BOUTS Présent 2018 Samuel Martin
BOUTS Présent 2018 Samuel Martin
BOUTS Présent 2018 Samuel Martin
Samuel Martin
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Présent littéraire
10 Présent – Samedi 5 mai 2018
À la recherche de
En l’état actuel
(1986-2018)
■ Samuel
[email protected]
Bernard Bouts
— régulièrement en Argentine et au Brésil. nord est du Brésil) possède Uno y Uno, huile sur contre-
Le tout représente une quarantaine d’œuvres passées en plaqué (sans date, années 1960). L’œuvre est entrée en
vente ces neuf dernières années, nombre à majorer 1988 dans la collection avec d’autres œuvres données
puisqu’il ne se base que sur des données consultées sur in- par le patron de presse brésilien Assis Chateaubriand.
ternet. Une autre œuvre figure au catalogue, Myra, La Femme
(1966), mais elle n’est plus dans les collections (2).
Bouts dans les musées L’université d’Albany (New York) possède un tableau
En mars-avril 1956, l’Andariego, à bord duquel vit sur bois, Figure au crabe, « don de Nelson
Bouts avec sa femme et son fils, mouille dans la baie de Rockefeller ». Le motif de l’homme au crabe illustre
Florianopolis. Un long article est consacré à l’artiste un article du San Antonio News du 23 avril 1968 dans
dans le journal régional (Correio Lageano, 18 avril lequel est annoncée l’exposition de trente peintures de
1956). Il mentionne l’existence de onze œuvres dans les Bouts durant un mois, dans le cadre de l’HemisFair
collections du Musée d’Art moderne de New York et (exposition internationale) qui se déroule alors à San
l’achat d’un tableau par l’Etat français lors de l’exposi- Antonio (Texas).
tion Bouts à Paris (1953), tableau qui appartient alors
au musée d’art moderne de la ville de Paris. Ces points Notre enquête
n’ont pu être vérifiés. Il n’existe aucune recension
Georges Laffly concluait son « Tombeau de Bernard Bernard Bouts, Vierge à l’Enfant, sans date.
concernant les musées. A l’heure actuelle, quatre Bouts
Bouts » par ces mots : « Le peintre a accompli sa tâche. Encre de chine et pigments dorés, 43 x 32.5 cm.
sont attestés au Museu de Arte do Rio Grande do Sul
(MARGS, Porto Alegre) : Quel que soit le sort de son œuvre, elle est créée, assu- MARGS, acquisition par achat, 1956. Acervo do Museu
rée, dans l’éternité. » Cela est vrai, mais n’empêche de Arte do Rio Grande do Sul – MARGS.
— Le grand Cacique (laque, cire d’abeille, feuille d’or, pas que filialement notre devoir est d’assurer, autant (Photo Fabio Dal Re e Carlos Stein – Vivafoto.)
sur bois) ; que faire se peut, le sort de cette œuvre, en lui donnant
— une Vierge à l’Enfant (voir illustration) ; elle a été la publicité qu’elle mérite, en connaissant mieux quel
exposée lors d’un accrochage : « Enfance : différentes était l’artiste. Ces choses n’ont pas cent ans. Certaines
façons de voir et percevoir », du 18 avril au 21 mai d’entre elles sont enfouies sous une épaisse couche de
2017 (le MARGS n’a pas de présentation permanente poussière. Notre enquête consistera à porter le plu-
de ses collections, les œuvres sont exposées en fonction meau çà et là pour essayer de retracer le parcours de
d’accrochages thématiques) ; Bernard Bouts, comprendre son évolution picturale à
l’aide d’œuvres oubliées et d’écrits disséminés.
— deux aquarelles sans titres, dites Le manteau bleu et
Wikita (1). Nous commençons aujourd’hui en publiant un cliché
du photographe Paul Almasy, qui est peut-être inédit.
