The Hate U Give
The Hate U Give
The Hate U Give
Angie Thomas
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru
Illustration de couverture © Debra Cartwright
L’édition originale de ce livre a été publiée pour la première fois en anglais aux États-Unis
par Balzer + Bray, une maison de HarperCollins Publishers, 195 Broadway, New York,
NY 10007, sous le titre The Hate U Give.
Cette édition est publiée avec l’accord de AC Thomas Writes, LLC c/o The Bent Agency
en collaboration avec leur agent L’Autre Agence, Paris, France.
Tous droits réservés. Aucun extrait de ce livre ne pourra être reproduit ou transmis
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droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
ISBN 978-2-09-257674-8
Pour ma grand-mère
Qui m’a montré qu’il pouvait y avoir
de la lumière dans les ténèbres
Sommaire
Couverture
Copyright
Un
Deux
Trois
Quatre
Cinq
Six
Sept
Huit
Neuf
Dix
Onze
Douze
Treize
Quatorze
Quinze
Seize
Dix-sept
Dix-huit
Dix-neuf
Vingt
Quatrième partie - Dix semaines après les faits
Vingt et un
Vingt-deux
Vingt-trois
Vingt-quatre
Vingt-cinq
Vingt-six
Remerciements
L’autrice
La traductrice
PREMIÈRE PARTIE
1- Cette série des années 1990 met en scène Will, incarné par Will Smith, qui quitte son
quartier défavorisé pour emménager dans un quartier huppé de Los Angeles et avoir plus de
chances de s’en sortir. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
DEUX
Les enterrements, ce n’est pas pour les morts. C’est pour les vivants.
Je doute que Khalil en ait quelque chose à faire du choix des chansons
et de ce que le pasteur dit sur lui. Il est dans un cercueil. Rien ne pourra
changer ça.
Une demi-heure avant le début de la cérémonie, le parking de l’église
du Temple du Christ est déjà plein. Des élèves du lycée de Khalil
attendent devant avec l’inscription « RIPKhalil » sur leurs tee-shirts,
assortie de sa photo. Un mec a essayé de nous en vendre hier, mais
maman a dit qu’on n’en porterait pas aujourd’hui – les tee-shirts, c’est
pour la rue, pas pour l’église.
Alors on est là, en train de descendre de la voiture en tenue du
dimanche. Mes parents passent devant, main dans la main, et mes frères
et moi leur emboîtons le pas. On fréquentait cette église quand j’étais
petite, mais maman en a eu assez des gens qui pétaient plus haut que
leur cul, si bien que maintenant on va à la messe à « l’église de la
diversité » de Riverton Hills. Là-bas, l’église est bondée et un Blanc
avec une guitare accompagne la prière et les chants. Ah… et le service
dure moins d’une heure.
Revenir au Temple du Christ, c’est comme remettre les pieds dans
son école primaire après le lycée. On se rend compte que cet endroit qui
nous semblait si grand quand on était petit est en fait minuscule. Les
gens s’entassent dans le petit vestibule à la moquette rouge groseille,
meublé de deux grandes chaises bordeaux à dossier haut. Un jour où
j’étais intenable, maman m’a amenée ici et m’a fait asseoir sur une de ces
chaises, en m’ordonnant de me tenir tranquille jusqu’à la fin du service.
J’ai obéi. J’aurais juré que le pasteur me surveillait depuis son portrait
accroché au mur au-dessus de ma tête. Les années ont passé mais le
tableau qui file la chair de poule n’a pas bougé.
Des gens font la queue pour signer un cahier de condoléances pour la
famille de Khalil, et d’autres pour entrer dans l’église. Et le voir.
J’aperçois le cercueil blanc devant le chœur, mais je ne trouve pas le
courage d’en voir davantage. Ça va finir par arriver, je sais, mais… je ne
sais pas… je préfère attendre de ne plus avoir le choix.
Le pasteur Eldridge accueille les gens à l’entrée de la nef. Il porte une
longue robe pastorale blanche ornée de croix dorées. Il sourit à tout le
monde. Je ne sais pas pourquoi ils lui ont fait une tête aussi flippante sur
le tableau. En vrai, il n’a rien de flippant.
Maman jette un regard par-dessus son épaule, comme pour s’assurer
que Seven, Sekani et moi sommes bien présentables, puis papa et elle
s’approchent du pasteur.
– Bonjour, pasteur, dit-elle.
– Lisa ! Ça me fait tellement plaisir de vous voir. (Il l’embrasse sur la
joue et serre la main de papa.) Vous aussi, Maverick. Vous nous
manquez, ici.
– J’en doute pas, marmonne papa.
Une autre raison pour laquelle on est partis : papa trouvait qu’ils
comptaient trop sur la générosité financière des gens. Mais il ne vient
pas à l’autre église pour autant.
– Et voilà vos enfants, dit le pasteur.
Il serre la main de Seven et de Sekani et m’embrasse sur la joue. Je
sens surtout les poils ras de sa moustache.
– Vous avez sacrément grandi. Je me souviens quand le petit dernier
était encore une crevette emmaillotée dans une couverture. Comment
va votre mère, Lisa ?
– Ça va. Les offices lui manquent, mais c’est un peu loin pour elle en
voiture.
Je lui décoche un méchant regard en coin – oups, pardon, pas de
méchanceté ici, on est dans une église. En vrai, si Grandma ne vient
plus, c’est à cause d’une dispute avec la mère Wilson au sujet du diacre
Rankin. Grandma a quitté le piquenique de la paroisse comme une furie
ce jour-là, sans même prendre le temps de finir le pudding à la banane
qu’elle tenait dans sa main. C’est tout ce que je sais, par contre.
– Nous comprenons, dit le pasteur Eldridge. Dites-lui bien que nous
prions pour elle.
Il me regarde avec un air de pitié que je connais trop bien.
– Rosalie m’a dit que tu étais avec Khalil le jour du drame. Quelle
tristesse que tu aies dû assister à ça. Je suis désolé.
– Merci, je réponds.
C’est bizarre de dire ça, c’est comme si je volais à la famille de Khalil
la pitié qui lui revient de droit.
Maman me prend par la main.
– On va aller s’asseoir. Ça m’a fait plaisir de vous revoir, pasteur.
Papa passe un bras autour de mes épaules et nous pénétrons tous les
trois en même temps dans la grande salle.
J’ai les jambes qui tremblent et la nausée m’envahit, alors qu’on n’est
même pas encore arrivés dans la queue qui mène au cercueil. Les gens
qui s’en approchent par deux cachent complètement Khalil.
Il ne reste bientôt plus que six personnes devant nous. Puis quatre.
Puis deux. Je ferme les yeux jusqu’à ce qu’ils s’en aillent. Et c’est à nous.
Mes parents me guident.
– Ouvre les yeux, mon bébé, dit maman.
J’ouvre les yeux. On ne dirait pas Khalil dans le cercueil, on dirait un
mannequin de cire. Il a la peau plus sombre et les lèvres plus roses qu’en
vrai, à cause du maquillage. Khalil aurait pété un câble s’il avait su qu’on
lui mettrait ça. Il porte un costume blanc et une croix dorée autour du
cou.
Le vrai Khalil avait des fossettes. Cette copie n’en a pas.
Maman essuie ses larmes. Papa secoue la tête. Seven et Sekani le
regardent fixement.
Ce n’est pas Khalil, je me dis. Comme ce n’était pas Natasha.
Le mannequin de Natasha portait une robe blanche à fleurs roses et
jaunes. Elle aussi, elle était maquillée. Maman m’avait dit, « tu vois, elle
a l’air endormie ». Mais quand je lui avais pris la main, ses yeux ne
s’étaient pas ouverts.
Papa m’avait serrée contre lui et emmenée dehors pendant que je
criais à Natasha de se réveiller.
On cède notre place aux personnes suivantes pour qu’elles puissent
voir le mannequin de Khalil à leur tour. Un homme s’apprête à nous
indiquer où nous asseoir, mais une femme avec de grosses tresses
africaines nous fait signe de venir au premier rang, du côté des amis,
juste devant elle. Je ne sais pas qui c’est, sans doute quelqu’un
d’important pour diriger son monde comme ça. Et elle sait forcément
quelque chose à mon sujet pour juger que ma famille mérite de siéger au
premier rang.
On s’assied et je me concentre sur les fleurs : un gros cœur en roses
rouges et blanches, un « K » en lys blancs et un bouquet orange et vert,
ses couleurs préférées.
Quand j’en ai fini avec les fleurs, je fixe mon attention sur le
programme de la cérémonie. Il est plein de photos de Khalil tout au
long de sa vie : du bébé tout bouclé à aujourd’hui. La dernière photo
date de quelques semaines à peine, il y pose avec des potes à lui que je
ne connais pas. Il y a aussi de vieilles photos de lui et moi, et une de
nous deux avec Natasha, tout sourires. On affiche nos plus belles mines
de gangsters en faisant le signe de la paix. Le gang des sweats à capuche,
plus soudé que les narines de Voldemort. Des trois, maintenant, il ne
reste plus que moi.
Je ferme le programme.
– Je vous invite à vous lever.
La voix du pasteur Eldridge résonne dans l’église. L’organiste
commence à jouer et tout le monde se met debout.
– Et Jésus dit, « ne soyez pas bouleversés, entame-t-il en descendant
l’allée centrale. Vous faites confiance à Dieu, faites-moi aussi
confiance. »
Mme Rosalie marche derrière lui. Cameron à côté d’elle, agrippé à sa
main. Ses joues rebondies maculées de larmes. Il n’a que neuf ans, un an
de plus que Sekani. Si une de ces balles m’avait touchée moi, ça aurait
pu être mon petit frère en train de pleurer comme ça.
Tammy, la tante de Khalil, tient Mme Rosalie par l’autre main.
Brenda hurle de douleur derrière eux, dans une robe noire que maman
lui a donnée. Elle a les cheveux noués en queue-de-cheval. Deux mecs,
des cousins de Khalil je crois, la soutiennent. C’est plus facile de
regarder le cercueil.
– « Il y a beaucoup de place dans la maison de mon Père, sinon vous
aurais-je dit que j’allais y préparer la vôtre ? dit le pasteur Eldridge. Et
quand je vous aurai préparé la place, je reviendrai, et je vous accueillerai
près de moi afin que là où je suis vous soyez aussi. »
À l’enterrement de Natasha, sa mère s’est évanouie en la voyant dans
le cercueil. Étrangement, la mère et la grand-mère de Khalil tiennent
bon.
– Je veux que tout soit bien clair entre nous, annonce le pasteur
Eldridge une fois que tout le monde est assis. Quelles que soient les
circonstances, cette cérémonie du homecoming que nous célébrons
aujourd’hui est une fête, une fête pour Khalil qui rentre chez lui, auprès
de notre Seigneur. Les sanglots peuvent s’attarder une nuit, mais
combien d’entre vous savent que la JOIE…
Il n’a même pas le temps de finir que les gens se mettent à chanter.
Le chœur entonne des chansons enjouées, et presque tout le monde
frappe dans ses mains et entonne les louanges de Jésus. Maman chante
avec eux et balance les bras d’un côté à l’autre au-dessus de sa tête. La
grand-mère de Khalil et sa tante frappent dans leurs mains et chantent
elles aussi. Une pause musicale commence et les gens se mettent à
danser partout dans la nef en exécutant ce pas que Seven et moi
appelons « Le Two-step de l’Esprit Saint » : ils agitent les pieds façon
James Brown et leurs bras battent contre leurs flancs comme des ailes de
poulet.
Mais comment ils peuvent fêter sans Khalil quelque chose qui le
concerne ? Et pourquoi chanter les louanges de Jésus alors qu’il a laissé
mourir Khalil ?
Je me fourre la tête dans les mains, en espérant que ça va noyer les
percussions, les trompettes, les chants. Tout ça n’a aucun sens.
Après toutes ces louanges, certains des camarades de Khalil – ceux qui
étaient sur le parking avec les tee-shirts – font une présentation. Ils
offrent à sa famille la toge et la toque qu’il aurait portées dans quelques
mois à la remise de diplôme et pleurent en racontant des anecdotes
marrantes que je n’ai jamais entendues. Pourtant, c’est moi qui suis
assise au premier rang du côté des amis. Je suis une putain d’imposture.
Ensuite, la femme avec les tresses s’avance vers la chaire. Sa jupe
crayon et sa veste noire seraient plus à leur place dans un bureau qu’à
l’église. Et elle aussi porte un tee-shirt « RIPKhalil ».
– Bonjour, dit-elle.
Et tout le monde lui répond.
– Je m’appelle April Ofrah et je représente Juste la Justice, une petite
association de Garden Heights qui se bat pour que la police réponde de
ses actes. Alors que nous adressons à Khalil un dernier au revoir, nos
cœurs pèsent d’autant plus lourd que nous savons ce qui lui a coûté la
vie. Juste avant le début de ce service, on m’a informée que, malgré le
témoignage sérieux qu’elles ont recueilli, les autorités n’ont aucune
intention d’inculper l’agent responsable du meurtre de ce jeune homme.
– Quoi ? je crie.
Un murmure parcourt l’assemblée.
Avec tout ce que je leur ai dit, ils ne l’arrêtent pas ?
– Ce qu’ils ne veulent pas que vous sachiez, continue Mme Ofrah,
c’est qu’au moment de son meurtre, Khalil n’était pas armé.
Les gens élèvent la voix maintenant. Deux ou trois personnes laissent
éclater leur colère, dont une assez courageuse pour lancer : « Ils se
foutent de nous ! » dans une église.
– Tant que Khalil n’aura pas obtenu justice, nous n’abandonnerons
pas, assure-t-elle par-dessus le brouhaha. Je vous demande de vous
joindre à nous et à la famille de Khalil après la cérémonie pour une
marche pacifique jusqu’au cimetière. Le commissariat sera sur notre
trajet. Ils ont réduit Khalil au silence, mais unissons-nous et faisons
entendre nos voix en son nom. Merci.
L’assemblée se lève pour l’applaudir. En retournant à sa place, elle
jette un regard vers moi. Si Mme Rosalie a dit au pasteur que j’étais avec
Khalil, elle l’a sans doute aussi dit à cette femme. Elle va vouloir me
parler, c’est sûr.
On dirait que le pasteur Eldridge, avec son prêche, veut pousser
Khalil jusqu’au paradis. Je ne dis pas que Khalil y est arrivé – je n’en sais
rien –, mais le pasteur fait tout pour que ce soit le cas. Il transpire et
souffle si fort que le simple fait de le regarder m’épuise.
Il finit son éloge en disant :
– Si quelqu’un parmi vous veut se recueillir une dernière fois devant
sa dépouille, à présent…
Son regard se fige alors sur le fond de la salle. Des murmures
s’élèvent.
Maman se retourne :
– Dites-moi que je rêve.
King et une partie de son gang sont plantés contre le mur du fond
avec leurs fringues grises et leurs bandanas. King tient le bras d’une
femme en robe noire moulante tellement courte qu’elle lui couvre à
peine les cuisses. Elle a beaucoup trop d’extensions dans les cheveux –
sérieux, ça lui descend jusqu’au cul – et une tonne de maquillage.
Seven détourne le regard. Moi non plus, je ne voudrais pas voir ma
mère habillée comme ça.
Qu’est-ce qu’ils font là, eux ? Les King Lords ne se montrent qu’aux
enterrements d’un King Lord.
Le pasteur Eldridge se racle la gorge.
– Comme je le disais, que ceux qui souhaitent se recueillir devant la
dépouille s’avancent.
King et son gang s’engagent dans l’allée centrale, l’air arrogant. Tous
les regards sont rivés sur eux. Iesha marche à son bras, toute fière et
tout, sans réaliser de quoi elle a l’air. Elle regarde mes parents avec un
sourire narquois. Je ne peux pas la sentir. Pas seulement à cause de la
façon dont elle traite Seven, je veux dire, mais aussi parce que chaque
fois qu’elle est dans les parages, la tension entre papa et maman est
palpable. Comme maintenant. Maman éloigne imperceptiblement son
épaule de celle de papa, et sa mâchoire à lui se crispe. Iesha est le talon
d’Achille de leur mariage, mais il faut les avoir observés seize ans
comme moi pour pouvoir le remarquer.
King, Iesha et les autres s’avancent jusqu’au cercueil. Un de ses gars
tend à King un bandana gris plié qu’il dépose sur le torse de Khalil.
Mon cœur s’arrête.
Khalil était un King Lord ?
Mme Rosalie se lève d’un bond.
– Certainement pas ! s’écrie-t-elle.
Elle fonce vers le cercueil d’un pas décidé et arrache le bandana. Elle
s’avance vers King, mais papa débarque pour la retenir par le bras.
– Fiche le camp, démon ! crie-t-elle. Et emporte cette saleté avec toi !
Elle lui jette le bandana dans le dos.
Il s’arrête et, lentement, se retourne :
– Écoute-moi bien, vieille pu…
– Yo, l’interrompt papa. King, va-t’en, mec, s’il te plaît ! Disparais,
OK ?
– Sorcière, siffle Iesha entre ses dents, t’as du culot de traiter mon
homme comme ça alors qu’il a proposé de payer pour ces funérailles.
– Il peut garder son argent sale ! répond Mme Rosalie. Et toi aussi,
sors tes fesses d’ici. Te présenter dans la maison du Seigneur, habillée
comme la catin que tu es !
Seven secoue la tête. Tout le monde sait que mon grand frère est le
résultat d’un moment « monnayé » de papa avec Iesha un jour où il
s’était disputé avec maman. Iesha était la meuf de King, mais il lui a
demandé de « s’occuper de Maverick », sans se douter bien sûr que
Seven arriverait : le portrait craché de papa. Pourri, je sais.
Maman passe le bras derrière moi pour frotter le dos de Seven. Des
fois, mais rarement, quand Seven n’est pas là et que maman pense que
ni Sekani ni moi ne pouvons l’entendre, elle dit à papa : « Je n’arrive
toujours pas à croire que tu aies couché avec cette pute. » Mais jamais
devant Seven. Lorsqu’il est là, rien de tout ça n’a d’importance. Elle
l’aime plus qu’elle déteste Iesha.
Les King Lords s’en vont et partout dans la salle, les langues se
délient.
Papa raccompagne Mme Rosalie à sa place. Elle est tellement en
colère qu’elle tremble comme une feuille.
Je regarde le mannequin dans le cercueil. Toutes ces histoires
horribles que papa nous a racontées sur la vie dans un gang et Khalil est
devenu un King Lord ? Comment est-ce que ça a pu rien que lui
traverser l’esprit ?
Ça n’a pas de sens. Il avait du vert dans sa voiture. Jamais un King
Lord ne mettrait quelque part la couleur des Garden Disciples. Et il ne
s’est pas précipité pour leur prêter main-forte dans la baston chez Big
D.
Mais le bandana. Papa nous a raconté un jour que c’était une tradition
des King Lords – ils couronnent leurs camarades tombés au combat en
posant un bandana plié sur la dépouille, comme pour indiquer qu’elle
monte au ciel représenter leur gang. Khalil devait bien les avoir rejoints
pour bénéficier de cet honneur.
J’aurais pu le convaincre de ne pas le faire, je le sais, mais je l’ai laissé
tomber. Qu’ils aillent se faire foutre avec leur banc des amis. Je ne
devrais même pas être à son enterrement.
Papa reste avec Mme Rosalie jusqu’à la fin du service, puis la soutient
quand la famille ouvre le cortège derrière le cercueil. Tammy nous fait
signe de les rejoindre.
– Merci d’être là, me dit-elle. Tu comptais beaucoup pour Khalil,
j’espère que tu le sais.
Ma gorge se serre trop pour lui répondre qu’il comptait aussi
beaucoup pour moi.
On avance avec la famille. Presque tous ceux qui nous regardent
pleurent. Pour Khalil. Il est vraiment dans ce cercueil et il ne reviendra
pas.
Je ne l’ai jamais dit à personne, mais Khalil était mon premier crush.
Sans le savoir, c’est lui qui m’a fait connaître les papillons dans le ventre
et plus tard le chagrin d’amour quand il a craqué pour Imani Anderson,
une fille du lycée qui ne pensait même pas au petit CM1 qu’il était.
C’est pour lui que je me suis souciée de mon apparence en premier.
Mais fuck le crush : qu’on se soit vus tous les jours ou une fois par an,
c’est un des meilleurs amis que j’ai jamais eus. Le temps, ce n’était rien
par rapport à tout ce qu’on a traversé ensemble. Et il est dans un
cercueil maintenant, comme Natasha.
De grosses larmes coulent sur mes joues. Je me mets à sangloter. Un
sanglot moche et bruyant que tout le monde dans les travées peut voir et
entendre.
– Ils m’ont laissée tomber, je gémis.
Maman passe un bras derrière moi et pose ma tête contre son épaule.
– Je sais, mon bébé, mais nous, on est là. On ne va nulle part.
Quand je sens l’air tiède me caresser le visage, je sais qu’on est sortis.
Toutes ces voix, tout ce bruit me font lever la tête. Il y a plus de gens ici
qu’à l’intérieur de l’église. Ils brandissent des portraits et des pancartes
sur lesquelles il est écrit : « Justice pour Khalil ». Sur celles de ses potes
on peut lire : « Le suivant, c’est moi ? » ou « Ça suffit ! » Des camions
de télévision équipés de grandes antennes sont garés de l’autre côté de la
route.
Je fourre le nez dans le creux de l’épaule de maman. Des gens – je ne
sais pas qui – me tapotent le dos avec des mots censés me rassurer.
Je reconnais dans mon dos la main de papa avant qu’il ait dit quoi que
ce soit.
– On va rester pour la marche, bébé, dit-il à maman. Je veux que
Seven et Sekani participent.
– D’accord, je la ramène à la maison. Vous rentrerez comment ?
– On ira à pied jusqu’au magasin. Toute façon, il va bien falloir que
j’ouvre.
Il dépose un baiser dans mes cheveux.
– Je t’aime, mon bébé. Repose-toi, d’accord ?
Des talons claquent dans notre direction, et puis quelqu’un dit :
– Bonjour, monsieur et madame Carter, je suis April Ofrah, de Juste la
Justice.
Maman se raidit et me serre plus fort contre elle.
– Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ?
La femme baisse la voix :
– La grand-mère de Khalil m’a appris que c’était Starr qui se trouvait
avec Khalil quand c’est arrivé. Je sais qu’elle a fait une déposition au
commissariat et je voulais la féliciter pour son courage. C’est une
situation difficile et il a dû falloir une sacrée force de caractère.
– Oui, ça a aidé, répond papa.
Je décolle la tête de l’épaule de maman. Mme Ofrah danse d’un pied
sur l’autre et joue nerveusement avec ses doigts. Mes parents ne lui
facilitent pas la tâche avec leurs regards durs.
– Nous voulons tous la même chose, dit-elle. La justice pour Khalil.
– Excusez-moi, madame Ofrah, dit maman, mais même si c’est que je
souhaite du fond du cœur, évidemment, je veux aussi qu’on fiche la paix
à ma fille. Et qu’on respecte son anonymat.
Maman pose les yeux sur les camions de télévision garés le long du
trottoir d’en face. Mme Ofrah se retourne pour suivre son regard.
– Oh, dit-elle. Oh, non. Non, non, non. Nous n’étions pas… Je…
n’étais pas… Je ne veux pas infliger ça à Starr. Plutôt le contraire en
réalité. Je veux préserver son anonymat.
Maman se décrispe un peu.
– C’est-à-dire ?
– Starr nous offre une perspective unique, comme on a rarement
l’occasion d’en avoir dans ce genre d’affaire, et je tiens à ce que ses
droits soient respectés et sa voix entendue, mais sans qu’elle s’en
trouve…
– Exploitée ? demande papa. Prostituée ?
– Exactement. L’affaire est sur le point d’attirer l’attention des médias
nationaux, mais je ne veux pas que cela se fasse à ses dépens.
Elle nous tend à chacun une carte de visite.
– Au-delà de mes activités de militante, je suis avocate. Juste la Justice
ne représente pas juridiquement la famille Harris – quelqu’un d’autre
s’en charge. Nous nous rallions simplement à leur cause. Cependant,
c’est avec plaisir que je représenterai Starr à titre personnel si vous le
souhaitez. Quand vous serez prêts, appelez-moi. Et toutes mes
condoléances.
Elle disparaît dans la foule.
L’appeler quand je serai prête, hein ? Je ne suis pas sûre d’être prête
un jour pour toutes les emmerdes qui vont suivre.
NEUF
Je me réveille en sursaut.
Seven tambourine à ma porte. Il est aussi bourrin dans sa manière de
réveiller les gens que dans ses messages.
– On bouge dans dix minutes.
Mon cœur tambourine contre ma poitrine comme s’il voulait en
sortir. Tout va bien, je me dis. C’est juste ce crétin de Seven.
– On va où ? je lui demande.
– Faire un basket dans le parc. On est bien le dernier samedi du
mois ? C’est pas toujours ce qu’on fait ce jour-là ?
– Mais… et les émeutes et tout ça ?
