Beaud, L'Usage de L'entretien en Sciences Sociales.

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Politix

L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour


l'«entretien ethnographique»
Stéphane Beaud

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Beaud Stéphane. L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l'«entretien ethnographique». In: Politix, vol.
9, n°35, Troisième trimestre 1996. pp. 226-257.

doi : 10.3406/polix.1996.1966

http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1966

Document généré le 17/10/2015


L'usage de l'entretien
en sciences sociales
Plaidoyer pour r«entretien ethnographique»

Stéphane Beaud
Université de Nantes

LA CRISE des grands modèles théoriques (marxisme, structuro-


fonctionnalisme), le regain d'intérêt pour les travaux de l'école de
Chicago, l'importation de l'ethnométhodologie et la redécouverte du
«sens vécu des acteurs», ont, au cours des années soixante-dix, remis à
l'honneur les méthodes d'enquête dites qualitatives, notamment la biographie
ou P«histoire de vie»1. Cependant l'entretien sociologique semble être resté le
parent pauvre de la réflexion «méthodologique«, même si la parution en 1993
de la Misère du monde2 sous la direction de Pierre Bourdieu (ouvrage
principalement constitué d'une série d'entretiens commentés) a suscité un
début de discussion critique, notamment de la part de politologues3. Sans
entrer dans ce débat, on voudrait contribuer ici à une clarification des usages
de l'entretien sociologique, à partir d'un double point de vue : d'une part, en
privilégiant l'analyse des modalités pratiques de la recherche4 ; d'autre part,
en mobilisant abondamment un matériel pédagogique sur l'entretien

1. C'est en 1979 que Y. Grafmeyer et I. Joseph traduisent un recueil de textes intitulé l'École de
Chicago, Paris, Champ urbain. Sur la biographie, voir Peneff (J)> La méthode biographique, Paris^
A. Colin, 1994, et l'article de Mauger (G.), «Mai 68 et la biographie», Les Cahiers de l'IHTP, 1986. A
la suite de cette réhabilitation parfois ambiguë du «vécu», certains sociologues ont pointé le
risque d'une régression en deçà des acquis de l'analyse relationnelle : fétichisme des
microobjets, oubli des «structures», disqualification a priori de toute enquête statistique. Cf. Dans des
registres différents, Chamboredon Q.-C), «Le temps de la biographie et les temps de l'histoire.
Réflexions sur la périodisation à propos de deux études de cas», in Fritsch (P.), dir., Le sens de
l'ordinaire, Paris, CNRS, 1983 ; Bertaux (D.), «L'approche biographique : sa validité
méthodologique, ses potentialités», Cahiers internationaux de sociologie, LXIX, 1980 ; Bourdieu
(P.), «L'illusion biographique», Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986, et, outre
différents développements sur ce thème, Passeron Q.-C), «Le scénario et le corpus. Biographies,
flux, itinéraires, trajectoires», in Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991-
2. Voir, en particulier, le chapitre «Comprendre».
3. Mayer (N.), «L'entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La Misère du monde; Revue
française de sociologie, 36, 1995 ; Grunberg (G.), Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une
approche réductionniste», Revue française de science politique, 46 (1), 1996.
4. À travers ce que J.-M. Chapoulie appelle «l'étude empirique des activités de recherche dans
leurs aspects les plus concrets» («La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et
la classe ouvrière», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991, p. 321). J'ai effectué moi-même de
nombreux entretiens comme «sociologue de terrain» et serai fréquemment amené à mobiliser ma
propre pratique de chercheur pour exemplifier mon propos. Je tiens toutefois à préciser que je
tire l'essentiel de ce savoir du long travail réalisé avec M. Pialoux sur le terrain de Sochaux-
Montbéliard, notamment à l'occasion de nombreux entretiens effectués avec lui au cours desquels
j'ai beaucoup appris ; de mon expérience d'enseignement, en collaboration avec F. Weber, de
l'enquête ethnographique depuis six ans au DEA de sciences sociale (ENS/EHESS) ; du stage de
terrain de ce même DEA et des discussions avec A. Bensa.

226 PoHttc, n°35 1996, pages 226à 257


L'usage de l'entretien en sciences sociales

approfondi accumulé depuis quelques années (cours de méthodes qualitatives


en DEUG, cours de DEA sur l'enquête directe et sur l'entretien approfondi)
car ces situations concrètes d'apprentissage du «métier» sont de celles où
l'enseignant ne cesse d'en apprendre lui-même beaucoup sur les différents
types d'obstacles et de résistances rencontrés auprès des étudiants-apprentis
sociologues.

Nul n'ignore qu'analyser un instrument d'enquête comme l'entretien fait


toujours courir le risque de céder à la tentation du «méthodologisme», en
faisant comme si la complexité de la démarche de la recherche en sociologie
pouvait se réduire, comme tendent à le faire croire la plupart des manuels de
méthodes1, à une succession bien ordonnée de simples préceptes, assimilés à
des «recettes». On voudrait aborder autrement cette question de l'entretien en
se donnant comme objectif de lutter contre le traitement isolé dont il est trop
souvent l'objet, pour au contraire le réinscrire dans le déroulement réel de
toute enquête de terrain.

Les différents statuts de l'entretien


dans l'enquête sociologique

Un travail de type sociologique sur les usages de l'entretien en sciences


sociales, s 'appuyant sur une enquête historique sur les pratiques de recherche
en sciences sociales, ferait immédiatement surgir la question des traditions
disciplinaires et celle des usages différents qui ont été faits de l'entretien en
sociologie, psychologie, science politique et anthropologie. Il montrerait plus
particulièrement les modalités à la fois concrètes et théoriques selon
lesquelles cette méthode d'enquête, née et développée dans une discipline —
la psychologie — et un pays — les États-Unis — s'est diffusée ou a été
transférée dans d'autres disciplines et dans d'autres pays. L'accent pourrait
être mis sur les formes d'appropriation et de réinterprétation de l'entretien en
sciences sociales en fonction des traditions méthodologiques de chacune de
ces disciplines et de l'état du champ des sciences sociales propre à chaque
pays. On pense notamment au fait que la diffusion de la «technique» — pour
reprendre temporairement une expression que l'on sera amené à critiquer —
de l'entretien du domaine de la psychologie clinique à celui de la sociologie,
s'est faite en conservant largement ce qu'on pourrait appeler l'investissement
de forme intellectuelle initiale, c'est-à-dire la standardisation de l'instrument
d'enquête : recueil d'«opinions», intervieweur neutre et objectif, écoute
flottante, psychologisation des rapports, neutralité de la technique adaptable à
n'importe quelle situation, etc.

Le primat du 'critère de méthode» statistique

On ne peut réfléchir à la place de l'entretien en sociologie sans prendre en


compte à la fois la hiérarchie des objets légitimes de recherche et la
hiérarchie des méthodes d'enquête sociologique (qui, toutes deux, se
superposent). Jean-Claude Passeron fait remarquer qu'«avec le

1. Ce papier achevé, paraît en libraire le livre de Kaufmann Q.-Cd, L'entretien compréhensif, Paris,
Nathan, 1996, qui touche à des questions proches de celles abordées ici mais que nous n'avons pas
eu le temps de discuter. Voir également Combessis Q.-C.), La méthode en sociologie , Paris, La
Découverte, 1996.

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Stéphane Beaud

perfectionnement et la systématisation des techniques d'observation et de


raisonnement, les "méthodes" ont en effet, tout au long du XXe siècle, tendu à
relayer les objets dans le double rôle d'emblème et d'instrument de
l'autonomie d'une discipline. Du fait de sa transposabilité formelle à tout
objet, la méthode est vite devenue l'enjeu principal des manœuvres des gros
bataillons disciplinaires. Une méthode engage le prestige et l'influence de la
discipline à laquelle elle s'identifie : symbole d'un droit d'aînesse de la
science qui l'a fait mûrir, elle est du même coup le meilleur vecteur de son
expansionnisme. Pensons à tous les rôles auxquels se sont prêtés la
"significativité et la représentativité statistiques pour la sociologie"»1.

Si l'on s'en tient uniquement à la période d'après-guerre, deux raisons


principales permettent de rendre compte de cette prédominance du critère
de méthode statistique dans la sociologie française : d'une part, la prégnance
du modèle du survey research lors de la phase d'institutionnalisation de la
discipline et, d'autre part, la coupure assez fortement accentuée en France
entre la sociologie et l'ethnologie.

L'institutionnalisation de la sociologie française — qui commence avec les


débuts du Centre d'études sociologique (CES), se poursuit avec la création de
la licence de sociologie en 1958, le développement de départements de
sociologie à l'Université et la création des principales revues dans la
discipline dans les années soixante, pour s'achever au début des années
soixante-dix — a coïncidé avec la polarisation de la réflexion
méthodologique2 sur la seule enquête statistique et avec l'absence de
véritables discussions autour de l'utilisation de la méthode de l'entretien. Au
cours de cette période prédomine, chez les sociologues de la nouvelle
génération, la volonté de réaliser des enquêtes3, le «souci d'appuyer la
nouvelle discipline sur la méthode statistique instrument de fondation et de
légitimation du caractère scientifique de la sociologie»4. Le courant
«empiriste» de la sociologie française importe alors, par l'intermédiaire de
Jean Stoetzel et à l'occasion des nombreux séjours des chercheurs du CES aux
États-Unis, la méthode du survey research (à l'honneur dans le courant devenu
alors dominant de la sociologie américaine) qui donne lieu à de nombreuses
discussions sur les problèmes techniques qui lui sont liés, tels
l'échantillonnage, la construction des variables, la vérification des hypothèses,
les tests statistiques. L'enquête de terrain, un court moment valorisée dans une

1. Passeron 0.-C.), «La constitution des sciences sociales«, Le Débat, 90, 1996, p. 105.
2. À la différence des États-Unis où la conjonction de la tradition sociologique d'enquête de
terrain liée à ce qu'on appelle l'École de Chicago et la mise en œuvre d'une sociologie par
questionnaire sur la base d'entretiens exploratoires (en liaison étroite avec la mise en place des
Instituts privés de sondages) a suscité, dès les années 1950, une abondante littérature sur le sujet.
En France, on peut citer l'article de Kandel (L.), «Réflexions sur l'usage de l'entretien, notamment
non-directif, et sur les études d'opinion», Épistémologie sociologique, 13, 1972. Il est frappant par
exemple que la Revue française de sociologie ait consacré, depuis sa création, plusieurs articles
méthodologiques au questionnaire, notamment portant sur le problème des questions «ouvertes»
ou «fermées», mais très peu d'articles sur l'entretien, hormis les deux articles de «politologues»,
celui de 1975 de G. Michelat («Sur l'utilisation de l'entretien non-directif en sociologie», Revue
française de sociologie, 16, 1975), et le compte rendu critique de N. Mayer de la Misère du monde,
art. cité.
3. La «méthode des enquêtes» comme l'appelait presque mystérieusement Lévy-Bruhl ; même G.
Gurvitch s'éprend de la sociométrie, mobilisée comme contre-feu aux enquêtes d'opinion
introduites par J. Stoetzel, cf. Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au
Centre d'études sociologiques (1946-1960)», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991.
4. Chapoulie Q.-M), «La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe
ouvrière», art. cité, p. 343.

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L'usage de l'entretien en sciences sociales

première phase du travail de l'équipe de Georges Friedmann (1946-1950), a


été progressivement marginalisée, voire évincée, au profit d'enquêtes
statistiques qui apparaissent alors plus fiables sur le point de la «preuve» et de
la «représentativité». Jean-Daniel Reynaud (normalien, agrégé de philosophie,
alors jeune chercheur au CES avec Friedmann) insiste sur ce point lors d'un
entretien avec Jean-Michel Chapoulie : «II y a eu tout le travail qui s'est fait
autour du Centre d'études sociologiques. Il y a eu une très grosse discussion,
beaucoup d'échanges [...] Le thème c'était la sociologie empirique américaine,
même si cet adjectif ne désigne pas précisément de quoi il s'agissait, il n'y a
aucun doute que ce qui était fascinant, c'était ce modèle-là, un modèle où on
apportait la preuve, on chiffrait, on utilisait des méthodes largement inspirées
de la psychologie sociale [...] Nous avions une sorte de paradigme de la
démonstration : nous avons des données, ces données sont quantifiables, on
peut les représenter sous forme de tableau à double entrée et il y a des tests :
ça c'est le début des années cinquante»1.

Les enquêteurs qui travaillaient par observation participante ne faisaient pas


assez confiance à leurs matériaux si bien qu'ils écrivaient peu, se censuraient,
toujours incertains quant à la validité de leurs résultats de recherche (trop
pointus, trop parcellaires), impressionnés au moment des exposés de
recherche par le déploiement de preuves statistiques de leurs collègues
travaillant par questionnaire. Le témoignage recueilli par J.-M. Chapoulie de
Jacqueline Frisch-Gauthier (professeur de lettres, fille d'ouvriers, jeune
chercheuse au CES à la fin des années quarante, enquêtant quatre ans en
usine) est, à cet égard, particulièrement éloquent : «II y a eu une chose qui m'a
beaucoup gênée, qui a fait que je ne suis pas allée jusqu'au bout de ma
démarche [...1. Quand je faisais un exposé, j'avais toujours les réflexions : "Ça
n'est pas représenta tiP, "Mais est-ce que ça a une portée généralisable" [...] et
j'ai fini par être inhibée, si bien que j'ai rédigé un certain nombre de choses,
mais je ne savais pas comment leur donner une portée générale — bien sûr
c'était limité à une usine, c'était mon sentiment propre qui faisait que j'avais
l'impression que ça allait au-delà, mais je ne suis pas sortie de cette impasse»2
(elle abandonne ensuite la méthode de l'observation participante pour
réaliser des études qui reposent sur l'usage de la démarche «scientifique»).

Depuis cette période, on peut dire que l'enquête ethnographique se situe au


bas de la hiérarchie des méthodes d'enquête, comme l'ont bien montré les
travaux récents de Jean-Michel Chapoulie et Jean Peneff : la stricte division du
travail dans la production de la recherche scientifique en sociologie
correspondait aux hiérarchies scolaires, sexuelles et sociales, fonctionnant par
couples d'oppositions suivants : théoriciens/empiristes-enquêteurs ;
hommes/femmes ; sociologues issus de milieux bourgeois/populaires ;
parisiens/provinciaux. Les enquêteurs de terrain étaient le plus souvent des
humbles servants des «professeurs»3, comme le notait aussi Edgar Morin en

1. Ibid., p. 356.
2. Ibid. p.354.
3. S'il existait alors une liberté formelle des chercheurs, notamment par rapport à l'objet et à
l'orientation de leur recherche, J. Heilbron rappelle une restriction essentielle : «II fallait respecter
la division du travail, selon laquelle les "grandes" questions, théoriques et autres, étaient réservées
aux professeurs. Cette division du travail, très marquée dans les attitudes et les attentes
réciproques, a renforcé la distinction entre travaux "théoriques" et "empiriques", qui avait
caractérisé la sociologie de l'immédiat après-guerre-, (Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les
débuts de la recherche au Centre d'études sociologiques (1946-1960)», art. cité, p. 371).

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Stéphane Beaud

1966 : «L'interview est en général un gagne-pain subalterne, un métier


d'appoint pour des femmes désœuvrées ou en difficulté, une étape pour de
futurs chercheurs. C'est la tâche inférieure dont se déchargent les chefs
d'équipe»1.

