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XAVIER BIOY
Référence de publication : Bioy, Xavier (2012) Le droit à la personnalité juridique. Revue des
Droits et Libertés Fondamentaux.
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LE DROIT A LA PERSONNALITE JURIDIQUE
« Sur la terre des vivants, le Droit n’est pas le lieu des purs esprits. En aucune de ses
parties, il n’est angélique. Quand il a fallu désigner ses sujets d’origine, il les a tout
naturellement nommés personnes physiques : êtres qui viennent à la personnalité juridique en
s’incarnant. »1
Dans Le système totalitaire, Hannah Arendt écrit que « le premier pas essentiel sur la route qui mène
à la domination totale consiste à tuer en l’homme la personnalité juridique »2. L’assertion décrit
une vérité éternelle qui se vérifie particulièrement dans les systèmes juridiques contemporains,
complexes et globalisés. Tout a pourtant commencé, au début des temps, modernes et pourtant
immémoriaux, dans l’Olympe vaporeux des droits.
En effet, au royaume des droits subjectifs, nombre d’entre eux se pressaient pour appartenir à
la caste supérieure, celle des droits fondamentaux, et parmi ceux-ci certains prétendaient à la
première place, à une sorte de préséance naturelle, qu’elle soit hiérarchique ou simplement
logique. L’élite se croit alors constituée des droits indérogeables ou intangibles que listent la
Convention européenne des droits ou le Pacte international relatif aux droits civils politiques.
Ainsi, la dignité de la personne s’avance, fière de son statut de droit absolu, parée de
l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ; le droit à la vie lui emboite le pas et se
pare de sa nécessité pour prétendre à la première place. Il entend ainsi écarter le droit à ne pas
être incriminé deux fois pour un même fait, avec la condescendance que le général voue au
particulier.
La surprise de cette scène vient de l’audace d’un petit droit, d’apparence technique et sèche,
qui sort brutalement du peloton des droits, à la seizième place du Pacte international, et affirme
haut et fort, presqu’avec bravade :
Stupéfaits, les autres droits lui font remarquer l’ignorance dans laquelle les sujets de droit se
trouvent de son existence. Qui peut bien avoir besoin de faire reconnaître sa personnalité ? Qui
peut être assez fou pour croire sérieusement qu’on peut avoir un droit à un simple support des
vrais droits ? Quel juge a-t-il bien pu se pencher assez bas pour lui donner du sens ?
Sans se démonter, le droit à la personnalité rétorque fièrement qu’il plonge ses racines à l’article
6 de la Déclaration universelle. Mal lui en a pris. Les autres rient, … de la soft Law, pensez-
vous… ! Les droits français ricanent, surtout ceux de 1789, poudrés et admirés. Ils savent bien
que chez eux il n’est point de droit à avoir des droits. Quelle n’est pas leur étonnement de voir
l’impudent s’apparenter à leur article premier :
« Je vous rappelle, dit-il, que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. N’est-
ce pas là une autre façon de dire que la seule naissance donne la capacité à avoir des droits ?
Que je suis la clef du système des droits ? ».
Silence consterné. Les articles de la Constitution se serrent les uns contre les autres, inquiets de
leurs privilèges. Pourtant l’article 8 du code civil tend alors une main secourable au courageux
« petit droit » :
« chez moi, on dit en effet que tous les français jouiront des droits civils ».
« ce n’est pas la même chose », tranche sèchement l’article préliminaire : « Protéger les droits
civils des français ce n’est pas recueillir tous les droits. Notre ami n’a pas ses lettres de
noblesses. Sans doute a-t-il quelque destin et quelque sens à nous servir, mais je ne vois pas en
lui la clef qu’il prétend être ».
La discussion se poursuivit tard dans la nuit, là-haut, dans l’Olympe des droits. Si l’histoire ne
dit pas qui fût reconnu roi, le droit à la personnalité rencontra des alliés parmi les articles qui
créent des personnes morales et ceux qui règlent les suites de la mort et qui voient s’éteindre la
personnalité. Tous témoignèrent de la nécessité d’attribuer puis de reconnaître la personnalité
juridique à chacun.
