangs d’où partaient
à chaque instant des coups secs qui étouffaient le
bourdonnement des voix et les cris des commandements ;
les figures animées des soldats étaient noires de poudre :
les uns enfonçaient la baguette dans le fusil, les autres
versaient la poudre dans le bassinet et tiraient les
cartouches de leur giberne, les derniers tiraient au hasard,
à travers le nuage de fumée épais et immobile dont
l’atmosphère était imprégnée ; à des intervalles
rapprochés, des sons et des sifflements aigus, d’une
nature particulière, chatouillaient désagréablement
l’oreille : « Qu’est-ce donc ? se dit le prince André en
approchant de cette cohue… Ce ne sont pas des
tirailleurs, car ils sont en masse ; ce n’est pas une attaque,
puisqu’ils ne bougent pas, et ils ne forment pas non plus le
carré ? »
Le chef du régiment, vieux militaire à l’extérieur maigre
et débile, dont les grandes paupières recouvraient presque
entièrement les yeux, s’approcha du prince Bagration, et le
reçut avec un sourire bienveillant, comme on reçoit un hôte
qui vous est cher. Il lui expliqua que son régiment, attaqué
par la cavalerie française, l’avait repoussée, mais en y
perdant plus de la moitié de ses hommes. Il avait
militairement qualifié d’attaque ce qui venait de se passer,
quand, par le fait, il n’aurait pu lui-même se rendre un
compte exact de l’état de ses troupes pendant cette
dernière demi-heure, et dire positivement si l’attaque avait
été repoussée, ou si son régiment avait été enfoncé. Il n’y
avait dans tout cela de certain que la grêle de boulets et de
grenades qui décimait ses hommes depuis qu’ils avaient
commencé à s’engager au cri de : « Voilà la cavalerie ! »
Ce cri avait été le signal de la mêlée, et ils s’étaient mis à
tirer, non plus sur la cavalerie, mais bien sur l’infanterie
française qui avait paru dans le vallon.
Le prince Bagration approuva de la tête ce rapport,
comme s’il contenait tout ce qu’il pouvait désirer et tout ce
qu’il avait prévu, et, se tournant vers son aide de camp, il lui
ordonna de faire descendre de la montagne les deux
bataillons du 6ème chasseurs, qu’il venait d’y voir en
passant.
En ce moment le prince André fut frappé du
changement qui s’était produit sur la figure du général en
chef : elle exprimait une décision ferme et satisfaite d’elle-
même, celle d’un homme qui prend son dernier élan pour
se jeter à l’eau par une chaude journée d’été. Ce regard
vague et endormi, ce masque affecté des profondes
combinaisons avaient disparu ; ses yeux d’épervier, ronds
et résolus, regardaient devant eux sans se fixer sur rien,
avec une certaine exaltation dédaigneuse, tandis que ses
mouvements conservaient leur lenteur et leur régularité
habituelles.
Le chef de régiment le supplia de se retirer, car l’endroit
était périlleux : « Au nom du ciel, Excellence, voyez donc ! »
et il montrait les balles qui sifflaient et crépitaient autour
d’eux.
Il y avait dans sa parole ce ton de persuasion et de
remontrance qu’emploierait un charpentier qui, en voyant
son seigneur manier la hache, lui dirait :
« Nous y sommes habitués nous autres, mais vous,
vous vous ferez venir des durillons aux mains. »
Quant à lui, il semblait convaincu que ces balles le
respecteraient, et ce fut en vain que l’officier d’état-major
joignit ses instances aux siennes. Sans leur répondre, le
prince Bagration ordonna de cesser la fusillade et de
former les rangs pour faire place aux deux bataillons qui
s’avançaient. Pendant qu’il parlait, on aurait cru qu’une
main invisible relevait vers la gauche un coin du rideau de
fumée qui masquait le bas-fond, et tous les yeux se
dirigèrent vers la montagne, qui se découvrait peu à peu à
leurs yeux, et sur le versant de laquelle descendait la
colonne ennemie. On pouvait déjà reconnaître les bonnets
à poil des grenadiers, distinguer les officiers des soldats,
et voir les plis du drapeau s’enrouler autour de la hampe.
« Comme ils marchent bien ! » dit une voix dans la suite
du prince.
La tête de la colonne avait déjà atteint le bas du ravin,
et le choc était imminent de ce côté de la descente.
Les restes du régiment qui avait soutenu l’attaque se
reformèrent rapidement et s’éloignèrent sur la droite, tandis
que, chassant devant eux les traînards, les deux bataillons
du 6ème chasseurs s’avançaient d’un pas pesant, régulier et
cadencé. Sur le flanc gauche, du côté de Bagration,
marchait le commandant de la compagnie ; c’était un
homme de belle prestance, dont la large figure avait une
expression inintelligente et satisfaite, celui-là même qui
s’était précipité hors de la hutte de Tonschine. On voyait
qu’il n’avait qu’une idée fixe, passer avec désinvolture
devant son chef. Se balançant légèrement sur ses pieds
musculeux, il se redressait sans le moindre effort et, tenant
à la main sa petite épée nue, à lame fine et recourbée,
regardant tantôt son chef, tantôt ceux qui le suivaient, sans
jamais perdre le pas, il répétait à chaque enjambée, en
tournant avec souplesse son corps vigoureux : « Gauche,
gauche, gauche !… » Et la muraille vivante marchait en
mesure, et chacune de ces figures, sérieuses et
dissemblables, alourdie par le poids de son fusil et de son
sac, semblait comme lui n’avoir qu’une seule pensée et
répéter avec lui : « Gauche, gauche, gauche ! »
Un gros major essoufflé perdait le pas en contournant
un buisson de la route ; un traînard, effrayé de sa
négligence, courait pour rejoindre sa compagnie.
Un boulet passa par-dessus la tête du prince Bagration
et de sa suite, s’abattit au milieu de la colonne en
accompagnant les mots de : gauche, gauche, gauche ! de
la cadence de son sifflement.
« Serrez les rangs, » s’écria avec crânerie le chef de la
compagnie ; les soldats se séparaient à l’endroit où était
tombé le boulet, et le vieux sous-officier chevronné, resté
en arrière auprès des morts, rejoignit son rang, emboîta
vivement le pas en se retournant d’un air soucieux, et le
commandement de : gauche, gauche, gauche ! rythmant de
nouveau le bruit régulier du pas des soldats, semblait
encore sortir de la profondeur de ce silence menaçant.
« Vous l’avez passée en braves, mes enfants, » dit le
prince Bagration. Un cri de : « Prêts à servir{20},
Excellence ! » éclata par détachement. Un soldat renfrogné
regarda son général comme pour lui dire : « Nous le
savons aussi bien que vous ! » Un autre, sans se retourner,
dans la crainte d’être distrait, ouvrait la bouche toute
grande en criant.
On donna l’ordre de s’arrêter et d’ôter les sacs.
Bagration parcourut les rangs qui venaient de défiler
devant lui, descendit de cheval, tendit la bride à son
cosaque, lui remit sa bourka et étira ses jambes. La tête
de la colonne française, officiers en tête, déboucha en ce
moment de derrière la montagne.
« En avant, avec l’aide de Dieu ! » s’écria Bagration
d’une voix claire et ferme, et, se retournant un instant vers
le front de la troupe, il s’avança avec effort sur le terrain
inégal, du pas incertain d’un cavalier à pied. Le prince
André se sentit entraîné par une force irrésistible et en
éprouva un grand bonheur{21}.
Les Français étaient à une faible distance, et il pouvait
apercevoir distinctement leurs figures, les buffleteries, les
épaulettes rouges, et un vieil officier qui, les pieds en
dehors et des guêtres aux jambes, gravissait avec peine la
montagne. Un coup, un second, un troisième partirent, et
les lignes ennemies se couvrirent de fumée : la fusillade
recommença. Quelques hommes tombèrent de notre côté,
entre autres l’officier qui s’était donné tant de mal pour
défiler avec avantage devant ses chefs.
Au premier coup de fusil, Bagration avait crié hourra !
Un hourra prolongé lui répondit sur toute la ligne, et
dépassant leurs chefs, se dépassant l’un l’autre, nos
soldats s’élancèrent joyeusement à la poursuite des
Français, dont les rangs s’étaient rompus.
XVIII
L’attaque du 6 ème chasseurs avait assuré la retraite du
flanc droit. Au centre, l’incendie allumé à Schöngraben par
la batterie oubliée de Tonschine arrêtait le mouvement des
Français, qui éteignaient le feu propagé par le vent, et nous
donnaient ainsi le temps de nous retirer ; la retraite du
centre à travers le ravin se faisait avec bruit et
précipitation, quoique sans désordre. Mais le flanc gauche,
qui avait été attaqué en même temps et cerné par des
forces supérieures sous le commandement de Lannes,
composé des régiments d’infanterie d’Azow et de Podolie,
était débandé. Bagration envoya Gerkow au général
commandant le flanc gauche, avec ordre de se replier
immédiatement.
Gerkow, les doigts à la hauteur de la visière, s’élança
résolument au galop, mais il avait à peine quitté Bagration
que son courage le trahit ; saisi d’une terreur folle, il lui fut
impossible d’aller à l’encontre du danger ; sans avancer
jusqu’à la fusillade, il se mit à chercher le général et les
autres chefs là où ils ne pouvaient se trouver ; il en résulta
que l’ordre ne fut pas transmis.
Le commandant du flanc gauche était, par ancienneté
de grade, le chef du régiment que nous avons vu à Braunau
et dans lequel servait Dologhow, tandis que le
commandant de l’extrême gauche était le chef du régiment
de Pavlograd, dont faisait partie Rostow. Les deux chefs,
violemment irrités l’un contre l’autre, ce qui causa un
malentendu, perdaient du temps en récriminations
injurieuses, pendant qu’au flanc droit on se battait depuis
longtemps et que les Français commençaient à opérer leur
retraite.
Les régiments de cavalerie et le régiment des
chasseurs étaient peu en mesure de prendre part à
l’engagement ; du soldat au général, personne ne s’y
attendait, et l’on s’occupait paisiblement du chauffage dans
l’infanterie, et du fourrage dans la cavalerie.
« Votre chef est mon ancien en grade, disait, rouge de
colère, l’Allemand qui commandait les hussards, à l’aide
de camp du régiment de chasseurs… Qu’il fasse comme
bon lui semble, je ne puis sacrifier mes hommes…
Trompettes, sonnez la retraite ! »
L’action cependant devenait chaude ; la canonnade et
la fusillade grondaient ; à droite et au centre, les tirailleurs
de Lannes franchissaient la digue du moulin et s’alignaient
de notre côté à deux portées de fusil. Le général
d’infanterie se hissa lourdement sur son cheval et, se
redressant de toute sa hauteur, alla rejoindre le colonel de
cavalerie. La politesse apparente de leur salut cachait leur
animosité réciproque.
« Je ne puis pourtant pas, colonel, laisser la moitié de
mon monde dans le bois. Je vous prie… et il appuyait sur
ce mot… je vous prie d’occuper les positions et de vous
tenir prêt pour l’attaque.
– Et moi, je vous prie de vous mêler de vos affaires ; si
vous étiez de la cavalerie…
– Je ne suis pas de la cavalerie, colonel, mais je suis un
général russe, si vous ne le savez pas…
– Je le sais très bien, Excellence, reprit le premier, en
éperonnant son cheval et en devenant pourpre… Ne vous
plairait il pas de me suivre aux avant-postes ? Vous verriez
par vous-même que la position ne vaut rien ; je n’ai pas
envie de faire massacrer mon monde pour votre bon
plaisir.
– Vous vous oubliez, colonel, ce n’est pas pour mon
bon plaisir, et je ne saurais vous permettre de le dire… »
Le général accepta la proposition pour ce tournoi de
courage : la poitrine en avant et fronçant le sourcil, il se
dirigea avec lui vers la ligne des tirailleurs, comme si leur
différend ne pouvait se vider que sous les balles. Arrivés là,
ils s’arrêtèrent en silence et quelques balles volèrent par-
dessus leurs têtes. Il n’y avait rien de nouveau à y voir, car,
de l’endroit même qu’ils avaient quitté, l’impossibilité pour
la cavalerie de manœuvrer au milieu des ravins et des
broussailles était aussi évidente que le mouvement
tournant des Français pour envelopper l’aile gauche. Les
deux chefs se regardaient comme deux coqs prêts au
combat, chacun attendant en vain un signe de faiblesse de
son adversaire. Tous deux subirent cette épreuve avec
honneur, et ils l’auraient prolongée indéfiniment par amour-
propre, aucun ne voulant abandonner la partie le premier,
si, au même instant, une fusillade, accompagnée de cris
confus, n’avait éclaté à deux pas en arrière.
Les Français étaient tombés sur les soldats occupés à
ramasser du bois : il ne pouvait donc plus être question
pour les hussards de se replier avec l’infanterie, car ils
étaient coupés de leur chemin de retraite sur la gauche par
les avant-postes ennemis, et force leur fut d’attaquer,
malgré les difficultés du terrain, pour s’ouvrir un passage.
L’escadron de Rostow, qui n’avait eu que le temps de
se mettre en selle, se trouvait juste en face de l’ennemi, et,
alors, comme sur le pont de l’Enns, il n’y avait rien entre
l’ennemi et eux, rien que cette distance pleine de terreur et
d’inconnu, cette distance entre les vivants et les morts que
chacun sentait instinctivement, en se demandant avec
émotion s’il la franchirait sain et sauf !…
Le colonel arriva sur le front, en répondant de mauvaise
humeur aux questions des officiers ; en homme résolu à
faire à sa tête, il leur jeta un ordre. Rien n’avait été dit de
bien précis, mais une vague rumeur faisait pressentir une
attaque, et l’on entendit tout à la fois le commandement :
« Alignez-vous ! » et le froissement des sabres tirés du
fourreau. Nul ne bougeait : l’indécision des chefs était si
apparente, qu’elle ne tarda pas à se communiquer à leurs
troupes, infanterie et cavalerie.
« Ah ! si cela pouvait venir plus vite, plus vite, » se disait
Rostow, en sentant arriver le moment de l’attaque, cette
grande et ineffable jouissance dont ses camarades
l’avaient si souvent entretenu.
« En avant avec l’aide de Dieu, mes enfants ! cria la
voix de Denissow… Au trot, marche ! »
Les croupes des chevaux ondulèrent, Corbeau tira sur
la bride et partit.
Rostow avait à sa droite les premiers rangs de ses
hussards et au fond, devant lui, une ligne sombre dont il ne
pouvait se rendre compte à distance, mais qui était
l’ennemi. On entendait au loin des coups de fusil.
« Au trot accéléré !… »
Et Rostow, suivant l’impulsion de son cheval excité, se
sentait gagné par la même ardeur. Un arbre solitaire qui lui
avait semblé être au milieu de cette ligne mystérieuse était
maintenant dépassé :
« Eh bien, la voilà dépassée, et il n’y a rien de terrible,
au contraire tout devient plus gai, plus amusant. Oh !
comme je vais les sabrer ! » murmura-t-il avec joie en
serrant la poignée de son sabre.
Un formidable hourra retentit derrière lui…
« Qu’il me tombe seulement sous la main ! »
Et, enlevant Corbeau, il le lança à pleine carrière ;
l’ennemi était en vue. Tout à coup un immense coup de
fouet cingla l’escadron. Rostow leva la main, prêt à sabrer,
mais au même moment il vit s’éloigner Nikitenka, le soldat
qui galopait devant lui, et il se sentit, comme dans un rêve,
emporté avec une rapidité vertigineuse, sans quitter sa
place. Un hussard le dépassa au galop et le regarda d’un
air sombre.
« Que m’arrive-t-il ? Je n’avance pas ; je suis donc
tombé ? suis-je mort ? »
Questions et réponses se croisaient dans sa tête. Il
était seul au milieu des champs ; plus de chevaux
emportés, plus de hussards, il ne voyait autour de lui que la
terre immobile et le chaume de la plaine. Quelque chose
de chaud, du sang, coulait autour de lui :
« Non, je ne suis que blessé ; c’est mon cheval qui est
tué ! »
Corbeau essaya de se relever, mais il retomba de tout
son poids sur son cavalier ; des flots de sang coulaient de
sa tête et il se débattait dans de vains efforts. Rostow,
cherchant à se remettre sur ses pieds, retomba à son tour,
sa sabretache s’accrocha à la selle :
« Où sont les nôtres ? où sont les Français ?… »
Il n’en savait rien… Il n’y avait personne.
Étant parvenu à se dégager de dessous son cheval, il
se releva. Où donc se trouvait à présent cette ligne qui
séparait si nettement les deux armées ?
« Ne m’est-il pas arrivé quelque chose de grave ? Cela
se passe-t-il toujours ainsi, et que dois-je faire à présent ?
…»
Il sentit un poids étrange peser sur son bras gauche
engourdi. Son poignet semblait ne plus lui appartenir, et
pourtant aucune trace de sang ne se voyait sur sa main :
« Ah ! voilà enfin des hommes, ils vont m’aider, »
pensa-t-il avec joie. Le premier de ceux qui accouraient
vers lui, hâlé, bronzé, avec un nez crochu, vêtu d’une
capote gros bleu, portait un shako de forme étrange ; l’un
d’eux prononça quelques mots dans une langue qui n’était
pas du russe. D’autres, habillés de même façon,
conduisaient un hussard de son régiment.
« C’est, sans doute un prisonnier… Mais va-t-on me
prendre aussi ? se dit Rostow, qui n’en croyait pas ses
yeux. Sont-ce des Français ? »
Il examinait les survenants, et, malgré sa récente
bravoure qui les voulait tous exterminer, ce voisinage le
glaçait d’effroi.
« Où vont-ils ?… Est-ce à moi qu’ils en veulent ?… Me
tueront-ils ?… Pourquoi ? Moi que tout le monde aime ?
…»
Et il se souvint de l’amour de sa mère, de sa famille, de
l’affection que chacun avait pour lui, ce qui rendait cette
supposition invraisemblable.
Il restait cloué à sa place, sans se rendre compte de sa
situation ; le Français au nez crochu, à la figure étrangère,
échauffée par la course, et dont il pouvait déjà distinguer la
physionomie, arrivait sur lui la baïonnette en avant. Rostow
saisit son pistolet, mais, au lieu de le décharger sur son
ennemi, il le lui jeta violemment à la tête, et s’enfuit à toutes
jambes se cacher dans les buissons.
Les sentiments de lutte et d’excitation qu’il avait si
vivement éprouvés sur le pont de l’Enns étaient bien loin de
lui : il courait comme un lièvre traqué par les chiens ;
l’instinct de conserver son existence jeune et heureuse
envahissait tout son être, et lui donnait des ailes ! Sautant
par-dessus les fossés, franchissant les sillons avec
l’impétuosité de son enfance, il tournait souvent en arrière
sa bonne et douce figure pâlie, tandis que le frisson de la
peur aiguillonnait sa course.
« Il vaut mieux ne pas regarder, » pensa-t-il ; mais,
arrivé aux premières broussailles, il s’arrêta ; les Français
étaient distancés, et celui qui le poursuivait ralentissait le
pas et semblait appeler ses compagnons :
« Impossible !… Ils ne peuvent pas vouloir me tuer ? »
se dit Rostow.
Cependant son bras devenait de plus en plus lourd ; on
aurait dit qu’il traînait un poids de deux pouds{22}, il ne
pouvait plus avancer. Le Français le visait, il ferma les yeux
et se baissa : une, deux balles passèrent en sifflant à ses
oreilles ; rassemblant ses dernières forces et soulevant son
poignet gauche avec sa main droite, il s’élança dans les
buissons. Là était le salut, là étaient les tirailleurs russes !
XIX
L’infanterie, surprise à l’improviste dans le bois, en
sortait au pas de course, en groupes débandés. Un soldat
effaré laissa tomber ce mot d’une si terrible signification à
la guerre :
« Nous sommes coupés ! »
Et ce mot répandit l’épouvante dans toute la masse.
« Cernés ! coupés ! perdus ! » criaient les fuyards.
Au premier bruit de la fusillade, aux premiers cris, le
commandant du régiment devina qu’il venait de se passer
quelque chose d’effroyable. Frappé de la pensée que lui,
officier exact, militaire exemplaire depuis tant d’années,
pouvait être accusé de négligence et d’incurie par ses
chefs, oubliant ses airs d’importance, son rival indiscipliné,
oubliant surtout le danger qui l’attendait, il empoigna le
pommeau de sa selle, éperonna son cheval et partit au
galop rejoindre son régiment, sous une pluie de balles qui
heureusement ne l’effleurèrent même pas. Il n’avait qu’un
désir : savoir ce qui en était, réparer la faute commise, si
elle venait à lui être imputée, et rester pur de tout blâme, lui
qui comptait vingt-deux ans de services irréprochables.
Ayant heureusement franchi la ligne ennemie, il tomba
de l’autre côté du bois au milieu des fuyards qui se
précipitaient à travers champs, sans vouloir écouter les
commandements. C’était la minute terrible de cette
hésitation morale qui décide du sort d’une bataille. Ces
troupes affolées obéiraient-elles à la voix jusque-là si
respectée de leur chef, ou continueraient-elles à fuir ?
Malgré ses rappels désespérés, malgré sa figure
décomposée par la fureur, malgré ses gestes menaçants,
les soldats couraient, couraient toujours, et tiraient en l’air
sans se retourner. Le sort en était jeté : la balance, dans
cette minute d’hésitation, avait penché du côté de la peur.
Le général étouffait à force de crier, la fumée
l’aveuglait ; il s’arrêta de désespoir. Tout semblait perdu,
lorsque les Français qui nous poursuivaient s’enfuirent tout
à coup sans raison apparente et se rejetèrent dans la forêt,
où apparurent les tirailleurs russes. C’était la compagnie
de Timokhine, qui, ayant seule conservé ses rangs et
s’étant retranchée dans le fossé à la lisière de la forêt,
attaquait les Français par derrière ; Timokhine, brandissant
sa petite épée, s’était élancé sur l’ennemi avec un élan si
formidable et une si folle audace, que les Français, saisis
à leur tour de terreur, s’enfuirent en jetant leurs fusils.
Dologhow, qui courait à côté de lui, en tua un à bout
portant, et fut le premier à s’emparer d’un officier, qui se
rendit prisonnier. Les fuyards s’arrêtèrent, les bataillons se
reformèrent, et l’ennemi, qui avait été sur le point de couper
en deux le flanc gauche, fut repoussé. Le chef du régiment
se tenait sur le pont avec le major Ekonomow, et assistait
au défilé des compagnies qui se repliaient, lorsqu’un
soldat, s’approchant de son cheval, saisit son étrier et se
serra contre lui ; ce soldat, qui tenait dans ses mains une
épée d’officier, portait une capote de drap gros bleu et une
giberne française en bandoulière ; la tête bandée, sans
shako et sans havresac, il souriait malgré sa pâleur, et ses
yeux bleus regardaient fièrement son chef, qui ne put
s’empêcher de lui accorder quelque attention, malgré les
ordres qu’il était en train de donner au major Ekonomow.
« Excellence, voici deux trophées ! dit Dologhow en
montrant l’épée et la giberne. J’ai fait prisonnier un officier,
j’ai arrêté une compagnie… (Sa respiration courte et
haletante dénotait la fatigue, il parlait par saccades) :…
Toute la compagnie peut en témoigner, je vous prie de
vous en souvenir, Excellence.
– Bien, bien ! » répondit son chef, sans interrompre sa
conversation avec le major.
Et Dologhow, détachant son mouchoir, le tira par la
manche, en lui montrant les caillots de sang coagulés dans
ses cheveux :
« Blessure de baïonnette, fit-il, j’étais en avant ;
rappelez-vous-le, Excellence ! »
Comme on l’a vu plus haut, on avait oublié la batterie de
Tonschine ; mais, vers la fin de l’engagement, le prince
Bagration, entendant la canonnade continuer au centre, y
envoya d’abord l’officier d’état-major de service, puis le
prince André, avec ordre à Tonschine de se retirer au plus
vite. Les deux bataillons qui devaient défendre la batterie
avaient été envoyés, sur un ordre venu on ne sait d’où,
prendre part à la bataille, et la batterie continuait à tirer.
Les Français, trompés par ce feu énergique, et supposant
que le gros des forces était massé de ce côté, essayèrent
par deux fois de s’en emparer, et furent repoussés chaque
fois par la mitraille que vomissaient ces quatre bouches à
feu solitaires et abandonnées sur la hauteur.
Peu de temps après le départ de Bagration, Tonschine
était parvenu à rallumer, l’incendie de Schöngraben.
« Vois donc comme ça brûle ! quelle fumée, quelle
fumée !… Ils courent, vois donc ! » se disaient les servants,
heureux de leur succès.
Toutes les pièces étaient pointées sur le village, et
chaque coup était salué de joyeuses exclamations. Le feu,
poussé par le vent, se propageait avec rapidité. Les
colonnes françaises abandonnèrent Schöngraben, et
établirent sur sa droite dix pièces qui répondirent à celles
de Tonschine.
La joie enfantine excitée par la vue de l’incendie, et
l’heureux résultat de leur tir avaient empêché les artilleurs
de remarquer cette batterie. Ils ne s’en aperçurent que
lorsque deux projectiles, suivis de plusieurs autres, vinrent
tomber au milieu de leurs pièces. Un canonnier eut la
jambe enlevée, et deux chevaux furent tués. Leur ardeur
n’en fut pas refroidie, mais elle changea de caractère ; les
chevaux furent remplacés par ceux de l’affût de réserve, les
blessés furent emportés et les quatre pièces tournées vers
la batterie ennemie. L’officier camarade de Tonschine
avait été tué dès le commencement de l’action, et des
quarante hommes qui servaient les pièces, dix-sept eurent
le même sort dans l’espace d’une heure. Quant aux
survivants, ils continuaient gaiement leur besogne.
Le petit officier aux mouvements gauches et enfantins
faisait constamment renouveler sa pipe par son
domestique, et s’élançait en avant pour examiner les
Français, en s’abritant les yeux de sa main.
« Feu ! enfants, » disait-il, en saisissant lui-même les
roues du canon pour le pointer.
Au milieu de la fumée, assourdi par le bruit continuel du
tir, dont chaque coup le faisait tressaillir, Tonschine courait
d’une pièce à l’autre, sa pipe à la bouche, soit pour les
pointer, soit pour compter les charges, soit pour faire
changer les attelages. Jetant de sa petite voix, au milieu de
ce bruit infernal, des ordres incessants, sa figure s’animait
de plus en plus : elle ne se contractait que lorsqu’un
homme tombait blessé ou mort, et il s’en détournait pour
crier avec colère après les survivants, toujours lents à
relever les morts ou les blessés. Les soldats, beaux
hommes pour la plupart et, comme il arrive souvent dans
une compagnie d’artilleurs, de deux têtes plus grands et
plus larges d’épaules que leur chef, l’interrogeaient du
regard comme des enfants dans une situation difficile, et
l’expression de sa figure se reflétait aussitôt sur leurs
mâles visages.
Grâce à ce grondement continu, à ce tapage, à cette
activité forcée, Tonschine n’éprouvait pas la moindre
crainte : il n’admettait même pas la possibilité d’être
blessé ou tué. Il lui semblait que depuis le premier coup tiré
sur l’ennemi il s’était passé beaucoup de temps, qu’il était
là depuis la veille, et que ce petit carré de terrain qu’il
occupait lui était familier et connu. Il n’oubliait rien, prenait
avec sang-froid ses dispositions, comme aurait pu le faire
à sa place le meilleur des officiers, et pourtant il se trouvait
dans un état voisin du délire ou de l’ivresse.
Du milieu du bruit assourdissant de la batterie, de la
fumée et des boulets ennemis qui tombaient sur la terre,
sur un canon, sur un homme, sur un cheval, du milieu de
ses soldats qui se hâtaient, le front ruisselant de sueur, il
s’élevait dans sa tête un monde à part et fantastique, plein
de fiévreuses jouissances. Dans ce rêve éveillé, les
canons ennemis étaient pour lui des pipes énormes par
lesquelles un fumeur invisible lui lançait de légers nuages
de fumée.
« Tiens, le voilà qui fume, se dit Tonschine à demi-voix,
à la vue d’un blanc panache que le vent emportait :
attrapons la balle et renvoyons-la !
– Qu’ordonnez-vous, Votre Noblesse ? demanda le
canonnier placé à côté de lui, qui avait vaguement entendu
ces paroles.
– Rien, vas-y ! vas-y, notre Matvéevna, » répondit-il, en
s’adressant au grand canon de fonte ancienne qui était le
dernier de la rangée et qui pour lui était la Matvéevna.
Les Français lui faisaient l’effet de fourmis courant
autour des pièces ; le bel artilleur, un peu ivrogne, qui était
le servant n° 1 du deuxième canon, représentait, dans le
monde de ses fantaisies, le personnage de « l’oncle »,
dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un plaisir
tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu’à lui
comme la respiration d’un être vivant, dont il percevait
avidement tous les soupirs.
« Le voilà qui respire, se disait-il tout bas, et lui-même
se croyait un homme puissant, de haute taille, lançant des
deux mains des boulets sur l’ennemi.
– Voyons, Matvéevna, fais ton devoir ! venait-il de dire,
en quittant son canon favori, lorsqu’il entendit au-dessus de
sa tête une voix inconnue :
– Capitaine Tonschine, capitaine ! »
Il se retourna effrayé : c’était l’officier d’état-major qui
l’interpellait :
« Êtes-vous fou ? voilà deux fois qu’on vous a donné
l’ordre de vous retirer !
– Moi… je n’ai rien… bégaya-t-il, les deux doigts à la
visière de sa casquette.
– Je… »
Mais l’aide de camp n’acheva pas. Un boulet, fendant
l’air à ses côtés, lui fit faire le plongeon. Il allait
recommencer sa phrase, lorsqu’un nouveau boulet l’arrêta
tout court. Il tourna bride, et s’éloigna au galop, en lui
criant :
« Retirez-vous ! »
Les artilleurs se mirent à rire. Un second aide de camp
arriva aussitôt porteur du même ordre.
C’était le prince André. La première chose qui frappa
ses regards, en arrivant sur le plateau, fut un cheval dont le
pied écrasé laissait échapper un flot de sang et qui
hennissait de douleur à côté de ses compagnons encore
attelés. Quelques morts gisaient au milieu des avant-trains.
Des boulets volaient l’un après l’autre par-dessus sa
tête, et il sentait un frisson nerveux courir le long de son
épine dorsale ; mais la pensée seule qu’il pût avoir peur lui
rendait tout son courage. Descendant lentement de son
cheval au milieu des pièces, il transmit l’ordre, et sur place.
Bien décidé, à part lui, à les faire enlever sous ses yeux, et
à les emmener au besoin lui-même sous le feu incessant
des Français ; il prêta son aide à Tonschine, en enjambant
les corps étendus de tous côtés.
« Il vient de nous arriver une autorité tout à l’heure, mais
elle s’est sauvée bien vite : ce n’est pas comme Votre
Noblesse, » dit un canonnier au prince André.
Ce dernier n’avait échangé aucune parole avec
Tonschine, et, occupés tous les deux, ils semblaient ne pas
se voir. Après être parvenus à placer les quatre canons
intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent en route pour
descendre, en abandonnant une pièce enclouée et une
licorne.
« Au revoir ! » dit le prince André.
Et il tendit la main au capitaine.
« Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme ! »
Et les yeux de Tonschine s’emplirent de larmes, sans
qu’il sût pourquoi.
XX
Le vent était tombé ; de sombres nuages qui se
confondaient à l’horizon avec la fumée de la poudre
restaient suspendus sur le champ de bataille ; la lueur de
deux incendies, d’autant plus visible que le soir était venu,
se détachait sur ce fond. La canonnade allait
s’affaiblissant, mais la fusillade, derrière et à droite,
s’entendait à chaque pas plus forte et plus rapprochée. À
peine sorti avec ses canons de la zone du feu ennemi, et
descendu dans le ravin, Tonschine rencontra une partie de
l’état-major, entre autres l’officier porteur de l’ordre de
retraite et Gerkow, qui, bien qu’il eût été envoyé deux fois,
n’était jamais parvenu jusqu’à lui. Tous, s’interrompant les
uns les autres, lui donnaient des ordres et des contre-
ordres sur la route qu’il devait suivre, l’accablant de
reproches et de critiques.
Quant à lui, monté sur son misérable cheval, il gardait
un morne silence, car il sentait qu’à la première parole qu’il
aurait prononcée, ses nerfs, en se détendant, auraient trahi
son émotion. Bien qu’il lui eût été enjoint d’abandonner les
blessés, plusieurs se traînaient, en suppliant qu’on les
plaçât sur les canons. L’élégant officier d’infanterie qui, peu
d’heures auparavant, s’était élancé hors de la hutte de
Tonschine, était maintenant couché sur l’affût de la
Matvéevna, avec une balle dans le ventre. Un junker de
hussards, pâle et soutenant sa main mutilée, demandait
également une petite place.
« Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionné, je
ne peux plus marcher ! »
On voyait qu’il avait dû plus d’une fois faire inutilement
la même demande, car sa voix était suppliante et timide :
« Au nom du ciel, ne me refusez pas !
– Placez-le, placez-le ! Mets une capote sous lui, mon
petit oncle, dit Tonschine, en s’adressant à son artilleur
favori… – Où est l’officier blessé ?
– On l’a enlevé, il est mort, répondit une voix.
– Alors, asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous ; étends
la capote, Antonow. »
Le junker, qui n’était autre que Rostow, grelottait du
frisson de la fièvre ; on le plaça sur la Matvéevna, sur ce
même canon d’où l’on venait d’enlever le mort. Le sang
dont était couvert le manteau tacha le pantalon et les mains
du junker.
« Êtes-vous blessé, mon ami ? lui demanda Tonschine.
– Non, je ne suis que contusionné.
– Pourquoi y a-t-il du sang sur la capote ?
– C’est l’officier, Votre Noblesse, » dit l’artilleur, en
l’essuyant avec sa manche, comme pour s’excuser de
cette tache sur une de ses pièces.
Les canons, poussés par l’infanterie, furent hissés à
grand’peine sur la montagne, et, arrivés enfin au village de
Gunthersdorf, ils s’y arrêtèrent. Il y faisait tellement sombre,
qu’on ne distinguait plus à dix pas les uniformes des
soldats. La fusillade cessait peu à peu. Tout à coup elle
reprit tout près, sur la droite, et des éclairs brillèrent dans
l’obscurité. C’était une dernière tentative des Français, à
laquelle nos soldats répondirent des maisons du village,
dont ils sortirent aussitôt. Quant à Tonschine et à ses
hommes, ne pouvant plus avancer, ils attendaient leur sort,
en se regardant en silence. La fusillade cessa bientôt, et
d’une rue détournée débouchèrent des soldats qui
causaient bruyamment :
« Nous les avons crânement chauffés, camarades, ils
ne s’y frotteront plus !
– Es-tu sain et sauf, Pétrow ?
– On n’y voit goutte, dit un autre… il fait noir comme
dans un four… Frères, n’y a-t-il rien à boire ? »
Les Français avaient été définitivement repoussés, et
les canons de Tonschine s’éloignèrent en avant dans la
profondeur de l’obscurité, entourés de la clameur confuse
de l’infanterie.
On aurait dit un sombre et invisible fleuve s’écoulant
dans la même direction, dont le grondement était
représenté par le murmure sourd des voix, le bruit des fers
des chevaux et le grincement des roues. Du milieu de cette
confusion s’élevaient, perçants et distincts, les
gémissements et les plaintes des blessés, qui semblaient
remplir à eux seuls ces ténèbres et se confondre avec elles
en une même et sinistre impression. Quelques pas plus
loin, une certaine agitation se manifesta dans cette foule
mouvante : un cavalier monté sur un cheval blanc et
accompagné d’une suite nombreuse venait de passer en
jetant quelques mots :
« Qu’a-t-il dit ? Où va-t-on ? S’arrête-t-on ? A-t-il
remercié ? »
Tandis que ces questions s’entrecroisaient, cette
masse vivante fut tout à coup refoulée dans son élan en
avant par la résistance des premiers rangs, qui s’étaient
arrêtés : l’ordre venait d’être donné de camper au milieu de
cette route boueuse.
Les feux s’allumèrent et les conversations reprirent. Le
capitaine Tonschine, après avoir pris ses dispositions,
envoya un soldat à la recherche d’une ambulance ou d’un
médecin pour le pauvre junker, et s’assit auprès du feu.
Rostow se traîna près de lui : le frisson de la fièvre, causée
par la souffrance, le froid et l’humidité, secouait tout son
corps ; un sommeil invincible s’emparait de lui, mais il ne
pouvait s’y abandonner, à cause de la douleur et de
l’angoisse que lui faisait éprouver son bras ; tantôt il fermait
les yeux, tantôt il regardait le feu, qui lui paraissait d’un
rouge ardent, ou la petite personne trapue de Tonschine,
qui, assis à la turque, le regardait avec une compassion
sympathique de ses yeux intelligents et bons. Il sentait que
de toute son âme il lui aurait porté secours, mais qu’il ne le
pouvait pas.
De toutes parts on entendait des pas, des voix, le bruit
de l’infanterie qui s’installait, des sabots des chevaux qui
piétinaient dans la boue, et du bois que l’on fendait au loin.
Ce n’était plus le fleuve invisible qui grondait, c’était une
mer houleuse et frissonnante après la tempête. Rostow
voyait et entendait, sans comprendre ce qui se passait
autour de lui. Un troupier s’approcha du feu, s’accroupit sur
ses talons, avança les mains vers la flamme, et, se
retournant avec un regard interrogatif vers Tonschine :
« Vous permettez, Votre Noblesse ? J’ai perdu ma
compagnie je ne sais où ! »
Un officier d’infanterie qui avait la joue bandée
s’adressa à Tonschine, pour le prier de faire avancer les
canons qui barraient le chemin à un fourgon ; après lui
arrivèrent deux soldats qui s’injuriaient en se disputant une
botte :
« Pas vrai que tu l’as ramassée…
– En v’là une blague ! » criait l’un d’eux d’une voix
enrouée.
Un autre, le cou entouré de linges sanglants,
s’approcha des artilleurs en demandant à boire d’une voix
sourde :
« Va-t-il donc falloir mourir comme un chien ? »
Tonschine lui fit donner de l’eau. Puis accourut un
loustic qui venait chercher du feu pour les fantassins :
« Du feu, du feu bien brûlant !… Bonne chance, pays,
merci pour le feu, nous vous le rendrons avec usure, »
criait-il en disparaissant dans la nuit avec son tison
enflammé.
Puis quatre soldats passèrent, qui portaient sur un
manteau quelque chose de lourd. L’un d’eux trébucha :
« Voilà que ces diables ont laissé du bois sur la route,
grommela-t-il…
– Il est mort, pourquoi le porter ? dit un autre, voyons, je
vous… »
Et les quatre hommes s’enfoncèrent dans l’ombre avec
leur fardeau.
« Vous souffrez ? dit Tonschine tout bas à Rostow.
– Oui, je souffre.
– Votre Noblesse, le général vous demande, dit un
canonnier à Tonschine.
– J’y vais, mon ami. »
Il se leva et s’éloigna du feu en boutonnant son
uniforme. Le prince Bagration était occupé à dîner dans
une chaumière à quelques pas du foyer des artilleurs, et
causait avec plusieurs chefs de troupe qu’il avait invités à
partager son repas. Parmi eux se trouvaient le petit vieux
colonel aux paupières tombantes, qui nettoyait à belles
dents un os de mouton, le général aux vingt-deux ans de
service irréprochable, à la figure enluminée par le vin et la
bonne chère, l’officier d’état-major à la belle bague,
Gerkow, qui ne cessait de regarder les convives d’un air
inquiet, et le prince André, pâle, les lèvres serrées, les yeux
brillants d’un éclat fiévreux.
Dans un coin de la chambre était déposé un drapeau
français. L’auditeur en palpait le tissu en branlant la tête :
était-ce par curiosité, ou bien la vue de cette table où son
couvert n’était pas mis, était-elle pénible à son estomac
affamé ?
Dans la chaumière voisine se trouvait un colonel
français, fait prisonnier par nos dragons ; et nos officiers se
pressaient autour de lui pour l’examiner.
Le prince Bagration remerciait les chefs qui avaient eu
un commandement, et se faisait rendre compte des détails
du l’affaire et des pertes. Le chef du régiment que nous
avons déjà vu à Braunau expliquait au prince comme quoi,
dès le commencement de l’action, il avait rassemblé les
soldats qui ramassaient du bois, et les avait fait passer
derrière les deux bataillons avec lesquels il s’était précipité
baïonnette en avant sur l’ennemi, qu’il avait culbuté :
« M’étant aperçu, Excellence, que le premier bataillon
pliait, je me suis posté sur la route et me suis dit : Laissons
passer ceux-ci, nous recevrons les autres avec un feu de
bataillon, c’est ce que j’ai fait ! »
Le chef de régiment aurait tant voulu avoir agi ainsi,
qu’il avait fini par croire que c’était réellement arrivé.
« Je dois aussi faire observer à Votre Excellence,
continua-t-il en se souvenant de sa conversation avec
Koutouzow, que le soldat Dologhow s’est emparé sous
mes yeux d’un officier français, et qu’il s’est tout
particulièrement distingué.
– C’est à ce moment, Excellence, que j’ai pris part à
l’attaque du régiment de Pavlograd, ajouta, avec un regard
mal assuré, Gerkow, qui de la journée n’avait aperçu un
hussard, et qui ne savait que par ouï-dire ce qui s’était
passé. Ils ont enfoncé deux carrés, Excellence ! »
Les paroles de Gerkow firent sourire quelques-uns des
officiers présents, qui s’attendaient à une de ses
plaisanteries habituelles, mais comme aucune plaisanterie
ne suivait ce mensonge qui, après tout, était à l’honneur de
nos troupes, ils prirent un air sérieux.
« Je vous remercie tous, messieurs ; toutes les armes,
infanterie, cavalerie, artillerie, se sont comportées
héroïquement ! Comment se fait-il seulement qu’on ait
laissé en arrière deux pièces du centre ? » demanda-t-il en
cherchant quelqu’un des yeux.
Le prince Bagration ne s’informait pas de ce qu’étaient
devenus les canons du flanc gauche, qui avaient été
abandonnés dès le commencement de l’engagement :
« Il me semble cependant que je vous avais donné
l’ordre de les faire ramener, ajouta-t-il en s’adressant à
l’officier d’état-major de service.
– L’un était encloué, répondit l’officier ; quant à l’autre,
je ne puis comprendre… J’étais là tout le temps… j’ai
donné des ordres et… il faisait chaud là-bas, c’est vrai, »
ajouta-t-il avec modestie. »
Quelqu’un fit observer qu’on avait envoyé chercher le
capitaine Tonschine.
« Mais vous y étiez ? dit le prince Bagration s’adressant
au prince André.
– Certainement, nous nous sommes manqués de peu,
dit l’officier d’état-major en souriant agréablement.
– Je n’ai pas eu le plaisir de vous y voir, » répondit d’un
ton rapide et bref le prince André.
Il y eut un moment de silence. Sur le seuil de la porte
venait de paraître Tonschine, qui se glissait timidement
derrière toutes ces grosses épaulettes ; embarrassé
comme toujours à leur vue, il trébucha à la hampe du
drapeau, et sa maladresse provoqua des rires étouffés.
« Comment se fait-il qu’on ait laissé deux canons sur la
hauteur ? » demanda Bagration en fronçant le sourcil,
plutôt du côté des rieurs où se trouvait Gerkow, que du côté
du petit capitaine.
Ce fut seulement alors, au milieu de ce grave
aréopage, que celui-ci se rendit compte avec terreur de la
faute qu’il avait commise en abandonnant, lui vivant, deux
canons. Son trouble, les émotions par lesquelles il avait
passé, lui avaient fait complètement oublier cet incident ; il
restait coi et murmurait :
« Je ne sais pas, Excellence, il n’y avait pas assez
d’hommes…
– Vous auriez pu en prendre des bataillons qui vous
couvraient. »
Tonschine aurait pu répondre qu’il n’y avait pas de
bataillons : c’eût été pourtant la vérité, mais il craignait de
compromettre un chef, et restait les yeux fixés sur
Bagration, comme un écolier pris en faute.
Le silence se prolongeait, et son juge, désirant
évidemment ne pas faire preuve d’une sévérité inutile, ne
savait que lui dire. Le prince André regardait Tonschine en
dessous, et ses doigts se crispaient nerveusement.
« Excellence, dit-il en rompant le silence de sa voix
tranchante, vous m’avez envoyé à la batterie du capitaine,
et j’y ai trouvé les deux tiers des hommes et des chevaux
morts, deux canons brisés, et pas de bataillons pour les
couvrir. »
Le prince Bagration et Tonschine ne le quittaient pas
des yeux.
« Et si Votre Excellence me permet de donner mon
opinion, c’est surtout à cette batterie et à la fermeté
héroïque du capitaine Tonschine et de sa compagnie que
nous devons en grande partie le succès de la journée. »
Et sans attendre de réponse il se leva de table. Le
prince Bagration regarda Tonschine et, ne voulant pas
laisser percer son incrédulité, il inclina la tête en lui disant
qu’il pouvait se retirer.
Le prince André le suivit :
« Grand merci, lui dit Tonschine en lui serrant la main,
vous m’avez tiré d’un mauvais pas, mon ami. »
Lui jetant un coup d’œil attristé, le prince André
s’éloigna sans rien répondre. Il avait un poids sur le cœur…
Tout était si étrange, si différent de ce qu’il avait espéré !
« Qui sont-ils ? que font-ils ? quand cela finira-t-il ? » se
demandait Rostow en suivant les ombres qui se
succédaient autour de lui.
Son bras lui faisait de plus en plus mal, le sommeil
l’accablait, des taches rouges dansaient devant ses yeux,
et toutes les diverses impressions de ces voix, de ces
figures, de sa solitude, se confondaient avec la douleur
qu’il éprouvait… Oui, c’étaient bien ces soldats blessés qui
l’écrasaient, qui le froissaient, ces autres soldats qui lui
retournaient les muscles, qui rôtissaient les chairs de son
bras brisé !
Pour se débarrasser d’eux, il ferma les yeux, il s’oublia
un instant, et, dans cette courte seconde, il vit défiler devant
lui toute une fantasmagorie : sa mère avec sa main
blanche, puis Sonia et ses petites épaules maigres, puis
les yeux de Natacha qui lui souriaient, puis Denissow,
Télianine, Bogdanitch et toute son histoire avec eux, et
cette histoire prenait la figure de ce soldat, là-bas, là-bas,
celui qui avait une voix aiguë, un nez crochu, qui lui faisait
tant de mal et lui tirait le bras.
Il tâchait, mais en vain, de se dérober à la griffe qui
torturait son épaule, cette pauvre épaule qui aurait été
intacte, s’il ne l’avait pas broyée méchamment.
Il ouvrit les yeux : une étroite bande du voile noir de la
nuit s’étendait au-dessus de la lueur des charbons, et dans
cette lueur voltigeait la poussière argentée d’une neige fine
et légère. Point de médecin, et Tonschine ne revenait pas.
Sauf un pauvre petit troupier tout nu, qui de l’autre côté du
feu chauffait son corps amaigri, il était tout seul.
« Je ne suis nécessaire à personne ! pensait Rostow,
personne ne veut m’aider, ne me plaint, et pourtant, à la
maison, jadis j’étais fort, gai, entouré d’affection. Il soupira,
et son soupir se perdit dans un gémissement.
– Qu’y a-t-il ?… cela te fait mal ? demanda le petit
troupier en secouant sa chemise au-dessus du feu, et il
ajouta, sans attendre la réponse : – En a-t-on écharpé de
pauvres gens aujourd’hui, c’est effrayant ! »
Rostow ne l’écoutait pas, et suivait des yeux les flocons
de neige qui tourbillonnaient dans l’espace ; il songeait à
l’hiver de Russie, à la maison chaude, bien éclairée, à sa
fourrure moelleuse, à son rapide traîneau, et il s’y voyait
plein de vie, entouré de tous les siens :
« Pourquoi donc suis-je venu me fourrer ici ? » se
disait-il. Les Français ne renouvelèrent pas l’attaque le
lendemain, et les restes du détachement de Bagration se
réunirent à l’armée de Koutouzow.
CHAPITRE III
I
Le prince Basile ne faisait jamais de plan à l’avance :
encore moins pensait-il à faire du mal pour en tirer profit.
C’était tout simplement un homme du monde qui avait
réussi, et pour qui le succès était devenu une habitude.
Il agissait constamment selon les circonstances, selon
ses rapports avec les uns et les autres, et conformait à
cette pratique les différentes combinaisons qui étaient le
grand intérêt de son existence, et dont il ne se rendait
jamais un compte bien exact. Il en avait toujours une
dizaine en train : les unes restaient à l’état d’ébauche, les
autres réussissaient, les troisièmes tombaient dans l’eau.
Jamais il ne se disait, par exemple : « Ce personnage
étant maintenant au pouvoir, il faut que je tâche de capter
sa confiance et son amitié, afin d’obtenir par son entremise
un don pécuniaire, » ou bien : « Voilà Pierre qui est riche,
je dois l’attirer chez moi pour lui faire épouser ma fille et lui
emprunter les 40 000 roubles dont j’ai besoin. » Mais si le
personnage influent se trouvait sur son chemin, son instinct
lui soufflait qu’il pouvait en tirer parti : il s’en rapprochait,
s’établissait dans son intimité de la façon la plus naturelle
du monde, le flattait et savait se rendre agréable. De
même, sans y mettre la moindre préméditation, il surveillait
Pierre à Moscou. Le jeune homme ayant été, grâce à lui,
nommé gentilhomme de la chambre, ce qui équivalait alors
au rang de conseiller d’État, il l’avait engagé à retourner
avec lui à Pétersbourg et à y loger dans sa maison. Le
prince Basile faisait assurément tout ce qu’il fallait pour
arriver, à marier sa fille avec Pierre, mais il le faisait
nonchalamment et sans s’en douter, avec l’assurance
évidente que sa conduite était toute simple. Si le prince
avait eu l’habitude de mûrir ses plans, il n’aurait pu avoir
autant de bonhomie et de naturel qu’il en apportait dans
ses relations avec ses supérieurs comme avec ses
inférieurs. Quelque chose le poussait toujours vers tout ce
qui était plus puissant ou plus fortuné que lui, et il savait
choisir, avec un art tout particulier, l’instant favorable pour
en tirer parti. À peine Pierre fut-il devenu subitement riche
et comte Besoukhow, et par suite tiré de sa solitude et de
son insouciance, qu’il se vit tout à coup entouré et se trouva
si bien accaparé par des occupations de toutes sortes,
qu’il n’avait plus même le temps de penser à loisir. Il lui
fallait signer des papiers, courir différents tribunaux dont il
n’avait qu’une vague idée, questionner son intendant en
chef, visiter ses propriétés près de Moscou, recevoir une
foule de gens, qui jusque-là avaient feint d’ignorer son
existence, et qui maintenant se seraient offensés s’il ne les
avait pas reçus. Hommes de loi, hommes d’affaires,
parents éloignés, simples connaissances, tous étaient
également bienveillants et aimables pour le jeune héritier.
Tous semblaient convaincus des hautes qualités de Pierre.
Il s’entendait dire à chaque instant : « grâce à votre
inépuisable bonté, » ou « grâce à votre grand cœur », ou
bien « vous qui êtes si pur », ou bien « s’il était aussi
intelligent que vous », etc., etc., et il commençait à croire
sincèrement à sa bonté inépuisable, à son intelligence hors
ligne, d’autant plus facilement qu’au fond de son cœur il
avait toujours eu la conscience d’être bon et intelligent.
Ceux même qui avaient été malveillants et désagréables à
son égard étaient devenus tendres et affectueux. L’aînée
des princesses, celle qui avait la taille trop longue, les
cheveux plaqués comme ceux d’une poupée, et un
caractère revêche, était venue lui dire après l’enterrement,
en baissant les yeux et en rougissant, qu’elle regrettait
leurs malentendus passés, et que, ne se sentant aucun
droit à rien, elle lui demandait pourtant l’autorisation, après
le coup qui venait de la frapper, de rester quelques
semaines encore dans cette maison qu’elle aimait tant, et
où elle s’était si longtemps sacrifiée. En voyant fondre en
larmes cette fille habituellement impassible, Pierre lui saisit
la main avec émotion et lui demanda pardon, ne sachant
pas lui-même de quoi il s’agissait. À dater de ce jour, la
princesse commença à lui tricoter une écharpe de laine
rayée.
« Fais-le pour elle, mon cher, car, après tout, elle a
beaucoup souffert du caractère du défunt, » lui disait le
prince Basile.
Et il lui fit signer un papier en faveur de la princesse,
après avoir décidé, à part lui, que cet os à ronger,
autrement dit cette lettre de change de 30 000 roubles,
devait être jeté en pâture à cette pauvre princesse pour lui
fermer la bouche sur le rôle qu’il avait joué dans l’affaire du
fameux portefeuille. Pierre signa la lettre de change, et la
princesse devint encore plus affectueuse pour lui. Ses
sœurs cadettes suivirent son exemple, surtout la plus jeune,
la jolie princesse au grain de beauté, qui ne laissait pas
parfois d’embarrasser Pierre par ses sourires et le trouble
qu’elle témoignait à sa vue.
Cette affection générale lui semblait si naturelle, qu’il lui
paraissait impossible d’en discuter la sincérité. Du reste, il
n’avait guère le temps de s’interroger là-dessus, bercé qu’il
était par le charme enivrant de ses nouvelles sensations. Il
sentait qu’il était le centre autour duquel gravitaient des
intérêts importants, et qu’on attendait de lui une activité
constante ; son inaction aurait été nuisible à beaucoup de
monde, et, tout en comprenant le bien qu’il aurait pu faire, il
n’en faisait tout juste que ce qu’on lui demandait, en
laissant à l’avenir le soin de compléter sa tâche.
Le prince Basile s’était complètement emparé de
Pierre et de la direction de ses affaires, et, tout en
paraissant à bout de forces, il ne pouvait cependant se
décider, après tout, à livrer le possesseur d’une si grande
fortune, le fils de son ami, aux caprices du sort et aux
intrigues des coquins. Pendant les premiers jours qui
suivirent la mort du comte Besoukhow, il le dirigeait en tout,
et lui indiquait ce qu’il avait à faire d’un ton fatigué qui
semblait dire :
« Vous savez que je suis accablé d’affaires, et que je
ne m’occupe de vous que par pure charité ; vous
comprenez bien d’ailleurs que ce que je vous propose est
la seule chose faisable… »
« Eh bien, mon ami, nous partons demain, lui dit-il un
jour, d’un ton péremptoire, en fermant les yeux et en
promenant ses doigts sur le bras de Pierre, comme si ce
départ avait été discuté et décidé depuis longtemps. Nous
partons demain ; je t’offre avec plaisir une place dans ma
calèche. Le principal ici est arrangé, et il faut absolument
que j’aille à Pétersbourg. Voici ce que j’ai reçu du
chancelier, auquel je m’étais adressé pour toi : tu es
gentilhomme de la chambre et attaché au corps
diplomatique. »
Malgré ce ton d’autorité, Pierre, qui avait depuis si
longtemps réfléchi à la carrière qu’il pourrait suivre, essaya
en vain de protester, mais il fut aussitôt arrêté par le prince
Basile. Le prince parlait, dans les cas extrêmes, d’une voix
basse et caverneuse qui excluait toute possibilité
d’interruption :
« Mais, mon cher, je l’ai fait pour moi, pour ma
conscience, il n’y a pas à m’en remercier ; personne ne
s’est jamais plaint d’être trop aimé, et puis d’ailleurs tu es
libre, et tu peux quitter le service quand tu voudras. Tu en
jugeras par toi-même à Pétersbourg. Aujourd’hui il n’est
que temps de nous éloigner de ces terribles
souvenirs… ! »
Et il soupira…
« Quant à ton valet de chambre, mon ami, il pourra
suivre dans ta calèche. À propos, j’oubliais de te dire, mon
cher, que nous étions en compte avec le défunt : aussi ai-je
gardé ce qui a été reçu de la terre de Riazan ; tu n’en as
pas besoin, nous réglerons plus tard. » Le prince Basile
avait en effet reçu et gardé plusieurs milliers de roubles
provenant de la redevance de cette terre.
L’atmosphère tendre et affectueuse qui enveloppait
Pierre à Moscou le suivit à Pétersbourg. Il lui fut impossible
de refuser la place, ou, pour mieux dire, la nomination (car
il ne faisait rien) que lui avait procurée le prince Basile. Ses
nombreuses connaissances, les invitations qu’il recevait de
toutes parts, le retenaient plus fortement peut-être encore
qu’à Moscou dans ce rêve éveillé, dans cette agitation
constante que lui causait l’impression d’un bonheur attendu
et enfin réalisé.
Plusieurs de ses compagnons de folies s’étaient
dispersés : la garde était en marche, Dologhow servait
comme soldat, Anatole avait rejoint l’armée dans l’intérieur,
le prince André faisait la guerre… Aussi Pierre ne passait-
il plus ses nuits à s’amuser comme il aimait tant autrefois à
le faire, et il n’avait plus ces conversations et ces relations
intimes qui, il y a quelque temps encore, lui plaisaient tant.
Tout son temps était pris par des dîners et des bals, en
compagnie du prince Basile, de sa forte et puissante
femme, et de la belle Hélène.
Anna Pavlovna Schérer n’avait pas été la dernière à
prouver à Pierre combien le sentiment de la société était
changé à son égard.
Jadis, quand il se trouvait en présence d’Anna
Pavlovna, il sentait toujours que ce qu’il disait manquait de
tact et de convenance, et que ses appréciations les plus
intelligentes devenaient complètement stupides dès qu’il
les formulait, tandis que les propos les plus idiots du prince
Hippolyte étaient acceptés comme des traits d’esprit,
Aujourd’hui, au contraire, tout ce qu’il énonçait était
« charmant », et si Anna Pavlovna n’exprimait pas toujours
son approbation, il voyait bien que c’était uniquement par
égard pour sa modestie.
Au commencement de l’hiver de 1805 à 1806, Pierre
reçut le petit billet rose habituel qui contenait une invitation.
Le post-scriptum disait :
« Vous trouverez chez moi la belle Hélène qu’on ne se
lasse jamais de voir. »
En lisant ce billet, il sentit pour la première fois qu’il
existait entre lui et Hélène un certain lien parfaitement
visible pour plusieurs personnes. Cette idée l’effraya,
parce qu’elle entraînait à sa suite de nouvelles obligations
qu’il ne désirait pas contracter, et elle le réjouit en même
temps, comme une supposition amusante.
La soirée d’Anna Pavlovna était en tous points
semblable à celle de l’été précédent, avec cette différence
que la primeur actuelle n’était plus Mortemart, mais un
diplomate tout fraîchement débarqué de Berlin, et qui
apportait les détails les plus nouveaux sur le séjour de
l’empereur Alexandre à Potsdam, où les deux augustes
amis s’étaient juré une alliance éternelle pour la défense du
bon droit contre l’ennemi du genre humain. Anna Pavlovna
reçut Pierre avec la nuance de tristesse exigée par la perte
récente qu’il venait de faire, car on semblait s’être donné le
mot pour lui persuader qu’il en avait beaucoup de chagrin :
c’était cette même nuance de tristesse qu’elle affectait
toujours en parlant de l’impératrice Marie Féodorovna.
Avec son tact tout particulier, elle organisa aussitôt
différents groupes : le principal, composé de généraux et
du prince Basile, jouissait du diplomate ; le second s’était
réuni autour de la table de thé. Mlle Schérer se trouvait
dans l’état d’excitation d’un chef d’armée sur le champ de
bataille, dont le cerveau est plein des plus brillantes
conceptions, mais à qui le temps manque pour les
exécuter. Ayant remarqué que Pierre se dirigeait vers le
premier groupe, elle le toucha légèrement du doigt :
« Attendez, lui dit-elle, j’ai des vues sur vous pour ce
soir. »
Et, regardant Hélène, elle sourit.
« Ma bonne Hélène, il faut que vous soyez charitable
pour ma pauvre tante, qui a une adoration pour vous : allez
lui tenir compagnie pour dix minutes, et voici cet aimable
comte qui va se sacrifier avec vous. »
Elle retint Pierre, en ayant l’air de lui faire une
confidence :
« N’est-ce pas qu’elle est ravissante ? lui dit-elle tout
bas, en lui désignant la belle Hélène, qui s’avançait
majestueusement vers la « tante » … Quelle tenue pour
une aussi jeune fille ! quel tact ! quel cœur ! Heureux celui
qui l’obtiendra !… l’homme qui l’épousera, fût-il le plus
obscur, est sûr d’arriver au premier rang… n’est-ce pas
votre avis ? »
Pierre répondit en s’associant sincèrement aux éloges
d’Anna Pavlovna, car, lorsqu’il lui arrivait de songer à
Hélène, c’étaient précisément sa beauté et sa tenue pleine
de dignité et de réserve qui se présentaient tout d’abord à
son imagination.
La « tante », blottie dans son petit coin, y reçut les deux
jeunes gens, sans témoigner cependant le moindre
empressement pour Hélène ; au contraire, elle jeta à sa
nièce un regard effrayé, comme pour lui demander ce
qu’elle devait en faire. Sans en tenir compte, Anna
Pavlovna dit tout haut à Pierre, en regardant Hélène et en
s’éloignant :
« J’espère que vous ne trouverez plus qu’on s’ennuie
chez moi ? »
Hélène sourit, étonnée que cette supposition pût
s’adresser à une personne qui avait l’insigne bonheur de
l’admirer et de causer avec elle. La « tante », après avoir
toussé une ou deux fois pour éclaircir sa voix, exprima en
français à Hélène le plaisir qu’elle avait à la voir, et, se
tournant du côté de Pierre, elle répéta la même cérémonie.
Pendant que cette conversation somnifère se traînait en
boitant, Hélène adressa à Pierre un de ses beaux et
radieux sourires que, du reste, elle prodiguait à tout le
monde. Il y était tellement habitué, qu’il ne le remarqua
même pas. La « tante » l’interrogeait sur la collection de
tabatières qui avait appartenu au vieux comte Besoukhow,
et lui faisait admirer la sienne, ornée du portrait de son
mari.
« C’est sans doute de V… » dit Pierre en nommant un
célèbre peintre en miniatures.
Alors il se pencha au-dessus de la table pour prendre la
tabatière ; cela ne l’empêchait pas de prêter l’oreille en
même temps aux conversations de l’autre groupe. Il était
sur le point de se lever, lorsque la « tante » lui tendit sa
tabatière par-dessus la tête d’Hélène. Hélène se pencha
en avant, toute souriante. Elle portait, selon la mode du
temps, un corsage très échancré dans le dos et sur la
poitrine. Son buste, dont la blancheur rappelait à Pierre
celle du marbre, était si près de lui, que, malgré sa
mauvaise vue, il distinguait involontairement toutes les
beautés de ses épaules et de son cou, si près de ses
lèvres, qu’il n’aurait eu qu’à se baisser d’une ligne pour les
y poser. Il sentait la tiède chaleur de son corps, mêlée à la
suave odeur des parfums, et il entendait vaguement
craquer son corset au moindre mouvement. Ce n’était pas
pourtant le parfait ensemble des beautés de cette statue
de marbre qui venait de le frapper ainsi ; c’étaient les
charmes de ce corps ravissant qu’il devinait sous cette
légère gaze. La violence de la sensation qui pénétra tout
son être effaça à jamais ses premières impressions, et il
lui fut aussi impossible d’y revenir, qu’il est impossible de
retrouver ses illusions perdues.
« Vous n’aviez donc pas remarqué combien je suis
belle ? semblait lui dire Hélène. Vous n’aviez pas
remarqué que je suis une femme et une femme que chacun
peut obtenir, vous surtout ? » disait son regard.
Et Pierre comprit en cet instant que non seulement
Hélène pouvait devenir sa femme, mais qu’elle le
deviendrait, et cela aussi positivement que s’ils étaient
déjà devant le prêtre. Comment et quand ? Il l’ignorait.
Serait-ce un bonheur ? Il ne le savait pas ; il pressentait
même plutôt que ce serait un malheur, mais il était sûr que
cela arriverait.
Pierre baissa les yeux et les releva, en essayant de
revoir en elle cette froide beauté qui jusqu’à ce jour l’avait
laissé si indifférent ; il ne le pouvait plus, il subissait son
influence et il ne s’élevait plus entre eux d’autre barrière
que sa seule volonté.
« Bon, je vous laisse dans votre petit coin… Je vois que
vous y êtes très bien, » dit Mlle Schérer en passant.
Et Pierre se demanda avec terreur s’il n’avait pas
commis quelque inconvenance, et s’il n’avait pas laissé
deviner son trouble intérieur. Il se rapprocha du principal
groupe.
« On dit que vous embellissez votre maison de
Pétersbourg ? » lui dit Anna Pavlovna.
C’était vrai en effet : l’architecte lui avait déclaré que
des arrangements intérieurs étaient indispensables, et il
l’avait laissé faire.
« C’est très bien, mais ne déménagez pas de chez le
prince Basile ; il est bon d’avoir un ami comme le prince,
j’en sais quelque chose, dit Anna Pavlovna, en souriant à
ce dernier… Vous êtes si jeune, vous avez besoin de
conseils ; vous ne m’en voudrez pas d’user de mon
privilège de vieille femme… »
Elle s’arrêta dans l’attente d’un compliment, comme le
font habituellement les dames qui parlent de leur âge.
« Si vous vous mariez, ce sera autre chose !… »
Et elle enveloppa Pierre et Hélène d’un même regard.
Ils ne se voyaient pas, mais Pierre la sentait toujours dans
une proximité effrayante pour lui, et il murmura une réponse
banale.
Rentré chez lui, il ne put s’endormir ; il pensait toujours à
ce qu’il avait éprouvé. Il venait seulement de comprendre
que cette femme qu’il avait connue enfant, et dont il disait
distraitement : « Oui, elle est belle, » pouvait lui appartenir.
« Mais elle est bête, je l’ai toujours dit, pensait-il. Il y a
donc quelque chose de mauvais, de défendu dans le
sentiment qu’elle a provoqué en moi. Ne m’a-t-on pas
raconté que son frère Anatole avait eu de l’amour pour elle
et elle pour lui, et que c’est à cause de cela qu’il avait été
renvoyé ? Son autre frère, c’est Hippolyte ; son père, c’est
le prince Basile ; ce n’est pas bien, » pensait-il.
Et cependant, au milieu de toutes ces réflexions vagues
sur la valeur morale d’Hélène, il se surprenait souriant et
rêvant à elle, à elle devenue sa femme, avec l’espoir
qu’elle pourrait l’aimer et que tout ce qu’on avait pu en dire
était faux, et tout à coup il la revoyait de nouveau, non pas
elle, Hélène, mais ce corps charmant revêtu de blanches
draperies.
« Pourquoi donc ne l’avais-je pas vue ainsi
auparavant ?… » Et, trouvant quelque chose de
malhonnête et de répulsif dans ce mariage, il se reprochait
sa faiblesse.
Il se rappelait ses mots, ses regards, et les mots et les
regards de ceux qui les avaient vus ensemble et les
allusions transparentes de Mlle Schérer, et celles du prince
Basile, et il se demandait avec épouvante s’il ne s’était pas
déjà trop engagé à faire une chose évidemment mauvaise
et contre sa conscience…, et, tout en prononçant cet arrêt,
au fond de son âme s’élevait la brillante image d’Hélène,
entourée de l’auréole de sa beauté féminine.
II
Au mois de septembre de l’année 1805, le prince
Basile reçut la mission d’aller inspecter quatre
gouvernements ; il avait sollicité cette commission pour
faire en même temps, sans bourse délier, la tournée de
ses terres ruinées, prendre en passant son fils Anatole et
se rendre avec lui chez le prince Nicolas Bolkonsky, afin
d’essayer de le marier à la fille du vieux richard. Mais,
avant de se lancer dans cette nouvelle entreprise, il était
nécessaire d’en finir avec l’indécision de Pierre, qui
passait chez lui toutes ses journées, et s’y montrait bête,
confus et embarrassé (comme le sont les amoureux) en
présence d’Hélène, sans faire un pas en avant, un pas
décisif.
« Tout cela est bel et bon, mais il faut que cela finisse, »
se dit un matin avec un soupir mélancolique le prince
Basile, qui commençait à trouver que Pierre, qui lui devait
tant, ne se conduisait pas précisément bien en cette
circonstance : « C’est la jeunesse, l’étourderie ? Que le
bon Dieu le bénisse, continuait-il, en constatant avec
satisfaction sa propre indulgence ; mais il faut que cela
finisse !… C’est après-demain la fête d’Hélène : je réunirai
quelques parents, et s’il ne comprend pas ce qu’il lui reste
à faire, j’y veillerai : c’est mon devoir de père ! »
Six semaines s’étaient écoulées depuis la soirée de
Mlle Schérer et la nuit d’insomnie pendant laquelle Pierre
avait décidé que son mariage avec Hélène serait sa perte,
et qu’il ne lui restait plus qu’à partir pour l’éviter. Cependant
il n’avait point quitté la maison du prince Basile, et il sentait
avec terreur qu’il se liait davantage tous les jours, et qu’il ne
pouvait plus se retrouver auprès d’Hélène avec son
indifférence première ; d’un autre côté, il n’avait pas la
force de se détacher d’elle et se voyait contraint de
l’épouser, en dépit du malheur qui résulterait pour lui de
cette union. Peut-être aurait-il pu se retirer encore à temps
si le prince Basile, qui jusque-là n’avait jamais ouvert ses
salons, ne s’était plu à avoir du monde chez lui tous les
soirs, et l’absence de Pierre, du moins à ce qu’on lui
assurait, aurait enlevé un élément de plaisir à ces réunions,
en trompant l’attente de tous. Dans les courts instants que
le prince Basile passait à la maison, il ne manquait jamais
l’occasion, en lui offrant à baiser sa joue rasée de frais, de
lui dire : « à demain, » ou bien « au revoir, à dîner », ou
bien encore « c’est pour toi que je reste », et cependant s’il
lui arrivait de rester chez lui pour Pierre, comme il le disait,
il ne lui témoignait aucune attention spéciale.
Pierre n’avait pas le courage de tromper ses
espérances Tous les jours il se répétait :
« Il faut que je parvienne à la connaître ; me suis-je
trompé alors, ou vois-je faux à présent ?… Elle n’est pas
sotte, elle est charmante ; elle ne parle pas beaucoup, il est
vrai, mais elle ne dit jamais de sottises et ne s’embarrasse
jamais ! »
Il essayait parfois de l’entraîner dans une discussion,
mais elle répondait invariablement, d’une voix douce, par
une réflexion qui témoignait du peu d’intérêt qu’elle y
prenait, ou par un sourire et un regard qui, aux yeux de
Pierre, étaient le signe infaillible de sa supériorité. Elle
avait sans doute raison de traiter de billevesées ces
dissertations, comparées à son sourire : elle en avait un
tout particulier à son adresse, radieux et confiant, tout autre
que ce sourire banal qui illuminait ordinairement son beau
visage. Pierre savait qu’on attendait de lui un mot, un pas
au delà d’une certaine limite, et il savait que tôt ou tard il la
franchirait, malgré l’incompréhensible terreur qui
s’emparait de lui à cette seule pensée. Que de fois
pendant ces six semaines ne s’était-il pas senti entraîné de
plus en plus vers cet abîme, et ne s’était-il pas demandé :
« Où est ma fermeté ? N’en ai-je donc plus ? »
Pendant ces terribles luttes, sa fermeté habituelle
semblait, en effet, complètement anéantie. Pierre
appartenait à cette catégorie peu nombreuse d’hommes
qui ne sont forts que lorsqu’ils sentent que leur conscience
n’a rien à leur reprocher, et, à partir du moment où, au-
dessus de la tabatière de la « tante », le démon du désir
s’était emparé de lui, un sentiment inconscient de
culpabilité paralysait son esprit de résolution.
Une petite société d’intimes, de parents et d’amis, au
dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la fête
d’Hélène, et on leur avait donné à entendre que, ce soir-là,
devait se décider le sort de celle qu’on fêtait. La princesse
Kouraguine, dont l’embonpoint s’était accusé et qui jadis
avait été une beauté imposante, occupait le haut bout de la
table ; à ses côtés étaient assis les hôtes les plus
marquants : un vieux général, sa femme et Mlle Schérer ; à
l’autre bout se trouvaient les invités plus âgés et les
personnes de la maison, Pierre et Hélène à côté l’un de
l’autre. Le prince Basile ne soupait pas : il se promenait
autour de la table, s’approchant de l’un ou de l’autre de ses
invités. Il était d’excellente humeur ; il disait à chacun un
mot aimable, sauf cependant à Hélène et à Pierre, dont il
feignait d’ignorer la présence. Les bougies brillaient de
tout leur éclat : l’argenterie, les cristaux, les toilettes des
dames et les épaulettes d’or et d’argent scintillaient à leurs
feux ; autour de la table s’agitait la livrée rouge des
domestiques. On n’entendait que le cliquetis des couteaux,
le bruit des assiettes, des verres, les voix animées de
plusieurs conversations. Un vieux chambellan assurait de
son amour brûlant une vieille baronne, qui lui répondait par
un éclat de rire ; un autre racontait la mésaventure d’une
certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au milieu de
la table, provoquait l’attention en décrivant aux dames, d’un
ton railleur, la dernière séance du conseil de l’empire, au
cours de laquelle le nouveau général gouverneur de Saint-
Pétersbourg avait reçu et avait lu le fameux rescrit que
l’empereur Alexandre lui avait adressé de l’armée. Dans
ce rescrit, Sa Majesté constatait les nombreuses preuves
de fidélité que son peuple lui donnait à tout instant, et
assurait que celles de la ville de Pétersbourg lui étaient
particulièrement agréables, qu’il était fier d’être à la tête
d’une pareille nation et qu’il tâcherait de s’en rendre digne !
Le rescrit débutait par ces mots :
« Sergueï Kousmitch, de tous côtés arrivent jusqu’à
moi, » etc., etc.
« Comment, demandait une dame, il n’a pas lu plus loin
que « Sergueï Kousmitch » ?
– Pas une demi-syllabe de plus… » Sergueï Kousmitch,
de tous côtés… de tous côtés, Sergueï Kousmitch »…, et
le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, répondit le
prince Basile en riant. À plusieurs reprises il essaya de
reprendre la phrase, mais, à peine le mot « Sergueï »
prononcé, sa voix tremblait ; à « Kousmitch » les larmes
arrivaient, et après « de tous côtés » les sanglots
l’étouffaient au point qu’il ne pouvait continuer. Il tirait vite
son mouchoir et recommençait avec un nouvel effort le
« Sergueï Kousmitch, de tous côtés », suivi de larmes, si
bien qu’un autre s’offrit pour lire à sa place.
– Ne soyez pas méchant, s’écria Anna Pavlovna en le
menaçant du doigt, c’est un si brave et si excellent homme
que notre bon Viasmitinow. »
Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Hélène, qui
contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant
et embarrassé à la fois, que leurs sentiments intimes
amenaient à tout moment sur leurs lèvres.
On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau
manger avec appétit du sauté et des glaces, goûter du vin
du Rhin, en évitant de les regarder, en un mot paraître
indifférent à leur égard, on sentait instinctivement, au coup
d’œil rapide qu’on leur jetait, aux éclats de rire, à
l’anecdote de « Sergueï Kousmitch », que tout cela n’était
qu’un jeu, et que toute l’attention de la société se
concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant les
sanglots de « Kousmitch », le prince Basile examinait sa
fille à la dérobée ; et il se disait à part lui :
« Ça va bien, ça se décidera aujourd’hui. »
Dans les yeux d’Anna Pavlovna, qui le menaçait du
doigt, il lisait ses félicitations sur le prochain mariage. La
vieille princesse, enveloppant sa fille d’un regard
courroucé, et proposant, avec un soupir mélancolique, du
vin à sa voisine, semblait lui dire :
« Oui, il ne nous reste plus rien à faire, ma bonne amie,
qu’à boire du vin doux ; c’est le tour de cette jeunesse et de
son bonheur insolent. »
« Voilà bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en
contemplant les jeunes amoureux. Qu’elles sont insipides,
toutes les folies que je débite, à côté de cela ! »
Au milieu des intérêts mesquins et factices qui agitaient
tout ce monde, s’était tout à coup fait jour un sentiment
naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens
beaux et pleins de sève, qui écrasait et dominait tout cet
échafaudage de conventions affectées. Non seulement les
maîtres, mais les gens eux-mêmes semblaient le
comprendre, et s’attardaient à admirer la figure
resplendissante d’Hélène et celle de Pierre, toute rouge et
toute rayonnante d’émotion.
Pierre était joyeux et confus à la fois de sentir qu’il était
le but de tous les regards. Il était dans la situation d’un
homme absorbé qui ne perçoit que vaguement ce qui
l’entoure, et qui n’entrevoit la réalité que par éclairs :
« Ainsi tout est fini !… comment cela s’est-il fait si vite ?
… car il n’y a plus à reculer, c’est devenu inévitable pour
elle, pour moi, pour tous… Ils en sont si persuadés que je
ne puis pas les tromper. »
Voilà ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur
les éblouissantes épaules qui brillaient à côté de lui.
La honte le saisissait parfois : il lui était pénible
d’occuper l’attention générale, de se montrer si naïvement
heureux, de jouer le rôle de Paris ravisseur de la belle
Hélène, lui dont la figure était si dépourvue de charmes.
Mais cela devait sans doute être ainsi, et il s’en consolait. Il
n’avait rien fait pour en arriver là ; il avait quitté Moscou
avec le prince Basile, et s’était arrêté chez lui… pourquoi
ne l’aurait-il pas fait ? Ensuite il avait joué aux cartes avec
elle, il lui avait ramassé son sac à ouvrage, il s’était
promené avec elle… Quand donc cela avait-il commencé ?
et maintenant le voilà presque fiancé !… Elle est là, à côté
de lui ; il la voit, il la sent, il respire son haleine, il admire sa
beauté !… Tout à coup une voix connue, lui répétant la
même question pour la seconde fois, le tira brusquement
de sa rêverie :
« Dis-moi donc, quand as-tu reçu la lettre de
Bolkonsky ? Tu es vraiment ce soir d’une distraction… » dit
le prince Basile.
Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, à lui et à
Hélène :
« Après tout, puisqu’ils le savent, se dit-il, et d’autant
mieux que c’est vrai… »
Et son sourire bon enfant lui revint sur les lèvres.
« Quand as-tu reçu sa lettre ? Est-ce d’Olmütz qu’il
t’écrit ?
– Peut-on penser à ces bagatelles, se dit Pierre. Oui,
d’Olmütz, » répondit-il avec un soupir.
En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon
voisin, à la suite des autres convives. On se sépara, et
quelques-uns d’entre eux partirent, sans même prendre
congé d’Hélène, pour bien marquer qu’ils ne voulaient pas
détourner son attention ; ceux qui approchaient d’elle pour
la saluer ne restaient auprès d’elle qu’une seconde, en la
suppliant de ne pas les reconduire.
Le diplomate était triste et affligé en quittant le salon.
Qu’était sa futile carrière à côté du bonheur de ces jeunes
gens ? Le vieux général, questionné par sa femme sur ses
douleurs rhumatismales, grommela une réponse tout haut,
et se dit tout bas :
« Quelle vieille sotte ! parlez-moi d’Hélène Vassilievna,
c’est une autre paire de manches ; elle sera encore belle à
cinquante ans. »
« Il me semble que je puis vous féliciter, murmura Anna
Pavlovna à la princesse mère, en l’embrassant tendrement.
Si ce n’était ma migraine, je serais restée. »
La princesse ne répondit rien : elle était envieuse du
bonheur de sa fille. Pendant que ces adieux
s’échangeaient, Pierre était resté seul avec Hélène dans le
petit salon ; il s’y était souvent trouvé seul avec elle dans
ces derniers temps, sans lui avoir jamais parlé d’amour. Il
sentait que le moment était venu, mais il ne pouvait se
décider à faire ce dernier pas. Il avait honte : il lui semblait
occuper à côté d’elle une place qui ne lui était pas
destinée :
« Ce bonheur n’est pas pour toi, lui murmurait une voix
intérieure, il est pour ceux qui n’ont pas ce que tu as ! »
Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle
avait été contente de la soirée. Elle répondit, avec sa
simplicité habituelle, que jamais sa fête n’avait été pour
elle plus agréable que cette année. Les plus proches
parents causaient encore dans le grand salon. Le prince
Basile s’approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne
trouva rien de mieux à faire que de se lever
précipitamment et de lui dire qu’il était déjà tard. Un regard
sévèrement interrogateur se fixa sur lui, et parut lui dire que
sa singulière réponse n’avait pas été comprise ; mais le
prince Basile, reprenant aussitôt sa figure doucereuse, le
força à se rasseoir :
« Eh bien, Hélène ? dit-il à sa fille de ce ton
d’affectueuse tendresse, naturelle aux parents qui aiment
leurs enfants, et que le prince imitait sans la ressentir…
« Sergueï Kousmitch… de tous côtés »… chantonna-t-il en
tourmentant le bouton de son gilet.
Pierre comprit que cette anecdote n’était pas ce qui
intéressait le prince Basile en ce moment, et celui-ci
comprit que Pierre l’avait deviné. Il les quitta brusquement,
et l’émotion que le jeune homme crut apercevoir sur les
traits de ce vieillard le toucha ; il se retourna vers Hélène :
elle était confuse, embarrassée et semblait lui dire :
« C’est votre faute ! »
« C’est inévitable, il le faut, mais je ne le puis », se dit-il
en recommençant à causer de choses et d’autres et en lui
demandant où était le sel de cette histoire de Sergueï
Kousmitch.
Hélène lui répondit qu’elle ne l’avait pas même écoutée.
Dans la pièce voisine, la vieille princesse parlait de
Pierre avec une dame âgée :
« Certainement c’est un parti très brillant, mais le
bonheur, ma chère ?
– Les mariages se font dans les cieux ! » répondit la
vieille dame.
Le prince Basile, qui rentrait en ce moment, alla
s’asseoir dans un coin écarté, ferma les yeux et s’assoupit.
Comme sa tête plongeait en avant, il se réveilla.
« Aline, dit-il à sa femme, allez voir ce qu’ils font. »
La princesse passa devant la porte du petit salon avec
une indifférence affectée, et y jeta un coup d’œil.
« Ils n’ont pas bougé, » dit-elle à son mari.
Le prince Basile fronça le sourcil, fit une moue de côté,
ses joues tremblotèrent, son visage prit une expression de
mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tête
en arrière, il entra à pas décidés dans le petit salon. Son
air était si solennel et triomphant, que Pierre se leva effaré.
« Dieu merci, dit-il, ma femme m’a tout raconté. »
Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras…
« Hélène, mon cœur, quelle joie ! quel bonheur !… »
Sa voix tremblait…
« J’aimais tant ton père… et elle sera pour toi une
femme dévouée ! Que Dieu vous bénisse !… »
Des larmes réelles coulaient sur ses joues…
« Princesse ! cria-t-il à sa femme, venez donc ! »
La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame
essuyait aussi ses larmes ; on embrassait Pierre, et Pierre
baisait la main d’Hélène ; quelques secondes plus tard ils
se retrouvèrent seuls :
« Tout cela doit être, se dit Pierre, donc il n’y a pas à se
demander si c’est bien ou mal ; c’est plutôt bien, car me
voilà sorti d’incertitude. »
Il tenait la main de sa fiancée, dont la belle gorge se
soulevait et s’abaissait tour à tour.
« Hélène, » dit-il tout haut.
Et il s’arrêta…
« Il est pourtant d’usage, pensait-il, de dire quelque
chose dans ces cas extraordinaires, mais que dit-on ? »
Il ne pouvait se le rappeler ; il la regarda, elle se
rapprocha de lui, toute rougissante.
« Ah ! ôtez-les donc ! ôtez-les, » dit-elle en lui indiquant
ses lunettes.
Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayés et
interrogateurs avaient cette expression étrange, familière à
ceux qui en portent habituellement. Il se baissait sur sa
main, lorsque d’un mouvement rapide et violent elle saisit
ses lèvres au passage et y imprima fortement les siennes ;
ce changement de sa réserve habituelle en un abandon
complet frappa Pierre désagréablement.
« C’est trop tard, trop tard, pensa-t-il… c’est fini, et
d’ailleurs je l’aime ! »
« Je vous aime ! » ajouta-t-il tout haut, forcé de dire
quelque chose.
Mais cet aveu résonna si misérablement à son oreille,
qu’il en eut honte.
Six semaines après, il était marié et s’établissait,
comme on le disait alors, en heureux possesseur de la plus
belle des femmes et de plusieurs millions, dans le
magnifique hôtel des comtes Besoukhow, entièrement
remis à neuf pour la circonstance.
III
Le vieux prince Bolkonsky recevait en décembre 1805
une lettre du prince Basile, qui lui annonçait sa prochaine
arrivée et celle de son fils :
« Je suis chargé d’une inspection : cent verstes de
détour ne peuvent m’empêcher de venir vous présenter
mes devoirs, mon très respecté bienfaiteur, lui écrivait-il ;
Anatole m’accompagne, il est en route pour l’armée et
j’espère que vous voudrez bien lui permettre de vous
exprimer de vive voix le profond respect qu’il vous porte, à
l’exemple de son père. »
– Tant mieux, il n’y aura pas à mener Marie dans le
monde, les soupirants viennent nous chercher ici ; » voilà
les paroles que laissa imprudemment échapper la petite
princesse, en apprenant cette nouvelle. Le prince fronça le
sourcil et garda le silence.
Deux semaines après la réception de cette lettre, les
gens du prince Basile firent leur apparition : ils précédaient
leurs maîtres, qui arrivèrent le lendemain.
Le vieux prince avait toujours eu une triste opinion du
caractère du prince Basile, et dans ces derniers temps sa
brillante carrière et les hautes dignités auxquelles il avait
trouvé moyen de parvenir pendant les règnes des
empereurs Paul et Alexandre, n’avaient fait que la fortifier. Il
devina son arrière-pensée aux transparentes allusions de
sa lettre et aux insinuations de la petite princesse, et sa
mauvaise opinion se changea en un sentiment de profond
mépris. Il jurait comme un diable en parlant de lui, et, le jour
de son arrivée, il était encore plus grognon que d’habitude.
Était-il de méchante humeur parce que le prince Basile
arrivait, ou cette visite augmentait-elle sa méchante
humeur ? Le fait est qu’il était d’une humeur de dogue.
Tikhone avait même conseillé à l’architecte de ne pas
entrer chez le prince :
« Écoutez-le donc marcher, lui avait-il dit, en attirant
l’attention de ce commensal sur le bruit des pas du prince.
C’est sur ses talons qu’il marche, et nous savons ce que
cela veut dire. »
Malgré tout, dès les neuf heures du matin, le prince, vêtu
d’une petite pelisse de velours, avec un collet de zibeline et
un bonnet pareil, sortit pour faire sa promenade habituelle.
Il avait neigé la veille ; l’allée qu’il parcourait pour aller aux
orangeries était balayée ; on voyait encore les traces du
travail du jardinier, et une pelle se tenait enfoncée dans le
tas de neige molle qui s’élevait en muraille des deux côtés
du chemin. Le prince fit, en silence et d’un air sombre, le
tour des serres et des dépendances :
« Peut-on passer en traîneau ? demanda-t-il au vieil
intendant qui l’accompagnait et qui semblait être la copie
fidèle de son maître.
– La neige est très profonde, Excellence : aussi ai-je
donné l’ordre de la balayer sur la grande route. »
Le prince fit un signe d’approbation, et monta le perron.
« Dieu soit loué ! se dit l’intendant, le nuage n’a pas
crevé. »
Et il ajouta tout haut :
« Il aurait été difficile de passer, Excellence ; aussi,
ayant entendu dire qu’un ministre arrivait chez Votre
Excellence… »
Le prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des
yeux pleins de colère :
« Comment, un ministre ? Quel ministre ? Qui a donné
des ordres ? s’écria-t-il de sa voix dure et perçante. Pour la
princesse ma fille, on ne balaye pas la route, et pour un
ministre… Il ne vient pas de ministre !…
– Excellence, j’avais supposé…
– Tu as supposé, » continua le prince hors de lui. Et en
parlant à mots entrecoupés :
« Tu as supposé… brigand !… va-nu-pieds !… je
t’apprendrai à supposer… »
Et, levant sa canne, il allait la laisser retomber
certainement sur le dos d’Alpatitch, si celui-ci ne s’était
instinctivement reculé.
Effrayé de la hardiesse de son mouvement, cependant
tout naturel, Alpatitch inclina sa tête chauve devant le
prince, qui, malgré cette marque de soumission ou peut-
être à cause d’elle, ne releva plus sa canne, tout en
continuant à crier :
« Brigand ! Qu’on rejette la neige sur la route !… »
Et il entra violemment chez lui.
La princesse Marie et Mlle Bourrienne attendaient le
prince pour dîner ; elles le savaient de très mauvaise
humeur, mais la sémillante figure de Mlle Bourrienne
semblait dire :
« Peu m’importe ! je suis toujours la même. »
Quant à la princesse Marie, si elle sentait bien qu’elle
aurait dû imiter cette placide indifférence, elle n’en avait
pas la force. Elle était pâle, effrayée, et tenait ses yeux
baissés :
« Si je fais semblant de ne pas remarquer sa mauvaise
humeur, pensait-elle, il dira que je ne lui témoigne aucune
sympathie, et si je ne lui en montre pas, il m’accusera
d’être ennuyeuse et maussade. »
Le prince jeta un regard sur la figure effarée de sa fille :
« Triple sotte, murmura-t-il entre ses dents, et l’autre
n’est donc pas là ? l’aurait-on déjà mise au courant ?… –
Où est la princesse ? Elle se cache ?
– Elle est un peu indisposée, répondit Mlle Bourrienne
avec un sourire aimable, elle ne paraîtra pas ; c’est si
naturel dans sa situation.
– Hem ! hem ! cré !… cré !… » fit le prince en se
mettant à table.
Son assiette lui paraissant mal essuyée, il la jeta
derrière lui ; Tikhone la rattrapa au vol et la passa au maître
d’hôtel. La petite princesse n’était point souffrante, mais,
prévenue de la colère du vieux prince, elle s’était décidée à
ne pas sortir de ses appartements.
« J’ai peur pour l’enfant : Dieu sait ce qui peut lui arriver
si je m’effraye, » disait-elle à Mlle Bourrienne, qu’elle avait
prise en affection, qui passait chez elle ses journées,
quelquefois même ses nuits, et devant laquelle elle ne se
gênait pas pour juger et critiquer son beau-père, qui lui
inspirait une terreur et une antipathie invincibles.
Ce dernier sentiment était réciproque, mais, chez le
vieux prince, c’était le dédain qui l’emportait.
« Il nous arrive du monde, mon prince, dit
Mlle Bourrienne en dépliant sa serviette du bout de ses
doigts roses. Son Excellence le prince Kouraguine avec
son fils, à ce que j’ai entendu dire ?
– Hem ! Cette Excellence est un polisson ! C’est moi
qui l’ai fait entrer au ministère, dit le prince d’un ton offensé.
Quant à son fils, je ne sais pas pourquoi il vient ; la
princesse Élisabeth Carlovna et la princesse Marie le
savent peut-être : moi, je ne le sais pas et n’ai pas besoin
de le savoir !… »
Il regarda sa fille, qui rougissait.
« Es-tu malade, toi aussi ? Est-ce par crainte du
ministre ? comme disait tout à l’heure cet idiot d’Alpatitch.
– Non, mon père. »
Mlle Bourrienne n’avait pas eu de chance dans le choix
de son sujet de conversation ; elle n’en continua pas moins
à bavarder, et sur les orangeries, et sur la beauté d’une
fleur nouvellement éclose, si bien que le prince s’adoucit un
peu après le potage.
Le dîner terminé, il se rendit chez sa belle-fille, qu’il
trouva assise à une petite table et bavardant avec Macha,
sa femme de chambre. Elle pâlit à la vue de son beau-
père. Elle n’était guère en beauté en ce moment, elle était
même plutôt laide.
Ses joues s’étaient allongées, elle avait les yeux
cernés, et sa lèvre semblait se retrousser encore plus
qu’auparavant.
« Ce n’est rien, je m’alourdis, dit-elle en réponse à une
question de son beau-père, qui lui demandait de ses
nouvelles.
– Besoin de rien ?
– Non, merci, mon père.
– C’est bien, c’est bien !… »
Et il sortit. Alpatitch se trouva sur son chemin dans
l’antichambre.
« La route est-elle recouverte ?
– Oui, Excellence : pardonnez-moi, c’était par bêtise. »
Le prince l’interrompit avec un sourire forcé :
« C’est bon, c’est bon !… »
Et lui tendant la main, que l’autre baisa, il rentra dans
son cabinet.
Le prince Basile arriva le soir même. Il trouva sur la
grande route des cochers et des gens de la maison, qui, à
force de cris et de jurons, firent franchir à son « vasok »
(voiture sur patins) et à ses traîneaux la neige qui avait été
amoncelée exprès.
On avait préparé pour chacun d’eux une chambre
séparée.
Anatole, sans habit, les poings sur les hanches,
regardait fixement de ses beaux grands yeux et avec un
sourire distrait un coin de la table devant laquelle il était
assis. Toute l’existence n’était pour lui qu’une série de
plaisirs ininterrompue, y compris même cette visite à un
vieillard morose et à une héritière sans beauté. À tout
prendre, elle pouvait, à son avis, avoir même un résultat
comique. Et pourquoi ne pas l’épouser puisqu’elle est
riche ? La richesse ne gâte rien ! Une fois rasé et parfumé
avec ce soin et cette élégance qu’il apportait toujours aux
moindres détails de sa toilette, portant haut sa belle tête
avec une expression naturellement conquérante, il rentra
chez son père, autour duquel s’agitaient deux valets de
chambre. Le prince Basile salua son fils gaiement d’un
signe de tête, comme pour lui dire :
« Tu es très bien ainsi !
– Voyons, mon père, sans plaisanterie, elle est tout
simplement monstrueuse ? dit Anatole, en reprenant un
sujet qu’il avait plus d’une fois abordé pendant le voyage.
– Pas de folies, je t’en prie, fais ton possible, et c’est là
le principal, pour être respectueux et convenable envers le
vieux.
– S’il me décoche des choses par trop désagréables,
je m’en irai, je vous en avertis ; je les déteste, ces vieux !
– N’oublie pas que tout dépend de toi. »
En attendant, on connaissait déjà, du côté des femmes,
non seulement l’arrivée du ministre et de son fils, mais les
moindres détails sur leurs personnes. La princesse Marie,
seule dans sa chambre, faisait d’inutiles efforts pour
surmonter son émotion intérieure :
« Pourquoi ont-ils écrit ? Pourquoi Lise m’en a-t-elle
parlé ? C’est impossible, je le sens !… »
Et elle ajoutait, en se regardant dans la glace :
« Comment ferai-je mon entrée dans le salon ? Je ne
pourrai jamais être moi-même, même s’il me plaît ? »
Et la pensée de son père la remplissait de terreur.
Macha avait déjà raconté à la petite princesse et à
Mlle Bourrienne comment ce beau garçon, au visage
vermeil et aux sourcils noirs, s’était élancé sur l’escalier
comme un aigle, enjambant trois marches à la fois, tandis
que le vieux papa traînait lourdement, clopin-clopant, un
pied après l’autre.
« Ils sont arrivés, Marie, le savez-vous ? » lui dit sa
belle-sœur, en entrant chez elle avec Mlle Bourrienne.
La petite princesse, dont la marche s’alourdissait de
plus en plus, s’approcha d’un fauteuil et s’y laissa tomber :
elle avait quitté son déshabillé du matin et avait mis une de
ses plus jolies toilettes ; sa coiffure était soignée, mais
l’animation de sa figure ne parvenait pas à cacher le
changement de ses traits. Cette mise élégante le faisait au
contraire ressortir davantage. Mlle Bourrienne, de son côté,
avait fait des frais qui mettaient en relief les charmes de sa
jolie personne.
« Eh bien, et vous restez comme vous êtes, chère
princesse ? dit-elle. On va venir annoncer que ces
messieurs sont au salon, il faudra descendre, et vous ne
faites pas un petit bout de toilette ? »
La petite princesse sonna aussitôt une femme de
chambre et passa gaiement en revue la garde-robe de sa
belle-sœur. La princesse Marie s’en voulait à elle-même
de son émotion, comme d’un manque de dignité, et en
voulait aussi à ses deux compagnes de trouver cela tout
simple. Le leur reprocher, c’eût été trahir les sensations
qu’elle éprouvait ; le refus de se parer aurait amené des
plaisanteries et des conseils sans fin. Elle rougit, l’éclat de
ses beaux yeux s’éteignit, sa figure se marbra, et, en
victime résignée, elle s’abandonna à la direction de sa
belle-sœur et de Mlle Bourrienne, qui toutes deux
s’occupèrent, à qui mieux mieux, à la rendre jolie. La
pauvre fille était si laide, qu’aucune rivalité entre elles
n’était possible ; aussi déployèrent-elles toute leur science
à l’habiller convenablement, avec la foi naïve des femmes
dans la puissance de l’ajustement.
« Vraiment, ma bonne amie, cette robe n’est pas jolie,
dit Lise en se reculant pour mieux juger de l’ensemble.
Faites apporter l’autre, la robe massacat ! Il s’agit peut-être
du sort de toute ta vie… Ah non ! elle est trop claire, elle ne
te va pas. »
Ce n’était pas la robe qui manquait de grâce, mais bien
la personne qu’elle habillait. La petite princesse et
Mlle Bourrienne ne s’en rendaient pas compte, persuadées
qu’un nœud bleu par-ci, une mèche de cheveux relevée
par-là, qu’une écharpe abaissée sur la robe brune,
remédieraient à tout. Elles ne voyaient pas qu’il était
impossible de remédier à l’expression de ce visage
effaré ; elles avaient beau en changer le cadre, il restait
toujours insignifiant et sans attrait. Après deux ou trois
essais, la princesse Marie, toujours soumise, se trouva tout
à coup coiffée avec les cheveux relevés, ce qui la défigurait
encore davantage, et vêtue de l’élégante robe massacat à
écharpe bleue ; la petite princesse, en ayant fait deux fois
le tour pour la bien examiner de tous les côtés et en
arranger les plis, s’écria enfin avec désespoir :
« C’est impossible ! Non, Marie, décidément cela ne
vous va pas ! Je vous aime mieux dans votre petite robe
grise de tous les jours ; non, de grâce, faites cela pour
moi !… Katia, dit-elle à la femme de chambre, apportez la
robe grise de la princesse. Vous allez voir, dit-elle à
Mlle Bourrienne, en souriant d’avance à ses combinaisons
artistiques, vous allez voir ce que je vais produire. »
Katia apporta la robe ; la princesse Marie restait
immobile devant la glace. Mlle Bourrienne remarqua que
ses yeux étaient humides, que ses lèvres tremblaient, et
qu’elle était prête à fondre en larmes.
« Voyons, chère princesse, encore un petit effort. »
La petite princesse, enlevant la robe à la femme de
chambre, s’approcha de sa belle-sœur.
« Allons, Marie, nous allons faire cela bien gentiment,
bien simplement. »
Et toutes trois riaient et gazouillaient comme des
oiseaux.
« Non, laissez-moi ! »
Et sa voix avait une inflexion si sérieuse, si
mélancolique, que le gazouillement de ces oiseaux s’arrêta
court. Elles comprirent à l’expression de ces beaux yeux
suppliants qu’il était inutile d’insister.
« Au moins changez de coiffure ! Je vous le disais bien,
continua la princesse en s’adressant à Mlle Bourrienne,
que Marie a une de ces figures auxquelles ce genre de
coiffure ne va pas du tout, mais du tout ! Changez-la, de
grâce !
– Laissez-moi, laissez-moi, tout cela m’est parfaitement
égal. »
Ses compagnes ne pouvaient en effet s’empêcher de le
reconnaître. La princesse Marie, parée de la sorte, était, il
est vrai, plus laide que jamais, mais elles connaissaient la
puissance de ce regard mélancolique, indice chez elle
d’une décision ferme et résolue.
« Vous changerez tout cela, n’est-ce pas ? » dit Lise à
sa belle-sœur, qui demeura silencieuse.
Et la petite princesse quitta la chambre. Restée seule,
Marie ne se regarda pas dans la glace, et, oubliant de
mettre une autre coiffure, elle resta complètement
immobile. Elle pensait au mari, à cet être fort et puissant,
doué d’un attrait incompréhensible, qui devait la transporter
dans son monde à lui, complètement différent du sien, et
plein de bonheur. Elle pensait à l’enfant, à son enfant
semblable à celui de la fille de sa nourrice, qu’elle avait vu
la veille. Elle le voyait déjà suspendu à son sein… son mari
était là… il les regardait tendrement, elle et son enfant…
« Mais tout cela est impossible ! je suis trop laide ! »
pensa-t-elle.
« Le thé est servi, le prince va sortir de chez lui ! » lui
cria tout à coup la femme de chambre, à travers la porte.
Elle tressaillit et elle eut peur de ses propres pensées.
Avant de descendre, elle entra dans son oratoire, et, fixant
ses regards sur l’image noircie du Sauveur, éclairée par la
douce lueur de la lampe, elle joignit les mains, et se
recueillit quelques instants. Le doute tourmentait son âme :
les joies de l’amour, de l’amour terrestre lui seraient-elles
données ? Dans ses songes sur le mariage, elle
entrevoyait toujours le bonheur domestique complété par
des enfants ; mais son rêve secret, presque inavoué à elle-
même, était de goûter de cet amour terrestre, et ce
sentiment était d’autant plus fort, qu’elle le cachait aux
autres et à elle-même : « Mon Dieu, comment chasser de
mon cœur ces insinuations diaboliques ? Comment me
dérober à ces horribles pensées, pour me soumettre avec
calme à ta volonté ? » À peine avait-elle adressé à Dieu
cette prière qu’elle en trouva la réponse dans son cœur :
« Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te
trouble pas et n’envie rien à personne ; l’avenir doit te
rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prête à
tout ! S’il plaît à Dieu de t’éprouver par les devoirs du
mariage, que sa volonté s’accomplisse ! » Ces pensées la
calmèrent, mais elle garda au fond de son cœur le désir de
voir se réaliser son rêve d’amour, elle soupira, se signa et
descendit, sans plus penser ni à sa robe, ni à sa coiffure, ni
à son entrée, ni à ce qu’elle dirait. Quelle valeur ces
misères pouvaient-elles avoir devant les desseins du Tout-
Puissant, sans la volonté duquel il ne tombe pas un cheveu
de la tête de l’homme !
IV
La princesse Marie trouva déjà au salon le prince
Basile et son fils, causant avec la petite princesse et
Mlle Bourrienne. Elle s’avança gauchement, en marchant
pesamment sur ses talons. Les deux hommes et
Mlle Bourrienne se levèrent, et la petite princesse s’écria :
« Voilà Marie ! »
Son coup d’œil les enveloppa tous distinctement. Elle
vit se fondre en un aimable sourire l’expression grave qui
avait passé sur le visage du prince Basile à sa vue ; elle vit
les yeux de sa belle-sœur suivre avec curiosité sur la figure
des visiteurs l’impression qu’elle produisait ; elle vit
Mlle Bourrienne avec ses rubans et son joli visage, qui
n’avait jamais été aussi animé, tourné vers lui, mais elle ne
le vit pas, lui ! Seulement, elle comprit instinctivement que
quelque chose de grand, de lumineux, de beau,
s’approchait d’elle à son entrée. Le prince Basile fut le
premier à lui baiser la main ; ses lèvres effleurèrent le front
chauve incliné sur elle{23}, et, répondant à ses compliments,
elle l’assura qu’elle ne l’avait point oublié. Anatole survint,
mais elle ne pouvait le voir : elle sentit sa main
emprisonnée dans une autre main ferme et douce, et elle
toucha à peine de ses lèvres un front blanc, ombragé de
beaux cheveux châtains. Relevant les yeux, elle fut frappée
de sa beauté. Il se tenait devant elle, un doigt passé dans
la boutonnière de son uniforme, la taille cambrée ; il se
balançait légèrement sur un pied, et la regardait en silence,
sans penser à elle. Anatole n’avait pas la compréhension
vive, il n’était pas éloquent, mais en revanche il possédait
ce calme si précieux dans le monde et cette assurance
que rien ne pouvait ébranler. Un homme timide, qui se
serait montré embarrassé de l’inconvenance de son
silence à une première entrevue, et qui aurait fait des
efforts pour en sortir, aurait empiré la situation, tandis
qu’Anatole, qui ne s’en préoccupait guère, continuait à
examiner la coiffure de la princesse Marie, sans se presser
le moins du monde de sortir de son mutisme :
« Je ne vous empêche pas de causer, avait-il l’air de
dire, mais quant à moi, je n’en ai nulle envie ! »
La conscience de sa supériorité donnait à ses rapports
avec les femmes une certaine nuance de dédain, qui avait
le don d’éveiller en elles la curiosité, la crainte, l’amour
même. Il paraissait leur dire :
« Je vous connais, croyez-moi ! Pourquoi dissimuler ?
… vous ne demandez pas mieux ! »
Peut-être ne le pensait-il pas, c’était même probable,
car jamais il ne se donnait la peine de réfléchir, mais il
imposait cette conviction, et la princesse Marie l’éprouva si
bien, qu’elle s’empara aussitôt du prince Basile, afin de
faire comprendre à son fils qu’elle ne se trouvait pas digne
d’occuper son attention. La conversation était vive et
animée, grâce surtout au babillage de la petite princesse,
qui entr’ouvrait à plaisir ses lèvres pour montrer ses dents
blanches. Elle avait engagé avec le prince Basile une de
ces causeries qui lui étaient habituelles et qui pouvaient
faire supposer qu’entre elle et son interlocuteur il y avait un
échange de souvenirs mutuels, d’anecdotes connues d’eux
seuls, tandis que ce n’était qu’un léger tissu de phrases
brillantes, qui ne supposait aucune intimité antérieure.
Le prince Basile lui donnait la réplique, ainsi
qu’Anatole, qu’elle connaissait à peine. Mlle Bourrienne
crut aussi de son devoir de faire sa partie dans cet
échange de souvenirs, étrangers pour elle, et la princesse
Marie se vit entraînée à y prendre gaiement part.
« Nous pourrons au moins jouir de vous complètement,
cher prince : ce n’était pas ainsi aux soirées d’Annette,
vous vous sauviez toujours… cette chère Annette !
– Vous n’allez pas au moins me parler politique,
comme Annette ?
– Et notre table de thé ?
– Oh oui !
– Pourquoi ne veniez-vous jamais chez Annette ?
demanda-t-elle à Anatole. Ah ! je le sais, allez, votre frère
Hippolyte m’a raconté vos exploits ! » Et elle ajouta, en le
menaçant de son joli doigt : « Je les connais, vos exploits
de Paris !
– Et Hippolyte ne t’a pas raconté, demanda le prince
Basile à son fils, en saisissant la main de la petite
