Le Silence: Édouard Rod
Le Silence: Édouard Rod
Le Silence: Édouard Rod
LE SILENCE
1894
–3–
I
UNE CONVERSATION.
–4–
Là-dessus, on risqua des conjectures sur le secret gardé par
ce tragique silence. Puis, étant tombés d’accord qu’il s’agissait
d’une vengeance conjugale, nous en vînmes à discuter le droit à
la vengeance. Ce thème banal nous eut bientôt lassés. Alors, la
causerie s’affina, confisquée par les plus subtils d’entre nous,
qui se mirent à discuter, si l’on peut dire, sur l’essence des liai-
sons irrégulières.
Un premier point fut établi sans soulever de sérieuses con-
testations : que le mariage est une institution défectueuse, tout
à fait insuffisante à régler les rapports des sexes. On proposa de
le supprimer ; mais, en cherchant le moyen d’accomplir cette ré-
forme, on trouva que, le mariage étant la clef de voûte de
l’édifice social, on ne pouvait le détruire sans bouleverser toute
l’organisation du monde : famille, propriété, etc., et les plus
hardis convinrent qu’une telle révolution présentait des difficul-
tés pratiques capables d’arrêter fort longtemps la bonne volonté
des pouvoirs législatifs. La conversation faillit s’arrêter à cette
découverte, qui nous pénétra pour un instant de l’inutilité de
nos propos. Elle rebondit pourtant, comme cela arrive parfois
entre gens qui, sans avoir rien à se dire, tiennent absolument à
causer, et l’un de nous lança le paradoxe suivant :
– Le mariage ne peut être accepté et respecté que par les
cœurs secs, les indifférents, les tièdes, qui vivent sans besoin
d’amour, qui, par conséquent, ignorent le dévouement, l’oubli
de soi-même, l’exaltation, bref, tous les sentiments extrêmes
dont l’âme peut être ennoblie. Il n’est un état normal que pour
les égoïstes et les mangeurs de pot-au-feu : ce sont eux qui,
étant le nombre, ont fini par imposer leur terne conception de la
vie, et leur froide canalisation de l’amour, même aux autres, aux
meilleurs, qui ont eu la faiblesse de s’y conformer. En sorte
qu’aujourd’hui l’on croit remplir ses devoirs en renonçant à
l’amour, qui est l’idéal, en faveur du mariage, qui en est la néga-
tion.
–5–
Ces propos, soulignés par un ton à demi railleur, trouvè-
rent quelque accueil ; mais une voix grave répondit :
– Non, les plus nobles ne sont pas ceux qui se dérobent à ce
joug légal du mariage pour donner libre champ à leurs instincts.
Ce sont ceux qui, en ayant reconnu l’insuffisance, l’acceptent
pourtant, non par faiblesse ni par sécheresse d’âme, mais par
esprit de justice et de sacrifice. Vous parlez de dévouement : y
en a-t-il davantage à suivre les impulsions de son cœur qu’à leur
résister au profit d’une parole donnée et d’un être auquel on
s’est lié ? Sans doute, les meilleurs ignorent rarement les tenta-
tions des désirs illégitimes, qu’excusent toujours ou que cher-
chent à excuser mille arguments spécieux ; mais ils leur résis-
tent, ils les dominent et leur âme, loin d’y rien perdre, y gagne à
la fois en force et en tendresse. Et, vraiment, s’il n’existait que
pour enseigner le renoncement à quelques êtres d’élite, le ma-
riage aurait sa grandeur et sa raison d’être.
Cette déclaration stoïque fut approuvée, comme la précé-
dente, qu’elle contredisait. Car tels sont les hommes intelli-
gents : à force de tout comprendre, ils ne distinguent plus ;
l’indifférence les rend versatiles, en sorte qu’ils changent volon-
tiers d’opinion sur des questions qu’ils n’abordent qu’avec leur
esprit et qu’on ne résout que par le caractère.
L’un de nous, entrant dans les vues du préopinant et pour-
suivant son argumentation, ajouta :
– En tout cas, il y a dans les liaisons irrégulières une tare
inévitable, qui les rend particulièrement odieuses : elles sont
condamnées au mensonge, à la dissimulation, à l’hypocrisie. Ce-
la seul, semble-t-il, les interdirait aux cœurs un peu délicats,
aux âmes d’élite.
Quelqu’un riposta avec une grande vivacité :
– Croyez-vous ? N’y a-t-il donc pas des cas où, grâce aux
aberrations de l’organisation et des préjugés sociaux, le men-
–6–
songe, la dissimulation, l’hypocrisie deviennent presque des
vertus ? N’y a-t-il pas des cas où ces vilaines choses sont d’une
pratique si pénible que la mise en œuvre en peut être le plus hé-
roïque des sacrifices ?...
On interrompit en protestant, car les paroles austères qui
venaient d’être prononcées nous inclinaient à la vertu. Mais
notre compagnon continua, en s’animant (peut-être, pensai-je,
parce qu’il défendait une cause personnelle) :
– Non, non, la dissimulation et le mensonge ne sont pas
toujours avilissants ; il arrive, au contraire, qu’ils ennoblissent,
comme tout ce qui nous oblige à une grande dépense d’énergie
intérieure. Aimer et souffrir en silence, ne comprenez-vous pas
ce que cela signifie quelquefois ? Certes, je n’entends pas parler
ici de ces liaisons vulgaires qui n’ont d’autre objet qu’une sen-
sualité médiocre, comme il s’en forme couramment entre des
êtres insignifiants ou corrompus. Mais un amour vrai, qui rem-
plit l’être entier, qui l’accapare, l’absorbe, l’exalte, le rend meil-
leur, qui occupe à lui seul tout le cœur et toute l’intelligence, un
de ces amours infiniment rares, infiniment précieux, qui sont la
plus belle fleur de la vie, – et qui jamais, jamais ne peut
s’avouer !… Essayez donc de mesurer la force qu’il faut pour
l’empêcher de se trahir par un mot, par un geste, par un re-
gard !… Calculez l’héroïsme qui en sacrifie la libre et fière ex-
pression aux lois, aux conventions, aux usages d’un monde au-
quel il est mille fois supérieur !… Et quand un tel amour devient
douleur !… Quand il traverse une de ces crises où le cœur éclate,
où des cris vous montent aux lèvres, où des sanglots vous ser-
rent la gorge, et qu’il faut pourtant réprimer tout cela !… Songez
à ce que coûte, en de telles heures, le masque de l’indifférence ;
songez aux tortures qu’il cache !… Dites-moi si alors l’hypocrisie
du silence, le mensonge de la voix tranquille, la dissimulation de
vivre la vie que les autres vivent ne sont pas un sacrifice aussi, le
plus douloureux qu’on puisse exiger d’un homme et, par consé-
quent, le plus noble…
–7–
Développée avec une conviction un peu fiévreuse, cette
thèse rallia certains suffrages, et la discussion s’anima entre ad-
versaires et partisans des institutions établies. Mais je cessai d’y
prendre part, et même d’écouter. La captieuse affirmation du
dernier interlocuteur, discutable à coup sûr, paradoxale, dange-
reuse, venait d’éveiller en moi un souvenir que le temps avait
presque effacé : celui d’un secret surpris un jour, ou du moins
pressenti, à travers une série de détails si ténus qu’il m’avait
jusqu’alors paru impossible de les réunir et de les formuler. Et
voici que ma manie d’homme de lettres, excitée par la conversa-
tion que je viens de rapporter, se mettait à travailler sur ces dé-
tails, dont l’ensemble, presque insaisissable, m’apparaissait
soudain comme une sorte d’illustration de la théorie qu’on dis-
cutait autour de moi ! Instinctivement, je cherchais à les préci-
ser, à les grouper, à leur donner la forme d’un récit. C’était très
difficile. En effet, je ne connaissais presque rien de l’histoire à
laquelle je songeais. Je ne pouvais admettre qu’elle n’eût existé
que dans mon imagination ; mais, en tout cas, je n’en avais vu
que quelques moments, ceux-là même qui, par leur intensité,
avaient forcé les héros de l’aventure à raidir toute leur volonté
pour rester impassibles. Les définitions et les transitions me
manquaient entièrement. Comment donc fallait-il m’y prendre
pour saisir les faits et pour les exposer ensuite d’une manière in-
telligible ?
En y réfléchissant, je pensai que le plus simple était de pré-
senter les gens et les choses comme je les avais vus, sans cher-
cher à combler par des moyens artificiels les lacunes que laisse
subsister l’observation directe, et en indiquant seulement mes
hypothèses à mesure que les circonstances les provoqueraient,
comme elles étaient nées dans mon esprit. C’est ainsi que j’ai
écrit les pages qui suivent. Si je parviens à faire partager les im-
pressions et l’émotion que les événements qu’elles relatent pro-
duisirent sur moi à leur heure, malgré leur intermittente incerti-
tude, leur obscurité, leur incohérence, on m’excusera peut-être
de m’être écarté des procédés habituels du conteur. Il ne s’agit
pas ici d’un récit, mais de quelques notes prises sur le vif et que,
–8–
seule, une espèce d’intuition a pu coordonner. Cette intuition a-
t-elle été juste ou fausse dans toutes ses déductions ? Je ne sais,
mais, à la distance où je suis des faits, ils me paraissent encore
aussi significatifs qu’aux jours où ils me frappèrent.
–9–
II
1.
– 10 –
sur le moment, des services qu’elle me rendait, elle s’efforça de
m’apprendre à observer et de guider mes sympathies.
Pendant quelques semaines, qu’elle appelait plus tard en
souriant mon stage, elle ne me reçut que l’après-midi à l’heure
du thé, et je passai ainsi bien des heures à écouter le babil des
femmes aimables qui venaient chez elle, pour apprivoiser mes
étonnements et mes naïvetés. Quand elle jugea que je ne ferais
pas ridicule figure dans son salon, elle m’invita enfin à ses mar-
dis soirs. Ce fut pour moi une grosse émotion, car j’étais d’une
extrême timidité, justifiée, d’ailleurs. Comme je le craignais, je
me trouvai très emprunté dans ce petit cercle, où régnaient à la
fois l’abandon de l’intimité et la distinction des propos. Or, le
jour même où j’y pénétrai pour la première fois, Mme B… vint
me chercher dans une embrasure de fenêtre où je m’étais réfu-
gié, et, me montrant deux personnes qui causaient dans un
angle du salon, à l’écart des autres groupes, elle me dit :
– Ce sont les êtres les plus parfaits que je connaisse.
Comme on peut le penser, ce verdict admiratif d’un juge
difficile piqua au plus haut point ma curiosité. Je regardai
d’abord à distance des personnes dont la supériorité, que
j’acceptai d’emblée comme un dogme, m’effrayait un peu. Puis,
parvenant à vaincre ma timidité, je cherchai à les voir de plus
près. J’y réussis. Mais, toujours, ils conservèrent à mes yeux
l’espèce d’auréole dont les avait nimbés les paroles de Mme B…,
et ce fut sans doute parce que je les avais vus ensemble pour la
première fois que je ne tardai pas à les unir plus intimement
dans ma pensée.
Quoique disparu depuis plusieurs années déjà, l’homme,
André Kermoysan, n’est point un oublié : on lit encore les ro-
mans de cet officier de marine, qui, avant Loti, avait mis
l’exotisme à la mode, et l’on sait que son beau drame passionné,
Lautrec, est demeuré au répertoire de la Comédie-Française. À
l’époque où Mme B… attira sur lui mon attention, il était au meil-
leur moment de sa vogue, en pleine fleur de succès. Son nom
– 11 –
courait dans toutes les bouches ; ses livres se trouvaient dans
toutes les mains ; quant à sa personne, elle excitait un intérêt
d’autant plus vif qu’on le voyait plus rarement. Il avait alors en-
viron trente-huit ans. Ses cheveux coupés en brosse et sa mous-
tache, restée légère, qui grisonnaient avant le temps, contras-
taient avec la persistante jeunesse de son beau visage au teint
blanc, d’une blancheur quasi transparente, aux traits réguliers,
calmes, d’une exceptionnelle finesse de lignes, éclairés d’yeux
brun clair, énergiques et doux, dont le regard répandait sur sa
physionomie une expression de tendresse presque féminine.
Dans ses allures, dans ses mouvements d’une grâce un peu
lente, dans ses gestes rares et harmonieux, dans ses propos aus-
si, dans sa voix même, basse, un peu voilée, il était d’une rete-
nue extrême, si discrète qu’on n’eût pu dire si elle était naturelle
ou savante. D’une politesse parfaite, mais sans prévenance,
d’une amabilité où il y avait beaucoup de bienveillance voulue, il
ne se livrait jamais. On pouvait traiter avec lui les sujets les plus
divers : après des conversations très étendues auxquelles il se
prêtait de la meilleure grâce du monde, on le quittait sans avoir
fait un pas dans son intimité. La sympathie qu’il inspirait
presque toujours à première vue s’élançait à lui pour revenir
aussitôt, non pas déçue, mais repoussée. On se sentait tenu à
distance, malgré l’accueil excellent qu’il vous faisait, par je ne
sais quel obstacle invisible qui vous séparait de lui.
Je fus présenté à M. Kermoysan. Il m’examina un instant
de ses yeux clairs, me parla, m’écouta, parut même s’intéresser
à mes débuts, pour autant qu’il pouvait s’intéresser à quelque
chose. Quand il remarqua que je le recherchais beaucoup, il
m’invita à venir le voir chez lui. Quoique j’eusse fort bien vu que
cette invitation, qui n’avait rien d’empressé, lui coûtait un effort,
je ne pus résister au plaisir d’en profiter. Il m’accueillit avec sa
politesse accoutumée, qui me parut devenir plus cordiale, en
sorte que je crus pouvoir, sans trop d’indiscrétion, répéter plu-
sieurs fois ma visite, à des intervalles qui se rapprochèrent peu à
peu.
– 12 –
Il habitait, rue Oudinot, un petit entresol tout rempli
d’objets précieux rapportés de ses voyages : armes damasqui-
nées collectionnées en Orient, idoles en marbre peint qui ve-
naient de l’Inde, étoffes surtout, étoffes somptueuses qui chan-
taient aux yeux une chatoyante harmonie de reflets et de cou-
leurs. Les fenêtres ouvraient sur un tranquille paysage de jar-
dins, avec des plates-bandes où se balançaient des fleurs démo-
dées et des arbres rongés de vétusté. Un vieux domestique,
nommé Adolphe, ancien valet de chambre d’un ambassadeur du
second Empire, faisait tout son service, repas compris ; il y avait
entre le maître et le serviteur une entente parfaite en très peu de
mots.
M. Kermoysan était toujours chez lui. Une seule fois, je le
trouvai au travail. Comme je voulais me retirer, il me retint, en
jetant sa plume, l’air enchanté d’avoir un prétexte pour
s’interrompre :
– Je suis très paresseux ces temps-ci, me dit-il… Rien ne
vient plus… Restez donc, et causons, c’est plus facile…
Il me sembla qu’Adolphe, qui venait de m’introduire, ho-
chait tristement sa tête grise, solennelle malgré le tablier blanc
qu’il portait toute la matinée.
Ce jour-là, M. Kermoysan fut plus cordial, plus ouvert que
d’habitude. Il me parla d’un roman d’amour auquel il travaillait,
« quand je peux travailler », ajouta-t-il. Il m’en raconta
l’intrigue, il m’en esquissa les caractères avec assez d’animation.
Je hasardai quelques observations, auxquelles il répondit. Puis,
peu à peu, son attention se détendit, son entrain disparut.
C’était ainsi que finissaient toutes nos causeries ; il m’écoutait, il
me répondait, mais il pensait toujours à autre chose. Parfois, je
croyais lire sur son front, dans ses yeux, cette obstinée pensée
toujours présente, toujours la plus forte, comme une phrase
écrite en caractères inconnus, en langue étrangère. J’en étais
froissé dans l’amitié enthousiaste que je lui vouais sans avoir
jamais osé la lui montrer, et je me disais que cette pensée mys-
– 13 –
térieuse, que je ne pouvais déchiffrer, demeurerait comme un
obstacle entre lui et moi, si même il oubliait, en faveur de ma
sympathie, la différence de nos âges et de nos situations.
La personne qui s’entretenait avec M. Kermoysan le jour où
je le vis chez Mme B… était une femme encore jeune, quoiqu’elle
ne fût plus de la première jeunesse, qu’on appelait
Mme Herdevin. Elle était grande, d’une sveltesse presque exagé-
rée, fort élégante, et belle, d’une de ces beautés qui ne frappent
pas, qu’il faut découvrir et qu’on aurait beaucoup de peine à dé-
crire. Du reste, les années ont effacé ses traits de ma mémoire ;
ils y flottent encore, sans doute, mais indécis, dans un flou de
lignes et de couleurs pareil à celui des figures de saintes dans les
fresques des vieux couvents. Je ne retrouve avec un peu de net-
teté que les reflets mordorés de sa chevelure, qu’elle portait coif-
fée à la grecque ; le reste m’échappe, comme tant d’autres vi-
sages que la mort a voilés.
Je me rappelle que, lorsque Mme B… m’eut désigné le
groupe que Kermoysan et Mme Herdevin formaient dans un
angle du salon, je l’observai d’abord de loin, puis m’en rappro-
chai peu à peu, à la façon d’un enfant timide et curieux.
Mme Herdevin écoutait : sa physionomie exprimait une atten-
tion soutenue, exclusive, qui lui créait une espèce d’isolement.
Puis, à son tour, elle parla. Je n’entendis pas ses paroles, mais
j’entendis sa voix. Aussitôt j’en subis le charme. C’était une mu-
sique. Une telle voix exprime ce qu’elle veut dire bien mieux que
des paroles. L’impression fut si vive qu’en évoquant ce souvenir,
pourtant ancien déjà, il me semble l’entendre encore : elle vient
de très loin, elle est faible, elle s’éteint ; elle n’en a que plus de
douceur. J’étais conquis jusqu’au ravissement. Aussi lorsqu’au
bout d’un moment Mme Herdevin, quittant Kermoysan, retour-
na se mêler à des groupes indifférents, j’eus le courage de prier.
Mme B… de me présenter. Elle le fit avec plaisir, indulgente à
mon enthousiasme.
– 14 –
J’obtins sans peine de Mme Herdevin les phrases banales
auxquelles a droit tout bon jeune homme qui fait son entrée
dans le monde. Mais cela ne me suffit pas : je rêvai de la voir de
plus près, chez elle. Or, j’étais un personnage tout à fait quel-
conque, gauche, insignifiant, de conversation nulle, dépourvu
de tout talent d’agrément, pouvant à peine passer pour un dan-
seur convenable, que rien, enfin, absolument rien ne recom-
mandait à l’attention d’une étrangère. Mme Herdevin m’aperçut
sans doute à peine le jour où je lui fus présenté, ne me reconnut
pas quand je la rencontrai de nouveau, et ne vit certainement en
moi, pendant plusieurs semaines, qu’un importun qui la recher-
chait fâcheusement. Elle me produisait alors une impression
tout à fait correspondance à celle de Kermoysan, que je com-
mençais à fréquenter. Même réserve, de même nature. Où
qu’elle fût, son âme, toujours, était ailleurs. Cela, malgré de vi-
sibles efforts pour s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle.
C’était de bonne grâce qu’elle se prêtait à toute conversation ;
pourtant, on devinait que son vrai désir était d’en abréger la du-
rée, et, quand elle se taisait, elle paraissait plus à l’aise, comme
si le silence eût été son véritable élément.
Cette attitude ne découragea pas ma sympathie ; au con-
traire. Peu à peu, à force de ténacité, je réussis à me rapprocher
d’elle ; j’obtins quelques sourires, quelques paroles qui sortaient
de la banalité, quelques regards bienveillants ; ce fut comme si
elle s’accoutumait à me voir dans son cercle. Je me réjouissais
de ces progrès, quelque légers qu’ils fussent. Je fus au comble de
mes vœux le jour où elle m’invita à son five o’clock du jeudi, en
ajoutant :
– Vous n’aurez pas beaucoup de plaisir chez moi : je ne re-
çois guère que quelques intimes ; ma maison n’est pas bien gaie.
Aller chez elle, respirer son air, je n’en demandais pas da-
vantage : dans la première jeunesse, on a des sentiments frais,
purs, ardents pourtant, qu’il serait difficile de définir. Je
– 15 –
n’aimais pas Mme Herdevin, mais j’étais sur le point de l’aimer,
ou plutôt, je crois, de l’adorer, dans des extases de pèlerin.
Avant d’aller chez elle, je jugeai prudent de demander à
Mme B… quelques renseignements qui m’empêcheraient de
commettre des maladresses. Ma vieille amie m’apprit volontiers
ce que je devais savoir :
Le mari, M. Léopold Herdevin, était un agent de change ex-
trêmement riche, mais brutal, grossier, de mauvaises mœurs,
qui semblait d’une autre espèce que sa femme. Aussi vivaient-ils
depuis longtemps déjà séparés de fait l’un de l’autre : lui, dans
un monde d’actrices et de chevaux ; elle, avec quelques amis de
choix, peu nombreux, très fidèles, qui la recherchaient beau-
coup et lui témoignaient une vive affection.
– Vous ne rencontrerez pas souvent M. Herdevin dans le
salon de sa femme, me dit Mme B… Quand, par hasard, il y pa-
raît, avec son épaisse figure à teint jaune, il y fait comme une
grosse tache d’huile.
Ils avaient deux filles jumelles de six ans. L’une d’elles, ap-
pelée Marthe, était atteinte d’une maladie de l’épine dorsale qui
arrêtait son développement : conservée comme un objet fragile,
elle vivait, toute petite, ratatinée, immobile, souffrante, suspen-
due au souffle de sa mère qu’elle adorait avec des tendresses
d’enfant précoce que la mort attend. La maladie de cette pauvre
petite était sans doute l’épine plantée dans la chair de
Mme Herdevin, sa pensée constante, la blessure qui, plus encore
que l’indifférence et la grossièreté de son mari, l’empêchait de
jouir de sa beauté, de son charme, de la fin de sa jeunesse.
Mme B… me raconta complaisamment tous ces détails ;
puis, voyant que j’y prenais un vif intérêt, elle ajouta, avec un
bon sourire de grand’mère indulgente :
– Vous êtes en train, je crois, de devenir amoureux de
Mme Herdevin… Il faut que je vous en avertisse, elle a trop souf-
– 16 –
fert des réalités de la vie pour être romanesque... Cœur solide et
tête froide, soyez-en sûr… Elle approche de la trentaine, elle est
malheureuse en ménage, et pourtant on n’a jamais parlé d’elle…
D’ailleurs, vous aurez raison de la fréquenter le plus que vous
pourrez : quand vous aurez rompu la glace, si vous parvenez à la
rompre, vous verrez ce que peut être le charme d’une femme
parfaite.
J’avais rougi jusqu’aux oreilles, comme si vraiment j’étais
pris en faute. Pour cacher mon trouble, je remis en cause
M. Herdevin.
– Soyez tranquille, me dit Mme B… Quand même vous le
verrez très peu, vous serez bientôt édifié sur son compte. Il est
de ceux qu’on connaît vite et qu’on n’éprouve aucun désir de
connaître davantage. Sa femme a beaucoup supporté et, je crois,
beaucoup souffert. À présent, elle est résignée : elle ne sent plus
même le mal qu’il voudrait encore lui faire.
Je demandai assez sottement :
– L’a-t-elle aimé ?
Mme B… me regarda, un peu moqueuse :
– Je n’en sais rien, dit-elle : comment voulez-vous qu’on
sache ces choses-là !…. Mais, à côté de l’amour, il y a toujours
chez les femmes, même les meilleures, l’amour-propre. Ses
blessures font mal aussi ; celles-là n’ont pas été épargnées à
votre amie, je vous en réponds.
Bientôt après, j’étais un des familiers du salon de
Mme Herdevin : un grand salon, d’un luxe tout extérieur, destiné
aux autres, un salon auquel la maîtresse de maison restait indif-
férente, qui ne participait en rien de sa grâce. Malgré les
énormes bûches qui flambaient dans la cheminée, il y faisait
toujours un peu froid. On y trouvait d’ailleurs rarement plus de
cinq ou six personnes, qui parlaient en baissant la voix, comme
dans une église. Les conversations étaient lentes, insignifiantes.
– 17 –
Beaucoup auraient trouvé ce milieu d’un insupportable ennui ;
dans le fait, je m’y serais certainement ennuyé si la présence de
Mme Herdevin, même si froide ou distraite, n’eût compensé pour
moi les propos les plus insipides.
Je m’attendais à rencontrer souvent chez elle
M. Kermoysan, puisqu’il la recherchait dans le monde ; je re-
marquai bientôt qu’au contraire il venait peu, qu’il ne faisait que
de brèves apparitions, que sa présence ne mettait dans la com-
pagnie ni plus d’entrain ni plus d’intimité. Une fois nous fûmes
invités ensemble à dîner : son attitude fut celle d’un convive de
passage plutôt que d’un ami. Il parla peu, plus réservé, plus ab-
sent, plus insaisissable que jamais. D’ailleurs, le repas fut maus-
sade ; malgré l’excellence des mets et des vins, la conversation
restait pénible, maintenue à un niveau très bas par les calem-
bours du maître de la maison. Parfois ses propos, qu’il souli-
gnait d’un gros rire, étaient d’une trivialité telle qu’ils causaient
à sa femme un visible malaise, comme une piqûre dont un plis-
sement de son front trahissait la cuisson. Je compris alors
pourquoi elle recevait le moins possible. Mais pourquoi donc
nous avoir réunis, Kermoysan et moi, à des gens que nous
n’avions aucun plaisir à rencontrer, qui ne pouvaient
s’intéresser à nous, que nous ne reverrions probablement ja-
mais ?
Des semaines passèrent ainsi, sans que je connusse mieux
Mme Herdevin que le soir où je n’avais eu d’elle que le son de sa
voix et deux phrases insignifiantes. La glace tardait à se rompre.
Pourtant, peu à peu, au hasard des causeries, qui devenaient
plus familières, et surtout après m’être trouvé à plusieurs re-
prises en tête à tête avec elle, je pus ou, cru pouvoir dégager,
avec quelque chance de deviner juste, un trait de son caractère :
elle était bonne, d’une bonté naturelle d’une sœur de charité,
mais d’une de ces bontés passives qui se manifestent par des
sentiments plus que par des actes. Je me convainquis aussi
qu’elle était intelligente, ou plutôt compréhensive. Non pas, tou-
tefois, à la façon des femmes cultivées, qui raisonnent de toutes
– 18 –
choses en spécialistes : non, mais elle avait cette intelligence du
cœur qui comprend tout, qui s’exerce de préférence sur les me-
nus faits de la vie, qui rayonne dans tout ce qu’on dit des autres
et dans les demi-confidences discrètes qu’on fait sur soi-même.
Elle était triste, aussi et surtout, d’une tristesse touchante
qu’elle mettait un art infini à cacher, et qui se révélait pourtant,
l’enveloppant d’une espèce de mystère qui s’ajoutait à son
charme. Le mystère m’attirait vers elle toujours davantage, et je
finis par l’enfermer entre les limites écartées d’une double hypo-
thèse absolument contradictoire : ou bien elle n’a jamais aimé et
souffre du besoin d’aimer, ou bien elle aime trop. Comme on le
voit, ma jeune perspicacité se donnait de l’espace.
– 19 –
2.
– 20 –
Je me mis à lire à haute voix, l’une après l’autre, les pièces,
généralement très courtes, qui composaient le petit recueil.
Les poètes de la jeune école en auraient trouvé les vers
mauvais ; en vérité, ils étaient passablement « vieux jeu »,
alourdis par des césures monotones, par quelques chevilles ma-
ladroites, parades rimes banales, comme sont volontiers les vers
d’écrivains, même habiles, inaccoutumés à manier la langue
poétique. Toutefois, malgré ces gaucheries, ils s’emparèrent
puissamment de mon attention. C’est qu’ils exprimaient, parfois
avec une intensité réellement émouvante, les nuances à demi
voilées d’un sentiment à la fois tendre et douloureux, coupable
et tourmenté. Il y avait dans ces quelques pages des cris de dou-
leur, des cris d’angoisse, des cris de joie, des cris de remords. On
y devinait une âme troublée jusqu’en ses plus secrètes profon-
deurs, ballotée aux souffles d’un irrésistible ouragan, comme les
pauvres âmes emportées par l’éternel tourbillon, que d’ailleurs
le poète rappelait dans un de ses plus ardents morceaux. Et l’on
subissait, peu à peu, cette espèce de vertige que donne le spec-
tacle des grandes passions. Quelques-uns de ces vers, que je n’ai
lus qu’une fois, se gravèrent dans ma mémoire. Je les transcri-
vis, en rentrant chez moi, dans un carnet où j’avais coutume de
consigner mes observations de la journée et où je les retrouve
aujourd’hui :
.........
Mais, quel que soit le mal dont je suis consumé,
Vous avez éclairé les ombres où je passe,
Et, dans le sillon d’or qui marque votre trace,
Je vous bénis, ô vous, vous qui m’avez aimé !…
– 21 –
.........
… Femmes ! c’est la bonté qui vous perd ! La vertu
Passe droite, au milieu de nos cris de détresse,
Sans regard de pitié, sans faute et sans tendresse…
.........
… Le tourbillon fatal qui m’entraîne et m’affole
Ta prise, ô toi si pure, ô toi si douce…
.........
… Que craignez-vous ? Qu’on nous découvre et que le monde
Nous chasse ! Eh bien, nous le fuirons…
.........
… Fussions-nous séparés, et par toute la terre,
Je mourrai dans tes bras !…
Ces vers, les seuls que j’ai retenus, n’étaient peut-être ni les
meilleurs ni les plus caractéristiques du petit recueil, dont cer-
taines pages firent trembler ma voix. Mme B… écoutait, les yeux
mi-clos, comme si cette poésie exaltée et romantique, où pas-
saient çà et là des souffles lamartiniens, lui causait, bien qu’elle
la connût d’ancienne date, un extrême plaisir.
– Eh bien ? me demanda-t-elle quand je fermai la pla-
quette et la lui remis, que pensez-vous de ces vers ?
Je réfléchis un instant :
– Ils m’ont vraiment ému, répondis-je.
– N’est-ce pas qu’ils sont beaux… quand même ils ne res-
semblent pas à ceux de vos amis de lettres ?…
– Beaux, je ne sais pas ; mais vrais…
– 22 –
Mme B… m’ayant jeté un regard interrogateur, je
m’expliquai :
– Oui, vrais… trop vrais même… Savez-vous, madame ? Je
ne comprends pas que M. Kermoysan les ait publiés. Cela n’est
pas dans son caractère. Il est un livre fermé, il ne montre jamais
rien de lui-même, et ces vers sont une véritable confession, tant
ils ont un accent sincère et spontané !…
Mme B… secoua la tête.
– Peut-être, fit-elle, y mettez-vous de l’imagination...
Quand M. Kermoysan m’offrit cette plaquette, il me raconta
qu’il avait fait ces vers pour un roman, et que, n’ayant pas ache-
vé ce roman, il n’avait pas pu se résigner à les perdre… Cela
vous paraît-il invraisemblable ?
– Un peu… J’inclinerais plutôt à croire… que sais-je ?…
qu’il les a faits pour les faire, qu’ils ont jailli de lui-même, en
certaines heures où l’on éprouve le besoin de crier ses secrets
parce qu’on en étouffe…
– Mais alors, il lui aurait suffi de les écrire. Pourquoi donc
les aurait-il publiés ?…
– Il est tout de même un homme de lettres… Ou bien, qui
sait ? peut-être les a-t-il publiés pour pouvoir les offrir à la per-
sonne qui les a inspirés ?
Mme B… sourit :
– Comme vous êtes subtil ! fit-elle un peu ironiquement.