Le Museu historico e artistico do Maranhão (MHAM, On y voit Bouts dans son atelier de Buenos Aires, en
1950 – il porte un pancho qui est, peut-on penser, celui
qu’il recyclera dans un tableau : « Mon vieux poncho
d’Alpaga, relique inestimable, filé et tissé à la main à
Tarabuco, Bolivie, et qui m’a accompagné vingt ans
dans tous mes voyages et à bord de mes bateaux, ayant
fini par s’ouvrir en plusieurs endroits, je l’ai déchi-
queté et j’en emploierai une partie pour le vêtement de
ce tableau » (Pages de journal, 22 avril 1975, p. 262 ;
cf. aussi p. 277).
Bernard Bouts, Uno y Uno, peinture sur contreplaqué,
Comme œuvre, outre le Uno y Uno du musée de Ma-
ranhão et la Vierge à l’Enfant du MARGS : le Paul, en 34,5cm x 41,5cm. Museu historico e artistico do
vert et or, dont on voit un dessin au bambou dans l’al- Maranhão. (Photo Rob Caire Silva.)
bum (p. 45). Bouts fait allusion à Paul un jour où les
« effluves du temps passé » le hantent : « Heureuse-
ment, aujourd’hui, le calque du Paul, qui se trouve de-
(1) Ce n’est pas la peinture Wikita exposée par Bouts à la Bien-
vant moi, réabsorbe mon attention. Un jour, si je re-
nale de Sao Paulo en 1951, technique et dimension ne corres-
tourne en France ou si je vais en Chine, je sais que les
pondent pas (cf. I Bienal do Museu de Arte Moderna de Sao
souvenirs de la rue du Vieux Cosme remonteront, avec
Paulo, 1951, p. 191). A part Le manteau bleu, entré dans les
les images du Socrate, de la Domus Aurea ou du Paul
collections à une date non précisée, les trois autres œuvres
(et du jardinet), mais malgré tout, le passé est forcé-
ont été achetées en 1956 (MARGS, Catalogo geral, vol. 1,
ment plus loin de la mort que le présent ; Denis a rai-
p. 94). Je remercie Paulo Amaral, directeur du MARGS, qui a
son, c’est l’angoisse » (Pages de journal, 25 octobre
signé l’autorisation de reproduire la Vierge à l’Enfant, et An-
1976, p. 314).
dressa Borba (Département éducatif du MARGS) pour les ren-
Personnellement Paul est le seul Bouts qui se soit seignements donnés.
trouvé « devant moi », au début des années 2000, chez (2) Cf. Regiane Caire Silva et José Marcelo do Espirito Santo,
Albert Gérard au Barroux. J’en ai pris cette photo, mal « A Coleção Assis Chateaubriand do Maranhão: o museu re-
cadrée. Si le propriétaire actuel de l’œuvre lit ces gional que não deu certo », in Museologia e Patrimônio – Re-
lignes, qu’il ait l’amabilité de m’en envoyer une bonne vista Eletrônica do Programa de Pós-Graduação em Museolo-
photo, en indiquant les dimensions exactes – grosso gia e Patrimônio – Unirio | MAST, vol. 10, n°1, 2017. Je remer-
modo 40 x 60 cm dans mon souvenir. cie Regiane Caire Silva (Universidade Federal do Maranhão)
Très prochainement, partir à la recherche de Bernard qui m’a communiqué des précisions concernant les tableaux
Bernard Bouts, Paul, peinture et or sur panneau. Bouts nous entraînera en Normandie, dans le Nord, en en question et fourni la photographie de Uno y Uno avec la
Localisation inconnue. (Photo Samuel.) Isère… avant d’embarquer pour l’Amérique du Sud. permission de la publier dans Présent.
Présent littéraire
10 Présent – Samedi 26 mai 2018
À la recherche de
moins les premiers temps de chaque trimestre, je pleu-
rais dans mon lit. Je ne cessais de penser à la maison et
aux moyens d’y revenir » (Pages de journal, 7 juillet
1979, p. 428). Mais Bouts n’a pas été collégien qu’à
Paimpol puisque dans une lettre à son frère Michel da-
tée du 3 mai 1955, il parle de « mes différents
collèges », sans plus de précision (1). Il ne mentionne
nulle part l’Ecole des Roches, pourtant son nom appa-
raît dans la liste des pensionnaires de la Maison du
Côteau pour l’année scolaire 1921-1922, il a douze-
treize ans (Journal de l’Ecole des Roches, juillet 1923,
p. 120). On ne retrouve son nom ni les années précé-
dentes, ni les suivantes. De là à penser que l’expé-
rience fut encore plus malheureuse qu’à Paimpol…
Les quatre frères aînés de Bernard étaient passés eux
aussi par l’Ecole des Roches, dont l’administrateur
délégué depuis 1902 n’était autre que leur père, Mau-
rice Bouts (1861-1941), qui de métier était adminis-
trateur de biens (2).
