Jean-Pierre Jouyet - L'envers Du Décor

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DU MÊME AUTEUR

N’enterrez pas la France, avec Philippe Mabille, Paris, Robert Laffont, 2007
Une présidence de crises, avec Sophie Coignard, Paris, Albin Michel, 2009
Nous les avons tant aimés, ou la chanson d’une génération, Paris, Robert Laffont, 2010
Ils ont fait la révolution sans le savoir, Paris, Albin Michel, 2016
© Éditions Albin Michel, 2020
ISBN : 9782226456939
À Brigitte, aux enfants
et petits-enfants
« Comprenne qui voudra,
moi mon remords ce fut… la victime raisonnable…
au regard d’enfant perdue…,
celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés. »
Paul Éluard, cité par Georges Pompidou,
en réponse à une question sur le suicide
de Gabrielle Russier, à la fin de sa conférence de presse,
le 22 septembre 1969,
e
la plus belle de la V République, selon moi.

« Quand on a que l’amour pour unique raison…


Quand on a que l’amour à offrir en prière…
Quand on a que l’amour pour parler aux canons
et convaincre un tambour…
Alors nous aurons dans nos mains, ami, le monde entier. »
Jacques Brel, « Quand on a que l’amour »,
chantée aux Invalides en hommage
aux victimes de l’attentat du Bataclan.
Introduction

Depuis mon plus jeune âge, je sais l’importance de l’écrit.


Adolescent, je travaillais l’été à l’étude de mon père pour gagner un peu
d’argent de poche. J’étais chargé de tenir le répertoire, autrement dit le
résumé de tous les actes enregistrés au cours de l’année, résumé qui doit
être envoyé par le notaire – c’est une obligation légale – au conservateur
des hypothèques. Étudiant, je prenais des notes avec application, pour
étayer ma mémoire que j’ai toujours trouvée insuffisante. Haut
fonctionnaire, je me suis toujours soumis avec enthousiasme à l’obligation
de rédiger des mémos. Heureusement ! Plusieurs de mes patrons, à
commencer par Jacques Delors, quand il présidait la Commission
européenne, exigeaient que toutes les réunions soient préparées par écrit, et
qu’elles fassent ensuite l’objet d’un compte rendu précis.
Au fil des ans, prendre des notes est devenu une seconde nature. Une
manière de soutenir mon attention et de ne pas m’ennuyer. À l’ère du
numérique, j’utilise toujours la plume, dont j’aime le contact avec le papier.
Tous ces blocs et ces carnets à spirale ont longtemps dormi sur des
étagères dans mon bureau. De la préparation de la loi sur les 35 heures, où
Martine Aubry a joué un rôle plus ambigu qu’il y paraît, au compte rendu
des Conseils des ministres sous François Hollande, en passant par mes
conversations avec Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron,
tous les grands événements et les petites histoires politiques des quatre
dernières décennies y sont relatés. À mon retour de Londres, où j’ai été
ambassadeur de 2017 à 2019, j’ai entrepris de les rouvrir, et de les relire.
L’ambiance, en France, avait changé depuis mon départ. La politique
avait pris un tour étrange, avec l’irruption du mouvement des Gilets jaunes.
Emmanuel Macron, que j’avais connu si habile, me semblait avoir perdu la
main, et peut-être s’être un peu perdu lui-même.
J’étais certes occupé par mon nouveau poste, représentant de la France
auprès de l’OCDE, mais ma vie professionnelle me laissait plus de répit que
lorsque j’étais secrétaire général de l’Élysée, aux côtés de François
Hollande. En près de quarante années de carrière, à des postes très variés,
j’ai eu la chance, le privilège de servir quatre Présidents successifs. Il
faudrait ajouter le président de la Commission européenne, Jacques Delors,
et l’ancien Premier ministre, Lionel Jospin. Aucun des deux n’a atteint
l’Élysée pour des raisons que j’expliquerai.

Alain Peyrefitte avait pour habitude et pour discipline de coucher sur le


papier le contenu de ses entretiens avec le général de Gaulle. Il en a fait un
livre extraordinaire, plus de 1 700 pages plus instructives que bien des
manuels d’histoire, qu’il introduit ainsi : « Je me méfie de la mémoire : elle
flanche, comme dit la chanson. Je me méfie des Mémoires : ils
reconstruisent le passé à leur façon. Inévitablement, ils remodèlent les
souvenirs en fonction de ce qui était alors un avenir inconnaissable, mais
qui est devenu entre-temps un passé trop présent. Le seul mérite du livre
que vous avez entre les mains, c’est que les propos qu’il rapporte ont été
notés au jour le jour. En les déchiffrant, j’ai eu la surprise d’y découvrir
1
maints détails que j’avais oubliés . »
Je n’ai pas l’outrecuidance de me comparer à cet académicien qui a
occupé d’éminentes fonctions ministérielles et publié des ouvrages
2
visionnaires sur la Chine ou sur les névroses hexagonales . Gaulliste de
cœur et de tradition familiale, je ne prétends pas non plus abuser des
comparaisons historiques. Il reste que les enjeux, les défis, lors des périodes
troublées – et la nôtre en est une ! –, ne changent pas fondamentalement. Le
rythme exigeant de ma vie quotidienne m’a empêché, pendant longtemps,
de prendre le temps de me poser pour tenter de comprendre le sens de ces
quatre décennies passées au cœur du pouvoir. Depuis des mois, à mesure
que je me relisais, j’ai commencé à prendre de nouveau des notes, pour
donner une perspective à toutes les conversations, à tous les événements
relatés.
Un jour, j’ai décidé d’en faire un livre qui n’encense ni n’accable
personne, mais qui montre, au quotidien, à quoi ressemble l’envers du
décor. Le lecteur jugera de l’intérêt de cette aventure éditoriale.

Notes
1. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Gallimard, « Quarto », 2002.
2. Alain Peyrefitte, Quand la Chine s’éveillera, Fayard, 1973 ; et Le Mal français, Fayard, 1976.
1

Rupture au sommet

Ce 12 juin 2012, je viens d’arriver à la Caisse des Dépôts et des


Consignations. Ma nomination, comme directeur général, n’est pas encore
officielle mais je travaille tranquillement dans mon grand bureau. Enfin,
tranquillement… Je viens d’apprendre, comme chaque citoyen, la faute
commise par Valérie Trierweiler. À peine installée à l’Élysée aux côtés de
François Hollande, elle soutient publiquement, sur les réseaux sociaux,
Olivier Falorni, le candidat socialiste dissident qui a refusé de s’effacer face
à Ségolène Royal, officiellement investie par le PS pour les législatives à
La Rochelle. J’imagine l’embarras de François Hollande, mais me garde
bien de le contacter. Il n’aime pas que l’on se mêle de ses affaires privées.
Et puis, je suis un peu en pénitence. J’ai certes hérité d’un des postes les
plus enviés de la République et j’en suis très honoré. Mais j’y ai été nommé
par défaut. Comme me l’a expliqué avec diplomatie Laurent Fabius, je ne
peux pas devenir d’emblée secrétaire général de l’Élysée, que beaucoup
voyaient comme ma place « naturelle ». Au plus près du nouveau Président,
mon ami de plus de trente ans. J’ai participé en coulisse au choix des
collaborateurs, des ministres et même du Premier ministre. Mais je dois
passer par une sorte de « sas de décontamination ». Je ne suis pas radioactif
mais comme irradié, auprès d’une certaine gauche, par des ondes de droite,
parce que j’ai appartenu au gouvernement de Nicolas Sarkozy pendant un
peu plus de dix-huit mois, de mai 2007 à décembre 2008.
Je suis plongé dans mes dossiers quand le téléphone sonne. C’est
François Hollande, qui me convie d’une voix aussi neutre que possible à
déjeuner le jour même en tête à tête à l’Élysée. Je m’y rends évidemment,
toutes affaires cessantes.
Mon vieux complice a sa mine des mauvais jours. Il n’a pas encore eu le
temps d’installer son autorité au sommet de l’État qu’il la voit bafouée par
sa propre compagne. Il est très contrarié. Désemparé aussi. Il ne
s’embarrasse pas de préambule :
– Qu’est-ce que je dois faire ? Ce n’est pas possible, ce tweet…
C’est une question difficile, je connais bien Valérie. Nous avons passé,
les deux étés précédents, des vacances à quatre très réussies à Pollença, sur
l’île de Majorque, où nous avions loué une maison. Je n’ignore rien du rôle
actif qu’elle a joué dans la campagne présidentielle, de la manière dont elle
a soutenu, conseillé, épaulé François. S’il semblait si épanoui, si serein, lors
de ces deux parenthèses espagnoles, c’est aussi grâce à elle.
Je suis d’autant plus atterré par l’attitude de Valérie Trierweiler mais, je
dois l’avouer, pas totalement surpris. J’ai un doute sur sa capacité à rester à
sa place aux côtés du nouveau Président depuis la passation des pouvoirs, le
mardi 15 mai 2012. À la fin de la cérémonie, comme il est d’usage,
François Hollande fait le tour de la salle des fêtes pour saluer les invités,
notamment les représentants des corps constitués. De mon poste
d’observation, je ne perds pas une miette du spectacle. François entame sa
tournée par le Premier ministre sortant, François Fillon. Il salue les
présidents des deux assemblées, Laurent Fabius, les militaires, les
responsables politiques, les syndicalistes présents. Il a un mot pour chacun.
À un moment, il se retourne et constate que sa compagne le suit, quelques
pas en arrière, sans qu’il l’ait sollicitée. Je sens que cette manière de forcer
son rôle de première dame sans y avoir été invitée ne plaît pas au nouveau
chef de l’État. Elle aussi, sûrement, puisqu’elle finit par renoncer, peut-être
consciente de la contrariété qu’elle suscite. Cette scène reste gravée dans
ma mémoire. Elle représente pour moi la première alerte.
Ce souvenir récent tourne dans ma tête, alors que je me trouve dans la
salle à manger de l’Élysée. Elle renforce ma conviction. Je ne vois pas
comment le Président tout juste élu peut passer l’éponge. C’est son autorité
politique et institutionnelle qui est en jeu, dans un quinquennat qui
commence à peine. Je me lance :
– François, je te fais confiance pour prendre la bonne décision. Ma
conviction, c’est qu’elle doit s’en aller. Elle ne peut pas rester à l’Élysée,
tenir le rôle de première dame après ce qu’elle a fait à Ségolène, la mère de
tes enfants, mais aussi la candidate investie par le parti que tu as dirigé
pendant dix ans. Tu ne peux pas tolérer une chose pareille…
Mon hôte reste silencieux un moment. Il réfléchit. Il paraît très ennuyé :
– Oui, mais je vais le faire plus tard. Parce que dans quelques semaines,
c’est mon premier 14-Juillet. Je ne veux pas polluer la Fête nationale avec
un différend d’ordre privé…
Je le regarde un moment. J’ai compris :
– François, je te connais, si tu me dis « plus tard », c’est que tu ne le feras
jamais…
Il ne relève pas…
Cela n’a pas manqué. Pendant les courtes vacances qu’il s’accorde début
août, le Président séjourne à Brégançon, où nous passons quelques jours,
notamment pour une escapade à Port-Cros. Valérie est là. L’orage semble
passé. Même ambiance détendue quand nous nous retrouvons au pavillon
de la Lanterne, ce pavillon de chasse situé à Versailles qui fut la résidence
des Premiers ministres avant que Nicolas Sarkozy le réquisitionne.
Ce calme dans les relations conjugales au sommet de l’État n’était
qu’apparences. Mais je l’ignorais. Le Président a donc renoncé à éloigner sa
compagne de l’Élysée pour ne pas être seul à recevoir les chefs d’État et de
gouvernement invités pour sa première cérémonie du 14-Juillet. Afin
d’éviter ce modeste inconvénient, il devra se soumettre, dix-huit mois plus
tard, à une épreuve bien plus embarrassante.
Tout le monde se souvient de la couverture d’un magazine people sur
« l’amour secret du Président », paru le vendredi 10 janvier 2014, quelques
pages qui infligent à Valérie Trierweiler une humiliation planétaire. Le rôle
joué par mon épouse Brigitte et par le conseiller santé à l’Élysée, le
professeur Olivier Lyon-Caen, pour l’exfiltrer vers l’hôpital de la Pitié-
Salpêtrière a également été dévoilé. Qu’une telle mission soit confiée à un
grand médecin va de soi. Le rôle actif joué par mon épouse peut sembler
plus étonnant. Peu de gens savent qu’elle est un peu la « confidente de la
République ». Quand il lui remet, en tant que chef d’entreprise, très peu de
temps après son élection en 2012, au cours d’une cérémonie personnelle et
familiale, les insignes de chevalier de la Légion d’honneur, il lui témoigne
sa gratitude pour ce qu’elle a accompli pour lui et pour d’autres.
Il soulignera qu’elle est à bien des égards la personne la plus écoutée des
femmes influentes de la République. « Confidences des femmes et
confiance des hommes, dit-il, voilà qui ne manque pas de singularité. »
Cette scène résume bien ce qu’inspire Brigitte, personne discrète et
empathique. Il ne me revient pas de décrire tous les entretiens qu’elle a eus
(hors de ma présence, bien sûr) avec nombre d’épouses et de compagnes de
responsables politiques. De Ségolène Royal à Brigitte Macron, de Valérie
Trierweiler à Julie Gayet, ou à Anne Gravoin, toutes ont pu lui confier leurs
émotions ou leurs irritations. Brigitte a toujours eu le don de réconforter,
d’apaiser et d’encourager sans pour autant se prendre pour une héroïne
balzacienne ou stendhalienne. Après avoir dirigé une filiale du groupe
Taittinger, fondé par sa famille, elle a rejoint Sciences Po pour aider au
développement de cette grande école. Malgré ces fonctions importantes,
elle a toujours trouvé du temps pour autrui.
Sans son jugement très sûr, sans sa sérénité alors que je me laisse trop
souvent emporter par l’impatience, je n’aurais pas pu servir la France
comme je l’ai fait. Sans son amour et son soutien, je n’aurais pas pu
affronter les drames personnels et les coups bas politiques. Elle jouera
même le rôle de diplomate de haut vol entre le Président et moi au moment
de l’affaire du déjeuner avec François Fillon, à l’automne 2014, quand le
conseiller en communication de François Hollande, Gaspard Gantzer,
voulait à toute force me faire avaliser un communiqué accablant pour l’ex-
Premier ministre, et truffé de contre-vérités. Nous ne venions pas des
mêmes familles de pensée politique, mais nous avons toujours apprécié les
mêmes amis, tels les Bompard 1, les Gallienne 2 ou les Filippi 3.
Brigitte Taittinger-Jouyet était donc la personne idoine pour accompagner
Valérie Trierweiler sur le chemin de la résilience. Le Président, informé de
la sortie de l’hebdomadaire, a réuni ce jeudi 9 janvier, en fin de journée, ses
conseillers pour tenter de traiter le scandale sur le front médiatique. Cinq
jours plus tard, il est censé tenir une conférence de presse qui relance son
quinquennat. Au programme : un allègement de charges sans précédent
pour les entreprises, concocté par le secrétaire général adjoint de l’Élysée,
Emmanuel Macron. Je n’assiste pas à cette rencontre. À la demande de
François Hollande, j’arrive à l’Élysée tard dans la soirée, ainsi que mon
épouse et Olivier Lyon-Caen. Nous entourons François de notre affection,
dans une ambiance bien différente de celle du réveillon de Noël que nous
avons passé ensemble. Notre ami est très affecté mais parfaitement calme,
comme toujours dans les circonstances difficiles. « Les affaires privées se
règlent en privé », dira-t-il lors de sa conférence de presse, quelques jours
plus tard, pour couper court aux questions sur le « scootergate ».
François Hollande ne réalise pas encore les dommages collatéraux qu’il
va devoir endurer pour avoir conservé Valérie Trierweiler dans ses
fonctions de première dame bien après l’épisode du tweet ravageur.
Un mois après les révélations sur sa vie privée, il doit s’envoler pour une
visite d’État à Washington. La Maison Blanche a mis les petits plats dans
les grands. Quand a éclaté le scandale en France, les cartons d’invitation
sont déjà prêts, pour un dîner en son honneur et celui de Valérie Trierweiler,
dont les deux noms sont imprimés, côte à côte, à des centaines
d’exemplaires. La présidence américaine doit les détruire à la hâte pour en
fabriquer d’autres. Tout Washington se perd en conjectures sur le ou la
convive qui prendra la place de la « first girlfriend ». C’est finalement le
comique Stephen Colbert qui est choisi par le couple Obama, et placé à la
droite de Michelle. Personne, dans la délégation, ne semble remarquer ce
que ce choix a d’insultant pour le chef de l’État venu en célibataire. Stephen
Colbert a commis, quelques jours auparavant, dans son émission de
télévision, un sketch outrageant où François Hollande est notamment
comparé à Silvio Berlusconi pour ses soirées « bunga bunga ». On a vu plus
flatteur…
Quand il revient de son périple américain, François est un peu fâché. À
juste titre. Il estime qu’il n’a pas été bien reçu et considère en particulier
que le plan de table du dîner d’État n’était pas digne du respect que l’on
doit à un Président français.
Ce n’est, de mon point de vue, que le début des difficultés. Quand je suis
nommé secrétaire général de l’Élysée, quelques semaines plus tard,
j’acquiers rapidement une conviction : le statut de Président célibataire est
e
très compliqué à gérer dans le cadre des institutions de la V République.
J’ai déjà vécu un début de quinquennat comparable. Peu de temps après
son accession à l’Élysée, Nicolas Sarkozy a dû lui aussi affronter sa charge
seul, après le départ de son épouse Cécilia. À l’époque, j’appartenais au
gouvernement. Comme secrétaire d’État aux Affaires européennes, je
devais préparer puis organiser la présidence française de l’Union, de juillet
à décembre 2018. Même si je n’avais pas avec lui la même proximité
qu’avec François Hollande, j’ai pu observer à maintes reprises l’embarras
dans lequel se trouvait le Président. Durant l’été 2007, il était parti en
vacances aux États-Unis. Présente sans vraiment l’être pendant tout le
séjour, Cécilia s’était fait particulièrement remarquer en « séchant » à la
dernière minute le déjeuner offert par le couple Bush dans sa résidence
familiale de Kennebunkport. Personne en France ne pouvait ignorer ses
difficultés conjugales.
À son retour en France, Nicolas Sarkozy ouvrit le Conseil des ministres
de rentrée par une phrase de bienvenue : « J’espère que vous avez passé de
bonnes vacances »… qui n’était pas tout à fait innocente, puisqu’il
poursuivit ainsi, contre toute évidence : « Les miennes ont été excellentes. »
Après une telle introduction, personne n’a osé se risquer à la moindre
question, ou au plus furtif regard empli de compassion.
Quelques semaines plus tard, début octobre 2007, est prévu de longue
date un voyage en Bulgarie, qui inclut une rencontre avec les infirmières
bulgares libérées de Libye par Cécilia Sarkozy. Mais la première dame à
éclipses n’est pas du voyage. Motif officiel : elle a été blessée par certains
commentaires sur son action. Sylvie Vartan, une enfant du pays, est l’invitée
d’honneur, ainsi que son mari américain. Dans l’avion qui nous emmène
vers Sofia, elle devient notre « Maritza ». La conversation est un régal, je
l’avoue, pour l’amateur de chansons françaises que je suis. Mais à
l’atterrissage, les choses se compliquent. À qui remettre le bouquet de fleurs
traditionnel, une fois écoutés les hymnes nationaux ? Sylvie Vartan en hérite
et joue de bonne grâce les premières dames de substitution. Est-ce une
situation souhaitable, et enviable pour le Président ? Je ne le crois pas. Ni
sur le moment ni avec le recul.
Cette parenthèse solitaire s’est refermée par la rencontre puis le mariage
avec Carla Bruni, qui fut d’emblée une remarquable première dame de
charme, au bras d’un mari épanoui. Il n’en fut pas de même pour François
Hollande.
Plusieurs mois après la rupture brutale avec Valérie Trierweiler, et alors
que sa relation avec Julie Gayet était connue de la France entière, j’ai voulu
e
le convaincre de l’officialiser, afin de renouer avec le rituel de la V
République et de rompre avec sa solitude élyséenne. Je suis persuadé qu’il
se serait montré moins loquace dans ses confidences à deux journalistes du
Monde, dont le livre a contribué à rendre impossible sa candidature , s’il
n’avait pas dû tromper l’ennui pendant ses longues soirées.
Tout le monde ne partageait pas ce point de vue. Julien Dray rendait
visite environ deux fois par mois au Président pour lui faire part de ses
intuitions politiques et lui dispenser ses conseils en communication. Il
passait toujours par mon bureau. À ses yeux, comme il me l’a expliqué à
plusieurs reprises, l’absence de Julie Gayet représentait au contraire
l’affirmation de la liberté de François Hollande, le premier, le seul chef de
l’État à ne pas avoir besoin d’une première dame « officielle » à ses côtés.
François Hollande a tranché. Jamais Julie Gayet ne s’est affichée avec lui
jusqu’à la fin de son quinquennat. Cette situation inédite n’allait pas
cependant sans poser quelques casse-tête. Ainsi, il est d’usage lors de la
passation des pouvoirs que la première dame reçoive celle qui va la
remplacer pendant que son époux s’entretient en tête à tête avec son
successeur pour lui transmettre les secrets d’État, ainsi que quelques
doléances sur la manière dont il souhaite voir traiter ses proches. Pour ne
pas déroger à la tradition, il fallait trouver une femme qui accepte ce rôle.
C’est mon épouse qui l’a joué auprès de Brigitte Macron. Elles se
connaissent de longue date et s’apprécient, et leur dialogue n’a rien eu
d’apprêté ou d’artificiel. Mais cet exemple montre combien le protocole a
dû se montrer créatif en certaines circonstances officielles.
Pour ma part, j’ai toujours regretté que Julie n’ait pas été mise en avant
tant c’est une grande dame, tant elle contribue à l’équilibre de vie retrouvé
de François. Ayant un grand-père héros de la Résistance, c’est elle qui
accompagna le Président lors de la cérémonie du 18-Juin au Mont-Valérien.
Aujourd’hui elle le rend heureux en lui ouvrant de nouvelles portes sur
l’avenir.

Notes
1. Alexandre Bompard, inspecteur des Finances, est le P-DG de Carrefour.
2. On ne présente pas le prodigieux comédien Guillaume Gallienne.
3. Charles-Henri Filippi est banquier et inspecteur des Finances. Nous avons servi tous les deux au
cabinet de Jacques Delors, ministre de l’Économie et des Finances de François Mitterrand au
lendemain de son élection en mai 1981.
2

Le Sarkozy que je connais

Pendant toutes ces années, ma proximité avec François n’a pas favorisé
mes échanges avec Nicolas Sarkozy. Entre 2012 et 2019, je le revois à deux
reprises tandis que je suis ambassadeur à Londres, où il est de passage pour
donner une conférence. Je l’accueille à l’aéroport et nous nous rencontrons
à son hôtel. Nous parlons politique, bien entendu, mais échangeons aussi
sur l’avenir de l’Europe, qui le préoccupe beaucoup. Puis, en 2019, lors
d’un de mes séjours à Paris, l’ancien Président a la gentillesse de m’inviter
à déjeuner dans ses bureaux de la rue de Miromesnil. Il me demande
aimablement des nouvelles de François Hollande, m’interroge sur ses
projets. Il commente aussi les deux premières années du quinquennat
Macron. Le « grand débat » suscité par la crise des Gilets jaunes vient de se
terminer. Il me fait part de ses doutes : son jeune successeur pourra-t-il aller
jusqu’au bout de son mandat ?
Je constate avec une certaine surprise que ses propos, en privé, diffèrent
sensiblement de son discours public, toujours chaleureux voire élogieux à
l’égard du chef de l’État. Je ne le relève pas devant lui, bien entendu. Mais
dans les mois qui suivent, je comprends. Certains de ses amis, notamment,
m’aident à ouvrir les yeux. À partir de l’automne 2020 démarre pour
Nicolas Sarkozy une séquence judiciaire compliquée, avec l’ouverture de
son procès, dans le cadre de l’affaire dite « des écoutes ». Une situation
assurément inconfortable.
J’ai rencontré cette personnalité exceptionnelle, au début des
années 2000, grâce à François Hollande, un soir de match entre le PSG et
Lens au Parc des Princes. Cette soirée reste dans ma mémoire comme un
échange de plaisanteries animé par l’humour et les traits d’esprit de ces
deux hommes qui allaient devenir Président l’un après l’autre.
Lors du changement de gouvernement qui voit Dominique de Villepin
remplacer Jean-Pierre Raffarin à Matignon, en 2004, j’apprends comme
directeur du Trésor que Nicolas Sarkozy devient « mon » ministre.
J’éprouve un peu d’appréhension car j’entretenais avec son prédécesseur
Francis Mer comme avec le Premier ministre des relations très confiantes
voire amicales. Francis Mer m’avait même proposé en 2002 d’être son
directeur de cabinet malgré mon engagement auprès de Lionel Jospin et de
Laurent Fabius. Je lui avais expliqué que le Trésor nécessitait – et nécessite
toujours – une certaine continuité et que je le servirais aussi bien comme
directeur du Trésor tant les relations que ce dernier entretient avec le
ministre de l’Économie et des Finances constituent une des épines dorsales
de l’État, plus particulièrement en ce qui concerne l’influence européenne
ou multilatérale. J’avais donc conseillé à Francis Mer de s’entourer de deux
inspecteurs des Finances, Xavier Musca comme directeur de cabinet,
François Pérol comme adjoint, lesquels devinrent par la suite des piliers du
sarkozysme.
La veille de l’arrivée de Nicolas Sarkozy à Bercy, en ce printemps 2004,
je reçois un message téléphonique anonyme qui m’enjoint de présenter dès
le lendemain matin ma démission de directeur général du Trésor. Cela
semble venir d’un conseiller du nouveau ministre ou d’un proche de Claude
Guéant, qui demeure son directeur de cabinet à Bercy comme il le fut à
l’Intérieur. Toujours est-il que je ne reconnais pas la voix sur le répondeur.
Mon épouse Brigitte écoute à son tour cet appel menaçant et me conseille
de me rendre au bureau du nouveau ministre Nicolas Sarkozy pour clarifier
le sens de ces propos on ne peut plus étranges. En effet, depuis 2002,
Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin et Francis Mer m’ont toujours assuré,
en public comme en privé, de toute leur confiance.
Au petit matin, je me fais annoncer dans l’antichambre du ministre. Je
pense, bien que n’étant pas d’un tempérament très matinal, me trouver le
seul visiteur. Eh bien non ! Un ancien ministre de François Mitterrand,
autrement plus illustre que moi, dispose déjà d’un café servi. Il s’agit de
Bernard Tapie ! Je le salue puis lui demande s’il a rendez-vous avec le
ministre. Il me confirme ce dernier point et je lui indique qu’il a
évidemment la priorité sur moi et que je patienterai, donc.
Lorsqu’il sort de son bureau, Nicolas Sarkozy, à notre surprise commune,
m’invite à entrer le premier. Il propose à Bernard Tapie d’attendre dans le
bureau de Claude Guéant.
Seul face au ministre, je lui offre immédiatement ma démission, qu’il
refuse avec énergie et élégance. Il m’explique qu’il considérera tout cela
plus tard, au vu de la qualité des relations que nous entretiendrons. Pour lui,
la priorité consiste à gérer les urgences et à préparer le prochain Conseil
européen des ministres de l’Économie et des Finances. J’acquiesce. Avec
quelques notes de synthèse, je lui indique les dossiers en cours. Il me
demande si, comme à l’Intérieur, il peut s’en tenir à gérer la coopération
européenne avec ses seuls homologues allemand, britannique et italien. À
son grand dépit, je lui rappelle qu’à la différence des domaines régaliens
(sécurité et défense) l’Europe ne se résume pas à un G7, qu’il existe un
sommet de la zone euro, un Conseil Écofin des ministres de l’Économie et
des Finances, et une Commission européenne dotée pour l’essentiel de
prérogatives économiques, commerciales et financières. Il le reconnaît mais
ne s’avoue pas vaincu. Contrairement à ce qu’a pu penser Nicolas Sarkozy,
je n’ai donc jamais été partisan d’une Europe immobile. Mais, à la
différence de ses proches conseillers, je ne me suis pas transformé, même
ministre, en « intégriste de Maastricht » et de ses règles strictes de
plafonnement de la dette et de ses déficits.
La semaine suivante, ce n’est pas sans quelque inquiétude que je
l’accompagne pour son premier Conseil des ministres de l’Économie et des
Finances. Il demande à voir en priorité les ministres allemand, italien et
néerlandais, sachant que le Britannique Gordon Brown ne viendra
naturellement qu’après la réunion de l’Eurogroupe.
Ces rencontres informelles ont lieu sous la forme de brefs cocktails entre
les sessions officielles. Il me témoigne en ces occasions une très grande
confiance que je n’ai pas oubliée. Je me rends compte de son pragmatisme,
car tous ces échanges se déroulent en anglais et si le mien est loin d’être
« fluide », je puis néanmoins le secourir, le sien étant à l’époque inexistant !
Les sujets sont de surcroît très techniques, truffés de vocabulaire ou
d’acronymes très spécifiques.
Nos relations de directeur à ministre se révèlent excellentes. À la
différence d’autres directeurs de Bercy, plus à droite que moi, je mets un
point d’honneur à me montrer très ponctuel, un héritage de mes années
passées aux côtés de Jacques Delors à Bruxelles. J’évite également,
contrairement à d’autres, de prendre les « ponts du mois de mai ». Je le suis
dans tous ses déplacements internationaux, assemblées générales du Fonds
monétaire international et de la Banque mondiale, mais aussi G7 organisés
dans divers pays. Nous voyageons avec son épouse Cécilia et nous
partageons le même hôtel à New York, où mon fils Jérôme effectue un stage
à cette époque. Le souvenir le plus marquant de ce séjour à Manhattan reste
le match du Paris-Saint-Germain que Nicolas Sarkozy avait demandé à voir
dans sa chambre, tandis que je suivais la même rencontre avec mon fils.
Après le coup de sifflet final, dans le hall de l’hôtel, le ministre imite pour
le plus grand bonheur de mon fils les meilleurs dribbles de foot qu’il a
retenus de cette confrontation.
Quelque temps plus tard, il me fait aussi l’honneur de bien vouloir que je
le représente à un premier G20 informel qui se déroule en Chine…
Bref, le nouveau ministre et moi nous entendons très bien. Les échanges
sont d’autant plus fluides que je me sens rapidement très à l’aise avec son
cabinet qui, outre mes amis de l’Inspection des Finances, intègre Ramon
Fernandez, fils de l’illustre écrivain académicien et de Diane de Margerie,
qui se révélera quelques années plus tard le directeur le plus empathique et
le plus sympathique qu’aura connu le Trésor. D’une rapidité intellectuelle
remarquable, d’une finesse sans égale, raisonnable, bon vivant doté d’un
humour pince-sans-rire, il n’a jamais besoin de démontrer son autorité.
C’est le complément idéal de Xavier Musca et de François Pérol. Je
comprendrai par la suite pourquoi Xavier Bertrand, politique proche du
peuple s’il en est, le choisira comme directeur de cabinet quand il deviendra
ministre du Travail et des Affaires sociales de Nicolas Sarkozy. Ramon sait
toujours faire aimablement, ce qui n’affaiblit nullement son autorité, bien au
contraire.
Quelques anciens de son cabinet à l’Intérieur ont suivi le ministre à
Bercy. C’est le cas de deux énarques, David Martinon, diplomate qui
deviendra ambassadeur de France en Afghanistan à la fin des années 2010,
et Laurent Solly, chef de cabinet, aujourd’hui patron de Facebook pour la
plus grande partie de l’Europe, qui est devenu un ami intime.
Ce dernier bénéficie de la « collaboration » énergique de Cécilia Sarkozy,
qui organise des déplacements internationaux, auxquels je participe
fréquemment comme directeur du Trésor. Je la rencontre toujours avec
grand plaisir. Nous élaborons ensemble les modalités de chaque voyage
ainsi que des différentes allocutions que le ministre devra prononcer.
Confessons que c’est une des grandes dames que j’ai eu la chance de
côtoyer dans ma vie – et je ne doute pas de son influence sur ma nomination
au gouvernement en 2007 ! Comment oublier, dans cette équipe de choc,
celle qui deviendra une amie très proche : Rachida Dati m’avoue sa grande
surprise quand je lui rends visite pour la première fois. Le directeur général
du Trésor condescend donc à se rendre dans son bureau tandis que les chefs
de bureau du Budget refusent de se déplacer pour lui rendre des comptes,
car elle est simple conseillère et que la préséance, à Bercy, veut à cette
époque qu’un conseiller de cabinet s’incline devant les sous-directeurs.
Depuis ce jour, elle me défend en toutes circonstances auprès de Nicolas
Sarkozy, au point que celui-ci lui parlera souvent, plus tard, quand je serai
président de l’Autorité des marchés financiers ou directeur général de la
Caisse des Dépôts et que je n’obéirai pas à ses injonctions, « de son ami
Jouyet qui ferait bien de se calmer ». Depuis le premier jour, j’aime le
tempérament de Rachida, son outrecuidance, sa sensibilité cachée lorsque
nous évoquons ses relations avec ses parents, ses frères et sœurs et bien sûr
l’adorable petite Zohra.
Cette distribution, ce « casting » dirait-on aujourd’hui, montre à quel
point Nicolas Sarkozy sait s’entourer de personnalités aussi fortes que
diverses, quand certains responsables politiques, au contraire, tiennent à
distance celles et ceux qui risqueraient de leur faire de l’ombre…
Malgré cette harmonie entre le directeur général du Trésor que je suis et
le cabinet du ministre, les premiers nuages apparaissent à l’été 2004.
Quelques collaborateurs du ministre, dont Claude Guéant et François Pérol,
me font comprendre qu’après quatre années passées à mon poste, il serait
temps que je cède la place à Xavier Musca. Je m’efface bien volontiers, au
grand dam de Jacques Chirac, qui m’appelle à deux reprises pour me
demander de rester.
Plus de deux années passent. Je suis patron de l’Inspection des Finances
quand je rencontre de nouveau, mais à titre personnel, Nicolas Sarkozy,
dirigeant de l’UMP, dans son bureau au siège du parti, grâce aux bons soins
de Laurent Solly. L’entretien se passe très bien, de manière conviviale et
éclectique, alors que mon hôte n’est pas encore candidat à la présidence de
la République.
Quelle n’est pas ma surprise quand, une fois élu, il me sollicite une
nouvelle fois pour me proposer de devenir secrétaire d’État en charge des
Affaires européennes… Je dois à la vérité de dire que j’avais reçu quelques
signaux annonciateurs. Ainsi, le soir du second tour, nous passons la soirée
à quatre chez Christophe de Margerie, P-DG de Total et cousin de mon
épouse, qui était avec François Hollande notre témoin de mariage, en 2006.
Personne n’est déçu de la défaite de Ségolène Royal, car personne ne
pensait sérieusement qu’elle puisse l’emporter…
J’ai encore en tête la scène qui s’est déroulée quelques heures plus tôt,
dans les locaux d’une grande radio nationale où j’avais été invité, comme
d’autres, à découvrir dès 18 h 30 le sondage « sortie des urnes » qui, sauf
extraordinaire, permet de connaître le nom du vainqueur avant la fermeture
des derniers bureaux de vote. Interrogé par un journaliste sur le résultat, j’ai
dit qu’il me satisfaisait. Relancé sur la vieille amitié qui me lie à Ségolène
et à François, j’ai répondu que l’ouverture évoquée par Nicolas Sarkozy
pouvait donner un nouvel élan au pays… Puis Thierry Breton, ministre de
l’Économie et des Finances sortant, lui aussi présent au cocktail, est venu
me saluer en ces termes : « Nous sortons du QG de Nicolas Sarkozy. Tu
sais, ce qui nous a vraiment épatés, c’est tout le bien qu’on a dit de toi… »
Chez Christophe de Margerie et son épouse, nous regardons la télévision
et zappons d’une soirée électorale à l’autre. Nous assistons au discours
énergique de Ségolène, toute de blanc vêtue, acclamée par ses partisans.
Puis, plus tard, à celui de Nicolas Sarkozy. Je dis à Christophe que
j’aimerais bien devenir secrétaire général aux Affaires européennes. C’est
un poste administratif, diplomatique, mais non partisan. Je connais très bien
les rouages de l’Europe, qui est pour moi la grande cause à faire progresser.
« C’est très simple, me répond Christophe, tu n’as qu’à écrire à Nicolas
Sarkozy. » Ce que je fais dès le lendemain. Je suis convoqué dans la
semaine à son QG de campagne. Je croise François Fillon qui lève un
sourcil étonné en me voyant apparaître. Puis on me conduit dans le bureau
du président élu.
– Alors vous vous intéressez à l’Europe, me dit-il. Vous souhaitez prendre
des responsabilités ?
Je le lui confirme. La conversation dure moins d’un quart d’heure.
C’est seulement quelques jours plus tard qu’il me reçoit de nouveau.
– Est-ce que vous voudriez être secrétaire d’État aux Affaires
européennes ?
Je suis très surpris et fais une réponse d’une affligeante banalité :
– Monsieur le Président, je vais réfléchir et demander à ma femme ce
qu’elle en pense…
Je téléphone à Claude Guéant pour prendre la température :
– Quelque chose vient de me tomber sur la tête. Le Président me propose
d’entrer au gouvernement. Je n’en reviens pas !
– Oui, c’est la dernière de ce matin, me répond-il d’un ton désabusé.
C’est ainsi que j’entre dans le gouvernement Fillon. Je suis le seul
secrétaire d’État, avec Roger Karoutchi, en charge des Relations avec le
Parlement, qui participe à tous les Conseils des ministres. Le chef de l’État
fait régner une discipline plus grande que celle que je découvrirai quelques
années plus tard, dans les mêmes circonstances et les mêmes lieux, sous la
présidence de François Hollande. Bien sûr, quelques personnalités
détendent l’atmosphère, telle Roselyne Bachelot avec ses fous rires très
communicatifs.
Je noue aussi une relation de très bonne entente avec Xavier Bertrand,
qui se trouve à la tête d’un vaste ministère du Travail, des Relations
sociales, de la Solidarité et de la Famille. Jeune quadragénaire, il
m’impressionne toujours par son engagement, son énergie et son empathie.
Travailler aux côtés de Bernard Kouchner me permet de côtoyer des
personnalités aussi brillantes que Gérard Araud, qui représentera pendant
des années avec brio la France à New York, auprès des Nations unies, puis à
Washington. Alors directeur des affaires politiques au Quai d’Orsay, sa
fréquentation s’avère un délice quotidien. L’humour, l’intelligence et le
caractère ont toujours été des sources d’admiration pour moi. Lors de notre
première rencontre, dans mon bureau de secrétaire d’État, il voit que le
portrait de Jacques Chirac figure encore en bonne place dans la pièce, il me
dit : « Tu sais qu’on ne garde pas les Loubet lorsqu’ils ont un successeur. »
Cette remarque vacharde fait allusion à Émile Loubet, président de la
République de 1899 à 1906. Peu de temps après, alors que Bernard
Kouchner convoque une réunion un vendredi à 19 h 30, ce diplomate à la
langue bien pendue fait une entrée tonitruante : « Monsieur le ministre,
vous ne savez peut-être pas que chacun d’entre nous a droit à ses week-
ends. » Une insolence magnifique qui laisse le ministre sans voix.
Je découvre rapidement que Martin Hirsch, énarque comme moi, a fait
preuve de plus de sens politique que moi. Venant de l’humanitaire, résolu à
imposer son RSA 1, sur lequel il a beaucoup réfléchi comme président de la
Fondation Abbé Pierre, il a refusé le titre de secrétaire d’État et exigé d’être
« haut-commissaire », ce qui lui permet d’être moins critiqué par la gauche
que je ne le suis, moi qui n’ai jamais pris ma carte au Parti socialiste ! Je ne
lui ai jamais demandé si, à l’époque, Florence Parly refusait de lui serrer la
main…
Ma distance vis-à-vis des appareils politiques de la droite me donne une
certaine liberté de ton auprès de Nicolas Sarkozy. Un soir de juin 2007, peu
de temps après la présidentielle, dans l’avion qui nous ramène de Bruxelles
à l’issue d’un Conseil européen, je fais une crise de « jeunisme » qui le
surprend un peu. Je dis au Président combien il serait astucieux de coopter
dans le gouvernement Fillon II issu des élections législatives le benjamin du
groupe UMP à l’Assemblée nationale. Il se trouve qu’il s’agit de Laurent
Wauquiez, qui devient porte-parole du gouvernement à l’âge de 32 ans. À
l’époque, il revendiquait encore quelques convictions social-démocrates…

Au bout de dix-huit mois fort mouvementés, avec l’irruption de la crise


financière mondiale, je demande à quitter mes fonctions et Nicolas Sarkozy
me propose avec beaucoup de délicatesse la présidence de l’Autorité des
marchés financiers (AMF). Un poste a priori paisible, sauf que le destin en
décide autrement. Vendredi 12 décembre 2008, je discute dans un dîner
avec une avocate que je ne connais pas. Je lui dis que j’ai quitté mon bureau
du Quai d’Orsay et que je m’apprête à rejoindre l’AMF, place de la Bourse,
dès le lundi suivant. Elle me parle alors d’un certain Bernard Madoff. J’ai
beau fouiller dans ma mémoire, ce nom m’est inconnu. « Eh bien, me dit-
elle en riant, rassurez-vous, dès lundi, dans vos nouvelles fonctions, vous
n’entendrez parler que de lui ! » Elle avait raison ! L’Autorité des marchés
financiers est en pleine effervescence. Un certain nombre de banques
françaises, européennes, ainsi que des gestionnaires d’actifs se trouvent en
difficulté parce qu’ils ont placé des sommes énormes dans le fonds Madoff.
Et cet argent ne leur appartient pas, c’est celui de leurs clients. Je suis
d’emblée au cœur de l’action. Notre rôle à l’AMF consiste à prévenir et à
protéger autant que possible les épargnants français.
Je m’aperçois avec étonnement que plusieurs milliers d’entre eux sont
concernés, et que certains ont perdu des millions dans cette banqueroute.
Les institutions financières qui ont été hypnotisées par les rendements
offerts par Madoff ne peuvent pas rembourser, car elles n’ont pas pris les
garanties suffisantes. Je suis surpris par tant de désinvolture, ce qui conduira
à renforcer les règles prudentielles et ce sera une très bonne chose. Nicolas
Sarkozy me laisse beaucoup d’indépendance pour gérer ce dossier sensible
et quelques autres, tels le conflit qui oppose Saint-Gobain au fonds
d’investissement Wendel ou encore le soupçon de délit d’initiés qui frappe
plusieurs dirigeants d’EADS, l’ancêtre d’Airbus.
Je le retrouve en revanche sur mon chemin quand je dois arbitrer la
bataille entre Bernard Arnault et la famille propriétaire d’Hermès. Les deux
géants du luxe sont à couteaux tirés depuis que le P-DG de LVMH a lancé
une OPA hostile sur Hermès en contournant habilement les règles qui
l’obligeaient à déclarer sa montée dans le capital, dont il détient
indirectement plus de 20 %. Je dois jouer un rôle subtil, celui de juge de
paix. Je reçois tour à tour Bernard Arnault et Patrick Thomas, deux fortes
personnalités sûres de leur bon droit. Mon sentiment est que je dois
défendre Hermès, vieille entreprise familiale, contre une prise de contrôle
hostile qui n’a pas été organisée dans les règles de l’art. Il n’est pas partagé
par tout le monde en haut lieu. Je suis convoqué à l’Élysée. Nicolas Sarkozy
me reçoit avec son conseiller économique, Emmanuel Moulin, ex-directeur
adjoint de cabinet de Christine Lagarde et futur directeur de cabinet de
Bruno Le Maire. Il veut plaider la cause de son ami Bernard Arnault.
J’exprime ma perplexité. Il insiste : « Tu comprends, Arnault a bâti un
groupe français et il paie ses impôts en France, alors que la moitié des
héritiers Hermès sont installés à l’étranger. Tu veux que je te fasse la liste
de ceux qui sont partis en Belgique et ailleurs ? Donc, si tu veux encourager
les riches à quitter le pays, continue comme ça… » Il n’est vraiment pas
content. Je persisterai malgré tout à défendre Hermès au nom du respect des
règles et des lois, même si l’exil fiscal ne m’inspire pas plus de sympathie
qu’à Nicolas Sarkozy…
Celui-ci me convoque une autre fois en son palais alors que je préside
l’AMF. Je viens de publier un livre qui mélange ma passion pour la chanson
française à mes souvenirs politico-administratifs 2. Au détour d’une page,
j’associe Nicolas Sarkozy à la chanson d’Henri Salvador, « Zorro est
arrivé ». Le chef de l’État, qui n’a jamais pris ombrage d’aucune de mes
facéties, est profondément piqué par ce rapprochement, qu’il juge indigne
de la fonction qu’il occupe. J’ai toutes les peines du monde à l’apaiser,
plaidant qu’il s’agissait d’un hommage à son inaltérable énergie plutôt que
d’un manque de respect.
Je dois ajouter que jamais, au cours des échanges que j’ai eus avec
l’ancien Président avant ou pendant son mandat, il ne m’a interrogé sur
Ségolène Royal ou sur François Hollande, bien qu’il n’ait jamais rien ignoré
de nos liens amicaux très étroits. Il a attendu de me revoir à Londres pour
me demander les raisons de mon départ du gouvernement, fin 2008. Mais il
les avait devinées…

Notes
1. Revenu de solidarité active.
2. Nous les avons tant aimés, Robert Laffont, 2010.
3

Macron, séducteur indifférent

Ce que je n’avais, moi, pas vu venir, c’est l’ambition d’Emmanuel.


Le 16 novembre 2016, j’apprends sa candidature par les médias. Malgré
notre proximité depuis tant d’années, il n’a pas jugé utile de m’informer de
ses intentions. En faisant un effort, je le comprends. Je suis secrétaire
général de la présidence de la République, au plus près de François, dont les
chiens de garde, à commencer par le plus actif d’entre eux, Gaspard
Gantzer, m’interdisent de communiquer avec Emmanuel. Je m’en affranchis
évidemment, mais je reste discret. Ne pas m’en parler à l’avance était de sa
part une façon élégante de ne pas me mettre dans l’embarras. Tel est mon
état d’esprit du moment. Je suis surpris, toutefois, qu’il se lance si tôt. Mais
je sais depuis quelques jours ce que les Français ignorent encore : François
a renoncé à se présenter. J’éprouve donc une joie sans réserve à l’annonce
de cette nouvelle. Mon ancien protégé, que j’ai couvé depuis 2005, appuyé
comme secrétaire adjoint à la présidence de la République, en 2012, puis
comme ministre de l’Économie, en 2014, a le cran d’aller au bout de ses
ambitions !
Le lendemain, il m’appelle et je crois que c’est pour partager l’excitation
du moment avec moi, sans attendre le dîner qui doit nous réunir, en
compagnie de nos épouses, à mon domicile quelques jours plus tard,
comme nous en avons pris l’habitude depuis plusieurs années. Mais non ! Il
me téléphone pour annuler. Parce qu’il a un empêchement ? Pas du tout.
« Jean-Pierre, tu comprendras que, vu les circonstances, je ne peux pas
venir dîner chez toi. » J’accuse le coup. Je suis passé, en l’espace de vingt-
quatre heures, du statut de mentor à celui d’infréquentable. Je me perds en
conjectures. J’incarne sûrement le passé et le présent, bien loin du
« nouveau monde » qu’il veut dessiner. Je suis devenu gênant, encombrant.
Le meilleur ami d’Hollande n’a pas sa place dans le roman-feuilleton d’une
aventure personnelle dont il écrit les premières pages. Derrière le fervent
disciple, je n’avais pas vu pointer le nouveau roi !
Notre rencontre doit tout à l’Inspection des Finances que je dirige à
l’époque. J’aime immédiatement ce métier double, à la fois chef de service,
qui organise les missions, et chef de corps, qui veille sur la carrière des
jeunes et des moins jeunes. C’est à ce poste que j’acquiers une réputation
qui me poursuit encore aujourd’hui, celle de « DRH de la République ». Je
me suis toujours préoccupé du destin professionnel des personnes qui
m’accompagnaient, et cet intérêt s’est renforcé quand on m’a confié la
gestion de ce prestigieux corps.
Lorsque Michel Rocard a quitté Matignon, Roger Fauroux, l’ancien
patron de Saint-Gobain – entré en politique –, et moi-même avons dû partir
du ministère de l’Industrie. Je me suis soucié du reclassement des
conseillers. Claudine Ripert est allée travailler avec Jean-Yves Le Drian.
Certains ingénieurs des Mines ont pu continuer à œuvrer dans les cabinets
suivants. Secrétaire d’État aux Affaires européennes, je me suis débrouillé
pour que mes collaborateurs soient repris par mon successeur Bruno Le
Maire ou qu’ils me suivent à l’Autorité des marchés financiers puis à la
Caisse des Dépôts, comme ce fut le cas de Sophie Quatrehomme. Un des
membres de mon cabinet, Benoît de La Chapelle-Bizot, a été nommé au
printemps 2020 directeur général des relations publiques du groupe
bancaire BPCE. J’ai suivi son intégration de près. Une de mes
collaboratrices au secrétariat aux Affaires européennes, avec laquelle j’avais
gardé le contact, m’a appelé juste après le confinement pour me demander
conseil sur un poste à très haute responsabilité au sein d’un groupe
industriel du CAC 40.

Mais quand j’arrive à la tête de l’Inspection des Finances, en 2005, mon


intérêt pour autrui redouble, tant les hauts fonctionnaires qui m’entourent
sont pour la plupart dotés de personnalités marquantes. Je suis surtout
impressionné par le brio, le talent et le charme des jeunes inspecteurs de
troisième année, issus de la promotion Senghor : la major Marguerite
Bérard, fille de Marie-Hélène Bérard, influente conseillère sociale de
Jacques Chirac à l’Élysée, son second Sébastien Proto, issu d’un milieu
modeste, Emmanuel Macron que je crois normalien et qui ne m’a à cette
époque jamais démenti, le polytechnicien Pierre-Alain de Malleray, issu
d’une dynastie de hauts fonctionnaires, et Jean-Baptiste Nicolas.
Ils ont chacun leur personnalité et constituent pour le nouveau chef de
service que je suis un comité d’accueil on ne peut plus concurrentiel sur
tous les plans, surtout en ce qui concerne Marguerite, Sébastien et
Emmanuel.
C’est avec ce dernier, jeune bourgeois de province à l’érudition originale,
que je noue les relations les plus fortes. Il s’affirme plus à gauche que les
autres, aime le football, l’histoire et la littérature. Il n’a pas l’intention de se
perdre dans la finance et se montre au moins aussi tactile que moi dans ses
rapports humains. Ce sera, tout comme pour Alexandre Bompard, un coup
de foudre amical, Alexandre demeurant quinze ans après le meilleur d’entre
nous.
En leur compagnie, j’ai à la fois le sentiment de rajeunir et d’être investi
d’une importante mission de transmission. Ainsi, un séminaire à Deauville a
largement débordé de son objectif de brainstorming. Outre qu’il a eu les
honneurs du Canard enchaîné, nous avons disputé une partie de foot
mémorable sur la plage. Emmanuel était l’un des plus accrocheurs. Puis, le
soir venu, ces jeunes gens ont bien profité de la nuit deauvilloise et de ses
plaisirs, pendant que le chef de service restait sagement à l’hôtel…
De 2005 à 2007, je vis une véritable lune de miel avec Emmanuel
Macron. Souvent, en fin de journée, il passe dans mon bureau pour boire un
whisky. Nous devisons de tout et de rien avec un plaisir partagé. C’est du
moins le sentiment que j’ai.
En 2007, quand je quitte la tête de l’Inspection pour entrer dans le
gouvernement de Nicolas Sarkozy comme secrétaire d’État aux Affaires
européennes, Emmanuel, plus à gauche que moi – à l’époque –, ne me
cache pas qu’il est réservé sur mon choix. Cela ne l’empêche pas, toutefois,
de me rendre visite au Quai d’Orsay pour glaner quelques conseils. Il veut
savoir comment on dirige l’Inspection générale des Finances, dont il assure
plusieurs mois l’intérim jusqu’à l’arrivée de mon successeur Jean Bassères.
C’est la première fois qu’un jeune inspecteur, à la fin de ses quatre années
de tournée, devient chef de corps. Il est alors le plus ancien de la tournée, et
ses deux camarades plus gradés que lui sont déjà partis vers d’autres cieux,
Marguerite Bérard à l’Élysée auprès de Nicolas Sarkozy et Sébastien Proto
au Budget avec Éric Woerth. Gilles Grapinet, le directeur de cabinet de
Thierry Breton, auquel revient normalement le poste, n’est pas disponible
immédiatement, tandis que mon adjoint, Thierry Lambert, est parti à Saint-
Gobain…
Emmanuel met d’ailleurs cet intermède à profit pour enrôler tous les
jeunes inspecteurs dans la fourniture de notes destinées à nourrir la mission
que Nicolas Sarkozy a confiée à Jacques Attali sur la « libération de la
croissance française ». Bien que toujours de gauche, il en assure le
secrétariat général. Il commence ainsi à se faire connaître et à enrichir son
carnet d’adresses.
Lors de nos rencontres, il m’interroge aussi sur son évolution de carrière.
Doit-il intégrer la direction du Trésor ou servir David de Rothschild ?
Comme ancien directeur du Trésor, je ne peux que l’encourager dans la
première voie. Il me fait néanmoins remarquer, non sans raison, que sa
marge de manœuvre politique sera davantage préservée s’il ne gravite plus
dans la sphère étatique. Il quitte donc, au bout de quatre ans, le service
public pour devenir banquier d’affaires.
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, nous approfondissons nos
relations amicales. Nous faisons, mon épouse et moi, la connaissance de
Brigitte, une femme tout à fait remarquable qui enseigne alors le français au
collège-lycée privé Saint-Louis-de-Gonzague, où je vais donner quelques
conférences à son invitation. Même si, à l’image de François Hollande, il
n’apprécie pas mon ralliement à Nicolas Sarkozy, il a l’élégance de ne pas
me stigmatiser comme traître à la gauche. Deux de ses ministres actuelles,
qui furent mes collaboratrices quand j’étais directeur adjoint de Jospin à
Matignon ne s’en sont, elles, pas privées. Des attitudes qui ne manquent pas
de piquant quand on les revisite en 2020, alors que ces deux intraitables
vestales de la gauche sont aujourd’hui au mieux avec les orientations les
plus libérales du Président !

Emmanuel Macron ne se conduit pas ainsi. Mais nos relations se


resserrent un peu plus une fois que j’ai quitté le gouvernement Fillon en
décembre 2008 pour honorer une promesse faite à François Hollande. Nous
nous retrouvons fréquemment pour des dîners plus ou moins élargis à son
domicile ou au mien. Ou encore lors de soirées, notamment chez notre ami
commun Serge Weinberg. Président-fondateur d’un fonds d’investissement
qui porte son nom et président du conseil d’administration de Sanofi, cet
ancien chef de cabinet de Laurent Fabius sera d’ailleurs l’un des importants
mécènes de sa campagne présidentielle en 2017.
En 2010, lors d’une de ces réceptions où Laurent Fabius est présent,
Emmanuel me fait part de ses interrogations. Banquier d’affaires chez
Rothschild, il souhaite se lancer en politique et lorgne une circonscription
dans le Pas-de-Calais, département qu’il connaît bien puisqu’il va
fréquemment dans la maison que possède son épouse Brigitte au Touquet.
Mais il a appris que Laurent Fabius, l’homme fort du Parti socialiste, lui
préfère un autre candidat pour les législatives de 2012. Il lui proposerait, en
échange, une investiture dans les Hautes-Pyrénées, département dont sa
grand-mère chérie était originaire. Je l’encourage à saisir cette chance. Il
connaît le Béarn pour y avoir séjourné quand il était enfant et n’y sera donc
pas totalement considéré comme « parachuté ».
Après l’affaire du Sofitel de New York et le « désistement » de
Dominique Strauss-Kahn, ces tergiversations n’ont plus cours. Je mets
Emmanuel en garde, il ne faut pas suivre Laurent Fabius ou Martine Aubry,
car François Hollande me paraît, de loin, le mieux préparé. Il acquiesce et
me demande que je le rapproche davantage de François, en organisant des
dîners chez lui ou chez moi. C’est dans ces circonstances que je rencontre
pour la première fois Jérôme Cahuzac, que le couple Macron a invité avec
François Hollande et Valérie Trierweiler. Toujours en poste chez
Rothschild, Emmanuel s’engage dans la campagne présidentielle en
organisant l’expertise économique au cours de soirées à la Rotonde. Un
restaurant qu’il a continué à fréquenter après son élection, en 2017. S’il est
resté fidèle à quelque chose, c’est à ce haut lieu du chic parisien…
Une fois François Hollande élu, je lui recommande de suivre le nouveau
chef de l’État à l’Élysée. Je pense même que, malgré son jeune âge, il serait
un excellent secrétaire général de la présidence de la République. Mais
François lui préfère notre camarade de promotion Pierre-René Lemas. Mon
protégé devient donc son adjoint, chargé des affaires économiques et
financières.

Voilà ce que fut la séduction affectueuse dont fit preuve Emmanuel


Macron à mon égard pendant toutes ces années, dont je pensais – à tort –
qu’elle subsisterait après son élection. Hélas il n’en fut rien, en dépit de
notre passé commun et du fait que je l’aie soutenu. Cette affection s’est
transformée, au mieux, en indifférence, hors mes fonctions d’ambassadeur à
Londres. Dès avant son élection, mes textos, jadis accueillis avec
enthousiasme, ne reçoivent plus aucune réponse. Au départ, je tombe des
nues. Je connais les usages. J’ai fréquenté trois Présidents avant lui, je
n’ignore rien des sollicitations innombrables dont ils sont l’objet. Je ne me
suis pourtant jamais heurté à pareil mur de silence.
Les semaines, les mois passent. Je découvre que je suis bien le seul à
m’étonner. Tous mes camarades de l’Inspection des Finances m’ont
expliqué que je n’avais rien compris à sa personnalité. Ce que m’ont
confirmé de nombreux chefs d’entreprise, mais aussi ses amis de longue
date – et qui le restent – tels Mathias Vicherat, son condisciple à l’ENA, ou
Marc Ferracci, qui fut son témoin de mariage.
Tous m’ont dit peu ou prou la même chose : dénué de tout affect,
« Jupiter » utilise toutes les armes de sa séduction pour valoriser son propre
ego (démesuré, diront certains). D’où ce rejet visible, presque enfantin,
aujourd’hui, de tous les proches avec lesquels il a « partagé » les moments
et les sentiments qui semblaient les plus amicaux. J’ai depuis ouvert les
yeux, et remarqué l’écart qui existe chez lui entre la parole et les actes.
Avec moi, il surjouait la complicité intellectuelle, le lien quasi filial sans
s’impliquer affectivement. Avec les Français, il a joué les ennemis des
privilèges, prêt à prendre tous les risques et à s’exposer pour transformer le
pays. Afin de rendre ce discours plus crédible, il s’est inventé un
personnage de dynamiteur, désireux de casser un « système » dont il était
par son parcours l’un des représentants les plus emblématiques. Ainsi, il
assimile volontiers les énarques à des rentiers. Pourquoi, dans ce cas, n’a-t-
il lui-même démissionné de l’Inspection des Finances qu’au moment de sa
déclaration de candidature en novembre 2016 ?