Après un instant de silence, elle ajouta :
– Après tout, cela n’est pas impossible… Kermoysan est
très mystérieux… Peut-être a-t-il une liaison très compliquée…
– 23 –
Ma curiosité était excitée, et, l’occasion me paraissant ex-
cellente pour me renseigner sur le compte de cet homme qui
m’intéressait si fort, je demandai :
– A-t-on parlé de lui ?… Sait-on s’il a un passé ?…
– Un passé ! s’écria Mme B… Plusieurs passés !… Beaucoup
de passés !… En France, à Paris, sans compter les autres, ceux
qu’il a laissés dans ces drôles de pays qu’il prétend aimer…
M. Kermoysan a été un homme à la mode… Il y a un peu de tout
dans sa vie : non seulement des femmes, mais des cartes, du vin
même, de l’opium, que sais-je ?… Un vrai marin, quoi !… Dès
qu’il était sur terre ferme, il ne se possédait plus…
– J’ignorais tout cela…
– C’est que vous ignorez beaucoup de choses… D’ailleurs, si
l’on a parlé de lui autrefois, on n’en parle plus maintenant… Il
s’est rangé depuis cinq ou six ans… Et, maintenant, il est sage,
dit-on, comme une image de piété !…
– Voilà qui est étrange !…
– Vous trouvez ?… Mon Dieu !… Non… L’âge arrive… On a
beau résister du mieux qu’on peut, on vieillit… Et il faut bien
faire une fin, comme vous dites, vous autres hommes…
– Sans doute !… Mais quelle fin a-t-il faite, lui ?…
Cette simple question troubla Mme B…
– Eh bien ! fit-elle, il s’est rangé, comme je viens de vous le
dire… Que vous faut-il de plus ?… N’est-ce pas une fin assez…
finale ?…
Comme je ne répondais pas, Mme B… continua :
– Il s’est même trop rangé pour un homme de son âge… Et
il a eu le tort, une certaine fois, de faire un peu trop parler de sa
vertu… Il y a trois ans, quand on a joué son Lautrec, sa princi-
– 24 –
pale interprète s’était éprise de lui… Une de ces passions…
d’actrices… Je ne me rappelle plus les détails, mais je sais qu’il y
a eu une vraie comédie autour de son drame… une comédie où il
a joué… Joseph… On a beaucoup ri de tout cela, dans le
monde… Aujourd’hui, c’est oublié…
– Voilà, m’écriai-je, une petite histoire tout à fait significa-
tive !… Comment croire que c’est par vertu qu’un homme
comme lui, un ancien viveur, ait joué ce rôle, toujours un peu
ridicule, de celui qui ne veut pas se laisser aimer ? Il n’est pas
converti, que je sache ?…
– Non, il ne croit à rien : un vrai mécréant.
– Ainsi, si ce n’est pas la piété qui l’a rendu sage, il faut que
ce soit autre chose.
Mme B… suggéra, sans y croire :
– La fatigue, peut-être, tout simplement.
Elle plaisantait. En ce moment même, l’image de
Mme Herdevin se dessina nettement dans mon esprit : ce fut une
intuition que rien n’expliquait, sauf le fait que j’étais accoutumé
à la rapprocher, dans ma pensée, de Kermoysan.
– Peut-être aussi, dis-je, un grand amour…
Mme B… parut soupeser cette supposition ; puis elle la re-
poussa.
– D’abord, fit-elle, vous êtes incapables d’un grand amour,
vous autres hommes d’aujourd’hui…
J’insinuai :
– Exceptionnellement…
Mais elle conclut :
– 25 –
– Et puis, on le saurait… Une chose pareille ne pourrait
rester secrète… Non, non, vous n’avez pas deviné… Allons !…
cherchez autre chose, monsieur le psychologue.
– Je chercherai, répondis-je.
Mais j’étais sûr d’avoir trouvé.
– 26 –
3.
– 27 –
En ce moment, la voix brutale, dans un dernier éclat, perça
les cloisons et les tentures : nous entendîmes trois ou quatre ju-
rons, qui aboutirent à un retentissant : « Tonnerre de Dieu ! »
Nous nous levâmes ensemble, d’un même mouvement indigné :
– Le misérable ! m’écriai-je.
Kermoysan, comme poussé par un ressort, avait fait deux
pas dans la direction de la porte. Il s’arrêta, revint à son fauteuil,
se rassit et murmura, en se mordant les lèvres :
– Il est capable de la battre !…
Dans la pièce à côté, la voix s’était assourdie : nous n’en
distinguions plus que les ronflements irrités. J’étais resté de-
bout. Je murmurai :
– C’est odieux !…
Mon compagnon, très pâle, avait retrouvé son calme :
– Il est le mari, dit-il, les dents serrées… Cela ne nous re-
garde pas !…
Et il se mit à fixer, d’un regard volontaire, le bout de sa bot-
tine, qui s’agitait sur le tapis.
Nous nous taisions, n’entendant plus rien. Soudain, le bruit
d’une porte violemment fermée nous apprit que l’orage était fi-
ni. Je poussai, je l’avoue, un soupir de soulagement. Quant à
Kermoysan, il passa la main sur ses yeux avec le geste d’un
homme qui chasse un cauchemar.
Cependant, Mme Herdevin ne tarda pas à rentrer, hésitante,
l’air douloureux. Elle s’excusa de nous avoir laissés si long-
temps.
– Mon mari avait quelque chose d’urgent à me dire, fit-elle
doucement.
– 28 –
Ses yeux limpides semblaient nous demander si nous
avions entendu, – et nous supplier de n’y pas prendre garde.
J’étais fort embarrassé, craignant à la fois d’être indiscret
en prolongeant ma visite et de l’inquiéter en partant trop tôt. Je
lui laissai donc le temps de nous dire quelques paroles qui, sans
doute, dans sa pensée, devaient témoigner de sa liberté
d’esprit ; puis, profitant d’un silence opportun, je me levai pour
prendre congé. Je pensais que Kermoysan resterait auprès
d’elle, averti par une sorte d’instinct qu’ils avaient besoin de se
parler. Mais non : il se leva en même temps que moi. Comme
Mme Herdevin lui tendait la main, il me sembla seulement qu’il
la gardait une ou deux secondes de plus et la serrait un peu plus
fort que de raison.
Nous sortîmes ensemble. Dans la rue – les Herdevin de-
meuraient dans le bas de l’avenue du Trocadéro, – comma nous
nous dirigions vers le pont de l’Alma, je ne résistai pas à la ten-
tation de m’écrier :
– Quelle injustice qu’un pareil butor !…
Je n’achevai pas ma phrase. Kermoysan la comprit. Au lieu
de la relever tout de suite, il fit encore quelques pas en silence,
en regardant droit devant lui ; enfin, il dit, presque bas, comme
en confidence :
– Je crois qu’elle adore ses enfants !
Puis, comme nous arrivions à la place de l’Alma :
– Prenez-vous l’avenue Montaigne ? me demanda-t-il.
– Oui, je vais à la Madeleine.
– Moi, je passe le pont : j’ai affaire de l’autre côté de l’eau.
Il s’éloigna alors à grands pas, après m’avoir serré la main.
– 29 –
Peu de jours après, je revis Mme Herdevin dans un bal, où
son mari, contre son habitude, l’accompagnait. Elle m’apparut
sous un nouvel aspect : elle fut animée, parlante, mondaine,
presque coquette, mais avec je ne sais quoi de forcé qui protes-
tait contre elle-même. Certaines personnes qui vont dans le
monde avec l’arrière-pensée d’y découvrir des romans remar-
quèrent qu’elle causait et dansait beaucoup avec un clubman
très apprécié, dont les succès m’étonnaient, le baron de Mal-
main ; un bellâtre aux allures de faux militaire, très fat, d’une
maturité qui commençait à rider son front et à dégarnir ses
tempes, et avec cela ne possédant pas même la qualité négative,
assez fréquente chez les gens de sa sorte, d’être inoffensif. En ef-
fet, quoique sans esprit, il possédait sur son prochain une ré-
serve d’anecdotes désobligeantes et de jugements mordants
qu’il lâchait dès qu’il en pouvait provoquer l’occasion. En sorte
qu’on l’écoutait et qu’il faisait rire, de ce rire où il y a toujours
un peu de haine, un peu de mépris, un peu d’orgueil, de ce rire
plus mauvais que frivole qu’on devrait s’interdire et qu’on re-
cherche.
Je l’avoue, j’éprouvai une sorte de malaise à voir
Mme Herdevin valser avec cet individu, écouter en souriant ses
propos, lui répondre de sa voix pure, de sa voix claire, de cette
voix où l’on croyait entendre sonner le cristal de son âme. Je
n’étais pas jaloux, dans le sens brutal et possessif du mot, mais
je souffrais d’un sentiment proche de la jalousie. Il me semblait
que le contact de Malmain la gâtait, qu’elle ne serait plus la
même après avoir toléré son bras autour de la taille, ses médi-
sances à l’oreille, j’étais soulagé quand il la quittait pour aller
porter ailleurs ses galanteries de bourreau des cœurs ; mais il
revenait toujours, et mon malaise recommençait. Un instant, je
vis Mme Herdevin debout à côté de Kermoysan : les attitudes, les
regards, l’expression reproduisaient presque exactement le
groupe qui m’avait frappé chez Mme B…, lorsque je les avais vus
ensemble pour la première fois. Pendant les quelques minutes
que dura leur entretien, je la retrouvai telle que je l’aimais ; j’en
fus heureux, tant mon sentiment pour elle était jeune, frais, tout
– 30 –
de respect et d’admiration désintéressée. Mais cela ne dura
guère : l’inévitable Malmain revint la chercher pour une contre-
danse. Elle se leva aussitôt, salua d’un sourire Kermoysan, qui
s’inclinait plus cérémonieusement qu’il n’eût fallu, et reprit sa
figure de commande.
Kermoysan la suivit du regard ; puis, me rencontrant sur
son chemin, il me prit le bras en me disant :
– Si nous circulions un peu ?… On manque d’air, ici.
Il m’emmena dans un petit salon où l’on jouait, perdit ner-
veusement quelques louis, rentra dans la salle de danse. J’étais
toujours à côté de lui. Il promena son regard inquiet sur les
couples qui se croisaient, l’arrêta quelques secondes sur
Mme Herdevin, assise, écoutant Malmain, debout, à demi pen-
ché sur elle, et me dit :
– Décidément, il fait trop chaud… Je m’en vais… Au re-
voir !…
À peine était-il sorti que M. Herdevin, à son tour,
s’approcha de moi. Sa grosse figure, congestionnée par la cha-
leur, exprimait un profond ennui. Du reste, ne connaissant
presque personne dans un monde qu’il ne fréquentait pas, il
avait erré toute la soirée, comme une âme en peine, des salons
de danse au salon de jeu, ou l’on jouait trop modérément pour
ses goûts :
– Pas drôle, votre monde ! me dit-il en bâillant… Nain
jaune à deux sous la fiche, en famille… On s’embête !… Et trente
degrés, pour le moins, je parie !… J’en ai assez : je vais au cercle,
j’aime mieux ça. Bonsoir !…
Sa femme, qui, sans en avoir l’air, observait tous ses mou-
vements, le vit sortir et s’éclipsa un instant après lui.
Et j’eus l’impression bien nette qu’entre ces trois êtres il
s’était passé quelque chose : un drame avorté, une scène de ja-
– 31 –
lousie, de ruse, de mensonge, quelque chose, enfin, que je
n’aurais ni osé ni su préciser.
– 32 –
4.
Chez une amie de Mme B…, par une fin d’après-midi. Trois
ou quatre femmes, dont Mme Herdevin. On a pris le thé. La con-
versation languit et va s’éteindre, quand Malmain fait son en-
trée. Il est pimpant, pétillant, triomphant ; rien qu’à son air on
devine qu’il apporte un commérage tout frais, une méchanceté
inédite, quelque âpre bavardage dont on va pouvoir s’amuser
pendant cinq minutes. En effet, à peine assis :
– Avez-vous lu l’article du Spectateur sur Kermoysan ?
Les dames se regardent et répondent que non.
– Un article tapé, je vous en réponds, et qui fera du bruit,
vous y pouvez compter !…
Là-dessus, il tire de sa poche un numéro du Spectateur, un
numéro fripé, qui a dû servir déjà plusieurs fois, et, de son aigre
voix qu’aigrit encore sa joie mauvaise, il donne lecture des pas-
sages les plus mordants. Du fiel, du venin, de la calomnie, de
l’injure : un de ces mélanges, humiliants pour l’espèce humaine,
qu’une basse envie a seule pu brasser ; au bas, le nom, à demi
connu, de Maxime Lucand.
– Qui est Maxime Lucand ? demande quelqu’un.
– Un jeune, explique Malmain, qui a un rude talent de
pamphlétaire… Voilà, mesdames, comme on arrange votre
idole !
On a écouté avec des murmures, des froufrous, de petits
rires étouffés. Une voix fait, en protestant :
– Oh ! notre idole !…
– 33 –
Et Malmain, exultant :
– Allez-vous le lâcher ?… Déjà ?… Hé ! hé ! ce n’est pas
mauvais que les grands favoris des dames reçoivent, de temps
en temps, une bonne petite leçon… Le bois vert convient aux
épaules illustres… Et le cher ami en avait un peu besoin, positi-
vement.
J’attends qu’une voix s’élève pour défendre l’absent ; mais
elles écoutent, elles sourient : aucune ne songe à intervenir. In-
volontairement, mes yeux cherchent Mme Herdevin. Elle regarde
droit devant elle, comme si elle n’entendait pas, les lèvres ser-
rées, l’air de glace ; ses doigts tambourinent sur ses genoux,
pendant que Malmain continue, avec des affectations exaspé-
rantes de bonhomie.
– Il y a de l’exagération dans cet article, sans doute, il y a
un peu d’exagération… Mais le fond, voyez-vous, hé ! hé ! le
fond pourrait bien être vrai !… Dire que Kermoysan n’a pas de
talent, ça, c’est absurde, n’est-ce pas ?… Il en a, tout le monde le
reconnaît… Seulement, il en est lui-même plus convaincu que
personne et, surtout, il s’en croit encore bien plus qu’il n’en a…
Ne trouvez-vous pas qu’il a toujours l’air de poser pour sa sta-
tue ?… On dirait qu’il se voit déjà coulé en bronze, une couronne
sur le front…
Elles rient ; il s’en trouve une pour répondre, en montrant
ses dents jolies :
– C’est vrai ! il y a de ça !…
Encouragé, Malmain reprend, d’un ton plus excité :
– Tenez ! l’autre jour, à la première de l’Étrangère, je le
rencontre au foyer de la Comédie… Il s’y promenait d’un air… de
l’air d’un roi dans son palais… On eût dit qu’il avait fait la
pièce… Quelqu’un l’arrête pour lui demander, je pense, une
adresse… Il veut l’écrire sur une de ses cartes et ne trouve pas
son crayon… Son interlocuteur n’en avait pas non plus… Je
– 34 –
m’aperçois de leur embarras : je lui offre le mien… Il s’en sert et
il me le rend avec un « merci »… oh ! un « merci » de Louis XIV
ou de Jupiter olympien. Alors, une idée saugrenue me passe par
la tête. Je lui dis : « Voilà un crayon historique !… » Et il n’a pas
vu que je me moquais de lui !…
Je n’y tiens plus : je demande timidement :
– En êtes-vous bien sûr ?
– Parbleu ! répond Malmain, qui remarque à peine mon in-
terruption.
Et il se remet à déchirer Kermoysan, plus âprement, avec
une méchanceté plus incisive et plus calomnieuse :
– Que va-t-il faire après cet article ? Se battra-t-il ?… Heu,
heu ! j’en doute… Je ne le crois pas un héros. On raconte sur lui
des choses...
Cette fois, c’en est trop. Je demande, tout frémissant :
– Quelles choses ?
Ma question est posée d’un ton si ferme que Malmain ne
peut éviter d’y répondre. Il me regarde, étonné de cette inter-
vention inattendue ; il s’embarrasse, il balbutie :
– Des choses, enfin, des choses…
– Dites-les donc !
– On ne peut pas tout dire…
– C’est dommage… car on verrait, j’en suis sûr, qu’il n’y a
rien à cacher sur Kermoysan…
Alors, je parle, je m’enflamme, je deviens éloquent. Elles
m’écoutent, un peu étonnées de cette explosion soudaine, un
peu honteuses aussi, peut-être, d’avoir trop écouté l’autre,
toutes prêtes à se rallier. Quand j’ai fini ma brave tirade, Mal-
– 35 –
main me toise un instant et prononce, avec un sourire supé-
rieur :
– Je ne savais pas que Kermoysan eût des amis… Voilà qui
est tout en son honneur !
Mais j’ai atteint mon but : il change de conversation. Un
instant après, Mme Herdevin se lève pour sortir. Elle me tend la
main, ce qu’elle ne faisait jamais, et je ne sais si je me trompe,
mais il me semble que la pression de ses doigts et ses regards
me remercient.
D’ailleurs, je n’écoute plus ce qu’on dit autour de moi : je
pars à mon tour, animé contre Malmain d’une haine juvénile et
très fier du petit rôle que j’ai joué.
– 36 –
5.
– 37 –
Je crus devoir lui objecter que la nécessité d’un tel duel ne
s’imposait pas, qu’un homme dans sa situation n’était pas à la
merci du premier venu qui voulait l’insulter, que, d’ailleurs, il
était trop supérieur à l’agresseur et lui ferait trop de plaisir en
croisant le fer avec lui.
– … Il faut que je me batte, dit-il en m’interrompant d’un
ton qui n’admettait pas de réplique.
Puis, plus doucement, comme s’il eût senti qu’il me devait
pourtant quelque explication :
– Cet article m’est fort indifférent, je n’ai pas besoin de
vous le dire. Mais, si je le supportais, il en viendrait d’autres, qui
pourraient m’être plus désagréables. Qu’on éreinte mes livres
tant qu’on voudra, cela m’est égal ; seulement, je ne veux pas
qu’on parle de moi.
Le capitaine, empalé dans son fauteuil, fit un signe
d’approbation ; je m’inclinai.
– Voici où les difficultés commencent, reprit Kermoysan,
en hésitant un peu. J’ai des raisons… particulières (il pesa sur ce
dernier mot) pour désirer qu’on ignore ce duel jusqu’à ce qu’il
ait eu lieu… Des raisons si fortes que, si je croyais impossible
d’empêcher qu’on l’ébruitât d’avance, j’aimerais mieux y renon-
cer.
– Mais Lucand, dis-je, aurait au contraire des motifs pour
faire autour d’une rencontre avec vous tout le bruit qu’il pourra.
Kermoysan prit un air inquiet :
– C’est justement là le danger, fit-il… Après, qu’il tape sur
sa grosse caisse autant qu’il pourra, ça m’est égal… Mais je vou-
drais éviter à tout prix les informations sur les préliminaires, les
« échos » annonçant l’échange des témoins en racontant les
pourparlers.
Je hasardai :
– 38 –
– Vous n’aurez pas de peine à obtenir que la presse…
Il m’interrompit en haussant les épaules :
– Je ne puis pas faire le tour des journaux pour les prier de
se taire… Quant aux témoins de mon adversaire, ils promettront
et ne tiendront pas : je sais ce que vaut la parole d’un Lucand et
des gens de sa sorte. Il n’y a donc qu’un seul moyen : c’est d’aller
très vite…
Le capitaine répéta :
– Oui, oui, très vite.
– Voici donc le plan qui m’a paru le plus pratique, continua
Kermoysan… Comme vous allez le voir, il ne peut être appliqué
qu’avec beaucoup de bonne volonté de la part des témoins. C’est
là un premier point un peu difficile, étant donnée la pédanterie
naturelle des escrimeurs… Il y a, ce soir, une première aux Va-
riétés. Lucand s’y trouve, sans aucun doute. Mes témoins iront
l’y chercher, lui diront que je suis forcé, pour affaire de service,
de partir demain, qu’il faut donc que notre querelle se vide im-
médiatement. Enfin, sous n’importe quel prétexte, ils obtien-
dront de lui qu’il les mette, dans la soirée même, en rapports
avec deux amis pris dans la salle… Tout cela est possible… Si ce
plan réussit, il s’agira d’éviter toute discussion moratoire avec
les témoins de Lucand ; il faudra accepter leurs conditions,
quelles qu’elles soient, pour que la rencontre ait lieu demain, au
petit jour… Ils ne pourront pas me contester la qualité
d’offensé… Mais, s’ils demandent des concessions, qu’on les leur
fasse… Qu’on prenne leurs épées ou leurs pistolets, s’ils y tien-
nent !… Pas de bruit, et vite : voilà ce qui importe avant tout !…
Kermoysan avait parlé rapidement, avec une nervosité an-
goissée, comme pour donner l’impression d’incidents qui vont
très vite. Je ne lui répondis pas tout de suite. Quelque inexpéri-
menté que je fusse en de telles matières, j’hésitais à accepter un
rôle aussi passif et à renoncer aussi complètement à mon libre
– 39 –
arbitre dans une affaire qui, après tout, pouvait prendre une
tournure grave. Il s’aperçut de mon hésitation.
– Excepté le capitaine, me dit-il d’une voix où tremblait
une prière, je n’ai pas d’ami assez intime pour qu’il accepte un
tel rôle sans me demander d’explications. Et je n’en puis fournir
aucune… D’autre part, je serais embarrassé de trouver, parmi
mes relations, quelqu’un à qui je veuille confier cette nécessité,
cette absolue nécessité où je suis d’aller vite… J’ai pensé à vous,
parce que je sais que je vous suis sympathique et parce que je
vous crois discret et généreux… C’est un très grand service que
je vous demande… plus grand encore, beaucoup plus grand que
vous ne le pensez…
J’aurais pu être flatté d’une telle confiance ; je fus surtout
ému du ton de Kermoysan, de l’agitation qu’il s’efforçait de con-
tenir, d’une sorte d’angoisse douloureuse que je n’eus pas un
instant l’idée d’attribuer au fait matériel du duel. J’acceptai.
Il me remercia avec effusion :
– Soyez sans inquiétude sur l’issue de la rencontre, me dit-
il encore. Je tire assez bien l’épée et je fais mouche à trente pas.
En réalité, l’arme m’est indifférente. Vous verrez que tout ira
bien !…
Là-dessus, il se leva. Le capitaine, toujours muet, en fit au-
tant ; nous descendîmes mes six étages, et nous nous diri-
geâmes ensemble vers le théâtre des Variétés. Kermoysan nous
serra la main, en nous répétant, d’un ton pressant, sa recom-
mandation :
– Vite, avant tout !…
Et il alla nous attendre au café Cardinal.
Je n’étais pas sans inquiétude sur la façon dont le silen-
cieux capitaine allait conduire les négociations. Contre mon at-
tente, il s’y prit fort bien, avec une brusquerie apparente qui dis-
– 40 –
simulait beaucoup de tact et d’adresse, en sorte que je n’eus pas
l’occasion de placer un mot. Lucand voulut protester contre une
hâte qui ne lui convenait guère :
– Nécessité de service ! dit le capitaine.
Force lui fut alors de céder. Il fit le tour des couloirs, pen-
dant un entracte, revint avec deux de ses confrères, qu’il nous
présenta et avec lesquels nous nous abouchâmes aussitôt. Ils
voulurent provoquer quelques difficultés : fidèle à sa consigne,
le capitaine entra dans leurs vues sans avoir trop l’air de leur
céder, en sorte qu’au bout d’un quart d’heure nous avions rédigé
le procès-verbal qui réglait les conditions du combat.
Nous rejoignîmes Kermoysan, qui nous attendait devant
une menthe à l’eau.
– C’est parfait, dit-il en parcourant la feuille que nous lui
tendîmes.
En ce moment, sa figure n’exprimait que le soulagement et
la satisfaction :
– Je n’aurais pas espéré que cela s’arrangerait si bien, dit-il
encore. Vous avez été très adroits. Maintenant, si vous le voulez
bien, nous allons nous coucher de bonne heure, car il ne s’agit
pas de rester endormis…
Comme on peut le penser, j’étais fort troublé. Je renonçai à
la société pour laquelle je m’étais habillé et rentrai chez moi
pour réfléchir tranquillement à ce qui m’arrivait. Assister à un
duel, en qualité de témoin de Kermoysan, c’était sans doute,
pour moi, un événement important, qui, rompant, pour ainsi
dire, mon cocon de chrysalide, ferait de moi, du jour au lende-
main, quelque chose de plus qu’un bon jeune homme. Le fait
que Kermoysan m’avait choisi me flattait aussi au plus haut
point ; il me semblait non seulement que j’allais grandir dans
l’opinion du monde, mais qu’en attendant je grandissais dans la
mienne propre. Je dois dire à mon honneur que ce côté person-
– 41 –
nel de l’affaire ne me préoccupa pas longtemps : je cessai bien-
tôt de penser à mon rôle pour songer à Kermoysan et, en me
rappelant ses paroles, son air, son inquiétude, j’en arrivai à me
poser deux ou trois questions indiscrètes peut-être, mais que
ma curiosité ne put repousser. Pourquoi ce duel, que des mal-
veillants comme Malmain pouvaient seuls trouver nécessaire ?
Pourquoi se battre, non pas à cause de l’article lui-même, mais
en prévision d’autres articles, qui, peut-être, ne viendraient ja-
mais ? Pourquoi surtout cette hâte, cette hâte fiévreuse que cer-
taines personnes n’auraient pas manqué d’attribuer à une émo-
tion voisine de la peur, ou, du moins, à un de ces courages trop
conscients, trop volontaires, qui savent trop bien combien de
temps ils pourront se soutenir ? D’autre part, si la crainte était
pour quelque chose, pour si peu que ce fût, dans l’angoisse de
Kermoysan, pourquoi, alors, une indifférence au détail des con-
ditions qui allait jusqu’à l’imprudence ? En réfléchissant à ces
divers pourquoi, je ne doutai pas qu’ils ne dépendissent les uns
des autres et je me lançai dans une série de conjectures que je
jugeai très savamment déduites :
– Sans doute, pensai-je d’abord, il veut absolument que
l’affaire ne s’ébruite qu’une fois terminée : c’est pour éviter
toute inquiétude à une personne qui s’intéresse à lui… Cela me
paraît évident… Et c’est un souci bien légitime, qui témoigne
d’une âme tendre et délicate, c’est un trait bien digne d’un être
aussi noble par le cœur qu’il est distingué par le talent…
Comme je m’attardais à cette idée, qui me conduisait à
quelques réflexions contingentes, voilà qu’un soupçon se leva
soudain dans mon esprit :
– Si ce n’était pas par pure tendresse qu’il a tenu à prendre
ces précautions ?… S’il avait une préoccupation d’autre sorte ?…
Si, par exemple, il craignait que la personne qu’il redoute
d’effrayer ne réussît pas à cacher son inquiétude ?… Si ce duel
lui apparaissait comme un danger, non pour sa vie, mais pour
– 42 –
un secret plus précieux que la vie, pour un équilibre dont
l’établissement et le maintien doivent être son principal souci ?
Plus j’y pensais, plus ce soupçon me paraissait plausible,
surtout quand j’en vins à le rapprocher de l’épouvante que Ker-
moysan avait témoignée de possibles articles.
– Lui-même l’a dit, pensai-je, ce ne sont pas les violences
littéraires qui l’effrayent. S’il redoute si fort qu’on s’attaque à sa
personne, ce ne peut être seulement par une pudeur à coup sûr
légitime, mais qui, dans le cas particulier, serait exagérée : c’est
parce qu’il a un point faible où il a peur qu’on le touche.
Et, resserrant ces conjectures, je conclus qu’André Ker-
moysan avait une affection profonde, coupable, compliquée et
secrète dont la pensée ne le quittait jamais, en vue de laquelle il
calculait toutes ses actions, celles-là même qui, en apparence,
n’en dépendaient pas. Ainsi s’expliquait non seulement sa con-
duite, un peu étrange, de la soirée, mais encore sa retraite com-
plète du monde où l’on s’amuse, l’austérité de ses nouvelles
mœurs, son habituelle indifférence à tout ce qui se passait au-
tour de lui. Alors, il me sembla qu’il sortait de l’espèce de pé-
nombre mystérieuse où je l’avais vu jusqu’alors et que je com-
mençais à déchiffrer quelque chose des caractères inconnus
gravés sur son front.
– Et Mme B… prétend que nous ne savons plus aimer !
m’écriai-je à haute voix, heureux et content du petit roman que
je venais de broder sur un thème réel.
Là-dessus, je me couchai, après avoir mis mon réveil sur
quatre heures et demie.
C’était une précaution bien inutile. Je ne dormis pas une
heure. Toute la nuit, des demi-rêves agités me montrèrent
d’avance les spectacles du lendemain, et, toujours, je voyais
Kermoysan étendu sur le sol, la poitrine ouverte, l’œil mourant :
il m’appelait auprès de lui, ses lèvres remuaient, il me disait
– 43 –
quelque chose : un secret dont l’angoisse ranimait son regard,
et, quoique je tendisse toute mon attention, je ne parvenais pas
à entendre ses paroles. À deux ou trois reprises, la figure de
Mme Herdevin passa dans ce cauchemar, vague, insaisissable,
sans que je pusse établir le rôle qu’elle y jouait. Puis, ces images
s’enfuyaient ; je rallumais ma bougie, je regardais ma montre et
m’apercevais que l’interminable cauchemar durait à peine de-
puis quelques minutes.
Impatienté, à la fin, de ne pouvoir m’en délivrer, je me le-
vai et pris un livre pour retrouver un peu de calme, en attendant
l’heure.
En sortant de ma chambre, je rencontrai le capitaine Lozier
dans le vestibule :
– … Craignais que vous restiez endormi ! me dit-il en tou-
chant son chapeau.
– Je n’ai pas fermé l’œil, lui répondis-je.
Il mâcha entre ses dents :
– Ayez pas peur !… Ami d’enfance… Très brave…
– Le médecin ? lui demandai-je encore en imitant incons-
ciemment son laconisme.
Il me répondit :
– Il nous suivra…
Et je n’entendis plus le son de sa voix jusque chez Kermoy-
san, qui nous attendait.
Il était parfaitement calme, sans aucune affectation. Dans
la voiture, il parla peu ; mais les quelques phrases qu’il pronon-
ça attestaient une pleine liberté d’esprit. Il avait les yeux rê-
veurs ; je crois vraiment qu’il pensait à autre chose qu’à son
duel : toujours la même pensée, sans doute, celle qui le séparait
– 44 –
des autres, celle qui l’isolait comme une prison, celle que j’avais
cru déchiffrer la veille et qui, maintenant, s’embrumait pour
moi dans de nouveaux mystères…
Nous arrivâmes à l’endroit convenu un moment avant Lu-
cand et ses amis, qui, d’ailleurs, ne nous firent guère attendre.
Lucand me parut nerveux, plus remuant en tout cas qu’il n’eût
convenu. Il observait avec une attention mal déguisée les prépa-
ratifs auxquels on procédait selon les rites habituels et dont
Kermoysan, au contraire, s’était désintéressé. Ce fut le capitaine
qui engagea les épées et dit, en se retirant, le traditionnel :
– Allez, messieurs !
En même temps, sans les perdre de vue, il me répéta, ou à
peu près, sa phrase de la veille :
– Très brave… Sûr de lui… Rien à craindre !…
J’avais besoin de cette assurance, car j’étais fort ému, au
point de pouvoir à peine cacher mon émotion.
D’ailleurs, cela ne fut pas long. Les deux adversaires ferrail-
lèrent à peine une minute, et Lucand, touché à l’épaule, laissa
tomber son épée. Son médecin s’approcha, déclara que sa bles-
sure le mettait dans un état d’infériorité, et nous n’eûmes plus
qu’à rédiger le procès-verbal. Comme nous l’achevions, Lucand,
dont le pansement était achevé, s’approcha de Kermoysan, la
main tendue. Kermoysan le toisa d’un regard dédaigneux, mit
ses deux bras derrière son dos et s’éloigna, tandis que l’autre es-
quissait un geste de colère et de haine :
– J’aurais dû prendre sa main, nous dit-il un instant plus
tard : il recommencera, et…
Il laissa sa phrase en suspens, resta pensif, puis conclut,
avec un geste d’inquiétude :
– On ne devrait jamais avoir d’ennemis…
– 45 –
Je ne pus m’empêcher de rapprocher ces paroles de la
crainte qu’il exprimait, la veille, sur de nouvelles attaques pos-
sibles, et je pensai de nouveau que mes déductions devaient ap-
procher de la vérité. Un petit fait vint encore les appuyer :
Nous devions déjeuner ensemble, chez Voisin, si je ne me
trompe. En passant devant un kiosque de journaux, Kermoysan
fit arrêter la voiture pour acheter un Figaro. Il l’ouvrit, parcou-
rut les « échos », et laissa échapper un cri où il y avait plus de
découragement que de colère :
– Ah ! quel ennui !…
En même temps, il nous montrait un entrefilet où l’on an-
nonçait la rencontre qui venait d’avoir lieu.