Enfin, la deuxième raison de cet «impensé de l'entretien» est liée au rapport


qu'entretient, en France, la sociologie avec la tradition ethnologique. Celle-ci,
à la suite des travaux de Malinowski, s'est constituée en faisant du «terrain»
ethnographique le critère de la méthode anthropologique, en imposant l'idée
que le travail de terrain se caractérise avant tout par la méthode de
l'observation participante, méthode d'immersion sur le terrain qui, seule,
permet de saisir ce que Malinowski appelle les «impondérables de la vie
sociale». D'une part, la coupure institutionnelle entre sociologie et ethnologie
a longtemps été forte en France, malgré l'héritage de Mauss, si bien que la
circulation des méthodes d'enquête entre les deux disciplines a été limitée2.
D'autre part, force est de constater que, dans la tradition ethnologique
française, l'ethnographe est principalement chargé de ramener des matériaux
à l'ethnologue dont le rôle est de théoriser ; l'ethnographie est donc située au
plus bas de la hiérarchie interne à la discipline (certainement en lien avec
son passé3). De ce fait, le travail de terrain, dans ses différentes phases qui
sont peu décrites et analysées, a longtemps constitué une sorte d'impensé
comme si le fait même de faire un terrain exotique avec ses contraintes
propres (apprentissage de la langue indigène, dépaysement, malheurs de
l'ethnologue sur son terrain) dispensait de détailler la manière dont le travail
de terrain est réalisé sur place. Par exemple, l'entretien ne fait pas en soi
l'objet d'une analyse spécifique, occulté qu'il est par l'expérience du terrain et
l'avantage de la situation d'altérité.

On pourrait dire finalement que l'entretien, en tant qu'instrument d'enquête,


s'est longtemps trouvé pris en tenailles, «coincé» entre la forte légitimité de
l'instrumentation statistique en sociologie et celle de l'observation
participante en ethnologie (métropolitaine), qui fonctionnaient toutes deux
comme emblème méthodologique de leurs disciplines respectives. En outre,
les accointances originaires, et «coupables» si l'on ose dire, de l'entretien
avec la psychologie (américaine), et donc avec une forme de psychologisme,
engendrent une forte suspicion de subjectivisme à son égard de la part des
sociologues. Conséquence immédiate : l'entretien est réduit à n'être qu'un
instrument d'enquête (délégué à ceux ou celles qui ont un «bon contact»), une
simple «technique» sur laquelle on ne réfléchit pas, et qui, routinisée,
«marche» quand même. Divers critères institutionnels indiquent cette position
dominée de l'enquête de terrain (qualifiée faussement de «qualitative») dans
la sociologie française, passée et contemporaine : faiblesse de la littérature
spécialisée sur ce thème, à la différence des États-Unis, absence d'une revue de
sociologie «qualitative» (comme il en existe de nombreuses aux États-Unis),
faible place accordée aux enquêtes ethnographiques dans les revues
scientifiques de la discipline {Revue française de sociologie, Année

1. Morin (E.), «L'interview dans les sciences sociales et à la radiotélévision», Sociologie, Paris,
Fayard, 1984, p. 187 (article paru dans Communications, 7, 1966).
2. Avec l'exception de Chombart de Lauwe, ancien élève de Mauss, qui est peut-être le seul
ethnologue de formation à avoir rapatrié en sociologie la méthode de l'observation directe.
3. En France, dans les années trente, ce sont les géographes héritiers de Vidal de la Blache et les
folkloristes qui «vont sur le terrain».

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L'usage de l'entretien en sciences sociales

sociologique, Cahiers internationaux de sociologie, et dans une moindre


mesure, Sociologie du travail) ou les revues liées à des institutions {Travail et
emploi, Formation-Emploi....), surcroît de preuves exigées du «fieldworker»
par des «lecteurs anonymes» lors de la présentation de ses résultats dans ces
mêmes revues, résistances multiples à accorder de la place aux «descriptions»
ou aux notations ethnographiques qui semblent toujours placées sous la
menace d'une suppression par l'éditeur — elles ne font pas assez
«scientifiques», semblent inutiles aux profanes («ça fait trop détail») et
rognent le «vrai» texte («théorique») — absence de postes universitaires
fléchés sous ce label dans la section de sociologie1. Autant d'indices
convergents qui attestent le moindre crédit scientifique accordé au travail
ethnographique et signalent la forte résistance du monde professionnel des
sociologues à considérer l'entretien sociologique (et l'observation) comme un
instrument d'enquête aussi scientifique — aussi «noble» — que les données
statistiques qui fonctionnent plus sûrement comme des instruments de preuve.

L'implicite quantitatif du travail par entretiens

Avant d'aborder directement les effets exercés sur le travail par entretiens par
la domination du critère de méthode statistique dans la sociologie française
d'après-guerre, il convient de dissiper les malentendus liés à la taxinomie des
enquêtes sociologiques. Or la division entre méthodes «quantitatives» et
«qualitatives» (fortement institutionnalisée dans les enseignements
universitaires) est, pour une large part, une fausse opposition2 ; elle a
néanmoins pour effet d'homogénéiser artificiellement le domaine des études
dites «qualitatives», et plus particulièrement celui des enquêtes «par
entretiens». Cette même distinction confère une unité méthodologique à des
travaux qui se caractériseraient plutôt par une très forte diversité dans la
manière de réaliser et de traiter les entretiens. L'examen détaillé des différents
types d'entretien sociologique nécessiterait un travail de longue haleine ; on
se contentera donc de présenter quelques hypothèses (provisoires) de
recherche sur cette question.

L'usage de l'entretien le plus répandu consiste à recueillir un nombre


«représentatif» d'entretiens, cette fois enregistrés, pour traiter de questions
précises (les raisons du vote FN, la vie en couple, etc.). La manière privilégiée
de traiter ici la masse d'informations consiste, à partir de ce matériau
qualitatif que l'on pourrait dire «quantitativisé», à construire une typologie
fondée sur l'analyse extensive de la diversité des entretiens. Cette conception
dominante de l'entretien sociologique pose un triple problème :

1. «Le critère de la méthode Qe droit de définir et d'enseigner la bonne méthode) s'est révélé la
meilleure arme entre les mains des hiérarchies universitaires pour qui le contrôle d'un
enseignement est d'abord la clef du recrutement d'un corps de métier, public ou libéral», cf.
Passeron (J~C)> Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 105- D'une part, ce statut incertain de
l'entretien dans l'enquête se traduit concrètement dans les modalités de la formation à la
recherche. D'autre part, la seule observation de la procédure du recrutement universitaire en
sociologie fait bien apparaître l'écart entre le nombre croissant de -jeunes fieldworkers» et
l'absence de postes correspondant à cette spécialité. Il faudrait étudier en détail le •fléchage» des
postes en sociologie et s'interroger sur cette absence.
2. Cf. Heran (F.), «Sociologie de l'éducation et sociologie de l'enquête : réflexions sur le modèle
universal iste-, Revue française de sociologie, 32, 1991, et Weber (F.), •L'ethnographie armée par
les statistiques», Enquête, 1, 1995.

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Stéphane Beaud

— Tout d'abord, les «campagnes» d'entretien sont conçues principalement


comme une manière rapide d'obtenir une masse d'informations (de
«données»), et fonctionnent comme un substitut à des enquêtes par
questionnaire (plus lourdes à gérer, plus chères aussi). La division du travail
scientifique et la hiérarchisation des tâches sont fortes : les enquêteurs ou les
étudiants vont sur le terrain, munis d'un guide d'entretien et de consignes
données par les directeurs de la recherche. Le risque inhérent à cette manière
d'utiliser les entretiens est celui de la «mésinterprétation», provoquée par
cette dissociation entre l'intervieweur et l'interprète qui prive l'enquêteur-
interprète de données de contrôle livrées par exemple par l'analyse de la
situation d'entretien.

— Ensuite, ce mode d'enquête institue une coupure très nette entre, d'un côté,
le travail par entretien et, de l'autre, l'observation : le contexte de l'entretien
est largement absent, la scène de l'interaction rarement décrite, si bien que la
seule homogénéité des données recueillies est celle du «texte» des entretiens
qui en résultera après décryptage des cassettes. Faute de données sur le
contexte, notamment le contexte dénonciation des différents locuteurs, une
des pentes possibles d'interprétation est celle de la production de données
quantifiées sur les entretiens.

— Enfin, la logique de production des données et des interprétations est alors


soumise à ce que J.-C. Passeron appelle le «quantitatif honteux». Les enquêtes
dites «qualitatives» se réduisent le plus souvent à la réalisation d'un nombre
important d'entretiens, menés dans des conditions et à des moments
différents, avec des personnes choisies au hasard ; dans ce cadre-là, les
entretiens n'ont comme unité que la démarche même de l'entretien et de
l'enregistrement ; ils ne sont pas reliés entre eux par un terrain ou par un
contexte commun. Le travail interprétatif a comme source unique — outre les
différentes sources de documentation écrite — le seul «texte» des différents
entretiens. Si bien que disparaît la dimension de la parole des enquêtes, de la
traduction d'un langage à l'autre, qu'engage tout travail de type ethnologique.
La dispersion et l'isolement des données ainsi produites forcent constamment
le sociologue à devoir effectuer un raisonnement «toutes choses égales par
ailleurs», de manière à neutraliser les effets de contexte. Le risque que court ce
type d'enquête est de produire des artefacts en faisant reposer le travail
interprétatif sur des entretiens largement décontextualisés : ceux-ci sont utilisés
comme des «bouts de preuves» alors même que les données essentielles de
contrôle de l'entretien — notamment le rapport enquêteur/enquêté, les
caractéristiques objectives détaillées de l'enquêté — ne sont pas toujours
mentionnées ; le travail comparatif permet, certes, une montée en généralité
mais sur une base qui reste largement fragile, en tout cas affaiblie. Que
compare-t-on lorsqu'on analyse divers entretiens comme textes ? Qu'est-ce
qui peut fonder le principe de variation ? On compte des occurrences, des
mots, et finalement on construit un texte en mettant bout à bout des extraits
d'entretien coupés de leur contexte dénonciation. L'entretien, utilisé de cette
manière, acquiert alors un statut purement illustratif, preuve par défaut et
substitut fragile d'une bonne enquête statistique.

Finalement, on peut se demander si le critère de méthode statistique,


définissant la sociologie comme discipline, ne s'est pas, d'une manière
largement inconsciente, imposé aux chercheurs adoptant une perspective de
sociologie «qualitative», qui se sont comme soumis à cette norme implicite de

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L'usage de l'entretien en sciences sociales

validité des résultats de la recherche1. Les chercheurs se sentent comme


contraints de multiplier le nombre d'entretiens, comme s'il leur fallait, en ce
domaine aussi, «faire du chiffre». Il y a peut-être là moins des raisons d'ordre
purement scientifique qu'un gage de conformité à donner à la science
«normale» (au sens de Kuhn), une sorte de quitus méthodologique au travail
de type statistique en sociologie. Il ne faut pas non plus oublier le rôle que
jouent les diverses institutions qui gèrent des contrats de recherche. Celles-ci
ont tendance à faire prévaloir, plus ou moins ouvertement, le critère du
«chiffre» dans le domaine des enquêtes qualitatives, comme le montre par
exemple la forte pression pour faire apparaître un nombre élevé d'entretiens
dans les projets de recherche, gage de scientificité et/ou de «représentativité»
de l'enquête. De même, elles tiennent en suspicion ou disqualifient les
enquêtes fondées principalement sur des monographies ou sur des études de
cas2.

On peut ainsi repérer cette espèce de loi méthodologique non écrite dans le
«paratexte» des travaux des sociologues, notamment dans les annexes
méthodologiques des articles de revue ou des thèses, et surtout dans les
discussions collectives des travaux (soutenances de thèse, commissions du
CNRS) au cours desquelles se transmettent de manière implicite les normes
méthodologiques du travail scientifique dans la discipline. Pour qu'un travail
de type qualitatif soit estampillé «sociologique», se démarquant ainsi d'un pur
travail «ethnologique», tout se passe comme si travail fondé principalement
sur un recueil d'entretiens devait impérativement comprendre, ou plutôt
exhiber, un nombre élevé d'entretiens (N au moins égal à 50 mais, mieux
encore, N = 100, voire >100).

Assumer le caractère »non représentatif» de l'entretien

Comment faire pour que, dans les enquêtes par entretiens, l'administration de
la preuve ne finisse pas par reposer in fine sur un raisonnement de type
quantitatif où l'on fait jouer à l'entretien le seul rôle de pourvoyeur de
données quantifiables ? Comment éviter d'utiliser ainsi à contre-emploi
l'entretien approfondi ou de le sous-utiliser ? On défend ici l'idée que la force
heuristique de l'entretien sociologique tient — à condition qu'il s'inscrive
dans une enquête ethnographique qui lui donne un cadre de référence et lui
fournit des points de référence et de comparaison — à sa singularité que le

1. Par exemple elle se diffuse, plus ou moins inconsciemment, auprès des étudiants à qui leurs
directeurs de thèse demandent beaucoup d'entretiens et qui se retrouvent alors obsédés par la
recherche d'interviews à réaliser. L'expérience pédagogique, acquise lors d'encadrements
informels de travaux d'étudiants de DEA (souvent novices en enquête à ce stade de leur cursus
puisque beaucoup viennent d'autres disciplines — sciences politiques, histoire, économie),
montre que maints étudiants en sociologie craignent toujours de ne pas en faire assez, et donc en
font trop, accumulant de manière désordonnée des entretiens qu'ils peinent ensuite à retranscrire,
sans prendre le temps de les travailler en profondeur, de réfléchir à la construction de l'objet et à
la réélaboration progressive de la problématique de départ. La réalisation des entretiens
ressemble alors à ce que Y. Winkin appelle des «aspirateurs à données« (reprenant une des
expressions favorites de Birdwhistell). Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la
théorie au terrain, Bruxelles, De Boeck Université, 1996.
2. Lors de la présentation d'un contrat de recherche en réponse à un appel d'offres du ministère
de l'Éducation nationale, notre projet d'enquête, fondé sur la comparaison de deux enquêtes de
terrain dans deux quartiers DSQ de Montbéliard («banlieue» de l'usine-Genevilliers, banlieue
parisienne), a été présélectionné mais finalement non retenu. Cherchant légitimement à en
connaître les raisons, on a pu obtenir, non sans mal, comme simple explication que notre projet
était «trop ethnographique».

233
Stéphane Beaud

sociologue peut faire fonctionner comme cas limite d'analyse, qui lui confère
un pouvoir de généralité. Restreindre le travail intensif sur un nombre somme
toute limité d'entretiens, c'est d'une certaine manière faire confiance aux
possibilités de cet instrument d'enquête, notamment celle de faire apparaître
la cohérence d'attitudes et de conduites sociales, en inscrivant celles-ci dans
une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et collective.

