Beaud, L'Usage de L'entretien en Sciences Sociales.
Beaud, L'Usage de L'entretien en Sciences Sociales.
Beaud, L'Usage de L'entretien en Sciences Sociales.
Beaud Stéphane. L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l'«entretien ethnographique». In: Politix, vol.
9, n°35, Troisième trimestre 1996. pp. 226-257.
doi : 10.3406/polix.1996.1966
http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1966
Stéphane Beaud
Université de Nantes
1. C'est en 1979 que Y. Grafmeyer et I. Joseph traduisent un recueil de textes intitulé l'École de
Chicago, Paris, Champ urbain. Sur la biographie, voir Peneff (J)> La méthode biographique, Paris^
A. Colin, 1994, et l'article de Mauger (G.), «Mai 68 et la biographie», Les Cahiers de l'IHTP, 1986. A
la suite de cette réhabilitation parfois ambiguë du «vécu», certains sociologues ont pointé le
risque d'une régression en deçà des acquis de l'analyse relationnelle : fétichisme des
microobjets, oubli des «structures», disqualification a priori de toute enquête statistique. Cf. Dans des
registres différents, Chamboredon Q.-C), «Le temps de la biographie et les temps de l'histoire.
Réflexions sur la périodisation à propos de deux études de cas», in Fritsch (P.), dir., Le sens de
l'ordinaire, Paris, CNRS, 1983 ; Bertaux (D.), «L'approche biographique : sa validité
méthodologique, ses potentialités», Cahiers internationaux de sociologie, LXIX, 1980 ; Bourdieu
(P.), «L'illusion biographique», Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986, et, outre
différents développements sur ce thème, Passeron Q.-C), «Le scénario et le corpus. Biographies,
flux, itinéraires, trajectoires», in Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991-
2. Voir, en particulier, le chapitre «Comprendre».
3. Mayer (N.), «L'entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La Misère du monde; Revue
française de sociologie, 36, 1995 ; Grunberg (G.), Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une
approche réductionniste», Revue française de science politique, 46 (1), 1996.
4. À travers ce que J.-M. Chapoulie appelle «l'étude empirique des activités de recherche dans
leurs aspects les plus concrets» («La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et
la classe ouvrière», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991, p. 321). J'ai effectué moi-même de
nombreux entretiens comme «sociologue de terrain» et serai fréquemment amené à mobiliser ma
propre pratique de chercheur pour exemplifier mon propos. Je tiens toutefois à préciser que je
tire l'essentiel de ce savoir du long travail réalisé avec M. Pialoux sur le terrain de Sochaux-
Montbéliard, notamment à l'occasion de nombreux entretiens effectués avec lui au cours desquels
j'ai beaucoup appris ; de mon expérience d'enseignement, en collaboration avec F. Weber, de
l'enquête ethnographique depuis six ans au DEA de sciences sociale (ENS/EHESS) ; du stage de
terrain de ce même DEA et des discussions avec A. Bensa.
1. Ce papier achevé, paraît en libraire le livre de Kaufmann Q.-Cd, L'entretien compréhensif, Paris,
Nathan, 1996, qui touche à des questions proches de celles abordées ici mais que nous n'avons pas
eu le temps de discuter. Voir également Combessis Q.-C.), La méthode en sociologie , Paris, La
Découverte, 1996.
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Stéphane Beaud
1. Passeron 0.-C.), «La constitution des sciences sociales«, Le Débat, 90, 1996, p. 105.
2. À la différence des États-Unis où la conjonction de la tradition sociologique d'enquête de
terrain liée à ce qu'on appelle l'École de Chicago et la mise en œuvre d'une sociologie par
questionnaire sur la base d'entretiens exploratoires (en liaison étroite avec la mise en place des
Instituts privés de sondages) a suscité, dès les années 1950, une abondante littérature sur le sujet.
En France, on peut citer l'article de Kandel (L.), «Réflexions sur l'usage de l'entretien, notamment
non-directif, et sur les études d'opinion», Épistémologie sociologique, 13, 1972. Il est frappant par
exemple que la Revue française de sociologie ait consacré, depuis sa création, plusieurs articles
méthodologiques au questionnaire, notamment portant sur le problème des questions «ouvertes»
ou «fermées», mais très peu d'articles sur l'entretien, hormis les deux articles de «politologues»,
celui de 1975 de G. Michelat («Sur l'utilisation de l'entretien non-directif en sociologie», Revue
française de sociologie, 16, 1975), et le compte rendu critique de N. Mayer de la Misère du monde,
art. cité.
3. La «méthode des enquêtes» comme l'appelait presque mystérieusement Lévy-Bruhl ; même G.
Gurvitch s'éprend de la sociométrie, mobilisée comme contre-feu aux enquêtes d'opinion
introduites par J. Stoetzel, cf. Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au
Centre d'études sociologiques (1946-1960)», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991.
4. Chapoulie Q.-M), «La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe
ouvrière», art. cité, p. 343.
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L'usage de l'entretien en sciences sociales
1. Ibid., p. 356.
2. Ibid. p.354.
3. S'il existait alors une liberté formelle des chercheurs, notamment par rapport à l'objet et à
l'orientation de leur recherche, J. Heilbron rappelle une restriction essentielle : «II fallait respecter
la division du travail, selon laquelle les "grandes" questions, théoriques et autres, étaient réservées
aux professeurs. Cette division du travail, très marquée dans les attitudes et les attentes
réciproques, a renforcé la distinction entre travaux "théoriques" et "empiriques", qui avait
caractérisé la sociologie de l'immédiat après-guerre-, (Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les
débuts de la recherche au Centre d'études sociologiques (1946-1960)», art. cité, p. 371).
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Stéphane Beaud
1. Morin (E.), «L'interview dans les sciences sociales et à la radiotélévision», Sociologie, Paris,
Fayard, 1984, p. 187 (article paru dans Communications, 7, 1966).
2. Avec l'exception de Chombart de Lauwe, ancien élève de Mauss, qui est peut-être le seul
ethnologue de formation à avoir rapatrié en sociologie la méthode de l'observation directe.
3. En France, dans les années trente, ce sont les géographes héritiers de Vidal de la Blache et les
folkloristes qui «vont sur le terrain».
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L'usage de l'entretien en sciences sociales
Avant d'aborder directement les effets exercés sur le travail par entretiens par
la domination du critère de méthode statistique dans la sociologie française
d'après-guerre, il convient de dissiper les malentendus liés à la taxinomie des
enquêtes sociologiques. Or la division entre méthodes «quantitatives» et
«qualitatives» (fortement institutionnalisée dans les enseignements
universitaires) est, pour une large part, une fausse opposition2 ; elle a
néanmoins pour effet d'homogénéiser artificiellement le domaine des études
dites «qualitatives», et plus particulièrement celui des enquêtes «par
entretiens». Cette même distinction confère une unité méthodologique à des
travaux qui se caractériseraient plutôt par une très forte diversité dans la
manière de réaliser et de traiter les entretiens. L'examen détaillé des différents
types d'entretien sociologique nécessiterait un travail de longue haleine ; on
se contentera donc de présenter quelques hypothèses (provisoires) de
recherche sur cette question.
