Aminata Traoré - L'Afrique Humiliée

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Dédicace

Préface

1 - L'ennemi subsaharien

2 - L'insulte

3 - Le dilemme français

4 - Une mondialisation cousue de fil blanc

5 - Le Mali stigmatisé

6 - Une jeunesse sacrifiée

7 - Ceuta et Melilla : le choc

8 - Les naufragés

9 - Le vol Paris-Bamako

10 - La sous-traitance de la violence

11 - Le non-être et le vide politique

12 - L'arme du financement

13 - À qui profite la croissance en Afrique ?


14 - De la nature de l'Europe

15 - Le codéveloppement

16 - Femmes en lutte

17 - Le choix de la dignité et de l'espérance


Bibliographie

Remerciements

DÉJÀ PARU AUX ÉDITIONS FAYARD


© Librairie Arthème Fayard, 2008.
978-2-213-64966-5
du même auteur

Lettre au Président des Français à propos de la Côte d'Ivoire et de


l'Afrique en général, Paris, Fayard, 2005.
Le Viol de l'imaginaire, Paris, Fayard, 2002.
L'Étau. L'Afrique dans un monde sans frontières, Arles, Actes Sud,
1999, rééd. 2001.
Mille Tisserands en quête de futur, Bamako, EDIM, 1999.
Préface de Cheikh Hamidou Kane
À ceux et celles que l'ordre du monde oblige à
voyager et à vivre dans l'ombre, la peur et la
honte. Afin que chacun sache et que nul ne se
trompe délibérément d'ennemi, de défi et de
combat.
Préface
Il y avait longtemps, trop longtemps que la grisaille, le silence et la
détresse qui submergent le continent africain au sud du Sahara n'avaient
été contredits par aucune lueur, aucun cri, aucun présage venus de ses
profondeurs propres. Pour le monde noir, cependant, il s'agit là d'un état
de choses endémique, s'il faut en croire le poète :
Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée...
Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel
d'une stature de protestation...

Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée...


Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à
côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens,
sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu'on eût voulu l'entendre
crier parce qu'on le sent sien lui seul1...
Un cri, le vrai cri, le seul, vient de vriller le ciel de sa protestation. Il
nous réveille du cauchemar ; il arrête notre descente aux enfers. Il est
puissamment proféré. Il nous secoue et nous bouleverse d'autant plus
profondément qu'il est poussé par une femme, une Bambara, une fille de
la savane, une citoyenne de ce Mali qui, de tout temps, a été l'un des
pôles de sustentation du continent noir.
Cri de femme ? Pour autant, il ne s'agit nullement de jérémiades ni de
pleurnicheries mièvres. Il s'agit de la dénonciation d'une misère qui est
insidieusement et impitoyablement infligée, sous couvert de
« coopération pour le développement ». Il s'agit d'une réfutation articulée
des idéologies pernicieuses qui, sous prétexte de « normes
scientifiques », d'idéaux de « progrès », d'élans de solidarité
« révolutionnaires » ou « humanitaires », n'aboutiront à rien d'autre que
la marginalisation puis l'exclusion de l'Afrique noire. Il s'agit d'une
revendication identitaire fièrement articulée, d'une profession de foi dans
les valeurs africaines fortement étayée.
Le message qu'Aminata Traoré adresse à l'Afrique et à l'Europe est
parvenu, haut et clair, à l'homme, à l'Africain, à l'ancien fonctionnaire des
Nations unies, à l'ancien ministre sénégalais du Plan et de la Coopération,
à l'intellectuel et écrivain noir que je suis. Qu'elle me permette de lui dire
al barka, a diarama, « merci », car elle m'a puissamment secouru.
Depuis les années 1970, en effet, les combats intellectuels, doctrinaux,
civiques, humanitaires, politiques que mène cette grande dame ont
contribué à donner le sens, la portée et l'aboutissement qui convenaient à
l'exercice des responsabilités qui incombaient aux élites africaines, et
notamment aux tâches qui m'ont été dévolues en mes qualités de haut
fonctionnaire des Nations unies en Afrique, de ministre du Plan et de la
Coopération du Sénégal, d'écrivain et d'intellectuel noir.
Notre première collaboration a eu lieu entre 1970 et 1972. Directeur du
bureau régional de l'UNICEF pour une trentaine de pays de l'Afrique de
l'Ouest et du Centre, j'avais fortement ressenti que cette institution des
Nations unies, bien qu'elle fût une des meilleures et des plus
performantes, avait un mode d'intervention qui laissait quelque peu à
désirer. D'une part, il m'avait semblé qu'elle attachait plus d'importance à
la stricte observance de ses procédures, de ses règles d'intervention et de
ses « conditionnalités » qu'à la connaissance et à la prise en compte des
réalités, des priorités et des politiques des pays qu'elle devait assister.
D'autre part, l'approche segmentaire qu'elle adoptait dans ses procédures
finissait par limiter leur portée, par exemple lorsqu'elle prétendait venir
en aide à l'« enfant » sans donner l'attention suffisante ni les soins
nécessaires à la « femme ».
J'avais donc eu recours aux services d'Aminata Traoré, ainsi qu'à ceux
d'autres consultants, en majorité africains, mais aussi non africains,
comme feu Jacques Bugnicourt, connus tant pour leur expertise avérée
que pour leur indépendance d'esprit, afin d'amorcer une réflexion
destinée à mesurer, à l'aune des réalités des pays subsahariens, la
pertinence et la validité des choix politiques et des critères d'intervention
de l'UNICEF. Les études de cas entreprises par ces consultants dans une
dizaine de pays sur les trente concernés, en étroite collaboration avec
leurs gouvernements, avaient fourni le dossier de référence à la
conférence de Lomé sur le thème « Enfance, jeunesse, femmes et plans
de développement », conférence qui avait réuni, autour de ministres
venus des trente pays, toutes les agences des Nations unies et les
principaux partenaires du Nord. Ce sont ces assises qui ont fait, en 1972,
pour la première fois, admettre à la famille des agences des Nations unies
que la femme africaine était le pivot central, le point d'appui nécessaire et
incontournable de toute politique de développement et de progrès, qu'il
s'agisse de maternité, d'allaitement, de petite enfance, d'éducation,
d'alimentation de l'enfant, de production alimentaire, de travaux
ménagers, d'approvisionnement en eau, de collecte du bois de chauffe, de
gestion quotidienne de l'environnement, etc.
Depuis la conférence de Lomé, Aminata Traoré a poursuivi avec
vigueur, audace, pugnacité et à-propos sa réflexion, ses combats pour la
reconnaissance de la place et du rôle de la femme, pour des relations
Nord-Sud plus justes, pour un ordre mondial viable. Ce faisant, elle a
continué de démontrer de manière irréfutable la présence, la prégnance et
la pertinence des valeurs de l'identité africaine authentique – et la
nécessité de les prendre en compte en lieu et place d'une quelconque
autre idéologie – dans toute stratégie désireuse de promouvoir un progrès
réel. C'est ainsi que, en son temps, ayant pris la mesure de son combat
tant dans la cause altermondialiste que dans celle du mouvement des
femmes, j'avais été d'avis – et je l'avais écrit – que si la conférence de
Beijing voulait faire œuvre utile, elle devait entendre Aminata Traoré sur
ces sujets. Elle a en effet démontré qu'il n'est point de progrès pour
l'Afrique – et pour l'humanité – sans une participation de la femme, et de
la femme africaine entre toutes, ni sans une prise en compte des valeurs
identitaires de cette dernière, qui en est la vestale, la gardienne et le
dernier rempart.
De ce combat de militante altermondialiste et féministe, Aminata
Traoré a, par un prodigieux saut qualitatif, bondi au cœur même du
champ de bataille où se joue, en ce xxie siècle, ne nous y trompons pas, le
sort de notre monde contemporain. Ce champ de bataille, il est délimité
par l'espace vital qui doit être reconnu, de toute nécessité et en toute
justice, au continent africain, notamment à sa partie subsaharienne nègre.
C'est donc ainsi que des métamorphoses ont successivement conduit
Aminata Traoré du statut de cadre africaine formée et formatée dans une
modernité occidentale compassée et respectueuse des règles apprises à
celui de militante féministe contestataire puis altermondialiste
révolutionnaire du temps présent. La dernière métamorphose induite par
ce temps, qui est, pour elle, celui de la détresse des jeunes, est celle qui a
vu le surgissement de la lionne, une lionne allaitante blessée, tout entière
vouée à la défense, à la vie et à la mort, des « fruits de ses entrailles ».
Ce n'est ni plus ni moins que de vie et de mort qu'il s'agit pour les
femmes et mères africaines en lutte et pour leur progéniture, les
« perdants » et les « clandestins », les « sans-papiers », les « expulsés ».
Dans le nouvel ouvrage qu'Aminata consacre à ces damnés de la terre,
tout est dit : les causes et les auteurs de l'outrage à l'« homme africain »,
l'identité des victimes livrées et/ou promises à l'inimitié, à la ségrégation,
aux rejets, aux violences. Sont affichées aussi la nature, l'étendue et la
force de sa détermination à défendre le continent et sa jeunesse.
Lisez ce livre. Vous serez édifiés quant à la responsabilité, dans la
genèse des crimes dénoncés, de la « France de la finance et du
commerce », de l'Europe impérialiste, du « capitalisme mondialisé », du
colonialisme de naguère et de l'échange inégal d'aujourd'hui. Toute
l'« élite » africaine qui est aux affaires depuis des décennies ne peut que
reconnaître avec Aminata qu'on nous a fait évoluer dans « un monde qui
marche à l'envers », en imposant à nos paysans de produire pour un
marché qui rétribue mal leur travail ; un monde où, « au nom de la
rigueur et de l'efficacité, le couperet des institutions internationales de
financement » tombe sur des économies surendettées et même sinistrées,
et qui n'avaient nul besoin « d'être amputées de leurs entreprises
nationales », donc de pousser vers la porte « des dizaines de milliers
d'agents de l'État, souvent compétents et consciencieux, qui étaient aussi
des pères et des mères de famille ». Ainsi que l'écrit Aminata Traoré,
« jamais des jeunes originaires du Mali, du Sénégal, du Cameroun ou de
la Côte d'Ivoire ne se seraient retrouvés comme un seul homme à des
milliers de kilomètres des leurs, à Ceuta et Melilla ou à bord
des embarcations de fortune qui les mènent souvent à la mort, si le
Fonds monétaire international et la Banque mondiale n'avaient pas infligé
vingt années durant à leurs pays la médecine de cheval de l'ajustement
structurel ». Ce n'est certainement pas le ministre du Plan et de la
Coopération du Sénégal des années 1980 qui la contredira. Sous le
régime des PAS, que nous avons subi de plein fouet à l'époque, notre
pays, comme le Mali des années 1990 sous celui des cadres stratégiques
de lutte contre la pauvreté (CSLP) et l'initiative pays pauvres très
endettés (PPTE), avait dû, prétendument pour recevoir des partenaires
internationaux l'aide au développement dont il avait besoin – mais en
réalité pour payer la dette contractée auprès d'eux –, passer par les
fourches caudines et les « conditionnalités » que nous imposaient la
Banque mondiale et le FMI. Le président Amadou Toumani Touré parlait
d'or (sans mauvais esprit) lorsque, appréciant cet état de choses, il avait
dit : « Personne ne peut respecter les conditions exigées par certains
bailleurs de fonds. Elles sont tellement compliquées qu'eux-mêmes
éprouvent des difficultés à nous les faire comprendre. Ce n'est pas un
partenariat, c'est une relation de maître à élève. »
Les démonstrations d'Aminata Traoré à ce sujet recoupent parfaitement
et confirment les conclusions auxquelles j'étais parvenu et que j'ai
formulées, en collaboration avec Jacques Bugnicourt, dans un numéro
des Carnets de l'enfance que l'UNICEF a publié à l'occasion de son
quarantième anniversaire. Notre article était intitulé « Pour un ajustement
structurel à visage humain ». Nous y dénoncions le sacrifice des
dimensions sociales et humaines du développement qu'induisaient les
programmes d'ajustement structurel imposés par les instances de Bretton
Woods. Réduire les effectifs de la fonction publique revenait
pratiquement à sacrifier les corps enseignants, les personnels de la santé,
des services sociaux, et aussi, effectivement, « des dizaines de milliers
d'agents de l'État », « déflatés » des entreprises publiques supprimées ou
privatisées.
Notre article dénonçait aussi, comme l'avait fait la conférence de
Lomé, la substitution aux réalités endogènes, notamment aux valeurs
culturelles et sociales des peuples concernés, des règles, principes,
procédures et choix politiques imposés par les « partenaires » et
pourvoyeurs de l'« aide ». Pensant à tous ces Africains de 25 à 30 ans en
errance sur les routes qui mènent vers l'Europe, Aminata Traoré dit :
« J'avais surtout envie de me transporter là-bas, sur les lieux du crime, de
les consoler et de les ramener ici, à la maison, et, avec eux, d'explorer les
exigences et les moyens de la reconstruction de nos êtres éclatés dans un
monde devenu fou. » Devant l'échec et la déchéance du politique, elle en
appelle à la construction d'une Afrique digne, à la redéfinition de ses
rapports à elle-même ainsi qu'au monde, à la recherche de repères, de
valeurs.
C'est dans la concrétisation de cet impératif d'un retour et d'un recours
aux valeurs identitaires fondatrices qu'Aminata Traoré voit la fonction
que peuvent, doivent et vont remplir les femmes d'Afrique. On se
rappelle que les enquêtes menées en 1970-1972 en Afrique de l'Ouest et
du Centre avaient déjà révélé au grand jour le rôle central et fondateur
des femmes de cette région dans la survie, la vie et le développement de
leurs sociétés. Au terme de son compagnonnage avec le mouvement
féministe européen et mondial et devant les malheurs infligés à l'Afrique
et à ses enfants, Aminata Traoré a cessé d'avoir honte et « peur d'être
traitée de rétrograde, de défaitiste », en se réappropriant les « valeurs de
femmes » qui leur permettent, « en Afrique, de tenir ensemble, de se
sentir invincibles et même immortelles ».
Les valeurs dont il s'agit, qui ont permis à la femme d'Afrique de
sauver sa progéniture des calamités d'une histoire à nulle autre pareille,
ce sont, dit Dié Maty Fall, une grande journaliste du Sénégal, « le
bonheur de la maternité, la responsabilité d'engendrer la société [...],
l'amour filial, la dignité de gardienne du temple ». La femme africaine
engendre la vie, assure la survie, produit le sens.
Je n'en finirais pas si j'essayais de suivre Aminata Traoré à la trace
dans sa dénonciation des auteurs, des causes et des mécanismes de la plus
récente des tragédies de l'Afrique. Je terminerai en attirant l'attention des
élites dirigeantes africaines sur les indications qu'elle fournit relativement
à leur part de responsabilité dans les épreuves que traverse notre
continent. Appartenant moi-même à la génération des aînés parmi elles,
je me fais le devoir de leur dire qu'à mon sens l'arme la plus décisive,
l'arme de destruction massive que nous pourrons opposer au sort
calamiteux auquel notre continent paraît voué, c'est son unité. L'Afrique
doit s'unir, réellement, véritablement, rapidement, mettre en commun ses
ressources humaines, au premier rang desquelles sa jeunesse, et ses
ressources matérielles, parmi les plus considérables et les plus convoitées
de la planète.
Dès qu'elle le fera, d'abord l'attitude de ses tourmenteurs et bourreaux
d'hier et d'aujourd'hui changera, ensuite elle retrouvera sa place, à la fois
originelle et centrale, dans le monde.

Cheikh Hamidou Kane


1 Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Présence africaine, 1971.
1

L'ennemi subsaharien
Chaque fois que les peuples européens ont concrètement tenté
d'englober tous les peuples de la terre dans leur conception de
l'humanité, ils ont été irrités par l'importance des différences
physiques entre eux-mêmes et ceux qu'ils rencontraient sur les
autres continents.
Hannah Arendt

Obsédante est la question du soi dans un monde bouleversé,


tourmenté. Nous, peuples d'Afrique, autrefois colonisés et à présent
recolonisés à la faveur du capitalisme mondialisé, ne cessons de nous
demander : qui sommes-nous ? Et surtout : que sommes-nous devenus ?
Le système économique dominant bouleverse les repères, les rapports
à soi, à l'autre et entre les nations. La quête qui en découle est
permanente. Elle passe nécessairement par l'en-soi, le chez-soi, l'autre et
l'ailleurs. En fait, elle est tout simplement humaine et d'une intensité
particulière, parfois plus grave pour ceux et celles dont les mains et les
ventres sont vides, ceux et celles qui survivent jour après jour.
Confrontés aux limites et aux dérives de leur propre modèle, voici que
les possédants se posent les mêmes questions et vont jusqu'à paniquer.
Les prétendus maîtres du monde, omniscients et omnipotents, ceux-là
mêmes qui nous reprochent notre tendance à l'enfermement et notre
frilosité, se barricadent, revendiquent leur identité nationale, brandissent
leurs drapeaux et crient à l'invasion.
Ainsi, nous avons tous peur.
Nous avons peur de manquer du minimum, mais surtout de n'être rien,
le vide et la crainte de l'anéantissement étant le lot des opprimés.
Les possédants, quant à eux, ont de plus en plus peur de perdre certains
de leurs privilèges en partageant, et ne serait-ce qu'en nous restituant
notre humanité. Ils ont peur de notre présence quand elle n'est ni
sollicitée ni susceptible d'ajouter à leur avoir, peur de nos différences
quand elles sont visibles et de notre demande d'humanité quand elle se
fait insistante. Des quêteurs de passerelles qui n'ont pour toute arme que
des échelles sont devenus des « illégaux », des « clandestins », des
« sans-papiers », des « ennemis » à neutraliser.
Notre monde va assurément mal, la phobie sécuritaire et l'approche
criminalisante de la question migratoire étant parmi les expressions
dramatiques de cette situation. Et l'Afrique noire court les pires dangers
parce qu'elle est dans le collimateur. Étienne Balibar relève, avec raison,
que « la catégorie des tiers est elle-même équivoque car toutes les
provenances n'ont pas la même signification en termes de sécurité ou de
dangerosité supposée, de valeur économique et de distance culturelle1 ».
Les États membres de l'Union européenne ont la main particulièrement
lourde quand il s'agit des Africains noirs. Et la France plus encore quand
il s'agit des ressortissants de ses anciennes colonies.
Le pire est que nous, Africains, ne voulons souvent pas admettre la
résurgence du racisme anti-Noirs, de peur de devoir nous battre contre un
adversaire redoutable parce que extrêmement puissant : la France et
l'Europe unies dans un même combat.
Inédite, mais surtout grave et humiliante, est notre situation.
L'humiliation ne réside pas uniquement dans la violence, à laquelle
l'Occident nous a habitués et qui a commencé il y a cinq siècles avec la
traite négrière. Elle réside également dans notre refus de comprendre ce
qui nous arrive, d'organiser la résistance et d'influer sur les rapports de
force. Dans un monde incertain et dangereux parce que régi par la loi du
plus fort, nous semblons avoir choisi d'épouser le diagnostic et les
solutions du dominant. Par le passé, nous avons certes été vaincus, mais
nous avons résisté. De par le monde, les pays qui redressent la tête au
lieu de courber l'échine – le Japon, la Chine, l'Inde, le Brésil, le
Venezuela – figurent parmi ceux qui refusent de se livrer pieds et poings
liés aux nations riches et aux institutions internationales de financement.
Ils leur résistent, s'affirment et parviennent souvent à s'imposer.
Dans le rôle de veille que je me suis assigné, je voulais contribuer à la
construction d'une opinion publique malienne et africaine à travers mes
livres – L'Étau, sous-titré L'Afrique dans un monde sans frontières, Le
Viol de l'imaginaire, ainsi que Lettre au Président des Français à propos
de la Côte d'Ivoire et de l'Afrique en général. Ce ne fut pas vain, mais le
confort intellectuel et matériel dans lequel une bonne partie de l'élite
africaine se complaît l'empêche d'entendre, de voir et de se ressaisir.
Je note parfois autour de moi des ricanements et des grincements de
dents à propos de l'altermondialisme, comme si l'état de notre propre
pays ne montrait pas de façon suffisamment claire l'impérieuse nécessité
d'arrêter de faire les frais d'une ouverture qui n'enrichit qu'une poignée de
Maliens et des entreprises étrangères. Nous voici maintenant parvenus au
stade de l'humiliation, en train de tendre une joue, puis l'autre.
Le monde entier a pris acte de la gifle que le président français a
infligée au continent noir le 26 juillet 2007, à Dakar, à travers un discours
« historique », selon son conseiller spécial Henri Guaino. Ce discours me
sert de fil conducteur dans mon projet de déconstruction de la pensée
dominante à propos des causes de l'émigration africaine, le cheval de
bataille de Nicolas Sarkozy. Celui-ci a visité de nombreux autres pays
après son passage à Dakar, mais nulle part ailleurs il ne s'est montré aussi
arrogant et condescendant. En Russie, face à Poutine, le président
français a dû mettre beaucoup d'eau dans son vin concernant la
Tchétchénie et d'autres sujets qui fâchent. En visite sur les terres
africaines et méditerranéennes de la Libye et du Maroc, il savait qu'il
n'avait pas de leçons à donner. Mais, en compagnie du président
sénégalais, Abdoulaye Wade, en soufflant le chaud et le froid, il nous a
signifié sans sourciller que notre problème était que nous n'étions « pas
assez entrés dans l'Histoire ». C'est probablement pour cette raison que
les lois successives sur l'immigration qu'il a fait voter par l'Assemblée
nationale française privilégient le tri et l'expulsion, avec un traitement
particulièrement violent quand il s'agit des Africains. Je passe en revue
un certain nombre de faits qui l'attestent, dont les événements de Ceuta et
Melilla, le naufrage des embarcations de fortune et la résistance aux
expulsions à l'aéroport Charles de Gaulle. Le ministre Brice Hortefeux et
les députés de l'UMP qui défendent le recours aux tests ADN dans le
cadre du regroupement familial ne cachent pas que cette idée leur est
venue à l'esprit à partir des réalités administratives, sociales et culturelles
de l'Afrique.
Rien ne nous sera pardonné ni épargné. Chacun y va de son petit
crachat pour se donner le sentiment d'être meilleur et d'avoir raison.
Nous sommes stigmatisés à propos des tests ADN, comme nous
n'avons cessé de l'être tout au long de la campagne présidentielle
française. À la question « Que sommes-nous devenus ? », la réponse est
parfaitement claire si l'on observe la France repue et amnésique. La
droite décomplexée pourra me rétorquer : « Mais, voyons, n'avons-nous
pas nommé Untel ou Unetelle à tel et tel poste ? » C'est précisément là
que le bât blesse. La sous-traitance de la violence aux pays tampons dans
la gestion des flux migratoires africains se vérifie également dans les
missions confiées aux Français(e)s d'origine africaine. Nicolas Sarkozy
leur fera faire dans les banlieues, au niveau de la francophonie et du
codéveloppement ce qu'il estime être juste et cohérent avec ses
promesses électorales. On les rappellera à l'ordre s'il leur arrive par
moments de se sentir plus proches des sans-papiers ou des sans-abri que
de l'amendement sur les tests ADN. Des hommes et des femmes alibis
occupent, en somme, des postes où ils peuvent maquiller la face hideuse
d'un gouvernement qui promet de chasser, c'est-à-dire d'humilier, 25 000
personnes par an, dont une majorité d'Africains.
Traquées, arrêtées, jetées, brisées sont les victimes du tri, des
expulsions forcées et de l'assignation à résidence au nom de la sécurité de
l'Europe. Mais qui entend les cris et les sanglots muets de ces « sans-
papiers » devenus des « sans-voix » ?
Pour l'Afrique, l'histoire est simplement en train de bégayer, puisque
par le passé, transformés en simples marchandises, nous avons été l'objet
de rafles, de tris et de départs forcés ; mais c'était alors en direction de
cieux d'où nous pouvons aujourd'hui être chassés pour cause de non-
rentabilité économique.
À l'heure du capitalisme mondialisé, c'est comme si les gagnants de la
guerre froide avaient poussé la terre entière à monter à bord d'un navire
ivre et fou, où ceux et celles qui sont jugés peu aptes à servir leurs
intérêts sont enfermés au fond de la cale et triés, les perdants de la
sélection étant jetés à l'eau.
Inutiles, les nouveaux naufragés entassés sur des embarcations de
fortune, supposées les conduire des côtes africaines vers la terre ferme de
l'Europe.
Invisibles, les désespérés qui traversent l'enfer du désert.
Indésirables, ceux qui, parmi les passagers d'Air France, menottes aux
poignets, sont reconduits dans leur pays d'origine.
Coupables, ceux qui, à bord des avions ou des navires, entendent leur
appel de détresse et leur tendent la main.
Inaudibles, les cris de ceux qui sont enfermés dans les camps qui
poussent tels des champignons autour et au sein de l'Europe-forteresse.
S'ils pouvaient seulement ne pas exister !
Le ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale
et du Codéveloppement dont la France s'est dotée sait comment infliger
la mort sociale en séparant les « intégrables » des « jetables », ces
derniers étant reconduits de gré ou de force dans leurs pays d'origine. Les
faits sont d'une extrême gravité et les perspectives fort inquiétantes. D'un
bout à l'autre du continent, nous assistons, gênés mais impuissants, à :
– la criminalisation des jeunes contraints à émigrer dans la
clandestinité du fait d'une situation économique et politique souvent
ingérable car imposée par ces mêmes pays riches qui se barricadent. La
filière cotonnière qui lie la France et ses anciennes colonies d'Afrique
ainsi que les accords de partenariat économique (APE) que l'Union
européenne tente d'imposer à nos pays illustrent cette situation
surréaliste ;
– la banalisation de la violence sous toutes ses formes à l'endroit des
plus vulnérables d'entre nous : les femmes et les jeunes, souvent issus des
zones défavorisées et du milieu rural. Leur maintien sous la contrainte
dans des pays qui n'ont pas d'emplois à leur offrir est de nature à aggraver
la pauvreté, à déstabiliser les États et à provoquer de nouveaux conflits ;
– l'externalisation des frontières de l'Europe et la sous-traitance de la
violence tant aux pays de transit qu'aux pays d'origine, ce qui fragilise les
équilibres déjà précaires entre les États et dresse les populations les unes
contre les autres ;
– la poursuite de l'option libérale en guise de réponse au chômage, à la
paupérisation et à l'exil : elle permettra aux riches de s'enrichir davantage
en ajoutant aux injustices et aux inégalités qui désespèrent les jeunes et
les poussent à émigrer.
Je reviens à la charge pour toutes ces raisons en tentant de démontrer
qu'il n'y a point d'issue à la lutte contre la paupérisation de l'Afrique, la
corruption, les conflits et l'émigration en dehors d'une critique honnête et
rigoureuse des modalités et des conséquences de l'ouverture au marché
mondial.
En réalité, la France et ses anciennes colonies – et, par-delà elles,
l'Europe et l'Afrique – sont rattrapées par cinquante années de mensonges
et d'hypocrisie au nom du développement. Ce tournant est une occasion
privilégiée de nous interroger, avec la rigueur qu'exige la gravité de notre
situation, sur l'état réel de notre continent et sur la nature des rapports de
force entre nos pays et les prétendus maîtres du monde à l'heure du
libéralisme sauvage. Je m'y essaie encore une fois à partir de mon pays,
le Mali, qui a le triste privilège d'être salué par la communauté
internationale comme une démocratie exemplaire pendant que ses
ressortissants comptent parmi les immigrés les plus stigmatisés dans le
cadre de la politique migratoire de la France. La société civile malienne
a, de ce fait, le devoir moral et politique de faire un réel état des lieux
afin de déconstruire le discours misérabiliste des tenants de l'immigration
choisie.
La plupart des faits enregistrés dans ce domaine ont touché
directement le Mali : le charter des 101 Maliens affrété par Charles
Pasqua (1986), l'église Saint-Bernard (1996), Ceuta et Melilla et la
révolte des banlieues (2005), le gymnase de Cachan et les incendies
d'immeubles (2006), et, plus récemment, en 2007, l'abattoir de Montfort-
sur-Meu, les employés de Buffalo Grill, la découverte de travailleurs
clandestins à la Lanterne, résidence présidentielle de Nicolas Sarkozy, les
expulsions par la compagnie Air France de passagers menottés et les
procès de ceux qui se montrent solidaires avec les migrants en difficulté.
Du rôle de pays alibi et cobaye que l'ancienne puissance coloniale et
l'Union européenne lui font jouer, le Mali peut passer à celui de pays
témoin et miroir des mensonges et des abus du système-monde.
Je sais que mon diagnostic dans cet essai est particulièrement
douloureux, et je suis la première à en souffrir. Pourtant, je me dis que
nous n'avons pas à en rougir, car non seulement nous n'avons rien à
cacher, mais le racisme anti-Noirs est aujourd'hui de notoriété publique.
Il est tout simplement temps de crever l'abcès. Cette situation n'honore ni
la France ni l'Europe, qui pensent et décident pour nous et tirent leur
épingle du jeu. Elles n'ont rien compris aux flux migratoires africains
parce qu'elles n'ont pas intérêt à aller à l'essentiel, à savoir l'évaluation de
l'impact des décisions et des politiques macro-économiques auxquelles
elles participent et qui nous poussent chaque jour davantage vers le
gouffre.
La filière cotonnière africaine constitue un héritage colonial ainsi qu'un
rouage de la Françafrique. De même, la production et l'exploitation
d'autres matières premières agricoles ont contribué à la
désindustrialisation du continent, au chômage et à la paupérisation du
monde rural. N'est-ce pas affligeant de constater que nos pays doivent se
débattre à la fois dans les eaux troubles de la coopération bilatérale avec
l'ancienne puissance coloniale et dans celles des relations UE-ACP, on ne
peut plus dangereuses dans le cadre de l'Europe ultralibérale ? Il suffit
d'ajouter à cela le FMI (Fonds monétaire international), la Banque
mondiale et l'OMC (Organisation mondiale du commerce) pour
comprendre l'étroitesse de nos marges de manœuvre.
Cette terrible réalité n'échappe à aucun dirigeant africain. Mais
extrêmement rares sont les pays du continent où le jeu politique
s'organise autour de la question centrale et vitale des modalités de
l'ouverture au marché.
Le refus de se situer par rapport au modèle néolibéral et de
revendiquer une option claire, qui consisterait soit à servir le marché, soit
à privilégier la satisfaction des besoins vitaux des populations, est ce que
j'appelle ici le vide politique. La droite et la gauche en France, comme
dans d'autres pays européens, s'accommodent de cet imbroglio politique
favorable à la mauvaise gestion, à la corruption et au pillage des richesses
du continent à l'insu des populations et en toute impunité.
La solution la plus responsable et la plus honorable à cette situation n'a
rien à voir avec l'augmentation du volume de l'aide publique au
développement (APD) ni avec l'appel à l'investissement direct étranger
(IDE), qui est devenu le jeu préféré de nos politiciens. Nicolas Sarkozy,
qui ne jure que par la rupture, est prêt à aller au fin fond de l'Afrique – là
où il expulse les migrants indésirables – à la recherche de parts de
marché pour les grandes entreprises françaises.
Un bilan honnête des trente dernières années de libéralisation des
économies africaines et de privatisation des entreprises publiques aidera
considérablement à comprendre les causes profondes des flux migratoires
africains, qui n'ont rien à voir avec la prétendue pauvreté du continent. Il
s'agit de soustraire l'analyse de notre situation au traitement
discriminatoire et réducteur alimenté par des thèses essentialistes qui
veulent que nous soyons des êtres à part.
Il n'y a pas d'un côté une Europe des valeurs et du progrès et de l'autre
une Afrique des ténèbres et des malheurs. Cette vision, qui a contribué à
nous diaboliser et que certains d'entre nous ont tendance à intérioriser,
vole en éclats dès l'instant où l'on touche du doigt les mécanismes de la
domination, de la paupérisation et de l'exclusion. La logique économique
qui met l'Afrique à genoux sécrète la pauvreté, la précarité et le
mécontentement dans les pays riches. Le fait que les révoltes qui ont
embrasé les banlieues françaises en octobre et novembre 2005 aient eu
lieu en même temps que les événements de Ceuta et Melilla est édifiant.
Si cette concomitance n'est pas passée inaperçue, elle n'a été prise en
compte par le discours dominant que pour ébranler l'opinion publique, en
laissant entendre aux Français que les casseurs étaient parmi eux et les
envahisseurs à leurs portes. Les politiciens et les commentateurs les plus
alarmistes et les plus virulents n'ont pas hésité à parler de « déferlante
migratoire », d'« avalanche » et même de « marée noire » en provenance
d'Afrique.
Ceuta et Melilla, les îles Canaries, Malte et Lampedusa d'un côté, les
jeunes des banlieues et les « sans-papiers » de l'autre, ont été présentés et
interprétés comme les deux faces d'une même menace, ou plutôt d'un
même fantasme : l'Afrique. La gestion de l'immigration consiste dès lors
à intégrer les « intégrables » (immigration, intégration et identité
nationale) et à expulser les « jetables », en prétendant leur venir en aide
dans le cadre du codéveloppement et en empêchant, à travers l'aide au
développement, le départ de ceux qui auraient l'intention d'émigrer. Mais
cet attelage bancal que conduit Brice Hortefeux ne tient pas la route
quand on l'examine à la lumière de la mondialisation.
Comme le rappelle Dominique Vidal, « depuis l'élection de M. Jacques
Chirac à la présidence de la République, en mai 2002, les banlieues ont
été les premières victimes des réductions budgétaires mises en œuvre au
nom du sacro-saint pacte de stabilité de l'Union européenne ». Il ajoute
que « jamais les événements de Clichy-sous-Bois n'auraient eu de telles
répercussions si les quartiers dits sensibles ne s'étaient pas trouvés au
carrefour de trois crises exacerbées : une crise sociale, une crise
postcoloniale et une crise de représentation politique »2. J'en dis autant
des récents flux migratoires vers l'Europe. Jamais des jeunes originaires
du Mali, du Sénégal, du Cameroun ou de la Côte d'Ivoire ne se seraient
retrouvés comme un seul homme aux portes de l'Europe, à Ceuta et
Melilla ou à bord d'embarcations de fortune qui les mènent souvent à la
mort, si le FMI et la Banque mondiale n'avaient pas infligé vingt années
durant aux pays dont ils sont originaires la médecine de cheval de
l'ajustement structurel, qui a brouillé les repères et brisé des vies. De part
et d'autre de la Méditerranée, les jeunes ont en partage l'échec scolaire, le
désœuvrement et le sentiment d'inutilité.
Il importe de fédérer les luttes en soulignant que, certes, l'exploitation,
l'injustice et la misère humaine offrent aujourd'hui un nouveau visage,
avec la chasse à l'immigré indésirable, mais qu'il n'y a rien de nouveau
sous le soleil. En effet, dans les sociétés industrielles d'Europe, dès le
xviii siècle, les classes populaires ont eu droit à des degrés divers à la
e

mise à distance, à la suspicion et à la stigmatisation : « Le pauvre urbain


est décrit comme dangereux dès qu'il n'arrive pas, ne peut pas ou ne veut
pas se discipliner en tant que salarié. L'idéal policier de toute l'époque de
la société industrielle consiste en une société ordonnée et stable3. »
Les pauvres des villes sont même assimilés aux gens des colonies,
c'est-à-dire de « dangereux ennemis de notre civilisation « , de
« nouvelles ethnies rebelles », de « véritables Noirs-Blancs » plus
redoutables « que les nombreux barbares auxquels les troupes françaises
ont été obligées de se confronter dans l'Outre-mer algérien et
marocain »4.
Locale, régionale et globale doit être la résistance à opposer aux
ravages et aux régressions du modèle dominant. Elle se conçoit et se
construit à la lumière de nos situations diverses et cependant semblables
lorsqu'on considère la nature des rapports de force qui les sous-tendent.
La vérité sur le coût social, économique et écologique de la
mondialisation est désormais une question de paix et de guerre, de vie ou
de mort. À en croire les dirigeants européens, les 25 doivent être
solidaires, comme le souligne Franco Frattini, commissaire européen
chargé des questions de liberté, de sécurité et de justice : « Il faut des
avions, des hélicoptères, des bateaux et des experts, et des moyens pour
renforcer l'action de Frontex, une agence balbutiante qui ne peut rien
résoudre sans moyens5. »
Le naufrage des jeunes d'Afrique par milliers est la conséquence de
cette guerre que les élites politiques ne veulent pas voir ni interpréter
comme telle. Ces naufragés, comme ceux qui ont pris d'assaut les grilles
de Ceuta et Melilla, s'y prendraient autrement si ces mêmes élites et les
dirigeants européens nous donnaient les moyens de débattre de la
situation de notre continent dans un monde en ébullition. Les femmes qui
meurent pour et parfois avec leurs enfants ont le droit de savoir pour
lutter autrement. Je m'engage dans la défense de notre dignité en tant que
femme, malienne, africaine et militante, pour avoir vu et écouté les mères
et les épouses des migrants ainsi que des femmes immigrées.
L'immigration familiale n'indispose pas seulement du fait de sa non-
rentabilité économique. Elle se traduit également par des croyances, des
manières d'être et de vivre diverses qui, en s'affichant, font désordre par
rapport à ce que d'aucuns appellent le vivre-ensemble français, comme si
celui-ci était coulé dans le marbre. La violence des lois françaises et
européennes contre les migrants vise aussi les cultures en tant que lieu et
moyen privilégié de résistance, de revendication et de reconstruction de
son passé, de son présent et de l'avenir.
Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, qui fut insultant, quels
qu'aient été les propos flatteurs dans lesquels il l'a enrobé, n'est pas que
l'expression de son mépris pour l'Afrique noire. Il est aussi une manière
de nous désarmer face à l'assaut qu'il envisage dans le cadre de la
conquête de parts de marché pour les investisseurs français, venus
nombreux au Maroc avec lui en octobre 2007.
Kia est une expression samo (du nom d'une ethnie du Burkina Faso)
qui invite au courage, au combat. C'est le cri de guerre que le professeur
Joseph Ki-Zerbo nous a légué. Alors, femmes et hommes d'Afrique,
disons ensemble kia pour survivre à l'humiliation.
1 Étienne Balibar, « L'étranger comme ennemi. Sur la citoyenneté transnationale », intervention
lors du huitième séminaire du projet transversal « Migrations et relations internationales » du
CERI, Paris, mai 2006 : http://www.ceri-sciencespo.com/themes/ projets/documents/cr–
220506.pdf.
2 Dominique Vidal, « Casser l'apartheid à la française », Le Monde diplomatique, décembre
2005.
3 Salvatore Palidda, « La criminalisation des migrants », Actes de la recherche en sciences
sociales, 1999, vol. 129, no 1, p. 39-49.
4 Ibid.
5 Franco Frattini, « Face à l'immigration, l'Europe solidaire », entretien accordé au Figaro,
21 septembre 2006.
2