L'inscription d'un travail par entretiens dans le cadre d'une enquête


ethnographique, c'est-à-dire l'objectif de réaliser des entretiens approfondis
— qu'on appelle ici des «entretiens ethnographiques» — qui soient enchâssés
dans l'enquête de terrain (pris par son rythme, son ambiance), permet de se
libérer du joug de la pensée statistique, ou plus précisément de l'espèce de
Surmoi quantitatif qui incite le chercheur à multiplier le nombre de ses
entretiens. Les entretiens prennent place naturellement dans une logique
d'enquête. Cette approche progressive du terrain amène également à faire des
présélections et des choix parmi les entretiens possibles. L'enquête
ethnographique nous apprend très rapidement que toute personne sociale
n'est pas «interviewable», qu'il y a des conditions sociales à la prise de parole.

Par exemple, désireux au dépare de réaliser des entretiens auprès de jeunes


chômeurs résidant dans un quartier HLM, proche de l'usine de Sochaux (où,
durant l'été 1990, je m'étais installé dans un appartement), je m'étais assez vite
aperçu que cette entreprise était vouée à l'échec : les contacts noués
n'aboutissaient pas, les promesses d'entretien que j'avais pu obtenir n'étaient
jamais tenues si bien que je me retrouvais trois semaines après le début
toujours sans aucun résultat concret (un bon entretien enregistré). En même
temps, le groupe était fermé, pas de lieu ouvert, le travail par observation était
très difficilement réalisable à cette période de l'année et dans le délai qui
m'était imparti. D'où l'idée de contourner ces difficultés en cherchant un
autre angle d'attaque, en réalisant une enquête par observation participante à
la mission locale de l'emploi où je rencontrais des jeunes aux mêmes
caractéristiques sociales, mais qui étaient, cette fois, dans l'obligation
institutionnelle de parler1. Lors de mon enquête de terrain qui s'est
échelonnée entre 1989 et 1993-94, je serais bien incapable de me rappeler
combien d'entretiens j'ai réalisés ; certains (peu) n'ont pas été enregistrés, un
nombre non négligeable d'entre eux n'ont pas été retranscrits, ou très
partiellement, parce qu'ils me semblaient surtout informatifs, moins essentiels
à «creuser» que d'autres. En revanche, au fur et à mesure que l'enquête
progressait, c'est-à-dire que la problématique s'affermissait et que des
hypothèses de recherche se consolidaient, j'ai sélectionné un petit nombre
d'entretiens approfondis (un peu plus d'une vingtaine) que j'ai
personnellement retranscrits, toujours intégralement. Ce sont ces entretiens
que j'ai travaillés intensément en essayant de pousser à fond sur eux un mode
de raisonnement sociologique. Ce qui me conduit à penser que la première
illusion dont un chercheur — j'en ai été moi-même victime — doit se
débarrasser est celle du nombre d'entretiens.

J'ai dû réaliser une douzaine d'entretiens approfondis et tous enregistrés sur le


rapport des familles à l'école, en m'aidant principalement du réseau local de

1. Cf. Beaud (S.), «Stage ou formation ? Les enjeux d'un malentendu. Notes ethnographiques sur
une mission locale de l'emploi», Travail et Emploi, 67 (2), 1996.

234
L'usage de l'entretien en sciences sociales

parents d'élèves FCPE de collèges en ZEP. Je n'ai pas pu ou pas voulu tous les
exploiter car, d'une part, il y avait une forte redondance des thèmes abordés,
et d'autre part, j'ai préféré faire porter mon effort de transcription et
d'interprétation sur les deux longs entretiens particulièrement riches avec une
famille ouvrière1. Ces deux entretiens, réalisés à un an d'intervalle, livraient ce
que l'analyse statistique ne permet pas d'éclairer : les processus
d'enchaînement singuliers, l'entrelacement étroit de thèmes dissociés (l'école,
le quartier, le rapport à l'avenir, celui des enfants, celui de soi-même). Autre
exemple, dans une série d'entretiens réalisés avec des lycéens d'origine
populaire, j'ai progressivement centré mon attention sur le passage du collège
d'un quartier HLM périphérique au lycée du centre-ville au moment de
l'entrée en seconde, réalisant une série d'entretiens sur ce seul thème, en
sélectionnant des questions qui me sont apparues, au fil du temps, pertinentes
et significatives : position spatiale dans la classe, rapport avec l'enseignant,
type de prise de parole en classe, mode d'occupation de l'espace dans
l'enceinte du lycée, rythmes temporels (cantine ou retour à la maison), mode
de constitution de réseaux d'amis. J'ai ainsi longuement analysé un très riche
entretien avec une fille du quartier qui a vu son univers s'effondrer en passant
au lycée2.

L'entretien et l'enquête ethnographique

La question que pose l'usage de l'entretien en sciences sociales consiste


moins, me semble-t-il, à établir de nouvelles typologies d'entretiens qu'à
parvenir à apprécier la valeur relative d'ajustement d'un instrument d'enquête
à un objet ou à une phase de la connaissance. Autrement dit, il faut pouvoir
évaluer, au coup par coup, chemin faisant au cours d'une enquête, la validité
provisoire des différentes techniques d'enquête à la disposition du sociologue.
Le point de vue ici défendu est que l'entretien approfondi tire bénéfice d'être
utilisé dans le cadre d'une enquête ethnographique dont la méthode
privilégiée est l'observation participante («être avec», «faire avec«, être
«immergé» dans le milieu enquêté, secret des meilleurs travaux
ethnographiques3). Il faut cependant rappeler, dans un premier temps, contre

1. Cf. Beaud (S.), «L'école et le quartier. Des parents ouvriers désorientés», Critiques sociales, 5-6,
1994.
2. L'entretien a lieu, chez elle, lors des vacances de Toussaint au moment où elle est encore sous le
choc de son arrivée au lycée : perte des points de repère spatiaux et temporels, séparation de ses
anciennes copines, isolement dans sa classe, peur de ne pas être à la hauteur scolairement (elle
me l'avoue) et socialement (ce qu'elle dit à demi-mot). «On est traumatisées« ne cesse-t-elle de
répéter tout au long de l'entretien pour évoquer le choc culturel reçu en fréquentant, au cours de
ces premiers mois, le lycée •bourgeois». Le récit de K. Kelkal offre ici de frappantes similitudes
avec ceux que j'ai pu recueillir à Sochaux-Montbéliard. C'est lorsqu'il quitte le milieu protégé du
quartier et du collège de Vaux-en-Velin (où il était «bon» élève) pour entrer au lycée à Lyon (dans
le 7e arrondissement) qu'il est «perdu», se heurtant aux préjugés sociaux.
3. Cf. Weber (F.), Le travail à côté, Paris, EHESS-INRA, 1989 ; Schwartz (O.), «L'empirisme
irréductible», postface à Anderson (N.), Le Hobo, Paris, Nathan, 1993. Comme le rappelle Y.
Winkin dans les conseils qu'il prodigue à ses étudiants avant de les envoyer sur le terrain : «Les
étudiants à qui je propose cette méthode de travail apparemment fort astreignante essaient
souvent d'y échapper en emportant sur le terrain un enregistreur, un appareil photo sinon une
caméra vidéo. Je les en décourage toujours. L'observation doit d'abord passer par le travail à
l'oeil nu, les notes prises un peu à la sauvette sur le terrain et les longues réécritures dans le
journal, le soir au coin du feu... Ce n'est que beaucoup plus tard, bien implantés sur votre site que
vous pourrez éventuellement enregistrer vos données. R. Birdwistell formé dans les années
quarante au département d'anthropologie de l'Université de Chicago est celui qui m'a formé à ce
type de travail ethnographique à l'Université de Pennsylvanie dans les années soixante-dix. Il ne
voulait pas que nous travaillions avec une caméra ou un appareil photo en disant que c'était, pour
prendre ses deux expressions, tantôt un aspirateur — on collecte les données sans savoir ce que
[suite de la note page suivante]

235
Stéphane Beaud

toute forme d'exclusivisme et d'impérialisme méthodologiques, que


l'entretien approfondi en enquête ethnographique est le plus souvent utilisé
comme un pis-aller, une manière d'obtenir des informations et des points de
vue sur un objet que l'on ne peut pas matériellement recueillir in situ par
observation directe. C'est le cas par exemple de travaux sur des institutions où
il est souvent difficile de s'installer comme enquêteur (les prisons, les usines1,
etc.) : des entretiens longs, parfois répétés avec des personnes qui travaillent à
l'intérieur, servent de données de substitution qui peuvent être toutefois très
riches si l'on sait faire partager à l'enquêté le désir de connaissance de
l'enquêteur, en le faisant adhérer à une sorte de pacte d'entretien(s) fondé sur
une sorte de travail commun (comme c'est le cas pour un travail de type
biographique).

L'entretien comme situation d'observation

L'expérience de l'enquête prouve qu'un entretien approfondi ne prend sens


véritablement que dans un «contexte», en fonction du lieu et du moment de
l'entretien2. La situation d'entretien est, à elle seule, une scène d'observation,
plus exactement seule l'observation de la scène sociale (lieux et personnes)
que constitue l'entretien donne des éléments d'interprétation de l'entretien.

Dans les entretiens que j'ai pu réaliser avec des parents ouvriers ou leurs
enfants lycéens, habitant un quartier d'habitat social particulièrement dégradé
de la région de Sochaux-Montbéliard, l'observation des lieux — lorsqu'on me
laissait accéder aux appartements3 — montrait bien comment les habitants de
ces immeubles délabrés, promis éternellement à être réhabilités, tentaient à
travers l'aménagement de leur espace intérieur de mettre à distance la «cité»
(la «pourriture» du monde extérieur) : la propreté des lieux contrastant avec la
saleté de la cage d'escalier, l'aspect neuf des papiers peints avec la peinture
écaillée et les revêtements muraux décrépis, le petit bruit du filet d'eau coulant

l'on aspire, on a un sac plein, on l'étalé et on ne sait pas quoi en faire — tantôt un préservatif :
vous vous protégez contre le danger, vous vous sentez à l'aise derrière votre caméra, c'est une
manière de ne pas vraiment être en face-à-face avec l'autre et cela risque de ruiner votre terrain-,
Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain, op. cit., p. 112.
1. On peut citer les travaux d'A. Chauvenet et G. Benguigui sur les surveillants de prison et le
travail que mène M. Pialoux sur l'usine de Sochaux depuis 1983. Encore faut-il préciser que ce
dernier a pris soin de délimiter son cadre, de centrer son travail d'abord sur l'usine de garniture
(alors qu'il a réalisé une série d'entretiens approfondis avec C. Corouge, OS dans cet atelier),
ensuite sur les ateliers dits de «finition» de l'usine de carrosserie et enfin sur la nouvelle usine de
HC1 lorsque les ouvriers y ont été transférés de 1989 à 1990. Ce long travail fondé sur une
multiplicité d'entretiens (avec des ouvriers, qualifiés et non qualifiés, jeunes et vieux, hommes et
femmes, ruraux et urbains, français et immigrés, mais aussi avec des agents de maîtrise, qu'ils
soient «moniteurs», chefs d'équipe ou contremaîtres) lui a permis d'accumuler une très grande
connaissance à la fois de l'usine — des méthodes de production et des changements du travail
ouvrier, de la vie sociale et syndicale de ces ateliers — et du «hors-usine» (quartier, école, vie
politique locale, etc.) à partir de laquelle prend sens le travail par entretiens que nous avons pu
ensuite réaliser ensemble. Mais il est certain que, dans la plupart des cas, rien ne remplace la
richesse de l'observation directe, si le sociologue sait aussi ne pas rester enfermé dans le seul
point de vue de l'observation hic et nunc.
2. Par exemple, dans la série d'entretiens réalisés avec C. Corouge par M. Pialoux, celui-ci montre
bien que le discours qui lui est tenu par cet ouvrier spécialisé varie fortement selon le moment où
l'entretien a lieu (immédiatement après le travail d'usine, la veille de reprendre le travail le lundi,
juste après un incident dans les ateliers. Cf. «Chronique Peugeot», Actes de la recherche en
sciences sociales, 52-53, 54, 57, 60, 1984, 1985.
3. J'ai réalisé la plupart de mes entretiens avec les lycéens en dehors de chez eux (dans un parc
public l'été, au café ou dans un local jeunes) car ils me cachaient soigneusement l'endroit où ils
habitaient, me demandant par exemple de les déposer en voiture sur la place du centre
commercial et regagnant à pied leur domicile.

236
L'usage de l'entretien en sciences sociales

de la fontaine miniature installée à l'entrée du salon avec la stridence des cris


des enfants à l'extérieur. Tout semble fait pour recréer, à l'intérieur, un monde
silencieux, apaisé, pacifié.

Dans un article récent1, Michel Pialoux montre bien que seule l'analyse
détaillée du contexte d'entretien — des difficultés de la prise de contact
initiale par téléphone au récit-analyse des différentes phases du déroulement
de l'entretien, en passant par l'observation des attitudes, mimiques, bruits tant
dans l'échange de face-à-face que hors de la scène elle-même de l'interview —
permet de donner tout son sens aux propos qui lui sont alors tenus par les
enquêtes. Lors d'une enquête (réalisée avec Dominique Baillet, étudiant de
DEA) sur les parents d'élèves d'un quartier HLM d'une petite ville du centre
de la France, nous éprouvions les plus grandes difficultés, du fait de l'absence
d'association de parents, à trouver un «contact» et à commencer un premier
entretien. Demandant à la postière de l'annexe située au rez-de-chaussée d'un
des immeubles du quartier de nous indiquer qui pourrait accepter de nous
rencontrer, celle-ci nous donne quelques noms de familles du quartier qui lui
paraissent recommandables. On se rend chez l'une d'entre elles, un enfant de
dix ans environ nous répond (ses parents sont absents, «chez le médecin avec
la petite») et nous invite à revenir en début d'après-midi. Lorsque nous
revenons à I4h, un enfant qui nous a observés à travers le judas crie, avec
jubilation, en direction de ses parents: «C'est les étudiants ! C'est les
étudiants !». Le moment est important, nous étions attendus, le café nous est
immédiatement servi, toute la famille est réunie autour des deux étudiants,
l'entretien se prolongeant, les courses traditionnelles au supermarché du
samedi après-midi seront repoussées de deux heures. L'entretien a lieu dans la
salle à manger autour de la table, le père et la mère2 assis en face de nous, les
quatre jeunes enfants font cercle autour de nous, participant parfois à la
conversation, apportant à tour de rôle leurs cahiers ou leurs livres à chaque
fois que leurs parents cherchent à nous convaincre de la véracité de leurs
dires, comme autant de preuves matérielles de leur bonne volonté de «parents
d'élèves» et de leur bonne foi. L'entretien se clôt par la visite guidée de
l'appartement où l'on nous présente les chambres d'enfants : d'un côté la
«chambre des jouets» et la chambre des lits (deux lits superposés dans la
même chambre). L'ensemble de la famille participe à l'entretien, qui sera de
ce fait difficile à retranscrire, les paroles des uns et des autres se chevauchent,
le père et la mère parlent souvent à l'enquêteur qu'ils ont face d'eux, comme
s'ils avaient chacun beaucoup à dire sur (et contre) l'école (et les «instit») et
que chacun voulait convaincre son interlocuteur du bien fondé de ses
critiques. L'entretien ne prend tout son sens que dans le contexte ; cette
famille à la fois fortement mobilisée scolairement et déjà confrontée aux
échecs des aînés, qui attend de la part des étudiants que nous sommes, sinon
une aide directe, du moins une alliance temporaire contre leurs ennemis
structurels — institutrices, travailleurs sociaux, psychologues scolaires — qui
voudraient leur faire reporter sur eux seuls, en tant que parents, la faute de

1. Pialoux (M.), «L'ouvrière et le chef d'équipe ou comment parler du travail ?•, Travail et emploi,
62, 1995.
2. Le père, 35 ans, travaille comme ouvrier d'entretien dans une société de réfection des
appartements HLM du Département. La mère travaille au foyer depuis le début de leur mariage. Le
couple a cinq enfants, l'aîné a douze ans et la dernière un an. Les quatre fils, scolarisés dans les
écoles primaires du quartier, rencontrent presque tous des difficultés scolaires importantes —
notamment le troisième dont le cas est évoqué d'emblée et dont on ne sait pas s'il a deux ou trois
ans de retard.