1. «Le critère de la méthode Qe droit de définir et d'enseigner la bonne méthode) s'est révélé la
meilleure arme entre les mains des hiérarchies universitaires pour qui le contrôle d'un
enseignement est d'abord la clef du recrutement d'un corps de métier, public ou libéral», cf.
Passeron (J~C)> Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 105- D'une part, ce statut incertain de
l'entretien dans l'enquête se traduit concrètement dans les modalités de la formation à la
recherche. D'autre part, la seule observation de la procédure du recrutement universitaire en
sociologie fait bien apparaître l'écart entre le nombre croissant de -jeunes fieldworkers» et
l'absence de postes correspondant à cette spécialité. Il faudrait étudier en détail le •fléchage» des
postes en sociologie et s'interroger sur cette absence.
2. Cf. Heran (F.), «Sociologie de l'éducation et sociologie de l'enquête : réflexions sur le modèle
universal iste-, Revue française de sociologie, 32, 1991, et Weber (F.), •L'ethnographie armée par
les statistiques», Enquête, 1, 1995.
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Stéphane Beaud
— Ensuite, ce mode d'enquête institue une coupure très nette entre, d'un côté,
le travail par entretien et, de l'autre, l'observation : le contexte de l'entretien
est largement absent, la scène de l'interaction rarement décrite, si bien que la
seule homogénéité des données recueillies est celle du «texte» des entretiens
qui en résultera après décryptage des cassettes. Faute de données sur le
contexte, notamment le contexte dénonciation des différents locuteurs, une
des pentes possibles d'interprétation est celle de la production de données
quantifiées sur les entretiens.
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L'usage de l'entretien en sciences sociales
On peut ainsi repérer cette espèce de loi méthodologique non écrite dans le
«paratexte» des travaux des sociologues, notamment dans les annexes
méthodologiques des articles de revue ou des thèses, et surtout dans les
discussions collectives des travaux (soutenances de thèse, commissions du
CNRS) au cours desquelles se transmettent de manière implicite les normes
méthodologiques du travail scientifique dans la discipline. Pour qu'un travail
de type qualitatif soit estampillé «sociologique», se démarquant ainsi d'un pur
travail «ethnologique», tout se passe comme si travail fondé principalement
sur un recueil d'entretiens devait impérativement comprendre, ou plutôt
exhiber, un nombre élevé d'entretiens (N au moins égal à 50 mais, mieux
encore, N = 100, voire >100).
Comment faire pour que, dans les enquêtes par entretiens, l'administration de
la preuve ne finisse pas par reposer in fine sur un raisonnement de type
quantitatif où l'on fait jouer à l'entretien le seul rôle de pourvoyeur de
données quantifiables ? Comment éviter d'utiliser ainsi à contre-emploi
l'entretien approfondi ou de le sous-utiliser ? On défend ici l'idée que la force
heuristique de l'entretien sociologique tient — à condition qu'il s'inscrive
dans une enquête ethnographique qui lui donne un cadre de référence et lui
fournit des points de référence et de comparaison — à sa singularité que le
1. Par exemple elle se diffuse, plus ou moins inconsciemment, auprès des étudiants à qui leurs
directeurs de thèse demandent beaucoup d'entretiens et qui se retrouvent alors obsédés par la
recherche d'interviews à réaliser. L'expérience pédagogique, acquise lors d'encadrements
informels de travaux d'étudiants de DEA (souvent novices en enquête à ce stade de leur cursus
puisque beaucoup viennent d'autres disciplines — sciences politiques, histoire, économie),
montre que maints étudiants en sociologie craignent toujours de ne pas en faire assez, et donc en
font trop, accumulant de manière désordonnée des entretiens qu'ils peinent ensuite à retranscrire,
sans prendre le temps de les travailler en profondeur, de réfléchir à la construction de l'objet et à
la réélaboration progressive de la problématique de départ. La réalisation des entretiens
ressemble alors à ce que Y. Winkin appelle des «aspirateurs à données« (reprenant une des
expressions favorites de Birdwhistell). Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la
théorie au terrain, Bruxelles, De Boeck Université, 1996.
2. Lors de la présentation d'un contrat de recherche en réponse à un appel d'offres du ministère
de l'Éducation nationale, notre projet d'enquête, fondé sur la comparaison de deux enquêtes de
terrain dans deux quartiers DSQ de Montbéliard («banlieue» de l'usine-Genevilliers, banlieue
parisienne), a été présélectionné mais finalement non retenu. Cherchant légitimement à en
connaître les raisons, on a pu obtenir, non sans mal, comme simple explication que notre projet
était «trop ethnographique».
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Stéphane Beaud
sociologue peut faire fonctionner comme cas limite d'analyse, qui lui confère
un pouvoir de généralité. Restreindre le travail intensif sur un nombre somme
toute limité d'entretiens, c'est d'une certaine manière faire confiance aux
possibilités de cet instrument d'enquête, notamment celle de faire apparaître
la cohérence d'attitudes et de conduites sociales, en inscrivant celles-ci dans
une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et collective.
1. Cf. Beaud (S.), «Stage ou formation ? Les enjeux d'un malentendu. Notes ethnographiques sur
une mission locale de l'emploi», Travail et Emploi, 67 (2), 1996.
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L'usage de l'entretien en sciences sociales
parents d'élèves FCPE de collèges en ZEP. Je n'ai pas pu ou pas voulu tous les
exploiter car, d'une part, il y avait une forte redondance des thèmes abordés,
et d'autre part, j'ai préféré faire porter mon effort de transcription et
d'interprétation sur les deux longs entretiens particulièrement riches avec une
famille ouvrière1. Ces deux entretiens, réalisés à un an d'intervalle, livraient ce
que l'analyse statistique ne permet pas d'éclairer : les processus
d'enchaînement singuliers, l'entrelacement étroit de thèmes dissociés (l'école,
le quartier, le rapport à l'avenir, celui des enfants, celui de soi-même). Autre
exemple, dans une série d'entretiens réalisés avec des lycéens d'origine
populaire, j'ai progressivement centré mon attention sur le passage du collège
d'un quartier HLM périphérique au lycée du centre-ville au moment de
l'entrée en seconde, réalisant une série d'entretiens sur ce seul thème, en
sélectionnant des questions qui me sont apparues, au fil du temps, pertinentes
et significatives : position spatiale dans la classe, rapport avec l'enseignant,
type de prise de parole en classe, mode d'occupation de l'espace dans
l'enceinte du lycée, rythmes temporels (cantine ou retour à la maison), mode
de constitution de réseaux d'amis. J'ai ainsi longuement analysé un très riche
entretien avec une fille du quartier qui a vu son univers s'effondrer en passant
au lycée2.
1. Cf. Beaud (S.), «L'école et le quartier. Des parents ouvriers désorientés», Critiques sociales, 5-6,
1994.
