Memoire Sebastien Gagnon
Memoire Sebastien Gagnon
Memoire Sebastien Gagnon
« Devenir boxeur »
Étude sur l’acquisition de l’habitus pugilistique
Par
Sébastien Gagnon
Département de sociologie
Faculté des arts et sciences
Mai 2009
Ce mémoire intitulé :
« Devenir boxeur »
Étude sur l’acquisition de l’habitus pugilistique
Présenté par :
Sébastien Gagnon
Marcel Fournier
Membre du jury
Jacques Hamel
Directeur de recherche
Suzanne Laberge
Membre du jury
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS i
RÉSUMÉ ii
ABSTRACT
iii
INTRODUCTION 1
CONCLUSION 79
BIBLIOGRAPHIE 81
i
REMERCIEMENTS
Je tiens également à remercier mes parents qui m’ont toujours soutenu, dans les
bons comme dans les pires moments. Sans eux, je n’aurais jamais écrit ce mémoire.
Merci mille fois.
Un grand merci à Michelle, qui est allée chercher le meilleur en moi et qui m’a
poussé à m’inscrire à la maîtrise en sociologie. Merci à Érik, Simon T. et Yanos pour
leur soutien et pour leur patience. Merci à Simon K., avec qui j’ai eu la chance
d’entretenir des conversations passionnantes. Merci à Francisco qui fut comme un
grand frère pour moi.
Merci à Marie-Françoise pour sa grande patience. Son sourire était très apprécié
dans les moments de panique.
RÉSUMÉ
pugilistique sous l’angle abordé par Loïc Wacquant, où la boxe est envisagée comme
un sport individuel, mais qui s’acquiert sous un mode collectif. Dans une étude
dans les murs du gymnase de boxe, élaboré sous les notions d’habitus, d’esprit de
et, par-delà, de fonder une communauté solidaire en vertu duquel le corps « sauvage »
Mots clés : habitus, esprit de corps, sens pratique, capital agonistique, Pierre
ABSTRACT
The subject of this master’s thesis being boxing, it seeks to shine a light on the
process through which the boxer acquires the pugilistic habitus, from Loïc
acquired collectively. The thesis aims to analyse the learning of this sports discipline
in a study that combines participant observation, notes from the field and interviews,
through the relationships fostered within the boxing gymnasium, developed through
the notions of habitus, esprit de corps, sens pratique and capital agonistique. It is in
fact based upon collective training that the “esprit de corps” is developed, in the shape
of habitus likely to govern the body as well as the representation of the boxers, and
further to create a united community through which the “wild body” becomes a
“habituated body”.
INTRODUCTION
Le boxeur semble au premier abord un être marginal. Il pratique l’un des sports les
plus violents qui soient, selon les clichés et stéréotypes voulant que le boxeur cherche
uniquement à mettre son adversaire au tapis en usant de ses poings, sans véritable
discernement.
savoir mouvoir son corps en faisant preuve d’adresse et de précision afin de donner
du fait qu’il maîtrise ce corps avec brio. Or, on oublie que celui-ci s’est rompu à la
boxe au prix d’un rude entraînement en gymnase ou dans un club de boxe, selon
Il y a plusieurs années, Loïc Wacquant s’est fait fort d’envisager la boxe sous
individu devient boxeur sous le coup des relations sociales qui se forment à l’échelle
d’un club de boxe comme celui qu’il a observé à Chicago dans le cadre de son
enquête ethnographique.
Le présent mémoire s’en inspire, mais cherche sur l’élan à développer l’analyse de
pugilistique — en centrant la lorgnette sur les relations nouées en vase clos dans les
murs du club de boxe et la mobilisation des ressources tirées des parties en présence.
2
L’étude offerte dans les prochaines pages s’appuie sur une enquête de terrain conduite
observations et les notes de terrain recueillies sur le vif, notamment auprès des
capital agonistique afin d’éclairer la formation du boxeur et de son corps sous l’angle
sociologique.
En bref, si sur le plan pratique la boxe fait figure de sport individuel, elle s’acquiert
en gymnase sous un mode proprement collectif, comme on le verra plus loin. Sur cette
gouverner le corps comme les représentations des boxeurs et, par-delà, de fonder la
L’« esprit de corps » en vigueur dans l’enceinte du gymnase fait office de vecteur en
par les notions énumérées plus haut. Le second chapitre s’emploie à exposer les
participante et l’entrevue — s’est étalée sur pratiquement une année afin de recueillir
Le troisième chapitre décrit le club de boxe Champion afin d’exhiber les qualités
ce sujet, on doit déjà noter que si à une autre époque, les « gyms » de boxe semblaient
le haut lieu des « bums » et délinquants, il en est tout autrement aujourd’hui, comme
l’analyse sous l’optique des considérations et des notions théoriques développées dès
CHAPITRE 1
BOXE, CORPS ET SOCIOLOGIE. HABITUS ET SENS PRATIQUE
Sur la base de l’introduction, on est fondé à penser qu’il n’y a pas de sport plus
pratique que la boxe si on reconnaît, comme Bourdieu, qu’il donne corps à « une
logique qui s’effectue directement dans la gymnastique corporelle sans passer par la
corps du boxeur, car la boxe trouve son sens dans les murs de ce « terrain
Si, à première vue, le gymnase semble un lieu banal, il est le théâtre de la dynamique
formation de son corps requiert l’attention, les conseils et les soins des entraîneurs,
mais également de l’ensemble des individus qui gravitent dans l’orbite sociale que
En effet, comme Wacquant l’a montré, il se révèle, notamment dans les quartiers
des classes populaires, le pivot de la vie sociale des jeunes et représente à l’œuvre les
relations sociales en vigueur à cette échelle. Sous cette optique, on est fondé à penser
qu’un esprit de corps se développe dans le giron du club de boxe et s’induit dans le
Dans son étude sur la boxe, réalisée dans le club d’un quartier pauvre de Chicago
sur un mode pratique et collectif, sur la base d’une pédagogie implicite et mimétique
1
Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone,
2000, p. 60.
5
boxe renferme à ses yeux un étrange paradoxe : elle correspond à un sport « ultra-
le gymnase est à la boxe ce que l’Église est à la religion. S’entraîner seul, chez soi, ou
chercher à maîtriser la technique dans un livre : voilà qui est voué à l’impasse puisque
l’entraînement conçu comme suit : trois minutes d’efforts physiques intenses, une
minute de repos, trois minutes d’efforts physiques intenses, une minute de repos. En
habitue progressivement son corps à ses rigueurs et exigences et peut s’y soumettre
définies, mais par imitation, émulation et encouragement sous le mode d’une routine
qui accroît la nécessité d’être en gymnase et, par conséquent, l’importance des
individus qui évoluent autour du boxeur et qui entrent en relation avec lui.
l’ensemble des autres boxeurs et des multiples personnes qui gravitent dans
l’entourage du boxeur. Sous cette optique, Wacquant relève trois modes générateurs
implique par conséquent que l’ensemble des exercices des boxeurs se déroule
simultanément selon le tempo imposé par le chronomètre. De ce fait, tous les boxeurs
2
Ibid., p. 11.
6
Deuxièmement, chaque boxeur fait office de modèle aux yeux de ses vis-à-vis :
modeler sur les boxeurs qui excellent et tirent leçon de leurs coups et gestes.
Inversement, les boxeurs jugés moins aguerris pour de bonnes ou mauvaises raisons
offrent, par la négative, l’exemple ce qu’il faut éviter de faire, à l’image du boxeur
puni par l’entraîneur parce qu’il enfreint l’une des règles en vigueur dans le gymnase.
dernier, ils cherchent à communiquer à leurs élèves du moment ce que les autres ont
induit dans leur corps sous forme d’habiletés répercutées par les coups et gestes, qu’ils
Outre le fait de reproduire sur le vif le combat de boxe, le tempo commun contribue
à produire ce que l’on peut appeler l’« effervescence collective », associée au fait que
tous les individus présents, s’entraînant au même rythme, poussent chacun à tenir une
cadence élevée. Les vis-à-vis se révèlent donc un modèle pour soi, de sorte que
l’enseignement passe par chaque membre puisque les rudiments de la boxe, de nature
visuelle, s’acquièrent d’office par mimétisme. L’exercice devient sous ce mode une
véritable entreprise collective propre à tisser le réseau complexe des relations sociales
relations sociales qui font corps avec le club. En d’autres termes, le corps du boxeur
tous les individus en présence jouent un rôle crucial. Le corps fait progressivement
du club.
médiateur de la société ou, pour le dire autrement, des relations sociales en vigueur
dans son rayon. Marcel Mauss, par exemple, s’est employé à montrer que chaque
société est unique par le fait qu’elle possède ses techniques et attitudes du corps bien à
elle, issues de la tradition transmise par ses membres de génération en génération. Par
technique du corps, Mauss entend donc « les façons dont les hommes, société par
société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps3 ». En effet, le corps
de l’individu représente son objet technique le plus naturel, c’est par lui que l’individu
intériorise et peut reproduire les traditions culturelles répercutées par les autres
membres de la société. Les aînés qui, par exemple, enseignent certaines techniques à
leurs cadets, le font parce qu’ils imitent des coups et gestes jugés valables et
accomplis par des individus en qui ils placent leur confiance ou qui ont autorité sur
3
Marcel Mauss, Les techniques du corps, coll. Les classiques des sciences sociales, article
originalement publié dans Journal de Psychologie, vol. XXXII, nos 3-4, 15 mars–15 avril 1936.
Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1924, p. 5.
8
transmission que s’il y a tradition. Bref, pour Mauss, « cette adaptation [du corps de
nous buvons) est poursuivie dans une série d’actes montés, et montés chez l’individu
non pas simplement par lui-même, mais par toute son éducation, par toute la société
Wacquant, à l’instar de Mauss, dans son célèbre texte sur « Les techniques du
dans la vie de l’individu et dans l’histoire de la société qui sont opérées par et pour
cette perspective, l’étude de Wacquant illustre le fait que se rendre au « gym » afin de
L’individu qui aspire à le devenir doit être disposé à s’entraîner pratiquement sous le
mode de la dévotion en axant sa vie hors du gymnase dans cet unique but.
Si, par exemple, un boxeur ne fait pas attention à son alimentation, ne surveille pas
son poids, néglige ses heures de sommeil et consomme alcool ou drogues, il ne pourra
pas tirer bénéfice de son entraînement et rivaliser à armes égales avec ses semblables
qui font preuve de vigilance à cet égard. Être boxeur impose un régime de vie qui
4
Ibid., p. 10.
5
Ibid., p. 11.
6
Wacquant, op. cit., p. 20.
9
modèle sous bien des aspects son identité, si on a soin de la concevoir, à la manière de
Charles Taylor, comme étant « ce qui définit “qui nous sommes”, “d’où nous venons”.
En ce sens, elle constitue l’arrière-plan en regard duquel nos goûts et nos désirs, nos
opinions et nos aspirations prennent leur signification7. » Sous cette optique, Taylor
l’individu, qui donne une « signification », un sens, une cohérence à toute sa vie.
qu’elles « peuvent se classer par rapport à leur rendement par rapport aux résultats de
l’acquisition d’un rendement. Ici c’est un rendement humain. Ces techniques sont
pratique de ce sport n’est possible que par le corps, englobant l’individu dans sa
rendement maximum d’un boxeur qu’en effectuant un dressage rigoureux qui prend
l’instance dans laquelle s’inscrivent les règles de la vie sociale au gré des cérémonies
rituelles. Elles s’induisent dans les individus — dans leur pensée et dans leur corps —
grâce à ces rites qui forment des valeurs et des normes, en vertu desquelles ils
s’intègrent à leur société sous la forme de ce que Ruth Benedict et Margaret Mead
effet, selon Benedict, la culture ne peut se former comme une réalité en « soi »
7
Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 50.
8
Marcel Mauss, Les techniques du corps, op. cit., p. 12.
10
extérieure aux individus. Chaque culture, induite dans le corps, détermine dans la
individus, elles échappent à bien des égards à leur conscience. Bref, de ce fait, elles ne
font pas chez eux l’objet de réflexions. Les institutions sociales responsables de
comportements et les pensées des individus en les axant sur les valeurs propres à
chaque culture.
Margaret Mead a pour sa part cherché à voir comment les individus font leur la
que sous la pression d’éléments biologiques comme l’âge et le sexe. Sur la base de ses
célèbres études sur la culture en vigueur dans les sociétés de Nouvelle-Guinée, elle
montre, avec détails, que la culture prend le pas sur la nature biologique des individus
Si, par exemple, dans une société donnée, la culture en vigueur impose aux enfants,
garçons ou filles, d’être sensibles, doux et serviables, dans la société voisine, axée sur
une tout autre culture, la rivalité et l’agressivité sont de mise dans l’éducation des
enfants, quel que soit leur sexe. Les cultures en présence sont donc responsables de la
vertu du « modèle culturel » dans lequel ils baignent dès leur naissance. Le fait d’être
garçon ou fille joue peu ou pas par rapport à la culture qui s’induit dans les corps
échappant à leur conscience et volonté, et qui détermine à bien des égards leurs
des institutions, des normes et des valeurs qui gouvernent la pensée et l’action des
individus en société. En effet, faisant partie de la vie sociale, les individus tendent à se
plier dans ce qu’ils sont et ce qu’ils font aux normes sociales, et leurs valeurs
sociale, Durkheim affirme que « pour penser, il faut être, il faut avoir une
individualité. Mais, d’un autre côté, le moi ne peut être tout entier et exclusivement
soi-même, car alors il se viderait de tout contenu. Si, pour penser, il faut être, il faut
9
Émile Durkheim, « Le dualisme de la nature humaine et ses conditions sociales », Scientia,
vol. XV, 1914, p. 7.
