BOUTS Présent 2018 Samuel Martin

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A la recherche de Bernard Bouts

Articles parus dans Présent (2018)

Samuel Martin

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Présent littéraire
10 Présent – Samedi 5 mai 2018

À la recherche de
En l’état actuel
(1986-2018)
■ Samuel
[email protected]

É EN 1909 à Versailles, le peintre Bernard Bouts

N fut apprenti puis associé d’Henri Charlier au


Mesnil-Saint-Loup (de 1930 à 1940). Il partit en
Argentine avec sa famille en 1941, vécut sur terre puis
sur mer… avant de se fixer à Rio de Janeiro où il mou-
rut en 1986. Il s’était retiré petit à petit, n’exposant plus
qu’exceptionnellement après avoir connu la notoriété
dans les années cinquante. Dégoût d’un « monde de
l’art » frelaté par des peintres et des marchands qui font
du fric sur de la laideur. Lui préférait mener sa création
à l’écart. Fin 1985 les éditions Dominique Martin Mo-
rin publièrent ses Pages de journal qui permirent aux
lecteurs d’Itinéraires, où il avait publié un certain nom-
bre de courts textes, et à un public élargi, de faire da-
vantage connaissance avec un artiste profondément
sympathique rien qu’à le lire. En même temps que le
journal, paraissait en France un album rassemblant des
tableaux, des dessins, des gravures qui donnait enfin à
voir une œuvre originale et puissante, faite d’inoublia-
bles figures sur fond d’or, qu’animait un trait pensé et
révélant un artiste préoccupé par le mouvement des
choses qui ne bougent pas.
Le peintre mourut le 2 mars 1986, quelques mois après
la parution en France des Pages de journal. « Ainsi Ber-
nard Bouts apparaît et disparaît », écrivait Jean Madiran
Paul Almasy/Corbis/VCG via Getty

dans le dossier qu’Itinéraires lui consacra (n°303,


mai 1986). La nouvelle n’était parvenue qu’avec retard
en France. Un article signé du Père Bruckberger parut
dans Le Figaro du 28 mars 1986. Yves Daoudal et
Georges Laffly consacrèrent à Bouts et son œuvre une
page de Présent du 4 avril suivant. Itinéraires reprit l’ar-
ticle de Daoudal, tandis que Laffly écrivait un « Tom-
beau de Bernard Bouts », accompagné d’une lettre du Bouts dans son atelier, à Buenos Aires (1950).
Père Bruckberger, d’inédits présentés par Jean Madiran
et d’une « esquisse de chronologie ». Ce terme même
d’« esquisse » semblait annoncer ou au moins appeler Du côté du Brésil août-septembre 2014, dans le centre culturel d’une uni-
Au Brésil, Bouts n’est pas un inconnu ni son œuvre en versité privée (UNISUAM-CCULT), toujours à Rio. Pré-
un approfondissement de la chronologie biographique et sentant une cinquantaine d’œuvres, elle reçut un très bon
artistique. Plus de trente ans après, force est de constater deshérence. Son fils Denis Bouts, l’ayant-droits, est aidé
maintenant par son propre fils, Daniel. Ils s’occupent du accueil répercuté sur internet grâce à des blogs de gens
que nos connaissances sur Bouts n’ont pas progressé. Ni qui découvraient l’artiste à cette occasion.
Itinéraires ni Présent n’ont donné l’exemple. site officiel et – préoccupation essentielle – de la conser-
vation des peintures en veillant attentivement à la tempé- Il passe dans les enchères des tableaux de Bouts :
De quoi disposons-nous ? rature et au taux d’humidité. S’agissant des montages dia-
– Du site officiel bernard.bouts.nom.br où l’on trouve positifs avec commentaire, dont Bouts fit plusieurs ver- — rarement en France ; un très beau panneau, Evocation
des éléments biographiques et un certain nombre d’œu- sions afin d’expliquer son travail et donner des clés de re- de la vie andine, du tout début des années 1950, s’est
vres (site en portugais, français, anglais). gard aux visiteurs de son atelier, qui constituent un docu- vendu 800 euros à Saint-Germain-en-Laye en avril 2016 ;
ment précieux entre tous, images et sons ont été numéri- une huile sur panneau était mise en vente ce jeudi 3 mai
– De l’album publié en 1981, et distribué par DMM : les chez Conan à Lyon (La robe rose, estimation 300-400 eu-
œuvres reproduites sont celles, essentiellement, des an- sés. Ce sera une prochaine avancée que le mixage et la
diffusion d’un de ces montages. ros) – fait révélateur, le catalogue hésite entre 1986 et
nées 1960-1970. Quid des quarante années antérieures ? 1987 pour la date de décès de l’artiste ;
Idem pour les Pages de journal qui concernent les an- Denis Bouts prit une part active à l’organisation de la
nées 1970, la part de récits maritimes étant volontaire- grande rétrospective en mars-avril 1992 à Rio de Janeiro, — de temps en temps aux Etats-Unis ; un Enfant pêcheur
ment « hors temps ». (L’album et le journal de Bouts au Centre culturel de la Banque du Brésil. Furent expo- est actuellement mis en vente sur le site e-bay, à 1 600 eu-
sont toujours disponibles chez l’éditeur, www.edi- sées 80 œuvres (peintures, aquarelles, dessins, gravures), ros environ, par un vendeur américain ; mais il ne peut da-
tionsdmm.com. Si Bouts vous est inconnu, le moment dont le dernier tableau peint par Bouts, L’Ange. A son tour ter du « début du XXe siècle » comme il est écrit, plutôt
est venu d’y remédier.) Daniel Bouts fut la cheville ouvrière d’une exposition, en du début des années 1950 ;
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Bernard Bouts
— régulièrement en Argentine et au Brésil. nord est du Brésil) possède Uno y Uno, huile sur contre-
Le tout représente une quarantaine d’œuvres passées en plaqué (sans date, années 1960). L’œuvre est entrée en
vente ces neuf dernières années, nombre à majorer 1988 dans la collection avec d’autres œuvres données
puisqu’il ne se base que sur des données consultées sur in- par le patron de presse brésilien Assis Chateaubriand.
ternet. Une autre œuvre figure au catalogue, Myra, La Femme
(1966), mais elle n’est plus dans les collections (2).
Bouts dans les musées L’université d’Albany (New York) possède un tableau
En mars-avril 1956, l’Andariego, à bord duquel vit sur bois, Figure au crabe, « don de Nelson
Bouts avec sa femme et son fils, mouille dans la baie de Rockefeller ». Le motif de l’homme au crabe illustre
Florianopolis. Un long article est consacré à l’artiste un article du San Antonio News du 23 avril 1968 dans
dans le journal régional (Correio Lageano, 18 avril lequel est annoncée l’exposition de trente peintures de
1956). Il mentionne l’existence de onze œuvres dans les Bouts durant un mois, dans le cadre de l’HemisFair
collections du Musée d’Art moderne de New York et (exposition internationale) qui se déroule alors à San
l’achat d’un tableau par l’Etat français lors de l’exposi- Antonio (Texas).
tion Bouts à Paris (1953), tableau qui appartient alors
au musée d’art moderne de la ville de Paris. Ces points Notre enquête
n’ont pu être vérifiés. Il n’existe aucune recension
Georges Laffly concluait son « Tombeau de Bernard Bernard Bouts, Vierge à l’Enfant, sans date.
concernant les musées. A l’heure actuelle, quatre Bouts
Bouts » par ces mots : « Le peintre a accompli sa tâche. Encre de chine et pigments dorés, 43 x 32.5 cm.
sont attestés au Museu de Arte do Rio Grande do Sul
(MARGS, Porto Alegre) : Quel que soit le sort de son œuvre, elle est créée, assu- MARGS, acquisition par achat, 1956. Acervo do Museu
rée, dans l’éternité. » Cela est vrai, mais n’empêche de Arte do Rio Grande do Sul – MARGS.
— Le grand Cacique (laque, cire d’abeille, feuille d’or, pas que filialement notre devoir est d’assurer, autant (Photo Fabio Dal Re e Carlos Stein – Vivafoto.)
sur bois) ; que faire se peut, le sort de cette œuvre, en lui donnant
— une Vierge à l’Enfant (voir illustration) ; elle a été la publicité qu’elle mérite, en connaissant mieux quel
exposée lors d’un accrochage : « Enfance : différentes était l’artiste. Ces choses n’ont pas cent ans. Certaines
façons de voir et percevoir », du 18 avril au 21 mai d’entre elles sont enfouies sous une épaisse couche de
2017 (le MARGS n’a pas de présentation permanente poussière. Notre enquête consistera à porter le plu-
de ses collections, les œuvres sont exposées en fonction meau çà et là pour essayer de retracer le parcours de
d’accrochages thématiques) ; Bernard Bouts, comprendre son évolution picturale à
l’aide d’œuvres oubliées et d’écrits disséminés.
— deux aquarelles sans titres, dites Le manteau bleu et
Wikita (1). Nous commençons aujourd’hui en publiant un cliché
du photographe Paul Almasy, qui est peut-être inédit.
Le Museu historico e artistico do Maranhão (MHAM, On y voit Bouts dans son atelier de Buenos Aires, en
1950 – il porte un pancho qui est, peut-on penser, celui
qu’il recyclera dans un tableau : « Mon vieux poncho
d’Alpaga, relique inestimable, filé et tissé à la main à
Tarabuco, Bolivie, et qui m’a accompagné vingt ans
dans tous mes voyages et à bord de mes bateaux, ayant
fini par s’ouvrir en plusieurs endroits, je l’ai déchi-
queté et j’en emploierai une partie pour le vêtement de
ce tableau » (Pages de journal, 22 avril 1975, p. 262 ;
cf. aussi p. 277).
Bernard Bouts, Uno y Uno, peinture sur contreplaqué,
Comme œuvre, outre le Uno y Uno du musée de Ma-
ranhão et la Vierge à l’Enfant du MARGS : le Paul, en 34,5cm x 41,5cm. Museu historico e artistico do
vert et or, dont on voit un dessin au bambou dans l’al- Maranhão. (Photo Rob Caire Silva.)
bum (p. 45). Bouts fait allusion à Paul un jour où les
« effluves du temps passé » le hantent : « Heureuse-
ment, aujourd’hui, le calque du Paul, qui se trouve de-
(1) Ce n’est pas la peinture Wikita exposée par Bouts à la Bien-
vant moi, réabsorbe mon attention. Un jour, si je re-
nale de Sao Paulo en 1951, technique et dimension ne corres-
tourne en France ou si je vais en Chine, je sais que les
pondent pas (cf. I Bienal do Museu de Arte Moderna de Sao
souvenirs de la rue du Vieux Cosme remonteront, avec
Paulo, 1951, p. 191). A part Le manteau bleu, entré dans les
les images du Socrate, de la Domus Aurea ou du Paul
collections à une date non précisée, les trois autres œuvres
(et du jardinet), mais malgré tout, le passé est forcé-
ont été achetées en 1956 (MARGS, Catalogo geral, vol. 1,
ment plus loin de la mort que le présent ; Denis a rai-
p. 94). Je remercie Paulo Amaral, directeur du MARGS, qui a
son, c’est l’angoisse » (Pages de journal, 25 octobre
signé l’autorisation de reproduire la Vierge à l’Enfant, et An-
1976, p. 314).
dressa Borba (Département éducatif du MARGS) pour les ren-
Personnellement Paul est le seul Bouts qui se soit seignements donnés.
trouvé « devant moi », au début des années 2000, chez (2) Cf. Regiane Caire Silva et José Marcelo do Espirito Santo,
Albert Gérard au Barroux. J’en ai pris cette photo, mal « A Coleção Assis Chateaubriand do Maranhão: o museu re-
cadrée. Si le propriétaire actuel de l’œuvre lit ces gional que não deu certo », in Museologia e Patrimônio – Re-
lignes, qu’il ait l’amabilité de m’en envoyer une bonne vista Eletrônica do Programa de Pós-Graduação em Museolo-
photo, en indiquant les dimensions exactes – grosso gia e Patrimônio – Unirio | MAST, vol. 10, n°1, 2017. Je remer-
modo 40 x 60 cm dans mon souvenir. cie Regiane Caire Silva (Universidade Federal do Maranhão)
Très prochainement, partir à la recherche de Bernard qui m’a communiqué des précisions concernant les tableaux
Bernard Bouts, Paul, peinture et or sur panneau. Bouts nous entraînera en Normandie, dans le Nord, en en question et fourni la photographie de Uno y Uno avec la
Localisation inconnue. (Photo Samuel.) Isère… avant d’embarquer pour l’Amérique du Sud. permission de la publier dans Présent.
Présent littéraire
10 Présent – Samedi 26 mai 2018

À la recherche de
moins les premiers temps de chaque trimestre, je pleu-
rais dans mon lit. Je ne cessais de penser à la maison et
aux moyens d’y revenir » (Pages de journal, 7 juillet
1979, p. 428). Mais Bouts n’a pas été collégien qu’à
Paimpol puisque dans une lettre à son frère Michel da-
tée du 3 mai 1955, il parle de « mes différents
collèges », sans plus de précision (1). Il ne mentionne
nulle part l’Ecole des Roches, pourtant son nom appa-
raît dans la liste des pensionnaires de la Maison du
Côteau pour l’année scolaire 1921-1922, il a douze-
treize ans (Journal de l’Ecole des Roches, juillet 1923,
p. 120). On ne retrouve son nom ni les années précé-
dentes, ni les suivantes. De là à penser que l’expé-
rience fut encore plus malheureuse qu’à Paimpol…
Les quatre frères aînés de Bernard étaient passés eux
aussi par l’Ecole des Roches, dont l’administrateur
délégué depuis 1902 n’était autre que leur père, Mau-
rice Bouts (1861-1941), qui de métier était adminis-
trateur de biens (2).
Le passage de Bernard Bouts aux Roches fut trop bref
pour qu’il y rencontre André Charlier, qui n’arriva à
l’Ecole des Roches comme professeur de littérature
qu’en 1925. Le Charlier qui devait compter pour lui,
ce n’était pas le pédagogue mais l’artiste, Henri.
Bernard Bouts vers 1938. (Photographie inédite.
Au moment de sa scolarité aux Roches, Bouts pouvait
Collection privée, Michaël Simon, voir, d’Henri Charlier, une Jeanne d’Arc installée
maire du Mesnil-Saint-Loup.) en 1920 dans l’église Notre-Dame (Verneuil-sur-
Avre) dès 1920 ; la chapelle de l’Ecole n’allait rece-
voir une stature de la Vierge qu’en 1923, après le dé-