237
Stéphane Beaud

l'échec scolaire de leurs enfants. Seule l'analyse détaillée du contexte de


l'entretien et celle du rapport ainsi institué entre enquêteurs et enquêtes
permettent d'en comprendre la signification sociologique alors que le texte
lui-même de l'entretien — haché, décousu, parfois incompréhensible ou
abscons — sera peu utilisable.

On voit bien que le travail d'analyse et d'interprétation d'un entretien


approfondi commence bien avant l'enregistrement proprement dit de la
cassette. Les conditions d'établissement de la relation d'enquête sont
essentielles à restituer si l'on veut objectiver la relation enquêteur/enquêté et
comprendre le déroulement de l'entretien. On peut dire, sans exagérer, que
les premiers moments de la rencontre sont stratégiques : ils marquent un
climat, une «atmosphère» dans laquelle se déroulera ensuite l'entretien.

Différents types d'entretiens selon les milieux sociaux

L'entretien sociologique, loin de se réduire à une simple communication de


face à face entre A et B (comme le postule toute une tradition de l'entretien
issue de la psychologie sociale) est aussi une relation sociale entre deux
personnes qui se différencient par leurs caractéristiques sociales, scolaires,
sexuelles. C'est un rapport de pouvoir, comme le montrent notamment les
enjeux autour de la négociation du lieu et du moment de l'entretien. On sait
par exemple que les enquêtes qui possèdent un certain pouvoir social ont
davantage tendance à vouloir en imposer le lieu — comme leur bureau
«splendide» et bénéficier du prestige qui y est associé — et à en fixer (limiter)
la durée, tout en feignant de jouer entièrement le jeu de l'enquête. Enquêter en
milieu «bourgeois» revient fréquemment, pour le sociologue perçu comme un
intellectuel de rang social inférieur, à passer un examen de passage où il doit
faire ses preuves de «correction» et de «maintien»1. Dans certains milieux
professionnels (haute administration, patronat), il faut pouvoir «s'imposer aux
imposants». Lorsque ces derniers en imposent trop, notamment lorsqu'ils ont
affaire à des étudiants débutants dans le métier et auxquels ils ne se privent
pas d'affirmer leur force sociale2, on peut douter du pouvoir d'objectivation
de l'entretien et se demander si un travail par observation participante n'est
pas plus adapté.

Lors d'un enseignement de DEA sur l'entretien approfondi, assuré avec


Florence Weber, nous avons rencontré, de la part de quelques étudiant(e)s
travaillant sur le monde de l'entreprise, une forte résistance à respecter un
certain nombre de règles inhérentes au déroulement d'un entretien
approfondi : nécessité de réaliser des entretiens qui soient longs et enregistrés,
qui ne soient pas fermés mais ouverts sur différents aspects de la réalité
sociale, devant aussi être effectués en dehors du cadre de travail, si possible au
domicile des enquêtes. Ces étudiant(e)s, souvent «stagiaires» dans ces mêmes

1. Cf. Pinçon (M.), Pinçon-Chariot (M.), «Pratiques d'enquête dans l'aristocratie et la grande
bourgeoisie : distance sociale et conditions spécifiques de l'entretien semi-directif», Genèses, 3,
1991.
2. Cf. Chamboredon (H.) et alii, «S'imposer aux imposants», Genèses, 16, 1994. La situation est bien
sûr différente lorsque les enquêtes sont confrontés à des sociologues professionnels, plus âgés, qui
se laissent moins facilement intimider. On peut parfois s'interroger sur la nécessité de faire
réaliser aux étudiants «politistes» des entretiens dans des conditions difficiles, parfois impossibles,
en les confrontant directement avec des hommes politiques qui les manœuvrent à leur guise en
leur faisant subir toutes les formes de leur pouvoir.

238
L'usage de l'entretien en sciences sociales

entreprises qui étaient leurs lieux d'enquête, voulaient, à tout prix, réaliser des
entretiens avec des cadres, alors leurs collègues de travail. Les interviews
avaient lieu naturellement sur le lieu de travail et, bien sûr, les enquêteurs se
heurtaient régulièrement à des enquêtes récalcitrants, qui, de «collègues
sympas» se transformaient soudain en interviewés difficiles, raides, peu
bavards. Les entretiens dépassaient rarement les 30 mn ou les 45 mn, aucune
donnée sur la sphère du «hors-travail» (famille, origine sociale, destins
scolaires et professionnels de la fratrie) ne pouvait être recueillie durant cette
période limitée de temps. Certains de ses étudiants s'en contentaient car ils
apportaient des «informations» là où la tenue régulière du journal de terrain
aurait largement suffi et aurait été particulièrement pertinente. Il existe bien un
risque d'appliquer de force des techniques d'enquête à des objets qui lui leur
résistent fortement.

En second lieu, on conseille souvent aux «débutants» en entretien de


commencer par préparer un guide d'entretien afin d'effectuer des entretiens
directifs ou semi-directif. Si la consigne de «préparer» la conduite d'un
entretien n'est pas en soi discutable, si la présence d'un guide peut rassurer
l'enquêteur (avec sa liste de questions sur la table), il reste que le guide
d'entretien peut changer la relation d'enquête. Il confère notamment un
caractère officiel et presque scolaire à la situation d'entretien qui la fait ainsi
se rapprocher de la passation d'un examen. Il se trouve que le mode
d'utilisation du guide — et les effets qu'il exerce sur la situation d'entretien —
ne font pas l'objet de débats entre praticiens1. Ce sont des questions qui sont
perçues comme purement «techniques». Or sur le plan pratique, il est clair
que l'utilisation d'un guide d'entretien modifie le rapport entre enquêteur et
enquêté de manière différenciée selon les caractéristiques scolaires et sociales
des enquêtes.

Lorsque ces derniers possèdent un certain capital culturel ou social, le guide


d'entretien peut apparaître comme un brevet de sérieux et de compétence et
ainsi atténuer les soupçons qui ne peuvent manquer de peser sur cette «bête
sociale» étrange qu'est à leurs yeux un sociologue. En tant que porte-identité
professionnelle de l'enquêteur, il ennoblit alors la relation d'enquête et
contribue à ce que l'interaction se déroule selon un cadre convenu, proche
d'une situation naturelle du type de la conversation «bourgeoise». En tout cas,
le guide d'entretien confère aux enquêtes une position valorisée de personne
compétente qui répond aux questions du sociologue. L'utilisation du guide
d'entretien pose en revanche d'autres problèmes dans le cas d'entretiens en
milieux populaires2. Elle risque fort d'accroître la distance sociale entre
enquêteur et enquêté, en renforçant le mécanisme d'assignation statutaire de

1. J'ai déjà évoqué cette question lors de la discussion critique d'un article de B. Lahire. Beaud
(S.), «Quelques observations relatives au texte de B. Lahire», Critiques sociales, 8, 1996.
2. Je peux évoquer ici un souvenir personnel d'entretiens -directifs- menés dans le cadre d'une
enquête à TIRES (Institut de recherches économiques et sociales), dans le cadre d'un contrat de
recherche financé par le ministère de la Recherche et de la Technologie et l'ANACT sur la
•négociation syndicale des nouvelles technologies-. La conception très dirigiste de l'enquête par
nos bailleurs de fonds qui souhaitaient avant tout des résultats de recherche conformes à cette
forme de négociation collective qu'ils voulaient imposer aux •partenaires sociaux- (qui, si on les
avait écoutés, aurait réduit à peu de chose le travail de recherche) a fait qu'ils nous avaient
littéralement imposé un guide d'entretien très quadrillé et quasi ubuesque (cinq pages
dactylographiées, une série de questions très précises). Le choc était alors violent pour les
syndicalistes, le fil de leur parole était sans cesse rompu ; en suivant aveuglément notre guide
d'entretien, on prenait à contre-pied nos interlocuteurs et on -cassait- entièrement la relation
d'enquête, finissant par -saboter- des entretiens qui auraient pu être très riches.

239
Stéphane Beaud

celui-là du côté de l'écrit, ou plus exactement de la culture écrite et de la


culture légitime. De ce fait, le véritable travail de mise en confiance que
l'enquêteur fait tout au long de l'entretien est rendu plus difficile.

L'utilisation d'un guide d'entretien «serré» place donc nos interlocuteurs dans
la position de «répondant» à une série limitée de questions, qui peut leur
paraître rapidement fastidieuse, comme l'illustrent, par moments, les regards
furtifs et inquiets en direction du guide d'entretien, craignant qu'il reste
encore beaucoup d'autres questions Surtout elle coupe court à toute possibilité
de libération de parole de la part de l'enquêté ; or un des ressorts les plus sûrs
de l'entretien ethnographique, «non directif», consiste justement dans la
possibilité qu'il offre de faire s'enchaîner des idées, de faire couler le locuteur
selon sa pente (au moins dans un premier temps), par le libre jeu des
associations d'idées (la parenté avec la séance de psychanalyse est ici
patente), ce qui nécessite de la part de l'enquêteur une grande disponibilité
d'écoute. Or la succession de questions empêche que se déclenche une
dynamique de l'entretien qui, si elle se réalise, finit par faire ressembler
l'interview à une conversation à «bâtons rompus».

En outre, le guide posé devant les yeux de l'enquêteur accroît les chances de
faire percevoir l'entretien comme une simple série de questions, de type
parfois scolaire, auquel l'enquêté, pour «bien faire», va chercher à s'ajuster :
en livrant une série de réponses brèves et non approfondies, en attendant
sans cesse les futures questions du sociologue, en ne se laissant pas aller,
comme bridé par le «questionnaire». Cette configuration est d'autant plus
probable que cette représentation de l'échange se fait sur le mode de
l'assimilation de l'entretien au «sondage». Combien de fois s'entend-on dire,
au moment de solliciter un entretien : «Oui, c'est pour répondre à un
sondage», «Je dois répondre à vos questions, c'est bien ça ?». Une des
premières tâches de l'enquêteur est de lutter contre cette représentation de
l'entretien, en usant de périphrases ou d'artifices («Non, c'est pas exactement
ça, on vous demande votre point de vue»...), avec comme objectif de rassurer
les enquêtes sur ce que sera l'entretien. Il lui faut très fréquemment lutter
contre l'image négative que ceux-ci peuvent avoir d'eux-mêmes, qui les
empêche de se considérer dans un premier temps comme de possibles
«bons» interlocuteurs («Vous savez, moi j'ai rien à dire», «Allez plutôt voir un
tel, il vous renseignera mieux que moi», ou «Parler comme ça, c'est pas mon
fort», «On va essayer, vous verrez bien ce que ça va donner et ce que vous
allez en tirer», et dès les premiers moments de l'entretien, l'avertissement : «Je
suis issu d'un milieu modeste», etc.), représentation d'eux-mêmes qui est
directement liée à leur expérience scolaire («J'ai pas fait beaucoup d'études»,
«J'ai jamais été doué à l'école») et dont se sont en partie libérés les porte-
parole des classes populaires (élus politiques, délégués syndicaux, militants
associatifs, etc.). D'une certaine manière, une grande part du travail de
l'enquêteur consiste dans l'entretien à annuler ou à faire oublier le sentiment
de dépréciation de soi que peuvent éprouver les enquêtes, qui ferait d'eux, a
priori, des locuteurs «imparfaits». Il faut faire en sorte que ces derniers se
sentent progressivement avoir droit au chapitre, en devenant au fil de
l'entretien des enquêtes entièrement légitimes, n'hésitant plus à parler
longuement de leurs expériences personnelles, et ce dans les termes du
langage ordinaire. Le déroulement de l'entretien le montre bien car on note
des différences significatives de registre de langage entre le début de
l'entretien — où l'enquêté s'ajuste au niveau officiel du langage, empruntant

240
L'usage de l'entretien en sciences sociales

pour l'occasion le «code élaboré«1 des dominants — et la fin ou le milieu de


l'entretien — où l'enquêté, mis en confiance, se laisse progressivement aller et
retrouve son registre ordinaire de langage («code restreint»). Il faut bien voir
que cette variation du registre de langage au cours de l'entretien, essentielle
pour l'interprétation, est souvent accompagnée par l'enquêteur qui peut
délivrer mille signes de connivence et de compréhension (approbation du
regard, encouragement verbal ou non verbal à continuer, partage des
émotions sur le moment, etc.) pour faciliter cette lente transition.

En résumé, ce sont autant de raisons qui militent pour ne pas toujours


s'encombrer sur le moment d'un guide d'entretien, ce qui n'empêche pas,
bien évidement, de noter sur une feuille des thèmes à ne pas oublier.

Conduire un entretien : obtenir des données et des récits de


pratiques

Pour mener un entretien ethnographique, il faut pouvoir recueillir des


données objectives pour contrôler les données subjectives et obtenir de
nombreuses anecdotes. Un entretien ethnographique doit donc se donner des
moyens d'objectivation. On a déjà vu que le cadre de l'entretien est en lui-
même un moyen d'objectivation, mais l'entretien est à même, à lui seul, de
produire un ensemble de données à la fois objectives et subjectives. Comme
le dit Bernard Zarca : «II faut distinguer, dans ce qui est dit au cours d'une
interview, les faits objectifs (par exemple le fait d'avoir été apprenti dans tel
métier, durant telle période, etc.) et les jugements sur les faits ("c'était dur, le
patron était une peau de vache") qui constituent des données que, faute de
mieux, on peut appeler "subjectives" et qui informent tout autant sur la
subjectivité présente du locuteur que sur son passé nécessairement reconstruit.
Il y a donc lieu d'analyser ces "données subjectives" en les référant à
l'ensemble du cheminement socioprofessionnel de l'individu : l'appréciation
de la pénibilité des conditions d'un apprentissage peut être fort différente, à
l'âge mûr, selon le chemin que l'on a parcouru depuis»2.