– Qu’est-ce que ça fait, puisque c’est fini ? dit naïvement le
capitaine.
– Mais le procès-verbal ne paraîtra que dans les journaux
du soir, s’écria Kermoysan.
Cette phrase lui avait échappé : il se mordit les lèvres, la
regrettant, se tut, parut absorbé dans des réflexions difficiles.
– Je vous demande pardon, dit-il au bout d’un moment ;
mais il faut absolument que je…
Il s’interrompit, comme un homme qui hésite avant de
prendre un parti, puis reprit, décidé :
– Oui, il faut absolument que je passe chez moi.
Il donna son adresse au cocher et ne dit plus un mot. Il
semblait beaucoup plus inquiet, beaucoup plus nerveux qu’au
départ, et ne cherchait ou ne parvenait pas à cacher sa contra-
riété.
Nous l’attendions dans la voiture pendant qu’il montait
chez lui. J’essayai de nouer conversation avec le capitaine :
– 46 –
– Cela s’est très bien passé, lui dis-je pour entrer en ma-
tière.
– Oui… Bien passé… Avais bien dit…
Et je n’en pus tirer que des monosyllabes.
Cependant Kermoysan redescendit, en portant un livre en-
veloppé. Il héla un fiacre vide, remit le paquet au cocher, lui
montra l’adresse, et je l’entendis répéter à deux reprises :
– Vous direz que vous m’avez rencontré revenant du Bois...
Revenant du Bois, n’est-ce pas ?…
Le cocher parut comprendre et fouetta son cheval. Ker-
moysan revint à nous :
– Allons déjeuner, fit-il : je meurs de faim. Vous aussi, je
pense.
Et il s’efforça de chasser ses préoccupations. Je pensais :
– Il a sans doute trouvé un moyen de rassurer…
De fait, il mangea de bon appétit et causa avec entrain.
– 47 –
6.
– 48 –
qu’elle ne jouerait aucun rôle dans ma vie, non plus que moi
dans la sienne, que nous resterions jusqu’au bout des étrangers
dont un caprice de la destinée devait à peine, à deux ou trois re-
prises, mêler les destinées en des épisodes dont le sens aurait
très bien pu m’échapper. En revanche, je ne pouvais presque
pas penser à elle sans penser aussitôt à Kermoysan : leurs deux
images, leurs deux noms s’appelaient l’un l’autre dans mon es-
prit, quoique rien, absolument rien ne m’indiquât qu’il existait
entre eux un lien particulier. Kermoysan, au contraire, était
moins assidu chez elle que moi-même. Leurs causeries, c’est
vrai, quand ils s’isolaient un instant dans un coin de quelques
salons, semblaient absorber toute leur attention ; mais elles
étaient rares et courtes, et souvent ils paraissaient se fuir plutôt
que se chercher. Mon impression n’en était pas moins vive. Je
dois dire, pourtant, qu’elle ne fut jamais précise : je n’allais ja-
mais jusqu’à soupçonner qu’ils fussent l’un pour l’autre cette
pensée mystérieuse que je lisais sur leurs fronts.
On a beau observer de son mieux les autres : on n’en voit
que bien peu de chose.
Je me flattais d’être traité en ami par Mme Herdevin, et, en
ce moment même, elle traversait une crise dont tout le monde
parlait sans que je m’en doutasse. Ce fut Mme B… qui me
l’apprit :
– Vous êtes toujours enthousiaste de Mme Herdevin ? me
demanda-t-elle un jour avec cette ironie bienveillante qu’elle
prenait parfois en me parlant.
– Toujours plus, répondis-je, à mesure que je la connais
davantage.
Elle accentua son ironie :
– Ah ! vous la connaissez davantage ! fit-elle. Vous avez de
la chance, savez-vous ?… Ces jeunes gens !… Moi qui la connais
– 49 –
depuis dix ans, je la connais de moins en moins. Vous allez
beaucoup chez elle ?…
– Aussi souvent que je le puis sans être indiscret.
– Cela veut dire deux ou trois fois par semaine ?…
Je rougis en répondant :
– Pas tout à fait.
– Mais à peu près, fit Mme B… malicieusement.
Elle parut hésiter un instant :
– Et vous n’y avez jamais rien vu de particulier ? me de-
manda-t-elle en me fixant d’un regard un peu moqueur.
Cette question imprévue m’étonna :
– … De particulier ? répétai-je en cherchant. Non, rien ; je
ne crois pas…
J’ajoutai :
– M. Herdevin n’est jamais là, vous m’en aviez averti vous-
même. De temps en temps j’ai aperçu sa petite fille malade,
qu’elle tient beaucoup auprès d’elle, mais qu’une bonne emporte
dès qu’il arrive quelqu’un.
Ma vieille amie secoua la tête :
– C’est là tout ce que vous avez vu ? fit-elle. Un mari qui
n’est jamais là et une enfant malade. Rien de plus… Eh bien,
c’est le cas de dire : « des yeux pour ne pas voir… »
Quand on est jeune, on aime assez à passer pour clair-
voyant. Pourtant, je ne me sentis pas mortifié d’être ainsi pris
en faute, mais il me sembla que mon cœur se serrait d’angoisse
avec la peur subite d’une révélation qui me gâterait
Mme Herdevin.
– 50 –
– Il y a donc quelque chose ? m’écriai-je. Quoi donc ?
Il y avait dans ce cri, qui m’échappa, tant d’effarement et de
naïveté que Mme B… ne put s’empêcher de rire. Mais son rire
s’éteignit bientôt, sa figure prit une expression de pitié atten-
drie :
– Oh ! des drames ! fit-elle tristement, des drames de fa-
mille…
– Vous les connaissez ?
– Comme tout le monde : on ne parle que de cela.
Cette fois, je me sentis un peu mortifié dans mon amour-
propre d’observateur. Mais la curiosité, l’intérêt plutôt,
l’emporta sur tout autre sentiment :
– Je n’ai jamais rien entendu dire… commençai-je.
Mme B… m’interrompit :
– … Et « des oreilles pour ne point entendre » !…
Je capitulai :
– Oui, dis-je, je reconnais que je ne suis pas très fort.
Elle ne se fit pas prier davantage.
– Ah ! commença-t-elle, la pauvre femme est bien malheu-
reuse !… Vous savez que son mari est un abominable homme ?
– Je le sais.
– Mais vous ne savez pas à quel point !… Il la tourmente, il
la délaisse, il la trompe, cela va sans dire. Il la vole aussi un peu,
je pense, car elle avait une fort belle fortune, qu’il manie comme
si elle était à lui. Elle supporte tout sans se plaindre. Vous ne
devineriez pas ce qu’il a imaginé en dernier lieu ? Il veut abso-
lument divorcer !
– 51 –
Mme B… mit dans ce mot toute l’horreur que les personnes
de son âge et de sa classe professent pour le divorce, que la loi
Naquet venait à peine d’instituer. Je ne résistai pas à la tenta-
tion de lui montrer que, sur ce point, je pensais autrement
qu’elle :
– Eh bien, m’écriai-je, il me semble qu’à sa place je ne de-
manderais pas mieux.
Ma vieille amie me menaça de son éventail :
– Taisez-vous !… Vous n’avez point de principes, vous
autres jeunes gens d’aujourd’hui ; vous n’avez rien de sacré.
Puis, d’une voix plus grave :
– D’ailleurs, il ne s’agit pas pour elle d’opinion théorique…
Elle est mère, vous l’oubliez : quelque malheureuse qu’elle soit,
elle supportera tout pour ses enfants… Songez donc : deux
filles !… Elle sait trop bien comment cela se passe : c’est tou-
jours la femme qui finit par avoir les torts, et les enfants en pâ-
tissent dans l’avenir, dans toute leur vie…
– Il me semble pourtant que, si elle souffre trop…
Mme B… me regarda :
– Une mère, dit-elle, ne souffre jamais assez pour ne pou-
voir prendre sur elle le mal qui menace ses enfants… Et puis, ce
n’est pas tout. Vous prétendez connaître Mme Herdevin : je vois
que vous ne la connaissez guère. Vous ignorez à quel point elle
est « femme » dans le meilleur sens du mot. Or, les femmes, les
bonnes, ont des délicatesses qui ne s’accommoderont jamais de
vos lois, quand même vous prétendez les faire pour elles… Ce à
quoi nous tenons plus qu’au bonheur, plus qu’à tout, c’est à gar-
der nos sentiments et notre vie pour nous seules… Il n’y en a pas
une de nous – j’entends de celles qui comptent – qui ne soit
prête à sacrifier la paix de son existence pour éviter un scan-
dale… Vous en pouvez être sûr, c’est bien là ce que sent
– 52 –
Mme Herdevin… Du reste, elle me l’a dit… Car elle me fait
quelques confidences, à moi… Oui, l’autre jour, en me confir-
mant les bruits qui circulent sur son ménage, elle m’a dit à peu
près ceci : « Jamais je ne céderai, quoi qu’il fasse. J’ai un certain
idéal de correction, dont je ne me départirai à aucun prix. Je ne
veux pas qu’il y ait rien dans ma vie que le monde puisse discu-
ter. Je mourrais de voir mon nom dans les journaux ou de le sa-
voir dans toutes les bouches… » Voilà comment elle m’a parlé,
et c’est bien là un langage de femme… Qu’en pensez-vous, mon-
sieur le psychologue ?
Je murmurai, pour dire quelque chose :
– Alors, c’est la religion du silence ?
– Vous le dites ; fit Mme B…, la religion du silence… Elle est
commune à tous les gens de cœur… Et l’on ne sait pas les lourds
sacrifices qu’elle impose quelquefois !
En ce moment, le souvenir du duel de Kermoysan me tra-
versa l’esprit, quoiqu’il n’y eût aucune corrélation visible entre
les efforts qu’il avait faits pour cacher sa rencontre avec Lucand
et le sacrifice que la crainte d’un scandale coûtait à
Mme Herdevin. Ce fut si rapide que je faillis laisser échapper une
phrase indiscrète. Je la retins à temps et demandai à la place :
– Mais, enfin, pourquoi veut-il absolument divorcer, cet
horrible homme ? Est-ce que sa femme le gêne dans sa vie ?
– Nullement. Il n’existe pas pour elle. Elle lui laisse toute la
liberté qu’il peut désirer. C’est à croire qu’elle ne voit rien de ce
qu’il fait, ou plutôt qu’elle ne le voit pas lui-même, qu’elle
l’ignore entièrement.
– Alors ?…
– Vous ne devinez pas ?
– Non.
– 53 –
– Décidément, vous connaissez aussi bien les hommes que
les femmes… Voyons ! réfléchissez un peu !… Pourquoi est-ce
qu’un homme de sa sorte peut désirer le divorce ?
– Pour des motifs d’intérêt ?
– Cela pourrait être, sans doute, mais cela n’est pas… Her-
devin veut divorcer pour épouser une drôlesse… Mon Dieu, oui,
tout simplement… C’est qu’il y a une justice, voyez-vous… Les
gredins comme lui finissent toujours par en trouver une qui
vaut encore moins qu’eux et qui venge les autres… C’est préci-
sément le cas : il veut chasser sa femme au profit de la coquine
qui le gruge depuis deux ou trois ans, et qui, gorgée de son ar-
gent, veut avoir son nom… C’est comme cela. Qu’en dites-vous ?
En ce moment, un visiteur entra, on changea de conversa-
tion. Je n’écoutais guère. Je pensais à ce que je venais
d’entendre :
– Quoi donc ? me disais-je, il y a tant de douleurs qui se
renouvellent chaque jour, tant de résignation qui doit recom-
mencer sans cesse dans une existence que je côtoie, et je n’en ai
rien vu, pas une trace, pas un signe qui me mette sur la voie !…
Ah ! c’est une belle et forte religion que celle du silence ! Elle
éprouve durement ses adeptes : elle les trempe, elle doit les en-
noblir.
Et j’ajoutai :
– Mais on ne connaît jamais tous les secrets qu’elle enve-
loppe dans ses mystères. Qui sait si cette pauvre femme n’a pas
encore d’autres douleurs inconnues… ou peut-être des joies, des
joies aussi mystérieuses que sa souffrance, ou plus cachées en-
core, qui la consolent !
– 54 –
7.
– 55 –
– Puis, c’est pour le Sénégal… Je n’aime pas beaucoup
l’Afrique…
– Vous auriez préféré aller ailleurs ?
– Oui, sans doute, ailleurs…
Puis, haussant les épaules et contredisant, sans s’en aper-
cevoir, ce qu’il venait de dire :
– Du reste, il n’était que temps de voyager un peu… On se
rouille à rester toujours à la même place.
Il était plus distrait, plus fermé que jamais. Voyant qu’il lui
était désagréable de parler de son départ, je me mis à
l’entretenir de l’affaire qui m’amenait. Il écouta à peine mes re-
merciements et me dit seulement, du ton de la plus complète
indifférence :
– Vous avez réussi ? Allons, bon, tant mieux ! tant mieux !
Je compris qu’il préférait être seul et pris congé :
– J’espère bien vous revoir, me dit-il, en me reconduisant.
Et il me sembla qu’il me disait, au contraire, tant sa voix
était découragée :
– Venez, ne revenez pas : cela m’est égal, car tout m’est
égal à présent !
La nouvelle de son départ, très prochain, se répandit rapi-
dement dans son cercle habituel. On s’en affligea. Pourquoi
donc le ministère ne le laissait-il pas tranquille et s’adressait-il à
lui justement, qui avait des amis et du talent, alors qu’il pouvait
disposer de tant d’officiers inconnus et quelconques, qui ne de-
mandent qu’à courir le monde ?
– Le Gouvernement n’en fait jamais d’autres, dit Mme B…,
d’accord sur ce point avec Adolphe. Il ne faut jamais dépendre
du Gouvernement !…
– 56 –
Le temps passa très vite. Kermoysan, plus recherché que
jamais, eut à peine le loisir de vaquer à ses préparatifs. Il ne se
plaignait plus de partir, au contraire :
– C’est mon métier, répétait-il. Je l’aime. Australie,
Afrique, Amérique, qu’importe ? On est bien partout où l’on
bouge !
Parfois seulement, il tombait dans des silences pensifs,
dont il s’efforçait de sortir dès qu’il se sentait remarqué ; alors, il
parlait trop, comme parlent les gens qui veulent cacher non seu-
lement leur pensée vraie, mais le fait même qu’ils en ont une. La
sienne, indéchiffrable, était toujours là.
La veille du jour fixé pour son départ, Mme B… réunit à dî-
ner, en son honneur, quelques personnes de son cercle habituel.
J’en étais… Je me trouvai placé à côté de Mme Herdevin. Elle fut
silencieuse, plus distraite encore, plus absente que de coutume.
Vainement je m’efforçai de l’intéresser ; elle me répondait à
peine, avec efforts. De temps en temps, elle paraissait suivre la
conversation générale ; mais je voyais bien qu’elle n’avait pas
l’air d’écouter et qu’elle prenait cet air pour que sa pensée fût
plus libre. Presque vis-à-vis d’elle, Kermoysan parlait, par sac-
cades, sans animation. À un moment donné, au milieu d’un de
ces silences comme il s’en produit dans les réunions où la con-
versation languit, je l’entendis qui répondait à peu près en ces
termes à quelque observation de sa voisine :
– Il ne sert à rien de le dissimuler, madame, l’heure du dé-
part est toujours une heure grave. Je ne me suis jamais mis en
route, même pour un court voyage, sans une certaine émotion.
C’est comme si le fil de votre destinée se cassait ; on sait bien
qu’il sera renoué, ou, du moins, que c’est probable, mais on ne
sait pas comment. Il faudrait être bien frivole pour partir sans
inquiétude de l’inconnu, et bien insensible pour partir sans re-
grets.
– 57 –
Je regardai Mme Herdevin : elle avait baissé les paupières.
Se tournant vers moi, pendant que la conversation reprenait au-
tour de la table, elle me dit :
– M. Kermoysan devrait être blasé sur ces émotions-là : il
les a eues si souvent !
Sa voix, à ce qu’il me sembla, était légèrement altérée.
J’allais lui répondre quelque banalité, quand j’entendis éclater,
de l’autre côté de la table, le gros rire d’Herdevin, qui excep-
tionnellement accompagnait sa femme. Ma voisine se détourna
avec une expression si douloureuse, si tragique, que la phrase
qui allait sortir mourut sur mes lèvres.
Au fumoir, où Mme B… envoyait ceux de ses invités qui te-
naient à leur cigare, Herdevin s’empara de Kermoysan et lui
demanda ce qu’il pensait des négresses :
– Car on n’a pas autre chose, là-bas, hein ?
Kermoysan répondit froidement :
– Elles ont la peau huileuse : je n’y touche pas.
Pour moi… dit Herdevin…
Et il se mit à expliquer, avec des gestes et des rires, ses opi-
nions sur les femmes et sa théorie de l’amour. Kermoysan
l’écoutait avec une impatience mal dissimulée ; il s’énervait
même, visiblement, plus que de raison ; il finit par l’interrompre
en lui disant, de son plus grand air et d’un ton dont la froideur
allait jusqu’à l’impertinence :
– Il y a autant de manières de juger les femmes qu’il y a de
qualités d’hommes.
Et l’on se remit à parler du Sénégal.
– 58 –
En rentrant au salon, je remarquai que Mme Herdevin,
toute pâle, se tenait à peine. Du reste, Mme B… s’approchait jus-
tement d’elle et lui demandait, avec affection :
– Êtes-vous souffrante, ma chère belle ?
– J’ai un peu de migraine… Mais c’est peu de chose, ce
n’est rien.
Les traits du visage, qui se tiraient de plus en plus dans une
expression de douleur allant jusqu’à l’agonie, démentaient cette
assurance.
Un des charmes du grand salon de Mme B… était d’être tout
en recoins, arrangés avec un art infini à l’aide de paravents, de
fauteuils, de guéridons, en sorte que la conversation générale
était impossible. Mme B… la détestait : les gens d’esprit, préten-
dait-elle, sont toujours un peu plus bêtes quand ils causent pour
la galerie qu’en tête à tête, et, d’ailleurs, c’est à peu près impos-
sible de réunir plus de quatre personnes sans que sur le nombre
il se trouve au moins un imbécile. Elle croyait donc être
agréable à ses hôtes en leur ménageant des apartés. Des groupes
se formaient. Je n’eus pas de chance : je fus victime d’Herdevin.
Il me poussa dans le coin d’un petit sofa à deux places, s’installa
bien à son aise, en me gênant, croisa les jambes, se mit à
m’entretenir de ses chevaux, de ses affaires, de ses cercles et de
ses maîtresses. Par bonheur, il était de ceux qui se contentent de
parler sans exiger qu’on leur réponde. Je poussais de temps en
temps un grognement d’approbation, je secouais la tête d’un air
attentif, je disais : « oui » ; cela lui suffisait. Il finit par ne pas
me déranger davantage qu’un monologue ou un air d’opéra, et
je ne pensai qu’à des choses vagues, tout en observant, non sans
envie, les autres groupes. Je ne vis pas Kermoysan. « Serait-il
déjà parti ? » me demandai-je en le cherchant des yeux, lit je fi-
nis par le découvrir. Il était dans un des angles du salon, assis à
côté de Mme Herdevin sur un sofa pareil à celui où je me trou-
vais de force ; un petit paravent anglais, en bois verni en vert
pâle, les cachait à demi, avec les larges feuilles des plantes d’une
– 59 –
jardinière. Ils étaient très isolés dans ce coin, très tranquilles et,
grâce aux habitudes de la maison, ils y pouvaient rester sans
trop attirer l’attention. Ils causaient lentement, sans se regar-
der ; souvent, la figure de Mme Herdevin disparaissait à demi
derrière un éventail. Ils étaient dans l’ombre. Mais, une lampe
ayant été changée de place, un coup de lumière tomba brus-
quement sur le visage de Kermoysan. D’un geste instinctif, il
passa la main sur ses yeux et se détourna. Cela ne dura pas deux
secondes ; mais je le regardais à ce moment-là, et comment son
expression ne m’aurait-elle pas frappé ? Son impassibilité était
tombée : un autre homme, un inconnu m’était apparu soudain,
pour cacher aussitôt dans l’ombre je ne sais quel masque an-
goissé, passionné, douloureux, je ne sais quelle figure d’agonie
et de désespoir. J’en fus si étonné que je me demandai si j’avais
bien vu ou si quelque éblouissement n’avait pas déformé ses
traits dans mes yeux. Puis je pensai :
– J’avais deviné juste : ils sont intimes. Peut-être est-elle sa
confidente. Peut-être qu’il lui confie un dernier message, qu’il
s’oublie pour un instant, et qu’il se montre tel qu’il est…
Vers les onze heures, M. Herdevin tira sa montre et fit :
– Oh ! oh !
Je compris qu’ayant probablement quelque rendez-vous, il
se décidait à terminer le monologue qu’était notre conversation.
Il se leva ; je m’empressai de l’imiter.
– Où est ma femme ? demanda-t-il et cherchant des yeux
autour de lui.
Puis l’apercevant :
– Ah ! la voici ! avec le lion de la fête… Allons les déranger !
Et, me prenant par le bras, il s’approcha d’elle. Les deux
causeurs nous virent avancer. Ils avaient retrouvé leur calme, ou
– 60 –
ils eurent le temps de se remettre, car je ne remarquai rien que
de très naturel dans leur attitude.
– Tu sais qu’il se fait tard, dit M. Herdevin à sa femme. Je
voudrais bien rentrer, moi.
Elle se leva, comme mue par un ressort :
– Rentrons, répondit-elle.
Elle se tourna vers son compagnon :
– Monsieur Kermoysan, dit-elle, je vous souhaite un bon
voyage… Et je vous dis au revoir…
Kermoysan, qui s’était levé en même temps qu’elle,
s’inclina :
– Merci, madame, fit-il, merci… Au revoir !
Et ils se donnèrent la main.
Rien dans tout cela qui pût prêter à un commentaire : le
ton, les paroles, les gestes ne différaient en rien de ce qu’ils sont,
dans des cas pareils, entre des personnes qui se connaissent as-
sez pour devoir, ne fût-ce que par pure politesse, se marquer un
peu d’intérêt. Ce qui me fit réfléchir, ce fut justement
l’apparente banalité de cet adieu : elle contrastait par trop vive-
ment avec l’émotion dont j’avais, tout à l’heure, surpris des
traces. Je fus en quelque sorte forcé de me dire :
– S’ils sont amis, ils cachent bien leur amitié.
Et, pour la première fois, un soupçon précis m’effleura.
Je le chassai. Mme Herdevin vivait au grand jour : il ne pou-
vait y avoir aucun mystère dans son existence. D’ailleurs, com-
ment admettre la possibilité d’une liaison entre deux personnes
que je voyais constamment, comme elle et lui, sans que je m’en
fusse aperçu, non plus qu’aucun de leurs amis communs ? Ces
choses-là se devinent toujours.
– 61 –
Cependant, Kermoysan faisait le tour des groupes, en
échangeant, en toute tranquillité et en parfait homme du
monde, quelques propos avec chacun. On eût dit qu’il ne son-
geait plus à son départ ou qu’il se plaisait à prolonger autant
que possible sa soirée d’adieux. Il sortit parmi les derniers. Je
l’accompagnai et pris congé de lui dans la rue, devant le fiacre
qu’il avait hélé.
– N’aurons-nous pas de vos nouvelles ? lui demandai-je.
Il me répondit sans hésitation :
– Si fait : j’écrirai à mes amis.
– Est-ce que vous me comprenez dans le nombre ? deman-
dai-je encore.
– N’en doutez pas, je vous en prie.
Sa voix avait un accent presque affectueux. Il ajouta :
– Ne vous étonnez pas si vous recevez une longue lettre de
moi.
Nous nous serrâmes la main ; son fiacre l’emporta à travers
la nuit, tandis que je prenais à pied le chemin de la rue La-
fayette.
J’avais besoin de marcher et de respirer l’air froid, car je
me sentais positivement ému. Il y a des gens qui pleurent à tous
les enterrements, même à ceux auxquels ils n’assistent que par
hasard. Eh bien, en ce temps-là, les départs me produisaient vo-
lontiers le même effet. Je ne connais rien de plus triste.
Il y a je ne sais quoi d’amer, de cruel, de désespérant dans
la pensée de cette distance qui va s’étendre, chaque jour un peu
plus, entre vous et celui qui part, dévoré par l’espace. La sépara-
tion n’a pas, comme la mort, l’excuse de la fatalité. On alléguera
qu’en revanche elle laisse subsister l’espérance du revoir.
Pauvre espérance, qu’on sent si faible à l’heure du déchirement,
– 62 –
qui ouvre la porte à tant de mortelles angoisses !… J’avais trop
d’amitié pour Kermoysan pour ne pas éprouver, ce soir-là, cette
émotion avec une intensité très vive. Puis, quand elle se lassa, je
pensai à l’inconnue qui l’aimait, car je ne doutais plus de
l’existence ou de la violence de ce sentiment que je me plaisais à
lui prêter. Quelle scène que les adieux entre ces deux êtres ! Au-
rait-il pu garder quelque sang-froid, lui qui le perdait rien qu’en
parlant d’elle ? Adieux, larmes, désespoir, révoltes furieuses et
vaines contre la destinée, tout le fond désolé de l’amour. Hélas !
j’étais loin de soupçonner, comme j’en eus plus tard la certitude,
que cette scène venait de se jouer sous mes yeux, que le banal au
revoir échangé devant moi était le seul qu’ils pouvaient per-
mettre à leur cœur !
– 63 –
8.
– 64 –
toute sensation disparaît : c’est comme un néant dont j’aurais
l’obscure conscience, un néant qui absorbe mes sens, tandis que
la plus secrète part de moi-même continue à vivre d’une vie in-
tense et multipliée, dans l’éloignement de l’espace et du temps,
évoquant des minutes lointaines qui ne reviendront jamais, en
appelant d’autres, inconnues encore, avec une intensité de désir
qui, pour une seconde, les revêt d’une réalité fantasque, éva-
nouie aussitôt. Il me semble que je me replie, que je me res-
serre, que je me contracte ; mes pieds ne sentent plus le plan-
cher qui me porte, mes mains ne sentent plus là balustrade où
elles s’appuient, mes yeux ne distinguent plus la nuit. Tout ce
qui est moi se concentre en un point unique, en un seul foyer in-
térieur qui me consume en brûlant. Est-ce souffrance ou joie ?
Je ne sais, je ne sais ; mais, ensuite, je voudrais revivre éternel-
lement ces heures, auxquelles doivent ressembler les extases
des mystiques ou les rêves des mangeurs d’opium… Ah ! vogue
le navire, viennent les rivages inconnus, les plantes folles des
tropiques, les grands papillons rouges innommés, les paysages
nouveaux qui m’attendent ; j’emporte en moi des fleurs plus
belles, des horizons plus vastes, tout un monde de pensées qui
bravent les mots, que je n’exprimerai pas, mais à travers les-
quelles je puis errer et me perdre plus sûrement que dans des
forêts vierges, en des ivresses plus belles que celles des plus
merveilleux parfums !… »
Et plus tard :
« J’ai aimé les spectacles de la terre. Mes yeux, jadis, se
sont repus des jeux de la lumière, de l’éclat des fleurs, de la ma-
jesté des lignes, de la grandeur ou du charme des paysages.
J’aimais aussi le bruit, du silence dans les solitudes : par mo-
ments, mon cœur se dilatait d’une joie infinie sans qu’il eût pour
s’égayer d’autres causes que la pression très douce, mystérieu-
sement sympathique des choses. Je ne connais plus cette joie.
Hélas ! je ne suis plus l’esclave, l’heureux esclave de ces fugaces
impressions que les sens déposent en nous, qu’efface un souffle
de vent ! J’ai vis-à-vis du monde extérieur une âpre indépen-
– 65 –
dance dont je ne puis me délivrer. J’appartiens à mes pensées.
C’est de moi-même que surgissent les images dont la contem-
plation fait mes extases. Ce ne sont plus les formes variées, ca-
pricieuses et belles de la création : ce sont des souvenirs, ce sont
des espérances, si frêles, toujours prêtes à s’évanouir, que je re-
tiens, que je savoure, que je caresse. Ces sentiments fugitifs re-
vêtent dans ma pensée je ne sais quel caractère d’éternité, d’une
éternité plus durable que celle des choses qui, pourtant, nous
survivent, que celle des mers qui ne tarissent pas, des fleuves
dont l’eau se renouvelle toujours, des continents qui bravent les
secousses du globe. C’est ainsi que je vais, à travers des pays in-
connus, sans rien voir que ce qu’il y a dans mon miroir inté-
rieur… »
Ou encore :
« Dieu !… je veux croire en Lui !… J’ai besoin qu’il existe…
Je le vois, je le sens, non pas dans la splendeur des décors ter-
restres, où le cherchent quelques esprits grossiers, mais en moi-
même, par-delà les pensées dont les jeux monotones recom-
mencent chaque matin, au bout de mes rêves, dont je ne veux
pas la fin que Lui seul peut fixer en dehors du siècle. Par un
chemin très lent, tortueux, semé d’obstacles, je m’avance vers
Lui. L’insignifiance du monde m’en rapproche. Peut-être en
suis-je plus près déjà que des sables où mes pieds enfoncent,
que des eaux, où je me plonge pour chercher la fraîcheur. Je
l’appelle de toute ma soif d’éternité. Je voudrais me sentir dans
sa main : j’y serais dégagé de tant de liens qui me pèsent !… Et
voici que d’inexprimables cantiques commencent à chanter
dans mon cœur. »
Ni par le fond ni par la forme, de telles exaltations ne rap-
pelaient les écrits précédents de Kermoysan. Aussi étonnaient-
elles ses lecteurs et soulevaient-elles des discussions assez vives
sur son état d’esprit, que chacun définissait à sa manière. Je me
rappelle qu’après lecture d’un de ces fragments quelqu’un
s’écria :
– 66 –
– Voilà qui conduit droit à Saint-Sulpice !
Malmain, qui était là, lança méchamment :
– Ou à Charenton !
Dans le fait, on s’accordait à reconnaître que Kermoysan
n’était plus le même et que ces notes, qu’il publiait sans en cal-
culer l’effet, trahissaient une espèce d’égarement. Ainsi jugent
volontiers les gens du monde : ils traitent de fous quiconque
sort de leur habituelle modération, qui n’est, au fond, que de
l’indifférence.
– 67 –
9.
– 68 –
s’étant aggravé et lui inspirant des inquiétudes immédiates.
Mais son mari, craignant qu’on attribuât cette retraite à des
embarras d’argent qu’il voulait dissimuler, exigea qu’elle sortît
plus que jamais » Aussi put-on la rencontrer partout, prome-
nant à travers les salons sa constante angoisse, épiant le mo-
ment de retourner auprès du petit lit où son cœur l’appelait.
Il m’arriva quelquefois de me présenter chez elle un peu
avant son heure. À plusieurs reprises, je trouvai dans son bou-
doir, enveloppée de coussins, posée sur un sofa, sa pauvre petite
Marthe, toute desséchée et ratatinée, avec un pâle visage, dou-
loureux, qu’éclairaient des yeux trop brillants, et de longs doigts
maigres qui repoussaient ses jouets. Je n’oublierai jamais son
regard de reproche et de détresse quand on l’emportait « à
cause des visites ». Pourtant elle ne résistait pas, et
Mme Herdevin disait :
– Si vous saviez comme je l’aime ! Je voudrais être seule à
la soigner, ne la quitter jamais une minute… Car c’est une en-
fant délicieuse.