Jeunesse part de Bouts. Quoi qu’il en soit, c’est son frère Mi-
chel qui présentera plus tard Bouts à Henri Charlier,
Bouts lui en sera toute sa vie reconnaissant : « Je crois
bien que mon frère Michel viendra d’ici peu passer un
[Notre premier article sur Bernard Bouts mois avec nous. Quelle chance ! Je n’oublie pas que Son journal, au 21 novembre 1979, mentionne une œu-
est paru dans Présent du 5 mai.] c’est lui qui m’a fait entrer autrefois chez Charlier » vre antérieure à son installation chez Charlier. « Profi-
■ Samuel (Pages de journal, 18 juin 1974, p. 209). tant de la grippe, je passe mon temps à dessiner des let-
[email protected] tres. Je ne suis pourtant pas novice : mon premier essai
Calligraphie à Vendhuile de calligraphie à grande échelle avait dans les douze
mètres de long, par soixante centimètres de haut, dans
Bouts a commencé son apprentissage au Mesnil- une église du nord de la France, sous une fresque de Va-
ELON UN TEXTE sur l’histoire et l’actualité de

S la famille écrit par son père Maurice Bouts et daté


de 1925, Bernard Bouts, alors âgé de 16 ans, se
destinait à la marine. « Quant à Bernard, il prépare la
marine au long cours à Paimpol [« l’école d’hydrogra-
Saint-Loup au printemps 1930. Un passage à l’Ecole
des Beaux-Arts, antérieurement, est mentionné dans
un article de 1956 (Correio Lageano, 18 avril 1956 :
« É natural de Versalles, e fês seus estudos em Paris,
lentine Reyre, et j’en ai fait bien d’autres depuis.
J’avais vingt ans. » (p. 443) Minces indications pour re-
trouver l’œuvre en question, mais Valentine Reyre
(1889-1943), fresquiste très oubliée aujourd’hui et co-
na Escola de Belas Artes »). Selon la tradition fami- fondatrice du mouvement d’art liturgique L’Arche avec
phie de la marine à Paimpol », dit-il plus loin]. Je ne liale, Bouts aurait été élève dans l’atelier de sculpture Storez et Charlier, est répertoriée. Après recherches et
sais pas du tout s’il persévérera dans cette voie, je le de Paul Landowski (qui enseigna aux Beaux-Arts à éliminations de nombreuses églises dans lesquelles Va-
souhaite ! » Bouts ne persévérera pas, même si le goût partir de 1928). Bouts, pas d’accord avec les idées de lentine Reyre a travaillé lors du grand mouvement de
de la navigation ne le quittera jamais. Sa décision de l’Ecole, aurait finalement été mis à la porte. construction dans les villes et villages dévastés par la
suivre des études artistiques fut prise en 1926, si l’on en
croit la courte notice bibliographique figurant dans un
Michel Bouts, pédagogue et artiste
catalogue d’exposition (Wildenstein Gallery,
New York, novembre 1957) : « Pendant quelques an-
nées il poursuivit activement son ambition d’entrer
dans la marine marchande tout en étudiant la peinture. L’entrée de Michel Bouts (1902-1993) chez les bénédictins de Clervaux est annoncée dans le Journal de
En 1926 il abandonna l’idée d’une carrière maritime et l’Ecole des Roches en 1923. (Ainsi que dans le Bulletin des Anciens élèves du collège de Saint-Pol-de-Léon,
se consacra uniquement à l’art. » C’est donc dans sa janvier 1924, autre trace du déménagement de la famille Bouts en Bretagne en 1918.) Michel Bouts quitta la
17e année que Bouts prit cette décision. Qu’il ait été, voie monacale. En 1943 il créa une école, l’Ecole du Gai Savoir, installée dans les Yvelines puis en Ille-et-Vi-
avant de devenir peintre, un capitaine au long cours – ce laine. Il y appliqua une pédagogie dérivée de celle de l’Ecole des Roches (responsabilisation, pratiques artis-
que dit le Jornal do Brasil du 6 juillet 1966 – est un en- tiques…). Le comédien Claude Rich y fut pensionnaire en 1943-1944 : « C’est l’un des endroits où j’ai été le
jolivement de journaliste. plus heureux dans mon enfance », ajoutant – le compliment n’est pas mince – que c’est Michel Bouts qui lui
avait donné le goût du théâtre, ainsi que de « la musique des grands textes » : « J'étais d'autant plus sensible à
Un Rocheux de passage leur mélodie que je chantais chaque jour la messe en grégorien ! »
Se remémorant sa vie d’écolier, Bouts septuagénaire Michel Bouts a signé quelques « Signes de piste » : La châsse de Saint-Agapit (1939), Pied de biche (1946),
mentionne les Eudistes de Versailles (il était « tout pe- Loups de mer (1956), L’as de pique (1957)… En Bretagne il apprit la vielle à roue et devint un « maître
tit »), puis le pensionnat de Paimpol où il ne fut pas heu- sonneur » reconnu. On reconnaît là un goût pour la musique que partageait Bernard Bouts, et qu’ils tenaient de
reux : « C’est à coups de gifles et de punitions que j’ap- leur père, Maurice Bouts.
pris un peu de mathématiques, et tous les soirs, du
Présent littéraire
Samedi 26 mai 2018 – Présent 11

Bernard Bouts (II)


demandes répétées auprès du chalet je n’ai obtenu au-
cun éclaircissement sur les conditions de réalisation
d’une peinture qui reste anecdotique.

Un premier article sur Charlier


Le texte dans lequel Bernard Bouts raconte son appren-
tissage chez Henri Charlier est célèbre (il est paru dans
Itinéraires ; Dom Henri l’a abondamment cité dans son
ouvrage sur Henri Charlier). Mais ce n’est pas l’unique
écrit de Bouts sur Charlier. En 1944 était paru « Henri
Charlier y Le Mesnil-Saint-Loup » (Henri Charlier et
Le Mesnil-Saint-Loup), un tiré-à-part de Logos, revue
de la faculté de philosophie et de lettres de
Buenos Aires, et sur lequel il est difficile de mettre la
main. Dix ans auparavant Bouts avait publié « Henri
Charlier, artiste chrétien et philosophe du XXe siècle »
dans un journal suisse (3). Admiratif, l’élève insistait
sur la rupture de Charlier avec la tradition académique
(« si la tradition est une manière de garder et de conti-
nuer les bonnes coutumes, elle est aussi une manière de
conserver les mauvaises ») et l’importance du constat
que « l’art est une parabole ». Charlier a vu comment
les anciens (les Egyptiens, les médiévaux…) « disaient
les choses de l’esprit avec de la matière. Et d’avoir
trouvé cela est l’œuvre la plus considérable de notre
temps parce qu’elle est la seule qui ne soit pas vaine ».
La prochaine étape de l’enquête nous emmènera en
Isère, dans une chapelle scolaire dont le maître d’œuvre
fut le jeune Bouts – au décor de laquelle ne manquait
pas, bien sûr, quelques statues de Charlier.

(1) Parti vivre en Argentine en 1941, Bernard Bouts écrira très


régulièrement à son frère Michel. Que la famille Bouts trouve
ici l’expression de ma gratitude pour les nombreux docu-
ments, dont les lettres à Michel, qu’elle a mis à ma disposi-
 Le chœur de Vendhuile avec la fresque de Valentine Reyre et l’inscription calligraphiée par Bernard Bouts, tion, ainsi que pour les réponses à mes innombrables ques-
1929. Le sujet principal est le songe de saint Martin durant lequel le Christ lui révèle qu’il était le pauvre avec qui tions.
Martin a partagé son manteau. (Collection Samuel Martin.) (2) Nathalie Duval et Antoine Savoye, « L’école des Roches,
repères chronologiques », in Les Etudes sociales, n°127-128,
1998, p. 66 ; cf. Journal de l’Ecole des Roches, 1905, 1906,
Première Guerre, il est certain que Bouts fait allusion à du fait d’un descendant clérical du Braghetonne qui es- 1920 à 1924. A plusieurs reprises le Journal de l’Ecole des
l’église de Vendhuile, dans l’Aisne. tima, un beau matin, qu’une citation de la première épî- Roches rend hommage à Maurice Bouts, comme ici en
Reyre y a réalisé la fresque en 1929 : Bouts avait tre de saint Jean encourait la censure ecclésiastique… 1921 : « L'École eut la rare fortune de trouver toutes les qua-
20 ans. La peinture centrale (le Christ apparaissant à Bouts se doutait-il, quand il repensait à cette calligra- lités de compétence, d'activité et de dévouement néces-
saint Martin) est accompagnée d’une inscription dont la phie, de ce qu’avait subi son travail de jeunesse ? saires pour mener à bien cette tâche, réunies dans la per-
hauteur correspond à vue de nez à celle indiquée par sonne de M. Bouts, Administrateur-Délégué. Pendant dix-
Bouts : « Dieu est charité, qui demeure dans la charité Espérons maintenant que l’église Saint-Martin de sept années qu'il remplit ces fonctions délicates et absor-
demeure en Dieu et Dieu en lui », une autre inscription Vendhuile, inscrite aux Monuments historiques en bantes, il parvint à assainir la situation financière de l'École
court dans la partie inférieure du chœur. novembre 1994, aura la chance d’être restaurée avant dans le présent et à jeter les bases solides de son dévelop-
que la fresque ne s’émiette irrémédiablement ; et pement futur » (p. 5).
Les cartes postales reproduites ici donnent une idée de qu’on rendra à Bouts ce qui lui appartient, c’est-à-
l’ensemble. Bien que n’étant pas en couleurs, elles sont (3) Feuille d’avis de Neuchâtel et du vignoble neuchâtelois
dire qu’on débadigeonnera l’inscription et que son
plus représentatives que ne le serait une visite au- (11 décembre 1934). L’article présentait le sculpteur après le
nom sera mentionné avec ceux des artistes qui ont
jourd’hui : car, renseignements pris auprès d’un ancien succès de la Semaine de la pensée chrétienne qui s’était te-
travaillé dans l’église. Valentine Reyre sous-traita au
maire de la commune qui anime un blog sur l’histoire nue du 21 au 25 novembre 1934 à Neuchâtel, au cours de la-
tout jeune peintre cette partie du travail, il était nor-
de Vendhuile, d’une part la fresque de Valentine Reyre quelle Charlier avait donné une conférence sur l’art chrétien,
mal que son nom n’apparaisse pas, mais pour l’his-
est très abîmée, elle est maintenue par de la gaze à de cf. Feuille d’avis… des 17 et 23 novembre 1934 ; le roman-
toire la participation de Bouts est à noter.
multiples endroits, dans l’attente d’une hypothétique cier Joseph Malègue, qu’a contribué à faire connaître ces
restauration ; d’autre part les textes peints par Bouts ont Parmi les œuvres de jeunesse, on trouve encore le pa- dernières années l’abbé Claude Barthes, était un des autres
été recouverts d’un badigeon lors de la réforme litur- norama peint en 1932 par Bouts dans le chalet-refuge conférenciers invités. La conférence de Charlier était accom-
gique de Vatican II, à l’initiative du curé du lieu. Un de Mont-Joly, à Saint-Gervais-les-Bains (Haute-Sa- pagnée de « projections lumineuses », une façon illustrée de
vandalisme de plus dans cette époque preste à abîmer, voie), visible sur le site www.refuge-mont-joly.com. parler d’art qu’utiliseront à leur tour Bernard Bouts et Albert
Un travail de vacances, peut-on imaginer ; malgré des Gérard.

Photographie inédite, tirée de


l’album personnel de Bernard
Bouts, ainsi légendée par lui :
« Ecole Saint-Martin, Pontoise –
première peinture murale –
un an avant d’entrer chez
Charlier » (en 1929, donc).
(Collection Bouts.)
Présent littéraire
12 Présent – Samedi 9 juin 2018

À la recherche de
La chapelle
de l’Institution Robin
■ Samuel
[email protected]

[Sur Bernard Bouts, voir nos articles


des 5 et 26 mai.]

