Aminata Traoré - L'Afrique Humiliée
Aminata Traoré - L'Afrique Humiliée
Aminata Traoré - L'Afrique Humiliée
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du même auteur
Dédicace
Préface
1 - L'ennemi subsaharien
2 - L'insulte
3 - Le dilemme français
5 - Le Mali stigmatisé
8 - Les naufragés
9 - Le vol Paris-Bamako
10 - La sous-traitance de la violence
12 - L'arme du financement
15 - Le codéveloppement
16 - Femmes en lutte
Remerciements
L'ennemi subsaharien
Chaque fois que les peuples européens ont concrètement tenté
d'englober tous les peuples de la terre dans leur conception de
l'humanité, ils ont été irrités par l'importance des différences
physiques entre eux-mêmes et ceux qu'ils rencontraient sur les
autres continents.
Hannah Arendt
L'insulte
[...] l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture
Le dilemme français
Gérer avec sérénité et honnêteté, à l'intérieur et à l'extérieur de ses
frontières, une réalité humaine, sociologique et économique qui découle
des péripéties de sa propre histoire, voilà le défi que les politiciens
français, atteints d'amnésie et de courte vue, refusent de considérer. Le
fait que le durcissement de la politique migratoire de la France vise plus
spécifiquement les ressortissants des anciennes colonies françaises
d'Afrique n'est pas seulement une expression de ce refus, mais une erreur
politique et stratégique grossière. Car l'Afrique et plus particulièrement
les pays francophones pourraient et devraient être les premiers et les
véritables interlocuteurs de la France dans la gestion d'une réalité que,
contrairement aux déclarations des artisans et défenseurs farouches de
l'immigration choisie, personne ne lui demande de subir. Le problème est
délibérément mal posé pour que soient trouvées des solutions qui
participent à la réalisation du type de société qu'ils ont en tête.
La diabolisation des Africain(e)s et le dénigrement de nos sociétés, que
l'on pratique en brandissant tels ou tels aspects de nos cultures, sont au
cœur de cette démarche.
La loi de Brice Hortefeux met clairement en lumière la dimension anti-
Noirs de la politique française puisqu'elle insiste lourdement et sans cesse
sur les ressortissants d'Afrique noire. Si tous ceux et celles qui décident
d'émigrer en France et en Europe, qu'ils soient américains, japonais,
australiens ou suisses, étaient logés à la même enseigne, nous aurions
moins à redire.
Répétons-le : personne ne conteste à la France ni aux autres pays
membres de l'Union européenne le droit de maîtriser les flux migratoires
en direction de l'espace Schengen. C'est l'utilisation de la question
migratoire comme un instrument central dans la construction d'un idéal
de société prospère, eurocentriste, élitiste et raciste qui pose problème,
d'autant que, pendant ce temps, ces mêmes pays interfèrent dans
l'économie et la politique en Afrique et participent activement à son
pillage.
Ce n'est pas innocemment que la France se tourne vers d'autres pays
européens et les incite à durcir à leur tour leurs systèmes de contrôle.
C'est dans le cadre d'un pacte européen qu'elle compte sur cette solidarité,
en vue d'aller le plus loin possible – et jusqu'à l'excès – dans le
verrouillage de l'espace Schengen, notamment face aux flux migratoires
africains.
Ainsi, le fait que douze autres pays européens recourent aux tests ADN
dans leur politique migratoire a été l'un des arguments de poids dans la
défense de l'amendement de Thierry Mariani. Cet amendement et la loi
de Brice Hortefeux sont en parfaite cohérence avec le discours de Dakar :
il s'agit pour le gouvernement français d'ignorer les particularités de
l'histoire de son pays qui ne l'arrangent pas et d'œuvrer pour une politique
communautaire qui le libère du poids du passé.
Car la spécificité de la France en tant que puissance coloniale a été,
contrairement à la Grande-Bretagne, le refus de lâcher du lest. Son
premier dilemme aujourd'hui est de prétendre à la compétitivité au sein
de l'Europe et avec celle-ci, mais sans s'encombrer des Africains, en
l'occurrence les moins utiles à son dessein.
« Nous voulions juste passer », disent innocemment les jeunes
ressortissants de pays francophones qui sont revenus blessés de Ceuta et
Melilla. Car du reste du monde ils ne savent pas grand-chose. C'est la
France qui est en eux, qu'ils maîtrisent ou non sa langue, et qui leur parle.
Aussi leur semble-t-il tout naturel de regarder vers la puissance coloniale
qui a dominé leurs pays et qui continue de s'adresser à eux dans sa
langue, à travers ses médias, ses biens et ses services, qu'ils préfèrent
souvent aux autres. L'ancienne métropole les appelle et les attire, tout
comme les anglophones – Nigérians, Indiens, Pakistanais – sont attirés
par l'Angleterre, d'une manière peut-être moins romanesque.
En d'autres termes, la France comme l'Angleterre, avant d'être des
puissances mondiales, ont été des puissances coloniales trois siècles
durant. L'une et l'autre ont violé les frontières existantes, en ont tracé
d'autres et ont organisé les mouvements de populations en fonction de
leurs intérêts. « Les Anglais ont fait appel aux Indiens et aux Pakistanais
pour la construction des chemins de fer en Afrique de l'Est (Tanzanie,
Kenya, Ouganda, Afrique du Sud), et les Français aux Marocains, en
1881, ainsi qu'aux Chinois pour le chemin de fer entre le Sénégal et le
Niger, dont le tronçon Kayes-Bamako1. »
Les non-Blancs, au regard et au nom de cette histoire commune, fût-
elle une histoire de violence, se demandent pourquoi ils doivent raser les
murs dans l'espace Schengen, alors que les Italiens, les Portugais et les
Espagnols qui ont émigré en France y sont reconnus comme des Français
à part entière2.
Le deuxième dilemme de la France se situe au niveau du partage du
coût social de sa politique intérieure et extérieure, qui la met en face d'un
passé que les libéraux et les ultralibéraux voudraient laisser en arrière. En
regardant autour d'eux, ils sont obligés de noter qu'à l'intérieur de
l'Hexagone tout va mieux, sauf pour certaines catégories de Français, et
que c'est le cas aussi de par le monde, sauf dans les pays d'Afrique d'où
ces Français sont originaires. La conclusion est vite tirée : la
mondialisation marche. Et si les perdants du système, à l'intérieur comme
à l'extérieur de l'Hexagone, sont originaires d'Afrique, il faut en chercher
la raison dans leurs sociétés, leurs cultures, leurs religions.
La concomitance des événements de Ceuta et Melilla et de la révolte
des banlieues en France a conforté la thèse de l'agression par des bandes
de jeunes venus d'Afrique. Seulement, ceux des banlieues qui sont nés en
France et tous ceux qui ont la nationalité française peuvent être
discriminés mais pas expulsés. Leur intégration s'impose. Les autres
doivent prouver qu'ils méritent d'être régularisés et de devenir français.
Obsolète et arrogant, le dispositif mis en place dans le cadre de la
nouvelle loi française sur l'immigration obéit à ce dessein, en oubliant
que la colonisation et la domination que la France poursuit créent
nécessairement des cultures métisses, des identités plurielles. Les
Français d'origine africaine et les Africains désireux de devenir français
ou de jouir tout simplement de leur droit de vivre et de circuler librement
en France ne sauraient être considérés comme des ennemis de ce pays
sous prétexte qu'ils ne parlent pas sa langue ou ne démontrent pas leur
attachement aux valeurs de la République.
Les artisans de cette loi se trompent assurément de priorités et de défis.
De ce fait, les critères de régularisation, d'intégration et d'octroi des visas,
de courte ou de longue durée, sont aussi erronés. La barrière linguistique
n'est ni nécessaire ni respectueuse de l'effort que nous faisons déjà par
nous-mêmes pour apprendre le français. Elle est dressée contre la région
du monde qui a le plus contribué au rayonnement de la langue française
en créant la francophonie, en la revendiquant et en l'animant. Ce n'est
nullement un hasard si l'ancien chef d'État sénégalais Abdou Diouf est à
la tête de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Ce sont
également des chefs d'État africains, en l'occurrence Amani Diori,
Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba, qui ont eu l'idée de créer une
institution maintenant et cultivant le lien avec l'ancienne puissance
coloniale, précisément parce que nous avons le français en partage. Cela
n'est du reste pas toujours du goût de tous les Africain(e)s, certains
estimant que nos langues sont nos meilleurs atouts et qu'elles ne peuvent
que pâtir de cette importance primordiale accordée au français. Nous
voici payés en monnaie de singe par une génération de politiciens qui
prétendent défendre la France alors qu'ils ne savent même pas repérer ses
atouts.
L'une des véritables causes de la vulnérabilité de l'Afrique se situe
dans ce registre. Si, à l'instar des Asiatiques, nous avions donné à nos
enfants, dès l'école primaire ou maternelle, la chance d'apprendre et de
comprendre le monde à travers nos langues au lieu de transiter par le
français, nous aurions eu raison de l'illettrisme et de bien d'autres
handicaps. L'apprentissage du français, qui est devenu notre langue de
travail et de communication avec d'autres francophones, est et devrait
d'abord être un souhait, non une exigence ni un instrument d'évaluation et
de tri. Je suis à la fois émue et malheureuse de voir autour de moi des
femmes de condition modeste prélevant sur leurs maigres revenus
l'argent nécessaire à leur alphabétisation en français, parce qu'elles savent
que même ici, au Mali, le fait de ne pas maîtriser cette langue les
marginalise. Elles le font librement, par choix, et non point parce qu'elles
ont l'intention d'émigrer un jour en France.
Et que dire des valeurs de la République, qui sont déjà responsables de
l'occidentalisation de chaque aspect de notre existence ? Même nos
constitutions sont calquées sur celle de la France.
Alors, ces femmes qui veulent rendre visite à un fils ou rejoindre leur
conjoint en France, que doivent-elles prouver de plus ? Demande-t-on à
des Japonais ou à des Américains, avant même leur arrivée, d'apprendre
la langue française et de suivre des cours d'éducation civique ? Si ces
mesures procèdent de la volonté d'aider les « primo-arrivants », pourquoi
en faire un critère d'octroi du visa ?
Par ailleurs, l'attachement à la France est-il réductible à la
connaissance de la langue et des valeurs de la République ? Mais la
droite décomplexée a l'imagination fertile. Aussi a-t-elle pensé à mesurer
l'intensité des liens avec la France, comme le rappelle Thierry Mariani.
Le texte de loi, déclare-t-il, prolonge « la démarche entamée en 2006
s'agissant de la définition de critères de délivrance de la carte vie privée
et familiale pour “liens personnels et familiaux”, outil utilisé dans le
cadre des régularisations6 ». En 2006, il a en effet été décidé que cette
carte serait attribuée aux étrangers ayant fait la preuve de l'intensité de
leurs liens avec la France.
Mariani souligne par ailleurs que la méconnaissance des « règles de
fonctionnement de la cellule familiale française [...] fait obstacle à une
bonne insertion dans notre société, tant pour les parents que pour leurs
enfants. Il est donc légitime de mettre à la disposition des parents un outil
spécifique, pour surmonter des difficultés particulières d'adaptation
auxquelles ne sont pas confrontées les familles déjà installées sur le
territoire, qu'elles soient françaises ou étrangères7 ».
Faut-il croire que tous les Français dits de souche maîtrisent et
respectent leurs droits et devoirs de parents, l'égalité des sexes, l'exercice
de l'autorité parentale, les droits des enfants, etc. ?
En réalité, outre le nombrilisme culturel qu'elles dénotent, ces mesures
sont caractérisées par un abus de pouvoir, un déni des droits des
étrangers, notamment les plus vulnérables, qui ont besoin d'une aide
véritable, d'amitié et de solidarité, et non de nouveaux obstacles à
franchir.
La barrière financière prouve elle aussi, si c'était nécessaire, que ce
sont les mêmes catégories de migrants, ceux qui ont un salaire modeste et
une famille nombreuse, qui sont visées, sous prétexte de leur permettre
de vivre décemment. Les ressources exigibles sont désormais fixées par
voie réglementaire en fonction de la taille de la famille. Elles ne pourront
en aucun cas être inférieures au SMIC, soit 1 005 euros net par mois, et
ne pourront dépasser 1,2 fois le SMIC, soit 1 206 euros net par mois.
Nous sommes indignés par un tel acharnement et une telle cruauté,
d'autant plus que nous avons été piégés. Nous avons servi les intérêts de
l'Occident dès 1492, lorsque, après avoir exterminé les Amérindiens, il a
dû déporter des millions d'Africains. La traite négrière a donné lieu à une
migration forcée, massive et meurtrière sans précédent de par sa durée, le
nombre de ses victimes – les morts et les survivants – et son coût
politique – en particulier le mythe de la supériorité blanche si bien ancré
dans l'inconscient collectif.
L'exploitation de la force de travail des Africains a revêtu, sous le
régime de la colonisation, d'autres formes, dont le travail forcé dans le
cadre de la réalisation des infrastructures (routes, chemins de fer,
barrages...) ou mal rétribué dans le cadre de l'économie de plantation.
Dans la région ouest-africaine, les mouvements de populations suscités
se traduisent entre autres par le déplacement des Mossi du Burkina Faso
vers les plantations de la Côte d'Ivoire et l'office du Niger3, ou encore par
celui des Bamanan et des Kassonké du Mali vers le Sénégal.
Selon Samir Amin, « on ne connaît aucune autre région aussi vaste
[que l'Afrique] qui ait connu un transfert de populations aussi important,
de 1880 à ce jour4 ». Temporaires ou définitives, les migrations qui ont
prévalu en Afrique du Sud, en Rhodésie et au Kenya devaient fournir aux
fermes européennes ainsi qu'aux mines la main-d'œuvre bon marché dont
elles avaient besoin. « Déformées, appauvries, les formations sociales de
cette région perdent jusqu'à leur apparence d'autonomie. L'Afrique
misérable des bantoustans et de l'apartheid est née5. »
Pour ce qui est de l'Afrique de l'Ouest, qui est au centre de la crise
actuelle, Samir Amin souligne que les migrations de travail ont débuté
avec la colonisation, mais sont demeurées relativement lentes jusqu'en
1920, sauf pour la ceinture cacaoyère de la Gold Coast. Leur rythme a
augmenté au cours des années 1920 et 1930 et s'est accéléré à partir des
années 1945-1950. La région s'est alors structurée en zones
d'immigration et en zones d'émigration au fur et à mesure que les régions
« neutres » se réduisaient.
À l'agriculture, qui est la cheville ouvrière de l'ouverture de l'Afrique
de l'Ouest au capitalisme, les puissances colonisatrices ont appliqué un
schéma différent de celui qui prévalait en Europe. Là-bas, en effet, les
ruraux perdant leurs terres du fait de la modernisation sont allés vers les
industries et se sont prolétarisés. L'émigration vers les villes est allée de
pair avec l'amélioration de la production agricole et l'industrialisation. En
Afrique tropicale, en revanche, le capitalisme agraire a eu recours à une
main-d'œuvre abondante, qu'il a souvent fallu créer en suscitant des
migrations. L'administration coloniale, quand elle le jugeait nécessaire,
n'hésitait pas à recourir au travail forcé.
Jusqu'aux années 1970, les flux migratoires provoqués ont
essentiellement été d'origine rurale. Ils se dirigeaient vers d'autres zones
rurales dont l'économie reposait sur les cultures de rente et vers des zones
urbaines dont la dynamique reposait, en grande partie, sur l'exploitation
d'autres secteurs de ces filières agricoles.