Une fois, elle ajouta :
– Je sais qu’elle ne vivra pas.
Et ses yeux étaient pleins de larmes.
– 69 –
10.
– 70 –
D’autres hochaient la tête, en répondant :
– Au ministère, on ne sait jamais rien.
On restait donc en suspens, et l’on attendait.
C’est précisément à ce moment-là que je reçus une longue
lettre de Kermoysan. En l’ouvrant, je remarquai que la date en
était de plusieurs jours postérieure à celle du prétendu sinistre :
elle suffisait donc à lever les doutes à ce sujet.
Très heureux d’être rassuré moi-même, un peu fier de pou-
voir rassurer ses amis, je me rendis chez Mme B…, que Kermoy-
san me nommait parmi plusieurs personnes, dont aussi
Mme Herdevin, auxquelles il envoyait ses salutations. J’eus la
chance de trouver les deux femmes ensemble : elles étaient
seules, dans le demi-abandon d’une pose intime favorable aux
confidences. Mme Herdevin me parut souffrante : il y avait dans
ses yeux tendres et doux je ne sais quelle flamme d’angoisse,
quel désespoir contenu, quelle fixité rigide, qui me frappa
d’autant plus que je ne l’avais pas vue depuis quelque temps. Je
n’hésitai pas à attribuer ce changement à ses soucis personnels ;
je pensai même qu’elle était en train de s’en ouvrir à ma vieille
amie, en sorte que j’allais manquer mon effet. Je me trompais :
– Nous parlions de ce pauvre Kermoysan, me dit Mme B…,
en m’invitant du geste à m’asseoir en face d’elles. Nous disions…
Tranquillisé sur l’opportunité de ma nouvelle, je
l’interrompis :
– Eh bien, madame, vous pouvez vous rassurer sur son
compte. Je viens de recevoir une lettre de lui, que je vous ap-
porte. Comme vous pouvez voir, elle est postérieure de plus
d’une semaine au jour du prétendu accident. Donc, la nouvelle
était fausse.
Et je tendis la précieuse lettre aux deux femmes.
– 71 –
Il y eut entre leurs attitudes une différence telle qu’il m’eût
été impossible de ne pas la remarquer. Mme B…, naturellement
expansive, manifesta aussitôt sa joie :
– Ah ! ce brave ami, s’écria-t-elle en jetant un regard sur la
feuille, qu’elle tendait à sa compagne, que je suis contente !…
Quel souci de moins !… Il ne saura jamais les mauvais jours
qu’il nous a fait passer…
Mme Herdevin, elle, s’était penchée sur le papier, qu’elle
posa sur son manchon, sans rien dire. J’étais debout devant
elle : je vis seulement le mouvement presque imperceptible de
ses paupières abaissées ; mais je crus entendre qu’elle soupirait
à plusieurs reprises, en proie à une émotion qu’elle s’efforçait de
contenir.
– Est-ce qu’on peut lire ? me demanda Mme B…
Et, sur mon geste affirmatif, à Mme Herdevin :
– Vous lisez ?
Mme Herdevin ne leva pas les yeux, ne répondit pas tout de
suite ; mais, au bout de quelques secondes, balbutia :
– J’essaye de lire… puisqu’on permet… J’ai de la peine…
Cette écriture est affreuse !…
– C’est vrai : des pattes de mouche, dit Mme B…
Puis, se tournant vers moi :
– Si vous nous en faisiez lecture, vous qui êtes accoutumé à
tous les grimoires ?…
– Bien volontiers.
La main de Mme Herdevin tremblait légèrement en me ren-
dant la lettre, que je me mis à lire à haute voix, en hésitant par-
fois devant la petite écriture indistincte que je connaissais mal.
C’était un récit très détaillé d’une semaine passée à Saint-Louis
– 72 –
du Sénégal, qui semblait la suite naturelle de récits et reprenait
la vie du conteur comme à un point d’arrêt. À chaque instant,
des notes, des observations, des réflexions interrompaient ou
ralentissaient la narration, en sorte que la lettre remplissait huit
ou dix pages, véritable lettre d’oisif, écrite lentement, en des
heures d’ennui qu’on tente d’abréger. Mme B…, avec son habi-
tuelle vivacité d’esprit, m’interrompait de temps en temps, di-
sant par exemple :
– Savez-vous qu’il est plus long que dans ses livres ? Il ne
vous fait pas grâce d’un menu détail.
Ou bien :
– Quel talent ! On voit tout ce qu’il décrit là ; on est au Sé-
négal positivement… Vilain pays, en somme : j’aime mieux Pa-
ris.
Mme Herdevin demeurait silencieuse ; mais quand, ma lec-
ture achevée, je la regardai, je crus qu’une autre femme se trou-
vait devant moi. Les soucis, les angoisses, les douleurs, qui, tout
à l’heure, lui labouraient le visage, avaient disparu comme par
enchantement : elle rayonnait d’une joie intérieure plus difficile
à cacher que la souffrance ; il y avait sur ses beaux yeux tendres
comme un voile humide et léger.
– J’ai été un peu étonné de cette bonne lettre, dis-je en
terminant. Je n’aurais jamais cru que M. Kermoysan m’honorât
d’autant d’amitié.
– Avec lui, dit Mme B…, il ne faut jamais s’étonner de rien…
Du reste, ne soyez pas trop fier : il écrit très volontiers.
Et, s’adressant à Mme Herdevin :
– N’avez-vous encore reçu aucun de ses autographes ?
Mme Herdevin, à cette question inattendue, se troubla :
– 73 –
– Mais…, fit-elle en pâlissant, je n’en attends aucun… Nous
ne sommes pas assez intimes pour qu’il m’écrive…
– Oh ! je crois qu’il vous aime beaucoup, assura Mme B…
Ainsi, soyez tranquille : votre tour viendra !
Je demandai :
– Est-ce que, pendant ses précédents voyages, il était aussi
fidèle correspondant ? Car enfin, il écrit très souvent.
– Au contraire, répondit Mme B…, il nous laissait sans nou-
velles. À peine un court billet, de temps en temps : « Je suis ici,
je me porte bien, je m’ennuie ! » C’était tout. Que voulez-vous ?
il était trop jeune : le goût du papier à lettre ne vient qu’à ceux
qui vieillissent ! Je parie que vous n’aurez pas le temps de lui
répondre, vous.
– Si fait, je lui répondrai, madame, et longuement.
– Ne manquez pas de lui dire que nous avons eu très peur
pour lui.
En ce moment une ombre nouvelle passa sur le front de
Mme Herdevin :
– Mais pouvons-nous être tout à fait rassurées ? demanda-
t-elle timidement.
Comme nous la regardions, étonnés, elle s’expliqua, cher-
chant ses mots :
– Sans doute… Cette lettre montre bien qu’à la date indi-
quée par la dépêche il n’y avait pas encore eu d’accident… Mais
peut-être que l’accident est arrivé plus tard… Peut-être que
l’erreur ne portait que sur la date…
Je tentai de la rassurer. Mme B… vint à la rescousse.
– Quelle folle idée ! s’écria ma vieille amie. Il n’y a plus de
doute possible. La nouvelle était fausse, c’est évident. Kermoy-
– 74 –
san se porte à merveille, n’oublie aucun de ses amis et va nous
revenir, un de ces quatre matins, un peu hâlé, un peu vanné,
mais toujours le même… Tout cela est parfaitement clair !
Mme Herdevin n’insista pas ; mais je vis que l’inquiétude
était rentrée en elle, cette inquiétude déraisonnable qui trouve
partout des points où se fixer, fût-ce contre l’évidence, cette in-
quiétude particulière à ceux qui aiment, que, seules, rassurent la
présence et la voix…
Ces incidents ramenèrent mon attention sur le mystère
probable de la vie de Kermoysan.
– Évidemment, pensai-je, il écrit tant de lettres, si longues,
pour qu’il en parvienne quelque chose à une personne à la-
quelle, pour des raisons quelconques, il ne peut écrire directe-
ment.
Et l’attitude de Mme Herdevin, et le fait qu’elle seule parmi
ses intimes ne recevait ou n’avouait pas de lettre de lui, et la na-
ture de son émotion, et ses efforts pour la dissimuler, et son in-
quiétude tellement plus vivace et plus profonde que la nôtre,
tous ces signes, en se réunissant, fixèrent mes soupçons. Elle
l’aimait, je n’en doutais plus. Était-elle l’aimée ? Était-elle celle à
qui Kermoysan pensait sans cesse ? Voilà ce que j’ignorais en-
core.
Cependant, je crus bien faire en parlant longuement d’elle
dans ma réponse à Kermoysan. Je racontai le peu que je savais
de ses récents embarras, je donnai quelques détails familiers sur
son intérieur, sur la petite Marthe ; j’insistai sur l’inquiétude
qu’elle avait témoignée à l’occasion de la fausse nouvelle de la
perte du Triton, sur l’intérêt très vif qu’elle avait pris à la lettre
rassurante ; j’osai même engager mon ami à lui écrire, je cher-
chai à insinuer, avec toute la délicatesse possible, que sa réserve
à son égard, alors qu’il prodiguait tant sa correspondance, fini-
rait par paraître singulière à quelques personnes. C’était
presque un conseil que je lui donnais, en phrases très envelop-
– 75 –
pées. Je n’ai jamais su s’il était parvenu à le dégager de mes pré-
cautions oratoires, ni s’il l’avait suivi. En tout cas, Mme Herdevin
ne nous parla jamais d’aucune lettre de lui.
– 76 –
11.
– 77 –
Fût-ce un effet de cette espèce de présence continuelle
qu’entretenaient ses lettres ? Le fait est que le retour de Ker-
moysan passa presque inaperçu, tant il fut discret. Un beau
jour, comme on le rencontrait de nouveau partout où on le
voyait avant son départ, ce fut comme s’il n’avait jamais quitté
Paris. Pourtant, une année d’absence et de fatigues l’avait un
peu vieilli : son visage, bruni par le soleil du Sénégal, s’était
amaigri et encore affiné ; sa barbe, ses cheveux plus blancs, ac-
centuaient ainsi le contraste qu’ils formaient avec ses traits,
obstinément jeunes ; de plus il avait des mouvements fatigués,
une certaine morbidesse de gestes et d’allures qu’on ne lui con-
naissait pas auparavant.
– M. Kermoysan a beaucoup vieilli, disait-on.
Ce n’était pas absolument exact ; mais cela traduisait en
une phrase simple l’impression complexe que tous ses amis
éprouvèrent en le revoyant.
On lui fit raconter ses voyages, cela va sans dire, il
s’exécuta avec une bonne grâce parfaite, sans aucun déplaisir,
sans lassitude apparente, mais sans beaucoup d’entrain. Quand
on le mettait sur ce chapitre, il parlait d’une voix presque basse,
sans rien accentuer, avec tant d’art pourtant que chacune de ses
paroles prenait un sens et que mille détails colorés semblaient
surgir. On l’écoutait avec un tel intérêt qu’un jour Mme B…, en-
chantée de quelque anecdote bien pittoresque et oubliant sou-
dain ses goûts sédentaires, lui dit :
– Mon Dieu ! que vous êtes heureux d’avoir une telle vie, si
belle, si variée !…
Il répondit, froidement :
– Très heureux, en effet…
Et je remarquai ou crus remarquer qu’en ce moment même
les yeux de Mme Herdevin le suivaient d’un regard scrutateur.
– 78 –
Depuis son retour, Kermoysan me témoignait une cordiali-
té plus grande :
– Vos lettres m’ont fait beaucoup de plaisir, m’avait-il dit
en me serrant la main. Vous ne sauriez vous imaginer comme
on aime à avoir des nouvelles de ses amis quand on est séparé
d’eux par la moitié de la terre !
Amicalement, il s’informa de ce que j’avais fait pendant son
absence, m’interrogeant sur mes travaux, sur mes projets, sur
mes goûts nouveaux, sur l’état de mes opinions littéraires,
presque à la façon d’un frère aîné. Et il me pria d’aller le voir
souvent.
Je n’y manquai pas. Nous déjeunâmes plusieurs fois en-
semble, tantôt au restaurant, tantôt chez lui, où le brave
Adolphe, heureux de reprendre son service, lui faisait une cui-
sine excellente. C’était, d’ailleurs, peine perdue.
– Monsieur n’est pas gourmand, médisait le vieux domes-
tique dans ses accès de confidences. Aujourd’hui, je vais lui ser-
vir des endives : vous verrez qu’il les prendra pour de simples
laitues. Quand je lui donne du perdreau, il ne manque jamais de
me dire : « Adolphe, ce poulet est délicieux ».
Les choses se passaient exactement ainsi. Quelquefois
même, quand la méprise avait été trop forte, il fallait que le
maître fît ses excuses au serviteur :
– Que voulez-vous que j’y fasse, mon pauvre Adolphe ? Le
kouskous m’a gâté le palais !
En devenant plus fréquentes, et même plus amicales, mes
relations avec Kermoysan ne devenaient guère plus intimes.
Nous causions de sujets généraux, parfois de moi-même, jamais
de lui. Il restait pour moi aussi énigmatique qu’à l’époque où je
ne le voyais que de loin, aux soupçons près qui m’avaient effleu-
ré l’esprit pendant son absence. Mais ces soupçons, en somme,
n’avaient jamais été que très vagues, et, maintenant, le naturel
– 79 –
et la simplicité de ses allures les écartaient presque entièrement
de mon esprit. Un nouvel incident devait les réveiller.
– Savez-vous la nouvelle ? me dit un jour Mme B…
– Quelle nouvelle ?
– Oh ! une grande nouvelle concernant votre ami Kermoy-
san.
Je répondis étourdiment :
– Il se marie !
Ma vieille amie éclata de rire :
– Toujours clairvoyant ! fit-elle. Non, il quitte le service.
Elle ajouta :
– On le dit, du moins… Des personnes bien renseignées…
Mais vous devriez le savoir, vous qui ne le quittez plus !
Kermoysan ne m’avait encore rien dit de cette décision.
Deux ou trois jours plus tard, pourtant, il me confirma la nou-
velle d’un air indifférent, comme s’il s’agissait d’une affaire de
légère importance.
– Vous qui aimiez tant votre carrière, lui dis-je, les voyages,
les pays nouveaux…
Il se promenait de long en large dans son cabinet, parmi les
riches étoffes, les armes bizarres, les bibelots somptueux qui lui
rappelaient ces contrées lointaines, qu’il ne Verrait plus.
– Oui, fit-il, c’est vrai, je les ai aimés, beaucoup… Mais que
voulez-vous ? on devient sédentaire, on vieillit…
– Pas vous…
– Moi comme les autres… Plus vite peut-être… Vous voyez
bien que je suis tout blanc… Enfin, la chose est décidée : j’ai
– 80 –
écrit au ministre. C’est fini : je ne suis plus officier, je ne suis
plus marin…
– Espérons que vous ne le regretterez pas ! m’écriai-je im-
prudemment.
Je le vois encore s’arrêter devant moi, les mains dans les
poches de son veston d’appartement, le regard pensif, comme
fixé très loin, sur des choses qui m’échappaient.
– Non, fit-il en secouant la tête, je ne le regretterai pas…
D’abord il ne faut jamais regretter ce qu’on a fait : ça ne sert à
rien, c’est du temps perdu… Et puis… et puis…
Il cherchait ses mots ou il hésitait à parler. Il se décida tout
à coup, dans un irrésistible besoin d’expansion, parlant avec
une abondance que je ne lui connaissais pas, avec des gestes,
d’une voix vibrante :
– Eh ! mon Dieu ! que voulez-vous ?… Ces ordres de
marche, ces départs, ça casse votre vie, brutalement… On est
tranquille, on se trouve bien où l’on est : en route pour
l’Afrique ! en route pour le Tonkin !… Et c’est toujours à re-
commencer… Des hommes jaunes, des hommes noirs, un défilé
de vilains singes qui vous feraient douter de votre humanité…
Dieu sait où l’on m’aurait envoyé dans quelque temps d’ici, sur
quelles mers, chez quels sauvages !… J’en ai trop vu : j’en suis
las, je vous assure. (Il avait l’air de vouloir se le prouver à lui-
même.) J’ai besoin d’un peu de stabilité… oui, de stabilité…
Faire le tour du monde, pour le recommencer quand on a fini,
non, non. Ce n’est plus de saison !… Ce que je ferai ?… Eh bien,
je resterai à Paris, comme tout le monde : il n’y a rien là de bien
effrayant… J’écrirai, je ferai des livres… Je ne m’ennuierai pas,
allez !… Oh ! non, je ne m’ennuierai pas ! D’abord, je ne
m’ennuie jamais : l’ennui, c’est bon pour les imbéciles !…
Il s’arrêta et conclut, avec un geste tranchant :
– 81 –
– Et puis, en définitive, c’est fait. Donc, n’en parlons
plus !…
Il souffrait visiblement. Il était moins sûr qu’il ne le disait
d’avoir eu raison. Cette rupture avec sa carrière, c’était un dé-
chirement aussi, comme un départ, comme un adieu. Et, le
voyant si agité, je ne pus m’empêcher de penser que la décision
ne venait pas de lui : il devait obéir à quelque chère sollicitude, à
laquelle il voulait à tout prix éviter des larmes, des angoisses.
Qui sait si le faux bruit de la perte du Triton n’était pas la cause
réelle de cette détermination ? Alors, je l’admirai. Qu’importait
qu’il eût tort ou raison ? Qu’importaient sa carrière, son avenir,
ses goûts de voyageur ainsi sacrifiés ? Il savait aimer, du moins :
c’était l’essentiel.
– 82 –
12.
– 83 –
– Eh bien ! venez déjeuner avec moi à Vichy, voulez-vous ?
Cela ne vous retardera que d’une demi-journée.
J’acceptai. Il me parut content. Dans le train, tout en ob-
servant le paysage monotone, les longs horizons où s’alimentent
des peupliers, de lentes rivières à demi desséchées, des bou-
quets d’arbres semés par les champs, il m’expliqua qu’il était en
train de soigner son estomac, dont il souffrait depuis quelque
temps :
– Du reste, me dit-il, je passe un été lamentable : je
m’ennuie affreusement, je suis las des hôtels, excédé des casi-
nos ; pourtant, je continue à m’y traîner, sans autre but que de
changer de place, comme un malade qui se retourne dans son
lit.
Je ne savais que lui répondre. J’entrai dans ses vues : je re-
connus que les chemins de fer, les hôtels, les casinos sont des
inventions néfastes, et je finis par lui demander si, au milieu de
ces déplacements, il ne trouvait pas quelque distraction dans le
travail.
– Mais je ne travaille pas, s’écria-t-il avec un geste désolé ;
je ne fais absolument rien ! Impossible d’écrire une ligne… Du
reste, je n’ai pas une idée, pas une… Je suis d’un désœuvre-
ment !… Ma correspondance n’existe plus ; je n’ouvre pas même
mes journaux !…
Il me disait cela d’une voix morne, avec des gestes énervés.
– Pourquoi donc, lui suggérai-je, n’iriez-vous pas chez
Mme B… au lieu d’errer ainsi de lieux en lieux ? Elle serait ravie
de vous voir. Elle n’attend plus grand monde : vous seriez fort
tranquille chez elle pour vous remettre à l’ouvrage, très bien ac-
cueilli, très bien soigné, dans le plus joli pays qu’on puisse sou-
haiter.
Il parut hésiter un instant.
– 84 –
– Non, fit-il en répondant à sa pensée plutôt qu’à ma pro-
position, non, décidément. Je ne suis pas en train de faire la
conversation. J’ai besoin de me sentir indépendant, tout à fait.
Il y a des moments où l’on est mieux tout seul ou parmi des
étrangers. Je suis dans un de ces moments-là… Que mes amis
m’excusent !…
En arrivant à Vichy, je l’accompagnai aux deux sources
dont il prenait les eaux à une demi-heure d’intervalle. Cette de-
mi-heure, nous la passâmes machinalement à errer autour de
l’orchestre, parmi la foule oisive et fade qui s’ennuyait aux sons
de l’opérette à la mode, dont les violons raclaient pour la tren-
tième fois les airs favoris.
– Vous ne sauriez imaginer, me dit Kermoysan, à quel
point cette musique m’assomme. Pourtant, je viens l’entendre
deux fois par jour, parce qu’il faut bien être quelque part… Et
puis ce va-et-vient vous lasse un peu… On ne pense à rien ; les
quinze heures qui séparent le lever du coucher finissent par
passer tout de même.
Un moment après qu’il eut avalé son second verre d’eau,
nous étions attablés au Cercle international. Il mangeait peu. Il
me tint des propos qui ne variaient guère et trahissaient un état
d’esprit singulièrement tendu, presque inquiétant. Jamais il ne
s’était autant livré : évidemment, il se croyait à l’abri de toute
investigation dans cet endroit rempli de visages inconnus, où il
était seul. Il devait se dire à peu près :
– Que m’importe qu’on voie mon trouble ? On n’en peut
deviner la cause !
Il parlait pour se soulager. Il se plaignait de mille petits
tracas insignifiants, pour le plaisir de se plaindre, pareil à un
homme atteint aux sources mêmes de la vie, qui tait son mal et
n’en déplore que les moindres symptômes. Jamais causerie ne
me laissa une impression plus pénible ; par moments, j’avais
– 85 –
l’idée que sa raison chancelait, battue par trop d’orages trop
longtemps comprimés.
Comme l’heure de la séparation approchait, je lui deman-
dai quels étaient ses projets pour la fin de la saison. Il haussa les
épaules.
– Je n’en ai pas, fit-il, je n’en ai pas !… Quels diables de
projets voulez-vous que j’aie ?… Quand j’aurai achevé ma cure,
si je l’achève, je me remettrai à errer, comme j’ai fait jusqu’à
présent… Il me semble que cet été ne finira jamais !…
À la gare, où il me reconduisit, il me jeta cette dernière re-
commandation :
– Si vous rencontrez des amis, ne dites pas que je suis ici !
Dans le compartiment bondé qui m’emportait, j’eus beau-
coup de peine à secouer l’obsession de son trouble, de son agita-
tion, de ses étranges propos. Je me répétais, presque machina-
lement, cette phrase qui battait ma pensée :
– Un homme à la mer !… Un homme à la mer !
Et je le plaignais, de toute ma sympathie inutile.
– 86 –
13.
– 87 –
– Je le sais depuis ce matin, me répondit-il. Je…
Il s’arrêta ; puis, voyant que j’attendais, il continua avec ef-
fort, disant évidemment autre chose que ce qu’il avait d’abord
eu l’intention de dire :
– C’était une enfant délicieuse, malgré ses infirmités…
Vous savez, ces petits êtres souffrants ont parfois des ten-
dresses, des grâces qui nous touchent d’autant plus que nous les
sentons si fragiles !…
Je savais que Mme Herdevin laissait peu de personnes ap-
procher son enfant ; aussi les paroles de Kermoysan
m’étonnèrent.
– Vous la voyiez donc souvent ? lui demandai-je.
– Quelquefois, m’expliqua-t-il… Elle m’avait pris en affec-
tion tout à coup, un jour que j’étais arrivé avant l’heure habi-
tuelle et qu’on l’avait gardée quelques minutes au salon… Elle
voulut me revoir… Elle m’appelait « le jeune monsieur qui a des
cheveux blancs »… J’étais très touché de sa sympathie, je vous
assure… Pauvre petite. Il me manquera quelque chose désor-
mais !
Il se tut de nouveau. Je ne disais rien non plus, gêné, sen-
tant dans l’air je ne sais quelles tristesses inexprimables. Ce fut
lui qui reprit, d’une voix profonde :
– Quelle douleur pour la pauvre mère !… Elle l’aimait
tant !…
Je le regardai et ne me trompai pas : il y avait une larme
dans ses yeux, une larme furtive qui brilla un instant et qu’il ne
laissa pas tomber. Les hommes forts ont de ces faiblesses : ils
résistent à la souffrance mieux qu’à l’attendrissement…
Peu de jours après, je vis Mme Herdevin. Elle m’avait com-
pris parmi les amis intimes, en très petit nombre, qu’elle rece-
vait, choisis, je pense, parmi ceux qu’elle jugeait capables de
– 88 –
compatir à son deuil. Ce fut un moment pénible, car le spectacle
d’une douleur vraie éveille les tristes échos que le cours journa-
lier de la vie endort en nous, le sentiment de tout ce qui nous
menace, l’intuition ou l’effroi des souffrances qui nous guettent.
Or je n’avais encore jamais vu d’expression plus sincèrement,
plus mortellement douloureuse. En si peu de jours, elle avait
vieilli de plusieurs années : des rides soudaines creusaient son
beau front, dont aucune de ses autres peines n’avait encore pu
ternir la pureté ; son teint se brouillait de tons foncés, malsains ;
sa voix de cristal, cette voix qui charmait, prenait des sonorités
fêlées. C’était une autre femme. Pourtant, ce masque doulou-
reux jusqu’au tragique, je le connaissais déjà : je l’avais vu au-
trefois, en d’autres circonstances… Quand donc ?… Je cherchai
dans mes souvenirs, et me le rappelai tout à coup : c’était
quelques mois auparavant, au moment du faux bruit de la mort
de Kermoysan. Seulement, alors, elle se contenait, tandis qu’elle
s’abandonnait à présent, n’ayant nulle raison pour dissimuler sa
douleur de mère, implorant des yeux une sympathie qu’elle sa-
vait rencontrer partout, frappée au cœur, mais d’une blessure
permise, qu’on peut montrer, que nulle calomnie ne viendrait
envenimer…
Cette subite découverte, corroborant, en un tel moment,
tant d’autres signes précédemment observés, me troubla à un
tel point que je pus à peine balbutier les quelques phrases con-
venues que je lui apportais. Comme elles exprimaient mal ma
compassion ! Comme elles traduisaient en mots insignifiants un
sentiment si fort que j’en étouffais ! J’aurais voulu lui dire que je
connaissais tout le mystère de son âme, que je comprenais ses
deux amours, dont l’un saignait à cette heure sans que l’autre
pût le consoler, que j’avais pitié d’elle, pitié jusqu’à sentir frémir
les cordes les plus profondes de mon cœur, pitié jusqu’à souffrir
avec elle de l’infini de souffrance qu’elle ne pouvait avouer. Au
lieu de cela, il me fallait me contenter de ces paroles immuables
qui servent à tous les deuils, comme les draperies des pompes
funèbres servent à tous les convois ! Pourtant, elle dut sentir
avec quelle vivacité je prenais part à sa douleur, car elle se mit à
– 89 –
me parler longuement de la petite morte, me racontant son cou-
rage contre le mal, ses tendresses, ses mots touchants, d’une
voix blanche, qui semblait passer à travers des sanglots :
– Pauvre, pauvre chérie ! me dit-elle. Je n’ai pas pu lui
épargner une crise, je n’ai pu lui donner aucune des joies qu’ont
les autres enfants, qui marchent, qui courent, qui jouent !…
Comme il aurait fallu l’aimer, pour compenser cela !… Je crois
que je ne l’ai pas encore assez aimée, pas assez… J’avais d’autres
soucis, d’autres pensées… Quand elle me demandait : « Maman,
à quoi penses-tu ? » je ne pouvais pas toujours lui répondre :
« À toi, chérie ! » Mais elle me tendait tout de même les bras,
ses pauvres petits bras tout maigres, que je ne verrai plus, elle
me serrait contre elle et me disait : « Maman, je suis sûre que tu
m’aimes mieux que tout… » Oh ! oui, je l’aimais mieux que
tout ; oh ! oui, je le sais, à présent !…
Cela lui faisait du bien, de me parler ainsi. Je la laissais
dire, ne trouvant aucun mot pour l’interrompre. Je prolongeai
ma visite bien plus que je l’aurais pensé. Au moment où je me
levais pour partir, Kermoysan entrait : je vis passer dans les
yeux de Mme Herdevin comme une lueur de soulagement,
comme une étincelle de vie, à demi éteinte, qui se rallumerait
un instant. Ils échangèrent une poignée de main, sans un mot.
Je compris que ce silence était rempli de choses, je compris qu’il
renfermait toute la souffrance et toute la consolation, un infini
de douleur où venait se fondre un infini d’amour ; je compris
qu’il recélait un de ces mystères que nul œil humain ne sonde
jamais, car, hélas ! qui pourrait mesurer la tendresse et la bonté
que la faute obscurcit ?…
– 90 –
14.
– 91 –
nouveau à mon attention et soulevèrent, pour moi, le dernier
coin du voile de mystère dont ils étaient encore enveloppés.
C’était au mois de janvier, au moment où la saison bat son
plein. Je ne vivais plus, comme tout le monde, que de cette vie
vide et factice qui, chaque soir, recommence la même et fait
courir le temps à travers sa monotonie : dîners, soirées, visites,
lassitude des mêmes propos, des mêmes toilettes, des mêmes
menus, fatigue des veilles trop prolongées, désœuvrement.
Un jour, le bruit se répandit que Mme Herdevin était ma-
lade. D’abord on ne parla que d’une légère fluxion de poitrine,
puis on apprit que la maladie s’aggravait et, bientôt après, qu’il
n’y avait plus que peu d’espoir. Or, le jour même où les nou-
velles commençaient à devenir inquiétantes, je rencontrai Ker-
moysan dans une petite soirée intime à laquelle Mme B… l’avait
invité sans trop oser compter sur lui.
– Vous êtes donc sorti de votre retraite ? lui dis-je en
l’abordant.
Il me répondit :
– Oui, oui… Cela ne pouvait pas durer toujours…
Il avait mauvaise mine, les traits tirés, l’œil inquiet.
– Vous avez l’air fatigué, lui dis-je encore. Vous avez trop
travaillé, sans doute…
– Trop travaillé ? fit-il. Oui, peut-être… Et puis, voyez-
vous, cela ne vaut rien de s’isoler… On a toujours besoin des
autres, plus qu’on ne pense. Quand ce ne serait que pour s’éviter
un peu soi-même…
– Alors, vous renoncez à l’état sauvage ?
– Tout à fait… C’est absurde de jouer au solitaire… Je vais
recommencer à sortir, comme autrefois… Mon livre ne s’en fera
pas moins, s’il doit se faire, ce dont je ne suis pas bien sûr !…
– 92 –
En effet, à partir de ce soir-là, je le rencontrai partout,
même à des visites d’après-midi. Mais il ne retrouvait ni son
équilibre ni cette absolue possession de soi-même que
j’admirais aux premiers temps où je le connaissais. Il arrivait, la
mine inquiète, l’air de quelqu’un qui attend ou qui cherche. Il
prenait peu de part à la conversation, à laquelle il ne se mêlait
que nerveusement ou distraitement, tantôt répondant de travers
quand on l’interpellait, tantôt débitant une longue tirade, sur
laquelle la discussion s’engageait sans qu’il continuât à défendre
son point de vue.
– M. Kermoysan est devenu bien singulier, me dit une fois
Mme B… Qu’a-t-il donc ? Savez-vous ?
– Je pense qu’il a trop travaillé.
Ma vieille amie sourit :
– Trop travaillé !… C’est commode pour les gens de
lettres… Ça tend les nerfs et ça cache tout !…
Il arrivait toujours dans nos réunions que quelqu’un met-
tait en avant le nom de Mme Herdevin, car, depuis sa maladie,
on se souvenait d’elle : soit parce qu’elle prêtait de nouveau à la
conversation, soit par vraie bonté et par sympathie. Ce n’était
jamais Kermoysan ; mais, dès qu’il entendait prononcer son
nom, son visage se tendait et, s’il était engagé dans une autre
conversation, il ne parvenait pas à dissimuler qu’il écoutait ail-
leurs. Les nouvelles, du reste, ne variaient guère : l’état de la
malade empirait un peu chaque jour, quoiqu’elle se défendît de
toute la force de la jeunesse et de la santé. Un médecin de nos
amis nous expliqua à ce propos qu’avec la fluxion de poitrine il
ne faut jamais désespérer, qu’au cours de sa carrière il avait vu
bien souvent des personnes atteintes de ce mal entrer en conva-
lescence aussitôt après qu’il les avait condamnées.