L'insulte
[...] l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture

on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer

de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir

de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à


personne...
Aimé Césaire

Si l'immigration africaine – noire et arabe – n'existait pas, la droite


décomplexée l'aurait inventée en vue de donner aux Français l'impression
qu'elle les protège contre les étrangers. Dans cette tactique politicienne,
l'« ennemi subsaharien » est le bouc émissaire parfait, celui qui, de tous
les non-Blancs, s'impose d'emblée du fait de la couleur de son épiderme,
et venant de la région du monde qui, selon les critères de l'économie de
marché, est à la traîne.
Le lien est établi de manière ouverte ou sournoise entre la question
noire et le sens de l'Histoire, que l'Occident tend à confondre avec la
mondialisation, présentée comme incontournable et irréversible. Le
discours sur l'Afrique s'inscrit dans un contexte où la chasse aux Noirs est
ouverte au nom de la lutte contre l'immigration clandestine.
À la suite des événements de Ceuta et Melilla, MIGREUROP indique
que, « engagée depuis plusieurs années dans une guerre larvée contre les
migrants, l'Union européenne a désormais franchi, à sa frontière sud, le
cap de la guerre ouverte [...]. Pour tenter d'endiguer l'“invasion” de ceux
qui ne sont désignés que comme des “clandestins”, des murs de plus en
plus hauts sont érigés, des dispositifs de plus en plus sophistiqués sont
mis en place pour protéger de l'ennemi subsaharien ces îlots d'Europe en
terre africaine1 ».
Le discours de Nicolas Sarkozy sur l'« homme africain » et ses lois
successives sur l'immigration puisent dans un environnement
négationniste que cultivent bon nombre de politicien(ne)s, de
journalistes, d'intellectuel(le)s... dont des négrologues. Selon leur thèse,
si l'Afrique noire est dans le marasme, ce n'est pas parce qu'elle a été
pillée (la colonisation nous ayant fait plus de bien que de mal) et continue
de l'être dans le cadre du libéralisme (qui réussit aux autres régions du
monde), mais pour des raisons que le président français a cru devoir
expliquer à la France et au monde à partir de Dakar.
Il a, par la même occasion, totalement et définitivement levé le voile
sur les non-dits du tri, des expulsions musclées et de l'assignation à
résidence des migrants africains indésirables.
Nous avions vu auparavant le ministre de l'Intérieur à l'œuvre et
l'avions entendu parler de la « racaille » à nettoyer au « Kärcher ». Il s'en
est ensuite expliqué en disant que le mot « racaille » avait été prononcé
devant lui par une « brave dame rencontrée sur la dalle d'Argenteuil.
Jamais je n'ai dit qu'il concernait l'ensemble des habitants des
banlieues ». Le mot « Kärcher », quant à lui, évoquait la nécessité « de
nettoyer la cité des Quatre Mille, à la Courneuve, de la débarrasser des
trafics et des trafiquants. Je ne vois pas ce que cela a de gênant2 ». Il
s'avère aujourd'hui que ces mots sont en parfaite conformité avec les lois
sur l'immigration votées ces cinq dernières années par l'Assemblée
nationale, et avec la manière de les appliquer. Le sort des migrants qui
sont contraints à la clandestinité est, à cet égard, édifiant. Mais, avec la
« racaille » et le « Kärcher », Nicolas Sarkozy n'était pas allé au bout de
sa pensée, comme il l'a fait à Dakar où, du haut de son statut de chef
d'État, il a prononcé ce que son conseiller Henri Guaino appelle un
« discours fondateur ». Celui-ci a certainement raison, du fait non point
de la rupture annoncée par le candidat de l'UMP (Union pour un
mouvement populaire) à l'élection présidentielle, ni de la profondeur de
l'analyse, mais de la blessure infligée au nom de la « franchise » et de
l'« amitié ».
La mère de mon amie Coumba est blessée, elle qui d'habitude ne prête
pas attention aux propos des politiciens. Sa fille n'était pas à Dakar au
moment de l'intervention du président français, mais à Ouagadougou.
Lorsque, de la capitale du Burkina Faso, elle lui a téléphoné, sa mère lui
a dit : « Sais-tu ce qui s'est passé ici, ma fille ? Nicolas Sarkozy, le
nouveau président des Français, est venu nous insulter et s'en est allé. »
Cette première tournée présidentielle en Afrique subsaharienne,
avions-nous appris auparavant de Brice Hortefeux, le ministre de
l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du
Codéveloppement, devait commencer par ici, le Mali, où Nicolas
Sarkozy était déjà venu en 2003, puis en 2006, dans le cadre du service
après-vente de ses deux précédentes lois sur l'immigration.
Comme la plupart de mes compatriotes, je redoutais cette troisième
visite dans notre pays, qui aurait été un acte supplémentaire de
stigmatisation et de provocation. Je ne sais pas si, à l'instar d'autres chefs
d'État africains, le président Amadou Toumani Touré, que Nicolas
Sarkozy cite parmi ses « amis3 », aurait aimé être le premier hôte africain
du président français, mais je sais que cela l'aurait desservi de manière
considérable.
C'est finalement le Sénégal que le nouveau locataire de l'Élysée a
choisi. Et c'est à partir de Dakar, plus précisément de l'université qui
porte le nom de l'un des plus illustres et prestigieux fils du continent noir,
Cheikh Anta Diop, que Nicolas Sarkozy a procédé à sa démonstration de
« franchise » quant à l'Afrique et aux Africains, ce qui était une manière
de tenir parole. Car, rappelle-t-il, « j'ai été élu sur un projet fort, cohérent,
basé sur la franchise et la vérité. Mon devoir, c'est de mettre en œuvre ce
projet [...], une autre politique africaine qui consiste à parler franchement
aux Africains [...]. Leurs problèmes ne viennent pas que de l'extérieur4 ».
Le Mali ayant, pour une fois, échappé au rôle de champ de
démonstration, et sachant que Nicolas Sarkozy s'adressait surtout à son
électorat français, j'avais choisi de ne pas mettre mes nerfs à rude
épreuve, le 26 juillet, jour de mon anniversaire, en le suivant dans son
périple africain et en l'écoutant. Mais un coup de fil m'arracha au calme
dont j'avais réussi à m'entourer. Un ami m'invita à suivre l'impensable
discours « fondateur » adressé, au nom de la France, à la jeunesse
africaine.
Je l'ai bien entendu pris en pleine figure, à l'instar de l'auditoire
stupéfait du grand amphithéâtre « UCAD II » de l'université Cheikh Anta
Diop de Dakar et de millions de téléspectateurs africains incrédules et
indignés.
Sur la terre africaine du Sénégal, à quelques encablures de l'île de
Gorée, le président français a tenu à souligner que si la traite négrière et
l'esclavage sont des crimes contre l'humanité tout entière, « nul ne peut
demander aux générations d'aujourd'hui d'expier ce crime perpétré par les
générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des
fautes de leurs pères ».
Mais les négrologues, qu'il a dû lire, ont leur propre idée de l'histoire
de cette île5.
Nous avons naturellement eu droit aux fameux bienfaits de la
colonisation : « Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est servi, il a
exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient
pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnal té, de sa liberté, de sa terre,
du fruit de son travail. Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il a aussi
donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires,
des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges [...]. Tous les colons
n'étaient pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs. »
L'écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop relève qu'il s'agit
précisément d'un discours de colon : « Dans cette atmosphère rappelant le
temps des commandants de cercle, il a prononcé une sorte de discours sur
l'état de l'Union... française, sans même qu'on puisse lui reprocher de
s'être trompé d'époque6. » La recolonisation va bon train, mais à visage
caché et, signe des temps, sans être en butte à une résistance digne de ce
nom.
« A-t-on quitté la salle pour protester ? Un pareil geste, bruyant et
indiscipliné, devant le criminel et ses acolytes aurait eu de la gueule et
des effets plus que les exégèses a posteriori. [...] Une société malade
dans ses élites s'est fait administrer une volée de bois vert et semble en
redemander. Un peuple qui se contente des miettes d'un festin imaginaire
applaudit à tout rompre au spectacle de la chicotte manipulée avec
dextérité par le bourreau aimé et révéré7. »
Pourquoi s'encombrer du lourd fardeau de la traite négrière et de
l'héritage colonial ? Il vaut mieux s'autopardonner, s'autoglorifier et
rappeler à l'« homme africain » qu'il devrait plutôt dire « merci » pour
l'œuvre civilisationnelle accomplie par la France. Nous sommes invités à
oublier que l'« école des otages » avait pour but de former les auxiliaires
dont le colon avait besoin, que les infrastructures réalisées l'ont été par
nous-mêmes à la sueur de notre front et souvent au prix du sang, et pour
rendre fécondes les terres vierges dont les fruits devaient enrichir la
métropole. « Des milliers d'hommes sont morts lors des travaux forcés
qui devaient nous “humaniser”8 », rappellent Nathalie et Sophie
Kourouma.
Si la France, après être sortie par la porte, n'était pas revenue par la
fenêtre à la faveur de nos luttes de libération inachevées et de nos
indépendances formelles, les jeunes du continent n'auraient certainement
pas songé à fuir en grand nombre. Et quand Nicolas Sarkozy affirme que
« tous les colons n'étaient pas des exploiteurs », Boubacar Boris Diop se
demande s'il admettrait qu'un Allemand applique la même grille de
lecture à l'histoire de son pays. « La France n'a été occupée par
l'Allemagne que pendant cinq ans – et dans des conditions infiniment
moins cruelles que la colonisation – mais on attend le jour où, au lieu de
réfléchir sur un système de domination étrangère, violent et illégitime par
sa nature même, quelqu'un aura l'audace de faire le tri entre les nazis de
bonne volonté et les autres9. » Avec la recolonisation, « tout devient
possible », y compris la négation de la responsabilité de la France dans
les génocides, les dictatures, la corruption et la prévarication.
Le clou du discours de Nicolas Sarkozy sur l'« homme africain » est
dans les propos qui expliquent pourquoi nous sommes les seuls
responsables de nos malheurs. Le drame de notre continent est que
« l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire ». L'idéal de vie
du « paysan africain [...] est d'être en harmonie avec la nature ». Il serait
prisonnier de « l'éternel recommencement du temps rythmé par la
répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet
imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour
l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès ». Il est clair que l'« homme
africain » ainsi sorti de l'imaginaire colonial par le président français le
sert, lui qui a promis de réformer la France en profondeur pour la
moderniser. Sauf qu'il n'est pas moderne dans son approche de l'Afrique
et des Africains. Il s'agit d'« une politique qui, pour sa mise en cohérence,
dépend d'un héritage intellectuel obsolète, vieux de près d'un siècle,
malgré les rafistolages10 ».
« N'écoutez pas Nicolas Sarkozy », étais-je tentée d'écrire à l'intention
de la jeunesse africaine, qui n'avait nullement besoin que l'on ajoute
encore à son désarroi. Et puis je me suis dit que si l'humiliation est totale,
le discours du président français en dit plus sur lui-même et sur les
fondements de l'immigration choisie que sur l'Afrique et les Africains. Le
débat franco-français sur nous mais sans nous peut à présent s'ouvrir,
avec comme fil conducteur le discours fondateur du président Nicolas
Sarkozy. « Lisez le discours de Nicolas Sarkozy », dis-je maintenant à
cette jeunesse afin qu'elle s'imprègne davantage des causes profondes de
la violence disproportionnée à laquelle les Noirs ont droit sur les routes
migratoires et, de plus en plus souvent, dans l'Hexagone.
Pour gagner, le candidat de l'UMP a en effet dû emboîter le pas à Jean-
Marie Le Pen qui, depuis plus de vingt ans, brandit la menace contre la
République et l'identité nationale en nommant les ennemis, parmi
lesquels figurent les Arabo-Musulmans et les Noirs africains. Après
l'élection de Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen, la fille du dirigeant du
Front national, a fait remarquer à juste titre que si son père avait été
battu, c'étaient ses idées qui avaient triomphé le 6 mai 2007.
Pour Brice Hortefeux, l'enjeu est celui « de l'immigration qui dessine
le visage qu'aura notre pays dans les décennies à venir11 » – « visage »
voulant dire également faciès. Tout est désormais permis pour accabler et
éloigner l'autre, dans un mécanisme de défense à la fois identitaire et
économique.
Il s'agit d'aller vite et le plus loin possible, tant dans le « nettoyage » de
la France que dans la course à la croissance, que Nicolas Sarkozy s'est
juré de trouver, où qu'elle soit, en prétendant que l'extension du
durcissement de la politique migratoire aux femmes et aux enfants est un
facteur de gain pour l'économie française.
Et, puisqu'il n'y a plus de limites à la régression politique et aux
dérives, l'amendement du député UMP Thierry Mariani au projet de loi
de Brice Hortefeux « relatif à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration
et à l'asile » prévoit qu'un test ADN pourra être pratiqué sur les
demandeurs de visa voulant rejoindre les leurs en France dans le cadre du
regroupement familial.
L'après-Chirac, qui aurait pu marquer la fin de la sinistre et dangereuse
Françafrique, est en train d'ajouter l'arbitraire et la brutalité au mépris qui
a toujours caractérisé les rapports de l'ancienne puissance coloniale à ses
anciennes colonies d'Afrique.
Au sujet du discours du président français, Thomas Heams considère
que, « dans un pays normal, ces propos devraient mettre le feu au
débat », et il s'adresse en ces termes aux Français(e)s : « Mais, citoyens,
commentateurs, représentants, qu'auriez-vous dit si ces mots, ces
catégorisations pitoyables et scandaleuses étaient sortis de la bouche de
Le Pen ? À quels feux croisés aurions-nous assisté12 ! »
Il en est ainsi parce qu'une bonne partie de la société française est sous
hypnose pour avoir intériorisé l'idée que, à l'heure de la globalisation, qui
est faite de risques, il suffit de quelques arrangements par-ci, par-là avec
sa conscience pour se débarrasser des étrangers et gagner en croissance et
en compétitivité. Aussi est-elle prête à fermer les yeux sur bien des
cruautés et à avaler toutes sortes de couleuvres quand il s'agit de
l'Afrique. Quant aux médias dominants, qui ont largement contribué à la
victoire de Nicolas Sarkozy et qui le soutiennent, je les vois mal se
soucier de la dignité bafouée des Africains, d'autant plus qu'ils ont une
grande part de responsabilité dans la détérioration de l'image du continent
et son instrumentalisation.
Pendant combien de temps le pays des droits de l'homme va-t-il
s'accommoder d'un discours mensonger et raciste sur les Africains, qui
consiste à les accabler pour mieux camoufler le jeu des intérêts financiers
et commerciaux ?
L'Afrique qui, selon Nicolas Sarkozy, « n'est pas assez entrée dans
l'Histoire » est aussi et surtout, comme je l'ai déjà souligné, l'Afrique qui
n'est pas assez entrée dans le marché mondial, par où passe le chemin de
la croissance qu'il a promise aux Français. Aussi l'idée d'un tel discours
ne pouvait-elle pas lui effleurer l'esprit en Libye, où il est intervenu pour
la libération des infirmières bulgares contre des contrats juteux. Il est tout
aussi clair qu'au Darfour le pétrole est la raison majeure des larmes de
crocodile qui sont versées au nom des droits de l'homme dans la mesure
où, pendant ce temps, d'autres Africain(e)s sont traités de la pire manière
parce que indésirables en France.
L'un des principaux défis qui devraient interpeller le président
Sarkozy, puisqu'il tient tant à dire la vérité aux Français et aux Africains,
serait d'accepter le principe d'un débat ouvert et franc quant aux
dimensions macroéconomiques et géostratégiques des relations franco-
africaines, dont ni lui ni Brice Hortefeux ne disent mot.
Pour avoir les coudées franches dans la criminalisation des migrants
africains, le président français conteste les effets indirects et directs de la
traite négrière, de la colonisation et de la néocolonisation, avec la
paupérisation du continent. N'entrent pas davantage en ligne de compte la
nature déloyale du commerce mondial, la prédominance et la permanence
des intérêts français en Afrique francophone, et plus particulièrement les
avantages que tirent les milieux d'affaires français de la libéralisation de
nos économies et de la privatisation de nos entreprises publiques. La
présence militaire, la domination culturelle, le traitement souvent biaisé
de l'information ainsi qu'une coopération en trompe-l'œil sont autant
d'omissions délibérées pour justifier la chasse aux Noirs.
L'honneur de la France auquel Brice Hortefeux fait allusion, en
conclusion de son discours devant l'Assemblée nationale, n'a pas besoin
de codéveloppement, mais de vérité, de justice et de respect envers les
Africains.
Que nous, Algériens, Sénégalais, Ivoiriens, Maliens..., qui avons
donné notre sueur et notre sang pour la prospérité et le rayonnement de la
culture et de la langue françaises, soyons les premiers visés par
l'« immigration choisie » n'honore pas ni ne grandit la France. Par
ailleurs, s'il est vrai que le descendant du colon ne peut pas répondre des
actes de ce dernier, les Africain(ne)s qui regardent vers la France ne
doivent pas davantage payer par tant d'humiliations pour l'échec d'un
modèle de développement dont ils ne sont nullement responsables. Ce ne
sont pas leurs parents qui ont fait de la culture cotonnière, par exemple, le
mode privilégié d'intégration du Mali et d'autres pays africains dans le
marché mondial, avec les conséquences que nous savons. Ce ne sont pas
eux non plus qui ont pensé et qui se sont infligé les réformes néolibérales
qui ont entraîné le chômage endémique, le bas niveau des revenus et les
risques de conflit armé.
La mondialisation néolibérale qui est au cœur du débat franco-français,
lequel a, en Afrique, tout d'un tsunami, fait des migrants africains des
réfugiés politiques et économiques, et non des envahisseurs.
C'est l'« homme africain » tel que Nicolas Sarkozy et bien des
négrophobes l'imaginent qui est combattu à Ceuta et Melilla ; il est en
rétention dans des camps au sein de l'espace Schengen, à ses frontières et
dans différents pays de transit ; il est à bord des embarcations de fortune
qui, souvent, chavirent au large de nos côtes ; il est dans les avions de la
compagnie Air France qui relie Paris à différentes capitales africaines,
dont celle du Mali, Bamako.
Les relations mères-enfants sont profondément marquées par cette
réalité nouvelle des départs dans la clandestinité et des retours forcés. Les
femmes africaines vivent ainsi, avec leurs enfants exclus des économies
locales et rejetés par l'Europe, l'une des pages dramatiques mais souvent
insoupçonnées de leur histoire.
1 MIGREUROP, « C'est l'Union européenne qui fournit les armes », Libération, 12 octobre
2005.
2 « Nicolas Sarkozy : si j'étais président », Jeune Afrique-L'Intelligent, no 2391, 5-11 novembre
2006.
3 Ibid. Nicolas Sarkozy déclare également entretenir des rapports personnels avec Boni Yayi,
Omar Bongo, Denis Sassou Nguesso et « quelques autres ».
4 Interview de Nicolas Sarkozy dans Le Figaro, 7 juin 2007.
5 Voir Stephen Smith, Négrologie. Pourquoi l'Afrique meurt, Calmann-Lévy, 2003.
6 Boubacar Boris Diop, « Le discours inacceptable de Nicolas Sarkozy » ; consultable par
exemple à l'adresse : www.devoircitoyen. org/index.php?option=com–
content&task=view&id=29&Itemid=2.
7 Mamadou Diouf, « Pourquoi Sarkozy se donne-t-il le droit de nous tancer et de juger nos
pratiques... », article publié sur le site de la Ligue des droits de l'homme de Toulon :
http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2212.
8 Nathalie et Sophie Kourouma, « En mémoire de notre père », Libération, 20 août 2007.
9 Boubacar Boris Diop, « Le discours inacceptable de Nicolas Sarkozy », art. cité.
10 Achille Mbembe, « L'Afrique de Nicolas Sarkozy », consultable notamment à l'adresse :
www.ldh-toulon-net/spip.php? article2183#nb1.
11 Discours de Brice Hortefeux devant l'Assemblée nationale le 18 septembre 2007.
12 Thomas Heams (maître de conférences en génétique à Paris), « L'“homme africain” : retour
sur le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet dernier », Libération, 2 août 2007.
3

Le dilemme français
Gérer avec sérénité et honnêteté, à l'intérieur et à l'extérieur de ses
frontières, une réalité humaine, sociologique et économique qui découle
des péripéties de sa propre histoire, voilà le défi que les politiciens
français, atteints d'amnésie et de courte vue, refusent de considérer. Le
fait que le durcissement de la politique migratoire de la France vise plus
spécifiquement les ressortissants des anciennes colonies françaises
d'Afrique n'est pas seulement une expression de ce refus, mais une erreur
politique et stratégique grossière. Car l'Afrique et plus particulièrement
les pays francophones pourraient et devraient être les premiers et les
véritables interlocuteurs de la France dans la gestion d'une réalité que,
contrairement aux déclarations des artisans et défenseurs farouches de
l'immigration choisie, personne ne lui demande de subir. Le problème est
délibérément mal posé pour que soient trouvées des solutions qui
participent à la réalisation du type de société qu'ils ont en tête.
La diabolisation des Africain(e)s et le dénigrement de nos sociétés, que
l'on pratique en brandissant tels ou tels aspects de nos cultures, sont au
cœur de cette démarche.
La loi de Brice Hortefeux met clairement en lumière la dimension anti-
Noirs de la politique française puisqu'elle insiste lourdement et sans cesse
sur les ressortissants d'Afrique noire. Si tous ceux et celles qui décident
d'émigrer en France et en Europe, qu'ils soient américains, japonais,
australiens ou suisses, étaient logés à la même enseigne, nous aurions
moins à redire.
Répétons-le : personne ne conteste à la France ni aux autres pays
membres de l'Union européenne le droit de maîtriser les flux migratoires
en direction de l'espace Schengen. C'est l'utilisation de la question
migratoire comme un instrument central dans la construction d'un idéal
de société prospère, eurocentriste, élitiste et raciste qui pose problème,
d'autant que, pendant ce temps, ces mêmes pays interfèrent dans
l'économie et la politique en Afrique et participent activement à son
pillage.
Ce n'est pas innocemment que la France se tourne vers d'autres pays
européens et les incite à durcir à leur tour leurs systèmes de contrôle.
C'est dans le cadre d'un pacte européen qu'elle compte sur cette solidarité,
en vue d'aller le plus loin possible – et jusqu'à l'excès – dans le
verrouillage de l'espace Schengen, notamment face aux flux migratoires
africains.
Ainsi, le fait que douze autres pays européens recourent aux tests ADN
dans leur politique migratoire a été l'un des arguments de poids dans la
défense de l'amendement de Thierry Mariani. Cet amendement et la loi
de Brice Hortefeux sont en parfaite cohérence avec le discours de Dakar :
il s'agit pour le gouvernement français d'ignorer les particularités de
l'histoire de son pays qui ne l'arrangent pas et d'œuvrer pour une politique
communautaire qui le libère du poids du passé.
Car la spécificité de la France en tant que puissance coloniale a été,
contrairement à la Grande-Bretagne, le refus de lâcher du lest. Son
premier dilemme aujourd'hui est de prétendre à la compétitivité au sein
de l'Europe et avec celle-ci, mais sans s'encombrer des Africains, en
l'occurrence les moins utiles à son dessein.
« Nous voulions juste passer », disent innocemment les jeunes
ressortissants de pays francophones qui sont revenus blessés de Ceuta et
Melilla. Car du reste du monde ils ne savent pas grand-chose. C'est la
France qui est en eux, qu'ils maîtrisent ou non sa langue, et qui leur parle.
Aussi leur semble-t-il tout naturel de regarder vers la puissance coloniale
qui a dominé leurs pays et qui continue de s'adresser à eux dans sa
langue, à travers ses médias, ses biens et ses services, qu'ils préfèrent
souvent aux autres. L'ancienne métropole les appelle et les attire, tout
comme les anglophones – Nigérians, Indiens, Pakistanais – sont attirés
par l'Angleterre, d'une manière peut-être moins romanesque.
En d'autres termes, la France comme l'Angleterre, avant d'être des
puissances mondiales, ont été des puissances coloniales trois siècles
durant. L'une et l'autre ont violé les frontières existantes, en ont tracé
d'autres et ont organisé les mouvements de populations en fonction de
leurs intérêts. « Les Anglais ont fait appel aux Indiens et aux Pakistanais
pour la construction des chemins de fer en Afrique de l'Est (Tanzanie,
Kenya, Ouganda, Afrique du Sud), et les Français aux Marocains, en
1881, ainsi qu'aux Chinois pour le chemin de fer entre le Sénégal et le
Niger, dont le tronçon Kayes-Bamako1. »
Les non-Blancs, au regard et au nom de cette histoire commune, fût-
elle une histoire de violence, se demandent pourquoi ils doivent raser les
murs dans l'espace Schengen, alors que les Italiens, les Portugais et les
Espagnols qui ont émigré en France y sont reconnus comme des Français
à part entière2.
Le deuxième dilemme de la France se situe au niveau du partage du
coût social de sa politique intérieure et extérieure, qui la met en face d'un
passé que les libéraux et les ultralibéraux voudraient laisser en arrière. En
regardant autour d'eux, ils sont obligés de noter qu'à l'intérieur de
l'Hexagone tout va mieux, sauf pour certaines catégories de Français, et
que c'est le cas aussi de par le monde, sauf dans les pays d'Afrique d'où
ces Français sont originaires. La conclusion est vite tirée : la
mondialisation marche. Et si les perdants du système, à l'intérieur comme
à l'extérieur de l'Hexagone, sont originaires d'Afrique, il faut en chercher
la raison dans leurs sociétés, leurs cultures, leurs religions.
La concomitance des événements de Ceuta et Melilla et de la révolte
des banlieues en France a conforté la thèse de l'agression par des bandes
de jeunes venus d'Afrique. Seulement, ceux des banlieues qui sont nés en
France et tous ceux qui ont la nationalité française peuvent être
discriminés mais pas expulsés. Leur intégration s'impose. Les autres
doivent prouver qu'ils méritent d'être régularisés et de devenir français.
Obsolète et arrogant, le dispositif mis en place dans le cadre de la
nouvelle loi française sur l'immigration obéit à ce dessein, en oubliant
que la colonisation et la domination que la France poursuit créent
nécessairement des cultures métisses, des identités plurielles. Les
Français d'origine africaine et les Africains désireux de devenir français
ou de jouir tout simplement de leur droit de vivre et de circuler librement
en France ne sauraient être considérés comme des ennemis de ce pays
sous prétexte qu'ils ne parlent pas sa langue ou ne démontrent pas leur
attachement aux valeurs de la République.
Les artisans de cette loi se trompent assurément de priorités et de défis.
De ce fait, les critères de régularisation, d'intégration et d'octroi des visas,
de courte ou de longue durée, sont aussi erronés. La barrière linguistique
n'est ni nécessaire ni respectueuse de l'effort que nous faisons déjà par
nous-mêmes pour apprendre le français. Elle est dressée contre la région
du monde qui a le plus contribué au rayonnement de la langue française
en créant la francophonie, en la revendiquant et en l'animant. Ce n'est
nullement un hasard si l'ancien chef d'État sénégalais Abdou Diouf est à
la tête de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Ce sont
également des chefs d'État africains, en l'occurrence Amani Diori,
Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba, qui ont eu l'idée de créer une
institution maintenant et cultivant le lien avec l'ancienne puissance
coloniale, précisément parce que nous avons le français en partage. Cela
n'est du reste pas toujours du goût de tous les Africain(e)s, certains
estimant que nos langues sont nos meilleurs atouts et qu'elles ne peuvent
que pâtir de cette importance primordiale accordée au français. Nous
voici payés en monnaie de singe par une génération de politiciens qui
prétendent défendre la France alors qu'ils ne savent même pas repérer ses
atouts.
L'une des véritables causes de la vulnérabilité de l'Afrique se situe
dans ce registre. Si, à l'instar des Asiatiques, nous avions donné à nos
enfants, dès l'école primaire ou maternelle, la chance d'apprendre et de
comprendre le monde à travers nos langues au lieu de transiter par le
français, nous aurions eu raison de l'illettrisme et de bien d'autres
handicaps. L'apprentissage du français, qui est devenu notre langue de
travail et de communication avec d'autres francophones, est et devrait
d'abord être un souhait, non une exigence ni un instrument d'évaluation et
de tri. Je suis à la fois émue et malheureuse de voir autour de moi des
femmes de condition modeste prélevant sur leurs maigres revenus
l'argent nécessaire à leur alphabétisation en français, parce qu'elles savent
que même ici, au Mali, le fait de ne pas maîtriser cette langue les
marginalise. Elles le font librement, par choix, et non point parce qu'elles
ont l'intention d'émigrer un jour en France.
Et que dire des valeurs de la République, qui sont déjà responsables de
l'occidentalisation de chaque aspect de notre existence ? Même nos
constitutions sont calquées sur celle de la France.
Alors, ces femmes qui veulent rendre visite à un fils ou rejoindre leur
conjoint en France, que doivent-elles prouver de plus ? Demande-t-on à
des Japonais ou à des Américains, avant même leur arrivée, d'apprendre
la langue française et de suivre des cours d'éducation civique ? Si ces
mesures procèdent de la volonté d'aider les « primo-arrivants », pourquoi
en faire un critère d'octroi du visa ?
Par ailleurs, l'attachement à la France est-il réductible à la
connaissance de la langue et des valeurs de la République ? Mais la
droite décomplexée a l'imagination fertile. Aussi a-t-elle pensé à mesurer
l'intensité des liens avec la France, comme le rappelle Thierry Mariani.
Le texte de loi, déclare-t-il, prolonge « la démarche entamée en 2006
s'agissant de la définition de critères de délivrance de la carte vie privée
et familiale pour “liens personnels et familiaux”, outil utilisé dans le
cadre des régularisations6 ». En 2006, il a en effet été décidé que cette
carte serait attribuée aux étrangers ayant fait la preuve de l'intensité de
leurs liens avec la France.
Mariani souligne par ailleurs que la méconnaissance des « règles de
fonctionnement de la cellule familiale française [...] fait obstacle à une
bonne insertion dans notre société, tant pour les parents que pour leurs
enfants. Il est donc légitime de mettre à la disposition des parents un outil
spécifique, pour surmonter des difficultés particulières d'adaptation
auxquelles ne sont pas confrontées les familles déjà installées sur le
territoire, qu'elles soient françaises ou étrangères7 ».
Faut-il croire que tous les Français dits de souche maîtrisent et
respectent leurs droits et devoirs de parents, l'égalité des sexes, l'exercice
de l'autorité parentale, les droits des enfants, etc. ?
En réalité, outre le nombrilisme culturel qu'elles dénotent, ces mesures
sont caractérisées par un abus de pouvoir, un déni des droits des
étrangers, notamment les plus vulnérables, qui ont besoin d'une aide
véritable, d'amitié et de solidarité, et non de nouveaux obstacles à
franchir.
La barrière financière prouve elle aussi, si c'était nécessaire, que ce
sont les mêmes catégories de migrants, ceux qui ont un salaire modeste et
une famille nombreuse, qui sont visées, sous prétexte de leur permettre
de vivre décemment. Les ressources exigibles sont désormais fixées par
voie réglementaire en fonction de la taille de la famille. Elles ne pourront
en aucun cas être inférieures au SMIC, soit 1 005 euros net par mois, et
ne pourront dépasser 1,2 fois le SMIC, soit 1 206 euros net par mois.
Nous sommes indignés par un tel acharnement et une telle cruauté,
d'autant plus que nous avons été piégés. Nous avons servi les intérêts de
l'Occident dès 1492, lorsque, après avoir exterminé les Amérindiens, il a
dû déporter des millions d'Africains. La traite négrière a donné lieu à une
migration forcée, massive et meurtrière sans précédent de par sa durée, le
nombre de ses victimes – les morts et les survivants – et son coût
politique – en particulier le mythe de la supériorité blanche si bien ancré
dans l'inconscient collectif.
L'exploitation de la force de travail des Africains a revêtu, sous le
régime de la colonisation, d'autres formes, dont le travail forcé dans le
cadre de la réalisation des infrastructures (routes, chemins de fer,
barrages...) ou mal rétribué dans le cadre de l'économie de plantation.
Dans la région ouest-africaine, les mouvements de populations suscités
se traduisent entre autres par le déplacement des Mossi du Burkina Faso
vers les plantations de la Côte d'Ivoire et l'office du Niger3, ou encore par
celui des Bamanan et des Kassonké du Mali vers le Sénégal.
Selon Samir Amin, « on ne connaît aucune autre région aussi vaste
[que l'Afrique] qui ait connu un transfert de populations aussi important,
de 1880 à ce jour4 ». Temporaires ou définitives, les migrations qui ont
prévalu en Afrique du Sud, en Rhodésie et au Kenya devaient fournir aux
fermes européennes ainsi qu'aux mines la main-d'œuvre bon marché dont
elles avaient besoin. « Déformées, appauvries, les formations sociales de
cette région perdent jusqu'à leur apparence d'autonomie. L'Afrique
misérable des bantoustans et de l'apartheid est née5. »
Pour ce qui est de l'Afrique de l'Ouest, qui est au centre de la crise
actuelle, Samir Amin souligne que les migrations de travail ont débuté
avec la colonisation, mais sont demeurées relativement lentes jusqu'en
1920, sauf pour la ceinture cacaoyère de la Gold Coast. Leur rythme a
augmenté au cours des années 1920 et 1930 et s'est accéléré à partir des
années 1945-1950. La région s'est alors structurée en zones
d'immigration et en zones d'émigration au fur et à mesure que les régions
« neutres » se réduisaient.
À l'agriculture, qui est la cheville ouvrière de l'ouverture de l'Afrique
de l'Ouest au capitalisme, les puissances colonisatrices ont appliqué un
schéma différent de celui qui prévalait en Europe. Là-bas, en effet, les
ruraux perdant leurs terres du fait de la modernisation sont allés vers les
industries et se sont prolétarisés. L'émigration vers les villes est allée de
pair avec l'amélioration de la production agricole et l'industrialisation. En
Afrique tropicale, en revanche, le capitalisme agraire a eu recours à une
main-d'œuvre abondante, qu'il a souvent fallu créer en suscitant des
migrations. L'administration coloniale, quand elle le jugeait nécessaire,
n'hésitait pas à recourir au travail forcé.
Jusqu'aux années 1970, les flux migratoires provoqués ont
essentiellement été d'origine rurale. Ils se dirigeaient vers d'autres zones
rurales dont l'économie reposait sur les cultures de rente et vers des zones
urbaines dont la dynamique reposait, en grande partie, sur l'exploitation
d'autres secteurs de ces filières agricoles.
Les migrations africaines ne provenaient donc pas d'un « trop-plein
relatif » de main-d'œuvre, mais de départs massifs de populations laissant
derrière elles des campagnes vidées de leurs hommes, que les femmes
devaient souvent attendre longtemps. Ce phénomène s'est accéléré avec
les sécheresses des années 1970, suivies de la crise de l'endettement des
années 1980. De temporaires et saisonnières, les migrations sont
devenues définitives, avec la possibilité pour les femmes de rejoindre
leurs époux au bout d'un certain temps. Mais les pays de destination,
comme la Côte d'Ivoire, le Ghana, le Gabon ou le Cameroun, se sont tous
trouvés confrontés à la crise du « modèle », lequel était censé garantir
l'intégration de leurs économies dans le commerce mondial.
Pendant les deux guerres mondiales, l'armée française a pu disposer de
tirailleurs dont le rôle a été décisif dans la victoire contre le nazisme.
Démobilisés à la fin des hostilités, la plupart d'entre eux sont retournés
dans leur pays d'origine.
Au cours de la période des Trente Glorieuses, la France, qui avait
toujours besoin de main-d'œuvre pour sa reconstruction, a de nouveau
fait appel aux Africains, sans exiger d'eux ni diplômes ni visas, et encore
moins la preuve de leur filiation au moyen de tests ADN. Algériens,
Marocains et Tunisiens ont parfois émigré contre leur gré. Ce fut ensuite
le tour des Maliens et des Sénégalais.
Peu à peu, le besoin de travailleurs africains s'est fait de moins en
moins sentir. La saturation est intervenue à partir des années 1970,
années de sécheresse qui ont poussé des milliers de paysans et d'éleveurs
sahéliens à abandonner leurs terres et à émigrer.
Jusqu'au milieu des années 1970, le travailleur malien, sénégalais ou
mauritanien qui avait émigré en France venait régulièrement rendre visite
à sa famille. Quand il prenait une retraite bien méritée, son fils, un frère
ou un cousin le remplaçait, jouant son rôle dans ce circuit avantageux
pour la France comme pour les pays d'origine, vers lesquels les migrants
envoyaient de l'argent. Le retraité revenait alors s'installer dans son pays
d'origine, où il avait auparavant investi dans des activités (commerce,
agriculture...) ou dans des infrastructures à titre individuel et familial
(maison) ou collectif (mosquées, maternités) – réalisations qui lui
conféraient un statut de notable et une respectabilité.
Dès 1974, les lois Bonnet-Stoléru ont mis un terme à ce mouvement du
fait de la récession économique. Les travailleurs émigrés qui étaient en
France se voyaient dans l'obligation de s'y fixer, dans la mesure où les
cadets n'étaient plus autorisés à venir prendre la relève. Ces derniers ont
donc dû entrer dans la clandestinité, tandis que le regroupement familial
devenait une nécessité pour ceux qui étaient légalement installés dans
l'Hexagone.
Parallèlement, la situation économique des pays d'origine s'est
détériorée elle aussi tout au long de la décennie 1980, marquée par la
crise de la dette du tiers-monde et le lancement des programmes
d'ajustement structurel. Le chômage des jeunes diplômés, la suppression
de milliers d'emplois dans la fonction publique et la privatisation de la
plupart des entreprises nationales ont progressivement créé une masse de
population aux abois, prête à aller tenter sa chance ailleurs, de préférence
en France, où résidaient et travaillaient des parents, des amis et des
connaissances. La solidarité familiale et clanique aidant, les émigrés
maliens installés en France de longue date ont souvent tendu la main à
ceux et celles qui les sollicitaient.
Des femmes sont donc venues, des enfants aussi, et ces derniers ont
grandi. Entre-temps, les usines et les mines ont fermé, et leurs pères,
quand ils n'étaient pas à la retraite, se sont retrouvés plus facilement
licenciés parce qu'ils étaient noirs ou arabes et peu qualifiés. Et puis le
travail lui-même a changé de nature et d'exigences en s'automatisant. Les
enfants des milliers d'ouvriers licenciés sont allés à l'école et ont grandi
dans des quartiers de seconde zone, où l'emploi est rare. Les tensions
sociales, la délinquance (drogue, vols...) et la violence entre jeunes se
sont installées, comme partout où les mécanismes de paupérisation et
d'exclusion sont à l'œuvre. Et aujourd'hui, comme partout où il est plus
facile de réprimer que d'écouter et d'accompagner, la police entre en jeu
et s'acharne contre les jeunes : contrôles d'identité, arrestations, gardes à
vue souvent abusives, violences corporelles, tortures mentales et
psychologiques...
Pendant ce temps, les mères, qui, au sein des familles, ont dû faire face
au manque d'argent et à toutes sortes de pénuries et qui voient leurs filles
et leurs fils chômer, avec ou sans diplôme, se lancent dans la lutte pour la
survie en acceptant n'importe quel emploi. Elles retrouvent sur leur lieu
de travail les mêmes tâches – nettoyage, gardiennage d'enfants et de
personnes âgées – que celles qui les occupent dans leur foyer. Harassants,
monotones et ingrats sont les emplois qui leur sont confiés. Pour être à
l'heure au travail, les mères de banlieue doivent partir aux aurores,
laissant les enfants les plus grands s'occuper des plus petits.
Les femmes qui vivent et travaillent dans ces conditions sont d'autant
plus stigmatisées qu'elles sont projetées dans un environnement dont
souvent elles ne maîtrisent ni la langue ni les rouages. Elles se retrouvent
alors entre elles, s'organisent en puisant dans leurs repères culturels et
développent des formes de solidarité qui compensent l'indifférence et
l'exclusion qu'elles subissent.
Point n'est besoin de souligner que ces femmes aspirent tant à
l'autonomie financière qu'à la maîtrise de la langue française, afin de
s'occuper de leurs enfants et, comme leurs conjoints, d'envoyer de
l'argent à leurs familles, souvent à leurs propres mères. Les difficultés de
gestion de ces réalités économiques et sociologiques dans les ménages se
sont aggravées au fur et à mesure que l'emploi et le logement sont
devenus de plus en plus inaccessibles.
Le 27 octobre 2005 sont morts Bouna et Zyed, qui voulaient échapper
à un contrôle de police. La coupe, qui était pleine, a alors débordé et les
banlieues se sont embrasées. D'un côté comme de l'autre de l'espace
Schengen, dans l'Hexagone et ses banlieues de Clichy-sous-Bois ou du
Val-de-Marne comme dans les banlieues lointaines de la France que sont
Dakar, Bamako ou Yaoundé, il s'agit de vies bouleversées et brisées au
nom de la rigueur et de l'efficacité économique.
Pour le malheur des laissés-pour-compte de la croissance en France et
pour celui des peuples d'Afrique, la logique du marché libre et
concurrentiel qui leur vaut ce sort est présentée comme non négociable.
Le coton africain est l'une des preuves éclatantes de l'asymétrie des
rapports de force entre la France et ses anciennes colonies d'Afrique, hier
comme aujourd'hui, ainsi que du lien entre la libéralisation des
économies africaines et l'immigration clandestine.
1 Propos de Bakari Kamian lors d'une réunion organisée par le Comité économique et social
européen à la suite de la signature d'un mémorandum d'entente avec l'Union des conseils
économiques et sociaux d'Afrique, septembre 2006.
2 L'immigration africaine – maghrébine et subsaharienne – s'inscrit en somme dans une
continuité, le « royaume de France » ayant toujours attiré des immigrés.
3 L'office du Niger est un périmètre irrigué construit dans le delta du fleuve Niger, au Mali, par
les colons français dans les années 1930.
4 Samir Amin, « Migrations in Contemporary Africa : A Retrospective View », in J. Baker et
T. A. Aina (éd.), The Migration Experience in Africa, Uppsala (Suède), Nordiska Afrikainstitutet,
1995, p. 29-40.
5 Ibid.
6 Thierry Mariani, rapport sur le projet de loi de Brice Hortefeux.
7 Thierry Mariani, rapporteur du projet de loi de Brice Hortefeux devant l'Assemblée nationale,
18 septembre 2007.
4

Une mondialisation cousue de fil blanc


De qui se moquent-ils ? Ces mêmes gouvernements et les
institutions internationales qu'ils dominent ont, des décennies
durant, fait tout ce qui était possible pour forcer les gens à
émigrer.
Susan George