– Comme a dit papa, ça s’est passé à l’est. Ici, on risque rien. En plus,
y paraît que c’est calme ce matin.
Et si quelqu’un sait que le témoin, c’est moi ? Et s’ils savent que ce
flic n’a pas été arrêté par ma faute ? Si on croise des flics qui me
reconnaissent ?
– Ça va aller, dit Seven, comme s’il lisait dans mes pensées. Je te le
promets. Maintenant, bouge ton cul que je puisse te mettre la misère sur
le terrain.
Si c’est possible d’être un gentil connard, c’est ce qu’est Seven. Je sors
du lit, enfile mon short de basket, mon maillot de LeBron et chausse les
Thirteen que Michael Jordan portait avant de quitter les Chicago Bulls.
Je coiffe mes cheveux en queue-de-cheval. Seven m’attend à la porte
d’entrée en faisant tourner le ballon entre ses mains.
Je le lui arrache.
– Genre tu sais t’en servir !
– On va bien voir.
Je crie à papa et maman qu’on sera de retour tout à l’heure et on file.
Au premier abord, rien ne semble avoir changé à Garden Heights,
mais deux pâtés de maisons plus loin, au moins cinq voitures de police
passent à pleine vitesse devant nous. Avec la fumée qui plane dans l’air,
tout paraît plongé dans la brume. Et ça pue.
On arrive à Rose Park. Des King Lords sont assis dans un
gros 4x4 Cadillac gris garé de l’autre côté de la rue, pendant qu’un
autre, plus jeune, fait du tourniquet dans le parc. Tant qu’on leur fiche
la paix, on ne risque rien.
Une haute clôture grillagée fait tout le tour du parc, grand comme un
pâté de maisons. Je ne vois pas bien ce qu’elle est censée protéger. Les
graffitis sur le terrain de basket ? Les balançoires rouillées ? Les bancs
sur lesquels on a fait beaucoup trop de bébés ? Ou bien les cadavres de
bouteilles, mégots et autres détritus qui jonchent la pelouse ?
Le terrain de basket est de l’autre côté du grillage, mais l’entrée se
trouve à l’extrémité opposée du parc. Je jette le ballon à Seven et me
mets à escalader la clôture. Dans le temps, arrivée au sommet, je sautais,
mais un jour je me suis foulé la cheville et ça m’a calmée.
Seven attend que je sois arrivée de l’autre côté pour me jeter le ballon
et grimper à son tour. Khalil, Natasha et moi, on coupait par le parc
après l’école. On faisait du toboggan, du tourniquet jusqu’à ce que la
tête nous tourne, et des concours de celui qui irait le plus haut à la
balançoire.
Je lui lance le ballon en essayant de ne pas y penser.
– Le premier à trente ?
– Quarante, il répond, tout en sachant parfaitement qu’il aura de la
veine d’arriver à vingt.
Il est aussi nul que papa.
Histoire de bien le prouver, il commence à dribbler du plat de la
main, sans se servir du bout de ses doigts. Et tente directement un
panier à trois points, le crétin.
Le ballon rebondit sur l’anneau. Bien sûr. Je le récupère et me tourne
vers lui.
– T’es nul ! Tu savais que ça rentrerait pas.
– On s’en fout. Allez, joue, putain.
Cinq minutes plus tard, je mène dix à deux. Et en gros, ses deux
points, je lui en ai fait cadeau. Je fais mine de partir à gauche, pour filer
à droite et tenter un trois points. Le bébé entre dans le panier en beauté.
Elle assure grave, la frangine.
Seven me fait signe qu’il demande un temps mort. Il est encore plus
hors d’haleine que moi, alors que c’est moi qui avais de l’asthme quand
j’étais gamine.
– Pause. J’ai soif, dit-il.
Je me passe le bras sur le front. Le soleil tape déjà sur le terrain.
– Et si on en restait là ?
– Tu délires ? Je sens la force en moi. Faut juste que je travaille mes
angles.
– Tes angles ? On parle de basket, mec. Pas de selfies !
– Eh, yo ! s’égosille une voix derrière nous.
Mon cœur s’arrête.
– Merde !
Ils sont deux. Treize ou quatorze ans, on dirait. Avec des maillots des
Celtics. Des Garden Disciples, aucun doute. Ils avancent droit sur nous
à travers les terrains.
Le plus grand fait un pas vers Seven.
– T’es un King, nigga ?
Impossible de prendre ce minable au sérieux. Il a la voix qui couine.
Selon papa, il y a un truc plus fiable que l’âge pour savoir si quelqu’un
est dans un gang depuis peu ou depuis longtemps. Les anciens ne
cherchent pas la merde, ils la trouvent. Les jeunes cherchent.
– Non, je suis neutre, répond Seven.
– Ton daron, c’est pas un King ? demande le plus petit.
– Risque pas. Il traîne qu’avec ma reum.
– Toute façon, rien à foutre, fait le plus grand en sortant une lame.
Envoie tout ce que t’as. Pompes, téléphone, tout.
La règle à Garden Heights : si l’histoire ne te concerne pas, aucune
raison de t’en mêler. Point. Les King Lords dans le 4x4 assistent à toute
la scène. Mais comme on ne se réclame pas d’eux, on n’existe pas.
Sauf que le garçon sur le tourniquet court dans notre direction et
pousse le Garden Disciple. Il lève son tee-shirt, pour montrer son arme.
– Y’a un souci ?
Les deux mecs reculent.
– Ouais, fait le plus petit.
– T’es sûr ? Aux dernières nouvelles, Rose Park c’est toujours chez les
Kings.
Il jette un regard vers l’Escalade. Les King Lords à l’intérieur
hochent le menton dans notre direction. Leur façon de nous demander
si tout va bien. On hoche le menton en retour.
– D’accord, fait le Disciple. On a pigé.
Ils disparaissent tous les deux comme ils sont venus.
Le jeune King Lord fait un check à Seven.
– Ça va, gros ? il demande.
– Ouais, merci, Vante, c’était cool.
Je ne vais pas mentir, il est plutôt BG. Eh, ce n’est pas parce que je
suis en couple, que je n’ai pas le droit de mater. Et vu comment il bave
sur Nicki Minaj, Beyoncé et Amber Rose, Chris peut garder ses
réflexions pour lui.
Ah oui, au passage : mon mec a clairement son type de femme.
Ce Vante a à peu près mon âge, un peu plus grand que moi, avec une
grosse afro et un début de moustache. Des belles lèvres, aussi. Lisses et
bien charnues.
Je les ai visiblement regardées un peu trop longtemps. Il se passe la
langue dessus et sourit.
– Fallait que je m’assure que ça allait bien pour toi et la jolie go, là.
Il vient de tout foutre en l’air. On ne m’appelle pas comme ça sans me
connaître.
– Wesh, ça va, je lui réponds sèchement.
– Les Disciples t’ont rendu service de toute façon, dit-il à Seven. Elle
était en train de te foutre la pâtée.
– La ferme, gros, répond Seven. Je te présente ma frangine, Starr.
– Oh ouais, fait le mec. C’est toi la fille à Big Mav ?
C’est ce que je disais, jamais je n’y échappe.
– Ouais, c’est moi.
– Starr, je te présente DeVante, dit Seven. C’est un des gars de King.
– DeVante ?
C’est donc pour lui que Kenya s’est battue.
– Ouais, c’est moi, dit-il.
Il me détaille des pieds à la tête et se repasse la langue sur les lèvres.
– T’as déjà entendu parler de moi ou quoi ?
Pas classe cette langue baladeuse.
– Ouais, je lui dis. Et tu devrais peut-être te mettre du baume si elles
sont sèches comme ça, tes lèvres, vu comment tu te les lèches.
– Yo, t’es sérieuse, là ?
– Ce qu’elle veut dire, c’est merci de nous avoir filé un coup de main,
ment Seven. Ça nous a bien aidés.
– Pas de souci. Ils traînent par ici ces trous de balle à cause des
émeutes dans leur quartier. Là-bas, ça pue trop.
– Qu’est-ce que tu fous dans le parc si tôt ? demande Seven.
Il fourre ses mains dans ses poches et hausse les épaules.
– Rien, je bosse. Tu connais le topo.
Un dealer. Merde, Kenya sait les choisir. Quand on est attirée par les
gangsters dealers de drogue, on est mal barrée. En même temps, son
père, c’est King.
– J’ai entendu pour ton frère, dit Seven. Désolé, mec. Il était cool,
Dalvin.
DeVante donne un coup de pied dans un caillou sur le terrain.
– Merci. Ma daronne, elle chiale tout le temps. C’est pour ça que je
suis là. Fallait que je me tire un peu de chez moi.
Dalvin ? De Vante ? Je penche la tête de côté.
– Elle vous a donné à tous les noms des membres de Jodeci, votre
daronne ? je lui lance.
Jodeci : un vieux groupe de R & B que je ne connais que parce que
mes parents aiment bien écouter des fois.
– Azy là, c’est quoi, t’as un problème ?
– Non, c’était juste une question. Pas besoin de me prendre de haut,
t’as vu.
Une Tahoe blanche freine dans un crissement de pneus de l’autre côté
du grillage. La Tahoe de papa.
Il baisse sa vitre. Il est en marcel et il a encore les traces de l’oreiller
sur les joues. Je croise les doigts pour qu’il ne descende pas, parce que le
connaissant, il a la peau des jambes qui pèle et il porte des sandales de
piscine avec des chaussettes.
– Qu’est-ce qui vous a pris, bordel, de vous barrer sans rien dire à
personne ? crie-t-il.
Les King Lords en face éclatent de rire. DeVante tousse dans son
poing comme pour s’empêcher de pouffer. Seven et moi, on fait tout
pour ne pas croiser le regard de papa.
– Ah ouais ? Vous voulez faire genre vous m’entendez pas ? Répondez
quand je vous parle !
Les King Lords sont encore plus morts de rire.
– On est juste venus tirer quelques paniers, papa, dit Seven.
– Rien à foutre. Avec tout ce qui se passe, là, vous vous barrez ?
Montez !
– Merde, je marmonne. Il faut toujours qu’il se ridiculise.
– T’as dit quoi, là ? aboie-t-il.
Les King Lords n’en peuvent plus de rire. Je voudrais disparaître.
– Rien, je réponds.
– Si, t’as dit quelque chose. Tu sais quoi, Starr ? N’escalade pas la
clôture, fais le tour par l’entrée. Et j’ai pas intérêt à arriver là-bas avant
vous !
Il démarre.
Fait chier.
Je ramasse le ballon et Seven et moi nous mettons à courir vers l’autre
bout du parc. La dernière fois que j’ai couru à cette vitesse, c’était quand
la coach nous faisait faire des suicides. On arrive à l’entrée en même
temps que papa. Je grimpe à l’arrière, et Seven, comme un con, monte à
côté de lui.
Papa démarre.
– Vous êtes débiles ou quoi ? Y’a des émeutes, là ! Ils sont à deux
doigts d’appeler la Garde nationale et vous, vous voulez faire du basket ?
– Pourquoi faut toujours que tu nous foutes la honte comme ça ?
lance Seven, énervé.
Je suis tellement contente d’être derrière. Papa se tourne vers Seven,
il ne regarde même plus la route.
– Tu crois que t’es un homme, là ?
Seven regarde fixement devant lui. On dirait que de la fumée va sortir
de ses narines.
Papa reporte les yeux sur la route.
– T’oses me parler comme ça parce que des King Lords se sont
moqués de toi ? C’est quoi l’histoire ? Tu traînes avec eux maintenant ?
Seven ne répond pas.
– Je te parle, fils !
– Non, monsieur, dit Seven, sans desserrer les lèvres.
– Alors qu’est-ce que t’en as à foutre de ce qu’ils pensent ? Si t’as
tellement envie d’être un bonhomme, apprends que les vrais
bonhommes en ont rien à foutre de ce que les autres pensent, OK ?
Il se gare devant chez nous. Je n’ai pas encore fait la moitié du chemin
que j’aperçois maman de l’autre côté de la moustiquaire, en chemise de
nuit, les bras croisés, qui tape du pied.
– Viens un peu par ici ! elle me crie.
Elle se met à faire les cent pas dans le salon quand on entre. La
question n’est pas de savoir si elle va exploser, mais quand.
Seven et moi, on s’enfonce dans son beau canapé.
– Vous étiez où ? demande-t-elle. Et vous n’avez pas intérêt à me
mentir.
– Au terrain de basket, je marmonne en réponse, les yeux sur mes
Jordan.
Maman se penche vers moi et met la main en cornet autour de son
oreille.
– Pardon ? Je n’ai pas entendu.
– Parle, dit papa.
– Au terrain, je répète, plus fort.
– Au terrain ?
Maman se redresse et se met à rire.
– Elle a dit au terrain.
Elle ne rit plus, et à chaque mot, sa voix devient plus forte.
– Je suis là, à faire les cent pas, à me ronger les sangs, et vous, vous
êtes au terrain ?
Quelqu’un glousse dans le couloir.
– Sekani, retourne dans ta chambre ! lance maman sans regarder dans
sa direction.
On entend Sekani disparaître au petit trot vers le fond du couloir.
– Je vous ai dit qu’on partait.
– Oh, elle nous l’a dit, répète papa d’une voix narquoise. Tu as
entendu quelqu’un crier, bébé ? Parce que moi pas.
Maman fait un petit bruit entre ses dents.
– Moi non plus. Elle sait nous réveiller pour nous demander de
l’argent, mais pas pour nous dire qu’elle va faire un tour dans une zone
de combat.
– C’est ma faute, intervient Seven. Je voulais qu’elle sorte et qu’elle
fasse un truc normal.
– Rien n’est normal, en ce moment, bébé ! s’exclame maman. Tu vois
bien ce qui se passe. Et vous, vous étiez assez fous pour sortir comme
ça ?
– Assez débiles, plutôt, corrige papa.
Je regarde toujours mes chaussures.
– Donnez-moi vos portables, ordonne maman.
– Quoi ? je gémis. C’est pas juste ! Je vous l’avais dit…
– Starr Amara, dit-elle entre ses dents.
Comme mon prénom ne compte qu’une syllabe, elle y joint mon
deuxième pour enfoncer le clou.
– Si tu ne me donnes pas ce portable tout de suite, je te jure que…
J’ouvre la bouche mais elle continue.
– Tu veux ajouter quelque chose ? Ajoute quelque chose et je te
confisque aussi tes Jordan !
N’importe quoi. Sérieux. Papa nous regarde : le gorille de maman,
qui attend pour bondir. C’est comme ça qu’ils fonctionnent. Maman
s’occupe du premier round et si ça ne marche pas, papa passe à l’attaque
pour le K.-O.
Seven et moi lui tendons nos téléphones.
– Tiens, dit-elle en les passant à papa. Puisque vous tenez tant à ce
que les choses soient « normales », allez chercher vos affaires. On va
passer la journée chez Carlos.
– Pas lui, dit papa en faisant signe à Seven de se lever. Lui, il vient au
magasin avec moi.
Maman se tourne vers moi et désigne le couloir d’un signe de tête
agressif.
– Va prendre une douche, t’as l’odeur de dehors partout sur toi.
Alors que je m’éloigne, elle me crie :
– Et habille-toi correctement !
Elle me soûle ! Tout ça, c’est parce que Chris habite tout près de chez
oncle Carlos. Je suis tout de même soulagée qu’elle n’ait rien dit de plus
devant papa.
Brickz arrive en même temps que moi à la porte de ma chambre. Il
me saute dessus et essaie de me lécher les joues. J’avais empilé une
bonne quarantaine de boîtes de chaussures dans un coin de la pièce. Il
les renverse toutes.
Je le gratte derrière les oreilles.
– Petit maladroit.
Je l’emmènerais bien avec nous, mais les pitbulls sont interdits dans le
quartier de Carlos. Il se couche sur mon lit et me regarde préparer mes
affaires. Théoriquement, je n’ai besoin que de mon maillot de bain et de
mes nu-pieds, mais maman risque de décider au dernier moment de
passer tout le week-end là-bas à cause des émeutes. Alors mieux vaut
emporter quelques tenues et mon sac de cours. Je jette un sac sur
chaque épaule.
– Allez, Brickz, viens.
Il me suit jusqu’à sa niche dans le jardin de derrière et je l’attache à la
chaîne. Pendant que je lui donne à manger et à boire, papa s’accroupit
devant ses rosiers et examine les fleurs. Il a beau les arroser comme il
faut, bizarrement ils ont toujours l’air secs.
– Allez, bon sang, leur dit-il. Vous pouvez faire mieux que ça.
Maman et Sekani m’attendent dans la Toyota. Je me retrouve assise
devant. On dirait une gamine, mais, là, tout de suite, je n’ai pas envie
d’être assise aussi près d’elle. Malheureusement, je n’ai le choix qu’entre
ça et Sekani Pâte-à-Prout. Le regard fixé devant moi, je la vois du coin
de l’œil qui me dévisage. Elle a l’air de vouloir dire quelque chose, mais
ses mots décident finalement de sortir sous la forme d’un soupir.
Tant mieux. Je n’ai pas non plus envie de lui parler. C’est pas cool
mais je m’en fiche.
Avant d’arriver à l’autoroute, on traverse la cité Cedar Grove où on a
habité. Puis on arrive à Magnolia Avenue, la grande rue commerçante
de Garden Heights. Le samedi matin, d’habitude, les types du quartier
paradent dans leurs voitures, au ralenti ou en faisant la course.
Aujourd’hui, la rue est barrée – une manif. Les gens brandissent des
pancartes et des portraits de Khalil en scandant « Justice pour Khalil ! »
C’est avec eux que je devrais être, mais je ne peux pas, vu que c’est en
partie à cause de moi qu’ils sont là.
– Tu sais que rien de tout ça n’est ta faute, hein ? demande maman.
Putain, comment elle a fait pour deviner ?
– Je sais.
– Je suis sérieuse, bébé. Tu n’y es pour rien. Tu as tout fait comme il
fallait.
– Sauf que des fois ça suffit pas, hein ?
Elle me prend la main et je la laisse faire, même si je suis énervée. Je
n’obtiendrai pas d’autre réponse pour l’instant.
Le samedi matin, l’autoroute est moins encombrée que d’habitude.
Sekani met son casque et allume sa tablette. Des morceaux de R & B des
années 1990 passent à la radio et maman chante à mi-voix. Une fois
qu’elle est vraiment dedans, elle monte en volume, essaie tout un tas de
voix différentes et s’exclame :
– Oui, ma fille ! Oui !
Et puis tout d’un coup, elle me sort un truc de nulle part :
– Quand tu es née, tu ne respirais pas.
C’est la première fois que j’entends ça.
– Sérieux ?
– Mmm. J’avais dix-huit ans. Je n’étais moi aussi qu’un bébé, mais je
me croyais adulte. Je n’aurais jamais osé avouer que j’étais morte de
trouille. Ta grand-mère était sûre que je serais incapable d’être une
bonne mère. Lisa l’effrontée, une bonne mère ? Moi, j’étais déterminée
à lui montrer qu’elle avait tort. J’ai arrêté de boire et de fumer, je n’ai
manqué aucun rendez-vous médical, je mangeais bien, je prenais mes
vitamines, tout le tintouin. Je mettais même du Mozart dans un casque
que je posais sur mon ventre pour te le faire écouter. On voit à quel
point ça a marché, t’as laissé tomber le piano au bout d’un mois !
Je me marre.
– Désolée.
– C’est pas grave. Comme je disais, je faisais tout comme il fallait. Et
je me souviens que quand ils t’ont sortie, dans la salle d’accouchement,
j’attendais que tu pleures. Mais tu n’as pas pleuré. Tout le monde autour
de moi a commencé à s’agiter ; ton père et moi, on n’arrêtait pas de
demander ce qui se passait. L’infirmière a fini par nous dire que tu ne
respirais pas. J’ai perdu les pédales. Ton père ne parvenait pas à me
calmer. Lui aussi, il était à deux doigts de craquer. Puis, au bout d’une
minute, la plus longue de ma vie, tu t’es mise à pleurer. Je crois que j’ai
pleuré encore plus fort que toi. J’étais persuadée que j’avais fait quelque
chose de mal. Mais une des infirmières m’a pris la main (maman prend
de nouveau la mienne) et m’a regardé dans les yeux en disant : « Même
quand on a tout fait comme il faut, il arrive parfois que les choses
tournent mal. Mais il faut persister, c’est ça la clé. »
Elle garde mes doigts dans les siens jusqu’à ce qu’on arrive.
J’ai toujours pensé que le soleil brillait plus sur le quartier d’oncle
Carlos que chez nous, mais aujourd’hui, c’est particulièrement vrai – il
n’y a pas de fumée et l’air est respirable. Il n’y a que des maisons sur
deux niveaux, les gamins jouent sur les trottoirs, dans les grands jardins.
Des stands de citronnade, des vide-greniers sont installés devant les
maisons, et beaucoup de gens font leur jogging. Tout est tranquille,
malgré ce qui se passe.
On approche de chez Maya, à quelques rues d’oncle Carlos. Je lui
enverrais bien un texto pour voir si je peux faire un saut chez elle, mais
le truc c’est que… je n’ai pas mon téléphone.
– Pas de visite chez ta copine, aujourd’hui, dit maman qui lit encore
dans mes foutues pensées. Tu es punie. (J’ouvre la bouche en grand.)
Mais elle peut passer chez Carlos si tu veux.
Elle me jette un regard en coin et sourit. C’est censé être le moment
où je la prends dans mes bras, où je la remercie en lui disant qu’elle est
la meilleure des mamans.
Mais non. Je me contente d’un :
– D’accord, comme tu veux.
Et je me rencogne dans mon siège.
Elle éclate de rire.
– Quelle tête de mule !
– Non, c’est pas vrai !
– Oh que si ! elle insiste. On dirait ton père.
On vient à peine de s’arrêter dans l’allée d’oncle Carlos que Sekani
saute de la voiture. Notre cousin Daniel, qui traîne avec d’autres
garçons sur le trottoir, lui fait signe de le rejoindre. Tous sont à vélo.
– À tout à l’heure, maman ! lance-t-il.
Il court vers le garage sans s’arrêter pour dire bonjour à oncle Carlos
qui en sort, et s’empare de son vélo. Il l’a eu pour Noël, mais comme
maman ne le laissera jamais faire du vélo tout seul à Garden Heights, il
le garde ici. Il l’enfourche et file vers la rue.
Maman sort de la voiture d’un bond et lui crie :
– Ne va pas trop loin !
Je sors à mon tour et oncle Carlos me prend dans ses bras. Un câlin
parfait comme il sait si bien les faire – pas trop serré, mais si ferme que
tout son amour passe dedans en quelques secondes.
Il m’embrasse deux fois le sommet du crâne et me demande :
– Comment ça va, petite fille ?
– Ça va.
Je renifle. Ça sent la fumée. Mais la bonne fumée.
– Tu fais un barbecue ?
– J’ai juste réchauffé le gril. Je vais cuire quelques steaks hachés et du
poulet pour le déjeuner.
– J’espère qu’on ne va pas finir avec une intoxication alimentaire, le
taquine maman.
– Ah, tiens, quelqu’un essaie d’être drôle ? dit-il. Je vais te faire avaler
tes paroles avec tout ce que je vais te servir, petite sœur, parce que ça va
dépoter. Aucun chef étoilé de la télé ne m’arrive à la cheville.
Il relève son col.
Qu’est-ce qu’il peut être lourd des fois.
Tante Pam est devant le barbecue sur la terrasse, sa fille Ava
accrochée à ses jambes, le pouce à la bouche. En me voyant, Ava lâche sa
mère et court vers moi, sa queue-de-cheval dans le vent.
– Starr, Starr !
Elle se jette dans mes bras. Je la fais tourner et elle se met à glousser
comme une folle.
– Ça va ma petite cousine de trois ans préférée dans le monde entier ?
– Oui, oui ! (Elle fourre de nouveau son pouce baveux et fripé dans sa
bouche.) Bonjour, tatie Lili.
– Bonjour, mon bébé. Tu as été sage ? demande maman.
Ava acquiesce avec trop de zèle. Impossible qu’elle ait été sage à ce
point.
Tante Pam laisse oncle Carlos s’occuper du barbecue pour aller
prendre maman dans ses bras. Elle a la peau marron foncé et de grands
cheveux bouclés. Maman l’apprécie parce qu’elle vient d’une « bonne
famille ». Sa mère est avocate et son père est le premier Noir chef de
service en chirurgie dans l’hôpital où tante Pam est chirurgienne. Sans
dec’ : des Huxtable en chair et en os, la petite famille parfaite comme
dans le Cosby Show.
Je repose Ava par terre et tante Pam me serre à mon tour contre elle,
très fort.
– Comment ça va, ma puce ?
– Ça va.
Elle me dit qu’elle comprend. Mais personne ne comprend vraiment.
Grandma apparaît à la porte de derrière, les bras tendus devant elle.
– Mes amours !