Les migrations africaines ne provenaient donc pas d'un « trop-plein
relatif » de main-d'œuvre, mais de départs massifs de populations laissant
derrière elles des campagnes vidées de leurs hommes, que les femmes
devaient souvent attendre longtemps. Ce phénomène s'est accéléré avec
les sécheresses des années 1970, suivies de la crise de l'endettement des
années 1980. De temporaires et saisonnières, les migrations sont
devenues définitives, avec la possibilité pour les femmes de rejoindre
leurs époux au bout d'un certain temps. Mais les pays de destination,
comme la Côte d'Ivoire, le Ghana, le Gabon ou le Cameroun, se sont tous
trouvés confrontés à la crise du « modèle », lequel était censé garantir
l'intégration de leurs économies dans le commerce mondial.
Pendant les deux guerres mondiales, l'armée française a pu disposer de
tirailleurs dont le rôle a été décisif dans la victoire contre le nazisme.
Démobilisés à la fin des hostilités, la plupart d'entre eux sont retournés
dans leur pays d'origine.
Au cours de la période des Trente Glorieuses, la France, qui avait
toujours besoin de main-d'œuvre pour sa reconstruction, a de nouveau
fait appel aux Africains, sans exiger d'eux ni diplômes ni visas, et encore
moins la preuve de leur filiation au moyen de tests ADN. Algériens,
Marocains et Tunisiens ont parfois émigré contre leur gré. Ce fut ensuite
le tour des Maliens et des Sénégalais.
Peu à peu, le besoin de travailleurs africains s'est fait de moins en
moins sentir. La saturation est intervenue à partir des années 1970,
années de sécheresse qui ont poussé des milliers de paysans et d'éleveurs
sahéliens à abandonner leurs terres et à émigrer.
Jusqu'au milieu des années 1970, le travailleur malien, sénégalais ou
mauritanien qui avait émigré en France venait régulièrement rendre visite
à sa famille. Quand il prenait une retraite bien méritée, son fils, un frère
ou un cousin le remplaçait, jouant son rôle dans ce circuit avantageux
pour la France comme pour les pays d'origine, vers lesquels les migrants
envoyaient de l'argent. Le retraité revenait alors s'installer dans son pays
d'origine, où il avait auparavant investi dans des activités (commerce,
agriculture...) ou dans des infrastructures à titre individuel et familial
(maison) ou collectif (mosquées, maternités) – réalisations qui lui
conféraient un statut de notable et une respectabilité.
Dès 1974, les lois Bonnet-Stoléru ont mis un terme à ce mouvement du
fait de la récession économique. Les travailleurs émigrés qui étaient en
France se voyaient dans l'obligation de s'y fixer, dans la mesure où les
cadets n'étaient plus autorisés à venir prendre la relève. Ces derniers ont
donc dû entrer dans la clandestinité, tandis que le regroupement familial
devenait une nécessité pour ceux qui étaient légalement installés dans
l'Hexagone.
Parallèlement, la situation économique des pays d'origine s'est
détériorée elle aussi tout au long de la décennie 1980, marquée par la
crise de la dette du tiers-monde et le lancement des programmes
d'ajustement structurel. Le chômage des jeunes diplômés, la suppression
de milliers d'emplois dans la fonction publique et la privatisation de la
plupart des entreprises nationales ont progressivement créé une masse de
population aux abois, prête à aller tenter sa chance ailleurs, de préférence
en France, où résidaient et travaillaient des parents, des amis et des
connaissances. La solidarité familiale et clanique aidant, les émigrés
maliens installés en France de longue date ont souvent tendu la main à
ceux et celles qui les sollicitaient.
Des femmes sont donc venues, des enfants aussi, et ces derniers ont
grandi. Entre-temps, les usines et les mines ont fermé, et leurs pères,
quand ils n'étaient pas à la retraite, se sont retrouvés plus facilement
licenciés parce qu'ils étaient noirs ou arabes et peu qualifiés. Et puis le
travail lui-même a changé de nature et d'exigences en s'automatisant. Les
enfants des milliers d'ouvriers licenciés sont allés à l'école et ont grandi
dans des quartiers de seconde zone, où l'emploi est rare. Les tensions
sociales, la délinquance (drogue, vols...) et la violence entre jeunes se
sont installées, comme partout où les mécanismes de paupérisation et
d'exclusion sont à l'œuvre. Et aujourd'hui, comme partout où il est plus
facile de réprimer que d'écouter et d'accompagner, la police entre en jeu
et s'acharne contre les jeunes : contrôles d'identité, arrestations, gardes à
vue souvent abusives, violences corporelles, tortures mentales et
psychologiques...
Pendant ce temps, les mères, qui, au sein des familles, ont dû faire face
au manque d'argent et à toutes sortes de pénuries et qui voient leurs filles
et leurs fils chômer, avec ou sans diplôme, se lancent dans la lutte pour la
survie en acceptant n'importe quel emploi. Elles retrouvent sur leur lieu
de travail les mêmes tâches – nettoyage, gardiennage d'enfants et de
personnes âgées – que celles qui les occupent dans leur foyer. Harassants,
monotones et ingrats sont les emplois qui leur sont confiés. Pour être à
l'heure au travail, les mères de banlieue doivent partir aux aurores,
laissant les enfants les plus grands s'occuper des plus petits.
Les femmes qui vivent et travaillent dans ces conditions sont d'autant
plus stigmatisées qu'elles sont projetées dans un environnement dont
souvent elles ne maîtrisent ni la langue ni les rouages. Elles se retrouvent
alors entre elles, s'organisent en puisant dans leurs repères culturels et
développent des formes de solidarité qui compensent l'indifférence et
l'exclusion qu'elles subissent.
Point n'est besoin de souligner que ces femmes aspirent tant à
l'autonomie financière qu'à la maîtrise de la langue française, afin de
s'occuper de leurs enfants et, comme leurs conjoints, d'envoyer de
l'argent à leurs familles, souvent à leurs propres mères. Les difficultés de
gestion de ces réalités économiques et sociologiques dans les ménages se
sont aggravées au fur et à mesure que l'emploi et le logement sont
devenus de plus en plus inaccessibles.
Le 27 octobre 2005 sont morts Bouna et Zyed, qui voulaient échapper
à un contrôle de police. La coupe, qui était pleine, a alors débordé et les
banlieues se sont embrasées. D'un côté comme de l'autre de l'espace
Schengen, dans l'Hexagone et ses banlieues de Clichy-sous-Bois ou du
Val-de-Marne comme dans les banlieues lointaines de la France que sont
Dakar, Bamako ou Yaoundé, il s'agit de vies bouleversées et brisées au
nom de la rigueur et de l'efficacité économique.
Pour le malheur des laissés-pour-compte de la croissance en France et
pour celui des peuples d'Afrique, la logique du marché libre et
concurrentiel qui leur vaut ce sort est présentée comme non négociable.
Le coton africain est l'une des preuves éclatantes de l'asymétrie des
rapports de force entre la France et ses anciennes colonies d'Afrique, hier
comme aujourd'hui, ainsi que du lien entre la libéralisation des
économies africaines et l'immigration clandestine.
1 Propos de Bakari Kamian lors d'une réunion organisée par le Comité économique et social
européen à la suite de la signature d'un mémorandum d'entente avec l'Union des conseils
économiques et sociaux d'Afrique, septembre 2006.
2 L'immigration africaine – maghrébine et subsaharienne – s'inscrit en somme dans une
continuité, le « royaume de France » ayant toujours attiré des immigrés.
3 L'office du Niger est un périmètre irrigué construit dans le delta du fleuve Niger, au Mali, par
les colons français dans les années 1930.
4 Samir Amin, « Migrations in Contemporary Africa : A Retrospective View », in J. Baker et
T. A. Aina (éd.), The Migration Experience in Africa, Uppsala (Suède), Nordiska Afrikainstitutet,
1995, p. 29-40.
5 Ibid.
6 Thierry Mariani, rapport sur le projet de loi de Brice Hortefeux.
7 Thierry Mariani, rapporteur du projet de loi de Brice Hortefeux devant l'Assemblée nationale,
18 septembre 2007.
4
Le Mali stigmatisé
La vérité et la justice sont ce dont nous avons le plus grand besoin
aujourd'hui, au Mali et d'une manière générale en Afrique, pour ne pas
avoir honte de nous-mêmes, ne pas désespérer de nous et de notre
continent. Que les politiciens s'y refusent parce qu'ils ont un agenda
caché est de bonne guerre, même si ce comportement est intolérable en
raison des injustices criantes qui en découlent. Mais il est beaucoup plus
troublant de constater, à certains niveaux où l'on ne soupçonne aucune
adversité, la délégitimation de nos luttes.
Au Mali, nous sommes nombreux à nous demander ce que l'une des
plus belles plumes de France, Erik Orsenna, veut réellement prouver à
travers son Voyage aux pays du coton, qui est en même temps un Petit
précis de mondialisation. Devons-nous interpréter le chapitre consacré à
notre pays comme une preuve d'amitié de plus pour nous ou comme
l'occasion de démontrer que les injustices monstrueuses qui caractérisent
la filière cotonnière ne sauraient justifier nos difficultés actuelles ?
L'illustre académicien tente de jeter le doute sur mon analyse de la
situation de mon pays et sur l'issue de mon combat : « Par sa stature, son
autorité naturelle, le respect qui l'entoure, les légendes qui
l'accompagnent, les récits de ses combats altermondialistes et la
flamboyance de ses boubous, Aminata Traoré est une reine. [...] Je
partage souvent son diagnostic sur les maux du continent, mais discerne
mal quels remèdes elle propose. Qu'importe ! C'est une reine qui se bat,
et une inépuisable4. »
Je ne m'attendais pas à trouver une telle ignorance du sens de ma
démarche et de mon engagement chez le seul auteur, de surcroît
académicien français, qui ait eu l'idée de se déguiser en femme africaine
en signant Madame Bâ5. J'aurais aimé engager avec Erik, qui m'a posé
quelques questions lors de son voyage marathon au Mali, un débat franc,
contradictoire et rigoureux sur le coton malien dans l'économie mondiale.
Mais qu'il ait attaché plus d'importance à la flamboyance de mes boubous
qu'aux remèdes que je propose n'est pas plus mal. Il est vrai que, dans le
cadre de la promotion de Madame Bâ, Erik est venu se faire
photographier avec moi, vêtue de l'un de mes « flamboyants boubous »,
précisément dans l'une des structures dont il parle : le San Toro. Il me
considérait à l'époque comme l'un des trois membres de sa famille
africaine, Hamidou Sall et Henriette Diabaté étant les deux autres. C'est
du reste à ce titre que nous avons eu le privilège, Henriette Diabaté et
moi, de figurer parmi ses invités lors de sa réception à l'Académie
française.
J'ai dû pécher en sortant du rôle de la « sœur d'Afrique » par mon
combat contre l'ordre néolibéral. J'agis en poil à gratter là où Erik
Orsenna, ou plutôt « Madame Bâ », sait être à la fois convaincant et
drôle.
Orsenna a été beaucoup lu et entendu à propos du coton au Mali et
dans le monde (aux États-Unis d'Amérique, au Brésil, en Ouzbékistan), si
j'en juge par le succès de librairie de son livre, comme d'ailleurs de
Madame Bâ, qui était une manière subtile d'aborder le brûlant dossier de
l'obtention des visas d'entrée en France.
Erik Orsenna n'épargne pas davantage le président malien, qui lui a fait
l'amitié de le recevoir. Le dénigrement, en ce qui concerne ce dernier,
passe également par une histoire de boubou : « D'un geste un peu
maladroit, agacé, il remonte les manches de son boubou bleu brodé –
décidément, ce boubou ne lui va pas : trop vaste, trop joli, trop brodé. Le
président se redresse. [...] L'angoisse est palpable chez ce militaire qui a
traversé bien des crises et n'a jamais manqué de courage. Que Dieu, s'Il
existe, protège les présidents du Mali ! Leur tâche n'est pas simple6. »
Le président Amadou Toumani Touré (ATT) a donc droit au ridicule et
à la pitié pour avoir exposé les contraintes qui sont les siennes quand,
d'un côté, les États-Unis et l'Europe créent la surproduction en
subventionnant leurs propres producteurs de coton et, de l'autre, la
Banque mondiale lui demande de répercuter la baisse des prix du marché
mondial sur le maigre revenu du paysan malien : « Aujourd'hui, l'or blanc
est en train de devenir notre malédiction. Le coton, c'est la moitié de nos
recettes d'exportation. Le coton fait vivre, directement, près du tiers de
notre population : trois millions et demi d'hommes et de femmes ! [...]
C'est vrai, j'ai accepté de garantir aux paysans un prix supérieur au cours
mondial. Comment pouvais-je faire autrement ? Ils se soulevaient ! C'est
ça, la volonté de la Banque mondiale : une autre zone d'instabilité, dans
le sud de notre pays, aux frontières mêmes de la Côte d'Ivoire d'où ne
cessent d'arriver des réfugiés ? Comment voulez-vous que je les
nourrisse ? Et mes trois millions et demi, s'ils n'ont plus rien à manger, ils
viendront d'abord en ville. Et ensuite, direction la France, par tous les
moyens : ils s'accrocheront même aux trains d'atterrissage des avions.
C'est ça que vous voulez10 ? »
Pour nous montrer la voie quant à la privatisation de la CMDT, à
laquelle ATT et la plupart des Maliens sont réticents, Erik Orsenna donne
la parole au paysan et syndicaliste burkinabé François Traoré : « S'ils [les
Maliens] doivent privatiser aujourd'hui, c'est qu'ils ont manqué le coche
hier. Il est bien beau de réclamer des délais. Mais n'oublions pas la réalité
des affaires : si la situation continue de se dégrader, quelle société privée
voudra s'engager11 ? »
Le Burkina Faso, selon l'auteur de Voyage aux pays du coton, semble
« traverser la crise et la chute des cours mondiaux. Quel est son secret ?
L'histoire mérite d'être contée, car elle montre l'existence (et la viabilité)
d'une troisième voie entre la privatisation et le kolkhoze d'État12 ». « Tant
que les cours du coton demeuraient à des niveaux élevés, on pouvait se
permettre de laisser agir à sa guise la CMDT. Chacun savait que ce
kolkhoze géant, plus grosse entreprise cotonnière de la planète, ne
méritait pas que des éloges sur sa gestion. Chacun devinait les trafics
qu'elle couvrait, les corruptions qu'elle nourrissait. [...] La situation
change lorsque s'effondre le prix du coton. Par crainte d'allumer la colère
des campagnes, le gouvernement n'ose pas répercuter la baisse7. »
Erik Orsenna devrait pouvoir réviser cette lecture des faits, dans la
mesure où le producteur malien de coton a dû accepter, à son corps
défendant, le prix de 160 francs le kilo de coton graine pour la campagne
2005-2006, contre 210 francs pour celle de 2004-2005. Ne sachant plus
où donner de la tête, les plus vulnérables sont déjà en train de vendre
leurs charrues et leurs maigres biens pour que leurs enfants partent en
ville, comme ATT le craint, et, si possible, en Europe. Encore une fois,
dans la situation actuelle du Mali, partir est une manière de réagir aux
supposés bienfaits d'un marché qui vire au cauchemar.
Est-ce bien amical et fraternel, alors que la droite et l'extrême droite
excellent dans la stigmatisation et la criminalisation des migrants, de
faire des Maliens les premiers responsables des difficultés de leur filière
cotonnière ? « Pardon au Mali, pays que j'aime et dont je respecte les
dirigeants, parmi les meilleurs d'Afrique, dit Orsenna dans Madame Bâ.