Contrairement à ce que certains commentateurs croient savoir, ce n’est


pas au nouveau président que je dois mon poste à Londres. Suivant le
souhait de François Hollande, qui en avait fait un des points du
« testament » qu’il lui a remis lors de la passation des pouvoirs, le dimanche
14 mai 2017, Emmanuel Macron me nomme ambassadeur à Londres. C’est
lui, en revanche, qui a accepté que je revienne à Paris à l’automne 2019, et
qui avec l’aide de Jean-Yves Le Drian a même facilité ce retour.
En juin 2019, il est invité à Plymouth pour la première partie des
cérémonies du D-Day, dont la suite se déroulera en Normandie comme à
l’accoutumée. Je l’accueille à l’arrivée de son avion comme il se doit. Je
m’apprête à monter dans une voiture suiveuse quand il proteste : « Non,
Jean-Pierre, monte avec moi ! » Nous parlons de la cérémonie, du
Royaume-Uni, du Brexit, de manière très détendue, comme autrefois. Je lui
confie même que je souhaite rentrer à Paris, mais que je ne demande rien.
« Je le sais », me répond-il. Je comprends que mon vieil ami Jean-Yves Le
Drian, ministre des Affaires étrangères, a déjà dû lui en parler. Puis il
poursuit, comme s’il s’agissait de l’affaire la plus importante qu’il ait à
traiter : « Soit tu restes une année supplémentaire, le temps que l’on puisse
te trouver quelque chose, soit nous profitons du changement de
gouvernement britannique pour te nommer ambassadeur à l’OCDE. »
Après la cérémonie, dans l’avion qui nous ramène vers la France pour la
suite des festivités, la conversation prend un tour encore plus amical. Il me
demande de m’asseoir à côté de lui. Il commande un verre de vin pour moi
et un Coca pour lui. Et lance la conversation sur un terrain miné : « Je suis
malheureux de la relation que j’ai avec François Hollande », me confie-t-il.
Je le rassure : « C’est simple. Tu l’invites à déjeuner ou à dîner. Ce serait
bien. Moi aussi je suis malheureux et je ne comprends pas. » Mon ami et
mon ancien protégé, l’ancien Président et son successeur ne perdent pas une
occasion de se rabaisser mutuellement. Je ne serais pas fâché si un cessez-
le-feu intervenait dès que possible. Il acquiesce.
À l’arrivée à Paris, nous nous embrassons avec effusion. « Il faut qu’on
se revoie », me dit-il en plongeant ses yeux dans les miens. Et je tombe une
nouvelle fois dans le panneau. Cette forme d’empathie assez extraordinaire
qu’il est capable d’exprimer sur commande me fait croire que je suis
redevenu son meilleur ami. Le lendemain, en Normandie, il ne reste rien de
ce moment. « Monsieur l’ambassadeur », « Monsieur le Président »… Le
charme s’est dissipé.
4

Le Petit Paris

Il est des dîners à Paris que le Président n’honore pas de sa présence.


Mais rares sont ceux qui se passent de la reine de l’influence, de Jacques
Chirac à Emmanuel Macron : Line Renaud. Celle-ci autorise, magnanime,
la concurrence de quelques invités à ses côtés. Le peintre Pierre Soulages
fut longtemps le plus recherché des artistes. Si vous n’aviez pas vu sa
dernière exposition, au cours d’une visite privée bien entendu, vous
n’existiez pas. Décorer ou recevoir de grandes figures de la culture
française, de Pierre Arditi à Fabrice Luchini en passant par Michel
Houellebecq, témoigne de ses goûts artistiques ou intellectuels.
J’ai toujours observé qu’avoir à un dîner d’État à l’Élysée de grandes
figures comme le regretté Michel Legrand, Monica Bellucci, Catherine
Deneuve, François Cluzet, Catherine Frot, Julien Clerc ou Vincent Lindon
relevait le niveau de présence des hôtes et l’animation. Même si bien sûr
l’organisation des plans de table se révèle un exercice diplomatique de haut
vol ! Les vedettes du journalisme, de Ruth Elkrief à Anne-Sophie Lapix et
Caroline Roux, ont aussi leur couvert, de même qu’en leur temps Jean-
Pierre Elkabbach, Claire Chazal, Patrick Poivre d’Arvor ou Jean-Marie
Colombani se trouvaient honorés en ayant « château ouvert ».
Paris se résume à trois mondes – l’État, les grandes affaires et celui des
artistes et des médias – qui se retrouvent à table pour entretenir un art très
français, celui de la conversation. Ils se côtoient non pas pour assouvir
comme on le croit trop souvent de simples intérêts de court terme, mais
pour faire circuler influence et prestige réciproques. Quelle politique
économique ? Quel est le meilleur candidat pour la prochaine
présidentielle ? Qui connaît le nouveau ministre des Finances ? Plus tard,
lorsque la grande loterie a rendu son verdict, tout devient plus concret pour
le Petit Paris. L’enjeu ? Avoir par exemple à sa table, à un gala ou à une
projection de film, le président de la République n’a pas d’équivalent.
Recevoir à l’Élysée Bernard Arnault, François Pinault, Martin Bouygues,
David de Rothschild, Vincent Bolloré, montre sous la droite ou sous la
gauche que les princes de la politique disposent toujours d’une capacité
d’attraction qui saura impressionner les principaux relais du pouvoir, que ce
soit en France ou à l’international.
Ces capitaines d’industrie ont chacun leur style, et la Cour se nourrit de
ces différences. David de Rothschild est à mes yeux le seigneur de ce Petit
Paris par sa personnalité, ses engagements, sa fidélité et sa simplicité. La
manière dont il a su recréer une banque d’affaires, après la nationalisation
en 1981 de celle qui appartenait à sa famille, a impressionné l’ensemble du
monde des affaires… Et en plus, il vit au cœur de la Normandie, ma région,
dans un petit village riche en spécialités locales ! Dans un tout autre genre,
François Pinault est un entrepreneur flamboyant. Je l’ai rencontré par
l’intermédiaire de mon épouse. Il s’intéressait comme Albert Frère, autre
grand patron, au rachat… du groupe Taittinger. Puis le football nous
rapprocha par l’intermédiaire de mon camarade de l’Inspection des
Finances Pierre Blayau, un temps président du Stade rennais, propriété de
François Pinault. Je me souviens de rencontres entre le PSG et Rennes au
Parc des Princes où, à la plus petite erreur d’arbitrage en défaveur de
Rennes ou au moindre but marqué par Paris, celui-ci jetait sa casquette par
terre. Il n’aime pas perdre, ni au football ni en affaires. Puis nous devînmes,
avec François Hollande et mes deux amis de l’Inspection, Alain Minc et
Alexandre Bompard – l’un mon aîné, l’autre mon cadet –, proches de cet
entrepreneur de génie et de son épouse Maryvonne, qui ont toujours su
doser à la perfection grande culture, engagement artistique, idées de musées
sublimes sans altérer leur simplicité, toujours réservée chez lui, toujours
chaleureuse chez elle. C’est un couple de cœur et de projet que j’ai aidé,
lorsque j’étais secrétaire général de l’Élysée, à négocier avec la chambre de
commerce et d’industrie de Paris afin de pouvoir rénover l’immeuble de la
Bourse du commerce destiné à l’exposition de ses collections d’art
contemporain dans la capitale.
La rivalité entre François Pinault et Bernard Arnault défraie depuis des
années la chronique du Petit Paris. Tout a commencé par une bataille sans
merci pour le contrôle du maroquinier Gucci, à la fin des années 1990. La
course effrénée, ensuite, ne s’est jamais arrêtée. François Pinault achète
l’hebdomadaire Le Point ? Bernard Arnault jette son dévolu sur Les
Échos et sur Le Parisien. L’un ouvre deux magnifiques musées à Venise ?
L’autre fait construire par le célèbre architecte Frank Gehry un somptueux
écrin, dans le bois de Boulogne, pour abriter ses propres collections mais
aussi des expositions extraordinaires, telle celle sur la collection
Chtchoukine, événement mondial. Même quand Notre-Dame brûle, c’est à
qui sera le plus généreux pour financer la restauration de la cathédrale.
100 millions, qui dit mieux ? 200 millions d’euros !

Dans ma jeunesse étudiante, je croyais que les responsables politiques de


droite étaient vendus au « capital », tandis que les sociaux-démocrates
défendaient le progrès social. La vie s’est chargée de nuancer cette vision.
De même, après la crise des Gilets jaunes, il semblait que l’élite, en France,
se résumait aux grands corps de l’État et à quelques clubs comme le Siècle.
Telle n’est point la réalité du nouveau régime de Paris, ce Versailles du
e
XXI siècle. Les énarques s’apparentent aux intendants du royaume, le Siècle
incarne le tiers état bourgeois éclairé de 1789, alors qu’autour du président
de la République grands présidents de société ou artistes célèbres forment la
noblesse de Cour.
Dans ce Petit Paris, quelques énarques, souvent venus des grands corps,
ont une influence variable mais réelle sur le fonctionnement de l’État. Deux
inspecteurs des Finances comme moi, Alain Minc et Michel Pébereau, en
sont la parfaite incarnation.
Le premier, Alain Minc, passionné par la politique, a fait carrière.
Aujourd’hui encore, il dispense à plusieurs générations de hauts
fonctionnaires sa force de conviction, ses conseils de carrière éclairés.
Durant le quinquennat Sarkozy, il a tenté de peser directement sur l’Élysée
dans plusieurs dossiers, notamment la suppression de la publicité à la
télévision publique. Il ne connaissait pas François Hollande mais l’a
rencontré dans plusieurs dîners, notamment à mon domicile. Le courant est
bien passé entre eux. Auprès d’Emmanuel Macron, il peut se permettre
d’insister pour faire nommer un de ses poulains à une direction
d’administration centrale ou à un poste clé dans une entreprise publique. Je
ne serais pas étonné d’apprendre qu’il a joué un rôle dans le rapprochement
du candidat LREM et du maire sortant de Bordeaux pour les municipales de
2020. N’était-il pas un fervent soutien d’Alain Juppé avant de rallier
l’actuel Président ?
Ami à la fois du CAC 40 et de Martine Aubry, ce conseiller de l’ombre
qui apprécie plus que tout la lumière évolue dans un spectre large. La
célébration de son anniversaire, dans un restaurant parisien réservé pour
l’occasion, est un événement que le Petit Paris ne raterait sous aucun
prétexte. J’ai fait spécialement le voyage depuis Londres, quand j’étais
ambassadeur, pour y assister. J’y ai retrouvé des personnages aussi divers
que mon camarade de promotion Henri de Castries, David de Rothschild,
les banquiers d’affaires de deux générations différentes Bruno Roger et
Grégoire Chertok, François Pinault, l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy
Luc Chatel, Christine Lagarde, le P-DG de Fimalac Marc Ladreit de
Lacharrière… Et quelques autres !
Michel Pébereau, au contraire, n’a jamais voulu jouer les visiteurs du soir
à l’Élysée. Une fois parti pour la BNP, il a toujours préféré exercer une
influence sur le fond des dossiers et sur les nominations importantes. J’ai pu
observer de près la bataille entre la BNP et la Société générale pour prendre
le contrôle de Paribas alors que j’étais au cabinet de Lionel Jospin à
Matignon. Elle a vu s’affronter Michel Pébereau et un autre inspecteur des
Finances, le P-DG de la Société générale, Daniel Bouton. Brillant esprit
mais volontiers cassant, ce dernier ne disposait ni des relais ni des assises de
son aîné, qui s’est révélé virtuose dans l’art d’intervenir auprès de la bonne
personne au bon moment. Michel Pébereau sait en effet ne jamais en faire
trop, ne pas se mettre en avant et montrer qu’il est toujours prêt à transiger.
Ce qui ne l’a pas empêché, tout au long de sa carrière, de soutenir avec
obstination les membres du Trésor, son écurie d’origine. Il l’a fait, par
exemple, pour François Villeroy de Galhau. Cet inspecteur des Finances
e
représente pour moi le modèle des jésuites du XXI siècle, mélange original
d’érudition et de foi absolue (c’est évidemment un compliment). Cette foi,
il la porte en lui, et selon certains pour lui-même. Déçu de ne pas avoir été
nommé directeur du Trésor – quand je lui soufflai la place, à mon départ du
cabinet de Lionel Jospin, en 2000, il hérita tout de même de la direction
générale des Impôts –, regrettant de ne pas avoir succédé à Michel Pébereau
et à Baudouin Prot à la tête de BNP-Paribas, il sollicita voire exigea de
Michel Sapin et de François Hollande d’être nommé gouverneur de la
Banque de France. Un peu interloqué, le Président me demanda si je n’étais
pas intéressé par ce poste prestigieux. Je lui répondis que François Villeroy
de Galhau nous combattrait de toutes ses forces si nous ne lui accordions
pas ce qu’il réclamait. Mieux valait donc, à mes yeux, lui confier cette
mission, qu’il remplit d’ailleurs fort bien, même si certains, au Trésor, voire
à la Banque de France, lui reprochent sa bienveillance légèrement hautaine.
Il aime le dialogue… mais en très petit comité !
Aujourd’hui encore, je suis fier de jouer le rôle de « DRH de la
République ». J’ai commencé à exercer cette fonction informelle quand je
suis moi-même devenu chef du service de l’Inspection des Finances, en
2005. Aujourd’hui encore, je m’emploie à aider chaque membre du corps
qui me consulte sur la suite qu’il convient de donner à son parcours. Michel
Pébereau, l’ex-P-DG de BNP-Paribas, a longtemps joué ce rôle de
« parrain ». Sur ce plan, je n’ai vraiment jamais eu à me plaindre de lui. En
cette année 2005, Michel Pébereau, P-DG de la BNP et personnage
d’influence à Paris, est mécontent de me savoir chez Barclays, où je me suis
réfugié faute d’avoir pu rejoindre EDF comme directeur des affaires
internationales. Il me propose de revenir à Bercy, pour diriger l’Inspection
des Finances. Les deux ministres en place à Bercy, Thierry Breton et Jean-
François Copé, m’adoubent sans difficulté.
J’ai repris le flambeau avec enthousiasme, en essayant de prendre modèle
sur mes aînés, tels Roger Fauroux ou Alain Minc. Celui-ci a su guider dans
leurs choix professionnels et parfois personnels des générations
d’inspecteurs des Finances. Grâce à son pragmatisme à l’égard des
différents pouvoirs, à son influence médiatique et à son intérêt pour la
formation des jeunes, il demeure depuis trente ans celui à qui l’on demande
infailliblement conseil ; nombreux sont ceux qui passent dans son bureau
pour qu’il leur indique, selon leur profil, la meilleure voie à suivre. Curieux
de tout, très fidèle en amitié, peu dogmatique sauf sur l’Europe, il
accompagne chacun, de François Pinault à Alexandre Bompard, en passant
par Emmanuel Macron… Il pense ce qu’il dit et dit ce qu’il pense, même si
cela varie. Il a la sincérité du moment. Pour moi, quels que soient mes hauts
et mes bas, il a toujours su m’orienter et rester mon ami, mon maître,
comme Roger Fauroux.

Mais ces péripéties ne doivent pas masquer l’essentiel : c’est le monde


des affaires et du pouvoir qui nous gouverne, sans pour autant que les
politiques soient vendus aux grands patrons et sans que ceux-ci aient besoin
des politiques pour leurs affaires. Ce serait parfaitement inutile puisque tout
est organisé autour de ce centre du pouvoir sans bureaux ni raison sociale ni
liste d’adhérents qu’est le Petit Paris.
Ainsi pouvons-nous considérer que Bernard Arnault est l’un des princes
du royaume, de même que François Pinault l’était du temps de Chirac ou
Martin Bouygues sous Sarkozy. Tous ces grands féodaux financiers ou
industriels déjeunaient ou dînaient à l’Élysée et recevaient chez eux les
Présidents, leurs compagnes et les célébrités du théâtre ou des arts pour
illustrer leur influence. De même, à l’instar d’un François Pinault ou d’un
Bernard Arnault, tous – à l’exception de David de Rothschild – sont
propriétaires d’un média : TF1 pour Martin Bouygues, qui en a hérité de
son père ; Canal + pour Vincent Bolloré, qui a trouvé la chaîne cryptée dans
la corbeille du groupe Vivendi quand il y est entré à la hussarde, comme à
son habitude. Je connais un peu le second, mais apprécie beaucoup la
simplicité et l’humour du premier qui reçoit toujours ses amis avec une
énorme affection. Lorsqu’une fausse nouvelle annonça son décès et
qu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, adressa publiquement
ses condoléances à sa famille, Martin répondit par une boutade : « Mieux
vaut apprendre sa mort de son vivant. » Il était alors en cure de
thalassothérapie à Quiberon, et s’amusait de voir chaque personne, vêtue
d’un peignoir en éponge comme lui, l’arrêter dans les couloirs pour lui
dire : « Mais qu’est-ce que vous ressemblez à la personne qui vient de
décéder ! »
Vincent Bolloré, lui, frappe par sa formidable énergie aussi séduisante
qu’effrayante si on lui barre la route. Jamais rassasié, il est venu « sauver »
du naufrage l’héritier du groupe de médias et de distribution Arnaud
Lagardère, endetté jusqu’au cou. Avec un autre condottiere du capitalisme
français, Marc Ladreit de Lacharrière, organisateur des dîners les plus
huppés de la capitale, il a pris une participation dans Lagardère, à la
demande de l’héritier, pour lui permettre de conserver son siège –
momentanément, murmure-t-on sous cape à Paris. Depuis, le petit milieu
retient son souffle et attend que démarre le repas des fauves, avec verres en
cristal et couverts en argent. L’État monarchique a prêté son concours à
l’opération par le soutien de la Caisse des Dépôts, agrémenté de l’activisme
de Nicolas Sarkozy, coopté comme administrateur du groupe. À l’Élysée,
celui-ci a appris à maîtriser les codes des affaires. Et de la Cour.
Pour régner sur elle, tout monarque doit commencer par l’intégrer et s’y
forger des appuis. Nicolas Sarkozy, avocat d’affaires pendant sa traversée
du désert, a mis à profit les relations qu’il s’est faites dans cette activité,
relations qui faisaient d’ailleurs appel à lui moins pour sa technicité que
pour son influence. Dans le Petit Paris, cela s’appelle « acheter à la baisse ».
Les enchères de cette partie de poker ont encore monté depuis l’entrée dans
le holding de tête de Lagardère de Bernard Arnault, lui-même conseillé loin
de la lumière par un banquier de chez Rothschild, Grégoire Chertok.
Emmanuel a justement travaillé, lui aussi, pour David de Rothschild puis
il s’est rapproché de Bernard Arnault grâce à son épouse. Professeure de
français très appréciée à Saint-Louis-de-Gonzague (« Franklin »), un
établissement privé huppé de l’Ouest parisien, elle a eu dans ses classes les
fils du milliardaire. Quelques années plus tard, celui-ci est devenu le
fournisseur officiel de ses tenues de première dame – au grand agacement
de Kering, le groupe de François Pinault.
Dans l’ascension du président de la République élu en 2017, le Petit Paris
joua à l’évidence un rôle décisif. Le Grand Londres aussi. J’ai rencontré
comme ambassadeur, entre 2017 et 2019, toute une communauté d’affaires
française, de Samir Assaf (HSBC) à Mathieu Laine, essayiste et consultant,
qui a soutenu financièrement Emmanuel Macron et organisé à son bénéfice
nombre de dîners de levée de fonds.
Une fois élu, le nouveau monarque, comme sous l’Ancien Régime où
l’ingratitude avait force de loi, a mis un soin particulier à prendre ses
distances avec ses grands féodaux, ses soutiens des premiers jours, et
parfois ses amis, fussent-ils ses anciens employeurs. Françoise Holder,
propriétaire des boulangeries Paul et de Ladurée, a ainsi été bien mal
récompensée de son dévouement sans limites. Tout juste une promotion
dans l’ordre de la Légion d’honneur, décernée tardivement, en juillet 2019,
assortie d’une nomination à la commission de surveillance de la Caisse des
Dépôts.
Cet entre-soi de l’élite n’est pas une nouveauté. Elle date de Georges
Pompidou, un normalien passé lui aussi par la banque Rothschild – dirigée
à l’époque par Guy, le père de… David –, et que par ailleurs j’admire
comme Président. Le règne de François Mitterrand n’a fait qu’amplifier
cette tendance. François Hollande tout comme Manuel Valls et Bernard
Cazeneuve ont dû s’en accommoder. Laurent Fabius, prince de Paris dès ses
premiers pas, par sa naissance et par son parcours académique, en était
naturellement. Il chemine en amitié, avec élégance et discrétion, avec son
ancien chef de cabinet Serge Weinberg, autre grand baron des affaires
courtisé par Emmanuel, dont il est proche, et qui l’a promu au grade de
commandeur de la Légion d’honneur.
Cet ordre dans l’ensemble prestigieux obéit parfois à des règles
inaccessibles au commun des mortels. Bien avant que l’affaire Fillon
n’éclate, je n’étais pas le seul à m’étonner ainsi des critères flous retenus
pour désigner les personnalités élevées au plus haut grade de la Légion
d’honneur, celui de grand-croix. Je me souviens particulièrement de cette
cérémonie organisée à Matignon pour un grand financier. Sa qualité d’ami
personnel du Premier ministre de Nicolas Sarkozy était-elle un motif
suffisant pour se voir décerner une telle distinction ? Je me pose la question
tandis que je me dirige vers le perron de la résidence du Premier ministre,
bientôt rejoint par Bernard Kouchner. Mon ancien ministre de tutelle au
Quai d’Orsay est d’humeur badine. Il me salue puis éclate de rire : « Alors
là, Jean-Pierre, je n’en reviens pas ! J’aime bien cet homme à la
conversation déliée, mais qu’est-ce qu’il a fait dans son existence pour
mériter cette grande dignité ? Il a sauvé des vies ? Là, je suis comme toi, je
viens, je suis content d’être là, mais je suis un peu surpris. » Il n’empêche.
Tout Paris se précipite à la cérémonie. Et se tait, réservant les traits d’esprit
acerbes aux apartés.
Cette interpénétration des cercles du pouvoir influe parfois sur les
décisions que doivent prendre les princes et leurs conseillers quand il s’agit
d’arbitrer entre les grands barons financiers et industriels. Ainsi, lors du
rachat de l’opérateur SFR, il fallut choisir entre Martin Bouygues
et l’opération imaginée par un audacieux entrepreneur, Patrick Drahi. À
l’origine, il apparaissait que Martin Bouygues offrait les meilleures chances
de créer à côté d’Orange un autre champion tricolore des
télécommunications. J’étais alors directeur général de la Caisse des Dépôts
et Consignations, actionnaire de SFR que Vivendi souhaitait revendre. Mes
services et moi-même penchions en faveur de cette solution. Mais
Emmanuel, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée chargé des affaires
économiques et financières, m’appela pour m’expliquer combien cette
approche qu’il qualifia de « montebourienne 1 » était erronée. Il plaida qu’il
valait mieux maintenir un troisième opérateur indépendant en accord avec
Orange et son P-DG, Stéphane Richard, qui voyait apparemment d’un
mauvais œil un concurrent se renforcer. Bref, le tandem Bolloré-Drahi
semblait s’imposer aux yeux d’Emmanuel. Quand je suis devenu secrétaire
général de l’Élysée, celui-ci étant mon adjoint, il me fit d’ailleurs rencontrer
Patrick Drahi pour que je comprenne mieux ses projets dont beaucoup ont
une dimension internationale. Voilà comment l’option Bouygues fut écartée.
Dans d’autres situations, les grands dirigeants d’entreprise contactent
directement l’Élysée, que ce soit pour développer des investissements ou
pour résoudre certaines difficultés de leur groupe avec les administrations,
le plus souvent avec Bercy. Les plus importants se sont regroupés au sein
d’une discrète association, l’AFEP, présidée par un homme avec qui je
m’entends fort bien, Laurent Burelle, le très énergique patron de Plastic
Omnium, que nous retrouvons souvent en vacances, et qui a la dent dure
dès qu’il est question dans la conversation du fonctionnement de l’État.
Il y a également les Gracques, étrange structure, mi-société de pensée,
mi-lobby, à la gauche de l’AFEP, enfin un tout petit peu plus à gauche.
Fondée par Bernard Spitz, un conseiller d’État rocardien qui a, lui aussi,
toujours eu un regard sans indulgence sur notre administration, elle anime
régulièrement le débat d’idées avec l’ambition de dépasser le clivage droite-
gauche. Bref, du Macron avant Macron ! Nombre de chefs d’entreprise plus
modestes, qui aspirent à intégrer le premier cercle mais se contentent de
graviter autour, se trouvent toujours honorés d’accompagner le président de
la République lors de ses déplacements à l’étranger, allant même jusqu’à le
solliciter.
Mais dans ce Petit Paris, là n’est pas à mes yeux le plus intéressant. La
comparaison avec la Cour et l’Ancien Régime s’impose quand on voit les
aspirants monarques rechercher sans relâche le soutien des princes pour
assurer leur futur trône. Le plus édifiant à cet égard fut Emmanuel. Il
organisait quand il était ministre de l’Économie des dîners fins dans son
appartement de fonction à Bercy, avec le concours d’un chef maison ou
d’amis restaurateurs. S’y côtoyaient auprès de Brigitte (Macron) et d’Alexis
(Kohler), déjà très présent, dirigeants d’entreprise mais surtout artistes tels
Guillaume Gallienne, François Berléand, Denis Podalydès, ou encore
Michel Fau et son compagnon. Xavier Darcos – et sa femme Laure – ainsi
que Jacques Mailhot incarnent deux faces différentes de l’esprit français,
l’une académique et l’autre… plus extravagante. Ayant été l’invité de
quelques dîners au ministère depuis Dominique Strauss-Kahn, ce fut la
première fois de ma vie que je rencontrais autant de personnalités
artistiques dans ce temple de la finance. Nul ne peut s’étonner que par la
suite notre jeune surdoué ait souhaité assumer seul, en tenue parfois plus
que décontractée, le soutien officiel de la nation au monde de la culture par
temps de coronavirus. Là, plus besoin de Premier ministre et encore moins
de ministre de la Culture, Franck Riester, stylo en main, devenait le notaire
des décisions présidentielles !
À la Cour de Paris, il faut aussi savoir faire profil bas. Et, à l’occasion,
développer un pragmatisme qui flirte avec l’opportunisme. Pendant et après
mon passage au gouvernement Fillon comme secrétaire d’État aux Affaires
européennes, entre mai 2007 et décembre 2008, j’ai été traité comme un
pestiféré par quelques Rastignac de gauche en costumes et en jupons, qui
me reprochaient ce qu’ils considéraient comme une grave trahison
idéologique.
Conseiller spécial d’Emmanuel Macron, à l’Élysée, Philippe Grangeon
s’était retrouvé orphelin après la chute de DSK. Pressé de trouver une
nouvelle locomotive, il me demanda alors de le mettre en contact avec
François Hollande pour qu’il s’occupe de sa communication. Ce que je fis.
Je n’eus ensuite aucune nouvelle de lui, alors qu’il voyait mon ami une fois
par semaine, le dimanche après-midi. Il a insinué à plusieurs reprises que je
n’étais pas assez socialiste à son goût. Pourtant, il n’a pas tardé à rallier
Emmanuel Macron avant même la création du mouvement « En marche ! ».
Sa détestation de Manuel Valls – sûrement trop à droite, lui aussi… – l’a
conduit à quitter l’Élysée quand celui-ci est devenu Premier ministre. Il ne
semble guère perturbé, aujourd’hui, de frayer avec Gérald Darmanin, ancien
porte-parole et directeur de campagne de Nicolas Sarkozy et d’autres
ministres de droite. Sans doute est-il la seule personne qui dans ma vie m’a
laissé d’une indifférence totale. Sa prétendue sagesse confine à l’ennui et je
n’ai jamais noté chez lui le moindre trait d’humour.
Mais la palme de la souplesse idéologique – ce qui n’est pas un obstacle
dans le Petit Paris – revient à deux ministres d’Emmanuel.
Tandis que je suis secrétaire d’État aux Affaires européennes, nous
sommes invités, mon épouse et moi, à une soirée chez Patrick Careil, un
inspecteur des Finances proche de Laurent Fabius. L’appartement est un
vaste duplex, détail important pour la suite de l’histoire. Nous passons un
moment fort agréable, naviguant de conversation en conversation au milieu
d’une quarantaine de personnes. À un moment, la maîtresse de maison
s’approche de nous avec un sourire un peu gêné : « Nous avons invité
Florence Parly. Elle est en bas avec son mari… » Je réponds aussitôt que je
vais aller la saluer. Florence Parly a été mon adjointe au cabinet de Lionel
Jospin avant de devenir sa secrétaire d’État au Budget. À l’époque de cette
soirée, je ne l’ai pas croisée depuis plusieurs années mais nous avons gardé,
c’est du moins ce que je crois, de bonnes relations. Je connais aussi son
époux, Martin Vial, qui a travaillé dans plusieurs cabinets de gauche.
L’expression de notre hôtesse se fige un peu plus : « Elle acceptera peut-être
de vous parler mais son mari ne veut pas monter à cet étage tant que vous y
serez. » J’échange un bref regard de sidération avec Brigitte : ces gens-là ne
veulent pas respirer le même air que nous parce que j’ai accepté de faire
partie d’un gouvernement d’ouverture, avec Bernard Kouchner et Martin
Hirsch ? Évidemment, nous décidons de nous éclipser pour laisser la voie
libre à ce couple aux convictions d’airain…
À la même époque, Élisabeth Borne, actuelle numéro sept dans le
gouvernement de Jean Castex où Florence Parly occupe le cinquième rang,
changeait quant à elle de trottoir quand elle m’apercevait dans la rue…
Ces deux grandes consciences de gauche qui me battaient froid avec tant
de morgue n’ont pas hésité à me solliciter quand j’étais secrétaire général de
l’Élysée. Elles étaient à la recherche de postes (toujours bien rémunérés en
ce qui concerne la première). Protégées de Philippe Grangeon (qui se
ressemble s’assemble, dit l’adage), elles siègent donc dans le gouvernement
dirigé par Jean Castex, successeur à Matignon d’Édouard Philippe, maire
LR du Havre, aux côtés de Bruno Le Maire, ancien candidat à la primaire
de droite, de l’ex-sarkozyste Gérald Darmanin, de l’ancienne militante
UMP Amélie de Monchalin…
Dans ce Petit Paris des ambitions, le contorsionnisme fait partie des
disciplines homologuées.

Note
1. En référence à Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, avec lequel
j’étais, pour une fois, d’accord sur ce point précis.
5

François et moi

Je crois en la victoire de François depuis le premier jour parce que je


l’admire et le regarde se préparer depuis trente ans. Certes, je ne suis pas
objectif puisque je suis tombé en amitié, comme disent nos amis québécois,
depuis que je l’ai rencontré à l’ENA, en 1977. Dès ce jour, je le trouve
chaleureux, intelligentissime, plein d’humour, dépourvu de toute arrogance,
empathique. Féru d’histoire, amateur de football, de cyclisme, de tennis, de
rugby, il est déjà très politique. Comme moi, il a grandi en Normandie. Je
suis honoré de la confiance qu’il me témoigne et de l’amitié qu’il me porte.
Très vite, je ne peux plus me passer de lui. Pour tout dire, je suis fasciné par
sa rapidité d’exécution exceptionnelle, par son autorité naturelle, par son
originalité. Ma fascination ne s’est pas étiolée avec les années.
Certes, tandis qu’il était à l’Élysée, ce surdoué de la politique et de la
communication m’a parfois surpris par le caractère trop technique, trop
formaté aussi de ses interventions. Cela faisait partie de la fonction, certes,
mais j’étais triste que les Français ne puissent goûter sa finesse d’esprit à sa
juste valeur. Depuis 2017, il a retrouvé cette liberté de parole qui a
couronné toutes ses campagnes et a fait de lui, au fil des ans, le meilleur
commentateur politique et le plus affûté des politiques commentateurs.
Ce don se combine curieusement avec une pudeur extrême. Comme ami,
et alors que je le considère presque comme un frère, je ne l’ai jamais vu et
ne le vois toujours pas faire état de ses sentiments intimes, de ses peines et
ressentiments personnels. Il ne m’a confié qu’à la fin les maladies qui
emportèrent sa maman et son frère aîné 1.
Connaissant ce penchant à l’introversion, je veille avec constance à ne
pas interférer avec ses « états d’âme ». Je suis là pour lui simplifier la vie, le
détendre et lui apporter mon aide s’il me le demande. Cela suffit à mon
bonheur, d’être à ses côtés depuis quarante-trois ans !
À l’Élysée, pendant les trois années durant lesquelles j’ai travaillé avec
lui, j’ai toujours pris garde à distinguer nos relations plus qu’affectueuses de
ses exigences professionnelles. J’eus droit très régulièrement à ses
remontrances sur l’organisation des événements, la lisibilité des notes et
surtout la préparation des discours, sans que cela altère nos dîners ultérieurs
ou nos séjours communs lors des vacances d’été par exemple.
Exigence et grande rigueur cohabitent chez François. Rien ne peut
distraire son attention quand il examine dans le moindre détail un discours
qu’il doit prononcer, quelles que soient les circonstances et l’importance de
l’enjeu. Bien souvent – quasiment tout le temps –, il me chapitrait, lorsqu’il
était Président, pour une erreur d’inattention sur le texte d’une allocution :
« Ce n’est pas possible, tu ne l’as pas relu ! », ou encore : « Mais pourquoi
ne l’as-tu pas corrigé ? » J’étais bien obligé de lui avouer que j’avais lu
attentivement, et corrigé consciencieusement, mais sans grand succès… Et
à la fin, en 2017, je lui ai fait remarquer que nous n’écrivions pas de la
même façon… Ce qui hélas est vrai. J’admire son talent d’écriture depuis
l’ENA.
Pendant son quinquennat, je me suis souvent étonné, voire affligé, qu’il
suscite des commentaires si négatifs. Pas lui. Rien ne peut l’empêcher de
trancher, de décider, surtout dans les situations les plus graves, celles qui
mettent en cause l’intérêt national et qui n’ont malheureusement pas
manqué pendant cinq ans. La gestion des conséquences des attentats, les
interventions militaires en Syrie et au Mali l’ont pleinement démontré. Sa
main n’a jamais tremblé. Il n’a jamais hésité. Pas même lorsqu’il a décidé
de ne pas se représenter en 2017.
Détermination et lucidité. Tous ces talents réunis peuvent lui jouer des
tours. Il pense pouvoir toujours se sortir des situations les plus complexes,
parfois créées par lui, comme ses relations éventuellement trop confiantes
avec des journalistes. D’autres lui sont imposées, comme le principe des
primaires socialistes actées en 2016. Parfois c’est un peu des deux, comme
les investitures socialistes orchestrées en 2012 par Martine Aubry à la suite
d’un accord bancal de non-agression entre eux.
À mes yeux ce n’est nullement un homme « normal », mais un être
d’exception qui sait se renouveler. Comment aurais-je pu penser, moi qui le
connais depuis si longtemps, qu’il deviendrait collectionneur de peinture…
alors que nous n’avons jamais eu le moindre échange sur ce sujet ? D’un
équilibre remarquable, épanoui désormais, très affectif, même s’il ne le
laisse jamais paraître, mon ami est à mes yeux l’homme de culture qui saura
toujours, aujourd’hui comme demain, servir le pays.
Enfin, François se veut fidèle dans les épreuves que traversent ses amis
ou ses proches. J’ai pu l’éprouver lors du suicide de mon fils. Ce drame, le
plus terrible qui puisse exister pour un père, m’a énormément perturbé.
Bien que Président, avec toute la charge que cela représente, il a été présent
pour moi. J’ai pu ressentir toute l’étendue de son amitié affectueuse.
Contrairement à ce que beaucoup estiment, nombre de personnes qui
m’avaient accompagné dans ma vie professionnelle depuis l’ENA ont
manifesté envers ma famille et moi-même une humanité qui m’a touché.
Exercer de hautes fonctions, prendre des coups et les rendre en politique
n’entame en rien la capacité d’émotion et l’esprit de solidarité. Ma
sensibilité envers toutes ces personnes, de Michel Sapin à Manuel Valls,
d’Olivier Lyon-Caen à Sophie Quatrehomme, s’en est trouvée renforcée.
François sait aussi pardonner les incartades politiques ou personnelles. Je
suis bien placé pour en témoigner. Quand, en 2007, je reçois la proposition
de devenir secrétaire d’État aux Affaires européennes, je suis très tenté.
D’autant que je suis impressionné par le fait que Sarkozy a proposé le Quai
d’Orsay, énorme ministère hautement stratégique, à deux hommes de
gauche, Bernard Kouchner et Hubert Védrine. L’ouverture annoncée, donc,
ne sera pas cosmétique mais réellement politique.
L’enthousiasme de Bernard Kouchner, qui a finalement la préférence du
nouveau Président sur Hubert Védrine, lequel a déjà exercé ces fonctions
entre 1997 et 2002, a raison de mes dernières hésitations. La proposition est
magnifique : la France va bientôt prendre la présidence de l’Europe pour six
mois, une occasion qui ne se produit même pas un quinquennat sur deux !
La rumeur de ma nomination commence à filtrer un peu partout dans
Paris. Je me dis qu’il faut que j’appelle François Hollande mais suis saisi
par la procrastination : comment annoncer à son meilleur ami, premier
secrétaire du Parti socialiste, que l’on va rejoindre l’équipe adverse ? Il me
devance et me téléphone, mais pas pour me féliciter :
– Tu ne peux pas me faire ça, tu ne peux pas accepter. À travers toi, c’est
moi qu’il vise.
Je tente de plaider ma cause :
– J’ai essayé d’aider Ségolène pendant sa campagne, elle n’a jamais
répondu à mes messages…
Je perçois au long silence qui suit combien mon ami me trouve
pathétique. Il reprend d’une voix blanche :
– Nous ne nous verrons plus, si c’est comme ça. Cela porte atteinte à
notre amitié.
C’est à mon tour d’être agacé :
– Écoute, c’est comme tu veux. Je ne suis pas le seul de mon espèce à
entrer au gouvernement. Regarde Kouchner, Hirsch, Védrine. Regarde Éric
Besson, il est encore membre du PS, que je sache !
– Peut-être, mais toi, c’est toi. Nous avons des relations particulières et tu
n’as pas le droit de me faire une chose pareille.
Une fois le téléphone raccroché, je réalise que je viens de perdre mon
meilleur ami.
Sur le coup, je n’ai guère le temps de méditer sur cette triste rupture. Le
choix de mon cabinet, l’installation au Quai d’Orsay, la préparation de la
présidence française de l’Europe accaparent toute mon attention. Mais plus
les semaines passent, plus je trouve triste cette brouille. Je décide de passer
par Ségolène, qui n’a sûrement pas apprécié non plus mon entrée dans le
gouvernement de François Fillon, mais qui sait que je lui ai fait à plusieurs
reprises des offres de service pendant sa campagne, et qu’elle n’a pas pris la
peine d’y répondre. Au téléphone, elle accepte de me rencontrer et me
donne rendez-vous dans le jardin des serres d’Auteuil, qui n’a pas encore
été grignoté par l’extension de Roland-Garros. Elle est séparée de François
et a gardé l’appartement qu’ils occupaient ensemble à Boulogne. Mais elle
connaît mon ami mieux que personne et son avis m’importe.
Ce dimanche matin, je la trouve en tenue de jogging. Elle se montre
d’emblée très amicale et j’en suis enchanté. Quand je lui expose le cas de
conscience qui m’occupe, elle relativise avec son énergie vitale habituelle :
– Ne t’en fais pas, Jean-Pierre, tu as bien fait d’accepter. Il faut aller de
l’avant…
– Mais François n’accepte pas…
– Il a tort de te traiter comme cela.
Peut-être l’indulgence de Ségolène à mon égard est-elle indexée sur ses
relations avec François, mais le fait d’entendre ces paroles réconfortantes,
assis sur un banc dans ce magnifique jardin, me fait oublier le froid et les
nuages. Je suis aux anges. J’ai l’impression que mon bannissement va
pouvoir cesser.
Cette conversation inespérée me détermine à reprendre contact avec
François. Plusieurs mois ont passé, mais il s’entête dans sa bouderie. Quand
je me rends à l’Assemblée nationale pour une audition ou à l’occasion des
questions au gouvernement, il m’ignore superbement et refuse de me saluer.
Puis, enfin, il accepte un dîner en tête à tête dans un restaurant situé à mi-
chemin de nos domiciles respectifs. C’est au début de 2008. Je lui fais
valoir qu’à mon poste je ne fais pas de politique partisane : je défends
l’Europe et la place de la France dans l’Union. Mais très vite, face à son
silence obstiné, je suis à bout d’arguments. Je m’entends dire :
– François, c’est simple. Si tu veux, je m’en vais, je quitte le
gouvernement…
La réponse qu’il me donne est à double tranchant :
– Non, tu ne peux pas déserter maintenant. Tu dois assurer la présidence
française. En revanche, quand cette présidence sera terminée, tu pourras
reprendre ta liberté…
J’ai donc obtenu une permission, mais de courte durée. La présidence
française démarre en juillet 2008 et se déroule très bien. Elle n’est pas
encore terminée quand j’informe Claude Guéant, secrétaire général de
l’Élysée, de mon désir de quitter le gouvernement pour retourner à mon
secteur d’origine, l’économie et les finances. François Fillon, que j’ai
prévenu de mes intentions, me reçoit à Matignon et tente de me retenir. Il ne
comprend pas que je quitte un poste où je n’ai pas démérité et où il reste
tant à faire. Je ne puis lui dévoiler la raison profonde de mon départ, ce
devoir d’amitié auquel je dois me conformer. Le Premier ministre me
demande de bien réfléchir, ce que je fais, non sans tourments. Je quitte une
équipe ministérielle formidable. Jean-Louis Borloo, ministre d’État chargé
de l’Environnement, et sa jeune secrétaire d’État, Nathalie Kosciusko-
Morizet, entretiennent des relations orageuses, mais ils sont tous les deux
des réformateurs-nés à l’imagination plus que féconde. Christine Lagarde,
incarnation de l’intelligence et de la distinction, est si impressionnante que
la brillante carrière internationale qu’elle accomplit ensuite ne m’étonnera
nullement. Je vais aussi regretter Rama Yade, séduisante, pleine de
fraîcheur et toujours à la recherche de quelque autonomie médiatique auprès
d’un ministre, Bernard Kouchner, habitué à prendre toute la lumière.
Impossible de ne pas évoquer Luc Chatel, le bon élève du gouvernement,
toujours souriant, n’élevant jamais le ton. Et Xavier Darcos, brillant
intellectuel, ouvert et bon vivant, accompagné par le dynamisme et le
charme de son épouse Laure, avec lesquels nous avons conservé de
profonds liens d’amitié. Mais surtout la célèbre et tempétueuse Rachida
Dati, dont je suis resté proche, qui pimentait toutes nos rencontres de son
anticonformisme, et qui dit d’elle-même avec une grande lucidité qu’on
l’aime ou qu’on la déteste, sans qu’elle laisse personne indifférent.
Évidemment, avant même de franchir pour la dernière fois le seuil du
Conseil des ministres, je sais déjà que mon ami normand Hervé Morin, le
très convivial ministre de la Défense, va me manquer, de même que
Roselyne Bachelot et ses fous rires. Par bonheur, j’ai retrouvé des relations
affectueuses avec Dominique Bussereau, qui fut – avant d’être mon
collègue au gouvernement – mon ministre. Il s’est révélé pendant la crise
sanitaire un président de l’Association des départements de France très
actif.
Nicolas Sarkozy, pour sa part, ne fait aucun commentaire, mais un très
sympathique discours à l’occasion de mon départ. Il a la grande élégance de
me proposer la présidence de l’Autorité des marchés financiers.
Mais en 2017, quand nous nous revoyons à Londres, où il est en visite
pour une conférence et où je suis ambassadeur, je lui explique les raisons de
mon départ. Il n’a pas l’air surpris que mon amitié pour François Hollande
l’ait emporté sur toute autre considération. L’amitié, comme la politique, a
ses raisons. Mais ce ne sont pas toujours les mêmes.

Note
1. Sa mère me disait : « Quand on a un fils comme François, on a réussi sa vie. »
6

Divine surprise

Ce dimanche 15 mai 2011, c’est toute notre vie politique qui bascule. Ce
jour-là, j’apprends avec stupeur, comme la France entière, que Dominique
Strauss-Kahn est en garde à vue à New York. À la radio, j’entends Michel
Rocard se lamenter que la gauche puisse perdre un candidat aussi
fantastique. Ahuri, comme tous les Français, je téléphone à François
Hollande. Il est désolé des propos que vient de tenir Rocard, et qui ne le
grandissent pas. Il est surtout convaincu, d’emblée, que son heure est
arrivée.
Depuis que mon ami a annoncé sa candidature à la primaire socialiste, fin
mars 2011, certains à gauche ont voulu me transformer en petit
télégraphiste. Manuel Valls, que j’ai invité à une soirée à la maison, me
lance ce message : « Ton copain, il y croit vraiment ? Il commence à
exagérer. Il faudrait qu’il se rende compte que c’est DSK qui va
l’emporter. » Quelque temps plus tard, j’assiste à une remise de décoration à
Bercy. Un inspecteur des Finances que je connais bien fond sur moi et me
demande aimablement si j’ai deux minutes à lui consacrer. Il m’entraîne
vers un canapé, à l’abri des oreilles indiscrètes. Et là, en le voyant prendre
sa respiration, je flaire le traquenard : « Ton ami François doit bien
comprendre que s’il attend septembre pour se désister, ce sera trop tard. Il
n’aura rien… » Ce messager, c’est François Villeroy de Galhau, que j’ai
recommandé comme directeur de cabinet à DSK quand j’ai dû renoncer à ce
poste pour rejoindre Lionel Jospin à Matignon. Il est passé dans le secteur
privé, à la BNP, mais prépare son retour aux affaires politico-
administratives par la grande porte. C’est peu de dire que je n’apprécie pas
ces manières. Sous prétexte que François Hollande n’a jamais été ministre,
peut-on imaginer qu’il va renoncer à la présidentielle pour espérer figurer
dans un gouvernement ? Le procédé est suffisamment déplaisant pour que je
ne rapporte même pas cette conversation à François. Je lui parle, en
revanche, des remarques de Manuel Valls. « On verra bien, répond-il. De
toute façon, je n’ai rien à perdre. Je suis à 20 % dans les sondages. J’incarne
plutôt l’aile gauche du Parti socialiste par rapport à DSK. » Au moment où
ces paroles sont prononcées, Martine Aubry n’a pas déclaré sa candidature.
Mais François est le mieux préparé, comme je le précise à Emmanuel
Macron pour lui éviter de se fourvoyer dans une impasse.
Dès lors, François est assuré de tout mon soutien, et personne dans ce
microcosme ne l’ignore. J’essuie des critiques, à gauche comme à droite,
dans le Petit Paris que je fréquente. Parfois on invoque mes supposés
manquements à mon devoir de réserve. Je suis président d’une autorité
administrative indépendante, l’AMF, et je ne perds pas une occasion de dire
tout le bien que je pense de mon ami dès qu’on me tend un micro. Mais
j’assume…

À l’issue du premier tour, bien que connaissant personnellement les deux


finalistes, je n’éprouve pas d’émotion particulière, puisque j’ai choisi, et
depuis longtemps. J’ai aidé François Hollande publiquement et en privé, à
une époque où sa candidature suscitait aussi le scepticisme de la presse.
Entre les deux tours, je n’ai quasiment aucun doute sur le fait que mon
ami va gagner, peut-être en raison de mes sentiments à son égard, mais
aussi parce que, comme beaucoup, je sens dans le pays le besoin d’une
alternance.
Je passe la soirée du second tour à mon domicile avec des amis, les Lyon-
Caen et le si regretté David Kessler, avec lesquels j’ai travaillé à Matignon
du temps de Lionel Jospin. Nous fêtons joyeusement la victoire, mais je ne
vais pas à la Bastille. Je parle avec François après l’avoir chaleureusement
félicité par plusieurs textos. Le lendemain soir, nous nous retrouvons à mon
domicile pour un dîner à quatre.

Le matin même de la cérémonie d’investiture, ma spontanéité et mon


enthousiasme me jouent un sale tour. Je suis l’invité d’une matinale
radiophonique, et me fais cuisiner sur la question qui préoccupe le
microcosme : qui sera le Premier ministre ? Je le sais, bien évidemment,
mais je tiens ma langue. À la fin de l’interview, toutefois, le journaliste qui
m’interroge fait une ultime tentative et cite le nom de Jean-Marc Ayrault.
« Si vous le dites… », telle est ma réponse, désolante car elle est interprétée
comme une confirmation. Je n’ai pas le temps de quitter les studios qu’une
dépêche AFP estampillée « urgent » reprend mes propos et dévoile le nom
du futur locataire de Matignon. C’est une faute majeure, un écart inédit dans
e
l’histoire de la V République : le meilleur ami du Président, avant même
que celui-ci soit installé, révèle qui sera chef du gouvernement !
Dans la voiture qui me ramène à mon domicile, je suis effondré. Je me
faisais une telle fête d’assister à cette cérémonie d’investiture. Et j’ai tout
gâché. Courageusement, mon épouse Brigitte me remonte le moral et me
tient la main jusque dans la cour de l’Élysée. Dans la salle des fêtes, remplie
de tous les corps constitués, des amis et des ennemis politiques ainsi que
des courtisans, je me fais tout petit et trouve une place tout au fond.
Toutefois, plusieurs personnes s’étonnent de ma discrétion et me pressent
de rejoindre le premier rang, comme il sied à un intime de celui qui
s’installe dans ses hautes fonctions. Je m’exécute et redoute le moment où
François comme il est d’usage à la fin de la cérémonie, fera le tour de
l’assistance et dira un petit mot à chacun. Mon tour arrive. Il s’approche de
moi et chuchote à mon oreille : « La prochaine fois que tu as de bonnes
informations comme celle de ce matin, n’hésite pas à m’en faire part… »
Puis il me gratifie d’une tape amicale dans le dos. Le rouge me monte au
front. Le plus dur est passé.

Je sais depuis des semaines que je ne serai pas secrétaire général de


l’Élysée. Je dois passer par une sorte de « sas de décontamination » à cause
de ma présence au gouvernement du temps de Sarkozy. Néanmoins, j’ai
participé à la constitution de la garde rapprochée présidentielle. Je me suis
rendu à de nombreuses reprises rue Cauchy, au domicile de Valérie et de
François, pour former l’équipe qui accompagnera le nouveau Président à
l’Élysée. Très vite, notre camarade de promotion Pierre-René Lemas prend
part à ces réunions, puisqu’il sera secrétaire général de l’Élysée. Ceux qui
considèrent que c’est un choix étrange, celui d’un préfet sans charisme et
sans imagination, n’ont rien compris à François Hollande, qui effectue là un
choix confortable, en la personne d’un haut fonctionnaire dont il sait qu’il
sera sans surprise.
J’insiste pour que Macron soit son adjoint, chargé des affaires
économiques et financières, comme le furent François Pérol puis Xavier
Musca auprès de Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’un poste stratégique, après les
crises financières de 2008-2010. Je fais son éloge, non parce que j’éprouve
de l’affection pour lui, qu’il est mon protégé depuis sa sortie de l’ENA,
mais parce qu’il sera selon moi le meilleur dans cette fonction. C’est lui qui
a animé le groupe de travail sur l’économie pendant la campagne. Il est le
plus qualifié et je le répète au Président, qui sent bien les réticences de
Lemas à avoir à ses côtés un adjoint très jeune et beaucoup plus brillant que
lui : « Emmanuel est là, il est bilingue, il faut qu’il soit à tes côtés pendant
les Conseils européens, qu’il joue le rôle de sherpa pour les G7 et les G20. »
Le nouveau Président accepte. À partir de ce moment, je ne cesse de
renforcer son influence, au plus grand déplaisir de Lemas. Mais je fais mon
possible, en ce début de quinquennat, pour ne pas me mêler des affaires de
l’Élysée…

Je continue d’échanger régulièrement avec le nouveau Président, mais


sans évoquer la politique. Je me convaincs que mon rôle d’ami-de-plus-de-
trente-ans consiste à le détendre, pas à parler fonctionnement de l’Élysée et
politique. Nous ne commentons pas ensemble l’échec de la majorité
présidentielle aux élections municipales, début 2014, ni le départ de Jean-
Marc Ayrault qui en résulte, pas plus que son remplacement par Manuel
Valls.

Nous nous retrouvons souvent au pavillon de la Lanterne, à Versailles, le


samedi soir, où nous passons aussi deux réveillons. Une fois, les désordres
du monde s’invitent à notre soirée. Ce samedi 25 août, mon ami croit avoir
convaincu, la veille, Barack Obama d’intervenir conjointement en Syrie
après les attaques à l’arme chimique dont s’est rendu coupable Bachar El
Assad contre son peuple. Le Président américain avait déclaré publiquement
qu’il s’agissait pour lui d’une ligne rouge. La veille au soir, lors d’une
première conversation, il a semblé prêt à prendre le risque d’engager des
représailles sans demander au Congrès une autorisation qu’il a toutes les
chances de ne pas obtenir. Dans l’après-midi, lors d’un nouvel entretien, il
reçoit de nouvelles assurances. Mais vers 19 h 30, la Maison Blanche fait
savoir qu’elle recule. François Hollande donne le change, comme toujours,
mais je vois bien qu’il est effondré par cette défection qui ouvre un
boulevard à Daech.
Quelques mois plus tard, François Hollande me parle de ses difficultés
avec son ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, accusé par Mediapart
d’évasion fiscale. Je lui assure que la situation est intenable, alors que
chaque semaine apporte un nouveau lot de révélations et de soupçons. Et lui
fais part de mon enthousiasme quand il émet l’idée de proposer le poste à
Bernard Cazeneuve, qui me semble avoir toute la rectitude nécessaire pour
assumer de telles fonctions. Je connais peu Jérôme Cahuzac, que j’ai
rencontré pour la première fois durant l’hiver 2011, à un dîner chez les
Macron auquel était aussi convié François. Je n’ai aucune animosité à son
endroit. Mais je souhaite protéger mon ami, qui lui a accordé une confiance
dont il semble abuser.

Quand il m’a informé, avant même l’élection de François Hollande, que


je devais passer par un discret purgatoire pour faire oublier au peuple de
gauche mes péchés sarkozystes, Laurent Fabius m’a aussi demandé si la
Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), où le poste de directeur général
était vacant, m’intéresserait. J’ai accepté sans hésiter tant la Caisse constitue
la principale puissance économique française et l’un des plus importants
fonds souverains mondiaux. La diriger, c’est occuper une des fonctions les
plus convoitées par la haute fonction publique.
J’avais cru en 2007 pouvoir y être nommé par Jacques Chirac, qui l’avait
évoqué devant moi. Il préféra à juste titre Augustin de Romanet, son
collaborateur à l’Élysée. À combien d’autres personnes encore le Président
avait-il promis le fauteuil ? L’anecdote que m’a rapportée François
Hollande me fait toujours sourire. Un jour qu’il rencontre Jacques Chirac en
tête à tête à l’Élysée, ce dernier n’arrête pas de le complimenter sur moi, si
bien que François lui demande :
– Eh bien, pourquoi ne le nommez-vous pas à la Caisse des Dépôts ?
– Hélas, je ne le peux pas…
– Pourtant vous êtes bien le président de la République ?
– Je sais, mais ce n’est pas possible…, conclut Jacques Chirac en levant
les bras au ciel.
Retenant la leçon dispensée par Laurent Fabius, selon laquelle « il ne faut
jamais arriver seul pour prendre le pouvoir dans une organisation
nouvelle », j’emmène avec moi Sophie Quatrehomme, aujourd’hui
directrice de la communication de la CDC, qui fit partie de mon cabinet au
Quai d’Orsay et de mon équipe à l’Autorité des marchés financiers, Antoine
Colas, secrétaire général de Transdev, Xavier Tessier, directeur adjoint des
relations internationales, et bien sûr mes assistantes.
Mon arrivée rue de Lille, dans un magnifique bâtiment moderne attenant
au musée d’Orsay, se passe bien grâce au soutien d’Antoine Gosset-
Grainville, alors directeur adjoint. Je suis aussi aidé par Stéphane Keïta, très
lié à Dominique Strauss-Kahn, dont il devint l’oncle au fil des vies de
chacun. L’ambiance entre nous se gâte un peu plus tard, quand je lui remets
les insignes de chevalier de la Légion d’honneur, à l’hôtel de Pomereu,
splendide édifice bâti sous Louis XV et siège historique de la Caisse, utilisé
aujourd’hui pour les manifestations de prestige. Alors qu’il n’ignore rien
des liens très étroits qui m’unissent à François Hollande, il me répond
comme récipiendaire : « Ah ! Quel dommage que Dominique ne soit pas
Président ! » Un lourd silence s’installe dans la salle de réception, et je suis
abasourdi. Cet événement met un point final à nos relations, et je découvre
par la suite que Stéphane Keïta, qui a décrypté pour moi les réseaux et les
féodalités qui traversent l’institution dont j’ai pris la direction générale, ne
leur est pas tout à fait étranger.
Je regrette de voir de si nombreux serviteurs de l’État, ou prétendus tels,
perdre autant de temps à affronter des jeux de pouvoir stériles, où la
maçonnerie a préservé son influence, alors qu’il y a tellement à faire pour
renforcer le bras armé de l’État en matière économique et financière : la
création de la Banque publique d’investissement BpiFrance, la
modernisation de la Caisse nationale de prévoyance, l’actionnariat de la
Poste et de la Banque postale aux côtés de l’État, le développement de la
Banque des territoires, la privatisation ou l’ouverture du capital de certaines
filiales très puissantes comme Icade ou la Compagnie des Alpes
(propriétaire et gestionnaire de nombreuses stations de sports d’hiver), où
Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État dans le gouvernement d’Édouard
Philippe, était l’adjointe de Dominique Marcel, ex-directeur de cabinet de
Martine Aubry et mon successeur auprès de Lionel Jospin à Matignon.
Enfin, et ce n’est pas la moindre de mes prérogatives, je travaille avec le
président de la commission de surveillance de la Caisse, désigné
officiellement par le Parlement, dans les faits par le président de la
République. C’est Henri Emmanuelli, l’ombrageux député des Landes,
sourcilleux garant d’une ligne marquée à gauche au sein du Parti socialiste,
dont il fut premier secrétaire durant une période particulièrement agitée.
Rien dans mon parcours, et surtout pas mes aventures politiques, ne me
prédestinait à une excellente relation avec lui. C’est pourtant le cas. Nous
avons gardé un très lointain mais très bon souvenir l’un de l’autre. Alors
que j’étais chef de bureau à la Législation fiscale, au milieu des
années 1980, il était secrétaire d’État au Budget. Deux années de suite, nous
avons passé nos soirées ensemble, de septembre à décembre, sur les bancs
du gouvernement lors de la discussion budgétaire, moi derrière lui pour
l’assister sur les sujets le plus techniques.
Notre entente, à la Caisse des Dépôts, est plus que cordiale et notre
collaboration reste le souvenir le plus émouvant que je garde de ces deux
années. Les nombreuses baronnies de l’institution, ainsi que les syndicats,
voient cette harmonie au sommet d’un très mauvais œil, parce qu’elle leur
interdit de jouer l’une contre l’autre pour satisfaire leur propre agenda.
C’est Henri Emmanuelli, par exemple, qui s’étonne avec réprobation de la
rémunération perçue par Dominique Marcel. « Vous n’en faites pas assez
pour les territoires, trop pour la finance, le tourisme et la Compagnie des
Alpes », me lance-t-il un jour. Je dois admettre qu’il n’a pas tort…
Sur tous les sujets, nous parvenons à un consensus, car avant d’être un
responsable politique reconnu Henri fut, comme d’autres après lui, banquier
chez Rothschild (mais dans la maison du cousin de Guy, Edmond). Il
apporte, sur tous les investissements ou cessions de participations comme
sur la création de BpiFrance, un regard économique et financier aussi
remarquable qu’objectif. Si bien que je sollicite ses recommandations sur
toutes les décisions à prendre.
Nommé secrétaire général de la présidence de la République, j’eus
beaucoup de peine à le quitter et nous convînmes de nous rencontrer à
l’Élysée… Ce que nous fîmes souvent, avec ou sans le chef de l’État, pour
déjeuner ou prendre un verre, cela jusqu’à son décès. Je me souviendrai
toujours de son inhumation dans cette belle église des Landes (alors qu’il
n’était pas un grand catholique…), où la tristesse imprimait tous les visages
et où le Président lui rendit hommage.