ES HASARDS d’Internet et les aberrations des

L algorithmes des moteurs de recherche – derrière


lesquels la Providence se cache parfois – m’ont
mis sur une piste qui devait s’avérer particulièrement
enrichissante pour nos connaissances « boutsiennes » :
la chapelle d’une école privée de Vienne, un des fleu-
rons éducatifs de cette ville, l’Institution Robin. La-
dite école n’avait pas de vraie chapelle, une salle amé-
nagée en faisait office. En 1936 le père Maurice Cat-
tin, directeur de 1935 à 1946, décida de l’orner comme
il convenait, profitant de dons qui venaient d’être faits Institution Robin : l’autel dessiné et décoré par Bouts, orné d’une Mater Dolorosa sur la face principale.
à l’école. Pour cela il fit appel à Bouts, « jeune élève On remarque la frise calligraphiée, écho de celle peinte par Bouts dans l’église de Vendhuile (cf. notre article du 26 mai).
du grand sculpteur religieux H. Charlier » (1). (Carte postale d’époque, collection Samuel Martin.)
Dans l’esprit d’art liturgique qui était celui de
L’Arche, Bouts conçut un ensemble : autel (en chêne cifix, chemin de Croix (quatorze panneaux de 70 x
et noyer), chandeliers, tabernacle couronné par un cru- 102 cm chacun, 8 mm d’épaisseur), cinq sculptures
sur bois de Charlier. En 1936 les murs sont peints en
ocre, « teinte chaude qui a modifié avantageusement
l’atmosphère de la chapelle », l’autel et le tabernacle
sont mis en place (à l’arrière du pied du crucifix il est
écrit : « Fête du Christ-Roi 1936 »). Au prin-
temps 1937 le chemin de Croix est livré et mis en
place, comme le confirme un article paru dans Le Mo-
niteur viennois (15 mai 1937) qui relate l’inauguration
qui a eu lieu le 9 mai : « La décoration venait seule-
ment d’être complétée par l’installation des stations
du chemin de la Croix, grands panneaux peints sur
bois, dus comme le dessin et l’ornementation de l’au-
tel, à un jeune artiste de talent, M. Bernard Bouts,
élève du grand sculpteur religieux Charlier. » Les sta-
tues sculptées par Charlier n’arrivèrent qu’après (voir
page 14 de ce Présent).
Les élèves et les professeurs furent-ils désorientés par
un art si éloigné de l’art saint-sulpicien ? Le Moniteur
viennois le laisse entendre : « Peut-être y eut-il des an-
ciens pour évoquer avec un certain regret la simplicité
quelque peu terne de la chapelle qu’ils avaient connue
et où ils avaient prié » – de même que le bulletin de
l’école : « C’est une œuvre d’une technique assez mo-
derne et qui peut déconcerter au premier abord. »

Une œuvre démantelée


De cet ensemble alliant mobilier liturgique, peintures
et sculptures, que reste-t-il ? Tout a été démantelé, hé-
las, à un moment où l’Institution Robin rendit à la
 Détail du crucifix sculpté par Bouts et qui surmontait le pièce sa fonction de salle de classe, dans les années
1960 ou 1970. Grâce à deux cartes postales tirées
tabernacle. Collection Institution Robin (photo Samuel Martin). d’une pochette éditée au moment de l’inauguration
– « Autel et chemin de croix de Bernard Bouts à l’Ins-
 Institution Robin : Le tabernacle et son crucifix (celui-ci de titution Robin, Vienne (Isère) » – on garde trace heu-
65 cm de haut pour 40 de large). reusement de la disposition de l’autel et du tabernacle.
(Carte postale d’époque, collection Samuel Martin.) Le crucifix qui couronnait celui-ci est conservé par
Présent littéraire
Samedi 9 juin 2018 – Présent 13

Bernard Bouts (III)


l’AFAE, ainsi que l’autel (mais privé de son ornement exposition d’art liturgique, Le Moniteur viennois an-
central, disparu), et surtout les 14 panneaux du che- nonce que Bouts expose au rez-de-chaussée de
min de Croix. Les panneaux sont de contreplaqué, l’école, du 22 au 29 septembre, des pastels, des pay-
sans préparation : Bouts a peint à même le bois. Il l’a sages à l’aquarelle, mais également une croix de pro-
d’ailleurs parfois laissé apparent pour la croix, qu’il cession et une « magnifique chasuble », « réservée à
utilise comme un élément structurant important dans Robin » et brodée par Madame Bouts. Il remarque
bon nombre de compositions, la disposant horizonta- comme « un essai fort réussi » un portrait de femme
lement ou obliquement. Bouts se montre audacieux sur fond d’or. Ce portrait est tout simplement celui de
dans la disposition des personnages, dans la réduction Madame Bouts, comme nous l’apprend un article plus
du décor au strict nécessaire. Ce strict nécessaire peut développé, signé Prosper Gien, dans Le Journal de
être l’absence totale de décor. Le lyrisme qui anime Vienne et de l’Isère (28 septembre 1940).
l’ensemble est caractéristique du tempérament de l’ar- Prosper Gien a été lui aussi frappé par la croix de pro-
tiste et distingue déjà son style de celui de Charlier. Le cession, ainsi que par une toile (Magnificat) et une
« Christ jaune » est une évidente référence à Gauguin. peinture sur bois (un Christ triomphant), des arbres à
L’altération la plus notable, qui dénature sensiblement l’aquarelle… Ne lui échappent pas la chasuble et au-
les panneaux, est que les fonds, dorés à l’origine Bernard Bouts, Jésus tombe pour la deuxième fois. tres ornements sacerdotaux « nés de la collaboration
d’après les témoignages et les cartes postales, ont viré de l’artiste et de Mme Bernard Bouts ».
au vert. Pour d’évidentes raisons financières Bouts Alors que, le 17 mai dernier, j’étais à l’Institution Ro-
dut utiliser une poudre à base de cuivre et non du vrai bin pour photographier les panneaux de Bouts, un res-
or. Cela donne au chemin de Croix une teinte générale ponsable informatique qui avait eu la piété et le goût
triste fort éloignée de l’éclat initial, dont on a une idée de mettre à l’honneur dans son bureau le Saint Joseph
grâce à une œuvre peinte au verso d’un des panneaux, de Charlier nous signala qu’il y avait « d’autres
première idée abandonnée par le peintre : ce verso a choses » au grenier. En effet, y étant monté, j’identi-
conservé son faux or intact puisqu’il ne fut pas exposé fiais sans peine trois Bouts posés contre un mur : un
à la lumière. Saint Louis en bas-relief et deux crucifix peints sur
L’état actuel des 14 panneaux justifierait un passage bois (chaque œuvre faisant dans les 30 cm de haut). Il
chez le restaurateur. Au programme, redorure avec un s’agit vraisemblablement d’œuvres exposées par
produit moderne plus stable, reprise de quelques Bouts en septembre 1940 et qu’il a laissées, ou que
rayures superficielles, nettoyage des gouttes de cire, l’Institution Robin lui a achetées. Elles trouveraient
aplanissement des panneaux voilés, bouchage des naturellement leur place aux côtés du chemin de Croix
trous percés ultérieurement alors que les panneaux dans une future salle « Bernard Bouts » arrangée en
étaient fixés par des crampons. Après restauration, un oratoire au sein de l’école.
accrochage en bonne place dans l’école, voilà ce que Jésus rencontre les femmes de Jérusalem. Dans son article, Prosper Gien rappelle l’existence de
mériterait cet ensemble si représentatif de la vitalité la chapelle (on apprend ainsi que l’autel est orné sur sa
de l’art sacré entre les deux guerres et qui est, à coup face principale d’une Mater dolorosa, aujourd’hui
sûr, un des trésors de l’Institution Robin qui en disparue) et souligne le profond talent de Bouts qui se
compte plus d’un. Un peintre exposé dans des musées révèle dans l’art religieux. Et de conclure : « Réfugié à
brésiliens ne devrait pas rester dans l’ombre sur sa Vienne où il s’est installé, M. Bernard Bouts avait déjà
terre natale. acquis en décorant la chapelle de l’Institution Robin,
droit de cité : nous ne doutons pas un instant qu’il
L’exposition de septembre 1940 continuera sur le sol viennois à œuvrer pour l’art et
nous espérons d’autres expositions qui nous permet-
En 1938, Bernard Bouts épousait Denise Olibet, issue tront encore d’apprécier l’originalité de son talent. »
d’une famille bordelaise renommée dans le domaine Le séjour à Vienne ne durera que quelques mois :
de la biscuiterie. Le 9 février 1939 naissait leur fille en 1941 Bouts, sa femme et leurs deux enfants s’em-
Bernadette. L’invasion allait sensiblement modifier le barqueront pour l’Argentine. Départ définitif pour le
parcours de la famille. En juin 1940, les Allemands Nouveau Monde.
approchant de Troyes, Henri Charlier, son épouse et
leurs trois nièces quittent la région et partent pour
l’Auvergne où ils sont accueillis par Henri Pourrat
(Henri Charlier…, op.cit., p. 115, le départ date vrai- Jésus est mis en croix.
semblablement du 15 ou 16 juin). L’invasion signe la
fin de la collaboration entre Charlier et Bouts (2). De- (1) Le Bulletin de l’AFAE – Association fraternelle
nise Bouts n’avait pas attendu tant de temps pour des anciens élèves de l’Institution Robin – nous
s’éloigner et avait accouché le 2 juin 1940, à Bour- renseigne sur les étapes du chantier (années
goin-Jallieu, d’un garçon, Denis. Bourgoin-Jallieu est 1936-1937, 1937-1938, 1938-1939). Je remercie
à une quarantaine de kilomètres de Vienne, et c’est à Michèle Broduriès, présidente de l’association,
Vienne, auprès de l’Institution Robin, que nous re- qui m’a communiqué bulletins et cartes postales
trouvons les Bouts quelques mois plus tard. Un article puis m’a donné accès aux œuvres de Bernard
du Moniteur viennois (21 septembre 1940) nous ap- Bouts, me donnant la possibilité de les photogra-
prend que « les hasards de l’évacuation » et « l’amitié phier. La rédaction de cet article aurait été impos-
pour l’Ecole [Robin] » les ont amenés à Vienne. sible sans sa diligente coopération et sans l’ac-
Ils ont manifestement quitté le Mesnil en emportant le cueil chaleureux de l’Institution Robin.
plus d’œuvres qu’ils pouvaient, car dès septembre (2) La maison que Bernard et Denise Bouts habi-
Bouts est en mesure d’organiser une exposition – il taient au Mesnil – 2, Chemin rouge – sera occu-
s’agit d’essayer de vendre quelques œuvres en cette pée pendant l’Occupation et après la guerre par la
période compliquée pour un couple avec deux très famille du compositeur Claude Duboscq décédé
jeunes enfants. Rappelant que la chapelle de l’Institu- Jésus meurt sur la croix. en 1938 (précision donnée par le maire du Mesnil-
tion Robin constitue en elle-même une permanente Collection Institution Robin (photos Samuel Martin). Saint-Loup).
Présent littéraire
14 Présent – Samedi 9 juin 2018
tures ont été prêtées par l’école à l’église Sainte-

Cinq Colombe, voisine. Je n’ai pu les voir : une his-


toire de clés, comme souvent lorsqu’on se pré-
sente aux portes de nos églises – saint Pierre
lui-même y perdrait son trousseau. Dans
l’école sont conservés le Saint Joseph et la
Vierge à l’Enfant, celle-ci mise à l’honneur

sculptures
dans le hall d’un des bâtiments. Trop à
l’honneur, si l’on peut dire, puisqu’elle a
été haut fixée. Les cinq sculptures ont été
conçues pour être placées dans une salle
plutôt basse de plafond, davantage à
hauteur du fidèle qu’en se dévissant le

de Charlier
cou. Baisser la sculpture de 75 cm
permettrait de la regarder dans les
conditions prévues par l’artiste.
Albert Gérard disait que toutes les
Vierges de Charlier sont des Vierges
d’offrande, c’est-à-dire où la Mère
■ Samuel chap. VI). Notons offre son Enfant à la volonté divine. Il
[email protected] que, comme il est y a des exceptions, dont celle-ci. Jé-
logique dans un sus se blottit contre elle, et elle-
atelier, des élèves même, yeux clos, se laisse aller à la
N NE SAURAIT PARLER de la chapelle de durent mettre la tendresse. Même sainte familiarité

O l’Institution Robin (voir pages 12-13) sans s’ar-


rêter sur les sculptures d’Henri Charlier. Comme
l’indiquent les bulletins de l’AFAE, elles furent livrées
en deux temps et après les peintures de Bouts : d’abord
main à ces
œuvres : Bernard
Bouts lui-même,
François Robert, Détail du Saint Joseph. (Photo Samuel Martin.)
entre Joseph et Jésus qui se saisit de la
barbe paternelle. La tête de saint
Joseph est particulièrement belle
– à hauteur d’œil.
le Sacré-Cœur, la Vierge à l’Enfant, Sainte Thérèse de le Canadien Ma-
l’Enfant-Jésus (1938-1939), l’année scolaire suivante rius Plamondon (qui fut au Mesnil d’octobre 1938 à
mars 1939).
Un art et une piété virils
Saint Joseph et Saint Jean-Marie Vianney. Ce décalage Sainte Thérèse et sa guirlande de roses affichent claire-
est dû à la fois aux frais engagés qui nécessitaient En bois polychrome, chaque sculpture mesure 1,10 mè- ment leur anti-sulpicianisme. Pas de sentimentalisme,
d’opérer par souscriptions (le bulletin de 1937-1938 tre, socle compris (le socle est différent pour chacune). pas de vapeur, pas de fleurs mousseuses, mais des roses
fait un appel en ce sens aux anciens élèves) et au fait Elles sont recensées dans l’ouvrage du père Henri plus grosses que nature, vigoureusement taillées, et une
que ce sont des années particulièrement chargées de (p. 217) mais pas reproduites. A l’origine, la Vierge et sainte qui se tient sans mollesse. Ce refus de la senti-
commandes pour Henri Charlier (cf. Henri Charlier, Saint Joseph étaient placés à gauche et à droite de l’au- mentalité transparaît également dans le juvénile Sacré-
peintre et sculpteur, par Dom Henri, Terra Mare, 2011, tel. Une photo d’époque reproduit le Saint Jean-Marie Cœur et rappelle cette phrase de Charlier : « Aussi, la
Vianney « en situation ». Actuellement, trois des sculp- dévotion au Sacré-Cœur, non sentimentale, fut-elle tou-
jours ferme et virile et portée à la pénitence » (Les pro-
pos de Minimus, DMM, tome 1, p. 279). La simplicité
de la pose du Sacré-Cœur laisse parler le drapé. Elle an-
nonce celle du Saint Jean du calvaire de l’oratoire
Saint-Joseph de Montréal (1955), à ceci près que saint
Jean lève les avant-bras.
L’Isère n’est pas dépourvue d’œuvres d’Henri Charlier,
toutes datant du début des années 1930, présentes à Vo-
reppe, à Corrençon-en-Vercors, sans oublier le magni-
fique calvaire du couvent des sœurs de Notre-Dame de
Charité du Bon Pasteur à Saint-Martin-d’Hères. L’en-
semble de l’Institution Robin complète nos connais-
sances sur cet art statuaire si éloigné des indignes plâ-
tres peints. Ne nous fions pas à la modeste taille des
cinq sculptures, comparée aux œuvres monumentales
de Charlier qu’on connaît mieux. La vigueur de la foi et
du ciseau n’y est pas moins vive.