princesse comme pour la retenir, il ne t’a pas raconté
comme il séchait sur pied pour cette charmante princesse
et comme elle le mettait à la porte… Oh ! c’est la perle des
femmes, princesse, » dit-il à la princesse Marie.
Mlle Bourrienne, de son côté, au mot de « Paris »,
profita de l’occasion pour jeter dans la conversation ses
souvenirs personnels.
Elle questionna Anatole sur son séjour à Paris :
« Paris lui avait-il plu ?
Anatole, heureux de lui répondre, souriait en la
regardant ; ayant décidé à l’avance dans son for intérieur
qu’il ne s’ennuierait pas à Lissy-Gory :
« Elle n’est pas mal, pas mal du tout, cette demoiselle
de compagnie, disait-il à part lui ; j’espère que l’autre la
prendra avec elle quand elle m’épousera… ; la petite est,
ma foi, gentille ! »
Le vieux prince s’habillait dans son cabinet sans se
hâter : grognon et pensif, il réfléchissait à ce qu’il devait
faire. L’arrivée de ces visiteurs le contrariait.
« Que me veulent-ils, le prince Basile et son fils ? Le
père est un hâbleur, un homme de rien, son fils doit être
gentil !
Leur arrivée le contrariait surtout parce qu’elle ramenait
sur le tapis une question qu’il s’efforçait toujours d’éloigner,
en cherchant à se tromper lui-même. Il s’était bien souvent
demandé s’il se déciderait un jour à se séparer de sa fille,
mais jamais il ne se posait catégoriquement cette
question, sachant bien que, s’il y répondait en toute justice,
sa réponse serait contraire non seulement à ses
sentiments, mais encore à toutes ses habitudes. Son
existence sans elle, malgré le peu de cas qu’il paraissait
en faire, lui semblait impossible :
« Qu’a-t-elle besoin de se marier pour être
malheureuse ? Voilà Lise, qui certainement n’aurait pu
trouver un meilleur mari… est-elle contente de son sort ?
Laide et gauche comme elle est, qui l’épousera pour elle ?
On la prendra pour sa fortune, pour ses alliances ! Ne
serait-elle pas beaucoup plus heureuse de rester fille ? »
Ainsi pensait le vieux prince, en s’habillant, et il se disait
que cette terrible alternative était à la veille d’une solution,
car l’intention évidente du prince Basile est de faire sa
demande, sinon aujourd’hui, à coup sûr demain. Sans
doute le nom, la position dans le monde, tout est
convenable, mais est-il digne d’elle ?… « C’est ce que
nous verrons ! c’est ce que nous verrons, » ajouta-t-il tout
haut.
Et il se dirigea d’un pas ferme et décidé vers le salon.
En entrant, il embrassa d’un seul coup d’œil tous les
détails, et le changement de toilette de la petite princesse,
et les rubans de Mlle Bourrienne, et la monstrueuse coiffure
de sa fille, et son isolement et les sourires de Bourrienne et
d’Anatole :
« Elle est attifée comme une sotte, pensa-t-il, et lui, qui
n’a pas l’air d’y prendre garde !
– Bonjour, dit-il en s’approchant du prince Basile. Je
suis content de te voir.
– L’amitié ne connaît pas les distances, répondit le
prince Basile, en parlant comme toujours d’un ton assuré et
familier. Voici mon cadet, aimez-le, je vous le
recommande !
– Beau garçon, beau garçon, dit le maître de la maison,
en examinant Anatole. Viens ici, embrasse-moi là. »
Et il lui présenta sa joue. Anatole l’embrassa, en le
regardant curieusement, mais avec une tranquillité parfaite,
dans l’attente d’une de ces sorties originales et brusques
dont son père lui avait parlé.
Le vieux prince s’assit à sa place habituelle dans le
coin du canapé, et, après avoir offert un fauteuil au prince
Basile, il l’entreprit sur la politique et les nouvelles du jour ;
sans cesser de paraître l’écouter avec attention, il ne
perdait pas de vue sa fille.
« Ah ! c’est ce qu’on écrit de Potsdam. »
Et, répétant les dernières paroles de son interlocuteur, il
se leva et s’approcha d’elle :
« Est-ce pour les visiteurs que tu t’es ainsi parée ?
belle, très belle, ma foi ! une nouvelle coiffure à leur
intention !… Eh bien, alors je te défends, devant eux, de
jamais te permettre à l’avenir de te pomponner sans mon
autorisation.
– C’est moi, mon père, qui suis la coupable, dit la petite
princesse en s’interposant.
– Vous avez, madame, tous les droits possibles de
vous parer à votre guise, lui répondit-il en lui faisant un
profond salut, mais elle n’a pas besoin de se défigurer :
elle est assez laide comme cela !… »
Et il se rassit à sa place, sans s’occuper davantage de
la princesse Marie, qui était prête à pleurer.
« Je trouve au contraire que cette coiffure va fort bien à
la princesse, dit le prince Basile.
– Eh bien, dis donc, mon jeune prince… comment
t’appelle-t-on ? Viens ici, causons et faisons connaissance.
– C’est maintenant que la farce va commencer, se dit
Anatole en s’asseyant à côté de lui.
– Ainsi donc, mon bon, on vous a élevé à l’étranger ?
Ce n’est pas comme nous, ton père et moi, auxquels un
sacristain a enseigné à lire et à écrire !… Eh bien, dites-
moi, mon ami, vous servez dans la garde à cheval à
présent ? ajouta-t-il en le regardant fixement de très près.
– Non, j’ai passé dans l’armée, répondit Anatole, qui
réprimait avec peine une folle envie de rire.
– Ah ! ah ! c’est parfait ! C’est donc que vous voulez
servir l’Empereur et la patrie ? On est à la guerre… un
beau garçon comme cela doit servir, doit servir… au
service actif !
– Non, prince, le régiment est déjà en marche, et moi j’y
suis attaché… – À quoi donc suis-je attaché, papa ? dit-il
en riant à son père.
– Il sert bien, ma foi : il demande à quoi il est attaché !
ha ! ha ! »
Et le vieux prince partit d’un éclat de rire, auquel
Anatole fit écho, quand tout à coup le premier s’arrêta tout
court et fronça violemment les sourcils :
« Eh bien, va-t-en, » lui dit-il.
Et Anatole alla rejoindre les dames.
« Tu l’as fait élever à l’étranger, n’est-ce pas, prince
Basile ?
– J’ai fait ce que j’ai pu, répondit le prince Basile, car
l’éducation que l’on donne là-bas est infiniment supérieure.
– Oui, tout est changé aujourd’hui, tout est nouveau !…
Beau garçon, beau garçon ! Allons chez moi. »
À peine furent-ils arrivés dans son cabinet, que le
prince Basile s’empressa de lui faire part de ses désirs et
de ses espérances.
« Crois-tu donc que je la tienne enchaînée, et que je ne
puisse pas m’en séparer ? Que se figurent-ils donc ?
s’écria-t-il avec colère ; mais demain si elle veut, cela
m’est bien égal ! Seulement je veux mieux connaître mon
gendre !… Tu connais mes principes : agis donc
franchement. Je lui demanderai demain devant toi si elle
veut, et dans ce cas il restera ; il restera ici, je veux
l’étudier !… »
Et le vieux prince termina par son ébrouement habituel,
en donnant à sa voix cette même intonation aiguë qu’il
avait eue en prenant congé de son fils.
« Je vous parlerai bien franchement, – dit le prince
Basile, et il prit le ton matois de l’homme convaincu qu’il
est inutile de ruser avec un auditeur trop clairvoyant, – car
vous voyez au travers des gens. Anatole n’est pas un
génie, mais c’est un honnête et brave garçon, c’est un bon
fils.
– Bien, bien, nous verrons ! »
À l’apparition d’Anatole, les trois femmes, qui vivaient
solitaires, et privées depuis longtemps de la société des
hommes, sentirent, toutes les trois également, que leur
existence jusque-là avait été incomplète. La faculté de
penser, de sentir, d’observer, se trouva décuplée en une
seconde chez toutes les trois, et les ténèbres qui les
enveloppaient s’éclairèrent tout à coup d’une lumière
inattendue et vivifiante.
La princesse Marie ne pensait plus ni à sa figure ni à sa
malencontreuse coiffure, elle s’absorbait dans la
contemplation de cet homme si beau et si franc, qui
pouvait devenir son mari. Il lui paraissait bon, courageux,
énergique, généreux ; au moins en était-elle persuadée ;
mille rêveries de bonheur domestique s’élevaient dans son
imagination : elle essayait de les chasser et de les cacher
au fond de son cœur :
« Ne suis-je pas trop froide ? pensait-elle ; si je garde
cette réserve, c’est parce que je me sens trop vivement
attirée vers lui !… Il ne peut pourtant pas deviner ce que je
pense, et croire qu’il m’est désagréable. »
Et la princesse Marie faisait son possible pour être
aimable, sans y réussir.
« La pauvre fille ! elle est diablement laide ! » pensait
Anatole.
Mlle Bourrienne avait aussi son petit lot de pensées
éveillées en elle par la présence d’Anatole. La jolie jeune
fille, qui n’avait ni position dans le monde, ni parents, ni
amis, ni patrie, n’avait jamais songé sérieusement à être
toute sa vie la lectrice du vieux prince et l’amie de la
princesse Marie. Elle attendait depuis longtemps ce prince
russe, qui, du premier coup d’œil, saurait apprécier sa
supériorité sur ses jeunes compatriotes, laides et mal
fagotées, s’éprendrait d’elle et l’enlèverait. Mlle Bourrienne
s’était composée toute une petite histoire, qu’elle tenait
d’une de ses tantes et que son imagination se complaisait
à achever. C’était le roman d’une jeune fille séduite, que sa
pauvre mère accablait de reproches, et souvent elle se
sentait émue jusqu’aux larmes de ce récit fait à un
séducteur imaginaire… Ce prince russe qui devait l’enlever
était là… Il lui déclarerait son amour… elle mettrait en
avant : « ma pauvre mère, » et il l’épouserait. C’est ainsi
que Mlle Bourrienne imposait, chapitre par chapitre, son
roman, tout en causant des merveilles de Paris. Elle n’avait
aucun plan préconçu, mais tout était classé à l’avance dans
sa tête, et tous ces éléments épars se groupaient autour
d’Anatole, auquel elle voulait plaire à tout prix.
Quant à la petite princesse, comme un vieux cheval de
bataille qui, malgré son âge, dresse instinctivement l’oreille
au son de la trompette, elle se préparait à faire une charge
à fond de coquetterie, sans y mettre la moindre arrière-
pensée, et sous la seule impulsion d’une gaieté naïve et
étourdie. Anatole avait l’habitude, lorsqu’il se trouvait dans
la société des femmes, de se poser en homme blasé et
fatigué de leurs avances ; mais, en voyant l’impression qu’il
produisait sur celles-ci, il ne put s’empêcher d’éprouver
une véritable satisfaction d’amour-propre, d’autant plus
qu’il sentait déjà naître dans son cœur, pour la jolie et
provocante Mlle Bourrienne, un de ces accès de passion
sans frein qui s’emparaient de lui avec une violence
irrésistible et l’entraînaient à commettre les actions les plus
hardies et les plus brutales.
Après le thé, la société avait passé dans le salon
voisin ; la princesse Marie fut priée de se mettre au piano.
Anatole s’accouda sur l’instrument à côté de
Mlle Bourrienne, et ses yeux pétillants et rieurs ne quittaient
pas la princesse Marie, qui sentait avec une émotion de
joie douloureuse ce regard fixé sur elle. Sa sonate favorite
la transportait dans un monde de suaves harmonies
intimes, dont la poésie devenait plus forte, plus vibrante,
sous l’influence de ce regard. Il était dirigé sur elle, et
cependant il ne s’adressait en réalité qu’au petit pied de
Mlle Bourrienne, qu’Anatole pressait doucement du sien.
Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux
yeux trahissait également une expression de joie émue et
mêlée d’espérance.
« Comme elle m’aime, pensait la princesse, comme je
suis heureuse et quel bonheur pour moi d’avoir une amie
comme elle, et un mari comme lui !… Mais sera-t-il jamais
mon mari ? »
Le soir après le souper, quand on se sépara, Anatole
baisa la main de la princesse, qui trouva le courage de le
regarder. Il baisa également la main de la jeune
Française : ce n’était pas assurément convenable, mais il
le fit avec son assurance habituelle. Elle rougit, tout
effrayée, et regarda la princesse Marie :
« Quelle délicatesse, pensa cette dernière. Amélie
craindrait-elle par hasard ma jalousie ? Croit-elle que je ne
sais pas apprécier sa tendresse si pure et son
dévouement ? »
Et, s’approchant de Mlle Bourrienne, elle l’embrassa
avec affection. Anatole s’avança galamment vers la petite
princesse pour lui baiser la main :
« Non, non ! Quand votre père m’écrira que vous vous
conduisez bien, je vous donnerai ma main à baiser, pas
avant.
Et, le menaçant du doigt, elle sortit en souriant.
V
Chacun rentra chez soi, et, à part Anatole, qui
s’endormit aussitôt, personne ne ferma l’œil de longtemps.
« Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si
bon, surtout si bon ! » pensait la princesse Marie.
Et elle éprouvait une terreur qui n’était pas dans sa
nature : elle avait peur de se retourner, de bouger ; il lui
semblait que quelqu’un se tenait là, dans ce coin sombre,
derrière le paravent, et ce quelqu’un était le diable, ce
quelqu’un était cet homme au front blanc, aux sourcils noirs,
aux lèvres vermeilles !
Elle appela sa femme de chambre, et la pria de passer
la nuit auprès d’elle.
Mlle Bourrienne arpenta longtemps le jardin d’hiver,
attendant vainement aussi quelqu’un, souriant à quelqu’un,
et s’émouvant parfois aux paroles de sa « pauvre mère »,
qui lui reprochait sa chute.
La petite princesse grondait sa femme de chambre :
son lit était mal fait : elle ne pouvait s’y coucher d’aucune
façon ; tout lui était lourd et incommode… c’était son
fardeau qui la gênait. Il la gênait d’autant plus ce soir, que
la présence d’Anatole l’avait reportée à une époque où,
vive et légère, elle n’avait aucun souci : assise, en
camisole et en bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la
troisième fois elle faisait refaire son lit et retourner les
matelas par sa femme de chambre endormie.
« Je t’avais bien dit qu’il n’y avait que des creux et des
bosses ; tu comprends bien que je n’aurais pas mieux
demandé que de dormir ? Ainsi ce n’est pas ma faute, »
disait-elle du ton boudeur d’un enfant qui va pleurer.
Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, à
travers son sommeil, l’entendait marcher et s’ébrouer ; il lui
semblait que sa dignité avait été offensée, et cette offense
était d’autant plus vive, qu’elle ne se rapportait pas à lui,
mais à sa fille, à sa fille qu’il aimait plus que lui-même. Il
avait beau se dire qu’il prendrait son temps pour décider
quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite à suivre,
une ligne de conduite selon la justice et l’équité, ses
réflexions ne faisaient que l’irriter davantage :
« Elle a tout oublié pour le premier venu, tout, jusqu’à
son père… et la voilà qui court en haut, qui se coiffe et qui
fait des grâces, et qui ne ressemble plus à elle-même ! Et
la voilà enchantée d’abandonner son père, et pourtant elle
savait que je le remarquerais ! Frr… frr… frr… Est-ce que
je ne vois pas que cet imbécile ne regarde que la
Bourrienne ?… Il faut que je la chasse ! Et pas un brin de
fierté pour le comprendre ; si elle n’en a pas pour elle,
qu’elle en ait pour moi ! Il faudra lui montrer que ce bellâtre
ne pense qu’à la Bourrienne. Pas de fierté !… je le lui
dirai ! »
Dire à sa fille qu’elle se faisait des illusions et
qu’Anatole s’occupait de la Française était, il le savait
bien, le plus sûr moyen de froisser son amour-propre. Sa
cause serait gagnée ; en d’autres termes, son désir de
garder sa fille serait satisfait. Cette idée le calma, et il
appela Tikhone pour se faire déshabiller.
« C’est le diable qui les a envoyés, » se disait-il
pendant que Tikhone passait la chemise de nuit sur ce
vieux corps parcheminé, dont la poitrine était couverte
d’une épaisse toison de poils gris.
« Je ne les ai pas invités, et les voilà qui me dérangent
mon existence, et il me reste si peu de temps à vivre… Au
diable ! »
Tikhone était habitué à entendre le prince parler tout
haut ; aussi reçut-il d’un visage impassible le coup d’œil
furibond qui émergeait de la chemise.
« Sont-ils couchés ? »
Tikhone, comme tous les valets de chambre bien
appris, devinait d’instinct la direction des pensées de son
maître :
« Ils se sont couchés et ont éteint leurs lumières,
Excellence.
– Bien nécessaire, bien nécessaire, » marmotta le
vieux.
Et, glissant ses pieds dans ses pantoufles, et
endossant sa robe de chambre, il alla s’étendre sur le
divan qui lui servait de lit.
Quoique peu de paroles eussent été échangées entre
Anatole et Mlle Bourrienne, ils s’étaient parfaitement
compris ; quant à la partie du roman qui précédait
l’apparition de « ma pauvre mère », ils sentaient qu’ils
avaient beaucoup de choses à se dire en secret ; aussi,
dès le lendemain matin, cherchèrent-il les occasions d’un
tête-à-tête, et ils se rencontrèrent inopinément dans le
jardin d’hiver, pendant que la princesse Marie descendait,
plus morte que vive, pour se rendre chez son père à l’heure
habituelle. Il lui semblait que non seulement chacun savait
que son sort allait se décider dans la journée, mais qu’elle-
même y était toute disposée. Elle lisait cela sur la figure de
Tikhone, sur celle du valet de chambre du prince Basile,
qu’elle croisa dans le corridor, portant de l’eau chaude à
son maître, et qui lui fit un profond salut.
Le vieux prince, ce matin-là, se montra plein de
bienveillance et d’aménité pour sa fille ; elle connaissait
depuis longtemps cette façon d’agir, qui n’empêchait pas
ses mains sèches de se crisper de colère contre elle pour
un problème d’arithmétique qu’elle ne saisissait pas assez
vite, et qui le poussait à se lever, à s’éloigner d’elle et à
répéter à plusieurs reprises les mêmes paroles d’une voix
sourde et contenue.
Il entama le sujet qui le préoccupait, sans la tutoyer :
« On m’a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il
en souriant d’un sourire forcé ; vous aurez probablement
deviné que le prince Basile n’a pas amené ici son élève
(c’est ainsi qu’il appelait Anatole, sans trop savoir
pourquoi) pour mes beaux yeux ; vous connaissez mes
principes : c’est pour cela que je vous parle en ce moment.
– Comment dois-je vous comprendre, mon père ? dit la
princesse, pâlissant et rougissant tour à tour.
– Comment comprendre ? s’écria le vieux en
s’échauffant. Le prince Basile te trouve à son goût comme
belle-fille et il te fait la proposition au nom de son élève :
c’est clair ! Comment comprendre ? c’est à toi que je le
demande.
– Je ne sais pas, mon père, ce que vous… murmura la
princesse.
– Moi, moi, je n’ai rien à y voir, laissez-moi donc de
côté, ce n’est pas moi qui me marie !… Que voulez-vous ?
… c’est là ce qu’il me serait agréable d’apprendre ? »
La princesse devina que son père ne voyait pas ce
mariage d’un bon œil, mais elle se dit aussitôt que c’était
le moment ou jamais de décider de son sort. Elle baissa
les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui ôtait toute faculté
de penser et devant lequel elle était habituée à plier :
« Je ne désire qu’une chose : agir selon votre volonté,
mais s’il m’était permis d’exprimer mon désir…
– Parfait ! s’écria le prince en l’interrompant : il te
prendra avec la dot et il y accrochera Mlle Bourrienne ;
c’est elle qui sera sa femme, et toi… »
Il s’arrêta en voyant l’impression que ses paroles
produisaient sur sa fille ; elle baissait la tête, et elle était
prête à fondre en larmes.
« Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d’une
chose, princesse, mes principes reconnaissent à une jeune
fille le droit de choisir. Tu es libre, mais n’oublie pas que le
bonheur de toute ta vie dépend du parti que tu vas
prendre… je ne parle pas de moi.
– Mais je ne sais, mon père…
– Je n’en parle pas ; quant à lui, il épousera qui on
voudra ; mais toi, tu es libre : va dans ta chambre, réfléchis,
et apporte-moi ta réponse dans une heure ; tu auras à te
prononcer devant lui. Je sais bien, tu vas prier, je ne t’en
empêche pas ; prie, tu ferais mieux de réfléchir pourtant ;
va !… Oui ou non, oui ou non, oui ou non ! » criait-il
pendant que sa fille s’éloignait chancelante, car son sort
était décidé et décidé pour son bonheur.
Mais l’allusion de son père à Mlle Bourrienne était
terrible ; à la supposer fausse, elle n’y pouvait penser de
sang-froid. Elle retournait chez elle par le jardin d’hiver,
lorsque la voix si connue de Mlle Bourrienne la tira de son
trouble. Elle leva les yeux et vit à deux pas d’elle Anatole
qui embrassait la jeune Française, en lui parlant à l’oreille.
La figure d’Anatole exprimait les sentiments violents qui
l’agitaient, quand il se retourna vers la princesse, oubliant
son bras autour de la taille de la jolie fille.
« Qui est là ? Que me veut-on ? » semblait-il dire.
La princesse Marie s’était arrêtée pétrifiée, les
regardant sans comprendre. Mlle Bourrienne poussa un cri
et s’enfuit. Anatole salua la princesse avec un sourire
fanfaron, et haussant les épaules, il se dirigea vers la porte
qui conduisait à son appartement.
Une heure plus tard, Tikhone, qui avait été envoyé
prévenir la princesse Marie, lui annonça qu’on l’attendait, et
que le prince Basile était là. Il la trouva dans sa chambre,
assise sur le canapé, passant doucement la main sur les
cheveux de Mlle Bourrienne, qui pleurait à chaudes larmes.
Les doux yeux de la princesse Marie, pleins d’une pitié
tendre et affectueuse, avaient retrouvé leur calme et leur
lumineuse beauté.
« Non, princesse, je suis perdue à jamais dans votre
cœur.
– Pourquoi donc ? Je vous aime plus que jamais et je
tâcherai de faire tout mon possible…, répondit la princesse
Marie avec un triste sourire. Remettez-vous, mon amie, je
vais aller trouver mon père. »
Le prince Basile, assis les jambes croisées, et tenant
une tabatière dans sa main, simulait un profond
attendrissement, qu’il paraissait s’efforcer de cacher sous
un rire ému. À l’entrée de la princesse Marie, aspirant à la
hâte une petite prise, il lui saisit les deux mains :
« Ah ! ma bonne, ma bonne, le sort de mon fils est entre
vos mains. Décidez, ma bonne, ma chère, ma douce
Marie, que j’ai toujours aimée comme ma fille. »
Il se détourna, car une larme venait en effet de poindre
dans ses yeux.
« Frr… Frr… ! Au nom de son élève et fils, le prince te
demande si tu veux, oui ou non, devenir la femme du prince
Anatole Kouraguine ? Oui ou non, dis-le, s’écria-t-il ; je me
réserve ensuite le droit de faire connaître mon opinion…
oui, mon opinion, rien que mon opinion, ajouta-t-il en
répondant au regard suppliant du prince Basile… Eh bien !
oui ou non ?
– Mon désir, mon père, est de ne jamais vous quitter,
de ne jamais séparer mon existence de la vôtre. Je ne veux
pas me marier, répondit la princesse Marie, en adressant
un regard résolu de ses beaux yeux au prince Basile et à
son père.
– Folies, bêtises, bêtises, bêtises ! » s’écria le vieux
prince, en attirant sa fille à lui, et en lui serrant la main avec
une telle violence, qu’elle cria de douleur.
Le prince Basile se leva.
« Ma chère Marie, c’est un moment que je n’oublierai
jamais ; mais dites-moi, ne nous donnerez-vous pas un peu
d’espérance ? Ne pourra-t-il toucher votre cœur si bon, si
généreux ? Je ne vous demande qu’un seul mot : peut-
être ?
– Prince, j’ai dit ce que mon cœur m’a dicté, je vous
remercie de l’honneur que vous m’avez fait, mais je ne
serai jamais la femme de votre fils !
– Voilà qui est terminé, mon cher ; très content de te
voir, très content. Retourne chez toi, princesse… Très
content, très content, » répéta le vieux prince, en
embrassant le prince Basile.
« Je suis appelée à un autre bonheur, se disait la
princesse Marie, je serai heureuse en me dévouant et en
faisant le bonheur d’autrui, et, quoi qu’il m’en coûte, je
n’abandonnerai pas la pauvre Amélie. Elle l’aime si
passionnément et s’en repent si amèrement. Je ferai tout
pour faciliter son mariage avec lui. S’il manque de fortune,
je lui en donnerai à elle, et je prierai mon père et André d’y
consentir !… Je me réjouirais tant de la voir sa femme, elle
si triste, si seule, si abandonnée !… Comme elle doit
l’aimer pour s’être oubliée ainsi ! Qui sait ? J’aurais peut-
être agi de même ! »
VI
La famille Rostow se trouvait depuis longtemps sans
nouvelles de Nicolas, lorsque dans le courant de l’hiver le
comte reçut une lettre sur l’adresse de laquelle il reconnut
l’écriture de son fils. Il se précipita aussitôt, en marchant
sur la pointe des pieds afin de ne pas être entendu, tout
droit dans son cabinet, où il s’enferma pour la lire tout à
son aise. Anna Mikhaïlovna, qui avait eu connaissance de
l’arrivée de la lettre, car elle n’ignorait jamais rien de ce qui
se passait dans la maison alla, à pas discrets, retrouver le
comte dans son cabinet et l’y surprit pleurant et riant tout à
la fois.
« Mon bon ami ? dit d’un ton interrogatif et
mélancolique Anna Mikhaïlovna, toute prête à prendre part
à ce qui lui arrivait, et qui, malgré l’heureuse tournure de
ses affaires, continuait à demeurer chez les Rostow.
– De Nicolouchka… une lettre !… Il a été blessé, ma
chère… blessé, ce cher enfant… ma petite comtesse !…
fait officier, ma chère… grâce à Dieu !… Mais comment le
lui dire ? » balbutia le comte en sanglotant.
Anna Mikhaïlovna s’assit à ses côtés, essuya les
larmes du comte qui tombaient sur la lettre, la parcourut et,
après s’être également essuyé les yeux, calma l’agitation
du comte, lui assurant que pendant le dîner elle préparerait
la comtesse, et que le soir, après le thé, on pourrait lui
annoncer la nouvelle.
Elle tint en effet sa promesse, et pendant le repas elle
ne cessa de broder sur le thème de la guerre, demanda à
deux reprises quand on avait reçu la dernière lettre de
Nicolas, quoiqu’elle le sût parfaitement, et fit observer
qu’on devait s’attendre, à tout moment, à avoir de ses
nouvelles, peut-être même avant que la journée fût passée.
Chaque fois qu’elle recommençait ses allusions, la
comtesse l’examinait, ainsi que son mari, avec inquiétude,
et Anna Mikhaïlovna détournait adroitement la conversation
sur des sujets indifférents. Natacha, qui, de toute la famille,
saisissait le plus facilement la moindre nuance dans les
inflexions de la voix, le plus léger changement dans les
traits et les regards, avait aussitôt dressé les oreilles,
devinant qu’il y avait là-dessous un secret concernant son
frère, entre son père et Anna Mikhaïlovna, et que cette
dernière y préparait sa mère. Malgré toute son audace,
connaissant la sensibilité de cette mère par rapport à son
fils, Natacha n’osa adresser aucune question ; son
inquiétude l’empêcha de manger, elle ne faisait que se
tourner et se retourner sur sa chaise, au grand déplaisir de
sa gouvernante. Aussitôt le dîner fini, elle se précipita à la
poursuite d’Anna Mikhaïlovna, qu’elle rattrapa dans le
salon ; elle se suspendit à son cou de toute la force de son
élan : « Tante, bonne tante, qu’y a-t-il ?
– Rien, ma petite.
– Chère petite âme de tante, je sais que vous savez
quelque chose, et je ne vous lâcherai pas. »
Anna Mikhaïlovna secoua la tête.
« Vous êtes une fine mouche, mon enfant !
– Nicolas a écrit, pas vrai ? s’écria Natacha, lisant une
réponse affirmative sur la figure de sa tante.
– Chut ! sois prudente ; tu sais comme ta mère est
impressionnable !
– Je le serai, je vous le promets ; dites-moi seulement
ce qu’il y a ? Vous ne voulez pas me le raconter ? eh bien,
alors j’irai tout de suite le lui dire ! »
Anna Mikhaïlovna la mit au courant en peu de mots, en
lui réitérant l’injonction de garder le silence.
« Je vous donne ma parole d’honneur, dit Natacha en
se signant, que je ne le dirai à personne… »
Et elle courut aussitôt rejoindre Sonia, à laquelle elle
cria de loin, avec une joie exubérante :
« Nicolas est blessé ! une lettre !
~ Nicolas ! » dit Sonia en pâlissant subitement.
À la vue de l’impression produite par ses paroles,
Natacha comprit tout à coup ce qui se mêlait de triste à
cette joyeuse nouvelle.
Elle se jeta sur Sonia et l’embrassa en pleurant :
« Il n’a été qu’un peu blessé, il a été fait officier et il se
porte bien, car c’est lui-même qui écrit !
– Quelles pleurnicheuses vous faites, vous autres
femmes ! dit Pétia en faisant de grandes enjambées dans
la chambre, d’un air décidé. – Eh bien, moi, je suis content,
très content, que mon frère se soit distingué ! Vous n’êtes
que des pleurnicheuses, vous n’y comprenez rien ! »
Natacha sourit à travers ses larmes.
« Et tu as lu la lettre ? demanda Sonia.
– Non, je ne l’ai pas lue, mais Anna Mikhaïlovna m’a dit
que le mauvais moment était passé et qu’il était officier.
– Dieu soit loué, dit Sonia en faisant le signe de la
croix, mais elle t’aura peut-être trompée. Allons chez
maman. »
Pétia continuait sa promenade en silence.
« Si j’avais été à la place de Nicolouchka, j’en aurais
tué encore davantage, de ces Français ; ce sont des
misérables ; j’en aurais tué tant et tant que j’en aurais fait
une montagne, voilà !
– Tais-toi donc, Pétia, tu es un imbécile !
– Ce n’est pas moi qui suis un imbécile, c’est vous qui
êtes des sottes ! Peut-on pleurer pour des bagatelles ?
– Tu te le rappelles ? demanda Natacha après un
moment de silence.
– Si je me rappelle Nicolas ? dit Sonia en souriant.
– Mais non, Sonia… je veux dire… te le rappelles-tu
bien… clairement ?… te rappelles-tu tout ?… disait avec
force gestes Natacha, qui tâchait de donner à ses paroles
une signification sérieuse. Moi, je me rappelle Nicolas…
très bien. Quant à Boris, je ne me souviens plus de lui,
mais là, pas du tout.
– Comment ! tu ne te souviens pas de Boris ? demanda
Sonia stupéfaite.
– Ce n’est pas que je l’aie oublié, … je sais bien
comment il est ! Quand je ferme les yeux, je vois Nicolas,
mais Boris… »
Et elle ferma les yeux.
« Il n’y a plus rien, rien !
– Ah ! Natacha, » dit Sonia avec une exaltation
sérieuse ; elle la regardait sans doute comme indigne
d’entendre ce qu’elle allait lui dire, ce qui ne l’empêcha pas
d’accentuer malgré elle ses paroles avec une conviction
émue : « J’aime ton frère, et quoi qu’il nous arrive, à lui ou
à moi, je ne cesserai de l’aimer ! »
Natacha la regardait de ses yeux curieux : elle sentait
que Sonia venait de dire la vérité, que c’était de l’amour et
qu’elle n’avait jamais encore éprouvé rien de pareil ; elle
voyait, mais sans le comprendre, que cela pouvait exister !
« Lui écriras-tu ? »
Sonia réfléchit, car c’était une question qui la
préoccupait depuis longtemps. Comment lui écrirait-elle ?
Et d’abord fallait-il lui écrire ? Maintenant qu’il était un
officier, et un héros blessé, le moment était venu, croyait-
elle, de se rappeler à son souvenir et de lui rappeler ainsi
l’engagement qu’il avait pris à son égard :
« Je ne sais pas ; s’il m’écrit, je lui écrirai, répondit-elle
en rougissant.
– Et ça ne t’embarrassera pas ?
– Non.
– Eh bien, moi, j’aurais honte d’écrire à Boris, et je ne
lui écrirai pas.
– Et pourquoi en aurais-tu honte ?
– Je ne sais pas, mais j’en aurais honte.
– Et moi, je sais pourquoi elle en aurait honte, dit Pétia,
offensé de l’apostrophe de sa sœur. C’est parce qu’elle
s’est amourachée de ce gros avec des lunettes (c’est ainsi
que Pétia désignait son homonyme, le nouveau comte
Besoukhow), et maintenant c’est le tour du chanteur (il
faisait allusion à l’Italien, au nouveau maître de chant de
Natacha)… C’est pour cela qu’elle a honte !
– Es-tu bête, Pétia !
– Pas plus bête que vous, madame, » reprit le gamin
de neuf ans du ton d’un vieux brigadier.
Cependant la comtesse s’était émue des réticences
d’Anna Mikhaïlovna, et, revenue chez elle, elle ne quittait
pas, de ses yeux prêts à fondre en larmes, la miniature de
son fils. Anna Mikhaïlovna, tenant la lettre, s’arrêta sur le
seuil de la chambre :
« N’entrez pas, disait-elle au vieux comte, qui la
suivait… plus tard… »
Et elle referma la porte derrière elle.
Le comte appliqua son oreille au trou de la serrure, et
n’entendit tout d’abord qu’un échange de propos
indifférents, puis Anna Mikhaïlovna qui faisait un long
discours, puis un cri, un silence… et deux voix qui se
répondaient alternativement dans un joyeux duo. Anna
Mikhaïlovna introduisit le comte. Elle portait sur sa figure
l’orgueilleuse satisfaction d’un opérateur qui a mené à
bonne fin une amputation dangereuse, et qui désire voir le
public apprécier le talent dont il vient de faire preuve.
« C’est fait ! » dit-elle au comte, pendant que la
comtesse, tenant d’une main le portrait et de l’autre la
lettre, les baisait tour à tour. Elle tendit les mains à son
mari, embrassa sa tête chauve, par-dessus laquelle elle
envoya un nouveau regard à la lettre et au portrait, et le
repoussa doucement, pour approcher encore une fois la
lettre et le portrait de ses lèvres. Véra, Natacha, Sonia,
Pétia entrèrent au même moment, et on leur lut la lettre de
Nicolas, dans laquelle il décrivait, en quelques lignes, la
campagne, les deux batailles auxquelles il avait pris part,
son avancement, et qui finissait par ces mots : « Je baise
les mains à maman, et à papa, en demandant leur
bénédiction, et j’embrasse Véra, Natacha et Pétia. » Il
envoyait aussi ses compliments à M. Schelling, à
Mme Shoss, sa vieille bonne, et suppliait sa mère de
vouloir bien donner de sa part un baiser à sa chère Sonia,
à laquelle il pensait toujours autant, et qu’il aimait toujours.
Sonia à ces mots devint pourpre, et ses yeux se remplirent
de larmes. Ne pouvant soutenir les regards dirigés sur elle,
elle se sauva dans la grande salle, en fit le tour, pirouetta
sur ses talons comme une toupie, et, toute rayonnante de
plaisir, elle fit le ballon avec sa robe, et s’accroupit sur le
plancher. La comtesse pleurait.
« Il n’y a pas de quoi pleurer, maman, dit Véra. Il faut se
réjouir au contraire ! »
C’était juste, et cependant le comte, la comtesse,
Natacha, tous la regardèrent d’un air de reproche :
« De qui donc tient-elle ? » se demanda la comtesse.
La lettre du fils bien-aimé fut lue et relue une centaine
de fois, et ceux qui désiraient en entendre le contenu
devaient se rendre chez la comtesse, car elle ne s’en
dessaisissait pas. Lorsque la comtesse en faisait la lecture
aux gouverneurs, aux gouvernantes, à Mitenka, aux
connaissances de la maison, c’était chaque fois pour elle
une nouvelle jouissance, et chaque fois elle découvrait de
nouvelles qualités à son Nicolas chéri. C’était si étrange en
effet pour elle de se dire que ce fils qu’elle avait porté dans
son sein, il y avait vingt ans, que ce fils à propos duquel elle
se disputait avec son mari qui le gâtait, que cet enfant
qu’elle croyait entendre bégayer « maman »… était là-bas,
loin d’elle, dans un pays étranger, qu’il s’y conduisait en
brave soldat, qu’il y remplissait sans mentor son devoir
d’homme de cœur ! L’expérience de tous les jours, qui
nous montre le chemin parcouru insensiblement par les
enfants, depuis le berceau jusqu’à l’âge d’homme, n’avait
jamais existé pour elle. Chaque pas de son fils vers la
virilité lui paraissait aussi merveilleux que s’il eût été le
premier exemple d’un semblable développement.
« Quel style, quelles jolies descriptions ! Et quelle âme !
Et sur lui-même, rien… aucun détail ! Il parle d’un certain
Denissow, et je suis sûre qu’il aura montré plus de courage
qu’eux tous. Quel cœur ! Je le disais toujours lorsqu’il était
petit, toujours ! »
Pendant une semaine on ne s’occupa que de faire des
brouillons, et d’écrire, et de recopier la lettre que toute la
maison envoyait à Nicolouchka. Sous la surveillance de la
comtesse et du comte, on préparait l’argent et les effets
nécessaires à l’équipement du nouvel officier, Anna
Mikhaïlovna, en femme pratique, avait su ménager à son
fils une protection dans l’armée, et se faciliter avec lui des
moyens de correspondre, en envoyant ses lettres au grand-
duc Constantin, commandant de la garde. Les Rostow, de
leur côté, supposaient qu’on adressant leurs lettres « à la
garde russe, à l’étranger », c’était parfaitement clair et
précis, et que, si les lettres arrivaient jusqu’au grand-duc
commandant de la garde, il n’y avait aucune raison pour
qu’elles n’arrivassent pas également au régiment de
Pavlograd, qui devait se trouver dans le voisinage. Il fut
pourtant décidé qu’on enverrait le tout à Boris par le
courrier du grand-duc, et que Boris serait chargé de le
transmettre à leur fils. Père, mère, Sonia et les enfants,
tous avaient écrit, et le vieux comte avait joint au paquet six
mille roubles pour l’équipement.
VII
Le 12 novembre, l’armée de Koutouzow, campée aux
alentours d’Olmütz, se préparait à être passée en revue
par les deux empereurs de Russie et d’Autriche. La garde,
qui venait d’arriver, bivouaquait à quinze verstes de là, pour
paraître le lendemain matin à dix heures sur le champ de
manœuvres.
Nicolas Rostow avait reçu ce même jour un billet de
Boris. Boris lui annonçait que le régiment d’Ismaïlovsky
s’arrêtait à quelques verstes, et qu’il l’attendait pour lui
remettre la lettre et l’argent. La nécessité de ce dernier
envoi se faisait vivement sentir, car, après la campagne, et
pendant le séjour à Olmütz, Nicolas avait été exposé à
toutes les tentations imaginables, grâce aux cantines bien
fournies des vivandiers, et grâce aussi aux juifs autrichiens,
qui pullulaient dans le camp. Ce n’était dans le régiment de
Pavlograd que banquets sur banquets pour fêter les
récompenses reçues ; puis des courses sans fin à la ville,
où une certaine Caroline la Hongroise avait ouvert un
restaurant, dont le service était fait par des femmes.
Rostow avait fêté tout dernièrement son avancement, avait
acheté Bédouin, le cheval de Denissow, et se trouvait
endetté jusqu’au cou envers ses camarades et le vivandier.
Après avoir dîné avec des amis, il se mit en quête de son
camarade d’enfance, dans le bivouac de la garde. Il n’avait
pas encore eu le temps de s’équiper, et portait toujours sa
veste râpée de junker, ornée de la croix de soldat, un
pantalon à fond de cuir et le ceinturon avec l’épée
d’officier ; son cheval était un cheval cosaque acheté
d’occasion, et son shako bosselé était posé de côté, d’un
air tapageur. En s’approchant du régiment d’Ismaïlovsky, il
ne pensait dans sa joie qu’à émerveiller Boris et ses
camarades de la garde par son air de hussard aguerri qui
n’en est pas à sa première campagne.
La garde avait exécuté une promenade plutôt qu’une
marche, en faisant parade de sa belle tenue et de son
élégance. Les havresacs étaient transportés dans des
charrettes, et, à chacune de leurs courtes étapes, les
officiers trouvaient des dîners excellents, préparés par les
autorités de l’endroit. Les régiments entraient dans les
villes et en sortaient musique en tête, et pendant toute la
marche, ce dont la garde était très fière, les soldats,
obéissant à l’ordre du grand-duc, marchaient au pas et les
officiers suivaient à leur rang. Depuis leur départ, Boris
n’avait pas quitté Berg, qui était devenu chef de
compagnie, et qui, par son exactitude au service, avait su
gagner la confiance de ses chefs, et arranger fort
avantageusement ses petites affaires. Boris avait eu soin
de faire bon nombre de connaissances, qui pouvaient lui
devenir très utiles dans un moment donné, entre autres
celle du prince André Bolkonsky, à qui il avait apporté une
lettre de Pierre, et il espérait être attaché, par sa
protection, à l’état-major du général en chef. Berg et Boris,
tous deux tirés à quatre épingles, et complètement reposés
de leur dernière étape, jouaient aux échecs sur une table
ronde, dans le logement propre et soigné qui leur avait été
assigné ; le long tuyau de la pipe de Berg se prélassait
entre ses jambes, pendant que Boris, de ses blanches
mains, mettait les pièces en piles, sans perdre de vue la
figure de son partenaire, absorbé comme toujours par son
occupation du moment :
« Eh bien, comment en sortirez-vous ?
– Nous allons voir ! »
La porte s’ouvrit à ce moment.
« Le voilà enfin ! s’écria Rostow… Ah ! et Berg est
aussi là ?
– Petits enfants, allez faire dodo, » ajouta-t-il en
fredonnant une chanson de sa vieille bonne, qui avait
toujours le don de les faire pouffer de rire, Boris et lui.
« Dieu de Dieu, que tu es changé ! »
Boris se leva pour aller à la rencontre de son ami, sans
oublier toutefois d’arrêter dans leur chute les différentes
pièces du jeu ; il allait l’embrasser, lorsque Rostow fit un
mouvement de côté. Avec cet instinct naturel à la jeunesse,
qui ne songe qu’à s’écarter des sentiers battus, Rostow
cherchait constamment à exprimer ses sentiments d’une
façon neuve et originale, et à ne se conformer en rien aux
habitudes reçues. Il n’avait d’autre désir que de faire
quelque chose d’extraordinaire, ne fût-ce que de pincer
son ami, et surtout d’éviter l’accolade habituelle. Boris au
contraire déposa tout tranquillement et affectueusement sur
ses joues les trois baisers de rigueur.
Six mois à peine s’étaient écoulés depuis leur
séparation, et en se retrouvant ainsi au moment où ils
faisaient leurs premiers pas dans la vie, ils furent frappés
de l’énorme changement qui était survenu en eux, et qui
résultait évidemment du milieu dans lequel ils s’étaient
développés.
« Ah ! vous autres, maudits frotteurs de parquets, qui
rentrez d’une promenade, coquets et pimpants, tandis que
nous, pauvres pécheurs de l’armée… » disait Rostow, qui,
avec sa jeune voix de baryton et ses mouvements
accentués, cherchait à se donner la désinvolture d’un
militaire de l’armée, par opposition avec l’élégance de la
garde, en montrant son pantalon couvert de boue.
L’hôtesse allemande passa en ce moment la tête par la
porte.
« Est-elle jolie ? dit Rostow, en clignant de l’œil.
– Ne crie donc pas si fort ! Tu les effrayes, lui dit Boris.
Sais-tu bien que je ne t’attendais pas sitôt, car ce n’est
qu’hier soir que j’ai remis mon billet à Bolkonsky, un aide
de camp que je connais. Je n’espérais pas qu’il te le ferait
parvenir aussi vite… Eh bien, comment vas-tu ? Tu as reçu
le baptême du feu ? »
Rostow, sans répondre, joua avec la croix de soldat de
Saint-Georges qui était suspendue aux brandebourgs de
son uniforme et, indiquant son bras en écharpe :
« Comme tu vois !
– Ah ! ah ! dit Boris en souriant, nous aussi, mon cher,
nous avons fait une campagne charmante. Son Altesse
Impériale suivait le régiment, et nous avions toutes nos
aises. En Pologne, des réceptions, des dîners, des bals à
n’en plus finir… Le césarévitch est très bienveillant pour
tous les officiers ! »
Et ils se racontèrent mutuellement toutes les différentes
phases de leur existences : l’un, la vie de bivouac, l’autre
les avantages de sa position dans la garde avec de hautes
protections.
« Oh ! la garde ! dit Rostow. Donne-moi du vin. »
Boris fit une grimace, mais, tirant sa bourse de dessous
ses oreillers bien blancs, il fit apporter du vin.
« À propos, voici ton argent et la lettre. »
Rostow jeta l’argent sur le canapé, et saisit la lettre en
mettant ses deux coudes sur la table pour la lire
commodément. La présence de Berg le gênait ; se sentant
regardé fixement par lui, il se fit aussitôt un écran de sa
lettre.
« On ne vous a pas ménagé l’argent ! dit Berg, en
contemplant le gros sac enfoncé dans le canapé, et nous
autres, nous tirons le diable par la queue, avec notre solde.
– Écoutez, mon cher, la première fois que vous
recevrez une lettre de chez vous et que vous aurez mille
questions à faire à votre ami, je vous assure que je m’en
irai tout de suite pour vous laisser toute liberté : ainsi donc,
disparaissez bien vite… et allez-vous-en au diable !
s’écria-t-il en le faisant pivoter et en le regardant
amicalement pour adoucir la vivacité par trop franche de
ses paroles. Ne m’en veuillez pas, n’est-ce pas, je vous
traite en vieille connaissance !
– Mais je vous en prie, comte, je le comprends
parfaitement, dit Berg de sa voix enrouée.
– Allez chez les maîtres de la maison : ils vous ont
invité, » ajouta Boris.
Berg passa une redingote sans tache, releva ses
cheveux par devant à la façon de l’empereur Alexandre, et,
convaincu de l’effet irrésistible produit par sa toilette, il
sortit avec un sourire de satisfaction sur les lèvres.
« Ah ! quel animal je suis ! dit Rostow, en lisant sa
lettre.
– Pourquoi ?
– Un véritable animal de ne pas leur avoir écrit une
seconde fois… ils se sont tellement effrayés ! Eh bien, as-
tu envoyé Gavrilo chercher du vin ? Bravo ! nous allons
nous en donner ! »
Parmi les missives de ses parents il y avait une lettre
de recommandation pour le prince Bagration. La vieille
comtesse, d’après le conseil d’Anna Mikhaïlovna, l’avait
obtenue d’une de ses connaissances, et elle demandait à
son fils de la porter au plus tôt à son destinataire, afin d’en
tirer profit.
« Quelle folie ! j’en ai bien besoin ! dit Rostow, en jetant
la lettre sur la table.
– Pourquoi l’as-tu jetée ?
– C’est une lettre de recommandation, je m’en moque
pas mal.
– Comment, tu t’en moques pas mal ? mais elle te sera
nécessaire.
– Je n’ai besoin de rien ; ce n’est pas moi qui irai
mendier une place d’aide de camp !
– Pourquoi donc ?
– C’est un service de domestique.
– Ah ! tu es toujours le même, à ce que je vois, dit
Boris.
– Et toi, toujours le même diplomate ; mais il ne s’agit
pas de cela… que deviens-tu ? dit Rostow.
– Comme tu le vois, jusqu’à présent tout va bien, mais
je t’avoue que mon but est d’être attaché comme aide de
camp, et de ne pas rester dans les rangs.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’une fois qu’on est entré dans la carrière
militaire, il faut tâcher de la faire aussi brillante que
possible.
– Ah ! c’est comme cela ! »
Et il attacha des regards fixes sur son ami, en
s’efforçant, mais en vain, de pénétrer le fond de sa pensée.
Le vieux Gavrilo entra avec le vin demandé.
« Il faudrait envoyer chercher Alphonse Carlovitch, il
boirait avec toi à ma place.
– Si tu veux ; comment est-il ce Tudesque ? demanda
Rostow d’un air méprisant.
– C’est un excellent homme, très honnête et très
agréable. »
Rostow examina de nouveau Boris et soupira. Berg une
fois revenu, la conversation des trois officiers devint plus
vive, autour de la bouteille de vin. Ceux de la garde
mettaient Rostow au courant des plaisirs qu’ils
rencontraient sur leur marche, des réceptions qu’on leur
avait faites en Russie, en Pologne et à l’étranger. Ils
citaient les mots et les anecdotes de leur chef le grand-duc,
à propos de sa bonté et de la violence de son caractère.
Berg, qui, selon son habitude, se taisait toujours lorsque le
sujet ne le touchait pas directement, raconta
complaisamment comment en Galicie il avait eu l’honneur
de causer avec Son Altesse Impériale, comment le grand-
duc s’était plaint à lui de l’irrégularité de leur marche, et
comment, s’approchant un jour en colère de la compagnie,
il en avait appelé le chef « Arnaute » ! C’était l’expression
favorite du césarévitch, dans ses accès d’emportement.
« Vous ne me croirez pas, comte, mais j’étais si sûr de
mon bon droit, que je n’éprouvai pas la moindre frayeur ;
sans me vanter, je vous avouerai que je connais aussi bien
les ordres du jour et nos règlements, que « Notre Père qui
êtes aux cieux ». Aussi n’y a-t-il jamais de fautes de
discipline à reprocher ma compagnie, et je comparus
devant lui avec une conscience tranquille… »
À ces mots, le narrateur se leva pour montrer comment
il s’était avancé, en faisant le salut militaire. Il aurait été
difficile de voir une figure témoignant à la fois plus de
respect et de contentement de soi-même.
« Il écume, poursuivit-il, m’envoie à tous les diables, et
m’accable d’« Arnaute » et de « Sibérie » ! Je me garde
bien de répondre. « Es-tu muet ? » s’écrie-t-il. Je continue
à me taire… Eh bien ! comte, qu’en dites-vous ? Le
lendemain, dans l’ordre du jour, pas un mot à propos de
cette scène ! Voilà ce que c’est que de ne pas perdre la
tête ! Oui, comte, c’est ainsi, répéta-t-il, en allumant sa pipe
et en lançant en l’air des anneaux de fumée.
– Je vous en félicite, » dit Rostow.
Mais Boris, devinant ses intentions moqueuses à
l’endroit de Berg, détourna adroitement la conversation en
priant son ami de leur dire quand et comment il avait été
blessé. Rien ne pouvait être plus agréable à Rostow, qui
commença son récit ; s’animant de plus en plus, il se mit à
raconter l’affaire de Schöngraben, non pas comme elle
s’était passée, mais comme il aurait souhaité qu’elle se fût
passée c’est-à-dire embellie par sa féconde imagination.
Rostow aimait sans doute la vérité, et tenait à s’y
confirmer ; cependant il s’en éloigna malgré lui,
imperceptiblement. Un exposé exact et prosaïque aurait
été mal reçu par ses camarades, qui, ayant, comme lui,
entendu plus d’une fois décrire des batailles, et s’en étant
fait une idée précise, n’auraient ajouté aucune foi à ses
paroles, et peut-être même l’auraient accusé de ne pas
avoir saisi l’ensemble de ce qui s’était passé sous ses
yeux. Comment leur raconter tout simplement qu’il était
parti au galop, que, tombé de cheval, il s’était foulé le
poignet et enfui à toutes jambes devant un Français ? Se
borner ainsi à la pure vérité aurait demandé un grand effort
de sa part. Lâchant la bride à sa fantaisie, il leur narra
comment, au milieu du feu, une folle ardeur s’étant
emparée de lui, il avait tout oublié, s’était précipité comme
la tempête sur un carré, y sabrant de droite et de gauche,
comment enfin il était tombé d’épuisement…, etc., etc.
« Tu ne peux te figurer, ajouta-t-il, l’étrange et terrible
fureur qui s’empare de vous pendant la mêlée ! »
Comme il prononçait cette belle péroraison, le prince
Bolkonsky entra dans la chambre. Le prince André, qui
était flatté de voir les jeunes gens s’adresser à lui, aimait à
les protéger. Boris lui avait plu, et il ne demandait pas
mieux que de lui rendre service. Envoyé chez le
césarévitch par Koutouzow avec des papiers, il était venu
en passant. À la vue du hussard d’armée, échauffé par le
récit de ses exploits (il ne pouvait souffrir les individus de
cette espèce), il fronça le sourcil, sourit affectueusement à
Boris et, s’inclinant légèrement, s’assit sur le canapé. Rien
ne pouvait lui être plus désagréable que de tomber dans
une société déplaisante pour lui. Rostow, devinant sa
pensée, rougit jusqu’au blanc des yeux : malgré son
indifférence et son dédain pour l’opinion de ces messieurs
de l’état-major, il se sentit gêné par le ton cassant et
moqueur du prince André ; remarquant aussi que Boris
semblait avoir honte de lui, il finit par se taire. Ce dernier
demanda s’il y avait des nouvelles et si l’on pouvait sans
indiscrétion connaître les dispositions futures.
« On va probablement marcher en avant, » dit
Bolkonsky, qui tenait à ne pas se compromettre devant des
étrangers.
Berg profita de l’occasion pour s’informer, avec sa
politesse habituelle, si la ration de fourrage ne serait pas
doublée pour les chefs de compagnie de l’armée. Le
prince André lui répondit, avec un sourire, qu’il n’était pas
juge de questions d’État aussi graves.
« J’ai un mot à vous dire concernant votre affaire, dit-il à
Boris, mais nous en causerons plus tard. Venez chez moi
après la revue, nous ferons tout ce qu’il sera possible de
faire… »
Et s’adressant à Rostow, dont il ne semblait pas
remarquer l’air confus et passablement irrité :
« Vous racontiez l’affaire de Schöngraben ? Vous étiez
là ?
– J’étais là ! » répondit Rostow d’un ton agressif.
Bolkonsky, trouvant l’occasion toute naturelle de
s’amuser de sa mauvaise humeur, lui dit :
« Oui, on invente pas mal d’histoires sur cet
engagement !
– Oui, oui, on invente des histoires ! dit Rostow en jetant
tour à tour sur Boris et sur Bolkonsky un regard devenu
furieux ; oui, il y a beaucoup d’histoires, mais nos relations,
les relations de ceux qui ont été exposés au feu de
l’ennemi, celles-là ont du poids, et un poids d’une bien
autre valeur que celles de ces élégants de l’état-major, qui
reçoivent des récompenses sans rien faire…
– Selon vous, je suis de ceux-là ? » reprit avec sang-
froid et en souriant doucement le prince André.
Un singulier mélange d’impatience et de respect pour le
calme du maintien de Bolkonsky agitait Rostow.
« Je ne dis pas cela pour vous, je ne vous connais pas,
et n’ai pas, je l’avoue, le désir de vous connaître
davantage. Je le dis pour tous ceux des états-majors en
général.
– Et moi, dit le prince André, en l’interrompant d’une
voix mesurée et tranquille, je vois que vous voulez
m’offenser, ce qui serait par trop facile si vous vous
manquiez de respect à vous-même ; mais vous
reconnaîtrez sans doute aussi que l’heure et le lieu sont mal
choisis pour l’essayer. Nous sommes tous à la veille d’un
duel sérieux et important, et ce n’est pas la faute de
Droubetzkoï, votre ami d’enfance, si ma figure a le malheur
de vous déplaire. Du reste, ajouta-t-il en se levant, vous
connaissez mon nom et vous savez où me trouver ;
n’oubliez pas que je ne me considère pas le moins du
monde comme offensé, et, comme je suis plus âgé que
vous, je me permets de vous conseiller de ne donner
aucune suite à votre mauvaise humeur. Ainsi donc, Boris, à
vendredi après la revue, je vous attendrai… »
Et le prince André sortit en les saluant.
Rostow ahuri ne retrouva pas son aplomb. Il s’en voulait
mortellement de n’avoir rien trouvé à répondre, et, s’étant
fait amener son cheval, il prit congé de Boris assez
sèchement.
« Fallait-il aller provoquer cet aide de camp poseur, ou
laisser tomber l’affaire dans l’eau ? »
Cette question le tourmenta tout le long de la route.
Tantôt il se représentait le plaisir qu’il éprouverait à voir la
frayeur de ce petit homme orgueilleux, tantôt il se
surprenait avec étonnement à désirer, avec une ardeur qu’il
n’avait jamais ressentie, l’amitié de cet aide de camp qu’il
détestait.
VIII
Le lendemain de l’entrevue de Boris et de Rostow, les
troupes autrichiennes et russes, au nombre de 80 000
hommes, y compris celles qui arrivaient de Russie et celles
qui avaient fait la campagne, furent passées en revue par
l’empereur Alexandre, accompagné du césarévitch, et
l’empereur François, suivi d’un archiduc. Dès l’aube du
jour, les troupes, dans leur tenue de parade, s’alignaient
sur la plaine devant la forteresse. Une masse mouvante,
aux drapeaux flottants, s’arrêtait au commandement des
officiers, se divisait et se formait en détachements, se
laissant dépasser par un autre flot bariolé d’uniformes
différents. Plus loin, c’était la cavalerie, habillée de bleu, de
vert, de rouge, avec ses musiciens aux uniformes brodés,
qui s’avançait au pas cadencé des chevaux noirs, gris et
alezans ; puis venait l’artillerie, qui, au bruit d’airain de ses
canons reluisants et tressautant sur leurs affûts, se
déroulait comme un serpent, entre la cavalerie, et
l’infanterie, pour se rendre à la place qui lui était réservée,
en répandant sur son passage l’odeur des mèches
allumées. Les généraux en grande tenue, chamarrés de
décorations, collets relevés, et la taille serrée, les officiers
élégants et parés, les soldats aux visages rasés de frais,
aux fourniments brillants, les chevaux bien étrillés, à la robe
miroitante comme le satin, à la crinière bien peignée, tous
comprenaient qu’il allait se passer quelque chose de grave
et de solennel. Du général au soldat, chacun se sentait un
grain de sable dans cette mer vivante, mais avait
conscience en même temps de sa force comme partie de
ce grand tout.
Après maints efforts, à dix heures, tout fut prêt. L’armée
était placée sur trois rangs : la cavalerie en premier,
l’artillerie ensuite et l’infanterie en dernier.
Entre chaque arme différente il y avait un large espace.
Chacune de ces trois parties se détachait vivement sur les
deux autres. L’armée de Koutouzow, dont le premier rang
de droite était occupé par le régiment de Pavlograd, puis
les nouveaux régiments de l’armée et de la garde arrivés
de Russie, puis l’armée autrichienne, tous, rivalisant de
bonne tenue, étaient sur la même ligne et sous le même
commandement.
Tout à coup un murmure, semblable à celui du vent
bruissant dans le feuillage, parcourut les rangs :
« Ils arrivent ! Ils arrivent ! » s’écrièrent quelques voix.
Et la dernière inquiétude de l’attente se répandit
comme une traînée de poudre.
Un groupe s’était en effet montré dans le lointain. Au
même moment, un léger souffle traversant le calme de l’air
agita les flammes des lances et les drapeaux, dont les plis
s’enroulaient autour des hampes. Il semblait que ce
frissonnement témoignât de la joie de l’armée à l’approche
des souverains :
« Silence ! » cria une voix.
Puis, ainsi que le chant des coqs se répondant aux
premières lueurs de l’aurore, le mot fut répété sur différents
points, et tout se tut.
On n’entendit plus, dans ce calme profond, que le pas
des chevaux qui approchaient : les trompettes du 1er
régiment sonnèrent une fanfare, dont les sons entraînants
paraissaient sortir de ces milliers de poitrines joyeusement
émues à l’arrivée des empereurs. À peine la musique
avait-elle cessé, que la voix jeune et douce de l’empereur
Alexandre prononça distinctement ces mots :
« Bonjour, mes enfants ! »
Et le 1er régiment fit éclater un hourra si retentissant et
si prolongé, que chacun de ces hommes tressaillit à la
pensée du nombre et de la puissance de la masse dont il
faisait partie.
Rostow, placé au premier rang dans l’armée de
Koutouzow, la première sur le passage de l’empereur,
éprouva, comme tous les autres, ce sentiment général
d’oubli de soi-même, d’orgueilleuse conscience de sa
force et d’attraction passionnée vers le héros de cette
solennité.
Il se disait qu’à une parole de cet homme toute cette
masse et lui-même, infime atome, se précipiteraient dans
le feu et dans l’eau, tout prêts à commettre des crimes ou
des actions héroïques, et il se sentait frémir et presque
défaillir à la vue de celui qui personnifiait cette parole.
Les cris de hourra ! hourra ! retentissaient de tous
côtés, et les régiments, l’un après l’autre, sortant de leur
immobilité et de leur silence de mort, étaient évoqués à la
vie, lorsque l’Empereur passait devant eux, et le recevaient
au son des fanfares, en poussant des hourras qui se
confondaient avec les hourras précédents en une clameur
assourdissante.
Au milieu de ces lignes noires, immobiles, qui
semblaient pétrifiées sous leurs larges shakos, des
centaines de cavaliers caracolaient dans une élégante
symétrie. C’était la suite des deux Empereurs, sur qui était,
concentrée toute l’attention contenue et émue de ces
80 000 hommes.
Le jeune et bel Empereur, en uniforme de garde à
cheval, le tricorne posé de côté, avec son visage agréable,
sa voix douce et bien timbrée, attirait surtout les regards.
Rostow, qui était placé non loin des trompettes, suivait
de sa vue perçante l’approche de son souverain, et,
lorsqu’il en eut distingué à vingt pas les traits rayonnants de
beauté, de jeunesse et de bonheur, il se sentit pris d’un
élan irrésistible de tendresse et d’enthousiasme : tout dans
l’extérieur du souverain le ravissait.
Arrêté en face du régiment de Pavlograd, le jeune
Empereur, s’adressant à l’Empereur d’Autriche, prononça
en français quelques paroles et sourit.
Rostow sourit aussi, et sentit que son amour ne faisait
que croître ; il aurait voulu lui en donner une preuve, et
l’impossibilité de le faire le rendait tout malheureux.
L’Empereur appela le chef de régiment.
« Mon Dieu ! que serait-ce s’il s’adressait à moi ! j’en
mourrais de joie !
– Messieurs, dit l’Empereur en s’adressant aux officiers
(et Rostow crut entendre une voix du ciel), je vous remercie
de tout mon cœur. Vous avez mérité les drapeaux de
Saint-Georges et vous vous en montrerez dignes !
– Rien que mourir, mourir pour lui ! » se disait Rostow.
À ce moment éclatèrent de formidables hourras,
auxquels se joignit Rostow, de toute la force de ses
poumons, pour mieux témoigner, au risque de se briser la
poitrine, du degré de son enthousiasme.
L’Empereur resta quelques instants indécis.
« Comment peut-il être indécis ? » se dit Rostow.
Mais cette indécision lui parut aussi majestueuse et
aussi pleine de charme que tout ce que faisait l’Empereur,
qui, ayant touché, du bout de sa botte étroite, comme on
les portait alors, sa belle jument bai brun, rassembla les
rênes de sa main gantée de blanc, et s’éloigna, suivi du flot
de ses aides de camp, pour aller s’arrêter, de plus en plus
loin, devant les autres régiments ; et l’on ne voyait plus à la
fin que le plumet blanc de son tricorne ondulant au-dessus
de la foule.
Rostow avait remarqué Bolkonsky parmi les officiers de
la suite. Il se rappela la dispute de la veille, et se demanda
s’il fallait, oui ou non, le provoquer : « Non certainement, se
dit-il… Peut-on penser à cela à présent ? Que signifient
nos querelles et nos offenses, quand nos cœurs débordent
d’amour, de dévouement et d’exaltation ? J’aime tout le
monde et je pardonne à tous ! »
Lorsque l’Empereur eut passé devant tous les
régiments, ils défilèrent à leur tour. Rostow, monté sur
Bédouin, qu’il avait tout nouvellement acheté à Denissow,
passa le dernier de son escadron, seul et bien en vue.
Excellent cavalier, il éperonna vivement son cheval et le
mit au grand trot. Abaissant sur son poitrail sa bouche
écumante, la queue élégamment arquée, fendant l’air,
rasant la terre, jetant haut et avec grâce ses jambes fines,
Bédouin semblait sentir, lui aussi, que le regard de
l’Empereur était fixé sur lui.
Le cavalier, de son côté, les jambes en arrière, la figure
rayonnante et inquiète, le buste correctement redressé, ne
faisait qu’un avec son cheval, et ils passèrent tous deux
devant l’Empereur, dans toute leur beauté.
« Bravo les hussards de Pavlograd ! dit l’Empereur.
– Mon Dieu, que je serais heureux s’il voulait me dire là
tout de suite de me jeter dans le feu ! » pensa Rostow.
La revue terminée, les officiers nouvellement arrivés et
ceux de Koutouzow se formèrent en groupes et
s’entretinrent des récompenses, des Autrichiens et de
leurs uniformes, de Bonaparte et de sa situation critique,
surtout lorsque le corps d’Essen les aurait rejoints et que la
Prusse se serait franchement alliée à la Russie.
Mais c’était la personne même de l’empereur
Alexandre qui faisait le fond de toutes les conversations :
on se répétait chacun de ses mots, de ses mouvements, et
l’enthousiasme allait toujours croissant.
On ne désirait qu’une chose : marcher à l’ennemi sous
son commandement, car avec lui on était sûr de la victoire,
et, après la revue, l’assurance de vaincre était plus forte
qu’après deux victoires remportées.
IX
Le lendemain de la revue, Boris, ayant mis son plus bel
uniforme, se rendit à Olmütz accompagné des vœux de
Berg, pour profiter des bonnes dispositions de Bolkonsky.
Une petite place bien commode, celle d’aide de camp
près d’un personnage haut placé, était tout ce qu’il lui
fallait.
« C’est bon pour Rostow, se disait-il, à qui son père
envoie six mille roubles à la fois, de faire le dédaigneux et
de traiter cela de service de laquais ; mais moi, qui n’ai
rien que ma tête, il faut que je me pousse dans la carrière,
et que je profite de toutes les occasions favorables.
Le prince André n’était point à Olmütz ce jour-là. Mais
l’aspect de la ville, animée par la présence du quartier
général, du corps diplomatique, des deux empereurs, avec
leur suite, leurs cours et leurs familiers, ne fit qu’augmenter
en lui le désir de pénétrer dans ces hautes sphères.
Bien qu’il fût dans la garde, il n’y connaissait personne.
Tout ce monde chamarré de cordons et de décorations,
aux plumets multicolores, parcourant les rues avec de
beaux attelages, aussi bien militaire que civil, lui paraissait
à une telle hauteur au-dessus de lui, petit officier, qu’il ne
voulait ni ne pouvait assurément soupçonner même son
existence. Dans la maison occupée par le général en chef
Koutouzow, et où il était allé chercher Bolkonsky, l’accueil
qu’il reçut des aides de camp et des domestiques semblait
destiné à lui faire comprendre qu’ils avaient par-dessus la
tête des flâneurs comme lui. Cependant le lendemain, qui
était le 15 du mois, il renouvela sa tentative. Le prince
André était chez lui, et l’on fit entrer Boris dans une grande
salle ; c’était une ancienne salle de bal, où l’on avait
entassé cinq lits, des meubles de toute espèce, tables,
chaises, plus un piano. Un aide de camp en robe de
chambre persane écrivait à côté de la porte d’entrée. Un
second, le gros et beau Nesvitsky, étendu sur son lit, les
bras passés sous la tête en guise d’oreiller, riait avec un
officier assis à ses pieds. Le troisième jouait une valse
viennoise. Le quatrième, à moitié couché sur l’instrument,
la lui fredonnait. Bolkonsky n’y était pas. Personne ne
changea d’attitude à la vue de Boris, sauf l’aide de camp
en robe de chambre, qui lui répondit d’un air de mauvaise
humeur que Bolkonsky était de service, et qu’il le trouverait
dans le salon d’audience, la porte à gauche dans le
corridor. Boris le remercia, s’y rendit et y vit effectivement
une dizaine d’officiers et de généraux.
Au moment où il entrait, le prince André, avec cette
politesse fatiguée qui dissimule l’ennui, mais que le devoir
impose, écoutait un général russe décoré, d’un certain âge
et rouge de figure, qui, planté sur la pointe des pieds, lui
exposait son affaire de cet air craintif habituel au soldat :
« Très bien, ayez l’obligeance d’attendre, » répondit-il
au général, avec cet accent français qu’il affectait en
parlant russe, lorsqu’il voulait être dédaigneux.
Ayant aperçu Boris, et sans plus s’occuper du
pétitionnaire, qui courait après lui en réitérant sa demande
et en assurant qu’il n’avait pas fini, le prince André vint à lui
et le salua amicalement. À ce changement à vue, Boris
comprit ce qu’il avait soupçonné tout d’abord, c’est qu’en
dehors de la discipline et de la subordination, telles
qu’elles sont écrites dans le code militaire, et telles qu’on
les pratiquait au régiment, il y en avait une autre bien plus
essentielle, qui forçait ce général à la figure enluminée à
attendre patiemment le bon plaisir du capitaine André, du
moment que celui-ci préférait causer avec le sous-
lieutenant prince Boris Droubetzkoï. Il se promit de se
guider à l’avenir d’après ce dernier code et non d’après
celui qui était en vigueur. Grâce aux lettres de
recommandation dont on l’avait pourvu, il se sentait placé
cent fois plus haut que ce général, qui, une fois dans les
rangs, pouvait l’écraser, lui simple sous-lieutenant de la
garde.
« Je regrette de vous avoir manqué hier, dit le prince
André en lui serrant la main. J’ai couru toute la journée
avec des Allemands. J’ai été avec Weirother faire une
inspection et étudier la dislocation des troupes, et vous
savez que, lorsque les Allemands se piquent d’exactitude,
on n’en finit plus. »
Boris sourit et fit semblant de comprendre ce qui devait
être connu de tout le monde. C’était pourtant la première
fois qu’il entendait le nom de Weirother et le mot de
« dislocation ».
« Ainsi donc, mon cher, vous voulez devenir aide de
camp ?
– Oui, répondit Boris en rougissant malgré lui, je
désirerais le demander au général en chef ; le prince
Kouraguine lui en aura sans doute écrit. Je le désirerais
surtout parce que je doute que la garde voie le feu, ajouta-t-
il enchanté de trouver ce prétexte plausible à sa requête.
– Bien, bien, nous en causerons, dit le prince André ;
aussitôt mon rapport présenté au sujet de ce monsieur, je
serai à vous. »
Pendant son absence, le général, qui comprenait
autrement que Boris les avantages de la discipline sous-
entendue, jeta un regard furieux sur cet impudent sous-
lieutenant qui l’avait empêché de raconter en détail son
affaire ; ce dernier en fut un peu décontenancé, et attendit
avec impatience le retour du prince André, qui l’emmena
aussitôt dans la grande salle aux cinq lits.
« Voici, mon cher, mes conclusions : vous présenter au
général en chef est parfaitement inutile ; il vous dira mille
amabilités, vous engagera à dîner chez lui… (Ce ne serait
pourtant pas trop mal par rapport à cette autre discipline,
se dit Boris en lui-même…) et il ne fera rien de plus, car on
formerait bientôt tout un bataillon de nous autres aides de
camp et officiers d’ordonnance. Je vous propose autre
chose, d’autant mieux que Koutouzow et son état-major
n’ont plus la même importance. Dans ce moment, tout est
concentré dans la personne de l’Empereur ; ainsi donc,
nous irons voir le général aide de camp prince
Dolgoroukow, un de mes bons amis, un excellent homme,
à qui j’ai parlé de vous ; peut-être trouvera-t-il moyen de
vous placer auprès de lui, ou bien même plus haut, plus
près du soleil. »
Le prince André, toujours prêt à guider un jeune homme
et à lui rendre sa carrière plus facile, s’acquittait de ce
devoir avec un plaisir tout particulier, et, sous le couvert de
cette protection accordée à autrui et qu’il n’aurait jamais
acceptée pour lui-même, il gravitait autour de cette sphère
qui l’attirait malgré lui, et de laquelle rayonnait le succès.
La soirée était déjà assez avancée, lorsqu’ils
franchirent le seuil du palais occupé par les deux
empereurs et leurs cours.
Leurs Majestés avaient assisté ce même jour à un
conseil de guerre, auquel avaient également pris part tous
les membres du Hofkriegsrath. On y avait décidé, contre
l’avis des vieux militaires, tels que Koutouzow et le prince
Schwarzenberg, qu’on reprendrait l’offensive et qu’on
livrerait bataille à Bonaparte. Au moment où le prince
André se mettait en quête du prince Dolgoroukow, il
aperçut encore, sur les différents visages qu’il rencontrait,
la trace de cette victoire remportée par le parti des jeunes
dans le conseil de guerre. Les voix des temporiseurs qui
conseillaient d’attendre avaient été si bien étouffées par
leurs adversaires, et leurs arguments renversés par des
preuves si infaillibles à l’appui des avantages de
l’offensive, que la future bataille et la victoire qui devait en
être la conséquence incontestable appartenaient pour ainsi
dire déjà au passé plutôt qu’à l’avenir. Les forces
considérables de Napoléon (excédant à coup sûr les
nôtres) étaient massées sur un seul point. Nos troupes,
excitées par la présence des empereurs, ne demandaient
qu’à se battre ; le point stratégique sur lequel elles auraient
à agir était connu dans ses moindres détails du général
Weirother, qui devait servir de guide aux deux armées. Par
une heureuse coïncidence, l’armée autrichienne ayant
manœuvré l’année précédente sur ce terrain, il fut tracé sur
les cartes avec une exactitude mathématique ; l’inaction de
Napoléon faisait naturellement croire qu’il s’était affaibli.
Le prince Dolgoroukow, l’un des plus chauds
défenseurs du plan d’attaque, venait de rentrer du conseil,
ému, épuisé, mais fier de son triomphe, lorsque le prince
André, auquel il serra aimablement la main, lui présenta
son protégé. Incapable de contenir plus longtemps les
pensées qui l’agitaient en ce moment, et ne faisant guère
attention à Boris :
« Eh bien, mon cher, dit-il en français, en s’adressant
au prince André, nous l’avons remportée, la victoire ! Dieu
veuille seulement que celle qui s’ensuivra soit aussi
brillante ! Et je vous avoue, mon cher, que je reconnais mes
torts envers les Autrichiens, et surtout envers Weirother.
Quelle minutie ! Quelle connaissance des lieux ! Quelle
prévoyance de toutes les conditions, de toutes les
éventualités, des moindres détails ! On ne saurait
décidément imaginer un ensemble aussi avantageux que
celui de notre situation actuelle. La réunion de la
scrupuleuse exactitude autrichienne avec la bravoure
russe, que faut-il de plus ?
– L’attaque est donc décidée ?
– Oui, mon cher, et Bonaparte me paraît avoir perdu la
tête ! L’Empereur a reçu une lettre de lui aujourd’hui… »
Et Dolgoroukow sourit d’une manière significative.
« Oui-da ! que lui écrit-il donc ?
– Mais que peut-il lui écrire ? Traderidera… etc., rien
que pour gagner du temps. Il tombera entre nos mains,
soyez-en sûr ! Mais le plus amusant, et il sourit avec une
bonhomie pleine de malice, c’est qu’on ne savait comment
lui adresser la réponse. Ne pouvant l’adresser au consul, il
va de soi qu’on ne pouvait l’adresser à l’Empereur ; il ne
restait plus que le général Bonaparte, c’était au moins mon
avis.
– Mais, lui dit Bolkonsky, il me semble qu’entre ne pas
le reconnaître Empereur et l’appeler général il y a une
différence.
– Certainement, et c’était là la difficulté, continua
vivement Dolgoroukow. Aussi Bilibine, qui est fort
intelligent, proposa l’adresse suivante : « À l’usurpateur et
à l’ennemi du genre humain. »
– Rien que cela ?
– En tout cas, Bilibine a sérieusement tourné la
difficulté, en homme d’esprit qu’il est…
– Comment ?
– Au chef du gouvernement français ! – C’est bien,
n’est-ce pas.
– Très bien, mais ça lui déplaira fort, dit Bolkonsky.
– Oh ! sans aucun doute ! Mon frère, qui le connaît,
ayant plus d’une fois dîné chez cet Empereur à Paris, me
racontait qu’il n’avait jamais vu de plus fin et de plus rusé
diplomate : l’habileté française jointe à l’astuce italienne !
Vous connaissez sans doute toutes les histoires du comte
Markow, le seul qui ait su se conduire avec lui.
Connaissez-vous celle du mouchoir ? elle est ravissante !
Et ce bavard de Dolgoroukow, s’adressant tantôt à Boris,
tantôt au prince André, leur raconta comment Bonaparte,
voulant éprouver notre ambassadeur, avait laissé tomber
son mouchoir à ses pieds, et, dans l’attente de le lui voir
ramasser, s’était arrêté devant lui ; comment Markow,
laissant aussitôt tomber le sien tout à côté, le ramassa
sans toucher à l’autre.
– Charmant, dit Bolkonsky ; mais deux mots, mon
prince : je viens en solliciteur pour ce jeune homme… »
Un aide de camp qui venait chercher Dolgoroukow de
la part de l’Empereur ne donna pas au prince André le
temps de finir sa phrase.
« Oh ! quel ennui, dit le prince Dolgoroukow, en se
levant à la hâte et en serrant la main aux deux jeunes gens.
Je ferai tout ce qui me sera possible, tout ce qui dépendra
de moi, pour vous et ce charmant jeune homme. Mais ce
sera pour une autre fois ! Vous voyez… » ajouta-t-il en
serrant de nouveau la main de Boris avec une familiarité
bienveillante et légère.
Boris était tout ému du voisinage de cette personnalité
puissante, ému aussi de se trouver en contact avec un des
ressorts qui mettaient en mouvement ces énormes
masses, dont lui, dans son régiment, ne se sentait qu’une
petite, soumise et infime parcelle. Ils traversèrent le
corridor à la suite du prince Dolgoroukow, et au moment où
celui-ci entrait dans les appartements de l’Empereur, il en
sortit un homme en habit civil, de haute taille, à figure
intelligente, et dont la mâchoire proéminente, loin d’enlaidir
les traits, y ajoutait au contraire beaucoup de vivacité et de
mobilité. Il salua en passant Dolgoroukow comme un
intime, et jeta un regard fixe et froid sur le prince André,
vers lequel il s’avança avec la certitude que l’autre le
saluerait et se rangerait pour le laisser passer ; mais le
prince André ne fit ni l’un ni l’autre ; la figure de l’inconnu
exprima l’irritation, et, se détournant, il longea l’autre côté
du corridor.
« Qui est-ce ? demanda Boris.
– Un des hommes les plus remarquables et les plus
antipathiques, à mon avis. C’est le ministre des affaires
étrangères, le prince Adam Czartorisky… Ce sont ces
hommes-là, dit le prince André avec un soupir qu’il ne put
réprimer, qui décident du sort des nations ! »
Les troupes se mirent en marche le lendemain, et Boris,
n’ayant revu ni Bolkonsky ni Dolgoroukow, pendant le
temps qui s’écoula jusqu’à la bataille d’Austerlitz, fut laissé
dans son régiment.
X
Le 16, à l’aube, l’escadron de Denissow, faisant partie
du détachement du prince Bagration, quitta sa dernière
étape pour gagner le champ de bataille, à la suite des
autres colonnes ; mais, à la distance d’une verste, il reçut
l’ordre de s’arrêter. Rostow vit défiler devant lui les
cosaques, le 1er et le 2ème escadron de hussards, quelques
bataillons d’infanterie et de l’artillerie, les généraux prince
Bagration, Dolgoroukow et leurs aides de camp. La lutte
intérieure qu’il avait soutenue pour vaincre la terreur qui
s’emparait de lui au moment de l’engagement, tous ses
beaux rêves sur la façon dont il s’y distinguerait à l’avenir,
s’évanouissaient en fumée, car son escadron fut laissé
dans la réserve, et la journée s’écoula triste et ennuyeuse.
À neuf heures du matin, il entendit au loin une fusillade, des
cris, des hourras, il vit ramener quelques blessés et enfin,
au milieu d’une centaine de cosaques, tout un détachement
de cavalerie française ; si l’engagement, comme on le
voyait, avait été court, il s’était du moins terminé à notre
avantage ; officiers et soldats parlaient d’une brillante
victoire, de la prise de Vischau et d’un escadron français
fait prisonnier. Le temps était pur, un beau soleil réchauffait
l’air après la légère gelée de la nuit, et le radieux éclat
d’une belle journée d’automne, en harmonie avec la joie et
l’expression du triomphe, se reflétait sur les traits des
soldats, des officiers, des généraux et des aides de camp
qui se croisaient en tous sens. Après avoir souffert
l’angoisse inévitable qui précède une affaire, pour passer
ensuite cette joyeuse journée dans l’inaction, Rostow
ressentait une vive impatience.
« Rostow, viens ici, noyons notre chagrin ! lui cria
Denissow, qui, assis sur le bord de la route, avait un flacon
d’eau-de-vie et quelques victuailles à côté de lui, et était
entouré d’officiers qui partageaient ses provisions.
– Encore un qu’on amène ! dit l’un d’eux, en désignant
un dragon français qui marchait entre deux cosaques, dont
l’un menait par la bride la belle et forte monture du
prisonnier.
– Vends-moi le cheval, cria Denissow au cosaque.
– Volontiers, Votre Noblesse. »
Les officiers se levèrent et entourèrent le cosaque et le
prisonnier. Ce dernier était un jeune Alsacien, qui parlait
français avec un accent allemand des plus prononcés. Il
était rouge d’émotion ; ayant entendu parler sa langue, il
s’adressait à chacun d’eux alternativement, en leur
expliquant qu’il n’avait pas été pris par sa faute, que c’était
le caporal qui en était cause, qu’il l’avait envoyé chercher
des housses, quoiqu’il l’assurât que les Russes étaient
déjà là, et à chaque phrase il ajoutait :
« Qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval. »
Et il le caressait. Il avait l’air de ne pas se rendre bien
compte de ce qu’il disait : tantôt il s’excusait d’avoir été fait
prisonnier, tantôt il faisait parade de sa ponctualité à
remplir ses devoirs de soldat, comme s’il était encore en
présence de ses chefs. C’était pour notre arrière-garde un
spécimen exact des armées françaises, que nous
connaissions encore si peu.
Les cosaques échangèrent son cheval contre deux
pièces d’or, et Rostow, qui pour le moment se trouvait le
plus riche des officiers, en devint propriétaire.
« Mais qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval, »
lui répéta l’Alsacien.
Rostow le rassura et lui donna un peu d’argent.
« Allez ! allez ! dit le cosaque, en prenant le prisonnier
français par la main pour le faire avancer.
– L’Empereur ! l’Empereur ! cria-t-on tout à coup autour
d’eux. Tous s’agitèrent, se dispersèrent, se placèrent à leur
poste, et Rostow, voyant venir de loin quelques cavaliers
avec des plumets blancs, gagna prestement sa place et se
mit en selle. Toute sa mauvaise humeur, tout son ennui,
toute pensée personnelle s’effacèrent à l’instant de son
esprit ; devant le sentiment de joie ineffable qui le pénétrait
tout entier, à l’approche de son souverain. C’était pour lui
une compensation complète à la déception du matin ;
exalté, comme un amoureux qui a obtenu le rendez-vous
désiré, il n’osait se retourner, et devinait son arrivée, non
au bruit des chevaux, mais à l’intensité de l’émotion qui
s’épanouissait en lui et qui éclairait et illuminait tout ce qui
l’entourait. Cependant le « soleil » arrivait plus près, plus
près… Rostow se sentait comme enveloppé des rayons de
sa douce et majestueuse lumière…, et il entendit cette voix
si bienveillante, si calme, si imposante et si naturelle à la
fois, qui résonna au milieu d’un silence de mort :
« Les hussards de Pavlograd ? demanda l’Empereur.
– La réserve, Sire ! » répondit une voix humaine, après
la voix divine qui avait parlé.
L’Empereur s’arrêta devant Rostow. La beauté de sa
figure, plus frappante encore dans ce moment que le jour
de la revue, brillait d’entrain et de jeunesse, et cet air
d’innocente jeunesse, tout rayonnant de la vivacité de
l’adolescence, n’enlevait rien à la sereine majesté de ses
traits. En parcourant des yeux l’escadron, son regard
rencontra l’espace d’une seconde celui de Rostow. Avait-il
compris ce qui bouillonnait dans l’âme de ce dernier ?
Rostow en était convaincu, car il avait senti passer sur lui le
doux chatoiement de ses beaux yeux bleus.
Relevant les sourcils, l’Empereur éperonna
brusquement son cheval et s’élança au galop en avant.
Le jeune souverain n’avait pu se refuser le plaisir
d’assister à l’engagement, malgré tous les avis contraires
de ses conseillers, et, s’étant séparé à midi de la troisième
colonne qu’il suivait, il allait rejoindre l’avant-garde,
lorsqu’au moment où il atteignait les hussards, plusieurs
aides de camp lui apportèrent la nouvelle de l’heureuse
issue de l’affaire.
Cette bataille, qui ne consistait, par le fait, qu’en la prise
d’un escadron français, lui fut représentée comme une
grande victoire, si bien que l’Empereur et même l’armée,
avant que la fumée se fût dissipée, étaient persuadés que
les Français avaient été vaincus, et obligés de battre en
retraite. Peu d’instants après le départ de l’Empereur, la
division du régiment de Pavlograd reçut l’ordre d’avancer,
et Rostow eut encore une fois le bonheur d’apercevoir
l’Empereur dans la petite ville de Vischau. Quelques
blessés et quelques tués qu’on n’avait pas eu le temps
d’enlever y gisaient encore sur la place où la fusillade avait
été la plus chaude. L’Empereur, accompagné de sa suite
civile et militaire, monté sur un cheval alezan, se penchait
de côté, portant d’un geste plein de grâce une lorgnette
d’or à ses yeux, et regardait un soldat étendu à ses pieds,
sans casque et la tête ensanglantée. L’aspect de ce
blessé, horrible à voir, si près de l’Empereur, fut
désagréable à Rostow ; il s’aperçut de la contraction de
son visage et du frissonnement qui parcourait tout son
être ; il vit son pied presser nerveusement le flanc de sa
monture, qui, bien dressée, conservait une immobilité
complète. Un aide de camp descendit de cheval pour
soulever le blessé, qui poussa un gémissement, et il le
posa sur un brancard.
« Doucement, doucement ; ne peut-on pas faire cela
plus doucement ? » dit l’Empereur, avec un accent de
compassion qui prouvait que sa souffrance était plus vive
que celle du mourant.
Il s’éloigna, et Rostow, qui avait remarqué ses yeux
humides de larmes, l’entendit dire en français à
Czartorisky :
« Quelle terrible chose que la guerre ! »
L’avant-garde établie en avant de Vischau, en vue de
l’ennemi, qui ce jour-là cédait le terrain sans la moindre
résistance, avait reçu les remerciements de l’Empereur, la
promesse de récompenses et une double ration d’eau-de-
vie pour les hommes. Les grands feux du bivouac
pétillaient encore plus gaiement que la veille, et les chants
des soldats remplissaient l’air. Denissow fêtait son
avancement au rang de major, et Rostow, légèrement gris
à la fin du souper, proposa de porter la santé de Sa
Majesté, non pas la santé officielle de l’Empereur comme
souverain, mais la santé de l’Empereur comme homme
plein de cœur et de charme…
« Buvons à sa santé, s’écria-t-il, et à la prochaine
victoire !… Si nous nous sommes bien battus, si nous
n’avons pas reculé à Schöngraben devant les Français,
que sera-ce maintenant que nous l’avons, lui, à notre tête ?
Nous mourrons avec bonheur pour lui, n’est-ce pas,
messieurs ? Je ne m’exprime peut-être pas bien, mais je le
sens et vous aussi ! À la santé de l’empereur Alexandre
1er ! Hourra !
– Hourra ! » répondirent en chœur les officiers.
Et le vieux Kirstein criait avec autant d’enthousiasme
que l’officier de vingt ans.
Leurs verres vidés et brisés, Kirstein en remplit
d’autres, et, s’avançant en manches de chemise, un verre à
la main, vers les soldats groupés autour du feu, il leva le
verre au-dessus de sa tête, pendant que la flamme éclairait
de ses rouges reflets sa pose triomphale, ses grandes
moustaches grises, et sa poitrine blanche, que sa chemise
entr’ouverte laissait à découvert.
« Enfants, à la santé de notre Empereur et à la victoire
sur l’ennemi ! » s’écria-t-il de sa voix basse et vibrante.
Ses hommes l’entourèrent en lui répondant par de
bruyantes acclamations.
En se séparant à la nuit, Denissow frappa sur l’épaule
de son favori Rostow :
« Pas moyen de s’amouracher, hein ? alors on s’est
épris de l’Empereur !
– Denissow, ne plaisante pas là-dessus, c’est un
sentiment trop élevé, trop sublime !
– Oui, oui, mon jeune ami, je suis de ton avis, je le
partage et je l’approuve !
– Non, tu ne le comprends pas ! »
Et Rostow alla se promener au milieu des feux, qui
s’éteignaient peu à peu, en rêvant au bonheur de mourir,
sans songer à sa vie, de mourir simplement sous les yeux
de l’Empereur ; il se sentait en effet transporté
d’enthousiasme pour lui, pour la gloire des armes russes et
pour le triomphe du lendemain. Du reste, il n’était pas le
seul à penser ainsi : les neuf dixièmes des soldats
éprouvaient, quoique à un moindre degré, ces sensations
enivrantes, pendant les heures mémorables qui
précédèrent la journée d’Austerlitz.
XI
L’Empereur séjourna le lendemain à Vischau. Son
premier médecin Willier ayant été appelé par lui plusieurs
fois, la nouvelle d’une indisposition de l’Empereur s’était
répandue dans le quartier général, et dans son entourage
intime on disait qu’il n’avait ni appétit ni sommeil. On
attribuait cet état à la violente impression qu’avait produite
sur son âme sensible la vue des morts et des blessés.
Le 17, de grand matin, un officier français, protégé par
le drapeau parlementaire, et demandant une audience de
l’Empereur lui-même, fut amené des avant-postes. Cet
officier était Savary. L’empereur venait de s’endormir.
Savary dut attendre ; à midi, il fut introduit, et une heure
après il repartit avec le prince Dolgoroukow.
Il avait, disait-on, mission de proposer à l’empereur
Alexandre une entrevue avec Napoléon. À la grande joie
de toute l’armée, cette entrevue fut refusée, et le prince
Dolgoroukow, le vainqueur de Vischau, fut envoyé avec
Savary pour entrer en pourparlers avec Napoléon, dans le
cas où, contre toute attente, ces pourparlers auraient la
paix pour objet.
Dolgoroukow, de retour le même soir, resta longtemps
en tête-à-tête avec l’Empereur.
Le 18 et le 19 novembre, les troupes firent encore deux
étapes, pendant que les avant-postes ennemis ne
cessaient de se replier, après avoir échangé quelques
coups de fusil avec les nôtres. Dans l’après-midi du 19, un
mouvement inaccoutumé d’allées et venues eut lieu dans
les hautes sphères de l’armée, et se continua jusqu’au
lendemain matin, 20 novembre, date de la mémorable
bataille d’Austerlitz.
Jusqu’à l’après-midi du 19, l’agitation inusitée, les
conversations animées, les courses des aides de camp,
n’avaient pas dépassé les limites du quartier général des
empereurs, mais elles ne tardèrent pas à gagner l’état-
major de Koutouzow, et bientôt après les états-majors des
chefs de division. Dans la soirée, les ordres portés par les
aides de camp avaient mis en mouvement toutes les
parties de l’armée, et pendant la nuit du 19 au 20 cette
énorme masse de 80 000 hommes se souleva en bloc,
s’ébranla et se mit en marche avec un sourd roulement.
Le mouvement, concentré le matin dans le quartier
général des Empereurs, en se répandant de proche en
proche, avait atteint et tiré de leur immobilité jusqu’aux
derniers ressorts de cette immense machine militaire,
comparable au mécanisme si compliqué d’une grande
horloge. L’impulsion une fois donnée, nul ne saurait plus
l’arrêter : la grande roue motrice, en accélérant rapidement
sa rotation, entraîne à sa suite toutes les autres : lancées à
fond de train, sans avoir idée du but à atteindre, les roues
s’engrènent, les essieux crient, les poids gémissent, les
figurines défilent, et les aiguilles, se mouvant lentement,
marquent l’heure, résultat final obtenu par la même
impulsion donnée à ces milliers d’engrenages, qui
semblaient destinés à ne jamais sortir de leur immobilité !
C’est ainsi que les désirs, les humiliations, les souffrances,
les élans d’orgueil, de terreur, d’enthousiasme, la somme
entière des sensations éprouvées par 160 000 Russes et
Français eurent comme résultat final, marqué par l’aiguille
sur le cadran de l’histoire de l’humanité, la grande bataille
d’Austerlitz, la bataille des trois Empereurs !
Le prince André était de service ce jour-là, et n’avait
pas quitté le général en chef Koutouzow, qui, arrivé à six
heures du soir au quartier général des deux Empereurs,
après avoir eu une courte audience de Sa Majesté, se
rendit chez le grand maréchal de la cour, comte Tolstoï.
Bolkonsky, ayant remarqué l’air contrarié et mécontent
de Koutouzow, en profita pour entrer chez Dolgoroukow, et
lui demander les détails sur ce qui se passait ; il avait cru
s’apercevoir également qu’on en voulait à son chef au
quartier général, et qu’on affectait avec lui le ton de ceux
qui savent quelque chose que les autres ignorent.
« Bonjour, mon cher, lui dit Dolgoroukow, qui prenait le
thé avec Bilibine. La fête est pour demain. Que fait votre
vieux, il est de mauvaise humeur ?
– Je ne dirai pas qu’il soit de mauvaise humeur, mais il
aurait voulu, je crois, qu’on l’eût entendu.
– Comment donc, mais on l’a écouté au conseil de
guerre et on l’écoutera toujours lorsqu’il parlera sensément,
mais traîner en longueur et toujours attendre, lorsque
Bonaparte a visiblement peur de la bataille, … c’est
impossible.
– Mais vous l’avez vu, Bonaparte ? Quelle impression
vous a-t-il faite ?
– Oui, je l’ai vu, et je demeure convaincu qu’il redoute
terriblement cette bataille, répéta Dolgoroukow, enchanté
de la conclusion qu’il avait tirée de sa visite à Napoléon.
S’il ne la redoutait pas, pourquoi aurait-il demandé cette
entrevue, entamé ces pourparlers ? Pourquoi se serait-il
replié, lorsque cette retraite est tout l’opposé de sa
tactique habituelle ? Croyez-moi : il a peur, son heure est
venue, je puis vous l’assurer.
– Mais comment est-il ? demanda le prince André.
– C’est un homme en redingote grise, très désireux de
m’entendre l’appeler Votre Majesté, mais je ne l’ai honoré
d’aucun titre, à son grand chagrin. Voilà quel homme c’est,
rien de plus ! Et malgré le profond respect que je porte au
vieux Koutouzow, nous serions dans une jolie situation si
nous continuions à attendre l’inconnu, et à lui donner ainsi
la chance de s’en aller ou de nous tromper, tandis qu’à
présent nous sommes sûrs de le prendre. Il ne faut pas
oublier le principe de Souvarow : qu’il vaut mieux attaquer
que de se laisser attaquer. L’ardeur des jeunes gens à la
guerre, est, croyez-moi, un indicateur plus sûr que toute
l’expérience des vieux tacticiens.
– Mais quelle est donc sa position ? Je suis allé
aujourd’hui aux avant-postes, et il est impossible de
découvrir où se trouve le gros de ses forces, reprit le prince
André, qui brûlait d’envie d’exposer au prince Dolgoroukow
son plan d’attaque particulier.
– Ceci est parfaitement indifférent. Tous les cas sont
prévus s’il est à Brünn…, » repartit Dolgoroukow, en se
levant pour déployer une carte sur la table et expliquer à sa
façon le projet d’attaque de Weirother, qui consistait en un
mouvement de flanc.
Le prince André fit des objections pour prouver que son
plan valait celui de Weirother, qui n’avait pour lui que la
bonne fortune d’avoir été approuvé. Pendant que le prince
André faisait ressortir les côtés faibles de ce dernier et les
avantages du sien, le prince Dolgoroukow avait cessé de
l’écouter et jetait des regards distraits tour à tour sur la
carte et sur lui.
« Il y aura un conseil de guerre ce soir chez Koutouzow,
et vous pourrez exposer vos objections, dit Dolgoroukow.
– Et je le ferai certainement, reprit le prince André.
– De quoi vous préoccupez-vous, messieurs ? dit avec
un sourire railleur Bilibine, qui, après les avoir écoutés en
silence, se préparait à les plaisanter. Qu’il y ait une victoire
ou une défaite demain, l’honneur de l’armée russe sera
sauf, car, à l’exception de notre Koutouzow, il n’y a pas un
seul Russe parmi les chefs des différentes divisions ; voyez
plutôt : Herr général Wimpfen, le comte de Langeron, le
prince de Lichtenstein, le prince de Hohenlohe et enfin
Prsch…, Prsch… et ainsi de suite, comme tous les noms
polonais.
– Taisez-vous, mauvaise langue, dit Dolgoroukow, vous
vous trompez : il y a deux Russes, Miloradovitch et
Doktourow ; il y en a même un troisième, Araktchéiew,
mais il n’a pas les nerfs solides.
– Je vais rejoindre mon chef, dit le prince André. Bonne
chance, messieurs ! »
Et il sortit en leur serrant la main à tous deux.
Pendant le trajet, le prince André ne put s’empêcher de
demander à Koutouzow, qui était assis en silence à ses
côtés, ce qu’il pensait de la bataille du lendemain. Celui-ci,
avec un air profondément sérieux, lui répondit, au bout
d’une seconde : « Je pense qu’elle sera perdue, et j’ai prié
le comte Tolstoï de transmettre mon opinion à
l’Empereur… Eh bien, que croyez-vous qu’il m’ait
répondu ? « Eh, mon cher général, je me mêle du riz et des
côtelettes, mêlez-vous des affaires de la guerre » Oui, mon
cher, voilà ce qu’ils m’ont répondu ! »
XII
À dix heures du soir, Weirother porta son plan au
logement de Koutouzow, où devait se rassembler le
conseil de guerre. Tous les chefs de colonnes, avaient été
convoqués, et tous, à l’exception du prince Bagration, qui
s’était fait excuser, se réunirent à l’heure indiquée.
Weirother, le grand organisateur de la bataille du
lendemain, avec sa vivacité et sa hâte fiévreuse, faisait un
contraste complet avec Koutouzow, mécontent et endormi,
qui présidait malgré lui le Conseil de guerre. Weirother se
trouvait, à la tête de ce mouvement que rien ne pouvait plus
arrêter, dans la situation d’un cheval attelé qui, se
précipitant sur une descente, ne sait plus si c’est lui qui
entraîne la voiture ou si c’est la voiture qui le pousse.
Emporté par une force irrésistible, il ne se donnait plus le
temps de réfléchir à la conséquence de cet élan. Il avait été
deux fois dans la soirée inspecter les lignes ennemies,
deux fois chez les empereurs pour faire son rapport et
donner des explications, et de plus dans sa chancellerie,
où il avait dicté en allemand un projet de disposition des
troupes. Aussi arriva-t-il au conseil de guerre
complètement épuisé.
Sa préoccupation était si évidente qu’il en oubliait la
déférence qu’il devait au général en chef : il l’interrompait à
tout moment par des paroles sans suite, sans même le
regarder, sans répondre aux questions qui lui étaient
adressées. Avec ses habits couverts de boue, il avait un
air piteux, fatigué, égaré, qui cependant n’excluait pas
l’orgueil et la jactance.
Koutouzow occupait un ancien château. Dans le grand
salon, transformé en cabinet, étaient réunis : Koutouzow,
Weirother, tous les membres du conseil de guerre et le
prince André, qui, après avoir transmis les excuses du
prince Bagration, avait obtenu l’autorisation de rester.
« Le prince Bagration ne venant pas, nous pouvons
commencer notre séance, » dit Weirother, en se levant
avec empressement pour se rapprocher de la table, sur
laquelle était étalée, une immense carte topographique
des environs de Brünn.
Koutouzow, dont l’uniforme déboutonné laissait prendre
l’air à son large cou de taureau, enfoncé dans un fauteuil à
la Voltaire, ses petites mains potelées de vieillard
symétriquement posées sur les bras du fauteuil, paraissait
endormi, mais le son de la voix de Weirother lui fit ouvrir
avec effort l’œil qui lui restait.
« Oui, je vous en prie, autrement il sera trop tard… »
Et sa tête retomba sur sa poitrine, et son œil se
referma.
Quand la lecture commença, les membres du conseil
auraient pu croire qu’il faisait semblant de dormir, mais son
ronflement sonore leur prouva bientôt qu’il avait cédé
malgré lui à cet invincible besoin de sommeil, inhérent à la
nature humaine, en dépit de son désir de témoigner son
dédain pour les dispositions qui avaient été arrêtées. En
effet, il dormait profondément. Weirother, trop occupé pour
perdre une seconde, lui jeta un coup d’œil, prit un papier et
commença d’un ton monotone la lecture très compliquée et
très difficile à suivre de la dislocation des troupes :
« Dislocation des troupes pour l’attaque des positions
ennemies derrière Kobelnitz et Sokolenitz, du 30
novembre 1805.
« Vu que le flanc gauche de l’ennemi s’appuie sur des
montagnes boisées et que son aile droite s’étend le long
des étangs derri ère Kobelnitz et Sokolenitz et que
notre flanc gauche déborde de beaucoup son flanc droit, il
serait avantageux d’attaquer l’aile droite de l’ennemi ; si
nous parvenons surtout à nous emparer des villages de
Kobelnitz et de Sokolenitz, nous nous trouverions alors
dans la possibilité de tomber sur le flanc de l’ennemi et de
le poursuivre dans la plaine, entre Schlappanitz et le bois
de Turass, en évitant les défilés entre Schlappanitz et
Bellovitz, qui couvrent le front de l’ennemi. Il est
indispensable dans ce but… La première colonne
marche… la seconde colonne marche… la troisième
colonne marche, etc. »
Ainsi lisait Weirother, pendant que les généraux
essayaient de le suivre, avec un déplaisir manifeste. Le
blond général Bouxhevden, de haute taille, debout et le dos
appuyé au mur, les yeux fixés sur la flamme d’une des
bougies, affectait même de ne pas écouter. À côté de lui,
Miloradovitch, avec sa figure haute en couleur, sa
moustache retroussée, assis avec un laisser-aller militaire,
les coudes en dehors et les mains sur les genoux, en face
de Weirother, fixait sur lui, tout en gardant un silence
opiniâtre, ses grands yeux brillants, qu’il reportait, à la
moindre pause, sur ses collègues, sans qu’il leur fût
possible de se rendre compte de la signification de ce
regard. Était-il pour ou contre, mécontent ou satisfait des
mesures prises ? Le plus rapproché de Weirother était le
comte de Langeron, qui avait le type d’un Français du
midi ; un fin sourire n’avait cessé d’animer son visage
pendant la lecture, et ses yeux suivaient le jeu de ses
doigts fluets qui faisaient tourner une tabatière en or ornée
d’une miniature. Au milieu d’une des plus longues périodes
il avait relevé la tête, et il était sur le point d’interrompre
Weirother avec une politesse presque blessante : mais le
général autrichien, sans s’arrêter, fronçant le sourcil, fit un
geste impératif de la main comme s’il voulait lui dire :
« Après, après, vous me ferez vos observations ;
maintenant suivez sur la carte et écoutez. » Langeron,
surpris, leva les yeux au ciel, se tourna en cherchant une
explication du côté de Miloradovitch ; mais, rencontrant son
regard sans expression, il pencha tristement la tête et
recommença à faire tourner sa tabatière.
« Une leçon de géographie ! » murmura-t-il à demi-voix,
mais assez haut cependant pour être entendu.
Prsczebichewsky, tenant comme un cornet acoustique
la main près de son oreille avec une politesse
respectueuse mais digne, avait l’air d’un homme dont
l’attention est complètement absorbée. Doktourow, de
petite taille, d’un extérieur modeste et d’une volonté à toute
épreuve, à demi penché sur la carte, étudiait
consciencieusement le terrain qui lui était inconnu. Il avait à
plusieurs reprises prié Weirother de répéter les mots qu’il
n’avait pas saisis au passage et les noms des différents
villages, qu’il inscrivait au fur et à mesure sur son carnet.
La lecture, qui avait duré plus d’une heure, une fois
terminée, Langeron, arrêtant le mouvement de rotation de
sa tabatière sans s’adresser à personne en particulier,
exprima son opinion sur la difficulté d’exécuter ce plan, qui
n’était fondé que sur une position supposée de l’ennemi,
tandis que cette position ne pouvait être exactement
reconnue, vu la fréquence de ses mouvements. Ces
objections étaient fondées ; mais leur but évident était, cela
se voyait, de faire sentir au général autrichien qu’il leur
avait lu son projet avec l’assurance d’un régent de collège
dictant une leçon à ses écoliers, et qu’il avait affaire, non à
des imbéciles, mais à des gens parfaitement capables de
lui en remontrer dans l’art militaire. Le son de la voix
monotone de Weirother ayant cessé de se faire entendre,
Koutouzow ouvrit l’œil, comme le meunier qui se réveille
lorsque s’arrête le bruit somnifère des roues de son
moulin ; après avoir écouté Langeron, il referma l’œil de
nouveau et pencha la tête encore plus sur sa poitrine,
témoignant ainsi du peu d’intérêt qu’il prenait à cette
discussion.
Mettant tous ses efforts à irriter Weirother et à le
froisser dans son amour-propre d’auteur, Langeron
continuait à démontrer que Bonaparte pouvait tout aussi
bien prendre l’initiative de l’attaque que se laisser attaquer,
et que dans ce cas il détruisait du coup toutes les
combinaisons du plan. Son adversaire ne répondait à ses
arguments que par un sourire de profond mépris, qui lui
tenait lieu de toute réplique :
« S’il avait pu nous attaquer, il l’aurait déjà fait !
– Vous ne le croyez donc pas fort ? dit Langeron.
– S’il a 40 000 hommes, c’est beaucoup, répondit
Weirother, avec le dédain d’un docteur auquel une bonne
femme indique un remède.
– Dans ce cas, il court à sa perte en attendant notre
attaque, » continua Langeron d’un ton ironique.
Il cherchait un appui dans Miloradovitch, mais celui-ci
était à cent lieues de la discussion.
« Ma foi, dit-il, demain nous le verrons sur le champ de
bataille. »
Sur la figure de Weirother, on lisait clairement qu’il lui
paraissait étrange de rencontrer des objections chez les
généraux russes, lorsque non seulement lui, mais encore
les deux empereurs étaient convaincus de la justesse de
son plan.
« Les feux sont éteints dans le camp ennemi, et on y
entend un bruit incessant, dit-il. Que veut dire cela, si ce
n’est qu’il se retire, et c’est la seule chose que nous ayons
à craindre, ou bien encore qu’il change ses positions.
Même en supposant qu’il prenne celle de Turass, il nous
épargnera beaucoup de peine, et nos dispositions
resteront les mêmes dans leurs moindres détails.
– De quelle manière ?… » demanda le prince André,
qui cherchait depuis longtemps l’occasion d’exprimer ses
doutes.
Mais Koutouzow se réveilla en toussant avec bruit :
« Messieurs, dit-il, nos dispositions pour demain ; je
dirai même pour aujourd’hui, puisqu’il est une heure du
matin, nos dispositions ne sauraient être changées. Vous
les connaissez ; nous ferons tous notre devoir. Et rien n’est
plus important, la veille d’une bataille, – il s’arrêta un
moment, – que de faire un bon somme ! »
Il fit mine de se lever. Les généraux le saluèrent, et on
se sépara.