2. L'entretien a lieu, chez elle, lors des vacances de Toussaint au moment où elle est encore sous le
choc de son arrivée au lycée : perte des points de repère spatiaux et temporels, séparation de ses
anciennes copines, isolement dans sa classe, peur de ne pas être à la hauteur scolairement (elle
me l'avoue) et socialement (ce qu'elle dit à demi-mot). «On est traumatisées« ne cesse-t-elle de
répéter tout au long de l'entretien pour évoquer le choc culturel reçu en fréquentant, au cours de
ces premiers mois, le lycée •bourgeois». Le récit de K. Kelkal offre ici de frappantes similitudes
avec ceux que j'ai pu recueillir à Sochaux-Montbéliard. C'est lorsqu'il quitte le milieu protégé du
quartier et du collège de Vaux-en-Velin (où il était «bon» élève) pour entrer au lycée à Lyon (dans
le 7e arrondissement) qu'il est «perdu», se heurtant aux préjugés sociaux.
3. Cf. Weber (F.), Le travail à côté, Paris, EHESS-INRA, 1989 ; Schwartz (O.), «L'empirisme
irréductible», postface à Anderson (N.), Le Hobo, Paris, Nathan, 1993. Comme le rappelle Y.
Winkin dans les conseils qu'il prodigue à ses étudiants avant de les envoyer sur le terrain : «Les
étudiants à qui je propose cette méthode de travail apparemment fort astreignante essaient
souvent d'y échapper en emportant sur le terrain un enregistreur, un appareil photo sinon une
caméra vidéo. Je les en décourage toujours. L'observation doit d'abord passer par le travail à
l'oeil nu, les notes prises un peu à la sauvette sur le terrain et les longues réécritures dans le
journal, le soir au coin du feu... Ce n'est que beaucoup plus tard, bien implantés sur votre site que
vous pourrez éventuellement enregistrer vos données. R. Birdwistell formé dans les années
quarante au département d'anthropologie de l'Université de Chicago est celui qui m'a formé à ce
type de travail ethnographique à l'Université de Pennsylvanie dans les années soixante-dix. Il ne
voulait pas que nous travaillions avec une caméra ou un appareil photo en disant que c'était, pour
prendre ses deux expressions, tantôt un aspirateur — on collecte les données sans savoir ce que
[suite de la note page suivante]
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Stéphane Beaud
Dans les entretiens que j'ai pu réaliser avec des parents ouvriers ou leurs
enfants lycéens, habitant un quartier d'habitat social particulièrement dégradé
de la région de Sochaux-Montbéliard, l'observation des lieux — lorsqu'on me
laissait accéder aux appartements3 — montrait bien comment les habitants de
ces immeubles délabrés, promis éternellement à être réhabilités, tentaient à
travers l'aménagement de leur espace intérieur de mettre à distance la «cité»
(la «pourriture» du monde extérieur) : la propreté des lieux contrastant avec la
saleté de la cage d'escalier, l'aspect neuf des papiers peints avec la peinture
écaillée et les revêtements muraux décrépis, le petit bruit du filet d'eau coulant
l'on aspire, on a un sac plein, on l'étalé et on ne sait pas quoi en faire — tantôt un préservatif :
vous vous protégez contre le danger, vous vous sentez à l'aise derrière votre caméra, c'est une
manière de ne pas vraiment être en face-à-face avec l'autre et cela risque de ruiner votre terrain-,
Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain, op. cit., p. 112.
1. On peut citer les travaux d'A. Chauvenet et G. Benguigui sur les surveillants de prison et le
travail que mène M. Pialoux sur l'usine de Sochaux depuis 1983. Encore faut-il préciser que ce
dernier a pris soin de délimiter son cadre, de centrer son travail d'abord sur l'usine de garniture
(alors qu'il a réalisé une série d'entretiens approfondis avec C. Corouge, OS dans cet atelier),
ensuite sur les ateliers dits de «finition» de l'usine de carrosserie et enfin sur la nouvelle usine de
HC1 lorsque les ouvriers y ont été transférés de 1989 à 1990. Ce long travail fondé sur une
multiplicité d'entretiens (avec des ouvriers, qualifiés et non qualifiés, jeunes et vieux, hommes et
femmes, ruraux et urbains, français et immigrés, mais aussi avec des agents de maîtrise, qu'ils
soient «moniteurs», chefs d'équipe ou contremaîtres) lui a permis d'accumuler une très grande
connaissance à la fois de l'usine — des méthodes de production et des changements du travail
ouvrier, de la vie sociale et syndicale de ces ateliers — et du «hors-usine» (quartier, école, vie
politique locale, etc.) à partir de laquelle prend sens le travail par entretiens que nous avons pu
ensuite réaliser ensemble. Mais il est certain que, dans la plupart des cas, rien ne remplace la
richesse de l'observation directe, si le sociologue sait aussi ne pas rester enfermé dans le seul
point de vue de l'observation hic et nunc.
2. Par exemple, dans la série d'entretiens réalisés avec C. Corouge par M. Pialoux, celui-ci montre
bien que le discours qui lui est tenu par cet ouvrier spécialisé varie fortement selon le moment où
l'entretien a lieu (immédiatement après le travail d'usine, la veille de reprendre le travail le lundi,
juste après un incident dans les ateliers. Cf. «Chronique Peugeot», Actes de la recherche en
sciences sociales, 52-53, 54, 57, 60, 1984, 1985.
3. J'ai réalisé la plupart de mes entretiens avec les lycéens en dehors de chez eux (dans un parc
public l'été, au café ou dans un local jeunes) car ils me cachaient soigneusement l'endroit où ils
habitaient, me demandant par exemple de les déposer en voiture sur la place du centre
commercial et regagnant à pied leur domicile.
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L'usage de l'entretien en sciences sociales
Dans un article récent1, Michel Pialoux montre bien que seule l'analyse
détaillée du contexte d'entretien — des difficultés de la prise de contact
initiale par téléphone au récit-analyse des différentes phases du déroulement
de l'entretien, en passant par l'observation des attitudes, mimiques, bruits tant
dans l'échange de face-à-face que hors de la scène elle-même de l'interview —
permet de donner tout son sens aux propos qui lui sont alors tenus par les
enquêtes. Lors d'une enquête (réalisée avec Dominique Baillet, étudiant de
DEA) sur les parents d'élèves d'un quartier HLM d'une petite ville du centre
de la France, nous éprouvions les plus grandes difficultés, du fait de l'absence
d'association de parents, à trouver un «contact» et à commencer un premier
entretien. Demandant à la postière de l'annexe située au rez-de-chaussée d'un
des immeubles du quartier de nous indiquer qui pourrait accepter de nous
rencontrer, celle-ci nous donne quelques noms de familles du quartier qui lui
paraissent recommandables. On se rend chez l'une d'entre elles, un enfant de
dix ans environ nous répond (ses parents sont absents, «chez le médecin avec
la petite») et nous invite à revenir en début d'après-midi. Lorsque nous
revenons à I4h, un enfant qui nous a observés à travers le judas crie, avec
jubilation, en direction de ses parents: «C'est les étudiants ! C'est les
étudiants !». Le moment est important, nous étions attendus, le café nous est
immédiatement servi, toute la famille est réunie autour des deux étudiants,
l'entretien se prolongeant, les courses traditionnelles au supermarché du
samedi après-midi seront repoussées de deux heures. L'entretien a lieu dans la
salle à manger autour de la table, le père et la mère2 assis en face de nous, les
quatre jeunes enfants font cercle autour de nous, participant parfois à la
conversation, apportant à tour de rôle leurs cahiers ou leurs livres à chaque
fois que leurs parents cherchent à nous convaincre de la véracité de leurs
dires, comme autant de preuves matérielles de leur bonne volonté de «parents
d'élèves» et de leur bonne foi. L'entretien se clôt par la visite guidée de
l'appartement où l'on nous présente les chambres d'enfants : d'un côté la
«chambre des jouets» et la chambre des lits (deux lits superposés dans la
même chambre). L'ensemble de la famille participe à l'entretien, qui sera de
ce fait difficile à retranscrire, les paroles des uns et des autres se chevauchent,
le père et la mère parlent souvent à l'enquêteur qu'ils ont face d'eux, comme
s'ils avaient chacun beaucoup à dire sur (et contre) l'école (et les «instit») et
que chacun voulait convaincre son interlocuteur du bien fondé de ses
critiques. L'entretien ne prend tout son sens que dans le contexte ; cette
famille à la fois fortement mobilisée scolairement et déjà confrontée aux
échecs des aînés, qui attend de la part des étudiants que nous sommes, sinon
une aide directe, du moins une alliance temporaire contre leurs ennemis
structurels — institutrices, travailleurs sociaux, psychologues scolaires — qui
voudraient leur faire reporter sur eux seuls, en tant que parents, la faute de
1. Pialoux (M.), «L'ouvrière et le chef d'équipe ou comment parler du travail ?•, Travail et emploi,
62, 1995.
