Eph 641 0054
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Bernard Jolibert
Dans L’Enseignement philosophique 2014/1 (64e Année), pages 54 à 73
Éditions Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public
ISSN 0986-1653
DOI 10.3917/eph.641.0054
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QUE PEUT-ON ENTENDRE
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Bernard JOLIBERT
Université de La Réunion.
1. Rien que durant la période du Moyen Âge, de nombreuses philosophies morales se sont construites sur des
modèles judéo-chrétiens, tout en s’inspirant de dogmes et de thèses empruntés à la philosophie païenne.
Durant les cinq premiers siècles de l’ère chrétienne s’avancent comme philosophes et moralistes des hommes
aussi divers que les Grecs Clément d’Alexandrie, Origène, Athanase, Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse
ou les Latins Justin, Tertullien, Arnolbe, Lactance, Ambroise, Jérôme, Augustin, Boèce ou Cassiodore. Après
les invasions dites barbares entre le IXe et le XIIe siècle, les discussions opposent les « réalistes » comme Jean
Scott Erigène, Anselme ou Guillaume de Champaux aux « conceptualistes » dont Abélard reste le plus célèbre
représentant. A partir du XIIIe siècle, lorsque sont révélés au monde occidental les commentaires arabes de la
morale d’Aristote, tout spécialement ceux d’Averroès, une nouvelle réflexion se fait jour avec Albert-le-Grand,
Thomas d’Aquin, Bonaventure.
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tianisme l’ensemble des dogmes et des préceptes communs au judaïsme et au christia-
nisme, histoire, croyances et valeurs confondues, au point d’en faire le socle d’une
pensée morale et sociale régulatrice. Les questions posées ici ne sont pas civilisation-
nelles mais seulement conceptuelles et éthiques. Comment situer le judéo-christianis-
me par rapport aux morales de l’Antiquité gréco-latine ? Y a-t-il un sens à parler
d’éthique judéo-chrétienne au singulier ? Autrement dit, suffit-il d’accoler deux
vocables pour créer un concept moral cohérent ? En tentant de répondre à ces ques-
tions on comprendra peut-être mieux l’originalité des fondements et des principes de
ce modèle moral qui n’a pas manqué de susciter des réserves bien avant le siècle des
Lumières. Si on veut en saisir l’originalité, il paraît souhaitable de partir des diffé-
rences qu’il présente avec l’univers des morales de l’Antiquité.
2. L’idée de Dieu unique serait en partie présente chez les Stoïciens ainsi que celle d’immortalité de l’âme per-
sonnelle. Platon évoque une vie après la mort dans le mythe d’Er l’Arménien (La République, X, 614 - 621).
Dans le Timée (28 a sq.), il explique la formation du monde par un démiurge ordonnateur. C’est sur la base de
telles analogies qu’on superpose, non sans quelque témérité, aux conceptions bibliques et évangéliques, les
notions intelligibles empruntées à la philosophie antique afin d’expliquer pourquoi l’homme doit mener une
existence morale chrétienne et faire son salut.
manifesté aux hommes et leur a fait connaître certaines vérités pratiques auxquelles il
est de leur devoir d’adhérer et de se conformer le plus exactement possible. Pour les
Juifs, cette révélation s’est faite en une fois, lorsque Dieu a dicté sa volonté à Moïse
sur le mont Sinaï. Pour les Chrétiens, elle s’est faite en deux fois. La loi que Dieu a
imposée à Moïse n’était que provisoire. Dieu s’est incarné plus tard dans la personne
de Jésus-Christ, complétant par cet intermédiaire la Loi, devenue de ce fait définitive
(Lulle, 2004).
Ce qu’il est essentiel de noter ici, c’est qu’en dépit des divergences entre la Loi des
Juifs et celle des Chrétiens, dans l’une et l’autre doctrine il existe une vérité morale
qui prime toutes les autres. Les règles de l’éthique, les prescriptions qui doivent nous
aider à conduire nos actions, la raison humaine n’a pas à les découvrir par elle-même
à travers les évidences de l’expérience et la réflexion comme chez les Anciens. Pour
savoir ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, il existe une voie prioritaire : se
pencher sur les textes sacrés ou sur l’exemple du Christ, les interpréter, les com-
prendre, en suivre les préceptes et agir en conséquence, c’est-à-dire par imitation. En
ce sens, l’éthique judéo-chrétienne est d’abord une herméneutique (Fuchs, 2003). Elle
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a pour objet premier l’interprétation de textes qui ont valeur de signe et de comman-
dement.
Certes, il existe une conscience morale individuelle et, s’il est clair que toute
chose existe en fonction de sa destination inscrite dans chaque nature, cette conscien-
ce individuelle a un rôle dans l’économie de la Création. Les leçons du catéchisme en
termes de causes finales le rappellent aux enfants : si l’oiseau a des ailes, c’est parce
que Dieu a voulu qu’il vole ; si l’araignée fait sa toile c’est parce que Dieu a voulu
qu’elle se nourrisse de mouches. Bernardin de Saint-Pierre retiendra la leçon. L’hom-
me dispose d’une raison théorique pour comprendre, mais aussi d’une raison pratique
(morale et éthique, action et réflexion sur l’action confondues) qui l’invite à faire son
devoir. Cet instrument, qu’on appelle parfois simplement « conscience » ou « sens du
devoir », est un outil qui permet de se bien conduire dans la vie. Il faut sentir inté-
rieurement le bien et le mal, le juste et l’injuste ; le sentiment moral est là pour opérer
cette discrimination. Mais cette conscience intime, pour justifiable théologiquement
qu’elle soit, souffre d’un défaut important. Sans principes premiers révélés, elle ne
peut qu’errer. Sans appui certain, comment y voir clair dans la diversité des modèles
moraux ? Où trouver le garde-fou de la raison qui permet à coup sûr de repérer la
bonne conduite dans la confusion des sentiments et des valeurs qui trouble et divise
les hommes ? La réponse est immédiate. Ce que chacun doit faire est contenu dans les
textes sacrés. Ultimes recours, ce sont eux qui fournissent les règles intangibles que la
conscience doit reconnaître et la conduite suivre. À chacun de s’en nourrir, de les
interpréter, de les comprendre et d’en appliquer les modèles à sa propre existence.
Ici, une première difficulté se fait jour car les textes sacrés ne parlent pas d’une
même voix. Les prescriptions des Juifs sont principalement contenues dans trois livres
capitaux de la Bible : L’Exode, le Lévitique et le Deutéronome. Elles sont multiples et se
rapportent au culte, à l’hygiène privée ou publique, aux gestes de la vie quotidienne.
Certaines touchent des détails qui étonnent le zoologue d’aujourd’hui 3. Nombre
d’entre elles ont une dimension proprement morale. Leur originalité tient à la forme
3. Par exemple, les prescriptions relatives à l’interdiction de manger de la chair de certains animaux comme le
chameau ou le lapin qui « ruminent », ont quatre pattes, mais dont la « corne du pied n’est pas fendue » contrai-
rement au bœuf (Lévitique, XI, 6), ou celles qui touchent les bêtes « ailées qui vont sur quatre pattes » (Lévi-
tique, XI, 20) ou les « taupes et les souris qui rampent » (Lévitique, 11, 29). Voir aussi Deutéronome, 14, 9-21.
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de commandements indiscutables ou de paraboles qui se veulent exemplaires de ce
qu’il convient de faire ou de ne pas faire. D’autres paraissent aujourd’hui d’une dureté
exceptionnelle 5.