La possession d'un certain nombre de données objectives est indispensable si


l'on veut mettre ensuite en rapport ces dernières (collectées de manière
éparse tout au long de l'entretien) et les points de vue subjectifs exprimés par
l'enquêté. Cette démarche n'est-elle pas le seul moyen dont dispose le
sociologue pour interpréter un entretien. Par un paradoxe qui n'est
qu'apparent, c'est finalement faire jouer sur un matériel ethnographique,
«qualitatif», le précepte durkheimien qui commande au sociologue
d'«expliquer le social par le social», ou, tirer toutes les implications de la
sociologie interactionniste de Goffman. Si on se situe au niveau de l'entretien
en lui-même, il s'agit d'objectiver l'enquêté comme personne sociale dans le
cours même de l'entretien, en saisissant toutes les indications corporelles,
langagières, scéniques qui signalent certains traits de leur identité sociale. Bien
sûr, cette quête se fait chemin faisant au cours de l'entretien, sans souci de
formalisation, dans le cadre des différents sujets abordés, au gré du jeu naturel
des questions successives, en se souciant de recueillir les informations
pertinentes sur leurs principales caractéristique sociales ou culturelles au

1. Cf. Bernstein (B.), Langage et classes sociales, Paris, Minuit, 1975-


2. Zarca (B.), Les artisans. Gens de métier, gens de parole, Paris, L'Harmattan, 1987, p. 9

241
Stéphane Beaud

niveau le plus détaillé qui soit (histoire familiale du côté paternel et maternel,
trajectoire scolaire, professionnelle, résidentielle, appartenances politiques et
religieuses, etc.).

Une des principales difficultés pratiques que rencontre tout «intervieweur» est
la tendance des enquêtes à vouloir prendre de la hauteur, à livrer un
«témoignage» à portée générale, d'un «bon niveau», en s'ajustant ainsi à ce
qu'ils perçoivent être les attentes de l'enquêteur. Cette attitude des enquêtes
varie, bien sûr, selon les milieux sociaux, et a tendance à être plus fréquente
lorsque s'élève le niveau de ressources sociales et culturelles.

Lors d'une enquête par entretiens menée auprès de professeurs de


l'enseignement secondaire1, on s'aperçoit que ces derniers manifestent une
assez vive réticence à évoquer les pratiques professionnelles les plus banales
de leur métier. Spontanément ils tendent davantage à évoquer des questions
«intellectuelles» — en termes de pédagogie, psychologie (de l'enfant ou de
l'adolescent), voire sociologie — qu'à relater précisément les activités
quotidiennes de leur métier : s'adresser aux élèves, parler en classe, faire
respecter le silence, établir une certaine atmosphère de travail, récompenser,
réprimander ou sanctionner les élèves, corriger les copies, noter les élèves (à
l'écrit comme à l'oral), bref tout ce qui peut aussi constituer à leurs yeux
l'aspect peu gratifiant (et néanmoins essentiel) du métier. Il faut alors une
intervention active du sociologue et l'établissement d'un climat de confiance
pour amener les enquêtes à réfléchir sur leurs propres pratiques. Dès le
départ, la situation d'entretien est assimilée par les enquêtes à une discussion
entre «intellectuels» qui n'est pas très différente de celles qui forment la trame
de la sociabilité ordinaire de professeurs de lycée ; cette définition de la
situation exclut par conséquent de parler de choses aussi basses et matérielles
que les conditions de travail ou de rémunération des enseignants. On retrouve
aussi ce même type de comportement chez des porte-parole autorisés comme
les militants politiques ou syndicaux qui — effet d'acculturation lié aux
différents mécanismes d'apprentissage des activités militantes et à leur pente
sociale ascendante — ont tendance à développer des discours dans un
langage d'emprunt, qui puise dans le registre des lectures syndicales, propos
qui fonctionnent comme autant de discours écrans des pratiques sociales
concrètes2.

Pourquoi l'anecdote est-elle un des leviers les plus puissants de l'entretien


ethnographique ? D'une part, c'est un récit plus ou moins court d'une
situation sociale vécue qui permet de placer immédiatement l'entretien du
côté des pratiques sociales en vigueur dans le milieu enquêté, en faisant
revivre une scène sociale où se donne à voir, souvent en détail, un certain
nombre de ces pratiques (qui plus est, en facilitant le passage par le locuteur à
un style direct^ par un dialogue fidèlement retracé). D'autre part, par son
apparente banalité et son caractère sans importance («vous savez, ce n'est

1. Enquête collective menée dans le cadre d'une préparation d'une session de Critiques sociales.
Cf. Beaud (S.), Weber (F.), «Des professeurs et leurs métiers face à la démocratisation des lycées»,
Critiques sociales, 3-4, 1992.
2. Lors de la même enquête à TIRES, j'avais progressivement mis au point comme tactique
d'enquête d'interroger en priorité les délégués du personnel, les plus proches de la •base- et de
la vie des ateliers.
3. Cf. La critique du style indirect par C. Grignon et J.-C. Passeron dans le savant et le populaire,
Paris, Gallimard-Seuil, 1989.

242
L'usage de l'entretien en sciences sociales

qu'une anecdote»), l'anecdote autorise l'enquêté à évoquer des phénomènes


au contenu profondément sociologique, sans crainte d'enfreindre la
bienséance sociale, et donc à dire en toute simplicité, voire en toute ingénuité,
des choses que la censure sociale ordinaire interdit. À ce titre l'anecdote est
un formidable révélateur et analyseur de situations sociales et l'art de
l'enquêteur est de savoir les susciter abondamment, au bon moment et dans le
droit fil du discours de l'interviewé.

L'anecdote possède une autre vertu non négligeable du point de vue de la


conduite de l'entretien. Elle permet à l'enquêteur de comprendre rapidement
les tenants et aboutissants d'une situation sociale, de le lancer sur des pistes en
cours d'entretien. Le récit ainsi obtenu incite fréquemment l'enquêteur à faire
préciser des éléments de la scène racontée (les acteurs, le lieu, l'ambiance, les
paroles prononcées, les attitudes des participants, etc.) ; elle est source de
nouvelles questions-hypothèses et permet une meilleure relance.

Entre autres exemples d'anecdotes, on pourrait prendre celui de l'entretien


(réalisé avec Olivier Masclet dans le cadre d'une enquête sur les ouvriers
d'une entreprise de pneumatiques réalisée lors du stage de terrain du DEA de
sciences sociales) avec Lucette P., ouvrière retraitée, ancienne déléguée CGT
de son secteur à l'usine, devenue la principale responsable CNL du quartier
HLM où elle habite depuis trente ans. L'entretien qui a été long (trois heures et
demie) a tourné autour des différents thèmes étroitement entrelacés dans son
existence ; le travail à l'usine, le syndicalisme, le quartier, la famille, etc. Au
cours de ce récit apparaît de manière omniprésente la figure de
«combattante» de Lucette, le souci de la «lutte», celui de «se défendre». Vers la
fin de l'entretien, Lucette évoque en détail une anecdote qui semble le mieux
définir le sens de son existence et sa personnalité de même qu'elle illustre au
plus juste la défense collective d'un groupe et d'un quartier. C'est l'histoire de
la lutte qu'elle a contribué à mener contre le supermarché voisin, unique
fournisseur de pain depuis la disparition de la boulangerie, pour le faire cesser
de vendre du «mauvais» pain. Fer de lance du combat, Lucette nous raconte
comment elle a mené, avec sa famille, la bataille du pain : mobilisant tout son
réseau familial (ses frères et sœurs qui habitent tous les immeubles voisins,
chacun d'entre eux se relaie le matin pour aller chercher en voiture le pain au
centre-ville), incitant son voisinage et son réseau à boycotter le nouveau pain
du supermarché. Finalement la «lutte» a payé, Lucette et ses amis ont obtenu
gain de cause : la production d'un meilleur pain par le supermarché de la cité,
faisant ainsi revenir une partie de ses anciens clients. Anecdote, certes, mais ô
combien significative de l'intrication des sphères sociales (famille, quartier,
politique, rapport à l'argent) et des luttes infra-politiques qui sont constitutives
de la forme que prend la politisation en milieux populaires1.

Le mythe de la neutralité de l'enquêteur

La présentation des entretiens comme une «technique» d'enquête met en


avant une conception normative de l'entretien dont le déroulement devrait
obéir à une sorte d'ordre formel impeccable, comme s'il fallait à tout prix

1. Sur cette question, on peut citer ici la série des «Chroniques Peugeot, art. cités. Pialoux (M.),
•Alcool et politique dans l'atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie des années quatre-
vingt», Genèses, 7, 1992 ; Schwartz (O.), «Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique.
Matériaux lacunaires», Politix, 13, 1991.

243
Stéphane Beaud

gommer les impondérables, les difficultés rencontrées par l'enquêteur pour


stabiliser l'interaction (difficultés directement liées au caractère proprement
social de la situation d'entretien), comme si également existait une manière
unique de mener un interview. Or l'intervieweur peut réaliser de très bons
entretiens approfondis (sur le plan des résultats de la recherche) en étant
maladroit, en faisant des «gaffes», en se trompant sur le moment, ou en se
montrant parfois trop dirigiste ou interventionniste. Les «bons» entretiens
sont moins liés à des qualités techniques «abstraites» qu'à la capacité de
l'enquêteur à susciter et à obtenir — même maladroitement, même en
transgressant les consignes «techniques» — la confiance de l'enquêté qui,
seule, conduira au recueil d'un matériau suffisamment riche pour être
interprété. De même on peut s'interroger sur la posture d'écoute conseillée
pour mener un entretien non directif1 : l'enquêteur bienveillant, attentif,
neutre, «aide» l'enquêté dont la parole est réduite à l'expression de ses seules
«opinions».

Or la «neutralité» de l'enquêteur est un mythe qui a la vie dure. D'une part, en


situation d'entretien, le sociologue est souvent invité à donner son avis,
parfois à conforter le point de vue de son interlocuteur. Le plus souvent il ne
peut pas se dérober aux diverses formes discrètes d'injonction de l'enquêté ;
donner son approbation constitue, au moins dans un premier temps, la seule
manière de poursuivre l'échange qui fonctionne comme une sorte de
carburant de l'entretien. Le ressort de l'entretien réside justement dans la
capacité qu'a l'enquêteur de trouver les bons angles d'attaque, de susciter la
confiance de l'enquêté, quitte à donner son accord à des propos qui peuvent
parfois le choquer en tant que personne privée ou en tant que citoyen.

S'il est bien naturel de laisser dans un premier temps la personne interviewée
développer plus ou moins longuement son point de vue, couler selon sa
pente, «suivre son fil» — autant d'expressions que l'on utilise pour faire
comprendre que l'enquêté suit ce que Goffman appelle une «ligne d'action» -,
il arrive toujours un moment dans l'entretien où l'enquêteur doit «reprendre
la main», approfondir des questions, clarifier des choses restées obscures,
faire dire ce qui a été précédemment dit à demi-mot, revenir sur ou éclairer
des contradictions que l'on a pu repérer dans les propos des enquêtes, et
contribuer ainsi à faire la lumière sur un certain nombre de faits passés sous
silence ou restés obscurs. L'intervieweur ne cesse donc pas d'être «actif» (et
acteur), ne serait-ce que par son comportement non verbal de face-à-face : par
des mimiques d'approbation, d'étonnement, de compassion, d'effarement.
Bref l'enquêteur dispose d'une palette de moyens verbaux et non verbaux
pour gérer la distance et la proximité avec l'enquêté. Il peut par moments se
rapprocher physiquement de son interlocuteur, comme pour mieux l'entendre
et prêter une plus fine attention à ses propos, ou au contraire se reculer sur sa
chaise ou son fauteuil comme pour prendre du recul et marquer alors une
distance avec l'enquêté ; en ce sens, la grille d'analyse appliquée par Goffman
aux scènes de la vie quotidienne devrait être appliquée à l'entretien
ethnographique. Le sociologue, expert es entretien, saura jouer pleinement de
ce jeu de la distance et de la proximité, pouvant manifester tour à tour des

1. «À partir d'une question initiale assez large, et en adoptant une posture d'écoute neutre mais
non passive, contrairement à ce qu'affirme P. Bourdieu, l'enquêteur aide l'enquêté à développer
ses opinions à sa manière, dans le cadre de la vision du monde qui lui est propre», Grunberg (G.),
Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une approche réductionniste», art. cité.

244
L'usage de l'entretien en sciences sociales

sentiments de surprise, de fausse naïveté, de vraie compassion et de sincère


empathie. L'art du sociologue réside dans sa capacité à s'adapter à la situation,
à la personne, et à susciter sa sympathie. La «neutralité» de l'enquêteur est
donc un leurre méthodologique qui a partie liée avec une certaine forme
d'idéologie professionnelle (de sociologues) car elle permet d'exhiber le
principe de «neutralité axiologique», totem protecteur et emblème
d'identification de la discipline, brandie à l'occasion contre les sociologues
qui ne la respecteraient pas.

Contre le point de vue «méthodologiste» qui pose une série de recettes pour
«réussir» un entretien (comme on «réussit» un bon plat), il convient de
rappeler qu'une relation d'entretien se construit de bout en bout, ce dès la
première prise de contact, et qu'elle se réfléchit en permanence. À partir de
quelques indices, obtenus par observation ou dans les premiers échanges,
l'enquêteur doit savoir, comme dans un jeu de pistes social, se mettre sur la
bonne voie, repérer rapidement les thèmes qui «marchent», qui permettent de
lancer l'enquêté sur des questions qui touchent de près son existence sociale.
La conduite d'un entretien ne cesse de mettre en jeu et de susciter des
interprétations de la part de l'enquêteur qu'il est contraint d'effectuer «à
chaud». À ce titre, l'entretien ethnographique exige un travail constant et
minutieux d'écoute1 : l'enquêteur, aux aguets, est comme à l'affût du moindre
indice, de la moindre information «sociologique» — de type verbal, mais
aussi non verbal, comme les nombreux silences, hésitations, soupirs, et
diverses formes de mimique qui suppléent ou accompagnent les propos de
l'enquêté — qu'il enregistre et dont il se sert à l'occasion pour faire avancer
son enquête en cours sur la personne sociale de l'enquêté. En accumulant
ainsi tout au long de l'entretien un certain nombre d'indicateurs sociaux
objectifs et d'indices subjectifs, le sociologue peut commencer à faire, chemin
faisant, un certain nombre de rapprochements «socio-logiques», à prévoir de
futurs résultats et ainsi tester la probabilité de réponses à certaines de ses
questions. Il peut même, une fois bien assuré d'un certain nombre d'acquis de
la recherche, suggérer des interprétations à ses interlocuteurs qui abondent
dans son sens, ou parfois le contestent et relancent ainsi le «débat».

L'apprentissage de l'entretien : les leçons de la résistance à la sociologie

En matière d'apprentissage du terrain, on ne peut que partager la conception de


la démarche ethnographique proposée par Yves Winkin à ses étudiants :
«Comment amener l'étudiant à quitter la chaleur de son foyer, de son studio ou
de sa bibliothèque pour aller sur le terrain, face à l'inconnu, à des
"informateurs" goguenards et à la question "Qu'est ce que je fais là ?"[. .]. Une
.

réponse est sûre : il ne sert pas à grand chose de lui faire lire un manuel de
méthodologie qualitative. Mieux vaut parler de ses propres angoisses, de ses
propres essais et erreurs. Mieux vaut commencer tout petit : un petit terrain (le
café est l'exemple paradigmatique), quelques idées empruntées au Goffman de
la Présentation de soi, quelques schémas. Et peu à peu la confiance viendra«2.