12
BOURDIEU
socialisation au-delà des normes et des valeurs qu’impose la société aux individus,
sous l’angle des relations sociales dans lesquelles ils s’insèrent au gré de leur
Sous ce chef, Bourdieu avance que les relations sociales se « déposent dans les
la société dans laquelle il évolue. Le corps représente dans son esprit le « lieu » où se
sédimentent les règles sous-jacentes aux relations sociales dans lesquelles l’individu
s’insère sous les instances sociales que représentent la famille, l’école, le travail, etc.
Dans cette optique, le corps, dès le début de son existence matérielle, s’imprègne
d’emblée, et que Bourdieu conçoit sous la forme des relations sociales nouées avec
autrui. Le corps ne peut s’y fermer ou y être insensible et, s’il se conforme au monde
familier, c’est parce que « les structures cognitives qu’il met en œuvre sont le produit
de l’incorporation des structures du monde dans lequel il agit, que les instruments de
construction qu’il emploie pour connaître le monde sont construits par le monde11 ».
par son ouverture sur le monde qui se révèle condition obligée de sa propre existence.
parce que le corps, qui, grâce à ses sens et à son cerveau, a la capacité d’être présent à
10
Pierre Bourdieu, Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 23.
11
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 197.
13
par lui, a été longuement (dès l’origine) exposé à ses régularités12 ». En d’autres
conscience individuelles, mais représente un fait ou une « donnée objective » que doit
« l’ensemble des relations sociales dans lesquelles s’insère l’individu sous la forme de
autant qu’elles obéissent à des règles explicites. Bourdieu ne cesse de mentionner que
l’habitus correspond au concept « d’histoire faite nature », ou d’« avoir fait être »,
il baigne, bref, de l’acquisition d’un héritage collectif. Les expériences passées sont,
de cette façon, déposées dans le corps des individus sous forme de structure propre à
12
Ibid.
14
s’orchestre selon une configuration spécifique productrice d’une série de règles sous-
jacentes à des manières d’être, de penser et de faire qui s’imposent à tous les individus
gravitant dans son orbite, sans qu’elles soient parfaitement conscientes. De fait, les
coups et gestes de la boxe sont acquis et maîtrisés par imitation et répétition sans que
les individus qui pratiquent ce sport en soient au fait, bien qu’ils s’induisent dans leur
corps.
un jab (extension rapide du bras gauche pour un droitier et du bras droit pour un
gaucher, afin de tenir son adversaire à distance ou préparer une série de coups), et ce
mouvement devient « automatique » tant il n’a plus besoin d’y penser pour le
décocher. Au contraire, la vitesse de son exécution fait en sorte que ce coup échappe à
corps « habitué » aux exigences qui s’imposent dans cette orbite sociale qu’est la
boxe, et que Bourdieu conçoit comme un champ. Sur le plan théorique, la boxe
mettant les pieds dans un gymnase. Ces relations objectives, d’emblée sociales,
gouvernent les faits et gestes du boxeur et, par-delà, déterminent la position qu’il
occupe par rapport à ses vis-à-vis qui, comme lui, évoluent dans ce champ. En
13
Wacquant, op. cit., p. 20.
15
« leur assigne encore, à travers elles, leurs positions relatives dans l’interaction 14 ». Si
on reprend l’exemple du boxeur en voie de maîtriser le jab, force est d’admettre qu’il
partenaires qui ont noté ses erreurs et fautes. Sur la lancée, le boxeur devra
L’apprentissage du jab sous ce mode détermine toutefois la position des uns par
rapport aux autres. Les boxeurs qui brillent par leurs exploits en viennent
fait office de champ. Ils peuvent dès lors, sans en être conscients, imposer leur
qui est la leur s’impose et, à force d’être répétée, s’immisce dans le corps et l’esprit
des boxeurs sans qu’elle soit mise en question. Elle leur apparaît comme ce qu’il faut
d’expliquer chez Bourdieu comment un individu, qu’il qualifie d’agent, agit ou peut
agir « comme il le faut » en faisant « la seule chose à faire » sans calcul préalable et
sans réflexion délibérée. Le sens pratique gouverne en quelque sorte les gestes et les
paroles et « oriente les choix » dans l’espace des « relations sociales objectives » qui
forment chez lui ce qu’il appelle le champ15. En s’y conformant, l’individu n’a de
cesse d’acquérir « le sens du jeu », à l’instar du boxeur qui acquiert les dispositions
vigueur. Par exemple, dans une situation de combat, un boxeur tentera de prévoir les
coups de l’adversaire, ce qui lui permettra de les éviter pour ensuite contre-attaquer. Si
14
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 98.
15
Ibid., p. 111.
16
le boxeur est en mesure de prévoir les gestes de son adversaire, c’est parce qu’il
connaît les possibilités de ce sport en situation de combat. Sous cet angle, force est
donc de constater que l’agent se « coordonne corporellement aux actions des autres ».
Le sens pratique, dès qu’il est acquis, forme une seconde nature qui se combine aux
En sport, il est courant d’entendre à propos d’un athlète que « c’est un naturel »,
qu’« il est né pour son sport » et qu’il n’est pas voué à faire autre chose de sa vie,
comme c’est le cas dans la boxe où l’expression « boxeur naturel » est monnaie
Selon Durkheim, on l’a vu, les institutions sociales s’imposent aux individus sous
précis de la pratique de la boxe, c’est par l’ensemble des relations sociales qui animent
l’institution que représente un club de boxe. Dans cette perspective, il est permis de
penser que se développe un esprit de corps qui lie les différents agents présents dans le
club de boxe. On entend ici par esprit de corps l’adhésion des membres d’un même
traduit par un fort sentiment d’unité et de solidarité en vertu duquel le groupe se mue
L’habitus est, à bien des égards, responsable de la naissance de l’esprit de corps entre
individus, en l’occurrence les boxeurs, au fait de l’habitus pugilistique qu’ils font leur.
mêmes structures objectives, sont objectivement concertées, que les pratiques des
membres d’un même groupe […] sont dotées d’un sens objectif à la fois unitaire et
individuels et collectifs17 ».
Chez Bourdieu, l’esprit de corps s’exprime donc par l’habitus, qu’il conçoit comme
dans le corps. L’habitus forme ainsi une « structure objective » qui permet à tout un
chacun d’évoluer « au naturel » sans avoir à réfléchir délibérément sur ce qu’il est et
induits dans l’individu par les institutions sociales, comme l’école, et intériorisés à la
Chomsky. En effet, selon lui, l’individu formule des énoncés qui ont du sens pour lui
et pour les autres en respectant des règles indépendantes à bien des égards de sa
innée. Si tous les individus sont dotés dès la naissance « d’un dispositif d’acquisition
Sous cette perspective, le sens pratique opère à l’insu des individus comme un
s’exprimer18 » et qui, défini par analogie avec la théorie de Chomsky, doit être vu
comme « système des schèmes intériorisés qui permettent d’engendrer toutes les
seulement19 ».
l’habitus qui, on l’a vu, est relatif aux relations sociales dans lesquelles s’insèrent les
mobilisation par l’individu des ressources dont il est doté ou qu’il acquiert en agissant
dans le cadre de ce que Bourdieu nomme la pratique. Le sens pratique se révèle ainsi
18
Pierre Bourdieu, “Postface”, dans Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique,
Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 152.
19
Ibid.
19
cheville ouvrière de l’habitus et renvoie à la stratégie dont fait preuve tout individu
quand il mobilise ses ressources en vertu des schèmes de pensée et d’action induits
d’un groupe. Capital individuel, il dépend de la force physique (en ce sens, il s’agit
d’un aspect du “capital corporel”), mais aussi du savoir-faire (de ce point de vue, il
concevoir la boxe à la lumière de ces notions que sont l’habitus et le sens pratique,
issues de la théorie élaborée par Pierre Bourdieu. Sous cette optique, on s’emploiera à
vertu des relations que noue le boxeur avec l’ensemble des individus qui gravitent,
selon des positions distinctes, dans l’orbite du gymnase qui fait office de club de boxe.
L’acquisition des coups et gestes propres à la boxe se révèlera dans cette voie une
20
Gérard Mauger, La sociologie de la délinquance juvénile, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2009, p. 53.
20
CHAPITRE 2
L’OBSERVATION PARTICIPANTE POUR COMPRENDRE LA BOXE
Sur cette base, l’étude proposée dans ce mémoire s’appuie sur une enquête de
terrain conduite dans les murs d’un club de boxe du quartier Saint-Michel de
jugé important : à son échelle, il représente la salle de boxe typique où sont formés des
correspond grosso modo à celui proposé dans des « gyms » analogues ici comme
d’élection.
Afin de comprendre ce qui s’y déroule ou même simplement d’avoir accès aux
En effet, sur place, en évoluant dans l’établissement, il est possible d’observer sur
le vif des faits et gestes riches d’informations utiles à l’analyse de la boxe sous une
optique globale et évolutive. L’entraînement d’un boxeur, par exemple, doit être
l’occurrence, peu familier avec ce genre d’endroit, doit mettre les choses en
perspective. Les « faits et gestes » observés dès son « entrée sur le terrain » prendront
toutes leurs couleurs, si l’on peut dire, au gré de sa venue régulière. L’ambiance du
gym, par exemple, se module différemment selon que le boxeur aguerri ou perçu
21
comme la « vedette » — c’est-à-dire un pugiliste à qui l’on voue respect sur la base de
Dans le premier cas, le climat est tendu et toute l’attention est dirigée vers le
s’étendre aux boxeurs qui évoluent à ses côtés. Ce signe de respect et de solidarité
détecter.
longtemps, par Loïc Wacquant, dans le cadre de ses études doctorales à l’Université
ce sport devient tremplin d’insertion sociale chez les jeunes défavorisés du quartier
Woodlawn, ghetto de Chicago. Selon lui, le club de boxe fait office de « fenêtre » sur
Après seize mois d’observation sur le vif, il rectifie son tir et décide d’étudier le
métier de boxeur sous l’optique sociologique. Il s’engage dans cette voie sans être
véritablement familier avec ce sport et ses adeptes. De ce fait, son étude a chance de
fonder sur une minutieuse enquête de terrain destinée à mettre au jour les techniques
l’égard de son objet d’étude, l’amenant à être un véritable boxeur, son travail se
observation conduite pendant trois ans et demi. À cette fin, il s’entraîne comme
progressivement à être boxeur professionnel. Wacquant s’est pris au jeu et, de fil en
aiguille, son enquête a débordé le rayon du club de boxe ciblé au départ. En effet, elle
s’est étendue aux soirées de gala pendant lesquelles il a joué le rôle d’homme de coin
collègues boxeurs et de leur vie sociale. L’observation participante lui permet donc
l’esprit de la méthode.
Sur cette base, qu’est-ce donc que l’observation participante ? Aux yeux de
du chercheur, qui est présent en temps et en lieu réels auprès de l’objet qui devient
intime et qui l’intéresse21 ». Cette présence constante sur le terrain oblige le chercheur
à nouer un lien direct avec les sujets de son enquête, c’est-à-dire les individus en
21
Loïc Wacquant, « Les usages de l’ethnographie », Colloque Ethnografeast II : La fabrique de
l’ethnographie, École Normale Supérieure, 15 septembre 2004.
23
Dans son étude de la boxe, Wacquant suggère à cette fin d’observer la façon par
laquelle le pugiliste fait sens, de prendre la peine de s’en approcher suffisamment pour
saisir « avec son corps, en situation quasi expérimentale » et ainsi rompre « avec le
se glisser dans la vie quotidienne des sujets de son étude. En évoluant lui-même dans
rigueur à l’analyse sociologique, puisque celle-ci s’établit sur le vif et en prenant acte
s’infiltrer sans trop de heurts dans un club de boxe fréquenté en majorité par des Afro-
Américains. Comment a-t-il réussi, dans ces conditions, à conduire une enquête de
Cette vision, propre à donner son lustre à l’observation participante orchestrée par
Wacquant, a toutefois été mise en cause. Mitchell Duneier, entre autres, formule de
que son entrée sur le terrain a été facilitée par le fait d’être Français est absurde
puisque ses interlocuteurs ne sont pas forcément au fait des événements historiques
Wacquant semble penser que ces jeunes hommes noirs font le lien entre sa présence et
cet épisode historique, et qu’ils connaîtraient donc l’histoire comme lui, alors même
que la plupart d’entre eux sont en échec scolaire : il ne donne par ailleurs aucune
preuve à l’appui de cette affirmation plus que sujette à caution23. » Force est
d’admettre que rien ne laisse croire que les membres du club de boxe ont une
connaissance de l’histoire leur permettant de déceler cette qualité dans la personne qui
Duneier montre d’autre part que la présence de Wacquant sur le terrain, son
intégration dans le gymnase de Woodlawn, a bien plus posé problème qu’il ne veut
l’admettre. Un de ses vis-à-vis n’a pas manqué de déclarer à son sujet : « J’ai vu ce
mec français au gym. Un gringalet un peu bizarre, posant des questions et rendant les
boxeurs nerveux. De temps en temps vous voyez des gars comme ça fouinant et
23
Mitchell Duneier, « Garder sa tête sur le ring ? Sur la négligence théorique et autres écueils de
l’ethnographie », Revue française de sociologie, vol. 47, no 1, 2006, p. 146.
24
Ibid., p. 146-147.