Le passage de Bernard Bouts aux Roches fut trop bref
pour qu’il y rencontre André Charlier, qui n’arriva à
l’Ecole des Roches comme professeur de littérature
qu’en 1925. Le Charlier qui devait compter pour lui,
ce n’était pas le pédagogue mais l’artiste, Henri.
Bernard Bouts vers 1938. (Photographie inédite.
Au moment de sa scolarité aux Roches, Bouts pouvait
Collection privée, Michaël Simon, voir, d’Henri Charlier, une Jeanne d’Arc installée
maire du Mesnil-Saint-Loup.) en 1920 dans l’église Notre-Dame (Verneuil-sur-
Avre) dès 1920 ; la chapelle de l’Ecole n’allait rece-
voir une stature de la Vierge qu’en 1923, après le dé-
Jeunesse part de Bouts. Quoi qu’il en soit, c’est son frère Mi-
chel qui présentera plus tard Bouts à Henri Charlier,
Bouts lui en sera toute sa vie reconnaissant : « Je crois
bien que mon frère Michel viendra d’ici peu passer un
[Notre premier article sur Bernard Bouts mois avec nous. Quelle chance ! Je n’oublie pas que Son journal, au 21 novembre 1979, mentionne une œu-
est paru dans Présent du 5 mai.] c’est lui qui m’a fait entrer autrefois chez Charlier » vre antérieure à son installation chez Charlier. « Profi-
■ Samuel (Pages de journal, 18 juin 1974, p. 209). tant de la grippe, je passe mon temps à dessiner des let-
[email protected] tres. Je ne suis pourtant pas novice : mon premier essai
Calligraphie à Vendhuile de calligraphie à grande échelle avait dans les douze
mètres de long, par soixante centimètres de haut, dans
Bouts a commencé son apprentissage au Mesnil- une église du nord de la France, sous une fresque de Va-
ELON UN TEXTE sur l’histoire et l’actualité de
À la recherche de
La chapelle
de l’Institution Robin
■ Samuel
[email protected]
sculptures
dans le hall d’un des bâtiments. Trop à
l’honneur, si l’on peut dire, puisqu’elle a
été haut fixée. Les cinq sculptures ont été
conçues pour être placées dans une salle
plutôt basse de plafond, davantage à
hauteur du fidèle qu’en se dévissant le
de Charlier
cou. Baisser la sculpture de 75 cm
permettrait de la regarder dans les
conditions prévues par l’artiste.
Albert Gérard disait que toutes les
Vierges de Charlier sont des Vierges
d’offrande, c’est-à-dire où la Mère
■ Samuel chap. VI). Notons offre son Enfant à la volonté divine. Il
[email protected] que, comme il est y a des exceptions, dont celle-ci. Jé-
logique dans un sus se blottit contre elle, et elle-
atelier, des élèves même, yeux clos, se laisse aller à la
N NE SAURAIT PARLER de la chapelle de durent mettre la tendresse. Même sainte familiarité
À la recherche de
Un peintre
à Buenos Aires
(1941-1949)
■ Samuel
[email protected]
À la recherche de
Premiers succès let 1950 de l’exposition de l’Instituto de Arte Moderno,
sous la plume de Szabolcs de Vajay : « Disons tout de
suite que cette exposition (…) a fait sensation en Argen-
(1950-1955) tine, tant à cause de l’éclat et de la puissance des œuvres
exposées, qu’à cause d’un mysticisme, d’un air de mys-
tère qui s’en dégagent (…) Nous sommes en présence
■ Samuel d’un fresquiste authentique, digne des imagiers du
[email protected] Moyen Age dont il se recommande d’ailleurs et dont il
voudrait “reprendre les lois sans en recopier les for-
mules”. Mais il reste, de toute évidence, très de notre
[Nos précédents articles sont parus les 5 et 26 mai, époque malgré son refus de l’abstraction, et très fran-
les 9 et 23 juin.] çais malgré les sujets de ses tableaux » (1). Cette impli-
cation dans l’IAM sera l’occasion pour Bouts de parti-
ciper, l’année suivante, à la Ire Biennale du musée d’art
PRÈS DES ANNÉES 1940 difficiles à bien des
Art et indianité
Une dépêche AFP annonçant l’exposition parisienne fut
envoyée aux rédactions sud-américaines. Le Correio da
manha (Rio de Janeiro), par exemple, la publia dans
son édition du 17 octobre 1953. La dépêche souligne la
forte inspiration indienne des œuvres : « des scènes de
la vie indienne qui constituent un document artistique et
humain du plus haut intérêt ». Le côté « reportage »
était bien sûr totalement absent de la pensée de Bouts.