La fermeté et l'efficacité dans la gestion de l'immigration tournent à la


haine et à une violence inouïe, puisqu'on a fait le choix de circonscrire les
causes de ce phénomène au simple désir de partir du migrant et à la
pauvreté de son pays d'origine. Les intérêts économiques et financiers de
la France en Afrique, qui ne peuvent être sauvegardés et que l'on ne peut
faire fructifier qu'au détriment des Africains, sont une réalité
soigneusement occultée. Ce comportement n'est en rien spécifique aux
relations franco- et euro-africaines. Saskia Sassen souligne que « les
migrations internationales ne sont pas des phénomènes autonomes », et
se demande « pourquoi la réflexion des responsables politiques paraît
courte sur ce terrain par rapport à d'autres domaines. Lorsqu'il faut
évaluer les conséquences des transformations du commerce et de la
politique internationaux, les experts et les politiques pèsent les effets de
chaque décision dans nombre de champs et recherchent un certain
compromis entre ces divers aspects13 ». Comment Nicolas Sarkozy
pourrait-il à la fois admettre que la colonisation a été une œuvre de
domination économique, politique et culturelle, qui se poursuit à travers
l'expansion du capital français, et garder les mains libres pour expulser
les Africains ?
À Dakar, le président français a déclaré que « ce que la France veut
faire avec l'Afrique, c'est élaborer une stratégie commune dans la
mondialisation » – comme si les rafles et les expulsions des Africains
n'étaient pas suffisamment édifiantes quant à la nature de ce phénomène.
L'élaboration d'une stratégie commune à la France et à l'Afrique dans
la mondialisation, pour être crédible, exige un bilan rigoureux des
politiques de libéralisation et de privatisation que nos pays ont subies tout
au long des trois dernières décennies, mais aussi des stratégies honnêtes
et responsables de réhabilitation des Africains dans leurs droits
économiques, politiques et culturels.
Toutefois, le premier et le meilleur gage de sincérité que le nouveau
président français puisse donner à l'Afrique à ce sujet serait l'arrêt
immédiat des reconduites forcées aux frontières des immigrés contraints
à la clandestinité, ainsi que la régularisation de ceux et celles qui
souhaitent travailler et vivre dignement en France. Le spectre de l'appel
d'air souvent brandi est, rappelons-le, un faux débat dans un monde plus
juste et équilibré. Car, avec une mondialisation respectueuse des droits de
la personne humaine, la grande majorité de ceux et celles qui,
aujourd'hui, se laissent séduire par l'appel de l'« eldorado » pourront
obtenir l'emploi et le revenu qui leur permettront de vivre décemment
dans leurs pays, d'en sortir et d'y revenir, et de s'installer où ils le
souhaitent, à l'instar des Français et des Européens, qui jouissent de cette
liberté.
Pour échapper aux solutions à courte vue, il faut, en d'autres termes,
situer les récents flux migratoires dans le contexte de la mondialisation
néolibérale, qui aggrave les inégalités en enrichissant certains pays et
certaines régions au détriment des autres. C'est ainsi qu'en Afrique
subsaharienne les sources des flux migratoires vers la France, longtemps
circonscrites à la région de Kayes pour le Mali ou à la région du fleuve
pour le Sénégal, se sont multipliées, avec désormais des départs depuis
d'autres zones et d'autres pays, jusqu'en Afrique centrale. Jamais
auparavant le Mali, le Niger ou la Mauritanie n'avaient vu passer leurs
propres ressortissants par l'immense désert du Sahara, et encore moins
des Congolais, des Camerounais et des Nigérians. Les flux migratoires
qu'ils forment sont essentiellement composés des victimes des
compressions, des départs volontaires à la retraite, des privatisations, des
émeutes de la faim et des conflits liés à des mutations économiques
inappropriées et incontrôlées.
De par le monde et « depuis toujours, le recrutement de main-d'œuvre,
qu'il s'agisse de grands professionnels, d'employés non qualifiés ou de
“travailleurs du sexe”, a mêlé les acteurs officiels, gouvernements ou
entrepreneurs de pays d'immigration, et trafiquants (marchands
d'esclaves, passeurs spécialisés). Mais le commerce illégal de main-
d'œuvre a connu une croissance considérable au cours des années 1990,
les trafiquants traditionnels régionaux opérant sur une échelle de plus en
plus vaste tandis qu'émergeaient de nouveaux réseaux, comme lors de la
désintégration de l'Union soviétique1 ».
En zone sahélienne, des commerçants qui ne trouvent pas leur compte
dans l'inondation des marchés locaux par des biens importés et
subventionnés, des pêcheurs ruinés par les accords de pêche, des
fonctionnaires mal payés, des vendeurs de cigarettes, d'armes ou de
drogues ont été amenés à s'impliquer momentanément ou durablement
dans le commerce de main-d'œuvre.
À la faveur de l'expansion du capital dominant, la force de travail est
devenue l'unique marchandise que chacun est en mesure de proposer. En
Russie, selon les estimations du service fédéral de l'immigration, on
compterait plus de 10 millions de clandestins : « Les travailleurs migrants
centrasiatiques sont à la Russie ce que les Latino-Américains sont aux
États-Unis, les Indo-Pakistanais aux monarchies du Golfe ou les Ouest-
Africains à l'Europe2. »
Du côté des États-Unis, « les accords régionaux comme NAFTA ont
décimé les fermiers du Mexique pendant que le maïs, produit
industriellement bon marché aux États-Unis, inondait les marchés
mexicains3 ».
Le sort des paysans africains producteurs de coton est tout aussi
parlant quant à la nature du système. En guenilles et la faim au ventre, ils
font partie de ceux qui frappent en vain aux portes de l'Europe, pendant
qu'à Liverpool les milliardaires de l'or blanc trinquent chaque année à la
gloire du marché. Leur banquet de 2005 a eu lieu précisément au moment
des événements de Ceuta et Melilla. Ces enclaves n'auraient pas été
souillées par le sang de tant d'innocents si les prix des produits agricoles
n'avaient pas chuté et si la libéralisation de nos économies n'avait pas
pour but de maintenir nos pays dans le rôle de sources
d'approvisionnement en produits de base bon marché, garants d'un niveau
de vie élevé au Nord.
En enfilant la camisole de force du libéralisme économique, les pays
dont les migrants sont originaires se sont laissé piéger. Les prix de leurs
produits baissent mais, curieux paradoxe, cette situation, au lieu de les
inciter à changer leur fusil d'épaule, les pousse à produire davantage et à
contribuer ainsi à la saturation du marché.
Le travail pénible et à faible valeur ajoutée est fait au Sud, que le Nord
inonde de biens manufacturés à des prix élevés. Un planteur africain de
café vend son produit 200 francs CFA le kilo, alors que le café servi dans
un bar au Nord coûte 100 à 150 fois plus cher. Le producteur africain de
coton est dans la même situation par rapport à un produit fini, comme le
basin, qu'il ne peut s'offrir que difficilement alors qu'il est né de
l'exportation de son propre coton.
Le marché mondial ouvert à tous, source de prospérité et de bonheur
pour tous, est la perfection que les gagnants et les maîtres de l'ordre
actuel continuent de nous faire miroiter. Il suffirait, semble-t-il, d'en
corriger les imperfections en France, en Afrique et partout ailleurs pour
que le libre-échange, la privatisation et l'investissement étranger
produisent leurs effets sur la croissance.
John Ralston Saul estime pour sa part que « l'actuelle mondialisation,
caractérisée par le déterminisme technocratique et technologique et par le
culte des marchés, a elle-même trente ans. Aujourd'hui, elle est morte à
son tour4 ». Mais, ajoute-t-il, les grandes idéologies disparaissent
rarement du jour au lendemain. L'État que l'Occident tue dans nos pays
où nous en avons le plus grand besoin est de nouveau à l'honneur dans les
pays industrialisés et « émergents ». Il fait par exemple la force du
capitalisme chinois : « Pékin ne veut plus d'étrangers pour construire son
TGV, ses avions ou ses centrales. La Russie, à l'instar des États-Unis,
prépare un projet de loi qui limitera l'accès des investisseurs étrangers
aux secteurs stratégiques5. »
Pendant ce temps, les institutions financières internationales (FMI,
Banque mondiale) et autres nous font croire que la croissance qui est au
rendez-vous avec le boom des prix des matières premières impulsera le
développement si nous laissons faire le marché. Le résultat des réformes
mises en œuvre dans ce sens est pour l'instant catastrophique. Le
chômage est devenu massif et chronique, l'embryon de tissu industriel qui
existait a disparu, l'État est privé de ressources financières du fait de la
réduction, voire de la suppression de certains droits et taxes à
l'importation, qu'aggravent encore la mauvaise gestion et la corruption.
Broyés par cette conjonction de facteurs externes et internes de
destruction des économies locales, mais impuissants à desserrer l'étau, les
laissés-pour-compte fuient.
« Les gens se déplacent lorsqu'ils sont attirés par une meilleure vie,
pour fuir un danger ou le désespoir, en réaction aux forces du marché6 ou
en réponse aux appels du cœur », souligne le secrétaire général des
Nations unies, Ban Ki-Moon. « Souvenons-nous, ajoute-t-il, que lorsque
nous parlons de migrations, il ne s'agit pas seulement de richesse et de
pauvreté. Il s'agit du type de sociétés dans lesquelles nous voulons
vivre7. » Ainsi, en plus du lien entre les révolutions des moyens de
transport et de communication et la mondialisation économique, les
migrations actuelles relèvent d'une expérience différente de celles que
l'humanité a connues au cours de son histoire.
L'échange de marchandises a toujours été le moyen de déposséder les
pays du Sud en mettant leurs gouvernants à contribution et en les
sanctionnant quand ils ne se pliaient pas à la loi du plus fort. La logique
de la compétition, qui est le levain du système dominant, met face à face
le faible et le fort. Ce dernier tente de gagner par tous les moyens
(financiers, technologiques, juridiques, diplomatiques, médiatiques,
militaires) en vue de maximiser ses profits.
« Si l'on regarde les chiffres, écrit Susan George, il n'y a eu en fait de
mondialisation que pour l'Occident, dont les grandes entreprises
bénéficient de l'ouverture des marchés, la part de l'Afrique dans le
commerce mondial ayant régressé de 50 % au cours des années 1990. En
réalité, il apparaît clairement aujourd'hui que les pays qui réussissent à
bien se positionner sont ceux qui violent les règles du jeu. Des pays
d'Asie du Sud-Est (les dragons) dont on a vanté les réussites
économiques ont agi contrairement au dogme néolibéral en protégeant
leurs économies8. » La Chine aussi.
Aucun secteur de l'économie malienne n'échappe à la vague de
libéralisation imposée par les institutions financières internationales et
acceptée, à l'insu du peuple malien, par les autorités de la Troisième
République. En attendant l'or noir, l'or blanc et l'or jaune sont présentés
comme les avantages comparatifs de notre pays, sans que nous puissions
mesurer leur impact en termes d'emploi, de revenu et d'amélioration des
conditions de vie des populations.
Comme la quasi-totalité des produits d'exportation, le coton n'avait pas
pour objectif de servir l'Afrique et les Africains, mais d'approvisionner
les filatures des métropoles en matière première. L'Angleterre a investi
dans cette perspective en Égypte et la France l'a fait au Soudan français
(devenu le Mali) en créant en 1919 la ferme d'expérimentation de
Baraouéli. La production industrielle commence avec la mise en service
du barrage de Markala en 1934-1936. Bien que modeste à l'époque, elle
alimente les filatures françaises. Après la guerre, en 1946, la filière
cotonnière africaine devient l'un des moyens de la reconstruction
nationale avec l'Institut de recherche sur le coton et les textiles (IRCT),
qui se voit attribuer l'administration des fermes d'expérimentation.
En tant que culture de rente, le coton était avant tout l'affaire des
industriels, des financiers et de l'État colonial. Son appropriation par les
paysans et l'augmentation de la productivité n'ont été obtenues qu'après la
création, en 1947-1949, de la Compagnie française pour le
développement des fibres textiles (CFDT), qui s'est dotée d'usines
d'égrenage et d'huileries de plus en plus performantes. Elle allait devenir
un « vaste holding public », ainsi que l'un des piliers de la Françafrique.
Les sociétés cotonnières post-coloniales, telle la Compagnie malienne
pour le développement des textiles (CMDT), créée en 1974 avec une
participation de 40 % de la CFDT9, n'ont fait que prendre en charge et
poursuivre un mode de mise en valeur du secteur cotonnier dépendant de
l'ancienne puissance coloniale et, par son truchement, du marché. Le type
de partenariat établi a permis à l'État français, jusqu'à la récente
privatisation de la CFDT (devenue Dagris10), de profiter d'une position de
quasi-monopole sur le coton de ses anciennes colonies11. La CMDT, qui
coordonne l'ensemble des activités de la filière sous l'égide de l'État, est
dirigée par un Malien dont l'adjoint est un Français, ce dernier ayant
souvent plus de pouvoir de décision et d'influence que son chef
hiérarchique12.
La zone d'intervention de la CMDT – Mali-Sud – comprend la totalité
de la région administrative de Sikasso, une partie des régions de
Koulikoro et de Ségou et, depuis le 12 janvier 1995, le cercle de Kita,
dans la région de Kayes. En plus de la production de coton fibre et de
graines, la garantie de prix stables aux paysans, leur encadrement et le
crédit pour les intrants (engrais, semences, insecticides), la société
intervenait également dans l'aménagement du territoire, l'éducation, dont
l'alphabétisation, les soins de santé, l'hydraulique villageoise, la
promotion des femmes, etc. Les rouages du partenariat avec la France
étaient la recherche (sols, semences, encadrement) à travers l'IRCT,
l'assistance technique et la commercialisation par la CFDT, et le
financement à travers la Caisse centrale de l'Outre-mer (devenue
l'Agence française de développement).
Passer de 6 381 tonnes de coton graine en 1960-1961 à 600 000 tonnes
en 2003, telle est la prouesse que la CMDT a réalisée en quatre décennies
en augmentant les surfaces cultivées, en améliorant les techniques
culturales, mais aussi et surtout en mobilisant 3 796 020 actifs qui
travaillent dans quelque 250 000 exploitations, réparties entre plus de
6 000 villages. C'est dire à quel point le président Nicolas Sarkozy ne
rend pas justice aux paysans africains en les présentant comme victimes
d'eux-mêmes et de leur enfermement dans le passé. Ce sont eux les
« veines ouvertes » de l'Afrique en tant que protagonistes de la
reconstruction de la France de l'après-guerre et de la croissance
économique. La COPACO est la filiale qui, chaque année, engrangeait
quelque 150 millions d'euros pour le compte de la CMDT en s'octroyant
une ristourne à elle-même.
Ce sont pourtant les petits producteurs maliens de coton et leurs
homologues du Burkina, du Bénin, du Togo, du Tchad et d'autres
contrées du Sud qui ont, en dépit de leur sous-équipement, réussi à
inquiéter les États-Unis et l'Union européenne, lesquels subventionnent
pourtant leur coton. Le cours, qui était fixé à environ 3 dollars le kilo en
1980, a chuté à 35 cents en octobre 2001 – le cours le plus bas depuis
novembre 1972 – en raison d'une forte augmentation de la production
mondiale en 2001-2002. Ces années-là, le coût moyen de la production
cotonnière était de l'ordre de 48 à 53 cents par livre en Afrique de l'Ouest
contre 73 cents pour les producteurs américains.
Le coton malien et africain, si mal rétribué, est récolté à la main,
généralement par les femmes, les jeunes et les enfants. Il apparaît que
sous nos cieux l'effort et l'excellence ne paient pas, puisque les nations
riches faussent le jeu tel qu'établi par elles-mêmes en accordant des
subventions à leurs producteurs.
Leurrées par l'embellie qui a suivi la dévaluation du franc CFA en
1994, les autorités maliennes ont organisé la fête du Coton le 2 mai 1998,
sous la présidence d'Alpha Oumar Konaré. L'assoupissement des
consciences de la quasi-totalité des décideurs politiques, des cadres de la
CMDT et des chercheurs n'a fait que se confirmer depuis lors. La chute
des cours du coton et la baisse des recettes de l'État, ainsi que celle du
revenu des paysans, n'y ont apparemment rien changé, même si le
scandale des subventions euro-américaines a amené dirigeants et
négociateurs africains à réagir. Incapable de reconnaître sa part de
responsabilité à travers ses conseils qui sont souvent des injonctions, la
Banque mondiale continue de s'imposer et exige la privatisation de la
CMDT, le dernier et le plus gros morceau de l'héritage colonial. Le Mali
a, par conséquent, le dos au mur, en raison du rôle stratégique du coton
dans son économie, de la chute des prix, de l'augmentation du coût des
intrants et de la parité du dollar (la devise commerciale) avec l'euro,
auquel le franc CFA est lié. Une poignée de paysans, relativement nantis
en termes de facteurs de production – superficie, sécurité foncière, main-
d'œuvre salariée... –, sont artificiellement transformés en « fer de lance »
d'une filière moribonde. Ils sont sollicités dans la fixation des
mécanismes de prix et la gestion des intrants et semblent favorables à
l'introduction des organismes génétiquement modifiés (OGM).
Si les décideurs politiques s'accordent avec les acteurs de la société
civile dans la dénonciation des subventions agricoles, l'impérieuse
nécessité de changer notre fusil d'épaule en raison du caractère
totalement déséquilibré des rapports de force qui sous-tendent le marché
mondial est loin de faire l'unanimité. Les États-Unis eux-mêmes ne
parviennent à se maintenir sur le marché que grâce aux subventions
versées à leurs producteurs. Elles sont estimées à 4,8 milliards de dollars
par an pour quelque 25 millions de producteurs, soit trois fois le montant
de l'aide américaine au continent noir. Le secteur est également confronté
depuis 1998 à la concurrence des fibres synthétiques et à une mauvaise
gestion interne.
Ce dont il est désormais question, et que les pouvoirs publics africains,
la France, l'Europe ainsi que les institutions internationales de
financement occultent, c'est la pertinence du choix néolibéral et sa
capacité à satisfaire les besoins légitimes des paysan(ne)s malien(ne)s et
africain(e)s. Alors que sont sans cesse énumérés les obstacles – le
manque de capitaux, de moyens de transport, l'étroitesse du marché
intérieur, le manque de débouchés sûrs à l'extérieur, la mauvaise
gestion –, le rôle de pourvoyeurs des autres pays en matières premières
n'est jamais remis en question.
En bon libéral africain, c'est-à-dire spécialiste de la fuite en avant sans
souci véritable de l'avis de ses concitoyens, le président sénégalais
Abdoulaye Wade aurait demandé à son homologue français, en juin 2007,
le rachat de Dagris. Il s'exprimait, semble-t-il, au nom du Burkina Faso et
du Mali, estimant que le holding public français était à nous, Africains14.
Alors que le coton africain est vendu en dessous du prix de revient et
que les sociétés cotonnières de la zone franc affichent cette année un
déficit de 536 millions d'euros, soit 350 milliards de francs CFA, nous
apprenons que les dividendes versés par Dagris à ses actionnaires, dont
l'État français, ont été de 14 millions d'euros pour les seules années 2004
et 2005.
Pendant ce temps, la Banque mondiale maintient la pression sur le
gouvernement malien en vue de la privatisation de la CMDT en 200815.
1 « Géo-économie des flux migratoires », in Atlas du Monde diplomatique, 2006.
2 Gilles Creton, « Le grand exil de la faim des ouvriers ouzbeks », Libération, 30 juillet 2007.
3 Susan George, « Immigration : The Big Surprise », juin 2006 : http://www.tni.org/detail–
page.phtml?act–id=1482&[email protected]&password=9999&publish=Y.
4 John Ralston Saul, « La mondialisation, vie et mort d'une idéologie », Courrier international,
no 779, 6-12 octobre 2005.
5 Emmanuel Lechypre, « La mondialisation chamboulée », L'Expansion, 1er juin 2006.
Signalons que les pays d'Amérique latine, notamment le Venezuela et la Bolivie, sont déjà passés à
l'acte, avec les énormes difficultés que cette quête d'autonomie de choix comporte.
6 C'est moi qui souligne.
7 Allocution du secrétaire général des Nations unies au Forum mondial sur la migration et le
développement, Bruxelles, 10 juillet 2007.
8 Susan George, « Immigration : The Big Surprise », art. cité.
9 Olivier Piot, « Paris brade le coton subsaharien », Le Monde diplomatique, septembre 2007.
10 Dagris, pour Développement des agro-industries du Sud, est le nom pris par la CFDT en
2001.
11 La CFDT a profité de la libéralisation de la filière et des privatisations des sociétés
cotonnières africaines en acquérant 52 % de la Société de développement des fibres textiles
(Sodefitex) au Sénégal, 51 % de la Société cotonnière du Gourma (Socoma) au Burkina Faso,
60 % de la Gambia Cotton Company (Gamcot) en Gambie, 90 % de Hasy Malagasy (Hasyma) à
Madagascar et 60 % de la Société méditerranéenne du coton (Somecoton) en Algérie. Voir Olivier
Piot, « Paris brade le coton subsaharien », art. cité.
12 Comme l'a souligné en 2003 Damien Millet, secrétaire général de la branche française du
Comité pour l'abolition de la dette du tiers-monde (CADTM-France), à propos de la nouvelle
équipe administrative « ultralibérale » de la CMDT, les sept administrateurs qui la composent
dépensent à eux seuls 1 million de francs (français) pour leur salaire annuel. Parmi eux figure
Jean-François Martin, « directeur général adjoint et précédemment chargé de la privatisation de la
Compagnie ivoirienne des textiles, qui se révèle être un échec ». Rapporté dans Le Courrier,
11 novembre 2003.
13 Saskia Sassen, « Les immigrations ne surgissent pas du néant », Manière de voir, mars-avril
2002.
14 Voir Olivier Piot, « Paris brade le coton subsaharien », art. cité.
15 La cession, le 23 février 2007, des parts de l'État français (64,7 %) à un consortium du nom
de Sodaco (Société de développement africain du coton et des oléagineux) pour la somme de
7,7 millions d'euros crée des remous au niveau du personnel de Dagris. Affaire à suivre...
5

Le Mali stigmatisé
La vérité et la justice sont ce dont nous avons le plus grand besoin
aujourd'hui, au Mali et d'une manière générale en Afrique, pour ne pas
avoir honte de nous-mêmes, ne pas désespérer de nous et de notre
continent. Que les politiciens s'y refusent parce qu'ils ont un agenda
caché est de bonne guerre, même si ce comportement est intolérable en
raison des injustices criantes qui en découlent. Mais il est beaucoup plus
troublant de constater, à certains niveaux où l'on ne soupçonne aucune
adversité, la délégitimation de nos luttes.
Au Mali, nous sommes nombreux à nous demander ce que l'une des
plus belles plumes de France, Erik Orsenna, veut réellement prouver à
travers son Voyage aux pays du coton, qui est en même temps un Petit
précis de mondialisation. Devons-nous interpréter le chapitre consacré à
notre pays comme une preuve d'amitié de plus pour nous ou comme
l'occasion de démontrer que les injustices monstrueuses qui caractérisent
la filière cotonnière ne sauraient justifier nos difficultés actuelles ?
L'illustre académicien tente de jeter le doute sur mon analyse de la
situation de mon pays et sur l'issue de mon combat : « Par sa stature, son
autorité naturelle, le respect qui l'entoure, les légendes qui
l'accompagnent, les récits de ses combats altermondialistes et la
flamboyance de ses boubous, Aminata Traoré est une reine. [...] Je
partage souvent son diagnostic sur les maux du continent, mais discerne
mal quels remèdes elle propose. Qu'importe ! C'est une reine qui se bat,
et une inépuisable4. »
Je ne m'attendais pas à trouver une telle ignorance du sens de ma
démarche et de mon engagement chez le seul auteur, de surcroît
académicien français, qui ait eu l'idée de se déguiser en femme africaine
en signant Madame Bâ5. J'aurais aimé engager avec Erik, qui m'a posé
quelques questions lors de son voyage marathon au Mali, un débat franc,
contradictoire et rigoureux sur le coton malien dans l'économie mondiale.
Mais qu'il ait attaché plus d'importance à la flamboyance de mes boubous
qu'aux remèdes que je propose n'est pas plus mal. Il est vrai que, dans le
cadre de la promotion de Madame Bâ, Erik est venu se faire
photographier avec moi, vêtue de l'un de mes « flamboyants boubous »,
précisément dans l'une des structures dont il parle : le San Toro. Il me
considérait à l'époque comme l'un des trois membres de sa famille
africaine, Hamidou Sall et Henriette Diabaté étant les deux autres. C'est
du reste à ce titre que nous avons eu le privilège, Henriette Diabaté et
moi, de figurer parmi ses invités lors de sa réception à l'Académie
française.
J'ai dû pécher en sortant du rôle de la « sœur d'Afrique » par mon
combat contre l'ordre néolibéral. J'agis en poil à gratter là où Erik
Orsenna, ou plutôt « Madame Bâ », sait être à la fois convaincant et
drôle.
Orsenna a été beaucoup lu et entendu à propos du coton au Mali et
dans le monde (aux États-Unis d'Amérique, au Brésil, en Ouzbékistan), si
j'en juge par le succès de librairie de son livre, comme d'ailleurs de
Madame Bâ, qui était une manière subtile d'aborder le brûlant dossier de
l'obtention des visas d'entrée en France.
Erik Orsenna n'épargne pas davantage le président malien, qui lui a fait
l'amitié de le recevoir. Le dénigrement, en ce qui concerne ce dernier,
passe également par une histoire de boubou : « D'un geste un peu
maladroit, agacé, il remonte les manches de son boubou bleu brodé –
décidément, ce boubou ne lui va pas : trop vaste, trop joli, trop brodé. Le
président se redresse. [...] L'angoisse est palpable chez ce militaire qui a
traversé bien des crises et n'a jamais manqué de courage. Que Dieu, s'Il
existe, protège les présidents du Mali ! Leur tâche n'est pas simple6. »
Le président Amadou Toumani Touré (ATT) a donc droit au ridicule et
à la pitié pour avoir exposé les contraintes qui sont les siennes quand,
d'un côté, les États-Unis et l'Europe créent la surproduction en
subventionnant leurs propres producteurs de coton et, de l'autre, la
Banque mondiale lui demande de répercuter la baisse des prix du marché
mondial sur le maigre revenu du paysan malien : « Aujourd'hui, l'or blanc
est en train de devenir notre malédiction. Le coton, c'est la moitié de nos
recettes d'exportation. Le coton fait vivre, directement, près du tiers de
notre population : trois millions et demi d'hommes et de femmes ! [...]
C'est vrai, j'ai accepté de garantir aux paysans un prix supérieur au cours
mondial. Comment pouvais-je faire autrement ? Ils se soulevaient ! C'est
ça, la volonté de la Banque mondiale : une autre zone d'instabilité, dans
le sud de notre pays, aux frontières mêmes de la Côte d'Ivoire d'où ne
cessent d'arriver des réfugiés ? Comment voulez-vous que je les
nourrisse ? Et mes trois millions et demi, s'ils n'ont plus rien à manger, ils
viendront d'abord en ville. Et ensuite, direction la France, par tous les
moyens : ils s'accrocheront même aux trains d'atterrissage des avions.
C'est ça que vous voulez10 ? »
Pour nous montrer la voie quant à la privatisation de la CMDT, à
laquelle ATT et la plupart des Maliens sont réticents, Erik Orsenna donne
la parole au paysan et syndicaliste burkinabé François Traoré : « S'ils [les
Maliens] doivent privatiser aujourd'hui, c'est qu'ils ont manqué le coche
hier. Il est bien beau de réclamer des délais. Mais n'oublions pas la réalité
des affaires : si la situation continue de se dégrader, quelle société privée
voudra s'engager11 ? »
Le Burkina Faso, selon l'auteur de Voyage aux pays du coton, semble
« traverser la crise et la chute des cours mondiaux. Quel est son secret ?
L'histoire mérite d'être contée, car elle montre l'existence (et la viabilité)
d'une troisième voie entre la privatisation et le kolkhoze d'État12 ». « Tant
que les cours du coton demeuraient à des niveaux élevés, on pouvait se
permettre de laisser agir à sa guise la CMDT. Chacun savait que ce
kolkhoze géant, plus grosse entreprise cotonnière de la planète, ne
méritait pas que des éloges sur sa gestion. Chacun devinait les trafics
qu'elle couvrait, les corruptions qu'elle nourrissait. [...] La situation
change lorsque s'effondre le prix du coton. Par crainte d'allumer la colère
des campagnes, le gouvernement n'ose pas répercuter la baisse7. »
Erik Orsenna devrait pouvoir réviser cette lecture des faits, dans la
mesure où le producteur malien de coton a dû accepter, à son corps
défendant, le prix de 160 francs le kilo de coton graine pour la campagne
2005-2006, contre 210 francs pour celle de 2004-2005. Ne sachant plus
où donner de la tête, les plus vulnérables sont déjà en train de vendre
leurs charrues et leurs maigres biens pour que leurs enfants partent en
ville, comme ATT le craint, et, si possible, en Europe. Encore une fois,
dans la situation actuelle du Mali, partir est une manière de réagir aux
supposés bienfaits d'un marché qui vire au cauchemar.
Est-ce bien amical et fraternel, alors que la droite et l'extrême droite
excellent dans la stigmatisation et la criminalisation des migrants, de
faire des Maliens les premiers responsables des difficultés de leur filière
cotonnière ? « Pardon au Mali, pays que j'aime et dont je respecte les
dirigeants, parmi les meilleurs d'Afrique, dit Orsenna dans Madame Bâ.
J'y ai placé une scène peu ragoûtante que j'avais observée ailleurs.
Rappelons que la corruption n'est pas un monopole africain. Hélas, en
cette matière, la France n'a de leçons à donner à personne13. »
Il en va du coton comme des visas. Dans Madame Bâ toujours, Erik
Orsenna écrit qu'il peut « témoigner qu'à Bamako l'ambassadeur de
France a lutté ferme contre les trafics de visas8 ». Comment peut-il le
savoir au terme de ses brefs séjours au Mali ? Et admettons qu'il en soit
ainsi (ce dont je doute) : ne s'agit-il pas là de s'occuper des seconds
couteaux au lieu de désigner le marché déloyal et prédateur comme
responsable de la destruction de l'agriculture paysanne et du recours des
hommes et des femmes désespérés à l'émigration ainsi qu'aux pratiques
frauduleuses ?
Je persiste et signe : il n'y a pas plus voleur ni plus corrupteur que le
marché dit « libre et concurrentiel », dont les gagnants trichent, mentent
et tuent en toute impunité, mais à petit feu, à travers des politiques qu'ils
imposent.
Le « viol de l'imaginaire », qui est l'une des règles du jeu, consiste à
faire intérioriser aux Africains le sentiment de leur échec à saisir et
exploiter les opportunités du système. La description de la ville de
Koutiala dans Voyage aux pays du coton l'illustre à merveille : « Je
connais bien d'autres capitales d'une matière première. Manaus, reine
passée du caoutchouc, Johannesburg, métropole de l'or et du diamant,
Koweit City, fille bénie du pétrole... Toutes ont profité de leur aubaine
pour s'embellir. Pas Koutiala, pourtant principale cité malienne du coton.
On la surnomme le “Paris de l'Afrique”, tant la lumière et la profusion
sont censées y régner. Pour trouver quelque fondement à cette
comparaison, il faut une imagination hors du commun ou ce trouble
oculaire qui affecte la vision de certains tiers-mondistes particulièrement
militants9. »
Il est regrettable que l'illustre voyageur ait traversé le Mali d'un bout à
l'autre sans avoir vu le lien entre la souffrance du peuple malien au travail
et la main de fer du capitalisme mondialisé. Était-il porteur, avant l'heure,
du virus du « travailler plus pour gagner plus », au point de n'avoir vu
que la misère ambiante à Koutiala ?
« Pays d'origine » est la nouvelle appellation du Mali, ainsi que des
pays vers lesquels Brice Hortefeux est déterminé à expulser les migrants
indésirables au rythme de 25 000 par an. Contrairement aux biens de
consommation, qui sont valorisés lorsqu'il est fait référence à une
« origine contrôlée », la plupart des pays dont les migrants dits
« illégaux » sont originaires ne font pas rêver, tant il est admis qu'ils sont
très pauvres et sans aucun attrait ni intérêt, ou presque, pour quiconque,
ainsi que vient de nous le montrer Erik Orsenna en décrivant Koutiala.
C'est en nous appropriant cette lecture de nos terroirs que nous leur
tournons le dos lorsque nous émigrons. L'angoisse est le lot de ceux et
celles qui partent dans la clandestinité au risque d'être un jour arrêtés et
renvoyés dans des pays auxquels, précisément, ils ont tourné le dos parce
qu'ils ne font plus rêver. Heureusement, beaucoup caressent toujours
l'espoir d'y revenir un jour. Pour ma part, je suis inépuisable parce que je
sais que nous devons être un certain nombre à rester ici, les pieds
solidement ancrés dans des valeurs de société qui ne se voient pas et ne
se déclinent pas en termes de PIB.
Comme tout autre pays, le Mali est à la fois un territoire, une histoire
ainsi qu'une mémoire individuelle et collective. Les griots les chantent et
les exaltent chez ceux qui restent, et surtout chez ceux qui partent. Ces
derniers les emportent avec eux, ils les ont en eux. Les jeunes Maliens de
la région de Kayes, par exemple, ne bravent le désert, la mer et la peur
que parce que dans leur tête trotte une musique qui leur dit qu'ils existent
car ils ont une histoire et un pays, d'où ils sont partis et qui les attend.
Pour l'ensemble des Malien(ne)s, cette musique évoque une présence
au monde qui renvoie à un territoire de 1 241 300 kilomètres carrés, le
plus vaste d'Afrique de l'Ouest. Le Mali a des frontières avec sept autres
pays : l'Algérie, la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire,
la Guinée et le Sénégal. Ceux qui prétendent que nous sommes les
derniers de la terre pour une question de produit intérieur brut se
trompent. Nous sommes du monde. Nous sommes le monde. L'homme
d'Asselar, qui date de 6 250 ans avant Jésus-Christ, a été découvert en
1927 à 47 kilomètres au nord de Kidal2.
En tant que pays du centre, pays de rencontres et de brassages, le Mali
a « accueilli » au xiiie siècle les Kounta, venus des oasis de l'Algérie dans
le cadre de l'expansion de l'Islam. Les Toucouleurs sont venus du Sénégal
au xixe siècle. Avec El Hadj Oumar Tall à leur tête, ils ont bâti un empire
de 400 000 kilomètres carrés, de Kayes au pays dogon. Le Mali a abrité
de grands empires (Ghana, Songhaï, Mali...) et enregistré de nombreux
mouvements de populations, sans oublier l'un des plus récents et des plus
importants, provoqué par le colon : l'installation des Mossi à l'office du
Niger.
À partir du xviie et du xviiie siècle, les grands empires se sont disloqués,
donnant naissance aux royaumes bamanans de Ségou et du Kaarta, au
royaume peul du Macina, au royaume dioula du Wassoulou, avec
l'Almamy Samory Touré comme figure de proue. Lui et El Hadj Oumar
Tall sont deux des grandes personnalités de la résistance africaine, qui ont
tenu tête à la puissance colonisatrice – la France –, dont l'implantation a
commencé à partir de 1850.
Le Mali a successivement été appelé Haut-Sénégal-Niger, puis Soudan
français. En 1956, il devient une république autonome de la Communauté
française. Le 17 janvier 1959, il forme avec le Sénégal la Fédération du
Mali, qui proclame son indépendance le 20 juin 1960. Cette fédération
éclate quelques mois plus tard et la république du Mali est proclamée le
22 septembre 1960. À la suite de la création du franc malien en 1962, la
plupart des entreprises étrangères quittent le pays ou réduisent leurs
activités. De nombreuses entreprises publiques sont créées. Mais, la
guerre froide, l'animosité de l'ancienne puissance coloniale, les erreurs de
jeunesse de la Première République aidant, les efforts de développement
endogène et autonome des Maliens échouent. Le coup d'État militaire du
19 novembre 1968 met un terme à l'expérience socialiste du Mali, qui
rejoint alors la zone franc avant d'être soumis, à partir de 1982, aux
programmes d'ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale.
Amadou S. Traoré, qui a assisté dans les années 1960 à l'amorce de la
construction d'une économie malienne dynamique car conforme aux
aspirations de la population, regrette le sabotage de ce processus : « Il y a
eu, dans ce pays, 42 sociétés et entreprises d'État qui n'étaient pas toutes
des boulets au pied de l'État, dont Air Mali. Les performances de cette
société étaient supérieures aux résultats que nous enregistrons aujourd'hui
au niveau de bien des compagnies d'aviation. Mais Air Mali a tout
simplement été donnée, en même temps que l'espace aérien du Mali, à
une structure moribonde qui a fini par échouer. Nous avons également eu
dans ce pays des entreprises comme la SOCIMA, la SMECMA, qui
fabriquait du matériel agricole : charrues, herses... On les a fermées, et
nos paysans n'ont ni charrue ni d'autres moyens de travail que la daba.
Nous avons eu la SOCORAM, qui fabriquait des transistors. Aujourd'hui,
le marché est inondé de toutes sortes de radios d'importation. D'aucuns,
les plus jeunes, ne savent même pas qu'une telle société a existé dans ce
pays. Le secteur privé malien aurait pu être tenu par des entrepreneurs
maliens mieux formés, qui auraient formé à leur tour d'autres Maliens
pour gérer aujourd'hui des entreprises privées faisant face à la demande
nationale et exportant. Mais on a dessouché nos entreprises3. »
Les paysans, qui constituent la majorité de la population, ont cru, tout
comme l'État, au pouvoir de l'or blanc, qu'ils ont semé en quantité au sud
du pays. Mais la substitution de la globalisation à un projet national
concerté, cohérent et lisible pour tous aura détourné la démocratie
malienne des objectifs que nous lui assignons : l'emploi et le revenu
décent pour que notre génération et les générations futures puissent vivre
dignement ici, et parcourir le monde.
1 Nicolas Sarkozy, discours du 26 juillet 2007 à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
(Sénégal).
2 Ville située dans une région désertique au nord du Mali, frontalière avec l'Algérie et le Niger.
3 Propos d'Amadou S. Traoré, libraire, lors du premier Forum pour l'autre Mali organisé au
centre Djoliba, à Bamako, en avril 2002.
4 Erik Orsenna, Voyage aux pays du coton. Petit précis de mondialisation, Fayard, 2006, p. 51-
52.
5 Id., Madame Bâ, Fayard/Stock, 2003.
6 Id., Voyage aux pays du coton, op. cit., p. 47.
7 Ibid., p. 37.
8 Ibid.
9 Id., Voyage aux pays du coton, op. cit., p. 31.
10 Ibid., p. 46.
11 Ibid., p. 38.
12 Ibid.
13 Id., Madame Bâ, op. cit., p. 487.
6

Une jeunesse sacrifiée


[...] il est vrai que le premier soin de tout colonisateur quel qu'il
soit (à toutes les époques et d'où qu'il vienne) a toujours été de
défricher vigoureusement le terrain et d'en arracher les cultures
locales afin de pouvoir y semer à l'aise ses propres valeurs.
Amadou Hampâté Bâ

Il ne viendrait à personne l'idée de traiter de criminels de jeunes


Européens se battant pour leurs droits à l'emploi. Il n'effleurerait l'esprit
de personne de leur tirer dessus par balles s'il leur fallait partir vers
d'autres horizons, comme leurs grands-parents ont dû le faire en
s'orientant vers l'Amérique, l'Australie, l'Afrique... Personne ne songerait
à les en empêcher et leurs pays protesteraient avec énergie s'il leur
arrivait un malheur.
Or Fily Dembélé, qui a été tué à Melilla, avait le même âge et les
mêmes aspirations que les jeunes qui, en France, en mars 2006, ont
manifesté leur peur de la précarité à travers leur refus du contrat première
embauche (CPE).
Il faut que Nicolas Sarkozy ait un sens aigu de l'ironie pour prononcer
la phrase suivante devant des jeunes dont il est le premier à bafouer le
droit à l'aventure : « N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent
vous empêcher de prendre votre part dans l'aventure humaine, parce que
sans vous, jeunes d'Afrique qui êtes la jeunesse du monde, l'aventure
humaine sera moins belle5. »
On a froid dans le dos lorsque les victimes du tri, des expulsions et de
l'assignation témoignent de leur sort, ce qu'ils ont fait lors d'un de nos
entretiens à leur retour de Ceuta et Melilla. « Personne ne veut de nous,
ni ici ni ailleurs », lâche Moussa S. « Nous sommes une jeunesse
sacrifiée », ajoute Chris W. Alassane K. enchaîne : « Ceux qui ont péri à
Ceuta et Melilla ou en mer sont, en réalité, les plus chanceux. Ils n'ont
pas à trimbaler toute une vie durant le fardeau de la honte. »
Qui aurait pu imaginer, il y a quinze ans, voir un jour une telle détresse
au sein de la catégorie de la population malienne qui a joué un rôle de
premier plan dans la chute du régime de Moussa Traoré ?
Le « carré des martyrs » est la partie du cimetière de Niaréla1 où sont
enterrés les trois cents Maliens – dont une majorité de femmes et de
jeunes – tombés lors du soulèvement populaire de mars 1991.
« Reposent-ils en paix ? » est la question que nous sommes en droit de
nous poser en réalisant que l'alternance politique pour laquelle ils se sont
sacrifiés ne garantit nullement – pas plus au Mali qu'en Côte d'Ivoire, au
Congo ou au Bénin – la fin de la domination économique et politique des
pays riches, dont la France. Ceux qui leur survivent peuvent aller aux
urnes et choisir les hommes et les femmes qui les gouvernent, mais
jamais se prononcer pour des politiques économiques qui leur semblent
conformes à leurs aspirations. S'ils avaient cette chance, ils ne seraient
pas en train de galérer, de par le monde, à la recherche d'un emploi, d'un
toit ou juste d'une place debout.
Les jeunes d'Afrique doivent se battre contre un ennemi dont ils n'ont
souvent pas la moindre idée. Ils forcent le respect lorsqu'on sait que leur
principal but est de venir en aide à leurs mères, dont la patience et le
labeur infatigable les ont marqués.
« Au moment où nous nous lancions sur les grillages de Ceuta, je ne
pensais qu'à ma mère. Je ne voulais plus la voir souffrir en silence parce
qu'elle a faim ou parce qu'elle a mal quelque part », confie Moussa S.
Alassane K., qui a assisté au décès de sa mère quelques semaines après
son retour forcé, pense qu'elle est morte de chagrin. Quant à Bourama K.,
il n'a même pas eu la chance de revoir la sienne, décédée alors qu'il se
préparait, après des années d'errance, à aller à sa rencontre. Il en a perdu
la raison.
La mère du migrant reconduit peut payer cher pour le retour forcé de
son fils, car une croyance populaire veut que la réussite d'un enfant
dépende de la moralité de la mère. Chez le candidat au départ, la peur de
la mort sociale, qui, en cas d'échec de son projet, n'épargne pas sa mère,
l'emporte parfois sur celle du naufrage en mer. Au niveau de la relation
au père, qui s'extériorise plus difficilement, la réussite du projet
migratoire est un défi : s'il n'est pas relevé, l'échec peut affecter la qualité
de la relation au migrant, mais également l'image et le statut du père.
Dans certaines localités où l'émigration a fini par devenir la principale
source de revenus – l'agriculture, le commerce et l'artisanat étant bien
moins rentables –, la concurrence est souvent rude entre cousins, demi-
frères et parfois même frères. Les anciennes et les nouvelles formes de
solidarité sont fragilisées du fait de la pénurie et des frustrations
engendrées par des politiques économiques dont nos États n'ont pas la
maîtrise. Du fait de l'incompréhension totale par les populations des
causes des changements induits, la haine et la jalousie s'installent au sein
des villages, des quartiers, des familles et même des ménages. Le fils
aîné qui donne le meilleur de lui-même dans les travaux champêtres sera
par exemple marginalisé par rapport à celui qui est arrivé à bon port en
Espagne ou en France. De son point de chute, ce dernier peut, dès qu'il a
sa première paie, envoyer de l'argent à sa famille. De ce fait, l'aîné peut
décider d'émigrer à son tour, laissant derrière lui sa femme et ses enfants
en leur promettant de revenir dès que possible. Des épouses attendent
ainsi des années durant et souvent en vain.
Confronté au chômage chronique et à l'impossibilité d'aller chercher
du travail là où il en existe, le jeune ne sait plus que faire de son corps, de
ses bras, pourtant forts, ni de sa tête remplie de connaissances (même si
elles sont parfois insuffisantes) et de désir d'être. Face à lui, les murs des
villas cossues et verrouillées, comme les vitres des grosses cylindrées des
nouveaux riches, préfigurent Ceuta, Melilla, Lampedusa, Fuerteventura.
Locale et globale, la fracture obéit, ici comme là-bas, au même critère :
l'avoir. L'unique différence est que, ici, la couleur de l'épiderme
n'interfère pas, même si la dépigmentation participe à l'aliénation.
Les rares fois où les dirigeants africains et européens ont décidé de
prendre le taureau par les cornes en s'attaquant à la difficile situation des
jeunes, ils n'ont pas su privilégier ceux qui ont le plus besoin d'écoute, de
repères et d'alliés.
Le 23e sommet Afrique-France, qui a eu lieu les 3 et 4 décembre 2005
à Bamako, c'est-à-dire deux mois après les événements sanglants de
Ceuta et Melilla et à peine un mois après les émeutes des banlieues en
France, a magistralement illustré cet art d'instrumentaliser une partie de
la jeunesse africaine pour éviter les sujets qui fâchent. Ont pris part à ce
sommet des jeunes triés sur le volet issus de différents pays d'Afrique,
avec une porte-parole qui prenait son rôle très au sérieux mais n'avait pas
appris à questionner le chômage et la paupérisation des jeunes à la
lumière des politiques néolibérales. Pendant ce temps, l'écrasante
majorité des jeunes des campagnes, des bidonvilles et des quartiers
défavorisés, qui ne se sentaient nullement concernés par ce sommet,
réfléchissaient à la meilleure manière de se sauver.
« Quel avenir l'Afrique va-t-elle offrir à sa jeunesse ? » a demandé le
président Jacques Chirac à cette assemblée de jeunes privilégiés. Je viens
à Bamako, a-t-il dit aussi, « porté par un sentiment d'espoir et de
confiance. L'Afrique a changé. Mue par l'ambition de ses dirigeants, de
ses peuples, de sa jeunesse, elle a fait le choix de la responsabilité. Déjà,
on perçoit une transformation, une nouvelle approche de la paix, de la
démocratie, du développement, notamment du développement humain »6.
Le président ATT, qui voulait que ce dialogue demeure à l'abri de
toutes les turpitudes, est intervenu pour faire cesser les questions qui
gênent. Mais ailleurs, en ville, loin de l'atmosphère feutrée de cette
rencontre de chefs d'État, de jeunes Maliens ont créé le montage poétique
suivant. Il rend compte de la signification qu'ils donnent aux idéaux de
démocratie, d'État de droit, de partage, de solidarité et d'école.

Oncle Boubacar,
J'ai peur pour mon pays.
Les perspectives qui m'avaient tant réjouie
Me font désormais frissonner.
Je m'étais réjouie de la démocratie,
Aujourd'hui, elle est une source de divisions.
Oumou

Je m'étais réjoui de l'État de droit.


Mais je vois que je n'ai aucun droit.
La raison du plus fort reste toujours la meilleure.
Les nantis demeurent intouchables, les pauvres demeurent pauvres.
Mamoudou Keïta

Je m'étais réjoui du partage et de la solidarité.


La mendicité devient une profession.
Le sida, le paludisme ravagent le peuple qui souffre.
Les riches ne prêtent qu'aux riches.
La solidarité se fait autour des maigres ressources de l'État.
Lassiné Konaté

Le slogan « Un village, une école ou un CED » m'avait réjoui.


Je constate que beaucoup d'enfants restent à la maison.
Je constate que d'autres n'achèvent pas leur scolarité.
Je souffre toujours du manque d'enseignants.
Je constate qu'est enseignant qui le veut.
Je manque de manuels scolaires, de laboratoires et de bibliothèques.
Seydou Moussa

Les propos du Premier ministre Ahmed Ag Hamani dans sa


déclaration de politique générale de 2002 confortent cette dernière lecture
du Mali. Il souligne que, « après plusieurs années d'efforts, de réformes et
d'ajustement macro-économique, notre pays n'a toujours pas atteint le
niveau de développement économique et social qui permet de répondre
aux besoins essentiels de la majorité des Maliens2 ».
Le rapport 1999 du PNUD sur le développement humain durable au
Mali démontre que l'hypothèse selon laquelle une forte expansion
économique fait reculer la pauvreté ne se vérifie pas toujours : « Même si
l'incidence de la pauvreté a diminué entre 1996 et 1998 (période pendant
laquelle le taux de croissance a été évalué à 5 %), passant de 71,6 % à
69 %, elle demeure élevée, notamment en milieu rural, où elle était de
76 % en 19983. »
Ces constats, établis par des acteurs politiques et institutionnels à la fin
de la décennie 1990, auraient pu et dû les amener à instaurer le débat
public sur les politiques économiques mises en œuvre de manière à
atténuer les souffrances des groupes vulnérables et à développer des
capacités de proposition d'alternatives. Les femmes, les jeunes, les
paysans, les petits commerçants, les travailleurs de la fonction publique,
les artisans, les artistes paient cher pour la fuite en avant de l'État et des
« partenaires techniques et financiers ».
Il s'avère que même dans les pays industrialisés la croissance n'induit
pas nécessairement la prospérité. Au Nord aussi les fusions et les
acquisitions sont assorties de restructurations qui engendrent la précarité
de l'emploi, le chômage et la peur du lendemain. Le Mali et les pays
africains peuvent-ils faire mieux que les pays riches et industrialisés
d'Europe qui exportent leur modèle dans la gestion des coûts sociaux
qu'il engendre ?
Au Mali, au cours de la décennie 1992-2002, les gouvernements
successifs de la Troisième République ont soutenu que l'emploi était l'un
des trois axes fondamentaux de leur politique de lutte contre la pauvreté,
le revenu étant l'une des conditions nécessaires à l'émergence d'une
demande intérieure et, donc, d'un marché intérieur. Les politiques et plans
d'action élaborés portaient sur :
– la prise en charge des groupes spécifiques, en l'occurrence les jeunes
diplômés sans emploi, les émigrés de retour, les compressés, les partants
volontaires à la retraite, les handicapés physiques, etc. ;
– la formation professionnelle en tant que facteur de renforcement des
connaissances et des compétences ;
– l'analyse et le traitement des informations relatives au marché de
l'emploi.
Mais l'AGETIPE, dont nous reparlerons plus loin, ayant été l'une des
réponses privilégiées par l'État et la Banque mondiale, la persistance et
l'aggravation du chômage et de la pauvreté, dont l'immigration est l'une
des conséquences, ne sont nullement étonnantes.
Les jeunes doivent en grande partie leur sort dramatique à l'échec de
l'éducation, qui est l'arme la plus redoutable contre l'ignorance, la
domination politique et économique ainsi que la déshumanisation. Telle
était, du reste, la position des autorités de la Première République, qui en
ont fait une question prioritaire inscrite dans la Constitution. Le Malien
fraîchement indépendant voulait, à travers une éducation de masse de
qualité, solidement ancrée dans les réalités nationales, créer l'homme
nouveau. Il s'agissait d'une rupture avec l'« école des otages » qui avait
pour mission, selon le gouverneur général William Ponty, de répandre la
langue, les idées et la civilisation de la puissance coloniale et de faire des
élèves des subalternes dans la « grande œuvre pacifique » qui était
poursuivie. La réforme de 1962 devait donc en finir avec cette école qui
avait fait des grandes figures de la résistance africaine à la colonisation et
à l'occupation (El Hadj Oumar Tall, Samory Touré, Babemba Traoré) des
bandits.
Il s'agissait, en même temps que nous reconstruisions notre confiance
en nous-mêmes, d'éduquer une génération d'hommes et de femmes
capables de transformer le Mali avec les Maliens et les Maliennes,
conformément à leurs aspirations et à l'intérêt national.
Avec le coup d'État militaire de novembre 1968 commença une série
de concertations nationales, de tâtonnements et souvent de remises en
question de l'esprit ainsi que des acquis de la réforme de 1962 :
– Séminaire national sur l'éducation (1964) ;
– Conférence des cadres sur l'éducation (1968) ;
– deuxième Séminaire national sur l'éducation (1978) ;
– états généraux de l'Éducation nationale, à l'initiative de la défunte
Union démocratique du peuple malien (1989) ;
– débat national sur l'éducation (septembre 1992).
L'État néolibéral, dont la constitution s'est poursuivie sous la
Troisième République, et qui n'a ni les mêmes fondements ni les mêmes
priorités que le projet nationaliste et volontariste des années 1960, n'a
jamais favorisé le débat de fond, indispensable, quant à la mission de
l'éducation. Des traitements sectoriels visant à ajuster tel ou tel aspect de
l'enseignement à la donne du marché devenu roi se sont imposés sous la
houlette de la Banque mondiale. Encore et toujours elle.
Le fait que l'école malienne ait entamé sa descente aux enfers à partir
des événements de 1991 montre bien que ce phénomène a un lien tant
avec le modèle néolibéral qu'avec la démocratie formelle.
En 2000, le budget national du Mali s'élevait à 500 milliards de francs
CFA. Sur cette enveloppe, 25 %, soit 125 milliards, ont été alloués à
l'éducation, sans que l'on en ait vu l'effet sur le niveau des élèves ni sur
les conditions de travail et les salaires des enseignants. La priorité a été
accordée à la construction de salles et à toutes les opérations qui donnent
lieu à des décaissements et à l'enrichissement facile et rapide de quelques
privilégiés, au détriment de la mise en œuvre d'un programme adapté aux
besoins du Mali.
Les autorités de la Troisième République rapportent des statistiques
officielles selon lesquelles le Mali aurait enregistré un taux brut de
scolarisation de 32,8 % en 1992-1993 et de 60,6 % en 2000-2001 pour
l'enseignement fondamental. Les actions menées depuis 1996 à travers le
Programme décennal de développement de l'éducation (PRODEC) 1998-
2008 auraient contribué à cette performance.
L'école malienne n'en est pas moins secouée, voire bloquée, par les
grèves et les marches avec casse, suivies de fermetures plus ou moins
longues et d'années blanches. D'où le niveau lamentable des élèves et des
étudiants et celui, tout aussi déplorable, des enseignants.
Le 12 novembre 1999, le président Alpha Oumar Konaré, à l'occasion
de la cérémonie de rentrée solennelle des écoles et de l'université,
présentait le PRODEC comme une conquête majeure du peuple malien,
avec comme objectif « un village, une commune, une école ou un
CED » : « Conçu à partir de 1996 sur la base de larges consultations et
concertations, à travers une écoute active de tout le pays, le PRODEC est
l'expression achevée de la volonté du peuple malien et des autorités de la
Troisième République de refondre le système éducatif, avec
l'accompagnement des partenaires au développement4. » En réalité, les
décisions sont prises à l'insu des Maliens et en leur nom. Le dernier mot
revient aux partenaires techniques et financiers (PTF), qui œuvrent pour
l'ouverture à l'économie mondiale, la libéralisation et la privatisation des
services publics, dont l'éducation.
À partir du moment où les dirigeants et les négociateurs maliens et
africains sont incapables de statuer sur le bien-fondé et les effets de cette
politique, ils ne peuvent qu'aller de compromis en compromis. Les onze
axes de priorité du PRODEC sont un savant mélange de mesures
libérales et sociales : l'utilisation des langues maternelles dans
l'enseignement formel, la politique du livre, la formation des enseignants
– objectifs avec lesquels on ne peut qu'être d'accord – côtoient l'ambition
de promouvoir un enseignement professionnel adapté aux besoins de
l'économie.
La réforme de 1962 avait fixé un cycle fondamental de neuf ans, divisé
en un cycle primaire et un cycle secondaire. Avec le PRODEC, on a
cherché à raccourcir ce cycle et à faire en sorte que l'État ne finance que
le cycle primaire, ramené à cinq ans. Après de nombreuses négociations,
le gouvernement est finalement arrivé au bloc unique de neuf ans, faisant
échec aux tentatives des PTF, et notamment de la Banque mondiale, pour
limiter le financement de l'enseignement par l'État au primaire.
La première tranche du Programme d'investissement sectoriel de
l'éducation (PISE), allant de 2001 à 2004, nécessitait un apport national
de l'ordre de 400 milliards de francs CFA, soit 50 %, pendant que les PTF
contribueraient à hauteur de 49 % – le 1 % restant étant à la charge des
communes. Les PTF devaient s'assurer que la partie malienne respectait
les conditions suivantes :
– création d'un nouveau corps d'enseignants contractuels ;
– limitation des effectifs au secondaire et au supérieur ;
– réduction de l'enveloppe des bourses au secondaire et au supérieur ;
– mise en œuvre d'une stratégie de communication avec les partenaires
de l'école.
Il convient de souligner qu'il s'agissait de conditions préalables à
l'élection du Mali à l'initiative pays pauvres très endettés (PPTE)7.
Un système éducatif à deux vitesses est ainsi né avec le libéralisme
économique. Les enfants issus des couches sociales pauvres, dont les
parents n'ont pas les moyens de faire face aux frais de scolarité de
l'enseignement privé et qui n'ont pas de visa pour étudier en France ou
ailleurs, tentent d'échapper à la médiocrité et à l'injustice comme ils
peuvent. Leurs parents, en l'occurrence leurs mères, sont souvent prêts à
vivre de pain sec et d'eau pourvu qu'ils puissent accéder au savoir
ailleurs, de préférence ailleurs qu'au Mali.
Cette évolution catastrophique de l'enseignement a, bien entendu, des
répercussions sur les différents pans de l'économie malienne. Ce secteur
aurait pourtant pu être un gisement d'emplois s'il n'avait pas été détourné
de sa fonction première, qui est de garantir du travail et un revenu décent
aux Malien(ne)s.
1 Niaréla est un quartier de Bamako.
2 Ahmed Ag Hamani, déclaration de politique générale du gouvernement, primature de la
République du Mali, décembre 2002, p. 3.
3 PNUD, Croissance, équité et pauvreté. Rapport sur le développement humain durable, Mali,
1999, p. 3.
4 Rapport de synthèse des Journées nationales de réflexion sur la refondation du système
éducatif malien, « Les grandes orientations de la politique éducative », Bamako, juillet 2001.
5 Nicolas Sarkozy, discours du 26 juillet 2007 à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
(Sénégal).
6 Jacques Chirac, discours prononcé lors de l'ouverture du 23e sommet des chefs d'État
d'Afrique et de France, Bamako, 3 décembre 2005.
7 Lancée en 1996 par la Banque mondiale et le FMI, l'initiative PPTE a pour objectif de rendre
soutenable la dette des pays pauvres très endettés et de reconstituer leur capacité productive dans
une logique de développement durable. Pour qu'un pays puisse bénéficier de l'initiative, sa dette
doit être déclarée insoutenable (après application des mesures traditionnelles de traitement de la
dette) au regard de certains critères.
7

Ceuta et Melilla : le choc


L'Afrique dort, ne riez pas l'Afrique saigne, ma mère,

et s'ouvre fracassée à une rigole de vermines

à l'envahissement stérile des spermatozoïdes du viol.