J'y ai placé une scène peu ragoûtante que j'avais observée ailleurs.
Rappelons que la corruption n'est pas un monopole africain. Hélas, en
cette matière, la France n'a de leçons à donner à personne13. »
Il en va du coton comme des visas. Dans Madame Bâ toujours, Erik
Orsenna écrit qu'il peut « témoigner qu'à Bamako l'ambassadeur de
France a lutté ferme contre les trafics de visas8 ». Comment peut-il le
savoir au terme de ses brefs séjours au Mali ? Et admettons qu'il en soit
ainsi (ce dont je doute) : ne s'agit-il pas là de s'occuper des seconds
couteaux au lieu de désigner le marché déloyal et prédateur comme
responsable de la destruction de l'agriculture paysanne et du recours des
hommes et des femmes désespérés à l'émigration ainsi qu'aux pratiques
frauduleuses ?
Je persiste et signe : il n'y a pas plus voleur ni plus corrupteur que le
marché dit « libre et concurrentiel », dont les gagnants trichent, mentent
et tuent en toute impunité, mais à petit feu, à travers des politiques qu'ils
imposent.
Le « viol de l'imaginaire », qui est l'une des règles du jeu, consiste à
faire intérioriser aux Africains le sentiment de leur échec à saisir et
exploiter les opportunités du système. La description de la ville de
Koutiala dans Voyage aux pays du coton l'illustre à merveille : « Je
connais bien d'autres capitales d'une matière première. Manaus, reine
passée du caoutchouc, Johannesburg, métropole de l'or et du diamant,
Koweit City, fille bénie du pétrole... Toutes ont profité de leur aubaine
pour s'embellir. Pas Koutiala, pourtant principale cité malienne du coton.
On la surnomme le “Paris de l'Afrique”, tant la lumière et la profusion
sont censées y régner. Pour trouver quelque fondement à cette
comparaison, il faut une imagination hors du commun ou ce trouble
oculaire qui affecte la vision de certains tiers-mondistes particulièrement
militants9. »
Il est regrettable que l'illustre voyageur ait traversé le Mali d'un bout à
l'autre sans avoir vu le lien entre la souffrance du peuple malien au travail
et la main de fer du capitalisme mondialisé. Était-il porteur, avant l'heure,
du virus du « travailler plus pour gagner plus », au point de n'avoir vu
que la misère ambiante à Koutiala ?
« Pays d'origine » est la nouvelle appellation du Mali, ainsi que des
pays vers lesquels Brice Hortefeux est déterminé à expulser les migrants
indésirables au rythme de 25 000 par an. Contrairement aux biens de
consommation, qui sont valorisés lorsqu'il est fait référence à une
« origine contrôlée », la plupart des pays dont les migrants dits
« illégaux » sont originaires ne font pas rêver, tant il est admis qu'ils sont
très pauvres et sans aucun attrait ni intérêt, ou presque, pour quiconque,
ainsi que vient de nous le montrer Erik Orsenna en décrivant Koutiala.
C'est en nous appropriant cette lecture de nos terroirs que nous leur
tournons le dos lorsque nous émigrons. L'angoisse est le lot de ceux et
celles qui partent dans la clandestinité au risque d'être un jour arrêtés et
renvoyés dans des pays auxquels, précisément, ils ont tourné le dos parce
qu'ils ne font plus rêver. Heureusement, beaucoup caressent toujours
l'espoir d'y revenir un jour. Pour ma part, je suis inépuisable parce que je
sais que nous devons être un certain nombre à rester ici, les pieds
solidement ancrés dans des valeurs de société qui ne se voient pas et ne
se déclinent pas en termes de PIB.
Comme tout autre pays, le Mali est à la fois un territoire, une histoire
ainsi qu'une mémoire individuelle et collective. Les griots les chantent et
les exaltent chez ceux qui restent, et surtout chez ceux qui partent. Ces
derniers les emportent avec eux, ils les ont en eux. Les jeunes Maliens de
la région de Kayes, par exemple, ne bravent le désert, la mer et la peur
que parce que dans leur tête trotte une musique qui leur dit qu'ils existent
car ils ont une histoire et un pays, d'où ils sont partis et qui les attend.
Pour l'ensemble des Malien(ne)s, cette musique évoque une présence
au monde qui renvoie à un territoire de 1 241 300 kilomètres carrés, le
plus vaste d'Afrique de l'Ouest. Le Mali a des frontières avec sept autres
pays : l'Algérie, la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire,
la Guinée et le Sénégal. Ceux qui prétendent que nous sommes les
derniers de la terre pour une question de produit intérieur brut se
trompent. Nous sommes du monde. Nous sommes le monde. L'homme
d'Asselar, qui date de 6 250 ans avant Jésus-Christ, a été découvert en
1927 à 47 kilomètres au nord de Kidal2.
En tant que pays du centre, pays de rencontres et de brassages, le Mali
a « accueilli » au xiiie siècle les Kounta, venus des oasis de l'Algérie dans
le cadre de l'expansion de l'Islam. Les Toucouleurs sont venus du Sénégal
au xixe siècle. Avec El Hadj Oumar Tall à leur tête, ils ont bâti un empire
de 400 000 kilomètres carrés, de Kayes au pays dogon. Le Mali a abrité
de grands empires (Ghana, Songhaï, Mali...) et enregistré de nombreux
mouvements de populations, sans oublier l'un des plus récents et des plus
importants, provoqué par le colon : l'installation des Mossi à l'office du
Niger.
À partir du xviie et du xviiie siècle, les grands empires se sont disloqués,
donnant naissance aux royaumes bamanans de Ségou et du Kaarta, au
royaume peul du Macina, au royaume dioula du Wassoulou, avec
l'Almamy Samory Touré comme figure de proue. Lui et El Hadj Oumar
Tall sont deux des grandes personnalités de la résistance africaine, qui ont
tenu tête à la puissance colonisatrice – la France –, dont l'implantation a
commencé à partir de 1850.
Le Mali a successivement été appelé Haut-Sénégal-Niger, puis Soudan
français. En 1956, il devient une république autonome de la Communauté
française. Le 17 janvier 1959, il forme avec le Sénégal la Fédération du
Mali, qui proclame son indépendance le 20 juin 1960. Cette fédération
éclate quelques mois plus tard et la république du Mali est proclamée le
22 septembre 1960. À la suite de la création du franc malien en 1962, la
plupart des entreprises étrangères quittent le pays ou réduisent leurs
activités. De nombreuses entreprises publiques sont créées. Mais, la
guerre froide, l'animosité de l'ancienne puissance coloniale, les erreurs de
jeunesse de la Première République aidant, les efforts de développement
endogène et autonome des Maliens échouent. Le coup d'État militaire du
19 novembre 1968 met un terme à l'expérience socialiste du Mali, qui
rejoint alors la zone franc avant d'être soumis, à partir de 1982, aux
programmes d'ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale.
Amadou S. Traoré, qui a assisté dans les années 1960 à l'amorce de la
construction d'une économie malienne dynamique car conforme aux
aspirations de la population, regrette le sabotage de ce processus : « Il y a
eu, dans ce pays, 42 sociétés et entreprises d'État qui n'étaient pas toutes
des boulets au pied de l'État, dont Air Mali. Les performances de cette
société étaient supérieures aux résultats que nous enregistrons aujourd'hui
au niveau de bien des compagnies d'aviation. Mais Air Mali a tout
simplement été donnée, en même temps que l'espace aérien du Mali, à
une structure moribonde qui a fini par échouer. Nous avons également eu
dans ce pays des entreprises comme la SOCIMA, la SMECMA, qui
fabriquait du matériel agricole : charrues, herses... On les a fermées, et
nos paysans n'ont ni charrue ni d'autres moyens de travail que la daba.
Nous avons eu la SOCORAM, qui fabriquait des transistors. Aujourd'hui,
le marché est inondé de toutes sortes de radios d'importation. D'aucuns,
les plus jeunes, ne savent même pas qu'une telle société a existé dans ce
pays. Le secteur privé malien aurait pu être tenu par des entrepreneurs
maliens mieux formés, qui auraient formé à leur tour d'autres Maliens
pour gérer aujourd'hui des entreprises privées faisant face à la demande
nationale et exportant. Mais on a dessouché nos entreprises3. »
Les paysans, qui constituent la majorité de la population, ont cru, tout
comme l'État, au pouvoir de l'or blanc, qu'ils ont semé en quantité au sud
du pays. Mais la substitution de la globalisation à un projet national
concerté, cohérent et lisible pour tous aura détourné la démocratie
malienne des objectifs que nous lui assignons : l'emploi et le revenu
décent pour que notre génération et les générations futures puissent vivre
dignement ici, et parcourir le monde.
1 Nicolas Sarkozy, discours du 26 juillet 2007 à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
(Sénégal).
2 Ville située dans une région désertique au nord du Mali, frontalière avec l'Algérie et le Niger.
3 Propos d'Amadou S. Traoré, libraire, lors du premier Forum pour l'autre Mali organisé au
centre Djoliba, à Bamako, en avril 2002.
4 Erik Orsenna, Voyage aux pays du coton. Petit précis de mondialisation, Fayard, 2006, p. 51-
52.
5 Id., Madame Bâ, Fayard/Stock, 2003.
6 Id., Voyage aux pays du coton, op. cit., p. 47.
7 Ibid., p. 37.
8 Ibid.
9 Id., Voyage aux pays du coton, op. cit., p. 31.
10 Ibid., p. 46.
11 Ibid., p. 38.
12 Ibid.
13 Id., Madame Bâ, op. cit., p. 487.
6
Oncle Boubacar,
J'ai peur pour mon pays.
Les perspectives qui m'avaient tant réjouie
Me font désormais frissonner.
Je m'étais réjouie de la démocratie,
Aujourd'hui, elle est une source de divisions.
Oumou
De tous les côtés, visibles et invisibles, des murs se dressent devant les
quêteurs de passerelles.
De paperasse, de béton, de grillage, de barbelés, de caméras
thermiques, de détecteurs d'infrarouges ils sont faits. Par milliers, des
postes de police surveillent les routes qui mènent vers les nations riches
en voie de sanctuarisation.
C'était à Sangatte, au cœur de l'Europe ; c'est toujours dans les
enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, là où elle fait face à l'Afrique et
à sa jeunesse en quête de réponses à un chômage devenu chronique,
massif et mortel. La frontière qui sépare les États-Unis d'Amérique du
Mexique fait partie de ces lieux sinistres où des murs se dressent, de plus
en plus haut, face aux migrants. Là-bas aussi les morts se comptent,
chaque année, par milliers.
Ainsi donc, notre monde dit globalisé est éclaté, compartimenté.
Partout au sud, des peuples dignes et fiers qui ne demandent qu'à vivre de
leur labeur sont projetés, malgré eux, dans un système économique et
financier prétendument incontournable et irréversible qui, au lieu de bâtir
des ponts et d'ouvrir des portes, érige des murs entre les riches et les
pauvres, les Blancs et les Noirs, les « civilisés » et les « barbares ».
Comme le rappelle Ali Bensaad, l'année de « l'entrée en vigueur de
l'ALENA, l'accord de libre-échange Mexique, États-Unis, Canada
[1994], [...] est aussi celle de l'érection du mur le long de la frontière
entre le Mexique et les États-Unis, alors qu'un mur, provisoire et limité,
séparant les deux villes jumelles de San Diego et Tijuana, a été érigé en
1989, l'année de la chute du mur de Berlin1. »
Le début de la construction du mur de Ceuta et Melilla, en 1998,
accompagné de la mise en place du SIVE2, se situe à mi-chemin entre la
date de la signature de l'accord de libre association entre le Maroc et
l'Union européenne et celle de son entrée en vigueur. S'agissant de
l'Afrique subsaharienne, l'accord de Cotonou, qui soumet les relations
UE-ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) aux règles du libre-échange,
venait d'être signé.
Tout au long de la décennie 1980, la plupart des pays africains dont les
migrants sont originaires étaient déjà sous la tutelle du Fonds monétaire
international et de la Banque mondiale, qui leur imposaient leurs
programmes d'ajustement structurel. L'hémorragie engendrée s'est
traduite par le « dessouchage » de pans entiers de la population.
C'est ainsi que les sans-emploi, les sans-repères, les sans-voix, tous les
habitants d'Afrique de l'Ouest et du Centre dépourvus de perspectives
d'avenir se sont retrouvés par milliers en septembre 2005 aux abords de
Ceuta et Melilla. Les uns à la suite des autres, comme s'ils s'étaient passé
le mot, ils se sont levés et sont partis en direction du nord. Tantôt ils
étaient conduits par des « passeurs », tantôt ils marchaient seuls, par
petits groupes d'amis et de connaissances.
Jeudi 29 septembre 2005, une chemise ensanglantée, un gant et des
chaussures figurent parmi les traces du combat singulier qui, à l'aube, a
opposé, à Ceuta, quelques centaines d'entre eux aux forces de sécurité
marocaines et à la Guardia Civil espagnole.
Du Mali, du Sénégal, du Cameroun, du Niger, de la République
démocratique du Congo, ils sont partis, souvent sans carte ni boussole,
nuitamment, sans faire de bruit de peur de perdre la face en cas d'échec
du projet migratoire et d'un retour forcé à la case départ. La voie terrestre,
que les jeunes Maliens appellent dougouma sira en langue bamanan,
passe par le Sahara. Comme si la traversée du désert que constituent le
chômage et l'exclusion qu'ils laissent derrière eux ne suffisait pas, il a
fallu que l'Europe, à Ceuta et Melilla, élève une double barrière pour les
entraver dans leur quête d'ailleurs et d'alternatives.
Munis d'échelles de fortune, ils ont décidé d'en finir avec l'apartheid.
Ils sont alors sortis de leurs cachettes, de l'ombre. Par centaines, ils se
sont jetés en différents endroits sur l'obstacle au voyage que représente
cette double barrière, de telle sorte que les gardes frontières soient
débordés. Mais, de l'Espagne et du Maroc, ceux-ci ont reçu du renfort.
Coups de matraque et de bâton, gaz lacrymogène et tirs ont stoppé les
candidats au départ dans leur élan. Officiellement, cinq personnes ont été
tuées, dont certaines, pour la première fois, par balles réelles.
Le 3 octobre 2005 a eu lieu une nouvelle tentative de passage forcé à
Melilla de la part de plusieurs centaines de personnes, suivie d'une autre
dans la nuit du 5 au 6 octobre, qui s'est soldée par six morts, dont mon
compatriote Fily Dembélé, et des dizaines de blessés, comme à Ceuta.
L'opinion internationale, alertée par les médias, fut surprise et choquée,
tandis que l'Espagne et le Maroc se rejetaient mutuellement la
responsabilité des morts par balles.
