Le Socle
Le Socle
Le Socle
LE SOCLE
1. Il existe une analogie fonctionnelle assez évidente entre le socle (en sculpture) et le cadre
(en peinture). On aurait tort de les considérer comme de simples artifices de présentation de
l’œuvre dénués de signification esthétique, même s’il ne faut écarter trop vite cette thématique
de la présentation de l’œuvre d’art. Ce ne sont pas de simples ajouts extérieurs, des
appendices, des suppléments, des accessoires, qui ne joueraient aucun rôle esthétique. Ce
qu’il faut réussir à comprendre c’est ce que le cadre/le socle apporte essentiellement à un
tableau/à une sculpture sans être pour autant un élément constitutif du tableau/ de la sculpture,
c’est-à-dire sans participer directement à la représentation artistique. L’erreur serait de ranger
le cadre et le socle dans la catégorie de ce que les Grecs appelaient les « assaisonnements » ou
les « embellissements », les hedusmata, dont faisaient partie le sel, le poivre, l’origan, l’ail,
l’huile d’olive, le vinaigre, le raisin, le poireau, les herbes aromatiques, les épices en général
et toutes sortes de sauces. C’est ce que dit Aristote par exemple au sujet des couleurs d’un
tableau : les couleurs n’apportent strictement rien à la compréhension d’un tableau, elles ne
jouent aucun rôle esthétique, et même s’il est possible de retirer une forme de jouissance de
cette orgie rétinienne en observant ces matières barbouillées, ce plaisir le cède en tout point au
plaisir de contempler la ligne bien tracée de l’esquisse monochrome. Tel n’est pas le cas du
socle/cadre. Qu’apportent-ils ? Quelle est leur fonction esthétique ? On pourrait citer,
concernant le socle, plusieurs fonctions : supporter l’œuvre, l’élever pour mieux la rendre
visible, l’isoler du sol, etc. – fonctions qui d’ailleurs correspondent aux différents éléments
structuraux du socle : corniche, dé, bas. Mais plus fondamentalement, le socle et le cadre
instituent l’espace de la représentation. Pas seulement une fonction de délimitation de
l’œuvre, mais de dé-finition. De même que le cadre isole la peinture dans un espace
esthétique, de même le socle de la sculpture la soustrait à l’espace dans lequel évolue celui qui
la regarde. Le socle et le cadre polarisent ou structurent l’espace en dessinant un dedans et un
dehors, un proche et un lointain, en distinguant un intérieur d’un extérieur : ce qui est au-delà
du cadre est hors de l’image et n’en fait pas du tout partie, ce qui se trouve alentour du socle
n’appartient pas à la sculpture. Les bords du cadre et les limites du socle font passer une
frontière physique entre ce qui relève de l’œuvre et ce qui lui est étranger, et par-là ils
instituent un espace où la représentation esthétique peut jouer en tant que telle.
Il y aurait bien des choses à dire dès ce niveau de réflexion. Il est essentiel à l’art que ses
œuvres soient perçus comme appartenant à une catégorie d’objets qui doivent être
soigneusement écartés du contexte des objets d’usage ordinaires, soustraits à la circulation des
objets d’usage, c’est-à-dire des objets utiles, voire des objets de consommation, destinés à
satisfaire ponctuellement un besoin puis à être jetés et détruits. De là l’institution des musées,
c’est-à-dire d’un lieu à part où les œuvres d’art sont mises à l’abri du processus d’usure qui
finit par affecter tous les objets d’usage. Les œuvres d’art, par essence, ont vocation à durer,
c’est-à-dire aussi bien à ne servir à rien. Une œuvre d’art n’est pas un « objet » comme les
autres, elle est le modèle de l’objet, elle est un objet par excellence si l’on entend le mot objet
au sens strict : un ob-jet, quelque chose qui nous fait face, qui s’oppose à nous, qui est
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indépendant de nous, qui nous résiste et qui nous tient à distance. Le cadre et le socle
construisent une sorte d’enclave, au sens d’un territoire situé à l’intérieur d’un autre, un
espace emboîté dans un autre, dont la fonction est de tenir le spectateur à l’écart. Pour utiliser
une autre métaphore, on pourrait dire que le cadre et le socle tirent un cordon de sécurité
symbolique, comme il en existe parfois réellement autour de certaines œuvres.