Aimé Césaire

De tous les côtés, visibles et invisibles, des murs se dressent devant les
quêteurs de passerelles.
De paperasse, de béton, de grillage, de barbelés, de caméras
thermiques, de détecteurs d'infrarouges ils sont faits. Par milliers, des
postes de police surveillent les routes qui mènent vers les nations riches
en voie de sanctuarisation.
C'était à Sangatte, au cœur de l'Europe ; c'est toujours dans les
enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, là où elle fait face à l'Afrique et
à sa jeunesse en quête de réponses à un chômage devenu chronique,
massif et mortel. La frontière qui sépare les États-Unis d'Amérique du
Mexique fait partie de ces lieux sinistres où des murs se dressent, de plus
en plus haut, face aux migrants. Là-bas aussi les morts se comptent,
chaque année, par milliers.
Ainsi donc, notre monde dit globalisé est éclaté, compartimenté.
Partout au sud, des peuples dignes et fiers qui ne demandent qu'à vivre de
leur labeur sont projetés, malgré eux, dans un système économique et
financier prétendument incontournable et irréversible qui, au lieu de bâtir
des ponts et d'ouvrir des portes, érige des murs entre les riches et les
pauvres, les Blancs et les Noirs, les « civilisés » et les « barbares ».
Comme le rappelle Ali Bensaad, l'année de « l'entrée en vigueur de
l'ALENA, l'accord de libre-échange Mexique, États-Unis, Canada
[1994], [...] est aussi celle de l'érection du mur le long de la frontière
entre le Mexique et les États-Unis, alors qu'un mur, provisoire et limité,
séparant les deux villes jumelles de San Diego et Tijuana, a été érigé en
1989, l'année de la chute du mur de Berlin1. »
Le début de la construction du mur de Ceuta et Melilla, en 1998,
accompagné de la mise en place du SIVE2, se situe à mi-chemin entre la
date de la signature de l'accord de libre association entre le Maroc et
l'Union européenne et celle de son entrée en vigueur. S'agissant de
l'Afrique subsaharienne, l'accord de Cotonou, qui soumet les relations
UE-ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) aux règles du libre-échange,
venait d'être signé.
Tout au long de la décennie 1980, la plupart des pays africains dont les
migrants sont originaires étaient déjà sous la tutelle du Fonds monétaire
international et de la Banque mondiale, qui leur imposaient leurs
programmes d'ajustement structurel. L'hémorragie engendrée s'est
traduite par le « dessouchage » de pans entiers de la population.
C'est ainsi que les sans-emploi, les sans-repères, les sans-voix, tous les
habitants d'Afrique de l'Ouest et du Centre dépourvus de perspectives
d'avenir se sont retrouvés par milliers en septembre 2005 aux abords de
Ceuta et Melilla. Les uns à la suite des autres, comme s'ils s'étaient passé
le mot, ils se sont levés et sont partis en direction du nord. Tantôt ils
étaient conduits par des « passeurs », tantôt ils marchaient seuls, par
petits groupes d'amis et de connaissances.
Jeudi 29 septembre 2005, une chemise ensanglantée, un gant et des
chaussures figurent parmi les traces du combat singulier qui, à l'aube, a
opposé, à Ceuta, quelques centaines d'entre eux aux forces de sécurité
marocaines et à la Guardia Civil espagnole.
Du Mali, du Sénégal, du Cameroun, du Niger, de la République
démocratique du Congo, ils sont partis, souvent sans carte ni boussole,
nuitamment, sans faire de bruit de peur de perdre la face en cas d'échec
du projet migratoire et d'un retour forcé à la case départ. La voie terrestre,
que les jeunes Maliens appellent dougouma sira en langue bamanan,
passe par le Sahara. Comme si la traversée du désert que constituent le
chômage et l'exclusion qu'ils laissent derrière eux ne suffisait pas, il a
fallu que l'Europe, à Ceuta et Melilla, élève une double barrière pour les
entraver dans leur quête d'ailleurs et d'alternatives.
Munis d'échelles de fortune, ils ont décidé d'en finir avec l'apartheid.
Ils sont alors sortis de leurs cachettes, de l'ombre. Par centaines, ils se
sont jetés en différents endroits sur l'obstacle au voyage que représente
cette double barrière, de telle sorte que les gardes frontières soient
débordés. Mais, de l'Espagne et du Maroc, ceux-ci ont reçu du renfort.
Coups de matraque et de bâton, gaz lacrymogène et tirs ont stoppé les
candidats au départ dans leur élan. Officiellement, cinq personnes ont été
tuées, dont certaines, pour la première fois, par balles réelles.
Le 3 octobre 2005 a eu lieu une nouvelle tentative de passage forcé à
Melilla de la part de plusieurs centaines de personnes, suivie d'une autre
dans la nuit du 5 au 6 octobre, qui s'est soldée par six morts, dont mon
compatriote Fily Dembélé, et des dizaines de blessés, comme à Ceuta.
L'opinion internationale, alertée par les médias, fut surprise et choquée,
tandis que l'Espagne et le Maroc se rejetaient mutuellement la
responsabilité des morts par balles.
Fily Dembélé avait 25 ans. Il est mort après avoir reçu une balle dans
le ventre. Son oncle, ayant appris mon intention d'entreprendre avec
d'autres femmes une tournée d'explication en Europe pour protester
contre la criminalisation de l'émigration africaine – la « Caravane de la
dignité » –, s'est adressé à moi : « Madame Traoré, je suis Mamadou
Dembélé. Je voulais vous dire que Fily est mort au Maroc. »
Jusque-là, j'avais seulement vu à la télévision des images d'êtres
égarés, chancelants. Je savais désormais le nom de l'un des morts, et son
histoire et son sort tragiques n'allaient plus me quitter. L'oncle du défunt
et moi sommes restés silencieux pendant quelques instants, puis je lui ai
demandé de m'indiquer où se trouvait sa maison. J'étais bouleversée et
sentais qu'à l'autre bout du fil un homme souffrait. Le lendemain,
Assétou, Bernadette et moi nous sommes rendues dans quartier de
l'Hippodrome pour visiter la famille de Fily. Au mur était tendue la peau
du mouton sacrifié par ses parents pour le repos de son âme. Il s'agissait
d'un deuil sans corps, ni sépulture, ni réponse aux mille et une questions
que suscite la mort par balle d'un jeune en quête d'emploi et d'avenir.
Né en 1981 à Bougoura (dans le cercle de Bafoulabé), Fily, lorsqu'il a
atteint l'âge d'aller à l'école, a été confié par son père à son oncle
Mamadou avec ces mots : « Prends-le avec toi et fais de lui un homme
instruit. » Fily a été un élève studieux et n'a jamais redoublé une seule
classe. Après avoir terminé ses études de comptabilité en 2003, il a tenté,
sans succès, le concours d'entrée dans la fonction publique. Ensuite, à
l'instar de centaines de milliers de jeunes sur le continent, il a frappé en
vain à toutes les portes afin de trouver un travail qui lui permettrait de
vivre au Mali et de venir en aide à sa famille. C'est à la suite de cette
nouvelle déconvenue qu'il a pris le chemin de l'exil en empruntant la voie
terrestre.
Fily et ses compagnons d'infortune avaient cru entendre leurs noms
lorsque, du haut des ruines du mur de Berlin, les gagnants de la guerre
froide avaient déclaré que le monde était désormais un et un seul, un
monde ouvert à tous, sans distinction de race, de sexe, de religion. Ils
auraient aimé faire partie des voyageurs qui vont et viennent, en humains,
à la rencontre de leurs semblables, libres de leurs mouvements.
Les images des événements de Ceuta et Melilla, qui ont fait le tour de
la planète, ne rendent pas compte des déchirures des barbelés, ni de
celles, plus profondes, que provoque la honte de voir son échec et sa
détresse étalés à la face du monde. Les uns cachaient leur visage en
enfouissant leur tête sous leur chemise – ou sous leur pagne pour les
femmes –, d'autres pleuraient à chaudes larmes. Ceux qui ne voulaient
pas cacher leur honte ni pleurer laissaient éclater leur colère et
brandissaient leurs poignets menottés, comme pour dire au reste du
monde : « Voyez ce qu'ils font de nous : des criminels ! »
À Bamako comme à Yaoundé et en d'autres zones de départ, nous
étions à mille lieues de nous imaginer que, chassés des médinas des villes
marocaines, de si nombreux ressortissants de nos différents pays
campaient, des mois durant, sur les hauteurs du mont Gourougou et dans
les forêts de Ben Younès.
À travers le petit écran, j'avais l'impression de voir en chacun d'eux un
frère, un fils, un cousin, un neveu. Ils ressemblaient à ceux qui, à
longueur de journée, sont assis ici, à Missira, dans mon quartier, où, à
travers diverses initiatives, je tente de les retenir, de leur donner des
raisons d'espérer, de croire en eux-mêmes, en ce pays et en leur
continent. J'avais surtout envie de me transporter là-bas, sur les lieux du
crime, de les consoler et de les ramener ici, à la maison. Je ne le pouvais.
Tout allait trop vite et j'étais trop seule à tourner dans ma douleur de
citoyenne et de mère blessée. C'est alors que j'ai décidé d'aller les
accueillir à l'aéroport de Bamako-Sénou.
En raison des accords de rapatriement signés par le Maroc avec le
Sénégal ainsi qu'avec le Mali, les ressortissants de ces pays furent
reconduits à Dakar ou à Bamako par des avions qui venaient d'Oujda. Les
autres – Tchadiens, Camerounais, Nigériens, Congolais – durent
emprunter la voie terrestre pour rejoindre la capitale malienne, où ils sont
encore aujourd'hui des centaines à errer faute de moyens ou d'envie de
rentrer chez eux les mains vides.
À partir de ce moment, ils ne sont plus que des morts vivants qui
attendent sans savoir qui ni quoi, effectuant quelques petits boulots par-
ci, par-là. Je parviens tant bien que mal à en occuper quelques-uns de
peur qu'ils ne repartent à mon insu et que nous n'ayons plus jamais de
leurs nouvelles. Parmi eux il y a des femmes remarquables, comme
Clariste et Valérie. Les garçons, dont Diatourou, Soumita, Moussa..., sont
tout aussi extraordinaires et attachants.
Ils m'ont adoptée au fil du temps en m'ouvrant leur cœur, qui, je le
savais déjà, ne demande qu'à aimer et à continuer de battre, de préférence
en Afrique. Les uns (Maliens, Ivoiriens, Guinéens...) m'appellent
« Tantie », les autres (Camerounais et Congolais) « Maman ». Ça me fait
chaud au cœur. Je suis désormais marquée par leurs mots : ceux-ci
déchirent tant ils vous touchent et, en vous pénétrant, ils créent et
entretiennent en vous une flamme qui vous interdit de baisser les bras.
Désormais, mon destin est inextricablement lié au leur. Je suis eux
pour avoir entendu Mody me dire un jour : « Veux-tu que je m'asseye
près de toi, Tantie ? J'en ai toujours eu l'envie mais je ne voulais pas te
déranger. Désormais, moi, je n'irai nulle part. Je reste avec toi, quoi qu'il
arrive, pour avoir trouvé ici l'écoute qui m'a tant manqué. Mes deux
parents ne sont plus de ce monde. Mais j'ai mes oncles, donc une famille,
dont je suis l'enfant le plus âgé. Ce statut, comme tu le sais, veut dire
responsabilité. Et, étant donné que rien ne marche ici, mon oncle m'a dit
un jour : “Mon fils, lève-toi, sors et marche comme les autres jeunes pour
que notre famille puisse survivre.” C'est ainsi que je suis parti, Tantie.
Mais je n'ai pas trouvé mon chemin. Les issues sont bouchées. Comme
d'autres camarades, j'ai attendu des mois durant à Melilla, où j'aurais pu
mourir. Veux-tu me garder auprès de toi ? »
Je venais de réaliser que je n'étais pas allée en vain à leur rencontre,
même si certains avaient rebroussé chemin et que d'autres étaient trop
blessés pour faire confiance à qui que ce soit. Zeal m'a prévenue : « Fais
ce que tu peux pour nous qui avons manqué de tout. Mais sache aussi que
pour cette raison, quand tu nous parles parfois, nous ne voyons que ce
que tu peux nous donner ici et maintenant. »
Ainsi va l'Afrique des laissés-pour-compte, des exclus et des oubliés
de tous, à l'exception de leurs parents et amis avec qui ils gardent le
contact. Ils rêvent d'unité africaine, en parlent et se donnent le temps et
les moyens de la réaliser à leur manière, puisque le sort a voulu qu'ils se
retrouvent tous, Ivoiriens, Guinéens, Camerounais, Sénégalais, Maliens,
en terre africaine du Maroc, mais abandonnés du monde. Ils avaient
inventé leur Afrique : la République de Ben Younès. Elle avait ses
quartiers, appelés tranquillos ou ghettos, où l'on se regroupait par pays
d'origine. Les abris étaient faits de plastique, de branchages et de feuilles.
En été, la vie se déroulait à l'ombre des arbres.
La République était gouvernée par un conseil de chairmen
renouvelable tous les six mois. Elle avait ses lois, ses règles, ses
pratiques, ses médecins, ses salons de coiffure, ses lieux de culte, ses
systèmes de prêt, ses terrains de sport. La mendicité devant les maisons,
les magasins et les mosquées était l'un des rares moyens de
s'approvisionner et de survivre. La décharge publique était le
« supermarché » où les hommes allaient se « ravitailler », pendant que les
femmes allaient chercher l'eau et le bois parfois à plus de dix kilomètres,
sous les rochers.
Gourougou et Ben Younès entretenaient des rapports et
communiquaient par l'intermédiaire des chefs, qui ont coordonné les
préparatifs du « grand saut », parmi lesquels la fabrication des échelles.
Diatourou m'a raconté comment Fily et lui avaient confectionné la leur la
veille de l'« attaque » de la muraille.
Les conditions de vie sont particulièrement déplorables pour les
femmes. « Nous sommes souvent traitées comme des animaux par les
populations locales qui, en plus des préjugés, sont intoxiquées par les
autorités politiques, qui leur demandent de se méfier de nous et de leur
signaler notre présence », témoigne Maïmouna C.
L'humiliation est quotidienne, poursuit-elle : « Constamment traquées
par les policiers, nous sommes sur le qui-vive de peur d'être arrêtées et de
subir de leur part des viols et des sévices corporels qui peuvent, parfois,
conduire à la mort... Les grossesses non désirées et les maladies
infectieuses sont nombreuses. En cas de grossesse, nous accouchons dans
le désert, dans des conditions extrêmement pénibles. »
Si la répression du « grand saut » et la chasse à l'homme dans le désert
datent d'octobre 2005, le verrouillage de la frontière maroco-espagnole et
les atteintes aux droits et à l'intégrité physique des migrants sont bien
antérieurs.
Le 13 janvier 2005, à la veille de la visite d'État du roi d'Espagne, Juan
Carlos, l'opération de ratissage dans la forêt de Gourougou a mobilisé
« 1 200 membres des forces de l'ordre [marocaines], dont 350 gendarmes
(25 Jeep et 3 hélicoptères), 470 membres des forces auxiliaires et
120 membres de la Sûreté nationale, protection civile et santé
publique3 ». Elle a aussi donné lieu à l'arrestation de plus de
264 personnes.
Le communiqué militaire qui rapporte ces faits précise que
« l'immigration clandestine représente un danger pour les habitants de la
région et un risque pour leurs propriétés », avant de finir en annonçant
que « les habitants de Gourougou souhaitent la continuation des
opérations de ratissage afin qu'ils puissent vivre dans la tranquillité »4.
Des atteintes à l'intégrité physique sont également rapportées par
Médecins sans frontières : « D'avril 2003 à mai 2005, sur un total de
9 350 consultations médicales d'immigrants subsahariens, 2 193 étaient
liées à des actions violentes. Ce qui signifie que 23,5 % des personnes
prises en charge à Tanger, Nador et Oujda, médinas, quartiers
périphériques (tels que Mesrana) et forêts (Ben Younès, près de Ceuta, et
Gourougou, près de Melilla), ont été victimes directes ou indirectes
d'actions violentes. [...] il existe de nombreuses formes de violence, dont
les séquelles physiques vont du traumatisme grave causé par la chute du
grillage de séparation marquant la frontière ou pendant la fuite face aux
corps et forces de sécurité marocaines, aux blessures par balle, en passant
par les coups, le harcèlement des chiens, y compris des cas de décès et de
violence sexuelle5. »
En janvier 2005, les campements de fortune de Ceuta et Melilla, en
particulier la décharge publique, ont été assiégés des semaines durant.
Ceux et celles qui ont été arrêtés ont été refoulés vers la frontière
algérienne par Oujda. Les forces auxiliaires se sont installées depuis lors
dans cet espace pour empêcher la reconstitution du camp. Par ailleurs, à
partir du 7 février 2005, « les autorités locales de Tétouan ont bloqué
toutes les issues menant au campement de Ben Younès, aux environs de
Tétouan. Des postes de surveillance ont été installés près de la source
d'eau et des différentes sorties pour l'approvisionnement en vivres. Les
arrestations sont systématiques et les ONG, habituées à présenter les
aides au camp, sont empêchées d'accomplir leur mission humanitaire. Cet
encerclement et cette mise à l'écart systématiques n'ont laissé d'autre
choix au millier de migrants vivant dans le froid, avec la faim et la soif,
que de se rendre pour se faire expulser ou “mourir à petit feu” ».
Le témoignage du chairman congolais recueilli par téléphone le
23 février 2005 a permis de rendre compte de cet embargo : « Cela fait
dix jours que nous sommes encerclés par les militaires. Nous sommes des
réfugiés congolais, nous vivons dans cette forêt depuis notre arrivée au
Maroc. Nous avons survécu à un hiver difficile où nous avons passé des
nuits à − 7 °C sans couverture ni toit. Il y a des enfants et des femmes
parmi nous. Nous avions l'habitude de sortir en ville pour chercher de la
nourriture ou pour mendier, et nous cherchions de l'eau d'une source
située à 1 kilomètre du camp. Aujourd'hui, les militaires nous encerclent.
Nous ne sommes pas des animaux, nous sommes des êtres humains, avec
des sentiments, des familles et des aspirations. Nous sommes des réfugiés
et, si nous avons fui le Congo, c'est parce qu'il y a la guerre6. »
Face à cette situation dramatique, les dirigeants européens et africains
privilégient la piste de la lutte contre les trafiquants d'êtres humains, qui
seraient les seuls fossoyeurs de la jeunesse africaine. Cette lecture,
délibérément biaisée, est reprise par des associations et des organisations
non gouvernementales peu avisées ou peu désireuses de contrer le
discours dominant. La volonté d'échapper à la misère matérielle en
émigrant naît le plus souvent dans la tête d'hommes et de femmes
désespérés qui cherchent à être « guidés », tout comme elle peut être
suscitée par les réseaux de passeurs. Ces derniers, du reste, n'existeraient
pas sans le durcissement des politiques migratoires européennes et
l'absence de stratégies de création d'emplois décents et durables dans les
pays d'origine.
C'est en somme l'existence d'un marché florissant de candidats au
départ qui donne naissance aux fabricants de faux documents, aux
rabatteurs qui sillonnent les villages et les villes, aux transporteurs de
« clandestins », aux locataires, aux restaurateurs et aux accompagnateurs
qui les prennent en charge à chaque étape.
L'un d'entre eux témoigne ainsi : « Je suis devenu passeur après avoir
échoué moi-même dans ma tentative pour émigrer. Je me suis fait arrêter
et refouler à la frontière malienne à maintes reprises. C'est ainsi qu'un
jour, sur le chemin du retour, à Gao, je suis tombé sur des gens qui
cherchaient quelqu'un pour leur indiquer le chemin. Je me suis proposé
de les accompagner afin de gagner un peu d'argent. Par la suite, un riche
commerçant nous a constitués, d'autres jeunes et moi, en réseau. À partir
de Bamako et dans les villages, les jours de marché, nous prospectons en
disant aux gens que nous pouvons les aider s'ils veulent partir en Europe.
Nous n'obligeons personne. Nous faisons seulement notre travail en leur
offrant nos services. Moi et mes camarades, nous les regroupons dans des
maisons que notre patron loue et, lorsqu'ils sont au nombre de 20 ou 25,
nous les mettons en route jusqu'à tel ou tel endroit où quelqu'un les
attend. Nous sommes payés en fonction du nombre de personnes que
nous parvenons à “aider” à partir, à raison de 10 000 francs CFA par
personne. C'est exagéré de nous présenter comme des criminels parce
que, pour ce que j'en sais, nous n'avons aucun intérêt à exposer la vie des
gens. Il est arrivé à notre patron de Gao d'aller chercher les accidentés et
de ramener des corps en vue de leur donner une sépulture. »
Le patron est l'« homme d'affaires » qui tire profit du désarroi des
candidats au départ sans qu'il lui en coûte un centime.
Le démantèlement d'un tel réseau peut certainement réduire le nombre
des départs, mais il ne découragera pas ceux qui, sous la pression des
difficultés économiques et sociales extrêmes, sont décidés à partir, quitte
à périr en mer. « Barcelone ou barshak », c'est-à-dire « l'Espagne ou la
mort » : voilà l'expression des jeunes Sénégalais.
Les événements de Ceuta et Melilla ont fait, officiellement, seize morts
et des centaines de blessés. Mais des survivants affirment avoir, dans leur
fuite, vu, parfois porté ou enjambé un nombre de corps sans vie
dépassant largement ce chiffre, sans compter ceux qui sont morts de faim
et de soif dans le désert, où ils ont été lâchement abandonnés. « La
Commission espagnole d'aide aux réfugiés (CEAR) a pu rentrer en
contact avec un groupe de vingt Ghanéens et un Sénégalais qui lui ont
affirmé qu'ils avaient été abandonnés dans le désert avant d'être repérés
par la police mauritanienne et amenés à Zouerate. Ils ont affirmé au
représentant de la CEAR qu'un groupe de vingt-trois Nigériens et
deux Ghanéens avaient été, eux aussi, abandonnés dans le désert mais
qu'ils avaient “disparu”. Quelques jours plus tard, le gouverneur de
Zouerate a confirmé que trois cadavres avaient été retrouvés7. »
L'horreur était à son comble au moment des événements de Ceuta et
Melilla. Mais la macabre comptabilité des victimes de l'émigration
criminalisée allait se poursuivre, avec des milliers de morts par noyade.
On aura jeté les migrants sur la voie maritime avec l'obligation de lever
l'ancre toujours plus au sud.
1 Ali Bensaad, « La militarisation des frontières », Libération, 26 juillet 2006.
2 Système intégré de vigilance extérieure.
3 Communiqué de l'AFVIC (Association des familles et amis des victimes de l'immigration
clandestine), 16 janvier 2005 : www. migreurop.org/article709.html.
4 Ibid.
5 Médecins sans frontières, Violence et immigration. Rapport sur l'immigration d'origine
subsaharienne en situation irrégulière au Maroc, septembre 2005, p. 6.
6 Témoignage recueilli et mis en ligne par la commission communication de l'AFVIC.
7 MIGREUROP, Le Livre noir de Ceuta et Melilla, juillet 2006 :
http://www.migreurop.org/IMG/pdf/livrenoir-ceuta.pdf.
8

Les naufragés
Au moment même où le président Nicolas Sarkozy prononçait cette
phrase d'Aimé Césaire : « le bruit d'un qu'on jette à la mer », « un Nègre
ou un Arabe était enchaîné et roué de coups à l'aéroport de Roissy1 »,
relève Boubacar Boris Diop. Et quelques semaines plus tôt, le 3 juin
2007, Brice Hortefeux s'était incliné sur les corps sans vie de
18 naufragés recueillis au large de Malte par une frégate de la marine
française, tout en fustigeant les passeurs, considérés comme les seuls
responsables.
Les mères et les épouses de ceux qui sont partis à bord de bateaux de
pêche vers les îles Canaries et ne sont jamais revenus savent comme tout
le monde, tout en dénonçant les passeurs, qu'au large des côtes
sénégalaises des chalutiers venus de loin, à la faveur de l'ouverture du
marché, ratissent les fonds marins en ne laissant que le menu fretin aux
pêcheurs. Certains de ces derniers se sont donc reconvertis en passeurs
ou en convoyeurs, entassant les jeunes candidats au départ dans des
pirogues qui elles aussi ont changé de fonction.
À quelques kilomètres de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar où
Nicolas Sarkozy a prononcé son discours, précisément à Thiaroye-sur-
Mer, Yaye Badiam Diouf pleure son unique fils, qui a péri en mer à
l'instar de milliers d'autres anonymes partis à la quête de l'Europe.
Ravagée par la douleur, elle a créé avec 356 autres femmes une
association qui se propose de donner aux candidats au départ des raisons
d'espérer, de rester et de vivre dignement au Sénégal. Certaines d'entre
elles ne parviennent plus à consommer du poisson venu de la mer qui a
englouti leur enfant. Des femmes du Maroc confrontées à la même
tragédie, à la même douleur, ont créé, m'a-t-on dit, une association
semblable à Khoribya, au sud de Rabat.
Belle et immense, la mer est égale à elle-même, indifférente aux
espérances des mères et des épouses qui, ici, attendent que les leurs
arrivent à bon port puis reviennent le plus tôt possible.
Lorsque je me suis trouvée un jour à Cadix (Espagne), au bord de la
mer, j'ai eu envie de lui demander de me rendre les enfants dont les mères
attendent à Didiéni, une petite ville malienne d'où sont partis ces
dernières années un grand nombre de jeunes gens pour l'Europe. « Nous
ne savons rien de la mer », m'avaient confié un jour des femmes de cette
ville, ajoutant : « Nous ne l'avons jamais vue, mais elle fait disparaître
nos enfants. »
Les enfants de l'hinterland ouest-africain – Maliens, Nigériens,
Burkinabés –, dont la plupart, à l'instar de leurs parents, n'ont jamais vu
la mer, connaissent la gravité de leur situation. Alors ils apprennent à
nager. « Les passeurs marocains nous vendaient des gilets de sauvetage et
nous apprenions à nager des jours durant. Pendant la traversée vers les
côtes espagnoles, qui se fait en général entre 2 et 3 heures du matin pour
échapper à la vigilance des policiers espagnols, qui patrouillent vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, chacun d'entre nous est encadré par un
passeur... J'ai tenté cette traversée une fois sans gilet de sauvetage et une
autre fois avec une chambre à air de voiture et des chaussures d'homme-
grenouille », confie Seydou C.
Au fond, combien sont-ils, ces jeunes des deux rives du Sahara qui ont
péri en mer en voulant échapper à une vie de misère et d'errance ? Dix,
vingt, trente mille ? Nul ne le sait. Différentes sources, dont APDH2,
estiment à environ quatre mille le nombre de ceux qui sont morts du fait
du verrouillage de la frontière maroco-espagnole.
Le Cap-Vert est devenu lui aussi, ces trois dernières années, un point
de passage vers les îles Canaries. En juin 2007, selon la Commission des
droits de l'homme et de la citoyenneté du Cap-Vert, des enfants en bas
âge figuraient pour la première fois parmi les passagers des embarcations
de fortune, qui souvent vont à la dérive. La position géographique de
l'Afrique explique en effet le caractère spectaculaire et particulièrement
meurtrier de l'itinéraire des migrants. Panne de moteur, manque
d'essence, mauvais temps sont autant de facteurs d'échec et parfois de
causes de naufrage.
Que l'on se tourne du côté de l'Atlantique ou de la Méditerranée, on
n'entend que des histoires de sauvetage et de naufrage, mais aussi de non-
assistance à personne en danger.
Le risque énorme que prennent les jeunes d'Afrique en empruntant la
voie maritime, au lieu d'être lu comme un acte de désespoir, mais aussi
de courage, est souvent interprété comme un acte de folie, une bêtise,
mais aussi une agression. Le basculement des flux migratoires africains
vers les îles Canaries, qui s'est traduit par l'arrivée de 26 000 migrants
entre janvier et octobre 2006, conforte chez certains la « thèse » de
l'invasion.
Ainsi, les habitants des îles espagnoles et italiennes de destination,
d'abord bouleversés par ces voyageurs d'un genre nouveau que la mer,
vague après vague, déposait sur leurs berges, ont fini par faire semblant
de ne pas les voir : « La première fois, donc, c'est arrivé à Lampedusa. Ce
n'était pas le premier naufrage, auparavant on en avait vu d'autres, là-bas,
dans cette mer, ou dans des mers voisines ; auparavant, on avait parfois
fait semblant de ne pas voir, comme pour le naufrage de Portopalo :
quatre années de silence sur les corps entraînés par l'eau, quelquefois
repêchés et rejetés à la mer par les pêcheurs3. »
Le naufrage est apparemment admis et les sauveteurs sont punis. Au
mois de mai 2007, 27 migrants (ghanéens, nigériens, rwandais...), après
avoir fait naufrage, n'ont dû leur salut qu'à une cage d'élevage de thon à
laquelle ils se sont agrippés pendant plus de quatre heures. Celle-ci était
tractée par un navire maltais dont l'équipage a refusé de les faire monter à
bord. Ils ont été repêchés par un navire militaire italien qui les a
transportés au centre d'accueil de Lampedusa4.
Quelques jours plus tôt, un chalutier espagnol qui avait secouru
26 autres migrants au large de l'île de Malte n'a pas été autorisé à les
débarquer à La Valette, l'argument des autorités maltaises étant qu'ils
avaient été repêchés hors de leur zone de secours et de recherche.
L'indifférence n'étant pas toujours tenable, on finit par s'émouvoir et
s'indigner de nouveau : « Mais ce jour-là [le 19 octobre 2003] il y avait
quelque chose de différent dont on ne pouvait détacher le regard. Une
image insolite, trop surprenante, une entaille dans le regard, qui le laissait
blessé et en urgence de soins. [...] Un enchevêtrement de corps, de vifs et
de morts, là, dans les eaux proches de l'île. [...] À terre, au petit port de
l'île, on les place dans des sacs, et c'est seulement à ce moment que
quelqu'un s'aperçoit de la respiration d'une femme. L'image ressemble
trop à un passé de l'Europe pour ne pas la faire tressaillir. [...] Face à ces
morts, peut-être parce que enchevêtrés aux vivants, on se découvre
humain, fragile, blessé5. »
Le 29 mai 2007, les autorités maltaises ont également refusé
d'accueillir un navire italien ayant à son bord des Africains qui s'étaient
agrippés trois jours durant aux filets d'un bateau de pêche maltais, après
que leur embarcation eut chaviré en pleine mer. Ce jour-là, Franco
Frattini, le commissaire européen chargé de la justice, a officiellement
reconnu l'échec de la politique européenne de gestion des flux
migratoires, au regard tant des principes moraux qui ont fondé l'Union
européenne que de l'efficacité des moyens mis en œuvre.
Nous apprenons, non sans surprise, qu'à la suite de cet énième drame
le commissaire lui-même a condamné la République de Malte en
rappelant que « l'obligation de sauver des vies en mer procède d'une
tradition internationale qu'aucun pays n'a jamais violée de manière aussi
flagrante6 ».
Le procès intenté aux pêcheurs tunisiens qui ont, le 28 août 2006,
secouru 28 migrants qui se noyaient en mer Méditerranée nous autorise
cependant à douter de la sincérité des responsables européens de la lutte
contre l'immigration clandestine. Car ces pêcheurs, pour avoir sauvé
40 personnes, se sont retrouvés en prison7.
Tout aussi explicite était la position des ministres de l'Intérieur de la
Méditerranée occidentale8, dont celui de France, Nicolas Sarkozy, lors de
leur réunion de mai 2006 à Nice. Il s'agit, dirent-ils, de « couper les
routes migratoires de l'Afrique subsaharienne9 ».
Nicolas Sarkozy a, à l'époque, proposé un « pacte européen » qui fixe
les principes d'une politique européenne que tous les États membres de
l'Union s'engageront formellement à respecter. Pour Brice Hortefeux,
2008 sera le grand rendez-vous : la France, en présidant l'Union
européenne, aura la chance d'afficher ses priorités, dont l'adoption de ce
pacte10.
Ainsi, face à la détermination et à la ténacité des êtres désespérés, les
dirigeants européens, avec la droite française comme cheville ouvrière,
continueront d'aiguiser leurs armes. Frontex, l'Agence européenne pour la
gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des
États membres, est ainsi dotée d'hélicoptères, de navires, de vedettes
rapides, de radars de surveillance, de caméras thermiques.
Cette lutte contre l'immigration clandestine, comme ne cessent de le
répéter ses tenants, ne vise pas les « malheureux » qui sont exploités,
mais les réseaux criminels qui profitent de la misère du monde.
Telle est l'une des principales conclusions de la conférence euro-
africaine qui s'est tenue à Rabat (Maroc) les 10 et 11 juillet 2006, lors de
laquelle les Européens auront réussi à enfoncer le clou de leur approche
sécuritaire. Les mesures qui découlent de cette approche sont d'autant
plus inefficaces et cruelles que le naufrage des migrants africains n'est
que l'aboutissement de la restructuration économique de ces trente
dernières années, qui devait créer dans nos pays un environnement
propice à la libre circulation des capitaux, des biens et des services de ces
mêmes nations riches qui font de la lutte contre les migrants contraints à
la clandestinité l'un de leurs principaux chevaux de bataille.
Le besoin de partir, coûte que coûte, plus précisément en France ou
ailleurs en Europe, s'est imposé non pas seulement à des ressortissants
des anciens pays de départ, comme le Mali et le Sénégal, mais à la quasi-
totalité de l'Afrique. Si l'on ne trouvait pas encore autant de Maliens, de
Sénégalais, de Camerounais, de Congolais à la frontière sud de l'Europe
avant la décennie 1990, c'est précisément parce que les conséquences des
programmes d'ajustement structurel (PAS) n'avaient pas encore fait de la
survie un exploit de tous les jours.
Les bouleversements économiques profonds qui ont commencé à partir
des années 1980, marquées par la crise de la dette avec le lancement des
PAS du FMI et de la Banque mondiale, ont créé une nouvelle génération
de migrants composée de fonctionnaires compressés, d'ouvriers licenciés,
de jeunes diplômés sans emploi, de paysans, de petits commerçants,
d'artisans, mais aussi de femmes et d'enfants en bas âge.
Jugée pléthorique et budgétivore par les institutions financières
internationales, la fonction publique a été démantelée, au Mali comme
dans d'autres pays sous ajustement, et vidée de milliers d'enseignants, de
médecins et de chercheurs compétents. Dans le même temps, recalés
pour la grande majorité au concours d'entrée dans la fonction publique,
les jeunes diplômés ont été invités à chercher du travail dans un secteur
privé national quasi inexistant, en tout cas embryonnaire ou balbutiant,
quand il n'est pas le simple relais de quelques grandes entreprises euro-
américaines.
Le commerce, quant à lui, est devenu celui des produits importés, dont
ceux subventionnés par les pays riches, ainsi que le lieu de recyclage de
leurs déchets : vêtements, véhicules, ordinateurs... L'éducation, la santé,
l'eau, l'assainissement et d'autres services publics ont été privatisés dans
le même élan de désengagement de l'État.
Au Mali, pour ma part, j'ai vu venir au début de la décennie 1990 cette
situation catastrophique qui oblige à émigrer les jeunes en âge de
travailler. Au nom de la rigueur et de l'efficacité, le couperet des
institutions internationales de financement est alors tombé sur l'économie
malienne, qui n'avait pas besoin d'être amputée de ses entreprises
nationales. Le FMI et la Banque mondiale ont taillé dans la fonction
publique, poussant vers la porte des dizaines de milliers d'agents de
l'État, souvent compétents et consciencieux, qui étaient aussi des pères et
des mères de famille. Le phénomène dramatique des jeunes diplômé(e)s
sans emploi venait aussi de voir le jour. Il allait s'aggraver d'année en
année, n'épargnant aucun pays.
Des parchemins qui ne mènent nulle part ont été délivrés aux jeunes.
Mais, diplômé(e)s ou pas, ils sont, pour la majorité d'entre eux, sans
emploi. Désespérément, ils cherchent leur voie, parfois seul(e)s, souvent
épaulé(e)s par leurs parents. Nous sommes aux prises avec la logique de
l'économie de marché, dont la plupart d'entre nous ignorons totalement
les rouages et les enjeux. Les hommes qui nous gouvernent ne jugent pas
nécessaire de nous informer, et encore moins de nous expliquer ce qui a
changé dans l'ordre du monde à partir de la décennie 1980 pour que de
lointains acteurs institutionnels comme le FMI et la Banque mondiale se
mettent à penser, choisir et décider pour nous.
La Banque mondiale publia, vers la fin des années 1980, son document
de politique générale intitulé « L'Afrique : de la crise à la croissance
durable ». Les experts et les fonctionnaires des deux institutions
internationales de financement commencèrent à partir de ce moment à se
réfugier derrière des facteurs non économiques en introduisant la notion
de « bonne gouvernance ». C'était, selon l'économiste Yash Tandon, une
manière de camoufler l'échec des politiques qui étaient en cours.
Au Mali comme dans de nombreux pays d'Afrique de l'Ouest, l'Agence
d'exécution des travaux d'intérêt public pour l'emploi (AGETIPE) a été et
demeure l'une des expressions de la fuite en avant de la Banque mondiale
dans des stratégies désastreuses de désengagement de l'État, au nom de la
transparence et de l'efficacité. Il s'agissait en l'occurrence de dessaisir
l'administration de la responsabilité de créer des emplois. Le chômage
des jeunes, diplômés et non diplômés, résultant de cette situation devait
être résorbé, au moins en partie, par des travaux à haute intensité de
main-d'œuvre confiés à des entreprises locales comme maîtres d'ouvrage.
Quinze ans plus tard, les résultats de l'AGETIPE en termes de création
d'emplois sont catastrophiques. Le chômage des jeunes est devenu une
véritable gangrène dans tous les pays où la recette a été appliquée (Mali,
Sénégal, Burkina Faso, Bénin...). La plupart des infrastructures réalisées
ont été mal exécutées, souvent sans la participation des populations,
rarement consultées ou même informées des stratégies de mise en œuvre
et des objectifs poursuivis. Les centaines de prétendues entreprises
privées créées battent de l'aile, quand elles n'ont pas tout simplement
disparu.
Aujourd'hui, alors que les morts sur les chemins de l'Europe se
comptent par milliers en raison du chômage des jeunes, désespérés par
des stratégies bancales de lutte contre l'exclusion et la pauvreté, les deux
institutions sœurs de Bretton Woods restent silencieuses quant à leurs
monumentales erreurs d'appréciation.
Au-delà du Mali et de l'Afrique en général, le système néolibéral se
révèle incapable de garantir l'emploi et un revenu décent aux travailleurs
où que ce soit sur la planète. On dénombrait, à la fin de l'année 2002,
180 millions de chômeurs dans le monde, contre 160 millions deux ans
auparavant.
Le risque n'est pas pour ceux qui financent, orchestrent et médiatisent
la lutte contre le chômage. Ce sont les couches sociales les plus
vulnérables d'Afrique qui sont en danger, quand elles décident de trouver
dans l'émigration une issue à l'injustice et à la souffrance, ou même
quand elles restent chez elles, où la mort sociale est certaine du fait du
chômage massif et chronique. Elles sont surtout seules et sans défense.
Les jeunes candidats à l'émigration ne sont pas seulement du mauvais
côté du mur de Schengen. Dans les pays dont ils sont originaires, ils
dérangent certaines catégories de cadres et d'intellectuels qui sont
contents d'eux-mêmes et de la marche des affaires.
L'un des représentants de cette génération d'Africains nous a prises à
partie, Assetou et moi, à l'aéroport de Bamako lorsque nous sommes
allées à la rencontre des « retournés » de Ceuta et Melilla. Il s'est
approché de nous et nous a interpellées en ces termes : « Vous êtes
vraiment terribles, vous autres... Que sont-ils allés chercher là-bas ? Ils
ternissent l'image de notre pays. Ils auraient pu trouver du travail ici, s'ils
avaient voulu. » Il a ensuite regagné sa Mercedes blanche pendant que, à
bord des bus où ils étaient installés, ces hommes revenus de l'enfer sans
bagages ni papiers ni perspectives d'avenir nous regardaient, ignorant la
teneur de son discours et de ses reproches.
Je repense souvent à un geste – et quel geste ! – du prince Claus des
Pays-Bas lors de la remise du prix de la fondation qui porte son nom, à
La Haye. Pour saluer le talent des créateurs africains de mode qui
venaient, à travers les textiles, de lire et de dire leur continent tel qu'ils
l'imaginent, y travaillent et l'aiment, le prince Claus, au moment de
prendre la parole, dénoua sa cravate et la lança au milieu de la salle. Les
personnalités masculines néerlandaises qui l'entouraient l'imitèrent en
déposant, les unes après les autres, leurs cravates sur la sienne.
Je me suis mise à rêver, depuis cet événement, du jour où une telle idée
effleurera l'esprit de nos dirigeants. Je vais jusqu'à imaginer une
gigantesque place publique où, les uns après les autres, ils déposeraient
leurs cravates, en même temps que les idées reçues qui obstruent notre
horizon. Nous en ferions, tous ensemble – eux, les dirigeants dirigés, et
nous, les peuples –, un immense et beau brasier. Le cou libéré, l'esprit
aéré, nos élites daigneraient alors regarder et écouter leurs peuples, qui se
sentent de plus en plus orphelins et désarmés face à l'adversité et à
l'inconnu. En dépit du terrorisme intellectuel ambiant, ils oseraient, et
nous avec eux, jeter un regard sur le passé, nommer et dénoncer, n'en
déplaise à Nicolas Sarkozy, l'esclavage, la colonisation, la
néocolonisation et la mondialisation néolibérale parce qu'ils procèdent de
la même logique hégémonique et engendrent le même mépris, le même
racisme. C'est alors et alors seulement que nous pourrions redresser la
tête, renégocier et nous réapproprier nos biens et nos destins, cesser d'être
des exilés et des naufragés en nous-mêmes, chez nous et partout où nous
allons.
1 Boubacar Boris Diop, « Le discours inacceptable de Nicolas Sarkozy », art. cité.
2 Asociación Pro Derechos Humanos (Association pour les droits de l'homme) d'Andalousie,
rapport sur l'immigration clandestine durant l'année 2005, publié en janvier 2006.
3 Federica Sossi, « Victimes coupables : bloquer l'Afrique », TERRA-Ed., coll. « Reflets »,
avril 2006 : http://terra.rezo.net/ article562.html.
4 AFP, 28 mai 2007.
5 Federica Sossi, « Victimes coupables : bloquer l'Afrique », art. cité.
6 Rapporté par Panapress, 5 juin 2007.
7 Catherine Simon, « Pêcheurs d'hommes », Le Monde, 14 septembre 2007.
8 La conférence des ministres de l'Intérieur des pays de la Méditerranée occidentale (CIMO)
réunit, pour le Nord, l'Espagne, la France, l'Italie, Malte et le Portugal et, pour le Sud, l'Algérie, la
Tunisie, le Maroc, la Libye et la Mauritanie.
9 « La lutte contre l'immigration illégale : objectif des pays de la Méditerranée », AFP, 21 mai
2006.
10 Discours de Brice Hortefeux devant l'Assemblée nationale le 18 septembre 2007.
9