Fily Dembélé avait 25 ans. Il est mort après avoir reçu une balle dans
le ventre. Son oncle, ayant appris mon intention d'entreprendre avec
d'autres femmes une tournée d'explication en Europe pour protester
contre la criminalisation de l'émigration africaine – la « Caravane de la
dignité » –, s'est adressé à moi : « Madame Traoré, je suis Mamadou
Dembélé. Je voulais vous dire que Fily est mort au Maroc. »
Jusque-là, j'avais seulement vu à la télévision des images d'êtres
égarés, chancelants. Je savais désormais le nom de l'un des morts, et son
histoire et son sort tragiques n'allaient plus me quitter. L'oncle du défunt
et moi sommes restés silencieux pendant quelques instants, puis je lui ai
demandé de m'indiquer où se trouvait sa maison. J'étais bouleversée et
sentais qu'à l'autre bout du fil un homme souffrait. Le lendemain,
Assétou, Bernadette et moi nous sommes rendues dans quartier de
l'Hippodrome pour visiter la famille de Fily. Au mur était tendue la peau
du mouton sacrifié par ses parents pour le repos de son âme. Il s'agissait
d'un deuil sans corps, ni sépulture, ni réponse aux mille et une questions
que suscite la mort par balle d'un jeune en quête d'emploi et d'avenir.
Né en 1981 à Bougoura (dans le cercle de Bafoulabé), Fily, lorsqu'il a
atteint l'âge d'aller à l'école, a été confié par son père à son oncle
Mamadou avec ces mots : « Prends-le avec toi et fais de lui un homme
instruit. » Fily a été un élève studieux et n'a jamais redoublé une seule
classe. Après avoir terminé ses études de comptabilité en 2003, il a tenté,
sans succès, le concours d'entrée dans la fonction publique. Ensuite, à
l'instar de centaines de milliers de jeunes sur le continent, il a frappé en
vain à toutes les portes afin de trouver un travail qui lui permettrait de
vivre au Mali et de venir en aide à sa famille. C'est à la suite de cette
nouvelle déconvenue qu'il a pris le chemin de l'exil en empruntant la voie
terrestre.
Fily et ses compagnons d'infortune avaient cru entendre leurs noms
lorsque, du haut des ruines du mur de Berlin, les gagnants de la guerre
froide avaient déclaré que le monde était désormais un et un seul, un
monde ouvert à tous, sans distinction de race, de sexe, de religion. Ils
auraient aimé faire partie des voyageurs qui vont et viennent, en humains,
à la rencontre de leurs semblables, libres de leurs mouvements.
Les images des événements de Ceuta et Melilla, qui ont fait le tour de
la planète, ne rendent pas compte des déchirures des barbelés, ni de
celles, plus profondes, que provoque la honte de voir son échec et sa
détresse étalés à la face du monde. Les uns cachaient leur visage en
enfouissant leur tête sous leur chemise – ou sous leur pagne pour les
femmes –, d'autres pleuraient à chaudes larmes. Ceux qui ne voulaient
pas cacher leur honte ni pleurer laissaient éclater leur colère et
brandissaient leurs poignets menottés, comme pour dire au reste du
monde : « Voyez ce qu'ils font de nous : des criminels ! »
À Bamako comme à Yaoundé et en d'autres zones de départ, nous
étions à mille lieues de nous imaginer que, chassés des médinas des villes
marocaines, de si nombreux ressortissants de nos différents pays
campaient, des mois durant, sur les hauteurs du mont Gourougou et dans
les forêts de Ben Younès.
À travers le petit écran, j'avais l'impression de voir en chacun d'eux un
frère, un fils, un cousin, un neveu. Ils ressemblaient à ceux qui, à
longueur de journée, sont assis ici, à Missira, dans mon quartier, où, à
travers diverses initiatives, je tente de les retenir, de leur donner des
raisons d'espérer, de croire en eux-mêmes, en ce pays et en leur
continent. J'avais surtout envie de me transporter là-bas, sur les lieux du
crime, de les consoler et de les ramener ici, à la maison. Je ne le pouvais.
Tout allait trop vite et j'étais trop seule à tourner dans ma douleur de
citoyenne et de mère blessée. C'est alors que j'ai décidé d'aller les
accueillir à l'aéroport de Bamako-Sénou.
En raison des accords de rapatriement signés par le Maroc avec le
Sénégal ainsi qu'avec le Mali, les ressortissants de ces pays furent
reconduits à Dakar ou à Bamako par des avions qui venaient d'Oujda. Les
autres – Tchadiens, Camerounais, Nigériens, Congolais – durent
emprunter la voie terrestre pour rejoindre la capitale malienne, où ils sont
encore aujourd'hui des centaines à errer faute de moyens ou d'envie de
rentrer chez eux les mains vides.
À partir de ce moment, ils ne sont plus que des morts vivants qui
attendent sans savoir qui ni quoi, effectuant quelques petits boulots par-
ci, par-là. Je parviens tant bien que mal à en occuper quelques-uns de
peur qu'ils ne repartent à mon insu et que nous n'ayons plus jamais de
leurs nouvelles. Parmi eux il y a des femmes remarquables, comme
Clariste et Valérie. Les garçons, dont Diatourou, Soumita, Moussa..., sont
tout aussi extraordinaires et attachants.
Ils m'ont adoptée au fil du temps en m'ouvrant leur cœur, qui, je le
savais déjà, ne demande qu'à aimer et à continuer de battre, de préférence
en Afrique. Les uns (Maliens, Ivoiriens, Guinéens...) m'appellent
« Tantie », les autres (Camerounais et Congolais) « Maman ». Ça me fait
chaud au cœur. Je suis désormais marquée par leurs mots : ceux-ci
déchirent tant ils vous touchent et, en vous pénétrant, ils créent et
entretiennent en vous une flamme qui vous interdit de baisser les bras.
Désormais, mon destin est inextricablement lié au leur. Je suis eux
pour avoir entendu Mody me dire un jour : « Veux-tu que je m'asseye
près de toi, Tantie ? J'en ai toujours eu l'envie mais je ne voulais pas te
déranger. Désormais, moi, je n'irai nulle part. Je reste avec toi, quoi qu'il
arrive, pour avoir trouvé ici l'écoute qui m'a tant manqué. Mes deux
parents ne sont plus de ce monde. Mais j'ai mes oncles, donc une famille,
dont je suis l'enfant le plus âgé. Ce statut, comme tu le sais, veut dire
responsabilité. Et, étant donné que rien ne marche ici, mon oncle m'a dit
un jour : “Mon fils, lève-toi, sors et marche comme les autres jeunes pour
que notre famille puisse survivre.” C'est ainsi que je suis parti, Tantie.
Mais je n'ai pas trouvé mon chemin. Les issues sont bouchées. Comme
d'autres camarades, j'ai attendu des mois durant à Melilla, où j'aurais pu
mourir. Veux-tu me garder auprès de toi ? »
Je venais de réaliser que je n'étais pas allée en vain à leur rencontre,
même si certains avaient rebroussé chemin et que d'autres étaient trop
blessés pour faire confiance à qui que ce soit. Zeal m'a prévenue : « Fais
ce que tu peux pour nous qui avons manqué de tout. Mais sache aussi que
pour cette raison, quand tu nous parles parfois, nous ne voyons que ce
que tu peux nous donner ici et maintenant. »
Ainsi va l'Afrique des laissés-pour-compte, des exclus et des oubliés
de tous, à l'exception de leurs parents et amis avec qui ils gardent le
contact. Ils rêvent d'unité africaine, en parlent et se donnent le temps et
les moyens de la réaliser à leur manière, puisque le sort a voulu qu'ils se
retrouvent tous, Ivoiriens, Guinéens, Camerounais, Sénégalais, Maliens,
en terre africaine du Maroc, mais abandonnés du monde. Ils avaient
inventé leur Afrique : la République de Ben Younès. Elle avait ses
quartiers, appelés tranquillos ou ghettos, où l'on se regroupait par pays
d'origine. Les abris étaient faits de plastique, de branchages et de feuilles.
En été, la vie se déroulait à l'ombre des arbres.
La République était gouvernée par un conseil de chairmen
renouvelable tous les six mois. Elle avait ses lois, ses règles, ses
pratiques, ses médecins, ses salons de coiffure, ses lieux de culte, ses
systèmes de prêt, ses terrains de sport. La mendicité devant les maisons,
les magasins et les mosquées était l'un des rares moyens de
s'approvisionner et de survivre. La décharge publique était le
« supermarché » où les hommes allaient se « ravitailler », pendant que les
femmes allaient chercher l'eau et le bois parfois à plus de dix kilomètres,
sous les rochers.
Gourougou et Ben Younès entretenaient des rapports et
communiquaient par l'intermédiaire des chefs, qui ont coordonné les
préparatifs du « grand saut », parmi lesquels la fabrication des échelles.
Diatourou m'a raconté comment Fily et lui avaient confectionné la leur la
veille de l'« attaque » de la muraille.
Les conditions de vie sont particulièrement déplorables pour les
femmes. « Nous sommes souvent traitées comme des animaux par les
populations locales qui, en plus des préjugés, sont intoxiquées par les
autorités politiques, qui leur demandent de se méfier de nous et de leur
signaler notre présence », témoigne Maïmouna C.
L'humiliation est quotidienne, poursuit-elle : « Constamment traquées
par les policiers, nous sommes sur le qui-vive de peur d'être arrêtées et de
subir de leur part des viols et des sévices corporels qui peuvent, parfois,
conduire à la mort... Les grossesses non désirées et les maladies
infectieuses sont nombreuses. En cas de grossesse, nous accouchons dans
le désert, dans des conditions extrêmement pénibles. »
Si la répression du « grand saut » et la chasse à l'homme dans le désert
datent d'octobre 2005, le verrouillage de la frontière maroco-espagnole et
les atteintes aux droits et à l'intégrité physique des migrants sont bien
antérieurs.
Le 13 janvier 2005, à la veille de la visite d'État du roi d'Espagne, Juan
Carlos, l'opération de ratissage dans la forêt de Gourougou a mobilisé
« 1 200 membres des forces de l'ordre [marocaines], dont 350 gendarmes
(25 Jeep et 3 hélicoptères), 470 membres des forces auxiliaires et
120 membres de la Sûreté nationale, protection civile et santé
publique3 ». Elle a aussi donné lieu à l'arrestation de plus de
264 personnes.
Le communiqué militaire qui rapporte ces faits précise que
« l'immigration clandestine représente un danger pour les habitants de la
région et un risque pour leurs propriétés », avant de finir en annonçant
que « les habitants de Gourougou souhaitent la continuation des
opérations de ratissage afin qu'ils puissent vivre dans la tranquillité »4.
Des atteintes à l'intégrité physique sont également rapportées par
Médecins sans frontières : « D'avril 2003 à mai 2005, sur un total de
9 350 consultations médicales d'immigrants subsahariens, 2 193 étaient
liées à des actions violentes. Ce qui signifie que 23,5 % des personnes
prises en charge à Tanger, Nador et Oujda, médinas, quartiers
périphériques (tels que Mesrana) et forêts (Ben Younès, près de Ceuta, et
Gourougou, près de Melilla), ont été victimes directes ou indirectes
d'actions violentes. [...] il existe de nombreuses formes de violence, dont
les séquelles physiques vont du traumatisme grave causé par la chute du
grillage de séparation marquant la frontière ou pendant la fuite face aux
corps et forces de sécurité marocaines, aux blessures par balle, en passant
par les coups, le harcèlement des chiens, y compris des cas de décès et de
violence sexuelle5. »
En janvier 2005, les campements de fortune de Ceuta et Melilla, en
particulier la décharge publique, ont été assiégés des semaines durant.
Ceux et celles qui ont été arrêtés ont été refoulés vers la frontière
algérienne par Oujda. Les forces auxiliaires se sont installées depuis lors
dans cet espace pour empêcher la reconstitution du camp. Par ailleurs, à
partir du 7 février 2005, « les autorités locales de Tétouan ont bloqué
toutes les issues menant au campement de Ben Younès, aux environs de
Tétouan. Des postes de surveillance ont été installés près de la source
d'eau et des différentes sorties pour l'approvisionnement en vivres. Les
arrestations sont systématiques et les ONG, habituées à présenter les
aides au camp, sont empêchées d'accomplir leur mission humanitaire. Cet
encerclement et cette mise à l'écart systématiques n'ont laissé d'autre
choix au millier de migrants vivant dans le froid, avec la faim et la soif,
que de se rendre pour se faire expulser ou “mourir à petit feu” ».
Le témoignage du chairman congolais recueilli par téléphone le
23 février 2005 a permis de rendre compte de cet embargo : « Cela fait
dix jours que nous sommes encerclés par les militaires. Nous sommes des
réfugiés congolais, nous vivons dans cette forêt depuis notre arrivée au
Maroc. Nous avons survécu à un hiver difficile où nous avons passé des
nuits à − 7 °C sans couverture ni toit. Il y a des enfants et des femmes
parmi nous. Nous avions l'habitude de sortir en ville pour chercher de la
nourriture ou pour mendier, et nous cherchions de l'eau d'une source
située à 1 kilomètre du camp. Aujourd'hui, les militaires nous encerclent.
Nous ne sommes pas des animaux, nous sommes des êtres humains, avec
des sentiments, des familles et des aspirations. Nous sommes des réfugiés
et, si nous avons fui le Congo, c'est parce qu'il y a la guerre6. »
Face à cette situation dramatique, les dirigeants européens et africains
privilégient la piste de la lutte contre les trafiquants d'êtres humains, qui
seraient les seuls fossoyeurs de la jeunesse africaine. Cette lecture,
délibérément biaisée, est reprise par des associations et des organisations
non gouvernementales peu avisées ou peu désireuses de contrer le
discours dominant. La volonté d'échapper à la misère matérielle en
émigrant naît le plus souvent dans la tête d'hommes et de femmes
désespérés qui cherchent à être « guidés », tout comme elle peut être
suscitée par les réseaux de passeurs. Ces derniers, du reste, n'existeraient
pas sans le durcissement des politiques migratoires européennes et
l'absence de stratégies de création d'emplois décents et durables dans les
pays d'origine.
C'est en somme l'existence d'un marché florissant de candidats au
départ qui donne naissance aux fabricants de faux documents, aux
rabatteurs qui sillonnent les villages et les villes, aux transporteurs de
« clandestins », aux locataires, aux restaurateurs et aux accompagnateurs
qui les prennent en charge à chaque étape.
L'un d'entre eux témoigne ainsi : « Je suis devenu passeur après avoir
échoué moi-même dans ma tentative pour émigrer. Je me suis fait arrêter
et refouler à la frontière malienne à maintes reprises. C'est ainsi qu'un
jour, sur le chemin du retour, à Gao, je suis tombé sur des gens qui
cherchaient quelqu'un pour leur indiquer le chemin. Je me suis proposé
de les accompagner afin de gagner un peu d'argent. Par la suite, un riche
commerçant nous a constitués, d'autres jeunes et moi, en réseau. À partir
de Bamako et dans les villages, les jours de marché, nous prospectons en
disant aux gens que nous pouvons les aider s'ils veulent partir en Europe.
Nous n'obligeons personne. Nous faisons seulement notre travail en leur
offrant nos services. Moi et mes camarades, nous les regroupons dans des
maisons que notre patron loue et, lorsqu'ils sont au nombre de 20 ou 25,
nous les mettons en route jusqu'à tel ou tel endroit où quelqu'un les
attend. Nous sommes payés en fonction du nombre de personnes que
nous parvenons à “aider” à partir, à raison de 10 000 francs CFA par
personne. C'est exagéré de nous présenter comme des criminels parce
que, pour ce que j'en sais, nous n'avons aucun intérêt à exposer la vie des
gens. Il est arrivé à notre patron de Gao d'aller chercher les accidentés et
de ramener des corps en vue de leur donner une sépulture. »
Le patron est l'« homme d'affaires » qui tire profit du désarroi des
candidats au départ sans qu'il lui en coûte un centime.