25
Wacquant est également resté muet sur le fait qu’il a organisé une excursion en
France avec des boxeurs membres du club observé et sur les répercussions d’une telle
initiative sur le plan méthodologique. En effet, ce voyage a peut-être été perçu comme
une récompense dans l’esprit des sujets de son enquête qui, en guise de remerciement,
l’enquête de terrain.
par ailleurs attiré l’attention des médias, ce qui, par ricochet, a contribué à le
différencier des autres boxeurs et à lui octroyer une notoriété préjudiciable à l’éthos
À la lumière de cette enquête et des critiques qui en ont été faites, le présent
mémoire de maîtrise propose une enquête de terrain d’un club de boxe afin d’étudier
les relations sociales qui donnent corps à la pratique de ce sport (voir premier
chapitre). À cette fin, il se fonde sur l’étude conduite pendant une année au club de
boxe Champion, situé dans le quartier Saint-Michel, au coin des rues Bélanger et
Saint-Michel.
Ce gymnase, on l’a dit, apparaît « traditionnel » à bien des égards. Sans avoir
membres font des carrières enviables ou sont en voie de réussir dans le domaine. À
leurs côtés évoluent des individus qui boxent pour le plaisir ou pour la mise en forme
que procure ce sport. Le club de boxe Champion est ouvert tous les jours, sauf le
s’entraîner deux fois dans la même journée. En effet, à la boxe, il est de notoriété
de graves blessures.
La clientèle du matin est totalement différente de celle du soir : le matin attire les
old schools, c’est-à-dire des boxeurs à la retraite, mais qui se font un devoir de
fréquenter le gymnase. La boxe représente pour eux « toute leur vie » et ils se
considèrent « comme une famille ». En soirée, le gymnase vit à un autre rythme, celui
des jeunes qui s’y rendent pour s’entraîner après l’école ou le travail. L’entraînement
s’établit sous le signe de l’intensité, du fait que les boxeurs professionnels, sur place,
battent la cadence.
En bref, le club de boxe ciblé se compose de membres de tous les âges. Selon une
estimation approximative, l’âge varie entre 8 et 60 ans avec une moyenne d’environ
22 ans. Les hommes y sont fortement majoritaires. Seule une jeune femme le
fréquente régulièrement.
valeurs ambiantes, largement partagées par les membres clés de l’établissement et qui
lui donnent en réalité son visage. À l’entrée même, une affiche proclame : « Si tu
veux, tu peux. If you want, you can. » Cette seule phrase résume ce qu’exige la boxe :
relever après l’échec et de ne jamais lancer la serviette. Ces mots — qui résonnent
l’établissement. Ces valeurs transpirent dans le lieu et elles font l’objet d’une
27
inculcation incessante. Sur place, lors des combats, on constate qu’un boxeur est mal
Outre l’affiche, les murs du gymnase sont tapissés des photos de vedettes locales et
membres. Le respect est également une valeur de mise, en tout temps de rigueur entre
réprimandé par l’entraîneur. Le manque de respect envers son entraîneur lui vaut
nul n’échappe. Les entraîneurs incarnent l’autorité et prennent les traits de « chefs
d’orchestre » capables de diriger l’un et l’autre des boxeurs en présence. Les boxeurs
professionnels, quant à eux, font office de modèles pour les autres et, de ce fait,
à-vis. En bas de l’échelle viennent les old school, certes dotés de vastes connaissances
et compétences pratiques du sport, mais qui sont vus comme des personnages
« spéciaux » ou étranges du fait qu’il leur manque les habiletés requises pour agir
comme entraîneurs. Les boxeurs amateurs sont quant à eux considérés comme
formant la relève du gym : ils possèdent certaines habiletés, mais très peu
Le décor du club de boxe Champion lui donne un visage des plus traditionnels,
avec sa minuterie, son ring, ses miroirs pour le shadow boxing et la corde à danser, ses
sacs d’entraînement, son sac poire pour s’exercer à la vitesse, ses tapis destinés aux
push up et aux set up, son bureau réservé aux entraîneurs avec vue en surplomb de la
28
salle, son coin réservé aux exercices de musculation avec poids et machines, ses vélos
stationnaires pour s’échauffer, ses casiers pour se changer, ses douches et ses dizaines
L’enquête de terrain s’est étendue sur une année, au rythme de deux à cinq visites
par semaine, d’une durée d’environ deux heures. Elle s’est établie sous le prétexte de
comme cela est de rigueur, par une semaine d’observation des boxeurs novices afin de
déterminer ses exercices de routine. Sur l’élan, après avoir connu le vestiaire, pour
Elle s’est déroulée dans le fouillis qui règne au gymnase : toute la place est
occupée par des boxeurs en entraînement et force est d’admettre que, dans ces
sociologue contraint de se familiariser avec la boxe doit changer ses habitudes de vie,
Faute de pouvoir prendre des notes sur place dans le feu de l’entraînement, les
volonté de l’auteur de passer incognito dans l’intention d’écouter sans entraves les
conversations à bâtons rompus entre membres. Le recueil des informations sous cette
forme s’est révélé opportun et a permis d’observer les boxeurs sans fard, sous leur vrai
sentant épiés.
Les entrevues ont été faciles à obtenir et à réaliser : les boxeurs s’y pliaient de
dernier, parfaitement informé sur leur personne et leur entraînement, pouvait leur
poser des questions judicieuses à leurs propres yeux. Ce n’est qu’à ce moment que
Il est apparu opportun de conduire l’observation in situ en soirée du fait que les
boxeurs aguerris sont alors présents en plus grand nombre. Outre les observations, on
vient de le mentionner, des données ont été recueillies en écoutant les propos tenus sur
des combats26.
chercheur à engager sa propre personne aux fins du recueil des données sur le terrain.
représentent les clichés, les préjugés et autres stéréotypes nullement fondés. Son
méthodologiques. Sous ce chef, il doit d’entrée de jeu mettre cartes sur table et, sur
l’élan, se faire accepter de ses interlocuteurs et établir des relations sur un pied
sociologue en l’occurrence, doit faire bonne impression dès le début afin de faciliter
son intégration et d’être accepté sur le coup. L’installation, quant à elle, s’établit par
une « série de comportements et de choix qui vont définir pour les autres les raisons
26
Bien que nous n’ayons pas pris part à un combat officiel, il nous a été donné de participer à une
séance de sparring sur le ring avec un boxeur professionnel. Cette expérience nous a permis
d’expérimenter le fait de frapper et d’être frappé.
27
Jean Copans, L’enquête et ses méthodes : l’enquête ethnologique de terrain, Paris, Armand Colin,
2008.
31
de la présence, le statut social, voire l’essence culturelle d’un personnage par ailleurs
ethnologue28 ».
Dans cette perspective, rien ne doit être laissé au hasard dans le feu de l’action, par
conséquent le chercheur doit être capable d’élaborer une méthode de travail adaptée à
son terrain et aux contraintes que sous-tend son étude. L’origine sociale, le
vocabulaire, l’histoire et les manières de ses interlocuteurs doivent par exemple être
pris en compte afin de nouer un contact harmonieux avec eux. Pour être clair, il doit
chercher à effacer la distance sociale qui, malgré lui, le sépare des sujets de son
enquête.
Si, au départ, l’enquête s’établit sous le signe de la nouveauté, par après le travail sur
interlocuteurs. Le chercheur doit respecter les règles ambiantes et s’y plier de bonne
grâce, quitte à modifier son plan de travail. Le travail sur le terrain peut ressembler, à
entraver le cours normal des choses. Elle peut être mise en cause par les sujets de
l’enquête et, de ce fait, il doit savoir rebondir pour remédier à la situation afin d’être
28
Ibid., p. 38.
32
Les entretiens ou entrevues se révèlent à bien des égards constituer l’un des
bâtons rompus, est susceptible de produire les données pertinentes sur la base des
informations fournies par différents interlocuteurs, renfermant leur point de vue qui ne
Selon Alain Blanchet et Anne Gotman29, l’entretien est à la fois une rencontre, un
l’entrevue. Il est également habitus du fait que s’entretenir avec un vis-à-vis requiert,
outre la capacité à poser des questions, les aptitudes à maîtriser sur le vif une situation
de mise. Voilà pourquoi l’entretien est qualifié d’« improvisation réglée » du fait qu’il
posées, l’intervieweur doit, à la lumière des réponses données, savoir rectifier le tir. Il
ne doit en aucun cas se plier à une série de questions, mais au contraire saisir au vol
celles que produit l’interaction entre lui et son vis-à-vis. Sous ce chef, selon Blanchet
et Gotman, « l’enquête par entretien est ainsi particulièrement pertinente lorsque l’on
veut analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, aux évènements dont
29
Alain Blanchet et Anne Gotman, L’entretien, Paris, Armand Colin, 2008.
30
Ibid., p. 22.
33
ils ont pu être les témoins actifs : lorsque l’on veut mettre en évidence les systèmes de
Sur cette base, six entretiens en bonne et due forme ont été réalisés dans le cadre de
de la disponibilité des répondants et des notes consignées à leur sujet. Ces entrevues
ont été conduites auprès des quatre que sont, dans l’ordre, Bugsy (à deux occasions),
Bugsy est âgé de 18 ans. Il pratique la boxe depuis environ six mois et s’est livré
au combat à six occasions. Sa fiche est de trois victoires, deux défaites et une
« exhibition » (un combat, avec arbitre, sans vainqueur déclaré). Bugsy correspond au
jeune en proie à des problèmes avec l’autorité et qui trouve un exutoire dans la boxe.
Apprécié de ses pairs, il est résolu à devenir boxeur professionnel en suivant les traces
Rénald agit dans le club à titre d’entraîneur et, dans le cadre de l’enquête, a fait
office d’informateur clé. Le respect qu’on lui voue fait de lui le pivot de
club. Son âge — il est dans la cinquantaine — contribue sans doute aux égards qu’on
porte à sa personne. La boxe lui est devenue familière dès l’adolescence. Il l’a quittée
« pour faire totalement autre chose » et finalement y revenir voilà 15 ans, en tant
qu’entraîneur. Témoin de l’évolution du sport et de ses adeptes, son regard sur la boxe
s’avère utile pour en comprendre les valeurs et la hiérarchie sociale qu’elle génère.
31
Ibid., p. 27.
34
boxeur vedette Floyd Mayweather Jr, il est flamboyant autant sur le ring que dans le
gym lors des entraînements, et s’avère être un leader pour le groupe de boxeurs du
club Champion. Son but ultime est de devenir un jour champion du monde.
combat ultime. Il a pour réputation d’être « le plus discipliné du gym », il mène une
« vie de moine » — selon Rénald — pour être à la hauteur des objectifs qu’il se fixe,
Le choix des personnes interviewées se fonde sur leur position respective dans la
hiérarchie sociale en vigueur dans l’enceinte du club de boxe. Elles représentent les
de chacun.
Les entrevues se sont généralement déroulées en début de soirée dans les murs du
club de boxe. Sur place dès l’ouverture, vers 16 h, il était possible d’entrer en contact
avec les boxeurs avant que ne débute leur entraînement. Le régime soutenu des
exercices à faire ne permettant pas de prendre des notes, on l’a vu, ni du reste de poser
l’entraînement, donc avant que nos boxeurs soient accablés par la fatigue. Disciplinés
et n’évoluant pratiquement que sous le toit du gymnase, ils ont été interviewés dans
l’enceinte du club de boxe, dans une petite pièce fermée du bureau de l’entraîneur,
casques d’entraînement, etc.). En installant les chaises en face à face, de biais l’une
35
par rapport à l’autre, le lieu était organisé de façon propice et à l’abri des indiscrétions
susceptibles de nuire au bon déroulement de l’entrevue. Il est à noter que tous les
boxeurs à qui nous avons demandé un entretien ont accepté sur-le-champ. Et même,
voyant leurs collègues en entrevue, certains semblaient aussi vouloir nous rencontrer
Les entrevues conduites auprès des boxeurs et de l’entraîneur se fondent sur les
questions générales suivantes : 1) quel climat règne actuellement dans les gymnases
de boxe, 2) quels sont les individus et les interventions qui président à l’acquisition de
les ressources et pouvoirs mobilisés, de façon stratégique, afin d’être familier avec
l’habitus pugilistique ?
portrait dressé par Loïc Wacquant dans sa célèbre étude. Les nuances sont de mise et,
par conséquent, il fallait recueillir les informations requises de la bouche même de nos
interlocuteurs afin de connaître ce à quoi correspond de nos jours le fait d’être boxeur
boxeur et, d’autre part, l’induction dans sa personne des valeurs susceptibles de le
disposer à agir dans l’orbite de la boxe. Les entrevues devaient envisager la boxe sous
ce chef.
36
Car, en effet, la boxe correspond à une pratique qui a pour propriété de se former
échappe à bien des égards à la conscience du boxeur, car par la force de la routine qui
gouverne son entraînement, les faits et gestes de son sport lui apparaissent sous le
violence symbolique.
Voilà ce qui est en jeu dans les entrevues au programme, et leur conduite devait en
quelque sorte déjouer la difficulté qu’on peut avoir à débusquer l’habitus pugilistique
qui, à l’instar de l’habitus, se forme chez les boxeurs à leur insu, sans qu’ils en soient
CHAPITRE 3
LE CLUB DE BOXE CHAMPION ET LA BOXE AUJOURD’HUI
Le club de boxe s’affiche à l’extérieur au moyen d’une enseigne aux couleurs vives
et sur laquelle est inscrit en lettres majuscules Club de boxe Champion et le numéro de
une photographie de Mohamed Ali collée à la fenêtre. Sur la porte d’entrée sont
indiquées les heures durant lesquelles le gymnase est ouvert au « grand public32 ». Si
laisse filtrer les coups sur les sacs, les cris des boxeurs, les directives de l’entraîneur et
approximativement à 15 mètres de large sur 45 de long. Son entrée est obstruée par un
32
Les heures d’ouverture du gymnase s’étendent de 10 h à 13 h en matinée et de 16 h à 20 h en
soirée, excepté le mercredi. Il est fermé le dimanche. Cet horaire, affiché sur la porte d’entrée,
concerne les boxeurs qui ne font pas de compétition, car le mercredi après-midi est réservé aux
boxeurs désireux d’en faire. Dans cette plage horaire, les boxeurs aguerris disposent pour eux seuls
de l’espace et des équipements, autrement utilisés par les boxeurs dits récréatifs. Durant cette
période, l’entraîneur se voue aux boxeurs et délaisse momentanément ses autres tâches, consistant
par exemple à s’occuper de la réception, répondre au téléphone, encaisser l’argent, etc.