Le vol Paris-Bamako
Au sujet de l'immigration, le président français nous apprend que « ce
que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une politique d'immigration
négociée ensemble, décidée ensemble pour que la jeunesse africaine
puisse être accueillie en France et dans toute l'Europe avec dignité et
avec respect1 ». « Quand commencerons-nous ? » sommes-nous en droit
de lui demander, puisque, ces cinq dernières années, il a fait du
durcissement de la politique migratoire de la France son cheval de
bataille.
Depuis 2002, rappelle le ministre de l'Immigration, de l'Identité
nationale, de l'Intégration et du Codéveloppement, près de
100 000 étrangers en situation irrégulière ont été reconduits dans leur
pays d'origine à partir de la métropole. Parallèlement, ajoute-t-il, le
renforcement des contrôles dans les aéroports et les ports a permis en
2006 de refouler 35 000 migrants illégaux avant leur entrée en France.
La violence policière et l'humiliation ont de beaux jours devant elles si
l'on considère l'objectif de 25 000 reconduites par an affiché par le
président Nicolas Sarkozy. Un objectif qu'il atteindra au prix d'une
somme considérable d'injustices et de violations des droits des immigrés,
condamnés à la clandestinité par le système capitaliste, qu'il sert.
« À la complexité, le politique, qui se réclame du pragmatisme, a
répondu par des protocoles formalisés qui excluent ou incluent. Pour
exister socialement, il faut déterminer sa place. Dedans ou dehors1 », fait
remarquer Stéphanie Palazzi.
En politique étrangère, plus particulièrement africaine, dehors sont et
doivent demeurer les « barbares », ceux qui ne sont pas assez « entrés
dans l'Histoire ».
L'émoi était à son comble au Mali et dans le reste de l'Afrique et du
monde lorsque, en 1986, Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur,
affréta l'avion qui fut baptisé « charter de la honte », car il reconduisait à
Bamako 101 Maliens expulsés de France. Aujourd'hui, vingt ans après,
l'expulsion est toujours traumatisante pour ceux et celles qui sont
directement concernés, et choquante pour ceux qui y assistent. À
Bamako, il ne se passe pratiquement plus un jour sans que débarquent un
ou plusieurs « clandestins », flanqués de six à dix policiers. Des
passagers d'un vol Paris-Bamako qui s'étaient opposés à un
embarquement de clandestins se sont retrouvés devant les tribunaux.
De nuageux, le ciel africain – qui a également échappé à notre
contrôle, au même titre que les richesses du sol et du sous-sol – est en
effet devenu turbulent. À bord des avions qui relient Paris aux différentes
capitales africaines, il ne suffit pas de bien attacher sa ceinture. Il faut
également apprendre à se voiler la face et à se boucher les oreilles pour
ne pas entendre les cris des immigrés dits clandestins qui font partie du
voyage, mais sous bonne escorte et systématiquement menottés.
Une notice d'information du ministère français de l'Intérieur met en
garde les passagers de ces vols : « La décision de reconduite d'un
étranger est un acte légitime de l'État français qui s'exécute après que
toutes les voies de recours ont été épuisées. À ce titre, le fait d'entraver de
quelque manière que ce soit la navigation et la circulation des aéronefs
[...] en incitant les passagers à faire débarquer une escorte policière ainsi
que l'étranger non admis sur le territoire national ou reconduit hors des
frontières françaises [...] est un délit prévu et réprimé par l'article L.282-
14 du code de l'aviation civile. Ce délit sera puni d'une peine de 5 ans
d'emprisonnement et d'une amende de 18 000 euros. »
En réalité, c'est l'assistance à personne en danger qui est devenue un
délit, eu égard à la violence des méthodes employées. Jugeons-en.
Le 26 mai 2007, à bord du vol AF 796 qui relie Paris à Bamako, un
homme d'une quarantaine d'années lance des cris. Un passager raconte :
« On croit d'abord à une bagarre entre passagers. Certains veulent les
séparer mais en sont vite dissuadés par les policiers, qui se font alors
connaître. S'ensuit une scène d'une grande violence : l'un des policiers
pratique un étranglement sur le passager, l'autre lui assène de grands
coups de poing dans le ventre. Ses hurlements se transforment en plaintes
rauques. Cette tentative de maîtrise dure dix bonnes minutes, peut-être
plus, et suscite immédiatement chez les passagers un mouvement de
protestation qui n'a aucun effet sur les violences en cours [...]. Sous les
huées des passagers, l'homme finit par être immobilisé et sanglé. Il perd
connaissance, yeux révulsés, langue pendante, écume aux lèvres2. »
Le tribunal de Bobigny a jugé cette violence disproportionnée et a
relâché Salif Kamaté, qui devait être expulsé, en le déclarant non
coupable du délit de coups et blessures sur le policier qu'il avait dû
mordre pour que celui-ci ne l'étrangle pas.
Mais la violence disproportionnée, loin d'être l'exception, est plutôt la
règle, qu'il s'agisse des immigrés qui résistent ou des passagers qui leur
tendent une main fraternelle.
Le traitement infligé à Marie-Françoise Durupt, qui a protesté, en
même temps que d'autres passagers, contre l'expulsion de Diakité
Ibrahima et de Fofana Samba sur le vol Air France Paris-Bamako du
28 avril 2007, est à cet égard édifiant. Elle s'était indignée de voir les
policiers qui encadraient ces deux Maliens étouffer leurs cris avec des
coussins qu'ils plaquaient sur leurs bouches. Le commandant de bord,
intervenu rapidement, avait décidé de ne pas partir tant que les deux
Maliens et la police seraient à bord. Après différentes péripéties, la police
désigna deux coupables qu'elle fit descendre de l'avion : un Malien de
46 ans et Marie-Françoise Durupt, âgée de 60 ans.
« Il est entre 18 heures et 18 h 30 lorsque nous arrivons au poste de
police de Roissy, relate-t-elle. À partir de ce moment, le temps ne nous
appartient plus. Ils vous baladent en permanence. Ils commencent par
une fouille de vos affaires, vous retirent tout ce qui peut être soi-disant
dangereux : lunettes, montre, soutien-gorge, bas, lacets, vous n'avez plus
rien. Vous n'êtes plus rien, plus aucun repère. Vous n'avez le droit de ne
rien dire. Ils préviennent mon employeur, et j'ai le droit de voir un
médecin, qui constate une tension très élevée. »
Marie-Françoise Durupt s'entendra dire par un policier lors de son
interpellation qu'elle a été arrêtée pour montrer que les forces de l'ordre
ne sont « pas racistes ».
Si la liaison Paris-Bamako est riche en incidents liés à la reconduite
forcée de Maliens menottés et malmenés, des vols pour d'autres
destinations africaines sont le théâtre de faits plus ou moins similaires. Le
Réseau éducation sans frontières (RESF) rapporte les cas suivants : « Le
30 août 2006, le directeur de la sécurité d'Air France décide de remplacer
personnellement le commandant de bord sur un vol “sensible” qui doit
expulser le lycéen Jeff Babatunde Shitu. Il fait investir l'appareil par les
CRS pour mater les passagers du Paris-Lagos d'Air France. Florimond
Guimard, instituteur de Marseille, est accusé de violence en réunion avec
arme par destination pour avoir protesté, le 11 novembre 2006, contre
l'expulsion d'un père algérien de deux enfants sur un vol Air France au
départ de Marignane. Il sera jugé le 22 octobre 2007 et risque 3 années de
prison et 45 000 euros d'amende. [...] Le 2 décembre 2006, François
Auguste, vice-président de la région Rhône-Alpes, s'adresse aux
passagers d'un vol Air France Lyon-Paris car une famille expulsée se
trouve dans l'appareil. Jeté à terre par l'escorte policière, molesté, placé
en garde à vue, il est accusé d'entrave à la circulation d'un aéronef. Il sera
jugé le 26 novembre à Lyon. Il risque 5 années de prison et 18 000 euros
d'amende3. »
Hautement réconfortante pour les victimes de la répression policière,
leurs parents et leurs alliés, a été la mobilisation, le 12 juillet 2007, des
syndicats de la compagnie Air France, dont la CGT, la CFDT, Sud, Alter
et SPAF, lors d'une conférence de presse à laquelle RESF et de
nombreuses autres associations ont pris part.
Face aux « atteintes régulières aux droits de l'homme, conséquence
d'une politique étatique qui ne fait que se durcir avec le temps », les
syndicats demandent « à la direction d'Air France et à son président de :
ne plus accepter aucun passager expulsé à bord des avions de la
compagnie ; arrêter toute poursuite de passagers protestataires devant les
tribunaux pour entrave au bon déroulement des vols ».
Vivre en Afrique en ayant à l'esprit qu'il y a des frontières que vous ne
franchirez jamais, dont celles de l'espace Schengen, non point parce que
vous avez commis tel ou tel crime, mais parce que vous avez le tort d'être
ce que vous êtes – noir(e) ou arabe : voilà le sort auquel une certaine
France voudrait condamner les ressortissants de ses anciennes colonies
d'Afrique.
La participation d'Air France à la violation des droits des Africains à la
mobilité est d'autant plus paradoxale que la compagnie nous doit en
partie les chiffres d'affaires qu'elle affiche : 23,07 milliards d'euros pour
l'exercice 2006-2007. Dans le même temps, le groupe est parvenu à
dégager un bénéfice d'exploitation en progression de 32,5 %, soit le plus
élevé de son histoire.
On me rétorquera que nous n'avons qu'à mieux gérer nos compagnies
nationales et Air Afrique. Ceux qui ont l'art de circonscrire les maux de
l'Afrique à l'Afrique ne voient même pas le lien entre le gonflement des
flux migratoires vers la France et l'Europe d'une part et le sabotage des
économies africaines, avec la complicité d'une certaine élite politique,
d'autre part.
L'ancienne puissance coloniale aurait pu, au nom de la dette de sueur
et de sang qu'elle a à l'égard de ses ex-colonies d'Afrique, épauler ces
dernières de manière effective, sans hypocrisie ni tricherie, dans leur
quête de mieux-être et d'alternatives à la dépendance économique,
monétaire et militaire. Elle se serait alors épargné, ainsi qu'à l'Europe, la
chasse aux Noirs que toutes deux s'imposent en ce moment. La France
aurait ainsi contribué à conférer à la mondialisation un sens autre que la
folle course aux parts de marché au détriment du droit à la vie. Le peut-
elle ? Le veut-elle ? En attendant, elle excelle dans ce que Cheikh
Hamidou Kane appelle, dans L'Aventure ambiguë, l'art de « vaincre sans
avoir raison4 ».
Imaginons un seul instant qu'à Bamako, Cotonou, Abidjan, Kinshasa et
ailleurs en Afrique des forces estudiantines, syndicales et politiques
puissent se mobiliser, en même temps que les femmes, non pas pour la
seule transparence des urnes, mais aussi et surtout au nom de l'autonomie
de penser, de décider et de choisir librement pour eux-mêmes, de juger de
la conformité des politiques économiques avec leurs aspirations
profondes. Admettons que les élections – présidentielles, législatives,
municipales – dans lesquelles ces forces s'engagent sur cette base soient
précédées de débats de fond, en ville comme à la campagne, sur le bilan
des dirigeants sortants et les intentions des prétendants au pouvoir quant
aux privatisations, au commerce, à l'agriculture, à l'environnement, à
l'emploi et à l'émigration. L'Europe et les autres puissances mondiales
n'auraient alors plus besoin de s'encombrer de politiques migratoires de
plus en plus répressives et racistes. Elles n'auraient pas davantage besoin
de dépenser des centaines de milliers d'euros ou de dollars pour
apprendre aux populations à se servir d'un bulletin de vote et prévenir les
conflits armés qui pourraient naître de la mauvaise organisation des
élections, lesquelles ne sont que des préalables à la démocratie. Car des
hommes et des femmes éclairés et avisés quant à l'état et à la destination
des richesses de leur pays, libres d'en débattre en toute transparence sur
une base équitable, ne s'en prennent pas les uns aux autres. Ils
questionnent les institutions, les mécanismes de prise de décision et la
nature des politiques économiques.
Il n'en faudrait pas plus pour que la paix et la justice règnent au Mali,
en Côte d'Ivoire ou encore en République démocratique du Congo. Mais
cette perspective qui nous rend notre dignité n'est certainement pas du
goût des puissants de ce monde. Elle n'est pas davantage du goût des
élites aliénées, qui doutent de la capacité de leurs peuples à comprendre
leur propre situation, à penser et à choisir pour eux-mêmes.
1 Stéphanie Palazzi, « Glissement progressif du langage », Libération, 17 août 2007.
2 Lire le témoignage sur http://terra.rezo.net/article601.html.
3 http://citron-vert.info/spip.php?article928.
4 Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, 10/18, 1971.
10

La sous-traitance de la violence
De tant de haine complaisamment étalée, il ne peut naître, un jour
ou l'autre, qu'une violence inouïe.
Boubacar Boris Diop

Le président français s'enflamme à propos de l'Union méditerranéenne,


pivot de l'Eurafrique : « À ceux qui, en Afrique, regardent avec méfiance
ce grand projet de l'Union méditerranéenne que la France a proposé à
tous les pays riverains de la Méditerranée, je veux dire que, dans l'esprit
de la France, il ne s'agit nullement de mettre à l'écart l'Afrique qui s'étend
au sud du Sahara, mais qu'au contraire il s'agit de faire de cette union le
pivot de l'Eurafrique, la première étape du plus grand rêve de paix et de
prospérité qu'Européens et Africains sont capables de concevoir
ensemble10. »
Dans son allocution au soir de son élection, il dit en effet que c'est en
Méditerranée que tout se joue : « Je veux leur dire [aux peuples de la
Méditerranée] que le temps est venu de bâtir ensemble une Union
méditerranéenne qui sera un trait d'union entre l'Europe et l'Afrique11. »
Mais de quelle manière, lorsque de part et d'autre du Sahara nous
assistons à l'externalisation de la gestion des flux migratoires et à la sous-
traitance de la violence à nos différents États, à commencer par le Maroc,
l'Algérie et la Libye ? L'ensemble des pays de la rive sud de la
Méditerranée est en effet appelé à participer au tri et aux expulsions
forcées des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens... et à recevoir leurs
propres ressortissants. L'Union européenne attend également des pays du
Maghreb qu'ils réadmettent des migrants d'autres nationalités ayant
transité par leurs territoires. Le Maroc s'est montré réticent. L'Algérie a
accepté l'aide de l'Union européenne pour la formation des agents de la
police des frontières, mais a refusé les propositions d'installation de
« camps de tri » sur son territoire. L'Espagne, dans le cadre de son « plan
Afrique », veut négocier ce type d'accords de réadmission avec six
nouveaux pays : le Sénégal, la Gambie, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, la
Guinée-Conakry et le Niger.
L'Union européenne s'est engagée en 2005 avec Tripoli dans ce qu'elle
appelle une « stratégie de long terme » de lutte contre l'immigration
illégale à partir des côtes libyennes. Des gardes frontières et des policiers
libyens sont associés aux patrouilles européennes en mer et un groupe de
travail est chargé d'élaborer un « plan d'action conjoint pour le sauvetage
en mer » d'embarcations transportant des immigrés clandestins.
Ce curieux transfert de compétences et de responsabilités nécessite, de
la part des pays qui se voient imposer ce rôle ingrat de gendarme et de
geôlier, qu'ils cultivent à leur tour les préjugés justifiant la stigmatisation
de l'« étranger » et la violence qui étaient manifestes à Ceuta et Melilla.
« Pour pouvoir appliquer cette politique dictée par l'Europe, il faut
susciter d'une façon ou d'une autre l'adhésion de la population1 », écrit
Mehdi Lahlou.
De leurs cachettes de Gourougou et de Ben Younès, les Maliens, les
Camerounais, les Nigériens auront vu les lumières scintiller à Ceuta et
Melilla, mais ils en auront surtout vu de toutes les couleurs au Maroc.
« Nous n'avions pas affaire à des frères, comme nous nous y attendions,
puisqu'ils nous appelaient les “Africains”, une appellation qui, dans ces
circonstances, résonnait comme une insulte, voire une malédiction »,
souligne Valéry P. Il s'interroge depuis lors sur la nature du lien entre le
Maghreb et l'Afrique.
L'oncle de Fily Dembélé, un vieux fonctionnaire à la retraite,
parfaitement imprégné de l'histoire de son continent, ne cache pas, lui
non plus, sa surprise ni sa déception : « Que la France, qui nous a
colonisés et qui continue de se servir de nous, nous méprise et maltraite
nos enfants ne me surprend guère. Mais de la part des États arabes, avec
qui nous avons livré les luttes pour l'indépendance, je ne pouvais pas
m'attendre à des traitements si inhumains et dégradants à l'endroit de nos
enfants qui, à mon avis, sont aussi les leurs. »
Que le président Nicolas Sarkozy, en tant que figure centrale de la
politique d'externalisation de la gestion des flux migratoires, nous
permette donc de sourire de son Eurafrique dont l'Union méditerranéenne
serait le pivot. De la même manière qu'il a réussi à fissurer la solidarité
qui prévaut entre Arabes et Noirs dans les banlieues françaises, il
réussira, si nous n'y prenons garde, à compromettre sérieusement les
équilibres fragiles que nous tentions de construire ici, en Afrique, de part
et d'autre du Sahara.
Les conséquences de la sous-traitance de la violence à l'Afrique du
Nord comme aux pays d'origine sont d'autant plus graves que nos
démocraties formelles cultivent l'art de la censure et de l'autocensure. Je
me suis rendu compte que les voix qui, au Maghreb, s'élèvent, comme la
mienne, pour la défense des sans-voix n'ont pas de portée au niveau local,
quand elles ne sont pas tout simplement inaudibles par les dirigeants,
davantage à l'écoute de l'Europe que de leurs sociétés civiles.
De nombreux intellectuels, chercheurs et acteurs de la société civile
marocaine sont conscients du dilemme que crée l'Europe en confiant à
leur pays le soin de surveiller ses frontières. « Comment pouvons-nous
tourner le dos au reste du continent et accepter de jouer le rôle de
gendarme de l'Europe lorsque nous avons nous-mêmes 3 millions de nos
compatriotes à l'étranger, dont 200 000 à 250 000 en situation irrégulière,
sans oublier que 40 000 Marocains tentent d'émigrer chaque année ? » dit
en substance Jenatti Abdel Kadel, de l'université d'Oujda. Abdelkrim
Belguendouz soulève les mêmes questions : « Faut-il laisser l'UE faire du
Maroc un front de “lutte contre l'immigration clandestine” en l'utilisant
comme un goulot d'étranglement, enfermant et éloignant les Subsahariens
et réprimant ses propres citoyens, qui se considèrent comme des
“réfugiés sociaux”, sans pour autant leur offrir une solution
alternative2 ? »
Un partenariat euro-méditerranéen a été signé le 28 novembre 1995
entre les 15 États formant l'Union européenne à l'époque et 12 pays
partenaires du pourtour méditerranéen : l'Algérie, Chypre, l'Égypte,
Israël, la Jordanie, le Liban, Malte, le Maroc, la Syrie, la Tunisie, la
Turquie et l'Autorité palestinienne. L'accent était ainsi mis sur une
coopération autour de la réduction de la pression migratoire, de la lutte
contre le terrorisme, le trafic de drogue, la criminalité internationale, la
corruption, et pour une réadmission des clandestins3.
Abdelkrim Belguendouz relève que la Commission des communautés
européennes, dans son document « De l'acte unique à l'après-Maastricht »
du 11 février 1992, exprimait déjà des préoccupations sécuritaires liées
au nouveau contexte euro-méditerranéen : « La plupart des pays
méditerranéens affrontent tout à la fois l'instabilité politique, une
croissance démographique très rapide, des mouvements de population
importants et des taux de chômage élevés. Ces problèmes, et en
particulier ceux du Maghreb, sont aussi les nôtres, tant est grande leur
influence sur la sécurité de la région et les pressions migratoires qui en
découlent pour la Communauté. »
L'Europe se sert de cette problématique pour améliorer ses relations
bilatérales avec les pays africains, mais aussi pour mettre en avant sa
position de « victime » de sa géographie et demander un nouveau « plan
Marshall » pour l'Afrique. Du côté espagnol, il s'agit d'appeler à une plus
grande implication de l'Europe. Les mauvaises langues vont jusqu'à
soutenir la thèse selon laquelle l'assaut des migrants contre les enclaves
de Ceuta et Melilla leur a été suggéré par des « amis » qui pensaient que,
face aux lenteurs de l'Europe dans la mobilisation des ressources, il fallait
une action d'envergure de nature à choquer l'opinion européenne et à
dissuader les candidats africains au départ. Certains migrants se sont ainsi
entendu dire que, s'ils ne forçaient pas les barrières, le verrouillage serait
tel par la suite qu'ils n'auraient plus aucune chance d'atteindre leur
objectif.
De retour au Mali, plusieurs d'entre eux ont confirmé cette version. Il
s'agissait, en d'autres termes, de créer l'incident qui mettrait fin au tête-à-
tête hispano-marocain dans la gestion des flux migratoires pour en faire
une affaire européenne et euro-africaine.
Quel qu'ait été le facteur déclenchant des événements de Ceuta et
Melilla, on aura assisté, comme dans les banlieues parisiennes, à
l'instrumentalisation de la peur. « Ces événements ont fait très peur, et
pas seulement au niveau des communautés de migrants vivant dans ce
pays [le Maroc], souligne Mehdi Lahlou. [Ils] ont montré que le risque de
mourir par balles tirées par des forces de sécurité n'est plus à écarter dans
l'aventure migratoire, et ont induit un réflexe de conservation, vérifié
aussi bien chez les migrants que parmi leurs familles4. »
Parmi les autres facteurs aggravants pour la situation des migrants
africains, nombreux sur la voie terrestre (dougouma sira) à partir de
2001, il faut citer les attentats du 11 septembre. Selon Michel Agier et
Alain Morice, après ces attentats, « le chaos structuré et programmé des
ensembles locaux ou régionaux risque de refaire, entre le Nord et le Sud,
l'histoire du mur de Berlin et d'autoriser à tirer dans le dos d'un
immigrant africain5 ».
Les attentats de Madrid le 11 mars 2004, la tension entre l'Algérie et le
Maroc, en grande partie liée au conflit frontalier qui oppose ce dernier au
Sahara occidental, mais aussi la question du statut des enclaves de Ceuta
et Melilla ou encore de l'îlot de Leila sont autant de facteurs qui influent
sur les modalités de la gestion des flux sans que, la plupart du temps, les
migrants eux-mêmes connaissent leur existence.
Dans l'avion qui me ramène de Paris, les yeux rivés sur l'immense
désert du Sahara, je ne cesse de penser aux moyens qui nous permettront
d'échapper à cette nouvelle guerre que nous nous livrons au nom de la
sécurité des nations riches.
Le 21 septembre 2004, devant la 59e session de l'Assemblée générale
des Nations unies, le roi Mohamed VI a plaidé pour l'Afrique en tant
qu'entité : « L'Afrique est le continent le plus accablé par les fléaux de la
pauvreté, de la famine, de la désertification et de diverses pandémies
meurtrières. Il s'y ajoute l'immigration illégale, le déferlement des
réfugiés et le déplacement forcé des personnes, autant de maux que les
pays du Sud sont incapables de juguler par leurs seuls moyens et en
l'absence d'une coordination sans faille aux niveaux régional et
international et d'un appui efficace des efforts de développement local.
Les effets catastrophiques de cette situation prennent un relief plus
dramatique du fait des conflits ethniques, des tensions et des
antagonismes régionaux, fléaux qui entravent et compromettent la
transition démocratique, le développement et l'intégration régionale6. »
C'est probablement du fait de ce constat que le roi Mohamed VI a
effectué, du 21 février au 8 mars 2005, une visite d'amitié et de travail au
Gabon, au Sénégal, au Burkina Faso et en Mauritanie, en octroyant des
aides « humanitaires destinées à l'appui au développement social dans les
pays visités7 ».
Cette approche des réalités africaines ne rend malheureusement pas
compte des contraintes externes ni des enjeux des politiques
économiques mises en œuvre d'un bout à l'autre du continent. Nous avons
l'obligation de nous regarder nous-mêmes droit dans les yeux et de nous
poser la question : où en sommes-nous, ici et maintenant, dans nos
rapports à nous-mêmes, à l'ancienne puissance coloniale et à l'Europe
alors que celles-ci nous demandent d'enfourcher des chevaux qui ont
pour nom partenariat euro-méditerranéen pour le Maghreb et accord de
Cotonou pour les pays ACP ? Sommes-nous capables et désireux, dans
chaque pays et collectivement, de procéder à une lecture actuelle, globale
et critique des flux migratoires à la lumière des rapports de force qui
prévalent entre le Nord et le Sud dans le cadre du capitalisme
mondialisé ?
Il serait suicidaire de laisser à l'infatigable et audacieux nouveau
président français le soin de nous dire, ainsi qu'à la jeunesse africaine,
quoi faire et où aller lorsque le système économique qu'il revendique
bouche son horizon, localement et en dehors du continent.
N'avons-nous vraiment rien en commun ni rien à proposer ensemble en
dehors du modèle unique et déloyal du marché mondial tel que conçu et
imposé par les riches ? La participation des Arabes à la traite négrière et
les pratiques esclavagistes qui persistent nous seront rappelées : parlons-
en et tâchons d'intégrer dans notre quête démocratique tous les aspects de
nos cultures et de nos sociétés qui violent les droits de la personne
humaine. Mais cette exigence ne doit en aucun cas nous empêcher de
nous élever contre la guerre économique et l'asymétrie des rapports de
force entre les anciennes puissances colonisatrices, qui sont les
principaux gagnants du système néolibéral, et les perdants que nous
sommes.
Nous sommes marqués – le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Mauritanie,
le Mali, le Sénégal, le Cameroun, le Congo et bien d'autres – par la même
histoire de colonisation, de participation auprès de la métropole aux deux
guerres mondiales et de décolonisation inachevée, dont celle de l'Algérie
constitue l'une des pages les plus sanglantes. Le terrorisme intellectuel
consiste à nous demander de positiver ce douloureux passé afin que les
dominants puissent continuer à nous asservir et à se servir en toute
tranquillité.
De part et d'autre du Sahara, des dirigeants courageux et engagés ont
su constituer, quand il le fallait, un front commun dans le cadre des luttes
de libération nationale, même si par la suite, sous l'influence des deux
blocs antagonistes pendant la guerre froide, ils n'ont pas toujours regardé
dans la même direction. L'Algérie et le Mali offrent l'un de ces exemples
de coopération transsaharienne, puisque le nord du Mali a servi de base
arrière au Front de libération nationale (FLN) algérien. La voie socialiste
qu'avaient tous deux choisie les présidents Modibo Keïta et Ahmed Ben
Bella a motivé l'appui de l'Algérie au Mali lorsque la France et le bloc
occidental n'accordaient leur soutien qu'aux pays acquis à leur cause, en
l'occurrence le Maroc, la Tunisie, le Sénégal, la Côte d'Ivoire ou le
Gabon. Quant à l'éclatement de la Fédération du Mali en 1960, il a
largement contribué à la vulnérabilité du Sénégal et du Soudan (l'actuel
Mali) dont les jeunes sont aujourd'hui contraints à l'exil.
La plupart du temps, lorsque la France est intervenue, seule ou avec
l'Union européenne, ce fut pour biaiser le débat, nous enfermer dans des
solutions inadaptées, voire brouiller les pistes. Ce fut le cas lors du
premier sommet euro-africain, qui s'est tenu au Caire (Égypte) en
avril 2000 et a été marqué par des débats sur le lourd fardeau de la dette
des pays africains sans qu'il en soit résulté le moindre début de réponse
au chômage ni à la pauvreté monétaire, qui étaient flagrants. Le président
Jacques Chirac y a annoncé son intention d'annuler la totalité de la dette
contractée au titre de l'aide au développement, au lieu de 90 %, comme il
s'y était engagé un an plus tôt. Réticentes au départ, l'Allemagne et la
Grande-Bretagne ont décidé de s'aligner sur la position française. Mais
les modalités et les rouages de cette annulation sont restés flous. L'un des
participants fit remarquer que, pour la plupart des pays africains, « la
seule charge du service de la dette est souvent supérieure aux rentrées
fiscales, ce qui interdit littéralement aux nations les plus pauvres tout
investissement dans les infrastructures, l'éducation, la santé ou la
protection sociale8 ».
L'intégration des pays africains dans une économie globalisée et libre-
échangiste, à travers de grands marchés régionaux et subrégionaux, était
pour le président français la seule voie à suivre, comme pour Romano
Prodi, à l'époque président de la Commission européenne. « Le pire qui
puisse arriver, a affirmé Jacques Chirac, c'est que la mondialisation ait
pour effet de voir le fossé s'élargir entre des pays riches qui s'enrichissent
de plus en plus et des pays pauvres qui s'appauvrissent de plus en plus9. »
Cinq années se sont écoulées entre le sommet où ces bonnes paroles ont
été prononcées et les événements de Ceuta et Melilla. La coupe, qui était
déjà pleine en 2000, a débordé, et les laissés-pour-compte de la
croissance sans développement au profit d'une minorité d'Africains
tentent d'échapper à leur sort. Ils sont maghrébins et subsahariens.
En 2005, le premier président de l'Algérie indépendante, Ahmed Ben
Bella, qui avait milité, avec d'autres dirigeants charismatiques des
années 1960, dont le président Modibo Keïta du Mali, pour une Afrique
libre, unie et solidaire, m'a fait l'honneur et l'amitié de m'associer à
l'hommage que lui rendait l'université de Mostaganem.
Dans l'avion qui nous conduisait là-bas et tout au long de mon séjour,
le président Ben Bella m'a entourée d'une attention qui, visiblement,
surprenait la plupart de ses compatriotes. Je me doutais bien que ces
derniers ne manquaient pas, en me voyant, de penser aux milliers de
Noirs qui errent un peu partout en Algérie, exerçant de petits travaux ou
mendiant en attendant de pouvoir trouver un chemin. La cohabitation
n'est pas toujours des plus cordiales, la population algérienne étant elle-
même confrontée au chômage des jeunes. Aussi ai-je décidé, dans mon
intervention à l'université de Mostaganem, de m'appesantir sur les
immenses richesses de la quasi-totalité des pays dont ceux que les
Algériens voient à leur porte sont originaires.
Je sais que nous pouvons, aujourd'hui plus que jamais, revendiquer le
rêve d'une Afrique unie. Nous ne nous regardons qu'à travers le miroir
que l'on nous tend, mais jamais les uns les autres.
N'en déplaise au président français, aucune société n'est statique, ne
tourne sur elle-même, hors du temps et de l'Histoire. Cet « ami » de
l'Afrique qui lui dit que son défi, c'est de « puiser en elle l'énergie, la
force, l'envie, la volonté d'écouter et d'épouser sa propre histoire » parle
en fait de lui-même dans le système qu'il sert : le marché. Le procès qui
nous a été fait à Dakar ne venait pas seulement d'un nostalgique de la
colonisation. Il était aussi celui du chantre d'une mondialisation qui sert
les intérêts de l'ancienne puissance coloniale. C'est pour cette raison, du
reste, que la colonisation, dont les « héros » et les bienfaits sont
revendiqués et salués, est considérée comme étant bel et bien derrière
nous, de telle sorte que nous ne puissions pas soupçonner la
recolonisation qui s'opère avec la mondialisation.
1 Mehdi Lahlou, « L'invasion par les migrants africains est un mythe », Le Courrier, 11 février
2006.
2 Abdelkrim Belguendouz, UE-Maroc-Afrique migrante. Politique européenne de voisinage –
Barrage aux sudistes (de Schengen à « Barcelone + 10 »), Rabat, Imprimerie Beni Snassen, 2005.
3 À l'occasion de l'élargissement de l'Union à 25 membres, le nombre des pays partenaires est
passé à 10, Chypre et Malte ayant rejoint institutionnellement l'Union à partir du 1er mai 2004. Si
l'on tient compte du statut particulier de la Turquie et d'Israël, le partenariat euro-méditerranéen
concerne donc désormais les relations entre l'UE et une partie du monde arabe.
4 Mehdi Lahlou, L'Année migratoire 2006 vue à partir du Maroc, Rabat, INSEA, 2007.
5 Cité par Zine Cherfaoui, « Les raisons de la frayeur des États maghrébins », El Watan,
5 novembre 2006.
6 Discours de Sa Majesté le roi Mohamed VI, prononcé le 21 septembre 2004 lors de la
59e session de l'Assemblée générale des Nations unies, reproduit dans Le Matin du Sahara et du
Maghreb, 22 septembre 2004, et cité par Abdelkrim Belguendouz in UE-Maroc-Afrique migrante,
op. cit.
7 Ibid., p. 157.
8 Cité par Bruno Odent, « Le Caire : la dette au cœur du sommet », L'Humanité, 5 avril 2000.
9 Ibid.
10 Nicolas Sarkozy, discours du 26 juillet 2007 à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
(Sénégal).
11 Nicolas Sarkozy, discours du 6 mai 2007 à la salle Gaveau (Paris).
11

Le non-être et le vide politique


Les Africains doivent savoir que des minorités complices des
nantis ont toujours contribué à mettre en œuvre les structures
d'exclusion forcée et d'inclusion qui ont sacrifié des peuples
entiers par la traite, la colonisation et la mondialisation.
Joseph Ki-Zerbo

Le discours du président français sur l'« homme africain », qui est en


parfaite cohérence avec la loi sur l'immigration choisie, concourt à notre
anéantissement. Tout est en effet permis avec les peuples que l'on
considère comme sans histoire, non rentables, non solvables, dépourvus
de valeurs.
Il nous arrive ainsi ce que nous redoutons le plus au monde compte
tenu de nos propres repères de Maliens et d'Africains. Cela se résume en
trois mots :
– être ceux que l'on montre du doigt – bologoni tamaseré en bamanan
ou « épouvantails » en français ;
– être ceux avec qui l'on répugne à commercer – gnoukountofin –, que
l'on met à part du fait de leur apparence, de leurs croyances, de leurs
pratiques ;
– être ceux dont on a peur – sirantofin – parce que présentés comme
une menace à écarter.
Une personne ou une catégorie de personnes qui se trouve dans l'une
quelconque de ces situations est déshumanisée, et elle est réduite à néant
si elle cumule les trois.
Quels recours avons-nous face à un tel naufrage, dont celui des jeunes
au large de nos côtes est le symbole ? La réponse à cette situation, où la
dignité humaine est bafouée, est éminemment politique.
Or assourdissant aura été et demeure le silence des dirigeants africains
après les événements dramatiques de Ceuta et Melilla si on le compare
aux minutes de silence que la plupart d'entre eux ont observées après les
attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Si quelques voix se sont
élevées pour protester contre l'immigration choisie, en revanche la
violence policière et militaire aux frontières de l'Europe et dans l'espace
Schengen contre les Africains, quelle que soit sa gravité, ne suscite pas
de réaction vigoureuse ni clairement formulée de la part des dirigeants
africains. Nous ne sommes assurément pas égaux en droit si l'on
considère l'indignation et la levée de boucliers dans les pays riches
lorsqu'il arrive un malheur à l'un de leurs ressortissants. La politique
africaine tourne à vide dès lors que nos États sont non seulement
incapables de nous protéger, mais inaudibles.
Faut-il en déduire que ceux qui sont morts aux abords de ces enclaves
espagnoles, les milliers qui ont disparu en mer depuis lors et ceux qui
sont violemment reconduits n'ont plus droit à la protection de leur pays
dès l'instant où ils le quittent ? Les migrants contraints à la clandestinité
sont tragiquement seuls et sans défense face à la très puissante Europe
dont la France de Nicolas Sarkozy est le membre le plus redoutable.
Ceux et celles qui sont en situation régulière ne sont pas mieux lotis.
Que penser, à partir de ce moment, du président français lorsqu'il se
pose en moralisateur à l'adresse des Africains et rappelle que le défi de
l'Afrique, c'est « de s'approprier les droits de l'homme, la démocratie, la
liberté, l'égalité, la justice comme l'héritage commun de toutes les
civilisations et de tous les hommes » ?
Imaginerait-on un seul instant un ou plusieurs pays tiers statuant ainsi
sur la situation d'un pays membre de l'Union européenne ? Il n'y a
pourtant rien d'étonnant à l'inverse. Ainsi, en 2006, les ministres des
Affaires étrangères des 25 pays membres de l'UE s'étaient réunis à
Bruxelles pour mettre en garde les habitants de la République
démocratique du Congo contre toute perturbation des élections dans
leur pays.
La tâche de la société civile africaine serait aisée et la démocratie
revêtirait le sens et le contenu que nous voulons lui donner si les
élections que les grandes puissances veulent « libres » et
« transparentes » portaient, au-delà du choix des hommes et des femmes
qui nous « gouvernent », sur le choix des réformes économiques, de telle
sorte que celles-ci soient des réponses concertées et concrètes à nos
maux. Parfaitement imprégnés des enjeux des scrutins pour avoir pris
part à l'analyse de notre situation et à la définition des orientations que
nous souhaitons, nous pourrions sanctionner nous-mêmes nos dirigeants
conformément à des critères clairs pour tous.
Nous sommes à mille lieues d'une telle pratique de la démocratie.
Nouvellement élus, les dirigeants africains peuvent jouir de la confiance
de leurs concitoyens, qui, la plupart du temps, sont vite déçus quand ils
constatent au bout de quelques mois que l'alternance politique a
seulement permis aux mêmes acteurs d'accéder au pouvoir et de
poursuivre la mise en œuvre des politiques néolibérales qui les
condamnent à la précarité et à la pauvreté. Aussi tournent-ils le dos aux
urnes.
Bien entendu, cette forme de désobéissance civile qui tend à se
répandre sur le continent nous fragilise davantage. Des responsables
africains élus à l'issue de scrutins qui mobilisent difficilement les
électeurs sont à la merci de dirigeants comme Nicolas Sarkozy qui, en
plus de l'« aide publique au développement », peuvent se prévaloir de la
légitimité qu'ils tirent de la participation massive de leurs concitoyens à
leur élection. Les Malien(ne)s, qui sont dans le collimateur de la droite
française décomplexée et arrogante, auraient pu compter sur un président
malien parfaitement à l'aise dans la défense de leur droit à la libre
circulation s'ils s'étaient mobilisés massivement dans le cadre d'un scrutin
présidentiel dont l'immigration aurait été l'un des thèmes majeurs. Or le
taux de participation à l'élection présidentielle de 2007 a été de l'ordre de
30 %, contre 85 % en France. Au Mali, un jour chômé et payé a été
décrété pour permettre aux électeurs d'aller retirer leur carte, mais cela
n'a pas suffi à les pousser à se déplacer.
Il en est ainsi parce que, d'une élection à l'autre, nous nous enfonçons
dans la politique-spectacle : le tam-tam tient lieu de débat public et
l'achat de voix et de consciences de moyen de mobilisation d'un électorat
majoritairement jeune qui, le moment venu, ne vote même pas.
Par ailleurs, les questions majeures telles que le fardeau de la dette, les
prix des matières premières, la sous-industrialisation, l'emploi, le revenu,
les conflits, l'émigration... sont rarement débattues. Et quand elles sont
abordées, c'est rarement à la lumière des rapports de force entre notre
pays et l'Europe, par exemple. La quasi-totalité des Africains qui ont
émigré ces dernières années, légalement ou illégalement, n'auraient pas
pris ces risques considérables s'ils avaient eu, dans les pays dont ils sont
originaires, la possibilité de comprendre ces rapports de force et de
choisir des dirigeants à même de défendre les biens publics et le droit des
peuples à disposer des richesses nationales.
Les dirigeants occidentaux, qui n'ignorent rien du décalage entre les
questions les plus brûlantes de l'heure et le débat politique dans nos pays
et qui coopèrent avec des homologues africains peu outillés qu'ils ne
respectent pas, entre autres pour cette raison, s'accommodent des résultats
des scrutins.
Écrasés au plan économique par une logique néolibérale, nous avons
toutes les chances de le demeurer aussi au plan politique, en l'absence
d'une opinion publique avertie ainsi que de forces politiques, sociales,
paysannes, syndicales et estudiantines au fait des enjeux de ce qu'il est
convenu d'appeler, sous nos cieux, les « transitions démocratiques ».
L'écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop souligne à propos de
Léopold Sédar Senghor : « Le plus ironique, c'est que, quoi que l'on
puisse penser de Senghor, il n'est pas certain qu'il aurait laissé un invité
du Sénégal dire de telles énormités ce 26 juillet sans lui porter la réplique
d'une façon ou d'une autre. Être un habile politicien ne l'empêchait pas
d'avoir, lui, de la fierté et le sens de l'Histoire1. »
Au Mali, comme dans d'autres pays, nous en sommes encore aux
détails de l'organisation du vote. Les acquis politiques de mars 1991 que
sont le multipartisme, le droit de vote, la liberté d'expression et
d'association tournent à vide puisque la classe politique a, dès 1992,
décidé de jouer la carte de la séduction des bailleurs de fonds au
détriment de débats francs et ouverts de nature à éveiller les consciences.
Comme je le fais remarquer dans mon livre L'Étau, nous ne voyons que
la partie visible de l'iceberg depuis la chute de Moussa Traoré.
Le débat sur l'émigration des Maliens, quand il a lieu, s'inscrit dans le
cadre officiel et plutôt restreint des rencontres entre la France, l'Union
européenne et l'État malien.
Le désengagement, qui a toujours été la pierre angulaire des
programmes d'ajustement structurel, continue d'ôter à l'administration
toute substance, toute crédibilité et ses moyens de travail. La
décentralisation, quant à elle, opère un transfert des responsabilités, mais
pas des moyens, et s'inscrit dans la même logique du marché, qui n'a cure
de la participation des populations.
Les projets sectoriels ont permis à la Banque mondiale de vider les
services techniques de l'État de tout contenu. L'AGETIPE, le PRODEC,
le PRODEJ, le PRODESS3 sont autant de programmes qui illustrent la
mise à mort de l'État, la marginalisation et l'humiliation de cadres
souvent compétents et intègres, qui auraient donné le meilleur d'eux-
mêmes si l'argent dilapidé au niveau de ces agences avait servi à
améliorer leurs conditions de travail et à augmenter le niveau,
désespérément bas, des salaires.
Les victimes du désengagement de l'État et du libéralisme –
compressés et partants volontaires –, à qui l'on a vanté les mérites du
« faire par soi-même » dans le secteur privé mais sans soutien
conséquent, ont souvent fini par jeter l'éponge, démotivées par le
népotisme, la corruption et l'absence de débouchés pour les produits
locaux. Et l'on s'étonne que, désabusés, les entrepreneurs africains, les
petits commerçants, les artisans et autres laissés-pour-compte ne
s'inventent pas leur propre interprétation des « affaires » en ajoutant à la
gangrène de la corruption.
La privatisation des secteurs stratégiques dans l'impréparation la plus
totale a permis le retour en force et en toute légitimité des entreprises des
riches, à qui l'État a cédé la gestion des biens publics, quels qu'en soient
le prix pour l'usager et l'effet sur l'encours de la dette extérieure. Les
citoyens ordinaires, travailleurs et consommateurs, dindons de la farce,
supportent le coût de ce libéralisme sauvage dans tous les domaines :
agriculture, éducation, santé, eau potable, énergie.
Théoriquement, les dirigeants tiennent leur pouvoir des peuples par le
truchement du vote et ne devraient avoir de comptes à rendre qu'à ces
derniers. Mais, en RDC, au Mali, au Sénégal ou ailleurs en Afrique, le
vote sert à obtenir des électeurs et des électrices le pouvoir de décider et
de choisir à leur place mais aussi en leur nom. Auréolé de la légitimité du
vote « libre » et « transparent », l'élu se met au service des institutions et
des pays dits donateurs.
Le président Alpha Oumar Konaré, en quittant le pouvoir en 2002 au
terme de deux mandats de cinq ans, comme la Constitution lui en faisait
obligation, a choisi de ne pas faire le bilan de ses dix années de gestion.
Après avoir arboré tout au long de cette décennie le titre de bon élève du
FMI et de la Banque mondiale, ainsi que celui de démocrate, qu'une
certaine communauté internationale lui avait décerné, l'ancien chef de
l'État malien n'a pas jugé nécessaire de rendre des comptes à son peuple,
ne serait-ce que pour l'aider à mieux appréhender les contraintes et les
exigences de la transition démocratique. De par son envergure
intellectuelle et son expérience dans l'arène politique, il aurait pu mettre
cette décennie-charnière à profit pour outiller le peuple malien dans le
cadre de la guerre économique que signifie la mondialisation. Les
électeurs et les électrices se seraient, par la même occasion, affranchis du
culte de l'argent, qui a transformé le processus électoral en une
gigantesque opération de marchandisation portant sur les relations, les
voix, les services et les aspects matériels. En même temps que la
souveraineté politique, nous perdons donc le contrôle sur le processus
électoral.
Les nations riches et les institutions internationales de financement
continuent de nous imposer (je devrais dire infliger) des politiques
économiques qui nous appauvrissent, d'une main, et de nous donner, de
l'autre, des urnes, comme si l'ouverture à un marché mondial déloyal et la
démocratie que nous appelons de tous nos vœux étaient conciliables.
Or, pendant que l'Afrique dort et se meurt, les réalités politiques
évoluent en Amérique latine : la brutalité du capitalisme américain et
surtout les méthodes de l'administration Bush réveillent les peuples et
font émerger des dirigeants qui disent « non » à la dictature du système-
monde.
Les réseaux franco-africains qui ont prospéré dans le cadre des
relations particulières d'« amitié » que la France entretient avec ses
anciennes colonies – la « Françafrique » – n'ont pas de mal à s'adapter
aux réalités de la globalisation, c'est-à-dire à la nouvelle forme
d'organisation de la ponction. De même que les commerçants
traditionnels qui ont des accointances avec les milieux politiques n'ont
pas de mal à trouver leur place dans ce dispositif, qui participe également
au financement des élections.
Pendant la décennie 1992-2002, les tensions entre les partis politiques
ont été telles que ATT, en reprenant les rênes en 2002, a opté pour la
« gestion consensuelle ». La société civile s'est appuyée sur l'ancienne
opposition politique (COPPO), une large frange du parti majoritaire
d'alors (ADEMA) ainsi que le Rassemblement pour le Mali (RPM), issu
de l'ADEMA.
« La particularité de cette variante de la gestion partagée du pouvoir au
Mali est que les principales forces politiques du pays participent à
l'exercice du pouvoir sous le leadership du président qui n'est membre
d'aucun parti », lit-on dans le pamphlet ATTcratie, signé par un auteur
anonyme qui se fait appeler le Sphinx. Dans cet ouvrage en deux tomes,
celui-ci retient que l'actuel président est à l'origine de tous les maux du
pays, notamment le manque de concertation, la mauvaise gestion, la
faiblesse de l'État, le clientélisme, la corruption, le culte de la
personnalité. Il invite « la jeunesse, mais aussi les militaires, les policiers,
les gardes, les douaniers, etc., à se mobiliser pour l'avènement d'un autre
Mali ».
Pour mieux malmener le président et cultiver la haine dans les cœurs,
le Sphinx dédouane l'environnement international, qui, selon lui, n'aurait
pas empêché ses prédécesseurs d'être des hommes d'honneur. Faut-il
rappeler que le premier charter qui a débarqué des expulsés maliens à
Bamako est arrivé sous le régime du général Moussa Traoré ? Et que
l'évacuation de l'église Saint-Bernard s'est passée sous le régime d'Alpha
Oumar Konaré ?
Le 8 juin 2007 avait lieu l'investiture du président ATT pour un second
mandat qui s'annonce difficile : sur ses épaules pèse en effet la lourde
responsabilité de créer, dans un environnement politique et économique
hostile, un maximum d'emplois, de faire face à la question de la
privatisation de la CMDT, de celle de l'EDM, à la situation de l'école
malienne, à la crise dans le septentrion, qui se réveille, etc. Au même
moment s'achevait à Heiligendamm, en Allemagne, le sommet du G8,
auquel le président Nicolas Sarkozy participait avec les autres dirigeants
des nations les plus riches.
L'émigration légale ou illégale, c'est-à-dire la fuite des bras et des
cerveaux, sous la forme de suicide collectif que nous déplorons
actuellement ou sous une quelconque autre forme, a toutes les chances de
se poursuivre tant que nos dirigeants n'auront pas le même poids
politique que leurs homologues occidentaux, non pas du seul fait de la
légitimité du vote, mais parce qu'ils revendiquent un modèle économique
qui met leurs pays à genoux. Comment leur dire que le mépris dont
souffre le continent découle en grande partie de l'image de béni-oui-oui
qu'ils donnent à l'Occident, que leurs peuples sont leurs meilleurs alliés et
nos cultures leurs atouts ?
François Soudan écrit de Nicolas Sarkozy : « Aucun chef d'État
français et aucun responsable européen ne s'étaient avant lui aventurés
sur un terrain aussi glissant2. » Le tout est de savoir si nos hommes
politiques, qui ne se passionnent que pour la conquête du pouvoir, sont
capables et désireux de ne plus prendre l'ombre pour la proie, autrement
dit de cesser de confondre l'organisation d'élections transparentes avec la
défense de nos droits politiques, mais aussi économiques, sociaux et
culturels.
1 Boubacar Boris Diop, « Le discours inacceptable de Nicolas Sarkozy », art. cité.
2 François Soudan, « Le choix des mots, le choc des clichés », Jeune Afrique-L'Intelligent,
no 2430, 5-11 août 2007.
3 PRODEC : Programme décennal de développement de l'éducation. PRODEJ : Programme
décennal de développement de la justice. PRODESS : Programme décennal de développement
sanitaire et social.
12