2. L’existence de cette frontière symbolique a un effet tout à fait remarquable en ceci qu’elle
induit un changement d’intentionnalité, une modification du type de regard intentionnel : ce
qui est présent au-delà du cadre ou du socle se donne comme ne devant pas être perçu de la
même manière que ce qui est présent dans les limites du cadre ou du socle. Pour le dire en
termes phénoménologiques, nous sommes censés passer alors d’une conscience esthétique à
une conscience strictement perceptive. Nous faisons quotidiennement l’expérience de ce type
de changements de conscience intentionnelle. Par exemple, il n’est pas douteux qu’un modèle
qui pose nue pour une groupe d’étudiants de l’école des beaux-arts serait dans l’incapacité de
le faire si elle n’était pas convaincue que le type de regard que l’on va porter sur elle est un
regard artistique et non pas un regard érotique ou désirant. Il suffit qu’elle perçoive dans le
regard de l’un des étudiants quelque chose comme de la concupiscence pour être envahie par
un sentiment de pudeur. On pourrait prendre aussi l’exemple d’un regard médical sur le corps
du patient. Les sages-femmes de sexe masculin disent souvent que le sein nourricier n’a rien à
voir avec le sein érotique.
Ici, plusieurs questions se posent, à commencer par celle qui consiste à se demander en quoi
consiste la spécificité d’une telle attitude esthétique. Il existe de nombreuses théories
philosophiques, élaborées pour la plupart au XVIIIe siècle, allant de Hume à Kant. Il faudrait
aussi accorder une attention à la phénoménologie la conscience esthétique.
3. De manière corollaire, on comprend qu’il n’existe pas de forme d’expression artistique qui
pourrait faire l’économie du cadre ou de l’encadrement. Même en l’absence de cadre matériel,
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Ici l’angle de réflexion qui pourrait être intéressant tient à la critique à laquelle ce type de
dispositif a donné lieu sous la plume de deux auteurs très différents l’un de l’autre, mais qui
ont pour point commun d’avoir tous deux cherché à penser un théâtre différent : à savoir
Rousseau dans la Lettre à d’Alembert et Bertolt Brecht. On a là l’équivalent dans le domaine
du théâtre du mouvement de désacralisation de l’art auquel on a assisté plus tard en sculpture
et peinture, en tant que s’y exprime la même volonté de faire descendre l’art de son piédestal
pour lui donner une fonction sociale et politique.
3. Il faut noter que le choix du « cadre », c’est-à-dire d’un parallélogramme rectangulaire, n’a
en lui-même rien de fortuit. Le cadre fait référence au modèle de la pyramide visuelle
élaborée à la Renaissance par Léon Battista Alberti (philosophe, peintre, mathématicien,
architecte, théoricien des arts et de la linguistique du XV e siècle), et repris par Descartes dans
la Dioptrique pour expliquer le mécanisme de la perception : l’œil regardant le monde devant
lui est présenté comme une sorte de phare balayant l’espace (à ceci près que, si la lumière sort
du phare, elle rentre dans l’œil). Dans l’œil entre une infinité de rayons lumineux qui forment
un cône dont cet œil est le sommet. Ce cône s’étend très largement sur les côtés, et est en fait
relativement informe. La notion de « pyramide visuelle » correspond à l’extraction par la
pensée d’une partie de l’angle solide formé par le cône, partie ayant pour base un objet. La
pyramide visuelle est, à chaque instant, l’angle solide imaginaire ayant l’œil pour sommet et
pour base l’objet regardé.