Cette précieuse photo montre, dans la chapelle de l’Institu-


Vierge à l’Enfant, actuellement dans tion Robin, le Saint Curé d’Ars sculpté par Charlier
Henri Charlier, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et Sacré-Cœur. le hall d’un bâtiment de l’Institution et la neuvième station du chemin de Croix peint par Bouts.
(Collection AFAE, Institution Robin.) Robin. (Photo Samuel Martin.) (Collection AFAE, Institution Robin.)
Présent littéraire
10 Présent – Samedi 23 juin 2018

À la recherche de
Un peintre
à Buenos Aires
(1941-1949)
■ Samuel
[email protected]

[Nos précédents articles sont parus


les 5 et 26 mai, le 9 juin.]

N CES MOIS de 1940 où la famille Bouts était

E réfugiée en Isère, paraissait un livre de Claude


Franchet – l’épouse d’Henri Charlier – illustré
par Bernard Bouts : Saint Louis de France (1). On
compte onze illustrations au trait. Le « style Charlier »
se reconnaît, mais avec une fantaisie certaine. La plus
belle image est certainement saint Louis qui porte une Fresque peinte en 1944 à Buenos Aires, état actuel (adresse : Arroyo 810). (Photo Petit Hergé – Buenos Aires.)
couronne d’épines démesurée, d’un très bel effet gra-
phique. Cette couronne a sa jumelle dans un crucifix conjoncture aussi peu favorable aux commandes artis- A Buenos Aires, Bouts peignit des fresques religieuses
peint non signé et non daté, dont on ne connaît qu’une tiques, Bernard Bouts devait envisager l’avenir avec an- et des fresques profanes. Un gros chantier fut la coupole
photographie mais qui est incontestablement des goisse. Aussi l’appel de son frère aîné Gabriel à venir le (« 5 anges plus grands que nature ») et les murs du bap-
mêmes années : le lyrisme des figures et le rôle structu- rejoindre en Argentine apparut-il comme une solution. tistère de Notre-Dame de Balvanera, dont a priori il ne
rant de l’inscription calligraphique révèlent la patte de A vrai dire, Gabriel Bouts (1904-2003) appelait à subsiste plus rien, selon un Buenos-Airien qui m’écrit
l’artiste. Les 1re et 4e de couverture du Saint Louis de l’aide : directeur de la succursale Roger et Gallet à Bue- que « l’église a subi des changements après
France ont été dessinées par Bouts dont on reconnaît le nos Aires, il souffrait d’une pneumonie et son épouse de Vatican II »… Il n’y a pas qu’à Vendhuile que le concile
rythme et la liberté d’écriture. troubles psychiatriques. La tradition familiale dit a frappé ! Tout au plus a-t-on des photos parues dans
On ignore dans quelles conditions étaient hébergés les qu’avec l’aide d’un prêtre et grâce à un des revues (2).
Bouts à Vienne. Avec deux enfants en bas âge (Berna- document falsifié avec un tampon en A ce stade de l’enquête, deux fresques
dette avait un an et demi, Denis pas un an), et dans une pomme de terre, Bernard, Denise Bouts sont avérées en place et bien conser-
et leurs deux enfants passèrent en Es- vées :
pagne puis embarquèrent pour
l’Argentine en 1941. C’est en Es- — une Ascension du Christ
pagne qu’une mauvaise nouvelle (1944-1945) dans le Panteón de
parvint à Bernard : son père Mau- Ciudadanos Destacados du ci-
rice était mort le 5 juillet 1941 à metière de Vicente López, une
Versailles. Il avait 80 ans. des municipalités constitutives
de Buenos Aires. Le Panteón a
été classé monument historique
Un fresquiste en décembre 2015, et la fresque
à Buenos Aires – un des motifs du classement –
restaurée à cette occasion ;
A Buenos Aires, la famille Bouts — un panneau décoratif (1944)
vécut un temps chez Gabriel décorant le hall d’un immeuble,
Bouts puis s’installa dans ses à l’adresse « Arroyo 810 » : un
meubles. Ce furent des années dif- quai où s’affairent des gens, avec
ficiles mais Bouts se démena pour de majestueux voiliers. L’animateur
trouver des commandes en tant que du blog « Le petit Hergé » (www.peti-
fresquiste et y parvint. Sur cette décen- therge.com), consacré à l’histoire ar-
nie qu’on devine foisonnante, les ren- chitecturale de Buenos Aires où il vit,
seignements précis et actualisés font dé- a eu l’obligeance de se rendre sur place
faut. Les archives Bouts sont maigres sur où il a pu prendre des photos (3).
cette période, et le peintre, aux dires de son
petit-fils, « parlait peu du passé ». Un cer-
tain nombre d’articles sont ensevelis dans Autres ouvrages
des revues argentines quasi inaccessibles. Peinture de Bernard Bouts, et projets
Nous ne faisons que défricher un terrain localisation inconnue.
qui demandera encore beaucoup de re- Le texte est celui du début Une seule sculpture retrouvée, pour ces
cherches pour retrouver et identifier les années : la Vierge en pierre du sanctuaire
œuvres, nous basant essentiellement sur du psaume 45 : « Eructavit de Tulumba (Córdoba, Argentine), qui
les lettres adressées par Bouts à son frère cor meum… » date de 1945. Bouts eut quelques com-
Michel (période 1945-1950 – que la fa- (Photo collection AFAE – Ins- mandes de tableaux religieux dont une
Saint Louis portant la couronne d’épines, illustration tirée mille Bouts trouve ici, de nouveau, l’ex- titution Robin.) Arrivée au ciel de S. Michel Garicoïts
du Saint Louis de France écrit par Claude Franchet (1940). pression de ma gratitude pour les nom- commandée par l’archevêché de Buenos
breux documents qu’elle m’a confiés). Aires en août 1947 (année de la canoni-
Présent littéraire
Samedi 23 juin 2018 – Présent 11

Bernard Bouts (IV)


Des lettres du Mesnil
En ces années, l’agacement de Bouts à l’égard de ses
contemporains est palpable. Les élèves qui assistent
aux cours d’histoire de l’art ? « Des cons ou des poules
ou des vieilles bourgeoises » (21 juillet 1947). La vie
dans une capitale, après dix ans passés dans un village
aussi « identitaire » que le Mesnil-Saint-Loup, lui était
pesante. La médiocrité ambiante, qu’il ressentait de fa-
çon aiguë en fervent lecteur de Léon Bloy (4), tranchait
avec la fréquentation quotidienne de Charlier : « J’ai
vécu, je crois, assez longtemps chez un homme d’un ca-
ractère violent, mais intelligent ; et lui-même n’est pas
mort d’ennui à m’avoir chez lui, or je travaillais toute la
journée avec lui » (fin septembre 1946). Repensant à la
décennie passée aux côtés de Charlier, il écrit : « D’un
côté je regrette souvent de ne plus travailler avec lui,
mais d’un autre il faut avouer qu’il m’étouffait un peu, Mise au tombeau, dessin préparatoire pour les fresques du
et, chez lui, je ne sais pas si j’aurais pu progresser au- baptistère de Notre-Dame de Balvanera (Buenos Aires,
tant qu’ici » (30 août 1945). 1948). Dessin paru en 1950 dans Saber Vivir, en illustration
C’est de ces années que rétrospectivement Bouts date d’un article de Bernard Dorival. (Document communiqué par
une bifurcation : « Sans qu’il y ait du tout d’ingratitude
de ma part vis-à-vis de mon patron Charlier, je ne me Julia Petersen, Buenos Aires.)
suis pas toujours senti à l’aise auprès de ses œuvres et
même, à partir de 1945, j’ai bien vu qu’il y avait bifur- cles » (24 mai 1948) (5). Le tournant est stylistique et
cation. Mais nous étions alors séparés par l’océan At- ne va pas sans une apparente dispersion. Les œuvres de
lantique » (Pages de journal, 30 mars 1974, p. 196). Bouts n’ont plus l’unité qu’elles avaient auparavant,
L’océan les séparait mais les ponts n’étaient pas coupés elles n’ont pas encore celle qui commencera à se déga-
Ascension du Christ, fresque de 1944-1945, Panteón avec Charlier. Bouts envoyait régulièrement des dessins ger dans les années cinquante. C’est une période de
de Ciudadanos Destacados du cimetière de Vicente López, pour renseigner Charlier sur son travail, tandis que mue. Bouts doit s’adapter peu ou prou aux commandi-
Charlier et son épouse envoyaient lettres et paquets. taires des fresques, lesquelles sont souvent des travaux
Buenos Aires. (Photo Daniel Bouts.) alimentaires. Les critiques sur son travail le font parfois
Que ne donnerait-on pas pour lire la correspondance
entre le Mesnil et Buenos Aires ! Bouts parlait d’art douter, le retiennent de s’exprimer pleinement comme
sation). Le tableau de 3 m sur 2 fut livré fin septembre. son talent l’inciterait à le faire. « Résultat : j’ai derrière
« Il paraît que le clergé hurle », précise Bouts à son avec le Patron, restant distant sur les autres sujets. Tra-
versant, en 1948, une crise morale et religieuse il confie moi une certaine quantité d’œuvres que je n’aurais pas
frère (21 septembre 1947). dû faire et qui me font horreur » (16 avril 1947).
Il eut également une activité d’illustrateur : en 1945 pa- à son frère qu’il n’a qu’effleuré la chose avec Charlier :
« Je ne lui en ai pas dit la nature, n’étant en confiance C’est après plusieurs années de mal-être urbain, d’in-
rut La Légende de saint Julien l’Hospitalier, de Flau- certitudes artistiques et de douleurs familiales que se
bert, aux Editions de la Librairie française (Santiago du avec lui qu’au point de vue art » (23 avril 1948).
Bifurcation ? L’éloignement ne portera jamais sur les produira un déclic dans la vie de Bernard Bouts :
Chili). Des projets échouèrent : « On me demande brus- en 1949, il entreprend un voyage de deux mois au Pérou
quement de divers côtés des illustrations de livres : la idées plastiques de Charlier. « Relis-tu de temps à autre
les articles de Charlier ? La préface aux tailles directes et en Bolivie, qui se renouvellera les années suivantes.
Bible – un Péguy – un Selma Lagerlöf » (30 avril Ses contacts avec les Indiens, la vie des villages
1947) ; il fut un moment question que Bouts illustre le est prodigieuse de bon sens et de vérité. C’est probable-
ment ce qu’on a pensé de plus parfait ces 3 derniers siè- constitueront un point d’appui artistique et moral
livre posthume d’Alexis Carrel sur la prière, à la de- pour l’avenir.
mande de sa veuve réfugiée en Argentine.
« Mon principal tourment est que je gagne à peine ma
vie… », écrit Bouts à son frère (30 août 1945). Les
commandes ne suffisant pas à faire vivre la famille,
Bouts donna des cours d’histoire de l’art à l’Institut (1) Stock, « Collection Maïa », 1940, 130 pages. Claude
français d’études supérieures. Ses cours étaient bien sûr Franchet publiera un Saint Louis des lys de France en 1954,
« des choses qu’on ne trouve pas dans les manuels » cette fois illustré par son mari (Eise, « Nos amis les saints »).
(27 juin 1946). Il donna des cours de dessin, fit des ex- (2) Arts, n° 178 (20 août 1948) ; Saber Vivir, nº 88 (janvier-fé-
positions (la toute première en 1942, aux Cursos de vrier 1950).
Cultura Católica). Parfois désespéré, il projeta de chan- (3) Cette fresque est la seule de Bouts qui soit recensée offi-
ger de métier plutôt que « faire des concessions », envi- ciellement à Buenos Aires (n° 258 dans le dossier « Pro-
sagea de devenir « boutiquier » en articles d’art… C’est grama Murales de Buenos Aires, Campaña de
dans ces conditions déjà difficiles que survint, le Relevamiento », juin 2000, Commission pour la préservation
29 avril 1946, la mort de Bernadette sa fille aînée qui du patrimoine historico-culturel de la cité de Buenos Aires).
venait d’avoir 7 ans. Elle était diabétique. Bouts et sa Le sujet y est dit « inconnu ». Selon « Le petit Hergé », la
fresque est une évocation du paseo de Julio où il y avait une
femme furent assommés. Fin septembre 1946, Bouts promenade qui longeait le rio de la Plata et où les bateaux
faisait part d’un projet à son frère : Denise et lui envisa- de voyageurs accostaient. Le paseo ayant disparu dans les
gent de tout vendre, de partir à Córdoba avec leurs fils années 1890, Bouts dut travailler d’après photos.
Denis pour aller mendier de village en village, lui pei- (4) « Léon Bloy ne nous quitte plus ; nous avons une vie et
gnant sur le trajet. « Pour l’instant nous considérons ce une pensée trop semblables à lui pour ne pas le comprendre
projet comme une expérience. » Mourront-ils sur le et l’aimer. Et puis il faut bien voir que le monde est dans une
chemin ? Rencontreront-ils le mécène idéal qui finance- décadence effroyable. […] Malheureusement je suis obligé
rait – autre projet peu réaliste – l’atelier dont s’occupe- de m’adresser au monde pour vivre » (18 septembre 1946).
Tirage d’une pointe sèche (septembre 1947). Le peintre
rait Bouts et l’école à côté dont le directeur serait son (5) Bouts parle ici de l’album Tailles directes d’Henri Charlier,
frère Michel, école et atelier « dans lesquels nous dé- explique à son frère : « C’est fait avec une pointe de lime, statuaire, publié en 1928 par les Editions du Mont-Vierge
bourgeoiserons les fils à papa, nous civiliserons les sau- sur une plaque de cuivre, d’après Denise qui dormait. (Belgique). L’ouvrage majeur de Charlier, L’Art et la Pensée,
vages, nous rustiquerons les snobs » ? Ça ne lui ressemble pas mais enfin c’est une tête. » ne paraîtra qu’en 1972.
Présent littéraire
10 Présent – Samedi 30 juin 2018