Je garde aussi de nombreuses images de ces mois passés à la Caisse des


Dépôts. Celle de Ségolène Royal qui nous vole la vedette lors de la création
de la Banque publique d’investissement. Celle de Christian Estrosi lors de
l’inauguration du tramway de Nice financé par la CDC, où il a voulu que je
sois à ses côtés pour présenter la modernisation de sa ville. Sa
communication est parfaite face à ses proches ennemis, au premier rang
desquels Éric Ciotti. Je lui parle du nouvel aménagement du stade de Nice,
que nous avons financé comme celui de Lyon, mais je ne parviens pas à lui
communiquer ma passion du foot. Il préfère se concentrer sur les bénéfices
électoraux qu’il peut tirer du tramway et il a bien raison. Notre déjeuner
dans un restaurant que j’ai fréquenté avec Nicolas Sarkozy marque le début
d’une amitié qui ne s’est jamais démentie.
Pour le reste, j’ai le sentiment, au siège de la Caisse, de marcher sur un
champ de mines plusieurs fois par semaine, voire plusieurs fois par jour.
Dans chaque comité exécutif ou conseil mensuel des directeurs, je suis
soumis à des pressions visant à restaurer l’ordre ancien, celui qu’avait
instauré le prédécesseur d’Augustin de Romanet, Francis Mayer, dont le
réseau de fidèles demeure incroyablement déterminé. J’y résiste avec
constance, malgré les recommandations de Stéphane Keïta, qui tente de me
faire comprendre où se trouve mon intérêt, et l’attitude hostile de certains
dirigeants. Pour ces hommes de réseaux, le chrétien que je suis ne mérite
pas d’être directeur général, même si j’entretiens de très bonnes relations
avec les représentants du personnel, notamment le délégué CGT que je
reverrai avec plaisir à l’Élysée. Un univers complexe et passionnant, donc.

Je trouve quand même le temps d’observer les premiers pas d’Emmanuel


Macron dans le cercle le plus étroit du pouvoir. Secrétaire général adjoint
chargé des affaires économiques et financières, il est chargé d’appliquer le
programme du nouveau Président. De la même façon que j’avais dû, auprès
de Lionel Jospin, promouvoir les 35 heures avec lesquelles je n’étais pas
d’accord, il est contraint de mettre en œuvre l’imposition exceptionnelle à
75 % pour les très hauts revenus. « C’est Cuba sans le soleil », avait-il
raillé, quand le candidat Hollande avait lancé cette mesure de gauche pour
contenir la poussée de Jean-Luc Mélenchon. Il s’entendait alors très bien
avec l’inspirateur de cette mesure, Aquilino Morelle, qui défraiera la
chronique au moment de mon arrivée à l’Élysée.
Au début de l’année 2014, je reçois des visiteurs du soir de plus en plus
alarmistes sur l’ambiance de travail qui règne autour de François Hollande.
Emmanuel est un des premiers à m’alerter : « Il faut changer de secrétaire
général. » L’autre secrétaire général adjoint, Nicolas Revel, le conseiller
santé, Olivier Lyon-Caen, complètent ce cortège. Je découvre donc que
Pierre-René Lemas fait à peu près l’unanimité contre lui, notamment parce
qu’il isole autant qu’il le peut le Président du reste de ses collaborateurs,
alors qu’il devrait jouer le rôle de chef d’orchestre. Sylvie Hubac, la
directrice de cabinet, connaît bien tous les protagonistes puisqu’elle
appartient, elle aussi, à la promotion Voltaire. Elle me téléphone pour
m’expliquer qu’il y a péril en la demeure : « Personne n’adresse plus la
parole à Lemas, il faut que tu viennes à l’Élysée. »
Tous déplorent son manque de charisme et d’esprit d’équipe (c’est une
litote). Pour ma part, je n’eus avec Pierre-René Lemas que des relations
distantes, tant à l’ENA que par la suite. Tout juste nous sommes-nous
rencontrés en 2004 quand j’étais directeur du Trésor et lui préfet. C’était à
qui dirait le plus de bien de Nicolas Sarkozy… et je ne suis pas sûr d’avoir
été le gagnant à l’époque ! Comme d’autres, il n’hésita pas, quelques années
plus tard, à me donner des leçons de gauche, après que le même Nicolas
Sarkozy l’avait mis sur la touche, contre l’avis de sa conseillère Rachida
Dati. Toutefois, je n’avais éprouvé aucun sentiment négatif quand François
Hollande le choisit comme secrétaire général. En revanche, le ton menaçant
qu’il utilise lorsque je lui succède comme secrétaire général de l’Élysée
(« Pour moi, ce sera la Caisse des Dépôts ou rien », me dit-il) me laisse sans
voix. Je comprends qu’il y a quelques secrets enfouis entre François
Hollande et lui, puisqu’à ma grande surprise il obtient de me succéder, à un
poste qui exige des compétences financières telles que nul ne songea à y
nommer un préfet avant lui.
De fait, François Hollande a décidé de changer l’organisation du Palais
après la défaite de la majorité aux municipales et le remplacement de Jean-
Marc Ayrault par Manuel Valls. Il s’accorde un temps de réflexion pour
trancher entre trois options : Emmanuel Macron, l’ex-directeur de cabinet
de Lionel Jospin à Matignon Olivier Schrameck, et moi. Trois profils
différents, le premier très ambitieux, jeune, apte à devenir ministre (ce qu’a
proposé Manuel Valls quand il a composé son premier gouvernement, et
que François Hollande a refusé), le deuxième très professionnel et engagé à
gauche, le troisième ami de longue date, plutôt manager, proche des
entreprises et loin d’être un « ennemi de la finance ».
Le fait d’être le mari de Brigitte joue sans doute aussi en ma faveur, tant
elle a aidé François dans les turbulences de sa vie privée, que ce soit avec
Ségolène (Royal) ou avec Valérie (Trierweiler). Être l’époux de la
confidente des « Dames de Paris », quel atout !
Quant à Lemas, il sera bien accueilli à la Caisse des Dépôts, où ceux qui
avaient tenté d’abattre Augustin de Romanet et qui m’avaient affronté sans
relâche, faute d’avoir pu m’amadouer, trouvent en ce nouveau directeur
général un personnage plus enclin à tolérer le jeu des réseaux d’influence.
7

Le Président me choisit

Deux jours avant mon arrivée officielle au Palais, je reçois à la Caisse des
Dépôts la visite d’Aquilino Morelle, conseiller politique de François. Je le
connais bien. Il était la plume de Lionel Jospin à Matignon. Avec lui,
Manuel Valls et David Kessler, conseiller culture d’une finesse
extraordinaire, nous formions une sorte de quatuor de joyeux lurons autour
de l’austère Premier ministre. Aquilino ne prend même pas la peine de
s’asseoir. Il est affolé : « On n’arrête pas de me tomber dessus. Je voulais
t’expliquer, pour les chaussures, c’est une sottise sans importance… » Les
médias s’emballent parce qu’il a fait venir un cireur de chaussures à
l’Élysée pour lustrer ses souliers. Au même moment, il est soupçonné de
collusion avec des laboratoires pharmaceutiques, accusation dont il sera
blanchi. Mais à cet instant, la pression sur lui est immense. Celle que subit
le chef de l’État aussi.
Le lendemain, je partage mon premier dîner de secrétaire général de
l’Élysée avec le Président. Le cas Aquilino le préoccupe. Il ne peut se
permettre, après l’affaire Cahuzac, une autre défaillance de cette
« République exemplaire » qu’il a promise aux Français. En même temps, il
voit Aquilino s’accrocher à son poste avec l’énergie du désespoir, exiger un
reclassement à la hauteur du talent qu’il estime être le sien, et demander que
sa femme, directrice de cabinet de la ministre de la Culture, soit « bien
traitée ».
Je tente de le défendre. Je le connais bien. Les chaussures, les beaux
costumes, les cravates spectaculaires, cela fait partie de son personnage. Il a
toujours été comme cela. Chez Jospin, il était déjà très soucieux de sa mise.
« Ce n’est quand même pas dramatique, cette histoire de chaussures », fais-
je remarquer. François n’est pas d’accord : « Jean-Pierre, on ne va pas
pouvoir tenir longtemps, cela va nous retomber dessus tellement la pression
médiatique est forte. » Tout l’Élysée ou presque, ce soir-là, est à l’Opéra.
Pendant le dîner, la directrice de cabinet, Sylvie Hubac, téléphone : « Les
gens à l’entracte n’arrêtent pas de nous parler d’Aquilino. » Je répète qu’il
ne faut pas exagérer, il n’y a pas de quoi le jeter en pâture aux lions ! Je fais
remarquer qu’on s’amusait quand même plus avec lui qu’avec Élisabeth
Borne, alors conseillère chargée des transports chez Jospin ! Je me souviens
qu’il s’entend bien aussi avec Emmanuel, avec qui il a passé des heures à
écrire les discours d’Hollande pendant la campagne présidentielle et après.
Mais je n’ai pas gain de cause. « Tu as entendu Sylvie, elle est prudente
comme moi », me dit le Président. D’autres passent derrière pour enfoncer
le clou : c’est une nouvelle ère qui démarre, avec une nouvelle équipe, et
tout le monde a envie d’oublier le désastre des municipales. Exit Aquilino
Morelle…

Quelque temps plus tard, Emmanuel Macron nous quitte, de son plein
gré. Nous voulons tous le retenir, moi le premier. Mais il ne veut rien
entendre. Il me fait valoir que nous avons trop de traits communs sur le plan
économique et financier (car sur le plan politique, il se situe alors bien plus
à gauche que moi !). Il m’informe qu’il désire retrouver plus de liberté pour
donner des cours dans de grandes universités américaines et exercer
quelques activités de conseil.
Dans son discours d’au revoir à l’Élysée, en juillet 2014, il me décoche
une petite flèche : « Je souhaite bonne chance à Jean-Pierre. J’ai été heureux
de travailler à ses côtés même s’il sait que nous avons parfois eu des
différends politiques. » Lui aussi me donne des leçons de gauche, ce que je
trouve déjà surréaliste sur l’instant, et plus encore avec le recul. Quand
François Fillon avait dû remplacer Antoine Gosset-Grainville, son directeur
adjoint de cabinet à Matignon, il avait proposé le poste à Emmanuel. Et
celui-ci avait tout de même réfléchi quarante-huit heures avant de décliner.
Cela dit, je ne lui en tiens pas rigueur.
De toute façon, je n’en ai pas le temps. L’Élysée tourne vite, très vite. J’y
découvre mon rôle aux multiples facettes : coordonner le cabinet du
Président et assurer une bonne harmonisation avec Matignon ; préparer les
séminaires gouvernementaux ; recevoir les ministres pour les câliner, les
raisonner, les écouter, selon les tempéraments ; anticiper les projets de lois
qui vont être présentés au Parlement, assister aux Conseils des ministres, les
préparer en amont et veiller à la bonne transcription des décisions prises en
aval ; conseiller le chef de l’État, notamment sur les questions européennes,
économiques et financières ; recevoir de nombreuses personnalités…
Le Président me demande comme une priorité de remettre l’équipe en
marche, d’assurer une meilleure organisation du travail, en veillant à la plus
grande rapidité de transmission des notes, à une meilleure implication des
conseillers dans leurs champs de compétences respectifs et de suivre,
compte tenu de mon expérience, les affaires européennes, économiques et
financières.
Pour insuffler un nouvel esprit d’équipe, je décide, ce qui ne se faisait pas
à l’Élysée, d’organiser une réunion de tous les membres du cabinet pour
préparer tout ce que le chef de l’État requiert pour ses déplacements,
entretiens, interventions ou communications. Ces tours de table permettent
aux participants de mieux se connaître et de bénéficier d’une vision plus
transversale des priorités.
Je prends aussi quelques résolutions destinées à séparer la gouvernance
de l’activité politique. Ne pas interférer, par exemple, dans les réunions ou
dîners politiques qu’organise chaque semaine le Président avec le Premier
ministre, le premier secrétaire du PS, parfois Stéphane Le Foll, les
présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, les leaders des groupes
parlementaires dans ces assemblées, Bruno Le Roux et Didier Guillaume
(qui deviendra ministre de l’Agriculture d’Emmanuel Macron, ce qui ne
manque pas de sel).
Je reste aussi à distance de la communication, dont on me fait
comprendre très vite qu’elle appartient au domaine réservé du Président,
assisté d’un nouveau venu : Gaspard Gantzer, chaudement recommandé par
celui qui deviendra l’homme d’influence d’Emmanuel, Philippe Grangeon.
Je participe néanmoins aux réunions de communication du samedi matin, en
compagnie de Vincent Feltesse, de Philippe Grangeon et de Robert Zarader,
consultant qui lors de ses entretiens particuliers avec moi s’intéressait autant
à la politique qu’aux occasions de mieux connaître l’univers assez fermé de
l’administration.
La réunion de communication la plus amusante et tardive à laquelle je
participe est celle où notre Président revient d’une humeur plus
qu’excellente du Salon de l’agriculture, où maints crus régionaux ont sans
doute été goûtés, alors que de tout temps François s’est montré d’une
austérité remarquable que je lui ai toujours enviée.
Le lundi matin, je réunis les principaux chefs de service : Emmanuel
Macron, Nicolas Revel, secrétaires généraux adjoints, le conseiller
diplomatique Paul Jean-Ortiz (hélas décédé trop vite) toujours vif, précis et
discret en dépit de ses souffrances, la directrice de cabinet Sylvie Hubac et
l’incontournable Gantzer pour organiser la semaine.
Puis chaque lundi après-midi se tient avec la directrice puis le directeur
de cabinet 1 et le secrétaire général du gouvernement une réunion destinée à
préparer le Conseil des ministres : projets de lois, de décrets et de
nominations (qui m’intéressaient au plus haut point). Une fois ces différents
éléments ordonnancés et répartis, nous allons présenter le projet d’ordre du
jour au Président, afin qu’il puisse non seulement en prendre connaissance,
mais le valider.
Ce cérémonial a été précédé d’une rencontre de mon équipe avec la
directrice de cabinet du Premier ministre, Véronique Bédague, son adjoint
Aurélien Rousseau, et souvent Maud Bailly, inspectrice des Finances qui a
bien suivi la voie d’Emmanuel Macron après mon départ de l’Inspection…
Nous nous retrouvons chaque vendredi à 15 heures et faisons preuve d’une
productivité remarquable.
Véronique Bédague dispose d’une personnalité, d’un charisme et d’un
franc-parler exceptionnels. Nos discussions sont parfois marquées par des
désaccords et des volumes sonores élevés, tant lorsqu’elle combat une
nomination qu’elle estime imméritée que quand elle nous reproche de
toujours vouloir dépenser. Cela n’entame en rien le bonheur de travailler à
ses côtés. Le plus extraordinaire est que Véronique est secondée par un
adjoint qui ne lui cède en rien pour ce qui est de l’originalité, de la vivacité,
de l’intelligence et de la sagesse. Pour ne rien gâcher, il est doté d’un grand
talent d’écrivain et d’humoriste.
C’est dire le duo d’enfer dont dispose Manuel Valls, qui déjeune chaque
lundi en tête à tête avec le Président. Véronique Bédague et moi-même
sommes invités pour le café, code qui me permet d’échanger agréablement
avec elle lors du déjeuner qui précède et que nous partageons.
Parmi ces rendez-vous qui rythment la semaine, il convient de ne pas
oublier le pot du vendredi soir, dont l’initiative revient à Nicolas Revel,
aujourd’hui directeur de cabinet du très républicain Jean Castex. Y vient qui
veut pour se retrouver autour d’un verre de vin ou de whisky (préférence
partagée par Emmanuel et votre serviteur). Nous apprécions les talents
d’animatrice d’Alice Rufo, qui deviendra la principale conseillère
diplomatique d’Emmanuel Macron, avant d’être nommée à la Cour des
comptes, une consécration pour laquelle elle fit mon siège constant fin
2016-début 2017 2.
Hormis le chef du gouvernement, seul le puissant ministre des Affaires
étrangères Laurent Fabius a le privilège de rencontrer seul à seul le
Président. Il pèse de tout son poids sur les décisions les plus lourdes, que ce
soit envers la Syrie, à propos du Mali ou encore du nucléaire iranien…
En Conseil des ministres aussi, le chef de l’État écoute ses interventions
avec la plus grande attention. J’ai pour ma part quelques difficultés à me
concentrer quand mes yeux se posent sur Bernard Cazeneuve, qui à chaque
présentation internationale s’efforce par son regard de faire rire le Président,
qui s’applique bien entendu à garder son sérieux.
Ses talents humoristiques sont ignorés par les Français. Ils sont pourtant
immenses. Lors de la visite du prince d’Arabie saoudite à l’Institut du
monde arabe, présidée par Jack Lang, Bernard, alors ministre de l’Intérieur,
est talonné par l’ambassadeur d’Arabie saoudite, qui répète en boucle la
même phrase : « Y a pas de sécurité ici. » Hilare, il nous raconte l’anecdote
en imitant la voix flûtée de Jack Lang, hypnotisé par le prince : « Vous
voyez, Votre Altesse, après la visite de cette magnifique exposition, je vais
vous offrir un magnifique repas… »

Et puis, il y a les dîners d’État, où je suis accompagné de mon épouse. Le


plus illustre de ces dîners est celui offert à la reine Élisabeth. Je me trouve à
la table de Laurent Fabius. Très en verve, il nous narre son déplacement de
l’aéroport à l’Élysée aux côtés du prince Philippe d’Édimbourg. Ce dernier
lui a conté toutes les visites faites aux chefs d’État français depuis… 1945.
Il ne faisait apparemment aucun doute pour lui que notre ministre des
Affaires étrangères les avait tous connus, si bien qu’il l’a interrogé sur la
personnalité de chaque Président. Laurent Fabius eut à confesser qu’il
n’avait hélas pas connu Vincent Auriol, élu l’année de sa naissance…

À l’Élysée, le secrétaire général reçoit aussi de nombreux visiteurs. J’ai


toujours grand plaisir à accueillir Didier Migaud, premier président de la
Cour des comptes. En cette rentrée 2014, nous venons de procéder à un
remaniement ministériel d’ampleur avec le départ d’Arnaud Montebourg et
de Benoît Hamon, entre autres, et l’arrivée d’Emmanuel Macron.
Ancien président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, avant que
Nicolas Sarkozy le nomme à la tête de la juridiction financière, Didier
Migaud porte un regard sévère sur les frondeurs dont il qualifie l’attitude
par deux adjectifs : irresponsable et insupportable. « On a trop tardé à les
remettre au pas », déplore-t-il. Il y voit la conséquence de la faiblesse
coupable de François Hollande à l’égard de Martine Aubry, qui lui a
succédé à la tête du PS et à laquelle il a laissé la haute main sur l’ensemble
des investitures pour les législatives de 2012. Un Président qui ne se mêle
pas de choisir les candidats à la députation, dans un parti marqué depuis
toujours par les rivalités entre courants, cela ne s’est jamais vu, souligne-t-
il. C’est encore plus ahurissant quand on sait les propos que la maire de
Lille tenait sur son prédécesseur rue de Solférino. Pour illustrer l’état dans
lequel François Hollande aurait, selon elle, laissé les lieux, elle prétendait,
toujours aimable, que « même les toilettes étaient bouchées » !
Mais sur les sujets de politique intérieure, le Président n’aime pas le
conflit. Il s’est toujours présenté comme l’homme de la synthèse et a été
raillé pour cela. En vérité, le roi du « en même temps » n’est pas toujours
celui que l’on croit.
Didier Migaud ne me rend pas visite seulement pour parler politique. Il
préside désormais une institution qui veille sur les deniers publics et il
prend cette mission très au sérieux. Il s’épanche devant moi sur la coupable
indifférence des élus nationaux, majorité et opposition confondues, qui, par
lâcheté ou par démagogie, laissent perdurer les politiques publiques
inefficaces : le logement, 40 milliards par an ; la formation professionnelle,
35 milliards par an ; le secondaire dans l’Éducation nationale, dont les
résultats académiques sont en baisse dans les classements internationaux
mais dont le coût par élève est un des plus élevés du monde. « Il n’y a qu’en
France, me dit-il, qu’on pose le problème du nombre d’élèves par classe. »
Le directeur de la DGSE, Bernard Bajolet, est également un visiteur
régulier. François a fait sa connaissance à l’ambassade de France à Alger,
durant son stage de l’ENA. Entre le jeune diplomate et l’apprenti énarque
s’est nouée, d’emblée, une relation de confiance extrêmement forte. Je le
connais depuis moins longtemps, mais nous avons servi conjointement
Nicolas Sarkozy, lui comme coordinateur national du renseignement, moi
comme secrétaire d’État aux Affaires européennes. Avec le Président, il
évoque les sujets sensibles. Auprès de moi, il vient surtout réclamer des
moyens supplémentaires pour les opérations extérieures, toujours plus
onéreuses en ces temps de désordre international et de terrorisme. À son
contact, je découvre la qualité extraordinaire de la coopération avec les
services britanniques, dotés d’un savoir-faire incomparable. C’est un
comble mais les relations sont autrement plus fluides qu’avec la DGSI,
chargée de la sécurité intérieure. J’assiste ainsi à des réunions au cours
desquelles Bernard Bajolet et Patrick Calvar, respectivement responsables
du renseignement extérieur et intérieur, se livrent à un étrange concours,
dont le gagnant est celui qui en dirait le moins !
Le secrétaire d’État au Budget Christian Eckert passe également du
temps dans mon bureau quand arrive l’été. C’est la saison des ultimes
arbitrages, avant la discussion budgétaire qui démarre en automne à
l’Assemblée nationale. Ce 21 juillet 2015, par exemple, nous devons
intégrer le coût du « Pacte de responsabilité » – il faut bien se donner des
objectifs ambitieux ! – destiné à restaurer les marges des entreprises et à
relancer l’emploi. La montée en charge de ce dispositif crée un besoin de
financement de la bagatelle de 33 milliards d’euros pour 2016, après
24 milliards en 2015 et 10 en 2014. « Sur le Pacte, le faire sans le dire », ai-
je inscrit dans mes notes. Il s’agit en effet d’éviter d’agiter ce chiffon rouge
devant les députés frondeurs, hostiles à ce qu’ils considèrent comme des
cadeaux faits au « grand capital ». Et de puiser dans des fonds de réserve
dont la lecture ligne à ligne est difficile voire impossible afin d’éviter la
bronca.
La conversation tourne aussi autour d’un sujet éternel : trouver quelques
milliards de plus, dans un budget en déficit, et alors que Bruxelles nous
surveille du coin de l’œil pour impécuniosité. Nous savons d’ores et déjà
que le plafond des 3 % de déficit sera dépassé pour 2016. Pire ! Nous avons
promis de revenir à 3,3 % et risquons de finir à 3,6 %. Nous sommes donc à
la recherche d’artifices comptables pour mobiliser des fonds
extrabudgétaires, qui ne pèsent pas sur le déficit tel qu’il est comptabilisé au
sens de Maastricht. Nous nous employons, et nous ne sommes pas les
premiers ni les derniers, à creuser des trous financiers pour en combler
d’autres. Les Shadoks continuent d’inspirer Bercy, Matignon et l’Élysée !
Comment en serait-il autrement alors que je n’ai pas connu, en
quarante ans passés au service de l’État, une seule année d’excédent
budgétaire 3 ? Pendant les trois ans que je passe à l’Élysée, je me bats pour
éviter que la France soit sanctionnée au titre de la procédure de déficit
excessif engagée en 2009 par la Commission européenne. Les
fonctionnaires de Bruxelles, que je connais bien pour avoir travaillé à leurs
côtés dans les années 1990, n’ignorent pas que nous « arrangeons » les
comptes, en puisant dans des caisses telles que la Sécurité sociale ou le
logement, dont les déficits ne sont pas comptabilisés au sens de Maastricht.
Mais ils exigent que cette pratique reste marginale, faute de quoi leur
tolérance se transformerait en intransigeance impitoyable. C’est un jeu
subtil, et infiniment vertueux. Que ceux qui critiquent l’instauration de
critères de convergence imaginent une France sans ces contraintes donc
sans l’euro ! Le pays ne bénéficierait ni de taux d’intérêt proches de zéro, ni
de la stabilité monétaire qui lui permet d’être respecté dans le monde 4.

Certaines journées apportent une grande variété de sujets. Après le


maniement de la calculette avec Christian Eckert, les projections électorales
en vue des régionales, qui s’annoncent mal, avec le conseiller politique du
Président Vincent Feltesse. Puis les enjeux du numérique avec Bernard
Cottin, un de nos camarades de la promotion Voltaire chargé de ces
questions à la Caisse des Dépôts. Il veut alerter le Président sur le mauvais
maillage du territoire. Mais le Président n’a pas envie d’une leçon de haute
technologie. C’est donc moi qui en hérite. Le sujet est intéressant mais très
technique. Mon interlocuteur me bombarde de chiffres pour me décrire un
mal très français : l’équipement du pays en haut débit est trop lent et inégal,
parce que l’État ne sait rien faire d’autre que distribuer des subventions dont
les opérateurs téléphoniques disposent à leur guise.
Parmi mes visiteurs du soir, Henri de Castries est un de mes préférés. Ce
camarade de promotion à l’ENA et à l’Inspection des Finances a fait une
brillante carrière chez Axa. Il n’a rien perdu de son charme d’éternel
étudiant. Ce que j’ignore, quand je le reçois à l’Élysée, c’est qu’il travaille
avec François Fillon pour la présidentielle de 2017. A posteriori, la lecture
des notes que j’ai prises sur le vif lors de nos conversations n’en est que
plus savoureuse. Car Henri me bombarde de propositions politiques,
presque un programme de gouvernement : la suppression de l’ISF ; un
allègement fiscal de 50 milliards ; le remplacement d’un fonctionnaire sur
deux, avec à la clé la suppression de 180 000 emplois publics ; le retrait du
contrôle de la justice sur les plans sociaux des entreprises ; l’abrogation des
critères de représentativité des syndicats édictés en 1945…

Mais plus important que le budget, que la politique étrangère, que tout en
vérité, il y a la conférence de presse. Nous y consacrons un nombre de
réunions important, que d’aucuns jugeraient disproportionné. Nous passons
en revue les thèmes à aborder, les annonces à mettre en lumière. C’est un
moment important d’expression publique, qui répond à la nécessité de
s’exprimer de manière quasi officielle et d’assurer la continuité avec ce que
e
cet exercice représente sous la V République, depuis le général de Gaulle.
La communication est devenue un art majeur de la politique. Mais un art
difficile, et parfois même dangereux !

Notes
1. Sylvie Hubac a été remplacée en janvier 2015 par Thierry Lataste.
2. Les places disponibles au tour extérieur dans les grands corps sont limitées, et les demandeurs
en cette fin de quinquennat étaient fort nombreux.
3. La dernière année d’excédent budgétaire, en France, est 1974, qui voyait triompher en politique
Valéry Giscard d’Estaing, au cinéma Les Valseuses avec un jeune acteur de 25 ans nommé Gérard
Depardieu, au hit-parade « Les divorcés » de Michel Delpech et « Sugar Baby Love » des Rubettes.
4. Tout ceci valait avant la crise du Covid-19 et ses conséquences financières (voir plus loin
chap. 22, « L’épreuve de vérité »).
8

Nos « amis » journalistes

Grâce à François Hollande, et dans une moindre mesure à d’autres amis,


j’ai rencontré nombre de journalistes. Cette fréquentation commence au
milieu des années 1980, avec la création des Transcourants, qui entendaient
dépasser les clivages traditionnels au sein du Parti socialiste. François me
demande de prêter mon concours à la promotion de ce jeune mouvement.
Lui qui écrit souvent dans Le Matin, proche de la gauche de gouvernement,
me prie de participer à un débat face à Julien Dray qui sera retranscrit dans
ce quotidien. Je représente l’incarnation du social-libéralisme maléfique ; il
est le porte-parole de la vertueuse aile anticapitaliste du parti. Nous tenons
chacun notre rôle à la perfection !
Depuis toujours, François nourrit une passion pour le commentaire
politique. Deux ans avant la création des Transcourants, en 1983, il est la
cheville ouvrière d’une mystification littéraire. Jeune conseiller à l’Élysée,
il rédige des notes pour le compte de Jacques Attali, pour nourrir un livre
intitulé De la reconquête. Signé par un mystérieux Caton derrière lequel se
cache le journaliste André Bercoff, alors proche de la gauche au pouvoir.
Celui-ci se présente comme une personnalité de droite contrainte d’écrire
masquée pour dénoncer la nullité de son propre camp, après la défaite du
10 mai 1981. Orchestrée depuis l’Élysée avec l’assentiment de François
Mitterrand, avec la complicité de l’éditeur Claude Durand, le patron de
Fayard, cette manipulation connaît un immense succès public. Comme,
dans un premier temps, André Bercoff ne veut pas se dévoiler, il refuse
d’être interviewé de peur que l’on reconnaisse sa voix. C’est François
Hollande qui répond à sa place aux questions de France Inter. Il entre dans
son personnage de conservateur qui tape sur la droite avec une grande
conviction. Il ne m’a rien dit, ni de son implication dans cet ouvrage, ni de
l’interview qu’il accorde sous le pseudonyme de Caton. Quelle n’est pas ma
surprise de reconnaître un jour sa voix à la radio ! Quand je l’interroge, il rit
et avoue bien volontiers…
Je fais aussi la connaissance de Catherine Pégard, alors journaliste
politique au Point, aujourd’hui présidente de l’Établissement public du
château de Versailles. En 1988, je suis directeur de cabinet du ministre de
l’Industrie Roger Fauroux. Elle observe telle une entomologiste ce
gouvernement d’ouverture à la société civile et au centre formé par Michel
Rocard. Nous avons fait nos études à la même époque, elle en lettres (plus
intellectuelle), moi en droit, à la faculté de Rouen. Depuis notre rencontre,
nous ne nous sommes plus quittés, sauf lors de ma présence à la
Commission européenne. Je l’ai revue très souvent lorsque j’étais au
cabinet de Jospin à Matignon. J’étais toutefois un peu jaloux d’elle car elle
rencontrait chaque semaine Olivier Schrameck, le directeur de cabinet et
alter ego du Premier ministre, sachant bien où se trouvait le pouvoir. Puis
nous devenons de plus en plus amis, et échangeons régulièrement,
notamment sous Chirac et Sarkozy – quand celui-ci est ministre de
l’Économie et des Finances. À cette époque, nous nous retrouvons même
avec ce dernier dans les mêmes hôtels à Bruxelles, à l’occasion des
réunions de l’Eurogroupe. Je suis alors directeur du Trésor et accompagne
le ministre dans ses déplacements.
Pendant la campagne présidentielle de 2007, elle organise un dîner chez
elle où je dois rencontrer plus longuement Nicolas. Catherine connaît d’ores
et déjà les intentions du futur Président qui en savourant son autorité
reconnue dans l’opinion souhaite montrer qu’il n’est pas un homme de
droite classique (ou ordinaire), et qu’à la différence de Jacques Chirac il
veut rassembler au gouvernement différentes sensibilités dans l’esprit
d’ouverture qui manqua en 2002. Connaissant mes liens avec Nicolas
Sarkozy, elle estime qu’il serait intéressant que nous échangions – peut-être
est-ce une suggestion du candidat. Au dernier moment Catherine me fit
savoir qu’il ne pouvait se libérer de ses contraintes de campagne et
m’informa que François Fillon (déjà) le remplacerait. Ce fut un dîner
sympathique, agréable et très ouvert car pour ma part j’avais déjà dîné avec
François Fillon à la préfecture de la Sarthe quelques mois auparavant. Notre
hôtesse est alors chef du service politique au Point, et rejoindra très vite le
nouveau Président à l’Élysée comme conseillère. Quant à moi, chef du
service de l’Inspection des Finances, je deviendrai bientôt secrétaire d’État
aux Affaires européennes…
Avec François, Normand comme elle, Catherine a toujours entretenu de
très bonnes relations, tout comme Ruth Elkrief, une vraie amie avec qui
nous nous retrouvions parfois à Deauville. Puis lors de la campagne de
François, en 2012, vint l’heure des matinales avec Nathalie Iannetta, que
j’ai retrouvée par la suite à l’Élysée, très sympathique, et avec Caroline
Roux. Toujours dures dans leurs interviews, ce sont aussi des femmes
exquises avec qui nous nous sommes liés d’amitié, Brigitte et moi.
Mais ces quelques liens ne sont rien comparés au carnet d’adresses
d’Hollande dans les médias. C’est bien simple : il connaît tout le monde ! Il
a vécu toute sa vie avec les journalistes. Les Transcourants ont pu exister
grâce à ses nombreuses relations. Sa renommée auprès de la presse joua en
sa faveur lorsqu’il fut désigné premier secrétaire du Parti socialiste.
Dans cette foule de vrais et de faux amis, deux personnalités se détachent
du lot, parce qu’elles ont cru très tôt en lui comme possible candidat à la
présidentielle de 2012 et l’ont toujours abreuvé de leurs précieux conseils.
Ils ont été, les bons jours comme les mauvais, rue de Solférino comme à
l’Élysée, de véritables visiteurs du soir de grande confiance.
Tout d’abord, Franz-Olivier Giesbert – peut-être se rencontrèrent-ils
jeunes à Rouen où ils vécurent tous les deux. Franz, successivement
directeur du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point, toujours élégant,
parfois arrogant mais drôle, naturellement vrai dans ses critiques et son sens
politique, ne dissimule jamais ses pensées. Il n’a pas caché non plus à
François ses défauts ou ses ratés. La sincérité et la simplicité de son ton,
parfois son détachement et sa séduction, attirèrent François, qui aimait
déjeuner ou dîner avec ce bon vivant. Ils se rencontrent encore, non
seulement à Paris mais aussi dans le sud de la France, à Cassis, où Giesbert
a une maison.
L’autre grand ami, c’est Laurent Joffrin, qui a quitté à l’été 2020 son
poste de directeur de Libération. Au-delà des conseils qu’il lui a toujours
prodigués sans compter son temps et son énergie, il a aidé François à
rédiger ses discours les plus importants. Avant toute décision grave de
nature politique, mon ami l’appelait et le rencontrait en tête à tête. Ils
cultivent toujours nombre d’amis en commun tels que Maxime Le Forestier,
Gérard Jugnot, François Reynaert. Nous passâmes ensemble des soirées
formidables à Londres, quand j’y étais ambassadeur, en compagnie de nos
épouses…
Laurent, exceptionnel de justesse, sait décrypter comme personne la
société en mouvement. Et cela, au-delà de la politique, des enjeux
européens ou internationaux. C’est un homme qui compte dans le milieu et
qui par ses éditoriaux influence toujours amicalement l’ancien Président.
Laurent et son épouse Sylvie, éditrice, demeurent très proches de François
et de Julie. C’est d’ailleurs dans la maison où travaille Sylvie, Stock, que
François a publié avec succès son livre. Ils partagent les mêmes goûts, que
ce soit pour l’histoire ou la chanson française, car Laurent se révèle – aussi
– un excellent musicien. Il allie de manière rare dans les soirées réserve,
humour et spontanéité. À la fin de chaque mois d’août, Laurent et Sylvie,
Granvillais d’adoption, se font un plaisir de recevoir leurs proches au bord
de la Manche… toujours en musique.
La vérité, c’est que François, contrairement à Sarkozy ou à Macron, aime
sincèrement les journalistes ! Chaque matin, tous les quotidiens sont étalés
sur son bureau. Il n’en perd pas une miette. Même discipline en vacances.
Pas un journal ou un magazine ne lui échappent. Il sait aussi, reconnaissons-
le, séduire les journalistes et s’attacher leurs bonnes grâces. Notamment en
leur distillant des confidences, quelques informations privilégiées sur
l’ensemble du paysage politique. Au point que, pendant de longues années,
il fut une sorte de rédacteur occulte de la fameuse page 2 du Canard
enchaîné, dirigée par un homme bien informé et agréable, Nicolas Brimo,
devenu mon voisin de quartier.
À l’issue de la primaire, fin 2011, il devient le meilleur commentateur de
sa propre campagne présidentielle, comme il l’a été dans le passé de ses
propres actions, des congrès du PS, de la vie du parti ou de la candidature
de Delors. Il a réussi au fil du temps à installer une relation marquée par une
incroyable complicité avec une bande un peu particulière : les journalistes
politiques. Même Sarkozy, passionné comme lui de la chose publique, ne
peut pas rivaliser. Emmanuel, quant à lui, n’avait pas de contact privilégié
dans les médias, en dehors de quelques journalistes économiques rencontrés
dans le cadre de ses fonctions chez Rothschild, à l’Élysée et au ministère de
l’Économie. Pendant le quinquennat qui a précédé son élection, il a
examiné avec attention la manière d’être de François Hollande, avec la
conviction chaque jour plus forte qu’il fallait faire exactement l’inverse
pour être un bon Président. C’est la raison pour laquelle il a opté pour une
communication très resserrée, orchestrée par Philippe Grangeon, ex-homme
de gauche au service de François, et Joseph Zimet, son ancien condisciple à
Sciences Po (à la ville ex-conjoint de Rama Yade, secrétaire d’État dans le
même gouvernement que moi) – tous deux ont quitté leurs fonctions à la fin
de l’été 2020. Adepte d’une parole rare, en opposition à ce qu’il considérait
comme la « présidence bavarde » de François Hollande, le chef de l’État a
dû, au fil des crises, renoncer à cette posture et se résoudre à tenir
régulièrement des conférences de presse. En ce domaine aussi, le « nouveau
monde » n’a pas tenu deux ans…
Si toutes les grandes figures journalistiques se montrèrent, dans
l’ensemble, objectives et discrètes, il n’en a pas été de même pour tous.
François a aimé de tout temps séduire les journalistes et s’appuyer sur eux.
Son habileté lui a permis d’en tirer avantage jusqu’au début de son
quinquennat. Mais quand j’arrive à l’Élysée comme secrétaire général,
début 2014, je m’inquiète très vite de ce qui s’est transformé, à mes yeux,
en addiction. Plusieurs fois par semaine, il se confie à deux tandems de
journalistes qui disent préparer un livre sur son mandat. Il les rencontre bien
sûr séparément, en leur parlant très off, assuré que rien de leurs échanges ne
saurait être publié sans son assentiment.
Hélas, c’était, malgré la très grande adresse de François, compter sans
l’intense concurrence entre journalistes. Antonin André et Karim Rissouli
tirent les premiers, mi-août 2016. Le livre, qui connaît un certain succès,
égratigne le Président sans pour autant le blesser. On ne peut pas en dire
autant de celui signé par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qui provoque un
tel tsunami qu’il compromet pour le chef de l’État une candidature à sa
propre succession. J’ai fini par comprendre que ces deux journalistes du
Monde, qui ont égayé les soirées de François lorsqu’il était seul, n’ont pas
apprécié d’être coiffés au poteau par le tandem concurrent et ont durci le ton
de leur ouvrage pour assouvir leur agacement d’être ainsi devancés sur le
plan des informations confidentielles publiées, autant que sur celui de
l’agenda. Selon ce qui m’a été dit, l’engagement de publication valait pour
la campagne présidentielle de 2017.
François a toujours pensé qu’il parvenait à cloisonner ses réseaux dans
les médias. Sa méthode a bien fonctionné, c’est un euphémisme, pendant
des années. Mais pour une fois, une seule, il s’est fait déborder. Le
calendrier s’est alors accéléré malgré lui.
Sa parfaite connaissance d’une petite élite journalistique l’avait
couronné. Une certaine conception de l’investigation, qui emprunte parfois
à la chasse à courre, a transformé un avantage en arme fatale.
9

Les convictions et la nécessité

À partir de janvier 2015, le ciel s’assombrit. La lutte contre le terrorisme


prend une place toujours plus importante dans les préoccupations
présidentielles.
En feuilletant mes carnets, je relis mes notes prises lors du Conseil des
ministres du 19 juillet 2016. Cinq jours avant, un camion conduit par un
islamiste a foncé sur la foule réunie pour voir le feu d’artifice du 14-Juillet.
Le bilan s’élève à 86 morts et des centaines de blessés. La polémique sur la
présence policière est lancée par Christian Estrosi. Le maire de Nice, qui a
laissé son fauteuil à un de ses adjoints pour quelques mois, afin de présider
le conseil général, lance l’offensive médiatique avant même que l’émotion
ait eu le temps de retomber. Il accuse le gouvernement de n’avoir pas
mobilisé suffisamment de policiers sur place.
Cette attaque affecte François Hollande : « Les forces politiques ne sont
plus à l’unisson, regrette le Président. Cela a commencé après les attentats
de novembre. Il a fallu le Congrès de Versailles. Dans les temps ordinaires,
on aurait assisté à de la retenue, mais ce n’est plus le cas. Ce n’est pas l’État
qui organise les feux d’artifice, ce sont les élus, dit-il devant ses ministres.
Le gouvernement ne doit tomber ni dans la polémique ni dans le silence. Il
faut rappeler ce qui a été fait car on ne fera pas de loi après chaque
attentat. » Bernard Cazeneuve déplore les attaques verbales contre la
police : « Il faut protéger les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur,
profondément blessés. » François surenchérit : « Il faut que les policiers
s’expriment et répondent aux critiques. Le feu d’artifice a été décidé par le
maire et le pseudo-maire. Ce sont les pauvres qui vont au feu d’artifice. Ce
sont eux les victimes. » Le projet de loi qui proroge pour la quatrième fois
l’état d’urgence est adopté. Le Président souhaite à cette occasion reprendre
des propositions des groupes d’opposition à l’Assemblée nationale et au
Sénat, telle que l’expulsion en urgence absolue de tout étranger qui
entretient des liens avec une organisation terroriste, ou la possibilité de
fouilles et de contrôles d’identité par l’autorité administrative… Et rappeler
que la loi précédente, dite loi du 6 juin, a été votée à l’unanimité après avoir
intégré les amendements de l’opposition.
L’été passe.
Au Conseil de rentrée, force est de constater que la menace terroriste
subsiste. Le Président est grave dans sa courte déclaration liminaire :
« Nous avons une responsabilité accrue dans un monde politique qui souffre
de surenchères, de fracas, dans un pays qui peut se replier, qui peut
connaître hétérogénéité et absence de cohésion, cela alors que les Jeux
olympiques ont montré que les sportifs les plus éloignés socialement savent
valoriser le pays. » Lisant, en 2019, le livre de Jérôme Fourquet, L’Archipel
français, je me souviendrai de ces propos assez prémonitoires…

À l’Élysée, j’évite avec soin de me mêler de politique étrangère car mes


convictions ne sont pas alignées sur celles de mon entourage au plus haut
niveau, bien plus atlantiste que moi. J’ai été influencé dès mon plus jeune
âge par la nécessité très gaullienne de défendre l’indépendance de la France
en maintenant des relations équilibrées entre les États-Unis et la Russie.
Bien entendu, je n’ignore rien des défaillances criantes de la démocratie en
Russie, des manipulations et des « fake news ». Mais j’observe que Poutine
n’est pas le seul à agir ainsi. Les Américains et les Chinois n’ont-ils pas été
pris la main dans le sac eux aussi ?
En tout cas, dès qu’il s’agit de la guerre en Ukraine et de la souveraineté
de la Crimée, je me garde bien d’émettre la moindre opinion. Laurent
Fabius, soutenu par la majorité du Quai d’Orsay, elle-même influencée par
les néoconservateurs américains, se montre intraitable avec Moscou sur
l’occupation de la Crimée. Le Président approuve cette position. Ma passion
précoce pour l’histoire me permet de me souvenir que Kiev fut la première
capitale de la Russie. Mon goût pour la géographie me conduit à observer
que les Russes ont quelques raisons stratégiques de désirer conserver
l’accès aux mers du Sud dont ils ont disposé pendant des siècles. Mon
amour pour la culture russe, de Dostoïevski à Tynianov, de Tolstoï à
Axionov, comme ma fascination pour le rite orthodoxe, entoure cette
opinion d’un certain romantisme, je l’avoue. J’ai aimé Aragon et Ferrat. J’ai
longtemps pensé, convaincu par Malraux, qu’il y avait plus de complicité
que de divergences entre les gaullistes et les communistes. Bref, je suis en
désaccord profond avec le Président et avec le ministre des Affaires
étrangères ! Je préfère donc me taire et me tenir éloigné de ces dossiers. Pas
une feuille de papier à cigarette ne sépare en revanche nos sensibilités sur le
terrorisme, la guerre en Syrie ou la nécessité d’intervenir et de positionner
les forces françaises au Sahel.
Mais en raison de cet écart entre mes convictions moins atlantistes que
celles du Quai d’Orsay, je m’abstiens d’assister aux nombreux entretiens
téléphoniques du Président avec les autres dirigeants internationaux en
compagnie des diplomates et du chef d’état-major particulier. Je fais
toutefois une exception pour les félicitations adressées à Donald Trump le
jour de son investiture. Ce dernier répond en soulignant surtout le charme
de Paris, la beauté des femmes et l’excellence de la cuisine française. Une
diplomatie de haut vol !

L’autre domaine sur lequel le Président garde une prudente réserve


concerne la laïcité et la place réservée aux religions dans notre pays. À
l’Élysée, je suis répertorié comme le catho de service, ce qui d’ailleurs
arrange bien tout le monde, à commencer par le Président, qui sait que
j’étais proche des bernardins – obédience catholique qui participe
activement au débat d’idées – et de certains évêques. Je suis chargé des
relations avec le nonce apostolique, mais aussi des relations diplomatiques
avec le Saint-Siège qui, malgré mes efforts, nous refuse la nomination de
deux ambassadeurs au motif qu’ils sont homosexuels.
Au risque de choquer, je dois avouer que je n’ai jamais été un très grand
zélateur de la laïcité à la française. J’ai servi l’État pendant quarante ans
avec le sentiment d’être très minoritaire sur ma conception des relations
qu’il doit entretenir avec les religions. Ma conviction s’est encore renforcée
durant mon séjour au Royaume-Uni, où les communautés religieuses sont
reçues par les plus hautes autorités du pays, qui gèrent avec elles toutes les
questions liées à l’intégration et à la radicalisation. J’ai toujours été partisan
de modifier la loi de 1905, qui, plus d’un siècle après sa rédaction, ne me
semble plus adaptée au temps présent. À l’Élysée, j’ai face à moi un front
uni, favorable au statu quo, sans parler de Matignon, où le Premier ministre
Manuel Valls exige un respect sourcilleux de cette laïcité que la France est
la seule à pratiquer en Europe. Bref, la « laïcité ouverte » vantée jadis par
Nicolas Sarkozy me convient très bien, là où elle provoque des cris
d’orfraie chez tous ceux qui m’entourent.
Même si ce n’est pas politiquement correct, je suis convaincu que, dès
lors qu’il n’existe aucune atteinte à l’ordre public, il faut laisser les religions
vivre leur vie. Et que la laïcité n’a pas évité les drames en France plus
qu’ailleurs. Elle ne nous protège nullement de la montée des intégrismes
religieux, à commencer par le salafisme. Comment, en effet, relâcher
l’emprise des pays d’origine, Algérie, Maroc, Turquie, qui financent la
construction des mosquées et la formation des imams, sans changer la loi de
1905 ? À Vernon, la petite ville de Normandie où j’ai mes racines et où je
retourne régulièrement, je constate qu’il existe deux mosquées, une turque
et une marocaine ! Est-ce satisfaisant ?
Je suis catholique, mais j’aime toutes les religions. Mon amitié avec le
grand rabbin Haïm Korsia, avec le pasteur Louis Pernot, ancien président de
la Fédération protestante de France, et avec Mgr Antoine de Romanet
témoigne je crois d’un certain éclectisme de ma part dans ce domaine
comme dans les autres. Je constate que l’intégrisme concerne aujourd’hui
les musulmans, mais je n’oublie pas que toutes les croyances ont connu le
fanatisme, de l’Inquisition espagnole persécutant mécréants et juifs à la
Saint-Barthélemy autorisant le massacre des protestants… Il me paraît donc
primordial qu’au-delà des dogmes parfois éloignés des textes fondateurs
nos religions s’adaptent au monde actuel, à ses technologies, aux migrations
croissantes, et qu’elles s’engagent davantage sur les enjeux politiques et
sociétaux. Autant dire que de telles convictions n’ont guère droit de cité
dans l’Élysée de François Hollande.
Pour ma part, je m’en tiens à appliquer, en toutes circonstances, les règles
de la laïcité ouverte. Ainsi ai-je enfreint sans états d’âme la règle non écrite
selon laquelle un commis de l’État dans le cadre de ses fonctions ne
communie pas à la fin d’une messe. Aux obsèques de l’ancien ministre
Jacques Barrot, incarnation s’il en est de la démocratie chrétienne, je
représente le Président. À la fin de la cérémonie religieuse, je me lève pour
communier, au grand étonnement de l’assistance. Personne, toutefois, ne se
permet le moindre commentaire, ni ne rapporte mon forfait au chef de
l’État…
François, l’agnostique, me connaît depuis si longtemps qu’il n’ignore
rien de la force de mes convictions. Je suis prêt à m’effacer, à m’abstenir,
tant que je ne vois pas piétiner des valeurs qui me sont chères. Ainsi, je ne
pourrais demeurer secrétaire général de la présidence de la République
auprès d’un chef de l’État qui déciderait de s’attaquer à l’école privée. De
même n’entre pas dans mes cordes de servir un Premier ministre « quasi
grand maître » de certains réseaux, bref un laïc dogmatique – la déification
laïque ne saurait caractériser la monarchie républicaine. C’est ma ligne
rouge. Chacun a la sienne. Ou devrait l’avoir…
10

Dans le secret des « grands corps »

Tout a commencé à l’Inspection générale des Finances qui m’ouvre ses


portes en juin 1980. Ce n’est pas, il faut bien l’avouer, un bastion de
gauche, même si d’illustres exceptions confirment la règle. Joseph Caillaux,
l’un de ses premiers membres, s’est fait haïr de la droite pour avoir instauré
e
l’impôt sur le revenu en France au début du XX siècle. Michel Rocard,
dirigeant du PSU, remplissait consciencieusement ses missions au service
de l’État avant de quitter le ministère pour aller militer contre le
capitalisme, en faveur de l’autogestion. Deux exemples célèbres parmi
quelques autres, plutôt rares…
L’alternance n’a pas encore eu lieu mais la gauche, traditionnellement,
n’aime pas l’Inspection. À l’automne 1981, depuis Guéret, dans la Creuse,
Pierre Mauroy lancera une diatribe enflammée contre les grands corps :
« Certains grands fonctionnaires se sont identifiés au pouvoir d’hier. Il vaut
mieux qu’ils prennent une autre fonction. Chacun comprendra que ce n’est
pas une chasse aux sorcières. » Un peu plus tard, le nouveau Premier
ministre précisera sa pensée : « Quand j’étais à Lille, l’État, pour moi,
c’était le directeur de l’Équipement. En arrivant à Paris, j’ai réalisé le poids
des inspecteurs des Finances. Parcourez leur annuaire : ils sont partout 1 ! ».
Une remarque qui ne manque pas de sel, quand on sait que le directeur de
cabinet qu’il choisira pour l’accompagner à Matignon, Robert Lion, est
inspecteur des Finances, de même que son adjoint Pascal Lamy !
Même si j’ai milité au Carena (Comité d’action pour une réforme
démocratique de l’ENA), même si mon meilleur ami s’apprête à mener sa
première campagne législative sous la bannière socialiste, cette réputation
de l’Inspection des Finances ne me préoccupe guère. Je suis heureux de
rejoindre cette grande famille dont tous les membres se connaissent,
puisque nous ne sommes au total que 250.
J’y suis accueilli avec mes camarades de la promotion Voltaire, Henri de
Castries (ex-P-DG d’Axa, qui serait sans doute devenu ministre des
Finances si François Fillon avait été élu), Loïc Armand (L’Oréal), Jean-
Jacques Augier (entrepreneur, éditeur et grand mécène), Nicolas Duhamel
(directeur institutionnel des Banques populaires et Caisses d’épargne,
Frédérique Bredin (ancienne ministre, ex-députée de Fécamp), par un chef
de service très rigoureux. Alors âgé de 53 ans, Dominique Lewandowski a
consacré toute sa carrière au service public. Il est secondé par Jean
Lemierre, futur directeur général des Impôts, du Trésor, président de la
BERD et de BNP-Paribas. En fait, malgré l’autorité de Dominique
Lewandowski et la très forte centralisation qu’il impose, c’est Jean
Lemierre qui nous chaperonne. Il nous présente les missions et les membres
de l’Inspection avec lesquels nous allons travailler pendant les quatre
années que dure la tournée, cette durée de présence obligatoire dans le corps
avant de voguer vers d’autres cieux.
En règle générale et jusqu’en 2017 2, les « quatrième année » dirigeaient
les missions d’inspection. Nos aînés étaient entre autres Pierre Blayau et
Jean-Pascal Beaufret, qui rejoindra le cabinet de Laurent Fabius à
l’Industrie puis à Matignon avant de devenir directeur des Impôts puis de
partir pour le privé. À cette époque, le rituel est immuable. Nous
commençons par une mission de deux mois dans des perceptions ou des
trésoreries générales. Puis, après l’été, nous sommes envoyés dans des
services qui relèvent non plus de la comptabilité publique mais des Impôts
(centre des impôts ou direction départementale). Toutefois, notre tâche ne
varie pas : vérifier la régularité financière des opérations effectuées même
dans le plus obscur chef-lieu de canton.
Jean Lemierre confie à Jean-Pascal Beaufret le soin de préparer et de
superviser la mission de comptabilité publique, pour laquelle nous recevons
le soutien des « seconde année ». C’est ainsi que je fais la connaissance de
Charles-Henri Filippi, autre inspecteur des Finances de gauche qui
deviendra un ami pour la vie. Après nous avoir dispensé leur enseignement,
Jean-Pascal Beaufret, aujourd’hui chez Goldman Sachs, et Jean Lemierre
nous invitent à nous répartir par affinités en deux groupes dirigés par des
« chefs de brigade ». Chacun d’entre nous souhaite être encadré par notre
« professeur », Jean-Pascal Beaufret. C’est donc lui qui choisit son équipe :
Frédérique Bredin – qu’il épousera peu après –, Jean-Jacques Augier, grand
ami de Frédérique, et Loïc Armand, indépendant de tous. Je me retrouve
donc avec mon ami Henri de Castries et Nicolas Duhamel, sous l’autorité
d’un des très rares inspecteurs des Finances admis au « tour extérieur »,
c’est-à-dire nommés de façon discrétionnaire en Conseil des ministres sans
être forcément passés par l’ENA 3.
Notre trio est envoyé dans l’Allier, où chacun est chargé de la clôture des
comptes d’une perception. Dit ainsi, cela n’a l’air de rien mais il s’agit d’un
moment impressionnant. L’établissement qui m’incombe est situé à
Dompierre, un bourg de trois mille âmes situé entre Moulins et Paray-le-
Monial. Les consignes que nous avons reçues sont très strictes. Nous ne
devons entrer dans la perception que cinq minutes avant la fermeture et
demander au percepteur la clé du coffre pour inventorier les billets, les
pièces ainsi que les livres de comptes. Inutile de préciser que la première
impression du percepteur et de ses collaborateurs est plus que mitigée. Ils
s’imaginent même, pendant un instant, qu’il s’agit d’un cambriolage. Pour
les détromper, il faut que je leur montre ma carte magique d’inspecteur des
Finances. Un document signé par le ministre du Budget, un certain Maurice
Papon, auquel nous avons été présentés…
La scène qui suit ressemble à un cérémonial d’un autre temps. Entouré
par le personnel, je recense billets et pièces de monnaie afin de m’assurer de
la conformité avec les livres de comptes. Le soir venu, je dois me rendre à
l’évidence : je suis, et de loin, le plus lent de mon groupe. Alors que
l’opération devait durer de 17 à 20 heures, je ne parviens à terminer qu’à
22 heures. Et encore, parce que le chef de brigade m’a envoyé du renfort. Je
suis déjà repéré ! Et j’apprends qu’Henri de Castries, lui, avait tout bouclé à
19 heures… Rien d’étonnant, tant son brio intellectuel l’a toujours distingué
des autres. Avoir comme meilleurs amis de promotion Voltaire François
Hollande et Henri de Castries fut sans doute mon seul succès diplomatique.
Nous n’avions pas les mêmes idées, Henri et moi, mais nous partagions les
mêmes goûts, à l’exception de la chasse. Nous aimions tous les deux
beaucoup la politique et prenions un verre chaque semaine au café du
Palais-Royal lorsque j’étais au service de la Législation fiscale et lui au
Trésor, après nos quatre ans de tournée. Lorsque nous voyagions en voiture,
nous écoutions Johnny Hallyday à tue-tête, avec une prédilection pour
« Gabrielle ». Quand le Trésor n’a pas été en mesure de lui proposer un
poste à la hauteur de ses compétences, il s’est tourné vers le privé où l’a
accueilli Claude Bébéar, polytechnicien et fondateur d’Axa. Comme P-DG
de ce groupe, il a développé une exceptionnelle connaissance du monde,
aussi à l’aise à Shanghai, à New York, à Berlin ou à Londres qu’en Afrique.
Il me fascine aussi, comme mon ami Charles-Henri Filippi, pour son
aptitude à animer de grands cercles intellectuels, tel l’Institut Montaigne.
Nous ne nous sommes jamais perdus de vue et je l’ai souvent croisé à
l’Élysée, où il rencontrait régulièrement son camarade de promotion
François Hollande en tête à tête. Nul doute que venant d’une famille
politique – il est le petit-fils de Pierre de Chevigné, qui fut ministre de la
e
IV République et compagnon de la Libération –, il aurait aimé avoir
davantage de responsabilités dans ce domaine. C’est chez lui que j’ai
rencontré François Bayrou pour la première fois. Mais avec la chute de
François Fillon, la vie en a décidé autrement…
Revenons à notre première tournée. L’inspection de la perception, au
total, dure une semaine. À l’auberge où je loge, la restauratrice me prend
d’abord pour un inspecteur… de police. Elle doit disposer de plusieurs
indices : je dîne toujours seul, et surtout, la rumeur d’un cambriolage à la
perception a fait le tour de la ville. Je me vois obligé de la rassurer de la
manière la plus déontologique possible… Puis je quitte Dompierre pour la
trésorerie générale de Moulins, où mes camarades et moi travaillons en
équipe. Arrive enfin le moment fatidique, celui de rédiger les rapports. Une
tâche aride et exigeante, puisque le fonctionnaire inspecté se voit réserver
une colonne pour répliquer à mes observations. Pas question, donc, de se
risquer à la moindre approximation, sauf si l’on ne craint pas l’opprobre !
Je suis ensuite envoyé dans le Pas-de-Calais pour vérifier les services
fiscaux, sous les ordres de Pierre Blayau, qui quittera l’Inspection peu de
temps après pour rejoindre Saint-Gobain comme directeur du plan, grâce à
l’entremise de notre aîné Alain Minc, déjà très actif dans le placement de
ses ouailles.
Précis, rapide, spirituel, Pierre est, plus encore que moi, un passionné de
football – il a présidé le Stade rennais puis le Paris-Saint-Germain. Au
moment de me dévoiler mon affectation, a priori peu engageante, il me dit :
« Tu vois, Jean-Pierre, tu as de la chance, je t’envoie à Lens, club
prestigieux s’il en est avec le fameux stade Bollaert. » Je suis d’emblée plus
intéressé par la fiscalité que par la comptabilité publique. Mais je m’étonne
de la quasi-absence de fraude ou de dossier symbolique qui retiendrait mon
attention. Le seul dossier « riche », sans exagérer, concerne le médecin de la
ville. Et encore, il ne présente aucune irrégularité !
Je redoute que mon inexpérience me joue des tours, comme à Dompierre.
Mais Pierre Blayau me rassure. Ce qu’il me dit m’alarme en revanche sur la
situation économique de cette région : l’absence de tissu fiscal résulte de la
fermeture des mines et des industries…

J’apprécie beaucoup cette vie professionnelle. L’Inspection offre une


variété de missions aux débutants que nous sommes. Celle sur les Caisses
d’épargne me donne l’occasion de me rendre à Vimoutiers, dans l’Orne, où
je mets au jour le détournement auquel se livre le directeur de
l’établissement local. Entre Normands, on se méfie !
Aujourd’hui encore, je suis reconnaissant à l’Inspection des Finances de
m’avoir permis de connaître ainsi les territoires. J’ai passé des semaines à
dormir et à dîner dans des hôtels deux étoiles, où la chère était souvent très
bonne, à discuter avec les marchands de journaux et les patrons de café, à
ferrailler avec des fonctionnaires du cru, immergé dans cette classe
moyenne dont je suis issu et qui réunit les forces vives du pays.
Je me transforme aussi en inspecteur Columbo en Guadeloupe, à Saint-
Barthélemy et à Saint-Martin, où nous avons été informés d’un éventuel
trafic douanier. L’île de Saint-Martin est en effet divisée en deux parties,
française et néerlandaise, ce qui ne facilite pas la surveillance. Je mène
pendant des jours une enquête discrète, réunis des éléments puis vais
interroger le directeur des douanes, qui règne sur tous ces territoires depuis
la Guadeloupe. Il confirme mes soupçons, reconnaît qu’il ne s’est pas
montré assez ferme à l’égard des agents indélicats. Je rédige mon rapport.
Les décisions tombent. Le directeur est déplacé, les fonctionnaires qui ont
participé au trafic écopent de sanctions administratives.
L’Inspection est, je crois, contrairement à ce que rapporte Frédéric
Thiriez, le conseiller d’État qu’Emmanuel Macron a chargé de réformer
l’ENA, le seul grand corps qui procure à chacun de ses membres une
connaissance de la province. Certains douteront peut-être de l’efficacité de
cette formation de terrain en observant la difficulté que semble avoir le
Président à comprendre les territoires. Comme moi, il vient de la classe
moyenne. Comme moi, il a été élevé en province. Mais son caractère, son
intelligence, ses ambitions l’ont conduit très tôt à vouloir « monter à Paris »
pour s’intégrer aux élites intellectuelles. L’ENA n’a été pour lui qu’un pis-
aller, après son échec répété au concours de l’École normale supérieure.
D’ailleurs, à l’Inspection des Finances, il a réduit au minimum ses tournées
en région, préférant se consacrer à des missions d’ordre plus général, sur
des grandes thématiques, et qui pouvaient être menées à bien depuis la
capitale.
Toutefois, il est une exception, et la plupart de mes pairs ont, eux aussi,
sillonné des contrées inconnues d’eux jusqu’alors. Moi-même, je n’aurais
sûrement jamais connu Dompierre, Moulins ou Calais sans l’Inspection. Je
connaissais déjà les mines de Lens grâce… à mon stage de l’ENA.

