Ars Antiqua
Ars Antiqua
Ars Antiqua
Prise de vue
L'expression ars antiqua (forgée par les historiens de la musique – par opposition au nom du traité Ars
nova, rédigé par Philippe de Vitry, s'appliquant à l'époque de Guillaume de Machaut en France et Francesco
Landini en Italie, au XIVe siècle) désigne l'école musicale parisienne des XIIe et XIIIe siècles et, plus
particulièrement, la musique médiévale française de 1230 à 1320 environ. Le mot « ars » signifie « science »
et, par extension, science musicale. Cette acception vise les traités théoriques du XIIIe siècle, la monodie
(manuscrits d'Adam de la Halle, corpus des troubadours et des trouvères, drames liturgiques), la polyphonie
(organa, motets, rondeaux, conduits), les premiers grands maîtres dont les œuvres sont signées ou
attribuables (Léonin, Pérotin).
À cette époque, d'une importance capitale pour l'histoire de la musique, les genres se codifient, la
notation évolue, les techniques se précisent, notamment dans la polyphonie religieuse, avec le mouvement
parallèle des voix (organum), le mouvement contraire (déchant), l'emploi de vocalises (organum fleuri) ; le
nombre des voix passe de deux à trois et quatre (organum duplum, triplum, quadruplum) ; les consonances
parfaites (admises) sont l'unisson, l'octave, la quarte, la quinte. Le rythme parfait est ternaire ; les progrès
de la notation et des modes rythmiques permettent d'indiquer de façon précise les durées et les hauteurs,
surtout dans la seconde moitié du XIIIe siècle. La musique profane, à côté des œuvres lyriques des
troubadours (au sud de la Loire), et des trouvères (au nord de la Loire), respectivement en langue d'oc et en
langue d'oïl, consignées dans les « chansonniers », comprend des motets (généralement à trois voix)
résultant de l'addition de paroles sous les vocalises de l'organum et des rondeaux. L'ars antiqua a joué un
rôle indéniable dans l'élaboration des genres musico-littéraires, monodiques et polyphoniques.
Selon H.-I. Marrou, le XIIe siècle « a été l'un des grands siècles de la civilisation occidentale, une des
grandes étapes de sa genèse » (troubadours). Le XIIIe siècle est un âge d'or marqué par l'épanouissement de
la polyphonie religieuse cultivée par l'école Notre-Dame. L'ars antiqua évolue pendant le siècle des
cathédrales ; en 1163, Maurice de Sully (env. 1120-1196) entreprend la construction de Notre-Dame de Paris,
qui sera terminée, dans son ensemble, vers 1245 ; les polyphonies de Léonin et de Pérotin résonneront sous
ses voûtes. Le XIIIe siècle représente aussi le siècle de l'Université ; en 1215, le pape Innocent III confirme les
premiers privilèges concédés par Philippe Auguste (en 1200) à l'université de Paris. La musique a sa place à
part entière dans le quadrivium, à côté de l'arithmétique, de la géométrie et de l'astronomie. L'enseignement
est donné à l'école épiscopale de la cité, sur le « Petit Pont », dans les écoles du cloître de Notre-Dame, de
Sainte-Geneviève et de Saint-Victor. En 1257, Robert de Sorbon crée l'un des collèges destinés à héberger
des étudiants en théologie. L'ars antiqua correspond donc à l'époque des bâtisseurs de cathédrales, à
l'apogée de l'art roman et de la polyphonie (préparée à l'abbaye de Saint-Martial de Limoges, dans la
première moitié du XIIe siècle) et à une époque de recherches théoriques (Sorbonne). La musique est
pratiquée, non seulement dans les cathédrales, les abbayes et l'Université, mais encore dans les châteaux
ou dans la vie de cour ; elle jalonne les principaux événements historiques célébrés par des « conduits » :
Ver pacis aperit (à deux voix) pour le sacre de Philippe Auguste ; Beata nobis gaudia (à une voix) pour le
sacre de Louis VIII ; Gaude Felix Francia (à deux voix) pour le sacre de Saint Louis.
II-Les maîtres
Les œuvres sont conservées dans des manuscrits ne portant généralement pas le nom de leur auteur.
