6 La Mythologie Demythifiee

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La mythologie démythifiée

Traduit par Virgil Ionica

Contrairement à la croyance populaire et savante selon laquelle les généalogies


de la Genèse sont seulement des listes de noms et de descendants, leur but est
de prouver que toute l’ ’ entreprise de Dieu avec la création de l’ homme a été un
Lamec, c’ est-à-dire un échec. Tout comme Dieu a examiné chaque partie du
monde naturel après sa création dans le premier chapitre et a conclu qu’ elle était
« très bonne », il a également examiné l’ humanité après sa multiplication sur la
terre et la conclusion n’ aurait pas pu être plus décevante : « L’ Éternel vit que la
méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de
leur cœur se portaient chaque jour uniquement vers le mal. L’ Éternel se repentit
d’ avoir fait l’ homme sur la terre, et il fut affligé en son cœur » (Gn 6 : 5–6). Si
Dieu voulait créer les humains à son image, ce qui s’ est passé ne pouvait pas être
plus monstrueux. D’ une manière ou d’ une autre, les choses ont terriblement mal
tourné. Ainsi, quand vous gâchez quelque chose, après un certain deuil et une
introspection, que faites-vous ? Effacer l’ ardoise et tout recommencer, n’ est-ce
pas ? Cela semble aller de soi et il n’ est pas étonnant que ce soit exactement ce
que Dieu a décidé de faire : « Et l’ Éternel dit : j’ exterminerai de la face de la terre
l’ homme que j’ ai créé, depuis l’ homme jusqu’ au bétail, aux reptiles, et aux oiseaux
du ciel ; car je me repens de les avoir faits » (Gn 6 :7). Et, comment Dieu allait-il
anéantir toute la vie ? Quoi d’ autre, sinon utiliser un déluge : « Et moi, je vais faire
venir le déluge d’ eaux sur la terre, pour détruire toute chair ayant souffle de vie
sous le ciel ; tout ce qui est sur la terre périra » (Gn 6 :17). Lorsque vous disposez
de toute la puissance, vous pouvez tout réparer très facilement en un claquement
de doigts.

Concernant l’ histoire du déluge, j’ imagine que les yeux intelligents des érudits
commencent à rouler cette fois-ci, non pas parce que l’ auteur de la Genèse
raconte des bêtises originales, mais parce qu’ il a plagié une histoire ancienne, sans
doute parce qu’ il a manqué d’ imagination et n’ a pas pu trouver quelque chose

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d’ innovant. Ce qui rend les chercheurs si dédaigneux à l’ égard de cette histoire


n’ est pas seulement le fait qu’ elle plagie une histoire ancienne populaire, mais que
cette histoire était un mythe authentique, ce qui prouve que non seulement la Bible
n’ offre aucune idée originale, mais qu’ elle n’ est qu’ une mythologie de seconde
main qui ne s’ élève même pas au niveau d’ une véritable mythologie.

Bien que les érudits soient sûrs que le déluge de la Genèse est une mythologie
plagiée, lorsqu’ il s’ agit d’ expliquer ce qu’ est la mythologie elle-même, ils n’ en
sont plus aussi certains. Ils sont tous d’ accord sur le fait que les mythes sont des
histoires concoctées par des peuples anciens par lesquelles ils essayaient de fournir
des explications sur le monde tel qu’ ils le comprenaient, des histoires étranges
et qui n’ ont plus aucun sens parce qu’ elles étaient le produit d’ esprits simples
complètement incapables de comprendre le monde qu’ ils ont tenté d’ expliquer.
Bien que les érudits conviennent que les peuples anciens avaient un esprit différent
du leur et que la mythologie était leur façon de penser confuse, lorsqu’ il s’ agit
d’ expliquer ce qu’ est la pensée mythologique elle-même, ils semblent eux-mêmes
assez confus :

Malgré la grande attention accordée à la mythologie au cours des deux cents


dernières années, presque tous ceux qui étudient ce phénomène déplorent la
difficulté de formuler une définition vraiment adéquate du mythe. Par exemple,
Mircea Eliade, peut-être l’ historien des religions le plus important du XXe siècle,
commence un volume consacré au mythe en admettant qu’ « il serait difficile de
trouver une définition du mythe qui serait acceptable pour tous les érudits, et en
même temps intelligible aux non-spécialistes. Plus proche encore du désespoir
est la déclaration de J. Rogerson selon laquelle « trouver une définition adéquate
et polyvalente du mythe » reste une « tâche impossible ».21

L’ une des premières définitions du mythe a été proposée par les frères Grimm,
qui définissaient les mythes comme des histoires sur les dieux, une définition qui
semblait correspondre aux histoires anciennes qualifiées de mythologie, en tenant
compte du fait que les dieux étaient des personnages majeurs dans ces histoires.
Malgré sa simplicité et le caractère descriptif évident qu’ une définition est censée
avoir, cette définition posait un problème majeur : elle ne correspondait pas tout
21
David Noel Freedman, Gary A. Herion, David F. Graf, and John David Pleins, eds.,
Anchor Bible Dictionary (New York, N.Y. : Doubleday, 1992, s.v. “Myth and Mythology,” by Robert
A. Oden, Jr.

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à fait aux récits bibliques, puisqu’ il n’ y a qu’ une seule divinité que personne
n’ a vue et qu’ il n’ est guère possible d’ avoir des récits ne comportant qu’ un seul
personnage, qui en plus est invisible. Même cette histoire du déluge ne parle pas
réellement de Dieu, mais des humains et de leur obsession de tuer, et bien que
Dieu ait provoqué le déluge et donné des instructions concernant l’ arche, Dieu
n’ est guère un personnage dans l’ histoire. Définir la mythologie d’ une manière qui
exclut les récits bibliques n’ était peut-être pas un souci pour les frères Grimm, mais
cela serait tout à fait problématique pour les érudits sérieux. Afin de correspondre
aux récits bibliques, les érudits ont dû proposer des définitions plus générales et
pouvant également être appliquées aux récits bibliques. Voici un résumé de ce que
ces définitions incluent :

Même si une première lecture de ces définitions sélectionnées pourrait suggérer


quelque chose comme un désaccord total, et donc un chaos, il existe en fait un
certain nombre d’ éléments que la plupart des définitions partagent. Ces éléments
sont au nombre de trois, voire quatre. Pour être qualifié de mythe, les chercheurs
commencent à s’ accorder sur le fait que le matériel doit être (1) une histoire et
(2) traditionnel, c’ est-à-dire transmis, généralement oralement, dans un cadre
communautaire ; de plus, ces histoires traditionnelles doivent (3) traiter d’ un ou
plusieurs personnages qui sont plus que simplement humains. À la lumière de
l’ usage apologétique qui a été fait de l’ ancienne définition du mythe au XIXe
siècle (nier la présence de mythes dans le texte biblique), il convient de noter que
ce troisième critère peut être rempli par la présence d’ un seul être surhumain
dans un récit. En outre, plusieurs des définitions ci-dessus suggèrent l’ ajout d’ un
dernier critère, à savoir que les mythes (4) traitent des événements dans l’ Antiq-
uité lointaine.22

Afin de s’ adapter au matériel biblique, les érudits ont redéfini les histoires comme
étant celles d’ un seul personnage — même si l’ histoire d’ un seul personnage
n’ est plus une histoire — qui est elle-même plus qu’ humaine, et bien que Dieu
soit un personnage dans l’ histoire de Noé et est franchement plus qu’ humain,
l’ histoire elle-même ne parle pas du seul personnage de Dieu qui n’ est absolument
pas unique dans l’ histoire, mais de Nephilim et de Noé, tous étant simplement
humains. Par conséquent, tout écrit ancien — et pas seulement les histoires —
serait considéré comme un mythe dans la mesure où il provient d’ une « antiquité
lointaine ». Ainsi, ce qui définit les mythes ne sont pas seulement certains éléments
22
Ibid.

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littéraires, mais plutôt ceux qui les ont écrits, c’ est-à-dire que s’ ils ont été produits
par des peuples anciens, ce sont automatiquement des mythes. De ce fait, la raison
pour laquelle tout ce qui a été écrit par les peuples anciens est automatiquement un
mythe, c’ est parce que les peuples anciens avaient des esprits différents et que, par
conséquent, le type de pensée découvert dans ces écrits est très différent du type
de pensée utilisé dans les écrits modernes, en particulier dans les écrits savants. En
d’ autres termes, les peuples anciens utilisaient la pensée mythique par opposition
à la pensée scientifique utilisée aujourd’ hui par les érudits.

Bien que les chercheurs n’ aient pas été en mesure de proposer une définition de
la mythologie, ils mettent distinctement en évidence plusieurs différences entre la
pensée ancienne et la pensée scientifique utilisée aujourd’ hui. Ce qui caractérise les
explications sur le monde trouvées dans les récits mythologiques, c’ est qu’ elles sont
erronées : « L’ anthropologue britannique Sir James George Frazer (1854–1941),
peut-être mieux connu comme l’ auteur du The Golden Bough, vers la fin de sa
carrière scientifique, définit les mythes comme des « explications erronées de
phénomènes, qu’ ils soient de la vie humaine ou de la nature extérieure ».23 Par
conséquent, ce qui fait une histoire mythique, ce ne sont pas les personnages de
l’ histoire ou le fait qu’ elle soit ancienne ou non, mais plutôt le fait que ce qu’ il dit
sur le monde est faux. La raison pour laquelle les peuples anciens ne pouvaient pas
fournir d’ explications précises sur le monde était qu’ ils n’ avaient pas ce que nous
appelons une pensée scientifique qui fait que notre esprit n’ accepte comme vrai que
ce qui peut être vérifié par l’ observation et qu’ ils ne pouvaient donc pas distinguer
entre ce qui était réel et ce qui était fictif :

Une vision de l’ origine du mythe qui recueille encore un large assentiment est
celle qui compare le mythe à la science et trouve dans les deux une expression du
désir humain d’ expliquer des phénomènes intrigants. La seule différence signif-
icative entre les deux est que les mythes viennent d’ un stade précoce du dével-
oppement humain, alors que la science vient d’ un stade avancé. Les mythes sont
donc une science immature. Les mythes répondent donc à un besoin intellectuel,
le besoin d’ explication.24

La raison pour laquelle les histoires anciennes parlent d’ animaux qui n’ existent
pas, comme des licornes ou des êtres étranges sous la forme d’ animaux avec des
23
Ibid.
24
Ibid.

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parties du corps humain comme des centaures ou des minotaures, ou d’ humains


avec des corps étranges comme cent mains ou un seul œil sur le front, c’ est parce
que les anciens ne pouvaient pas réaliser avec leur esprit stupide que les animaux
et les êtres humains que personne n’ avait vus n’ existaient pas réellement et qu’ ils
étaient donc le produit de leur imagination qu’ ils prenaient pour un fait. De
même, ils ne comprenaient pas ce qui faisait que le ciel restait en l’ air et ne tombait
pas, et imaginaient qu’ il s’ agissait d’ une sorte de structure solide, comme un toit,
soutenue par un géant comme Atlas, et quand Atlas devait faire autre chose, alors
un autre individu super fort comme Hercule devait retenir le ciel pour l’ empêcher
de tomber et éventuellement tuer tout le monde. Même si la Genèse ne dit pas
que le ciel est soutenu par des êtres puissants, ayant été écrite par des personnes
avec la même pensée mythique, l’ auteur biblique imagine que le ciel est en réalité
un dôme dur fait de bronze comme un immense toit. La raison pour laquelle les
anciens imaginaient que le ciel était en bronze était sans aucun doute due au fait
qu’ à cette époque le bronze était le matériau le plus résistant connu et si le fer
ou le titane avaient été connus, ils auraient sûrement imaginé que le ciel était un
dôme fait en fer ou en titane. Étant totalement incapables de faire correspondre
leurs explications avec une observation précise, ils n’ ont jamais pu remettre en
question leurs explications en remarquant que personne ne pouvait voir Atlas ni
personne soutenant le ciel ou que l’ atmosphère qu’ ils respiraient était faite d’ air et
non de bronze ou que le ciel était tantôt bleu, tantôt argenté, tantôt gris et même
rouge, changements de couleurs qu’ on ne peut observer dans les métaux. Bien sûr,
de telles explications trouvées dans des histoires anciennes sont tout simplement
ridicules pour les personnes modernes dotées d’ un esprit scientifique :
Ce problème est celui de la simple vérité du récit biblique résultant de la recher-
che scientifique et historique moderne. Jusqu’ à la période moderne, l’ histoire
biblique était considérée comme un simple récit d’ événements passés qui se
déroulaient tels qu’ ils ont été racontés, et c’ est là que l’ on voyait sa vérité. Il est
désormais impossible de concilier les récits bibliques des débuts du monde et de
la culture humaine avec les découvertes de la science moderne, et il est également
impossible, et souvent improbable, d’ essayer d’ établir la véracité historique des
récits israéliens de ses débuts historiques dans le Pentateuque. Cela amène ceux
qui étudient la Bible à une question très fondamentale : si ses histoires ne se sont
pas produites comme elles sont racontées et ne sont pas vraies dans ce sens, com-
ment peut-on comprendre la vérité de la Bible ?25
25
The New Interpreter’ s Dictionary of the Bible, 5 vols. (Nashville, TN: Abingdon Press,
2006–), s.v. “Myth in the OT,” by Theodore Hiebert.

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La réponse évidente à la question rhétorique ci-dessus est de rejeter ces histoires


comme étant sans pertinence pour les gens modernes, ce qui est exactement ce
que fait ce que l’ on appelle l’ érudition critique.

La raison pour laquelle les peuples anciens avaient un esprit si schizophrène et


se livraient à des explications sur le monde qui n’ avaient aucun rapport avec ce
qu’ ils pouvaient quotidiennement observer, était parce qu’ ils imaginaient que le
monde n’ existait pas toujours tel qu’ ils le vivaient, mais qu’ il fut un temps avant,
un moment qu’ ils appelaient commencement où le monde était très différent du
monde tel qu’ ils l’ observaient :

Un mythe, qu’ il ait pour sujet des actes de divinités ou d’ autres événements ex-
traordinaires, nous ramène toujours aux « commencements de toutes choses » ;
la cosmogonie, la naissance du monde, est donc un thème principal. Dans chaque
cas, l’ époque à laquelle nous transporte le mythe est très différente de la nôtre ;
il s’ agit en fait d’ une époque au-delà de la portée de tout être humain, et par
conséquent les événements et les réalités traités sont littéralement complètement
différents des faits qui préoccupent les hommes dans leur vie quotidienne.26

Au lieu d’ essayer d’ expliquer quelque chose qui s’ est passé à l’ époque où ils vivaient
et qu’ ils pouvaient vérifier, les anciens voulaient expliquer comment le monde
était à un « début », c’ est-à-dire à une époque où le monde était très différent
de celui dans lequel ils vivaient. Comment les érudits savent-ils que les peuples
anciens croyaient que le monde avait été différent avant un certain début et qu’ ils
étaient tellement intéressés par les explications sur ce monde qui n’ existait plus
et complètement indifférents au monde qui existait et dans lequel ils vivaient ?
Eh bien, ne demandez pas, ne dites pas ! N’ ayant pas la possibilité d’ observer le
monde qui les entourait, les anciens étaient totalement incapables de fournir des
explications sur le monde tel qu’ ils le vivaient. Ils ont ainsi recouru à la mythologie,
qui leur a fourni des explications sur la façon dont le monde était à une époque
qu’ aucun d’ entre eux n’ aurait pu connaître. Voici comment ces prétendus esprits
mythiques schizophrènes, obsédés par la façon dont les choses se passaient à une
époque différente avant un début imaginaire, étaient censés fonctionner :

26
Mircea Eliade, and others, eds., The Encyclopedia of Religion (New York, N.Y.: Macmillan,
1987), s.v. “Myth: An Overview,” by Kees W. Bolle.

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L’ âge mythique est le moment où le Sacré apparaît et établit la réalité. Pour l’ hom-
me traditionnel, soutient Eliade, (1) seule la première apparition de quelque
chose a de la valeur ; (2) seul le Sacré a de la valeur ; et, par conséquent, (3) seule
la première apparition du Sacré a de la valeur. Parce que le Sacré est apparu pour
la première fois à l’ ère mythique, seul l’ ère mythique a de la valeur. Selon l’ hy-
pothèse d’ Eliade, « l’ homme primitif ne s’ intéressait qu’ aux commencements…
peu lui importait ce qui était arrivé à lui-même, ou à d’ autres comme lui, dans des
époques plus ou moins lointaines ». Les sociétés traditionnelles expriment ainsi
une « nostalgie des origines », une aspiration à revenir à l’ époque mythique. Pour
l’ homme traditionnel, la vie n’ a de valeur que dans les temps sacrés.27

Selon cette théorie, les anciens, au lieu d’ essayer de comprendre ce qui se passait
autour d’ eux et à l’ époque où ils vivaient, imaginaient comment le monde était à
une époque antérieure, à un commencement où il était très différent. Ils tentaient
ainsi d’ imiter ce monde sans s’ apercevoir que ce qu’ ils tentaient de faire était
impossible parce que la façon dont ils imaginaient ces commencements était
tout simplement absurde. La véritable révolution de la pensée s’ est produite
lorsque l’ homme a compris la notion de temps, ce qui lui a permis d’ observer les
événements qui se produisaient dans le monde dans lequel il vivait et d’ établir
des liens de causalité entre les événements. Cette révolution de la pensée, qui a
commencé grâce à la compréhension du concept de temps, a jeté les bases de
la pensée historique et scientifique, qui a permis à l’ homme de parvenir pour la
première fois à des descriptions et des explications précises du monde tel qu’ il est :

À première vue, le mythe et l’ histoire semblent complètement opposés. Certes,


ils sont tous deux des récits, c’ est-à-dire des arrangements d’ événements en his-
toires unifiées, qui peuvent ensuite être racontées. Mais, le mythe est un récit des
origines, qui se déroule dans un temps primordial, un temps autre que celui de
la réalité quotidienne ; l’ histoire est un récit d’ événements récents, qui s’ étend
progressivement à des événements plus lointains, mais qui se situent néanmoins
dans le temps de l’ homme.28

La raison pour laquelle le monde du mythe et le monde de la vie quotidienne


sont si différents et ont des explications si différentes est que le monde de la vie
quotidienne est régi par le « temps humain », alors que le monde du mythe est
27
Wikipedia, the Free Encyclopedia, s.v. “Eternal Return,” (http://en.wikipedia.org/wiki/
Eternal _return_%28Eliade%29, accessed March 1, 2013).
28
Eliade, Encyclopedia, s.v. “Myth and History.”

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régi par le temps divin. La différence entre les deux types de temps est que dans le
temps humain, les choses changent tout le temps, tandis que dans le temps divin,
les choses ne changent jamais et sont donc toujours les mêmes. Cette révolution
de la pensée qui consistait à comprendre le temps humain a été réalisée par —
surprise — les Grecs, plus précisément par Hérodote, qui a rompu avec le mode
de pensée mythique qui recourait principalement à la poésie et a adopté l’ histoire
dans laquelle les événements sont suivis en fonction de leur relation avec le temps
afin que leurs liens de causalité soient bien compris :

Si l’ on s’ en tient à la définition de l’ histoire comme historiographie, le rapport de


l’ histoire au mythe est déterminé dans ses traits essentiels par la naissance d’ un
type de connaissance et d’ un type de discours (le récit en prose) qui opèrent une
série de ruptures décisives avec le mode de pensée mythique et avec son mode
d’ expression littéraire privilégié, la poésie versifiée. Le premier témoin que nous
ayons de la rupture de l’ histoire avec le mythe est Hérodote, au milieu du Ve siècle
avant J.-C., dont l’ œuvre fait figure de référence littéraire. Son titre — Historiē en
dialecte ionien — a déterminé depuis lors, non seulement le nom de la discipline
qu’ il a inaugurée, mais aussi le sens principal de ce terme, à savoir investigation.
Ces « histoires » sont en vérité des enquêtes sur les causes des guerres entre les
Grecs et les Perses. Contrairement aux mythes d’ origine et aux récits héroïques
situés dans des temps lointains, les histoires d’ Hérodote portent sur des événe-
ments récents. Hérodote s’ intéresse au rôle causal des événements antérieurs et
au rôle des agents responsables des événements qu’ il étudie. Ses écrits sont donc
bien plus que de simples descriptions. Ils sont l’ expression d’ un mode de pensée
qui caractérise ce que l’ on a appelé les Lumières ioniques et s’ inscrivent ainsi
dans un ensemble plus vaste de recherches sur la cosmologie, la géographie et
l’ ethnographie. Elles trouvent leur équivalent spéculatif dans la philosophie pro-
prement dite, où la phusis, terme que nous traduisons par « nature », constitue
à la fois le champ d’ exploration et le mot-clé. Dans la philosophie ionienne, la
notion d’ archē au sens de « principe » se sépare de manière décisive de l’ archē
au sens de « commencement ». Cette bifurcation de la notion d’ origine est d’ une
grande importance pour la compréhension de la séparation entre l’ histoire et le
mythe.29

Cette pensée des Lumières initiée par les Grecs va au-delà de la distinction entre
deux sortes de temps, mais révèle plutôt deux réalités différentes, c’ est-à-dire le
monde des dieux et le monde des hommes :
29
Ibid.

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Un troisième problème subsiste. Il s’ agit du problème de la représentation du


temps qui sous-tend l’ histoire, problème qui constitue la toile de fond du débat
entre histoire et mythe. Si l’ historiographie grecque revêt une certaine impor-
tance dans ce domaine, c’ est moins par rapport à la prétendue opposition entre le
temps cyclique et le temps linéaire que par rapport à la ligne de partage entre le
temps des dieux et le temps des hommes.30

Grâce à cette révolution de la pensée, Hérodote a pu décrire avec précision les


événements survenus pendant la guerre de Perse et leurs causes, alors que les
auteurs bibliques — en raison de leur esprit mythique — n’ ont fourni que des
histoires fantaisistes lorsqu’ ils ont écrit sur Saül, David, Salomon, etc.

Parce que le monde de la mythologie est si différent du monde tel que nous
le connaissons, il est structuré d’ une manière qui n’ a aucun sens pour nous
aujourd’ hui. C’ est un monde peuplé de monstres composés de toutes sortes de
parties du corps d’ animaux et d’ humains, avec des tailles impossibles à imaginer
pour des individus réels, vivant dans des endroits qui défient toutes les lois de
la nature telle que nous la connaissons. Alors que dans le monde réel, les êtres
intelligents ne peuvent vivre que sur terre, dans la mythologie, certains vivent
dans le ciel, d’ autres sur terre, d’ autres sous l’ eau et d’ autres encore sous terre.
Non seulement ils peuvent vivre dans des endroits où les humains ne peuvent pas
exister, mais ils peuvent aussi faire des choses qui défient les lois les plus évidentes
de la nature, comme monter des chars tirés par des chevaux dans l’ air, dans l’ eau et
même sous terre, ou monter des chevaux qui ne courent pas sur le sol, mais volent
dans l’ air. Incapables d’ observer ce qui se passait sous leur nez, les anciens ne
connaissaient pas la loi de la gravité qui empêchait tout simplement les objets lourds
de voler. Parce qu’ ils ne pouvaient pas observer le monde dans lequel ils vivaient,
non seulement ils ne pouvaient pas le comprendre, mais ils ne se souciaient même
pas de le comprendre. Au contraire, ils étaient très préoccupés par ce monde qui
existait à une autre époque et qu’ ils voulaient préserver à travers ces histoires.
Ils ont recouru à des rituels élaborés parce qu’ ils craignaient que s’ ils cessaient
de raconter ces histoires ou d’ accomplir les rituels prescrits dans ces histoires, ce
monde du mythe qui n’ existait pas finalement disparaîtrait. Ils pensaient donc qu’ il
était de leur responsabilité de préserver, par des récits et des rituels, le monde qui
existait avant ce début, sans s’ apercevoir — sans doute à cause de leur stupidité —
30
Ibid.

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que ce monde n’ existait plus de toute façon, puisqu’ il n’ avait existé qu’ à un certain
début et à une autre époque. La raison pour laquelle ils appréciaient et croyaient
ces histoires et ne remettaient jamais en question ce qu’ elles disaient était que les
anciens avaient l’ esprit si étroit qu’ ils étaient totalement incapables d’ observer ce
qui se passait autour d’ eux et ne remarquaient jamais qu’ un char qui entrait dans
l’ eau ne continuait pas à courir au-dessus de l’ eau, mais coulait au fond et qu’ un
char qui tombait d’ une falaise ne continuait pas à voler dans les airs, mais tombait
sur le sol. S’ ils avaient pris la peine de faire de telles expériences et d’ observer ce
qui se passait lorsqu’ un char tombait dans l’ eau ou se précipitait d’ une falaise, ils
se seraient rendu compte que les récits mythologiques étaient tout simplement
ridicules et plus personne n’ aurait pris la peine de les lire. C’ est pour cette raison
que ces récits n’ ont plus aucun intérêt pour les gens d’ aujourd’ hui, et s’ il y en a
encore qui prennent la peine de les lire, les récits mythologiques — en particulier
les récits bibliques — doivent être démythifiés, comme l’ a dit le théologien de
renom Rudolf Bultmann, c’ est-à-dire qu’ ils doivent être réécrits et que toutes les
absurdités qu’ ils contiennent doivent être remplacées par des connaissances que
nous possédons aujourd’ hui et dont l’ exactitude a été scientifiquement prouvée.
La raison pour laquelle cette démythologisation est nécessaire est que, si quelqu’ un
osait écrire aujourd’ hui quelque chose à propos d’ un cochon qui grimpe sur
quelque chose et saute ensuite pour tenter de voler dans les airs ou à propos de
personnes qui volent dans les airs en voiture, à moto ou sur un balai, personne ne
perdrait son temps à lire de telles histoires parce que les gens sont trop intelligents
actuellement pour croire à de telles stupidités puisque les gens modernes ont
des esprits qui lisent uniquement ce que la science prouve comme étant vrai par
l’ observation. En raison de leur esprit mythique, les anciens n’ étaient même pas
capables d’ établir les liens de causalité les plus évidents, comme le fait que le soleil
était la source de la lumière. Par exemple, constatant que dans la mythologie
grecque, le Jour naît avant le Soleil, tout comme dans la Genèse, le Soleil est créé
le quatrième jour, l’ un des spécialistes d’ Hésiode qui fait le plus autorité explique :
« Le Jour apparaît plus tôt que le Soleil, dont la lumière est à l’ origine : le jour
apparaît plus tôt que le soleil, dont la lumière le provoque. C’ est le cas dans le
premier chapitre de la Genèse. C’ est un signe de l’ ancienneté fondamentale de ces
cosmologies ; l’ homme primitif ne se rend pas compte que la lumière du soleil et la
lumière du jour sont identiques ».31 Pauvres idiots ! Les anciens étaient si stupides
31
Hesiod, Theogony, ed. with prolegomena and commentary M. L. West (Oxford:
Clarendon P., 1966), 197.

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qu’ ils ne se rendaient même pas compte que la lumière du jour venait du soleil et
mettaient sans doute leur nourriture non pas dans leur bouche, mais dans leurs
oreilles et les bottes, non pas à leurs pieds, mais sur leur tête. Nous devrions être
reconnaissants aux philosophes grecs qui nous ont apporté les Lumières afin de
nous doter d’ un esprit scientifique qui nous permet aujourd’ hui de savoir que la
journée est causée par le soleil et non l’ inverse !

Encore une fois, c’ est cette stupidité totale des anciens qui me rend méfiant
à l’ égard de toutes ces explications savantes sur la mythologie et la façon dont
les anciens pensaient, et je me demande donc si la véritable mythologie est celle
écrite par les anciens ou plutôt celle écrite par les savants, de sorte que les anciens
auraient trouvé les explications savantes sur leur mode de pensée supposé tout
à fait stupides et risibles, et auraient dit que les vraies licornes ne sont pas celles
qu’ ils ont imaginées, mais la façon dont les savants imaginent leur mode de pensée
ancien. Certes, lorsque les anciens ont imaginé que les humains pourraient être
capables de voler comme des oiseaux en fabriquant des ailes de plumes collées avec
de la cire et ont pensé que ces ailes permettraient aux humains de voler comme
des oiseaux propulsés par leurs propres muscles, il s’ est avéré qu’ ils avaient de
mauvaises connaissances en physique, ne réalisant pas que pour que des corps
aussi lourds puissent s’ envoler, il fallait des machines spéciales telles que des
avions ou des hélicoptères, Mais quand les savants supposent qu’ ils étaient naïfs
au point de ne pas s’ apercevoir que les humains ne peuvent pas monter sur une
ânesse et son ânon simultanément, alors que dans l’ Antiquité, même les enfants
savaient monter des ânes et des chevaux à un âge où les enfants d’ aujourd’ hui
n’ auraient même pas le droit de conduire une voiture, j’ ai du mal à le croire. Et,
si ce que les anciens disaient et comprenaient à travers ces récits mythologiques
n’ avait rien à voir avec ce que les chercheurs entendent par mythologie, de sorte
que le véritable mythe est précisément cette pensée mythologique fantasmée par
les chercheurs, qui non seulement n’ a rien à voir avec la façon dont les anciens
pensaient, mais constitue le principal obstacle à la compréhension de ces récits et
de la façon dont les anciens pensaient ? Et, si la véritable démythologisation n’ avait
rien à voir avec l’ élimination des stupidités des histoires anciennes, mais plutôt avec
l’ élimination des stupidités que les érudits ont créées avec leurs explications sur la
pensée mythique qui n’ a rien à voir avec la façon dont les anciens pensaient, mais
qui est plutôt le produit de leur propre esprit confus par cette même philosophie
grecque qu’ ils pensent les avoir dotés d’ un esprit supérieur ? Remettre en question

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ce que les anciens ont dit n’ est pas très difficile si l’ on tient compte du fait qu’ ils ne
peuvent plus se défendre, mais remettre en question ce que disent les chercheurs
n’ est pas seulement offensant, mais aussi très dangereux et je ne serais pas surpris
que la plupart des chercheurs ne lisent rien au-delà de ce point — si tant est que
l’ un d’ entre eux se soit donné la peine de lire quoi que ce soit jusqu’ à ce jour.

Qu’ il en soit conscient ou non, le monde universitaire moderne — et postmoderne


d’ ailleurs — vit un paradoxe : tout en s’ intéressant vivement à la récupération
du passé et à sa compréhension, il a développé une croyance profondément
ancrée selon laquelle les esprits modernes et les esprits anciens ne peuvent pas
se voir les yeux dans les yeux parce qu’ ils sont séparés par ce que l’ on appelle
la pensée mythique. On prétend que les écrits anciens ont été produits par des
esprits radicalement différents de ceux qui ont été façonnés par la philosophie
grecque et qui se sont développés jusqu’ à devenir les nôtres, que nous appelons
fièrement les esprits scientifiques. Que les écrits produits par les anciens — et
appelés mythologie — et ceux produits aujourd’ hui soient différents, personne
ne le conteste, mais que les esprits eux-mêmes aient été différents, personne ne
l’ a apparemment remis en question ! C’ est cette croyance que les esprits anciens
étaient différents qui, selon moi, est un mythe, un mythe qui n’ a pas été créé par
les anciens, mais qui est un mythe de notre propre création, et c’ est ce mythe que
j’ ai l’ intention de démêler ou de démythologiser dans ce qui suit.

En affirmant que les cerveaux humains ont toujours été les mêmes, je ne nierai
pas que la philosophie grecque a radicalement changé notre façon de penser,
notamment par la manière dont elle a défini le concept de réalité. Comme je l’ ai
expliqué dans un article publié32, alors que les modernes n’ ont que le concept de
réalité objective — c’ est-à-dire une réalité indépendante des sujets humains — les
anciens ont compris qu’ il existait un autre type de réalité que la réalité objective,
une réalité créée par les humains, une réalité tout aussi réelle et objective, mais qui
était encore plus importante précisément parce qu’ elle était créée par les humains
pour une raison quelconque, une réalité que j’ ai appelée la réalité raisonnée. Afin
de faire la distinction entre les deux, les auteurs anciens utilisaient souvent un
procédé littéraire que j’ ai appelé « bloqueur de réalité », à savoir des détails dans
l’ histoire qui empêchent le lecteur de prendre le détail comme une description
32
Aurel Ionica, “Reality Behind the Text, in Front of the Text, and Within the Text,”
Revista Română de Comunicare şi Relaţii Publice 11, no. 1 (2009): 23–45.

362
La mythologie démythifiée

objective et l’ obligent à penser à l’ idée que ce détail est censé suggérer. Comme
l’ espace ne me permet pas d’ expliquer de nouveau ces concepts, le lecteur est
supposé connaître les deux premières sections dans lesquelles j’ ai introduit ces
notions.

En lisant les textes anciens, j’ utiliserai comme autre règle herméneutique le principe
selon lequel le texte doit avoir un sens pour un lecteur, utilisant ce que j’ appelle le
bon sens, défini comme la tendance de l’ esprit à rendre cohérents tous les détails
d’ une histoire, la seule chose que les auteurs et leurs lecteurs avaient en commun
pour comprendre le texte. Si les écrits modernes utilisent un langage spécialisé
et des conventions d’ écriture que seuls les lecteurs ciblés peuvent comprendre,
rien ne prouve que les écrits anciens étaient destinés à n’ être compris que par des
lecteurs correctement éduqués. En effet, peu d’ érudits douteraient que les récits
mythologiques étaient largement diffusés oralement par des personnes illettrées
et il n’ est guère possible de mémoriser quelque chose qui n’ a aucun sens pour soi.

Tout en admettant que les auteurs de l’ Antiquité aient utilisé différents concepts
et procédés littéraires qu’ il convient de retrouver pour comprendre correctement
les textes anciens, je précise que ces concepts et procédés littéraires doivent être
dérivés des textes eux-mêmes, car les auteurs de l’ Antiquité n’ ont jamais expliqué
ces concepts et procédés en tenant compte du fait qu’ ils supposaient que les
lecteurs de l’ Antiquité étaient déjà familiarisés avec eux. Les théories modernes
sur les mythes et les esprits mythiques sont les véritables mythes et ils ne sont pas
plus anciens que ceux qui les ont produits. Lorsque les érudits supposent que les
anciens ne pouvaient pas comprendre le monde dans lequel ils vivaient, plus ils
trouvent d’ absurdités dans un texte, plus ils ont l’ impression d’ avoir bien saisi
l’ esprit de l’ auteur ancien et d’ être parvenus à la véritable signification, mais tout
ce qu’ ils ont prouvé, c’ est l’ arrogance intellectuelle qu’ ils avaient au départ. Si les
anciens lecteurs se donnaient la peine de lire un texte et même de le mémoriser,
ils ne le faisaient pas pour la satisfaction intellectuelle de découvrir qu’ ils étaient
beaucoup plus intelligents que l’ auteur, mais parce qu’ ils pensaient qu’ à travers
le texte, l’ auteur pouvait leur enseigner des leçons précieuses sur la manière de
vivre dans le monde. Cela m’ amène à un dernier point méthodologique que je
souhaite aborder à propos de l’ interprétation des textes anciens : alors que les
lecteurs de l’ Antiquité n’ abordaient pas les textes avec un bagage intellectuel, les
lecteurs modernes le font avec un bagage philosophique, religieux et politique

363
L’ÂNE D’ABRAHAM

important. Par conséquent, ce ne sont pas les lecteurs anciens qui ont rencontré
le texte avec un handicap intellectuel, mais plutôt les lecteurs modernes, en
particulier les érudits. Ainsi, toute lecture moderne doit être polémique, c’ est-
à-dire qu’ elle doit défendre une interprétation comme étant meilleure tout en
rejetant les autres, en fournissant les raisons pour lesquelles les interprétations
modernes sont inadéquates. Si certains chercheurs peuvent trouver choquante
l’ idée de discréditer des interprétations qui font autorité, je ne cache pas que cela
ne me dérange pas d’ offenser des croyances modernes chères tout en essayant
d’ être fidèle à la manière dont je pense que les anciens lecteurs ont compris le
texte.

Comme le soulignent tous les ouvrages sur la mythologie, la différence


fondamentale entre les récits mythologiques et les esprits modernes est liée à la
nature de la réalité. Selon la conception moderne, il n’ existe qu’ une seule réalité
qui peut être découverte par l’ observation et qui est donc généralement appelée
réalité objective. Cette conception a été développée par les philosophes grecs dont
nous avons hérité et que les anciens n’ auraient pas pu comprendre en raison de
leur esprit non sophistiqué. Je trouve impensable que les peuples anciens n’ aient
pas eu conscience de la réalité objective et n’ ont pas été capables de l’ observer,
tout simplement parce que même les animaux ont effectivement conscience
de la réalité objective et sont capables de l’ observer, sinon ils ne seraient même
pas capables de se nourrir et doivent donc être capables au moins de voir où se
trouve la nourriture et de savoir comment l’ obtenir. Par conséquent, si les anciens
écrivaient des histoires qui défiaient ou ignoraient la réalité observée ou objective,
ce n’ était pas parce qu’ ils étaient incapables de l’ observer et de la comprendre,
mais parce qu’ ils s’ intéressaient davantage à un autre type de réalité qui n’ a pas
de rapport avec la façon dont le monde physique est structuré et fonctionne,
mais plutôt avec la façon dont le monde des relations humaines fonctionne et est
structuré, et n’ est pas structuré par des lois de la nature, mais par la façon dont les
humains choisissent de façonner la communauté dans laquelle ils vivent en faisant
appel à leur rationalité. Par conséquent, lorsque nous lisons ces histoires, nous ne
devons pas nous laisser déconcerter par ce qui se passe dans le ciel, dans l’ eau ou
sous terre, mais par ce qui se déroule là où les humains vivent ensemble, et c’ est
toujours sur le sol.

364
La mythologie démythifiée

Si l’ on observe la structure de toutes les sociétés humaines à toutes les époques, on


constate qu’ il y a toujours trois catégories de personnes, ou plutôt quatre, et que
les lignes de démarcation sont distinctement marquées par la notion de pouvoir.
Tout d’ abord, il y a des personnes qui détiennent le pouvoir et qui décident et
appliquent la réalité raisonnée qui façonne la vie de la communauté et tous les
aspects des interactions humaines, y compris la structure du pouvoir elle-même.
Vient ensuite la catégorie des personnes qui n’ ont aucun pouvoir et qui suivent
les règles qui constituent la réalité raisonnée établie par ceux qui ont le pouvoir,
catégorie qui comprend la majorité des individus de la communauté. Enfin, il
existe une troisième catégorie d’ individus considérés comme dangereux pour la
communauté parce qu’ ils ne se soumettent pas à ceux qui détiennent le pouvoir
ou parce qu’ ils enfreignent les règles établies par la réalité raisonnée et qu’ ils
doivent être isolés ou éliminés de la communauté afin de ne pas la perturber.
Bien qu’ une communauté d’ individus soit un monde en soi, aucune communauté
n’ est totalement isolée, de sorte que même les tribus qui vivent dans la jungle la
plus profonde sont conscientes qu’ elles ne sont pas les seuls humains sur Terre,
mais qu’ il y a d’ autres tribus dans leur entourage. Par conséquent, pour toutes les
communautés, il existe une autre catégorie de personnes appelées étrangères qui
ne font pas partie de leur communauté, mais perçus comme une menace pour
leur communauté, même s’ ils ne sont pas hostiles, simplement parce qu’ ils vivent
selon une réalité raisonnée différente, même s’ ils parlent une langue similaire et
ont des lois similaires, mais ont une structure de pouvoir différente, c’ est-à-dire
un chef différent. Ils représentent une menace, non seulement pour la vie des
individus, mais également pour la réalité raisonnée que la structure de pouvoir
établit et garantit. Ainsi, ils doivent donc être tenus à l’ écart de la communauté,
de sorte que les étrangers ont été considérés comme dangereux et comme une
menace, même lorsqu’ ils étaient attirés par la communauté et immigrés par le
biais de mariages mixtes. Par conséquent, toutes les communautés ont développé
des moyens d’ isoler les étrangers comme étant dangereux, de sorte qu’ ils sont
traités comme des criminels, même s’ ils n’ ont commis aucun crime, sur la base
de la réalité raisonnée de la communauté locale dans laquelle ils ont immigré ou
de la réalité raisonnée de la communauté étrangère d’ où ils ont émigré. Ainsi,
la mythologie était essentiellement une ancienne sociologie dans laquelle les
différentes catégories de personnes qui composaient la société dans laquelle elles
vivaient étaient représentées à l’ aide de dimensions spatiales, la dimension verticale

365
L’ÂNE D’ABRAHAM

indiquant le niveau de pouvoir. De ce fait, les personnes qui détenaient le pouvoir


étaient placées au plus haut niveau, c’ est-à-dire dans les airs, à différentes altitudes,
depuis le sommet de la plus haute montagne de la région jusqu’ aux nuages et même
aux corps célestes comme le soleil, la lune et les étoiles, en tant qu’ objets visibles
les plus élevés. La raison pour laquelle les anciens plaçaient ceux qui avaient le
pouvoir comme vivant à haute altitude était pour indiquer leur rôle principal, à
savoir superviser tous les membres de la communauté afin de s’ assurer qu’ ils se
conformaient à la réalité raisonnée établie, c’ est-à-dire suivre les règles ou les lois
du pays. En d’ autres termes, ceux qui détenaient le pouvoir devaient être placés
à un point d’ observation d’ où ils avaient une pleine visibilité sur l’ ensemble de la
communauté, afin que rien ne leur soit caché et qu’ aucune infraction aux règles
n’ échappe à leur attention et ne reste pas impunie. De plus, ils étaient considérés
comme immortels et étaient situés à des altitudes inaccessibles aux humains afin
de suggérer leur invulnérabilité dans le but de décourager quiconque envisagerait
de les tuer, provoquant l’ effondrement de la structure du pouvoir et plongeant
la communauté dans le chaos. Bien sûr, les anciens n’ étaient pas naïfs au point
de croire que ceux qui avaient le pouvoir étaient si loin de leurs communautés
qu’ ils étaient physiquement situés quelque part sur les plus hautes montagnes,
vivaient dans les nuages, ou parmi les étoiles, parce que leurs dirigeants vivaient
juste parmi eux, ou plus exactement, dans le centre de la ville marquée par la
plus haute élévation où se trouvaient les plus grands bâtiments. Même dans les
villes modernes, les bâtiments gouvernementaux sont situés dans le centre de
la ville, appelé « downtown » qui n’ est pas vraiment l’ endroit le plus bas de la
ville, mais plutôt le plus haut, généralement appelé La Colline du Capitole. Si les
gens anciens vivaient aujourd’ hui et essayaient de comprendre pourquoi les gens
modernes appellent la partie la plus haute de la ville avec les bâtiments les plus
hauts « downtown », ils s’ imagineraient probablement que les gens modernes ont
développé ce qu’ ils appellent eux-mêmes la pensée scientifique par laquelle ils ont
perdu la capacité d’ observer la réalité et à la place, ils essaient d’ expliquer les choses
par la façon dont ils avaient été dans un début imaginaire quand le centre de la ville
était l’ endroit le plus bas et à travers le langage essayer de rendre la ville conforme
à cette réalité scientifique qui n’ est plus sacrée, sans s’ apercevoir que lorsqu’ ils vont
au « downtown », ils vont réellement vers le haut. S’ ils devaient expliquer comment
les gens modernes sont venus à cette pensée scientifique, ils postulent sans doute
que notre cerveau c’ est tellement dévolu au cours des millénaires que notre esprit
est incapable d’ observer la réalité, et donc nous vivons dans une réalité imaginaire

366
La mythologie démythifiée

que nous appelons scientifique, selon lequel le centre de la ville est une vallée alors
qu’ en réalité, c’ est une colline. De même, si les anciens visitaient Hollywood en
Californie, en voyant la rue appelée Hollywood Walk of Fame avec des étoiles
sur le trottoir et des noms de stars de cinéma gravés sur eux, ne doute pas que les
Américains modernes adorent certaines divinités avec ces noms qui vivent dans
les étoiles et habitent occasionnellement une colline voisine qu’ ils considèrent
comme sainte ou sacrée et qu’ ils appellent donc Hollywood sans doute parce qu’ à
l’ origine, c’ était un sanctuaire dans une grotte sainte où ils faisaient des pèlerinages
pour adorer comme ils continuent à le faire aujourd’ hui, mais qui est maintenant
fermé au public parce que les Américains croient que si cet espace sacré n’ était pas
soigneusement protégé, toute leur société s’ effondrerait. En outre, ils ont aussi des
rituels par lesquels ils distribuent des petites statues de ce qui est sans doute leur
dieu principal qu’ ils appellent Oscar à de nouveaux dieux et déesses comme ils
sont ajoutés à leur panthéon qu’ ils appellent étoiles parce qu’ ils imaginent qu’ ils
vivent dans le ciel. Ce que les érudits ne semblent pas réaliser, c’ est que leurs
théories fondées sur la supposée dichotomie entre les esprits anciens et modernes
peuvent fonctionner dans les deux sens, avec des résultats tout aussi hilarants.

Outre ceux qui ont le pouvoir et étaient associés au ciel, les communautés sont
également composées de citoyens ordinaires situés au niveau du sol parce qu’ ils
travaillaient effectivement la terre et produisaient tout ce dont chacun avait besoin,
y compris ceux qui ont le pouvoir. Bien que les citoyens ordinaires constituent
la majorité de la communauté, parce qu’ ils n’ ont aucun pouvoir, ils ne jouent
pratiquement aucun rôle dans les histoires mythologiques. Aujourd’ hui encore, ce
sont seulement des chiffres, ou plutôt des pourcentages : de ceux qui votent oui,
de ceux qui votent non, et parfois de ceux qui ne se donnent même pas la peine
de voter.

Enfin, les sociétés incluent des personnes considérées comme dangereuses pour
la communauté et qui doivent physiquement en être isolées. Dans les temps
modernes, cette catégorie de personnes est située dans les prisons, mais dans la
mythologie est placée dans Tartare, situé soit souterrain, ou à grande distance dans
un territoire étranger, suggéré par le fait que pour l’ atteindre, il fallait traverser
une étendue d’ eau, pas nécessairement l’ eau qui descend du ciel quand il pleut,
mais les étrangers qui vivaient en dehors de la communauté et étaient considérés
comme dangereux tout comme tous les étrangers sont considérés aujourd’ hui par

367
L’ÂNE D’ABRAHAM

tous les pays. Ces individus sont décrits comme morts et vivants à la fois parce
que, bien qu’ ils aient été physiquement vivants, ils étaient morts concernant la vie
de la communauté, en tenant compte du fait qu’ ils ont disparu de la communauté,
comme on ne voit plus quelqu’ un qui est mort et enterré. Quant à l’ isolement
physique, il dépend de la manière dont un individu est considéré comme dangereux
du point de vue de ceux qui ont le pouvoir : avec des prisons à l’ intérieur de la
communauté pour ceux qui étaient moins dangereux parce qu’ ils n’ étaient que de
petits criminels, ou par des séparations physiques de la communauté par des exilés
dans des endroits isolés par des barrières naturelles telles que des montagnes ou
de grandes étendues d’ eau qu’ il fallait traverser pour atteindre une île. Bien sûr,
les anciens savaient non seulement que les personnes isolées de la communauté
n’ étaient pas réellement mortes ou vivaient sous terre, mais savaient exactement
où elles vivaient sur le terrain et qu’ elles pouvaient être visitées, bien qu’ il n’ y ait
pas beaucoup d’ intérêt à visiter de tels endroits parce qu’ un retour n’ était jamais
garanti.

En ce qui concerne les étrangers, comme tous les immigrés aujourd’ hui, les anciens
les considéraient comme dangereux par définition, et donc comme des criminels
par défaut. C’ est pour cette raison que, dans la mythologie, ils sont décrits comme
vivant soit sous l’ eau, dans les rivières ou les mers, soit dans les forêts ou dans
les arbres, parce que ces caractéristiques du paysage marquaient les limites de la
communauté où les terres avaient été défrichées et cultivées. Dans des pays comme
l’ Égypte, qui n’ étaient pas entourés de forêts, de montagne ou d’ étendues d’ eau,
mais plutôt de désert, le danger, la menace et la mort étaient associés à l’ ouest et
au désert, où se trouvaient même les cimetières. Dans les récits mythologiques,
ceux qui étaient placés sous terre afin d’ être isolés parce qu’ ils étaient considérés
comme dangereux traversaient généralement une rivière ou une étendue d’ eau,
ce qui implique qu’ ils devaient traverser des territoires étrangers, et donc hostiles
afin de s’ éloigner de leur propre communauté. Tout comme un étranger serait
considéré avec la plus grande hostilité par la communauté d’ origine, de même un
membre de la communauté qui voyagerait à travers le territoire étranger serait
considéré par d’ autres communautés comme un étranger et serait donc traité
avec hostilité comme étant dangereux. Parce que la plupart des exploits héroïques
dans des histoires mythologiques se déroulent dans des territoires étrangers, les
aventures impliquent de voyager sur l’ eau, comme c’ est le cas dans les histoires
sur Ulysse et les Argonautes. Certains des héros grecs ont été contraints de vivre

368
La mythologie démythifiée

parmi des étrangers parce qu’ ils n’ étaient pas désirés dans leur pays, où se sont
volontairement exilés après avoir commis un crime — généralement un meurtre
grave — pour revenir plus tard et être salués comme de grands libérateurs. La
capacité de survivre sur l’ eau impliquait la capacité de vaincre les étrangers et de
les tenir à distance, réalisations qui représentaient les principales qualifications
d’ un héros en tant que défenseur de la communauté, qualifications qui étaient
aussi importantes pour les anciens que pour les gouvernements modernes. Pour
la Grèce, la majeure partie de son territoire est entourée d’ eau, donc la plupart
des étrangers sont venus en traversant une étendue d’ eau, de sorte qu’ ils sont
littéralement venus de l’ eau. Même dans les temps modernes, les prisons à sécurité
maximale sont sur des îles et être mis en prison suppose précisément traverser
un plan d’ eau. L’ eau et les forêts décrivent adéquatement les dangers représentés
par les étrangers parce que les masses d’ eau peuvent anéantir la communauté par
les inondations. De même, les forêts représentaient un mode de vie sauvage et
les étrangers étaient considérés comme non différents des bêtes sauvages et non
moins dangereux simplement parce qu’ ils vivaient selon une réalité raisonnée
différente puisque toutes les communautés se considéraient les seules civilisées
alors que toutes les communautés étrangères ne différaient pas des animaux
sauvages. Les communautés d’ histoires mythologiques sont dévastées par des
animaux sauvages de tailles inhabituelles tels que les lions, les sangliers, les loups,
les taureaux, même les oiseaux, sans doute parce que, lorsqu’ une communauté est
entourée d’ eau, les étrangers viendraient de l’ eau et pour que les animaux puissent
traverser des étendues d’ eau dont ils ont besoin pour voler, bien que les oiseaux
dans la vie réelle, quelle que soit leur taille, ne constituent jamais une menace pour
l’ homme. En réalité, les étrangers comme les animaux ne sont pas venus en volant,
mais plutôt en naviguant en bateau, comme le faisaient souvent les héros grecs.

Ayant clarifié ces notions qui sont vraies sur toutes les sociétés humaines —
anciennes et modernes — nous devons nous pencher sur les textes mythologiques
eux-mêmes. Quand on pense à la mythologie, sans doute que l’ œuvre classique qui
vient à l’ esprit est la Théogonie d’ Hésiode, et donc nous allons regarder d’ abord ce
texte pour voir ce qu’ il dit. Hésiode précise dès le début qu’ il ne présente pas ses
propres idées, mais plutôt ce que lui ont raconté les Muses, c’ est-à-dire les filles de
Zeus, le dieu qui avait un pouvoir absolu à l’ époque où l’ histoire a été racontée. Les
lecteurs anciens auraient compris que ce qui suit n’ a rien à voir avec la façon dont

369
L’ÂNE D’ABRAHAM

les rivières, les arbres, les animaux, etc. sont apparus, mais plutôt avec la façon
dont Zeus a établi son pouvoir et que ce qui a suivi était donc sa propre histoire
et non les réflexions d’ Hésiode. Après un long panégyrique dans lequel Hésiode
raconte les merveilles dont les humains ont bénéficié grâce à l’ établissement du
pouvoir absolu de Zeus et les raisons pour lesquelles les lecteurs devraient avoir
un intérêt direct dans l’ histoire, il commence :

En vérité, c’ est d’ abord le Gouffre qui est apparu, puis la Terre aux larges seins,
siège immobile de tous les immortels qui possèdent le pic enneigé de l’ Olympe
et le Tartare trouble dans les profondeurs de la terre aux larges sentiers, et Éros,
qui est le plus beau parmi les dieux immortels, le fondeur de membres, il domine
l’ esprit et les conseils réfléchis de tous les dieux et de tous les êtres humains dans
leur poitrine.33

Si l’ on regarde sur la page de gauche du livre où est imprimé le texte grec, on


remarque que le mot grec traduit Gouffre est Xaoj (chaos), c’ est-à-dire « chaos »,
le mot même d’ où vient notre mot « chaos » et pour lequel les dictionnaires
fourniraient les significations possibles suivantes :

Un état de choses dans lequel le hasard est suprême ; notamment : l’ état confus
et inorganisé de la matière primordiale avant la création de formes distinctes…
l’ imprévisibilité inhérente au comportement d’ un système naturel complexe
(comme l’ atmosphère, l’ eau bouillante ou le cœur battant) ; un état de confusion
totale… une masse ou un mélange confus.34

Comme on peut le vérifier, aucun dictionnaire ne fournirait le terme « gouffre »


comme signification possible du mot « chaos ». Alors, comment se fait-il que ce mot
soit traduit par « Gouffre » ? Comprenant que cette étrange traduction nécessite
quelques explications, le traducteur fournit la note de bas de page suivante :
« Habituellement traduit par « Chaos » ; mais cela nous suggère, à tort, un fouillis
de matière désordonnée, alors que le terme d’ Hésiode indique plutôt une lacune
ou une ouverture. Un autre commentateur insiste : « Au début de tout, il y avait le
Chaos ; cela ne signifie pas « Désordre », mais plutôt « Gouffre », dans le sens d’ un
33
Hesiod, Theogony, ed. and trans. Glenn W. Most, The Loeb Classical Library 57, 503
(Cambridge, MA: Harvard University Press, 2006–2007), lines 116–122.
34
Merriam-Webster Dictionary, s.v. “Chaos,” (http://www.merriam-webster.com/
dictionary/chaos, accessed January 14, 2002).

370
La mythologie démythifiée

espace sombre et béant.35 Et l’ un des meilleurs spécialistes d’ Hésiode commente :


« Le Gouffre : c’ est le sens littéral du nom grec Chaos ; il ne contient pas l’ idée de
confusion ou de désordre ».36 Il s’ agit là d’ un cas clair où les interprètes n’ essaient
pas de choisir un sens parmi plusieurs possibles, mais combattent l’ évidence et
le seul sens possible. Avant la création de ce « Gouffre », qu’ y avait-il, un simple
espace vide ? Et en quoi ce « Gouffre » est-il différent d’ un simple espace vide ?
De plus, si le chaos signifie l’ espace vide et que ce chaos a été créé, qui l’ a créé ?
Si le chaos signifie le désordre, il n’ est pas nécessaire que quelqu’ un le crée car le
désordre est une condition naturelle de toute chose, et si Hésiode entend par chaos
le désordre, on peut comprendre qu’ il n’ explique pas qui l’ a créé, car le désordre n’ a
pas besoin d’ être créé par un agent conscient pour exister, contrairement à l’ ordre,
qui n’ existe pas naturellement ; par conséquent, chaque fois qu’ il est créé, l’ agent
qui le crée doit être indiqué. C’ est là tout l’ objectif de la Théogonie, expliquer que
l’ ordre dans la société grecque n’ était pas une condition naturelle, mais qu’ il avait
été créé par Zeus, et que les humains devaient donc l’ apprécier en le vénérant.
Alors qu’ Hésiode parle de la naissance ou de la -gonie des dieux ou de Théo-i qui
ont ordonné la société, les commentateurs modernes tentent d’ expliquer le texte
comme s’ il parlait de la création du monde naturel à partir de rien, un concept
que l’ on ne trouve dans aucun texte ancien. Là où rien n’ existe, non seulement
l’ ordre ne peut être discerné, mais aussi le chaos, car les deux ne peuvent exister
qu’ au même endroit, mais pas tous les deux en même temps. En d’ autres termes,
le Chaos a existé « après » et « le long » ou « à côté » de la Terre. Mais si le Chaos a
existé « après » la Terre, alors la première chose qui a existé n’ était pas vraiment le
Chaos, mais plutôt la Terre. C’ est précisément parce que « chaos » signifie désordre
qu’ Hésiode dit qu’ il n’ a existé qu’ après et là où la Terre à large poitrine a existé. Et
maintenant, encore une fois, parce que les savants pensent à la création en termes
d’ émergence de matière à partir de rien, comme le postule la théorie du Big Bang,
ils comprennent que par « Terre », Hésiode entendait le sol sur lequel les gens
vivaient, qu’ ils décrivaient comme « à large poitrine » ou « à poitrine » parce qu’ ils
croyaient que le sol était une personne — plus précisément, une femme — sans
doute parce qu’ ils ne pouvaient pas observer la réalité avec précision et ne pouvaient
donc pas faire la différence entre le sol sur lequel ils marchaient et les seins d’ une
35
Richard Buxton, The Complete World of Greek Mythology (London: Thames & Hudson,
2004), 44
36
Hesiod, Theogony and Works and Days, trans. with an introduction and notes M.L.
West (Oxford, New York: Oxford University Press, 1999), 64.

371
L’ÂNE D’ABRAHAM

femme, de sorte qu’ ils copulaient souvent avec le sol en pensant qu’ ils avaient des
relations sexuelles avec une femme. Les lecteurs de l’ Antiquité, faisant preuve de
bon sens, auraient cependant compris que cette référence aux « poitrines » ou aux
« seins » était ce que j’ appelle un bloqueur de réalité, c’ est-à-dire que par « terre »,
Hésiode ne faisait pas référence au sol sur lequel les gens marchaient, mais plutôt
aux gens qui se trouvaient au niveau du sol, car seuls les gens peuvent être décrits
comme ayant des « poitrines » ou des « seins ». Et ces personnes étaient décrites
comme ayant de « larges seins » non pas parce qu’ elles étaient nécessairement des
femmes, mais parce que d’ entre elles émergeaient les deux autres catégories de
personnes — c’ est-à-dire celles qui étaient placées sur les sommets de la plus haute
montagne ainsi que celles qui vivaient dans un endroit profondément souterrain
appelé Tartare — et ces personnes, qui étaient en fait à la fois des hommes et des
femmes, sont décrites comme ayant de gros seins parce qu’ elles travaillaient le sol
et fournissaient de la nourriture à tous les autres, y compris à ceux qui vivaient
sur les sommets des montagnes ainsi que dans le Tartare. Les « seins » n’ étaient
pas nécessairement des symboles sexuels comme ils le sont aujourd’ hui pour les
érudits et les gens modernes, mais plutôt des sources de nourriture, et c’ est ce que
les gens ordinaires ont toujours été, les producteurs de nourriture et de tout ce
que l’ ensemble de la société consomme. Par conséquent, ce que dit Hésiode, c’ est
qu’ avant qu’ une société humaine structurée n’ existe — c’ est-à-dire avant qu’ il n’ y
ait quelqu’ un qui ait le pouvoir de superviser la communauté et d’ éliminer ceux qui
sont dangereux — tous les individus étaient au même niveau en ce qui concerne
le pouvoir, et partout où l’ on trouve cette situation, on trouve aussi le « chaos »
parce que là où il n’ y a pas d’ autorité pour réguler les interactions des humains,
ils ne peuvent qu’ interagir de manière chaotique. Contrairement aux animaux
dont le comportement est contrôlé par les instincts et dont les interactions ne
sont presque jamais chaotiques, les humains, en l’ absence de règles convenues,
n’ auraient aucune idée de la manière dont ils doivent réagir les uns envers les
autres ou de ce qu’ ils doivent attendre les uns des autres. En effet, en l’ absence
de conventions mutuellement acceptées, les humains ne sauraient pas si le fait de
montrer les dents est un sourire ou un avertissement d’ une attaque imminente.
Par conséquent, toutes les communautés humaines commencent au niveau du sol
avec un groupe d’ individus où personne n’ a le pouvoir et où l’ interaction est donc
assez chaotique et imprévisible. Une communauté ne se structure que lorsque
certains individus émergents et établissent des règles que tout le monde suit, c’ est-
à-dire qu’ ils établissent pour la première fois ce que j’ appelle la réalité raisonnée.