33
La chaleur et l’humidité sont accablantes durant l’été. En laissant la porte ouverte, on s’assure
d’un minimum d’aération. À l’inverse, la porte doit toujours être fermée l’hiver afin que le froid et
l’humidité ne pénètrent d’aucune façon dans la salle.
38
lourd sac d’exercice qui en cache cinq autres, disposés en ligne le long du mur ouest.
Sur le pan nord, face à la salle d’entraînement, se trouve le bureau des entraîneurs,
continuellement allumé, sans qu’on porte attention ou intérêt à ce qui est présenté34.
La pièce jouxte l’entrepôt dans lequel est rangé l’équipement. Le mur est totalement
recouvert de miroirs face auxquels sont placés les vélos stationnaires. Le périmètre
forme le vaste espace où les boxeurs ont le loisir de sauter à la corde, de se livrer au
bornée par le ring, situé en quelque sorte au centre du gymnase. L’autre versant du
ring est occupé par des pièces d’équipement, des poids et haltères et d’autres vélos
stationnaires. Le vestiaire qui renferme les casiers, les douches et toilettes couvre le
mur sud.
autres gymnases de boxe d’ici et d’ailleurs. La renommée du lieu tient à son entretien,
fait avec soin, et qui suscite la remarque, maintes fois entendue, de la bouche de
boxeurs aguerris, « ici, c’est un beau gym ». Selon eux, le propriétaire du club attache
rénové, les murs ont été repeints et le bureau des entraîneurs est lambrissé de bois et
recouvert de tapis.
Comme dans la quasi-totalité des gyms de boxe, les murs sont ornés de
nombreuses photos relatives à la boxe. D’un côté on trouve des images de légendes de
34
Le téléviseur est allumé surtout le soir et on y regarde les bulletins d’informations de la journée.
Les boxeurs n’y portent pas vraiment attention. Seul le préposé de la salle la regarde dès qu’il en a
le loisir.
39
la boxe, telles que Mohamed Ali, Mike Tyson ou Oscar de la Hoya. Sur le mur opposé
sont exposés des clichés à saveur locale. On y voit entre autres Stéphane Ouellet, les
frères Hilton, Éric Lucas et autres boxeurs ayant marqué l’histoire du sport au Québec.
internationaux. Ces dernières images donnent une saveur particulière au lieu, servant
Force est de noter que, ces dernières années, la boxe a passablement changé de
visage. Les vétérans n’hésitent pas à parler d’une nouvelle époque par rapport à celle
qu’ils ont connue à leur jeune âge. Rénald, l’entraîneur du gymnase, à peine dans la
cinquantaine, évoque le « bon vieux temps » en racontant ses premières armes dans ce
sport, auquel l’avait initié un camarade, un « dur à cuire » qui l’avait entraîné à la
À l’époque, la boxe était la chasse gardée des jeunes issus des « milieux
nouveau venu ne se conformait pas aux comportements des autres boxeurs membres
d’un gymnase, il était congédié sur-le-champ et devait quitter l’endroit sans tarder.
De nos jours, les individus membres des gymnases de boxe sont loin de se
conformer à ce lieu commun. En effet, au club de boxe Champion, ils sont issus de
entre 8 et 60 ans et des femmes viennent s’y entraîner régulièrement, ce qui était
C’est l’impact qu’a amené les récréatifs. Les gymnases, parce qu’à l’époque,
les gymnases c’était payé par la Ville. Donc y’avait pas de problème
financier grandiose tsé… y’étaient très limités dans leurs activités mais
euh… parce qu’ils pouvaient pas faire de grands voyages, y pouvaient pas
acheter du beau stock, y taipaient leur sac, pis toute. Mais quand on a ouvert
ça au plus grand public, la venue du taï-boxe pis tout ça, les clubs de boxe
ont vu une façon d’augmenter leurs revenus. De telle sorte, qu’un club
comme ici par exemple, c’est 95 % qui sont récréatifs.
Le soutien financier octroyé jadis par la Ville de Montréal faisait en sorte que les
financiers reçus les obligeaient toutefois à gérer l’endroit avec un budget minime. Les
équipements de qualité étaient rares, les gants usés et l’endroit passablement négligé.
Voilà pourquoi les entraîneurs souhaitaient consacrer leur temps et leur énergie aux
ressources et moyens, limités, devaient servir aux candidats sérieux au détriment des
41
autres membres, pour qui la boxe correspond à une activité purement récréative et
qu’on appelle justement les « récréatifs ». Les salles de boxe semblaient réservées à
Aujourd’hui, les gymnases de boxe ne sont plus éligibles au soutien public et sont,
à bien des égards, considérés comme des commerces. De ce fait, ils doivent attirer une
doit plus être un sport d’élite, ni se pratiquer dans un cercle d’initiés. À ce sujet,
Ben les récréatifs c’est tous ceux qui font pas de la compétition. Ceux qui
font pas de la compétition et ceux qui n’ont pas l’intention d’en faire non
plus. Soyons le plus large possible là, y’a des gens qui font ça pis qui vont
voir un jour s’y vont faire de la compétition, eux je les inclus pas dans les
récréatifs. Mais ceux qui, vraiment, de façon arrêtée, veulent pas faire de la
compétition, ils veulent s’entraîner, veulent être en forme, veulent connaître
un peu l’ambiance d’un gym de boxe, parce que c’est quelque chose d’un
peu mythique, dans la boxe. Tsé le côté coup de poing sur la gueule. Le côté
aussi mythique, qui a existé déjà, y’en reste un petit peu, quelque chose, ça
rentre encore en ligne de compte, même si c’est pu ce que c’était.
semaines, parfois quelques mois, avant que ces nouveaux venus ne disparaissent sans
fréquenter le gymnase pendant une plus longue période, mais ils représentent une
infime minorité. Les « vrais » boxeurs — ceux qui forment le noyau dur de
l’établissement —, le club en compte une quinzaine. Ils évoluent pour la plupart dans
le circuit amateur et sont âgés entre 14 et 25 ans, d’autres encore étant considérés
comme professionnels.
42
Au premier coup d’œil, il est difficile de distinguer les membres « récréatifs » des
boxeurs qui s’inscrivent à des compétitions. Leurs entraînements semblent se plier aux
mêmes routines et ils se livrent en apparence aux mêmes exercices. Toutefois, pour
qui est le moindrement aguerri, la différence entre eux ne fait aucun doute, selon la
Tsé les choses que les boxeurs trouvent répréhensibles entre eux, ça aussi ça
un effet. Y’a des choses qui ne se font pas. Pis euh, qu’un récréatif va faire,
mais qu’un boxeur ne fera pas, parce que, il veut pas être ridiculisé, ou pointé
par un autre compétiteur. Parce que c’est sûr que le compétiteur y voit pas
beaucoup les récréatifs, y sont là, mais il ne les voit pas. C’est-à-dire qu’il va
parler avec eux autres, il va être gentil avec eux autres, mais les récréatifs
sont là, au fond, comme un coureur qui court, pis y’a du monde autour. Y
font pas vraiment partie du portrait. Je pense que c’est comme ça dans tous
les gymnases.
La différence s’établit en effet sur le plan technique comme sous l’angle des
rapidité selon le jeu de pied requis. Il bouge ses épaules en conséquence et sait adopter
la bonne posture sur le vif. Le boxeur récréatif, quant à lui, fera preuve de maladresses
concentrer. Il a rarement accès au ring et, par conséquent, il fait pâle figure devant le
boxeur à qui l’entraîneur prodigue ses conseils et ses secrets. La différence entre
Faut dire aussi que plus ça va, plus le vécu aussi va concerner, parce que ce
qui va unir le plus les compétiteurs c’est pas le travail dans le gym, c’est la
compétition. C’est la compétition, parce que la compétition, elle, c’est
probablement ce qui est le plus, euh… où le sentiment d’urgence, où le
besoin de l’autre est plus grand. Pis lui les personnes qui voit en compétition
c’est ceux-là.
43
Boxer pour le plaisir ou pour être en forme n’a donc rien à voir avec le fait
d’acquérir l’habitus pugilistique et sur l’élan de vouloir monter sur le ring pour livrer
un match.
44
CHAPITRE 4
L’ACQUISITION DE L’HABITUS PUGILISTIQUE
décrite dans le chapitre méthodologique, l’auteur cherchera dans les prochaines pages
à cerner la formation de l’habitus pugilistique au gré des relations nouées entre les
saisir sur le vif la façon dont les relations nouées par les boxeurs sont « déposées au
sein des corps individuels35 » de manière à engendrer l’esprit de corps. Sur l’élan, elle
entre le boxeur et son entraîneur, relations étendues à celles nouées avec ses vis-à-vis,
qui donnent donc à cet apprentissage une couleur collective. Les stratégies à l’œuvre
vont finalement clore l’analyse afin de montrer notamment que la notion d’habitus
s’élabore selon une perspective qui n’est en rien déterministe. En effet, le boxeur
novice doit développer le sens pratique grâce auquel il mobilise ses ressources en
que représente l’habitus. Sous ce chef, la mobilisation des ressources s’opère selon les
dispositions qu’induit l’habitus pugilistique née des relations entre le boxeur, son
entraîneur et toutes les autres parties en présence dans l’enceinte du club de boxe.
Sous cette optique, les boxeurs se démarquent les uns des autres, puisque chacun
orchestre ses ressources selon des dispositions différenciées suivant les propriétés des
relations en vertu desquelles son sport de prédilection lui est devenu familier.
35
Bourdieu, Pierre, Réponses : pour une anthropologie réflexive, op. cit., p.23.
45
PREMIÈRE PARTIE :
QUELQUES ÉLÉMENTS SUR L’ESPRIT DE CORPS
pas les mêmes motivations, ni les mêmes raisons de boxer, les deux groupes forment
deux entités très différentes. Si les premiers forment une communauté représentant le
cœur et l’âme du gym, les seconds ne font que graviter autour, sans être vraiment
remarqués. Cette différence est intéressante, parce qu’elle a pour effet de renforcer
l’évidence qu’il existe bel et bien un esprit de corps chez les boxeurs compétitifs,
défini dans le premier chapitre comme « l’adhésion des membres d’un même groupe à
s’exprime donc sous la forme d’habitus ayant pour effet de gouverner les pratiques et
commune aux membres du groupe de boxeurs est intériorisé par chaque individu de
cette base, tous les boxeurs du groupe porteront en eux un patrimoine culturel et
collectif.
Montrer la réalité du boxeur en situation de combat nous sera utile pour deux
raisons : d’une part, afin d’envisager la boxe sous divers angles — l’entraînement, les
vigueur dans un gymnase et qui sont de règle pour qui aspire à être boxeur. D’autre
part, c’est sur la base de cette réalité commune que les boxeurs compétitifs seront
46
esprit de corps.
Quand le boxeur monte dans l’arène, le ring selon le terme consacré, il doit agir de
son propre chef dès que la cloche se fait entendre, comme l’explique notre
interlocuteur :
Une éventualité qui est grande aussi est d’être tout seul. Parce que le boxeur
est tout seul dans le ring. Y’a pu d’entraîneur, y’a pu d’amis, pis pour un
temps déterminé, y peut pas crier à l’aide. Y’est tout seul pis y doit terminer,
y doit écouler le temps qui est là, en gagnant ou en perdant, mais surtout pas
en abandonnant. C’est une épreuve très grande pour lui.
l’entraîneur et aux bons conseils des autres boxeurs, après avoir franchi les cordes du
ring, le boxeur est laissé à lui-même et doit savoir exécuter les mouvements appris
sans l’aide de quiconque. Son corps fait donc office de vecteur de ce qu’il a appris
tout en étant la cible de son adversaire. En effet, l’habitus pugilistique se forme dans
l’esprit et le corps du boxeur, qu’il doit mobiliser à tout instant durant le match. Sur
cette base, le boxeur doit activer ses bras, ses jambes, ses épaules et ses hanches afin
Inversement, son corps représente la cible que son vis-à-vis doit atteindre pour
montrer sa suprématie. Le boxeur, on le sait, doit se protéger des coups portés à la tête
et à l’abdomen, les deux parties du corps susceptibles d’être frappées en vertu des
règles. À cette fin, il peut entraver les coups de son adversaire avec ses gants ou les
Être la cible se révèle être la clef de voûte de la boxe et de ce que doit exécuter le
boxeur. En effet, chaque erreur commise par le boxeur est payée sur-le-champ. Si, par
exemple, un boxeur porte un coup prévu par son adversaire, il risque d’essuyer une
contre-attaque par des coups à la tête ou au corps. Par-delà le fait que son vis-à-vis
marque alors des points, le boxeur est en proie à des douleurs physiques susceptibles
de miner son endurance. Il n’est pas rare de voir l’un ou l’autre des pugilistes le visage
Les combats de boxe se déroulent dans l’arène ou le ring. Borné par des cordes, il
délimite la surface sur laquelle les boxeurs peuvent exécuter leurs manœuvres. Il est
sentiment d’être dans une cage, sentiment dont l’auteur de ces lignes a fait
J’étais enfin sur le ring ! Depuis le temps que j’attendais le moment d’enfiler
les gants et de combattre. J’étais évidemment très nerveux, mais j’avais
confiance en mon plan de match, qui consistait à utiliser mon jab à outrance
de sorte de pouvoir garder François le plus loin de moi possible. Je devais
aussi me déplacer beaucoup afin de ne pas être une cible immobile facile à
atteindre. En me déplaçant et en utilisant mon jab, je pensais bien avoir
l’opportunité d’envoyer quelques combinaisons efficaces… La séance a bien
commencé. J’ai surpris François par ma combativité. Au début, il n’osait pas
trop me frapper et me laissait attaquer. Je dois avouer ne pas l’avoir touché
souvent à la première reprise. Peut-être deux ou trois fois maximum. Il
esquivait et bloquait mes coups facilement. Les problèmes ont commencé à
survenir lors des deuxième et troisième engagements. J’étais incapable de
bloquer ses attaques. Il pouvait me toucher à trois ou quatre occasions avec
ses combinaisons. J’essayais tant bien que mal de bouger dans le ring, mais il
me coinçait constamment dans les coins où je devenais totalement
vulnérable. Il réussissait à se tenir au milieu du ring de sorte que je devais
tourner autour de lui. En étant au milieu du ring, il pouvait toujours
m’atteindre en effectuant quelques pas vers l’avant. Je n’avais nulle part où
48
Selon notre informateur de terrain, Rénald, laisser tomber les gants est
La douleur physique, on l’a vu, est le prix à payer pour boxer et nul ne peut y
échapper. La contrepartie, qu’on tend à sous-estimer, est que tout boxeur peut, par
pas problème. Aujourd’hui, toutefois, la question se pose du fait que la boxe est un
sport ouvert à des individus qui ne cherchent aucunement à être violents ou à se battre.