2. Le père, 35 ans, travaille comme ouvrier d'entretien dans une société de réfection des
appartements HLM du Département. La mère travaille au foyer depuis le début de leur mariage. Le
couple a cinq enfants, l'aîné a douze ans et la dernière un an. Les quatre fils, scolarisés dans les
écoles primaires du quartier, rencontrent presque tous des difficultés scolaires importantes —
notamment le troisième dont le cas est évoqué d'emblée et dont on ne sait pas s'il a deux ou trois
ans de retard.
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Stéphane Beaud
1. Cf. Pinçon (M.), Pinçon-Chariot (M.), «Pratiques d'enquête dans l'aristocratie et la grande
bourgeoisie : distance sociale et conditions spécifiques de l'entretien semi-directif», Genèses, 3,
1991.
2. Cf. Chamboredon (H.) et alii, «S'imposer aux imposants», Genèses, 16, 1994. La situation est bien
sûr différente lorsque les enquêtes sont confrontés à des sociologues professionnels, plus âgés, qui
se laissent moins facilement intimider. On peut parfois s'interroger sur la nécessité de faire
réaliser aux étudiants «politistes» des entretiens dans des conditions difficiles, parfois impossibles,
en les confrontant directement avec des hommes politiques qui les manœuvrent à leur guise en
leur faisant subir toutes les formes de leur pouvoir.
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L'usage de l'entretien en sciences sociales
entreprises qui étaient leurs lieux d'enquête, voulaient, à tout prix, réaliser des
entretiens avec des cadres, alors leurs collègues de travail. Les interviews
avaient lieu naturellement sur le lieu de travail et, bien sûr, les enquêteurs se
heurtaient régulièrement à des enquêtes récalcitrants, qui, de «collègues
sympas» se transformaient soudain en interviewés difficiles, raides, peu
bavards. Les entretiens dépassaient rarement les 30 mn ou les 45 mn, aucune
donnée sur la sphère du «hors-travail» (famille, origine sociale, destins
scolaires et professionnels de la fratrie) ne pouvait être recueillie durant cette
période limitée de temps. Certains de ses étudiants s'en contentaient car ils
apportaient des «informations» là où la tenue régulière du journal de terrain
aurait largement suffi et aurait été particulièrement pertinente. Il existe bien un
risque d'appliquer de force des techniques d'enquête à des objets qui lui leur
résistent fortement.
1. J'ai déjà évoqué cette question lors de la discussion critique d'un article de B. Lahire. Beaud
(S.), «Quelques observations relatives au texte de B. Lahire», Critiques sociales, 8, 1996.
2. Je peux évoquer ici un souvenir personnel d'entretiens -directifs- menés dans le cadre d'une
enquête à TIRES (Institut de recherches économiques et sociales), dans le cadre d'un contrat de
recherche financé par le ministère de la Recherche et de la Technologie et l'ANACT sur la
•négociation syndicale des nouvelles technologies-. La conception très dirigiste de l'enquête par
nos bailleurs de fonds qui souhaitaient avant tout des résultats de recherche conformes à cette
forme de négociation collective qu'ils voulaient imposer aux •partenaires sociaux- (qui, si on les
avait écoutés, aurait réduit à peu de chose le travail de recherche) a fait qu'ils nous avaient
littéralement imposé un guide d'entretien très quadrillé et quasi ubuesque (cinq pages
dactylographiées, une série de questions très précises). Le choc était alors violent pour les
syndicalistes, le fil de leur parole était sans cesse rompu ; en suivant aveuglément notre guide
d'entretien, on prenait à contre-pied nos interlocuteurs et on -cassait- entièrement la relation
d'enquête, finissant par -saboter- des entretiens qui auraient pu être très riches.
239
Stéphane Beaud
L'utilisation d'un guide d'entretien «serré» place donc nos interlocuteurs dans
la position de «répondant» à une série limitée de questions, qui peut leur
paraître rapidement fastidieuse, comme l'illustrent, par moments, les regards
furtifs et inquiets en direction du guide d'entretien, craignant qu'il reste
encore beaucoup d'autres questions Surtout elle coupe court à toute possibilité
de libération de parole de la part de l'enquêté ; or un des ressorts les plus sûrs
de l'entretien ethnographique, «non directif», consiste justement dans la
possibilité qu'il offre de faire s'enchaîner des idées, de faire couler le locuteur
selon sa pente (au moins dans un premier temps), par le libre jeu des
associations d'idées (la parenté avec la séance de psychanalyse est ici
patente), ce qui nécessite de la part de l'enquêteur une grande disponibilité
d'écoute. Or la succession de questions empêche que se déclenche une
dynamique de l'entretien qui, si elle se réalise, finit par faire ressembler
l'interview à une conversation à «bâtons rompus».