Le premier indice qu’il se trame quelque chose. Elle nous prend dans
ses bras, maman et moi, et nous embrasse sur les joues. Grandma ne
nous embrasse jamais. Et ne nous laisse jamais l’embrasser non plus,
parce qu’elle ne sait pas où nos bouches ont traîné, comme elle dit. Elle
me prend le visage dans les mains.
– Que Dieu soit loué. Il t’a épargnée. Alléluia !
Plein d’alarmes sonnent dans ma tête. Normal qu’elle soit heureuse
que « le Seigneur m’ait épargnée », mais ce n’est pas Grandma. Du
tout.
Elle nous prend, maman et moi, par le poignet et nous tire vers les
transats le long de la piscine.
– Venez par ici et racontez-moi.
– Mais j’allais parler à Pam… risque maman.
Grandma la regarde et siffle entre ses dents.
– Tais-toi, assieds-toi, et raconte-moi, nom d’un chien !
Voilà, ça, c’est Grandma. Elle s’allonge sur un transat et s’évente avec
emphase, en bonne prof de théâtre à la retraite. Maman et moi nous
asseyons au bord d’un autre transat.
– Qu’est-ce qui ne va pas ? demande maman.
– Quand…
Mais en voyant Ava approcher avec sa poupée et un peigne, elle
s’interrompt avec un sourire forcé. Ava me les tend et s’en va jouer avec
d’autres jouets.
Je me mets à peigner la poupée. Cette enfant m’a bien dressée :
j’obéis sans qu’elle ait à dire un mot.
Une fois Ava hors de portée de voix, Grandma dit :
– Quand est-ce que vous me ramenez chez moi ?
– Qu’est-ce qui se passe ? demande maman.
– Chut, pas si fort !
Vu le volume sonore de Grandma, ça fait plutôt sourire.
– Hier matin, j’ai sorti du poisson-chat pour le dîner. Mon idée était
de le frire pour le servir avec des boulettes de maïs et des frites, tout ça.
Et puis je suis partie faire quelques courses.
– T’as acheté quoi ? je demande, juste histoire de.
Grandma me lance son regard qui tue. J’ai l’impression de voir
maman dans trente ans, avec quelques rides et les cheveux blancs qu’elle
a manqués en faisant sa teinture (elle me donnerait la fessée si elle
m’entendait).
– Ma fille, dit-elle, je n’ai pas de comptes à te rendre. Bref, à mon
retour, cette truie a couvert mon poisson de foutus cornflakes et l’a mis
au four !
– Des cornflakes ? je commente, en faisant une raie à la poupée.
– Oui ! Parce que c’est soi-disant plus sain comme ça. Si je veux
manger sain, je mange de la salade, moi !
Maman met la main devant sa bouche et je vois à la commissure de
ses lèvres qu’elle sourit.
– Je croyais que vous vous entendiez bien, Pam et toi.
– C’était le cas, oui. Jusqu’à ce qu’elle s’en prenne à ma cuisine ! J’en
ai avalé des couleuvres depuis que je suis là. Mais ça – elle brandit un
doigt –, ça, ça va trop loin ! J’aimerais mieux habiter avec toi et cet
ancien taulard que d’avoir à tolérer ça.
Maman se lève et embrasse Grandma sur le front.
– Ça va aller.
Grandma lui fait signe de déguerpir. Une fois qu’elle est partie, elle se
tourne vers moi.
– Ça va, ma fille ? Carlos m’a dit que tu étais dans la voiture quand ce
garçon a été tué.
– Oui, Grandma, ça va.
– Bien. Et si ça ne va pas, ça ira plus tard. On est solides dans la
famille.
Je lui fais signe que oui mais je n’y crois pas. Pas pour moi en tout cas.
On sonne. Je dis que je m’en occupe, pose la poupée d’Ava et disparais
dans la maison.
Merde. C’est Chris. J’ai toujours envie de m’excuser mais il faut me
laisser le temps de me préparer.
C’est bizarre, cela dit. Il fait les cent pas. Comme quand on révise
pour une interro ou avant un match important. La confrontation avec
moi lui fait peur.
Je m’appuie contre le chambranle de la porte.
– Salut.
– Salut.
Il sourit, et malgré tout moi aussi.
– Je lavais une voiture de mon père et je vous ai vus passer, explique-t-
il.
D’où le marcel, les tongs et le short.
– Ça va ? demande-t-il. Je sais que tu m’as dit que oui par message,
mais je voulais être sûr.
– Ça va, je lui dis.
– Le magasin de ton père n’a pas été touché ?
– Non.
– Tant mieux.
Regards. Silence.
Il soupire.
– Si c’est toujours à propos de la capote, je n’en achèterai plus jamais.
– Jamais ?
– Ben, seulement si tu veux que j’en achète.
Et il se dépêche d’ajouter :
– Ça peut attendre. D’ailleurs, t’as même pas besoin de coucher avec
moi un jour. Ni de m’embrasser. Merde, si t’as pas envie que je te
touche, je…
– Chris, Chris, je lui dis, les mains en l’air pour le calmer, en retenant
un éclat de rire. C’est bon. J’ai compris.
– Cool.
– Cool.
Regards. Silence. Encore.
– Je suis désolée, en fait, je lui dis en basculant mon poids d’un pied
sur l’autre. Désolée d’avoir fait la morte. Rien à voir avec la capote.
– Oh… (Il fronce les sourcils.) Alors c’était quoi ?
Je soupire.
– J’ai pas envie d’en parler.
– Alors t’as le droit d’être en colère contre moi, mais sans me dire
pourquoi ?
– Ça n’avait rien à voir avec toi.
– Si, si le silence radio, il était pour moi, dit-il.
– Tu comprendrais pas.
– Peut-être que tu peux me laisser décider ça tout seul ? Je suis là, à
t’appeler, à t’écrire et tout, et tu peux pas me dire pourquoi tu
m’ignores ? C’est pourri, ça, Starr.
Je lui décoche ce regard qui me donne vraiment l’impression de
ressembler à maman ou Grandma quand leurs yeux m’informent que
j’aurais mieux fait de me taire.
– Je viens de te le dire, tu comprendrais pas. Alors lâche l’affaire.
– Non. (Il croise les bras.) J’ai pas fait tout ce chemin pour…
– Tout ce chemin ? Wesh, quel chemin ? Le bout de la rue jusqu’ici ?
La Starr de Garden Heights a repris le dessus.
– Ouais, du bout de la rue jusqu’ici, il me rétorque. Mais tu sais quoi ?
J’avais pas à le faire. Et je l’ai fait quand même. Et toi, tu peux même pas
me dire ce qui se passe !
– T’es blanc, d’accord ? je lui crie. T’es blanc !
Silence.
– Je suis blanc ? dit-il, comme si c’était la première fois qu’il entendait
ça. Et qu’est-ce que ça a à voir avec le reste, ça, putain ?
– Tout ! Ça a tout à voir. T’es blanc et je suis noire. T’es riche et pas
moi.
– Et alors ? Qu’est-ce que ça peut foutre ? Ça m’intéresse pas ce
genre de chose Starr, c’est toi qui m’intéresses.
– Ce genre de chose, ça fait partie de moi !
– D’accord, et…? C’est pas grave, si ? Putain, sérieux ! C’est ça qui te
fout la rage comme ça ? C’est pour ça que tu m’ignores ?
Je le fixe, et je sais – je sais – que là tout de suite, je ressemble à Lisa
Janae Carter. J’ai la bouche entrouverte, comme elle quand mes frères
ou moi « on fait les malins » comme elle dit. Le menton légèrement en
retrait, les sourcils levés… Merde, j’ai même la main sur la hanche.
Chris recule d’un pas, comme on fait mes frères et moi dans ce cas-là.
– C’est juste que… c’est n’importe quoi, putain. C’est tout.
– C’est bien ce que je disais : tu peux pas comprendre, tu vois ?
Bim. Si je devais me comparer à ma mère, là, je dirais que je suis en
train de lui faire un : « tu vois, je te l’avais dit ».
– Non, faut croire que non, dit-il.
Silence. Encore.
Chris fourre les mains dans ses poches.
– Peut-être que tu peux m’aider à comprendre, non ? Je sais pas. Mais
ce que je sais, c’est que ne plus t’avoir dans ma vie, c’est pire que ne pas
pouvoir faire du beatbox ou jouer au basket. Et tu sais à quel point ces
deux trucs, je les kiffe, Starr.
Je lui décoche un sourire narquois.
– C’est quoi ce couplet à deux balles ?
Il se mord la lèvre inférieure et hausse les épaules. Je me mets à rire.
Lui aussi.
– Pas top, hein ?
– Affreux.
On se tait, mais cette fois c’est le genre de silence qui ne me dérange
pas. Il tend la main vers la mienne.
Je ne sais toujours pas si je me trahis en sortant avec Chris, mais il m’a
tellement manqué que ça en fait mal. Maman trouve normal de venir
chez oncle Carlos, mais c’est Chris le genre de normal dont j’ai
vraiment envie. Le normal où je n’ai pas à choisir quelle Starr je dois
être. Le normal où personne ne te plaint ou ne parle de « Khalil, le
dealer ». Juste… normal, quoi.
C’est pour ça que je ne peux pas dire à Chris que le témoin, c’est moi.
Je lui prends la main et tout d’un coup, tout a l’air à sa place. Pas de
tressaillements, pas d’images de Khalil et du flic qui me sautent à la
gueule.
– Allez, je lui dis. Les hamburgers d’oncle Carlos doivent être prêts.
On s’avance vers le jardin main dans la main. Il sourit et,
étonnamment, moi aussi.
DIX
Les locaux de Juste la Justice sont installés dans l’ancien Paradis des
Tacos de Magnolia Avenue, entre la station de lavage et l’agence de
crédit. Papa nous emmenait tous les vendredis dans ce Paradis des
Tacos, Seven et moi, pour nous payer des tacos à quatre-vingt-dix-neuf
cents, des roulés à la cannelle et un soda à partager. C’était juste après sa
sortie de prison, quand il était un peu fauché. D’habitude, il nous
regardait manger. De temps en temps, il demandait à la manageuse, une
copine de maman, de garder un œil sur nous, le temps d’aller emprunter
quelques billets à côté. Plus tard, quand j’ai compris que les cadeaux ne
sortaient pas juste d’un chapeau, j’ai réalisé que papa y passait toujours
avant Noël ou nos anniversaires.
Maman sonne et Mme Ofrah nous fait entrer.
– Désolée, dit-elle en fermant la porte à clé. Il n’y a que moi ici
aujourd’hui.
– Oh, s’étonne maman. Où sont vos collègues ?
– Certains sont au lycée de Garden Heights pour une table ronde.
D’autres en tête de cortège dans la manifestation qu’on a organisée à
Carnation Street, où Khalil a été assassiné.
Ça fait bizarre d’entendre quelqu’un dire « Khalil a été assassiné »
avec une telle facilité. Elle le dit cash, comme ça, sans hésitation dans la
voix.
La majeure partie du restaurant a été divisée en box séparés par des
cloisons pas très hautes. Ils ont presque autant d’affiches sur les murs
que Seven dans sa chambre, mais du genre de celles qui plairaient à
papa, comme Malcolm X devant une fenêtre avec un fusil, Huey
Newton en prison, le poing levé façon black power, et des photos des
Black Panthers dans des rassemblements ou distribuant des petits
déjeuners à des enfants.
Mme Ofrah nous conduit jusqu’à son box, à côté de l’ancien guichet
du drive-in. C’est d’autant plus drôle qu’une tasse Le Paradis des Tacos
est posée sur son bureau.
– Merci infiniment d’être venues, dit-elle. J’étais tellement contente
quand vous avez appelé, madame Carter.
– Appelez-moi Lisa. Vous êtes installés ici depuis quand ?
– Presque deux ans maintenant. Et au cas où vous vous poseriez la
question, oui, il y a parfois un petit malin qui s’arrête devant le guichet
et me commande une chalupa.
On se met à rire. Quelqu’un sonne à la porte.
– C’est sans doute mon mari, dit maman. Il était en route.
Mme Ofrah nous laisse. Et peu après, on entend la voix de papa qui la
suit jusqu’à nous. Il va chercher une chaise dans un autre box et l’installe
à cheval entre le box de Mme Ofrah et le couloir. C’est à ce point que
les box sont petits.
– Désolé pour le retard. Fallait que je pose DeVante chez M. Lewis.
– M. Lewis ? je demande.
– Ouais, comme je suis pas là, je lui ai demandé de prendre DeVante à
son magasin. Ce crétin a besoin de quelqu’un pour surveiller ses
arrières. Sans déconner, aller jouer les balances en direct à la télé…
– Vous faites référence à l’homme qui a parlé des King Lords quand
on l’a interviewé ? demande Mme Ofrah.
– Ouais, lui, confirme papa. Il tient le salon de coiffure à côté de mon
épicerie.
– Ah oui, d’accord. Cette interview fait du bruit, c’est le moins qu’on
puisse dire. La dernière fois que j’ai vérifié, elle avait été vue un million
de fois sur Internet.
Je le savais. M. Lewis est devenu un mème.
– Il faut un sacré courage pour faire preuve d’une telle franchise, dit-
elle. J’étais sincère aux obsèques de Khalil, Starr : c’était très courageux
de ta part d’aller parler à la police.
– J’ai pas l’impression d’être courageuse.
Avec Malcolm X qui me regarde depuis le mur, impossible de mentir.
– Je ne vais pas ouvrir ma gueule à la télé comme M. Lewis.
– Et c’est très bien aussi, dit Mme Ofrah. On dirait que la colère et la
frustration ont poussé M. Lewis à parler sans réfléchir. Dans une affaire
comme celle de Khalil, il est de loin préférable que tu t’exprimes de
manière beaucoup plus raisonnée et planifiée.
Elle se tourne vers maman.
– Vous m’avez dit que vous aviez eu un appel de la procureure hier ?
– Oui. Elle aimerait voir Starr demain.
– C’est logique. L’affaire lui a été confiée et elle se prépare à la
présenter devant un grand jury.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? je demande.
– C’est un jury qui décidera si on doit inculper l’agent Cruise ou pas.
– Et Starr va devoir témoigner, dit papa.
Mme Ofrah confirme d’un signe de tête.
– C’est un peu différent d’un procès normal, explique-t-elle. Il n’y
aura ni juge ni avocat de la défense, et la procureure posera des
questions à Starr.
– Et si je n’arrive pas à répondre à toutes ?
– Que veux-tu dire ? demande Mme Ofrah.
– Je… Le truc sur le revolver dans la voiture. Aux infos, ils ont dit
qu’il y avait peut-être un revolver dans la voiture, comme si ça changeait
tout. Honnêtement, je ne sais pas s’il y en avait un ou pas.
Mme Ofrah ouvre un dossier posé sur son bureau et en sort une
feuille de papier qu’elle pousse vers moi. C’est une photo de la brosse à
cheveux noire de Khalil, celle dont il s’est servi dans la voiture.
– Ce soi-disant revolver, le voilà, dit-elle. L’agent prétend l’avoir
aperçu dans la portière et avoir pensé que Khalil se baissait pour
l’attraper. Le manche était assez épais et assez noir pour qu’il pense à un
revolver.
– Khalil aussi était assez noir, glisse papa.
Une brosse à cheveux.
Khalil est mort à cause d’une putain de brosse à cheveux.
Mme Ofrah remet la photo dans le dossier.
– Ce sera intéressant de voir comment son père va évoquer le sujet
dans son interview ce soir.
Stop.
– Une interview ? je demande.
Maman bouge un peu sur sa chaise.
– Euh… le père du policier doit passer à la télé ce soir.
Je la regarde elle, puis papa.
– Et personne ne m’a rien dit ?
– Parce que ça vaut pas la peine d’en parler, dit papa.
Je me tourne vers Mme Ofrah.
– Alors le père peut présenter la version de son fils au monde entier et
moi, je peux pas donner la mienne et celle de Khalil ? Après, tout le
monde va croire que c’est Cent-Quinze, la victime.
– Pas forcément, objecte Mme Ofrah. Il arrive que ce genre de chose
produise l’effet inverse. Et en fin de compte, l’opinion publique n’a pas
son mot à dire. C’est le grand jury qui tranchera. S’ils voient assez de
preuves, ce qui devrait être le cas, l’agent Cruise sera inculpé puis jugé.
J’insiste sur le si en le répétant.
Une vague de silence gêné traverse la pièce. Le père de Cent-Quinze
est la voix de son fils, mais moi, je suis celle de Khalil. Les gens ne
connaîtront sa version de l’histoire que si je m’exprime.
Je pose le regard sur la station de lavage de l’autre côté du guichet du
drive-in. De l’eau jaillit d’un tuyau, dessinant des arcs-en-ciel face au
soleil comme il y a six ans, juste avant que les balles emportent Natasha.
Je me tourne vers Mme Ofrah.
– Quand j’avais dix ans, mon autre meilleure amie est morte,
assassinée par des balles tirées depuis une voiture qui passait.
Drôle de voir comment « assassinée » sort aussi facilement,
maintenant.
– Oh… fait Mme Ofrah, en se laissant tomber contre le dossier de sa
chaise. Je ne savais pas… je suis désolée, Starr.
Je fixe mes doigts et me les tords. Les larmes me montent aux yeux.
– J’ai essayé d’oublier, mais je me souviens de tout. Les coups de feu,
la tête que faisait Natasha. Ils n’ont jamais attrapé le coupable. Ça
comptait pas assez, j’imagine. Pourtant si, ça comptait. Elle comptait.
Je lève les yeux vers Mme Ofrah, mais c’est à peine si je la vois entre
mes larmes.
– Et je veux que tout le monde sache que Khalil comptait aussi.
Mme Ofrah cligne des paupières. Beaucoup.
– Absolument, je… (Elle se racle la gorge.) J’aimerais être ton
avocate, Starr. Pro bono, en fait.
Pro bono, ça veut dire qu’elle fera ça gratuitement. Maman acquiesce
d’un signe de tête, et elle aussi elle a des larmes plein les yeux.
– Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que tu sois entendue,
Starr. Parce que comme Khalil et Natasha, toi aussi tu comptes, et ce
que tu as à dire compte. Je peux commencer par essayer de t’obtenir une
interview.
Elle se tourne vers mes parents :
– Si vous êtes d’accord…
– Tant qu’ils ne disent pas qui elle est, ouais, dit papa.
– Ça ne devrait pas poser de problème, assure-t-elle. Nous ferons tout
pour que sa vie privée soit respectée.
Une faible sonnerie retentit du côté de papa. Il répond. La personne à
l’autre bout du fil crie des mots qui ne parviennent pas jusqu’à moi.
– Calme-toi, Vante. Répète-moi tout ça.
En entendant la réponse, papa se lève d’un bond.
– J’arrive. T’as appelé une ambulance ?
– Qu’est-ce qui se passe ? demande maman.
Il nous fait signe de le suivre.
– Reste avec lui, d’accord ? dit-il à DeVante. On arrive !
TREIZE
Maman se range devant le magasin. Papa gare son 4x4 juste derrière
nous et s’avance vers la portière de maman. Elle baisse la vitre.
– Je vais passer au lycée. On doit leur dire. Elle peut rester avec toi ?
– Ouais, pas de souci. Elle peut aller se reposer dans le bureau,
répond papa.
Une autre conséquence des larmes et du vomi : on fait des projets
pour vous comme si vous n’étiez pas là. La Pauvre Petite est sourde,
apparemment.
– Tu es sûr ? demande maman. Sinon, je peux l’emmener chez Carlos.
Papa soupire.
– Lisa…
– Maverick, je ne sais pas quel est ton problème et, pour tout te dire,
je m’en tamponne, mais sois là pour ta fille, d’accord ?
Papa contourne la voiture et vient ouvrir ma portière.
– Viens là, bébé.
Je sors en sanglotant comme une petite fille qui vient de s’écorcher le
genou. Papa me serre contre lui, me frotte le dos et me couvre les
cheveux de baisers. Maman démarre et disparaît.
– Je suis désolé, bébé, dit-il.
Tout d’un coup, les larmes et le vomi ne représentent plus rien. Je suis
dans les bras de mon papa.
On entre dans le magasin. Papa allume mais laisse la pancarte
« fermé » dans la vitrine. Il disparaît dans son bureau une seconde puis
revient vers moi et me prend le menton.
– Ouvre la bouche, dit-il.
Alors je l’ouvre. Il fait la grimace.
– Ouh… dégueu. Va falloir une bouteille entière de bain de bouche.
Tu vas réveiller les morts avec cette haleine !
Je me mets à rire, des larmes plein les yeux. Papa est doué pour les
trucs comme ça.
Ses mains qui essuient mes larmes sont râpeuses comme du papier de
verre, mais je suis habituée. Il les pose ensuite sur mes joues et
m’arrache un sourire.
– Voilà, ça c’est mon bébé ! dit-il. Tout va bien se passer.
Je me sens assez normale pour rétorquer :
– Tiens, maintenant je suis ton bébé ? On aurait pas dit.
– Ne commence pas ! dit-il en s’engageant dans le rayon des produits
d’hygiène. On dirait ta mère.
– T’étais quand même bien vénère aujourd’hui, non ?
Il revient avec un flacon de Listerine et me le tend.
– Tiens. Avant que tu fasses crever mes fruits et mes légumes.
– Comme toi les œufs ce matin ?
– Eh oh, c’étaient des œufs noirs ! Vous y connaissez rien, c’est tout.
– Personne connaît ce truc-là.
Deux ou trois bains de bouche plus tard, tout est revenu à la normale,
le marécage de bouts de vomi a disparu. Papa attend sur le banc en bois
à l’avant du magasin. D’habitude, nos clients les plus vieux qui ne
peuvent plus trop se déplacer s’assoient là pendant que papa, Seven ou
moi nous occupons de leurs courses.
Papa tapote la place à côté de lui.
Je m’assieds.
– Tu vas bientôt rouvrir ? je lui demande.
– Dans pas longtemps. Dis donc, qu’est-ce que tu lui trouves à ce
Blanc ?
Merde. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi direct.
– À part le fait qu’il est adorable…
Papa fait mine de s’étrangler mais je continue.
– Il est intelligent, drôle et il tient à moi. Beaucoup.
– T’aimes pas les Noirs ?
– Si. Je suis aussi sortie avec des Noirs.
Trois fois. Une fois en CM1, même si ça ne compte pas vraiment, et
deux fois au collège, ce qui ne compte pas non plus vu qu’à cet âge, on
ne sait pas ce que c’est un couple. On ne sait rien sur rien, d’ailleurs.
– Quoi ? dit-il. Je savais pas.
– Parce que je savais que ça te rendrait fou. Que tu mettrais leur tête à
prix ou un truc comme ça.
– Ah, ça me donne une idée, tiens !
– Papa !
Il se met à rire. Je lui tape sur le bras.
– Carlos était au courant ? demande-t-il.
– Non. Il aurait vérifié leur casier judiciaire et il les aurait serrés. Pas
cool.
– Alors pourquoi tu lui as parlé du Blanc ?
– Je lui ai rien dit. Il l’a deviné. Chris habite dans la même rue, alors
c’était plus difficile de le cacher. Et puis bon, papa, faut être un peu
réaliste. Je sais ce que tu penses des couples mixtes, je t’ai entendu. Je
voulais pas que tu parles de Chris et moi comme ça.
– Chris ? dit-il d’un ton moqueur. C’est quoi ce prénom de naze ?
Il est tellement mesquin.
– Puisque qu’on en est aux questions… Toi, t’as un problème avec les
Blancs ?
– Pas vraiment.
– Pas vraiment ?
– Eh ! Je te le dis comme c’est. Le truc, pour moi, c’est que
d’habitude, les filles sortent avec des garçons qui ressemblent à leur père
et je vais pas te mentir, quand j’ai vu ce Blanc – Chris –, ça m’a foutu le
doute. (Il sourit.) J’ai cru que je t’avais dégoûtée des Noirs ou que j’avais
pas été un modèle. Je supportais pas l’idée.
Je pose la tête sur son épaule.
– Non, papa. C’est pas un modèle d’homme noir que t’as été, c’est un
modèle tout court. T’es bête ou quoi ?
– Bête, moi ?
Il m’embrasse le dessus du crâne.
– Mon bébé…
Une BMW grise freine brusquement devant le magasin.
Papa me donne un coup de coude pour que je me lève.
– File.
Il me tire jusqu’à son bureau et me pousse à l’intérieur. Avant qu’il me
ferme la porte au nez, j’aperçois King qui sort de la voiture.
Les mains tremblantes, j’entrouvre la porte.
Papa monte la garde sur le seuil. Sa main descend discrètement vers
sa ceinture. Jusqu’à son arme.
Trois autres King Lords sortent de la BMW, mais papa lance :
– Non. Si tu veux parler, on fait ça seul à seul.
King adresse un signe de tête à ses gars pour qu’ils attendent à la
voiture.
Papa s’efface devant King, qui entre d’un pas lourd. Ça me fait mal de
l’admettre, mais je ne suis pas sûre que papa fasse le poids. Il n’est pas
maigre ni petit, mais comparé à l’autre – un tas de muscles de plus d’un
mètre quatre-vingt –, il a l’air minuscule. Ça frôle le blasphème, ma
remarque, cela dit.