À la recherche de
Premiers succès let 1950 de l’exposition de l’Instituto de Arte Moderno,
sous la plume de Szabolcs de Vajay : « Disons tout de
suite que cette exposition (…) a fait sensation en Argen-
(1950-1955) tine, tant à cause de l’éclat et de la puissance des œuvres
exposées, qu’à cause d’un mysticisme, d’un air de mys-
tère qui s’en dégagent (…) Nous sommes en présence
■ Samuel d’un fresquiste authentique, digne des imagiers du
[email protected] Moyen Age dont il se recommande d’ailleurs et dont il
voudrait “reprendre les lois sans en recopier les for-
mules”. Mais il reste, de toute évidence, très de notre
[Nos précédents articles sont parus les 5 et 26 mai, époque malgré son refus de l’abstraction, et très fran-
les 9 et 23 juin.] çais malgré les sujets de ses tableaux » (1). Cette impli-
cation dans l’IAM sera l’occasion pour Bouts de parti-
ciper, l’année suivante, à la Ire Biennale du musée d’art
PRÈS DES ANNÉES 1940 difficiles à bien des

A égards, le début des années 1950 fut plus apaisé


pour Bouts. Sa situation professionnelle se sta-
bilisa. Les expositions gagnèrent en prestige.
moderne de Sao Paulo (octobre-décembre 1951) (2).
Bouts expose à la galerie Wildenstein de Buenos Aires
en 1951, 1952, 1954. En octobre 1954, il participe à la
Ire exposition d’art sacré moderne qui se tient dans la
Son voyage de 1949 au Pérou et en Bolivie, où il a cô- capitale argentine (avec un tableau : Ave Maria mama),
toyé les Indiens et les a abondamment peints, continue et expose à Santiago du Chili, invité par l’Alliance fran-
d’inspirer peintures et dessins. Après des années d’ap- çaise ; ainsi qu’à Montevideo.
parente dispersion, l’art de Bouts trouve une unité frap-
pante. Bouts s’implique dans les activités de l’Instituto
de Arte Moderno récemment créé à Buenos Aires. Il y
L’exposition de 1953 à Paris
expose en avril-mai 1950 des œuvres qui témoignent de Arrêtons-nous sur l’exposition qui se tient à Paris
cet élan créatif, tout en préparant un second voyage : du 23 octobre au 14 novembre 1953, à la galerie Beaux- Illustration pour « Contes du Tropique »,
« Je partirai le 15 août pour un voyage au Pérou, en Bo- Arts (140, Faubourg Saint-Honoré, Paris VIIIe). C’est, parue dans Plaisirs de France (octobre 1950).
livie et en Equateur ; avec l’intention de peindre beau- douze ans après son départ, le retour de Bouts en gniat à l’instigation de M.Jean Cassou, a acheté un ta-
coup. J’y resterai un peu plus d’un mois » (lettre à sa France, qui y séjourna de septembre à décembre (3). bleau pour le compte du gouvernement, c’est-à-dire,
belle-sœur Geneviève, 13 juin 1950). Revoir sa famille, revoir Paris : Bouts fut enchanté. pour le musée d’Art moderne. » Après enquête et recou-
« Magnifique ! Merveilleux ! Tout est beau, et puis les pements, il s’agit de Jeune mère Aymara (n°12 du cata-
L’hebdomadaire français Arts rend compte en juil- Français de France ne ressemblent pas à ceux qu’on logue, pour 30 000 francs). Présent a l’honneur de pu-
voit, parfois, par les Amériques ! » (12 septem- blier ce tableau inédit, avec la gracieuse autorisation du
bre 1953). Avant même l’ouverture de l’exposition, Centre national des arts plastiques (4).
Bouts rencontra deux personnes influentes du monde
artistique, Jean Cassou (conservateur en chef du Musée Cependant Bouts était déçu par les critiques : « A la ga-
national d'art moderne) et Raymond Cogniat. Une se- lerie ils sont généralement très aimables, parfois, très
maine après le vernissage, onze tableaux étaient ven- enthousiastes. Mais il paraît évident qu’ils n’osent
dus. Dont un à l’Etat français : « Hier M.Raymond Co- prendre position, dans leurs écrits. Il n’a rien paru de
sensationnel. »
Bouts projetait de rendre visite à Henri Charlier au
Mesnil-Saint-Loup durant son séjour. Charlier vint-il
voir l’exposition ? Fin novembre, Bouts se lassait de la
vie parisienne : « Pas bien parce que nerveux, fatigué,
fatigué de Paris et de l’Europe. Pas assez d’AIR. »

Art et indianité
Une dépêche AFP annonçant l’exposition parisienne fut
envoyée aux rédactions sud-américaines. Le Correio da
manha (Rio de Janeiro), par exemple, la publia dans
son édition du 17 octobre 1953. La dépêche souligne la
forte inspiration indienne des œuvres : « des scènes de
la vie indienne qui constituent un document artistique et
humain du plus haut intérêt ». Le côté « reportage »
était bien sûr totalement absent de la pensée de Bouts.
Le journaliste et dramaturge péruvien Sebastian Salazar
Bondy passera lui aussi à côté de l’inspiration de Bouts,
en 1954. « [Sebastian Salazar Bondy] fustige également
le peintre français Bernard Bouts, qui ose proposer une
exposition “péruvienne” : “Ce manque de profondeur
prive ses tableaux de tout aspect dramatique et les
change en objet flatteur décoratif. L’identité péruvienne
ou américaine de ses tableaux est extérieure, ce qui
n’empêche pas que dans quelques cas ils sont agréables
et fins, dignes d’estime en un mot » (5). Sebastian Sala-
zar Bondy est un des fondateurs du Mouvement social
progressiste. Marxisant, il aurait sans doute souhaité
que la peinture de Bouts exprimât des dénonciations so-
Vierge à l’Enfant (peinture murale) reproduite en couverture ciales et indigènes… La démarche de Bouts était autre.
de Réflexions d’un fresquiste (Buenos Aires, 1951). La noche, peinture parue dans Saber Vivir (1950). Dans une note tapuscrite destinée à expliquer une série
Présent littéraire
Samedi 30 juin 2018 – Présent 11

Bernard Bouts (V)


Paul Almasy/Corbis/VCG via Getty

Bernard Bouts, Jeune mère Aymara, 1952. Peinture sur iso-


rel, 60 x 50 cm. FNAC 23874, Centre national des arts plas-
tiques. © Denis Bouts / Cnap. Crédit photo : droits réservés
mobilière de ses contemporains, Bouts goûtait aux pé-
régrinations d’étude loin des villes et n’allait pas tarder
Bernard Bouts dans son atelier de Buenos Aires en 1950, photographié par Paul Almasy. lui-même à mener une vie itinérante : il acheta son pre-
de tableaux prévus pour des expositions aux Etats-Unis et plaide pour le retour à un art unitaire, sans distinc- mier bateau, l’Andariego, le 7 décembre 1954. Anda-
en 1953-1954, Bouts indique au sujet de Ave Maria tions artificielles : pourquoi un tableau de Matisse serait riego, « c’est à peu près : l’infatigable. Celui qui va par-
mama : « Ce tableau prétend continuer, dans une forme un « tableau » et une miniature persane seulement une tout. Le vagabond. Personne ne sait me traduire le mot
actuelle ou moderne, une certaine tradition indo-colo- « image » ? « Au Moyen Age, au contraire, l’artiste était exactement », explique Bouts à son frère (3 mai 1955).
niale sud-américaine, sans contenir, cependant, aucun artisan, travaillait de ses mains. De cette étroite union Il allait passer de plus en plus de temps à bord, puis me-
élément colonial ou indien. La Vierge, en forme de vase entre le métier, les “conditions du faire” et l’imagina- ner une vie maritime exclusivement : à la fresque im-
(vas spirituale) qui contient l’Enfant Jésus, couronné de tion artistique, naquirent les œuvres incomparables praticable sur un bateau, Bouts allait préférer ses pro-
plumes, à la manière des Incas. » dont personne n’a encore osé dire qu’elles sont indignes pres techniques artistiques, et les développer.
Les sujets indiens deviennent omniprésents ces années- de l’esprit. »
là, exclusifs. Bouts a trouvé le support de son inspira- L’article paru dans Das ideale Heim reprend ces idées (1) Arts, n°272, 21 juillet 1950.
tion que la ville et ses habitants n’avaient pu lui donner, sur un ton plus mesuré et explique certains aspects tech- (2) Sur Bouts, l’IAM et la Biennale, cf. Maria Amalia Garcia,
inspiration faite essentiellement de visages et de figures niques développés par Bouts. La fresque sur mortier de Luisa Fabiana Serviddio, Maria Cristina Rossi, Arte argentino
qui matérialisent une idée à la fois plastique et spiri- chaux et de sable « n’est solide qu’autant que le mortier y latinoamericano del siglo XX, Fundacion Espigas, 2004, p.
tuelle. en lui-même résiste aux intempéries, à l’humidité, ou 21-24. Un ouvrage retraçant les activités de l’IAM est en pré-
paration à Buenos Aires, sous la direction de Jorge De Rid-
aux passants plus ou moins respectueux des œuvres der et avec la collaboration de Julia Petersen. Je remercie
Deux écrits de 1951 d’art ». « J’ai remplacé la chaux et le celle-ci pour les fructueux échanges de documents.
En mai 1951, Bouts publia en pla- sable par un mélange plus résistant de
(3) Nous tirons les divers éléments : du catalogue ; de
quette Réflexions d’un fresquiste sur ciment et de marbre en grains. En l’échange épistolaire entre l’artiste et le responsable de la
la peinture moderne et l’esprit bour- ajoutant certains ingrédients aux cou- galerie Wildenstein à Buenos Aires, Lupo Stein, et d’autres
geois et, dans une revue suisse-alle- leurs et en peignant d’une certaine documents conservés dans les archives Bouts.
mande de décoration et aménage- manière, j’obtiens une peinture entiè- (4) Le dossier de l’achat est conservé aux Archives natio-
ment, un article intitulé « Peintures rement pétrifiée d’uneaspect à la fois nales cote F/21/6912 (notice ARP07938). Dans l’article du
murales » (6). L’un et l’autre se com- très “fresque” et très “pastel”. » 5 mai je parlais, au sujet de ce tableau alors pas encore iden-
plètent. L’esprit bourgeois, c’est la Paradoxalement, au moment où Bouts tifié, des collections du musée d’art moderne de la ville de
paresse intellectuelle et esthétique. expliquait cette pratique de la fresque Paris, me fiant à des articles parus dans les années 1950-
basée sur les travaux de la décennie 1960. Mais puisqu’il s’agissait d’un achat de l’Etat, il ne pou-
« S’il s’en tenait là, le mal ne serait vait être question de collections de la ville de Paris.
pas grand ; s’il se contentait de goû- antérieure et énonçait sa supériorité
ter, ce ne serait pas grave. Mais il sur la peinture de chevalet, il s’était (5) Gérald Hirschborn, Sebastian Salazar Bondy, Pasión por
déjà détourné, pratiquement, de la la cultura, Institut français d’études andines (Lima, Pérou),
juge ; or le jugement demande des « Travaux de l’IFEA », n°188, 2005, chapitre 8. L’article de Sa-
connaissances étendues, une fantai- fresque et sa créativité s’exprimait
lazar Bondy est paru dans La Prensa, Lima, 6 décembre
sie, un esprit ouvert… » Bouts se fait principalement sur panneaux et sur 1954.
défenseur du dessin, en citant Henri papier. La fresque impliquait de trou-
(6) Les Réflexions d’un fresquiste sont des « Extraits d’une
Charlier (« il faut, avec un trait, sug- ver des murs et des commanditaires : conférence prononcée le 16 mars 1951 à l’Institut français
gérer la troisième dimension »), à Buenos Aires, Bouts avait fait le d’Etudes supérieures de Buenos Aires ». La revue suisse est
Tête d’Indien, dessin au pinceau tour des personnes prêtes à cet enga-
aborde la question de l’abstraction en Das ideale Heim, 25e année, mai 1951, n°5 (à mettre au nom-
distinguant l’ornemental du figuratif, (tiré du catalogue de l’exposition gement artistique à long terme. Qui bre des précieuses trouvailles faites à l’occasion de cette en-
à Paris en 1953). plus est, dénonçant la bougeotte im- quête sur l’artiste).
Présent littéraire
10 Présent – Samedi 25 août 2018

À la recherche de Bernard Bouts des institutions muséales, scolaires. Des Il se trompe. D’une part parce que désormais
Entracte gens que je ne connaissais pas. A qui je il figure dans Présent, d’autre part parce que
■ Samuel faisais part de mes recherches, par mail, je ne souhaitais pas particulièrement qu’il y
par courrier, par téléphone. En me pré- figurât : c’est la peinture de Bouts qui m’inté-
[email protected]
sentant comme journaliste à Présent. ressait, « l’une des plus belles »… Il suffisait
Tous ces gens n’avaient souvent rien à de demander que la photographie soit publiée
LUSIEURS LECTEURS s’inquiètent de la suite

P de notre enquête sur le peintre Bernard Bouts.