L'arme du financement
Et la voix prononce que l'Europe nous a pendant des siècles gavés
de mensonges et gonflés de pestilences.
Aimé Césaire

Si l'homme est bien la finalité de l'aide publique au développement


(APD), force est de constater que celle-ci a lamentablement échoué,
puisque la jeunesse africaine est en fuite, désemparée et chassée par des
politiques d'aide au développement de son continent qui se vantent de
l'aider.
« Jeunes d'Afrique, vous voulez le développement, vous voulez la
croissance, vous voulez la hausse du niveau de vie. Mais le voulez-vous
vraiment ? Voulez-vous que cessent l'arbitraire, la corruption, la
violence ? Voulez-vous que la propriété soit respectée, que l'argent soit
investi au lieu d'être détourné16 ? » Voilà ce que demande le président
français, qui a repoussé à 2015 (au lieu de 2012) la date à laquelle l'APD
de la France, qui s'élève actuellement à 0,43 % de son PIB, devrait être
portée à 0,7 %1.
L'ONG Coordination Sud rapporte qu'un tiers de cette aide est
composé d'annulations de dettes, dont des créances de la Coface, chargée
de la promotion des exportations françaises. La France, au même titre
que l'Allemagne, l'Autriche ou le Canada, fait entrer dans l'APD les coûts
relatifs aux études des ressortissants du Sud inscrits dans les universités
françaises, ainsi que les subventions à l'Office français de protection des
réfugiés et apatrides (OFPRA). « À l'OCDE, où les bailleurs définissent
le périmètre de l'APD, la tentation est même grande, pour s'approcher des
0,7 % à moindre coût, d'inclure des dépenses à caractère sécuritaire
(opérations de maintien de la paix) ou environnemental (mécanismes de
développement propres mis en place suite au protocole de Kyoto)2. »
L'Europe prévoit, quant à elle, de faire davantage d'efforts en
consacrant 0,56 % de son PIB en 2010, puis 0,7 % en 2015 à l'APD.
Cette augmentation, précise-t-elle, servira à réaliser des infrastructures,
notamment de transport, afin que les produits africains puissent être
drainés vers le marché.
C'est à la lumière de cette réalité que doit être lue et interprétée
l'approbation par la Commission européenne, en juillet 2006, d'un
montant de 5,6 milliards d'euros, dans le cadre du partenariat entre l'UE
et l'Afrique, en provenance du 10e Fonds européen de développement
(FED), décision qui a été fort médiatisée.
Le Mali a la réputation d'être l'un des pays les plus « aidés » au monde,
avec 530 millions de dollars par an. Si cette manne était répartie entre
tous les Malien(ne)s, nous recevrions chacun(e) 45 dollars par an, c'est-à-
dire bien peu de chose. La grande majorité des Malien(ne)s ne voient
même pas la couleur de ce peu et en entendent à peine parler.
Il y a près de dix ans, c'est-à-dire dans un contexte où l'hémorragie
migratoire n'avait pas atteint son degré actuel, un diplomate malien
témoignait que, « d'une manière générale (notamment depuis l'apparition
des programmes d'ajustement structurel), les décisions de financement
des projets et programmes sont assorties de conditionnalités entièrement
définies par les bailleurs de fonds. Le pays bénéficiaire les accepte le plus
souvent parce que c'est le seul moyen pour lui d'obtenir le financement de
ses projets et programmes. Il les accepte par ailleurs sans consultation
préalable et approfondie avec tous ceux qui sont directement ou
indirectement concernés par certaines de ces conditionnalités. Cette
tendance compromet souvent la réalisation effective des projets et
programmes dans les délais fixés, avec pour conséquence la non-
réalisation des projections macro-économiques. Les lourdeurs
administratives et la faible capacité d'absorption des fonds par notre pays
viennent s'ajouter à ces contraintes6 ».
D'un montant de 87 millions d'euros en moyenne pour les
années 2000-20013, l'aide de la France est faite entre autres d'apports de
l'Agence française de développement et du ministère des Affaires
étrangères à travers le Service de coopération et d'action culturelle de la
France au Mali. Elle a pour objectif « la modernisation de l'État, les
réformes institutionnelles, la recherche d'une croissance durable et
équitable par l'appui aux secteurs productifs et aux organisations
professionnelles, le droit humain et le renforcement des capacités, le
soutien aux coopérations de proximité portées par la société civile, les
collectivités territoriales et les migrants4 ».
Dans quelle mesure le président Nicolas Sarkozy peut-il plus et mieux
dans ce domaine que ses prédécesseurs, dont il veut se démarquer ?
Sur la base d'une enquête menée en 2003 auprès des donateurs et
gouvernements de 18 pays africains par le Partenariat stratégique pour
l'Afrique (PSA) – un forum de donateurs pour les agences de
développement qui travaille dans les pays africains à faible revenu –,
Oxfam tire la sonnette d'alarme en s'appuyant, entre autres, sur la
situation du Mali.
L'asymétrie des rapports de force fait de l'aide au développement la
politique du cavalier et du cheval. C'est ainsi que les États-Unis peuvent
se permettre d'étouffer les pays africains producteurs de coton en leur
faisant perdre, du fait de leurs subventions, des ressources financières
supérieures au volume de leur aide au développement. Dans le même
contexte, « la Banque mondiale a délibérément suspendu une aide
supplémentaire au gouvernement malien au motif que celui-ci n'a pas
privatisé son industrie cotonnière ». Soit 54 millions d'euros qui auraient
pu être utilisés « pour payer les salaires de 5 000 enseignants pendant les
dix années à venir, dans un pays où seulement 17 % des femmes entre 15
et 24 ans savent lire et écrire »5.
Cette situation a conduit le président Amadou Toumani Touré à sortir
de sa réserve : « Un véritable partenariat suppose l'autonomie des pays
bénéficiaires lorsqu'ils demandent une aide et déterminent ses objectifs.
[...] Souvent, des programmes nous sont imposés en nous faisant croire
qu'il s'agit des nôtres. [...] Des personnes n'ayant jamais vu la moindre
boule de coton viennent nous donner des leçons sur le coton. [...]
Personne ne peut respecter les conditions exigées par certains bailleurs de
fonds. Elles sont tellement compliquées qu'eux-mêmes éprouvent des
difficultés à nous les faire comprendre. Ce n'est pas un partenariat. C'est
une relation de maître à élève7. »
En plus de la libéralisation des prix du coton et de la pression pour que
l'État malien privatise la CMDT, la Banque mondiale et le FMI ainsi que
d'autres bailleurs de fonds ont également posé comme condition à leur
« aide » la privatisation de la compagnie d'électricité du Mali, Énergie du
Mali – l'EDM. « Le fait que la Banque mondiale et le FMI aient imposé
des mesures dont ils avaient déjà reconnu l'inefficacité et identifié le
besoin de réformes est préoccupant, mais le fait qu'ils continuent sur leur
lancée pendant de longues années encore, malgré les promesses de
changements, est bien plus alarmant8. »
Il s'agissait pour notre pays d'arriver au « point de décision » de
l'initiative pays pauvres très endettés (PPTE), ouvrant droit à des
allégements de dettes. L'EDM était confrontée à des difficultés
financières réelles, alors qu'elle avait d'énormes travaux d'entretien et
d'extension à réaliser. Les institutions de Bretton Woods n'ont pensé qu'à
une seule solution : la privatiser. Ce fut fait en 2000. L'État a conservé
40 % des parts, tandis que 60 % ont été cédés au privé, en l'occurrence à
SAUR.
Compte tenu du niveau lamentablement bas du taux de couverture des
Malien(ne)s en électricité (1 % en milieu rural), le président ATT a fait
de l'accès de ses compatriotes à ce service de base une priorité. Les
mesures préconisées lésaient, comme on pouvait s'y attendre, les intérêts
de SAUR, qui s'est retirée du capital de l'EDM sous prétexte que l'État
malien s'était montré incapable de respecter les termes du contrat. La
renationalisation de la compagnie par l'État malien lui vaut aujourd'hui
d'être mal noté par les milieux d'affaires, qui parlent de volte-face. Selon
le rapport Doing Business 2006 de la Banque mondiale, le Mali compte
parmi les environnements les moins propices au commerce extérieur.
Mais comme ils ne sont pas à une contradiction près, le FMI et la
Banque mondiale soutiennent aussi que le Mali est un pays où un
gouvernement démocratiquement élu s'est doté d'un plan national
ambitieux de lutte contre la pauvreté et que ses comptes budgétaires sont
fiables et transparents par rapport à d'autres pays à bas revenu et jouissant
d'une certaine stabilité macro-économique. Selon leur propre évaluation,
le Mali a obtenu le meilleur score parmi tous les pays pauvres très
endettés concernant la fiabilité de ses systèmes de gestion des finances
publiques9.
Pendant la courte période de gestion privée de l'EDM, des progrès ont
été réalisés dans la couverture des besoins des couches sociales
relativement nanties, les prix ont augmenté, malgré les subventions de
l'État à la compagnie sous forme de dégraissements fiscaux, et aucune
amélioration n'a été enregistrée dans les zones rurales.
Les pays riches tiennent à ce que nous leur disions « merci » pour leurs
conseils intéressés et leur manière habile de mettre à genoux tous les
dirigeants et les négociateurs avertis ou encore de corrompre ceux qui
sont corruptibles. Le cynisme est à son comble lorsqu'ils ramènent les
causes de l'inefficacité de l'aide en Afrique à la mauvaise gestion et à la
corruption, auxquelles la « bonne gouvernance » et la démocratie à
l'occidentale constitueraient des remèdes efficaces.
L'adhésion à telle ou telle mesure selon les vœux et l'agenda du pays
« donateur » ou de l'institution de financement se voit récompensée. La
réticence ou le refus, en revanche, sont punis par la suspension, voire la
suppression de l'aide. Ces réactions peuvent être lourdes de
conséquences : blocage des salaires, baisse de la production, chômage,
régression du système scolaire, difficultés d'accès aux soins (donc
recrudescence de certaines maladies comme la tuberculose, le paludisme,
le sida), à l'alimentation, à l'eau potable, notamment pour les couches
sociales vulnérables des villes et du milieu rural.
Oxfam invite à ne « pas croire naïvement que le gouvernement du
Mali n'a pas été influencé par les millions de dollars de la Banque
mondiale et du FMI (et de facto d'autres donateurs), étalés devant eux
avant les deux grands moments de débat national clés portant sur le coton
au Mali en 2001 et entre 2004 et 2005. Les financements devant être
accordés par les donateurs ont clairement orienté les résultats de ces deux
débats, limitant la capacité du gouvernement à définir une politique
véritablement nationale10 ».
Il est à craindre que la lutte contre l'immigration clandestine obéisse à
la même logique. En effet, « aidés » jusqu'ici pour réaliser un projet de
société dont l'émigration est l'une des expressions de l'échec lamentable,
les États élèves et clients vont également être « aidés » pour gérer
localement, à l'abri des regards, le coût social de cet échec à travers la
« lutte contre l'immigration clandestine ». Ainsi, « [pour les pays ACP],
l'accord de Cotonou contient des dispositions spécifiques sur la
coopération en matière d'immigration ainsi qu'une clause standard de
réadmission (article 13). Les 77 États concernés bénéficient, dans le
cadre de cet accord, du Fonds européen de développement
(2 236 millions d'euros décaissés en 2003)17. [...] Les Balkans occidentaux
(l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l'ex-République
yougoslave de Macédoine, la Serbie et Monténégro et le Kosovo)
bénéficient du programme CARDS (425 millions d'euros de
décaissements en 2003) [...]. Les Balkans orientaux [bénéficient du]
programme PHARE, instrument financier de pré-adhésion à l'Union
européenne [...]. Les “nouveaux États indépendants” (Arménie,
Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Moldavie,
Ouzbékistan, Russie, Tadjikistan, Turkménistan, Ukraine et Mongolie)
bénéficient du programme TACIS11 » (403 millions d'euros décaissés en
2003).
L'Europe des 27 a le privilège dans l'hémisphère Sud, au nom de la
liberté du commerce, d'organiser la ponction en fonction de ses intérêts et
de s'acheter les services d'États tiers.
Ainsi sont distraits, leurrés et instrumentalisés les femmes et les jeunes
qui pourraient se battre localement, discipliner leurs dirigeants et exiger
d'eux des comptes quant aux accords qu'ils signent, à l'aide qu'ils
reçoivent et à la façon dont ils l'utilisent. Et c'est d'autant plus grave qu'il
n'y a pas un seul domaine où il ne soit pas question de vie ou de mort,
qu'il s'agisse du sida, des OGM ou de l'immigration.
L'annonce par Bruxelles, lors des Journées européennes du
développement (novembre 2006), d'une enveloppe « bonne
gouvernance » de 3 milliards d'euros destinée aux pays méritants (c'est-à-
dire disposés à appliquer les mesures prévues par les bailleurs de fonds)
pour la période de 2008 à 2013 rend compte de la nature corruptrice de
l'aide européenne au développement. Dans le domaine de la lutte contre
l'immigration clandestine, par exemple, l'Union européenne sait
parfaitement que, au Mali comme au Sénégal, aucun débat national de
fond n'a été engagé jusqu'ici pour cerner les contours de ce phénomène
en impliquant les couches sociales vulnérables dans l'analyse de la
situation et la recherche de solutions viables. Les fonds qu'elle consent à
débloquer seront destinés à financer les mesures sécuritaires qu'elle a
elle-même envisagées.
C'est ainsi que le Mali va abriter un Centre d'information et de gestion
des migrations (CIGM), l'une des réponses de Bruxelles à « l'afflux de
clandestins qui arrivent sur les côtes du sud de l'Europe au péril de leur
vie », rapporte la cellule communication du ministère des Maliens de
l'extérieur et de l'Intégration africaine18. Le centre « aura pour mission de
collecter et de diffuser les informations sur les migrations, les conditions
et les opportunités de travail et de formation aux niveaux national, sous-
régional et européen. Mieux, il va, dans le même temps, informer les
candidats au départ des risques et des aléas de l'émigration clandestine et
ambitionne d'appuyer la valorisation de l'épargne, de faciliter le transfert
des fonds [...] et d'encourager le retour au pays des compétences. La
structure va appuyer les projets de codéveloppement et la coopération
décentralisée ». Il s'agit d'une expérience pilote qui, si elle s'avère
concluante, jettera les bases d'un réseau sous-régional et opérationnel
africain d'information.
La rencontre, qui s'est déroulée le 8 février 2007, a réuni la ministre
française déléguée à la Coopération, au Développement et à la
Francophonie, Brigitte Girardin, le commissaire au développement et à
l'aide humanitaire de l'Union européenne, Louis Michel, le secrétaire
d'État espagnol aux Affaires étrangères – remplacé par l'ambassadeur
d'Espagne au Mali, S. E. Maria Betanzos Roig –, plusieurs ministres
maliens12 ainsi que le Premier ministre, Ousmane Issoufi Maïga.
Les deux parties – malienne et européenne – devaient harmoniser leur
approche et poser les jalons d'une meilleure coopération en matière de
développement des zones de départ. Le commissaire Louis Michel a,
dans son discours, annoncé l'« ouverture [du CIGM] avant la fin de
l'année 2007 », rappelant que l'Europe avait déjà voté la somme de
40 milliards d'euros pour ce projet. Pour faire bonne figure et donner
l'impression que notre pays ne fait pas que valider une décision de
l'Union européenne, le ministre Oumar Hamadoun Dicko a précisé que la
Maison des Maliens de l'extérieur appuierait les missions et les actions du
Haut Conseil des Maliens de l'extérieur (HCME). Le commissaire Louis
Michel a rappelé que « le Mali est considéré par l'Union européenne
comme le pays idéal en Afrique pour la mise en route des programmes en
faveur du concept migrations-développement. C'est d'abord une
démocratie, un pays de sécurité et, surtout, ses autorités font de gros
efforts pour traiter de la question ». La Déclaration de Bamako, issue de
cette rencontre, traite de « l'approche globale de la problématique
migratoire dans un esprit de partenariat orienté vers l'intérêt mutuel ».
Quand on regarde du côté des pays de transit, il semble que, depuis les
événements de Ceuta et Melilla, une nette amélioration se soit produite
dans les relations politiques entre l'Espagne et le Maroc. L'Union
européenne a accordé 67 millions d'euros au programme d'urgence de
soutien au développement institutionnel et à la mise à niveau de la
stratégie migratoire présenté par le gouvernement marocain13.
Le Mali, de son côté, a bénéficié de 426 millions d'euros de la part de
la même Union européenne pour la période 2008-2013 dans le cadre de
la maîtrise des flux migratoires et de la lutte contre la pauvreté. Le
communiqué de l'AFP qui rapporte cette information précise que la
croissance, l'investissement productif, le développement du secteur privé,
l'intégration régionale devront concourir à la création d'emplois et donc
contribuer à la maîtrise des flux migratoires. L'argent des contribuables
français et européens, à qui l'on présente les migrants africains comme
des envahisseurs, vient en réalité soutenir l'infernale logique du monde
qui a exclu, clochardisé et condamné à l'exil des pans entiers de nos
sociétés.
Alors que l'Europe se vante d'apporter à nos pays 60 % de l'aide
internationale qu'ils reçoivent, Raoul Marc Jennar souligne que « 60 à
80 % de [cette aide] reviennent dans l'Union sous la forme d'acquisition
d'équipements, de services et d'honoraires somptueux versés à des
experts qui en sont issus14 ». Et il rappelle qu'elle passe également sous
silence « le rôle des États membres et de leurs firmes privées dans le
déclenchement et l'alimentation des guerres civiles, dans les effets de la
colonisation sur la gouvernance des anciennes colonies et dans
l'incitation à la corruption15 »...
1 Commission APD de Coordination Sud, « Pour une aide facteur de redistribution »,
http://www.2005plusdexcuses.org/IMG/ doc/Pour–une–aide–facteur–de–redistribution.doc.
2 Ibid.
3 Ambassade de France au Mali, « La coopération française au Mali en 2003 ».
4 Ibid.
5 Oxfam, « Perdre les mauvaises habitudes. La Banque mondiale et le FMI attachent encore des
conditions de politique économique à leur aide », www.oxfam.org/fr/policy/briefingpapers/bp96–
kicking–the–habit –061127.
6 Mamady Traoré, « La coopération au développement dans le nouveau contexte mondial »,
ministère des Affaires étrangères et des Maliens de l'extérieur, 1998.
7 Propos tenus lors d'un Forum de coopération au développement à Washington, rapportés ibid.
8 Ibid.
9 Banque mondiale, FMI, « Comparaison des résultats de l'évaluation du suivi des dépenses en
faveur des PPTE en 2001 et 2004 », 2006.
10 Oxfam, « Perdre les mauvaises habitudes », op. cit.
11 Laurianne Rossi, « Quelles relations apparaissent en Europe entre les accords internationaux,
bilatéraux ou multilatéraux d'aide au développement et les enjeux migratoires ? », TERRA-Ed.,
coll. « Synthèses », novembre 2006 : http://terra.rezo.net/article578.html.
12 Les ministres maliens présents étaient ceux du Plan et de l'Aménagement du territoire
(Marimantia Diarra), des Affaires étrangères et de la Coopération internationale (Moctar Ouane),
des Maliens de l'extérieur et de l'Intégration africaine (Oumar Hamadoun Dicko), de l'Emploi et de
la Formation professionnelle (Ba Hawa Keïta) et de la Sécurité intérieure et de la Protection civile
(le général Sadio Gassama). La CEDEAO (Communauté économique des États d'Afrique de
l'Ouest) était également représentée, par Baber Tandina.
13 Communiqué de presse de la Commission européenne, 22 août 2006.
14 Raoul Marc Jennar, Europe, la trahison des élites, édition augmentée, Fayard, 2004, p. 190.
15 Ibid.
16 Nicolas Sarkozy, discours du 26 juillet 2007 à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
(Sénégal).
17 Le neuvième FED, qui concerne également les pays et territoires d'outre-mer (PTOM), était
doté de 13,5 milliards d'euros pour la période 2000-2007.
18 Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent sont extraites de Mohamed Sacko,
« Émigration : rencontre de haut niveau entre Maliens et Européens », cellule communication du
ministère des Maliens de l'extérieur et de l'Intégration africaine, 9 février 2007.
13

À qui profite la croissance en Afrique ?


La « démocratie » ne peut être ni exportée (par l'Europe) ni
imposée (par les USA). Elle ne peut être que le produit de la
conquête des peuples du Sud à travers leurs luttes pour le progrès
social, comme cela fut (et est) le cas en Europe.
Samir Amin

La croissance est l'un de ces mots d'ordre et mots clés dont nous nous
gargarisons en croyant qu'ils ont la même signification et les mêmes
retombées pour les investisseurs et pour nous. Il n'en est rien. Les
entreprises étrangères s'enrichissent et permettent à leurs interlocuteurs et
alliés locaux d'en faire autant au détriment de l'immense majorité des
Africains et de l'environnement.
Or voici que sur le continent souffle un vent d'optimisme de nature à
dédramatiser ou à masquer l'immense détresse des populations, dont
résulte le naufrage des jeunes en fuite vers l'hémisphère Nord.
À l'unisson, des libéraux africains et non africains s'accordent pour
dire que la croissance est au rendez-vous du fait des avancées de la
démocratie et de la bonne gouvernance, mais aussi et surtout en raison de
l'augmentation des cours mondiaux des matières premières. Celle-ci est
due à la demande croissante des économies émergentes d'Asie,
notamment de la Chine et de l'Inde, du Brésil, mais aussi des États-Unis
et de l'Europe. Il s'agirait d'une véritable ruée sur l'Afrique et, selon
certains analystes, « pour la première fois, le continent peut faire monter
les enchères et négocier les investissements dont il a besoin1 ».
Cet optimisme est partagé par les banquiers et par des conseillers très
influents auprès des dirigeants africains. Le président de la Banque
africaine de développement (BAD), Donald Kaberuka, se félicitait, lors
de l'assemblée générale de son institution en Chine en mai 2007, des taux
de croissance que nos pays commencent à afficher, tandis que Jean-
Michel Severino, le directeur général de l'Agence française de
développement, exprimait sa satisfaction de voir le continent reprendre le
chemin de la croissance2. Lionel Zinsou, associé-gérant à la banque
Rothschild et conseiller du président béninois, est tout aussi affirmatif :
« Je ne vois pas de continent qui ait progressé plus vite que l'Afrique ces
dernières années, en termes de dynamique, de respect du droit,
d'alphabétisation. [...]. L'Afrique s'est désendettée, l'inflation et les
déficits publics sont maîtrisés3. » Il se dit même moins impressionné par
la part des matières premières, dont le pétrole, dans cette embellie que
par les 3 à 4 % de taux de croissance annuelle des pays sahéliens, plus
précisément le Burkina Faso et le Mali.
Encore une fois, je me frotte les yeux : où sont les faits ? Qui
s'intéresse à leur incidence sur la vie des gens ordinaires, à ce qui pourrait
donner à ces derniers l'envie de vivre dans leur pays ? Je me suis entendu
dire quelquefois que, avant de connaître sa phase de croissance actuelle,
l'Asie aussi avait eu ses boat people, et que la croissance qui s'amorce en
Afrique allait venir à bout de la misère et stopper l'émigration des
Africains. Rien n'est moins certain tant que la question centrale de la
citoyenneté et de la souveraineté politique, que le discours dominant
occulte, n'est pas posée et ne reçoit pas le moindre début de réponse.
L'abondance de matières premières n'est nulle part garante de prospérité,
de paix ni de justice sociale sans ces deux dimensions, que nous nous
devons de revendiquer afin que les transitions démocratiques puissent
revêtir leur sens véritable et que les Africains puissent enfin tirer profit
des richesses de leur continent.
Or les puissances occidentales et les institutions internationales de
financement mettent côte à côte l'économie de marché et la démocratie de
marché, semblant dire que l'une ne va pas sans l'autre. Pour relever les
défis de la croissance et de la compétitivité, devenues l'alpha et l'oméga
de la marche du monde, elles doivent obtenir, coûte que coûte, l'adhésion
de nos dirigeants à leur système de pensée et à leur modèle économique
de manière à ouvrir notre continent à leurs intérêts.
Si le président français se permet de tenir devant tout un aréopage de
décideurs politiques, d'intellectuels et d'étudiants son discours sur
l'« homme africain », c'est parce qu'il sait que la situation est sous
contrôle. Du reste, il n'a cure de la résistance des Africain(e)s lorsqu'elle
se manifeste, comme ce fut le cas à Bamako et à Cotonou lors de son
séjour en tant que ministre de l'Intérieur. « Lorsque je me suis rendu en
mai dernier au Mali et au Bénin, l'accueil que j'y ai reçu a été excellent. Il
y a peut-être eu trente porteurs de pancartes à Cotonou et trente-cinq à
Bamako4 », a-t-il ainsi souligné en novembre 2006.
James Woolsey nous éclaire quant au dessein caché des nations
« riches » et « civilisées », notamment des États-Unis, dont le président
Nicolas Sarkozy se veut et se montre si proche : « À présent que les
forces américaines se trouvent dans Bagdad, qu'il nous soit permis de
placer les événements actuels dans une perspective historique. [...] Plus
qu'une guerre contre le terrorisme, l'enjeu est d'étendre la démocratie aux
parties du monde arabe et musulman qui menacent la civilisation libérale,
à la construction et à la défense de laquelle nous avons œuvré tout au
long du xxe siècle, lors de la première, puis de la deuxième guerre
mondiale, suivies de la guerre froide – ou troisième guerre mondiale. [...]
Nous sommes conscients d'inquiéter les terroristes, les dictateurs et les
autocrates. Nous voulons qu'ils soient inquiets5. » Ce théoricien et
défenseur de l'hégémonie euro-américaine estime que le Mali est l'un des
rares pays de ces parties du monde où la démocratie a cours,
contrairement aux 22 pays arabes, gouvernés par ceux qu'il appelle les
« prédateurs pathologiques » et les « autocrates vulnérables »6.
Le déroulement des événements en Irak atteste, s'il en était besoin, que
les peuples ne trouvent nullement leur compte dans tant d'ingérence et de
crimes commis au nom de la liberté et de la démocratie. Ils sont au
contraire les premiers à en faire les frais, si l'on en juge par le nombre
d'Irakiens tués et blessés depuis l'invasion de leur pays.
Les valeurs que le président français prétend incarner servent un
semblable dessein : franchise et fermeté avec les Africains pour rassurer
l'électorat d'extrême droite, à qui il parlait indirectement en ce 26 juillet
2007 à Dakar.
Nicolas Sarkozy aurait en réalité eu du mal à se hisser à la présidence
de la République française s'il ne s'était pas servi des Africains comme
boucs émissaires. Voilà qui démontre, contrairement à une idée bien
répandue, que l'Afrique n'est pas absente des préoccupations des pays
riches, en l'occurrence de la France. Elle sert d'épouvantail dans la
construction d'un monde sécurisé, auquel les électeurs occidentaux
adhèrent mieux s'ils voient la figure de l'ennemi.
Faut-il, de ce fait, essayer de soigner notre image en brandissant des
taux de croissance qui réconcilient nos pays avec les dirigeants et les
milieux d'affaires occidentaux et asiatiques sans pour autant répondre en
quoi que ce soit à la souffrance des populations – quand ils n'y ajoutent
pas ?
En plus du scandale de l'or blanc africain, l'or jaune défraie lui aussi la
chronique. Au Mali, la réglementation imposée est totalement en notre
défaveur. Obnubilés par le souci d'attirer les investisseurs, les États se
sont dotés de codes d'investissement qui les mettent en concurrence et
desservent les intérêts nationaux, en l'occurrence ceux des travailleurs et
des populations riveraines des mines, dont l'environnement est totalement
pollué.
« Les cadeaux fiscaux ont appauvri l'État [malien] en le privant de
précieuses recettes qu'il ne pourra en aucun cas récupérer7 », note la
FIDH (Fédération internationale des Ligues des droits de l'homme).
Alors que l'espérance de vie des mines d'or va rarement au-delà de quinze
ans, les exemptions fiscales qui sont encore faites les cinq premières
années aux entreprises privées les poussent à extraire le maximum
pendant cette période. L'État malien, actionnaire minoritaire, est à la fois
régulateur et régulé. « Rongé par le manque de moyens financiers et
humains et par une corruption endémique, [il] n'a pas les moyens
d'imposer sa réglementation aux compagnies exploitantes, ni ceux de les
contrôler. Ainsi, non seulement les ressources aurifères ne stabilisent pas
le budget de l'État, mais [...] elles fragilisent la balance commerciale
malienne en la surexposant aux fluctuations du cours mondial du métal
jaune8. »
La bataille contre l'injustice, l'arrogance et le mépris se gagne d'abord
en Afrique, dans le cadre de la mise à plat des enjeux de la
mondialisation et des conséquences des politiques mises en œuvre. La
lutte contre l'exil, l'errance et la disparition de tant et tant d'innocents en
mer nécessite, en d'autres termes, que nous nous posions les mêmes
questions que les pays riches à propos des conséquences du modèle
économique et du système politique qu'ils continuent de nous imposer
dans leur propre intérêt.
Les principaux leviers qu'il me semble indispensable d'actionner pour
que cessent le cauchemar de la liberté pour les uns et celui de la
clandestinité pour les autres sont internes et externes. Il s'agit d'une
nouvelle culture politique dans laquelle je reprends à mon compte deux
des critères de la communauté internationale – démocratie et bonne
gouvernance, lutte contre la pauvreté –, tout en soulignant que les
bailleurs de fonds devraient se les appliquer à eux-mêmes pour que les
choses aillent mieux.
La démocratie, dans cette perspective, se conçoit comme une exigence
locale et globale, dans un monde interdépendant qui veut échapper à la
loi du plus fort. Elle ne saurait être un processus à deux vitesses : l'une
pour les dominants, qui s'autoproclament bons et justes, décident de
s'autopardonner, orientent l'économie mondiale dans le sens de leurs
intérêts, sacrifient des innocents, comme on le voit en Irak, pillent les
ressources naturelles, comme au Congo, et ordonnent la chasse à
l'homme à leurs portes et sur leurs territoires lorsque les réfugiés
politiques et économiques se tournent vers eux ; l'autre pour les dominés,
qui n'ont qu'à obéir.
Avant de traiter les migrants comme des criminels, les pays qui
interfèrent sans arrêt dans la gestion des affaires publiques en Afrique ont
récupéré les aspirations des peuples, en l'occurrence les jeunes et les
femmes, qu'ils incitent à aller voter en vue de porter au pouvoir des élus
qui doivent appliquer leurs instructions. La mobilisation de ce que l'on
appelle la communauté internationale lors des élections présidentielles en
République démocratique du Congo (RDC) était à la mesure des enjeux
économiques que représente ce pays pour l'Union européenne, qui ne
cesse de se vanter d'être le plus important contributeur en Afrique. À ce
titre, elle s'est investie en RDC dans la plus grosse opération électorale
jamais réalisée sur le continent9.
Mais n'est-ce pas surprenant que, dans ce pays comme partout où les
élections sont supervisées à grands frais, cette même communauté
internationale n'investisse pas autant dans l'éducation civique et le
dialogue politique, de manière à promouvoir une opinion africaine ainsi
qu'une citoyenneté garante du bon fonctionnement de la démocratie ? Le
droit des Congolais de jouir des immenses richesses de leur pays leur
aurait permis de ne pas figurer parmi les migrants indésirables que l'on
rencontre dans les pays de transit, dont le Maroc, et en Europe,
notamment en Belgique. De même, la transparence et la bonne
gouvernance dont les bailleurs de fonds se soucient portent sur la bonne
gestion des aides consenties aux États et des retombées financières de la
libéralisation de tel ou tel secteur, mais pas sur les termes des contrats qui
lient les pouvoirs publics aux entreprises étrangères. La renégociation des
contrats douteux relève souvent du parcours du combattant, d'autant plus
que nos dirigeants ne jouent pas toujours cartes sur table. Par ailleurs, les
investissements qui sont privilégiés vont à des infrastructures qui
profitent d'abord aux mêmes entreprises en leur facilitant la
communication et en permettant le drainage des matières premières vers
l'extérieur : téléphonie, routes, aéroports, électrification... Je ne suis pas
en train de dire que ces investissements ne nous sont pas nécessaires,
mais qu'ils répondent plus aux besoins de ceux qui viennent investir qu'à
la demande des populations, même si celles-ci en profitent. La question
qui se pose, en d'autres termes, est celle des choix prioritaires.
La convoitise actuelle des pays riches pourrait donner lieu à un
nouveau partage du continent et à l'aggravation des frustrations, des
risques de conflits et des déplacements de populations. En effet, une
poignée d'Africains composent avec les grandes entreprises et créent avec
elles des îlots de prospérité qui côtoient des quartiers surpeuplés,
insalubres et où règne une misère parfois effroyable. Le risque de dérive
est d'autant plus grand que le partage du continent, contrairement à celui
de 1885, qui avait été fait par les puissances coloniales, implique
également de nouveaux pays – la Chine, le Brésil, l'Inde – avec lesquels
les anciens colonisateurs et les organisations dont ils se sont dotés, en
particulier l'UE, tentent de s'entendre pour que tout le monde trouve sa
part10. Outre le Darfour, la guerre larvée au Niger pour l'exploitation de
l'uranium est l'une des dernières illustrations de la rivalité entre Chinois
et Occidentaux11.
Si l'abondance de matières premières suffisait à elle seule à faire la
prospérité d'un pays, cela se saurait. L'Afrique n'en est du reste qu'à ses
débuts en matière d'exportation de ses richesses. C'est ainsi que, au-delà
du partenariat avec l'Union européenne, on peut dire qu'elle a vendu son
âme au diable si l'on considère les superprofits des multinationales
françaises en Afrique, par exemple Total et Elf, qui enrichissent le
sommet de l'État et quelques intermédiaires pendant que l'immense
majorité de la population croupit dans la misère. Les pays pétroliers
comme ceux qui ne le sont pas sont incapables de garantir ne serait-ce
que des salles de classe, des fournitures et des soins de santé à leurs
populations.
Les riches ont vite fait de se cacher derrière les dictateurs africains,
alors que la plupart de nos dirigeants se disciplineraient si la démocratie
était un jeu politique qui n'engageait qu'eux et nous. Mais, entre l'arbre et
l'écorce, entre le peuple et sa représentation, il y a le doigt des anciennes
puissances coloniales, du FMI et de la Banque mondiale, de l'OMC, du
G8 et de l'Union européenne. Ce qui fait beaucoup de monde... Comment
desserrer l'étau et juger nos élus non par rapport aux performances
qu'exigent d'eux les bailleurs de fonds, mais sur la base d'un programme,
même minime, dont nous pourrions convenir entre nous à la lumière de
l'état réel de nos pays ?
Cette question, qui m'habite depuis la chute du général Moussa Traoré,
m'a inspiré mon livre L'Étau, sous-titré L'Afrique dans un monde sans
frontières. Elle demeure sans réponse. Le président ATT, qui nous a
soutenus dans l'organisation de différentes manifestations
altermondialistes, ne se prête pas, à l'instar de la plupart de ses
homologues, au débat ouvert sur les conséquences des politiques
néolibérales que, par ailleurs, il déplore. La menace d'être privés de
financements extérieurs est réelle, comme l'a attesté l'épreuve de force
entre la Banque mondiale et l'État malien à propos de la privatisation de
la CMDT. Même s'il a opéré des choix parfois contestables,
telle l'« opération tracteurs12 », ATT a entrepris des batailles que nous
aurions pu et dû mener et, peut-être, gagner ensemble. Mais son soutien
et celui du Premier ministre, Ousmane Issoufi Maïga, ainsi que la
disponibilité de la plupart des ministres, ne nous ont pas permis
d'impulser le débat contradictoire sur les réformes économiques.
L'Afrique devrait regarder davantage du côté de l'Amérique du Sud, où
l'éveil des consciences face au déséquilibre grandissant des rapports de
force et l'engagement des peuples font la force et la capacité de
négociation d'une nouvelle génération de dirigeants, comme Hugo
Chávez et Evo Morales. Au Venezuela, en Bolivie et dans d'autres pays
de cette région du monde, la souveraineté dans la gestion des richesses
nationales et la reconnaissance des droits des citoyens à jouir de celles-ci
sont au cœur du défi politique. Ce n'est pas un hasard si le mouvement
social mondial a eu pour point d'ancrage la ville brésilienne de Porto
Alegre et pour principal instigateur le président Lula Da Silva.
Le défi politique majeur est, en somme, celui de la souveraineté
politique et de la citoyenneté. Nous aurons assisté dans la plupart des
pays d'Afrique au détournement des processus de démocratisation des
objectifs que les peuples leur assignent. Les puissances occidentales et
les institutions internationales de financement se sont en effet immiscées
dans les élections en vue d'en contrôler les moindres rouages, ainsi que la
nature de la société civile. Celle-ci doit être « apolitique » et leur prêter
main-forte dans la défense de leurs intérêts économiques et financiers
en s'impliquant dans la « lutte contre la pauvreté » et la « bonne
gouvernance ». L'arme du financement, qui fonctionne pour les
dirigeants, est, en d'autres termes, tout aussi redoutable au niveau de cette
société civile, qu'elle réduit à l'impuissance. Car, sans l'argent des
bailleurs de fonds, point de moyens de fonctionnement pour la plupart
des associations et des ONG, point de projets de développement ni de
présence sur le terrain auprès des populations. De telle sorte que les rôles
s'en trouvent inversés : au lieu d'influencer et de discipliner les acteurs
politiques et institutionnels, les acteurs de la société civile sont contrôlés
et la plupart du temps sous l'influence des partis politiques, des
ministères techniques et surtout des organismes bilatéraux et
multilatéraux de financement.
Cette réalité n'est du reste pas spécifique aux pays du Sud. Le
développement d'un espace mondial d'action et de financement de projets
associatifs a entraîné la prolifération de fausses ONG : des « gongos »
soutenues par les États (g pour gouvernement) ; des « mongos »
poursuivant des buts lucratifs, voire mafieux (m pour mafia) ; des
« fongos » soutenues par des financements étrangers (f pour foreign,
« étranger »)13. Il convient d'y ajouter les « pongos » (p pour partis
politiques), qui ont pour rôle de capter et de canaliser les projets vers des
réalisations qui seront autant de butins à brandir et à revendiquer lors des
élections – quand une partie du financement ne passe pas dans les
caisses, souvent vides, des partis eux-mêmes.
Un nombre considérable de jeunes sont ainsi piégés tant par les
politiciens que par les tenants du système néolibéral. Des strapontins sont
offerts à leurs représentants et quelques financements leur sont accordés
pour des activités fort médiatisées, mais sans incidence réelle sur leurs
conditions de vie, en particulier le chômage, dont la grande majorité
d'entre eux souffrent.
Au Mali, pour s'assurer que les organisations de la société civile jouent
le rôle qu'ils attendent d'elles, les partenaires bilatéraux et multilatéraux
de coopération vont jusqu'à les mettre eux-mêmes sur pied. C'est ainsi
que l'USAID, l'agence américaine pour le développement international,
qui devrait précisément être l'objet de questionnement et d'un contrôle
rigoureux de la part des citoyen(ne)s malien(ne)s, se pose en promoteur
de la société civile14. Plus subtilement, d'autres pays – France, Angleterre,
Allemagne, Canada, Pays-Bas, etc. – confient leurs financements à leurs
propres ONG, qui sous-traitent avec des Maliens, lesquels ont rarement
leur mot à dire.
À partir de ce moment, que reprochent les bailleurs de fonds aux États
africains, leurs élèves et clients, lorsque, à l'instar des partis uniques, ils
créent eux-mêmes et contribuent à l'émergence d'une société civile sur
mesure ?
La question est valable pour la Commission européenne, qui, tout en
restant sourde aux critiques sur sa politique ultralibérale en Afrique,
soutient le projet d'Appui et de renforcement des initiatives des acteurs
non étatiques au Mali (ARIANE). D'une durée de quatre ans, ARIANE
vise, semble-t-il, « la consolidation de la société civile malienne par le
financement d'actions en faveur de la gouvernance et de la lutte contre la
pauvreté, le renforcement des capacités des acteurs non étatiques et
l'amélioration de l'information et de la communication. L'appui de la
Commission européenne au renforcement de la société civile dans les
pays ACP est inscrit au chapitre 2 de l'accord de Cotonou15 ».
Doté de 7 millions d'euros pour la période 2006-2009, ce programme
comporte un volet « analyse des besoins en formation et du renforcement
des compétences des organismes de la société civile », confié à un
consortium de bureaux d'études pour la plupart étrangers. À la suite du
premier appel à propositions de projets, en octobre 2006, quatorze projets
se sont vu attribuer un financement pour une durée d'exécution de leurs
activités de douze mois.
La société civile malienne en sort déçue et frustrée, mais pas pour
autant désireuse de s'engager dans une critique du modèle dominant de
peur de limiter ses chances d'accès aux fonds de l'Union européenne et,
d'une manière générale, de la communauté internationale.
J'ai récemment vécu une expérience que j'exposerai en détail au
chapitre suivant et qui m'a confirmé la réticence de la Commission
européenne face à la critique de la société civile. Lors des premières
Journées européennes du développement16, j'ai eu l'occasion de
m'exprimer sur la manière dont l'Union européenne vide des démocraties
de tout contenu en mettant la charrue avant les bœufs.
Le commissaire européen Louis Michel, dont j'étais l'invitée, a su
m'écouter ce jour-là, à Bruxelles. Il a promis de poursuivre ce débat avec
moi, ou plutôt, selon ses propres termes, de « croiser le fer » avec moi.
Pourtant, il a préféré m'éviter par la suite, lorsque nous avons été invités à
en débattre à Bruxelles, à confronter nos vues lors de la Foire du livre, ou
encore à l'occasion de son voyage au Mali, où il venait poser l'un des
premiers jalons de la politique européenne en matière de contrôle des
flux migratoires africains : le Centre d'information et de gestion des
migrations (CIGM).
En quoi et comment les taux de croissance que le continent enregistre
actuellement peuvent-ils être une réponse adéquate à la paupérisation et à
l'exil des Africains dans un contexte où l'État est sous tutelle et ses
contre-pouvoirs sous contrôle ?
Les conditions d'une croissance qui profite au plus grand nombre sont,
en plus de la transparence des contrats et de la gestion rigoureuse des
recettes, la volonté politique de se consacrer à la satisfaction des besoins
des populations et le contrôle citoyen.
1 « La ruée sur l'Afrique », Courrier international, no 882, 27 septembre-3 octobre 2007.
2 Jean-Michel Severino, entretien sur RFI dans l'émission Planète entreprises, 29 septembre
2007.
3 Lionel Zinsou, « L'Afrique vous salue bien », Le Monde, 29 septembre 2007, et sur RFI dans
l'émission Le Débat africain, 7 octobre 2007.
4 « Nicolas Sarkozy : si j'étais président », art. cité.
5 James Woolsey, « L'Amérique va gagner la quatrième guerre mondiale », Le Monde, 9 avril
2003.
6 Ibid.
7 FIDH, rapport sur « L'exploitation minière et les droits humains » au Mali, septembre 2007 :
http://www.fidh.org/ IMG/pdf/Ml477f.pdf.
8 Ibid.
9 L'apport de la Commission européenne s'est élevé à cette occasion à plus de 149 millions
d'euros. Le Royaume-Uni a contribué à hauteur de 18 millions de livres, la Belgique de
13,5 millions d'euros, les Pays-Bas de 12 millions d'euros, l'Allemagne de 10 millions d'euros, la
France de 6 millions d'euros, la Suède de 2,9 millions d'euros, l'Italie de 600 000 euros et l'Irlande
de 500 000 euros. Yves Kalikat, « L'appui au processus électoral en quelques chiffres », Journal du
citoyen : www.jdconline.net/index.php?option=com–magazine& func=show–article&id=179.
10 En témoigne la conférence UE-Chine-Afrique dont nous parlerons au chapitre suivant.
11 La multiplication du prix de l'uranium par dix en l'espace de cinq ans à la faveur de nouvelles
alliances provoque, bien entendu, des grincements de dents du côté du groupe français Areva,
l'unique exploitant de l'uranium nigérien au cours des quarante dernières années.
12 Opération qui a consisté à mettre à la disposition du monde paysan malien, en juin 2003,
300 tracteurs ainsi que d'autres matériels dans le but de favoriser la mécanisation de l'agriculture.
13 « ONG : vers une société civile globale », in Atlas du Monde diplomatique, 2006.
14 Voir l'étude sur la société civile au Mali réalisée par le Centre d'études et de renforcement des
capacités en Afrique en juillet 2002.
15 http://www.delmli.ec.europa.eu/fr/presse/cp–ariane.htm.
16 Premières Journées européennes du développement, 13-17 novembre 2006, Bruxelles.
14