Les pièces polyphoniques figurent dans plusieurs manuscrits de l'école Notre-Dame, ceux de Bamberg
(manuscrit d'une centaine de motets, d'origine parisienne, conservé à Bamberg), de Montpellier (H 196,
faculté de médecine), de Turin, de Madrid, de Burgos, de Las Huelgas... L'activité des chantres se situe dans
le dernier tiers du XIIe siècle et la première moitié du XIIIe siècle. Des renseignements sont donnés par
l'Anonyme IV (De Coussemaker, Scriptores, I, p. 342). Maître Albert (Magister Albertus Parisiensis), l'un des
prédécesseurs sinon contemporains de Léonin, est un déchanteur du XIIe siècle ; il est mort entre 1173 et
1188, sans doute en 1180. Il a été chantre dans les abbayes de Saint-Victor et Saint-Martin-des-Champs, et à
Notre-Dame. Le Codex calixtinus le mentionne, en 1140, comme étant l'auteur d'un conduit à trois voix,
Congaudeant catholici. Léonin (Magister Leoninus) est, avec Albert, le premier musicien connu. Selon
l'Anonyme IV, il est optimus organista (compositeur d'organa). On lui attribue le Magnus Liber organi (cycle
d'organa à deux voix, pour les vêpres et la messe), par exemple, l'organum duplum (à deux voix), Judaea et
Jherusalem, dans le style de l'organum fleuri. L'un de ses successeurs à Notre-Dame de Paris, Pérotin, est le
plus illustre de ces déchanteurs, vers 1200. L'Anonyme IV le mentionne comme discantor optimus
(compositeur de déchant). On lui doit des organa triples, quadruples, par exemple Viderunt, Sederunt, et des
conduits (Salvatoris hodie, à 3 voix). Perotinus Magnus (plusieurs chantres sont attestés dans les archives de
Notre-Dame, sous le nom de Pierre) aurait remanié des organa de Léonin. Le grand maître, hors de Paris, est
Adam de la Halle, trouvère français, étudiant à l'université de Paris en 1269, qui a cultivé la monodie et la
polyphonie.
Les manuscrits sont notés en notation noire, de forme carrée, qui sera mesurée ou proportionnelle vers
le XIIIe siècle. Les valeurs utilisées sont la longue (longa), la brève (brevis) écrites sur le parchemin sans lever
la plume d'oie, des notes d'ornement et des silences. Peu à peu, les valeurs plus petites seront nécessaires ;
la semi-brève, semi brevis, en groupe puis autonome, s'ajoutera. Le terme « mesuré » (musica mensurata)
introduit par le théoricien Francon s'applique à la polyphonie, par opposition au cantus planus. Les valeurs de
notes ne sont pas absolues, elles dépendent du contexte. Les modes rythmiques (d'abord deux, puis six)
régissent cette musique à plusieurs voix. La notation préfranconienne ou pérotinienne est en usage entre
1175 et 1225 ; la notation franconienne lui succédera. L'évolution est très nette, dans le sens de
l'imprécision vers la précision, à partir des manuscrits Wolfenbüttel (677, 1099), Florence (Pluteus 29 Bibl.
Laur.)... Les renseignements sont fournis par les traités, entre autres ceux de Jean de Garlande (De musica
mensurabili positio), de Lambert (Tractatus de musica), de l'Anonyme IV (env. 1275), de l'Anonyme VII (env.
1350), qui fournissent de précieuses indications concernant la notation : valeurs (relatives) des notes,
silences, ligatures, notes d'ornement, théorie modale (modes rythmiques), et à la pratique du déchant
(consonances admises, mode de composition)... Ce système complexe sera perfectionné par Pierre de La
Croix, Philippe de Vitry à l'époque de l'ars nova.
À l'époque carolingienne, les premiers essais consistant à doubler une voix par mouvement parallèle,
selon les consonances admises, donnent naissance à l'organum parallèle comme le Rex coeli Domine (à
2 voix, Enchirias, IXe s.). Une troisième voix puis une quatrième peuvent être ajoutées. L'organum fleuri (à
vocalises) comprend une phrase liturgique (tenor emprunté), exposée en valeurs longues, un double
(duplum) en vocalises. Cette forme cultivée par l'école de Saint-Martial de Limoges sera amplifiée par l'école
Notre-Dame (organum triplum, quadruplum) en tant que solemnisation de l'office (Léonin, Pérotin). Elle
tombe en désuétude vers la fin du XIIIe siècle, au profit du motet religieux, profane ou amoureux. Des paroles
(motetus, motulus) sont placées sous la voix organale ; le motet comprend une teneur (vox prius facta, sur
timbre préexistant), sur un mode rythmique préétabli, un double sur un rythme différent et avec des paroles
différentes, en respectant les consonances parfaites, puis – en contrepoint – une troisième voix avec des
paroles différentes. Les textes sont d'abord latins, puis bilingues (latin-ancien français), et français. Les sujets
religieux et profanes permettent de superposer des textes avec ou sans parenté sémantique (cf. mss de
Bamberg, de Montpellier). Les musiciens de l'ars nova transformeront cette forme.