C’est peut-être un peu cruel, mais en professionnel c’est encore plus flagrant.
Parce que moi je veux devenir champion du monde ! En combat ultime ou en
boxe, peu importe. À chaque combat que tu fais, si l’autre gars y’a le même
rêve que toi, tu veux détruire son rêve. Ça c’est vraiment cruel. En amateur,
des fois, j’avais peut-être tendance à pas frapper aussi fort que je devrais
parce que j’avais un peu pitié pour le rêve de l’autre. Mais ça en
professionnel… c’est là que chu conscient qui faut que je sois méchant dans
le ring. Pis samedi passé, j’étais vraiment méchant. J’avais sa jambe pis j’y
crias... ben j’y crias pas, mais j’y disais : « Ça fait mal hein ? Ça fait mal ? »
J’ai une photo, sa jambe est quasiment pliée à l’envers. Y boitait après. Faut
être méchant. Tsé, si t’es trop gentil… tu peux être gentil en dehors du ring,
36
Il est très rare que le boxeur lui-même signifie à l’arbitre du combat qu’il abandonne. La tâche
revient à l’entraîneur qui, ordinairement, se trouve à proximité du ring. Si l’entraîneur juge que la
santé de son boxeur est en danger, il lancera la serviette dans le ring. À ce moment, l’arbitre est
tenu d’arrêter le combat et de donner la victoire à son adversaire.
37
Le décès le plus célèbre causé par un combat de boxe au Québec fut celui de Cleveland Denny, à
la suite de la soirée du 20 juin 1980 au Stade olympique de Montréal, dont le combat principal
mettait en vedette Sugar Ray Leonard et Roberto Duran. Gaétan Hart, un Québécois, appliqua un
knock-out à Denny à la dixième reprise. Ce dernier succomba à ses blessures dix-sept jours plus
tard. Un mois auparavant, Hart avait mis Ralph Racine dans le coma lors d’un combat à Niagara
Falls, en Ontario. Racine souffre encore aujourd’hui de pertes de mémoire et a de la difficulté à
parler (CBC sport, 19 décembre 2000).
49
mais sur le ring t’as pas le choix de vouloir faire du mal à ton adversaire.
Parce que sinon c’est lui qui va gagner, qui va réaliser ses rêves. Faut être
égoïste dans un sens.
La pitié n’est donc pas de mise durant un combat. Chaque hésitation d’un boxeur
capacité du boxeur à mettre son vis-à-vis au tapis est déterminante au premier chef.
S’il parvient à frapper l’adversaire, à l’étourdir par des coups répétés, à lui faire perdre
son équilibre, il doit profiter de l’occasion pour le mettre knock-out38. Si, au contraire,
Fac, pour embarquer dans le ring, pis te battre, atteindre tes buts, que ce soit
être champion du monde ou champion des gants de bronze ou gants dorés,
faut que tu penses juste à toi pour l’instant du combat. Pis que tu te foutes
des rêves de l’autre. J’ai déjà eu de la pitié pour ça, pour les autres tsé. Peut-
être même que j’ai déjà laissé d’autres gars gagner pour ça. Mais faut être
méchant.
Le boxeur doit toujours veiller sur lui, sans craindre de porter des coups à son
carrière. Cette règle fait loi en boxe et nul boxeur ne peut s’y soustraire. Le cas de
François est éloquent : il a appris à jouer le « méchant » dans le ring, faute de quoi il
38
Le knock-out survient lorsqu’un boxeur est envoyé au tapis par un ou plusieurs coups légaux, et
qu’il ne peut se relever avant le compte de dix de l’arbitre. L’arbitre peut également déclarer un
boxeur K.O. lorsqu’il juge qu’il n’est plus apte à continuer le combat et que sa santé est en danger.
50
Dans le feu de l’action, le boxeur est confronté à des situations imprévues. Son
entraînement lui aura certes appris à connaître les gestes et mouvements convenus, de
même que les stratégies développées sur cette base, mais il reste que son adversaire
peut lui réserver des surprises de son cru. Il doit pour cette raison ajuster ses coups en
cours de route et cela en encaissant ceux de son adversaire. Il doit donc faire preuve
Du sang-froid parce que sinon, tu vas être trop stressé tsé. Tu vas être trop
stressé pis ça va bloquer tous tes muscles, ça va te bloquer mentalement tsé.
Tu vas comme avoir de la gêne pour te battre. Tu vas hésiter avant de
frapper, tu vas avoir des inhibitions. Comme je pense, ça c’était un de mes
problèmes, j’avais beaucoup d’inhibitions. Un blocage mental, comme de la
gêne tsé. T’hésites à frapper pis ça fait que t’es pas aussi bon que tu pourrais
l’être.
51
partagée par le groupe de boxeurs, leur adhésion à des valeurs communes renforce
L’acquisition de l’habitus pugilistique n’a rien à voir avec les lieux communs sur la
boxe véhiculés par les médias comme le cinéma. Chaque combat se conclut par la
victoire d’un boxeur sur son adversaire. Outre que le perdant est en proie à de vives
Mais je pense encore à ce que je disais au début. Ça fait quatre ans et demi de
ça pis je m’en rappelle. C’est ma valeur du départ, la persévérance. Peu
importe ce qui arrive, les obstacles, l’adversité, je continue tsé. Pis là chu
rendu 15 victoires, 8 défaites. Pis j’ai pogné toute tsé.
- François
Les valeurs que je peux transmettre, c’est de toujours continuer. Never back
down. De toujours garder… même si tu manges une raclée, même si tu te fais
taper fort, de toujours garder la tête haute, sortir vainqueur. Parce que le vrai
vainqueur c’est toi. Parce qu’y a des personnes qui se font frapper, qui
reviennent plus dans le gym. Toi t’es toujours là, tu t’entraînes.
39
En boxe amateur au Québec, il n’y a pas véritablement de classement officiel susceptible de
déterminer le rang des boxeurs. Les affrontements sont organisés par les entraîneurs en fonction
essentiellement de la réputation des boxeurs. Une défaite peut donc ternir la renommée de l’un ou
l’autre et, le cas échéant, il devra progressivement regagner sa crédibilité en remportant les
combats suivants.
52
laquelle est décrite dans ce témoignage qui illustre par ricochet l’importance cruciale
du courage et de la persévérance :
Ce matin, j’ai mal à la tête. Recevoir des coups à répétition comme ce fut
le cas hier laisse immanquablement des traces. Je n’ai qu’à toucher
légèrement mon nez pour ressentir une vive douleur. Je comprends
maintenant à quel point les boxeurs sont des êtres à part. Je comprends
pourquoi on dit que la boxe est réservée à un certain type de personnes.
Bien qu’il faille du courage pour monter une première fois sur le ring, il en
faut encore bien plus pour recommencer. Avant-hier, j’avais cette envie
naïve d’enfiler les gants et de me battre. Aujourd’hui, je comprends mieux
ce que ça implique. Je connais la douleur. Autant celle sur le ring lorsque
l’on se fait frapper à la figure et au corps, que celle du lendemain qui nous
rappelle dès le réveil notre expérience de la veille. Je vois maintenant à
quel point il est facile de tout laisser tomber. Je vois pourquoi tant de gens
laissent tomber après quelques séances seulement. Je comprends le courage
que possèdent les vrais boxeurs…
Les performances du boxeur lors des combats résultent en majeure partie des
efforts consentis à son entraînement, lequel comprend cinq séances de trois heures
chaque semaine. Il doit alors intérioriser les mouvements requis, les répéter sans
automatiques sous le coup des instructions dictées par son entraîneur : « lève tes
mains plus haut », « tu dois te déplacer plus dans le ring », « lance ton jab plus
brillamment décrit Ken Dryden pour le hockey dans son autobiographie. Le célèbre
cerbère note en effet que l’entraînement requis pour livrer, à l’époque, une centaine de
Chaque partie n’est pas différente d’une autre. Si elles ne sont pas
exactement pareilles, la plupart sont prévisibles, similaires par l’ambiance
qui y règne, par leur rythme et par le type de problème qu’elles posent.
Quand on me demande ce que j’en pense, je réponds toujours ce que
d’autres ont répondu avant moi, que chaque partie offre ses passionnants et
uniques défis. Mais si je l’ai déjà cru, ce n’est plus le cas maintenant…
Chaque nouveauté est classée, associée à un ancien quelconque, avant de
disparaître41.
L’auteur de ces lignes, au moment de son enquête sur le terrain, l’a expérimenté
lui-même, comme en font foi ses notes, rapidement jetées sur papier :
40
Ce point s’inspire de la théorie du poids le plus lourd élaborée par Nietzsche et qui se résume
comme suit : « Cette vie, telle que tu la vis et l’as vécue, il te faudra la vivre encore une fois et
encore d’innombrables fois : et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et
chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et
grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement. »
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 279-280.
41
Bien que Ken Dryden soit associé au hockey et non à la boxe, ses propos reflètent de façon
brillante la réalité de l’entraînement à la boxe. Ken Dryden, Le match, Varennes, Éditions ADA,
2008, p. 279-280.
54
s’entraîner, persuadé que le « jeu vaut la chandelle », bref qu’il ne lancera pas la
serviette. Si la motivation fléchit ou, pire, flanche, l’entraîneur fait miroiter cette
étape que doit franchir tout boxeur digne de ce nom. Le « cœur à l’entraînement » se
autres boxeurs, mais aussi en cherchant à imiter les efforts que ces derniers mettent
4.2.3 LE RESPECT
l’admiration envers son vis-à-vis du fait qu’il sait estimer les efforts que celui-ci
consent pour s’entraîner et prendre part à un match. Les boxeurs aguerris reçoivent
toutefois les marques de respect les plus significatives parce qu’on décèle en eux
car ce sont eux qui orchestrent la transmission des savoirs et des astuces et qui font
office de modèles.
valeurs, ainsi qu’un but commun, l’esprit de corps en vigueur entre les boxeurs se
La chose la plus importante pour qu’un nouveau venu soit accepté par le groupe est
J’ai quand même été bien accepté parce que en partant je voulais faire de la
compétition. Fac quand tu veux faire de la compétition, tsé le monde sont
intéressé à mettre du temps, de leur temps pour t’aider. En partant je venais
trois à quatre fois par semaine, fac déjà là je mettais de mon temps…
Les boxeurs désireux de prendre part à des compétitions sont ceux que l’on voit le
plus régulièrement au gymnase. Quand on dit qu’un boxeur « met de son temps » à
apprendre les rudiments de la boxe, on se réfère à son réel intérêt à devenir boxeur
compétitif. Sans cette dévotion, un individu ne pourra faire ses marques dans le
les deux types de boxeurs présents dans le gymnase. À la différence des compétitifs,
les récréatifs ne s’entraînent pas d’une façon aussi régulière. Comme la boxe n’occupe
pas une place importante dans leur vie, ils donneront prépondérance à d’autres
occupations, la boxe étant une activité parmi tant d’autres. De ce fait, ils ne
boxeur se fait normalement par une gradation dans son entraînement. Les exercices
seront moins intenses pour un nouveau boxeur et deviendront de plus en plus soutenus
dans les mois qui suivent. Ce cheminement normal est en lien avec le développement
mettra jamais les efforts et le temps nécessaires pour passer à l’étape suivante. Pour
56
boxeur doit maîtriser). Les exercices sur lesquels il met l’accent sont plus reliés aux
majeure partie de son temps dans le gymnase à donner des coups au sac lourd alors
que les boxeurs l’utilisent rarement). Le boxeur enclin à la compétition, pour sa part,
lie le groupe des boxeurs en présence crée du coup un esprit de corps long à germer.