Pour quelles raisons se plier à ces obligations à la fois religieuses et morales ? Le
texte sacré, à travers l’Exode, le Lévitique ou le Deutéronome en fournit une et une
seule : les prescriptions viennent de Yahvé, « celui qui a sorti les Juifs d’Égypte et les a
tirés de la maison de servitude » (Exode, 20, 2 et Deutéronome, 5, 6). Il veut être obéi et
cela suffit pour qu’il le soit. « Je suis le Seigneur votre Dieu » : voilà la justification
unique de toutes les évidences éthiques et de toutes les obligations morales. L’affirma-
tion de la toute-puissance divine, telle est la raison ultime qui justifie toute pratique :
« Vous craindrez le Seigneur votre Dieu, parce que je suis le Seigneur. » L’expérience, la
loi humaine et le raisonnement personnel doivent se taire lorsque l’impératif divin
exprime sa volonté ; cette dernière est en effet indiscutable par essence ; autorité
absolue, elle s’impose sans avoir à se justifier.
Face aux commandements impérieux d’un Dieu qui veut être obéi, bénédictions
et malédictions pleuvent dru. On trouve soit la promesse de récompenses en cas
d’obéissance, soit les menaces les plus terribles en cas de transgression.
Commençons par les promesses :
Si vous suivez mes prescriptions, si vous gardez et pratiquez mes commandements, je
vous donnerai les pluies propres à chaque saison. La terre produira des grains et les
arbres seront couverts de fruits. La moisson, avant d’être battue sera pressée par la
vendange et la vendange sera elle-même, avant qu’on ne l’achève, pressée par le temps
des semences. Vous mangerez votre pain et vous serez rassasiés et vous habiterez votre
terre sans aucune crainte. J’établirai la paix dans l’étendue de tout le pays […] Je mar-
cherai parmi vous. Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple. (Lévitique, 26, 3-13).
Côté menaces, l’autorité divine ne fait pas dans la nuance :
Si vous ne m’écoutez pas et si vous n’exécutez pas tous mes commandements […]
voici la manière dont j’en userai avec vous. Je vous punirai bientôt par l’indigence et
4. Exode, 20, 17. Voir aussi Deutéronome, 5, 21 où, en dépit du fait que l’ordre de présentation des interdits
moraux est différent, leur contenu, leur forme et leur caractère absolu restent les mêmes.
5. Par exemple (Rois II, 23) lorsque deux ourses « déchirent » rien moins que 42 enfants qui se moquaient de la
calvitie d’Élisée, ou lorsque le lévite Éphraïm, menacé de viol à Gibéa, jette sa femme en pâture aux violeurs et
finit au matin par la découper en morceaux avant de reprendre tranquillement sa route (Juges, XIX, 16-29).
par une ardeur qui desséchera vos yeux et vous consumera. Ce sera en vain que vous
sèmerez vos grains parce que vos ennemis les dévoreront. J’arrêterai sur vous l’œil de
ma colère ; vous tomberez devant vos ennemis et vous serez assujettis à ceux qui vous
haïssent. Si, après cela, vous ne m’obéissez point, je vous châtierai sept fois davantage
et je briserai la dureté de votre orgueil. Je ferai que le ciel sera pour vous comme le fer
et la terre comme l’airain. Tous vos travaux seront rendus inutiles ; la terre ne produira
point de grains, ni les arbres de fruits. 6
Et les menaces ne font que s’accumuler, de plus en plus terribles : exil, stérilité,
peste, famines.
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prescriptions, les suivre et les appliquer dans tous les cas dans un esprit de discipline
et d’obéissance. La vertu éthique n’est autre que l’allégeance la plus formelle et la plus
totale aux ordres des prophètes. Leur inspiration ne vient-elle pas d’en haut ? On est
loin des morales antiques pour qui les conseils éthiques ne sont que des principes tou-
jours discutables, hypothétiques, tirés de la réflexion personnelle d’un homme com-
mun à propos de son expérience tout aussi ordinaire de la vie et qu’il s’efforce seule-
ment de partager avec d’autres dans un dialogue interminable.
Qu’en est-il de la morale évangélique ? Conduit-elle à la même rupture métaphy-
sique de principe avec l’Antiquité que la morale de l’Ancienne Loi ? La doctrine des
Évangiles et celle de l’Ancien Testament possèdent des éléments fondateurs com-
muns. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont souligné les divergences d’appréciation
des deux modèles éthiques. Commençons par les différences les plus voyantes. On
peut en prendre plusieurs exemples qui vont au-delà de la simple nuance.
La loi de Moïse attribue prioritairement une valeur essentielle aux gestes, aux
rituels, aux détails des prescriptions, au respect des traditions codifiées ; formalisme
que dénonce l’apôtre Marc au nom de la pureté intentionnelle du cœur (2, 21-22). La
Nouvelle Loi ne leur accorde de sens authentique que s’ils sont accomplis suivant une
intention véritablement morale 7. La pureté du cœur prime la conformité au protocole.
L’esprit passe avant le formalisme de la lettre.
Autre différence, plus importante : Yahvé s’adresse à son peuple, peuple choisi
entre les peuples 8 ; les Évangiles en revanche s’adressent à tous les êtres humains, y
6. Lévitique, 26, (14- 46). Le Deutéronome reprend les « bénédictions » et surtout les « malédictions » avec la
même fermeté : « L’Éternel te frappera de dépérissement, de fièvre, d’inflammation, de la chaleur brûlante, de dessè-
chement, de rouille, de nielle […] Au milieu de la détresse où te réduira ton ennemi, tu mangeras tes enfants, la
chair des fils et des filles de l’Éternel » (28, 20- 68).
7. « Si tu apportes ton offrande à l’autel et que là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là
ton offrande devant l’autel et va premièrement te réconcilier avec ton frère. Après ça, viens et apporte ton
offrande. » Saint Paul rappelle que la stricte obéissance à la Loi ne saurait constituer le chemin du salut. La
voie éthique véritable passe par l’esprit. Galates, 5, 19-21.
8. « Tu es le peuple saint pour Iahvé, ton Dieu, c’est toi que Iahvé a choisi pour devenir son peuple de prédilection
d’entre tous les peuples qui sont à la surface du sol » Deutéronome, VII, 6. Voir, de même, Deutéronome, XIV, 2 ;
Rois, III, 8 ; Rois, VIII, 53 : « C’est Toi qui l’a séparé (le peuple d’Israël) de tous les peuples de la terre pour qu’il
soit ton héritage. » ; Rois, IX, 6 ; voir aussi : Jérémie, X, XXXI ; Zacharie, VIII, Psaumes : « Il révèle sa parole à
Jacob, ses préceptes et ses jugements à Israël. Il n’a pas agi de la sorte pour toutes les nations (non juifs : goyim) et
il ne leur a pas fait connaître ses jugements, Alléluia ! » CXLVII (Vulgate CXLVI-CXLVII) in fine.
compris les femmes, les esclaves et les enfants. L’épître de Paul aux Éphésiens dit
expressément : « Considérez-vous comme dépendants les uns des autres » (5, 21). L’in-
terdépendance humaine est universelle suivant la Nouvelle Loi.
La loi de Moïse préconise, comme le code d’Hammourabi, la loi du Talion 9 ; dans
l’optique chrétienne en revanche, le Talion doit être aboli :
Vous avez entendu qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Mais moi je vous dis
de ne pas résister à celui qui vous fait du mal. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite,
présente-lui la gauche. Et si quelqu’un veut plaider contre toi et te prendre ton man-
teau, laisse-lui tout l’habit. (Matthieu, 5, 38).
La loi de Moïse invite chacun à aimer ses amis et à haïr ses ennemis. Avec les
chrétiens, il faut désormais aimer ses ennemis comme soi-même :
Mais moi je vous le dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent.
Faites le bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous outragent et qui
vous persécutent. (Matthieu, 5, 44).
Ne pas résister au mal par le mal, tout est là. À la morale judaïque de la justice
vengeresse, les Évangiles substituent une morale de l’amour « envers et contre tout » 10,
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une éthique de la charité universelle et du pardon. « Aimez-vous les uns les autres » 11.
Telle semble la Nouvelle Loi.