Eh bien, on pourrait dire que cadrer au cinéma, c’est promener sur le monde une pyramide
visuelle imaginaire. Tout cadrage établit une relation un œil fictif et un ensemble d’objets
organisé en scène. « Organisé en scène » parce que l’image représentative, que ce soit en
peinture, en bande dessinée ou au cinéma, est le produit d’un découpage de l’espace visuel.
Le champ représentatif est prélevé sur un champ visuel potentiellement illimité. Le cadre dans
lequel s’enchâsse l’image opère une sélection des données offertes à la perception. Le cadre
est un système clos qui comprend tout ce qui est présent dans l’image. Et de ce point de vue, il
pourrait être utile de distinguer différents types d’images que peuvent produire les cadrages en
fonction de la manière dont sont organisés les éléments qui les composent : il y a par exemple
des images raréfiées, c’est-à-dire des images qui sont cadrées de telle manière que tout
l’accent est mis sur un seul objet et à la limite sur rien du tout (le champion du genre c’est
Hitchcock : dans Fenêtre sur cour (1954), l’image de la braise de cigarette dans le rectangle
noir de la fenêtre ; dans La maison du Dr Edwards (1945), quand un verre de lait renversé
envahit tout l’écran, ne laissant qu’une image blanche) ; inversement, il y a des images
saturées, lorsque les données indépendantes qui composent une image sont multipliées (en
bande dessinée, certaines planches de Régis Franc). Le cadrage est l’art de choisir les parties
de toutes sortes qui entrent dans la composition de l’image. Le nombre d’éléments joue un
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rôle important, et plus encore la relation que soutient l’ensemble des composantes. Il y a des
lignes de division horizontale et des lignes de division verticale : horizontale par exemple
dans les westerns de John Ford où la relation entre le ciel et la terre évolue, la frontière se
déplaçant selon les péripéties de l’intrigue ; verticale par exemple dans les films
expressionnistes allemands des années 1920, où il y a un dégradé de couleurs de noir et blanc,
où l’on passe de gauche à droite par tous les degrés d’ombre et de lumière, par toute l’échelle
du clair-obscur, etc. Le cadre n’institue pas seulement une séparation physique avec
l’environnement extérieur, il rend possible une composition interne de l’image.
4. Le cadre et le socle sont ce qui donne à l’œuvre son caractère d’unité organique. Georg
Simmel, dans un remarquable petit essai sur le cadre, a bien souligné cette double fonction du
cadre : séparer et clôturer, refermer l’œuvre sur elle-même, donner l’image d’une totalité
close. L’œuvre s’oppose au monde, elle se soustrait au monde environnant, et, dans le même
mouvement, elle vise à constituer un univers propre, une unité autonome. Elle dessine en un
lieu réservé, en quelque sorte vidé du monde et crée un sanctuaire, où elle peut ériger son
ordre propre, organiser les apparences selon des propres lois. En ce sens, on peut dire que dès
lors qu’une œuvre compose l’ordre des phénomènes, dès lors qu’elle propose un ordre
possible du monde, elle dispose d’un cadre. C’est le cas de la photographie qui n’est pas un
fragment de la nature, et qui pourtant peut ne pas avoir de cadre matériel.
5. Mieux encore : toute œuvre d’art, en tant que telle, naît d’un acte de retranchement de la
réalité environnante, elle effectue une exclusion, elle trace un cercle magique autour d’elle, et
le premier cercle tracé par l’art tient au choix exclusif d’un médium. L’œuvre s’inscrit dans
l’élément du son (e.g. musique), de la visualité (e.g. peinture), du langage (e.g. littérature), en
excluant les autres registres sensibles. Cette exclusion détermine non seulement la distribution
des genres artistiques, mais c’est encore elle rend possible la constitution de chaque genre.