De la nature de l'Europe
La marchandisation et la libéralisation de l'économie, si elles
s'appliquent pleinement, seraient une catastrophe pour les faibles.
Claude Cheysson

En définitive, c'est la nature ultralibérale de l'Europe et son entêtement


à faire s'ouvrir l'Afrique au libre-échange qui sont en question à travers
les politiques migratoires répressives de ses États membres. Autant dire
que c'est un mauvais procès qui est fait à ceux et celles que ce double
processus de transformation – l'Europe et l'Afrique dans la
mondialisation – condamne à la misère et à l'exil. Et nous ne sommes pas
au bout de nos peines, car l'Europe et surtout l'Afrique des citoyens sont
court-circuitées dans les réformes qui président à l'ouverture des
marchés.
Je m'efforce de démontrer ici que les pires préjudices nous sont
infligés par des dirigeants européens qui ont l'air de croire que tout
s'achète et se répare avec l'argent de l'Europe. Or nos luttes nationales et
régionales contre l'exploitation des multinationales et contre l'arbitraire
n'ont de chances d'aboutir que dans le cadre d'une alliance avec les
citoyens européens avisés et dans celui du mouvement social mondial.
Le racisme primaire que la droite prétend combattre est une chose, et
la volonté de cette même droite et d'une certaine gauche de transformer
les Africain(e)s et leurs économies en est une autre. Nous sommes
agressés dans les deux cas, mais les libéraux, persuadés que le marché ne
peut que nous faire du bien, n'ont cure du lien entre nos souffrances et la
construction de l'Europe.
N'est-il pas tragique que, sur cette base, les États membres se serrent
les coudes et fourbissent leurs armes contre des Africains fragilisés et
désemparés dans leurs pays par des réformes néolibérales aux desseins
cachés ? Le projet européen peut-il s'accommoder d'une telle injustice ?
Allons-nous laisser aux générations futures d'Africains et d'Européens un
héritage si lourd de conflits ?
Je tremble quand je vois les intentions de l'Europe dans sa guerre
contre l'immigration clandestine et l'armada qu'elle met en place.
Le 29 septembre 2006, comme pour commémorer à sa manière
l'anniversaire des événements de Ceuta et Melilla, Nicolas Sarkozy, à
l'époque ministre de l'Intérieur, a proposé un pacte européen sur
l'immigration à ses homologues d'Espagne, d'Italie, du Portugal, de
Malte, de Grèce, de Chypre et de Slovénie, réunis à Madrid. La
réalisation de cette coalition des puissants contre l'innocence est l'une des
ambitions de la France quand son tour viendra, en 2008, de présider
l'Union européenne. Celle-ci franchira à partir de ce moment un pas
supplémentaire dans le durcissement.
Il s'agit, ici comme dans d'autres domaines, de faire mieux et plus que
les autres États membres. Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas accusé le
gouvernement espagnol de Zapatero d'avoir, en régularisant en 2005
quelque 600 000 étrangers sans papiers, en partie provoqué un « appel
d'air » qui s'était traduit par l'arrivée de milliers de migrants dans les îles
Canaries ? On se souvient que, irrité, le Premier ministre espagnol lui a
fait remarquer que l'Espagne n'avait « pas de “leçons” à recevoir de la
France en matière d'immigration après les émeutes de l'automne 2005
dans les banlieues françaises1 ».
Cette cacophonie tient au fait que les pays membres de l'Union
européenne ont des intérêts tantôt divergents, tantôt convergents en
matière de gestion et de contrôle des flux migratoires, sans oublier les
ambivalences et les contradictions internes à chaque pays. L'Espagne, qui
exerce une forte pression sur le Maroc et dont les intransigeances sont en
partie à l'origine des événements sanglants de Ceuta et Melilla, sait par
ailleurs que son agriculture gagne en compétitivité grâce à la main-
d'œuvre abondante et docile que constituent les travailleurs clandestins.
Leur régularisation est tout simplement une question d'éthique, de justice
et d'efficacité, car des travailleurs qui n'ont pas à se cacher ne sont pas
exploités de manière aussi éhontée que les « illégaux » et les « sans-
papiers ». Ils s'épanouissent personnellement, respectent et servent le
pays qui leur a offert l'hospitalité et, quand ils l'ont souhaité, accordé la
nationalité. Ils paient leurs taxes et cotisations et participent ainsi au coût
social de leur intégration.
Inutile de dire que, pour l'heure, nous sommes loin d'une gestion aussi
sereine de l'immigration, tant l'opinion européenne a été intoxiquée. « Si
les Européens ne se montrent pas plus solidaires avec nous, nous les
acheminerons jusqu'à Bruxelles » : c'est l'une des réactions enregistrées
en Espagne, et diffusées sur RFI, à propos des migrants africains arrivant
sur les côtes ibériques. Nos enfants sont ainsi traités comme ces produits
que les agriculteurs européens mécontents déversent parfois dans les rues
de Bruxelles en signe de protestation contre la politique agricole
européenne.
Accusé par Nicolas Sarkozy, mais aussi par les radicaux espagnols, le
gouvernement de Zapatero se tourne vers l'Europe pour parvenir à une
stratégie commune de gestion des flux migratoires subsahariens et tente
de renforcer ses liens de coopération avec les pays d'origine des migrants.
Son plan Afrique (2006-2008), qui s'inscrit dans ce contexte, concerne le
Sénégal, la Gambie, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, la Guinée-Conakry et
le Niger.
De son côté, le 23 septembre 2006, à Dakar, Nicolas Sarkozy (alors
ministre de l'Intérieur) a signé avec son homologue sénégalais un accord
sur la « gestion concertée des flux migratoires ». Celui-ci se traduit par le
rapatriement de « clandestins » sénégalais ainsi que par une aide
financière pour la réalisation de microprojets dans le cadre du
codéveloppement – qui n'est que colmatage de brèches, comme nous le
verrons au chapitre suivant.
L'Espagne, la France ainsi que les autres membres de l'Union
européenne, on ne le dira jamais assez, se trompent de problématique,
d'énoncés et de solutions. Le nœud de l'émigration est dans le paradigme
du marché, qui impose à l'Europe de gagner en croissance et en
compétitivité en allant à l'assaut du monde, dont l'Afrique, sans tenir
compte de l'impréparation et de la fragilité de nos économies, et encore
moins de notre volonté d'être partie prenante d'un commerce qui n'a rien
de libre. Les dégâts sont considérables lorsque le soin de mener cette
ouverture au forceps est confié à des dirigeants volontaristes et
orgueilleux.
Il faut être bien naïf pour croire à l'Eurafrique dont il est question dans
le discours de Nicolas Sarkozy : « Car elle est l'appel de la liberté, de
l'émancipation et de la justice et de l'égalité entre les femmes et les
hommes2. »
Ce projet, rappelle François Soudan3, était une tarte à la crème dans les
années 1950 en tant qu'alternative néocoloniale aux indépendances et
tentative de légitimation de la présence française en Afrique. Mais
comment être certain que tel n'est pas précisément le dessein de l'ami des
patrons français, qui n'est jamais revenu sur sa déclaration selon laquelle
la France n'a pas économiquement besoin de l'Afrique ?
L'histoire bégaie également lorsque, à peine élu, Nicolas Sarkozy fait
cause commune avec les États-Unis contre la Chine au Soudan à propos
du Darfour, comme du temps de la guerre froide, où les deux blocs
antagonistes s'affrontaient par pays africains interposés pour le contrôle
des richesses du continent.
La différence avec cette époque tient au fait qu'on nous impose en
prime la chasse à l'homme noir et que notre continent, outre son rôle de
réservoir, est devenu la poubelle du monde riche. En plus des voitures,
ordinateurs, textiles, médicaments que nous recyclons allègrement en
étouffant nos propres économies, nous avons droit aux déchets toxiques,
avec la complicité de cette même élite qui estime que les affaires sont les
affaires et qu'elles passent avant les droits et la vie de leurs concitoyens.
La tâche de la société civile critique est d'autant plus rude qu'elle
n'affronte pas seulement nos dirigeants, qui font la sourde oreille, et
Nicolas Sarkozy, qui est dans la droite ligne de la Françafrique4, mais
qu'elle a également affaire à Louis Michel, le commissaire européen au
développement et à l'aide humanitaire, qui se croit obligé lui aussi de dire
la vérité aux Africains et à propos de l'Afrique. Il importe de l'écouter
pour déconstruire le discours dominant sur le continent noir. Je conteste
les vues qu'il a exprimées lors de la conférence « UE-Chine-Afrique :
D'une relation de concurrence à un partenariat triangulaire pour le
développement de l'Afrique », qui a eu lieu le 28 juin 2007. Il s'agissait
en réalité de s'entendre sur la manière de se servir dans nos pays sans se
gêner mutuellement, et non de servir l'Afrique, en l'occurrence les
démunis et les désemparés qui fuient le continent par milliers.
Autoritaire et sûr de lui, le commissaire Louis Michel s'avance : « Je
voudrais le dire d'emblée pour que les choses soient claires et sans
ambiguïté : le destin de l'Afrique appartient aux Africains et à nul autre. »
Ce qui est littéralement faux, comme l'atteste la manière dont il se
comporte avec les dirigeants, les négociateurs et la société civile
africains, notamment dans le cadre de la négociation des accords de
partenariat économique (APE), dont nous allons parler en détail plus loin
dans ce chapitre. L'Afrique est sous tutelle, dont celle de l'Union
européenne, qui n'hésite pas à donner des « garanties de contribution »
aux pays qui se montrent ouverts à ses orientations, c'est-à-dire à diviser
et à corrompre pour obtenir gain de cause. « Les nations du continent
africain dont je salue ici les nombreux représentants ont pris ce destin en
main », prétend monsieur le commissaire. Nous ne demandons qu'à le
croire, mais il n'y a rien de vrai dans cette déclaration, à moins que la
soumission des dirigeants africains par le truchement des financements
de l'UE suffise à prouver le contrôle de notre destin. « Elles [les nations
africaines] construisent patiemment et résolument une Afrique
nouvelle », dit Louis Michel. Nous aurions pu et pourrions le faire si
l'Europe, là encore, ne jouait pas nos États les uns contre les autres et les
dirigeants contre la société civile critique. Je peux en témoigner
personnellement. En effet, le commissaire européen a d'abord manifesté
une volonté de coopération avec moi, puis il m'a totalement ignorée après
m'avoir entendue à Bruxelles, où il m'avait invitée lors des premières
Journées européennes sur le développement de l'Afrique. De retour dans
mon pays, j'ai tout fait pour coopérer avec les ministères concernés, sans
y parvenir.
« Elles [les nations africaines] ont mis en place une stratégie africaine
pour le développement – le NEPAD », poursuit le commissaire. Or le
NEPAD est, comme chacun le sait, une initiative qui émane d'une
poignée de chefs d'État africains acquis au néolibéralisme. Nullement
concerté, il a séduit la communauté internationale, et les promesses de
financement qu'elle a faites ont suffi à convaincre les dirigeants encore
méfiants ou réticents. Mais cette coquille vide n'empêche nullement les
pays occidentaux d'inventer, chacun de son côté, sa propre stratégie
initiatrice de développement de l'Afrique.
« L'Union africaine, dont le sommet s'est tenu à Accra en juin dernier,
est devenue l'expression tangible de cette nouvelle réalité africaine »,
poursuit Louis Michel. Il se moque de nous. L'Union africaine est si peu
réelle que Nicolas Sarkozy peut se permettre de convoquer à Paris un
sommet sur le Darfour sans elle. Elle n'est du reste que le reflet des États
qui la composent, c'est-à-dire qu'elle est éloignée des préoccupations des
populations parce que cruellement dépendante du financement des
puissances occidentales, notamment de l'Union européenne.
« L'Afrique vit à l'heure de l'économie-monde et de la globalisation »,
souligne le commissaire en connaissance de cause. Sauf qu'elle est
poussée à y entrer non point selon des modalités concertées en fonction
de ses intérêts ni à son rythme, mais conformément aux intérêts et au
calendrier des pays riches.
« Elle affirme sa dimension internationale et globale », prétend Louis
Michel. On se demande où, quand et comment. Profitons-en pour faire
une parenthèse afin d'y voir un peu plus clair dans l'acharnement de la
Grande-Bretagne de Tony Blair et de Gordon Brown contre le président
zimbabwéen Robert Mugabe, au point d'entraver des années durant la
tenue du sommet euro-africain. Le non-respect des droits de l'homme
serait le motif de cette éviction. Soit. Mais cela signifie-t-il alors que tous
les dirigeants africains qui sont admis à ce sommet ont plus de légitimité
que le président zimbabwéen ? Et que dire des dirigeants occidentaux,
toujours juges et parties ? Les protestations d'une majorité des
Britanniques ont-elles empêché Tony Blair lui-même de suivre George
W. Bush dans la guerre qu'il a imposée à l'Irak en faisant fi de l'accord du
Conseil de sécurité de l'ONU ? Le bain de sang auquel nous assistons en
Irak au nom de la démocratie est-il plus supportable que la situation au
Zimbabwe ? Celui-ci, pays immensément riche, serait-il dans un tel état
de déliquescence si l'ancienne puissance coloniale n'avait pas décidé de
punir Robert Mugabe pour avoir engagé un bras de fer avec les fermiers
blancs dans le cadre de sa réforme agraire ? Le chaos de l'Irak
n'enseigne-t-il pas qu'il appartient aux peuples et à eux seuls de se
débarrasser de leurs dictateurs, qui ne sont pas éternels, contrairement
aux plaies ouvertes par l'ingérence de l'Occident ?
Confondant sa vision du monde avec le sens de l'histoire et ses intérêts
propres avec la démocratie et les droits de l'homme, le monde riche
voudrait qu'à l'unisson nous applaudissions ceux qu'il décide de
pardonner et d'honorer en raison de leur richesse en matières premières
stratégiques, comme le pétrole, et que comme lui nous réservions le
discrédit et la répugnance à ceux qui se mettent en travers de sa route.
L'histoire récente illustre abondamment cette tendance à faire de nous des
marionnettes, en prenant appui sur des médias puissants et à ses ordres.
Revenons au discours de Louis Michel, qui soutient que l'Afrique « se
mobilise sur les grands thèmes globaux (changement climatique,
énergie) ». Le continent paie cher pour la surexploitation de ses
ressources forestières, la cyanuration des zones aurifères, la pollution des
eaux, le pillage des ressources halieutiques, et j'en passe. Il est admis
aujourd'hui que notre continent pâtira largement des bouleversements
climatiques en cours, et qu'aux réfugiés économiques et politiques que
l'Europe chasse viendront s'ajouter des dizaines de millions de réfugiés
écologiques.
En réalité, les grandes sécheresses qui ont affecté le Sahel dans les
années 1970 et 1980 ont fortement contribué au gonflement des flux
migratoires. Si les efforts pour lutter contre la sécheresse et la
désertification avaient été plus sincères, soutenus et cohérents, l'Europe
n'aurait pas aujourd'hui à se lancer dans une telle chasse à l'homme.
Le commissaire Louis Michel est beaucoup plus crédible quand il
affirme que « l'Afrique est une tache noire » sur la conscience de
l'Occident et que, pour s'y intéresser, « il faut une foi qui renverse les
montagnes. On a souvent l'impression d'avancer de deux pas et de reculer
de trois ».
Il rendait compte dans ce discours de la manière dont son pays, la
Belgique, allait redéployer son aide en Afrique centrale : « Les
populations de ces pays [les anciennes colonies] entretiennent avec nous
une relation très particulière. Elles se sentent intimement mêlées à notre
histoire et leurs attentes vis-à-vis de nous sont très grandes. C'est
pourquoi nous venons d'annoncer le doublement de notre aide au
développement au RD Congo. Notre coopération va maintenant devenir
plus structurelle et toucher la reconstruction de l'État, c'est-à-dire les
fonctions régaliennes : justice, administration, sécurité mais aussi santé,
éducation, infrastructures. » Il n'oubliait pas de souligner que si « la
France, la Grande-Bretagne et la Belgique adoptent une stratégie
concertée, les autres n'auront qu'à suivre ».
Le double langage cache le double jeu qui est la principale
caractéristique des relations euro-africaines, qu'il s'agisse de commerce,
d'aide au développement ou d'immigration. Nous ne sommes pas du tout
dupes quand, au lendemain des événements de Ceuta et Melilla, nous
entendons les dirigeants français, espagnols et italiens chargés du dossier
de l'immigration déclarer ce qui suit : « Les images intolérables de ces
enfants, de ces femmes, de ces hommes, accrochés à des barbelés,
refoulés, lâchés sans une goutte d'eau dans le désert, nous rappellent un
drame permanent que nous ne voulons pas voir : celui de tant d'Africains
qui préfèrent risquer la mort plutôt que de vivre mal dans leur pays. [...]
Depuis Ceuta, Melilla, Lampedusa et ailleurs en Méditerranée, ils
espèrent atteindre la terre rêvée, la terre d'Europe. Cela nous confère, à
nous Européens, une responsabilité particulière. Une obligation de
réponse et d'action. En conscience. En humanité. Par nécessité et par
intérêt aussi... »
L'intérêt l'emporte indéniablement sur l'humanité, car on imagine mal
l'Europe, défiée par les impératifs de la croissance et de la compétitivité,
et les pays émergents renoncer aux richesses de l'Afrique au profit des
Chinois ou même des Africains eux-mêmes. Les milieux d'affaires et les
actionnaires ne le comprendraient pas et, peut-être, ne l'admettraient pas.
Au regard de cette évolution dramatique des relations entre l'Afrique et
l'Europe, nous ne pouvons nous empêcher de poser un certain nombre de
questions :
– Pourquoi le sang africain versé lors des deux grandes guerres du
siècle dernier compte si peu à l'heure du tri, des expulsions forcées et de
l'assignation à résidence ? Entre belligérants, mais égaux, les Européens
font la paix et déclarent la guerre aux descendants de ceux qu'ils ont
entraînés dans leur sillage en 1914-1918 comme en 1939-1945 ? Ce n'est
pas juste.
– Qu'est-ce qui peut expliquer le mépris et la violence souvent
disproportionnée qui caractérisent les anciennes puissances coloniales
dans la gestion des flux migratoires en provenance de leurs anciennes
colonies d'Afrique ?
– Pourquoi le fait d'avoir été associés au projet européen dès 1957, lors
de la signature du traité de Rome qui instituait la Communauté
économique européenne (CEE), ne fait-il pas des pays ACP5 des
partenaires privilégiés à épauler et non à plumer ? L'Europe, qui a fait
pencher la balance en sa faveur tout au long des cinquante dernières
années, peut-elle honnêtement considérer que nous sommes des enfants
gâtés qu'elle a portés et qui devraient s'ouvrir à une compétition qui nous
rend plus vulnérables ? Qui mieux que nous-mêmes peut apprécier les
sacrifices que nous sommes prêts à endurer ?
– La décision d'en finir avec les préférences commerciales et de
libéraliser les économies ACP doit-elle se faire selon l'agenda, le rythme
et les intérêts des puissants ou dans le sens inverse ?
Le parallèle entre l'évolution de ce « partenariat » euro-africain et le
gonflement des flux migratoires est hautement révélateur du fossé devenu
abyssal entre l'Europe et l'Afrique. Le niveau élevé de protection dont
l'Union européenne a entouré ses membres s'est traduit, comme on le sait,
par « une diminution de la part des pays ACP dans le total des
importations de l'Union européenne [...] de 6,7 % en 1976 à 3,4 % en
19986 ». La possibilité d'exporter en bénéficiant d'accords non
réciproques a, certes, des avantages, mais la spécialisation de nos pays
dans l'exportation de produits de base sans création de valeur ajoutée au
niveau local a largement contribué à leur sous-industrialisation, et par
conséquent à la difficulté de résorber le chômage, notamment celui des
jeunes. Nous ne serions certainement pas confrontés aujourd'hui à cette
dépendance financière qui justifie tant d'audace et d'arrogance de la part
de certains dirigeants européens si nous avions pu bâtir un marché
africain dynamique, ouvert mais sans être extraverti ni essentiellement
tourné vers l'alimentation des usines des autres. Les succès enregistrés
dans le cadre des relations UE-ACP auront profité, au plan commercial,
aux pays producteurs de sucre (île Maurice, Fidji, la Guyane, la
Barbade), de viande (l'Afrique australe), de bananes (îles caraïbes, Côte
d'Ivoire, Cameroun), et à l'industrie.
Mais d'où venons-nous ?
Signée en 1963, après l'accession à l'indépendance de la plupart des
pays africains, la convention de Yaoundé liait la CEE et 18 États africains
et malgache associés (EAMA) dans le cadre d'une coopération
commerciale (avec des préférences tarifaires non réciproques en faveur
de nos pays), financière et technique portant essentiellement sur des
projets d'infrastructures économiques et sociales. La transition, de la loi-
cadre à l'indépendance, n'a pas mis fin au rôle prépondérant des
anciennes puissances coloniales dans les prises de décision concernant
les EAMA. Le FIDES a été remplacé par le FED7, et nos pays, qui
avaient besoin de devises, ont été encouragés à développer les cultures
d'exportation.
En 1975 est née, sous l'impulsion du commissaire européen Claude
Cheysson, la convention de Lomé I, ouverte aux pays africains membres
du Commonwealth à la suite de l'entrée de la Grande-Bretagne dans la
CEE. Le déficit des recettes d'exportation dû à la fluctuation des prix sur
les marchés mondiaux était corrigé à travers le Stabex.
Signée en 1979, la convention de Lomé II était identique à celle de
Lomé I, sauf qu'elle introduisait le Sysmin, qui corrigeait le déficit lié au
commerce des produits miniers. Lomé III a été signée en 1984 par
66 pays, et Lomé IV cinq années plus tard par 68 pays.
Dès l'accession de nos pays à l'indépendance, certains membres de la
CEE ont préféré que nos États, parce que souverains, sollicitent
davantage le FMI et la Banque mondiale pour le financement de leurs
programmes de développement.
La convention de Lomé III s'est inscrite dans un environnement
africain et international où se profilaient à l'horizon la crise de la dette et
l'imposition des programmes d'ajustement structurel (PAS) du FMI et de
la Banque mondiale à des pays du Sud surendettés, dont les ACP. Ces
derniers n'étaient plus en mesure de faire face au service de la dette du
fait de la chute des prix des matières premières.
La signature de Lomé IV bis, en 1995, constitue un autre moment-
charnière de l'évolution des rapports Nord-Sud et Europe-Afrique dans le
contexte de la création de l'OMC et de ce qu'il est convenu d'appeler les
transitions démocratiques. En effet, après la chute du mur de Berlin, les
États occidentaux ont fait de l'ouverture politique l'une des conditions de
leur aide. À partir de ce moment, l'amalgame entre libre-échange et
démocratie est devenu clair. Les Africains n'échappaient aux dictatures
locales que pour subir celle des institutions de Bretton Woods, faite de
conditionnalités. Lomé IV bis a introduit deux dimensions nouvelles dont
le caractère contradictoire est désormais évident : le développement
durable et l'ouverture des pays ACP au libre-échange, destructeur des
économies, des sociétés, des cultures et des écosystèmes de nos pays.
Signé le 23 juin 2000 pour une durée de vingt ans entre l'Union
européenne et 77 pays ACP, l'accord de Cotonou en est l'illustration. Il
remplace le système de préférences non réciproques par des accords
bilatéraux de libre-échange (APE, ou accords de partenariat économique)
entre l'UE et six zones géographiques (Afrique de l'Ouest, Afrique
centrale, Afrique de l'Est et corne de l'Afrique, Afrique australe, Caraïbes
et région Pacifique). Au sein de chacune de ces zones, l'ouverture des
frontières est multilatérale, avec un tarif extérieur commun (TEC).
De même que les citoyens européens dénoncent le caractère non
concerté du projet européen, ces accords successifs de partenariat entre
l'Europe et l'Afrique sont conçus et signés au nom de peuples d'Afrique,
des Caraïbes et du Pacifique qui ne sont ni informés ni consultés.
L'Union européenne étant désormais engagée dans la logique néolibérale
qui va de pair avec l'approche utilitariste de l'immigration, celle-ci doit
contribuer aux objectifs fixés en 2000 à Séville, à savoir « faire de
l'Europe l'économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde,
capable d'une croissance économique durable ».
Laurianne Rossi rappelle que, « dans son Livre vert sur une approche
communautaire de la gestion des migrations économiques, présenté le
11 janvier 2005, la Commission soulignait [...] qu'il faut “encourager des
flux d'immigration plus soutenus pour couvrir les besoins du marché
européen du travail, pour assurer la prospérité de l'Europe”8 ».
Les effets du partenariat UE-ACP sur l'emploi, notamment des jeunes,
et la fragilisation du lien social étaient déjà manifestes lorsque la
Commission européenne fit paraître en 1996 un Livre vert sur l'aide au
développement. Il faisait référence à la fin de la guerre froide, à l'OMC et
à la nécessité de négocier un nouvel accord, qui fut celui de Cotonou. Les
marges de manœuvre de nos pays se sont rétrécies comme peau de
chagrin au fur et à mesure que le dogme libéral infiltrait les choix de
l'Europe. Soucieuse de gagner toujours davantage en compétitivité et en
croissance, l'Union européenne a choisi de se servir des règles de l'OMC
pour faire évoluer ses rapports avec les ACP vers davantage de
libéralisme. Dans le nouveau régime, le Stabex et le Sysmin sont
supprimés. Les préférences commerciales devront disparaître en raison
des résultats décevants obtenus. Les droits de douane entre l'UE et
chacune des zones définies par l'accord de Cotonou sont éliminés, « mais
avec réciprocité ». Si l'Union européenne s'ouvre à 100 % aux produits
des ACP, ces derniers s'ouvrent aux produits et services européens à 80 %
(pour le moment).
L'alignement sur les règles de l'OMC implique la compatibilité de tout
accord avec les dérégulations voulues par celle-ci, c'est-à-dire la
libéralisation des services dans le cadre de l'AGCS ou encore
l'application des dispositions sur les brevets telles qu'elles sont prévues
dans l'ADPIC (le Nord détient 97 % des brevets tandis que le Sud détient
la biodiversité).
L'Union veut en fait un accord « OMC plus », c'est-à-dire intégrant des
aspects qui ne font pas partie des négociations OMC (lesquelles
concernent les questions dites de Singapour : l'investissement, la
concurrence, les marchés publics, la facilitation du commerce).
Nos pays veulent s'acheminer vers un marché intérieur ouest-africain
et régional dynamique et viable parce que tiré par la création de valeur
ajoutée au niveau local, l'emploi, le revenu et la consommation. Cela
suppose la protection, un traitement spécial et différencié, une prise en
charge des coûts d'ajustement des économies à la concurrence... L'UE,
elle, prétend que l'ouverture du marché ouest-africain permettra le
développement et l'intégration.
Comment peut-on, alors que les conséquences de la libéralisation des
différentes filières et des privatisations dans nos pays sont connues, se
tromper à ce point d'enjeux et s'offusquer, voire s'emporter, parce que la
CEDEAO (Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest)
déclare qu'elle ne peut pas signer les APE avant la fin de l'année 2007 ?
Des problèmes cruciaux restent posés :
– des accords de libre-échange, même limités à 80 % de l'échange tel
qu'il est prévu, vont mettre les économies ouest-africaines à rude
épreuve ;
– dans le domaine agricole, une concurrence tous azimuts ne laissera
aux producteurs aucune chance de satisfaire un tant soit peu les besoins
alimentaires internes ;
– dans le domaine industriel, cette concurrence portera un coût fatal
aux entreprises industrielles existantes ;
– des accords de libre-échange, dans la mesure où ils se traduiront par
une baisse des tarifs douaniers, auront une incidence sur les revenus des
États, qui seront tentés, comme cela a été le cas sous l'ajustement
structurel, d'augmenter les taxes internes (TVA, impôts sur le revenu...).
Certains États perdront jusqu'à 30 % de leurs revenus.
Comment un échange si inégal, sous l'égide d'une puissance mondiale
si peu démocratique et transparente que l'Union européenne dans ses
relations économiques et commerciales avec l'Afrique, peut-il contribuer
à la prospérité, à la paix et à la stabilité politique dans nos pays ?
Quel autre choix les gagnants de la mondialisation marchande nous
laissent-ils, à nous les perdants, les offensés, les humiliés, que de nous
fourvoyer, de nous entredéchirer ou de fuir ?
Que vaut donc le codéveloppement au regard de tant d'injustice et de la
catastrophe qui s'annonce ?
1 Le Nouvel Observateur, 29 septembre 2006.
2 Nicolas Sarkozy, discours du 26 juillet 2007 à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
(Sénégal).
3 François Soudan, « Le choix des mots, le choc des clichés », art. cité.
4 Le 27 septembre 2007, à l'Élysée, en élevant Robert Bourgui, l'une des figures de la
Françafrique, au rang de chevalier de la Légion d'honneur, le président français a déclaré qu'il
savait pouvoir continuer à compter sur ce dernier, qui avait eu le meilleur des professeurs : Jacques
Foccart.
5 Ils sont au nombre de 79, dont 48 en Afrique (soit 94 % de la population concernée), 16 dans
les Caraïbes et 15 dans le Pacifique.
6 Raoul Marc Jennar, Europe, la trahison des élites, op. cit., p. 190.
7 FIDES : Fonds d'investissement pour le développement économique et social. FED : Fonds
européen pour le développement.
8 Laurianne Rossi, « Quelles relations apparaissent en Europe entre les accords internationaux,
bilatéraux ou multilatéraux d'aide au développement et les enjeux migratoires ? », art. cité.
15

Le codéveloppement
Nan laara, an sara. (Si on se couche, on est mort.)
Joseph Ki-Zerbo

L'une des expressions du mépris souverain des pays dits « donateurs »


envers les nôtres est l'« il n'y a qu'à ». À nos maux il existerait des
réponses qu'il nous suffirait d'accepter et d'appliquer pour voir le bout du
tunnel. Ainsi, une augmentation du volume de l'aide, de son efficacité, le
renforcement de la capacité des institutions et de l'expertise requise
devraient faire l'affaire.
Il en va de même du codéveloppement, la dernière tarte à la crème qui
semble satisfaire à gauche, à droite, et même à l'extrême droite si l'on en
croit les nombreuses références de Philippe de Villiers à une expérience
apparemment réussie au Bénin.
Quel est donc ce remède miracle que Nicolas Sarkozy associe au
« ministère de l'hostilité » confié à Brice Hortefeux et qu'il ne pouvait pas
ne pas évoquer dans son discours de Dakar ?
« Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est le codéveloppement,
c'est-à-dire le développement partagé », a-t-il dit à cette occasion.
Cependant, le codéveloppement n'est pas une invention de Nicolas
Sarkozy, mais de la gauche, qui pensait en faire une dimension novatrice
de la gestion des flux migratoires. Alors qu'il était Premier ministre,
Lionel Jospin s'est exprimé devant les députés maliens lors d'un voyage
en Afrique et a souligné « la nécessité de réguler les flux migratoires,
sinon les réactions de notre opinion seraient grandes, et le chemin ouvert
pour telle ou telle formation extrémiste », faisant allusion au Front
national.
L'orientation dont il s'agit est consignée dans le rapport de la Mission
interministérielle au codéveloppement et aux migrations internationales
(MICOMI). Dans cette publication4, Sami Naïr, conseiller de Jean-Pierre
Chevènement, alors ministre dans le gouvernement de Lionel Jospin,
proposait de mettre les migrations au service du « codéveloppement ». Il
suggérait que soient signés des « contrats de développement » destinés à
soutenir la création par les migrants d'activités et d'entreprises dans les
pays d'origine. Ce schéma suppose que des immigrés désireux de
retourner dans leur pays ou ayant reçu une invitation à quitter le territoire
français (IQTF) présentent des projets de création d'activités, puis qu'ils
soient aidés financièrement et épaulés localement par une ONG
spécialisée ainsi que par l'Office des migrations internationales (OMI).
Bien que ce rapport n'ait jamais été validé, le gouvernement de Lionel
Jospin ayant décidé de ne pas le rendre public, le concept a fait du
chemin. Mais les études et les reportages qui se multiplient sur le
codéveloppement en Afrique, et plus particulièrement au Mali, ne
montrent pas la réalité des choses.
C'est ainsi que j'ai pu voir sur la chaîne Euronews, le 21 septembre
2007, au lendemain du vote de la loi de Brice Hortefeux sur la maîtrise
de l'immigration, un reportage illustrant le « codéveloppement » par le
cas de deux Maliens rentrés de France, un menuisier et un mécanicien.
Le premier s'appelle Mamadou. Il explique qu'il a reçu 600 euros à
l'aéroport de Roissy au moment de son départ, 400 euros à son arrivée à
Bamako et encore 1 000 euros un peu plus tard. Outre cette aide au
retour, Mamadou a également reçu 5 000 euros d'aide à la réinsertion, qui
lui ont permis de créer son atelier de menuiserie. Sur le petit écran, on le
voit à la tâche, entouré des membres de sa famille. Le commentaire
souligne que Mamadou a si bien réussi qu'il a pris une seconde épouse,
précisant également qu'il prend soin d'expliquer à ses enfants les
difficultés de l'émigration.
Quant au mécanicien, Boubacar, il gagne bien moins qu'en France,
mais il admet qu'il a au moins l'avantage de ne pas vivre dans un
environnement social hostile.
Un bon usage est ainsi fait, apprenons-nous, de l'argent du
contribuable français puisque, en quatre ans, 500 microprojets de ce
genre auraient vu le jour, entraînant la création de 1 000 emplois – selon
le reportage, autant de Maliens qui n'émigrent pas.
Cette vision est simpliste, naïve et même insultante. C'est pour cette
raison que les immigrés maliens en France sont peu nombreux à se
précipiter dans cette voie, dont ils connaissent les limites. Car combien
sont-ils à avoir précisément abandonné des activités identiques à celles
soutenues dans le cadre du codéveloppement pour partir en France ?
De même que le processus de développement de nos pays n'a jamais
répondu à une demande clairement formulée de la part de ceux et celles
qui sont censés en être les bénéficiaires, le codéveloppement, qui en est
une dérive, n'a cure de la participation des immigrés à la définition des
modalités de leur retour et de leur réinsertion dans leur pays d'origine. Il
n'est qu'une histoire d'ententes et d'accords entre les dirigeants des pays
de destination et ceux des pays de départ et de transit.
Il s'agit également de cofinancer des projets d'associations de migrants
en France en vue d'accroître le niveau de leur participation au
développement de leur pays et d'encourager les échanges entre la
diaspora et le pays d'origine autour de projets qui impliquent les jeunes
de la deuxième génération.
Cette solution ne me paraît pas plus convaincante que l'« aide au retour
et à la réinsertion », tout simplement parce qu'il y a usurpation et
instrumentalisation des efforts et des initiatives des migrants. Plus grave
encore, au nom de l'efficacité, l'aide qu'ils veulent apporter aux leurs peut
être détournée de ses objectifs. Car les migrants veulent agir à travers des
initiatives profitant directement et immédiatement à ceux et celles dont la
souffrance les a poussés à s'exiler, et non pas à travers une technocratie
qui tente de rationaliser leur démarche en l'inscrivant dans le paradigme
du marché. Ce que l'on reproche souvent à l'aide que fournissent les
Maliens de France à leur pays d'origine, c'est le fait qu'elle soit
essentiellement dirigée vers des dépenses de consommation courante et
vers le social plutôt que vers l'investissement productif. Le
codéveloppement revient à dire, dans une certaine mesure : « Aidez-vous
entre vous, mais selon un nouveau schéma et avec une contrepartie :
notre contribution financière et notre accompagnement. »
Les autorités françaises croient légitimer leur offre de
codéveloppement en insistant sans arrêt sur leur coopération avec les
pays d'origine. Mais à Bamako, où a eu lieu en décembre 2006 la
septième session du Comité annuel franco-malien sur les migrations1,
nous avons pu constater que leur approche était essentiellement
sécuritaire. Le compte rendu de cette rencontre souligne l'aide fournie par
le Service de coopération technique internationale de police (SCTIP) en
2005 et 2006 dans la formation des Maliens en matière de sûreté
aéroportuaire et de lutte contre la fraude documentaire. Il rappelle que le
ministère malien de la Sécurité intérieure et de la Protection civile a créé
17 postes frontières chargés du contrôle du flux migratoire (entrées et
sorties) et du contrôle des documents de voyage.
En ce qui concerne le codéveloppement, dont les deux parties jugent
les résultats « positifs », il s'est traduit, de 2003 à 2005, par la réalisation
de 350 projets de réinsertion, 22 projets de développement local,
10 projets d'échanges portés par des jeunes issus de l'immigration et
100 missions d'expertise et de formation. Par ailleurs, 80 % des migrants
sont réinsérés dans divers domaines : petit commerce, transport, artisanat,
services, agriculture et élevage. Au bout de deux ans, les trois quarts des
entreprises mises sur pied fonctionnent et 3 emplois en moyenne sont
créés par projet, soit près de 1 000 au total, comme le reportage
d'Euronews le relevait.
Toutefois, comparé aux dynamiques économiques et sociales créées et
portées par les migrants maliens, le codéveloppement n'est que diversion.
L'autonomie de choix et de décision dont ils jouissent dans le cadre du
vaste réseau d'associations qu'ils ont mis en place contraste avec le
modèle dépendant du codéveloppement. Les actions menées ont
augmenté de manière considérable grâce à ce mouvement associatif dont
le dynamisme est connu, même s'il tend à s'essouffler du fait des
difficultés croissantes auxquelles la plupart des migrants sont confrontés
avec les transformations de l'économie française et des réalités du séjour
en France. Ainsi, le nombre de projets a diminué, de même que le
volume des montants mobilisés et investis.
Le montant annuel des transferts financiers des migrants maliens est de
l'ordre de 180 millions d'euros. Environ 100 000 comptes sont ouverts
dans des banques maliennes représentées en France. Selon les données
relevées par Bassirou Diarra auprès des banques2, toutes provenances
confondues, quatre institutions bancaires de la place ont assuré, en 1999,
un transfert de 52,507 milliards de francs CFA vers le Mali. Ce chiffre est
passé à 113,28 milliards en 2000. D'après cette étude, on peut estimer à
1,5 million de francs CFA le transfert moyen par personne, et à
60 milliards le montant des transferts par les circuits bancaires.
Ces transferts alimentent les postes de dépense suivants :
1) consommation courante : achat de nourriture, frais de santé et de
scolarité, financement d'activités sociales comme les mariages et les
baptêmes ;
2) réalisation d'infrastructures, notamment des centres de santé, des
salles de classe, des systèmes d'adduction d'eau ou des mosquées ;
3) investissements dans l'immobilier, le commerce, l'agriculture, et de
plus en plus dans des secteurs comme l'informatique, les boulangeries ou
l'exploitation des matériaux.
Cette contribution financière, qui est substantielle pour l'économie
nationale, est également essentielle pour de nombreuses familles.
L'aide au retour et à la réinsertion n'a rien de volontaire et n'est en
aucune façon une réponse aux graves préjudices économiques, sociaux et
moraux infligés à ceux qui sont invités à quitter la France s'ils ne veulent
pas être expulsés sous escorte et sans un sou. Si elle l'était, le nombre de
migrants qui la demandent ne serait pas aussi dérisoire chaque année –
1 000 personnes en 2005, 2 000 en 2006, l'objectif visé en 2007 étant
2 5003. S'agissant du Mali, si le codéveloppement était si avantageux pour
les émigrés, rares seraient ceux qui s'exposeraient au traitement humiliant
de la reconduite à la frontière.
Au final, je suis tout aussi critique que les auteurs du rapport
d'information sur le codéveloppement commandité par la commission des
Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat. Les
auteurs – Catherine Tasca, Jacques Pelletier et Bernard Barraux – ont fait
observer, lors de la présentation de leur rapport devant cette commission
le 25 juillet 2007, que « le codéveloppement, défini comme l'appui aux
initiatives prises par les migrants au profit du développement de leur pays
d'origine, reste une politique expérimentale d'une ampleur limitée :
14 millions d'euros sur la période 2003-2006, montant porté à 22 millions
d'euros pour 2006-2008 ». Ils ont affirmé regretter que « les dispositifs
les plus ambitieux ne soient toujours pas opérationnels : qu'il s'agisse de
la carte “compétences et talents” et du livret d'épargne
“codéveloppement”, créés par la loi du 24 juillet 2006, ou de l'accord de
gestion concertée des flux migratoires avec le Sénégal de décembre 2006,
ces dispositifs, ouvrant la voie à une approche nouvelle de la question
migratoire, ne sont pas encore applicables ».
Enfin, les rapporteurs ont dressé un bilan mitigé des actions menées
sur le terrain : « Les mécanismes d'investissement à distance ne
fonctionnent pas (3 entreprises créées au Maroc en quatre ans,
4 bénéficiaires de prêts dont 3 défaillants au Mali), tandis que les
cofinancements des initiatives des migrants et les dispositifs d'aide à la
réinsertion (8 300 euros par projet) paraissent difficiles à généraliser. La
lente montée en puissance de ces dispositifs ne tient pas tant au volume
des crédits qu'à la faiblesse des opportunités d'investissement productif :
le codéveloppement rejoint ici le développement. »
1 Créée en mai 1998, cette rencontre semestrielle doit permettre à la France et au Mali de se
concerter sur les phénomènes migratoires et de proposer des réponses aux défis qui se posent à
eux.
2 Bassirou Diarra, « L'apport des Maliens de l'exil au développement économique de leur
pays », communication au Conseil économique et social, 2000.
3 Discours de Brice Hortefeux devant l'Assemblée nationale le 18 septembre 2007.
4 Sami Naïr, Rapport de bilan et d'orientation sur la politique de codéveloppement liée aux flux
migratoires, Paris, 1997.
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Femmes en lutte
[...] et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable
pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit
par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre
dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale,
pédale pour notre faim et de jour et de nuit.
Aimé Césaire