Peut-on alors parler d’éthique judéo-chrétienne comme d’une seule entité ?
En dépit de ces différences, importantes certes du point de vue de la pratique
morale quotidienne, la Nouvelle Loi reste très proche de l’Ancienne quant aux fonde-
ments éthiques que l’on peut tirer de ses prescriptions, si diverses soient-elles. Par-
delà les divergences formelles sur lesquelles se plaisent à insister saint Marc, Marcion
et ses adeptes dès le premier siècle, il subsiste une racine fondatrice commune.
Si on parle de morale judéo-chrétienne, rapprochant ainsi les fondements de
l’éthique juive de ceux de l’éthique chrétienne, c’est d’abord pour une raison histo-
rique. Impossible en effet de séparer la Bible des Évangiles. Si les Prophéties de la
première n’étaient pas données pour « inspirées », le caractère surnaturel du Christ ne
serait en rien garanti. La divinité du Christ ainsi que l’authenticité de son enseigne-
ment reposent sur les attentes explicites de l’Ancien Testament. Saint Matthieu rap-
pelle que l’on ne saurait « abolir la Loi et les Prophètes » 12. De plus, Dieu désigne
9. « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure,
blessure pour blessure, plaie pour plaie. » Exode, 21, 24-25. « Si quelqu’un blesse son prochain, on lui fera comme il
a fait, fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on lui infligera la même blessure que celle qu’il a infligée
à son prochain. » Lévitique, 24, 19-21. « Si quelqu’un verse le sang de l’homme, son sang sera versé par l’homme. »
Genèse, 9, 6. Paradoxalement, le même Lévitique proposait le pardon comme modèle de réponse à l’offense :
« Tu ne te vengeras pas, ni ne garderas rancune, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (19, 18).
10. Jean Louis Vivès : « Que l’homme aime l’homme, par cela même qu’il est homme ; qu’il ne regarde pas à sa
nation, sa condition, mais seulement l’humanité et à Dieu. » De Concordia et discordia, in Œuvres complètes, vol.
IV, 12, p. 390. Les Chrétiens ont pour devoir de considérer tous les hommes, non seulement comme des conci-
toyens, mais comme des frères. Il poursuit : « amandi sunt turcae », il faut aimer les Turcs ; ce sont nos enne-
mis certes, mais ils sont aussi « assurément des hommes ».
11. « Toute la Loi trouve son accomplissement dans cette parole unique : Tu aimeras ton prochain comme toi-
même. » Paul : Galates, (5, 14). Et Jean : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ; il n’y a pas plus
grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » 15, 11-17. Et aussi Marc, 12, 31 : « Aimer son pro-
chain comme soi-même vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices. Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. » Sans oublier Luc : « Tu aimeras Dieu de
toute ton âme et ton prochain comme toi-même. » 10, 27. Voir aussi Jacques, 2, 8. « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même » comme disait déjà le Lévitique, 19, 18 (voir supra, note 15).
12. « Ne pensez point que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes. Je suis venu l’accomplir » (ptèrôsai, dit le
texte grec au sens de : « dégager le sens véritable de ce qui a été accompli, mettre un terme en réalisant plei-
nement. ») Matthieu 5, 17
expressément Jésus comme son fils à Pierre, Jacques et son frère Jean, par la bouche
de Moïse et d’Élie 13.
Mais le lien qui permet de parler de morale judéo-chrétienne n’est pas seulement
historique, il est aussi idéologique. En effet, la critique du formalisme juif et de son
observance inflexible des règles, le rappel constant de l’esprit contre la lettre, n’entraî-
ne jamais pour le christianisme le refus de l’Ancienne Loi, ni même l’exclusion des rites
religieux juifs au nom d’une quelconque spontanéité mystique. Jamais Paul ni les évan-
gélistes ne remettent en question le lien qui les unit à l’autorité de l’Ancien Testament.
Simplement, leurs critiques, parfois sévères, invitent à recentrer la réflexion morale sur
la foi entendue comme sentiment intime, plutôt que sur les pratiques coutumières
d’où, avec le temps, toute signification éthique s’est retirée. Il ne s’agit pas de négliger
ou de récuser la Torah, mais de se demander comment lui obéir le plus fidèlement pos-
sible, c’est-à-dire de vivre à sa lumière et non de suivre aveuglément ses préceptes.
Surtout, la Bible et l’Évangile nous représentent un Dieu unique certes, mais
aussi, du point de vue éthique, un Dieu qui ordonne à l’homme de se conduire d’une
façon précise. Il n’est plus, comme chez Platon, un démiurge, assisté d’aides plus ou
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moins maladroits, qui dispose d’une matière première existant indépendamment de
lui et qui pose son regard sur un modèle idéal. Il n’est pas comme le sculpteur qui n’a
qu’à jeter les yeux sur ce qu’il veut copier et « informer » de ses mains la matière plus
ou moins résistante (marbre, terre ou bois). Le Dieu judéo-chrétien crée à partir de
rien et il ordonne que tout soit selon ses directives qui prennent force de Lois abso-
lues. Quoique l’enseignement évangélique tranche sur celui de Moïse quant au détail
des prescriptions, parfois contraires il est vrai, il en reste l’héritier quant aux thèmes
majeurs de l’éthique et quant à la forme de l’exigence pratique qu’il impose : celle du
devoir imprescriptible. Ce que l’on appelle « les dix commandements » chez les Chré-
tiens témoigne assez du lien étroit entre l’Ancienne Loi (Décalogue) et les maximes
de la Nouvelle, tant au plan du contenu que de la forme dogmatique. Mêmes interdits
de tuer, de mentir, de convoiter le bien d’autrui ; même obligation d’adorer un seul
Dieu et d’honorer ses parents, etc. L’éthique s’écrit désormais à l’impératif, non au
conditionnel, comme elle le faisait dans le monde philosophique gréco-latin.
LE BONHEUR VÉRITABLE
Une autre idée, largement inspirée de l’Ancien Testament, s’impose et finit par domi-
ner la Loi Évangélique, celle suivant laquelle le véritable bonheur ne saurait être de ce
monde : si les petits bonheurs éphémères peuvent intéresser les hommes un temps, le
véritable bonheur n’est pas notre lot. Le royaume de Dieu ne réside pas ici-bas ; il est
dans une autre vie. La béatitude chrétienne, absolue et sans mélange, est sans commune
mesure avec le bonheur du philosophe, toujours relatif et fragile. La terre n’est qu’un lieu
d’exil où les plaisirs ne sont que des leurres. Ce qui doit préoccuper les hommes avant
toute chose, le souci qui doit orienter l’ensemble de leurs actions reste l’accès à l’au-delà.
Ne ramassez pas des trésors sur la terre où les vers et la rouille gâtent toute chose et
où les larrons percent et dérobent. Mais amassez les trésors dans le ciel où les vers et
la rouille ne gâtent rien et où les larrons ne percent ni ne dérobent rien. Là où est ton
trésor, là réside ton cœur. (Matthieu, 6, 19-34).
Ce qui se passe sur terre est suspendu à une destination autrement essentielle et
urgente.
13. Matthieu, 17, 5 : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé qui a toute mon approbation. Écoutez-le ! »
On comprend que ces doctrines, qui prêchent explicitement le mépris des biens
matériels, aient pu séduire les plus démunies des populations de l’empire romain. Les
morales judéo-chrétiennes se sont en effet introduites dans le monde gréco-latin par
le canal le plus humble, colportées, prêchées, pratiquées d’abord par les pauvres, sou-
vent venus d’Orient, qui garnissaient les faubourgs des grandes villes. Ce n’est que
petit à petit qu’elles se sont infiltrées dans une population plus riche qui ne croyait
plus à ses dieux traditionnels ni à la vertu des sacrifices. Marc Aurèle rassemble, sous
le nom global de Juifs, et les Chrétiens et les Juifs. Sans jamais entrer dans le détail
des doctrines, c’est l’intransigeance morale du monothéisme qu’il refuse dans sa glo-
balité (Renan, 1983). En refusant les autres doctrines, en excluant toute autre réfé-
rence éthique possible, le monothéisme ne refuse-t-il pas de reconnaître la légitimité
morale et religieuse de l’autorité impériale ? Au nom d’une autorité plus haute, ne
risque-t-il pas de conduire au fanatisme ?