Après quatre ans, la formation est terminée. Il est temps pour le jeune
inspecteur de déployer ses ailes et de quitter le nid pour atterrir dans les
grandes directions de Bercy (Trésor, Budget, Impôts), les cabinets
ministériels, les entreprises publiques comme EDF ou la Caisse des Dépôts,
mais aussi et surtout le secteur privé, à commencer par la banque.
C’est cet essaimage tous azimuts qui alimente les accusations de
« pantouflage » et nourrit une suspicion d’omniprésence dans tous les
cercles de pouvoir. Impossible de le nier, tout est fait pour que chacun
trouve un beau poste, afin de préserver le prestige du corps tout entier. « Un
pour tous, tous pour un », comme disaient les mousquetaires.
Avant même la fin de mes quatre ans de service, en 1981, j’étais invité à
mon premier « déjeuner de corps ». Le principe est simple : celui qui a les
moyens de recevoir convie quelques camarades issus de plusieurs
générations. Le banquier Pierre Moussa avait ainsi convié deux jeunots,
Henri de Castries et moi-même, ainsi que des personnalités expérimentées,
tels Alain Minc, alors chez Saint-Gobain, ou Pascal Lamy, directeur adjoint
au cabinet du ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors.
Ces déjeuners sont un excellent moyen de mettre en contact des
recruteurs potentiels et des candidats, tous issus du moule de l’Inspection.
Je remarque toutefois, lors de mon retour en France, à l’automne 2019,
après deux années passées à Londres comme ambassadeur, qu’ils se sont
raréfiés et je le regrette. Contrairement aux critiques que j’entends et que je
lis parfois, cette convivialité et cette entraide ne sont pas synonymes de
fuite des cerveaux vers le secteur privé, et plus particulièrement la banque.
J’en suis l’exemple vivant : en quarante ans de carrière, je n’en ai passé que
quatre hors du service public. Les deux fois, ce fut à mon corps défendant,
parce que l’administration n’avait rien à me proposer ou s’opposait à ma
nouvelle affectation.
Je croyais dur comme fer en la supériorité de l’Inspection sur tout autre
grand corps de l’État, en termes de puissance et d’influence, en raison de sa
capacité à essaimer dans tous les compartiments de la politique et de
l’économie, jusqu’à mes premiers jours comme directeur de cabinet de
Roger Fauroux, ministre de l’Industrie et du Commerce extérieur, ancien P-
DG de Saint-Gobain et inspecteur des Finances comme moi. Là, j’ai trouvé
plus forts que nous !
À peine installé dans mon nouveau bureau, rue de Grenelle, je reçois un
coup de téléphone de Robert Pistre. Un nom inconnu du grand public mais
très respecté dans la haute administration française. Robert Pistre est alors à
la tête de l’Amicale du corps des Mines, qui regroupe les premiers sortis de
Polytechnique et, dans une moindre mesure, de l’École normale supérieure.
Il est chargé de placer ses troupes dans les cabinets ministériels, les
directions d’administration centrale et la haute industrie française. Épaulé
dans cette tâche par le patron de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, qui
prendra sa suite à la tête de l’association, il a pris sous son aile une jeune
protégée, Anne Lauvergeon, qui malgré sa jeunesse se fait vite remarquer
par son dynamisme et son intelligence. Ce coup de fil n’est pas une simple
marque de courtoisie. Robert Pistre n’y va pas par quatre chemins. Il me
« propose » un nom pour occuper le poste de directeur adjoint de cabinet.
« Proposer », en réalité, signifie bien entendu « imposer ». Le ministre est
un inspecteur, son directeur de cabinet aussi, il ne serait pas envisageable,
dans le code de l’honneur du corps des Mines, qu’ils soient livrés à eux-
mêmes. C’est ainsi que je fais la connaissance de Marie-Solange Tissier, qui
a aujourd’hui repris le flambeau de Robert Pistre comme chef de corps. Elle
devint mon adjointe et, par chance, je m’entends très bien avec elle…
Dix ans plus tard, quand je suis directeur adjoint du cabinet Jospin à
Matignon, j’ai de nouveau affaire à cette très efficace agence de placement,
qui m’envoie d’abord Olivier Coste, un polytechnicien tout juste
trentenaire, puis, au départ de celui-ci, en 2000, la normalienne Isabelle
Kocher, qui sera la première femme patronne d’un groupe du CAC 40,
comme directrice générale d’Engie, à la fin des années 2010.
Outre le plaisir de découvrir cette puissante fraternelle de brillants
esprits, mes trois ans passés aux côtés de Roger Fauroux ont contribué à
façonner mes convictions, européennes notamment. La crise épidémique
qui s’est abattue sur la France au début de l’année 2020 est venue
cruellement nous rappeler l’importance décisive de l’industrie nationale
pour sauvegarder sa souveraineté dans tous les domaines.

Notes
1. Cité dans un article du Monde, « Une caste tranquille, l’Inspection des Finances », signé par
Daniel Schneider et publié le 18 octobre 1982.
2. Depuis une réforme intervenue en 2017, les jeunes inspecteurs des Finances frais émoulus de
l’ENA ne font plus que deux ans et demi de tournée au lieu de quatre. Ils sont ensuite envoyés dans
d’autres administrations ou collectivités pour développer leurs compétences de terrain. Cette réforme
va dans le sens souhaité par le président de la République de rendre ce corps plus opérationnel. Il en
résulte toutefois un problème très concret. L’Inspection dispose de moins de personnes susceptibles
d’encadrer les missions de contrôle des services des impôts, de la comptabilité. Elle est obligée de
recourir à des inspecteurs généraux plus âgés ou à des personnalités extérieures au corps pour
effectuer ces tâches. Je n’ai pas encore vu l’avantage que cette réforme procure aux jeunes recrues.
L’IGF effectue de moins en moins de missions en son nom propre. Ainsi, je n’aurais jamais pu me
consacrer au rapport que j’ai cosigné avec Maurice Lévy, l’ancien patron de Publicis, en 2006, sur
l’économie de l’immatériel, considéré comme un des plus novateurs rendus par l’Inspection. Nous
disposions de temps et de moyens pour mener à bien cette mission, dont les retombées sont
aujourd’hui tangibles, notamment dans le secteur de la culture, avec l’échange d’œuvres entre
musées ou encore la création du Louvre d’Abu Dhabi.
3. Les tours extérieurs sont beaucoup moins fréquents – à peine plus d’un par an – qu’au Conseil
d’État ou à la Cour des comptes.
11

Fabrication d’un jeune ministre


aux dents longues

Quand je consulte les notes couchées dans mon cahier, je trouve, datées
de cette fin d’été 2014, quelques mentions consacrées au remaniement
ministériel provoqué par l’attitude d’Arnaud Montebourg, ministre du
Redressement productif – autrement dit de l’Industrie –, et de son invité
Benoît Hamon, lors de la traditionnelle Fête de la rose que le premier anime
chaque année, non sans créativité, sur ses terres bressanes. Cette journée
historique va commencer par une rébellion médiatique qui n’a rien de
spontané. Mécontents de la voie choisie par l’exécutif pour renouer avec la
croissance, ils plaident ouvertement pour une relance massive tout en
ironisant – plus grave – sur le Président. Un acte d’insoumission dont
Arnaud Montebourg sait qu’il lui coûte son poste ministériel. Un
remaniement est dès lors inévitable.
Le mardi suivant, je suis en conclave avec le Président, le Premier
ministre et sa directrice de cabinet dans la salle à manger du rez-de-
chaussée. Il faut former une nouvelle équipe soudée autour du projet
défendu pour cette fin de quinquennat, rien de moins que la lutte contre le
chômage.
Nous commençons par évoquer quelques noms. De grands anciens,
comme Bertrand Delanoë, qui vient de quitter la mairie de Paris ? Jack
Lang, qui continue à venir gratter à la porte ? Julien Dray, qui n’a jamais
fait partie d’un gouvernement et qui persiste, depuis des années, à jouer les
Nostradamus ? Personne n’est enthousiaste.
Qui est partant du gouvernement ? Pas Christiane Taubira, qui souhaite
plutôt rester place Vendôme malgré ses nombreux désaccords politiques. Le
Président doit l’appeler personnellement. Elle représente une incarnation
forte de la gauche morale. Aurélie Filippetti ne peut pas rester à la Culture
car, très proche d’Arnaud Montebourg, elle pourrait encore relayer les
frondeurs au sein du gouvernement. Il faut faire une place aux radicaux de
gauche. Jean-Michel Baylet pourrait devenir ministre des Territoires…
C’est finalement Sylvia Pinel qui garde le Logement, et son mentor
n’intègre pas l’équipe cette fois.
Puis nous passons aux choses sérieuses. Qui pour remplacer
Montebourg ? Je plaide la cause d’Emmanuel : « Arnaud Montebourg a des
défauts mais il est jeune, séducteur, il faut nommer à sa place quelqu’un qui
représente la même chose que lui, moins l’idéologie. » Nous faisons le tour
du gouvernement pour envisager d’autres possibilités. Personne ne sort du
lot. J’insiste : « Un profil comme Macron, ce serait bien. »
Manuel Valls, aveugle pour une fois, ne fait pas de difficulté. Au
contraire. Il tient une monnaie d’échange pour promouvoir Najat Vallaud-
Belkacem à l’Éducation nationale. Après Benoît Hamon, François Hollande
veut un « grand ministre », c’est le terme qu’il emploie. La jeune membre
du gouvernement chargée des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse
et des Sports s’est montrée très politique mais ce n’est pas toujours suffisant
dans ce ministère. Même si les noms de Fleur Pellerin – qui hérite
finalement de la Culture – et de l’ancien ministre Jean Glavany sont
rapidement mentionnés, ce choix est validé par un François Hollande ni
enthousiaste ni hostile.
Le Président sort de la pièce pour téléphoner à Emmanuel Macron, qui
accepte vite. Il est vrai qu’il n’a pas eu le temps d’organiser sa nouvelle vie
professionnelle depuis son départ de l’Élysée, quelques semaines plus tôt.
Preuve de cette improvisation : il demande à Bernard Cazeneuve de le loger
place Beauvau pour sa première nuit de ministre, avant de prendre
possession d’un appartement de fonction à Bercy. Le député de la Gironde
Gilles Savary est évoqué pour les Transports, mais c’est finalement Alain
Vidalies qui est retenu, pour ses talents de négociateur social. Le risque de
confrontation avec les syndicats, dans ce secteur, ne date pas du
quinquennat d’Emmanuel !
Nous récapitulons la composition du nouveau gouvernement. Laurent
Fabius et Ségolène Royal restent à leurs postes et à leurs rangs de numéros
un et deux. Najat Vallaud-Belkacem arrive en troisième position, devant
Christiane Taubira. Emmanuel est loin derrière, onzième sur seize dans
l’ordre protocolaire. Mais ce sont les deux promotions qui vont susciter le
plus de commentaires et il faut les anticiper.
Il faut « vendre » le nouveau venu aux militants en insistant sur son
itinéraire humain : banquier chez Rothschild mais inscrit au Parti socialiste ;
homme de chiffres mais aussi amoureux des lettres… Autre impératif : faire
passer la pilule auprès de Michel Sapin, ministre des Finances, qui n’aurait
pas détesté récupérer aussi l’Économie. C’était le double poste qu’il
occupait déjà au début des années 1990, quand François Mitterrand était à
l’Élysée et Pierre Bérégovoy à Matignon. Nous examinons donc à la loupe
le décret qui répartit les compétences entre le nouveau ministre de
l’Économie, de l’Industrie et du Numérique, d’une part, et celui qui
demeure en charge des Finances et des Comptes publics. Ce dernier reste le
représentant de la France dans les réunions dites « Écofin » à Bruxelles. Il
est aussi en responsabilité sur tout ce qui concerne la zone euro… et
n’appréciera guère les franchissements de ligne de son jeune collègue, qui
utilisera ses fonctions ministérielles pour se rendre en Allemagne, au
Royaume-Uni ou en Grèce rencontrer ses homologues, qui sont aussi ceux
de Michel Sapin.
Il convient également d’accompagner les premiers pas de Najat Vallaud-
Belkacem, pour laquelle la marche est très haute. Comme il est admis au
sein de l’exécutif que je suis le correspondant officieux de l’Église, je suis
chargé de rassurer les milieux catholiques : la nouvelle ministre est de
culture musulmane mais elle n’est affiliée à aucune religion et
l’enseignement privé n’a rien à craindre. Reste à lui fournir un cabinet
« clés en main », grâce aux avis éclairés des conseillers éducation de
l’Élysée et de Matignon.
Puis vient le moment crucial, celui du message à faire passer aux
Français. Un impératif : ne pas se faire piéger sur le rétrécissement politique
que peuvent sembler signifier les départs de Filippetti, d’Hamon et de
Montebourg. L’aile gauche, eux ? Plaisanterie ! Voilà notre axe de
communication. Nous voulons au contraire laisser entendre que ces trois
personnages quittent le gouvernement au moment même où des marges de
manœuvre sont retrouvées aussi bien sur l’économie (le CICE 1 donne de
l’oxygène aux entreprises et un élan à la croissance) que sur l’Europe
(l’action de François Hollande a permis de sauver le gouvernement Tsipras
en Grèce et de maintenir ce pays dans la zone euro, évitant une fracture
profonde au sein de l’Union). Autre « élément de langage » qu’il faut
imposer : le Président a fait acte d’autorité.

Emmanuel me téléphone dans la foulée : « Est-ce que tu peux convaincre


François Villeroy de Galhau d’être mon directeur de cabinet ? » Ce dernier
est devenu directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy en
1997, poste que je devais normalement occuper. Le soir du second tour des
législatives, j’étais en effet à un cocktail organisé par France 2, où les
résultats du scrutin nous étaient communiqués grâce aux sondages « sortie
des urnes » une heure ou deux à l’avance, quand Dominique Strauss-Kahn
m’avait appelé pour me proposer de diriger son cabinet. J’étais content.
Directeur de cabinet du ministre de l’Économie et des Finances, c’était la
voie royale pour un jeune inspecteur des Finances quadragénaire. Le
lendemain, DSK m’avait reçu à son domicile parisien, en compagnie
d’Anne Sinclair, pour régler les derniers détails. Puis j’étais parti déjeuner,
tout guilleret, chez Ségolène et François. Nous évoquions avec
enthousiasme la situation politique nouvelle. Je conseillais à François de
devenir ministre de l’Agriculture, un tremplin, comme Chirac l’avait
démontré, pour qui est élu dans une zone rurale et sait nouer des contacts
authentiques avec autrui. Ségolène, elle, voulait devenir présidente de
l’Assemblée nationale, ce qui ne s’est finalement pas fait, car Laurent
Fabius était aussi intéressé par le « perchoir ». Nous étions au milieu de nos
discussions quand mon téléphone a sonné. C’était Lionel Jospin qui me
proposait d’être directeur adjoint de son cabinet à Matignon. J’ai dû me
désister auprès de Dominique Strauss-Kahn, le nouveau Premier ministre
m’ayant fait comprendre que ses désirs étaient des ordres. Quand DSK m’a
demandé un nom pour me remplacer, je lui ai recommandé cet autre
inspecteur des finances modérément de gauche.
Le premier choix d’Emmanuel Macron pour diriger son cabinet, en cette
fin d’été 2014, est donc clair. Selon ses instructions, j’appelle
François Villeroy de Galhau durant le week-end. Au bout du fil, celui-ci,
parti pantoufler à la BNP, n’est pas enthousiaste : « On n’a pas le même
âge, lui et moi », me répond-il, laconique. J’essaie de le convaincre en
agitant un hochet auquel je le sais sensible : « Si tu es directeur de cabinet
du ministre de l’Économie, c’est un bon tremplin pour la Banque de
France. » « Oui, me répond-il. Mais avec ton aide et celle du président de la
République, je peux devenir gouverneur sans repasser par la case Bercy. » Il
a raison ! À défaut, Emmanuel propose finalement la direction de son
cabinet à Alexis Kohler, que je connais car je l’avais recruté quand j’étais
directeur du Trésor. Il fut mon collaborateur pendant quatre ans. Je le
trouvais fort vif, intelligent, convivial et très bon technicien. Je lui proposai
bien vite de représenter la direction auprès du Fonds monétaire et de la
Banque mondiale pour compenser le manque de diplomatie de Pierre
Duquesne. Nous dînions ensemble à Washington avec Emmanuel Moulin.
Moments agréables sans être pour autant politiques.
Je dois aussi, pour la première fois, annoncer depuis le perron de l’Élysée
la composition du nouveau gouvernement. Je suis ému. Mes mains
tremblent. Je m’applique. Je ne commets aucune erreur. Jusqu’au onzième
nom écrit sur la feuille de papier, celui d’Emmanuel Macron. Je marque un
temps, trop long pour que ce silence passe inaperçu. Je déclame son
nouveau titre, puis ne peux réprimer un large sourire, qui sera très
commenté. D’ailleurs, à cause de cet impair, je serai désormais interdit de
parole sur le perron de l’Élysée. Chaque remaniement ou changement de
gouvernement, jusqu’à la fin du quinquennat, sera annoncé par un simple
communiqué de la présidence…

Le nouveau ministre va alors accomplir une ascension fulgurante. Il se


fait connaître du grand public grâce à des transgressions bien calculées,
qu’il minimise quand il est rappelé à l’ordre. Manuel Valls toise avec une
agressivité croissante ce jeune premier qui lui fait de l’ombre, parce qu’il
représente la modernité et l’absence de complexes face aux dogmes
socialistes, avec une grande décontraction. La situation se tend encore en
2015, quand la loi dite « Macron » passe dans le viseur des frondeurs. Son
initiateur déploie une énergie considérable pour convaincre les députés, un
par un, jour et nuit. Je suis impressionné par son énergie et son pouvoir de
séduction, même sur certains frondeurs. Il est certain d’obtenir la majorité
des suffrages quand Manuel Valls déclenche l’article 49.3, qui permet à
l’exécutif d’engager la responsabilité du gouvernement sur un texte. Il vit
cet épisode comme une humiliation, un geste d’autorité destiné à lui retirer
le mérite du dialogue constructif et innovant.
Quelques mois plus tard, Emmanuel Macron doit porter une loi sur les
« nouvelles opportunités économiques », qui figure l’« acte II » des
réformes de modernisation qu’il entend mener comme ministre. Las ! Il
découvre en Conseil des ministres qu’il est dépossédé de tout le travail qu’il
a mené pendant de longs mois. Valls a obtenu de François que le texte, déjà
présenté à la presse, soit saucissonné en trois parties, qui reviendront à
Axelle Lemaire pour le numérique, à Michel Sapin pour la partie
économique et à Myriam El Khomri pour le social. Personne ne l’a prévenu
de ce camouflet, qui altère son autorité auprès de l’administration de Bercy,
qu’il a fait avancer à bride abattue. Je me souviens de l’attitude
d’Emmanuel. Il pâlit un peu mais reste très calme. Mais à la fin du Conseil,
il part parmi les premiers, sans un mot, sans un sourire, ce qui ne lui
ressemble pas. Ce jour-là, en le regardant quitter les lieux, je me dis que
quelque chose s’est cassé.
Je commence à avoir des doutes sur les intentions véritables de mon
protégé au fil des dîners, nombreux, que lui et son épouse Brigitte donnent
dans leur appartement de fonction, au ministère. J’y croise des comédiens
comme Fabrice Luchini, Guillaume Gallienne ou Michel Fau… C’est très
agréable, nous rions beaucoup mais je crois me souvenir que jusqu’alors je
croisais plutôt des patrons du CAC 40 dans ce genre de circonstance.
Emmanuel a décidé de ratisser plus large. Par goût du théâtre, ancré en lui
depuis son adolescence, ou pour d’autres motifs ? Toutefois, je n’en tire
aucune conclusion. Je suis simplement intrigué…
Trois mois plus tard, il crée « En marche ! », moment fondateur de son
ascension vers les sommets. Il cultive l’ambiguïté comme un des beaux-
arts, mais continue d’avoir avec moi des propos que j’imagine empreints
d’une grande sincérité. Peu de temps après la création de son mouvement,
Brigitte et Emmanuel Macron dînent chez moi en compagnie de quelques
amis, dont Charles-Henri Filippi. Ce banquier, dont le cœur a toujours battu
à gauche, tendance Laurent Fabius, morigène rudement le jeune ministre,
qui se revendique toujours de gauche, comme en témoignent ses quêtes
d’investiture aux législatives par le Parti socialiste. Mais on commence à lui
reprocher d’aller trop loin dans la provocation, d’avoir un pied dehors et un
pied dedans, de manquer de loyauté et de conviction. L’intéressé n’apprécie
pas du tout qu’on lui fasse la leçon. Mon épouse Brigitte et moi-même
déployons d’intenses efforts diplomatiques pour séparer les combattants
sans incident…
L’été passe, marqué par l’attentat terroriste de Nice, le 14 juillet, qui
endeuille la France et mobilise notre attention. Un week-end, à la fin du
mois d’août 2016, alors qu’il a enchaîné les couvertures de magazine où il
pose sous toutes les coutures avec son épouse, il me fait part de sa
préoccupation : « Tu sais, Jean-Pierre, avec Valls, même avec le Président,
ça ne va pas très bien. Il faudra que je prenne une décision… » Je me
souviens de ce Conseil des ministres humiliant pour lui et sais donc qu’il
n’a pas tous les torts.
– Je connais tes raisons, Emmanuel. Mais finalement, tu ne vois pas le
Président ce week-end ?
– Non, je le vois lundi. Mais tu vas voir, on va s’arranger…
Fort de ces propos encourageants, je rassure François : « J’ai parlé avec
Emmanuel. Tout va s’arranger. Il n’a pas l’intention de démissionner… »
Après cet entretien en tête à tête avec son ministre de l’Économie, qui lui
remet sa démission, François passe une tête dans mon bureau et me dit,
railleur : « Jean-Pierre, je ne te remercierai jamais assez de tes conseils »…

Note
1. Crédit Impôt Compétitivité Emploi.
12

Les décideurs
sont-ils toujours les meilleurs ?

Au milieu de cette valse permanente qu’est la désignation des


personnalités aux postes d’excellence, on peut se poser la question : y a-t-il
une exception française ? Que ce soit à la Commission européenne (où la
nationalité l’emporte souvent sur la qualité) ou dans les pays voisins de la
France 1, il n’existe aucun système politico-administratif parfait, où l’on
pourrait certifier que seules les compétences professionnelles déterminent la
sélection des meilleurs. Partout interviennent des facteurs personnels ou
politiques. Le « spoil system » américain en demeure la parfaite illustration.
Quand un républicain succède à un démocrate à la Maison Blanche, ou
inversement, les agents de tous les ministères, jusqu’à un niveau
relativement subalterne, font leurs cartons dans l’instant. Et reviennent
fréquemment en cas de nouvelle alternance.
En France, il y eut longtemps une séparation entre la sensibilité politique
des responsables des grandes directions d’administration centrale et la
couleur du gouvernement en place. Et ce pour deux raisons. D’une part, le
rôle et l’importance des cabinets, une spécialité hexagonale, permettaient
d’assurer le contrôle politique sur les hauts fonctionnaires, lesquels
restaient, entre 1945 et l’an 2000, attachés à la neutralité de leurs fonctions.
C’est un des avantages de l’ENA que d’avoir instauré un service de l’État
neutre et de grande qualité d’ensemble, quoi qu’on en dise. L’ENA a
comme défaut de ne pas avoir assez démocratisé et diversifié le
recrutement, d’avoir réduit par rapport à la période où j’y étudiais les stages
sur le terrain, notamment dans les entreprises. L’école a réduit aussi ses
effectifs. En 1980, nous étions plus de 150, contre 80 aujourd’hui. Cette
rétractation a produit une élite encore plus concentrée que par le passé. Elle
participe aussi à la moindre attractivité de l’école, qui a vu baisser année
après année le nombre de candidats au concours externe. Devenir haut
fonctionnaire n’est plus aujourd’hui le rêve caressé par les meilleurs.
D’ailleurs, la mort dans l’âme, il m’arrive de conseiller à de jeunes gens
brillants de se tourner vers le privé, où se trouvent le dynamisme, l’élan,
l’agilité, ainsi que des rémunérations sans rapport avec celles que propose le
secteur public.
Durant les Trente Glorieuses, comme après les chocs pétroliers des
années 1970 ou les crises financières des années 2000 et 2008, il demeurait
indispensable de disposer d’administrations fortes pour appliquer
rapidement une politique de redressement. C’est tout aussi vrai aujourd’hui,
comme l’a montré l’épidémie de coronavirus. L’absence d’orientations
politiques claires, associée aux dysfonctionnements de l’administration la
plus sollicitée, celle la Santé, ou à la lourdeur de certains ministères, comme
celui de l’Éducation nationale, a laissé les mains libres à Bercy et au
ministère de l’Intérieur. Des aides financières pour les entreprises et des PV
pour les citoyens récalcitrants, voilà à quoi s’est résumée la stratégie
déployée début 2020. Sans vouloir exonérer les fonctionnaires du ministère
de la Santé, je remarque qu’ils bénéficient de circonstances atténuantes.
L’exemple vient d’en haut, et leur ministre de tutelle n’a pas hésité à quitter
le navire en pleine montée de l’épidémie pour partir à la conquête de Paris.
Imagine-t-on Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Industrie, puis de la
Défense, se carapater en pleine crise ? Christine Lagarde quitter Bercy
durant la tourmente de 2008 ? Bernard Cazeneuve partir vers d’autres cieux
au moment des attentats terroristes ? Évidemment non !

Les seules fonctions qui furent toujours politiques, ce qui bien sûr
n’excluait pas la compétence, étaient celles des préfets. De même, en
matière de défense, la continuité de l’État a toujours prévalu.
L’un des grands atouts de la France en Europe et dans le monde depuis
1958 reposait sur des gouvernements forts, qui s’appuyaient sur des
services très compétents. Progressivement, et surtout ces dernières années,
ce schéma idéal s’est délité sous l’influence de plusieurs facteurs.
Le rejet des élites, d’abord, a conduit Emmanuel Macron à donner la
suppression de l’ENA en pâture aux Gilets jaunes, alors que la plupart de
ceux-ci se moquent éperdument d’une telle mesure démagogique.
L’instauration du quinquennat, qui a accru la fréquence des changements
à la tête des administrations, n’a rien arrangé. Cette valse des nominations
nuit dans une certaine mesure à leur cohérence. Emmanuel Macron voulait
après son élection rencontrer personnellement les nouveaux directeurs
d’administration centrale. Il l’a fait avec plusieurs d’entre eux, rompant
ainsi avec un des piliers de la tradition républicaine, celle de l’autorité des
ministres, qui rendent des comptes devant le Parlement, contrairement au
chef de l’État. Après la crise des Gilets jaunes et le « grand débat » qui l’a
suivie, il a renouvelé son souhait d’instaurer un « spoil system » à la
française. Et déclaré qu’il fallait changer de nombreux directeurs afin qu’ils
adhèrent aux réformes à appliquer. Un message inquiétant de dépolitisation
de la haute fonction publique, alors que sa plus grande qualité fut pendant
des décennies sa neutralité. On se soucie de moins en moins de promouvoir
des hauts fonctionnaires compétents. On exige juste qu’ils soient obéissants.
Voilà comment s’affaiblissent peu à peu les administrations centrales…
Quelques exceptions confirment cette règle. Le directeur général de la Santé
demeure une autorité, même si le titulaire actuel Jérôme Salomon a été
contesté. À Bercy, au Trésor, la continuité prévaut toujours avec la première
femme directrice générale, la très européenne et politique Odile Renaud-
Basso, contrairement aux Douanes ou aux Impôts, entre autres. Au Quai
d’Orsay, le secrétaire général bénéficie encore d’un certain respect.
La montée de différents réseaux au sein des administrations depuis une
dizaine d’années brouille la méritocratie qui existait parfois et fait fuir vers
le privé les très bons éléments, lassés de ne pas être promus à leur juste
valeur.
L’attractivité du secteur privé est forte pour les moins de quarante ans,
qui redoutent non seulement la gestion erratique des ressources humaines
dans le secteur public, mais aussi le poids des règles déontologiques mises
en œuvre par les lois sur la transparence, lesquelles paralysent l’action à un
niveau de responsabilité élevé. Au Royaume-Uni comme dans certains pays
scandinaves, où les combats contre la corruption et pour la transparence
sont pour le moins aussi déterminés qu’en France, on impose des délais
d’un an, contre trois à cinq ans en France, pour pouvoir quitter de hautes
fonctions publiques et rejoindre le secteur privé.
La fausse décentralisation mise en œuvre depuis une quarantaine
d’années a multiplié les échelons bureaucratiques au lieu de réellement
déconcentrer les moyens et les responsabilités. Au fil des ans, elle a nourri
la défiance, plus la colère des élus territoriaux, auxquels on promet, tel
Emmanuel Macron en 2017, des pactes girondins jamais honorés.
La faiblesse du personnel politique, notamment de la plupart des
ministres, qui répugnent à s’entourer de directeurs d’administration centrale
dotés d’une forte personnalité, de peur de se voir débordés par eux,
n’arrange rien. Combien d’entre eux sont connus par la population
aujourd’hui ? Ont-ils le désir de découvrir et de promouvoir les grands
serviteurs de l’État de demain, les futurs François Bloch-Lainé ou Jean-
Claude Trichet, dotés d’une grande notoriété auprès de la classe politique et
de l’ensemble des décideurs ? La récente promotion de Clément Beaune est
l’exemple de ce qui est encore possible : à l’occasion de la formation du
gouvernement Castex, ce jeune énarque qui conseille Emmanuel Macron
depuis son passage à Bercy est devenu secrétaire d’État aux affaires
européennes, un poste difficile dans le contexte international actuel, dont je
connais bien les contraintes pour l’avoir moi-même occupé autrefois !

Dans ces temps de crise que la France traverse, la parole politique et la


pédagogie administrative restent malheureusement trop souvent
incomprises. J’ai le souvenir d’une époque différente. En 1997, Lionel
Jospin m’a appelé à ses côtés à Matignon. J’ai eu le bonheur de travailler au
contact d’un gouvernement qui s’apparentait à une « dream team ». Les
réunions du jeudi, pendant du Conseil des ministres puisque nous étions en
cohabitation, montraient toutes les facettes de personnalités extrêmement
riches. Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry, les deux étoiles de
l’équipe, mais aussi beaucoup d’autres, à commencer par le ministre de
l’intérieur Jean-Pierre Chevènement. Cet homme s’apparente pour moi à
2
une légende. À 18 ans, j’achetai son premier livre . Depuis, j’ai lu tous ses
écrits. Malgré nos divergences politiques sur l’Europe et sur d’autres sujets,
il demeure mon héros politique. Son courage, son indépendance, que ce soit
comme ministre de la Défense sur l’Irak ou en tant que ministre de
l’Intérieur sur la Corse, m’impressionnent.
Lorsque nous nous rencontrions ou lorsque nous avions nos réunions de
gouvernement avec Jospin, je savais que j’avais face à moi un véritable
homme d’État défendant corps et âme notre patrie. C’est pour moi le de
Gaulle de la gauche. Nous nous revoyons aussi souvent qu’il le peut et c’est
une très grande fierté pour moi de bénéficier encore aujourd’hui de ses
commentaires politiques et de sa vision du monde. Je suis frappé qu’en
dépit de sa critique sur le concept d’Union européenne il cultive une grande
proximité avec les dirigeants européens, plus particulièrement allemands.
J’ai toujours soutenu ses efforts pour tenter de mieux organiser le culte
musulman en France et partage toute son attention au monde arabe et à la
cause palestinienne. En fait, je l’avoue, je suis un chevènementiste
contrarié.
Toujours est-il que j’ai vu Lionel Jospin laisser partir cet homme d’État,
ne pas le retenir dans son gouvernement, pour une absurde querelle
politicienne concernant la Corse. Un moment de gouvernance
exceptionnelle de la France s’est ainsi achevé. Lionel Jospin a eu tout le
loisir de le regretter, quand il a été éliminé au premier tour de la
présidentielle, en 2002. Parmi les candidats de la gauche, un certain Jean-
Pierre Chevènement, qui recueillera plus de 5 % des suffrages…
Vingt ans plus tard, l’Histoire se répète sous une autre forme. Au sein du
gouvernement, pendant la crise du coronavirus, aucun des jeunes talents,
tels Gérald Darmanin et moins encore Sébastien Lecornu, à mes yeux le
plus doué de l’équipe, n’est mis en valeur. Le seul qui ait percé, c’est le
ministre de la Santé Olivier Véran, arrivé à ce poste par un invraisemblable
concours de circonstances. Tout dépend du carré magique : le Président et
son secrétaire général, le Premier ministre et son directeur de cabinet. Ainsi,
la relation directe entre le Président et ses ministres est affaiblie dans le
meilleur des cas, inexistante parfois. Si nous avions avec la directrice de
cabinet de Manuel Valls, quand j’étais secrétaire général de l’Élysée,
interféré dans les relations entre François et son ministre des Affaires
étrangères Fabius, nous nous serions fait accueillir. Idem avec le ministre de
la Défense Jean-Yves Le Drian, malgré le fait qu’il soit un ami de plus de
trente ans. Et si nous avions tenté une manœuvre dans ce goût-là avec
Michel Sapin, le ministre des Finances, ou Bernard Cazeneuve, le ministre
de l’Intérieur, nous nous serions fait sèchement rembarrer. Pour être
honnête, ce genre d’opération-suicide ne nous serait même pas venue à
l’idée. Les ministres étaient forts. L’administration le savait.

Notes
1. À l’exception peut-être du Royaume-Uni qui a mis en place, de longue date, un recrutement très
diversifié, dans lequel l’appartenance politique ne joue aucun rôle. J’ai pu noter, lors de mon séjour à
Londres, la fluidité dans les échanges d’informations entre les administrations de différents
ministères. L’Italie semble avoir concentré de nombreux profils d’excellence au sein de sa Banque
centrale. Les Néerlandais m’ont toujours impressionné par l’efficacité de leurs fonctionnaires quand
je travaillais à la Commission européenne. La comparaison avec l’Allemagne est plus difficile, dans
la mesure où le système institutionnel est fédéral. J’ai remarqué, néanmoins, le caractère très
discipliné de l’administration économique et financière à l’échelon fédéral.
2. Les Socialistes, les communistes et les autres. Je l’ai toujours dans ma bibliothèque.
13

Tentatives et échecs
d’un serviteur de l’État

Emmanuel Macron avait dessiné dès la campagne de 2017 les deux


réformes phare de son quinquennat : l’instauration d’un système de retraite
universel à points et la transformation en profondeur de l’État, dont devait
découler naturellement une diminution du nombre de fonctionnaires. La
première a été fauchée au printemps 2020 par la crise avant de resurgir in
extremis. La seconde, baptisée « Action publique 2022 », devait permettre
de réaliser les 60 milliards d’économies promises par l’Élysée en début de
mandat grâce aux réformes.
Le président de la République éprouve certainement du regret à propos
de ces deux dérobades, surtout la seconde, que n’explique aucune
catastrophe indépendante de sa volonté. Je ne peux que le comprendre.
Quand j’observe ma carrière au service de l’État, ma principale insuffisance
m’apparaît clairement : ne pas m’être assez battu pour le réformer ; ne pas
avoir exercé une vigilance de chaque instant pour mettre en échec des
projets qui compliquent la vie de mes concitoyens ou celle des agents
publics.
Je m’en veux de ne pas avoir créé, par exemple, une structure politique
forte, interministérielle, soit auprès de l’Élysée, soit auprès de Matignon,
destinée à faciliter les démarches des administrés. Au fil des ans, les
annonces tonitruantes sur la simplification administrative se sont succédé
sous tous les gouvernements. En vain. On me rétorquera que les structures
interministérielles ne fonctionnent jamais, mais c’est bien là ce qui est
anormal. C’est la preuve que sous tous les quinquennats les administrations
restent des féodalités, faute de volonté et d’autorité politiques assez fortes
pour assurer la fluidité nécessaire entre les administrations, qui devraient se
connaître, travailler ensemble… et le plus souvent ne le font pas.
Les Français ne peuvent ni comprendre ni accepter qu’après une
déclaration présidentielle ou une loi votée et promulguée rien ne se passe.
Les décrets se font attendre. Il arrive même qu’un nouveau texte législatif
sur le même sujet soit débattu au Parlement avant que le précédent soit
entièrement entré en vigueur !
C’est un cercle infernal. Pour qu’une entreprise ou un citoyen soient en
mesure de comprendre leurs droits, il faut attendre la fin d’un long
processus. La loi, mais aussi les décrets, arrêtés et circulaires qui lui sont
attachés doivent être dûment publiés au Journal officiel. Ils relèvent souvent
de différents ministères très indépendants les uns des autres et jaloux de
leurs prérogatives, ce qui ne facilite pas les choses. Il vous est impossible,
avant que la dernière circulaire soit signée, de réclamer la moindre
explication à un fonctionnaire responsable ou réputé tel pour comprendre
les conséquences de tel ou tel acte sur votre situation personnelle. Quant à
suggérer des modifications qui pourraient simplifier votre vie et celle de vos
semblables, c’est tout simplement inenvisageable.
Il est toujours possible d’incriminer les hommes et les femmes qui
peuplent l’administration, mais c’est en vérité tout un système, toujours plus
diabolique, qui est à l’œuvre. Toujours plus diabolique à cause de la
multiplication des lois sur la transparence, votées depuis une dizaine
d’années. Pavées de bonnes intentions, ces dispositions législatives pour
lutter contre la corruption, telles les lois Sapin passées sous le quinquennat
de François Hollande, dissuadent les fonctionnaires de prendre la moindre
initiative ou d’accepter le moindre contact avec un « usager », de peur de se
retrouver sous le coup d’une incrimination. Ainsi, dans le domaine fiscal,
jusqu’à il y a peu de temps, on ne pouvait ni expliquer la situation ou la
spécificité d’une entreprise ou d’une famille à aucun directeur et encore
moins à un collaborateur de ministre. Personne n’aurait accepté de vous
recevoir ! Reconnaissons qu’Emmanuel Macron, aidé par Gérald Darmanin,
a amélioré la situation avec le « droit à l’erreur », qui instaure un dialogue
plus soutenu entre Bercy et les contribuables. Mais, répétons-le, aujourd’hui
encore, avec les lois Sapin, si un fonctionnaire a le malheur de déjeuner
avec vous ou de vous recevoir, il lui appartient de le déclarer pour éviter
toute sanction disciplinaire ou pénale.
Au contraire, si vous êtes un sujet de Sa Gracieuse Majesté, vous avez
toute possibilité de rencontrer les responsables administratifs pour leur faire
part de votre interprétation, de la manière dont vous procéderiez pour
appliquer le règlement, même si cela n’est pas écrit dans quelque texte que
ce soit. Le fonctionnaire britannique vous dira jusqu’où vous pourrez aller
sans encourir de risque et vous fixera une ligne rouge à ne pas dépasser. En
clair : à Londres tout ce qui est permis n’est pas écrit ; en France, n’est
autorisé que ce qui est couché noir sur blanc. Voilà une première
simplification des rapports entre administrés et fonctionnaires que j’aurais
aimé encourager.
Plus profondément, nos administrations se comportent en féodalités dont
les citoyens seraient les serfs et les fonctionnaires leurs fermiers généraux.
Mon plus grand regret en quarante ans de carrière est de n’avoir pas réussi à
ce que les principales informations soient échangées entre administrations
comme c’est le cas au Royaume-Uni ou dans les pays nordiques.
À chaque fois que l’on veut simplifier ou améliorer des procédures sur le
financement de l’assurance maladie ou des allocations familiales, par
exemple, on est contraint de demander une mission d’audit conjointe de
l’Inspection générale des Finances et de l’Inspection générale des Affaires
sociales. Ces deux ministères ne peuvent dialoguer sereinement. Pourtant,
dans un monde normal, on devrait pouvoir s’entendre sans en passer par là.
D’autant que, pour éviter les frictions, ces missions sont, de plus en plus,
confiées à des sociétés de consultants privées. L’Élysée a donné mission à
l’une d’entre elles de savoir comment il serait possible de mieux localiser
les activités de production en France. C’est normalement le travail du
ministère de l’Industrie, mais il n’y en a plus 1 ! De même l’énergie et
l’industrie dépendent-elles désormais de deux ministères différents,
respectivement la Transition écologique et l’Économie. C’est assez fâcheux
quand on sait que l’énergie représente un coût fixe important pour les
entreprises, notamment pour les PME… De même, nous ne disposons
toujours pas d’un grand ministère du commerce extérieur alors que notre
déficit commercial nous caractérise en Europe.

Et puis, il n’existe pas suffisamment de mobilité entre les différents


ministères, parce qu’ils n’ont ni le même statut ni les mêmes grilles de
rémunération et de retraites. Ainsi, comme ambassadeur auprès de l’OCDE,
je reçois une requête de chaque ministère me demandant de répartir les
bonus annuels au sein du personnel. Ce que je fais en fonction de leur
appartenance. Je commence par l’enveloppe des Affaires étrangères, auquel
d’ailleurs je n’appartiens pas car je suis toujours affecté aux Finances. Un
mois plus tard, Bercy me consulte pour les trois fonctionnaires détachés
auprès de moi. Puis les ministères de la Transition écologique et celui de
l’Éducation nationale font de même. Quelle perte de temps et d’énergie,
pour eux comme pour moi ! Quand j’étais en poste à Londres, s’ajoutait à
cette liste le ministère des Armées…
Un agent du Trésor n’acceptera donc pas un poste, fût-il intéressant, à la
Santé, à la Transition écologique ou aux Affaires sociales de peur de perdre
avancement, rémunération ou retraite. Imaginez combien il aurait été utile,
durant la crise du coronavirus, de mettre au service de la direction générale
de la Santé ou des agences régionales de santé des spécialistes des finances,
des transports, de l’équipement, de la sécurité. Il n’en a rien été et l’on
s’aperçoit que les principaux dysfonctionnements, au cours de cette crise,
viennent du manque de réactivité et de coordination.
Plus grave encore, il n’existe qu’une très faible mobilité au sein d’un
même ministère. À Bercy par exemple, je n’ai jamais rencontré au cours de
mon long parcours professionnel de hauts fonctionnaires qui aient pratiqué
les trois grandes directions (Trésor, Budget, Finances publiques).
Il y a certes davantage de mobilité au sein des cabinets ministériels. Mais
c’est parce que les conseillers suivent leurs ministres dans leurs différentes
affectations. Ainsi, si Roger Fauroux avait été nommé ministre de
l’Économie et des Finances, je l’aurais accompagné. Mais cette apparente
souplesse est grandement une illusion. Les cabinets ministériels servent en
effet de rampe de lancement aux fonctionnaires afin qu’ils bénéficient de
promotions accélérées dans différentes administrations ou qu’ils puissent
aller dans le privé. Ce sont des accélérateurs de carrière, voilà tout.
La modernisation de notre pays passe également par une plus grande
fluidité entre agents nationaux et territoriaux. Or, celle-ci n’existe
quasiment pas, si l’on excepte les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur,
souvent de la préfectorale, qui occupent généralement des postes à
responsabilité dans les exécutifs départementaux et régionaux, ainsi que
quelques détachés venus des ministères techniques comme l’Environnement
ou l’Agriculture. En ce sens l’ENA, bien qu’elle soit installée à Strasbourg
depuis près de vingt-cinq ans, reste trop centralisée et jacobine. C’est là sa
grande faiblesse, avec son manque de diversité sociale.
Enfin, j’ai pu vérifier à plusieurs reprises, et parfois à mes dépens, le
cloisonnement très étanche qui existe entre les administrations française et
européenne. Si un fonctionnaire français passe cinq ans à Bruxelles, il ne
bénéficiera d’aucun égard ni d’aucune attention particulière quand il
rejoindra Paris, bien au contraire. J’en ai fait l’expérience moi-même. Après
avoir dirigé le cabinet de Jacques Delors à la présidence de la Commission
européenne, je me suis entendu répondre par le ministre de l’époque, Jean
Arthuis, qu’il n’avait aucun poste à me proposer. Faute d’affectation et
ayant horreur de me tourner les pouces aux frais du contribuable, je suis
parti exercer comme avocat pendant deux ans. Je ne le regrette pas, j’ai
beaucoup travaillé et appris énormément de choses. Mais ma vocation
première est de servir mon pays, pas des intérêts privés. De façon
symétrique, si un fonctionnaire européen revient aider son pays d’origine, il
perdra des avantages importants liés aux institutions internationales. Il ne
sera plus promu dans la féodalité bruxelloise. Les responsabilités sont donc
partagées.
Les allers-retours entre les échelons européen, national et territorial
permettraient aux hauts fonctionnaires qui les accompliraient de concilier
une vision globale et une expérience de terrain. Se priver de cette richesse
est très grave, comme j’ai pu le constater quand j’étais secrétaire général de
la présidence.
Tout semble fait pour que les fonctionnaires nationaux qui restent vingt
ans à Bruxelles, dotés d’avantages nombreux, dont le moindre n’est pas
l’absence d’impôt sur le revenu, oublient leurs racines nationales, ce qui ne
contribue pas à rendre l’Europe plus proche des citoyens. Ils deviennent
souvent plus rigides que les commissaires eux-mêmes. Un de mes collègues
français, en poste avec moi à Bruxelles au début des années 1990,
accompagnait la commissaire suédoise au Commerce international, qui se
montra, sur la nécessaire protection de certaines de nos industries, plus
compréhensive que lui qui récitait le catéchisme du libre-échange sans se
poser la moindre question.

Quel dommage aussi que les politiques s’intéressent si peu à leur


administration ! C’est l’origine de notre incapacité à nous réformer, sous
Macron comme sous Hollande ou sous Sarkozy. Une fois nommés les trois
ou quatre plus grands directeurs dans chaque secteur, les ministres se
détournent de l’intendance. Sans parler de Matignon et de l’Élysée.
Qui connaît le nom du secrétaire d’État chargé de la Réforme de l’État et
de sa Simplification ? Du temps de François Hollande, ce fut Clotilde
Valter, qui n’a pas laissé le moindre souvenir, puis Jean-Vincent Placé, qui
en a laissé quelques-uns, pas forcément pour l’excellence et la rigueur de
son action. Durant le quinquennat d’Emmanuel Macron, un obscur député
venu du Parti socialiste, Olivier Dussopt, fut en charge de la Fonction
publique. Nulle intention de lui faire un procès d’intention sur ses qualités
et son travail, pas plus qu’à ses prédécesseurs. Remarquons seulement que
sa stature et son poids politiques ne lui permettent en aucun cas d’imposer
une mesure forte, de nature à renverser la table. Les secrétaires généraux
des ministères, comme les directeurs d’administration centrale, ne le
craignent nullement, et se disent mezzo voce qu’il sera parti depuis
longtemps quand ils seront toujours là… De fait, il a laissé son poste pour
être finalement promu ministre du Budget.
C’est tout le contraire qu’il faudrait faire. Nommer un poids lourd, une
personnalité d’envergure nationale voire internationale ministre d’État en
charge de la Simplification et de la Coordination entre administrations, avec
autorité sur tous les hauts dignitaires des ministères, qui rende compte tous
les trois mois au plus haut niveau des progrès réalisés.

Espérons qu’après l’exceptionnelle crise sanitaire, nous soyons à même


de réinventer notre système…

Note
1. Jusqu’à la formation du nouveau gouvernement Castex où Agnès Pannier-Runacher, inspectrice
des finances, a hérité du titre.
14

Le déjeuner de tous les dangers

e
Cet État (relativement) archaïque est incarné depuis la naissance de la V
République par un homme, un seul. Cet homme omniscient, juste,
travailleur bien sûr, ayant le sens de l’autorité évidemment, c’est le
président de la République. Il attire tous les regards et tout tourne autour de
lui. Le petit microcosme des journalistes parisiens surveille ainsi de façon
obsessionnelle tout ce qui se passe à l’Élysée. Les Français s’interrogent
fréquemment sur les failles de leur monarque. Les rumeurs vont bon train :
tel Président est réputé alcoolique, tel autre cocaïnomane, le troisième passe
pour un obsédé sexuel, son successeur pour un déprimé chronique et ainsi
de suite. Les plus féroces sont les initiés. Ceux qui croient savoir. Et surtout
ceux qui ne savent rien ou si peu !
François n’a pas vraiment souffert autant que ses prédécesseurs de ce
bruit de fond médiatique. Parce qu’il était perçu comme il s’était présenté,
comme un « Président normal » ? Peut-être. Mais il avait cependant un trait
de caractère que je n’ose appeler faiblesse et qui n’a pas toujours été pour
autant une force. Dans le premier cercle du pouvoir, certains s’amusaient
ainsi de son penchant marqué pour la fréquentation des journalistes. Rien de
bien méchant. Personne n’avait diagnostiqué la véritable addiction dont il
était victime. De mon poste, je la voyais grandir de jour en jour. Deux
journalistes du Monde l’ont perçue, encouragée, exploitée jusqu’à jouer un
rôle qu’ils n’auraient jamais dû avoir à la fin de la pièce. J’en ai été une
victime collatérale.

En ce mois de juin 2014, je suis secrétaire général de l’Élysée depuis


deux mois. J’aime ce travail qui ne s’arrête jamais. J’apprécie
particulièrement de l’accomplir aux côtés de mon ami. Parmi les décisions
que doit prendre le Président, quelques-unes sont agréables. Ainsi de la
nomination d’un nouveau président du Conseil européen. Ce poste
prestigieux a été créé fin 2009 dans le sillage du traité de Lisbonne. Comme
secrétaire d’État aux Affaires européennes quand la France assurait la
présidence tournante de l’Union, en 2008, j’ai beaucoup contribué à en
dessiner les contours. L’objectif était simple : donner au Conseil qui réunit
les chefs d’État et de gouvernement un président stable, doté d’un mandat
de quatre ans alors que les présidences tournantes ne durent que six mois.
Le premier titulaire, le Belge Herman Van Rompuy, va quitter
prochainement ce fauteuil qui doit revenir à un Français.
François Hollande souhaite proposer à ses homologues européens un
ancien Premier ministre issu de la droite, pour donner un signe d’ouverture.
Alain Juppé semble déjà très engagé dans la campagne présidentielle de
2017. Restent donc François Fillon et Jean-Pierre Raffarin. Le Président me
suggère de tâter d’abord le terrain auprès du premier, qui jouit d’une
notoriété supérieure et, comme la France l’ignore encore, est marié à
Penelope, ressortissante britannique, ce qui représente un symbole de plus.
J’aurais mieux fait de m’abstenir. Car cette initiative bien innocente a
provoqué l’un des scénarios les plus fous de l’histoire politique récente. Et,
pour moi, un épisode si désagréable qu’il me faut convoquer tout mon
courage pour le relater, et réveiller ainsi les blessures qu’il a laissées.
En ce printemps 2014, je me propose donc de prendre contact avec
François Fillon. Pour accéder à de grands responsables politiques, je passe
toujours par des amis ou des connaissances communes. C’est une question
de délicatesse. Je demande donc à Antoine Gosset-Grainville, son ancien
directeur adjoint de cabinet à Matignon, d’organiser un déjeuner. J’ai connu
Antoine à l’Inspection des Finances. J’avais noté, d’emblée, son
engagement européen. Nous nous sommes beaucoup fréquentés au début du
quinquennat Sarkozy, quand j’étais secrétaire d’État aux Affaires
européennes. Enfin, je l’ai retrouvé après l’élection d’Hollande, quand j’ai
été promu directeur de la Caisse des Dépôts dont il était le numéro deux.
C’est lui qui m’a initié, si j’ose dire, aux arcanes des réseaux qui exercent,
aujourd’hui encore, leur influence sur l’institution, souvent appelée « le
coffre-fort de la République ».
Une date et un lieu sont donc fixés pour se retrouver à déjeuner tous les
trois : le mardi 24 juin, au Pavillon Ledoyen, à deux pas de l’Élysée.
L’ambiance est détendue. Nous sommes à une table un peu isolée, et c’est
tout juste si je note quelques regards appuyés des clients en direction de
Fillon. L’ancien Premier ministre entame alors une nouvelle phase de sa vie
politique. Quelques semaines auparavant, il a fait partie de ceux qui ont
contraint Jean-François Copé à démissionner de la présidence de l’UMP,
pour cause d’affaire Bygmalion 1. Il codirige désormais le parti avec Alain
Juppé et Jean-Pierre Raffarin. C’est une sorte de revanche pour lui, battu
par Copé en 2012, au terme d’une bataille sanglante dont il a toujours
considéré qu’elle ne s’était pas déroulée à la loyale.
Il décline donc ma proposition de présenter sa candidature pour présider
le Conseil européen. Il me fait comprendre qu’il n’en a pas fini avec la
politique intérieure et évoque ses nouvelles responsabilités au sein du parti
dont il avait brigué sans succès la présidence en 2012. C’est donc tout
naturellement que nous évoquons les sujets du moment : cette affaire
Bygmalion et le dépassement du plafond légal des frais de campagne par
Nicolas Sarkozy… Tout le monde en parle, alors, à Paris. François Fillon
nous dit son indignation face aux prétendus écarts financiers de Sarkozy.
Dans le feu de la conversation, il me fait observer que la justice se hâte trop
lentement à son goût sur ces dossiers et laisse la bride sur le cou à l’ancien
président de la République. Je comprends – à tort ? – qu’il veut nous faire
passer un message, et m’empresse de lui préciser que l’Élysée n’intervient
pas dans les affaires judiciaires en cours. Le déjeuner se termine
agréablement, sur d’autres sujets.
À partir de ce moment, je commets une série d’erreurs de débutant, qui
vont me conduire tout droit vers une situation impossible, dans laquelle je
vais être obligé, à mon corps défendant, de livrer des versions successives
différentes de ce déjeuner. Tous ceux qui me connaissent bien savent que je
suis le contraire d’un Machiavel. Ma spontanéité, parfois excessive, mon
sens des convenances et mon indécrottable candeur se liguent contre moi
dans cet imbroglio qui prendra des allures d’affaire d’État.
De retour à l’Élysée, je vais rendre compte de mon déjeuner à François
Hollande. Je le trouve dans son bureau en compagnie de sa directrice de
cabinet, notre camarade de la promotion Voltaire Sylvie Hubac. Je
commence par l’objet de ma mission : François Fillon ne souhaite pas
devenir président du Conseil européen. Puis je passe au sujet sensible :
l’ancien Premier ministre déplore la lenteur dont fait preuve la justice, à ses
yeux, envers Nicolas Sarkozy.
– C’est intéressant…, murmure le chef de l’État.
Il évoque avec gourmandise les démêlés politico-financiers de Nicolas
Sarkozy. Puis le Président me demande si Fillon m’a remis des écrits. Une
étonnante question, que l’ancien Président me posera quelques années plus
tard, lors d’un de ses déplacements à Londres. Je réponds par la négative. Et
pour cause : François Fillon ne m’a transmis aucun document. La
discussion est close.
Je regagne mon bureau et oublie cet épisode. L’été 2014 passe. Un jour
de septembre, je reçois une demande d’entretien de la part de Gérard Davet
et de Fabrice Lhomme, journalistes au Monde, que je ne connais pas mais
dont je sais qu’ils fréquentent assidûment François Hollande depuis 2012.
« Assidûment » est d’ailleurs un euphémisme.
J’interroge le Président sur l’opportunité de cet entretien. Il me donne son
feu vert sans hésiter. J’en suis fort surpris. Parce qu’il me trouve trop
bavard, il me dissuade tant qu’il peut de côtoyer des journalistes. Et quand
il ne peut l’éviter, parce qu’il s’agit pour moi de connaissances personnelles
en qui j’ai toute confiance, comme la talentueuse plume du Monde
Raphaëlle Bacqué, il veille toujours à ce que je sois encadré par son
conseiller, l’omniprésent Gantzer, plus expert en langue de bois qu’en
communication !
Or, ce samedi matin, à mon grand étonnement, je suis seul face à ces
deux journalistes que je ne connais pas. Pourtant, à l’heure où se termine
l’entretien, démarre dans le bureau du Président la traditionnelle réunion
hebdomadaire de communication avec Philippe Grangeon, Vincent Feltesse,
Robert Zarader et… Gaspard Gantzer. Ce n’était donc pas très compliqué
de me servir de chaperon !
Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne m’ont pas précisé de quoi ils
souhaitent me parler. Pour ma part, j’imagine que l’entretien va porter sur
l’action et la personnalité de François dans la perspective d’un livre qui doit
sortir fin 2016, à ce qu’ils me disent d’emblée. Pour m’amadouer sûrement,
et dûment informés de ma passion pour le football, ils me parlent ballon
rond. À aucun moment ils ne m’informent qu’ils enregistrent notre
entretien. Ils prétendront au procès que je ne pouvais l’ignorer, dans la
mesure où leurs téléphones portables étaient posés sur la table. Mauvaise
foi ? Impossible ! À ce jour je continue à m’interroger…
Après les cajoleries d’usage, les deux compères entrent dans le vif du
sujet. Leurs premières questions me prennent de court. Ils attaquent
directement sur le déjeuner du 24 juin avec François Fillon. Comment en
ont-ils eu connaissance ? Qui les a informés des discussions qui s’y sont
tenues ? Sur le coup, mon étonnement est si grand que ces questions
demeurent au second plan. Leur curiosité est redoublée quand ils évoquent
les préoccupations de François Fillon sur l’attitude de la justice à l’égard de
Nicolas Sarkozy. Je leur réponds naturellement, sans une seule seconde
envisager les conséquences d’une telle sottise, d’une telle faute même. Le
Président, qui me protégeait contre moi-même sur des sujets mineurs, m’a
envoyé seul affronter la mitraille de deux crocodiles qui en savent déjà trop.
Je réalise, après coup, que lui seul a pu leur donner ces informations. Je
m’en étonne. Il s’agit pour moi de propos échangés dans un cadre privé, que
j’ai répétés de manière confidentielle, parce que cela fait partie de mes
fonctions. Le Président a voulu faire plaisir à ses deux nouveaux amis, en
leur offrant un beau scoop qui a le mérite, à ses yeux, de semer la pagaille à
droite. C’est sûrement bien vu politiquement. Pour le reste, c’est autre
chose…
Je suis très troublé sur le coup mais le rythme de travail que doit suivre
un secrétaire général de la présidence me fait oublier cette conversation.
L’échéance de parution du livre, de surcroît, est lointaine, comme me l’ont
spécifié ses auteurs.
Pourtant, je n’ai pas très longtemps à attendre avant d’affronter le
désastre. Mercredi 5 novembre, L’Obs sort en exclusivité les bonnes feuilles
d’un nouvel ouvrage de Gérard Davet et Fabrice Lhomme intitulé Sarko
s’est tuer. Dans les extraits publiés, il est indiqué que François Fillon a
selon moi demandé à l’Élysée que l’on « fasse pression sur la justice à
l’encontre de Nicolas Sarkozy ». Je suis rapidement informé de cette
publication, par les appels et SMS de journalistes qui tentent d’en savoir
plus.
À ce stade, je ne mesure toujours pas l’ampleur que va prendre cette
histoire. François Fillon m’appelle lui aussi :
– Jean-Pierre, il faut démentir…
– Monsieur le Premier ministre, cela ne me pose aucun problème, je vais
le faire.
J’informe François de mes intentions. Il ne répond rien. Pour moi,
démentir va de soi. D’une part, il s’agit d’une conversation privée avec un
personnage public, conversation que je n’ai pas à utiliser à des fins
politiques. D’autre part, en tant que secrétaire général de l’Élysée, je ne
veux pas ouvrir une polémique avec François Fillon. Je vais être servi !
Pour l’heure, je publie un communiqué en forme de démenti par les voies
officielles de la présidence.
François Fillon publie quant à lui un communiqué indigné, mais
relativement flou, concernant la responsabilité de l’Élysée en général et la
mienne en particulier : « Je démens formellement les propos que
m’attribuent Gérard Davet et Fabrice Lhomme. J’ai effectivement déjeuné à
sa demande avec Jean-Pierre Jouyet qui fut ministre de mon gouvernement.
Le procédé qui consiste à me prêter la volonté de m’appuyer sur les plus
hautes autorités de l’État pour faire pression sur l’autorité judiciaire est
méprisable. La manœuvre est grossière. Pour moi, le combat politique se
mène strictement sur le terrain des idées. »
Je crois, naïvement, que la polémique va en rester là quand j’apprends
que Gérard Davet et Fabrice Lhomme m’ont enregistré. Le vendredi
7 novembre, en fin d’après-midi, le second me téléphone et me parle
sèchement. En substance : « Ou bien vous retirez votre démenti ou bien
cette information sera publiée dans Le Monde de demain car, au cas où vous
ne le sauriez pas, vous avez été enregistré et nous divulguerons
l’enregistrement. » Je tombe des nues mais ne cède pas. Dans la foulée, il
m’adresse un SMS faussement navré : « Désolé pour la tournure absurde
que prend cette histoire de déjeuner avec M. Fillon mais, comme vous le
savez, nous n’avons fait que publier ce que nous avions prévu de faire, à
savoir la vérité, et dans les termes convenus entre nous. Nous évoquerons
évidemment cette affaire dans Le Monde de demain. Nous maintiendrons et
même préciserons nos informations, aussi avons-nous besoin de savoir si,
malgré tout, vous maintenez votre démenti ? Merci. » Ce message n’a
d’autre but pour les deux journalistes que de se « couvrir » juridiquement.
Je suis abasourdi par ces méthodes en général, par cet enregistrement en
particulier et par l’usage que Gérard Davet et Fabrice Lhomme comptent en
faire. Je les prenais pour des amis de François, et je n’imaginais pas qu’ils
allaient, à mi-quinquennat, nourrir un scandale sur le dos de son secrétaire
général. Toutefois, je suis loin d’imaginer que cette histoire va devenir LE
scandale de la fin de l’année 2014.
Le samedi 8 novembre démarre un long week-end de quatre jours. Mais
personne ne fait le pont à l’Élysée. Aussi nous retrouvons-nous comme
d’habitude, Vincent Feltesse, Gaspard Gantzer, Sylvie Hubac, Nicolas
Revel et moi-même pour déjeuner autour du Président. C’est au cours de ce
repas que nous découvrons les informations du Monde, qui contiennent de
larges extraits de mes propos. Le titre s’étale sur cinq colonnes à la une :
« Fillon a sollicité l’Élysée pour accélérer les poursuites judiciaires contre
Sarkozy ». L’ambiance s’assombrit. Sylvie Hubac, la directrice de cabinet,
est très en colère de voir son nom cité dans l’article, parce qu’elle était
présente quand j’ai fait le compte rendu du déjeuner. Elle se lève et quitte la
table, en soulignant que j’ai mis à mal sa réputation. Le reste de l’assistance
ne sait plus où se mettre après cet éclat. Au terme d’un silence que je trouve
interminable, François prend la parole : « Le mieux, Jean-Pierre, c’est que
tu restes tranquille et que tu rentres chez toi… ». Dans les instants difficiles,
il montre depuis toujours une impassibilité qui m’impressionne. Il n’y a pas,
dans ces moments-là, d’amitié ou de relation personnelle qui tienne. Il faut
gérer une situation complexe. Point à la ligne. Toute expression publique
m’est formellement interdite.
En bas de mon domicile sont postés micros et caméras. Je m’engouffre
dans le hall de mon immeuble, monte me réfugier dans mon appartement,
où je reste cloîtré pendant quarante-huit heures. Je comprends que
l’événement fait la une de l’actualité. Ma plus jeune fille revient du collège,
bouleversée par les questions pressantes que lui ont posées ses camarades.
Ma mère, encore vivante, m’appelle pour me demander ce que j’ai fait de
mal. Je décide de ne pas regarder la télé, de ne pas écouter la radio, de ne
pas ouvrir un journal. Je ferme les écoutilles, tandis que mon épouse
Brigitte, parfaite comme toujours, me réconforte et assure la liaison avec le
reste du monde.
Ce dimanche 9 novembre, je reste enfermé dans un bureau situé au fond
de notre appartement parisien. Je suis dans ma bulle, où seule peut entrer
Brigitte, qui garde son sang-froid. François l’appelle et soupire : « Tout cela
est pénible. Jean-Pierre, tu le connais, il parle trop. Il ne devrait pas parler
autant… ». Ce n’est pas exactement les paroles de réconfort que j’attends.
Brigitte m’apprend au fil de la journée que plusieurs personnalités, dans
l’opposition, réclament ma démission. Marine Le Pen, ce qui n’est pas
étonnant. Bruno Le Maire, ce qui me surprend davantage, car nous nous
connaissons et nous apprécions. C’est du moins ce que je croyais. De ce
fait, je serai moins étonné, en avril 2016, par les propos qu’il tient à
Christine Angot dans L’Obs, alors qu’il fait campagne pour la primaire de la
droite, sur François Hollande, qui ne peut déclarer « qu’on est riche à partir
de 4 000 euros, et passer sa vie avec les Taittinger et les Jouyet »…
Je ne lis pas non plus l’interview que François Fillon accorde ce jour-là
au Journal du Dimanche : « Je ne peux pas croire que le secrétaire général
de l’Élysée ait pu tenir aux journalistes du Monde les propos qui lui sont
prêtés. Si c’était le cas, ce serait une affaire d’État d’une extrême gravité.
Ce serait une tentative de déstabilisation d’un responsable de l’opposition. »
« Affaire d’État » : l’inflation verbale a commencé. Elle va durer un certain
temps. Dans l’après-midi, ce dimanche, Gaspard Gantzer m’appelle. Il a
rédigé en mon nom une déclaration à destination de l’AFP. Entre les articles
du Monde parus la veille et les propos de Fillon, l’abîme se creuse. Je tente
d’atténuer autant que possible les termes choisis mais la réalité est là : je
dois manger mon chapeau, démentir mon démenti et reconnaître qu’il m’a
bien tenu les propos qui font scandale depuis quatre jours. Je ne regarde pas
non plus le journal de 20 heures de TF1, où l’ex-Premier ministre m’accuse
de mensonge… Mon épouse demande alors à l’entourage du Président si
certains communicants ou ministres ne pourraient pas intervenir pour
m’éviter d’être traité de menteur chaque fois qu’il est question de l’affaire.
Personne ne se manifeste à l’exception notable et courageuse d’Emmanuel
Macron qui me défend publiquement. J’ai aujourd’hui encore un sentiment
de reconnaissance personnelle à son égard. Le futur Président a montré ce
jour-là qu’il était une âme forte et un esprit indépendant, ce qui n’est pas si
fréquent !
Le mercredi 12 novembre, je retourne à l’Élysée tel un pénitent. La
semaine qui vient de s’écouler a été éprouvante pour tout le monde. Je
comprends que certains, dans l’entourage présidentiel, ont plaidé pour mon
limogeage. François Hollande a résisté et n’a rien cédé. Je reconnais là un
signe de notre longue amitié.
Je suis sommé de changer de numéro de téléphone mobile et de ne plus
avoir le moindre contact avec un journaliste. Cela ne représente pas un très
grand effort pour moi, qui suis vacciné pour un bon moment de la
fréquentation des médias. Je me concentre sur mes fonctions de manager, et
deviens un secrétaire général privé de parole. Les collaborateurs de
l’Élysée, de même que l’entourage du Premier ministre et le secrétaire
général du gouvernement ont la délicatesse de ne jamais évoquer cette triste
séquence et je leur en sais gré.
François Fillon porte plainte pour diffamation contre moi et contre les
deux journalistes du Monde. Nous serons tous trois relaxés à deux reprises,
en première instance et en appel. À l’issue du procès, le soulagement de
François est perceptible. Je ne remercierai jamais assez mes avocats,
Jean Veil et Bérénice de Warren, de m’avoir défendu avec talent et
obstination. Cette issue, après la mésaventure la plus pénible de toute ma
vie professionnelle, fut une sorte de consolation.