Le démantèlement d'un tel réseau peut certainement réduire le nombre
des départs, mais il ne découragera pas ceux qui, sous la pression des
difficultés économiques et sociales extrêmes, sont décidés à partir, quitte
à périr en mer. « Barcelone ou barshak », c'est-à-dire « l'Espagne ou la
mort » : voilà l'expression des jeunes Sénégalais.
Les événements de Ceuta et Melilla ont fait, officiellement, seize morts
et des centaines de blessés. Mais des survivants affirment avoir, dans leur
fuite, vu, parfois porté ou enjambé un nombre de corps sans vie
dépassant largement ce chiffre, sans compter ceux qui sont morts de faim
et de soif dans le désert, où ils ont été lâchement abandonnés. « La
Commission espagnole d'aide aux réfugiés (CEAR) a pu rentrer en
contact avec un groupe de vingt Ghanéens et un Sénégalais qui lui ont
affirmé qu'ils avaient été abandonnés dans le désert avant d'être repérés
par la police mauritanienne et amenés à Zouerate. Ils ont affirmé au
représentant de la CEAR qu'un groupe de vingt-trois Nigériens et
deux Ghanéens avaient été, eux aussi, abandonnés dans le désert mais
qu'ils avaient “disparu”. Quelques jours plus tard, le gouverneur de
Zouerate a confirmé que trois cadavres avaient été retrouvés7. »
L'horreur était à son comble au moment des événements de Ceuta et
Melilla. Mais la macabre comptabilité des victimes de l'émigration
criminalisée allait se poursuivre, avec des milliers de morts par noyade.
On aura jeté les migrants sur la voie maritime avec l'obligation de lever
l'ancre toujours plus au sud.
1 Ali Bensaad, « La militarisation des frontières », Libération, 26 juillet 2006.
2 Système intégré de vigilance extérieure.
3 Communiqué de l'AFVIC (Association des familles et amis des victimes de l'immigration
clandestine), 16 janvier 2005 : www. migreurop.org/article709.html.
4 Ibid.
5 Médecins sans frontières, Violence et immigration. Rapport sur l'immigration d'origine
subsaharienne en situation irrégulière au Maroc, septembre 2005, p. 6.
6 Témoignage recueilli et mis en ligne par la commission communication de l'AFVIC.
7 MIGREUROP, Le Livre noir de Ceuta et Melilla, juillet 2006 :
http://www.migreurop.org/IMG/pdf/livrenoir-ceuta.pdf.
8
Les naufragés
Au moment même où le président Nicolas Sarkozy prononçait cette
phrase d'Aimé Césaire : « le bruit d'un qu'on jette à la mer », « un Nègre
ou un Arabe était enchaîné et roué de coups à l'aéroport de Roissy1 »,
relève Boubacar Boris Diop. Et quelques semaines plus tôt, le 3 juin
2007, Brice Hortefeux s'était incliné sur les corps sans vie de
18 naufragés recueillis au large de Malte par une frégate de la marine
française, tout en fustigeant les passeurs, considérés comme les seuls
responsables.
Les mères et les épouses de ceux qui sont partis à bord de bateaux de
pêche vers les îles Canaries et ne sont jamais revenus savent comme tout
le monde, tout en dénonçant les passeurs, qu'au large des côtes
sénégalaises des chalutiers venus de loin, à la faveur de l'ouverture du
marché, ratissent les fonds marins en ne laissant que le menu fretin aux
pêcheurs. Certains de ces derniers se sont donc reconvertis en passeurs
ou en convoyeurs, entassant les jeunes candidats au départ dans des
pirogues qui elles aussi ont changé de fonction.
À quelques kilomètres de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar où
Nicolas Sarkozy a prononcé son discours, précisément à Thiaroye-sur-
Mer, Yaye Badiam Diouf pleure son unique fils, qui a péri en mer à
l'instar de milliers d'autres anonymes partis à la quête de l'Europe.
Ravagée par la douleur, elle a créé avec 356 autres femmes une
association qui se propose de donner aux candidats au départ des raisons
d'espérer, de rester et de vivre dignement au Sénégal. Certaines d'entre
elles ne parviennent plus à consommer du poisson venu de la mer qui a
englouti leur enfant. Des femmes du Maroc confrontées à la même
tragédie, à la même douleur, ont créé, m'a-t-on dit, une association
semblable à Khoribya, au sud de Rabat.
Belle et immense, la mer est égale à elle-même, indifférente aux
espérances des mères et des épouses qui, ici, attendent que les leurs
arrivent à bon port puis reviennent le plus tôt possible.
Lorsque je me suis trouvée un jour à Cadix (Espagne), au bord de la
mer, j'ai eu envie de lui demander de me rendre les enfants dont les mères
attendent à Didiéni, une petite ville malienne d'où sont partis ces
dernières années un grand nombre de jeunes gens pour l'Europe. « Nous
ne savons rien de la mer », m'avaient confié un jour des femmes de cette
ville, ajoutant : « Nous ne l'avons jamais vue, mais elle fait disparaître
nos enfants. »
Les enfants de l'hinterland ouest-africain – Maliens, Nigériens,
Burkinabés –, dont la plupart, à l'instar de leurs parents, n'ont jamais vu
la mer, connaissent la gravité de leur situation. Alors ils apprennent à
nager. « Les passeurs marocains nous vendaient des gilets de sauvetage et
nous apprenions à nager des jours durant. Pendant la traversée vers les
côtes espagnoles, qui se fait en général entre 2 et 3 heures du matin pour
échapper à la vigilance des policiers espagnols, qui patrouillent vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, chacun d'entre nous est encadré par un
passeur... J'ai tenté cette traversée une fois sans gilet de sauvetage et une
autre fois avec une chambre à air de voiture et des chaussures d'homme-
grenouille », confie Seydou C.
Au fond, combien sont-ils, ces jeunes des deux rives du Sahara qui ont
péri en mer en voulant échapper à une vie de misère et d'errance ? Dix,
vingt, trente mille ? Nul ne le sait. Différentes sources, dont APDH2,
estiment à environ quatre mille le nombre de ceux qui sont morts du fait
du verrouillage de la frontière maroco-espagnole.
Le Cap-Vert est devenu lui aussi, ces trois dernières années, un point
de passage vers les îles Canaries. En juin 2007, selon la Commission des
droits de l'homme et de la citoyenneté du Cap-Vert, des enfants en bas
âge figuraient pour la première fois parmi les passagers des embarcations
de fortune, qui souvent vont à la dérive. La position géographique de
l'Afrique explique en effet le caractère spectaculaire et particulièrement
meurtrier de l'itinéraire des migrants. Panne de moteur, manque
d'essence, mauvais temps sont autant de facteurs d'échec et parfois de
causes de naufrage.
Que l'on se tourne du côté de l'Atlantique ou de la Méditerranée, on
n'entend que des histoires de sauvetage et de naufrage, mais aussi de non-
assistance à personne en danger.
Le risque énorme que prennent les jeunes d'Afrique en empruntant la
voie maritime, au lieu d'être lu comme un acte de désespoir, mais aussi
de courage, est souvent interprété comme un acte de folie, une bêtise,
mais aussi une agression. Le basculement des flux migratoires africains
vers les îles Canaries, qui s'est traduit par l'arrivée de 26 000 migrants
entre janvier et octobre 2006, conforte chez certains la « thèse » de
l'invasion.
Ainsi, les habitants des îles espagnoles et italiennes de destination,
d'abord bouleversés par ces voyageurs d'un genre nouveau que la mer,
vague après vague, déposait sur leurs berges, ont fini par faire semblant
de ne pas les voir : « La première fois, donc, c'est arrivé à Lampedusa. Ce
n'était pas le premier naufrage, auparavant on en avait vu d'autres, là-bas,
dans cette mer, ou dans des mers voisines ; auparavant, on avait parfois
fait semblant de ne pas voir, comme pour le naufrage de Portopalo :
quatre années de silence sur les corps entraînés par l'eau, quelquefois
repêchés et rejetés à la mer par les pêcheurs3. »
Le naufrage est apparemment admis et les sauveteurs sont punis. Au
mois de mai 2007, 27 migrants (ghanéens, nigériens, rwandais...), après
avoir fait naufrage, n'ont dû leur salut qu'à une cage d'élevage de thon à
laquelle ils se sont agrippés pendant plus de quatre heures. Celle-ci était
tractée par un navire maltais dont l'équipage a refusé de les faire monter à
bord. Ils ont été repêchés par un navire militaire italien qui les a
transportés au centre d'accueil de Lampedusa4.
Quelques jours plus tôt, un chalutier espagnol qui avait secouru
26 autres migrants au large de l'île de Malte n'a pas été autorisé à les
débarquer à La Valette, l'argument des autorités maltaises étant qu'ils
avaient été repêchés hors de leur zone de secours et de recherche.
L'indifférence n'étant pas toujours tenable, on finit par s'émouvoir et
s'indigner de nouveau : « Mais ce jour-là [le 19 octobre 2003] il y avait
quelque chose de différent dont on ne pouvait détacher le regard. Une
image insolite, trop surprenante, une entaille dans le regard, qui le laissait
blessé et en urgence de soins. [...] Un enchevêtrement de corps, de vifs et
de morts, là, dans les eaux proches de l'île. [...] À terre, au petit port de
l'île, on les place dans des sacs, et c'est seulement à ce moment que
quelqu'un s'aperçoit de la respiration d'une femme. L'image ressemble
trop à un passé de l'Europe pour ne pas la faire tressaillir. [...] Face à ces
morts, peut-être parce que enchevêtrés aux vivants, on se découvre
humain, fragile, blessé5. »
Le 29 mai 2007, les autorités maltaises ont également refusé
d'accueillir un navire italien ayant à son bord des Africains qui s'étaient
agrippés trois jours durant aux filets d'un bateau de pêche maltais, après
que leur embarcation eut chaviré en pleine mer. Ce jour-là, Franco
Frattini, le commissaire européen chargé de la justice, a officiellement
reconnu l'échec de la politique européenne de gestion des flux
migratoires, au regard tant des principes moraux qui ont fondé l'Union
européenne que de l'efficacité des moyens mis en œuvre.
Nous apprenons, non sans surprise, qu'à la suite de cet énième drame
le commissaire lui-même a condamné la République de Malte en
rappelant que « l'obligation de sauver des vies en mer procède d'une
tradition internationale qu'aucun pays n'a jamais violée de manière aussi
flagrante6 ».
Le procès intenté aux pêcheurs tunisiens qui ont, le 28 août 2006,
secouru 28 migrants qui se noyaient en mer Méditerranée nous autorise
cependant à douter de la sincérité des responsables européens de la lutte
contre l'immigration clandestine. Car ces pêcheurs, pour avoir sauvé
40 personnes, se sont retrouvés en prison7.
Tout aussi explicite était la position des ministres de l'Intérieur de la
Méditerranée occidentale8, dont celui de France, Nicolas Sarkozy, lors de
leur réunion de mai 2006 à Nice. Il s'agit, dirent-ils, de « couper les
routes migratoires de l'Afrique subsaharienne9 ».
Nicolas Sarkozy a, à l'époque, proposé un « pacte européen » qui fixe
les principes d'une politique européenne que tous les États membres de
l'Union s'engageront formellement à respecter. Pour Brice Hortefeux,
2008 sera le grand rendez-vous : la France, en présidant l'Union
européenne, aura la chance d'afficher ses priorités, dont l'adoption de ce
pacte10.
Ainsi, face à la détermination et à la ténacité des êtres désespérés, les
dirigeants européens, avec la droite française comme cheville ouvrière,
continueront d'aiguiser leurs armes. Frontex, l'Agence européenne pour la
gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des
États membres, est ainsi dotée d'hélicoptères, de navires, de vedettes
rapides, de radars de surveillance, de caméras thermiques.
Cette lutte contre l'immigration clandestine, comme ne cessent de le
répéter ses tenants, ne vise pas les « malheureux » qui sont exploités,
mais les réseaux criminels qui profitent de la misère du monde.
Telle est l'une des principales conclusions de la conférence euro-
africaine qui s'est tenue à Rabat (Maroc) les 10 et 11 juillet 2006, lors de
laquelle les Européens auront réussi à enfoncer le clou de leur approche
sécuritaire. Les mesures qui découlent de cette approche sont d'autant
plus inefficaces et cruelles que le naufrage des migrants africains n'est
que l'aboutissement de la restructuration économique de ces trente
dernières années, qui devait créer dans nos pays un environnement
propice à la libre circulation des capitaux, des biens et des services de ces
mêmes nations riches qui font de la lutte contre les migrants contraints à
la clandestinité l'un de leurs principaux chevaux de bataille.
Le besoin de partir, coûte que coûte, plus précisément en France ou
ailleurs en Europe, s'est imposé non pas seulement à des ressortissants
des anciens pays de départ, comme le Mali et le Sénégal, mais à la quasi-
totalité de l'Afrique. Si l'on ne trouvait pas encore autant de Maliens, de
Sénégalais, de Camerounais, de Congolais à la frontière sud de l'Europe
avant la décennie 1990, c'est précisément parce que les conséquences des
programmes d'ajustement structurel (PAS) n'avaient pas encore fait de la
survie un exploit de tous les jours.
Les bouleversements économiques profonds qui ont commencé à partir
des années 1980, marquées par la crise de la dette avec le lancement des
PAS du FMI et de la Banque mondiale, ont créé une nouvelle génération
de migrants composée de fonctionnaires compressés, d'ouvriers licenciés,
de jeunes diplômés sans emploi, de paysans, de petits commerçants,
d'artisans, mais aussi de femmes et d'enfants en bas âge.
Jugée pléthorique et budgétivore par les institutions financières
internationales, la fonction publique a été démantelée, au Mali comme
dans d'autres pays sous ajustement, et vidée de milliers d'enseignants, de
médecins et de chercheurs compétents. Dans le même temps, recalés
pour la grande majorité au concours d'entrée dans la fonction publique,
les jeunes diplômés ont été invités à chercher du travail dans un secteur
privé national quasi inexistant, en tout cas embryonnaire ou balbutiant,
quand il n'est pas le simple relais de quelques grandes entreprises euro-
américaines.
Le commerce, quant à lui, est devenu celui des produits importés, dont
ceux subventionnés par les pays riches, ainsi que le lieu de recyclage de
leurs déchets : vêtements, véhicules, ordinateurs... L'éducation, la santé,
l'eau, l'assainissement et d'autres services publics ont été privatisés dans
le même élan de désengagement de l'État.
Au Mali, pour ma part, j'ai vu venir au début de la décennie 1990 cette
situation catastrophique qui oblige à émigrer les jeunes en âge de
travailler. Au nom de la rigueur et de l'efficacité, le couperet des
institutions internationales de financement est alors tombé sur l'économie
malienne, qui n'avait pas besoin d'être amputée de ses entreprises
nationales. Le FMI et la Banque mondiale ont taillé dans la fonction
publique, poussant vers la porte des dizaines de milliers d'agents de
l'État, souvent compétents et consciencieux, qui étaient aussi des pères et
des mères de famille. Le phénomène dramatique des jeunes diplômé(e)s
sans emploi venait aussi de voir le jour. Il allait s'aggraver d'année en
année, n'épargnant aucun pays.
Des parchemins qui ne mènent nulle part ont été délivrés aux jeunes.