372
La mythologie démythifiée

Ces dirigeants établis ne sont plus considérés comme étant au niveau du sol,
mais placés au sommet de la plus haute montagne de la région — dans notre cas,
l’ Olympe — tout comme ceux qui sont considérés comme des perturbateurs ou
des fauteurs de trouble sont privés de tout pouvoir et sont placés au niveau le
plus bas parce qu’ ils se trouvent au pôle opposé du pouvoir, et ce lieu s’ appelle le
Tartare et est considéré comme étant profondément souterrain. Dans des endroits
comme l’ Égypte, où il n’ y a pas de hautes montagnes, les dieux sont physiquement
situés dans des temples auxquels les gens ordinaires n’ ont pas accès, à l’ exception
des prêtres. Tout comme les sommets des montagnes sont des endroits sûrs pour
ceux qui ont le pouvoir, les souterrains sont également des endroits sûrs pour
ceux qui sont considérés comme dangereux, car tout ce qui est considéré comme
dangereux et indésirable est généralement enterré pour le rendre inoffensif. Non
seulement ceux qui se trouvent dans le sombre Tartare, profondément enfoui sous
la terre, ne sont pas morts, mais ils sont aussi immortels que ceux qui vivent au
sommet de l’ Olympe, ce qui implique qu’ ils sont du même type, sauf qu’ ils ne
peuvent pas vivre ensemble parce qu’ ils ne peuvent pas se tolérer mutuellement
et que la distance et la barrière la plus grande et la plus sûre doivent être placées
entre eux.

Un autre détail important fourni par Hésiode est que la Terre a existé en premier
et que ceux qui sont éternels et vivent à la fois sur l’ Olympe et dans le Tartare
sont venus plus tard, ce qui implique que c’ est la Terre qui a donné naissance aux
dieux et non que les dieux aient créé la Terre, y compris les humains. Dans Les
Travaux et les Jours, où Hésiode décrit les cinq races d’ humains créées par Zeus, il
est encore plus explicite sur le fait que les dieux immortels sont issus des mortels
et non l’ inverse :

Alors la honte et le châtiment couvriront leurs beaux corps


de manteaux blancs et, laissant les hommes derrière elles.
se rendront à Olympe depuis la terre largement battue
pour faire partie de la race des immortels.37

L’ idée qu’ une ou plusieurs divinités ont créé le monde tel que nous le connaissons
ne se trouve que dans la Genèse et nulle part ailleurs dans la mythologie ancienne,
pour autant que je sache, et si les commentateurs modernes tentent d’ expliquer les
37
Hesiod, Theogony; Works and Days; Shield, trans. introd. and notes Apostolos N.
Athanassakis, 2nd ed. (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2004), 70, lines 197–200.

373
L’ÂNE D’ABRAHAM

textes anciens pour qu’ ils correspondent à cette idée, c’ est parce que cette idée est
ce que j’ appelle un bagage intellectuel que les lecteurs anciens n’ avaient pas. Bien
sûr, les anciens devaient se demander comment tout était apparu, mais ils avaient
suffisamment de bon sens pour ne pas perdre leur temps avec des questions
auxquelles personne ne pouvait répondre, car il était plus urgent pour eux
d’ apprendre à vivre dans le monde dans lequel ils se trouvaient, indépendamment
de ceux qui l’ avaient créé.

Enfin, Hésiode mentionne Éros comme étant la force étrange qui fait que les
individus ont envie les uns des autres et finissent par former des communautés
plutôt que de vivre comme des êtres solitaires tels que les lions. Cette mention
d’ Éros ou « amour » est une preuve supplémentaire qu’ Hésiode ne se réfère pas
à des entités physiques telles que la terre ou le ciel, mais qu’ il décrit des êtres
humains, car « amour » ne peut se reporter qu’ à des êtres humains et non à des
objets inanimés ou même à des animaux qui peuvent être réunis par leur instinct
sexuel et de procréation, mais qui ne développent pas de relations durables décrites
par le mot « amour ». Hésiode poursuit :

Du gouffre naquirent Erebos et la Nuit noire, puis de la Nuit naquirent l’ Ether


et le Jour, qui les conçut et les enfanta après s’ être mêlés à l’ amour d’ Erebos. La
Terre a d’ abord enfanté le Ciel étoilé, égal à elle-même, pour la couvrir de toutes
parts, afin qu’ elle soit le siège toujours immobile des dieux bienheureux ; elle a
enfanté les hautes montagnes, les gracieux repaires des déesses, les Nymphes qui
habitent sur les montagnes boisées. Elle enfanta aussi la mer stérile et bouillon-
nante de sa houle, le Pontus, sans amour délicieux ; puis, ayant couché avec le
Ciel, elle enfanta l’ Océan aux eaux profondes, Coeus, Crius, Hypérion, Iapetus,
Theia, Rhea, Themis, Mnemosyne, Phoebe à la couronne d’ or, et la belle Tethys.
Après eux naquit Cronos, le plus jeune de tous, le plus terrible de ses enfants, au
conseil tortueux, et il détestait son vigoureux père.38

Alors que les lecteurs modernes fantasment sur le fait que, dans la mythologie, le
ciel ou les dieux ont créé la terre, Hésiode déclare explicitement que c’ est la terre
qui a donné naissance au ciel ou aux dieux. De plus, non seulement les dieux ont
été créés par la terre, mais ils étaient « égaux » et pas plus élevés que la terre, de
sorte que, lorsque les dieux ont été créés, ils n’ étaient pas différents de tous les
autres habitants de la terre. S’ il est vrai que ce sont toujours les communautés qui
38
Hesiod, Theogony, lignes 123–138.

374
La mythologie démythifiée

donnent naissance aux dirigeants qui émergent d’ une communauté où il y a déjà


une communauté, il est également vrai que ce sont les dirigeants qui donnent
naissance à une communauté, non pas dans le sens où ils donnent naissance aux
individus qui composent la communauté, mais dans le sens où ils établissent pour
la première fois la réalité raisonnée qui structure la vie de la communauté pour
qu’ elle ne soit plus une foule chaotique. En d’ autres termes, les communautés
humaines n’ existent qu’ après l’ établissement d’ un souverain et, en ce sens, c’ est
le souverain qui donne naissance à la communauté, mais pas nécessairement aux
individus eux-mêmes. Ceux qui deviennent des dirigeants sont d’ abord égaux à
ceux sur lesquels ils règnent et ils sont acceptés par l’ ensemble de la communauté
en tant que dirigeants afin d’ assurer une protection, tout comme une « couverture »
protège un corps des éléments, et c’ est la raison pour laquelle Hésiode dit que le
rôle du Ciel ou des dirigeants était de « couvrir » la terre ou la communauté de
tous les côtés. Le leadership apparaît donc pour répondre à un besoin réel, à savoir
le besoin de la communauté de voir son ordre protégé afin de ne pas sombrer dans
le chaos. Il en résulte un intérêt mutuel pour la sécurité : les dirigeants veulent être
sûrs de leur position de pouvoir pour ne pas être déposés, et les gouvernés veulent
que les dirigeants soient sûrs de leur position pour garantir l’ ordre qui empêche le
chaos. La raison pour laquelle il existe des dangers, autant pour les dirigeants que
pour la communauté, est que les communautés sont entourées de collines, de forêts
et, en particulier, d’ étendues d’ eau comme le Pontus, qui signifie « mer » et qui est
considéré comme une menace lorsqu’ il « gonfle » et anéantit toute la communauté
par des inondations. Bien que la mer environnante ait causé des inondations par
des « houles » ou des marées qui ont détruit des communautés, la « mer » ou
« Pontus » est également décrite comme « sans amour » ou « sans Éros », ce qui est
un autre obstacle à la réalité par lequel Hésiode indique que par « Pontus » il ne
se réfère pas aux masses d’ eau physiques environnantes, mais plutôt aux étrangers
environnants qui vivaient en dehors des communautés grecques, des étrangers
qui n’ avaient pas « d’ amour » parce qu’ ils haïssaient les Grecs tout autant que
les Grecs les haïssaient. Pour les cités grecques, les étrangers représentaient deux
types de menaces : l’ une venait de l’ autre côté de la mer, comme les Crétois qui
ont longtemps régné sur les cités grecques — et venait littéralement de la mer —
et l’ autre venait des tribus qui vivaient au nord, considérées comme sauvages et
vivantes dans les forêts.

375
L’ÂNE D’ABRAHAM

Dans la mythologie, les étrangers sont représentés, non seulement par la mer ou
l’ océan, qui entourent la communauté, mais encore par les nymphes. Bien que
les nymphes soient des êtres, elles sont de différentes sortes en fonction de leur
emplacement. Elles sont ainsi toujours associées à des lieux qui marquent les
frontières de la communauté, comme les rivières, les collines et les différentes
sortes d’ arbres qui constituent les forêts sur lesquelles la communauté s’ étend et
qui marquent la frontière de la communauté. Ces nymphes vivaient « sur toute
la terre sans limites » parce que les Grecs anciens connaissaient uniquement les
limites de leur propre communauté et considéraient le reste du monde comme
étant sans limites et habité par des étrangers. Alors que la Terre donnait naissance
au Ciel parce que les dirigeants émergeaient généralement de la communauté
locale, les étrangers venaient de l’ Océan, c’ est-à-dire qu’ ils étaient produits par
leurs propres territoires qui étaient considérés comme de l’ eau pour suggérer le
danger alors qu’ ils vivaient en réalité sur la terre :

Pontus engendra Nérée, l’ aîné de ses fils, infaillible et véridique ; on l’ appelle le


Vieux, parce qu’ il est infaillible et doux, qu’ il n’ oublie pas les coutumes établies
et qu’ il conçoit des projets justes et doux. Puis, se mêlant à l’ amour de la Terre, il
engendra le grand Thaumas, le viril Phorcys, la belle Ceto aux joues piquantes et
Eurybia, qui a dans son sein un cœur d’ adamant.
De Nérée et de la belle Doris, fille de l’ Océan, le fleuve qui tourne, naquirent
les nombreux enfants des déesses de la mer stérile : Protho, Eucrante, Sao, Am-
phitrite, Eudora, Thétis, Galène, Glauce, Cymothoé, Speo le rapide, Thalia l’ aim-
able, Pasithée, Érato, Eugénie aux bras roses, Mélite gracieuse, Eulimène, Aga-
ve, Doto, Proto, Phérusa, Dynamène, Nésée, Actée, Protomédée, Doris, Pnope,
Galatée aux belles formes, Hippothoé charmante, Hipponoé aux bras roses, et
Cymodoce, qui, avec Cymatolege et Amphitrite à la belle chevelure, calme facile-
ment les vagues de la mer trouble et les souffles des vents tempétueux, et Cymo
et Eone et Halimede à la belle terre, et Glauconome et Pontoporea qui aiment le
sourire, Leagore et Euagore et Laomedea, Polynoe, Autonoe, Lusianassa, Euarne,
aux formes ravissantes et irréprochables, Psamathe, au corps gracieux, Menippe,
divine, Neso, Eupompe, Thémisto, Pronoe, et Nemertes (Infaillible), qui a les dis-
positions de son père immortel. Elles sont nées de l’ excellent Nereu, cinquante
filles qui savent faire d’ excellentes œuvres.39

Le premier étranger, Nérée, est décrit comme vrai, doux et civilisé parce qu’ il
a également établi des coutumes pour la communauté, tout comme le faisaient
39
Ibid., 23–25, lignes 240–264.

376
La mythologie démythifiée

les dirigeants grecs, mais cela n’ était vrai que jusqu’ à ce que les étrangers
« s’ accouplent avec la Terre », c’ est-à-dire entrent en contact avec la communauté
locale et la liste des noms qui suit est en fait différentes descriptions d’ étrangers
ou de types de relations possibles avec les étrangers. Par exemple, Galène signifie
« calme », Dynamene signifie « celle qui a du pouvoir », Doris signifie « don »,
etc. Ce qui frappe dans ces noms descriptifs, c’ est qu’ il s’ agit de femmes et que
leur attrait sexuel est souligné. Bien que les étrangers soient parfois pacifiques,
ils sont potentiellement dangereux et les plus effrayants sont « les Gorgones qui
habitent au-delà de l’ Océan glorieux, dans le pays frontalier de la Nuit ». En
tant qu’ étrangères, toutes ces filles de l’ Océan par l’ intermédiaire de Nérée sont
également des nymphes et sont appelées Néréides pour les distinguer des nymphes
des rivières ou des dryades ou des nymphes des arbres qui se trouvent sur la terre
et sont donc des voisines directes.

Et elle [Thétys, une Océanide] donna naissance à une race sainte de filles qui,
avec le seigneur Apollon et les fleuves, élèvent des garçons pour qu’ ils deviennent
des hommes sur la terre, car c’ est le lot qu’ elles ont reçu de Zeus : Peitho, Admete,
Ianthe, Electra, Doris, Prymno, Ourania, d’ allure divine, Hippo, Clymène, Rho-
dea, Callirhoé, Zeuxo, Clytia, Idya, Pasithoé, Plexaura, Galaxaura, Dione la belle,
Melobosis, Thoé, Polydora, d’ allure belle, Cerceis, d’ allure belle, Pluton aux yeux
de vache, Perseis, Ianeira, Acaste, Xanthe, Petraea, Menestho, Europa, Metis, Eu-
rymone, Telesto à la robe safran, Chryseis, Asia, Calypso, Eudora, Tyche, Amphi-
ro, Ocyrhoe, et Styx, qui est le plus grand de tous. Celles-ci sont sorties de l’ Océan
et de la Téthys comme les plus anciennes jeunes filles ; mais il y en a beaucoup
d’ autres. En effet, trois mille filles de l’ Océan, aux longs coudes, sont dispersées
et s’ attachent à la terre et aux profondeurs des eaux, partout de la même manière,
splendides enfants des déesses ; et il y a autant d’ autres fleuves à grand débit, fils
de l’ Océan, auxquels la reine Téthys a donné le jour. Il est difficile à un mortel de
les nommer, mais chacun de ceux qui habitent autour d’ eux les connaît.40

Bien qu’ Hésiode présente de longues listes de noms pour ces Nymphes/Néréides/
Océanides, il précise que le nombre réel de noms est beaucoup plus important,
de sorte qu’ il est impossible pour quiconque de les connaître tous et que seuls
ceux qui vivent autour d’ eux sont connus. La raison pour laquelle les Grecs ne
connaissaient pas tous leurs noms n’ est sans doute pas due au fait qu’ ils vivaient trop
loin de la Grèce. Comme les chercheurs l’ ont remarqué, certains de ces noms fonts
référence explicitement à des terres qui entouraient les communautés grecques.
40
Ibid., 31–33, lignes 346–370.

377
L’ÂNE D’ABRAHAM

Comme tous les étrangers, les Nymphes peuvent être dangereuses — et parmi
elles, les plus effrayantes sont les Gorgones qui se trouvent à la plus grande distance
possible — bien qu’ en tant que femelles, elles soient régulièrement extrêmement
belles, de sorte qu’ elles deviennent les partenaires sexuelles des héros grecs et leur
fournissent des « enfants splendides » en guise de descendance. Certains des grands
héros grecs, comme Achille et Héraclès/Hercule, ont pour mères des Nymphes/
Néréides/Océanides. Ces descendants de mères étrangères sont souvent éloignés
de leur foyer à la suite d’ oracles prédisant qu’ ils constitueraient une menace pour
leur père et le trône, de sorte qu’ ils grandissent dans des territoires étrangers
pour revenir à l’ âge adulte, tuer leur père et s’ emparer du trône, comme l’ avait
prédit l’ oracle. Le fait de revendiquer le trône de cette manière indique clairement
qu’ ils n’ étaient pas considérés comme des héritiers légitimes du trône en raison
de leur ascendance étrangère par leur mère. Cette ascendance étrangère par les
Nymphes/Néréides/Océanides n’ était pas nécessairement un handicap pour un
héros si l’ on considère que par son père grec, le héros pouvait revendiquer le trône
sur la communauté grecque, tandis que par sa mère, il pouvait revendiquer le
trône d’ une communauté étrangère d’ où sa mère était originaire, de sorte que ces
mères étrangères en tant que Nymphes/Néréides/Océanides devenaient les bases
sur lesquelles les cités grecques pouvaient revendiquer la souveraineté sur des
territoires étrangers. Généralement, les exploits des héros grecs consistaient à tuer
des monstres et des méchants qui menaçaient les communautés grecques, ainsi
que des monstres et des méchants dans des territoires étrangers, ce qui implique
qu’ ils revendiquaient la souveraineté sur les territoires nationaux et étrangers. La
raison pour laquelle ces héros grecs, comme Héraclès/Hercule, Achille, Persée,
etc., sont si appréciés est précisément qu’ ils ont étendu le contrôle et l’ influence
de la Grèce sur des territoires étrangers, et le fait que ces héros aient une mère
étrangère contribue à légitimer la souveraineté grecque sur ces territoires étrangers.
C’ est pour cette raison que ces Nymphes/Néréides/Océanides figurent de manière
si positive dans la mythologie en dépit du fait qu’ elles sont étrangères, comme
l’ indique le fait qu’ elles vivent dans la mer, dans les rivières ou dans les arbres.

La raison pour laquelle il n’ y a pratiquement pas de figures masculines positives


étrangères dans la mythologie grecque — et quand il y en a, elles sont finalement
tuées par les héros grecs — est liée à la façon dont les Grecs anciens concevaient la
tranquillité et la sécurité. Comme tous les gouvernements modernes aujourd’ hui,
les Grecs de l’ Antiquité pensaient qu’ ils ne pourraient jouir de la sécurité qu’ en

378
La mythologie démythifiée

conquérant tous les étrangers, conquête qui impliquait généralement de tuer tous
les hommes d’ une communauté étrangère et d’ épargner les femmes pour en faire
des concubines. Grâce aux enfants nés de ces unions, ils revendiquaient en fait
l’ ensemble de la population étrangère comme faisant partie de leur famille et leur
droit de régner sur elle. La revendication des princesses étrangères était la partie
la plus importante du partage du butin après la conquête d’ une ville. Par exemple,
pendant la guerre de Troie, une crise majeure qui menaçait de faire échouer toute
l’ entreprise a été provoquée par la querelle entre Achille et Agamemnon — le
commandant en chef de l’ armée grecque — au sujet d’ une princesse étrangère,
Briséis, dont le mari et leurs fils — c’ est-à-dire tous les mâles de la famille —
avaient été tués lors de la conquête de sa tribu et qui avait d’ abord été donnée
par Agamemnon, à Achille comme part du butin, avant de changer d’ avis et de la
reprendre pour la garder pour lui, réalisant probablement qu’ après tout, c’ était lui
le chef et qu’ Achille n’ était que son fantassin. Achille décide alors de se retirer de la
bataille, une décision qui cause de lourdes pertes aux Grecs et oblige Agamemnon
à rendre Briséis à Achille afin de le ramener sur le champ de bataille. Lorsque Troie
fut finalement conquise, toute la famille de son roi, Priam, fut tuée, seule sa fille
Cassandre fut épargnée et revendiquée comme concubine par Agamemnon, avant
d’ être assassinée à son retour par Clytemnestre, l’ épouse légitime d’ Agamemnon,
et son amant, Aegisthus. Il n’ est pas difficile d’ imaginer à quel point ces femmes
étrangères ont dû être heureuses de se retrouver au lit avec les assassins de leur
famille, même si, dans la mythologie, elles sont dépeintes comme profondément
amoureuses de leurs maîtres, se considérant comme les plus chanceuses et les plus
privilégiées.

Bien que le Ciel et la Terre — ou les dirigeants et les dirigés — aient été intéressés
par la sécurité, tout comme les gouvernements modernes veulent aujourd’ hui
l’ assurer en tuant et en conquérant autant d’ étrangers que possible, Hésiode
explique pourquoi la sécurité n’ a jamais été possible : le chaos n’ a pas disparu avec
l’ émergence du Ciel ou des dirigeants, de sorte qu’ un retour au chaos a toujours
été possible dans toute société humaine. Et, si le retour au chaos est toujours
possible, c’ est à cause de Chronos, qui signifie « le temps » et décrit comme « le
plus terrible, au conseil tortueux ». La raison pour laquelle le temps est si terrible
est qu’ il fonctionne par « jours » et « nuits », c’ est-à-dire les principales périodes
de mesure du temps, et bien que les jours et les nuits soient des courtes périodes,
ils finissent par faire tomber les dirigeants par la vieillesse et la mort, même si

379
L’ÂNE D’ABRAHAM

personne ne parvient à les tuer, et la chute du dirigeant plonge la communauté


dans le chaos de la lutte pour le pouvoir. La population peut chanter des louanges à
leurs dirigeants en leur disant qu’ ils sont immortels pour leur assurer que personne
ne pense qu’ il est possible de les tuer, et les dirigeants peuvent aimer entendre cela,
mais ils savent mieux que les gens ordinaires qu’ ils ont plus de chance de mourir
d’ une mort violente. Même s’ ils ne meurent pas de mort violente, ils savent qu’ ils
ne sont pas « immortels », de sorte que, tôt ou tard, ils vieillissent tandis que leurs
enfants grandissent et aspirent au pouvoir qui est la prérogative de leur père. Par
conséquent, avec le temps, le paradoxe du pouvoir devient évident : il n’ y a qu’ un
seul poste de pouvoir et, avant même qu’ il ne devienne vacant à la suite de la mort
naturelle du despote, il y a toujours trop de candidats pour le poste. Cette situation
est décrite par Hésiode dans un langage assez simple :

Puis de la Terre et du Ciel sortirent trois autres fils, grands et forts, innommables,
Cottus, Briareus et Gygès, enfants présomptueux. Cent bras jaillirent de leurs
épaules, inapprochables, et sur leurs membres massifs, cinquante têtes sortirent
des épaules de chacun d’ eux ; la force puissante de leurs grandes formes était
épouvantable.41

Les lecteurs modernes trouveraient probablement risibles ces descriptions de


personnes ayant cent bras, cinquante têtes et de grandes tailles, et utiliseraient
ces passages pour prouver que les anciens étaient tout simplement idiots de croire
que de tels êtres aient jamais existé puisque personne ne les a vus. Les lecteurs
de l’ Antiquité auraient cependant compris qu’ il ne s’ agissait pas de descriptions
objectives de l’ apparence de certains individus, mais d’ une manière de suggérer
leur dangerosité. Les bras étaient la principale partie du corps utilisée par les
combattants et la taille du corps était le principal atout d’ un guerrier à une époque
où le combat était essentiellement physique, tout comme un boxeur poids lourd
aurait aujourd’ hui un énorme avantage sur un combattant beaucoup plus léger
dans un match de boxe où la force physique et la taille du corps restent décisives.
Bien que les têtes ne soient pas utilisées dans les combats, la tête était la partie
la plus vulnérable du corps, non seulement parce qu’ elle était la plus exposée
et la plus facile à frapper, mais aussi parce que les blessures à la tête signifiaient
régulièrement la mise hors de combat instantanée d’ un ennemi, si ce n’ est sa mort
sur-le-champ. C’ est pour cette raison que, même dans les combats de boxe, la
plupart des coups de poing sont portés à la tête et non au corps, et c’ est pour cette
41
Ibid., 15, lignes 147–153

380
La mythologie démythifiée

raison que la tête était protégée par un casque, comme c’ est le cas aujourd’ hui dans
certains combats de boxe. Un combattant qui a plus d’ une tête est plus difficile à
tuer, car il peut continuer à se battre même si certaines têtes ont été détruites. Un
combattant doté de cinquante têtes serait pratiquement impossible à tuer, et un
combattant doté de cent bras et de cinquante têtes reviendrait à avoir cinquante
combattants en un, une machine à tuer vraiment redoutable. Comme l’ explique
Hésiode, ces enfants avaient des traits monstrueux parce qu’ ils entraient en conflit
avec leur père qui les haïssait précisément parce qu’ ils haïssaient eux-mêmes leur
père. Ils haïssaient ainsi leur père pour la seule chose que le père possédait et
qu’ ils ne possédaient pas : le pouvoir. De même, le père les haïssait parce qu’ ils
voulaient lui prendre la seule chose qu’ il avait et qu’ il ne voulait pas abandonner,
c’ est-à-dire, encore une fois, le pouvoir. Les enfants ne cessent de compter les
jours pendant lesquels vous, en tant que parent, pourriez vivre et chaque jour qui
passe, ils ont l’ impression que c’ est un jour qu’ ils ont manqué parce que vous les
avez privés du plaisir de jouir du pouvoir dont vous n’ avez jamais assez et qu’ ils ne
pourront peut-être jamais obtenir. Par conséquent, lorsque vous avez le pouvoir
et que vos propres enfants complotent pour vous renverser puisqu’ ils ont le droit
de vous remplacer lorsque vous n’ êtes plus là, que faites-vous ? Vous les gardez
sous clé, n’ est-ce pas ? Les garder en sécurité pour que vous soyez en sécurité. Les
lecteurs de l’ Antiquité, faisant preuve de bon sens, auraient trouvé que ce que le
père a fait était une évidence :

Car tous ceux qui sont sortis de la Terre et du Ciel, et qui sont les plus terribles
de leurs enfants, ont été détestés par leur propre père dès le début. Dès que l’ un
d’ eux naquit, Ciel le mit à l’ abri des regards dans une cachette de la Terre et ne le
laissa pas monter à la lumière, et il se réjouit de sa mauvaise action.42

Maintenant, nous découvrons un autre paradoxe du pouvoir : pour que la


communauté soit en sécurité, le dirigeant doit être en sécurité, et pour que
le dirigeant soit en sécurité, il doit devenir un despote absolu et éliminer tous
ceux qui sont soupçonnés d’ avoir plus de deux mains et surtout plus d’ une tête,
et qui dans la communauté peut être au-dessus de tout soupçon et n’ aurait pas
le droit d’ être placé sous le verrou ? Ainsi, la Terre qui a enfanté le Ciel pour
être « couverte » par lui en lui apportant protection et sécurité se retrouve sous la
plus grande sécurité, c’ est-à-dire sous verrou afin que personne ne puisse faire le
42
Ibid., 1517, lignes 154–158

381
L’ÂNE D’ABRAHAM

moindre geste sans être traité de rebelle. C’ est alors que la Terre se lasse de trop de
cette bonne chose qu’ est la sécurité et conçoit un complot :

Mais l’ immense Terre gémissait intérieurement, car elle était étouffée, et elle
inventa un stratagème malin. Aussitôt, elle créa une progéniture, de gris inflexi-
ble, et elle fit une grande faucille et la montra à ses chers fils.
Ainsi, elle leur parla en les encourageant, tandis qu’ elle pleurait dans son
cœur : « Mes fils et ceux d’ un père méchant, obéissez-moi si vous le voulez : nous
vengerons l’ outrage de votre père. Car il a été le premier à inventer des actes in-
convenants.43

Après s’ être lassés de la sécurité offerte par le grand frère, les individus commencent
d’ aspirer à un libérateur, et de même que dans les sociétés modernes et les
universités, dans la mythologie, parler de libération est bon marché, tandis que se
porter volontaire et risquer de perdre sa tête en dénonçant les abus est une autre
paire de manches. C’ est à ce moment-là que le méchant Chronos s’ est transformé
en héros et est devenu le libérateur :

Mais le grand Chronos au conseil tortueux reprit courage et s’ adressa aussitôt


à sa mère chérie en ces termes : « Mère, je promets et j’ accomplis cette action, car
je ne me soucie pas du tout de notre père au nom diabolique. Car c’ est lui qui, le
premier, a conçu des actes inconvenants.
Il parla ainsi, et l’ immense Terre se réjouit grandement dans son sein. Elle le
plaça dans une embuscade, à l’ abri des regards, lui mit dans les mains la faucille
aux dents acérées et lui expliqua toute l’ astuce. Le grand Ciel vint, apportant la
nuit avec lui, et se répandit autour de la Terre, dans son désir d’ amour, il s’ étendit
dans toutes les directions. De sa main gauche, son fils sortit de son embuscade
et, de sa main droite, il saisit la faucille monstrueuse, longue et dentée, et, avide-
ment, il récolta les organes génitaux de son cher père et les jeta derrière lui pour
qu’ ils soient emportés.44

Bien que la Théogonie dise que Chronos a chassé le despote en lui coupant les parties
génitales, les peuples anciens savaient qu’ en réalité, il existait plusieurs scénarios
pour remplacer un dirigeant. Lorsque la violence était utilisée, comme dans cette
histoire, le dirigeant ne se retrouvait pas avec les parties génitales coupées, mais
plutôt avec la tête coupée. Mais, même lorsque aucun complot n’ était initié ou ne
43
Ibid., 17, lignes 159–168
44
Ibid., 17, lignes 169–182.

382
La mythologie démythifiée

réussissait, les souverains étaient en vérité aussi mortels que les habitants de la
Terre dont ils étaient issus et, quelle que soit la durée de leur vie et de leur règne, le
vilain Chronos finissait par avoir le dernier mot en faisant vieillir les souverains et
en les privant, non seulement de leur puissance sexuelle, mais également de toute
puissance, y compris leur pouvoir. Aussi cruels et despotiques que puissent être
les souverains, en tant que mortels, le despote ultime est Chronos, car le temps
finit par les abattre, même s’ ils ont éliminé sans pitié tous leurs rivaux potentiels.

Chaque fois que Chronos ou le temps renverse des souverains, le chaos revient
parce qu’ un vide de pouvoir est créé et que toutes les forces qui avaient été
maintenues sous contrôle sont libérées. Le sperme du ciel/souverain déchu qui se
répand partout, sur terre et sur mer, n’ est rien d’ autre que le germe de la rébellion
qui s’ est répandue chez lui et sur les territoires voisins représentés par l’ eau et
maintenus sous contrôle ou à distance par l’ ancien souverain/despote. Cet état de
chaos est décrit par Hésiode dans un langage très simple :

Mais ce n’ est pas en vain qu’ ils tombèrent de sa main; car la Terre reçut toutes les
gouttes sanglantes qui jaillissaient, et quand les années furent écoulées, elle por-
tait les puissants Erinyes et les grands Géants, resplendissants dans leur armure,
tenant à la main de longues lances, et les Nymphes qu’ ils appellent les Méliens
sur la terre infinie. Après leur avoir coupé les organes génitaux avec de l’ adamant
et les avoir jetés de la terre dans la mer agitée, ils furent longtemps portés par
l’ eau, et une écume blanche s’ éleva autour d’ eux à partir de la chair immortelle ;
une jeune fille grandit à l’ intérieur de cette écume. Elle s’ approcha d’ abord de la
sainte Cythère, et de là, elle se dirigea vers l’ île de Chypre, baignée par la mer. Elle
en sortit, vénérable et belle déesse, et l’ herbe poussa autour d’ elle sous ses pieds
fins. Dieu et les hommes l’ appellent «Aphrodite», la déesse née dans l’ écume,
et la belle «Cythérée», puisqu’ elle a grandi dans l’ écume, et aussi «Cythérée»,
puisqu’ elle est arrivée à Cythère, et «Cyprogène», puisqu’ elle est née sur la mer
de Chypre, et « géniale », puisqu’ elle est sortie des organes génitaux. Eros l’ a
accompagnée et le beau Désir est resté avec elle dès sa naissance et lorsqu’ elle
est allée dans la tribu des dieux ; et depuis le début, elle possède cet honneur et a
reçu comme lot cette part parmi les êtres humains et les dieux immortels — des
chuchotements de jeune fille, des sourires, des tromperies, une douce délecta-
tion, de la tendresse et de la gentillesse.45

45
Ibid., 1721, lignes 183–206

383
L’ÂNE D’ABRAHAM

Lorsque le souverain est renversé et que la structure du pouvoir s’ effondre, la


communauté plonge dans la lutte, représentée par les Géants et les Erinyes. Comme
nous l’ avons remarqué, les géants étaient de puissants tueurs qui avaient été gardés
sous clé par l’ ancien dirigeant et qui, à présent, non seulement revendiquent leur
liberté, mais s’ engagent également dans la lutte pour prendre le pouvoir afin de
changer leur statut de parias relégués aux enfers pour devenir le nouveau paradis
en tant que nouveaux dirigeants. Les Erinyes étaient des déesses dont le travail
consistait à poursuivre et à punir les malfaiteurs, mais elles n’ avaient rien à voir
avec les litiges juridiques, et donc avec l’ application de la loi, mais plutôt avec la
punition des meurtriers, et elles étaient de ce fait des déesses de la vengeance du
sang ou de la vendetta. Afin d’ asseoir leur pouvoir et d’ éliminer leurs ennemis réels
ou présumés, les souverains et leurs acolytes ont tué de nombreuses personnes, y
compris des parents proches, recourant souvent à des exécutions sommaires, des
meurtres qui restaient incontestés tant que le souverain était au pouvoir, mais qui
devenaient la base d’ effusions de sang lorsque les parents des personnes tuées se
retournaient contre ceux impliqués dans le meurtre de leurs proches pour venger
ces meurtres une fois que le souverain n’ était plus au pouvoir. Ces meurtres
n’ étaient pas considérés comme de simples vengeances, mais plutôt comme des
devoirs sacrés imposés aux parents des personnes assassinées par ces divinités
appelées Erinyes, dont les exigences de vengeance ne pouvaient parfois même pas
être apaisées par un dieu principal comme Zeus. Non seulement la communauté
entière était plongée dans le chaos des meurtres et des combats internes, mais la
« mer » d’ étrangers qui entourait la communauté « déferlait », c’ est-à-dire qu’ elle
voyait dans la vacance du pouvoir une occasion d’ attaquer et d’ envahir, tout
comme une mer déferlante inonde un territoire, soit pour s’ en libérer s’ il avait été
sous le contrôle de l’ ancien dirigeant, soit pour affirmer son propre contrôle sur
les anciens maîtres qu’ ils n’ avaient pas pu conquérir tant que le dirigeant était au
pouvoir.

De même que la sécurité n’ est jamais permanente parce que le chaos est toujours
à l’ affût au coin de la rue, le chaos n’ est jamais permanent non plus parce que
finalement le ciel ou un nouveau pouvoir émerge, cette fois sous la forme
d’ Aphrodite qui finit par remplacer le « conflit » par un nouvel ordre qui rassemble
de nouveau les individus grâce au même Éros ou à l’ amour qui était à l’ œuvre
auparavant. Elle sort de l’ « écume », car l’ écume est une image puissante du chaos,
et la nouvelle vie qui émerge est de nouveau suggérée avec justesse par l’ image de

384
La mythologie démythifiée

l’ herbe fraîche qui pousse sous les pieds d’ Aphrodite. Cette nouvelle paix et cette
nouvelle harmonie se répandent non seulement dans la communauté locale, mais
aussi dans les territoires et les îles voisines.
Tout comme dans la vie réelle — et précisément parce que la mythologie traite
de la vie réelle — les grands méchants comme le « grand Chronos au conseil
tortueux » deviennent un héros du jour au lendemain, sont salués comme des
libérateurs et sont investis du pouvoir de protéger la communauté alors qu’ ils
étaient auparavant considérés comme des fauteurs de trouble :
Rhéa, vaincue par Chronos, lui donna des enfants splendides, Hestia, Déméter,
Héra aux sandales d’ or, et le puissant Hadès, qui habite des demeures sous la terre
et a un cœur impitoyable, et le bruyant faiseur de terre et le conseiller Zeus, le
père des dieux et des hommes, par le tonnerre duquel la vaste terre est ébranlée.46

Une fois que Chronos a pris le pouvoir, il l’ exerce sur Rhéa, tout comme son père
Paradis/Ciel ou Uranus l’ avait fait sur la mère de Rhéa, la Terre ou Gaïa, afin de lui
assurer sécurité et protection. De même que la Terre ou Gaïa n’ était pas une déesse,
de même Rhéa n’ est pas une déesse, mais la fille de l’ ancienne communauté, ce
qui peut seulement signifier qu’ elle doit être la nouvelle communauté qui émerge
du chaos de la lutte pour le pouvoir. Et, de même que Terre/Gaïa avait donné
naissance à Paradis/Ciel, de même Rhéa donne naissance à la nouvelle génération
de dieux. De plus, tout comme Paradis/Ciel était devenu obsédé par sa propre
sécurité pour ne pas être renversé par ses propres enfants — surprise, surprise —
Chronos lui-même devient obsédé par son propre pouvoir et devient le nouveau
tyran, mais contrairement à Paradis/Ciel qui a enfermé ses enfants dans un endroit
sûr, Chronos a décidé de les enfermer dans son propre corps en les avalant afin
qu’ ils ne puissent pas faire le moindre mouvement sans qu’ il s’ en aperçoive :
Le grand Chronos les avalerait au fur et à mesure que chacun d’ entre eux sorti-
rait du ventre sacré de sa mère et s’ agenouillerait, soucieux de ne pas laisser à un
autre des illustres enfants du ciel l’ honneur de la royauté parmi les immortels.
En effet, il avait appris de la Terre et du Ciel étoilé que, tout puissant qu’ il était, il
était destiné à être vaincu par l’ un de ses enfants, selon les plans du grand Zeus.
C’ est pour cette raison qu’ il n’ observa pas les choses de l’ extérieur, mais qu’ il les
observa attentivement, et qu’ il engloutit ses enfants, tandis que Rhéa était saisie
d’ un chagrin sans fin.47
46
Ibid., 39, lignes 453–458.
47
Ibid., 41, lignes 459–466.

385
L’ÂNE D’ABRAHAM

Chronos savait qu’ il serait renversé par l’ un de ses enfants, non seulement parce
que sa mère le lui avait dit, mais aussi parce qu’ il l’ avait lui-même fait à son père.
De même que sa mère, la Terre, était tombée malade à cause de la tyrannie du Ciel,
Rhéa tomba malade à cause de la tyrannie de Chronos, et tout comme sa mère
avait comploté pour permettre à un enfant de renverser le tyran, Rhéa eut recours
au complot suivant pour renverser son mari bien-aimé :

Mais, lorsqu’ elle fut sur le point d’ enfanter Zeus, le père des dieux et des hom-
mes, elle supplia ses chers parents, la Terre et le Ciel étoilé, de mettre au point un
stratagème qui lui permettrait d’ enfanter son fils chéri sans être remarquée, et
de se venger des divinités vengeresses de son père et de ses enfants, que le grand
Chronos au conseil tortueux avait engloutis. Ils écoutèrent bien leur chère fille
et lui obéirent, et ils lui révélèrent tout ce qui devait arriver concernant le roi
Chronos et son fils à l’ esprit fort. Ils lui dirent de se rendre en Lyctus, dans le
riche pays de Crète, lorsqu’ elle sera sur le point de mettre au monde le plus jeune
de ses enfants, le grand Zeus, et l’ immense Terre l’ accueillit dans la vaste Crète
pour l’ allaiter et l’ élever. C’ est là qu’ elle arriva la première à Lyctus, l’ emportant
dans la nuit noire et rapide ; elle le prit dans ses mains et le cacha dans une grotte
profonde, sous les lieux cachés de la terre sainte, dans la montagne égéenne, qui
regorge de forêts. Elle enveloppa une grande pierre dans des langes et la mit dans
la main du fils du Ciel, le grand chef, le roi des dieux antérieurs. Il la saisit de ses
mains et l’ enfonça dans son ventre — un ventre cruel — et il ne savait pas, dans
son esprit, qu’ à la place de la pierre demeurait dans l’ au-delà son fils, invaincu,
qui le dominerait par la force et par ses propres mains, qui le chasserait bientôt de
son honneur et qui serait roi parmi les immortels.48

Bien que les études postmodernes considèrent que les hommes dans les textes
anciens ont toujours le pouvoir et que les femmes ne sont que des objets stupides,
dans la mythologie, les femmes sont régulièrement plus intelligentes que les
hommes, et cela était vrai même du point de vue des hommes qui ont probablement
écrit ces textes. De même que tous les dieux sont nés de la Terre, Zeus est né de la
fille de la Terre et vient donc de la Terre. Mais, comment se fait-il que Zeus finisse
par être « le père des dieux et des hommes » alors qu’ il n’ était même pas le fils aîné
de ses parents ? Si Zeus est le père des dieux et qu’ il n’ y a pas eu de dieux avant lui,
que devaient être le Chaos, le Ciel et Chronos ? Puisque, dans la réalité objective,
un fils ne peut être le père de ses propres parents, les anciens lecteurs auraient
compris que le Chaos et le Ciel sont des conditions dans les sociétés humaines qui
48
Ibid., 41–43, lines 467–491.

386
La mythologie démythifiée

s’ excluent mutuellement, de sorte que celle qui est présente dépend de la structure
du pouvoir, c’ est-à-dire que si le chaos est absent, c’ est parce qu’ il y a le Ciel ou la
structure du pouvoir, et si le chaos est présent, c’ est parce qu’ il n’ y a pas de Ciel ou
de structure du pouvoir. Aucune de ces deux conditions n’ est pas permanente en
raison de deux autres réalités, Chronos ou le temps, et Éros ou l’ amour. Quel que
soit le despotisme du pouvoir, le temps finit par le rendre impuissant et le chaos
prend le dessus, et quelle que soit la brutalité du carnage, lorsque les humains se
retournent les uns contre les autres pour s’ emparer du pouvoir, lorsque le dirigeant
disparaît, l’ amour et l’ acceptation mutuelle finissent par prévaloir et les humains
commencent à coopérer et à produire de la prospérité. Aucune de ces réalités n’ est
permanente ou éternelle en soi, mais ce qui est permanent, c’ est leur interaction.
Et, la raison pour laquelle aucune de ces conditions n’ est permanente est qu’ il y a
le temps ou Chronos qui est le souverain ultime. Parfois, il peut y avoir un grand
dirigeant de sorte que « toute la population se tourne vers lui pour trancher les
différends avec des jugements justes ; et parlant publiquement sans se tromper,
il met rapidement fin à une grande querelle par son habileté »,49 mais pour que
la communauté jouisse en permanence d’ un dirigeant aussi sage sans jamais
craindre de sombrer dans le chaos, un dirigeant doit vaincre et éliminer Chronos
ou le temps afin qu’ il devienne éternel et vrai dieu, et celui qui réussirait à cela,
non seulement deviendrait vraiment dieu, mais deviendrait le père des dieux, des
humains aussi bien parce que Chronos ou le temps ne seraient plus en mesure
de perturber cette situation idyllique. C’ est parce que Zeus a réussi à éliminer
Chronos qu’ il est devenu non seulement le premier dieu immortel, mais aussi
le père de tous les autres dieux et des hommes. C’ est parce que Zeus a réussi à
éliminer Chronos qu’ il est devenu, non seulement, le premier dieu immortel, mais
encore le père de tous les autres dieux et de tous les hommes. Une fois Chronos
mis sous les verrous, il s’ ensuit que tous les dieux doivent devenir immortels afin
de ne pas pouvoir mourir même s’ ils le souhaitent. Chronos, ou le temps, est peut-
être un souverain puissant, mais il ne semble pas très intelligent puisqu’ il s’ est
laissé berner par une femme et a avalé un rocher en pensant qu’ il s’ agissait de son
propre enfant. Cette erreur s’ est avérée fatale, comme l’ explique Hésiode :

Rapidement, la force du roi et ses membres splendides se développèrent ; et quand


une année se fut écoulée, le grand Chronos aux conseils tortueux, trompé par les
suggestions très intelligentes de la Terre, fit remonter son rejeton, vaincu par les
49
Ibid., 9, lignes 84–87.

387
L’ÂNE D’ABRAHAM

artifices et la force de son fils. Il vomit d’ abord la pierre, puisqu’ il l’ avait avalée en
dernier, et Zeus la fixa dans la terre battue de la Pytho sacrée, dans les vallées du
Parnasse, pour qu’ elle soit un signe par la suite, une merveille pour les mortels.50

Comment Zeus a réussi à utiliser la force quand il n’ avait qu’ un an et quels


dispositifs il a utilisé pour forcer son père à vomir ses frères, nous ne savons pas,
mais ses frères, une fois libérés, ont fait de lui leur chef de file dans la rébellion
contre leur père. Après avoir obtenu l’ aide de ses frères, Zeus se mit à relâcher
ses oncles, c’ est-à-dire les fils du Ciel, qui avaient été enfermés dans un lieu sûr
par leur père pour ne pas le renverser, qui avaient été relâchés peu de temps par
Chronos lorsqu’ il déposa son père pour être remis derrière les barreaux après
que Chronos s’ est établi comme souverain absolu, et maintenant Zeus les libère
de nouveau au moment du renversement de Chronos : « Et il libéra de leurs liens
mortels le frère de son père, les fils de Ciel, que leur père avait liés dans sa folie. »51
Comme on pouvait s’ y attendre, les prisonniers libérés s’ enrôlèrent aussi sous
la bannière de Zeus en reconnaissance de leur libération : « Et ils lui rendirent
grâce pour sa bonne action, en lui donnant le tonnerre, la foudre ardente et l’ éclair
que l’ immense Terre avait caché auparavant. En s’ appuyant sur eux, il règne sur
les mortels et les immortels. »52 Ce qui suit est une autre bataille connue sous le
nom de gigantomachie ou Titanomachie dans laquelle Zeus ne défait pas Chronos
qu’ il avait apparemment déjà soumis, mais les puissants prétendants au pouvoir
qui avaient été libérés de leurs liens, sont appelés Titans, et représentent dans la
mythologie des rebelles. Alors que la bataille devient indécise, Zeus recourt à la
diplomatie en tendant la main à certains des rebelles pour changer de camp :

Écoutez-moi, splendides enfants de la Terre et du Ciel, afin que je puisse dire ce


que me commande l’ esprit dans mon sein. Cela fait déjà très longtemps que nous
nous battons quotidiennement, les uns contre les autres pour la victoire et la su-
prématie, les dieux Titans et nous tous nés de Chronos. Alors manifeste ta grande
force et tes mains intouchables, face aux Titans, dans un conflit funeste, conscient
de notre aimable amitié, comment après tant de souffrances tu es revenu à la
lumière, hors d’ un lien mortel, par nos plans, hors de sous l’ obscurité trouble.53

50
Ibid., 43, lignes 492–500.
51
Ibid., p. 43, lignes 501–503.
52
Ibid., p. 43, lignes 504–506.
53
Ibid., 55, lignes 639–653.

388
La mythologie démythifiée

Ce passage montre formellement que le Tartare n’ était pas un endroit souterrain


où finissaient les morts, mais une prison sombre où les vivants étaient placés en
esclavage parce qu’ ils étaient considérés comme dangereux et d’ où ils pouvaient
être libérés. L’ appel stratégique de Zeus reçoit une réponse positive de la part de
l’ un des Titans, Cottus, qui reconnaît qu’ il doit sa liberté nouvellement retrouvée
à la rébellion de Zeus :

Aussitôt, l’ excellent Cottus lui répondit à son tour : « Vraiment, monsieur, ce n’ est
pas quelque chose d’ inconnu que vous nous dites. Nous savons nous-mêmes que
vos pensées et votre mental sont suprêmes, et que vous vous êtes révélé comme
un protecteur pour les immortels contre la ruine glaciale. C’ est grâce à tes plans
prudents que nous sommes sortis des ténèbres obscures, des liens implacables —
quelque chose, Seigneur, fils de Chronos, que nous n’ espérions plus expériment-
er. C’ est pourquoi, avec une pensée ardente et un esprit ardent, nous allons à
notre tour sauver votre suprématie dans la terrible bataille, en combattant les
Titans dans de puissants combats. »54

Ces combattants monstrueux aux cent bras et cinquante têtes font pencher la
balance du pouvoir en faveur de Zeus :

Alors, il [Cottus] parla, et les dieux, les dispensateurs de bonnes choses, louèrent
sa parole lorsqu’ ils l’ entendirent. Leur esprit avait encore plus soif de guerre
qu’ auparavant, et tous, ce jour-là, les femmes et les hommes, se livrèrent à une
bataille lugubre, tant les dieux Titans que ceux nés de Chronos, et ceux que Zeus
envoya vers la lumière d’ Erebus, des enfers de la terre, terribles et puissants, avec
une force défiante. Cent bras sortaient de leurs épaules, de la même manière
pour tous, et sur leurs membres massifs poussaient cinquante têtes des épaules
de chacun. Ils prirent position contre les Titans dans un conflit funeste, tenant
d’ énormes rochers dans leurs mains massives ; et de l’ autre côté, les Titans ren-
forçaient avec zèle leurs rangs de bataille.55

Ce qui suit est un conflit puissant qui implique la terre, le sous-sol, le ciel ou la
montagne, et même l’ eau ou l’ océan, c’ est-à-dire toutes les catégories de personnes,
indépendamment de leur statut dans la société:
54
Ibid., 57, lignes 655–663.
55
Ibid., 57, lignes 664–674.

389
L’ÂNE D’ABRAHAM

Les deux parties ont manifesté ensemble un acte de mains et de force. L’ océan
sans limites résonnait terriblement autour d’ eux, et la grande terre s’ écrasait, et
le vaste ciel gémissait en réponse alors qu’ il était secoué, et le haut Olympe trem-
blait jusqu’ au fond sous la ruée des immortels, et un profond frisson de leurs
pieds atteignit le sombre Tartare, et le bruit aigu de la charge immense et des
lancers puissants. Et c’ est ainsi qu’ ils se jetèrent les uns contre les autres leurs
flèches douloureuses ; et le bruit des deux côtés atteignit le ciel étoilé alors qu’ ils
criaient des encouragements, et ils coururent l’ un vers l’ autre avec un grand cri
de guerre.56

Comme on pouvait s’ y attendre, ce n’ est qu’ avec l’ intervention de Zeus que la


victoire est obtenue et que la rébellion est écrasée dans les quatre royaumes :

Alors Zeus ne retint plus sa force, mais aussitôt sa poitrine fut remplie de force et
il manifesta toute sa force. Il se promenait à la fois du ciel et de l’ Olympe, lançant
implacablement des éclairs, et les éclairs, poussant en avant une flamme sacrée,
volaient en masse, avec le tonnerre et l’ éclair, tout à la fois de sa main massive.
Tout autour, la terre vivifiante rugissait en brûlant, et tout autour la grande et
immense forêt crépitait ; toute la terre bouillonnait, ainsi que les courants de
l’ Océan et la mer stérile. Le souffle chaud engloba les Titans terrestres, et une
immense flamme atteignit l’ éther divin, et la lueur brillante de l’ éclair et du flash
aveugla leurs yeux, aussi puissants soient-ils.57

Hésiode montre clairement que cette conflagration signifiait un retour au Chaos


originel, d’ où un nouveau Paradis/Ciel a émergé sur la Terre :

Une prodigieuse conflagration s’ empara du Gouffre [Xaoj, Chaos] ; et à le re-


garder avec les yeux et à entendre son bruit avec les oreilles, on aurait dit que la
Terre et le Ciel large s’ approchaient d’ en haut : car c’ était le genre de grand bruit
qui s’ élevait quand elle était pressée et quand il la pressait d’ en haut un si grand
bruit était produit quand les dieux courraient les uns contre les autres en se dis-
putant.58

Comprenant que ce « Chasm » renvoie à ce Chaos originel qui s’ est soi-disant créé
comme espace vide ou trou puis s’ est rempli de matière qu’ il a créé à partir de rien,
et que cette idée de trou ou de vide n’ a absolument aucun sens dans ce passage,
56
Ibid., 5759, lignes 675–686
57
Ibid., 59, lignes 687–699.
58
Ibid., 59, lignes 700–703.

390
La mythologie démythifiée

le traducteur insère la note suivante : « Malgré quelques incertitudes sur le texte


grec, le sens est clair : l’ analogie n’ est pas à un effondrement final cataclysmique
du ciel sur la terre, mais plutôt à l’ union sexuelle primordiale entre le ciel et la
terre. » Grâce à cette explication, n’ imaginez pas qu’ il y ait dans le passage des
tueries, des cris de guerre ou des incendies, mais plutôt des ébats passionnés. Le
grand bruit que faisait la Terre lorsque le Ciel « appuyait » sur elle n’ était pas
les gémissements que poussaient les gens lorsqu’ ils étaient tués au combat, mais
étaient des gémissements de plaisir que la Terre faisait lorsque le Ciel pressait d’ en
haut pendant les rapports sexuels.59 Comme le Les Titans rebelles sont vaincus,
tous les partis reprennent leur place dans la société à mesure que la structure du
pouvoir est rétablie :
Et la bataille penchait d’ un côté. Car auparavant, s’ avançant les uns contre les
autres, ils s’ étaient livrés sans cesse de violents combats. Mais alors, parmi les
premiers, Cottus, Briarée et Gygès, insatiables de guerre, s’ engageèrent d’ âpres
combats ; et ils jetèrent l’ un après l’ autre trois cents rochers de leurs mains mas-
sives et éclipsèrent les Titans avec leurs missiles. Ils les envoyèrent sous la terre
aux larges sentiers et les ligotèrent dans des liens pénibles après avoir remporté la
victoire sur eux de leurs mains, malgré leur fougue, aussi loin sous la terre que le
ciel est au-dessus de la terre.
Car il y a aussi loin de la terre que le Tartare obscur : car une enclume de
bronze, tombant du ciel pendant neuf nuits et neuf jours, arriverait sur la terre
le dixième jour ; [et à son tour c’ est la même distance de la terre au Tartare ob-
scur ;] [sic] et encore une enclume de bronze, tombant de la terre pendant neuf
nuits et jours, le dixième arriverait au Tartare.60
59
Bien que l’ idée de sexe n’ ait absolument aucun sens dans ce passage, la raison pour
laquelle les érudits imaginent et considèrent cette « pression d’ en haut » comme un rapport sexuel
est basée sur la pratique moderne des pays occidentaux, qui consiste à avoir des rapports sexuels
réguliers avec l’ homme au sommet, pratique que les érudits utilisent comme preuve que, dans
l’ Antiquité, les hommes utilisaient le sexe pour affirmer leur pouvoir sur les femmes et établir
la subordination des femmes dans la société. Il semble cependant que dans les temps anciens,
les rapports sexuels avaient régulièrement lieu avec la femme au-dessus et non l’ inverse. Dans la
mythologie égyptienne par exemple, la terre est représentée par le dieu mâle Geb tandis que le ciel
est représenté par son épouse Nout nue, courbée au-dessus de lui. Même l’ idée selon laquelle le
sexe signifiait une gratification pour les hommes, tandis que pour les femmes, c’ était un abus —
qui est une prémisse herméneutique fondamentale dans les universités pour interpréter les textes
anciens — n’ était pas partagée par les peuples anciens. En effet, selon la mythologie grecque, les
femmes appréciaient le sexe dix fois plus que les hommes.
60
Hesiod, Theogony, ed. and trans. Glenn W. Most, The Loeb Classical Library 57, 503
(Cambridge, MA: Harvard University Press, 20062007), 1: 61–63, lines 711–725.

391
L’ÂNE D’ABRAHAM

En conséquence, les Titans se sont retrouvés dans le Tartare, mais qu’ est-ce que
ce Tartare ? Bien sûr, les lecteurs modernes savent que le Tartare est le tombeau
souterrain où les gens sont enterrés à leur mort ou après leur mort, et si les Titans
ont été placés dans le Tartare, cela ne peut que signifier qu’ ils ont été tués et
enterrés. Les anciens ne faisaient jamais de trou dans le sol pour voir ce qu’ il y
avait sous la surface et pensaient donc qu’ il y avait un immense espace vide sous
leurs pieds, tout comme au-dessus de leurs têtes, de sorte que si on laissait tomber
un objet lourd comme une enclume dans un trou, il tomberait pendant neuf jours
et neuf nuits jusqu’ à ce qu’ il atteigne le fond, comme il tomberait pendant neuf
jours et neuf nuits jusqu’ à ce qu’ il atteigne le sol si on le laissait tomber des nuages
les plus élevés. Il est compréhensible que les anciens n’ aient pas su exactement ce
qui se passait quand les gens mouraient, mais ils devaient en savoir assez sur ce
qui était mort et ce qui était vivant, puisqu’ ils enterraient toujours les morts et
jamais les vivants, et quand ils enterraient les gens, ils devaient se rendre compte
que le sous-sol n’ était pas seulement un espace vide où les cadavres tombaient,
puisqu’ ils devaient les couvrir de terre en remplissant le trou. Mais ce qui prouve
que ces Titans n’ étaient pas morts au Tartare, c’ est le fait que, bien qu’ ils y aient
été enfermés auparavant, ils ont pu sortir du Tartare et mener une bataille qui
menaçait même les dieux puissants, et ce n’ est pas quelque chose que des carcasses
ou des ombres peuvent faire. En outre, après avoir été vaincus, ils ont été renvoyés
dans le même Tartare, ce qui implique qu’ ils pouvaient s’ échapper et refaire la
même chose, ce qui n’ est pas possible pour ceux qui meurent ou sont tués. Non
seulement ces Titans ne sont pas morts, mais ils sont appelés « dieux », ce qui
impliquerait qu’ ils sont tout aussi immortels et impossibles à mourir que Zeus et
les autres dieux puisqu’ ils sont liés par le sang parce qu’ ils ont les mêmes parents :

C’ est là que les dieux Titans sont cachés dans une obscurité trouble par les plans
de Zeus, le collecteur de nuages, dans un endroit sombre, à l’ extrémité de l’ im-
mense terre. Ils ne peuvent pas sortir, car Poséidon y a placé des portes de bronze,
et un mur est étendu des deux côtés. C’ est là que résident Gygès, Cottus et le
grand esprit Obriareus, les gardes de confiance de Zeus, détenteur de l’ égide.61

Ce qui est intéressant maintenant, c’ est que le Tartare n’ est plus placé loin du ciel
sous terre, mais se trouve loin sur le sol, à l’ extrémité de la terre, où il est entouré
par l’ Océan qui est gouverné par le frère de Zeus, Poséidon, le Tartare lui-même
étant gouverné par l’ autre frère de Zeus, Hadès. Il a des murs, il a des portes, et
61
Ibid., 1:63, lignes 729–735.

392
La mythologie démythifiée

il a des gardes qui rendent impossible de sortir pour ceux qui sont à l’ intérieur.
Comment cela peut être une description de tout autre chose qu’ une prison de
haute sécurité, j’ ai du mal à imaginer. Ce qui est tout aussi significatif, c’ est que
les alliés de Zeus, Cottus, Gyges, et Briareus, qui avaient été libérés par Zeus du
Tartare pour fournir une main d’ aide — ou plutôt une centaine de mains d’ aide —
dans la bataille contre leurs anciens collègues du Tartare, sont de retour au Tartare
maintenant que la bataille est terminée. À ce stade, les commentateurs trouvent
Hésiode terriblement confus, car ils comprennent qu’ être envoyé au Tartare
signifie être tué et enterré, et que pour Zeus, tuer ses alliés et les envoyer au Tartare
avec tous les autres rebelles serait assez cynique, c’ est le moins qu’ on puisse dire.
Ce qui leur manque, c’ est que les trois Titans qui ont changé de camp sont de
retour au Tartare comme « gardiens », tandis que les Titans vaincus sont de retour
au Tartare comme ils l’ avaient été auparavant, c’ est-à-dire comme détenus. Ainsi
que dans les prisons modernes, ce sont les pires criminels qui sont les meilleurs
alliés des gardiens pour garder tous les autres criminels sous contrôle. Les trois
Titans qui avaient changé de camp deviennent les alliés de confiance du frère de
Zeus, Hadès, qui contrôle maintenant le Tartare.

Bien que, selon la croyance populaire, aujourd’ hui Tartare ou Hadès est le lieu
où tous les gens finissent après leur mort, selon la mythologie, Tartare/Hadès
n’ est pas peuplé d’ individus ordinaires. De même que les individus ordinaires
sont rarement mentionnés dans la mythologie et n’ y jouent pratiquement aucun
rôle, de même, ils sont virtuellement absents du Tartare. Puisque les histoires
mythologiques sont sur le pouvoir et que les contestataires ne sont jamais des
hommes ordinaires, les héros finissent soit dans le ciel, soit dans Tartare/Hadès,
soit en permanence, ou simplement pour une visite. Pour ne citer que quelques
exemples : si Héraclès/Hercule et Achille ont tous deux eu des dieux pour parents,
Héraclès/Hercule est devenu un dieu au paradis, tandis qu’ Achille a fini au Tartare/
Hadès, bien qu’ Ulysse affirme avoir vu Héraclès dans l’ Hadès également, une
incohérence résolue en expliquant que ce qu’ Ulysse a vu était en réalité une copie
d’ Héraclès. Il est tout aussi difficile pour les gens ordinaires de visiter le paradis
que le Tartare. Puisque les gens ordinaires vivent sur le sol, le ciel et Tartare sont
tout aussi éloignés d’ eux.