Le journaliste et dramaturge péruvien Sebastian Salazar
Bondy passera lui aussi à côté de l’inspiration de Bouts,
en 1954. « [Sebastian Salazar Bondy] fustige également
le peintre français Bernard Bouts, qui ose proposer une
exposition “péruvienne” : “Ce manque de profondeur
prive ses tableaux de tout aspect dramatique et les
change en objet flatteur décoratif. L’identité péruvienne
ou américaine de ses tableaux est extérieure, ce qui
n’empêche pas que dans quelques cas ils sont agréables
et fins, dignes d’estime en un mot » (5). Sebastian Sala-
zar Bondy est un des fondateurs du Mouvement social
progressiste. Marxisant, il aurait sans doute souhaité
que la peinture de Bouts exprimât des dénonciations so-
Vierge à l’Enfant (peinture murale) reproduite en couverture ciales et indigènes… La démarche de Bouts était autre.
de Réflexions d’un fresquiste (Buenos Aires, 1951). La noche, peinture parue dans Saber Vivir (1950). Dans une note tapuscrite destinée à expliquer une série
Présent littéraire
Samedi 30 juin 2018 – Présent 11
À la recherche de Bernard Bouts des institutions muséales, scolaires. Des Il se trompe. D’une part parce que désormais
Entracte gens que je ne connaissais pas. A qui je il figure dans Présent, d’autre part parce que
■ Samuel faisais part de mes recherches, par mail, je ne souhaitais pas particulièrement qu’il y
par courrier, par téléphone. En me pré- figurât : c’est la peinture de Bouts qui m’inté-
[email protected]
sentant comme journaliste à Présent. ressait, « l’une des plus belles »… Il suffisait
Tous ces gens n’avaient souvent rien à de demander que la photographie soit publiée
LUSIEURS LECTEURS s’inquiètent de la suite
Bernard Bouts (VI) l’Andariego de temps en temps. Sans doute pour finan-
cer la préparation de l’exposition, il se décide à vendre
la maison du Mesnil-Saint-Loup (2, Chemin rouge). Le
5 septembre il embarque sur un cargo pour New York.
Non sans angoisse : « A Paris, déjà, à part quelques per-
sonnes, le public n’a rien compris à mon exposition.
C’était sans doute trop simple et trop clair. Il manquait
ce mystère faux dont on entoure les ratages et les ratés
pour faire croire qu’ils représentent des nouveautés
dans le monde. A New York je vais être encore plus
perdu, parce qu’il n’y aura pas la famille et pas un ami »
(9 septembre 1957).
Logé à l’hôtel, Bouts continue d’y peindre, prenant l’air
dans Central Park ou invité chez quelques relations plu-
tôt huppées de Wildenstein.
L’exposition commence le 13 novembre. Le 26, à
quelques jours de la fermeture, Bouts donne des nou-
velles à Michel : « L’exposition va mieux sans que ça
soit encore très brillant. Je cours la ville pour essayer de
trouver une galerie (il y en a 200 !) qui veuille recevoir
en consignation les invendus. » A savoir 47 tableaux,
selon Bouts (mais le catalogue indique 28 titres ; sans
doute Bouts compte-t-il les dessins). « Wildenstein fait
le mort. Je sais très bien ce qu’il veut ; il veut pouvoir
me dire : “Vous voyez bien que vous ne réussissez pas !