En outre, le guide posé devant les yeux de l'enquêteur accroît les chances de
faire percevoir l'entretien comme une simple série de questions, de type
parfois scolaire, auquel l'enquêté, pour «bien faire», va chercher à s'ajuster :
en livrant une série de réponses brèves et non approfondies, en attendant
sans cesse les futures questions du sociologue, en ne se laissant pas aller,
comme bridé par le «questionnaire». Cette configuration est d'autant plus
probable que cette représentation de l'échange se fait sur le mode de
l'assimilation de l'entretien au «sondage». Combien de fois s'entend-on dire,
au moment de solliciter un entretien : «Oui, c'est pour répondre à un
sondage», «Je dois répondre à vos questions, c'est bien ça ?». Une des
premières tâches de l'enquêteur est de lutter contre cette représentation de
l'entretien, en usant de périphrases ou d'artifices («Non, c'est pas exactement
ça, on vous demande votre point de vue»...), avec comme objectif de rassurer
les enquêtes sur ce que sera l'entretien. Il lui faut très fréquemment lutter
contre l'image négative que ceux-ci peuvent avoir d'eux-mêmes, qui les
empêche de se considérer dans un premier temps comme de possibles
«bons» interlocuteurs («Vous savez, moi j'ai rien à dire», «Allez plutôt voir un
tel, il vous renseignera mieux que moi», ou «Parler comme ça, c'est pas mon
fort», «On va essayer, vous verrez bien ce que ça va donner et ce que vous
allez en tirer», et dès les premiers moments de l'entretien, l'avertissement : «Je
suis issu d'un milieu modeste», etc.), représentation d'eux-mêmes qui est
directement liée à leur expérience scolaire («J'ai pas fait beaucoup d'études»,
«J'ai jamais été doué à l'école») et dont se sont en partie libérés les porte-
parole des classes populaires (élus politiques, délégués syndicaux, militants
associatifs, etc.). D'une certaine manière, une grande part du travail de
l'enquêteur consiste dans l'entretien à annuler ou à faire oublier le sentiment
de dépréciation de soi que peuvent éprouver les enquêtes, qui ferait d'eux, a
priori, des locuteurs «imparfaits». Il faut faire en sorte que ces derniers se
sentent progressivement avoir droit au chapitre, en devenant au fil de
l'entretien des enquêtes entièrement légitimes, n'hésitant plus à parler
longuement de leurs expériences personnelles, et ce dans les termes du
langage ordinaire. Le déroulement de l'entretien le montre bien car on note
des différences significatives de registre de langage entre le début de
l'entretien — où l'enquêté s'ajuste au niveau officiel du langage, empruntant
240
L'usage de l'entretien en sciences sociales
241
Stéphane Beaud
niveau le plus détaillé qui soit (histoire familiale du côté paternel et maternel,
trajectoire scolaire, professionnelle, résidentielle, appartenances politiques et
religieuses, etc.).
Une des principales difficultés pratiques que rencontre tout «intervieweur» est
la tendance des enquêtes à vouloir prendre de la hauteur, à livrer un
«témoignage» à portée générale, d'un «bon niveau», en s'ajustant ainsi à ce
qu'ils perçoivent être les attentes de l'enquêteur. Cette attitude des enquêtes
varie, bien sûr, selon les milieux sociaux, et a tendance à être plus fréquente
lorsque s'élève le niveau de ressources sociales et culturelles.
1. Enquête collective menée dans le cadre d'une préparation d'une session de Critiques sociales.
Cf. Beaud (S.), Weber (F.), «Des professeurs et leurs métiers face à la démocratisation des lycées»,
Critiques sociales, 3-4, 1992.
2. Lors de la même enquête à TIRES, j'avais progressivement mis au point comme tactique
d'enquête d'interroger en priorité les délégués du personnel, les plus proches de la •base- et de
la vie des ateliers.
3. Cf. La critique du style indirect par C. Grignon et J.-C. Passeron dans le savant et le populaire,
Paris, Gallimard-Seuil, 1989.
242
L'usage de l'entretien en sciences sociales
1. Sur cette question, on peut citer ici la série des «Chroniques Peugeot, art. cités. Pialoux (M.),
•Alcool et politique dans l'atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie des années quatre-
vingt», Genèses, 7, 1992 ; Schwartz (O.), «Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique.
Matériaux lacunaires», Politix, 13, 1991.
243
Stéphane Beaud
S'il est bien naturel de laisser dans un premier temps la personne interviewée
développer plus ou moins longuement son point de vue, couler selon sa
pente, «suivre son fil» — autant d'expressions que l'on utilise pour faire
comprendre que l'enquêté suit ce que Goffman appelle une «ligne d'action» -,
il arrive toujours un moment dans l'entretien où l'enquêteur doit «reprendre
la main», approfondir des questions, clarifier des choses restées obscures,
faire dire ce qui a été précédemment dit à demi-mot, revenir sur ou éclairer
des contradictions que l'on a pu repérer dans les propos des enquêtes, et
contribuer ainsi à faire la lumière sur un certain nombre de faits passés sous
silence ou restés obscurs. L'intervieweur ne cesse donc pas d'être «actif» (et
acteur), ne serait-ce que par son comportement non verbal de face-à-face : par
des mimiques d'approbation, d'étonnement, de compassion, d'effarement.
Bref l'enquêteur dispose d'une palette de moyens verbaux et non verbaux
pour gérer la distance et la proximité avec l'enquêté. Il peut par moments se
rapprocher physiquement de son interlocuteur, comme pour mieux l'entendre
et prêter une plus fine attention à ses propos, ou au contraire se reculer sur sa
chaise ou son fauteuil comme pour prendre du recul et marquer alors une
distance avec l'enquêté ; en ce sens, la grille d'analyse appliquée par Goffman
aux scènes de la vie quotidienne devrait être appliquée à l'entretien
ethnographique. Le sociologue, expert es entretien, saura jouer pleinement de
ce jeu de la distance et de la proximité, pouvant manifester tour à tour des
1. «À partir d'une question initiale assez large, et en adoptant une posture d'écoute neutre mais
non passive, contrairement à ce qu'affirme P. Bourdieu, l'enquêteur aide l'enquêté à développer
ses opinions à sa manière, dans le cadre de la vision du monde qui lui est propre», Grunberg (G.),
Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une approche réductionniste», art. cité.
244
L'usage de l'entretien en sciences sociales
Contre le point de vue «méthodologiste» qui pose une série de recettes pour
«réussir» un entretien (comme on «réussit» un bon plat), il convient de
rappeler qu'une relation d'entretien se construit de bout en bout, ce dès la
première prise de contact, et qu'elle se réfléchit en permanence. À partir de
quelques indices, obtenus par observation ou dans les premiers échanges,
l'enquêteur doit savoir, comme dans un jeu de pistes social, se mettre sur la
bonne voie, repérer rapidement les thèmes qui «marchent», qui permettent de
lancer l'enquêté sur des questions qui touchent de près son existence sociale.
La conduite d'un entretien ne cesse de mettre en jeu et de susciter des
interprétations de la part de l'enquêteur qu'il est contraint d'effectuer «à
chaud». À ce titre, l'entretien ethnographique exige un travail constant et
minutieux d'écoute1 : l'enquêteur, aux aguets, est comme à l'affût du moindre
indice, de la moindre information «sociologique» — de type verbal, mais
aussi non verbal, comme les nombreux silences, hésitations, soupirs, et
diverses formes de mimique qui suppléent ou accompagnent les propos de
l'enquêté — qu'il enregistre et dont il se sert à l'occasion pour faire avancer
son enquête en cours sur la personne sociale de l'enquêté. En accumulant
ainsi tout au long de l'entretien un certain nombre d'indicateurs sociaux
objectifs et d'indices subjectifs, le sociologue peut commencer à faire, chemin
faisant, un certain nombre de rapprochements «socio-logiques», à prévoir de
futurs résultats et ainsi tester la probabilité de réponses à certaines de ses
questions. Il peut même, une fois bien assuré d'un certain nombre d'acquis de
la recherche, suggérer des interprétations à ses interlocuteurs qui abondent
dans son sens, ou parfois le contestent et relancent ainsi le «débat».
réponse est sûre : il ne sert pas à grand chose de lui faire lire un manuel de
méthodologie qualitative. Mieux vaut parler de ses propres angoisses, de ses
propres essais et erreurs. Mieux vaut commencer tout petit : un petit terrain (le
café est l'exemple paradigmatique), quelques idées empruntées au Goffman de
la Présentation de soi, quelques schémas. Et peu à peu la confiance viendra«2.