1. Ce n'est pas un hasard si on sort toujours fatigué, parfois épuisé, d'un entretien approfondi.
C'est moins le fait de la longueur en tant que telle de l'entretien (même si certains d'entre eux
peuvent durer trois ou quatre heures d'affilée) que celui de la tension liée à la nécessité de
relancer avec à propos l'enquêté. On recommande aux étudiants de ne pas les multiplier (un par
jour serait l'idéal).
2. Winkin (Y.), Anthropologie de la communication . de la théorie au terrain, op. cit., p. 101. Une
autre façon de s'initier à la pratique des entretiens consiste à lire des entretiens commentés,
lorsqu'ils sont présentés intégralement, entretiens qui ont acquis, il y a peu, un véritable statut de
[suite de la note page suivante]

245
Stéphane Beaud

Ceci ne signifie pas pour autant abdication de toute possibilité d'enseignement


en ce domaine. Cependant la lecture des manuels de méthode est généralement
décevante car on n'y trouve pas de réponses à des questions pratiques
d'enquête. Cette impression de décalage vient du fait que les recettes données
sont désincarnées, les recommandations abstraites : elles ne permettent pas à
l'étudiant d'imaginer la façon dont il peut conduire et surtout se préparer à un
entretien et surtout de se préparer mentalement à cette situation sociale à la fois
banale et intimidante de face à face entre l'enquêteur et l'enquêté. Seule la
technique est disséquée, aucune attention n'est accordée au contexte, le rapport
enquêteur/enquêté est peu abordé ou escamoté. Ce qui est toujours oublié dans
la pédagogie de l'entretien, et qui constituerait sûrement une contribution à la
sociologie de la sociologie, ce sont les difficultés pratiques d'établissement et de
stabilisation de la relation d'enquête, les «embûches« que tout enquêteur
rencontre sur le terrain, les situations d'inconfort mental et de malaise qui
peuvent survenir, celles-là mêmes qui ont pour effet de décourager des
étudiants s'initiant à l'enquête directe et découvrant cet aspect du terrain (le plus
souvent relégué dans les notes d'enquête du «chercheur» ou enfoui dans sa
mémoire).

Un des premiers problèmes à soulever est cette espèce d'idée reçue, véhiculée
par ceux-là mêmes qui ont appris la sociologie «sur le tas», selon laquelle
l'entretien ne serait pas justiciable d'un enseignement méthodique, qu'il
relèverait uniquement de ce qu'on pourrait appeler le «flair» sociologique de
l'enquêteur. On retrouve même chez certains anthropologues cette conception
«idéaliste» du métier . apprendre les techniques de l'enquête de terrain, dans un
rapport maître-compagnon comme lors d'un stage par exemple, friserait l'hérésie
professionnelle et constituerait une déviation de la quête initiatique et solitaire
de l'ethnologue de terrain, qui s'éprouve dans l'enquête au contact de l'Autre.
L'apprentissage collectif et explicité du «terrain» risquerait de faire perdre à ce
dernier son «mystère». Or les expériences de «stage d'initiation à l'anthropologie»
montrent au contraire la nécessité d'une pédagogie active et contrôlée de
l'entretien. Rien n'est plus frappant que la quasi vanité des conseils donnés lors
de cours sur l'entretien approfondi (qui précédent le début du stage) sur la
manière de conduire un entretien ; en voyant les étudiants à l'œuvre, on
s'aperçoit qu'ils ont tout oublié, ou presque, de l'enseignement didactique, et
que l'essentiel se joue dans leur capacité, socialement constituée, à entrer en
relation avec l'enquêté, à lui faire comprendre son projet de travail, à nouer cette
relation sociale de type particulier qu'est la situation d'enquête. Accompagner
les étudiants en entretien, c'est apercevoir immédiatement ce que les apprentis-
étudiants voient et ce qu'ils ne voient pas dans la situation d'entretien. Ce dont
on s'aperçoit surtout lors de ces stages de terrain, c'est qu'il n'y a rien de moins
naturel que de réaliser un entretien et d'esquisser ensuite un travail interprétatif.
Or, en donnant des armes, en évitant les erreurs grossières, en donnant des
pistes, on a parfois l'impression d'enfreindre un tabou méthodologique1.

texte sociologique. Une des conséquences de la prédominance du critère de méthode quantitatif


a été l'espèce de disqualification scientifique de travaux ou de textes fondés sur entretien. On sait
qu'un des coups de force «théorico-méthodologiques» de la revue Actes de la recherche en
sciences sociales a été de publier des articles fondés sur la présentation-retranscription
d'entretiens et de contribuer ainsi partiellement à les rendre légitimes dans la discipline. Elle est
la première revue sociologique, tout du moins en France, à donner ses lettres de noblesse à
l'entretien sociologique. On pense notamment aux entretiens analysés et commentés par M.
Pialoux, A. Sayad, B. Zarca.
1. On comprend très bien que des chercheurs qui ont fait leur chemin tout seul sur le terrain,
souvent en «pataugeant-, dans un environnement intellectuel et disciplinaire largement hostile
ou indifférent, ne se soient pas toujours souciés de transmettre un savoir patiemment accumulé,
qu'ils ont dû constituer à leurs risques et périls (scientifiques), souvent contre d'autres courants
plus puissants.

246
L'usage de l'entretien en sciences sociales

On peut faire ici une hypothèse sociologique plus large, tirée de l'encadrement
de nombreux travaux d'étudiants lors du stage de terrain (de 1988 à 1996) et de
la direction de mémoires secondaires de DEA. Les étudiants qui se montrent les
moins rétifs au type de posture exigée par l'entretien ethnographique (et aussi
au mode de raisonnement sociologique) sont ceux qui, au cours de leur histoire
personnelle, ont connu des expériences sociales contrastées, dans le monde
scolaire comme dans des univers extra-scolaires. On ne peut ici que souscrire à
l'idée que l'expérience antérieure d'un dépaysement social de la part de
l'enquêteur permet de mieux comprendre les gens «de l'intérieur»1. Ce point est
fondamental : tout le monde ne «voit» pas en entretien, le point de vue
sociologique n'est pas partagé par tous. Ceux qui d'ailleurs cherchent à le
transmettre se heurtent sur le terrain à de fortes résistances — qui, au cours du
stage, engendrent conflits et tensions entre étudiants et formateurs — de la part
d'apprentis-ethnographes qui ne peuvent pas véritablement se mettre à l'écoute
des enquêtes, préférant s'en remettre à des schémas théoriques explicatifs a
priori qu'ils ont décidé d'adopter coûte que coûte, quelle que soit la forme de
démenti que peut leur apporter la situation d'entretien, se servant de leur culture
livresque comme une sorte de carapace mentale et morale qui leur permet de
«tenir» face à l'épreuve ou au verdict que constitue alors le terrain2. Si ce type
d'apprentissage en acte de la sociologie est si riche d'informations, c'est qu'il
donne à voir, de la manière la plus naturelle qui soit, les diverses formes de
résistance à la sociologie. Résistance vis-à-vis de cet effort consistant à analyser
les enquêtes comme des personnes sociales, c'est-à-dire comme des individus
qui ont une histoire complexe (histoire familiale, scolaire, professionnelle,
conjugale ou matrimoniale, etc.) qu'il convient d'interroger. Or les histoires
singulières des enquêtes n'intéressent pas toujours les (futurs) sociologues.
S'agit-il d'un seul manque de curiosité sociale, dont on a tendance à oublier que
c'est une des conditions de l'intérêt du sociologue pour l'enquête de terrain ?
Ou est-ce l'expression d'un sentiment de malaise lié au fait que la conduite d'un
entretien approfondi exige d'aller chercher du côté de ce qu'ils perçoivent
comme appartenant en propre à la sphère privée de l'enquêté (et aussi de la
leur...), ce qui peut leur paraître comme sans lien direct avec l'objet de l'enquête
(le sociologue se montrant alors indiscret, malpoli, incorrect). Plus sûrement
encore, ces résistances au travail ethnographique, accentuées lors de l'épreuve
de la préparation à l'entretien approfondi, renvoient non seulement à l'histoire
sociale et/ou scolaire des étudiants mais aussi à la conception qu'ils se font de
la sociologie. La résistance à l'enquête de terrain, et tout particulièrement à
l'entretien ethnographique, a des chances d'être d'autant plus forte que leur
conception de la sociologie est celle d'une science nomologique, en quête de
lois à validité générale, celle aussi d'une science non «psychologique» :
conception qui se trouve être aux antipodes de celle que donne à voir le travail
pointilliste de l'ethnographe, qui peut sembler «bêta» à ceux qui se donnent des
exigences intellectuelles plus élevées. La sociologie qui se présente ainsi sous le
jour de l'ethnographie peut parfois donner l'image d'une discipline «triviale»
(qui se permet des considérations à partir d'indices ténus comme des entretiens
avec des individus singuliers), trompant ou décevant ainsi les attentes

1. Bourdieu (P.), Choses dites, Paris, Minuit, 1987, et l'entretien de F. Weber avec G. Noiriel :
•Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse«, Genèses, 2, 1990.
2. En effet ce type d'apprentissage du terrain est aussi une épreuve sociale et psychologique. Il
existe une vie de groupe, des rivalités entre étudiants (futurs concurrents sur le marché des
allocations et des thèses), des estimes sociales à conquérir ou que l'on risque de perdre, certains
étudiants se «démontent«, d'autres perdent de leur superbe théorique, les hiérarchies scolaires
peuvent (temporairement) s'inverser. Dans l'expérience immédiate du stage (qui est aussi une
expérience proprement scolaire), tout se passe comme si chaque membre du collectif étudiant
devait être à la hauteur de la situation. Chacun se réassure en permanence sur la manière dont
son enquête se déroule, notamment lors des échanges informels entre encadreurs et enseignants
lors du retour journalier au camp de base (-Ça s'est bien passé-, -il (ou elle) était sympa-,
•c'était cool-, mIs nous ont invité à manger-, etc.).

247
Stéphane Beaud

intellectuelles d'apprentis dans le métier qui rêvent de théories, sinon grandioses


du moins «astucieuses», pouvant justifier leur engagement personnel et
professionnel dans la voie risquée de la sociologie, si dispersée et éclatée d'un
point de vue institutionnel. Il n'est pas rare de voir de brillants sujets se frotter
durement aux réalités du terrain pour ensuite regagner les voies plus balisées,
plus sûres, ou plutôt moins déstabilisantes, de la théorie sociologique ou de la
sociologie statistique.

Le travail matériel et interprétatif


sur l'entretien ethnographique

Plus que le critère du nombre ou du caractère plus ou moins directif des


interviews, la véritable ligne de démarcation dans le travail par entretiens
semble devoir être celle qui sépare les sociologues qui font de l'entretien un
simple moyen de recueillir des informations (ou des «opinions»1) et ceux qui
lui demandent ou en attendent plus, qui en font un exercice de psychanalyse
sociale, un moyen de mettre en œuvre une «socio-analyse». Schématique ment
cette ligne de partage tend à recouper le clivage entre ceux-ci qui n'ont pas
renoncé au principe de non-conscience2 des faits sociaux et ceux-là qui optent
pour le principe de la transparence du monde social. Ces «choix» théoriques
ne sont pas sans conséquence sur la manière d'effectuer et surtout de
«travailler» les entretiens. On verra notamment que des opérations, perçues
ou définies le plus souvent comme purement techniques, peuvent être bien
plus que cela car elles ne cessent d'engager des hypothèses de recherche et
des actes d'interprétation de la part du sociologue.

Réunir les conditions du bon déroulement de l'entretien

On retiendra ici trois de ces conditions qui peuvent apparaître évidentes mais
qu'il vaut toujours mieux expliciter entièrement : le choix des enquêtes, la
négociation du lieu et de la durée de l'entretien, le ressort de la parole de
l'enquêté.

Tout enquêteur de terrain sait bien qu'un des moments les plus délicats à
gérer dans la recherche est celui où l'on passe du stade de la «discussion

1. Saisir uniquement des «représentations«, des opinions-, c'est-à-dire un "discours», c'est aussi
éviter de se poser la question des déterminants sociaux «objectifs« de ces discours, comme
l'origine sociale, la trajectoire scolaire, etc. On est frappé par la tonalité psychologisante et
presque moralisante des recommandations : il faut montrer à l'enquêté qu'on le considère
comme une personne à laquelle on s'intéresse dans sa totalité, l'entretien impliquerait
nécessairement une sorte d' échange affectif fondé sur le respect mutuel, même si la relation est
totalement asymétrique. Ne peut-on pas voir dans cette conception de l'entretien la projection
méthodologique d'un normativisme politique propre à la science politique traditionnelle comme
science électorale (valorisation de l'égalité formelle des citoyens), dans le cadre duquel
l'entretien semi-directif met en scène, dans une sorte d'humanisme méthodologique, des citoyens
éclairés et égaux ? Or ce qu'un enquêteur perçoit d'emblée dans la situation d'entretien, à
condition qu'il ne soit pas obnubilé par l'idée de recueillir des «opinions«, ce sont des personnes
•en chair et en os«, évoluant dans leur cadre de vie privée (leur logement, leur «intérieur«), qui se
trouvent alors confrontées directement à une épreuve sociale, celle de parler en public. Au fond,
on peut se demander si l'entretien non directif ne fait pas qu'exprimer sur le plan
méthodologique cet espèce d'idéal républicain du citoyen éclairé (celui qui vote, qui ne s'abstient
pas, etc.). Ne peut-on pas faire l'hypothèse, à partir des similitudes des conceptions des acteurs
sociaux, que l'entretien semi-directif, de type «sciences po«, est à l'entretien ethnographique ce
que le «sondage« est au questionnaire sociologique bien construit ?
2. Bourdieu (P.), Chamboredon Q.-C), Passeron (J-C) Le Métier de sociologue, Paris, Mouton,
1968.

248
L'usage de l'entretien en sciences sociales

informelle» à celui de l'entretien enregistré, solennel. On court alors toujours


le risque de «casser» la relation d'enquête, de mettre mal à l'aise les enquêtes.
Sur le terrain, l'enquêteur doit sans cesse faire des choix, il ne peut pas (et ne
doit pas) interviewer tout le monde ; il va donc mener, tout au long de son
enquête, une sorte de «travail» de repérage de possibles enquêtes, notamment
à partir des renseignements recueillis auprès de ses informateurs ou lors de
discussions informelles. Il doit à la fois éviter les importuns — ceux dont il
pressent qu'ils seront «bavards» mais ne feront pas avancer l'enquête, voire la
freineront — et savoir solliciter ceux qu'il «devine» comme de «bons»
interviewés. Cette sélection préalable des enquêtes à interviewer s'améliore au
fur et à mesure que l'enquête progresse et que la problématique de la
recherche s'est consolidée. Une fois accepté le principe de l'entretien, il faut
pouvoir discuter au calme, avoir du temps devant soi, pouvoir enregistrer.