– Il est où ? demande King.
– Qui ?
– Tu sais très bien qui. Vante.
– Comment je saurais ?
– Il bosse ici, non ?
– Ouais, il est venu un jour ou deux. Mais je l’ai pas vu aujourd’hui.
King fait les cent pas. Il pointe son cigare vers papa. De la sueur
ruisselle sur les bourrelets de graisse à l’arrière de sa tête.
– Tu mens.
– Pourquoi je mentirais, King ?
– Après tout ce que j’ai fait pour toi, c’est comme ça que tu me
remercies ? Dis-moi où il est, Big Mav.
– Je sais pas.
– Où ? crie King.
– Je sais pas, je t’ai dit ! Il est venu me taxer deux cents balles l’autre
jour et je lui ai dit qu’il fallait qu’il bosse pour les avoir. Alors il a bossé.
Vu que j’avais pitié, je lui ai avancé la thune comme un crétin. Il était
censé venir aujourd’hui et il s’est pas pointé. Fin de l’histoire.
– Pourquoi il faudrait qu’il te taxe du fric alors qu’il m’a déjà carotté
cinq mille billets ?
– Comment tu veux que je sache ? demande papa.
– Si j’apprends que tu mens…
– T’inquiète, j’ai déjà bien assez de problèmes comme ça.
– Ah ouais, je suis au courant, dit King avec un air mesquin. J’ai
entendu que c’était Starr-Starr qui était avec Khalil. J’espère qu’elle sait
se taire.
– Qu’est-ce que t’essaies de me dire, là, bordel ?
– Toujours intéressantes, ces affaires, dit King. Ils fouinent, les keufs.
Chaque fois, ils essaient d’en savoir plus sur celui qu’est mort que sur
celui qu’a tué. Façon de dire bon débarras, quoi. Ils disent déjà que
Khalil dealait. Ce qui veut dire que tous ses petits potes de combine
risquent d’avoir des problèmes. Ceux qui vont parler au procureur ont
intérêt de faire gaffe à ce qu’ils disent. Je voudrais pas qu’ils se créent
des ennuis.
– Nan, dit papa. C’est les gens qui mouillent dans le business qui
devraient faire gaffe à ce qu’ils disent et même à ce qu’ils envisagent de
faire.
Pendant quelques interminables secondes, papa et King se toisent.
Papa tient sa main à hauteur de sa taille, comme si elle était bloquée là.
Finalement, King s’en va. Il pousse la porte tellement fort qu’il
manque de la faire sortir de ses gonds. La sonnette tinte furieusement. Il
monte dans sa BMW. Ses larbins l’imitent et il démarre sur les chapeaux
de roue, laissant la vérité derrière lui.
Si je le dénonce, il me défoncera.
Papa se laisse lourdement tomber sur le banc des vieux. Ses épaules se
voûtent, et il inspire un bon coup.
Mme Ofrah m’a organisé une interview avec un des journaux télévisés
nationaux – exactement une semaine avant mon témoignage devant le
grand jury lundi prochain.
Il est à peu près dix-huit heures quand la limousine envoyée par la
chaîne arrive chez nous. Ma famille m’accompagne. Je doute qu’ils
poseront des questions à mes frères, mais Seven veut me soutenir.
Sekani aussi, à ce qu’il prétend, mais la vérité, c’est qu’il espère être
« repéré » d’une manière ou d’une autre, avec toutes ces caméras autour
de nous.
Mes parents lui ont tout raconté. Il a beau me taper sur les nerfs,
quand il m’a donné une carte qu’il avait fabriquée et qui disait « Je suis
triste pour toi », j’ai trouvé ça mignon. Avant de l’ouvrir en tout cas.
Car à l’intérieur, je me suis vue en train de pleurer Khalil… avec des
cornes de diable. Sekani m’a expliqué qu’il voulait que son dessin « fasse
vrai ». Petit con.
On sort de la maison et on se dirige vers la limousine sous les regards
curieux des voisins sur leur terrasse ou dans leur jardin. Maman nous a
tous forcés à nous mettre sur notre trente et un – papa inclus – comme
pour aller à l’église du Temple du Christ : pas franchement endimanchés
comme un jour de Pâques, mais pas non plus décontractés façon « église
de la diversité ». Pour elle, hors de question d’avoir l’air de « rats de
ghetto » devant les gens de la télé.
Alors avant de monter dans la limousine, elle nous assaille de
conseils :
– Quand on sera là-bas, ne touchez rien et ne parlez que si quelqu’un
vous adresse la parole. C’est « oui madame » et « oui monsieur » ou
« non madame » et « non monsieur ». Compris ?
– Oui madame, on répond tous les trois en chœur.
– Allez, Starr ! lance un de nos voisins en levant la main.
J’ai droit à ça presque tous les jours dans le quartier, maintenant. La
rumeur s’est répandue que j’étais le témoin. Ce « allez » qui
accompagne leur signe de la main, c’est plus qu’un simple bonjour. C’est
ce que les gens ont trouvé pour me témoigner leur soutien.
Le plus cool dans tout ça ? C’est que c’est toujours « Allez, Starr ! »
Jamais : la fille à Big Mav qui bosse au magasin.
On s’éloigne dans la limousine. Je regarde le quartier qui défile en
tapotant mon genou du bout des doigts. J’ai parlé aux enquêteurs, puis à
la procureure, et la semaine prochaine, ce sera au tour du grand jury. Je
l’ai racontée tant de fois cette nuit que je peux réciter mon histoire en
dormant. Mais là, c’est le monde entier qui va voir ça.
Mon téléphone vibre dans la poche de mon blazer. Deux SMS de
Chris.
Ma mère veut savoir de quelle couleur est ta robe pour le bal de fin d’année.
Demande urgente du tailleur apparemment.
Oh, merde. Le bal a lieu samedi prochain. Je n’ai pas acheté la robe.
Avec la mort de Khalil et tout le reste, je ne suis pas sûre de vouloir y
aller. Maman m’a dit qu’il fallait que je me change les idées. Je n’étais
pas d’accord. Elle m’a fait sa plus belle moue.
Ce petit côté dictateur ? Pas cool. Mais je vais y aller, à ce bal. J’écris à
Chris.
Euh… bleu ciel ?
Il répond :
T’as pas encore de robe ?
Je tape :
J’ai largement le temps. Je suis juste débordée.
C’est vrai. Mme Ofrah m’a entraînée pour cette interview tous les
jours après le lycée. Et quand on finissait plus tôt, je restais à Juste la
Justice pour donner un coup de main. Au téléphone, à la distribution de
tracts, partout où ils avaient besoin d’aide. Parfois, quand l’équipe était
en réunion pour discuter de propositions de réforme de la police, de
l’importance d’expliquer à la communauté qu’il fallait manifester sans
tout casser, je tendais l’oreille.
J’ai demandé au proviseur Davis si Juste la Justice pouvait organiser à
Williamson la même table ronde que celle qu’ils avaient organisée à
Garden. Il m’a répondu qu’il n’en voyait pas l’intérêt.
Chris répond à mon message sur la robe :
D’accord, si tu le dis
Vante te passe le bjr
Jv le défoncer à Madden
Mais tu lui diras qu’il arrête de m’appeler Bieber
Après toutes ces conneries qu’il a sorties sur « le petit Blanc qui joue
au renoi », DeVante traîne plus souvent chez Chris que moi. Chris l’a
invité à jouer à Madden et tout d’un coup, ils sont « frères ». Chris est
blanc mais DeVante trouve que sa méga collection de jeux vidéo
compense.
J’ai traité DeVante de pute à jeux. Il m’a dit de la fermer. Mais on
déconnait, c’est tout.
Nous arrivons devant un hôtel chic du centre-ville. Un Blanc avec un
sweat-shirt à capuche attend sous la marquise qui mène à la porte. Il a
une planche à pince sous le bras et un gobelet Starbucks entre les doigts.
Il parvient quand même à ouvrir la portière de la limousine et à nous
serrer la main quand on descend.
– Je suis John, le producteur. Ravi de faire votre connaissance.
Il me serre la main une deuxième fois.
– Et laissez-moi deviner, Starr, c’est vous.
– Oui, monsieur.
– Merci beaucoup d’avoir trouvé le courage de faire ça.
Ce mot. Le courage. Les gens courageux n’ont pas les jambes qui
tremblent. Les gens courageux n’ont pas envie de vomir. Les gens
courageux n’ont clairement pas besoin de se rappeler comment respirer
quand ils pensent un peu trop à cette soirée. Si le courage est un état de
santé, tout le monde a établi un mauvais diagnostic à mon sujet.
John nous emmène dans un labyrinthe de couloirs. Je suis contente de
ne pas porter de talons. Il n’arrête pas de parler, de dire à quel point
cette interview est importante, à quel point ils veulent que la vérité
sorte. Il ne m’aide pas beaucoup à faire sortir mon « courage ».
Dans la cour de l’hôtel, des cameramans et d’autres techniciens
installent le plateau. Au cœur du chaos, Diane Carey, la journaliste qui
va mener l’interview, se fait maquiller.
Ça fait bizarre de la voir en chair et en os et non plus comme un amas
de pixels sur un écran. Quand j’étais petite, chaque fois que je passais la
nuit chez elle, Grandma me forçait à porter une de ses longues chemises
de nuit, à prier pendant au moins cinq minutes et à regarder le journal
de Diane Carey pour être « au courant des choses du monde ».
– Bonjour !
Mme Carey s’illumine en nous voyant. Elle s’approche. Respect à la
maquilleuse qui la suit et continue à travailler sans se démonter. Une
vraie pro. Mme Carey nous serre la main.
– Diane. Je suis ravie de vous rencontrer tous. Vous devez être Starr,
dit-elle en se tournant vers moi. Ne stressez pas trop. Ça n’est rien
qu’une conversation entre vous et moi.
Pendant qu’elle nous parle, un type prend des photos. Juste une
conversation normale, c’est ça…
– Starr, on se disait qu’on pourrait faire quelques plans de Diane et
vous en train de discuter en vous promenant dans la cour, dit John. Puis
on montera dans la suite pour la conversation avec Diane, puis avec
Mme Ofrah, et pour finir avec vos parents. Après, on sera bons.
Un type m’installe le micro pendant que John me briefe sur cette
promenade-discussion.
– C’est juste un plan de transition, dit-il. Rien de compliqué.
Rien de compliqué, mon cul. La première fois, je marche presque au
pas. La deuxième, on dirait que j’avance dans un cortège d’enterrement
et je suis incapable de répondre aux questions de Diane. Je ne m’étais
jamais rendu compte que parler en marchant exigeait une telle
coordination.
Une fois que la prise est bonne, nous montons au dernier étage par
l’ascenseur. John nous emmène dans une suite immense – on dirait un
appartement de luxe, je ne rigole pas – avec une vue plongeante sur le
centre-ville. Une douzaine de personnes sont en train d’installer
caméras et projecteurs. Mme Ofrah est là, en jupe, avec un de ses tee-
shirts à l’effigie de Khalil. John me dit qu’ils n’attendent plus que moi.
Je prends place dans le petit canapé en face de Diane. Je n’ai jamais
réussi à croiser les jambes, quelles que soient les circonstances, alors
c’est hors de question que je le fasse aujourd’hui. Ils vérifient mon micro
et la journaliste me dit de me détendre. Les caméras ne tardent pas à
tourner.
– Des millions de gens autour du monde ont entendu le nom de
Khalil Harris, dit-elle, et ils se sont fait leur propre idée de la personne
qu’il était. Et pour vous, qui était-il ?
– Un de mes meilleurs amis.
Sans doute qu’il n’a jamais réalisé à quel point.
– On se connaissait depuis qu’on était bébés. S’il était là, il dirait qu’il
avait cinq mois, deux semaines et trois jours de plus que moi. (On se
met toutes les deux à glousser.) Il est comme ça… Il était.
Merde. Ça me fait mal de me corriger.
– Il aimait rire. Il voyait toujours la lumière, même dans les ténèbres.
Et il…
J’ai la voix qui flanche.
Je sais que c’est cucul, mais j’ai l’impression qu’il est là. Il viendrait
fureter comme une petite fouine pour s’assurer que je dis ce qu’il faut.
Sans doute qu’il dirait que je suis sa fan numéro un ou qu’il
m’affublerait d’un autre qualificatif énervant dont il avait le secret.
Il me manque.
– Il avait un grand cœur, je dis. Je sais que certains le traitent de
voyou, mais si vous le connaissiez, vous sauriez que ce n’était pas du tout
le cas. Je ne dis pas que c’était un ange ni rien, mais ce n’était pas
quelqu’un de méchant. C’était un… (Je hausse les épaules.) C’était un
gamin.
Diane acquiesce d’un signe.
– C’était un gamin.
– Ouais, un gamin.
– Que pensez-vous des gens qui se concentrent sur son côté pas-si-
positif ? demande-t-elle. Sur le fait qu’il vendait peut-être de la drogue ?
Mme Ofrah m’a dit un jour que mon arme, c’était ça : ma voix.
Alors je me bats avec mon arme.
– Je déteste ça. Si les gens savaient pourquoi il vendait de la drogue,
ils ne diraient pas la même chose de lui.
Mme Carey se redresse un peu sur son siège.
– Et pourquoi en vendait-il ?
Je jette un regard vers Mme Ofrah. Elle secoue la tête. Pendant nos
réunions de préparation, elle m’a conseillé de ne pas donner trop de
détails. Elle m’a dit que le public n’avait pas besoin de savoir.
Mais en regardant la caméra, tout d’un coup je prends conscience que
des millions de gens vont regarder ça dans quelques jours. King sera
peut-être parmi eux. Même si sa menace résonne fort dans ma tête, elle
fait moins de bruit que ce que Kenya m’a dit l’autre jour au magasin.
Khalil me défendrait, lui. Alors il faut que je le défende.
Je m’apprête à frapper un grand coup.
– La mère de Khalil est tox. Tous ceux qui le connaissaient savaient à
quel point il le vivait mal, et à quel point il détestait la drogue. Il n’en
vendait que parce qu’il aidait sa mère à se sortir d’une situation où elle
s’était mise avec le plus gros dealer et chef de gang du quartier.
Mme Ofrah soupire ostensiblement. Mes parents écarquillent les
yeux.
Je balance sans dire de nom. Mais je balance. Tous ceux qui
connaissent un tant soit peu Garden Heights sauront de qui je parle. Et
ceux qui ont vu l’interview de M. Lewis sauront aussi.
Mais bon, si King veut faire croire partout que Khalil avait rejoint son
gang, je peux dire au monde entier que Khalil était obligé de dealer
pour lui.
– Sa mère était en danger de mort, je continue. Il n’aurait fait ça pour
aucune autre raison. Et il n’était pas dans un gang.
– Ah non ?
– Non, madame. Il n’a jamais voulu vivre ce genre de vie. Mais sans
doute que…
Pour une raison ou pour une autre, je me mets à penser à DeVante.
– Je ne comprends pas pourquoi tout le monde semble se dire que s’il
était dealer ou dans un gang, ce n’est pas grave qu’il soit mort.
Dans ta face.
– Qui « tout le monde » ? Les médias ? demande-t-elle.
– Oui, madame. On dirait qu’ils passent leur temps à parler de ce qu’il
a peut-être dit, de ce qu’il a peut-être fait, de ce qu’il n’a peut-être pas
fait. Je ne savais pas qu’un mort pouvait être inculpé de son propre
meurtre, vous le saviez, vous ?
Les mots qui viennent de jaillir de ma bouche cognent comme un
direct du droit.
Mme Carey me demande de raconter ce qui s’est passé ce soir-là. Je
ne peux pas donner beaucoup de détails – Mme Ofrah m’a dit de ne pas
le faire –, mais je lui dis tout de même qu’on a obéi à tout ce que Cent-
Quinze demandait sans jamais l’insulter une seule fois, contrairement à
ce que prétend son père. Je lui parle de ma peur panique, de Khalil
tellement inquiet pour moi qu’il a ouvert la portière pour voir comment
j’allais.
– Donc il n’a jamais lancé de menaces de mort à l’agent Cruise ?
demande-t-elle.
– Non, madame. Mot pour mot, la dernière chose qu’il a dite c’est :
« Ça va, Starr ? » Et puis…
Je pleure à chaudes larmes en décrivant le moment où les coups de
feu ont résonné et où le regard de Khalil s’est posé sur moi pour la
dernière fois. Je pleure en racontant comment je l’ai pris dans mes bras
dans la rue et le moment où j’ai vu ses yeux se voiler. Je lui dis aussi que
Cent-Quinze a braqué son arme sur moi.
– Il a braqué son arme sur vous ? demande-t-elle.
– Oui, madame. Et il ne l’a pas baissée avant l’arrivée des autres
policiers.
Derrière les caméras, maman pose la main devant sa bouche. Les yeux
de papa lancent des éclairs de fureur.
Mme Ofrah a l’air abasourdie.
Nouveau direct du droit.
Le truc, c’est que ça, je ne l’avais raconté qu’à oncle Carlos jusqu’ici.
Mme Carey me tend des Kleenex et m’accorde un instant pour me
reprendre.
– Avez-vous peur de la police depuis ce jour-là ? finit-elle par
demander.
– Je ne sais pas, je réponds honnêtement. Mon oncle est policier. Je
sais qu’ils ne sont pas tous mauvais. Et ils risquent leur vie, vous savez ?
J’ai toujours peur pour mon oncle. Mais j’en ai marre que la police parte
du principe qu’on est tous des voyous. Surtout les Noirs.
– Vous aimeriez voir davantage de policiers qui n’auraient pas d’idées
préconçues sur les Noirs ? clarifie-t-elle.
– Oui. Tout ça, ça s’est passé parce qu’il – je n’arrive pas à dire son
nom – est parti du principe qu’on faisait quelque chose de louche. Parce
qu’on est noirs et à cause de l’endroit où on vit. On était juste deux
jeunes qui ne faisaient rien de mal. Ses préjugés ont tué Khalil. Ils
auraient pu me tuer, moi aussi.
Bam. Coup de pied en plein dans les côtes.
– Si l’agent Cruise était assis là, en face de vous, dit Mme Carey, que
lui diriez-vous ?
Je bats des paupières plusieurs fois. Avale le trop-plein de salive dans
ma bouche. Pas question de me mettre à pleurer ou à vomir parce que je
pense à ce type.
S’il était assis là ? Je n’ai pas assez de Jésus Noir en moi pour lui dire
que je lui pardonne. Sans doute plutôt que je lui enverrai mon poing
dans la figure. Sans hésitation.
Mais Mme Ofrah dit que cette interview, c’est ma façon à moi de
livrer bataille. Et quand on se bat, on s’expose, sans se soucier de savoir
qui on blesse ou si on va être blessé.
Alors je balance un coup de plus, en plein dans la gueule de Cent-
Quinze :
– Je lui demanderais s’il aurait aimé me tuer aussi.
DIX-SEPT
Mon interview a été diffusée hier dans l’émission Friday Night News
Special de Diane Carey. John, le producteur, nous a appelés ce matin
pour nous annoncer qu’elle avait été l’une des plus regardées dans
l’histoire de la chaîne.
Un ou une millionnaire, qui tient à rester anonyme, a proposé de
financer mes études. John a précisé que l’offre avait été faite juste après
la diffusion. Je me dis que c’est Oprah, la présentatrice vedette noire,
mais c’est juste dans ma tête, parce que j’ai toujours imaginé qu’elle était
ma bonne fée et qu’un jour, elle viendrait chez moi pour m’annoncer :
« Tu vas avoir une voiture ! »
La chaîne a déjà reçu pas mal d’emails de soutien qui me sont
adressés. Je ne les ai pas vus, mais de toute façon, ils ne peuvent pas
battre le message de Kenya pour me mettre du baume au cœur.
Il était temps
Te la pète pas trop qd mm, mtnt que t une vedette
L’interview a fait le buzz. J’ai jeté un œil ce matin, les gens en
parlaient encore. La communauté noire sur Twitter et Tumblr est de
mon côté. Mais il y a aussi des connards qui veulent me voir morte.
King n’est pas franchement en joie non plus. Kenya m’a dit qu’il était
furax que j’aie balancé, même si je n’ai pas donné de nom.
Ils ont aussi fait une analyse de l’interview aux informations
d’aujourd’hui, disséqué mes propos comme si j’étais genre le Président.
Une chaîne est scandalisée par « mon mépris de la police ». Je ne vois
pas bien où ils ont entendu ça dans l’interview. Ce n’est pas comme si je
me l’étais jouée « Nique la police » façon NWA. J’ai simplement dit que
je demanderais au type s’il aurait aimé me tuer aussi.
De toute façon, je m’en fous. Je ne vais pas m’excuser pour ce que je
ressens. Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent.
Mais aujourd’hui, on est samedi et je suis dans une Rolls Royce en
route pour le bal de fin d’année avec un mec qui ne dit pas un mot.
Chris est plus intéressé par son téléphone.
– T’es beau sapé comme ça, je lui dis.
Et c’est vrai. Son smoking noir avec le veston bleu ciel et la cravate
sont assortis à la robe corolle bustier mi-longue que je porte. Ses
Converse Chuck Taylor en cuir noir vont bien avec les miennes, ornées
de sequins argentés. C’est le dictateur, alias maman, qui m’a acheté ma
tenue. Elle a plutôt bon goût.
– Merci, toi aussi, répond Chris, mais d’une voix de robot, comme s’il
disait juste ce qu’on attend de lui et pas ce qu’il a envie de dire.
Et comment peut-il savoir à quoi je ressemble ? Depuis qu’il est venu
me chercher chez oncle Carlos, il m’a à peine regardée.
Je ne sais pas ce qu’il a. Tout se passait bien entre nous, pour autant
que je sache. Et maintenant, tout d’un coup, il est grincheux et
silencieux. Je pourrais demander au chauffeur de me ramener, mais je
suis trop apprêtée pour rentrer à Garden Heights.
Des ampoules bleues éclairent l’allée du country club, surplombée
d’arches en ballons dorés. Nous sommes la seule Rolls Royce dans une
mer de limousines, alors forcément, tous les regards se tournent vers
nous quand on s’arrête devant l’entrée.
Le chauffeur nous ouvre la portière. M. Silencieux sort le premier et
me tend quand même la main sous les acclamations et les sifflets de nos
camarades de classe. Chris me prend par la taille et nous sourions pour
la photo, comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes. Puis il
me prend la main et m’entraîne à l’intérieur sans un mot.
La musique gronde. Des lustres et des jeux de lumière éclairent la
salle de bal. Un comité quelconque a décidé que la soirée aurait pour
thème « Minuit à Paris », d’où la gigantesque tour Eiffel en guirlandes
lumineuses. On dirait presque que tous les premières et les terminales
de Williamson sont sur la piste.
Les soirées à Garden Heights et à Williamson n’ont décidément rien
en commun. À la soirée de Big D, les gens dansaient le Nae Nae, le Hit
the Quan, le twerk et tout ça. Au bal de fin d’année, honnêtement, je
suis incapable de mettre des noms sur la façon dont certains bougent.
Ça saute et ça lève beaucoup les poings, ça tente des twerks à droite à
gauche. Ce n’est pas nul. Juste différent. Très différent.
C’est bizarre cela dit – j’hésite moins à danser ici qu’à la soirée de Big
D. Sans doute parce qu’à Williamson, comme je l’ai déjà dit, étant
noire, je suis cool par défaut. Du coup, je peux me mettre à danser
n’importe quelle chorégraphie que j’aurais inventée et tout le monde
pensera que c’est le nouveau truc à la mode. Les Blancs partent du
principe que les Noirs sont des experts en tendances et tout ça. Jamais
de la vie, par contre, je ne me risquerais à faire ça dans une soirée à
Garden Heights. Là-bas, on se ridiculise une fois et c’est fini : tout le
quartier l’apprend et personne n’oublie.
À Garden Heights, j’observe comment on fait pour être cool. Et à
Williamson, je mets en pratique ce que j’ai appris. Je ne suis pas si cool
que ça, en vrai, mais tant que ces Blancs pensent le contraire, ça m’aide
beaucoup à naviguer dans la petite société lycéenne.
Je commence à demander à Chris s’il veut danser, mais il lâche ma
main et fonce vers ses copains.
Quelqu’un peut me rappeler ce que je fais ici ?
– Starr !
Je balaie deux fois la salle du regard et finis par repérer Maya qui me
fait de grands signes à une table.
– Waouh, meuf ! s’exclame-t-elle à mon arrivée. T’as trop la classe !
Chris a dû devenir fou en te voyant.
Non. Il a failli me rendre folle, en revanche.
– Merci, je dis en détaillant rapidement sa tenue.
Elle porte une robe bustier rose sous le genou. Une paire de talons
aiguille à paillettes qui la grandissent de douze bons centimètres. Je
l’applaudis d’avoir réussi à marcher avec jusqu’ici. Je déteste les talons.
– Mais si y’en a une qui a trop assuré niveau tenue ce soir, c’est toi,
Shorty.