Puisque les quatre royaumes : Paradis/Ciel, Terre, Océan et Tartare représentent


les catégories de personnes qui composent la structure de pouvoir de toute société

393
L’ÂNE D’ABRAHAM

humaine, nous devons regarder comment le pouvoir est établi une fois que Zeus
affirme sa suprématie. Le schéma que nous avons observé jusqu’ à présent est le
suivant : après que le fils a réussi à remplacer son père en l’ écartant violemment du
pouvoir, il devient lui-même le prochain tyran, comme l’ avait été son père. Bien
que Zeus ne soit pas différent en utilisant la violence pour déposséder son père
et pour s’ établir comme un chef, comme Hésiode avait clairement indiqué dans
l’ introduction, Zeus, non seulement, ne devient pas un tyran, mais est également
adoré comme le plus grand bienfaiteur de la société. Ce qui rend Zeus différent
des dirigeants précédents est que — alors que ses prédécesseurs voyaient les
membres de leur famille comme leurs plus grands ennemis qui posaient la plus
grande menace à leur pouvoir — Zeus voyait les membres de sa famille comme les
alliés les plus fiables et attribués son pouvoir dans la famille créant une hiérarchie
avec lui au sommet. En confinant le pouvoir au sein de la famille et en faisant
une affaire de famille, Zeus rendait peu probable que ses descendants se lèvent
contre lui. De plus, il est peu probable qu’ un qui n’ était pas de la famille trouve
suffisamment de soutien pour renverser l’ ensemble de la structure du pouvoir ou
de rallier suffisamment de soutien pour renverser tous les autres membres de la
famille. Comme il y a quatre royaumes qui composent le monde des humains,
Zeus plaça chacun d’ eux sous le pouvoir de ses frères et sœurs, les plus dangereux
sous la puissance de ses frères aînés. Il est compréhensible que le Tartare — qui
gardait sous les verrous les personnes les plus dangereuses comme les Titans — fut
placé sous le contrôle du frère aîné de Zeus, Hadès, et que l’ océan des étrangers
qui entouraient la communauté fut placé sous le frère suivant, Poséidon. Les
deux sont des militaires qui montent dans des chars de bataille tirés par des
chevaux puissants, avec Poséidon tenant une lance à trois branches dans sa main,
prêt à le jeter sur un ennemi dans une bataille, chars qui n’ auraient aucun sens
si Hadès voyageait sous terre et Poséidon vivait sous l’ eau. Les gens ordinaires
qui composaient la communauté étaient représentés par la Terre, parce qu’ ils
étaient ceux qui travaillaient la terre, et ce royaume a été placé sous l’ autorité de
Zeus, deux sœurs, outre Héra, qu’ il a fait sa femme, Déméter et Hestia, avec des
descriptions de travail clairement définies : Déméter contrôlait la fertilité de la terre
et s’ assurait que les gens faisaient leur travail tout en travaillant dans les champs,
tandis qu’ Hestia supervisait le ménage et s’ assurait que les gens se comportaient
correctement lorsqu’ ils étaient chez eux. Après avoir placé chaque royaume sous
l’ autorité appropriée, la seule tâche laissée à Zeus maintenant était de régner sur
le Ciel, c’ est-à-dire de superviser tous les autres dieux et de s’ assurer que tous font

394
La mythologie démythifiée

leur travail et s’ entendent les uns avec les autres. Ils peuvent être des dieux, mais
ils ne sont pas des saints, et les garder en ligne n’ est pas un petit travail. Ils peuvent
travailler dans différents bureaux, mais cela ne signifie pas qu’ il n’ y a pas de conflits
et ils ne finissent pas de marcher sur les orteils des autres de temps en temps.
La structure du pouvoir a pour seul but d’ éliminer la possibilité de retourner au
chaos, mais pas d’ éliminer les conflits ou de rendre impossible même pour Zeus
lui-même d’ être contesté. En effet, les conflits entre dieux, les défis de Zeus lui-
même par d’ autres dieux, ou les défis de dieux par les humains sont quelques-unes
des parties les plus juteuses de la mythologie, mais à aucun moment la structure
de pouvoir elle-même est en danger parce que Zeus est capable d’ intervenir dans
tous les conflits de sorte que le statu quo est toujours garanti. Bien que Chronos
ou le temps ne soit pas tué ni éliminé, il affecte seulement les gens ordinaires, mais
pas Zeus lui-même et les autres membres de sa famille qui deviennent maintenant
immortels parce qu’ il n’ y a plus de menaces pour la nouvelle structure du pouvoir.
Cependant, au sein de cette structure de pouvoir, il y a toute la place pour les
affaires, les intrigues, les méfaits, la tromperie, les meurtres, voire le cannibalisme,
mais Zeus, qui est le garant qu’ un retour au Chaos n’ aura jamais lieu, garde tout à
portée de main. Lorsque les dieux sont défiés ou offensés par quelqu’ un qui est un
dieu, et donc de sang royal, est envoyé dans le Tartare, et lorsque occasionnellement
de simples mortels osent défier les dieux, ils sont soit brutalement tués, soit
transformés en animaux ; aucun d’ eux ne finit au Tartare. Par exemple, un certain
Tantale, qui est un simple mortel, est donné le privilège de partager la nourriture
divine, privilège qui élève son statut à celui des dieux, de sorte qu’ il est invité à leur
banquet quand il a eu l’ étrange idée de cuisiner son propre fils, Pelops, et le servir
aux autres dieux, pensant probablement que c’ était une délicatesse que tous les
dieux apprécieraient. Comme on pouvait s’ y attendre, à l’ exception de Demeter,
les dieux ne pouvaient pas être dupés et après avoir exposé la tromperie, Zeus
le punit en l’ envoyant au Tartare où il devait passer sa vie immortelle en allant
chercher un fruit dans un arbre seulement pour découvrir que chaque fois qu’ il
tendrait la main, le fruit se déplacerait hors de portée afin qu’ il ne puisse jamais
cueillir un fruit et satisfaire sa faim. Quelqu’ un s’ intéresse-t-il à l’ immortalité ? Un
autre résident célèbre du Tartare était Sisyphe, qui était un roi et, grâce à son sang
royal, n’ était pas un simple mortel, mais qui offensa Zeus en révélant l’ un de ses
secrets, un crime qui était tout aussi grave dans les temps anciens que la révélation
des secrets du gouvernement aujourd’ hui. Tout comme la police est envoyée pour
arrêter les criminels et les mettre en prison, ainsi aussi Hadès ou Thanatos/la Mort

395
L’ÂNE D’ABRAHAM

a été envoyé pour arrêter Sisyphe pour l’ emmener au Tartare où il a été chargé de
rouler une énorme pierre sur une colline seulement pour découvrir qu’ en arrivant
au sommet, la pierre roulait en descente de sorte que Sisyphe devait recommencer.
Quand vous avez une vie si longue parce que vous ne pouvez pas mourir, quelle
meilleure façon de passer l’ éternité que de rouler une pierre sur une colline tout le
temps ? Un autre habitant du Tartare était Ixion, qui était aussi un roi, et comme
Tantale, a été invité à un dîner avec les dieux, où il a pris goût à Héra, la femme
du patron, avance que Zeus ne pouvait pas manquer, parce que apparemment,
il veillait de près sur sa femme tout comme Héra veillait de près sur lui et ses
nombreuses affaires, sans aucun doute, tous deux se regardaient de près parce
qu’ ils étaient des modèles de fidélité conjugale. Afin de tester si Ixion avait de
réelles intentions de séduire sa femme, Zeus a fabriqué une réplique de sa femme
à partir d’ un nuage pour voir si Ixion tenterait de copuler avec le fantôme, ce qu’ il
a bien sûr fait, et cela a prouvé sa culpabilité. En guise de punition, il fut attaché
à une roue qui tournait continuellement dans le Tartare. De même que Zeus ne
pouvait pas mourir et devait passer sa vie immortelle à s’ amuser avec les femmes
de l’ Olympe, de même Ixion devait passer sa vie immortelle dans le Tartare à
s’ amuser à tourner sur une roue pour avoir dragué la femme de son patron. Le
crime le plus grave parmi les dieux, cependant, était d’ essayer de déjouer Zeus lui-
même, ce que seul un descendant des Titans comme Prométhée aurait le courage
non seulement de tenter, mais même de réussir, avec des résultats parmi les plus
horribles.

Bien qu’ appelé le lieu des morts, le Tartare n’ était pas le lieu où se trouvaient
les morts, mais plutôt un lieu où les détenus étaient bien vivants. Comme nous
l’ avons déjà remarqué, ceux qui étaient là n’ étaient pas oisifs, mais se livraient
à des activités, certaines assez pénibles et sans périodes de repos. Étant un lieu
où des personnes vivantes étaient confinées, le Tartare était un endroit d’ où les
détenus pouvaient occasionnellement être libérés, tout comme les prisonniers
peuvent être libérés des prisons aujourd’ hui. Nous avons déjà vu que les Titans
avaient pu sortir du Tartare et provoquer une révolte qui fut écrasée par Zeus avec
beaucoup de difficulté. Les Titans, cependant, ne furent pas les seuls à réussir à
sortir du Tartare. Sisyphe, mentionné plus haut, fut autorisé à sortir pour punir
sa femme restée au pays en la grondant à mort, et comme il refusa de retourner
au Tartare après en avoir fini avec sa femme, Zeus dut envoyer son lieutenant
Hermès — ou parfois la Mort, pour le ramener au Tartare. Non seulement ceux

396
La mythologie démythifiée

qui se retrouvaient dans le Tartare pouvaient en sortir, mais occasionnellement le


Tartare pouvait être visité par des étrangers, même si, naturellement, il n’ y avait
pas beaucoup d’ intérêt à visiter de tels endroits, car une fois que vous y êtes, vous
pourriez y être pour de bon. Par exemple, certains héros comme Héraclès/Hercule
et Ulysse/Ulysse ont réussi à visiter le monde souterrain, mais ce n’ étaient pas des
voyages touristiques, comme je l’ expliquerai plus tard. De plus, il existe au moins
un exemple qui prouve que quelqu’ un qui se rend au Tartare/Hadès pourrait y
être tué, ce qui prouve que la mort ne survient pas lorsque l’ on va au Tartare,
mais qu’ elle peut survenir pendant que quelqu’ un y est. Cette situation est décrite
dans deux versions du poème La Descente d’ Ishtar aux Enfers de la mythologie
du Proche-Orient qui présente des parallèles étroits avec la mythologie grecque.
Dans le résumé suivant de la visite, Ishtar est l’ équivalent de la déesse grecque
Aphrodite, tandis qu’ Ereshkigal est l’ homologue de la reine grecque des enfers,
Perséphone, fille de Déméter et épouse d’ Hadès :

Dans les deux récits, Ishtar décide de visiter les Enfers ; sachant qu’ elle pourrait y
être tuée, elle laisse des instructions à son vizir qui assurera sa résurrection si elle
ne revient pas dans un certain délai. Elle est dépouillée de ses ornements et de ses
vêtements alors qu’ elle franchit les sept portes des Enfers, et Ereshkigal ordonne
sa mort. Dans la version sumérienne, son cadavre est pendu à une cheville. Elle
est ramenée à la vie grâce aux conseils d’ Enki (version sumérienne) ou à l’ agence
de son vizir (version akkadienne).62

Alors que dans les représentations modernes, la mort est représentée avec un outil
tranchant comme une faux, ce qui implique que lorsqu’ elle survient, elle provoque
la mort physique, dans la mythologie, la mort n’ est pas représentée comme portant
une arme ou un instrument mortel, mais plutôt comme une chaîne qui ressemble
assez fidèlement à un policier moderne avec les chaînes accrochées à la ceinture,
preuve supplémentaire que les personnes envoyées au Tartare étaient enchaînées
et non tuées. Comme mentionné précédemment, Sisyphe a été libéré du Tartare
afin de punir sa femme qui avait quitté la maison en la grondant à mort, mais
après en avoir fini avec sa femme, évidemment il ne voulait pas retourner seul au
Tartare, donc Zeus a dû envoyer la Mort pour le ramener de force. Cependant,
lorsque la Mort vint et voulut placer les chaînes sur Sisyphe, il prétendit qu’ il
n’ avait jamais vu comment les chaînes étaient utilisées — bien qu’ il ait déjà été
62
William F. Hansen, Handbook of Classical Mythology (Santa Barbara, Calif.: ABC-
CLIO, 2004), 108–109.

397
L’ÂNE D’ABRAHAM

dans le Tartare — et demanda à la Mort une démonstration, et lorsque la Mort


plaça les chaînes sur elle-même, Sisyphe a verrouillé les chaînes pour que la Mort
ne puisse plus faire son travail. Si le travail de la Mort était de mettre fin à la vie
des gens ordinaires et de les envoyer dans leurs tombes, ce que Sisyphe a fait aurait
dû être suivi de grandes célébrations, mais en tenant compte du fait que le travail
de la Mort était de placer derrière les barreaux les personnes dangereuses, ce que
Sisyphe a fait équivalait aux gangsters plaçant les policiers derrière les barreaux
pour qu’ ils puissent se déplacer librement, et par conséquent, ce qui a suivi a été
un tollé général. Finalement, Zeus dut intervenir pour libérer la Mort et rétablir
l’ ordre. Le fait que le Tartare n’ ait pas été physiquement placé sous terre, mais
plutôt sur terre, bien qu’ à une grande distance quelque part au bout de la terre, est
cohérent avec d’ autres histoires mythologiques. Par exemple, quand Ulysse visite
le Tartare, il ne descend pas sous terre, mais parcourt plutôt une grande distance
quelque part au bout de la terre, et bien qu’ il creuse un trou où il verse le sang du
mouton sacrificiel pour attirer les âmes de ceux du Tartare pour venir à lui, il est
tout le temps au sol et n’ a pas besoin de descendre nulle part. De plus, les gens
qu’ Ulysse a vus dans le Tartare n’ étaient pas des gens ordinaires morts, mais plutôt
de grands héros et héroïnes célèbres pour avoir tué d’ autres personnes comme
Achille, Ajax, fils de Télamon, Agamemnon lui-même et, — surprise, surprise —
de nombreuses femmes célèbres pour leur cruauté, y compris sa propre mère qui
avait élevé le super-tueur qu’ il était lui-même. Leur nature cruelle est suggérée par
le fait que lorsque Ulysse verse le sang des moutons dans le trou, les habitants du
Tartare se bousculent tous pour pouvoir boire du sang, bien que les humains aient
une répulsion naturelle pour le sang, de sorte qu’ Ulysse a dû les garder loin avec
son épée de satisfaire leur soif de sang — même sa propre mère — jusqu’ à ce qu’ il
parvienne à parler à l’ oracle Tirésias. Le fait que le Tartare n’ était pas un cimetière
où les cadavres des gens s’ arrêtaient pour qu’ ils ne puissent plus faire de mal à
personne, mais plutôt un endroit où étaient enfermés des gens dangereux prouve
que les seules personnes qui ont visité le Tartare étaient de grands héros qui, non
seulement étaient dangereux eux-mêmes précisément parce qu’ ils pouvaient et
faisaient tuer des gens, mais aussi parce qu’ ils avaient mis en colère une divinité.
Par exemple, parmi ceux qui ont visité le Tartare et ont pu revenir se trouvaient
Ulysse, Héraclès/Hercule et Orphée, et ils étaient tous des héros qui avaient irrité
une divinité : Poséidon était en colère contre Ulysse pour avoir tué son fils, le
cyclope Polyphème ; Héra, l’ épouse de Zeus, détestait Héraclès parce qu’ il était le fils
illégitime de son mari, Zeus ; et Orphée était détesté par Dionysos pour une raison

398
La mythologie démythifiée

quelconque et fut finalement tué et démembré par les disciples de Dionysos, les
ménades. Par conséquent, ces visites aux enfers/Tartare, bien que décrites comme
des réalisations exceptionnelles de certains héros, devaient être des punitions
exceptionnelles dans le sens où il s’ agissait simplement d’ emprisonnements
temporaires plutôt que d’ emprisonnements à vie comme c’ était la règle. De plus,
Orphée n’ est pas mort lorsqu’ il était dans le Tartare, mais après en être sorti.

Malgré la croyance selon laquelle la vie et la fonction du monarque étaient


soutenues par des dieux qui ne pouvaient pas être tués, cela ne signifie pas qu’ il n’ y
avait aucun candidat intéressé à tuer le monarque et à prendre le pouvoir. Même si,
depuis Zeus, nous avons une structure dans laquelle le pouvoir est distribué au sein
de la famille, les candidats les plus susceptibles de tuer le monarque ont toujours
été les membres de la famille ou le cercle restreint du monarque, en particulier les
enfants qui avaient le droit légitime d’ hériter le trône. Tout comme les cieux ont
été conçus comme le lieu où vivaient les dieux afin de les placer hors de portées
humaines, de même le Tartare a été conçu comme le lieu où se trouvaient ceux
qui tentaient de renverser la structure du pouvoir afin de placer la communauté
humaine et le monde des dieux hors de leur portée. Ils sont également considérés
comme immortels, mais leur immortalité ne signifie pas qu’ ils ne mourront
jamais, mais plutôt un indicateur de l’ ampleur de leur châtiment. Même dans les
verdicts judiciaires d’ aujourd’ hui, un verdict de prison à vie est la peine la plus
lourde63, et être condamné à passer toute sa vie en prison signifie que plus une
personne vivra longtemps, plus la punition sera longue. Puisque l’ immortalité des
dieux et des monarques repose sur le fait qu’ ils ont un sang différent et mangent
une nourriture différente, il s’ ensuit que tous les membres de ces familles doivent
être immortels puisque tous héritent du même sang et mangent à la même table.
Cependant, en se retournant contre la structure du pouvoir, un membre de la
famille royale peut être disqualifié de faire partie de la structure du pouvoir, mais
ne perdra pas l’ immortalité puisque l’ immortalité n’ est pas basée sur le fait d’ avoir
ou non un pouvoir. Par conséquent, ceux qui sont immortels parce qu’ ils sont de
63
Certains peuvent considérer la peine de mort comme la peine la plus lourde, mais ce
n’ est pas nécessairement la façon dont ceux qui sont condamnés à la prison à vie perçoivent les
punitions. Beaucoup se suicident même lorsqu’ ils sont condamnés à des peines de prison plus
courtes qu’ à perpétuité, et considéreraient le fait d’ être mis à mort par une injection par des
médecins professionnels comme un bonheur comparé aux difficultés qu’ ils doivent traverser pour
se suicider dans un endroit où ils sont privés de tout moyen qu’ ils pourraient utiliser pour se
suicider, comme des lacets ou même les ceintures de leurs pantalons.

399
L’ÂNE D’ABRAHAM

sang royal non seulement ne perdent pas leur immortalité lorsqu’ ils se retournent
contre la structure du pouvoir afin de s’ emparer du pouvoir, mais leur immortalité
devient un moyen de dissuasion car, lorsqu’ elle est placée dans le Tartare, elle
implique une punition illimitée. L’ immortalité peut sembler la plus grande
bénédiction lorsque la vie est belle et qu’ on n’ en a jamais assez, mais elle peut être
le pire cauchemar lorsque l’ on est enfermé dans un endroit comme une prison et
où l’ on est constamment torturé. Les jours ou les semaines ressembleraient à une
éternité, même si vous ne croyez pas que vous êtes immortel. En effet, pour ceux
qui sont enfermés dans les prisons, la mort semble souvent un grand soulagement
et c’ est pour cette raison que les détenus sont soigneusement surveillés et il leur
est interdit de posséder non seulement toute forme d’ arme, mais même des
ceintures pour leurs pantalons et des lacets pour leurs chaussures avec lesquelles
ils pourraient se suicider et ne plus subir aucune punition.

Ensuite, nous devons clarifier pourquoi était-il nécessaire de postuler l’ existence


de certains dieux que personne ne pouvait voir et pourquoi il fallait les considérer
comme immortels dans un monde où chacun pouvait voir que rien n’ était
permanent ou immortel, en particulier les organismes vivants ? La question que
nous devons nous poser est la suivante : le concept d’ immortalité appartient-il
à la réalité objective, c’ est-à-dire qu’ il se réfère à des entités objectives dans le
monde qui ne peuvent pas cesser d’ exister, ou se réfère-t-il à la réalité raisonnée,
c’ est-à-dire à des modèles de relations et d’ organisations humaines qui rendent les
sociétés humaines permanentes même si les individus eux-mêmes meurent tout
le temps ? En d’ autres termes, quand un roi meurt, cela signifie-t-il que les gens
n’ ont plus de roi ? Comme l’ existence du roi ne dépend pas de l’ existence d’ un
individu, mais de l’ existence d’ une communauté humaine qui pense qu’ elle ne
peut exister sans un roi et compte tenu du fait que l’ existence d’ une communauté
doit être permanente malgré le fait que ses membres meurent tout le temps, il
s’ ensuit que l’ existence du roi qui garantit l’ existence de la communauté doit
également être permanente. Ce paradoxe apparent selon lequel quand un roi
meurt, il est à peu près vivant est exprimé par la célèbre blague : le roi est mort,
vive le roi ! Les anciens Égyptiens, cependant, ne croyaient pas seulement que le
roi mort était vivant par ses descendants, mais qu’ il était très vivant pendant sa
mort et continuait à lui fournir de la nourriture et d’ autres nécessités. Bien qu’ à
l’ intérieur de cette structure de pouvoir des individus puissent disparaître et être
remplacés, la structure de pouvoir elle-même est permanente. Ce n’ est pas parce

400
La mythologie démythifiée

qu’ un roi est mort qu’ il n’ y a plus de roi. De plus, même les individus eux-mêmes
dans la structure du pouvoir devaient être considérés comme immortels, non pas
dans le sens où ils ne pouvaient pas mourir ou ne pouvaient pas être enlevés, mais
dans le sens que toute tentative de ce genre serait futile et aucun être rationnel ne
tenterait de faire quelque chose qui est impossible. Si Zeus est immortel, personne
ne peut trouver de raison pour essayer de le tuer et de l’ enlever, car ce serait une
impossibilité. Et, si le chef est le fils de Zeus, il devient lui-même immortel et
aucun être rationnel ne songerait à le tuer. Puisque les humains sont rationnels,
ils ne tentent jamais de faire ce qu’ ils pensent impossible, c’ est pourquoi les
dirigeants aiment voir leurs sujets les adorer comme des dieux et comme
immortels. Leurs sujets aiment dire à leurs dirigeants qu’ ils sont immortels pour
ne pas être soupçonnés de rébellion ou d’ insubordination, mais ils savent tous
qu’ il ne s’ agit que d’ un jeu et qu’ il s’ agit parfois d’ une connaissance publique que
les dirigeants s’ efforcent d’ être leurs successeurs. Puisque l’ immortalité appartient
à la réalité raisonnée et tout ce qui appartient à la réalité raisonnée n’ existe que
tant que les humains le décident, il s’ ensuit que dans la réalité raisonnée, rien ne
peut être intrinsèquement permanent ou immortel, à moins que les humains ne
le rendent permanent ou immortel par un credo ou un dogme. Alors que dans la
réalité raisonnée, il y a toujours une raison pour tout ce que les humains décident
et établissent en règle générale, une croyance ou un dogme prive quiconque du
droit de remettre en question quelque chose ou de demander la raison pour
laquelle quelque chose doit être accepté. En effet, douter que Zeus soit immortel
ne revenait pas à envisager sa mort, ce qui pouvait signifier que vous vous
intéressiez à sa mort, soit en la provocant vous-même, soit en vous attendant et
même en soutenant quelqu’ un d’ autre pour la provoquer. C’ est pour cette raison
que remettre en question l’ existence et l’ immortalité des dieux était considérée
comme le crime le plus grave, non pas parce que les gens se souciaient tellement
des dieux qu’ ils ne pouvaient pas voir et avaient de bonnes raisons d’ en avoir peur,
mais parce que les dieux représentaient la structure de pouvoir qui garantissait
la vie de la communauté et que tout mépris pour les dieux ne revenait plus, pas
moins, que le mépris pour la vie de la communauté elle-même. Nous ne saurons
jamais si Socrate croyait sincèrement à l’ existence et à l’ immortalité des dieux,
mais ce qui est certain, c’ est qu’ il a été condamné à mort pour avoir prétendu que
les dieux n’ étaient que des morceaux de roche sculptés précisément parce que
c’ était considéré comme le crime le plus grave. Et, n’ oublions pas que, bien que
le procès ait été orchestré par des individus puissants, le verdict a été rendu non

401
L’ÂNE D’ABRAHAM

pas par quelques dirigeants, mais par des citoyens ordinaires de la manière la plus
démocratique. La vie des dieux a été mise hors de portée des hommes justement
pour les rendre invulnérables afin que personne n’ envisage de les éliminer. Tout
d’ abord, ils étaient situés très haut dans le ciel, dans les nuages, ou du moins au
sommet des plus hautes montagnes, de sorte qu’ ils sont inaccessibles à l’ homme.
Bien que le rêve de voler ait été un divertissement par les humains de tous les
temps, l’ histoire de Dédales et Icare n’ est pas destinée à encourager les humains à
concevoir des façons de réussir à voler, mais pour leur apprendre combien il serait
dangereux que les humains puissent voler et s’ approcher trop des dieux, dans ce
cas, du dieu du Soleil. Deuxièmement, aussi impossible qu’ ait pu paraître au peuple
antique d’ atteindre le ciel, en fin de compte, les dieux étaient associés aux étoiles,
sans doute pas parce que les anciens avaient des raisons de croire que ces points
lumineux dans le ciel étaient des êtres vivants, mais parce qu’ ils semblaient les
objets les plus lointains dont la permanence semblait la plus évidente par rapport à
tout ce qu’ ils pouvaient vivre sur Terre. Si les dieux étaient ces étoiles, les détruire
serait impensable même avec la technologie moderne. Et, finalement, les dieux
n’ étaient pas censés manger de la nourriture ordinaire, mais plutôt une nourriture
mystérieuse appelée ambroisie qui les rendait immortels auxquels les humains
n’ avaient pas accès, précisément pour inculquer l’ idée qu’ ils étaient différents des
êtres humains ordinaires. Cela ne signifie pas que les gens croyaient vraiment que
les dieux n’ avaient rien à voir avec la nourriture ordinaire. Bien au contraire, l’ une
des responsabilités les plus importantes des humains quand ils adorent les dieux
était d’ apporter des sacrifices, ce qui était essentiellement de la nourriture, sauf
qu’ elle était de la meilleure qualité. En d’ autres termes, les anciens savaient que les
dieux ne mangeaient pas une nourriture magique qui n’ était pas disponible pour
les humains, mais au contraire, ils mangeaient exactement ce qu’ ils produisaient,
et le meilleur d’ ailleurs.

À ce stade, j’ imagine que certains ne feraient que rejeter cette discussion comme
euhémérisme, l’ opinion que les divinités n’ étaient qu’ une façon de décrire les
dirigeants terrestres, une opinion qu’ aucun savant sérieux ne prendrait au sérieux.
Bien qu’ il y ait d’ autres penseurs avant lui qui prônaient des idées similaires,
Euhémérus était un écrivain antique qui a soutenu que les personnages dans la
mythologie grecque — y compris les dieux — étaient à l’ origine des dirigeants
humains dont les descriptions sont devenues exagérées au fil du temps de sorte que,
derrière ces histoires, il faut voir des personnages et des événements historiques.

402
La mythologie démythifiée

Nous avons cette situation étrange : Nous devrions rejeter ce que les anciens eux-
mêmes comme Euhémérus nous disent comment ils ont vu la mythologie qu’ ils
ont eux-mêmes écrite, parce que les savants modernes savent mieux que ceux qui
ont écrit la mythologie et comment ils l’ ont compris. Bien qu’ Euhémérus et ses
prédécesseurs aient eu raison, sans doute quand ils ont compris que la mythologie
avait à voir avec l’ établissement de dirigeants humains et non quelques divinités
que personne ne pouvait voir, sa compréhension du fait que la mythologie consiste
à exagérer des événements qui se sont produits bien avant de manquer la fonction
la plus importante de la mythologie, et c’ était pour expliquer comment les sociétés
humaines fonctionnaient à tout moment et pas seulement pour exagérer certains
événements isolés du passé. La raison pour laquelle Euhémérus ne voyait pas la
mythologie comme décrivant les sociétés humaines à un moment quelconque
était parce qu’ il n’ avait pas le concept de réalité raisonnée et ne travaillait qu’ avec
le concept de réalité historique, tout comme les érudits modernes. Il a peut-être
essayé de rationaliser la mythologie comme une histoire déformée, mais cela n’ a
fourni aucune justification pourquoi la mythologie était si importante, même
en son temps que le rejet était un crime capital, comme la mort de Socrate l’ a
prouvé. N’ ayant pas le concept de réalité raisonnée, Euhémérus ne pouvait pas
comprendre que les récits mythologiques contenaient en eux-mêmes non pas tant
la réalité historique, mais plutôt une réalité raisonnée qui structurait la société
non seulement dans un passé lointain, mais à tout moment, y compris le sien.
Comme on peut le remarquer, dans mon interprétation des récits mythologiques,
je ne cherche pas tellement la réalité historique derrière ces récits qui ne peut être
discernée qu’ occasionnellement, mais surtout la réalité dans les récits eux-mêmes
qui peuvent être trouvés non seulement dans les sociétés anciennes, mais encore
plus dans les sociétés modernes.

En dépit du fait que tenter de s’ emparer du pouvoir a été le crime le plus grave
puni avec les plus lourdes peines, il n’ y a jamais eu de pénurie de candidats à tout
risquer pour arriver au sommet. Il n’ y a rien qui fascine les humains plus que le
pouvoir. Ce qui rend le pouvoir si attrayant que certains risquent tout pour le
saisir, c’ est qu’ il les place en position d’ établir la réalité raisonnée pour tout le
monde alors qu’ ils ne sont liés par aucune règle qu’ ils peuvent fixer pour les autres.
Alors que vos subordonnés doivent justifier ce qu’ ils font en vous fournissant une
raison, vous n’ avez pas besoin de fournir une raison pour ce que vous faites et
imposer aux autres parce que votre propre plaisir est la raison ultime. Par exemple,

403
L’ÂNE D’ABRAHAM

Zeus pensait que le fait d’ avoir des relations sexuelles avec la femme de quelqu’ un
d’ autre était un crime qui devait être puni, mais quand Ixion a prouvé qu’ il
envisageait des relations sexuelles avec sa femme Héra, Zeus l’ a puni d’ un des
châtiments les plus sévères, le Tartare, même si aucun crime réel n’ a été commis.
Concernant lui-même, cependant, avoir des relations sexuelles avec presque tous
ceux qu’ il imaginait non seulement n’ était pas un crime, mais était l’ un de ses
privilèges les plus appréciés. Alors que le pouvoir vous permet de faire en sorte
que les autres fassent ce que vous voulez, en même temps il vous donne la liberté
de faire tout ce que vous aimez.

Le pouvoir, cependant, présuppose la capacité de tuer parce qu’ en fin de compte, les
gens feront ce que vous voulez, pas nécessairement parce qu’ ils vous aiment, mais
parce que vous avez la capacité de les forcer, et le plus grand persuasif a toujours
été la mort. Nous avons remarqué que Zeus a prouvé qu’ il était qualifié pour
avoir le pouvoir suprême en démontrant qu’ il était le combattant le plus puissant
dans la bataille contre les Titans. Bien que dans la mythologie les dieux puissent
instantanément voyager dans l’ espace, ils voyagent régulièrement dans des chars
tirés par des chevaux, même des déesses comme Héra ou Athéna sont décrites
utilisant des chars, tandis que les dieux égyptiens sont décrits comme voyageant
en barques sans doute parce que les bateaux étaient beaucoup plus anciens que
les chars comme matériel de combat. Ces chars n’ étaient pas des véhicules utilisés
par des gens ordinaires pour transporter des marchandises ou pour voyager, mais
l’ équipement le plus avancé qu’ un chasseur pouvait utiliser sur le champ de bataille.
Ce qui a fait du char un équipement si formidable, c’ est qu’ il a fourni au guerrier
non seulement une mobilité inégalée, mais une position avantagée d’ où il pouvait
frapper des ennemis sur la partie supérieure du corps où les blessures étaient
régulièrement mortelles alors qu’ il avait son haut du corps hors de leur portée de
ses ennemis tandis que les côtés du char assuraient la protection du bas du corps.
Les chars étaient le rêve de chaque guerrier, tout comme aujourd’ hui les bombes
nucléaires sont le rêve de chaque chef ou gouvernement. Dans la mythologie,
chaque dieu a un char tiré par des chevaux puissants, même le Soleil et Hadès.
La raison pour laquelle les dieux sont équipés de chars est parce que chacun a le
pouvoir ou l’ autorité sur un domaine assigné, et le pouvoir à tous les niveaux est
exercé par la capacité de tuer. Bien que le pouvoir de tuer place les dirigeants au-
dessus de toutes les lois qu’ ils peuvent établir, même les tyrans les plus brutaux

404
La mythologie démythifiée

n’ aiment pas régner sur une foule chaotique, mais sur des communautés qui sont
strictement réglementées par des lois qui sont rigoureusement appliquées. Bien
que les dieux et les dirigeants soient au-dessus de tout ordre, ils sont salués comme
des champions de l’ ordre, et Zeus ne fait pas exception. Il est crédité d’ apporter à
la société des institutions et des concepts qui appartiennent à la réalité raisonnée
comme la justice, la paix, la légalité, les destins, c’ est-à-dire les carrières ou les
emplois, etc., et comme ils régissent la société domestique, ils sont considérés
comme des déités féminines :

Deuxièmement, il [Zeus] a épousé la brillante Thémis, qui a donné naissance aux


Horae (Saisons), Eunomia (Légalité) et Dike (Justice) et à la fleurie Eirene (Paix),
qui prennent soin des œuvres des êtres humains mortels et des Destins, à qui le
conseiller Zeus a accordé le plus grand honneur, Clotho, Lachesis et Atropos, qui
donnent aux êtres humains mortels le bien et le mal.64

De même, dans la mythologie égyptienne, l’ ordre ou la réalité raisonnée dans la


société est appelé ma’ at et est considéré comme une déesse. En tant que souverain
suprême, Zeus détient le pouvoir sur le ciel, c’ est-à-dire sur tous les autres dieux,
dans la fonction d’ adjoints. Lorsque les dieux entrent en conflit — comme ils le
font souvent — l’ affaire lui est soumise pour qu’ elle soit tranchée, et bien que
sa décision ne puisse être contestée, il semble soucieux de respecter les règles et
d’ être juste. Outre le ciel, deux autres royaumes importants peuplés de personnes
qui devaient être contrôlées par la force brute étaient le Tartare et l’ Océan. C’ est
la raison pour laquelle Zeus a nommé sur ces royaumes ses deux frères, Hadès et
Poséidon, les dieux les plus puissants après lui. Comme nous l’ avons remarqué, la
puissance militaire d’ Hadès et de Poséidon est suggérée par les chars de combat
dans lesquels ils se déplacent. Si l’ on tient compte du fait que le Tartare est décrit
comme une puissante forteresse dotée de puissantes portes de bronze gardées par
Cerbère — un animal redoutable — que personne ne pouvait franchir, de sorte qu’ il
était pratiquement impossible de s’ échapper - et qu’ Hadès exerçait son pouvoir
par l’ intermédiaire de gardes sur des détenus désarmés, sa puissance militaire n’ est
pas soulignée au-delà du char dans lequel il se déplaçait. En revanche, Poséidon
est avant tout un guerrier, ce qui est souligné non seulement par le fait qu’ il se
déplace toujours sur un char, mais encore par le fait qu’ il porte à la main un trident,
qui est une lance à trois branches. Dans l’ Antiquité, les combats se déroulaient à
64
Hesiod, Hesiod, 1:75, lignes 901–906.

405
L’ÂNE D’ABRAHAM

courte distance et l’ arme principale était la lance. Même si les guerriers portaient
également une épée, celle-ci n’ était pas utilisée pour le combat proprement dit,
mais pour achever un ennemi qui avait été mortellement blessé avec la lance.
C’ est donc la lance qui était considérée comme l’ arme mortelle et tous les duels se
déroulaient à la lance. Poséidon étant avant tout un guerrier, il est régulièrement
représenté avec le trident à la main, souvent en position de le lancer sur un ennemi.
L’ explication moderne selon laquelle le trident était un instrument de pêche que
Poséidon utilisait pour attraper des poissons lorsqu’ il avait faim parce qu’ il vivait
sous l’ eau et qu’ il n’ avait donc rien à voir avec la société grecque, néglige le fait
que les dieux ne mangeaient pas de nourriture ordinaire et ne la fournissaient pas
eux-mêmes. En outre, les marins n’ ont jamais considéré Poséidon comme une
divinité ayant quelque chose à voir avec l’ eau sur laquelle ils naviguaient et n’ ont
donc jamais prié Poséidon pour leur sécurité sur les mers, mais plutôt Castor et
Polydeuces. Le fait que Poséidon n’ avait rien à voir avec la pêche et qu’ il était
plutôt une figure militaire est indiqué par le fait que son principal associé était
son fils Triton qui sonnait les ordres de Poséidon en soufflant dans une conque
qui avait la forme incomparable d’ une corne tordue dont les trompettes étaient
faites et utilisées pour sonner les ordres sur le champ de bataille. Les anciens
n’ auraient pas manqué de remarquer que Triton était le clairon de Poséidon, tout
comme personne aujourd’ hui ne manquerait de s’ apercevoir que les cérémonies
où l’ on utilise des clairons sont des cérémonies militaires. Où voit-on un clairon
ailleurs que dans l’ armée ? Le fait que Poséidon n’ ait rien à voir avec les étendues
d’ eau — sauf pour les traverser lors de campagnes militaires — est indiqué par sa
description la plus courante de « secoueur de la terre ». Cela indique clairement
qu’ il n’ avait rien à voir avec la vie sous-marine, mais plutôt avec l’ action sur la
terre qu’ il « secouait » en la conquérant, conquête qui impliquait toujours des
dévastations comparables uniquement à celles causées par les tremblements de
terre. La brutalité du guerrier se manifeste surtout dans ses rapports avec les
femmes. Bien qu’ il ait eu autant de liaisons que son jeune frère Zeus, contrairement
à ce dernier, qui usait souvent de toutes sortes de stratagèmes pour séduire ses
victimes, Poséidon n’ utilisait que la force brute. Comme l’ océan sur lequel régnait
Poséidon représentait tous les territoires étrangers qui entouraient la terre connue
des Grecs, son pouvoir et son autorité s’ exerçaient sur des territoires étrangers, un
pouvoir qui a toujours été exercé par le biais de la puissance militaire. On le voit
notamment dans l’ Odyssée. Comme on le sait, le puissant héros grec Ulysse, de
retour chez lui après la chute de Troie, rendit aveugle le fils de Poséidon, le cyclope

406
La mythologie démythifiée

Polyphème, ce qui irrita Poséidon qui punit Ulysse de toutes sortes d’ épreuves
qui ont ravi les lecteurs de tous les temps. Tant qu’ Ulysse est loin de chez lui, il
est entièrement soumis au pouvoir de Poséidon et tout ce que la déesse Athénée
peut faire, c’ est aider son protégé à survivre aux épreuves, mais sans apaiser la
colère et le pouvoir de Poséidon. Cependant, dès qu’ Ulysse atteint le territoire
grec, Poséidon n’ a plus aucun pouvoir sur lui et c’ est Athénée qui lui ordonne de
massacrer son propre peuple dans son pays. Cela ne veut pas dire que Poséidon
ne voulait pas avoir du pouvoir aussi chez lui. Comme tout commandant militaire
puissant, Poséidon rêvait d’ exercer son pouvoir sur les territoires nationaux,
tout comme les commandants d’ armée modernes prennent souvent le pouvoir
par des coups d’ État militaires, mais chaque fois qu’ il se mesurait à des divinités
nationales telles qu’ Athénée ou Héra, qui étaient tout aussi cruelles que n’ importe
quelle figure militaire, il perdait toujours, à sa grande déception.

Comme nous l’ avons déjà mentionné, le quatrième royaume, la Terre, représentait


le territoire domestique avec les citoyens qui vivaient sur la terre et la travaillaient,
et les divinités assignées à ce royaume sont régulièrement des femmes. Alors que
sous les tyrans Uranus et Chronos, la Terre était représentée par des femmes telles
que Gaïa et Rhéa, sous Zeus, le pouvoir est exercé par ses deux sœurs, Déméter
et Hestia. En outre, les principales divinités de certaines villes étaient également
des femmes, comme Athéna, revendiquée par la ville d’ Athènes, ou Héra,
revendiquée par de grandes villes comme Argos, Mycènes et même Sparte. Alors
que les divinités masculines régnaient sur des territoires hostiles et utilisaient donc
principalement la force brute, sur un territoire national, l’ utilisation de la force
brute n’ était qu’ un dernier recours et les divinités féminines véhiculaient donc
mieux l’ idée d’ un pouvoir doux. Cela ne signifie pas que les divinités féminines
étaient toujours bienveillantes ou moins cruelles lorsqu’ elles étaient défiées. Par
exemple, lorsque Perséphone, la fille de Déméter, a été enlevée par Hadès, la mère
affolée, à la recherche de sa fille, a décidé de retirer la fertilité de la terre, ce qui a
provoqué la famine et forcé les gens ordinaires à appeler Zeus à l’ aide. Punir les
gens ordinaires pour ce que les dieux ont fait n’ est pas quelque chose que même
une divinité féminine trouverait répugnant. Le tollé public a contraint Zeus à
révéler à Déméter que sa fille avait été enlevée par leur frère Hadès et à négocier
une réconciliation au sein de la famille, c’ est-à-dire entre Hadès et Déméter.
Chaque fois qu’ une personne offense une divinité, elle le paie cher, et le fait que
la divinité soit une femme ne présuppose aucune indulgence. Lorsqu’ elles sont

407
L’ÂNE D’ABRAHAM

offensées, les divinités féminines ne se contentent pas de punir toute la population


en envoyant des fléaux ou des animaux sauvages, mais elles n’ hésitent pas à tuer
de sang-froid, à l’ instar des guerriers masculins les plus impitoyables. Un cas rare
où un humain a osé défier une divinité est celui de Niobé, fille de Tantale, qui a eu
sept fils et sept filles et a ridiculisé Léto qui n’ a accouché qu’ une seule fois parce
que ses enfants, Apollon et Artémis, étaient des jumeaux et tous deux de puissants
archers. Léto était si furieuse d’ avoir été ridiculisée par Niobé qu’ elle demanda
à ses enfants de la venger, ce qu’ ils firent : d’ abord Apollon tua de ses flèches les
sept fils sous les yeux de Niobé, puis Artémis tua de la même manière les sept
filles, sans tenir compte des supplications de la mère qui demandait d’ épargner au
moins la plus jeune. Même si elles sont des femmes, les déesses grecques ne sont
pas étrangères aux guerres et aux massacres. Les divinités les plus actives pendant
la guerre de Troie — même sur le champ de bataille — sont des femmes, avec
Athénée et Héra du côté des Grecs et Aphrodite du côté des Troyens. De puissants
guerriers peuvent écraser des têtes et ouvrir des ventres sur le champ de bataille,
mais ce sont des divinités féminines qui mènent la danse et tirent les ficelles dans
l’ ombre. Alors que Zeus semblait indécis quant au camp à soutenir, c’ est une autre
déesse, Thétis, la mère d’ Achille, qui l’ a persuadé de soutenir les Troyens pendant
la majeure partie de la guerre pour punir Agamemnon et les Grecs d’ avoir humilié
son fils. Il n’ est pas surprenant que lorsque le héros grec Odyssée arrive chez lui,
ce soit la déesse Athénée qui organise un massacre à grande échelle, cette fois non
pas d’ étrangers comme les Troyens, mais de gens du pays, dont beaucoup faisaient
partie de la maison même d’ Ulysse. Les dieux, qu’ ils soient masculins ou féminins,
ont du pouvoir, et le pouvoir, c’ est avant tout la capacité de faire souffrir et, en fin
de compte, de provoquer la mort. Par conséquent, la structure de pouvoir établie
par Zeus repose en fin de compte sur la capacité de tuer, une capacité restée au
fondement de toutes les civilisations, même aujourd’ hui.

La mythologie parle de héros qui sont des super tueurs et la raison pour laquelle la
mythologie est appréciée aujourd’ hui autant qu’ elle l’ était dans les temps anciens
est précisément parce que l’ humanité a toujours été fascinée par les super tueurs,
qu’ il s’ agisse de tueurs d’ animaux comme les lions, les tigres, les ours polaires,
etc., ou d’ officiers de police qui parviennent à éliminer les criminels soit avec leurs
armes, soit en étant plus malins qu’ eux comme Colombo, ou James Bond, qui
anéantit les conspirations internationales qui menacent de détruire le pays. La
raison pour laquelle les humains sont si fascinés par les super tueurs semble être

408
La mythologie démythifiée

évidente : les super tueurs assurent la sécurité contre toute menace. Lorsque vous
savez qu’ un super tueur veille sur vous, vous pouvez dormir en paix, car vous
savez que votre super tueur peut abattre n’ importe quel Ben Laden qui vous veut
du mal. Cela vous rappelle quelque chose ? Nous nous souvenons que si Zeus
a réussi à établir la structure de pouvoir qui a finalement ramené l’ ordre dans
toute la société, c’ est précisément parce qu’ il a réussi à s’ assurer l’ aide de ces super
tueurs qui sont décrits comme ayant cent mains et cinquante têtes. Ces super
tueurs ont été importants non seulement pour vaincre les rebelles et mettre fin
au chaos créé par le conflit, mais ils l’ ont été tout autant par la suite, lorsqu’ ils
ont été désignés comme gardes pour surveiller le Tartare et garder les fauteurs de
trouble sous les verrous. S’ il est possible d’ avoir trop d’ une bonne chose, il semble
qu’ il soit difficile d’ avoir trop de super tueurs. À moins que l’ on ne se penche
sur les récits mythologiques. J’ ai mentionné plus haut, que la mythologie était
utilisée dans l’ Antiquité pour aider les gens à comprendre la société dans laquelle
ils vivaient afin qu’ ils puissent y fonctionner, et que la mythologie était donc de
la sociologie ancienne, sauf qu’ elle était écrite de manière à ce que tout le monde
puisse la comprendre. Contrairement à ce que pensent les chercheurs modernes,
les récits mythologiques n’ avaient rien à voir avec ce que les anciens pensaient être
arrivé dans un passé imaginaire, mais plutôt avec ce qui se passait sous leur nez,
dans leurs propres villes.

L’ une des plus anciennes histoires semble être celle de Cadmus, le fondateur de la
ville grecque de Thèbes. En résumé, Zeus se rendit un jour en Phénicie — ce qui
est aujourd’ hui le Liban — et vit sur la plage une belle jeune princesse, Europe, la
fille d’ Agénor, le roi de l’ ancienne ville de Tyr. Contrairement à son frère Poséidon
qui aurait simplement sauté sur la jeune femme et l’ aurait violée, Zeus était un
gentleman et décida de gagner la dame par son charme en se transformant en un
magnifique taureau. Au lieu d’ être effrayée par le taureau — qui était sans aucun
doute assez impressionnant — la princesse étrangère était fascinée par lui, si bien
qu’ elle ne se contenta pas de le caresser, mais sauta même dessus, sans doute parce
que, en tant que dame, elle ne savait pas que l’ on peut monter à cheval, mais pas
sur un taureau. Lorsque Zeus remarqua que la dame était bien installée sur son
dos, il sauta dans la mer et nagea jusqu’ en Crète où la dame fut fière de découvrir
qu’ elle avait été enlevée et violée par Zeus lui-même. Lorsqu’ il découvrit que sa
princesse avait disparu, le roi envoya son fils, Cadmus, à la recherche de sa sœur
pour la ramener à la maison. Pour une raison ou une autre, Cadmus ne se rendit

409
L’ÂNE D’ABRAHAM

pas en Crète où se trouvait Europe, mais se retrouva en Grèce continentale. Ne se


rappelant probablement pas pourquoi il se trouvait en Grèce, il alla demander à
l’ oracle de Delphes pourquoi il était là et ce qu’ il était censé faire. L’ oracle lui dit
de suivre une génisse qui se trouverait par hasard devant lui, et là où la génisse
se coucherait, il devrait la sacrifier et ensuite fonder une ville à cet endroit. Et,
c’ est ainsi qu’ en quittant l’ oracle, une génisse est apparue devant lui, qu’ il a suivie
jusqu’ à ce qu’ elle s’ allonge à l’ endroit où se trouvera plus tard la ville de Thèbes.
Comprenant que tout cela était orchestré par les dieux, et plus précisément par la
déesse Athéna, Cadmus décida de sacrifier la génisse et de l’ offrir à la déesse, mais
il se heurta à un problème : le dépeçage d’ une vache était salissant et la seule source
d’ eau de la région était une source gardée par un gros serpent. Nous apprenons
alors que Cadmus ne voyageait pas seul, mais qu’ il était accompagné d’ un certain
nombre de guerriers qu’ il avait envoyés apporter de l’ eau et qui ont été tués par le
serpent. Nous savons maintenant pourquoi Cadmus avait besoin d’ une compagnie
de guerriers : leur rôle était d’ être tués par le serpent afin que nous sachions à quel
point le serpent était puissant et dangereux. Ainsi, nous avions besoin de savoir
à quel point le serpent était puissant pour savoir quel super tueur était Cadmus
puisqu’ il a réussi à tuer le serpent, sinon comment saurions-nous quel héros
était Cadmus puisqu’ il n’ avait rien fait d’ héroïque jusqu’ à présent à part suivre
une gentille génisse qu’ il a égorgée sans aucune résistance ? Après avoir tué le
serpent, il s’ ensuit qu’ il a eu accès à l’ eau, qu’ il a pu apporter un sacrifice propre
apprécié par Athéna et nous le savons parce qu’ elle lui a indiqué ce qu’ il fallait
faire ensuite : arracher les dents du serpent mort, labourer le sol d’ une manière ou
d’ une autre sans génisse, et semer les dents du serpent dans le sol. Après avoir fait
cela, surprise, surprise, des guerriers entièrement équipés pour le combat, avec des
casques, des boucliers, des lances, etc. surgirent du sol. À ce moment-là, Cadmus
leur a lancé un rocher et, probablement parce que les guerriers ne savaient pas qui
leur avait lancé ce rocher, ils ont commencé à se battre les uns contre les autres
et à s’ entretuer, tout comme les cow-boys américains dans les films de western
commencent à se tirer dessus dans un pub après avoir entendu le premier coup
de feu, sans savoir ou se soucier qui a commencé, pourquoi ils se battent et qui ils
sont en train de tuer. Nous ne savons pas combien de guerriers ont émergé du sol,
mais nous savons combien il en restait après que la fumée se soit dissipée : cinq.
Ces cinq guerriers sont devenus les pères fondateurs de la ville de Thèbes et étaient
connus sous le nom de spartoï — qui signifie « semé », rien à voir avec Sparte —
parce qu’ ils provenaient de dents de serpent semées dans le sol. Nous ignorons

410
La mythologie démythifiée

quel genre de tueurs étaient ceux qui sont morts, mais nous pouvons imaginer que
les cinq qui restaient devaient être de sacrés tueurs s’ ils avaient réussi à exterminer
tous les autres. Pourrait-on imaginer une ville plus redoutable et plus sûre que
celle dont les pères fondateurs sont des tueurs d’ élite ?

Voici donc l’ histoire de Cadmus et de Thèbes. Une histoire plutôt stupide, n’ est-ce
pas ? Que peut-on attendre de gens à l’ esprit mythique qui ne savent pas raconter
quelque chose de logique ? Des dieux qui se transforment en taureaux pour séduire
des femmes qui ne trouvent rien de mieux à faire que de leur sauter dessus et de
les chevaucher pour se faire violer ; des guerriers qui poussent à partir de dents de
serpent semées dans le sol ; qui peut donner un sens à ces détritus ? Certainement
pas les érudits qui supposent que ceux qui ont écrit ces histoires étaient tout à
fait stupides. Si l’ on essaie de lire ces histoires avec le concept de réalité objective
comprise comme des descriptions de ce qui s’ est réellement passé, alors bien sûr,
ces histoires n’ ont aucun sens, mais si l’ on cherche dans ces histoires une réalité que
j’ ai appelée réalité raisonnée, alors une image étonnamment cohérente émergerait
sur le pourquoi et le comment de ce qui est réellement arrivé à ce qui avait été à
un moment donné une ville grecque de premier plan, mais qui était maintenant
en ruines. Par conséquent, cette histoire a à voir avec l’ histoire, mais à l’ histoire
comprise non pas comme des détails insignifiants, comme le font apparemment
Hérodote et les historiens modernes, mais à l’ histoire comprise comme une vue
d’ ensemble et comme la raison pour laquelle les mêmes choses se répètent sans
cesse.

L’ histoire commence par Zeus séduisant une princesse phénicienne, Europe, et


l’ enlevant en Crète. Les anciens savaient qu’ aucune femme, et encore moins une
princesse, ne quitterait volontiers son foyer et accepterait de vivre avec un
souverain étranger en tant qu’ esclave ou concubine au mieux, au lieu de vivre
dans son propre palais. Si une femme se retrouvait à l’ étranger, c’ était parce que
son pays natal avait été conquis et qu’ elle avait été emmenée en captivité. Par
conséquent, Europe — ou quel que soit son vrai nom — a dû être emmenée en
Crète comme butin sur un navire, et non sur un taureau dont elle était tombée
amoureuse. Si une princesse phénicienne a été emmenée en Crète comme butin
après la conquête de sa ville, cela a dû se produire lorsque la Crète était la
superpuissance du bassin méditerranéen, dominant les cités grecques du nord et
organisant sans aucun doute des expéditions vers l’ est. Cette époque est connue

411
L’ÂNE D’ABRAHAM

sous le nom de période minoenne. La transformation de Zeus en taureau est


également significative : apparemment, la Crète elle-même avait adopté le taureau
comme symbole de sa puissance et le taureau est constamment associé à la Crète.
Si, pour les Crétois, le taureau devait symboliser le pouvoir et rien d’ autre, dans la
mythologie grecque, le taureau a des connotations négatives. Lorsque nous
interprétons ces histoires, nous devons garder à l’ esprit qu’ il s’ agit en fin de compte
d’ histoires grecques dans lesquelles la Crète apparaît comme un rival et un ancien
maître. Selon la mythologie, Zeus est né en Crète, il est donc compréhensible qu’ il
ait emmené Europe en Crète, et compte tenu du fait que le taureau était un symbole
crétois, il est également compréhensible que Zeus ait pris la forme d’ un taureau
pour séduire Europe. Mais, il y a une autre raison pour laquelle, dans la mythologie
grecque, la Crète est associée à un taureau, c’ est pour suggérer la bestialité de la
Crète, les anciens maîtres des Grecs, car pour Zeus, avoir des rapports sexuels avec
une femme sous la forme d’ un taureau est répugnant. Le taureau est donc un
symbole comme il en existe beaucoup d’ autres dans la mythologie et, comme on
le sait, les symboles sont des images, mais ce qui les différencie d’ autres images,
c’ est qu’ ils ont un sens, tout comme les mots écrits. Puisque le sens peut être
transmis par les mots, pourquoi utiliser des symboles ? Les théories sur les
symboles font l’ objet d’ une vaste littérature savante qui finit par affirmer que les
symboles peuvent avoir des significations différentes, mais que les mots aussi.
Dans ce cas, pourquoi utiliser des symboles alors que nous disposons de mots ? La
raison pour laquelle la compréhension des symboles n’ a pas progressé est qu’ il
existe une confusion entre les symboles, les signes et les mots, qui sont tous
considérés comme des façons alternatives de dire les choses avec des représentations
graphiques différentes. Pour comprendre où se situe le problème, considérons un
panneau sur lequel il est écrit « Attention au chien ! », un autre sur lequel il est
écrit « Stop », un autre sur lequel figure l’ image d’ un cerf qui saute en l’ air et un
autre panneau sur lequel figure l’ image d’ une croix. Alors que tous seraient
considérés comme des signes, ceux avec des mots seraient considérés comme de
simples signes, tandis que ceux avec des images seraient considérés comme des
symboles. Bien que les mots et les images soient graphiquement tous des signes
susceptibles de véhiculer un sens, il semblerait que les mots en tant que signes
véhiculent un sens sans nécessiter d’ imagination, tandis que la compréhension du
sens d’ une image nécessite de deviner, de sorte que le sens est plus flou. Que les
signes utilisent des mots ou des images, ce ne sont que des moyens très compacts
de transmettre graphiquement un message, de sorte, qu’ un signe utilise des mots

412
La mythologie démythifiée

ou simplement des images, ils pourraient être remplacés par un texte entièrement
explicatif comme celui-ci : « J’ ai un chien qui attaque les étrangers, n’ entrez pas ! » ;
« Arrêtez-vous ici et continuez seulement si aucune voiture ne traverse » ; « Il y a
des cerfs dans la région qui peuvent traverser la route à grande vitesse, soyez donc
prêts à les éviter » ; « Ce bâtiment est utilisé par un groupe religieux appelé
Chrétiens pour pratiquer leur culte ». Ce que les théories sur les signes oublient,
c’ est qu’ il n’ y a pas de différence fondamentale entre l’ utilisation d’ images et de
mots pour transmettre un sens, et c’ est la raison pour laquelle les premiers mots
écrits étaient constitués d’ images des objets que ces signes reproduisaient. Bien
sûr, le sens d’ une image doit être connu d’ une manière ou d’ une autre par d’ autres
sources pour être correctement interprété, mais il en va de même pour les mots.
Ce qu’ il faut faire lorsqu’ on voit un panneau portant le mot « Stop » ou un panneau
portant l’ image d’ un cerf sautant dans l’ air doit être appris dans un livre qui
enseigne les règles de conduite sur la voie publique, mais la signification n’ est
jamais ambiguë et n’ est jamais laissée à l’ appréciation de qui que ce soit. Par
conséquent, s’ il existe une différence entre la manière dont les textes et les signes
transmettent le sens, cette différence réside dans le fait que, tandis que les textes
épellent le sens, les signes utilisent des graphiques compacts — composés à la fois
de mots et d’ images — pour transmettre un sens fixe. Bien que tous les symboles
soient des signes, ils sont différents parce qu’ ils n’ ont pas un seul sens fixe, mais
deux sens opposés qui sont tous deux vrais. Pour comprendre cette différence,
considérons le signe d’ un cerf qui saute en l’ air et celui d’ une croix. À première
vue, les images semblent suggérer des significations évidentes : Un cerf qui saute
en l’ air pourrait signifier un vrai cerf qui peut traverser la route à grande vitesse,
tandis qu’ une croix est une image qui identifie correctement les chrétiens qui
croient que le fondateur de leur religion est mort sur une structure ayant la forme
de cette image. Ce qui fait de l’ image d’ un cerf sautant en l’ air un simple signe
alors que l’ image d’ une croix est un symbole, c’ est que l’ image d’ un cerf sautant en
l’ air ne peut avoir aucune autre signification possible alors qu’ une croix non
seulement peut avoir une autre signification, mais sa signification première est
exactement l’ inverse de celle que les gens connaissent lorsqu’ ils la voient. Pour
comprendre ce sens caché, il n’ est pas nécessaire de faire preuve de beaucoup
d’ imagination, car la croix a la forme évidente d’ une épée : la ligne verticale la plus
longue représente la lame, la ligne verticale supérieure la plus courte est la poignée
et la barre horizontale est la garde de l’ épée. Par conséquent, lorsque les chrétiens
ont adopté la croix comme symbole, l’ ont-ils fait pour professer qu’ ils croyaient en

413
L’ÂNE D’ABRAHAM

la possibilité de se laisser tuer sur une croix ou par une épée sans opposer de
résistance comme le fondateur de leur religion, ou l’ ont-ils fait pour professer
qu’ ils croyaient en l’ épée et que tout ce en quoi ils croyaient, ils pouvaient
l’ accomplir avec l’ épée ? Par conséquent, la croix est-elle le symbole d’ un martyr
ou celui d’ un guerrier ? Lorsque les guerriers chrétiens connus sous le nom de
croisés plaçaient des croix sur leur poitrine, voulaient-ils suggérer qu’ ils étaient
prêts à se laisser tuer sans résistance sur une croix comme celle qu’ ils portaient sur
leur poitrine, comme l’ a fait le fondateur de leur religion, ou qu’ ils n’ hésiteraient
pas à utiliser l’ épée dans leur main qui ressemblait à celle qu’ ils portaient sur leur
poitrine pour tuer quiconque oserait s’ opposer à eux ? La croix signifiait-elle que
ceux qui la portaient étaient prêts à devenir des martyrs, ou qu’ ils n’ hésiteraient
pas à en transformer d’ autres en martyrs ? Les chrétiens sont-ils connus dans
l’ histoire pour leur prétendue non-violence, ou sont-ils connus dans l’ histoire
pour avoir provoqué les plus grandes effusions de sang et créé les armes de
destruction massive les plus démoniaques ? Par conséquent, la croix en tant que
symbole a deux significations opposées, et les deux sont vraies, l’ une bénigne et
positive — et présentée comme la signification officielle — tandis que l’ autre est
tout à fait opposée et est la véritable signification voulue et suggérée. Un taureau
puissant peut être fascinant à regarder depuis les gradins d’ un rodéo, mais il est
tout à fait différent d’ être sur son dos ou dans sa trajectoire lorsqu’ il vous fonce
dessus. Lorsque vous vous considérez comme un taureau, vous considérez-vous
comme le plus civilisé ou vous considérez-vous — et dites aux autres de vous
considérer — comme une bête, très dangereuse de surcroît ? Ce qui caractérise les
bêtes, c’ est qu’ elles peuvent faire du mal sans raison, et si la plupart des prédateurs
n’ attaquent que leurs proies et seulement lorsqu’ ils ont faim ou qu’ ils se défendent,
les taureaux, eux, peuvent attaquer les humains et les autres sans raison, car étant
herbivores, ils ne mangent pas ce qu’ ils tuent. Par conséquent, lorsque les Crétois —
ou les Égyptiens ou les Sumériens ou même les Israélites — ont choisi le taureau
comme symbole, ont-ils suggéré par là qu’ ils étaient les plus civilisés ou qu’ ils
étaient les bêtes les plus irrationnelles ? Quand les Américains choisissent pour
leurs équipes de football des noms et des logos représentant certains des animaux
les plus féroces, se considèrent-ils — et veulent-ils que les autres les considèrent —
comme les plus civilisés ou comme les bêtes les plus féroces ? Lorsque les Américains
ont choisi l’ aigle comme symbole national, l’ ont-ils fait parce qu’ ils pensaient
avoir atteint la plus haute civilisation, ou parce qu’ ils se considéraient — et
voulaient que les autres les considèrent — comme des aigles, c’ est-à-dire des

414
La mythologie démythifiée

prédateurs ? Lorsque les nazis ont choisi le même aigle comme symbole, ont-ils
voulu faire comprendre aux autres qu’ ils ne se comporteraient pas différemment
de ce prédateur, et lorsque les nazis se sont comportés exactement comme leur
symbole national, n’ y avait-il pas de relation entre la façon dont ils se représentaient
avec leur symbole et la façon dont ils se comportaient en réalité ? C’ est précisément
parce que les anciens comprenaient que ceux qui choisissent un symbole se
comportent exactement comme leur symbole, qu’ ils comprenaient aussi que le
dieu crétois Zeus, non seulement se transformait en taureau lorsqu’ il essayait de
conquérir une princesse étrangère, mais se comportait comme un taureau en
l’ enlevant par la force, même lorsqu’ il était censé être tombé amoureux d’ elle. Le
fait que Zeus, qui était la divinité originaire de Crète, ait pris la forme d’ un taureau
pour enlever une princesse étrangère et avoir des rapports sexuels avec elle n’ était
non seulement pas choquant pour les Grecs, mais c’ était aussi la bonne façon de
représenter leur ancien maître et la puissance rivale. En revanche, lorsque Zeus
séduisait des princesses grecques et engendrait des héros ou des héroïnes grecques,
il prenait des formes plus anodines, comme un cygne ou une pluie d’ or.