Les artistes du paléolithique, en peignant les animaux sur les parois des grottes, laissaient de
côté une infinité de trait prégnants de leur expérience : le cri et les bruits de la bête, son odeur,
le goût de sa chair. Avant d’être isolées en termes de composition, les figures sont d’abord
retranchées d’une grande partie de leur présence réelle. Bien sûr, des genres aussi
considérables que le chant, la danse, le cinéma, mobilisent de toute évidence plusieurs modes
de la sensibilité. On songe plus encore aux projets romantiques d’œuvre d’art totale
(Gesamtkunstwerk) : une œuvre d'art totale se caractérise par l'utilisation simultanée de
nombreux médiums et disciplines artistiques, et par la portée symbolique, philosophique ou
métaphysique qu'elle détient. Il s’agit d’un concept esthétique issu du romantisme allemand et
apparu au XIXe siècle, promu notamment par Wagner. Sur ce point, il faut faire deux
remarques. Tout d’abord, le projet d’une œuvre totale ne signifie pas que l’œuvre puisse
naître sans une réduction de l’expérience empirique immédiate. Il faudrait pouvoir étudier les
modes de réduction spécifiques mis en œuvre dans chaque cas. Qu’est-ce qui, de l’expérience
du monde est laissé de côté, pour donner lieu à une représentation artistique ? De quelle façon
la combinaison des différentes modalités sensorielles opère-t-elle ? Ensuite, il faut remarquer
qu’une œuvre n’a pas besoin de mobiliser plusieurs sens pour être totale, et c’est précisément
ce qu’il y a de plus fascinant dans l’art. Au fond, toute œuvre d’art authentique est totale. Par
exemple, le peintre ne retient que du visible, et il ne retient pas tout le visible. Une peinture
est le produit d’un geste de double épuration. Mais tout son génie consiste à dégager de la
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matière inépuisable du réel tel qu’il est perçu les traits susceptibles de consonner dans
plusieurs registres sensoriels ; tout son génie consiste à amplifier la qualité synesthésique du
matériau visuel : sous son pinceau, une ligne peut suggérer le mouvement, une forme peut
suggérer le poids, un relief peut suggérer une consistance. Une œuvre d’art authentique est
d’autant plus réussie à reproduire la dynamique de migration des attributs de l’expérience
quotidienne où la vue de n’importe quel objet suffit à évoquer une odeur, une impression
tactile, une sonorité ou un goût. C’est à ce résultat qu’est parvenu Gaetano Zumbo dans La
Peste, à en croire le marquis de Sade :
Dans une de ces armoires on voit un sépulcre rempli d’une infinité de cadavres, dans chacun
desquels on peut observer les différentes gradations de la dissolution, depuis le cadavre du
jour jusqu’à celui que les vers ont totalement dévoré. Cette idée bizarre est l’ouvrage d’un
Sicilien nomme Zummo [ou Zumbo]. Tout est exécuté en cire et colorié au naturel.
L’impression est si forte que les sens paraissent s’avertir mutuellement. On porte
naturellement la main au nez sans s’en apercevoir en considérant cet horrible détail (…). Près
de cette armoire, il en est une autre du même genre, représentant un sépulcre de presbytère, où
les mêmes gradations de dissolution s’observent à peu près. On y remarque surtout un
malheureux, nu, apportant un cadavre qu’il jette avec les autres, et qui, suffoqué lui-même par
l’odeur et le spectacle, tombe à la renverse et meurt comme les autres. Ce groupe est d’une
vérité effrayante.
Le génie de l’artiste consiste à élire un mode particulier de la sensibilité (la vue, l’ouïe, etc.)
et à s’ouvrir indirectement aux qualités sensibles qu’il a d’abord neutralisées : le peintre ne
révèle pas seulement le visible, il montre dans la visibilité ce qui excède le visible, la part
non-visible du sensible. Cézanne disait qu’il faudrait pouvoir peindre l’odeur des arbres. Eh
bien, c’est ce que réussit à faire tout grand artiste.
6. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la distinction sans doute trop tranchée entre
l’espace esthétique compris à l’intérieur du cadre et l’espace ordinaire compris à l’extérieur
du cadre, et sur l’idée que le cadre constituerait pour ainsi dire une frontière étanche. Kant,
dans un paragraphe que Jacques Derrida rendu célèbre (le §14 de la CFJ, commenté par
Derrida dans La vérité en peinture) distingue nettement entre l’œuvre d’art et les ornements.
Mais tout le problème est de savoir s’il est si facile de tracer une frontière entre les deux. Où
commence l’œuvre et où finit le cadre ? N’existe-t-il aucun jeu entre les deux espaces que le
cadre sépare ? Le cadre n’est-il pas le lieu d’une articulation entre les deux – entre l’espace
esthétique et l’espace ordinaire, entre l’espace de l’œuvre et celui du spectateur, etc. ? Les
places sont-elles si bien distribuées ? Une question particulière pourrait être posée au sujet du
socle : où commence le socle et où finit le piédestal (pour ne rien dire du piédouche) ?
Une bonne partie de l’histoire de l’art depuis au moins la Renaissance n’a cessé de brouiller la
frontière entre les deux, en dédoublant les cadres, en inscrivant dans le tableau une fenêtre qui
fonctionne comme une ouverture sur l’extérieur, de sorte que nous avons dans un même
tableau deux espaces encadrés, etc. On a de nombreux exemples de toile dans la toile qui
fonctionne comme un trompe l’œil dès le XVII e siècle (l’une des plus célèbres demeure celle
d’Antonio Forbera, intitulée Le chevalet du peintre (1686), représentant un chevalet avec des
dessins, gravures, tableaux, estampes, une palette, qui donne l’illusion d’une chose réelle en
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raison de l’absence de fond et de cadre). Cornelius Gysbrechts, peintre flamand actif dans la
seconde moitié du XVIIe siècle, a réalisé des trompe-l’œil célèbres également en utilisant le
même procédé (le plus réussi est peut-être le tableau qui représente son propre envers : une
peinture vus de dos, dont on ne voit que la toile et le cadre. La peinture devait être non pas
suspendue au mur mais posées négligemment dans un coin, pour inviter le visiteur à la
retourner, pour découvrir à sa grande surprise que l’envers est identique en tous points à
l’avers. Voir L’envers d’un tableau (1670)). Les variantes de cette thématique sont très
nombreuses, et elles méritent d’être examinées au cas par cas parce qu’elles n’ont pas la
même signification.
A cela s’ajoute le fait est que les cadres de tableaux parfois constituent des œuvres à part
entière. Robert Lehmann (banquier, fondateur de la Lehman Brothers, l’un des grands
collectionneurs d’art au monde, lui-même peintre du dimanche) a réuni des centaines de
cadres datant du XIVe au XVIIIe siècle, laquelle constitue à ce jour la collection la plus
complète au monde.
Dans le cas de la sculpture, la chose est assez bien connue, la révolution est venue de Rodin et
de Brancusi. La nouveauté de Rodin tient à ce que ses sculptures sont présentées sans socle ou
semblent avoir fusionnées avec leur socle, en donnant parfois une impression d’œuvres
inachevées. En voyant une sculpture de Rodin, on a moins l’impression d’une sculpture
installée sur son socle que celle d’un bloc de marbre d’où a surgi un couple enlacé (comme
dans Le baiser), ou une femme qui se réveille et se relève lentement (comme dans La
danaïde). La sculpture sort de sa gangue. Quant à Brancusi, là encore, son travail est bien
connu. Brancusi, c’est l’émancipation du socle. Dès 1926, il expose des socles sans leur
superposer des sculptures.