Les femmes africaines seraient capables de former un bouclier humain


pour la défense de leurs enfants, qui sont seuls face à l'adversité, dont
celle de l'Europe-forteresse, qui ne cesse de fourbir ses armes.
Musokèlè est l'une des appellations de l'accouchement en bamanan. A
tora musokèlè la, « elle est restée sur le champ de bataille des femmes »,
se dit de celle qui meurt en couches. Cette terrible réalité concerne
chaque année des centaines de milliers d'Africaines, si bien que celles qui
parviennent à survivre avec leur progéniture attachent la plus grande
importance à la réussite sociale et professionnelle de celle-ci. Toute
entrave à l'éducation et à l'emploi des jeunes est vécue par les mères
comme un échec personnel.
Aussi, le nombre de femmes africaines atteintes et blessées par la
nature raciste et répressive des politiques migratoires françaises et
européennes dépasse largement celui des migrantes et des épouses de
migrants. Tout se passe comme si, du fait de leur exclusion du processus
de développement extraverti et heurtées de plein fouet par les
conséquences des privatisations, les mères africaines misaient plus que
jamais sur leurs enfants, dont l'émigration, quand elle aboutit, les console
des privations et des souffrances endurées.
Cette réalité se vérifie dans les « quartiers » où, comme en Afrique, les
femmes en tant que mères et épouses colmatent les brèches, lorsque le
couperet des réformes déchire le tissu social et condamne les hommes à
la débrouillardise et à l'humiliation quotidienne. Dans le secret des
familles, elles déploient des trésors de créativité pour que le manque de
nourriture, d'argent, parfois de tout, ne se sache pas. Dans cette lutte,
elles font souvent corps avec leurs enfants, et, lorsque la situation devient
intenable, elles se jettent avec eux dans la bataille. En France, les
premières manifestations de femmes des cités ont été provoquées par la
violence policière contre les jeunes.
Au Mali, en 1991, lors du soulèvement populaire contre le régime de
parti unique du général Moussa Traoré, le slogan des Maliennes était :
« Nous mourrons là où meurent nos enfants. » Il en a été ainsi pour des
dizaines d'entre elles. Aujourd'hui, face à la tournure que prennent les
événements sous l'empire d'une droite française décomplexée et raciste,
elles sauront défendre leurs enfants ainsi que l'honneur et la dignité de
l'Afrique.
Mais rares sont les acteurs – politiques, sociaux ou institutionnels – qui
nous permettent de toucher du doigt le lien entre le local et le global. Ils
prétendent que mondialisation rime avec ouverture et opportunités pour
nous aussi. Pourtant, comme le souligne Sanou Mbaye, « de tous les
systèmes d'exploitation et de distribution économiques ayant existé, la
mondialisation est certainement le plus mal nommé. En effet, elle n'a de
global que le nom et se caractérise par un mouvement massif de capitaux
confinés principalement à l'intérieur des pays industrialisés. Cette
configuration, préjudiciable à l'ensemble des pays en voie de
développement, exclut tout particulièrement l'Afrique noire1 ».
Aucune réalité ne peut en effet mieux illustrer l'impasse néolibérale
que ces murs derrière lesquels les pays riches se barricadent et la chasse à
l'homme qu'ils organisent dans le désert, les ports, les aéroports et même
au-delà de leurs frontières.
Au Mali, comme au Sénégal ou au Cameroun, aînés et cadets gardent
encore à l'esprit cette croyance selon laquelle il existe deux sortes de
pagnes : l'un permettant à la mère de porter l'enfant sur son dos, l'autre
permettant à l'enfant, devenu grand, de porter sa mère à son tour. Or nous
avons assisté, ces trente dernières années, à des bouleversements sans
précédent qui obligent les enfants devenus adultes à rester dépendants de
leurs parents et les empêchent de garantir à ces derniers les soins et les
biens dont ils ont besoin.
Combien de Français et d'Européens savent que les politiques
d'austérité qui sont au cœur du débat dans leurs pays sont imposées aux
nôtres depuis le milieu de la décennie 1980 et que les femmes et les
enfants le paient particulièrement cher ? Combien savent que des
questions cruciales comme l'option politique, l'ouverture de nos
économies ou leur protection, les finances de l'État, ses recettes et ses
dépenses, les secteurs prioritaires, sont autant de domaines de
souveraineté soustraits au contrôle de nos gouvernements, qui sont placés
sous la tutelle du FMI et de la Banque mondiale ? Combien savent, enfin,
que la maîtrise des prix des produits de base, que nos pays ont été
encouragés à développer pour se frayer un chemin sur le marché
mondial, nous échappe totalement et que nous sommes inondés de
produits parfois subventionnés par l'Europe ?
Telles sont les circonstances dans lesquelles, fidèles au principe de la
solidarité intergénérationnelle, des jeunes des couches sociales
défavorisées et des ruraux s'engagent dans l'aventure migratoire. Ils se
disent que leur intelligence et leur ardeur au travail paieront là-bas, où
d'autres ont fait leurs preuves.
Ces faits, que le discours officiel sur l'Afrique occulte, montrent à quel
point est fallacieux l'argument selon lequel la France ne peut pas
accueillir toute la misère du monde. Nul ne lui en demande tant. Il lui
suffirait de ne plus participer au pillage du continent au nom de ses
intérêts, dans le cadre d'une mondialisation dont les Africains ordinaires
sont les grands perdants, pour voir se réduire les flux migratoires en
provenance d'Afrique.
Comment faire entendre à ceux qui s'acharnent contre les migrants que
partir est la plupart du temps une déchirure ? Visitons une autre valeur de
femme qui atteste qu'il n'y a pas de hordes d'Africains prêts à envahir la
France et l'Europe, mais des quêteurs de passerelles désireux d'aller et de
venir librement.
Denso, ou « maison de l'enfant », est le mot bamanan pour désigner
l'utérus, là où le bébé prend corps et vit neuf mois durant. Quand il vient
au monde, l'accoucheuse prend le plus grand soin du cordon ombilical,
qu'elle confie à la terre en l'enfouissant dans un endroit choisi afin d'en
enrichir l'humus. Ce geste obéit également au souci de préserver le lien
entre chaque être et le sol qui l'a accueilli ; ainsi, nos enfants ne partent
jamais pour de bon. En d'autres termes, comme tous les peuples, nous
sommes profondément attachés à nos terroirs, mais aussi désireux de
rencontrer d'autres peuples et parfois d'habiter ailleurs, de même que les
Français et les Européens qui viennent s'installer en Afrique.
Rappelons enfin que, lorsque sonne l'heure du départ, notre vœu le
plus cher, à nous, les mères, est qu'il n'arrive rien de grave à ceux et
celles qui s'éloignent. Les faits et les gestes qui marquent la plupart des
séparations sont à cet égard parlants. En plus de vendre ses rares biens
pour contribuer aux frais du voyage, la mère du migrant consulte
marabouts, féticheurs et autres devins et consent d'énormes sacrifices
propitiatoires pour abriter du mal le fruit de ses entrailles. Dans ses
bagages, elle glisse une amulette ou un autre objet protecteur dont son
fils ou sa fille ne se séparera jamais. Elle y ajoute, selon les régions, du
couscous ou de la viande séchée, des dattes ou des petits gâteaux secs à
consommer avec parcimonie, la voie terrestre vers l'Europe étant longue
et semée d'embûches. Après le départ des voyageurs, tout en continuant à
prier, les mères vivent à l'affût de la moindre de leurs nouvelles, du
moindre battement de cœur – ce signe de vie détecté par les technologies
sophistiquées que met au point l'Europe-forteresse dans sa chasse à
l'homme.
Mais le temps maudit que nous vivons est celui de tous les dangers, de
toutes les déchirures, dont celles qu'infligent les barbelés de Ceuta, de
Melilla et d'ailleurs. Ils arrachent, en même temps que leurs vêtements, la
chair de nos enfants quand ils tentent de franchir les murs qui se dressent
devant eux.
Le 18 mai 20062, prenant la parole lors du débat citoyen organisé à
Bamako par le Forum pour un autre Mali (FORAM)3 à l'occasion de la
visite de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, Lassana T., l'un
des survivants de Ceuta et Melilla, s'est exprimé en ces termes :
« Anbalakaw4, nous entendez-vous ? Si oui, levez-vous et dites-nous
quelle direction emprunter, car nous ne savons plus. Dans un monde
d'abondance et de gaspillage, il n'y a apparemment rien pour nous, ni
travail, ni revenu, ni toit, pas même la moindre place debout. Personne ne
veut de nous. Nous sommes une génération sacrifiée. Nos pères, comme
vous le savez, préfèrent leurs enfants qui gagnent. Aussi ne nous
entendent-ils pas, nous les chômeurs, les “sans-papiers”, les perdants, les
clandestins, les gueux et les expulsés, sous prétexte que nous n'avons ni
talents ni compétences. Nous n'avons que vous, généreuses et
courageuses mères. Levez-vous. Aidez-nous. »
Quelques semaines auparavant, j'avais également été interpellée et
sollicitée à Albacete, en Espagne, par de jeunes Maliens qui, eux, avaient
réussi à franchir les barrières de Ceuta et Melilla. Ils étaient loin d'être
heureux. L'un d'entre eux m'a dit : « S'il vous plaît, faites du Mali un pays
où les jeunes ne seront plus condamnés à partir dans les mêmes
conditions que nous. Je ne souhaite à personne de connaître la peur que
j'ai vécue face aux vagues avant l'embarquement et en pleine mer quand,
dans la nuit noire et le froid, nous ramions sans savoir où nous allions. À
présent, dans l'enfer de l'eldorado, nous endurons toutes sortes de
souffrances et d'humiliations. Je m'adresse à la mère que vous êtes. Aidez
la jeunesse africaine à ne plus fuir, à ne plus mourir dans le désert, en
pleine mer ou quelque part ici dans l'indifférence. »
Lourde responsabilité que la nôtre, nous sommes-nous dit, Assétou
F. Samaké, Nahawa Doumbia, Fanta Diarra, Doussou Bagayoko, Awa
Cissé et moi. Avec notre « Caravane de la dignité », nous voulions
informer les Européennes et les Européens de bonne foi sur la nécessité
de situer les vagues migratoires récentes dans le contexte d'une
globalisation qui pille et met à genoux les pays dont les partants sont
originaires. Nous voulions mobiliser davantage les Africaines au sujet de
la lutte contre l'immigration clandestine, dont les morts se comptent par
milliers : 4 000 disparitions entre 1997 et 2004 au large des côtes
marocaines et 4 000 encore entre les événements de Ceuta et Melilla
(septembre-octobre 2005) et juillet 2006.
Avant d'être interpellée de façon directe à Bamako et en Espagne par
ces jeunes en détresse, je me posais en citoyenne malienne et en militante
africaine pour un monde meilleur sans nécessairement me référer à la
mère qui, cependant, vibre au plus profond de mon être. La manière dont
le féminisme occidental m'a été transmis y est pour quelque chose.
Lorsque d'autres Africaines et moi l'avons questionné dans les
années 1970, il nous a enseigné notamment que la libération de la femme
passait par la revendication et la réappropriation de son corps, la maîtrise
de la maternité et l'affirmation de ses droits en tant qu'individu. J'étais
jeune et je venais d'être nommée à mon poste de chercheur à l'Institut
d'ethnosociologie de l'université d'Abidjan (Côte d'Ivoire), détachée
auprès du ministère de la Condition féminine5. J'ai milité, comme la
plupart des Africaines de ma génération, avec les armes théoriques des
femmes des pays industrialisés pour un idéal de société dont l'une
des principales caractéristiques est l'égalité entre l'homme et la femme.
Toutefois, je n'étais pas très à l'aise car je ne croyais ni dans la supériorité
de l'homme, ni dans le développement extraverti et mimétique auquel la
plupart de nos pays s'attelaient depuis leur accession à l'indépendance.
Dans ma tête trottait une foule d'idées, ainsi que des airs que j'avais
entendu mes mamans et mes tantes chanter tout en vaquant à leurs
occupations. Ces chansons traitaient des valeurs de femmes qui nous
permettent, en Afrique, de tenir ensemble, de nous sentir invincibles et
même immortelles, puisque nous avons le pouvoir de donner la vie.
Certes, les tâches domestiques de la vie conjugale sont pénibles et
interminables, disent les femmes, mais l'enfant est la richesse
indépassable. C'est pourquoi elles chantent Denko6 :

Besoin d'enfant, besoin d'enfant.


Femme, moi je suis venue pour l'enfant.
Homme, donne-moi un enfant.
Le jour où tu ne seras plus,
À quoi servira l'or dont tu m'as couverte ?
Homme, donne-moi un enfant.
Le jour où tu ne seras plus,
À quoi servira l'argent que tu m'auras donné ?
Alors, donne-moi un enfant.

Quand il m'arrivait de fredonner ces chansons, c'était en sourdine, de


peur d'être traitée de rétrograde, de défaitiste, alors que le développement
de nos pays, qui nous sollicitait tous, voulait que nous nous libérions,
nous, les femmes, du système patriarcal. Maintenant que, confrontés à la
violence des politiques migratoires xénophobes et répressives de
l'Europe, les jeunes m'appellent et me sollicitent, et à travers moi toutes
les Africaines en tant que mères, je me remémore ces paroles. Je me dis
que nos enfants nous reconnaissent et nous revendiquent comme source
de vie, mais aussi comme une force capable de les porter quand ils sont
tout petits et de les accepter quand ils deviennent grands, quoi qu'il
arrive, qu'ils soient gagnants ou perdants. Et je les entends d'autant mieux
que je suis moi-même à la recherche d'alternatives et d'alliés, ici et
ailleurs.
J'étais persuadée, à l'instar de nombreuses autres femmes d'Afrique,
que Ségolène Royal à la présidence de la République française pouvait
être une alliée de taille. Je me dis à propos des enfants du Mali et
d'Afrique ce qu'elle se dit à propos des enfants de France : « J'ai la ferme
volonté d'empoigner ce problème à bras-le-corps. J'en ai la ferme
volonté, je l'ai là, chevillée au corps, parce que je sais au fond de moi en
tant que mère que je veux pour tous les enfants qui naissent et qui
grandissent en France ce que j'ai voulu pour mes propres enfants7. » Je
suis convaincue que des valeurs de femme sont indispensables pour une
autre compréhension de la liberté de circulation et du choix d'une vie
digne.
1 Sanou Mbaye, « L'Afrique noire face aux pièges du libéralisme », Le Monde diplomatique,
juillet 2002.
2 Au même moment, à Paris, était votée la loi de Nicolas Sarkozy sur l'immigration choisie.
3 Le Forum pour un autre Mali est l'une des émanations nationales du Forum social africain
(FSA), créé à Bamako en janvier 2002 dans le cadre du mouvement social mondial.
4 Anbalakaw : « gens de chez nos mères » ou « femmes qui nous donnent la vie ».
5 J'ai été directrice des études et des programmes dans ce jeune département ministériel, le
premier du genre en Afrique, créé par le président Félix Houphouët-Boigny dans le cadre de
l'année internationale de la femme (1975).
6 Denko signifie « besoin d'enfant » en bamanan.
7 Ségolène Royal, discours du 11 février 2007 à Villepinte.
17

Le choix de la dignité et de l'espérance


Mais en quoi la France, grande et vieille nation, avait-elle besoin
de pointer, comme un problème gravissime, les rapports entre des
flux d'étrangers (qui ont construit ce pays depuis des siècles) et
son identité ?
Claude Liauzu

Nous aurions pu aller aujourd'hui, le plus librement possible, les uns


vers les autres afin de mieux revenir à nous-mêmes, enrichis, rassurés
quant à notre place parmi nos semblables, en tant qu'humains d'une égale
dignité, jouissant des mêmes droits. L'immigration aurait été circulaire.
De ses flux, elle aurait irrigué le monde, l'aurait réenchanté, et nous
respirerions tous à pleins poumons. Il n'y aurait point eu de mur pour
nous rappeler celui de Berlin, mais des voies libres, des portes ouvertes.
Pourquoi a-t-il fallu que Schengen – nom d'une bourgade
luxembourgeoise paisible –, associé à l'accord du 14 juin 1985, dont
l'objectif, tout à fait légitime, est de rapprocher les Européens de
l'Europe, devienne synonyme de tant de tourments, d'injustices et
d'entraves à la libre circulation d'autres peuples ? Ne devrait-il pas être
possible, au terme d'une si longue histoire de violences, certes, mais aussi
de rencontres véritables et de métissages, d'être malien, sénégalais ou
camerounais et d'arpenter les avenues de Paris, Londres ou Bruxelles
sans avoir à justifier de sa présence et de sa différence ?
L'obsédante question du soi dans le monde que j'évoque en
introduction est au cœur du livre de Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure
ambiguë, dont le héros, Samba Diallo, s'exprime en ces termes : « Je ne
suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct et
appréciant d'une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu'il faut que
je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n'y a pas une tête
lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse
de n'être pas deux1. »
Il s'avère, à travers le couple immigration/mondialisation, que cette
aventure n'est pas seulement celle de Samba, mais celle de l'homme en
général, confronté à l'éternelle question de l'autre et du sens de sa
présence. Le dilemme du dominé est devenu au fil du temps celui du
dominant, à qui s'applique ce même constat : « Tout au long de notre
cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et [...]
nous voilà devenus autres2. »
L'Occident refuse d'admettre qu'il est allé à la conquête du monde et
des autres, et que nul ne sort indemne de l'expérience de la rencontre,
même en position de dominant. L'identité, dans sa perméabilité, retient
tout ce qui la touche et la traverse. Le colon a voulu une Afrique
française, et voici avec elle la France africaine en tant que composante
d'une identité plurielle, que certains Français veulent démanteler, purifier,
dans l'espoir de se sentir mieux dans leurs privilèges, dans leur peau et
dans leur tête.
Or « la rencontre avec l'Autre, avec des êtres humains différents,
constitue depuis toujours l'expérience fondamentale et universelle de
notre espèce3 ». Ce beau et merveilleux défi est le seul que nous nous
devons de relever, ensemble, Blancs, Noirs, Jaunes et Rouges, dans le
cadre d'une mondialisation qui ne serait plus cette guerre de tous contre
tous avec son état-major, son armada, ses tranchées, ses gagnants, ses
perdants, ses morts et ses blessés. Le ministère de l'Immigration, de
l'Intégration, de l'Identité nationale et du Codéveloppement n'est pas
seulement celui de l'hostilité4. Il est également celui de la reconfiguration
du visage de la France par la négation, la peur et la haine.
L'immigration, qui est un droit, devient un délit pour certaines
catégories d'humains. La solidarité avec ces « nouveaux damnés de la
terre » est elle aussi un délit dans les pays de transit, avec les voisins dans
les pays de destination et même à l'école et à bord des avions qui
reconduisent les expulsés. Poursuivie pour avoir protesté contre
l'expulsion de deux ressortissants maliens dans les circonstances que j'ai
évoquées au chapitre 9, Marie-Françoise Durupt a été acquittée en
première instance, mais le ministère public a fait appel. Pour RESF, elle
fait partie, avec beaucoup d'autres, des « délinquants de la solidarité ».
La France et l'Europe ont certainement mieux à offrir à leurs citoyens,
à l'Afrique et au monde que la peur et la haine de l'autre. Je n'ignore rien
de nos propres intolérances les uns envers les autres ni des violences
xénophobes qui en découlent. « L'Afrique est familière des expulsions
massives : Guinéens de la zone frontalière du Sénégal, en 1965 ;
pêcheurs ghanéens de Sierra Leone, Guinée et Côte d'Ivoire (1966) ;
Zimbabwéens, Botswanais, Zaïrois, Tanzaniens et Somaliens de Zambie
(1972) ; Tanzaniens et Ougandais du Kenya (1979 et 1981) ; Peuls de
Sierra Leone et Banyarwanda d'Ouganda (1982) ; Maures et Sénégalais
après les pogroms de 1989, à Nouakchott et Dakar, etc.5 » Il s'avère que
les frontières artificielles tracées par les pays occidentaux lors du partage
de l'Afrique, l'inégale répartition des ressources ainsi que la faillite du
développement tiré par l'exportation comptent parmi les facteurs
déterminants mais souvent occultés de ces violences xénophobes.
La gravité de la responsabilité des anciennes puissances coloniales et
de l'Europe – je l'ai souligné en abordant l'ivoirité dans ma Lettre au
Président des Français... – réside dans le fait qu'elles aggravent les
conséquences de la balkanisation du continent par toujours plus
d'ingérence et de pillage.
En se posant en victimes et en se barricadant alors que, dans le même
temps, au nom de la mondialisation, elles imposent l'ouverture totale de
l'Afrique à leurs biens et services, ces puissances sont en train de semer
les graines de nouvelles guerres, puisque les pays africains, qui sont
presque tous aux abois, n'ont pas les moyens de s'ouvrir les uns aux
autres. Le défi majeur auquel nous faisons tous face est celui de la justice
économique, seul moyen de vivre dignement chez soi et de circuler
librement.
La thèse de l'invasion et de l'agression de la France, et de l'Europe
d'une manière générale, relève du fantasme, car « la plupart des gens ne
souhaitent guère émigrer dans un pays étranger, et beaucoup de ceux qui
ont dû le faire seraient plutôt des migrants circulaires que des migrants
permanents s'ils en avaient la liberté6 ». Au cours de mes brefs séjours en
France, je ne vois et n'entends autour de moi que des Africains
nostalgiques qui meurent d'envie de rentrer, mais qui ont peur d'être
privés de la liberté de revenir sur leurs pas du fait des verrous posés ces
vingt dernières années par les artisans de l'Europe-forteresse. Il est
aberrant de voir l'Union européenne ainsi préoccupée par le contrôle de
ses frontières, alors que celles-ci ne devraient même pas exister
puisqu'elle est elle-même le chantre de l'ouverture des frontières des
autres, si l'on en juge par les accords de libre-échange qu'elle veut
imposer aux pays ACP.
Encore une fois, la phobie sécuritaire et la criminalisation des migrants
ne sont pas justifiables, surtout de la part d'une région dont les
ressortissants ont autrefois peuplé les Amériques, l'Australie et une partie
de l'Afrique et qui aujourd'hui n'ont pas de difficultés à circuler ni à
s'installer n'importe où dans le monde. « À travers le temps et sur
l'ensemble de la planète, elle [l'immigration] comporte des flux
hautement déterminés, régulés et équilibrés par des mécanismes
spécifiques. Ces mouvements de populations ne durent qu'un temps,
souvent une vingtaine d'années, avant de tarir7. »
C'est une bonne nouvelle quand on songe que les récents flux
migratoires, qui engendrent tant de morts et de souffrance, datent des
années 1990, au moment où les conséquences des PAS ont commencé à
se faire sentir. Nous devrions, vingt ans après, en maîtriser les causes et
être en mesure de trouver des réponses crédibles et dignes. Il suffirait que
l'Europe soit disposée à reconnaître le coût social particulièrement élevé
de la logique économique qu'elle exporte et qui n'obéit qu'à ses intérêts.
En d'autres termes, il n'y a pas de « problème de l'immigration africaine »
à résoudre en tant que tel en dehors des questions que l'Europe elle-même
et ses pays membres, dont la France, se posent à leur propre niveau à
propos de la mondialisation.
À partir du moment où les pays riches et industrialisés, gagnants de la
mondialisation marchande, reconnaissent ses limites, la mettent à plat, la
dissèquent et définissent leurs politiques intérieure et extérieure en
fonction de ce qu'ils comptent gagner, je ne vois pas pourquoi les
dirigeants africains devraient s'interdire d'en faire autant. Nous sommes
surtout malades de ce manque de volonté de diagnostiquer et de nommer
ce dont nous souffrons. Nous laissons aux mauvais médecins qui sont à
notre chevet le soin de nous dire ce dont il s'agit et comment y remédier.
Je me suis immiscée dans la campagne présidentielle française en
participant à de nombreux débats et en invitant José Bové et Marie-
George Buffet au Mali pour partager avec les Français la conviction qu'il
existe indéniablement une issue responsable à l'hémorragie. La victoire
de la gauche nous aurait certainement permis de l'explorer, parce que
cette solution est antilibérale. Mais de quelle gauche parlons-nous ? De
celle qui se veut moderne en se montrant ouverte à la mondialisation telle
qu'elle est à l'œuvre actuellement, avec la prétention d'en corriger les
dysfonctionnements ? Elle se comporte précisément comme la droite en
Afrique, en défendant les intérêts des grandes entreprises.
Il va sans dire que le remède à l'exploitation et à la paupérisation du
continent, dont résultent les flux migratoires, dépend également de la
refondation de la gauche française, qui n'a pas toujours su répondre aux
attentes des peuples dépossédés ni à celles des banlieues.
Au-delà de la France, où en est la gauche européenne ? Car il est
indéniable que nous devons également nous battre contre l'Europe
ultralibérale. Comme je me suis efforcée de le démontrer, de même que
la droitisation de la politique nous vulnérabilise plus que les Français, qui
ont les moyens de défendre leurs intérêts, la construction de l'Europe de
la finance et du commerce nous coûte particulièrement cher dans la
mesure où nous avons affaire à une coalition d'États. Celle-ci recourt à
des chantages aux financements pour imposer des orientations qui, en
Europe, exigent des débats de fond.
Et la gauche africaine, dans tout ça ? L'Internationale socialiste dont se
réclament certains partis africains qui se veulent de gauche est
aujourd'hui interpellée alors que, à la faveur des accords de partenariat
économique (APE), l'Union européenne est prête à imposer aux pays
ACP la concurrence libre et non faussée qui a été la pierre d'achoppement
du Traité constitutionnel européen.
Hubert Védrine, l'un des rares responsables politiques français à se
prononcer sur l'avenir des relations entre son pays et l'Afrique, souligne :
« Ce qui domine dans l'opinion française et même dans une grande partie
de la classe politique envers l'Afrique, c'est l'indifférence. Bien sûr, il y a
quelques entreprises, quelques hommes politiques, quelques médias, des
hommes et des femmes de culture qui restent liés à l'Afrique et
passionnés par elle. Mais ce sont des groupes très minoritaires ou
spécialisés8. » La ruée vers les matières premières du continent qui vient
de se déclencher lui donne tort. Il a en revanche raison quand il ajoute :
« La gauche, quand elle s'en préoccupe [de l'Afrique], est partagée entre
le paternalisme et la charité (l'aide), et la réprobation (droits de l'homme).
Au total, elle est distante et gênée. La droite hésite entre retour illusoire à
la Françafrique, souci de protection migratoire et banalisation
économique et libérale. Elle risque d'être expéditive et maladroite9. »
La solution à la paupérisation de l'Afrique et à l'exil des Africains
passe nécessairement par la réforme des institutions de Bretton Woods,
qui nous ont rendu les pires services en s'en tirant à bon compte. Les
évaluations internes auxquelles elles ont procédé l'attestent. Mais nous
sommes sans défense, parce qu'elles détiennent l'arme du financement et
le pouvoir d'influencer les autres détenteurs de ressources.
Quelle gauche ? Quelle mondialisation ? Quelles réformes ? Qui
décide au nom des peuples ? Comment ? Quelle coopération au
développement ? Pour quel projet de société ?
L'immigration africaine n'est étrangère à aucune de ces questions, qui
sont au cœur du débat politique en France et en Europe, du fait de la
dépendance chronique de nos pays envers les financements extérieurs.
Dominique Strauss-Kahn, homme de gauche à la tête du FMI, saura-t-
il entendre ces réalités, dont du reste il n'ignore rien ? Pourra-t-il, malgré
le caractère antidémocratique de l'« élection » des dirigeants de cette
institution et de la Banque mondiale, combattre l'unilatéralisme qui
gangrène ces structures et respecter la souveraineté des pays qui ne sont
pas membres du club des riches ?
Pour en revenir au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, je voudrais
souligner que le président français a fait preuve, en plus du mépris, d'une
profonde ignorance de l'histoire de son propre pays et du degré
d'interconnexion entre nos économies, qui, à leur tour, influent sur nos
destins.
L'idée du paysan africain immuable, figé dans la répétition des mêmes
gestes, est insultante et ne correspond à rien quand on considère la
capacité d'ouverture dont celui-ci a fait preuve dans les filières cacaoyère,
caféière, cotonnière et autres, contribuant ainsi davantage à la richesse de
la France qu'à son propre bien-être. L'image qui en ressort obéit à un
double dessein : nous mettre en porte-à-faux non seulement avec les
Français et les Occidentaux d'une manière générale, mais aussi avec
nous-mêmes, en laissant entendre que nous n'avons pas su tirer profit des
bienfaits de la colonisation et que nous avons du chemin à faire pour
nous hisser au rang des gens qui comptent, qui font l'Histoire.
À la société libérale, régie par la loi du plus fort, la logique du bien
possédé, de l'ostentation et du bien consommé, de préférence seul(e) et
rien qu'avec les siens, nous avons, en Afrique, les moyens d'opposer des
valeurs qui riment avec humanité, solidarité, partage et dignité. Nul n'en
a le monopole. Elles sont à rechercher et à revendiquer dans la
reconstruction de nos êtres tourmentés et broyés par le rouleau
compresseur du tout-marché, de nos repères brouillés, de nos liens
distendus.
J'en ai l'intime conviction et je m'efforce de le prouver ici, au Mali, où
j'ai accueilli et gardé auprès de moi des « retournés » de Ceuta et Melilla.
Ensemble, nous participons à des actions de transformation profonde des
lieux (travaux de construction, de pavage des rues, de création artistique
et artisanale...) qui, en même temps qu'elles rendent compte des avenirs
possibles, nous réconcilient avec nous-mêmes, avec le Mali et avec
l'Afrique.
Pour rompre le silence, il était de la plus haute importance de leur
donner la parole dans le cadre du Forum social mondial polycentrique de
Bamako (19-23 janvier 2006), à l'occasion duquel ils ont partagé leurs
expériences avec des citoyens du monde entier et rendu compte de leurs
espérances. Par ailleurs, plus de 350 personnes10 ont pris part, en
septembre et octobre 2006, aux journées commémoratives des
événements de Ceuta et Melilla. Faute de ressources, j'ai dû assister
impuissante au départ de la plupart d'entre eux vers le nord, d'où ils
étaient venus, ou vers d'autres pays africains.
Au début des années 1990, après ma nomination au poste de ministre
de la Culture et du Tourisme, j'ai proposé au gouvernement malien une
réponse culturellement pertinente aux défis des temps présents : le retour
à l'humain. Celui-ci peut se traduire par le mot bambara maaya, qui veut
dire « humanisme ». De cette valeur, familière et chère à tous les Maliens
(avec des appellations différentes d'une ethnie à l'autre), découle la notion
de somogoya, ou gens d'une même maison, d'une même cité. Selon
Karamoko Bamba, du mouvement N'ko, dans l'existence humaine tout
tourne autour du somogoya, ce sentiment d'appartenance à une même
humanité, à un même destin. Somogoya peut, de ce fait, être lu comme un
principe de vie ainsi que comme un art de vivre ensemble, fait
d'attachement les uns aux autres, de fidélité et d'espérance.
Les gens d'une même cité, parce qu'ils s'en font pour leurs semblables,
veillent les uns sur les autres, sans être nécessairement biologiquement
apparentés. Au contraire, c'est en veillant sur l'enfant de l'autre, en le
prenant avec soi que l'on prouve sa civilité, sa solidarité à l'égard du
groupe. Le recours aux tests ADN pour authentifier la filiation du
candidat au départ dans le cadre du regroupement familial va précisément
à l'encontre d'une telle valeur de société et de solidarité.
Au-delà du regroupement familial, les sacrifices consentis par les
migrants obéissent à ce principe. Les uns partent pour que ceux qui
restent puissent survivre. C'est ainsi que, arrivé en Espagne au terme de
quatre années d'errance et de galère, le fils de l'une de mes connaissances
a aussitôt envoyé à son père 500 euros, sans lesquels son oncle serait
mort faute d'argent pour acheter les médicaments qui lui avaient été
prescrits.
À l'intérieur de nos frontières comme dans les rapports entre nations,
nous avons le choix entre être des gens d'une même cité, d'une même
humanité, et être des gens d'un même marché dans lequel l'homme est un
loup pour l'homme. La volonté de rationaliser et de rentabiliser la
solidarité intrafamiliale et intergénérationnelle, laquelle contribue par
ailleurs à corriger le coût social des programmes d'ajustement structurel,
n'est qu'une forme de détournement des stratégies de survie des
populations. Ceux qui se trompent de bonne foi donnent aux artisans de
l'immigration choisie un argument, celui selon lequel les expulsés
peuvent s'intégrer de nouveau dans leurs pays d'origine avec leur propre
argent et un minimum d'aide et d'accompagnement. C'est simpliste et
erroné quand on sait que, par ailleurs, la France et l'Europe sont engagées
dans une logique de libération qui leur permet de gagner toujours plus au
détriment de l'Afrique.
Les tenants de l'immigration choisie sont tout aussi prompts à
instrumentaliser les pratiques culturelles qui sont de nature à choquer
l'opinion occidentale. Référence est faite au voile, à ceux qui pratiquent
la polygamie, « égorgent leur mouton dans leur salle de bains » ou
« excisent leurs fillettes ». Comment faire la part des choses entre la
défense de la cause des femmes africaines et la manipulation de ces
thèmes dans le cadre d'une politique migratoire dont elles sont par
ailleurs les victimes ? Que ceux qui excellent tant dans la chasse à
l'homme cessent donc de se poser en défenseurs de nos droits de femmes
africaines, qui seraient bafoués par « nos maris, nos pères et nos frères
supposés culturellement violents, violeurs et voileurs11 ».
Du reste, ils ne font qu'enfoncer des portes ouvertes, puisque l'excision
est une pratique culturelle dont nous comptons bien nous aussi venir à
bout. Nous le ferons pour notre santé et pour celle de nos fillettes, que
personne ne saurait aimer et protéger mieux que nous-mêmes. Cette
pratique perd déjà du terrain, et elle mourra de sa belle mort le jour où le
droit des femmes à l'éducation, à l'information, à l'emploi ainsi qu'à la
décision économique et politique sera respecté. En attendant, quand nous
nous réveillons chaque matin, nous ne nous demandons pas si nous
sommes excisées ou pas, mais comment circuler librement, subvenir aux
besoins de nos enfants et faire d'eux des citoyen(ne)s à part entière, que
personne n'expulsera de nulle part avec des menottes aux poignets.
Chaque matin, dans les villes et les villages d'Afrique où travailler plus
ne permet pas nécessairement de gagner plus, ce sont les femmes qui
colmatent les brèches ouvertes par la privatisation des services publics,
en redoublant d'efforts dans la recherche de nourriture, d'eau, d'énergie et
de médicaments.
Que le président Nicolas Sarkozy, qui a promis au soir de son élection
d'être aux côtés « de toutes les femmes martyrisées dans le monde »,
commence – s'il considère que les Africaines font partie du lot – par
éviter de nous infliger la mort sociale à travers les expulsions forcées et
les mots qui tuent. Et cela concerne aussi les fillettes, dont les droits sont
bafoués lorsque, du fait du statut de « sans-papiers » de leurs parents,
elles sont extirpées de leurs établissements scolaires, sous le regard ahuri
de leurs petits camarades, pour être reconduites dans des pays d'origine
que parfois elles ne connaissent pas.
Le « martyre » des Africaines ne saurait être réduit aux discriminations
et aux inégalités. L'excision économique que pratiquent les nations riches
à travers l'ajustement structurel et le commerce déloyal est tout aussi
mutilante et touche bien plus de femmes que celles que l'Occident
prétend défendre et sauver, sans toutefois permettre qu'elles participent à
l'analyse de leur propre situation en vue d'élaborer, de l'intérieur, les
stratégies de défense de leurs droits et de leurs intérêts.
Rappelons également qu'aucune culture n'est statique, qu'aucun peuple
n'est immobile, figé dans la répétition des mêmes gestes, qu'il s'agisse des
terres à labourer ou de nos corps à explorer, à marquer et à s'approprier. Il
faut être aveuglé par la centralité et la supériorité de ses propres valeurs
de culture pour enfermer l'autre dans l'immobilisme, pour spéculer sur tel
ou tel fait de culture et y trouver le motif d'appeler ceux et celles dont on
ne veut plus « ces gens-là ». Ce sont précisément de ceux-là que
l'intégration – le maître mot de la transformation de l'autre – est exigée,
afin que le monde devienne un et intelligible pour ceux qui se font peur.
Mais, à l'usage, le concept est « piégé12 ». Car l'intégration s'opère
souvent au prix du renoncement à tout ou partie de soi. Les peuples qui
ne sont pas assez « entrés dans l'Histoire » doivent laisser au vestiaire
leurs croyances, leurs pratiques « barbares », leurs langues et, si possible,
la couleur de leur peau. La violence fondée sur cette dernière
caractéristique est particulièrement inouïe, puisqu'elle touche cette part
de soi dans laquelle on se love, avec laquelle on se lève et dont on ne
peut en aucun cas se débarrasser. C'est alors la police qui se charge de
débarrasser la France de nous.
Le proverbe bamanan qui dit que « vos tripes sont en sécurité entre les
cornes du taureau qui vous connaît » ne se vérifie pas dans notre cas.
Nous sommes au contraire étripés par la France, dans un contexte
mondial où nous devrions pouvoir cheminer ensemble. En matière de
liberté individuelle comme de souveraineté politique et économique, les
efforts les plus consistants sont internes à la société. De la même façon,
les processus de démocratisation qui nous réussiront le mieux se
nourriront de nos vécus, de nos visions, de nos apports ainsi que de notre
créativité artistique et politique.
À Dakar, le président français a affirmé : « Vous voulez une autre
mondialisation, avec plus d'humanité, avec plus de justice, avec plus de
règles. Je suis venu vous dire que la France la veut aussi. Elle veut se
battre avec l'Europe, elle veut se battre avec l'Afrique, elle veut se battre
avec tous ceux qui, dans le monde, veulent changer la mondialisation. Si
l'Afrique, la France et l'Europe le veulent ensemble, alors nous
réussirons. » Prenons-le au mot, en lui rappelant que cette perspective
exige de lui comme des autres dirigeants européens non pas la franchise,
qui, à l'occasion, se fait insulte, mais la rigueur dans l'examen des faits au
lieu du traitement discriminatoire des conséquences des politiques
néolibérales quand il s'agit de nous.
Il ne s'agit plus de dire, en tant que nations riches : « Nous vous
pillons, mais nous vous aidons, et n'oubliez pas de dire merci » ; ou :
« Nous définissons les règles du jeu, et gare à ceux qui protestent » ; ou
encore : « Nous prenons le monde d'assaut mais, de grâce, vous, gens
d'ailleurs, surtout les Africains, restez chez vous. »
Aux jeunes d'Afrique, le président français a dit : « Vous croyez que le
libre-échange est bénéfique mais que ce n'est pas une religion. Vous
croyez que la concurrence est un moyen mais que ce n'est pas une fin en
soi. Vous ne croyez pas au laisser-faire. Vous savez qu'à être trop naïve
l'Afrique serait condamnée à devenir la proie des prédateurs du monde
entier. Et cela, vous ne le voulez pas. »
Le défi intellectuel, théorique, politique et culturel qui se pose à nous-
mêmes, Africains, gouvernants et gouvernés, est colossal. Sommes-nous
capables de nous sentir concernés chaque fois qu'il arrive un malheur à
l'un d'entre nous ? Sommes-nous désireux d'en savoir plus sur les raisons
du mépris et de l'humiliation dont nous sommes l'objet et de nous
organiser de manière à défendre nos droits et notre dignité ? Certes,
l'épreuve que nous traversons nous en apprend beaucoup sur l'Occident,
mais elle nous en apprend autant sur notre propre manque de lucidité, de
courage, sur nos trahisons et sur l'aliénation culturelle dont nous
souffrons tant. Nous sommes invités à imaginer des perspectives d'avenir
centrées sur les êtres humains, qui leur parlent davantage et répondent à
leurs attentes. Cette réappropriation de nos destins fait appel à nos
langues, à nos repères, à des valeurs de société et de culture qui nous sont
familières.
De l'intérieur, nous avons les moyens de combattre la corruption et
l'impunité en nous référant à ces valeurs, qui dissuadent les prédateurs et
jettent sur eux le discrédit. La désaffection pour les urnes, l'incivisme et
la corruption découlent en grande partie de la distance qui sépare le
citoyen ordinaire d'une démocratie qui vient d'ailleurs, s'enseigne et
s'exerce dans une langue qu'il ne maîtrise pas, privilégie une ouverture
économique dont il ne profite pas.
Il est heureux que, à l'heure de la barbarie, l'autre France, celle qui a un
sens aigu de la dignité humaine et du droit de tous les peuples de la terre
au respect, reste vigilante et debout pour l'Afrique et pour l'honneur.
Hommage à ces hommes et à ces femmes de courage qui militent au sein
des associations ou dans l'anonymat, à ces parlementaires et à ces
sénateurs qui savent que la loi de Brice Hortefeux est taillée sur mesure
et qu'elle vise l'Afrique des sans-voix, en particulier les femmes.
La question migratoire pose celle de notre humanité, de notre liberté et
du sens que nos luttes devront désormais revêtir. Le sacrifice des jeunes
d'Afrique est autant l'expression de leur refus de la misère qui est infligée
au continent qu'un acte de résistance. Il devrait nous interpeller
davantage, nous, les aînés, qui avons le devoir de les éclairer, de les
épauler et, en cas de danger, de les protéger. Il ne saurait y avoir une
génération spontanée d'Africains sortie du moule des grandes écoles,
bardée de diplômes et prête à mordre à pleines dents dans le profit roi. La
nouvelle corde se tisse au bout de l'ancienne.
Fily et des milliers d'autres sont morts pour avoir été lâchés. Ils ne
reviendront plus. Mais les survivants sont atteints, de même que ceux et
celles à qui il a été signifié qu'ils n'avaient pas le droit de circuler
librement, que certaines zones de notre vaste monde leur étaient
interdites. Or c'est le fait de pouvoir conjuguer « je » avec « nous » et de
dire « demain », d'envisager tout ce que l'on entreprend dans la durée, qui
devrait faire un développement véritablement durable parce que humain.
L'accumulation et la concentration des richesses dans certains pôles et
entre les mains d'une minorité d'acteurs qui orchestrent le monde est tout
simplement quelque chose de terrifiant.
Un pays comme le Mali a énormément perdu dans le cadre de la
libéralisation de son économie et des privatisations. J'ai fait référence au
coton, à l'or et à l'énergie, mais un bilan rigoureux d'autres secteurs,
comme les transports (chemin de fer, aéronautique...) ou la téléphonie
mobile, nous édifierait davantage. En tant que Maliens, nous n'aurions
jamais cru qu'un opérateur économique – Orange (c'est-à-dire France
Télécom) – pouvait engranger et rapatrier en un an 52 milliards de francs
CFA (après impôts) pendant que, à tous les niveaux, on se gargarise de
mots sur la lutte contre la pauvreté et la bonne gouvernance.
Je sais par expérience qu'il est possible, et qu'il est plus que jamais
temps, de soustraire le Mali à l'égarement, à l'enlisement, et les
Malien(ne)s à l'errance, en explorant avec la rigueur et la conviction
nécessaires le riche terreau de la culture.
« Toutes les cultures sont de folie et de sagesse, de prose et de poésie.
Toutes les cultures sont de pulsion communautaire et de participation
individuelle. La domination occidentale s'est faite sur une brusque
extension et une exaspération de ces données : le ver était dans le fruit –
en créole : Sé kod yanm qui maré yanm, c'est la liane que produit
l'igname qui permet de l'attacher au mieux. La grande force des vaincus
du marché-monde est d'avoir reçu en ajoutement les merveilles et les
ombres des vainqueurs. Le plus difficile étant, non de les rejeter, mais de
se défaire de leurs stérilisantes fascinations par un imaginaire libéré, une
poétique clairvoyante du Tout-Monde. Une plénitude optimale, loin des
conquêtes, des revanches ou des dominations, et qui s'appelle
Mondialité13. »
L'œuvre de construction qui nous attend dans cette belle perspective
est gigantesque et magnifique. Par ici, nous nous attelons à la tâche en
touchant à tout, en comptant sur les créateurs et créatrices, artistes et
intellectuel(le)s, que nous comptons convier régulièrement à un
événement, « Migrances », qui est synonyme de retrouvailles, de partage.
Il s'agit de jeter les bases et d'édifier l'autre Mali, l'autre Afrique et l'autre
monde avec deux jeunes, dont l'un est en France et l'autre à Bamako.
Écoutons leurs mots :
« Si j'avais su, je ne serais jamais parti. Mais, une fois parti, le retour
est difficilement envisageable. On perd sa place, ses amis et parfois
même ses parents. Il faut les retrouver, les conquérir et s'asseoir de
nouveau parmi eux. Il faut renouer avec les réalités et les habitudes avec
lesquelles on voulait rompre. »
« Tu pars jeune et fort, tu as toutes les chances de ne jamais revenir ou
de revenir vieux, usé et pauvre parmi les tiens. »
1 Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, op. cit.
2 Ibid.
3 Ryszard Kapuscinski, « Rencontrer l'Étranger, cet événement fondamental », Le Monde
diplomatique, janvier 2006.
4 Claude Liauzu, « Ministère de l'hostilité », Le Monde diplomatique, juillet 2007.
5 Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « L'Afrique rejette ses propres immigrés », Le Monde
diplomatique, décembre 1999, s'appuyant sur Sylvie Bredeloup, « Tableau synoptique. Expulsions
de ressortissants ouest-africains au sein du continent africain, 1954-1995 », Mondes en
développement (Bruxelles), vol. 23, no 91, 1995.
6 Saskia Sassen, « Les immigrations ne surgissent pas du néant », art. cité.
7 Ibid.
8 Hubert Védrine, « Ce que la France doit faire en Afrique », Jeune Afrique-L'Intelligent, 25-31
mars 2007.
9 Ibid.
10 Dont les membres de l'association Retour Travail Dignité.
11 Appel des féministes indigènes : www.indigene-republique.org.
12 Dominique Vidal, « Casser l'apartheid à la française », art. cité.
13 Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, « Les murs. Approche des hasards et de la nécessité
de l'idée d'identité », Institut du Tout-Monde, 2007 : http://www.ldh-toulon.net/ spip.php?
article2241.
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Remerciements
Mes nombreuses séparations et retrouvailles avec ma mère, Bintou
Sidibé, les soins dont elle m'entourait avant chaque départ et sa joie
immense de me revoir à chaque retour sont indéniablement pour
beaucoup dans mon engagement pour les droits des migrants. « Va
écrire », me disait-elle parfois quand elle me sentait tiraillée entre l'envie
d'être auprès d'elle et la nécessité de finir tel ou tel chapitre, sans savoir
que je n'écris que parce que je suis portée par sa pensée, ses idées et ses
valeurs.
Mes remerciements vont à cette femme exceptionnelle pour avoir su
cultiver en nous, ses enfants, le souci et le sens de l'autre, pour le temps
qu'elle nous a consacré. Elle n'est pas partie, notre mère, elle dort et veille
sur nous parce qu'elle sait que tout reste à faire.
Mes remerciements vont à ces hommes et à ces femmes de courage et
de dignité qui nous sont revenus blessés de Ceuta et Melilla – des
Maliens et leurs compagnons africains d'infortune – et qui me font chaud
au cœur en m'appelant « Tantie » ou « Maman ». Ils m'ont enrichie de
leur douleur et de leur espérance.
Je remercie mes sœurs Saouratou, Mariam, Ramata, Djénèba, ainsi que
mes frères Bouréma, Moussa, Madou, Djiby, dont l'affection, les conseils
et les encouragements me sont précieux.
Ce livre, comme mes autres essais, résulte également de la complicité
intellectuelle, de l'aide et des conseils de Diadié Yacouba Dagnoko. Sa
perspicacité et son regard critique m'ont souvent permis d'approfondir
mes questions, d'étoffer mes arguments.
Je remercie pour sa disponibilité et son enthousiasme toute l'équipe du
centre Amadou Hampâté Ba, en particulier mes assistants Aziz
Coulibaly, Amadou Diakité, Mounkoro, Gaoussou Diallo, Fatou et Awa
Meité, Lamine Camara.
Je suis également reconnaissante à mes nombreux amis et militants
pour un autre Mali et une autre Afrique dans un monde plus juste et
solidaire. Les nommer tous serait une tâche fastidieuse, mais qu'ils
sachent que nos interminables débats sur l'état du monde me sont
indispensables.
DÉJÀ PARU AUX ÉDITIONS FAYARD

Philippe Aigrain

Cause commune. L'information entre bien commun et propriété, 2005


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Dominer le monde ou sauver la planète ?
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La Doctrine des bonnes intentions. Entretiens avec David Barsamian,
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