Confiez-moi vos intérêts et faisons un contrat”, mais ça,
il n’y a rien à faire. » Un fil à la patte de Bouts ? Wil-
denstein rêvait ! Le bilan était mitigé, Bouts rentra à
Buenos Aires et s’empressa de reprendre la mer sur
l’Andariego.
Une exposition importante pour Bouts eut lieu
l’été 1966 à Rio de Janeiro, qu’il envisageait comme
La suite en page 12
Bernard Bouts à bord du Cisne, dans la partie atelier. Photo parue dans la revue O Cruzeiro (n°45, 9 août 1966).
da manha valide son surnom de « peintre français de teau en situation.) Le journaliste rapporte quelques
l’Amérique latine » (6 janvier 1968). mots de Bouts dans lesquels on le reconnaît tout en-
tier : « Je ne vois pas la nécessité d’entrer dans un
Terre ! système. Le systématique m’est odieux. » « La qua-
A quai dans le port de Salvador de Bahia, le Cisne eut lité du trait, de la forme, de la couleur, du rythme, la
une sale affaire en 1965 : une canalisation corrodée texture sont beaucoup plus importantes en peinture
céda, le bateau s’emplit d’eau et coula. Le renflouer que le sujet… ou l’absence de sujet. »
fut terriblement compliqué. Bouts perdit une partie de En avril 1967, autre long article du Jornal do Bra-
son courrier, du livre de bord et de ses photos. Ren- sil (3). Bouts y déclare : « La peinture est mon moyen
flouement et remise en état furent coûteux. d’expression naturel. Je n’y vois pas un divertisse-
En 1966, un rédacteur du Jornal do Brasil (2) monte à ment mondain ou le résultat d’impulsions incontrô-
bord du Cisne et donne une description de l’intérieur. lées, mais l’affleurement d’une philosophie. Avant
Une cuisine, un canapé, une salle qui fait chambre et d’être peintre, il faut être philosophe – même sans le
salon ; des lits superposés dont l’un est occupé par les savoir – parce que la peinture suggère de transmettre
tableaux en cours. L’intérieur est en partie sculpté par une manière de voir la vie, l’homme et les choses. »
Bouts lui-même, et décoré de divers souvenirs : une Retraçant son parcours, le journaliste explique : « Au-
griffe de puma du Pérou, un poisson en argent de Bo- jourd’hui, il vit pratiquement seul sur sa goélette
livie, un masque africain doré, une vieille étoffe noire. Sa femme, qui vit à Copacabana, l’y rejoint ré-
« Au royaume des aveugles, je suis roi. » Tableau exposé perse, un poncho péruvien séculaire, une tête en bois gulièrement. » En octobre 1966 en effet les Bouts
avaient acheté un appartement où Denise vivait, et
à Fordham en 1967-1968. (Collection privée, New York.) vieille de 4 000 ans rapportée d’Egypte par un ancê-
leur fils également. Elle avait semble-t-il épuisé les
tre. (Une photo parue dans une revue à la même pé-
riode nous montre le peintre dans son atelier-ba- joies de la vie à bord et son arythmie cardiaque la fati-
guait. Le Cisne quittait de moins en moins le port de
Rio et Bouts lui-même n’allait pas tarder à poser sac à
Disponibles terre : en août 1970, il commence la rénovation de la
maison qu’ils viennent d’acheter à Rio. Là s’ouvrent les
Pages de journal : « Vendu le bateau et acheté une
chez DMM vieille petite maison au numéro 142 de la rue
Cosme Velho, la rue du Vieux Côme. Le nom me plaît,
● Bernard Bouts, mais cette maison sera-t-elle un ermitage, un atelier, ou
les deux ? Peut-être une prison ? Pour l’instant c’est un
Pages de journal, champ de bataille et il y en a pour longtemps ; en atten-
dant j’habite encore à bord. »
DMM, 1985, 450 pages,
26 euros. (1) Pour cette période 1955-1970, les lettres de Bouts
nous renseignent largement : à son fils Denis (année
● Bernard Bouts, scolaire 1954-1955), à son frère Michel (années 1955-
1967). Documents communiqués par Denis et Daniel
Œuvres, Colorama, 1981, Bouts, que ceux-ci trouvent ici exprimée, une nouvelle
fois, ma gratitude.