Note
1. Jean-François Copé sera finalement innocenté par la justice dans cette affaire.
15

Ségolène en majesté !

Alors que l’affaire Fillon commence à s’épuiser, le chef de l’État me


demande, ce matin de novembre 2014, d’assister à l’entretien qu’il doit
avoir dans la journée avec la ministre de l’Environnement pour évoquer,
entre autres, la préparation de la COP 21 qui doit se tenir à Paris fin 2015.
Cette manifestation internationale représente pour l’exécutif une échéance
capitale, au cours de laquelle doit être signé l’accord de Paris, premier
engagement universel sur le réchauffement climatique. Mais pourquoi
m’associer à ce rendez-vous ? C’est une requête tout à fait inhabituelle,
d’autant plus que ne suis pas un spécialiste de l’écologie et du
réchauffement climatique, loin s’en faut. Je ne suis pas non plus extralucide
mais j’ai une petite idée sur les raisons de ma présence dans l’antichambre
du Président. L’affaire ? Non, le plus dur est passé. En fait, la veille, un
magazine people, concurrent de celui qui a provoqué la rupture brutale avec
Valérie Trierweiler au début de l’année, a publié en couverture la première
photo – volée – de Julie Gayet et François Hollande à l’Élysée. Il n’en faut
pas plus pour mettre Ségolène Royal en fureur. Bien que leur séparation
date de quelques années, la situation reste délicate.
Elle s’est apaisée après le départ de Valérie Trierweiler, en janvier, et
surtout après sa propre nomination à la tête d’un grand ministère de
l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, lors du remaniement du 2 avril
qui a promu Manuel Valls à Matignon. La voici numéro deux du
gouvernement, derrière Laurent Fabius. Un retour incroyable sur le devant
de la scène. Lors des cérémonies officielles, elle pousse son avantage, et
endosse avec enchantement le rôle symbolique de première dame,
puisqu’elle est la femme la plus titrée de l’exécutif. Cette visibilité nouvelle
l’enchante. Elle n’a nullement l’intention d’y renoncer.
Quand elle me rejoint dans la salle d’attente, ce matin de novembre 2014,
je comprends que Ségolène a en tête la couverture du célèbre magazine :
FRANÇOIS HOLLANDE ET JULIE GAYET À L’ÉLYSÉE ! LES PREMIÈRES PHOTOS !
« Jean-Pierre, je pense que nous allons commencer tous les deux, le
Président et moi. Ta présence ne sera pas nécessaire. » Elle marque un
temps avant d’ajouter : « Tu comprends, pour moi, ça, ce n’est pas
possible. »
Le chef de l’État vient nous chercher, la mine réjouie. La ministre se lève
et déclare d’un ton solennel : « Merci à Jean-Pierre d’être là mais je crois
qu’il faut que l’on se voie d’abord en tête à tête. » Le sourire s’éteint sur le
visage de mon ami. La porte de son bureau se referme. J’attends un moment
puis, constatant que l’explication s’éternise, je retourne dans mes pénates.
Cela fait plus de trente ans que nous nous connaissons tous les trois, mais,
en l’espèce, cette ancienneté dans nos relations n’est pas de nature à
détendre l’atmosphère, bien au contraire. Quand elle portait les couleurs de
la gauche à la présidentielle avec un irrésistible sourire de madone, les
incartades de son compagnon la déstabilisaient néanmoins à chaque fois que
son couple surgissait dans la campagne. Elle le savait volage, mais avec
qui ? Auprès de ses proches, elle avançait des noms, menait l’enquête,
recoupait les informations. Pas avec moi. Elle me soupçonnait de
« couvrir » mon vieil ami. Elle avait tort. Même avec moi, François a
toujours été d’une discrétion d’agent secret. Mais Ségolène a toujours pensé
que je savais tout.
En revanche, je la connais par cœur. Ses défauts, ses qualités, ses
intuitions, ses traits de génie. J’ai vite compris, après mon arrivée à
l’Élysée, que gérer Ségolène faisait partie de mes attributions et qu’il ne
s’agissait pas d’un dossier mineur. Je sais depuis l’ENA combien cette
femme de caractère veut exister. Ce n’est que justice d’ailleurs. La petite
bande que nous formions à l’époque de nos vingt ans buvait les paroles de
François Hollande, fascinée par son intelligence, son sens de la repartie
auquel personne ne peut résister dans un cercle privé. Quand Ségolène
ouvrait la bouche, en revanche, nous l’écoutions d’une oreille distraite.
Nous avions tort. La suite de l’histoire a montré le sens politique qui est le
sien. Toutefois, notre légère condescendance à son égard n’a fait qu’aiguiser
sa propension à passer par la fenêtre si la porte lui est fermée, de s’imposer
au mépris des codes et des convenances, d’être prête à tout pour occuper la
place qu’elle croit devoir lui revenir. Si on ne la lui accorde pas, elle est
capable de nuire sans beaucoup d’états d’âme.
Je le sais et l’ai déjà expérimenté. Début 2013, je suis directeur de la
Caisse des Dépôts quand François nomme Ségolène vice-présidente de
BpiFrance, fonds souverain dont la Caisse est co-actionnaire avec l’État.
J’en suis le président, tandis que le directeur général est Nicolas Dufourcq,
un de mes collègues de l’Inspection. Mon ancienne camarade de l’ENA se
morfond en Poitou-Charentes depuis son échec aux législatives, battue par
Olivier Falorni, le favori de Valérie Trierweiler. Elle cherche un pied-à-terre
parisien et souhaitait installer son bureau à l’hôtel de Pommereu,
magnifique résidence d’apparat de la Caisse, situé rue de Lille à côté du
musée d’Orsay. Mais Nicolas Dufourcq a coupé court à cette folie des
grandeurs et expliqué à la vice-présidente que BpiFrance s’installerait dans
un quartier d’affaires, comme le suggère sa vocation. Elle n’attend pas
longtemps pour se venger. Lors du conseil d’administration qui suit, elle
s’éclipse au milieu de la séance pour tenir une conférence de presse
impromptue. Elle s’arrange pour que ses propos connaissent un grand
retentissement. « Ils se disent tous : “Elle ne va pas venir, elle ne va pas
regarder les documents.” Ils se trompent ! Il n’est pas question de laisser ces
inspecteurs de Finances – au demeurant talentueux – décider des choses
entre eux, laisser les conseils d’administration se passer comme dans les
banques où l’on ose à peine formuler des remarques. Il faut leur poser des
questions, y compris celles qui gênent ! » Nicolas Dufourcq ignore tout de
cette manigance quand, une fois le conseil terminé, il s’adresse à son tour
aux médias…

Cette facétie à BpiFrance n’était qu’un tour de chauffe. Son grand retour
au gouvernement a donné des ailes à Ségolène. Et un culot décuplé. Je suis
donc chargé de déployer toute la diplomatie dont je suis capable pour
calmer la ministre dans ses ardeurs, tout en faisant comprendre à ses
collègues, souvent excédés, qu’elle n’est pas n’importe qui, mais la seule
femme finaliste d’une élection présidentielle en France. Un équilibre
difficile à tenir. Le Premier ministre, Manuel Valls, n’en peut plus qu’elle le
court-circuite pour obtenir ce qu’elle veut à l’Élysée. Même Michel Sapin,
qui comme moi la connaît depuis l’ENA, perd patience. À Bercy, il est
comptable des finances publiques. Et Ségolène tire sur la corde pour avoir
des crédits supplémentaires, des arbitrages budgétaires qui lui soient
favorables. « On ne peut pas toujours faire des dérogations pour la même,
seule et unique ministre », s’emporte-t-il un jour. Matignon m’appelle au
secours : « Il faut que tu la calmes, on ne peut pas passer notre temps à
gérer ses caprices. » Du coup, c’est moi qui y consacre une bonne partie du
mien !
Quand elle envisage de se rendre à Notre-Dame-des-Landes, sur le site
prévu pour construire un aéroport très controversé, c’est le branle-bas de
combat. Quelle annonce va-t-elle faire ? Franchira-t-elle la ligne rouge ?
Rien ne saurait la décourager. À chaque dîner d’État organisé à l’Élysée
en l’honneur d’un chef d’État ou d’une tête couronnée, l’ombrageuse
ministre me rappelle à mon devoir : « Tu veilleras bien à ce que je sois à la
table de François ! » Le ton employé n’admet pas la moindre objection. Je
dois donc affronter le service du protocole, où l’on me réplique d’un ton las
que c’est le Président qui compose sa table, pas le secrétaire général…
Alors qu’approche la date de la COP 21, qui doit se tenir à Paris du
30 novembre au 12 décembre 2015, l’ambiance se tend entre elle et Laurent
Fabius. Le ministre des Affaires étrangères est président de cet événement
planétaire. Mais la ministre de l’Environnement veut sa part de lumière.
Elle me demande de faire le maximum pour qu’elle soit à la table
d’honneur, lors du déjeuner qui réunit les chefs d’État et de gouvernement
autour de François Hollande. Mission impossible, seul Laurent Fabius y a
sa place. Ségolène Royal doit, comme Manuel Valls, se contenter de
présider une table, ce qui n’est déjà pas si mal. Elle gagne aussi le droit
d’intervenir en séance plénière au même titre que Laurent Fabius. Pour
parvenir à ce compromis, j’ai pu compter sur l’aide de Nicolas Hulot, qui
appuie ma demande. Les chamailleries reprennent quand Laurent Fabius
quitte le Quai d’Orsay pour le Conseil constitutionnel, en février 2016. Il
souhaite garder, jusqu’à la COP suivante qui se tient au Maroc, son titre de
président. Ségolène ne l’entend pas de cette oreille. Elle obtient gain de
cause, comme souvent…
Comment Emmanuel a-t-il pu croire un instant qu’il saurait neutraliser
cette infatigable guerrière ? Il l’a vue à l’œuvre quand il était d’abord à
l’Élysée puis au gouvernement. Il ne pouvait ignorer qu’elle ne se
contenterait pas longtemps du poste d’ambassadrice des pôles, mais qu’elle
l’utiliserait comme marchepied, comme base arrière pour se propulser vers
un avenir meilleur. Elle a toujours agi ainsi. Les flatteries médiatiques
qu’elle distribuait à propos du jeune Président, au début de son
quinquennat, n’étaient pas gratuites. Elles devaient être payées de retour.
Emmanuel Macron ne l’a pas compris, ou n’a pas voulu le comprendre.
Après deux années de paroles aimables, puis de silence, le ton a subitement
changé à propos du chef de l’État. Les critiques ont fusé, acerbes. Je
connais Ségolène depuis plus de quarante ans. Elle est comme cela. Elle l’a
toujours été. Pragmatique, ambitieuse et impitoyable. Elle n’a pas été
considérée comme elle l’espérait. Elle a riposté. Elle n’a peur de rien ni de
personne.
Même pas du Président.
16

Le vague à l’âme du Normand

Non loin de Paris, à moins de 100 kilomètres, il est un village indifférent


à l’agitation du petit milieu politique. Il est situé en Normandie où vit ma
famille et où mon frère a été élu de 1992 à 2020. En notaires avisés, mes
frères ont revendu au seul fonctionnaire de la famille la maison de mes
parents, à Écos, dans l’Eure, près de Giverny.
J’aime beaucoup y retourner. C’est l’occasion de prendre le pouls d’une
région aisée où le Rassemblement national pèse en moyenne 40 % des voix,
que ce soit dans les villages, dans les bourgs, voire dans des villes plus
importantes comme Vernon, Évreux ou Les Andelys.
Le parisianisme n’y est guère implanté sauf lorsque Hugues Gall, ancien
directeur de l’Opéra de Paris et administrateur du musée des
Impressionnistes, nous ouvre, avec son élégance habituelle, le temps d’un
dîner, les portes de la maison de Claude Monet à Giverny, où nous pouvons
côtoyer, mon épouse et moi-même, aux côtés de Sébastien Lecornu et de
Gérald Darmanin, l’ancienne journaliste Catherine Pégard ou l’influente
conseillère en communication Anne Méaux.
C’est pendant ces séjours réguliers à Écos que j’ai observé la montée en
puissance des Gilets jaunes. Lors d’une réunion familiale avec mes enfants
Pierre, Étienne, Jérôme, Inès et Anna à la Toussaint 2018, je demande à mes
neveux et nièces, qui votent à droite et perçoivent des revenus mensuels
d’environ 2 000 euros en moyenne, si l’on pouvait s’attendre, deux
semaines plus tard, à d’importantes manifestations pour protester contre la
hausse des prix des carburants liés à l’écotaxe. Là, toutes et tous me
répondent en substance la même chose : « On voit bien que tu vis à
Londres 1 car ce n’est plus une question ici. Tout le monde sait qu’il y aura
une grosse mobilisation. » Je n’en reviens pas et leur demande pourquoi.
« C’est simple, m’expliquent-ils. Quand tu fais 60 voire 100 kilomètres par
jour pour aller travailler et qu’on augmente le prix du diesel et qu’en plus tu
te fais verbaliser parce que tu dépasses les 80 km/heure, tu n’en peux plus.
Le problème, c’est que les gens comme toi ne le comprennent pas. »
Je pressens alors que ce qui devait se résumer pour moi à des
manifestations clairsemées va se transformer en déflagration. C’est la
première fois, en effet, que ces jeunes qui appartiennent à la classe
moyenne, qui bénéficient d’un emploi et sont plutôt conservateurs, sont
résolus à protester publiquement contre un gouvernement d’orientation pour
le moins centriste.
Mon frère Michel, maire Les Républicains d’Écos, proche tout comme
moi de Sébastien Lecornu, l’homme fort du département, ex-LR devenu
depuis ministre des Outre-mer, un surdoué de la politique que nous aimons
beaucoup, me confirme ce week-end-là qu’il sent monter un fort sentiment
de révolte, que ce soit chez les retraités, maltraités par la hausse de la CSG
et la désindexation de leurs pensions, les commerçants, mais aussi les
agriculteurs. Nous sommes ici dans le Vexin, région céréalière la plus
prospère de France avec la Beauce. C’est parmi ces exploitants qui pour la
plupart disposent de plus de 500 hectares de terres et qui bénéficient des
subventions de la Politique agricole commune (PAC) que se recrute une
forte proportion d’électeurs du Rassemblement national. La cohérence de
cette adhésion laisse perplexe, mais c’est une réalité.
J’ai pour habitude, quand je retourne sur les lieux d’une jeunesse qui ne
me semble pas si loin, d’aller humer l’air du canton, ou pour être plus
moderne de l’« intercommunalité », en me rendant au bar-tabac qui jouxte
la maison familiale. Lors de mes premiers séjours, après ma nomination à
Londres, j’interrogeais l’assistance sur l’effet produit par la politique
d’Emmanuel Macron sur l’économie locale. Je m’attendais à des vivats, je
n’obtins que des réponses succinctes et prudentes, motivées, j’imagine, par
leur connaissance de mes liens anciens avec le nouveau président de la
République.
Puis vient l’épisode des Gilets jaunes, soldé par l’annonce d’un « acte
II » du quinquennat, plus ouvert, plus social. Au bar-tabac, à partir de 2019,
je me heurte à un mur de silence plus ou moins hostile quand j’évoque le
chef de l’État et la politique du gouvernement. À la fin de l’année, alors que
se dessine la réforme des retraites, j’essuie même, par procuration, des
insultes choisies telles que « trou du cul » de la part d’un retraité qui pestait
aussi contre le prix des tickets de Loto… avant de repartir au volant de sa
BMW. Preuve qu’il faut prendre les protestations véhémentes avec une
certaine distance ! Cette scène prouve aussi combien l’influence de Marine
Le Pen est grande. Je dois d’ailleurs avoir l’honnêteté de reconnaître que
dans les contacts que j’ai eus avec la présidente du RN, tant aux Affaires
européennes que lors d’émissions de radio, celle-ci ne s’est jamais montrée
désagréable : elle était même dotée d’une certaine empathie.
La montée déjà ancienne, dans cette région, du Front national, rebaptisé
Rassemblement national en 2018, traduit aussi l’isolement croissant que
ressentent de nombreux citoyens face à la fracture numérique : la
couverture du territoire par Internet ou par les réseaux de téléphonie mobile
demeure très aléatoire. Il est possible, sur une étendue de 10 ou 15
kilomètres, de ne bénéficier d’aucune liaison. À l’Élysée, je n’ai pas alerté
le Président sur cette difficulté à la fois sociale et politique, tout simplement
parce que j’ai été happé par le rythme effréné de la présidence de la
République. Ce fut une erreur de ma part d’avoir dissocié mes observations
provinciales de mes fonctions parisiennes. À ma décharge, personne ne
s’intéressait au sujet au sein du gouvernement. Le ministre de l’Économie,
qui pourtant connaît bien le Pas-de-Calais, ne l’a jamais évoqué en ma
présence. Quant à la politique d’aménagement du territoire, pourtant
essentielle, elle était absente de ce quinquennat comme elle l’est du suivant.
C’est pourtant une question essentielle dans la vie quotidienne des
Français. Quand je me rends en Normandie, je constate que ceux qui
utilisent le train pour aller travailler en région parisienne souffrent du
caractère irrégulier du service ferroviaire, des retards non signalés, sans
parler des grèves qui les obligent à dépenser, parfois, leurs économies en
frais d’hôtel dans la capitale. De quoi enrager ! Sur ce point, cela dit, même
la présidence n’avait pas les moyens de combattre ces redoutables dérives !
Les habitants de l’Eure bénéficient toutefois, avec Sébastien Lecornu, de
l’un des plus doués si ce n’est le plus doué du gouvernement constitué en
2017 autour d’Édouard Philippe. Mais hélas, sa présence bienveillante sur
le terrain ne suffit pas à briser le sentiment de solitude et à dissiper
l’incompréhension grandissante envers les élites parisiennes.
Je rends hommage à tous ces élus de proximité – même s’ils n’ont pas été
élevés, comme Sébastien et moi-même, dans la très bonne école catholique
de Vernon Saint-Adjutor – comme Joseph Fouché, fondateur de la police
française, nous sommes nous aussi des oratoriens –, ces élus qui doivent
chaque jour dès le petit matin alléger les contraintes administratives qui
pèsent sur les populations rurales, jouer les intermédiaires avec une
bureaucratie souvent impossible à décrypter, gérer le reflux des services
publics réfugiés dans les villes moyennes et grandes, quand ils ne doivent
pas prendre acte du départ de l’agence du Crédit agricole, et répondre à
cette question inquiète de leurs administrés : où tirer de l’argent désormais ?
Même la présence religieuse, catholique essentiellement, ne permet plus
d’assurer la cohésion sociale. Le nombre de prêtres diminue drastiquement.
Les messes dominicales sont célébrées dans des églises différentes chaque
semaine sans que les fidèles en soient bien informés.
Ces vides laissés expliquent le repli de la communauté sur
l’individualisme. Les maires essaient bien de les compenser par des fêtes ou
des cérémonies villageoises. Mais là encore, il leur faut s’armer d’un
courage et d’une détermination sans faille. Mon frère m’a ainsi raconté que
pour organiser un couscous entre anciens, pompiers et gendarmes, il lui a
fallu obtenir 60 autorisations administratives. Soixante, pas une de moins !

Au printemps 2020, je décide de me rendre là où j’ai vécu mes dix


premières années, au bord de la Risle, près du Bec-Hellouin et des cloches
de Corneville. À Pont-Audemer, petite ville de 10 000 habitants,
développée par mon ami socialiste Jean-Louis Destans, camarade de collège
à Vernon et ancien président du conseil général de l’Eure, je rencontre la
directrice du centre des impôts avec laquelle j’ai travaillé, au service de la
Législation fiscale, entre 1985 et 1988. Elle vit là depuis vingt-cinq ans,
sensible au charme qui règne autour de l’église gothique restaurée, près de
la rue de la République, toujours très animée, y compris le week-end, grâce
à la présence de nombreux commerces. La conversation que j’ai avec elle
m’éclaire sur la montée de l’extrême droite dans cette paisible région. Elle
n’a fait grève qu’une fois dans toute sa carrière, lorsque Bercy a voulu
fermer le centre situé à Pont-Audemer pour développer celui de Bernay,
sous l’impulsion du directeur général des Impôts Bruno Parent.
Je connais ce haut fonctionnaire depuis longtemps, bien avant qu’il
n’intègre, en 2009, l’Inspection des Finances au tour extérieur. Il a fait toute
sa carrière à la direction générale des Impôts, qu’il a toujours servie avec
fidélité et dureté. Que ce soit sur le plan fiscal ou sur d’autres enjeux
économiques, je l’ai toujours connu à ma gauche. J’ai pu observer sa
rigidité lorsque, secrétaire général de l’Élysée, j’étais sollicité par des
entreprises pour obtenir un rendez-vous avec tel ou tel responsable de Bercy
pour éclairer une interprétation ou dénouer un contentieux. Sa réponse n’a
jamais varié et tenait dans les mêmes six mots : « Il n’en est pas
question »… Comme Emmanuel Macron, j’étais partisan d’un dialogue
entre l’administration fiscale et les citoyens ou les entreprises qui lui sont
assujettis. Les dossiers fiscaux qui remontaient jusqu’à la présidence de la
République portaient tous le témoignage de dysfonctionnements
administratifs… que l’administration responsable, sous la houlette de Bruno
Parent, préférait ne pas reconnaître. Aussi ai-je été plus que surpris
d’apprendre que cet énarque adepte de la gauche doctrinale figurait comme
e
numéro deux sur la liste LREM dans le XVI arrondissement de Paris, et
faisait campagne aux côtés de Benjamin Griveaux puis d’Agnès Buzyn.
Avant d’opérer ce virage politique, Bruno Parent, donc, a voulu
supprimer le centre des impôts de Pont-Audemer, ville par ailleurs plus
dynamique et plus ouverte politiquement que Bernay. Vu de Paris, une telle
décision apparaissait peut-être parfaitement rationnelle. Mais depuis cette
visite à Pont-Audemer que j’ai eu tant de plaisir à revoir, je la vois tout
différemment. Les personnes qui ne disposent pas d’Internet et qui avaient
besoin d’explications, notamment lors du passage à la retenue à la source,
auraient été contraintes de parcourir près de 100 kilomètres aller-retour.
Même punition pour les retraités désireux de connaître le montant de leur
impôt annuel. De quoi excéder une partie non négligeable de la population,
celle qui place désormais dans l’urne un bulletin du Rassemblement
national.
Grâce à cette fonctionnaire exemplaire, je découvre aussi, dans ma
Normandie natale, la misère sociale des personnes âgées qui vivent avec
moins de 200 euros par semaine et se demandent avec quelle ressource elles
pourraient payer quelque nouvelle taxe, fût-elle écologique. La faiblesse de
leurs pensions de retraite les a parfois obligées à vendre leur maison pour
aller vivre dans un camping-car payé à crédit. Ces situations ne sont pas
dignes de notre pays. D’autant qu’elles aiguisent la suspicion mutuelle de
tous ceux qui n’ont pas eu l’opportunité de devenir des « premiers de
cordée ». Les jeunes chômeurs qui ne trouvent pas d’emploi sur place et se
résignent à vivre des minima sociaux provoquent l’aigreur des anciens qui
ont travaillé toute leur vie, ou des actifs de leur âge que leur rémunération
peine à maintenir au-dessus du seuil de pauvreté… Et que dire de ces jeunes
filles de 17 ou 18 ans, qui ont décroché du parcours scolaire et qui trouvent
dans la maternité un moyen d’acquérir un statut et de toucher quelques
allocations ?
Ajoutons à ce tableau le trafic de drogue, d’héroïne à titre principal, qui
cible les élèves des collèges dès 12 ou 13 ans. Et la bureaucratie pesante,
celle-là même que je vis comme un reproche personnel. En quarante ans,
j’ai occupé nombre de postes de responsabilité mais je n’ai jamais réussi, je
l’avoue, à faire changer l’État ! L’absence de simplification administrative
continue de handicaper les salariés qui souhaitent créer leur entreprise.
Dans un autre registre, toutes les personnes qui ne maîtrisent pas Internet
doivent se rendre à la préfecture d’Évreux, située à plus de 50 kilomètres,
pour demander une carte grise ou renouveler un permis, et cela malgré la
présence d’une gendarmerie à Pont-Audemer.
Tous ces éléments convergent pour transformer le hall d’accueil du centre
des impôts en hall d’insultes et de cris contre le président de la République
en personne, parfois jusqu’aux menaces de mort, tant l’indigence, la misère,
les lourdeurs administratives, les trafics des uns et des autres, impunis et
connus de tous, l’absence de reconnaissance du travail, l’incertitude sur la
durée de l’emploi sont devenus intolérables.
Pas besoin de la mondialisation, de l’Europe, de l’ENA ou du
coronavirus pour faire monter l’extrémisme, la violence quotidienne et
nourrir le refus de tout engagement politique constructif. La multiplication
des injustices quotidiennes suffit amplement à alimenter le ressentiment
d’une partie non négligeable de la population. L’indifférence des « techno-
réformateurs » à ces souffrances ne fait qu’attiser la colère et détruire les
dernières illusions. Voter ne sert plus à rien, entend-on à Pont-Audemer et
ailleurs 2. Il suffit de traverser la rue pour s’en rendre compte.

Notes
1. J’y étais alors ambassadeur de France.
2. Ce qui explique, hors crise du Covid-19, le taux d’abstention record aux dernières élections
municipales.
17

La bourse aux énarques

La promotion Voltaire, quoique totalement indifférente aux problèmes


quotidiens des Français, d’où sa renommée, s’est néanmoins avérée être la
plus politique de toute l’histoire de l’ENA. L’époque s’y prêtait, avec une
alternance manquée de peu en 1974 et surtout à l’occasion des élections
législatives de 1978. Un club de gauche, dit « Club des cinq », composé de
François Hollande, de Michel Sapin, de Jean-Maurice Ripert, de Bernard
Cottin et de moi-même, s’y forge immédiatement. À ses côtés, quelques
« compagnes de route », des jeunes femmes comme Colette Horel, hélas
disparue, Sylvie François, qui devint directrice à la Poste dans les
années 2000, et Frédérique Bredin, future députée et ministre socialiste, qui
se montra plus discrète : jamais en première ligne, jamais candidate à des
élections pour désigner les délégués des élèves.
Alors que deux organisations syndicales ont présenté une liste les deux
années précédentes, François crée une organisation autonome, le Carena
(Comité d’action pour une réforme démocratique de l’ENA), qui milite
pour l’abolition des privilèges, notamment l’accès direct aux grands corps
après le classement de sortie de l’École. Notre « Club des cinq » élargi
remporte trois délégués (Michel Sapin, François, ainsi que Jean-Marc
Janaillac, discret élève de centre gauche qu’il a connu sur les bancs d’HEC
et qui deviendra dans les années 2020 l’éphémère patron d’Air France-
KLM). Il fait jeu égal avec Force ouvrière et dépasse la CFDT.
La plupart des élèves affichent ouvertement une préférence politique, à
l’instar de Dominique de Villepin, qui brandit l’étendard libéral et
conservateur mais cultive néanmoins sa proximité avec Frédérique Bredin.
Chacun sait, donc, qui est de gauche et qui est de droite. Mais la droite est
plus discrète, moins ostentatoire. Plus concentrée sur les études et le
classement de sortie. L’heure n’est pas au militantisme.
Nous sommes les seuls à nous montrer très actifs. Ce qui ne nous
empêchera pas, François Hollande, Jean-Maurice Ripert et moi-même, de
sortir dans les premiers rangs, preuve qu’activisme et résultats académiques
peuvent faire bon ménage.
François Mitterrand n’est pas encore à l’Élysée, mais l’hypothèse d’une
alternance en France est envisagée de plus en plus sérieusement depuis
1974. Certains esprits malveillants persiflent sur les objectifs cachés du
Carena, qu’ils assimilent à une démarche opportuniste. Il n’en est rien.
François et Jean-Maurice militaient déjà à l’UNEF quand ils étaient à
Sciences Po. Michel Sapin a été candidat de la gauche à Châteauroux dès
1977…
Le 10 mai 1981, toutefois, la majorité de la haute technocratie française
n’a pas le cœur à gauche. Nous avons tous rejoint notre première affectation
depuis l’été précédent. François Hollande s’apprête à mener sa première
campagne législative en Corrèze. Certains grattent à la porte des cabinets
ministériels proches de leur sensibilité politique. D’autres voient au
e
contraire la première alternance de la V République ruiner leurs espoirs à
court et moyen terme.
Mais nous sommes tous trop débutants pour participer à ce premier
mercato des énarques de gauche, qui concerne des personnalités de la
génération précédente tels les inspecteurs des Finances Philippe Lagayette,
qui dirige le cabinet de Jacques Delors rue de Rivoli – Bercy n’est pas
encore sorti de terre –, Louis Schweitzer, qui secondera Laurent Fabius
dans tous ses postes jusqu’à Matignon, ou Pascal Lamy, numéro deux au
cabinet du Premier ministre Pierre Mauroy…
Certains « voltairiens » ne tardent pas, toutefois, à rejoindre vite l’Élysée
sous l’égide de Jean-Louis Bianco et de Jacques Attali. C’est le cas de
Ségolène, qui ne provoque pas de surprise réelle, si ce n’est qu’à l’ENA
Ségolène n’avait pas une image de gauche. Elle n’était pas du tout engagée
politiquement et ne l’est devenue qu’après avoir rencontré François. Elle est
suivie de près par Frédérique Bredin qui passe d’abord par l’équipe de Jack
Lang au ministère de la Culture. Colette Horel rejoint aussi la présidence de
la République, grâce à sa proximité avec Michel Charasse. Quant à moi, à
l’issue de mes quatre ans de tournée à l’Inspection des Finances, j’ai fait
une petite apparition au cabinet de Jacques Delors avant son départ pour la
Commission de Bruxelles quand Laurent Fabius est devenu Premier
ministre, à l’été 1984. Puis j’ai rejoint le service de la Législation fiscale à
la direction des Impôts. Affecté au « bureau A », celui des synthèses. J’y
demeure pendant toute la durée de la première cohabitation, jusqu’en 1988.
Avec le retour de la droite au pouvoir en 1986, les anciens du Carena se
sont repliés sur leurs positions : François Hollande à la Cour des comptes,
Bernard Cottin à la direction des Relations économiques extérieures au
ministère de l’Économie et des Finances, Jean-Maurice Ripert au Quai
d’Orsay… Seul Michel Sapin, qui a réussi à arracher, dans l’Indre, son
siège de député à l’ancien ministre RPR Michel Aurillac, ne retourne pas au
tribunal administratif de Paris où il avait été affecté à la sortie de l’ENA.
François Mitterrand est réélu pour un second septennat en mai 1988. Il
choisit comme Premier ministre Michel Rocard, qui ouvre son
gouvernement au centre et à la société civile. C’est l’occasion d’un
deuxième mercato pour les « voltairiens » de gauche, qui ont désormais
plusieurs années d’expérience dans la fonction publique à faire valoir.
Certains d’entre eux n’y participent pas. Ils espèrent que la dissolution
prononcée par le Président tout juste élu va leur permettre d’entrer à
l’Assemblée nationale. Et ils y réussissent. Michel Sapin a quitté sa
circonscription de l’Indre pour les Hauts-de-Seine. François Hollande est
élu en Corrèze, Ségolène Royal dans les Deux-Sèvres, Frédérique Bredin en
Seine-Maritime. Les rocardiens comme Jean-Maurice Ripert et Bernard
Cottin rejoignent Matignon où ils retrouvent le frère d’Olivier Lyon-Caen
Antoine, Manuel Valls, Philippe Wahl, l’actuel président de la Poste.
Pour ma part et comme la plupart de mes camarades, je me plais dans
l’administration fiscale, le poste le plus intéressant que j’aie occupé avec
celui de directeur du Trésor. Mais j’ai trouvé la vie de cabinet très excitante.
Je me souviens notamment de ce matin où avec Gérard Mestrallet, futur P-
DG de Suez et d’Engie, nous avons dû expliquer à des Japonais médusés
que la réunion pour laquelle ils avaient volé depuis Tokyo n’avait plus lieu
d’être, parce que le ministre avait remis sa démission la veille au soir pour
rejoindre Bruxelles, comme président de la Commission européenne. Dans
notre meilleur anglais possible, nous tentons alors de nous acquitter de cette
mission très embarrassante…
J’ai toutefois refusé, tout comme Paul Hermelin, futur président de
Capgemini, de rejoindre le cabinet de Pierre Bérégovoy, successeur de
Delors. Les deux hommes ne s’entendaient pas et je ne voulais pas donner
l’impression de trahir si peu que ce soit l’ancien ministre, que je retrouverai
d’ailleurs quelques années plus tard à Bruxelles. Jean-Charles Naouri,
directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy depuis 1982, voulait me
convaincre que j’étais le jeune inspecteur des Finances qui manquait dans
son équipe. Il avait du mal à faire son marché car les inspecteurs qui
entouraient Delors avaient tous déserté le ministère. Philippe Lagayette
avait été nommé directeur général de la Caisse des Dépôts, Charles-Henri
Filippi était parti diriger le cabinet de Georgina Dufoix, nouvelle ministre
des Affaires sociales, Jean-Pascal Beaufret était à Matignon avec Laurent
Fabius, et Pascal Lamy avait suivi Jacques Delors à Bruxelles…
Toutefois, la proposition que j’avais reçue de l’administration fiscale me
convenait davantage. Pour être sûr de ne pas avoir Jean-Charles Naouri au
téléphone, en ce temps où les portables n’existaient pas encore, j’allai au
cinéma l’après-midi pendant deux ou trois jours…

En mai 1988, au moment de la composition du premier gouvernement


Rocard, je suis surpris de recevoir trois propositions. La plus naturelle
aurait été, vu mon poste à la Législation fiscale, de diriger le cabinet du
ministre du Budget. Mais il n’y en a pas dans cette équipe mise en place
jusqu’au résultat des élections législatives, à la fin du mois de juin. J’aurais
pu patienter mais je suis approché par deux équipes. La première est
constituée de Claude Allègre et de Pierre Moscovici, deux proches de
Lionel Jospin, qui vient d’être nommé ministre de l’Éducation nationale. À
la fin de ce rendez-vous, ils me font savoir que le poste de directeur de
cabinet m’est quasiment acquis, même si mon parcours se révèle davantage
financier qu’académique.
Mais une troisième opportunité s’esquisse. Elle arrive par les réseaux de
l’Inspection des Finances et de Saint-Gobain. Alain Minc et Pierre Blayau,
deux inspecteurs qui travaillent tous deux dans ce groupe nationalisé auprès
du P-DG Jean-Louis Beffa, me recommandent à Roger Fauroux. Cet autre
inspecteur, ancien patron de Saint-Gobain, m’appelle le lendemain de sa
nomination comme ministre de l’Industrie, de l’Aménagement du territoire
et du Commerce extérieur. Je me crois obligé de lui faire savoir que j’ai
déjà un engagement avec Lionel Jospin et qu’il m’est difficile de revenir
dessus. Roger Fauroux me fait, sans hésiter une seconde, une réponse très
claire : « Vous viendrez travailler avec moi. Vous êtes inspecteur des
Finances. Vous connaissez le monde économique et financier et vous n’avez
pas à discuter. » Très sensible à l’aspect industriel et financier, ainsi qu’à
l’obligation qui m’est faite, je téléphone à Claude Allègre et à Pierre
Moscovici pour leur faire part de mon refus. Quand on est recommandé par
deux inspecteurs à un troisième, ministre, qui vous intime l’ordre de le
rejoindre, il n’y a plus de place pour l’hésitation. De plus, je sais que Lionel
Jospin n’a que l’embarras du choix : tout le monde veut travailler avec lui.
Le conseiller d’État Olivier Schrameck, qui prend les fonctions qui
m’étaient initialement proposées, le suivra d’ailleurs quelques années plus
tard à Matignon, où il deviendra mon patron.
Mon choix ne plaît pas à tout le monde à l’Inspection. Philippe Jaffré,
sous-directeur au Trésor, m’appelle pour me rappeler vertement que
lorsqu’on a l’honneur de servir dans ce grand corps et de travailler rue de
Rivoli, on se doit d’y rester. En vérité, Alain Minc, très ami de Roger
Fauroux qui l’a recruté à Saint-Gobain, et Philippe Jaffré, qui deviendra par
la suite P-DG d’Elf Aquitaine, sont en concurrence pour exercer leur
influence sur l’Inspection… Le premier, de surcroît, est alors plutôt classé à
gauche, et le second à droite.
Je n’ai aucun regret d’avoir passé trois années auprès de Roger Fauroux,
qui me fait aimer l’industrie, l’énergie et l’Europe, trois domaines qui ont
beaucoup compté dans la suite de mon parcours. Au cabinet de Lionel
Jospin comme à la direction du Trésor, où j’avais indirectement la tutelle
des entreprises d’État, j’ai toujours défendu le nucléaire. C’est d’ailleurs
comme directeur de cabinet de Roger Fauroux que je me suis pour la
première fois intéressé au sujet. En 1990, nous avons choisi avec le ministre
le site de Bure, dans la Meuse, pour enfouir les déchets nucléaires. Je sais
que ce choix suscite, aujourd’hui encore, de vives polémiques, mais je
m’honore d’être devenu ardemment pro-nucléaire dans la Meuse, où je me
suis rendu à plusieurs reprises à cette époque et où Nicolas Hulot n’a
sûrement jamais mis les pieds !
De même, l’État stratège, alors, n’était pas un vain mot. Le jeune énarque
de gauche que j’étais – même si je n’ai jamais eu ma carte au Parti
socialiste – était enthousiasmé à l’idée de servir l’industrie française. Les
patrons des grands groupes, publics comme privés, rencontraient
régulièrement le ministre et son directeur de cabinet pour faire le point sur
les grands sujets, notamment la souveraineté nationale. En 2020, la France
paie au prix fort l’abandon de cette vision, symbolisé par la suppression du
ministère de l’Industrie, qui n’existe plus dans ce quinquennat. La crise du
Covid-19 a souligné le fossé qui nous sépare désormais de l’Allemagne, qui
a su rester une grande puissance industrielle capable de produire en série
des kits de test pour lutter contre l’épidémie. C’est mon camarade de
promotion Dominique de Villepin qui, quand il est devenu chef du
gouvernement, en 2005, a négligé de nommer un ministre de l’Industrie de
plein exercice 1.

Les énarques ont toujours été en majorité engagés en politique, c’est une
qualité, la plupart à droite, les autres dans la gauche modérée, avec un tiers
de neutres. La droite dure a toujours été très minoritaire à l’ENA (Florian
Philippot est un de ses rares représentants). Pour autant, ces hauts
fonctionnaires ont toujours témoigné, à l’exception de quelques-uns
(François, Michel Sapin, Jean-Maurice Ripert), d’un certain pragmatisme
politique, y compris Ségolène lors des deux premières années du mandat
d’Emmanuel Macron. J’en suis l’illustration la plus marquée puisque j’ai
servi sans états d’âme Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
Même ma très chère amie, séductrice, séduisante et égérie de notre
promotion, Sophie-Caroline de Margerie, aujourd’hui au Conseil d’État,
rejoignit François Mitterrand et Dieu sait si ni durant notre stage commun
d’un an à Lille, en 1978, ni à l’ENA, ni après 1997 elle ne me parut à
gauche. Elle a même soutenu très brièvement la très à droite Christine
Boutin. Durant nos études, elle s’affichait pleinement catholique, ce qui me
convenait, attachée aux traditions, ce qui ne me déplaisait pas, et d’un
libéralisme modéré, ce que je regrettais parfois. Toutefois, elle séduisit
naturellement François Mitterrand qui retrouvait avec elle, dans ses marches
à Paris ou près du lac de Maastricht, le grand charme d’une droite d’avant-
guerre. Pour un homme qui aime les femmes, comment ne pas considérer
une promenade avec Sophie-Caroline comme le plus doux des moments,
accompagné de conversations romantiques ou littéraires ?

La jeune génération se montre parfois fidèle à ses convictions avec des


personnalités comme Ramon Fernandez, ancien directeur du Trésor, ex-
conseiller économique de Nicolas Sarkozy, Sébastien Proto, qui fut le
directeur de cabinet d’Éric Woerth, Marguerite Bérard, conseillère à
l’Élysée puis directrice de cabinet du ministre du Travail, Frédéric Mion,
directeur de Sciences Po, tous à droite. À gauche, je pense à Pierre Cunéo,
directeur de cabinet de l’éphémère ministre de l’Écologie Delphine Batho,
qui a rejoint Thalès. Mais d’autres sont volatils, tels l’actuel président de la
République, la ministre des Armées Florence Parly, hier si vigilante sur
l’orthodoxie socialiste, Gaspard Gantzer, conseiller en communication de
François Hollande à l’Élysée, qui n’avait pas de mots assez durs contre
Emmanuel Macron avant de se rallier à l’une de ses listes pour les élections
municipales à Paris, ou Emmanuel Moulin, jadis quatrième mousquetaire de
la troïka Manuel Valls-Alain Bauer-Stéphane Fouks, aujourd’hui directeur
de cabinet de Bruno Le Maire, qui me donnait des leçons de gauche quand
j’étais au Trésor…
La bourse aux énarques de gauche est devenue, avec l’avènement du
supposé « nouveau monde », le mercato des carriéristes pragmatiques. Je ne
suis pas sûr que ce soit un progrès.

Note
1. Thierry Breton était ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.
18

Un couple pas comme les autres

La frivolité, c’est une des modes qui dominent mes années passées sur les
bancs de l’ENA, en compagnie de François et de Ségolène. Certes,
quelques-uns d’entre nous doivent travailler beaucoup – c’est mon cas ! –,
avec l’objectif de sortir dans les premiers rangs, afin de rejoindre les grands
corps et d’échapper ainsi au destin d’obscur rond-de-cuir à vie.
Très vite, je me lie avec François, le plus grand coup de foudre amical de
mon existence. Dès 1977, je suis tombé sous son charme. J’ai des relations
plus distantes avec Ségolène, plus laborieuse et moins encline à la dérision.
Mais nous apprenons à nous connaître et à nous apprécier dès que, entre elle
et François, « c’est du sérieux ». Je le comprends pendant l’été 1980, alors
que nous passons des vacances en Corse en compagnie d’une amie
commune, visiblement très amoureuse de François. Nous allons d’hôtel en
hôtel tous les quatre et je constate au fil des jours qu’elle voit ses espoirs
déçus. Je comprends que Ségolène, pour ce séducteur-né, n’est pas une
conquête parmi d’autres. D’ailleurs, l’année suivante, nous repartons en
Corse, et Ségolène est de la partie. Chaque été, ensuite, nous passerons nos
vacances ensemble. En Bulgarie, au Club Méditerranée, alors que François
est le directeur de cabinet de Max Gallo, porte-parole du gouvernement.
Ségolène est enceinte de leur fils aîné, Thomas. Elle se repose tandis que
nous jouons au tennis comme des oligarques soviétiques. François anime
les repas, où nous croisons des « GM » de toutes sortes. Il les fait parler de
leur vie. Face à un couple de charcutiers qui explique, débonnaire, les
avantages d’être payé le plus souvent en liquide, il oppose une mine grave
et ironique tout à la fois :
– Là, pardon, mais vous ne savez pas à qui vous vous adressez.
Il me désigne du regard :
– Vous voyez ce monsieur. Je dois vous dire qu’il est inspecteur des
impôts…
Nos amis d’un jour pâlissent. Ségolène essaie d’arranger la situation.
J’explique pour ma part que je suis inspecteur des Finances, ce qui n’est pas
la même chose. Derrière son air sérieux et ses lunettes, je distingue les yeux
rieurs de mon ami…
À cette époque, Ségolène et François apparaissent déjà comme un couple
d’ambition. Toutefois, personne n’imagine un instant que Ségolène puisse
un jour être finaliste d’une élection présidentielle. En revanche, je répète à
qui veut l’entendre que François sera un jour à l’Élysée. J’ai longtemps été
moqué pour cette prophétie avant que les faits me donnent raison…
Tous deux entrent en même temps à la présidence, par la petite porte,
comme conseillers officieux après l’élection de François Mitterrand. En juin
1981, François se lance dans le combat pour les législatives. Il n’est pas
investi dans une circonscription facile puisqu’il affronte Jacques Chirac sur
ses terres corréziennes. Et il ne lui manque que 350 voix pour le mettre en
ballottage. Cette défaite annonce dans l’esprit de son entourage de futures
victoires…
Puis chacun retourne vaquer à ses occupations de conseiller ou de haut
fonctionnaire à Bercy.
En 1984, je suis nommé à la coordination de la Législation fiscale. Un
poste très sensible, dont le titulaire est le réceptacle de toutes les demandes
d’exemption, de dérogation, d’exonération, les trois mots magiques en
France quand il s’agit d’impôt. Pendant près de quatre ans, dont deux de
cohabitation, j’apprends à bien connaître le monde parlementaire, à
apprécier les va-et-vient de la fiscalité française et à respecter les
spécificités dont bénéficient l’agriculture et la culture, deux mondes où les
passe-droits l’emportent souvent sur les règles.
Chargé de participer à l’élaboration et au vote des recettes fiscales, je
passe des jours et des nuits à l’Assemblée nationale et au Sénat, assis sur les
bancs du gouvernement, juste derrière le ministre, d’abord Henri
Emmanuelli puis Alain Juppé. Nous sommes occupés à faire et à défaire
l’impôt sur les grandes fortunes, ancêtre de l’ISF, à supprimer et à rétablir
l’anonymat sur l’or, à répondre à toutes sortes d’amendements dont les plus
répétitifs, quels que soient l’exécutif et la majorité en place, concernent… le
rétablissement du privilège de bouilleur de cru ! Je ne suis pas le dernier à
fréquenter les buvettes, où je découvre que ministres, parlementaires et
fonctionnaires dialoguent sereinement, voire amicalement, quelle qu’ait pu
être la vigueur des débats les opposant dans l’hémicycle.
Pour un serviteur de l’État, autant la politique domine sans surprise les
discussions à l’Assemblée nationale, autant la technicité pointue est la
marque de fabrique du Sénat, qui m’impressionne pour longtemps.
J’ai l’occasion d’en parler avec mes amis François et Ségolène, et c’est à
elle que je dois l’un des souvenirs les plus forts de cette période. Un jour,
elle me convoque à l’Élysée sans autre forme de procédé. Conseillère
auprès de François Mitterrand, elle souhaite me faire rencontrer Coluche,
qui est en train de fonder les Restos du cœur. Quand j’arrive dans son
bureau, une soupente au dernier étage du Palais, l’humoriste préféré des
Français est déjà là, accompagné d’un autre visiteur. Nous nous serrons un
peu pour parler fiscalité. Je m’attends à une discussion très générale sur les
crédits d’impôts ou les exonérations fiscales qui peuvent s’appliquer aux
dons. Quelle n’est pas ma surprise de découvrir que Coluche est venu
accompagné d’un conseiller très affûté ! La réunion dure plus de deux
heures, durant lesquelles je dois jongler avec les aides fiscales, les taux
d’exemption, les mesures prévues pour les donateurs les plus défavorisés et
j’en passe. Ségolène n’est pas la moins pugnace. Elle forme avec Coluche
un drôle de duo, dont l’expertise et la détermination m’impressionnent.
Cette même année 1984, le couple Hollande-Royal habite rue de Rennes.
Depuis les fenêtres de l’appartement, où nous nous retrouvons souvent,
nous entendons passer les manifestations monstres pour l’école privée. Je
suis de tout cœur avec ses participants. Ségolène aussi, j’en suis sûr, mais
elle travaille à l’Élysée, et défend avant toute chose la ligne du parti et du
gouvernement. Elle hausse les épaules avec dédain envers « tous ces types
qui défilent ».

Leur première heure de gloire commune survient en 1988. Pour les


législatives qui suivent la réélection de François Mitterrand, il se présente
toujours en Corrèze, mais dans une circonscription moins ingrate, où il
l’emporte. Elle est élue dans les Deux-Sèvres. Le couple de trentenaires
entre de concert à l’Assemblée nationale. Pendant la campagne, j’interroge
un jour Ségolène sur l’origine, pour moi obscure encore, de ses ambitions
politiques :
– Pourquoi tu te présentes à Melle ? Mitterrand t’a fait cadeau d’une
1
circonscription, comme à Bredin , ça ressemble à un parachutage…
– Jean-Pierre, c’est pourtant simple, c’est pour ne pas m’éloigner de
François, pour être avec lui autant que possible. Si je ne me présente pas là,
lui qui pense politique jour et nuit, qui va tous les week-ends en Corrèze, je
passerai ma vie à Boulogne avec les enfants à l’attendre.
Ce qu’elle me dit me rive à mes certitudes. La politique n’est pas chez
Ségolène une passion dévorante, mais un moyen de rester connectée à
l’homme qu’elle aime.
Ils sont désormais députés. Et, comme tous les jeunes parlementaires, ils
lorgnent du côté du gouvernement. Même pas ministres, secrétaires d’État
pour commencer… Il n’en est pas question quand Michel Rocard est à
Matignon : trop proches de Mitterrand. Mais quand Édith Cresson le
remplace, au printemps 1991, François a ses chances. Il s’entend très bien
avec la dame de Châtellerault. Las ! Cela ne se fait pas. Et l’année suivante,
c’est Ségolène qui devient ministre dans l’équipe de Pierre Bérégovoy. Je
suis alors à la Commission européenne, au cabinet de Jacques Delors. Je
fais remarquer à François que ça ne va pas être évident au sein de son
couple. « Je suis très content pour Ségolène », se contente-t-il de me
répondre. C’est elle qui s’épanche le plus auprès de moi. À peine nommée à
l’Environnement, elle m’appelle à Bruxelles : « Tu vois ce qui vient de se
passer ? Ce n’est pas facile avec François. Tout ce que je te demande, c’est
de m’aider à lui faire comprendre que rien de ce que je fais n’est fait contre
lui. » Personne ne le comprend encore tout à fait, mais le compte à rebours
de la compétition entre Ségolène Royal et François Hollande est enclenché.
En 1993, les législatives creusent encore l’écart entre eux. François est
battu en Corrèze à la faveur de la « vague bleue ». Ségolène sauve son siège
dans les Deux-Sèvres. Elle apparaît comme la plus forte mais ne le montre
pas. Dans sa déclaration de victoire, elle glisse même une phrase tendre :
« Je pense à une personne qui a été battue ce soir… »
Ses prétentions m’apparaissent plus clairement quand je suis à Matignon,
avec Lionel Jospin. Elle n’a jamais été battue aux législatives. Elle est
ministre déléguée, pendant toute la mandature, de deux poids lourds au
caractère particulièrement difficile, Claude Allègre puis Martine Aubry.
Elle fait mieux que leur tenir tête. Elle parvient à exister malgré leurs
tentatives répétées d’étouffement. C’est une vraie politique, qui croit à son
destin et que rien n’arrête. Pendant ce temps, François n’a toujours pas été
ministre. Il veille désormais sur le Parti socialiste.
Entre eux, une brèche commence à se creuser sans que je la distingue
encore.
Je la vois arriver au congrès du PS du Mans, en novembre 2005. Elle est
déjà l’étoile qui monte. Elle capte toute la lumière que ne parvient pas à
prendre son compagnon. Quelque temps avant le congrès, je déjeune avec
lui place de la Madeleine, dans un improbable restaurant d’inspiration russe
qui fait l’angle avec le boulevard des Capucines. Je l’interroge :
– Comment vas-tu gérer Le Mans ?
– Ça dépend de ce que va faire Ségolène…
– Vraiment ? Elle va quand même te laisser la place, après tout c’est toi le
premier secrétaire !
Un ange passe.
– Ça risque d’être un peu plus compliqué que ça.
En effet !
L’objectif de ce congrès est officiellement de recoller les morceaux au
sein de la grande famille socialiste, après la déchirure du référendum sur la
Constitution européenne. Et, officieusement, de choisir sans en avoir l’air
un favori pour la présidentielle de 2007.
Ségolène Royal défend la même motion que son compagnon, mais ne
cache plus son intention de se présenter à la primaire de la gauche. Elle
devient la coqueluche des médias, qui lui consacrent un nombre
impressionnant de unes. François, pendant ce temps, demeure dans l’ombre,
apparatchik, premier secrétaire d’un parti qui risque de devoir soutenir celle
qui est encore sa compagne et déjà sa concurrente…
Avec mon épouse, nous tentons l’opération de la dernière chance au
printemps 2006. Nous leur concoctons, à la manière de logisticiens, un
week-end loin de tout, à la Cala di Sole, sur la route des Sanguinaires à
Ajaccio. L’objectif est simple : convaincre Ségolène de renoncer à sa
candidature au profit de François. Elle est d’autant plus déterminée à se
lancer que son couple est soumis à rude épreuve! Tous les proches ont droit
à des interrogatoires serrés. La situation est potentiellement explosive.
Aussi, lors de ce week-end corse, François tente le tout pour le tout. Si
Ségolène passe son tour et lui laisse ses chances à la primaire citoyenne, il
lui assure un retour à la normale de leur vie conjugale. Mais c’est non. La
future candidate sait que les promesses n’engagent que ceux qui les
reçoivent, comme disait Charles Pasqua. Elle se présente donc à la primaire,
et écrase, à la surprise générale, Laurent Fabius et Dominique Strauss-
Kahn, qui la regardaient de haut. Elle est la candidate de la gauche.
Politiquement, elle marche sur l’eau. Personnellement, elle est au bord du
précipice. À Noël 2006, rien ne va plus. Nous prêtons notre appartement
parisien à François, tandis que nous sommes en vacances, pour qu’il puisse
dormir dans un lieu familier et accueillant. C’est la moindre des choses,
alors que plus de deux ans auparavant Ségolène et François m’ont hébergé
avec leur générosité habituelle, quand j’ai pris la décision de changer de vie.
Lui se montrait prudent, et me conseillait d’en parler avec elle. Lors d’un
déjeuner en tête à tête, elle s’était montrée très philosophe : « C’est comme
ça, Jean-Pierre, tu changes de vie… »
Elle se montre moins fataliste à propos de son cas personnel, et vit
l’éloignement de son compagnon comme un tremblement de terre. Moi qui
n’ai jamais pris ma carte au Parti socialiste, j’ai souhaité participer à cette
primaire ouverte, un événement inédit en France. La crise est si aiguë au
sein du couple qu’avant de me rendre aux urnes j’ai demandé à François
pour qui je devais voter. « Pour Ségolène », m’a-t-il répondu sans hésiter.
Je souhaite donc aider la candidate de la gauche dans sa campagne,
comme je le ferai cinq ans plus tard pour François. Mon épouse Brigitte, qui
l’a beaucoup soutenue personnellement, lui écrit. Moi aussi. Aucune
réponse. J’en conclus qu’elle m’en veut d’être le meilleur ami de l’homme
auquel elle attribue son malheur privé. Au bout de plus de trente ans de vie
commune, elle doit pourtant savoir combien le père de ses enfants cloisonne
et garde le secret sur son intimité ! Mais elle ne voit jamais la réalité que par
le prisme qui l’arrange, au moment où cela l’arrange.
J’ai dit et je répète combien François Hollande, qui a retrouvé en 2017 sa
décontraction et sa liberté de parole, continue de m’impressionner depuis
quarante ans. Ségolène Royal mériterait aussi un livre à elle toute seule tant
sa personnalité, son sens de l’honneur, son indépendance, sa manière
offensive de surmonter les épreuves sont reconnus par tous, même ses
adversaires politiques. Quel dommage que son obstination à vouloir être
présidente de la République lui fasse multiplier les dérapages ! Il a été chef
de l’État, pas elle. Finalement, je ne m’étais pas tellement trompé.