Le Conseil de guerre, devant lequel le prince André


n’avait pas eu le loisir d’exprimer sa manière de voir, lui
laissa une impression de trouble et d’inquiétude, et il se
demandait qui d’eux tous avait raison, de Dolgoroukow et
Weirother, ou bien de Koutouzow et Langeron. Koutouzow
ne pouvait-il donc dire son opinion franchement à
l’Empereur ? Cela se passait-il toujours ainsi, et en vient-
on à risquer des milliers d’existences et la mienne, pensait-
il, grâce à des intérêts de cour tout personnels ?… Oui, on
me tuera peut-être demain… ? Et tout à coup cette idée de
la mort évoqua en lui toute une série de souvenirs lointains
et intimes, ses adieux à son père, à sa femme, les
premiers temps de son mariage et son amour pour elle ! Il
se souvint de sa grossesse, il s’attendrit sur elle, sur lui-
même, et sortant, tout ému et agité, de la cabane où il
logeait avec Nesvitsky, il se mit à marcher.
La nuit était brumeuse, et un mystérieux rayon de lune
essayait d’en percer les ténèbres.
« Oui, demain, demain ! » se disait-il. Tout sera peut-
être fini pour moi et ces souvenirs n’auront peut-être plus
de valeur. Ce sera demain, je le sens, qu’il me sera donné
de montrer tout ce que je puis faire… »
Et il se représentait la bataille, les pertes, la
concentration de la lutte sur un point, la confusion des
chefs :
« Voilà enfin l’heureux moment, le Toulon si ardemment
désiré ! »
Il se vit ensuite exposant son opinion claire et précise à
Koutouzov, à Weirother, aux empereurs. Tous étaient
frappés de la justesse de ses combinaisons, mais
personne n’osait prendre sur lui de les exécuter… Il
choisissait un régiment, une division, posait ses conditions
pour qu’on ne se mît pas en travers de ses projets, menait
sa division sur le point décisif et remportait la victoire !…
Et la mort et l’agonie ? lui soufflait une autre voix. Mais le
prince André continuait à rêver à ses futurs succès. C’est à
lui que l’on confiait le plan de la prochaine bataille. Il n’était,
il est vrai, qu’un officier de service auprès de Koutouzow,
mais c’était lui qui faisait tout, et la seconde bataille était
également gagnée !… c’était lui qui remplaçait
Koutouzow !… Eh bien, après ? reprit l’autre voix, après, si
en attendant tu n’es pas blessé, tué ou déçu, qu’arrivera-t-
il ? – Après, se répondait le prince André, je n’en sais rien
et n’en veux rien savoir. Ce n’est pas ma faute si je tiens à
obtenir de la gloire, si je tiens à me rendre célèbre, à me
faire aimer des hommes, si c’est mon seul but dans la vie !
Je ne le dirai à personne, mais qu’y puis-je faire, si je ne
tiens qu’à la gloire et à l’amour des hommes ? La mort, les
blessures, la perte de ma famille, rien de tout cela ne
m’effraye, et quelque chers que me soient les êtres que
j’aime, mon père, ma sœur, ma femme, quelque étrange
que cela puisse paraître, je les donnerais tous pour une
minute de gloire, de triomphe, d’amour de la part de ces
hommes que je ne connais pas et que je ne connaîtrai
jamais, pensait-il.
Prêtant l’oreille au murmure confus qui s’élevait autour
de la demeure de Koutouzow, il y distingua les voix de la
domesticité occupée à l’emballage, et celle d’un cocher qui
raillait sur son nom le vieux cuisinier de Koutouzow, appelé
Tite.
« Le diable t’emporte ! grommela le vieillard, au milieu
des rires de ceux qui l’entouraient.
– Et pourtant, se disait le prince Bolkonsky, je ne tiens
qu’à m’élever au-dessus d’eux tous, je ne tiens qu’à cette
gloire mystérieuse que je sens planer dans ce brouillard
au-dessus de ma tête ! »
XIII
Rostow passa cette nuit-là avec son peloton aux avant-
postes du détachement de Bagration. Ses hussards
étaient en vedette deux par deux ; lui-même parcourait leur
ligne au pas de son cheval, pour vaincre l’irrésistible
sommeil qui s’emparait de lui. Derrière, sur une vaste
étendue, brillaient indistinctement à travers le brouillard les
feux de nos bivouacs, tandis qu’autour de lui et devant lui
s’étendait la nuit profonde. Malgré tous ses efforts pour
percer la brume, il ne voyait rien. Il croyait parfois entrevoir
une lueur indécise, quelques feux tremblotants, puis tout
s’effaçait, et il se disait, qu’il avait été le jouet d’une
illusion ; ses yeux se refermaient, et son imagination lui
représentait tantôt l’Empereur, tantôt Denissow, tantôt sa
famille, et il ouvrait de nouveau les yeux et n’apercevait
devant lui que les oreilles et la tête de son cheval, les
ombres de ses hussards et la même obscurité
impénétrable.
« Pourquoi ne m’arriverait-il pas ce qui est arrivé à tant
d’autres ? se disait-il. Pourquoi ne me trouverais-je pas sur
le passage de l’Empereur, qui me donnerait une
commission comme à tout autre officier et, une fois la
commission remplie, me rapprocherait de sa personne !
Oh ! s’il le faisait, comme je veillerais sur lui, comme je lui
dirais la vérité, comme je démasquerais les fourbes ! »
Et Rostow, pour mieux se représenter son amour et son
entier dévouement à l’Empereur, se voyait aux prises avec
un traître allemand, qu’il souffletait et tuait sous les yeux de
son souverain. Un cri éloigné le fit tressaillir.
« Où suis-je ? ah ! oui, aux avant-postes ! le mot d’ordre
et de ralliement : « Timon et Olmütz ! » Quel guignon d’être
laissé demain dans la réserve ! Si du moins on me
permettait de prendre part à l’affaire ! Ce serait peut-être la
seule chance de voir l’Empereur. Je vais être relevé tout à
l’heure, et j’irai le demander au général. »
Il se raffermit sur sa selle pour aller inspecter encore
une fois ses hussards. La nuit lui parut moins sombre : il
distinguait confusément à gauche une pente douce, et vis-
à-vis, s’élevant à pic, un noir mamelon, sur le plateau
duquel s’étalait une tache blanche dont il ne pouvait se
rendre compte. Était-ce une clairière éclairée par la lune,
des maisons blanches, ou une couche de neige ? Il crut
même y apercevoir un certain mouvement :
« Une tache blanche ? se dit Rostow, c’est de la neige
à coup sûr ; une tache ! » répéta-t-il, à moitié endormi.
Et il retomba dans ses rêves…
« Natacha ! murmura-t-il, elle ne voudra jamais croire
que j’ai vu l’Empereur !
– À droite, Votre Noblesse, il y a là des buissons ! » lui
dit le hussard devant lequel il passait.
Il releva la tête, et s’arrêta. Il se sentait vaincu par le
sommeil de la jeunesse :
« Oui, mais à quoi vais-je penser ? Comment parlerai-
je à l’Empereur ?… Non, non, ce n’est pas ça… »
Et sa tête s’inclinait de nouveau, lorsque dans son rêve,
croyant qu’on tirait sur lui, il s’écria en se réveillant en
sursaut :
« Qui va là ?… »
Et il entendit au même instant, là où il supposait devoir
être l’ennemi, les cris retentissants de milliers de voix ; son
cheval et celui du hussard qui marchait à ses côtés
dressèrent les oreilles. À l’endroit d’où ces cris partaient
brilla et s’éteignit un feu solitaire, puis un autre scintilla, et
toute la ligne des troupes ennemies échelonnées sur la
montagne s’éclaira subitement d’une traînée de feux,
pendant que les clameurs allaient en augmentant. Rostow
pouvait reconnaître, par les intonations, que c’était du
français, bien qu’il fût impossible de distinguer les mots à
cause du brouhaha.
« Qu’est-ce que c’est ? Qu’en penses-tu ? demanda-t-il
à son hussard. C’est pourtant bien chez l’ennemi ?… Ne
l’entends-tu donc pas ? ajouta-t-il, en voyant qu’il ne lui
répondait pas.
– Eh ! qu’est-ce qui peut le savoir, Votre Noblesse ?
– D’après la direction, ce doit bien être chez lui.
– Peut-être chez lui, peut-être pas ! il se passe tant de
choses la nuit ! Hé, voyons, pas de bêtises, » dit-il à son
cheval.
Celui de Rostow s’échauffait également et frappait du
pied la terre gelée. Les cris augmentaient de force et de
violence et se confondaient en une immense clameur,
comme seule pouvait la produire une armée de plusieurs
milliers d’hommes. Les feux s’allumaient sur toute la ligne.
Le sommeil de Rostow avait été chassé par le bruit des
acclamations triomphantes :
« Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! entendait-il
distinctement.
– Ils ne sont pas loin, ils doivent être là, derrière le
ruisseau, » dit-il à son hussard.
Celui-ci soupira sans répondre et fit entendre une toux
de mauvaise humeur.
Le pas d’un cheval approchait, et il vit, surgissant tout à
coup devant lui du milieu du brouillard, une figure qui lui
parut gigantesque : c’était un sous-officier, qui lui annonça
l’arrivée des généraux. Rostow, se dirigeant à leur
rencontre, se retourna pour suivre du regard les feux de
l’ennemi. Le prince Bagration et le prince Dolgoroukow,
accompagnés de leurs aides de camp, étaient venus voir
cette fantasmagorie de feux et écouter les clameurs de
l’ennemi. Rostow s’approcha de Bagration et, après lui
avoir fait son rapport, se joignit à sa suite, prêtant l’oreille à
la conversation des deux chefs.
« Croyez-moi, disait Dolgoroukow, ce n’est qu’une ruse
de guerre : il s’est retiré, et il a donné l’ordre à l’arrière-
garde d’allumer des feux et de faire du bruit afin de nous
tromper.
– J’ai peine à le croire, reprit Bagration ; ils occupent ce
mamelon depuis hier soir ; s’ils se retiraient, ils l’auraient
aussi abandonné. Monsieur l’officier, dit-il à Rostow, les
éclaireurs y sont-ils encore ?
– Ils y étaient hier au soir, Excellence, mais maintenant
je ne pourrais vous le dire. Faut-il y aller voir avec mes
hussards ?»
Bagration faisait de vains efforts pour distinguer la
figure de Rostow.
« Bien, allez-y » dit-il après un moment de silence.
Rostow lança son cheval en avant, appela le sous-
officier et deux hussards, leur donna l’ordre de
l’accompagner, et descendit au trot la montagne dans la
direction des cris. Il éprouvait un mélange d’inquiétude et
de plaisir à se perdre ainsi avec ses trois hussards dans
les ténèbres pleines de vapeurs, de mystères et de
dangers. Bagration lui enjoignit, de la hauteur où il était
placé, de ne pas franchir le ruisseau, mais Rostow feignit
de ne pas l’avoir entendu. Il allait, il allait toujours, prenant
les buissons pour des arbres et les ravines pour des
hommes. Arrivé au pied de la montagne, il ne voyait plus ni
les nôtres ni l’ennemi. En revanche, les cris et les voix
étaient plus distincts. À quelques pas devant lui, il crut
apercevoir une rivière, mais en approchant il reconnut une
grande route, et il s’arrêta indécis sur la direction à
prendre : fallait-il la suivre ou la traverser pour continuer à
travers champs vers la montagne opposée ? Suivre cette
route, qui tranchait dans le brouillard, était plus sage, parce
qu’on y pouvait voir devant soi.
« Suis-moi, » dit-il.
Et il la franchit pour monter au galop le versant opposé,
occupé depuis la veille par un piquet français.
« Votre Noblesse, le voilà ! » lui dit un de ses hussards.
Rostow eut à peine le temps de remarquer un point noir
dans le brouillard, qu’une lueur parut, un coup partit, et une
balle siffla comme à regret bien haut dans la brume et se
perdit au loin. Un second éclair brilla, le coup ne partit
point. Rostow tourna bride et s’éloigna au galop. Quatre
coups partirent sur différents points, et les balles chantèrent
sur tous les tons. Rostow retint un moment son cheval,
excité comme lui, et le mit au pas :
« Encore, et encore ! » se disait-il gaiement.
Mais les fusils se turent. Arrivé au galop auprès de
Bagration, il porta deux doigts à sa visière.
Dolgoroukow défendait toujours son opinion :
« Les Français se retiraient et n’avaient allumé leurs
feux que pour nous tromper. Ils ont parfaitement pu se
retirer et laisser des piquets.
– En tout cas, ils ne sont pas tous partis, Prince, dit
Bagration. Nous ne le saurons que demain.
– Le piquet est sur la montagne, Excellence, et toujours
là au même endroit, dit Rostow, sans pouvoir réprimer un
sourire de satisfaction, causé par sa course et par le
sifflement des balles.
– Bien, bien, dit Bagration, je vous remercie, monsieur
l’officier.
– Excellence, dit Rostow, permettez-moi de…
– Qu’y a-t-il ?
– Notre escadron sera laissé dans la réserve, ayez la
bonté de m’attacher au 1er escadron.
– Comment vous appelez-vous ?
– Comte Rostow.
– Ah ! c’est bien, bien ! Je te garde auprès de moi
comme ordonnance.
– Vous êtes le fils d’Élie Andréïévitch, dit Dolgoroukow.
Mais… »
Rostow, sans lui répondre, demanda au prince
Bagration : « Puis-je alors espérer, Excellence ?…
– J’en donnerai l’ordre.
– Demain, qui sait, oui, demain on m’enverra peut-être
porter un message à l’Empereur. Dieu soit loué ! » se dit-il.
Les cris et les feux de l’armée ennemie étaient causés
par la lecture de la proclamation de Napoléon, pendant
laquelle l’Empereur faisait lui-même à cheval le tour des
bivouacs. Les soldats l’ayant aperçu, allumaient des
torches de paille et le suivaient en criant : Vive l’Empereur !
L’ordre du jour contenant la proclamation de Napoléon
venait de paraître ; elle était ainsi conçue :
« SOLDATS !
« L’armée russe se présente devant vous pour venger
l’armée autrichienne d’Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons
que vous avez battus à Hollabrünn, et que depuis vous avez
constamment poursuivis jusqu’ici.
« Les positions que nous occupons sont formidables,
et, pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me
présenteront le flanc. Soldats, je dirigerai moi-même vos
bataillons. Je me tiendrai loin du feu, si, avec votre
bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la
confusion dans les rangs ennemis ; mais, si la victoire était
un moment incertaine, vous verriez votre Empereur
s’exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait
hésiter, dans cette journée surtout où il s’agit de l’honneur
de l’infanterie française, qui importe tant à l’honneur de
toute la nation.
« Que, sous prétexte d’emmener les blessés, on ne
dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré
de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de
l’Angleterre, qui sont animés d’une si grande haine contre
notre nation !
« Cette victoire finira la campagne, et nous pourrons
reprendre nos quartiers d’hiver, où nous serons joints par
les nouvelles armées qui se forment en France, et alors la
paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de
moi.
« NAPOLÉON. »
XIV
Il était cinq heures du matin, et le jour n’avait pas encore
paru. Les troupes du centre, de la réserve et le flanc droit
de Bagration se tenaient immobiles ; mais, sur le flanc
gauche, les colonnes d’infanterie, de cavalerie et
d’artillerie, qui avaient ordre de descendre dans les bas-
fonds pour attaquer le flanc droit des Français et le rejeter,
selon les dispositions prises, dans les montagnes de la
Bohême, s’éveillaient et commençaient leurs préparatifs. Il
faisait froid et sombre. Les officiers déjeunaient et
avalaient leur thé en toute hâte ; les soldats grignotaient
leurs biscuits, battaient la semelle pour se réchauffer et se
groupaient autour des feux, en y jetant tour à tour les débris
de chaises, de tables, de roues, de tonneaux, d’abris, en
un mot tout ce qu’ils ne pouvaient emporter et dont l’acre
fumée les enveloppait. L’arrivée des guides autrichiens
devint le signal de la mise en mouvement : le régiment
s’agitait, les soldats quittaient leur feu, serraient leurs pipes
dans la tige de leurs bottes, et, mettant leurs sacs dans les
charrettes, saisissaient leurs fusils et s’alignaient en bon
ordre. Les officiers boutonnaient leurs uniformes,
bouclaient leurs ceinturons, accrochaient leurs havresacs
et inspectaient minutieusement les rangs. Les soldats des
fourgons et les domestiques militaires attelaient les
chariots et y entassaient tous les bagages. Les aides de
camp, les commandants de régiment, de bataillon,
montaient à cheval, se signaient, donnaient leurs derniers
ordres, leurs commissions et leurs instructions aux
hommes du train, et les colonnes s’ébranlaient au bruit
cadencé de milliers de pieds, sans savoir où elles allaient,
et sans même apercevoir, à cause de la fumée et du
brouillard intense, le terrain qu’elles abandonnaient et celui
sur lequel elles s’engageaient.
Le soldat en marche est tout aussi limité dans ses
moyens d’action, aussi entraîné par son régiment, que le
marin sur son navire. Pour l’un, ce sera toujours le même
pont, le même mât, le même câble ; pour l’autre, malgré les
énormes distances inconnues et pleines de dangers qu’il
lui arrive de franchir, il a également autour de lui les mêmes
camarades, le même sergent-major, le chien fidèle de la
compagnie et le même chef. Le matelot est rarement
curieux de se rendre compte des vastes étendues sur
lesquelles navigue son navire ; mais, le jour de la bataille,
on ne sait comment, on ne sait pourquoi, une seule note
solennelle, la même pour tous, fait vibrer les cordes du moi
moral du soldat par l’approche de cet inconnu inévitable et
décisif, qui éveille en lui une inquiétude inusitée. Ce jour-là,
il est excité, il regarde, il écoute, il questionne et cherche à
comprendre ce qui se passe en dehors du cercle de ses
intérêts habituels.
L’épaisseur du brouillard était telle que le premier rayon
de jour était trop faible pour le percer, et l’on ne distinguait
rien à dix pas. Les buissons se transformaient en grands
arbres, les plaines en descentes et en ravins, et l’on
risquait de se trouver inopinément devant l’ennemi. Les
colonnes marchèrent longtemps dans ce nuage,
descendant et montant, longeant des jardins et des murs
dans une localité inconnue, sans le rencontrer. Devant,
derrière, de tous côtés, le soldat entendait l’armée russe
suivant la même direction, et il se réjouissait de savoir
qu’un grand nombre des siens se dirigeaient comme lui
vers ce point inconnu.
« As-tu entendu ? voilà ceux de Koursk qui viennent de
passer, disait-on dans les rangs.
– Ah ! c’est effrayant ce qu’il y a de nos troupes ! Quand
on a allumé les feux hier soir, j’ai regardé… c’était Moscou,
quoi ! »
Les soldats marchaient gaiement, comme toujours,
quand il s’agit de prendre l’offensive, et cependant les
chefs de colonnes ne s’en étaient pas encore approchés et
ne leur avaient pas dit un mot (tous ceux que nous avons
vus au conseil de guerre étaient en effet de mauvaise
humeur et mécontents de la décision prise : ils se
bornaient à exécuter les instructions qu’on leur avait
données, sans s’occuper d’encourager le soldat). Une
heure environ se passa ainsi : le gros des troupes s’arrêta,
et aussitôt on éprouva le sentiment instinctif d’une grande
confusion et d’un grand désordre. Il serait difficile
d’expliquer comment ce sentiment d’abord confus devient
bientôt une certitude absolue : le fait est qu’il gagne
insensiblement de proche en proche avec une rapidité
irrésistible, comme l’eau se déverse dans un ravin. Si
l’armée russe s’était trouvée seule, sans alliés, il se serait
écoulé plus de temps pour transformer une appréhension
pareille en un fait certain ; mais ici on ressentait comme un
plaisir extrême et tout naturel à en accuser les Allemands,
et chacun fut aussitôt convaincu que cette fatale confusion
était due aux mangeurs de saucisses.
« Nous voilà en plan !… Qu’est-ce qui barre donc la
route ? Est-ce le Français ?… Non, car il aurait déjà tiré !…
Avec cela qu’on nous a pressés de partir, et nous voilà
arrêtés en plein champ ! Ces maudits Allemands qui
brouillent tout, ces diables qui ont la cervelle à l’envers !…
Fallait les flanquer en avant, tandis qu’ils se pressent là,
derrière. Et nous voilà à attendre sans manger ! Sera-ce
long ?… – Bon, voilà la cavalerie qui est maintenant en
travers de la route, dit un officier. Que le diable emporte
ces Allemands, qui ne connaissent pas leur pays !
– Quelle division ? demanda un aide de camp en
s’approchant des soldats.
– Dix-huitième !
– Que faites-vous donc là ? vous auriez dû être en avant
depuis longtemps ; maintenant, vous ne passerez plus
jusqu’au soir.
– Quelles fichues dispositions ! Ils ne savent pas eux-
mêmes ce qu’ils font ! » dit l’officier en s’éloignant.
Puis ce fut un général qui criait avec colère en
allemand :
« Taffa-lafa !
– Avec ça qu’il est facile de le comprendre, dit un
soldat. Je les aurais fusillées, ces canailles !
– Nous devions être sur place à neuf heures, et nous
n’avons pas fait la moitié de la route… En voilà des
dispositions ! »
On n’entendait que cela de tous côtés, et l’ardeur
première des troupes se changeait insensiblement en une
violente irritation, causée par la stupidité des instructions
qu’avaient données les Allemands.
Cet embarras était le résultat du mouvement opéré par
la cavalerie autrichienne vers le flanc gauche. Les
généraux en chef, ayant trouvé notre centre trop éloigné du
flanc droit, avaient fait rebrousser chemin à toute la
cavalerie, l’avaient dirigée vers le flanc gauche, et, par
suite de cet ordre, plusieurs milliers de chevaux passaient
à travers l’infanterie, qui était ainsi forcée de s’arrêter sur
place.
Une altercation avait eu lieu entre le guide autrichien et
le général russe. Ce dernier s’époumonait à exiger que la
cavalerie suspendît son mouvement ; l’Autrichien répondait
que la faute en était non pas à lui, mais au chef, et pendant
ce temps-là les troupes immobiles et silencieuses
perdaient peu à peu leur entrain. Après une heure de halte,
elles se mirent en marche, et elles descendaient dans les
bas-fonds, où le brouillard s’épaississait de plus en plus,
tandis qu’il commençait à s’éclaircir sur la hauteur, lorsque
devant elles retentit à travers cette brume impénétrable un
premier coup, puis un second suivi de quelques autres à
intervalles irréguliers, auxquels succéda un feu vif et
continu, au-dessus du ruisseau de Goldbach.
Ne comptant pas y rencontrer l’ennemi et arrivés sur lui
à l’improviste, ne recevant aucune parole d’encouragement
de leurs chefs, et conservant l’impression d’avoir été
inutilement retardés, les Russes, complètement
enveloppés par ce brouillard épais, tiraient mollement et
sans hâte, avançaient, s’arrêtaient, sans recevoir à temps
aucun ordre de leurs chefs, ni des aides de camp, qui
erraient comme eux dans ces bas-fonds à la recherche de
leur division. Ce fut le sort de la première, de la seconde et
de la troisième colonne, qui toutes trois avaient opéré leur
descente. L’ennemi était-il à dix verstes avec le gros de
ses forces, comme on le supposait, ou bien était-il là,
caché à tous les yeux ? Personne ne le sut jusqu’à neuf
heures du matin. La quatrième colonne, commandée, par
Koutouzow, occupait le plateau de Pratzen.
Pendant que tout cela se passait, Napoléon, entouré de
ses maréchaux, se tenait sur la hauteur de Schlapanitz. Au-
dessus de sa tête se déroulait un ciel bleu, et l’immense
globe du soleil se balançait, comme un brûlot enflammé,
sur la mer laiteuse des vapeurs du brouillard. Ni les troupes
françaises, ni Napoléon, entouré de son état-major, ne se
trouvaient de l’autre côté du ruisseau et des bas-fonds des
villages de Sokolenitz et de Schlapanitz, derrière lesquels
nous comptions occuper la position et commencer
l’attaque, mais tout au contraire ils étaient en deçà, et à
une telle proximité de nous, que Napoléon pouvait
distinguer, à l’œil nu, un fantassin d’un cavalier. Vêtu d’une
capote grise, la même qui avait fait la campagne d’Italie,
monté sur un petit cheval arabe gris, il se tenait un peu en
avant de ses maréchaux, examinant en silence les contours
des collines qui émergeaient peu à peu du brouillard et sur
lesquelles se mouvaient au loin les troupes russes, et
prêtant l’oreille à la fusillade engagée au pied des
hauteurs. Pas un muscle ne bougeait sur sa figure, encore
maigre à cette époque, et ses yeux brillants s’attachaient
fixement sur un point. Ses prévisions se trouvaient
justifiées. Une grande partie des troupes russes étaient
descendues dans le ravin et marchaient vers la ligne des
étangs. L’autre partie abandonnait le plateau de Pratzen
que Napoléon, qui le considérait comme la clef de la
position, avait eu l’intention d’attaquer. Il voyait défiler et
briller au milieu du brouillard, comme dans un enfoncement
formé par deux montagnes, descendant du village de
Pratzen et suivant la même direction vers le vallon, les
milliers de baïonnettes des différentes colonnes russes, qui
se perdaient l’une après l’autre dans cette mer de brumes.
D’après les rapports reçus la veille au soir, d’après le bruit
très sensible de roues et de pas entendu pendant la nuit
aux avant-postes, d’après le désordre des manœuvres des
troupes russes, il comprenait clairement que les alliés le
supposaient à une grande distance, que les colonnes de
Pratzen composaient le centre de l’armée russe, et que ce
centre était suffisamment affaibli pour qu’il pût l’attaquer
avec succès, … et cependant il ne donnait pas le signal de
l’attaque.
C’était pour lui un jour solennel, – l’anniversaire de son
couronnement. S’étant assoupi vers le matin d’un léger
sommeil, il s’était levé gai, bien portant, confiant dans son
étoile, dans cette heureuse disposition d’esprit où tout
paraît possible, où tout réussit ; montant à cheval, il alla
examiner le terrain ; sa figure calme et froide trahissait
dans son immobilité un bonheur conscient et mérité,
comme celui qui illumine parfois la figure d’un adolescent
amoureux et heureux.
Lorsque le soleil se fut entièrement dégagé et que les
gerbes d’éclatante lumière se répandirent sur la plaine,
Napoléon, qui semblait n’avoir attendu que ce moment,
déganta sa main blanche, d’une forme irréprochable, et fit
un geste qui était le signal de commencer l’attaque. Les
maréchaux, accompagnés de leurs aides de camp,
galopèrent dans différentes directions, et quelques minutes
plus tard, le gros des forces de l’armée française se
dirigeait rapidement vers le plateau de Pratzen, que les
Russes continuaient à abandonner, en se déversant à
gauche dans la vallée.
XV
À huit heures du matin, Koutouzow se rendit à cheval à
Pratzen, à la tête de la quatrième colonne, celle de
Miloradovitch, qui allait remplacer les colonnes de
Prsczebichewsky et de Langeron descendues dans les
bas-fonds. Il salua les soldats du premier régiment et
donna l’ordre de se mettre en marche, montrant par là son
intention de commander en personne. Il s’arrêta au village
de Pratzen. Le prince André, excité, exalté, mais calme et
froid en apparence, comme l’est généralement un homme
qui se sent arrivé au but ardemment désiré, faisait partie
de la nombreuse suite du général en chef. La journée qui
commençait serait, il en était sûr, son Toulon ou son pont
d’Arcole. Le pays et la position de nos troupes lui étaient
aussi connus qu’ils le pouvaient être à tout officier
supérieur de notre armée ; quant à son plan stratégique,
inexécutable à présent, il l’avait complètement oublié.
Suivant en pensée le plan de Weirother, il se demandait, à
part lui, quels seraient les coups du hasard et les incidents
qui lui permettraient de mettre en évidence sa fermeté et la
rapidité de ses conceptions.
À gauche, au pied de la montagne, dans le brouillard,
des troupes invisibles échangeaient des coups de fusil.
« Là, se disait-il, se concentrera la bataille, là surgiront les
obstacles, et c’est là, qu’on m’enverra avec une brigade ou
une division, et que, le drapeau en main, j’avancerai, en
culbutant tout sur mon passage ! » si bien qu’en voyant
défiler devant lui les bataillons, il ne pouvait s’empêcher de
se dire : « Voici peut-être justement le drapeau avec lequel
je m’élancerai en avant ! »
Sur le sol s’étendait un givre léger, qui fondait peu à
peu en rosée, tandis que dans le ravin tout était enveloppé
d’un brouillard intense ; on n’y voyait absolument rien,
surtout à gauche, où étaient descendues nos troupes et
d’où partait la fusillade. Le soleil brillait de tout son éclat
au-dessus de leurs têtes, dans un ciel bleu foncé. Au loin
devant elles, sur l’autre bord de cette mer blanchâtre, se
dessinaient les crêtes boisées des collines ; c’était là que
devait se trouver l’ennemi. À droite, la garde s’engouffrait
dans ces vapeurs, ne laissant après elle que l’écho de sa
marche ; à gauche, derrière le village, des masses de
cavalerie s’avançaient pour disparaître à leur tour. Devant
et derrière s’écoulait l’infanterie. Le général en chef
assistait au défilé des troupes à la sortie du village : il avait
l’air épuisé et irrité. L’infanterie s’arrêta tout à coup devant
lui, sans en avoir reçu l’ordre, évidemment à cause d’un
obstacle qui barrait la route à sa tête de colonne :
« Mais dites donc enfin qu’on se fractionne en
bataillons et qu’on tourne le village, dit Koutouzow
sèchement au général qui s’avançait. Comment ne
comprenez-vous pas qu’il est impossible de se développer
ainsi dans les rues d’un village quand on marche à
l’ennemi ?
– Je comptais précisément, Votre Excellence, me
reformer en avant du village. »
Koutouzow sourit aigrement.
« Charmante idée vraiment que de développer votre
front en face de l’ennemi !
– L’ennemi est encore loin, Votre Haute Excellence.
D’après la disposition…
– Quelle disposition ? s’écria-t-il avec colère. Qui vous
l’a dit ?… Veuillez faire ce que l’on vous ordonne.
– J’obéis, dit l’autre.
– Mon cher, dit Nesvitsky à l’oreille du prince André, le
vieux est d’une humeur de chien. »
Un officier autrichien, en uniforme blanc avec un plumet
vert, aborda en ce moment Koutouzow et lui demanda, de
la part de l’Empereur, si la quatrième colonne était
engagée dans l’action.
Koutouzow se détourna sans lui répondre ; son regard
tombant par hasard sur le prince André, il s’adoucit,
comme pour le mettre en dehors de sa mauvaise humeur.
« Allez voir, mon cher, lui dit-il, si la troisième division a
dépassé le village. Dites-lui de s’arrêter et d’attendre mes
ordres, et demandez-lui, ajouta-t-il en le retenant, si les
tirailleurs sont postés et ce qu’ils font… ce qu’ils font ? »
murmura-t-il, sans rien répondre à l’envoyé autrichien.
Le prince André, ayant dépassé les premiers bataillons,
arrêta la troisième division et constata en effet l’absence
de tirailleurs en avant des colonnes. Le chef du régiment
reçut avec stupéfaction l’ordre envoyé par le général en
chef de les poster ; il était convaincu que d’autres troupes
se déployaient devant lui et que l’ennemi devait être au
moins à dix verstes. Il ne voyait en effet devant lui qu’une
étendue déserte, qui semblait s’abaisser doucement et
que recouvrait un épais brouillard. Le prince André revint
aussitôt faire son rapport au général en chef, qu’il trouva au
même endroit, toujours à cheval et lourdement affaissé sur
sa selle, de tout le poids de son corps. Les troupes étaient
arrêtées, et les soldats avaient mis leurs fusils la crosse à
terre.
« Bien, bien, » dit-il.
Et se tournant vers l’Autrichien, qui, une montre à la
main, l’assurait qu’il était temps de se remettre en marche,
puisque toutes les colonnes du flanc gauche avaient opéré
leur descente :
« Rien ne presse, Excellence, dit-il en bâillant… Nous
avons bien le temps ! »
Au même moment, ils entendirent derrière eux les cris
des troupes, répondant au salut de certaines voix, qui
s’avançaient avec rapidité le long des colonnes en marche.
Lorsque les soldats du régiment devant lequel il se tenait
crièrent à leur tour, Koutouzow recula de quelques pas et
fronça le sourcil. Sur la route de Pratzen arrivait au galop
un escadron de cavaliers de diverses couleurs, dont deux
se détachaient en avant des autres ; l’un, en uniforme noir,
avec un plumet blanc, montait un cheval alezan à courte
queue ; l’autre, en uniforme blanc, était sur un cheval noir.
C’étaient les deux empereurs et leur suite. Koutouzow,
avec l’affectation d’un subordonné qui est à son poste,
commanda aux troupes le silence, et, faisant le salut
militaire, s’approcha de l’Empereur. Toute sa personne et
ses manières, subitement métamorphosées, avaient pris
l’apparence de cette soumission aveugle de l’inférieur, qui
ne raisonne pas. Son respect affecté sembla frapper
désagréablement l’empereur Alexandre, mais cette
impression fugitive s’effaça aussitôt, pour ne laisser
aucune trace sur sa jeune figure, rayonnante de bonheur.
Son indisposition de quelques jours l’avait maigri, sans
rien lui faire perdre de cet ensemble réellement séduisant
de majesté et de douceur, qui se lisait sur sa bouche aux
lèvres fines et dans ses beaux yeux bleus.
S’il était majestueux à la revue d’Olmütz, ici il paraissait
plus gai et plus ardent. La figure colorée par la course
rapide qu’il venait de faire, il arrêta son cheval, et, respirant
à pleins poumons, il se retourna vers sa suite aussi jeune,
aussi animée que lui, composée de la fleur de la jeunesse
austro-russe, des régiments d’armée et de la garde.
Czartorisky, Novosiltsow, Volkonsky, Strogonow et d’autres
en faisaient partie, et causaient en riant entre eux. Revêtus
de brillants uniformes, montés sur de beaux chevaux bien
dressés, ils se tenaient à quelques pas de l’empereur. Des
écuyers tenaient en main, tout prêts pour les deux
souverains, des chevaux de rechange aux housses
brodées. L’empereur François, encore jeune, avec le teint
vif, maigre, élancé, raide en selle sur son bel étalon, jetant
des regards anxieux autour de lui, fit signe à un de ses
aides de camp d’approcher. « Il va sûrement lui demander
l’heure du départ, » se dit le prince André, en suivant les
mouvements de son ancienne connaissance. Il se
souvenait des questions que Sa Majesté Autrichienne lui
avait adressées à Brünn.
La vue de cette brillante jeunesse, pleine de sève et de
confiance dans le succès, chassa aussitôt la disposition
morose dans laquelle était l’état-major de Koutouzow : telle
une fraîche brise des champs, pénétrant par la fenêtre
ouverte, disperse au loin les lourdes vapeurs d’une
chambre trop chaude.
« Pourquoi ne commencez-vous pas, Michel
Larionovitch ?
– J’attendais Votre Majesté, » dit Koutouzow, en
s’inclinant respectueusement.
L’Empereur se pencha de son côté comme s’il ne
l’avait pas entendu.
« J’attendais Votre Majesté, répéta Koutouzow, – et le
prince André remarqua un mouvement de sa lèvre
supérieure au moment où il prononça : « j’attendais »… –
Les colonnes ne sont pas toutes réunies, sire. »
Cette réponse déplut à l’Empereur ; il haussa les
épaules et regarda Novosiltsow, comme pour se plaindre
de Koutouzow.
« Nous ne sommes pourtant pas sur le Champ-de-
Mars, Michel Larionovitch, où l’on attend pour commencer
la revue que tous les régiments soient rassemblés,
continua l’Empereur, en jetant cette fois un coup d’œil à
l’empereur François comme pour l’inviter, sinon à prendre
part à la conversation, au moins à l’écouter ; mais ce
dernier ne parut pas s’en préoccuper.
« C’est justement pour cela, sire, que je ne commence
pas, dit Koutouzow à haute et intelligible voix, car nous ne
sommes pas à une revue, nous ne sommes pas sur le
Champ-de-Mars. »
À ces paroles, les officiers de la suite s’entre-
regardèrent. « Il a beau être vieux, il ne devrait pas parler
ainsi, » disaient clairement leurs figures, qui exprimaient la
désapprobation.
L’Empereur fixa son regard attentif et scrutateur sur
Koutouzow, dans l’attente de ce qu’il allait sans doute
ajouter. Celui-ci, inclinant respectueusement la tête, garda
le silence. Ce silence dura une seconde, après laquelle,
reprenant l’attitude et le ton d’un inférieur qui demande des
ordres :
« Du reste, si tel est le désir de Votre Majesté ? » dit-il.
Et appelant à lui le chef de la colonne, Miloradovitch, il
lui donna l’ordre d’attaquer.
Les rangs s’ébranlèrent, et deux bataillons de Novgorod
et un bataillon du régiment d’Apchéron défilèrent.
Au moment où passait le bataillon d’Apchéron,
Miloradovitch s’élança en avant ; son manteau était rejeté
en arrière et laissait voir son uniforme chamarré de
décorations. Le tricorne orné d’un immense panache posé
de côté, il salua crânement l’Empereur en arrêtant court
son cheval devant lui.
« Avec l’aide de Dieu, général ! lui dit celui-ci.
– Ma foi, sire, nous ferons tout ce que nous pourrons, »
s’écria-t-il gaiement, tandis que la suite souriait de son
étrange accent français.
Miloradovitch fit faire volte-face à son cheval et se
retrouva à quelques pas en arrière de l’Empereur. Les
soldats, excités par la vue du tsar, marchaient en cadence
d’un pas rapide et plein d’entrain.
« Enfants ! leur cria tout à coup Miloradovitch, oubliant
la présence de son souverain et partageant lui-même l’élan
de ses braves, dont il avait été le compagnon sous le
commandement de Souvarow… enfants ! ce n’est pas le
premier village que vous allez enlever à la baïonnette !
– Prêts à servir, » répondirent les soldats.
À leurs cris, le cheval de l’Empereur, le même qu’il
montait pendant les revues en Russie, eut comme un
frisson d’inquiétude. Ici, sur le champ de bataille
d’Austerlitz, surpris du voisinage de l’étalon noir de
l’Empereur François, il dressait les oreilles au bruit inusité
des décharges, sans en comprendre la signification, et
sans se douter de ce que pensait et ressentait son auguste
cavalier.
L’Empereur sourit, en désignant à un de ses intimes les
bataillons qui s’éloignaient.
XVI
Koutouzow, accompagné de ses aides de camp, suivit
au pas les carabiniers.
À une demi-verste de distance, il s’arrêta près d’une
maison isolée, une auberge abandonnée sans doute,
située à l’embranchement de deux routes qui descendaient
toutes deux la montagne et qui étaient toutes deux
couvertes de nos troupes.
Le brouillard se dissipait, et on commençait à
distinguer les masses confuses de l’armée ennemie sur les
hauteurs d’en face. On entendait un feu très vif à gauche
dans le vallon. Koutouzow causait avec le général
autrichien ; le prince André pria ce dernier de lui passer la
longue-vue.
« Voyez, voyez, disait l’étranger, voilà les Français ! »
Et il indiqua, non un point éloigné, mais le pied de la
montagne qu’ils avaient devant eux.
Les deux généraux et les aides de camp se passèrent
fiévreusement la longue-vue. Une terreur involontaire se
peignit sur leurs traits : les Français, qu’on croyait à deux
verstes, s’étaient dressés inopinément devant eux !
« C’est l’ennemi !… Mais non !… Mais certainement !
… Comment est-ce possible ? » dirent plusieurs voix…
Et le prince André voyait à droite monter à la rencontre
du régiment d’Apchéron une formidable colonne de
Français, à cinq cents pas de l’endroit où ils se tenaient.
« Voilà l’heure ! se dit-il… Il faut arrêter le régiment,
Votre Haute Excellence ! » À ce moment, une épaisse
fumée couvrit tout le paysage, une forte décharge de
mousqueterie retentit à leurs oreilles, et une voix haletante
de frayeur s’écria à deux pas : « Fini, camarades, fini !… »
Et, comme si un ordre émanait de cette voix, des masses
énormes de soldats refoulés, se poussant, se bousculant,
passèrent en fuyant, au même endroit, où, cinq minutes
auparavant, ils avaient défilé devant les empereurs.
Essayer d’arrêter cette foule était une folie, car elle
entraînait tout sur son passage. Bolkonsky résistait avec
peine au torrent et ne comprenait que vaguement ce qui
venait d’arriver. Nesvitsky, rouge et hors de lui, criait à
Koutouzow qu’il allait être fait prisonnier, s’il ne se portait
pas en arrière. Koutouzow, immobile, tira son mouchoir et
s’en couvrit la joue d’où le sang coulait. Le prince André se
fraya un passage jusqu’à lui :
« Vous êtes blessé ? lui dit-il avec émotion.
– La plaie n’est pas là, mais ici ! » dit Koutouzow, en
pressant son mouchoir sur sa blessure et en désignant les
fuyards.
« Arrêtez-les ! » s’écria-t-il.
Mais, comprenant aussitôt l’inutilité de cet appel, il
piqua des deux, et, prenant sur la droite au milieu d’une
nouvelle troupe de fuyards, il se vit entraîné avec elle en
arrière.
Leur masse était si serrée qu’il lui était impossible de
s’en dégager. Dans cette confusion les uns criaient, les
autres se retournaient et tiraient en l’air. Koutouzow,
parvenu enfin à sortir du courant, se dirigea avec sa suite,
terriblement diminuée, vers l’endroit d’où partait la
fusillade. Le prince André, faisant des efforts surhumains
pour le rejoindre, aperçut sur la descente, à travers la
fumée, une batterie russe, qui n’avait pas encore cessé
son feu et vers laquelle se précipitaient des Français. Un
peu, au-dessus d’elle se tenait immobile l’infanterie russe.
Un général s’en détacha et s’approcha de Koutouzow, dont
la suite se réduisait à quatre personnes. Pâles et émues,
ces quatre personnes se regardaient en silence.
« Arrêtez ces misérables ! » dit Koutouzow au chef de
régiment. Et, comme pour le punir de ces mots, une volée
de balles, semblable à une nichée d’oiseaux, passa en
sifflant au-dessus du régiment et de sa tête. Les Français
attaquaient la batterie, et, ayant aperçu Koutouzow, ils
tiraient sur lui. À cette nouvelle décharge, le commandant
de régiment porta vivement la main à sa jambe ; quelques
soldats tombèrent, et le porte-drapeau laissa échapper le
drapeau de ses mains : vacillant un moment, il s’accrocha
aux baïonnettes des soldats ; ceux-ci se mirent à tirer sans
en avoir reçu l’ordre.
Un soupir désespéré sortit de la poitrine de Koutouzow.
« Bolkonsky, murmura-t-il d’une voix de vieillard affaibli
et en lui montrant le bataillon à moitié détruit, que veut donc
dire cela ? »
À peine avait-il prononcé ces mots, que le prince
André, le gosier serré par des larmes de honte et de
colère, s’était jeté à bas de son cheval et se précipitait vers
le drapeau.
« Enfants, en avant ! » cria-t-il d’une voix perçante. « Le
moment est venu ! » se dit-il, en saisissant la hampe et
écoutant avec bonheur le sifflement des balles dirigées
contre lui. Quelques soldats tombèrent encore.
« Hourra ! » s’écria-t-il, en soulevant avec peine le
drapeau.
Et courant en avant, persuadé que tout le bataillon le
suivait, il fit encore quelques pas ; un soldat, puis un
second, puis tous s’élancèrent à sa suite en le dépassant.
Un sous-officier s’empara du précieux fardeau, dont le
poids faisait trembler le bras du prince André, mais il fut
tué au même moment. Le reprenant encore une fois, André
continua sa course avec le bataillon. Il voyait devant lui nos
artilleurs : les uns se battaient, les autres abandonnaient
leurs pièces et couraient à sa rencontre ; il voyait les
fantassins français s’emparer de nos chevaux et tourner
nos canons. Il en était à vingt pas, les balles pleuvaient et
fauchaient tout autour de lui, mais ses yeux rivés sur la
batterie ne s’en détachaient pas. Là, un artilleur roux, le
schako enfoncé, et un Français se disputaient la
possession d’un refouloir ; l’expression égarée et haineuse
de leur figure lui était parfaitement visible ; on sentait qu’ils
ne se rendaient pas compte de ce qu’ils faisaient.
« Que font-ils ? se demanda le prince André. Pourquoi
l’artilleur ne fuit-il pas, puisqu’il n’a plus d’arme, et pourquoi
le Français ne l’abat-il pas ? Il n’aura pas le temps de se
sauver, que le Français se souviendra qu’il a son fusil ! En
effet, un second Français arriva sur les combattants, et le
sort de l’artilleur roux, qui venait d’arracher le refouloir des
mains de son adversaire, allait se décider. Mais le prince
André n’en vit pas la fin. Il reçut sur la tête un coup d’une
violence extrême, qu’il crut lui avoir été appliqué par un de
ses voisins. La douleur était moins sensible que
désagréable, dans ce moment où elle faisait une diversion
à sa pensée :
« Mais que m’arrive-t-il ? je ne me tiens plus ? mes
jambes se dérobent sous moi. » Et il tomba sur le dos. Il
rouvrit les yeux, dans l’espoir d’apprendre le dénouement
de la lutte des deux Français avec l’artilleur, et si les
canons étaient sauvés ou emmenés. Mais il ne vit plus rien
que bien haut au-dessus de lui un ciel immense, profond,
où voguaient mollement de légers nuages grisâtres. « Quel
calme, quelle paix ! se disait-il ; ce n’était pas ainsi quand
je courais, quand nous courions en criant ; ce n’était pas
ainsi, lorsque les deux figures effrayées se disputaient le
refouloir ; ce n’était pas ainsi que les nuages flottaient dans
ce ciel sans fin ! Comment ne l’avais-je pas remarquée
plus tôt, cette profondeur sans limites ? Comme je suis
heureux de l’avoir enfin aperçue !… Oui ! tout est vide, tout
est déception, excepté cela ! Et Dieu soit loué pour ce
repos, pour ce calme !… »
XVII
À neuf heures du matin, au flanc droit, que commandait
Bagration, l’affaire n’était pas encore engagée. Malgré
l’insistance de Dolgoroukow, désireux de n’en point
assumer la responsabilité, il lui proposa d’envoyer
demander les ordres du général en chef. Vu la distance de
dix verstes qui séparait les deux ailes de l’armée, l’envoyé,
s’il n’était pas tué, ce qui était peu probable, et s’il
parvenait à découvrir le général en chef, ce qui était très
difficile, ne pourrait revenir avant le soir ; il en était bien
convaincu.
Jetant un regard sur sa suite, les yeux endormis et sans
expression de Bagration s’arrêtèrent sur la figure émue,
presque enfantine de Rostow. Il le choisit.
« Et si je rencontre Sa Majesté avant le général en chef,
Excellence ? lui dit Rostow.
– Vous pourrez demander les ordres de Sa Majesté, »
dit Dolgoroukow, en prévenant la réponse de Bagration.
Après avoir été relevé de sa faction, Rostow avait
dormi quelques heures et se sentait plein d’entrain,
d’élasticité, de confiance en lui-même et en son étoile, et
prêt à tenter l’impossible.
Ses désirs s’étaient accomplis : une grande bataille se
livrait ; il y prenait part, et de plus, attaché à la personne du
plus brave des généraux, il était envoyé en mission auprès
de Koutouzow, avec chance de rencontrer l’Empereur. La
matinée était claire, son cheval était bon. Son âme
s’épanouissait toute joyeuse. Longeant d’abord les lignes
immobiles des troupes de Bagration, il arriva sur un terrain
occupé par la cavalerie d’Ouvarow ; il y remarqua les
premiers signes précurseurs de l’attaque ; l’ayant dépassé,
il entendit distinctement le bruit du canon et les décharges
de mousqueterie, qui augmentaient d’intensité à chaque
instant.
Ce n’était plus un ou deux coups solitaires qui
retentissaient à intervalles réguliers dans l’air frais du
matin, mais bien un roulement continu, dans lequel se
confondaient les décharges d’artillerie avec la fusillade et
qui se répercutait sur le versant des montagnes, en avant
de Pratzen.
De légers flocons de fumée, voltigeant, se poursuivant
l’un l’autre, s’échappaient des fusils, tandis que des
batteries s’élevaient de gros tourbillons de nuages, qui se
balançaient et s’étendaient dans l’espace. Les baïonnettes
des masses innombrables d’infanterie en mouvement
brillaient à travers la fumée et laissaient apercevoir
l’artillerie avec ses caissons verts, qui se déroulait au loin
comme un étroit ruban.
Rostow s’arrêta pour regarder ce qui se passait : où
allaient-ils ? pourquoi marchaient-ils en tous sens, devant,
derrière ? il ne pouvait le comprendre ; mais ce spectacle,
au lieu de lui inspirer de la crainte et de l’abattement, ne
faisait au contraire qu’augmenter son ardeur.
« Je ne sais ce qui en résultera, mais à coup sûr ce
sera bien, » se disait-il.
Après avoir dépassé les troupes autrichiennes, il arriva
à la ligne d’attaque… C’était la garde qui donnait.
« Tant mieux ! je le verrai de plus près. »
Plusieurs cavaliers venaient à lui en galopant. Il
reconnut les uhlans de la garde, dont les rangs avaient été
rompus et qui abandonnaient la mêlée. Rostow remarqua
du sang sur l’un d’eux.
« Peu m’importe, » se dit-il. À quelques centaines de
pas de là, il vit arriver au grand trot sur sa gauche, de façon
à lui couper la route, une foule énorme de cavaliers, aux
uniformes blancs et scintillants, montés sur des chevaux
noirs. Lançant son cheval à toute bride, afin de leur laisser
le champ libre, il y serait certainement parvenu, si la
cavalerie n’avait pressé son allure ; il la voyait gagner du
terrain et entendait le bruit des chevaux, et le cliquetis des
armes se rapprochait de plus en plus de lui. Au bout d’une
minute à peine, il distinguait les visages des chevaliers-
gardes qui allaient attaquer l’infanterie française : ils
galopaient, tout en retenant leurs montures.
Rostow entendit le commandement : « Marche !
Marche ! donné par un officier qui lançait son pur-sang
ventre à terre. Craignant d’être écrasé ou entraîné, Rostow
longeait leur front au triple galop, dans l’espoir de traverser
le terrain qu’il avait en vue, avant leur arrivée.
Il craignait de ne pouvoir éviter le choc du dernier
chevalier-garde, dont la haute taille contrastait avec sa frêle
apparence. Il aurait été immanquablement foulé aux pieds,
et son Bédouin avec lui, s’il n’avait eu l’heureuse inspiration
de faire siffler son fouet devant les yeux de la belle et forte
monture du chevalier-garde : elle tressaillit et dressa les
oreilles ; mais, à un vigoureux coup d’éperon de son
cavalier, Bédouin releva la queue et, tendant le cou,
s’élança encore plus rapide. À peine Rostow les avait-il
distancés qu’il entendit crier : « Hourra ! » et, se retournant,
il vit les premiers rangs s’engouffrer dans un régiment
d’infanterie française, aux épaulettes rouges. L’épaisse
fumée d’un canon invisible les déroba aussitôt à sa vue.
C’était cette brillante et fameuse charge des chevaliers-
gardes tant admirée des Français eux-mêmes ! Avec quel
serrement de cœur n’entendit-il pas raconter, plus tard, que
de toute cette masse de beaux hommes, de toute cette
brillante fleur de jeunesse, riche, élégante, montée sur des
chevaux de prix, officiers et junkers, qui l’avaient dépassé
dans un galop furieux, il ne restait que dix-huit hommes !
« Mon heure viendra, je n’ai rien à leur envier, se disait
Rostow en s’éloignant. Peut-être vais-je voir l’Empereur. »
Atteignant enfin notre infanterie de la garde, il se trouva
au milieu des boulets, qu’il devina plutôt qu’il ne les
entendit, en voyant les figures inquiètes des soldats et
l’expression grave et plus contenue des officiers.
Une voix, celle de Boris, lui cria tout à coup :
« Rostow ! Qu’en dis-tu ? nous voilà aux premières
loges ! Notre régiment a été rudement engagé ! »
Et il souriait de cet heureux sourire de la jeunesse, qui
vient le recevoir le baptême du feu. Rostow s’arrêta :
« Eh bien ! et quoi ?
– Repoussés ! » répondit Boris, devenu bavard.
Et là-dessus il lui raconta comment la garde, voyant des
troupes devant elle et les ayant prises pour des
Autrichiens, le sifflement des boulets leur avait prouvé
bientôt qu’ils formaient la première ligne et qu’ils devaient
attaquer.
« Où vas-tu ? lui demanda Boris.
– Trouver le commandant en chef.
– Le voilà ! lui répondit Boris en lui indiquant le grand-
duc Constantin à cent pas d’eux, en uniforme de chevalier-
garde, la tête dans les épaules, les sourcils froncés, criant
et gesticulant contre un officier autrichien, blanc et blême.
– Mais c’est le grand-duc, et je cherche le général en
chef ou l’Empereur, dit Rostow en s’éloignant.
– Comte, comte, lui cria Berg, en lui montrant sa main
enveloppée d’un mouchoir ensanglanté, je suis blessé au
poignet droit, et je suis resté à mon rang ! Voyez, comte, je
suis obligé de tenir mon épée de la main gauche ! Dans
ma famille tous les « Von Berg » ont été des chevaliers ! »
Et Berg continuait à parler que Rostow était déjà loin.
Franchissant un espace désert, pour ne pas se trouver
exposé au feu de l’ennemi, il suivit la ligne des réserves, en
s’éloignant par là du centre de l’action. Tout à coup devant
lui et sur les derrières de nos troupes, dans un endroit où
l’on ne pouvait guère supposer la présence des Français, il
entendit tout près de lui une vive fusillade.
« Qu’est-ce que cela peut être ? se demanda-t-il.
L’ennemi sur nos derrières ?… C’est impossible, – et une
peur folle s’empara de lui à la pensée de l’issue possible
de la bataille… – Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à l’éviter, il
faut que je découvre le général en chef, et, si tout est perdu,
il ne me reste qu’à mourir avec eux. »
Le noir pressentiment qui l’avait envahi se confirmait
chaque pas qu’il faisait sur le terrain occupé par les
troupes de toute arme derrière le village de Pratzen.
« Que veut dire cela ? Sur qui tire-t-on ? Qui tire ? se
demandait Rostow en rencontrant des soldats russes et
autrichiens qui fuyaient en courant pêle-mêle.
– Le diable sait ce qui en est ! Il a battu tout le monde !
Tout est perdu ! lui répondirent en russe, en allemand, en
tchèque tous ces fuyards, comprenant aussi peu que lui ce
qui se passait autour d’eux.
– Qu’ils soient rossés, ces Allemands !
– Que le diable les écorche, ces traîtres ! » répondit un
autre.
– Que le diable emporte ces Russes ! » grommelait un
Allemand.
Quelques blessés se traînaient le long du chemin. Les
jurons, les cris, les gémissements se confondaient en un
écho prolongé et sinistre. La fusillade avait cessé, et
Rostow apprit plus tard que les fuyards allemands et
russes avaient tiré les uns sur les autres.
« Mon Dieu ! se disait Rostow, et l’Empereur qui peut,
d’un moment à l’autre, voir cette débandade !… Ce ne sont
que quelques misérables sans doute ! Ça ne se peut pas,
ça ne se peut pas ; il faut les dépasser au plus vite ! »
La pensée d’une complète déroute ne pouvait lui entrer
dans l’esprit, malgré la vue des batteries et des troupes
françaises sur le plateau de Pratzen, sur le plateau même
où on lui avait enjoint d’aller trouver l’Empereur et le
général en chef.
XVIII
Aux environs du village de Pratzen, pas un chef n’était
visible. Rostow n’y aperçut que des troupes fuyant à la
débandade. Sur la grande route, des calèches, des
voitures de toute espèce, des soldats russes, autrichiens,
de toute arme, blessés et non blessés, défilèrent devant lui.
Toute cette foule se pressait, bourdonnait, fourmillait et
mêlait ses cris au son sinistre des bombes lancées par les
bouches à feu françaises des hauteurs de Pratzen.
« Où est l’Empereur ? où est Koutouzow ? »
demandait-il au hasard sans obtenir de réponse.
Enfin, attrapant un soldat au collet, il le força à l’écouter :
« Hé ! l’ami ! Il y a longtemps qu’ils sont tous là-bas, qu’ils
ont filé en avant, » lui répondit le soldat en riant.
Lâchant ce soldat, évidemment ivre, Rostow arrêta un
domestique militaire, qui lui semblait devoir être écuyer
d’un personnage haut placé. Le domestique lui raconta que
l’Empereur avait passé en voiture sur cette route une heure
auparavant à fond de train, et qu’il était dangereusement
blessé. « C’est impossible, ce n’était pas lui, dit Rostow. –
Je l’ai vu de mes propres yeux, répondit le domestique
avec un sourire malin. Il y a assez longtemps que je le
connais : combien de fois ne l’ai-je pas vu à Pétersbourg. Il
était très pâle, dans le fond de sa voiture. Comme il les
avait lancés ses quatre chevaux noirs, Ilia Ivanitch ! On
dirait que je ne le connais pas, ces chevaux, et que
l’Empereur peut avoir un autre cocher qu’Ilia Ivanitch !
– Qui cherchez-vous ? lui demanda, quelques pas plus
loin, un officier blessé… le général en chef ? Il a été tué par
un boulet dans la poitrine, devant notre régiment !
– Il n’a pas été tué, il a été blessé ! dit un autre.
– Qui ? Koutouzow ? demanda Rostow.
– Non, pas Koutouzow… comment l’appelle-t-on ?…
Enfin qu’importe ! Il n’en est pas resté beaucoup de
vivants. Allez de ce côté, vous trouverez tous les chefs
réunis au village de Gostieradek. »
Rostow continua son chemin au pas, ne sachant plus
que faire, ni à qui s’adresser. L’Empereur blessé ! La
bataille perdue !… Suivant la direction indiquée, il voyait au
loin une tour et les clochers d’une église. Pourquoi se
dépêcher ? Il n’avait rien à demander à l’Empereur, ni à
Koutouzow, fussent-ils même sains et saufs.
« Prenez le chemin à gauche, Votre Noblesse ; si vous
allez tout droit, vous vous ferez tuer. »
Rostow réfléchit un instant et suivit la route qu’on venait
de lui signaler comme dangereuse.
« Ça m’est bien égal ! l’Empereur étant blessé, qu’ai-je
besoin de me ménager ? »
Et il déboucha sur l’espace où il y avait eu le plus de
morts et de fuyards. Les Français n’y étaient pas encore, et
le peu de Russes qui avaient survécu l’avaient abandonné.
Sur ce champ gisaient, comme des gerbes bien garnies,
des tas de dix, quinze hommes tués et blessés ; les
blessés rampaient pour se réunir par deux et par trois, et
poussaient des cris qui frappaient péniblement l’oreille de
Rostow ; il lança son cheval au galop pour éviter ce
spectacle des souffrances humaines. Il avait peur, non pas
pour sa vie, mais peur de perdre ce sang-froid qui lui était
si nécessaire et qu’il avait senti faiblir en voyant ces
malheureux.
Les Français avaient cessé de tirer sur cette plaine
désertée par les vivants ; mais, à la vue de l’aide de camp
qui la traversait, leurs bouches à feu lancèrent quelques
boulets. Ces sons stridents et lugubres, ces morts dont il
était entouré lui causèrent une impression de terreur et de
pitié pour lui-même. Il se souvint de la dernière lettre de sa
mère et se dit à lui-même : « Qu’aurait-elle éprouvé en me
voyant ici sous le feu de ces canons ? »
Dans le village de Gostieradek, qui était hors de la
portée des boulets, il retrouva les troupes russes, quittant le
champ de bataille en ordre, quoique confondues entre
elles. On y parlait de la bataille perdue, comme d’un fait
avéré : mais personne ne put indiquer à Rostow où étaient
l’Empereur et Koutouzow. Les uns assuraient que le
premier était réellement blessé ; d’autres démentaient ce
bruit, en l’expliquant par la fuite du grand-maréchal comte
Tolstoï, pâle et terrifié, que l’on avait vu passer dans la
voiture de l’Empereur. Ayant appris que quelques grands
personnages se trouvaient derrière le hameau à gauche,
Rostow s’y dirigea, non plus dans l’espoir de rencontrer
celui qu’il cherchait, mais par acquit de conscience. À trois
verstes plus loin, il dépassa les dernières troupes russes,
et, à côté d’un verger séparé de la route par un fossé, il vit
deux cavaliers. Il lui sembla connaître l’un deux, qui portait
un plumet blanc ; l’autre, sur un magnifique cheval alezan,
qu’il crut aussi avoir déjà vu, arrivé au fossé, éperonna sa
monture et, lui rendant la bride, le franchit légèrement ;
quelques parcelles de terre jaillirent sous les sabots du
cheval, et alors, lui faisant faire volte-face, il franchit de
nouveau le fossé et s’approcha respectueusement de son
compagnon, comme pour l’engager à suivre son exemple.
Celui auquel il s’adressait fit un geste négatif de la tête et
de la main, et Rostow reconnut aussitôt son Empereur, son
Empereur adoré, dont il pleurait la défaite.
« Mais il ne peut pas rester là, tout seul, au milieu de ce
champ désert ! » se dit-il. Alexandre tourna la tête, et il put
apercevoir ces traits si profondément gravés dans son
cœur. L’Empereur était pâle ; ses joues étaient creuses,
ses yeux enfoncés ; mais la douceur et la mansuétude,
empreintes sur sa figure, n’en étaient que plus frappantes.
Rostow était heureux de le voir, heureux de la certitude que
sa blessure n’était qu’une invention sans fondement, et il se
disait qu’il était de son devoir de lui transmettre sans plus
tarder le message du prince Dolgoroukow.
Mais, comme un jeune amoureux ému et tremblant, qui
n’ose donner cours à ses rêveries passionnées de la nuit,
et cherche avec effroi un faux fuyant, afin de retarder le
moment du rendez-vous si ardemment désiré, Rostow, en
présence de son désir réalisé, ne savait s’il lui fallait
s’approcher de l’Empereur ou si cette tentative ne serait
pas inconvenante et déplacée.
« J’aurais peut-être l’air, se disait-il, de profiter avec
empressement de ce moment de solitude et d’abattement.
Une figure inconnue peut lui être désagréable, et puis, que
lui dirai-je, quand un regard de lui suffit pour m’ôter la voix ?
Les paroles qu’il aurait dû prononcer lui expiraient sur
les lèvres, d’autant plus qu’il leur avait donné un tout autre
cadre, l’heure triomphante d’une victoire, ou le moment où,
étendu sur son lit de douleur, l’Empereur le remercierait de
ses exploits héroïques, et où, lui mourant, il ferait à son
souverain bien aimé l’aveu de son dévouement, si
noblement confirmé par sa mort.
« Et d’ailleurs que lui demanderais-je ? il est quatre
heures du soir, et la bataille est perdue ! Non, non, je ne
m’approcherai pas de lui : je ne dois pas interrompre ses
pensées. Il vaut mieux mourir mille fois que d’en recevoir un
regard courroucé. »
Il s’éloigna donc tristement, le désespoir dans l’âme, en
se retournant toujours pour suivre les mouvements de son
souverain.
Il vit le capitaine Von Toll s’approcher de l’Empereur et
l’aider à franchir à pied le fossé et à s’asseoir ensuite sous
un pommier. Toll resta debout à côté de lui, en lui parlant
avec chaleur. Ce spectacle remplit Rostow de regrets et
d’envie, surtout lorsqu’il vit l’Empereur, portant une main à
ses yeux, tendre l’autre à Toll.
« J’aurais pu être à sa place, » se dit-il. Et, ne pouvant
retenir les larmes qui coulaient de ses yeux, il continua à
s’éloigner, ne sachant à quoi se décider ni de quel côté se
diriger. Son désespoir était d’autant plus violent, qu’il
s’accusait de faiblesse. Il aurait pu, il aurait dû s’approcher.
C’était le moment ou jamais de faire preuve de
dévouement, et il n’en avait pas profité. Il tourna bride et
revint à l’endroit où il avait aperçu l’Empereur, et où il n’y
avait plus personne. Une longue file de charrettes et de
fourgons passait lentement, et Rostow apprit d’un des
conducteurs que l’état-major de Koutouzow était non loin
du village, et qu’ils s’y rendaient. Il les suivit.