Réaliser un interview ethnographique n'est jamais un geste anodin. Au


moment de se rendre au rendez-vous, l'enquêteur ressent toujours un peu de
tension : il ne sait jamais exactement comment la rencontre va se dérouler, il
peut y avoir des imprévus, des malentendus, des «problèmes». Pour en assurer
les meilleures conditions matérielles, il faut toujours négocier le lieu et la
durée de l'entretien avec les enquêtes. Par exemple disposer d'une plage
horaire suffisamment longue (au moins deux heures), permet à l'enquêteur de
conduire l'interview en toute quiétude d'esprit, sans avoir à brusquer les
choses ou «bousculer» son interlocuteur ; en outre, la fixation d'une durée
minimale est souvent synonyme, aux yeux de l'enquêté, que cet échange est un
travail «sérieux». L'inscription de l'entretien dans un temps long permet qu'il
se déroule, non pas selon un ordre prédéterminé, mais en obéissant un
certain nombre de phases : la première correspond à une sorte de round
d'observation entre les interlocuteurs, qui leur permet de «faire
connaissance», de «briser la glace», parfois de se jauger. Ensuite, une fois
définie la situation d'entretien, celui-ci prend un rythme de croisière mais
peut connaître des changements d'angle, des bifurcations (un thème nouveau
qui mérite d'être approfondi) ; lorsque l'entretien touche à sa fin — derniers
moments souvent les plus riches, les plus «personnels» — tout se passe
comme si l'enquêté, sentant approcher la fin de l'échange, ressentait le
besoin de se confier, de révéler au dernier moment des choses qu'il aurait par
la suite regretté de ne pas avoir dites. Faire durer l'entretien permet au
sociologue d'explorer différentes pistes et contribue à faire progressivement
baisser le niveau de censure de tout enquêté ; celui-ci, mis en confiance, a
tendance à moins se surveiller, à baisser sa garde (pour poursuivre la
métaphore du combat de boxe). Pour comprendre cette vertu de l'entretien
approfondi, il faut examiner plus en détail la nature de la relation
enquêteur/enquêté .

On peut enfin se demander pourquoi un entretien sociologique «marche», au


sens où se produit au cours d'une interaction, parfois très longue et souvent
unique, entre deux personnes au départ étrangères l'une à l'autre, un échange
«fort» de paroles. Tout n'est pas une affaire de savoir-faire et de doigté du
sociologue (même si cela compte). En fait, le ressort de l'entretien se trouve
moins dans le seul phénomène intersubjectif de 1 '«échange» que dans la
configuration objective de la situation ; c'est bien parce que l'entretien est une
situation somme toute inédite de la vie sociale : une longue rencontre
(enregistrée) entre deux inconnus, et aussi une situation qui a de fortes de
chances de rester unique. L'enquêteur, par sa position extérieure au réseau

249
Stéphane Beaud

social des enquêtes, est par définition statutaire éloigné des enjeux sociaux de
concurrence et de rivalité, en dehors du jeu local. Parce qu'il est
fondamentalement cet «étranger», l'enquêté est porté à pouvoir se livrer,
révélant progressivement des aspects de sa propre existence qui seraient
apparus très «privés» à ses proches1. C'est cette position (temporaire)
d'extranéité, handicap de départ pour amorcer la relation, qui peut ensuite, si
l'entretien est bien mené, se transformer en moteur de la parole de l'enquêté.

La retranscription des entretiens, objet d'un véritable travail


interprétatif

Alors que la qualité de retranscription est essentielle pour l'analyse détaillée


d'un entretien, pouvant l'enrichir ou l'appauvrir considérablement, on
constate que cette phase, très pratique, du travail par entretiens est rarement
abordée comme sujet de réflexion ou comme thème d'un savoir pédagogique.
Elle semble aller de soi et devoir être l'objet d'un simple travail matériel de
décryptage des bandes — travail lent, apparemment fastidieux et purement
technique — qui est le plus souvent sous-traité à des «petites mains»
auxquelles on donne simplement quelques consignes de transcription. Il est
bien clair pour tout le monde que la partie noble du travail commence au
stade de l'interprétation, une fois que le chercheur dispose du «texte»
(l'entretien retranscrit) sous les yeux2.

Or il faut dire l'importance d'une retranscription intégrale pour les entretiens


sur lesquels on a décidé de travailler de manière intensive ; c'est la condition
nécessaire pour percevoir et analyser la «dynamique» de l'entretien. En effet
retranscrire un entretien enregistré, c'est traduire une parole en texte, opérer
cette phase fondamentale qui consiste à passer de l'oral à l'écrit, mais c'est
aussi courir le risque de perdre ce qui fait la spécificité et la richesse de la
parole3 : non seulement les mots, le vocabulaire, les formes syntaxiques, mais
aussi le ton, le timbre, le rythme de la voix, ses différentes intonations et
modulations, les changements de rythme et d'humeur, tout le subtil dégradé
des émotions qui passent à travers la voix, ce qui permet de deviner ou
reconstituer après-coup les gestes, les mimiques de l'acteur. Par l'écoute de
cette parole, le sociologue peut saisir les propriétés les plus corporelles, les
plus personnelles et en même temps les plus sociales de la personne. Ce sont
ces propriétés-là qui définissent le mieux la tonalité d'un entretien. Un
entretien sociologique est donc d'autant plus riche et interprétable que sa
retranscription respecte les silences, souligne les hésitations et atermoiements,
marque les inflexions de la voix et signale les différences de ton, note les
gestes et mimiques qui accompagnent la parole.

1. Combien de fois l'enquêteur s'entend-il dire après un entretien : «J'aurais jamais pensé en dire
tant», «ça, il n'y a qu'à vous que je l'ai dit».
2. Le fait de ne pas transcrire soi-même la totalité ou une partie de ses entretiens, et d'avoir à sa
disposition des centaines de pages d'entretien retranscrits d'une manière plus ou moins
minutieuse, conduit inévitablement à comparer des «discours». Ce qui renforce la formidable
ambiguïté qui règne autour de l'expression du «discours» lorsque l'on parle d'un entretien car en
employant l'expression de «discours», on contribue largement à nier l'acte de parole, à traduire
ces images et sons en du pur «texte».
3- Pour une discussion sur la question du degré de «littéralité« de la retranscription, cf. La
discussion entre B. Lahire et S. Beaud dans Critiques sociales, 8, 1996.

250
L'usage de l'entretien en sciences sociales

II m'est arrivé de mesurer expérimentalement, lors du traitement de mes


propres enquêtes, l'apport inestimable du travail de transcription, en
comparant l'interprétation que je pouvais faire d'entretiens que j'avais
personnellement décryptés et celle, plus incertaine et aléatoire, d'entretiens
que j'avais dû faire retranscrire. Les premiers apparaissent immédiatement
plus riches, plus interprétables, le sociologue peut les travailler davantage en
finesse. C'est au moment de la transcription, en écoutant et réécoutant la
bande, en s'imprégnant «auditivement» de l'entretien, en revivant en quelque
sorte la scène mais en étant cette fois dégagé de la contrainte de l'interaction
(conduire l'entretien, faire durer l'échange), que le sociologue a le plus de
chances de réaliser le meilleur travail interprétatif. C'est alors qu'il se propose
à lui-même des hypothèses de recherche, qu'il élabore, dans le secret de son
petit laboratoire personnel que constitue la transcription, de nouvelles
hypothèses de travail, qu'il explore librement de nouvelles pistes, bâtit avec
quelque témérité un début d'interprétation qu'il va au fur et à mesure de la
retranscription affiner ou corriger. C'est toujours au moment de l'écoute de la
«bande» que l'on redécouvre des passages de l'entretien que l'on avait
presque oubliés ou auxquels on n'avait pas, sur le moment, prêté
véritablement attention1 ; ceux-ci acquièrent alors, avec le recul, un plus grand
relief et en viennent parfois à prendre un tout autre sens, si bien qu'ils sont
parfois placés au centre de l'analyse. L'intérêt essentiel de l'écoute attentive,
ou même la réécoute des bandes, réside dans cette possibilité de corriger nos
«premières impressions», de revenir sur nos premières interprétations (notées
«à chaud» et rapidement sur le journal de terrain) et d'opérer après-coup
comme un contrôle des empathies (ou antipathies) du sociologue. Si celui-ci
«entend» différemment lors de la transcription, c'est parce qu'il n'est plus
dans la situation de face à face au cours de laquelle, pris par l'interaction, il
entend souvent à demi-mot, croît comprendre plus qu'il ne comprend
véritablement. C'est au moment de la retranscription que l'on mesure
l'étendue des malentendus et des faux accords qui ont parfois sous-tendu
l'entretien et c'est souvent ce «bruit» dans la communication entre
enquêteur/enquêté qui amène à ruminer certaines questions allant à
rencontre des premières hypothèses échafaudées2.

Lors de deux entretiens réalisés à trois jours d'intervalle avec une lycéenne,
élève de terminale B dans l'ancien lycée «bourgeois» de la ville, fille d'ouvrier
de l'usine, je me suis rendu compte rétrospectivement, en retranscrivant les
cassettes, que j'avais été littéralement obsédé par le désir de la faire parler
comme les autres lycéens (enfants «de cité», enfants d'OS, souvent immigrés)
avec lesquels j'avais déjà effectué une longue série d'entretiens approfondis.
D'une manière largement inconsciente, je lui faisais subir un questionnement
que je pensais alors bien rôdé. En me laissant ainsi guider par la routine du
travail et en reproduisant une sorte de guide d'entretien mental, je me suis
aperçu après-coup que je m'étais montré aveugle à d'autres réalités qui
auraient dû m'alerter au moment de l'entretien : c'était notamment le fait que
Lila soit non pas la fille d'un «simple ouvrier» mais la fille d'un chef d'équipe
dont la famille venait de s'installer en «pavillon», deux aspects que je

1. Comme le dit Freud à propos de la cure analytique : •N'oublions pas que la signification des
choses entendues ne se révèle souvent que plus tard» (Freud (S.), La technique psychanalytique,
Paris, PUF, 1953, p. 62).
2. C'est d'ailleurs pour cela que l'on donne comme consigne aux étudiants d'enregistrer leurs
entretiens, de manière à pouvoir retravailler «dessus».

251
Stéphane Beaud

redécouvre au moment de la transcription. L'écoute de la bande n'a cessé de


m'interroger (j'y ai passé un temps considérable) puisque mes questions
suscitaient de la part de Lila des réponses courtes et sèches, des silences gênés,
de l'embarras, des sourires ou des rires espiègles, etc. En cherchant à élucider
ce qui ressemblait fort à une interaction ratée (tout ce qui fait un «mauvais»
entretien d'un point de vue technique), j'ai dû refaire tout un travail pour
comprendre le malentendu qui s'était noué entre Lila et moi autour de cet
entretien, m'obligeant ainsi à poser sans cesse la question du type de rapport
que j'avais établi avec elle, à relater précisément les circonstances de la
rencontre, à examiner les attentes que j'avais suscitées chez elle. Seule
l'analyse détaillée du rapport social entre l'enquêteur et l'enquêtée permet
d'éclairer la divergence entre ses attentes et celles de l'enquêteur et
d'expliquer les malentendus permanents qui émaillent l'entretien ; finalement,
contre toute fétichisation du texte-entretien, c'est ce rapport qui doit faire
prioritairement l'objet du travail interprétatif.

Ces «découvertes» de transcription s'avèrent être des moments heureux de la


recherche (moments qu'il faudrait pouvoir systématiquement noter dans un
journal de recherche) où l'on voit surgir de ce travail apparemment ingrat de
transcription un autre sens social des propos de l'enquêté, contribuant à
donner une autre tournure à l'enquête. En ce sens, on peut dire que l'écoute
attentive des cassettes est un formidable analyseur et accélérateur
d'hypothèses de recherche au cours de l'enquête de terrain.

L'attention aux mots, aux silences et aux non dits

Une fois son (ses) entretien(s) fidèlement retranscrit(s), comment s'y prend le
sociologue-enquêteur pour interpréter cette masse de matériaux ? Bien sûr, il a
le souci de la comparaison et de faire jouer le principe de variation sur des
différences sociales qui apparaissent progressivement pertinentes (même si
minimes) : par exemple en confrontant systématiquement les points de vue
sur la formation d'ouvriers d'un même atelier selon leur mode
d'enracinement ouvrier, qualification professionnelle, trajectoire scolaire,
rapport à l'avenir, mode d'inscription dans les réseaux militants, statut
matrimonial, contraintes budgétaires et familiales1, etc.

Mais un des outils privilégiés de l'interprétation consiste dans l'analyse des


mots «indigènes», les mots des différents milieux (professionnel, social,
géographique, familial) auxquels appartient l'enquêté, qui sont autant de mots
sociaux qui condensent une pratique, une existence, une perception du monde
social. Leur efficacité propre (pour le sociologue) tient au fait qu'ils disent à
leur manière — simple, imagée, quotidienne — des catégories de classement
et de jugement «indigènes» que l'on peut confronter aux modes de
classements sociaux plus généraux et abstraits. C'est par exemple le cas des
mots d'usine («fayots», «poubelle», «gréviste») ou de mots de cadres
(«disponibilité», «esprit d'équipe»). Travailler attentivement son matériel
revient à accorder un grand crédit au langage indigène, à la capacité de
n'importe quel enquêté à trouver les mots justes ou à inventer sur le moment

1. C'est ce que nous avons tenté de faire dans notre enquête. Cf. tome 1 de Beaud (S.), Pialoux
(M.), Ouvriers de Socbaux : L'affaiblissement d'un groupe. Hantise de l'exclusion et rêve de
formation, rapport de recherche (n°4OO-9O) pour la Mire, avril 1993.

252
L'usage de l'entretien en sciences sociales

des expressions qui ont l'art de condenser ou de dire la vérité sociale d'une
situation. Comme ce proviseur de collège de ZEP qui, pour évoquer la
division sociale de l'établissement situé sur une butte (lieu du quartier HLM),
parle de «jugement dernier» à propos du moment de la sortie du collège : les
«élus» partant à droite pour regagner les pavillons de la vallée, les
«réprouvés» s'en allant à gauche pour retrouver leur HLM. Il ne s'agit pas
d'effectuer une analyse linguistique — les sociolinguistes le font très bien —
mais un travail (au cours même de l'entretien et lors de l'interprétation) de
mise en relation de ces mots et de la position sociale objective des personnes
considérées et des groupes auxquels ils appartiennent. Comme le rappelle
James Spradley, l'ethnographe ne cesse d'effectuer un travail de traduction
entre le langage indigène et le langage ordinaire1.

Le sociologue va aussi prêter une attention particulière à tout ce qui dans un


entretien est dit à demi-mot ou figure entre les lignes, aux hésitations, aux
contradictions plus ou moins assumées, ou encore aux dénégations ou silences
répétés. Le sociologue s'efforce de sentir les moments où la parole hésite ou
balbutie, où l'enquêté se raidit, «se ferme», parce que l'on touche à des aspects
essentiels de son existence sociale. Ce sont ces zones de «résistance» que
l'enquêteur — «expérimenté» et non effrayé d'aller voir dans ces recoins de la
personnalité sociale — sent immédiatement, qui sont les plus intéressantes à
«travailler», à analyser sur le moment et à commenter. À ce titre, la parenté de
l'exercice est forte avec le travail analytique. Cet exercice interprétatif peut
d'ailleurs s'appliquer aussi à des situations d'observation ou à un travail
rétrospectif sur des scènes vécues2. On peut donc considérer qu'un entretien
est aussi intéressant parce qu'il dit que parce qu'il cache ou dit à demi-mot.

Pour illustrer l'importance des silences et des non-dits dans les entretiens,
voici provisoirement quelques exemples tirés de mon enquête de terrain
auprès de lycéens, enfants d'ouvriers de Sochaux-Montbéliard*.