Il nous a été donné d’observer durant notre présence au club de boxe Champion
une constante révélatrice : tous les boxeurs qui connaissent du succès, ou du moins qui
persévèrent dans la boxe amateur ou professionnelle, font partie du noyau dur des
boxeurs du gym. Ainsi, comme le mentionne Rénald, le fait qu’un individu soit
Moi je l’ai vu chez les jeunes. Plus le jeune est intégré, plus il va accepter la
défaite. Moins qu’il l’est, moins qu’il va accepter la défaite. Ça c’est une
constante que j’ai vue toute ma vie. Je pense que ça vaut aussi pour moi.
Donc c’est pour ça que le cheminement du jeune, son intégration dans le
groupe c’est ben important. Moi j’essaye de faciliter ça, c’est ben
important. J’ai vécu des situations plus difficiles, disons avec un jeune
Arabe. C’était le seul Arabe ici, et on l’appelait pas par son nom, on
l’appelait l’Arabe. Jusqu’au moment où j’ai exigé qu’on l’appelle par son
nom. Pis le ptit gars a commencé à se développer à partir de ce moment-là.
C’est pas un hasard. Lui y’avait besoin d’être accepté par la communauté,
pis ça fait partie de ses succès par la suite. Pis là maintenant, les gens voient
pas en lui un Arabe, mais un être humain comme les autres. Je n’ai jamais
réentendu de commentaires.
57
Les boxeurs sont d’ailleurs au fait de cette solidarité ou de cette entraide, à l’instar
Ben tsé y vont te dire : « Tu vas bien faire contre ce gars-là. Je l’ai vu
boxer, pis t’as plus de talent que lui. » Tsé les trucs du genre, les trucs
positifs… Junior je l’ai toujours encouragé. Tsé c’est naturel de
l’encourager parce qu’il a l’air vraiment de quelqu’un qui va avoir du
succès. Mais Bugsy tsé, yé négatif naturel (manque de confiance en lui).
Peut-être inconsciemment, j’ai tendance à le décourager, mais euh…
faudrait que je l’encourage plus. Je le réalise. Pas là, mais je l’ai réalisé
avant. C’est vrai en fait, je lui ai dit qu’il s’était amélioré, pis c’est vrai en
fait. Non, c’est mieux d’encourager le monde. Tsé Reynald c’est vraiment
un bon exemple pour ça. Je pense qu’il faisait des séminaires pour le monde
qui avait pas beaucoup d’argent, qui avait besoin de motivation dans leur
vie. Des pensées positives. Pis euh… y faut encourager le monde. Pis tu te
sens bien après. Ouais, le monde encouragé ont toujours plus de succès que
le monde qui se sont pas fait entourer.
D’ailleurs, ce besoin qu’éprouve le boxeur de se faire épauler par ses pairs est
génère un haut niveau d’insécurité avec lequel l’individu doit composer : être seul sur
le ring, être la cible de son adversaire, la douleur physique qu’il doit endurer sur le
ring et durant plusieurs jours après le combat, la pression de gagner à tout prix…
Cette solidarité entre les boxeurs est plus évidente lors des compétitions et se fait de
important de souligner une autre forme de soutien qui n’est pas évidente à première
vue et qui est primordiale dans le développement du boxeur dans son entraînement
une routine qui ne comporte que peu d’éléments nouveaux d’une journée à l’autre.
les boxeurs trouvent d’autres façons d’obtenir du plaisir au gym, comme en font foi
entraînement qui se révèle répétitif la plupart du temps. Comme les pairs, chacun
s’entraîne au club pour relâcher la vapeur et pour échapper à la routine quotidienne et,
La solidarité des boxeurs entre eux se manifeste avec éclat lors des compétitions. À
la veille d’un combat, les encouragements fusent de toutes parts et se formulent par
des remarques comme : « Il paraît qu’il [en parlant de l’adversaire] est lent à lancer
ses coups » ou encore « Je l’ai vu boxer, et t’as une meilleure technique que lui… »
Les membres du club se font rassurants afin de calmer l’impétrant et lui donner la
confiance dont il a besoin pour gagner. À défaut de participer au même gala comme
pugiliste, les boxeurs n’hésitent pas à être présents dans l’assistance pour encourager
leur collègue :
- Rénald
59
La solidarité à l’œuvre dans les rangs des boxeurs aguerris est absente chez les
boxeurs dits récréatifs, pourtant membres du club de boxe : par contraste, ceux-ci n’en
ont pas besoin car ils n’éprouvent aucunement le stress lié au combat et à la rigueur du
programme d’entraînement. Ils n’évoluent pas non plus en vase clos comme les
boxeurs désireux de faire carrière, avec toutes les contraintes que cela représente.
60
DEUXIÈME PARTIE :
L’APPRENTISSAGE DE LA TECHNIQUE
Il existe donc un esprit de corps en vigueur « dans le gym », lequel a pour effet de
créer une solidarité entre les boxeurs. Ce sentiment d’unité créé par l’esprit de corps
qu’il entretient avec les autres boxeurs et, par-delà, les entraîneurs. Cette partie de
l’analyse a donc pour but de montrer la façon par laquelle un individu acquiert les
Les boxeurs compétitifs passent ainsi chaque jour plusieurs heures avec des
individus qui ont le même intérêt, le même but et la même ambition qu’eux. Au fil du
temps, les liens se nouent et chacun influence ses vis-à-vis. Afin de mieux comprendre
ce que peut apporter le groupe aux individus, il est primordial de le décrire en détail.
4.4.1 L’ENTRAÎNEUR
boxe est l’entraîneur. Son importance tient du fait qu’il est l’individu qui possède le
plus grand « capital pugilistique » par rapport à ceux qui gravitent autour de lui.
Ancien boxeur lui-même, ayant connu le succès, il peut donc envisager la boxe avec
boxeurs, qui lui ont permis de concevoir les diverses facettes du sport, il sait tirer le
plein potentiel de ses recrues en évaluant à chaud leurs forces et leurs faiblesses,
Un bon entraîneur doit, d’ailleurs, trouver le meilleur style pour son boxeur,
dépendant de ses qualités. Pis ya beaucoup de facteurs différents qui font en
sorte qu’on va orienter un boxeur d’une telle façon. Par exemple, si le
boxeur frappe fort, c’est pas la même chose que si yé fort physiquement. Si
yé grand, mince, c’est pas la même chose si y frappe fort, que si yé fort
physiquement. Y peut être grand mince, pis frapper fort, mais pas être fort
physiquement, pis l’inverse existe aussi. C’est deux styles complètement
différents. Ya beau être grand, mais si y frappe fort, y va avoir un certain
style, même si y frappe pas fort, mais yé capable de bousculer ses
adversaires, parce qu’il est fort physiquement, ça va être un autre style. Ya
aussi à savoir, est-ce qu’il encaisse ? Est-ce que lorsqu’il mange des coups,
y perd de la confiance en lui ? Donc y faut éviter le plus possible qu’il se
fasse frapper. Ou si au contraire ça le stimule. Ça le réveille. Est-ce qu’il
lance aussi bien de l’avant que de reculons ? Est-ce qu’il est capable de
frapper en reculant ? Sa résistance, est-ce qu’elle est aussi bonne au fur et à
mesure que le temps avance ? ou sa résistance baisse ? qu’elle est forte au
début pis baisse après. Plein de facteurs comme ça qui vient complètement
faire en sorte que le style va diriger, orienter plus vers un style qu’un autre.
Parce que les boxeurs souvent, ne le savent pas au départ.
mentales. Selon Rénald, l’entraînement d’un individu lent, robuste, avec un bon
menton42 se révèle différent de celui du grand, rapide mais vulnérable aux coups. Par
exemple, si on compare deux boxeurs aussi différents que « Iron Mike » Tyson et
Mohamed Ali, il apparaît évident qu’ils ont été différemment rompus à la boxe, mais
qu’ils ont connu le succès du fait qu’ils ont su exploiter leurs « qualités
personnelles »43 en ayant un vis-à-vis capable de les leur révéler, leur entraîneur.
42
Dans le jargon de la boxe, « posséder un bon menton » touche à la capacité d’un pugiliste à
encaisser les coups à la figure que lui lancent ses adversaires. Certains boxeurs peuvent recevoir
plusieurs centaines de coups avant d’être ébranlés et de tomber au tapis, alors que d’autres, plus
fragiles, peuvent s’écrouler après les charges répétées de leurs adversaires.
43
Mike Tyson (champion de 1988 à 1990) et Mohamed Ali (champion de 1964 à 1967) sont deux
des plus grands boxeurs poids lourd (heavyweigth). Bien qu’ils aient dominé leur époque, ils
affichaient des styles totalement différents. Tyson était petit et extrêmement robuste. Il avait une
force de frappe incroyable et gagnait souvent ses combats par K.O. dès les premiers rounds. Il
avait l’habitude de foncer directement sur son adversaire en début de combat, avant de le ruer de
coups. Il incarnait la puissance même. À l’opposé, Ali était grand, rapide et élégant. Il possédait un
jeu de pied hors du commun et savait éviter les coups comme nul autre. On disait de lui qu’il
dansait autour de ses adversaires et ces derniers se voyaient frustrés de ne pas pouvoir l’atteindre.
62
Les boxeurs sont conscients qu’il est la personne qui leur permettra de développer
leur style et de les diriger dans la bonne voie selon ses connaissances et son
Moi je vais commencer par poser des questions, qu’est-ce que la personne a
fait comme sport. D’abord, c’est la première question que je pose. Parce
que si t’as fait du basketball, du tennis, du soccer, du hockey, du football,
alors tous ces sports-là, que je connais passablement, parce que j’ai fait
autre chose que de la boxe, tous ces sports-là peuvent avoir un rapport avec
la boxe, et ça va me permettre de lui faire comprendre certains mouvements
de boxe qui sont plus difficiles à comprendre, dans cette expertise-là qu’on
retrouve dans d’autres sports. M’a te donner un exemple, au basketball, y’a
beaucoup d’impulsions. En boxe aussi. Donc les joueurs de hockey ont
beaucoup de difficulté à apprendre l’impulsion. Parce que eux autres,
l’impulsion se fait comme marcher. Même chose au football aussi. Dans la
plupart des sports, l’impulsion se fait en marchant. Donc, l’impulsion
comme elle se fait en boxe, l’impulsion, les pieds doivent demeurer dans la
même position. Donc les basketballers sont plus proches à cause de certains
pas, les joueurs de tennis aussi, parce qu’on fait des pas chassés, donc les
pieds vont rester dans le même angle, en faisant certains pas. Il faut pas
justement marcher. Au basketball, on doit pas marcher avec le ballon. Il
faut garder la position des pieds telle qu’elle est. On fait des pivots, pour
éviter de marcher. Ces gens-là ont moins de difficultés à saisir le jeu de pied
de la boxe. Je vais leur faire comprendre d’abord ça, avec leur sport. Donc,
pour les gens qui ont fait que du hockey, c’est beaucoup plus difficile. On y
arrive, mais par d’autres moyens.
que possède son boxeur. Cette évaluation est cruciale pour le développement du
On peut toutefois noter qu’un bon entraîneur ne se fait pas et ne doit pas se faire
dictateur. Au contraire, il doit laisser les coudées franches aux boxeurs afin que
C’est ça, c’est l’entraîneur qui a le dernier mot, et lorsqu’y se produit des
phénomènes d’entraînement plus collectif, c’est sûr que moi j’interviens
pas, je les laisse aller, parce que c’est… le jeune apprend plus encore, quand
il apprend d’un pair, que si y’apprend de moi. Son écoute est plus grande.
Donc, c’est sûr qu’on n’intervient pas dans ces affaires-là. Y’a des
entraîneurs qui jouent un peu à la chasse gardée, je pense que c’est une très
63
C’est de cette façon que les boxeurs peuvent jouer leur rôle qui, en l’occurrence,
Tout le monde doit prendre sa place. Ça c’est quelque chose qu’on peut
observer, les cases se remplissent assez rapidement. Les rôles sont remplis,
ça se structure de façon automatique sans que l’entraîneur ait vraiment
besoin d’intervenir.
agonistique qu’il possède, et c’est sur cette base que se détermine le rôle qu’il est
carrière émaillée de succès et ayant une fiche remplie de victoires impose le respect
d’emblée puisque chacun cherche à imiter ses performances. Certes, bien peu de
boxeurs ne comptent que des victoires à leur actif, mais leur nombre enrichit le capital
fiche de quinze victoires contre de piètres boxeurs n’a rien de reluisant et vaut moins
qu’une fiche de huit victoires contre deux défaites aux mains de boxeurs réputés. La
En plus des succès connus dans le passé, l’expérience pratique du boxeur fait
également office de capital susceptible de lui valoir une position hiérarchique dans
64
différents lieux vaut de l’or, puisque le boxeur en question a acquis sur le tas des
connaissances pratiques qu’il peut capitaliser au gré des relations nouées avec ses vis-
à-vis ou avec les novices à qui il peut donner des conseils. La conversation à bâtons
rompus avec Bugsy, nouvelle recrue, ne comptant à son actif que cinq combats, nous
informe sur la manière dont Junior s’y est pris pour le calmer et lui donner confiance
C’est sûr que ceux qui ont de l’expérience, ceux qui vont en gala, qui ont
plusieurs combats, comparativement à ceux qui font leur premier combat,
celui qui a le plus d’expérience dans la chambre va se lever, pis dire
« calme-toi, assis-toi ». Avant mon dernier combat j’étais stressé, je faisais
le tour de la chambre, je tournais en rond. Pis Junior qui a 15 combats a dit :
« Heille Bugsy, assis-toi. Garde l’énergie pour dans le ring. Assis-toi. » Pis
je me suis calmé.