Mais, diplômé(e)s ou pas, ils sont, pour la majorité d'entre eux, sans
emploi. Désespérément, ils cherchent leur voie, parfois seul(e)s, souvent
épaulé(e)s par leurs parents. Nous sommes aux prises avec la logique de
l'économie de marché, dont la plupart d'entre nous ignorons totalement
les rouages et les enjeux. Les hommes qui nous gouvernent ne jugent pas
nécessaire de nous informer, et encore moins de nous expliquer ce qui a
changé dans l'ordre du monde à partir de la décennie 1980 pour que de
lointains acteurs institutionnels comme le FMI et la Banque mondiale se
mettent à penser, choisir et décider pour nous.
La Banque mondiale publia, vers la fin des années 1980, son document
de politique générale intitulé « L'Afrique : de la crise à la croissance
durable ». Les experts et les fonctionnaires des deux institutions
internationales de financement commencèrent à partir de ce moment à se
réfugier derrière des facteurs non économiques en introduisant la notion
de « bonne gouvernance ». C'était, selon l'économiste Yash Tandon, une
manière de camoufler l'échec des politiques qui étaient en cours.
Au Mali comme dans de nombreux pays d'Afrique de l'Ouest, l'Agence
d'exécution des travaux d'intérêt public pour l'emploi (AGETIPE) a été et
demeure l'une des expressions de la fuite en avant de la Banque mondiale
dans des stratégies désastreuses de désengagement de l'État, au nom de la
transparence et de l'efficacité. Il s'agissait en l'occurrence de dessaisir
l'administration de la responsabilité de créer des emplois. Le chômage
des jeunes, diplômés et non diplômés, résultant de cette situation devait
être résorbé, au moins en partie, par des travaux à haute intensité de
main-d'œuvre confiés à des entreprises locales comme maîtres d'ouvrage.
Quinze ans plus tard, les résultats de l'AGETIPE en termes de création
d'emplois sont catastrophiques. Le chômage des jeunes est devenu une
véritable gangrène dans tous les pays où la recette a été appliquée (Mali,
Sénégal, Burkina Faso, Bénin...). La plupart des infrastructures réalisées
ont été mal exécutées, souvent sans la participation des populations,
rarement consultées ou même informées des stratégies de mise en œuvre
et des objectifs poursuivis. Les centaines de prétendues entreprises
privées créées battent de l'aile, quand elles n'ont pas tout simplement
disparu.
Aujourd'hui, alors que les morts sur les chemins de l'Europe se
comptent par milliers en raison du chômage des jeunes, désespérés par
des stratégies bancales de lutte contre l'exclusion et la pauvreté, les deux
institutions sœurs de Bretton Woods restent silencieuses quant à leurs
monumentales erreurs d'appréciation.
Au-delà du Mali et de l'Afrique en général, le système néolibéral se
révèle incapable de garantir l'emploi et un revenu décent aux travailleurs
où que ce soit sur la planète. On dénombrait, à la fin de l'année 2002,
180 millions de chômeurs dans le monde, contre 160 millions deux ans
auparavant.
Le risque n'est pas pour ceux qui financent, orchestrent et médiatisent
la lutte contre le chômage. Ce sont les couches sociales les plus
vulnérables d'Afrique qui sont en danger, quand elles décident de trouver
dans l'émigration une issue à l'injustice et à la souffrance, ou même
quand elles restent chez elles, où la mort sociale est certaine du fait du
chômage massif et chronique. Elles sont surtout seules et sans défense.
Les jeunes candidats à l'émigration ne sont pas seulement du mauvais
côté du mur de Schengen. Dans les pays dont ils sont originaires, ils
dérangent certaines catégories de cadres et d'intellectuels qui sont
contents d'eux-mêmes et de la marche des affaires.
L'un des représentants de cette génération d'Africains nous a prises à
partie, Assetou et moi, à l'aéroport de Bamako lorsque nous sommes
allées à la rencontre des « retournés » de Ceuta et Melilla. Il s'est
approché de nous et nous a interpellées en ces termes : « Vous êtes
vraiment terribles, vous autres... Que sont-ils allés chercher là-bas ? Ils
ternissent l'image de notre pays. Ils auraient pu trouver du travail ici, s'ils
avaient voulu. » Il a ensuite regagné sa Mercedes blanche pendant que, à
bord des bus où ils étaient installés, ces hommes revenus de l'enfer sans
bagages ni papiers ni perspectives d'avenir nous regardaient, ignorant la
teneur de son discours et de ses reproches.
Je repense souvent à un geste – et quel geste ! – du prince Claus des
Pays-Bas lors de la remise du prix de la fondation qui porte son nom, à
La Haye. Pour saluer le talent des créateurs africains de mode qui
venaient, à travers les textiles, de lire et de dire leur continent tel qu'ils
l'imaginent, y travaillent et l'aiment, le prince Claus, au moment de
prendre la parole, dénoua sa cravate et la lança au milieu de la salle. Les
personnalités masculines néerlandaises qui l'entouraient l'imitèrent en
déposant, les unes après les autres, leurs cravates sur la sienne.
Je me suis mise à rêver, depuis cet événement, du jour où une telle idée
effleurera l'esprit de nos dirigeants. Je vais jusqu'à imaginer une
gigantesque place publique où, les uns après les autres, ils déposeraient
leurs cravates, en même temps que les idées reçues qui obstruent notre
horizon. Nous en ferions, tous ensemble – eux, les dirigeants dirigés, et
nous, les peuples –, un immense et beau brasier. Le cou libéré, l'esprit
aéré, nos élites daigneraient alors regarder et écouter leurs peuples, qui se
sentent de plus en plus orphelins et désarmés face à l'adversité et à
l'inconnu. En dépit du terrorisme intellectuel ambiant, ils oseraient, et
nous avec eux, jeter un regard sur le passé, nommer et dénoncer, n'en
déplaise à Nicolas Sarkozy, l'esclavage, la colonisation, la
néocolonisation et la mondialisation néolibérale parce qu'ils procèdent de
la même logique hégémonique et engendrent le même mépris, le même
racisme. C'est alors et alors seulement que nous pourrions redresser la
tête, renégocier et nous réapproprier nos biens et nos destins, cesser d'être
des exilés et des naufragés en nous-mêmes, chez nous et partout où nous
allons.
1 Boubacar Boris Diop, « Le discours inacceptable de Nicolas Sarkozy », art. cité.
2 Asociación Pro Derechos Humanos (Association pour les droits de l'homme) d'Andalousie,
rapport sur l'immigration clandestine durant l'année 2005, publié en janvier 2006.
3 Federica Sossi, « Victimes coupables : bloquer l'Afrique », TERRA-Ed., coll. « Reflets »,
avril 2006 : http://terra.rezo.net/ article562.html.
4 AFP, 28 mai 2007.
5 Federica Sossi, « Victimes coupables : bloquer l'Afrique », art. cité.
6 Rapporté par Panapress, 5 juin 2007.
7 Catherine Simon, « Pêcheurs d'hommes », Le Monde, 14 septembre 2007.
8 La conférence des ministres de l'Intérieur des pays de la Méditerranée occidentale (CIMO)
réunit, pour le Nord, l'Espagne, la France, l'Italie, Malte et le Portugal et, pour le Sud, l'Algérie, la
Tunisie, le Maroc, la Libye et la Mauritanie.
9 « La lutte contre l'immigration illégale : objectif des pays de la Méditerranée », AFP, 21 mai
2006.
10 Discours de Brice Hortefeux devant l'Assemblée nationale le 18 septembre 2007.
9
Le vol Paris-Bamako
Au sujet de l'immigration, le président français nous apprend que « ce
que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une politique d'immigration
négociée ensemble, décidée ensemble pour que la jeunesse africaine
puisse être accueillie en France et dans toute l'Europe avec dignité et
avec respect1 ». « Quand commencerons-nous ? » sommes-nous en droit
de lui demander, puisque, ces cinq dernières années, il a fait du
durcissement de la politique migratoire de la France son cheval de
bataille.
Depuis 2002, rappelle le ministre de l'Immigration, de l'Identité
nationale, de l'Intégration et du Codéveloppement, près de
100 000 étrangers en situation irrégulière ont été reconduits dans leur
pays d'origine à partir de la métropole. Parallèlement, ajoute-t-il, le
renforcement des contrôles dans les aéroports et les ports a permis en
2006 de refouler 35 000 migrants illégaux avant leur entrée en France.
La violence policière et l'humiliation ont de beaux jours devant elles si
l'on considère l'objectif de 25 000 reconduites par an affiché par le
président Nicolas Sarkozy. Un objectif qu'il atteindra au prix d'une
somme considérable d'injustices et de violations des droits des immigrés,
condamnés à la clandestinité par le système capitaliste, qu'il sert.
« À la complexité, le politique, qui se réclame du pragmatisme, a
répondu par des protocoles formalisés qui excluent ou incluent. Pour
exister socialement, il faut déterminer sa place. Dedans ou dehors1 », fait
remarquer Stéphanie Palazzi.
En politique étrangère, plus particulièrement africaine, dehors sont et
doivent demeurer les « barbares », ceux qui ne sont pas assez « entrés
dans l'Histoire ».
L'émoi était à son comble au Mali et dans le reste de l'Afrique et du
monde lorsque, en 1986, Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur,
affréta l'avion qui fut baptisé « charter de la honte », car il reconduisait à
Bamako 101 Maliens expulsés de France. Aujourd'hui, vingt ans après,
l'expulsion est toujours traumatisante pour ceux et celles qui sont
directement concernés, et choquante pour ceux qui y assistent. À
Bamako, il ne se passe pratiquement plus un jour sans que débarquent un
ou plusieurs « clandestins », flanqués de six à dix policiers. Des
passagers d'un vol Paris-Bamako qui s'étaient opposés à un
embarquement de clandestins se sont retrouvés devant les tribunaux.
De nuageux, le ciel africain – qui a également échappé à notre
contrôle, au même titre que les richesses du sol et du sous-sol – est en
effet devenu turbulent. À bord des avions qui relient Paris aux différentes
capitales africaines, il ne suffit pas de bien attacher sa ceinture. Il faut
également apprendre à se voiler la face et à se boucher les oreilles pour
ne pas entendre les cris des immigrés dits clandestins qui font partie du
voyage, mais sous bonne escorte et systématiquement menottés.
Une notice d'information du ministère français de l'Intérieur met en
garde les passagers de ces vols : « La décision de reconduite d'un
étranger est un acte légitime de l'État français qui s'exécute après que
toutes les voies de recours ont été épuisées. À ce titre, le fait d'entraver de
quelque manière que ce soit la navigation et la circulation des aéronefs
[...] en incitant les passagers à faire débarquer une escorte policière ainsi
que l'étranger non admis sur le territoire national ou reconduit hors des
frontières françaises [...] est un délit prévu et réprimé par l'article L.282-
14 du code de l'aviation civile. Ce délit sera puni d'une peine de 5 ans
d'emprisonnement et d'une amende de 18 000 euros. »
En réalité, c'est l'assistance à personne en danger qui est devenue un
délit, eu égard à la violence des méthodes employées. Jugeons-en.
Le 26 mai 2007, à bord du vol AF 796 qui relie Paris à Bamako, un
homme d'une quarantaine d'années lance des cris. Un passager raconte :
« On croit d'abord à une bagarre entre passagers. Certains veulent les
séparer mais en sont vite dissuadés par les policiers, qui se font alors
connaître. S'ensuit une scène d'une grande violence : l'un des policiers
pratique un étranglement sur le passager, l'autre lui assène de grands
coups de poing dans le ventre. Ses hurlements se transforment en plaintes
rauques. Cette tentative de maîtrise dure dix bonnes minutes, peut-être
plus, et suscite immédiatement chez les passagers un mouvement de
protestation qui n'a aucun effet sur les violences en cours [...]. Sous les
huées des passagers, l'homme finit par être immobilisé et sanglé. Il perd
connaissance, yeux révulsés, langue pendante, écume aux lèvres2. »
Le tribunal de Bobigny a jugé cette violence disproportionnée et a
relâché Salif Kamaté, qui devait être expulsé, en le déclarant non
coupable du délit de coups et blessures sur le policier qu'il avait dû
mordre pour que celui-ci ne l'étrangle pas.
Mais la violence disproportionnée, loin d'être l'exception, est plutôt la
règle, qu'il s'agisse des immigrés qui résistent ou des passagers qui leur
tendent une main fraternelle.
Le traitement infligé à Marie-Françoise Durupt, qui a protesté, en
même temps que d'autres passagers, contre l'expulsion de Diakité
Ibrahima et de Fofana Samba sur le vol Air France Paris-Bamako du
28 avril 2007, est à cet égard édifiant. Elle s'était indignée de voir les
policiers qui encadraient ces deux Maliens étouffer leurs cris avec des
coussins qu'ils plaquaient sur leurs bouches. Le commandant de bord,
intervenu rapidement, avait décidé de ne pas partir tant que les deux
Maliens et la police seraient à bord. Après différentes péripéties, la police
désigna deux coupables qu'elle fit descendre de l'avion : un Malien de
46 ans et Marie-Françoise Durupt, âgée de 60 ans.
« Il est entre 18 heures et 18 h 30 lorsque nous arrivons au poste de
police de Roissy, relate-t-elle. À partir de ce moment, le temps ne nous
appartient plus. Ils vous baladent en permanence. Ils commencent par
une fouille de vos affaires, vous retirent tout ce qui peut être soi-disant
dangereux : lunettes, montre, soutien-gorge, bas, lacets, vous n'avez plus
rien. Vous n'êtes plus rien, plus aucun repère. Vous n'avez le droit de ne
rien dire. Ils préviennent mon employeur, et j'ai le droit de voir un
médecin, qui constate une tension très élevée. »
Marie-Françoise Durupt s'entendra dire par un policier lors de son
interpellation qu'elle a été arrêtée pour montrer que les forces de l'ordre
ne sont « pas racistes ».
Si la liaison Paris-Bamako est riche en incidents liés à la reconduite
forcée de Maliens menottés et malmenés, des vols pour d'autres
destinations africaines sont le théâtre de faits plus ou moins similaires. Le
Réseau éducation sans frontières (RESF) rapporte les cas suivants : « Le
30 août 2006, le directeur de la sécurité d'Air France décide de remplacer
personnellement le commandant de bord sur un vol “sensible” qui doit
expulser le lycéen Jeff Babatunde Shitu. Il fait investir l'appareil par les
CRS pour mater les passagers du Paris-Lagos d'Air France. Florimond
Guimard, instituteur de Marseille, est accusé de violence en réunion avec
arme par destination pour avoir protesté, le 11 novembre 2006, contre
l'expulsion d'un père algérien de deux enfants sur un vol Air France au
départ de Marignane. Il sera jugé le 22 octobre 2007 et risque 3 années de
prison et 45 000 euros d'amende. [...] Le 2 décembre 2006, François
Auguste, vice-président de la région Rhône-Alpes, s'adresse aux
passagers d'un vol Air France Lyon-Paris car une famille expulsée se
trouve dans l'appareil. Jeté à terre par l'escorte policière, molesté, placé
en garde à vue, il est accusé d'entrave à la circulation d'un aéronef. Il sera
jugé le 26 novembre à Lyon. Il risque 5 années de prison et 18 000 euros
d'amende3. »
Hautement réconfortante pour les victimes de la répression policière,
leurs parents et leurs alliés, a été la mobilisation, le 12 juillet 2007, des
syndicats de la compagnie Air France, dont la CGT, la CFDT, Sud, Alter
et SPAF, lors d'une conférence de presse à laquelle RESF et de
nombreuses autres associations ont pris part.
Face aux « atteintes régulières aux droits de l'homme, conséquence
d'une politique étatique qui ne fait que se durcir avec le temps », les
syndicats demandent « à la direction d'Air France et à son président de :
ne plus accepter aucun passager expulsé à bord des avions de la
compagnie ; arrêter toute poursuite de passagers protestataires devant les
tribunaux pour entrave au bon déroulement des vols ».