Pour les enfants d'OS immigrés habitant dans les «blocs» (HLM de la région),
l'interrogation sur le travail du père à l'usine suscite malaise et résistance. Que
leur père soit ouvrier spécialisé ou ouvrier qualifié, ils répondent par des
phrases brèves et laconiques ou par des expressions stéréotypées. L'enquêteur
doit les solliciter pour leur «arracher» quelques mots ; il sent assez vite
qu'insister serait déplacé. Il peut alors interpréter l'attitude blasée ou la moue
des enquêtes, face à ses questions, comme autant de manières polies de
l'inviter à mettre un terme à ce point de la discussion. Mais la question
centrale de mon travail m'était progressivement apparue comme devant être
celle de la transmission de l'héritage dans les familles ouvrières, ou plutôt
celle de la rupture de transmission entre la génération des pères et celle des
fils. Or l'interrogation directe sur ce sujet est maladroite, forcément
accusatrice, et même culpabilisante, puisqu'elle oblige les enquêtes à
thématiser, à expliciter la prise de distance avec le père, la rupture progressive
avec l'univers familial, qui, pour être vivables ou supportables, sont le plus

1. Spradley (J)> The Ethnographie Interview, New York, Holt, Reinehart and Wiston, 1979.
2. On pense notamment aux beaux •carnets de socio-analyse- d'Y. Delsaut. Cf. Delsaut (Y.),
•L'inforjetable», Actes de la recherche en sciences sociales, 74, 1988 ; «La photo de classe», Actes
de la recherche en sciences sociales, 75, 1988.
3. Cf. Chapitre VII de ma thèse «La démocratisation du lycée et ses enjeux», in L'usine, l'école et le
quartier. Itinéraires scolaires et avenir professionnel des enfants d'ouvriers de Sochaux-
Montbéliard, thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 1995.

253
Stéphane Beaud

souvent vécues dans le non-dit, dans l'implicite et la gêne réciproque.


Revenaient alors dans la bouche des lycéens enquêtes les mêmes expressions,
chargées affectivement, qui disaient toutes une impression de morbidité et de
dégoût («J'ai toujours eu ça en horreur», «C'est sale», «dégoûtant»...). Le travail
du père, et plus largement les conditions de vie de la famille, l'argent —
autant de thèmes que je n'abordais jamais directement en entretien — ne
semblent pas de l'ordre du dicible. On a l'impression qu'il y aurait trop de
choses à dire et qu'il faudrait accumuler des anecdotes, des détails qui feraient
immédiatement pénétrer dans l'intimité de l'espace familial. Ce serait
forcément devoir parler de la fatigue et de l'usure physique du père, de la
diminution progressive de ses forces, évoquer aussi les peurs à l'usine (celle
d'être muté de poste de travail, celle de tomber dans un secteur plus «dur»,
celle d'être un jour licencié...). En lieu et place de cette chronique impossible
à tenir, les lycéens enquêtes répondent par des soupirs, des phrases
inachevées, des mimiques qui marquent l'impuissance et la résignation ; le
travail de leur père à l'usine est plutôt évoqué avec une sorte d'apitoiement et
de compassion. Dans ce silence des enfants sur le travail du père1, on peut
voir aussi le souci de ne pas céder à la tentation d'une description
misérabiliste de leur famille (de «faire du Zola» comme me l'a dit l'un d'entre
eux). Le silence est peut-être bien la seule manière possible, en situation
d'entretien, de dire le refus de l'héritage ouvrier de leurs parents. Il ne fait
alors qu'exprimer le «respect» que les enfants doivent à la peine des pères et
participe d'une sorte de convention tacite qui régit les relations
intergénérationnelles dans la famille. Le silence opposé à l'enquêteur est donc
la seule réponse digne qu'ils puissent (poliment) faire2. Ils participent d'un
mécanisme de défense à double détente : d'une part, se protéger soi-même, en
préservant son propre avenir, en se donnant une marge de manœuvre afin de
se rattacher à un autre groupe d'aspiration que le groupe ouvrier pour pouvoir
se penser autrement que comme fils d'ouvrier voué à un destin social
d'ouvrier ; et d'autre part défendre «malgré tout» l'estime de ses parents, le
respect de leur travail dur et ingrat, de ce «boulot d'esclave» (expression
maintes fois entendue en entretien ou ailleurs). La situation d'entretien est ici
particulièrement importante. Je les interroge sur leur scolarité passée et
présente, en tant que «lycéens», si bien que le questionnement sur les parents,
le travail du père, peut leur apparaître décentré ou déplacé3. Parler du travail
du père à ce moment de leur carrière scolaire, c'est par essence
contradictoire, c'est concilier un passé qui meurt et un avenir qui lui tourne le
dos, rester fidèle au père «privé» et renier le père «professionnel», respecter
l'autorité du père dans la famille et «contester» la soumission du père à
l'usine. C'est aussi redoubler les expériences sociales vécues au lycée qui leur
ont fait intérioriser la position dominée de leurs parents.

1. Comment parler de la culture du travail d'OS qui ne se décline plus que comme une «culture du
manque» (manque de temps, manque d'argent, manque d'espoir, absence d'avenir) ?
2. Les anthropologues ont montré que, par exemple, dans les sociétés rurales, le silence des
paysans (comme les paysans siciliens) était le seul moyen de faire face à l'univers de violence
sociale dont ils étaient prisonniers. Ce silence contraste avec le besoin de se libérer par la parole
de ces jeunes ouvriers qui parlent de l'usine, du travail ouvrier, de l'ambiance dans les ateliers en
termes très physiques, du point de vue d'une expérience vécue dans leurs corps et dans leurs têtes.
3. Ce sont d'ailleurs les lycéens les plus scolairement acculturés qui auront le plus de mal à
évoquer cette question du travail, alors que les lycéens qui se tiennent à distance de la culture
scolaire peuvent en parler plus librement car la perspective de travailler un jour à l'usine (pas
comme ouvrier mais comme agent de maîtrise ou cadre) ne leur est pas entièrement étrangère.

254
Comment, jeune étudiant, parler de son père ouvrier et immigré ?
Pour faire sentir cette difficulté à parler du travail du père, je présente ici quels
extraits d'un long entretien avec Mehmet, alors étudiant en première année
d'AES au moment où je le rencontre ; fils d'OS immigré turc, il est venu en
France à l'âge de quatre ans. Au milieu de son année de terminale B, il envisage
de s'inscrire en AES pour devenir plus tard fonctionnaire («c'est cool«) ou, pour
reprendre ses propres termes, «fonctionnaire -prof». C'est alors pour lui
l'occasion de recenser les avantages de cette profession et, immanquablement,
de la comparer avec le travail d'usine de son père :

— Ça venait d'où cette idée de faire fonctionnaire ?


— Ben j'aimais bien ce qu'ils faisaient les profs... fonctionnaire -prof quoi !... les
profs, ils étaient tranquilles, ils avaient de bonnes vacances, et puis j'avais des
copains qui avaient eu leurs parents profs. Eux aussi ils voulaient tous faire
prof, c'est peut-être ça qui m'a aussi influencé... [rires]... Alors il [son copain] me
dit : «Ouais c'est bien, il est payé une brique par mois», bon il a des vacances,
deux mois payés, bon ça fait... quand je vois mon père qui travaille... [hésite à
dire le mot, ton plus grinçant]... comme ça là-bas [ne nomme pas l'usine]
— Ton père il travaille à l'usine...
— Ouais il travaille à l'usine [dit très rapidement comme pour couper court à
tout autre question].... je me disais bon ben c'est... c'est vachement mieux !... Et
au moins, si on est fonctionnaire, on a pas l'angoisse d'être virés, quoi... On a
pas l'angoisse... ça dépendra de la conjoncture économique [petit rire]
— Et cette idée de devenir fonctionnaire tu l'as depuis la terminale ou plus tôt ?
Quand t'étais en troisième tu voulais faire quoi ?
— Quand j'étais en troisième ? Ben c'est toujours comme ça, j'ai toujours voulu
faire ça. Quand j'étais gosse, je voulais faire pilote, des trucs comme ça, mais...
[rires]... il faut pas viser trop haut quand même, il faut être réaliste...
— Et quand est-ce que ça t'a paru important le fait de ne pas être viré... ton père
il en parle...
— Ben je vois ce qui... chaque fois qu'il y a un plan social là, je vois comment ils
sont... [se reprend] Je vois comment il est [hésite encore]... Chaque fois qu'il y a
un plan social, ils sont... [ne trouve pas le mot juste ou n'ose pas le dire] Que ce
soit mon oncle qui travaille aussi là-bas, que ce soit lui, ils sont [soupir] Ils ont
vachement peur, quoi !...
— Et vous en parlez un peu, ton père, il te raconte un peu ?
— Ouais... il me fait : «C'est trop, ils nous font trop travailler...» tout ça pour les
dégoûter quoi... pour qu'ils rentrent au pays ou alors qu'ils arrêtent de travailler
c'est tout... [silence]
— Et il travaille dans quel secteur à l'usine, ton père ?
— En peinture, je crois... en peinture, ouais... [silence]
— Et toi t'as jamais voulu travaillé...
— J'ai déjà travaillé dans son truc... ouais j'ai déjà travaillé... en décapage...
— Et tu trouves ça dur ?
— Ben c'est pas... [rires] c'est pas un cadeau ! Mais nous [les 'Scolaires»] on a
pas fait le même boulot... on était en train de nettoyer la peinture. Lui, je sais pas
ce qu'il faisait, ce qu'il fait spécialement... mais de toute façon la peinture, c'est
pas... c'est pas un cadeau hein !... Avec la poussière qu'on a dans... partout... et
puis il y a un moment où il se faisait tout le temps des prises de sang, tout ça,
pour... [...]
— Et pour revenir sur cette question d'école, tu voulais devenir fonctionnaire
mais fonctionnaire-prof, il y avait pas d'autres...
— ... [Me coupani] Ouais fonctionnaire... De toute façon fonctionnaire, c'est...
Moi je voulais un boulot cool... un boulot tranquille... enfin je veux pas dire que
prof c'est tranquille [en me regardant, en se rendant compte de sa 'gaffe»] mais
c'est quand même plus tranquille que les autres boulots, hein ! [silence]
— Oui, c'est plus tranquille que travailler à l'usine...

255
Stéphane Beaud

— C'est plus tranquille que les autres boulots, quoi... [silence]


— Et au cours de ton année de terminale, il y avait aussi...
— [Coupant Oui, il y a eu des trucs... des BTS tout ça, ça m'a tenté... mais après
je me suis dit «les BTS c'est bien gentil mais...» [silence]... il faut travailler comme
un *fo\i»[rires]. Et c'est même pas sûr d'avoir un boulot après. Alors que
fonctionnaire, bon tu passes des concours, c'est dur d'être pris quand même,
mais dès que t'es pris, t'es tranquille... fonctionnaire-flic aussi... flic... voilà... mais
la vue, ça craint aussi, comme je suis myope.

Ce qui est le plus frappant, c'est bien cette hésitation à nommer les choses, à
appeler l'usine par son nom (un «truc»), et aussi ces phrases commencées et
jamais achevées, les différentes contorsions verbales pour tenter de trouver les
mots justes, qui sont autant de moyens qu'emploie le fils pour ménager son
père. Alors que dans la suite de l'entretien, les conflits entre le père et le fils (à
propos de son avenir, des «papiers français» que le fils veut faire, de l'utilisation
de l'argent, des distractions, etc.) sont à peu près assumés par Mehmet — tout
au moins il en parle -, lorsqu'il est sollicité pour évoquer le travail de son père,
il est comme paralysé par l'idée de mal le faire, soit en manquant de compassion
ou de «respect», soit en ne sachant pas lui rendre à sa manière justice. Face à la
peur qu'éprouvent les pères ouvriers à l'usine — des pères diminués
physiquement et socialement — l'enjeu pour Mehmet est d'être un fils «debout»
qui se donne comme but la conquête d'une sécurité d'emploi. L'expression de
«fonctionnaire-prof», ou de «fonctionnaire flic» (de manière à ne plus avoir à
craindre les contrôles de police au faciès dont il est régulièrement victime), par
laquelle le statut juridique protecteur («fonctionnaire») vient redoubler la
désignation par elle-même protectrice de la profession particulière («prof»),
exprime au plus juste la hantise de l'insécurité matérielle et morale dans laquelle
vivent constamment son père en particulier et les OS de l'usine en général.

Les usages différenciés de l'entretien en sciences sociales entretiennent un


rapport étroit avec la légitimité des modes d'enquête. Si l'on a ici plaidé tout
au long de ce texte en faveur de l'entretien ethnographique, c'est en ignorant
provisoirement le fait que le domaine de l'enquête «qualitative» (fondée
principalement sur des entretiens et des observations) n'est pas unifié : les
normes du travail de travail sont floues et trop rarement explicitées. Trop
souvent la seule utilisation intensive d'entretiens (quelles que soient leur
nature et leurs caractéristiques), ou le seul fait d'être allé sur le terrain,
suffisent à promouvoir et baptiser le travail réalisé comme «enquête de
terrain». Un des obstacles principaux que rencontre le travail ethnographique
en France dans sa quête de reconnaissance de légitimité scientifique ne
réside-t-il pas justement dans l'utilisation souvent abusive qui est faite de cette
étiquette ? Les contraintes propres au travail ethnographique offrent une sorte
de prime à ceux qui font ce qu'on pourrait appeler du «faux terrain», c'est-à-
dire qui utilisent a minima les techniques de l'enquête ethnographique,
notamment en privilégiant presque uniquement les entretiens et en restituant
d'une manière très succincte les conditions sociales (précises) de leur recueil ;
leur présence sur le terrain est bien souvent proche de celle des journalistes
(rapidité du séjour sur place) ou déléguée (travail d'enquête effectué par leurs
étudiants sur la base de consignes). La phase du travail de terrain étant
raccourcie, les différentes étapes du travail de collecte et d'interprétation des
données étant escamotées, les résultats de ce type d'enquête sont rapidement
publiés. On pourrait dire ici que la loi de Gresham s'applique parfaitement —
la «mauvaise monnaie (enquête) chasse la bonne» — si bien que les
ethnographes, qui paient le prix en temps de l'entrée sur le terrain et de
l'acceptation par le milieu enquêté, seront toujours en retard, ou plutôt en

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L'usage de l'entretien en sciences sociales

décalage, par rapport à la demande sociale de résultats «sociologiques»,


définis comme tels par les médias Ga «crise des banlieues», l'«exclusion», la
«crise de l'École», les «problèmes des immigrés», la «crise de la jeunesse», la
«crise du politique», etc.), incapables de produire ces pseudo-scoops»
qu'attendent de la part des «sociologues» les professionnels de
l'information1... Autrement dit, dans un contexte de concurrence
intellectuelle de plus en plus régi par la rapidité de publications et où les
sociologues sont de plus en plus sollicités pour donner leur avis sur tout et
n'importe quoi, on peut dire que le vrai travail de terrain n'est pas, à cet
égard, rentable même s'il peut l'être à plus long terme (pour la «science
sociale»).

1. On peut prendre l'exemple des -banlieues- qui voient fleurir des enquêtes mal ficelées, des
interventions à chaud des gens qui interviewent -tout ce qui bouge- sur le terrain.
Progressivement assimilés à de -simples» journalistes, concurrencés par le nombre croissant de
consultants et experts es DSQ, les sociologues éprouvent de plus en plus de difficultés à pénétrer
sur des terrains comme les -cités-, ou en tout cas mettent beaucoup plus de temps à pouvoir y
être acceptés.

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