Cette association du taureau crétois à la bestialité et à la sauvagerie figure en


bonne place dans l’ histoire d’ un autre héros grec, Thésée. Selon cette histoire,
Minos, le roi de Crète, demanda au dieu grec Poséidon de lui faire un cadeau, ce
que Poséidon accepta et lui envoya en cadeau — quoi d’ autre — un magnifique
taureau. Bien qu’ il s’ agisse d’ un cadeau, Poséidon s’ attendait apparemment à ce
que le taureau soit offert en sacrifice à lui-même, ce que Minos n’ a pas fait, car il
aimait tellement le taureau qu’ il a sacrifié à la place un taureau de qualité inférieure
de son cru. Pour le punir, Poséidon fit en sorte que Pasiphaé, l’ épouse de Minos,
tombe amoureuse du taureau épargné. Elle fit fabriquer par le maître technicien
Dédale une vache creuse dans laquelle elle entra et réussit à faire l’ amour avec le
taureau tandis que celui-ci montait la vache mécanique qu’ il prenait pour une
vraie. La femme du roi resta enceinte et donna naissance à un enfant mi-humain
mi-taureau connu sous le nom de Minotaure, c’ est-à-dire le taureau de Minos.
Ce Minotaure était en fait un monstre qui vivait dans un labyrinthe également
construit par Dédale, structure dont on sait aujourd’ hui qu’ elle était le palais de
Minos à Knossos, un énorme palais qui comptait quelque 1 400 pièces, si bien
qu’ il n’ est pas étonnant que les Grecs l’ aient décrit de manière péjorative comme
un labyrinthe. Le Minotaure vivait donc dans le palais royal et était sans doute le
prince héritier dont le véritable père n’ était ni un taureau ni un autre animal, mais

415
L’ÂNE D’ABRAHAM

Minos lui-même — au cas où Pasiphaé n’ aurait pas eu de liaison à une époque


où les tests de paternité n’ existaient pas. Or, selon la mythologie, le Minotaure
était une bête qui se nourrissait de chair humaine, donc un cannibale. La chair
humaine était fournie par les cités grecques sous la forme de jeunes qui étaient
envoyés chaque année en tribut à la Crète. Finalement, Thésée — qui est un
autre héros grec ou un super tueur — s’ est porté volontaire pour faire partie des
jeunes envoyés en Crète afin d’ être utilisés comme fourrage humain pour la bête,
il a réussi à tuer la bête et à mettre fin au tribut humain que les cités grecques
devaient envoyer chaque année à Minos. Bien sûr, la réalité de l’ histoire défie le
bon sens et les incohérences sont des bloqueurs de réalité utiles pour nous aider
à comprendre la réalité qui se cache derrière le texte. Ce qui aurait mis la puce à
l’ oreille aux lecteurs de l’ Antiquité, c’ est le fait qu’ un dieu comme Poséidon offre
un cadeau à un humain comme Minos, alors qu’ en réalité, ce sont toujours les
humains qui offrent des cadeaux aux dieux, et non l’ inverse. Les cadeaux entre
souverains n’ étaient pas des cadeaux de Noël, et si Minos a demandé un cadeau,
c’ est qu’ il devait s’ agir d’ un tribut, et si les Grecs ont envoyé par l’ intermédiaire
de Poséidon — qui était leur commandant en chef de l’ armée — tout ce qui était
demandé, c’ est parce que l’ armée grecque avait été vaincue par la Crète et qu’ elle
n’ avait pas d’ autre choix que d’ obtempérer. En d’ autres termes, Poséidon était un
vassal de Minos. L’ obstacle à la réalité dans cette histoire est le détail selon lequel
Poséidon attendait de Minos qu’ il lui offre le taureau en sacrifice. Si Minos voulait
sacrifier un taureau à Poséidon parce qu’ il voulait gagner la bienveillance du dieu,
il aurait dû fournir son propre taureau, et si Poséidon s’ attendait à ce que le taureau
qu’ il avait fourni lui soit offert en retour, il aurait dû le garder en premier lieu et
le sacrifier lui-même. Alors que les lecteurs modernes prennent ces détails que
j’ appelle les bloqueurs de réalité comme la preuve que les anciens conteurs étaient
terriblement confus, sinon carrément stupides, les écrivains de l’ Antiquité ont eu
recours à de tels dispositifs littéraires parce qu’ ils se trouvaient dans la situation
difficile de dire à leurs lecteurs des choses offensantes, mais en même temps,
ils voulaient rester fidèles à la réalité telle que les lecteurs la connaissaient et ne
pouvaient donc pas se laisser berner. Bien sûr, l’ auteur antique aurait pu dire que
c’ était Poséidon qui avait demandé à Minos de lui offrir un beau taureau comme
cadeau, mais Minos, qui avait un taureau qu’ il aimait beaucoup, hésita à offrir le
beau taureau, et à la place, il en offrit un autre inférieur, qui énerva Poséidon qui fit
tomber sa femme amoureuse du taureau magnifique, réussit à avoir des relations
sexuelles avec le taureau avec l’ aide de Dédale, et donna naissance à un monstre

416
La mythologie démythifiée

qui se nourrissait des Crétois. Finalement, le héros grec Thésée, indigné par la
sauvagerie des dirigeants étrangers au point de cannibaliser leur propre peuple, a
monté une expédition pour aucune autre raison égoïste que de libérer les étrangers
d’ un oppresseur, juste parce qu’ ils aimaient être charitables. Du moins, c’ est ainsi
que les médias modernes présenteraient l’ histoire. Les Américains ont-ils mené la
guerre contre Saddam Hussein pour des raisons égoïstes, si ce n’ est pour libérer
le peuple irakien d’ un dictateur impitoyable ? Bien que le public moderne puisse
apprécier écouter ce qu’ il aime entendre, non seulement lorsque cela défie ce qu’ il
sait — y compris le bon sens —, les auteurs anciens savaient que les lecteurs ne
perdraient leur temps à lire une histoire que si cela les aidait à comprendre la
réalité telle qu’ ils la connaissaient et la réalité était que c’ était une époque où les
Poséidons grecs devaient donner le meilleur de ce que Minos demandait pour que
l’ histoire soit racontée de manière à se conformer à cette réalité, mais en même
temps à raconter l’ histoire dans de telle sorte que les Poséidons grecs n’ ont pas
l’ air de payeurs de tributs impuissants, mais de généreux donateurs qui punissent
ceux qui reçoivent leur générosité s’ ils ne rendent pas la pareille. Les gens
ordinaires, cependant, auraient compris à partir de l’ histoire que leurs Poséidons
non seulement n’ étaient pas aussi puissants qu’ ils aimaient le croire, mais que
même lorsqu’ ils tentaient soi-disant de punir leur oppresseur Minos, ils créaient
un monstre encore plus grand, de sorte que les Grecs, à la place, auraient d’ offrir
des taureaux à sacrifier, devaient maintenant offrir des humains à sacrifier à la
place, donc leurs Poséidons non seulement n’ étaient pas aussi puissants, mais ils
n’ étaient pas non plus très intelligents. Alors que les Poséidons grecs appréciaient
l’ histoire dans laquelle ils étaient généreux alors que leurs ennemis n’ étaient rien
de mieux que des bêtes, les gens ordinaires appréciaient la même histoire, car elle
les aidait à comprendre pourquoi ils devaient offrir des cadeaux à leurs dirigeants
qui ne semblaient pas plus intelligents que les animaux qu’ ils ont eux-mêmes
choisis comme symboles.

Même si ce que la Crète a fait à la Phénicie n’ inquiétait guère les Grecs, l’ histoire
était importante, car elle était liée à quelque chose qui s’ était passé chez eux, c’ est-
à-dire juste dans leur arrière-cour, la ville de Thèbes. Autrement dit, une princesse
phénicienne est enlevée par les Crétois et une puissante cité grecque est établie !
Quel est le problème avec ça ? Avant de tenter de comprendre ce qui se passe à
l’ intérieur de l’ histoire, nous devons clarifier de nouveau la réalité qui se cache
derrière l’ histoire. Selon l’ histoire, Cadmus est venu sur le continent grec pour

417
L’ÂNE D’ABRAHAM

ramener sa sœur Europe, mais puisque, selon l’ histoire, Europe avait été prise en
otage en Crète, si Cadmus voulait la libérer, pourquoi n’ est-il pas allé en Crète ?
Lorsque vous n’ êtes pas assez fort comme Thésée pour aller vers le méchant et
lui faire ce qu’ il vous a fait, votre autre option est d’ aller vers les autres et de faire
aux autres ce qui vous a été fait. Par conséquent, cela devait être une époque où la
Phénicie elle-même devenait une puissance et cherchait des territoires à conquérir
et devait donc éviter les royaumes puissants comme la Crète et aller là où il n’ y
avait pas de villes fortifiées. Le fait que Cadmus était en expédition est indiqué
par le fait qu’ il ne voyageait pas seul, mais qu’ il était accompagné d’ un groupe de
guerriers qui étaient sous son commandement et qui furent finalement tués par
un serpent. Qu’ il soit accompagné de guerriers est compréhensible puisqu’ il ne
s’ attendait pas à ce que les Crétois lui rendent Europe simplement parce qu’ il en
avait fait la demande avec un sourire, mais pourquoi a-t-il dit qu’ il voulait libérer
Europe alors que son véritable objectif était de conquérir un territoire grec ?
C’ est comme envoyer une armée conquérir l’ Irak afin de tuer Ben Laden qui se
trouve en Afghanistan. Les puissants héros, tout comme les puissantes armées
d’ aujourd’ hui, ont besoin d’ une raison pour faire ce qu’ ils font, et n’ importe quelle
raison est suffisante. L’ expédition de Cadmus n’ avait rien à voir avec la libération
d’ Europe qui n’ était pas nécessairement sa sœur biologique et les deux auraient pu
être historiquement séparées de plusieurs siècles. Ce qui compte, c’ est le prétexte :
quelque chose qui s’ est passé dans le passé a servi de prétexte pour monter une
expédition à la conquête de lieux qui n’ avaient rien à voir avec le prétexte invoqué.
Un prétexte similaire a été utilisé par les Romains pour conquérir la Grèce : parce
qu’ ils étaient censés être des descendants d’ Énée, un prince troyen, les Romains
avaient l’ obligation morale de punir les Grecs pour la destruction qu’ ils avaient
causée à la ville de leur ancêtre. Bien qu’ il puisse être historiquement vrai qu’ Énée
ait été exilé en Italie après la chute de Troie — comme je l’ expliquerai plus tard —
que l’ Italie était insuffisamment peuplée et qu’ Énée avec son fils et son père âgé
et aucune épouse a peuplé l’ Italie défie tout bon sens, encore moins les preuves
archéologiques. Et c’ est une leçon clé que la mythologie souligne encore et encore
et que nous pouvons voir même dans la politique actuelle : toute conquête et tout
meurtre devient un prétexte pour que d’ autres initient davantage de conquêtes et
de meurtres qui n’ ont peut-être rien à voir avec la conquête et le meurtre d’ origine
qu’ elles prétendent de réparer. Ces héros avec leur meurtre, en dépit de leur rôle
apparemment libérateur, finissent par transformer radicalement la nature de la
communauté et sa façon de penser, de sorte que les communautés humaines,

418
La mythologie démythifiée

composées d’ êtres rationnels, deviennent monstrueuses sans aucun parallèle dans


le monde animal le plus cruel. C’ est la seule leçon qui traverse toutes les histoires
mythologiques.

Afin de comprendre ce qu’ une histoire dit et enseigne, le lecteur doit procéder
à une rétro-ingénierie du processus d’ écriture, car il n’ a pas accès à l’ esprit de
l’ auteur. Certes, un écrivain ancien peut aider les lecteurs tout au long du chemin
avec des détails et des dispositifs littéraires tels que des bloqueurs de réalité pour
signaler des impasses, mais en fin de compte, il est de la responsabilité des lecteurs
de relier les points de détails pour découvrir le chemin cohérent qui mène à la fin,
aha !, et le seul indice que les lecteurs peuvent utiliser pour s’ assurer qu’ ils sont
sur la route et non dans le fossé est que jusqu’ à ce point, l’ histoire a un sens. Même
si jusqu’ à la fin de l’ histoire, les lecteurs ne peuvent jamais être sûrs que la façon
dont ils ont lu l’ histoire jusqu’ à présent correspond à ce que l’ auteur voulait dire,
lorsqu’ ils se retrouvent perdus dans le pays de personne parce que certains détails
ou caractéristiques du paysage ne sont plus liés à ce que l’ auteur avait prévu qu’ ils
ont parcouru, ils savent que ce n’ est pas l’ écriture qui a mal tourné, mais plutôt
leur lecture qui s’ est égarée à un moment donné parce qu’ ils avaient mal lu certains
détails et donc, ils doivent revenir en arrière, pas afin de réécrire l’ histoire afin qu’ elle
corresponde à leur situation perdue, comme le font souvent les commentateurs,
soi-disant en reconstruisant le texte dans le sens de le réécrire, mais plutôt en
revenant en arrière et en examinant de plus près les détails mêmes qui n’ ont pas
de sens dans la lumière du texte nouvellement couvert. Comme je le montrerai en
cours de route, certaines des images et des personnages que les lecteurs modernes
trouvent assez ridicules dans la mythologie se révèlent être parmi les images les
plus brillantes jamais créées, qui avaient un sens non seulement pour les peuples
anciens, mais encore plus pour les lecteurs modernes. En d’ autres termes, les
écrivains anciens supposaient que leurs lecteurs assumeraient la responsabilité de
la manière dont leurs textes sont lus, non pas dans le sens où ils s’ assureraient de
lire le texte selon leur propre idéologie comme le font les théories postmodernes
du sens, mais dans le sens où ils ont l’ impression qu’ ils feraient l’ effort de découvrir
le sens cohérent de toute l’ histoire même s’ ils ne sont pas d’ accord avec ce que dit
l’ histoire. Par conséquent, la différence fondamentale entre l’ écriture ancienne et
l’ écriture moderne réside dans le fait que, alors que les écrivains anciens confiaient
au lecteur la responsabilité de découvrir le sens voulu par l’ auteur, les écrits
modernes confient à l’ auteur l’ entière responsabilité de rendre le sens clair afin

419
L’ÂNE D’ABRAHAM

que les lecteurs suivent le sens, c’ est-à-dire pratiquement sans aucun effort. Si,
à un moment donné, les lecteurs modernes trébuchent, doivent faire une pause
pour comprendre comment différentes phrases sont connectées, se grattent la tête
pour réfléchir à ce qu’ une image pourrait suggérer, ou tout simplement mal lire
quelque chose, cela est la preuve de mauvaises compétences en écriture et non de
mauvaises compétences en lecture, car la seule compétence que l’ on attend des
lecteurs est d’ être capable de reconnaître les lettres et éventuellement les mots.
Comme les élèves apprennent pendant leurs premières années d’ école, tout écrit
se compose de trois parties : une introduction, un milieu et une conclusion, de
sorte que, dans l’ introduction, vous dites ce que vous allez dire, au milieu, et
dans la conclusion, vous dites ce que vous avez dit. Par conséquent, un écrivain
moderne doit dire la même chose trois fois : la première fois pour indiquer aux
lecteurs ce qu’ ils doivent rechercher en lisant ce qui suit, la deuxième fois pour
décrire ce que les lecteurs savent déjà que vous dites, et la troisième fois pour
vous assurer que les lecteurs ont finalement compris le texte ce que vous avez
écrit et pas autre chose. De plus, les écrits scientifiques doivent généralement
être préfacés par un résumé qui énonce en plusieurs phrases ce que disent des
articles ou des livres entiers. En tant que lecteur, pourquoi s’ embêter à lire des
centaines de pages et à se perdre quand on peut lire un paragraphe et que tout
soit parfaitement clair ? Alors que l’ écriture moderne présuppose un écrivain
intelligent et des lecteurs quasi idiots, les écrivains anciens considéraient comme
lecteurs uniquement des personnes extrêmement intelligentes pour une raison
simple : seuls ces lecteurs étaient capables de posséder des écrits et de lire, ou de
mémoriser des histoires simplement en écoutant quelqu’ un et en les lisant, puis
les reproduire mot pour mot, ce qui serait impensable pour les gens modernes qui
ne peuvent pas reproduire ne serait-ce qu’ un petit morceau de texte à moins de
disposer d’ un ordinateur doté d’ un bouton copier-coller.

En lisant l’ histoire de Cadmus, je soupçonne que les lecteurs modernes


souligneraient qu’ il n’ y avait pas de communauté là où Cadmus est venu et si
finalement, il y a eu une communauté là-bas, c’ est parce que Cadmus l’ a créée avec
ses cinq spartoï de sorte que, grâce à Cadmus, il y avait une ville maintenant où
auparavant était un morceau de jungle inhabitée. Alors que les lecteurs modernes
supposent que Cadmus était capable de suivre une douce génisse dans un coin
sauvage de la jungle parce que c’ était une génisse magique, les anciens auraient
compris que s’ il y avait une génisse que quelqu’ un pouvait suivre, cela ne pouvait

420
La mythologie démythifiée

pas être un animal sauvage, mais une vache domestique qui était habituellement
suivie par son propriétaire lorsqu’ elle rentrait chez elle du pâturage où elle avait
pâturé toute la journée. Les lecteurs anciens auraient donc facilement compris
qu’ il s’ agissait d’ un milieu rural dans lequel les gens sortaient du village le matin
accompagnés de leurs animaux — soit pour travailler les champs, soit pour les
emmener au pâturage — et le soir les animaux revenaient au village suivis de
leurs propriétaires. La raison pour laquelle la génisse s’ est arrêtée là où elle s’ était
arrêtée et s’ est couchée n’ était pas parce qu’ elle était fatiguée ou qu’ un dieu l’ avait
fait miraculeusement s’ arrêter, mais simplement parce qu’ elle était arrivée à la
maison où elle passait régulièrement la nuit. C’ était du moins le schéma familier
qui aurait rappelé à l’ esprit d’ un lecteur ancien cette image d’ une génisse suivie par
un villageois ordinaire. Mais, Cadmus n’ était pas un villageois ordinaire ; c’ était
un héros, c’ est-à-dire un super tueur. Il ne sait rien de mieux à faire avec une
génisse que de la tuer. Pour un villageois, les vaches et les animaux, en particulier
les animaux de trait, comptent parmi les biens les plus précieux, et la dernière
chose qu’ un villageois ferait serait de tuer une génisse, en particulier une jeune
suffisamment mature pour donner naissance à des veaux, pour lui fournir du
lait, et pour être utilisé pour le labour et d’ autres activités agricoles. Tuer une
jeune génisse avant d’ utiliser tout son potentiel, c’ est comme acheter une nouvelle
voiture et l’ emmener ensuite à la casse sans la conduire. Nourrir une vache, la traire,
l’ utiliser pour labourer des champs, etc., ne sont que des corvées dégradantes, trop
sales pour les mains d’ un héros qui ne peut que se salir de sang. Bien entendu, les
héros ne tuent pas pour le plaisir de tuer. Non ! Ils ne le font qu’ à réception des
commandes. Comment Cadmus ne pouvait-il pas tuer la génisse pour montrer
sa gratitude aux dieux qui le guidaient par des oracles dans tout ce qu’ il faisait ?
Et, après avoir sacrifié la génisse, comment pourrait-il ne pas obéir à Athéna qui
lui ordonnait de labourer la terre et de semer les dents du serpent qu’ il avait tué ?
Si Cadmus a pu labourer le terrain, cela signifie seulement qu’ il y avait un champ
là-bas, et s’ il y avait un champ là-bas, il devait y avoir une communauté là-bas
qui avait travaillé ce champ, parce que personne ne peut labourer là où le terrain
n’ avait pas été défriché. Et, si ce champ pouvait être labouré, cela signifiait qu’ il
avait été labouré auparavant, et s’ il avait été labouré auparavant, chaque fois qu’ il
était labouré, des graines étaient semées dans le sol pour produire des cultures
nourrissant à la fois les humains et les animaux. Les lecteurs anciens auraient
compris que c’ était ce qui se faisait auparavant, c’ est-à-dire lorsque les villageois
travaillaient les champs jusqu’ à l’ arrivée du héros. Mais, une fois le héros arrivé,

421
L’ÂNE D’ABRAHAM

un changement significatif se produit : les graines qui ont produit des plantes avec
plus de graines pour nourrir les gens, sont remplacées par des dents de serpent qui
non seulement tuent les gens, mais produisent des tueurs qui tuent plus de gens.
Les graines qui sont source de vie sont remplacées par des dents de serpent qui
sont venimeuses et source de mort. Ce qui a commencé comme un acte héroïque
consistant à tuer un serpent, dégénère rapidement en massacres de masse. Une
fois que vous avez un héros, vous avez toute une communauté de héros, car
personne ne veut faire des tâches sales comme travailler dans les champs ou faire
des travaux malodorants comme nourrir les animaux et nettoyer leur boue, mais
tout le monde veut apprendre de nouvelles compétences pour écraser des crânes
humains, leur déchirer le ventre et leur déversent les tripes pour qu’ ils deviennent
le sujet de conversation de tout le monde en ville et que chaque femme rêve d’ être
au lit avec eux. Et, une fois que vous avez toute une communauté de héros qui
rêvent d’ écraser des têtes et d’ ouvrir le ventre pour renverser les tripes, vous avez
toute une communauté qui est obsédée par le fait d’ avoir les têtes écrasées et le
ventre éventré parce que vous attendez des autres qu’ ils vous fassent ce que vous
avez fait, entraînez-vous à les faire. Ainsi, pour éviter qu’ ils ne viennent vous
écraser la tête et vous déchirer le ventre, il faut un mur, non ? Ensuite, plus le mur
est grand, mieux c’ est, et quelle que soit sa taille, il ne sera jamais assez grand.
Oui, Thèbes en tant que ville a commencé par un héros — que son vrai nom
soit Cadmus ou non est sans importance — mais cela ne signifie pas que la ville
a été construite dans un endroit auparavant inhabité, mais plutôt que le héros a
transformé ce qui, sans aucun doute, était depuis des temps immémoriaux une
communauté rurale qui ne s’ occupait que de subvenir aux besoins de chacun en
une puissante forteresse fascinée par les héros obsédés par la conquête et l’ idée
d’ être conquis, par le meurtre et la mort. Une fois que vous avez une ville remplie
de tueurs obsédés par le fait de tuer et d’ être tué, il n’ est même pas nécessaire que
quiconque attaque la ville pour que les tueurs commencent à s’ entretuer ; il suffit
que quelqu’ un jette une pierre ou brise une fenêtre et chaque tueur passe à l’ action
pour tuer le terroriste qui a osé jeter la pierre ou briser la fenêtre et constitue une
menace pour la sécurité de toute la ville. Et vous savez qui doit être le terroriste
et le tueur en regardant qui tue, et ils savent aussi qui est le tueur en regardant
qui tue, et vous savez que vous devez les tuer parce que vous les voyez tuer, et
ils savent qu’ ils doivent vous tuer parce qu’ ils vous voient eux-mêmes tuer. De
tous ces massacres destinés à éliminer les tueurs, tous les petits tueurs sont tués
et il ne reste que les super tueurs. Alors que les lecteurs modernes pensent que

422
La mythologie démythifiée

cette histoire raconte comment les anciens imaginaient que la ville de Thèbes a
commencé, les lecteurs anciens auraient compris que cette histoire ne raconte pas
comment la ville a commencé, mais comment elle s’ est terminée. Ainsi, ils l’ ont
compris parce que en lisant une histoire, ils cherchaient toujours la réalité qui se
cache derrière, et comme ils connaissaient l’ histoire de cette ville célèbre, ils ont
compris avec quelle précision cette histoire mythologique la décrivait. Pour les
lecteurs modernes, cependant, je dois brièvement le résumer.

Alors que les héros semblent apporter à la communauté sécurité, harmonie et


stabilité, ils suscitent en réalité l’ inimitié et la violence même parmi les membres
les plus proches de la famille, et aucune ville n’ illustre mieux cela que la ville de
Thèbes. Le paradoxe du pouvoir rassemble les gens dans le seul but de les monter
les uns contre les autres et de les mettre en pièces. On se souvient que Cadmus
devait tuer un serpent pour avoir accès à la source d’ eau, denrée vitale pour une
ville. Ce meurtre peut sembler innocent, surtout si l’ on considère qu’ il a été aidé
par la déesse Athéna, mais cela l’ a mis en conflit avec un autre dieu, Arès, le dieu
même de la guerre, qui avait apparemment ce serpent comme animal de compagnie.
Et, lorsque Cadmus a décidé de se marier, qui a-t-il choisi pour femme ? Surprise,
surprise : il épousa la fille même du dieu qu’ il avait irrité, et dont le nom était une
surprise encore plus grande, Harmonia, d’ où vient notre mot « harmonie ». Une
fois le mariage terminé, ils ont vécu heureux et en harmonie pour toujours, n’ est-
ce pas ? Eh bien, pas tout à fait. Apparemment, la raison pour laquelle cette dame
s’ appelait Harmonia était parce qu’ elle était la fille d’ Arès qui n’ avait pas de femme
et avait donc eu cet enfant avec Aphrodite avec qui Arès avait de nombreuses
liaisons et qui était en fait l’ épouse du dieu boiteux Héphaïstos, le maître artisan
d’ armes et d’ autres merveilles technologiques. Selon une autre histoire
mythologique juteuse, Héphaïstos annonça un jour qu’ il partirait pour un voyage
qui fut considéré par Arès comme une excellente occasion de s’ amuser avec une
belle épouse mariée à un mari laid, mais plutôt intelligent. Le laid Héphaïstos a
créé un filet magique et invisible qui s’ est refermé sur le lit comme un piège,
retenant Ares et Aphrodite captifs nus au lit pendant qu’ ils faisaient l’ amour. Puis
Héphaïstos rentra à la maison, il invita tous les dieux à venir, ce qu’ ils firent
apparemment tous parce que aucun d’ eux ne voulait manquer l’ occasion de
profiter de ce qui était une ancienne version d’ un film pornographique « en live ».
Faut-il s’ étonner que la fille née de telles aventures s’ appelle Harmonia ? Est-il
difficile d’ imaginer combien d’ harmonie, elle a dû apporter à la famille de sa

423
L’ÂNE D’ABRAHAM

mère ? Ce n’ était pourtant rien comparé à l’ harmonie qu’ elle apportait à son
propre mariage et à sa descendance. Au mariage, comme prévu, tous les dieux
furent invités et son beau-père Héphaïstos, le maître artisan, lui offrit un collier
magique, sans doute en reconnaissance de l’ harmonie qu’ elle et son vrai père
avaient apporté à son mariage. Ce collier apporta le malheur à toute la descendance
jusqu’ à plusieurs générations jusqu’ à la destruction de la maison. Mais, l’ harmonie
dont Cadmus jouissait avec sa femme se retrouve dans ses descendants immédiats,
notamment ses deux filles, Sémélé et Agave. Sémélé a attiré les yeux convoités de
Zeus, toujours à la recherche d’ une liaison, et elle a commencé d’ avoir des relations
secrètes avec le dieu principal, qui ne pouvaient pas être cachées aux yeux toujours
attentifs de l’ épouse de Zeus, Héra. Se déguisant en vieille sorcière, Héra se lia
d’ amitié avec Sémélé qui finit par se vanter que son amant était Zeus lui-même.
Héra fit semblant de ne pas y croire et suggéra à Sémélé elle-même de s’ assurer
qu’ elle ne se laissait pas berner par son amant et lui dit de demander à son amant
la prochaine fois de se montrer dans toute sa gloire s’ il était vraiment Zeus. Sémélé
a mordu à l’ hameçon, et comme Zeus n’ a pas pu la persuader d’ abandonner sa
demande, il a dû s’ y conformer et se montrer dans toute sa gloire, qu’ aucun mortel
ne pouvait supporter, de sorte que Sémélé a fini par être tué, consumé par la gloire
de Zeus. Comme Sémélé était déjà enceinte et que le fœtus n’ était pas seulement
humain puisqu’ il avait un père divin, il a survécu, de sorte que Zeus l’ a cousu dans
sa propre cuisse qui est devenue une sorte d’ utérus improvisé dans lequel le fœtus
s’ est développé jusqu’ à sa naissance. L’ enfant deviendrait un autre dieu, Dionysos,
connu par les Romains sous le nom de Bacchus. Comme on le sait, c’ était le dieu
de la boisson et des réjouissances, et des orgies sauvages auxquelles participaient
principalement les femmes. Les hommes étaient vêtus de peaux d’ animaux et
étaient appelés satyres, dont les images furent utilisées dans la tradition chrétienne
pour représenter les démons. De vrais champions de l’ harmonie ! Comme c’ est
habituellement le cas avec cette harmonie que les héros apportent et apprécient, ce
nouveau dieu a créé une adoration passionnée ainsi qu’ une hostilité passionnée au
sein de la famille. Parmi les dévots et les adeptes du nouveau dieu se trouvait la
sœur de Sémélé et la fille d’ Harmonia, Agave, qui avait épousé l’ un des cinq spartoï
qui survécurent au massacre des guerriers issus des dents de serpent et avec qui ils
eurent un fils, Pentheus, qui devint le roi de Thèbes lorsque son grand-père,
Cadmus, démissionna apparemment en raison de sa vieillesse. Cependant, le
nouveau roi, soupçonnant que la nouvelle religion — dans laquelle étaient
principalement impliquées des femmes et appelées ménades — n’ était qu’ une

424
La mythologie démythifiée

prostitution déguisée, décida d’ observer secrètement depuis un arbre un tel


rassemblement qui avait lieu sur le flanc d’ une colline voisine. Malheureusement
pour lui, il a été découvert par un groupe de femmes parmi lesquelles se trouvait
sa propre mère Agave, qui l’ ont mis en pièces, lui ont collé la tête sur un bâton et
l’ ont ramenée à la ville pour que tous l’ admirent. Peut-on imaginer une image plus
jolie qui suggère l’ harmonie que celle d’ une mère qui arrive à la ville avec la tête
de son propre fils sur un bâton qu’ elle a tué et qu’ il était le roi de la ville ? Faut-il
s’ étonner que ces histoires mythologiques héroïques aient été si juteuses, non
seulement pour les peuples anciens, mais avant tout pour les gens modernes et
qu’ elles aient été une source d’ inspiration pour Hollywood ? Mais, cette étonnante
harmonie familiale ne s’ est pas arrêtée là. Un autre descendant de Cadmus qui
devint roi de Thèbes fut Laïus, qui épousa Jocaste, qui avait pour ancêtre l’ un de
ces cinq spartoï qui posèrent des fondations si héroïques et harmonieuses à cette
ville. Comme c’ est souvent le cas, un oracle prévint Laïus que s’ il avait un enfant,
cet enfant le tuerait pour s’ emparer du trône et épouser sa femme et finirait au lit
avec sa propre mère. La raison pour laquelle Laïus a dû apprendre cela d’ un oracle
était que Freud était né trop tard, de sorte que les anciens ne savaient pas que tous
les garçons naissaient avec l’ obsession de tuer leur père pour avoir des relations
sexuelles avec leur mère. En entendant cet oracle, on peut imaginer à quel point la
vie sexuelle de Laïus a dû être frustrée à une époque où les contraceptifs n’ étaient
pas disponibles. Cependant, après s’ être soulé, Laïus a gâché le calendrier et, bien
sûr, sa femme est tombée enceinte. Comme c’ est régulièrement le cas dans la
mythologie dans ces familles héroïques où l’ harmonie est suprême, les parents
sont trop miséricordieux pour tuer leurs enfants et préfèrent plutôt les envoyer
loin de la ville dans un lieu sauvage afin qu’ ils profitent d’ une mort lente provoquée
par le froid et la faim s’ ils n’ ont pas la chance d’ être dévorés par les bêtes sauvages.
Comme c’ est souvent le cas, ces enfants non désirés survivent et se retrouvent
dans une autre ville où ils sont élevés par la famille royale. Dans notre cas, l’ enfant
était Œdipe et a fini par être élevé par le roi de Corinthe qui aurait ignoré sa
véritable filiation. Cependant, lorsqu’ il devint adulte, quelqu’ un l’ informa que ses
parents adoptifs n’ étaient pas ses parents biologiques et comme la seule
connaissance incontestable à cette époque pouvait être obtenue d’ un oracle, il se
rendit à Delphes pour découvrir la vérité. L’ oracle, cependant, au lieu de lui dire
qui étaient ses vrais parents, lui dit la prophétie, c’ est-à-dire qu’ il allait tuer son
père et avoir des relations sexuelles avec sa mère, quelque chose qu’ il aurait pu
découvrir lui-même s’ il avait écouté son subconscient et été en contact avec ses

425
L’ÂNE D’ABRAHAM

désirs sexuels. Effrayé à l’ idée de faire ce que son subconscient voulait tant, il
décida de rester loin de Corinthe pour éviter de tuer son père et décida d’ aller à
Thèbes, probablement parce que c’ était plus proche. Sur la route, cependant, il
rencontra un vieil homme avec lequel il commença une bagarre sans raison et
qu’ il tua sans se rendre compte que le vieil homme était en réalité le roi d’ une des
villes les plus puissantes et qu’ il ne voyageait sans doute pas seul, mais était
accompagné d’ un garde du corps composé de quelques combattants aguerris. En
route vers Thèbes, il découvrit que l’ entrée de la ville était gardée par une créature
redoutable qui demandait à chaque voyageur de donner la bonne réponse à une
énigme que personne n’ avait pu résoudre et tous ceux qui échouaient étaient tués
et leurs corps ont été utilisés par la créature pour le déjeuner. Bien que personne
dans cette ville n’ ait été assez intelligent pour résoudre l’ énigme, le jeune homme
stupide qui ne pouvait pas mettre deux et deux ensemble et se rendre compte qu’ il
venait de tuer le roi de la ville, a résolu l’ énigme apparemment impossible et a
libéré la ville de ce monstre. En remerciement pour cette délivrance, la ville l’ a
nommé nouveau roi, de sorte qu’ il a fini par avoir des relations sexuelles avec sa
mère, ce que son subconscient a tellement apprécié qu’ il a oublié de lui demander
si elle avait déjà été mariée, qui était son ancien mari, que s’ est-il passé au roi
précédent si elle avait été reine, et comment la ville a-t-elle réussi à organiser des
funérailles pour le roi si secrètes qu’ il n’ a jamais rien remarqué ? Et, cela pourrait
révéler le secret de l’ étonnante harmonie de ces familles héroïques : ne demandez
pas, ne dites pas. La nouvelle famille composée du fils et de la mère s’ est révélée,
non seulement harmonieuse, mais aussi fertile, puisque pas moins de quatre
enfants sont nés, deux garçons et deux filles. Finalement, la vérité fut révélée sur
cette grande famille, la mère/épouse se pendit de honte tandis qu’ Œdipe s’ aveugla
avant de quitter la ville pour passer le reste de sa vie en exil. Cependant, avant de
quitter la maison, en guise d’ adieu, il a maudit ses deux fils pour qu’ ils finissent
par s’ entre-tuer, et il les a maudits parce que l’ harmonie était une tradition familiale
et non parce que ses fils l’ avaient envoyé en exil pour s’ emparer du trône après
l’ avoir aveuglé d’ abord pour s’ assurer qu’ il ne puisse pas revenir en tant que roi.

Après l’ exil d’ Œdipe, les deux fils, Étéocle et Polynice, décidèrent de partager
harmonieusement le trône, chacun régnant tour à tour un an. L’ harmonie était
vraiment une tradition familiale ! Cependant, après la première année sur le trône,
Étéocle refusa de céder le trône à son frère pour l’ année suivante, sans doute parce
qu’ il l’ appréciait trop. Le problème était que Polynice voulait tout aussi ardemment

426
La mythologie démythifiée

le trône et a décidé de le prendre par la force. Il reçut une armée du roi de la ville
d’ Argos, dont il avait épousé la fille, et déclencha la guerre contre sa propre ville.
Rien n’ aurait probablement rendu leur arrière-grand-mère Harmonia plus fière !
Ces princes abandonnés qui ne sont pas recherchés chez eux trouvent toujours,
non seulement un foyer accueillant dans une ville voisine, mais également une
armée prête à les soutenir dans la conquête de leur propre ville. Cette guerre est
connue sous le nom de : « Les Sept contre Thèbes », car les attaquants et les accusés
étaient menés par sept superhéros ou super-tueurs. Les assaillants n’ ont pas réussi
à conquérir la ville lorsque presque tous les sept héros ou super tueurs sont morts,
de sorte que l’ issue de la bataille a dû être décidée dans un duel entre les deux frères
qui ont fini par s’ entre-tuer. La mort des deux prétendants au trône laissa Créon, le
frère de Jocaste, lui-même descendant de Cadmus et l’ un des spartoï, sur le trône.
Créon ordonne cependant que Polynice ne soit pas enterré pour s’ être retourné
contre sa propre ville. Sa sœur Antigone, cependant, s’ y rendit secrètement et
répandit de la poussière sur le corps en décomposition en plein champ, offrant
ainsi à son frère un enterrement symbolique. Après avoir découvert qu’ Antigone
avait désobéi à ses ordres, Créon la condamna à mort en étant enterrée vivante,
probablement parce que la décapitation aurait été considérée comme sauvage pour
une famille aussi harmonieuse. Antigone, cependant, se pend et lorsque le propre
fils de Créon, Hémon, découvre qu’ Antigone s’ est suicidée, il se suicide parce
qu’ il était amoureux d’ Antigone et qu’ il envisageait de se marier. La guerre ne se
termine cependant pas avec la mort des deux frères. Tout comme dans l’ histoire de
Cadmus dans laquelle les dents meurtrières d’ un serpent produisaient davantage
de tueurs, la guerre ratée des sept super tueurs contre Thèbes fut suivie par une
autre guerre menée par sept autres descendants des héros précédents. Ces héros
sont connus sous le nom d’ Épigones, qui signifie « ceux qui viendront après »
ou « descendants », et fait référence à la progéniture des sept héros Argiens qui
menèrent la première guerre contre Thèbes et furent tués, à une exception près. Ils
ont mené la guerre pour venger la mort de leurs pères et cette fois, ils ont réussi
à conquérir Thèbes. Cette chute finale de la ville était liée à ce collier d’ harmonie
conjugale qu’ Héphaïstos avait offert à sa belle-fille Harmonia. L’ un des sept héros
originaux qui combattirent contre Thèbes, Amphiaraus, qui était le roi d’ Argos et
lui-même un voyant, savait non seulement que la première entreprise de conquête
de Thèbes échouerait, mais que les sept héros Argiens mourraient, y compris
lui-même, et ne voulait donc pas se joindre à la bataille. Cependant, afin de le
persuader de se joindre à la bataille, Polynice donna le collier d’ Harmonia à l’ épouse

427
L’ÂNE D’ABRAHAM

d’ Amphiaraus en lui demandant d’ ordonner à son mari de se joindre à la bataille,


ordre auquel Amphiaraus ne pouvait apparemment pas désobéir, probablement
parce que l’ harmonie conjugale était si sacrée pour ces héros. Cependant, avant
d’ aller au combat, sachant qu’ il ne reviendrait pas vivant, il demanda aux fils des
sept héros ou aux épigones de jurer non seulement qu’ ils tueraient sa femme, mais
qu’ ils mèneraient également une autre guerre avec les fils ou les épigones d’ autres
héros pour détruire Thèbes et venger leur mort. Et, le collier a fonctionné parce
que grâce à lui, Polynice a finalement réussi, même après sa mort, à lancer une
autre guerre qui a finalement détruit sa propre ville et sa famille.

Si les lecteurs modernes apprécient ces récits parce qu’ ils sont tellement fantastiques
qu’ ils ne peuvent avoir aucun rapport avec la réalité — n’ importe quelle réalité,
pas seulement la leur —, les lecteurs anciens les lisaient précisément parce qu’ ils
apportaient une réponse à une réalité douloureuse qu’ ils avaient sous les yeux en
permanence et qu’ ils ne pouvaient ignorer : comment une communauté rurale
prospère avait fini par tomber en ruines. Alors que les descriptions et les films
modernes décrivent Thèbes comme une ville puissante, les lecteurs anciens
savaient qu’ il ne s’ agissait que de ruines, probablement inhabitées. À l’ époque de
la guerre de Troie, Thèbes était l’ une des villes les plus insignifiantes, car dans
le Catalogue des navires qui énumère les contingents que chaque ville grecque
contribua à l’ armée grecque, Thèbes est répertoriée avec l’ une des plus petites
et même celle qui apparemment ne venait pas de l’ ancienne ville, mais d’ une
colonie voisine. Alors que les lecteurs modernes voient ces histoires comme un
hommage aux héros qui apportent civilisation, sécurité, prospérité et harmonie à
une communauté, les lecteurs anciens ont compris qu’ ils expliquaient en réalité
pourquoi leurs communautés se retrouvaient constamment dans des effusions de
sang et des ruines. Je m’ attends à ce que les lecteurs modernes soutiennent que,
même s’ il est vrai que parfois les super tueurs finissent par se battre et même
tuer des innocents dans la mêlée, ils sont en fin de compte de grands défenseurs
de leurs communautés et des champions de la justice parce qu’ ils punissent
des méchants comme Paris qui ne savait pas comment se comporter en invité,
ramener une femme errante comme Hélène, rapporter à la maison la toison d’ or
qui appartenait aux Grecs que de méchants étrangers ne voulaient pas rendre, ou
simplement purger une communauté grecque des mauvais gens comme Ulysse
le faisait avec sa propre maison. Il est peut-être vrai qu’ un héros étranger comme
Cadmus a fini par ruiner une communauté grecque comme Thèbes, mais il ne

428
La mythologie démythifiée

faut pas oublier que lorsque tous les puissants héros grecs, au lieu de se battre, se
sont unis pour embarquer sur un navire pour ramener la toison d’ or qu’ un roi
étranger avait illégalement obtenue et refusait de rendre, les mauvais étrangers ont
été punis et la ville grecque a prospéré au lieu de sombrer dans des ruines comme
Thèbes. L’ histoire de Cadmus peut avoir une mauvaise fin, mais il ne faut pas
oublier que les histoires de héros ont souvent une fine heureuse, comme l’ histoire
des Argonautes.

Encore une fois, étant donné que certains lecteurs modernes ne sont peut-être pas
familiers avec l’ histoire — ou ne connaissent que les versions hollywoodiennes —
je dois en esquisser brièvement les détails. Un roi grec, Athamas, épousa une déesse
Néphélé avec qui il eut deux enfants, une fille, Helle, et un garçon, Phryxus. Plus
tard, le roi tomba amoureux d’ une fille de Cadmus, Ino, et l’ épousa, ce qui poussa
Néphélé à quitter la maison avec colère, sans doute parce que les descendants de
Cadmus étaient célèbres pour apporter l’ harmonie conjugale aux autres familles
et pas seulement à la leur. Pour une raison quelconque, cependant, la sécheresse
s’ est abattue sur la terre et Ino a prévu de sacrifier les beaux enfants afin de se
concilier les dieux et d’ arrêter la sécheresse. Toutefois, Néphélé a averti ses enfants
de s’ enfuir de chez eux afin de sauver leur peau en chevauchant un bélier magique
qui avait une toison d’ or et était capable de voler. Tout comme le beau taureau
qui engendra le Minotaure était un cadeau offert à un roi étranger par Poséidon,
de même ce bélier magique fut en réalité engendré par Poséidon lui-même en
ayant des relations sexuelles avec une nymphe sur une île étrangère parmi un
troupeau de moutons, tous deux se transformant en mouton pour se déguiser afin
que leur progéniture soit un bélier à toison d’ or qui était également capable de
voler. C’ est sur ce bélier que les deux enfants sont montés pour s’ envoler vers un
pays étranger appelé Colchide, sur la côte orientale de la mer Noire. Probablement
parce que Helle n’ était pas aussi bonne cavalière de béliers qu’ Europe l’ était pour
les taureaux, elle tomba du bélier jusqu’ à sa mort dans la mer qui fut connue
sous le nom d’ Hellespont, c’ est-à-dire la mer de Helle. Le garçon, cependant, étant
un meilleur cavalier, réussit à s’ accrocher et arriva sain et sauf à Colchide où il
épousa la fille du roi local, Aeetes. Cependant, contrairement à Minos, qui hésitait
à sacrifier le taureau à Poséidon, le garçon sacrifia le bélier à Poséidon en signe
de gratitude pour lui avoir sauvé la vie. Puisque la toison n’ était pas brûlée lors
des sacrifices, car cela aurait produit une odeur nauséabonde qui aurait gâché la
saveur du barbecue que les dieux appréciaient tant — et une toison dorée n’ aurait

429
L’ÂNE D’ABRAHAM

pas brûlé de toute façon — la toison est devenue un reste que le roi local a décidé
de conserver comme objet de collection. Puisque le bélier a atterri tout seul dans
son jardin, Aeetes pensait probablement que la toison d’ or était un gibier à garder,
mais les Grecs considéraient qu’ il s’ agissait d’ un bien volé, et donc d’ un crime que
de puissants tueurs grecs — en tant que champions de la justice — ne pouvaient
pas tolérer.

De retour chez lui, le roi de la ville d’ Iolcus était Aeson, qui fut destitué par son
frère Pélias, ce que Polynice ne parvint pas à faire avec Etéocle. Aeson avait un fils,
Jason, qui était le prince héritier légitime et qui s’ est probablement sauvé de chez
lui alors qu’ il était jeune, comprenant que le roi avait toutes les raisons de le voir
mort. Tout comme dans le cas de Laïos, un oracle révéla à Pélias qu’ il serait déposé
par un jeune homme qui viendrait à la ville avec une seule sandale. Lorsque Jason
atteignit l’ âge adulte, il retourna à la ville et, en chemin, il dut traverser un ruisseau
gonflé par une pluie torrentielle. L’ une de ses sandales s’ enlisa dans la boue, si bien
qu’ il arriva à Iolcus avec une seule sandale. Comme Pélias ne regardait jamais que
ce que les gens portaient aux pieds, il ne manqua pas de remarquer l’ étranger avec
une seule sandale et décida de se débarrasser de lui en l’ envoyant dans ce qui était
considéré comme une mission suicidaire : rapporter à la maison le toison d’ or. Un
puissant navire a été construit par un maître charpentier, Argos, lui-même fils de
Phryxus qui s’ est retrouvé chez lui en Grèce et pensait probablement que la toison
d’ or appartenait à son père décédé, et non à l’ étranger, Aeetes, et était donc son
héritage légitime. Jason a accepté le défi de diriger l’ expédition et tous les grands
héros grecs, y compris Héraclès, se sont lancés dans le voyage. À son arrivée en
Colchide, on découvrit que la toison d’ or était gardée par un grand serpent, tout
comme la source d’ eau de Thèbes était gardée par un serpent similaire. Au lieu
de simplement remettre la toison d’ or aux Grecs comme quelque chose qui leur
appartenait de droit, Aeetes a promis qu’ il ne la rendrait que si Jason parvenait à
accomplir une tâche impossible qui consistait à atteler des taureaux monstrueux
en bronze qui soufflaient du feu à travers leurs narines, des taureaux qui avaient
été fabriqués par le maître artisan Héphaïstos qui avait également confectionné le
collier magique d’ Harmonia. Tout comme Europe tomba amoureuse d’ un dieu
transformé en taureau, la fille d’ Aeetes, Médée, tomba amoureuse de Jason et
décida d’ aider les héros grecs contre sa propre famille. Même si elle n’ avait pas
de collier magique, étant elle-même une sorcière, elle donna à Jason des herbes
magiques qui transformèrent les taureaux féroces en animaux dociles que Jason

430
La mythologie démythifiée

réussit à atteler et à labourer le champ qui appartenait à Ares, c’ est-à-dire au dieu


de la guerre. Lorsque les agriculteurs labouraient leurs champs qui appartenaient
à Déméter, c’ est-à-dire la déesse de l’ agriculture, ils semaient des graines qui
produisaient des récoltes, mais en tenant compte du fait que Jason n’ était pas un
agriculteur, mais un héros et que le champ appartenait au dieu de la guerre, il
semait le champ avec des dents de serpent du même serpent que Cadmus a tué,
mais n’ en a utilisé que la moitié pour produire le spartoï, les dents de serpent
restantes étant sauvées par la même déesse Athéna qui les a données à Aeetes. Bien
qu’ il y ait un serpent qui gardait la toison d’ or, tout comme il y avait un serpent
qui gardait la source à Thèbes, Jason n’ a pas eu à tuer le serpent pour acquérir
des dents de serpent, car Aeetes lui a donné les dents que Cadmus n’ utilisait pas
et dont la croissance était garantie. Et, en effet, dès que Jason sema les dents, une
armée de guerriers sortit de terre, entièrement équipés pour le combat, et tout
comme Cadmus, Jason leur lança une pierre, et comme ils ne remarquèrent pas
qui avait lancé la pierre, ils ont commencé à s’ entretuer. Bien que dans l’ histoire
de Cadmus, le lecteur soit censé faire preuve d’ imagination pour comprendre que
l’ histoire explique comment les héros transforment les agriculteurs en tueurs,
dans l’ histoire de Jason, le parallèle entre tuer des gens et récolter des récoltes est
présenté dans un langage simple, de sorte qu’ aucune imagination n’ est requise de
la part du lecteur :

Les Colchidiens rugissaient bruyamment, comme lorsque la mer rugit en s’ écras-


ant contre les rochers saillants, mais le mutisme s’ empara d’ Aeetes devant le jet
de la grosse pierre. Les hommes terrestres se précipitaient autour d’ elle comme
des chiens féroces et s’ entre-tuaient avec clameur. Ils tombèrent sur la terre mère
sous leurs propres lances, comme des pins ou des chênes que les tempêtes abat-
tent. Et comme lorsqu’ une étoile de feu surgit du ciel, portant une traînée de
lumière, un présage pour les hommes qui la voient s’ élancer avec une lueur à
travers le ciel sombre, tel était en effet, Jason lorsqu’ il se précipita sur les hom-
mes nés sur terre. Il brandit son épée nue sortie de son fourreau et, moissonnant
sans discernement, frappa beaucoup [qui étaient à moitié enfouis dans la terre]
jusqu’ au ventre et aux flancs… certains commençaient tout juste à se relever, et
d’ autres se hâtaient déjà à pied de se battre. Et comme lorsqu’ une guerre éclate
entre des voisins et qu’ un agriculteur, craignant qu’ ils ne récoltent son champ
avant lui, prend dans ses mains une faucille recourbée fraîchement aiguisée et
coupe à la hâte la récolte non mûre, sans attendre la saison où elle aura séché sous
les rayons du soleil, il détruisit alors la récolte des hommes nés sur terre, et les
sillons furent remplis de sang comme les canaux d’ une source aux eaux vives. Ils

431
L’ÂNE D’ABRAHAM

tombèrent, les uns sur la face, mordant avec leurs dents la motte labourée, d’ au-
tres sur le dos, d’ autres sur les paumes et les flancs, leurs corps ressemblant à des
monstres marins à contempler [c’ est moi qui souligne].65

C’ est parce que les champs produisent habituellement des cultures qui nourrissent
la vie et maintenant la terre produit des tueurs qui causent la mort, plus tard Medea
a appelé ce champ que Jason a semé « le champ de la mort. »66

Encore une histoire idiote, non ? Que faut-il attendre des anciens qui ne savaient
pas que les hommes ne poussent pas à partir de dents de serpent semées dans le
sol, que l’ or était un métal qui ne poussait pas sur les arbres en forme de pomme ou
sur le dos des moutons comme de la laine, et que les béliers ne pouvaient pas voler
comme les oiseaux ? Avant de nous reprocher d’ être si intelligents par rapport aux
anciens, nous devons examiner de plus près ce que ces histoires essayent de dire, et
non pas en interprétant les détails comme des descriptions de la réalité objective,
la seule réalité que les lecteurs modernes comprennent.

Que les anciens ne savaient peut-être pas que l’ or n’ était pas un isolant comme la
laine, mais l’ un des meilleurs matériaux conducteurs de chaleur, de sorte que les
tissus faits de fils d’ or seraient idéaux pour geler par temps froid et brûler quand
il fait chaud, je trouve plausible, mais que les anciens ne savaient pas qu’ essayer de
mordre une pomme en or aurait été parfait pour se ruiner les dents, j’ ai du mal à
l’ imaginer ! Et, si ces pommes d’ or n’ avaient rien à voir avec les pommes, encore
moins avec l’ or ? Comme cela devient évident maintenant, les lecteurs modernes
interprètent les textes anciens en fonction de ce qu’ ils ont déjà en tête, et comme
dans les pays occidentaux, les pommes sont le fruit le plus courant, lorsqu’ ils
lisent dans un texte ancien à propos d’ un fruit doré, ils pensent immédiatement
des pommes modernes, plus précisément les Golden Delicious, qui ne sont ni
dorées, ni délicieuses, ayant une couleur verte lorsqu’ elles ne sont pas mûres et
une couleur crème terne et même un goût plus terne lorsqu’ elles sont bien mûres.
Mais, plus important encore, nos pommes d’ or n’ ont jamais existé dans l’ Antiquité.
Si les Grecs de l’ Antiquité devaient penser à un fruit doré, ils n’ auraient pas
65
Rhodius Apollonius, Jason and the Golden Fleece: The Argonautica, trans. with an
introduction and explanatory notes Richard Hunter, The Loeb Classical Library 1, (Oxford, New
York: Oxford University Press, 1998), 325—327, (book 3.1370—1395).
66
Euripides, Euripides, 2 vols., ed. and trans. David Kovacs, Loeb Classical Library 12
(Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1994), 1:339, (book 1:479).

432
La mythologie démythifiée

pensé à une pomme, encore moins à une orange, qui est d’ origine asiatique et
est devenue populaire dans l’ hémisphère occidental à l’ époque moderne. Aucun
des cultivateurs modernes de pommiers n’ existait dans l’ Antiquité, de sorte que
les pommes anciennes devaient être assez petites, assez acides, vertes d’ un côté et
rouges du côté exposé au soleil, n’ ayant donc rien à voir avec une couleur dorée.
La principale raison pour laquelle les pommes n’ auraient pas été un fruit de choix
pour les peuples anciens n’ était pas seulement leur goût et leur manque de saveur,
mais aussi le fait qu’ il ne s’ agissait pas d’ un fruit polyvalent, utilisé uniquement pour
être consommé cru. Si les Grecs de l’ Antiquité devaient penser à un fruit doré, ils
auraient probablement pensé à un coing. La plupart des Américains n’ ont aucune
idée de ce qu’ est un coing, et encore moins en ont vu un, car il est pratiquement
impossible d’ en trouver dans les magasins, et comme le prouve une recherche sur
Internet, ceux qui ont eu l’ occasion de goûter un coing sont presque unanimement
d’ accord pour dire qu’ un coing, c’ est immangeable. Ce qui différencie les coings
d’ autres fruits, c’ est qu’ ils développent leur couleur dorée brillante et leur arôme
parfumé avant d’ être complètement mûrs, car le processus de maturation est très
lent et s’ étend des semaines, voire des mois, après la cueillette du fruit sur les
arbres. Cette maturation lente était cependant une qualité importante du fruit, car
c’ était probablement le seul fruit qui pouvait être conservé presque tout l’ hiver
à température ambiante sans se détériorer, ce qui n’ était pas le cas des pommes
et encore moins des poires. De plus, étant donné que les pommes mûrissaient
au début de l’ été et les coings tard à l’ automne, les coings avaient ce qu’ on
appelle aujourd’ hui une durée de conservation beaucoup plus longue. Les coings,
cependant, avaient d’ autres qualités qu’ aucun autre fruit ou arbre fruitier ne peut
égaler. Premièrement, les arbres eux-mêmes sont très résistants aux maladies et ne
nécessitent pratiquement aucun entretien. Deuxièmement, le fruit lui-même était
l’ un des plus gros, non seulement selon les normes anciennes, mais aussi selon
les normes modernes. Troisièmement, le fruit a une saveur forte, ressemblant à
celle de l’ ananas, mais contrairement à l’ ananas, en raison de son arôme parfumé,
lorsqu’ il est laissé mûrir dans une pièce, les coings sont des assainisseurs d’ air
naturels, de sorte que quelques coings suffisent à remplir une pièce entière d’ un
parfum délicieux pendant des mois. Bien que l’ apparence des arbres n’ aurait
probablement pas beaucoup d’ importance pour les peuples anciens, les coings
sont parmi les plus ornementaux, ce qui rend d’ autant plus surprenant qu’ ils aient
pratiquement disparu des pays occidentaux. Quatrièmement, les coings étaient des
fruits très polyvalents qui pouvaient être consommés crus comme n’ importe quel

433
L’ÂNE D’ABRAHAM

autre fruit, ou cuits pour préparer une multitude de plats délicieux. Et, enfin, les
coings sont originaires du bassin méditerranéen, de sorte que même les meilleurs
cultivateurs modernes proviennent aujourd’ hui de Turquie, c’ est-à-dire du pays
où se trouvait Troie. C’ est pour ces raisons que, pour un ancien esprit grec, un
coing représenterait à la fois un fruit idéal et un aliment délicieux.