À cinq heures du soir, la bataille était perdue sur tous


les points. Plus de cent bouches à feu étaient tombées au
pouvoir des Français.
Tout le corps d’armée de Prsczebichewsky avait mis
bas les armes. Les autres colonnes, ayant perdu la moitié
de leurs hommes, se repliaient en troupes débandées.
Le reste des colonnes de Langeron et de Doktourow se
pressait confusément autour des étangs et des écluses du
village d’Auguest.
Sur ce point seul, à six heures du soir, continuait encore
le feu de l’ennemi, qui, ayant placé des batteries à mi-côte
de la hauteur de Pratzen, tirait sur nos troupes en retraite.
Doktourow et d’autres à l’arrière-garde, reformant leurs
bataillons, se défendaient contre la cavalerie française qui
les poursuivait. Le jour tombait. Sur l’étroite chaussée
d’Auguest, pendant une longue série de paisibles années,
le bon vieux meunier, en bonnet de coton, avait jeté ses
lignes dans l’étang, pendant que son petit-fils, ses
manches de chemise retroussées, s’amusait à plonger la
main dans le grand arrosoir où frétillaient les poissons
argentés ; sur cette même chaussée, sous l’œil du paysan
morave en bonnet de fourrure, en habit gros bleu,
d’énormes chariots avaient longtemps passé au pas,
amenant au moulin de riches gerbes de froment et
remportant de gros sacs d’une farine blanche et légère
dont la fine poussière voltigeait en l’air ; et maintenant on y
voyait une foule égarée, affolée, se pressant, se heurtant,
s’écrasant sous les pieds des chevaux, les roues des
fourgons, des avant-trains, et foulant aux pieds les
mourants, pour aller se faire tuer quelques pas plus loin.
Toutes les dix secondes, un boulet ou une grenade
tombait et éclatait au milieu de cette foule compacte, tuant
et couvrant de sang tous ceux qu’ils atteignaient.
Dologhow, déjà officier, blessé à la main, seul avec ses dix
hommes et son chef à cheval, représentait tout ce qui
restait du régiment. Entraînés par la masse, ils s’étaient
frayé un chemin jusqu’à l’entrée de la chaussée, où ils
s’étaient vus arrêtés par le cheval d’un avant-train, qui était
tombé et qu’il fallait dégager. Un boulet tua un homme
derrière eux, un second en frappa un autre devant, et le
sang jaillit sur Dologhow. La foule se rua en avant avec
désespoir et s’arrêta de nouveau.
« Le salut est au delà de ces cent pas ; rester ici c’est
la mort ! » voilà ce que tout le monde disait.
Dologhow, qui avait été refoulé au milieu, parvint
jusqu’au bord de la digue, et courut sur la faible couche de
glace qui recouvrait l’étang.
« Voyons ! tourne par ici, cria-t-il au canonnier. Elle
tient… ! » La glace le supportait effectivement, mais elle
craquait et cédait sous ses pas, et il était évident que, sans
attendre le poids du canon et de cette foule, elle allait
s’enfoncer sous lui. On le regardait, on se pressait sur les
bords, sans se décider à l’imiter. Le commandant du
régiment, à cheval, leva le bras, ouvrit la bouche pour lui
parler, lorsqu’un boulet siffla si bas au-dessus de toutes
ces têtes terrifiées, qu’elles s’inclinèrent, et quelque chose
tomba. C’était le général qui s’affaissait dans une mare de
sang ! Personne ne le regarda, personne ne songea à le
relever !
« Sur la glace ! sur la glace ! n’entends-tu pas ! Tourne,
tourne, » crièrent plusieurs voix ; les gens ne savaient pas
encore même pourquoi ils criaient ainsi.
Un des derniers avant-trains s’y engagea, et la foule se
précipita sur la glace, qui craqua sous l’un des fuyards ;
son pied s’enfonça dans l’eau ; en faisant un effort pour le
retirer, il y tomba jusqu’à la ceinture. Les plus proches
hésitèrent, l’homme de l’avant-train arrêta son cheval,
tandis que derrière continuaient les cris : « En avant ! En
avant sur la glace ; » et des hurlements de terreur
retentirent de toutes parts. Les soldats, entourant le canon,
tiraient et battaient les chevaux pour les forcer à avancer.
Les chevaux partirent, la glace s’effondra d’un seul bloc, et
quarante hommes disparurent. Cependant les boulets ne
cessaient de siffler et de tomber avec une sinistre
régularité, tantôt sur la glace, tantôt dans l’eau, et de
décimer cette masse vivante, qui avait envahi la digue, les
étangs et leurs rives.
XIX
Pendant ce temps, le prince André gisait toujours au
même endroit sur la hauteur de Pratzen, serrant dans ses
mains un morceau de la hampe du drapeau, perdant du
sang et poussant à son insu des gémissements plaintifs et
faibles comme ceux d’un enfant.
Vers le soir, ses gémissements cessèrent : il était sans
connaissance. Tout à coup il rouvrit les yeux, ne se rendant
pas compte du temps écoulé et se sentant de nouveau
vivant et souffrant d’une blessure cuisante à la tête :
« Où est-il donc ce ciel sans fond que j’ai vu ce matin et
que je ne connaissais pas auparavant ?… » Ce fut sa
première pensée. « … Et ces souffrances aussi m’étaient
inconnues ! Oui, je ne savais rien, rien jusqu’à présent.
Mais où suis-je ? »
Il écouta et entendit le bruit de plusieurs chevaux et de
voix qui s’avançaient de son côté. On parlait français. Il ne
tourna pas la tête. Il regardait toujours ce ciel si haut au-
dessus de lui, dont l’azur insondable apparaissait à travers
de légers nuages.
Ces cavaliers, c’étaient Napoléon et deux aides de
camp. Bonaparte avait fait le tour du champ de bataille et
donné des ordres pour renforcer les batteries dirigées sur
la digue d’Auguest ; il examinait maintenant les blessés et
les morts abandonnés sur le terrain.
« De beaux hommes ! dit-il à la vue d’un grenadier
russe, étendu sur le ventre, la face contre terre, la nuque
noircie et les bras déjà raidis par la mort.
– Les munitions des pièces de position sont épuisées,
sire ! lui dit un aide de camp, envoyé des batteries qui
mitraillaient Auguest.
– Faites avancer celles de la réserve, répondit
Napoléon en s’éloignant de quelques pas et en s’arrêtant à
côté du prince André, qui serrait toujours la hampe mutilée
dont le drapeau avait été pris comme trophée par les
Français.
– Voilà une belle mort ! » dit Napoléon.
Le prince André comprit qu’il était question de lui et que
c’était Napoléon qui parlait ; mais ses paroles
bourdonnèrent à son oreille sans qu’il y attachât le moindre
intérêt, et il les oublia aussitôt. Sa tête était brûlante ; ses
forces s’en allaient avec son sang, et il ne voyait devant lui
que ce ciel lointain et éternel. Il avait reconnu Napoléon, –
son héros ; – mais dans ce moment ce héros lui paraissait
si petit, si insignifiant en comparaison de ce qui se passait
entre son âme et ce ciel sans limites ! Ce qu’on disait, qui
s’était arrêté près de lui, tout lui était indifférent, mais il était
content de leur halte ; il sentait confusément qu’on allait
l’aider à rentrer dans cette existence qu’il trouvait si belle,
depuis qu’il l’avait comprise autrement. Il rassembla toutes
ses forces pour faire un mouvement et pour articuler un
son ; il remua un pied et poussa un faible gémissement.
« Ah ! il n’est pas mort ? dit Napoléon. Qu’on relève ce
jeune homme, qu’on le porte à l’ambulance ! »
Et l’Empereur alla à la rencontre du maréchal Lannes
qui, souriant, se découvrit devant lui et le félicita de la
victoire.
Bientôt le prince André ne se souvint plus de rien ; la
douleur causée par les efforts de ceux qui le soulevaient,
les secousses du brancard et le sondage de sa plaie à
l’ambulance lui avaient de nouveau fait perdre
connaissance. Il ne revint à lui que le soir, pendant qu’on le
transportait à l’hôpital avec plusieurs autres Russes
blessés et prisonniers. Pendant ce trajet, il se sentit ranimé
et put regarder ce qui se passait autour de lui et même
parler.
Les premiers mots qu’il entendit furent ceux de l’officier
français chargé d’escorter les blessés :
« Arrêtons-nous ici : l’Empereur va passer ; il faut lui
procurer le plaisir de voir ces messieurs.
– Bah ! il y a tant de prisonniers cette fois… une grande
partie de l’armée russe… il doit en avoir assez, dit un
autre.
– Oui ! mais pourtant, reprit le premier en désignant un
officier russe blessé, en uniforme de chevalier-garde, celui-
là est, dit-on, le commandant de toute la garde de
l’empereur Alexandre ! »
Bolkonsky reconnut le prince Repnine, qu’il avait
rencontré dans le monde à Pétersbourg. À côté de lui se
tenait un jeune chevalier-garde de dix-neuf ans, également
blessé. »
Bonaparte, arrivant au galop, arrêta court son cheval
devant eux :
« Qui est le plus élevé en grade ? » demanda-t-il en
voyant les blessés.
On lui nomma le colonel prince Repnine.
« Êtes-vous le commandant du régiment des
chevaliers-gardes de l’empereur Alexandre ?
– Je ne commandais qu’un escadron.
– Votre régiment a fait son devoir avec honneur !
– L’éloge d’un grand capitaine est la plus belle
récompense du soldat, répondit Repnine.
– C’est avec plaisir que je vous le donne, dit Napoléon.
Qui est ce jeune homme à côté de vous ? »
Repnine nomma le lieutenant Suchtelen.
Napoléon le regarda en souriant :
« Il est venu bien jeune se frotter à nous ?
– La jeunesse n’empêche pas le courage, murmura
Suchtelen d’une voix émue.
– Belle réponse, jeune homme ; vous irez loin ! »
Pour compléter ce spectacle de triomphe, le prince
André avait été aussi placé, sur le premier rang, de façon à
frapper forcément le regard de l’Empereur, qui se souvint
de l’avoir déjà aperçu sur le champ de bataille.
« Et vous, jeune homme, comment vous sentez-vous,
mon brave ? »
Le prince André, les yeux fixés sur lui, gardait le silence.
Tandis que, cinq minutes auparavant, le blessé avait pu
échanger quelques mots avec les soldats qui le
transportaient, maintenant, les yeux fixés sur l’Empereur, il
gardait le silence !… Qu’étaient en effet les intérêts,
l’orgueil, la joie triomphante de Napoléon ? qu’était le
héros lui-même, en comparaison de ce beau ciel, plein de
justice et de bonté, que son âme avait embrassé et
compris… ? Tout lui semblait si misérable, si mesquin, si
différent de ces pensées solennelles et sévères qu’avaient
fait naître en lui l’épuisement de ses forces et l’attente de la
mort !
Les yeux fixés sur Napoléon, il pensait à l’insignifiance
de la grandeur, à l’insignifiance de vie, dont personne ne
comprenait le but, à l’insignifiance encore plus grande de
la mort, dont le sens restait caché et impénétrable aux
vivants !
« Qu’on s’occupe de ces messieurs, dit Napoléon sans
attendre la réponse du prince André, qu’on les mène au
bivouac et que le docteur Larrey examine leurs blessures.
Au revoir, prince Repnine ! » Et il les quitta, les traits
illuminés par le bonheur.
Témoins de la bienveillance de l’Empereur envers les
prisonniers, les soldats qui portaient le prince André, et qui
lui avaient enlevé la petite image suspendue à son cou par
sa sœur, s’empressèrent de la lui rendre ; il la trouva
subitement posée sur sa poitrine au-dessus de son
uniforme, sans savoir par qui et comment elle y avait été
remise.
« Quel bonheur ce serait, pensa-t-il en se rappelant le
profond sentiment de vénération de sa sœur, quel bonheur
ce serait, si tout était aussi simple, aussi clair que Marie
semble le croire ! Comme il serait bon de savoir où
chercher aide et secours dans cette vie, et ce qui nous
attend après la mort !… Je serais si heureux, si calme si je
pouvais dire : Seigneur, ayez pitié de moi !… Mais à qui le
dirais-je ? Ou cette force incommensurable,
incompréhensible, à laquelle je ne puis ni m’adresser, ni
exprimer ce que je sens, est le grand Tout, ou bien c’est le
néant, ou bien c’est ce Dieu qui est renfermé ici dans cette
image de Marie ! Rien, rien n’est certain, sinon le peu de
valeur de ce qui est à la portée de mon intelligence et la
majesté de cet inconnu insondable, le seul réel peut-être et
le seul grand ! »
Le brancard fut emporté, et, à chaque secousse, il
sentait une douleur intense, augmentée par la fièvre et le
délire qui s’emparaient de lui. Il revoyait son père, sa sœur,
sa femme, ce fils qui allait lui naître, la petite et insignifiante
personne de Napoléon, et toutes ces images passaient et
repassaient sur l’azur de ce ciel bleu et profond, qui se
mêlait à toutes ses fiévreuses hallucinations. Il lui semblait
déjà jouir à Lissy-Gory de la vie de famille calme et
tranquille, lorsqu’apparaissait tout à coup à ses yeux un
petit Napoléon, dont le regard indifférent, heureux du
malheur d’autrui, le pénétrait de doute et de souffrance… et
il se tournait vers son ciel idéal, qui seul lui promettait
l’apaisement ! Vers le matin, tous ces rêves se mêlèrent et
se confondirent dans les ténèbres et le chaos d’un état
d’inconscience complète, qui, selon l’avis de Larrey
(médecin de Napoléon), devait se terminer par la mort
plutôt que par la guérison.
« C’est un sujet nerveux et bilieux, dit Larrey, il n’en
réchappera pas ! » Et le prince André fut confié, avec
quelques autres blessés qui ne laissaient plus d’espoir,
aux soins des habitants du pays.
CHAPITRE IV
I
Au commencement de l’année 1806, Nicolas Rostow et
Denissow retournèrent chez eux en congé. Comme ce
dernier allait à Voronège, Rostow lui proposa de faire avec
lui la route jusqu’à Moscou, et même de s’y arrêter
quelques jours chez ses parents. À l’avant-dernier relais,
Denissow fêta la rencontre d’un ancien camarade, en
vidant avec lui trois bouteilles de vin : aussi, malgré les
terribles secousses qui le cahotaient dans le traîneau où il
était couché tout de son long, il ne se réveilla pas un
instant. Plus ils approchaient, plus l’impatience de Rostow
augmentait :
« Plus vite, plus vite ! Oh ! ces rues interminables, ces
magasins, ces vendeurs de kalatch{24}, ces lanternes, ces
isvostchiki ! se disait-il après avoir passé la barrière, où
l’on avait inscrit leurs noms et leur arrivée en congé… –
Denissow, nous y sommes ! Il dort ! – et il se pencha en
avant, comme si, par ce mouvement, il pouvait augmenter
la vitesse de leur course. – Voilà le carrefour où se tient
Zakhar l’isvostchiki, et voilà Zakhar lui-même et son
cheval !… Ah ! voilà la boutique où j’achetais du pain
d’épice ! Quand donc arriverons-nous ? Va donc !
– Où faut-il s’arrêter ? demanda le postillon.
– Mais là-bas au bout, à ce grand bâtiment ! Comment,
ne le vois-tu pas ? Tu sais pourtant bien que c’est notre
maison ! – Denissow ! Denissow ! Nous arrivons ! »
Denissow souleva la tête et toussa sans répondre.
« Dmitri, dit Rostow en s’adressant au laquais assis
près du cocher, est-ce bien chez nous cette lumière ?
– Oh ! que oui, c’est dans le cabinet de votre père.
– Ils ne seront pas encore couchés ? Hein, qu’en
penses-tu ?… À propos, n’oublie pas de déballer aussitôt
mon nouvel uniforme, – et il passa la main sur sa jeune
moustache… – Eh bien donc, en avant ! Réveille-toi donc,
Vasia… !
Mais Denissow s’était de nouveau endormi.
« Marche ! marche ! Trois roubles de pourboire ! »
s’écria Rostow, qui, à quelques pas de chez lui, croyait ne
jamais arriver. Le traîneau prit sur la droite et s’arrêta
devant le perron. Rostow reconnut la corniche ébréchée, la
borne du trottoir, et s’élança hors du traîneau avant qu’il se
fût arrêté. Il franchit les marches d’un bond. L’extérieur de la
maison était aussi froid, aussi calme que par le passé.
Que faisait à ces murs de pierre l’arrivée ou le départ ?
Personne dans le vestibule ! « Mon Dieu ! serait-il arrivé
quelque chose ? » se dit Rostow avec un serrement de
cœur ; il s’arrêta une minute, puis reprit sa course dans
l’escalier aux marches usées, qu’il connaissait si bien. « Et
voilà le même bouton de porte déjeté, dont la malpropreté
agaçait toujours la comtesse, et voilà l’antichambre ! » Elle
n’était éclairée dans ce moment que par une chandelle.
Le vieux Michel dormait sur une banquette, et Procope,
le laquais, cet athlète d’une force proverbiale qui soulevait
l’arrière-train d’une voiture, tressait dans un coin des
chaussures en écorce. Il se retourna au bruit de la porte qui
s’ouvrait avec fracas, et sa figure endormie et insouciante
exprima subitement une joie mêlée de terreur :
« Ah ! notre père et les saints archanges ! Le jeune
comte ! s’écria-t-il. C’est-il possible ? » Et Procope,
tremblant d’émotion, se précipita vers la porte du salon ;
mais, revenant aussitôt sur ses pas, il se jeta sur l’épaule
de son maître et la baisa.
« Ils se portent tous bien ? demanda Rostow, en lui
retirant sa main.
– Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! Ils viennent seulement
de finir de dîner. Laisse-toi donc regarder, Votre
Excellence !
– Ainsi donc, tout va bien ?
– Dieu merci, Dieu merci ! »
Rostow, oubliant Denissow et ne voulant pas se laisser
devancer par le domestique, jeta sa pelisse et entra, en
courant sur la pointe des pieds, dans la grande salle
obscure ; les tables de jeux y étaient à la même place, et le
lustre était toujours enveloppé dans sa housse. Il n’était pas
arrivé au salon qu’un ouragan impétueux s’abattit sur lui
d’une porte latérale et le couvrit de baisers. Un second, un
troisième l’enveloppèrent à leur tour. Ce ne fut plus
qu’embrassements, exclamations et larmes de joie. Il ne
savait lequel des trois était son père, Natacha, ou Pétia ;
tous criaient, parlaient et l’embrassaient en même temps,
mais il remarqua l’absence de sa mère.
« Et moi qui ne le savais pas ?… Nicolouschka… mon
ami.
– Le voilà ! C’est bien lui… Kolia, mon bijou… Est-il
changé ! Et il n’y a pas de lumière ! Vite du thé…
– Mais embrasse-moi donc !…
– Ma bonne petite âme !… »
Sonia, Natacha, Pétia, Anna Mikhaïlovna, Véra, le vieux
comte, tous le serraient dans leurs bras à tour de rôle, et
les domestiques et les filles de chambre, entrant à la suite
les uns es autres, poussaient des exclamations. Pétia se
cramponnait à ses jambes et criait :
« Et moi donc, et moi donc ! »
Natacha, après l’avoir étouffé de baisers, avait saisi sa
veste et sautait comme une chèvre, sans changer de place
et en poussant des cris aigus.
On ne voyait que des yeux brillants de larmes de joie et
d’affection, et les lèvres se rapprochaient pour échanger
de nouveaux baisers.
Sonia, rouge comme le koumatch{25}, le tenait par la
main et fixait sur lui un regard rayonnant de bonheur. Elle
venait d’avoir seize ans : elle était jolie, et l’exaltation du
moment doublait encore sa beauté. Toute haletante, elle ne
le quittait pas des yeux et souriait. Il lui répondit par un
regard plein de reconnaissance ; mais on voyait qu’il
cherchait, qu’il attendait quelqu’un, sa mère, qui ne s’était
pas encore montrée, tout à coup on entendit derrière la
porte des pas si précipités, rapides, qu’ils ne pouvaient
être que ceux de la comtesse. Tous s’écartèrent, et il
s’élança à son cou. Elle tomba dans ses bras en
sanglotant ; sans avoir la force de relever la tête, elle se
serrait contre lui, sa figure appuyée contre les froids
brandebourgs de son uniforme. Denissow, qui était entré
sans être remarqué, les regardait et s’essuyait les yeux.
« Vasili Denissow, l’ami de votre fils, dit-il au comte qui
regardait avec étonnement le nouveau venu.
– Ah ! je sais, je sais. Très heureux, dit le comte en
l’embrassant. Nicolouchka nous l’avait écrit… Natacha,
Véra, le voilà, c’est Denissow ! »
Tous ces visages rayonnants de joie se tournèrent
aussitôt vers la personne ébouriffée de Denissow et
l’entourèrent.
« Mon cher petit Denissow ! » dit Natacha, à laquelle la
joie avait troublé la cervelle, et, s’élançant vers lui, elle
l’embrassa. Denissow, légèrement embarrassé, rougit et,
prenant la main de Natacha, la baisa galamment.
Sa chambre étant préparée, on l’y conduisit, pendant
que les Rostow se groupaient autour de Nicolas dans le
grand salon.
La vieille comtesse n’avait pas lâché la main de son fils,
et elle la portait à chaque instant à ses lèvres ; frères et
sœurs suivaient à l’envi chacun de ses gestes, de ses
mots, de ses regards, se disputant à qui serait le plus près
de lui, et s’arrachant la tasse de thé, le mouchoir, la pipe,
pour les lui présenter.
La première minute du retour de Rostow lui avait fait
éprouver une sensation de bonheur si complète, qu’elle lui
semblait ne pouvoir plus que s’affaiblir, et, dans son
émotion, il en demandait encore et encore.
Le lendemain, il dormit jusqu’à dix heures du matin.
Dans la pièce voisine, imprégnée d’une forte odeur de
tabac, traînaient de tous côtés des sabres, des gibernes,
des havresacs, des malles ouvertes, des bottes sales, à
côté desquelles se dressaient contre le mur d’autres bottes
bien cirées, avec leurs éperons. Les domestiques
portaient des lavabos, de l’eau chaude pour la barbe, et les
habits qu’ils venaient de brosser.
« Eh ! Grichka, la pipe ! s’écria Denissow d’une voix
enrouée. – Rostow, lève-toi donc ! » Rostow, se frottant les
yeux, souleva de dessus son chaud oreiller sa chevelure
emmêlée :
« Est-il tard ?
– Mais oui, il est tard, il est dix heures, » répondit la voix
de Natacha. Et l’on entendit derrière la porte un frôlement
de robes et de jupons, fortement empesés, qui se mêlait
aux chuchotements et aux rires des jeunes filles, dont on
apercevait par l’entrebâillement les rubans bleus, les yeux
noirs et les figures joyeuses. C’étaient Natacha, Sonia et
Pétia qui venaient savoir s’il était levé.
« Nicolouchka, lève-toi ! répétait Natacha.
– Tout de suite ! »
Pétia, ayant aperçu un sabre, s’en saisit aussitôt.
Emporté par l’élan guerrier que la vue d’un frère aîné,
militaire, provoque toujours chez les petits garçons, et
oubliant qu’il n’était pas convenable pour ses sœurs de voir
des hommes déshabillés, il ouvrit brusquement la porte :
« Est-ce ton sabre ? » se mit-il à crier, pendant que les
petites filles se jetaient de côté. Denissow, épouvanté,
cacha aussitôt ses pieds velus sous la couverture, en
appelant des yeux son camarade à son secours. La porte
se referma sur Pétia.
« Nicolas, dit Natacha, viens ici en robe de chambre.
– Est-ce son sabre ou le vôtre ? » demanda Pétia en
s’adressant à Denissow, dont les longues moustaches
noires lui inspiraient du respect.
Rostow se chaussa à la hâte, endossa sa robe de
chambre et passa dans l’autre pièce, où il trouva Natacha
qui avait mis une de ses bottes à éperons et glissait son
pied dans l’autre. Sonia pirouettait et faisait le ballon.
Toutes deux, fraîches, gaies et animées, portaient de
nouvelles robes bleues pareilles. Sonia s’enfuit au plus vite,
et Natacha, s’emparant de son frère, l’emmena pour
causer avec lui plus à son aise. Il s’établit alors entre eux un
feu roulant de questions et de réponses, qui avaient pour
objet des bagatelles d’un intérêt tout personnel. Natacha
riait à chaque mot, non de ce qu’il disait, mais parce que la
joie qui remplissait son âme ne pouvait se traduire que par
le rire.
« Comme c’est bien ! c’est parfait ! » répétait-elle.
Et Rostow, sous l’influence de ces chaudes effluves de
tendresse, retrouvait insensiblement ce sourire d’enfant,
qui, depuis son départ, ne s’était pas épanoui une seule
fois sur ses traits.
« Sais-tu que tu es devenu un homme, un véritable
homme ?… et je suis si fière de t’avoir pour frère ! » Elle lui
passa les doigts sur la moustache. « Je voudrais bien
savoir comment vous êtes, vous autres hommes… Est-ce
que vous nous ressemblez ? Non, n’est-ce pas ?
– Pourquoi Sonia s’est-elle sauvée ? lui demanda son
frère.
– Oh ! c’est toute une histoire. Comment parleras-tu à
Sonia ? La tutoieras-tu ?
– Mais je ne sais pas, comme cela viendra.
– Eh bien, alors, dis-lui : « vous, » je t’en prie, et tu
sauras après pourquoi.
– Mais pourquoi ?
– Eh bien, je vais te le dire : Sonia est mon amie, et une
si grande amie, que j’ai brûlé mon bras pour elle, – et,
relevant sa manche de mousseline, elle laissa voir sur son
bras blanc et mince, un peu plus bas que l’épaule, à
l’endroit couvert ordinairement par le haut des manches,
une tache rouge.
– C’est moi qui me suis brûlée pour lui prouver mon
amour. J’ai pris une règle rougie au feu et me la suis
appliquée là ! »
Étendu sur le canapé, garni de coussins, de leur
chambre d’étude, regardant les yeux brillants de Natacha,
Rostow s’enfonçait de nouveau avec bonheur dans ce
monde enfantin, dans ce monde intime de la famille, dont
les propos n’avaient de sens et de valeur que pour lui, et lui
faisaient éprouver une des plus douces jouissances de sa
vie ; aussi la brûlure du bras, comme témoignage
d’affection, lui parut-elle toute simple : il le comprenait sans
s’en étonner.
« Et bien, et après ? c’est tout ?
– Nous sommes si liées, si liées, que ceci n’est rien…
ce ne sont que des folies… nous sommes amies pour
toujours ! Quand elle aime quelqu’un, c’est pour la vie ;
quant à moi, je ne la comprends pas, j’oublie tout de suite.
– Eh bien, et puis ?
– Eh bien, elle t’aime comme elle m’aime ! » Natacha
rougit. – Tu dois te rappeler, tu sais, avant ton départ… Eh
bien, elle assure que tu oublieras tout cela… Et elle dit :
« Je l’aimerai, moi, toujours ; mais lui il faut qu’il soit
libre ! » N’est-ce pas que c’est beau et que c’est noble,
bien noble, n’est-ce pas ? »
Et Natacha demandait cela avec un tel sérieux et avec
une telle émotion, qu’on voyait bien qu’elle devait s’être
attendrie plus d’une fois déjà sur ce sujet. Rostow réfléchit
quelques secondes.
« Je ne reprends pas ma parole, dit-il. Et puis, Sonia
est si ravissante, qu’il faudrait être un triple imbécile pour
refuser un honneur pareil…
– Non, non, s’écria Natacha. Nous en avons déjà parlé.
Nous étions sûres, vois-tu, que tu répondrais ainsi. Mais
cela ne se peut pas, parce que, comprends-le bien, si tu te
regardes seulement comme lié par ta parole, il en résulte
qu’elle a l’air de l’avoir dit exprès… Tu l’épouseras alors
par point d’honneur, et ce ne sera plus du tout la même
chose. »
Rostow ne trouva rien à redire : Sonia l’avait frappé la
veille par sa beauté, et ce matin elle lui avait semblé
encore plus jolie. Elle avait seize ans, elle l’aimait avec
passion, et il en était sûr ! Pourquoi ne pas l’aimer dès lors,
même en ajournant toute idée de mariage ? « J’ai encore
tant de plaisirs et de jouissances inconnues devant moi !
se disait-il. Oui, c’est très bien combiné, il ne faut pas
s’engager. »
« C’est parfait, nous en causerons plus tard, dit-il à
haute voix… Mais comme je suis content de te revoir ! et
toi, es-tu restée fidèle à Boris ?
– Ah ! quelle folie ! s’écria Natacha en riant. Je ne
pense, ni à lui, ni à personne, et je n’en veux rien savoir.
– Bravo ! mais alors…
– Moi, dit Natacha ? – et un sourire éclaira son petit
visage. As-tu vu Duport, le fameux danseur ? Non ! Alors tu
ne comprendras pas, regarde ! – Natacha, arrondissant les
bras et levant le coin de sa robe, s’élança, se retourna, fit
un entrechat, puis deux, et, s’élevant sur les pointes, fit
ainsi quelques pas. – Je me tiens, tu vois, sur mes
pointes ! tu le vois ? Eh bien, jamais je ne me marierai, je
me ferai danseuse. Seulement n’en parle pas ! »
Rostow éclata d’un rire si joyeux et si franc, que
Denissow le lui envia, et Natacha ne put s’empêcher de le
partager.
« Qu’en dis-tu ? c’est bien, n’est-ce pas ?
– Comment ! si c’est bien ?… Tu ne veux donc plus
épouser Boris ? »
Elle devint pourpre :
« Je ne veux épouser personne, et je le lui dirai à lui-
même, lorsque je le verrai.
– Oui da ! dit Rostow.
– Bah ! ce sont des folies, continua-t-elle en riant… et
ton Denissow, est-il bon ?
– Très bon.
– Eh bien, adieu, habille-toi… Et il n’est pas effrayant,
ton Denissow ?
– Pourquoi effrayant ?… Vaska est un brave garçon.
– Tu l’appelles Vaska ? Comme c’est drôle !… Et il est
vraiment bon ?
– Mais oui !
– Adieu, dépêche-toi, et viens prendre le thé… tous
ensemble ! »
Natacha quitta la chambre sur la pointe des pieds
comme une véritable danseuse, et en souriant comme une
petite fille de quinze ans. Rostow se rendit bientôt au salon,
où il trouva Sonia ; il rougit et ne sut comment l’aborder. Ils
s’étaient embrassés la veille dans leur première explosion
de joie, mais aujourd’hui ils comprenaient que ce n’était
plus possible ; il sentait poser sur lui le regard interrogateur
de sa mère et de ses sœurs, qui cherchaient à pressentir
ce qu’il allait faire. Il lui baisa la main et lui dit « vous »,
tandis que leurs yeux, se rencontrant, semblaient se tutoyer
et s’embrasser avec tendresse ; ceux de Sonia semblaient
implorer son pardon, pour avoir osé lui rappeler sa
promesse par l’intermédiaire de Natacha et le remercier
de son amour. Lui, de son côté, la remerciait de l’avoir
dégagé de sa parole et lui disait qu’il ne cesserait jamais
de l’aimer, parce que la voir c’était l’aimer.
« Voilà qui est singulier, dit Véra, profitant d’un moment
de silence général : Sonia et Nicolas se disent « vous, »
comme des étrangers. » Elle avait dit juste comme
toujours, mais comme toujours aussi elle avait parlé mal à
propos, et chacun, sans en excepter la vieille comtesse,
qui voyait dans cet amour un obstacle à un brillant mariage
pour son fils, rougit d’un air embarrassé. Denissow entra
au même moment, vêtu d’un nouvel uniforme, pommadé,
parfumé, frisé comme un jour de bataille, et son amabilité
inusitée avec les dames causa à Rostow une profonde
surprise.
II
Revenu de l’armée, Nicolas Rostow fut reçu, par sa
famille, en fils chéri, en héros ; par sa parenté, en jeune
homme distingué et bien élevé ; par ses connaissances,
comme un charmant lieutenant de hussards, danseur
élégant et l’un des plus beaux partis de Moscou.
Les Rostow comptaient tout Moscou au nombre de
leurs habitués. Le comte, qui avait renouvelé à la Banque
l’engagement de ses terres, était complètement à flot cette
année, et Nicolas, devenu propriétaire d’un superbe
trotteur, poussait le genre jusqu’à porter un pantalon
comme personne n’en avait encore vu dans la ville, et des
bottes à la mode, aux points relevées, avec de petits
éperons en argent. Il passait gaiement son temps, et
éprouvait ce sentiment du bien-être retrouvé que l’on
ressent si vivement lorsqu’on en a été longtemps privé.
Grandi et devenu homme à ses propres yeux, le souvenir
de son désespoir, quand il avait manqué son examen de
catéchisme, de l’emprunt fait à Gavrilo l’isvostohik, des
baisers échangés en secret avec Sonia, tout cela ne lui
semblait qu’un enfantillage qui se perdait bien loin derrière
lui ; tandis que maintenant il était un lieutenant de hussards
avec le dolman argenté, la croix de soldat de Saint-
Georges sur la poitrine ; il avait un beau trotteur qu’il
entraînait pour les courses de société, en compagnie
d’amateurs connus, âgés et respectables ; il avait lié
connaissance avec une dame qui demeurait sur le
boulevard et chez laquelle il passait ses soirées ; enfin, il
dirigeait la mazurka au bal des Arkharow, parlait guerre
avec le feld-maréchal Kamenski, dînait au club anglais, et
tutoyait un colonel de quarante ans, ami de Denissow.
Comme il n’avait pas vu l’Empereur depuis longtemps,
la passion qu’il éprouvait autrefois pour lui s’était affaiblie,
mais il aimait à en parler et à laisser croire que son
dévouement avait un motif inexplicable pour le commun
des mortels, tout en partageant, au fond de son cœur,
l’adoration dont Moscou, qui avait décerné à l’empereur
Alexandre le surnom d’« Ange terrestre », entourait son
souverain bien-aimé.
Pendant son court séjour dans sa famille, Rostow s’était
plutôt éloigné que rapproché de Sonia, malgré sa beauté,
ses attraits et l’amour qui éclatait dans toute sa personne. Il
passait par cette phase de jeunesse où chaque minute est
si emplie, que le jeune homme n’a pas le temps de penser
à aimer. Il craignait de s’engager, il était jaloux de cette
indépendance qui pouvait seule lui permettre de réaliser
tous ses désirs, et il se disait à la vue de Sonia : « J’en
trouverai beaucoup comme elle, beaucoup qui me sont
encore inconnues ! Il sera toujours temps d’aimer et de
m’en occuper plus tard. » Il dédaignait, dans sa virilité, de
vivre au milieu des femmes et faisait mine d’aller à contre-
cœur au bal et dans le monde ; mais les courses, le club
anglais, les parties fines, Denissow et les visites là-bas,
c’était autre chose, et c’était vraiment là ce qui convenait à
un jeune et élégant hussard !
Au commencement de mars, le vieux comte Ilia
Andréïévitch fut très occupé des préparatifs d’un dîner
qu’on donnait au club anglais en l’honneur du prince
Bagration.
Le comte se promenait en robe de chambre dans la
grande salle, donnant des ordres à Phéoctiste, le célèbre
maître d’hôtel du club, et lui recommandait de se pourvoir
de primeurs, de poisson bien frais, de veau bien blanc,
d’asperges, de concombres, de fraises !… Le comte était
membre et directeur du club depuis sa fondation. Personne
mieux que lui ne savait organiser sur une grande échelle un
banquet solennel, d’autant mieux qu’il payait de sa poche
le surplus des dépenses prévues. Le chef et le maître
d’hôtel recevaient avec une satisfaction évidente les
instructions du comte, sachant par expérience ce que leur
rapporterait un dîner de plusieurs milliers de roubles.
« Rappelle-toi bien, n’oublie pas les crêtes, les crêtes
dans le potage à la tortue.
– Il faudra donc trois plats froids ? demanda le cuisinier.
– Il me paraît difficile qu’il y en ait moins, répondit le
comte après un moment de silence.
– Il faudra donc acheter les grands sterlets ? demanda
le maître d’hôtel.
– Certainement ! Que faire d’ailleurs, puisqu’on ne cède
pas sur le prix… Ah ! mon Dieu, mon Dieu, et moi qui allait
oublier une seconde entrée ! Où est ma tête ? mon Dieu !
– Où me procurerai-je des fleurs ?
– Mitenka ! Mitenka ! va-t’en au grand galop à ma
« datcha » s’écria le comte en s’adressant à son intendant.
Donne l’ordre à Maxime, le jardinier, d’employer à la
corvée pour m’amener tout ce qu’il y a dans mes
orangeries. Il faut que deux cents orangers soient ici
vendredi. Qu’on les emballe bien et qu’on les recouvre de
feutre ! »
Ses dispositions achevées, il se disposait à aller
retrouver « sa petite comtesse » et à se reposer un peu
chez elle, lorsque se souvenant de différentes
recommandations qu’il avait oubliées, il fit appeler de
nouveau le maître queux et le maître d’hôtel, et
recommença ses explications. La porte s’ouvrit, et le jeune
comte entra d’un pas léger et assuré, en faisant sonner ses
éperons. Les bons résultats d’une vie tranquille et heureuse
se lisaient sur son teint reposé.
« Ah ! mon garçon, la tête me tourne, dit le vieux comte
un peu honteux de ses graves occupations ; allons, aide-
moi, il faudra avoir les chanteurs de régiment, il y aura
aussi un orchestre… et les bohémiens ? qu’en penses-tu ?
Vous les aimez vous autres militaires ?
– Vraiment, cher père, je parie que le prince Bagration
quand il se préparait à la bataille de Schöngraben, était
moins affairé que vous aujourd’hui.
– Essayes-en, je te le conseille, » dit le vieux comte
avec une feinte colère, et se retournant vers le maître
d’hôtel, qui les examinait tour à tour avec une bonhomie
intelligente : « Voilà la jeunesse, Phéoctiste ; elle se moque
de nous autres vieux.
– C’est vrai, Excellence ; elle ne demande qu’à bien
boire et à bien manger ; quant aux apprêts et au service ça
lui est bien égal.
– C’est ça, c’est ça, » s’écria le comte, et, empoignant
les deux mains de son fils : « Je te tiens, polisson, et tu vas
me faire le plaisir de prendre mon traîneau à deux chevaux
et d’aller chez Besoukhow lui demander de ma part des
fraises et des ananas. Il n’y en a que chez lui. S’il n’y est
pas, va les demander aux princesses, puis tu iras au
Rasgoulaï. Ipatka, le cocher, connaît le chemin ; tu y
trouveras Illiouchka le bohémien, celui qui dansait en
casaquin blanc chez le comte Orlow, et tu l’amèneras ici.
– Avec les bohémiennes ? ajouta Nicolas en riant.
– Voyons, voyons ! » dit son père.
Le vieux comte en était là de ses recommandations,
lorsque Anna Mikhaïlovna, qui, selon son habitude, était
entrée à pas de loup, parut subitement auprès d’eux, avec
cet air affairé et mêlé de fausse humilité chrétienne qui lui
était habituel. Le comte, surpris en robe de chambre, ce
qui du reste lui arrivait tous les jours, se confondit en
excuses.
« Ce n’est rien, cher comte, dit-elle, en fermant
doucement les yeux. Quant à votre commission, c’est moi
qui la ferai. Le jeune Besoukhow vient d’arriver, et nous en
obtiendrons tout ce dont vous avez besoin. Il faut que je le
voie. Il m’a envoyé une lettre de Boris, qui, Dieu merci, est
attaché à l’état-major. »
Le comte, enchanté de son obligeance, lui fit atteler sa
petite voiture.
« Vous lui direz de venir ; je l’inscrirai. Est-il avec sa
femme ? »
Anna Mikhaïlovna leva les yeux au ciel, et son visage
exprima une profonde douleur.
« Ah ! mon ami, il est bien malheureux, et, si ce qu’on
dit est vrai, c’est affreux, mais qui pouvait le prévoir ? C’est
une âme si belle et si noble que ce jeune Besoukhow ! Ah !
oui, je le plains de tout cœur, et je ferai tout ce qui me sera
humainement possible pour le consoler.
– Mais qu’y a-t-il donc ? demandèrent à la fois le père
et le fils.
– Vous connaissez, n’est-ce pas ? Dologhow, le fils de
Marie Ivanovna, dit Anna Mikhaïlovna en soupirant et en
parlant à mi-voix et à mots couverts, comme si elle
craignait de se compromettre. Eh bien… c’est « lui » qui l’a
protégé, qui l’a invité à venir chez « lui » à Pétersbourg, et
maintenant « elle », elle est arrivée ici, avec cette tête à
l’envers à sa suite, et le pauvre Pierre est, dit-on, abîmé de
douleur. »
Malgré tout son désir de témoigner sa sympathie pour
le jeune comte, les intonations et les demi-sourires d’Anna
Mikhaïlovna en laissaient percer une plus vive encore peut-
être pour cette « tête à l’envers », comme elle appelait
Dologhow.
« Tout cela est bel et bon, mais il faut qu’il vienne au
club… cela le distraira. Ce sera un banquet monstre ! »
Le lendemain, 3 mars, à deux heures de l’après-midi,
deux cent cinquante membres du club anglais et cinquante
invités attendaient pour dîner leur hôte illustre, le prince
Bagration, le héros de la campagne d’Autriche.
La nouvelle de la bataille d’Austerlitz avait frappé
Moscou de stupeur. Jusqu’à ce moment, la victoire avait
été si fidèle aux Russes que la nouvelle d’une défaite ne
rencontra que des incrédules, et l’on essaya de l’attribuer à
des causes extraordinaires. Lorsque dans le courant du
mois de décembre le fait fut devenu incontestable, on avait
l’air, au club anglais, où se réunissaient toute l’aristocratie
de la ville et tous les hauts dignitaires les mieux informés,
de s’être donné le mot pour ne faire aucune allusion ni à la
guerre ni à la dernière bataille. Les personnages influents,
qui donnaient d’habitude le ton aux conversations, tels que
le comte Rostopchine, le prince Youry Vladimirovitch
Dolgoroukow, Valouïew, le comte Markow, le prince
Viazemsky, ne se montraient pas au club, mais se voyaient
en petit comité, et les Moscovites, habitués d’ordinaire,
comme le comte Rostow, à n’exprimer d’autre opinion que
celle d’autrui, étaient restés quelque temps sans guide et
sans données précises sur la marche de la guerre. Sentant
instinctivement que les nouvelles étaient mauvaises et qu’il
était difficile de s’en rendre exactement compte, ils
gardaient un silence prudent. Les gros bonnets,
semblables au jury qui sort de la salle des délibérations,
rentrèrent au club et donnèrent leur avis ; tout redevint pour
eux d’une clarté inéluctable, et ils découvrirent à l’instant
mille et une raisons pour expliquer à leur façon cette
catastrophe incroyable, inadmissible : la déroute des
Russes. À partir de ce moment, on ne fit plus, dans tous les
coins de Moscou, que broder sur le même thème, qui était
invariablement la mauvaise fourniture des vivres, la
trahison des Autrichiens, du Polonais Prsczebichewsky, du
Français Langeron, l’incapacité de Koutouzow, et (bien
bas, bien bas) la jeunesse, l’inexpérience et la confiance
mal placée de l’Empereur. En revanche, on était unanime
pour dire que nos troupes avaient accompli des prodiges
de valeur : soldats, officiers, généraux, tous avaient été
héroïques. Mais le héros des héros était le prince
Bagration, qui s’était couvert de gloire à Schöngraben et à
Austerlitz, où seul il avait su conserver sa colonne en bon
ordre, tout en se repliant avec elle et en défendant pas à
pas sa retraite contre un ennemi deux fois plus nombreux.
Son manque de parenté à Moscou, où il était étranger, y
avait singulièrement facilité sa promotion au titre de héros.
On saluait en lui le simple soldat de fortune, le soldat sans
protections, sans intrigues, qui ne songe qu’à se battre
pour son pays, et dont le nom se rattachait du reste aux
souvenirs de la campagne d’Italie et de Souvarow. La
malveillance et la désapprobation que Koutouzow avait
accumulées sur sa tête s’accentuaient plus vivement
encore par le contraste des honneurs rendus à Bagration,
« qu’il aurait fallu inventer s’il n’avait pas existé, » comme
avait dit un jour ce mauvais plaisant de Schinchine, en
parodiant les paroles de Voltaire. On ne parlait de
Koutouzow que pour le blâmer et l’accuser d’être une
girouette de cour et un vieux satyre.
Tout Moscou répétait les paroles du prince
Dolgoroukow : « À force de forger, on devient forgeron, »
en se consolant de la défaite actuelle par le souvenir des
victoires passées, et les aphorismes de Rostopchine, qui
disait à qui voulait l’entendre que « le soldat français avait
besoin d’être excité à la bataille par des phrases
ronflantes ; qu’il fallait à l’Allemand une logique serrée pour
le convaincre qu’il était plus dangereux de fuir que de
marcher à l’ennemi, et que, quant au Russe, on était obligé
de le retenir et de le supplier de se modérer. »
Chaque jour, on citait de nouveaux traits de courage
accomplis à Austerlitz par nos soldats et par nos officiers :
celui-ci avait sauvé un drapeau, celui-là avait tué cinq
français, cet autre avait pris cinq canons. Berg n’était pas
oublié, et, ceux mêmes qui ne le connaissaient pas
racontaient que, blessé à la main droite, il avait pris son
épée de la main gauche et avait bravement continué sa
marche en avant. Quant à Bolkonsky, personne n’en disait
mot ; ses plus proches parents regrettaient seuls sa mort
prématurée et plaignaient sa jeune femme enceinte et son
original de père.
III
Le 3 mars, de nombreuses voix, pareilles à un essaim
d’abeilles printanières, bourdonnaient dans les chambres
du club anglais. Les membres du club et les invités, les uns
en uniforme, les autres en frac, quelques-uns même en
habit à la française, allaient et venaient, s’asseyaient, se
relevaient et se formaient en groupes animés. Les laquais
poudrés, en bas de soie et en culotte courte, se tenaient
deux par deux à chaque porte, tout prêts à faire leur
service. La majorité de cette réunion était composée
d’hommes âgés, d’un extérieur respectable, avec des
figures satisfaites, de gros doigts, des gestes et des
inflexions de voix assurées. Cette catégorie de membres
avait ses places habituelles, réservées à l’avance, et se
réunissait en petit comité intime. La minorité se composait
d’invités pris au hasard, et surtout de jeunes gens, parmi
lesquels se trouvaient Nesvitsky, ancien membre du club,
Denissow, Rostow, Dologhow, redevenu officier du
régiment de Séménovsky, et plusieurs autres. Cette
jeunesse semblait faire profession d’une déférence
légèrement dédaigneuse envers la génération des vieux et
leur dire : « Nous sommes tout disposés à vous respecter,
mais rappelez-vous que l’avenir est à nous. »
Pierre, qui, pour complaire à sa femme, avait laissé
pousser ses cheveux, ôté ses lunettes, et s’habillait à la
dernière mode, promenait sa tristesse et son ennui d’une
salle à l’autre. Là, comme ailleurs, il était entouré de gens
qui adoraient en lui le veau d’or, et auxquels, habitué qu’il
était à leur encens, il ne répondait qu’avec une distraction
méprisante. Par son âge, il appartenait à la jeunesse, mais
par sa fortune et ses relations il faisait partie de la société
des hommes âgés et influents et passait indifféremment
des uns aux autres.
La conversation des vieux les plus marquants, tels que
Rostopchine, Valouïew et Narischkine, attirait sur eux
l’attention de membres plus ou moins connus du club, qui
s’en approchaient pour les écouter religieusement.
Rostopchine racontait comment les Russes, refoulés par
les fuyards autrichiens, avaient dû se frayer un chemin au
milieu d’eux en les chargeant à la baïonnette ; Valouïew
expliquait à ses voisins, sous le sceau du secret, que
l’envoi d’Ouvarow à Moscou n’avait d’autre but que de
connaître l’opinion des Moscovites sur la bataille
d’Austerlitz, tandis que Narischkine rappelait l’anecdote de
Souvorow, se mettant à faire « cocorico » en pleine
séance du conseil de guerre autrichien, pour toute réponse
à l’ineptie de ses membres. Schinchine, qui cherchait
toujours l’occasion de lancer une plaisanterie, ajouta avec
tristesse que Koutouzow n’avait même pas su apprendre
de Souvorow à faire « cocorico » ; mais le regard sévère
des vieux lui fit comprendre qu’il était inconvenant de
s’exprimer ainsi ce jour-là sur Koutouzow.
Le comte Rostow allait de la salle à manger au salon et
du salon à la salle à manger, d’un air affairé et inquiet,
saluant indifféremment, avec sa bonhomie habituelle, les
grands et les petits, cherchant parfois du regard ce beau
garçon qui était son fils et lui adressant de joyeux
clignements d’yeux. Nicolas, debout près de la fenêtre,
causait avec Dologhow, dont il avait fait récemment la
connaissance et qu’il appréciait beaucoup. Le vieux comte
s’approcha pour serrer la main à ce dernier.
« Vous viendrez nous voir, n’est-ce pas ? puisque vous
connaissez mon guerrier et que vous êtes deux héros de
là-bas !… Ah ! Vassili Ignatieïtch… bonjour, mon vieux !
…»
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car un
laquais, tout essoufflé et tout effaré, annonça :
« Il est arrivé ! »
Des coups de sonnette retentirent sur l’escalier, les
directeurs s’élancèrent, et les différents membres du club,
dispersés dans tous les coins comme des grains de blé
sur le van, se réunirent, se massèrent et s’arrêtèrent à la
porte du grand salon.
Au même instant, Bagration parut à l’entrée de cette
pièce. Il était sans épée et sans tricorne. Selon l’usage du
club, il les avait déposés dans le vestibule. Il portait un
uniforme neuf, décoré d’ordres étrangers et russes, avec la
croix de Saint-Georges sur la poitrine, et n’avait plus le
bonnet fourré et le fouet de cosaque en bandoulière,
comme Rostow l’avait vu la veille d’Austerlitz. Il avait fait
couper un peu ses cheveux et ses favoris, ce qui le
changeait à son désavantage. Son air endimanché, peu en
rapport avec ses traits mâles et décidés, donnait à sa
physionomie une expression tant soit peu comique.
Béklechow et Fédor Pétrovitch Ouvarow, arrivés en même
temps que lui, s’arrêtèrent à la porte pour laisser passer
l’hôte illustre, qui, confus de leur politesse, s’arrêta un
moment, et, après un échange de phrases banales, se
décida enfin à passer le premier. Rien qu’à voir la
gaucherie de ses mouvements et la façon dont il glissait
sur le parquet d’un air embarrassé, on sentait qu’il lui était
mille fois plus habituel et plus facile de traverser un champ
labouré, sous une pluie de balles, comme il l’avait fait à
Schöngraben, à la tête du régiment de Koursk. Les
directeurs, qui s’étaient avancés au-devant de lui, lui
exprimèrent en peu de mots la joie que tous ressentaient à
le recevoir, et, sans attendre sa réponse, l’entourèrent à
l’envi et s’en emparèrent pour le conduire à la porte du
salon, dont la foule, qui s’y était pressée, rendait l’accès
presque impossible ; chacun en effet essayait d’apercevoir
Bagration par-dessus l’épaule de son voisin, comme s’il
s’était agi d’une bête curieuse ! Le comte Rostow, tout en
jouant des coudes et répétant : « Je vous en prie, mon
cher, laissez, laissez passer ! » fraya le chemin au nouvel
arrivant jusqu’au grand divan où il parvint enfin à le faire
asseoir. Les gros bonnets du club formèrent aussitôt le
cercle autour de lui, pendant que le vieux comte se glissait
hors de la chambre, pour revenir un instant après, en
compagnie des autres directeurs, offrir à Bagration une
ode composée en son honneur et déposée sur un
immense plat d’argent.
À la vue de ce plat, Bagration jeta autour de lui des
regards inquiets, comme s’il cherchait un secours
invisible ; mais, se soumettant à ce qu’il ne pouvait éviter et
se sentant à la merci de tous ces yeux braqués sur lui, il
saisit vivement le plat des deux mains, non sans jeter un
coup d’œil de reproche au comte, qui le lui tendait avec un
air de profonde déférence. Heureusement, un membre du
club lui vint en aide, en lui retirant obligeamment le plat,
qu’il semblait ne plus vouloir lâcher, et en recommandant
les vers à son attention. « Puisqu’il le faut ! » avait-il l’air de
dire, en prenant le rouleau de papier, et, le regardant de
ses yeux fatigués, il en commença la lecture d’un air
sérieux et concentré.
L’auteur des vers lui offrit de les lire lui-même, et le
prince Bagration, résigné, pencha la tête et écouta.
« Sois la gloire du siècle d’Alexandre,
Sois le bouclier de Titus sur le trône,
À la fois homme de bien et guerrier redoutable.
De la patrie sois le rempart,
Comme tu es César sur le champ de bataille !
C’en est fait, l’heureux Napoléon
Sait aujourd’hui ce qu’est Bagration,
Et n’osera plus se mesurer avec les Achilles russes !… »
Il n’avait pas achevé sa période que le maître d’hôtel
annonça d’une voix retentissante :
« Le dîner est servi ! »
Les portes s’ouvrirent, et l’on entendit dans la salle à
manger les sons de l’orchestre qui jouait la fameuse
polonaise : Qu’il éclate le tonnerre des victoires, et que le
Russe, vaillant se réjouisse !
Le comte Rostow, impatienté contre le malencontreux
auteur, s’avança vers Bagration et lui fit un profond salut.
Comme, pour le moment, le dîner était plus intéressant que
la poésie, tous se levèrent, et se rendirent, Bagration en
tête, dans la salle à manger. L’illustre général occupait la
place d’honneur entre Béklechow et Narischkine, ayant
tous deux le prénom d’Alexandre, ce qui était une allusion
délicate au nom même de l’Empereur. Trois cents
personnes s’assirent à cette longue table, selon leur rang
et leurs dignités, les plus notables à côté de l’hôte qu’on
fêtait.
Un peu avant le dîner, le comte Ilia Andréïévitch lui avait
présenté son fils, et il regardait autour de lui avec une
orgueilleuse satisfaction, pendant que Bagration, qui avait
reconnu Nicolas, lui balbutiait quelques mots inintelligibles.
Denissow, Rostow et Dologhow avaient pris place au
milieu de la table, en face de Pierre et de Nesvitsky. Le
vieux comte, assis vis-à-vis de Bagration, faisait, avec les
autres directeurs, les honneurs du dîner, et ils
représentaient en leurs personnes la bienveillante
hospitalité de Moscou.
Toute la peine que s’était donnée le comte était
couronnée de succès. Bien que les deux dîners, le dîner
gras et le dîner maigre, fussent tous deux exquis et
admirablement réussis, il ne cessa, jusqu’à la fin du repas,
d’éprouver un inquiétude involontaire qui se traduisait, à
l’apparition de chaque nouveau plat, par un signe au
sommelier ou un mot à l’oreille du laquais placé debout
derrière lui. Le gigantesque sterlet, dont la vue le fit rougir
d’une modeste fierté, venait à peine de faire son entrée,
que les bouteilles furent débouchées sur toute la ligne, et le
champagne coula à flots dans les verres. Lorsque
l’émotion produite par le poisson fut un peu calmée, le
comte Ilia Andréïévitch se concerta avec les autres
directeurs.
« Il est temps, leur dit-il, de porter la première santé, car
il y en aura beaucoup !… »
Et il se leva, le verre à la main. On se tut pour écouter
ce qu’il allait dire :
« À la santé de Sa Majesté l’Empereur ! » s’écria-t-il,
les yeux humides de larmes de joie et d’enthousiasme, et
l’orchestre éclata en fanfares. On se leva, on cria hourra !
Bagration répondit par un hourra aussi éclatant que celui
qu’il avait poussé à Schöngraben, et la voix de Rostow se
fit entendre au-dessus des voix des trois cents autres
convives. Ému, sur le point de pleurer, il ne cessait de
répéter : « À la santé de Sa Majesté l’Empereur ! » et,
vidant son verre d’un trait, il le jeta sur le parquet. Plusieurs
suivirent son exemple et les cris retentirent de plus belle.
Lorsqu’enfin le silence se rétablit, les domestiques
ramassèrent les cristaux brisés, et chacun se rassit,
heureux du bruit qu’il avait fait. Le comte Ilia Andréïévitch,
jetant un regard sur la liste posée à côté de son assiette,
se releva et porta la santé du héros de notre dernière
campagne, le prince Pierre Ivanovitch Bagration ! De
nouveau ses yeux se remplirent de larmes, et de nouveau
un hourra répété par trois cents voix répondit à son toast ;
mais, au lieu de l’orchestre, ce fut cette fois un chœur de
chanteurs qui entonna la cantate composée par Paul
Ivanovitch Koutouzow :
« Les Russes ne connaissent pas d’obstacles,
De la victoire leur valeur est le gage,
Car nous avons des Bagration,
Et les ennemis sont à nos pieds, etc. »
Les chants avaient à peine cessé, qu’on reprit la kyrielle
des toasts.
Le vieux comte continuait à s’attendrir ; on brisait de
plus en plus les assiettes et les verres, et on criait à en
perdre la voix. On avait bu à la santé de Béklechow, de
Narischkine, d’Ouvarow, de Dolgoroukow, d’Apraxine, de
Valouïew, à la santé des directeurs, des membres du club,
des invités, et enfin à celle de l’organisateur du dîner, le
comte Ilia Andréïévitch, qui, dès les premiers mots de ce
toast, vaincu par son émotion, tira son mouchoir, y cacha
sa figure et fondit complètement en larmes.
IV
Pierre buvait et mangeait beaucoup, avec son avidité
habituelle. Mais, ce jour-là, silencieux, morose et abattu, il
regardait d’un air distrait autour de lui et semblait ne rien
entendre. Rien qu’à le voir ainsi préoccupé, ses amis
devinaient sans peine qu’il était absorbé par quelque
question accablante et insoluble.
Cette question, qui tourmentait à la fois son cœur et son
esprit, c’étaient les allusions de la princesse Catherine, sa
cousine, au sujet de l’intimité de Dologhow avec sa femme.
Le matin même, il avait reçu une lettre anonyme écrite
sur le ton de grossière raillerie propre à ce genre de
lettres, dans laquelle on lui disait que ses lunettes lui
étaient bien inutiles, puisque la liaison de sa femme et de
Dologhow n’était un mystère que pour lui seul. Il n’avait
ajouté foi ni à la lettre ni aux allusions de sa cousine ; mais
la vue de Dologhow, assis en face de lui, lui causait un
invincible malaise. Chaque fois que ses beaux yeux
impudents rencontraient ceux de Pierre, ils faisaient naître
dans l’âme de ce dernier un sentiment effroyable,
monstrueux, et il se détournait brusquement. En se
rappelant le passé que l’on prêtait à Hélène et ses
relations actuelles avec Dologhow, il comprenait qu’il aurait
pu y avoir quelque chose de vrai dans la lettre anonyme, s’il
ne s’était pas agi de sa femme. Pierre se rappela
involontairement la première visite de Dologhow, et
comment, en souvenir de leurs anciennes folies, il lui avait
prêté de l’argent, comment il l’avait installé dans sa
maison, comment Hélène, sans se départir de son éternel
sourire, lui avait exprimé son ennui de cet arrangement, et
comment Dologhow, qui ne cessait de lui vanter avec
cynisme la beauté de sa femme, ne les avait plus quittés
d’une semelle depuis ce jour-là.
« Il est très beau, c’est vrai, se disait Pierre… et je sais
qu’il éprouverait une jouissance toute particulière à
déshonorer mon nom, à se jouer de moi, précisément à
cause des services que je lui ai rendus ; oui, je comprends
combien il trouverait, piquant de me tromper de la sorte,
mais je n’y crois pas, je n’ai pas le droit d’y croire ! »
Il avait souvent été frappé de l’expression méchante de,
la figure de Dologhow, comme le jour où ils avaient jeté à
l’eau l’ours et l’officier de police, ou bien lorsqu’il
provoquait quelqu’un sans raison, ou qu’il tuait d’un coup
de pistolet le cheval d’un isvostchik, et aujourd’hui, lorsque
leurs yeux se rencontraient, il retrouvait dans son regard
cette même expression. « Oui, c’est un bretteur ; tuer un
homme est le dernier de ses soucis ; il se dit que chacun a
peur de lui, et moi tout le premier… et cela doit lui faire
plaisir… Et au fond c’est vrai… J’ai peur de lui ! » Ainsi
pensait Pierre, pendant que Rostow s’entretenait gaiement
avec ses deux amis, Denissow et Dologhow, dont l’un était
un brave hussard et l’autre un franc vaurien. Leur bruyant
trio faisait un singulier contraste avec la personne massive,
sérieuse et préoccupée de Pierre, pour lequel Rostow
d’ailleurs n’avait pas de sympathie : primo, c’était un pékin
millionnaire, le mari d’une beauté à la mode, et une poule
mouillée, trois crimes irrémissibles à ses yeux de hussard ;
secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu
son salut, et lorsqu’on avait porté la santé de l’Empereur,
abîmé dans ses réflexions, Pierre ne s’était pas levé !
« Eh bien, et vous ? lui cria Rostow irrité de plus en
plus. N’entendez-vous pas ? À la santé de l’Empereur ! »
Pierre soupira, se leva avec résignation, vida son verre,
et quand tout le monde fut rassis, il s’adressa à Rostow
avec son bon sourire :
« Tiens, et moi qui ne vous avais pas reconnu ! »
Rostow, qui s’égosillait à crier hourra ! n’entendit même
pas.
« Eh bien, tu ne renouvelles pas connaissance ? dit
Dologhow.
– Que le bon Dieu le bénisse, cet imbécile ! répondit
Rostow.
– Il faut soigner les maris des jolies femmes, » lui dit à
demi-voix Denissow.
Pierre devinait qu’ils parlaient de lui, mais il ne pouvait
les entendre. Cependant il rougit et se détourna.
« Et maintenant, buvons à la santé des jolies femmes !
dit Dologhow d’un air moitié sérieux et moitié souriant…
Pétroucha !… À la santé des jolies femmes et de leurs
amants ! »
Pierre, les yeux baissés, buvait sans regarder
Dologhow et sans lui répondre. En ce moment, le laquais
qui distribuait la cantate en remit un exemplaire à Pierre,
comme étant un des principaux membres du club. Il allait le
prendre, lorsque Dologhow se pencha et lui arracha la
feuille pour la lire. Pierre releva la tête, et, entraîné par un
mouvement irrésistible de colère, il lui cria de toute sa
force :
« Je vous le défends ! »
À ces mots, et voyant à qui ils s’adressaient, Nesvitsky
et son voisin de droite, effrayés, cherchèrent à le calmer,
tandis que Dologhow, fixant sur lui ses yeux brillants et
froids comme l’acier, lui disait, en accentuant chaque
syllabe :
« Je la garde ! »
Pâle, les lèvres tremblantes, Pierre la lui arracha des
mains :
« Vous êtes un misérable !… vous m’en rendrez
raison ! »
Il se leva de table et comprit tout à coup que la question
de l’innocence de sa femme, cette question qui le torturait
depuis vingt-quatre heures, était tranchée sans retour. Il la
détestait maintenant et sentait que tout était rompu avec
elle à jamais. Malgré les instances de Denissow, Rostow
consentit à servir de témoin à Dologhow, et, le dîner
terminé, il discuta avec Nesvitsky, le témoin de
Besoukhow, les conditions du duel. Pierre retourna chez
lui, tandis que Rostow, Dologhow et Denissow restèrent au
club très avant dans la nuit à écouter les bohémiennes et
les chanteurs de régiment.
« Ainsi, à demain, à Sokolniki, dit Dologhow, en
prenant congé de Rostow, sur le perron.
– Et tu es calme ? lui dit Rostow.
– Vois-tu, répondit Dologhow, je te dirai mon secret en
deux mots : si, la veille d’un duel, tu te mets à écrire ton
testament et des lettres larmoyantes à tes parents, si
surtout tu penses à la possibilité d’être tué, tu es un
imbécile, un homme fini ! Si, au contraire, tu as la ferme
intention de tuer ton adversaire et cela le plus tôt possible,
tout va comme sur des roulettes. Ainsi que me le disait un
jour notre chasseur d’ours : « Comment ne pas en avoir
peur de l’ours ?… et, pourtant, quand on le voit, on ne craint
plus qu’une chose : c’est qu’il ne vous échappe ! » Eh bien,
mon cher, c’est tout juste comme moi. Au revoir, à
demain ! »
Le lendemain, à huit heures du matin, Pierre et
Nesvitsky, en arrivant au bois de Sokolniki, y trouvèrent
Dologhow, Denissow et Rostow. Pierre paraissait
complètement indifférent à ce qui allait se passer ; on
voyait, à sa figure fatiguée, qu’il avait veillé toute la nuit, et
ses yeux tremblotaient involontairement à la lumière. Deux
questions le préoccupaient exclusivement : la culpabilité de
sa femme, qui pour lui ne faisait plus de doute, et
l’innocence de Dologhow, auquel il reconnaissait le droit
de ne pas ménager l’honneur d’un homme, qui après tout
lui était étranger : « Peut-être en aurais-je fait tout autant,
se dit Pierre, oui, certainement je l’aurais fait !… Mais alors
ce duel, alors ce duel serait un assassinat ?… Ou bien je le
tuerai, ou bien ce sera lui qui me touchera à la tête, au
coude, au pied, au genou… Ne pourrais-je donc me cacher
et m’enfuir quelque part ? » Et, en même temps, il
demandait, avec un calme qui inspirait le respect à ceux
qui l’observaient : « Serons-nous bientôt prêts ? »
Après avoir enfoncé les sabres dans la neige, indiqué
l’endroit jusqu’où chacun devait marcher, et chargé les
pistolets, Nesvitsky s’approcha de Pierre :
« Je croirais manquer à mon devoir, comte, dit-il d’une
voix timide, et je ne justifierais pas la confiance que vous
m’avez témoignée et l’honneur que vous m’avez fait en me
choisissant comme second, si dans cette minute solennelle
je ne vous disais pas toute la vérité… Je ne crois pas que
le motif de l’affaire soit assez grave pour verser du sang…
Vous avez eu tort, vous vous êtes emporté…
– Ah ! oui, c’était bien bête !… dit Pierre.
– Dans ce cas, laissez-moi porter vos excuses, et je
suis sûr que nos adversaires les accepteront, dit Nesvitsky,
qui, comme tous ceux qui sont mêlés à des affaires
d’honneur, ne prenait la rencontre au sérieux qu’au dernier
moment. Il est plus honorable, comte, d’avouer ses torts
que d’en arriver à l’irréparable. Il n’y a pas eu d’offense
grave, ni d’un côté ni de l’autre. Permettez-moi…
– Les paroles sont inutiles ! dit Pierre… Ça m’est bien
égal… Dites-moi seulement de quel côté je dois aller et où
je dois tirer. » Il prit le pistolet, et, n’en ayant jamais tenu un
de sa vie et ne s’inquiétant guère de l’avouer, il questionna
ses témoins sur la façon de presser la détente : « Ah ! c’est
ainsi… c’est vrai, je l’avais oublié.
– Aucune excuse, aucune, décidément ! » répondit
Dologhow à Rostow, qui de son côté avait essayé une
tentative de réconciliation.
L’endroit choisi était une petite clairière, dans un bois
de pins, couverte de neige à moitié fondue, et à quatre-
vingts pas de la route où ils avaient laissé leurs traîneaux. À
partir de l’endroit où se tenaient les témoins jusqu’aux
sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fichés en terre à
dix pas l’un de l’autre, en guise de barrières, ils avaient
laissé des traces sur la neige molle et profonde, en
comptant les quarante pas qui devaient séparer les
adversaires. Il dégelait, et d’humides vapeurs voilaient le
paysage au delà de cette distance. Bien que tout fût prêt
depuis trois minutes, personne ne donnait encore le
signal ; tous se taisaient.
V
« Eh bien, qu’on commence ! s’écria Dologhow.
– Eh bien ! » répéta Pierre en souriant.
La situation devenait terrible. L’affaire, si insignifiante
au début, ne pouvait plus maintenant être arrêtée. Elle
suivait fatalement sa marche en dehors de toute volonté
humaine ; elle devait s’accomplir ! Denissow s’avança
jusqu’à la barrière :
« Les adversaires, dit-il, s’étant refusés à toute
réconciliation, on peut commencer. Qu’on prenne les
pistolets, et qu’on se porte en avant au mot « trois ! »
« Une ! deux ! trois ! » compta Denissow d’une voix
sourde, en se reculant. Les combattants s’avancèrent sur le
sentier frayé, et chacun d’eux voyait peu à peu émerger du
brouillard la figure de son adversaire. Ils avaient le droit de
tirer à volonté en marchant. Dologhow s’avançait sans se
hâter et sans lever son pistolet : ses yeux bleus brillaient et
regardaient fixement Pierre ; sa bouche se plissait en un
semblant de sourire.
Au mot : « trois ! » Pierre marcha rapidement ;
s’écartant du sentier battu, il s’enfonça dans la neige.
Tenant son pistolet le bras tendu en avant, dans la crainte
de se blesser lui-même, il cherchait à soutenir sa main
droite avec sa main gauche, qu’il avait instinctivement
rejetée en arrière, tout en comprenant l’inutilité de cet
effort ; au bout de quelques pas, il se retrouva sur le
chemin, regarda à ses pieds, jeta un coup d’œil sur
Dologhow, et tira. Ne s’attendant pas à un choc aussi
violent, Pierre tressaillit, s’arrêta et sourit de son
impression. La fumée, rendue encore plus épaisse par le
brouillard, l’empêcha d’abord de rien distinguer, et il
attendait en vain l’autre coup, lorsque des pas précipités
se firent entendre, et il entrevit, au milieu de la fumée,
Dologhow pressant d’une main son côté gauche, et de
l’autre serrant convulsivement son pistolet abaissé. Rostow
était accouru à lui.
« Non… siffla entre ses dents Dologhow, non, ce n’est
pas fini ! » et, faisant en chancelant quelques pas, il tomba
sur la neige à côté du sabre. Sa main gauche était
couverte de sang ; il l’essuya à son uniforme et s’appuya
dessus ; son visage pâle et sombre tremblait avec une
contraction nerveuse.
« Je vous… commença-t-il à dire, et il ajouta avec
effort : prie !… » Pierre, retenant avec peine un sanglot,
allait s’approcher de lui, lorsqu’il lui cria : « À la barrière ! »
Pierre comprit et s’arrêta. Ils n’étaient plus qu’à dix pas l’un
de l’autre. Dologhow plongea sa tête dans la neige, en
remplit sa bouche avec avidité, se redressa sur son séant
et chercha à retrouver son équilibre, tout en ne cessant de
sucer et de manger cette neige glacée. Ses lèvres
frissonnaient, mais ses yeux brillaient de l’éclat de la haine,
et, réunissant toutes ses forces dans un dernier effort, il
leva son pistolet et visa lentement.
« De côté, couvrez-vous du pistolet, s’écria Nesvitsky.
– Couvrez-vous donc ! » s’écria malgré lui Denissow,
bien qu’il fût le témoin de Dologhow.
Pierre, avec un doux sourire de pitié et de regret, s’était
abandonné sans défense et offrait sa large poitrine au
pistolet de Dologhow, qu’il regardait tristement. Les trois
témoins fermèrent les yeux. Le coup partit, et Dologhow,
s’écriant avec férocité : « Manqué ! » retomba la face
contre terre.
Pierre se prit la tête dans les mains et, retournant sur
ses pas, entra dans la forêt en marchant dans la neige à
grandes enjambées.
« C’est bête… c’est bête ! disait-il. Mort ? ce n’est pas
vrai ! »
Nesvitsky le rejoignit et le conduisit chez lui.
Rostow et Denissow emmenèrent Dologhow, qui,
grièvement blessé et étendu au fond du traîneau, restait
immobile, les yeux fermés, sans répondre à leurs
questions ; ils étaient à peine rentrés en ville qu’il revint à
lui, et, relevant péniblement la tête, il prit la main de
Rostow, qui fut frappé du changement complet de
l’expression de sa figure, devenue douce et attendrie.
« Comment te sens-tu ?
– Mal ! mais ce n’est pas là l’important. Mon ami, dit-il
d’une voix entrecoupée, où sommes-nous ? À Moscou,
n’est-ce pas ? Écoute, … je l’ai tuée, elle… elle ne le
supportera pas, elle ne le supportera pas !
– Mais qui donc ? dit Rostow surpris.
– Ma mère, ma pauvre mère, ma mère adorée ! »
Et Dologhow éclata en sanglots. Quand il fut un peu
calmé, il expliqua à Rostow qu’il vivait avec sa mère, que,
si elle le voyait mourant, elle ne survivrait pas à sa douleur,
et le supplia d’aller la prévenir, ce que Rostow fit aussitôt,
tout en apprenant, à sa grande stupéfaction, que ce
mauvais sujet, ce bretteur, demeurait avec une vieille mère
et une sœur bossue, et qu’il était pour elles le plus tendre
des fils et le meilleur des frères.
VI
Les tête-à-tête de Pierre et de sa femme étaient
devenus de plus en plus rares, surtout depuis les dernières
semaines. À Moscou, comme à Pétersbourg, leur maison
était remplie de monde du matin au soir. La nuit qui suivit le
duel, au lieu d’aller retrouver sa femme dans sa chambre à
coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste souvent,
dans le grand cabinet de son père, celui-là même où le
vieux comte était mort.
Se jetant sur le canapé, il essaya de dormir pour oublier
tout ce qui venait de lui arriver ; mais il s’éleva dans son
âme une telle tempête de sensations, de pensées, de
souvenirs, que non seulement il lui fut impossible de fermer
les yeux, mais même de rester en place. Il se leva et se mit
à arpenter sa chambre à pas saccadés, tantôt il pensait
aux premiers temps leur mariage, à ses belles épaules, à
son regard langoureux et passionné ; tantôt il voyait se
dresser à côté d’elle Dologhow, beau, impudent, avec son
sourire diabolique, tel qu’il l’avait vu au dîner du club ; tantôt
il le revoyait pâle, frissonnant, défait et s’affaissant sur la
neige.
« Et après tout, se disait-il, j’ai tué son amant… oui,
l’amant de ma femme ! Comment cela s’est-il fait ? – C’est
arrivé, parce que tu l’as épousée, lui répondait une voix
intérieure. – Mais en quoi suis-je donc coupable ? – Tu es
coupable de l’avoir épousée sans l’aimer, continuait la
voix ; tu l’as trompée, car tu t’es aveuglé volontairement. »
Et ce moment, cette minute où il lui avait dit avec tant
d’effort : « Je vous aime ! » se retraça vivement à sa
mémoire. « Oui, là était la faute ! je sentais bien alors que
je n’avais pas le droit de le lui dire. » Il se rappela en
rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont le
souvenir l’humiliait aujourd’hui ; peu de temps après son
mariage, sortant vers midi de leur chambre à coucher, et
vêtu d’une élégante robe de chambre, il avait trouvé dans
son cabinet son intendant en chef qui, en le saluant
respectueusement, avait légèrement souri de le voir dans
ce négligé, comme pour lui témoigner la part qu’il prenait à
son bonheur.
« Et que de fois n’ai-je pas été fier d’elle, de son tact si
fin, fier de notre intérieur où elle recevait toute la ville, fier
surtout de sa majestueuse et inaccessible beauté ! Je
croyais ne pas la comprendre, et je m’étonnais de ne pas
l’aimer. Quand j’étudiais son caractère, je me disais que
c’était ma faute, si je ne comprenais pas cette
impassibilité absolue, cette absence de tout désir, de tout
intérêt… et maintenant je connais le mot terrible de cette
énigme… C’est une femme pervertie ! »
« Anatole allait lui emprunter de l’argent et baiser ses
belles épaules. Elle ne lui donnait pas d’argent, mais elle
se laissait embrasser. Si son père excitait en plaisantant
sa jalousie, elle lui répondait, de son sourire tranquille,
qu’elle n’était pas assez sotte pour être jalouse. « Il n’a
qu’à faire ce qu’il veut, » disait-elle de moi. Un jour, lui
ayant demandé si elle ne sentait pas quelque symptôme
de grossesse, elle me répondit qu’elle n’était pas assez
niaise pour désirer des enfants, et que d’ailleurs elle n’en
aurait jamais de moi ! »
Il se rappelait ensuite la grossièreté de ses idées, la
vulgarité des expressions qui lui étaient familières, malgré
son éducation aristocratique. « Non, je ne l’ai jamais
aimée ! se disait-il… Et maintenant, voilà Dologhow
affaissé sur la neige, s’efforçant de sourire, mourant peut-
être et répondant à mon repentir par une feinte bravade ! »
Pierre était un de ces hommes qui, en dépit de la
faiblesse de leur caractère, ne cherchent jamais de
confident pour leur douleur. Il luttait avec elle en silence.
« Je suis coupable, et je dois supporter, quoi ?… la
honte de mon nom, le malheur de ma vie ? Folies que tout
cela ! Mon nom et mon honneur ne sont que conventions, et
mon être en est indépendant !
« On a exécuté Louis XVI parce qu’il était criminel, et ils
avaient raison tout autant que ceux qui, après en avoir fait
un saint, mouraient pour lui en martyrs ! N’a-t-on pas
ensuite exécuté Robespierre parce qu’il était un despote ?
Qui avait tort ? Qui avait raison ? Personne. Vis tant que tu
seras vivant : demain, qui le sait, tu mourras comme
j’aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se
tourmenter quand on pense à ce qu’est notre existence en
comparaison de l’éternité ! »
Et au moment où il se croyait apaisé, il la revoyait, elle
et les transports de son amour passager : alors,
recommençant à marcher, il brisait tout ce qui lui tombait
sous la main : « Pourquoi lui ai-je dit : « Je vous aime ? »
se demandait-il pour la dixième fois, et il se surprit à
sourire en se rappelant le mot de Molière : « Que diable
allait-il faire dans cette galère ? »
Il était encore nuit lorsqu’il sonna son valet de chambre
pour lui donner ses ordres de départ. Ne comprenant plus
la possibilité de parler à sa femme, il retournait à
Pétersbourg, et comptait lui laisser une lettre pour lui
annoncer son intention de vivre séparé d’elle à tout jamais.
Quelques heures après, le valet de chambre, qui lui
apporta son café, le trouva étendu sur le canapé, un livre à
la main, et dormant profondément.
Réveillé en sursaut, il fut longtemps avant de
comprendre pourquoi il était là.
« La comtesse fait demander si Votre Excellence est à
la maison ? »
Pierre n’avait pas encore répondu, que la comtesse, en
déshabillé de satin blanc, brodé d’argent, les deux
épaisses nattes de ses cheveux relevées en diadème
autour de sa ravissante tête, entra dans la chambre, calme
et imposante comme toujours, bien que sur son front de
marbre légèrement bombé se dessinât un pli creusé par la
colère. Contenant ses impressions jusqu’à la sortie du
valet de chambre, et, connaissant d’ailleurs toute l’histoire
du duel dont elle venait parler à son mari, elle s’arrêta
devant lui, sans pouvoir réprimer un sourire de dédain.
Pierre, intimidé, la regarda par-dessus ses lunettes et
feignit de reprendre sa lecture, comme un lièvre aux abois
rabat ses oreilles et reste immobile en face de ses
ennemis.
« Qu’est-ce encore ? Qu’avez-vous fait, je vous le
demande ? dit-elle sévèrement, lorsque la porte se fut
refermée sur le valet de chambre.
– Comment, moi ? demanda Pierre.
– Que veut dire ce beau courage ! Que veut dire ce
duel ? Voyons, répondez ! »
Pierre se retourna lourdement sur le divan, ouvrit la
bouche et ne trouva rien à dire.
« Eh bien, c’est moi qui vous répondrai… Vous croyez
tout ce qu’on vous raconte, et on vous a raconté que
Dologhow était mon amant ? continua-t-elle en prononçant
en français le mot « amant » avec la netteté cynique qui lui
était habituelle, aussi simplement que si elle eût employé
toute autre expression… Vous l’avez cru ! et qu’avez-vous
prouvé en vous battant ? que vous êtes un sot, que vous
êtes un imbécile, ce que du reste tout le monde savait !
Qu’en résultera-t-il ! C’est que je serai la risée de tout
Moscou, et que chacun racontera qu’étant gris, vous avez
provoqué un homme dont vous étiez jaloux sans raison, un
homme qui vaut infiniment mieux que vous sous tous les
rapports… » Plus elle parlait, plus elle élevait la voix en
s’animant.
Pierre immobile murmurait des mots inarticulés sans
lever les yeux.
« Et pourquoi avez-vous cru qu’il était mon amant ?
Parce que sa société me faisait plaisir ? Si vous étiez plus
intelligent, plus agréable, j’aurais préféré la vôtre !
– Ne me parlez pas… je vous en supplie, dit Pierre
d’une voix rauque.
– Pourquoi ne parlerais-je pas ? J’ai le droit de vous
parler, car je puis dire hautement qu’une femme qui n’aurait
pas d’amant, avec un mari comme vous, serait une rare
exception, et je n’en ai pas ! »
Pierre lui lança un regard étrange, dont elle ne comprit
pas la signification, et se recoucha sur le divan. Il souffrait
physiquement : sa poitrine se serrait, il ne pouvait
respirer… Il savait qu’il aurait pu mettre un terme à cette
torture, mais il savait aussi que ce qu’il voulait faire était
terrible.
« Il vaut mieux nous séparer, dit-il d’une voix étouffée.
– Nous séparer, parfaitement, à condition que vous me
donniez de la fortune, » répondit Hélène.
Pierre sauta sur ses pieds, et perdant la tête, se jeta sur
elle.
« Je te tuerai ! » s’écria-t-il. Et saisissant sur la table un
morceau de marbre, il fit un pas vers Hélène, en le
brandissant avec une force dont lui-même fut épouvanté.
La figure de la comtesse devint effrayante à voir : elle
poussa un cri de bête fauve et se rejeta en arrière. Pierre
subissait tout l’attrait, toute l’ivresse de la fureur. Il jeta sur
le parquet le marbre, qui se brisa, et s’avançant vers elle
les bras tendus :
« Sortez ! » s’écria-t-il d’une voix si formidable, qu’elle
répandit la terreur dans toute la maison. Dieu sait ce qu’il
aurait fait en ce moment, si Hélène ne s’était enfuie au plus
vite.

Une semaine plus tard, Pierre partit pour Pétersbourg,


après avoir donné à sa femme un plein pouvoir pour la
régie de tous ses biens en Grande-Russie, qui
constituaient une bonne moitié de sa fortune.
VII
Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis les
nouvelles reçues à Lissy-Gory de la bataille d’Austerlitz et
de la disparition du prince André, et malgré les lettres
adressées à l’ambassade, malgré toutes les recherches,
son corps n’avait pas été retrouvé, et son nom ne figurait
pas sur la liste des prisonniers. La pensée la plus pénible
pour ses proches était de se dire qu’il pouvait bien aussi
avoir été ramassé sur le champ de bataille par les
habitants du pays, et se trouver malade ou mourant, seul,
au milieu d’étrangers, et incapable de donner signe de vie
à sa famille. Les journaux, qui avaient été les premiers à
renseigner le vieux prince sur la défaite d’Austerlitz,
disaient simplement, en termes laconiques et vagues, que
les Russes, après de brillants engagements, avaient dû
opérer leur retraite et qu’elle s’était effectuée en bon ordre.
Le prince tira de ce bulletin officiel la conclusion évidente
que les nôtres avaient essuyé une défaite. Huit jours plus
tard, une lettre de Koutouzow annonçait au vieux prince le
sort mystérieux de son fils :
« Votre fils, lui écrivait-il, est tombé en héros, en avant
du régiment, son drapeau à la main, digne de son père et
de sa patrie. Nos regrets à tous sont unanimes, et
personne ne sait jusqu’à présent s’il faut le compter au
nombre des vivants ou des morts. Tout espoir n’est pas
cependant perdu, car s’il était mort, son nom aurait figuré
dans les listes des officiers trouvés sur le champ de
bataille, qui m’ont été transmises par les parlementaires. »
Le vieux prince reçut cette lettre très tard dans la soirée,
et le lendemain matin il sortit pour faire sa promenade
habituelle ; morose et sombre, il n’adressa pas une parole
à son homme d’affaires, ni à son jardinier, ni à l’architecte.
Lorsque la princesse Marie entra, elle le trouva occupé
à son tour, mais il ne se retourna pas comme il en avait
coutume.
« Ah ! princesse Marie ! » dit-il tout à coup en jetant le
repoussoir. La roue, par suite de l’impulsion reçue,
continuait à tourner, et le grincement de cette roue, qui
allait en s’affaiblissant, se lia plus tard, dans le souvenir de
sa fille, avec la scène qui suivit.
Elle s’approcha de lui, et, à la vue de sa physionomie,
un sentiment indéfinissable lui comprima le cœur. Ses yeux
se troublèrent. Les traits de son père avaient une
contraction plutôt de méchanceté que de tristesse et
d’abattement ; ils trahissaient la lutte violente qui se passait
en lui, et lui disaient qu’un terrible malheur allait tomber sur
sa tête, le plus terrible de tous, celui qu’elle n’avait pas
encore éprouvé, la perte irréparable d’une de ses plus
chères affections !
« Mon père ! André ?… » et cette pauvre fille, gauche et
disgracieuse, prononça ces paroles avec un charme si
puissant de sympathie et d’abnégation, que le vieux prince,
sous l’influence de ce regard, laissa échapper un sanglot
en se détournant.
« J’ai reçu des nouvelles : on ne le trouve nulle part, ni
parmi les prisonniers, ni parmi les morts. Koutouzow m’a
écrit… Il a été tué !… » dit-il tout à coup de sa voix
perçante, comme pour chasser sa fille par ce cri.
La princesse ne bougea pas, et ne s’évanouit pas. Elle
était déjà pâle, mais, à ces mots, son visage sembla se
transformer, et ses beaux yeux s’éclairèrent subitement. On
aurait dit qu’un sentiment ineffable venu d’en haut,
indépendant des douleurs et des joies de ce monde,
s’étendait comme un baume sur le coup qui venait de les
frapper. Oubliant la crainte qu’elle avait de son père, elle lui
saisit la main, l’attira à elle, et baisa sa joue sèche et
parcheminée.
« Mon père, lui dit-elle, ne vous détournez pas de moi,
pleurons ensemble.
– Ces misérables, ces pleutres ! s’écria le prince, en
l’écartant. Perdre une armée, perdre des hommes ! Et
pourquoi ?… Va l’annoncer à Lise ! » La princesse Marie
se laissa tomber sans force dans un fauteuil et fondit en
larmes. Elle revoyait son frère au moment des adieux,
lorsqu’il s’était approché d’elle et de sa femme : elle
revoyait son expression attendrie et légèrement
dédaigneuse, lorsqu’elle lui avait passé l’image au cou.
Était-il devenu croyant ? S’était-il repenti de son
incrédulité ? Était-il là-haut dans les demeures célestes de
la paix et du bonheur ?
« Mon père, dit-elle, comment est-ce arrivé ?
– Va, va, il a été tué pendant cette bataille, où l’on a
mené à la mort les meilleurs hommes de Russie et sacrifié
la gloire russe. Allez, princesse Marie ! Allez l’annoncer à
Lise ! »
La princesse Marie entra chez sa belle-sœur qu’elle
trouva travaillant, et dont le regard se leva sur elle avec
cette expression de bonheur calme et intime, particulière
aux femmes qui sont dans sa situation ; ses yeux
regardaient sans voir, car elle contemplait au dedans
d’elle-même ce doux et mystérieux travail qui
s’accomplissait dans son sein.
« Marie, dit-elle, en repoussant son métier, donne-moi
ta main. »
Ses yeux riaient, sa petite lèvre se retroussa et se fixa
en un sourire d’enfant. La princesse Marie se mit à ses
genoux devant elle, et cacha sa tête dans les plis de sa
robe.
« Ici, ici… n’entends-tu pas ?… c’est si étrange ! Et
sais-tu, Marie, je l’aimerai bien…, » et ses yeux rayonnants
de bonheur s’attachaient sur la jeune princesse, qui ne
pouvait relever la tête, car elle pleurait.
« Qu’as-tu donc, Marie ?
– Rien… J’ai pensé à André, et cela m’a attristée, »
répondit-elle en essuyant ses pleurs.
Dans le courant de la matinée, la princesse Marie
essaya à plusieurs reprises de préparer sa belle-sœur à la
catastrophe, mais chaque fois elle se mettait à pleurer.
Ces larmes, dont la petite princesse ne comprenait pas la
cause, l’inquiétaient malgré son manque d’esprit
d’observation. Elle ne demandait rien, mais se retournait
avec inquiétude, comme si elle cherchait quelque chose
autour d’elle. Le vieux prince, dont elle avait toujours peur,
entra chez elle avant le dîner : il avait l’air méchant et agité.
Il sortit sans lui avoir parlé. Elle regarda sa belle-sœur et
éclata en sanglots.
« A-t-on reçu des nouvelles d’André ? demanda-t-elle.
– Non, tu sais que la chose est impossible, mais mon
père s’inquiète, et moi, je m’effraye.
– Il n’y a donc rien ?
– Rien, » répondit la princesse, en la regardant
franchement. Elle s’était décidée, et avait décidé son père
à ne rien lui dire jusqu’après sa délivrance, qui était
attendue de jour en jour. Le père et la fille portaient et
cachaient ce lourd chagrin, chacun à sa façon. Quoiqu’il eût
envoyé un émissaire en Autriche pour chercher les traces
d’André, le vieux prince était convaincu que son fils était
mort, et il avait déjà commandé pour lui, à Moscou, un
monument qui devait être placé dans son jardin. Il n’avait
rien changé à son genre de vie, mais ses forces le
trahissaient. Il marchait et mangeait moins, dormait peu, et
s’affaiblissait visiblement. La princesse Marie espérait :
elle priait pour son frère, comme s’il était vivant, et attendait
à toute heure l’annonce de son retour.
VIII
« Ma bonne amie, lui dit un matin la petite
princesse…, » et sa petite lèvre se retroussa comme
d’habitude, mais cette fois avec une tristesse marquée, car
depuis le jour où la terrible nouvelle avait été reçue, les
sourires, les voix, la démarche même de chacun, tout
portait dans la maison l’empreinte de la douleur, et la petite
princesse, sans s’en rendre compte, en subissait
involontairement l’influence.
« Ma bonne amie, je crains que le « fruschtique{26} » de
ce matin, comme dit Phoca le cuisinier, ne m’ait fait du
mal ?
– Qu’as-tu, ma petite âme ? Tu es pâle, tu es très pâle,
s’écria la princesse Marie, en accourant tout effrayée
auprès d’elle.
– Ne faudrait-il pas envoyer chercher Marie
Bogdanovna, Votre Excellence ? dit une des filles de
chambre qui se trouvait là. Marie Bogdanovna était la
sage-femme du chef-lieu de district, et depuis quinze jours
on l’avait fait venir à Lissy-Gory.
– Tu as raison, c’est vrai, c’est peut-être ça… Je vais y
aller… Courage, mon ange !…, et embrassant sa belle-
sœur, elle s’apprêta à sortir de la chambre.
– Non, non ! s’écria la petite princesse, dont la pâle
figure exprima non seulement une souffrance physique,
mais encore une terreur d’enfant, à l’idée des douleurs
inévitables dont elle avait le pressentiment.
– Non, c’est l’estomac… dites que c’est l’estomac,
Marie, dites, dites… » Et elle pleurait comme pleurent les
enfants capricieux et malades en se tordant les mains avec
désespoir et en s’écriant : « Mon Dieu, mon Dieu ! »
La princesse Marie courut chercher la sage-femme
qu’elle rencontra à mi-chemin.
« Marie Bogdanovna ! C’est commencé, je crois, dit-
elle, les yeux agrandis par la terreur.
– Eh bien, tant mieux, princesse, répondit la sage-
femme sans hâter le pas, et en se frottant les mains de l’air
assuré d’une personne qui connaît sa valeur… Il est inutile
que vous sachiez ça, vous autres demoiselles.
– Et le docteur qui n’est pas encore arrivé de Moscou !
dit la princesse, car, selon le désir du prince André et de
sa femme, on y avait envoyé chercher un accoucheur.
– Cela ne fait rien, princesse, ne vous tourmentez pas,
tout ira bien, même sans le docteur. »
Cinq minutes après, la princesse Marie entendit de sa
chambre porter un objet très lourd. Elle regarda. C’était un
divan en cuir du cabinet du prince André, que les gens
transportaient dans la chambre à coucher, et elle remarqua
que leur figure était empreinte d’un sentiment inusité de
gravité et de douceur. La princesse Marie prêtait l’oreille à
tous les bruits de la maison, ouvrait sa porte, regardait,
inquiète, ce qui se passait dans le corridor. Quelques
femmes allaient et venaient en silence et se détournaient à
sa vue. N’osant pas les questionner, elle rentrait dans sa
chambre, et tantôt se jetant dans son fauteuil, elle prenait
son livre de prières, tantôt s’agenouillant devant les
images, elle s’apercevait, avec surprise et chagrin, que la
prière était impuissante à calmer son agitation. La porte
s’ouvrit tout à coup, et sa vieille bonne, coiffée d’un large
mouchoir, se montra sur le seuil. Prascovia Savischna ne
venait chez elle que rarement : tel était l’ordre du vieux
prince.
« C’est moi, Machinka, et j’ai apporté, mon ange, les
bougies de leur mariage pour les allumer devant les saints,
dit-elle en soupirant.
– Ah ! ma bonne, comme je suis contente.
– Le Seigneur est miséricordieux, ma petite colombe !
… » Et la vieille bonne alluma les bougies à la lampe des
images, et s’assit à la porte, en tirant de sa poche un bas,
qu’elle se mit à tricoter. La princesse Marie prit un livre et
feignit de lire, mais à chaque pas, à chaque bruit, elle
tournait ses yeux effrayés et interrogateurs sur sa bonne,
qui la calmait aussitôt du regard. Ce sentiment
qu’éprouvait la princesse Marie était d’ailleurs partagé par
tous les habitants de cette vaste maison. D’après une
ancienne superstition, plus les douleurs de l’accouchement
sont ignorées, moins l’accouchée est censée souffrir :
aussi tous feignaient-ils de n’en rien savoir ; personne n’en
soufflait mot, mais en dehors de la tenue grave et
respectueuse, habituelle aux gens du vieux prince, il se
trahissait chez eux une inquiétude attendrie et l’intuition de
ce qui allait se passer, dans ce moment, de grand et
d’incompréhensible.
Aucun éclat de rire ne retentissait dans l’aile habitée
par les filles et les femmes de service. Les domestiques et
les laquais se tenaient silencieusement sur le qui-vive dans
l’antichambre. Dans les dépendances, personne ne
dormait, et des feux et de la lumière y étaient entretenus.
Le vieux prince marchait dans son cabinet, en appuyant sur
ses talons, et envoyait à tout instant le vieux Tikhone
demander à Marie Bogdanovna ce qui en était, lui répétant
chaque fois :
« Tu diras : « Le prince demande »… et reviens me
dire…
– Dites au prince, répondit avec emphase Marie
Bogdanovna, que le travail est commencé.
– Bien, dit le prince, en fermant sa porte, » et Tikhone
n’entendit plus le moindre bruit dans le cabinet.
Un instant après il y rentra, en se donnant à lui-même
pour excuse les bougies à remplacer, et il vit le prince
étendu sur le canapé. À la vue de son visage défait, il
secoua la tête, et s’approchant de son vieux maître, il le
baisa à l’épaule, et sortit, en oubliant les bougies et son
excuse. Le plus solennel des mystères qui soient en ce
monde continuait à s’accomplir. La soirée se passa ainsi,
la nuit vint, et ce sentiment d’attente émue, au lieu de
s’apaiser, s’accroissait de minute en minute.

Il faisait une de ces nuits du mois de mars où l’hiver


semble reprendre son empire, et déchaîne avec une fureur
désespérée ses derniers ouragans et ses dernières
bourrasques de neige. On avait envoyé un relais de
chevaux sur la grand’route pour le docteur allemand, et des
hommes munis de lanternes, postés au tournant, devaient
le conduire à travers les ornières et les trous du chemin de
Lissy-Gory.
La princesse Marie ne lisait plus depuis longtemps son
livre de prières, et elle regardait fixement sa bonne, dont la
petite figure ratatinée, avec sa mèche de cheveux gris
échappée de dessous le mouchoir et sa peau ridée sous
le menton, lui était si familière dans ses moindres détails.
Tout en tricotant, la vieille Savischna racontait à voix basse,
pour la centième fois, comment la princesse-mère était
accouchée de la princesse Marie à Kichinew, sans sage-
femme, et n’ayant pour tous soins que ceux d’une
paysanne moldave :
« Dieu est grand, le « docteur » est inutile !… »
Un violent coup de vent ébranla le châssis de la fenêtre,
fit sauter la targette mal assujettie, et un courant d’air
humide et glacé passa au travers des rideaux d’étoffe, et
éteignit la bougie. La princesse Marie tressaillit. La vieille
bonne, posant son tricot sur la table, s’approcha de la
fenêtre et se pencha en dehors, pour essayer de ramener
le battant.
« Princesse, ma petite mère, on arrive sur la route avec
des lanternes ! dit-elle en refermant la fenêtre, … ce doit
être le « doctoure ».
– Ah ! Dieu merci ! s’écria la princesse, il faut aller le
recevoir : il ne comprend pas le russe. »
Jetant un châle sur ses épaules, elle quitta la chambre,
et vit en passant par l’antichambre que la voiture était déjà
arrêtée devant le perron. Elle s’avança sur le palier de
l’escalier. Sur un des piliers de la balustrade on avait placé
une chandelle que le vent faisait couler. Un peu plus bas,
sur le second palier, le valet de chambre, Philippe, l’air tout
effrayé, en tenant une autre à la main. Encore plus bas, au
tournant même, de l’escalier, on entendait comme le pas
lourd de bottes fourrées, et le timbre d’une voix bien
connue frappa l’oreille de la princesse Marie :
« Dieu merci ! disait cette voix, et mon père ?
– Le prince est couché, répondit le maître d’hôtel,
Demiane.
– C’est André ! se dit la princesse Marie… et les pas
se rapprochèrent… C’est impossible, ce serait trop
extraordinaire !… » Au même moment, le prince André,
couvert d’une pelisse dont le collet était blanc de neige, se
montra sur le palier inférieur… C’était bien lui, mais pâle,
amaigri, changé, avec une expression, inaccoutumée chez
lui, de douceur attendrie et inquiète. Il gravit les dernières
marches, et embrassa sa sœur, que l’émotion étouffait.
« Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ? lui demanda-t-
il en l’embrassant de nouveau, pendant que l’accoucheur,
avec lequel il s’était rencontré à la dernière station, montait
l’escalier.
– Marie ! quelle étrange coïncidence ! » Et, ôtant sa
pelisse et ses bottes fourrées, il passa chez sa femme.
IX
La petite princesse, la tête couverte d’un bonnet blanc,
était étendue sur des oreillers. Les douleurs venaient de
cesser. Ses longs cheveux noirs s’enroulaient autour de
ses joues enflammées et moites ; sa jolie petite bouche
vermeille entr’ouverte souriait. Le prince André entra et
s’arrêta au pied du divan sur lequel elle était étendue. Ses
yeux brillants, pareils à ceux d’un enfant inquiet et agité, se
fixèrent sur lui sans changer d’expression : « Je vous aime
tous, semblaient-ils dire, je ne vous ai fait aucun mal…
pourquoi donc faut-il que je souffre ? venez à mon
secours. » Elle voyait son mari sans se rendre compte de
son apparition. Il la baisa au front.
« Ma petite âme, lui dit-il, – il n’avait jamais employé
cette expression envers elle, – Dieu est bon ! »
Elle le regarda d’un air étonné, et ses yeux continuaient
à lui dire : « J’attendais du secours de toi, et tu ne m’aides
pas, toi non plus ! » Les douleurs reprirent et Marie
Bogdanovna engagea le prince André à quitter la chambre.
Il céda la place au médecin. La princesse Marie se
trouva sur son passage ; ils se mirent à causer à voix
basse, en s’interrompant à chaque instant dans une attente
fiévreuse.
« Allez, mon ami, » lui dit-elle, et il alla s’asseoir dans la
pièce voisine de celle où était sa femme. Une fille de
chambre en sortit, et se troubla à la vue du prince André,
qui, la figure cachée dans ses mains, restait immobile. Les
gémissements et les cris plaintifs qu’arrachaient à la
princesse ces douleurs toutes physiques, s’entendaient à
travers la porte ; il se leva et fit un effort pour l’ouvrir,
quelqu’un la retenait de l’autre côté :
« On ne peut pas, on ne peut pas ! » dit une voix
effrayée. Il essaya de marcher. La chambre devint
silencieuse, il se passa quelques secondes, tout à coup un
cri formidable retentit :
« Ce n’est pas elle, elle n’en aurait pas eu la force ! »
se dit le prince André, et il courut à la porte ; le cri cessa, il
entendit le vagissement d’un enfant.
« Pourquoi a-t-on apporté ici un enfant ? s’écria-t-il
dans le premier moment. Que fait là cet enfant ? Ou bien,
est-ce cet enfant qui est né ? »
Quand il comprit tout à coup ce que ce cri renfermait de
bonheur, les larmes l’étouffèrent et, se reposant sur l’appui
de la fenêtre, il se mit à sangloter. La porte s’ouvrit. Le
docteur, sans habit, les manches de chemise retroussées,
sortit pâle et tremblant. Le prince André se retourna, mais
le docteur, le regardant d’un air égaré, passa sans mot
dire. Une femme se précipita hors de la chambre, et
s’arrêta, interdite, à la vue du prince André. Il entra chez sa
femme. Elle était morte, et couchée dans la même position
où il l’avait vue quelques instants auparavant : son jeune et
ravissant visage avait conservé la même expression,
malgré la fixité des yeux et la pâleur des joues :
« Je vous aime tous, je n’ai fait de mal à personne, et
qu’avez-vous fait de moi ? » semblait dire cette tête
charmante que la vie avait abandonnée. Dans un coin de la
chambre, quelque chose de petit et de rouge vagissait
dans les bras tremblants de la sage-femme.

Deux heures après, le prince André entra à pas lents


dans le cabinet de son père, qui savait tout. En ouvrant la
porte, il le trouva devant lui. Le vieux prince étreignit en
silence, de ses bras secs, pareils à des tenailles de fer, le
cou de son fils, et fondit en larmes.

Trois jours plus tard, on enterrait la petite princesse, et


le prince André monta les degrés du catafalque pour lui
dire un dernier adieu. Les yeux de la morte étaient fermés,
mais son petit visage n’avait pas changé et elle semblait
toujours dire : « Qu’avez-vous fait de, moi ? » Le prince
André ne pleurait pas, mais il sentit son cœur se déchirer à
la pensée qu’il était coupable de torts, désormais
irréparables et inoubliables. Le vieux prince baisa à son
tour une des frêles mains de cire, qui étaient croisées l’une
sur l’autre, et l’on aurait cru que la pauvre petite figure lui
répétait aussi : « Qu’avez-vous fait de moi » ? Il se
détourna brusquement après l’avoir regardée.
Cinq jours plus tard, le nouveau-né fut baptisé : la sage-
femme retenait les langes avec son menton, pendant que
le prêtre oignait d’huile sainte, avec les barbes d’une
plume, la paume des mains et la plante des pieds du petit
prince Nicolas Andréïévitch.
Le grand-père, après l’avoir porté, en sa qualité de
parrain, autour du vieux baptistère, s’était empressé de le
remettre entre les mains de la marraine, la princesse
Marie. Le père, tout ému, et redoutant que le prêtre ne
laissât tomber l’enfant dans l’eau, attendait avec anxiété
dans la pièce voisine la fin du sacrement ; aussi le
regarda-t-il d’un air satisfait, lorsque la vieille bonne le lui
apporta, et il lui répondit par un signe de tête amical à la
bonne nouvelle qu’elle lui donna que le morceau de cire,
sur lequel on avait mis quelques petits cheveux coupés sur
la tête du nouveau-né, avait surnagé{27}.
X
Grâce au vieux comte, il ne fut pas question de la part
que Rostow avait prise au duel de Dologhow et de
Besoukhow, et au lieu d’être dégradé, comme il s’y
attendait, il fut nommé aide de camp du général
gouverneur de Moscou, ce qui l’empêcha d’aller passer
l’été à la campagne avec sa famille, et l’obligea de rester
en ville. Dologhow se lia plus intimement avec lui. La vieille
Marie Ivanovna aimait passionnément son fils, et disait
souvent à Rostow qu’elle l’avait pris en affection à cause
de son amitié pour son Fédia :
« Oui, comte, son âme est trop noble et trop pure pour
notre monde si corrompu. Personne n’apprécie la bonté à
sa juste valeur, car malheureusement, chacun y voit un
reproche à son adresse… Est-ce juste, est-ce honorable,
je vous le demande, de la part de Besoukhow ?… Et mon
enfant qui jusqu’à présent encore n’en dit jamais de mal ?
C’est sur mon garçon que sont retombées leurs folies de
Pétersbourg !… Besoukhow n’en a pas souffert. Mon fils
vient d’avoir de l’avancement, c’est vrai, mais aussi où
trouverez-vous, je vous le demande, un brave comme lui ?
… Quant à ce duel, … y a-t-il l’ombre d’honneur chez ces
gens-là ?… On sait qu’il est fils unique, et on le provoque,
et on tire tout droit sur lui ?… Enfin, heureusement que
Dieu l’a sauvé !… Et la raison de tout cela ?… Qui donc,
de nos jours, n’a pas une intrigue, et qu’y faire si
Besoukhow est un mari jaloux ? Sans doute il aurait pu le
montrer plus tôt, mais voilà un an que cela dure, et il le
provoque avec l’idée que Fédia s’y refuserait, parce qu’il
lui doit de l’argent ! Quelle vilenie, quelle lâcheté ? Je vous
aime, vous, de tout mon cœur, parce que vous avez
compris mon Fédia, et il y a si peu de personnes qui lui
rendent justice, malgré sa belle âme. »
Dologhow, de son côté laissait échapper des phrases
qu’on n’aurait jamais attendues de lui :
« On me croit méchant, disait-il à Rostow, mais cela
m’est bien égal ! Je ne tiens à reconnaître que ceux que
j’aime, et pour ceux-là je donnerais ma vie : quant aux
autres, je les foulerai aux pieds, si je les trouve sur mon
chemin ; j’adore ma mère, j’ai deux ou trois amis, toi
surtout. Quant aux autres, ils n’attirent mon attention
qu’autant qu’ils peuvent m’être utiles ou nuisibles, et
presque tous sont nuisibles, à commencer par les
femmes… Oui, mon ami, j’ai connu des hommes à l’âme
noble, élevée, tendre, mais les femmes ! Comtesse ou
cuisinière, elles se vendent toutes, sans exception. Cette
pureté céleste, ce dévouement que je cherche dans la
femme, je ne l’ai jamais trouvé. Ah ! si j’avais rencontré la
femme rêvée, j’aurais tout sacrifié pour elle, mais les
autres !… il fit un geste de mépris. Et te l’avouerai-je, je ne
tiens à l’existence que parce que j’espère rencontrer un
jour cet être idéal, qui m’élèvera, m’épurera et me
régénérera… mais tu ne comprends pas ça, toi ?
– Au contraire, je te comprends parfaitement, » répliqua
Rostow, qui était de plus en plus sous le charme de son
nouvel ami.

La famille Rostow revint en automne de la campagne.