Vivre en Afrique en ayant à l'esprit qu'il y a des frontières que vous ne
franchirez jamais, dont celles de l'espace Schengen, non point parce que
vous avez commis tel ou tel crime, mais parce que vous avez le tort d'être
ce que vous êtes – noir(e) ou arabe : voilà le sort auquel une certaine
France voudrait condamner les ressortissants de ses anciennes colonies
d'Afrique.
La participation d'Air France à la violation des droits des Africains à la
mobilité est d'autant plus paradoxale que la compagnie nous doit en
partie les chiffres d'affaires qu'elle affiche : 23,07 milliards d'euros pour
l'exercice 2006-2007. Dans le même temps, le groupe est parvenu à
dégager un bénéfice d'exploitation en progression de 32,5 %, soit le plus
élevé de son histoire.
On me rétorquera que nous n'avons qu'à mieux gérer nos compagnies
nationales et Air Afrique. Ceux qui ont l'art de circonscrire les maux de
l'Afrique à l'Afrique ne voient même pas le lien entre le gonflement des
flux migratoires vers la France et l'Europe d'une part et le sabotage des
économies africaines, avec la complicité d'une certaine élite politique,
d'autre part.
L'ancienne puissance coloniale aurait pu, au nom de la dette de sueur
et de sang qu'elle a à l'égard de ses ex-colonies d'Afrique, épauler ces
dernières de manière effective, sans hypocrisie ni tricherie, dans leur
quête de mieux-être et d'alternatives à la dépendance économique,
monétaire et militaire. Elle se serait alors épargné, ainsi qu'à l'Europe, la
chasse aux Noirs que toutes deux s'imposent en ce moment. La France
aurait ainsi contribué à conférer à la mondialisation un sens autre que la
folle course aux parts de marché au détriment du droit à la vie. Le peut-
elle ? Le veut-elle ? En attendant, elle excelle dans ce que Cheikh
Hamidou Kane appelle, dans L'Aventure ambiguë, l'art de « vaincre sans
avoir raison4 ».
Imaginons un seul instant qu'à Bamako, Cotonou, Abidjan, Kinshasa et
ailleurs en Afrique des forces estudiantines, syndicales et politiques
puissent se mobiliser, en même temps que les femmes, non pas pour la
seule transparence des urnes, mais aussi et surtout au nom de l'autonomie
de penser, de décider et de choisir librement pour eux-mêmes, de juger de
la conformité des politiques économiques avec leurs aspirations
profondes. Admettons que les élections – présidentielles, législatives,
municipales – dans lesquelles ces forces s'engagent sur cette base soient
précédées de débats de fond, en ville comme à la campagne, sur le bilan
des dirigeants sortants et les intentions des prétendants au pouvoir quant
aux privatisations, au commerce, à l'agriculture, à l'environnement, à
l'emploi et à l'émigration. L'Europe et les autres puissances mondiales
n'auraient alors plus besoin de s'encombrer de politiques migratoires de
plus en plus répressives et racistes. Elles n'auraient pas davantage besoin
de dépenser des centaines de milliers d'euros ou de dollars pour
apprendre aux populations à se servir d'un bulletin de vote et prévenir les
conflits armés qui pourraient naître de la mauvaise organisation des
élections, lesquelles ne sont que des préalables à la démocratie. Car des
hommes et des femmes éclairés et avisés quant à l'état et à la destination
des richesses de leur pays, libres d'en débattre en toute transparence sur
une base équitable, ne s'en prennent pas les uns aux autres. Ils
questionnent les institutions, les mécanismes de prise de décision et la
nature des politiques économiques.
Il n'en faudrait pas plus pour que la paix et la justice règnent au Mali,
en Côte d'Ivoire ou encore en République démocratique du Congo. Mais
cette perspective qui nous rend notre dignité n'est certainement pas du
goût des puissants de ce monde. Elle n'est pas davantage du goût des
élites aliénées, qui doutent de la capacité de leurs peuples à comprendre
leur propre situation, à penser et à choisir pour eux-mêmes.
1 Stéphanie Palazzi, « Glissement progressif du langage », Libération, 17 août 2007.
2 Lire le témoignage sur http://terra.rezo.net/article601.html.
3 http://citron-vert.info/spip.php?article928.
4 Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, 10/18, 1971.
10
La sous-traitance de la violence
De tant de haine complaisamment étalée, il ne peut naître, un jour
ou l'autre, qu'une violence inouïe.
Boubacar Boris Diop
L'arme du financement
Et la voix prononce que l'Europe nous a pendant des siècles gavés
de mensonges et gonflés de pestilences.
Aimé Césaire
La croissance est l'un de ces mots d'ordre et mots clés dont nous nous
gargarisons en croyant qu'ils ont la même signification et les mêmes
retombées pour les investisseurs et pour nous. Il n'en est rien. Les
entreprises étrangères s'enrichissent et permettent à leurs interlocuteurs et
alliés locaux d'en faire autant au détriment de l'immense majorité des
Africains et de l'environnement.
Or voici que sur le continent souffle un vent d'optimisme de nature à
dédramatiser ou à masquer l'immense détresse des populations, dont
résulte le naufrage des jeunes en fuite vers l'hémisphère Nord.
À l'unisson, des libéraux africains et non africains s'accordent pour
dire que la croissance est au rendez-vous du fait des avancées de la
démocratie et de la bonne gouvernance, mais aussi et surtout en raison de
l'augmentation des cours mondiaux des matières premières. Celle-ci est
due à la demande croissante des économies émergentes d'Asie,
notamment de la Chine et de l'Inde, du Brésil, mais aussi des États-Unis
et de l'Europe. Il s'agirait d'une véritable ruée sur l'Afrique et, selon
certains analystes, « pour la première fois, le continent peut faire monter
les enchères et négocier les investissements dont il a besoin1 ».
Cet optimisme est partagé par les banquiers et par des conseillers très
influents auprès des dirigeants africains. Le président de la Banque
africaine de développement (BAD), Donald Kaberuka, se félicitait, lors
de l'assemblée générale de son institution en Chine en mai 2007, des taux
de croissance que nos pays commencent à afficher, tandis que Jean-
Michel Severino, le directeur général de l'Agence française de
développement, exprimait sa satisfaction de voir le continent reprendre le
chemin de la croissance2. Lionel Zinsou, associé-gérant à la banque
Rothschild et conseiller du président béninois, est tout aussi affirmatif :
« Je ne vois pas de continent qui ait progressé plus vite que l'Afrique ces
dernières années, en termes de dynamique, de respect du droit,
d'alphabétisation. [...]. L'Afrique s'est désendettée, l'inflation et les
déficits publics sont maîtrisés3. » Il se dit même moins impressionné par
la part des matières premières, dont le pétrole, dans cette embellie que
par les 3 à 4 % de taux de croissance annuelle des pays sahéliens, plus
précisément le Burkina Faso et le Mali.
Encore une fois, je me frotte les yeux : où sont les faits ? Qui
s'intéresse à leur incidence sur la vie des gens ordinaires, à ce qui pourrait
donner à ces derniers l'envie de vivre dans leur pays ? Je me suis entendu
dire quelquefois que, avant de connaître sa phase de croissance actuelle,
l'Asie aussi avait eu ses boat people, et que la croissance qui s'amorce en
Afrique allait venir à bout de la misère et stopper l'émigration des
Africains. Rien n'est moins certain tant que la question centrale de la
citoyenneté et de la souveraineté politique, que le discours dominant
occulte, n'est pas posée et ne reçoit pas le moindre début de réponse.
L'abondance de matières premières n'est nulle part garante de prospérité,
de paix ni de justice sociale sans ces deux dimensions, que nous nous
devons de revendiquer afin que les transitions démocratiques puissent
revêtir leur sens véritable et que les Africains puissent enfin tirer profit
des richesses de leur continent.
Or les puissances occidentales et les institutions internationales de
financement mettent côte à côte l'économie de marché et la démocratie de
marché, semblant dire que l'une ne va pas sans l'autre. Pour relever les
défis de la croissance et de la compétitivité, devenues l'alpha et l'oméga
de la marche du monde, elles doivent obtenir, coûte que coûte, l'adhésion
de nos dirigeants à leur système de pensée et à leur modèle économique
de manière à ouvrir notre continent à leurs intérêts.
Si le président français se permet de tenir devant tout un aréopage de
décideurs politiques, d'intellectuels et d'étudiants son discours sur
l'« homme africain », c'est parce qu'il sait que la situation est sous
contrôle. Du reste, il n'a cure de la résistance des Africain(e)s lorsqu'elle
se manifeste, comme ce fut le cas à Bamako et à Cotonou lors de son
séjour en tant que ministre de l'Intérieur. « Lorsque je me suis rendu en
mai dernier au Mali et au Bénin, l'accueil que j'y ai reçu a été excellent. Il
y a peut-être eu trente porteurs de pancartes à Cotonou et trente-cinq à
Bamako4 », a-t-il ainsi souligné en novembre 2006.
James Woolsey nous éclaire quant au dessein caché des nations
« riches » et « civilisées », notamment des États-Unis, dont le président
Nicolas Sarkozy se veut et se montre si proche : « À présent que les
forces américaines se trouvent dans Bagdad, qu'il nous soit permis de
placer les événements actuels dans une perspective historique. [...] Plus
qu'une guerre contre le terrorisme, l'enjeu est d'étendre la démocratie aux
parties du monde arabe et musulman qui menacent la civilisation libérale,
à la construction et à la défense de laquelle nous avons œuvré tout au
long du xxe siècle, lors de la première, puis de la deuxième guerre
mondiale, suivies de la guerre froide – ou troisième guerre mondiale. [...]
Nous sommes conscients d'inquiéter les terroristes, les dictateurs et les
autocrates. Nous voulons qu'ils soient inquiets5. » Ce théoricien et
défenseur de l'hégémonie euro-américaine estime que le Mali est l'un des
rares pays de ces parties du monde où la démocratie a cours,
contrairement aux 22 pays arabes, gouvernés par ceux qu'il appelle les
« prédateurs pathologiques » et les « autocrates vulnérables »6.
Le déroulement des événements en Irak atteste, s'il en était besoin, que
les peuples ne trouvent nullement leur compte dans tant d'ingérence et de
crimes commis au nom de la liberté et de la démocratie. Ils sont au
contraire les premiers à en faire les frais, si l'on en juge par le nombre
d'Irakiens tués et blessés depuis l'invasion de leur pays.
Les valeurs que le président français prétend incarner servent un
semblable dessein : franchise et fermeté avec les Africains pour rassurer
l'électorat d'extrême droite, à qui il parlait indirectement en ce 26 juillet
2007 à Dakar.
Nicolas Sarkozy aurait en réalité eu du mal à se hisser à la présidence
de la République française s'il ne s'était pas servi des Africains comme
boucs émissaires. Voilà qui démontre, contrairement à une idée bien
répandue, que l'Afrique n'est pas absente des préoccupations des pays
riches, en l'occurrence de la France. Elle sert d'épouvantail dans la
construction d'un monde sécurisé, auquel les électeurs occidentaux
adhèrent mieux s'ils voient la figure de l'ennemi.
Faut-il, de ce fait, essayer de soigner notre image en brandissant des
taux de croissance qui réconcilient nos pays avec les dirigeants et les
milieux d'affaires occidentaux et asiatiques sans pour autant répondre en
quoi que ce soit à la souffrance des populations – quand ils n'y ajoutent
pas ?
En plus du scandale de l'or blanc africain, l'or jaune défraie lui aussi la
chronique. Au Mali, la réglementation imposée est totalement en notre
défaveur. Obnubilés par le souci d'attirer les investisseurs, les États se
sont dotés de codes d'investissement qui les mettent en concurrence et
desservent les intérêts nationaux, en l'occurrence ceux des travailleurs et
des populations riveraines des mines, dont l'environnement est totalement
pollué.
« Les cadeaux fiscaux ont appauvri l'État [malien] en le privant de
précieuses recettes qu'il ne pourra en aucun cas récupérer7 », note la
FIDH (Fédération internationale des Ligues des droits de l'homme).
Alors que l'espérance de vie des mines d'or va rarement au-delà de quinze
ans, les exemptions fiscales qui sont encore faites les cinq premières
années aux entreprises privées les poussent à extraire le maximum
pendant cette période. L'État malien, actionnaire minoritaire, est à la fois
régulateur et régulé. « Rongé par le manque de moyens financiers et
humains et par une corruption endémique, [il] n'a pas les moyens
d'imposer sa réglementation aux compagnies exploitantes, ni ceux de les
contrôler. Ainsi, non seulement les ressources aurifères ne stabilisent pas
le budget de l'État, mais [...] elles fragilisent la balance commerciale
malienne en la surexposant aux fluctuations du cours mondial du métal
jaune8. »
La bataille contre l'injustice, l'arrogance et le mépris se gagne d'abord
en Afrique, dans le cadre de la mise à plat des enjeux de la
mondialisation et des conséquences des politiques mises en œuvre. La
lutte contre l'exil, l'errance et la disparition de tant et tant d'innocents en
mer nécessite, en d'autres termes, que nous nous posions les mêmes
questions que les pays riches à propos des conséquences du modèle
économique et du système politique qu'ils continuent de nous imposer
dans leur propre intérêt.
Les principaux leviers qu'il me semble indispensable d'actionner pour
que cessent le cauchemar de la liberté pour les uns et celui de la
clandestinité pour les autres sont internes et externes. Il s'agit d'une
nouvelle culture politique dans laquelle je reprends à mon compte deux
des critères de la communauté internationale – démocratie et bonne
gouvernance, lutte contre la pauvreté –, tout en soulignant que les
bailleurs de fonds devraient se les appliquer à eux-mêmes pour que les
choses aillent mieux.
La démocratie, dans cette perspective, se conçoit comme une exigence
locale et globale, dans un monde interdépendant qui veut échapper à la
loi du plus fort. Elle ne saurait être un processus à deux vitesses : l'une
pour les dominants, qui s'autoproclament bons et justes, décident de
s'autopardonner, orientent l'économie mondiale dans le sens de leurs
intérêts, sacrifient des innocents, comme on le voit en Irak, pillent les
ressources naturelles, comme au Congo, et ordonnent la chasse à
l'homme à leurs portes et sur leurs territoires lorsque les réfugiés
politiques et économiques se tournent vers eux ; l'autre pour les dominés,
qui n'ont qu'à obéir.
Avant de traiter les migrants comme des criminels, les pays qui
interfèrent sans arrêt dans la gestion des affaires publiques en Afrique ont
récupéré les aspirations des peuples, en l'occurrence les jeunes et les
femmes, qu'ils incitent à aller voter en vue de porter au pouvoir des élus
qui doivent appliquer leurs instructions. La mobilisation de ce que l'on
appelle la communauté internationale lors des élections présidentielles en
République démocratique du Congo (RDC) était à la mesure des enjeux
économiques que représente ce pays pour l'Union européenne, qui ne
cesse de se vanter d'être le plus important contributeur en Afrique. À ce
titre, elle s'est investie en RDC dans la plus grosse opération électorale
jamais réalisée sur le continent9.