– Ne m’appelle pas comme ça ! Surtout que c’est Celle-Dont-On-Ne-
Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom qui m’a donné ce surnom.
Wow. Elle a Voldemorté Hailey.
– Maya, tu n’es pas obligée de choisir un camp, tu sais.
– C’est elle qui ne nous parle plus, tu te souviens ?
Hailey nous fait la gueule depuis la dernière fois. Merde à la fin, ça
veut dire quoi ? Si je fais remarquer un truc, j’ai forcément tort et du
coup on me snobe ? Nan, elle n’essaie pas de me culpabiliser comme ça.
Pas possible. Et quand Maya a avoué à Hailey qu’elle avait vendu la
mèche pour Tumblr, Hailey a commencé à faire la gueule à Maya aussi.
Elle dit qu’elle ne nous adressera plus la parole tant qu’on ne s’excusera
pas. Elle n’est pas habituée à nous voir nous retourner contre elle
comme ça.
Bref, peu importe. Chris et elle peuvent ouvrir un club, ça m’est égal.
Ils n’ont qu’à appeler ça La Ligue des Boudeurs des Beaux Quartiers.
Je suis quand même un peu hors de moi. Ça m’énerve de voir que
Maya s’est retrouvée embarquée là-dedans.
– Maya, je suis désolée…
– Pas besoin, dit-elle. Je ne sais pas si je te l’ai dit mais je lui ai aussi
reparlé de l’histoire du chat. Après lui avoir raconté pour Tumblr.
– Sérieux ?
– Ouais. Elle m’a répondu que c’était pas la fin du monde.
Maya secoue la tête.
– Je m’en veux toujours de l’avoir laissée dire sur le coup.
– Ouais. Moi aussi je m’en veux.
Nous nous taisons toutes les deux.
Maya me donne un petit coup de coude.
– Eh. Il faut que les minorités se serrent les coudes, tu te souviens ?
Je glousse.
– OK, OK. Il est où, Ryan ?
– Allé chercher un petit truc à manger. Il est beau, ce soir, sans
vouloir me vanter. Et ton mec, il est où ?
– Chais pas et, si tu veux tout savoir, je m’en fiche.
Ce qu’il y a de bien, c’est que les meilleures amies sentent quand on
n’a pas envie de parler et elles n’insistent pas. Maya passe son bras sous
le mien.
– Allez. Je ne me suis pas faite belle pour rester assise là.
On part se mêler aux danseurs qui sautillent, en battant la mesure de
leurs poings levés. Maya ôte ses chaussures à talon et continue pieds
nus. Jess, Britt et quelques autres filles de l’équipe ne tardent pas à nous
rejoindre et on se met toutes à danser en cercle. Quand Beyoncé, ma
cousine par alliance, commence à chanter, on se lâche complètement.
(Jay-Z et moi, on est cousins éloignés, obligé vu qu’on a le même nom
de famille).
On s’égosille à en perdre la voix, avec ma cousine Bey. Maya et moi,
on est à fond. Je n’ai peut-être plus Khalil, Natasha, ni même Hailey,
mais j’ai Maya. Et ça me suffit.
Six chansons plus tard, on retourne à notre table, bras dessus bras
dessous, une chaussure de Maya dans ma main et l’autre qui pend par la
lanière à son poignet à elle.
– T’as vu M. Warren faire le robot ? demande Maya entre deux éclats
de rire.
– Si je l’ai vu ? Je savais pas qu’il avait ça en lui.
Maya s’arrête. Elle regarde autour d’elle, mais comme si elle ne
regardait rien.
– Te retourne pas, juste à gauche, murmure-t-elle.
– Hein quoi ? Qui c’est ?
– À gauche, répète-t-elle entre ses dents. Mais sois discrète.
Je tourne précautionneusement le regard vers la gauche. Hailey et
Luke prennent la pose sous les flashs du photographe à l’entrée. Je ne
peux même pas les pourrir – ils sont mignons en robe blanc et or et en
smoking blanc. D’accord, on est en froid, mais j’ai quand même le droit
de lui faire un compliment, non ? Ça me fait même plaisir de la voir
avec Luke. Il leur en aura fallu, du temps.
Ils s’avancent vers nous mais passent sans s’arrêter, l’épaule d’Hailey à
quelques centimètres à peine de la mienne. Elle nous jette un regard de
tueuse. C’est quoi cette meuf, sans déconner ? Du coup, sans doute que
je lui renvoie le même. Je jette parfois de sales regards aux gens sans
même m’en rendre compte.
– Ouais, c’est ça, lance Maya dès qu’Hailey a le dos tourné. Tu fais
bien de pas t’arrêter, tiens.
Mon Dieu. Maya s’enflamme en deux secondes.
– Allons chercher un truc à boire, je dis en l’entraînant à ma suite.
Avant que tu brûles tout sur ton passage.
On se sert un punch avant de rejoindre notre table où Ryan est en
train de se goinfrer de mini-sandwichs et de boulettes de viande. Son
smoking est couvert de miettes.
– Vous étiez passés où tous ? demande-t-il.
– On dansait, répond Maya en lui volant une crevette. Tu n’as rien
mangé de la journée, pas vrai ? dit-elle.
– Non. J’allais tomber d’inanition.
Il hoche la tête vers moi.
– Comment ça va, black girlfriend ?
On plaisante souvent là-dessus, sur le fait que tout le monde nous voit
comme les « deux seuls Noirs du bahut qui du coup devraient
forcément sortir ensemble ».
– Ça va et toi, black boyfriend ? je réponds en volant une crevette à
mon tour.
Tiens tiens, Chris se souvient qu’il est venu accompagné et
s’approche de notre table. Un bonjour à Maya et Ryan, puis il me
demande :
– Tu veux qu’on aille faire des photos ou je sais pas quoi ?
Il parle de nouveau comme un robot. Sur l’échelle de l’exaspération
graduée de un à dix, je frise les cinquante.
– Non merci, je lui réponds. Pas de photos avec quelqu’un qui n’a pas
envie d’être avec moi.
Il soupire.
– Pourquoi tu fais ta tête à claques ?
– Moi ? C’est toi qui me snobes !
– Merde, Starr ! Tu veux la faire cette putain de photo ou pas ?
L’exaspéromètre explose. Boum. En mille morceaux.
– Tu rigoles ? Va la faire tout seul et fous-toi-la dans le cul.
Je tourne les talons et m’éloigne la tête haute, sans prêter attention à
Maya qui me crie de revenir. Chris m’emboîte le pas. Il cherche à
m’attraper par le bras mais je me libère et continue vers la porte. Malgré
la nuit noire, je trouve facilement la Rolls Royce. Le chauffeur n’est pas
là, sans quoi je lui aurais demandé de me ramener chez moi. Je saute à
l’arrière et verrouille les portières.
Chris toque à la vitre.
– Starr, allez, merde.
Il met ses mains en jumelles et essaie de m’apercevoir à travers le
verre fumé.
– On peut parler ?
– Ah tiens ? Maintenant, tu veux me parler ?
– C’est toi qui me fais la gueule !
Il penche la tête et colle son front à la vitre.
– Pourquoi tu ne m’as pas dit que c’était toi le fameux témoin ?
demande-t-il.
Sa voix est douce, mais la question me fait l’effet d’un coup de poing
dans le ventre.
Il est au courant.
Je déverrouille la portière et lui fais de la place sur la banquette. Il
s’installe à côté de moi.
– Comment tu l’as su ?
– L’interview. Je l’ai regardée avec mes parents.
– Pourtant, ils n’ont pas montré mon visage.
– Je connais ta voix, Starr. Et puis ils t’ont montrée de dos en train de
marcher avec cette journaliste. Je t’ai assez souvent regardée t’éloigner
pour pouvoir te reconnaître de dos et… j’ai l’air d’un pervers avec ce
que je dis, non ?
– Tu veux dire que t’as reconnu mon cul ?
– Je… ouais.
Il rougit.
– Mais il y avait aussi autre chose. Tout collait, comme ta colère
quand il y a eu la manif au lycée ou quand on te parlait de Khalil. Je dis
pas que ça méritait pas qu’on s’énerve, parce que bien sûr que ça le
méritait, mais… (Il soupire.) Je m’enfonce, là. Enfin bref, je savais que
c’était toi. Et c’était bien toi, pas vrai ?
Je confirme d’un signe de tête.
– T’aurais dû me dire, princesse. Pourquoi tu m’as caché un truc
comme ça ?
Je penche la tête sur le côté.
– Wow. Quelqu’un a été assassiné devant moi et toi, tu fais la tronche
parce que je te l’ai pas dit ?
– Ce n’est pas ce que je voulais dire.
– Réfléchis deux secondes, d’accord ? Ce soir, tu pouvais à peine
aligner trois mots parce que je ne t’ai pas parlé d’une des pires
expériences de ma vie. T’as déjà vu quelqu’un mourir ?
– Non.
– Moi, deux fois.
– J’étais pas au courant ! dit-il. Je suis ton mec et j’en savais rien !
Il me regarde, avec le même regard blessé que quand j’ai retiré mes
mains des siennes il y a plusieurs semaines.
– Tu m’as caché tout un pan de ta vie, Starr. Ça fait plus d’un an
qu’on est ensemble et tu n’as jamais mentionné Khalil, alors que c’était
ton meilleur ami d’après ce que tu dis, ni l’autre personne que tu as vue
mourir. Tu ne me faisais pas assez confiance pour me le dire.
Je n’arrive plus à respirer.
– Ce… ce n’est pas ça…
– Ah bon ? Alors c’est quoi ? On est quoi tous les deux ? Juste le
Prince de Bel-Air et des bisous ?
– Non.
Mes lèvres tremblent et ma voix est toute petite.
– Je… je ne peux pas partager cette partie de moi ici, Chris.
– Pourquoi ?
– Parce que les gens s’en servent contre moi, je dis d’une voix rauque.
Je suis soit la pauvre Starr qui a vu sa copine se faire tuer dans la rue par
une voiture qui passait, soit la Starr qu’il faut aider parce qu’elle vit dans
le ghetto. C’est comme ça que les profs me voient.
– D’accord, je comprends que tu ne peux pas le crier sur tous les toits
au lycée, dit-il. Mais je ne suis pas eux. Je ne m’en servirais jamais contre
toi. Un jour tu m’as dit que j’étais le seul avec qui tu pouvais être toi-
même à Williamson. Alors qu’en vrai, tu ne me faisais toujours pas
confiance.
Je suis à deux doigts de fondre méchamment en larmes.
– T’as raison, je dis. Je ne te faisais pas confiance. Je ne voulais pas
que tu me voies juste comme une fille du ghetto.
– Tu ne m’as même pas donné une chance de te montrer que tu avais
tort. Je veux être là pour toi. Mais il faut que tu me laisses t’aider.
Seigneur. C’est tellement fatigant d’être deux personnes différentes.
Je me suis façonné deux voix différentes et j’ai appris à trier ce que je
disais en fonction des gens à qui je m’adressais. Je suis devenue une pro.
J’ai beau dire que je n’ai pas à choisir quelle Starr je suis avec Chris,
peut-être que sans m’en rendre compte, je dois pourtant choisir.
Quelque chose en moi a l’impression de ne pas pouvoir exister en
compagnie de gens comme lui.
Je ne vais pas pleurer, je ne vais pas pleurer, je ne vais pas pleurer.
– S’il te plaît… dit-il.
Et c’est parti. Tout sort en cascade.
– J’avais dix ans. Quand ma copine est morte, je lui dis en regardant le
vernis sur mes ongles. Elle aussi elle avait dix ans.
– Comment elle s’appelait ?
– Natasha. C’est une balle perdue qui l’a tuée… dans un drive-by.
C’est en partie pour ça que mes parents nous ont inscrits à Williamson,
mes frères et moi. C’était ce qu’ils pouvaient faire de mieux pour nous
protéger un peu. Ils se sont crevé le cul pour nous payer ce bahut.
Chris ne dit rien. Pas besoin.
Je prends une grande inspiration tremblotante et je regarde autour de
moi.
– Tu ne sais pas à quel point c’est dingue que je sois là, assise dans
cette voiture, je dis. Une Rolls Royce, putain. J’habitais dans un deux-
pièces dans une cité. Je partageais une chambre avec mes frères, et mes
parents dormaient dans un canapé-lit.
Brusquement, les détails de la vie à l’époque me reviennent comme si
c’était hier.
– L’appartement sentait tout le temps la clope. Mon père fumait. Nos
voisins du dessus et d’à côté fumaient. Je faisais tout le temps des crises
d’asthme. On n’avait que des boîtes de conserve dans les placards, à
cause des rats et des cafards. Il faisait toujours trop chaud l’été et trop
froid l’hiver. On était obligés de garder nos manteaux dedans comme
dehors. Des fois, papa vendait les bons alimentaires de l’aide sociale
pour nous acheter des fringues. Il n’arrivait pas à trouver de boulot
parce qu’il avait fait de la taule. Quand il a été engagé à l’épicerie, il
nous a emmenés au Paradis des Tacos et nous a dit de commander ce
qu’on voulait. Pour moi, c’était le top du top. C’était presque mieux que
le jour où on a quitté la cité.
Chris sourit faiblement.
– Le Paradis des Tacos… classe.
– Ouais.
Je baisse de nouveau les yeux vers mes mains.
– Khalil était avec nous ce jour-là. On n’avait pas un rond, mais
Khalil, c’était genre le plus pauvre que nous qu’on avait décidé d’aider.
Tout le monde savait que sa mère prenait du crack.
Je sens les larmes me monter aux yeux. Putain, j’en ai marre.
– On était super proches à l’époque. Mon premier baiser c’est lui.
Mon premier crush aussi. Avant sa mort, on ne se voyait plus si souvent.
Je ne l’avais pas vu depuis des mois, je veux dire et…
Ça y est, je pleure comme une madeleine.
– … et ça me tue parce qu’il en chiait tellement dans sa vie et je
n’étais plus là pour lui.
Chris essuie mes larmes du bout du pouce.
– Tu n’as pas à t’en vouloir.
– Pourtant si, je dis. J’aurais pu l’empêcher de dealer. Comme ça les
gens ne le traiteraient pas de voyou. Et je suis désolée de ne t’avoir rien
dit. Je voulais mais tous ceux qui savent que j’étais dans la voiture me
traitent comme si j’étais en sucre. Toi, tu me traitais normalement. Tu
étais ma normalité.
Je suis une loque maintenant. Chris me prend la main et me fait
monter à califourchon sur ses genoux. Je fourre la tête contre son épaule
et pleure comme un gros bébé. Son smoking est mouillé, mon
maquillage est foutu. Affreux.
– Je suis désolé, dit-il en me frottant le dos. Je me suis comporté
comme un trou du cul.
– Ouais, un vrai trou du cul.
– Un cul aussi beau que celui que je regardais s’éloigner tout à
l’heure ?
Je le dévisage et lui envoie un grand coup de poing dans le bras. Il se
met à rire et l’entendre me fait rire à mon tour.
– Tu sais très bien ce que je veux dire ! Tu es ma normalité. Et c’est
tout ce qui compte.
– Ouais.
Il sourit.
Je lui prends la joue et laisse mes lèvres refaire connaissance avec les
siennes, douces et parfaites. Elles ont goût de cocktail de fruits.
Chris recule en mordillant doucement ma lèvre inférieure. Il pose son
front contre le mien et me regarde.
– Je t’aime.
Pas « JTM » cette fois. Le truc en entier. Ma réponse coule toute
seule.
– Moi aussi, je t’aime.
Deux grands coups frappés contre la vitre nous font sursauter. Seven a
le nez collé au carreau.
– Vous avez pas intérêt à être en train de faire ça !
Le plus grand tue-l’amour ? L’apparition du grand frère.
– Seven, fiche-leur la paix, gémit Layla derrière lui. On partait danser,
là.
– Ça peut attendre. Faut que je m’assure qu’il fait pas de cochonneries
avec ma sœur.
– Toi non plus t’en feras pas, si tu continues comme ça.
– Je m’en fiche. Starr, descends de cette voiture ! Je rigole pas !
Chris rit contre mon épaule nue.
– Votre père lui a demandé de te surveiller ?
Connaissant papa…
– Sans doute, je réponds.
Ses lèvres s’attardent sur mon épaule quelques secondes.
– On est plus fâchés ?
Je l’embrasse.
– On est plus fâchés.
– Parfait. Allons danser.
Seven, en nous voyant sortir, nous accuse de nous être éclipsés sans
rien dire et nous menace de tout raconter à papa.
– Et si elle nous pond un petit Chris dans neuf mois, tu vas avoir des
problèmes, mon poto ! crie-il tandis que Layla le tire à l’intérieur.
Ridicule. Putain, ri-di-cu-le.
La musique est toujours à fond. J’essaie de ne pas rire en voyant Chris
massacrer un Nae Nae. Maya et Ryan, qui viennent de nous rejoindre
sur la piste, le regardent puis se tournent vers moi d’un air de dire :
« C’est quoi ça ? » Je hausse les épaules avant de me joindre à lui.
Vers la fin de la chanson, Chris se penche vers moi.
– Je reviens tout de suite, me chuchote-t-il à l’oreille.
Il disparaît dans la foule. Je n’en pense rien jusqu’à ce qu’une minute
après, sa voix sorte des enceintes. Il est à côté du DJ aux platines.
– Salut tout le monde, dit-il. Ma copine et moi, on s’est disputés tout
à l’heure.
Oh, Seigneur. Il va raconter toutes nos histoires. Je baisse la tête vers
mes Converse, une main devant le visage.
– Et je voulais vous passer cette chanson, notre chanson, pour te
montrer à quel point je t’aime et à quel point tu comptes pour moi,
Princesse de Bel-Air.
Une poignée de filles poussent un grand : Oh ! Ses potes l’acclament.
Je me dis, pourvu qu’il ne chante pas. Et puis il y a ce boumfp… boumfp,
boumfp, boumfp familier.
– « Now this is a story all about my life got flipped turned upside down. And
I’d like to take a minute, just sit right there, I’ll tell you how I became the
prince of a town called Bel Air. »
J’affiche un bien trop grand sourire. Notre chanson. Je chante avec lui,
et presque tout le monde se joint à nous. Même les profs. À la fin, je
l’acclame plus fort que tout le monde.
Chris redescend et on rit, on s’enlace, on s’embrasse. Puis on danse et
on fait des selfies débiles qui vont inonder les fils d’actualité tout autour
du monde. Le bal terminé, on laisse Maya, Ryan, Jess et quelques autres
copains monter avec nous dans la Rolls jusqu’à IHOP. Tout le monde a
quelqu’un sur ses genoux. Chez IHOP, on se gave de pancakes et on
danse au son du juke-box. Je ne pense ni à Khalil, ni à Natasha.
C’est une des meilleures soirées de ma vie.
DIX-HUIT
Je suis réveillée par l’odeur du bacon fumé et des voix bien trop
nombreuses.
Je cligne des paupières pour soulager mes yeux agressés par le bleu
électrique de mes murs. Il me faut quelques minutes pour réaliser que
c’est le jour du grand jury.
Le temps est venu de savoir si je vais trahir Khalil ou pas.
Je glisse les pieds dans mes chaussons et me dirige vers ces voix que je
ne reconnais pas. À cette heure-ci, Seven et Sekani sont déjà partis en
cours, et puis ils n’ont pas la voix si grave. Ça devrait m’inquiéter que
des inconnus me voient en pyjama, mais c’est toute la beauté de dormir
en débardeur et en short de basket. Ils n’y verront que du feu.
La cuisine est bondée. Des types en pantalon noir, chemise blanche et
cravate s’empiffrent à hauteur de la table ou adossés au mur. Ils ont des
tatouages sur le visage et les mains. Deux ou trois me saluent vite fait
d’un hochement de tête en marmonnant « ça va ? » la bouche pleine.
Les King Lords de Cedar Grove. Merde, ils ont grave la classe sapés
comme ça.
Maman et tante Pam sont aux fourneaux. Les flammes bleues dansent
sous les poêles où grésillent des œufs au bacon. Grandma sert le jus de
fruit et l’eau sans s’arrêter de parler.
Maman regarde à peine par-dessus son épaule et me lance :
– Bonjour Miam. Ton assiette est au micro-ondes. Viens me sortir ces
biscuits du four s’il te plaît.
Tante Pam et elle se décalent pour me faire de la place, sans s’arrêter
de remuer les œufs et de retourner le bacon. J’attrape un torchon et fais
basculer la porte du four. Je prends en plein visage la bonne odeur des
biscuits au beurre et un déferlement de chaleur. Même avec le torchon,
le plat est trop chaud pour que je puisse le tenir longtemps.
– Par ici, petit chef, fait Goon devant la table.
Je suis bien contente de m’en débarrasser. Le plat est vidé en moins
de deux minutes. J’attrape vite mon assiette recouverte d’une serviette
en papier dans le micro-ondes avant que les King Lords la vident aussi.
– Starr, apporte ces deux autres assiettes à ton père et ton oncle, me
lance tante Pam. Dehors, s’il te plaît.
Oncle Carlos est là ?
– Oui, m’dame, je réponds à tante Pam en empilant leurs assiettes sur
la mienne.
J’attrape la sauce piquante et des fourchettes avant de m’éclipser
quand Grandma se met à raconter un de ses souvenirs de théâtre.
Dehors, le soleil brille si fort qu’en comparaison, le bleu de mes murs
a l’air pâle. Les yeux plissés, je balaie la rue du regard, à la recherche de
papa ou d’oncle Carlos. Le coffre de la Tahoe de papa est relevé et ils
sont tous les deux assis à l’arrière.
Mes chaussons traînent contre le ciment avec un bruit de balais. Papa
tourne la tête vers moi.
– Y’a mon bébé qu’arrive.
Je leur tends à chacun une assiette. Papa me remercie d’un bisou sur
la joue.
– Bien dormi ? il demande.
– Mouais, je réponds.
Oncle Carlos enlève le pistolet qu’il a posé entre eux et me fait signe
de m’asseoir.
– Viens nous tenir un peu compagnie.
Je saute à côté d’eux. On déballe les assiettes qui débordent de
biscuits, de bacon et d’œufs. Il y en a assez pour tout un régiment.
– Je crois que celui-là, c’est le tien, Maverick, dit oncle Carlos. C’est
du bacon de dinde.
– Merci, mec, répond papa.
Ils échangent leurs assiettes.
J’asperge mes œufs de sauce piquante avant de la passer à papa. Oncle
Carlos tend la main pour qu’elle vienne ensuite vers lui.
Papa la lui fait passer avec un sourire narquois.
– Je pensais que t’étais trop raffiné pour ce genre de sauce.
– Tu réalises qu’ici, c’est la maison où j’ai grandi, pas vrai ?
Il fait disparaître entièrement ses œufs sous une épaisse couche de
sauce, pose la bouteille et se lèche les doigts pour enlever ce qui a coulé.
– Mais n’allez pas dire à Pam que j’ai mangé tout ça. Elle veut que je
surveille ma consommation de sel.
– Je dirai rien si tu dis rien non plus, répond papa.
Ils cognent leurs poings pour sceller le contrat.
Je me suis visiblement réveillée sur une autre planète ou dans une
réalité parallèle. En tout cas, il y a un truc.
– Vous êtes potes, finalement ?
– On a parlé, dit papa. Tout est réglé.
– Ouaip, fait oncle Carlos. Certaines choses sont plus importantes
que d’autres.
Je veux des détails, mais je n’en obtiendrai pas. Si tout va bien de leur
côté, cela dit, alors du mien aussi. Et honnêtement, il était temps !
– Vu que tante Pam et toi vous êtes là, il est où DeVante ? je demande
à oncle Carlos.
– À la maison pour une fois et pas à jouer avec ton petit amoureux.
– Pourquoi faut toujours que tu dises qu’il est « petit » ? Il est pas
petit !
– J’espère que vous parlez juste de sa taille, dit papa.
– Exactement, répond oncle Carlos et de nouveau ils cognent leurs
poings l’un contre l’autre.
Donc, ils ont trouvé un sujet de lamentations commun : Chris. Allez
comprendre.
Notre rue est globalement calme ce matin. Comme d’habitude. Les
emmerdes viennent toujours de l’extérieur. À deux maisons de chez
nous, Mme Lynn et Mme Carol papotent dans la cour de Mme Lynn.
Elles sont sans doute en train de s’échanger des ragots. Mieux vaut ne
rien leur confier si on ne veut pas le voir se répandre dans tout Garden
Heights comme une traînée de poudre. En face, Mme Pearl s’affaire
dans ses plates-bandes avec Fo’ty Ounce pour l’épauler un peu. Fo’ty
Ounce, tout le monde l’appelle comme ça parce qu’il fait toujours la
manche en disant qu’il a besoin de monnaie pour aller « se chercher vit’
fait une Fo’ty Ounce au coin de la rue ». Au coin de la rue, c’est le
magasin d’alcool. Et la Forty Ounce, c’est la bière des poivrots. Son
caddie rouillé avec toutes ses affaires est garé dans l’allée de Mme Pearl,
avec un grand sac de terreau en dessous. Apparemment, il a la main
verte. Il s’esclaffe si fort en entendant quelque chose que lui dit Mme
Pearl qu’on peut sans doute l’entendre à deux pâtés de maisons d’ici.