– Le malheur, ajouta-t-il, c’est que la maladie s’attaque à
un tempérament épuisé par une grande souffrance morale, par
– 93 –
ce deuil inconsolable… Le terrain est donc bien préparé pour
elle…
On n’en resta pas moins sur une impression plutôt rassu-
rante, d’autant plus qu’il est toujours assez tôt pour s’attrister.
Cela dura ainsi pendant une semaine environ. J’allai plu-
sieurs fois prendre des nouvelles ; mais les renseignements que
j’obtenais des domestiques n’étaient ni plus clairs ni plus précis
que ceux qui circulaient dans le monde. Puis, un jour, au com-
mencement d’un dîner, quelqu’un posa la question habituelle :
– A-t-on des nouvelles de cette pauvre Mme Herdevin ?
Une voix répondit :
– Elle est morte.
Kermoysan était assis vis-à-vis de moi. Je le regardai : il
eut un tel éclair dans les yeux, il esquissa un tel geste
d’épouvante et de désespoir que je me sentis frissonner jus-
qu’aux moelles. Pourtant, il se domina : le cri qui lui montait à
la gorge n’éclata pas, et, tendant toute son énergie dans un su-
prême effort, il éteignit son regard, il empêcha son visage de se
bouleverser.
Cependant, les domestiques servaient le poisson, et c’était
autour de la table une explosion de sympathie :
– Elle est morte !… Oh ! que cela me fait de peine !…
– La pauvre femme ! si charmante, si bonne !…
– Elle n’a pas eu une vie heureuse, tant s’en faut !…
– A-t-elle beaucoup souffert ?
Ces phrases,… d’autres pareilles se croisaient par-dessus
les orchidées qui décoraient la table, cadencées par le bruit dis-
cret des fourchettes. La personne qui avait apporté la nouvelle
– 94 –
fut invitée à donner des détails. Elle n’en avait que fort peu : elle
savait seulement que l’agonie avait été assez longue.
Quelqu’un demanda :
– A-t-elle conservé sa connaissance jusqu’à la fin ?
Kermoysan, qui semblait distrait, comme rien de ce qu’on
pouvait dire ne l’intéressait, fit un geste d’attention, tandis
qu’on répondait :
– Je ne sais pas… Je ne sais rien de plus que ce que je vous
ai dit.
En ce moment, sa voisine se pencha vers lui, disant :
– Vous connaissiez beaucoup cette pauvre Mme Herdevin,
n’est-ce pas, monsieur ?
Il se tourna vers elle, la regarda, répondit, avec une légère
hésitation :
– Beaucoup ? Non, madame ; je la voyais quelquefois.
On continua :
– Je n’ai jamais eu le plaisir de la rencontrer, mais j’ai tou-
jours entendu dire du bien d’elle. C’était une charmante femme,
n’est-ce pas ?
Il était livide. Il balbutia :
– Oui, tout à fait charmante… tout à fait.
Je sentais l’effort qu’il faisait pour prononcer ces phrases
banales et que ses forces s’épuisaient. Par bonheur, le dialogue
fut interrompu. On passait un nouveau plat et l’on servait du
vin, en demandant :
– Pomard ou Château-Laroze ?
Il fallait choisir.
– 95 –
Ce fut une heureuse diversion. On cessa de parler de
Mme Herdevin, à la grande satisfaction de la maîtresse de la
maison, qui craignait que son dîner ne fût triste. Des sujets di-
vers se succédèrent, et, bientôt, les bons mots de quelques
hommes d’esprit provoquèrent des rires.
Kermoysan se tenait très bien : il était grave, sans doute ;
mais sa figure impassible ne trahissait aucune émotion. Il ne
parlait guère, c’est vrai ; mais personne ne s’en étonnait, car on
le savait assez quinteux. D’ailleurs, il réussit à prononcer
quelques phrases à propos de n’importe quoi, et entretint sa
voisine presque autant qu’il convenait. Je fus, je crois, le seul à
m’apercevoir qu’il ne mangeait pas. À deux ou trois reprises, il
essaya ; mais l’effort était trop grand, il ne put. En revanche, il
vidait d’un trait ses verres à mesure que les domestiques les
remplissaient.
Au fumoir, je m’approchai de lui, avec l’intention de lui
dire, sous n’importe quel prétexte, quelques mots affectueux.
Mais je ne trouvai pas les paroles que je cherchais. Du reste, il
me regarda d’un œil presque suppliant, qui semblait dire : « Je
vous en prie, ne me dites rien, ne parlez pas. » Je me contentai
donc de lui tendre la bougie rose dont je venais de me servir
pour allumer mon cigare. À son tour il alluma le sien et se mit à
fumer mécaniquement, à rapides bouffées. Malgré son silence,
je restai près de lui pour le défendre de la conversation des
autres, qui étaient fort gais.
On rentra au salon. Il y avait réception : de nouvelles fi-
gures arrivaient. Kermoysan eut à donner quelques poignées de
main. Un moment, je le vis accaparé par une grosse dame, qui
gesticulait avec un éventail. Puis il se dissimula dans un angle ;
bientôt, la foule augmentant, je vis qu’il se préparait à
s’esquiver. Sans réfléchir davantage, je me décidai à le suivre.
La soirée étant peu avancée, il ne lui vint pas à l’esprit que
quelqu’un pouvait sortir en même temps que lui. Il demanda sa
pelisse, l’endossa rapidement, sortit sans me voir sur ses traces.
– 96 –
Nous nous trouvions dans la rue Jean-Goujon. Il passa derrière
la lignée de voitures qui stationnaient au bord du trottoir et prit
d’un pas rapide la direction des quais. À la distance où je restais
de lui, je le voyais gesticuler dans la nuit, puis s’arrêter parfois,
comme un homme poursuivi par une tenace pensée qui, peu à
peu, l’emporte hors du monde extérieur et le lui fait oublier ;
puis, il se remettait en marche, zigzaguant d’un trottoir à l’autre
avec des allures d’ivrogne. Qui n’a rencontré par les rues de tels
passants fantasques, qui n’a souri de leurs allures, qui ne les a
suivis d’un regard curieux ? Quelquefois, les immobilités de
Kermoysan se prolongeaient, je crois, plusieurs minutes. J’étais
forcé de m’arrêter aussi, et, la réflexion venant, je me sentais un
peu honteux de l’espèce d’espionnage auquel je me livrais. Pour
rassurer ma conscience, je finis par me dire que je devais le
suivre ainsi pour le défendre ou le sauver de lui-même si,
comme je le craignais, il allait prendre quelque parti extrême.
Les rues, où le vent d’hiver promenait des souffles glacés,
étaient solitaires : nous ne rencontrions qu’à de longs intervalles
de rares passants, la tête enfouie dans leurs cols, soufflant dans
leurs doigts. Personne ne nous remarqua.
Arrivé au bord de la Seine, Kermoysan s’accouda sur le pa-
rapet et se pencha en avant. Alors, une angoisse m’étreignit :
évidemment, il pensait à la mort. La mort l’appelait, l’eau noire
lui chantait des refrains de sirènes ; il songeait aux délices de ne
plus sentir la douleur qui lui tordait le cœur, d’être emporté par
les flots, là-bas, dans le mystère, dans les régions inconnues où
Elle errait, l’attendant peut-être ! Qu’est-ce qui pouvait le rete-
nir si longtemps, qu’est-ce qui l’empêchait donc de se plonger
dans l’oubli, dont, seul, un petit mur gris le séparait ? J’attendis,
caché derrière un arbre, prêt à voler à son secours, entraîné par
la force du préjugé, quoiqu’une voix secrète me criât : « Laisse-
le faire : s’il veut mourir, il en est libre. » Et je ne sentais pas le
froid, l’âpre vent d’hiver qui faisait claquer les branches dénu-
dées des arbres et trembler sur l’eau le reflet des réverbères.
– 97 –
Soudain, je vis la taille de Kermoysan se redresser lente-
ment. Je frissonnai :
– C’est le moment, pensai-je en m’avançant.
Mais non. Il était debout, il s’éloignait du parapet. D’un
geste machinal, il enfonça son chapeau sur sa tête et reprit sa
marche dans la direction du pont de l’Alma. Il allait, mainte-
nant, d’un pas plus régulier, sans s’arrêter, ayant un but. Je de-
vinai qu’il voulait voir la maison des Herdevin.
C’était un hôtel d’architecture ornementée, séparé de
l’avenue du Trocadéro, sur laquelle il ouvrait, par une grande
grille en fer travaillé, surmontée d’un chiffre doré. Et Kermoy-
san, en effet, s’arrêta au milieu de l’avenue, en face de la grille. Il
alla s’appuyer contre un des arbres et y resta, les yeux fixés sur
les volets clos de l’appartement silencieux. Depuis un moment,
la neige tombait : une neige épaisse, dont les gros flocons,
striant l’obscurité de la nuit, le blanchissaient peu à peu, sans
qu’il les sentît, sans qu’il songeât à les secouer. C’était une autre
forme de la mort qui s’offrait, plus attirante encore, le bienveil-
lant linceul préparé par les choses, le tapis velouté, tombé pièce
à pièce du ciel, invitant à l’inconscience. Mais c’était là une idée
d’homme de sang-froid, qui, j’en suis sûr, n’effleura pas même
Kermoysan. Quand on souffre réellement, la mort apparaît
comme délivrance, non comme volupté.
Cependant il se lassa de son immobilité. Il se mit à marcher
de long en large, devant la maison, tantôt à pas rapides, tantôt
plus lentement. De temps en temps, il s’arrêtait, levait la tête
vers une fenêtre du second étage, la seule d’où filtrât un peu de
lumière à travers les jalousies, celle sans doute de la pièce où
l’on veillait la morte ; et il se tordait les mains. Et, soudain, je
fus saisi par cette affreuse idée qu’il n’aurait pas la consolation
suprême de la revoir, que le terrible jamais s’emparait de lui
dans toute son horreur en un moment où il aurait encore pu
matériellement, mais où il ne pouvait pas, la contempler parmi
les fleurs qui l’entouraient et baiser ses mains rigides, que les
– 98 –
derniers yeux qui se poseraient sur Elle ne seraient pas ceux qui
l’avaient adorée, ceux que ses lèvres avaient baisés peut-être,
ceux que son image emplissait, ceux qui n’avaient pas même le
droit de la pleurer. Et je sentis un frisson de haine contre nos
lois, contre nos mœurs, qui proclament des devoirs plus sacrés
que l’amour.
Les minutes tombaient, très lentes ; la neige aussi tombait
plus lentement.
– Va-t-il donc rester là toute la nuit ? me demandai-je.
De fait, le temps ne comptait plus pour lui : il ne devait
avoir conscience de rien que de sa douleur. Pourtant, tout à
coup, comme s’il venait de prendre une décision subite, il ne re-
vint plus sur ses pas, il fila très vite droit devant lui. Sans plus
regarder le fleuve, il longea les quais jusqu’au pont des Inva-
lides, le traversa, erra par de larges avenues noires, où je faillis
le perdre de vue, et finit par se trouver rue Oudinot. Il marchait
si vite que j’avais eu peine à le suivre. Devant sa porte, enfin, il
s’arrêta, tira la clef de sa poche. Mais au lieu d’ouvrir, esquissant
dans le vide un grand geste désespéré, il reprit sa marche infati-
gable. Une angoisse nouvelle m’étreignit. Quelque épuisé que je
fusse, il m’eût été impossible de l’abandonner : cette fois, ce
n’était plus de la curiosité, car je savais tout ce que je voulais sa-
voir ; c’était bien de la pitié toute pure, le sentiment que ce mal-
heureux abandonné avait pourtant, dans son deuil mortel, une
âme sympathique auprès de lui, dont la compassion lui ferait du
bien peut-être, même s’il ne la devinait pas.
– Mon Dieu ! me demandai-je, que va-t-il faire ? Où va-t-il
aller ? Est-il revenu à cette idée de mort qu’il a chassée une fois,
mais qui, sûrement, rôde autour de lui ?…
Cette fois, les rues étaient tout à fait désertes, les maisons
endormies ; je me sentais bien seul avec ce désespéré, qui, la
neige étouffant le bruit de ses pas, glissait comme un fantôme à
travers la nuit et le silence.
– 99 –
Il n’alla pas loin.
À l’angle de la rue Vaneau, une mauvaise boutique de mar-
chand de vin restait ouverte, quoiqu’on ne vît pas un client de-
vant le comptoir de zinc. Kermoysan y entra. Un instant après,
en passant devant les vitres malpropres, je le vis assis à une pe-
tite table ronde, avec un carafon de liqueur. Je repassai une se-
conde fois : il ne buvait pas, mais il sanglotait, la tête dans ses
deux mains. C’était étrange et saisissant, je vous assure, cette
douleur qui venait ainsi s’effondrer dans ce bouge, sûre d’y res-
ter anonyme.
Je l’observai un moment à travers les vitres. Le cabaretier,
debout, derrière son comptoir, l’observait aussi, stupéfait ; puis,
il finit par s’éloigner pour disparaître par une porte du fond,
doucement, avec des précautions, le laissant seul. La discrétion
de ce brave homme me toucha. Je pensai que ces sanglots qui
pouvaient enfin éclater marquaient la fin de la crise aiguë, et je
m’éloignai.
Mille pensées confuses s’agitaient dans ma tête ; mille
questions se pressaient en moi, auxquelles seule mon imagina-
tion pouvait répondre. En regagnant ma demeure, je construisis
tout un roman. Mais j’en sentais bien la fragilité. Une seule
chose était certaine : Kermoysan gardait son secret, jusqu’au
bout, par-delà la mort. Ce qu’il y avait eu entre Elle et lui, nul ne
le saurait jamais. C’était du passé, maintenant, qui n’existait
plus que dans une seule mémoire, qui s’éteindrait avec elle,
dont je n’avais saisi que quelques étincelles, éteintes au-
jourd’hui, dont je n’avais aucun droit de remuer les cendres.
– 100 –
15.
– 101 –
– Beaucoup ? Non, répondit-il aussitôt. Je la voyais quel-
quefois avec grand plaisir.
Il parlait sans un tressaillement de la voix ni du visage.
– Ceux qui la fréquentaient, ajouta-t-il, regrettaient tous
qu’elle ne reçût pas davantage ; aussi, quoiqu’elle sortît peu, sa
mort fera un grand vide…
Puis, avec une parfaite aisance, il changea de conversation.
C’était l’époque où Rollinat disait ses vers dans tous les sa-
lons. Ce soir-là, il était d’humeur particulièrement macabre, car
il récita les pièces les plus désolées de son répertoire. Ce furent
d’abord les Larmes :
… Oh ! quand, rongé d’inquiétudes,
On va geignant par les chemins,
Au plus profond des solitudes,
Ne pouvoir pleurer dans ses mains !
– 102 –
Les hommes prenaient des airs de libres penseurs ; les
femmes faisaient des moues de dégoût. Kermoysan, les yeux mi-
clos, semblait écouter avec une attention profonde.
Mais, comme je passais près de lui au moment où la récita-
tion finissait, il me dit avec une espèce de frisson :
– C’est horrible !…
Puis, se reprenant aussitôt :
– Quels mauvais vers !
Il ne sortit qu’assez tard.
Son attitude avait été si simple, si parfaite, qu’un instant je
me demandai si je n’avais pas rêvé la soirée de la veille. Puis, je
compris qu’il mettait à garder son secret ce luxe de précautions
des consciences délicates que le sentiment de leur faute tour-
mente au point de leur montrer partout des yeux de juges et que
cet effroi paralyse jusque dans leurs actes les plus insignifiants.
Le pauvre homme ! Il n’osait pas même s’enfermer dans sa soli-
tude, de peur que cet isolement, à ce moment-là, ne fût remar-
qué ; et il s’exhibait, le cœur saignant, mais les yeux secs et le
front serein, afin que nul ne s’avisât de demander :
– Que devient donc Kermoysan ? Pourquoi n’est-il pas
ici ?…
Naturellement, je me rendis au service mortuaire de
Mme Herdevin. Il fut célébré à la Madeleine, en grande cérémo-
nie, comme il convient pour une personne fort riche qui doit re-
présenter jusqu’au seuil même de l’éternité. Il y avait beaucoup
de monde, comme toujours à ces cérémonies dès qu’elles ont un
peu d’éclat : des parents, des amis, des indifférents, des curieux,
tous avec des mines de circonstance calquées sur celles des em-
ployés des pompes funèbres. Cette foule prenait je ne sais quelle
teinte uniforme : les figures se ressemblaient comme les toi-
lettes, en sorte que j’eus quelque peine à découvrir Kermoysan.
– 103 –
Je finis pourtant par l’apercevoir, un peu à l’écart, à demi caché
par un pilier, contre lequel il s’appuyait, dans une attitude pa-
reille à celle qu’il avait, l’avant-veille, sous la neige, dans
l’avenue du Trocadéro. Pendant toute la durée de l’office, il ne
remua pas, indifférent aux prières qui courbaient l’assemblée en
génuflexions, l’œil errant dans le vide, l’âme absente. Cepen-
dant, à côté du cercueil, dont il ne pourrait approcher qu’un ins-
tant à la fin de la cérémonie, auquel son unique adieu serait un
coup d’aspersoir, à côté de ce cercueil où dormait la belle morte
qu’il n’avait pu revoir, s’étalait l’importance du gros Herdevin,
très rouge, soufflant fort, tenant à la main un mouchoir dont il
ne songeait pas à se servir, probablement plus ennuyé qu’affligé,
qui sait ? peut-être même assez satisfait d’un accident qui lui
rendait la liberté convoitée. De nouveau, je fus assailli par des
idées subversives qui me hantaient depuis deux jours. Mais,
vraiment, comment assister à un spectacle pareil, à l’âge où l’on
est encore susceptible d’exaltation romanesque, sans maudire
l’hypocrisie de nos institutions, le mensonge éternel qui les en-
veloppe, les entraves qu’elles ont mises, au profit de l’égoïsme et
de la sécheresse d’âme, à la liberté des cœurs ? Plus tard, on rai-
sonne autrement ; en ce temps-là, je sentais ainsi : c’est peut-
être pourquoi les événements que j’observais me produisirent
une impression si forte.
Lorsqu’on défila devant la bière, je me trouvai précédant
Kermoysan. Ce fut donc moi qui lui passai l’aspersoir. Au mo-
ment où il le prit de ma main, je remarquai, pour la seconde
fois, ce regard désespéré qui lui échappait comme un cri et qui
seul le trahissait. Il le réprima comme on étouffe un sanglot.
Mais je l’entendis, pour ainsi dire, résonner sous les voûtes, jus-
qu’à les remplir. Puis, les orgues ronflèrent, couvrant de leurs
lourdes harmonies ce cri muet et perdu. Les porteurs rabatti-
rent le drap funéraire, couvert de fleurs, sur le cercueil qu’ils
emportaient à pas pesants, qui sonnaient sur les dalles, tandis
que le cortège se formait derrière eux.
– 104 –
Je restai à côté de Kermoysan. Il sortit de l’église sans y
mettre aucune volonté, poussé par la foule, et s’arrêta sur une
des marches, l’œil fixé sur le char empanaché, qui, bientôt,
s’ébranla et se mit en route, ralentissant l’allure des fiacres, ar-
rachant aux passants un salut anonyme, puis se perdit, dans le
calme des boulevards, parmi des omnibus.
Kermoysan finit par s’apercevoir que j’étais à côté de lui. Il
me regarda, remua les lèvres sans qu’il en sortît aucun son et
réussit pourtant à prononcer d’une voix rauque :
– C’est toujours triste, un enterrement !
Je lui répondis d’un geste vague et m’éloignai pour lui
épargner un nouvel effort. Il fit quelques pas, machinalement,
dans la direction qu’avait prise le cortège disparu. Puis, il
s’arrêta, rebroussa chemin, et je le vis s’en aller dans une direc-
tion opposée, si vite qu’il semblait fuir, fuir un ennemi, invisible
pour les autres, dont il se sentait poursuivi.
– 105 –
16.
– 106 –
Pour peu qu’il y eût un malveillant dans la compagnie, on
entendait :
– C’est peut-être justement cela qui l’afflige… Il se sent vi-
dé, il en souffre… Rien n’aigrit un homme comme les déboires
de la vie littéraire…
Il va sans dire qu’on insinua à plus d’une reprise qu’il y
avait sans doute une femme dans son cas. Mais personne n’en
savait rien, et nul ne se douta que cette femme était morte et
qu’il la pleurait. J’éprouvais, je l’avoue, un certain plaisir, mêlé
d’orgueil, à en savoir plus que tout le monde ; je me réjouissais
aussi de voir que son héroïsme n’était pas inutile, et qu’il réus-
sissait à garder son secret.
Cela dura bien ainsi deux ou trois semaines. Le souvenir de
Mme Herdevin allait s’effaçant de jour en jour. Déjà l’on ne par-
lait plus d’elle ou, quand son nom tombait par hasard dans la
conversation, il semblait venir de loin. Ceux-là même qui
avaient apprécié sa grâce, son charme, sa beauté, n’y songeaient
plus : c’étaient du passé, des choses mortes, qui, de droit, appar-
tenaient à l’oubli. On remarqua pourtant le cynique sans-gêne
avec lequel Herdevin promenait sa maîtresse dans les lieux pu-
blics. Mais Herdevin n’avait jamais fréquenté la même société
que sa femme, où l’on ne s’occupait pas de lui. On se contenta
de dire :
– Il épousera cette créature dans quelques semaines !
Et l’on n’en parla plus.
Cependant, Kermoysan exécutait une nouvelle retraite, en
ménageant avec beaucoup d’art ses transitions. Il se prodigua
moins, ne resta plus que quelques minutes dans les salons où il
apparaissait encore, refusa des invitations et laissa se répandre
le bruit qu’il allait enfin donner un nouveau livre.
Quand on lui en parlait, il ne disait ni oui ni non.
– 107 –
– Vous verrez qu’il ne le fera pas ! disaient les malveil-
lants : il y met beaucoup trop de mystère…
Un nouveau livre ! Ah ! certes, il n’y songeait guère ! Je
n’oublierai jamais la seule visite que je lui fis à cette époque. Je
le trouvai inoccupé, dans son cabinet en désordre. Plusieurs vo-
lumes, qu’il avait sans doute essayé de lire, étaient jetés pêle-
mêle sur le divan, sur les fauteuils, sur les tables : des poètes,
des prosateurs, même des livres de piété. La pièce avait je ne
sais quel air désolé de pièce abandonnée. Comme je
m’approchais de la grande table de travail, encombrée de pa-
piers, de journaux avec leurs bandes, de lettres qui n’avaient pas
été décachetées, je remarquai que l’encre s’était séchée dans
l’encrier de cristal. Je laissai échapper un signe d’étonnement,
dont Kermoysan, debout à côté de moi, s’aperçut :
– Oui, fit-il, l’encre est sèche… La chaleur du coke, vous sa-
vez… D’ailleurs, je ne travaille pas… Peu d’entrain… Point
d’idées…
Affectant un ton d’insouciance :
– On a des moments comme ça, vous savez bien !… Moi,
j’en ai toujours eu… Seulement, cette fois, ça se prolonge plus
que d’habitude… Cela me gêne beaucoup : mon livre ne se finit
pas, et il sera très bien, mon livre !…
Et, avec effort, il se mit à me parler de ce livre, dont sa pen-
sée était bien loin.
– Je travaillais davantage quand j’étais marin, me dit-il en-
core… Les voyages me manquent… Changer de place, remuer,
bouger, il n’y a que ça de bon, voyez-vous !…
Il m’avait fait asseoir sans s’asseoir lui-même ; tout en me
parlant, il marchait de long en large dans son cabinet, avec ces
allures de fauve enfermé que je connaissais bien et cette agita-
tion intérieure qui pousse au mouvement.
– 108 –
Quand je sortis, Adolphe vint me reconduire. Il me frappa
presque autant que son maître, dont il reflétait toujours un peu
les dispositions. Il avait une barbe de huit jours, un tablier dou-
teux : il s’en allait visiblement à vau-l’eau.
– Je crains que Monsieur ne soit pas très bien ces temps-ci,
lui dis-je.
Le brave garçon secoua la tête, roula les yeux et commen-
ça :
– Ah ! Monsieur…
Mais il s’arrêta net, discrètement.
Je ne retournai pas rue Oudinot, de crainte de troubler ce
deuil auquel la solitude allait si bien. Il y a des douleurs qui bra-
vent toute consolation autre que celle du temps, et le temps est
long dans la souffrance. D’ailleurs, pour moi, qui ne souffrais
pas, il passait vite. Peut-être avais-je un peu oublié Kermoysan,
auquel je pensais pourtant quelquefois, que je m’imaginais reti-
ré, pour ainsi dire muré dans sa garçonnière, séparé du monde
par une barrière invisible, par le mur infranchissable de ses re-
grets, lorsque le bruit se répandit qu’il allait partir pour le Sou-
dan.
C’était vrai.
– Alors, pourquoi donc a-t-il quitté le service s’il ne peut
pas rester en place ? se demandaient ses amis.
Et l’on blâmait son inconséquence.
Peu de jours avant son départ, Kermoysan vint me faire ses
adieux. Il était fort changé, amaigri, affaibli, l’air plus tristement
distrait, le regard plus absent que jamais, et, dans les allures,
dans les mouvements, dans les gestes, cette inquiétude conti-
nuelle et menaçante que j’avais déjà notée lors de ma dernière
visite. Je le vois encore, assis dans mon unique fauteuil, avec ses
yeux mobiles, qui se posaient sur tous les objets de la chambre
– 109 –
comme s’il en eût fait l’inventaire, tandis que ses pieds
s’agitaient et que ses mains croisées se maniaient l’une l’autre
incessamment. Nous étions un peu gênés tous les deux, ayant
des pensées que nous ne pouvions ou ne voulions dire : pour ma
part, j’entendais toujours d’autres paroles que celles qu’il pro-
nonçait d’une voix indifférente. Je lui demandai quelques ren-
seignements sur le but et les moyens de l’expédition à laquelle il
s’était fait rattacher. Il me les donna, sans paraître y prendre
aucun intérêt. Des noms aux sonorités inconnues, Ouargla,
Chambâa, Tidikelt, tombèrent de ses lèvres : l’on eût cru qu’il ne
les entendait pas. Il me raconta sommairement quelques-unes
des héroïques et vaines tentatives faites pour pénétrer dans les
régions inexplorées qu’il allait aborder ; comme je m’écriais :
– C’est d’une témérité folle, ce que vous entreprenez là !…
Il me répondit :
– Folle ? non… Hardie, sans doute, mais pas plus que
beaucoup d’autres, qui ont réussi… Pourquoi d’ailleurs hésite-
rais-je ?… Pas de famille, pas de devoir envers personne, com-
plètement seul, indépendance absolue… Qu’importe donc si je
laisse ma peau là-bas ?
– Et vos amis ? Et la littérature ?
Il sourit :
– Mes amis, fit-il doucement, ils en ont d’autres… Quant à
la littérature… Eh ! grand Dieu ! que voulez-vous qu’elle fasse de
moi ? Si vous croyez que j’y songe !… D’ailleurs, je ne fais plus
rien, je n’écris plus ; cela ne me distrait pas assez… L’action,
l’action, le mouvement, le danger, voilà ce qu’il me faut !
Son regard s’animait :
– Le danger ! répéta-t-il, voilà un plaisir… le dernier qui
donne un peu de prix à la vie… On s’y rattache quand on est sur
le point de la perdre… Et puis, que voulez-vous ? j’ai besoin de
– 110 –
m’occuper… Si je reviens, j’aurai du moins fait quelque chose…
Si je ne reviens pas… pourquoi ne dormirait-on pas aussi bien
sous les sables de l’Afrique que sous notre terre noire ?…
Lorsqu’il se leva sur ces mots en me tendant la main, je le
regardai en face :
– J’ai peur, lui dis-je en soulignant mes paroles… j’ai peur
que vous ne reveniez pas…
Gêné par mon regard, il détourna les yeux :
– Est-ce qu’on sait ? fit-il d’un ton d’insouciance… Peut-
être oui, peut-être non… Moi, je crois plutôt que je reviendrai…
Voyez-vous, j’ai l’âme chevillée au corps : elle ne partira que
quand elle ne pourra pas faire autrement…
Puis, me voyant ému, il mit une cordialité inattendue dans
sa poignée de main. Ses derniers mots, que je n’oublierai ja-
mais, furent ceux-ci :
– Adieu… Bonne chance à travers la vie !…
Hélas ! je savais bien que je ne le reverrais pas.
Pendant plusieurs mois, on resta sans nouvelles particu-
lières sur son compte ; on ne put que suivre, au gré
d’informations éloignées et incertaines, la colonne d’expédition
qui s’enfonçait avec lui dans des terres inconnues, le long de
quelque vaste fleuve au cours incertain. Puis, un jour, on apprit
qu’il avait péri dans une reconnaissance, après une défense hé-
roïque et solitaire. À coup sûr, cela n’était pas un suicide ; et
pourtant…
– 111 –
17.
– 112 –
l’amour défendu par les lois humaines l’est aussi par ces lois su-
périeures dont nous pressentons quelquefois la divine indul-
gence ? Qui dira quand la faute par la souffrance est expiée ou,
peut-être même, changée jusque dans son essence ? Car, enfin,
la puissance d’aimer au-dessus de tout, d’un cœur épanoui qui
brise les chaînes des préjugés, d’une âme qui s’exalte au-dessus
des entraves sociales, n’est-ce donc pas une vertu ? N’y a-t-il pas
des héroïsmes supérieurs à la froide observance des règles, à la
banale obéissance aux lois ?
« Pauvres silencieux ! que de larmes dont vous avez gardé
en vous seuls toute l’amertume ! On admire le blessé qui, cou-
ché sur le sol sanglant, attend la mort sans pousser de cris inu-
tiles ; vous qui cachez votre angoisse sous des masques irrépro-
chables, vous qui savez aller, venir, causer, sourire pendant que
votre cœur se tord, vous ne seriez que de méprisables men-
teurs ? Non, non, vous êtes des héros aussi… »
Je pensais d’autres choses encore. Mais à quoi bon les
transcrire ici ? Quoiqu’ils ne soient que des faits, les faits ont
leur éloquence. Ceux que j’ai racontés plus haut, si j’ai su les ra-
conter, doivent dégager leur sens et, s’il est un juge, plaider de-
vant lui la cause de deux amants qui, sans doute, ont plus souf-
fert encore qu’ils n’ont péché.
– 113 –
III
– 114 –
Nous avions payé notre tribut de louanges à son tableau,
ainsi qu’à de belles études dont il nous avait fait les honneurs.
Nous fumions d’excellentes cigarettes, à demi étendus sur un
divan oriental, devant une carafe de sherry. Peu à peu, notre
causerie, qui roulait sur des questions d’art, changea de direc-
tion ; nous en vînmes à parler de diverses personnalités en vue,
dont Portal connaissait à fond l’histoire anecdotique, et enfin
d’un récent scandale : la rupture éclatante d’une liaison, qui de-
puis longtemps n’avait rien de mystérieux, entre un homme ma-
rié et une femme du meilleur monde. Portal nous donna tous les
détails de l’affaire, avec une telle précision qu’on eût pu croire
qu’il y avait joué quelque rôle. Les yeux mi-clos, envoyant des
spirales de fumée vers le dais en étoffes brodées qui surmonte
son divan, il semblait jouir de son propre récit et de notre atten-
tion. Du reste, il remuait ces tristesses sans que l’ombre en pa-
rût l’effleurer, du même ton qu’il aurait eu pour expliquer les
dessous d’une course ou les péripéties d’un match. Quand il
n’eut plus rien à raconter, il jugea :
– Vous voyez qu’en somme cela s’est passé plus correcte-
ment qu’on ne le croirait, d’après tout le bruit qu’on en a fait.
Comme nous ne répondions rien, il ajouta :
– Une fois qu’une intrigue est découverte, il faut bien
qu’elle cesse, n’est-ce pas ?…
J’eus la faiblesse de murmurer :
– Sans doute… C’est toujours ainsi que cela se passe…
Jacques D*** me jeta un regard de reproches et demanda :
– Mais enfin, est-ce que les bruits qui courent sur Mme X***
sont fondés ? Est-il vrai qu’elle est…
Il s’interrompit deux secondes et reprit :
– Qu’elle est gravement malade ?