Mais n'est-ce pas surprenant que, dans ce pays comme partout où les
élections sont supervisées à grands frais, cette même communauté
internationale n'investisse pas autant dans l'éducation civique et le
dialogue politique, de manière à promouvoir une opinion africaine ainsi
qu'une citoyenneté garante du bon fonctionnement de la démocratie ? Le
droit des Congolais de jouir des immenses richesses de leur pays leur
aurait permis de ne pas figurer parmi les migrants indésirables que l'on
rencontre dans les pays de transit, dont le Maroc, et en Europe,
notamment en Belgique. De même, la transparence et la bonne
gouvernance dont les bailleurs de fonds se soucient portent sur la bonne
gestion des aides consenties aux États et des retombées financières de la
libéralisation de tel ou tel secteur, mais pas sur les termes des contrats qui
lient les pouvoirs publics aux entreprises étrangères. La renégociation des
contrats douteux relève souvent du parcours du combattant, d'autant plus
que nos dirigeants ne jouent pas toujours cartes sur table. Par ailleurs, les
investissements qui sont privilégiés vont à des infrastructures qui
profitent d'abord aux mêmes entreprises en leur facilitant la
communication et en permettant le drainage des matières premières vers
l'extérieur : téléphonie, routes, aéroports, électrification... Je ne suis pas
en train de dire que ces investissements ne nous sont pas nécessaires,
mais qu'ils répondent plus aux besoins de ceux qui viennent investir qu'à
la demande des populations, même si celles-ci en profitent. La question
qui se pose, en d'autres termes, est celle des choix prioritaires.
La convoitise actuelle des pays riches pourrait donner lieu à un
nouveau partage du continent et à l'aggravation des frustrations, des
risques de conflits et des déplacements de populations. En effet, une
poignée d'Africains composent avec les grandes entreprises et créent avec
elles des îlots de prospérité qui côtoient des quartiers surpeuplés,
insalubres et où règne une misère parfois effroyable. Le risque de dérive
est d'autant plus grand que le partage du continent, contrairement à celui
de 1885, qui avait été fait par les puissances coloniales, implique
également de nouveaux pays – la Chine, le Brésil, l'Inde – avec lesquels
les anciens colonisateurs et les organisations dont ils se sont dotés, en
particulier l'UE, tentent de s'entendre pour que tout le monde trouve sa
part10. Outre le Darfour, la guerre larvée au Niger pour l'exploitation de
l'uranium est l'une des dernières illustrations de la rivalité entre Chinois
et Occidentaux11.
Si l'abondance de matières premières suffisait à elle seule à faire la
prospérité d'un pays, cela se saurait. L'Afrique n'en est du reste qu'à ses
débuts en matière d'exportation de ses richesses. C'est ainsi que, au-delà
du partenariat avec l'Union européenne, on peut dire qu'elle a vendu son
âme au diable si l'on considère les superprofits des multinationales
françaises en Afrique, par exemple Total et Elf, qui enrichissent le
sommet de l'État et quelques intermédiaires pendant que l'immense
majorité de la population croupit dans la misère. Les pays pétroliers
comme ceux qui ne le sont pas sont incapables de garantir ne serait-ce
que des salles de classe, des fournitures et des soins de santé à leurs
populations.
Les riches ont vite fait de se cacher derrière les dictateurs africains,
alors que la plupart de nos dirigeants se disciplineraient si la démocratie
était un jeu politique qui n'engageait qu'eux et nous. Mais, entre l'arbre et
l'écorce, entre le peuple et sa représentation, il y a le doigt des anciennes
puissances coloniales, du FMI et de la Banque mondiale, de l'OMC, du
G8 et de l'Union européenne. Ce qui fait beaucoup de monde... Comment
desserrer l'étau et juger nos élus non par rapport aux performances
qu'exigent d'eux les bailleurs de fonds, mais sur la base d'un programme,
même minime, dont nous pourrions convenir entre nous à la lumière de
l'état réel de nos pays ?
Cette question, qui m'habite depuis la chute du général Moussa Traoré,
m'a inspiré mon livre L'Étau, sous-titré L'Afrique dans un monde sans
frontières. Elle demeure sans réponse. Le président ATT, qui nous a
soutenus dans l'organisation de différentes manifestations
altermondialistes, ne se prête pas, à l'instar de la plupart de ses
homologues, au débat ouvert sur les conséquences des politiques
néolibérales que, par ailleurs, il déplore. La menace d'être privés de
financements extérieurs est réelle, comme l'a attesté l'épreuve de force
entre la Banque mondiale et l'État malien à propos de la privatisation de
la CMDT. Même s'il a opéré des choix parfois contestables,
telle l'« opération tracteurs12 », ATT a entrepris des batailles que nous
aurions pu et dû mener et, peut-être, gagner ensemble. Mais son soutien
et celui du Premier ministre, Ousmane Issoufi Maïga, ainsi que la
disponibilité de la plupart des ministres, ne nous ont pas permis
d'impulser le débat contradictoire sur les réformes économiques.
L'Afrique devrait regarder davantage du côté de l'Amérique du Sud, où
l'éveil des consciences face au déséquilibre grandissant des rapports de
force et l'engagement des peuples font la force et la capacité de
négociation d'une nouvelle génération de dirigeants, comme Hugo
Chávez et Evo Morales. Au Venezuela, en Bolivie et dans d'autres pays
de cette région du monde, la souveraineté dans la gestion des richesses
nationales et la reconnaissance des droits des citoyens à jouir de celles-ci
sont au cœur du défi politique. Ce n'est pas un hasard si le mouvement
social mondial a eu pour point d'ancrage la ville brésilienne de Porto
Alegre et pour principal instigateur le président Lula Da Silva.
Le défi politique majeur est, en somme, celui de la souveraineté
politique et de la citoyenneté. Nous aurons assisté dans la plupart des
pays d'Afrique au détournement des processus de démocratisation des
objectifs que les peuples leur assignent. Les puissances occidentales et
les institutions internationales de financement se sont en effet immiscées
dans les élections en vue d'en contrôler les moindres rouages, ainsi que la
nature de la société civile. Celle-ci doit être « apolitique » et leur prêter
main-forte dans la défense de leurs intérêts économiques et financiers
en s'impliquant dans la « lutte contre la pauvreté » et la « bonne
gouvernance ». L'arme du financement, qui fonctionne pour les
dirigeants, est, en d'autres termes, tout aussi redoutable au niveau de cette
société civile, qu'elle réduit à l'impuissance. Car, sans l'argent des
bailleurs de fonds, point de moyens de fonctionnement pour la plupart
des associations et des ONG, point de projets de développement ni de
présence sur le terrain auprès des populations. De telle sorte que les rôles
s'en trouvent inversés : au lieu d'influencer et de discipliner les acteurs
politiques et institutionnels, les acteurs de la société civile sont contrôlés
et la plupart du temps sous l'influence des partis politiques, des
ministères techniques et surtout des organismes bilatéraux et
multilatéraux de financement.
Cette réalité n'est du reste pas spécifique aux pays du Sud. Le
développement d'un espace mondial d'action et de financement de projets
associatifs a entraîné la prolifération de fausses ONG : des « gongos »
soutenues par les États (g pour gouvernement) ; des « mongos »
poursuivant des buts lucratifs, voire mafieux (m pour mafia) ; des
« fongos » soutenues par des financements étrangers (f pour foreign,
« étranger »)13. Il convient d'y ajouter les « pongos » (p pour partis
politiques), qui ont pour rôle de capter et de canaliser les projets vers des
réalisations qui seront autant de butins à brandir et à revendiquer lors des
élections – quand une partie du financement ne passe pas dans les
caisses, souvent vides, des partis eux-mêmes.
Un nombre considérable de jeunes sont ainsi piégés tant par les
politiciens que par les tenants du système néolibéral. Des strapontins sont
offerts à leurs représentants et quelques financements leur sont accordés
pour des activités fort médiatisées, mais sans incidence réelle sur leurs
conditions de vie, en particulier le chômage, dont la grande majorité
d'entre eux souffrent.
Au Mali, pour s'assurer que les organisations de la société civile jouent
le rôle qu'ils attendent d'elles, les partenaires bilatéraux et multilatéraux
de coopération vont jusqu'à les mettre eux-mêmes sur pied. C'est ainsi
que l'USAID, l'agence américaine pour le développement international,
qui devrait précisément être l'objet de questionnement et d'un contrôle
rigoureux de la part des citoyen(ne)s malien(ne)s, se pose en promoteur
de la société civile14. Plus subtilement, d'autres pays – France, Angleterre,
Allemagne, Canada, Pays-Bas, etc. – confient leurs financements à leurs
propres ONG, qui sous-traitent avec des Maliens, lesquels ont rarement
leur mot à dire.
À partir de ce moment, que reprochent les bailleurs de fonds aux États
africains, leurs élèves et clients, lorsque, à l'instar des partis uniques, ils
créent eux-mêmes et contribuent à l'émergence d'une société civile sur
mesure ?
La question est valable pour la Commission européenne, qui, tout en
restant sourde aux critiques sur sa politique ultralibérale en Afrique,
soutient le projet d'Appui et de renforcement des initiatives des acteurs
non étatiques au Mali (ARIANE). D'une durée de quatre ans, ARIANE
vise, semble-t-il, « la consolidation de la société civile malienne par le
financement d'actions en faveur de la gouvernance et de la lutte contre la
pauvreté, le renforcement des capacités des acteurs non étatiques et
l'amélioration de l'information et de la communication. L'appui de la
Commission européenne au renforcement de la société civile dans les
pays ACP est inscrit au chapitre 2 de l'accord de Cotonou15 ».
Doté de 7 millions d'euros pour la période 2006-2009, ce programme
comporte un volet « analyse des besoins en formation et du renforcement
des compétences des organismes de la société civile », confié à un
consortium de bureaux d'études pour la plupart étrangers. À la suite du
premier appel à propositions de projets, en octobre 2006, quatorze projets
se sont vu attribuer un financement pour une durée d'exécution de leurs
activités de douze mois.
La société civile malienne en sort déçue et frustrée, mais pas pour
autant désireuse de s'engager dans une critique du modèle dominant de
peur de limiter ses chances d'accès aux fonds de l'Union européenne et,
d'une manière générale, de la communauté internationale.
J'ai récemment vécu une expérience que j'exposerai en détail au
chapitre suivant et qui m'a confirmé la réticence de la Commission
européenne face à la critique de la société civile. Lors des premières
Journées européennes du développement16, j'ai eu l'occasion de
m'exprimer sur la manière dont l'Union européenne vide des démocraties
de tout contenu en mettant la charrue avant les bœufs.
Le commissaire européen Louis Michel, dont j'étais l'invitée, a su
m'écouter ce jour-là, à Bruxelles. Il a promis de poursuivre ce débat avec
moi, ou plutôt, selon ses propres termes, de « croiser le fer » avec moi.
Pourtant, il a préféré m'éviter par la suite, lorsque nous avons été invités à
en débattre à Bruxelles, à confronter nos vues lors de la Foire du livre, ou
encore à l'occasion de son voyage au Mali, où il venait poser l'un des
premiers jalons de la politique européenne en matière de contrôle des
flux migratoires africains : le Centre d'information et de gestion des
migrations (CIGM).
En quoi et comment les taux de croissance que le continent enregistre
actuellement peuvent-ils être une réponse adéquate à la paupérisation et à
l'exil des Africains dans un contexte où l'État est sous tutelle et ses
contre-pouvoirs sous contrôle ?
Les conditions d'une croissance qui profite au plus grand nombre sont,
en plus de la transparence des contrats et de la gestion rigoureuse des
recettes, la volonté politique de se consacrer à la satisfaction des besoins
des populations et le contrôle citoyen.
1 « La ruée sur l'Afrique », Courrier international, no 882, 27 septembre-3 octobre 2007.
2 Jean-Michel Severino, entretien sur RFI dans l'émission Planète entreprises, 29 septembre
2007.
3 Lionel Zinsou, « L'Afrique vous salue bien », Le Monde, 29 septembre 2007, et sur RFI dans
l'émission Le Débat africain, 7 octobre 2007.
4 « Nicolas Sarkozy : si j'étais président », art. cité.
5 James Woolsey, « L'Amérique va gagner la quatrième guerre mondiale », Le Monde, 9 avril
2003.
6 Ibid.
7 FIDH, rapport sur « L'exploitation minière et les droits humains » au Mali, septembre 2007 :
http://www.fidh.org/ IMG/pdf/Ml477f.pdf.
8 Ibid.
9 L'apport de la Commission européenne s'est élevé à cette occasion à plus de 149 millions
d'euros. Le Royaume-Uni a contribué à hauteur de 18 millions de livres, la Belgique de
13,5 millions d'euros, les Pays-Bas de 12 millions d'euros, l'Allemagne de 10 millions d'euros, la
France de 6 millions d'euros, la Suède de 2,9 millions d'euros, l'Italie de 600 000 euros et l'Irlande
de 500 000 euros. Yves Kalikat, « L'appui au processus électoral en quelques chiffres », Journal du
citoyen : www.jdconline.net/index.php?option=com–magazine& func=show–article&id=179.
10 En témoigne la conférence UE-Chine-Afrique dont nous parlerons au chapitre suivant.
11 La multiplication du prix de l'uranium par dix en l'espace de cinq ans à la faveur de nouvelles
alliances provoque, bien entendu, des grincements de dents du côté du groupe français Areva,
l'unique exploitant de l'uranium nigérien au cours des quarante dernières années.
12 Opération qui a consisté à mettre à la disposition du monde paysan malien, en juin 2003,
300 tracteurs ainsi que d'autres matériels dans le but de favoriser la mécanisation de l'agriculture.
13 « ONG : vers une société civile globale », in Atlas du Monde diplomatique, 2006.
14 Voir l'étude sur la société civile au Mali réalisée par le Centre d'études et de renforcement des
capacités en Afrique en juillet 2002.
15 http://www.delmli.ec.europa.eu/fr/presse/cp–ariane.htm.
16 Premières Journées européennes du développement, 13-17 novembre 2006, Bruxelles.
14
De la nature de l'Europe
La marchandisation et la libéralisation de l'économie, si elles
s'appliquent pleinement, seraient une catastrophe pour les faibles.
Claude Cheysson
Le codéveloppement
Nan laara, an sara. (Si on se couche, on est mort.)
Joseph Ki-Zerbo
Femmes en lutte
[...] et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable
pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit
par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre
dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale,
pédale pour notre faim et de jour et de nuit.
Aimé Césaire
Philippe Aigrain
Benjamin Barber
Walden Bello
Noam Chomsky
Guy Debord
Panégyrique, t. 2, 1997.
Correspondance, vol. 1 (juin 1957-août 1960), 1999.
Correspondance, vol. 2 (septembre 1960-décembre 1964), 2001.
Correspondance, vol. 3 (janvier 1965-décembre 1968), 2003.
Correspondance, vol. 4 (janvier 1969-décembre 1972), 2004.
Le Marquis de Sade a des yeux de fille..., 2004.
Correspondance, vol. 5 (janvier 1973-décembre 1978), 2005.
Correspondance, vol. 6 (janvier 1979-décembre 1987), 2007.
Susan George
Alain Gras
Serge Halimi
Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au
monde, 2004, rééd. 2006.
Ivan Illich
Internationale situationniste
Serge Latouche
Helena Norberg-Hodge
René Passet
Majid Rahnema
Pietra Rivoli
Edward W. Said
Culture et impérialisme, 2001
(en coédition avec Le Monde diplomatique).
Culture et résistance, 2004.
D'Oslo à l'Irak, 2005.
Humanisme et démocratie, 2005.
Vandana Shiva
Joseph E. Stiglitz
Roger Sue
Aminata Traoré
Jean Ziegler