Que faut-il faire alors ? Le propos change d’orientation avec le Premier Testa-
ment, mais l’exigence de transcendance reste le même. Si les règles semblent plus
souples et moins envahissantes en apparence chez les Chrétiens, elles s’imposent tou-
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jours néanmoins d’en haut et il convient de les suivre sans discuter. Il conviendra de
cultiver les vertus que la vanité mondaine dédaigne et que l’orgueil humain méprise :
la simplicité du cœur, l’humilité, la pureté.
Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux leur appartient. Heureux
ceux qui sont dans l’affliction, car ils seront consolés. Heureux ceux qui ont faim et soif
de justice, ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséri-
corde. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. Heureux ceux qui sont
persécutés par la justice, car le royaume des cieux est à eux. (Matthieu, 5, 3-11).
La béatitude éternelle prime les modestes joies d’ici-bas. Quant à l’esprit d’obéis-
sance qui lui reste lié, il ne manque pas de risquer de conduire ceux qui s’y abandon-
nent exclusivement au fatalisme ou au fanatisme.
En dépit des nuances, et même des divergences, qui subsistent entre les Pères
grecs ou latins et les Prophètes, tous obéissent pourtant à une même préoccupation
d’urgence. Ils posent la foi d’abord. À leurs yeux, la doctrine est indiscutable. Pas un
mot qui ne soit donné pour vrai dans la Bible ou l’Évangile. Toute philosophie morale
qui viendrait à contredire l’une ou l’autre serait irrecevable. L’au-delà est prioritaire.
La foi certes peut chercher à comprendre ; elle peut construire une argumentation
rationnelle qui la confirme ou lui donne toujours plus de force persuasive, elle ne sau-
rait s’opposer aux impératifs de la morale transcendante. Il n’y a pas deux modèles
éthiques possibles ; pas plus qu’il n’y a deux vérités théologiques. La nature n’est plus
à suivre, elle n’est plus un modèle à imiter ou à comprendre, un grand tout dans
lequel il faut accepter de se fondre, elle est une force de résistance à vaincre. Ce n’est
plus elle qu’il faut imiter. Jésus est plus fort par ses miracles qu’une nature où le
démon a trop de part. Le Premier Testament n’est pas avare de récits où le surnaturel
abonde ; les Évangiles font aux miracles la part belle. L’éthique qui s’est manifestée
par les livres divins, fruits de la Révélation, doit s’imposer à tous sous la forme d’une
évidence pratique universelle. On doit croire précisément « parce que c’est absurde ».
Contre l’évidence rationnelle au besoin, le croyant sincère affirme : Credo quia absur-
dum est.
LE MAL RADICAL
La rupture avec l’Antiquité est donc nette. Si nous disposons d’une conscience
morale, sorte de lumière interne qui nous éclaire sur la portée éthique de ce que nous
L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 1
62 BERNARD JOLIBERT
faisons, c’est seulement pour nous faire connaître et sentir intérieurement la valeur de
nos actes. Inutile désormais de chercher à vivre « en conformité avec la nature », inuti-
le de tenter de comprendre quelle y est notre place. La nature se voit supplantée par
une surnature qui à la fois la justifie (n’est-elle pas l’œuvre de Dieu ?) et la condamne
(elle est aussi le lieu vicié par le péché et la source de toutes les tentations qui pour-
raient détourner de la voie ascendante). Le Texte nous avertit que le monde est un lieu
de tentation et de perdition. Le mal qui y règne n’est plus seulement la misère ou le
malheur qu’une conduite adroite, épicurienne ou stoïcienne, pourrait rectifier. Par
suite du péché originel, il est le lieu d’un mal radical, c’est-à-dire d’un vice premier que
rien ne saurait atténuer, encore moins effacer. De plus, ce mal radical n’a de sens posi-
tif que parce qu’il peut devenir le signe d’une possible rédemption : il est l’épreuve que
Dieu nous envoie pour parfaire notre destination. Il ne s’agit plus de « suivre la natu-
re », bon guide de nos conduites, mais de vaincre ce qui, en son sein, nous éloigne de
la transcendance. Désormais, ce à quoi nous invite la conscience morale se résume à
des conduites de méfiance et d’évitement : méfiance devant le monde extérieur où le
Mal a trop de part ; discipline sévère de notre nature intérieure, trop faible face à la
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tentation et radicalement viciée par le péché ; désintérêt devant la nature matérielle au
profit d’une surnature d’ordre purement spirituel. Le corps lui-même, outil de l’âme
pourtant et objet de résurrection pour les pères de l’Église, finit par devenir honni et
châtié pour les tentations terrestres auxquelles il invite.
Ainsi, la Révélation, par l’intermédiaire de Moïse et de Jésus-Christ, doit-elle deve-
nir la règle ultime de notre conduite, surtout lorsqu’un doute subsiste quant à l’orienta-
tion que chacun doit donner à sa vie. Lorsque la révélation intérieure de la conscience
morale ne suffit pas, soit qu’elle faiblisse ou qu’elle hésite, il reste la révélation exté-
rieure, indiscutablement vraie parce que venue d’en haut. Le texte est clair :
Maintenant, Israël, écoute les règles que je vous enseigne […] Vous n’ajouterez ni
n’enlèverez rien à ce que je vous prescris ; vous garderez les commandements de l’Éter-
nel, votre Dieu, tels que je vous les prescris. (Deutéronome, 4, 1).
Si pour les Juifs, afin de bien agir, il faut se conformer aux directives du Livre
dont les lois sont impératives de manière absolue, pour les Chrétiens, puisque Dieu
s’est révélé aux hommes sous la forme de Jésus-Christ, on devra en toutes circons-
tances « imiter » ce modèle. La vie du Christ a désormais valeur d’exemple 14. Comme
dans un miroir, il faudra sans cesse comparer notre conduite à celle que Dieu nous a
proposée par son exemple et se voir à travers l’image du Christ lui-même. D’où les
multiples « Miroirs » et « Manuels » produits durant le Moyen Âge pour l’édification
des fidèles. D’où surtout l’Imitation de Jésus-Christ, grand livre de la mystique chré-
tienne, qui propose aux hommes les conditions d’une existence pleinement morale.
Pour fuir le Mal, il convient de faire de nous des « imitateurs de Dieu » 15, c’est-à-dire
du Christ et de vivre comme lui dans l’amour et le don de soi 16. Le modèle est le
Christ, non seulement dans ses actes, mais aussi parce qu’il est le révélateur d’une exi-
gence morale rigoureuse. Comme dans le cas du judaïsme à propos de la Loi, on nous
rappelle sans cesse que ceux qui refusent de suivre ce modèle christique seront exclus
du « royaume de Dieu ». Qui sont-ils ? Le débauché, l’impur, le cupide et l’idolâtre,
c’est-à-dire ceux qui manifestent par leur comportement qu’ils préfèrent « les ténèbres
à la lumière » (Éphésiens, 5, 11).
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ripailles et autres choses semblables » (Galates, 5, 13-20). Il faut commencer, dès cette
existence fugitive, à poser les jalons de ce que sera l’existence éternelle.
La suprême sagesse, la voici : Par le mépris du monde, tendre au royaume des cieux
[…] Applique-toi donc à détacher ton cœur des choses visibles pour ne t’occuper que
des biens invisibles. 18
Le monachisme et certaines hérésies, l’hérésie cathare entre autres avec la pra-
tique de l’endura, s’inspirent de tels principes et vont jusqu’à en proposer une inter-
prétation radicale : se laisser mourir au monde et au corps en cessant de s’alimenter
(Thouzellier, 1973 et 1977).