– Je peux pas croire que ce type soit en vie, commente oncle Carlos.
Je pensais qu’il s’était déjà noyé dans l’alcool.
– Qui ? Fo’ty Ounce ? je demande.
– Ouais. Il était déjà là quand j’étais gosse.
– Bah, il est increvable, dit papa. L’alcool ça le conserve, à ce qu’il dit.
– Mme Rooks habite toujours au coin de la rue ? demande oncle
Carlos.
– Ouaip, je confirme. Et elle fait encore les meilleurs Red Velvet de la
terre.
– Waouh ! J’ai dit à Pam que je n’avais encore jamais goûté de gâteau
Red Velvet aussi bon que ceux de Mme Rooks. Et… hum…
Il claque des doigts.
– Le type qui réparait les voitures. Il vivait à l’angle.
– M. Washington, dit papa. Toujours là aussi et il fait encore du
meilleur boulot que n’importe quel garage dans le coin. Maintenant, y’a
aussi son fils qui lui file un coup de main.
– Petit John ? demande oncle Carlos. Celui qui jouait au basket avant
de tomber dans cette saloperie ?
– Ouais, dit papa. Il est clean depuis un petit moment maintenant.
– La vache… (Oncle Carlos joue avec ses œufs rouges de sauce dans
son assiette.) Des fois, le quartier me manquerait presque.
Je regarde Fo’ty Ounce aider Mme Pearl. Les gens par ici ne sont pas
bien riches, mais ils s’entraident autant qu’ils peuvent. Une sorte de
famille bizarre et gravement dysfonctionnelle, mais une famille quand
même, quoi. Jusqu’à récemment, je ne m’en étais pas vraiment rendu
compte.
– Starr ! me crie Grandma sur le seuil de la maison.
Les gens qui habitent à deux rues l’entendent sans doute aussi bien
qu’ils ont entendu Fo’ty Ounce.
– Ta mère te dit de te dépêcher. Il faut que tu te prépares. Eh, Pearl !
La main en visière, Mme Pearl regarde dans notre direction.
– Adele ! On ne vous voit plus. Vous allez bien ?
– Je tiens le coup, ma fille. Elles sont magnifiques, les fleurs ! Je
passerai plus tard récupérer quelques oiseaux de paradis.
– D’accord.
– Et moi, Adele, vous venez pas me saluer ? lance Fo’ty Ounce.
Quand il parle, les mots fusionnent dans sa bouche pour n’en former
plus qu’un seul.
– Certainement pas, vieux taré ! répond Grandma.
Et elle claque la porte.
J’éclate de rire avec papa et oncle Carlos.
Mes parents et moi partons avec oncle Carlos, suivis par deux voitures
de King Lords de Cedar Grove. Un des collègues d’oncle Carlos qui
n’est pas en service occupe le siège passager. Grandma et tante Pam sont
aussi derrière nous.
Tout ce monde, et pas un seul ne sera autorisé à m’accompagner dans
la salle du grand jury.
En un quart d’heure nous sommes dans le centre-ville. Il y a toujours
un immeuble en construction quelque part là-bas. À Garden Heights,
des dealers font le planton au coin des rues, mais dans le centre-ville des
gens en costume et tailleur attendent aux carrefours que le feu piéton
passe au vert. Je me demande s’il leur arrive d’entendre les coups de feu
venant de mon quartier et tout le reste.
Au moment où on tourne dans la rue du tribunal, je suis prise d’un
étrange déjà-vu. J’ai trois ans et oncle Carlos nous emmène là, maman,
Seven et moi. Maman pleure. J’aimerais que papa soit là parce qu’il sait
toujours la consoler. On franchit tous les trois la porte d’une salle
d’audience. Maman nous tient la main. Un flic fait entrer papa. Il porte
une combinaison orange. Il ne peut pas nous prendre dans ses bras
parce qu’il a des menottes. Je lui dis que j’aime bien sa combinaison,
l’orange est une de mes couleurs préférées. Mais il me regarde d’un air
sérieux et me dit : « Jamais tu porteras ça, tu m’entends ? »
Tout ce dont je me souviens après ça, c’est du juge en train de dire
quelque chose. Des sanglots de maman. Et de papa nous lançant qu’il
nous aime alors que les flics l’emmènent. Pendant trois ans, j’ai détesté
le tribunal parce qu’il nous avait pris papa.
Je ne suis pas enchantée d’y retourner. Des camions de la télé sont
garés en face, entourés par des barricades de police. Je comprends
soudain pourquoi tout le monde parle de « cirque médiatique ». On
dirait sérieusement qu’un cirque s’installe en ville.
Deux voies de circulation séparent le tribunal de l’agitation des
journalistes. Mais je le jure, j’ai l’impression qu’ils sont à des années-
lumière. On entre par la porte de derrière. Goon et un autre King Lord
nous rejoignent. Ils se postent de part et d’autre de moi et laissent la
sécurité les fouiller sans problème pour s’assurer qu’ils ne sont pas
armés.
Un autre vigile nous escorte dans les couloirs. Plus on avance, moins
on croise de gens. Mme Ofrah attend à hauteur d’une porte indiquant
« Salle du grand jury » sur une plaque en laiton.
Elle me prend dans ses bras.
– Prête ? me demande-t-elle.
Pour une fois, oui, je suis prête.
– Oui, madame.
– Je resterai dehors jusqu’à la fin, je ne m’éloignerai pas, dit-elle. Si tu
as besoin de venir me demander quelque chose, tu as le droit.
Elle se tourne vers mon entourage.
– Désolée, mais les parents de Starr sont les seuls à pouvoir assister à
l’audience depuis le salon télé.
Oncle Carlos et tante Pam me prennent dans leurs bras. Grandma me
tapote l’épaule en secouant la tête. Goon et ses gars hochent rapidement
le menton et s’en vont avec eux.
Les yeux de maman se voilent de larmes. Elle me serre fort contre elle
et c’est à ce moment-là entre tous que je réalise que je suis plus grande
qu’elle maintenant, de trois ou quatre centimètres. Elle me couvre le
visage de baisers et me serre encore plus fort.
– Je suis fière de toi, bébé. Tu es tellement courageuse.
Ce mot. Je le déteste.
– Non.
– Oh que si.
Elle recule et dégage une mèche de cheveux de mon visage. Je
n’arrive pas à expliquer son expression, mais c’est une expression qui me
dit qu’elle me connaît plus que je me connais moi-même. Une
expression qui m’enveloppe et me réchauffe du dedans.
– Tu peux très bien être courageuse et avoir peur quand même, Starr,
dit-elle. Être courageuse, ça veut dire ne pas se laisser abattre par sa
peur. Et c’est ce que tu fais.
Elle se hausse légèrement sur la pointe des pieds et dépose un baiser
sur mon front, comme si ça devait valider le message. Et ça fonctionne
plutôt bien sur moi.
Papa nous prend toutes les deux dans ses bras.
– Tu vas assurer, ma fille.
La porte de la salle du grand jury s’ouvre dans un grincement et la
procureure, Mme Monroe, apparaît.
– Nous sommes prêts, si vous l’êtes aussi.
J’entre seule, mais bizarrement mes parents sont là quand même.
La pièce lambrissée n’a pas de fenêtres. Une vingtaine d’hommes et
de femmes sont installés autour d’une table en U. Certains sont noirs,
d’autres non. Ils regardent Mme Monroe me conduire à une table
devant eux, équipée d’un micro.
Un des collègues de Mme Monroe me fait prêter serment et, la main
sur la Bible, je jure de dire la vérité. Dans ma tête, je fais la même
promesse à Khalil.
– Pouvez-vous s’il vous plaît vous présenter aux grands jurés ?
Je m’approche du micro et m’éclaircis la gorge.
– Je m’appelle…
J’ai une tellement petite voix qu’on dirait que j’ai cinq ans.
Je me redresse et essaie de nouveau.
– Je m’appelle Starr Carter. J’ai seize ans.
– Le micro sert simplement à vous enregistrer, pas à amplifier votre
voix, indique Mme Monroe. Pendant notre échange, il est important
que vous parliez assez fort pour que tout le monde vous entende,
d’accord ?
– Oui…
Mes lèvres frôlent le micro. Je suis trop près. Je recule un peu et
recommence.
– Oui, madame.
– Bien. Vous êtes ici de votre plein gré, est-ce correct ?
– Oui, madame.
– Vous avez un avocat, Mme April Ofrah, est-ce correct ?
– Oui, madame.
– Vous avez compris que vous avez le droit de la consulter, correct ?
– Oui, madame.
– Vous comprenez que vous n’êtes inculpée de rien, correct ?
Ouais, genre… Depuis que Khalil est mort, c’est notre procès à lui et
à moi.
– Oui, madame.
– Aujourd’hui, nous voulons vous entendre raconter avec vos propres
mots ce qui est arrivé à Khalil Harris, d’accord ?
Je regarde les jurés, sans arriver à lire sur leurs visages s’ils veulent
vraiment entendre ce que j’ai à dire. J’espère que oui.
– Oui, madame.
– Bon, puisque tout est clair à présent, parlons de Khalil, vous voulez
bien ? Vous étiez amis, n’est-ce pas ?
Je fais signe que oui, mais Mme Monroe dit :
– Dites-le de vive voix, s’il vous plaît.
Je me penche vers le micro.
– Oui, madame.
Merde. J’ai oublié que les jurés ne m’entendent pas plus fort comme
ça, que c’est juste pour l’enregistrement. C’est ridicule d’être aussi
stressée.
– Vous connaissiez Khalil depuis combien de temps ?
La même histoire, encore une fois. Je me change en robot et répète
que je connaissais Khalil depuis mes trois ans, qu’on a grandi ensemble,
puis leur dis quel genre de garçon c’était.
Quand j’ai fini, Mme Monroe enchaîne :
– D’accord, maintenant, nous allons discuter en détail de la nuit de sa
mort, vous voulez bien ?
La part de moi pas si courageuse, c’est-à-dire presque moi tout
entière, me crie que non. Elle veut aller se carapater dans un coin et
faire comme si rien de tout ça n’était arrivé. Mais tous ces gens dehors
prient pour moi. Mes parents me regardent. Khalil a besoin de moi.
Je me redresse et permets à la toute petite part courageuse de moi de
parler.
– Oui, madame.
TROISIÈME PARTIE
Trois heures. Je suis restée trois heures dans la salle du grand jury.
Mme Monroe m’a posé tout un tas de questions. Comment Khalil était-
il tourné quand il a été abattu ? D’où a-t-il sorti son permis et les
papiers de la voiture ? Comment l’agent Cruise l’a-t-il fait descendre du
véhicule ? L’agent Cruise avait-il l’air en colère ? Qu’a-t-il dit ?
Elle voulait tous les détails. Je lui en ai fourni autant que je pouvais.
Plus de deux semaines ont passé depuis mon témoignage, et
maintenant nous attendons leur décision, ce qui revient à attendre la
chute d’une météorite. On sait qu’elle arrive, mais on ne sait juste pas
exactement quand ni où elle va frapper. Et dans l’intervalle, la seule
chose qu’on puisse faire, c’est continuer à vivre.
Alors on vit.
Le soleil est de sortie aujourd’hui, mais la pluie s’est mise à tomber
dru pile au moment où on s’est engagés dans le parking de Williamson.
Pour Grandma, quand il pleut comme ça malgré le soleil qui brille, c’est
que le diable est en train de battre sa femme. En plus, on est
vendredi 13, le jour du diable, toujours selon elle. Elle est sans doute
terrée chez elle comme si c’était le jour du Jugement dernier.
Seven et moi sortons de la voiture en vitesse et nous précipitons à
l’intérieur du lycée. Comme d’habitude, le hall est plein d’élèves qui
discutent en petits groupes. Vu qu’on arrive à la fin de l’année scolaire,
le niveau de déconnade est à son maximum et question déconne, les
Blancs forment une catégorie à part entière. Désolée de dire ça, mais
c’est vrai. Hier, un élève de deuxième année a dévalé les escaliers dans la
poubelle du gardien. Le débile a fini avec un bleu au cul et une
exclusion. N’importe quoi.
Je remue les orteils. Juste le jour où je mets des Converse, il pleut.
Miraculeusement, mes pieds sont secs.
– Tout va bien ? demande Seven.
Je doute qu’il me demande ça à cause de la pluie. Il s’est montré bien
plus protecteur que d’habitude ces derniers temps, depuis qu’on sait que
King est toujours furax que j’aie balancé. J’ai entendu oncle Carlos dire
à papa que ça donnait une raison de plus aux flics de surveiller King de
près.
À moins que ce soit lui qui ait jeté la brique, King n’a rien fait. Pas
encore. Alors Seven reste sur ses gardes, même à Williamson.
– Ouais, je lui dis, ça va.
– D’accord.
Il me fait un check et part vers son casier.
Je me dirige vers le mien. Hailey et Maya discutent devant celui de
Maya, pas loin. En fait, c’est surtout Maya qui parle. Hailey a les bras
croisés devant elle et lève régulièrement les yeux au ciel. En me voyant
dans le couloir, elle prend un air satisfait.
– Parfait, dit-elle quand j’arrive à leur hauteur. La menteuse est là.
– Pardon ?
Il est bien trop tôt pour entendre des conneries pareilles.
– Pourquoi tu ne racontes pas à Maya comment tu nous as
complètement menti ?
– Quoi ?
Hailey me tend deux photos de Khalil. Une avec sa « tête de caillera »
comme dit papa. Elle faisait partie de celles qu’ils ont montrées aux
infos. Hailey l’a trouvée sur Internet et imprimée. Khalil sourit d’un air
suffisant, une liasse de billets à la main et deux doigts tendus à
l’horizontale façon rappeur. Sur l’autre, il a douze ans. Je le sais parce
que moi aussi j’ai douze ans dessus. C’est à mon anniversaire, le jour où
on était allés à ce laser game en ville. Je suis au milieu, entourée de
Khalil en train de se gaver de gâteau à la fraise et d’Hailey qui, comme
moi, affiche un grand sourire.
– Je me disais bien que je l’avais déjà vu ! dit Hailey d’une voix aussi
satisfaite que son expression. C’est bien le Khalil que tu connaissais, pas
vrai ?
Je regarde fixement les deux Khalil. Les photos ne montrent pas
grand-chose. Pour certains, sur la première, avec sa tête de caillera, il se
résume à ça : une caillera. Mais moi, je vois quelqu’un qui est content
d’avoir enfin du fric, peu importe d’où il vient. Quant à l’autre, celle de
l’anniversaire ? Je me souviens que ce jour-là, Khalil s’était tellement
bâfré de gâteau et de pizza qu’il s’en était rendu malade. Comme sa
grand-mère n’avait pas encore touché sa paie, chez eux, il n’y avait pas
grand-chose à manger.
Moi, je connais Khalil en entier. C’est pour celui-là que j’ai fait tout
ce que j’ai fait ces derniers temps. Je ne devrais rien renier de ce qu’il
était. Même à Williamson.
Je rends la photo à Hailey.
– Ouais, je le connaissais. Et alors ?
– Tu ne crois pas que tu nous dois une explication ? dit-elle. Et que tu
me dois aussi des excuses ?
– Euh… quoi ?
– En gros, tu t’en es pris à moi parce que tu étais bouleversée par ce
qui lui est arrivé, dit-elle. Tu m’as même accusée d’être raciste.
– Mais tu as dit et fait des trucs racistes, intervient Maya en haussant
les épaules. Alors, peu importe si Starr a menti ou non, ça n’excuse rien.
Alliance des minorités activée.
– Alors, parce que j’ai arrêté de la suivre sur Tumblr pour la simple et
bonne raison que je ne voulais plus voir d’images de ce gamin mutilé sur
mon fil d’actualité…
– Il s’appelait Emmett Till, l’interrompt Maya.
– Ouais, peu importe. Juste parce que je ne veux pas voir ces trucs
dégoûtants, je suis raciste ?
– Non, corrige Maya. C’est le commentaire que tu as fait qui l’était.
Et ta blague sur Thanksgiving, elle, elle était clairement raciste aussi.
– Oh mon Dieu, ce truc te travaille encore ? s’exclame Hailey. C’était
il y a tellement longtemps !
– Ça n’excuse rien, je dis. Et t’es même pas capable de demander
pardon.
– Pourquoi je demanderais pardon ? C’était une blague ! crie-t-elle.
– Connasse…
Je prends une grande inspiration. Je ne peux pas faire la Noire en
Colère. On a bien trop de public.
– Ta blague m’a fait mal, je lui dis, aussi calme que possible. Et si tu
en avais quelque chose à faire de Maya, tu demanderais pardon ou en
tout cas, tu essaierais de comprendre pourquoi ça l’a blessée.
– Putain, ce n’est pas ma faute si elle ne s’est toujours pas remise
d’une blague de troisième ! Et ce n’est pas plus ma faute si tu ne te
remets pas de ce qui est arrivé à Khalil.
– Donc, je suis censée « me remettre » du fait qu’il ait été tué ?
– Oui, remets-toi ! Il serait sans doute mort bientôt de toute façon.
– T’es sérieuse, là ? dit Maya.
– C’était un dealer et il était dans un gang, dit Hailey. Quelqu’un
allait forcément finir par le tuer.
– Me « remettre » ? je répète.
Elle croise les bras et fait ce drôle de mouvement avec son cou.
– Ben… ouais ? C’est bien ce que j’ai dit non ? Le flic a sans doute
rendu service à tout le monde. Un dealer de moins dans la… .
D’un geste, j’écarte Maya et balance mon poing en plein dans la joue
d’Hailey. Ça fait mal, mais qu’est-ce que ça soulage !
Hailey se tient la joue, les yeux écarquillés et la bouche béante.
– Connasse ! glapit-elle.
Elle essaie aussitôt de m’empoigner les cheveux – le truc habituel des
filles –, mais pas de bol, ce sont des vrais, pas des extensions. Ma queue-
de-cheval tient bon.
Je roue Hailey de coups de poing, pendant qu’elle me gifle et me
griffe le crâne. Je la repousse. Elle tombe, la jupe en l’air. Tout le monde
a vue sur sa culotte rose. Ça éclate de rire autour de nous. Certains ont
sorti leurs téléphones.
Je ne suis plus la Starr de Williamson ni la Starr de Garden Heights.
Je suis simplement hors de moi.
Je lui balance des coups de pied et de poing, je l’agonis d’insultes. Les
gens se massent autour de nous en scandant : « Baston ! Baston ! » Et il
y a même un crétin qui crie un jeu de mots foireux : « Star
Internationale ! »
Merde. Je vais finir sur ce site où ils affichent toutes les cassos de la
terre.
Quelqu’un me tire violemment sur le bras. En me retournant, je me
retrouve nez à nez avec Remy, le frère aîné d’Hailey.
– Mais t’es mala…
Avant qu’il ait pu finir le « malade », une grosse masse de dreads se
jette sur nous et repousse Remy.
– Touche pas à ma sœur ! dit Seven.
Et ils commencent à se battre. Seven le tabasse autant qu’il peut :
uppercuts, drops en pleine tête. Avant, papa nous emmenait boxer après
l’école.
Deux pionts accourent. Et M. Davis, le proviseur, fond à grands pas
sur nous.
Une heure plus tard, je suis dans la voiture de maman. Seven nous
suit dans sa Mustang.
Malgré la politique tolérance-zéro en vigueur à Williamson, on a tous
les quatre seulement été exclus trois jours. Le père d’Hailey et de Remy,
qui siège au conseil d’administration du lycée, a trouvé ça scandaleux.
Selon lui, Seven et moi aurions dû être renvoyés parce qu’on a « lancé
les hostilités » et Seven devrait être privé de diplôme.
« Au vu des circonstances, lui a répondu M. Davis en me regardant,
une exclusion provisoire suffira. »
Il sait que j’étais avec Khalil.
– C’est exactement à ça qu’ils s’attendent, eux, dit maman. Deux
gamins de Garden Heights qui se comportent comme s’ils n’avaient pas
de jugeote !
« Eux » avec un grand E. Il y a « Eux » et il y a « Nous ». Des fois,
Eux, on dirait Nous, et ils ne se rendent pas compte qu’ils sont Nous.
– Mais elle arrêtait pas de jacasser, de dire que Khalil méritait de…
– Elle aurait pu dire que c’était elle qui l’avait tué, ça m’est égal. Les
gens vont en dire, des choses, Starr. Ça ne te donne pas le droit de les
frapper. Parfois, il faut savoir s’éloigner la tête haute.
– Et se laisser descendre comme Khalil, tu veux dire ?
Elle soupire.
– Bébé, je comprends.
– Non, tu comprends pas ! je m’écrie. Personne comprend ! J’ai vu les
balles le traverser. J’étais là, dans la rue, impuissante, quand il a rendu
son dernier souffle. J’ai dû écouter des gens essayer de faire croire que
ce n’est pas grave s’il a été tué. Comme s’il le méritait. Mais il ne
méritait pas de mourir et moi, je méritais pas de voir ça !
Sur les sites médicaux en ligne, on dit que c’est une des étapes du
deuil – la colère. Mais je ne suis pas sûre d’arriver un jour aux autres
stades. Celui-là me met en miettes, en millions de miettes. Chaque fois
que je me sens un peu normale et en un seul morceau, quelque chose
vient me remettre en lambeaux et je repars de zéro.
Le temps s’éclaircit, il ne pleut plus. Le diable a fini de battre sa
femme, mais moi je roue de coups le tableau de bord, inlassablement,
sans ressentir de douleur. Je ne veux plus ressentir aucune douleur.
– Laisse sortir, Miam, dit ma mère en me frottant le dos. Laisse sortir.
Je tire mon polo sur ma bouche et crie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un
seul cri en moi. S’il en reste, en tout cas, je n’ai plus la force de les
laisser sortir. Je crie pour Khalil, pour Natasha et même pour Hailey,
parce que je crois bien que je l’ai perdue pour de bon, elle aussi.
Quand on tourne dans notre rue, j’ai la morve au nez et les yeux
pleins de larmes. Enfin, je ne ressens plus rien.
Un pick-up gris et une Chrysler 300 verte sont garés derrière
le 4x4 de papa dans l’allée. Maman et Seven sont obligés de se ranger le
long du trottoir.
– Qu’est-ce qu’il manigance encore ? (Elle se tourne vers moi.) Tu te
sens mieux ?
Je lui fais signe que oui. J’ai quel autre choix ?
Elle se penche et m’embrasse sur la tempe.
– On va surmonter tout ça, je te le promets.
On descend. Je suis à cent pour cent sûre que les voitures dans l’allée
appartiennent aux King Lords et aux Garden Disciples. À Garden
Heights, impossible d’avoir une voiture grise ou verte à moins d’être
dans un camp ou dans l’autre. Je m’attends à entendre des cris et des
insultes en entrant, mais tout ce que j’entends, c’est papa :
– Ça a pas de sens, mec. Sérieux, ça a pas de sens.
La cuisine est encore plus bondée que l’autre jour. Tellement qu’on
ne peut pas entrer, à cause des types debout dans l’encadrement de la
porte. La moitié ont un truc vert quelque part dans leur tenue. Des
Garden Disciples. Les autres ont du gris clair. Des King Lords de Cedar
Grove. Le neveu de M. Reuben, Tim, est assis à côté de papa. Je n’avais
jamais remarqué le GD en lettres cursives tatoué sur son bras.
– On sait pas quand le grand jury va rendre sa décision, dit papa. Mais
s’ils décident de pas inculper le flic, vous allez tous dire à ces gamins de
pas foutre le quartier à feu et à sang.
– Et tu veux qu’ils fassent quoi, alors ? demande un Garden Disciple à
la table. Les gens en ont marre qu’on les prenne pour des cons, Mav.
– Yo, bien parlé ! fait le King Lord qui s’appelle Goon, aussi assis à la
table.
Il a les mêmes élastiques au bout de ses tresses que ceux que je portais
quand j’étais gamine.
– Mais y’a rien qu’on peut faire, ajoute-t-il.
– C’est des conneries, ça, dit Tim. Si, on peut faire des trucs.
– On peut tous reconnaître que les émeutes sont devenues
incontrôlables, non ? demande papa.
Il récolte quelques « ouais » et quelques « d’accord ».
– Alors faut pas que ça recommence. Faut parler à ces gamins. Leur
mettre un peu de raison dans le crâne. Ouais, ils sont fumasses. On est
tous fumasses, mais foutre notre quartier à feu et à sang, ça va rien
arranger.
– Notre ? relève le Garden Disciple à la table. Nigga, t’as dit que tu te
barrais.
– Dans une jolie banlieue, se moque Goon. Tu vas aussi te payer un
minivan, Mav ?
Tout le monde éclate de rire.
Sauf papa.