Vers 1250, au nord de la Loire, le rondeau (rondel, rondellus) fait appel au style syllabique, au même
texte à toutes les parties ; sa structure varie de quatre à treize vers au XIIIe siècle. Adam de la Halle exploite
la forme monodique (Robin m'aime, Robin m'a) et polyphonique (Li dous regard de ma dame) chantée en
alternance par un soliste et par le chœur.
Aux XIIe et XIIIe siècles, le conduit (conductus), chant latin de caractère paraliturgique, accompagne un
déplacement (ex. le Conduit de l'Âne). Le sujet peut être religieux, profane, de circonstance (événement
historique). L'expression désigne aussi un mode d'harmonisation « note contre note » (Rondeaux d'Adam de
la Halle).
Parmi les formes secondaires, ballade, virelai, lai, refrain (dans le théâtre profane), danses (ductie,
estampie, ronde...) chantées ou instrumentales (vielles, luths, flûtes, orgue portatif, percussions), les
clausules (fragment d'organum à vocalises intercalé dans un alleluia ou un graduel) se rattachent aussi au
répertoire de l'ars antiqua.Au siècle des cathédrales, de l'Université, de Philippe Auguste et de Saint Louis,
Léonin, Pérotin, Adam de la Halle, les chantres anonymes et les théoriciens ont amené la musique médiévale
à un point de perfection marqué par l'unification des styles religieux et profane (ex. le motet), par la
codification des genres (organa, motets, rondeaux, conduits), par la consolidation de la polyphonie, assurant
ainsi la jonction entre les essais de l'école de Saint-Martial de Limoges et l'école de Guillaume de Machaut
(ars nova). Dans l'histoire du patrimoine musical français, l'ars antiqua occupe une place privilégiée et
capitale pour l'évolution de la musique européenne.
Edith WEBER
Bibliographie
Sources (œuvres théoriques et musicales)
• P. AUBRY, Cent Motets du XIIIe siècle, (manuscrit de Bamberg), 3 vol., Rouart, Paris, 1908
• Corpus scriptorum de musica, Amer. Inst. of Musicology, Rome (publ. en cours, remplaçant progressivement les Scriptores de C. E. de
Coussemaker et M. Gerbert)
• ASSOCIATION INTERNATIONALE DES BIBLIOTHÈQUES MUSICALES, Répertoire international des sources musicales : I, Manuscripts of
Polyphonic Music 11th.-Early 14th. Century, G. Reaney éd., II, The Theory of Music from the Carolingian era up to 1400, J. Smith van
Waesberghe & P. Fischer éd., G. Henle, Munich, 1961
• Recueil de motets des XIIe et XIIIe siècles, suivis d'une étude sur la Musique au siècle de Saint Louis, Slatkine, 1974
• Y. ROKSETH, Polyphonies du XIIIe siècle (manuscrit de Montpellier), 4 vol., Oiseau-Lyre, Paris, 1935-1948.
Ouvrages musicologiques
• O. CULLIN, Brève Histoire de la musique au Moyen Âge, Fayard, Paris, 2002 ; Laborintus : essais sur la musique au Moyen Âge, ibid.,
2004
• M. HUGLO éd., Musicologie médiévale : notations et séquences : Actes de la table ronde du C.N.R.S., Champion, Paris, 1987
• W. T. MARROCCO & N. SANDON, Medieval Music, Oxford Univ. Press, New York, 1977
• E. ROESNER, « The Performance of Parisian organum », in Early Music, vol. VII, no 2, pp. 174-189, 1972
• A. SEAY, La Musique au Moyen Âge, Actes sud, Arles, 1988 ; Music in the Medieval World, 2e éd., Waveland Press, Prospect Heights
(Ill.), 1991