1. Ce n'est pas un hasard si on sort toujours fatigué, parfois épuisé, d'un entretien approfondi.
C'est moins le fait de la longueur en tant que telle de l'entretien (même si certains d'entre eux
peuvent durer trois ou quatre heures d'affilée) que celui de la tension liée à la nécessité de
relancer avec à propos l'enquêté. On recommande aux étudiants de ne pas les multiplier (un par
jour serait l'idéal).
2. Winkin (Y.), Anthropologie de la communication . de la théorie au terrain, op. cit., p. 101. Une
autre façon de s'initier à la pratique des entretiens consiste à lire des entretiens commentés,
lorsqu'ils sont présentés intégralement, entretiens qui ont acquis, il y a peu, un véritable statut de
[suite de la note page suivante]
245
Stéphane Beaud
Un des premiers problèmes à soulever est cette espèce d'idée reçue, véhiculée
par ceux-là mêmes qui ont appris la sociologie «sur le tas», selon laquelle
l'entretien ne serait pas justiciable d'un enseignement méthodique, qu'il
relèverait uniquement de ce qu'on pourrait appeler le «flair» sociologique de
l'enquêteur. On retrouve même chez certains anthropologues cette conception
«idéaliste» du métier . apprendre les techniques de l'enquête de terrain, dans un
rapport maître-compagnon comme lors d'un stage par exemple, friserait l'hérésie
professionnelle et constituerait une déviation de la quête initiatique et solitaire
de l'ethnologue de terrain, qui s'éprouve dans l'enquête au contact de l'Autre.
L'apprentissage collectif et explicité du «terrain» risquerait de faire perdre à ce
dernier son «mystère». Or les expériences de «stage d'initiation à l'anthropologie»
montrent au contraire la nécessité d'une pédagogie active et contrôlée de
l'entretien. Rien n'est plus frappant que la quasi vanité des conseils donnés lors
de cours sur l'entretien approfondi (qui précédent le début du stage) sur la
manière de conduire un entretien ; en voyant les étudiants à l'œuvre, on
s'aperçoit qu'ils ont tout oublié, ou presque, de l'enseignement didactique, et
que l'essentiel se joue dans leur capacité, socialement constituée, à entrer en
relation avec l'enquêté, à lui faire comprendre son projet de travail, à nouer cette
relation sociale de type particulier qu'est la situation d'enquête. Accompagner
les étudiants en entretien, c'est apercevoir immédiatement ce que les apprentis-
étudiants voient et ce qu'ils ne voient pas dans la situation d'entretien. Ce dont
on s'aperçoit surtout lors de ces stages de terrain, c'est qu'il n'y a rien de moins
naturel que de réaliser un entretien et d'esquisser ensuite un travail interprétatif.
Or, en donnant des armes, en évitant les erreurs grossières, en donnant des
pistes, on a parfois l'impression d'enfreindre un tabou méthodologique1.
246
L'usage de l'entretien en sciences sociales
On peut faire ici une hypothèse sociologique plus large, tirée de l'encadrement
de nombreux travaux d'étudiants lors du stage de terrain (de 1988 à 1996) et de
la direction de mémoires secondaires de DEA. Les étudiants qui se montrent les
moins rétifs au type de posture exigée par l'entretien ethnographique (et aussi
au mode de raisonnement sociologique) sont ceux qui, au cours de leur histoire
personnelle, ont connu des expériences sociales contrastées, dans le monde
scolaire comme dans des univers extra-scolaires. On ne peut ici que souscrire à
l'idée que l'expérience antérieure d'un dépaysement social de la part de
l'enquêteur permet de mieux comprendre les gens «de l'intérieur»1. Ce point est
fondamental : tout le monde ne «voit» pas en entretien, le point de vue
sociologique n'est pas partagé par tous. Ceux qui d'ailleurs cherchent à le
transmettre se heurtent sur le terrain à de fortes résistances — qui, au cours du
stage, engendrent conflits et tensions entre étudiants et formateurs — de la part
d'apprentis-ethnographes qui ne peuvent pas véritablement se mettre à l'écoute
des enquêtes, préférant s'en remettre à des schémas théoriques explicatifs a
priori qu'ils ont décidé d'adopter coûte que coûte, quelle que soit la forme de
démenti que peut leur apporter la situation d'entretien, se servant de leur culture
livresque comme une sorte de carapace mentale et morale qui leur permet de
«tenir» face à l'épreuve ou au verdict que constitue alors le terrain2. Si ce type
d'apprentissage en acte de la sociologie est si riche d'informations, c'est qu'il
donne à voir, de la manière la plus naturelle qui soit, les diverses formes de
résistance à la sociologie. Résistance vis-à-vis de cet effort consistant à analyser
les enquêtes comme des personnes sociales, c'est-à-dire comme des individus
qui ont une histoire complexe (histoire familiale, scolaire, professionnelle,
conjugale ou matrimoniale, etc.) qu'il convient d'interroger. Or les histoires
singulières des enquêtes n'intéressent pas toujours les (futurs) sociologues.
S'agit-il d'un seul manque de curiosité sociale, dont on a tendance à oublier que
c'est une des conditions de l'intérêt du sociologue pour l'enquête de terrain ?
Ou est-ce l'expression d'un sentiment de malaise lié au fait que la conduite d'un
entretien approfondi exige d'aller chercher du côté de ce qu'ils perçoivent
comme appartenant en propre à la sphère privée de l'enquêté (et aussi de la
leur...), ce qui peut leur paraître comme sans lien direct avec l'objet de l'enquête
(le sociologue se montrant alors indiscret, malpoli, incorrect). Plus sûrement
encore, ces résistances au travail ethnographique, accentuées lors de l'épreuve
de la préparation à l'entretien approfondi, renvoient non seulement à l'histoire
sociale et/ou scolaire des étudiants mais aussi à la conception qu'ils se font de
la sociologie. La résistance à l'enquête de terrain, et tout particulièrement à
l'entretien ethnographique, a des chances d'être d'autant plus forte que leur
conception de la sociologie est celle d'une science nomologique, en quête de
lois à validité générale, celle aussi d'une science non «psychologique» :
conception qui se trouve être aux antipodes de celle que donne à voir le travail
pointilliste de l'ethnographe, qui peut sembler «bêta» à ceux qui se donnent des
exigences intellectuelles plus élevées. La sociologie qui se présente ainsi sous le
jour de l'ethnographie peut parfois donner l'image d'une discipline «triviale»
(qui se permet des considérations à partir d'indices ténus comme des entretiens
avec des individus singuliers), trompant ou décevant ainsi les attentes
1. Bourdieu (P.), Choses dites, Paris, Minuit, 1987, et l'entretien de F. Weber avec G. Noiriel :
•Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse«, Genèses, 2, 1990.