Denissow reparut également bientôt après, et s’installa
chez eux. Ces premiers mois de l’hiver de 1800 à 1807
furent, pour Rostow et sa famille, pleins de gaieté et
d’entrain. Nicolas amenait dans la maison de ses parents
beaucoup de jeunes gens qui y étaient attirés par Véra,
belle personne de vingt ans, par Sonia, dont les seize ans
avaient tout le charme d’une fleur à peine éclose, et par
Natacha, chez qui l’espièglerie de l’enfant s’unissait aux
séductions de la jeune fille. Chacun d’eux subissait plus ou
moins l’influence de ces visages souriants, débordants de
bonheur, et ouverts à toutes les impressions. Témoins de
leur babillage décousu et joyeux, pétillant d’imprévu,
débordant de vie, d’espérances naissantes, mêlés à cette
agitation entraînante d’où partaient, comme des fusées,
leurs essais de chant et de piano, abandonnés, repris,
selon le caprice du moment, ils se sentaient à leur tour
pénétrés et envahis par cette atmosphère toute chargée
d’amour, qui, comme ces jeunes filles, les disposait à un
bonheur confusément entrevu.
Tels étaient les effluves magnétiques qui émanaient
naturellement de toute cette jeunesse, lorsque Dologhow
fut présenté dans la maison de Rostow. Il plut à tous, sauf à
Natacha, qui avait été sur le point de se brouiller avec son
frère à cause de lui, car elle soutenait qu’il était méchant, et
que dans le duel avec Dologhow, Pierre avait eu raison,
que Dologhow était coupable, et de plus désagréable et
affecté.
« Il n’y a rien à comprendre ! s’écriait Natacha avec une
obstination volontaire, il est méchant, il n’a pas de cœur !
Quant à ton Denissow, je l’aime ! C’est un mauvais sujet,
c’est possible, et pourtant je l’aime !… C’est pour te dire
que je comprends ! Tout est calculé chez l’autre, et c’est ce
que je n’aime pas !
– Oh ! Denissow, c’est autre chose, répondit Rostow en
ayant l’air de donner à entendre que celui-là ne pouvait être
comparé à Dologhow. – Son âme si belle !… Il faut le voir
avec sa mère… quel cœur !
– Je ne puis pas en juger, mais ce qu’il y a de sûr, c’est
que je ne suis pas à mon aise avec lui !… Et il est
amoureux de Sonia, sais-tu ?
– Quelle folie !
– J’en suis sûre, tu verras ! »
Natacha avait raison. Dologhow, qui n’aimait pas la
société des dames, venait souvent néanmoins, et l’on eut
bientôt découvert, sans qu’il en fût dit un mot, qu’il était
attiré par Sonia. Celle-ci ne l’aurait jamais avoué, bien
qu’elle l’eût deviné et qu’elle devînt rouge comme une
cerise, chaque fois qu’il paraissait ; il venait dîner presque
tous les jours, et ne manquait jamais, ni un spectacle, ni les
bals de demoiselles de Ioghel, lorsque les Rostow s’y
trouvaient. Il témoignait à Sonia une attention marquée, et
l’expression de ses yeux était telle que, non seulement
Sonia n’en pouvait supporter le regard, mais que la vieille
comtesse et Natacha rougissaient quand elles venaient à
le surprendre.
Il était évident que cet homme étrange et énergique
pliait et se soumettait à l’influence irrésistible exercée sur
lui par cette brune et gracieuse fillette, qui cependant était
éprise d’un autre que lui.
Rostow remarqua ces rapports entre elle et Dologhow,
mais sans bien s’en rendre compte : « Ils sont tous
amoureux de l’une d’elles », se disait-il, et, ne se sentant
plus aussi à son aise dans ce milieu, il s’absenta très
souvent de la maison paternelle.
On recommença, pendant ces mois d’automne, à
causer de la guerre avec Napoléon, avec plus d’ardeur
encore que par le passé. Il fut question d’un recrutement de
dix sur mille, auquel s’ajoutaient neuf sur mille pour la
milice. On lançait de tous côtés des anathèmes sur
Bonaparte, et Moscou était plein de bruits de guerre. Quant
à la famille Rostow, toute la part qu’elle prenait à ces
préparatifs belliqueux se concentrait sur Nicolas, qui
attendait l’expiration du congé de Denissow, pour retourner
avec lui au régiment, après les fêtes. Ce départ prochain
ne l’empêchait pas de s’amuser : il l’y excitait au contraire,
et il passait la plus grande partie de son temps en dîners,
en soirées et en bals.
XI
Le troisième jour de Noël, les Rostow donnèrent un
dîner d’adieux quasi officiel en l’honneur de Denissow et
de Nicolas, qui partaient après les Rois. Parmi les vingt
convives se trouvait Dologhow.
Les courants électriques et passionnés, qui régnaient
dans la maison, n’avaient jamais été aussi sensibles que
pendant ces derniers jours : « Saisis au vol les fugitifs
éclairs de bonheur, semblait dire à la jeunesse cette
mystérieuse influence : Aime, sois aimé ! c’est là le seul
but où l’on doit tendre, car cela seul est vrai dans le
monde ! »
Malgré les deux paires de chevaux que Nicolas avait
mises sur les dents, il n’avait fait que la moitié de ses
courses, et ne rentra qu’une seconde avant le repas. Il subit
et ressentit aussitôt la contrainte qui alourdissait ce jour-là
l’atmosphère orageuse d’amour dont il était entouré ; un
étrange embarras se trahissait entre quelques-unes des
personnes présentes, et, surtout entre Sonia et Dologhow.
Il comprit qu’il avait dû se passer quelque chose, et avec la
délicatesse de son cœur, sa conduite envers eux fut tendre
et pleine de tact. Ce soir-là il y avait bal chez Ioghel, le
maître de danse, qui réunissait fréquemment, les jours de
fête, ses élèves des deux sexes.
« Nicolas, iras-tu au bal chez Ioghel ? Va, je t’en prie, il
te le demande instamment, et Vasili Dmitritch a promis d’y
aller.
– Où n’irais-je pas pour obéir à la comtesse ? dit
Denissow, qui, moitié riant, moitié sérieux, s’était déclaré
le chevalier de Natacha. Je suis même prêt à danser le
pas du châle.
– Oui, si j’en ai le temps ! J’ai promis aux Arkharow de
passer la soirée chez eux.
– Et toi ?… » dit-il en s’adressant à Dologhow. Il
s’aperçut aussitôt de l’indiscrétion de sa demande, au
« oui » sec et froid qu’il reçut de ce dernier, et au regard
farouche qu’il jeta sur Sonia.
« Il y a quelque chose entre eux », se dit Nicolas, et le
départ de Dologhow après le dîner le confirma dans cette
supposition. Il appela à lui Natacha pour la questionner :
« Je te cherchais justement, s’écria-t-elle, en courant
après lui, je te l’avais bien dit, tu ne voulais jamais me
croire ? ajouta-t-elle d’un air triomphant… il s’est
déclaré ! »
Quoique Sonia ne le préoccupât que peu à cette
époque, il éprouva cependant, à cette confidence, un
certain déchirement de cœur. Dologhow était un parti
convenable, brillant même sous quelques rapports pour
l’orpheline sans dot. La vieille comtesse et le monde
devaient certainement regarder un refus comme
impossible. Aussi le premier sentiment de Nicolas fut-il un
sentiment d’irritation, et il s’apprêtait à l’exhaler en railleries
sur les promesses oubliées et sur le consentement de
Sonia, lorsqu’avant même qu’il eût eu le temps de formuler
sa pensée, Natacha continua :
« Et figure-toi qu’elle l’a refusé, absolument refusé ! Elle
a dit qu’elle en aimait un autre. »
« Oui, ma Sonia ne pouvait agir autrement ! » se dit
Nicolas.
« Maman a eu beau la supplier, elle a refusé, et je sais
qu’elle ne reviendra pas sur sa décision.
– Maman l’a suppliée ? demanda Nicolas d’un ton de
reproche.
– Oui, et ne te fâche pas, Nicolas. Je sais bien, quoique
je ne sache pas comment, que tu ne l’épouseras pas…
J’en suis sûre.
– Allons donc, tu ne peux pas le savoir… mais il faut
que je lui parle. Quelle ravissante créature que cette
Sonia ! ajouta-t-il en souriant.
– Je crois bien qu’elle est ravissante ? Je vais te
l’envoyer… » Et elle se sauva, après avoir embrassé son
frère.
Quelques secondes plus tard, Sonia entra, effrayée et
confuse, comme une coupable. Nicolas s’approcha d’elle,
et lui baisa la main ; depuis le retour de la campagne ils ne
s’étaient pas encore trouvés en tête à tête.
« Sophie, lui dit-il d’abord avec timidité, mais en
reprenant peu à peu de l’assurance, vous venez de refuser
un parti brillant, un parti avantageux… C’est un homme de
bien, il a des sentiments élevés… il est mon ami…
– Mais c’est fini, je l’ai déjà refusé, dit Sonia en
l’interrompant.
– Si vous le refusez à cause de moi, je crains que…
– Ne me dites pas cela Nicolas, reprit-elle en
l’interrompant de nouveau, et elle l’implorait du regard.
– C’est mon devoir. Peut-être est-ce de la suffisance,
de ma part, mais je préfère vous le dire, car dans ce cas je
vous dois la vérité. Je vous aime, je le crois, plus que
tout…
– C’est assez pour moi, dit-elle en rougissant.
– Mais j’ai été bien souvent amoureux et je
m’amouracherai encore, et pourtant je n’ai pour personne,
comme pour vous, ce sentiment de confiance, d’amitié, ni
d’amour. Je suis jeune : maman, vous le savez, ne désire
pas ce mariage. Ainsi donc je ne puis rien vous promettre,
et je vous supplie de bien poser la proposition de
Dologhow, ajouta-t-il en prononçant avec effort le nom de
son ami.
– Ne me parlez pas ainsi. Je ne désire rien. Je vous
aime comme un frère, je vous aimerai toujours, et cela me
suffit.
– Vous êtes un ange, je ne suis pas digne de vous, j’ai
peur de vous tromper… » et Nicolas lui baisa encore une
fois la main.
XII
« Les plus jolis bals de Moscou sont ceux de Ioghel »,
disaient les mères, en regardant leurs filles danser les
nouveaux pas qu’elles venaient d’apprendre ; jeunes filles
et jeunes garçons étaient du même avis, dansaient jusqu’à
extinction de forces, et s’y amusaient comme des rois, et
pourtant quelquefois, ils y étaient venus par pure
condescendance, Les deux jolies princesses Gortchakow y
avaient même, dans le courant de l’hiver, trouvé des
promis, ce qui en avait encore augmenté la renommée.
Leur grand charme était l’absence de maître et de
maîtresse de maison. On n’y voyait que le bon Ioghel
voltigeant, léger comme le duvet, saluant, selon toutes les
règles de son art, ses invités, auxquels il donnait des
leçons au cachet, et tous, y compris les fillettes de treize à
quatorze ans, qui y montraient leur première robe longue,
n’avaient qu’une pensée, danser et s’amuser à qui mieux
mieux. Toutes, sauf de rares exceptions, étaient ou
paraissaient jolies ; leurs yeux pétillaient, et leurs sourires
rayonnaient à l’envi. Les meilleures élèves, parmi
lesquelles Natacha se distinguait par sa grâce, y dansaient
parfois le pas du châle ; mais ce jour-là la préférence était
aux « anglaises », « aux écossaises » et à la mazurka, qui
commençait à être à la mode. La salle choisie par Ioghel
était une des grandes salles de l’hôtel Besoukhow et, au
dire de chacun, la soirée était admirablement réussie. Les
jolies figures se comptaient par douzaines, et les
demoiselles Rostow, heureuses et radieuses encore plus
que de coutume, étaient les reines du bal. Sonia, fière de
la déclaration de Dologhow, fière de son refus et de son
explication avec Nicolas, valsait de joie autour de sa
chambre, et, dans le bonheur exubérant qui la transfigurait
et l’illuminait, donnait à peine le temps à sa femme de
chambre de natter ses beaux cheveux.
Natacha, non moins fière, et fière surtout de la robe
longue qu’elle mettait pour la première fois à un vrai bal,
portait, comme Sonia, de la mousseline blanche avec des
rubans roses.
À peine entrée dans la salle, elle fut prise d’une telle
exaltation, que tout danseur sur qui son regard s’arrêtait
une seconde, lui inspirait aussitôt la passion la plus
violente.
« Sonia, Sonia, quel bonheur, comme c’est joli ! »
Nicolas et Denissow passaient en revue les danseuses,
d’un air protecteur et affectueux :
« Elle est charmante, dit Denissow en grasseyant.
– Qui, qui cela ?
– La comtesse Natacha, répondit Denissow… Et
comme elle danse… quelle grâce !
– Mais de qui parles-tu ?
– Mais, de ta sœur ! » répondit Denissow impatienté.
Rostow sourit.
« Mon cher comte, vous êtes un de mes meilleurs
élèves, il faut que vous dansiez, lui dit le petit Ioghel. Voyez
comme il y a de jolies demoiselles ! et il adressa la même
demande à Denissow, dont il avait été aussi le professeur.
– Non, mon cher, je « ferrai tapisserrie ». Vous avez
donc oublié combien j’ai peu profité de vos leçons ?…
– Mais bien au contraire ! s’empressa de lui dire Ioghel,
en manière de consolation. Vous ne faisiez pas grande
attention, c’est vrai, mais vous aviez des dispositions, vous
en aviez ! »
Les premiers accords de la mazurka se firent entendre,
et Nicolas engagea Sonia. Denissow, assis à côté des
mamans et appuyé sur son sabre, ne cessait de suivre des
yeux la jeunesse dansante, en battant du pied la mesure, et
il les faisait se pâmer de rire, en leur contant gaiement
toutes sortes d’histoires. Ioghel formait le premier couple
avec Natacha, son orgueil et sa plus brillante élève.
Assemblant gracieusement ses petits pieds chaussés
d’escarpins, il s’élança en glissant sur le parquet et en
entraînant à sa suite Natacha, qui, malgré sa timidité,
exécutait ses pas avec le plus grand soin. Denissow ne la
quittait pas du regard, et sa figure disait clairement que s’il
ne dansait pas, c’est qu’il n’en avait pas envie, mais qu’au
besoin il aurait pu s’en acquitter à son honneur. Au milieu
de la figure, il arrêta Rostow qui passait devant lui :
« Ce n’est pas ça du tout, dit-il ; est-ce que ça
ressemble à la mazurka ? Et pourtant, elle danse bien ! »
Denissow s’était acquis en Pologne une brillante
réputation de danseur de mazurka. Aussi Nicolas, courant
à Natacha :
« Va, lui dit-il, choisir Denissow, en voilà un qui danse à
merveille ! »
Quand vint son tour, elle se leva, traversa toute seule la
salle de ses petits pieds légers, jusqu’à l’endroit où était
Denissow, et remarqua que chacun l’observait, en se
demandant ce qu’elle allait faire. Nicolas vit qu’ils se
disputaient, et que Denissow refusait avec un joyeux
sourire :
« Je vous en prie, Vassili Dmitritch, venez, je vous en
prie.
– Mais non, comtesse, vrai, ne m’y forcez point.
– Voyons, Vasia, dit Nicolas, en arrivant au secours de
sa sœur.
–. Ne dirait-on pas qu’il fait des mamours à son minet ?
– Je chanterai pour vous toute une soirée, dit Natacha.
– Ah ! magicienne, vous faites de moi tout ce que vous
voulez, » répliqua Denissow, en décrochant son ceinturon.
Franchissant la barricade de chaises, saisissant d’une
main ferme celle de sa partenaire, redressant crânement la
tête, et rejetant un pied en arrière, il se mit en position et
attendit la mesure. Soit qu’il fût à cheval, ou qu’il dansât la
mazurka, la petitesse de sa taille passait inaperçue, et il y
déployait tous ses avantages. À la première note, jetant un
regard triomphant et satisfait à sa dame, il frappa du talon,
et bondissant avec l’élasticité d’une balle, il s’élança dans
le cercle, en l’entraînant avec lui. Il en parcourut d’abord la
moitié sur un pied presque sans toucher terre, et en allant
tout droit aux chaises, qu’il semblait ne pas apercevoir ;
puis tout à coup, faisant résonner ses éperons, glissant sur
ses pieds, arrêté une seconde sur ses talons et choquant
de nouveau ses éperons sans bouger de place, tournant
rapidement sur lui-même et donnant son coup de talon du
pied gauche, il repartait pour l’autre bout de la salle.
Natacha devinait chacun de ses mouvements sans s’en
rendre compte, et les suivait en s’y abandonnant sans
résistance. Tantôt, la tenant de la main droite ou de la main
gauche, il pirouettait avec elle ; tantôt, tombant sur un
genou, il la faisait tourner autour de lui, puis, se relevant, il
s’élançait avec une telle rapidité, qu’il semblait devoir
l’entraîner au travers des mitrailles, et pliait tout à coup le
genou, pour recommencer de plus belle ses gracieuses
évolutions. Ramenant ensuite sa dame à sa place, et
l’ayant de nouveau fait pirouetter avec une élégante
désinvolture, en faisant sonner ses éperons, il termina par
un profond salut, tandis que Natacha oubliait, dans son
trouble, de lui faire la révérence traditionnelle. Ses yeux
souriants le regardaient avec stupeur, et semblaient ne pas
le reconnaître : « Que lui arrive-t-il donc ? » se dit-elle.
Quoique Ioghel n’acceptât pas la mazurka comme une
danse classique, tous étaient enthousiasmés de la façon
dont Denissow l’avait dansée ; on venait le choisir à
chaque instant, et les vieilles gens, le suivant du coin de
l’œil, parlaient de la Pologne et du bon vieux temps.
Denissow, échauffé par la mazurka, s’essuya le front, et
s’assit à côté de Natacha, qu’il ne quitta plus de toute la
soirée.
XIII
Deux jours après, Rostow, qui n’avait plus revu
Dologhow, ni chez ses parents, ni chez lui, reçut de lui ces
quelques mots :
« N’ayant plus l’intention de me présenter chez vous,
par des motifs qui te sont sans doute connus, et partant
bientôt pour l’armée, je réunis ce soir mes amis pour leur
dire adieu. Tu nous trouveras à l’hôtel d’Angleterre. »
En quittant le théâtre, où il était allé avec Denissow et
les siens, Rostow s’y rendit vers dix heures et on
l’introduisit aussitôt dans le plus bel appartement, que
Dologhow avait loué pour cette circonstance.
Une vingtaine de personnes entouraient une table, à
laquelle il était assis et qui était éclairée par deux bougies.
Une pile d’or et d’assignats s’étalait devant lui : il taillait une
banque. Nicolas ne l’avait pas rencontré depuis le refus de
Sonia, et éprouvait un certain embarras à le revoir.
Dès que Rostow entra, Dologhow lui jeta un regard froid
et tranchant, comme s’il eût été sûr d’avance qu’il allait
venir :
« Il y a longtemps que je ne t’ai vu, merci d’être venu !
Laissez-moi finir de tailler ma banque, nous allons avoir
Illiouchka avec son chœur.
– Je suis pourtant allé chez toi, lui dit Rostow, en
rougissant légèrement.
– Choisis une carte si tu veux, » ajouta Dologhow sans
lui répondre.
Une singulière conversation, qu’ils avaient eue un
certain jour ensemble, revint dans ce moment à la mémoire
de Nicolas : « Il n’y a qu’un imbécile pour se confier à la
chance, » lui avait dit son ami.
« Aurais-tu par hasard peur de jouer avec moi ? » lui
demanda en souriant Dologhow, qui avait deviné sa
pensée.
Rostow comprit, à ce sourire, que Dologhow se trouvait,
comme au dîner du club, dans une de ces dispositions
d’esprit où, éprouvant le besoin de sortir du train-train
monotone de la vie, il se laissait volontiers entraîner à
commettre une méchante action.
Nicolas balbutia quelques mots et cherchait, sans y
parvenir, une plaisanterie à lui répondre, lorsque l’autre, le
regardant en face, articula lentement, nettement, et de
façon à être entendu de tous :
« Te rappelles-tu ce que nous disions un jour à propos
du jeu : « Il n’y a qu’un imbécile pour se confier à la
chance ; il faut jouer à coup sûr… » et pourtant je veux
l’essayer !… Et faisant craquer son jeu de cartes, il dit au
même moment : « La banque, Messieurs ! »
Écartant l’argent qu’il avait devant lui, il se prépara à
tailler. Rostow s’assit à ses côtés sans jouer.
« Ne joue pas, cela vaut mieux, lui dit Dologhow… Et
Nicolas, chose étrange, sentit la nécessité de prendre une
carte, en plaçant dessus une somme insignifiante.
– Je n’ai pas d’argent, dit-il.
– Sur parole ! » lui répondit Dologhow.
Rostow perdit les cinq roubles qu’il venait de mettre ; il
remit encore et perdit de nouveau. Dologhow passa dix
fois.
« Messieurs, dit-il, veuillez placer l’argent sur les
cartes ; sans cela, je ne me reconnaîtrai plus dans les
comptes. »
Un des joueurs émit l’opinion qu’on pouvait avoir
confiance en lui.
« Sans doute, mais j’ai peur de m’embrouiller… de
grâce, mettez votre argent sur les cartes… Quant à toi, ne
te gêne pas, ajouta-t-il en s’adressant à Rostow, nous
ferons nos comptes plus tard. »
Le jeu continua, et le domestique ne cessait de verser
du champagne à flots.
Rostow avait déjà perdu 800 roubles. Il allait faire son
reste sur une carte, lorsque le verre de champagne qu’on
lui offrait arrêta son mouvement, et il ne fit que sa mise
habituelle de vingt roubles :
« Mais laisse donc, lui dit Dologhow, qui cependant
n’avait pas l’air de l’observer, tu te referas plus vite !…
C’est étrange, je fais gagner les autres, et toi, je te fais
toujours perdre… c’est peut-être parce que tu me
crains ? »
Rostow obéit. Ramassant par terre un sept de cœur
dont le coin était écorné, et dont plus tard il ne se souvint
que trop, il écrivit bien lisiblement dessus le chiffre 800,
avala son verre de champagne, et tout en souriant à
Dologhow et en suivant avec anxiété le mouvement de ses
doigts, il attendit l’apparition d’un sept ! La perte ou le gain,
que pouvait lui amener cette carte, avait pour lui une
grande importance, car, le dimanche précédent, son père,
en lui remettant 2 000 roubles, lui avait confié qu’il se
trouvait dans des embarras d’argent, et l’avait prié de bien
économiser cette somme jusqu’au mois de mai. Nicolas lui
avait assuré qu’elle lui suffirait et au delà, et il ne lui restait
plus déjà que 1 200 roubles. Aussi, s’il venait à perdre sur
ce sept de cœur, non seulement il aurait 1 600 roubles à
payer, mais il se verrait obligé de manquer à sa parole !
« Qu’il me donne au plus vite cette carte, se disait-il, et je
prends ma casquette, et je file à la maison souper avec
Denissow, Natacha et Sonia, et je jure de ne plus toucher
une carte de ma vie ! » Tous les détails de sa vie de
famille, ses plaisanteries avec Pétia, ses conversations
avec Sonia, ses duos avec Natacha, la partie de piquet
avec son père ou sa mère, tous ces plaisirs intimes se
représentèrent à lui avec la netteté et le charme d’un
bonheur perdu et inappréciable. Il ne pouvait admettre
qu’un hasard aveugle, en faisant tomber à droite ou à
gauche ce sept de cœur, pût le priver de ces joies
reconquises, et le précipiter dans un abîme de malheur
indéfini et inconnu. Cela ne pouvait être, et il suivait, avec
une anxiété fiévreuse, le mouvement des mains rouges,
velues, à larges articulations, de Dologhow, qui
s’arrêtèrent, et déposèrent le paquet de cartes, pour
prendre un verre et une pipe.
« Tu n’as donc pas peur de jouer avec moi ? lui dit
Dologhow en se renversant sur le dossier de sa chaise,
comme pour raconter à ses amis quelque chose de gai :
– Oui, Messieurs, on m’a assuré qu’on avait fait courir à
Moscou le bruit que je trichais au jeu… S’il en est ainsi, je
vous conseille d’être sur vos gardes !
– Voyons, taille donc ! lui dit Rostow.
– Oh ! ces vieilles commères de Moscou ! » ajouta-t-il,
en reprenant le talon.
À ce moment Rostow, réprimant avec peine une
exclamation, se prit la tête à deux mains. Le sept de cœur,
qui lui était si nécessaire, était la première carte de la
taille, et il avait perdu plus qu’il ne pouvait payer !
« Écoute, lui dit Dologhow, ne va pas t’enfoncer !… » et
il continua à tailler.
XIV
Une heure et demie plus tard, tout l’intérêt de la partie
était concentré sur Rostow. Au lieu des premiers 1 600
roubles qu’il avait perdus, il avait devant lui, inscrite à son
débit, une longue colonne de chiffres, dont le total pouvait,
à ce qu’il croyait, s’élever à 15 000 roubles, mais qui en
réalité dépassait 20 000. Dologhow ne racontait plus
d’histoires : il suivait chaque mouvement de Rostow, et
supputait le chiffre de son gain, résolu à continuer le jeu,
jusqu’à ce qu’il eût atteint le chiffre de 43 000 roubles. Il
s’était fixé ce chiffre dans son idée, parce qu’il formait le
total de son âge et de celui de Sonia. Rostow, les coudes
sur la table et la tête dans ses mains, assis devant ce tapis
vert barbouillé de craie et de taches de vin, et sur lequel
s’amoncelaient des montagnes de cartes, suivait aussi, la
mort dans le cœur, le mouvement de ces doigts qui le
tenaient en son pouvoir :
« Six cents roubles, as, neuf… impossible de se
refaire ?… Et comme on doit être gai, là-bas, à la maison !
… Valet sur le cinq… Pourquoi donc fait-il cela avec
moi ? » Parfois il augmentait sa mise, mais Dologhow
refusait et lui indiquait un chiffre. Rostow se soumettait, et
priait Dieu, comme il l’avait prié sur le champ de bataille,
sur le pont d’Amstetten. Tantôt, il tentait le sort, en relevant
au hasard une carte dans le tas tombé sur le tapis, en se
disant qu’elle ferait tourner la chance ; tantôt, il comptait les
brandebourgs de son uniforme et plaçait sur une seule
carte la somme représentant le nombre de leurs points ;
tantôt, il regardait d’un air effaré les autres joueurs, comme
pour leur demander secours, et reportant son regard sur le
visage de marbre de son adversaire, il essayait de
pénétrer ce qui se passait en lui :
« Il sait pourtant quelle est l’importance de cette perte
pour moi, et il est mon ami, et je l’aimais !… Mais ce n’est
pas sa faute, puisque la chance est pour lui, et je ne suis
pas coupable non plus !… Quel mal ai-je fait ?… Ai-je tué
ou offensé quelqu’un ?… Pourquoi donc cet effroyable
malheur ? Il n’y a qu’un moment que je me suis approché
de cette table, avec le désir de gagner cent roubles,
d’acheter à maman un coffret pour sa fête et de m’en
retourner bien vite… J’étais heureux, libre !… Quand donc
a commencé pour moi ce fatal revirement ?… Je suis le
même cependant, je suis à la même place !… Non, c’est
impossible !… cela ne peut durer ! »
Il était rouge, tout en nage, et faisait peine à voir, surtout
à cause de ses efforts surhumains pour conserver du
calme.
La colonne des pertes s’élevait à la somme fatale de
43 000 roubles, et Rostow avait déjà apprêté sa carte pour
un paroli de 3 000 roubles qu’il venait de gagner, lorsque
Dologhow, ramassant son jeu, le mit de côté, fit rapidement
l’addition avec la craie et en inscrivit le total en chiffres bien
alignés :
« Allons souper, il en est temps ! Voilà les bohémiens »
dit-il, et une dizaine d’hommes et de femmes, au teint
cuivré, entrèrent dans la chambre, en apportant avec eux le
froid du dehors. Nicolas comprit que tout était perdu.
« Quoi, c’est tout ? et moi qui t’avais préparé une jolie
petite carte, » dit-il à Dologhow, en feignant l’indifférence,
et comme si l’action seule du jeu l’intéressait.
« Maintenant, tout est fini, pensait-il, tout ! Maintenant
une balle dans la tête… c’est tout ce qui me reste à
faire ! »
« Voyons, encore une petite carte, reprit-il.
– Volontiers, fit Dologhow, en finissant d’additionner le
total de 43 021 roubles. Va pour 21 roubles ! Rostow, qui
avait marqué 6 000 sur une carte, les effaça pour écrire 21.
– Cela m’est égal, dit-il, ce qui m’intéresse, c’est de
savoir si tu me donneras ce dix. »
Dologhow taillait sérieusement. Oh ! comme Rostow le
haïssait en ce moment !… Le dix fut pour lui !
« Vous me devez 43 000 roubles, comte, dit Dologhow,
en se levant et en s’étirant… On se fatigue à la fin de rester
assis.
– Moi aussi, je suis fatigué, répliqua Rostow.
– Quand pourrai-je recevoir l’argent, comte ? » reprit
l’autre, comme pour lui faire sentir que la plaisanterie était
déplacée.
Nicolas rougit jusqu’au blanc des yeux, et l’emmenant à
l’écart :
« Je ne puis te payer tout, il faut que tu acceptes une
lettre de change.
– Écoute, lui dit Dologhow avec un sourire glacial, tu
connais le proverbe : « Heureux en amour, malheureux au
jeu. » Ta cousine t’aime, je le sais.
« Oh ! c’est épouvantable de se sentir entre les mains
de cet homme ! » se dit Nicolas. Il pensait au coup qu’il
allait porter à son père, à sa mère ; il comprenait quel
bonheur c’eût été pour lui de n’avoir pas à faire ce terrible
aveu ; il sentait que Dologhow le comprenait aussi, qu’il
pouvait lui épargner cette honte, ce chagrin, et que
cependant il jouait avec lui comme le chat avec la souris.
« Ta cousine…, reprit Dologhow.
– Ma cousine n’a rien à voir ici, dit Rostow en
l’interrompant avec colère, il est inutile de prononcer son
nom !
– Alors, quand puis-je recevoir ?
– Demain ! » répondit Rostow, et il quitta la chambre.
XV
Rien de plus facile que de dire d’un ton convenable :
« À demain ! » mais ce qui était épouvantable, c’était de
rentrer, de revoir ses sœurs, son père, sa mère, de leur
dire tout, et de demander l’argent, pour ne pas manquer à
la parole donnée.
Personne ne dormait encore. La jeunesse avait soupé
en revenant du théâtre, et s’était groupée autour du piano.
Lorsque Nicolas entra dans la salon, il se sentit pénétré par
ces effluves d’amour pleines de poésie qui régnaient dans
leur maison, et qui semblaient, après la déclaration de
Dologhow et le bal de Ioghel, s’être concentrées, comme
avant l’orage, sur la tête de Sonia et de Natacha. Vêtues
de bleu toutes les deux, et telles qu’elles avaient paru au
théâtre, jolies, gentilles, et s’en rendant bien compte, elles
riaient et causaient auprès du piano. Véra et Schinchine
jouaient aux échecs dans le salon. La comtesse, en
attendant le retour de son mari et de son fils, faisait « une
patience » que suivait avec attention une vieille dame,
noble et pauvre, qu’ils avaient recueillie. Denissow, les
yeux brillants, les cheveux ébouriffés, assis au piano, un
pied rejeté en arrière, tapait les touches de ses gros
doigts, et plaquait des accords, en roulant les yeux et en
cherchant, de sa petite voix enrouée, mais juste, un
accompagnement au quatrain qu’il venait de composer en
l’honneur de la Magicienne :
« Magicienne, où prends-tu l’invincible pouvoir
D’éveiller dans mon cœur les notes endormies ?
Oh, dis-le-moi, d’où vient la flamme qui, ce soir,
Évoque dans mon cœur l’essaim des mélodies ? »
La passion faisait vibrer sa voix, et il fixait ses yeux
noirs sur Natacha émue, mais heureuse : « Charmant,
parfait ! » criait-elle, encore un couplet ! » « Rien n’est
changé ici, » se dit Nicolas. « Ah ! le voilà ! s’écria
Natacha.
– Papa est-il à la maison ? demanda-t-il.
– Comme je suis contente de te voir ! reprit-elle sans lui
répondre. Nous nous amusons tant… Vassili Dmitritch
reste encore un jour pour me faire plaisir.
– Non, papa n’est pas encore rentré, dit Sonia.
– Nicolas, viens ici, mon ami, » lui cria sa mère, de
l’autre bout de chambre.
Nicolas alla lui baiser la main, et s’assit en silence
auprès d’elle, suivant du regard ses doigts, qui disposaient
des cartes sur la table, pour faire « une patience »…, et le
bruit des rires et des voix arrivait de la salle jusqu’à eux.
« Bien, bien, s’écriait Denissow, il n’y a plus à vous en
défendre : chantez-moi la barcarolle, je vous en supplie ! »
La comtesse regarda son fils, qui continuait à se taire.
« Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle.
– Rien, répondit-il, comme s’il était fatigué d’une
question qu’on lui aurait adressée plusieurs fois… mon
père viendra-t-il bientôt ?
– Je le crois ! »
« Rien n’est changé ici… Ils ne savent rien ! Où me
cacher ! » pensait-il, et il rentra dans la salle où Sonia,
assise au piano, venait de commencer le prélude de la
barcarolle. Natacha allait chanter, et Denissow fixait sur
elle des regards enflammés.
Nicolas se mit à marcher en long et en large :
« Voilà une belle idée de la faire chanter !… Que peut-
elle chanter ? que trouvent-ils donc là de si gai ? »
Sonia plaqua un accord.
« Mon Dieu, mon Dieu ! se disait-il, je suis un homme
perdu… déshonoré… oui, il ne me reste plus qu’à me loger
une balle dans la tête… pourquoi donc chanter ? S’en
aller ?… Bah, ils n’ont qu’à continuer, après tout ça m’est
bien égal !… » et Nicolas, sombre et morose, marchait
toujours, en évitant le regard des jeunes filles.
« Nicolas, qu’avez-vous ? » semblait lui demander
Sonia, qui avait tout d’abord remarqué sa tristesse.
Natacha, avec son flair habituel, en était également
frappée, mais elle était si loin de toute idée de chagrin, de
douleur et de repentir, sa gaieté était si exubérante que,
comme il arrive souvent à la jeunesse, elle ne tarda pas à
ne plus s’en préoccuper : « Je m’amuse trop, pensa-t-elle,
pour gâter mon plaisir par sympathie pour une douleur qui
n’est pas la mienne… et puis je me trompe sans doute, il
est probablement aussi gai que moi ».
« Voyons, Sonia, » dit-elle, en s’élançant vivement au
milieu de la salle, où l’acoustique lui semblait devoir être
meilleure. Relevant la tête et laissant pendre ses bras le
long de son corps, comme font les danseuses, elle
semblait dire, en réponse au regard passionné de
Denissow : « Voilà comme je suis ! »
« De quoi donc peut-elle se réjouir ? pensait Nicolas…
Comment cela ne l’ennuie-t-il pas ? »
Natacha lança sa première note, sa poitrine se gonfla,
et ses yeux prirent une expression profonde. Elle ne
pensait à rien, ni à personne, en ce moment ; sa bouche
entr’ouverte en un sourire laissa échapper des sons, ces
sons que le premier gosier venu peut lancer à toute heure
avec les mêmes inflexions, et qui nous laisseront froids et
indifférents mille fois, pour nous faire frissonner et pleurer
d’émotion à la mille et unième.
Natacha avait sérieusement étudié son chant pendant
l’hiver, à cause surtout de Denissow, que sa voix ravissait
au septième ciel. Elle ne chantait plus en enfant, et l’on ne
sentait plus les efforts maladroits de l’écolière. Bien que
d’une rare étendue, sa voix n’était pas suffisamment
travaillée, au dire des connaisseurs. Et cependant, les
connaisseurs, malgré leurs critiques, s’abandonnaient à
leur insu à la jouissance que leur causait cette voix, encore
inhabile à prendre sa respiration à temps et à se jouer des
difficultés ; et longtemps après qu’elle s’était tue, ils ne
demandaient qu’à l’entendre encore et encore. On sentait
si bien s’épanouir en elle cette suave virginité dont rien
jusqu’à ce moment n’avait effleuré le velouté et
l’inconsciente puissance, qu’on aurait cru, en y changeant
la moindre chose, en altérer le charme.
« Qu’est-ce donc ? pensa Nicolas, tout surpris de
l’entendre chanter ainsi, et en écarquillant les yeux… que
lui est-il arrivé ? Comme elle chante ! » Oubliant tout, il
attendait avec une fiévreuse impatience la note qui allait
suivre, et pendant un moment il n’y eut plus pour lui au
monde que la mesure à trois temps du : « Oh mio crudele
affetto ! »… « Quelle absurde existence que la nôtre,
pensait-il. Le malheur, l’argent, Dologhow, la haine,
l’honneur… tout cela n’est rien !… voilà le vrai !… Natacha,
ma petite colombe !… voyons si elle va atteindre le « si » ?
… Elle l’a atteint ; Dieu merci ! »… Pour renforcer le « si »,
il l’accompagna en tierce : « Quel bonheur ! je l’ai donné
aussi ! » s’écria-t-il, et la vibration de cette tierce éveilla
dans son âme tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus
pur. Qu’étaient à côté de cette sensation surhumaine et
divine, et sa perte au jeu, et sa parole donnée ?… Folies !
On pouvait tuer, voler et pourtant être encore heureux.
XVI
Il y avait longtemps que la musique n’avait fait éprouver
à Rostow de pareilles jouissances. À peine Natacha eut-
elle fini sa barcarolle que le sentiment de la réalité lui revint,
et il gagna sa chambre sans mot dire. Un quart d’heure
après, le vieux comte revenait du club, gai et content ; son
fils se rendit chez lui.
« Eh bien, t’es-tu amusé ? » lui demanda-t-il, en
souriant d’orgueil à sa vue. Nicolas essaya en vain de dire
oui… il étouffait. Son père allumait sa pipe, sans
remarquer son trouble.
« Allons, c’est inévitable ! » pensa-t-il, et prenant un ton
dégagé, qui lui fit honte à lui-même, et comme s’il ne
s’agissait que de demander une voiture à son père pour
aller faire un tour de promenade :
« Papa, lui dit-il, je suis venu pour affaires, je l’avais
presque oublié : j’ai besoin d’argent !
– Vraiment, lui répondit le vieux comte qui était très bien
disposé ce soir-là… Je savais bien que ce ne serait pas
assez ! T’en faut-il beaucoup ?
– Oui, beaucoup, répliqua-t-il, en affectant un laisser-
aller niais et indifférent. Oui, j’ai un peu perdu, pas mal,
beaucoup même, 43 000 roubles !
– Comment ? Avec qui ?… mais c’est une plaisanterie !
s’écria le comte, dont la nuque se couvrit d’une rougeur
apoplectique.
– Je me suis engagé à payer demain !
– Oh ! fit le père avec un geste de désespoir, et en se
laissant tomber sans force sur le canapé.
– Qu’y faire ! continua Nicolas, d’un ton assuré et hardi.
Cela arrive à tout le monde… » et pendant qu’il parlait,
ainsi il se traitait au fond de son cœur de misérable, de
lâche : sa conscience lui disait que toute sa vie ne suffirait
pas à expier sa faute, et pendant qu’il assurait à son père,
d’un ton grossier, que « cela arrivait à tout le monde », il
avait envie de se jeter à ses genoux, de lui baiser la main
et d’implorer se pardon.
À ces mots, le vieux comte baissa les yeux et s’agita
d’un air embarrassé :
« Oui, oui, dit-il… seulement je crains… il me sera
difficile de trouver… À qui n’est-ce pas arrivé ? à qui n’est-
ce pas arrivé ?… » et jetant un coup d’œil à son fils, il se
dirigea vers la porte… Nicolas, qui s’attendait à des
reproches, ne put y tenir plus longtemps :
« Papa ! Papa ! pardonnez-moi, » s’écria-t-il en
éclatant en sanglots, alors saisissant la main de son père
et pleurant comme un enfant, il la porta vivement à ses
lèvres.

Pendant que le fils avait cette explication avec son


père, un entretien non moins grave avait lieu entre la mère
et la fille : « Maman !… Maman ! il me l’a faite !
– Que veux-tu dire ?
– Il m’a fait sa déclaration, maman ! »
La comtesse n’en croyait pas ses oreilles… Comment !
Denissow avait fait une déclaration à cette fillette de
Natacha, qui, il y a quelques jours à peine, jouait à la
poupée et prenait encore des leçons !
« Voyons, Natacha, pas de bêtises ! lui dit avec
douceur la comtesse, qui espérait lui faire avouer que ce
n’était qu’une plaisanterie.
– Comment, des bêtises !… Mais c’est très sérieux, dit
Natacha piquée au vif. Je viens vous demander ce que je
dois faire, et vous me dites que ce sont des bêtises ! »
La comtesse haussa les épaules.
« S’il est vrai que M. Denissow t’ait fait une déclaration,
tu lui diras de ma part que c’est un imbécile.
– Mais non, ce n’est pas un imbécile.
– Eh bien, alors que veux-tu ? Vous avez toutes la tête
tournée. Si tu en es éprise, épouse-le, et que Dieu te
bénisse !
– Mais non, maman, je ne suis pas éprise de lui ! Je
vous jure qu’il me semble que je ne le suis pas.
– Eh ! bien alors, va le lui dire toi-même.
– Ah ! maman, vous vous fâchez ? Ne vous fâchez pas,
chère petite maman !… Voyons, est-ce ma faute ?
– Non, mais que veux-tu, mon cœur ! Veux-tu que j’aille
le lui dire ?
– Non, je le lui dirai moi-même, seulement enseignez-
moi comment ?… Vous riez ? mais si vous l’aviez vu,
quand il m’a fait sa déclaration… Je sais bien qu’il n’en
avait pas l’intention… Ça lui a échappé !
– Soit, mais il faut alors que tu lui répondes par un refus.
– Ah ! non, il ne faut pas le refuser, … il me fait tant de
peine !… il est si bon !
– Eh bien, alors accepte-le, car il est vraiment grand
temps de te marier, ajouta la comtesse, moitié riant et
moitié fâchée.
– Pour cela non, maman, mais je t’assure qu’il me fait
de la peine… Comment lui dire cela ?
– Aussi bien tu ne lui diras rien, c’est moi qui vais lui
parler, dit la comtesse, qui commençait à trouver malséant
qu’on pût considérer cette petite Natacha comme une
grande personne.
– Non, pour rien au monde, je le dirai moi-même, vous
n’avez qu’à écouter à la porte… » et Natacha rentra en
courant dans la salle, où Denissow, assis au piano et la
figure dans ses mains, était encore à la même place. Au
bruit de ses pas, il releva la tête :
« Natacha, lui dit-il en s’approchant d’elle vivement,
mon sort est entre vos mains… décidez !
– Vassili Dmitritch, vous me faites tant de peine !…
vous êtes si bon !… mais cela ne se peut pas… cela ne se
peut pas… mais je vous jure que je vous aimerai
toujours ! »
Denissow s’inclina sur la main de Natacha, et il ne put
réprimer quelques sanglots étouffés, en la sentant poser un
baiser sur ses cheveux noirs, crépus et ébouriffés. À ce
moment, le frôlement de la robe de la comtesse se fit
entendre :
« Vassili Dmitritch, merci pour l’honneur que vous nous
faites, lui dit la comtesse d’un air ému, qui cependant lui
parut sévère…, mais ma fille est si jeune !… et j’aurais
pensé que vous vous seriez adressé à moi avant de lui en
parler.
– Comtesse ! » lui dit Denissow, en baissant les yeux
de l’air d’un coupable, et en essayant vainement de trouver
quelques mots à lui répondre.
Natacha, le voyant si abattu, se mit à pleurer
convulsivement.
« Comtesse, j’ai eu tort, reprit Denissow d’une voix
brisée par l’émotion, mais j’adore votre fille et j’aime tant
votre famille que pour vous tous je donnerais deux fois ma
vie !… » mais remarquant le visage sérieux de la
comtesse :… « Eh bien, adieu, » lui dit-il, et lui baisant la
main sans regarder Natacha, il quitta la salle d’un pas
résolu.