Note
1. Frédérique Bredin, énarque de la promotion Voltaire comme nous, inspectrice des Finances
comme moi, était la conseillère culture de François Mitterrand, qui lui a proposé la 9e circonscription
de Seine-Maritime. Élue, elle est devenue la benjamine de l’Assemblée nationale en 1988.
19

« Love story » avec Chirac

J’ai été longtemps le mentor d’Emmanuel Macron. Je suis le meilleur ami


de François Hollande. J’ai appartenu au gouvernement de Nicolas Sarkozy,
avec lequel j’ai toujours d’excellentes relations. J’ai aussi entretenu, et cela
n’est pas connu, une relation d’affection sincère, et réciproque je crois, avec
Jacques Chirac. Dois-je demander pardon pour cet éclectisme ? Je n’en ai
pas l’intention.
Tout commence, entre nous, au début de son second mandat présidentiel.
Je suis directeur du Trésor, et il a une mission très spéciale à me confier, sur
un sujet qui lui tient terriblement à cœur. Aussi est-il aux petits soins pour
moi.
Je l’accompagne dans certains voyages officiels, et il est attentif. En
Tunisie, juste avant le dîner d’apparat offert par le président Ben Ali, je
l’entraîne dans une pièce discrète pour m’excuser :
– Monsieur le Président, je suis désolé mais je dois retourner à Paris dès
ce soir pour être demain à la réunion économique et financière qui a lieu à
Bruxelles. Tout est en ordre, j’ai pris un billet dans le dernier avion. Je
voulais vous remercier de m’avoir associé à cette visite.
– Mais non, Jean-Pierre. Je ne vais pas vous laisser rentrer comme ça,
prenez mon avion…
Je proteste, il insiste. Puis il m’entraîne dans un recoin de la pièce et
baisse la voix :
– Simplement, il faut que je vous dise une chose. Vous serez avec mon
épouse Bernadette dans l’avion. Elle s’endort immédiatement. Donc ne
soyez pas étonné si elle va directement à l’arrière de l’avion.
– Je vous promets que je ne la dérangerai pas…
– Vous ne la dérangerez pas. Je vous l’ai dit : elle dort ! Allez à la salle
VIP de l’aéroport. Mon épouse vous y rejoindra.
Quand j’arrive dans la salle VIP, une autre dame célèbre y est déjà
installée : Claudia Cardinale. Même si je ne suis pas un lecteur assidu de la
presse people, je ne peux ignorer le bruit qui court depuis la fin des
années 1990 sur une liaison entre Jacques Chirac et l’actrice italo-
tunisienne. La rumeur s’est installée avec insistance après la mort de Lady
Diana. Au point qu’en 1998, lors d’une visite en Corrèze où elle était
entourée d’une nuée de journalistes et de photographes, Bernadette Chirac
s’est exclamée : « Pourquoi toute cette presse ? Je ne suis pourtant pas
Claudia Cardinale, tout de même ! »
Alors que la première dame est attendue d’une minute à l’autre dans le
salon VIP, je me demande comment elle va réagir à la vue de l’actrice
italienne. Elle arrive, impériale, ignore superbement sa prétendue rivale
qu’il est pourtant difficile de ne pas remarquer, et s’installe à l’autre bout de
la pièce. Je n’ai pas perdu une miette de la scène quand on annonce que
l’avion présidentiel est prêt pour l’embarquement. Je me dirige vers la
passerelle, et une minute plus tard je suis installé dans un fauteuil, prêt à
présenter mes respects à la première dame quand elle passera pour rejoindre
l’arrière de l’appareil et se reposer.
Mais Bernadette Chirac dément les pronostics de son mari. Elle décide de
s’asseoir avec moi dans un carré de sièges. Elle ne semble pas du tout avoir
sommeil. Pendant deux heures, nous conversons. De la France, et surtout de
Paris. Elle paraît nostalgique de l’Hôtel de Ville, où elle a régné en
intraitable maîtresse de maison de 1977 à 1995. Une vraie tranche de vie !
Elle me parle de Jean Tibéri, si fidèle. Si présent avec sa femme Xavière
quand son mari n’était pas là… La discussion prend un tour plus intime. Je
suis dans mes petits souliers quand elle m’explique que, pour la famille, ce
n’est pas toujours évident avec la vie que mène son époux. « Par exemple,
pour mes accouchements, il n’est venu qu’à un seul, pas à l’autre. » Je n’ai
pas l’indélicatesse de lui demander lequel. Puis elle se radoucit. Sait gré à
« Jacques » de s’être très bien occupé de leur fille aînée, malade depuis
l’adolescence. Et dit son admiration pour l’harmonie qui imprègne les
relations entre Claude et son père, « avec laquelle il s’entend très bien,
mieux qu’avec moi, parfois ». Elle conclut sur une note positive, à mon plus
grand soulagement : « Mais je suis bien à l’Élysée. Le Président me laisse
gérer la partie privée à ma guise. »

En 2004, toutefois, je dois quitter mon poste de directeur du Trésor.


Nicolas Sarkozy vient d’arriver à Bercy et il souhaite me remplacer. Je
reçois alors un appel du président de la République :
– Jean-Pierre, il faut rester. Je ne comprends pas pourquoi vous quittez la
direction du Trésor !
– Monsieur le Président, je ne peux pas dans la mesure où le ministre de
l’Économie et des Finances souhaite que je me retire au profit de son
conseiller Xavier Musca…
– Mais, Jean-Pierre, je vous demande de rester, et je vous rappelle que je
suis président de la République !
– Monsieur le Président, il faut que vous compreniez que le directeur du
Trésor passe son temps avec le ministre, avec lequel il doit être en osmose.
Malgré votre gentillesse, je ne peux pas m’opposer à la volonté de Nicolas
Sarkozy.
– Bon, je comprends, mais réfléchissez bien…
La veille du Conseil des ministres qui doit acter mon remplacement, alors
que l’ordre du jour a déjà été préparé, Jacques Chirac demande au secrétaire
général de l’Élysée, Philippe Bas, aujourd’hui président de la commission
des lois au Sénat, de m’appeler pour une tentative de la dernière chance :
– Jean-Pierre, est-ce que tu es sûr que tu ne veux pas rester directeur du
Trésor ?
– J’ai expliqué au président de la République que je ne peux pas aller
contre la volonté du ministre…
– Certes, mais tu vois ce que Nicolas Sarkozy t’a proposé…
– Oui, ambassadeur chargé des questions économiques internationales…
– Tu as bien conscience que ce n’est rien…
Il n’a pas tort. La haute administration dans son ensemble est choquée du
piètre lot de consolation qui m’est offert. Le secrétaire général du ministère
est venu me voir : « Tu es bien gentil d’accepter. » Mes amis de l’Inspection
des Finances sont surpris. Mais la raison pour laquelle Jacques Chirac est
furieux de me voir quitter la direction du Trésor n’a rien à voir avec le
standing de l’Inspection. D’une part, il prend un certain plaisir à essayer de
contrarier la volonté de Nicolas Sarkozy, avec lequel ses relations sont
notoirement électriques. Et surtout, il m’a confié une mission que je n’ai pas
achevée…

Le début de notre connivence remonte à 2002. Il revient au pouvoir après


cinq ans de cohabitation. J’ai été pendant les trois premières années de cette
cohabitation le numéro deux dans le cabinet de son Premier ministre et
adversaire politique Lionel Jospin. Rien ne présageait donc que nous
deviendrions complices.
Jacques Chirac, en 2002, a nommé Francis Mer, grand patron issu de la
société civile, ministre de l’Économie et des Finances. J’ai toujours eu de la
sympathie pour ce P-DG aux manières abruptes, que je connais depuis que
j’ai dirigé le cabinet de Roger Fauroux à l’Industrie, à la fin des
années 1980. Il a redressé la sidérurgie française avec un grand courage, et,
de surcroît, utilise un franc-parler qui a pu lui jouer des tours. Dans sa
nouvelle citadelle de Bercy, Francis Mer se trouve dans une posture
difficile. Il a été recommandé à Jacques Chirac par son nouveau premier
ministre Jean-Pierre Raffarin, et le Président le traite avec une indifférence
confondante. Durant les Conseils européens, c’est davantage vers son
directeur du Trésor qu’il se tourne que vers son ministre. Ainsi lui ai-je
expliqué, comme à Nicolas Sarkozy et à François Hollande après lui, qu’il
ne fallait en aucun cas faire de déclaration publique sur le fait que l’euro
s’était trop apprécié par rapport au dollar (ce qui était par ailleurs la plus
stricte vérité, et représentait un handicap de taille pour notre compétitivité).
S’exprimer sur ce sujet sensible, alors que la France est un des pays
promoteurs de la monnaie européenne, revenait à alerter les marchés sur de
possibles dissensions au sein de la zone euro, à encourager la spéculation et
donc à renforcer l’appréciation de notre monnaie unique. Exactement
l’inverse de l’objectif poursuivi, mais c’était plus fort qu’eux… Jacques
Chirac ne m’a pas écouté, Nicolas Sarkozy et François Hollande non plus…
au départ. Puis chacun a compris qu’il n’était pas opportun que le plus haut
responsable de la France s’exprime sur la valeur d’une monnaie, fût-ce le
franc, l’euro ou le dollar.

Plus profondément, Jacques Chirac a trouvé en moi une personne de


confiance qui gère les relations financières avec le Liban, un sujet qui figure
parmi ses priorités absolues. Quelles que soient les circonstances, il me
parle du Liban. Même pendant les Conseils européens, pourtant consacrés à
tout autre chose !
Comme directeur du Trésor, je suis président du Club de Paris, qui
regroupe les créanciers publics des États confrontés à des problèmes de
surendettement. Le Pakistan, premier pays qui frappe à notre porte, présente
un cas particulier en raison de sa proximité avec l’Afghanistan, territoire de
tous les dangers depuis le 11 septembre 2001. Plus que strictement
économique et financier, c’est un enjeu stratégique, diplomatique et
militaire. La Turquie a également besoin d’aide. Puis c’est l’Argentine,
mais elle se montre si exigeante que je défends plutôt les créanciers. Tout le
contraire de ce que je fais pour le Liban, où je vais arracher chaque dollar
de ristourne aux gouvernements prêteurs, sous l’œil exigeant de Jacques
Chirac.
À sa demande, j’organise quatre conférences internationales spécialement
consacrées au Liban et à sa dette entre 2002 et 2007. À l’Élysée, je réunis
pour chaque édition les représentants d’une cinquantaine de pays. Même
quand je ne suis plus directeur du Trésor, cela reste mon dossier, quasiment
d’ailleurs comme ambassadeur fantôme… Une fois retourné à l’Inspection
des Finances, en tant que chef de service, je continue à être sollicité par
l’Élysée. En 2007, alors qu’il est en toute fin de mandat, Jacques Chirac me
demande de me rendre à Beyrouth et de tout faire pour que les créanciers du
Liban fassent un dernier effort sur l’annulation de la dette.
Cette obsession s’explique par son immense amitié pour le Premier
ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005 dans un attentat, mais aussi par sa
vision stratégique du Proche-Orient, où il souhaite voir émerger un pays
sain et fort pour contrer l’influence grandissante de la Syrie.
Je suis convoqué plusieurs fois le dimanche en fin d’après-midi à
l’Élysée. Rafic Hariri est accompagné du gouverneur de la Banque centrale
du Liban. Le Président est entouré de son conseiller diplomatique, Maurice
Gourdault-Montagne, et de Bruno Le Maire, directeur de cabinet du
Premier ministre Dominique de Villepin.
À la fin de la réunion, Chirac m’invite parfois à le rejoindre dans son
bureau avec Hariri. Il veut montrer à son ami à quel point il prend à cœur
l’annulation de la dette de son pays :
– Il faut encore faire le tour des capitales, obtenir des renonciations,
insiste-t-il.
À sa demande, je m’envole à Ottawa car le Canada maintenait une
position très ferme. Puis je me retrouve à Riyad, spécialement pour obtenir
une ristourne, ce que les banquiers spécialisés dans la restructuration de la
dette des États appellent un « hair cut », une coupe de cheveux ou une
tonte, selon l’ampleur du rabais consenti. Je me rends aussi aux États-Unis,
aux Émirats arabes unis, à Londres, avec des succès divers.
Mais à l’issue du processus, en 2007, la dette du Liban a été pratiquement
annulée. La France a renoncé à tout remboursement, de même que les
Émirats ou que l’Arabie saoudite. Les Américains et les Britanniques ont
aussi fait un geste, essentiellement pour des raisons géostratégiques. Je suis
devenu « Mister Liban », l’idole de la diaspora libanaise. Des années plus
tard, début 2019, alors que je suis ambassadeur de France à Londres, je
croise Saad Hariri, devenu Premier ministre du Liban à la suite de son père :
« On sait ce qu’on vous doit », me dit-il. Hélas, tous ces efforts financiers
n’auront pas suffi à stabiliser ce pays !
Pendant ces cinq ans, j’ai été heureux et fier de la confiance que
m’accordait le président de la République.
Avec le recul, je perçois combien l’emménagement du couple Chirac
dans un appartement mis à sa disposition par la famille Hariri peut
surprendre… Peut-être le fait de connaître le dessous des cartes rend-il plus
compréhensif. Et je sais pour m’être occupé du logement d’anciens
présidents de la République combien c’est un sujet sensible. J’étais aux
côtés de François Hollande quand il a limité les privilèges accordés aux
anciens Présidents : agents de sécurité, chauffeurs, collaborateurs, bureau,
logement…
Pour Jacques Chirac, l’équation est devenue très compliquée quand il est
tombé malade. Avec Jean-Pierre Hugues, le directeur de cabinet de François
Hollande, et Marc Guillaume 1, le secrétaire général du gouvernement, nous
avons dû trouver un lundi soir, dans l’urgence, une solution pour que
Jacques Chirac, de retour de l’hôpital, puisse résider dans un appartement
de plain-pied, avec le personnel soignant adapté, le tout sans dépassement
de budget. Le choix s’est arrêté sur la suppression des collaborateurs,
désormais inutiles malheureusement, pour payer les infirmiers et les
assistants de vie. Et la question du logement, très épineuse, a été résolue
grâce à la générosité de François Pinault, qui a mis à disposition de ses amis
le rez-de-chaussée de son hôtel particulier, rue de Tournon tout près du
Sénat.
Transporté par la reconnaissance envers mon dévouement pour la cause
libanaise, Jacques Chirac m’a fait en juin 2003, en marge du Conseil
européen de Thessalonique, une proposition alléchante mais insensée :
– Jean-Pierre, vous êtes directeur du Trésor… Vous devriez devenir
président de la Banque centrale européenne…
Un tel poste, stratégique, ne revient pas à n’importe qui dans la loi non
écrite de la haute administration européenne. C’était au tour de la France de
l’occuper. Et le fauteuil devait naturellement revenir à Jean-Claude Trichet,
le gouverneur de la Banque de France et ancien directeur du Trésor. En tant
qu’inspecteur des Finances et adepte du beau projet européen, c’était une
évidence pour moi. Entre courtoisie très Grand Siècle et code caché de
préséance, la décision s’imposait. Et elle ne m’était pas favorable. Le chef
de l’État, à l’époque, sembla faire peu de cas de mes protestations.
Quelques jours après notre retour de Grèce, je m’enquis donc de la
proposition présidentielle auprès de Frédéric Lemoine, inspecteur des
Finances lui aussi et secrétaire général adjoint de l’Élysée, la fonction
qu’occupera Emmanuel auprès de François dix ans plus tard. Celui-ci se
contenta de sourire puis ajouta : « J’espère que tu n’en as pas cru un mot,
Jean-Pierre. »
Chirac avait sûrement la sincérité du moment quand il m’a fait cette
proposition, comme auprès de tous ceux qui ont cru aussi à la véracité de
ses « promesses spontanées ».

Note
1. Grand serviteur de l’État remercié brutalement par le Président comme bouc émissaire payant
les défaillances de l’État durant la crise sanitaire.
20

La grande dame
qui ne voulait pas des 35 heures

Martine et moi, nous sommes tant aimés. D’amitié, bien entendu, en tout
bien tout honneur ! Elle est la femme politique avec laquelle j’ai le plus ri,
et de loin. Mais la vie et les jalousies politiques nous ont éloignés.
Comment rester complices alors qu’elle me sait proche de François
Hollande, son rival, sa bête noire presque, depuis le début des
années 2000 ?
C’est plus fort qu’elle, Martine adore détester, mépriser, ridiculiser. Un
soir du printemps 2000, nous la recevons à dîner dans notre appartement, en
compagnie de son directeur de cabinet Dominique Marcel. Je lui dis
combien sa nouvelle ministre déléguée à la Famille, Ségolène Royal, est
une personnalité pragmatique, qui connaît bien ce domaine et fera des
merveilles dans ses nouvelles fonctions. Martine est alors numéro deux du
gouvernement, à la tête d’un immense ministère de l’Emploi et de la
Solidarité, qui va de la politique de la ville à la santé, en passant par la
formation professionnelle et la famille. Mais elle ne peut supporter le
moindre compliment adressé à autrui, fût-il une amabilité de pure forme
pour engager la conversation. Elle se tait, regarde la fenêtre de la salle à
manger et déclare, glaciale : « Je vais vous dire. Au moins j’aurai une
mission pour elle, c’est de lui faire choisir les rideaux pour son bureau ! »
Il y a deux Martine Aubry dans ma vie. Celle d’avant 2002 et celle
d’après. Celle qui veut faire avancer les idées de la « deuxième gauche »,
qui se voit comme une héritière du réformisme porté par son père, Jacques
Delors. Et celle qui a mis la barre à gauche toute, parce qu’elle voyait là le
seul créneau possible pour accéder à la fonction suprême. Car l’histoire de
Martine Aubry est tout sauf linéaire. Affublée, à vie, du surnom de « dame
des 35 heures », elle se souvient, j’espère, de ce que je suis un des seuls à
savoir : les 35 heures, elle y était farouchement opposée !

Je la rencontre pour la première fois à l’orée des années 1990. Je suis


directeur de cabinet de Roger Fauroux, le très actif ministre de l’Industrie
du gouvernement de Michel Rocard. Je suis d’emblée séduit par son
charme, sa vivacité, son tempérament. Elle est alors directrice des affaires
sociales chez Péchiney, aux côtés du futur président du CNPF Jean
Gandois. Le groupe, qui a été nationalisé en 1982 alors qu’il était au bord
de la faillite, ne se porte pas bien. Martine plaide auprès de moi pour la
fermeture de l’usine de Noguères, sur le bassin de Lacq, dans les Pyrénées-
Atlantiques. Elle m’explique qu’il y va de l’avenir de Péchiney. Elle a
raison. Mais je lui fais observer que cette liquidation laisse plusieurs
centaines de salariés sur le carreau. Je subis la pression de quelques barons
régionaux, comme l’ancien chef de cabinet de François Mitterrand Jean
Glavany qui tente de s’implanter politiquement dans les Pyrénées. Mais le
raisonnement de Martine Aubry est sans faille : sans cette fermeture, le
groupe se fragilise. Une décision difficile qui ne suffira pas à le sauver,
puisqu’il sera absorbé en 2003 par des intérêts américains avant d’être
démantelé. Nous nous revoyons pour coordonner le plan social, généreux,
qui accompagne la fermeture.
Nos destins se croisent quand Édith Cresson est nommée Premier
ministre, en mai 1991. Roger Fauroux s’en va et moi avec. Martine Aubry
devient ministre du Travail, à tout juste 40 ans. À ma grande surprise, elle
me demande de l’accompagner en voiture à son ministère, rue de Grenelle.
Elle connaît bien la maison puisqu’elle a été directrice des relations du
travail au milieu des années 1980. C’est de sa part un vrai signe d’amitié. Je
ne suis plus rien, et puisque Édith Cresson et Roger Fauroux s’entendent
comme chien et chat, je ne peux rien espérer du nouveau gouvernement.
Martine réussit une ascension fulgurante, à laquelle elle tient à m’associer
au moins symboliquement. Elle ne peut y trouver le moindre intérêt
personnel, car elle connaît mes lacunes en matière sociale, et a la sagesse de
nommer à ses côtés le jeune conseiller d’État Guillaume Pépy. Elle joue
même à ce moment-là un rôle décisif sur la suite de ma vie professionnelle
et de mon engagement européen, déjà très fort. Alors qu’elle m’invite à
dîner, moi, chômeur de luxe, dans la salle à manger de son ministère, elle
lance une idée : pourquoi ne deviendrais-je pas l’adjoint de Pascal Lamy au
cabinet de son père, Jacques Delors, président de la Commission de
Bruxelles ? C’est donc grâce à mon amie, la nouvelle ministre, que je
réalise mon parcours européen. Je la vois moins, sauf dans le cadre des
Transcourants, ce petit club que nous avons créé en 1985 avec François
Hollande, Jean-Pierre Mignard, avocat réputé et membre actif du
mouvement, Jean-Yves Le Drian et Jean-Michel Gaillard pour dépasser les
querelles intestines au sein du PS. Le rocardisme a fait long feu, alors que
l’ancien Premier ministre s’est pris une veste assez remarquable aux
européennes de 1994, où Bernard Tapie, portant les couleurs des radicaux
de gauche, a fait presque jeu égal avec lui. Martine comme Ségolène et
d’autres migrent vers les Transcourants pour rejoindre le phare delorien,
seul espoir de la gauche réformiste. À l’époque, Martine Aubry fait partie
de cette famille de pensée à 150 %.
Elle est dans les mêmes dispositions quand elle est nommée numéro deux
du gouvernement Jospin. Mais Dominique Strauss-Kahn est passé par là.
Après la dissolution de l’Assemblée nationale décrétée par Jacques Chirac,
le PS a dû bricoler un programme économique et social en toute hâte.
Dominique, chargé de son élaboration, a glissé la réduction de la durée du
travail à 35 heures. Une mesure bien ancrée à gauche, qui peut faire gagner
des voix et qui ne mange pas de pain, dans la mesure où les chances de voir
les socialistes majoritaires à l’issue du scrutin sont assez faibles.
Quand Lionel Jospin devint Premier ministre de cohabitation, il entend
appliquer les engagements pris pendant la campagne. Notamment ce grand
marqueur de la gauche qu’est la baisse du temps de travail. Nommé à son
cabinet, je suis chargé de préparer, avec Aquilino Morelle, son discours de
politique générale. Lequel inclut le passage aux 35 heures.
Ce jeudi 19 juin 1997 en début d’après-midi, je suis dans mon bureau de
l’hôtel Matignon. Dans quelques minutes, le chef du gouvernement doit
prendre la parole solennellement devant les députés avant un vote de
confiance. Mon téléphone sonne. Au bout du fil : Martine Aubry, qui éructe
dans sa voiture, en route vers le Sénat où elle doit prononcer, en même
temps que Lionel Jospin, le discours de politique générale qu’elle n’a pas
pris le temps de lire auparavant. Elle a sa voix des mauvais jours :
– Jean-Pierre, tu n’as pas vu ce que tu veux me faire dire sur les
35 heures. C’est impossible ! Je ne peux pas cautionner une chose
pareille…
– Bien sûr que j’ai lu ce texte. J’ai même contribué à sa rédaction 1. J’y ai
travaillé toute la nuit avec Aquilino. Il a dormi dans le couloir, au petit
matin, en attendant les corrections du Premier ministre. Il y en avait très
peu…
– On est fous d’annoncer ça comme ça. Il faut se concerter avec le
patronat et les syndicats. On en fait trop. Je te préviens, je ne vais pas lire ce
truc…
Je n’ai que cinq minutes pour tenter de désamorcer cette tentative de
rébellion :
– Écoute, Martine, le Premier ministre fait cette déclaration de politique
générale. Il a approuvé le texte, il l’assume. Et les 35 heures, c’est pas moi
qui les ai inventées…
Martine Aubry ravale sa rage et fait bonne figure auprès des sénateurs.
Elle n’est pas la seule à freiner des quatre fers sur les 35 heures. Juste avant
le discours de politique générale, j’ai découvert Dominique Strauss-Kahn en
train de fureter dans mon secrétariat pour essayer de mettre la main sur le
discours de Lionel Jospin ! Il a inventé cette mesure, mais n’espère
nullement la voir appliquer. À lui aussi, je dis que je ne suis pas l’inventeur
des 35 heures. Il garde le silence, puis assure que l’important, ce sera
d’arrêter cette « machine infernale ».
Quand il apparaît qu’elle va continuer d’avancer, DSK s’empresse de
faire reposer toute la responsabilité de cette réforme sur les épaules de
Martine Aubry… Laquelle tente encore de sauver l’essentiel.
Dans un premier temps, en effet, les 35 heures ne concernent que le
secteur privé. Elles sont adoptées à l’issue d’une concertation avec le
président du CNPF Jean Gandois et la secrétaire générale de la CFDT
Nicole Notat. Celle-ci, au terme de cette conférence, est très fière
d’annoncer en exclusivité aux médias ce qu’elle présente comme une
grande avancée sociale. Avec le recul, on peut constater que Mme Notat se
fait bien discrète, depuis quelques années, sur le rôle actif qu’elle a joué
dans cette Bérézina. Jean Gandois et son bras droit Denis Kessler sortent à
leur tour sur le perron de Matignon, pour souligner le caractère inacceptable
de ce qui se prépare.
Mais la machine infernale est lancée. Elle ne peut plus s’arrêter, quelles
que soient les objurgations de Martine Aubry ou de Dominique Strauss-
Kahn. Des revendications syndicales se font entendre parmi les
fonctionnaires et dans la fonction publique hospitalière. Très vite, Martine
demande clairement au Premier ministre qu’elles ne soient pas satisfaites.
Elle nous explique, lors de réunions à Matignon, où je suis présent aux
côtés de Lionel Jospin, que cette réduction du temps de travail serait fatale à
l’hôpital et porterait un coup à notre système de santé, alors considéré
comme un des meilleurs du monde…
Pour tenter d’empêcher cette seconde phase, les deux principaux
ministres se mobilisent auprès du chef du gouvernement séparément, car
leurs relations se sont fortement dégradées. Les réunions à huis clos se
multiplient. La tension monte. Mais Lionel Jospin subit aussi une forte
pression de François Hollande, alors premier secrétaire du PS, et de Jean-
Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. L’un
comme l’autre veulent satisfaire leur clientèle électorale traditionnelle,
largement issue de la fonction publique. Le Premier ministre finit par céder.
Martine Aubry a perdu. Est-elle effondrée ? Sûrement pas. Ce n’est pas
son tempérament. Elle applique les orientations de Matignon qu’elle essaie
d’organiser le mieux possible. Peu à peu, elle réalise qu’elle est devenue
une icône auprès des aides-soignantes, des infirmières, des postiers, des
employés des ministères, de tous ceux qui, dans la fonction publique, ont
bénéficié de la seconde vague de la réforme. Le journaliste Philippe
Alexandre, dans un livre à succès, la dépeint comme « la dame des
35 heures 2 » ? Elle l’assume et le revendique, parce qu’elle y voit un levier
à même de servir son ambition politique.
Au congrès de Reims, où le Parti socialiste se déchire une nouvelle fois
en 2008, elle affirme un positionnement marqué à gauche, qui lui permet de
se différencier de Ségolène, qu’elle bat dans des conditions controversées
pour le poste de première secrétaire. Elle succède rue de Solférino à
François Hollande, qu’elle se plaît à décrire comme un incapable. Elle lui
reproche d’avoir, au terme d’un long mandat de onze ans, laissé le parti
dans un état lamentable. Nos relations en sont forcément altérées.
Pour autant, j’ai du mal à en vouloir à Martine. Quiconque la connaît un
peu sait qu’elle a le sens de la caricature. Ou, pour résumer : la dent dure et
une mauvaise langue ! Elle a conscience de son intelligence immense,
conscience qui l’incite hélas à prendre les autres de haut. J’ai eu de la
chance. J’ai toujours été épargné par son humour ravageur. À moins qu’elle
l’ait aussi exercé à mes dépens, mais dans ce cas ce fut toujours en mon
absence.
Ce que je retiens, c’est qu’elle a toujours été gentille avec moi. Je me
souviens de ce jour de l’hiver 1996 où une cérémonie était organisée à la
Bastille en mémoire de François Mitterrand, qui venait de disparaître. Un
petit bus avait été affrété pour conduire les éléphants du PS jusqu’à la
cérémonie. Martine m’invite à l’accompagner, mais il n’y a pas de place
assise pour moi. « Pas grave, viens t’asseoir sur mes genoux », me dit-elle
sous le regard effaré d’Élisabeth Guigou, de Louis Mermaz, d’Alain
Richard, de Louis Mexandeau, de Maurice Benassayag, de Julien Dray…
Ce voyage sur les genoux de Martine reste pour moi un moment mémorable
de notre amitié.
Celle-ci a été mise à rude épreuve à plusieurs reprises. Quand j’étais
président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), où Nicolas Sarkozy
avait eu l’élégance de me nommer, fin 2008, je suis parfois sorti de mon
rôle en allant dire à la radio tout le bien que je pense de mon copain
François. Comme d’autres personnalités de gauche, elle s’est indignée de ce
mélange des genres. Elle n’avait pas tort, mais elle me connaît assez pour
savoir que je suis trop bavard, en toutes circonstances, et que cette candeur
a été au cours de ma carrière ma pire ennemie. D’ailleurs, sa rancune à mon
égard est moins tenace que celle envers beaucoup d’autres. Quand j’étais
ambassadeur de France à Londres, elle y est venue, comme maire de Lille,
en compagnie de Xavier Bertrand, président des Hauts-de-France, pour
travailler sur le Brexit, qui impacte particulièrement leurs territoires. Ce fut
une des meilleures matinées de mon séjour. Ils se sont tous les deux livrés à
un duel humoristique où ils ont fini ex-aequo. Quant à moi, je riais aux
éclats.
Certes, tout le monde ne trouve pas Martine irrésistible de drôlerie.
Quand François Hollande s’installe à l’Élysée, elle est la première personne
qu’il reçoit. Il ne peut pas ne pas lui proposer Matignon. Elle représente la
gauche du PS, elle a été finaliste à la primaire citoyenne de 2011, avec plus
de 43 % des suffrages. Mais ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur ce
qui aurait ressemblé à une cohabitation. En termes de tempérament,
François redoutait probablement qu’elle ne prenne trop de place. Il n’avait
pas tort car elle allait répétant que si elle était Premier ministre, elle en
assumerait toutes les responsabilités prévues par la Constitution. Le
compromis qu’ils ont trouvé, à l’issue de leur conversation, a été désastreux
pour François. Elle acceptait de renoncer à diriger le gouvernement, mais
prenait les pleins pouvoirs sur les investitures du PS pour les législatives,
une prérogative que le chef du parti partage habituellement avec le Premier
ministre. On a vu le résultat. Le groupe parlementaire à l’Assemblée
nationale comptait plusieurs dizaines de députés très à gauche, qui sont
devenus les frondeurs et ont pourri le quinquennat. Mais Martine, bien
entendu, n’y est pour rien…
Elle ne peut ni ne veut prétendre à la même innocence à l’égard
d’Emmanuel, qu’elle a toujours considéré comme un technocrate néolibéral
aux dents longues et qui a été la première cible des frondeurs avec la loi qui
porte son nom. Elle a été la première, avant même François, à dire tout le
bien qu’elle pensait de lui. « Macron ? Comment vous dire ? Ras le bol… »
est devenue une phrase célèbre, prononcée en septembre 2015 par la maire
de Lille. On se souvient moins de la suite de sa diatribe : « Je supporte de
moins en moins l’arrogance, notamment sur les fonctionnaires. Comme
ancien fonctionnaire, certes devenu banquier d’affaires, il sait sans doute
qu’en période de crise on n’a jamais eu autant besoin des fonctionnaires,
des policiers, des enseignants, des hôpitaux… Et puis en même temps, une
ignorance. Une ignorance de ce que vivent les gens aujourd’hui. Il y a un
moment où ce n’est plus supportable. Voilà, je le dis très simplement. »
Martine a peut-être la dent dure, mais aussi une véritable vision politique.
Comme son père…

Notes
1. Lionel Jospin consacrera un long passage de son discours à la question, annonçant une loi-cadre
ramenant la durée légale du travail à 35 heures avant la fin de la législature.
2. Philippe Alexandre, Béatrix de L’Aulnoit, La Dame des 35 heures, Robert Laffont, 2002.
21

Le ciel nous tombe sur la tête :


Delors renonce

J’ai tout vécu ou presque avec Martine. Y compris, en coulisse, l’un des
moments politiques qui ont marqué la mémoire collective. En décembre
1994, son père, Jacques Delors, est l’homme providentiel de la gauche. Le
seul qui semble en mesure de l’emporter face au favori du moment,
Édouard Balladur.
À l’époque, il est président de la Commission européenne, à laquelle il a
su donner une dimension politique qui ne lui a pas survécu, jusqu’à
l’arrivée d’Ursula von der Leyen. Grâce à sa fille, je suis devenu le numéro
deux de son cabinet en 1991. Outre une vision politique, économique,
sociale, diplomatique exceptionnelle de l’Union, je découvre à son contact
l’amour du travail.
Pour survivre à ses côtés, il convient d’être très organisé sur le plan
professionnel et de ne pas lambiner. Jacques Delors, comme son directeur
de cabinet Pascal Lamy, exige que chacun soit concis dans ses notes et ses
explications, et sache diriger une réunion avec pour chacune d’entre elles
une conclusion consensuelle entre les différents cabinets et directions. Il a
su instaurer de vrais débats dans les réunions qu’il préside tous les
mercredis, alors qu’au fil des ans ces conférences au sommet sont
davantage devenues des chambres d’enregistrement des décisions prises par
les directions. Le principal enseignement dispensé par Jacques Delors est la
ponctualité. Pascal Lamy y veille scrupuleusement !
J’ai le souvenir cuisant d’une réunion de cabinet que je présidais après le
déjeuner. Elle est fixée à 15 heures et pour tout fonctionnaire ou dirigeant
public français qui se respecte, la commencer à 15 h 10 ou 15 h 15 signifie,
surtout sous la règle de François Mitterrand, retardataire d’anthologie, être
parfaitement exact. Imprégné de cette culture franco-française, j’arrive pétri
de mon exactitude pour ouvrir les débats à 15 h 15. Un collègue danois
m’arrête alors et soulève une sorte de question préalable ainsi formulée :
« Monsieur, vous avez tous les droits. Vous pouvez fixer une réunion le jour
qui vous convient à l’heure qui vous est agréable : 8 heures du matin (ce
n’était pas et ce n’est toujours pas mon inclination), midi, 17 heures ou
même 20 heures. Aujourd’hui mardi, vous l’avez fixée à 15 heures. Sachez
que nous nous sommes organisés en conséquence. Veuillez donc considérer
que 15 heures c’est 15 heures. Sinon, vous changez les horaires. » J’en suis
resté sans voix mais ai retenu la leçon à vie.
Jacques Delors, mon maître en cette matière comme en d’autres, avait
trouvé plus fort que lui avec Édouard Balladur, alors Premier ministre 1. Un
jour que nous arrivons ensemble à Matignon – j’ai pris la succession de
Pascal Lamy à la tête de son cabinet en 1994 –, il m’avertit : « Nous avons
rendez-vous avec le Premier ministre à 15 heures et pour lui c’est vraiment
15 heures. Ce n’est ni 14 h 55, ni 15 h 01, ni 15 h 02. » Effectivement,
Édouard Balladur apparut à 15 heures pile !
Hors cette rectitude, je retiens de Jacques Delors l’image d’un bon vivant
ouvert, toujours prêt à débattre autour d’un agréable déjeuner accompagné
parfois de quelques liqueurs.
Lors des réunions politiques que nous organisons ces années-là à Lorient
autour des Transcourants qu’animent François et Jean-Yves, nous finissons
toujours la soirée par quelque dégustation gastronomique, même si avec
Jean-Yves Le Drian, nous devons accompagner le lendemain Jacques
Delors à la messe la plus matinale. En ces occasions, foi et récupération
font, comme souvent dans le monde catholique, bon ménage.
Après le départ de Pascal Lamy, j’accompagne le président de l’Union
européenne partout dans ses déplacements politiques et institutionnels, en
France comme en Europe. Nous passons aussi des nuits entières à bâtir le
budget européen et à négocier la répartition des fonds entre les États
membres. Les plus résistants, whisky oblige, sont les Britanniques et les
Irlandais !
Jacques Delors, en raison de sa popularité et de sa vision très large, est
alors considéré par beaucoup, à gauche et au centre, comme le successeur
naturel de François Mitterrand à la présidence de la République. Depuis
l’été 1994 jusqu’à l’émission « Sept sur sept », animée par Anne Sinclair,
sur TF1, où il doit faire connaître sa décision tant attendue en décembre
1994, tout le monde dans le microcosme est persuadé qu’il sera candidat en
1995. Et, surtout, élu ! Plus les semaines passent, plus la tension monte. Au
congrès de Liévin, dans le Pas-de-Calais, en novembre, le premier
secrétaire du PS Henri Emmanuelli, avec lequel, jeune fonctionnaire aux
Finances, j’ai travaillé quand il était ministre du Budget, dix ans auparavant,
lance un appel pour que Jacques Delors se déclare sous les acclamations de
la foule. En vain.
Les centristes François Bayrou et Jacques Barrot font, chacun, le voyage
jusqu’à Bruxelles pour le convaincre, arguant que les centristes voteront
pour lui avec enthousiasme dès le premier tour. François Mitterrand en
personne le reçoit à deux reprises pour lui faire valoir son rendez-vous avec
l’Histoire, probablement victorieux compte tenu de la division de la droite,
déchirée entre Jacques Chirac et Édouard Balladur. François me sollicite
presque chaque semaine pour connaître la date à laquelle mon patron
annoncera sa candidature.
Plus les semaines passent, plus l’incertitude grandit : pourquoi le favori
du scrutin ne se déclare-t-il pas ? Le suspense dure jusqu’à la dernière
minute. Jack Lang et Henri Emmanuelli, qui doivent intervenir dans les
journaux télévisés après l’émission, diffusée en direct le dimanche en fin de
journée, m’appellent dans l’après-midi pour que je leur confirme les
intentions de Jacques Delors. Et, comme cela m’est arrivé souvent, je dois
jouer « l’idiot du village ». Je sais en effet depuis un moment que Jacques
Delors refusera le rôle d’homme providentiel qu’on veut lui attribuer.
Avant l’émission, dans la loge où il se fait maquiller, il vend la mèche à
Anne Sinclair, elle aussi dans l’expectative : il n’ira pas. La célèbre
journaliste lui demande d’annoncer sa décision après la coupure publicitaire
pour que les téléspectateurs restent devant leur téléviseur. Puis ils s’en vont
vers le plateau. Je reste dans la loge, assis entre Martine Aubry et Pascal
Lamy. Pendant la première partie de l’émission, il se comporte en véritable
candidat et brosse un vaste tableau de la société française. Au point que sa
fille, elle aussi dans la confidence, nous dit pendant les publicités : « Mais
ce n’est pas possible, il va vraiment y aller ! » Quelques minutes plus tard,
il indique, à la surprise et au regret général, qu’il ne sera pas candidat.
Pour me remettre de mes émotions, je me rends chez François et
Ségolène après l’émission. Je suis accueilli par le père de François, dont le
cœur ne penche pourtant pas à gauche, mais qui s’écrie, furieux : « C’est
pas vrai d’être aussi con ! »

J’ai perçu de la part de Jacques Delors un manque de confiance croissant.


Manque de confiance dans le soutien des centristes, mais surtout manque de
confiance en lui face au suffrage universel. Nous étions dans sa chambre
d’hôtel à Strasbourg, où la Commission se réunissait une fois par mois et où
nous devions dîner avec Michel Rocard. Nous regardions à la télévision
Jacques Chirac, déjà candidat et alors victime de sondages peu flatteurs.
Delors se tourna vers moi et me dit : « Vous voyez, Jean-Pierre, je ne serai
jamais capable de faire comme lui… » Après réflexion, deux autres ressorts
expliquent cette vraie-fausse candidature. Incontestablement, la famille a
joué un rôle décisif.
Dès la fin du mois d’août 1994, dans l’avion qui les emmène à la
traditionnelle rencontre franco-allemande d’Évian, son épouse lui demande
de lui confirmer qu’il ne sera pas candidat. Elle ne peut ignorer les
pressions qui s’exercent sur son mari, notamment de la part de Pierre
Mauroy, le grand sage auquel sa fille succédera à la mairie de Lille. Et elle
veut qu’il tienne bon. Elle met de nouveau tout son poids dans la balance au
cours de deux réunions de famille qui se tiennent avant l’émission de TF1.
Elle invoque sa santé chancelante, qui fort heureusement l’a laissée en
bonne forme, vingt-cinq ans plus tard. Mais surtout, elle songe à l’avenir
politique de leur fille, Martine, dont elle souligne qu’elle est la seule
héritière depuis le décès de son unique frère, Jean-Paul 2.
Jacques Delors avait reporté toute son attention sur la publication de son
livre L’Unité d’un homme 3, paru début novembre 1994. Plus l’espoir d’une
candidature de sa part se prolongeait, plus les ventes s’envolaient. Et cela
lui importait plus qu’on ne pouvait l’imaginer. Ainsi, de retour à Bruxelles
le lendemain du « Sept sur sept », nous pensions, avec son porte-parole
Bruno Dethomas, voir notre patron énoncer une stratégie de communication
pour décrypter ce coup de Trafalgar médiatique. Que nenni ! Il était d’une
humeur primesautière, tout réjoui de l’impact commercial de l’émission en
librairies !
Dans les semaines, les mois et les années qui ont suivi, nous avons
déjeuné et dîné ensemble à maintes reprises, y compris au Quai d’Orsay
quand j’étais secrétaire d’État aux Affaires européennes. Jamais nous ne
sommes revenus sur sa décision et ses conséquences. Tout juste, quand
j’étais au cabinet de Lionel Jospin, attirait-il régulièrement mon attention
sur les attaques de Dominique Strauss-Kahn contre sa fille. C’était le seul
signe qu’il souhaitait ardemment que son retrait de la compétition
électorale, en 1994, permette à Martine d’accéder à la magistrature
suprême. Un espoir déçu, que je devine mais qu’il n’a jamais manifesté en
ma présence, où nous évoquions de préférence l’avenir de l’Europe et les
ruses de l’Histoire…
À 94 ans, Jacques Delors s’est retiré du débat public depuis longtemps.
S’il donne de la voix, c’est que l’heure est grave, très grave. « Le climat qui
semble régner entre les chefs d’État et de gouvernement et le manque de
solidarité européenne font courir un danger mortel à l’Union européenne »,
met-il en garde, samedi 28 mars 2020, dans une déclaration transmise à
l’AFP, après l’échec du Conseil européen où, deux jours plus tôt, le Nord et
le Sud ont affiché leurs divisions en pleine crise épidémique.
Lui, l’un des plus grands défenseurs de l’Europe, sort donc du silence
pour constater l’épuisement de ce que fut le modèle de l’Union, dont il a
présidé la Commission pendant dix ans, de 1985 à 1995. La crise du
coronavirus, en effet, agit comme un révélateur. Alors que l’Italie,
exsangue, se voit infliger par les marchés des taux d’emprunt punitifs,
lesquels accroissent le risque de voir Rome faire défaut, les experts
techniques de la Commission, les technocrates des Pays-Bas et d’autres
pays du Nord veulent nous faire avaler que tout doit continuer comme
avant : le libre commerce, l’austérité budgétaire, la concurrence à tout va
alors que l’Europe n’a pas été capable d’enrayer la plus grave crise qu’elle
ait connue depuis sa création. Qu’elle n’est plus capable d’assurer ses
approvisionnements, que ce soit dans le domaine sanitaire ou industriel.
Alors que l’Union est apparue au début de la crise comme divisée et
éteinte, elle s’est ressaisie sous l’impulsion de trois femmes hors norme :
Angela Merkel, Ursula von der Leyen, Christine Lagarde. Nous pouvons y
ajouter Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne,
qui fut la première à sonner le tocsin et à souligner l’impératif de bâtir un
important plan de relance européen à travers des aides publiques massives,
elle qui incarnait jusqu’alors la libre concurrence.
C’est le premier grand tournant politique depuis Jacques Delors, le traité
de Maastricht et la création de l’euro. Les tabous relatifs aux dogmes
budgétaires et financiers (déficit public limité à 3 % du PIB, dette inférieure
à 60 % du PIB, régulation très sévère des aides d’État) ont été renversés
grâce à un accord entre la chancelière allemande et le Président français : un
plan de soutien et d’investissement qui permet de débloquer des centaines
de milliards d’euros de dons, de prêts ou de garanties. Bien entendu, les
pays les plus « frugaux », tels les Pays-Bas ou les Scandinaves, ont refusé
dans un premier temps ce dispositif considéré comme hétérodoxe. Mais à la
fin, ils ont dû se contenter d’imposer un certain encadrement des prêts et
des garanties, ainsi qu’une durée limitée à leur octroi. Alors que l’ampleur
de la récession était estimée en juin 2020 à 9 % dans la zone euro en 2020,
la Commission a mis en place un dispositif inédit de relance de
750 milliards d’euros fondé sur de la dette mutualisée, une grande première,
et sur des transferts budgétaires entre États membres. La Banque centrale
européenne a pour sa part adopté un « programme d’urgence pandémique »
fondé sur des achats de dettes sur les marchés d’un montant total de
1 350 milliards d’euros. Une somme pharaonique !
C’est dire l’effort consenti par les institutions européennes. Le plus
emblématique demeure le virage allemand après une gestion exemplaire de
l’épidémie par Berlin : 1 000 milliards d’aides de première urgence
auxquels s’ajoutent 130 milliards de soutien à la croissance, y compris une
baisse de la TVA de 19 à 16 % jusqu’à la fin 2020.
L’Allemagne, qui préside l’Union durant le second semestre 2020,
affirme que son cheval de bataille sera la relance de l’Europe dans son
ensemble. Deux priorités pleinement justifiées se dessinent dans cette
stratégie de soutien à l’activité : la protection de l’environnement fondée sur
la transition énergétique et bien sûr des investissements dans le numérique
destinés à combler, au moins en partie, notre dépendance à l’égard de la
Chine et des États-Unis.
Reste que nous devrons, dans ce contexte incertain qui va nous mener
jusqu’à 2022, préserver ou instaurer, à terme, une gestion rigoureuse des
finances publiques pour éviter d’être sanctionnés par les marchés.

Ainsi Jacques Delors avait-il raison. L’Union européenne telle que nous
l’avons connue est moribonde. C’est à nos dirigeants d’en construire une
nouvelle, plus humaine et plus solidaire ! Ils ont commencé à s’atteler à
l’ouvrage et c’est encourageant. Il leur faudra puiser des trésors dans une
matière rare et précieuse : la persévérance.
Certes, nous vivons comme à d’autres époques de notre grande histoire
une période de pessimisme, qu’éprouve avec force la majorité de nos
concitoyens. « Temps de douleur et de tentation, Âge de pleurs, d’angoisse
et de tourment, Temps de langueur et de damnation… », écrivait au
e
XIV siècle le poète Eustache Deschamps. Nos responsables politiques
devraient se réciter ces vers, et se souvenir de cette sage maxime du
e
XIV siècle : « La frivolité est un état violent. »

Notes
1. Et jadis conseiller du président Pompidou quand Jacques Delors se trouvait au cabinet du
Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. Les deux hommes se connaissaient donc de longue date.
2. Jean-Paul Delors a été emporté par une leucémie en 1982, à l’âge de 29 ans, alors que son père
était ministre de l’Économie et des Finances.
3. Aux Éditions Odile Jacob.
22

L’épreuve de vérité

Au lendemain du premier tour des municipales, qui s’est tenu dans des
circonstances pour le moins controversées, le 15 mars 2020, le président de
la République doit parler aux Français à 20 heures. Dans l’après-midi,
j’échange quelques impressions au téléphone avec François. Il vient de
s’entretenir avec Emmanuel Macron. Il lui a indiqué qu’il était favorable à
un report du second tour à une date ultérieure, impossible à fixer au vu de
l’étendue plus importante que prévu de l’épidémie. Il lui a fait aussi
quelques remarques sur la conduite de la crise. Pourquoi un tel retard pour
prendre des mesures drastiques, alors que le précédent italien témoignait de
la multiplication inéluctable des personnes infectées ? Quelle curieuse
stratégie de communication se dissimule derrière l’étrange partage de la
scène audiovisuelle entre le chef de l’État et le Premier ministre ? La
séquence lui semble surprenante, pour ne pas dire incompréhensible, et il
l’a dit à son successeur.
Celui-ci s’est déjà adressé très solennellement aux Français le 12 mars à
20 heures, pour la première fois depuis le début de la crise. Il a annoncé,
entre autres, la fermeture des crèches, des établissements scolaires et
universitaires. Le lendemain, Édouard Philippe était l’invité du 13 heures de
TF1. Il a durci les règles des rassemblements, limitant leur taille à 100 et
non plus à 1 000 personnes. Puis il s’est de nouveau exprimé le samedi soir,
pour ordonner la fermeture des bars, restaurants et commerces « non
essentiels ». Son intervention a marqué le début d’un confinement qui ne dit
pas son nom. François s’est étonné auprès de son successeur de cette
chronologie improbable, qui laisse le Premier ministre modifier la donne
fixée par le Président un peu plus tôt.
De son entretien avec Emmanuel Macron, ce 16 mars 2020, François
Hollande retient une hésitation perceptible sur la nature et la portée des
décisions qu’il s’apprête à annoncer le soir même. Il attribue en partie ce
flottement aux résultats du premier tour des municipales, désastreux pour le
« nouveau monde ». Gérard Collomb est en quatrième position à Lyon ;
Agnès Buzyn se trouve largement distancée par ses deux adversaires de
droite et de gauche à Paris ; à Marseille, le candidat LREM est carrément
privé de second tour avec moins de 10 % des suffrages ; au Havre, Édouard
Philippe perd dix points par rapport à 2014. Au gouvernement, il n’y a
guère que Gérald Darmanin et Sébastien Lecornu pour sauver l’honneur,
grâce à leur réélection à Tourcoing et à Vernon. Mais ces deux personnalités
prometteuses ne viennent-elles pas de la droite, donc de l’ancien monde ?
Trois jours plus tard, j’ai une nouvelle conversation avec mon ami sur la
gestion de la lutte contre le Covid-19. La critique est aisée mais l’art (de la
guerre) est difficile. Nous en sommes tous les deux très conscients. La
conversation toutefois tourne autour de trois points : le manque
d’anticipation sur les tests de dépistage ; la pénurie de masques de
protection ; l’absence de confinement d’urgence, en amont, dans les deux
zones les plus touchées – le Grand Est, à la suite d’une retraite évangélique
réunissant deux milliers de fidèles, et le département de l’Oise, où le virus
s’est répandu via des militaires français revenus de Chine lors d’une
mission de rapatriement de compatriotes vers le territoire national. L’ex-
chef de l’État est perplexe car il sait que l’Élysée a été prévenu dès le début
de l’épidémie de ce qui se pratiquait en matière de tests préventifs en Corée
par un télégramme de l’ambassadeur de France à Séoul.
Il s’inquiète aussi des injonctions contradictoires adressées aux
Françaises et aux Français : « On demande aux salariés de se soumettre au
confinement généralisé et en même temps d’aller travailler dans certains
secteurs. Cela risque de ne pas être compris », me dit-il. Autre sujet de
préoccupation pour l’ancien Président : le dérapage financier hors norme
auquel l’État va devoir faire face puisque Bruno Le Maire ne demande
aucune contribution spécifique aux entreprises. Au bout du compte, nous
nous retrouvons avec plus de 220 milliards d’euros de déficit budgétaire,
52 milliards de déficit de la Sécurité sociale, plus de 120 % de dette par
rapport à la richesse nationale, une impasse financière jamais rencontrée
depuis 1945. Ce qui, d’une manière ou d’une autre, pèsera sur l’économie
française, n’améliorera pas la situation de l’emploi et, dans les deux ans à
venir, imposera quoi qu’on en dise des dispositions d’assainissement
demandées par nos partenaires européens. Angela Merkel se trouve en
position de force et voudra laisser un bilan sans tache avant les élections de
2021. Si bien que le président de la République, en France, risque de se
trouver pris dans les contradictions entre trois de ses engagements : fonder
une Europe nouvelle et solidaire (malgré tous les progrès accomplis par la
Commission et par la BCE, il est certain que les marchés et plusieurs
partenaires du nord de l’Europe exigeront avant 2022 des dispositifs de
redressement des comptes), ne pas imposer de limitation aux dépenses
publiques pour faire face à la crise, ne pas augmenter les impôts, en
particulier ne pas revenir sur la très symbolique suppression de l’impôt de
solidarité sur la fortune (ISF).
Nous évoquons, avec François Hollande, toutes ces perspectives alors
que le président de la République se prépare à sonner l’heure du
confinement. Il est difficile, concluons-nous, de se projeter dans l’avenir
pour envisager les conséquences de cette fuite en avant budgétaire.
Inévitable, peut-être, mais quand on se fait champion de la rigueur, quand
on réduit le budget des hôpitaux, quand tout le monde dit qu’il faut soutenir
les marchés, le commerce international, les entrepreneurs, il convient aussi
de penser aux salariés du bâtiment, aux caissières de supermarché –
Alexandre Bompard est le premier dirigeant de grande surface à leur
promettre à la télévision une prime de 1 000 euros –, aux livreurs, aux
enseignants, aux infirmières, aux aides-soignantes… Quand les gens vont
travailler pour le service de la France, il faut les récompenser. Je veux que
l’argent soit dépensé justement, pas seulement au profit des marchés, des
actionnaires et du commerce international.
Sur le plan politique, la crise économique et financière sans précédent qui
résulte de l’épidémie remet en cause la stratégie d’assainissement des
finances publiques élaborée par Emmanuel Macron et mise en œuvre par
Bruno Le Maire. Celle-ci devait marquer une rupture notable avec les
gestions précédentes, celle de François Hollande mais aussi celle de Nicolas
Sarkozy, après le trou d’air provoqué par la grande crise financière de 2008.
Seule demeure la suppression de l’ISF, un impôt qui aurait pu en toute
justice fournir les recettes supplémentaires dont la France a plus besoin que
jamais.
On ne peut blâmer bien sûr le Président d’avoir voulu consacrer tous les
moyens publics, « quoi qu’il en coûte », à traverser la période de
confinement et sauver les acteurs économiques de la catastrophe. Mais est-il
bien sûr d’avoir mesuré l’impact du « quoi qu’il en coûte » ?
Personne, au cours de cette longue crise sanitaire, ne peut prétendre qu’il
ne s’est jamais trompé dans ses anticipations. Ni les médecins, ni les
épidémiologistes, ni les économistes, ni les politiques… En revanche, tout
le monde doit avoir à l’esprit le caractère inégalitaire de ce sauvetage
économique et financier.
e
Chacun le sait depuis le XVIII siècle, depuis Law, Calonne et Necker,
rien ne protège mieux les privilèges et leurs titulaires que l’emprunt, la dette
et la liquidité monétaire, au détriment d’une répartition juste des
contributions. Pendant les périodes d’union nationale, les gouvernements
déclarent la main sur le cœur que tout cet argent déversé sert également tous
les citoyens. Je suis bien placé pour savoir que le principal objectif consiste
à protéger le système bancaire et financier français, de plus en plus affaibli
face aux États-Unis, à la Chine et aux économies émergentes d’Asie.
Aucune inégalité n’est réduite à l’issue des crises. Ce sont les plus
modestes, les plus fragiles qui perdent le plus, sans espoir de récupérer le
manque à gagner. À l’issue de la Première Guerre mondiale, les différents
gouvernements français qui se sont succédé avaient créé des mécanismes
qui permettaient à chacun, entrepreneur ou salarié, investisseur ou
agriculteur, de récupérer ce qu’il avait perdu pendant le conflit. Ces fonds
de solidarité, financés par de l’argent public, n’ont toutefois pas permis de
réduire les inégalités. Quand est survenue la crise de 1929, les mesures
prises pour soutenir les entreprises ont renforcé les écarts de destin entre
riches et pauvres dans l’ensemble des pays européens, conduisant en France
à l’événement du Front populaire, et à l’émergence du fascisme et du
nazisme ailleurs sur le continent.
2020 ne fait pas exception à cette règle historique. L’argent de la Banque
centrale européenne comme celui qui sort des caisses de l’État français vont
directement dans celles des entreprises et des investisseurs. Les marchés,
d’ailleurs, ne s’y sont pas trompés qui ont fini par remonter à la suite de ces
injections massives. Les personnes qui se sont trouvées en chômage partiel,
outre les quelques démarches administratives à accomplir, ne retrouveront
pas momentanément leur revenu habituel. Quant à celles et ceux qui ont
continué de travailler, malgré le manque de tests et de masques, et sont
souvent les plus défavorisés, chauffeurs routiers, personnels du BTP, de
l’énergie, des grandes surfaces, demeurés au front pendant toute la durée de
la pandémie, ils ont dans le meilleur des cas perçu une prime défiscalisée.
Ne doit-on pas y voir une contradiction ou, plus grave, un renforcement
des inégalités ? Xavier Bertrand, le président de la région Hauts-de-France,
a compris parmi les premiers. Le 23 mars, au micro de France Inter, il
insiste pour que ceux qui ont travaillé « physiquement » perçoivent une
« prime de reconnaissance ». Et d’ajouter, avec raison : « On n’aura pas
intérêt à avoir la mémoire courte. » Sur ces milliers de milliards d’euros, en
effet, il ne semble pas surhumain de trouver des indemnités dignes de ce
nom pour tous ces travailleurs qui ont permis à la France de vivre, au péril
de leur propre santé parfois, pendant toute la période du confinement. Sans
aucun doute, les mesures financières d’urgence prises à l’échelon de la
France comme de la zone euro s’imposaient pour éviter des faillites en
série, lesquelles auraient entraîné un déclin plus structurel. Mais à quoi bon,
alors, avoir pendant trois ans de règne nié les spécificités du service public
au moment où on en avait besoin ?
Qu’on le veuille ou non, la France n’est pas et ne sera jamais anglo-
saxonne ou germanique. Le mandat devait être marqué par la rupture au
profit de la « mondialisation heureuse ». Il n’est devenu qu’une pâle
répétition des après-guerres et des après-crises de toute notre histoire.
Coronavirus oblige, la réforme des retraites, symbole du quinquennat,
revient sur le devant de la scène : mais que deviendra-t-elle dans une France
en récession pour longtemps ?
L’obsession de réduire la dépense publique, y compris dans le secteur de
la santé en général et des hôpitaux en particulier, les a rendus moins
performants et plus débordés qu’il y a dix ou quinze ans, comme me le fit
remarquer un grand professeur de médecine au moment de la crise sanitaire.
Après trois plans destinés à renflouer les hôpitaux, tous trois considérés
comme indigents par les intéressés, la ministre de la Santé a préféré fuir sa
mission pour partir à la conquête de la mairie de Paris. Et c’est elle, membre
du gouvernement un mois auparavant, tête de liste de la majorité
présidentielle dans la capitale, qui a été la première, le 17 mars, à critiquer
sans ménagement l’action gouvernementale mise en œuvre pour contrer
l’épidémie virale. L’Élysée n’a pas besoin d’ennemis si ses anciens adeptes
deviennent ses pires contempteurs !
Personne n’a mieux résumé les failles du totem macroniste « en même
temps » mises en lumière par Agnès Buzyn que l’ex-directeur de la
rédaction de Libération Laurent Joffrin : « Après le dégagisme, le post-
dégagisme. La politique est aussi un métier qui exige une maîtrise hors du
commun. Certains éloges de l’amateurisme, certaines apologies de la
nouveauté et de la mise au rencart de l’expérience ne sont décidément plus
de saison », écrivait-il le 18 mars 2020.