144 pages, 49 euros. (2) « Bernard Bouts, Uma solidâo em côres » [une soli-
tude en couleurs], Jornal do Brasil, 6 juillet 1966.
www.editionsdmm.com (3) « Bernard Bouts, Um filosofo da pintura » [un philo-
sophe de la peinture], Jornal do Brasil, 26 avril 1967.
Présentlittéraire
10 Présent – Samedi 22 septembre 2018
À la recherche de
sentit emprisonné, même si un critique put parler, pour
Un Carioca ces années, de « longue période de réclusion féconde »
(1). Un ermitage et un atelier correspondent à l’idée
qu’on a de la maison de la rue Cosme Velho. L’inaugu-
(1970-1986) ration de l’atelier fut l’occasion, pour ses amis, d’offrir
au peintre la publication d’une plaquette reprenant
■ Samuel quelques-uns de ses récents tableaux (janvier 1971).
Plus que jamais convaincu d’exposer le moins possible,
[email protected]
Bouts récupéra les tableaux qu’il avait confiés à diverses
galeries sud-américaines ou de New York, et ouvrit son
atelier aux visiteurs. Il posa des affichettes y invitant, et
[Nos précédents articles sont parus les 5 et 26 mai, passa des annonces régulièrement dans les journaux lo-
les 9, 23 et 30 juin, le 25 août, les 8 et 15 septembre.] caux (2). En 1973 le public est invité à venir à l’atelier
pour le lancement de son album (3) : Quelques dessins et
VEC LES ANNÉES 1970-1986, nous entrons peintures de Bernard Bouts, et quelles peintures, quels Bouts au travail, filmé par son ami le réalisateur
Disponibles
chez DMM
● Bernard Bouts,
Pages de journal,
DMM, 1985, 450 pages,
26 euros.
● Bernard Bouts,
Œuvres, Colorama, 1981,
144 pages, 49 euros.
www.editionsdmm.com
Présentlittéraire
Samedi 22 septembre 2018 – Présent 11
L’album de 1981
En janvier 1980, Bouts confie à Jacques Perret : « Je
souffre aussi d’une Dimitrite. Vous connaissez ? C’est
une affaire de livre. Mon éditeur-imprimeur, qui s’ap-
pelle Dimitri, a dû naître en retard. Il me repousse d’une
semaine à l’autre depuis bientôt deux ans un livre
d’images de mes ouvrages » (6). L’ouvrage allait tout de
même paraître, couronnement mérité d’une longue car-
rière d’artiste. Dans Itinéraires, Georges Laffly salue la
publication du livre – qui n’est alors disponible qu’au
Brésil. « Tout art vrai est l’éloge de la création. Pour le
peintre, l’objet de cette louange est la surface du monde,
dans ses couleurs et ses matières. Chez Bouts, elles sont
somptueuses. (…) Et cette peinture semble faite pour le
toucher, elle est tactile. Le rugueux, le poli, le liquide, ce
Sobrement intitulée « Nature morte », cette somptueuse composition d’arcades ouvertes sur la plage qui accroche et ce qui glisse, nous le percevons devant
est orné d’un verset du psaume 103. Elle figure dans l’album de 1981. ces surfaces qui sont l’analogue du métal, de l’écorce ou
du coquillage. » Bien sûr, Laffly ne s’arrêtait pas aux ap-
parences. « D’où vient qu’un repas de pauvres gens,
proximativement votre âge mais je voudrais en savoir bien sûr émerge de cet ensemble l’incontournable, in-
plus. Voilà qui est indiscret et je comprendrai parfaite- comparable texte qu’est « L’apprentissage chez Henri La suite en page 12
ment que vous n’ayez pas le temps de m’écrire car vous Charlier » paru la première fois en septembre-octo-
devez recevoir beaucoup de lettres de ce genre. bre 1977.