2. En effet ce type d'apprentissage du terrain est aussi une épreuve sociale et psychologique. Il
existe une vie de groupe, des rivalités entre étudiants (futurs concurrents sur le marché des
allocations et des thèses), des estimes sociales à conquérir ou que l'on risque de perdre, certains
étudiants se «démontent«, d'autres perdent de leur superbe théorique, les hiérarchies scolaires
peuvent (temporairement) s'inverser. Dans l'expérience immédiate du stage (qui est aussi une
expérience proprement scolaire), tout se passe comme si chaque membre du collectif étudiant
devait être à la hauteur de la situation. Chacun se réassure en permanence sur la manière dont
son enquête se déroule, notamment lors des échanges informels entre encadreurs et enseignants
lors du retour journalier au camp de base (-Ça s'est bien passé-, -il (ou elle) était sympa-,
•c'était cool-, mIs nous ont invité à manger-, etc.).
247
Stéphane Beaud
On retiendra ici trois de ces conditions qui peuvent apparaître évidentes mais
qu'il vaut toujours mieux expliciter entièrement : le choix des enquêtes, la
négociation du lieu et de la durée de l'entretien, le ressort de la parole de
l'enquêté.
Tout enquêteur de terrain sait bien qu'un des moments les plus délicats à
gérer dans la recherche est celui où l'on passe du stade de la «discussion
1. Saisir uniquement des «représentations«, des opinions-, c'est-à-dire un "discours», c'est aussi
éviter de se poser la question des déterminants sociaux «objectifs« de ces discours, comme
l'origine sociale, la trajectoire scolaire, etc. On est frappé par la tonalité psychologisante et
presque moralisante des recommandations : il faut montrer à l'enquêté qu'on le considère
comme une personne à laquelle on s'intéresse dans sa totalité, l'entretien impliquerait
nécessairement une sorte d' échange affectif fondé sur le respect mutuel, même si la relation est
totalement asymétrique. Ne peut-on pas voir dans cette conception de l'entretien la projection
méthodologique d'un normativisme politique propre à la science politique traditionnelle comme
science électorale (valorisation de l'égalité formelle des citoyens), dans le cadre duquel
l'entretien semi-directif met en scène, dans une sorte d'humanisme méthodologique, des citoyens
éclairés et égaux ? Or ce qu'un enquêteur perçoit d'emblée dans la situation d'entretien, à
condition qu'il ne soit pas obnubilé par l'idée de recueillir des «opinions«, ce sont des personnes
•en chair et en os«, évoluant dans leur cadre de vie privée (leur logement, leur «intérieur«), qui se
trouvent alors confrontées directement à une épreuve sociale, celle de parler en public. Au fond,
on peut se demander si l'entretien non directif ne fait pas qu'exprimer sur le plan
méthodologique cet espèce d'idéal républicain du citoyen éclairé (celui qui vote, qui ne s'abstient
pas, etc.). Ne peut-on pas faire l'hypothèse, à partir des similitudes des conceptions des acteurs
sociaux, que l'entretien semi-directif, de type «sciences po«, est à l'entretien ethnographique ce
que le «sondage« est au questionnaire sociologique bien construit ?
2. Bourdieu (P.), Chamboredon Q.-C), Passeron (J-C) Le Métier de sociologue, Paris, Mouton,
1968.
248
L'usage de l'entretien en sciences sociales
249
Stéphane Beaud
social des enquêtes, est par définition statutaire éloigné des enjeux sociaux de
concurrence et de rivalité, en dehors du jeu local. Parce qu'il est
fondamentalement cet «étranger», l'enquêté est porté à pouvoir se livrer,
révélant progressivement des aspects de sa propre existence qui seraient
apparus très «privés» à ses proches1. C'est cette position (temporaire)
d'extranéité, handicap de départ pour amorcer la relation, qui peut ensuite, si
l'entretien est bien mené, se transformer en moteur de la parole de l'enquêté.
1. Combien de fois l'enquêteur s'entend-il dire après un entretien : «J'aurais jamais pensé en dire
tant», «ça, il n'y a qu'à vous que je l'ai dit».
2. Le fait de ne pas transcrire soi-même la totalité ou une partie de ses entretiens, et d'avoir à sa
disposition des centaines de pages d'entretien retranscrits d'une manière plus ou moins
minutieuse, conduit inévitablement à comparer des «discours». Ce qui renforce la formidable
ambiguïté qui règne autour de l'expression du «discours» lorsque l'on parle d'un entretien car en
employant l'expression de «discours», on contribue largement à nier l'acte de parole, à traduire
ces images et sons en du pur «texte».
3- Pour une discussion sur la question du degré de «littéralité« de la retranscription, cf. La
discussion entre B. Lahire et S. Beaud dans Critiques sociales, 8, 1996.
250
L'usage de l'entretien en sciences sociales
Lors de deux entretiens réalisés à trois jours d'intervalle avec une lycéenne,
élève de terminale B dans l'ancien lycée «bourgeois» de la ville, fille d'ouvrier
de l'usine, je me suis rendu compte rétrospectivement, en retranscrivant les
cassettes, que j'avais été littéralement obsédé par le désir de la faire parler
comme les autres lycéens (enfants «de cité», enfants d'OS, souvent immigrés)
avec lesquels j'avais déjà effectué une longue série d'entretiens approfondis.
D'une manière largement inconsciente, je lui faisais subir un questionnement
que je pensais alors bien rôdé. En me laissant ainsi guider par la routine du
travail et en reproduisant une sorte de guide d'entretien mental, je me suis
aperçu après-coup que je m'étais montré aveugle à d'autres réalités qui
auraient dû m'alerter au moment de l'entretien : c'était notamment le fait que
Lila soit non pas la fille d'un «simple ouvrier» mais la fille d'un chef d'équipe
dont la famille venait de s'installer en «pavillon», deux aspects que je
1. Comme le dit Freud à propos de la cure analytique : •N'oublions pas que la signification des
choses entendues ne se révèle souvent que plus tard» (Freud (S.), La technique psychanalytique,
Paris, PUF, 1953, p. 62).
2. C'est d'ailleurs pour cela que l'on donne comme consigne aux étudiants d'enregistrer leurs
entretiens, de manière à pouvoir retravailler «dessus».
251
Stéphane Beaud
Une fois son (ses) entretien(s) fidèlement retranscrit(s), comment s'y prend le
sociologue-enquêteur pour interpréter cette masse de matériaux ? Bien sûr, il a
le souci de la comparaison et de faire jouer le principe de variation sur des
différences sociales qui apparaissent progressivement pertinentes (même si
minimes) : par exemple en confrontant systématiquement les points de vue
sur la formation d'ouvriers d'un même atelier selon leur mode
d'enracinement ouvrier, qualification professionnelle, trajectoire scolaire,
rapport à l'avenir, mode d'inscription dans les réseaux militants, statut
matrimonial, contraintes budgétaires et familiales1, etc.