Mais peut-être le président de la République a-t-il trouvé un certain


soulagement, inavouable, y compris peut-être à lui-même, dans cette crise
sanitaire par ailleurs très dure. Il ne parvenait pas à diminuer la dépense
publique, en dépit de ses engagements. Il n’aurait jamais pu tenir l’objectif
de retour à l’équilibre budgétaire d’ici 2022. Le chiffre de 2,2 % du PIB,
projet présenté par le gouvernement pour 2020 avant la crise sanitaire, était
déjà le fruit de nombreux artifices comptables. Après le chaos, qui osera lui
demander des comptes sur le dérapage financier de l’État ?
Le coronavirus produit donc un double effet politique. Dans un premier
temps, il masque les béances dans la mise en œuvre du programme. Dans
un second, il montre l’insuffisance d’une autorité politique capable de fixer
des orientations claires et pertinentes.

Dans le « nouveau monde » comme dans l’ancien, quand tout part à vau-
l’eau, l’Élysée incrimine le Premier ministre. Cela n’a pas manqué dans
cette crise, durant laquelle le Président n’a pas épargné son chef du
gouvernement, sachant pertinemment qu’un tel caractère n’allait pas quitter
le navire malgré les provocations voire les humiliations.
Quand on connaît bien la Normandie et la Seine-Maritime, on ne peut
résumer le caractère d’Édouard Philippe à celui d’un conseiller d’État,
Premier ministre « techno » doté de peu de sens politique ! Il faut me croire,
être rouennais de naissance et d’éducation, puis devenir député-maire du
Havre représente un exploit électoral unique, tant la rivalité entre ces deux
grandes cités s’inscrit dans l’Histoire et demeure.
Plus profondément, ses qualités humaines lui ont permis de se faire
apprécier de personnalités telles qu’Alain Juppé ou Antoine Rufenacht, son
prédécesseur au Havre, mais aussi d’élus de gauche comme Bernard
Cazeneuve, son presque voisin de Cherbourg, dans la Manche, ou Jérôme
Guedj, qui fut l’un des frondeurs les plus séduisants et les plus habiles
durant la présidence de François Hollande.
Chacun reconnaît à Édouard Philippe son sens de l’humour, des
responsabilités, ainsi qu’une fidélité et une loyauté hors pair. Mais ce qui le
distingue le plus nettement des autres personnages politiques qui exercent
des responsabilités de très haut niveau, c’est la séparation absolue qu’il
maintient entre sa vie publique et sa vie privée. À l’inverse du Président, il
n’a jamais ouvert les portes de son intimité aux médias, même en période
électorale. Je connais son épouse Édith depuis longtemps. Elle était
l’adjointe du directeur de Sciences Po Richard Descoings quand celui-ci
m’a demandé, au milieu des années 2000, de créer dans son institution une
école de droit et de politique internationale. Sa soif de discrétion, déjà
perceptible à l’époque, ne s’est pas démentie tant que son mari était à
Matignon, où elle se rendait très peu. Alors que je suis ambassadeur à
Londres, fin 2017, j’apprends que le Premier ministre, son épouse et leurs
enfants s’y rendent pour une circonstance familiale. Je propose évidemment
qu’ils viennent habiter à la Résidence de France, comme c’est l’usage. La
famille Philippe m’en a remercié mais a préféré séjourner dans un
appartement réservé par ses soins et payé par ses deniers… Des principes
e
que tout le monde ne respecte pas avec les mêmes scrupules sous la V
République.
Emmanuel a choisi en 2017 cet inconnu comme Premier ministre.
Édouard Philippe n’est pourtant pas le premier à le rallier à droite. Bruno Le
Maire et François Bayrou l’ont rejoint publiquement bien plus tôt. Mais le
nouveau Président se méfie du premier, dont les ambitions sont
transparentes. Il considère que le second, déjà ministre dans le
gouvernement d’Édouard Balladur, entre 1993 et 1995, trois fois candidat à
la présidentielle, risque de donner au pays une impression de déjà-vu.
Xavier Bertrand, autre très bon choix, aurait peut-être répondu présent s’il
avait été appelé par le chef de l’État en personne, et non par son
collaborateur, Alexis Kohler, ce qui est vexant.
Il est certain que la faible notoriété d’Édouard Philippe en 2017 joua en
sa faveur, car Emmanuel Macron, en vrai Jupiter, ne souhaitait pas qu’on lui
fasse de l’ombre. Mais l’harmonie n’a jamais vraiment été au rendez-vous.
Avant la crise des Gilets jaunes, leurs rencontres en tête à tête étaient loin
d’être aussi régulières et informelles que celles que d’autres Présidents
pouvaient avoir avec leurs Premiers ministres. Il est certain aussi que la
première mesure défendue personnellement par Édouard Philippe fut la
limitation à 80 km/heure de la vitesse sur toutes les routes de France. Loin
de renforcer la popularité de l’exécutif, cet oukase braqua de nombreux
Français, notamment dans les territoires où l’usage de la voiture est
incontournable. Le Président Macron s’empressa d’ailleurs de prendre ses
distances et de faire savoir qu’il n’était en rien à l’origine de cette mesure
très, trop rigoureuse !
Mais à la suite de différentes crises d’inégale ampleur, Gilets jaunes,
réforme des retraites, coronavirus, l’ancien maire du Havre est devenu de
plus en plus présent. Dans la crise sanitaire inédite qui a secoué le monde en
général et la France en particulier, reconnaissons à Édouard Philippe d’avoir
toujours été le plus concret, n’hésitant pas à détailler le plan sanitaire dans
ses différentes étapes. Cela n’est pas allé sans frictions avec le Président,
notamment à propos du premier tour des élections municipales.
En 2020, la popularité du Premier ministre aura, sur la durée, dépassé
sensiblement celle du Président. Une fâcheuse performance, qui explique au
moins en partie son départ de Matignon !
De fait, sur la réforme des retraites, il a fallu attendre la déclaration
d’Édouard Philippe en décembre 2019 pour savoir où nous en étions. Il a
géré personnellement les relations avec les partenaires sociaux, n’ayant pas,
en dépit des apparences, de si mauvaises relations avec le secrétaire général
de la CGT (« Au moins, avec Martinez, c’est clair » est une phrase que l’on
entend souvent dans la bouche de ses proches, plus embarrassés par les
subtilités de la « deuxième gauche » qu’incarne par exemple le secrétaire
général de la CFDT Laurent Berger).
Dans la crise, le Président davantage que le Premier ministre est apparu
responsable des couacs gouvernementaux et de l’incompréhension des
Français sur la nature et l’agenda des mesures prises. Le manque
d’expérience en matière de procédures ou de coordination administrative
leur a nui. C’est le paradoxe de Macron : grâce à lui, l’administration
française a réalisé son rêve, gouverner elle-même le pays sans prendre la
peine de mettre en application les longs discours politiques, parfois
hermétiques, du chef de l’État. À Bercy, le Trésor, l’agence de la dette, les
administrations financières s’alignent avec délices sur les positions de la
noblesse de robe économique, financière et sanitaire. La Place Beauvau et
le ministère des Armées s’empressent de faire de même.
Les hauts fonctionnaires sont tellement livrés à eux-mêmes que le préfet
de police de Paris, Didier Lallement, peut proférer les pires énormités sans
être relevé de ses fonctions. Vendredi 3 avril 2020, au premier jour des
vacances de Pâques, cet ancien disciple de Jean-Pierre Chevènement
reconverti dans le tout-sécuritaire veille en personne aux contrôles des
forces de l’ordre pour verrouiller les sorties de la capitale vers la province.
Il s’essaie à la pédagogie : « Ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, ceux
qu’on trouve dans les réanimations, ce sont ceux qui au départ du
confinement ne l’ont pas respecté. » Sur le fond, c’est une ânerie. Compte
tenu de la durée d’incubation de la maladie et du délai au bout duquel l’état
des patients s’aggrave, la plupart de ceux qui se trouvent en réanimation, ce
3 avril, ont été infectés avant le début du confinement, le 17 février. Sur la
forme, ce parallèle est une faute grave de communication. En cette période
où les PV pleuvent plus vite que les masques, un peu d’humilité serait de
rigueur. Mais rien ne se passe. Le préfet de police est tout juste prié de
s’excuser publiquement. Il conserve son poste. En 1940, le général Gamelin
défendait sa ligne Maginot avec le succès que l’on sait. En 2020, ses
lointains successeurs peuvent s’en prendre aux soignants qui ont contracté
le virus dans l’exercice de leurs fonctions sans prendre la porte !
« Nous sommes en guerre », nous dit-on, alors que nous sommes
consignés chez nous, mais on cherche le général en chef, celui qui dit
beaucoup en très peu de mots. Veni vidi vici. Sans remonter à César,
souvenons-nous du Général qui, en quelques phrases, moins de trois
minutes, pulvérise un coup d’État en Algérie, et plus tard, le psychodrame
chaotique d’un long mois de mai. Une phrase, un acte. Pas un mot de trop,
et chaque mot à sa place. Comme la reine d’Angleterre, quatre minutes.
Imperatoria brevitas. Autorité et brièveté sont synonymes. Or, les discours
du Président se sont, au fil du temps, transformés en fourre-tout de
généralités, voire de distanciation à l’égard des Français. « Pendant les
vacances, cultivez-vous, lisez, au lieu de voyager. » Durant quinze jours,
son principal centre d’intérêt tournait apparemment autour de l’installation
d’un camp militaire d’urgence à Colmar pour vingt malades (alors que
beaucoup étaient traités en Allemagne). Il trouvait, comme la ministre des
Armées, que cette installation en trois semaines relevait d’un exploit
phénoménal ! Un historien mettra demain en regard la dilution de la
puissance publique, sur un demi-siècle, et le délayage des allocutions
officielles. « Moins ça peut, plus ça cause », écrit Régis Debray dans un
texte publié par Gallimard en plein cœur de l’épidémie 1.
Reconnaissons qu’Édouard Philippe fut toujours plus concret
qu’Emmanuel Macron, n’hésitant pas à détailler le plan sanitaire et à
préciser dans le temps les modalités du déconfinement. Il dut, en plus, gérer
les désaccords avec le Président, qui ne semblait pas apprécier qu’au fil des
semaines son Premier ministre inspire davantage confiance que lui. Il lui a
d’ailleurs in fine fait payer cette situation en le remplaçant par un autre haut
fonctionnaire : mais Jean Castex a le triple avantage d’avoir été sarkozyste,
d’avoir l’accent du Sud-Ouest et d’appartenir à ces réseaux puissants que
j’ai si souvent croisés…

C’était la guerre, donc, comme les plus hautes autorités de l’État nous en
avaient prévenus. Mais hélas nous partions sans munitions pour les troupes.
En me risquant à l’humour marseillais, je dirais qu’il n’encaquait plus que
Pierre Mondy, Jean Lefebvre et Aldo Maccione au gouvernement pour
e
savoir où était passée la « 7 Compagnie 2 », celle des masques, des tests et
des respirateurs !

Notes
1. Régis Debray, Le Dire et le Faire, Gallimard, « Tract de », no 44, 11 avril 2020.
2. Trilogie de films français de Robert Lamoureux, sortis en 1973, 1975 et 1977, sur la déroute de
1940.
23

L’État dans les crises ou la crise de l’État

Entre 2008 et 2020, la France a vécu trois grandes crises :


– la crise financière de 2008 ;
– le drame des attentats de 2015 à 2017 ;
– le coronavirus en 2020.
Je me suis retrouvé au cœur des deux premières (ministre des Affaires
étrangères en 2008, secrétaire général de la présidence de la République en
2014). J’ai vécu la troisième à Paris, comme ambassadeur auprès d’une
organisation internationale, l’OCDE.
Les trois crises ne présentent ni la même nature ni la même ampleur. La
première et la deuxième n’ont pas conduit au confinement des Français, ni à
des milliers de morts, ni à une dépression économique mondiale inédite.
Toutefois, pour un serviteur de l’État, il est inévitable de comparer la
manière dont elles ont été gérées. Or, des différences de traitement, de
réactivité ou de cohérence apparaissent.
En 2008, Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence de l’Union
européenne, a réagi très vite, vigoureusement, en convoquant les principaux
dirigeants européens et les banquiers centraux pour éviter la mise en faillite
des banques continentales, sécuriser l’épargne, prévenir une grave
récession. Les recapitalisations des banques ont été immédiatement
effectuées, les incitations aux réformes des bilans des banques et des
compagnies d’assurances sont intervenues peu après pour développer des
nouvelles règles de prudence et éviter la propagation des spéculations à
risques au détriment des particuliers. Sous son impulsion, l’Europe était
unie, l’État marchait d’un seul pas, et les opérateurs économiques et
financiers ne discutaient pas ! Le tempérament présidentiel « imprimait »
très concrètement, comme il l’avait fait un mois plus tôt lors de l’invasion
de la Géorgie par la Russie. Il avait su en quelques jours – alors que la
Commission européenne ferme boutique au mois d’août – trouver les
accommodements nécessaires avec Poutine et stabiliser ainsi les partages de
territoires et d’influence qui demeurent toujours aujourd’hui.
Lors de la tragédie des attentats, François Hollande s’est rendu sur place
sans attendre, malgré les recommandations de se mettre à l’abri que lui
donnaient certains experts. Lors de l’attaque contre Charlie Hebdo, il avait
rendez-vous à midi, dans son bureau, avec le P-DG de Total, Patrick
Pouyanné. Il m’a laissé le soin de le recevoir seul. Le 13 novembre 2015 au
soir, je me trouvais chez moi alors que le Président assistait au match de
football amical qui opposait la France et l’Allemagne. Dès son retour à
l’Élysée, il mit en place et présida jour et nuit des cellules de crise
auxquelles je participai avec l’aide très efficace de Manuel Valls et de
Bernard Cazeneuve. Tous les services étaient associés : police, gendarmerie,
renseignement, secours hospitaliers. Tous agirent très vite. Les ordres,
secrets ou non, furent immédiatement appliqués. L’État, à travers les
administrations concernées, notamment les préfets, se mobilisa de façon
exemplaire. Et de manière très régulière, les leaders de tous les groupes
parlementaires, ensemble et en ma présence, et de tous les partis y compris
le FN, en tête à tête avec le chef de l’État, furent invités à l’Élysée pour être
informés et faire part de leurs observations.
Chaque intervention du Président, durant ces heures graves, était brève et
solennelle, sans fioritures. Elle était à chaque fois assortie – on l’a un peu
oublié – de mesures concrètes (état d’urgence, fichés S…) qui ont été
maintenues quelles qu’aient été les réactions, positives ou négatives, qui les
ont accueillies. Après le Bataclan, le Président s’exprima devant le Congrès,
réuni à Versailles, pour proposer le vote de différents projets de lois dont
certains furent très contestés, telle la déchéance de nationalité pour les
binationaux proposée par le Conseil d’État, le secrétariat général du
gouvernement et le Premier ministre Manuel Valls.
Critiqués ou non, il y avait des projets clairs et compréhensibles, adaptés
aux risques qu’encourait notre pays. Quelles que soient les sensibilités des
uns et des autres. Dieu sait pourtant que durant les premières vingt-
quatre heures, ce fut loin d’être évident entre Bernard Cazeneuve et
Christian Estrosi après l’attentat de Nice. Les oppositions ne faisaient pas
de cadeau et, à l’intérieur de la majorité, les frondeurs non plus.
Durant toutes ces semaines sombres, le Président a convoqué
quotidiennement le chef du gouvernement et les ministres spécialement
impliqués, celui de l’Intérieur et la garde des Sceaux. Nous y assistions avec
le directeur de cabinet. Ainsi, les directives étaient adoptées de façon
consensuelle et appliquées très vite. Une autre époque. Je me souviens de ce
moment où, après l’attaque contre Charlie Hebdo, ses deux auteurs, les
frères Kouachi, s’étaient retranchés dans une imprimerie de Seine-et-Marne.
L’ordre d’attaque a été donné depuis l’Élysée par Bernard Cazeneuve, qui
avait parlé en direct avec le directeur général de la Gendarmerie. Ensuite,
chaque jour, puis chaque semaine, se réunira le mercredi, sous la présidence
de François Hollande, un Conseil de sécurité avec le Premier ministre, les
ministres des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur, la garde des
Sceaux, le chef d’état-major particulier, le chef d’état-major des armées, le
directeur général de la Sécurité extérieure, celui de la Sécurité intérieure, le
secrétaire général de l’Élysée, le directeur de cabinet du Président et celui
du Premier ministre.

Lors du coronavirus, nous n’avons pas connu, avant Pâques 2020


(premières Pâques qui ne furent, depuis la mort du Christ, pas fêtées
ensemble par les chrétiens), la même réactivité ni la même union entre les
ministères, les services des régions, des départements et des communes. Les
équipements n’étaient pas là – lits d’hôpitaux, services de réanimation
insuffisants, collaboration entre médecins de ville, cliniques privées et
hôpitaux publics déficiente quoi qu’en disent les responsables politiques.
Tout a manqué, comparé notamment à l’Allemagne et à l’Autriche.
Ordres et contre-ordres se sont succédé, entre autres pour ce qui concerne le
port du masque par l’ensemble des Français. Cette crise faisait pourtant
suite à des grèves massives et répétées de médecins hospitaliers,
d’infirmières, qui avaient contraint la ministre de la Santé à élaborer, avec
des moyens symboliques voire indigents, trois plans successifs qui n’ont
nullement donné satisfaction aux soignants. C’est qu’à l’époque il n’y avait
« pas d’argent magique », comme Emmanuel Macron l’avait rétorqué en
avril 2018 à une infirmière qui se plaignait du manque de moyens.
J’ai assisté, comme simple citoyen, à des scènes confondantes, comme
dans cette pharmacie où j’ai vu un livreur apporter plus de mille masques,
de la part de Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, pour
pallier la rupture de stocks. l’État, incapable de trouver des masques en
nombre suffisant ne serait-ce que pour les soignants, non seulement n’a
fourni aucune aide aux collectivités locales, mais n’a pas hésité à leur
dérober des cargaisons de masques… Une attitude indigne d’une grande
démocratie.
J’ai appris par la suite que les grandes surfaces avaient également été
l’objet de pressions répétées et insistantes pour acquérir les millions de
masques que les pouvoirs publics se montraient incapables de trouver. Ce
qui n’a pas empêché plusieurs responsables politiques proches de la
majorité de critiquer leur mise en vente dans les rayons de plusieurs
enseignes le 4 mai 2020. L’État, donc, n’est pas en capacité de faire son
devoir, celui de protéger les Français de l’épidémie. Mais il n’hésite pas à se
prévaloir de ses propres turpitudes quand le secteur privé parvient – ce n’est
plus si difficile – à faire mieux que lui.
Dans les EHPAD ou dans les centres pour handicapés lourds, j’ai appris
grâce à des témoignages directs que le personnel soignant, avec des
bénévoles, a dû se débrouiller seul, en dépit du nombre des victimes
considérable et pendant longtemps caché au public. Que début mai, malgré
les discours officiels, le nombre de maisons de retraite dont les résidents
avaient été testés était encore très faible, notamment en Île-de-France. Et ce
ne furent pas les quatre premières interventions du président de la
République qui auraient pu aider les Français à s’y retrouver car, à
l’exception de la déclaration de guerre – sans équipements – et de la
découverte in extremis d’un « argent magique » que l’on pouvait finalement
dépenser sans compter (dette égale à 120 % de la richesse de la France, soit
deux fois plus qu’en 2008), les citoyens confinés n’ont pas pu constater de
progrès concrets.
Au départ, le sommet du pouvoir a voulu faire porter la responsabilité de
toutes ces insuffisances à François et à ses gouvernements. Mais l’opération
a tourné court, car c’était oublier qu’Emmanuel était secrétaire général de
l’Élysée de 2012 à 2014, puis ministre de l’Économie, en charge de
l’Industrie de 2014 à 2016. Oublier aussi que le directeur général de la
Santé Jérôme Salomon se trouvait, comme Benjamin Griveaux et Gabriel
Attal, au cabinet de Marisol Touraine quand la politique de stockage massif
de masques chirurgicaux et FFP2 par la puissance publique fut abandonnée.
Oublier encore que l’actuel conseiller social de l’Élysée a dirigé pendant
trois ans les cabinets des ministres du Travail François Rebsamen et
Myriam El Khomri. Un détail.
Jusqu’à Pâques 2020, l’État se trouvait aux prises avec de multiples
intermédiaires qui, faute de décisions ou de directives claires et rapides,
bricolaient dans leur coin un protocole de traitement (Marseille), une
stratégie de protection (la distribution gratuite de masques pour tous à
Nice), des règles de limitation de liberté de circulation (interdiction de faire
du jogging à Paris entre 10 heures et 19 heures !) qui leur étaient propres.
La crise du coronavirus a créé une véritable décentralisation politique,
administrative, entrepreneuriale. Par l’impotence du pouvoir jacobin, la
France redevenait fédérale, sinon féodale.
Cette mutation profonde, effet secondaire inattendu de la crise
pandémique, n’a été ni anticipée ni programmée par le chef de l’État dans
son mandat. Il le comprit dans son intervention du 13 avril 2020 lorsqu’il en
appela à une Europe plus solidaire, disposant de frontières extérieures sûres,
grâce à la fermeture des flux hors Schengen. Il proposa alors des
orientations nouvelles sans véritablement donner les précisions
indispensables, et un véritable pacte républicain qui avait un fort relent de
cuisine politicienne.
Ce discours sur l’Europe et sur le pacte solidaire n’a d’ailleurs rien
d’original. Il reprend la déclaration urbi et orbi du pape François, faite le
jour de Pâques sur l’avenir de l’Europe (« Ou bien l’Europe se protège et
est solidaire ou bien elle disparaîtra »). Mais, pour que ce pacte national ou
européen que nous appelons tous de nos vœux soit réel, il requiert bien sûr
un mode de gouvernement plus politique et plus diversifié. Sans cela, nous
n’aurons une fois de plus qu’une unité de façade réduite au discours. La
véritable mesure retenue par les Français fut la date de fin de confinement
au 11 mai. Beaucoup de citoyens apprécièrent l’humilité du Président
lorsqu’il reconnut le retard au démarrage de l’action publique et les erreurs
initiales de diagnostic. Une humilité relative toutefois, puisqu’il s’empressa
d’ajouter que la situation était la même dans tous les autres pays.
Fin avril, il ressortait des précédents épisodes deux évidences. La
première : l’Allemagne, plus industrieuse, plus professionnelle, s’avère bien
la première puissance d’Europe. Nous pourrons sans doute le constater
lorsqu’il nous faudra rembourser de manière « magique », en 2021 ou
2022 1, années électorales des deux côtés du Rhin, la montagne de dettes
contractées pendant la crise. La seconde : l’abandon de l’État stratège, en
matière industrielle, a largement contribué à la gestion calamiteuse de
l’épidémie.
Le Président n’a eu que le mot « souveraineté » à la bouche, pendant
toute la traversée de l’épidémie, mais depuis 2017 il n’a pas reconstitué un
vrai ministère de l’Industrie. La planification n’est pourtant pas seulement
une notion importée d’Union soviétique. La France a bénéficié d’un
Commissariat général au Plan de 1946 à 2006. Jean Monnet fut son premier
animateur. Dominique de Villepin, quand il était Premier ministre, a décidé
d’en finir avec ce qu’il considérait certainement comme une vieillerie.
Depuis le début des années 2000, nous ne disposons que d’un obscur
organisme de réflexion pompeusement baptisé désormais France Stratégie :
« Le proverbe nous dit que c’est au pied du mur qu’on verra le maçon […].
Il faut penser à long terme la réorganisation de nos chaînes de valeur et de
production 2 », disait le 8 avril Jean-Pierre Chevènement, l’une des rares
personnalités politiques françaises pour laquelle j’ai une certaine
admiration. « Après les chocs pétroliers de la décennie 1970, nos élites ont
fait le choix de la société post-industrielle, c’est-à-dire des services, elles se
sont détournées de l’industrie. La politique industrielle est devenue un gros
mot. »
Puisse-t-il être entendu !

Notes
1. Nous n’avons jamais vu dans l’Histoire de création monétaire massive ne pas être réduite, que
ce soit par des autorités nationales, européennes, ou par les marchés, dans une période de deux à trois
ans.
2. Interview au Figaro, 8 avril 2020.
24

La tyrannie administrative

Et maintenant que faire ? Les manquements administratifs qui ont sévi


pendant la crise épidémique ont été disséqués et le seront encore. La
responsabilité du gouvernement et du président de la République a été
maintes fois évoquée. À leur décharge, ils ont dû éprouver, à de nombreuses
reprises, cette sensation terrifiante du conducteur qui tourne le volant sans
que les roues modifient leur trajectoire, comme si le circuit de
commandement était endommagé.
e
J’ai servi l’État sous la V République. J’ai servi l’Europe des
démocraties parlementaires, dont certaines gouvernées de temps à autre par
des coalitions. J’ai constaté combien la République française est singulière.
C’est celle où le Parlement dispose des pouvoirs les moins étendus dans le
« cœur de l’Europe ».
De plus, dans ma carrière, j’ai observé sans cesse un accroissement de la
centralisation présidentielle, un pouvoir administratif plus puissant que
l’autorité des élus, un Parlement affaibli face à l’exécutif (cela malgré la
réforme institutionnelle importante de Nicolas Sarkozy en 2008) et surtout
ces derniers temps un gouvernement faible et peu politique.
Le changement du mandat présidentiel de sept à cinq ans, issu d’une
compétition politique du mieux-disant entre Jacques Chirac et Lionel
Jospin, a aggravé ce déséquilibre des pouvoirs et cette centralisation autour
du chef de l’État. Le quinquennat, associé à la montée en puissance des
réseaux sociaux, n’a fait qu’amplifier l’écart entre le temps de l’annonce
politique et celui de l’application administrative (hors crise internationale,
lutte contre le terrorisme et mesures d’urgence). Pour simplifier, nous
pensons tous qu’une fois les décisions présidentielles actées et annoncées le
mode de vie de nos concitoyens s’en trouvera amélioré et clarifié. C’est
imaginer que le temps du débat parlementaire et de l’application
administrative se serait lui aussi raccourci. Il n’en est rien.
La centralisation et le champ de décision élyséen se sont accrus mais
l’« intendance » n’a pas suivi. Les délais nécessaires à la mise en œuvre
bureaucratique n’ont pas varié depuis quarante ans ! Il nous faut toujours
trois mois pour adopter un budget après au moins un trimestre de
préparation. Les décrets qui concernent les modifications fiscales ou les
dépenses publiques nécessitent toujours au moins six mois de gestation. Et
encore ! Aux yeux de l’administration, ce décret ne fait pas foi. Il n’a
aucune valeur tant qu’il n’est pas consacré par une circulaire. Selon la
bonne ou la mauvaise volonté des chefs de bureau, il faut compter plus d’un
an pour que la mesure soit visible sinon comprise sur le terrain.
À ce désaccord entre les temps politique et administratif, amplifiés par la
brièveté du quinquennat, se surajoutent les errements du « nouveau
monde ». La réforme des retraites annoncée en 2017, ajournée par le
coronavirus et ressuscitée, en est un exemple saisissant. Une mission de
concertation de dix-huit mois est confiée à un négociateur dont le pouvoir
vante l’habilité. Un vain peuple pourrait imaginer que ce délai a permis de
balayer les obstacles et de s’accorder sur un point d’équilibre précis entre
l’État et les différents partenaires sociaux. Il n’en est rien ! Non seulement
le rapport publié est imprécis mais son auteur, Jean-Paul Delevoye, doit
démissionner après des révélations en cascade sur les activités annexes qui
l’ont occupé et l’exposent à des conflits d’intérêts avec ses fonctions
officielles. Ce brillant épisode débouche sur la plus longue période de grève
e
connue sous la V République. Je n’ai jamais vu aucun régime agir ainsi. Il
ne fait aucun doute que si j’avais abouti à de tels résultats à l’Inspection des
Finances, à la direction du Trésor ou dans les cabinets ministériels, j’eusse
été renvoyé sur-le-champ ! Conclusion ? Le projet enterré resurgit après le
changement de Premier ministre ! De même, pendant la crise du Covid, les
citoyens ont attendu plusieurs mois les décrets sur diverses allocations,
notamment dans le secteur culturel.
Dans ce « nouveau monde » où le Président voulait miser sur la
transparence et la confiance totale dans les responsables, nous n’avons
jamais vu autant de démissions liées à des interférences entre patrimoine
public et intérêts privés. Nous n’avons jamais connu autant de troubles, de
lenteur et d’opacité dans la décision politique. Rien d’étonnant quand on
sait que celle-ci se concentre entre trois ou quatre personnes, le Président, le
secrétaire général de l’Élysée, le Premier ministre et son directeur de
cabinet. Nous sommes gouvernés par des personnalités qui, quel que soit
leur talent, décident seules de notre avenir, tablant sur une majorité
parlementaire initialement écrasante, mais chaque jour un peu plus minée
par le désenchantement. La plupart de ces députés, d’ailleurs, ne
connaissent rien aux réalités du terrain où ils sont pour la plupart bien
méconnus.
Centralisation présidentielle, isolement parlementaire et lenteur
administrative se combinent dans une mécanique brouillonne et peu
productive, tandis que les régions, elles, sont gouvernées par de véritables
personnalités politiques tels Valérie Pécresse, Xavier Bertrand, Laurent
Wauquiez ou Hervé Morin. Les départements ont démontré pendant la
Covid-19 leur utilité, de même que les communes, grandes et petites. Les
maires sont représentés par François Baroin, le président de leur
association, l’AMF, qui fait partie de ces rouages discrets qui permettent à
l’État central de fonctionner. Tous ces élus accomplissent d’importantes
missions de service public. Leur coexistence avec l’État central, isolé du
monde réel, donne lieu à des affrontements et à des confusions de
compétences qui, en dépit des efforts de ministres de bonne volonté, rendent
la vie quotidienne des Français encore plus difficile.
Si encore notre État était rénové, nous pourrions envisager avec sérénité
les quinquennats à venir. Mais il n’en est rien malgré les promesses d’une
France et d’une Europe nouvelles martelées en 2017. À de rares exceptions
près, les structures administratives demeurent identiques à celles que j’ai
connues en 1980. Il y a toujours aussi peu de coordination au sein des
ministères, et encore moins entre eux. Les Finances, le Quai d’Orsay,
l’Éducation et l’Enseignement supérieur, l’Environnement, avec les
Transports et l’Équipement, demeurent un ensemble de féodalités. Vous ne
savez pas, pour tel ou tel projet, s’il convient de s’adresser au ministère de
la Transition écologique ou à celui de la Cohésion des territoires. Bien
malin le serviteur de l’État qui pour tels ou tels mobilité ou avancement sait
s’il doit solliciter un secrétaire général de l’administration centrale ou un
directeur de l’administration générale, à moins que ce soit le nouveau
directeur des ressources humaines, qui tous coexistent dans les différents
ministères que j’ai cités.
Ne nous étonnons pas dans ces conditions de n’observer qu’une très
faible baisse des dépenses publiques, assortie d’une réduction plus que
marginale du nombre de fonctionnaires ! Ainsi aujourd’hui, le commerce
extérieur, déterminant pour la compétitivité de notre économie, se partage-t-
il entre la direction des Finances, à Bercy, et une autre située au Quai
d’Orsay, où pas moins de cent cinquante fonctionnaires effectuent les
mêmes tâches en doublon.
De même n’avons-nous pas – ou alors, il se montre plus que discret – de
ministre du Développement, chargé de réduire les inégalités entre pays
riches et pauvres, une tâche pourtant indispensable si l’on veut, à terme et
non sur la seule durée politique d’un quinquennat, combattre les désordres
liés aux migrations massives et au terrorisme. Nos plus grands partenaires
européens n’en reviennent pas, et cela alors même que ces trois dernières
années les effectifs de l’Agence française de développement se sont accrus
de plus de 300 agents (mais que font-ils ?).
Comment sortir de ces impasses ? La réponse officielle consiste à
supprimer l’ENA 1 et certains grands corps. Nous voyons bien qu’au-delà de
la facilité – de la démagogie ? –, ce n’est pas une réforme suffisante. Qui
plus est, elle n’est toujours pas mise en œuvre, alors qu’elle a été faite début
2019.
La vraie réponse consisterait à installer un responsable politique de poids
en charge de la réforme de l’État, avec un rang élevé dans le gouvernement,
juste derrière le Premier ministre. Et, pour accorder de nouveau les temps
politique et administratif, revenir sur le quinquennat au profit d’un mandat
de sept ans non renouvelable. Mais comme toutes celles annoncées par le
président de la République, une telle réforme, à supposer qu’il souhaite la
porter, ne verra pas le jour avant la fin de son mandat.
En lieu et place, les Français devront subir l’immobilisme agité d’un chef
de l’État flanqué de trop nombreux ministres inconnus.

Note
1. Pourtant devenue une école de référence internationale comme j’ai pu l’observer au Royaume-
Uni.
25

Silence, je démissionne !

Après quelques mois passés dans la fonction d’ambassadeur en charge


des relations économiques internationales, je commence à trouver le temps
long. Quel contraste avec la direction générale du Trésor, où le rythme de
travail était plus que soutenu ! Une fois que j’ai fait le tour de mon bureau
et que je me suis acquitté des dettes du Liban auprès du président Chirac, je
suis impatient de reprendre du service actif. EDF, grande entreprise
publique, me propose de prendre la tête de sa direction internationale. C’est
pour moi une manière de continuer à servir mon pays. Je suis très
enthousiaste mais dois franchir un dernier obstacle, celui de la commission
de déontologie. Cette institution, installée au début des années 1990, est
chargée de contrôler les conditions dans lesquelles des fonctionnaires
envisagent de poursuivre leur carrière dans le privé ou le secteur public
concurrentiel. L’objectif est louable. Il s’agit de combattre le
« pantouflage » quand il engendre des conflits d’intérêts. Quand, par
exemple, une entreprise privée « achète » un carnet d’adresses de haut
fonctionnaire plutôt que des compétences. La commission examine si le
postulant a eu à traiter des dossiers impliquant son futur employeur dans ses
anciennes fonctions. Si c’est le cas, elle se montre extraordinairement
pointilleuse, et accorde rarement son imprimatur.
On ne le dit pas assez : en vérité, la France se distingue de ses voisins
européens par des règles exagérément tatillonnes, censées traduire une
volonté forcenée de lutter contre la présumée corruption des élites. Elle
réclame entre trois et cinq ans de viduité alors qu’ailleurs une seule est
considérée comme un délai raisonnable. Je ne sache pas, pourtant, que les
décideurs allemands, néerlandais ou britanniques soient plus compromis
que leurs homologues français !
Il est d’usage, pour qui figure dans le « top 10 » de la fonction publique,
de demander un avis informel à la commission, afin de ne pas prendre le
risque d’un refus publiquement exprimé. Je me soumets donc à ce rituel et
découvre avec stupéfaction que c’est non. La direction générale du Trésor
exerce indirectement, via l’Agence des participations de l’État (APE), la
tutelle sur EDF. Peu chaut à cette commission que le capital de ce groupe
soit très majoritairement détenu par l’État. Je dois renoncer et me trouver un
autre emploi… C’est ainsi que je me retrouve président de Barclays France,
grâce aux bons soins de Jean-Michel Beigbeder, le père de l’écrivain,
chasseur de têtes du CAC 40. J’y rencontre entre autres Laurence Boone,
qui à mon invitation succédera à Emmanuel comme sherpa du président
Hollande à l’Élysée, et que je retrouverai à l’OCDE, dont elle deviendra
l’économiste en chef, avec un talent inné de la communication.
Les règles de déontologie ont une dimension variable au gré des époques.
Ainsi, le conseiller technique chargé du dossier énergie à l’Élysée et à
Matignon depuis 2017, l’X-Mines Thibaud Normand, a-t-il pu partir sans
encombre chez Safran au printemps 2020. Pourquoi ?
Il semble que les appréciations de la commission de déontologie soient
plus sévères en fonction du niveau de responsabilité exercée par le
demandeur. Rien d’illogique à cela, si ce n’est l’absurdité de voir des
énarques contraints, comme je le fus en 2005, d’aller travailler pour une
entreprise étrangère parce que l’administration ne leur propose aucun poste
et qu’une commission s’oppose à ce qu’ils poursuivent leur carrière dans un
groupe appartenant à la sphère publique. Pour résumer : plus on sert l’État,
moins on en est récompensé sur les sorties possibles. C’est pour cette
raison, entre autres, que les hauts fonctionnaires quittent l’administration de
plus en plus tôt. Une tentation qui converge avec les exigences du secteur
privé, dont les dirigeants préfèrent désormais recruter des énarques ou des
ingénieurs âgés de moins de 40 ans. C’est d’ailleurs ce que je conseille aux
jeunes qui viennent me consulter. Aux encore plus jeunes, compte tenu de
ces contraintes, mais aussi des menaces qui planent sur l’avenir de l’ENA,
je recommande malheureusement de choisir une autre voie, grandes écoles
ou universités étrangères, qui leur laissera un plus grand éventail de choix.
Mais servir l’État pendant quarante ans comme je l’ai fait n’est plus guère
envisageable aujourd’hui, à mon plus grand dépit.

Mon départ pour la filiale française de Barclays, en 2005, n’est pas ma


première incursion dans le secteur privé. Dix ans auparavant, j’ai été
contraint de prendre la même décision. En 1995, je reviens de Bruxelles où
j’étais chef de cabinet du président de la Commission européenne, Jacques
Delors. Je suis accueilli plutôt fraîchement à Bercy. J’ai 40 ans, j’ai acquis
une expérience qui peut être utile sur les affaires économiques et financières
européennes mais cela ne semble intéresser personne. C’est ainsi que je
deviens avocat dans le célèbre cabinet parisien Jeantet et associés, comme
Hubert Védrine, qui déploie son entregent et ouvre grand son carnet
d’adresses. Pour ma part, je travaille comme un damné, sur des dossiers que
je découvre et que je dois débroussailler seul. L’expérience dure un peu
moins de deux ans, jusqu’aux élections législatives de 1997 dont la gauche
sort victorieuse.
Le soir du second tour, je suis au cocktail de France 2 quand mon
téléphone sonne. C’est Dominique Strauss-Kahn, très enjoué. « Jean-Pierre,
je vais être ministre de l’Économie et des Finances, tu passes me voir
demain matin car je souhaite que tu sois mon directeur de cabinet. » Je suis
très heureux, je retrouve le fil de mon destin professionnel. Sur un petit
nuage, je vais fêter la victoire et ma future nomination avec mon épouse
Brigitte et quelques amis au Pied de cochon, dans le quartier des Halles.
Mon goût de la célébration me joue des tours. Le lendemain matin, après
une courte nuit, j’ai de petits yeux quand, vers 10 h 30, je sonne chez le
couple Strauss-Kahn-Sinclair, boulevard de Beauséjour dans le
e
XVI arrondissement. Je remercie le futur ministre de sa confiance et je lui
donne des noms pour composer le cabinet : François Villeroy de Galhau
comme directeur de cabinet adjoint et des profils plus juniors, tels Nicolas
Théry 1 ou Frédéric Lavenir 2 comme conseillers. Je suis en pleine euphorie
quand je pars directement déjeuner au domicile de Ségolène Royal et
François Hollande, chez qui je retrouve Brigitte. La mère de François est
présente et s’amuse de mon air guilleret : « Eh bien, Jean-Pierre, je vois
qu’on a déjà pris l’apéritif ! »
À table, nous passons un moment très agréable. Mes amis songent à leur
avenir immédiat avec cette alternance tombée du ciel. Je conseille à
François de devenir ministre de l’Agriculture. L’enfance en Normandie,
l’ancrage en Corrèze sont autant d’atouts pour ce poste difficile. J’ajoute
que ce ministère a réussi à Jacques Chirac. Ma proposition ne suscite guère
d’enthousiasme. Ségolène, en revanche, est déterminée : elle veut le
« perchoir », autrement dit la présidence de l’Assemblée nationale.
Nous devisons encore quand mon téléphone sonne. C’est Lionel Jospin.
Je me redresse sur le canapé, me recoiffe et prends mon air le plus sérieux :
– Monsieur le Premier ministre.
– Monsieur Jouyet, j’ai bien réfléchi. Il faudrait que vous me rejoigniez à
Matignon comme directeur adjoint de mon cabinet.
– Monsieur le Premier ministre, ce n’est malheureusement pas possible,
j’ai déjà dit oui à Dominique Strauss-Kahn pour être son directeur de
cabinet.
(Je sens un certain agacement à l’autre bout du fil.)
– Mais je suis le Premier ministre, donc vous allez expliquer la situation à
Dominique, je lui parlerai aussi.
J’appelle donc l’intéressé. Il est furieux : « Mais tu m’as donné ta
parole ! » Je suis confus. Et mutique.
DSK finit par capituler.
Le lendemain, je déjeune à l’hôtel Matignon avec Lionel Jospin et Olivier
Schrameck, son directeur de cabinet. Nous avons le plus grand mal à
recruter à Bercy car Dominique Strauss-Kahn a asséché le marché grâce à
tous les noms que je lui ai donnés. Ce qui montre qu’à l’époque déjà il n’y a
pas beaucoup de monde sur le banc de touche. Il y en a d’autant moins que
la vieille haine entre Jospin et Fabius, qui date des années 1980, ne s’est
toujours pas éteinte. Je téléphone à plusieurs hauts fonctionnaires fabiusiens
pour leur proposer d’entrer au gouvernement. Aucun d’entre eux n’accepte.
Frédérique Bredin, par exemple, qui a déjà été ministre et que je connais
bien, puisqu’elle est sortie à l’Inspection des Finances dans la même
promotion que moi, me répond laconiquement : « Je ne peux pas. » Je
comprends qu’elle est élue de Seine-Maritime, dans le fief de Fabius, et
qu’il convient de ne pas contrarier ce grand féodal. Parmi ses vassaux, seul
Christian Pierret accepte, parce qu’il ne peut résister à l’envie d’être
ministre qui l’étreint depuis de longues années.
Une autre disciple de Laurent Fabius intègre le cabinet du Premier
ministre. C’est Florence Parly, jeune énarque qui devient mon adjointe, et
dont la mère dirige le cabinet de Claude Allègre à l’Éducation nationale.
Quelques rocardiens complètent l’équipe, dont Manuel Valls, avec lequel
je m’entends très bien. Nous ne nous sommes, ensuite, jamais perdus de
vue. Lors d’un déjeuner lorsque j’étais ministre des Affaires européennes de
Nicolas Sarkozy, il m’expliquera attendre le résultat des élections de 2012
pour décider s’il serait ou non un adepte de l’« ouverture ». Il n’aura pas à
se poser la question et deviendra ministre de l’Intérieur auprès de François
Hollande.
Tant au sein du cabinet que du gouvernement, les équipes fonctionnent à
merveille jusqu’à ce qu’un drame aux énormes répercussions vienne gripper
la machine. Le 6 février 1998, le préfet de Corse Claude Érignac meurt sous
les balles d’un commando indépendantiste. Cette tragédie est suivie par les
outrances de son successeur, Bernard Bonnet, qui ne contribuent pas à
apaiser la situation sur l’île de Beauté.
Dans ce chaos, Jean-Pierre Chevènement défend une ligne républicaine
tandis que Lionel Jospin tend une main discrète aux nationalistes. Il est
soutenu, voire chauffé à blanc, par ses deux conseillers Alain Christnacht et
Clotilde Valter. Le Premier ministre est en proie à un dilemme politicien : il
ne veut pas perdre la Corse, il redoute que Jacques Chirac, son adversaire à
la prochaine présidentielle, s’empare du dossier si la violence continue de
faire sa loi. À l’été 2000 sont signés les accords de Matignon, qui
représentent un accommodement intolérable pour Jean-Pierre
Chevènement, qui quittera le gouvernement peu après.
J’ai décidé depuis plusieurs mois de démissionner, moi aussi. Pas à cause
de la Corse, mais pour une décision de Lionel Jospin que j’ai prise pour une
sorte d’affront personnel.
Le 26 décembre 1999, une tempête d’une ampleur inédite s’abat sur la
France. Je suis en Normandie et je vois des maisons par terre. Lionel Jospin
passe ses vacances en Égypte, Olivier Schrameck en Bretagne. Il n’y a
personne à l’Élysée à part la conseillère qui assure la permanence. Tout le
monde doit revenir au plus vite, ministres et conseillers, pour préparer un
Conseil des ministres extraordinaire. Lors d’une réunion de cabinet, le
Premier ministre nous enjoint de ne pas sortir pour le réveillon de la Saint-
Sylvestre, de ne pas donner le sentiment de faire la fête alors que beaucoup
de Français connaissent des difficultés. Puis il ajoute : « Si cela vous
convient, dites à vos épouses que nous allons réveillonner ici, à l’hôtel
Matignon, de manière sobre. » Tout était déjà préparé pour un réveillon
chez Ségolène et François, que j’appelle donc pour leur raconter le
changement de programme. Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas refuser.
Finalement, même si l’ambiance n’est pas torride, le réveillon se déroule de
manière très amicale et détendue à la table du Premier ministre. Mon
épouse et moi nous esquivons juste après les douze coups de minuit pour
rejoindre Ségolène et François…
Deux jours après les festivités, Manuel Valls et moi-même sommes
convoqués dans le bureau du Premier ministre avec Olivier Schrameck.
Lionel Jospin nous annonce un remaniement imminent. Et que Florence
Parly va devenir secrétaire d’État au Budget. Manuel Valls, en bon
professionnel de la communication, ne cille pas : « Bien, monsieur le
Premier ministre. Merci de nous avoir informés. » Pour ma part, je suis
décomposé. Jusqu’alors Florence Parly était mon adjointe, voilà qu’elle
devient ministre !
En sortant du bureau, je suis toujours sous le choc. Je prends Manuel
Valls à témoin :
– Tu te rends compte !
– Enfin, Jean-Pierre, bien sûr que c’est une vraie connerie mais c’est
comme cela !
– Tout ce que je vois, c’est que j’ai réveillonné il y a deux jours avec le
Premier ministre et son directeur de cabinet, qui avaient peut-être déjà pris
leur décision sur le fait de promouvoir mon adjointe. Tu crois que c’était
déjà fait ?
– Tu te fous de ma gueule ? Bien sûr ! répond Manuel Valls, amusé par
tant de naïveté…
Je suis si choqué par l’hypocrisie du procédé que je ne peux pas retourner
dans mon bureau. Je marche dans Paris pour évacuer ma rancœur face à une
telle duplicité. Était-elle indispensable ?
Je me demande si je démissionne. Je choisis de rester, mais le cœur n’y
est plus. Je suis partant, même si je ne me le formule pas ainsi.
Quand j’apprends que le directeur du Trésor, Jean Lemierre, est nommé à
la BERD – la Banque européenne pour la reconstruction et le
développement –, je vais voir le ministre de l’Économie et des Finances,
Laurent Fabius, pour lui faire part de ma candidature. Il trouve que c’est
une bonne idée, mais me prévient que François Villeroy de Galhau, l’ancien
directeur de cabinet de son prédécesseur qu’il n’a pas gardé à ses côtés, est
également candidat. Il a fait une grande partie de sa carrière au Trésor,
tandis que je viens des Impôts, donc impossible de rien me promettre.
Je demande alors audience à Lionel Jospin :
– Monsieur le Premier ministre, j’ai vu que le poste de directeur du
Trésor allait se libérer. J’ai fait trois ans de cabinet…
– Jean-Pierre, je ne souhaite pas que vous partiez…
Je ne réponds pas. Je n’ai pas l’intention de lui donner la vraie raison de
mon départ. Toujours est-il qu’une semaine plus tard Laurent Fabius me
rappelle. Je serai directeur du Trésor, et François Villeroy de Galhau
directeur des Impôts.
C’est la seule fois de ma vie professionnelle où j’ai demandé une
responsabilité. Je ne l’ai pas regretté. Le poste de directeur du Trésor est un
des plus beaux que j’aie occupés. Un de ceux où l’on comprend, chaque
jour, pourquoi on a choisi le service public…

Notes
1. Major de la promotion de l’ENA « Liberté, Égalité, Fraternité », Nicolas Théry est devenu en
2016 président de la confédération nationale du Crédit mutuel.
2. Major de la promotion « Denis Diderot » de l’ENA, Frédéric Lavenir a quitté en 2018 la
direction générale de CNP Assurances et préside l’Association pour le droit à l’initiative
économique.
26

Grand oral… miraculeux

Dans la voiture, sur le chemin du retour de Paris à Écos, où nous


demeurons, mon père dit à ma mère : « Tu te rends compte, on a fait un
génie ! » Ce jour d’automne 1976, je viens d’apprendre que je suis admis à
l’ENA. Cette réussite, c’est pour mon père une sorte de revanche sur le
destin, car j’apprendrai par la suite que j’ai été conçu hors mariage, ce qui
en 1954, au fin fond de la Normandie, n’était ni fréquent ni bien accepté
dans un milieu rural, catholique et conservateur. C’est aussi un
accomplissement. Depuis mon plus jeune âge, il envisage pour moi une
carrière politique et administrative. Issu d’une famille de droite, gaulliste, il
exerce la profession de notaire mais se passionne pour la chose publique.
Élu local dans l’Eure depuis 1958 – il le sera jusqu’en 1980 –, il invite à la
maison tout ce que le département compte de préfets pour qu’ils viennent
me parler de leur parcours et de leurs fonctions. C’est ainsi que je fais la
connaissance de René Tomasini, député de l’Eure et secrétaire général de
l’UDR, ou de Gérard Longuet, jeune énarque devenu directeur de cabinet
du préfet de l’Eure juste après sa sortie de l’école.
J’ai eu le privilège quand j’étais enfant de pouvoir parcourir à bicyclette
toute la propriété de Claude Monet à Giverny. Je dévalais la pente depuis le
haut de la colline jusqu’au pont des Nymphéas en passant par le jardin,
alors totalement laissé à l’abandon. La succession de l’artiste a mis
cinquante ans à se régler, et je pouvais donc, chance insigne, poser mon
vélo sur ce pont légendaire.
Passionné d’histoire politique, je n’ai pas eu à me forcer pour faire
Sciences Po, où j’ai obtenu les félicitations du jury grâce à mes
connaissances sur Joseph Caillaux et son épouse (déjà l’Inspection des
Finances !). Également titulaire d’un doctorat de droit public, j’ai voulu
exaucer jusqu’au bout un souhait paternel en préparant l’ENA.
Je n’ai pas et n’ai jamais eu, contrairement à d’autres, d’ambition
politique particulière. La flamme du militantisme, si elle a jamais lui en
moi, s’est éteinte la nuit du 5 mai 1974, celle du premier tour de la
présidentielle consécutive au décès de Georges Pompidou. Je l’ai passée
dans un commissariat de Rouen, où Jean Lecanuet, maire et fervent soutien
de Valéry Giscard d’Estaing, avait ordonné de retenir les jeunes gens qui
manifestaient avec trop d’impétuosité leur soutien à Jacques Chaban-
Delmas. On ne m’y reprendrait plus !