– Je me barre et alors ? J’aurai encore l’épicerie et je m’intéresserai
pas moins à ce qui se passe ici. Qui va y trouver son compte si tout le
quartier crame ? Pas nous, ça c’est sûr.
– Faudra qu’on s’organise mieux la prochaine fois, remarque Tim.
Déjà, faudra qu’on s’assure que nos frères et nos sœurs comprennent
bien qu’on peut pas s’en prendre à des commerces tenus par des Noirs.
On a tous à y perdre.
– Carrément, approuve papa. Et je sais, Tim et moi on est plus de la
partie, alors on peut pas s’exprimer sur certains trucs, mais faut oublier
toutes ces guerres de territoire d’une façon ou d’une autre. Tout ça, ça
dépasse les histoires de rue. Et puis, honnêtement, avec toutes ces
guerres à la con, maintenant, les keufs croient qu’ils peuvent faire tout
ce qu’ils veulent.
– Ouais, je te rejoins là-dessus, dit Goon.
– Faut tous vous unir, les gars, ajoute papa. Pour le bien du quartier.
Si y’a bien un truc à quoi ils s’attendent pas, c’est l’unité. D’accord ?
Papa fait claquer sa paume contre celle de Goon et du Garden
Disciple. Puis Goon et le Garden Disciple font pareil.
– Wow, siffle Seven.
C’est énorme de voir ces deux gangs réunis dans la même pièce. Et
tout ça à l’initiative de mon père ? C’est ouf.
Il nous aperçoit sur le pas de la porte.
– Qu’est-ce que vous faites là ?
Maman fait un petit pas dans la cuisine et regarde autour d’elle.
– Les enfants ont été exclus.
– Exclus ? répète papa. Pourquoi ?
Seven lui tend son téléphone.
– Quelqu’un a posté la vidéo ?
– Ouais, je suis même taggué dessus.
Papa appuie sur « play » et j’entends Hailey jacasser sur Khalil, puis
un coup.
Des mecs des gangs regardent par-dessus l’épaule de papa.
– Merde, petite mère, t’as un sacré jab.
« Mais t’es mala… » s’exclame Remy dans le téléphone.
Suit une série de coups et de « oooh ».
– Matez un peu mon fils ! dit papa. Matez ça !
– Yo, le geek, je savais pas que t’avais ça en toi ! lance un King Lord,
taquin.
Maman s’éclaircit la voix. Papa arrête la vidéo.
– OK, tout le monde, dit-il, soudain sérieux. J’ai des affaires de famille
à régler. On se voit demain.
Tim et tous les membres des deux gangs quittent la maison. Dehors,
les voitures démarrent. Toujours pas de coups de feu ni d’éclats de voix.
Ils auraient pu nous faire une version gangsta rap du negro spiritual
Kumbaya que ça ne m’aurait pas plus étonnée que ça.
– Comment t’as fait pour garder la maison en un seul morceau en les
ayant tous ici ? demande maman.
– J’assure, c’est tout.
Maman l’embrasse sur la bouche.
– Ça c’est clair. Mon homme à moi, le militant.
– Eh ouais.
Il lui rend son baiser.
– Ton homme à toi.
Seven se racle la gorge.
– Yo, on est là, nous.
– Oh, vous allez pas vous plaindre en plus ! dit papa. Si vous vous
étiez pas bastonnés, vous auriez pas eu à voir ça.
Il tend le bras vers moi et me pince gentiment la joue.
– Ça va, toi ?
J’ai encore les yeux humides et je n’ai pas exactement le sourire. Mais
je marmonne :
– Ouais.
Papa me tire sur ses genoux. Il me berce et alterne entre un
pincement de joue et un bisou, sans s’arrêter de dire d’une voix très
grave :
– Qu’est-ce qui va pas ? Hein ? Qu’est-ce qui va pas ?
Et je ne peux pas m’empêcher de me mettre à glousser.
Il me libère avec un dernier bisou baveux.
– Je savais que j’arriverais à te faire rire. Bon, maintenant raconte-
moi, il s’est passé quoi ?
– T’as vu la vidéo. Hailey a dit des saloperies, alors je l’ai frappée.
C’est tout.
– C’est ta fille, Maverick, commente maman. Quand elle n’aime pas
ce qu’elle entend, elle cogne.
– Ma fille ? Bébé, c’est tout toi.
Il regarde Seven.
– Et toi, pourquoi tu t’es battu ?
– Le mec s’en est pris à ma sœur, explique Seven. J’allais pas le laisser
faire.
Seven parle tellement tout le temps de protéger Kenya et Lyric que je
suis plutôt fière qu’il me mette aussi dans le lot.
Papa se repasse la vidéo, qui commence par Hailey disant : « Il serait
sans doute mort bientôt de toute façon. »
– Purée, commente maman. Elle manque pas de culot cette garce.
– Une gâtée pourrie qui connaît rien à rien et qui ouvre sa grande
gueule, dit papa.
– Alors, c’est quoi la punition ? demande Seven.
– Allez faire vos devoirs, dit maman.
– C’est tout ? je demande.
– Vous passerez vos trois jours d’exclusion à aider votre père à
l’épicerie, dit-elle.
Elle se serre contre le dos de papa.
Il lui fait un bisou sur le bras.
– Ça me paraît bien.
Pour ceux qui ne parleraient pas la langue des parents, voilà ce qu’ils
ont vraiment dit :
Maman : Je n’excuse pas ton comportement et je ne dis pas qu’il est
justifié, mais à ta place, j’aurais probablement fait pareil. Et toi, bébé ?
Papa : Tu m’étonnes que j’aurais fait pareil.
Et c’est pour ça que je les adore.
QUATRIÈME PARTIE
La fête s’est arrêtée. Sans le savoir, Seven et Iesha ont appuyé sur le
bouton « pause ». Il n’y a plus de musique et les potes de Seven,
désœuvrés, discutent à mi-voix.
Chris et Maya viennent me trouver.
– Ça va, Seven ? demande Maya.
– Qui a arrêté la musique ? je demande.
Chris hausse les épaules.
J’attrape l’iPod de papa sur la table de jardin, notre DJ pour l’après-
midi. En faisant défiler la playlist, je trouve cette chanson de Kendrick
Lamar que Seven m’avait fait écouter un jour, juste après la mort de
Khalil. Seven avait dit que c’était pour nous deux.
J’appuie sur « play », en espérant qu’il va l’entendre. Elle est aussi
pour Kenya.
Au milieu du morceau, Seven et Layla ressortent. Il a les yeux gonflés
mais il ne pleure plus. Il m’adresse un petit sourire et un rapide
hochement du menton. Je fais pareil.
Maman entraîne papa dehors. Ils ont tous les deux des chapeaux
pointus en carton sur la tête et papa porte un énorme gâteau
rectangulaire orné de bougies.
– Happy birthday to youuu ! entonnent-ils.
Maman accompagne la chanson d’un petit mouvement d’épaule pas
trop ridicule.
– Happy birthday to youuu ! Happy birthday to youuu !
Le visage de Seven s’illumine d’un immense sourire. Je baisse la
musique.
Papa pose le gâteau sur la table et tout le monde s’agglutine autour.
Notre famille, Kenya, DeVante et Layla – tous les Noirs en gros –
entonnent le Happy Birthday de Stevie Wonder. Maya a l’air de
connaître. Une bonne partie des amis de Seven, en revanche, sont
visiblement paumés. Chris aussi. Les différences culturelles, c’est ouf,
des fois.
Grandma s’égosille, emmenant la chanson beaucoup trop dans les
aigus.
– Les bougies vont bientôt s’éteindre, maman ! lui dit ma mère.
Grandma en fait vraiment trop des tonnes.
Seven se penche pour les souffler.
– Attends ! l’interrompt papa. Tu sais que tu peux pas souffler avant
que j’aie dit quelque chose, bordel !
– Oh, Pap’s !
– C’est pas à lui de te dire quoi faire, Seven, intervient Sekani. T’es
grand maintenant !
Papa le regarde de bas en haut d’un air de dire : t’es qui toi,
morpion ?
Il se tourne vers Seven.
– Je suis fier de toi, mon grand. Comme je t’ai dit, moi, j’ai jamais eu
de diplôme. Beaucoup de frères en ont jamais. Et là d’où on vient, y’en a
aussi beaucoup qui arrivent pas à dix-huit ans. Y’en a qui y arrivent,
mais faut voir dans quel état. Pas toi. Toi, t’iras loin. Je l’ai toujours su.
Tu vois, je crois que c’est important de donner aux gosses des prénoms
qui veulent dire quelque chose. Sekani, ça veut dire joie et gaieté.
Je renifle bruyamment. Sekani me jette un regard oblique.
– J’ai appelé ta sœur Starr parce qu’elle était ma lumière dans les
ténèbres. Seven, c’est le sept, un chiffre sacré. Le chiffre de la
perfection. Je dis pas que t’es parfait, personne l’est, mais t’es le cadeau
parfait que Dieu m’a fait. Je t’aime, fiston. Joyeux anniversaire et
félicitations.
Papa prend Seven par le cou avec affection. Le sourire de Seven
s’agrandit encore.
– Moi aussi je t’aime, Pap’s.
C’est Mme Rooks qui a fait le gâteau, un Red Velvet. Il est tellement
bon que tout le monde s’extasie. Oncle Carlos s’en sert au moins trois
parts. Puis on danse et on rit encore. L’un dans l’autre, finalement, c’est
une chouette journée.
Mais les chouettes journées ne durent qu’un temps.
CINQUIÈME PARTIE
Comme Seven a dit qu’il ne nous arriverait rien, tout tourne mal.
La plupart des itinéraires pour traverser l’East Side sont bloqués par
la police, et Seven met un temps fou pour en trouver un qui ne l’est pas.
À peu près à mi-chemin, le moteur se met à toussoter et la voiture
ralentit.
– Allez ! l’encourage-t-il en caressant le tableau de bord et en
appuyant sur l’accélérateur. Allez, bébé, avance.
Mais son bébé lui répond plus ou moins « Va te faire » et s’arrête.
Et merde !
Seven pose la tête sur le volant.
– On a plus d’essence.
– Tu déconnes, hein dit ? dit Chris.
– J’aimerais bien, mec. Il en restait pas bezef quand on est partis de
chez toi, mais je croyais que ça pouvait attendre un peu. Je connais ma
bagnole.
– Visiblement, non, je remarque.
On est arrêtés dans une rue de maisons mitoyennes à un étage. Je ne
sais pas laquelle, je ne connais pas assez l’East Side. Des sirènes
retentissent, et l’air est aussi brumeux et chargé de fumée que dans le
reste du quartier.
– Il y a une station-service pas très loin, dit Seven. Chris, tu m’aides à
pousser ?
– « Chris, tu descends à découvert et tu m’aides à pousser », c’est ça
que tu veux dire ?
– Ouais, c’est ça. Ça craint rien, t’inquiète, dit Seven en sortant de la
voiture.
– Ouais, c’est déjà ce que t’as dit tout à l’heure, marmonne Chris qui
descend quand même.
– Je peux pousser aussi, dit DeVante.
– Non, mec. Toi, faut que tu restes tranquille, lui répond Seven. Starr,
prends le volant.
C’est la première fois qu’il laisse quelqu’un conduire son « bébé ». Il
me demande de mettre la voiture au point mort et de la guider avec le
volant. Il pousse à côté de moi et Chris, qui n’arrête pas de regarder
derrière lui, côté passager.
Les sirènes se rapprochent et la fumée devient plus épaisse. Seven et
Chris toussent et fourrent le nez dans leur tee-shirt. Un pick-up bourré
de monde et de matelas passe en trombe à côté de nous.
On arrive en haut d’une légère descente. Seven et Chris se mettent à
trotter pour se caler sur la vitesse de la voiture.
– Doucement, doucement ! crie Seven.
J’appuie sur la pédale de frein. La voiture s’arrête en bas.
Seven tousse dans son tee-shirt.
– Attendez. Laissez-moi une minute.
Je tire sur le frein à main. Plié en deux, les mains sur les genoux,
Chris essaie de reprendre haleine.
– Cette fumée me tue, crache-t-il.
Seven se redresse et expire lentement par la bouche.
– Merde, on arrivera plus vite à la pompe si on laisse la voiture là. On
n’arrivera pas à la pousser si longtemps juste à deux.
Quoi ? Moi, je bouge pas d’ici !
– Moi aussi, je peux pousser, je dis.
– Je sais, Starr. Mais on ira de toute façon plus vite sans elle. En même
temps, j’ai pas du tout envie de la laisser là…
– Et si on se séparait ? propose Chris. Deux restent ici et deux vont
chercher de l’essence – tout à fait le truc de Blancs dont vous parliez
tout à l’heure, pas vrai ?
– Oui ! on lui confirme tous en chœur.
– Ah ah, tu vois ! fait DeVante.
Seven croise les mains et les pose sur ses dreads.
– Putain, putain, putain. Faut qu’on la laisse.
Je prends les clés sur le contact pendant qu’il va récupérer un jerrican
dans le coffre. Il caresse la voiture et lui murmure quelque chose. Il lui
dit qu’il l’aime, je crois, et lui promet de revenir. Mon Dieu !
On se met tous les quatre en route sur le trottoir, le tee-shirt sur le
nez. DeVante boite mais nous jure qu’il va bien.
Une voix au loin dit quelque chose que je n’arrive pas à entendre et
une clameur s’élève en réponse, comme s’il y avait une foule.
Chris et moi marchons derrière les deux autres. Son bras me frôle –
comme s’il essayait de me prendre la main en loucedé. Je le laisse faire.
– Donc, c’est ici que t’habitais, avant ?
J’avais oublié que c’était son premier jour à Garden Heights.
– Ouais, non, pas de ce côté du quartier. Je suis de l’ouest.
– West Siiiide ! lance fièrement Seven pendant que DeVante fait un
W avec ses doigts. Les meilleurs !
– Sur la tête de ma mère ! ajoute DeVante.
Je lève les yeux au ciel. Ils en font trop, sérieux, avec leur guéguerre
West side East side.
– T’as vu ces gros immeubles qu’on vient de longer ? (Chris acquiesce
d’un signe de tête.) C’est la cité où j’habitais quand j’étais petite.
– Et cet endroit où on s’est garés, c’était le Paradis des Tacos ou ton
père vous emmenait Seven et toi ?
– Ouais. Ils en ont ouvert un neuf plus près de l’autoroute il y a
quelques années.
– Peut-être qu’on pourra y aller ensemble un de ces jours, dit-il.
– Yo, gros, fait DeVante en s’incrustant dans la conversation, s’il te
plaît me dis pas que tu penses à emmener ta copine au Paradis des Tacos
pour une petite soirée romantique. Le Paradis des Tacos ?! Sérieux ?
Seven est mort de rire.
– Pardon mais on vous a causé à vous deux ? je demande.
– Eh, t’es ma pote, j’essaie juste de t’aider, dit DeVante. Il a aucune
classe ton keum.
– Tu rigoles ! dit Chris. Je dis juste à ma copine que je suis content
d’être avec elle n’importe où, dans n’importe quel quartier. Tant qu’elle
est là, tout me va.
Il me sourit sans desserrer les lèvres et j’en fais autant.
– Pff ! Ouais mais c’est quand même le Paradis des Tacos, dit
DeVante. Et à la fin de la soirée, ça sera l’Enfer des Tacos, tellement
t’auras le bide en vrac, mon poto.
La voix est un peu plus forte, maintenant, mais pas encore distincte.
On croise un homme et une femme en train de courir en poussant des
caddies pleins de téléviseurs à écran plat.
– Ils sont déchaînés là-bas, commente DeVante avec un gloussement.
La douleur l’oblige encore à se tenir le flanc.
– King y est allé à coups de pompes, pas vrai ? dit Seven. Avec ses
grosses Timberland ?
DeVante confirme avec un long soupir :
– Ouais, il avait déjà fait ça à ma reum, une fois. Il lui avait cassé
presque toutes les côtes.
Un rottweiler dans une cour clôturée tire sur sa laisse en aboyant. Je
fais claquer ma semelle contre le trottoir pour qu’il recule.
– Elle va bien, dit Seven, même si on dirait qu’il essaie de s’en
convaincre lui-même. Ouais, elle va bien.
Quelques mètres plus loin, des gens massés au carrefour regardent ce
qui se passe dans une rue adjacente.
– Évacuez la chaussée immédiatement, annonce une voix dans un
haut-parleur. Vous bloquez la circulation illégalement.
– Une brosse, pas un flingue ! Une brosse, pas un flingue ! scande une
voix dans un autre haut-parleur.
Le slogan est repris par la foule.
Nous arrivons au carrefour. Un bus scolaire rouge, vert et jaune, le
côté orné d’un grand « Juste la Justice », est garé dans la rue sur notre
droite. Une foule importante s’est rassemblée dans la rue de gauche. Ils
brandissent des brosses à cheveux noires au-dessus de leurs têtes.
Les manifestants sont rassemblés dans Carnation Street, là où ça s’est
passé.
Je n’y étais pas retournée. Savoir que c’est là que Khalil est… Je fixe
l’endroit à tel point que la foule disparaît. Je le vois étendu, dans la rue.
Toute la scène se déroule de nouveau sous mes yeux comme la
rediffusion d’un film d’horreur. Il me regarde une dernière fois et…
– Une brosse, pas un flingue !
La voix me ramène sur terre.
Devant la foule, une femme avec des tresses vanille est debout sur le
toit d’une voiture de police, armée d’un mégaphone. Elle se tourne vers
nous, le poing levé façon black power, un Khalil souriant sur son tee-
shirt.
– C’est pas ton avocate, Starr ? demande Seven.
– Si.
Je savais que Mme Ofrah était révolutionnaire, mais quand on pense
« avocat », on ne pense pas vraiment « individu se tenant sur une
voiture de flics avec un mégaphone », vous voyez ?
– Dispersez-vous immédiatement, répète l’agent.
Avec la foule, je ne le vois pas.
Mme Ofrah relance le slogan.
– Une brosse, pas un flingue ! Une brosse, pas un flingue !
C’est contagieux et ça se répand partout autour de nous. Seven,
DeVante et Chris le scandent à leur tour.
– Une brosse, pas un flingue, je marmonne.
Khalil laisse tomber la brosse dans la portière.
– Une brosse, pas un flingue.
Il ouvre la portière pour demander si je vais bien.
Pow… pow…
– Une brosse, pas un flingue ! je crie aussi fort que je peux, le poing
haut dans les airs, des larmes plein les yeux.
– Je voudrais inviter Sister Freeman à venir nous parler de l’injustice
qui a eu lieu ce soir, dit Mme Ofrah.
Elle tend le mégaphone à une femme qui porte elle aussi un tee-shirt
à l’effigie de Khalil, avant de sauter au sol. La foule s’écarte pour la
laisser passer et Mme Ofrah se dirige vers un collègue à côté du bus
stationné au carrefour. Puis elle marque un temps d’arrêt pour s’assurer
que c’est bien moi.
– Starr ? dit-elle en s’approchant. Qu’est-ce que tu fais là ?
– On… je… Quand ils ont annoncé la décision, je voulais faire
quelque chose. Alors on est venus dans le quartier.
Son regard se pose sur DeVante amoché.
– Oh mon Dieu, tu t’es retrouvé coincé dans les émeutes ?
DeVante se touche le visage.
– J’ai une sale gueule à ce point ?
– Ça n’a rien à voir, je dis à Mme Ofrah. Mais on s’est bien retrouvés
coincés dans les émeutes de Magnolia Avenue. C’est la folie, là-bas. Les
pillards ont pris le dessus.
Mme Ofrah se pince les lèvres.
– Oui, j’ai entendu dire ça.
– Juste La Justice n’avait pas été touché quand on est partis, dit Seven.
– Même dans le cas contraire, ce ne serait pas grave, répond-elle. On
peut démolir des briques et du bois, mais pas un mouvement. Ta mère
sait que tu es là, Starr ?
– Ouais.
Le ton ne me convainc même pas moi.
– C’est vrai ?
– Bon d’accord… Non elle sait pas. Lui dites rien, s’il vous plaît.
– Je ne vais pas avoir le choix, dit-elle. Je suis ton avocate, je dois faire
ce qui est dans ton intérêt. Et il est dans ton intérêt que ta mère sache
que tu es là.
Non, parce qu’elle me tuera.
– Ouais, mais vous êtes mon avocate à moi, pas la sienne. Ça ne peut
pas être un truc de secret professionnel ?
– Starr…
– S’il vous plaît ? Pendant les autres manifs, j’ai regardé. Après j’ai
parlé. Et maintenant, je veux agir.
– Qui a dit que parler, ce n’était pas déjà agir ? dit-elle. C’est plus
productif que le silence. Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur ta voix ?
– Que c’était ma plus belle arme.
– Et j’étais sérieuse.
Elle me fixe une seconde puis soupire par le nez.
– Tu veux combattre le système ce soir ?
Je fais signe que oui.
– Alors, allons-y.
Mme Ofrah me prend la main et m’emmène à travers la foule.
– Vire-moi, dit-elle.
– Hein ?
– Dis-moi que tu ne veux plus que je te représente.
– Je ne veux plus que vous me représentiez ?
– Bien. À partir de maintenant, je ne suis plus ton avocate. Donc si tes
parents l’apprennent, je ne l’ai pas fait en tant qu’avocate mais en tant
que militante. Tu as vu ce bus près du carrefour ?
– Ouais.
– Si la police bouge, fonce là-bas, d’accord ?
– Mais…
Elle m’emmène jusqu’à la voiture sur laquelle elle était et fait signe à
sa collègue. Une fois descendue, la femme tend le mégaphone à Mme
Ofrah qui me le met entre les mains.
– Sers-toi de ton arme, dit-elle.
Un autre de ses collègues me soulève et me pose sur le toit de la
voiture.
À moins de deux mètres, un autel à la mémoire de Khalil est dressé au
milieu de la rue : bougies, peluches, photos, ballons de baudruche. Il
sépare les manifestants d’un groupe de policiers en tenues antiémeutes.
Rien à voir avec le nombre de flics présents sur Magnolia Avenue, mais
quand même… c’est des flics.
Je me tourne vers la foule. Tous me regardent avec impatience.
Le mégaphone pèse aussi lourd qu’un revolver. Quelle ironie, vu que
Mme Ofrah m’a dit de me servir de mon arme. J’arrive à peine à le
soulever. Merde, je ne sais absolument pas quoi dire. Je le place à
hauteur de ma bouche et appuie sur le bouton.
– Je…
Un grand bruit s’en échappe, à déchirer les tympans.
– N’aie pas peur ! crie quelqu’un. Parle !
– Évacuez la chaussée immédiatement ! dit le flic.
Et puis merde !
– Je m’appelle Starr. C’est moi le témoin de ce qui est arrivé à Khalil,
je dis dans le mégaphone. Et ce n’était pas juste.
J’ai droit à des « ouais » et des « amen ».
– On ne faisait rien de mal. L’agent Cruise est non seulement parti du
principe qu’on manigançait quelque chose, mais en plus il nous a pris
pour des criminels. Alors que le criminel, c’est lui.
La foule m’acclame et applaudit. Mme Ofrah m’encourage :
– Vas-y, parle !
Je suis gonflée à bloc.
Je me tourne vers les flics.
– J’en ai marre de tout ça ! Vous pensez qu’on est tous mauvais à cause
de quelques-uns et nous on pense la même chose de vous. Tant que vous
ne nous donnerez pas de raisons de voir les choses autrement, on ne se
taira pas.
Encore des hourras, et je ne vais pas mentir, ça me donne des ailes. Je
ne suis pas une excitée de la gâchette… mais « excitée du mégaphone »,
en revanche, ça me va plutôt bien.
– Tout le monde veut parler de la façon dont Khalil est mort, je crie.
Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est qu’il a vécu. Que sa vie
comptait. Khalil vivait !
Je pose de nouveau les yeux sur les flics.
– Vous m’entendez ? Khalil vivait !
– Vous avez trois secondes pour vous disperser, dit l’agent dans le
haut-parleur.
– Khalil vivait ! on scande.
– Un.
– Khalil vivait !
– Deux.
– Khalil vivait !
– Trois.
– Khalil vivait !
La grenade lacrymogène vole vers nous. Elle atterrit à côté de la
voiture sur laquelle je me trouve.
Je saute à terre et la ramasse. De la fumée en sort en chuintant. Dans
quelques secondes, elle va exploser.
Je hurle à pleins poumons, en espérant que Khalil m’entend, et je la
renvoie vers les flics. Elle explose et les fait disparaître dans un nuage de
gaz.
Puis tout part en vrille.
Les flics chargent, piétinant l’autel pour Khalil. Et la foule se met à
courir. Quelqu’un m’attrape par le bras. Mme Ofrah.
– Au bus ! elle me crie.
J’ai parcouru plus ou moins la moitié du chemin quand Chris et Seven
m’empoignent à leur tour.
– Allez ! dit Seven.
Et ils m’entraînent avec eux.
J’essaie de leur dire pour le bus, mais des explosions retentissent et
une épaisse fumée blanche nous engloutit. Mon nez et ma gorge me
brûlent comme si j’avais avalé du feu. C’est comme si des flammes me
léchaient les yeux.