Après nos articles des 5 et 26 mai, 9, 23 et
30 juin, il reste à parler des années 1955-1986. Nous
attendions des documents en provenance du Brésil, ils
voir avec nos idées, on peut le suppo-
ser ; certains devaient y être radicale-
ment opposés. Mais tous ont vu l’intérêt
de partager ce
sans plus de précision sur ses propriétaires.
En septembre 2017, le Père B. présentait
à RFI les éditions du monastère, Les Quatre
Vivants : « Bien sûr, pour
qu’ils connais-
sont arrivés. Un témoignage en provenance d’Argen- saient de Bouts, un chrétien, Les Qua-
tine ne devrait pas tarder… Le sixième article paraîtra eu l’intelli- tre Vivants évoque les
début septembre. gence de com- quatre évangélistes.
Un lecteur bénédictin m’a indiqué un monastère, bé- prendre que je Mais en réalité cela
nédictin lui aussi, qui possède une Cène de Bouts, n’étais guidé vient de plus loin : ce
« peinture de grande taille et qui est l’une des plus que par la pas- sont des figures de
belles de Bouts ». Sans plus tarder j’envoyai les cinq sion et le souci sens aussi bien dans le
numéros de Présent au prieur de ce monastère, lui de- de bien faire. Proche-Orient antique
mandant s’il était possible d’obtenir une photographie Avec confiance que dans le judaïsme,
du tableau ou de venir le voir in situ. et simplicité, on le christianisme et
me communiquait peut-être les gnoses
Voici la première partie de sa réponse : une photo, un document, des rensei- contemporaines : ce sont
« Merci de m’avoir adressé ces numéros de Présent. Je des figures de l’univer-
gnements. Il aura fallu que le refus Bernard Bouts, salité. Nos éditions se
les ai parcourus et je suis attristé par la teneur de ses sec, sectaire, vienne d’un bénédictin –
articles. » Crucifix peint sur bois veulent un carrefour. »
et pas n’importe lequel. Le Père B. est
On a connu des bénédictins qui lisaient. Celui-ci par- le prieur du monastère Notre-Dame de pour l’Institution Le beau carrefour que
la Sainte-Espérance, au Mesnil-Saint- Robin, 1940-1941. voilà, où le Père B. fait
court. Déformation de métier, peut-être, car il tient la police ! Si j’étais ar-
l’emploi d’éditeur dans son monastère. Il ne dit pas Loup – village où Bernard Bouts a Hauteur : 35 cm environ.
rivé au volant de mon
par quoi il est attristé. Peut-être trouve-t-il Présent passé dix ans, où Henri Charlier a (Collection AFAE, automobile gnostique
trop mou vis-à-vis de l’immigration-invasion, de la vécu un demi-siècle, où Claude Du- Institution Robin ; contemporaine, en an-
montée de l’islam ou du progressisme dans l’Eglise. boscq est enterré. Naïvement je pen- photo Samuel Martin.) nonçant étudier la gnose
Mais enfin je ne lui envoyais pas ces numéros pour sais qu’en frappant à une telle porte, et
en expliquant ma piété pour ces ar- qui fait sens dans l’œu-
avoir son avis sur la ligne politique et religieuse de vre de Bouts, il m’aurait
Présent. J’espérais qu’il parcourrait – pardon, qu’il li- tistes, elle s’ouvrirait grand. La naïveté
des laïcs… De nous deux, est-ce vrai- laissé passer.
rait les articles concernant Bouts, puisqu’il a la chance
de contempler un Bouts chaque jour, au réfectoire. Il ment lui qui doit s’attrister ?
Consolons-nous en illustrant cette déconve-
n’y avait pas de quoi s’attrister, plutôt de quoi se ré- nue par la photographie d’un crucifix peint sur
jouir qu’un quotidien national parle de ce peintre. Voici la seconde partie de la réponse du bois, qui n’avait pas trouvé sa place dans l’arti-
Pour cette enquête sur Bouts je me suis mis en relation Père B. : cle du 9 juin. Et le refus du Père B. aurait sûre-
avec une bonne trentaine de personnes en France, en « Nous ne souhaitons donc pas figurer, à ment amusé Bouts lui-même, qui en aurait tiré
Argentine, au Brésil, aux Etats-Unis, des particuliers, un titre ou à un autre, dans ce journal. » un apologue de sa façon.

J’ai commandé un café, mais le serveur, barbe bien


taillée, moustache en guidon de vélo, uniforme de
garçon de café, m’a dit qu’il ne servait plus de bois-
son chaude passé quatre heures de l’après-midi.
Alors, je me suis lancée, et je lui ai réclamé un ballon
de rouge. Il m’a dit qu’il avait un Sidi Brahim tout à
Saint-Pompon, le 25 août sés ! Il n’y en a pas beaucoup, mais on sent un gros ef- fait goûtu, ou alors un vin de Californie.
Ma Sardine, fort sur la présentation. Ce sont des chemises en lin, J’ai demandé une bière. Il s’est lancé dans un grand
ou en chanvre. Tout ça, bio, équitable, éthique. (Si on discours sur les bières artisanales, et m’a donné le
Je ne sais si tu es comme moi, mais je n’ai plus de prend les initiales, ça fait : béé…)
courrier dans ma boîte ! C’est agaçant, j’étais tou- choix entre : Mort subite, No future, la Tzarine, Citra
jours contente de causer avec le facteur. Il y a de l’encens qui se consume dans un coin, et une Galactique – il faudra que j’en ramène pour monsieur
Tu te souviens de la poissonnerie ? Celle qui était te- musique douce, de la cithare je crois. Je ne me suis Zgroutch s’il repasse me voir – et j’ai fini par choisir
nue par celui que nous appelions le père Maquereau, pas attardée, arguant que j’aimais beaucoup leurs tis- une Archange du Mont-Saint-Michel, parce qu’à
et sa femme ? Ils ont pris leur retraite, et sont partis sus, mais que mes matous certainement aussi. force de l’entendre parler, j’avais vraiment très, très
s’installer à la montagne. Tentés peut-être par les soif.
Du coup, je suis allée au nouveau bistro. Là aussi,
poissons de rivière. gros effort de décoration : ils ont gardé le zinc, mais Même boire un petit coup, ça devient compliqué !
Toujours est-il que le magasin a été repris. Et c’est as- refait les peintures, et il y a plein de photos en noir et Il se chuchote que Manu 1er va envoyer son Premier
sez bizarre, les nouveaux propriétaires ont gardé l’an- blanc, d’acteurs de cinéma ou de boxeurs. Une vieille ministre nous annoncer les mesures prises cette an-
cien décor en carrelage de la façade, avec le marin pê- affiche du bal des Quat’z’Arts, et la radio diffuse de née. Bref, il lui refile la patate chaude. Je crains le
cheur, sa barbe et sa pipe, au milieu des flots déchaî- l’accordéon. pire.
nés. Il y a toujours le nom : A la Bonne Morue. Seules fausses notes : ça sentait encore le propre, et il
Mais ce sont des vêtements qui sont désormais propo- est interdit de fumer. Mais ta Tantine a encore la force de t’embrasser.
Tous les samedis, la Boîte à Sardine : une dame entre deux âges, « Tantine », correspond avec sa nièce, « Sardine ».
Elle demeure à Saint-Pompon, en Dordogne, et sa nièce à Goupillières, dans les Yvelines. Elles échangent des lettres (Tantine n’est pas connectée),
qui se retrouvent à leur insu dans nos colonnes et dont le contenu n’engage qu’elles.
Présent littéraire
10 Présent – Samedi 8 septembre 2018

À la recherche de évidemment, c’est le sentiment de liberté. Bouts respire


Les années et s’épanouit, malgré les innombrables avaries et sur-
prises qu’offre un bateau.

de navigation La vie maritime que Bouts a choisie par goût du retrait


du monde accentue cette inclination. Exposer ? Accep-
ter des commandes ? Il y est de moins en moins disposé.
(1955-1970) « Je ferai peut-être une exposition chez W[ildenstein] à
New York en 1961 » (7 juillet 1960). Mais, « ma voca-
tion n’est pas de “réussir” dans ce monde. C’est tant
■ Samuel mieux. On me presse d’aller en France, mais je n’irai
[email protected] pas. L’effort d’emporter des tableaux, d’exposer, etc.,
est trop grand, pour un résultat problématique. L’impor-
tant est de couper le cordon qui nous tient au monde. Je
[Nos précédents articles sont parus les 5 et 26 mai, crois y être arrivé en partie. Même, beaucoup : nous ve-
les 9, 23 et 30 juin ; avec un entracte le 25 août.] nons de passer plus de deux mois à terre à San Fer-
nando, près de Buenos Aires et je ne suis allé en ville
ANS CES ARTICLES, après avoir envisagé la qu’une fois. Une autre fois on m’a prié d’y aller d’ur-

D maigre fortune critique post mortem de Bernard


Bouts, nous avons établi et fixé un certain nom-
bre de points concernant sa vie et son œuvre. Nous
pourrions revenir en arrière et enrichir de nouveaux élé-
gence pour deux commandes importantes : peut-être
trois. Cet argent serait arrivé à point ; cependant je n’y
suis pas allé et… j’ai oublié ! C’est donc un grand pro-
grès. »
ments les années déjà étudiées : la publication a provo- Mais renoncer totalement à exposer, c’eût été se priver
qué l’arrivée de nouveaux renseignements, certains de tout moyen de subsistance. Outre de nombreuses
points sont précisés, d’autres corrigés. Ce serait rompre Croquis de Bernard Bouts, représentant l’Andariego, sur une « petites » expositions qu’il organisait en fonction de ses
notre récit chronologique. Prenons la mer aux côtés de lettre adressée à son fils Denis (avril 1955). (Archives Bouts.) voyages (à Punta del Este par exemple en janvier 1958),
l’artiste et du capitaine, puisque nous avons quitté voici les principales expositions de ces quinze années :
Bouts propriétaire d’un bateau, l’Andariego, acquis dé- 31 mars et 18 avril 1956). En juin de la même année — juillet 1956, Maison de France (Alliance française),
but décembre 1954 (1). Bouts fait partie des personnalités invitées au vernis- Rio de Janeiro ;
Son fils Denis était alors pensionnaire en France dans sage d’une grande exposition à Rio : « Tapisseries abs- — 13-30 novembre 1957, Wildenstein Gallery,
l’école de l’oncle Michel. Quelques lettres du père au traites » (Correio da manha, 29 juin 1956). New York ;
fils donnent un aperçu de la nouvelle vie de l’artiste : Il serait vain d’essayer de retracer les allées et venues — 1961, Galeria Wildenstein, Buenos Aires ;
« Je croyais que, avoir un bateau, ça consiste à mettre maritimes de Bouts pendant quinze ans. Relevons les
une voile et se promener sur l’eau. Mais, en réalité, ça — été 1966, museo de arte Assis Chateaubriand,
endroits d’où il adresse ses lettres à Michel, une fois ou Sao Paulo ;
consiste surtout à nettoyer, astiquer, peindre, et il y a plusieurs : ce peut être Buenos Aires, ou des ports uru-
trois jours que je passe mon temps à faire d’incroyables guayens (Montevideo, La Paloma, Punta des Este, — 15-30 septembre1966, Maison de France (Alliance
acrobaties, souvent la tête en bas et les pieds en l’air, Barra de San Juan, Colonia), ce sont en majorité des française), Rio de Janeiro ;
pour nettoyer ou repeindre le fond de la cale » (20 dé- ports brésiliens (Florianopolis, San Francisco do Sul, — 29 décembre 1967–5 janvier 1968, Fordham Univer-
cembre 1954). La navigation n’allait pas sans difficul- Paranagua, Canal Sâo Sebastiâo, Angro dos Reis, Rio sity, Etats-Unis ;
tés : « Nous sommes sortis samedi dernier avec l’Anda- de Janeiro, Buzios, Salvador de Bahia, Itaparica, Re-
riego. Mais il est arrivé un coup de “pampero” réelle- cife, Porto Seguro, Ilhabela, Santos).
ment effrayant, avec des nuages noirs comme de l’en- On voit, dans l’album de reproductions paru en 1981,
cre. J’ai eu tellement la frousse que je voulais revendre une très belle marine figurant l’Andariego dans la
le bateau aussitôt ! » (3 février 1955). Ces mois-là, houle. La mention « Sta Catarina – 17 feb 1957 – 15 h »
Bouts rénove et répare le bateau tout en travaillant à sa n’indique pas le moment de sa réalisation mais illustre
peinture à Buenos Aires. Il encourage son fils à travail- un coup de tabac. Bouts recopiant pour son frère une
ler les matières scolaires, mais aussi à se préparer à la partie de son livre de bord (lettre du 28 février 1957), on
vie que mènera désormais la famille : « Je serai très lit à la date du 17 février : « 15 h 30. Le vent force.
content quand tu seras capable de diriger l’Andariego, Temps entièrement bouché, mer démontée. Visib[ilité]
faire le point, lire la boussole ; prendre les angles, à la nulle. »
côte, et enfin savoir tout ce qu’il est utile de savoir à
bord d’un voilier » (17 mars 1955). Début 1961, Bouts vend l’Andariego et achète son se-
cond bateau, le Cisne, le cygne. Il avait repéré dans le
Le 1er juillet 1955, Bouts lui fait part de ses projets, ils port de Salvador de Bahia ce « fort schooner de 19 mè-
attendent son retour à Buenos Aires pour partir pour tres », « en bon état – construction très rustique mais
Montevideo en bateau : « Je dois faire une exposition à très forte. Horriblement sale et non peint » (4 février
Montevideo et ainsi nous serions réunis tous les trois 1961).
pour cette exposition. » « Ensuite nous pourrions reve-
nir ensemble à Buenos Aires, ou continuer de naviguer
sur la côte de l’Uruguay et du Brésil. » Un autre rythme de vie
Piochant au gré des archives journalistiques disponi- En 1950 Bouts avait fui la vie en ville, partant dans les
bles, on suit Bouts çà et là : en septembre 1955 il est ef- montagnes. C’est la terre maintenant qu’il quittait, pré-
fectivement à Montevideo où il donne une conférence, férant la vie à bord – l’année 1957 mise à part, où la fa-
« Un conte de fées », avec projection de photographies mille réside à Buenos Aires, puis Bouts à New York.
de ses tableaux et de ses voyages (El Bien publico, Avec sa femme et son fils, ils naviguaient au gré de
9 septembre 1955). En mars 1956 son bateau reste plu- leurs envies et jetaient l’ancre au même gré, pour
sieurs semaines dans le port de Florianopolis. Le jour- quelques jours ou semaines ou mois. Bouts peignait à
naliste Ilmar Carvahlo décrit « un sympathique citoyen bord du Cisne où il avait assez d’espace ; parfois se fai-
de 47 ans, mince avec des cheveux bouclés et argentés sait prêter ou bien louait une pièce non loin de leur
et un air indéfinissable dans ses yeux bleus » ; il note les amarrage, en guise d’atelier le temps de la halte. Ce qui Étude de tête de femme, 53 x 44 cm.
leitmotivs indiens de ses tableaux (Correio lageano, frappe dans les lettres à Michel, pleines de récits de mer Huile sur panneau. (Collection Bouts.)
Présent littéraire
Samedi 8 septembre 2018 – Présent 11