Les coings avaient peut-être de nombreuses qualités, mais ils présentaient un


inconvénient majeur, comme tout autre aliment : ils devaient être cultivés et
récoltés, ce qui nécessitait un travail acharné que seuls les agriculteurs pouvaient
accomplir. C’ est là que les puissants tueurs se sont révélés utiles : pourquoi
transpirer pour produire quelque chose et se salir les mains alors que des super-
tueurs peuvent vous l’ apporter gratuitement ? Un détail important à propos de tous
ces objets en or que les héros grecs ont rapportés chez eux est qu’ ils se trouvaient
dans des territoires étrangers. Cela signifie-t-il que ces friandises dorées ont été
produites localement et que les héros grecs se sont contentés de les piller ? Pas
nécessairement ! C’ est la raison pour laquelle un bélier est capable de voler : la
toison du bélier appartient aux Grecs, mais finit d’ une manière ou d’ une autre
entre des mains étrangères, de sorte que, lorsque les puissants héros la ramènent
chez eux, ils ne font que restituer les biens volés. De même, les pommes d’ or que le
puissant héros grec Héraclès rapporta d’ un pays lointain appartenaient à la déesse
grecque Héra qui décida d’ avoir un jardin avec ces arbres magiques dans un pays
lointain et non dans son propre jardin, en Grèce, où elle était adorée. Puisque
le jardin appartenait à Héra, il s’ ensuit que les arbres et les fruits appartenaient
également aux Grecs, de sorte que les étrangers où se trouvait le jardin étaient
des voleurs revendiquant la propriété des biens grecs. De même, lorsque l’ armée
grecque a détruit les murs de Troie pendant la guerre de Troie, cela signifie-t-
il que les Grecs ont détruit les biens étrangers ? Pas nécessairement ! Poséidon
a peut-être été un tremblement de terre qui a toujours pris soin de secouer les
territoires étrangers et jamais les territoires grecs — et partout où il secouait la
terre, les maisons et les murs des villes s’ effondraient ou finissaient en fumée —
mais il était aussi un puissant bâtisseur sur terre, en dépit du fait qu’ il vivait soi-
disant au fond de l’ océan. Bien que Poséidon n’ ait jamais rien construit pour
les Grecs, il a utilisé ses compétences en construction exclusivement pour aider
les étrangers, tout comme il a toujours offert des cadeaux exquis aux étrangers
qui étaient toujours ingrats et n’ appréciaient jamais la générosité grecque. Selon
la mythologie, les murs de la ville la plus puissante de l’ époque, Troie, ont été

434
La mythologie démythifiée

construits par — surprise, surprise — Poséidon. Selon l’ Iliade, Zeus ordonna à


Poséidon et à Apollon de servir pendant un an l’ ancien roi de Troie, Laomédon,
qui confia à Poséidon la tâche de construire les murs de Troie, et à Apollon la
tâche de s’ occuper de son bétail sur un mont Ida voisin. C’ est à cette tradition
que l’ on fait référence lorsque, pendant la guerre de Troie, les Grecs durent se
mettre sur la défensive et construire un mur autour de leurs navires. Poséidon
non seulement n’ a pas aidé les Grecs avec ses compétences en construction, mais
s’ est même plaint auprès de son frère Zeus que le mur que les Grecs construisaient
ferait honte aux puissants murs qu’ il avait lui-même construits pour les Troyens :

Ne vois-tu pas que les Achéens aux cheveux longs l’ ont encore fait, en construi-
sant une muraille pour défendre leurs navires, et qu’ ils y ont creusé une tranchée,
mais qu’ ils n’ ont pas donné de glorieuses hécatombes aux dieux ? Sa renommée
atteindra sûrement jusqu’ à l’ aube, et les hommes oublieront la muraille que moi
et Phœbus Apollon avons peiné à construire pour le guerrier Laomédon.67

Comme Apollon se battait aux côtés des Troyens, Poséidon rappelle à Apollon
comment ils étaient traités quand ils travaillaient ensemble comme esclaves pour
le roi de Troie et maintenant, ils se battaient les uns contre les autres dans la guerre :

Mais, le seigneur Poséidon, le secoueur de la terre, s’ adressa à Apollon : « Phoe-


bus, pourquoi sommes-nous tous les deux séparés ? Ce n’ est pas bien, puisque
d’ autres ont commencé. Il serait d’ autant plus honteux que, sans combattre, nous
retournions à l’ Olympe, à la maison de Zeus, au seuil d’ airain. Commencez, car
vous êtes le plus jeune ; car cela ne m’ est pas bon, puisque je suis l’ aîné et que
j’ en sais plus. Imbécile, comme ton cœur est insensé ! Ne vous souvenez-vous
pas de tous les maux que nous avons souffert, nous deux, seuls de tous les dieux,
à Ilios, lorsque nous sommes venus sur l’ ordre de Zeus et avons servi le seigneur
Laomédon pendant un an à salaire fixe, et qu’ il était notre maître d’ œuvre et nous
a confié nous ses commandes ? Je bâtis pour les Troyens autour de leur ville une
muraille large et très belle, afin que la ville ne soit jamais détruite ; et toi, Phoebus,
tu as gardé le troupeau élégant, à l’ allure traînante, parmi les contreforts de l’ Ida
boisée, aux multiples crêtes. Mais quand enfin les belles saisons vinrent mettre un
terme à notre contrat, le redoutable Laomédon nous escroqua deux de tous nos
gages et nous renvoya avec une menace. Il a menacé de lier nos pieds et nos mains
au-dessus et de nous vendre dans des îles lointaines. Et, il a également déclaré
Homer, Iliad, 2nd ed., trans. A. T. Murray, rev. William F. Wyatt, 2 vols., Loeb Classical
67

Library 170–171 (Cambridge, Mass.: Harvard University Press 1924–1925), 1:347, (book 7.452–
453).

435
L’ÂNE D’ABRAHAM

qu’ il nous couperait les oreilles à tous les deux avec le bronze. Nous sommes donc
rentrés le cœur en colère, en colère contre le salaire qu’ il avait promis, mais qu’ il
ne nous avait pas donné. Vous montrez maintenant votre faveur à son peuple et
ne cherchez pas avec nous que les dominateurs Troyens périssent misérablement
et dans une ruine totale avec leurs enfants et leurs épouses respectées.68

Pauvres dieux grecs, ils recevaient le culte et de somptueux sacrifices de la part


des Grecs et, au lieu d’ aider leurs propres adorateurs, ils travaillaient comme
des esclaves pour des étrangers qui non seulement ne leur offraient pas le salaire
prévu ou au moins un mot de remerciement, mais les menaçaient même de les
punir comme s’ ils étaient les pires criminels. On ne nous dit pas pourquoi Zeus
ordonnait à son frère aîné et à son fils de servir un roi étranger pendant un an, sauf
que ce service n’ était pas censé être un déjeuner gratuit pour Laomédon mais qu’ il
devait plutôt payer pour ce service. Si Poséidon et Apollon devaient travailler pour
de l’ argent, il semblerait que l’ Olympe était à court d’ argent et comme les dieux ne
pouvaient pas emprunter d’ argent comme le font tout le temps les gouvernements
américain et européen, leur seule option était que certains dieux fassent du travail
d’ esclave, de construire des murs de ville et de s’ occuper d’ animaux puants pour
les étrangers qui avaient beaucoup d’ argent. Après que Poséidon eut construit les
plus puissantes murailles de la ville et qu’ Apollon eut gardé le bétail de Laomédon
sur le mont Ida pendant toute une année, le roi de Troie refusa non seulement de
tenir sa promesse de payer ses esclaves divins qui travaillaient dur, mais menaça
même de les mutiler en leur coupant les oreilles. Pour couronner le tout, après que
les Troyens ont exploité les divinités grecques pendant un an et les aient renvoyées
chez elles sans le sou, le prince troyen Pâris séduisit la belle Hélène après avoir
été traité avec la plus grande hospitalité par son mari Ménélas. Par conséquent,
lorsque Poséidon est venu avec l’ armée grecque pour secouer la terre et faire
tomber les murs de la ville de Troie, il n’ a causé aucun mal aux Troyens, car il a
seulement démoli ce qu’ il avait lui-même construit et les Troyens l’ ont occupé
sans aucun droit légal puisqu’ ils n’ avaient pas payé pour ces murs. De quel droit
les Troyens avaient-ils élu domicile à l’ intérieur des murs de la ville ? De même,
lorsque Jason et les autres super-tueurs grecs embarquèrent sur leur navire pour
rapporter la toison d’ or, ils n’ avaient aucune intention de piller ou de faire du mal
aux étrangers, mais seulement de récupérer les biens saisis illégalement par ces
étrangers. Tout comme les pommes d’ or représentaient la meilleure nourriture
68
Ibid., 2:437–439, (book 21:435–460).

436
La mythologie démythifiée

produite et ramenée des territoires étrangers de l’ ouest, la toison d’ or représentait


un autre produit important lié aux vêtements et autres produits qui rendaient la
vie confortable, et était également produite par des étrangers et a été ramené cette
fois de l’ est. Sachant que dans l’ Antiquité, les fibres synthétiques n’ étaient pas
disponibles et que le coton n’ était cultivé sur le continent européen qu’ à l’ époque
moderne, les seules fibres végétales disponibles pour les tissus étaient le lin et le
chanvre, trop grossiers pour fabriquer des tissus doux, la laine était donc la laine
la plus utilisée, fibre de choix pour fabriquer les vêtements les plus confortables.
Par conséquent, ces images de pommes d’ or et de toison d’ or représentaient
l’ abondance en termes de meilleure nourriture et de meilleurs produits qui
rendaient la vie en même temps agréable et confortable. La raison pour laquelle
les histoires mythologiques ont été tant appréciées est parce qu’ elles disent à leurs
lecteurs qu’ ils n’ ont pas besoin de transpirer ni de se salir les mains pour produire
ce qu’ ils consomment parce que leurs super-tueurs peuvent apporter gratuitement
ce que les étrangers ont de meilleur et eux ne le font pas pour piller, mais pour
rétablir la justice.

Bien que Jason ait réussi à asservir les taureaux et à semer le champ avec des dents
de serpent, comme on pourrait s’ y attendre de la part d’ un étranger comme Aeetes,
il n’ a pas tenu sa part du contrat et a refusé de livrer la toison d’ or, ce qui a obligé
Jason à la voler en endormant le serpent géant en utilisant de nouveau la magie de
Médée. Après être arrivé à la maison avec la toison d’ or, Pélias lui-même a refusé
de respecter sa part du marché et de remettre le trône à Jason afin que Jason doive
l’ éliminer et accomplir l’ oracle. Comme pour toutes les tâches difficiles, Jason a
de nouveau été aidé par sa femme avec ses activités de sorcellerie. À présent, le
père de Jason, Aeson, était très vieux et Médée a décidé d’ utiliser sa magie pour
le rendre jeune à nouveau. Il vida son sang, le remplaça par des fluides magiques
préparés selon ses recettes, et quand Aeson revint à la vie, il parut de nouveau
jeune, probablement plus jeune que son fils. Les filles de Pélias, cependant, se sont
intéressées à rajeunir leur propre père et ont demandé à Médée de leur fournir
les concoctions magiques, ce que, bien sûr, Médée a volontiers offert, mais après
avoir vidé le sang de leur père et l’ avoir fait bouillir dans un chaudron, il a fini par
mourir, tué par ses propres filles. Cela signifie-t-il que Jason est désormais devenu
roi d’ Iolcus et qu’ il a ensuite vécu heureux avec sa femme Médée ? Eh bien, pas tout
à fait ! Pélias a peut-être été tué par ses propres filles, mais personne ne doutait que
tout le projet avait été planifié par Médée et, naturellement, personne à Iolcus ne

437
L’ÂNE D’ABRAHAM

voulait d’ un roi et d’ une reine aussi meurtriers de sang-froid. Au lieu d’ être traités
comme des héros, ils furent désormais poursuivis comme les pires criminels
et durent fuir leur propre ville et trouver refuge à Corinthe. Tout comme son
grand-père Athamas décida d’ épouser la fille de Cadmus, Jason décida également
d’ épouser la fille du roi de Corinthe, et tout comme Néphélé fut indignée par
ce mariage, Médée fut également indignée par la trahison de Jason. Puisque
Médée avait condamné le mariage, le roi l’ a exilée de la ville, mais contrairement
à Néphélé qui vient de s’ exiler et a dit à ses enfants de s’ enfuir également, Médée
a prévu une terrible vengeance. Faisant semblant que non seulement elle acceptait
le mariage, mais qu’ elle appréciait même la mariée, elle lui offrit des cadeaux
exquis consistant en une robe magique et un diadème doré magique qui avait
le pouvoir magique de tuer quiconque les touchait. Cependant, la mariée, ne se
doutant d’ aucun acte criminel, accepta les cadeaux, mais lorsqu’ elle les enfila, non
seulement ils la tuèrent, mais encore son père lorsqu’ il vint toucher sa fille, quand
il la trouva morte. De plus, contrairement à Néphélé qui a dit à ses enfants de
s’ enfuir de chez eux pour sauver leur vie, Médée, avant de s’ exiler à Athènes, a tué
ses deux propres enfants afin de priver Jason de toute descendance. Tout comme
Œdipe a mis fin à sa vie en exil, Jason lui-même a apparemment vécu comme un
paria, utilisant son vieux navire pourri Argos comme abri et a été tué par la quille
du navire qui est tombée sur lui lorsque le navire s’ est finalement effondré. Une fin
plutôt heureuse, non ?

Bien que nous n’ ayons accès qu’ aux textes et non à l’ esprit de ceux qui ont écrit
ces textes — et comme les écrivains anciens n’ ont jamais expliqué avec des
introductions et des conclusions ce qu’ ils entendaient dire à travers ces histoires
parce qu’ ils estimaient que cela relevait de la responsabilité des lecteurs, pour le
comprendre, il faut se poser la question de savoir comment les auteurs eux-mêmes
considéraient les personnages et les héros qu’ ils incarnaient. En d’ autres termes,
les auteurs avaient-ils l’ intention de dépeindre à travers ces héros les humains sous
leur meilleur jour — comme les lecteurs modernes perçoivent ces personnages et
sont fascinés par leurs histoires — ou voulaient-ils présenter ces héros comme les
plus grands monstres qui non seulement n’ avaient rien d’ humain en eux, mais en
réalité, ils ont été la cause des plus grandes tragédies dans leurs communautés, les
menant à leur ruine et à eux-mêmes ? Que les histoires puissent être lues comme
des exaltations d’ individus qui possédaient des qualités qui les plaçaient bien au-
dessus d’ autres humains et que les lecteurs apprécient ces histoires parce qu’ elles

438
La mythologie démythifiée

les incitent à développer des qualités similaires est prouvé par la façon dont ces
histoires ont été lues depuis les temps anciens, mais si tel est le cas, pourquoi les
auteurs ont-ils inclus autant de détails qu’ un lecteur peut utiliser pour arriver
à une conclusion exactement opposée ? Si ces écrivains anciens utilisaient des
esprits mythiques issus d’ une imagination débordante, pourquoi ces histoires ont-
elles tant de choses en commun ? Les histoires de Cadmus et de Jason sont-elles si
semblables pour une autre raison que de montrer que peu importe que le héros soit
un étranger qui vient dans une communauté grecque ou un héros grec qui va dans
une communauté étrangère, la transformation qu’ il apporte à cette communauté
est la même, c’ est-à-dire la ruine ? Ces écrivains anciens étaient-ils maladroits ou
terriblement confus au point de ne pas pouvoir écrire une histoire simple, ou bien
étaient-ils extrêmement compétents au point de réussir à écrire des histoires dans
lesquelles des héros étaient censés apporter la civilisation à leurs communautés
alors qu’ en réalité, ils apportaient la ruine ? Nous avons remarqué qu’ Hésiode a
commencé sa Théogonie par un long éloge funèbre par lequel il récite combien
de bonnes choses ses lecteurs ont apprécié grâce au leadership de Zeus, et donc
pourquoi les lecteurs devraient s’ intéresser à lire l’ histoire sur la façon dont Zeus a
réussi à établir son autorité, mais cela signifie-t-il qu’ Hésiode pensait que l’ autorité
de Zeus était nécessairement meilleure que les tyrannies qu’ il remplaçait ? Alors
que, dans la Théogonie, Hésiode laisse entendre que Zeus a apporté l’ ordre et la
stabilité aux communautés humaines, dans « Œuvres et Jours », il présente un tout
autre tableau, de sorte que l’ âge d’ or de l’ humanité, où les hommes jouissaient de
la meilleure vie, était — surprise, surprise — sous Chronos que Zeus renversa :

Golden était la race d’ êtres humains doués de parole que les immortels, qui ont
leurs demeures sur l’ Olympe, ont créé les premiers. Ils vivaient au temps de
Chronos, quand il était roi du ciel ; tout comme les dieux, ils passent leur vie, avec
un esprit libre de soucis, entièrement à l’ écart du labeur et de la détresse. Une
vieillesse sans valeur ne les opprimait pas, mais ils étaient toujours les mêmes
dans leurs pieds et dans leurs mains, et se réjouissaient des festivités, dépourvus
de tous maux ; et ils moururent comme accablés par le sommeil. Ils avaient tout
ce qu’ il y avait de bon : les champs produisaient de leur plein gré des récoltes
abondantes et immaculées, et eux-mêmes, bien disposés et doux, partageaient le
fruit de leur labeur avec beaucoup de bonnes choses, riches en brebis, chères aux
dieux bénis. Mais depuis que la terre a couvert cette race, par les plans du grand
Zeus, ils sont de beaux esprits sur la terre, les gardiens des hommes mortels ; ils

439
L’ÂNE D’ABRAHAM

veillent sur les jugements et les actions cruelles, revêtus d’ invisibilité, marchant
partout sur la terre, pourvoyeurs de richesse ; et ils reçurent cet honneur royal.69

Chronos a peut-être été cruel avec sa propre famille, mais ce qui caractérisait la
vie des gens ordinaires était l’ absence totale de violence. Comme il n’ y avait pas
d’ hostilité, les hommes consacraient leur temps et leur énergie à produire une
abondance qu’ ils partageaient entre eux et avec le roi, et passaient leur temps libre
à se régaler. Ils n’ ont pas réglé leurs différends par la violence, mais par la justice, et
il n’ y a donc pas eu d’ incapacités ou d’ infirmités dues à des blessures, ni de morts
violentes qui ont fait mourir les gens de vieillesse, mort qui est survenue dans le
sommeil. Parce qu’ ils n’ étaient pas violents, quand ils sont morts, leurs esprits ne
se sont pas enfouis dans le Tartare, mais ont continué à rester un modèle invisible
pour les générations futures afin que les conflits soient résolus par la justice et non
par la violence. Avec Zeus, cependant, un changement fondamental se produit
dans la société humaine, changement qui a déclenché la chute marquée par le
passage de l’ or à l’ argent :

Par la suite, ceux qui ont leurs demeures sur l’ Olympe firent une seconde race,
bien pire, d’ argent, comme l’ or, ni dans le corps ni dans l’ esprit. Un garçon serait
élevé pendant cent ans aux côtés de sa mère bien-aimée, jouant dans sa propre
maison, un grand imbécile. Mais quand ils atteignent l’ adolescence et atteig-
nent la pleine mesure de la puberté, ils ne vivent que peu de temps, souffrant de
douleur à cause de leurs actes de folie. Car ils ne purent se retenir de méchants
outrages les uns contre les autres, et ils ne voulurent pas honorer les immortels,
ni offrir des sacrifices sur les saints autels des bienheureux, selon le droit établi
pour l’ homme dans chaque communauté. Alors Zeus, fils de Chronos, les cacha
dans sa colère, parce qu’ ils n’ avaient pas honoré les dieux bénis qui habitent sur
l’ Olympe. Mais, puisque la terre couvrait aussi cette race, on les appelle des mor-
tels bénis sous la terre — en second lieu, mais tout le même honneur s’ occupe
d’ eux aussi.70

La structure de pouvoir établie sur la violence établie par Zeus a produit un


changement radical dans la façon dont les humains grandissent. L’ enfance est la
période où les enfants jouent sous la supervision de leur mère et, grâce à ces jeux,
ils acquièrent diverses compétences dont ils auront besoin à l’ âge adulte pour
assumer les responsabilités de leurs parents. Bien que l’ âge adulte s’ accompagne
69
Hesiod, Hesiod, 1:97, (lignes 109–126).
70
Ibid., 1:97–99, (lignes 127–142).

440
La mythologie démythifiée

d’ une plus grande force physique, la maturité se caractérise par l’ acquisition des
connaissances nécessaires pour accomplir toutes les activités que l’ on attend
d’ un adulte seul, sans la supervision de ses parents. Cependant, lorsque les mères
ne considèrent plus l’ enfance comme le moment où leurs enfants apprennent à
assumer les responsabilités de leurs parents, mais plutôt à devenir des tueurs, les
enfants grandissent en pratiquant des jeux qui accroissent considérablement leur
force physique, ce qui était autrefois le principal atout d’ un guerrier. L’ âge adulte
n’ implique aucun changement dans les activités, sauf que les jeux comme des
combats simulés deviennent maintenant de vrais combats. Bien que physiquement,
ils deviennent très forts, mentalement, ils ne valaient pas mieux que les enfants
parce qu’ ils ne savaient rien d’ autre que manger et jouer avec les jouets que leur
mère leur avait donnés dès leur enfance. Hésiode ne nous dit pas avec quels jouets
ces enfants jouaient depuis leur plus jeune âge, mais ces jouets devaient être assez
tranchants puisqu’ ils ont causé leur mort quand ils ont atteint le sommet de leur
force physique et les ont utilisés les uns sur les autres. En d’ autres termes, alors
que dans la génération précédente, il y avait beaucoup de feasting, maintenant, il y
avait beaucoup de fisting. Ces monstres à tête d’ épingle aux corps massifs étaient
le produit de leurs mères, ce qui implique que ces enfants sont devenus le genre
d’ adultes dont leurs mères rêvaient puisque, dans les temps anciens, l’ éducation
des enfants relevait de la responsabilité de la mère. Enfin, nous apprenons une
caractéristique importante de ces héros ou super-tueurs : ils avaient un grand
appétit pour se faire respecter, mais n’ avaient aucun appétit pour en donner, non
seulement aux autres, mais même aux dieux eux-mêmes. Il n’ est donc pas étonnant
que Zeus et les autres dieux aient été occupés à les « rejeter », sans doute enfermés
dans le Tartare, car cette fois, on nous dit qu’ ils sont allés « sous la terre » au lieu
de finir leur vie dans un sommeil paisible. Une fois que les humains deviennent
fascinés par les héros et le meurtre, la technologie n’ élèvera pas la vie à des niveaux
supérieurs, mais l’ abaissera à de nouvelles profondeurs, comme Hésiode décrit la
génération suivante :

Zeus le père créa une autre race d’ êtres humains doués de parole, une troisième,
de bronze, qui ne ressemblait pas du tout à l’ argent, mais de frênes, terribles et
forts, et qui ne se souciaient que des œuvres pénibles d’ Arès et des actes de vi-
olence. Ils ne mangeaient pas de pain, mais ils avaient un cœur ferme et inflex-
ible — ils étaient inaccessibles, et sur leurs membres massifs grandissaient une
grande force et des mains intouchables sortaient de leurs épaules. Leurs armes

441
L’ÂNE D’ABRAHAM

étaient d’ airain, leurs maisons étaient d’ airain, ils travaillaient d’ airain; il n’ y avait
pas de fer noir. Et ceux-ci, écrasés par les mains de l’ autre, descendirent sans nom
dans la sombre maison de l’ Hadès glacial: la mort noire les saisit, bien qu’ ef-
frayants, et ils laissèrent derrière eux la lumière éclatante du soleil.71

La raison pour laquelle ces gens de bronze n’ étaient pas égaux à la génération
argentée était qu’ ils étaient plus terribles. Et, la raison pour laquelle ils étaient
plus terribles, c’ était parce qu’ ils étaient encore plus meurtriers. Alors que dans
la génération précédente Hésiode ne mentionne pas le genre de jouets mortels
avec lesquels les enfants jouaient depuis l’ enfance jusqu’ à ce qu’ ils s’ entretuent à
l’ âge adulte, il fournit maintenant une description détaillée de l’ armure de l’ âge
du bronze. Comme le bronze était le métal le plus résistant connu à l’ époque, on
l’ utilisait abondamment pour presque toutes les pièces d’ équipement constituant
l’ armure du guerrier, depuis les pointes de lance et de flèche jusqu’ aux casques,
aux boucliers, crêtes et cuirasses. Vêtu de son armure, un guerrier ressemblait
littéralement à une maison de bronze. Le seul bois utilisé pour l’ armement était
celui des frênes, pour lequel le mot grec est meliai, un mot utilisé pour désigner les
nymphes qui auraient vécu dans ces arbres, et Homère utilise le mot pour désigner
les lances. Le lien peut sembler étrange aux gens modernes, mais le frêne était le
bois de choix pour la fabrication des lances et des flèches, car il est extrêmement
dur et stable, de sorte que le bois des lances et des flèches sont restés parfaitement
droits malgré tant de manipulation. Comme le savent les menuisiers, le frêne reste
le bois idéal pour les carcasses de meubles et les manches d’ outils en raison de sa
résistance et de sa stabilité. Hésiode laisse entendre que ces redoutables tueurs
sont nés des meliai. Il pense ainsi sans doute aux nymphes qui devaient habiter ces
arbres, mais aussi aux lances fabriquées à partir du bois de ces arbres et qui étaient
l’ arme principale d’ un guerrier. Encore une fois, le caractère de ces tueurs remonte
à leurs mères qui étaient apparemment des nymphes. Comme nous l’ avons déjà
souligné, les nymphes étaient toujours des femelles d’ une extrême beauté, sans
ascendance, qui vivaient dans des endroits sauvages à la lisière des communautés
grecques, comme les rivières, les arbres, etc., ce qui implique qu’ elles étaient des
princesses étrangères utilisées comme concubines par les souverains et les dieux
grecs et qui deviennent les mères de nombreux héros grecs. Typiquement, le héros
grec naît d’ Océanides ou de nymphes, de mères exilées ou simplement d’ enfants
abandonnés à l’ extérieur de la communauté pour être secourus et élevés dans une
71
Ibid., 1:99, (lignes 143–155).

442
La mythologie démythifiée

ville étrangère où ils acquièrent les compétences et les aptitudes qui font d’ eux les
super-tueurs admirés à leur retour. Régulièrement, des héros grecs tels qu’ Héraclès/
Hercule, Persée, Thésée, Achille, et d’ autres, recevaient leur formation hors de
chez eux, et les meilleurs professeurs étaient des centaures, qui sont explicitement
des guerriers étrangers comme je l’ expliquerai plus tard. C’ est précisément parce
que les héros grecs avaient des mères étrangères et n’ étaient donc pas des héritiers
légitimes du trône qu’ ils devaient se frayer un chemin jusqu’ au sommet pour
s’ emparer du pouvoir, soit en tuant leur père, soit en tuant un frère ou une sœur
qui était l’ héritier légitime du trône. Comme Hésiode l’ explique clairement, le
fer n’ avait pas été découvert et le bronze était largement utilisé pour renforcer
toute pièce d’ armure. Afin de manipuler un tel équipement lourd, les guerriers
ont développé des corps massifs grâce à l’ entraînement lourd de l’ enfance. Par
cette brève description, Hésiode explique le paradoxe de la civilisation : la montée
des moyens de tuer est la descente de l’ humanité. Qui étaient ces redoutables
assassins Hésiode ne laisse pas le lecteur deviner, car il mentionne spécifiquement
la destruction de deux des villes les plus puissantes, Thèbes à la maison, et Troie
à l’ étranger :

Lorsque la terre couvrit aussi cette race, Zeus, fils de Cronus, en fit une autre à son
tour sur la terre généreuse, une quatrième, plus juste et supérieure, la race divine
des hommes-héros, appelés demi-dieux, la génération antérieure à la nôtre sur la
terre sans bornes. Une guerre maléfique et une terrible bataille les détruisirent,
certains sous les sept portes de Thèbes dans le pays de Cadmus pendant qu’ ils se
battaient pour les brebis d’ Œdipe, d’ autres amenèrent en barques sur le grand
golfe de la mer à Troie pour l’ amour d’ Hélène blonde. Là, la fin de la mort
enveloppa quelques-uns d’ entre eux, mais à d’ autres Zeus, le père, fils de Cronus,
donna la vie et des habitations loin des hommes et les établit aux confins de la
terre. Ceux-ci habitent avec un esprit insouciant sur les îles du Béni du Ciel, près
de l’ Océan tourbillonnant, joyeux héros, pour qui le champ de blé produit des
fruits miellés qui fleurissent trois fois par an.72
Les villes grecques étaient devenues tellement obsédées par le pouvoir et l’ assassinat
que les guerres de Thèbes servent d’ exemple à des rois censés défendre leurs villes,
mais qui ont fini par se battre et détruire leurs propres villes, puis se sont engagés
dans l’ une des guerres les plus dévastatrices, soi-disant à cause d’ une femme. Et,
qu’ ont-ils gagné de cette fameuse guerre ? Eh bien, beaucoup sont morts, mais
ceux qui ont survécu ont fini comme fugitifs dans des territoires étrangers sur les
72
Ibid., 1:101, (lignes 156–173).

443
L’ÂNE D’ABRAHAM

rives de l’ océan, c’ est-à-dire loin de leur Grèce bien-aimée pour la gloire de laquelle
ils étaient prêts à mourir. Comme le montre la mythologie, la plupart des héros
qui ont survécu à la guerre de Troie se sont exilés dans des territoires étrangers
qui sont aujourd’ hui connus sous le nom d’ Italie. La phrase grecque traduite par
« race divine des homme-héros » est a)ndrw=n h(rw/wn qei=on ge/noj qui peut être
rendu plus littéralement par « homme-héros nés de Dieu ». Ce qui faisait de ces
héros des tueurs si extraordinaires, c’ est qu’ ils avaient à la fois des humains et des
dieux comme parents, de sorte qu’ ils étaient un mélange d’ humains et de dieux
simultanément. Par exemple, Héraclès/Hercule avait pour mère Alcména mais
pour père Zeus, Persée avait pour mère Danaë et encore pour père Zeus, tandis
qu’ Achille avait pour père le mortel Péléus mais pour mère la déesse Thétis — une
nymphe/Océanide — et bien que les parents d’ Ulysse soient tous deux mortels,
Homère le décrit souvent comme « Zeus né Ulysse ». Le pouvoir de tuer était la
prérogative exclusive des dieux et si les héros humains se révélaient posséder ce
pouvoir dans une large mesure, ils devaient l’ avoir reçu en ayant des dieux comme
leurs ancêtres. Alors que les lecteurs modernes considèrent la génération qui a
suivi la guerre de Troie comme l’ apogée de la civilisation grecque, Hésiode — qui
vivait dans l’ ombre de cette génération— déclare explicitement qu’ il ne voulait pas
naître à cette époque pour jouir d’ un tel accomplissement :

Si seulement alors, je n’ avais pas à vivre parmi les cinquièmes hommes, mais
j’ aurais pu mourir d’ abord ou naître après ! Pour l’ instant, la race est, en effet,
une race de fer. Ils ne cesseront pas de travailler et d’ être angoissés pendant le
jour, ni d’ être fatigués pendant la nuit, et les dieux leur donneront de grands
soucis. Pourtant, pour ces gens, des choses trop bonnes se mêleront à des choses
mauvaises. Mais, Zeus détruira aussi cette race d’ êtres humains doués de parole,
quand à leur naissance les cheveux de leurs tempes seront grisâtres. Un père ne
partage pas les sentiments de ses fils, ni des fils du tout, ni des hôtes avec des
hôtes, ni des camarades avec des camarades et le frère n’ est pas aimé comme
il l’ était autrefois. Ils déshonoreront aussitôt leurs parents vieillissants ; ils leur
feront des reproches en leur adressant des paroles cruelles — des hommes cruels,
qui ne connaissent pas le châtiment des dieux ! — et ils ne rendront pas à leurs
parents vieillissants, leur éducation. Leur main leur rendra justice, et l’ un détru-
ira la ville de l’ autre. Il n’ y aura point de grâce pour l’ homme qui garde son ser-
ment, ni pour le juste, ni pour le bon ; mais ils donneront plus d’ honneur à celui
qui fait le mal et à celui qui fait l’ outrage. La justice sera entre leurs mains, et la
révérence n’ existera pas, mais le méchant fera du tort au supérieur, en proférant
des discours tortueux, et il leur fera un serment. Et, l’ envie, méchante, jubilatoire,

444
La mythologie démythifiée

dégoûtante, accompagnera tous les misérables êtres humains. Alors, en effet,


Révérence et Indignation couvriront leur belle peau de manteaux blancs, laissant
derrière eux des êtres humains et s’ en iront de la terre à la race des immortels,
à l’ Olympe. Des douleurs douloureuses resteront pour l’ homme mortel, et il n’ y
aura aucune protection contre le mal.73

La transformation radicale que la notion de pouvoir a introduite dans la société


humaine comporte une ironie qu’ Hésiode ne peut plus l’ exprimer de manière plus
frappante : alors que les enfants restaient des enfants, quand leur mère décida
d’ en faire des héros, même après cent ans, les enfants naissent déjà vieux et
avec les cheveux gris à cause du mal qu’ ils doivent vivre dans la société dès leur
naissance. On aurait pu s’ attendre à ce que la conquête de Troie ouvre un âge
d’ or pour la civilisation grecque où aucun étranger comme Paris n’ oserait voler
une femme ou quoi que ce soit d’ un citoyen grec et où le butin ramené de Troie
serait si prospère que tous les Grecs vivraient une vie de dolce far niente. Au lieu
de cela, c’ est exactement le contraire qui s’ est produit : la société s’ est effondrée
au point que même les membres les plus proches de la famille se retournent les
uns contre les autres et que la vie est si misérable et pleine d’ inquiétude que les
gens ont les cheveux gris alors qu’ ils sont encore jeunes. Bien que les humains
soient dotés de la faculté de parler pour coordonner leurs actions et vivre en
harmonie, ils ne l’ utilisent que pour se tromper les uns les autres. Outre la force
physique, la tromperie est une autre aptitude qui caractérise les héros, et ce qui
fait d’ Ulysse un tel super-tueur, ce n’ est pas tant son corps massif que sa capacité
à utiliser des mots pour persuader et tromper, « ce rusé, ce démagogue à la langue
de miel, Odysseus »74, comme le décrit Hécuba quand Ulysse persuade les Grecs
de sacrifier Polyxène, la sœur d’ Hector, après la fin de la guerre de Troie, et de
tuer une femme qui était déjà en otage et ne menaçait personne a été fait par pure
cruauté. Bien qu’ Hésiode n’ utilise pas le mot chaos, il n’ y a pas de description
plus graphique d’ une société humaine où règne le chaos. Il est difficile de passer à
côté de l’ ironie de cette chute : Zeus a pris le pouvoir et a établi une pyramide de
pouvoir précisément pour éviter l’ effondrement de la réalité raisonnée, afin que
la société humaine ne plonge plus jamais dans le chaos, mais parce que ce genre
d’ ordre repose sur la capacité de tuer, la société finit dans un autre type de chaos
où le droit n’ est pas le juste, mais le droit est le fort. La question évidente est : en
Ibid., 1:101–105, (lignes 174–201).
73

Euripides, Euripides, 2 vols., ed. and trans. David Kovacs, Loeb Classical Library 12
74

(Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1994), 2:411, (book 2:130–133).

445
L’ÂNE D’ABRAHAM

quoi la règle de Zeus diffère-t-elle de la règle du Chaos ? Et, plus précisément, le


pouvoir est-il la source de l’ ordre ou du chaos ? Hésiode répond à cette question
par une fable qui est la conclusion de la chute de la société humaine :

Et maintenant, je vais raconter une fable à des rois qui, eux aussi, ont de l’ intelli-
gence. C’ est ainsi que le faucon s’ adressa à la rossignol au cou coloré, la portant
haut parmi les nuages, la saisissant de ses griffes, tandis qu’ elle pleurait pitoy-
ablement, percée par ses griffes courbées ; il lui dit avec force : « Oiseau stupide,
pourquoi cries-tu ? Quelqu’ un de bien supérieur vous tient dans ses bras. Tu iras
où je te porterai, même si tu es chanteur ; je te ferai mon dîner si je le veux, ou je
te laisserai partir. Stupide celui qui voudrait lutter contre des hommes plus forts
que lui, car il est privé de la victoire, et il souffre en plus de ses humiliations. »
Ainsi parlait le faucon qui vole vite, l’ oiseau aux longues ailes.75

Pour les Grecs de l’ Antiquité, le faucon ne pouvait pas être une référence plus
transparente à Zeus dont il était l’ emblème des Romains, des Nazis modernes,
des Américains et d’ autres. Alors que même les savants exaltent ces histoires
comme des histoires humaines, Hésiode conclut la spirale descendante de la
société grecque avec cette fable du faucon et du rossignol pour montrer que les
humains, malgré leur aptitude à parler, ne se comportent pas différemment des
animaux qui prient. Que cette rapacité pouvait être vue même au sein des familles,
Hésiode expérimenté de première main que son propre frère, Perses, le priva de
son héritage avec l’ aide de puissants fonctionnaires corrompus.

Je soupçonne les lecteurs modernes de trouver l’ idée que le résultat de la guerre


de Troie signifiait l’ effondrement de la société grecque pour être si scandaleux
qu’ il doit avoir été introduit dans le texte soit par un éditeur confus, ou Hésiode
lui-même doit avoir été confus si le texte n’ a pas été corrompu plus tard. Supposer
qu’ Homère ait écrit l’ Iliade et l’ Odyssée à d’ autres fins, mais vanter les plus grandes
réalisations que l’ homme puisse accomplir et qui ont inspiré et fasciné les lecteurs
de tous les temps est tout simplement absurde. Encore une fois, je ne doute pas
que de telles lectures soient possibles, mais si c’ est ainsi qu’ Homère attendait de
ses lecteurs qu’ il comprenne son texte, je trouve des détails qu’ il fournit qui sont
impossibles à concilier avec de telles lectures, à moins de supposer qu’ il était
terriblement confus, ce que je peine à admettre. Comme les lecteurs modernes
le savent, même dans les films hollywoodiens, la guerre de Troie a été déclenchée
75
Hesiod, Hesiod, 1:105, (lines 202–213).

446
La mythologie démythifiée

par une histoire d’ amour entre un prince de Troie, Paris, et une reine grecque,
Hélène, qui a fui Sparte pour aller vivre avec son amant à Troie parce qu’ elle était
follement amoureuse de Paris. Mais l’ était-elle ? Comme on le sait, l’ Iliade se
termine avec les funérailles d’ Hector, le héros troyen tué par le super héros grec
Achille. Selon l’ ancienne coutume, le deuil était fait par les femmes dans l’ ordre
de leur importance pour le défunt. Naturellement, le premier à se lamenter est
Andromaque, l’ épouse légitime d’ Hector, puis sa mère, Hécuba. Mais la troisième,
surprise, surprise, Hélène, l’ amante du frère d’ Hector Paris/Alexander, explique
pourquoi Hector lui était si cher alors qu’ elle était si amoureuse du frère d’ Hector
qu’ elle se sauva avec lui pour causer tous les ennuis qui entraînèrent la mort
d’ Hector :

Puis Hélène fut la troisième à mener les lamentations : « Hector, le plus cher à
mon cœur de tous les frères de mon mari ! En vérité, mon mari ressemble à Alex-
andre, qui m’ a amenée au pays de Troie — j’ aurais aimé mourir avant ! Car voici
la vingtième année depuis que je suis sorti de là et que je suis sorti de mon pays
natal, et je n’ ai jamais entendu de vous des paroles méchantes ou méchantes ;
mais si quelqu’ un parlait de moi en mal dans les synagogues, ton frère, ta sœur,
la femme vêtue d’ une belle robe, ou ta mère, et que ton père ait toujours été doux
comme s’ il eût été mon propre père, tu les détournerais de ton langage, et tu les
réprimerais par ta douceur et tes paroles douces. Aussi, je me lamente sur toi et
sur mon malheureux moi avec tristesse au cœur ; car je n’ ai plus personne dans la
grande Troie qui soit doux ou bon envers moi ; mais tous les hommes tremblent
devant moi » [c’ est moi qui souligne].76

Mais si Hector était le seul homme de Troie à être doux et bon envers Hélène,
qu’ en serait-il de son soi-disant amant, Paris, pour lequel elle se sauva de chez
elle ? Cet étrange amour d’ Hélène pour les Troyens sera discuté plus tard, mais ce
que nous devons clarifier à ce stade est ce détail que la mort d’ Hector est survenue
vingt ans après qu’ Hélène était soi-disant tombée amoureuse du frère d’ Hector et
s’ est sauvée avec lui de Sparte à Troie. Pour résoudre ce problème, le traducteur
fournit l’ explication suivante dans une note de bas de page :

Cette étonnante déclaration s’ explique peut-être par la légende selon laquelle peu
après l’ enlèvement d’ Hélène, les Grecs avaient fait une expédition avortée con-
tre Troie, mais avaient débarqué par erreur en Mysie. De là, ils retournèrent en
Grèce, et ce n’ est qu’ après dix ans que leurs forces furent rassemblées. Cette lé-
76
Homer, Iliad, 2:619–621, (book 24:761–776).

447
L’ÂNE D’ABRAHAM

gende est ailleurs entièrement inconnue d’ Homère, mais elle s’ harmonise avec la
forme de l’ histoire qui donne à Achille un fils adulte. L’ ensemble suggère cepen-
dant un parallélisme élaboré qui suscite des soupçons : neuf ans de préparation,
la flotte navigue au dixième ; neuf ans de siège, Troie tombe au dixième ; neuf ans
d’ errance, Ulysse rentre chez lui au dixième.77

Bien que le traducteur remarque cet étrange parallélisme selon lequel il y eut
effectivement deux guerres, chacune ayant duré neuf ans et se terminant le
dixième, tout comme les errances d’ Ulysse ont duré neuf ans et se terminant le
dixième, il ne s’ interroge pas sur la signification de ces séquences de neuf et dix,
sauf qu’ elles doivent être des quantités de temps, c’ est-à-dire des années littérales.
Bien que les nombres soient utilisés régulièrement pour exprimer des quantités,
ils sont souvent utilisés pour transmettre des idées qui n’ ont rien à voir avec les
quantités. Si ces chiffres se réfèrent à la réalité objective, c’ est-à-dire aux quantités
de temps, Homère doit être terriblement confus s’ il nous dit par Hélène que la
guerre a duré vingt ans et par Ulysse qu’ elle n’ a duré que dix ans, Hélène et Ulysse
ayant participé à cette guerre :

Mais, quand Zeus, dont la voix est portée au loin, a conçu ce voyage odieux qui
a déchaîné les genoux de beaucoup de guerriers, alors ils m’ ont demandé, ainsi
qu’ Idomeneus glorieux, de conduire les navires à Ilium, et il n’ y avait aucun moy-
en de refuser, car la voix du peuple était pressée sur nous. Là, pendant neuf ans,
nous, fils des Achéens avons fait la guerre, et dans la dixième, nous avons pillé la
ville de Priam, et nous sommes partis à la maison dans nos navires, et un dieu a
dispersé les Achéens (c’ est moi qui souligne).78

Si la guerre a duré vingt ans — comme le prétend Hélène — et qu’ Ulysse a encore
passé dix ans à rentrer chez lui, il devait être assez vieux quand il est rentré chez
lui et son fils aurait au moins la trentaine et non un adolescent comme le décrit
l’ Odyssée. Homère aurait-il pu être un écrivain si distrait qu’ il a oublié ce qu’ il a
dit par Hélène à la fin de l’ Iliade et ce qu’ il a dit par Ulysse au début de L’ Odyssée ?
Et, si ces séquences de 9 et 10 n’ avaient rien à voir avec la mesure du temps, mais
plutôt avec la transmission d’ une idée ? Cette coïncidence frappante de neuf
puis dix pour décrire la durée de la guerre de Troie et des errances d’ Ulysse est
77
Ibid.
78
Homer, The Odyssey, 2 vols., trans. A.T. Murray, rev. George E. Dimock, 2nd ed., The
Loeb Classical Library 104, 105 (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1995), 2:53–55,
(book 14:235–242)

448
La mythologie démythifiée

tellement improbable que le bloqueur de réalité implicite devrait nous alerter qu’ il
s’ agit d’ un idiome utilisé pour transmettre une idée précise d’ autant plus que la
séquence est souvent utilisée par Homère. Même dans les langues modernes, il est
possible d’ utiliser des nombres pour transmettre des idées et non des quantités. Par
exemple, les gens savent aujourd’ hui que le nombre treize suppose la malchance.
De même, les Américains modernes ne comprendraient pas une expression
telle que « une vue de mille dollars » ou « une voiture de mille dollars » pour se
rapporter à des quantités d’ argent, mais plutôt pour transmettre l’ idée d’ excellence
ou de désirabilité. Apparemment, à l’ époque où l’ expression a été inventée, mille
dollars représentaient une somme d’ argent considérable et servaient à décrire ce
qui était le mieux, bien qu’ aujourd’ hui une voiture qui coûte mille dollars serait
considérée comme de la malbouffe. Avant de décider si l’ on utilise des nombres
pour transmettre des idées plutôt que des quantités, il est important d’ établir
d’ abord que les nombres font partie d’ un schéma et non aussi d’ un événement
isolé. Si l’ on regarde les histoires mythologiques, cependant, ce modèle de neuf
puis dix se retrouve en de nombreux endroits, et permettez-moi d’ en mentionner
plusieurs. Par exemple, le schéma est utilisé pour décrire la durée du déluge en
Grèce : « Sur les conseils de son père Prométhée, Deucalion construisit un coffre
et y monta avec Pyrrha [sa femme]. Les eaux montèrent, mais la poitrine flottait ;
après neuf jours et neuf nuits, elle atteignit le rivage sur le mont Parnasses, au-
dessus de Delphes [c’ est moi qui souligne]. »79 Lorsque Zeus se met en colère
contre sa femme Héra et sa fille Athéna, il menace de les blesser si gravement
qu’ elles souffriraient pendant neuf ans et ne seraient guéries que le dixième : « Je
mutilerai leurs chevaux rapides sous le char, et je les jetterai hors du char, et je
briserai le char en miettes. En l’ espace de dix ans, ils seront guéris de la blessure
que leur inflige la foudre, afin qu’ elle sache ce que c’ est que de se battre contre
son propre père [c’ est moi qui souligne]. »80 En plaidant passionnément auprès
d’ Achille pour qu’ il renonce à sa colère et rejoigne l’ armée grecque dans la bataille
contre Troie, le char d’ Achille, Phénix, utilise ce schéma pour décrire la durée de
sa détention avant de réussir à s’ échapper et à venir à Phthie, où il a élevé Achille
enfant :

Pendant neuf nuits, ils veillaient autour de moi toute la nuit ; à tour de rôle, ils
veillaient, et les feux ne s’ éteignaient pas, l’ un sous le porche de la cour bien
79
G. A Buxton, Complete World of Greek Mythology, 59.
80
Homer, Iliad, 1:381, (livre 8:401–409).

449
L’ÂNE D’ABRAHAM

clôturée, l’ autre sous le porche devant la porte de ma chambre. Mais quand la dix-
ième nuit noire fut venue sur moi, ce fut alors que j’ ouvris la porte serrée de ma
chambre et que je sautai facilement sur la clôture de la cour, sans que les gardes
et les servantes ne le voient.81

Héphaïstos se souvient aussi que la mère d’ Achille, Thétis, l’ a aidé quand il était
sorti et qu’ il a apparemment dû travailler dans une grotte pendant neuf ans avant
de recouvrer sa liberté le dixième : « Alors, j’ aurais souffert des malheurs au cœur,
si Eurynome et Thétis ne m’ avaient pas reçu dans leur sein — Eurynome, fille
rétrogradé d’ Océanus. Avec eux, alors, pendant neuf ans, je forgeais beaucoup
d’ artisanats rusés, broches, bracelets en spirale, rosettes et colliers, dans leur
grotte creuse [c’ est moi qui souligne]. »82 Quand Achille refusa de libérer le corps
d’ Hector pour l’ enterrer, Zeus demanda à Thétis de supplier son fils de libérer
le corps et utilisa le modèle pour lui dire combien de temps les dieux avaient
lutté pour trouver un moyen de voler le corps et de ne pas humilier Achille en
même temps : « Depuis neuf jours, une querelle s’ éleva entre eux immortels
concernant le cadavre d’ Hector et Achille, pilleur de villes. Ils exhortent le
perspicace Argeïphontes à voler le corps, mais je l’ accorde comme un honneur à
Achille, cherchant à préserver ton respect et ton amour pour le temps à venir. »83
Quand Achille se repent et accepte de rencontrer secrètement le père d’ Hector
et accepte de libérer le corps d’ Hector pour l’ enterrement, il demande à Priam
combien de temps les Grecs devraient s’ abstenir de toute hostilité pour permettre
l’ enterrement d’ Hector, Priam utilise le schéma pour décrire les préparatifs des
funérailles :

Si vous tenez vraiment à ce que j’ accomplisse son enterrement pour le noble Hec-
tor, alors en faisant cela, Achille, vous me feriez une faveur. Vous savez comment
nous sommes enfermés dans la ville, et c’ est loin d’ aller chercher du bois dans
la montagne, et les Troyens ont très peur. Pendant neuf jours, nous l’ attendrons
dans nos parvis, et le dixième, nous l’ enterrerons, et le peuple se réjouira ; le onz-
ième, nous élèverons un monceau sur lui, et le douzième, nous livrerons bataille,
s’ il le faut.84

81
Ibid., 1:429, (livre 9:470–477).
82
Ibid., 2:317, (livre 18:397–402.
83
Ibid., 2:571, (livre 24:107–113).
84
Ibid., 2:613, (livre 24:660–667).

450
La mythologie démythifiée

Lorsqu’ il mentionne la durée de son naufrage, Ulysse utilise le modèle pour


décrire combien de temps, il a dû s’ accrocher à la quille de son navire jusqu’ à ce
qu’ il arrive à terre :

Car Zeus avait frappé mon navire de son éclatant tonnerre, et l’ avait brisé au
milieu de la mer de vin. Là tout le reste de mes fidèles camarades périt, mais je
saisis dans mes bras la quille de mon navire courbé, et je fus porté à la dérive pen-
dant neuf jours, et la dixième nuit noire les dieux m’ amenèrent à l’ île, Ogygia, où
habite Calypso, une déesse redoutable.85

Sur un autre naufrage, il fallut à Ulysse exactement le même temps pour atteindre
l’ île des mangeurs de Lotus qu’ à l’ île d’ Ogygia: « De là, pendant neuf jours, j’ ai été
porté par des vents féroces sur la mer remplie de poissons ; mais le dixième, nous
avons mis le pied sur la terre des mangeurs de Lotus, qui mangent une nourriture
florale [c’ est moi qui souligne]. »86 Quelle coïncidence ! Une autre étape de son
voyage a duré exactement neuf jours avec l’ arrivée, le dixième : « Pendant neuf
jours, nous avons navigué nuit et jour, et le dixième jour, notre terre natale est
apparue en vue, et en effet, nous étions si proches que nous avons vu des hommes
allumer leurs feux [c’ est moi qui souligne]. »87 Après un autre naufrage, Ulysse dut
passer de nouveau exactement neuf jours à flotter jusqu’ à ce qu’ il atteigne la terre
ferme :

Quant à moi, Zeus lui-même, quand mon cœur était en proie au malheur, mit
entre mes mains le mât frénétiquement lancé du navire à rames noires, afin que
j’ échappe de nouveau à la destruction. Autour de cela, je me suis accroché, et
j’ ai été porté par les vents terribles. Pendant neuf jours, j’ ai été porté, mais sur la
dixième nuit noire, la grande vague de roulement m’ a amené au pays des Thes-
protiens.88

Le motif est également utilisé par Médée pour décrire le temps qu’ il lui a fallu
pour recueillir toutes les herbes dont elle avait besoin pour faire les concoctions
de ses charmes : « Tandis qu’ elle parlait, son char magique sortit de la nuit. Elle le
monta et, après avoir caressé les cous des dragons, elle s’ envola vers les plaines de
Thessalie et, pendant neuf jours et neuf nuits, cueillit dans les lits des rivières, les
85
Homer, Odyssey, 1:265, (livre 7:250–255).
86
Ibid., 1:323, (livre 9:82–84).
87
Ibid., 1:361, (livre 10:28–30).
88
Ibid., 2:59, (livre 14:310—317).

451
L’ÂNE D’ABRAHAM

forêts et le terrain ouvert les herbes et les herbes dont elle avait besoin [c’ est moi
qui souligne]. »89 Selon Hésiode, la distance entre la terre et l’ Olympe, et la terre et
le Tartare est la même. Il faudrait ainsi à une enclume tombant dans l’ air et dans la
terre exactement neuf jours et neuf nuits pour arriver le dixième :

Car il y a aussi loin de la terre que le Tartare obscur : car une enclume de bronze,
tombant du ciel pendant neuf nuits et neuf jours, arriverait sur la terre le dixième
jour ; et à son tour, c’ est la même distance entre la terre et le Tartare trouble ; et
encore une fois, une enclume de bronze, tombant de terre pendant neuf nuits et
neuf jours, arriverait le dixième au Tartare [c’ est moi qui souligne].90

En décrivant l’ eau du fleuve Styx, Hésiode dit que neuf parties de celui-ci s’ écoulent
dans la mer, mais une dixième partie est réservée à Iris à utiliser contre les dieux
qui commettent le parjure et dont la punition prend la forme suivante :

Car celui des immortels, qui possèdent le sommet de l’ Olympe enneigé, jure par
un faux serment après en avoir versé une libation, il reste sans souffle pendant
une année entière ; et il ne s’ approche pas de l’ ambroisie et du nectar pour se
nourrir, mais il reste là sans souffle et sans voix sur un lit couvert, et une stupeur
maléfique l’ enveloppe. Et quand il a achevé cette maladie pendant une longue
année, une autre épreuve, encore pire, suit celle-ci ; pendant neuf ans, il est coupé
de la participation avec les dieux qui sont toujours, il ne se mêle pas avec eux à
leur assemblée ou à leur fête pendant neuf ans ; mais la dixième, il se mêle de
nouveau aux réunions des immortels qui ont leurs demeures sur l’ Olympe [c’ est
moi qui souligne].91

Un simple survol de ces exemples suffirait à comprendre que ce schéma de


neuf à dix sert à décrire des actions comportant deux parties : une plus longue,
habituellement douloureuse ou désagréable, suivie d’ un résultat final généralement
bref et désirable. La guerre est habituellement longue et pénible, tandis que le
pillage d’ une ville est bref et agréable, bien sûr, du point de vue des conquérants.
De même, la survie d’ un naufrage est longue et pénible, tandis que l’ arrivée à terre
est brève et joyeuse. Le motif est utilisé même quand Ulysse divise les résultats
d’ une chasse : « Immédiatement, nous avons pris des navires, nos arcs courbes et
de longues javelines, et nous avons formé trois groupes, nous avons pris au tir ;
89
Rex Warner, The Stories of the Greeks (New York: Farrar, Straus & Giroux, 1967), 67.
90
Hesiod, Hesiod, 1:61, (lignes 721–725).
91
Ibid., 1:67—69, (lignes 790–804).

452
La mythologie démythifiée

et aussitôt le dieu nous a donné un sac pour satisfaire nos cœurs. Les navires qui
me suivaient étaient au nombre de douze, et chacun neuf chèvres tombaient par le
sort, mais pour moi seul, ils en choisissaient dix [c’ est moi qui souligne]. »92 Alors
que neuf chèvres étaient la récompense du peuple, dix étaient la récompense du
chef. Si le navire d’ Ulysse était suivi de douze autres navires, son navire devait
être le treizième, et si ces chiffres représentaient des quantités, alors Ulysse et ses
compagnons parvinrent à chasser exactement 118 chèvres.93 Quelle chasse ! On se
demande s’ il y avait encore une chèvre sur cette pauvre île !

Si, par contre, des nombres de ce type ne véhiculent pas l’ idée de grandeur telle
qu’ elle est leur signification arithmétique, alors ils doivent véhiculer une idée
différente, tout comme l’ expression « un millier de dollars » n’ indique pas une
somme d’ argent, mais l’ idée d’ excellence. Comme le nombre dix était la base du
comptage, les Grecs de l’ Antiquité l’ ont choisi pour décrire un ensemble composé
de deux parties : une partie plus grande qui était désagréable et indésirable, avec
une partie plus petite qui était désirable et agréable, et à l’ intérieur de l’ ensemble,
neuf représentait la première partie qui était plus grande et indésirable, le nombre
dix représentant la fin qui était le résultat positif. On trouve un schéma semblable
dans la Bible et dans la mythologie mésopotamienne, sauf qu’ il est basé non pas
sur le nombre dix, mais sur le nombre sept, le nombre de jours d’ une semaine où
les six premiers jours consistaient en un travail dur et pénible, suivi le septième par
un agréable jour de repos. Par conséquent, dans la Bible, la séquence six-alors-sept
transmet la même idée que la séquence neuf-dix dans la littérature grecque antique.
Puisque les schémas de nombres représentent des idées, les idées véhiculées par
ces schémas peuvent être accentuées en multipliant les nombres dans les schémas,
tout comme une idée véhiculée par un mot ordinaire est accentuée en plaçant
le mot « plus » devant elle. Cette accentuation d’ une idée par la multiplication
des nombres utilisés comme motifs se trouve à la fois dans la Bible et dans la
littérature grecque antique. Par exemple, si on multiplie le nombre sept par dix,
puis de nouveau par sept, on obtient soixante-dix-sept fois, et si on additionne
le nombre six et son multiple par dix, puis additionne son multiple par cent, on
obtient six cent soixante-six, ce qui suggère la plus grande étendue de ce que le
nombre six représente. Une multiplication d’ un nombre par lui-même et par
92
Homer, Odyssey, 1:327, (livre 9:15621–160).
93
Ce modèle de douze et treize est un autre utilisé dans l’ Antiquité, y compris dans la
Bible, et sa signification je parlerai ailleurs.

453
L’ÂNE D’ABRAHAM

mille, comme douze multiplié par douze et multiplié par mille — cela donnerait
144 000 — suggérerait une signification extrêmement catégorique de ce que
représente le nombre douze.

Comme la multiplication des modèles numériques est utilisée dans la Bible pour
souligner les idées que le modèle véhicule, de même dans la mythologie grecque,
la multiplication de neuf et dix est utilisée pour mettre l’ accent. Par exemple,
le doublement du nombre neuf serait dix-huit. Il est ainsi utilisé pour décrire
le naufrage final d’ Ulysse, ce qui signifie qu’ il a été bien pire que les naufrages
précédents, car il a duré deux fois plus de temps. En outre, une multiplication par
dix serait encore plus accentuée et se produit dans l’ Iliade lorsque le super-héros
grec Diomède découvre qu’ un guerrier troyen, Glaucus, était le fils d’ un ami de
son père Tydeus et, au lieu de commencer à se battre, ils décident de devenir amis
en échangeant leurs armures :

Quand ils [Diomède et Glaucus] eurent ainsi parlé, ils bondirent tous deux de
leurs chars, se serrèrent la main et donnèrent le serment de leur foi. Et de Glau-
cus, Zeus, fils de Cronos, lui fit perdre la raison, en faisant l’ échange d’ armures
avec Diomède, fils de Tydeus, donnant de l’ or pour du bronze, la valeur de cent
bœufs pour la valeur de neuf [c’ est moi qui souligne].94

Apparemment, les bœufs étaient utilisés dans l’ Antiquité comme monnaie


internationale et selon l’ esprit grec, même si un héros grec décide de ne pas
combattre un ennemi, il le surpasse encore dix fois.

Si j’ ai raison de dire que le motif neuf et dix est utilisé dans la mythologie grecque
pour transmettre des idées et non des quantités, alors nous sommes en mesure de
comprendre pourquoi Ulysse dit que la guerre de Troie a duré dix ans et Hélène
dit qu’ elle en a duré vingt. Si neuf représentaient la partie douloureuse de la
guerre — quelle que soit la durée réelle de la guerre — cette période pour Ulysse
en tant que combattant de première ligne a dû être extrêmement dangereuse et
douloureuse, et si Hélène dit que la guerre a duré deux fois plus longtemps, encore
une fois, elle doit ne faites pas référence à la durée réelle de la guerre, mais au fait
que pour elle, la guerre et son séjour à Troie ont été deux fois plus douloureux que
pour un combattant de première ligne, même si apparemment, elle ne courait
aucun danger à Troie, profitant des meilleurs moments de sa vie avec son supposé
94
Homère, Iliad, 1:291, (livre 6 :222–236).