Quelque chose passe en chuintant au-dessus de notre tête, avant
d’exploser devant nous. Encore plus de fumée.
– DeVante ! hurle Chris d’une voix rauque. DeVante !
On le trouve appuyé contre un réverbère qui clignote, en train de
cracher ses poumons. Seven me lâche et l’attrape par le bras.
– Merde, gros ! Mes yeux ! Je peux pas respirer.
On se remet à courir. Chris me prend la main et serre aussi fort que
moi. Il y a des cris et des détonations dans toutes les directions. Dans la
fumée, je ne distingue plus rien, pas même le bus de Juste la Justice.
– Je peux pas courir. J’ai mal ! dit DeVante. Putain !
– Allez, mec, lui dit Seven en le tirant. Continue !
Des phares fendent soudain la fumée. Un pick-up gris sur des roues
surdimensionnées. Il freine à notre hauteur. La vitre descend et mon
cœur s’arrête, prêt à voir apparaître un flingue avec l’aimable
participation d’un King Lord.
Mais c’est Goon, le King Lord de Cedar Grove avec la queue-de-
cheval, qui nous regarde derrière son volant, un bandana gris sur le nez
et la bouche.
– Montez ! il nous dit.
Deux mecs et une fille d’à peu près notre âge, des bandanas blancs sur
le visage, nous aident à grimper. D’autres nous rejoignent, comme ce
Blanc en costard accompagné d’un Latino avec une caméra à l’épaule.
Bizarrement, il me semble avoir déjà vu le Blanc quelque part. Goon
démarre.
DeVante est allongé dans la remorque du pick-up. Il se tient les yeux
et se tord de douleur.
– Merde, putain ! Merde.
– Bri, donne-lui du lait, dit Goon à travers la vitre arrière.
Du lait ?
– On en a plus, tonton, répond la fille avec le bandana.
– Putain… siffle Goon. DeVante, attend.
J’ai des larmes plein les joues et le nez plein de morve. Mes yeux me
brûlent tellement que je ne les sens presque plus.
Le véhicule ralentit.
– Allez chercher le petit pote, ordonne Goon.
Les deux mecs avec les bandanas attrapent un gamin dans la rue par
les bras et le hissent dans le pick-up. Il a l’air d’avoir dans les treize ans.
Il a le tee-shirt couvert de suie et lui aussi, il crache ses poumons.
À mon tour, je suis prise d’une quinte de toux. J’ai l’impression de
hacher des braises chaque fois que je renifle. Le type en costard me tend
son mouchoir humide.
– Ça soulage un peu, dit-il. Plaque-le sur ton nez et respire à travers
le tissu.
Ça m’offre un peu d’air pur. Je le passe à Chris, qui fait pareil avant de
le passer à Seven à côté de lui. Et ainsi de suite.
– Comme vous pouvez le constater, Jim, dit le type en fixant la
caméra, beaucoup de jeunes sont dehors pour manifester ce soir, Noirs
comme Blancs.
– Je suis le Blanc de service, c’est ça ? me marmonne Chris avant de se
mettre à tousser.
Si ça ne faisait pas mal, j’en rirais.
– Il y a aussi des gens, comme ce chauffeur, qui sillonnent le quartier
pour rendre service où ils le peuvent, continue le Blanc. Quel est votre
nom, monsieur ?
Le Latino tourne la caméra vers Goon.
– Nunya, répond Goon.
– Merci, Nunya, de nous avoir acceptés à bord.
OK, le mec a encore quelques progès à faire en argot, on dirait. Wow,
par contre, je viens de comprendre pourquoi j’avais l’impression de le
connaître. Je l’ai déjà vu à la télé, Brian quelque chose.
– Cette jeune femme ici s’est exprimée tout à l’heure sans mâcher ses
mots, dit-il.
La caméra pivote vers moi.
– Êtes-vous vraiment le témoin ?
Je confirme d’un signe de tête. Se cacher ne rime plus à rien
désormais.
– Nous avons tous entendu votre discours, là-bas. Y a-t-il autre chose
que vous aimeriez dire à nos téléspectateurs ?
– Ouais. Tout ça n’a pas de sens.
Je me remets à tousser. Il me fiche la paix.
Quand je n’ai pas les yeux fermés, je vois ce que mon quartier est
devenu. Des camions blindés partout, des flics en tenues antiémeutes, de
la fumée et encore de la fumée. Des magasins saccagés. L’éclairage
public coupé. Seuls les incendies préservent du noir complet. Des gens
sortent en courant du Walmart les bras chargés d’articles, comme des
fourmis qui désertent la fourmilière. Les devantures des magasins
épargnés sont protégées par des planches barrées d’un « Propriétaire
noir » inscrit à la bombe.
Bientôt, nous tournons dans Marigold Avenue et, malgré le feu dans
mes poumons, je respire. Notre épicerie a été épargnée. Des planches
protègent la vitrine et affichent ce même « Propriétaire noir », comme
du sang d’agneau protégeant de l’Ange de la Mort. La rue est plutôt
calme. La seule vitrine cassée est celle du magasin d’alcool, qui n’a pas la
pancarte protectrice.
Goon s’arrête devant notre magasin. Il sort, contourne le camion et
vient aider tout le monde à descendre.
– Starr, Seven vous avez une clé ?
Je me tâte les poches et jette le jeu de clés de Seven à Goon. Il les
essaie toutes jusqu’à ce qu’il trouve la bonne.
– Entrez là-dedans ! dit-il.
Tout le monde, le cameraman et le journaliste inclus, pénètre dans
l’épicerie. Goon et l’un des types en bandana portent DeVante. Aucun
signe de papa.
Je me laisse tomber à plat ventre par terre, en battant furieusement
des paupières. Mes yeux me brûlent.
Goon installe DeVante sur le banc des vieux avant de se précipiter
vers le frigo.
Il revient en courant avec un bidon de lait qu’il renverse sur le visage
de DeVante. L’espace d’un instant, DeVante devient blanc. Il se met à
tousser et à crachoter. Goon réitère son geste.
– Arrête ! gémit DeVante. Tu vas me noyer !
– Je parie que tes yeux te brûlent plus par contre, réplique Goon.
Moi aussi, du coup, je me rue vers les frigos, moitié en courant,
moitié en rampant, pour aller m’en chercher un bidon. Je me le renverse
sur le visage. Et en l’espace d’une seconde, le soulagement est là.
Tout le monde nous imite et le cameraman filme. Une femme plus
âgée boit directement dans le bidon. Du lait se répand sur le sol et un
jeune, sans doute un étudiant, s’allonge dedans la tête la première en
suffoquant.
Quand ils se sentent mieux, les gens s’en vont. Goon attrape plusieurs
briques et demande :
– On peut les emporter au cas où des gens dans la rue en auraient
besoin ?
Seven fait signe que oui et en boit quelques gorgées.
– Merci, petit pote. Si je croise encore ton père, je lui dirai que vous
êtes tous ici.
– Vous avez vu notre…
Je me mets à tousser et reprends une gorgée de lait, pour éteindre les
flammes dans mes poumons.
– Vous avez vu notre père ?
– Ouais, y’a pas très longtemps. Il vous cherchait.
Oh merde.
– On peut vous accompagner, monsieur ? demande le journaliste. On
aimerait voir un peu plus le quartier.
– Pas de problème, mon pote. Grimpez derrière.
Il se tourne vers la caméra et tord ses doigts pour former un K et L.
– Les Kings de Cedar Grove, bébé ! Haut les cœurs et la couronne !
Yo yo yo !
Le cri de ralliement des King Lords. Pas forcément la meilleure idée
qu’ait eue Goon de montrer ça à la télé.
Ils nous laissent seuls au magasin. Seven, Chris et moi, assis dans la
mare de lait, genoux collés contre la poitrine. DeVante sur le banc des
vieux, jambes et bras ballants. En train de recracher du lait.
Seven sort son téléphone de sa poche.
– Merde, mon portable est mort. Starr, t’as le tien ?
– Ouais.
Ma boîte vocale explose et j’ai reçu trop de SMS, de maman pour la
plupart.
J’écoute d’abord les messages vocaux. Ils commencent plutôt
tranquilles par maman qui dit : « Starr, bébé, appelle-moi dès que tu as
ce message, d’accord ? »
Mais bientôt, ça tourne en « Starr Amara, je sais que tu vois mes
appels. Rappelle-moi. Ce n’est pas un jeu. »
Et l’escalade continue : « Laisse-moi te dire une chose. Tu as dépassé
les bornes. Carlos et moi, on se met en route en ce moment même. Tu
n’as plus qu’à prier qu’on ne te retrouve pas ! »
Et sur le dernier message, laissé il y a quelques minutes, maman me
dit : « Oh tiens ! Pas le temps de me rappeler mais assez de temps pour
les manifs, hein ? Maman m’a dit qu’elle t’avait vue en direct à la télé, en
train de faire un discours et de jeter des grenades lacrymogènes sur la
police ! Si tu ne me rappelles pas, je te jure que je vais te zigouiller ! »
– On est grave dans la merde, gros, dit DeVante. Grave dans la
merde.
Seven jette un œil sur sa montre.
– Putain, ça va faire quatre heures qu’on s’est barrés.
– Grave dans la merde, répète DeVante.
– Peut-être qu’on peut tous les quatre se prendre un appart au
Mexique ? suggère Chris.
Je secoue la tête.
– C’est pas assez loin de notre mère.
Seven se gratte le visage. En séchant, le lait a formé une croûte sur sa
peau.
– Bon, faut qu’on les appelle, dit-il. Et si on appelle du bureau,
maman reconnaîtra le numéro et verra qu’on ne ment pas quand on lui
dira qu’on est là. Ça aidera, non ?
– C’est au moins trois heures trop tard pour qu’un truc puisse aider, je
dis.
Seven se lève le premier et nous tend la main, à Chris et à moi. Il aide
aussi DeVante à se relever du banc.
– Allez. Et faites bien gaffe d’avoir l’air pleins de remords, d’accord ?
On se dirige vers le bureau de papa.
La porte du magasin grince. Quelque chose heurte le sol avec un
bruit sourd.
Je me retourne. Une bouteille avec un chiffon en flammes…
Wouf ! Le magasin est soudain noyé dans une lueur orange vif. La
chaleur s’engouffre partout, comme si le soleil venait de tomber à nos
pieds. Des flammes s’élèvent jusqu’au plafond et bloquent la porte.
VINGT-CINQ
Le type de l’assurance arrive un peu plus tard, et papa lui fait visiter
ce qu’il reste des lieux. Maman va chercher des gants et des sacs-
poubelle dans le pick-up et les tend à mes frères et moi en nous disant
de nous mettre au boulot. Ce n’est pas simple avec tous les gens qui
passent en klaxonnant. Ils nous crient des trucs du genre : « Gardez la
tête haute ! » ou « On est avec vous ! »
Certains viennent nous aider, comme Mme Rooks et Tim. M. Reuben
nous apporte des bouteilles d’eau glacée, parce que ce soleil, il ne fait
pas semblant de taper. Je m’assieds sur le bord du trottoir, en nage,
fatiguée et complètement prête à lâcher l’affaire. On est encore
tellement loin du compte.
Une ombre surgit au-dessus de moi :
– Salut.
Une main en visière, je lève la tête. Kenya porte un tee-shirt XXL et
un short de basket. On dirait celui de Seven.
– Salut.
Elle s’assied à côté de moi et remonte les genoux contre sa poitrine.
– Je t’ai vue à la télé, dit-elle. Je t’avais dit d’ouvrir ta gueule, mais
merde, Starr, je m’attendais pas à ça.
– Ça a fait le buzz, n’empêche, non ?
– Ouais. Désolée pour le magasin. C’est mon père qu’a fait ça, on m’a
dit.
– Ouais.
Aucune raison de prétendre le contraire.
– Et ta mère, comment elle va ?
Kenya serre encore plus ses genoux contre sa poitrine.
– Il l’a lattée. Elle a fini à l’hosto. Ils l’ont gardée pour la nuit. Elle a
une commotion cérébrale et tout un tas d’autres trucs, mais elle va s’en
sortir. On l’a vue tout à l’heure. Puis les flics se sont pointés et on a dû
se barrer.
– Sérieux ?
– Ouais. Ils ont fait une descente chez nous ce matin et ils avaient des
questions à lui poser. Là, moi et Lyric on doit habiter chez ma grand-
mère.
DeVante n’en revient pas.
– Et toi, ça te va ? fait DeVante.
– Je suis soulagée en fait. C’est con, hein ?
– Nan, t’inquiète.
Elle gratte une de ses tresses, et bizarrement toutes se mettent à
bouger d’avant en arrière.
– Je suis désolée d’avoir toujours fait comme si Seven c’était juste
mon frère et pas le tien.
– Oh.
J’avais presque oublié. Ça paraît tellement futile maintenant.
– Pas grave, je lui dis.
– Je crois que je disais « mon frère » parce que… comme ça j’avais
vraiment l’impression que c’était mon frère, tu vois ?
– Hum, c’est ton frère Kenya. Franchement, ça me rend jalouse de
voir comment il a envie d’être avec Lyric et toi.
– Parce qu’il croit qu’il est obligé. En vrai, c’est avec vous qu’il veut
être. Et ça, je peux piger. Papa et lui s’entendent pas. Mais j’aimerais
que des fois, il ait envie d’être mon frère sans se sentir obligé. Il a honte
de nous. À cause de notre mère et de mon père.
– N’importe quoi.
– Si, je t’assure. Toi aussi, t’as honte d’ailleurs.
– J’ai jamais dit ça.
– Pas besoin, Starr, dit-elle. Tu m’as jamais invitée quand t’étais avec
ces filles, là. Elles sont jamais venues chez toi en même temps que moi.
Comme si t’avais pas envie qu’elles sachent que j’étais aussi ta pote.
T’avais honte de moi, de Khalil, et même du quartier et tu le sais.
Je ne réponds rien. Si je suis honnête, aussi moche que soit la vérité,
elle a raison. J’avais honte de Garden Heights et de tout ce qui s’y
trouvait. Ça me paraît débile, maintenant, cela dit. Je ne peux pas
changer d’où je viens ni ce que j’ai vécu, alors pourquoi je devrais avoir
honte de ce qui fait que je suis moi ? Ça revient à avoir honte de moi.
Mais c’est fini tout ça.
– Peut-être que j’avais honte, oui, je lui dis, mais plus maintenant. Et
Seven n’a honte de personne, ni de toi, ni de ta mère, ni de Lyric. Il
vous adore, toutes, Kenya. Alors comme je disais, notre frère. Pas juste
le mien. Je suis ravie de partager si ça veut dire l’avoir moins sur le dos,
promis.
– Il peut être grave chiant, hein ?
– Putain, ouais, meuf.
J’ai beaucoup perdu mais j’ai aussi gagné des trucs bien. Comme
Kenya.
– Ouais, d’accord, dit-elle. Je crois qu’on peut le partager.
– Allez Starr, on s’active ! crie maman, en frappant dans ses mains
comme si ça allait me faire bouger plus vite.
Toujours dans son délire de dictateur, je vous jure.
– On a du pain sur la planche, Kenya. J’ai un sac et des gants avec ton
nom dessus si tu veux donner un coup de main.
Kenya se tourne vers moi, genre, sérieux ?
– Je peux la partager elle aussi, je dis à Kenya en parlant de ma mère.
En fait, prends-la tout entière, je te l’offre.
On se met à rire et on se relève. Kenya balaie les décombres du
regard. D’autres voisins sont venus nous prêter main-forte. Ils forment
une chaîne, sortent les gravats du magasin pour les jeter dans les
poubelles sur le trottoir.
– Alors, vous allez faire quoi, maintenant ? demande Kenya. Avec
l’épicerie, je veux dire.
Une voiture klaxonne. L’inconnu au volant sort la tête par la vitre
pour nous montrer son soutien. La réponse vient facilement.
– On va reconstruire !
Il était une fois un petit garçon aux yeux noisette avec des fossettes. Je
l’appelais Khalil. Le monde disait que c’était un voyou.
Il a vécu, mais pas tout à fait assez longtemps, et je me souviendrai de
sa mort pour le restant de mes jours.
Un conte de fées ? Non. Mais je m’accroche à l’idée que ça peut finir
moins mal.
Si ça ne concernait que moi, Khalil, cette nuit-là, et ce flic, ce serait
facile de laisser tomber. Mais il y a bien plus que ça. Il y a aussi Seven.
Sekani. Kenya. DeVante.
Et Oscar.
Aiyana.
Trayvon.
Rekia.
Michael.
Eric.
Tamir.
John.
Ezell.
Sandra.
Freddie.
Alton.
Philando.
Il y a aussi ce petit garçon en 1955 que personne n’avait d’abord
reconnu – Emmett.
Le plus pourri dans tout ça ? C’est qu’il y en a plein d’autres.
Pourtant, je crois qu’un jour ça changera. Comment ? Je ne sais pas.
Quand ? Je le sais encore moins. Alors pourquoi ? Parce qu’il y aura
toujours quelqu’un pour se battre. Et peut-être qu’à présent c’est mon
tour.
D’autres se battent aussi, même à Garden Heights où on a pourtant
parfois l’impression qu’il n’y a pas grand-chose à défendre. Les gens
réalisent, crient, manifestent, exigent. Ils n’oublient pas. Je crois que
c’est ça le plus important.
Khalil, je ne l’oublierai jamais.
Je n’abandonnerai jamais.
Je ne me tairai jamais.
Je le promets.
REMERCIEMENTS
Les lignes qui vont suivre risquent fort de ressembler au discours d’un
rappeur recevant un trophée, alors pour faire vraiment comme les
rappeurs, je me dois de commencer par mes remerciements à Jésus-
Christ, mon Seigneur et mon Sauveur. Je ne mérite pas tout ce que tu as
fait pour moi. Je te remercie de m’avoir donné de croiser tous ces gens
qui ont contribué à faire de ce livre une réalité :
Brooks Sherman, agent et super-héros extraordinaire, ami, et plus
grand « Gangster en col en V » de la terre : ma toute première pom-
pom girl en version masculine, psychologue à ses heures et gangsta
quand c’était nécessaire. Seul un vrai gangsta pouvait gérer avec une
telle poigne une enchère de treize éditeurs. Brooks, tu es le Roi, avec un
grand R. Starr a bien de la chance de t’avoir de son côté, et moi encore
plus.
Donna Bray, quand les gens cherchent « badass » dans le dictionnaire,
c’est sur ta photo qu’ils devraient tomber. Et ta photo devrait aussi
figurer en illustration de « génial » et « formidable ». Ce livre est
tellement plus puissant grâce à toi. Avoir une éditrice qui non seulement
croit en Starr et en son histoire, mais qui croit aussi en moi, me touche
énormément. Et merci d’avoir « pigé ».
La fantastique équipe de la Bent Agency, dont Jenny Bent, Victoria
Cappello, Charlee Hoffman, John Bowers et tous mes agents à
l’étranger, en particulier la fantastique Molly Ker Hawn en Grande-
Bretagne – Cookie Lyon rêve d’être toi. Je t’offrirais, si je le pouvais,
tout le gâteau au caramel du monde, assorti d’un million de mercis.
Un ÉNORME merci à tout le monde chez Balzer + Bray/
HarperCollins pour votre travail et votre enthousiasme. Vous êtes
vraiment une équipe de rêve. Remerciements tout particuliers à
Alessandra Balzer, Viana Siniscalchi, Caroline Sun, Jill Amack, Bethany
Reis, Jenna Stempel, Alison Donalty, Nellie Kurtzman, Bess Braswell et
Patty Rosati. Debra Cartwright, merci pour l’incroyable illustration de
couverture. Grâce à elle, Starr et Khalil prennent encore un peu plus
vie.
Mary Pender-Coplan, meilleure agent cinéma au monde. Je vous dois
mon premier-né et ma gratitude éternelle. Nancy Taylor, meilleure
assistante d’agent cinéma au monde, ainsi que toute l’équipe chez UTA.
Christy Garner, merci d’avoir souvent été ma lumière dans les
ténèbres et d’avoir toujours vu le bon côté de mes récits (comme de ma
personne), même quand c’était la pagaille sur le papier (comme dans ma
tête). Ton amitié est un don du ciel.
L’équipe Double Stuf : Becky Albertalli, Stefani Sloma et Nic Stone.
Vous n’avez peut-être pas les meilleurs goûts du monde en matière
d’Oreo, les filles, mais je vous adore sans l’ombre d’un doute. C’est un
honneur que de vous appeler mes amies.
Tous mes frères et sœurs chez B-Team, et surtout Sarah Cannon,
Adam Silvera – mon grand complice croqueur de Golden Oreo –,
Lianne Oelke, Heidi Schulz, Jessica Cluess, Brad McLelland, Rita
Meade, et Mercy Brown.
Toute l’équipe de We Need Diverse Books, et en particulier le comité
d’attribution des bourses Walter Dean Myers. Ellen – oh, vous êtes une
perle, tant pour la littérature jeunesse que pour moi.
Tupac Shakur, je ne t’ai jamais rencontré, mais ta sagesse et tes
paroles m’inspirent jour après jour. Que tu sois maintenant dans la
« Thugz Mansion » – le paradis des voyous – ou planqué à Cuba
quelque part, j’espère que cette histoire rendra justice à ton message.
Toute ma famille de Belhaven University, et en particulier les
professeurs Roger Parrot, Randy Smith et Don Hubele, « tonton »
Howard Bahr, Mme Rose Mary Foncree, le professeur Tracy Ford et
Mme Sheila Lyons.
Joe Maxwell, merci pour vos conseils et votre amour. Que Dieu vous
bénisse mille fois.
Mes préparateurs de copie, bêta-lecteurs et amis, aussi phénoménaux
les uns que les autres : Michelle Hulse, Chris Owens, Lana Wood
Johnson, Linda Jackson, Dede Nesbitt, Katherine Webber, S.C., Ki-
Wing Merlin, Melyssa Mercado, Bronwyn Deaver, Jeni Chappelle,
Marty Mayberry (alias l’une des premières à avoir lu la lettre
d’accompagnement de mon manuscrit), Jeff Zentner (Hov !), tous mes
followers sur Twitter et tout le monde au Sub It Club, à Absolute Write
et à Kidlit AOC. Toutes mes excuses si je n’ai pas inclus vos noms. Je
vous aime tous.
Mes dames du Wakanda : Camryn Garrett, L.L. McKinney et
Adrianne Russell. Vous êtes l’incarnation de la femme noire dans toute
sa magie.
June Hardwick, merci pour tes remarques judicieuses et ton expertise.
Merci tout simplement d’être toi. Tu m’as inspirée plus que tu ne
l’imagines.
Christyl Rosewater et Laura Silverman, merci pour vos
encouragements et pour votre soutien au mouvement. Vous êtes la
preuve qu’un acte simple peut amener du changement !
Les reines de la Team Coffeehouse : Brenda Drake, Nikki Roberti et
Kimberly Chase. Vous étiez parmi les premières hors de mon cercle
proche à avoir aimé ce que j’écrivais. Je vous dois beaucoup. Brenda,
merci à toi en particulier : tu es un pilier pour la communauté des
écrivains.
Le gang #ownvoices (puisqu’on dit de nous, comme vous le savez,
qu’on est un gang). Battez-vous, écrivez, continuez, n’abandonnez
jamais. Vos voix comptent.
Ma bande à #WordSmiths, vous assurez tous !
Stephanie Dayton et Lisa « œil gauche » Lopes : par une petite
action, vous avez changé le cours de la vie de la jeune Angie, quatorze
ans, et d’une certaine manière, vous l’avez sauvée. Merci.
Bishop Crudup et la famille New Horizon, merci pour vos prières,
votre soutien et votre amour.
Ma famille et tous mes proches, en particulier Hazel, LuSheila, ainsi
que tous mes oncles, tantes et cousins. Même si nous ne sommes pas
tous liés par le sang, nous le sommes par l’amour. Si je n’ai pas
mentionné vos noms, n’en prenez pas ombrage. Merci à vous tous.
Oncle Charles pour tous ces billets de cinq dollars. J’aurais aimé que
le monde lise tes mots et que tu aies pu lire les miens. Ce livre est pour
toi.
À mon père, Charles R. Orr. Je sens tous les jours ta présence à mes
côtés. Je te pardonne, et je t’aime. J’espère que tu es fier de moi.
À ma plus grande championne, Maman/Ma/Momma/Julia Thomas :
tu es la plus grande des lumières dans les ténèbres, une vraie « Starr ».
J’ai une chance infinie de t’avoir pour maman et j’espère un jour en tant
que femme pouvoir t’arriver à la cheville. Lorsque Maya Angelou
décrivait la « femme phénoménale », c’est de toi qu’elle parlait. Merci
de m’aimer telle que je suis.
Et à tous les gamins de Georgetown et de tous les « Garden
Heights » du monde : vos voix comptent, vos rêves comptent, vos vies
comptent. Soyez les roses qui poussent dans le béton.
L’AUTRICE