La personnalité juridique peut en effet être considérée comme la partie passive du rapport de
droit, son support. On peut provisoirement reprendre la définition du rapport de droit que
Kelsen pose dans sa Théorie pure : « On définit le rapport de droit comme un rapport entre des
sujets de droit, c’est à dire entre le sujet d’une obligation juridique et le sujet du droit
correspondant, ou en encore – ce qui n’est pas la même chose- comme le rapport entre une
obligation juridique et le droit correspondant (les mots « obligation » et « droit » doivent être
entendus ici comme le fait la doctrine traditionnelle.3» Kelsen aborde la question de la personne
par la personne physique en dénonçant l’approche de la doctrine traditionnelle l’opposant à la
personne morale : « (…) une analyse plus approfondie fait apparaître que c’est en réalité la «
personne physique » qui est elle aussi, une construction artificielle de la science du droit, qu’elle
n’est elle aussi qu’une personne « juridique »4. Cette conception fût également celle que
partagèrent Carré de Malberg et Eisenmann. Duguit quant à lui, on le sait, se montrait fort
hostile à une construction ontologiste de la personnalité juridique dont il récusait le principe
même5.
Le droit à la personnalité physique et le droit à la personnalité morale traduisent la
nécessité du mécanisme qui permet d’imputer des droits et des obligations qui servent le jeu
des sujets de droits. La personnalité donne au bénéficiaire de la protection objective des droits
l’outil indispensable pour exercer ses prérogatives. C’est pour cette raison que la notion de
personnalité juridique entretient des relations fortes avec celle de statut ou d’état (état civil bien
sûr), au point d’être souvent confondue avec elle 6 . On le verra, l’octroi de la personnalité
juridique se confond souvent concrètement dans l’esprit de certains interprètes avec
l’établissement d’un état civil, l’enregistrement d’un mariage ou d’une filiation.
Le concept de personne juridique se veut pourtant bien différent. Il désigne le support
abstrait des droits, comme le dit Kelsen, un point d’imputation des droits. La personnalité
juridique se distingue donc d’une autre notion, elle aussi tout autant juridique, qu’est la personne
humaine. Terme utilisé depuis une soixantaine d’années pour désigner le sujet des droits
fondamentaux7, ceux de tout être humain, l’usage de la notion de personne humaine met ce sujet
juridiquement en situation « d’être un corps », d’entretenir des relations sociales, d’être un corps
socialement situé.
L’article 16 du Code civil et le Préambule de 19468 font, entre autres, cohabiter dans
une même formule juridique les notions d’être humain et de personne humaine, faisant de la
seconde la traduction de la valeur sociale du premier. Les extensions dans le temps ne
coïncident pas. On sait que la naissance, doublée de la viabilité, conduit à l’attribution de la
personnalité juridique, laquelle disparait avec la mort. Pour autant, si le cadavre entre sans
conteste dans la catégorie des choses9, il reste très fortement personnalisé, socialement protégé.
La protection du cadavre se place sous le signe de la dignité10, mais il s’agirait moins de la
dignité de l’être humain, qui suppose d’être en vie, que d’une réminiscence d’une dignité
sociale de la personne dont le souvenir suscite le respect, comme en atteste la qualification
retenue par le Conseil d’État lors de l’arrêt Milhaud11.
La personnalité juridique, outil de ces relations sociales et support des droits sur le corps,
donne le moyen indispensable d’existence à la personne humaine et à sa dignité. Cela au point
que le droit à la personnalité juridique est un droit de la personne humaine. Mais comment avoir
un droit lorsque fait défaut le support indispensable des droits ? Sans doute faut-il voir dans la
personne humaine le bénéficiaire objectif d’un attribut accordé par les ordres juridiques, par les
États. L’octroi de la personnalité n’est sans doute pas un droit en soi mais un engagement
étatique, international et constitutionnel.
Dans ce cadre, l’octroi de la personnalité physique et celui de la personnalité morale ne sauraient
se confondre. Certes on reconnaît des droits fondamentaux aux personnes morales mais ce n’est
que sous réserve que cela serve les droits fondamentaux des personnes physiques. On verra que
l’octroi de la personnalité morale sert ainsi les projets des groupes de personnes physiques mais
aucun texte fondamental ne protège la personnalité d’une personne qui n’existe pas déjà.