Sans aller jusqu’à de telles extrémités, l’Imitation invite simplement à mettre en
pratique les attitudes soulignées par saint Paul dans l’épître aux Galates :
Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la fidélité, la
douceur, la maîtrise de soi. (Galates, 20-25).
La première épître de Pierre en détaille les conséquences quant aux comporte-
ments que doivent adopter les hommes les uns envers les autres. Ils se doivent d’être
homophrones (unis par la pensée), sumpatheis (sensibles aux sentiments éprouvés par
les autres), philadelphoi (fraternels), eusplangnoi (miséricordieux), et enfin tapeino-
phrones (humbles) 19. L’exigence de fraternité universelle repose explicitement sur le
fait de se sentir enfants d’un même père. L’universalité humaine qui était seulement
proposée par les stoïciens qui se sentaient « citoyens du monde » et « enfants de Zeus »
devient ici explicite en tant qu’exigence universelle. La fraternité, qui restait encore
hésitante dans un judaïsme essentiellement « national », est désormais imposé théolo-
giquement comme un devoir imprescriptible pour toutes et tous.
Les livres contemporains de morale chrétienne, les catéchismes les plus complets 20,
sont moins sévères et moins exigeants que les positions doctrinaires de ceux qui invi-
tent à l’oubli radical de la matière, de la nature, du corps et du monde. Ils rappellent,
avec le saint Augustin de la Cité de Dieu, que la « voie mystique ascétique » est réservée
17. « Apprends maintenant à mourir au monde […] Apprends maintenant à tout mépriser […] Châtie mainte-
nant ton corps par la pénitence. » Imitation de Jésus-Christ, Paris, Salvator, 2009, p. 109.
18. L’imitation de Jésus-Christ, Paris, Salvator, pp. 34 - 35.
19. Première épître de Pierre, 2, 12. Réponse à la question : qu’est-ce qu’avoir une belle conduite ?
20. Comme par exemple le Catéchisme pour adultes (2 vol.), Conférence épiscopale allemande, Paris, Cerf,
1997.
à quelques élus seulement. S’il reste fermement déconseillé de tomber dans la troisiè-
me voie, la « voie mauvaise du péché », qui consiste à renier Dieu en adorant ces idoles
que sont les honneurs, le pouvoir et l’argent, la plus grande partie des hommes doit
se contenter de suivre une « voie moyenne ». Cette dernière s’appuie sur un axiome
pratique au-dessus de tout soupçon puisqu’il est tiré de la lecture des livres saints. Par
la révélation, Dieu s’est fait le promulgateur d’un principe aisé à mettre en pratique et
qui résume tous les commandements. Au-delà de leurs formulations diverses, on le
retrouve en raccourci dans les formules traditionnelles, devenues aujourd’hui banales
mais qui ne l’étaient pas en leur temps :
Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. Aimez-vous les
uns les autres. Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fît. 21
Il est intéressant de noter que ce précepte général, s’il est moins rigide que les
prescriptions détaillées du Décalogue ou les Dix commandements, n’en conserve pas
moins la forme de Loi indiscutable. C’est un ordre d’origine transcendante et, par
suite, que l’on ne saurait mettre en question. L’Imitation, de son côté, rappelle au fil
de ses cinq cents pages que l’obéissance et la discipline dans la crainte de Dieu restent
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les vertus fondamentales de la foi chrétienne 22. La fraternité n’empêche pas l’obéis-
sance absolue. On doit au Christ respect, amour, crainte, exactement comme à son
auteur transcendant. Il n’y a pas lieu de nuancer, d’adapter à telle ou telle situation,
comme les simples conseils pratiques de moralistes de l’Antiquité. Dieu prescrit la
compassion universelle ; les hommes se doivent respect, et amour réciproque. Dans le
champ de l’éthique chrétienne comme dans le judaïsme, l’esprit critique de la pensée
gréco-latine doit céder le pas dans tous les domaines à la vertu d’obéissance 23.
L’amour universel (autrement dit la charité) est désormais un devoir.
Enfin, suivant le modèle antique, l’homme compte sur ses propres forces, et seu-
lement sur elles, pour parvenir au « souverain bien », quelque forme concrète que
puisse prendre ce dernier. Dans le cas de la morale chrétienne en revanche, les forces
humaines restent insuffisantes. Le Chrétien sait que sans la grâce de Dieu, sans l’aide
directe ou indirecte de ce dernier, le salut est impossible. L’insuffisance des forces
humaines n’est en rien accidentelle ou passagère. Elle est proprement radicale. Le
poids de la faute originelle est si accablant, la nature humaine si corrompue en sa
racine, l’attrait du plaisir si tentateur qu’il a besoin de l’intervention divine pour s’ar-
racher à son sort. Seule la grâce peut désormais aider l’homme dans son ascèse.
me, plus peut-être qu’avec le judaïsme, la désolation, misère, mal et malheur confon-
dus, prennent un sens positif. Souffrir devient le signe que l’on se trouve dans la
bonne direction morale. Certes, les auteurs antiques voyaient dans l’étonnement,
dans le trouble intérieur et dans l’inquiétude intellectuelle les symptômes d’une natu-
re philosophique vaillante, mais ils ne faisaient pas de ces états une finalité de l’action
pratique. Tout au contraire, la tâche de la morale consistait pour eux à proposer des
conduites permettant de sortir progressivement de cet état de trouble malheureux ou
de souffrance. La visée pratique ultime restait le bonheur ici bas.
Désormais, par suite du péché originel, l’homme est condamné au malheur :
Désormais, la terre sera maudite en tes ouvrages : tu ne mangeras du pain qu’à la
sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré, car tu
es poussière et retourneras en poussière.
Il restera désormais à la race humaine à expier la faute première qui a consisté à
vouloir égaler Dieu en connaissance. Si le péché entraîne la perte irrémédiable du
bonheur que symbolise le paradis terrestre, alors la souffrance qui en découle traduit
la misère constitutive de la conscience morale qu’aucune consolation ne saurait atté-
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nuer. On est désormais loin du mythe de l’âge d’or perdu que le mouvement circulaire
du temps ne peut que restaurer dans un éternel recommencement (Vernant, 1965).
La mauvaise conscience est le lot ordinaire de toute conscience. Le malheur des êtres
humains n’est plus seulement un accident lié aux avatars de l’existence ou aux
hasards de la vie, il est coextensif à la condition déchirée de l’homme. Pécheur, héri-
tier d’une faute « originelle », il lui reste à expier (Lévitique, 4, 3). La culpabilité radi-
cale interdit désormais toute paix intérieure possible (Lévitique, 5, 14).
Un retour comparatif aux Anciens à propos de la tempérance permettra de mieux
saisir toute la distance qui s’installe entre l’éthique gréco-latine et l’éthique judéo-
chrétienne. Pour les Stoïciens, le but de l’action éthique est l’ataraxie, littéralement
« l’absence de trouble », que l’on peut entendre comme une sorte de calme intérieur,
d’apaisement, de sérénité générale. Le but de l’action est d’atteindre l’équilibre moral
d’une âme satisfaite d’elle-même, des choses, des autres et de son rapport à elles
toutes. On touche à rien moins que ce que Pascal appellera « quiétude du cœur »,
Descartes « contentement » et Spinoza « béatitude ». Si tout le bonheur possible ne
réside pas là, à tout le moins, là réside un de ses principaux signes à l’échelle humai-
ne. Comment parvenir à cet état heureux ?
Pour ce qui est de la voie à suivre, la stratégie des Stoïciens ne diffère pas de celle
des Épicuriens. Si le but est le bonheur, si tout animal « désire la volupté, a horreur
de la souffrance comme du mal suprême » alors, la plus utile voie éthique consistera
d’une part à éviter les occasions de frustration, donc de douleur, et d’autre part à
limiter nos désirs.