Bernard Bouts (VI) l’Andariego de temps en temps. Sans doute pour finan-
cer la préparation de l’exposition, il se décide à vendre
la maison du Mesnil-Saint-Loup (2, Chemin rouge). Le
5 septembre il embarque sur un cargo pour New York.
Non sans angoisse : « A Paris, déjà, à part quelques per-
sonnes, le public n’a rien compris à mon exposition.
C’était sans doute trop simple et trop clair. Il manquait
ce mystère faux dont on entoure les ratages et les ratés
pour faire croire qu’ils représentent des nouveautés
dans le monde. A New York je vais être encore plus
perdu, parce qu’il n’y aura pas la famille et pas un ami »
(9 septembre 1957).
Logé à l’hôtel, Bouts continue d’y peindre, prenant l’air
dans Central Park ou invité chez quelques relations plu-
tôt huppées de Wildenstein.
L’exposition commence le 13 novembre. Le 26, à
quelques jours de la fermeture, Bouts donne des nou-
velles à Michel : « L’exposition va mieux sans que ça
soit encore très brillant. Je cours la ville pour essayer de
trouver une galerie (il y en a 200 !) qui veuille recevoir
en consignation les invendus. » A savoir 47 tableaux,
selon Bouts (mais le catalogue indique 28 titres ; sans
doute Bouts compte-t-il les dessins). « Wildenstein fait
le mort. Je sais très bien ce qu’il veut ; il veut pouvoir
me dire : “Vous voyez bien que vous ne réussissez pas !
Confiez-moi vos intérêts et faisons un contrat”, mais ça,
il n’y a rien à faire. » Un fil à la patte de Bouts ? Wil-
denstein rêvait ! Le bilan était mitigé, Bouts rentra à
Buenos Aires et s’empressa de reprendre la mer sur
l’Andariego.
Une exposition importante pour Bouts eut lieu
l’été 1966 à Rio de Janeiro, qu’il envisageait comme
La suite en page 12
Bernard Bouts à bord du Cisne, dans la partie atelier. Photo parue dans la revue O Cruzeiro (n°45, 9 août 1966).

— 1968, Berkeley University, USA ; d’imagination : « Peindre a toujours été un besoin,


— 1968, HemisFair, San Antonio, Etats-Unis ; comme faire pipi. Mais, de plus en plus cela devient un
devoir. Je me sens pressé, obligé, submergé par les
— mai 1970, Galeria Wildenstein, Buenos Aires. idées, un peu affolé devant l’obligation de les trier, de
les ordonner, et, enfin, plus du tout gêné par les exi-
Evolution artistique gences du public » (dimanche de Pâques 1957).
« Il ne faudra pas s’étonner si mes travaux du Brésil au- On connaît mal les tableaux de la période 1955-1965,
ront bien moins de rapport avec ce que nous voyons, nous en reproduisons deux (La Tombe du chasseur et
que mes travaux de Bolivie. Cela vient probablement, une étude de tête). La matière s’enrichit. Ceux de la pé-
en partie, de ce que je recherche plus à exprimer ou sug- riode 1965-1970 ressemblent davantage aux tableaux
gérer un ou des mouvements de l’esprit, qu’à représen- que l’on connaît grâce à l’album, qui définissent par ex-
ter ce que je vois. Mais, en Bolivie, il y avait un cellence « le style Bouts ».
rapport naturel entre ces mouvements de l’es-
prit et l’aspect extérieur des Indiens et ici, au Trois expositions
Brésil, ce rapport est peu fréquent et peu vi- Bouts avait été exposé dans les galeries
sible » (13 septembre 1956). On comprend Wildenstein de Buenos Aires et de Paris.
pourquoi sa fréquentation des Indiens, au En 1957 il fait part à son frère d’une
début des années 1950, a autant nourri nouvelle importante : « M. Georges
sa peinture : il y trouvait une inspiration Wildenstein, qui, depuis 1953, refusait
qui lui correspondait. Ici il entre dans poliment mais obstinément d’exposer
une nouvelle phase, plus ardue peut- mes tableaux à New York, a brusque-
être, plus risquée sûrement : « Ces ment changé d’avis » (28 avril 1957).
jours-ci je me suis efforcé de peindre L’exposition est prévue pour octobre.
des petits tableaux qui aient en même Cela modifie son programme : « Finie
temps une valeur de forme, de com- ma tranquillité ! Heureusement j’ai
position, de couleur, de matière, en tous mes dessins prêts. Il n’y a qu’à
essayant de ne pas me laisser entraî- choisir et exécuter. Mais c’est quand
ner au charme ou au côté anecdotique même beaucoup de travail » (ibid.).
des choses que je vois à chaque ins-
tant » (13 novembre 1956). Le Cisne, gravure sur bois La famille se réinstalle alors à Bue-
(tirée du catalogue de l’exposition Ford- nos Aires et Bouts se met fiévreuse- La Tombe du chasseur, 53 x 38 cm. Huile sur panneau.
Son épanouissemment et sa matu- ment à l’ouvrage, se contentant de
rité se traduisent par une fécondité ham, 1967-1968). quelques jours de croisière à bord de (Collection Bouts.)
Présent littéraire
12 Présent – Samedi 8 septembre 2018

À la recherche de Bernard Bouts (VI)


Suite de la page 11
« certainement beaucoup plus importante que celle de
Paris en 53 ou celle de New York en 57 ». Une dizaine
de tableaux fut vendue avant même l’ouverture. La
couverture médiatique fut bonne. Celle qui se tint à
l’université de Fordham à la charnière des années 67-
68 fut elle aussi une réussite (Fordham est une uni-
versité américaine catholique privée, située à
New York). Le catalogue était beau, sur papier chif-
fon, avec des reproductions. Des dépêches soulignè-
rent le succès : « Bernard Bouts qui, depuis un quart
de siècle, a parcouru tous les pays du continent améri-
cain latin et qui a exposé plusieurs fois ses œuvres en
Argentine comme en France, a reçu à l’Université ca-
tholique Fordham un excellent accueil et sa peinture a
été très appréciée par de nombreux collectionneurs
nord-américains » (La Presse, quotidien québécois,
5 janvier 1968) ; à cette occasion le Correio

Marine, 45 x 24 cm. (Collection Laffly.)

da manha valide son surnom de « peintre français de teau en situation.) Le journaliste rapporte quelques
l’Amérique latine » (6 janvier 1968). mots de Bouts dans lesquels on le reconnaît tout en-
tier : « Je ne vois pas la nécessité d’entrer dans un
Terre ! système. Le systématique m’est odieux. » « La qua-
A quai dans le port de Salvador de Bahia, le Cisne eut lité du trait, de la forme, de la couleur, du rythme, la
une sale affaire en 1965 : une canalisation corrodée texture sont beaucoup plus importantes en peinture
céda, le bateau s’emplit d’eau et coula. Le renflouer que le sujet… ou l’absence de sujet. »
fut terriblement compliqué. Bouts perdit une partie de En avril 1967, autre long article du Jornal do Bra-
son courrier, du livre de bord et de ses photos. Ren- sil (3). Bouts y déclare : « La peinture est mon moyen
flouement et remise en état furent coûteux. d’expression naturel. Je n’y vois pas un divertisse-
En 1966, un rédacteur du Jornal do Brasil (2) monte à ment mondain ou le résultat d’impulsions incontrô-
bord du Cisne et donne une description de l’intérieur. lées, mais l’affleurement d’une philosophie. Avant
Une cuisine, un canapé, une salle qui fait chambre et d’être peintre, il faut être philosophe – même sans le
salon ; des lits superposés dont l’un est occupé par les savoir – parce que la peinture suggère de transmettre
tableaux en cours. L’intérieur est en partie sculpté par une manière de voir la vie, l’homme et les choses. »
Bouts lui-même, et décoré de divers souvenirs : une Retraçant son parcours, le journaliste explique : « Au-
griffe de puma du Pérou, un poisson en argent de Bo- jourd’hui, il vit pratiquement seul sur sa goélette
livie, un masque africain doré, une vieille étoffe noire. Sa femme, qui vit à Copacabana, l’y rejoint ré-
« Au royaume des aveugles, je suis roi. » Tableau exposé perse, un poncho péruvien séculaire, une tête en bois gulièrement. » En octobre 1966 en effet les Bouts
avaient acheté un appartement où Denise vivait, et
à Fordham en 1967-1968. (Collection privée, New York.) vieille de 4 000 ans rapportée d’Egypte par un ancê-
leur fils également. Elle avait semble-t-il épuisé les
tre. (Une photo parue dans une revue à la même pé-
riode nous montre le peintre dans son atelier-ba- joies de la vie à bord et son arythmie cardiaque la fati-
guait. Le Cisne quittait de moins en moins le port de
Rio et Bouts lui-même n’allait pas tarder à poser sac à
Disponibles terre : en août 1970, il commence la rénovation de la
maison qu’ils viennent d’acheter à Rio. Là s’ouvrent les
Pages de journal : « Vendu le bateau et acheté une
chez DMM vieille petite maison au numéro 142 de la rue
Cosme Velho, la rue du Vieux Côme. Le nom me plaît,
● Bernard Bouts, mais cette maison sera-t-elle un ermitage, un atelier, ou
les deux ? Peut-être une prison ? Pour l’instant c’est un
Pages de journal, champ de bataille et il y en a pour longtemps ; en atten-
dant j’habite encore à bord. »
DMM, 1985, 450 pages,
26 euros. (1) Pour cette période 1955-1970, les lettres de Bouts
nous renseignent largement : à son fils Denis (année
● Bernard Bouts, scolaire 1954-1955), à son frère Michel (années 1955-
1967). Documents communiqués par Denis et Daniel
Œuvres, Colorama, 1981, Bouts, que ceux-ci trouvent ici exprimée, une nouvelle
fois, ma gratitude.
144 pages, 49 euros. (2) « Bernard Bouts, Uma solidâo em côres » [une soli-
tude en couleurs], Jornal do Brasil, 6 juillet 1966.
www.editionsdmm.com (3) « Bernard Bouts, Um filosofo da pintura » [un philo-
sophe de la peinture], Jornal do Brasil, 26 avril 1967.
­Présent­littéraire
10 Présent – Samedi 22 septembre 2018

À la recherche de
sentit emprisonné, même si un critique put parler, pour
Un Carioca ces années, de « longue période de réclusion féconde »
(1). Un ermitage et un atelier correspondent à l’idée
qu’on a de la maison de la rue Cosme Velho. L’inaugu-
(1970-1986) ration de l’atelier fut l’occasion, pour ses amis, d’offrir
au peintre la publication d’une plaquette reprenant
■ Samuel quelques-uns de ses récents tableaux (janvier 1971).
Plus que jamais convaincu d’exposer le moins possible,
[email protected]
Bouts récupéra les tableaux qu’il avait confiés à diverses
galeries sud-américaines ou de New York, et ouvrit son
atelier aux visiteurs. Il posa des affichettes y invitant, et
[Nos précédents articles sont parus les 5 et 26 mai, passa des annonces régulièrement dans les journaux lo-
les 9, 23 et 30 juin, le 25 août, les 8 et 15 septembre.] caux (2). En 1973 le public est invité à venir à l’atelier
pour le lancement de son album (3) : Quelques dessins et
VEC LES ANNÉES 1970-1986, nous entrons peintures de Bernard Bouts, et quelles peintures, quels Bouts au travail, filmé par son ami le réalisateur

A dans la « zone de confort » des études bout-


siennes. L’album recueille parmi les plus remar-
quables œuvres de la période, celles qui définissent le
style Bouts. Les Pages de journal couvrent la période
dessins, quelles gravures où l’on perçoit bien sa tech-
nique particulière d’impression : sans presse, à l’ongle,
après avoir lentement imbibé le bois d’encre de Chine.
Bouts sacrifia tout de même au rituel de l’exposition
Jean Manzon dans son atelier de Rio. Ce film de 15 minutes
est visible sur YouTube (taper les mots-clés Bouts, Manzon).
voyage en 1980, dont Bouts résuma les impressions
août 1970-décembre 1979. La quarantaine d’articles pa- dans des endroits plus publics que son petit atelier, et dans « Un tour en France » (Itinéraires, n°245, juillet-
rus dans Itinéraires, la période juin 1976-avril 1986. plus prestigieux : août 1980). Bouts n’eut jamais aucun regret de s’être
Nous sommes mieux renseignés, par Bouts lui-même, établi en Amérique du Sud. Cependant il note : « Bien
sur ces quinze années que sur les 60 précédentes. Cepen- — 1972, Galerie Wildenstein, New York ; sûr, il ne faudrait pas s’expatrier. Encore un mot qu’on
dant, le journal est, de l’aveu même de l’auteur, un choix — septembre 1977, Maison de France (Alliance fran- oublie, patrie. Heureux ceux qui vivent et meurent où ils
et une composition « de pages de journal et de brouillons çaise), Rio de Janeiro ; sont nés, les cailloux du chemin de l’école les connais-
en vue de conférences ». Il n’est pas exhaustif, d’autres sent. S’expatriant on finit par être étranger partout, et je
— novembre 1978, Galerie Divulgaçao e Pesquisa, Rio crois de moins en moins aux “citoyens du monde” »
sources complètent et éclairent nos connaissances. de Janeiro ; (Pages de journal, 9 septembre 1971, p. 110).
Bernard Bouts, 61 ans, et son épouse Denise, 57 ans, — 1979, Chelsea Art Galery, Sao Paulo ;
s’installèrent dans un vieux quartier de Rio de Janeiro.
Une petite maison, un jardinet. « Cette maison sera-t- — 1984, Copacabana Palace, Rio de Janeiro. Les amitiés
A partir de 1975, Bouts convia également des gens dans
elle un ermitage, un atelier, ou les deux ? Peut-être une
prison ? » Là perçait l’angoisse du marin revenu à terre. son atelier à assister à la projection de montages de dia- d’Itinéraires
A lire son journal on n’a pas l’impression que Bouts s’y positives avec bande-son (commentaires et morceaux Avant d’être une revue à laquelle Bernard Bouts colla-
musicaux), qui expliquaient le sens de son travail. Il tra- bora, Itinéraires lui était une lecture, et il se mit en rela-
vailla minutieusement avec son épouse à plusieurs ver- tion avec certains rédacteurs, parmi lesquels Jacques
sions. Il nota dans son journal les réactions, intéressées Perret (ils avaient en commun une affinité pour la fantai-
Sibylla, bronze, 75 cm, 1982 ou muettes. (Il est possible que ces montages soient pro- sie et pour les histoires d’hommes de mer) ou Georges
(photographié par l’artiste, chainement numérisés et diffusés sur internet.) Laffly. Nous avons la lettre par laquelle il contacta ce
cliché coll. Laffly). Alors qu’il n’était pas retourné en Europe depuis l’expo- dernier, datée du « Sabado de Gloria 1971 » (samedi
sition de 1953, Bouts fit trois voyages : fin 1971, tournée saint) :
de conférences en France, en Belgique et en Israël ; dé-
but 1973, voyage en France avec conférence au musée « Votre article “Le besoin de durer” exprime clairement
de l’Homme sur le thème « Pour une réforme de la pein- et magnifiquement ce que beaucoup de personnes – une
ture », thème tout à fait « Charlier », à qui il rendit visite minorité malgré tout – pensent.
pour la dernière fois avant de continuer son périple en « En le relisant hier soir je me demandais : qui est-ce ?
Belgique, Suisse, Espagne et au Portugal ; ultime Où est-il ? Que fait-il en ce moment ? J’ai deviné ap-