454
La mythologie démythifiée

amant. Si Hélène, cependant, était malheureuse à Troie et attendait avec impatience


la conquête de Troie comme la fin de ses souffrances, elle aurait dû se réjouir de la
mort d’ Hector comme de quelque chose qui allait mettre un terme à la guerre et
la libérer, mais si elle pleurait la mort d’ Hector, c’ était sans doute pour une raison
qui lui était propre. Comme elle le précise, elle fut traitée avec hostilité par tous les
membres de la famille royale, à l’ exception de Priam, et chaque fois qu’ elle était
attaquée, ce n’ était pas son amant Pâris qui la défendait, mais c’ était Hector. Si
Hélène aimait Pâris, pourquoi pleure-t-elle Hector aux côtés de sa femme et de sa
mère ? Et, si Hector défendait Hélène chaque fois qu’ elle était maltraitée, pourquoi
Hector défendrait-il l’ amante de son frère Pâris alors qu’ il détestait évidemment
Pâris puisqu’ il ne manquait aucune occasion de le réprimander et de le dépeindre
comme un lâche et un trouillard ? De plus, si Hector reprochait à son frère Pâris
la guerre contre sa ville en raison de son prétendu amour pour Hélène, pourquoi
ne blâmerait-il pas au même degré Hélène si elle se sauvait avec Pâris par un
amour tout aussi brûlant ? Qu’ Hector défendrait Hélène et qu’ Hélène pleurerait
Hector est assez suspect, mais ce qui l’ est encore plus, c’ est qu’ Hector, au cours
d’ une des batailles les plus féroces, décide de quitter le champ de bataille et de se
rendre en ville pour demander aux femmes d’ apporter des sacrifices aux dieux
afin d’ assurer le succès sur le champ de bataille ! Et, chez quelle femme Hector est-
il allé voir en premier ? Surprise, surprise, c’ était Hélène qui était avec son supposé
amant, Pâris. Bien qu’ Hector n’ ait eu aucune difficulté à retrouver Hélène, il n’ avait
aucune idée de l’ endroit où se trouvait sa propre femme Andromaque et a
finalement pu la retrouver et la voir ainsi que son fils pour la dernière fois avant de
retourner sur le champ de bataille. Par conséquent, si Hélène était plus amoureuse
d’ Hector que de Pâris, alors pourquoi s’ est-elle retrouvée avec Pâris ? Encore une
fois, afin de comprendre la réalité derrière le texte, nous devons examiner les
détails du texte, et l’ un des détails importants que l’ Iliade expose très clairement
est que Pâris est revenu de Sparte, non seulement avec Hélène, mais aussi avec le
trésor la ville. Nous apprenons ce détail grâce à l’ accord conclu entre les Grecs et
les Troyens selon lequel Pâris et Ménélas s’ affronteraient dans un combat personnel
afin que le sort de la guerre soit décidé par un duel, comme cela se faisait souvent
dans l’ Antiquité pour éviter une guerre. Selon cet accord, si Ménélas parvenait à
tuer Pâris, alors les Troyens rendraient Hélène et le trésor de la ville que Pâris avait
apporté de Sparte, et la guerre serait évitée, mais si Pâris parvenait à tuer Ménélas,
alors Hélène et le trésor de la ville resteraient à Troie, les Grecs rentreraient chez
eux les mains vides et la guerre serait de nouveau évitée. Le fait qu’ Hélène suivrait

455
L’ÂNE D’ABRAHAM

Pâris par un amour brûlant constitue une bonne histoire hollywoodienne.


Pourquoi le trésor de la ville suivrait-il Pâris et comment le trésor de la ville
finirait-il sur des navires étrangers ? Que Ménélas ne soit pas chez lui pour
surveiller sa femme alors qu’ il était possible d’ avoir des invités aussi importants,
mais que le trésor de la ville soit conservé dans une rue pour que quiconque puisse
le charger sur un navire défie tout ce que nous savons de la vie réelle. Et, si Pâris
expliquait à Hélène que, par amour pour elle, il ne l’ emmènerait pas avec lui à
Troie, à moins qu’ elle n’ apporte avec elle le trésor de la ville, comment a-t-elle pu
persuader ceux qui gardaient le trésor royal de charger le trésor sur un navire
étranger pour l’ emmener faire un tour en pleine mer, surtout lorsque le roi n’ était
pas dans la ville ? Hélène était peut-être la reine, mais le chef des gardes qui gardait
le trésor devait savoir que le commandant en chef était le roi et non la reine, et si
la reine voulait charger le trésor de la ville sur un navire étranger alors que le roi
n’ était pas la reine, en ville, il doit se passer quelque chose de très louche. C’ est
lorsque nous regardons attentivement tous les détails de l’ histoire que la réalité
derrière le texte commence d’ être discernée. La réalité ne peut donc pas être
qu’ Hélène s’ est sauvée avec Pâris et a emporté avec elle le trésor de la ville par un
amour enflammé pour lui, mais plutôt que Pâris a dû piller Sparte et qu’ Hélène a
été prise non comme amante, mais comme otage. Le fait que les femmes, en
particulier celles des dirigeants, étaient considérées comme la partie la plus
importante du butin lorsque la conquête des villes était une pratique courante
dans les temps anciens et que les femmes constituaient la partie la plus chérie du
butin est abondamment documenté dans la littérature ancienne. Bien sûr, nous ne
pouvons pas être sûrs des détails, mais l’ attaque effrontée de Pâris contre Sparte a
dû surprendre Ménélas, soit alors qu’ il était loin de la ville, soit qu’ il a dû fuir pour
sauver sa vie parce qu’ il n’ était pas prêt à défendre la ville. Si Sparte, cependant, a
été pillée par Pâris, pourquoi l’ histoire grecque dirait-elle que Pâris a été reçu
comme un invité d’ honneur par Ménélas et que Pâris s’ est sauvé avec sa femme
parce qu’ ils sont tombés amoureux l’ un de l’ autre ? En d’ autres termes, pourquoi
une histoire de guerre se transformerait-elle en une histoire d’ amour ? Pour poser
la même question grâce à les notions que j’ ai adoptées : pourquoi la réalité dans
l’ histoire est si différente de la réalité derrière l’ histoire puisque l’ histoire fait
évidemment référence à des personnes réelles et à des événements réels ? Afin de
comprendre pourquoi la réalité dans l’ histoire s’ écarte de la réalité derrière
l’ histoire, nous devons toujours garder à l’ esprit de quoi il s’ agit, dans notre cas,
c’ est-a-dire, il s’ agit d’ une histoire grecque. Pour les Grecs, lire l’ histoire d’ un

456
La mythologie démythifiée

étranger qui a réussi à lancer une attaque contre une ville grecque importante, à la
piller sous leur nez et à se sauver avec le trésor de la ville et la reine en otage serait
trop embarrassant. Cela produirait une bonne histoire pour les Troyens, mais pas
pour les Grecs, et c’ est sans doute ce que les Troyens savaient ce qui s’ est réellement
passé et comment l’ histoire était connue à Troie, même par les enfants. C’ est la
raison pour laquelle Hector blâme son frère Pâris et non Hélène pour avoir
déclenché la guerre : il savait qu’ Hélène était une otage, et donc elle-même était
une victime. C’ est de ce fait pour cela qu’ Hector l’ a défendue et c’ est pour cela
qu’ Hélène a pleuré la mort d’ Hector, son seul protecteur dans un environnement
hostile. Cependant, pour rendre l’ histoire acceptable pour les Grecs, il a fallu
changer la réalité de l’ histoire : Paris n’ est pas venu conquérir Sparte, mais a été
invité en tant qu’ invité d’ honneur par Ménélas, mais au lieu d’ apprécier
l’ hospitalité, un étranger vicieux a séduit la femme de son hôte généreux en brisant
toutes les règles de l’ hospitalité et a volé la femme alors que l’ hôte n’ hésitait pas à
partir en voyage tout en recevant des invités. Si une reine grecque finit par coucher
avec un étranger, ce n’ est pas parce que les étrangers parviennent à déjouer les
Grecs, mais parce que les Grecs sont si généreux et hospitaliers, tandis que les
étrangers sont si vicieux qu’ au lieu d’ apprécier la générosité des Grecs, ils profitent
de et rendre la pareille en causant du mal. Ce type de raisonnement a un parallèle
contemporain étroit. Comme on le sait, l’ attaque terroriste contre le World Trade
Center a été un choc pour les Américains, pareillement l’ attaque de Pâris contre
Sparte a dû l’ être pour les Grecs de l’ Antiquité. Tout comme les anciens Grecs, au
lieu d’ admettre que certains étrangers avaient réussi à lancer une attaque réussie
contre une ville américaine, on a dit aux Américains que l’ attaque était possible
parce qu’ ils étaient trop hospitaliers envers les étrangers, en particulier envers les
étudiants étrangers, en leur permettant de venir dans le pays et étudier dans leurs
universités. Au lieu d’ apprécier l’ hospitalité et la générosité américaines, les
étudiants étrangers — étant mauvais comme tous les étrangers — profitent de
l’ ouverture et de la bonté de leurs hôtes pour blesser les Américains qui sont
détestés par les étrangers simplement parce qu’ ils sont bons et que les étrangers
sont si méchants qu’ ils ils ne peuvent pas tolérer ceux qui sont bons. En
conséquence, tous les étudiants étrangers ont été placés sous la surveillance de la
police secrète en tant que terroristes potentiels, même si aucun étudiant étranger
n’ a été impliqué dans une quelconque attaque terroriste. Pour justifier l’ imputation
d’ attaques terroristes à des étudiants étrangers, le gouvernement américain a
prétendu que les auteurs de ces attentats avaient appris à piloter des avions aux

457
L’ÂNE D’ABRAHAM

États-Unis d’ Amérique, bien qu’ aucun des auteurs de ces attentats n’ ait été inscrit
dans aucune école à l’ époque et n’ ait jamais été inscrit dans aucune université,
étant donné que les universités ne délivrent pas de licences de pilote. Ainsi,
l’ attaque éhontée de Sparte par Pâris a servi de prétexte pour lancer la guerre de
Troie, de même l’ attaque éhontée contre le World Trade Center a été utilisée par
les Américains et leurs alliés européens pour lancer les guerres actuelles contre
d’ autres pays.

Cependant, le prétexte selon lequel Pâris aurait séduit Hélène et qu’ elle se
sauverait avec lui soulevait une question : pourquoi une reine d’ une ville grecque
accepterait-elle de partir avec un prince étranger et de vivre au mieux comme
concubine dans une ville étrangère où elle était traitée comme une étrangère avec
dédain exactement comme les Grecs eux-mêmes traitaient les étrangers ? Même
si l’ explication selon laquelle Hélène s’ est sauvée avec Pâris constitue une bonne
histoire hollywoodienne, elle n’ aurait eu aucun sens pour les Grecs de l’ Antiquité
comme justification de la guerre. Même si les mœurs grecques étaient très laxistes
en ce qui concerne la conduite sexuelle des hommes, elles étaient très strictes
en ce qui concerne les femmes, de sorte que lorsqu’ une femme mariée se livrait
à des relations sexuelles illicites, elle devenait si déshonorée qu’ elle ne pouvait
pas y participer à aucun culte public, et encore moins être ramenée à la maison
par la force, en particulier lorsqu’ elle s’ est enfuie avec un amant. Bien qu’ Helen
se reproche à plusieurs reprises d’ avoir été stupide de partir avec Paris, cela vise
clairement à approuver l’ histoire officielle et à se conformer à la réalité de l’ histoire,
mais rien n’ indique qu’ un quelconque des Grecs lui ait attribué le moindre blâme.
Bien au contraire, selon la tradition, elle était même vénérée après son retour chez
elle, ce qui prouve qu’ elle était considérée comme une héroïne prise en otage et
non comme une prostituée qui avait infidèle son mari et s’ était sauvée avec un
amant. Seul un scénario dans lequel Pâris pillerait Sparte et prendrait le trésor de
la ville comme butin et la reine comme otage justifierait une entreprise d’ une telle
envergure que la guerre de Troie, alors que la soi-disant histoire d’ amour d’ une
femme libre aurait fait la une des journaux pour tabloïds s’ ils avaient existé dans
les temps anciens, mais ils auraient été traités avec embarras et un silence digne
par les fiers grecs de l’ Antiquité. C’ est précisément lorsque aucune explication
rationnelle n’ est possible parce que la réalité contenue dans l’ histoire s’ écarte de la
réalité derrière l’ histoire que les actions des dieux sont introduites dans l’ histoire
pour justifier la réalité modifiée. Dans notre cas, le supposé amour brûlant

458
La mythologie démythifiée

d’ Hélène pour Pâris — qui ne peut être rationnellement justifié pour une femme
avec un enfant et mariée à un roi — aurait été causé miraculeusement par la déesse
Aphrodite qui a récompensé Pâris avec l’ amour magiquement induit d’ Hélène
pour l’ avoir déclarée la plus grande beauté parmi les trois principales divinités
féminines : Héra, Athéna et elle-même. Les actions des dieux sont utilisées pour
justifier le fait que la réalité de l’ histoire s’ écarte de la réalité derrière l’ histoire
parce que les humains ne peuvent pas discuter avec les dieux, ils ne peuvent pas
se demander pourquoi les dieux choisissent de faire ce qu’ ils font et ne peuvent
pas résister à leurs décisions. Si Hélène se retrouvait au lit avec Pâris, tout ce que
les Grecs pouvaient faire était de limoger Troie et de ramener Hélène chez elle par
la force, mais pas de forcer Aphrodite à ramener Hélène à la raison et à la faire
retourner auprès de son mari et de son enfant. Si Aphrodite décidait qu’ Hélène
devait tomber amoureuse de Pâris dès qu’ elle le verrait, Hélène n’ avait d’ autre
choix que de le suivre aveuglément, même s’ il était le plus laid des ogres. Comme
nous le verrons tout au long de cette étude, les actions des divinités sont parmi les
meilleurs indices que l’ histoire contenue dans le texte s’ écarte de la réalité derrière
le texte afin de rendre l’ histoire acceptable pour les lecteurs visés.

Mais, s’ il est vrai que Pâris a saccagé Sparte à la suite d’ un raid effronté, pourquoi
s’ engagerait-il dans une entreprise aussi audacieuse et risquée ? Un indice pour
répondre à cette question se trouve dans l’ hostilité entre les deux frères, Hector et
Pâris/Alexandre. Hector, le frère aîné, est clairement le prince héritier qui attend la
mort de son vieux père pour devenir le chef de file, sans avoir besoin de faire quoi
que ce soit pour hériter du trône tant convoité. Comme cela apparaît clairement
dans l’ Iliade, Hector est de facto roi et Priam est plutôt une figure cérémoniale. Pâris,
cependant, étant plus jeune, était l’ outsider, et s’ il avait l’ ambition de devenir le chef
de file, attendre n’ était pas une option. Parce que la mythologie parle de pouvoir,
pour l’ acquérir, les fils tuent souvent leur père, les pères tuent leurs fils, les frères
s’ entretuent, ou même les femmes tuent leur mari et leurs meilleurs amis. Parce
que tuer un parent proche rendrait le tueur souillé, et donc inapte à gouverner, de
tels meurtres sont souvent décrits dans la réalité de l’ histoire comme involontaires
ou autoinfligés, bien que les détails de l’ histoire suggèrent que la réalité derrière le
texte est beaucoup plus sombre. Nous avons déjà évoqué Œdipe qui aurait tué son
père alors qu’ il se sauvait de chez lui pour éviter de tuer son père. Il a ainsi fini par
tuer son vrai père parce qu’ il était guidé par son subconscient auquel il n’ avait pas
accès, sachant qu’ à cette époque Freud n’ a appris à aucun psychanalyste à lire le

459
L’ÂNE D’ABRAHAM

subconscient. De plus, le fait qu’ Œdipe ait maudit ses fils pour qu’ ils finissent par
s’ entre-tuer avant de s’ exiler prouve qu’ il a été destitué par ses fils avides de pouvoir
et qu’ il a été aveuglé par eux — et ne s’ est donc pas aveuglé lui-même — afin de
le rendre inapte à revenir sur le trône. Bien sûr, les fils auraient pu tuer leur père,
mais cela les aurait rendus souillés et les aurait disqualifiés pour être rois. Ils ont de
ce fait décidé de l’ aveugler et ont ensuite affirmé qu’ Œdipe s’ était aveuglé d’ une
conscience coupable, qu’ il avait tué son père par ignorance. Qu’ Œdipe ait ignoré
qu’ il avait tué son père et qu’ il ait décidé d’ abdiquer lorsqu’ il a finalement appris la
vérité aurait été tout à fait incroyable ; il doit donc être de notoriété publique qu’ il
a tué son père pour s’ emparer du trône et que ses fils ont utilisé cette connaissance
pour justifier de lui faire exactement ce qu’ il avait fait à son père ; et sa malédiction
selon laquelle les deux fils finiraient par s’ entretuer n’ avait rien à voir avec une
quelconque capacité prophétique à prédire ou à décider de l’ avenir, mais plutôt
avec le simple bon sens, à savoir que lorsque des frères sont avides de pouvoir
au point de déposer leur père et de l’ aveugler pour le forcer à quitter le trône et
à passer le reste de sa vie en exil, ils finiraient par se faire la même chose l’ un à
l’ autre puisqu’ il n’ y a qu’ un seul trône qui ne peut pas être occupé par plusieurs
frères lorsqu’ il y en a plus d’ un. Cela était vrai, non seulement pour Thèbes, mais
également pour Troie. Alors que les garçons des citoyens ordinaires qui n’ ont
aucun pouvoir trouveraient répugnante l’ idée de tuer leur père pour avoir des
relations sexuelles avec leur mère — ou même avec leurs sœurs d’ ailleurs — ceux
qui sont hypnotisés par le pouvoir n’ auraient pas de tels scrupules. De plus, Jocaste
n’ était pas nécessairement la mère biologique d’ Œdipe. Pour Œdipe, épouser
sa mère biologique et avoir quatre enfants avec elle aurait été une impossibilité
biologique, en particulier dans les temps anciens où les traitements de fertilité
n’ étaient pas disponibles. Ce qu’ Œdipe a très probablement fait après avoir tué
le roi, c’ est d’ épouser l’ épouse préférée du roi à cette époque qui devait être l’ une
des plus jeunes parmi de nombreuses autres épouses et concubines. Même dans
l’ ancien Israël, où la monogamie était religieusement imposée, la polygamie était
la règle pour les monarques. Apparemment, les anciens Grecs n’ avaient pas de
notions de belle-mère, de beau-père, etc., et comme Œdipe était le fils du roi,
techniquement, il était le fils de l’ une des épouses du roi, et s’ il épousait la reine,
il épousa sa mère puisque toutes les épouses du roi étaient par défaut les mères
de tous les enfants du roi. Alors qu’ Œdipe détient le pouvoir, personne n’ ose dire
qu’ il sait qu’ Œdipe est le fils de l’ ancien roi et qu’ il a tué son père pour s’ emparer
du trône, mais lorsque ses deux fils ont organisé un coup d’ État pour renverser

460
La mythologie démythifiée

Œdipe lui-même, un oracle et une peste ont été utilisés pour accuser le roi de ce
meurtre qui devait être de notoriété publique, de sorte que le renversement du
roi n’ était plus un coup d’ État, mais une punition divine pour ce que le roi avait
fait et que sa destitution du trône était donc un acte de justice divine. C’ est une
caractéristique importante des oracles grecs : ils disent tout ce que toute la ville
savait depuis le début. Apparemment, personne n’ a osé contester ces oracles en
posant des questions telles que : si les dieux avaient été si indignés par le crime
commis par Œdipe dans sa jeunesse, pourquoi ont-ils attendu si longtemps pour
punir la ville et laisser à Œdipe le temps d’ avoir pas moins de quatre enfants avec
sa femme/mère illégitime ? Les dieux étaient-ils restés endormis ou ivres pendant
tout ce temps ? Bien que l’ on ne nous dise pas quel âge avait Œdipe lorsque son
crime a été rendu public et déposé, ses fils devaient être assez vieux pour saliver
pour le trône puisqu’ ils l’ ont assumé après le départ d’ Œdipe. Qu’ Œdipe se soit
aveuglé et que Jocaste se soit pendue par conscience coupable est aussi crédible
qu’ une prostituée se suiciderait dans la vieillesse par mauvaise conscience parce
qu’ elle avait perdu sa virginité. Non seulement une reine n’ aurait eu aucun
scrupule à devenir l’ épouse du prochain roi, mais c’ était précisément le rêve de
toute reine. Puisque Œdipe s’ est exilé, il a dû être déposé par ses deux fils, Étéocle
et Polynice, et compte tenu du fait que les deux frères ont accepté de partager
le trône, aucun d’ entre eux ne pouvait épouser leur mère/grand-mère, car celui
qui l’ aurait fait aurait en fait revendiqué le trône, puisque la reine n’ aurait pas
pu être partagée chaque année par un autre frère ; la seule option était donc de
l’ éliminer en l’ exécutant, en particulier si elle refusait d’ approuver le coup d’ État.
Si Jocaste était l’ épouse de son père qu’ Œdipe a tué et remplacé, cela ne signifie
pas qu’ elle était la mère biologique d’ Étéocle et de Polynice. Que des enfants tuent
leur mère biologique par avidité de pouvoir aurait été scandaleux, même selon les
normes anciennes, comme Oreste et sa sœur Électre l’ ont découvert après avoir
tué leur propre mère pour les mêmes raisons. C’ est pourquoi l’ histoire officielle a
été présentée selon laquelle Jocaste s’ est pendue à une mauvaise conscience, même
si en réalité, elle a dû être exécutée. Faut-il s’ étonner qu’ Œdipe, avant de s’ exiler,
ait maudit ses propres fils pour qu’ ils finissent par s’ entre-tuer en raison de leur
avidité de pouvoir qui n’ avait d’ égal que la sienne ?

En tant que paria, Œdipe a reçu la protection du roi d’ Athènes, Thésée, dont
l’ histoire est peu différente. Tout comme Œdipe a grandi loin de chez lui, Thésée
a grandi avec sa mère en exil, de sorte que son père, Égée, ne l’ a reconnu que

461
L’ÂNE D’ABRAHAM

lorsqu’ il est rentré chez lui à l’ âge adulte. Comme superhéros, Thésée s’ est porté
volontaire pour faire partie des jeunes qu’ Athènes a dû envoyer en Crète pour être
mangés par le monstre Minotaure, que Thésée a réussi à tuer. Comme nous l’ avons
souligné précédemment, le Minotaure n’ était pas une créature monstrueuse, mais
le prince héritier — voire le roi lui-même désormais — de l’ empire crétois qui
a soumis les villes grecques, y compris Athènes. Apparemment, Égée savait que
Thésée n’ était pas allé en Crète pour devenir le déjeuner du Minotaure, mais s’ était
plutôt lancé dans une expédition pour conquérir la Crète et libérer Athènes de
sa domination, car il avait convenu que si Thésée levait des voiles blanches en
rentrant chez lui, cela signifiait qu’ il avait été victorieux, mais s’ il avait déployé
des voiles noires, cela signifiait qu’ il avait été vaincu et mangé par le Minotaure,
de sorte que ce qui revenait n’ était que les restes du déjeuner. Bien que Thésée ait
été victorieux, probablement enthousiasmé par son succès, il a oublié de déployer
les voiles blanches, et son père, en voyant les voiles noires et en supposant que
Thésée était mort, a sauté des murs de la ville sur les rochers en contrebas et s’ est
suicidé de chagrin. Est-ce plus crédible que de dire qu’ une prostituée se suiciderait
parce qu’ elle a perdu sa virginité ? Pourquoi un roi se suiciderait-il si l’ un de ses
fils illégitimes qui a grandi dans une ville étrangère est tué lors d’ une bataille ?
Le fait qu’ Égée soit tombé du mur de la ville est peut-être historiquement vrai,
mais cela a dû se produire, soit parce que Thésée lui-même lui a donné une bonne
poussée, soit parce qu’ il est mort sur le mur de la ville en défendant la ville contre
Thésée qui était venu libérer sa ville de la tyrannie de son père après avoir libéré
la ville du joug du roi minoen. Quant à la vie familiale de Thésée, elle ne diffère
que légèrement de celle d’ Œdipe. Au lieu que le fils soit obsédé par le fait d’ avoir
des relations sexuelles avec sa mère, c’ est la mère qui devient folle d’ avoir des
relations sexuelles avec son fils. Plus précisément, Phèdre, la seconde épouse de
Thésée, tombe amoureuse de l’ un des fils de Thésée, Hippolyte. Cependant, quand
Hippolyte apprend que sa mère était folle de coucher avec lui, il s’ est indigné de
perdre sa virginité et sa mère s’ est suicidée par chagrin et par humiliation, non
sans avoir laissé derrière elle une lettre expliquant qu’ elle s’ était suicidée parce
qu’ elle avait été violée par Hippolyte. Furieux comme Œdipe, Thésée maudit son
fils pour qu’ il soit tué et, comme il se doit, Poséidon envoie un taureau de la mer
qui effraie les chevaux d’ Hippolyte alors qu’ il roule à grande vitesse sur son char
de guerre, si bien que celui-ci se renverse et qu’ Hippolyte est mortellement blessé.
Juste avant qu’ Hippolyte ne meure, la déesse Artémis est apparue en personne
pour confirmer qu’ Hippolyte était vierge, que c’ était Phèdre qui était tombée

462
La mythologie démythifiée

amoureuse de lui parce que la même Aphrodite qui avait fait tomber Hélène
amoureuse de Pâris l’ avait fait tomber amoureuse d’ Hippolyte, mais contrairement
à Pâris, Hippolyte a rejeté l’ amour de Phèdre et celle-ci a prétendu qu’ elle avait été
violée par Hippolyte pour le punir d’ avoir refusé d’ avoir des relations sexuelles
avec elle. Si Freud avait lu cette histoire de la mythologie et non celle d’ Œdipe,
toute la science de la psychologie serait aujourd’ hui complètement différente, les
mères étant obsédées par le fait d’ avoir des relations sexuelles avec leurs fils et non
l’ inverse, afin que nous connaissions le complexe de Phèdre, des filles nées avec
l’ obsession d’ être violées par leurs fils au lieu du complexe d’ Œdipe, de garçons
nés avec l’ obsession de tuer leur père et de violer leur mère. Ces apparitions
miraculeuses de divinités dans l’ histoire pour fournir des explications ainsi que le
détail de la mort d’ Hippolyte alors qu’ il montait dans son char sont des signaux
d’ alarme clairs indiquant que la réalité derrière l’ histoire a dû être assez différente.
Ces chars n’ étaient pas des véhicules de loisirs et ceux qui les montaient à grande
vitesse combattaient en réalité un ennemi, en particulier lorsqu’ ils mouraient au
cours de telles activités. Par conséquent, Hippolyte a très probablement eu des
relations sexuelles avec Phèdre dont l’ histoire le précise, qu’ elle n’ était pas sa mère
biologique puisque sa vraie mère était une princesse étrangère, une Amazone, et
donc Hippolyte n’ était pas un prince héritier légitime, de sorte que, s’ il voulait être
roi, sa seule option était de tuer son père dans une bataille, tout comme Œdipe.
Dans les temps anciens, avoir des relations sexuelles avec la reine était de facto
une prétention publique au trône, et c’ est ainsi que Thésée lui-même considérait
l’ histoire d’ amour. Contrairement à Œdipe et à Thésée, qui ont réussi à tuer leurs
pères et à devenir rois après avoir grandi dans une ville étrangère, Hippolyte a
échoué et sa mort a été expliquée comme ayant été provoquée miraculeusement
par le dieu Poséidon, et qu’ Hippolyte, juste avant de mourir, a pardonné à son
père d’ avoir causé sa mort afin que Thésée ne soit pas souillé et qu’ il puisse rester
sur le trône. Concernant Phèdre, en tant que reine en disgrâce, elle fut sans doute
exécutée, bien que sa mort soit présentée comme un suicide au même titre que
la mort de Jocaste. Bien que Thésée ait réussi à écraser le coup d’ État organisé
par Hippolyte, il a fini par perdre son pouvoir lui-même et a fini par devenir un
fugitif, tout comme Œdipe.

L’ histoire de Persée, un autre superhéros grec, est une variation sur le même
thème. Tout comme Œdipe et Thésée, Persée a grandi en exil avec sa mère Danaé,
après avoir été expulsé de chez lui par Acrisius, le roi d’ Argos, une autre célèbre

463
L’ÂNE D’ABRAHAM

ville grecque antique aux traditions héroïques. Ayant été prévenu par un oracle
qu’ il serait déposé par le fils de sa fille Danaé, Acrisius décida de l’ enfermer dans
une chambre de bronze pour s’ assurer qu’ aucun mâle n’ ait accès à elle pour la
féconder et donner naissance à un usurpateur. Cependant, pour une raison
quelconque, Acrisius n’ a pas pensé à doter la chambre d’ un toit et cela s’ est avéré
être une erreur fatale. Cette chambre était peut-être hors de portée des pauvres
humains, mais pas du dieu le plus puissant, Zeus lui-même, qui est venu vers la
princesse grecque non pas sous la forme d’ une bête dangereuse comme un taureau
ou même un doux cygne, mais sous la forme d’ une pluie d’ or. Qui a dit que les
dieux ne voulaient pas payer pour du sexe ? Après être devenu un puissant héros
qui a réussi à tuer, entre autres monstres, la terrible Méduse, Persée est rentré
chez lui et a tué son grand-père Acrisius, mais selon la réalité de l’ histoire, il a tué
le roi par accident, c’ est-à-dire en le frappant avec un disque qu’ il a lancé alors
qu’ il participait à des jeux publics équivalents aux Jeux olympiques modernes.
Les Jeux olympiques étaient des compétitions visant à déterminer qui étaient les
meilleurs guerriers pour chaque type de compétence et d’ activité concernée dans
les combats anciens, comme tirer des flèches, monter à cheval, lutter, lancer un
javelot, etc. En réalité, lancer des disques consistait à lancer des pierres plates par-
dessus les murs d’ une ville lorsqu’ on l’ attaquait et ceux qui étaient capables de
lancer de telles pierres à la plus grande distance étaient les principaux guerriers
utilisés pour assiéger une ville entourée de murs. Naturellement, lancer des
disques/pierres nécessitait une grande force, mais peu de précision, car le lanceur
ne pouvait pas voir qui il pourrait frapper à l’ intérieur de la ville derrière le mur.
Même dans les Jeux olympiques modernes, la visée n’ a pas d’ importance tant
qu’ elle se situe dans une large marge et les lanceurs ne peuvent pas bien viser
une cible puisqu’ ils commencent le dos tourné à leur cible pour commencer et
lance le disque tout en étant dans un mouvement de rotation rapide. Que parfois
des lanceurs soient désorientés et lancent les disques dans la foule de spectateurs,
cela s’ est sans aucun doute produit dans les jeux anciens ainsi que dans les Jeux
olympiques modernes, mais le fait que Persée ait frappé son propre père avec un
lancer errant aussi extrêmement rare nécessite d’ être extrêmement crédule pour
le croire. Puisque le pouvoir absolu ne peut être partagé, il oppose père et fils,
frère contre frère, ami contre ami, etc. Tandis qu’ Œdipe et Persée parvenaient
à tuer leurs pères, Thésée et Héraclès/Hercule tuaient leurs fils et leurs femmes,
bien qu’ Héraclès/Hercule les aurait tués dans un accès de folie. Même le puissant
Ulysse entra finalement en conflit avec ses propres fils. Comme on le sait, après

464
La mythologie démythifiée

qu’ Ulysse soit arrivé à la maison et que Pénélope ait annoncé qu’ elle épouserait le
prétendant qui avait réussi à tendre l’ arc puissant de son mari et à tirer une flèche
à travers douze têtes de hache alignées, parmi les prétendants alignés pour gagner
la reine pour épouse était Télémaque lui-même, fils de Pénélope et d’ Ulysse.
Selon l’ histoire, Télémaque aurait presque réussi à tendre l’ arc et si Ulysse ne
l’ avait pas empêché de faire une autre tentative, Télémaque aurait probablement
réussi à tendre l’ arc et à frapper la cible avec la flèche, se retrouvant au lit avec
sa propre mère, cette fois biologique. Si Télémaque avait réussi sa tentative, soit
Ulysse aurait dû tuer son propre fils, soit Télémaque aurait dû tuer son propre
père, puisque Pénélope n’ aurait pas pu épouser les deux. Bien qu’ Ulysse n’ ait
pas été tué par Télémaque, il a finalement été tué par son propre fils, cette fois
par Télégone, son fils avec la déesse-sorcière Circé dont il était le père alors qu’ il
restait avec elle sur l’ île d’ Ogygie. Alors que les lecteurs modernes concluraient
hâtivement que le meurtre d’ Ulysse par Télégone prouve que Freud avait raison
en affirmant que tous les garçons sont obsédés par l’ idée de tuer leur père pour
avoir des relations sexuelles avec leur mère parce que c’ est ce que leur dit leur
subconscient, les lecteurs anciens auraient trouvé une telle explications risibles
tout simplement parce que, si Télégone voulait coucher avec sa mère, il lui suffisait
de rester à la maison et de ne pas prendre le risque d’ aller à Ithaque et de tenter de
tuer Ulysse qui devait rester un redoutable combattant même dans sa vieillesse.
Par conséquent, la raison pour laquelle Télégone a tué Ulysse n’ était pas parce
qu’ il ne pouvait pas avoir de relations sexuelles avec sa mère sorcière autant qu’ il
le souhaitait en rentrant chez lui où Ulysse n’ est jamais revenu, mais parce que sa
mère lui avait parlé du butin qu’ Ulysse avait dû rapporter à la maison, du sac de
Troie, et en tant que fils d’ Ulysse, il était l’ héritier légitime de ces richesses et de la
seigneurie d’ Ithaque. Tuer un proche par soif de pouvoir est vrai, non seulement
pour les hommes, mais aussi pour les femmes. La déesse la plus sanguinaire est
de loin Athéna et c’ est pour cette raison qu’ elle est toujours représentée équipée
de l’ armure complète d’ un guerrier. Elle est souvent appelée Pallas Athéna et le
nom Pallas fait référence à une sœur ou à une compagne d’ Athéna avec qui elle se
battait ensemble, mais qui s’ est finalement retournée l’ une contre l’ autre et Athéna
l’ a tuée, encore une fois accidentellement, bien sûr ! Athéna a décidé de prendre le
nom de Pallas pour honorer sa sœur/amie dont elle aurait regretté la mort, mais
elle a très probablement pris ce nom pour rappeler à tout le monde son pouvoir
prouvé par celui qu’ elle avait réussi à tuer.

465
L’ÂNE D’ABRAHAM

Pour les peuples de l’ Antiquité, familiers des luttes de pouvoir au sein des familles
monarchiques, l’ inimitié entre Hector et son jeune frère Pâris aurait été perçue
comme une chose à laquelle tout le monde s’ attendait. Comme Hector est déjà
le prince héritier et, de facto, le commandant en chef, le tuer n’ aurait pas été
une option pour Pâris, car cela l’ aurait rendu souillé et non seulement inapte à
gouverner la ville, mais même banni de la ville et forcé à vivre comme un fugitif.
Par conséquent, son option semblait être la seule disponible pour les étrangers ou
les héritiers illégitimes, à savoir gagner en notoriété par un acte de courage ou un
accomplissement exceptionnel. Le retour de Pâris de Sparte avec le trésor de la
ville et la reine en otage a dû être perçu par les Troyens avec la même fierté que les
Américains ont perçu le bombardement de Hiroshima, l’ atterrissage sur la Lune
ou l’ assassinat de Ben Laden, et il ne fait aucun doute qu’ Hector n’ a pas considéré
les escapades de son frère comme des aventures insensées de jeunes gens intéressés
par les jupes des dames. Si Pâris s’ intéressait aux aventures amoureuses, en tant que
prince, il devait en avoir beaucoup chez lui et devait avoir une réputation de play-
boy puisqu’ il avait été désigné comme juge pour décider laquelle des trois déesses
était la plus sexy : Héra, Athénée ou Aphrodite. Dans l’ Iliade, Pâris est dépeint
par Hector comme un lâche et une mauviette, mais ce n’ est pas nécessairement la
façon dont il devait être perçu par ceux qui l’ ont connu, en particulier les Troyens
et même les Grecs. Bien que sur le champ de bataille, Hector semble surpasser tous
les autres guerriers troyens alors que Pâris apparaît plutôt comme un personnage
de second plan, cela peut être dû au fait que les deux frères ont excellé dans des
domaines différents. Comme nous l’ avons déjà mentionné, la principale arme de
combat à cette époque était la lance, tandis que la principale armure défensive
était le bouclier, des pièces d’ équipement dont le maniement nécessitait une
force physique considérable. C’ est pour cette raison que tous les guerriers qui
ont excellé dans la bataille de Troie, qu’ ils soient grecs ou troyens, sont décrits
comme étant extrêmement musclés, y compris Hector. Il semble que Pâris n’ ait
pas excellé dans la force physique et le maniement de la lance, mais que son arme
de prédilection ait été l’ arc, qui ne nécessitait pas beaucoup de force, mais plutôt
de l’ habileté. Le fait que Pâris n’ ait pas une grande puissance physique se voit dans
son combat avec Ménélas, qui est décrit comme étant très fort physiquement et
qui a facilement maîtrisé Pâris. Si l’ on tient compte du fait qu’ à cette époque, les
combats se déroulaient à courte distance et étaient essentiellement des mêlées,
les archers n’ étaient pas en mesure de jouer un rôle majeur dans les batailles
ouvertes, car l’ utilisation d’ un arc nécessitait l’ usage des deux mains, ce qui laissait

466
La mythologie démythifiée

le guerrier complètement dépourvu de la protection d’ un bouclier. Comme les


archers ne pouvaient pas être des combattants de première ligne, mais plutôt des
tireurs d’ élite derrière la ligne de front — comme on les appellerait aujourd’ hui —
ils ne pouvaient pas infliger des pertes importantes avec leurs flèches aux ennemis
engagés dans le combat, car les archers devaient tirer derrière leurs camarades
dont le dos n’ était pas protégé, sur des ennemis dont le front était entièrement
protégé, de sorte qu’ il était beaucoup plus probable qu’ une flèche atteigne un
camarade dans le dos que de blesser un ennemi au front. Il est compréhensible
qu’ en tant qu’ archer, Pâris ne figure pas parmi les principaux combattants de
la bataille ouverte, mais cela ne signifie pas qu’ il n’ était pas considéré comme
un combattant exceptionnel. Dans la mythologie, la valeur des combattants est
mesurée par qui ils parviennent à vaincre, blesser ou tuer, et de ce point de vue,
Pâris est non seulement de loin le plus grand héros troyen, mais sans doute le plus
grand héros de toute la guerre. Par exemple, c’ est lui qui a réussi à tuer avec son
arc Diomède, le héros grec qui était à côté d’ Achille, sinon à égalité avec lui, et
comme on le sait, Achille lui-même a finalement été tué par Pâris avec son arc —
du moins, selon la réalité de l’ histoire, comme je l’ expliquerai plus tard. Si l’ on
veut établir une hiérarchie des héros en fonction de qui a tué qui et qui a survécu,
Pâris viendrait en premier pour avoir tué Achille qui était considéré comme le
plus grand héros parce qu’ il avait tué Hector, Achille viendrait en deuxième pour
avoir tué Hector, Diomède et Ulysse viendraient en troisième et quatrième pour
avoir survécu à la guerre, et Hector viendrait à une lointaine cinquième place. Le
fait que même les Grecs considéraient Paris comme l’ un des plus grands héros est
illustré par le fait que la plus célèbre figure militaire grecque, Alexandre le Grand, a
pris son nom non pas d’ un des héros grecs, mais de Pâris — dont le nom alternatif
était Alexandre — sans mentionner que même des villes modernes comme Pâris
sont nommées d’ après le supposé lâche troyen alors qu’ aucun autre héros ou ville
n’ est nommé d’ après Hector, Achille, Diomède ou Ulysse.

Si j’ ai raison de dire qu’ il y avait une rivalité entre les deux frères, cela peut
expliquer pourquoi les Troyens ont décidé d’ affronter les Grecs dans une bataille
ouverte. Comme l’ indique clairement l’ Iliade, et comme le confirme l’ archéologie,
Troie disposait de fortifications extraordinaires, dont le but était précisément
d’ assurer la protection de la ville lorsqu’ elle était attaquée. Compte tenu du fait
qu’ à cette époque, aucun engin d’ assaut n’ était disponible, la seule stratégie que les
assaillants pouvaient utiliser lorsqu’ ils assiégeaient une ville était de l’ encercler

467
L’ÂNE D’ABRAHAM

pour l’ empêcher de recevoir tout nouveau ravitaillement et d’ attendre que les


habitants manquent de nourriture et d’ eau et finissent par se rendre ou par mourir
de faim. Apparemment, la première guerre contre Thèbes a échoué parce que les
assaillants ont décidé de prendre d’ assaut les murs, une stratégie qui s’ est avérée
suicidaire. En fonction des réserves stockées dans la ville, celle-ci pouvait survivre
pendant de nombreux mois. Bien que les assaillants aient été libres de se déplacer,
ils n’ étaient pas dans une meilleure position que les assiégés, car ils avaient eux-
mêmes besoin de réserve pendant le siège et compte tenu du fait qu’ ils étaient loin
de chez eux et en territoire hostile, ils étaient assez limités quant à la quantité de
réserve qu’ ils pouvaient transporter et se procurer auprès d’ autres sources. Comme
les assaillants étaient souvent à court de provisions avant ceux qui se trouvaient à
l’ intérieur de la ville, les anciens sièges de villes bien fortifiées ne réussissaient que
rarement. C’ était particulièrement vrai pour les Grecs de Troie qui, non seulement
étaient loin de chez eux, mais devaient aussi traverser une grande étendue d’ eau
pour acheminer leur ravitaillement. Par conséquent, la question de bon sens à
laquelle nous devons répondre est la suivante : pourquoi les Troyens ont-ils décidé
de quitter la sécurité des remparts de leur ville et d’ affronter les Grecs dans une
bataille ouverte ? En d’ autres termes, pourquoi les Troyens ont-ils opté pour une
stratégie offensive et non pour une stratégie défensive, compte tenu du fait que
Troie disposait à l’ époque de défenses considérées comme invincibles ? Pourquoi
Hector décide-t-il de livrer une bataille ouverte alors qu’ une stratégie défensive
aurait presque garanti le succès ? Était-il un idiot ? Puisque la stratégie a été décidée
par Hector, il a dû fonder sa décision sur des considérations politiques, et l’ hostilité
entre les deux frères peut fournir un indice important. La ville de Troie était
manifestement la ville la plus prospère de tout le bassin méditerranéen après
l’ affaiblissement de la puissance de la Crète, et il ne fait aucun doute que de
nombreux Troyens y ont vu l’ occasion de combler le vide du pouvoir. Comme
Priam était vieux et ne pouvait pas avoir de rêves impérialistes, ceux qui
nourrissaient de tels rêves attendaient de ses fils qu’ ils réalisent leurs rêves, et Pâris
a dû comprendre que jouer pour ces rêves était sa chance d’ arriver au sommet,
tout comme les déclarations belliqueuses des politiciens américains visant à
gouverner le monde par la puissance militaire les propulsent au sommet lorsqu’ ils
font campagne pour devenir président du pays. Une attaque réussie contre une
ville grecque aurait constitué une déclaration politique puissante sur sa politique
en tant que dirigeant, ce qui aurait fait de Pâris un héros populaire et l’ aurait
propulsé au sommet. Le choix de Sparte, ville relativement faible à cette époque et

468
La mythologie démythifiée

assez facilement accessible par la mer, semblait être une cible idéale. Si Ménélas
était effectivement hors de la ville à ce moment-là, cela aurait dû rendre les choses
assez faciles pour Pâris, mais même s’ il était en ville, complètement pris par
surprise, Ménélas n’ aurait pas pu opposer beaucoup de résistance et la seule chose
qu’ il pouvait faire était s’ échapper pour sauver sa vie. De même que les Troyens
n’ avaient aucune difficulté à comprendre le message envoyé par Paris avec son
attaque effrénée — et sans doute se réjouissaient — de même les Grecs n’ avaient
aucune difficulté à comprendre le message que certains à Troie rêvaient de devenir
les nouveaux maîtres après que les Crétois avaient laissé un vide de pouvoir, et
réalisa que si Paris devenait roi, plus de villes grecques tomberaient comme Sparte.
De plus, tout comme certains Troyens rêvaient de devenir les nouveaux maîtres
du vide du pouvoir, il y avait sans doute des Grecs dans des villes puissantes
comme Mycènes où Agamemnon était roi qui avaient des rêves similaires. Pour
ces Grecs aux rêves impérialistes, le sac de Sparte est devenu l’ occasion rêvée de
mobiliser les cités grecques pour se lancer dans une guerre de conquête sous
prétexte de se défendre, tout comme l’ attaque terroriste de New York a été utilisée
par les Américains pour mobiliser leurs alliés européens afin de lancer des guerres
pour conquérir des pays comme l’ Irak qui ne représentait absolument aucune
menace pour qui que ce soit. Pour détruire Troie, cependant, toutes les villes
grecques ont dû unir leurs forces et cela a présenté un défi formidable à une époque
où les villes étaient constamment en guerre les unes avec les autres, souvent pour
les raisons les plus triviales et même sans aucune raison. Le saccage de Sparte a été
considéré par Agamemnon et d’ autres seigneurs de guerre grecs avec des rêves
impérialistes comme l’ occasion en or de mobiliser les villes grecques pour détruire
Troie, tout comme les attaques terroristes sur la ville de New York a été considéré
par les Américains comme leur occasion en or de persuader leurs alliés européens
de joindre leurs forces pour lancer des guerres contre des pays qui ne se
soumettaient pas à leur pouvoir. C’ est parce que réussir à unir tous les seigneurs
de guerre grecs semblait si incroyable que l’ explication a été fournie qu’ Hélène
était une telle beauté que tous les seigneurs de guerre grecs voulaient qu’ elle pour
une femme et, en entrant dans la compétition, a prêté serment que si elle a
abandonné son mari chanceux, tous s’ associeraient pour la ramener à son mari
légal. Qu’ un tel scénario aurait été possible dans la réalité derrière l’ histoire est
carrément impensable ! Même si Hélène était une telle beauté qu’ aucun homme
ne pouvait résister à tomber amoureux d’ elle, que tous les seigneurs de guerre
grecs étaient jeunes et célibataires au moment où Hélène est devenue mariable est

469
L’ÂNE D’ABRAHAM

tout simplement absurde compte tenu du fait qu’ Hélène n’ aurait pas accepté de
devenir une seconde épouse de quelqu’ un qui était déjà marié lorsqu’ elle avait la
possibilité de choisir n’ importe quel mari qu’ elle voulait. Mais, ce qui est encore
plus incroyable, c’ est que tous les seigneurs de guerre grecs auraient accepté de
prêter serment de ramener Hélène à son mari par la force s’ ils perdaient la
compétition et si elle se révélait être une épouse infidèle. Que le mari gagnant
prendrait un tel vœu pour la ramener par la force si elle s’ avérait infidèle est
compréhensible — bien qu’ improbable — mais pourquoi les candidats perdants
prendraient un tel vœu au lieu de prier pour qu’ Hélène se révèle infidèle à son
mari, se sauver de lui, et alors, ils auraient une autre chance d’ arriver au miel ? Le
fait que, dans la Grèce antique, n’ importe qui pouvait épouser n’ importe qui peut
sembler crédible pour les lecteurs modernes, mais les chefs de guerre de l’ Antiquité
savaient que les mariages étaient avant tout des affaires de famille et non des
compétitions entre différents prétendants. Ceci est particulièrement clair dans les
mariages d’ Hélène et de sa sœur qui ont épousé deux frères, Agamemnon et
Ménélas, et sans aucun doute les mariages avaient été décidés par les parents
puisque leurs enfants étaient jeunes et que ces arrangements avaient été connus du
public bien avant que les enfants deviennent adultes et se marient réellement. Bien
que le vœu supposé pris par tous les seigneurs de guerre grecs de ramener Hélène
si elle s’ est avérée infidèle à son mari choisi est la raison fournie dans la réalité de
l’ histoire pour mener la guerre sur Troie, il n’ aurait pas pu être la raison de la
guerre dans la réalité derrière l’ histoire, et la raison pour laquelle la réalité dans
l’ histoire s’ écarte de la réalité derrière l’ histoire est que la raison dans la réalité
derrière l’ histoire aurait été offensante ou injustifiée du point de vue des lecteurs
visés — dans notre cas, les Grecs — qui auraient trouvé qu’ il était trop humiliant
d’ admettre qu’ un prince de Troie avait réussi à mener une attaque aussi féroce
contre une ville grecque et l’ avait pillée juste sous leur nez. Ils préférèrent donc
raconter officiellement que Pâris avait été invité en tant qu’ hôte spécial par
Ménélas — qui était censé être très hospitalier avec les princes étrangers — mais
que Pâris, en tant qu’ étranger, et donc sans aucun scrupule, lui avait rendu la
pareille en séduisant la femme de son hôte pendant que Ménélas partait en voyage
afin de montrer sa grande hospitalité envers des invités de marque en s’ absentant
de chez lui. Comme il a été mentionné précédemment, l’ histoire a un remarquable
parallèle contemporain : quand un tas d’ Arabes ont réussi à organiser une attaque
contre l’ une des villes américaines les plus importantes en volant des avions dans
des gratte-ciel, pour les Américains, il était trop humiliant d’ admettre qu’ un tas

470
La mythologie démythifiée

d’ Arabes qu’ ils considéraient comme idiots en raison de leur religion ont réussi à
mener une attaque aussi féroce juste sous leur nez sans que leur police secrète
s’ aperçoive de quoi que ce soit, par conséquent, une explication officielle a été
fournie par les médias que la raison de l’ attaque était la grande hospitalité que les
Américains offraient aux étudiants étrangers en leur permettant de venir au pays,
mais les étrangers, étant mauvais, au lieu d’ apprécier la générosité américaine, ils
détestaient les Américains pour aucune autre raison, mais simplement parce que
les Américains sont bons et les étrangers sont mauvais. Par conséquent, selon
l’ histoire officielle, l’ un des pays les plus xénophobes du monde a fini par subir des
attaques terroristes en raison de son hospitalité supposée envers les étrangers ! Par
conséquent, la vraie raison pour laquelle les villes grecques ont réussi à unir leurs
forces pour lancer une guerre d’ une telle envergure était que la conquête de Sparte
par Pâris a été présentée par les seigneurs de guerre grecs comme une menace
pour toutes les villes grecques, de sorte qu’ aucune ne serait en sécurité à moins
que Troie soit détruite tout comme les Américains et les Européens ont utilisé
l’ attaque terroriste sur New York City pour lancer des guerres contre les pays
musulmans arguant qu’ aucun d’ eux n’ est en sécurité. Donc, la motivation réelle
pour la guerre ne devait pas rapporter Hélène — qui était clairement un otage de
guerre et pas une prostituée ou une femme fugueuse — mais pour détruire Troie
et l’ enlever comme une menace et un pouvoir rival. Que le vœu supposé n’ était
pas la motivation pour rejoindre la guerre est indiqué par le fait que l’ un des
principaux participants était Idoménée, le roi de Crète, qui est venu comme un
volontaire, et Agamemnon le traite comme un partenaire et non comme un
subordonné ! Si Idoménée se joignit à la bataille, sa seule motivation aurait dû être
qu’ il voyait aussi le sacre de Sparte par Paris comme la preuve des intentions
impérialistes de Troie, et si Troy se sentait assez fort pour étendre sa domination
sur le bassin méditerranéen, son itinéraire le plus probable vers les villes grecques
serait au-dessus de la mer, et cela ferait de la Crète l’ une des premières cibles
d’ attaques pour en faire une tête de pont à partir de laquelle lancer une campagne
sur les villes continentales grecques. Selon la mythologie, certains des héros qui
ont combattu dans la guerre étaient réticents à se joindre à la bataille, et si l’ on
regarde sur une carte, ceux qui étaient le plus réticents étaient ceux qui se sentaient
menacés par une attaque de Troie. Parmi ceux qui ont essayé d’ éviter d’ aller à la
guerre se trouvait Achille lui-même et Odyssée, deux des plus grands héros. Dans
sa dispute avec Agamemnon sur le butin, Achille indique clairement qu’ il était à
Troie non pas pour récupérer Hélène, mais parce qu’ il était intéressé par le butin.

471
L’ÂNE D’ABRAHAM

La raison pour laquelle Achille ne se sentait pas menacé par les ambitions troyennes
était que, pour que son territoire qui se trouvait en Thessalie soit attaqué par les
Troyens, les Troyens auraient dû emprunter une route terrestre en traversant le
Bosphore et en marchant dans des territoires hostiles comme la Thrace, une route
que les Perses tentèrent plus tard à leur désastre. Tout comme Achille a essayé
d’ utiliser une ruse pour éviter de se joindre à la guerre, Odyssée lui-même a utilisé
une ruse pour éviter la conscription. Il est donc compréhensible qu’ il pensait
improbable pour les Troyens d’ attaquer son île en tenant compte qu’ Ithaque était
assez pauvre et hors de la voie de l’ armée de Troie qui aurait très probablement
ciblé le Péloponnèse d’ abord, puis les principales villes continentales comme
Athènes.

Tout comme les Grecs comprirent que le sac de Sparte par Paris représentait les
ambitions impériales d’ au moins une faction de Troie, les Troyens comprirent
également que les Grecs étaient venus détruire la ville afin qu’ elle ne représente plus
aucune menace pour les villes grecques et ne pas récupérer une femme et le trésor
d’ une ville relativement pauvre qui n’ aurait pas pu être terriblement précieux.95
Parce que la guerre opposait deux puissances émergentes dans la région, le
dilemme auquel les Troyens étaient confrontés était de savoir s’ ils devaient essayer
de survivre au siège ou tenter de vaincre les Grecs dans une bataille ouverte et de les
éliminer définitivement en tant que puissance rivale. Chaque stratégie présentait
des avantages et des inconvénients, et le choix n’ était pas facile compte tenu de
l’ ampleur des enjeux. La stratégie d’ essayer de survivre au siège avait l’ avantage
qu’ elle aurait fait moins de victimes et avait de bonnes chances de succès compte
tenu du fait que la ville était bien fortifiée, de sorte que les Grecs n’ auraient pas pu
l’ emporter par attaque et les assaillants n’ auraient pas été en mesure de maintenir
un siège prolongé étant si loin de chez eux pour recevoir des provisions. Survivre à
un siège, cependant, aurait pu paraître une défaite du point de vue des Grecs, mais
pas un succès majeur du point de vue des Troyens, puisque rien n’ aurait empêché
les Grecs de revenir plus tard avec des forces plus grandes et de reprendre le siège
et les hostilités. Hector a dû comprendre une leçon que les Grecs eux-mêmes ont
apprise à leurs dépens plus tard, lorsqu’ ils ont été attaqués par les Perses. Bien que
les Grecs aient réussi à résister à plusieurs campagnes des Perses et à les forcer à se
retirer, les Perses ont continué à revenir jusqu’ à ce qu’ Alexandre le Grand décide
95
Sparte était une ville assez insignifiante à cette époque et même si elle devint plus importante
bien plus tard, c’ est son militarisme qui la rendit célèbre et non ses richesses.

472
La mythologie démythifiée

de les affronter dans une bataille ouverte et de les vaincre sur leur propre terrain,
mettant ainsi fin à leur pouvoir et à leur menace. Hector devait être assez intelligent
pour comprendre l’ ampleur de l’ enjeu. Si Troie avait réellement des ambitions
impérialistes — et sans aucun doute Hector comprenait que Pâris jouait à ce
jeu — alors survivre à un siège non seulement n’ aurait rien accompli, mais aurait
présenté Hector comme un lâche qui a raté l’ occasion de vaincre ses ennemis dans
un conflit, bataille dans laquelle ils avaient tous les avantages qu’ offrait leur propre
territoire tandis que les Grecs avaient tous les inconvénients de combattre loin de
chez eux. Si Hector avait réussi à survivre au siège parce qu’ il n’ avait pas le courage
d’ affronter les Grecs dans une bataille ouverte, alors que son frère Pâris s’ était
montré si audacieux qu’ il avait réussi à mettre à sac une ville grecque sans que les
Grecs ne puissent bouger le petit doigt, lorsque Priam s’ est retiré ou est mort et que
les Troyens ont dû choisir un successeur, le choix de ce dernier n’ aurait posé aucun
problème. Il peut sembler qu’ Hector avait le choix de résister au siège ou de sortir
de la ville et de se battre, mais il n’ avait en réalité d’ autre choix que de faire ce qu’ il a
fait, même si cela impliquait un pari : si les Troyens étaient vaincus dans la bataille
ouverte, résister à un siège n’ aurait plus été une option. La stratégie pour survivre
à un siège impliquait de stocker autant de provisions que possible à l’ intérieur
de la ville et de réduire autant que possible la population en expulsant toutes les
personnes superflues, principalement les étrangers. La décision de combattre les
Grecs aurait cependant impliqué une stratégie complètement différente : ramener
autant d’ étrangers que possible des villes voisines à se joindre à la bataille en tant
qu’ alliés, car ils comprenaient eux-mêmes que si Troie était limogée, les Grecs ne
s’ arrêteraient pas à Troie, mais pillerait toute la région pratiquement sans aucune
résistance. Si Hector décidait de vaincre les Grecs dans une bataille ouverte, il
devait forger une coalition de volontaires — comme le disaient les Américains —
avec les seigneurs de guerre de la région, tout comme les Grecs avaient réussi à
créer une telle coalition de villes grecques pour attaquer Troie et les Américains en
ont fini avec leurs alliés européens pour mener les guerres actuelles. Même si les
alliés étrangers auraient été un formidable atout pour vaincre les Grecs dans une
bataille ouverte, ils seraient devenus un handicap tout aussi énorme si les Troyens
étaient vaincus dans la bataille ouverte et devaient se réfugier à l’ intérieur des
murs de la ville, en tenant compte que survivre à un long siège alors que la ville
était remplie de gens et de combattants n’ aurait plus été une option. En effet, au
cours de la bataille ouverte, l’ Iliade indique clairement que l’ armée troyenne était
aidée par des contingents d’ alliés des territoires voisins qui devaient avoir rejoint

473
L’ÂNE D’ABRAHAM

la bataille en comprenant que si Troie était conquise par les Grecs, ils seraient
alors une proie facile pour les envahisseurs armée. Bien qu’ au début les Troyens
semblaient avoir le dessus, ils furent finalement vaincus et contraints de se réfugier
à l’ intérieur des murs de la ville. Selon l’ Iliade, Hector était le seul guerrier troyen
qui refusait d’ entrer dans la ville et préférait rester à l’ extérieur affronter Achille
en duel lorsqu’ il fut finalement tué par Achille. Sa décision peut sembler insensée
si l’ on considère que même s’ il avait réussi à tuer Achille, cela n’ aurait fait aucune
différence pour l’ issue de la guerre alors qu’ il aurait été capturé par les Grecs et tué
ou utilisé comme monnaie d’ échange pour faire pression aux Troyens de se rendre.
Par conséquent, la raison pour laquelle Hector a refusé de se retirer à l’ intérieur
de la ville était qu’ il avait compris qu’ il avait joué en décidant d’ affronter les Grecs
dans une bataille ouverte et qu’ il avait perdu, donc survivre au siège n’ était plus
une option et a décidé de mourir en héros. Non seulement il savait que la ville
devrait se rendre et que tous les membres de la famille royale seraient mis à mort,
à commencer par lui, mais il devrait faire face à d’ amères récriminations de la part
de tous pour avoir joué tout pour le tout, au lieu de jouer prudemment. Avec le
recul, tout le monde est intelligent. Faut-il s’ étonner qu’ Hector n’ ait jamais eu de
mots gentils pour son frère Pâris qui a déclenché la guerre ?