– 115 –
– Folle, vous voulez dire folle, rectifia Portal… Heuh ! je
crois qu’on exagère… Les personnes les mieux renseignées par-
lent d’un léger dérangement d’esprit, mais on affirme qu’elle se
remettra… Le fait est, en tout cas, qu’elle a pris les choses beau-
coup trop au tragique…
– Et l’amant ? demandai-je.
– Oh ! lui ! fit Portal avec un geste significatif, il ne perdra
pas la tête pour ça, je vous en réponds… Il a été très ennuyé,
sans doute, très ennuyé… C’est toujours désagréable, ces aven-
tures-là… Mais que vouliez-vous qu’il fît ?… Une femme qui
trompe son mari sait bien à quoi elle s’expose : il ne faut pas
qu’elle soit découverte. Celle-ci, dès l’origine, a été d’une impru-
dence !…
Je dis :
– Parce qu’elle aimait vraiment, sans doute !…
– C’est là son tort, déclara victorieusement Portal. Il ne
faut jamais aimer vraiment : on n’y voit plus clair !
Jacques D*** s’agitait depuis un moment. Il ne se contint
plus et éclata :
– Savez-vous ce qui me frappe dans des histoires comme
celle-là ? s’écria-t-il. Eh bien ! c’est la mièvrerie d’âme et la pla-
titude de cœur qu’elles révèlent… chez l’homme, j’entends ; la
femme a souffert, elle, je l’excuse… Mais son amant est une
brute…
Portal ouvrait des yeux étonnés :
– Eh ! pourquoi donc, je vous en prie ? demanda-t-il.
Mon brave ami continua, entraîné par sa passion de mora-
liser :
– 116 –
– Laissons de côté l’anecdote que vous venez de nous ra-
conter, cher monsieur ; elle n’est ni plus ni moins significative
que beaucoup d’autres. Voyons comment les choses se passent,
dans les neuf dixièmes des cas à peu près pareils. Car ces his-
toires d’adultère, c’est toujours la même chose…
– Pour les spectateurs, pas pour les héros, goguenarda Por-
tal.
Jacques, sans relever l’interruption, continua :
– … Un homme et une femme, que séparent les circons-
tances, les devoirs, la vie enfin, s’éprennent l’un de l’autre.
J’admets qu’ils soient de vertu moyenne : ils ne se rendent pas
au premier cri de leur désir, ils luttent, ils résistent.
Portal interrompit de nouveau :
– Plus ou moins.
– Plus ou moins, soit ! répéta D***. Un peu, tout de même.
À moins que ce ne soit pour eux une habitude, auquel cas ils ne
m’intéressent plus. Donc, ils résistent quelque temps. Puis ils
succombent, parce que la passion est la plus forte, parce qu’on
ne s’est jamais aimé comme eux, parce que… Bref, pour toutes
sortes de bonnes raisons. C’est très bien… Quelque puissante
que soit leur passion, ils trouvent pourtant moyen de la concilier
avec les exigences de leur vie, en apparences régulière, qu’ils ne
voudraient pas lui sacrifier. Oh ! non ! Ils filent incognito le par-
fait amour pendant un certain nombre de semaines, de mois du
d’années.
Cet insupportable Portal interrompit encore d’un ton scep-
tique :
– Oh ! d’années !…
– Le temps ne fait rien à l’affaire, dit Jacques avec un geste
d’impatience. Au commencement, ils se regardent comme des
victimes de l’ordre social, qui est injuste et tyrannique, c’est en-
– 117 –
tendu ; ils se cherchent des excuses : ils en trouvent. Puis, le
moment arrive où ils n’en ont plus besoin. Ils pratiquent en
toute sécurité le mensonge, la dissimulation, l’hypocrisie. C’est
alors que cela se gâte. Survient un incident quelconque : une
lettre égarée, un mensonge surpris, un rendez-vous maladroit ;
leur petit manège est découvert. Vous imaginez qu’il va se pas-
ser des drames ? Nullement. Quelques scènes de comédie, rien
de plus. On s’explique. L’époux trompé, femme ou mari, ré-
clame ses droits, s’agite, menace ; on voit poindre les tribunaux,
le divorce, le scandale. Mais, à ce moment, les amants décou-
vrent tout à coup que le mariage est sacré, que l’un ou l’autre
d’entre eux a des enfants dont il ne s’agit pas de compromettre
l’avenir, que les liens qui les attachent à leur conjoint respectif
sont plus solides qu’ils ne s’en doutaient ; que le pot-au-feu de
famille est une nourriture plus saine et plus indispensable, si-
non plus succulente, que le gibier faisandé…
Et ils se quittent : bonjour, bonsoir ; tout est fini, n’en par-
lons plus…
– C’est vrai, dit Portal, c’est bien là la marche habituelle de
ces sortes d’affaires. N’est-ce pas, d’ailleurs, le meilleur dé-
nouement qu’elles puissent avoir ?
– Eh bien ! continua Jacques, j’ai la naïveté de trouver cela
misérable !… Oui, j’imagine que, lorsqu’on s’est aimé assez pour
oublier… ses devoirs, permettez-moi d’employer ce vieux mot
hors d’usage…, on devrait accepter toutes les conséquences de
cet oubli. Plus loin, j’imagine que, si l’amour n’a plus la fraî-
cheur et l’empire des premiers temps, on devrait encore lui sa-
crifier le reste, par tenue, par dignité, par respect de soi-même !
Cette fois, Portal ne put s’empêcher de rire :
– Mais, mon cher ami, s’écria-t-il, d’où sortez-vous ?…
Nous n’en sommes plus au romantisme… Et puis, quelle mo-
rale !… Voyons, que deviendrait la société, si l’on pensait comme
– 118 –
vous ?… Au moindre coup de canif donné dans un contrat, il
faudrait bousculer ses bases…
– Ah ! la société, tant pis pour elle ! répondit Jacques. La
société marche toujours tant bien que mal et quoi qu’il arrive.
D’ailleurs, l’individu m’intéresse beaucoup plus que la société.
J’aime à le voir se développer noblement en dehors des conven-
tions et des préjugés. Ou l’amour est un crime, et il ne faut pas
aimer. Ou il est ce qu’il y a de plus beau dans la vie, et il a droit
aux sacrifices nécessaires.
Portal leva les bras :
– Mon Dieu ! quelle logique ! dit-il… Je ne vous connaissais
pas sous ce jour-là, mon cher !… Vous êtes un nihiliste, un anar-
chiste, un homme très dangereux !… Moi, je prends les choses
plus simplement… Je trouve très bien qu’on se prenne et qu’on
se quitte avec facilité… Je crois que c’est fort heureux que
l’immense majorité de nos contemporains en juge comme moi…
Que dis-je, la majorité ? La totalité, mon cher, la totalité… Je
vous raconterai dix, quinze, vingt histoires comme celles que je
viens de vous raconter… Vous auriez peine à m’en citer une qui
se dénoue selon votre cœur,… à moins peut-être d’aller la cher-
cher dans la Galette des Tribunaux.
Jacques D*** secoua la tête :
– C’est vrai, fit-il, et je le regrette pour les hommes de notre
temps. Cependant…
Il s’interrompit, parut réfléchir un instant, et reprit :
– Cependant, si vous le désirez, je puis vous en raconter
une, qui en diffère un peu… Pour être plus rare, elle a, je crois,
tout autant de sens… Elle vous montrera, si vous l’écoutez, que
l’âme contemporaine est susceptible encore de quelque exalta-
tion. Peut-être en côtoyons-nous beaucoup de pareilles… Mais
on ne les connaît pas, ou on les oublie, parce qu’elles sont de
– 119 –
celles qui ne se développent que dans le silence. C’est un pur ha-
sard qui m’a révélé celle-là. La voulez-vous ?
– Allez ! dit Portal en nous offrant de nouvelles cigarettes.
Jacques D*** nous fit alors le récit qu’on va lire, tel que j’ai
pu le reconstituer.
– 120 –
IV
1.
PRÉLUDE.
– 121 –
appartenant, il refit, arrangea, disposa avec une merveilleuse
habileté sa petite résidence en vue du bien-être, du plaisir et de
l’agrément. Elle porte comme son empreinte : tout ce qu’on y
voit, le château, le parc, le théâtre, éveille l’idée d’une existence
facile, harmonieuse et douce. Il n’y a pas jusqu’à cette drôle de
petite rivière de l’Ilm, qui roule ses eaux brunes sous les om-
brages épais de beaux vieux arbres, dont le léger gazouillis me
semble une chanson gaie.
Cet arrangement si savant, ce caractère artificiel de la pe-
tite ville me déplurent : il a passé trop d’orages sur le monde
pour que nous puissions encore goûter beaucoup
l’« olympisme » du grand égoïste. Aussi m’irritais-je de le trou-
ver étalé partout dans une paisible insouciance, comme si l’on
était encore au bon temps rococo de Charles-Auguste, de la du-
chesse mère et de Mme de Stein. Les personnages de l’histoire
gœthienne, dont les portraits me poursuivaient partout, me de-
vinrent antipathiques, comme le héros lui-même. Je leur en
voulais d’avoir été trop heureux ; je les aurais volontiers quittés
de temps en temps pour aller flâner sans but dans les forêts de
la Thuringe, si je n’avais eu hâte d’achever le travail qui me re-
tenait à Weimar.
Je m’étais installé à l’hôtel du Prince-Héritier, à l’angle de
la place du Marché, qui est l’endroit le moins mort de la ville :
une immense maison patriarcale, où l’on est proprement logé,
passablement nourri. Mais les repas fort longs, trop copieux, me
semblaient maussades, dans une vaste salle à manger décorée
de grands bustes en plâtre des fondateurs de l’Empire, de petits
bustes de Gœthe et de Schiller, inévitables comme la destinée, et
encore de quelques autres bustes, en plâtre toujours, des plus
populaires parmi les souverains du pays. J’y voyais défiler des
touristes, armés de leur Bœdeker, qui restaient un jour ou deux,
visitaient les curiosités de l’endroit et disparaissaient. À part
quelques phrases insignifiantes échangées de-ci de-là avec ces
compagnons de hasard, j’en étais réduit à ma propre compa-
gnie, qui ne m’a jamais été particulièrement chère.
– 122 –
Au bout d’une dizaine de jours de cette monotone exis-
tence, la solitude commençait à me peser, quand je liai connais-
sance avec un jeune professeur allemand, le docteur Christian
Hort, que je rencontrais constamment au musée de Gœthe.
Nous commençâmes par un échange de réflexions devant un
des innombrables portraits de Christiane. Je hasardai qu’avec sa
mine éveillée, ses belles lèvres sensuelles, ses grands yeux can-
dides, la bonne humeur de sa grasse figure, la femme légitime
de Gœthe est en somme la plus sympathique dans la galerie de
ses bien-aimées. Le docteur Hort n’était pas de mon avis : il
avait un faible pour Bettina, dont il appréciait le regard mutin,
l’air fripon. Affaire de goût ! Quoi qu’il en soit, cette discussion
servit de point de départ à quelques autres. Comme les salles du
musée de Gœthe, avec les sous-officiers qui le gardent et le si-
lence respectueux qui les remplit, ne favorisaient guère nos
conversations, nous finîmes par aller les continuer dans le parc.
Or, un jour que nous passions, en bavardant, devant une de ces
petites villas bien closes, entourées d’arbres, qui l’avoisinent,
j’en vis sortir un couple qui attira mon attention. La femme, très
grande, très svelte, était d’une élégance tout à fait inattendue à
Weimar, que rehaussaient encore la noblesse de ses allures,
l’harmonie de ses mouvements ; elle portait une voilette épaisse,
qui m’empêcha de voir son visage. Quant à l’homme, il était
d’une beauté remarquable : les traits, réguliers et nets, le teint
mat, relevé par une moustache très noire, l’air tranquille, la dé-
marche sûre. Ils allaient sans rien regarder, indifférents avec
hauteur au décor de hasard qui les encadrait, absorbés tous
deux par quelque chose d’invisible, qui se passait au fond d’eux-
mêmes. Je les suivais des yeux, mon compagnon me dit :
– Ce sont des Français.
– Comment donc ? m’écriai-je, surpris de trouver des
Français installés à demeure dans une petite ville allemande.
– Oui, reprit le docteur Hort, des Français. Ils sont ici de-
puis environ deux ans, à ce qu’on m’a dit.
– 123 –
– Qu’y font-ils ?
– On ne sait pas. Ils sortent rarement. La femme est tou-
jours voilée comme aujourd’hui. Je l’ai rencontrée une dizaine
de fois, je n’ai jamais vu ses traits. Du reste, ils ne connaissent
personne, ne voient personne, ne parlent à personne.
– Un mystère, alors ?
– On ne connaît rien d’eux que leur nom. Encore n’est-on
pas sûr qu’il soit authentique.
– Comment s’appellent-ils ?
– De Sourbelles.
Je dus lui faire répéter deux ou trois fois ce nom qu’il écor-
chait.
– De Sourbelles, répétai-je… Il me semble que je connais
cela.
En effet, je devais avoir entendu ce nom quelque part ;
mais je cherchai vainement à fixer mes souvenirs.
– On prétend qu’il y a un drame dans leur passé, reprit le
docteur Hort. Du reste, on ne sait pas au juste de quoi il s’agit.
Les uns disent qu’ils ne sont pas mariés, d’autres qu’ils sont ve-
nus ici après un grand scandale. On s’occupe beaucoup d’eux,
dans la ville. Mais, comme leurs domestiques ne parlent pas, on
en est réduit aux conjectures.
Plus encore que ces renseignements incomplets,
l’impression vraiment très forte que m’avait produite dans son
rapide passage le couple inconnu, excita ma curiosité. Je revins
donc me promener aux environs de la villa. En vain : avec ses
volets gris, mi-clos, ses murs couleur de brique, les arbres qui la
cachaient, la vigne vierge qui grimpait à ses balcons, le silence
qui l’entourait, elle me paraissait de plus en plus mystérieuse.
Quant à ses habitants, je ne les rencontrai plus : aucun signe ex-
– 124 –
térieur ne manifestait leur existence. Deux ou trois fois seule-
ment, je vis apparaître à une fenêtre la tête d’une femme de
chambre en bonnet, qui ouvrait ou fermait les volets d’un geste
rapide. De temps en temps, le docteur Hort, qui suivait par le
menu les commérages de la ville, me mettait au courant de leurs
faits et gestes. Mais ces renseignements étaient peu concluants :
il ne s’agissait jamais que d’une emplette faite dans quelque
boutique, d’une course à Eisenach ou à Cobourg, d’une appari-
tion au théâtre, dans le fond d’une baignoire, ou d’autres inci-
dents d’une égale importance. Moins mon compagnon parvenait
à se renseigner sur les mystérieux étrangers, plus il se préoccu-
pait d’eux.
– Je vais bientôt partir, me disait-il, et je ne saurai rien de
ces gens-là !…
Il ajoutait avec mélancolie :
– Pourquoi donc est-il plus facile de se renseigner sur les
morts que sur les vivants ? Je connais Mme de Stein comme si je
la voyais tous les jours. Je sais la nuance exacte de ses cheveux,
l’heure de ses repas, ce qu’elle pensait de toutes choses, com-
ment elle s’habillait, etc., etc. Et je n’ai jamais pu apercevoir le
bout du nez de Mme de Sourbelles !
– C’est pour cela, lui répondais-je, qu’il vaut mieux faire de
l’histoire que du roman.
Or, un jour, comme j’entrais dans la salle à manger de mon
hôtel, j’eus la surprise de reconnaître, à côté de ma place accou-
tumée, le fin profil de M. de Sourbelles. Il venait d’achever son
potage et paraissait contempler avec une extrême attention le
buste du duc régnant, qui se trouvait en face de lui. Je lui adres-
sai la parole en français : il me regarda avec étonnement, et me
répondit, mais sans laisser la conversation s’engager. Pensant
qu’il était résolu à s’enfermer en lui-même, je n’insistai pas, en
sorte que le repas se poursuivit silencieusement. En nous levant
de table, nous n’échangeâmes qu’un léger salut. Le lendemain,
– 125 –
contre toute attente, ce fut lui qui rompit la glace : il se mit à me
parler, et il parla beaucoup, en homme qui, depuis longtemps,
n’a pas usé de sa langue maternelle, qui se réjouit du son de sa
propre voix, qui prête soudain un intérêt disproportionné à
mille choses indifférentes. Je reconnus bien vite qu’il était intel-
ligent, lettré, d’esprit ouvert, d’excellente éducation, qu’il avait
des points de vue originaux et inattendus qu’il aimait à exposer.
Mais il ne parlait que des choses, jamais de lui-même. Après
plusieurs dîners pris ainsi côte à côte, après quelques prome-
nades qu’il proposa, après deux ou trois soirées passées dans un
de ces jardins-concerts où l’on tue le temps sans trop de peine,
grâce à la bière et aux cigares, pendant qu’une musique militaire
joue des ouvertures de Wagner, nous avions effleuré à peu près
tous les sujets auxquels se plaisent des personnes cultivées. Je
connaissais les opinions politiques et religieuses de mon com-
pagnon de hasard, ses goûts littéraires, ses préférences artis-
tiques, ses jugements sur l’Allemagne nouvelle, sur l’Empereur,
sur le Reichstag, sur les socialistes ; je ne savais ni ce qu’il faisait
à Weimar, ni s’il y faisait quelque chose, ni d’où il y était venu :
c’est-à-dire rien, absolument rien de ce qui le concernait. Pas un
mot qui pût me servir d’indice, ni m’aider à échafauder quelque
supposition. Seulement, comme je me plaignais de l’aspect arti-
ficiel de Weimar, il lui échappa de s’écrier :
– Oui, c’est une ville ennuyeuse et monotone…
Il devina, sans doute, l’indiscrète question que je retins :
« Si vous la trouvez telle, pourquoi donc y restez-vous ? » Car,
après une brève hésitation, il ajouta :
– Mais que voulez-vous ? Elle vaut encore mieux que beau-
coup d’autres villes allemandes… Elle n’est pas trop prus-
sienne… Et l’on est à peu près sûr de n’y pas rencontrer des
compatriotes de connaissance…
Cette dernière phrase frappa mon imagination qui se mit à
travailler sur ce thème à peine esquissé : je me dis que
M. de Sourbelles était sans doute venu se fixer à Weimar pour
– 126 –
être bien seul, à l’abri de ces fâcheux qu’on retrouve dans toutes
les stations à la mode, et qu’il avait pour cela des raisons qui
probablement m’échapperaient toujours. D’autre part, ma cu-
riosité diminuait à mesure qu’augmentait la sympathie qu’il
m’inspirait : j’aurais fini par me résigner à l’accepter tel que je le
voyais, avec son esprit délicat teinté de mélancolie, avec son in-
telligence aiguisée un peu portée au paradoxe, en me félicitant
de l’avoir rencontré et sans plus me préoccuper de son passé
que de celui du docteur Hort ou de n’importe qui, quand, un
jour, après le café que nous venions de prendre ensemble, il me
dit brusquement :
– Il faut que je vous avertisse, monsieur, que nous nous
rencontrons aujourd’hui pour la dernière fois.
– Comment, m’écriai-je, vous partez donc ?…
Il détourna les yeux et me répondit, d’un ton qu’il
s’efforçait de rendre indifférent :
– Non, je ne pars pas… Mme de Sourbelles était absente ;
elle sera de retour ce soir… J’étais venu au Prince-Héritier pour
fuir ma solitude… Maintenant, c’est fini : je vais rentrer dans ma
villa, reprendre ma vie habituelle…
J’eus bonne envie de lui demander pourquoi le retour de sa
femme devait interrompre complètement nos relations ; pour-
tant je réprimai la question que la surprise allait m’arracher.
J’attendais un mot d’explication. Rien ne vint. Je me sentis
froissé, je l’avoue : d’autant plus que je m’étais mis en frais pour
lui plaire ; et j’étais décidé à le quitter froidement. Mais il mit
tant de cordialité dans tout ce qu’il me dit ensuite, tant de sym-
pathie, un regret si évident dans sa dernière poignée de main,
qu’il me fut impossible de lui cacher que, de mon côté, je regret-
tais de le perdre ; en sorte que nos adieux furent positivement
amicaux.
– 127 –
– Voilà qui est singulier, pensai-je, plus singulier que tout
le reste ! Il a paru prendre plaisir à ma compagnie ; nous
sommes étrangers l’un et l’autre, compatriotes, perdus dans une
ville qui ne nous plaît guère, parmi ces gœtholâtres dont le féti-
chisme nous agace ; qu’est-ce donc qui peut l’empêcher de
m’inviter chez lui, ou, du moins, de venir de temps en temps me
chercher à l’hôtel ?
Comme j’avais encore quelques jours à passer à Weimar, je
retournai au docteur Hort, que j’avais un peu négligé, et qui ne
s’en formalisa pas.
Le bon savant continuait à fréquenter le musée de Gœthe,
mais ses goûts se modifiaient : le minois chiffonné de Bettina
avait fini par le fatiguer ; il se prenait d’un sentiment très vif
pour l’échevelée Maximiliane, dont il se mit à me parler avec
exubérance.
– Vous avez l’imagination romantique, lui dis-je en plai-
santant.
Il s’en défendit de son mieux.
– Ne croyez pas, m’expliqua-t-il, que ce soit à cause de ses
cheveux mal peignés que j’aime Maximiliane : c’est parce qu’elle
a été malheureuse. Elle avait l’imagination romantique, comme
vous dites, celle-là ! Son imagination donna une couleur drama-
tique, que je ne déteste point, à l’abandon de Gœthe.
– Vulgaire histoire ! répondis-je, de la part de Gœthe, en
tout cas. Du reste, votre grand homme n’a jamais eu que des
sentiments médiocres : il est de ceux qui ne savent aimer
qu’eux-mêmes. Je le prends en grippe, depuis que je l’étudie.
Celles qu’il a trompées – il trompait toutes celles qui l’aimaient
– valaient mieux que lui.
Je m’attendais à quelques protestations, car les gœtho-
logues, en général, n’admettent pas qu’on touche à leur idole. Le
– 128 –
docteur Hort se contenta de secouer sa bonne grosse tête
blonde, en répondant, avec un éclair dans ses yeux pensifs.
– Est-ce que, dans ces choses-là, la femme n’est pas tou-
jours supérieure à l’homme ?… C’est toujours elle qui souffre
d’abord… Et, vous l’avouerai-je ? j’ai une sympathie et une cu-
riosité infinies pour sa souffrance…
Nous marchions dans le parc en échangeant ces propos :
justement, nous arrivions en vue de la petite maison en brique
des Sourbelles, close, silencieuse comme d’habitude. Hort me la
désigna du bout de sa canne, en continuant :
– Ainsi, tenez ! Je donnerais beaucoup, beaucoup, pour sa-
voir ce qui se passe là dedans ! Car il s’y passe quelque chose,
j’en suis sûr !… Et, comme toujours, quand il se passe quelque
chose entre un homme et une femme, c’est la femme qui est la
victime.
Après un soupir, il reprit :
– Vous avez de la chance, vous, d’avoir pu causer avec
M. de Sourbelles !…
– Oh ! répondis-je en haussant les épaules, pour ce qu’il
m’a dit !…
– N’importe, vous avez du moins entendu le son de sa voix,
vous avez eu de lui une impression directe, vous êtes à même de
ressentir quelque chose de son caractère ou de sa vie.
– Tout ce que je sais, c’est qu’il ne donne pas l’impression
d’un homme heureux… ni celle d’un bourreau, je vous l’affirme.
– Il ne vous a rien dit d’elle…, de sa mystérieuse compagne,
j’entends ?… Pourquoi cache-t-elle toujours son visage ? Pour-
quoi s’est-elle absentée ?… Pourquoi est-elle revenue ?… Je sais
bien que tout cela ne me regarde pas… Mais cela ne m’intéresse
que davantage.
– 129 –
Il y avait je ne sais quoi de comique dans cette curiosité
naïve, trop bienveillante pour être déplaisante, et d’ailleurs in-
capable d’indiscrétion.
– Eh bien ! consolez-vous ! dis-je au bon savant. Il est pro-
bable que vos amis inconnus partiront un jour ou l’autre,
comme ils sont arrivés. Alors, vous vous demanderez, en plus
des autres « pourquoi » : pourquoi sont-ils partis ? Puis, vous
n’y penserez plus. Ainsi va le monde. Nous côtoyons beaucoup
de mystères, nous ne savons presque rien de notre prochain, ce
qui ne nous empêche pas de le juger, à l’occasion. Allez ! mieux
vaut nous occuper de nous-mêmes, – ou de belles dames mortes
depuis cent ans qui ont eu la chance d’exciter la fantaisie de
votre Gœthe.
Le temps passé, l’été tirait à sa fin, les feuilles des vieux
arbres du parc commençaient à jaunir ; comme mon travail
avançait, je voyais approcher le moment du départ. Ce n’était
pas sans plaisir, je l’avoue : j’avais respiré plus d’air gœthien que
mes poumons n’en peuvent supporter, et j’étais fatigué de cette
drôle de petite ville qui semble un anachronisme, aussi déplacée
dans l’Allemagne actuelle que le serait un tricorne sur la tête
d’un général prussien. Je n’imaginais donc pas que je dusse re-
voir M. de Sourbelles, ni rien apprendre de lui.
Mais, un matin, comme je rentrais pour dîner, je rencon-
trai devant l’hôtel le docteur Hort, visiblement ému. Il parut
aussi surpris de mon calme que je l’étais de son agitation.
– Vous ne savez donc rien ? me demanda-t-il.
– Non. Qu’y a-t-il ?
– Est-ce possible !… On ne parle que de cela depuis
quelques heures !… Mme de Sourbelles est morte !…
Et, baissant la voix :
– On dit même qu’elle s’est empoisonnée !…
– 130 –
Là-dessus, il courut au premier sommelier, qui flânait dans
le vestibule, et qui, pensait-il, aurait des renseignements. Le
premier sommelier raconta tout ce qu’il savait : il y avait eu déjà
une visite du commissaire de police ; des dépêches
s’échangeaient activement entre Weimar et Paris ; le suicide
était avéré ; la morte avait employé l’arsenic, et beaucoup souf-
fert ; le corps partirait probablement pour la France.
– Le mari ? demandai-je.
Les commérages les plus contradictoires circulaient sur
l’état d’esprit de M. de Sourbelles : d’après les uns, il était au dé-
sespoir ; d’autres répétaient que ce tragique dénouement était
sa faute ; au premier moment, certains avaient même hasardé
l’hypothèse d’un crime. En parlant de lui, le sommelier avait un
demi-sourire dédaigneux, cet air hostile qu’on prend si volon-
tiers à l’adresse de ceux qu’on ne comprend pas.
Je me sentis alors pris d’une immense pitié pour ce pauvre
homme abandonné, entouré de méfiances, qui devait souffrir
horriblement, d’une de ces douleurs condamnées à se dévorer
sans que rien les soulage. Je me le représentai enfermé dans sa
villa, en tête à tête avec la morte, avec ses souvenirs, ses pen-
sées, – ses remords peut-être… Je me dis qu’une voix humaine
lui ferait du bien, et qu’après tout, puisque nous étions de la
même patrie, j’étais le seul dont il pût espérer quelque assis-
tance. Je n’aurais point osé pourtant aller sonner à sa porte : je
me contentai d’écrire quelques mots sur ma carte de visite pour
lui exprimer ma sympathie et me mettre éventuellement à sa
disposition, et je la fis porter par un domestique de l’hôtel.
Quelques instants plus tard, je recevais la réponse :
M. de Sourbelles me priait de passer chez lui. Je me rendis im-
médiatement à son invitation.
La maison avait cet air désolé des demeures où la mort est
entrée. Quelque ému que je fusse, je ne pus m’empêcher d’en
observer l’aspect. Elle devait être meublée en vieil allemand :
car il y avait dans le vestibule de lourdes chaises, une table, un
– 131 –
lustre de fer forgé en ce style. Je reconnus la même mode dans
le salon où l’on m’introduisit ; mais là, de nombreux objets de
provenance étrangère en rompaient l’accord. Ils trahissaient un
goût élégant, le goût d’une femme accoutumée aux délicatesses
d’un milieu distingué jusqu’à la recherche, qui s’était efforcée
d’en transplanter quelque chose dans son cadre de hasard. Plu-
sieurs tableaux de l’École française attirèrent mes regards : je
reconnus un Besnard que j’avais admiré à l’un des Salons du
Champ de Mars, – un profil de femme se détachant en ombre
violette sur un fond incendié de couchant. Sur la cheminée, dont
on avait maintenu la banale garniture, je remarquai deux pré-
cieux vases d’Émile Gallé. Un volume était ouvert sur la table.
Deux ou trois livres à couverture jaune attendaient sur la table.
Il y en avait un ouvert : l’Illusion, de Jean Lahor. D’une corbeille
à ouvrage une broderie compliquée débordait, comme si on l’y
eût négligemment jetée, un instant avant. Toutes ces choses
semblaient porter encore le reflet de la vie qui les animait la
veille et venait de s’éteindre.
Du reste, je n’eus pas le loisir de regarder longtemps autour
de moi : M. de Sourbelles entra. Tout de suite, je fus comme sai-
si par une émotion poignante, qui me fit trembler les genoux,
tant son apparition fut douloureuse. Ce n’était plus l’homme
que je rencontrais, si peu de jours auparavant, à la table du
Prince-Héritier, dont l’alerte causerie effleurait tous les sujets
dans un demi-abandon presque familier. Des rides que je ne
connaissais pas labouraient sa belle figure ; ses traits se tiraient
autour de ses yeux gonflés, cernés, qui erraient sur tous les
points avec une mobilité hagarde ; ses cheveux étaient en dé-
sordre ; sa chemise s’entrouvrait sur sa poitrine ; la négligence
de sa tenue, que j’avais vue d’une correction si mesurée, indi-
quait qu’une absolue indifférence s’était soudain abattue sur lui.
Il s’arrêta sur le seuil, me jeta un regard désespéré ; puis,
comme je m’approchais, il me tendit la main en disant d’une
voix qui s’étrangla :
– Merci d’être venu.
– 132 –
Je balbutiai quelques mots, qu’il n’écouta pas. Il se mit à al-
ler et venir par la pièce, les mains dans les poches de son veston
d’appartement, sans rien dire, de ce mouvement de fauve en-
fermé qui trahit l’excitation intérieure arrivée à son paroxysme.
Bientôt, l’étroit espace du petit salon ne lui suffit plus : il passa
dans la salle à manger, dont j’aperçus le haut dressoir, chargé de
faïences, d’étains, de grès anciens. De longues minutes
s’écoulèrent ainsi. Sentant qu’aucune parole ne pourrait le sou-
lager, je restais debout devant la broderie inachevée, à le suivre
des yeux. Cependant un coup de sonnette retentit.
M. de Sourbelles tressaillit, l’oreille aux aguets. On lui apportait
un télégramme. Il l’ouvrit, le parcourut, le froissa en haussant
les épaules, et reprit, un moment encore, sa marche circulaire. Il
avait, je crois, oublié ma présence. Tout à coup il s’arrêta devant
moi :
– Pardon de vous recevoir ainsi, me dit-il avec un grand ef-
fort pour prendre un ton naturel. Vous m’excusez, n’est-ce
pas ?…
Je m’inclinai. Il reprit :
– Vous savez ?…
Je fis un signe affirmatif.
– Vous savez tout ? répéta-t-il.
Je répondis doucement :
– Je sais que vous êtes dans une grande affliction.
Il se tordit les mains.
– Ach ! s’écria-t-il en employant cette si expressive excla-
mation allemande, non, vous ne pouvez pas savoir !… car c’est
épouvantable !… Elle a horriblement souffert !… Vous ne pouvez
vous imaginer !… Mon Dieu !… mon Dieu !… L’agonie a été si
longue !… Vous ne pouvez vous imaginer, c’est impossible !…
– 133 –
Il répétait les mêmes mots, les mêmes bouts de phrases,
sans suite. Puis, il reprenait sa marche, s’arrêtait devant moi,
me regardait longuement, avec une indicible expression de dou-
leur, répétait ce qu’il venait de dire. Ou bien, il touchait ou dé-
plaçait machinalement quelque objet.