Cette confrontation des deux formes de personnalité juridique montre que les motifs de
son attribution peuvent être très divers. Pour la personnalité physique il s’agit d’une question de
principe, éthique ou morale car cela consiste à faire exister juridiquement l’individu. Pour la
personnalité morale, il s’agit au contraire de donner le moyen d’un objectif différent, lié à l’action
collective, publique ou privée. La personnalité physique, en ce sens, relève de l’ontologie
juridique, la forme morale relève du fonctionnalisme. L’étude de ces fondements constitue le
début de la réflexion (I) avant de voir sous quelle forme le droit à la personnalité juridique se
trouve consacré (II).
Le droit à avoir des droits s’exprime d’abord sur le plan du droit naturel, qu’il soit celui
des modernes ou du positivisme sociologique du XXème siècle.
1. Jusnaturalisme rationaliste
L’un des chevaux de bataille des Lumières a été l’abolition de l’esclavage. Les discours
évoquent la dignité de la personne (voir notamment le Décret Schoelcher 12) et l’émergence de
la personnalité humaine autour de la liberté. Trop souvent éludée en la résumant à l’absence de
personnalité, la question de l’esclavage ne manque pas de mener au constat que l’existence d’un
être humain (notion inconnue à Rome) n’entraîne pas la reconnaissance automatique de
l’existence juridique, comme l’institutionnalisera le christianisme. À Rome, un sujet peut
disposer de plusieurs persona selon ses domaines d’activité et, inversement, l’ancêtre de la
personne morale était une persona comprenant plusieurs « sujets ». L’esclave serait ainsi doté
d’une personnalité ne contenant aucun droit, réduite à sa plus simple existence, à son principe
même de support. En effet, il semble que l’on puisse affirmer qu’avant la dégradation de la
condition sociale des esclaves sous l’Empire et au cours des derniers siècles de la République,
leur proximité avec le maître et les besoins économiques de ce dernier, ont amené le droit à
attribuer la persona à l’esclave. Par la suite, ce titre leur est généralement refusé.
Aujourd’hui, l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé traduisent cet acquis. La
Cour européenne13, a commencé par considérer l’esclavage comme synonyme de servage, de
négation de la personnalité au profit de la propriété d’autrui. La Cour rappelle que l’article 4 de
la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Son
premier paragraphe ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des
clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il
ne souffre nulle dérogation, même en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie
de la nation14.
L’œuvre de Kant magnifie la rencontre entre personne, liberté et responsabilité. Le sujet
libre et moral se nomme personne. La pensée de Hegel met en valeur le « caractère relationnel
» de la personne, comme concept qui inclut l’individu dans le collectif. Certes, la thématique
de la personne n’est pas principale dans les Principes de philosophie
du droit15, mais le principe du sujet de droit, et au-delà de la personne, chez Hegel,
repose sur l’inscription de la relationnalité au cœur du sujet individuel 16 . Pour lui, la
rationalisation de l’humanisme passe par la découverte du lien qui unit la liberté intérieure,
essence de l’homme, avec sa finalité extérieure. On sait que du point de vue de la liberté, les
individus « ne sont que des moments » ; la liberté ne se trouve pas dans la volonté singulière
mais dans l’essence de la conscience de soi, dans l’universalité objective de l’affirmation de
soi, c’est à dire dans la personnel17.
Cette capacité relationnelle qui caractérise la personne, notre droit la traduit dans le cas
de l’embryon et du fœtus e du rôle que joue le « projet parental » dans leur protection. Le
traitement juridique de l’enfant à naître atteste en effet d’une progressivité de la protection
juridique de son intégrité, de ses intérêts patrimoniaux et extra-patrimoniaux. Cette progression
est corrélative des manifestations d’intérêt de son environnement social, en premier lieu les
géniteurs de l’enfant, l’Etat ensuite. Plus l’enfant à naître est attendu, plus sa protection s’accroît
et plus l’Etat la juridicise en personnalisant l’être humain.