Nicolas passa la journée du lendemain chez Denissow,


qui brûlait du désir de quitter Moscou au plus tôt. Ses
camarades donnèrent une soirée d’adieux avec
accompagnement de bohémiens et de bohémiennes, et
depuis il ne put jamais se souvenir comment on l’avait
emballé dans son traîneau, et comment il avait franchi les
trois premiers relais.
Après son départ, Rostow, auquel le vieux comte n’avait
pu fournir encore la grosse somme en question, resta
quinze jours de plus à Moscou sans sortir de chez lui,
passant presque tout son temps dans l’appartement des
jeunes filles, à couvrir de vers et de musique les pages de
leurs albums.
Sonia, plus tendre, plus affectueuse que jamais,
semblait vouloir lui prouver par là que cette perte au jeu
était un exploit véritable, et qu’elle ne pouvait que l’en
aimer davantage, tandis que de son côté Nicolas se
regardait désormais comme indigne d’elle.
Ayant enfin envoyé les 43 000 roubles à Dologhow qui
lui donna un reçu en règle, il partit à la fin de novembre,
sans prendre congé d’aucune de ses connaissances, et
alla rejoindre son régiment, qui se trouvait déjà en Pologne.
CHAPITRE V
I
Après son explication avec sa femme, Pierre s’était mis
en route pour Pétersbourg. Arrivé au relais de Torjok, il n’y
trouva pas de chevaux, ou peut-être le maître de poste ne
voulut-il pas lui en donner ; obligé d’attendre, il s’étendit,
sans se déshabiller et sans quitter ses grosses bottes
fourrées, sur le grand divan placé devant une table ronde,
et se mit à réfléchir.
« Faut-il apporter les malles et préparer un lit ? Votre
Excellence veut-elle du thé ?… »
Pierre ne répondit pas : il n’avait rien vu, ni rien entendu,
plongé dans les réflexions qui l’absorbaient depuis
quelques heures ; peu lui importait, en face des graves
questions qui s’agitaient dans son esprit, d’arriver plus ou
moins tard à Pétersbourg et de se reposer ici ou ailleurs.
Le maître de poste, sa femme, le domestique, la
marchande d’objets brodés d’or et d’argent{28} entraient
tour à tour pour lui offrir leurs services. Pierre, sans
changer de position, les regardait par-dessus ses lunettes,
ne se rendant pas compte de ce qu’ils lui voulaient.
Comment ces gens-là pouvaient-ils vivre tranquilles, sans
avoir résolu les douloureux problèmes qui n’avaient cessé
de le tourmenter depuis ce duel, suivi pour lui d’une si
terrible nuit d’insomnie ? Dans l’isolement de son voyage, il
ne pouvait s’empêcher d’y revenir constamment, sans
parvenir à les résoudre. C’était comme si le principal
engrenage de son existence s’était tordu et tournait
toujours sans accrocher le cran et sans pouvoir s’arrêter.
Le maître de poste rentra pour lui dire humblement que,
si Son Excellence voulait bien attendre deux petites
heures, il pourrait lui donner des chevaux de courrier. Il
mentait évidemment et n’avait d’autre but que de rançonner
le voyageur : « Ce qu’il fait est-il bien ou mal ? se dit
Pierre. Pour moi qui en profite, c’est bien ; mais pour le
voyageur qui viendra après moi, ce sera mal. Quant à lui, il
ne peut faire autrement, car il n’a pas de quoi se mettre
sous la dent… Il m’a assuré que l’officier l’avait battu pour
cela ?… Si l’officier l’a battu, c’est qu’il était pressé et que
cela le retardait… Et moi j’ai tiré sur Dologhow, parce que
je me croyais offensé… et Louis XVI a été exécuté parce
qu’on le regardait comme criminel… et, un an plus tard, on
a exécuté ceux qui l’avaient condamné… Qu’est-ce qui est
mal ? qu’est-ce qui est bien ?… Que faut-il aimer ? Que
faut-il haïr ?… Pourquoi vivre ! Qu’est-ce que la vie ?
Qu’est-ce que la mort ?… Quelle est cette force inconnue
qui dirige le tout ?… » Il ne trouvait pas de réponse à ces
questions, sauf une seule qui n’en était pas une : « la mort !
car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de
questionner… » Mais c’était effrayant de mourir.
La marchande de cuirs de Torjok lui vantait d’une voix
perçante sa marchandise, surtout des pantoufles en peau
de chèvre. « J’ai des centaines de roubles dont je ne sais
que faire et cette femme en pelisse déchirée me regarde
timidement !… Que ferait-elle de cet argent ?… Lui
donnerait-il un cheveu de plus de bonheur ou de paix ?…
Quelque chose au monde peut-il lui épargner, à elle
comme à moi, les atteintes du mal ou de la mort ?… La
mort, qui met un terme à tout, qui peut venir aujourd’hui ou
demain, rend tout indifférent en comparaison de l’éternité !
… » et de nouveau il pressait l’engrenage de ses pensées,
qui continuait à tourner toujours à vide au même endroit.
Son domestique lui apporta un livre à moitié coupé, un
roman par lettres de Mme de Souza ; il se mit à lire le récit
des malheurs et de la lutte vertueuse d’une certaine Amélie
de Mansfield. « Et pourquoi a-t-elle lutté contre son
séducteur, se demanda-t-il, puisqu’elle l’aimait ? Il est
impossible que Dieu ait fait naître dans son âme des
désirs contraires à sa volonté. Mon ex-femme n’a pas lutté
et peut-être avait-elle raison !… On n’a rien découvert, on
n’a rien inventé, et nous savons seulement que nous ne
savons rien. C’est là le dernier mot de la sagesse
humaine. »
Tout, en lui et au dehors de lui, lui paraissait confus,
incertain et répugnant, mais cette impression même de
répugnance lui causait une jouissance irritante.
« Puis-je prier Votre Excellence de céder un peu de
place à la personne qui me suit, » dit le maître de poste, en
entrant dans la chambre avec un autre voyageur, forcé,
comme Pierre, de s’arrêter faute de chevaux. C’était un
vieillard de petite taille, ridé, jaune, avec des sourcils gris
qui retombaient sur ses yeux brillants, d’une couleur
indécise.
Pierre retira ses jambes de dessus la table et se leva
pour se coucher sur le lit que l’on venait de lui préparer ; il
regardait à la dérobée le nouveau venu ; celui-ci se laissa
déshabiller, d’un air fatigué, par son domestique et resta
en petite veste fourrée couverte de nankin, et avec des
bottes de feutre à ses pieds maigres et osseux. Il s’assit
sur le canapé et appuya contre le dossier sa tête un peu
forte : il avait le front large, les cheveux coupés très court.
Le regard sérieux, intelligent et pénétrant, qu’il jeta alors
sur Pierre, frappa ce dernier. Il allait lui adresser une
question insignifiante, lorsqu’il remarqua que le voyageur
avait déjà fermé les yeux, en croisant l’une sur l’autre ses
vieilles mains sèches : il portait à l’un de ses doigts un
anneau de plomb avec une tête, de mort et semblait, ou
dormir, ou réfléchir profondément. Son domestique était,
comme lui, vieux, ridé et jaune, sans moustaches et sans
barbe, et l’on devinait, rien qu’à voir sa peau lisse et
parcheminée, que le rasoir n’y avait jamais passé. Il
déballa prestement le panier aux provisions, prépara la
table de thé, et apporta le samovar. Lorsque tout fut prêt, le
voyageur ouvrit les yeux, se rapprocha de la table, versa
deux verres de thé, et en donna un au petit vieillard sans
barbe. Pierre, embarrassé, sentit qu’il allait être
inévitablement obligé de lier conversation avec lui. Le vieux
domestique rapporta son verre renversé sur la soucoupe
avec le morceau de sucre à moitié grignoté, et demanda à
son maître s’il n’avait besoin de rien.
« Passe-moi le livre, » dit-il, et l’ayant reçu, il se
plongea dans sa lecture.
Pierre crut s’apercevoir que c’était un ouvrage religieux,
et continua à l’examiner, lorsqu’il le vit cesser de lire et
reprendre sa première position. Il le considérait toujours,
mais le vieux, se retournant de son côté, fixa sur lui un
regard ferme et sévère, qui le troubla tout en l’attirant d’une
façon irrésistible.
II
« J’ai l’honneur, si je ne me trompe, de parler au comte
Besoukhow ? » dit l’inconnu à haute voix et sans se hâter.
Pierre le regarda d’un air interrogateur par-dessus ses
lunettes.
« J’ai entendu parler de vous, continua son
interlocuteur, du malheur qui vous est arrivé !… » En
soulignant le mot « malheur », il semblait dire : « Vous avez
beau donner à la chose le nom que vous voudrez, c’est
« un malheur »… « Je le regrette infiniment pour vous,
monsieur. »
Pierre rougit, posa ses pieds à terre et se pencha,
intimidé et souriant, vers le vieillard.
« Des raisons plus graves que la curiosité m’obligent à
vous le rappeler, » continua-t-il après un moment de
silence, sans détourner ses yeux de Besoukhow, et il se
recula un peu sur le canapé, l’invitant par ce mouvement à
venir prendre place près de lui.
Bien que Pierre ne fût pas disposé à la causerie, il s’y
résigna et alla s’asseoir à ses côtés.
« Vous êtes malheureux, monsieur ; vous êtes jeune, je
suis vieux, et j’aurais voulu vous venir en aide dans la
mesure de mes forces.
– Ah ! oui, dit Pierre avec un sourire contraint : je vous
suis bien reconnaissant… Venez-vous de loin, monsieur ?
– Si, pour une raison ou pour une autre, ma
conversation vous était désagréable, dites-le-moi… » Et
tout à coup sa voix devint tendre et paternelle.
« Oh ! non, bien au contraire, je suis très heureux de
faire votre connaissance… » Et les yeux de Pierre, attirés
par la bague, y aperçurent la tête de mort, signe habituel
de la franc-maçonnerie.
« Permettez-moi de vous demander si vous êtes franc-
maçon ?
– Oui, monsieur, j’appartiens à cet ordre… En mon nom
et au sien, je vous tends une main fraternelle.
– Je crains, dit Pierre, en hésitant entre la sympathie
que lui inspirait ce vieillard et les plaisanteries dont les
francs-maçons étaient ordinairement l’objet, je crains de ne
point vous comprendre ; je crains que ma manière de voir
sur la Création en général ne soit en complet désaccord
avec la vôtre.
– Je connais votre manière de voir… Vous croyez, et la
majorité des hommes le pense comme vous, qu’elle est le
produit du travail de votre intelligence ? Non, monsieur…
Elle est le fruit de l’orgueil, de la paresse et de l’ignorance !
… Vous nourrissez une triste erreur, et c’est pour la
combattre que j’ai engagé cette conversation.
– Pourquoi ne supposerais-je pas que l’erreur est de
votre côté ?
– Je n’oserais pas dire que je connais la vérité, répliqua
le franc-maçon, qui étonnait Pierre de plus en plus par la
précision et la fermeté de ses paroles. Personne ne
parvient seul jusqu’à la vérité ; c’est seulement pierre par
pierre, avec le concours des milliers de générations qui se
sont succédé depuis Adam jusqu’à nous, que s’élève
l’édifice destiné à devenir un jour le temple digne du Grand
Dieu.
– Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu, »
dit Pierre avec effort, mais il sentait l’obligation de ne rien
cacher de sa pensée.
Le franc-maçon le regarda d’un œil profond et avec le
sourire d’un bon riche, dont les millions vont rendre heureux
le pauvre qui lui confie sa misère :
« Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne
pouvez pas le connaître, et vous êtes malheureux, parce
que vous ne le connaissez pas.
– Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais qu’y
puis-je faire ?
– Vous ne le connaissez pas… Il est ici, il est en moi, il
est dans mes paroles, poursuivit le franc-maçon d’une voix
sévère, il est en toi jusque dans cette négation
blasphématoire que tu viens de prononcer ! »
Il se tut et soupira, en s’efforçant de reprendre son
calme.
« S’il n’existait pas, reprit-il à demi-voix, nous n’en
causerions pas. De qui as-tu parlé ? Qui as-tu renié ?
s’écria-t-il tout à coup avec une exaltation fiévreuse et une
puissance dominatrice. Qui donc l’aurait inventé, s’il
n’existait pas ? D’où t’est venue, à toi et au monde entier,
l’idée d’un être incompréhensible, tout-puissant, et éternel
dans tous ses attributs ?… Il existe ! reprit-il après un long
silence, que Pierre se garda d’interrompre. Mais le
comprendre est impossible !… » et il feuilletait d’une main
nerveuse et agitée les pages de son livre. « Si tu doutais
de l’existence d’un homme, je t’aurais mené à cet homme,
je te l’aurais montré ; mais comment puis-je, moi humble
mortel, prouver sa toute-puissance, son éternité, sa
miséricorde infinie à celui qui est aveugle, ou qui ferme les
yeux exprès pour ne pas le voir, le comprendre, et qui
ignore volontairement la corruption et l’indignité de sa
propre personne ? Qui es-tu, toi ? Tu te crois sans doute un
sage, pour avoir prononcé ce blasphème, ajouta-t-il avec
un sourire de mépris, et tu es aussi insensé, aussi ignorant
qu’un enfant qui joue avec le mouvement artistement
combiné d’une montre. Il n’en comprend pas le but et ne
croit pas à celui qui l’a fait. Le connaître est difficile. Nous y
travaillons depuis des siècles, depuis Adam jusqu’à nos
jours, et toujours l’infini nous en sépare !… Là éclatent
notre faiblesse et sa grandeur ! »
Pierre l’écoutait avec émotion sans l’interrompre ; ses
yeux brillaient, et il croyait de tout son cœur aux paroles de
cet étranger. Se sentait-il vaincu par ses arguments, ou
bien subissait-il, comme les enfants, l’influence de sa voix
émue, de sa conviction, de sa sincérité, de ce calme, de
cette fermeté, de cette conscience de sa destinée, qui
perçait dans tout son être et qui le frappait, surtout par
contraste avec son atonie morale et son manque absolu
d’espoir ? De toute son âme, il désirait avoir la foi et il
éprouvait un sentiment presque béat de calme, de
régénération et de retour à la vie.
« Ce n’est pas l’esprit qui comprend Dieu, c’est la vie
qui le fait comprendre ! »
Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de
son interlocuteur un côté faible ou obscur qui aurait ébranlé
sa confiance naissante, l’interrompit en lui disant :
« Pourquoi donc l’intelligence humaine ne peut-elle pas
s’élever jusqu’à cette connaissance dont vous parlez ?
– La sagesse suprême et la vérité, répondit le franc-
maçon avec son sourire doux et paternel, peuvent se
comparer à une rosée céleste, dont nous voudrions nous
pénétrer. Puis-je alors, moi vase impur, me pénétrer de
cette rosée et me faire juge de son essence ? Une
purification intérieure peut seule me rendre apte à la
recevoir dans une certaine mesure.
– Oui, oui, c’est cela, dit Pierre avec une joyeuse
expansion.
– La sagesse suprême a d’autres bases que
l’intelligence et les sciences humaines, telles que l’histoire,
la physique et la chimie, qui s’écroulent au moindre souffle.
La sagesse suprême est Une ; elle n’a qu’une science, la
science universelle, la science qui explique la Création et
la place que l’homme y occupe. Pour la comprendre, il faut
se purifier et régénérer son moi ; il faut donc, avant de
savoir, croire et se perfectionner. La lumière divine, qui
brille au fond de nos âmes, s’appelle la conscience. Que ta
vue spirituelle se reporte sur ton être intérieur, et demande-
toi si tu es content de toi-même, et à quel résultat tu es
arrivé, n’ayant pour guide que ton intelligence ! Vous êtes
jeune, vous êtes riche, vous êtes intelligent, qu’avez-vous
fait de tous ces dons, dont vous avez été comblé ? Êtes-
vous content de vous-même et de votre existence ?
– Non, je l’ai en horreur !
– Si tu l’as en horreur, change-la, purifie-toi, et, à
mesure que tu te transformeras, tu apprendras à connaître
la sagesse ! Comment l’avez-vous passée cette
existence ? En orgies, en débauches, en dépravations,
recevant tout de la société et ne lui donnant rien. Comment
avez-vous employé la fortune que vous avez reçue ?
Qu’avez-vous fait pour votre prochain ? Avez-vous pensé à
vos dizaines de milliers de serfs ? Leur êtes-vous venu en
aide moralement ou physiquement ? Non, n’est-ce pas ?
Vous avez profité de leur labeur pour mener une existence
corrompue ! Voilà ce que vous avez fait. Avez-vous
cherché à vous employer utilement pour votre prochain ?
Non. Vous avez passé votre vie dans l’oisiveté. Puis, vous
vous êtes marié : vous avez accepté la responsabilité de
servir de guide à une jeune femme. Qu’avez-vous fait
alors ? Au lieu de l’aider à trouver le chemin de la vérité,
vous l’avez jetée dans l’abîme du mensonge et du malheur.
Un homme vous a offensé, vous l’avez tué, et vous dites
que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez votre
existence en horreur ! Comment en serait-il autrement ? »
Après ces paroles, le franc-maçon, que la véhémence
de son discours avait visiblement fatigué, s’appuya contre
le dossier du canapé et ferma les yeux, presque inanimé.
Ses lèvres re-muaient sans laisser échapper aucun son.
Pierre l’examinait, son cœur débordait, mais il n’osait
rompre le silence.
Le franc-maçon eut une petite toux de vieillard, il appela
son domestique.
« Les chevaux ? demanda-t-il.
– On vient d’en amener. Vous ne vous reposerez pas un
peu ?
– Non, fais atteler. »
« Partira-t-il vraiment sans m’avoir initié à sa pensée et
sans m’avoir mis dans la bonne voie ? se disait Pierre, qui
s’était levé, et marchait dans la chambre, la tête baissée.
Oui, j’ai mené une vie méprisable, mais je ne l’aimais pas,
je n’en voulais pas !… Et cet homme connaît la vérité et il
peut me l’enseigner ! »
Le voyageur, ayant achevé d’arranger ses paquets, se
tourna vers lui et lui dit d’un ton indifférent et poli :
« De quel côté vous dirigez-vous, monsieur ?
– Je vais à Pétersbourg, répondit Pierre avec une
certaine hésitation, et je vous remercie ! Je suis tout à fait
de votre avis : ne pensez pas que je sois aussi mauvais.
J’aurais sincèrement désiré être tel que vous auriez voulu
me voir, mais je n’ai jamais été secouru par personne !…
Je me reconnais coupable !… Aidez-moi, enseignez-moi,
et peut-être qu’un jour… » Un sanglot lui coupa la parole.
Le franc-maçon garda longtemps le silence ; il
réfléchissait : « Dieu seul peut vous venir en aide, mais le
secours que notre ordre est en mesure de vous donner
vous sera accordé. Puisque vous allez à Pétersbourg,
remettez ceci au comte Villarsky (il tira un portefeuille, et,
sur une grande feuille pliée en quatre, il écrivit quelques
mots). Maintenant, encore un conseil : consacrez les
premiers temps de votre séjour à l’isolement et à l’étude de
vous-même. Ne reprenez pas votre ancienne existence.
Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il en voyant entrer son
domestique, et bonne chance ! »
Le voyageur s’appelait Ossip Alexéiévitch Basdéiew,
comme Pierre le vit dans le livre du maître de poste.
Basdéiew était un franc-maçon et un martiniste très connu
du temps de Novikow. Longtemps après son départ, Pierre
continua à marcher sans penser à se coucher, sans penser
même à partir, se reportant à son passé corrompu, et se
représentant, avec cette exaltation de l’homme qui veut se
régénérer, cet avenir de vertu irréprochable, qui lui
paraissait si facile à réaliser. Il lui semblait qu’il ne s’était
perverti que parce qu’il avait oublié, à son insu, tout ce qu’il
y avait de douceur dans le bien. Ses doutes s’étaient
dissipés : il croyait fermement à l’union fraternelle de tous
les hommes, n’ayant d’autre but que s’entr’aider sur le
chemin de la vertu. C’est ainsi qu’il comprenait l’ordre et
les principes de la franc-maçonnerie.
III
Arrivé chez lui, Pierre ne fit part à personne de son
retour. Il s’enferma et passa ses journées à lire Thomas A.
Kempis, qui lui avait été remis, il ne savait par qui, et il n’y
voyait qu’une chose, la possibilité, jusque-là inconnue pour
lui, d’atteindre à la perfection, et de croire à cet amour
fraternel et actif entre les hommes, que lui avait dépeint
Basdéiew. Une semaine après son arrivée, le jeune comte
polonais Villarsky, qu’il ne connaissait que fort peu, entra
chez lui un soir, avec cet air solennel et officiel qu’avait eu
le témoin de Dologhow. Il referma la porte, et s’étant bien
assuré qu’il n’y avait personne dans la chambre :
« Je suis venu chez vous, lui dit-il, pour vous faire une
proposition. Une personne, très haut placée dans notre
confrérie, a fait des démarches pour que vous y soyez
admis avant le terme et m’a proposé d’être votre parrain.
Accomplir la volonté de cette personne est pour moi un
devoir sacré. Désirez-vous entrer, sous ma garantie, dans
la confrérie des francs-maçons ? »
Le ton froid et sévère de cet homme, qu’il n’avait vu
qu’au bal, coquetant, avec un aimable sourire sur les
lèvres, dans la société des femmes les plus brillantes,
frappa Pierre.
« Oui, je le désire, » répondit-il.
Villarsky inclina la tête :
« Encore une question, comte, à laquelle je vous prie de
répondre, non comme un membre futur de notre société,
mais en galant homme et en toute sincérité : avez-vous
renié vos opinions passées ? Croyez-vous en Dieu ? »
Pierre réfléchit :
« Oui, répondit-il, je crois en Dieu !
– Dans ce cas… » Pierre l’interrompit encore : « Oui, je
crois en Dieu !
– Partons alors, ma voiture est à vos ordres. »
Villarsky se tut pendant le trajet. À une question de
Pierre, qui lui demandait ce qu’il avait à faire et à répondre,
il se borna à lui dire que des frères, plus dignes que lui,
l’éprouveraient, et qu’il n’avait qu’à dire la vérité.
Entrés sous la porte cochère d’une grande maison où
se trouvait la loge, ils montèrent un escalier obscur et
arrivèrent à une antichambre éclairée ; ils s’y
débarrassèrent de leurs pelisses pour passer dans une
pièce voisine. Un homme, étrangement habillé, parut sur le
seuil de la porte. Villarsky s’avança, lui dit quelques mots à
l’oreille, en français, et, ouvrant ensuite une petite armoire
qui contenait des habillements que Pierre voyait pour la
première fois, il en tira un mouchoir, lui banda les yeux, et,
comme il le lui nouait derrière la tête, quelques cheveux se
trouvèrent pris dans le nœud. L’attirant à lui, il l’embrassa,
le prit par la main et l’emmena. Le gros Pierre, mal à l’aise
sous ce bandeau qui le tiraillait, les bras ballants, souriant
d’un air timide, suivit Villarsky d’un pas mal assuré.
« Quoi qu’il vous arrive, dit ce dernier en s’arrêtant,
supportez-le avec courage, si vous êtes décidé à être des
nôtres. (Pierre fit un signe affirmatif.) Quand vous entendrez
frapper à la porte, vous ôterez votre bandeau. Courage et
espoir !… » et il sortit en lui serrant la main.
Resté seul, Pierre se redressa et porta involontairement
la main au bandeau pour l’enlever, mais il l’abaissa
aussitôt. Les cinq minutes qui s’écoulèrent lui parurent une
heure ; ses jambes se dérobaient sous lui, ses mains
s’engourdissaient ; il se sentait fatigué et éprouvait les
sensations les plus diverses : il avait peur de ce qui
l’attendait et peur de manquer de courage ; sa curiosité
était éveillée, mais ce qui le rassurait, c’était la certitude
d’entrer enfin dans la voie de la régénération et de faire le
premier pas dans cette existence active et vertueuse, à
laquelle il n’avait cessé de rêver depuis sa rencontre avec
le voyageur. Des coups violents se firent entendre. Pierre
ôta son bandeau et regarda. La chambre était obscure ;
une petite lampe, répandant une faible lumière, qui sortait
d’un objet blanc placé sur une table couverte de noir, à côté
d’un livre ouvert, brûlait dans un coin. Ce livre était
l’Évangile, cet objet blanc était un crâne avec ses dents et
ses cavités. Tout en lisant le premier verset de l’évangile
de saint Jean : « Au commencement, était le Verbe et le
Verbe était en Dieu, » il fit le tour de la table et aperçut un
cercueil plein d’ossements : il n’en fut pas surpris, il
s’attendait à des choses extraordinaires. Le crâne, le
cercueil, l’Évangile ne suffisant pas à son imagination
excitée, il en demandait davantage et regardait autour de
lui, en répétant ces mots : « Dieu, mort, amitié
fraternelle… » paroles vagues, qui symbolisaient pour lui
une vie toute nouvelle. La porte s’ouvrit, et un homme de
petite taille entra ; la brusque transition de la lumière aux
demi-ténèbres de cette chambre le fit s’arrêter un instant,
et il avança avec prudence vers la table, sur laquelle il posa
ses mains gantées.
Ce petit homme portait un tablier de cuir blanc, qui
descendait de sa poitrine jusque sur ses pieds, et sur
lequel s’étalaient, autour de son cou, une sorte de collier et
une haute fraise entourant sa figure allongée par le bas.
« Pourquoi êtes-vous venu ici ? demanda le nouveau
venu, en se tournant du côté de Pierre. Pourquoi vous,
incrédule à la vérité, aveugle à la lumière, pourquoi êtes-
vous venu ici, et que voulez-vous de nous ? Est-ce la
sagesse, la vertu et le progrès que vous cherchez ? »
Au moment où la porte s’était ouverte, Pierre avait
éprouvé la même terreur religieuse qu’il ressentait clans
son enfance pendant la confession, lorsqu’il se trouvait
tête-à-tête avec un homme qui, dans les conditions
habituelles de la vie, lui aurait été complètement étranger,
et qui devenait son proche, de par le sentiment de la
fraternité humaine Pierre, ému, s’approcha du second
Expert (ainsi s’appelait dans l’ordre maçonnique le frère
chargé de préparer le récipiendaire qui demandait
l’initiation), et il reconnut un de ses amis, nommé
Smolianinow. Cela lui fut désagréable ; il aurait préféré ne
voir dans le nouveau venu qu’un frère, qu’un instructeur
bienveillant et inconnu. Il fut si longtemps sans répondre
que l’Expert renouvela sa question.
« Oui ; je… je… veux me régénérer.
– C’est bien, » dit Smolianinow, et il continua : « Avez-
vous une idée des moyens qui sont à notre disposition
pour vous aider à atteindre votre but ?
– Je… j’espère… être guidé… secouru…, répondit
Pierre d’une voix tremblante qui l’empêchait de s’exprimer
nettement.
– Comment comprenez-vous la franc-maçonnerie ?
– Je pense que la franc-maçonnerie est la fraternité et
l’égalité parmi les hommes avec un but vertueux.
– C’est bien, dit l’Expert satisfait de sa réponse. Avez-
vous cherché le moyen d’y arriver par la religion ?
– Non, l’ayant jugée contraire à la vérité, dit-il si bas que
l’Expert eut peine à entendre sa réponse et la lui fit
répéter ; j’étais un athée, reprit-il.
– Vous cherchez la vérité pour vous soumettre aux lois
de la vie ; par conséquent, vous cherchez la sagesse et la
vertu ?
– Oui. »
L’Expert croisa ses mains gantées sur sa poitrine et
poursuivit :
« Mon devoir est de vous initier au but principal de notre
ordre ; s’il est conforme à celui que vous désirez atteindre,
vous en deviendrez un membre utile. La base sur laquelle il
repose et de laquelle aucune force humaine ne peut le
renverser, c’est la conservation et la transmission à la
postérité de mystères importants qui sont parvenus jusqu’à
nous à travers les siècles les plus reculés, à partir même
du premier homme, et d’où dépend le sort de l’humanité ;
mais personne ne peut les connaître et en profiter, avant de
s’être préparé, par une longue et constante purification, à
en pénétrer le sens. Notre second but est de soutenir nos
frères, de les aider à améliorer leur cœur, à se purifier, à
s’instruire avec les moyens découverts par les sages et
légués par la tradition et à se préparer à se rendre dignes
de cette initiation. En épurant et en corrigeant nos frères,
nous nous employons à épurer et à corriger l’humanité tout
entière, en les lui offrant comme exemples d’honnêteté et
de vertu, et en employant toutes nos forces à lutter contre le
mal qui règne dans le monde. Réfléchissez à ce que je
viens de vous dire !… » et il quitta la chambre.
« Lutter contre le mal qui règne dans le monde !… » se
dit Pierre, et il vit se dérouler à ses yeux cette sphère
d’action si nouvelle pour lui. Il se voyait exhortant des
hommes égarés, comme il l’était lui-même deux semaines
auparavant, des hommes corrompus et malheureux, qu’il
aidait en parole et en action, des oppresseurs auxquels il
arrachait leurs victimes. Des trois buts énumérés par
l’Expert, le dernier – la régénération du genre humain –
était celui qui le séduisait le plus ; les mystères importants
ne faisaient qu’éveiller sa curiosité et ne lui paraissaient
pas essentiels. Le second, la purification de soi-même,
l’intéressait peu, car il éprouvait déjà la jouissance intime
de se sentir complètement corrigé de ses vices passés et
tout prêt pour le bien.
Une demi-heure après, l’Expert rentra pour initier le
récipiendaire aux sept vertus dont les sept marches du
temple de Salomon sont le symbole, et que chaque franc-
maçon devait s’appliquer à développer en soi. Les sept
vertus étaient : 1° la discrétion, ne pas trahir les secrets de
l’ordre ; 2° l’obéissance aux supérieurs de l’ordre ; 3° les
bonnes mœurs ; 4° l’amour de l’humanité ; 5° le courage ;
6° la générosité ; 7° l’amour de la mort.
« Pour vous conformer au septième article, pensez
souvent à la mort, afin que pour vous elle perde ses
terreurs, elle cesse d’être l’ennemie, et qu’elle devienne au
contraire l’amie qui délivre de cette vie de misères l’âme
accablée par les travaux de la vertu, pour la conduire dans
le lieu des récompenses et de la paix. »
« Oui, ce doit être ainsi, se dit Pierre, quand il fut de
nouveau laissé à ses réflexions solitaires ; mais je suis si
faible, que j’aime encore mon existence, dont je saisis peu
à peu et à présent seulement le véritable but. » Quant aux
cinq autres vertus, qu’il comptait sur ses doigts, il les
sentait en lui : le courage, la générosité, les bonnes
mœurs, l’amour de l’humanité, et surtout l’obéissance, qui
ne lui paraissait pas une vertu, mais un allégement et un
bonheur, car rien ne pouvait lui être plus doux que de se
décharger de sa volonté et de se soumettre à celle des
guides qui connaissaient la vérité.
L’Expert reparut pour la troisième fois, et lui demanda
si sa décision était inébranlable et s’il se soumettrait à tout
ce qui serait exigé de lui :
« Je suis prêt à tout, répondit Pierre.
– Je dois encore vous déclarer que notre ordre ne se
borne pas aux paroles pour répandre ses vérités, mais
qu’il emploie d’autres moyens, plus forts peut-être que la
parole, sur celui qui cherche la sagesse et la vertu. Le
décor de cette « chambre des réflexions » doit, si votre
cœur est sincère, vous en dire plus que des discours, et
vous aurez maintes fois l’occasion, en avançant plus loin,
de voir de semblables symboles. Notre ordre, comme les
sociétés de l’antiquité, répand son enseignement au
moyen d’hiéroglyphes, qui sont la désignation d’une chose
abstraite et qui contiennent en eux les propriétés mêmes
de l’objet qu’ils symbolisent. »
Pierre savait parfaitement ce qu’était un hiéroglyphe,
mais pressentant l’approche des épreuves, il écoutait en
silence.
« Si vous êtes définitivement décidé, je vais procéder à
l’initiation : en témoignage de votre générosité, vous allez
me remettre tout ce que vous avez de précieux.
– Mais je n’ai rien sur moi, dit Pierre, qui croyait qu’on
lui demandait tout ce qu’il possédait.
– Ce que vous avez sur vous : montre, argent,
bagues… »
Pierre tira à la hâte sa montre, sa bourse, et eut
beaucoup de peine à retirer sa bague de mariage, qui
serrait son gros doigt.
« En signe d’obéissance, je vous prie de vous
déshabiller. »
Pierre ôta son frac, son gilet, sa botte gauche ; le franc-
maçon lui ouvrit sa chemise du côté gauche de la poitrine,
et releva son pantalon, également du côté gauche, plus
haut que le genou. Pierre se disposait à répéter la même
cérémonie du côté droit, pour en épargner la peine à
l’Expert, lorsque celui-ci l’arrêta et lui tendit une pantoufle
pour mettre à son pied gauche. Honteux, confus,
embarrassé comme un enfant de sa maladresse, il
attendait, les bras pendants, les pieds écartés, les
instructions qui devaient suivre :
« Enfin, en signe de sincérité, faites-moi l’aveu de votre
principal défaut ?
– Mon défaut principal ? Mais j’en ai tant !
– Le défaut qui vous entraînait le plus souvent à hésiter
sur le chemin de la vertu ? »
Pierre cherchait :
« Est-ce le vin, la gourmandise, l’oisiveté, la paresse, la
colère, la haine, les femmes ? » Il les repassait tous, sans
savoir auquel accorder la préférence.
« Les femmes ! » dit-il d’une voix à peine distincte.
Le frère ne répondit pas, et resta quelque temps
silencieux ; puis, s’approchant de la table, il y prit le
bandeau et l’attacha sur les yeux de Pierre :
« Pour la dernière fois, je vous conjure de rentrer en
vous-même ; mettez un frein à vos passions, cherchez le
bonheur, non pas en elles, mais dans votre cœur, car la
source est en nous… »
Et Pierre sentait déjà poindre en lui cette source
vivifiante, qui remplissait son âme de joie et
d’attendrissement.
IV
Son parrain Villarsky, qu’il reconnut à la voix, reparut. À
ses questions réitérées sur la fermeté de sa décision, il
répondit :
« Oui, oui, je consens !… » et, la figure rayonnante, il
suivit son conducteur en avançant sa large et forte poitrine,
entièrement découverte, sur laquelle Villarsky tenait un
glaive nu, et en marchant à pas inégaux et timides, le pied
gauche chaussé de la pantoufle maçonnique. Ils
traversèrent ainsi des corridors, tournant tantôt à droite,
tantôt à gauche, et arrivèrent enfin aux portes de la loge.
Villarsky toussa ; on répondit par le bruit du maillet, et la
porte s’ouvrit devant eux. Une voix de basse lui demanda
(ses yeux étant toujours bandés) qui il était, d’où il venait et
où il était né ; puis on l’emmena plus loin, en lui parlant tout
le temps, par allégories, des difficultés de son voyage, de
l’amitié sainte, du grand Architecte de l’Univers et du
courage nécessaire dans les dangers et les travaux. Il
remarqua qu’on lui donnait différentes appellations, telles
que « Celui qui cherche », « Celui qui souffre », « Celui qui
demande », et à chacune d’elles les glaives et les maillots
résonnaient, d’une manière différente. Pendant qu’on le
menait ainsi, il y eut un moment de confusion parmi ses
guides ; il les entendit se disputer à voix basse, et l’un
d’eux insistait pour qu’on le fît passer sur un certain tapis.
On posa ensuite sa main droite sur un objet qu’il ne pouvait
voir, et de sa main gauche on lui fit appliquer du même
côté un compas sur le sein, en l’obligeant à répéter, après
un autre, le serment d’obéissance aux lois de l’ordre. Puis
on éteignit les bougies, on alluma de l’esprit-de-vin, ainsi
que Pierre le devina à l’odeur, et on lui annonça qu’on allait
lui donner la petite lumière. On lui enleva le bandeau, et il
aperçut devant lui, comme dans un rêve, faiblement
éclairés par la flamme bleuâtre, quelques hommes, portant
un tablier pareil à celui de son compagnon, debout devant
lui et dirigeant sur sa poitrine des glaives tirés de leurs
fourreaux. L’un d’eux avait une chemise ensanglantée.
Pierre à cette vue se pencha en avant, comme s’il désirait
être transpercé, mais les glaives se relevèrent, et on lui
remit le bandeau : « Maintenant on va te donner la grande
lumière, » dit une voix… On ralluma les bougies, on lui ôta
le bandeau, et un chœur de plus de dix voix entonna : Sic
transit gloria mundi !
Après s’être remis de sa première impression, Pierre
vit autour d’une grande table, couverte de noir, douze
frères, habillés comme les précédents ; il en connaissait
quelques-uns pour les avoir rencontrés dans le monde.
Celui qui présidait était un jeune homme inconnu, portant
au cou une croix différente de celle des autres ; à sa droite,
l’abbé italien que nous avons vu à la soirée de
Mlle Schérer ; un haut dignitaire de Pétersbourg, et un
Suisse, qui avait été gouverneur chez les Kouraguine, en
faisaient partie. Tous écoutaient dans un silence solennel
le Vénérable, qui tenait en main le maillet. Sur la paroi du
mur brillait une étoile flamboyante ; l’un des bouts de la
table était couvert d’un petit tapis représentant divers
attributs, et à l’autre bout s’élevait une sorte d’autel sur
lequel étaient l’Évangile et un crâne. Autour de la table
étaient placés sept grands chandeliers, comme ceux qu’on
voit dans les églises. Pierre fut conduit par deux frères
devant l’autel. On lui plaça les pieds en équerre, et on lui
intima l’ordre de s’étendre tout de son long, comme s’il
déposait sa personne au pied du temple.
« Qu’on lui donne la truelle ! dit un des frères.
– C’est inutile ! » répliqua un autre.
Pierre, ahuri, regarda autour de lui de ses yeux de
myope et se demanda avec une certaine hésitation où il
était, si l’on ne se moquait pas de lui, et si plus tard il
n’aurait pas honte de ce souvenir ; mais son doute ne tarda
pas à se dissiper devant les figures sérieuses de ceux qui
l’entouraient. Il se dit qu’il ne pouvait plus reculer, et se
pénétrant de nouveau d’un esprit de soumission, humble et
attendri, il se jeta par terre devant les portes du temple. Au
bout de quelques instants, on lui ordonna de se lever, on lui
passa un tablier de cuir blanc, pareil à ceux des autres
frères, et on lui remit une truelle et trois paires de gants. Le
Vénérable lui expliqua alors qu’il devait garder immaculée
la blancheur de ce tablier, représentant la force et la
pureté ; la truelle était pour lui servir à déraciner de son
cœur les vices et à ramener au bien avec charité le cœur
du prochain ; il devait conserver la première paire de gants
sans en connaître la signification et porter la seconde dans
leurs réunions ; la troisième était pour une main de femme :
« Elle est destinée, cher frère, à être offerte par vous à la
Clandestine, que vous respecterez par-dessus toutes les
autres. Ce don sera un gage pour elle de la pureté de votre
cœur ; veillez seulement, cher frère, à ce qu’ils ne gantent
pas des mains indignes… » Au moment où le Vénérable
prononça ces paroles, Pierre crut remarquer qu’il se
troublait, et lui-même, regardant autour de lui d’un air
inquiet, rougit jusqu’aux larmes, comme rougissent les
enfants.
Il s’ensuivit un silence contraint que rompit à l’instant un
des frères. Ce frère amena Pierre devant le tapis et lui lut
dans un cahier l’explication des différents symboles qui y
étaient figurés : le soleil, la lune, le maillet, le plomb, la
truelle, le cube de pierre de taille, la colonne, les trois
fenêtres, etc. On lui indiqua ensuite sa place, on lui
expliqua les signes maçonniques, on lui donna le mot de
passe, et on lui permit enfin de s’asseoir. Le Vénérable fit
la lecture des statuts. Elle fut très longue, et les sentiments
dont Pierre était agité l’empêchèrent de l’écouter avec
suite : il ne se rappela que le dernier paragraphe :
« Nous connaissons dans nos temples d’autres degrés
que ceux qui séparent la vertu du vice. Crains de faire une
différence qui puisse détruire cette égalité. Vole au
secours de ton frère, quel qu’il soit ; ramène celui qui
s’égare, relève celui qui tombe : ne nourris jamais aucun
sentiment de haine ou d’inimitié contre lui. Sois
bienveillant, affable ; allume dans tous les cœurs le feu de
la vertu, partage ton bonheur avec le prochain, et que
l’envie ne vienne jamais troubler cette pure jouissance.
Pardonne à ton ennemi et ne te venge de lui qu’en lui
rendant le bien pour le mal. En remplissant ces lois
suprêmes, tu retrouveras les traces de ta grandeur
ancienne et perdue. »
À ces mots, il se leva et embrassa Pierre, qui, les yeux
pleins de larmes de joie, ne savait que répondre aux
félicitations de tous, aussi bien de ceux qu’il n’avait jamais
vus jusque-là que de ceux qui renouvelaient connaissance
avec lui ; mais il ne faisait aucune différence entre ses
anciens amis et ses nouveaux frères, et n’avait d’autre
désir que de se joindre à eux dans l’accomplissement de
leur grande œuvre.
Le Vénérable frappa du maillet, tous s’assirent, et,
après leur avoir adressé une exhortation à l’humilité, il leur
proposa d’accomplir la dernière cérémonie. Le haut
dignitaire qui portait le titre de frère trésorier fit le tour de
l’assemblée. Pierre aurait voulu s’inscrire sur cette liste
pour tout ce qu’il possédait, mais la crainte d’être accusé
d’ostentation l’arrêta, et il s’inscrivit pour la même somme
que les autres.
La séance terminée, il rentra chez lui, et il lui sembla
qu’il revenait, complètement transformé, d’un lointain
voyage de plusieurs années, et qu’il n’avait plus rien de
commun avec sa vie et ses habitudes passées.
V
Le lendemain de sa réception, Pierre employa la
matinée à lire le livre qu’on lui avait remis et à tâcher de se
pénétrer de la signification du carré, dont un côté
représentait la divinité, le second le monde moral, le
troisième le monde physique, le quatrième l’union des
deux. De temps en temps il s’arrachait à la lecture et aux
carrés pour se tracer un nouveau plan d’existence, car on
lui avait dit, à cette réunion, que le bruit de son duel était
parvenu aux oreilles de l’Empereur, et qu’il ferait bien de
s’éloigner de Pétersbourg. Il comptait donc aller vivre dans
ses terres du Midi et s’y occuper de ses paysans. Tout à
coup, il vit entrer chez lui le prince Basile.
« Mon cher ami, qu’as-tu fait à Moscou ? Que veut dire
cette brouille avec Hélène ? Tu es dans l’erreur la plus
complète : je sais tout, et je puis t’assurer qu’elle est
innocente devant toi, comme le Christ devant les Juifs.
Pourquoi donc, ajouta-t-il en empêchant Pierre de parler,
pourquoi ne pas t’être adressé directement à moi, comme
à un ami ? Mon Dieu, je le comprends, tu t’es conduit en
homme qui tient à son honneur ; tu t’es peut-être trop hâté,
mais nous en causerons plus tard. Songe à la position
délicate dans laquelle tu nous as placés, elle et moi, vis-à-
vis de la société, et vis-à-vis de la cour, ajouta-t-il en
baissant la voix. Elle est à Moscou et toi ici ; dis-toi bien,
mon cher, que ce ne peut être qu’un malentendu ; j’aime à
croire que c’est là ton avis. Écris-lui une lettre, elle te
rejoindra, tout s’expliquera ; si tu ne le fais pas, mon cher, il
est à craindre que tu ne t’en repentes…, » et le prince
Basile le regarda d’une façon significative : « Je sais de
source certaine que l’impératrice mère prend un vif intérêt
à toute cette histoire ; elle a toujours été très bienveillante
pour Hélène. »
Pierre, qui avait essayé plus d’une fois d’interrompre ce
torrent de paroles, ne savait comment s’y prendre pour
répondre à son beau-père par un refus catégorique ; il se
troublait, rougissait, se levait, se rasseyait, se rappelait les
exhortations maçonniques à la charité, et se voyait pourtant
contraint à être désagréable et à dire le contraire de ce
qu’on attendait de lui. Habitué à se soumettre à ce ton
assuré de laisser aller, il craignait de ne savoir y résister et
sentait que tout son avenir dépendait du mot qu’il
prononcerait. Suivrait-il l’ancienne voie, ou bien prendrait-il
résolument le nouveau chemin, plein d’attraits, qui lui avait
été tracé, et sur lequel il était sûr de trouver le
renouvellement de tout son être ?
« Eh bien, mon ami, reprit d’un ton léger le prince
Basile, réponds-moi : « Oui, je vais lui écrire, » et nous
tuerons le veau gras. »
Mais il n’avait pas achevé sa phrase, que Pierre, la
colère peinte sur son visage, qui dans ce moment rappelait
celui de son père, lui répondit d’une voix étranglée, sans le
regarder :
« Prince, je ne vous ai pas appelé, éloignez-vous !… et
il s’élança pour lui ouvrir la porte. Éloignez-vous, répéta-t-il
à son beau-père, dont le visage avait pris une expression
terrifiée.
– Qu’as-tu ? Tu es malade ?
– Éloignez-vous ! vous dis-je, » lui cria-t-il encore une
fois d’une voix tremblante, et le prince Basile fut obligé de
sortir, sans avoir reçu la réponse qu’il demandait.
Une semaine plus tard, Pierre, après avoir fait ses
adieux à ses nouveaux amis et leur avoir laissé une
somme considérable pour être distribuée en aumônes,
partit pour ses terres, en emportant avec lui de
nombreuses lettres de recommandation pour les membres
de l’ordre à Kiew et à Odessa, et la promesse qu’ils lui
écriraient et le guideraient dans sa nouvelle voie.
VI
Malgré la sévérité de l’Empereur pour les duels, l’affaire
de Pierre et de Dologhow fut étouffée ; ni les deux
adversaires, ni leurs témoins, ne furent poursuivis ; mais
l’histoire elle-même, confirmée d’ailleurs par la séparation
des deux époux, se répéta bientôt de bouche en bouche.
Pierre, que l’on avait reçu avec une bienveillante
condescendance lorsqu’il n’était qu’un bâtard, qu’on avait
comblé d’attentions et de flatteries lorsqu’il était devenu le
premier parti de la Russie, avait beaucoup perdu de son
prestige aux yeux de la société après son mariage ; car ce
mariage enlevait tout espoir aux mères qui avaient des
filles à marier, d’autant plus qu’il n’avait jamais ni cherché
ni réussi à s’insinuer dans les bonnes grâces de la coterie
d u high life. Aussi n’accusait-on que lui, et le traitait-on à
tout propos d’imbécile, de jaloux et de monomane furieux,
en tout semblable à son père. Après son départ, Hélène,
de retour à Pétersbourg, fut reçue par toutes ses
connaissances avec la bienveillance respectueuse qui était
due à son malheur. Si le nom de son mari venait à être
prononcé par hasard, elle prenait une expression de
dignité, que, grâce à son tact inné, elle s’était appropriée,
sans en comprendre la valeur ; sa figure disait qu’elle
supportait avec résignation son isolement, et que son mari
était la croix que Dieu lui avait envoyée. Quant au prince
Basile, il exprimait son opinion plus franchement, et ne
manquait jamais, à l’occasion, de dire, en portant le doigt à
son front :
« C’est un cerveau fêlé, je l’avais toujours dit.
– Pardon, répliquait Mlle Schérer, je l’avais dit avant les
autres, dit devant témoins (et elle insistait sur la priorité de
son jugement)… – Ce malheureux jeune homme, ajoutait-
elle, est perverti par les idées corrompues du siècle. Je
m’en étais bien aperçue à son retour de l’étranger, quand il
posait chez moi pour le petit Marat… vous en souvient-il ?
Eh bien, voilà le beau résultat ! Je n’ai jamais désiré ce
mariage, j’ai prédit tout ce qui est arrivé. »
Anna Pavlovna continuait comme par le passé à donner
des soirées, qu’elle avait le don d’organiser avec un art
tout particulier, et où se réunissaient, suivant son
expression, « la crème de la véritable bonne société » et
« la fine fleur de l’essence intellectuelle de Pétersbourg ».
Ses soirées brillaient encore d’un autre attrait : elle avait le
talent d’offrir chaque fois à ce cercle choisi une
personnalité nouvelle et intéressante. Nulle part ailleurs on
ne pouvait étudier avec autant de précision que chez elle le
thermomètre politique, dont les degrés étaient marqués
par l’atmosphère conservatrice de la société qui faisait
partie de la cour.
Telle était la soirée qu’elle donnait à la fin de l’année
1806, après la réception des tristes nouvelles de la défaite
de l’armée prussienne par Napoléon à Iéna et à Auerstædt,
après la reddition de la majeure partie des forteresses de
la Prusse, et lorsque nos troupes, franchissant la frontière,
allaient commencer une seconde campagne. « La crème
de la véritable bonne société » se composait de la
malheureuse Hélène abandonnée, de Mortemart, du
séduisant prince Hippolyte, arrivé tout dernièrement de
Vienne, de deux diplomates, de « la Tante », d’un jeune
homme, connu dans ce salon sous la dénomination « d’un
homme de beaucoup de mérite », d’une toute récente
demoiselle d’honneur avec sa mère, et de quelques autres
personnes moins en vue.
La primeur de cette soirée était cette fois le prince
Boris Droubetzkoï, qui venait d’être envoyé en courrier de
l’armée prussienne, et qui était attaché comme aide de
camp à un personnage haut placé.
Le thermomètre politique disait, ce jour-là : « Les
souverains de l’Europe et leurs généraux auront beau
s’incliner devant Napoléon pour me causer à moi, et à
nous en général, tous les ennuis et toutes les humiliations
imaginables, notre opinion sur son compte ne changera
jamais. Nous ne cesserons d’exprimer nettement notre
manière de voir sur ce sujet, et nous dirons simplement, et
une fois pour toutes, au roi de Prusse et aux autres : « Tant
pis pour vous. Tu l’as voulu, « Georges Dandin ! »
Lorsque Boris, le lion de la soirée, entra dans le salon,
tous les invités y étaient réunis ; la conversation, conduite
par Anna Pavlovna, roulait sur nos relations diplomatiques
avec l’Autriche et sur l’espoir d’une alliance avec elle.
Boris, dont l’extérieur était devenu plus mâle, portait un
élégant uniforme d’aide de camp ; il entra d’un air dégagé
et, après avoir salué « la Tante », se rapprocha du cercle
principal.
Anna Pavlovna lui donna sa main sèche à baiser, le
présenta aux personnes qui lui étaient inconnues, en les lui
nommant au fur et à mesure :
« Le prince Hippolyte Kouraguine, – charmant jeune
homme. – Monsieur Krouq, chargé d’affaires de
Copenhague, – un esprit profond. – Monsieur Schittrow, –
un homme de beaucoup de mérite. »
Boris était parvenu, grâce aux soins de sa mère, à ses
propres goûts et à son empire sur lui-même, à se créer une
situation très enviable : une mission importante en Prusse
lui avait été confiée, il en revenait en courrier. Il s’était
complètement initié à cette discipline non écrite qui, pour la
première fois, l’avait frappé à Olmütz, et qui, permettant au
lieutenant d’avoir le pas sur le général, n’exigeait, pour
réussir, ni efforts, ni travail, ni courage, ni persévérance, et
ne demandait seulement que de l’esprit de conduite avec
les dispensateurs des récompenses. Il s’étonnait souvent
d’avoir avancé si vite, et de voir que si peu de gens
comprenaient combien ce chemin était facile à suivre. À la
suite de cette découverte, sa vie, ses rapports avec ses
anciennes connaissances, ses plans pour l’avenir, tout
avait été changé. Malgré son peu de fortune, il employait
ses derniers roubles à être mieux habillé que les autres, et
pour ne pas se montrer en uniforme râpé, pour ne pas se
promener par les rues dans une vilaine voiture, il était
capable de se refuser bien des choses ! Il ne recherchait
que les personnes placées au-dessus de lui et qui
pouvaient lui être utiles ; il aimait Pétersbourg et méprisait
Moscou. Le souvenir de la famille Rostow, de son amour
d’enfant pour Natacha, lui était désagréable, et, depuis son
retour de l’armée, il n’avait pas mis les pieds chez eux.
Invité à la soirée d’Anna Pavlovna, ce qu’il considérait
comme un pas en avant dans sa carrière, il comprit
aussitôt son rôle. Laissant à la maîtresse de maison le soin
de faire ressortir tout ce qu’il apportait d’intéressant, il se
bornait à observer les gens et à méditer sur les avantages
qu’il y aurait à se rapprocher de chacun et sur les moyens
d’y parvenir. Il s’assit à la place indiquée auprès de la belle
Hélène, et écouta la conversation générale.
« Vienne trouve les bases du traité proposé tellement
inadmissibles, qu’on ne saurait y souscrire, même à la
suite des succès les plus brillants, et elle met en doute les
moyens qui pourraient nous les procurer. C’est mot à mot
la phrase du cabinet de Vienne, disait le chargé d’affaires
de Danemark.
– Le « doute » est flatteur ! ajoutait avec un fin sourire
l’homme « à l’esprit profond ».
– Il faut distinguer entre le cabinet de Vienne et
l’Empereur d’Autriche, dit Mortemart. L’Empereur
d’Autriche n’a jamais pu songer à pareille chose, et ce
n’est que le cabinet qui le dit.
– Eh ! mon cher vicomte, reprit Anna Pavlovna, l’Urope
(prononçant on ne sait trop pourquoi « Urope », elle croyait
sans doute faire preuve par là d’une finesse de haut goût,
en causant avec un Français), l’Urope ne sera jamais notre
alliée sincère{29}… » Et elle entama l’éloge du courage
héroïque et de la fermeté du roi de Prusse, pour ménager à
Boris son entrée en scène.
Ce dernier attendait patiemment son tour, en écoutant
les réflexions de chacun, et en jetant de temps à autre un
regard sur sa belle voisine, qui répondait parfois par un
sourire à ce jeune et bel aide de camp.
Anna Pavlovna s’adressa tout naturellement à lui, et le
pria de leur décrire sa course à Glogau et la situation de
l’armée prussienne. Boris, sans se presser, raconta, en un
français très pur et très correct, quelques épisodes
intéressants sur nos troupes et sur la cour, tout en évitant
avec soin d’exprimer son opinion personnelle sur les faits
dont il parlait. Il accapara pendant quelque temps l’attention
générale, et Anna Pavlovna voyait avec fierté que ses
invités appréciaient à sa juste valeur le régal qu’elle leur
avait offert. Hélène se montrait plus intéressée que
personne par le récit de Boris, et, témoignant une grande
sollicitude pour la position de l’armée prussienne, elle lui
adressa, quelques questions au sujet de son voyage.
« Il faut absolument que vous veniez me voir, lui dit-elle
avec son éternel sourire, et d’un ton qui pouvait laisser
supposer que certaines combinaisons, qu’il ignorait,
rendaient sa visite indispensable. Mardi, entre huit et neuf
heures. Vous me ferez plaisir. »
Boris s’empressa de promettre ; il allait continuer sa
causerie avec elle, lorsque Anna Pavlovna l’appela, sous
prétexte que « sa Tante » désirait lui parler.
« Vous connaissez son mari, n’est-ce pas ? demanda
« la Tante », en fermant les yeux, et en indiquant Hélène
d’un geste mélancolique. Ah ! quelle malheureuse et
ravissante femme ! Ne parlez pas de lui devant elle, je vous
en supplie, c’est trop pénible pour son cœur ! »
VII
Pendant leur aparté, le prince Hippolyte s’était emparé
du dé de la conversation.
Étendu à son aise dans un large fauteuil, il se redressa
vivement et lança ces mots : « Le roi de Prusse ! » après
quoi, se mettant à rire, il retomba dans le silence. Tous se
tournèrent vers lui, et Hippolyte, continuant à rire et se
renfonçant dans son fauteuil, répéta :
« Le roi de Prusse ! »
Anna Pavlovna, voyant qu’il ne se décidait pas à en dire
plus long, attaqua Napoléon avec violence, et raconta, à
l’appui de sa sortie, comment ce brigand de Bonaparte
avait volé à Potsdam l’épée de Frédéric le Grand !
« C’est l’épée de Frédéric le Grand, que je… » dit-elle ;
à ce moment, Hippolyte l’interrompit en répétant : « Le roi
de Prusse !… » et se tut. Mlle Schérer fit une grimace, et
Mortemart, l’ami d’Hippolyte, lui dit brusquement :
« Voyons, à qui en avez-vous avec votre roi de
Prusse ?
– Oh ! ce n’est rien, je voulais simplement dire que nous
avons tort de faire la guerre pour le roi de Prusse ! » Il
mitonnait cette petite plaisanterie, qu’il avait entendue à
Vienne, et cherchait à la placer depuis le commencement
de la soirée.
Boris sourit prudemment, de façon qu’on pût supposer
à volonté, ou qu’il raillait, ou qu’il approuvait.
« Il est très mauvais, votre jeu de mots, très spirituel,
mais très injuste, dit Anna Pavlovna, en le menaçant du
doigt. Nous ne faisons pas la guerre pour le roi de Prusse,
sachez-le bien, mais pour les bons principes. Ah ! le
méchant prince Hippolyte ! »
La conversation continua à rouler sur la politique, et
s’anima sensiblement, lorsqu’il fut question des
récompenses accordées par l’Empereur.
« N. N. n’a-t-il pas reçu l’année dernière une tabatière
avec le portrait, dit l’homme « à l’esprit profond » ?
Pourquoi S. S. ne pourrait-il pas en recevoir autant ?
– Je vous demande pardon, une tabatière avec le
portrait de l’Empereur est une récompense, mais point une
distinction ; c’est plutôt un cadeau, fit observer le
diplomate.
– Il y a des précédents, je vous citerai Schwarzenberg.
– C’est impossible, dit un troisième.
– Je suis prêt à parier : le grand-cordon, c’est
différent. »
Au moment où l’on se quitta, Hélène, qui n’avait pas
ouvert la bouche de la soirée, réitéra à Boris sa prière, ou
plutôt son ordre significatif et bienveillant, de ne point
oublier le prochain mardi.
« Il le faut absolument, » dit-elle en souriant, et en
regardant Anna Pavlovna, qui, d’un triste sourire, appuya
l’invitation.
Hélène avait découvert, dans son intérêt subit pour
l’armée prussienne, une raison péremptoire pour recevoir
Boris, et elle semblait laisser entendre qu’elle la lui dirait à
sa première visite.
Boris se rendit au jour indiqué dans le brillant salon
d’Hélène, où il y avait déjà beaucoup de monde, et il allait
en sortir sans avoir eu d’explication catégorique, lorsque la
comtesse, qui jusque-là ne lui avait adressé que quelques
mots, au moment où il lui baisait la main en se retirant, lui
dit tout à coup à l’oreille, et cette fois sans sourire :
« Venez dîner demain… le soir… Il faut que vous
veniez… venez !… »
Et voilà comment Boris devint l’intime de la comtesse
pendant son premier séjour à Pétersbourg.
VIII
La guerre se rallumait et se rapprochait de plus en plus
des frontières russes. On n’entendait de tous côtés que
des anathèmes contre Bonaparte, l’ennemi du genre
humain. Dans les villages, où arrivaient à tout moment du
théâtre de la guerre les nouvelles les plus invraisemblables
et les plus contradictoires, on rassemblait les recrues et les
soldats.
À Lissy-Gory, l’existence de chacun avait grandement
changé depuis l’année précédente.
Le vieux prince avait été nommé l’un des huit chefs de
la milice désignés pour toute la Russie. Malgré son état de
faiblesse, aggravé par l’incertitude dans laquelle il était
resté pendant plusieurs mois sur le sort de son fils, il crut
de son devoir d’accepter ce poste que lui avait confié
l’Empereur lui-même, et cette activité toute nouvelle lui
rendait ses anciennes forces. Il passait tout son temps en
courses dans les trois gouvernements qui étaient de son
ressort. Rigoureux dans l’accomplissement de ses devoirs,
il était d’une sévérité presque cruelle avec ses
subordonnés, et descendait jusqu’aux moindres détails. Sa
fille ne prenait plus de leçons de mathématiques ; mais
tous les matins, accompagnée de la nourrice qui portait le
petit prince Nicolas (comme l’appelait le grand-père), elle
venait le voir dans son cabinet. L’enfant occupait, avec sa
nourrice et la vieille bonne Savichnia, les appartements de
sa mère ; c’est là que la princesse Marie, lui servant de
mère, passait la plus grande partie de sa journée.
Mlle Bourrienne semblait aussi s’être passionnément
attachée au petit garçon, et la princesse Marie s’en
reposait parfois sur elle pour soigner et pour amuser leur
petit ange.
On avait fait élever dans l’église de Lissy-Gory une
chapelle sur la tombe de la princesse, et, sur cette tombe,
un ange en marbre blanc déployait ses ailes. On aurait dit
vraiment que l’ange, dont la lèvre supérieure était un peu
relevée, se préparait à sourire ; aussi le prince André et sa
sœur furent frappés de sa ressemblance avec la défunte,
et, chose étrange que le prince se garda de faire
remarquer à sa sœur, l’artiste lui avait involontairement
donné cette même expression de doux reproche qu’il avait
lue sur les traits de sa femme, glacés par la mort : « Ah !
qu’avez-vous fait de moi ?… »
Bientôt après son retour, le prince André reçut de son
père en toute propriété la terre de Bogoutcharovo, située à
quarante verstes de Lissy-Gory ; aussi, fuyant les souvenirs
pénibles et cherchant la solitude, il profita de cette
générosité du vieux prince, dont il supportait avec peine le
caractère difficile, pour s’y construire un pied-à-terre, afin
d’y passer la plus grande partie de son temps.
Il s’était fermement décidé, après la bataille d’Austerlitz,
à abandonner la carrière militaire, ce qui l’obligea, à la
reprise de la guerre, pour ne point reprendre du service
actif, de s’employer sous les ordres de son père, en
l’aidant à la formation des milices. Le père et le fils
semblaient avoir changé de rôle : le premier, excité par son
activité, ne présageait à cette campagne qu’une heureuse
issue, tandis que le fils la déplorait au fond de son cœur et
voyait tout en noir.
Le 26 février de l’année 1807, le vieux prince partit pour
une inspection et son fils resta à Lissy-Gory, comme il
faisait d’habitude durant ses absences. Le cocher qui
l’avait mené à la ville voisine en rapporta des lettres et des
papiers pour le prince André.
Le valet de chambre, ne l’ayant pas trouvé chez lui,
passa dans l’appartement de la princesse Marie sans l’y
rencontrer ; l’enfant, malade depuis quatre jours, lui donnait
des inquiétudes, et il était auprès de lui.
« Pétroucha vous demande, Votre Excellence, il a
apporté des papiers, dit une fille de service au prince
André, qui, assis sur un tabouret très bas, versait d’une
main tremblante et comptait avec un soin extrême les
gouttes qu’il laissait tomber dans un verre à pied, à moitié
plein d’eau.
– Qu’est-ce ? » dit-il brusquement, et ce mouvement
involontaire lui fit verser quelques gouttes de trop. Jetant le
contenu du verre, il recommença son opération.
À part le berceau, il n’y avait dans la chambre que deux
fauteuils et quelques petits meubles d’enfant ; les rideaux
étaient tirés devant les fenêtres ; sur la table brûlait une
bougie, qu’un grand cahier de musique, placé en écran,
empêchait d’éclairer trop vivement le petit malade.
« Mon ami, dit à son frère la princesse Marie debout à
côté du lit, attends un peu, cela vaudra mieux.
– Laisse-moi donc tranquille, tu ne sais ce que tu dis…
tu n’as fait qu’attendre, et voilà ce qui en est résulté, dit-il
tout bas avec aigreur.
– Mon ami, attends, je t’en prie, il s’est endormi. »
Le prince André se leva et s’arrêta indécis, la potion à
la main. « Vaudrait-il vraiment mieux attendre ? dit-il.
– Fais comme tu voudras, André, mais je crois que cela
vaudrait mieux, » répondit sa sœur, un peu embarrassée
de la légère concession que lui faisait son frère.
C’était la seconde nuit qu’ils veillaient l’enfant, malade
d’une forte fièvre. Leur confiance dans le médecin habituel
de la maison étant fort limitée, ils en avaient envoyé
chercher un autre à la ville voisine et essayaient, en
l’attendant, différents remèdes. Fatigués, énervés et
inquiets, leurs préoccupations se trahissaient par une
irritation involontaire.
« Pétroucha vous attend, » reprit la fille de chambre.
Il sortit pour recevoir les instructions verbales que son
père lui faisait transmettre, et rentra avec des lettres et des
papiers.
« Eh bien ?
– C’est toujours la même chose, mais prends patience :
Carl Ivanitch assure que le sommeil est un signe de
guérison. »
Le prince André s’approcha de l’enfant et constata qu’il
avait la peau brûlante.
« Vous n’avez pas le sens commun, vous et votre Carl
Ivanitch ! » Et, prenant la potion préparée, il se pencha au-
dessus du berceau, pendant que la princesse Marie le
retenait en le suppliant :
« Laisse-moi, dit le prince avec impatience… Eh bien,
soit, donne-la-lui, toi ! »
La princesse Marie lui prit le verre des mains et,
appelant la vieille bonne à son aide, essaya de faire boire
l’enfant, qui se débattit en criant et en s’étranglant. Le
prince André, se prenant la tête entre les mains, alla
s’asseoir sur un canapé dans la pièce voisine.
Il décacheta machinalement la lettre de son père, qui,
de sa grosse écriture allongée, lui écrivait ce qui suit sur
une feuille de papier bleu :
« Si l’heureuse nouvelle que je viens de recevoir à
l’instant même, par courrier, n’est pas une blague éhontée,
on m’assure que Bennigsen a remporté une victoire sur
Bonaparte à Eylau. Pétersbourg est dans la joie, et il pleut
des récompenses pour l’armée. C’est un Allemand, mais je
l’en félicite néanmoins. Je ne comprends pas ce que fait le
nommé Hendrikow à Kortchew : ni les vivres, ni les renforts
ne sont arrivés jusqu’à présent. Pars, pars à la minute, et
dis-lui que je lui ferai couper la tête si je ne reçois pas le
tout dans le courant de la semaine. On a reçu une lettre de
Pétia du champ de bataille de Preussisch-Eylau ; il a pris
part au combat… tout est vrai ! Quand ceux que cela ne
regarde pas ne s’en mêlent pas, un Allemand même peut
battre Napoléon. On le dit en fuite et très entamé. Ainsi
donc, va de suite à Kortchew et exécute mes ordres ! »
La seconde lettre qu’il décacheta était une interminable
épître de Bilibine : il la mit de côté pour la lire plus tard :
« Aller à Kortchew ?… ce n’est pas certes maintenant
que j’irai !… Je ne puis abandonner mon enfant malade !
…»
Il jeta un coup d’œil dans l’autre chambre, et vit sa sœur
encore debout à côté du lit de l’enfant qu’elle berçait.
« Quelle est donc cette autre nouvelle désagréable que
Bilibine me donne ? Ah ! oui, la victoire, … maintenant que
j’ai quitté l’armée !… Oui, oui, il se moque toujours de
moi… tant mieux, si cela l’amuse… » Et, sans en
comprendre la moitié, il se mit à lire la lettre de Bilibine,
pour cesser de penser à ce qui le tourmentait et le
préoccupait si exclusivement.
IX
Bilibine, attaché au quartier général en qualité de
diplomate, lui écrivait en français une longue lettre pleine
de saillies à la française, mais dépeignant la campagne
avec une franchise et une hardiesse toutes patriotiques, et
ne reculant pas devant un jugement, fût-il même railleur, sur
nos faits et gestes. En la lisant, on s’apercevait bien vite
que, ennuyé de la discrétion de rigueur imposée aux
diplomates, il était heureux de pouvoir épancher toute sa
bile dans le sein d’un correspondant aussi sûr que le prince
André. Cette lettre, déjà ancienne, était datée d’avant la
bataille de Preussisch-Eylau :
« Depuis nos grands succès d’Austerlitz, vous le savez,
mon cher prince, je ne quitte plus les quartiers généraux.
Décidément j’ai pris goût à la guerre, et bien m’en a pris.
Ce que j’ai vu ces trois mois est incroyable.
« Je commence ab ovo. L’« ennemi du genre humain »,
comme vous savez, s’attaque aux Prussiens. Les
Prussiens sont nos fidèles alliés, qui ne nous ont trompés
que trois fois depuis trois ans. Nous prenons fait et cause
pour eux. Mais il se trouve que l’« ennemi du genre
humain » ne fait nulle attention à nos beaux discours, et,
avec sa manière impolie et sauvage, se jette sur les
Prussiens, sans leur donner le temps de finir la parade
commencée, en deux tours de main les rosse à plate
couture et va s’installer au palais de Potsdam.
« J’ai le plus vif désir, écrit le roi de Prusse à
Bonaparte, que Votre Majesté soit accueillie et traitée
dans mon palais d’une manière qui lui soit agréable, et
c’est avec empressement que j’ai pris à cet effet toutes les
mesures que les circonstances me permettaient. Puissé-je
avoir réussi ! » Les généraux prussiens se piquent de
politesse envers les Français et mettent bas les armes aux
premières sommations.
« Le chef de la garnison de Glogau, avec dix mille
hommes, demande au roi de Prusse ce qu’il doit faire s’il
est sommé de se rendre ?… Tout cela est positif !
« Bref, espérant en imposer seulement par notre
attitude militaire, il se trouve que nous voilà en guerre pour
tout de bon, et, qui plus est, en guerre sur nos frontières
avec et pour le roi de Prusse. Tout est au grand complet, il
ne nous manque qu’une petite chose : c’est le général en
chef. Comme il s’est trouvé que les succès d’Austerlitz
auraient pu être plus décisifs si le général en chef eût été
moins jeune, on fait la revue des octogénaires, et, entre
Prosorofsky et Kamensky, on donne la préférence au
dernier. Le général nous arrive en kibik, à la manière de
Souvarow, et est accueilli avec des acclamations de joie et
de triomphe.
« Le 4 arrive le premier courrier de Pétersbourg, On
apporte les malles dans le cabinet du maréchal, qui aime à
faire tout par lui-même. On m’appelle pour aider à faire le
triage des lettres et prendre celles qui nous sont destinées.
Le maréchal nous regarde faire et attend les paquets qui
lui sont adressés. Nous cherchons… il n’y en a point. Le
maréchal devient impatient, se met lui-même à la besogne,
et trouve des lettres de l’Empereur pour le comte T., pour le
prince V. et autres. Alors le voilà qui se met dans une de
ses colères bleues. Il jette feu et flamme contre tout le
monde, s’empare des lettres, les décachète et lit celles
que l’Empereur adresse à d’autres : « Ah ! c’est ainsi
qu’on se conduit envers moi ! Point de confiance ! Ah ! on
a mission de me surveiller ! sortez ! » et il écrit le fameux
ordre du jour au général Bennigsen{30} :
« Je suis blessé, je ne puis monter à cheval, et par
conséquent je ne puis commander l’armée. Vous avez
amené votre corps d’armée défait à Poultousk, où il est
exposé sans bois et sans fourrage ; il faut y remédier,
selon votre rapport au comte Bouxhevden : il faut vous
replier vers nos frontières, vous exécuterez ce mouvement
aujourd’hui même. »
« Par suite de toutes mes courses, écrit-il à l’Empereur,
la selle m’a occasionné une écorchure, qui m’empêche de
monter à cheval et de commander une armée aussi
importante. J’en ai remis le commandement à l’ancien en
grade, au comte Bouxhevden, en lui renvoyant tout le
service et tout ce qui s’y rapporte, lui donnant le conseil, s’il
manquait de pain, de se retirer dans l’intérieur de la
Prusse, car il n’en reste plus que pour un jour ; quelques
régiments n’en ont pas du tout, d’après la déclaration des
divisionnaires, Ostermann et Sedmoretzki ; les paysans
n’en ont point ; quant à moi, j’attendrai ma guérison à
l’hôpital d’Ostrolenko. En portant à l’auguste connaissance
de Votre Majesté la date de ce rapport, j’ai l’honneur
d’ajouter que, si l’armée bivouaque ici encore quinze jours,
il ne restera pas un seul homme valide au printemps. »
« Permettez à un vieillard de se retirer à la campagne,
chez lui, emportant le douloureux regret de n’avoir pu
remplir les grandes et glorieuses fonctions auxquelles il
avait été appelé. J’attendrai l’auguste autorisation ici à
l’hôpital, afin de ne pas jouer le rôle d’un écrivain, au lieu
de celui de commandant. Ma retraite de l’armée ne
causera pas plus de bruit que celle d’un aveugle. Il y en a
mille comme moi en Russie. »
« Le maréchal se fâche contre l’Empereur, et nous punit
tous ; n’est-ce pas que c’est logique ?
« Voilà le premier acte. Aux suivants, l’intérêt et le
ridicule vont s’accroissant comme de raison. Après le
départ du maréchal, il se trouve que nous sommes en vue
de l’ennemi, et qu’il faut livrer bataille. Bouxhevden est
général en chef par droit d’ancienneté, mais le général
Bennigsen n’est pas de cet avis ; d’autant plus qu’il est, lui,
avec son corps en vue de l’ennemi, et qu’il veut profiter de
l’occasion d’une bataille, « auf eigene Hand, » comme
disent les Allemands. Il la donne. C’est la bataille de
Poultousk, qui est censée avoir été une grande victoire,
mais qui, à mon avis, n’en est pas une le moins du monde.
Nous autres pékins, nous avons, comme vous savez, la
très vilaine habitude de décider du gain ou de la perte
d’une bataille. Celui qui s’est retiré après la bataille l’a
perdue, voilà ce que nous disons, et à ce titre nous avons
perdu la bataille de Poultousk. Bref, nous nous retirons
après la bataille, mais nous envoyons un courrier à
Pétersbourg, qui porte les nouvelles d’une victoire, et le
général ne cède pas le commandement en chef à
Bouxhevden, espérant recevoir de Pétersbourg, en
reconnaissance de sa victoire, le titre de général en chef.
Pendant cet interrègne, nous commençons un plan de
manœuvres excessivement intéressant et original. Notre
but n’est pas, comme il le devrait être, d’éviter l’ennemi ou
de l’attaquer, mais uniquement d’éviter le général
Bouxhevden, qui, par droit d’ancienneté, serait notre chef.
Nous tendons vers ce but avec tant d’énergie, que, même
en passant une rivière qui n’est pas guéable, nous brûlons
les ponts pour nous séparer de notre ennemi, or notre
ennemi pour le moment n’est pas Bonaparte, mais
Bouxhevden. Le général Bouxhevden a failli être attaqué et
pris par des forces ennemies supérieures, à cause d’une
de nos belles manœuvres qui nous sauvaient de lui.
Bouxhevden nous poursuit… nous filons. À peine passe-t-il
de notre côté de la rivière, que nous repassons de l’autre.
À la fin, notre ennemi Bouxhevden nous attrape et
s’attaque à nous. Les deux généraux se fâchent. Il y a
même une provocation en duel de la part de Bouxhevden
et une attaque d’épilepsie de la part de Bennigsen. Mais,
au moment critique, le courrier, qui porte la nouvelle de
notre victoire de Poultousk, nous apporte de Pétersbourg
notre nomination de général en chef, et le premier ennemi,
Bouxhevden, étant enfoncé, nous pouvons penser au
second, à Bonaparte. Mais voilà-t-il pas qu’à ce moment
se lève devant nous un troisième ennemi : c’est l’orthodoxe
qui demande à grands cris du pain, de la viande, des
« soukharyi », du foin, – que sais-je ? Les magasins sont
vides, les chemins impraticables.
« L’orthodoxe se met à la maraude, et d’une manière
dont la dernière campagne ne peut vous donner la moindre
idée. La moitié des régiments forme des troupes libres, qui
parcourent la contrée, en mettant tout à feu et à sang. Les
habitants sont ruinés de fond en comble, les hôpitaux
regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le
quartier général a été attaqué par des troupes de
maraudeurs, et le général en chef a été obligé lui-même de
demander un bataillon pour les chasser. Dans une de ces
attaques, on m’a emporté ma malle vide et ma robe de
chambre. L’Empereur veut donner le droit à tous les chefs
de division de fusiller les maraudeurs, mais je crains fort
que cela n’oblige une moitié de l’armée de fusiller
l’autre{31}.»
Le prince André avait commencé cette lecture avec
distraction ; mais gagné peu à peu par l’intérêt qu’il y
trouvait, tout en n’accordant du reste qu’une valeur relative
au récit de Bilibine, arrivé à cette dernière phrase, il froissa
la lettre et la jeta de côté, dépité de sentir que cette vie, si
éloignée de lui à présent, pouvait encore lui causer de
l’émotion. Il ferma les yeux, se passa la main sur le front
comme pour en chasser toute trace, et prêta l’oreille à ce
qui se faisait dans la chambre de l’enfant. Il lui sembla
entendre un bruit étrange. Craignant qu’il ne se fût produit
une aggravation dans l’état du petit malade pendant qu’il
lisait, il s’approcha de la porte sur la pointe du pied. En
entrant, il crut voir, à la figure bouleversée de la bonne,
qu’elle cachait quelque chose et que la princesse Marie
n’était plus là !
« Mon ami ! » dit sa sœur derrière lui. Comme il arrive
souvent à la suite d’une insomnie prolongée ou de
violentes inquiétudes, une terreur involontaire s’empara de
lui : il crut entendre dans ces mots comme un appel
désespéré, comme l’annonce de la mort de son enfant,
que tout, du reste, semblait rendre probable.
« Tout est fini ! » pensa-t-il, et une sueur froide inonda
son front ! S’approchant du berceau avec la conviction qu’il
le trouverait vide, que la vieille bonne cachait l’enfant mort,
il en tira les rideaux, et ses yeux, effarés par la peur, ne
purent rien distinguer. Enfin il l’aperçut. Le petit garçon, les
joues rouges, couché en travers du berceau, la tête plus
bas que l’oreiller, tétait en rêve ; sa respiration était douce
et égale.
Tout joyeux et tout rassuré, il se pencha, et appliquant
ses lèvres sur la peau de l’enfant, ainsi qu’il l’avait vu faire
à sa sœur, pour se rendre compte du degré de chaleur, il
sentit la moite humidité de son petit front et de ses petits
cheveux tout mouillés, et il reconnut à cette abondante
transpiration que non seulement il n’était pas mort, mais
que cette crise salutaire amènerait une prompte guérison. Il
aurait voulu saisir, et serrer contre sa poitrine ce petit être
faible ; il ne l’osa pas, mais ses yeux attendris suivaient le
contour de sa petite tête, de ses petites mains, de ses
petits pieds, qui se dessinaient sous la couverture. Un
frôlement de robe se fit entendre, et une ombre apparut à
côté de lui. C’était la princesse Marie, qui, soulevant le
rideau, le laissa retomber derrière elle. Son frère, écoutant
toujours la respiration de l’enfant, ne se retourna pas, mais
lui tendit la main, qu’elle serra fortement :
« Il est en transpiration…
– J’allais te le dire, » répondit sa sœur.
L’enfant remua dans son sommeil, sourit, et frotta son
petit front contre l’oreiller.
Le prince André regarda sa sœur, dont les yeux
lumineux brillaient de larmes de joie dans la pénombre de
la draperie. Elle attira son frère vers elle au-dessus du
berceau pour l’embrasser ; ayant involontairement
accroché un peu le rideau, ils furent pris de la crainte de
réveiller le petit malade, et restèrent ainsi quelques instants
dans cette demi-obscurité, séparés tous les trois du
monde entier. Le prince André fut le premier à se retirer, et
retrouvant avec peine son chemin au travers des plis du
rideau, il se dit en soupirant : « Oui, c’est tout ce qui me
reste ! »
X
Pierre emportait avec lui de Pétersbourg des
instructions complètes, écrites par ses nouveaux frères,
pour le guider dans les différentes mesures qu’il méditait
de prendre au sujet de ses paysans.
Arrivé à Kiew, il y réunit les intendants de toutes les
terres qu’il possédait dans ce gouvernement, et leur fit part
de ses intentions et de ses désirs. Il leur déclara qu’il allait
incontinent prendre ses dispositions pour libérer ses
paysans du servage. En attendant, il fallait leur venir en
aide et ne pas les surcharger de travail ; les femmes et les
enfants devaient en être exemptés ; les punitions devaient
se borner à des réprimandes, et dans chaque bien il fallait
organiser des hôpitaux, des asiles et des écoles.
Quelques-uns des intendants (et il y en avait qui savaient à
peine lire) l’écoutèrent avec terreur, en prêtant à ses
paroles une portée qui leur était toute personnelle : il était
mécontent de leur gestion et savait qu’ils le volaient.
D’autres, après le premier moment d’effroi, s’amusèrent du
bégaiement embarrassé de leur maître, et de ses idées, si
étranges et si nouvelles pour eux. Le troisième groupe
l’écouta par devoir et sans déplaisir. Le quatrième,
composé des plus intelligents, l’intendant général en tête, y
découvrirent tout de suite comment il fallait se comporter
avec lui, pour en arriver à leurs fins. Aussi les intentions
philanthropiques de Pierre rencontrèrent-elles chez eux une
grande sympathie : « Mais, ajoutèrent-ils, il est de première
nécessité de s’occuper des biens mêmes, vu le mauvais
état de vos affaires. »
Malgré l’immense fortune du comte Besoukhow, son fils
se trouvait en effet beaucoup plus riche avant d’en avoir
hérité, avec les 10 000 roubles de pension que lui faisait
son père, qu’avec les 500 000 roubles de rente qu’on lui
supposait. Son budget était, en gros, à peu près le suivant :
On avait à payer à la banque foncière 80 000 roubles pour
l’engagement des terres ; 30 000 pour l’entretien de la
maison de campagne près de Moscou, la maison de
Moscou et la rente à la princesse Catherine et à ses
sœurs ; 18 000 en pensions et en fondations de charité ;
150 000 à la comtesse ; 70 000 en intérêts de dettes ;
10 000 environ dépensés pendant les deux dernières
années pour la construction d’une église, et les 100 000
qui lui restaient s’en allaient, il ne savait comment, si bien
que, tous les ans, il était obligé d’emprunter, sans compter
les incendies, la disette, la nécessité de rebâtir fabriques
et maisons ; aussi Pierre, dès son premier pas, se vit forcé
de s’occuper lui-même de ses affaires, et il n’avait pour
cela ni le goût, ni la capacité voulue.
Tous les jours il y consacrait quelques heures, sans
qu’elles avançassent d’une ligne. Il sentait qu’elles
continuaient à aller leur train habituel, sans que son travail
eût la moindre influence sur leur marche accoutumée. De
son côté, l’intendant en chef les lui présentait sous le plus
triste aspect, lui démontrant la nécessité de payer ses
dettes et d’entreprendre de nouveaux travaux avec la
corvée, ce à quoi Pierre résistait, exigeant de son côté
qu’on prît au plus tôt les mesures nécessaires pour hâter la
libération de ses paysans ; et comme il était impossible
d’exécuter ces mesures avant d’avoir remboursé les
dettes, elles étaient forcément renvoyées aux calendes
grecques.
L’intendant ne se risquait pas à le lui dire franchement,
et lui proposait, pour en arriver là, de vendre de beaux bois
qu’il possédait dans le gouvernement de Kostroma, de
belles et bonnes terres fertilisées par une rivière, et une
propriété qu’il avait en Crimée. Mais toutes ces opérations
se compliquaient d’une procédure si embrouillée, telle que
levée d’hypothèques, entrée en possession, autorisation
de vente, etc., que Pierre s’égarait dans ce dédale et se
bornait à répéter : « Oui, oui, faites-le. »
Il manquait du sens pratique qui lui aurait facilité le
travail, aussi ne l’aimait-il pas, et se bornait-il à paraître s’y
intéresser devant son intendant, qui feignait d’y trouver un
grand avantage pour le propriétaire, tout en se plaignant du
temps que cela lui prenait.
Pierre rencontra à Kiew quelques connaissances, et les
inconnus affluèrent également pour faire un accueil
hospitalier à ce millionnaire, qui était le plus grand
propriétaire de leur gouvernement. Les tentations qui
s’ensuivirent furent si grandes, qu’il ne put y résister. Des
jours, des semaines, des mois s’écoulèrent, avec le même
accompagnement de déjeuners, de dîners, de bals, que
durant son existence pétersbourgeoise, et, au lieu de cette
nouvelle vie qu’il avait rêvée, il continua l’ancienne,
seulement dans un autre milieu.
Il ne pouvait se dissimuler à lui-même que, des trois
obligations imposées aux francs-maçons, il ne remplissait
pas celle qui devait l’amener à être un exemple de pureté
morale, et que des sept vertus à pratiquer, les bonnes
mœurs et l’amour de la mort ne trouvaient en lui aucun
écho. Il se consolait en se disant qu’il accomplissait l’autre
mission, – la régénération de l’humanité, – et qu’il
possédait d’autres vertus, – l’amour du prochain et la
générosité.
Au printemps de l’année 1807, il se décida à retourner
à Pétersbourg, et à faire, en y retournant, la visite de ses
propriétés, afin de se rendre compte de visu des parties
déjà réalisées de son programme, et de la situation où
vivait le peuple que Dieu lui avait confié, et qu’il avait
l’intention de combler de bienfaits.
L’intendant en chef, aux yeux de qui les entreprises du
jeune comte étaient de l’extravagance pure, aussi
désavantageuses pour lui que pour le propriétaire et pour
les paysans mêmes, lui fit des concessions. Tout en lui
représentant que l’émancipation était chose impossible, il
fit toutefois commencer dans tous les biens des bâtisses
énormes, pour asiles, écoles et hôpitaux. Partout il fit
préparer des réceptions pompeuses et solennelles, assuré
à part lui qu’elles déplairaient à Pierre ; mais il pensait que
ces processions, d’un caractère religieux et patriarcal,
avec le pain et le sel, et les images en tête, étaient
justement ce qui agirait le plus fortement sur l’imagination
de son seigneur, et contribueraient à entretenir ses
illusions.
Le printemps du Midi, le voyage dans une bonne
calèche de Vienne, son tête-à-tête avec lui-même, lui
causèrent de véritables jouissances. Ces biens, qu’il
visitait pour la première fois, étaient plus beaux l’un que
l’autre. Le paysan lui parut heureux, prospère, et touché de
ses bienfaits. Les réceptions qu’on lui faisait partout
l’embarrassaient sans doute un peu, mais, au fond du
cœur, il en éprouvait une douce émotion. Dans un des
villages, une députation lui offrit, avec le pain et le sel,
l’image de saint Pierre et saint Paul, en lui demandant
l’autorisation d’ajouter à l’église, aux frais de la commune,
une chapelle en l’honneur de son patron saint Pierre. Dans
un autre endroit, les femmes, avec leurs nourrissons sur les
bras, le remercièrent de les avoir délivrées des travaux
fatigants. Dans un troisième, le prêtre, la croix à la main, lui
présenta les enfants auxquels, grâce à sa générosité, il
donnait les premiers éléments de l’instruction. Partout il
voyait s’élever et s’achever, sur le plan qu’il en avait donné,
les hôpitaux, les écoles et les asiles, à la veille de s’ouvrir.
Partout il révisait les comptes des intendants des biens, où
les corvées étaient diminuées de moitié, et recevait, pour
cette nouvelle preuve de bonté, les remerciements de ses
paysans, vêtus de leurs caftans de drap gros bleu.
Seulement, Pierre ignorait que le village qui lui avait
offert le pain et le sel, et qui désirait construire une
chapelle, était un bourg très commerçant et que la chapelle
était commencée depuis longtemps par les richards de
l’endroit, ceux-là mêmes qui s’étaient présentés à lui,
tandis que les neuf dixièmes des paysans étaient ruinés. Il
ignorait aussi qu’à la suite de son ordre de ne pas envoyer
les nourrices au travail de la corvée, ces mêmes nourrices
étaient assujetties à un travail bien autrement pénible dans
leurs propres champs. Il ignorait encore que le prêtre qui
l’avait reçu la croix à la main pesait lourdement sur les
paysans, prélevant de trop fortes dîmes en nature, et que
les élèves qui l’entouraient lui étaient confiés à contre-
cœur, et rachetés le plus souvent par les parents, au prix
d’une forte rançon. Il ignorait que ces nouveaux bâtiments
en pierre, élevés d’après ses plans, étaient construits par
ses paysans, dont ils augmentaient par le fait la corvée,
diminuée seulement sur le papier. Il ignorait enfin que là où
l’intendant portait dans le livre les redevances comme
moindres d’un tiers, ce tiers était compensé par une
augmentation de corvées. Aussi Pierre, enchanté des
résultats de son inspection, se sentait réchauffé d’une
nouvelle ardeur philanthropique, et écrivait des lettres
pleines d’exaltation au frère instructeur, ainsi qu’il appelait
le Vénérable.
« Comme c’est facile d’être bon ! comme ça demande
peu d’efforts, pensait Pierre, et combien peu nous y
songeons ! »
Il était heureux de la reconnaissance qu’on lui
témoignait, mais cette reconnaissance même le rendit tout
honteux à l’idée de tout le bien qu’il aurait encore pu faire.
L’intendant en chef, bête mais rusé, avait parfaitement
compris le jeune comte, intelligent mais naïf, et le jouait de
toutes les façons. Il profita de l’effet produit par les
réceptions qu’il avait habilement commandées à l’avance,
pour y trouver de nouveaux arguments contre
l’émancipation des paysans, et lui assurer que ces
derniers étaient parfaitement heureux.
Pierre lui donnait raison dans le fond de son cœur : il ne
pouvait se représenter des gens plus contents, et
compatissait au sort qui les attendait lorsqu’ils seraient
libres ; malgré tout, par un sentiment de justice, il ne voulait
en démordre à aucun prix.
L’intendant promit de faire tous ses efforts pour
exécuter la volonté du comte, bien convaincu à l’avance
que son maître ne serait jamais en état de réviser ses
actes, de s’assurer s’il avait fait son possible pour vendre
assez de forêts et de biens, afin de dégager le reste, qu’il
ne ferait pas de questions et ne saurait jamais que les
bâtisses élevées dans une intention philanthropique
restaient sans usage, et que les paysans continuaient à
payer en argent et en travail la même redevance que
partout ailleurs, c’est-à-dire tout ce qu’ils pouvaient
humainement payer.
XI
À son retour du Midi, Pierre, qui se trouvait dans la plus
heureuse disposition d’esprit imaginable, mit à exécution
son projet d’aller faire une visite à son ami Bolkonsky, qu’il
n’avait pas vu depuis deux ans.
Bogoutcharovo était situé au milieu d’une plaine zébrée
de champs et de forêts, dont quelques parties étaient
abattues, et qui n’offrait à l’œil rien de bien pittoresque. La
maison et ses dépendances s’élevaient au bout du village,
dont les isbas{32} s’alignaient le long de la grand’route, au
delà d’un étang creusé et empli d’eau si nouvellement, que
l’herbe n’avait pas encore eu le temps de verdir sur ses
bords, et au milieu d’un tout jeune bois, que dépassaient
quelques pins de haute taille.
Les dépendances se composaient d’une grange, d’une
écurie et d’un bain ; la maison se composait de deux ailes
et d’un grand corps de logis en pierre, avec une façade
demi-circulaire encore inachevée ; elle était encadrée par
les contours d’un jardin. Les palissades et les portes
cochères étaient solides et neuves ; on voyait sous un
hangar deux pompes à incendie et un tonneau peint en
vert. Les chemins, tracés en ligne droite, étaient coupés
par des ponts à balustrades solidement construits. Tout
portait l’empreinte de la bonne tenue et de l’ordre. À la
question : « Où est le prince ? » les gens de service
répondirent en indiquant une maisonnette toute neuve, sur
le bord même de l’étang. Le vieux menin du prince André,
Antoine, aida Pierre à descendre de calèche, et le fit entrer
dans une petite antichambre, fraîchement décorée.
Il fut frappé de la simplicité de cette demeure, qui
contrastait avec les brillantes conditions d’existence qui
entouraient son ami, lors de leur dernière entrevue. Il entra
avec précipitation dans la pièce suivante, qui exhalait
l’odeur du sapin et qui n’était même pas encore blanchie.
Antoine passa devant lui, et courut, sur la pointe du pied,
frapper à la porte d’en face.
« Qu’y a-t-il ? demanda une voix dure et désagréable.
– Une visite ! répondit Antoine.
– Prie-la d’attendre. » Et l’on entendit comme le bruit
d’une chaise qu’on reculait. Pierre s’avança vivement, et se
heurta sur le pas de la porte contre le prince André.
Relevant ses lunettes et l’embrassant, il put l’examiner de
près :
« Voilà une surprise !… j’en suis charmé, » dit le
prince ; mais Pierre gardait le silence, sans quitter des
yeux son ami, dont le changement de physionomie l’avait
frappé. Malgré la bienveillance de son accueil, le sourire
de ses lèvres, et ses efforts pour donner à ses yeux un
joyeux éclat, ses yeux restaient mornes et éteints. Maigri,