– Hier encore, elle lisait cela ! fit-il en soulevant un des vo-
lumes que j’avais remarqués… Et puis, elle a travaillé à cet ou-
vrage…
Il mania la broderie.
– … Elle avait l’air si tranquille !… Son air habituel, tout à
fait !… Pouvais-je prévoir ?… Nous avons causé affectueuse-
ment, très affectueusement… Mon Dieu ! faut-il qu’elle ait souf-
fert pour… pour m’infliger cette torture… Car elle était bonne…
Pauvre chère âme !…
Des larmes brillèrent dans ses yeux :
– Oui, pauvre âme, noble, généreuse… qui a connu de tels
tourments !… Pauvre !... pauvre !…
Il éclata en sanglots : d’un mouvement d’enfant blessé qui
cherche du secours, il me tendit les deux mains et vint dans mes
bras. Puis il se retira :
– Pardon !… Je vous connais à peine !… Vous ne pouvez me
comprendre… Mais j’étouffe de n’avoir personne… personne à
qui dire… tout !… Oh ! le silence !… Si vous saviez comme il est
lourd, quelquefois !… Je me taisais, je me taisais de mon
mieux… Pourtant, elle m’a entendu, elle, elle qui aurait dû igno-
rer, toujours !… Ce n’est pas de ma faute, car j’ai fait ce que j’ai
pu, tout ce que j’ai pu !... Comme elle a dû souffrir ! Comme elle
a dû souffrir !…
C’était l’idée à laquelle il revenait sans cesse ; visiblement,
il pensait bien plus aux douleurs de la morte qu’à sa propre
souffrance ; il s’oubliait, il la pleurait pour elle. La pitié qu’il
– 134 –
m’inspirait en devint plus vive. Mais que pouvais-je lui dire ? Je
lui serrai la main, je balbutiai des mots maladroits pour
l’assurer de ma sympathie. Quelque gauche que je fusse, ma
sympathie lui faisait du bien, car il m’en remercia :
– Je sentais qu’il y avait un lien entre nous, me dit-il d’un
ton plus calme… Pourtant, j’ai été à peine poli, quand je vous ai
quitté… J’ai dû vous paraître étrange, n’est-ce pas ?… Mais vous
avez sans doute deviné que je ne m’appartenais pas… Que vou-
lez-vous ?… Si vous saviez, vous ne vous étonneriez plus de
rien… Non, plus de rien, que de me voir en vie, à présent qu’elle
est morte !…
Il s’arrêta, fit deux fois le tour de la pièce, revint à moi.
– Au fait, pourquoi ne sauriez-vous pas ?… Pourquoi ne
vous raconterais-je pas tout ?… Qu’importe que l’on sache, à
présent ?… C’est elle, qui n’aurait dû jamais savoir !… Vous
m’écouterez, dites ?… Peut-être que cela me soulagera, de re-
muer ces choses… Mais alors, venez !… Allons près d’elle !… Je
ne veux pas la laisser seule… Non, je ne veux pas… Pensez-donc,
elle a toute l’éternité, pour être seule, loin de moi !… Venez, vou-
lez-vous ?…
Il sortit du salon. Je le suivis au premier étage de la villa. Il
me fit entrer dans une sorte de boudoir, tendu d’étoffes foncées,
où des rideaux habilement disposés obstruaient la lumière de
deux fenêtres. Là, dans une ombre de crépuscule, la morte était
couchée, sur une chaise longue, entourée d’une moisson de
fleurs, dont les parfums violents alourdissaient l’air. Un long
voile la couvrait tout entière, sous lequel s’esquissait à peine sa
sveltesse. M. de Sourbelles la contempla un moment, prit sa
main, sous le voile.
– Non, dit-il, ne restons pas là !… Je ne pourrais pas parler
devant elle !… Venez !... Nous serons tout près, d’ailleurs, tout
près…
– 135 –
Alors, ouvrant une porte de communication, il
m’introduisit dans une petite pièce, qui lui servait évidemment
de cabinet de travail.
– Asseyez-vous ! me dit-il en me montrant un fauteuil… Je
vous dirai… Je vous dirai…
Et, tantôt assis en face de moi, son bras quelquefois posé
sur le mien, ou la tête dans ses mains et la voix brisée ; tantôt
marchant de long en large, ou encore s’interrompant pour dis-
paraître dans la chambre voisine, il me confia le secret de sa vie,
à peu près en ces termes :
– 136 –
2.
RÉCIT
– 137 –
jamais coûté une larme, ce n’était pas l’amour : je le sais bien, à
présent.
Or, à la suite d’un mouvement administratif, le sous-préfet
de la ville où je résidais depuis plusieurs mois fut déplacé. Son
successeur se nommait… Je l’appellerai M. H***. Il n’y aurait
nul inconvénient à vous dire son nom, notre histoire n’étant
point restée secrète. Je préfère pourtant ne pas le prononcer.
L’arrivée et l’installation du nouveau sous-préfet furent,
pour l’endroit, un gros événement : d’autant plus que M. H***
jouissait d’une vague notoriété littéraire, ayant publié quelques
livres, deux ou trois romans, des études d’histoire, je ne sais
quoi. On le disait spirituel, sa femme fort belle : on pensait
qu’ils mettraient un peu d’animation dans notre vie mondaine,
dépourvue de toute espèce d’éclat. Ils arrivèrent au commence-
ment de l’hiver, au moment où la saison s’engage. Je ne tardai
pas à les rencontrer, dans un bal que donnait en leur honneur
une famille de mes relations. Je fus présenté à M. H***, au fu-
moir. Il me déplut jusqu’à l’agacement. Il avait une petite voix
de crécelle, qui me fit mal aux ongles. Il parlait beaucoup, poli-
tique, littérature, galanterie, renseigné sur toutes choses, abon-
dant en anecdotes, en bons mots, satisfait jusqu’au ravissement
de ce qu’il disait. Très aimable, d’ailleurs, très prévenant, avec
une pointe d’obséquiosité ; sachant s’interrompre pour écouter,
avec un air d’intérêt parfaitement joué, les propos de quelques
notables : bref, se comportant en homme adroit qui pénètre
dans un milieu inconnu sans savoir au juste comment il faut s’y
comporter, mais qui est résolu à s’en faire bien venir.
Je ne sais comment cela se fit, mais à un moment donné
M. H*** me prit le bras ; nous nous dirigeâmes ensemble,
comme une paire d’amis, vers le jardin d’hiver. Je me rappelle
très bien qu’il me parlait de l’Empereur d’Allemagne, dont le ca-
ractère primesautier lui causait de l’inquiétude. Je lui répondais
par des monosyllabes. Soudain il me dit :
– 138 –
– Voici ma femme. Voulez-vous me permettre de vous pré-
senter ?
Je regardai Mme H***, qui s’approchait lentement de nous,
en nous regardant aussi, avec une autre femme ; je fus ébloui,
ébloui à en perdre l’esprit. Son mari me nomma. Nous échan-
geâmes quelques paroles insignifiantes, sans que j’entendisse,
tant j’étais troublé du son de sa voix. Puis, comme M. H*** of-
frait le bras à sa compagne, je lui offris le mien machinalement.
Nous entrâmes à travers les salons.
Quand je la quittai, en m’inclinant devant elle, en buvant
son regard, nous nous appartenions déjà, quoique nous
n’eussions échangé que les plus banales paroles. Nous avions
craint tous les deux, je crois, de gâter par des mots l’extase qui
montait en nous ; peut-être aussi avions-nous l’un de l’autre
cette obscure frayeur qu’on éprouve de sa destinée quand elle
s’incarne et menace ; nous ne disions rien, nos yeux mêmes
s’efforçaient à se taire, mais je sentais comme un imperceptible
frisson courir dans son bras qui effleurait le mien, et chacune
des minutes silencieuses que nous passions ensemble, au milieu
de la foule abolie, forgeait plus robuste la chaîne qui rivait nos
deux êtres.
Cependant, la soirée avançait. M. H*** emmena sa femme.
Je la vis s’éloigner avec lui ; ses yeux rencontrèrent mes yeux.
Oh ! comme ils parlaient ! Comme ils exprimaient la mortelle
angoisse d’un sentiment suprême ! Comme ils criaient l’aveu qui
n’avait pas franchi ses lèvres, comme je les entendais, comme je
les compris ! Ce fut un éclair : elle n’était plus là, je restais seul,
la poitrine gonflée, heureux, désespéré, ivre, fou, – forcé pour-
tant de me ressaisir, de cacher les pensées que je m’imaginais
rayonnant de moi. Je tâchai d’observer les figures qui circu-
laient encore dans les salons vides, d’écouter les propos qu’on
échangeait dans les groupes plus rares. On commentait
Mme H***, cela va sans dire. Je tressaillis à certaines phrases où
son nom résonnait :
– 139 –
– Elle est admirablement belle ! dit quelqu’un.
Je me sentis pris de fureur contre l’inconnu qui osait
l’admirer. Cependant, une voix répondit :
– Oui, elle est belle, mais elle a l’air froide.
Je fus plus irrité de cette sotte restriction. Évidemment,
elle traduisait l’impression générale, car on ajouta :
– Beauté de glace !
Eh ! les imbéciles !… Ils n’avaient eu pour elle que leurs
yeux d’aveugles !… Tandis que moi j’avais compris d’emblée, au
premier regard, l’âme de feu qui se cachait sous la sévérité vou-
lue des apparences. Elle me brûlait, elle était au bout de toutes
mes pensées, elle les agitait, les conduisait, les entraînait en
tourbillon, comme : un essaim pris de vertige. Je cessai
d’écouter, je m’enfuis pour m’anéantir dans mon unique désir :
la revoir, la revoir partout, la revoir toujours !…
Alors, commença une existence d’angoisse et d’ivresse. Je
vivais d’une vie multipliée, hypnotisé par une pensée unique qui
ne me quittait jamais, qui absorbait toutes mes forces, si intense
que je n’aurais pu dire si elle était douleur ou joie. C’était tou-
jours comme à la fin de ce bal, dont je passais mon temps à évo-
quer les moindres minutes : je ne voyais qu’elle, quoiqu’elle ne
fût plus là, je ne pensais qu’à la revoir. Pour la rencontrer de
nouveau, cependant, il me fallut beaucoup d’ingéniosité. Rien
n’est simple, dans les petites villes : dans la nôtre il y avait peu
de vie sociable, et jusqu’alors je ne m’y étais guère mêlé. Je de-
vins tout à coup le plus mondain des officiers de la garnison ; je
fréquentai toutes les maisons où je pus paraître ; j’allai au
théâtre à chaque troupe de passage ; je ne manquai pas un des
médiocres concerts qu’on nous donnait deux fois par mois.
Quelquefois, je l’apercevais au fond d’une loge et pouvais à
peine lui adresser un salut, qu’elle me rendait du regard plutôt
que du geste ; ou bien, je passais d’interminables soirées, caché
– 140 –
dans une embrasure de fenêtre, à épier, jusqu’à l’heure où tout
espoir d’une entrée tardive s’évanouissait ; mais, quelquefois
aussi, elle était là, je lui parlais, j’entendais sa voix. Enfin, elle
m’invita chez elle à son jour ; j’y allai : bientôt, en arrivant à des
heures inaccoutumées, – où elle m’attendait, je le sentais bien,
– je parvins à me procurer de courts instants de tête à tête.
Qu’était-ce que cela ? À chaque rencontre mon amour grandis-
sait ; il grandissait à chaque combinaison qui me rapprochait
d’elle, à chaque parole, à chaque regard échangé ; il grandissait
sans cesse, il devenait plus tyrannique, plus exigeant, plus im-
patient.
Ce fut une période de fièvre où j’eus des heures de folie,
mais qui ne se prolongea pas. Il n’y eut entre nous aucun ma-
nège de galanterie, aucun marchandage. Notre premier aveu fut
décisif. Pour ma part, je n’ai pas connu, à ce moment, la
moindre lutte intérieure, la moindre hésitation, le moindre
scrupule ; c’est sans aucun remords que je me rapprochais de
M. H*** et lui serrais la main, quoique j’eusse l’intention bien
ferme de lui prendre sa femme ; je fus calculateur, menteur, ru-
sé, hypocrite, quelque peu que je le fusse de nature, sans qu’il
m’en coûtât aucun effort. Quant à elle, qui heureusement n’avait
pas d’enfants, j’ignore ce que pesèrent dans son cœur les liens
de la famille, de l’habitude, du monde, les affections établies, les
devoirs, tous ces obstacles qui, parfois, retardent ou même écar-
tent l’issue fatale de l’amour. Les femmes ont toujours plus de
vertu que nous, ou de préjugés : elle connut certainement des
luttes que j’ignorai ; pourtant, je crois qu’elle traversa rapide-
ment aussi la phase des hésitations, et qu’elle m’aima comme je
l’aimais, c’est-à-dire dans l’absolu, sans rien admettre qui fût
plus sacré ni plus fort que cet amour, qui pût le ralentir ou le
diminuer. Elle répondit à mon premier appel. Elle se donna
sans atermoiements, sans coquetterie, sans combat, dans la
seule joie triomphante d’être à celui qu’elle aimait et de l’enivrer
d’elle…
– 141 –
M. de Sourbelles s’arrêta un moment ; ses yeux regardaient
le passé, il ressuscitait les souvenirs qu’évoquaient ses paroles, il
réfléchissait à ces choses lointaines qu’il jugeait peut-être au-
trement, maintenant que s’était accomplie la destinée que leur
douceur avait inaugurée. Puis, il passa deux ou trois fois la main
sur son front, et reprit :
– Oui, ce fut ainsi… Pourtant, nous n’étions ni l’un ni
l’autre corrompus ou pervers… Elle n’avait jamais aimé avant de
me connaître, jamais désiré l’amour, jamais songé qu’elle pût
faillir à la ligne droite de sa vie ; elle avait de bons sentiments
pour son mari, pour sa famille, le respect des lois sociales, la
crainte des jugements du monde, le goût du bien : toutes les
idées, toutes les opinions, toutes les croyances, tous les intérêts
d’une honnête femme… Moi-même, j’étais assez scrupuleux en
ces matières ; n’ayant cherché dans mes précédentes liaisons
que les distractions ou le plaisir, je me fusse autrefois refusé à
compromettre, pour y satisfaire, des intérêts sérieux et respec-
tables. À deux reprises, j’avais même cessé de fréquenter des
maisons amies, par crainte d’y porter le trouble, quoique ce fût
un pénible sacrifice. J’étais donc aussi, je puis me rendre cette
justice, un honnête homme, peut-être même avec plus de déli-
catesse que cette expression n’en comporte d’habitude quand
les sens sont en jeu. Pourtant, je ne crois pas qu’une liaison
coupable se soit jamais nouée avec plus de simplicité : ce fut
comme si nous avions toujours été destinés l’un à l’autre,
comme si notre rencontre avait, en un instant, effacé tout notre
passé, anéanti tous les obstacles dressés entre nos deux vies.
J’en admirai davantage mon amie : je la jugeai généreuse et
noble ; je me dis qu’elle se confiait en mon amour avec une en-
tière candeur, sans mettre aucune réserve à ce don de sa per-
sonne que le commun des femmes complique si volontiers de
tant d’hésitations mesquines ou de calculs médiocres ; et, atta-
ché à elle par un lien plus fort qu’aucun lien consacré, je me ju-
rai que jamais elle ne regretterait sa confiance…
– 142 –
… Vous lisez des romans, monsieur, vous me l’avez dit. Eh
bien ! vous avez remarqué sans doute que les auteurs qui décri-
vent des liaisons du genre de la nôtre se plaisent à y découvrir
des germes de mépris, ou du moins de méfiance, parfois de
haine, comme si les êtres que l’amour unit en dehors des lois ne
pouvaient être que des ennemis ou des complices. Certains de
nos moralistes, auxquels on attribue de l’autorité en de telles
matières, ont développé cette thèse, que l’homme est inévita-
blement enclin à mépriser la femme qui s’est livrée à lui en dépit
de ses devoirs, parce qu’il redoute qu’elle manque à sa foi nou-
velle comme à celle qu’il lui a fait trahir. Ils approuvent. Ils es-
timent qu’il y a là une sorte de justice, une moralité, que sais-
je ? une garantie pour l’ordre social, un péril capable de préve-
nir la faute, d’arrêter sur la pente des cœurs prévoyants de
l’avenir, avares du bonheur qu’ils détiennent… Ah ! monsieur,
que je plains les pauvres gens qui connaissent, éprouvent ou
supposent de pareils sentiments ! Comme il faut pour cela qu’ils
aient l’âme basse ou pusillanime, incapable des grands dévoue-
ments, des sacrifices sublimes de l’amour !… Non, non, je ne
doutais pas d’elle, malgré le mensonge où je l’entraînais. Je li-
sais dans son cœur comme dans un livre ouvert, comme, j’en
suis sûr, elle lisait dans le mien. Je le savais pur, malgré tout, à
force d’abnégation. Je me serais regardé comme le dernier des
misérables, si j’avais eu pour elle autre chose qu’une reconnais-
sance infinie et une tendresse sans bornes.
Nous fûmes imprudents, insoucieux des ruses, des précau-
tions, des adresses habituelles. Nous ne craignions rien, que de
ne pas nous voir assez, menacés pourtant que nous étions par la
curiosité toujours aux aguets d’une petite ville, et sûrs qu’elle
serait clairvoyante. D’ailleurs, le mensonge nous pesait à tous
deux, nous semblait la seule tare de notre amour, la faute
unique que nous commettions. Aussi, sans nous décider à un de
ces éclats qui, lorsqu’on les provoque, ont un vilain caractère de
bravade et de cruauté, attendions-nous tranquillement qu’il se
produisît par la force des choses, acceptant d’avance, sans au-
cun effroi, toutes ses conséquences possibles. Pour ma part,
– 143 –
j’allais plus loin : je souhaitais cet éclat, je l’appelais de mes
vœux. Car je n’aimais pas mon amie pour les furtifs rendez-vous
où je la rencontrais, pour les courtes heures que je volais à son
existence, pour nos baisers rapides, pour nos intimités trop
brèves : je l’aimais avec l’impatient désir de lui consacrer ma vie
entière, avec ce besoin de durée, cette soif d’éternité qui est la
marque d’un amour véritable, dans l’oubli de tout ce qui n’était
pas elle, dans un dévouement complet de mon être absorbé. Elle
m’aimait autant, quoiqu’elle fût plus craintive : quelque grand
que soit leur amour, les femmes ont la peur insurmontable du
scandale. Celle-ci n’échappait pas à cet instinct de son sexe : elle
frissonnait en songeant à l’heure que nous prévoyions, que je
désirais, qu’elle désirait aussi, à sa manière, où notre cher secret
découvert nous riverait l’un à l’autre. Pourtant, quand enfin
sonna cette heure, elle fut très brave : ce fut comme si le danger
réel chassait ses craintes, comme si ses derniers scrupules
s’évanouissaient au moment décisif. Je la vois encore entrer
chez moi, où elle n’était jamais venue, pâle, mais toute calme,
me dire en me tendant les deux mains :
– Il sait tout.
Elle me regarda, confiante, attendant ma réponse.
– Eh bien ! lui dis-je, nous partons ?…
Elle hésita, quelques secondes à peine, faisant une suprême
fois le compte de ses sacrifices, ayant un dernier frisson devant
l’inconnu où nous allions courir :
– Quand vous voudrez, répondit-elle.
J’avais si souvent prévu le cas que mon esprit fit en un clin
d’œil le bilan des démarches qui me permettraient de sortir dé-
cemment de la vie régulière :
– Il me faudrait quelques jours pour tout arranger, lui dis-
je.
– 144 –
Elle ne fut point surprise de cette restriction, qu’elle savait
inévitable.
– C’est bien, fit-elle. Moi, je ne rentre pas à la maison.
Aussitôt, nous convînmes du lieu où elle devait m’attendre.
Nous discutions avec le plus grand calme notre plan de
conduite, dont nous arrêtions les lignes sans hésitation, comme
s’il s’agissait de choses très simples. Cependant, cette discussion
me conduisit à lui demander si elle soupçonnait les intentions
de son mari.
– Non, me dit-elle, en me regardant de ses yeux les plus
francs. Je présume qu’il demandera le divorce. Je l’espère. Que
voulez-vous qu’il fasse ?…
Après un arrêt à peine sensible, elle ajouta :
– … Puisqu’il ne m’a pas tuée.
– C’est juste, lui dis-je, il n’a pas autre chose à faire.
En réalité, je songeais à d’autres solutions possibles ; mais
je voulais loi en éviter la crainte ou l’émotion ; pour cela, je
pressai son départ autant que je pus.
Quelques heures plus tard, après une courte sortie, je trou-
vai, en rentrant chez moi, la carte de M. H***.
C’était inattendu, insolite, incorrect ; c’était le seul incident
que je n’eusse pas prévu.
– Mais enfin, pensai-je, un homme dans sa situation, s’il a
du cœur, a le droit de se placer au-dessus du code habituel qui
règle les petits différends des hommes : il est le maître de se
venger comme il l’entend.
Je lui fis donc aussitôt porter un mot, pour l’avertir que
j’étais rentré et me tenais à sa disposition.
– 145 –
Une demi-heure après, il était chez moi.
Je supposais qu’il venait avec l’intention de me tuer ; et
j’étais prêt à me défendre, je vous en réponds, car la vie m’était
chère. Je n’eus qu’à le regarder pour comprendre que je n’avais
rien à craindre de lui. C’était un autre homme, ravagé et comme
ennobli par une immense douleur. Jamais je n’aurais cru que
son fade visage pût exprimer tant d’angoisse, ni qu’il y eût une
telle faculté de souffrir dans l’insignifiant fonctionnaire qui, la
veille encore, papillonnait et jasait par les salons de la ville. Je
m’attendais à le haïr : je le plaignis. Oui, il me fit une pitié pro-
fonde, cette pitié presque physique qu’on éprouve devant des
blessés ou des moribonds. J’aurais voulu lui dire un mot de
compassion, je sentais le besoin de lui témoigner je ne sais
quelle bizarre sympathie. Mais nous étions ennemis…
Je m’étais levé à son entrée. Je lui montrai un fauteuil. Il
refusa d’un signe de tête, puis il s’y laissa tomber. Il haletait. Ses
mains se tordaient et se crispaient sur ses genoux. Deux ou trois
fois, il entr’ouvrit les lèvres, sans proférer aucun son. Il évitait
de me regarder. Enfin, d’une voix sourde, il murmura :
– J’aurais le droit de vous tuer…
Dans l’état d’écrasement où il se trouvait, cette menace
était presque ridicule, je vous assure : aussi ne la relevai-je pas.
– Mais ne craignez rien, continua-t-il…
À ce mot, je ne pus réprimer un geste, qu’il arrêta d’un
signe de la main, d’un haussement d’épaules, plus encore d’un
regard… d’un regard indéfinissable, d’un regard qui me hantera
toujours.
– Vous ne me comprenez pas, expliqua-t-il… Je sais bien
que vous n’avez pas peur… Non, ce que je veux dire, c’est que,
quand même j’aurais le droit de vous tuer, je ne serai jamais un
assassin…
– 146 –
Il s’interrompit, pour répéter à deux reprises ces mots mys-
térieux, qui exprimaient sans doute de longues réflexions que je
ne pouvais connaître :
– D’ailleurs, est-ce qu’on sait ?… Est-ce qu’on sait ja-
mais ?…
Puis, un silence se fit. Il poursuivait sa pensée, distrait sou-
dain du moment présent, quelque grave qu’il fût, par quelque
chose de plus grave encore. J’étais en proie à un indicible ma-
laise. Comme j’aurais préféré un acte de violence à cette douleur
si profonde qu’elle ne songeait ni à se soutenir ni à se cacher, et
qu’elle débordait devant moi qui l’avais faite, comme elle se se-
rait exhalée auprès d’un ami !
– Pourtant, reprit-il enfin, il y en a un de nous deux qui est
de trop… n’est-ce pas ?… de trop dans ce monde. C’est bien
votre avis, je pense ?…
Je fis up signe affirmatif.
– Donc, continua-t-il, il faut que nous nous battions… que
nous nous battions à mort !…
De nouveau, il se transforma, un éclair de haine dans les
yeux, le front résolu, énergique. Je préférais le voir ainsi ; ma pi-
tié s’en allait, c’était bien un ennemi que j’avais devant moi.
– Quand vous voudrez, comme vous voudrez, lui dis-je.
– Bien ! fit-il, comme soulagé, très bien !… J’ai voulu vous
voir, quoique cela ne soit pas régulier… Vous comprenez… Pour
que nous nous entendions bien… avant nos témoins… Les té-
moins ne cherchent jamais qu’à diminuer les chances de dan-
ger : il s’agit de les augmenter, au contraire ?… Il faut imposer à
nos témoins notre volonté commune… Tirez-vous le pistolet ?
– Oui.
– 147 –
– Tant mieux !… Moi aussi. Eh bien ! à quinze pas, au vi-
sé… jusqu’à ce qu’un de nous ne soit plus en état de tirer, n’est-
ce pas ?
– C’est entendu.
– Je m’arrangerai pour n’avoir pas de médecin ; n’en ame-
nez pas non plus… Ils nous arrêteraient peut-être…
J’eus quelque peine à lui faire comprendre que nous ne
trouverions jamais de témoins qui consentissent à nous laisser
battre sans médecin. Il me répétait toujours :
– Mais dans l’armée ?…
Pendant un moment, nous discutâmes cette question po-
sément, sans violence, comme des personnes qu’un futile inci-
dent sépare, et qui ne demandent qu’à se mettre d’accord. Il fi-
nit par céder :
– Soit ! dit-il. Mais, entre nous, il reste convenu que nous
ne nous arrêterons qu’à la dernière extrémité… L’un de nous est
de trop… de trop…
Puis, passant à un autre ordre d’idées, il commença :
– Quant au prétexte de la rencontre…
Il parut chercher un instant, puis haussa les épaules avec
un geste de complète indifférence, pour conclure :
– Au fait, il n’y a pas besoin de prétexte… Ensuite, on saura
tout… Alors qu’importe ?…
Il se leva, plus fort, plus calme, plus restauré, comme si
cette perspective de sang le consolait.
– Nous sommes bien d’accord sur tous les points ? me de-
manda-t-il encore sur le seuil de ma porte.
Je lui répondis :
– 148 –
– Parfaitement.
Et il s’en alla.
La rencontre eut lieu le lendemain, dans les conditions dé-
cidées entre nous, à la frontière belge.
– 149 –
On comprend que ce n’était point le moment de discuter
les théories de mon interlocuteur. Il me regardait, pourtant,
comme si sa conscience, éveillée peut-être après un long som-
meil, eût eu besoin d’un mot pour l’apaiser ou pour l’absoudre.
Mais un homme de sang-froid est toujours, d’instinct, le défen-
seur de la morale établie et des institutions universellement
admises : lorsqu’on se trouve soi-même dans une situation
normale, on a beaucoup de peine à comprendre l’exaltation de
ceux qui ne ménagent plus rien ; on les tient pour dangereux, on
éprouve plutôt le besoin de se mettre à l’abri contre eux.
Quoique je fusse plein de pitié pour le malheureux qui se débat-
tait devant moi, il m’était impossible de lui donner raison. Je
me contentai donc de lui répondre évasivement :
– Il y a des heures, en effet, où l’on voit les choses sous un
angle spécial.
Il me regarda, comme s’il cherchait dans mes yeux le vrai
sens de ces paroles vagues, comprit qu’elles l’improuvaient,
haussa les épaules.
– Malgré tout ce qui est survenu dans la suite, me dit-il, je
n’ai pas changé de point de vue… Sans doute, je me suis quel-
quefois attendri sur le sort de ce galant homme, j’ai déploré qu’il
ait été ma victime… Mais je n’ai point eu de remords… jamais…
Et jamais je n’en aurai…
Sa douloureuse attitude démentait ses paroles.
– Puisque je suis là, reprit-il comme s’il allait rentrer dans
son récit, je n’ai pas besoin de vous dire quelle fut l’issue du
combat… M. H*** tira le premier, sa balle m’érafla le cou ; je ri-
postai posément et je le tuai raide.
Il se tut et me regarda encore ; je ne trouvai pas un mot à
lui dire. Il se leva et disparut dans la chambre voisine où, sans
doute, il allait demander à la morte, muette à jamais, les paroles
de réconfort qu’elle seule savait peut-être lui dire. Il resta
– 150 –
quelques instants auprès d’elle, rentra, fit deux ou trois fois le
tour de la petite pièce en tordant son mouchoir entre ses doigts
énervés. Son émotion était extrême. Il réussit pourtant à la do-
miner, se rassit avec effort, et recommença d’une voix sourde,
qui peu à peu s’affermit :
– … Quelques heures plus tard, j’avais rejoint mon amie.
Elle était loin de s’attendre à un pareil dénouement, car je
crois qu’elle ne connaissait guère son mari : elle l’avait toujours
tenu pour un homme de sens pacifique, prudent, peu sujet aux
entrainements dangereux ; elle n’avait jamais soupçonné qu’il
l’aimât. Je ne lui racontai pas notre entrevue : je lui laissai
croire que M. H*** avait cédé à un mouvement d’amour-propre
plutôt qu’à un mouvement d’amour… Hélas ! nous ne pouvions
pas tout nous dire !… Elle, non plus, ne me dit pas tout : je vis
passer dans ses grands yeux épouvantés tout un monde de pen-
sées. Mais elle ne les exprima pas ; j’ignore si elle se sentit at-
teinte dans son cœur ou dans sa conscience, si d’anciens souve-
nirs frissonnèrent au fond d’elle, si une voix secrète lui reprocha
cruellement le sang qui venait de couler. Je puis croire, je suis
fondé à croire qu’elle souffrit plus que moi (M. de Sourbelles ne
s’aperçut pas qu’il se contredisait), dans des parties plus déli-
cates de son âme, de l’acte irrémédiable qui nous livrait l’un à
l’autre, de cette espèce de complicité dans… dans le crime, pour
donner aux choses leur nom convenu…, qui formait entre nous
désormais le plus sacré des liens. Mais elle ne me le dit pas : son
habituelle impénétrabilité la servit là merveilleusement, et aussi
sa force de caractère, que je devais apprendre à connaître.
J’imagine qu’elle accepta l’acte accompli avec l’énergique séré-
nité qu’ont les natures vigoureuses vis-à-vis de l’irréparable. En
tout cas, jamais un mot d’elle ne me permit de soupçonner que
ce tragique événement eût laissé des ombres dans sa conscience,
et, si elle en souffrit, elle eut l’héroïsme d’en souffrir seule…
Vous connaissez le monde, monsieur, vous savez qu’il est
rempli d’indulgence pour les compromis, pour les demi-fautes,
– 151 –
pour les situations où il n’y a que de la lâcheté, tandis qu’il est
impitoyable pour ceux qui brisent ses moules et rompent avec
ses hypocrisies. Du reste, nous n’eûmes ni l’illusion ni le désir
de nous réconcilier un jour avec lui, nous ne songeâmes point à
implorer son pardon. Nous comprenions bien qu’entre le
monde et nous il y avait quelque chose de plus infranchissable
que n’importe quelle barrière. Nous comprenions que nous en
étions irrévocablement séparés, que notre peine et notre ré-
compense étaient l’isolement absolu, un isolement où nous se-
rions tout l’un pour l’autre, où nous ne pourrions avoir d’autre
espérance, d’autre joie, d’autre ambition, d’autre fin, en un mot,
d’autre raison d’être que notre amour. Savez-vous que je suis
fier d’avoir compris cela tout de suite, sans éprouver aucune
crainte devant le poids terrible que nous avions à porter en-
semble, sans rien regretter de ce qui était derrière moi, famille,
amis, carrière ? Positivement. Il me semblait que j’avais l’âme
élargie, que je m’étais élevé au-dessus de la vie, que je respirais
un air nouveau, un air libre. La terre ne nous était plus qu’un
décor dont nous remplissions tout le premier plan, tandis qu’au
fond glissaient des comparses invisibles.