On peut trouver des échos très directs de cette conception. Ainsi le Code civil autrichien
précise‑t‑il que « tout individu jouit dès sa naissance de droits innés qui lui sont conférés par la
raison ; aussi doit‑il être considéré comme une personne ».
2. Jusnaturalisme sociologique
Le premier des droits de l’homme serait ainsi le droit qui permet d’avoir des droits ;
l’attribution puis la reconnaissance de la personnalité juridique à tout être humain, se ferait au
nom de la dignité de la personne humaine. La personnalité permet ainsi à la personne d’être
intégrée au jeu social. L’octroi de la personnalité juridique étant la principale et la plus
indispensable des dignités, certains ordres juridiques l’instituent clairement, contrairement au
droit français.
Les lois relatives au respect du corps humain et au don et à l’utilisation des éléments et
produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal
énoncent certes un ensemble de principes au nombre desquels figurent la primauté de la
personne humaine, le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie, etc… mais pas
le droit à la personnalité. Le bénéficiaire réel de ces dispositions est l’être humain comme être
biologique potentiellement doté de la personnalité humaine ou juridique. La notion d’être
humain apparaît concomitamment à la dignité de la personne, après guerre. Elle se trouve
associée à la dignité dans les dispositifs relatifs à la bioéthique. Son caractère objectif appelle
en complément la dimension volitive de la personnalité juridique.
La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas consacré de droit à la personnalité
physique. Saisie en ce sens par Mme. Vo, même si elle note qu’en principe les traditions des
différents états membres attribuent la personnalité à la naissance, la Cour se concentre sur le
droit à la vie et se refuse à trancher la question25.
Il en va quelque peu différemment pour la personnalité morale qui lui paraît être le
corollaire des libertés collectives. Certaines libertés collectives nécessitent la création d’une
structure disposant de la personnalité.
C’est notamment le cas de la liberté de religion qui conduit à admettre l’obligation
positive de l’Etat de reconnaître la personnalité des communautés religieuses orthodoxes. A la
suite de la demande de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, revendiquant le droit d’user d’un
terrain, compte tenu de ce que sa chapelle y était sise, le bureau national du cadastre répondit
aux fidèles que « l’administration publique locale n’était pas en mesure d’adopter une telle
décision, puisque l’Eglise métropolitaine de Bessarabie n’avait pas de personnalité juridique
reconnue en Moldova ». Alors même que la loi disposait que « les cultes reconnus par l’Etat
sont des personnes morales (…) ». Le refus de reconnaître cette personnalité a été, cette fois,
reconnue comme une violation de l’article 926. De même, dans une autre affaire, les requérants
soutiennent, à propos du bureau du grand mufti remplacés par les autorités bulgares, que le
droit de toute personne de manifester sa religion collectivement implique la possibilité pour la
communauté de s’organiser selon ses propres règles. En effet, selon la loi relative à la liberté
de religion, « une confession est réputée reconnue et acquiert la personnalité juridique après
approbation de ses statuts par le Conseil des ministres ou par un vice-premier ministre habilité
à cet effet ». La Cour conclut à la violation de l’article 9 pour cette ingérence27.
On peut aussi évoquer le droit aux biens. La célèbre affaire des « Saints monastères »
en constitue une illustration28. La loi grecque des 27/31 mai 1977 relative à la « Charte statutaire
de l’Eglise de Grèce » attribue à l’Eglise, ainsi qu’à un certain nombre de ses institutions dont
les monastères, la personnalité morale de droit public « en ce qui concerne leurs rapports
juridiques ». Les personnes morales ecclésiastiques qui forment l’Eglise de Grèce, au sens
large, constituent une entité distincte de l’administration et jouissent d’une autonomie
complète. Mais le gouvernement leur a dénié l’autonomie suffisante pour agir contre lui devant
la Cour européenne. Il s’agit de personnes exerçant la puissance publique. Ce que la Cour n’a
pas admis pour condamner l’Etat pour violation du droit aux biens (l’Etat avait fait transférer
des biens monastiques dans son patrimoine).