Dans les deux cas, la morale n’a qu’une chose à nous apprendre : l’art de souffrir
le moins possible, c’est-à-dire de désirer le moins possible, et surtout pas d’aspirer à
des « choses qui ne dépendent pas de nous » (Épictète, 1950) ou à des objets « non
naturels et non nécessaires » (Épicure, 1977). La mort étant chose naturelle, elle n’est
pas plus à craindre que les dieux qui ont sans doute, s’ils existent, autre chose à faire
que de s’occuper des hommes. D’où la figure du Sage antique : son but est d’être aussi
heureux que possible ; il n’a que des désirs limités ; il use de sa raison en toutes cir-
constances parce que c’est là sa faculté spécifique et que son jugement est libre ; il
accepte la mort sans s’en effrayer puisqu’elle fait partie de la vie ; il a sur les dieux
« immortels » mais non transcendants, des opinions lucides sans mélange de crainte
ou de superstition ; enfin, s’il estime que les maux qu’il endure sont insupportables, il
L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 1
66 BERNARD JOLIBERT
peut toujours quitter la vie de sa propre volonté, un geste suffit. Moyennant quoi,
nous rappelle Épicure, le sage est « plus qu’un homme » puisqu’il jouit finalement des
mêmes biens que « ceux qui font le bonheur de la divinité ».
On voit alors que la vertu de tempérance, contrairement à ce qui se passe dans la
morale judéo-chrétienne, ne répond pas à une intention de sacrifice ou d’expiation. Il ne
s’agit pas de restreindre ses désirs afin d’expier une faute radicale. Pas de flagellation,
pas de « discipline » pour mieux atteindre au repentir. Apprendre à se limiter ne relève
pas d’un idéal de mortification mais, à l’inverse, d’une visée toujours plus heureuse
« conformément à la nature ». À la vertu gréco-latine de quiétude répond la contre-
vertu judéo-chrétienne d’inquiétude radicale, de renoncement et de souffrance salvatri-
ce. On a beau invoquer Socrate pour tenter de réconcilier les deux mondes éthiques et
faire du vieux philosophe une sorte de premier Chrétien à la mort exemplairement apai-
sée, le modèle pratique socratique reste très différent du modèle chrétien. Dans ses
Mémoires sur Socrate, Xénophon nous rappelle justement que la vertu de tempérance,
vertu morale par excellence 24 puisqu’elle traduit la discipline de soi, n’avait en rien pour
but de mortifier la chair ou de punir le corps d’être la source de tentations diaboliques.
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Pour Socrate, la tempérance était la plus grande source possible de volupté.
Il avait accoutumé son corps et son esprit à un régime tel que quiconque l’adopterait
vivrait exempt d’inquiétude et de danger sans avoir besoin de grandes dépenses […]
Pour lui, la tempérance seule nous apprend à supporter le besoin : seule elle peut nous
faire connaître des plaisirs réels.
La méfiance chrétienne devant la jouissance sexuelle n’a rien à voir avec la tem-
pérance grecque. Elle est étrangère à l’idée de maîtrise de soi, elle repose sur la trans-
gression originelle d’Adam qui entache « d’impureté » (Lévitique, 15) toute la suite de
l’humanité.
Il est dès lors clair que dans l’univers judéo-chrétien, la souffrance, la misère, le
malheur qui advient aux hommes en cette vie prennent un sens métaphysique qu’ils
n’avaient pas à l’époque gréco-latine. La souffrance apparaît soit comme la punition
d’une faute soit comme une épreuve à surmonter pour gagner le bonheur dans la vie
future, le plus souvent les deux à la fois. Dans tous les cas, elle est la conséquence
d’une transgression : « Offrez votre souffrance à Dieu ! » La douleur est à la fois une
punition et une épreuve par laquelle nous faisons la preuve de ce que nous valons
réellement. Elle est le signe que nous faisons tout pour mériter un possible rachat.
L’extase dans la souffrance devient le symptôme suprême. En lieu et place du bon-
heur ordinaire des Anciens, la béatitude devient arrachement au monde matériel,
extase. Au-delà de la vie végétative, de la vie animale, au-delà même de la vie ration-
nelle ou de l’existence intellectuelle consacrée à la philosophie, caractéristique pro-
prement humaine chère à la morale aristotélicienne, il existe une vie mystique faite
d’arrachement au monde sensible, une voie extatique, exceptionnelle certes mais tou-
jours possible de contact direct au divin. « Élève un athlète pour le Christ ! » ordonne le
précepte pédagogique central de Jean Chrysostome (Jean Chrysostome, 1972). Dans
son Manuel pour mon fils, Dhuoda ne demande pas autre chose (Dhuoda, 1991).
24. Avec la justice, le courage et la prudence, la tempérance complète pour la morale antique ce que l’on
appelle parfois le « quadrige des vertus ». On se représente alors, de manière imagée, l’homme comme un
cocher qui tient la bride de sa conduite grâce à la maîtrise de ces quatre chevaux, évitant alors les extrêmes
contraires que sont l’injustice ou la rigueur, la peur et la témérité, l’abstinence ou le dérèglement par absence
de contrôle de soi. Partout et toujours, c’est l’excès (hubris), qui est mauvais, car contraire à la nature, et non
l’usage lorsque celui-ci implique la « mesure juste ». La tempérance n’est pas l’abstinence, ni le courage la
témérité.
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première fois peut-être apparaît une exégèse religieuse indépendante des autorités
ecclésiastiques. Les textes bibliques, admis sans discussion jusque-là, sont étudiés
avec la même méthode que les documents historiques. Ils se trouvent sérieusement
malmenés par cet examen. Le Tractatus theologico-politicus de Spinoza (1670) est un
exemple éclairant de cette remise en question qui est aussi une mise à la question de
la morale courante.
Prudent cependant, Spinoza rappelle qu’il y a dans la Bible quelque chose de
divin, c’est l’indication de la loi morale qu’il convient de suivre : elle invite à croire en
Dieu, à pratiquer la justice et la charité et à traiter son prochain comme soi-même.
C’est là, rappelle l’auteur de l’Éthique, l’enseignement même de la raison. Mais n’al-
lons pas chercher dans ce texte ce qu’on lui demande trop souvent à tort : la connais-
sance de ce qu’est véritablement Dieu, encore moins la science de la nature ou le
détail des conduites morales circonstancielles. La force de l’analyse de Spinoza consis-
te à étudier le texte en exégète. Soulignant ses faiblesses, c’est la base même de la
morale judéo-chrétienne qu’il déstabilise.
D’abord, il insiste sur le fait que l’on a tort de s’imaginer que les diverses parties
de l’Écriture sont toutes authentiques. Ni les cinq livres du Pentateuque attribués à
Moïse, ni les livres de Josué, des Juges, de Ruth, de Samuel ou des Rois n’ont été
écrits par les auteurs qu’on leur attribue et à la date que la tradition leur assigne.
Dans le Deutéronome, Moïse parle de lui à la première personne et au passé (Lévi-
tique, 15) alors que dans les autres livres « on » parle de lui à la troisième personne.
Paradoxalement, le Pentateuque contient le récit de la mort de Moïse et son éloge
funèbre (Deutéronome, 34, 10). Spinoza ajoute qu’on dit de lui : « Aucun prophète n’a
été, depuis, aussi grand que lui » (ibid.). Les lieux cités sont désignés dans le texte par
des noms qu’ils n’ont pu avoir que bien plus tardivement. Les récits qu’ils développent
n’ont pu se passer que beaucoup plus tard, bien après le décès de leur prétendu
auteur. Des objections analogues soulèvent un doute identique à propos de l’authenti-
cité de la plupart des autres livres bibliques. Tous paraissent avoir été rédigés très
postérieurement aux événements qu’ils racontent, et par un seul et même auteur.