C’est pourtant ce socle du monde que Piero Manzoni a cherché à réaliser en 1961 sous la
forme d’un cube en métal sur lequel figure le titre Le socle du monde imprimé à l’envers,
suggérant que la base du socle prend appui sur l’air, de sorte que si l’on pouvait retourner la
terre, on s’apercevrait qu’elle repose en effet sur ce socle. Quant à s’élever au-delà du monde
pour le voir d’en haut, c’est chose faite depuis le XX e siècle et les premières expéditions
lunaires. Mais avant de se tourner vers elles, il faut mentionner la tradition philosophique et
littéraire très riche où a été longuement développé le topos de l’aspiration aux hauteurs et des
perspectives plongeantes. La démarche visant à s’élever, en esprit, au-dessus de la terre ou
dans l’espace, constitue l’un des exercices spirituels les plus célèbres du stoïcisme,
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régulièrement rappelé par Marc Aurèle. Voir Pensées, VII, 48, IX, 30. Voir l’admirable
portrait du philosophe dans le Théétète, 173c, où il est dit que son corps seul a, dans la ville,
localisation et séjour : sa pensée promène partout son vol sans jamais redescendre à ce qui est
immédiatement proche. Le philosophe est étranger au monde. Il ne vit pas selon la même
échelle de valeurs que la cité. Il se moque des richesses. Dix mille arpents de terre lui
semblent un bien minime avoir, « habitué qu’il est à embrasser du regard la terre entière ».
Voir aussi Lucrèce, De natura rerum, II, 317-332. Thème de la position en surplomb, de la
vision de haut, sorte de zoom arrière avec vue plongeante qui permet de juger toute chose à
bonne distance, c’est-à-dire non pas sans compassion, mais avec suffisamment de
détachement pour voir que la plupart de ce que font les hommes n’est qu’une vaine agitation.
Il conviendrait de lier cette thématique à une double tradition. D’une part, la tradition de ce
que certains historiens ont appelé les « utopies géographiques », en désignant par-là la
tradition philosophico-littéraire des récits de voyages extraordinaires et extraterrestres initiée
au XVIIe siècle, dans un corpus mêlant science et fiction (les romans lunaires). La navigation
aérienne et les voyages interplanétaires servent alors de moyens de dépaysement ultime et de
dispositifs de constitution du monde comme un tout, auxquels les premiers vols humains en
ballon, réalisés en 1783, sont venus apporter une forme d’effectuation dont les hommes ont
longtemps rêvé – des machines volantes de Léonard de Vinci aux cabriolets aériens du
chanoine d’Etampes, en passant par l’oiseau mécanique de Bacon, la fusée de Fabri et
l’icosaèdre de Cyrano de Bergerac. D’autre part, la tradition de pensée cosmologique
développant l’hypothèse de la pluralité des mondes habités, qui embrasse toute la culture
occidentale, de Démocrite à Lowell, en passant par Fontenelle et Kant.
Il semble que les photographies prises récemment de la Terre depuis l’espace aient offert la
possibilité comme jamais auparavant d’embrasser d’un seul regard le lieu de notre séjour,
donnant ainsi à la perspective d’Apollon une signification non plus mythologique, mais, pour
ainsi dire, topographique. Le premier cliché donnant à voir la Terre (de façon encore
seulement partielle) depuis l’espace date d’octobre 1946, et a été pris par un missile V2 de
conception allemande, tiré depuis la base militaire de White Sands au Nouveau-Mexique. Les
premières photographies satellites en couleur de la « bille bleue » datent, quant à elles, de
1959. Les clichés bien connus donnant à voir un clair de Terre depuis la Lune ont été pris en
août 1966, et ont été récemment restaurés. Nul effort de l’imagination n’est plus requis pour
présenter l’Idée d’un tout, aucune limitation n’empêche l’œil d’achever l’appréhension qui va
depuis la base jusqu’au sommet – tel Savary devant les pyramides d’Egypte, ou tel le
spectateur qui pénètre pour la première fois dans l’église Saint-Pierre de Rome ; il suffit
désormais d’un coup d’œil pour faire le tour du monde et considérer toutes choses depuis ce
point qui les fait apparaître ensemble simultanément.