Dans l’affaire Fener Rum Erkek Liseni Vakfi c. Turquie29, la requérante est une fondation de
droit turc qui a pour tâche d’assurer l’instruction dans le lycée grec de Fener, à Istanbul. Son
statut est conforme aux dispositions du Traité de Lausanne relatives à la protection des
anciennes fondations qui effectuent des services publics pour les minorités religieuses. La loi
lui accorde la personnalité morale et une déclaration spécifie ses buts et détaillant ses biens
immobiliers. Mais en 1992 ses titres de propriété sont annulés en se fondant sur l’incapacité
juridique fondée sur une jurisprudence des années 1990. La violation du droit au respect des
biens est alors évidente. La Cour constate que les biens appartiennent aux instances religieuses
en tant que personne morale, et non aux requérants. Or la Cour doit respecter la personnalité
juridique distincte de la communauté religieuse concernée et refuser d’admettre un droit aux
biens des fidèles30.
C’est encore le cas du droit d’agir en justice comme en atteste encore une affaire
grecque. Depuis la création de l’Etat hellénique, une sorte de coutume a permis la
reconnaissance de fait de la personnalité juridique de l’Eglise catholique grecque et des
différentes églises paroissiales par les autorités administratives ou par les tribunaux. De même,
la personnalité morale de droit public de la communauté juive en Grèce, elle s’expliquerait par
le fait que celle-ci ne constitue pas seulement une organisation religieuse, mais une union de
personnes qui administrent elles-mêmes leurs affaires et qui partagent des points communs dont
la religion. Cette sécurité juridique a été troublée par la Cour de cassation qui a soudainement
exigé une formalisation qui, à défaut, entraine l’impossibilité d’agir en justice (violation de
l’article 6§1)31 .
Une affaire française est intéressante à ce titre32. Par un arrêt du 25 janvier 1995, la Cour
d’appel de Paris avait considéré que la personnalité juridique d’une association devait être
reconnue du seul fait qu’elle avait été valablement constituée au regard de la législation du pays
concerné, ce qui était le cas de la requérante. Les requérantes se plaignaient de l’irrecevabilité
de leurs plaintes avec constitution de partie civile au motif qu’elles n’auraient pas accompli les
formalités exigées par l’article 5 de la loi du 1er juillet 1901 pour obtenir la capacité d’ester en
justice en France. La France a ainsi imposé une véritable restriction, au demeurant non
suffisamment prévisible, qui porte atteinte à la substance même de leur droit d’accès à un
tribunal, de sorte qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.
Dans le même esprit, le droit au procès équitable, particulièrement pour pouvoir agir
devant la Cour européenne ellemême, implique de reconnaître la qualité de victime à une
association dissoute par l’Etat pour des raisons financières33. Dans l’affaire Partidul comunistilor
(nepeceristi) et Gheorghe Ungureanu la Cour a même reconnu la qualité de victime à un parti politique
qui s’était vu refuser l’inscription par les autorités nationales, et donc qui n’existait pas selon la
loi interne34.
Dans le cadre interaméricain, à titre d’illustration, la Charte de l’Organisation des Etats
américains, en son article 3, fixe les cadres de son interprétation, notamment que « b. L’ordre
international est basé essentiellement sur le respect de la personnalité, de la souveraineté et de
l’indépendance des Etats ainsi que sur le fidèle accomplissement des obligations découlant des
traités et des autres sources du droit international ». L’Etat dispose donc du point de vue du
droit régional d’une personnalité, ce qui recouvre une dimension d’indépendance.
En comparaison, la Cour interaméricaine des droits s’inquiète également du fait que
certains états empêchent concrètement les peuples indigènes de défendre leurs droits,
particulièrement de propriété, en leur opposant l’absence de personnalité juridique au moment
d’ester en justice. La Cour estime que « l’octroi de la personnalité sert pour rendre effectifs les
droits préexistants des communautés indigènes, qu’ils exercent de façon historique, et non à
partir de leur naissance en tant que personnes juridiques. Leur système d’organisation politique,
économique, sociale, culturelle, religieuse et les droits qui en découlent (…) ne sont pas
reconnus à la personne juridique qui doit être constituée pour satisfaire une exigence juridique
formelle, mais à la Communauté en tant que telle »35 . Les Etats tardent plusieurs années, voire
des décennies à attribuer la personnalité, ce qui entraine leur condamnation36. Il peut s’agir
aussi de nier le statut de « tribu » qui demeure la condition d’obtention de la personnalité37.