1. C'est ce que nous avons tenté de faire dans notre enquête. Cf. tome 1 de Beaud (S.), Pialoux
(M.), Ouvriers de Socbaux : L'affaiblissement d'un groupe. Hantise de l'exclusion et rêve de
formation, rapport de recherche (n°4OO-9O) pour la Mire, avril 1993.
252
L'usage de l'entretien en sciences sociales
des expressions qui ont l'art de condenser ou de dire la vérité sociale d'une
situation. Comme ce proviseur de collège de ZEP qui, pour évoquer la
division sociale de l'établissement situé sur une butte (lieu du quartier HLM),
parle de «jugement dernier» à propos du moment de la sortie du collège : les
«élus» partant à droite pour regagner les pavillons de la vallée, les
«réprouvés» s'en allant à gauche pour retrouver leur HLM. Il ne s'agit pas
d'effectuer une analyse linguistique — les sociolinguistes le font très bien —
mais un travail (au cours même de l'entretien et lors de l'interprétation) de
mise en relation de ces mots et de la position sociale objective des personnes
considérées et des groupes auxquels ils appartiennent. Comme le rappelle
James Spradley, l'ethnographe ne cesse d'effectuer un travail de traduction
entre le langage indigène et le langage ordinaire1.
Pour illustrer l'importance des silences et des non-dits dans les entretiens,
voici provisoirement quelques exemples tirés de mon enquête de terrain
auprès de lycéens, enfants d'ouvriers de Sochaux-Montbéliard*.
Pour les enfants d'OS immigrés habitant dans les «blocs» (HLM de la région),
l'interrogation sur le travail du père à l'usine suscite malaise et résistance. Que
leur père soit ouvrier spécialisé ou ouvrier qualifié, ils répondent par des
phrases brèves et laconiques ou par des expressions stéréotypées. L'enquêteur
doit les solliciter pour leur «arracher» quelques mots ; il sent assez vite
qu'insister serait déplacé. Il peut alors interpréter l'attitude blasée ou la moue
des enquêtes, face à ses questions, comme autant de manières polies de
l'inviter à mettre un terme à ce point de la discussion. Mais la question
centrale de mon travail m'était progressivement apparue comme devant être
celle de la transmission de l'héritage dans les familles ouvrières, ou plutôt
celle de la rupture de transmission entre la génération des pères et celle des
fils. Or l'interrogation directe sur ce sujet est maladroite, forcément
accusatrice, et même culpabilisante, puisqu'elle oblige les enquêtes à
thématiser, à expliciter la prise de distance avec le père, la rupture progressive
avec l'univers familial, qui, pour être vivables ou supportables, sont le plus
1. Spradley (J)> The Ethnographie Interview, New York, Holt, Reinehart and Wiston, 1979.
2. On pense notamment aux beaux •carnets de socio-analyse- d'Y. Delsaut. Cf. Delsaut (Y.),
•L'inforjetable», Actes de la recherche en sciences sociales, 74, 1988 ; «La photo de classe», Actes
de la recherche en sciences sociales, 75, 1988.
3. Cf. Chapitre VII de ma thèse «La démocratisation du lycée et ses enjeux», in L'usine, l'école et le
quartier. Itinéraires scolaires et avenir professionnel des enfants d'ouvriers de Sochaux-
Montbéliard, thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 1995.
253
Stéphane Beaud
1. Comment parler de la culture du travail d'OS qui ne se décline plus que comme une «culture du
manque» (manque de temps, manque d'argent, manque d'espoir, absence d'avenir) ?
2. Les anthropologues ont montré que, par exemple, dans les sociétés rurales, le silence des
paysans (comme les paysans siciliens) était le seul moyen de faire face à l'univers de violence
sociale dont ils étaient prisonniers. Ce silence contraste avec le besoin de se libérer par la parole
de ces jeunes ouvriers qui parlent de l'usine, du travail ouvrier, de l'ambiance dans les ateliers en
termes très physiques, du point de vue d'une expérience vécue dans leurs corps et dans leurs têtes.
3. Ce sont d'ailleurs les lycéens les plus scolairement acculturés qui auront le plus de mal à
évoquer cette question du travail, alors que les lycéens qui se tiennent à distance de la culture
scolaire peuvent en parler plus librement car la perspective de travailler un jour à l'usine (pas
comme ouvrier mais comme agent de maîtrise ou cadre) ne leur est pas entièrement étrangère.
254
Comment, jeune étudiant, parler de son père ouvrier et immigré ?
Pour faire sentir cette difficulté à parler du travail du père, je présente ici quels
extraits d'un long entretien avec Mehmet, alors étudiant en première année
d'AES au moment où je le rencontre ; fils d'OS immigré turc, il est venu en
France à l'âge de quatre ans. Au milieu de son année de terminale B, il envisage
de s'inscrire en AES pour devenir plus tard fonctionnaire («c'est cool«) ou, pour
reprendre ses propres termes, «fonctionnaire -prof». C'est alors pour lui
l'occasion de recenser les avantages de cette profession et, immanquablement,
de la comparer avec le travail d'usine de son père :
255
Stéphane Beaud
Ce qui est le plus frappant, c'est bien cette hésitation à nommer les choses, à
appeler l'usine par son nom (un «truc»), et aussi ces phrases commencées et
jamais achevées, les différentes contorsions verbales pour tenter de trouver les
mots justes, qui sont autant de moyens qu'emploie le fils pour ménager son
père. Alors que dans la suite de l'entretien, les conflits entre le père et le fils (à
propos de son avenir, des «papiers français» que le fils veut faire, de l'utilisation
de l'argent, des distractions, etc.) sont à peu près assumés par Mehmet — tout
au moins il en parle -, lorsqu'il est sollicité pour évoquer le travail de son père,
il est comme paralysé par l'idée de mal le faire, soit en manquant de compassion
ou de «respect», soit en ne sachant pas lui rendre à sa manière justice. Face à la
peur qu'éprouvent les pères ouvriers à l'usine — des pères diminués
physiquement et socialement — l'enjeu pour Mehmet est d'être un fils «debout»
qui se donne comme but la conquête d'une sécurité d'emploi. L'expression de
«fonctionnaire-prof», ou de «fonctionnaire flic» (de manière à ne plus avoir à
craindre les contrôles de police au faciès dont il est régulièrement victime), par
laquelle le statut juridique protecteur («fonctionnaire») vient redoubler la
désignation par elle-même protectrice de la profession particulière («prof»),
exprime au plus juste la hantise de l'insécurité matérielle et morale dans laquelle
vivent constamment son père en particulier et les OS de l'usine en général.
256
L'usage de l'entretien en sciences sociales
1. On peut prendre l'exemple des -banlieues- qui voient fleurir des enquêtes mal ficelées, des
interventions à chaud des gens qui interviewent -tout ce qui bouge- sur le terrain.
Progressivement assimilés à de -simples» journalistes, concurrencés par le nombre croissant de
consultants et experts es DSQ, les sociologues éprouvent de plus en plus de difficultés à pénétrer
sur des terrains comme les -cités-, ou en tout cas mettent beaucoup plus de temps à pouvoir y
être acceptés.
257