« Celle-ci vient d’un vieux capitaine à la voile, qui a Le dernier article (« Entropie ») parut dans le numéro
vendu son schooner il y a un an parce qu’il ne trouvait d’avril 1986, parution posthume donc, mais à ce mo-
plus d’équipage pour ce genre de navigation. Il peint ment-là la nouvelle de la mort de Bouts n’était pas en-
aussi, il a toujours peint des tableaux, mais il les cache core connue en France. « Nous nous appliquons à ce
pour que les marchands ne les lui prennent pas. que notre œuvre soit durable et nous avons raison du
« Donc, je vous remercie beaucoup d’avoir écrit cet ar- point de vue de son message humain, que nous désirons
ticle ; vous saurez qu’il y a pour le moins un homme li- prolonger autant que possible, et je crois que ceux des
bre dans le monde, qui pense exactement comme peintres actuels qui cherchent au contraire à faire des
vous. » (4) œuvres fugaces, ont tort. (…) Je suis exigeant ? Puri-
De son côté, Jean Madiran évoque brièvement le début tain ? Dogmatique ? Ah mais oui, je crois à la vérité des
de sa complicité intellectuelle avec le peintre : « J’ai dogmes, mais je ne fais pas les dogmes, je les applique,
fait la connaissance de Bernard Bouts à Rio en 1975 ; après les avoir appris dans les livres ou dans la nature,
trois rencontres inoubliables. C’était quatre mois seule- que je vois, que je palpe, et dont j’essaye de donner des
ment avant la mort d’Henri Charlier : nous ne le sa- équivalences avec mes couleurs, mes pinceaux et mes
vions pas, nous le savions… » ; « J’avais fait sa spatules… »
connaissance dans sa “vieille petite maison” de la rue Bouts avait dans ses tiroirs des textes antérieurement à
Cosme Velho, à Rio (…). La mort d’Henri Charlier, à la sa rencontre avec Madiran puisqu’il fait part à son
Noël 1975, rapprocha Bouts davantage encore d’Itiné- frère Michel en 1961 de la rédaction en cours d’un
raires. » (5) « petit livre ». Dans les années 1970 il avait le projet et
C’est six mois après la mort du Patron que paraît le l’espoir de publier en France. Il explique au Jornal
premier texte de Bouts dans Itinéraires, « Juste dans la do Brasil (26 mai 1975) qu’il est en train d’écrire un li-
pire époque », titre qui en dit long sur le sentiment de vre dont le titre est Je viens de fermer et qui sera publié
Bouts vis-à-vis des conditions de son passage sur par les éditions Gallimard à Paris. « Ce seront des
terre. Il publiera en tout une quarantaine de textes, aventures de mer… et d’expositions », explique Bouts.
dans lesquels on peut isoler deux séries : l’une qui On reconnaît là la matière de ce qui sera publié dans
constituera la partie « L’Etoile du jour » des Pages de Itinéraires – les tractations avec Gallimard ayant
journal, à savoir les « aventures de mer » (novem- échoué, sans qu’on puisse savoir à quel stade elles sont Etude de bleu et d’or, 74 x 60
bre 1977-novembre 1978), l’autre qui s’intitule « Pour allées. Je viens de fermer doit s’entendre au sens de (œuvre passée aux enchères en novembre 2017).
les jeunes artistes » (sept articles, numérotés avec « fermer l’écoutille » – se renfermer dans sa coquille Ce personnage apparaît dans un autre tableau,
beaucoup d’erreurs, février 1981-février 1982). Et pour échapper au monde, comme le suggèrent deux L’Homme bleu (album, p. 104).
Présentlittéraire
12 Présent – Samedi 22 septembre 2018
Les Noces de Cana. Ce tableau est celui que nous cherchions auprès du monastère du Mesnil-Saint-Loup. Devant le refus
bénédictin de nous fournir un cliché (voir Présent du 25 août), Daniel Bouts, petit-fils de l’artiste, a identifié le tableau
en question et retrouvé dans les archives cette diapositive (sur laquelle les bords du tableau sont coupés). Tableau peint
en janvier 1974, acheté par Jean-Marc Le Panse, du Mesnil-Saint-Loup, en avril de la même année. (Archives Bouts.)