Disponibles
chez DMM
● Bernard Bouts,
Pages de journal,
DMM, 1985, 450 pages,
26 euros.
● Bernard Bouts,
Œuvres, Colorama, 1981,
144 pages, 49 euros.
www.editionsdmm.com
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Samedi 22 septembre 2018 – Présent 11

Bernard Bouts (VII) passages du journal : « Voilà pourquoi, ce soir-là mieux


que les autres, je rentrai à bord heureux d’y trouver le
silence et l’accord. Avec plus de soin que d’habitude, je
fermai l’écoutille » (p. 23) ; « C’est que, il y a long-
temps, ayant constaté que toutes les “ouvertures”
n’étaient pour moi que des empêchements à l’art,
j’avais résolu de fermer. (…) Alors j’en suis là, équili-
briste, cherchant à doser l’ouverture et la fermeture de
la façon la plus honnête possible non seulement pour la
vie spirituelle mais aussi pour la matérielle, et ce n’est
pas facile » (p. 208-210).
Les relations épistolaires avec Charlier, Madiran, Per-
ret, Laffly, Kéraly, Daoudal et d’autres encore – le cer-
cle Itinéraires – permit à Bouts de n’être pas isolé au-
delà du raisonnable.

L’album de 1981
En janvier 1980, Bouts confie à Jacques Perret : « Je
souffre aussi d’une Dimitrite. Vous connaissez ? C’est
une affaire de livre. Mon éditeur-imprimeur, qui s’ap-
pelle Dimitri, a dû naître en retard. Il me repousse d’une
semaine à l’autre depuis bientôt deux ans un livre
d’images de mes ouvrages » (6). L’ouvrage allait tout de
même paraître, couronnement mérité d’une longue car-
rière d’artiste. Dans Itinéraires, Georges Laffly salue la
publication du livre – qui n’est alors disponible qu’au
Brésil. « Tout art vrai est l’éloge de la création. Pour le
peintre, l’objet de cette louange est la surface du monde,
dans ses couleurs et ses matières. Chez Bouts, elles sont
somptueuses. (…) Et cette peinture semble faite pour le
toucher, elle est tactile. Le rugueux, le poli, le liquide, ce
Sobrement intitulée « Nature morte », cette somptueuse composition d’arcades ouvertes sur la plage qui accroche et ce qui glisse, nous le percevons devant
est orné d’un verset du psaume 103. Elle figure dans l’album de 1981. ces surfaces qui sont l’analogue du métal, de l’écorce ou
du coquillage. » Bien sûr, Laffly ne s’arrêtait pas aux ap-
parences. « D’où vient qu’un repas de pauvres gens,
proximativement votre âge mais je voudrais en savoir bien sûr émerge de cet ensemble l’incontournable, in-
plus. Voilà qui est indiscret et je comprendrai parfaite- comparable texte qu’est « L’apprentissage chez Henri La suite en page 12
ment que vous n’ayez pas le temps de m’écrire car vous Charlier » paru la première fois en septembre-octo-
devez recevoir beaucoup de lettres de ce genre. bre 1977.
« Celle-ci vient d’un vieux capitaine à la voile, qui a Le dernier article (« Entropie ») parut dans le numéro
vendu son schooner il y a un an parce qu’il ne trouvait d’avril 1986, parution posthume donc, mais à ce mo-
plus d’équipage pour ce genre de navigation. Il peint ment-là la nouvelle de la mort de Bouts n’était pas en-
aussi, il a toujours peint des tableaux, mais il les cache core connue en France. « Nous nous appliquons à ce
pour que les marchands ne les lui prennent pas. que notre œuvre soit durable et nous avons raison du
« Donc, je vous remercie beaucoup d’avoir écrit cet ar- point de vue de son message humain, que nous désirons
ticle ; vous saurez qu’il y a pour le moins un homme li- prolonger autant que possible, et je crois que ceux des
bre dans le monde, qui pense exactement comme peintres actuels qui cherchent au contraire à faire des
vous. » (4) œuvres fugaces, ont tort. (…) Je suis exigeant ? Puri-
De son côté, Jean Madiran évoque brièvement le début tain ? Dogmatique ? Ah mais oui, je crois à la vérité des
de sa complicité intellectuelle avec le peintre : « J’ai dogmes, mais je ne fais pas les dogmes, je les applique,
fait la connaissance de Bernard Bouts à Rio en 1975 ; après les avoir appris dans les livres ou dans la nature,
trois rencontres inoubliables. C’était quatre mois seule- que je vois, que je palpe, et dont j’essaye de donner des
ment avant la mort d’Henri Charlier : nous ne le sa- équivalences avec mes couleurs, mes pinceaux et mes
vions pas, nous le savions… » ; « J’avais fait sa spatules… »
connaissance dans sa “vieille petite maison” de la rue Bouts avait dans ses tiroirs des textes antérieurement à
Cosme Velho, à Rio (…). La mort d’Henri Charlier, à la sa rencontre avec Madiran puisqu’il fait part à son
Noël 1975, rapprocha Bouts davantage encore d’Itiné- frère Michel en 1961 de la rédaction en cours d’un
raires. » (5) « petit livre ». Dans les années 1970 il avait le projet et
C’est six mois après la mort du Patron que paraît le l’espoir de publier en France. Il explique au Jornal
premier texte de Bouts dans Itinéraires, « Juste dans la do Brasil (26 mai 1975) qu’il est en train d’écrire un li-
pire époque », titre qui en dit long sur le sentiment de vre dont le titre est Je viens de fermer et qui sera publié
Bouts vis-à-vis des conditions de son passage sur par les éditions Gallimard à Paris. « Ce seront des
terre. Il publiera en tout une quarantaine de textes, aventures de mer… et d’expositions », explique Bouts.
dans lesquels on peut isoler deux séries : l’une qui On reconnaît là la matière de ce qui sera publié dans
constituera la partie « L’Etoile du jour » des Pages de Itinéraires – les tractations avec Gallimard ayant
journal, à savoir les « aventures de mer » (novem- échoué, sans qu’on puisse savoir à quel stade elles sont Etude de bleu et d’or, 74 x 60
bre 1977-novembre 1978), l’autre qui s’intitule « Pour allées. Je viens de fermer doit s’entendre au sens de (œuvre passée aux enchères en novembre 2017).
les jeunes artistes » (sept articles, numérotés avec « fermer l’écoutille » – se renfermer dans sa coquille Ce personnage apparaît dans un autre tableau,
beaucoup d’erreurs, février 1981-février 1982). Et pour échapper au monde, comme le suggèrent deux L’Homme bleu (album, p. 104).
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12 Présent – Samedi 22 septembre 2018

À la recherche de Bernard Bouts (VII)


Suite de la page 11
peint par Bouts, devienne une image de la Cène, que ses
filandières entourées de leur robe comme d’une chrysa-
lide évoquent les Parques, ou qu’un vieillard accroupi
semble porter la sagesse ? Il y a partout dans cette pein-
ture le sentiment du sacré. » Conclusion : « Chaque œu-
vre opère une transfiguration du réel. C’est notre
monde, mais exalté, et tel que les anges peuvent le re-
garder sans tristesse. » (7)
Cette évocation de l’œuvre de Bouts ne devint réelle-
ment accessible au public français que quatre ans plus
tard, lorsque l’éditeur Dominique Martin Morin s’oc-
cupa de la distribution de l’album en France, en
même temps que de la publication de Pages de jour-
nal. Le livre donnait à contempler presque exclusive-
ment, selon la volonté de l’artiste, les Bouts de la ma-
turité – nos articles précédents, avec leurs illustra-
tions, ont permis de mieux comprendre par quelles
voies et évolutions picturales était passé Bouts qui
expliquent cet aboutissement. Ce fut une révélation

Les Noces de Cana. Ce tableau est celui que nous cherchions auprès du monastère du Mesnil-Saint-Loup. Devant le refus
bénédictin de nous fournir un cliché (voir Présent du 25 août), Daniel Bouts, petit-fils de l’artiste, a identifié le tableau
en question et retrouvé dans les archives cette diapositive (sur laquelle les bords du tableau sont coupés). Tableau peint
en janvier 1974, acheté par Jean-Marc Le Panse, du Mesnil-Saint-Loup, en avril de la même année. (Archives Bouts.)

que ces tableaux tantôt dorés, byzantins par leur Nous voilà au terme de notre enquête, du moins en ce
magnificence (Domus Aurea, Christ Pantocrator), qui concerne dans ses grandes lignes le parcours de
tantôt dépouillés (L’Homme et la bestiole) ; tableaux Bouts. Nous aurons l’occasion de revenir sur des
habités par un seul personnage méditatif, ou par des points qui restent à éclaircir. Si ces articles ont donné
musiciens en duo, en trio, ou par les invités à des envie à des lecteurs d’acquérir les Pages de journal et
banquets sous des arcades. Sans oublier les fruits, et l’album de 1981… ils ne le regretteront pas. Ils y
les cruches pour lesquelles l’artiste avait une prédi- trouveront un art et une pensée qui n’ont jamais cédé
lection : « Toute civilisation commence par la à la déshumanisation du XXe siècle et qui demeurent,
cruche. » face au nihilisme de « l’art contemporain » dont nous
connaissons les ignobles développements, la meil-
En 1984, Bouts publia une mince plaquette pour com- leure affirmation de l’acte contemplatif de l’artiste
mémorer « 50 ans de peinture, gravure, sculpture – peintre qui donne quelque chose à voir au spectateur.
21 ans de résidence au Brésil – 75 ans d’âge ». Ce fut Je laisse le mot de la fin à l’artiste : « L’art de regar-
l’année de sa dernière exposition, au Copacabana Pa- der les tableaux, c’est un art, est semblable à celui
lace. d’apprécier la nature. Là encore, il ne faut pas se pres-
ser de parler. Le langage des arts visuels se passe de
Atteint d’un cancer du poumon, Bouts fut hospitalisé à mots, à tel point que je ne sais si, au cinéma, c’est la
l’hôpital Silvestre, à Rio de Janeiro, opéré, mais une mé- parole qui gêne l’image ou l’image qui empêche de
tastase l’emporta le 2 mars 1986. Il fut enterré dans le ci- voir ce qui, à nous autres benêts-peintres, nous inté-
metière Jardim da Saudade. Sa femme Denise est morte resse avant tout : le mouvement des choses qui bou-
en 2003. gent sans remuer. »
Gravure sur bois tirée de l’album paru en 1973. ***

NOTES (3) « Bernard Bouts vous convie pour le santé de sa femme Denise, collabora- septembre 1979, cf. Pages de journal,
(1) Claudio Rebello, « Bernard Bouts », lancement de son album, de 17 heures trice active de son œuvre et peintre p. 314 ; p. 440-442. De passage en
Economie et Culture, n°8, sept.- à 22 heures » (Correio da manha, 22 no- également, Bouts vend son bateau France en 1980, Bouts proposa le pro-
nov. 1993, p. 90-94. Claudio Rebello vembre 1973). L’album bilingue (fran- Cisne » (Claudio Rebello, art. cité jet à des éditeurs qui n’en voulurent
était l’un des commissaires de la rétros- çais et portugais) fait la part belle aux note 1). point (« Et moi qui le trouvais si bien,
pective Bouts de 1992 à Rio. Article il- reproductions. Tiré à 50 exemplaires (5) Itinéraires, n°220, février 1978, p. 79, un livre d’images représentant mon
lustré de remarquables reproductions accompagnés chacun d’une gravure et n°303, mai 1986, p. 26. travail de ces cinquante dernières an-
en couleurs. sur bois, épreuve d’artiste. nées ! », Itinéraires, n°245, juillet-
(6) Lettre de Bouts à Perret, 17 janvier
août 1980).
(2) Par exemple : « Exposition en son (4) Coll. Laffly. La raison invoquée par 1980 (coll. Laffly). Dimitri Lambru était
atelier, chaque jour de 17 heures à Bouts pour expliquer son arrêt de la na- un éditeur brésilien de beaux livres. (7) Georges Laffly, « Bouts – Perret –
20 heures, jusqu’au 20 avril » (Jornal do vigation n’est en réalité pas la seule : L’édition de l’album avait été évoquée Larbaud. Le bonheur de la Création »,
Brasil, 9 avril 1973). « En 1970, en raison des problèmes de en novembre 1976, puis convenue en Itinéraires, n°255, juillet-août 1981.

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