Le rôle des boxeurs aguerris est donc de transmettre leurs connaissances pratiques,
comme en témoigne l’exemple de Bugsy qui a gardé son sang-froid grâce aux conseils
et à la bienveillance de son supérieur, lequel, du reste, ne lésine pas à l’aider dans son
rapport à ses acolytes s’établit sur la base des qualités que chacun lui reconnaît. Les
leaders se manifestent au grand jour quand il s’agit, par exemple, de donner le ton au
groupe et de veiller à maintenir son unité dès qu’elle semble compromise pour
diverses raisons.
Ouais. Y faut que ce soit comme ça. Ça l’est pas toujours, des fois y’a
des… comme dans tout groupe y peut y avoir des conflits. Y peut y avoir
des changements de leader, mais c’est les mêmes phénomènes que dans tout
65
groupe, c’est présent là aussi, mais peut-être plus qu’ailleurs, c’est très très
important que le groupe sorte uni. On peut pas se permettre d’être tout
croche, d’être boiteux là-dedans. C’est euh… je comparerais ça à une autre
expérience que j’ai vécue, cette fois-là sur les bateaux. Au quai, y’a un
certain nombre de leaders, mais en mer, si y’a une tempête, pis on craint
pour sa vie, les vrais leaders ressortent. C’est pas nécessairement les
mêmes. Mais une chose certaine, si il y a un conflit qui durait, on pouvait
pas survivre. Donc, la survie du groupe exige, pis ça dépend de la situation,
dans un bateau où on risque notre vie, le ménage se fait vite. La survie, la
sécurité c’est une question immédiate, t’as pas le temps de faire de réunions
pis décider qui va décider quoi là, faut que ça se fasse tout de suite. Donc la
boxe, y’a aussi une certaine urgence, euh… parce que c’est un contexte dur,
c’est toute du monde fort, des fortes personnalités, mais y’a comme quelque
chose dans l’air qui faut que ça se case. Pis c’est pas d’autres milieux que
j’ai connus, où les réunions ne semblent pu finir, pis les gens s’ostinent pis
y’a jamais de terrain d’entente… en boxe, ça peut pas être comme ça, sinon
ça va craquer.
Rénald n’hésite pas dans cette voie à énumérer les qualités que doivent afficher les
leaders :
Faut être bon ! Faut avoir des habiletés supérieures, ça c’est sûr. Y faut
aussi, être capable d’animer la salle, de réchauffer la salle. Faut être capable
de créer un évènement à partir de rien. Tsé on arrive ici, des fois c’est mort,
y se passe rien, ça manque de pep. Le leader va faire quelque chose, un
exercice quelconque, un challenge avec un autre. Ça part ! Tout le monde
va travailler fort. Y’a des fois où l’intervention du leader change tout. Il met
une ambiance, tsé, une seule personne peut faire ça. C’est incroyable !
L’intensité par la dynamique avec certains autres boxeurs. On fait des
exercices un peu en compétition.
l’interaction de chacun des boxeurs en présence. Si ceux-ci, d’une part, affichent des
même passion, les mêmes objectifs et les mêmes ambitions. Ils sont en quelque sorte
contraints de se souder les uns aux autres afin d’acquérir les rudiments de leur sport
et, par ricochet, de mesurer les aptitudes qui peuvent leur valoir respect et notoriété
C’est la fierté d’être reconnu pour ceux-là, et en même temps, entre les
boxeurs aussi, si y’a des choses plus spécifiques qu’un boxeur va faire
correctement, et qu’un autre réussit pas, ça aussi ça amène une
reconnaissance. Le courage de l’un, aussi, va amener une reconnaissance.
Y’a toute sorte de façons de se mettre en valeur, pis qui vont être reconnues
par le groupe. Mais à la base, tout le monde fait un peu la même chose.
C’est ça qui va créer cette ligne directrice là. À travers ça, c’est sûr qui faut
laisser une place à la possibilité pour chacun de trouver son meilleur, établir
une reconnaissance particulière, propre. Y’a toujours quelque chose que le
jeune peut améliorer, de sorte de se distinguer par rapport aux autres. Il a
besoin de ça, de le faire par rapport au groupe, de se distinguer par rapport
au groupe, même si en même temps, au fond en faisant ça, c’est pour mieux
s’y fondre. Trouver sa place dans le groupe.
- Rénald
L’interaction joue alors un double rôle : celui d’unir les boxeurs à des valeurs et
que met en relief l’analyse des trois cas de figure que sont Bugsy, François et Junior.
Le premier, Bugsy est le plus jeune boxeur membre du club Champion. Pour lui, la
boxe est une affaire de famille puisque son père et son frère l’ont pratiquée. Ayant
cinq combats à son crédit, trois victoires et deux défaites, il en est à ses premières
armes en boxe amateur. Son but est de devenir boxeur professionnel dans les
n’est pas plus rapide, ni plus fort que ses pairs, mais il n’a pas froid aux yeux et est
toujours prêt à relever un défi. S’il ne semble pas avoir développé d’aptitude physique
et de technique qui pourraient l’aider dans son apprentissage de la boxe, c’est parce
qu’il n’a pas assidûment pratiqué d’autres sports par le passé. Il est toutefois réputé
l’insouciance du débutant. Rénald affirme qu’« à cause de son âge et de son caractère
bonne façon ». Bien que sa rigueur au travail ne soit pas irréprochable, il est un de
entraînement en conversant avec les autres boxeurs. Son côté blagueur, sa naïveté et
son insouciance sont d’autant plus appréciés par ses pairs, car ils connaissent son
passé tumultueux : problèmes à l’école et avec ses dirigeants, bagarres dans la rue,
agressivité, etc. il a été confié à un foyer d’accueil après avoir commis différents
qui lui faisait défaut. Sa détermination à boxer est tenue en haute estime. Les
entraîneurs et les autres boxeurs ne ménagent rien pour lui permettre d’acquérir leurs
d’inspiration pour tous ceux qui gravitent autour de lui. Inversement, ceux-ci
T’apprends le respect aussi, pis, euh, j’sais pas, t’apprécies plus, euh… tu
prends une certaine maturité à la boxe. Y’a aussi que t’es pas toujours avec
du monde de ton âge, t’es aussi avec du monde plus vieux. Avec le monde
que tu côtoies y sont plus vieux, fac té sérieux, tu prends une certaine
maturité, pis t’apprends le respect, pis les valeurs des choses.
Le deuxième boxeur cité en exemple est François. Selon ses pairs, il incarne la
fait qu’il aspire à gagner sa vie en livrant des « combats ultimes ». Il a d’ailleurs dédié
les cinq dernières années à la pratique de sports de combat, comme le Jui jitsu
mixtes. Il compte plus de 150 combats amateurs à son crédit, dont une centaine en Jui
jitsu et une trentaine en boxe amateur. François, plus jeune que la moyenne, était à
68
l’origine solitaire et timide. Il explique comment la pratique des sports de combat l’a
changé :
Avant, j’avais rien. J’avais rien. Tsé je voyais pas l’intérêt. J’arrivais chez
nous après l’école pis je jouais à l’ordinateur, à des jeux genre Counter
Strike… Je suis quelqu’un de gêné. Ça me dérange pas, je l’accepte. Peut-
être un jour je serai plus gêné, mais tsé je pense que c’est un peu ce que j’ai
vécu quand j’étais jeune. J’étais un petit gros qui euh… tsé à 16 ans je
pensais que j’allais finir en prison. Je pensais que j’allais finir par tuer
quelqu’un tellement j’étais frustré. Pis là à 17 ans, j’ai commencé à faire du
Jui Jitsu pis de la lutte. Pis là j’ai compris que je pouvais devenir bon dans
quelque chose. Tsé c’est pas personne qui m’a encouragé. Tsé mes parents
ont pas été, euh… ya personne dans ma famille qui ont fait l’université fac
je pensais pas le faire moi-même. Fac là j’ai commencé le Jui Jitsu. J’ai
commencé ça pis j’ai aimé ça faire de la compétition pis j’ai aimé ça même
si je perdais tout le temps… J’avais jamais fait de sport avant, pis tsé, je me
battais à l’école au secondaire. Pis j’ai commencé ça, pis c’était comme un
jeu avec un challenge au bout. C’est de l’épanouissement. C’est de
l’épanouissement ! C’est un jeu qui est le fun à jouer. Pis au bout du
compte, t’as un challenge, pis si tu réussis ton challenge, c’est là que t’es
fier de toi.
S’il s’est découvert une véritable passion pour les sports de combat, son parcours
n’a pas été sans embûches. Il a essuyé 14 revers, connu la défaite dans ses 16 premiers
C’est là que j’ai comme appris que c’est ça que je voulais faire, que j’allais
devenir bon peu importe ce qui allait arriver. Pis c’est là que j’ai fait une
phrase avec ce que je faisais. La phrase c’était : « Tu vas devenir bon, peu
importe ce qui arrive. » Peu importe les problèmes qui vont arriver, je vais
devenir bon. Ça ça comme fait mon développement pour commencer la
boxe. Ouais, je compense tous les trous avec l’idée que je peux surmonter
n’importe quoi.
Sa motivation, François la tire de sa carrière en arts martiaux mixtes, qui lui est
Ouais, c’est mon but de vie. Je travaille dans un café là, tsé. C’est pas avec
ça que je vais gagner ma vie. Tsé j’ai pas de talent naturel. Mais là, je
commence les combats ultimes, pis y’en a qui me voient comme un bon
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prospect… Peut-être que je me dis aussi que quand j’étais jeune, j’ai
tellement rien foutu que je suis un peu en retard. Chu un peu en retard pour
avoir du succès. Des fois je vois mes amis qui sont à l’université, eux autres
y se permettre de faire le party parce que… parce qui sont comme bien, y
sont correct financièrement, y ont un condo. Moi j’ai pas un condo tsé. J’ai
mon appart, j’ai ma petite jobine. Peut-être que je sens que je suis en retard,
pis que j’ai du temps à rattraper tsé. Mais ça me dérange pas. J’assume mon
retard, j’assume j’ai fait des erreurs quand j’étais plus jeune. Que j’ai été
négligeant à l’école. C’est juste ma vie qui est faite comme ça.
Sur l’élan, il croit en ses chances d’apparaître au classement mondial dans les
prochaines années :
Non, c’est pas une montagne. À 135 livres, j’ai un challenge surmontable.
Si je me battais à 145 livres, c’est un challenge un petit peu trop haut. Mais
à 135 livres, je me vois le top 10 mondial à ce poids-là en combat ultime.
Pis je me vois battre ces gars-là. Tsé j’ai même du talent meilleur qu’eux
right now. Comme à la boxe, je suis beaucoup meilleur qu’eux. Pis dans
deux ans, je me vois dans le top 10 mondial en combat ultime. Tsé, si c’est
le même top 10, je me vois là. Mais le top 10 y peut changer. Ben y va
sûrement changer parce que je suis pas le seul dans le monde qui a les
mêmes buts que ça. Fac ça va sûrement changer. Fac d’ici trois ans je me
vois dans le top 10.
François impose le respect dans le gymnase. Il fait preuve de sérieux dans son
d’être à la hauteur. Il est peu bavard et toujours actif. En entrevue, l’émotion est
montée à la surface quand il a bien voulu raconter son cheminement peu banal. En
Le troisième boxeur ciblé par la présente étude a pour nom Junior. Il manifeste un
talent hors du commun par rapport à ses vis-à-vis du club Champion. Alliant rapidité
et fluidité dans ses mouvements, il possède les aptitudes physiques du boxeur promis
Moi chu un genre de gars qui aime pas ça perdre. J’suis un mauvais perdant.
Alors en étant mauvais perdant, comme je jouais dans une équipe de basket,
j’aimais donner mon 110 %, mais mes collègues pouvaient pas donner leur
110 %. Des fois je perdais des matchs, des fois j’avais les larmes aux yeux,
parce que je me disais : « Je me suis forcé le cul, je me suis forcé à bien
travailler, à bien performer, quand eux-autres disent que c’est juste un
match, meilleure chance la prochaine fois. Alors j’ai pris la boxe. Quand
j’ai pris la boxe, là j’ai vu que si je fais des erreurs c’est ma faute. Mon
équipe c’est moi-même. Et je suis leader de mon équipe.
La première fois que Junior est entré dans le « gym », il ne connaissait personne. Si
connaître un boxeur au sein du club de boxe constitue une porte d’entrée et une bonne
façon de s’intégrer au groupe, Junior s’est plutôt taillé une place avec sa volonté et ses
ambitions. Voici les circonstances qui l’ont amené à être ce qu’il est aujourd’hui :
Ben je pourrais dire que ça été une personne qui a été derrière moi tout le
temps. Qui m’a poussé à faire de la boxe. Elle a dit : « Lâche toutes tes
conneries, tout ça et va faire de la boxe. » C’est une fille avec qui je sortais
avant qui m’a poussé à faire ça. Elle m’a motivé à le faire. C’est parce que
j’aimais Floyd Mayweather, et elle m’a dit : « T’as des traits comme lui,
t’es arrogant comme lui, mais t’es pas sur le ring comme lui. » Là j’ai dit :
« Qu’est-ce tu veux dire par là ? » Elle me dit : « Pourquoi t’essaies pas la
boxe ? » « La boxe ? Yo tu manges une droite, Parkinson, Ali, non ! »
Même que la première journée, c’est avec elle que je suis venu sur le ring.