Dans son Traité des autorités théologique et politique, Spinoza suggère un nom : Hes-
dras (Spinoza, 1954, p. 747).
De plus, tous les passages de la Bible ne sont pas clairement intelligibles. Ils ne
s’accordent pas entre eux ; certains sont en opposition. La langue hébraïque ancienne
L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 1
68 BERNARD JOLIBERT
n’aide pas à rendre les passages obscurs accessibles (Spinoza, 1954, p. 723). Difficile
dans ce cas de prétendre comprendre dans quel esprit les rédacteurs de la Bible rédi-
geaient et surtout dans quelle intention. Que penser de l’histoire de Samson qui,
« seul et sans armes, tue des milliers d’hommes » ou d’Élie, « enlevé au ciel sur un char
enflammé » ? Faut-il chercher là un sens historique, mythologique, métaphorique ? Ces
récits cachent-ils des mensonges édifiants ? Quelle confiance accorder à la parole des
prophètes ? Ce ne sont pas des savants mais des hommes inspirés, doués d’une vive
imagination et d’un sens moral développé. Sans doute sont-ils justes quand ils propo-
sent des principes aidant à régler l’existence ; quand ils racontent que le monde a été
fait en six jours, dans un ordre précis ou que Josué arrêta le soleil, il est prudent de
réserver son jugement.
Quant au cérémonial hébraïque, il n’a pas plus de valeur que n’importe quel
autre. Il sert à maintenir la cohésion du groupe en imposant la discipline dont une
société a besoin pour perdurer. On peut pratiquer un culte sans être pour autant plus
honnête ou meilleur ; on peut être honnête et bon sans suivre aucune cérémonie. Le
peuple juif n’est nullement « le peuple choisi par Dieu ».
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Restent les miracles. Spinoza en nie formellement la réalité. Si Dieu est, ce qui
survient en émane suivant une nécessité inéluctable. Tout ce qui se produit dans la
nature suit la nature même de Dieu. Par suite si les hommes ont cru voir des miracles,
c’est qu’ils ignoraient les véritables causes des phénomènes auxquels ils assistaient.
Quand les mêmes circonstances sont données, les mêmes effets apparaissent. Dieu ne
saurait agir comme un législateur capricieux qui impose aux hommes ses volontés à
travers des commandements arbitraires. Il n’a pas imposé aux hommes des obliga-
tions qui expriment un quelconque désir. L’idée même que Dieu veut, désire, attend
ou espère quelque chose des hommes est une absurdité. Il ne les surveille pas avec
l’intention de punir les uns et de récompenser les autres. Tout ce qui advient suit la
nécessité de sa nature. Autrement dit, il ne veut, ni ne désire, ni n’attend quoi que ce
soit. Il est et se contente d’être, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais assurément,
ajoute Spinoza, quiconque reconnaît l’essence de Dieu trouve aussitôt dans cette
connaissance même de quoi régler sa vie et conquérir, ici-bas, le bonheur.
Il est certain que de telles considérations, dans la mesure où elles désacralisent
un texte par définition intouchable, puisque précisément sacré, paraissent scanda-
leuses aux premiers lecteurs juifs et chrétiens du Tractatus theologico-politicus. À tra-
vers son propos, ce sont en effet les fondements mêmes, mais aussi la finalité de
l’éthique judéo-chrétienne que Spinoza remet en question 25.
Dès le début du XVIIe siècle, sans doute à la suite de Montaigne, des vues poli-
tiques nouvelles apparaissent qui contribuent à changer le regard porté sur la morale
traditionnelle et ses fondements éthiques. Ce sont celles d’auteurs comme Hobbes.
Son De Cive (1642), dont on devine la trace au livre IV de l’Éthique de Spinoza et qui
influencera la plupart des moralistes du XVIII siècle, développe une présentation de
e
25. On peut se demander si les Provinciales de Pascal ne sont pas une œuvre aussi délétère que le Tractatus
theologico-politicus de Spinoza pour les fondements théologiques de la morale judéo-chrétienne. Claires,
démonstratives, les discussions menées contre la casuistique des Jésuites n’en restent pas à une querelle
savante entre théologiens érudits. Des écoles, elles passent dans les salons, puis dans la rue. En voulant sauver
la cause de la morale chrétienne contre ses interprétations jésuitiques, Pascal finit par poser publiquement les
problèmes philosophiques qui déstabilisent indirectement l’éthique religieuse dans ses fondements mêmes :
questions de la liberté morale et du déterminisme, de la grâce et de la prédestination, du péché originel, de la
responsabilité humaine face à la toute puissance divine, etc. Avec Port-Royal, on ne suit plus aveuglément un
commandement, on réfléchit, on questionne, on récuse à le manière des protestants. Quoi de plus contraire à
l’obéissance de principe ?
l’histoire des sociétés humaines qui ne cadre plus avec le récit de la Genèse. De fait, il
remet en question l’origine transcendante, impérative et universelle des commande-
ments de la morale. L’éthique a des racines sociales et non plus théologiques.
Il y a lieu, suivant Hobbes, d’opposer deux époques qui se sont succédé durant le
développement de l’histoire humaine : l’état de nature, antérieur à toute association
et l’état social où les individus se groupent et s’entraident. À l’état de nature, les
hommes sont isolés les uns des autres. Chacun dispose, de par cet isolement même,
d’un droit naturel qui s’étend sur toute chose, celui de s’emparer de tout ce qui lui
paraît utile, d’en faire ce qui lui plaît, d’user de n’importe quel moyen pour se le pro-
curer. L’égalité de droit est alors parfaite entre les individus. Quoi qu’un homme fasse
contre un autre, il ne saurait être injuste. On se trouve dans un régime proprement a-
moral de « guerre de tous contre tous » et « de droit de tous sur toute chose » ; dans
un tel régime « le plus fort l’emporte nécessairement ». L’unique souci est d’être et de
rester le plus puissant. À l’état de nature l’homme est un « loup pour l’homme ».
Mais un tel état n’a rien d’heureux ni d’enviable, même pour les plus forts qui
trouveront toujours plus fort qu’eux. Ce qui règne n’est pas la paix, mais la terreur de
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tous contre tous avec son cortège d’incertitude, de crainte et d’angoisse. Afin de trou-
ver quelque apaisement, les hommes cherchent à mettre fin à cet état. Comment ? En
ne restant pas isolés, en s’associant aux autres. Contrairement à ce qu’avançait Aristo-
te, ce n’est pas la sociabilité naturelle qui est à l’origine de la vie commune. Ce qui
pouvait être vrai des abeilles ou des fourmis ne l’est pas des sociétés humaines. Ce
n’est pas non plus la bienveillance innée ou le souci spontané de l’utilité ; ces senti-
ments consolident un état social déjà établi. Quelle expérience en effet les hommes
auraient-ils pu avoir, avant leur association, des bénéfices qu’ils en tireraient ?
Seule « la crainte mutuelle que les hommes avaient les uns des autres » pouvait les
décider à sortir de leur isolement. La vie sociale, comme la vie éthique qui en dérive
directement, a donc une origine naturelle. L’homme devient un être moral parce que
la nature le pousse à vouloir le moindre mal. Si les hommes ont formé des sociétés,
c’est par « amour-propre » (au sens d’amour égoïste de soi) et non par suite « d’une
forte inclination qu’ils auraient pour leurs semblables ». Les groupements sociaux et
moraux sont nés du besoin naturel que chaque individu ressent de sa sécurité. Cette
socialisation implique que « chacun accepte de limiter ses prétentions et son droit sur
toute chose ». Dans le « pacte social », tout homme abandonne quelque chose de son
propre droit et en transfère quelque chose aux autres.