J’ai pensé souvent alors, monsieur, à une scène de je ne
sais quelle comédie, où un moraliste ingénieux a dépeint,
d’ailleurs avec beaucoup d’esprit, l’effroi, l’ennui, la lassitude
anticipée et surtout la lâcheté de l’homme qui avait rêvé de dés-
honorer une femme, bourgeoisement, selon les convenances,
sans rien briser, et à qui cette femme – une pauvre cervelle, je le
veux bien – vient un beau jour s’offrir tout entière, pour la vie.
Cette situation, très humaine, comme on dit, m’avait fait rire
comme tout le monde, et murmurer : « Comme cela est vrai ! »
Je sentais que je n’aurais plus pu même en sourire, que le seul
sentiment qu’elle aurait éveillé en moi, c’eût été une pitié atten-
drie pour ces deux âmes plates et basses, trop chétives pour leur
destinée. Je ne craignais rien. L’avenir s’ouvrait devant moi
dans une sorte de splendeur. J’étais entré dans le grand amour
éternel, j’étais heureux éperdument de m’y sentir muré, pour
ainsi dire, sans aucune chance d’y échapper.
– 152 –
Peut-être la description de mes sentiments ne vous inté-
resse qu’à demi ? Vous voudriez aussi connaître les siens, sans
doute ?… Ah ! voilà la question !… Comme toutes les vraies
femmes, elle portait le mystère en elle : c’est peut-être pour cela
qu’elle inspirait tant d’amour… Et puis, pour que je pusse la
connaître un jour, pour que je pusse déchiffrer l’énigme déli-
cieuse que me posaient ses paroles, ses silences, ses regards, ses
caresses, il aurait fallu… il aurait fallu d’autres événements que
ceux qui survinrent… Comprenez-moi bien, je vous prie : nous
nous adorions ; mais l’amour était venu si rapide, si violent, si
aveugle, qu’il avait précédé l’intimité. Nous étions encore l’un à
l’autre un champ d’inconnu. Pour moi, qui l’avais aimée sans la
connaître, je continuais à l’ignorer. Je n’en souffrais pas, alors :
mon amour se passait de curiosité. J’en souffre aujourd’hui.
J’en souffrirai toujours…
– 153 –
ennemie des hôtels, un de ces paysages que la nature complai-
sante a brodés comme exprès pour certains états d’âme. Nous
n’en connaissions aucun qui, dans la saison où nous entrions,
sût mieux que celui-là répondre à nos aspirations intimes.
Dans la villa rose que nous avions louée sur la rive italienne
du lac de Lugano, des jours se passèrent, des jours d’une infinie
brièveté. Les flots, verts du reflet des bois de châtaigniers, chan-
taient autour des murs de notre terrasse, qu’embaumait le par-
fum de l’olea fragrans. Les tapis de cyclamens fleurissaient en-
core dans de petites vallées qui montaient en pente douce du lac
vers les sommets. Nous ne pensions à rien. Le passé n’existait
pas plus pour nous que le reste du monde : les mêmes mon-
tagnes qui barraient notre horizon arrêtaient aussi nos souve-
nirs. « Quand on a vécu des jours comme ceux-ci, disions-nous
parfois en ces heures où l’on voudrait sonder l’inconnu de
l’avenir, on a réalisé sa vie : il peut arriver n’importe quoi !… »
Je croyais cela, monsieur. Puis, je me figurais qu’on peut faire
provision de bonheur, comme on amasse de l’argent pour sa
vieillesse. Hélas ! j’ai appris ensuite que le bonheur passé ne
compense point les douleurs présentes, je sais maintenant que
le charme des plus belles heures s’évapore en amertume et en
désolation. Tout se tient. Ma souffrance actuelle est aussi pro-
fonde que mon bonheur fut plus complet. Mais elle sera plus
longue. Elle durera… Elle durera…
Un sanglot, qu’il ne put réprimer, interrompit
M. de Sourbelles. Il lui fallut un instant pour se reprendre ; puis,
il continua :
– Nous vivions seuls dans cette petite villa. Une femme du
pays venait faire les chambres et préparer nos repas, qui
d’ailleurs étaient toujours d’une extrême frugalité. Les menus
soins du ménage qui nous incombaient nous amusaient extrê-
mement. Tout nous ravissait, comme dans une idylle. Il y a un
fond d’enfantillage en nous, que le bonheur fait sortir. Comme
ils eussent été étonnés, ceux qui croyaient connaître mon amie
– 154 –
et la jugeaient froide, indifférente ou trop sérieuse, comme ils
eussent été étonnés de la voir vaquer aux soins de la maison en
riant follement de sa propre maladresse, et se réjouir d’avoir
rompu avec les tyranniques habitudes des femmes du monde
aussi bien qu’avec leurs usages. Moi-même, je me félicitais,
comme d’une suprême victoire, d’avoir réveillé l’enfant qui était
en elle, la délicieuse enfant mutine et tendre, douce et fan-
tasque, primesautière, inattendue, ardente, faite de contrastes
comme les vrais enfants, que personne, excepté moi, ne connaî-
trait jamais. C’était cette source de joies presque naïves qui de-
vait causer notre malheur.
Un soir, après nous être attardés sur la terrasse où passait
un vent froid, – elle avait une robe légère, une robe de gaze,
avec une mantille autour du visage, – nous eûmes l’idée de
prendre du thé. Chaque fois qu’il nous fallait nous servir nous-
mêmes, cela nous amusait beaucoup. Nous comparant à des en-
fants jouant à la dînette, nous riions de très bon cœur.
– Trouverons-nous ce qu’il faut ? demandai-je.
– Nous allons voir, répondit-elle.
Elle se mit à chercher le thé, le sucre, la lampe à l’esprit-de-
vin… Comme elle le préparait…
La voix de mon interlocuteur s’abîma en notes basses,
comme s’il lui fallait un immense effort pour continuer ; en
sorte que je compris à peine les quelques phrases brèves, ha-
chées, pour ainsi dire meurtries, en lesquelles il résuma tout
l’accident :
– Soudain la lampe éclata… Je la vis enveloppée de
flammes… Je me précipitai, je la roulai dans une couverture…
Elle n’avait pas poussé un cri… Elle me regardait, seulement,
avec des yeux… oh ! des yeux de désespoir… Elle était couverte
d’horribles brûlures… La tête, le visage, le corps…, tout entière…
tout entière, – Ah ! mon Dieu !…
– 155 –
Il y eut un long silence. M. de Sourbelles s’était penché et
tordu sur un des bras de son fauteuil, la tête dans ses mains ; il
revoyait sans doute le détail de cette scène d’épouvante ;
j’entendais son souffle haletant scander ses souvenirs…
– Vous savez peut-être comment on soigne ces choses-là,
reprit-il… Moi, je ne savais guère… Je fis ce que je pus… Songez
qu’il me fallut la laisser seule, un moment… Oui, seule… pour
demander du secours… chez des voisins que je réveillai, avec qui
je discutai par la fenêtre, qui ne me comprenaient pas… Ils allè-
rent chercher un médecin, très loin, à Lugano… Oh ! quelles
heures, qui se traînaient dans l’agonie !… Elle, souffrait horri-
blement, sans se plaindre pourtant, silencieuse comme je l’ai
toujours vue dans les cas graves, toute sa douleur dans les yeux.
Ils me suivaient sans cesse, ces yeux : quelque mouvement que
je fisse, je les sentais dardés sur moi ; je devinais leurs questions
muettes… Je tournais autour d’elle, sans oser toucher sa pauvre
chair en lambeaux… Quand elle demandait quelque chose, je tâ-
chais de le lui donner : c’est tout ce que je pouvais faire… Enfin,
j’entendis rouler sur la route la voiture du médecin… Il appor-
tait le nécessaire pour le pansement… Il l’examina, il la soigna,
et me rassura :
– C’est horriblement douloureux, mais il n’y a pas de dan-
ger : elle guérira…
Il me sembla que le ciel s’illuminait, car je la croyais per-
due.
La guérison fut lente : parmi les brûlures, il y en avait de
profondes… Elle vécut, pourtant… La fièvre tomba… Le pauvre
corps ravagé se restaura peu à peu… Pendant quelques jours
meilleurs, ce fut la douceur habituelle des convalescences…
Mais quand elle se vit… Oh ! quand elle se vit dans le miroir à
main qu’on ne pouvait lui refuser !… Pour le demander à la
sœur qui gardait son chevet, elle avait profité d’un des courts
moments où je n’étais pas là… Dès que je rentrai, elle m’appela
auprès d’elle… Les volets étaient fermés, les rideaux tendus ;
– 156 –
comme ils étaient légers, des châles achevaient de boucher la
lumière… À voir ainsi la chambre tout obscure, je devinai im-
médiatement ce qui venait de se passer… Elle me prit la main, et
me dit, très bas :
– Allez-vous-en !… Partez !… Je ne veux pas que vous me
revoyiez !…
J’éclatai en larmes, je couvris de baisers sa main qu’elle
voulait retirer. Elle ne pleurait pas, elle : toute son énergie ten-
due pour être forte, elle me répétait :
– Non, non, je ne veux pas que vous m’aimiez, je ne veux
plus !…
Moi, je lui disais ce que je pouvais lui dire : je lui jurais que
mon amour était éternel, que rien ne pouvait le diminuer, que
ma vie lui appartenait, comme la sienne à moi, que sais-je ? Et,
comme je redoutais tout de son désespoir, je lui déclarai que je
ne la quitterais pas un instant avant qu’elle m’eût donné sa pa-
role de chasser ces folles pensées… Elle me la donna, plus tard,
avec quelle tristesse !…
– Nous resterons ensemble, puisque vous le voulez, me dit-
elle… Peut-être seriez-vous encore plus malheureux si nous
nous séparions... Mais, quand vous voudrez me quitter, rappe-
lez-vous que vous êtes libre !…
Libre !… Si vous saviez, monsieur, comme je me sentais en-
chaîné par un lien plus robuste que tous ceux qu’ont inventés
les hommes, que nul serment solennel, qu’aucun sacrement,
qu’aucune parole sacrée !… Je lui appartenais par la force de la
pitié que j’avais d’elle et par quelque chose de plus : je la voyais
telle que je l’aimais, avec sa beauté qui vivait encore dans ses
yeux… Je me révoltais à la seule idée qu’un stupide accident pût
menacer l’éternité de mon amour. Je me leurrais aussi de
l’espérance d’une guérison plus complète…
– 157 –
Naturellement, nous ne pouvions songer à demeurer dans
l’endroit où nous avions tant souffert : la gaieté sereine de ce
paysage me faisait mal… Nous le quittâmes dès que le médecin
lui permit de voyager. Notre idée était de trouver un coin du
monde où nous pussions nous installer, sans voir jamais un vi-
sage de connaissance : or l’Italie ne se prête guère à une telle
fantaisie. Il n’y a aucune de ses petites villes qui ne soit en proie
aux touristes. Elle nous fut hospitalière, pourtant, jusqu’à la fin
de l’hiver. Puis, las de nous traîner de lieu en lieu, nous re-
prîmes notre projet d’établissement définitif. Je pensai qu’en
Allemagne moins que partout ailleurs on a chance de rencontrer
des Français.
Maintenant, pourquoi avons-nous choisi Weimar ? Je n’en
sais rien. Le hasard nous y a conduits, l’endroit nous a plu à
cause de ses beaux ombrages, nous l’avons trouvé moins prus-
sien que les autres villes ; les souvenirs de Gœthe nous ont inté-
ressés : notre choix s’est ainsi fait…
– 158 –
de sa mort naturelle, en perdant peu à peu ses exaltations, ses
ardeurs, en s’atténuant, en devenant pure affection, sainte ten-
dresse… mais qui meurt de mort violente, en pleine force, parmi
des révoltes, et qui résiste, et qui ne veut pas… Tout comme un
homme enlevé au plus beau moment de sa vie, à l’heure même
où il la savourait le plus, qui la voit fuir et se confond en efforts
désespérés pour la retenir…
Oh ! misérables que nous sommes !… Faibles, faibles,
pauvres cœurs chétifs, âmes boiteuses ! Nous nous élançons de
tout notre désir vers l’infini du sentiment, vers le monde surna-
turel où l’amour s’épanouit dans l’absolu, à l’abri de nos contin-
gences... Inutiles efforts ! Nous dépendons de ce que nous
sommes, de nos sens, de l’extérieur de notre être, de ce qu’il y a
de plus lamentable en nous !…
Aussi longtemps qu’elle souffrit, et pendant sa longue con-
valescence, je n’avais pensé qu’à la soigner, à la sauver, à la gué-
rir. Mais, quand notre vie reprit son cours régulier, il me fallut
bien m’apercevoir qu’elle n’était plus la même… Elle était laide,
de cette laideur, de corps gâté, meurtri, de cette laideur d’autant
plus… oh ! je ne veux pas dire le mot qui me vient sur la
langue !… d’autant plus… pénible, qu’elle n’est pas naturelle,
qu’elle est un affront fait par les choses à notre faiblesse… Elle
était laide, et l’accident qui avait détruit sa beauté n’avait pas en
même temps altéré sa jeunesse, ni tari sa force d’aimer.
Et moi ?…
Oh ! moi, j’étais plein de tendresse, de pitié, d’affection, de
dévouement… J’éprouvais auprès d’elle les sentiments que peu-
vent inspirer la beauté et la noblesse de l’âme. Mais ce n’était
plus l’amour : il s’en allait, lui ; il n’existait plus… Je savais ce
qu’elle souffrirait, si elle parvenait à lire dans mon cœur : quels
sentiments peuvent remplacer l’amour pour celles qui aiment
encore ?… Et je mentais par mes paroles, par mes regards, par
mes baisers ; je jouais la comédie de l’amour de mon mieux, de
tout mon désespoir, de tout le besoin éperdu que j’avais de
– 159 –
l’aimer quand même, jusqu’à la mort !… Comment exprimer ce-
la ? Je ne sais pas. Il n’y a pas de phrases pour décrire un tel
état, immobile, une sorte de statu quo où pourtant on perd du
terrain à chaque minute, car, enfin, quelle femme n’a bientôt
fait de nous percer à jour ? Nous ne pouvons les tromper sur
nos cœurs que lorsqu’elles le veulent bien. Ce n’était pas le cas :
elle voulait savoir, elle avait cette soif de vérité cruelle qui était
dans son caractère et qui, d’ailleurs, lui avait toujours inspiré
une méfiance que seul l’amour triomphant pouvait désarmer.
M. de Sourbelles s’arrêta. Il s’était peu à peu animé presque
jusqu’à l’exaltation. Il se calma cependant pour continuer d’un
ton plus posé :
– Je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne fut jamais ici ce
qu’elle avait été là-bas : plus aucun éclat de ce joyeux enfantil-
lage qui me ravissait dans notre petite maison rose, plus de
gaieté, plus d’abandon. Elle était redevenue la silencieuse
d’autrefois. Je sentais qu’elle lisait en moi, malgré moi, qu’elle
n’était point dupe, que je ne pouvais pas la tromper... Mainte-
nant, je n’aurai d’autre pensée que de me remémorer ses pa-
roles, ses gestes, ses silences, d’en chercher le sens, d’interroger
mes moindres souvenirs ; car comment pourrai-je vivre sans sa-
voir ce qui se passa en elle pendant cette lente agonie de notre
amour ?… Comprit-elle, et fut-elle indulgente pour cette fai-
blesse d’un pauvre cœur qu’elle avait cru plus fort et meil-
leur ?… Ou me trouva-t-elle misérable, et ses silences ne recé-
laient-ils que des mépris ?… Ou cachèrent-ils un sentiment pa-
reil à celui que j’éprouvais pour elle, le regret désespéré de ce
que l’accident avait détruit de mon âme comme de sa beauté ?…
Je ne le saurai jamais… J’aurai beau torturer ma mémoire, je ne
le saurai pas… Elle a emporté son secret… Et jamais elle ne m’a
dit un mot qui me l’ait fait entrevoir… Elle se fermait devant
moi, elle se repliait, elle me devenait étrangère, tandis que je me
débattais en vain contre moi-même pour lui laisser l’illusion de
l’amour en allé !… Quand vous avez passé pour la première fois
devant notre petite villa, toute gaie, dans son bouquet d’arbres,
– 160 –
n’est-ce pas, monsieur, vous n’avez pas soupçonné qu’elle abri-
tait un drame qui vous paraît sans doute bien exceptionnel ?…
Exceptionnel ?… Pas tant que cela, peut-être ?… Je me suis
dit souvent que, dans notre cas, un hasard avait simplement
précipité, en le rendant plus tragique, le dénouement qui nous
guettait tout de même. Car l’amour n’est pas éternel : il n’y a
rien d’éternel, même dans le sens limité que nous pouvons ac-
corder à ce mot. Fût-elle restée belle, eh bien ! nous nous se-
rions désaimés tout de même, n’est-ce pas ? Comme tant
d’autres qui ont eu avant nous cette même illusion d’éternité,
comme tant d’autres qui l’auront après nous, et qui la sentiront
de même se briser dans leurs cœurs fragiles, comme tant de
pauvres êtres qui ont voulu l’impossible, que les réalités ont ar-
rêtés, ankylosés, pétrifiés, jusqu’à ce qu’ils tombent, par une
chute qui est la loi même de notre nature, de l’exaltation à
l’indifférence… ou plus bas ! Du moins, n’avons-nous jamais
roulé si profond : quelque chose nous préservait, cela même
qu’il y avait de rare et de tragique dans notre histoire, la solitude
qui nous entourait, notre isolement au milieu d’un monde dont
nous avions brisé les lois, l’horreur que nous avions de renoncer
à notre rêve. Notre amour était mutilé, mais ses tronçons
s’agitaient en nous : si la douleur avait remplacé la joie, notre
vie intérieure restait vibrante, fiévreuse, et ses frissons nous
rapprochaient toujours !…
Je sais bien qu’à la longue les sentiments s’émoussent. On
ne peut rester longtemps dans l’état aigu où nous étions : on en
sort, comme on échappe à toutes les situations tendues et inso-
lubles, par l’habitude. Notre destinée serait, pensais-je quelque-
fois, d’abdiquer lentement l’amour que nous voulions encore, de
nous résigner à l’existence qui était notre lot : avec l’aide du
temps, nous y serions sans doute arrivés, nous aurions trouvé
une sorte d’équilibre. Un incident, dont nous ne pouvions pré-
voir les suites, vint changer tout cela.
– 161 –
Comme je vous l’ai déjà dit, monsieur, notre rupture avec
le monde avait été complète. Nous l’avions acceptée : malgré le
malheur qui nous frappa, malgré les doutes qui nous assailli-
rent, nous ne fîmes jamais aucune tentative pour renouer avec
lui. Seule, une sœur de mon amie était restée avec elle en rela-
tions de correspondance. Mariée à un écrivain connu, vivant à
Paris, dans un milieu intelligent et indépendant, elle avait, si-
non excusé, du moins compris la force irrésistible de la passion
qui nous avait jetés l’un à l’autre : d’autant plus qu’elle avait
toujours eu pour Mme H***, qui était son aînée et la plus belle,
une enthousiaste amitié. Cette amitié parut plus précieuse à
mon amie, quand elle n’eut plus que celle-là. Des lettres affec-
tueuses s’échangeaient à intervalles rapprochés entre Paris et
Weimar. Je dis affectueuses, monsieur, non pas confidentielles ;
il n’était point dans le caractère de mon amie de s’épancher ;
jamais elle ne fit part à sa sœur de ce qui se passait entre nous, à
tel point qu’elle lui laissa même ignorer son accident, au mo-
ment duquel, chargé de tenir la plume à sa place, j’avais reçu
l’ordre de parler seulement d’une indisposition sans gravité.
Or, il y a quelque temps, cette sœur très aimée tomba gra-
vement malade : un jour, un télégramme de son mari appela
mon amie qu’elle voulait revoir. Le départ fut soudain, décidé
sans que nous ayons pu en discuter, les inconvénients, qui se
présentèrent en foule à mon esprit, le soir où, rentrant de la
gare, je me trouvai pour la première fois, depuis deux années,
seul, avec moi-même, dans cette maison qu’emplissaient tant de
pensées…
– 162 –
beaucoup de bien : depuis si longtemps, j’ignorais le fruit qu’on
retire du commerce des hommes ! Aussi ne fût-ce pas sans tris-
tesse, ni même sans honte, que je me résignai à rompre avec
vous… comme je le fis !… Vous avez dû me trouver singulier, ou
pis que cela... Mais, à présent, vous comprenez, et j’espère bien
que, si ma conduite envers vous… comment vous dirai-je ?…
vous a causé quelque peine ou quelque froissement, vous ne
m’en gardez aucune rancune…
– 163 –
nous eûmes un moment d’oubli, presque de bonheur. Hélas ! ce
ne fut qu’un moment !
Que s’était-il passé, pendant sa courte rentrée dans la vie
commune ?… Est-ce qu’elle y eut des regrets, des remords, des
remords que la passion n’endormait plus et que la réflexion ré-
veilla ? Est-ce qu’elle y souffrit soudain d’en être chassée, privée
de ses joies, de ses consolations, de ses habitudes, condamnée à
perpétuité à cette comédie de l’amour, que nous nous donnions,
dont elle n’avait peut-être jamais mesuré les lassitudes pro-
chaines ? Est-ce qu’elle y eut simplement le loisir d’approfondir
les causes de douleur que nous avions tous deux et de reculer
devant les abîmes qu’elle entrevit ? Quoi qu’il en soit, quels que
fussent les motifs qui avaient amené ce changement, je
m’aperçus bientôt que notre situation respective n’était plus la
même. Non pas à des signes précis, à des reproches, à des dure-
tés de paroles, à des scènes de ménage : rien de tel ne se produi-
sit entre nous. Mais notre humeur se transformait : après la
mort de l’amour, venait celle des sentiments doux et tendres qui
en tenaient la place, de l’affection, de l’intimité, de la confiance.
Le mensonge qu’était notre vie se compliqua : ce ne fut plus sur
un seul point que nous dûmes nous tromper, ce fut sur tout ce
qui se passait en nous-mêmes, et nous étions forcés à une con-
tinuelle dépense d’énergie pour réprimer les secrets mouve-
ments de ce mauvais vouloir commençant et pour nous les ca-
cher. Hélas ! nous ne nous les cachions pas : accoutumés à nous
observer sans cesse, à nous épier, à nous deviner, nous nous
étions l’un à l’autre un livre ouvert, un livre commencé dans
l’ivresse, dont chaque page qu’on tourne augmente la décep-
tion… Ah ! l’horreur, l’horreur et l’effroi de la dernière !…
– 164 –
acuité. Repris par la fièvre du mouvement, il se leva, fit avec agi-
tation le tour de la chambre, passa dans la pièce voisine, revint.
Il ne s’occupait plus de moi. Je pus croire qu’il m’avait oublié.
Mais, comme j’allais me lever de mon fauteuil, il se rassit et il
reprit, lentement, avec de longs silences entre ses phrases :
– À quoi bon vous raconter le détail de son agonie ?… Si
vous saviez, si vous pouviez savoir combien je l’adorai alors !…
Je ne vis plus que son atroce souffrance, dont j’étais la cause…
Je ne vis plus que la mort qui approchait sans que rien, rien, pût
l’écarter…, la mort qu’elle avait cherchée…, la mort qui finirait
tout… qui me laisserait seul, avec son souvenir, sur la terre dé-
serte. Et je sentis qu’elle était ma chair et mon âme… Tout le
passé tournait autour de moi… Et je sanglotais à ses pieds, je lui
demandais pardon, je lui jurais que je l’aimais, je la suppliais de
ne pas mourir… Elle s’efforçait de me cacher ses souffrances, et
parfois tâchait de me sourire… Oh ! de quel sourire, où il y avait
tant de résignation !… D’abord, elle avait repoussé tout remède,
puis, à mes prières, elle se laissa soigner docilement, comme un
enfant… Elle savait bien que c’était inutile, que la mort venait.
– C’est mieux ainsi, me dit-elle, un moment où ses dou-
leurs nous laissaient un peu de répit. Je suis heureuse… Je
meurs dans l’amour !…
Elle tenait ma main… Elle ne la lâcha pas… Nous étions si
unis, si près l’un de l’autre !… C’était comme aux premiers
temps… Il ne restait rien, rien de ce qui avait gâté notre amour…
La mort nous le rendait… la mort…
M. de Sourbelles s’affaissa un moment, puis, se redressant
brusquement :
– Venez la voir ! me dit-il.
Je le suivis dans la pièce voisine, où flottait, plus doux, le
lourd parfum des fleurs mortuaires. Il s’approcha du lit : d’un
geste résolu, il écarta le voile. La morte m’apparut.
– 165 –
Les traces des brûlures, comme noyées dans l’uniforme li-
vidité du visage, étaient à peine visibles ; les traits avaient re-
trouvé leur beauté : une beauté calme, haute, sereine, qui con-
trastait si fort avec les agitations dont je venais d’entendre le ré-
cit ! Je sais bien qu’il n’y avait plus d’âme dans ces yeux éteints,
qu’on ne pouvait rien leur demander de leurs secrets ; mais
c’était en vain que mon imagination cherchait à se figurer ce
noble visage déformé par la douleur ou par la passion…
Quand je cessai de la contempler pour me retourner vers
M. de Sourbelles, je vis qu’il s’était agenouillé devant le lit, et
qu’il pleurait.
– 166 –
3.
ÉPILOGUE.
– 167 –
là : ils ne m’ont point fait de confidences, je ne leur en ai pas fait
non plus ; nous avons causé politique ou raisonné beaux-arts,
joué au billard ou au whist, – et, à travers l’insignifiance de nos
propos, je sentais en eux des frères, oui, des frères par le silence
et par la douleur. Cela fait toujours du bien de n’être pas seul. »
– Il avait vieilli, sans rien d’excessif d’ailleurs, sa voix avait pris
des sonorités étranges, comme une voix qui vient de loin. J’eus
de l’émotion en le quittant : il n’était plus qu’une pauvre épave,
qui s’en allait à la dérive.
– Bah ! dit Portal, la prochaine fois que vous le rencontre-
rez, il sera consolé. On se console toujours. Peut-être même
l’était-il déjà, sur la plage d’Houlgate : j’ai dans l’idée que c’est
votre imagination qui a fait les frais de son désespoir. Et puis,
permettez-moi de vous le dire, je ne vois pas ce que prouve
votre histoire. Vous nous l’avez contée pour nous démontrer
que les amants illégitimes ont tort de se quitter paisiblement,
une fois leur petit commerce découvert, et de rentrer chacun
chez soi. Mais je trouve plus que jamais, moi, qu’ils ont mille
fois raison ! Voulez-vous donc qu’on ne puisse pas seulement
avoir une aventure sans finir dans des catastrophes de tragédie,
comme celle qui vous a tant ému ? Non, non, je ne suis pas de
ceux qui trouvent que la mort est la bonne sœur de l’amour.
L’amour est une chose exquise, et je ne sais trop comment on
ferait pour s’en passer, tandis que l’autre… Brrr…
Et, se tournant vers moi, il me demanda :
– Qu’en dites-vous, monsieur ! N’est-ce pas votre avis ?
J’échangeai un regard avec Jacques, et répondis :
– Sans doute !…
Jacques, comprenant mon intention, ajouta :
– En effet, peut-être qu’après tout vous avez raison !
Et il se leva pour partir.
– 168 –
– N’en doutez pas ! dit encore Portal. Nous en avons fini
avec le romantisme. Ce que nous avons de mieux à faire, dans ce
monde qui serait triste si nous n’y mettions pas beaucoup de
gaieté, c’est de nous amuser le plus possible.
– Évidemment, conclut Jacques, qui trouvait, comme moi-
même, oiseux jusqu’à la sottise de discuter de telles questions
avec des êtres d’une espèce aussi différente.
Nous sortîmes ensemble, mon ami et moi.
Dehors, je voulus lui parler de Portal. Il détourna la con-
versation : comme j’en avais déjà plus d’une fois fait la re-
marque, Jacques, une fois blessé, aimait à se taire. Aussi
n’insistai-je pas, et marchions-nous à côté l’un de l’autre, cha-
cun suivant ses pensées, par une avenue qui nous rapprochait
du centre. Nous ne tardâmes d’ailleurs pas à nous séparer : je
rentrai chez moi, en réfléchissant au récit que je venais
d’entendre, à la conversation qui l’avait provoqué, aux conclu-
sions qu’en avait tirées Portal. Et, une fois de plus, j’éprouvai
une grande pitié pour les pauvres hommes. Ils ne sont pas mau-
vais, même à travers leurs pires fautes. Le seraient-ils,
d’ailleurs, que l’immense faculté de souffrir qui est en eux les
excuserait en les ennoblissant. Quelle rancune garder du tort
qu’ils ont fait, soit à l’insensible abstraction du corps social, soit
même à leurs frères ; oui, quelle rancune garder à des êtres qui
sont leurs propres bourreaux ? En apprenant à les connaître, on
leur pardonne, et parfois on les plaint. Je cherchais à percer les
sentiments du malheureux dont l’histoire me hantait : je mesu-
rais l’espace entre l’élan qui l’emportait lorsqu’il s’emparait de
l’aimée et sa chute dans le néant de l’amour éteint ; j’admirais sa
patience à subir sa destinée, en cachant de son mieux le vide
qu’un hasard fatal creusait soudain en lui ; je comprenais l’infini
de son désespoir quand le désastre de la mort venait achever le
désastre de l’amour. Et j’aurais voulu le rencontrer au coin
d’une rue, le reconnaître au premier regard, lui tendre la main
en lui offrant le baume de ma pitié…
– 169 –
… Et puis, je l’oubliai. Je pensai confusément à d’autres
histoires, plus ou moins semblables à la sienne, que j’avais en-
trevues, ou pressenties, ou entendu raconter, que je connaissais
mal, dont j’avais jugé les héros avec sévérité, parfois avec mal-
veillance, en même temps que me revenaient ces paroles d’un
poète : « Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes… »
Belles paroles, au sens profond, aux répercussions infinies ! Car
enfin, quelles richesses de sentiment, quels trésors de tendresse,
de bonté, de courage, se perdent si souvent dans ce que nous
appelons le mal ! Quelles nobles énergies dépensent parfois,
pour se rejoindre, deux cœurs que séparent trop d’obstacles et
qui se brisent en les brisant ! Que de liens, que nous condam-
nons, valent mieux que ceux tissés par nos lois ! Que de sacri-
fices faits à la faute sont aussi purs, plus purs peut-être que ceux
qu’on fait à la vertu !… Pourtant, nous jugeons, nous condam-
nons, nous méprisons, nous haïssons, sans savoir, sans com-
prendre, fiers de nos codes, sûrs de nos lois… Et comme je réflé-
chissais à ces choses, je me pris à rêver un instant d’un monde
où, à défaut de Dieu, les hommes mêmes auraient pitié du cœur
des hommes…
– 170 –
Ce livre numérique :
http://www.ebooks-bnr.com/
en septembre 2012
– Élaboration :
Les membres de l’association qui ont participé à l’édition,
aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre
numérique sont : Isabelle, Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé d’après : Édouard Rod, Le si-
lence, Paris, Gillequin, 1894. La photo de première page pro-
vient de Wikimedia et est tirée d’une gravure de Cornelius
Brown représentant la Tour du silence de Bombay, figurant
dans un ouvrage de 1886 : True Stories of the Reign of Queen
Victoria, scannée de l’original par Infrogmation.
– Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à
votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modi-
fier, mais uniquement à des fins non commerciales et non pro-
fessionnelles. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduc-
tion. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– 171 –
– Qualité :
Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature.
Nous faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois
être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-
port à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et
votre aide nous est indispensable ! Aidez nous à réali-
ser ces livres et à les faire connaître…
– Remerciements :
Nous remercions les éditions du groupe Ebooks libres et
gratuits (http://www.ebooksgratuits.com/) pour leur aide et
leurs conseils qui ont rendu possible la réalisation de ce livre
numérique.
– 172 –