On pourrait estimer que de telles images – qui sont probablement celles qui ont été le plus
diffusé dans l’histoire de la photographie – ont peut-être plus fait pour la cause
environnementale que tous les Sommets de la Terre réunis, toutes les publications savantes et
populaires, toutes les manifestations et actions militantes depuis le début des années 1970.
Paradoxalement, il se pourrait que la principale découverte de l’expédition lunaire « Apollo
XI » lancée en juillet 1969 fut la Terre elle-même, ainsi qu’en témoigne Michael Collins :
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Lorsque j'ai voyagé sur la Lune, ce qui m'a laissé le souvenir le plus inoubliable, ce n'est pas
ma proximité avec cette planète couverte de bosses, mais bien plutôt ce que j'ai vu lorsque j'ai
tourné mes yeux en direction de la planète fragile où j'habite – un fanal brillant de mille feux
qui attire à lui le voyageur, une merveille de couleur bleue et blanche, un poste avancé
minuscule suspendu dans l'infinité noire. La Terre doit être protégée et entretenue à la façon
d'un trésor, à la façon de quelque chose de précieux qui doit durer.
Tout à coup, se profilant derrière le cercle de la lune, en un mouvement très lent d'une
immense majesté, un joyau bleu et jaune étincelant a commencé à grandir à l'horizon, une
lumière, une sphère délicate de couleur bleu ciel parcourue de veines blanches légèrement
tourbillonnantes, s'élevait graduellement comme une perle minuscule en se dégageant d'un
immense océan de mystère opaque. Il m'a fallu quelque temps pour prendre pleinement
conscience qu'il s'agissait là de la Terre…de notre chez-nous.
Le lever de Terre observé depuis la lune force littéralement l’admiration et suffit à lui seul à
imposer toute une série d’idées neuves, parmi les plus puissantes qui soient : à savoir, l’idée
que « c’est ce monde-là et nul autre », l’idée de « l’unité de notre chez-nous », l’idée de notre
« responsabilité globale ».
C’est en quittant notre lieu de séjour, écrit Rolston, que nous découvrons à quel point il est
précieux. La distance crée l’enchantement, et nous ramène à demeure. La distance nous aide à
revenir au réel. Nous sommes remis à notre place. Nous apprenons qui nous sommes et où
nous sommes. Telle est la retombée la plus importante du programme d’exploration spatiale :
nous avons été frappés par la Terre (earthstruck).
Tous autant que nous sommes, la Terre vue du ciel ne peut pas ne pas nous frapper
d’émerveillement, en un choc esthétique sans pareil qui éveille en nous une réponse éthique
par laquelle nous sommes insensiblement conduits à renoncer à exercer nos prérogatives
usurpées de « maîtres et possesseurs de la nature » au profit d’un mode d’existence plus
soucieux de protéger la Terre et de l’entretenir « à la façon d’un trésor ». En replaçant la vie
humaine dans une perspective cosmique, les clichés de la Terre vue de l’espace semblent
avoir eu pour effet d’inspirer universellement le sentiment de l’extrême vulnérabilité de notre
existence au sein de cet écosystème unique, fragile et extrêmement précieux au sein duquel la
vie a émergé. Si les philosophes avaient pu être tentés par le passé, comme le dit Bergson au
début de L’évolution créatrice, par le travail des fenêtres closes et des rideaux tirés, en faisant
comme s’ils ne vivaient pas sur une planète où grouillent et se pressent animaux, plantes,
insectes et protozoaires en tous genres, l’image de la Terre vue à distance a sans doute
puissamment contribué à rappeler à l’humanité tout entière sa condition terrestre et sa
finitude, en la contraignant à poser le problème de sa responsabilité au sein de la biosphère.