Préparer l’ENA exige le plus souvent d’appartenir à une « écurie » où


l’on est entraîné comme un champion. À l’époque, je ne connais personne
qui souhaite se présenter au concours. C’est donc dans la demeure familiale
d’Écos, près de Giverny, que je potasse pendant tout l’été. Je prends le train
pour Paris une fois par semaine, afin de m’approvisionner en manuels et
livres stratégiques à la bibliothèque de Sciences Po. La maison est vide, ses
autres habitants profitant de vacances bien méritées. La canicule qui s’abat
sur le pays en cet été 1976 épargne relativement la Normandie, et n’affecte
pas ma productivité.
En septembre, les épreuves écrites se passent bien, mais sans plus à mon
avis. C’est donc une grosse et heureuse surprise quand je découvre que je
suis admissible. Je prépare les oraux avec davantage de confiance, toujours
avec la même logistique : l’étude quotidienne à Écos, et le ravitaillement
hebdomadaire à Paris.
Mon père me soutient. Ma mère fait plus que cela. Elle met à mon service
sa solide culture artistique et littéraire. Nous épluchons tous les deux les
« Lagarde et Michard » jusque tard dans la nuit. Nous passons en revue les
grands auteurs, de Stendhal à Camus, sans oublier Simenon et Colette que
ma mère apprécie particulièrement.
Le jour du grand oral arrive très vite. J’en garde deux souvenirs. Une
bonne réponse sur le rôle éminent du « cerveau gauche » dans le
raisonnement logique et rationnel, miraculeuse pour un nul en sciences
comme moi, gratifié d’un 4/20 en mathématiques au baccalauréat. Une
mauvaise réponse sur le nom du parolier de Gilbert Bécaud qui était en
même temps membre du corps préfectoral. Je réponds Pierre Delanoë alors
qu’il s’agit de Louis Amade. Comment un amateur de chanson française
comme moi, autre virus transmis par ma mère, a-t-il pu faire l’impasse sur
l’auteur des « Marchés de Provence » et de « L’important c’est la rose » ?
Cette ignorance impardonnable me fait passer pour un inculte même chez
les notaires. Et me fait douter de mon succès en attendant le verdict.
Le jour fatidique, je suis à Paris avec mes parents pour une cérémonie
familiale. Les résultats doivent être affichés sur la porte cochère de l’ENA,
rue des Saints-Pères, à partir de 18 heures. Le trottoir est étroit et la foule
impatiente. Mon père est trop anxieux pour m’accompagner et c’est un
cousin ingénieur qui se dévoue. Lire mon nom sur la liste des reçus suscite
en moi un mélange d’émotion et d’incrédulité. Mais ce n’est qu’une fois
revenu auprès de mes parents, qui m’attendent près de la porte Maillot, que
je laisse éclater ma joie. Mon père rayonne, annonce mon succès à la
cantonade tandis que je tombe, en larmes, dans les bras de ma mère.
1976 reste pour moi l’année du commencement du service de l’État.
Suivront plus de quarante années à l’exception d’une brève interruption
survenue bien malgré moi au milieu des années 2000 ! Mon itinéraire
montre, je l’espère, que le statut de haut fonctionnaire ne garantit pas une
rente, quoi qu’on en dise, mais oblige au contraire.
Je ne m’assieds pourtant pas immédiatement sur les bancs de l’école tant
convoitée. C’est une obligation pour presque tous les garçons qui viennent
de réussir le concours d’entrée à l’ENA. Une fois dissipée l’ivresse de la
réussite, le devoir national les appelle. Après un bref passage par le grand
amphi de l’École militaire pour choisir ses affectations, direction
Coëtquidan, en Bretagne, pour le gros de la troupe, versé d’autorité dans
l’armée de terre.
Ce dimanche de janvier 1977, me voilà donc parti pour cinq semaines de
classes, sur le quai de la gare Montparnasse d’où part un train de nuit bourré
d’énarques. Certains, comme Michel Sapin, sont déjà mariés et font leurs
adieux à leur épouse. D’autres, comme moi, arrivent seuls et se répartissent
au hasard dans les compartiments. Je me retrouve dans celui de François
Hollande, qui nous régale pendant tout le trajet d’un festival de bonnes
blagues. Il est tout content d’être là, parmi nous. Sa grande myopie lui avait
valu d’être réformé lors de ses « trois jours », avant même de passer le
concours. Une fois reçu, il a bataillé pour obtenir une révision de cette
décision. Il ne voulait pas compromettre sa carrière politique en prenant le
risque de passer toute sa vie pour un planqué. Il a réussi à se faire
incorporer, quand au sein de notre promotion tant d’autres s’échinaient, au
contraire, à trouver un moyen de s’exonérer du service militaire.
Après une nuit de train, la petite troupe d’une soixantaine d’énarques,
l’esprit un peu embrumé, se retrouve dans l’amphithéâtre Napoléon de
Coëtquidan, avec une autre fournée de lauréats, issus de l’École nationale
de la magistrature. Nous apprenons tous les rudiments de la vie dans une
caserne : la réception du paquetage, la coupe de cheveux réglementaire, la
répartition dans les chambrées… où nous nous retrouvons en compagnie de
Jean-Michel Lambert, alors élève à l’École nationale de la magistrature, et
qui s’illustrera quelques années plus tard comme premier juge d’instruction
dans l’affaire Grégory.
Ces quelques semaines passées en Bretagne sous les drapeaux me laissent
un agréable souvenir en raison de la présence de François. Dès notre
première permission, nous allons chez lui, à Neuilly, avec Jean-Maurice
Ripert, qu’il connaît depuis Sciences Po, Michel Sapin et Bernard Cottin. Je
suis le nouveau au sein de ce quatuor qui deviendra vite notre « Club des
cinq 1 ».
Dès avant le début de la scolarité à l’ENA, nous nous voyons souvent
dans l’Eure et travaillons aux statuts du futur Carena que François veut
créer pour se démarquer de la CFDT. Je me range d’emblée à ses côtés pour
défendre l’Union de la gauche. Nous partageons un certain goût de la
provocation et nous plaisons à faire en toutes circonstances la publicité du
Parti communiste, afin d’exciter quelque peu nos amis rocardiens Cottin,
Ripert et Sapin.
J’ai beaucoup aimé mes deux années dans cette école que j’ai trouvée
beaucoup plus démocratique que Sciences Po, où le provincial que je suis
n’avait pas réussi à se faire des amis. Au retour de notre stage, la semaine
d’intégration, qui se passe à cette époque dans les Pyrénées-Orientales, à
Font-Romeu, est l’occasion de choisir le nom de notre promotion. Au
milieu des propositions sérieuses, de Rousseau à Voltaire en passant par
« Droits de l’homme » et Louise Michel, Henri de Castries fait une
proposition insolite et provocatrice : « Trou des Halles », un clin d’œil à
l’incurie administrative qui a laissé béante, depuis 1971, l’ancienne emprise
des Halles situées au cœur de Paris jusqu’à leur déménagement à Rungis.
Contre toute attente, le canular séduit beaucoup d’électeurs, et « Trou des
Halles » risque de devenir notre nom de baptême, au grand dam de la
direction de l’école. Je m’agite beaucoup tandis que la situation fait rire
François. Ségolène Royal, que l’humour, déjà à cette époque, n’étouffe pas,
s’indigne contre un nom qu’elle juge « ridicule ». Voltaire l’emporte
finalement d’un cheveu…
Pendant toute la scolarité, nous travaillons beaucoup mais rions
énormément. Pour la soirée de sortie, organisée la veille de l’annonce des
résultats, nous nous surpassons. François et moi cherchons une idée
d’animation. Notre choix s’arrête sur les services d’une voyante, une
manière allusive de se moquer du classement de sortie annoncé le
lendemain et dont la pensée occupe tous les esprits. Nous nous mettons en
quête du bon profil et faisons affaire, après avoir âprement négocié ses
tarifs, avec une dame un peu étonnée par notre démarche. Elle remporte un
grand succès !
Le lendemain, en fin d’après-midi, nous affluons tous vers le hall de
l’école, le cœur battant. Quand je découvre mon classement, je suis content,
mais pas certain de décrocher l’Inspection des Finances. Je devrai peut-être
me contenter de la Cour des comptes. Il nous reste une petite semaine pour
faire notre choix, lors de l’« amphi-garnison » où, en commençant par le
major, chacun va dévoiler l’affectation qu’il a choisie. François Hollande,
qui se situe un rang devant moi, qui aime beaucoup mon père et sait
combien il rêve pour moi de l’Inspection, opte pour la Cour des comptes et
me laisse donc sa place, la dernière à pourvoir. Il s’est renseigné sur les
différents corps et en a conclu que, pour sa carrière politique, il serait mieux
à la Cour qu’à l’Inspection. Il savait aussi le plaisir qu’il nous faisait, à mon
père et à moi…

À partir de la rentrée suivante, François et moi-même donnons, comme


beaucoup de jeunes énarques, un cours à Sciences Po. Destiné aux élèves
qui préparent l’ENA, il traite de politique économique. Au départ, nous
sommes dans une petite salle avec quelques dizaines d’étudiants. Mais mon
ami veut attirer plus de monde. Durant l’été, il m’a exposé sa stratégie. Nos
prédécesseurs, et la plupart des professeurs, n’actualisent pas beaucoup leur
cours d’une année sur l’autre. Ils les consignent dans des polycopiés,
fameux pour tous les anciens étudiants de la rue Saint-Guillaume, et n’en
modifient le contenu qu’à la marge en fonction de l’actualité. Ils
enseignaient beaucoup de théorie, et s’intéressaient assez peu au monde en
mouvement. Pas la peine, pour les étudiants, de se rendre en cours, il suffit
d’apprendre le polycopié pour s’en sortir aux examens. En véritable homme
de marketing, François a décidé de faire tout autrement. Lui qui adore
commenter l’actualité politique et économique a trouvé une idée pour
fidéliser les étudiants : « Voilà ce que nous allons faire, m’explique-t-il
quelques jours avant la rentrée. Chaque semaine nous préparerons, toi et
moi, les thématiques et le contenu de nos prochains cours pour coller au
maximum à l’actualité. En plus, nous rédigerons des notes sur les sujets du
moment que nous distribuerons à la fin de la séance. Ainsi, les étudiants
seront obligés de rester jusqu’au bout pour y avoir accès… »
Cette stratégie fonctionne au-delà de tous nos espoirs. Au début, il s’agit
d’un petit module destiné aux élèves qui préparent l’ENA. Mais devant le
succès, l’administration de Sciences Po nous attribue des salles de plus en
plus grandes, et nous finissons par nous retrouver dans l’amphithéâtre
Boutmy, le plus vaste de l’établissement, celui qui accueille les conférences
les plus prestigieuses. Au moment de l’instauration des 39 heures, nous
choisissons par exemple d’évoquer les liens entre travail et productivité.
Quand le franc dévisse face au mark, nous faisons un cours sur la politique
monétaire…
Chaque lundi à partir de 10 heures, l’amphithéâtre Boutmy accueille,
balcon compris, 500 à 600 élèves. Du jamais-vu rue Saint-Guillaume ! Je
prends de plus en plus de plaisir à l’exercice, même si je ne suis que la
« vedette américaine ». Je chauffe la salle avant l’arrivée de la star
incontestée, souvent en retard quand son train de nuit, qui le ramène de
Corrèze où il a passé le week-end, l’est aussi. Car mon ami continue de
labourer ses terres électorales. L’avenir a montré qu’il avait raison…

Note
1. La formule revient à Jean-Maurice Ripert.
27

L’Élysée crépusculaire

Autour du 11 novembre 2016, François Hollande m’annonce qu’il


renonce à se représenter. Nous sommes tous les deux installés dans son
bureau à l’Élysée. Il est très calme. Je ne suis pas surpris de sa décision, je
trouve seulement qu’il tranche trop tôt…
Il met en avant trois arguments décisifs : son impopularité ; l’importance
des frondeurs dans son propre camp, qui a conduit le gouvernement à
utiliser l’article 49.3 de la Constitution pour faire voter deux lois de
modernisation, celle qui porte le nom d’Emmanuel Macron et la réforme du
droit du travail portée par Myriam El Khomri ; enfin le piège des primaires
de la gauche pour désigner un candidat unique à la présidentielle.
À aucun moment il n’évoque ce qui est pour moi la cause première de
son empêchement : Un président ne devrait pas dire ça, ouvrage
dévastateur qui a mis en cause sa crédibilité. Moi non plus. Pourquoi
remuer le couteau dans une plaie encore vive ?
Quand ils apprennent cette résolution, une première sous la
e
V République, les plus proches du chef de l’État sont divisés. Certains, tel
Stéphane Le Foll, pensent qu’il peut « enjamber la primaire », compte tenu
de son statut de sortant. D’autres, comme Ségolène et leurs enfants réunis
en conseil de famille au début du mois de novembre, veulent le protéger
d’une déroute annoncée. Manuel Valls apparaît alors comme le grand favori
des primaires, et il montre ses muscles de manière de plus en plus
ostentatoire.
Pour ma part, je trouve prématuré d’annoncer sa décision avant les fêtes.
Pour renoncer ainsi, il convient d’avoir toutes les cartes en main. Or, à
l’heure du quinquennat, des réseaux sociaux et de l’information en accéléré,
tout peut encore changer trois mois avant le scrutin. « Tu devrais attendre
février », lui dis-je quelques jours après notre première conversation. Je ne
suis pas écouté. Sa décision est prise.
Et pourtant… Début février 2017, je regrette de ne pas m’être montré
plus persuasif. Certes, la popularité du Président n’est pas remontée en
flèche, pas plus que les frondeurs ne se sont tus. Mais le paysage a
singulièrement changé. À gauche, Manuel Valls, pour qui la primaire
semblait une formalité, a perdu face à Benoît Hamon, dont les positions
radicales ouvrent un boulevard à Emmanuel. À droite, François Fillon,
désigné par avance vainqueur d’une élection considérée comme imperdable,
est rattrapé par les « affaires ». Entre les perturbateurs endocriniens de
Hamon et les costumes de Fillon, il existait peut-être un espace dans lequel
le Président sortant aurait pu s’engouffrer… D’autant que son bilan
européen et international est bon. Il a maintenu l’unité de la zone euro et
traité de manière mutualisée la banqueroute de la Grèce, dossier dans lequel
il s’est énormément investi. Il a, et ce n’est pas une tâche aisée, convaincu
les Allemands d’aider la Grèce contre les promesses de réformes formulées
par Alexis Tsipras. Il a évité l’implosion de la zone euro en négociant sans
relâche avec Angela Merkel, le président de la Commission européenne
Jean-Claude Juncker et le Premier ministre grec. Sans le compromis trouvé
à Bruxelles, la banqueroute de la Grèce aurait eu un effet de contagion sur
les pays du sud de l’Europe, notamment l’Italie et l’Espagne. Il peut se
prévaloir de l’intervention au Mali. Plus généralement, il a contribué à
assurer la sécurité dans une grande partie de notre zone d’influence et a
restauré une solidarité sans faille avec nos principaux alliés (l’Allemagne
sur la coopération économique et politique, les États-Unis et le Royaume-
Uni sur la défense). Il a entretenu d’excellentes relations avec Angela
Merkel, dont il a souligné à juste titre la très grande sensibilité. Ainsi
qu’une amitié claire et indispensable avec Jean-Claude Juncker. La gestion
des attentats a démontré la fermeté et la capacité du Président à agir. Et
puis, c’est quand même sous son quinquennat qu’a été conclu le plus grand
accord multilatéral sur le climat. Mais on ne refait pas l’histoire !
Personne ne peut affirmer que François Hollande, Président sortant,
aurait pu l’emporter face à un jeune candidat vierge de tout passé politique.
Mais il aurait su mieux tenir la gauche que Benoît Hamon face à Emmanuel
Macron, en lui rappelant publiquement qu’il avait conduit sa campagne
économique en 2012, qu’il avait ensuite été nommé secrétaire général
adjoint de l’Élysée, au moment où les mesures les plus « socialistes » (la
taxation des hauts revenus à 75 % ou le mariage pour tous) avaient été
adoptées.
On refait d’autant moins l’histoire que François a concouru à l’écrire, fin
2015, dans un sens qui lui a été défavorable vis-à-vis du « peuple de
gauche ». Il a commis une erreur à laquelle l’a très largement poussé
Manuel Valls. Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et
l’Hypercacher, Valls, alors Premier ministre, souffle au Président une idée
qui lui est chère : la déchéance de nationalité pour les binationaux. Le
16 novembre 2015, un an jour pour jour avant la déclaration de candidature
officielle d’Emmanuel, le chef de l’État s’adresse aux parlementaires des
deux Chambres réunies en Congrès à Versailles. Tandis que la France est
bouleversée par les attentats islamistes, il veut marquer son autorité par un
discours musclé sur une révision de la Constitution : « Nous devons pouvoir
déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte
aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme, même s’il
est né français, je dis bien même s’il est né français dès lors qu’il bénéficie
d’une autre nationalité », dit-il. À gauche, le tollé est immédiat.
Avec mon adjoint Boris Vallaud et le préfet Thierry Lataste, directeur de
cabinet, nous déconseillons formellement au Président de soumettre une
telle mesure au Parlement. De son côté, la garde des Sceaux, Christiane
Taubira, tente d’enterrer la mesure. Elle annonce même son abandon dans
une interview à la télévision algérienne. Mais le Président et le Premier
ministre tiennent bon. Christiane Taubira doit avaler son chapeau. Elle
démissionnera peu de temps après…
Cette initiative inspirée par la droite constitue le seul regret que François
Hollande émet publiquement sur son quinquennat. « J’ai pensé qu’elle
pouvait nous unir alors qu’elle nous a divisés », assure-t-il le soir du
er
1 décembre 2016, quand il annonce aux Français qu’il renonce à se
représenter. Je ne peux que souscrire à cette analyse.
Le soir même de son allocution télévisée, il reçoit plusieurs appels
téléphoniques. Le plus mémorable provient d’Emmanuel, officiellement
candidat depuis deux semaines : « J’aurais sûrement reconsidéré ma propre
candidature si tu avais décidé de te représenter », lui dit-il. Ces paroles
aimables ne coûtent pas cher à l’ancien ministre de l’Économie. Elles
n’auront d’ailleurs pas l’effet d’apaisement escompté sur leur destinataire…
Pour ma part, je ne cache pas ma sympathie pour Emmanuel, auquel tout
le monde me sait très attaché. Même si, en cette fin d’année 2016, il ne fait
pas encore figure de favori, cette bienveillance n’est pas vue d’un bon œil à
l’Élysée. Gaspard Gantzer, le responsable de la communication, m’a interdit
tout contact, même téléphonique, avec le candidat. Évoquer devant lui
Emmanuel, l’un de ses camarades de promotion à l’ENA, c’est s’exposer à
un froncement de sourcils réprobateur. Aurait-il face à lui un traître en
puissance, prêt à passer à l’ennemi par opportunisme ? Je m’en souviendrai
quand, trois ans plus tard, cet authentique homme de gauche autoproclamé,
candidat à la mairie de Paris, se ralliera dans la dernière ligne droite à la
liste menée par Agnès Buzyn et soutenue par le président de la République.
Je suppose qu’il sera plus souple dans son nouveau rôle auprès de… Cyril
Hanouna.
Je passe donc très discrètement par l’intermédiaire de Thomas Cazenave,
ex-numéro deux du cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy, qui a remplacé en
décembre au secrétariat général adjoint Boris Vallaud. Très socialiste à
l’époque, il était devenu adjoint au maire républicain de Bordeaux avant
d’être finalement battu aux municipales. Grand bien lui fasse après toutes
les leçons données !

Après l’annonce de la non-candidature, les mois passent à toute allure.


Nous mettons tous un point d’honneur à ne pas nous contenter d’expédier
les affaires courantes et continuons notamment à lutter par tous les moyens
contre le chômage. Non sans ironie, la courbe commence d’ailleurs à
s’inverser. Trop tard…
Les dimanche 23 avril et 7 mai 2017, lors des deux tours de la
présidentielle, nous suivons les résultats à la télévision dans le bureau de
François Hollande. Le silence est si pesant que je m’efforce de masquer ma
joie. J’y parviens le premier soir, mais pas le second, où je suis le seul à
applaudir la victoire d’Emmanuel. Mon ancien protégé de l’Inspection est
donc le nouveau président de la République. Quelle aventure !

Le lundi 8 mai commence une nouvelle et ultime étape. Celle de la


transition. Je déjeune avec le Président, pour faire l’inventaire des tâches à
accomplir en vue de la passation des pouvoirs. En relisant mes notes, je me
souviens de cette drôle d’ambiance, où la conversation oscille entre la
logistique, les grands dossiers et le commentaire politique auquel François
adore s’adonner en toutes circonstances.
Le fonctionnement de la maison Élysée devra être expliqué à Jean-Marie
Girier, le directeur de campagne d’Emmanuel, dont nous ignorons encore
qu’il ne rejoindra pas le palais présidentiel mais sera nommé chef de cabinet
de Gérard Collomb au ministère de l’Intérieur.
Pendant l’entretien entre les présidents sortant et élu, l’usage voulant que
les premières dames aient également un échange en privé ne put être
strictement respecté. On n’allait tout de même pas sortir Julie Gayet de
l’ombre au dernier moment ! C’est finalement mon épouse qui est choisie
pour recevoir Brigitte Macron. Elles se connaissent et s’apprécient.
Le Président souhaite aussi que son successeur conserve le chef du GSPR
– le Groupe de sécurité de la présidence de la République – et le
commandant militaire du Palais, les deux hommes qui supervisent la
sécurité du chef de l’État. Il insiste particulièrement sur le second, le
général Bio-Farina, dont la France entendra parler au moment de l’affaire
Benalla. François Hollande l’a fait venir en 2012 de Corrèze, où il
commandait le groupement de gendarmerie. Il était affecté dans l’Yonne au
moment de l’affaire Émile Louis, ce chauffeur de car qui était aussi un tueur
en série. C’est lui qui a découvert les victimes, me raconte François, qui le
crédite aussi d’avoir démasqué un empoisonneur de chiens dans sa
circonscription. Je me serais plutôt attendu à ce qu’il évoque le
renseignement ou la lutte antiterroriste, mais non ! Je découvre tardivement
que l’homme chargé de sécuriser le palais de l’Élysée peut se prévaloir de
faits d’armes plus baroques…
Nous évoquons aussi le cas d’Évelyne Richard, merveilleuse attachée de
presse chargée des déplacements et sommets internationaux. Elle officie
avec talent, efficacité et élégance depuis le septennat de Georges Pompidou.
Elle m’a demandé si elle pouvait rester jusqu’à la fin 2017, pour passer le
relais à la nouvelle équipe. Elle connaît tous ses homologues étrangers, au
Kremlin comme à la Maison Blanche. François le note sur ses tablettes.
Avec le recul, j’aurais préféré que cette femme parte en même temps que
nous, plutôt que de se faire pousser vers la sortie avec mépris et sans
ménagement, au bout de quelques semaines, par les « Mormons »
d’Emmanuel Macron, cette équipe de jeunes trentenaires qui l’ont aidé à
gagner.
Nous évoquons, au cours de ce déjeuner, les pièges à éviter dans le
fonctionnement de la présidence. François Hollande a eu, lui aussi, son
Benalla en début de quinquennat. Faouzi Lamdaoui ne s’est pas fait
remarquer en tabassant des manifestants mais il a été accusé dans une
sombre affaire financière avant que la procédure judiciaire ne soit
finalement annulée. Chef de cabinet pendant la campagne de 2012, il était
incontournable à l’Élysée, bien au-delà de ses prérogatives de conseiller à
l’égalité et à la diversité, le titre dont il avait hérité. Quand je tentais de
contenir ses ambitions, il rappelait ses faits d’armes : « Tu sais, Jean-Pierre,
il faut voir tout ce que j’ai fait pendant la campagne. » Le chef de l’État est
très bien disposé vis-à-vis de son successeur, auquel il veut éviter les
mêmes désagréments que ceux qu’il a connus. « La chefferie doit être très
étroitement liée à la direction de cabinet », puis-je relire dans mes notes
prises pendant ce déjeuner. Si Emmanuel Macron l’avait écouté, l’affaire
Benalla n’aurait jamais eu lieu. Je peux lire aussi, sur la même page : « La
Lanterne, à garder. » En effet, nous y avons passé tant de moments
chaleureux, le week-end ! Maintenant le Président peut même y aller en
hélicoptère 1…
La logistique, mais aussi la politique : « Le Président, et non le Premier
ministre, doit conduire les législatives », indique François Hollande qui se
reproche encore d’avoir laissé la main à Jean-Marc Ayrault et à Martine
Aubry pour les investitures, en 2012. Malgré ce qu’il considère comme une
« trahison » de la part d’Emmanuel Macron, le chef de l’État veut lui
transmettre les leçons qu’il a retenues de son quinquennat. Il n’imagine pas
un instant que son ancien collaborateur va rejeter en bloc tout ce qui a été
accompli et faire de l’anti-Hollande du matin au soir. Il l’imagine au centre-
gauche et non à droite toute ! Moi aussi d’ailleurs.
Et puis ce dernier constat, tiré des ultimes incartades de Ségolène Royal :
« L’Élysée ne peut pas s’occuper de tout mais est responsable de tout. » La
ministre de l’Environnement a profité de l’entre-deux-tours pour faire
passer à la sauvette un arrêté sur la reproduction des animaux en captivité
dans les parcs aquatiques 2. Emmanuel Macron, de ce point de vue, ira au-
delà de toutes les espérances, contrôlant tout, jusqu’au contenu des
interviews écrites données par les ministres !

Quelques jours plus tard, je reçois Brigitte Macron à déjeuner à l’hôtel de


Marigny, cette dépendance de l’Élysée utilisée, entre autres, pour accueillir
les chefs d’État étrangers. La future première dame souhaite comprendre,
lors de ce repas amical et informel, comment fonctionne ce Palais objet de
tous les fantasmes. Elle semble blessée par la polémique qui a suivi la
réception organisée à la Rotonde au soir du premier tour. Elle me rappelle
ce que je sais déjà : c’est depuis longtemps la « cantine » du couple ; c’est
là aussi que son époux retrouvait les experts chargés de cogiter sur le
programme économique du candidat Hollande en 2012. Elle insiste sur le
caractère privé de cet événement, organisé pour remercier bénévoles et
militants. Elle semble oublier la présence, ce soir-là, de quelques financiers
de haut rang tels Bruno Roger, figure historique de la banque Lazard, ou
Serge Weinberg, président du conseil d’administration de Sanofi et créateur
du fonds d’investissement qui porte son nom. Par délicatesse envers mon
invitée, je m’abstiens de mentionner cette omission.
Je découvre que Brigitte Macron est ce jour-là chargée d’une autre
mission : me rassurer sur le caractère indéfectible de l’amitié qui me lie à
son mari, lequel ne répond à aucun des SMS que je lui envoie depuis sa
victoire…

Mercredi 10 mai 2017, c’est le dernier Conseil des ministres du


quinquennat. Autour de la table, tout le monde est ému en écoutant le
Président : « Vous avez tous été à la hauteur de la transformation. » Tiens,
transformation ! En relisant les notes que je prenais scrupuleusement
chaque mercredi, je me rends compte qu’Emmanuel Macron n’a rien
inventé, pas même ce mot répété à l’envi depuis le début de son mandat.
« Cela sera reconnu, poursuit François Hollande. Il faut se rappeler l’état du
pays en 2012. » Avant de laisser la parole à Bernard Cazeneuve, il conclut
par un petit message dont les sous-entendus n’échappent à personne :
« C’est l’honneur des trois gouvernements de n’avoir jamais cessé d’agir et
d’innover. Vous avez été de bons ministres, ce qui compte plus que la
nouveauté, c’est la qualité des personnes. »
Le Premier ministre loue à son tour cinq ans de préservation du modèle
social français avec de nouveaux droits, la retraite à 60 ans pour les
carrières longues, la généralisation de la complémentaire santé, la dispense
d’avance des frais de soins. Cinq ans pour restaurer la croissance avec
200 000 emplois créés en un an pour la première fois depuis vingt ans et le
déficit budgétaire le plus bas depuis 2008. La modernisation de la société, le
renforcement de la sécurité des Français, avec des créations de postes dans
la police et la gendarmerie, après la suppression de 13 000 emplois entre
2007 et 2012…
Le Président, lui, se souvient du premier Conseil des ministres, en mai
2012, et de tout ce qui est advenu et qu’il ne pouvait imaginer : les crises au
Moyen-Orient, la place que prendrait la France dans la transition
énergétique, avec l’accord de Paris… Il savait que le monde était tragique
mais ignorait les événements terribles qui attendaient le pays, après les
attaques de Mohammed Merah… Puis il en vient au redressement des
comptes publics, qu’il a fallu mener sans céder sur les droits sociaux
fondamentaux. « C’est toujours la gauche qui fait les réformes
économiques », philosophe-t-il. En fait, il fait un raccourci. La vérité, selon
moi, est que la gauche en revient toujours à un certain réalisme. Il lui faut
parfois du temps. Ce sont les leçons que l’on peut retenir des mandats de
François Mitterrand et de François Hollande.
Ce dernier, à l’heure du bilan, énumère les marqueurs de son mandat, du
sauvetage de sites industriels au mariage pour tous, en passant par le service
civique. « Alors, pourquoi n’a-t-on pas été mieux reconnus ? s’interroge-t-
il. Une seule fois, on a sacrifié le dialogue social, avec la loi El Khomri,
mais on a très bien travaillé avec la CFDT, qui gagne les élections alors que
nous les perdons. Le syndicalisme responsable sait mieux que le politique
mettre en valeur ses avancées… »
Il commente, comme pour lui-même, la crise politique forte que nous
traversons. La montée continue de l’extrême droite incarnée par la famille
Le Pen et son implantation dans les territoires ruraux, y compris ceux de
forte tradition républicaine, comme l’Ariège, la Creuse ou l’Eure. La
radicalité à gauche, plus inédite, qui ne sait plus se mettre au service de la
réforme : « Un parti de gouvernement qui se divise et ne veut plus
gouverner n’est plus un parti, au-delà des querelles de personnes et des
primaires », ajoute-t-il en référence au PS. Il ne comprend pas les frondeurs,
ces socialistes qui attaquent leur propre camp de l’intérieur. Il éprouve une
certaine nostalgie de l’Union de la gauche, pour laquelle il a milité pendant
ses années étudiantes. Au moins, avec les communistes, semble-t-il se
souvenir, il est possible de s’entendre, de trouver des compromis. C’est ce
qu’il a fait en Corrèze pendant des années.
Un ange passe. « Aujourd’hui, conclut-il, notre devoir est de souhaiter la
réussite de nos successeurs afin de servir et de renforcer notre pays […]. On
perd à chaque fois qu’on cède sur les valeurs, sur l’unité et la cohésion. On
ne construit rien sans la fierté. On est redevable de l’Histoire, d’idées
supérieures aux personnes et aux situations. » À la fin de l’allocution, tout
le monde se lève pour applaudir.
Le lendemain, mon bureau ressemble à une tour de contrôle recevant les
notes préparées par les différents conseillers pour transmission à Emmanuel
et son équipe « aux fins de continuité de l’État », selon l’expression
consacrée. Plus que trois jours avant la passation des pouvoirs. Un
document concerne les dossiers industriels, un autre la culture – le fort de
Brégançon va-t-il rester ouvert au public comme François Hollande l’avait
décidé au début de son quinquennat ? ; la Comédie-Française souhaite
récupérer les deux sièges qui sont réservés, pour chaque représentation, à la
présidence de la République, ce qui représente un manque à gagner de près
de 50 000 euros par an… D’autres encore concernent l’éducation,
notamment la préparation de la rentrée 2017 et les enjeux de sécurisation
des établissements scolaires, la santé, l’énergie, les transports, les services
de renseignement, le logement, l’environnement – l’ADEME risque de se
trouver en cessation de paiements avant la fin de 2017.
C’est étrange de s’activer ainsi, alors que quelques heures plus tard il
faudra remplir des cartons et quitter les lieux. Ainsi va le pouvoir.

Notes
1. Voir la Lettre de l’Expansion du 8 juin 2020.
2. Cet arrêté sera annulé par le Conseil d’État en janvier 2018.
28

Ici Londres !

J’arrive à Londres le 11 septembre 2017. L’usage veut qu’un nouvel


ambassadeur présente ses lettres de créance au chef du protocole du Foreign
Office avant de prendre possession de son poste. Je me présente donc dans
la cour du ministère des Affaires étrangères, tôt le matin. La première
personne que je croise, sortant de sa voiture, n’est autre que le ministre en
personne. Sa tignasse blonde ébouriffée, son air faussement ahuri, sa
démarche de bulldozer ne laissent aucune place au doute : c’est Boris
Johnson qui est en face de moi. Je me présente comme le nouvel
ambassadeur de France. Du tac au tac, dans la langue de Molière, celui qui
est alors ministre des Affaires étrangères me répond avec un sourire en
coin : « Encore un Français ! » Pour lui être agréable, et lui montrer que je
connais mes classiques, je lui dis combien j’ai apprécié sa biographie de
Winston Churchill, ce qui est l’exacte vérité. Cette touche de flatterie
l’enchante. Il rosit de plaisir, me dit que je suis le bienvenu au Royaume-
Uni et me conduit lui-même jusqu’aux couloirs du protocole. Si je croyais
aux signes, je me dirais que ma nouvelle carrière de diplomate commence
sous les meilleurs auspices.
Je sais, en posant mes valises à la Résidence de France, dans Kensington
Palace Gardens, l’avenue réputée la plus chic et la plus chère du monde,
que le contexte politique est explosif. Le Brexit est sorti vainqueur du
référendum de 2016. Les élections législatives provoquées par Theresa May
pour renforcer le poids des conservateurs à la Chambre des communes afin
de concrétiser la sortie de l’Union européenne ont eu le résultat inverse de
celui escompté : les tories, privés de la majorité absolue, ont dû s’allier aux
extrémistes protestants unionistes d’Irlande du Nord 1. Contre toute attente,
c’est l’opposition travailliste, malgré le charisme très relatif de son leader
Jeremy Corbyn, qui est sortie très renforcée du scrutin.
Mon installation s’effectue donc dans un climat politique des plus
instables. Comment et quand sortir de l’Union européenne ? Voilà à quoi se
résume la politique intérieure britannique. L’opinion publique regarde
Theresa May négocier face à un représentant de Bruxelles intelligent,
professionnel, ouvert et pragmatique. Le Français Michel Barnier assure
l’unité des 27 face aux requêtes britanniques, dont la plus importante porte
sur le backstop, c’est-à-dire l’absence de frontière entre l’Irlande du Nord et
la Grande-Bretagne.
L’ambassadeur de France à Londres que je suis désormais doit se
familiariser avec les lignes de fracture internes dans chacun des deux grands
partis. Conservateurs et travaillistes sont divisés entre « brexiters 2 » et
« remainers 3 ». Et à l’intérieur même de ces camps, des rivalités existent.
Considérée par tous comme la mère des démocraties depuis la Magna Carta
de 1215, la Grande-Bretagne est devenue après le référendum de 2016 et les
erreurs tactiques de Theresa May 4 une pétaudière politique, où le fossé
entre les « élites » et la majorité de l’opinion publique est au moins aussi
large que sur le continent. Je découvre que je suis en fait aux avant-postes
pour étudier l’émergence du populisme dont le premier signe avant-coureur
fut le Brexit.
Le populisme, ce détail qui n’en est pas un, permet à l’habile Boris
Johnson de prendre le pouvoir à l’été 2019, puis de gagner les élections
générales, en décembre, dans des proportions qui dépassent toutes ses
espérances et tous les pronostics. D’où le paradoxe qui caractérise
aujourd’hui le Royaume-Uni : un gouvernement qui dispose de la majorité
la plus forte et la plus stable de toute l’Europe, animée par un responsable
politique très expérimenté, populaire et plutôt centriste (dès les élections
passées, sa première décision très symbolique est d’augmenter le revenu
minimum des salariés, puisqu’il avait défait les travaillistes dans leurs
bastions du nord de l’Angleterre), alors qu’avant de provoquer des élections
anticipées Boris Johnson a perdu six scrutins entre juillet et fin octobre
2019. Il a en outre suspendu le Parlement britannique, un geste d’une
grande brutalité politique dans le berceau de la démocratie !
Dans toutes les négociations sur le Brexit, la France est apparue comme
l’adversaire le plus dur et le plus résolu, même si, au cours des entretiens
directs auxquels j’ai assisté entre le président de la République et Theresa
May (en janvier 2018, en août 2018 au fort de Brégançon, et surtout en avril
2019 à l’Élysée), je n’ai jamais entendu Emmanuel Macron refuser à la
Première ministre britannique un report temporaire du Brexit.
Anglais et Français étant comme cousins germains en Europe (titulaires
d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, disposant de la dissuasion
nucléaire, alliés dans la défense occidentale, partenaires commerciaux et
financiers de premier ordre, hébergeant chacun une communauté très large
venue du pays voisin…), on peut espérer que le Brexit n’entamera pas trop
nos relations étant donné l’attractivité de Londres pour les jeunes Français,
et l’apport indispensable du Royaume-Uni à la sécurité de l’Europe
aujourd’hui très menacée par Donald Trump. Néanmoins, durant la crise du
Covid-19, Boris Johnson, le nouveau Premier ministre, a mis en juin 2020
en quarantaine les voyageurs qui se rendaient au Royaume-Uni. Contrainte
terrible pour nos échanges bilatéraux et la communauté française de
Londres. Son seul but ? Humilier les Européens et bien sûr les Français,
soyons-en conscients ! Alors même que l’économie britannique est la plus
menacée d’Europe, Johnson n’en reste pas moins le plus fervent adepte
d’un Brexit très dur, croyant à une vraie solidarité avec un Trump nouveau
symbole des ruptures raciales aux États-Unis et dans le monde.
Être ambassadeur à Londres alors que les autorités françaises sont
attaquées chaque jour sur leur dureté n’est pas de tout repos : comparés à
l’Allemagne et à d’autres pays européens, les ministres du gouvernement
Philippe ne sont pas nombreux à se porter volontaires pour une visite à leurs
homologues britanniques dans un tel contexte…
La communauté française, dense, intelligente et dynamique, m’enchante,
de même que le rayonnement artistique et culturel de notre pays.
Expositions, récitals, pièces de théâtre se succèdent. En 2019, la Comédie-
Française se produit pour la première fois depuis vingt ans dans un Lucrèce
Borgia mis en scène par Denis Podalydès qui tient toutes ses promesses.
L’amateur de chanson française que je suis est comblé. J’ai l’honneur
d’être présent au dernier concert de Michel Legrand avant sa disparition.
C’est l’occasion d’échanger avec lui sur les différentes versions des
« Moulins de mon cœur ». Je lui confesse que j’en ai plus de 50
enregistrements différents, ce qui je crois l’impressionne. Avec Bernard
Cazeneuve, nous assistons à un récital de Nana Mouskouri. Toujours aussi
brillante et charmante, elle accepte de nous recevoir dans sa loge pour
bavarder avec nous tandis qu’elle se change. Nous avons aussi le privilège
de dîner avec Francis Cabrel avant son tour de chant, qui se joue
évidemment à guichets fermés. Je suis à côté de Julien Clerc pendant le
spectacle, et je ne sais lequel de nous deux est le plus ébahi par cette
performance unique. Nous recevons ensuite Julien et son épouse à la
Résidence de France. Décontracté par l’intimité du dîner, le chanteur nous
raconte ses débuts avec Gilbert Bécaud ainsi que les péripéties qu’il
traversa en tournée, en raison de la vie assez agitée de Barbara.
Je rencontre Jean-Jacques Goldman lors d’un concert remarquable de
Renaud Capuçon. Puis, un jour que j’écoute une de ses chansons en voiture,
je le vois traverser à un feu rouge. Je le salue. C’est la première fois de ma
vie que je rencontre « en direct » l’auteur-compositeur dont je fredonne un
refrain dans une automobile !
Le déjeuner que je partage avec Agnès Varda, venue présenter son film
Visages Villages, réalisé avec JR, le photographe le plus admiré de sa
génération, restera gravé dans ma mémoire. La cinéaste est si vive et
débordante de générosité qu’il est difficile d’imaginer qu’elle disparaîtra
quelques mois plus tard.
Enfin et surtout, comment vivre en Grande-Bretagne sans évoquer la
reine ? Lui présenter ses lettres de créance comme se doit de le faire tout
ambassadeur est un moment historique dans une vie professionnelle. Avant
le grand jour, mes conseillers me font faire cinq répétitions de protocole
avec le représentant de Sa Majesté. Ce n’est pas tant le trajet en carrosse qui
pose problème, ni même qu’il faille nourrir de sa main chevaux et cochers,
mais bien les caractéristiques de ma personnalité. Chacun redoutait ma
tactilité et mes faiblesses dans la langue de Shakespeare. Tous supposaient,
fonctionnaires britanniques ou français, qu’à défaut d’embrasser la reine
comme du bon pain je la touche à un moment ou à un autre et qu’elle soit
conduite à me mettre à l’écart, ou bien qu’elle soit obligée de s’exprimer en
français pour que nous puissions avoir un échange un tant soit peu
consistant.
Avec l’aide très précieuse de mon épouse Brigitte, qui m’accompagne, je
me tiens à distance respectueuse. J’attends sagement qu’Élisabeth II me
tende la main. Le secrétaire général de la souveraine ayant davantage
confiance dans mon anglais que mes proches, la reine me fait confiance et
ne s’exprime qu’en anglais. Peut-être fait-elle quelques efforts de
prononciation car je comprends tout ! Après les formules protocolaires,
nous évoquons la Normandie qu’elle connaît fort bien pour y avoir séjourné
et la Champagne qu’elle apprécie pour le plus grand plaisir de mon épouse.
Puis nous glissons vers la politique, non pas britannique mais française. Elle
remarque mon pragmatisme ou mon absence de dogmatisme, qui m’ont
permis de servir sous un nombre élevé de présidents, de François Mitterrand
à Emmanuel Macron, et de souvent travailler à leurs côtés. Elle observe
qu’il s’agit d’une caractéristique rare pour un ambassadeur. Je suis alors
obligé de lui révéler ma faiblesse comparé à elle, car je n’ai connu ni
Vincent Auriol, ni René Coty, ni le général de Gaulle, ni Georges
Pompidou… ce que je regrette ! Cela la fait sourire et déjà nous nous
quittons. J’ai un pincement au cœur en songeant à notre République si
friande de décorum parfois ridicule, au regard de la monarchie la plus
prestigieuse du monde. Cette femme d’exception incarne avec vigueur et
talent soixante ans d’histoire de son pays, ce qui nous manque cruellement.
Les futurs ambassadeurs de France auront j’espère la chance d’être
invités à Wimbledon pour assister à un match de légende, privilège que je
partage avec mes amis Alexandre Bompard, P-DG de Carrefour, et Samir
Assaf, l’un des dirigeants de la banque HSBC. Pendant près de cinq heures,
notre idole Roger Federer tente de l’emporter face à Novak Djokovic. À
deux reprises, il dispose d’une balle de match. À chaque fois, nous retenons
notre souffle. Mais c’est finalement le Serbe qui l’emporte au tie-break, à
l’issue du cinquième set, par 13 points contre 11. Pour cette raison aussi,
nous quittons l’Angleterre malheureux.

Notes
1. Élus sous l’étiquette du DUP, Democratic Unionist Party.
2. Partisans de la sortie de l’Union européenne, conformément au résultat du référendum de 2016.
3. Avocats du maintien dans l’Union européenne ou de l’organisation d’un second référendum.
4. Parmi lesquelles l’organisation d’élections anticipées qui lui ont fait perdre sa majorité à la
Chambre des communes.
Conclusion

Comme nous, l’État vieillit. Mais peut-être, à notre insu, vieillit-il plus
vite que nous. C’est une leçon apprise par la crise du coronavirus. La
puissance publique qui, dans les démocraties occidentales, apparaissait
comme un atout et qui pour certains observateurs étrangers résumait la
France s’est montrée affaiblie.
Au nom du libéralisme, leur nouvelle religion, les dirigeants politiques
avaient voulu réduire très fortement le périmètre de l’État en France,
essentiellement au profit du secteur privé. Il suffit de relire les programmes
présidentiels de François Fillon et d’Emmanuel Macron pour se le rappeler.
Mais pour quel dessein ? Ne convient-il pas de réfléchir d’abord à un
paradoxe tenace ? L’État, en France, ne sait pas ou ne sait plus faire face à
une crise malgré un taux de dépenses publiques et de prélèvements fiscaux
de plus de 55 % du PIB, un des plus élevés d’Europe. Il a fallu une
épidémie ravageuse pour découvrir que l’administration de la santé, par
exemple, qui apparaissait jusqu’alors comme exemplaire, n’était tout
simplement pas gérée. L’art de l’exécution jacobine s’est perdu dans les
méandres des réformes à moitié faites, des lourdeurs et des rivalités
administratives jamais corrigées. François Bayrou, qui n’est pas connu
comme un farouche opposant au pouvoir actuel, a fort bien résumé la
situation : « Si on avait attendu l’État pour avoir des masques, on n’en
aurait pas aujourd’hui 1. »
Dans le même temps, les élus locaux et les collectivités territoriales, qui
n’étaient plus considérés, ont fait montre d’une agilité qui devrait inciter les
cabinets ministériels et les directions d’administration centrale à la
modestie.
Le haut fonctionnaire que je suis n’aurait jamais imaginé que l’État était
vermoulu à ce point. Il apparaissait pérenne, indestructible. Il a pourtant
suffi de quelques coups de pioche dans un mur pour faire s’écrouler ce
colosse aux pieds d’argile.
La France est souvent comparée, à juste titre, à une monarchie
républicaine. Mais au moins l’associait-on jusqu’alors au règne de
Louis XIV. Désormais, c’est celui de Louis XVI qui vient à l’esprit.
Le jacobinisme semble terriblement démodé. En l’espace de vingt ans, le
fédéralisme allemand nous a dépassés et l’écart risque de se creuser
davantage. Il faut en tirer les leçons, vite et fort, pour une décentralisation
qui ne soit pas seulement cosmétique.
Car la situation actuelle est absurde : entre une multiplicité de ministres
totalement inconnus, une rupture structurelle entre les politiques et les
fonctionnaires, un éloignement croissant entre administrations et une
dissociation désormais visible entre le temps politique et le calendrier
administratif, la France est au bord de l’éclatement.
L’État doit savoir s’adapter aux contraintes du quinquennat, si le
politique se montre incapable de proposer un autre calendrier. Cela impose
une plus grande réactivité administrative. Ce fut encore le cas durant
l’épidémie pour l’adoption d’un taux de TVA à 5,5 % sur tous les
équipements de protection. Si un arrêté a bien été publié au Journal officiel
dans un délai raisonnable pour les masques et les gels, les utilisateurs
attendaient toujours mi-juin celui qui concernait les blouses et les gants.
On a voulu, en quelque sorte, construire le « nouveau monde » avec une
monarchie d’Ancien Régime. Il ne s’agit pas de condamner l’État, mais au
contraire de souligner l’urgence qu’il y a à le réformer… pour le sauver.
Comme on aime une famille, de ses grands-parents à ses petits-enfants,
malgré leurs défauts et leurs insuffisances, j’aime cet État. J’ai adoré
consacrer ma vie à l’intérêt général, ma curiosité à la politique. J’y ai noué
des amitiés indéfectibles, vécu des confrontations et des débats
passionnants. J’ai pu aussi dialoguer avec mes concitoyens de toutes
conditions, le plus souvent en Normandie ou à Paris, mais aussi sur tous nos
territoires, de Crozon à Hendaye, de Lille à Toulon, en passant par l’Alsace
et le Massif central, un grand Tour de France, riche en responsabilités
variées et passionnantes. Loin d’être une rente, comme d’aucuns le
prétendent, le service public demeure une formidable aventure au service de
la France… de ma France !

Note
1. Sur BFMTV, le 24 mai 2020.
Remerciements

Ma gratitude va d’abord à ma femme Brigitte qui, depuis longtemps, a deviné que toutes ces notes
accumulées au fil des ans déboucheraient un jour sur un livre. Projet qu’elle a eu la générosité
d’encourager à sa façon, c’est-à-dire en augmentant le niveau de jeu – comme disent les footballeurs
– tout en me mettant suffisamment en garde contre le côté excessivement spontané de mon caractère.
Aucun mot ne rendra justice à son intelligence, je veux dire à son courage et à son intelligence de la
vie. Tout est dit et le reste ne regarde que nous.

Celui que j’appelle, dans le livre, François, c’est bien sûr François Hollande, que je connais depuis
quarante-trois ans et dont la personnalité exceptionnelle lui a ouvert les portes de l’Élysée. Nos liens
d’amitié sont très étroits et nous avons beaucoup plus en commun que l’amour du foot, nous
partageons l’amour de la vie. Habités lui et moi par la mélancolie, le rire, la tendresse, notre affection
a dépassé nos divergences d’idées. Il ne sera pas toujours d’accord avec ce que j’ai écrit, mais il ne
s’en formalisera pas. Une force pour lui, une chance pour moi.

Pour qu’une telle aventure éditoriale soit une réussite, il est nécessaire de s’appuyer sur un
personnage que le grand public connaît peu : l’éditeur. Alexandre Wickham a rempli ce rôle chez
Albin Michel avec conviction, je dirais volontiers avec talent, si son caractère superstitieux ne m’en
empêchait. Toujours est-il que du début à la fin de cette traversée au long cours il a été là, énergique,
enthousiaste, avec ce qu’il faut de mauvais esprit. Son nom s’était donc imposé dès le début pour
m’accompagner dans ce qui pour moi est à la fois un accomplissement et un défi. Qu’il en soit aussi
remercié comme il le mérite.
J’ai aussi une amicale pensée pour mon ami Alexandre Bompard, le meilleur d’entre nous, dont je
n’oublie pas la fidélité constante tant à Roger Federer qu’à mon égard !
Je remercie les responsables qui ont fait ce qu’on pourrait appeler mon éducation politique. Je
songe particulièrement à ce titre à Roger Fauroux, l’ancien ministre, qui m’a donné le goût de
l’industrie et de l’Europe. Et je pense aussi avec beaucoup d’affection à Bernard Cazeneuve, avocat,
ancien ministre de l’Intérieur et ancien Premier ministre.
J’ai une pensée très chère pour notre regretté Henri Weber qui, avec humour et discernement, sut si
bien décrire dans son dernier essai le macronisme.
Je tiens bien sûr à remercier mes assistantes, collaborateurs(trices) qui m’ont accompagné dans les
postes les plus difficiles tout en m’éclairant souvent de leurs avis.

Enfin, ce livre doit beaucoup à une journaliste réputée, digne de confiance, Sophie Coignard, par
ailleurs chroniqueuse et auteure elle-même de nombreux ouvrages à succès. Elle m’a aidé à mettre de
l’ordre dans ces fameux carnets presque illisibles que j’avais au fil des ans dispersés dans la maison.
Mieux encore, elle m’a poussé à m’interroger sur le sens de ce que j’avais écrit, dans le but de toute
cette entreprise. En m’écoutant, en m’incitant à clarifier ma pensée, mes pensées, parfois mes arrière-
pensées, elle a contribué à faire exister ce livre qui se cachait au milieu de toute cette documentation
classée de manière anarchique, si j’ose dire, une de mes spécialités d’ailleurs.

Que ma famille soit louée pour sa patience, même si, comme le sait très bien mon ami Sébastien
Lecornu, je suis moins politique que mon frère Michel et mon père.
Index

Alexandre, Philippe 1 2
Allègre, Claude 1 2 3 4
Amade, Louis 1
André, Antonin 1
Angot, Christine 1
Aragon, Louis 1
Araud, Gérard 1
Arditi, Pierre 1
Armand, Loïc 1 2
Arnault, Bernard 1 2 3 4 5 6 7 8
Arthuis, Jean 1
Assaf, Samir 1 2
Attal, Gabriel 1
Attali, Jacques 1 2 3
Attias, Cécilia 1 2 3 4 5
Aubry, Martine 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31
32 33
Augier, Jean-Jacques 1 2
Aurillac, Michel 1
Auriol, Vincent 1 2
Axionov, Vassili 1
Ayrault, Jean-Marc 1 2 3 4 5

Bachelot, Roselyne 1 2
Bailly, Maud 1
Bajolet, Bernard 1 2
Balladur, Édouard 1 2 3 4 5
Barbara 1
Barnier, Michel 1
Baroin, François 1
Barrot, Jacques 1 2
Bas, Philippe 1
Bassères, Jean 1
Batho, Delphine 1
Bauer, Alain 1
Baylet, Jean-Michel 1
Bayrou, François 1 2 3 4
Beaufret, Jean-Pascal 1 2 3 4
Bébéar, Claude 1
Bécaud, Gilbert 1 2
Bédague, Véronique 1 2 3 4
Beffa, Jean-Louis 1 2
Beigbeder, Jean-Michel 1
Bellucci, Monica 1
Ben Ali, Zine el-Abidine 1
Benalla, Alexandre 1 2 3
Benassayag, Maurice 1
Bérard, Marguerite 1 2 3 4
Bérard, Marie-Hélène 1
Bercoff, André 1 2
Bérégovoy, Pierre 1 2 3 4
Berger, Laurent 1
Berléand, François 1
Berlusconi, Silvio 1
Bertrand, Xavier 1 2 3 4 5 6
Besson, Éric 1
Bianco, Jean-Louis 1
Bio-Farina, Éric 1
Blayau, Pierre 1 2 3 4 5 6
Bloch-Lainé, François 1
Bolloré, Vincent 1 2 3 4
Bompard, Alexandre 1 2 3 4 5 6
Bonnet, Bernard 1
Boone, Laurence 1
Borloo, Jean-Louis 1
Borne, Élisabeth 1 2
Boutin, Christine 1
Bouton, Daniel 1
Bouygues, Martin 1 2 3 4 5 6 7
Bredin, Frédérique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Breton, Thierry 1 2 3 4
Brimo, Nicolas 1
Brown, Gordon 1
Bruni, Carla 1
Burelle, Laurent 1
Bush, George W. 1
Bussereau, Dominique 1
Buzyn, Agnès 1 2 3 4 5

Cabrel, Francis 1
Cahuzac, Jérôme 1 2 3 4
Caillaux, Joseph 1 2
Calonne, Charles-Alexandre de 1
Calvar, Patrick 1
Camus, Albert 1
Capuçon, Renaud 1
Cardinale, Claudia 1 2
Careil, Patrick 1
Castries, Henri de 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Caton, voir Bercoff, André 1 2
Cazenave, Thomas 1
Cazeneuve, Bernard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Chaban-Delmas, Jacques 1 2
Chabre, Édith 1
Charasse, Michel 1
Chatel, Luc 1 2
Chazal, Claire 1
Chertok, Grégoire 1 2
Chevènement, Jean-Pierre 1 2 3 4 5 6 7
Chevigné, Pierre de 1
Chirac, Bernadette 1 2 3 4
Chirac, Claude 1
Chirac, Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31
32 33 34 35 36 37 38
Christnacht, Alain 1
Chtchoukine, Sergueï 1
Churchill, Winston 1
Ciotti, Éric 1
Clerc, Julien 1 2
Cluzet, François 1
Colas, Antoine 1
Colbert, Stephen 1 2
Colette 1
Collomb, Gérard 1 2
Colombani, Jean-Marie 1
Coluche 1 2 3
Copé, Jean-François 1 2 3 4
Corbyn, Jeremy 1
Coste, Olivier 1
Cottin, Bernard 1 2 3 4 5 6
Coty, René 1
Cresson, Édith 1 2 3
Cunéo, Pierre 1

Darcos, Laure 1 2
Darcos, Xavier 1 2
Darmanin, Gérald 1 2 3 4 5 6
Dati, Rachida 1 2 3 4
Dati, Zohra 1
Davet, Gérard 1 2 3 4 5 6 7
Debray, Régis 1 2
Delanoë, Bertrand 1
Delanoë, Pierre 1
Delevoye, Jean-Paul 1
Delors, Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
Delpech, Michel 1
Deneuve, Catherine 1
Depardieu, Gérard 1
Deschamps, Eustache 1
Descoings, Richard 1
Destans, Jean-Louis 1
Dethomas, Bruno 1
Djokovic, Novak 1
Dostoïevski, Fiodor 1
Drahi, Patrick 1 2 3
Dray, Julien 1 2 3 4
Dufoix, Georgina 1
Dufourcq, Nicolas 1 2
Duhamel, Nicolas 1 2
Duquesne, Pierre 1
Durand, Claude 1
Dussopt, Olivier 1

Eckert, Christian 1 2
El Assad, Bachar 1
Élisabeth II d’Angleterre 1 2 3
Elkabbach, Jean-Pierre 1
El Khomri, Myriam 1 2 3
Elkrief, Ruth 1 2
Emmanuelli, Henri 1 2 3 4 5 6
Érignac, Claude 1
Estrosi, Christian 1 2 3

Fabius, Laurent 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31
32
Falorni, Olivier 1 2
Fau, Michel 1 2
Fauroux, Roger 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Federer, Roger 1
Feltesse, Vincent 1 2 3 4
Fernandez, Ramon 1 2 3
Ferracci, Marc 1
Ferrat, Jean 1
Filippetti, Aurélie 1 2
Filippi, Charles-Henri 1 2 3 4 5 6
Fillon, François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31
32 33 34
Fillon, Penelope 1
Fouché, Joseph 1
Fouks, Stéphane 1
Fourquet, Jérôme 1
François, pape 1
François, Sylvie 1
Frère, Albert 1
Frot, Catherine 1

Gaillard, Jean-Michel 1
Gall, Hugues 1
Gallienne, Guillaume 1 2 3 4
Gallo, Max 1
Gandois, Jean 1 2 3
Gantzer, Gaspard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Gaulle, Charles de 1 2 3 4 5
Gayet, Julie 1 2 3 4 5 6 7 8
Gehry, Frank 1
Giesbert, Franz-Olivier 1 2
Girier, Jean-Marie 1
Giscard d’Estaing, Valéry 1 2
Glavany, Jean 1 2
Goldman, Jean-Jacques 1
Gosset-Grainville, Antoine 1 2 3
Grangeon, Philippe 1 2 3 4 5 6
Grapinet, Gilles 1
Gravoin, Anne 1
Griveaux, Benjamin 1 2
Guéant, Claude 1 2 3 4 5
Guedj, Jérôme 1
Guigou, Élisabeth 1
Guillaume, Didier 1
Guillaume, Marc 1

Hallyday, Johnny 1
Hamon, Benoît 1 2 3 4 5 6 7
Hariri, Rafic 1 2 3
Hariri, Saad 1
Hermelin, Paul 1
Hirsch, Martin 1 2 3
Holder, Françoise 1
Hollande, François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62
63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94
95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119
120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142
143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165
166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188
189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211
212 213 214 215
Hollande, Thomas 1
Horel, Colette 1 2
Houellebecq, Michel 1
Hubac, Sylvie 1 2 3 4 5 6 7
Hugues, Jean-Pierre 1
Hulot, Nicolas 1 2

Iannetta, Nathalie 1

Janaillac, Jean-Marc 1
Jean-Ortiz, Paul 1
Joffrin, Laurent 1 2 3 4 5 6
Joffrin, Sylvie 1 2 3
Johnson, Boris 1 2 3 4 5
Jospin, Lionel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31
32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43
Jouyet, Jérôme 1 2
Jouyet, Michel 1
JR 1
Jugnot, Gérard 1
Juncker, Jean-Claude 1 2
Juppé, Alain 1 2 3 4 5

Karoutchi, Roger 1
Keïta, Stéphane 1 2 3
Kessler, David 1 2
Kessler, Denis 1
Kocher, Isabelle 1
Kohler, Alexis 1 2 3
Korsia, Haïm 1
Kosciusko-Morizet, Nathalie 1
Kouachi, frères 1
Kouchner, Bernard 1 2 3 4 5 6 7 8

La Chapelle-Bizot, Benoît de 1
Ladreit de Lacharrière, Marc 1 2
Lagarde, Christine 1 2 3 4 5
Lagardère, Arnaud 1
Lagayette, Philippe 1
Laine, Mathieu 1
Lallement, Didier 1
Lambert, Jean-Michel 1
Lambert, Thierry 1
Lamdaoui, Faouzi 1
Lamy, Pascal 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Lang, Jack 1 2 3 4 5
Lapix, Anne-Sophie 1
Lataste, Thierry 1 2
Lauvergeon, Anne 1
Lavenir, Frédéric 1 2
Law, John 1
Lecanuet, Jean 1
Lecornu, Sébastien 1 2 3 4 5 6
Le Drian, Jean-Yves 1 2 3 4 5 6 7
Lefebvre, Jean 1
Le Foll, Stéphane 1 2
Le Forestier, Maxime 1
Legrand, Michel 1 2
Lemaire, Axelle 1
Le Maire, Bruno 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Lemas, Pierre-René 1 2 3 4 5 6 7
Lemierre, Jean 1 2 3 4 5
Lemoine, Frédéric 1
Le Pen, famille 1
Le Pen, Marine 1 2
Le Roux, Bruno 1
Lévy, Maurice 1
Lewandowski, Dominique 1 2
Leyen, Ursula von der 1
Lhomme, Fabrice 1 2 3 4 5 6 7
Lindon, Vincent 1
Lion, Robert 1
Longuet, Gérard 1
Loubet, Émile 1
Louis, Émile 1
Louis XIV 1
Louis XVI 1
Luchini, Fabrice 1 2
Lyon-Caen, Antoine 1 2
Lyon-Caen, Olivier 1 2 3 4 5 6

Maccione, Aldo 1
Macron, Brigitte 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Macron, Emmanuel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29
30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61
62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93
94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107
Madoff, Bernard 1 2
Mailhot, Jacques 1
Malleray, Pierre-Alain de 1
Malraux, André 1
Marcel, Dominique 1 2 3
Margerie, Christophe de 1 2 3 4
Margerie, Diane de 1
Margerie, Sophie-Caroline de 1
Martinez, Philippe 1
Martinon, David 1
Mauroy, Pierre 1 2 3
May, Theresa 1 2 3 4
Mayer, Francis 1
Méaux, Anne 1
Mélenchon, Jean-Luc 1
Mer, Francis 1 2 3 4 5 6
Merah, Mohammed 1
Merkel, Angela 1 2 3 4
Mermaz, Louis 1
Mestrallet, Gérard 1
Mexandeau, Louis 1
Michel, Louise 1
Migaud, Didier 1 2
Mignard, Jean-Pierre 1
Minc, Alain 1 2 3 4 5 6 7 8
Mion, Frédéric 1
Mitterrand, François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
Monchalin, Amélie de 1
Mondy, Pierre 1
Monet, Claude 1 2
Monnet, Jean 1
Montebourg, Arnaud 1 2 3 4 5 6 7
Morelle, Aquilino 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Morin, Hervé 1 2
Moscovici, Pierre 1 2
Moulin, Emmanuel 1 2 3
Mouskouri, Nana 1
Moussa, Pierre 1
Musca, Xavier 1 2 3 4 5

Naouri, Jean-Charles 1 2
Necker, Jacques 1
Nicolas, Jean-Baptiste 1 2
Normand, Thibaud 1
Notat, Nicole 1

Obama, Barack 1
Obama, Michelle 1

Pannier-Runacher, Agnès 1 2
Papon, Maurice 1
Parent, Bruno 1 2 3
Parly, Florence 1 2 3 4 5 6 7 8
Pasqua, Charles 1
Pébereau, Michel 1 2 3 4 5 6 7
Pécresse, Valérie 1 2
Pégard, Catherine 1 2 3 4
Pellerin, Fleur 1
Pépy, Guillaume 1
Pernot, Louis 1
Pérol, François 1 2 3 4
Peyrefitte, Alain 1
Philippe, d’Édimbourg 1
Philippe, Édouard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Philippot, Florian 1
Pierret, Christian 1
Pinault, François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Pinault, Maryvonne 1
Pinel, Sylvia 1
Pistre, Robert 1 2
Placé, Jean-Vincent 1
Podalydès, Denis 1 2
Poivre d’Arvor, Patrick 1
Pompidou, Georges 1 2 3 4 5
Poutine, Vladimir 1 2
Pouyanné, Patrick 1
Prot, Baudouin 1
Proto, Sébastien 1 2 3 4

Quatrehomme, Sophie 1 2 3

Raffarin, Jean-Pierre 1 2 3 4 5
Rebsamen, François 1
Renaud, Line 1
Revel, Nicolas 1 2 3 4
Reynaert, François 1
Richard, Alain 1
Richard, Évelyne 1
Richard, Stéphane 1
Riester, Franck 1
Ripert, Claudine 1
Ripert, Jean-Maurice 1 2 3 4 5 6 7
Rissouli, Karim 1
Rocard, Michel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Roger, Bruno 1 2
Romanet, Antoine de 1
Romanet, Augustin de 1 2 3
Rothschild, David de 1 2 3 4 5 6 7
Rothschild, Guy de 1
Rousseau, Aurélien 1
Rousseau, Jean-Jacques 1
Roux, Caroline 1
Royal, Ségolène 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60
Rufenacht, Antoine 1
Rufo, Alice 1

Salomon, Jérôme 1 2
Salvador, Henri 1
Sapin, Michel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Sarkozy, Cécilia, voir Attias, Cécilia 1 2
Sarkozy, Nicolas 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62
63 64 65 66 67 68 69 70
Savary, Gilles 1
Schrameck, Olivier 1 2 3 4 5 6
Schweitzer, Louis 1
Simenon, Georges 1
Sinclair, Anne 1 2 3 4
Solly, Laurent 1 2
Soulages, Pierre 1
Spencer, Diana 1
Spitz, Bernard 1
Stendhal 1
Strauss-Kahn, Dominique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25

Taittinger-Jouyet, Brigitte 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Tapie, Bernard 1 2 3
Taubira, Christiane 1 2 3
Tessier, Xavier 1
Théry, Nicolas 1 2
Thiriez, Frédéric 1
Thomas, Patrick 1
Tibéri, Jean 1
Tibéri, Xavière 1
Tissier, Marie-Solange 1
Tolstoï, Léon 1
Tomasini, René 1
Touraine, Marisol 1
Trichet, Jean-Claude 1 2
Trierweiler, Valérie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Trump, Donald 1 2 3
Tsipras, Alexis 1 2
Tynianov, Iouri 1

Vallaud, Boris 1 2
Vallaud-Belkacem, Najat 1 2 3
Valls, Manuel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31
Valter, Clotilde 1 2
Van Rompuy, Herman 1
Varda, Agnès 1
Vartan, Sylvie 1 2
Védrine, Hubert 1 2 3 4
Veil, Jean 1
Véran, Olivier 1
Vestager, Margrethe 1
Vial, Martin 1
Vicherat, Mathias 1
Vidalies, Alain 1
Villemin, Grégory 1
Villepin, Dominique de 1 2 3 4 5
Villeroy de Galhau, François 1 2 3 4 5 6 7 8
Voltaire 1 2 3 4 5 6 7

Wahl, Philippe 1
Warren, Bérénice de 1
Wauquiez, Laurent 1 2
Weinberg, Serge 1 2 3
Woerth, Éric 1

Yade, Rama 1 2

Zarader, Robert 1 2
Zimet, Joseph 1

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