Reprenons les termes mêmes du Conseil constitutionnel dans sa célèbre décision du 16
juillet 1971 : « la constitution d’associations, alors même qu’elles paraîtraient entachées de
nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l’intervention
préalable de l’autorité administrative ou même de l’autorité judiciaire ; 3. Considérant que (…)
les dispositions de l’article 3 de la loi (…) ont pour objet d’instituer une procédure d’après
laquelle l’acquisition de la capacité juridique des associations déclarées pourra être
subordonnée à un contrôle préalable par l’autorité judiciaire de leur conformité à la loi ; 4.
Considérant, dès lors, qu’il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions
de l’article 3 (…) ». La liberté d’association, comme la liberté syndicale, nécessitent
intrinsèquement la reconnaissance de la personnalité juridique.
Sur cette base il convient d’examiner les formes de consécration de ce droit à la
personnalité.
Cette consécration s’opère selon deux modalités principales. La première est celle de la
reconnaissance internationale d’un droit de l’homme. Elle vise la personnalité physique (A). La
seconde consiste à y voir la conséquence, sous forme subjective, d’une obligation objective des
institutions (B).
A- Une obligation de reconnaissance pesant sur l’Etat
2. Le relai interne
Comment ne pas établir un lien avec l’article 1er de 1789, « les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits » ? ; n’impliquerait‑il pas que tous doivent avoir dès leur
naissance une même capacité juridique, une même personnalité juridique ? C’est notamment
ce que révèle l’énigmatique article 8 du Code civil disposant que « tout Français jouira des
droits civils ». Si cet article n’a pas pour finalité d’indiquer à quel moment ou à quel sujet
s’applique la personnalité juridique, il révèle néanmoins que la nationalité française ne se
conçoit pas sans la personnalité juridique, sans la « titularité » des droits civils. Le fait donc de
conférer la nationalité française à un apatride vaut également reconnaissance pleine et entière
de la personnalité juridique.
B- Une obligation réflexe des institutions
On entend par « obligation réflexe des institutions » le fait que la création d’institutions
implique logiquement la prééxistance de la personnalité. Le fait de conférer la personnalité
juridique à un être humain, comme à un groupement, signifie l’octroi d’une dignité sociale,
d’une appartenance à un groupe, d’une réception au sein d’une collectivité qui accorde à cet
être, outre des droits et des obligations, le principe même d’avoir une voix et de pouvoir
participer au jeu social. Cela commence par l’abolition de la « mort civile » et peut impliquer
d’autonomiser des services publics.
Si l’Etat est la première et la matrice des personnes morales, il étend son modèle à toutes
les autres institutions de droit public : offices professionnels, collectivités territoriales, autorités
de régulation… L’institutionnalisation des services publics par la personnalité juridique
dépasse la seule problématique de l’efficacité de l’autonomie budgétaire et patrimoniale. Elle
traduit aussi parfois des droits subjectifs des groupes, des droits fondamentaux des personnes
morales. Sans revenir sur les débats fondateurs du droit administratif relatif à la personnalité
des personnes « innommées », des « offices » et des corporations, on rappellera
qu’institutionnaliser les services publics consiste notamment en l’attribution de la personnalité
morale, n’en déplaise à Duguit. Une certaine lecture peut voir par exemple dans la personnalité
juridique des Universités la condition de la liberté de la recherche et de l’indépendance des
professeurs d’Université.
La Constitution de la Vème le prévoit indirectement. Les règles concernant la création
d’un établissement public constituant une catégorie particulière relèvent du domaine de la loi
comprennent nécessairement ses règles constitutives notamment la détermination de la
personnalité juridique, celles qui fixent le cadre général de sa mission, en l’espèce57.