Je soupçonne que les érudits rejettent toute tentative de comprendre ce qui s’ est
passé dans ces histoires mythologiques, car les écrivains anciens comme Homère
n’ avaient pas notre esprit scientifique pour raconter les événements avec précision,
de sorte qu’ il nous dit que la guerre a duré dix ans, mais a oublié de nous dire tout
ce qui s’ est passé au cours des neuf premières années de combat, en omettant
même le sac de Troie qui constitue la partie la plus juteuse de toute histoire de
guerre. S’ il est vrai qu’ Homère termine l’ Iliade avec les funérailles d’ Hector et
saute la chute de Troie, ce n’ est peut-être pas à cause de sa distraction, mais parce
qu’ il voyait la conclusion de la guerre comme le massacre de sa maison par Ulysse
et non la chute de Troie et il décida de raconter la chute de Troie à travers des
« flashbacks » d’ Ulysse et des autres. Puisqu’ il écrivait pour des lecteurs grecs,
sa principale préoccupation devait être de savoir ce qui arrivait finalement aux
Grecs plutôt qu’ aux étrangers. Homère était un trop grand génie pour ne pas se
rendre compte qu’ une description de la chute de Troie aurait créé une déception
qui aurait fait dévaloriser toute l’ Odyssée plutôt que de l’ élever. Ce qui est arrivé
à Troie est un mystère qu’ Ulysse porte avec lui et qui maintient les lecteurs
intéressés et espérant le découvrir, tout comme pour les gens de chez eux, ce qui

474
La mythologie démythifiée

est arrivé à Ulysse est un mystère qu’ ils espèrent éventuellement découvrir. Qu’ un
tel génie saute neuf années de combat et commence l’ histoire avec la fin de la
guerre et saute de nouveau la fin de la guerre n’ aurait absolument aucun sens !
Comme je l’ ai souligné plus tôt, les soi-disant neuf années de combat et la chute
de Troie le 10 — ou le 20 selon Hélène — n’ ont rien à voir avec la durée réelle de
la guerre. Même s’ il est vrai qu’ Homère ne dit nulle part combien de temps dura
réellement la guerre, il existe de nombreuses preuves que ce qu’ il décrit au début
de l’ Iliade est le début de la guerre. L’ un des indices les plus forts est la dispute
qui a éclaté entre Agamemnon et Achille, dispute qui aurait probablement eu
lieu immédiatement après l’ arrivée à Troie et non après des années de combats.
Comme s’ en souviennent ceux qui connaissent l’ Iliade, la querelle entre Achille
et Agamemnon a été déclenchée par le partage du butin de la ville de Lyrnessus
récemment pillée, dans la région où se trouvait Troie, lorsque Agamemnon a dû
libérer une princesse capturée, Chrysies — qu’ il avait choisi lui-même, puis il
décida d’ enlever une autre princesse, Briséis, qui avait été donnée à Achille comme
part du butin. Les lecteurs modernes fantasment qu’ après neuf ans de combat
contre Troie, les Grecs ont pris des pauses dans leur combat contre les Troyens afin
de conquérir les villes voisines, et cela explique pourquoi Agamemnon et Achille
ont fini par se disputer le butin au milieu de la lutte contre les Troyens après avoir
combattu ensemble côte à côte pendant neuf ans. Que les armées assiégeantes
lèvent le siège pour conquérir les villes voisines et accordent aux assiégés des pauses
pour se réapprovisionner défie tout ce que l’ on sait des guerres dans les temps
anciens, sans parler du bon sens ! De plus, si l’ armée grecque avait abandonné le
combat et le camp, même pour une courte période, les Troyens auraient profité de
cette occasion en or pour détruire le camp et incendier les navires grecs. Il existe
des preuves dans la mythologie que le voyage de la flotte grecque vers Troie était
celui de bandits qui pillaient tout sur leur passage, y compris les villes et les îles
grecques, bien que ces pillages ne soient pas présentés comme des conquêtes, mais
plutôt comme des visites amicales. Par exemple, l’ un des endroits mentionnés où
la flotte grecque s’ est arrêtée en route vers Troie était l’ île de Lemnos, qui était
censée être habitée uniquement par des femmes parce que les hommes s’ en étaient
pris aux femmes thraces et, en guise de punition, les femmes de l’ île tuaient
ou expulsaient tous leurs habitants mâles. Par conséquent, l’ arrivée de la flotte
grecque a été accueillie par de grandes célébrations de la part des femmes pauvres
avides de sexe, tout comme les guerriers qui n’ ont jamais apprécié autre chose
que le sexe et l’ alcool. Que les femmes soient capables de provoquer un nettoyage

475
L’ÂNE D’ABRAHAM

masculin sur une île dans la réalité objective sans que les hommes opposent la
moindre résistance est impensable, même si nous supposons que les femmes
considéraient les rapports sexuels comme un abus et ne s’ y sont jamais intéressées
comme le voient aujourd’ hui la plupart des féministes. Si les habitants masculins
ont effectivement été expulsés de l’ île, cela a très probablement été fait par l’ armée
grecque lorsque les hommes ont tenté de défendre leur île, car chaque fois qu’ un
lieu était conquis, les hommes étaient tués et les femmes étaient utilisées comme
concubines lors des célébrations exactement comme il est décrit dans l’ histoire.
Agamemnon admet que la pauvre île a été pillée et que les femmes ont été prises
en otages lorsqu’ il offre à Achille sept des femmes les plus sexy amenées à Troie
depuis Lemnos pour le faire céder, lorsqu’ il dit : « Et je donnerai sept femmes
habiles à l’ ouvrage, des femmes de Lesbos, que j’ ai choisies pour moi dans le
butin, le jour où Achille lui-même a pris Lesbos bien bâtie, et qui surpassaient
en beauté toutes les tribus de femmes. »96 De même que l’ attaque de Troie n’ est
pas présentée comme une entreprise de conquête, mais plutôt comme un moyen
de rendre une épouse infidèle à son mari légitime, de même la conquête d’ une île
qui n’ avait causé aucun problème à personne ne peut être présentée comme une
conquête, mais comme une courtoisie envers les femmes de l’ île en leur offrant
des relations sexuelles récréatives après qu’ elles se soient stupidement privées de
ce plaisir en se débarrassant de leurs maris. Bien que nous ne sachions pas dans
combien d’ endroits l’ armée grecque s’ est arrêtée pour offrir des relations sexuelles
récréatives aux femmes féministes qui s’ étaient libérées en se débarrassant de leur
mari, Lyrnessus a dû être la dernière ville conquise lorsque la flotte grecque a
débarqué sur la côte d’ Asie Mineure avant de se préparer à attaquer Troie. Le fait
qu’ Achille ait tué tous les membres masculins de la famille de Briséis — père, mari
et tous les frères — est spécifiquement mentionné dans la mythologie.

Un autre indice qu’ il n’ y a pas eu de combats antérieurs à Troie et que l’ Iliade


aurait omis est que la dispute elle-même ne concernait pas une femme, mais la
question de savoir qui devrait être le commandant en chef de l’ armée grecque.
Apparemment, c’ est Agamemnon qui a été le moteur de la mobilisation des villes
grecques pour mener la guerre, en particulier parce que son frère Ménélas a été
victime de l’ attaque des Troyens et qu’ il se considérait — et était considéré par les
autres seigneurs de la guerre — comme le commandant en chef consensuel, mais
Achille n’ était apparemment pas d’ accord. Par conséquent, à son arrivée à Troie,
96
Homer, Iliad, 1:405, (livre 9:128–130).

476
La mythologie démythifiée

l’ armée grecque a découvert qu’ elle n’ avait pas de commandant en chef incontesté
et que la question de savoir qui commandait devait donc être réglée avant le début
des hostilités. Bien que la querelle elle-même soit censée concerner une femme, le
fait de revendiquer la femme de quelqu’ un d’ autre était une déclaration publique
d’ affirmation de l’ autorité sur celui à qui appartenait cette femme. Lorsque
Agamemnon envoie Ulysse plaider auprès d’ Achille et l’ inciter par des cadeaux
à céder, il lui demande expressément de demander à Achille de se soumettre
à lui, ce qui prouve qu’ Agamemnon a compris que le véritable enjeu n’ est pas
le butin, mais de savoir qui doit commander et qui doit recevoir des ordres de
qui. Contrairement à l’ armée troyenne qui avait en Hector un commandant en
chef incontesté, les Grecs découvrirent dès leur arrivée à Troie qu’ ils étaient un
groupe de contingents réunis par une cause commune, mais sans chef bien établi.
Agamemnon a peut-être été la principale force motrice pour motiver les villes
grecques à se joindre à l’ entreprise et, en tant que roi de la ville la plus importante
du Péloponnèse, il a peut-être été considéré par les autres seigneurs de la guerre
comme le leader du consensus, mais cela n’ était pas nécessairement vrai pour des
zones continentales plus reculées comme celle gouvernée par Achille. Bien que la
Phthie d’ Achille ne corresponde pas aux Mycènes d’ Agamemnon, Achille était le
commandant de ce qu’ on appelait les Myrmidons : le régiment d’ élite de l’ armée
grecque. Qu’ Achille ait combattu pendant neuf ans sous le commandement
d’ Agamemnon et ne se soit rebellé que pendant le dixième n’ aurait aucun sens. La
question de savoir qui commandait aurait pu se poser avant une bataille, et non
après neuf ans de combats.

Un autre indice démontrant qu’ il n’ y avait pas eu de combats auparavant est que les
deux parties ont tenté d’ éviter la guerre en négociant un règlement par le biais d’ un
duel entre deux combattants de chaque armée. Les Troyens pensaient peut-être
que si Pâris avait réussi à saccager une ville grecque à lui seul, les Grecs auraient dû
être une bande de poulets qu’ ils pouvaient effrayer simplement en se présentant
au combat, mais une fois qu’ ils ont vu quelle puissante armée les Grecs avaient
réussi à créer sur le terrain, ils ont dû se rendre compte que même s’ ils parvenaient
à les vaincre, la guerre leur coûterait terriblement cher. D’ autre part, les Grecs
eux-mêmes ont pu penser que Troie était comme les autres villes qu’ ils avaient
pillées sur le chemin de Troie : quelques ventres fendus et quelques têtes coupées,
suivis de nombreuses activités sexuelles récréatives avec toutes les femmes de la
ville, heureuses d’ avoir été libérées des abus de leurs maris par les Grecs civilisés,

477
L’ÂNE D’ABRAHAM

mais lorsqu’ ils ont vu la puissante armée qu’ Hector avait réussi à rassembler, les
Grecs eux-mêmes ont dû avoir des doutes sur l’ ensemble de l’ entreprise et ont
compris que s’ ils parvenaient à conquérir la ville, cela leur coûterait terriblement
cher. Il n’ est donc pas surprenant que les deux parties aient décidé d’ éviter la
guerre et de résoudre le conflit par un duel entre deux combattants de chaque
camp, comme cela se faisait souvent dans les temps anciens. Puisque la guerre
avait été déclenchée par Pâris qui avait volé la femme de Ménélas et le trésor de la
ville, il fut décidé que le duel aurait lieu entre les deux. L’ accord était que si Pâris
parvenait à tuer Ménélas, alors les Grecs rentreraient chez eux les mains vides,
mais si Ménélas parvenait à tuer Paris, alors les Troyens rendraient Hélène et le
trésor de la ville aux Grecs, et aucun combat n’ aurait lieu. Avant le début du duel,
les deux armées devaient faire le vœu d’ accepter le résultat du duel et tous les
combattants des deux camps déposeraient leurs armes et se déshabilleraient de
toute armure. L’ arme utilisée dans les duels était une lance, qui était aussi l’ arme
de combat principale, et les combattants utilisaient le bouclier pour se défendre
tout en portant une armure complète. Tout comme dans les duels modernes, l’ un
des combattants lancerait la lance à une certaine distance et l’ autre combattant
tenterait de bloquer ou plutôt de dévier la lance avec le bouclier, puis l’ autre
combattant lancerait la lance s’ il parvenait à survivre à l’ attaque et le premier
combattant tenterait de bloquer l’ attaque. Puisque les lances pouvaient pénétrer
un bouclier en cuir épais si elles étaient lancées avec suffisamment de force,
bloquer la lance avec le centre du bouclier était potentiellement dangereux, c’ est
pourquoi le combattant défensif n’ essayait pas d’ arrêter la lance avec le bouclier,
mais plutôt de la dévier avec le bouclier. Ce mouvement exigeait de l’ habileté et de
la force, sachant que si le bouclier n’ était pas suffisamment stable, la lance pourrait
le tordre et au lieu de s’ en détourner, continuerait sa trajectoire et toucherait sa
cible. L’ expression utilisée par Homère pour décrire cette défense réussie avec
un bouclier contre une lance est que le bouclier était « bien équilibré », c’ est-
à-dire qu’ il était suffisamment stable pour ne pas tourner ou se tordre lorsqu’ il
déviait le coup avec le côté du bouclier. Une fois que les deux combattants avaient
eu la chance de lancer la lance et si les deux parvenaient à rester indemnes, les
deux combattants se retrouveraient sans armes et il n’ était pas rare que de tels
duels se terminent par un match nul. Le fait qu’ il s’ agisse d’ une pratique courante
peut être vu dans la rencontre entre Achille et Hector à la fin de l’ Iliade. Les deux
combattants ont réussi à éviter d’ être blessés par la lance, mais selon l’ Iliade, la
déesse Athéna a miraculeusement rendu la lance à Achille au grand étonnement

478
La mythologie démythifiée

d’ Hector qui ne comprenait pas pourquoi Achille se retrouvait avec une lance à
la main après l’ avoir jeté. Ce qui s’ est très probablement passé, c’ est qu’ Achille a
réussi à récupérer sa lance ou celle d’ Hector et qu’ il a ensuite achevé son adversaire
qui était désarmé et donc sans défense, ce qui n’ était pas terriblement héroïque !

Même s’ il est compréhensible que les deux armées aient décidé d’ éviter la guerre
en acceptant de mettre fin au conflit par un duel entre deux combattants, sachant
que les duels consistaient en des combats à la lance, la question reste de savoir
pourquoi les Troyens ont-ils accepté d’ être représentés par Pâris en tenant compte
du fait que Pâris était un archer et non un combattant avec lance ? Ménélas n’ était
peut-être pas du calibre d’ Achille ou de Diomède, mais était un puissant combattant
grec dont le corps massif était même admiré par le roi troyen Priam lorsqu’ il
examinait l’ armée grecque depuis les murs de la ville. Pourquoi les Troyens ont-ils
convenu que leur camp devait être défendu par un archer utilisant une lance
contre un combattant chevronné à la lance ? C’ est comme opposer un champion
d’ échecs à Mohammad Ali ! Étaient-ils idiots ? La réponse se trouve peut-être
encore dans l’ inimitié entre les deux frères, Hector et Pâris. Bien que nous
ignorions qui a eu l’ idée que Pâris se batte pour les troyens, ce doit très probablement
être Hector qui a décidé qui devait représenter Troie. Lorsque les armées décidaient
de régler une guerre par un seul combat, elles choisissaient généralement le
meilleur combattant de chaque camp. On aurait donc pu s’ attendre à ce que le
duel se déroule entre Achille et Hector. En d’ autres termes, la guerre aurait dû
commencer par le duel qui a effectivement mis fin à la guerre. Bien qu’ Achille ne
soit pas éligible à cette époque pour combattre pour les Grecs, car il était en colère,
les Grecs avaient de meilleurs combattants que Ménélas comme Diomède et même
Ajax ou Ulysse, et Agamemnon a dû décider de choisir son frère parce qu’ il pensait
que son frère pouvait le faire, vaincre facilement un archer comme Pâris. Alors
pourquoi Hector a-t-il choisi son frère ? Croyait-il vraiment que son frère pouvait
vaincre Ménélas ? Ou pour poser une question encore meilleure : voulait-il
vraiment que Pâris gagne le combat ? Si Pâris avait réussi à tuer Ménélas et à
renvoyer les Grecs chez eux les mains vides, Hector aurait dû faire ses valises et
quitter la ville, car plus personne n’ aurait eu de respect pour lui puisqu’ il ne s’ était
pas porté volontaire pour combattre. Mais si Ménélas avait réussi à tuer Pâris — ce
dont personne ne doutait apparemment — alors Hector non seulement se serait
débarrassé du rival le plus dangereux, mais la guerre aurait été évitée, ce qui aurait
été le meilleur des cas pour lui. Malheureusement, le duel ne s’ est pas terminé

479
L’ÂNE D’ABRAHAM

comme Hector l’ espérait, car les deux combattants ont réussi à rester indemnes
après avoir lancé les lances, de sorte que techniquement le duel s’ est terminé par
un match nul. Sans aucune arme et ne voulant pas accepter le tirage au sort,
Ménélas a commencé à lutter contre Pâris et étant beaucoup plus fort, il l’ a
facilement maîtrisé et a commencé à le traîner par le casque afin que la sangle du
casque l’ étouffe. À ce stade, Homère introduit un morceau de magie, comme il le
fait souvent lorsqu’ il veut que la réalité de l’ histoire s’ écarte de la réalité derrière
l’ histoire pour la rendre plus acceptable pour ses lecteurs grecs : Aphrodite a cassé
la sangle du casque et a fait sortir Pâris du champ de bataille le ramenant au palais
et le plaçant dans les bras d’ Hélène où il eut un autre épisode d’ amour brûlant avec
la femme de Ménélas après avoir à peine échappé vivant à une bagarre avec le mari
de la femme. Selon la réalité de l’ histoire, Ménélas avait vaincu Pâris, mais lui et les
Grecs ne pouvaient pas revendiquer la victoire parce qu’ une déesse qui avait
orchestré tout le conflit ne voulait pas que les choses se règlent si rapidement, et
qui peut discuter avec les dieux ? Puisque les dieux voulaient tellement la guerre,
que pouvaient faire les humains pour l’ éviter ? Le problème avec les réalités de
l’ histoire qui s’ écartent de la réalité derrière l’ histoire ou du monde réel est que,
alors que dans la réalité du monde objectif, les choses ne deviennent jamais
incohérentes, dans la réalité de l’ histoire qui s’ écarte de la réalité derrière l’ histoire
finit par des choses qui n’ ont plus de sens. Selon la réalité de l’ histoire, Ménélas a
non seulement gagné le combat contre Pâris, mais les Troyens ont fait quelque
chose d’ encore plus scandaleux : l’ un des meilleurs archers troyens a rompu le
vœu que les deux armées avaient fait de ne pas intervenir dans le duel entre les
deux combattants, a saisi son arc et a blessé Ménélas à la jambe, qui ne s’ est pas
douté de rien. Si les choses se sont réellement passées ainsi, on aurait pu s’ attendre
à ce que les Grecs soient si indignés qu’ ils se seraient précipités pour saisir leurs
armes, enfiler leur armures et commencer à massacrer ces bâtards de Troie. Après
avoir insulté Ménélas et les Grecs en leur volant Hélène, les Troyens ont ajouté le
mal à l’ insulte en blessant Ménélas par un coup dans le dos après que leur héros a
été vaincu en duel ! Après avoir fait tout ce chemin depuis la Grèce parce qu’ ils ne
supportaient pas l’ insulte du vol d’ Hélène, quelqu’ un imaginerait-il que ces fiers
guerriers grecs resteraient passifs et hésiteraient à se battre lorsque Ménélas est
illégalement blessé juste sous leurs yeux après avoir prouvé qu’ il était le vainqueur
de la rencontre avec Pâris ? Selon l’ Iliade, cependant, non seulement les Grecs
n’ ont pas été indignés par le prétendu acte criminel des Troyens, mais Agamemnon
a dû plaider auprès de son armée pour qu’ elle prenne les armes et commence le

480
La mythologie démythifiée

combat. La réalité contenue dans l’ histoire peut être satisfaisante pour les lecteurs
grecs, car elle leur fournit la preuve que les Troyens étaient les méchants et que les
Grecs n’ avaient d’ autre choix que de poursuivre la guerre pour laquelle ils étaient
venus, mais finalement la réalité dans l’ histoire le texte devient incohérent puisque
le conteur doit revenir à des détails historiquement exacts, comme le fait
qu’ Agamemnon a dû essayer de persuader les Grecs de déclencher la guerre pour
laquelle ils étaient venus de Grèce. Lorsque de telles incohérences dans la réalité
de l’ histoire se produisent, le lecteur est censé faire preuve de bon sens et retrouver
la réalité derrière l’ histoire. Très probablement, en réalité, Aphrodite n’ a pas eu à
casser comme par magie la lanière du casque de Pâris, car elle aurait pu se briser
tout seul ou, plus probablement encore, Pâris lui-même aurait pu le casser et
échapper à l’ emprise mortelle. Une fois libéré, rien ne l’ aurait empêché de saisir
son arme de prédilection, l’ arc, et d’ essayer de blesser Ménélas en utilisant le type
d’ arme pour laquelle il était le plus doué, tout comme Ménélas recourait à la lutte
pour laquelle il était apparemment célèbre. Combattre avec la lance et combattre
avec un arc nécessitait cependant des stratégies assez différentes. Une lance était
une arme lourde et visait le haut du corps où elle pouvait infliger une blessure
mortelle. De plus, étant lancé à la main, il avait un mouvement relativement lent
qui pouvait être observé par l’ ennemi par-dessus le bord du bouclier et ajuster la
position du bouclier pour dévier le coup, tout comme un batteur de baseball a le
temps de surveiller la trajectoire de la balle lancée à la main par le lanceur et
ajuster la façon de frapper la balle pour contrôler sa trajectoire après le coup. En
revanche, une flèche est trop petite lorsqu’ elle est vue depuis la direction dans
laquelle elle se déplace et est trop rapide pour juger de sa trajectoire, en particulier
lorsqu’ elle est tirée à une distance relativement proche. La meilleure défense
contre une flèche est donc de se cacher autant que possible derrière le bouclier, ce
qui assurerait une protection complète du haut du corps puisque la masse d’ une
flèche est négligeable par rapport à celle d’ un bouclier et dévierait sans danger
même en frappant uniquement le bord du bouclier. Cela signifie que la meilleure
cible pour un archer contre un ennemi en armure complète était le bas du corps,
où l’ armure n’ offre pas une couverture et une protection complètes, mais où les
blessures ne sont presque jamais mortelles. Et c’ est exactement ainsi que Ménélas
fut blessé par la flèche. Si l’ archer visait les pieds, Ménélas aurait dû le voir et se
cacher derrière le bouclier, sinon l’ archer aurait visé le haut du corps et lui aurait
peut-être infligé une blessure mortelle. Le fait que viser les pieds était la stratégie
caractéristique d’ un archer contre un combattant en armure complète est prouvé

481
L’ÂNE D’ABRAHAM

par Pâris à une autre occasion, lorsqu’ il réussit à blesser même le puissant Diomède
en clouant son pied au sol avec une flèche et qu’ il finit par abattre même le plus
puissant Achille en le blessant au talon — une partie du corps qui n’ était protégée
par rien. Si Ménélas avait été réellement blessé par Pâris, cela expliquerait pourquoi
les Grecs étaient confus et ne savaient pas quoi faire parce que personne ne pouvait
dire qui était le vainqueur. Alors que Ménélas s’ est imposé dans la partie lutte,
Pâris s’ est finalement retrouvé indemne tandis que Ménélas est sorti blessé de la
rencontre. Si le combat avait été décidé par un panel de juges de boxe modernes,
le combat aurait probablement été déclaré nul. Puisqu’ aucune des deux parties n’ a
commis d’ illégalité, on comprend pourquoi les deux armées ont continué à se
faire face avec leurs armures au sol, ne sachant que faire et Agamemnon a eu du
mal à persuader les Grecs de déclencher les hostilités.

Une fois les combats commencés, nous découvrons une autre raison pour laquelle
les Grecs n’ étaient pas si enthousiastes à l’ idée de déclencher la guerre : alors que
les combattants d’ élite d’ Achille ne participaient pas aux côtés des Grecs, Hector
et les Troyens n’ étaient pas seuls, mais soutenus par des régiments des régions
voisines qui ont continué à renforcer les rangs troyens même après le début de
la guerre. Par exemple, Rhésus, le roi de Thrace, est arrivé après le premier jour
de combat et Diomède et Ulysse ont réussi à le tuer peu après son arrivée lors
d’ un raid nocturne sur le camp troyen. Nous savons qu’ Hector avait réussi à
amener d’ autres troupes des villes voisines, car après le début des combats, les
commandants des régiments étrangers sont venus voir Hector et se sont plaints que
les Troyens d’ Hector se recroquevillaient dans leur dos et les laissaient combattre
sur la ligne de front, bien que ce n’ était pas leur guerre. Ils menacèrent aussi de se
retirer de la bataille si les Troyens ne venaient pas au front et ne combattaient pas
à leurs côtés. Et maintenant, nous avons Hector suppliant ses troupes troyennes
d’ entrer dans la bataille et d’ engager les Grecs, tout comme Agamemnon avait
supplié les Grecs de commencer le combat. Même si Rhésus a peut-être été en
retard et a raté le premier jour de combat, il est évident qu’ Hector avait réussi à
rassembler une armée importante de la zone voisine et cela prouve qu’ il n’ a pas
opté pour la stratégie consistant à laisser les Grecs assiéger la ville et pour qu’ il
survive au siège, mais il a plutôt choisi d’ affronter l’ armée grecque de front si la
guerre ne pouvait être évitée.

482
La mythologie démythifiée

Le premier jour de combat est horrible et les détails graphiques d’ Homère sur la
façon dont les guerriers s’ entretuaient à bout portant dans une bataille
essentiellement face à face fournissent un aperçu unique de la sauvagerie des
combats à cette époque. Les pertes sont lourdes des deux côtés, mais aucun des
deux camps ne peut prétendre à la victoire. La fin de la journée a donné sujette à
réflexion des deux côtés et les Troyens ont proposé de nouveau une fin négociée
des hostilités, et les Grecs ont accepté de se rasseoir et de discuter. Le fait que les
Grecs étaient disposés à s’ asseoir et à discuter prouve qu’ ils avaient désormais des
doutes sur la guerre, ce qui n’ était pas tout à fait ce qu’ ils avaient imaginé lorsqu’ ils
se sont lancés dans l’ entreprise dans leur pays. Sans aucun doute, en quittant leur
pays, ils pensaient que lorsque les Troyens verraient leur puissante armée, ils
s’ enfermeraient dans leur ville fortifiée en se battant les uns contre les autres pour
chaque morceau de nourriture, tandis que les Grecs passeraient plusieurs semaines
ou tout au plus des mois à manger du pop-corn et se faire bronzer sous le soleil
méditerranéen pendant la journée et pourchasser les femmes des environs pendant
la nuit jusqu’ à ce que les Troyens affamés sortent de leur ville avec la tête de Pâris
sur une assiette implorant grâce. Non seulement les Grecs n’ avaient pas prévu
qu’ ils devraient se battre sans la participation du régiment de combattants d’ élite
d’ Achille, mais ils n’ imaginaient pas non plus que les Troyens parviendraient à
rassembler une armée aussi puissante et sortiraient même de leur ville pour leur
faire face de front. Le fait que la première journée se soit terminée indécise a dû
être très inquiétant pour les Grecs. S’ ils devaient gagner la guerre, ce ne pourrait
être qu’ après une longue bataille, et plus la bataille était longue, plus la victoire
était improbable, car ils étaient loin de chez eux, incapables de recevoir de
nouveaux renforts alors que les Troyens avaient le contrôle total de leur ville,
pouvaient se déplacer librement et étaient clairement soutenus par les seigneurs
de guerre de la région qui fournissaient à Hector des fournitures fraîches et des
renforts. Les Grecs ne pouvaient compter que sur une victoire rapide, car une
bataille prolongée ne pouvait se terminer que par une victoire troyenne, et une
victoire rapide n’ était évidemment pas en vue après le premier jour. Il n’ est pas
étonnant que lorsque les Troyens proposèrent de nouveau un règlement négocié,
les Grecs furent prêts à s’ asseoir et à discuter. Cependant, les Troyens avaient eux-
mêmes des raisons de changer d’ avis après le premier jour de combat. Bien que le
combat ait été indécis, il a prouvé que l’ armée troyenne était une force puissante
qui pouvait rivaliser avec les Grecs. Le fait que la bataille se soit déroulée sur leur
propre terrain était un avantage qui ne pouvait être sous-estimé et le premier jour

483
a dû être un formidable encouragement pour les Troyens. Mais, eux-mêmes
avaient des raisons de s’ inquiéter d’ une bataille prolongée. Ils savaient que l’ armée
grecque avait été paralysée par la dispute entre Agamemnon et Achille, et que cela
aurait dû porter un coup dur au moral des Grecs, mais si Achille avait rejoint la
bataille, la première journée de combat n’ aurait peut-être pas abouti à un match
nul. De plus, Hector ne pouvait pas compter sur le fait qu’ Achille resterait
indéfiniment à l’ écart de la bataille. En effet, même si une bataille plus longue
augmenterait la probabilité d’ une victoire troyenne, elle augmenterait également
la probabilité que la colère d’ Achille s’ apaise et entre dans la mêlée. Et, même si les
Troyens finissaient par être victorieux, ils savaient qu’ une victoire leur coûterait
extrêmement cher, car ils savaient désormais que les Grecs n’ étaient pas des
dilettantes lorsqu’ il s’ agissait de se battre. Il n’ est donc pas surprenant que les
Troyens soient revenus avec la proposition de mettre fin aux hostilités par un
règlement et il est également compréhensible que les Grecs aient accepté de
discuter. Les Troyens, cependant, se rendirent compte que l’ ambiance dans le
camp grec était assez calme et estimèrent donc qu’ ils avaient le dessus à la table
des négociations et proposèrent donc une proposition légèrement modifiée : alors
qu’ avant le duel entre Ménélas et Pâris, ils avaient ont accepté de restituer Hélène
et le trésor spartiate au cas où Ménélas parviendrait à tuer Pâris dans une bataille
en tête-à-tête, ils ont maintenant proposé de restituer uniquement le trésor de la
ville, mais de garder Hélène si les Grecs acceptaient de se replier et de rentrer chez
eux. À ce stade, Diomède, qui était le plus jeune chef de guerre grec, a dit quelque
chose qui non seulement a eu des implications sur ce qui a suivi, mais qui fournit
la réponse la plus claire possible à la question de savoir quand la guerre a
commencé : « Mais enfin, Diomède parla entre eux, bon cri de guerre : « Que
personne n’ accepte maintenant le trésor d’ Alexandre, pas plus qu’ Hélène, car
même celui qui n’ a aucun bon sens sait que les Troyens ont maintenant les mains
liées par les chaînes de la destruction [c’ est moi qui souligne].’ ».97 Le sens des
paroles de Diomède ne peut guère être mal compris : il compare la guerre à
l’ enroulement d’ un serpent autour de sa victime et une fois qu’ un serpent a réussi
à s’ enrouler autour de sa victime, il ne se déroulera jamais et ne laissera pas la
proie s’ échapper. Bien sûr, de son point de vue, les Grecs sont le serpent et les
Troyens la proie, mais ce qui nous préoccupe ici, c’ est la règle énoncée par
Diomède, à savoir qu’ une fois qu’ une guerre commence et que les tueries
commencent, on ne peut plus les arrêter et il faut continuer à tuer. Par
97 Homer, Iliad, 1:343, (livre 7:399).
La mythologie démythifiée

« maintenant », Diomède devait vouloir dire le jour où les combats ont commencé
et non neuf ans plus tôt. C’ est la vérité que les sept seigneurs de guerre Argives —
parmi lesquels se trouvait le père de Diomède, Télamon — ont découvert lorsqu’ ils
ont commencé la guerre contre Thèbes et après l’ avoir perdue, leurs descendants
ont dû les venger et reprendre la guerre jusqu’ à ce que la ville soit finalement
détruite. C’ est la vérité qu’ Alexandre le Grand a découverte : une fois qu’ il a
commencé la guerre de conquête, il ne pouvait plus s’ arrêter jusqu’ à ce que la
mort elle-même l’ arrête. C’ est la vérité que découvrent Napoléon, Hitler et, plus
récemment, les Américains et leurs alliés, les Européens, que malgré le fait que
leurs gouvernements n’ ont pas d’ argent pour payer les services civils, ils ne peuvent
cesser de déclencher de nouvelles guerres et là l’ argent ne manque pas lorsqu’ il
s’ agit de financer des armées et de tuer. Il n’ est pas étonnant que tous les seigneurs
de la guerre grecs aient été d’ accord avec Diomède sur le fait qu’ une fois l’ effusion
de sang commencée, elle ne pouvait plus être arrêtée et devait continuer, car le
serpent de guerre avait déjà commencé à retenir ses acteurs humains dans ses
anneaux mortels. Si la règle énoncée par Diomède est vraie selon laquelle une fois
qu’ une guerre a commencé, les hostilités ne peuvent pas être arrêtées — et tout le
monde étaient d’ accord — alors c’ est l’ indice le plus clair que la guerre a commencé
la veille et non neuf ans plus tôt. Si la guerre pouvait être arrêtée après neuf ans de
combats pour que Ménélas et Pâris se battent, pourquoi n’ a-t-il pas été possible de
l’ arrêter après un jour de combat supplémentaire ? Bien que je ne trouve pas dans
l’ Iliade et la mythologie un seul détail cohérent avec la croyance scientifique selon
laquelle la guerre avait duré neuf ans avant que les événements décrits dans l’ Iliade
n’ aient eu lieu, tous les détails prouvent de manière cohérente qu’ Homère saute les
préparatifs de l’ Iliade, la guerre et le voyage, et commence l’ Iliade avec l’ arrivée
des Grecs à Troie et les préparatifs de la guerre proprement dite avec la dispute
entre Agamemnon et Achille quant à savoir qui devrait être chargé de diriger les
hostilités.

Bien que le premier jour de combat ait pu se terminer par un match nul, à mesure
que les combats reprenaient dans les jours suivants, l’ avantage de combattre
à domicile a fait pencher la balance en faveur des Troyens. Bientôt, les Grecs
se trouvèrent confrontés à une guerre défensive et, à mesure que les Troyens
avançaient, ils durent même construire un mur improvisé avec des portes et une
tranchée autour pour protéger leur camp et leurs navires. L’ ironie ne pouvait
pas être amère : les Grecs, qui avaient imaginé assiéger les Troyens derrière les

485
L’ÂNE D’ABRAHAM

puissants murs de la ville la plus fortifiée de l’ époque, se sont retrouvés assiégés


par ces Troyens derrière des défenses improvisées sur une plage, luttant pour leur
survie. Il était évident qu’ il ne faudrait pas longtemps avant qu’ Hector atteigne
les navires et y mette le feu. Et bien sûr, ce jour est arrivé et cela a donné à Achille
quelques doutes sur son conflit avec Agamemnon. Selon l’ Iliade, ce qui a poussé
Achille à changer d’ avis et à rejoindre la bataille, c’ est la perte de son ami/amant
Patrocle et le désir de venger sa mort. Sa décision d’ envoyer son régiment de
combattants dans la bataille sous le commandement de son adjoint Patrocle ne
pouvait être justifiée par un quelconque désir de vengeance, mais par la prise de
conscience qu’ après qu’ Hector aurait réussi à incendier les navires grecs, il se
tournerait contre ses Myrmidons et les éliminer serait un jeu d’ enfant. Son orgueil
a peut-être aveuglé sa réflexion, comme c’ est toujours le cas chez les guerriers,
mais pas assez pour ne pas comprendre qu’ après avoir anéanti la flotte grecque,
les Troyens ne lui montreraient aucune pitié simplement parce qu’ il était resté
loin des hostilités. Mais, pour satisfaire son orgueil, il décida de ne pas se lancer
lui-même dans la bataille, néanmoins d’ envoyer son adjoint Patrocle diriger son
régiment de combattants. Les lecteurs modernes ont fait grand cas du prétendu
grand amour d’ Achille pour Patrocle et de la manière dont le meurtre de Patrocle
par Hector a motivé Achille à surmonter sa colère contre Agamemnon et à se
joindre à la bataille, animé par une colère encore plus grande envers Hector et un
désir de vengeance. De plus, les lecteurs modernes fantasment que Patrocle devait
être l’ amant sexuel d’ Achille et cela explique pourquoi Achille a finalement été
poussé à surmonter son orgueil et à combattre les Troyens. Qu’ Achille ait pu avoir
des relations sexuelles avec Patrocle et d’ autres guerriers ne serait pas surprenant
puisque l’ homosexualité est courante dans toutes les armées du fait que, lorsque les
jeunes hommes sont isolés de leur famille et doivent être confinés à la vie dans des
lieux fermés, ils découvrent que la seule façon de satisfaire leurs besoins sexuels est
d’ avoir des relations sexuelles entre eux, aussi répugnant que cela puisse paraître
au premier abord, et cela était vrai, non seulement dans les temps anciens, mais
aussi dans toutes les armées modernes. En effet, même le gouvernement américain
a décidé de déclarer l’ homosexualité comme parfaitement acceptable pour sa
puissante armée, malgré les prétendues traditions chrétiennes selon lesquelles
l’ homosexualité n’ est pas une orientation sexuelle, mais plutôt une désorientation
sexuelle.

486
La mythologie démythifiée

Achille et son régiment de combattants frais et bien disciplinés ont radicalement


modifié l’ équilibre des pouvoirs entre les deux camps, épuisés par des semaines,
voire des mois, de combats. Bientôt, ce sont les Troyens qui se retrouvent sur la
défensive. À ce stade, un chef de guerre troyen proposa aux Troyens de se retirer
derrière les murs de la ville et de recourir à une guerre défensive. Hector rejette avec
colère la proposition, ce qui prouve qu’ il ne pensait plus qu’ à ce stade la résistance
à l’ intérieur de la ville était une option et qu’ il avait parié sur une victoire dans
une bataille ouverte. Finalement, les Troyens ont dû se retirer derrière les murs
de la ville et à ce moment-là, Hector est le seul guerrier troyen qui refuse de se
retirer, choisissant plutôt de rester en dehors de la ville et d’ être finalement tué par
son ennemi juré, Achille. Ce geste prouve qu’ Hector avait parié sur la défaite des
Grecs dans la bataille ouverte, il a perdu et a préféré mourir en héros plutôt que
de mourir en lâche qui se réfugie dans la ville où il connaîtra une mort humiliante
lorsque la ville tomberait. Et, il a choisi la mort d’ un héros précisément parce qu’ il
savait depuis le début que si son armée se retirait à l’ intérieur de la ville, il lui serait
impossible de survivre au siège, car la chute serait certaine.

À ce stade, les savants objecteraient qu’ Hector n’ aurait pas pu anticiper la chute de
la ville puisqu’ il n’ aurait pas pu imaginer qu’ Ulysse aurait l’ idée de construire un
cheval creux dans lequel se cacheraient cinquante combattants grecs, que les
Troyens seraient aussi stupides au point de tomber dans la ruse et de démolir la
porte de leur puissante ville pour entraîner la structure monstrueuse à l’ intérieur
de la ville, démolissant probablement plusieurs bâtiments pour lui faire de la place
afin de l’ adorer à l’ intérieur de la ville alors qu’ ils auraient pu l’ adorer dessus la
plage s’ ils le voulaient d’ autant plus que des oracles les avertissaient de ne pas
amener la monstrueuse structure à l’ intérieur des murs. Si Ulysse n’ avait pas été si
intelligent et les Troyens si stupides, la ville ne serait jamais tombée. Alors que les
érudits modernes savourent la prétendue stupidité des peuples anciens, je trouve
qu’ une stupidité si étonnante bloque la réalité et alerte le lecteur que la réalité de
l’ histoire s’ écarte de la réalité derrière l’ histoire afin de rendre l’ histoire plus
agréable pour les lecteurs grecs. Imaginer que les Grecs étaient capables de
construire un énorme cheval creux sur une plage sans charpentiers ni outils de
menuiserie, d’ embarquer cinquante guerriers entièrement équipés de leur armure
dans la structure sans que les Troyens s’ aperçoivent de rien, même s’ ils devaient
avoir regardé toute l’ activité depuis les murs de la ville — pour que ces guerriers
puissent survivre à l’ intérieur de la structure pendant au moins un jour et une nuit

487
L’ÂNE D’ABRAHAM

sans air, sans nourriture, sans eau et sans avoir besoin d’ utiliser des toilettes, il faut
non seulement une énorme stupidité de la part des Troyens, mais surtout de la
bêtise des lecteurs. Selon la réalité de l’ histoire, Hélène est venue à la structure et
a imité les voix des épouses restées à la maison des guerriers à l’ intérieur du cheval
pour faire réagir les guerriers en pensant que leurs épouses leur parlaient, briser le
silence et déjouer la ruse, impliquant, non seulement qu’ Hélène devait savoir qui
se trouvait à l’ intérieur du cheval, mais aussi qui étaient les épouses de ces guerriers
de chez eux et à quoi ressemblaient leurs voix. Pourquoi un génie comme Homère
raconterait-il une telle histoire alors qu’ il aurait pu la rendre plus crédible ? Si
Homère a décidé de tromper les Troyens avec un objet de culte qu’ ils ont apporté
dans la ville avec des guerriers cachés à l’ intérieur, pourquoi choisir une réplique
d’ un cheval et non d’ un temple, par exemple, dédié à Apollon, l’ une des divinités
qui ont combattu du côté de Troie ? Si les Troyens devaient croire que cette
structure était un cadeau pour les dieux, alors les Grecs auraient dû fabriquer un
mouton en bois, ou une vache, ou un cochon, ou même un taureau, mais pas un
cheval, puisque c’ étaient des animaux régulièrement amenés comme offrandes
aux dieux. Si Homère avait choisi la structure en bois pour représenter un animal
ordinaire utilisé pour les sacrifices, il aurait peut-être mieux justifié que les Troyens
aient été trompés en le prenant comme un objet sacré et en l’ apportant à l’ intérieur
de la ville, mais les chutes de villes n’ ont jamais été associées à l’ entrée de guerriers
dans les villes en utilisant ces animaux, mais plutôt entrer dans les villes à l’ aide de
chevaux, car c’ étaient les chevaux qui seraient aujourd’ hui des machines de combat
telles que des bombardiers, des chars, des sous-marins, des porte-avions, etc. Bien
que les peuples anciens adoraient les animaux, en particulier les Égyptiens, quelle
preuve existe-t-il qu’ ils aient jamais adoré les chevaux ? Comme c’ est toujours le
cas lorsque la réalité de l’ histoire s’ écarte de la réalité derrière l’ histoire, la réalité
dans l’ histoire doit conserver des indices qui permettent au lecteur de comprendre
la réalité derrière l’ histoire. Bien que les écrivains anciens aient utilisé leur
imagination et introduit des détails fictifs dans l’ écriture de leurs histoires, ils ont
veillé à ce que ces détails fictifs n’ entrent pas en conflit ou n’ écrasent pas certains
faits de base sur la réalité derrière l’ histoire que les lecteurs connaissaient déjà,
sinon l’ histoire deviendrait ouvertement inventée et les lecteurs n’ auraient aucun
intérêt à le lire. Contrairement à ce que croient les lecteurs modernes, les écrivains
anciens savaient que les lecteurs n’ aiment pas la fiction juste pour le plaisir de la
fiction. Par exemple, les lecteurs occidentaux n’ apprécieraient pas une histoire ou
un film dans lequel des terroristes musulmans parviennent à tromper les services

488
La mythologie démythifiée

secrets et à organiser un massacre à grande échelle dans une ville occidentale,


même s’ ils savent que l’ histoire est une pure imagination, alors que les mêmes
lecteurs apprécieraient une histoire ou un film dans lequel les services secrets
occidentaux parviennent à déjouer une attaque terroriste similaire même s’ ils
savent très bien que l’ histoire est une pure fiction. Les cinéastes croient-ils que ce
qu’ ils voient dans les films de Superman s’ est réellement produit ? S’ ils savent que
les faits présentés dans ces films sont imaginaires, ils croient également que le
Superman et sa délivrance des calamités sont réels, que le Superman soit leur
police, leurs services secrets, leurs dirigeants politiques, leur dieu ou Jésus. Alors
qu’ Homère devait imaginer un moyen par lequel les guerriers grecs parviendraient
à pénétrer à l’ intérieur de la ville après que l’ armée troyenne se soit retirée derrière
les murs de la ville, il devait le faire de telle manière qu’ il soit en accord avec
certains faits fondamentaux qu’ il savait que ses lecteurs connaissaient sur ce qui
s’ est passé : que l’ armée grecque a réussi à détruire la ville, que les Troyens eux-
mêmes ont contribué à la chute de leur ville et que malgré cela, l’ héroïsme des
Grecs ne doit pas être diminué. Considérée du point de vue de ce qui a dû se
passer, l’ histoire du cheval de bois est véritablement le produit d’ un génie. Bien
qu’ Homère ne décrive nulle part la chute réelle de Troie, il fournit suffisamment
d’ indices pour retrouver la réalité derrière l’ histoire. Puisque le sac de Troie était
de notoriété publique, les lecteurs savaient que les assaillants parvenaient à entrer
dans la ville et que lorsque les armées victorieuses entraient dans une ville conquise,
ils le faisaient en montant de vrais chevaux et non en se cachant dans un cheval de
bois. Puisque les lecteurs savaient également que les guerriers grecs n’ avaient pas
réussi à briser les portes de la ville pour accéder à la ville, mais que d’ une manière
ou d’ une autre, les Troyens eux-mêmes avaient facilité cela, alors les attaquants
grecs ont dû être placés à l’ intérieur d’ un cheval de bois qui a été traîné à l’ intérieur
de la ville par les Troyens eux-mêmes qui ont également brisé, enlevé ou ouvert
eux-mêmes les portes de la ville. Si toutefois ce sont les Troyens qui ont ouvert les
portes de la ville et permis aux guerriers grecs d’ entrer dans la ville montés sur de
vrais chevaux, cela signifie que les Troyens se sont rendus et que les Grecs ont
massacré une population qui n’ offrait plus aucune résistance, et ce n’ est pas
terriblement héroïque du point de vue des lecteurs grecs. Par conséquent, l’ histoire
devait être racontée de telle manière que, même si ce sont les Troyens eux-mêmes
qui ont conduit les conquérants grecs à l’ intérieur de la ville, ils ne l’ ont pas fait
volontairement, mais plutôt parce que les Grecs avaient réussi à les déjouer. Bien
que la capacité de tuer soit la preuve ultime de l’ héroïsme, une autre capacité

489
L’ÂNE D’ABRAHAM

importante d’ un héros est de tromper et de profiter des autres. C’ est à Ulysse


qu’ on attribue l’ idée de construire un cheval auquel les lecteurs se seraient
attendus. Bien que surpassé par d’ autres héros grecs en termes de taille et de
puissance, Ulysse est de loin le plus astucieux et le plus rusé de tous les combattants
grecs. Il est spécifiquement mentionné qu’ il faisait partie de la délégation qui a
négocié la reddition de la ville, des négociations qui, selon la réalité de l’ histoire,
ont échoué, mais qui, selon la réalité derrière l’ histoire, ont sans aucun doute dû
réussir. Que la ville devrait se rendre, non seulement Hector l’ avait très bien
compris, mais sans aucun doute tout le monde dans la ville, sachant qu’ après des
semaines, voire des mois de combats, les approvisionnements de la ville auraient
été en grande partie épuisés, en particulier lorsqu’ elle soutenait un si grand
nombre de soldats. Puisque les Grecs ne pouvaient pas prendre d’ assaut les murs
lorsqu’ ils étaient défendus par tant de combattants aguerris, il leur suffisait
d’ attendre et de laisser les Troyens décider comment la chute de leur ville devait
avoir lieu, et pour les Troyens, il n’ y avait que deux options : l’ une était de résister
jusqu’ au bout, et une autre était de se rendre et d’ accepter le bout plus tôt. Même
si les deux extrémités étaient amères, chacune l’ était d’ une manière différente.
Selon la stratégie de la résistance, alors que la ville manquait de provisions, tout ce
qui restait était épargné pour les combattants. Les premiers à être sacrifiés et laissés
mourir de faim étaient les enfants, les femmes et les personnes âgées, car jugés
non essentiels pour la défense de la ville, et donc le plus dispensable. Le cannibalisme
n’ était pas rare, comme le prouvent de nombreux documents anciens. Lorsque la
ville tombe, les seuls qui soient retrouvés vivants soient généralement les guerriers
qui sont sommairement exécutés sans exception, non seulement pour se venger
des pertes qu’ ils ont causées à l’ armée d’ invasion pendant les hostilités, mais aussi
pour leur entêtement à résister jusqu’ au bout. Souvent, les derniers combattants
survivants préféraient se suicider plutôt que d’ être exécutés par les conquérants,
comme ce fut le cas à Massada. Ainsi, lorsqu’ une ville optait pour cette stratégie,
lorsqu’ elle tombait, il n’ y avait pratiquement aucun survivant. En raison du prix
extrêmement élevé impliqué, une ville n’ opterait pour la stratégie de résistance
que lorsque les chances de survie étaient assez élevées, et ce n’ était pas le cas de
Troie, comme Hector lui-même le comprenait. Bien entendu, lorsqu’ une ville
décidait de se rendre, le plus tôt était le mieux, mais quelle que soit la date de sa
reddition, le résultat n’ était pas beau à voir, car il était suivi de cruautés atroces,
même si ceux qui étaient tués étaient les guerriers, non seulement pour se venger
des pertes qu’ ils avaient causées aux envahisseurs, mais également pour empêcher

490
La mythologie démythifiée

toute résistance future, tandis que les enfants, les femmes et les personnes âgées
étaient épargnés et transformés en esclaves et en concubines. En d’ autres termes,
lorsqu’ une ville se rendait, les personnes qui auraient été condamnées à mourir en
premier — et qui constituaient la majorité de la population — étaient celles qui
survivaient, même si c’ était en tant qu’ esclaves ou concubines. Bien qu’ il n’ y ait
aucun moyen de savoir combien de temps il a fallu avant que Troie ne se rende
après la mort d’ Hector, il semble que des négociations secrètes en vue de se rendre
aient été initiées par les Troyens peu après la mort d’ Hector, négociations qui
auraient pu inclure même le retour du corps d’ Hector à fournir avec des funérailles
appropriées étant donné que la façon dont le corps d’ Hector a été acquis par Priam
selon la réalité de l’ histoire est carrément impensable. Que le vieux père d’ Hector
ait pu rendre visite à Achille dans sa tente la nuit en lui apportant de gros cadeaux
pour l’ inciter à libérer le corps d’ Hector, puis à être autorisé par Achille à revenir
indemne à Troie sans qu’ aucune sentinelle grecque ne remarque quoi que ce soit,
c’ est une belle histoire hollywoodienne, mais ce n’ est pas quelque chose que
quiconque aurait trouvé possible dans la vraie vie. Qu’ il y ait eu des négociations
secrètes entre les Grecs et les Troyens, non seulement à la fin de la guerre, mais
même avant, Homère le dit très clairement et la raison pour laquelle Homère ne
pouvait pas dire que les négociations finales avaient réussi était parce qu’ il devait
admettre ouvertement qu’ il y avait eu une capitulation, qu’ il n’ y avait pas besoin
d’ un cheval de bois avec lequel les Grecs parvenaient à déjouer les Troyens, qu’ il
n’ y avait pas eu de véritable conquête de la ville, et cela aurait laissé les lecteurs
grecs — et plus encore les lecteurs modernes érudits — avec un goût amer dans la
bouche. Le fait qu’ il y ait eu des gens qui ont prédit et sans doute préconisé la
reddition est prouvé par le fait qu’ il y a eu des prophéties selon lesquelles la ville
tomberait, comme celles faites par Cassandre, l’ une des filles de Priam, et par
Laocoon, un prêtre. Alors que dans les récits mythologiques personne n’ ose
remettre en question une prophétie, car il n’ y a rien de plus offensant pour les
dieux, la chute de Troie est probablement la seule prophétie à laquelle personne ne
voulait croire sans qu’ aucun dieu ne soit offensé. Même s’ il est vrai qu’ aucun
Troyen ne croyait à la chute de leur ville, Cassandre et Laocoon ont dû croire eux-
mêmes à leurs propres prophéties, et s’ ils ont cru à leurs prophéties, alors ils ont
dû préconiser la reddition, car ils devaient savoir qu’ il était insensé de le faire,
essayez d’ empêcher une prophétie de se produire. Si Laocoon a été tué, il a très
probablement été tué par la partie qui s’ est opposée à la reddition, et donc la
décision de se rendre n’ aurait pas pu être acceptée par tout le monde sans

491
L’ÂNE D’ABRAHAM

opposition. Outre les prophéties sur la chute de la ville, un autre indice important
sur ceux qui ont dû soutenir la reddition est de rechercher ceux qui ont survécu au
sac de Troie. Si certains citoyens ordinaires ont pu survivre au massacre, ce qui est
suspect, c’ est que certains membres de la famille royale ont réussi à survivre, alors
que la règle était de tuer tous les membres de la famille royale, non seulement le
vieil homme Priam qui n’ était pas impliqué dans les combats, mais aussi l’ enfant
d’ Hector et même des jeunes femmes comme Polyxène. Quelle que soit la façon
dont l’ histoire justifie de tels meurtres, si Polyxène a été exécutée et que sa sœur
Cassandre a été épargnée et prise par Agamemnon comme concubine, cela doit
être parce que Polyxène s’ est opposée à la reddition alors que Cassandre l’ a
soutenue. Ce qui est encore plus suspect est la survie d’ un guerrier troyen comme
Énée, qui était non seulement un combattant de premier plan, mais aussi un
proche parent de la famille royale, et donc un héritier légitime du trône. Selon la
réalité de l’ histoire, il a réussi à se faufiler hors de la ville par une porte dérobée
avec son vieux père boiteux sur le dos et tenant son petit-fils par la main et a réussi
à trouver un bateau pour naviguer jusqu’ à ce qu’ aujourd’ hui ce soit l’ Italie. Si les
Grecs savaient comment Énée s’ était échappé et où il allait, pourquoi ne l’ ont-ils
pas arrêté et lui ont-ils permis de s’ échapper ? En ce qui concerne la famille royale,
les Grecs se gardaient bien d’ épargner aucun des membres de la famille de Priam,
même les filles, à l’ exception d’ Helenus et de sa sœur jumelle Cassandre, celles-là
mêmes qui prophétisaient la chute de la ville. Comme mentionné ci-dessus, l’ une
des filles de Priam, Polyxène, a été exécutée soi-disant à la demande du fantôme
d’ Achille qui ne pouvait apparemment pas se reposer dans l’ Hadès, à moins
qu’ une jeune femme inoffensive ne soit tuée pour apaiser sa colère contre la
maison de Priam, bien que selon Euripide, son exécution a été demandée par
Ulysse, l’ intrigant le plus vicieux du camp grec et son exécution doit donc avoir été
motivée par des raisons politiques. Apparemment, Polyxène était la dernière
enfant de Priam à être tuée. Bien qu’ Énée ne soit pas en ligne directe de succession
puisqu’ il n’ était pas un fils de Priam, il était le fils d’ un cousin germain de Priam
et a même épousé l’ une des filles de Priam. Il était donc de sang royal et un candidat
idéal pour avoir la tête coupée. Et cela peut expliquer pourquoi Énée a pu porter
son père boiteux sur son dos et emmener son fils avec lui, mais pas sa femme, qui
était fille de Priam, et donc condamnée à mort par défaut. Dans l’ Iliade, Énée est
un allié principal d’ Hector, et donc un héros important qui est miraculeusement
sauvé de la mort grâce à l’ intervention des dieux, notamment de Poséidon, le dieu
du combat qui est systématiquement du côté des Grecs. Qu’ un tel héros troyen ait

492
La mythologie démythifiée

été épargné et même autorisé à quitter Troie en tant que chef d’ un groupe de
Troyens qui ont émigré et se sont installés en Sicile est très suspect. Que les Grecs
autorisent que cela se produise n’ a de sens que si Énée et son parti avaient organisé
la reddition de Troie et que leur survie et leur exil faisaient partie de cet accord. Si
les Grecs avaient accepté de permettre à un prince troyen et à son parti de survivre
en échange de la reddition de la ville, ils auraient exigé qu’ Énée et son parti
s’ éloignent le plus possible de Troie pour empêcher une résurrection de la
monarchie troyenne qui pourrait constituer une menace à l’ avenir, et choisir
l’ Italie comme lieu d’ exil aurait été un lieu idéal non seulement parce qu’ il se
trouvait du côté opposé de la Grèce, et donc loin de Troie, mais en Italie, il y avait
des colonies grecques pour surveiller Énée afin qu’ il ne puisse pas retourner
secrètement à Troie et tenter de ressusciter la monarchie et la ville.

Si l’ exil d’ Énée avec un groupe de Troyens est suspect, la survie d’ Helenus l’ est
encore plus si l’ on considère qu’ il était fils de Priam et d’ Hécube, et donc en ligne
directe de succession au trône. On attribue à lui et à sa sœur jumelle Cassandre le
don de prophétie grâce auquel ils avaient pu prédire la chute de Troie, mais s’ ils
avaient pu prédire la chute de Troie, ils devaient avoir suffisamment de bon sens
pour soutenir l’ idée de la reddition de la ville s’ ils croyaient eux-mêmes à leurs
propres prophéties. Le fait qu’ Helenus ait soutenu l’ idée de la reddition de la ville
peut être déduit du fait qu’ il aurait révélé aux Grecs que pour que la ville tombe, les
Grecs devaient voler l’ objet sacré appelé Palladium et ramener l’ archer Philoctète
qui possédait le célèbre arc d’ Héraclès de Lemnos où il avait été abandonné par
la flotte grecque en route vers Troie. Si Helenus ne voulait pas que la ville tombe,
pourquoi aurait-il fourni aux Grecs des renseignements aussi importants ? Nous
n’ avons aucune raison de croire que la chute de Troie ait été causée par le prétendu
vol du Palladium, tout comme les Grecs n’ avaient pas besoin d’ Helenus pour leur
dire qu’ ils devaient faire venir des archers pour forcer une ville à se rendre. Ce
qu’ Helenus a dit aux Grecs était ce que n’ importe quel Grec aurait su, c’ est-à-dire
qu’ une fois que les Troyens se sont retirés derrière les murs de la ville, les lances,
qui étaient des armes à courte portée, sont devenues pratiquement inutiles. Les
Grecs ont donc dû recourir aux archers parce que les arcs étaient les seules armes à
longue portée capables d’ atteindre les combattants placés sur les murs de la ville et
même de tirer par-dessus les murs de la ville et de blesser des personnes au hasard
à l’ intérieur de la ville. Selon la mythologie, les Grecs ont réussi à capturer Helenus
et à lui arracher des renseignements clés par la torture, mais il est fort probable que

493
L’ÂNE D’ABRAHAM

les Grecs ne l’ ont pas capturé, mais qu’ il faisait partie du groupe qui a négocié la
reddition.

Même si une reddition de la ville aurait été une victoire, elle n’ aurait pas constitué
le point culminant d’ un combat aussi intense au cours duquel les lecteurs auraient
attendu des conquérants qu’ ils prouvent clairement leur supériorité. Il a donc fallu
modifier l’ histoire — tandis qu’ Homère devait rester fidèle au fait historique selon
lequel les Grecs n’ ont pas pris la ville par la force — avec l’ histoire du cheval de
bois qui a réussi à prouver la supériorité des Grecs en termes d’ être rusé. Selon
l’ éthos grec, l’ une des qualités les plus importantes des héros grecs, outre celle
de tuer sans aucun scrupule, est celle d’ être extrêmement fourbe. Bien qu’ Ulysse
ne soit pas le tueur grec le plus puissant comparé à Diomède ou même à Ajax,
fils de Télamon, sa grandeur de guerrier est souvent attribuée à sa tromperie, et
les descriptions les plus fréquentes utilisées par Homère pour glorifier Ulysse en
dehors de celle de « Zeus né Ulysse » est « Ulysse rusé » ou « Ulysse plein de ruses ».
C’ est ainsi qu’ Athéna elle-même, la divinité qui soutient résolument Ulysse, décrit
fièrement son protégé : « Il doit être rusé et furtif, qui vous dépasserait dans toutes
sortes de ruses, même si c’ était un dieu qui vous rencontrait. Homme têtu, rusé en
conseils, insatiable en tromperies, pas même dans votre propre pays, semble-t-il,
si vous renonciez à la ruse et aux histoires trompeuses, que vous aimez du fond
de votre cœur »,98 comme ceux qui ont apporté la civilisation pour la première
fois à l’ humanité, la sournoiserie n’ est pas le signe de la méchanceté, mais de
l’ humanité à son meilleur, et c’ est la raison pour laquelle toute la littérature sur la
mythologie décrit ces histoires comme étant merveilleusement humaines. Homère
avait peut-être un esprit mythique, mais il savait apparemment que les Grecs de
l’ Antiquité, tout comme les lecteurs modernes, n’ apprécieraient pas de lire sur la
chute de Troie à la suite de négociations de sang-froid, mais plutôt à la suite d’ une
merveilleuse tromperie humaine dont seuls ceux qui ont découvert la civilisation
pour la première fois auraient pu le faire.

À ce stade, je soupçonne que les lecteurs modernes peuvent admettre que l’ histoire
du cheval de bois est un cas rare de stupidité intelligente de la part des peuples
anciens qui racontaient la reddition de Troie comme une véritable conquête, mais
cela n’ exclut pas d’ autres preuves que les anciens étaient assez stupides lorsqu’ ils
parlaient d’ êtres comme les centaures qui étaient mi-cheval, mi-humains, ou
98
Homer, The Odyssey, 2:23, (livre 13:291–295).

494
La mythologie démythifiée

de géants avec un seul œil au milieu du front, ou d’ animaux étranges comme


les licornes qui ressemblaient à des chevaux avec une seule corne qui sortaient
de leur front, bien que les chevaux n’ aient jamais eu de cornes, ni les béliers qui
avaient de la laine d’ or, ni les arbres qui faisaient des pommes d’ or. Comment
peut-on trouver un sens à ces descriptions ? Ces exemples ne prouvent-ils pas que
les peuples anciens utilisaient simplement une imagination débridée parce qu’ ils
n’ étaient pas capables d’ observer la réalité ?