pâli, vieilli, tout témoignait chez lui, depuis son regard
jusqu’aux plis de son front, de la concentration de son
esprit sur une seule pensée. Cette expression
inaccoutumée du visage du prince troublait et gênait Pierre
au delà de toute expression.
Comme il arrive toujours après une longue séparation,
la conversation, composée de questions et de réponses
faites à bâtons rompus, effleurait à peine les sujets les plus
intimes, ceux-là mêmes qu’ils savaient devoir exiger une
longue causerie. Enfin elle devint peu à peu plus régulière,
et les phrases sans suite cédèrent la place aux histoires
sur le passé et aux projets pour l’avenir. Il fut question du
voyage de Pierre, de ses occupations, de la guerre, et
l’expression préoccupée et abattue du prince André
s’accentua encore davantage, pendant qu’il écoutait
Pierre, et que celui-ci lui parlait, avec une animation fébrile,
de son passé et de son avenir. Il semblait que le prince
André, alors même qu’il l’aurait voulu, n’aurait pu y prendre
intérêt, et Pierre commençait à sentir qu’il n’était pas
convenable de se laisser aller, en sa présence, à tous les
rêves de bonheur et de bienfaisance qu’il caressait dans
son imagination. Il n’osait, par crainte du ridicule, exposer
les nouvelles théories maçonniques, que son dernier
voyage avait réveillées chez lui dans toute leur force ; et
pourtant il brûlait du désir de prouver à son ami qu’il n’était
plus le même homme qu’il avait connu à Pétersbourg, mais
un autre Pierre, meilleur et régénéré.
« Je ne puis vous dire par où j’ai passé dans ces
derniers temps ; je ne me reconnais plus moi-même.
– Oui, tu es bien changé en beaucoup de choses, dit le
prince André.
– Et vous ? quels sont vos projets ?
– Mes projets ? dit-il ironiquement, mes projets ?
répéta-t-il, comme si ce mot l’étonnait ; – tu le vois, je bâtis,
et je compte habiter ici tout à fait l’année prochaine.
– Ce n’est pas ça, je vous demandais… dit Pierre.
– Mais à quoi bon parler de moi ? ajouta le prince en
l’interrompant. Conte-moi ton voyage… Qu’as-tu vu ?
qu’as-tu fait dans tes biens ? »
Pierre entama son récit, en dissimulant le plus possible
la part qu’il avait prise aux améliorations introduites dans
l’administration de ses terres. Tout en l’écoutant sans
grand intérêt, le prince achevait parfois le tableau tracé par
Pierre, en le raillant un peu de son enthousiasme à propos
des vieilleries usées et ressassées qu’il prenait pour des
nouveautés.
Se sentant mal à l’aise dans la société du prince André,
Pierre finit par laisser tomber la conversation :
« Écoute, mon cher, reprit ce dernier, – qui éprouvait,
on le voyait bien, la même contrainte, – je suis ici en camp
volant, comme tu le vois, je n’y suis venu que pour jeter un
coup d’œil, et je m’en retourne ce soir à Lissy-Gory, viens
avec moi : je te ferai faire connaissance avec ma sœur…
Au fait, ne la connais-tu pas ? poursuivit-il pour dire
quelque chose à cet ami, avec lequel il ne se sentait plus
en communion d’idées. Nous partirons après dîner… et
maintenant allons voir ma nouvelle installation. »
Ils sortirent et ne parlèrent plus que de politique et
d’objets en l’air, comme des personnes peu intimes. Le
prince André ne montra quelque intérêt qu’en faisant à
Pierre les honneurs de ses nouvelles constructions, mais là
même, en se promenant avec lui sur les échafaudages, il
s’arrêta brusquement au milieu de ses explications, et lui
dit :
« Allons dîner, tout cela n’est guère intéressant. »
Pendant le repas, le hasard amena sur le tapis le
mariage de Besoukhow :
« J’en ai été fort étonné, » lui dit son ami.
Pierre se troubla, rougit et ajouta avec précipitation :
« Je vous raconterai un jour comment tout cela est
arrivé. Mais c’est fini, et pour toujours !
– Pour toujours ? Le toujours n’existe jamais.
– Mais vous savez néanmoins comment l’affaire s’est
terminée ? Vous avez entendu parler du duel ?
– Oui, j’ai su que tu avais encore dû en passer par là !
– Je remercie Dieu du moins d’une chose, c’est de
n’avoir pas tué cet homme, dit Pierre.
– Pourquoi donc ? Tuer un chien enragé, c’est même
très bien.
– Oui, mais tuer un homme, ce n’est pas bien, c’est
injuste…
– Pourquoi injuste ? Il ne nous est pas donné de savoir
ce qui est juste ou injuste ! L’humanité s’est toujours
trompée et se trompera toujours sur ce sujet.
– L’injuste, c’est le mal qu’on peut faire au prochain, dit
Pierre, voyant avec plaisir que son ami reprenait intérêt à
la conversation, et qu’il arriverait à découvrir ce qui l’avait
changé à ce point envers lui.
– Qui donc t’a expliqué ce qui est le mal pour ton
prochain ?
– Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu’est le mal
pour nous-mêmes ?
– Oui, nous le savons ; mais ce qui sera le mal pour moi
ne le sera peut-être pas pour un autre, répondit avec
vivacité le prince André. Je ne connais que deux maux bien
réels, le remords et la maladie ; il n’y a de bien que
l’absence de ces maux : vivre pour soi et les éviter tous
deux, voilà toute ma science.
– Et l’amour du prochain, et le dévouement ? s’écria
Pierre. Non, je ne suis point de votre avis ! Vivre et éviter le
mal pour n’avoir pas à s’en repentir, c’est trop peu ; j’ai
vécu ainsi, et mon existence a été perdue sans utilité, et ce
n’est que maintenant que je vis…, que je tâche de vivre
pour les autres, que j’en comprends tout le bonheur. Non,
mille fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-même,
vous ne pensez pas ce que vous dites.
Le prince André, les yeux fixés sur lui, l’écoutait avec un
sourire railleur :
« Tu vas faire la connaissance de ma sœur, la
princesse Marie, et vous vous conviendrez parfaitement,
j’en suis sûr. Après tout, tu as peut-être raison pour toi, et
chacun vit à sa façon. Tu dis avoir perdu ton existence en
vivant ainsi, et n’avoir compris le bonheur qu’en vivant pour
les autres ; eh bien, moi, c’est le contraire, j’ai vécu pour la
gloire, et qu’est-ce que la gloire, si ce n’est aussi l’amour
du prochain, le désir de lui être utile et de mériter ses
louanges ? J’ai donc vécu pour les autres, et mon
existence est perdue, perdue sans retour ; depuis que je
vis pour moi, je suis plus calme !
– Mais comment est-il possible de vivre pour soi seul ?
demanda Pierre en s’échauffant. Et votre fils, votre sœur,
votre père ?
– Ils font partie de mon moi, ce ne sont pas les autres,
et les autres c’est le prochain, comme la princesse Marie
et toi vous l’appelez, le prochain, cette grande source
d’iniquité et de mal ! Le prochain, sais-tu, ce sont tes
paysans de Kiew que tu rêves de combler de bienfaits.
– Vous voulez sans doute plaisanter ? s’écria Pierre,
excité par cette apostrophe. Quelle erreur, quelle injustice
peut-il y avoir dans mon désir, si faiblement réalisé encore,
de leur faire du bien ? Quel mal y a-t-il à instruire ces
pauvres gens, ces paysans, qui sont nos frères après tout,
et qui naissent et meurent en ne connaissant de Dieu et de
la vérité que des pratiques extérieures et des prières sans
aucun sens pour eux ? Quel mal y a-t-il à leur apprendre, à
croire à une vie future, où ils auront la consolation de
trouver des compensations et des récompenses ? Quel
mal et quelle erreur y a-t-il à les empêcher de mourir sans
secours, sans soins, lorsqu’il est si facile de leur donner ce
qui leur est matériellement nécessaire, un hôpital, un
médecin, un asile ? N’est-ce pas un bienfait palpable,
certain, que les quelques moments de repos que je puis
accorder au paysan, à la femme avec enfants, nuit et jour
accablés de soucis ? Je l’ai fait… sur une très petite
échelle, il est vrai, mais enfin je l’ai fait, et vous ne me
persuaderez pas que j’aie eu tort et que vous n’êtes pas de
mon avis. J’ai, du reste, acquis une autre conviction, c’est
que la jouissance que procure le bien que l’on fait est le
seul bonheur de la vie.
– Oui, sans doute, si tu poses la question de cette
façon, c’est tout autre chose, reprit le prince André. Je
bâtis une maison, je plante un jardin, et toi, tu construis des
hôpitaux ; l’un et l’autre peuvent être considérés comme un
passe-temps. Mais laissons à Celui qui sait tout le droit de
juger le bien et le mal. Je vois que tu veux continuer la
discussion ? Eh bien, allons… »
Et ils sortirent sur le perron, qui faisait office de
terrasse.
« Tu parles d’écoles, d’enseignement, etc., etc., c’est-à-
dire, ajouta-t-il en lui indiquant un paysan qui passait en les
saluant, que tu veux le tirer de sa bestialité, lui donner des
besoins moraux, lorsque, à mon sens, le bonheur animal
est le seul bonheur possible pour lui… et tu veux l’en
priver ! Il me fait envie, et tu veux le rendre moi, sans lui
donner les moyens dont je dispose ? Tu veux alléger son
travail, lorsqu’à mon avis le travail physique lui est aussi
indispensable que le travail intellectuel l’est pour nous ?
Toi, tu ne peux pas t’empêcher de réfléchir… ; moi, je me
couche à trois heures du matin et je ne puis dormir : il me
vient une foule de pensées, je me tourne, je me retourne, je
pense et je repense : c’est une nécessité pour moi, comme
pour lui de labourer et de faucher ; sinon, il ira boire au
cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail
physique me tueraient !… De même, il mourrait si, se
gorgeant du soir au matin, il menait pendant huit jours ma
vie physiquement oisive !… À quoi songes-tu encore ? Ah
oui, les hôpitaux et les médecins ! Il a un coup de sang, il
meurt : tu le saignes, tu le guéris, et il vit estropié pendant
dix ans à la charge des siens. Il eût été bien plus simple
pour lui de le laisser mourir, car il y a toujours assez de
ceux qui naissent. C’est tout différent, pour sûr, si tu le
considères comme un travailleur de moins, et c’est là, te
l’avouerai-je, ma manière d’envisager la question, mais toi,
tu le guéris par amour fraternel, et il n’en a nul besoin.
Encore une illusion de croire que la médecine a jamais
guéri quelqu’un ! Quant à tuer, elle y excelle ! » ajouta-t-il
avec une amertume mal déguisée.
Il était évident, à la façon nette et précise dont le prince
André énonçait ses opinions, qu’il y avait pensé plus d’une
fois ; il parlait avec plaisir et avec feu, comme un homme
qui aurait été longtemps sevré de cette satisfaction. Son
regard s’animait à mesure que ses jugements devenaient
plus désespérés.
« Ah ! c’est horrible ! horrible ! dit Pierre. Je ne
comprends pas comment vous pouvez vivre avec des
convictions pareilles. J’ai eu, j’en conviens, de ces crises
de désespoir, à Moscou, en voyage, mais dans ces cas-là
je ne vis pas, je descends si bas, si bas, que tout m’est
odieux, à commencer par moi-même… ; je ne mange, ni
ne me lave…
– Comment, ne pas se laver ? Fi donc, c’est sale ; il faut
au contraire se rendre la vie aussi agréable que possible.
Si je vis, ce n’est pas ma faute, et je tâche de végéter ainsi
jusqu’à la mort… sans gêner personne.
– Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensées ?
Vous voulez donc rester à ne rien faire, à ne rien
entreprendre ?…
– On dirait vraiment que la vie vous laisse en paix !
J’aurais été charmé de ne rien faire, mais voilà que la
noblesse de l’endroit me fait l’honneur de m’élire pour son
maréchal, honneur dont je me suis débarrassé non sans
difficulté. Ils ne comprenaient pas que je manquais de cette
platitude bonasse et minutieuse qui leur est nécessaire et
qu’ils auraient désiré trouver en moi… Je suis en train de
m’arranger ici un coin où je puisse vivre tranquille… Arrive
la milice, dont il faut, bon gré mal gré, que je m’occupe.
– Pourquoi ne servez-vous plus ?
– Comment, après Austerlitz ? dit le prince André d’un
air sombre. Non, je me suis juré de ne plus servir dans
l’armée active, et je tiendrai parole, quand même
Bonaparte serait là, dans le gouvernement de Smolensk. Il
menacerait Lissy-Gory même, que je ne rentrerais pas
dans les rangs ! Quant à la milice, comme mon père est
aujourd’hui commandant en chef du 3ème arrondissement,
je n’avais d’autre moyen de me délivrer du service actif que
de servir sous ses ordres.
– Vous voyez bien cependant que vous servez ?
– Oui, je sers !
– Mais alors pourquoi servez-vous ?
– Pourquoi ? c’est bien simple : mon père est l’un des
hommes les plus remarquables de son siècle. Il se fait
vieux, et, sans être précisément dur, il a trop d’activité de
caractère. L’habitude qu’il a d’un pouvoir illimité le rend
terrible, à présent surtout qu’il le tient, en qualité de général
en chef, de l’empereur lui-même. Il y a quinze jours, si
j’avais tardé de deux heures, il aurait fait pendre un
misérable employé à Youknow. Personne, excepté moi,
n’ayant d’empire sur lui, je suis obligé de servir, pour
l’empêcher de commettre des actes qui, plus tard, le
condamneraient à des remords éternels.
– Vous voyez bien !
– Oui, mais ce n’est pas comme vous l’entendez. Je ne
souhaitais et ne souhaite aucun bien à ce scélérat
d’employé, qui a volé des bottes aux miliciens ; j’aurais été
même enchanté de le voir pendre, mais c’est mon père qui
me faisait de la peine, et mon père ou moi, c’est la même
chose ! »
Les yeux du prince André s’animaient de plus en plus
d’un éclat fiévreux, à mesure qu’il cherchait à prouver à
Pierre qu’il ne se préoccupait jamais du bien à faire à son
prochain :
« Tu veux donner la liberté à tes paysans ? c’est une
bonne chose ; mais, crois-moi, elle ne profitera, ni à toi,
qui, je suppose, n’as jamais, ni battu, ni exilé personne, ni à
tes paysans, qui ne s’en trouvent pas plus mal pour être
battus et envoyés en Sibérie, car là-bas leurs plaies ont
tout le temps de se cicatriser… ils y recommencent la
même vie animale que par le passé, et ils se retrouvent
exactement aussi heureux. Mais sais-tu pour qui je la
désirerais ? Pour ceux dont le moral se dégrade par l’abus
qu’ils font de leur pouvoir, en infligeant des punitions
arbitraires, et qui, voués par là au remords, finissent par
l’étouffer en eux-mêmes et par s’endurcir peu à peu. Tu
n’as peut-être jamais vu, comme moi, de bonnes natures,
élevées dans les traditions de ce pouvoir sans frein,
devenir, avec les années, irritables, cruelles, incapables de
se dominer et accroissant ainsi chaque jour la somme de
leur malheur. Voilà ceux que je plains, et pour lesquels la
liberté des paysans serait un bienfait ! Oui, c’est la dignité
de l’homme que je pleure, la paix de la conscience, la
pureté des sentiments, mais quant aux dos et aux fronts
des autres, ils n’en resteront pas moins des dos et des
fronts, qu’on les batte ou qu’on les rase ! »
À l’emportement que le prince André mettait dans cette
discussion, Pierre devinait involontairement que ces
pensées lui étaient suggérées par le caractère de son
père.
« Non, mille fois non, dit-il, je ne serai jamais de votre
avis ! »
XII
Ils se mirent en route dans la soirée pour Lissy-Gory ; le
prince André rompait parfois le silence par quelques mots
qui témoignaient de la bonne disposition de son humeur ;
mais il avait beau lui montrer ses champs et lui expliquer
les perfectionnements agronomiques qu’il y avait introduits,
Pierre, absorbé dans ses réflexions, ne répondait que par
monosyllabes. Il se disait que son ami était malheureux,
qu’il était dans l’erreur, qu’il ne connaissait pas la vraie
lumière, qu’il était de son devoir à lui de l’aider, de
l’éclairer et de le relever. Mais il sentait aussi qu’à sa
première parole le prince André renverserait d’un mot
toutes ses théories ; il avait peur de commencer, peur
surtout d’exposer à sa satire l’arche sainte de ses
croyances.
« Qu’est-ce qui vous fait penser ainsi ? dit-il tout à coup,
en baissant la tête, comme un taureau qui s’apprête à
donner un coup de corne. Vous n’en avez pas le droit !
– De penser quoi ? demande le prince André étonné.
– De penser ainsi à la vie, à la destinée de l’homme.
C’étaient aussi mes idées, et savez-vous ce qui m’a
sauvé ? La franc-maçonnerie ! Ne souriez pas : elle n’est
pas, comme je le pensais et comme je le croyais, une
secte religieuse qui se borne à de vaines cérémonies,
mais elle est l’unique expression de ce qu’il y a de meilleur,
d’éternel dans l’humanité… » Et il lui expliqua que la franc-
maçonnerie, comme il la comprenait, était la doctrine
chrétienne, affranchie des entraves sociales et religieuses,
et la simple mise en action de l’égalité, de la fraternité, de
la charité.
« Notre sainte association est la seule qui comprenne
le vrai but de la vie, tout le reste est un mirage ; en dehors
d’elle, tout est mensonge et iniquité, si bien qu’en dehors
d’elle il ne reste plus à un homme bon et intelligent qu’à
végéter, comme vous le faites, en se gardant seulement de
faire du tort à son prochain. Mais si une fois vous admettez
nos principes fondamentaux, si vous entrez dans notre
ordre, si, vous y abandonnant, vous vous laissez diriger par
lui, vous sentirez aussitôt, comme je l’ai senti moi-même,
que vous êtes un anneau de cette chaîne invisible et
éternelle, dont le premier chaînon est caché dans les
cieux. »
Le prince André regardait devant lui et écoutait sans
mot dire, se faisant parfois répéter ce que le bruit des
roues l’avait empêché d’entendre. L’éclat de ses yeux, son
silence même faisaient espérer à Pierre que ses paroles
n’avaient pas été vaines, et qu’elles ne seraient pas reçues
avec ironie.
Ils arrivèrent ainsi à une rivière débordée qu’il fallait
traverser en bac ; ils descendirent de la voiture, pendant
qu’on la plaçait sur le bac avec les chevaux.
Le prince André, appuyé à la balustrade, regardait
silencieusement cette masse d’eau qui scintillait au soleil
couchant :
« Eh bien, qu’en pensez-vous ? pourquoi ne répondez-
vous pas ?
– Ce que je pense ? mais je t’écoute ! Tout cela est fort
bien ! Tu me dis : entre dans notre ordre et nous
t’enseignerons le but de la vie, la destination de l’homme et
les lois qui régissent le monde. Mais qui êtes-vous donc ?
des hommes ! D’où vient alors que vous sachiez tout et
d’où vient que je ne voie pas ce que vous voyez ? Pour
vous, la vertu et la vérité doivent régner sur la terre, et moi,
je ne m’en aperçois pas !
– Croyez-vous à la vie future ? lui demanda Pierre, en,
l’interrompant.
– À la vie future ? murmura le prince André. Pierre,
trouvant une négation dans cette réponse de son ami, et
connaissant de longue date son athéisme, poursuivit :
– Vous me dites que vous ne pouvez voir le règne de la
vertu et de la vérité sur cette terre ? je ne le vois pas non
plus et on ne peut pas le voir, si on considère notre vie
comme la fin de tout. Sur cette terre, il n’y a ni vérité, ni
vertu… tout est mensonge ; mais dans la création
universelle, c’est la vérité qui gouverne. Sans doute, nous
sommes les enfants de cette terre, mais dans l’éternité
nous sommes les enfants de l’univers. Je sens malgré moi
que je suis une parcelle de cet harmonieux et immense
ensemble. Je sens que, dans cette innombrable myriade
d’êtres, qui sont les manifestations de la divinité ou de
cette force supérieure, si vous l’aimez mieux, je suis un
chaînon, un degré dans l’échelle ascendante. Si je vois
clairement devant mes yeux cette échelle qui monte de la
plante jusqu’à l’homme, pourquoi supposerais-je qu’elle
s’arrête à moi, sans monter plus haut ? De même que rien
ne se perd dans ce monde, de même je ne puis me perdre
dans le néant ! Je sais que j’ai été et que je serai ! Je sais
qu’à part moi et au-dessus de moi vivent des esprits, et
que dans ce monde demeure la vérité !
– Oui, c’est la doctrine de Herder, dit le prince André,
mais ce n’est pas elle qui me convaincra ! La vie et la mort,
voilà ce qui vous persuade !… Lorsqu’on voit un être qui
vous est cher, qui est lié à votre existence, envers lequel on
a eu des torts qu’on espérait réparer… (et sa voix trembla)
… et que tout à coup cet être souffre, se débat sous
l’étreinte de la douleur et cesse d’exister… on se demande
pourquoi ! Qu’il n’y ait pas de réponse à cela, c’est
impossible, et je crois qu’il y en a une ! Voilà ce qui peut
convaincre, voilà ce qui m’a convaincu.
– Mais, dit Pierre, n’ai-je pas dit la même chose ?
– Non, je veux dire que ce ne sont pas les
raisonnements qui vous mènent à admettre la nécessité de
la vie future, mais lorsqu’on marche à deux dans la vie, et
que tout à coup votre compagnon disparaît, là-bas, dans le
vide, qu’on s’arrête devant cet abîme, qu’on y regarde… la
conviction s’impose, et j’ai regardé !…
– Eh bien, alors ! Vous savez qu’il y a un là-bas, et qu’il
y a quelqu’un, c’est-à-dire la vie future et Dieu ! »
Le prince André ne répondit rien. La calèche et les
chevaux avaient depuis longtemps passé sur l’autre rive, le
soleil était descendu à moitié, et la gelée du soir couvrait
de son givre brillant les mares autour de la descente qui
menait à la rivière, pendant que Pierre et André, au grand
étonnement des domestiques, des cochers et des
passeurs, discutaient encore sur le bac :
« S’il y a un Dieu, il y a une vie future, donc la vérité et la
vertu existent ; le bonheur suprême de l’homme doit
consister dans ses efforts pour les atteindre. Il faut vivre,
aimer et croire que nous ne vivons pas maintenant
seulement sur ce lambeau de terre, mais que nous avons
vécu et vivons éternellement dans cet infini… »
Et Pierre indiquait le ciel.
Le prince André, toujours appuyé contre la balustrade,
l’écoutait, pendant que son regard errait sur la surface
assombrie de l’eau, à peine éclairée par les derniers
rayons empourprés du soleil qui allaient s’éteignant peu à
peu. Pierre se tut. Tout était calme, et l’on n’entendait plus
contre la quille du bateau, arrêté depuis longtemps, qu’un
faible clapotis qui semblait murmurer : « C’est la vérité !
crois-y ! » Bolkonsky soupira, ses yeux se tournèrent, doux
et tendres, vers la figure émue et exaltée de Pierre,
intimidé comme toujours par la supériorité qu’il
reconnaissait en son ami.
« Oh ! si c’était ainsi ! dit ce dernier. Mais partons, »
ajouta-t-il.
En quittant le bac, il regarda encore une fois le ciel, que
lui avait montré Pierre, et, pour la première fois depuis
Austerlitz, il retrouva son ciel profond, idéal, celui qui
planait au-dessus de sa tête sur le champ de bataille. Un
sentiment depuis longtemps endormi, le meilleur de lui-
même, se réveilla au fond de son âme : c’était le
renouveau de la jeunesse et de l’aspiration au bonheur.
Rentré dans les conditions de sa vie habituelle, ce
sentiment s’effaça et s’affaiblit peu à peu, mais à partir de
cet entretien, et sans qu’il y eût rien de changé à son
existence, il sentit poindre au fond de son cœur le germe
d’une vie morale toute différente.
XIII
Il faisait déjà sombre lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée
principale de la maison de Lissy-Gory, et le prince André
attira en souriant l’attention de Pierre sur l’agitation qui se
manifesta, à leur vue, du côté d’une petite entrée latérale.
Une petite vieille courbée sous le poids d’un sac, et un
homme de petite taille, à longs cheveux, et habillé de noir,
s’enfuirent aussitôt ; deux femmes coururent les rejoindre,
et tous les quatre, se retournant effrayés pour examiner la
voiture, disparurent par un escalier de service.
« Ce sont les hommes de Dieu{33}, que Marie recueille,
dit le prince André, ils m’ont pris pour mon père, car il les
fait chasser, tandis qu’elle les reçoit. En cela seul elle ose
lui désobéir.
– Mais qu’est-ce que « les hommes de Dieu » ?
demanda Pierre.
Le prince André n’eut pas le temps de lui répondre. Les
domestiques étant sortis à leur rencontre, il les questionna
sur l’arrivée probable de son père, qu’on attendait de la
ville voisine à tout instant.
Laissant Pierre dans son appartement, qui était
toujours préparé pour le recevoir, le prince André passa
dans la chambre de l’enfant et revint ensuite pour mener
Pierre chez sa sœur :
« Je ne l’ai pas encore vue, elle se cache avec ses
« hommes de Dieu », nous allons les surprendre, elle sera
sans doute très confuse, mais tu les verras. C’est curieux,
ma parole !
– Qu’est-ce donc ? demanda Pierre.
– Attends, tu vas les voir. »
La princesse Marie se troubla et rougit jusqu’au blanc
des yeux, quand elle les vit entrer dans sa petite chambre,
où brillaient les images dorées éclairées par les lampes. Il
y avait, à côté d’elle, sur le canapé, un jeune garçon en
habit de frère convers, avec un nez aussi long que les
cheveux, et près d’elle également, dans un fauteuil, une
petite vieille toute ratatinée, toute ridée, dont la figure avait
une expression d’extrême douceur et d’humilité.
« André, pourquoi ne pas m’avoir prévenue ? dit la
princesse Marie d’un ton de reproche, en se mettant
devant ses pèlerins, comme une poule qui cache ses
poussins.
– Je suis charmée de vous voir, » ajouta-t-elle en se
tournant vers Pierre, qui lui baisait la main. Elle l’avait
connu enfant ; son affection pour André, ses malheurs et
surtout sa bonne et honnête figure la disposaient en sa
faveur. Elle le regardait de ses yeux profonds et doux, et
semblait lui dire : « Je vous aime bien et, je vous en
supplie, ne vous moquez pas des « miens ». Une fois les
premiers compliments échangés, elle les engagea à
s’asseoir.
« Ah ! voilà Ivanouchka, dit le prince André, en indiquant
d’un sourire le jeune néophyte.
– André ! murmura la princesse d’un ton suppliant.
– Il faut que vous sachiez que c’est une femme, dit le
prince André.
– André, au nom du ciel ! » reprit sa sœur.
On voyait que les vaines supplications de la princesse
Marie et les plaisanteries du prince André au sujet des
pèlerins étaient chose habituelle entre eux.
« Mais, ma bonne amie, vous devriez au contraire
m’être reconnaissante d’expliquer à Pierre votre intimité
avec ce jeune homme.
– Vraiment ! » dit Pierre avec curiosité, mais cependant
d’un ton grave, qui acheva de lui gagner le cœur de la
princesse Marie.
Leur bienfaitrice se préoccupait bien à tort pour « les
siens », car ceux-ci n’éprouvaient aucune gêne. La petite
vieille, après avoir renversé sa tasse sur sa soucoupe à
côté du morceau de sucre tout grignoté, se tenait immobile
et les yeux baissés sur son fauteuil, en jetant à droite et à
gauche des regards sournois, et en attendant l’offre d’une
nouvelle tasse. Ivanouchka buvait à petites gorgées le thé
qui remplissait sa soucoupe, et regardait en dessous les
deux jeunes gens, de ses yeux qui exprimaient la ruse
féminine.
« Où as-tu été ? à Kiew ? demanda le prince André.
– J’y ai été, mon père, répondit la petite vieille. C’est à
Noël que je me suis rendue digne de recevoir, chez les
saints, la sainte et céleste communion ; maintenant je viens
de Koliasine. Une grande grâce s’y est révélée !
– Et Ivanouchka est avec toi ?
– Non, je suis seule, répondit Ivanouchka, en s’efforçant
de prendre une voix de basse. Nous ne nous sommes
rencontrées qu’à Youknow avec Pélaguéïouchka… »
Celle-ci, ne se possédant pas du désir de raconter ce
qu’elle avait vu, l’interrompit :
« Oui, mon père, une grande grâce s’est révélée à
Koliasine !
– Quoi donc ? de nouvelles reliques ? demanda le
prince André.
– Voyons, André !… Ne lui raconte rien,
Pélaguéïouchka.
– Mais pourquoi donc, ma bonne mère, ne pas le lui
raconter ? Je l’aime, il est bon, c’est un élu de Dieu, c’est
mon bienfaiteur… Je n’ai pas oublié, vois-tu, qu’il m’a
donné dix roubles. Comme j’étais à Kiew, Kirioucha me dit,
Kirioucha, vous savez bien, l’innocent, un véritable homme
de Dieu, qui marche nu-pieds été et hiver, Kirioucha me
dit : « Pourquoi erres-tu en pays étranger ? Va à Koliasine,
une image miraculeuse de notre sainte mère la Vierge s’y
est montrée. » Alors j’ai dit adieu aux saints, et j’y suis
allée !… Et arrivée là, poursuivit la vieille d’un ton
monotone, ceux que je rencontrais me disaient : « Nous
possédons une grande grâce : l’huile sainte découle de la
joue de notre sainte mère la Vierge…
– C’est bon, c’est bon, dit la princesse Marie en
rougissant, tu raconteras cela une autre fois.
– Permettez-moi, dit Pierre, de lui adresser une
question. Tu l’as vu de tes propres yeux ?
– Certainement, mon père, certainement, j’ai été
trouvée digne de cette grâce : le visage était tout
resplendissant d’une lumière céleste, et l’huile dégouttait,
dégouttait, de la joue.
– Mais c’est une supercherie ! objecta Pierre, qui l’avait
écoutée avec attention.
– Ah, notre père, que dis-tu là ? s’écria avec terreur
Pélaguéïouchka, en se tournant vers la princesse Marie,
comme pour l’appeler à son secours.
– C’est ainsi qu’on trompe le peuple, poursuivit-il.
– Seigneur Jésus ! s’écria la pèlerine en se signant.
Oh ! ne répète pas cela, mon père. Je connais un
« Général » qui ne croyait pas, et qui disait : « Ce sont les
moines qui trompent ! » Oui, il l’a dit, et il est devenu
aveugle !… Et alors il a rêvé, et il a vu notre sainte Vierge
de Petchersk, qui lui a dit : « Crois en moi et je te
guérirai ! » … Et alors il a prié, supplié : « Menez-moi,
menez-moi à elle ! » … Je te raconte la sainte vérité, car je
l’ai vu, lorsqu’on l’a amené aveugle et lorsqu’il s’est jeté
devant elle en lui disant : « Guéris-moi et je te donnerai ce
que j’ai reçu en cadeau du Tsar. » Je l’ai vu, et j’ai vu
l’étoile qui y est incrustée, car elle lui a rendu la vue !…
C’est péché de parler ainsi, et Dieu te punira.
– Quoi, quelle étoile ? demanda Pierre.
– C’est sans doute qu’on a promu au grade de général
notre sainte mère la Vierge, » dit le prince André en
souriant.
Pélaguéïouchka pâlit, en joignant les mains avec
désespoir.
« Dieu, Dieu, quel péché, et tu as un fils ! dit-elle en
devenant toute rouge, de pâle qu’elle était… Qu’as-tu dit ?
Que Dieu te pardonne ! » et elle se signa. « Ah ! que Dieu
lui pardonne, » ajouta-t-elle en s’adressant à la princesse
Marie, et en rassemblant ses hardes pour s’en aller.
Elle était prête à pleurer, elle avait peur, elle avait honte
de profiter des bienfaits d’une maison où on parlait ainsi, et
peut-être en même temps regrettait-elle d’être obligée d’y
renoncer.
« Quel plaisir avez-vous à les troubler dans leur foi ? dit
la princesse Marie. Pourquoi êtes-vous venus ?
– Mais, princesse, c’est une plaisanterie que j’ai faite à
Pélaguéïouchka ! Princesse, ma parole, je n’ai pas voulu
l’offenser. Ce n’est pas sérieux, je t’assure ! »
Pélaguéïouchka s’arrêta d’un air incrédule, mais la
sincérité du repentir qui se lisait sur les traits de Pierre et le
regard affectueux du prince André l’apaisèrent peu à peu.
XIV
Remise de son émotion et ramenée à son sujet favori,
elle leur parla du père Amphiloche, de sa sainte existence,
et comme quoi sa main sentait l’encens ; comment aussi à
Kiew, à son dernier pèlerinage, un moine de sa
connaissance lui avait donné les clefs des catacombes, et
comment elle y avait passé quarante-huit heures avec les
saints, ayant un morceau de pain sec pour toute nourriture :
« Je priais devant l’un, puis je disais mes prières
devant un autre. Je dormais un petit peu, je baisais un
troisième ; et quelle paix, ma mère, quelle paix céleste ! Je
n’avais plus envie de remonter sur la terre du bon Dieu. »
Pierre l’écoutait et l’observait attentivement ; le prince
André quitta la chambre, et sa sœur, abandonnant à elles-
mêmes « les hommes de Dieu », emmena Pierre au salon.
« Vous êtes très bon, lui dit-elle.
– Je n’ai pas voulu l’offenser, croyez-moi ; j’apprécie
ses sentiments ! »
La princesse Marie lui répondit par un sourire :
« Je vous connais depuis longtemps, je vous aime
comme un frère. Comment avez-vous trouvé André ? Il
m’inquiète. Sa santé était meilleure l’hiver dernier, mais au
printemps sa blessure s’est rouverte, et le médecin lui
conseille de faire une cure à l’étranger. Son moral aussi
me tourmente : il ne peut pas, à l’exemple de nous autres
femmes, pleurer son chagrin, mais il le porte en dedans de
lui-même ; aujourd’hui il est gai, animé, grâce à votre
arrivée… c’est si rare ! Tâchez de lui persuader de
voyager, il a besoin d’activité, et cette vie monotone le
tue… on ne le remarque pas, mais je le vois ! »
À dix heures du soir, les domestiques s’élancèrent sur
le perron, au tintement des clochettes de l’attelage qui
ramenait le vieux prince. Pierre et André allèrent à sa
rencontre.
« Qui est-ce ? demanda le vieux en descendant de
voiture. – Ah oui ! très content ! ajouta-t-il en reconnaissant
le jeune homme, embrasse-moi… là ! »
Il était de bonne humeur, et le combla de tant de
prévenances, que le prince André les trouva, une heure
plus tard, engagés dans une vive discussion. Pierre
prouvait qu’un jour viendrait où il n’y aurait plus de guerre,
tandis que le vieux prince, sans se fâcher, mais en le
raillant, soutenait le contraire :
« Pratique une saignée, mets de l’eau à la place du
sang, et alors il n’y aura plus de guerre ! Chimères de
femme, chimères de femme ! » ajouta-t-il, en tapant
affectueusement sur l’épaule de son adversaire, et en
s’approchant de la table, où son fils, qui ne voulait pas
prendre part à la conversation, examinait les papiers qu’il
avait apportés.
« Le maréchal de la noblesse, lui dit-il, le comte
Rostow, n’a guère fourni que la moitié de son contingent,
et, arrivé une fois en ville, il s’est imaginé de m’inviter à
dîner ! Je lui en ai donné un… de dîner ! Regarde ce
papier !… Sais-tu qu’il me plaît, ton ami, il me réveille ! Un
autre vous raconte des choses intelligentes, et on n’a pas
envie de les écouter, tandis que celui-ci me bombarde de
balivernes, qui amusent ma vieille tête. Allez, allez souper,
je vous rejoindrai peut-être pour me disputer encore… Tu
me feras le plaisir d’aimer ma sotte princesse Marie, n’est-
ce pas ? »
Pendant ce séjour à Lissy-Gory, Pierre apprécia tout le
charme de l’affection qui l’unissait au prince André. Le
vieux prince et la princesse Marie, qui le connaissaient à
peine quand il y était arrivé, le traitaient déjà en ancien ami.
Il se sentait aimé, non seulement de cette dernière, dont il
avait gagné le cœur par sa douceur envers ses protégés,
mais même du petit bonhomme d’un an, le prince Nicolas,
comme l’appelait son grand-père ; l’enfant lui souriait et se
laissait porter par lui. Mlle Bourrienne et l’architecte
suivaient d’un air radieux ses conversations avec le vieux
prince. Celui-ci avait assisté au souper, c’était une faveur
marquée pour Pierre, et son amabilité ne se démentit pas
un instant, pendant les deux jours que son hôte passa à
Lissy-Gory.
Lorsque la famille se réunit après son départ, et que,
par une conséquence naturelle de sa visite, on se mit à
analyser son caractère, tous, chose bien rare, s’unirent
pour en faire l’éloge et pour exprimer la sympathie qu’il leur
avait inspirée.
XV
Rostow, de retour après son congé, sentit, pour la
première fois, la force des liens qui l’attachaient à
Denissow et à son régiment.
À la vue du premier hussard à l’uniforme déboutonné, à
la vue de Dementiew le roux, à la vue des piquets de
chevaux alezans, et enfin à la vue de Lavrouchka criant
joyeusement à son maître : « Le comte est arrivé ! » à
l’embrassade de Denissow, ébouriffé, endormi, sortant en
hâte de sa hutte, et à l’accolade de ses camarades,
Rostow éprouva la même sensation qu’à son arrivée à la
maison paternelle, lorsque son père, sa mère, ses sœurs
l’avaient étouffé de baisers ; et des larmes de joie, lui
montant au gosier, l’empêchèrent de parler.
Après s’être présenté au chef du régiment, en avoir
reçu les mêmes fonctions dans le même escadron, après
s’être enquis des moindres détails, il trouva dans cet adieu
à sa liberté et dans le devoir qu’il remplissait en reprenant
sa place dans ce cadre étroit, le même sentiment de
quiétude et d’appui moral qu’il aurait eu dans sa propre
famille ; car le régiment, au bout du compte, n’était-il pas
devenu pour lui un home aussi cher que la maison
paternelle ? Il n’y avait pas là ce tohu-bohu du monde, qui
l’entraînait parfois à des erreurs regrettables ; il n’y avait
pas Sonia, avec laquelle il ne savait jamais s’il fallait ou
non s’expliquer ; il n’y avait plus la possibilité de courir
dans dix endroits à la fois, ni ces vingt-quatre heures qu’on
pouvait tuer de façons diverses, ni cette foule composée
en majeure partie d’indifférents, ni ces demandes d’argent,
pénibles et embarrassantes, ni la terrible perte au jeu avec
Dologhow : ici, tout était clair et précis. Le monde entier
était partagé, pour lui, en deux parties inégales : l’une était
notre régiment de Pavlograd, l’autre tout le reste, dont il
n’avait qu’un médiocre souci. Tout y était connu : on savait
qui était le lieutenant, qui était le capitaine, qui était un
vaurien, qui était un bon garçon, et ce qui primait tout,
c’était « le camarade » ! Le cantinier faisait crédit, on
touchait sa paye tous les trois mois. Par suite, rien à
choisir, rien à combiner ; tout se bornait à se bien conduire,
et à accomplir exactement et scrupuleusement l’ordre reçu.
Replacé sous le joug et les habitudes de la vie militaire,
il était aussi heureux que l’est un homme fatigué, de
pouvoir se coucher et se reposer. Cette existence lui fut
d’autant plus agréable, qu’il s’était juré, après sa perte au
jeu (action qu’il se reprochait toujours malgré le pardon de
ses parents), de ne plus jouer, et, pour réparer sa faute, de
servir d’une façon irréprochable, en bon camarade, et en
officier sans reproches, c’est-à-dire de devenir un parfait
galant homme, ce qui dans le monde était loin d’être facile,
tandis qu’au régiment rien n’était plus aisé. Enfin il s’était
promis de rembourser ses parents en cinq ans, de ne
toucher que deux mille roubles sur les dix qui lui étaient
annuellement alloués, et de laisser le reste à leur
disposition.
À la suite de plusieurs retraites, de plusieurs marches
en avant et de plusieurs combats à Poultousk, à
Preussisch-Eylau, notre armée s’était enfin concentrée à
Bartenstein. On attendait l’arrivée de l’Empereur pour
commencer la campagne.
Le régiment de Pavlograd, qui avait pris part à celle de
1808, et qui venait seulement de rejoindre l’armée active,
après avoir complété ses cadres en Russie, n’avait pas
pris part à ces premiers engagements. Dès son arrivée, il
fut réuni au détachement de Platow, indépendant du reste
de l’armée.
Les hussards avaient eu à plusieurs reprises de
légères escarmouches avec l’ennemi, et avaient même fait
une fois des prisonniers, en s’emparant des équipages du
maréchal Oudinot. Le mois d’avril se passa à bivouaquer
près d’un village allemand ruiné et désert.
Le dégel arrivait : il faisait froid et sale, les rivières
charriaient, et les chemins, devenus impraticables,
arrêtaient la distribution de fourrage pour les chevaux et de
vivres pour les hommes. Les soldats se répandaient dans
les villages abandonnés, à la recherche de quelques
maigres pommes de terre.
Il ne restait plus rien, les habitants étaient en fuite, et
ceux qui étaient demeurés en arrière, arrivés au dernier
degré de la misère, étaient un objet de pitié pour le soldat,
qui, privé de tout, leur donnait encore du sien, plutôt que de
leur enlever leur dernière bouchée.
Le régiment avait perdu deux hommes dans les
derniers engagements, mais la maladie et la famine
l’avaient réduit de moitié. La mortalité était telle dans les
hôpitaux, que le soldat, exténué par la fièvre et par l’enflure,
résultats de la mauvaise nourriture, préférait continuer son
service et traîner dans les rangs ses pieds endoloris, plutôt
que d’entrer à l’hôpital. Les premiers jours du printemps,
les soldats découvrirent dans la terre une certaine plante
semblable à l’asperge, qu’ils appelèrent, on ne sait trop
pourquoi, « racine douce », bien qu’elle fût au contraire très
amère. On les voyait la chercher de tous les côtés, la
déterrer et la manger, malgré la défense qui leur en avait
été faite. Une nouvelle maladie, la tuméfaction des pieds,
des mains et de la figure, considérée par les médecins
comme provenant de l’emploi de cette plante nuisible, fit
parmi eux de nombreuses victimes, et cependant
l’escadron de Denissow se nourrissait principalement de
cette racine. Il y avait quinze jours qu’il ne recevait plus
qu’une ration réduite de biscuit, et les pommes de terre
qu’on avait envoyées en dernier lieu se trouvaient gelées et
germées.
Les chevaux, dont la maigreur était effrayante, ne se
nourrissaient que de la paille des toits, et leur poil d’hiver
se hérissait en touffes emmêlées.
Malgré toutes ces misères, officiers et soldats
continuaient leur même existence. Pâles et la figure
gonflée, couverts d’uniformes déchirés, les hussards
s’alignaient comme d’habitude, allaient au fourrage, au
pansage, nettoyaient leur fourniment, arrachaient la paille
des toits, dînaient autour de leur chaudron et se levaient de
là affamés, et plaisantant sur leur maigre chère et sur leur
faim. À leurs moments de loisir, ils allumaient comme
toujours leurs feux, s’y chauffaient tout nus, fumaient, triaient
et cuisaient leurs pommes de terre gelées et gâtées, en se
racontant des histoires sur les guerres de Potemkine et de
Souvorow ou des récits merveilleux sur Alëcha, le panier
percé, ou sur Mikolka, le manœuvre.
Les officiers demeuraient par deux et par trois dans
des cabanes délabrées. Les anciens s’occupaient de la
paille, des pommes de terre (l’argent abondait, quoiqu’on
n’eût rien à manger), et la plupart passaient leur temps à
jouer aux cartes ou à d’autres jeux plus innocents, tels que
les osselets et la svaïka{34}. On causait peu des affaires en
général, surtout parce qu’on devinait qu’il n’y avait rien de
bon à apprendre.
Rostow logeait avec Denissow, et le premier
comprenait que, tout en ne lui parlant jamais de sa famille,
c’était à son amour malheureux pour Natacha qu’il devait la
recrudescence de son affection, et leur amitié réciproque
n’en devenait que plus vive. Denissow exposait le plus
rarement possible son ami au danger, et l’accueillait avec
une joie expansive, lorsqu’il le voyait revenir sain et sauf.
Dans une des reconnaissances où Rostow avait été
envoyé pour chercher des vivres, il trouva dans un village
voisin un vieux Polonais avec sa fille qui allaitait un enfant.
À moitié nus, mourant de faim et de froid, ils n’avaient
aucun moyen de s’éloigner. Il les amena au bivouac, les
logea chez lui, et les secourut quelque temps jusqu’au
rétablissement du vieillard. Un camarade, venant à causer
de femmes, assura en riant que Rostow était le plus fin
d’eux tous, et qu’il aurait bien dû leur faire faire
connaissance avec la jeune et jolie Polonaise qu’il avait
sauvée. Vivement blessé de ces propos, il répondit à
l’officier par une volée d’injures, et Denissow eut toutes les
peines du monde à les empêcher de se battre. Lorsque
l’officier fut parti, Denissow, qui ignorait lui-même la nature
des relations de son ami avec la Polonaise, lui fit des
reproches sur son emportement :
« Mais comment veux-tu que j’agisse autrement ? Je la
regarde comme ma sœur et je ne puis te dire à quel point
j’ai été blessé… car enfin c’est comme si… »
Denissow lui frappa sur l’épaule et se mit à marcher en
long et en large, signe chez lui d’une forte émotion :
« Ah ! quelle diable de race que ces Rostow… »
murmura-t-il.
Et Nicolas vit briller des larmes dans les yeux de son
ami.
XVI
Au mois d’avril, les troupes reçurent, avec une joie
facile à comprendre, la nouvelle de l’arrivée de l’Empereur.
Le régiment de Pavlograd étant placé assez loin des
avant-postes, en avant de Bartenstein, Rostow fut privé du
plaisir de parader à la revue impériale.
Ils bivouaquaient, Denissow et lui, dans une hutte
creusée sous terre et recouverte par les soldats, selon
l’usage qui venait d’être récemment introduit, de gazon et
de branchages. On creusait un fossé d’une archine{35} et
demie de large, sur deux de profondeur et trois et demie
de longueur. À l’un des bouts étaient pratiquées des
marches, c’était l’entrée ; le fossé lui-même formait la
chambre, où chez les plus riches, tels que le commandant
de l’escadron, une grande planche, occupant tout le fond
du côté opposé à la sortie, et posée sur des pieux,
représentait la table ; le long du fossé, la terre formait un
rebord d’une archine, c’étaient les deux lits et le canapé ; le
toit permettait de se tenir debout au milieu, et on pouvait
même être assis sur son lit, en se rapprochant un peu de la
table. Denissow, aimé de ses soldats, vivait toujours
largement : aussi avait-on appliqué sur le fronton de sa
hutte une planche avec un carreau brisé et recollé avec du
papier. Lorsqu’il faisait très grand froid, on plaçait sur les
marches, décorées par Denissow du nom de salon, une
plaque de métal couverte de charbons allumés, tirés du
foyer des soldats, et il en résultait une si bonne chaleur,
que les officiers, réunis chez lui, y restaient simplement en
manches de chemise.
Rostow, rentrant un jour de son service, tout mouillé et
tout harassé après une nuit de veille, se fit apporter un tas
de ces charbons allumés, changea de vêtements, fit sa
prière, avala son thé, rangea ses paquets dans le coin qui
était à lui, et s’étendit bien réchauffé sur sa couche, les
bras passés sous sa tête, pour réfléchir tout à son aise à
l’avancement qu’il allait recevoir à propos de la dernière
reconnaissance qu’il avait faite.
Il entendit tout à coup dehors la voix irritée de son ami ;
s’étant penché vers la fenêtre pour voir à qui il en avait, il
reconnut le maréchal des logis Toptchenko :
« Je t’avais pourtant défendu de leur laisser manger
cette racine, criait Denissow, et cependant j’en ai vu un qui
en emportait.
– Je l’ai défendu, Votre Noblesse, mais on ne m’écoute
pas. »
Rostow se recoucha en se disant avec satisfaction :
« Ma foi, j’ai fini ma besogne, c’est à lui maintenant de
s’occuper de la sienne ! » Lavrouchka, le domestique
madré, se joignit à la conversation du dehors ; il prétendait
avoir aperçu, en allant à la distribution, des convois de
bœufs et de biscuit.
« En selle, le second peloton ! s’écria Denissow en
s’éloignant.
– Où vont-ils ? » se demanda Rostow.
Cinq minutes plus tard, son camarade rentra et se jeta,
les pieds tout crottés, sur son lit, fuma une pipe d’un air de
mauvaise humeur, fouilla dans ses effets, qu’il bouleversa,
prit son fouet, son sabre, et disparut.
« Où vas-tu ? » lui cria Rostow ; mais l’autre,
grommelant entre ses dents qu’il avait à faire, s’élança au
dehors en s’écriant :
« Que Dieu et l’Empereur me jugent ! »
Rostow entendit le bruit des pieds des chevaux dans la
boue, et il s’endormit bien à son aise, sans s’inquiéter du
départ de Denissow. Réveillé vers le soir, il s’étonna
d’apprendre que son ami n’était pas revenu. Le temps était
beau : deux officiers et un junker jouaient à la svaïka ; il se
joignit à eux. Au beau milieu de la partie, ils virent arriver
des charrettes escortées d’une quinzaine de hussards sur
leurs chevaux efflanqués. Arrivés au piquet, ils furent
entourés par leurs camarades.
« Voilà les vivres ! dit Rostow… et Denissow qui se
lamentait !
– Quelle fête pour les soldats ! » ajoutèrent les officiers.
Denissow parut le dernier, accompagné de deux
officiers d’infanterie ; ils causaient tous les trois avec
vivacité :
« Je vous avertis, capitaine… cria l’un d’eux, maigre, de
petite taille, et très irrité.
– Et moi je vous avertis que je ne rends rien !
– Vous en répondrez, capitaine, c’est du pillage…
enlever les convois aux siens ! Et nos soldats qui n’ont rien
mangé depuis deux jours !
– Et les miens depuis deux semaines !
– C’est du brigandage, vous en répondrez ! répliqua
l’officier d’infanterie en haussant la voix.
– Laissez-moi donc tranquille ! s’écria Denissow en
s’échauffant tout à coup. Eh bien, oui, c’est moi qui
répondrai, et pas vous ! Que me chantez-vous là ?…
Prenez garde à vous. Marche !
– C’est bien ! s’écria à son tour le petit officier, sans
broncher, ni quitter la place.
– Au diable… marche !… et prenez garde à vous !… et
Denissow fit tourner la tête au cheval de son antagoniste.
– Bien, bien, dit celui-ci d’un air menaçant et il prit un
trot qui le secouait sur sa selle.
– Un chien, un chien vivant, un vrai chien sur une
palissade !… » C’était la raillerie la plus sanglante qu’un
cavalier pût adresser à un fantassin à cheval. – Je leur ai
enlevé de force leur convoi ! dit-il en riant et en
s’approchant de Rostow… Impossible de laisser nos
hommes crever de faim ! »
Les charrettes capturées étaient destinées à un
régiment d’infanterie, mais, ayant appris par Lavrouchka
qu’elles n’étaient pas escortées, Denissow s’en était
emparé avec ses hussards. On distribua aussitôt des
doubles rations de biscuit, et les autres escadrons en
eurent leur part.
Le lendemain, le chef du régiment fit venir Denissow et
le regardant à travers ses doigts écartés :
« Voilà, dit-il, comment j’envisage la chose : je ne veux
rien en savoir et ne fais aucune enquête, mais je vous
conseille de vous rendre à l’état-major, et d’y arranger votre
affaire avec la direction des vivres. Faites votre possible
pour donner un reçu constatant qu’il vous a été fourni tant ;
car autrement ce sera inscrit au compte du régiment
d’infanterie, et l’enquête, une fois commencée, peut tourner
mal. »
Denissow se rendit immédiatement à l’état-major, tout
disposé à suivre ce conseil, mais à son retour il était dans
un tel état, que Rostow, qui ne l’avait jamais vu ainsi, en fut
terrifié. Il ne pouvait ni parler, ni respirer, et ne répondait
aux questions de son ami que par des injures et des
menaces lancées d’une voix faible et enrouée…
Rostow l’engagea à se déshabiller, à boire un peu
d’eau, et envoya chercher le médecin.
« Comprends-tu cela ?… On veut me juger pour
pillage !… Donne-moi de l’eau !… eh bien, qu’on me juge ;
mais je punirai toujours les lâches, je le dirai à l’Empereur.
Donne-moi de la glace ! »
Le médecin le saigna, et un sang noir remplit toute une
assiette. Une fois soulagé, il fut en état de raconter à
Rostow ce qui lui était arrivé :
« J’arrive… où est le chef ?… on me l’indique… Il
faudra que vous attendiez !… Impossible, mon service me
réclame, j’ai fait trente verstes, je n’ai pas le temps
d’attendre, annoncez-moi !… Il daigne enfin paraître, ce
voleur en chef ; il me fait la leçon : « C’est du brigandage !
… – Le brigand, dis-je, n’est pas celui qui s’empare des
vivres pour nourrir ses soldats, mais celui qui les fourre
dans sa poche ! » Bon, il m’engage alors à signer un reçu
chez le commissaire, et m’annonce que l’affaire suivra son
cours. J’entre chez le commissaire, il est à table… Qui
vois-je ? Voyons, devine !… Qui est-ce qui nous affame ?
s’écria Denissow, en frappant la table de son bras malade
avec une telle violence que la planche vacilla et que les
verres s’entrechoquèrent… Télianine ! « Comment, c’est
toi qui arrêtes nos vivres ? Une fois déjà on t’a tapé sur la
figure et tu t’en es tiré assez heureusement… » et je lui en
ai dit, que c’était un plaisir ! poursuivit-il avec une joie
féroce, en montrant ses dents blanches sous ses noires
moustaches.
– Voyons, ne crie pas, calme-toi, voilà le sang qui coule
de nouveau ; attends que je te bande le bras. »
On le coucha, et il se réveilla dans son état habituel.
Le lendemain, la journée n’était pas encore passée,
que l’aide de camp du régiment vint le trouver d’un air
sérieux et chagrin pour lui montrer le papier officiel du chef
du régiment, et lui adressa des questions au sujet de
l’aventure de la veille. Il lui confia également que l’affaire
semblait prendre une tournure fâcheuse, qu’une
commission militaire était nommée, et que, vu la sévérité
déployée habituellement dans les cas de maraude et
d’indiscipline, il devrait s’estimer heureux s’il n’était que
dégradé.
L’affaire avait été exposée ainsi de la part des
plaignants : le major Denissow, après avoir enlevé de force
un convoi, s’était présenté sans y être invité, et « pris de
vin », devant l’intendant en chef, l’avait appelé voleur, l’avait
menacé de le frapper, et, emmené de là, s’était élancé
dans les bureaux, y avait battu deux employés, dont l’un
avait eu le bras foulé.
Denissow répondit en riant que c’était une histoire faite
à plaisir, que ça n’avait aucun sens, qu’il n’avait peur
d’aucun jugement, et que, si ces misérables l’attaquaient, il
saurait bien leur fermer la bouche, et qu’ils s’en
souviendraient.
Nicolas ne fut pas dupe du ton léger avec lequel il
parlait de l’affaire, il le connaissait trop bien, pour ne pas
deviner ses inquiétudes au sujet d’une affaire qui pouvait
lui causer de grands désagréments. Tous les jours on
venait l’ennuyer de nouvelles questions, de nouvelles
explications, et, le premier mai, il reçut l’ordre de passer
son commandement au plus ancien et de se présenter en
personne à l’état-major de la division, pour y rendre
compte du pillage dont l’accusait l’intendance. La veille,
Platow fit une reconnaissance avec deux régiments de
cosaques et deux escadrons de hussards. Denissow y fit
preuve de son courage habituel, en s’avançant jusque sur
les lignes des tirailleurs ennemis. Une balle française
l’atteignit à la jambe. En temps ordinaire, il n’aurait fait
aucune attention à cette légère blessure et n’aurait pas
quitté le régiment, mais cette fois elle lui servit de prétexte
pour se débarrasser de sa visite à l’état-major, et se faire
envoyer à l’hôpital.
XVII
Au mois de juin eut lieu la bataille de Friedland, à
laquelle les hussards de Pavlograd ne prirent aucune part,
et qui fut suivie d’un armistice. Rostow, se sentant tout isolé
sans son ami, n’en ayant eu aucune nouvelle depuis son
départ, et inquiet des suites qu’avait pu avoir sa blessure,
profita de la trêve pour se rendre à l’hôpital, situé dans un
petit bourg, deux fois saccagé par les troupes russes et
françaises. L’aspect en était d’autant plus sombre, que la
saison était belle et que les champs réjouissaient la vue,
pendant qu’on ne voyait dans ces rues ruinées que des
habitants déguenillés, et des soldats ivres ou malades.
Une maison en pierres, dont les vitres étaient à moitié
brisées, et entourée des restes d’une palissade, portait le
nom d’hôpital. Quelques soldats, dont les membres étaient
entourés de linge, pâles et bouffis, assis ou errants, se
chauffaient au soleil.
À peine entré, Rostow fut saisi à la gorge par l’odeur de
pharmacie et en même temps de décomposition qui y
régnait. Il rencontra sur l’escalier un médecin militaire
russe, un cigare à la bouche, accompagné d’un chirurgien :
« Je ne puis pas me fendre en deux, disait le premier,
je t’attendrai ce soir chez Makar Alexéïévitch. Fais ce que
tu pourras ! N’est-ce pas la même chose ?
– Qui demandez-vous, Votre Noblesse ? dit le docteur
à Rostow, pourquoi venez-vous ici chercher le typhus,
quand vous avez échappé aux balles ?… C’est ici la
maison des pestiférés !
– Comment ? demanda Rostow.
– Le typhus est terrible ; qui entre ici est mort. Nous y
avons résisté, Makéïew et moi, ajouta-t-il en montrant son
collègue : cinq de nos confrères y ont succombé. Une
semaine après l’entrée d’un nouveau…, et c’est fini. On
nous a adjoint des Prussiens, mais cela leur déplaît, à nos
alliés ! »
Rostow lui expliqua qu’il désirait voir le major
Denissow :
« Je ne sais pas, je ne le connais pas, et ce n’est pas
étonnant ; j’ai trois hôpitaux sur les bras, et quatre cents
malades et plus ! C’est encore heureux que les charitables
dames allemandes nous envoient deux livres de café et de
charpie par mois, sans cela nous n’y résisterions pas…
quatre cents, entendez-vous, sans compter les nouveaux à
recevoir. »
L’air fatigué et épuisé du chirurgien trahissait son
impatience de voir le docteur bavard continuer son chemin.
« Le major Denissow, répéta Nicolas, blessé à
Molliten ?
– Ah oui ! je crois qu’il est mort, n’est-ce pas,
Makéïew ? dit le docteur avec la plus parfaite indifférence ;
mais le chirurgien fut d’un autre avis.
– Est-ce un roux, de haute taille ? » demanda le
docteur, et au signalement que lui en donna Rostow, il
s’écria avec joie :
« Oui, oui, je me rappelle, il doit être mort. Du reste, je
vais regarder sur mes listes. Sont-elles chez toi, Makéïew ?
– Elles sont chez Makar Alexéïévitch. Ayez l’obligeance,
dit Makéïew, en s’adressant à Rostow, d’entrer vous-même
dans la salle des officiers.
– Je vous engage, mon cher, à ne pas y aller, vous
risqueriez d’y laisser votre peau, dit le docteur ; mais
Rostow prenant congé de lui, pria le chirurgien de l’y
conduire.
– Ne vous en prenez qu’à vous-même s’il vous arrive
malheur, » lui cria le médecin du bas de l’escalier.
L’odeur de l’hôpital était si écœurante dans le sombre
corridor qu’ils traversaient, que Nicolas se boucha les
narines, et s’arrêta même tout étourdi. Une porte s’ouvrit à
droite, un squelette en sortit pâle, maigre, nu-pieds,
marchant sur des béquilles, et regardant les nouveaux
venus avec envie. Notre hussard jeta un coup d’œil dans la
salle, et vit des malades et des blessés couchés par terre
sur de la paille, ou sur leurs manteaux.
« Peut-on entrer ? demanda-t-il.
– Il n’y a rien à voir, » répliqua le chirurgien ; mais, cette
réponse ne faisant qu’aiguillonner sa curiosité, Rostow
entra dans les chambres des soldats. L’odeur y était
encore plus acre et plus violente, car c’était là le foyer
même de l’infection.
Dans une longue salle, exposée à un soleil ardent,
étaient alignés, la tête contre le mur et laissant un passage
au milieu, les blessés et les malades, dont la plupart
avaient le délire et ne s’inquiétaient guère des survenants.
Les autres, relevant la tête en les voyant entrer, tournèrent
vers eux leurs figures de cire, sur lesquelles on lisait
l’espérance d’un secours providentiel, et une jalousie
involontaire à la vue de la bonne mine de Rostow. Celui-ci
s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et portant au loin,
par les portes entr’ouvertes, son regard jusque dans les
sections voisines, il n’aperçut partout que le même
spectacle sinistre, qu’il considéra en silence. À ses pieds,
presque en travers du passage, gisait un malade, un
cosaque sans doute, facile à reconnaître à la coupe de ses
cheveux ; les jambes et les bras écartés, le visage
enflammé, les yeux retournés et n’en laissant plus voir que
le blanc, les veines des pieds et des mains gonflées et
près d’éclater, il frappait sa tête contre le plancher, et
répétait d’une voix rauque toujours le même mot. Rostow
se pencha pour mieux entendre :
« À boire, à boire ! » disait ce malheureux.
Regardant autour de lui, il se demanda où il pourrait
transporter le mourant et lui donner de l’eau.
« Qui donc les soigne ? » demanda-t-il au chirurgien.
Au même moment, un soldat du train, sortant de l’autre
pièce et le prenant pour un des chefs inspecteurs de
l’hôpital, fit le salut militaire en passant devant lui :
« Transporte-le ailleurs et donne-lui de l’eau.
– Entendu, Votre Noblesse, répondit le soldat sans
bouger.
– On n’en fera rien, » se dit Rostow, et il allait sortir,
lorsqu’il se sentit instinctivement attiré vers un coin de la
chambre par un regard fixé obstinément sur lui. Un vieux
soldat, au teint jauni, à l’expression sombre, à la barbe
grise et inculte, semblait vouloir lui demander quelque
chose. Il s’approcha de lui et vit qu’une de ses jambes avait
été amputée au-dessus du genou. Son voisin, un tout jeune
homme, immobile, étendu la tête renversée en arrière, le
visage d’une blancheur mate, les yeux fixes sous ses
paupières à demi closes, attira l’attention de Rostow. Il
frémit : « Mais il me semble, dit-il, que celui-ci est…
– Oui, Votre Noblesse, et nous avons déjà tant supplié !
dit le vieux soldat dont la mâchoire tremblait. Il est mort à
l’aube… Ce sont pourtant des hommes et pas des chiens !
– On va l’emporter à l’instant, s’empressa de dire le
chirurgien : venez, Votre Noblesse.
– Allons, allons, » dit Rostow avec la même hâte, en
baissant les yeux, et, essayant de passer inaperçu sous le
feu croisé de ces regards, braqués sur lui avec une
expression de reproche et d’envie, il sortit de cet enfer.
XVIII
Après avoir traversé le corridor, ils entrèrent dans la
section des officiers, qui était composée de trois pièces
communiquant entre elles : il y avait là des lits, sur lesquels
les malades étaient couchés ou assis. Quelques-uns
d’entre eux se promenaient en robe de chambre. Le
premier que remarqua Rostow fut un petit homme maigre
avec un bras de moins, en bonnet de coton, une pipe à la
bouche, arpentant de long en large la première pièce. Il
essaya de se rappeler où il l’avait déjà vu.
« Voilà comme on se retrouve, dit le petit homme. C’est
moi, Touschine, celui qui vous a ramené là-bas à
Schöngraben, et vous voyez, ajouta-t-il en montrant sa
manche flottante, on m’a enlevé un petit morceau !… Vous
cherchez Denissow… c’est mon compagnon !… Venez par
ici, » et il l’emmena dans la chambre voisine, où l’on
entendait rire aux éclats.
« Comment ont-ils envie de rire ici ?» se demanda
Rostow qui ne pouvait ni se débarrasser de l’odeur du
mort, ni oublier les regards qui l’avaient suivi à sa sortie.
Denissow, la tête enfouie sous sa couverture, dormait
encore, quoiqu’il fût déjà midi :
« Ah ! Rostow ! bonjour, bonjour ! » s’écria-t-il de sa
voix habituelle ; mais Rostow remarqua avec peine qu’à
travers sa vivacité et son insouciance ordinaire un
sentiment étrange d’aigreur perçait sur sa figure et dans
ses paroles.
Sa blessure, malgré son peu d’importance, n’était pas
encore guérie après un séjour de six semaines à l’hôpital ;
son visage était bouffi et pâle comme ceux de ses
camarades ; mais ce n’était pas là ce qui avait frappé
Rostow : c’était le sourire forcé de son ami, qui semblait ne
pas se réjouir de sa visite, et qui ne le questionnait ni sur le
régiment, ni sur ce qui s’y passait ; il se bornait à l’écouter
lorsque Nicolas en parlait.
Il ne témoignait aucun intérêt à rien : on aurait dit qu’il
s’efforçait d’oublier le passé, et qu’il n’avait qu’une seule et
constante préoccupation, son affaire avec l’intendance.
Quand Rostow lui demanda où elle en était, il tira de
dessous son oreiller plusieurs papiers, entre autres celui
qu’il avait reçu en dernier lieu de la commission et le
brouillon de sa réponse, qui évidemment lui plaisait, car il
faisait remarquer à Rostow les réflexions piquantes dont il
l’avait émaillée. Ses camarades, qui avaient entouré avec
empressement le nouveau venu, porteur de nouvelles du
monde extérieur, s’éloignèrent peu à peu, aussitôt que
Denissow commença à lire. Leur figure disait assez qu’ils
avaient par-dessus la tête de toute cette histoire. Seul son
voisin de lit, un gros uhlan qui fumait sa pipe d’un air
sombre, et le petit Touschine, branlant la tête d’un air
désapprobateur, continuèrent à l’écouter :
« À mon avis, dit le uhlan en l’interrompant au beau
milieu de sa lecture, il n’y a qu’une chose à faire,
s’adresser à la clémence de l’Empereur. Il y aura, dit-on,
une pluie de récompenses, et il graciera, c’est sûr…
– Moi, demander une grâce à l’Empereur ! s’écria
Denissow d’une voix irritée, bien qu’il tâchât seulement de
lui rendre son énergie d’autrefois. Pourquoi ? Si j’avais été
un brigand, j’aurais pu demander ma grâce, et c’est parce
que j’attaque des misérables ?… Qu’on me juge, je n’ai
pas peur : j’ai servi honorablement l’Empereur, la patrie, je
n’ai pas volé ! Et l’on me dégraderait pour… Allons donc !
… Écoute ce que je leur dis plus loin : « Si j’avais volé le
gouvernement… »
– C’est bien écrit, assurément cela saute aux yeux, dit
Touschine, mais là n’est pas la question, Vassili Dmitritch,
il faut se soumettre… et il ne le veut pas, ajouta-t-il en
s’adressant à Rostow ; l’auditeur lui a bien dit que son
affaire était mauvaise.
– Eh bien, tant pis, repartit Denissow.
– L’auditeur vous a pourtant préparé une supplique, dit
Touschine ; vous devriez la signer et la remettre à Rostow :
il a sûrement des accointances avec l’état-major, et vous
ne trouverez pas de meilleure occasion.
– J’ai déclaré que je ne ferais point de bassesse, »
répondit Denissow, et il reprit sa lecture.
Rostow partageait l’opinion de Touschine et des autres
officiers ; c’était, il le sentait d’instinct, la seule et véritable
voie à suivre ; il aurait été heureux de rendre ce service à
son camarade, mais, connaissant sa volonté inébranlable
et le juste motif de son emportement, il n’osait l’y engager.
Lorsque cette lecture irritante, qui avait duré plus d’une
heure, fut terminée, les groupes se reformèrent autour
d’eux, et Rostow, profondément attristé, passa le reste de
la journée à causer de choses et d’autres, et à écouter les
récits de ces pauvres blessés, tandis que Denissow,
sombre et morne, gardait constamment le silence.
S’étant enfin décidé à partir, fort avant dans la soirée,
Rostow lui demanda s’il n’avait pas de commissions ?
« Si ! un moment, » répondit-il, et, tirant de dessous son
oreiller les mêmes papiers, il s’approcha de la fenêtre, sur
l’appui de laquelle il y avait un encrier, et il y trempa une
plume :
« Il n’y a pas à dire, un fouet ne peut briser une hache, »
dit-il en remettant à Rostow une grande enveloppe.
C’était sa supplique à l’Empereur, dans laquelle, sans
parler de ses griefs contre l’intendance, il demandait sa
grâce pure et simple :
« Tu la remettras à qui de droit ; on voit bien… » Il
n’acheva pas, un sourire douloureux et forcé contracta ses
lèvres.
XIX
Revenu au régiment, Rostow, ayant mis le colonel au
courant de la situation de Denissow, partit aussitôt pour
Tilsitt, avec la supplique de Denissow dans sa poche.
Le 13/25 juin, eut lieu l’entrevue des deux Empereurs,
Alexandre et Napoléon. Boris Droubetzkoï obtint d’un haut
personnage de faire partie ce jour-là de sa suite.
« Je voudrais voir le grand homme, » avait-il dit en
parlant de Napoléon, qu’il avait jusque-là, comme tous les
autres, appelé Bonaparte.
« Vous voulez dire Bonaparte ? » répondit le général en
souriant.
Boris comprit aussitôt que c’était une manière aimable
de le mettre à l’épreuve.
« Mon prince, je parle de l’Empereur Napoléon… »
Et le général lui tapa amicalement sur l’épaule.
« Tu iras loin, » lui dit-il, et il le prit avec lui.
Ce fut ainsi que Boris fit partie des élus qui assistèrent
à l’entrevue sur les bords du Niémen. Il vit les tentes et les
radeaux ornés des chiffres des deux souverains. Napoléon,
sur la rive opposée, passant devant le front de sa garde,
l’Empereur Alexandre, pensif, attendant dans un cabaret
l’arrivée de son futur allié. Il vit les deux souverains monter
en bateau et Napoléon, abordant le premier le radeau,
s’avancer rapidement vers Alexandre, lui tendre la main, et
disparaître avec lui sous la tente. Depuis son entrée dans
les hautes sphères, Boris avait pris l’habitude d’observer
attentivement tout ce qu’il voyait autour de lui et d’en tenir
note ; il s’informa donc du nom des personnages de la
suite de Napoléon, s’inquiéta de leurs uniformes, écouta
les propos des dignitaires importants, regarda à sa montre
pour savoir au juste l’heure à laquelle les Empereurs
s’étaient retirés sous la tente, et ne manqua pas d’en faire
autant à leur sortie. L’entretien dura une heure cinquante-
trois minutes, et il le nota aussitôt parmi les autres faits
historiques qui avaient leur importance. La suite de
l’Empereur Alexandre n’étant pas très nombreuse, il
devenait dès lors très important de se trouver à Tilsitt à
cette occasion, et Boris ne tarda pas à s’en apercevoir. Sa
position se raffermit, on s’habitua à lui, il fit dorénavant
partie de ce milieu choisi, et il fut chargé deux fois d’une
mission pour l’Empereur. Ce dernier le connaissait, et
l’entourage, ne le considérant plus comme un nouveau
venu, aurait été même étonné de ne plus le voir.
Il logeait avec un autre aide de camp, le comte Gelinski,
un Polonais élevé à Paris, très riche, partisan enthousiaste
des Français, et dont la tente devint pendant ces quelques
jours à Tilsitt le point de réunion, pour les dîners et les
déjeuners, des officiers français de la garde et de l’état-
major.
Le 24 juin, le comte Gelinski organisa un souper : un
aide de camp de Napoléon y occupait la place d’honneur,
et parmi les autres invités on voyait quelques officiers
français de la garde, et un tout jeune homme, d’une grande
et ancienne famille, qui était page de Napoléon. Ce même
jour, Rostow, profitant de l’obscurité pour ne pas être
reconnu en habit civil, se rendit tout droit chez Boris.
L’armée, qu’il venait de quitter, n’était point encore au
diapason des nouveaux rapports établis au quartier
général avec Napoléon et les Français, nos anciens
ennemis devenus nos amis ; rapports qui étaient la
conséquence naturelle du changement survenu dans la
politique des deux pays. Bonaparte y inspirait encore à
tous le même sentiment de haine, de mépris et de terreur.
Rostow, discutant peu de jours auparavant avec un officier
du détachement de Platow, s’était acharné à lui prouver
qu’on traiterait Napoléon en criminel, et non en souverain,
si on avait la bonne fortune de le faire prisonnier. Une autre
fois, causant avec un colonel français blessé, il s’était
échauffé au point de lui dire qu’il ne pouvait être question
de paix entre un Empereur légitime et un brigand ! Aussi
éprouva-t-il un singulier étonnement à la vue des officiers
français et de ces uniformes qu’il avait l’habitude de ne
rencontrer qu’aux avant-postes. À peine les aperçut-il, que
le sentiment naturel à un militaire, l’animosité qu’il
ressentait toujours à leur vue, se réveilla en lui. Il s’arrêta
sur le seuil du logement de Droubetzkoï, et demanda en
russe s’il y était. Boris, au son d’une voix étrangère, sortit à
sa rencontre, et ne put s’empêcher de laisser percer un
certain déplaisir :
« Ah ! c’est toi ! je suis très content de te voir, dit-il
néanmoins, mais pas assez à temps pour que Rostow
n’eût pas saisi sa première impression.
– Je viens mal à propos ? dit-il froidement, je viens pour
affaire, autrement…
– Mais pas du tout : je suis seulement étonné de te voir
ici !… Je suis à vous dans un moment, répondit-il à
quelqu’un qui l’appelait de l’autre chambre.
– Ah ! je le vois bien… je viens mal à propos, répéta
Nicolas ; mais Boris avait déjà arrêté sa ligne de conduite,
et il l’entraîna avec lui. Son regard calme et tranquille
semblait s’être voilé et se dérober derrière « les lunettes
bleues » du savoir-vivre.
– Tu as tort de le croire. Viens ! » Le couvert était mis, il
le présenta à ses invités, et leur expliqua qu’il n’était pas un
civil, mais un militaire et son ancien ami. Rostow regardait
les Français d’un air maussade et les salua avec raideur.
Gelinski, nullement satisfait de l’apparition de ce Russe,
ne lui fit aucun accueil. De son côté, Boris faisait mine de
ne point s’apercevoir de la gêne qu’il avait ainsi introduite
dans leur cercle, et s’efforçait de ranimer la conversation.
Un des hôtes s’adressant, avec une politesse toute
française, à Rostow qui gardait un silence opiniâtre,
demanda s’il n’était pas venu avec l’intention de voir
l’Empereur Napoléon.
« Non, je suis venu pour affaire, » répondit brièvement
Rostow.
Sa mauvaise humeur, accrue par le déplaisir évident
qu’il causait à son ami, lui fit supposer que tous le
regardaient également de travers : Ce n’était du reste que
trop vrai : sa présence les gênait, et à cause de lui, la
conversation languissait.
« Que font-ils ici ? » se demanda-t-il à lui-même.
« Je sens que je suis de trop, dit-il à Boris, laisse-moi
te conter mon affaire, et je m’en vais.
– Mais non, reste ! Si tu es fatigué, va te reposer un peu
dans ma chambre. »
Ils entrèrent dans la petite pièce où couchait Boris.
Nicolas, sans prendre même la peine de s’asseoir, lui
déroula, d’un ton irrité, toute l’affaire de Denissow, et lui
demanda carrément s’il pouvait et voulait remettre sa
supplique au général, pour être transmise à l’Empereur.
Pour la première fois, le regard de Boris lui produisit un
effet désagréable : Boris, en effet, les jambes croisées,
regardait de côté et d’autre, et ne prêtait qu’une vague
attention à son ami ; il l’écoutait comme un général écoute
le rapport de son subordonné :
« Oui, j’ai entendu conter beaucoup de choses de ce
genre, l’Empereur est très sévère à ce sujet. Il vaudrait
mieux, à mon avis, ne pas la faire parvenir jusqu’à Sa
Majesté, et l’adresser tout simplement au chef du corps
d’armée ; ensuite, je crois que…
– C’est-à-dire que tu ne veux rien faire, dis-le-moi tout
net ! s’écria Rostow avec irritation.
– Au contraire, je ferai ce que je pourrai. »
Gelinski appela Boris à travers la porte.
« Vas-y, vas-y… » dit Nicolas, et, refusant de prendre
part au souper, il resta dans la petite chambre, qu’il se mit
à arpenter dans tous les sens, au bruit animé des voix
françaises.
XX
Le jour était mal choisi pour faire des démarches de ce
genre. Il était impossible de se présenter chez le général
de service, en frac et sans congé, et quand même Boris
l’aurait voulu, celui-ci n’aurait pu rien faire le lendemain 27
juin (9 juillet), jour où furent signés les préliminaires de la
paix. Les Empereurs échangèrent les grands-cordons de
leurs ordres : Alexandre reçut la Légion d’honneur, et
Napoléon, le Saint-André. Un grand banquet, auquel les
Empereurs devaient assister, fut offert par le bataillon de la
garde française au bataillon de Préobrajensky.
Plus Rostow pensait à la façon d’agir de Boris, plus il
en était affecté. Il feignit de dormir quand Boris rentra, et le
lendemain matin il s’éclipsa de bonne heure, pour aller
courir les rues en habit civil et en chapeau rond, et
examiner les Français, leurs uniformes et les maisons
occupées par les deux souverains. Sur la place, on
commençait à disposer les tables destinées au repas, et à
pavoiser les façades des maisons de drapeaux russes et
français, ornés des chiffres A et N.
« Il est évident que Boris ne veut rien faire, se disait
Nicolas, et tout est fini entre nous !… mais je ne m’en irai
pas sans avoir tenté l’impossible pour Denissow. Il faut que
sa lettre parvienne à l’Empereur… et l’Empereur est là ! »
ajoutait-il mentalement en se rapprochant sans le vouloir de
la demeure impériale.
Deux chevaux tout sellés attendaient devant la porte : la
suite se rassemblait pour escorter Alexandre.
« Je le verrai, mais comment lui remettrai-je moi-même
la supplique ? Comment lui dirai-je tout ?… M’arrêterait-on
par hasard à cause de mon habit civil ?… Non ! non ! Il
comprendra que c’est une injustice, car il comprend tout,
lui… Et si l’on m’arrête ?… Après tout, le grand mal… Ah !
on se rassemble… Eh bien, j’irai et je la remettrai : tant pis
pour Droubetzkoï, qui m’y oblige !… »
Et avec une décision dont il ne se serait pas cru
capable, il se dirigea vers l’entrée.
« Cette fois-ci, je ne laisserai pas échapper l’occasion
comme à Austerlitz. Je tomberai à ses pieds, je le prierai,
je le supplierai ! » Son cœur battait avec violence à la
pensée de le revoir : « Il m’écoutera, me relèvera, me
remerciera ! Il me dira : « Je suis heureux de pouvoir faire
le bien et réparer les injustices ! »…
Et il passa, sans faire la moindre attention aux regards
curieusement dirigés sur lui.
Un large escalier montait du perron au premier étage ;
à droite était une porte fermée, et sous la voûte de
l’escalier une autre porte, qui conduisait au rez-de-
chaussée.
« Qui demandez-vous ? lui dit-on.
– C’est une supplique à remettre à Sa Majesté,
répondit Nicolas d’une voix tremblante.
– Veuillez alors passer de son côté. »
À cette invitation faite avec indifférence, Rostow
s’effraya de son entreprise ; la pensée de se trouver
inopinément face à face avec l’Empereur était si
séduisante et si terrible à la fois, qu’il était presque sur le
point de s’enfuir, mais le fourrier de la chambre lui ouvrit la
porte et le fit entrer chez l’officier de service.
Un homme de taille moyenne, de trente ans environ, en
pantalon blanc, en bottes fortes, qui venait de passer une
fine chemise de batiste, se faisait boutonner ses bretelles
par son valet de chambre.
« Bien faite et la beauté du diable ! » disait-il à
quelqu’un dans la pièce voisine. À la vue du jeune homme,
il fronça le sourcil et se tut.
« Que désirez-vous ? Une supplique ?…
– Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix dans l’autre
chambre.
– Encore un pétitionnaire ! répondit celui qui s’habillait.
– Dites-lui d’attendre, remettez-le à plus tard. Il va sortir,
il faut l’accompagner.
– Demain, demain, il est trop tard à présent… »
Rostow fit quelques pas vers la porte :
« De qui est la supplique, et qui êtes-vous ?
– Du major Denissow.
– Mais vous, qui êtes-vous ? un officier ?
– Le comte Rostow, lieutenant.
– Quelle hardiesse ! La supplique aurait dû être remise
par votre chef. Partez vite, partez vite !… »
Et il reprit sa toilette interrompue.
Rostow sortit ; le perron était envahi par une foule de
généraux en grande tenue, devant lesquels il se trouvait
forcé de passer.
Et, mourant de peur, rien qu’en songeant qu’il pouvait
rencontrer l’Empereur, il craignait de se couvrir de honte,
d’être mis aux arrêts devant lui, il comprenait et regrettait
toute l’inconvenance de sa conduite, et se glissait les yeux
baissés hors de cette brillante réunion, lorsqu’une voix de
basse bien connue l’appela par son nom, et une main se
posa sur son épaule :
« Que faites-vous donc là, mon cher, et en habit civil
encore ? »
C’était un général de cavalerie, ancien divisionnaire de
Rostow, qui avait su pendant cette campagne conquérir les
bonnes grâces de l’Empereur.
Le jeune homme, effrayé, s’empressa de se justifier,
mais, la bonhomie railleuse de son chef l’ayant rassuré, il le
prit à part, lui exposa l’affaire d’une voix émue et implora
son appui. Le général branla la tête d’un air soucieux :
« C’est triste pour ce brave, dit-il, donne-moi la
supplique. »
À peine la lui avait-il remise, qu’un bruit d’éperons
résonna sur l’escalier, et le général se rapprocha des
autres. C’était la suite qui descendait et qui se mit
immédiatement en selle. L’écuyer Heine, le même qui était
à Austerlitz, amena le cheval de l’Empereur ; un léger
craquement de bottes se fit entendre, et Rostow devina
aussitôt quel était celui qui descendait les degrés. Oubliant
sa crainte d’être reconnu, il s’avança au milieu de quelques
autres curieux, et revit, après un intervalle de deux ans, ces
traits, ce regard, cette démarche, cet ensemble séduisant
de douceur et de majesté qui lui étaient si chers… Son
enthousiasme et son amour se réveillèrent avec une
nouvelle force. L’Empereur portait l’uniforme du régiment
de Préobrajensky, le pantalon de peau collant, les bottes
fortes, et sur la poitrine la plaque d’un ordre étranger (la
Légion d’honneur) que Nicolas ne connaissait pas. Tenant
son chapeau sous son bras, et mettant ses gants, il
s’arrêta au haut des marches du perron, et éclaira tout ce
qui l’entourait de son lumineux regard. Il jeta quelques mots
en passant à certains privilégiés, et, reconnaissant le
général de cavalerie, il lui sourit et l’appela à lui d’un signe
de la main.
Toute la suite recula, et Rostow put s’apercevoir qu’une
assez longue conversation s’engageait entre eux deux.
L’Empereur fit un pas vers son cheval, la suite et la foule
de la rue s’élancèrent en avant, et Alexandre, saisissant le
pommeau de la selle, se retourna encore une fois vers le
général, et lui dit d’une voix accentuée, comme s’il tenait à
être entendu de tous :
« Impossible, général, et c’est impossible parce que la
loi est au-dessus de moi ! » Il posa le pied dans l’étrier, le
général s’inclina respectueusement. Pendant que
l’Empereur s’éloignait au galop, Nicolas, oubliant tout dans
son exaltation, courut à sa suite avec la foule.
XXI
Les bataillons de Préobrajensky et de la garde
française avec ses hauts bonnets à poils étaient alignés, le
premier à droite, le second à gauche.
Au moment où l’Empereur s’avançait vers eux et où ils
lui présentaient les armes, un autre groupe de cavaliers, en
avant desquels s’avançait un personnage que Rostow
devina tout de suite être Napoléon, déboucha de l’autre
côté de la place. Il arrivait au galop sur un cheval gris, pur
sang arabe, couvert d’une chabraque amarante brodée
d’or. Il portait son petit chapeau, le grand cordon de Saint-
André et un uniforme bleu foncé entr’ouvert sur un gilet
blanc. Dès qu’il fut près de l’Empereur Alexandre, il
souleva son chapeau, et l’œil exercé de Rostow remarqua
qu’il ne se tenait pas bien en selle. Les bataillons crièrent :
« Hourra ! » et « Vive l’Empereur ! » Ayant échangé
quelques paroles, les illustres alliés descendirent de cheval
et se donnèrent la main. Le sourire de Napoléon était
contraint et désagréable, tandis que celui d’Alexandre se
distinguait par une bienveillance toute naturelle.
Rostow ne les quitta pas des yeux, malgré les ruades
des chevaux de la gendarmerie française, chargée de
contenir la foule ; il était stupéfait de voir l’Empereur traiter
Napoléon d’égal à égal, et ce dernier en faire autant avec
une parfaite aisance.
Les deux souverains, accompagnés de leur suite,
s’approchèrent du bataillon de Préobrajensky ; Rostow, qui
se trouvait au premier rang d’une foule considérable
massée en cet endroit, se trouva si près de son Empereur
bien-aimé, qu’il eut peur d’être reconnu.
« Sire, je vous demande la permission de donner la
Légion d’honneur au plus brave de vos soldats, » dit une
voix nette, en prononçant distinctement chaque syllabe.
C’était le petit Bonaparte qui parlait ainsi, en regardant, de
bas en haut, droit dans les yeux du Tsar, qui, l’écoutant
avec attention, lui sourit en lui faisant un signe affirmatif.
« À celui qui s’est le plus vaillamment conduit dans
cette guerre ! ajouta Napoléon avec un calme irritant pour
Rostow, et en regardant avec assurance les soldats russes
alignés, qui présentaient les armes et fixaient, immobiles,
les yeux sur la figure du Tsar :
– Votre Majesté me permettra-t-elle de demander l’avis
du colonel ? » dit Alexandre, en faisant quelques pas vers
le prince Kozlovsky, commandant du bataillon. Bonaparte
ôta avec peine de sa petite main blanche son gant, qui se
déchira, et le jeta. Un aide de camp s’élança pour le
ramasser.
« À qui la donner ? demanda l’Empereur Alexandre,
assez bas et en russe.
– À celui que Votre Majesté choisira. »
L’Empereur fronça le sourcil involontairement et ajouta :
« Il faut pourtant lui répondre. »
Le regard de Kozlovsky parcourut les rangs et glissa
sur Rostow.
« Serait-ce à moi par hasard ? » se dit celui-ci.
« Lazarew, » dit le colonel d’un air décidé, et le premier
soldat du rang en sortit aussitôt, le visage tressaillant
d’émotion, comme il arrive toujours à un appel fait
inopinément devant le front.
« Où vas-tu ? ne bouge pas ! » murmurèrent plusieurs
voix, et Lazarew, ne sachant où aller, s’arrêta effrayé.
Napoléon tourna imperceptiblement la tête en arrière, et
tendit sa petite main potelée comme pour saisir quelque
chose. Les personnes de sa suite, devinant à l’instant son
désir, s’agitèrent, chuchotèrent, se passèrent de l’une à
l’autre un petit objet, et un page, le même que Nicolas avait
vu chez Boris, s’élança en avant, et, saluant avec respect,
déposa dans cette main tendue une croix à ruban rouge.
Napoléon la prit sans la regarder et s’approcha de
Lazarew, qui, les yeux écarquillés, continuait obstinément à
regarder son Empereur. Jetant un coup d’œil au Tsar pour
bien lui prouver que ce qu’il allait faire était une gracieuseté
à son intention, Napoléon posa sa main, qui tenait la croix,
sur la poitrine du soldat, comme si son attouchement seul
devait suffire à rendre à tout jamais ce brave heureux
d’avoir été décoré et distingué entre tous. Sa main daigna
donc toucher la poitrine du soldat, et la croix qu’il y
appliquait fut aussitôt attachée par les officiers empressés
des deux suites. Lazarew suivait d’un air sombre les
gestes de ce petit homme, et reporta, sans changer de
pose, son regard sur son souverain, comme pour lui
demander ce qu’il devait faire ; n’en recevant aucun ordre,
il resta pendant un certain temps dans son immobilité de
statue.
Les Empereurs remontèrent à cheval et s’éloignèrent.
Les Préobrajensky rompirent les rangs, se mêlèrent aux
grenadiers français et s’assirent autour des tables.
Lazarew occupait la place d’honneur ; militaires et
civils, officiers russes et français, tous l’embrassaient, le
félicitaient, lui serraient les mains, l’entouraient à l’envi, et
le bourdonnement des deux langues, mêlé aux rires et aux
chants, s’entendait de tous côtés sur la place. Deux
officiers, aux figures échauffées et joyeuses, passèrent
devant Rostow :
« Quel régal, mon cher !… et servis avec de
l’argenterie !… As-tu vu Lazarew ?
– Je l’ai vu.
– On assure que demain les Préobrajensky traiteront
les Français.
– Quel bonheur pour ce Lazarew ! 1 200 francs de
pension à vie !
– En voilà un bonnet ! criait un Préobrajensky, en
mettant sur sa tête le bonnet à poil d’un grenadier.
– C’est charmant !
– Connais-tu le mot d’ordre ? disait un officier de la
garde à un camarade. Avant-hier c’était : « Napoléon,
France, bravoure » ; hier c’était « Alexandre, Russie,
grandeur » Un jour c’est Napoléon qui le donne, le
lendemain c’est l’Empereur, et demain il enverra la croix de
Saint-Georges au plus brave soldat de la garde française.
On ne peut faire autrement que de lui rendre la pareille. »
Boris, qui, avec son ami Gelinski, était venu pour
admirer le banquet, aperçut Rostow appuyé au coin d’une
maison :
« Nicolas ! bonjour ; qu’es-tu donc devenu ?… nous ne
nous sommes pas vus. Qu’as-tu donc ? ajouta-t-il, en
remarquant son air farouche et défait.
– Rien, rien.
– Tu viendras tantôt ?
– Oui, j’irai. »
Rostow resta longtemps adossé contre la muraille,
suivant des yeux les héros de la fête, pendant qu’un
douloureux travail intérieur s’accomplissait en lui. Des
doutes terribles envahissaient son âme, et il ne pouvait leur
donner de solution satisfaisante. Il pensait à Denissow, à
son indifférence chagrine, à sa soumission inattendue ; il
revoyait l’hôpital, sa saleté, ses épouvantables maladies,
ces bras et ces jambes qui manquaient, et il croyait encore
sentir l’odeur du cadavre. Cette impression fut si vive, qu’il
chercha instinctivement autour de lui d’où elle lui montait à
la gorge. Il pensait à Bonaparte, à son air satisfait, à
Bonaparte empereur, aimé et respecté de son souverain
bien-aimé ! Mais alors, pourquoi tous ces membres
mutilés ? pourquoi tous ces gens tués ? D’un côté,
Lazarew décoré, de l’autre Denissow puni sans espoir de
grâce !… Et il s’effrayait lui-même du tour que prenaient
ses réflexions.
La faim et le fumet des plats le tirèrent de cette rêverie,
et comme, après tout, il fallait manger avant de s’en
retourner, il entra dans l’auberge voisine. Un grand nombre
d’officiers, arrivés comme lui en habit civil, y étaient réunis,
et ce fut à grand’peine qu’il parvint à se faire servir à dîner.
Deux camarades de sa division se joignirent à lui : on
causa de la paix, et tous, comme du reste la majeure partie
de l’armée, en exprimèrent leur mécontentement. Ils
assuraient que si on avait tenu bon après Friedland,
Napoléon était perdu, parce qu’il n’avait plus ni vivres ni
munitions. Nicolas mangeait en silence et buvait encore
plus qu’il ne mangeait ; deux bouteilles de vin y avaient
déjà passé, et cependant le chaos qui était dans sa tête
l’accablait toujours et ne se débrouillait pas ; il avait peur
de s’abandonner à ses pensées et ne pouvait parvenir à
les écarter. Tout à coup, à la réflexion d’un officier qui disait
que la vue des Français était chose humiliante, il s’écria,
avec une violence que rien ne justifiait dans ce moment et
qui étonna son voisin, qu’il ne lui convenait pas de juger ce
qui aurait le mieux valu. Sa figure s’empourpra :
« Comment pouvez-vous censurer les actions de
l’Empereur ? poursuivit-il. Quel droit avons-nous de le
faire ? Nous ne connaissons ni son but, ni son mobile !
– Mais je n’ai pas dit un mot de l’Empereur, reprit
l’officier, ne pouvant attribuer qu’à l’ivresse cette étrange
sortie.
– Nous ne sommes pas des bureaucrates diplomates,
nous sommes des soldats et rien de plus, continua Rostow
exaspéré. On ordonne de mourir et l’on meurt !… et si l’on
est puni, eh bien, tant pis, c’est qu’on l’a mérité !… ce n’est
pas à nous de juger ! S’il plaît à notre souverain de
reconnaître Napoléon comme Empereur, et de conclure
avec lui une alliance, c’est qu’il faut que ce soit ainsi ; et si
nous nous mettons à tout juger, à tout critiquer, il ne restera
bientôt plus rien de sacré pour nous. Nous finirons par dire
que Dieu n’existe pas, qu’il n’y a rien ! » ajouta-t-il en
frappant du poing sur la table, et ses idées, tout
incohérentes qu’elles paraissaient évidemment à ses
auditeurs, étaient au contraire la conséquence logique et
sensée de ses réflexions.
« Nous n’avons qu’une chose à faire : remplir notre
devoir, nous battre et ne jamais penser, voilà tout ! s’écria-
t-il en terminant.
– Et boire ! ajouta un des officiers, désirant éviter une
querelle.
– Oui, et boire ! répéta avec empressement Nicolas.
Eh ! garçon, encore une bouteille ! »
FIN DU PREMIER VOLUME
À propos de cette édition
électronique
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication
par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :


http://www.ebooksgratuits.com/

Janvier 2006

– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont
participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc,
PhilippeC, Coolmicro et Fred

– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont
des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser
librement, à une fin non commerciale et non
professionnelle. Tout lien vers notre site est
bienvenu…

– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur
intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous
rappelons que c’est un travail d’amateurs non
rétribués et que nous essayons de promouvoir la
culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !


VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE
CONNAÎTRE CES CLASSIQUES
LITTÉRAIRES.
{1} En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{2}
En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{3} En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{4} Bailli du village. (Note du traducteur.)
{5} En français dans le texte.
{6} En français dans le texte.
{7} À cette époque, les grands seigneurs avaient toujours à leur
équipage quatre chevaux et un petit postillon sur l’un des deux
chevaux de devant.
{8} En français dans le texte.
{9}
Hors-d’œuvre et eau-de-vie servis avant le dîner. (Note du
traducteur.)
{10}
En hiver, les paysans russes couchent sur leur
poêle, construit de façon à leur permettre de s’y étendre
plusieurs à la fois. (Note du traducteur.)
{11}
En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{12} En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{13} En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{14} Eau-de-vie de Riga. (Note du traducteur.)
{15}
Nom d’une promenade de Moscou. (Note du traducteur.)
{16} La sagène est égale à 7 pieds, ou 2,13 m. La verste est égale
à 500 sagènes. (Note du correcteur.)
{17} En français dans le texte. (Note du traducteur.) .
{18} Le traducteur croit devoir relever l’erreur commise par M.
Bilibine au sujet du général Belliard, qui n’a jamais été maréchal.
{19} Caban en étoffe de laine. (Note du traducteur.)
{20}
Traduction littérale : « Heureux de nous donner de la peine ».
Réponse obligatoire des soldats dans l’armée russe aux
remerciements de leurs chefs. (Note du traducteur.)
{21}
Ici eut lieu l’attaque dont M. Thiers parle en ces termes :
« Les Russes se conduisirent vaillamment et, chose rare à la guerre,
on vit deux masses d’infanterie marcher l’une contre l’autre sans
qu’aucune des deux cédât avant d’être abordée. » Napoléon à Sainte-
Hélène s’exprime ainsi : « Quelques bataillons russes montrèrent de
l’intrépidité. » (Note de l’auteur.)
Voici textuellement les paroles de M. Thiers : « et, ce qui est rare
à la guerre, les deux masses d’infanterie marchèrent résolument l’une
contre l’autre sans qu’aucune des deux cédât avant d’être abordée. »
Puis, quelques lignes plus loin : « Les Russes se conduisirent
vaillamment. » (Note du traducteur.)
{22} Poud : Mesure de poids équivalente à 16,38 kg. (Note du
correcteur.)
{23} Il est, et il était surtout d’usage pour une femme d’embrasser
l’homme qui lui baisait la main. (Note du traducteur.)
{24}
Pain blanc particulier à Moscou. (Note du traducteur.
{25} Cotonnade rouge à l’usage des paysans. (Note du traducteur.)
{26} Le déjeuner. (Note du traducteur.)
{27}
En coupant les cheveux du nouveau-né, le prêtre accomplit un
des rites du baptême, et un usage superstitieux les fait déposer sur un
morceau de cire qu’on jette dans l’eau lustrale. Si la cire flotte à la
surface, c’est un bon présage ; si elle va au fond, c’est mauvais signe.
(Note du traducteur.)
{28} Genre d’industrie spéciale à la ville de Torjok. (Note du
traducteur.)
{29} En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{30} En français dans le texte. (Note du traducteur.)
{31} En français dans l’original. (Note du traducteur.)
{32} Maison de paysan russe. (Note du traducteur.)
{33} Nom d’une secte religieuse. (Note du traducteur.)
{34}Jeu que l’on joue avec un clou à grosse tête et un anneau.
(Note du traducteur.)
{35} Archine : unité de longueur russe égale à 71 cm (Note du
correcteur.)

Vous aimerez peut-être aussi