C’est alors la « raison naturelle » qui nous fait connaître « ce qu’il faut faire et ce
dont il faut s’abstenir pour rendre aussi longue que possible la conservation de la vie de
ses concitoyens ». Les obligations éthiques ne viennent pas d’en haut. Elles ne sont plus
des commandements révélés mais de simples règles de bon sens qui s’imposent natu-
rellement en fonction de la paix sociale raisonnablement et universellement visée par
chacun. Hobbes les ramène à l’essentiel : obligation de respecter les termes d’un pacte
une fois établi ; obligation de gratitude envers ceux auxquels on est lié ; obligation de
se rendre serviable à ses concitoyens et de ne punir qu’en vue de sauvegarder un ave-
nir paisible ; éviter les outrages, l’orgueil blessant, les injustices qui peuvent devenir
sources de conflits interminables ; choisir des arbitres dans les cas litigieux ; se mon-
trer équitable. En cas de doute, il faut « se mettre à la place de celui qu’on est tenté de
traiter d’une certaine manière » et « ne jamais faire aux autres ce qu’on trouverait soi-
même déplaisant de subir ». Ces obligations, qui rejoignent certes les exigences évan-
géliques d’universalité, découlent cette fois de la seule raison naturelle. C’est désor-
mais la loi de nature, en nous, qui fonde la loi morale.
L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 1
70 BERNARD JOLIBERT
Avant l’association, chaque homme est pour les autres une bête féroce : « homo
homini lupus » ; après, chaque homme devient pour les autres un appui et un récon-
fort possibles : « homo homini deus ». La loi naturelle est en même temps loi éthique
parce qu’elle porte en son sein la condition de possibilité de la vie sociale et morale.
La conséquence de cette conception morale est lourde de sens pour la morale
judéo-chrétienne. Elle en ébranle sérieusement les fondements métaphysiques. Est-ce
que l’éthique ne serait pas, en dernière analyse, tout autre chose que ce que la tradi-
tion théologique a voulu voir en elle ? On a cru la morale éternelle, d’origine divine.
Ne serait-elle pas plus simplement d’origine sociale, fondée sur un besoin naturel de
tranquillité ? On l’a installée sur la crainte de Dieu. Ne serait-elle pas tout simplement
justifiable par l’utilité qu’elle présente pour la simple survie de l’espèce humaine ?
Hobbes reste prudent, tout comme Spinoza. Il prend bien garde de rapprocher
ses propres maximes de celles de la religion instituée. Pourtant ces deux philosophes
vont inaugurer trois courants qui orienteront pour longtemps la recherche éthique :
celui de la défiance à l’égard de l’esprit théologique comme source possible de la
réflexion éthique ; celui des investigations vers un fondement naturel de l’éthique ;
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enfin, la constatation du caractère essentiellement social de la morale. Autant de
mouvements d’idées qui s’épanouiront aux XVIIIe et XIXe siècles.
CONCLUSION
Il ne faudrait donc pas se laisser séduire par un rapprochement de vocabulaire.
Ce n’est pas parce que l’éthique judéo-chrétienne utilise les mêmes termes que ceux
de l’Antiquité que les notions recouvertes par les mots sont identiques en significa-
tion. Au-delà des mots courage, tempérance, prudence, sagesse, l’intention est diffé-
rente. Ces vertus visent désormais une autre finalité que celle que visait le sage
antique. Dans la réalité, un changement radical de perspective fait qu’on a pu parler
d’« irruption » d’une nouvelle façon d’envisager le rapport des hommes aux choses,
aux autres et à eux-mêmes (Renan, 1984). Passant d’une éthique de la conviction rai-
sonnée à une éthique de la révélation indiscutable, on saute de l’argumentation cri-
tique qui s’assume jusqu’au choix de sa mort, dans la croyance et l’obéissance en la
valeur absolue de la vie.
Du point de vue des fondements, l’éthique se déplace de l’immanence à la trans-
cendance ; la source de l’impératif moral est désormais religieuse et cachée ; la morale
n’est plus autonome, elle est suspendue à un dogme qui la dépasse et la fonde. Le
modèle vient d’en haut et s’impose sans discussion possible.
Du point de vue de la forme, la loi morale, conditionnelle, circonstancielle et
hypothétique chez les Grecs et les Latins, devient un commandement inconditionnel ;
on ne dit pas : « Si tu veux être heureux, fais ceci plutôt que cela », mais : « Tu ne tue-
ras point ! ». La Loi s’impose en tant que commandement indiscutable. En cela, judaïs-
me et christianisme se rejoignent indiscutablement.
Du point de vue de la méthode d’accès aux principes, la révélation remplaçant la
recherche rationnelle, la foi tient lieu de vérité. La raison, comme le corps et la natu-
re, s’ils ne sont jamais aussi discrédités dans le christianisme qu’on le croit parfois,
passent néanmoins au second rang. Ils doivent céder le pas à un ordre surnaturel où
l’irrationnel peut avoir plus de sens que le rationnel et où le miracle et le mystère
deviennent paradoxalement ordinaires.
Quant aux finalités, on passe du simple bonheur humain, modeste certes mais
possible ici-bas, à l’espoir d’une béatitude céleste, infinie sans doute, mais repoussée
L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 1
QUE PEUT-ON ENTENDRE PAR « MORALE JUDÉO-CHRÉTIENNE » ? 71
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chrétien ait pu modifier profondément les thèmes moraux classiques qu’il a pourtant
tenté d’assimiler et dont il a parfois emprunté le vocabulaire. Désormais la raison, la
nature, la liberté même, se voient dépendantes de la foi. Que la parole divine com-
mande toute l’intelligence, comme pour saint Bernard, ou que la raison humaine
conserve une part d’autonomie minimale, comme chez saint Thomas, la raison pra-
tique, qu’on la baptise morale ou éthique, dans tous les cas, doit rendre raison de ses
raisons à ce que commande la croyance religieuse. Les vérités révélées sont à la fois
un point de départ chronologique, une garantie logique et le fondement métaphy-
sique indiscutable de toute action qui se veut moralement bonne. Même si la connais-
sance rationnelle discursive reste capable de vérité et peut venir en appui de certi-
tudes de la foi, elle cède le pas à la Révélation. Les vertus « théologales » que sont la
foi, l’espérance et la charité (ou l’amour), passent désormais avant les vertus « cardi-
nales » de la morale antique. Le courage, la prudence, la tempérance et la justice, autre-
ment dit la sagesse, celle des hommes en tout cas, se trouve reléguée au second rang.
Lorsqu’elles ne changent pas d’usage, au risque de se voir totalement subverties, les
vertus cardinales qui aidaient l’homme antique à s’orienter dans l’action passent
désormais au service des vertus religieuses. Il n’est donc pas si absurde de parler glo-
balement de judéo-christianisme. Si dans son extension, ainsi que dans le détail des
préceptes ou des pratiques, juifs et chrétiens se distinguent, en revanche, dans les
deux cas, le fondement métaphysique de l’éthique reste le même : transcendant, révé-
lé, indiscutable, fondateur de tout ce qui est et, par suite, obligatoire.
Jusqu’au XVIIe siècle, cette manière judéo-chrétienne d’entendre et de traiter les
problèmes éthiques qui s’est imposée tout au long du Moyen Âge est restée majoritai-
rement celle des penseurs religieux et des moralistes. C’est en pleine époque classique
que plusieurs philosophes émettent quelques doutes sérieux en ce qui concerne cette
manière de fonder l’éthique et d’envisager la morale. Critique de la pertinence des
textes à travers l’exégèse biblique chez Spinoza, remise en question des fondements
religieux de la morale chez Hobbes, autant de menaces, encore indirectes certes, mais
radicales et qui sont autant de sources où s’alimenteront les philosophes des Lumières
(Voltaire, Diderot, Helvétius, d’Holbach, La Mettrie par exemple) ou les sociologues
matérialistes et les économistes utilitaristes du XIXe siècle (Bentham, John Stuart Mill,
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