que ces tableaux tantôt dorés, byzantins par leur Nous voilà au terme de notre enquête, du moins en ce
magnificence (Domus Aurea, Christ Pantocrator), qui concerne dans ses grandes lignes le parcours de
tantôt dépouillés (L’Homme et la bestiole) ; tableaux Bouts. Nous aurons l’occasion de revenir sur des
habités par un seul personnage méditatif, ou par des points qui restent à éclaircir. Si ces articles ont donné
musiciens en duo, en trio, ou par les invités à des envie à des lecteurs d’acquérir les Pages de journal et
banquets sous des arcades. Sans oublier les fruits, et l’album de 1981… ils ne le regretteront pas. Ils y
les cruches pour lesquelles l’artiste avait une prédi- trouveront un art et une pensée qui n’ont jamais cédé
lection : « Toute civilisation commence par la à la déshumanisation du XXe siècle et qui demeurent,
cruche. » face au nihilisme de « l’art contemporain » dont nous
connaissons les ignobles développements, la meil-
En 1984, Bouts publia une mince plaquette pour com- leure affirmation de l’acte contemplatif de l’artiste
mémorer « 50 ans de peinture, gravure, sculpture – peintre qui donne quelque chose à voir au spectateur.
21 ans de résidence au Brésil – 75 ans d’âge ». Ce fut Je laisse le mot de la fin à l’artiste : « L’art de regar-
l’année de sa dernière exposition, au Copacabana Pa- der les tableaux, c’est un art, est semblable à celui
lace. d’apprécier la nature. Là encore, il ne faut pas se pres-
ser de parler. Le langage des arts visuels se passe de
Atteint d’un cancer du poumon, Bouts fut hospitalisé à mots, à tel point que je ne sais si, au cinéma, c’est la
l’hôpital Silvestre, à Rio de Janeiro, opéré, mais une mé- parole qui gêne l’image ou l’image qui empêche de
tastase l’emporta le 2 mars 1986. Il fut enterré dans le ci- voir ce qui, à nous autres benêts-peintres, nous inté-
metière Jardim da Saudade. Sa femme Denise est morte resse avant tout : le mouvement des choses qui bou-
en 2003. gent sans remuer. »
Gravure sur bois tirée de l’album paru en 1973. ***
NOTES (3) « Bernard Bouts vous convie pour le santé de sa femme Denise, collabora- septembre 1979, cf. Pages de journal,
(1) Claudio Rebello, « Bernard Bouts », lancement de son album, de 17 heures trice active de son œuvre et peintre p. 314 ; p. 440-442. De passage en
Economie et Culture, n°8, sept.- à 22 heures » (Correio da manha, 22 no- également, Bouts vend son bateau France en 1980, Bouts proposa le pro-
nov. 1993, p. 90-94. Claudio Rebello vembre 1973). L’album bilingue (fran- Cisne » (Claudio Rebello, art. cité jet à des éditeurs qui n’en voulurent
était l’un des commissaires de la rétros- çais et portugais) fait la part belle aux note 1). point (« Et moi qui le trouvais si bien,
pective Bouts de 1992 à Rio. Article il- reproductions. Tiré à 50 exemplaires (5) Itinéraires, n°220, février 1978, p. 79, un livre d’images représentant mon
lustré de remarquables reproductions accompagnés chacun d’une gravure et n°303, mai 1986, p. 26. travail de ces cinquante dernières an-
en couleurs. sur bois, épreuve d’artiste. nées ! », Itinéraires, n°245, juillet-
(6) Lettre de Bouts à Perret, 17 janvier
août 1980).
(2) Par exemple : « Exposition en son (4) Coll. Laffly. La raison invoquée par 1980 (coll. Laffly). Dimitri Lambru était
atelier, chaque jour de 17 heures à Bouts pour expliquer son arrêt de la na- un éditeur brésilien de beaux livres. (7) Georges Laffly, « Bouts – Perret –
20 heures, jusqu’au 20 avril » (Jornal do vigation n’est en réalité pas la seule : L’édition de l’album avait été évoquée Larbaud. Le bonheur de la Création »,
Brasil, 9 avril 1973). « En 1970, en raison des problèmes de en novembre 1976, puis convenue en Itinéraires, n°255, juillet-août 1981.