Même qu’elle me tenait la main. J’avais la chienne. Mais j’ai dit ok, je veux
être champion du monde. J’ai même pas dit bonjour, j’ai pas dit que je
voulais m’inscrire, j’ai dit : « Vous êtes entraîneur ? Je veux être
champion ! »
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inébranlable et qui, pour certains, frôle l’arrogance. Toutefois, son talent ne faisant
pas de doute, il impose le respect et tout le monde autour de lui s’accorde pour voir en
l’ambiance requise dans le club, comme le reconnaît Rénald dans ses remarques au
sujet du leadership :
Par exemple, souvent je teste les boxeurs en leur faisant faire des exercices
seuls, mais des fois Junior va dire : « On fait tu cette exercice-là
ensemble ? » Un embarque avec lui, pis un autre embarque pis là la
compétition se met avec les autres. Pis là, ça part ! C’est pas le premier que
je vois comme ça là. C’est un phénomène qu’on retrouve dans tous les
gyms…
Sur place, l’auteur de ces lignes n’a pu que constater son influence, comme en font
Je joue avec le public. Le public c’est quelque chose que… si c’est pas pour
le public, j’aurais jamais fait un show. J’aime ça impressionner le public,
j’aime ça que le public applaudit. Comme un exemple, j’étais à Mascouche,
ok. Là j’arrive, on me boo, on me chou. En première ronde je fous une
volée au boxeur local, pis je lève les mains pis je dis : « C’est lui votre
champion ? » Je m’amuse avec la foule. On me fait fuck you, le public me
fait fuck you. Ok, arrivé de la façon que je fais tellement mon show, à la fin
du match malgré que je gagne, le public me félicite, m’applaudit, me donne
la main, « oh, té le meilleur gars, j’adore ton show », tout ça. Le public se
sentait dans le ring. Comme un spectacle.
Il apparaît utile de présenter ici ces trois boxeurs membres du club de boxe
Champion afin de saisir en acte les relations nouées entre eux. En effet, ils affichent la
ultimes et donc d’atteindre les plus hauts sommets du classement dans leur catégorie
auront à se créer un style en fonction duquel ils sont susceptibles d’être reconnus
comme boxeurs émérites, formé sur la base de leurs qualités personnelles. Les cas de
Bugsy, François et Junior illustrent éloquemment les différences entre des boxeurs
Chaque boxeur a donc besoin de l’ensemble des individus qui forment le groupe de
un style bien à lui. S’il témoigne d’une détermination et d’un travail acharné aux yeux
de ses pairs, il est aussi constamment à l’affût des trucs et conseils prodigués par ces
interrompre son entraînement afin d’observer les plus expérimentés d’entre eux,
Bugsy, c’est un gars qui avait les pieds plats, qui avait pas de jeu de jambe,
qui se battait pas, mais c’est un bagarreur. Y mangeait une droite et y
tombait au tapis. Mais y continuait toujours, y continuait à foncer. En
l’expliquant et en parlant, comme je suis un leader, euh… ben je lui ai
même pas parlé. À chaque fois que je montais sur le ring, il était assis, il
arrêtait de faire tout ce qui faisait, et y regardait comment je me bats. Dans
son dernier combat, il a déclassé un gars avec mon jeu de jambe. Moi-
même j’étais impressionné. C’était comme si : « Wow, comment il a appris
cette technique-là ? » C’est là que mon entraîneur m’a dit : « À chaque fois
que tu te battais sur le ring, il était assis aux premières loges pour regarder
ton jeu de jambe. » Alors c’est là que tu vois l’influence des boxeurs envers
les jeunes. Quand y voient que tu performes bien, tu travailles fort, tu
fonces, comment tu peux influencer les jeunes.
Bugsy imite le jeu de jambe de Junior parce que ce dernier s’est acquis une
réputation enviable sur cette base et donc fait office de modèle que l’on doit imiter.
L’aptitude à bouger rapidement et avec agilité est ainsi acquise par interaction entre
En effet, si Bugsy modèle son jeu de jambe sur Junior, il n’hésite pas à se tourner
vers François afin d’acquérir la discipline requise pour être à la hauteur de ses
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acolytes. François, on l’a noté, perçu comme « moine », reflète le sérieux et la rigueur
qui, par ricochet, s’imposent à ceux qui gravitent autour de lui, comme Bugsy, sur
Enfin, Bugsy voit en Martin, boxeur professionnel aguerri, le partenaire idéal pour
L’exemple de Bugsy témoigne éloquemment du fait que tout boxeur sait tirer
bénéfice de ses vis-à-vis au fil des interactions, selon les compétences qu’il leur
L’entraînement en groupe n’est pas sans générer une certaine rivalité entre boxeurs,
décelable sur-le-champ dans les murs du gymnase. Si elle s’établit sous le signe de la
Ouais, des fois ya une atmosphère où t’as plus tendance à t’entraîner fort,
ou t’as plus tendance à niaiser. Ça amène quelque chose que j’ai peut-être
pas réalisé consciemment, mais je pense que c’est sûr que, des fois, tu veux
impressionner ton partenaire d’entraînement ou euh… des fois je
compétitionne avec Junior, pis on se met à faire des chin-up. D’habitude, je
fais pas souvent des chin-up tsé. Aussi, on faisait de la compétition avec la
biométrie. Au début, j’étais meilleur que lui pour faire de la biométrie, mais
y s’est mis comme but qu’il allait me dépasser. Ben je pense que Junior se
met souvent des buts pour me dépasser (rire). Ya toujours dit qu’il était
meilleur que moi. Ben tsé y me donne de la misère, je l’ai pas facile avec
lui.
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4.6.3 LE SPARRING
En effet, si les autres exercices — comme les mitaines, le sac lourd ou la poire de
vitesse — rendent le corps apte à se conformer aux gestes et mouvements issus des
techniques de boxe, le sparring, quant à lui, permet de constater sur le vif la maîtrise
montent dans le ring et simulent un combat afin que les parties en présence puissent
Aucun pugiliste, on l’a dit et répété, n’est identique en technique. De ce fait, les
boxeurs sont susceptibles d’affronter en carrière des adversaires de tout acabit : des
cogneurs, des boxeurs agiles sur pied, des adversaires prompts à livrer combat près du
corps ou au contraire à se battre à distance. Sous cette optique, chaque boxeur membre
du club fait office de modèle d’un éventuel adversaire sur lequel il devient possible de
se familiariser avec les différents styles de boxe et ainsi être fin prêt au moment de
monter dans le ring. À ce sujet, François explique les ajustements apportés dans le feu
Y faut je sois concentré quand je fais du sparring avec lui. Y faut que je sois
concentré parce que yé rapide, pis si je fais un bon set-up pour le connecter,
ben ce set-up là va juste marcher une fois. Y faut que tu trouves des
nouvelles stratégies à chaque fois. C’est ça qui est intéressant à faire du
sparring avec lui, tsé. Si j’y va straight forward, ça marche pas tsé,
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y’esquive les coups. Y faut que tu fasses des feintes, faut que je fasse des
coups nouveaux à chaque combinaison parce que sinon, chu pas assez vite.
protagoniste semblable à celui auquel il s’affrontera pour ainsi connaître son style in
vivo. Le boxeur choisi pour jouer ce rôle peut changer son propre style afin de bien
représenter celui que l’on prête à l’adversaire, comme le souligne Bugsy dans ce qui
suit :
Oui, des fois y vont changer leur style un peu pour t’aider en sparring.
Mettons que tu te bats contre un gars qui va te foncer dedans tout le temps,
ben y peut te foncer dedans tout le temps pour t’habituer, te mettre dedans
pour le combat. Ça c’est le fun.
entraînement auquel s’astreint le boxeur et en vertu duquel son corps se plie aux
conscients ou délibérés, ils sont pourtant livrés sous forme d’automatismes, comme le
souligne Rénald :
Oui, c’est en plein ça, parce que tout repose sur l’automatisme. Surtout au
début. Donc on parle de corrections, on parle d’apprentissage au départ, on
parle d’automatisme. Parce qu’il faut pas oublier que la défensive et
l’offensive ça s’opère en même temps pour un boxeur, contrairement à
d’autres sports. Si y commence à penser à des points techniques, euh… pis
ça c’est le gros problème, c’est pour ça qu’il y a certains boxeurs qui vont
évoluer beaucoup, parce que ça leur dérange pas de pratiquer mille fois le
même mouvement, y vont créer l’automatisme facilement. Tandis que
d’autres boxeurs : « Tu me l’as dit, ça fait trois fois que tu me le dis. » Y
comprennent pas que c’est beau que je le dirais 100 fois, mais c’est pas moi
en le disant qui va créer des automatismes, c’est lui en l’exécutant.
Sous le coup d’automatismes, le boxeur n’a pas besoin de réfléchir à ses gestes et
mouvements, produits dans le feu de l’action, et peut ainsi se concentrer sur les
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C’est en plein ça, faut pu que la tête ait besoin de penser. Le but d’ailleurs,
c’est ça. C’est tout le temps ça ! Y faut laisser, y faut que le corps en
apprenne le plus, de façon à ce que l’esprit… qui aille le plus d’espace pour
l’esprit. Le plus d’espace qui reste libre, moins qui a de choses à penser,
plus qu’on peut apprendre de nouvelles choses. C’est un concept qui existe
en pédagogie ici, donc euh… qui est pas nécessairement conscient chez
l’entraîneur, malheureusement, encore moins chez les boxeurs, mais euh…
plus d’automatisme, c’est ça le but. Les sports, c’est plus tu développes
l’automatisme, plus ton esprit est libre pour s’occuper de la stratégie,
s’occuper des petits points que tu maîtrises moins, mais le but c’est toujours
de développer un automatisme de façon à ne pas avoir besoin d’y penser,
c’est au niveau des réflexes que ça va rentrer en compte. Parce que des fois
il y a des nouvelles situations qui se produisent où y’a pas d’automatisme
de développé, pis si ton esprit est libre, ces nouvelles choses qui peuvent
arriver, tsé, t’es prêt, parce que ta tête a pas à s’employer aux autres
choses…
Les ratés en la matière, les automatismes auxquels donne corps le sens pratique,
apparaissent à ce point graves aux yeux de notre entraîneur qu’il n’hésite pas à
affirmer catégoriquement :
C’est très néfaste. C’est très, très, très néfaste. Premièrement quand il est
fatigué ça va revenir, pis s’il y pense, il va télégraphier, si y pense, y’a un
phénomène de télépathie qui se fait, l’adversaire va anticiper. Donc, son
adversaire va avoir des signes, les boxeurs d’expérience sont forts à détecter
les signes d’un coup qui s’en vient. Plus y sont brillants, plus ils détectent.
Ça aussi ça va jouer souvent sur ta défensive. C’est pour ça que j’essaie des
fois de… soit en regardant des combats ou en jasant, que le boxeur
découvre, lui-même son erreur, pis y’arrive lui-même à la constatation que
c’est vraiment pas intégré comme mouvement. Plus efficace que si c’est
moi qui y dit. Parce qu’on a beau le dire 100 fois, ça donne absolument
rien. C’est pour ça que les boxeurs, plus récalcitrants aux leçons, y donnent
plus de fil à retordre.
Je sais pas combien de temps que ça peut prendre, mais une étude qui disait
que ça prenait environ 10 000 heures d’entraînement pour devenir niveau
élite dans un sport. Tsé, pour que ça devienne un automatisme, faut que tu
le répètes assez souvent pour que tes muscles l’enregistrent. Mettons que je
veux pratiquer l’esquive du crochet de gauche, faudrait que je le pratique
encore et encore et encore… pour que ça devienne un automatisme. Au
début tu y penses. Tu y penses, tu y penses. Un moment donné ça vient
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pour livrer les bons coups, ceux qui comptent, et cela souvent en déjouant le style de
mode n’est jamais mise en question et, par conséquent, s’impose en bonne partie au
boxeur au fil de son entraînement qui, on le constate, outrepasse ce que lui enseigne
l’entraîneur, mais s’étend à tout ce que lui transmettent ses vis-à-vis sous l’égide de
pugilistique se fonde certes, on vient de le voir, sur l’esprit de corps, mais mobilise et
met en jeu le capital agonistique conçu comme force de combat du boxeur relative à
qui dépend, on l’a noté, du « capital agonistique de chacun des membres du groupe,
que l’esprit de corps en vigueur dans le club de boxe amène les boxeurs compétitifs à
se fondre en une communauté fortement solidaire sur la base d’une réalité commune
et des valeurs qu’ils partagent. Cet « esprit de corps » donne une couleur particulière à
la formation du boxeur, car c’est sur la base de l’ensemble des relations sociales que
ce dernier entretient avec les autres boxeurs et, par-delà, les entraîneurs, qu’il
substituera à son corps « sauvage » un corps « habitué », en voie d’acquérir l’« habitus
pugilistique ».
Force est toutefois de noter, pour finir, les limites de l’étude présentée dans ces
pages. En effet, l’enquête se base sur le cas de quelques boxeurs et, par la force des
choses, a négligé la présence des boxeurs récréatifs dans l’enceinte du club de boxe
Champion. La venue récente de ces amateurs, enclins à boxer strictement pour garder
l’acquisition de l’habitus pugilistique en un lieu aussi typé que l’endroit ciblé par
notre enquête ?
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l’habitus pugilistique. Si les envisager eut été pertinent, on doit admettre que les
données requises à cette fin font défaut et, pour de bonnes ou de mauvaises raisons,
nous apparaissaient impossibles à recueillir dans les murs du club Champion auxquels
BIBLIOGRAPHIE
BOURDIEU, Pierre, Si le monde social m'est supportable, c'est parce que je peux
m'indigner, entretien mené par Antoine Spire, assisté de Pascale Casanova et de
Miguel Benassayag (1989-1990) ; préface d'Antoine Spire, Paris, Éditions de l'Aube,
2002.
JONES, Chris, Falling hard, a rookie’s year in boxing, Toronto, Anansi, 2001.