Eh bien, je dois admettre que les érudits modernes sont incapables de trouver
le moindre sens à ces descriptions, mais je soupçonne que les peuples anciens
considéraient ces descriptions comme des images puissantes expliquant les réalités
auxquelles ils étaient confrontés quotidiennement, des réalités que même le lecteur
moderne doit vivre avec. La raison pour laquelle les anciens ne trouvaient pas le
centaure quelque chose de ridicule était qu’ ils ne le considéraient pas comme un
animal mi-cheval et mi-humain, mais le considéraient comme étant un cheval
à part entière et à part entière un humain, c’ est-à-dire un cheval et son cavalier
d’ une seule pièce. C’ est ce que sont devenus le cheval et le guerrier grâce à leur
entraînement : une puissante machine à tuer. Les chevaux ne sont pas seulement
des animaux très puissants, mais ils sont également extrêmement intelligents
et faciles à enseigner. Grâce à leur nature, les chevaux ne sont pas des animaux
agressifs puisqu’ ils ne sont pas équipés de cornes ni même de crocs et de ce point
de vue, même les moutons, les chèvres et les porcs peuvent être plus agressifs et
dangereux. Leur seule stratégie défensive est de donner des coups de sabots, mais
même cette stratégie n’ est pas très efficace, car ils ne peuvent pas donner de coups
de pied en courant et lorsqu’ ils donnent des coups de pied, ils ne peuvent pas voir
en arrière pour viser correctement les coups. De plus, en raison de leur grande
force et puissance, les chevaux sont d’ excellents animaux de trait et, en raison de
leur douceur et de leur aptitude à l’ entraînement, ils sont d’ une grande aide pour
les humains dans la production de nourriture et d’ autres produits. Lorsque les
humains ne souhaitent pas utiliser leur intelligence pour répondre à leurs besoins,
mais plutôt pour tuer d’ autres humains, les chevaux deviennent le plus grand atout
pour détruire la vie humaine. Bien que les chevaux, contrairement aux taureaux,
par exemple, n’ aient pas d’ agressivité naturelle, tout comme les humains, car tous
deux ont une grande intelligence, ils peuvent s’ entraîner ensemble et devenir
une puissante machine à tuer. Et, voilà ce qu’ est un centaure : un cavalier et un
cheval qui deviennent un seul corps qui bouge en parfaite coordination pour tuer

495
L’ÂNE D’ABRAHAM

comme aucun autre animal n’ est capable de le faire. Vu de profil, un combattant à


cheval ressemble exactement à la description d’ un centaure et à sa représentation
dans l’ art ancien : un torse humain qui pousse à la base du cou du cheval. Étant
donné qu’ un centaure est censé être une créature ayant quelque chose en commun
avec les chevaux, on aurait pu s’ attendre à ce que le nom soit basé sur le mot grec
signifiant « cheval », et donc sur « cenhippo », et non sur le mot « taurus », qui
signifie « taureau », et donc à ce que « centaure » signifie « taureau perçant ».
C’ est à cause de cette apparente incohérence que les centaures sont parfois appelés
« hippocentaurus », c’ est-à-dire « taureaux perçants ». Malgré son manque naturel
d’ agressivité, grâce à l’ entraînement humain, le cheval se transforme en taureau
perçant le plus meurtrier. C’ est à cause de cet étrange changement dans la nature
d’ un cheval que le célèbre cheval d’ Alexandre le Grand fut appelé Bucéphale, ce qui
signifie « tête de taureau ». Cette étrange association entre un guerrier monté sur
un cheval et un taureau explique une autre créature mythologique supposément
étrange : la licorne. Si les lecteurs modernes trouvent ridicules les descriptions
de chevaux avec une corne sortant du front et la preuve que les anciens n’ avaient
pas l’ esprit soi-disant scientifique pour observer à quoi ressemblaient les vrais
chevaux, ils auraient compris que la corne de ces chevaux mythiques n’ était pas
quelque chose que les chevaux avaient naturellement grandi, mais plutôt une
corne que l’ homme ajoutait au cheval. Comme je l’ ai mentionné plus tôt, l’ arme
de combat principale d’ un guerrier était la lance, faite de bois de frêne, maniée
d’ une main, et le principal équipement défensif était le bouclier tenu sur l’ autre
bras. Vu de profil, un cheval avec un guerrier monté sur son garrot tenant la lance
pour percer un ennemi ressemblait à une corne énorme et pointue poussant sur
son front, qui était la pointe et une partie de la hampe de la lance. Par conséquent,
le centaure ou le « taureau perçant » et la licorne étaient deux images de la même
machine à tuer, c’ est-à-dire un guerrier chargeant sur un cheval pour transpercer
un ennemi avec une lance qui différait du taureau dans le sens où il était plus
mortel malgré le fait qu’ un vrai taureau avait deux cornes alors qu’ un centaure ou
une licorne n’ en avait qu’ une. Et ces histoires mythologiques avec leurs créatures
mythologiques étaient si fascinantes pour les peuples anciens, précisément en
raison de leur caractère mortel, tout comme les hommes modernes sont fascinés
par les armes les plus meurtrières et les machines à tuer.

Le fait que les centaures ne faisaient référence à aucune créature imaginaire, mais
décrivaient de véritables guerriers, peut être prouvé par ce qu’ ils font dans les

496
La mythologie démythifiée

récits mythologiques. Tout d’ abord, ce sont toujours des étrangers car, selon la
mentalité des Grecs de l’ Antiquité ainsi que celle des Américains et des Européens
modernes, les étrangers sont toujours de dangereux tueurs. C’ est pour cette raison
qu’ Homère qualifie souvent les Troyens de « dompteurs de chevaux », sous-
entendant de « puissants tueurs ». Comme tous les soldats de tous les temps, les
centaures ont une grande passion pour le vin, pour violer les femmes et pour se
battre. Parce que la plus grande expertise des centaures était de tuer, ils sont aussi
les professeurs des plus grands héros grecs comme Achille et Héraclès. En effet,
Héraclès a même fini par être tué par un centaure. Avoir eu un centaure comme
professeur était la plus grande qualité qu’ un héros puisse avoir.

À ce stade, j’ imagine que les érudits modernes peuvent admettre que les centaures
et les licornes ne font peut-être pas référence à des créatures imaginaires, mais
les Cyclopes montrent clairement que les peuples anciens n’ avaient aucun bon
sens lorsqu’ ils imaginaient des monstres sous forme humaine de tailles énormes
et avec un seul œil au milieu du front. Afin de comprendre ce que les anciens
comprenaient ces Cyclopes, nous devons rassembler certaines des caractéristiques
que la mythologie leur attribue. Premièrement, nous savons qu’ ils étaient les fils
de Poséidon et nous savons que Poséidon était le dieu guerrier par excellence. Ici,
je soupçonne que les lecteurs modernes objecteraient que le dieu de la guerre était
Arès alors que Poséidon n’ avait rien à voir avec la guerre parce qu’ il était un dieu
bienveillant vivant au fond de l’ océan et passant son temps libre à des activités
innocentes telles que la pêche avec son trident et violant occasionnellement des
femmes qui s’ approchaient dangereusement du rivage. Que Poséidon était en
réalité un dieu de la guerre est prouvé par le fait que les Romains l’ associaient à
Neptune qui était clairement un dieu de la guerre, tandis qu’ Arès était assimilé
à Mars, également un dieu de la guerre. Parce que dans la mythologie romaine,
Mars est vénéré comme le dieu principal de la guerre et Neptune n’ est qu’ un dieu
secondaire de la guerre, ces simples équivalences entre les noms grecs et romains
peuvent être trompeuses, car il existe des différences importantes entre les deux
divinités grecques de la guerre. Selon la mythologie grecque, Ares est le dieu de
la guerre dans le sens où il est l’ instigateur des conflits et est donc la cause ultime
de la guerre, tandis que Poséidon est le dieu de la guerre dans le sens où il est le
dieu qui mène réellement les guerres des Grecs contre les étrangers. En raison de
cette différence, Poséidon est un dieu positif dans le sens où il ne fait jamais rien
de mal aux Grecs, de sorte que dans la guerre de Troie, il est constamment du côté

497
L’ÂNE D’ABRAHAM

des Grecs, tandis qu’ Arès est une divinité négative qui est adorée principalement
parce qu’ elle est considérée comme dangereuse et hostile et qu’ elle est dépeinte
comme soutenant les Troyens, bien qu’ elle n’ aide pas les Troyens à gagner la guerre,
mais plutôt à les aider lorsqu’ ils sont en difficulté afin de pouvoir continuer à se
battre, de sorte qu’ Arès aide en réalité la guerre à se poursuivre. Ares ne se soucie
pas des gagnants et des perdants ; tout ce qui l’ intéresse, c’ est que les gens soient
constamment en conflit et en combat. De ce point de vue, Arès ressemble beaucoup
au dieu égyptien Seth qui n’ est que l’ instigateur de toutes sortes de conflits et de
calamités. Arès est le dieu que même Zeus lui-même décrit comme étant haineux
et lui et son amante Aphrodite sont les seuls dieux qui sont constamment du côté
des Troyens. C’ est dire toute la sympathie que Zeus éprouve pour son fils Arès
qui est le dieu de la guerre, lorsque Arès vint chez son père pour lui demander
d’ être guéri d’ une blessure qu’ il avait reçue du héros grec Diomède, cas rare où un
mortel était capable pour blesser même le dieu de la guerre :

Alors, avec un regard furieux, Zeus, le rassembleur de nuages, lui dit : « Ne t’ as-
sieds pas à côté de moi et ne te plains pas, renégat. Vous m’ êtes le plus haïssable de
tous les dieux qui détiennent l’ Olympe, car les conflits vous sont toujours chers,
ainsi que les guerres et les combats. Vous avez l’ esprit insupportable et accablant
de votre mère, Héra ; elle, je peux même à peine la contrôler par mes paroles.
C’ est donc à cause de ses incitations, j’ imagine, que vous souffrez ces choses.
Mais, je ne permettrai plus que tu souffres, car tu es ma descendance, et c’ est moi
que ta mère t’ a enfanté ; mais si tu étais né de manière si destructrice envers tout
autre dieu, alors bien avant cela, tu aurais été inférieur aux dieux célestes.99

C’ est précisément parce que les Grecs de l’ Antiquité considéraient l’ amour comme
une cause majeure des conflits et des guerres humaines qu’ Arès est décrit dans la
mythologie comme étant souvent au lit avec la déesse de l’ amour, Aphrodite. Si
des équivalences doivent être faites entre les divinités grecques et romaines,
Poséidon devrait être assimilé à Mars, avec Neptune en double, alors qu’ Arès
n’ avait pas de véritable équivalent romain. Dans un sens, Poséidon et Arès sont
antagonistes dans le sens où Poséidon doit mener les guerres déclenchées par
Arès, et il les incite pour le simple plaisir de voir le sang couler. Ares n’ a pas de
favoris et ne se venge jamais lorsque quelqu’ un est tué, tandis que Poséidon défend
avec passion les Grecs et ses propres alliés comme les Cyclopes, même lorsqu’ ils
99
Homer, Iliad, 1:271–273, (livre 5:887–897). Notons qu’ Héra se bat du côté grec tandis
que son fils, Arès, se bat du côté troyen.

498
La mythologie démythifiée

sont en faute et doivent être blâmés pour leurs propres souffrances. De ce point de
vue, Ares a une nature encore plus démoniaque que Dionysos/Bacchus, bien que
dans la tradition chrétienne ultérieure, ce soient Dionysos/Bacchus et ses disciples
qui ont fini par être identifiés aux démons parce que Ares n’ avait pas de véritable
équivalent dans le panthéon romain lorsque le christianisme s’ est développé
comme une réplique du paganisme romain. C’ est précisément parce que Poséidon
était le dieu du combat, que de puissants tueurs comme les Cyclopes étaient ses
fils, et non les fils d’ Arès qui non seulement n’ avait pas de fils qui étaient de
puissants guerriers, mais lui-même n’ était pas lui-même un puissant combattant
dans la mesure où il fut même blessé à Troie par le mortel Diomède. Puisque
Poséidon était le dieu qui combattit les guerres grecques, les fils de Poséidon
étaient avant tout des guerriers. Comme nous l’ avons vu, des caractéristiques
monstrueuses et des tailles énormes suggèrent dans la mythologie des combattants
extraordinaires. Bien que dans la mythologie, les puissants tueurs aient des
caractéristiques monstrueuses dues à la multiplication de parties du corps telles
que de nombreuses mains et de nombreuses têtes, la caractéristique des Cyclopes
est qu’ ils avaient moins d’ yeux que les humains ordinaires, c’ est-à-dire qu’ ils n’ en
avaient qu’ un. Alors que les lecteurs modernes supposent que les peuples anciens
pensaient que ces tueurs monstrueux étaient nés avec un seul œil au milieu du
front, les peuples anciens comprenaient que, tout comme une licorne était un
cheval, sa corne mortelle n’ était pas une dotation naturelle à la naissance, mais
plutôt grâce à la formation humaine, ils ont également compris que les Cyclopes
avaient leur seul œil non pas à la naissance, mais à la suite de leur formation de
tueurs. Les anciens savaient que les armes les plus meurtrières étaient les lances et
les flèches, et que la compétence la plus importante pour les utiliser pour abattre
un ennemi était de viser avec précision afin d’ infliger une blessure mortelle. Même
lorsqu’ il utilise des armes modernes, la visée reste la compétence la plus importante
qu’ un soldat possède et constitue toujours la partie la plus importante de la
formation et de l’ évaluation d’ un soldat. Toutefois, pour viser correctement, que
l’ on utilise des flèches, des lances ou des armes modernes à guidage laser, etc., le
tueur doit fermer un œil. Cependant, lorsque quelqu’ un ferme un œil,
l’ arithmétique de base indiquerait que le nombre d’ yeux qu’ il lui reste pour voir
n’ est qu’ un seul œil. Autrement dit, un soldat, ancien ou moderne, étant un tireur
expert, devient un cyclope ou un borgne, non par nature, mais par formation, et
donc par choix. Alors que perdre un œil serait considéré comme un handicap
majeur pour un individu au cours d’ activités utiles ordinaires, utiliser un seul œil

499
L’ÂNE D’ABRAHAM

devient la plus grande compétence de l’ entraînement militaire pour un puissant


tueur. Pour les peuples anciens, cependant, les yeux n’ étaient pas seulement le
sens le plus important qui permettait aux individus de comprendre leur
environnement et de coordonner leurs activités, mais ils étaient également utilisés
pour décrire l’ esprit, de sorte que quelqu’ un qui pouvait bien voir était quelqu’ un
qui avait un esprit très perspicace et une bonne compréhension des choses. Même
les gens modernes diraient : « Voyez-vous ce que je veux dire », ce qui implique :
« comprenez-vous ce que je dis ? » Dans la Bible, par exemple, lorsque Ève a mangé
de l’ arbre de la connaissance, l’ ouverture de l’ esprit produite par l’ acquisition de
la connaissance est décrite comme une ouverture des yeux. Alors qu’ à la suite de
l’ entraînement militaire, les Cyclopes ont développé des corps énormes, le fait de
fermer un œil afin de développer l’ habileté de viser et d’ infliger des blessures
mortelles est utilisé pour suggérer une fermeture de l’ esprit qu’ implique toujours
l’ entraînement militaire. En effet, la plus grande partie de l’ entraînement militaire
consiste à transformer les soldats en machines capables d’ exécuter les ordres
automatiquement, sans réfléchir. Un soldat qui réfléchit avant d’ exécuter un ordre
est un soldat raté, car le but même de l’ entraînement militaire est de créer des
robots humains qui font ce qu’ on leur dit sans réfléchir. L’ esprit vide et obtus d’ un
cyclope est suggéré, non seulement par l’ absence d’ un œil, mais aussi par son
manque de capacité à utiliser un langage articulé, de sorte que, lorsqu’ il essaie de
chanter, il ne produit que des grognements semblables à ceux d’ un animal. De
manière significative, Homère donne un aperçu de la psychologie d’ un tueur à
travers la rencontre entre Ulysse et le cyclope Polyphème. Comme s’ en souviennent
ceux qui connaissent l’ Odyssée, alors qu’ il rentrait chez lui après son retour de
Troie, Ulysse découvre la grotte où vit Polyphème. Le Cyclope vit dans une grotte
et non dans une communauté et est entouré d’ autres Cyclopes, car les soldats,
même dans les temps modernes, vivent dans des casernes militaires avec d’ autres
soldats isolés des communautés humaines. Étant lui-même un puissant tueur,
Ulysse ne se rend pas compte que quelqu’ un qui vit dans une grotte peut être très
dangereux et suppose que celui qui y vivait le traiterait de manière raisonnable et
hospitalière puisqu’ ils ne s’ étaient jamais rencontrés auparavant et qu’ il n’ y avait
donc aucune raison d’ hostilité entre eux. Cependant, à sa grande horreur, lorsque
le cyclope Polyphème arrive dans la grotte et découvre Ulysse et ses compagnons
dans la grotte, Polyphème décide d’ en manger un au dîner tous les jours et de
laisser Ulysse être le dernier. Interrogé sur son nom, Ulysse a répondu oudeis, qui
en grec signifie « personne », clairement un autre jeu sur son nom et une ironie

500
La mythologie démythifiée

intentionnelle au nom de Polyphème qui signifie « l’ une des nombreuses


renommées », la seule chose dont les héros se soucient et sont prêts à mourir.
Chaque matin, Polyphème quittait la grotte pour emmener son énorme troupeau
de moutons au pâturage et fermait l’ entrée de la grotte avec un énorme rocher
pour que ses captifs ne puissent pas s’ échapper, pour ensuite venir le soir rôtir un
autre des compagnons d’ Ulysse pour une collation. Lui-même puissant tueur,
Ulysse connaissait la passion que tous les héros militaires ont pour l’ alcool, si bien
qu’ il parvient à enivrer Polyphème, puis à aveugler son unique œil et à rendre le
géant inoffensif. Parce que Polyphème ne peut pas garder les moutons enfermés
dans la grotte et mourir de faim, il a dû ouvrir la grotte le matin pour libérer les
moutons afin qu’ Ulysse et ses compagnons parviennent à se faufiler hors de la
grotte en se cachant sous les moutons, car Polyphème était complètement aveugle
et ne pouvait pas les voir. Lorsque les autres Cyclopes entendirent les cris de
douleur de Polyphème après qu’ il fut aveuglé et lui demandèrent qui l’ avait
aveuglé, il répondit que « personne » ne l’ avait fait, et tous les Cyclopes le quittèrent
parce qu’ ils pensaient que Polyphème s’ était aveuglé pour qu’ Ulysse soit capable
de s’ échapper. Ulysse, cependant, étant lui-même un puissant tueur doté d’ un
grand ego, bien qu’ il prétende n’ être « personne », ne pouvait pas partir sans se
vanter de qui il était en disant à Polyphème son vrai nom et qu’ il était effectivement
« quelqu’ un » dont tout le monde parlait à la suite de ce qu’ il avait fait à Troie.
C’ est précisément pour cela que les héros deviennent de puissants tueurs : devenir
« quelqu’ un » pour que tout le monde parle d’ eux et ne pas être des « personnes »
qui se contentent de travailler et de prendre soin de leur famille pour que personne
ne sache qui ils étaient après leur départ, parce que l’ histoire ne parle jamais de
gens qui n’ ont jamais tué personne. Ce morceau d’ arrogance qui est l’ insigne de
tout-puissant tueur s’ est avéré coûteux, car maintenant que Polyphème connaissait
le nom de son ennemi, il pouvait prier son père/patron Poséidon pour lui
demander de maudire Ulysse, une prière à laquelle Poséidon a rapidement
répondu, qu’ à partir de ce moment, le voyage de retour d’ Ulysse est passé d’ une
navigation facile à ce que l’ on appelle aujourd’ hui une odyssée.

Bien que Polyphème soit un cyclope et qu’ il soit donc censé avoir et utiliser un seul
œil, en réalité tous les puissants tueurs sont aveugles, car ils utilisent le seul œil qui
leur reste uniquement pour viser et tuer et pour rien d’ autre. Lorsque Polyphème
dit aux autres Cyclopes que « personne » ne l’ avait aveuglé, ils comprirent que les
puissants tueurs s’ aveuglent eux-mêmes en choisissant de se priver de l’ usage du

501
L’ÂNE D’ABRAHAM

seul œil qui leur reste et de la capacité d’ utiliser leur esprit grâce à leur entraînement.
Même s’ il est vrai que tous les tueurs puissants sont transformés en machines à tuer
aveuglément par leurs commandants grâce à l’ entraînement, en fin de compte, «
personne » ne les aveugle puisqu’ ils s’ aveuglent eux-mêmes en choisissant une
carrière qui consiste à désactiver complètement leur esprit afin qu’ ils deviennent
complètement incapables de porter des jugements rationnels. Cette irrationalité
est puissamment suggérée par Homère à travers les absurdités impliquées dans
les actions de Polyphème. D’ une part, il est décrit comme possédant d’ immenses
troupeaux de moutons qui lui fourniraient toute la nourriture dont il avait besoin.
De plus, il prend bien soin de ces animaux en les amenant dans la grotte pour
leur offrir un abri pendant la nuit, puis en les emmenant au pâturage pendant la
journée. Cependant, lorsqu’ il découvre dans sa grotte des êtres humains, il décide
de les enfermer à l’ intérieur de la grotte et de les utiliser comme nourriture tout en
ayant suffisamment de nourriture animale à sa disposition, de sorte qu’ il devient
un cannibale, même si les humains trouveraient normalement le cannibalisme
répugnant. Sa cécité ne se voit pas tant dans le fait qu’ Ulysse a ruiné son seul œil
avec lequel les lecteurs modernes supposent qu’ il est né, mais dans le fait qu’ il
trouverait cruel de garder certains animaux enfermés dans la grotte et de mourir
de faim pour les laisser les libérer le matin, mais ne trouverait pas cruel de garder
des humains enfermés dans une grotte bien que ces humains ne lui aient rien fait
de mal, tandis que priver les humains de leur liberté est la plus grande cruauté.
Pourquoi les humains — les seuls êtres dotés de rationalité — deviendraient-ils si
aveuglés au sens d’ avoir un esprit si confus ? La réponse évidente est au nom du
Cyclope, Polyphème, celui qui est le plus célèbre. La seule motivation des héros
est la gloire, c’ est-à-dire que plus, ils parviennent à tuer de personnes, plus ils sont
admirés par les gens ordinaires, les universitaires, les chefs religieux, les hommes
politiques, les universités, les églises, les éditeurs, Hollywood, les médias, etc. Mais,
la célébrité est aussi l’ irrationalité ultime, car elle entraîne la chute même du héros,
comme le découvre Ulysse lui-même. Bien qu’ accepter d’ être « personne » ait pu
sauver Ulysse pour le moment, en étant lui-même un puissant héros et un tueur, il
ne pouvait pas accepter de rentrer directement chez lui et d’ entrer dans l’ histoire
comme « personne », de sorte qu’ il doive se vanter auprès de Polyphème sur sa
véritable renommée en tant qu’ Ulysse et subir toutes les épreuves que lui infligea
le dieu qu’ il adorait et l’ avait rendu célèbre. À ce stade, certains lecteurs pourraient
se poser la question : si Poséidon est le dieu du combat, pourquoi maudirait-il
des héros aussi puissants qu’ Ulysse qui a tant contribué à la victoire des Grecs,

502
La mythologie démythifiée

que Poséidon a tant soutenu ? La réponse est qu’ un tueur n’ est jamais libéré du
pouvoir du dieu du meurtre parce que la malédiction ou les souffrances sont en
fait une incitation pour le tueur à tuer davantage et à devenir plus célèbre. La
malédiction du combat devient l’ opportunité de devenir célèbre et se transforme
donc en bénédiction. Ce qui a rendu Ulysse vraiment célèbre — et qui mérite donc
d’ être écrit — n’ est pas ce qu’ il a fait à Troie, mais ce qu’ il a fait à la suite de la
malédiction que Poséidon lui a infligée. Si on avait demandé à Ulysse s’ il voulait
ne pas être maudit par ces épreuves et rester dans l’ histoire comme un héros
relativement obscur et secondaire avec ce qu’ il avait fait à Troie pour qu’ il n’ y ait
pas d’ Odyssée, mais seulement l’ Iliade, il ne fait aucun doute qu’ il aurait choisi
lui-même cette vie maudite. Nous verrons plus tard lorsque nous discuterons de
Gilgamesh — qui est une version plus ancienne de l’ Odyssée qui a sans doute
inspiré Homère — que le héros, lorsqu’ on lui propose le choix de vivre une vie
différente en redevenant jeune, il n’ utilise pas cette option, mais donne pour qu’ il
soit utilisé par un animal tel qu’ un serpent. En d’ autres termes, tueur un jour,
tueur toujours. Le massacre de Troie est peut-être terminé, mais cela ne signifie
pas que le tueur peut désormais prendre sa retraite, rentrer chez lui et profiter
de la vie. Une fois qu’ une tuerie est terminée, il y en a toujours d’ autres au coin
de la rue. C’ est la vérité qu’ Alexandre le Grand lui-même a découverte : une fois
qu’ il avait gagné une bataille, il y en avait une autre au-dessus de la colline, et il ne
pouvait s’ arrêter que lorsque la mort elle-même l’ arrêtait, alors qu’ il était encore
très jeune. C’ est la vérité que les Américains et leurs alliés européens découvrent
encore aujourd’ hui : une fois terminés les massacres en Irak et en Afghanistan, il y
en aura encore davantage en Libye, puis en Syrie, puis en Ukraine, puis en Corée
du Nord, tandis que l’ Égypte, la Chine, et même la Russie ne figure peut-être pas en
bas de la liste. Ce qui manque aux lecteurs modernes à propos d’ Homère, ce n’ est
pas qu’ il a évité neuf années de meurtres juteux à Troie, mais qu’ il a complètement
ignoré le massacre de Troie parce qu’ il était plus intéressé par ce qui est arrivé
aux héros grecs eux-mêmes et en particulier par ce qu’ ils ont fait chez eux. C’ est
la vérité qu’ Homère veut prouver par son œuvre brillante : les bénédictions des
Iliades sont toujours des odyssées.

À ce stade, j’ imagine que les érudits modernes objecteraient que la raison pour
laquelle ils admirent les héros et apprécient des histoires comme l’ Odyssée
est parce qu’ ils enseignent que les tueurs punissent les méchants, comme les
Troyens qui ont volé les femmes d’ innocents, ils restituent ces femmes à leurs

503
L’ÂNE D’ABRAHAM

maris légitimes. , ils tuent chez eux des gens maléfiques qui tentent de voler la
femme d’ un héros en service loin de chez eux, et tuent des serviteurs maléfiques
qui n’ ont pas le respect nécessaire pour leurs maîtres. Les héros peuvent tuer,
mais ils tuent toujours les méchants et grâce à leurs meurtres, le monde est
toujours un meilleur endroit où vivre, car il y a toujours moins de méchants.
C’ est précisément parce que Ulysse était un tel champion de la bonté et de la
moralité que sa femme Pénélope l’ aimait tant et résistait passionnément à toutes
les pressions des prétendants pour se remarier parce qu’ elle ne pouvait pas trahir
un mari aussi spécial. Par conséquent, de puissants héros peuvent traverser des
épreuves et même risquer leur vie, mais en fin de compte, ils sont récompensés
par la gloire et des familles aimantes et dévouées. Même si certaines des choses
que font ces puissants tueurs ne sont peut-être pas jolies, quelqu’ un doit faire le
sale boulot de nettoyer le monde des méchants et ramener à la maison Hélène qui
a été volée par Pâris, ou la toison d’ or qui a été saisie par des étrangers et a refusé
de revenir, ou les pommes d’ or qu’ Héraclès/Hercule a dû rapporter à la maison, et
ainsi de suite, et c’ est la raison pour laquelle ces histoires sont si merveilleusement
humaines et fascinantes tant pour les lecteurs anciens que modernes. Bien sûr,
le fait que les peuples anciens croyaient que les arbres pouvaient produire des
fruits en métal ou que des moutons pouvaient faire pousser de la laine avec de l’ or
est compréhensible étant donné qu’ ils étaient complètement privés de la capacité
d’ observer les arbres et les moutons en raison de leur esprit mythique, mais l’ idée
selon laquelle de puissants tueurs sont nécessaires pour purger le monde de tous
les maux est aussi importante aujourd’ hui que dans les temps anciens et c’ est la
raison pour laquelle la civilisation occidentale considère la mythologie grecque
comme l’ inspiration de la seule civilisation qui ait jamais été possible, que les
Américains et leurs alliés européens ont développé les meilleures machines à tuer
et comprennent leur mission : utiliser leurs armes pour purger le monde de tous
les méchants. La raison pour laquelle les lecteurs de tous les temps ont apprécié
les histoires mythologiques est précisément parce que des poètes comme Homère
et Hésiode savaient raconter, non seulement comment les héros grecs apportaient
la justice au monde, mais aussi comment ils ramenaient l’ abondance à la maison
pour que chacun puisse jouir de meilleurs produits tels que toison dorée et
nourriture dorée.

Où le font-ils ? Que le pillage de Troie soit une merveilleuse réalisation des Grecs est
peut-être ce que les érudits et Hollywood pensent de ces histoires mythologiques,

504
La mythologie démythifiée

mais ce n’ est pas ainsi qu’ Homère lui-même ou Hésiode semblent les considérer.
Comme nous l’ avons remarqué, Hésiode raconte spécifiquement que la guerre
de Troie était le point le plus bas auquel la société grecque était tombée, et il se
considérait si malheureux qu’ il devait naître à la suite de cet accomplissement,
de sorte qu’ il souhaitait être né avant, ou bien plus tard, lorsque les choses
pourraient s’ améliorer. Et Homère non seulement ne s’ y oppose pas, mais il donne
également une idée plus précise du fait que la tragédie que les héros grecs ont
infligée à Troie n’ était pas plus grande que celle qu’ ils ont infligée à eux-mêmes
et à leurs communautés restées chez eux. Le mot « odyssée » en est venu à faire
référence non pas aux épreuves que doivent traverser ceux qui sont vaincus, mais
aux épreuves mêmes qui suivent ceux qui sont victorieux et sont censés profiter
des bénédictions de leur victoire. Alors que les lecteurs et les érudits modernes
imaginent que les héros grecs ont été accueillis chez eux comme des sauveurs et
les plus grands bienfaiteurs, Homère fournit une image complètement différente.
Bien que de nombreux guerriers grecs n’ aient pas survécu à la guerre, la plupart
de ceux qui y sont parvenus ne sont jamais rentrés chez eux. L’ un des plus grands
héros grecs, Ajax, fils de Télamon, s’ est simplement suicidé, indigné que l’ armure
d’ Achille ait été donnée à Ulysse et non à lui. Apparemment, le seul chef de guerre
grec qui a réussi à rentrer chez lui sain et sauf était Nestor, le roi de la ville de Pylos,
dans le Péloponnèse. Comme Homère l’ indique clairement, Nestor était le plus
ancien chef de guerre ayant participé à la guerre de Troie et avait apparemment
des fils suffisamment âgés lorsqu’ il a quitté la maison pour garder son siège jusqu’ à
ce qu’ il revienne et récupère le trône ou deviens un roi émérite tandis que l’ un de
ses fils restait le dirigeant actuel. D’ autres n’ ont pas eu autant de chance. Bien
que Ménélas et son Hélène, la cause même de la guerre, soient finalement décrits
comme étant de retour chez eux, la mythologie les place parfois en Égypte, ce
qui impliquerait qu’ ils durent rester en exil au moins pendant un certain temps
jusqu’ à ce qu’ ils puissent revenir en Grèce. Lorsque Ménélas et Hélène revinrent
en Grèce, selon Euripide, ils ne retournèrent pas dans leur ville natale, Sparte,
mais à Mycènes, où Agamemnon avait été tué par sa femme Clytemnestre et
ensuite, elle-même avait été tuée par son fils Oreste, de sorte que le trône était
vacant, ce qui n’ était sans doute pas vrai pour Sparte, bien qu’ on ne nous dise pas
qui y régnait à cette époque. De plus, Euripide précise que ce retour n’ était pas
une fête : Hélène est venue dans la ville sous couverture pour ne pas affronter la
colère du public, tandis qu’ Oreste, l’ héritier légitime du trône de Mycènes, accuse
Ménélas d’ être venu à Mycènes pour réclamer le trône, ce qui soulève la question

505
L’ÂNE D’ABRAHAM

de savoir pourquoi n’ est-il pas allé à Sparte puisque c’ était sa ville natale ? Bien
que toute la guerre ait soi-disant été menée dans le but de rapprocher Hélène et
Ménélas, quand ils sont finalement revenus, apparemment même leur propre ville
n’ en voulait pas.

Un autre puissant guerrier grec était Idoménée, le roi de Crète. Selon la réalité
de l’ histoire, le dieu grec Poséidon — qui voulait que Troie soit détruite — après
que les héros grecs avaient réussi à le satisfaire en détruisant la ville, Poséidon
s’ est mis en colère contre les héros grecs et a envoyé de puissantes tempêtes pour
les empêcher de rentrer chez eux sains et saufs. Les lecteurs anciens, cependant,
auraient compris que ces tempêtes n’ avaient rien à voir avec le temps, mais avec
la guerre et son dieu, ainsi qu’ avec les tempêtes qui s’ étaient produites dans leur
pays. À la suite de telles tempêtes, Idoménée a promis à Poséidon qu’ à son arrivée
chez lui, il lui sacrifierait la première chose qui le rencontrerait s’ il permettait au
temps de le laisser rentrer chez lui. Apparemment, il a pu rentrer chez lui, mais la
première chose qui est venue à sa rencontre fut son fils qu’ il a sacrifié à Poséidon
comme il l’ avait promis, mais Poséidon est devenu encore plus en colère contre lui
pour avoir tenu sa promesse, de sorte qu’ Idoménée a dû passer le reste de sa vie en
exil en Italie, tout comme Énée et les autres survivants troyens. Après s’ être battus
toute leur vie, Énée et d’ autres héros grecs sont devenus de bons voisins ! Alors
qu’ ils ne pouvaient pas vivre dans leurs propres villes sans s’ entre-tuer et sans
détruire leurs propres villes, désormais en tant qu’ immigrants, ils pouvaient vivre
comme de bons voisins dans un pays étranger ! En raison de l’ absurdité concernée
dans la réalité de l’ histoire du sacrifice d’ Idoménée, la réalité derrière l’ histoire
doit être très différente. Contrairement aux fils de Nestor qui ont accueilli leur
père à la maison, apparemment le fils d’ Idoménée ne voulait pas seulement garder
le siège au chaud pour son père, mais il est tombé lui-même amoureux du siège
et quand la nouvelle est arrivée que son père était revenu victorieux de Troie,
il fut le premier à aller à sa rencontre. Il apporta aussi avec lui quelques-uns de
ces instruments très tranchants qu’ Idoménée lui-même aimait tant, et sans doute
le fils vint à la rencontre de son père non seulement seul, mais accompagné de
quelques-uns de ses amis avec qui il a grandi en jouant avec ces jouets pointus.
Apparemment, le fils ne s’ est pas révélé à la hauteur du puissant héros qui avait
réussi à faire tomber Troie, de sorte qu’ il a payé de sa tête pour apprendre la leçon
selon laquelle on ne rencontre pas de héros ; restez à l’ écart si vous ne voulez pas
qu’ on vous coupe la tête. Bien qu’ Idoménée ait pu prétendre avoir tué son fils pour

506
La mythologie démythifiée

plaire à Poséidon, les Crétois n’ étaient pas idiots et savaient qu’ il avait assassiné son
fils pour reconquérir le trône, meurtre qui l’ avait rendu malsain et non seulement
inapte à gouverner, mais banni de la ville pour la vie.

L’ histoire d’ un autre grand héros grec qui a survécu à la guerre de Troie, Diomède,
n’ est pas très différente. Apparemment, il a également réussi à rentrer chez lui à
Argos pour découvrir que sa femme avait pris un amant avec lequel elle dirigeait
la ville et n’ accepterait pas le héros national chez lui, tout comme Clytemnestre, la
propre épouse d’ Agamemnon. Par conséquent, Diomède et ses hommes durent
fuir de nuit vers — surprise, surprise — la même Italie et devenir les voisins
d’ Énée. Tout un quartier ! Agamemnon, cependant, le commandant en chef de
l’ armée grecque, n’ a pas eu cette chance. À son arrivée de Troie, lui et la princesse
troyenne Cassandre, qu’ il avait ramenée chez lui comme sa nouvelle concubine,
furent tous deux massacrés par sa femme Clytemnestre et son nouvel amant,
Égisthe, qui était en fait un cousin d’ Agamemnon. Tout comme la plupart des
héros grecs ont grandi en exil, les enfants d’ Agamemnon, Oreste et Électre, sont
déshérités par leur mère et Égisthe et ont dû tuer leur mère et son amant pour
revendiquer le trône. C’ est ce qu’ Électre dit à sa mère pourquoi elle et son frère
Oreste la détestaient et ont dû la tuer : « Si, comme tu le dis, mon père a tué ta fille,
en quoi moi ou mon frère t’ avons-nous fait du mal ? Après avoir tué notre père,
pourquoi ne nous avez-vous pas inclus dans le domaine ancestral ? Au lieu de cela,
vous avez donné ce qui ne vous appartenait pas vraiment comme dot pour votre
amant et avez acheté votre mariage avec lui [c’ est moi qui souligne]. »100 À ce
stade, j’ imagine que certains lecteurs aimeraient affirmer que la véritable raison
pour laquelle Oreste et Électre ont tué leur mère n’ était pas l’ héritage et le pouvoir,
mais pour exécuter la décision du dieu Apollon qui avait décrété que Clytemnestre
et Égisthe devaient être punis pour le meurtre d’ Agamemnon afin qu’ Oreste et
Électre n’ aient pas d’ autre choix que d’ exécuter la décision de la divinité, car on ne
pourrait pas éviter d’ accomplir les oracles. Après tout, même Agamemnon a dû
tuer sa propre fille après avoir reçu un oracle similaire. Dans le cas d’ Oreste,
cependant, nous avons une situation étrange dans laquelle le fils non seulement
n’ a pas besoin de tuer son père pour avoir des relations sexuelles avec sa mère,
mais il a même tué sa mère après qu’ elle a eu tué son père elle-même, ce qui a
facilité la tâche du fils d’ avoir des relations sexuelles avec elle, le fils a donc agi
contre son subconscient en rendant impossible les relations sexuelles avec sa mère.
100
Morford, Classical Mythology, 461.

507
L’ÂNE D’ABRAHAM

Quelle chance les psychologues doivent-ils s’ estimer que Freud n’ a jamais pris la
peine de lire dans la mythologie autre chose que l’ histoire d’ Œdipe ! Les lecteurs
modernes ne remettent peut-être pas en question ces oracles, mais selon la réalité
de l’ histoire, ils impliquent des absurdités et sont donc destinés à dissimuler une
réalité derrière l’ histoire qui ne peut être racontée publiquement. Ce qui est
suspect dans l’ oracle selon lequel Oreste devrait tuer sa mère pour la punir d’ avoir
tué Agamemnon, c’ est que cet oracle était censé avoir été émis par le dieu Apollon
lui-même. Ceux qui ont lu l’ Iliade se souviennent qu’ Apollon est la divinité qui se
bat constamment du côté des Troyens, au point que même Poséidon lui reproche
de ne pas changer de camp, et que sa sœur jumelle Artémis est la déesse qui s’ est
mise en colère contre Agamemnon et a empêché les Grecs de naviguer vers Troie
pour commencer. Pourquoi Apollon serait-il si intéressé à défendre Agamemnon
alors que de nombreux autres meurtres restent impunis, y compris de nombreux
meurtres causés par Agamemnon lui-même, meurtres impliquant les Troyens
eux-mêmes qu’ Apollon était censé aimer et défendre ? Pourquoi Apollon aimerait-
il Agamemnon alors qu’ Apollon est l’ une des divinités les plus fervents partisans
des Troyens, en particulier de Pâris, son protégé, qui a lui-même été tué et
qu’ Apollon n’ a jamais ordonné de venger sa mort ? Apollon non seulement n’ avait
aucune sympathie pour Agamemnon, mais il envoya même une peste sur l’ armée
grecque parce qu’ il était en colère contre Agamemnon qui avait capturé la fille-
princesse du roi Chrysies, qui était non seulement roi, mais aussi son prêtre, peste
qui a forcé Agamemnon à renoncer à son prix de guerre en libérant les princes
Chrysies et en réclamant pour lui-même en remplacement le prix de guerre
d’ Achille, Briséis, provoquant une scission au sein de l’ armée grecque qui a
presque abouti à une défaite des Grecs face aux Troyens. De plus, lorsque le héros
grec Diomède a failli tuer Hector, c’ est Apollon qui est intervenu miraculeusement
et a fait sortir Hector du champ de bataille, le sauvant d’ une mort imminente. Et
enfin, le plus puissant héros grec, Achille lui-même, a été abattu par Paris et sa
flèche était guidée par le même Apollon. Si Apollon et sa sœur jumelle Artémis
sont constamment du côté troyen et hostiles aux Grecs — en particulier à
Agamemnon — après qu’ Agamemnon a réussi à détruire Troie, pourquoi le même
Apollon deviendrait-il un si fervent défenseur d’ Agamemnon qui ordonnerait à
Oreste de passer par l’ oracle de Delphes pour tuer sa mère Clytemnestre pour
avoir assassiné Agamemnon au lieu de la récompenser d’ une longue et heureuse
royauté pour avoir puni Agamemnon pour avoir causé tant d’ effusion de sang à
Troie ? C’ est cette irrationalité flagrante derrière ces oracles qui devrait alerter les

508
La mythologie démythifiée

lecteurs sur le fait que les oracles avaient pour fonction de rationaliser les décisions
et les actions humaines qui ne pouvaient être justifiées rationnellement que par la
soif de pouvoir, et que ces décisions étaient censées avoir été prises par les dieux
parce que la rationalité des dieux, personne ne pouvait la remettre en question, et
encore moins la contester. En d’ autres termes, le but des oracles grecs était de
justifier les actions humaines, de sorte que, si les humains font ce qu’ ils font, c’ est
parce que les dieux en ont décidé ainsi, donc les humains n’ avaient pas d’ autre
choix que de se conformer et quiconque remettrait en question ce qui avait été fait
s’ opposerait aux dieux. Non seulement les humains ne peuvent pas décider de
leurs propres actions et ne sont donc pas responsables de ce qu’ ils font, mais ils
n’ ont même pas la possibilité d’ éviter ce qu’ ils font. En effet, parce que les oracles
sont formulés dans un langage énigmatique, les humains finissent par les accomplir,
même s’ ils font de leur mieux pour éviter cet accomplissement, comme on le voit
dans le cas d’ Œdipe, qui a fini par tuer son père précisément parce qu’ il a fui son
foyer à Corinthe pour ne pas tuer le roi de cette ville qu’ il croyait être son père. Ce
concept de l’ oracle grec a finalement été adopté par les chrétiens alors que le
christianisme développait sa théologie basée sur la mythologie et la philosophie
grecques sous le concept de prophétie. De même que les Grecs croyaient que
l’ avenir était décidé par les dieux et prédit dans un langage crypté afin que les
humains ne puissent pas empêcher cet avenir de se produire, de même les chrétiens
croient que l’ avenir est décidé par le dieu biblique et révélé par des prophéties qui
ne peuvent pas ne pas se produire même si les humains font de leur mieux pour
les empêcher de se produire. Cependant, contrairement à Œdipe, qui prétendait
ignorer qu’ il avait tué son père, Oreste a bien compris que l’ oracle lui avait
demandé de tuer sa mère et qu’ il n’ avait donc pas d’ autre choix que de commettre
le meurtre même s’ il ne l’ aimait pas, mais d’ une manière ou d’ une autre, il a fini
par être ostracisé et envoyé en exil en tant que meurtrier, ce qui montre que les
peuples anciens n’ étaient pas aussi crédules que les lecteurs modernes pour
prendre ces oracles comme des déclarations divines, mais plutôt comme des
justifications bon marché pour les meurtres les plus odieux afin de s’ emparer du
pouvoir. Souvent, les oracles ne sont pas des déclarations publiques, mais plutôt
des révélations personnelles de l’ oracle aux personnes intéressées. En d’ autres
termes, nous savons que l’ oracle a dit à Oreste de tuer sa mère parce que c’ est ce
qu’ il nous dit, tout comme nous savons que Dieu a promis à Salomon la plus
grande sagesse dans un rêve parce que Salomon nous le dit. Qu’ Oreste ait tout
intérêt à prétendre qu’ il a assassiné sa mère parce qu’ Apollon voulait sa mort et

509
L’ÂNE D’ABRAHAM

non parce qu’ il avait faim de revendiquer le trône est une question que les lecteurs
sont censés être trop stupides pour se poser. Peut-on douter de ce que les divinités
disent aux individus en rêve ou en privé ? Dans le cas d’ Oreste, le bon sens
suggérerait que des intérêts plus égoïstes étaient impliqués dans le meurtre de
Clytemnestre, comme la richesse que son père avait rapportée de Troie, et Oreste
estimait qu’ il était celui qui avait le plus droit à hériter de cette richesse plutôt que
les assassins de son père, Clytemnestre et Égisthe, qui avaient tué Agamemnon
précisément pour la même raison, c’ est-à-dire pour conserver cette richesse et
jouir de ce pouvoir. Agamemnon n’ était pas le seul guerrier à découvrir que rentrer
chez lui n’ était pas une bonne idée parce que leurs femmes et leurs enfants avaient
découvert une nouvelle vie qu’ ils ne voulaient pas perturber par le retour des
tueurs à la gâchette facile de Troie. Même l’ un des compagnons d’ Ulysse décida
d’ interrompre son voyage de retour et de rester sur une île visitée par Ulysse
lorsqu’ il apprit que sa femme s’ était prostituée en son absence, sans doute en se
remariant.

Même si les lecteurs peuvent admettre que certains héros ont mal fini, ils diront
peut-être que j’ oublie que d’ autres héros comme Ulysse non seulement sont rentrés
sains et saufs chez eux, mais que son fils et sa femme lui sont restés passionnément
fidèles et ont attendu son retour lorsqu’ ils avaient peu de raisons de croire qu’ il
était encore en vie. La raison pour laquelle l’ Odyssée est si appréciée est que chacun
veut devenir un héros et avoir une femme qui l’ aime si passionnément qu’ elle ne
peut accepter un amant ou un autre mari. Bien que je sois d’ accord sur le fait
que la prétendue chasteté de Pénélope est souvent affirmée dans l’ histoire, mais
lorsque d’ autres détails sont pris en compte, une réalité complètement différente
derrière l’ histoire émerge. Par exemple, l’ une des premières images qu’ Homère
donne de la vie à la maison avant l’ arrivée d’ Ulysse est un banquet en cours qui a
lieu dans la maison de Pénélope. Comme c’ est encore courant aujourd’ hui lors des
banquets, la musique était une partie importante du divertissement, et le chanteur
amené à cet effet se mit à chanter une chanson sur Ulysse et son retour. On aurait
pu s’ attendre à ce que cette chanson mette en colère les prétendants, car le retour
d’ Ulysse aurait ruiné leurs fêtes et leurs espoirs d’ épouser Pénélope — s’ ils la
voulaient effectivement pour épouse — mais ce ne sont pas les prétendants qui
ont été bouleversés par la chanson et a dit à la chanteuse d’ arrêter de chanter le
retour d’ Ulysse, mais c’ est plutôt — surprise, surprise — Pénélope elle-même qui
a dit à la chanteuse d’ arrêter de chanter parce qu’ elle ne supportait pas d’ entendre

510
La mythologie démythifiée

parler de ce qui était censé être son plus beau rêve. En tant qu’ hôtesse de la fête,
la chanteuse pensait évidemment qu’ une chanson sur le retour de son mari bien-
aimé serait une musique à ses oreilles, pour découvrir qu’ il a été expulsé de la
fête, car avec sa chanson, elle touchait un nerf sensible de l’ hôtesse. Cela soulève
la question : voulait-elle vraiment que son mari revienne à la maison, ou voulait-
elle autre chose ? Ces prétendants la pressaient-ils contre sa propre volonté, ou ces
prétendants et ces banquets étaient-ils un jeu astucieux auquel Pénélope jouait et
appréciait beaucoup, précisément parce qu’ elle comptait sur le fait que son mari
ne reviendrait plus à la maison et qu’ elle avait découvert la joie d’ être libre et une
femme libérée ? Que Pénélope ait joué avec ses prétendants au jeu du chat et de la
souris, il semble que les prétendants eux-mêmes l’ aient compris dans le sens où
ils n’ étaient pas le chat et Pénélope était la pauvre souris, mais plutôt Pénélope
qui était le gros chat qui jouait avec les prétendants comme des petites souris, et
donc Pénélope ne s’ est pas mariée parce qu’ elle voulait rester fidèle à son mari,
mais parce qu’ elle a découvert la joie d’ être courtisée par des jeunes hommes alors
qu’ elle n’ était plus jeune. Lorsque Télémaque se plaignit aux prétendants d’ avoir
envahi les biens de sa mère contre sa volonté et de dilapider illégalement ce qui
constituait son héritage, voici ce que l’ un d’ eux répondit :

Antinoüs seul lui répondit et dit : « Télémaque, haut orateur et intrépide, quelle
chose tu as dite, qui nous fait honte ; vous voudriez nous rejeter la faute ! Mais, ce
ne sont pas les prétendants achéens qui sont en faute ; c’ est ta propre mère, qui est
plus intelligente que toutes les femmes. Car c’ est maintenant la troisième année,
et la quatrième va bientôt passer, depuis qu’ elle a trompé le cœur des Achéens
dans leurs seins. À tous, elle offre des espoirs et des promesses pour chaque hom-
me, en leur envoyant des messages, mais son esprit est tourné vers autre chose. Et
elle imagina aussi dans son cœur cette chose sournoise : elle dressa dans ses salles
une grande toile et se mit à tisser : la toile était fine et très large ; et aussitôt, elle
parla parmi nous : « Jeunes hommes, mes prétendants, puisque le noble Ulysse
est mort, soyez patients, quoique impatients de mon mariage, jusqu’ à ce que j’ aie
terminé cette robe — je ne voudrais pas que ma filature échoue — un linceul
pour le héros Laërtes, contre le temps, quand le sort cruel d’ une mort impitoyable
le frappera ; car je crains qu’ aucune des femmes achéennes du pays ne me blâme
si celui qui a conquis de grands biens se couche sans linceul. Ainsi parla-t-elle,
et nos cœurs fiers y consentirent. Puis, jour après jour, elle tissait la grande toile,
mais la nuit, elle la dénouait, après avoir placé des torches à côté d’ elle. Ainsi,
pendant trois ans, par son habileté, elle empêcha les Achéens de le savoir et les

511
L’ÂNE D’ABRAHAM

séduisit ; mais lorsque la quatrième année est arrivée, au fil des saisons, c’ est alors
qu’ une de ses femmes, qui savait tout, nous l’ a dit, et nous l’ avons surprise en
train de dénouer la magnifique toile.101

Télémaque ne nie pas les faits évoqués par Antinoüs, admettant que ce qu’ Antinoüs
disait, il le savait lui-même très bien. Par conséquent, les prétendants n’ entassaient
pas Pénélope contre sa volonté parce qu’ elle voulait rester fidèle à Ulysse en
espérant qu’ il reviendrait, mais plutôt parce qu’ elle leur envoyait des messages leur
disant qu’ elle était disponible et intéressée à se remarier parce qu’ elle croyait que
son mari était mort. Même si dans ces messages Pénélope avait « promis » de se
remarier, parce qu’ elle jouait à ce jeu depuis plusieurs années, les prétendants ont
compris qu’ elle n’ était pas intéressée par le remariage ou par la fidélité à son mari
qu’ elle croyait mort, mais plutôt qu’ elle était intéressée par « d’ autres choses ».
Encore une fois, Antinoüs ne précise pas quelles étaient ces « autres choses »,
mais Athéna explique à Télémaque de rentrer rapidement chez lui et défendre ses
biens, car Pénélope avait mis en concurrence les prétendants parce qu’ elle voulait
le plus de « cadeaux » possible et qu’ un prétendant avait déjà été choisi pour que
Pénélope le déshérite tout comme Clytemnestre l’ avait fait avec Oreste et Électre
lorsqu’ elle épousa son nouvel amant Égisthe :

Pour l’ instant son père et ses frères [de Pénélope] la pressent d’ épouser Eury-
maque, car il surpasse tous les prétendants par ses présents, et il a multiplié les
dons de courtoisie. Prenez garde qu’ elle ne porte de vos salles un trésor contre
votre volonté. Car tu sais quel esprit il y a dans le sein d’ une femme, qui désire
élever la maison de celui qui l’ a épousée, mais qui, une fois mort, ne se souvient
plus de ses anciens enfants et de son fidèle époux, et ne s’ en inquiète plus.102

Ce n’ est plus un prétendant qui parle, mais une déesse qui savait très bien ce qu’ il y
avait dans le « sein » d’ une femme comme Pénélope, non seulement parce qu’ elle
était elle-même une femme, mais en plus, elle était une déesse. Aussi Pénélope
invitait-elle autant de prétendants à ses banquets, car elle aimait beaucoup recevoir
des cadeaux. Elle comprenait que sa valeur en bourse était très élevée et voulait
se vendre au plus offrant. Elle voulait donc avoir le plus d’ enchérisseurs possible.
Son intérêt pour les cadeaux peut expliquer pourquoi elle promettait à autant
de prétendants que possible qu’ elle était disponible et intéressée à les épouser,
Homer, The Odyssey, 1:53–55, (livre 2:84–109).
101

102 Ibid., 2:77–79, (livre 15:16–23).

512
La mythologie démythifiée

mais cela n’ explique pas pourquoi elle éviterait pendant trois ans de choisir un
gagnant et finirait par se marier. Cela signifie qu’ elle s’ intéressait également à
autre chose, et Homère le suggère à travers cette histoire de cette prétendue toile
sur laquelle Pénélope travaillerait pendant la journée, mais passerait toute la nuit
à se défaire sans dormir une heure. Qu’ une reine comme Pénélope passe du temps
sur un métier à tisser un tissu, les anciens aurait trouvé ridicule, car ils savaient
que c’ était l’ un des travaux les plus fastidieux et les plus subalternes et qu’ il était
généralement effectué par des esclaves ! C’ est parce que le tissage était considéré
comme le métier le plus humiliant, même pour un esclave, qu’ il était utilisé pour
punir les reines et les princesses étrangères lorsqu’ elles étaient conquises après la
mort de leur mari ou de leur père. Par exemple, Andromaque, la femme d’ Hector,
fut assignée comme esclave au fils d’ Achille, Néoptolème, tandis que Hécube, la
mère d’ Hector, fut assignée comme esclave à notre Ulysse. Nous ne savons pas
si Andromaque était chargée de tisser, mais Hécube mentionne spécifiquement
le tissage comme l’ activité la plus dégradante qu’ elle aurait à accomplir en tant
qu’ esclave d’ Ulysse, lorsque sa fille Polyxène fut tuée sur l’ insistance d’ Ulysse. Si
le tissage était considéré comme l’ activité la plus humiliante et la plus dégradante,
pourquoi Pénélope choisirait-elle de consacrer non seulement ses journées, mais
même ses nuits, à une telle activité ? Si Hécube a fini par tisser à côtés de Pénélope,
pourquoi Hécube trouverait-elle le travail dégradant, mais pas Pénélope ? De
plus, si Pénélope avait effectivement besoin de tissu pour que Laërtes, le père
d’ Ulysse, puisse l’ enterrer, pourquoi ne pas demander à certaines des cinquante
servantes qu’ Ulysse pendu plus tard de faire le travail à sa place ? Contrairement
aux érudits modernes qui suivent aveuglément le texte en supposant qu’ il décrit
la réalité objective — la seule réalité qu’ ils peuvent comprendre — les lecteurs
anciens auraient compris qu’ il existe un triple bloqueur de réalité contenu dans
la description de Pénélope tissant et défaire une robe. Tout d’ abord, les anciens
lecteurs auraient trouvé impensable pour une reine de faire un travail subalterne
comme la cuisine, le nettoyage, le lavage des vêtements, et ainsi de suite, sans
parler de ce qui était considéré comme le plus fastidieux, comme le tissage.
Deuxièmement, bien que les tissus avec lesquels les robes étaient fabriquées aient
été tissés sur un métier à tisser, aucune robe n’ était réellement confectionnée sur
un métier à tisser. On pouvait mettre une robe et l’ enlever plusieurs fois, mais on
ne pouvait pas mettre quelque chose dans un métier à tisser, puis l’ enlever, puis le
remettre dans le métier à tisser, et ainsi de suite pendant plusieurs années. Enfin,
que Pénélope travaille pendant des années sans que personne remarque qu’ elle ne

513
L’ÂNE D’ABRAHAM

faisait aucun progrès alors qu’ elle travaillait si dur jour et nuit, cela défierait tout
bon sens. C’ est parce que les anciens lecteurs étaient censés repérer les bloqueurs
de réalité impliqués dans l’ imagination de Pénélope engagée dans un tissage
objectif d’ un tissu objectif sur un métier à tisser objectif, qu’ Homère comptait
sur eux pour comprendre que ce « tissage » avait une signification différente de
celle d’ un tissu objectif. Antinoüs précise que la véritable « toile » que Pénélope
tissait n’ était pas un morceau de tissu, mais plutôt une toile dans laquelle lui et les
autres prétendants étaient pris, et c’ était la toile de cour que Pénélope « tissait » et
appréciait réellement. Que cette « toile » n’ était pas un tissu objectif est indiqué
par le fait qu’ on l’ appelle parfois une « robe » et d’ autres fois un « linceul » pour
Laërtes, le père d’ Ulysse, un linceul dont il avait besoin pour être enterré parce que
le pauvre gars n’ avait rien à porter et devait probablement être nu tout le temps.
Les anciens, cependant, savaient que les robes et les linceuls n’ étaient pas tissés
sur des métiers à tisser, mais qu’ ils étaient fabriqués à partir de tissus qui avaient
d’ abord été tissés sur des métiers à tisser. Et, si ce tissu était une robe, qu’ est-ce que
cela signifiait que les gens pouvaient voir cette robe pendant la journée, mais que
la nuit, la robe était défaite pour qu’ elle ne puisse plus être vue ? Si les prétendants
pouvaient voir la robe pendant la journée, la voyaient-ils sur le métier à tisser où
aucune robe n’ était jamais fabriquée, ou la voyaient-ils sur elle ? Et, si la nuit les
prétendants ne voyaient plus la robe, était-ce parce qu’ elle l’ avait défait, ou était-
ce parce qu’ elle l’ avait ôtée ? Ainsi, si Pénélope n’ éteignait pas les bougies la nuit
quand la robe était défaite, quand les prétendants ne voyaient plus la robe défaite,
cela veut-il dire qu’ ils pouvaient encore voir Pénélope ? Si Pénélope pouvait
être vue, mais que la robe n’ était plus vue, comment pourrait-on voir Pénélope
autrement que nue ? Et, si Antinoüs savait ce qu’ elle faisait la nuit, cela veut-il dire
qu’ il devait être dans cette pièce lorsque ce fut à son tour de recevoir un « merci ! »
un mot de Pénélope pour ses cadeaux et la voir avec la robe défaite ? Si elle n’ avait
plus la robe la nuit et que des prétendants étaient là et savaient ce qu’ elle faisait,
se pourrait-il qu’ ils y soient autorisés afin de la garder au chaud la nuit puisqu’ il
n’ y avait pas de robe pour la couvrir ? Si c’ est ce que les anciens comprenaient
par ce tissage de robes le jour et leur dénouement la nuit, alors cela expliquerait
pourquoi les prétendants ont continué à jouer à ce jeu pendant des années tout en
se plaignant à Télémaque d’ être les véritables victimes et que Pénélope n’ était pas
intéressée par le mariage, mais par un jeu sexuel dont elle était devenue maîtresse
et dont ils jouissaient eux-mêmes bien qu’ ils en soient les victimes.

514
La mythologie démythifiée

À ce stade, j’ imagine que les érudits modernes sauteraient au plafond, rempli


d’ indignation sacrée, que je transforme en courtisane, ce qui est un modèle de
vertu et de chasteté, un véritable saint de la mythologie grecque. Que Pénélope ait
aimé ces prétendants, ce n’ est pas quelque chose que je dis, mais quelque chose
que Pénélope elle-même dit, et elle le raconte à Ulysse lui-même à travers le récit
d’ un rêve qu’ elle a fait :

Mais, viens maintenant, écoute mon rêve et interprète-le-moi. J’ ai vingt oies dans
la maison qui sortent de l’ eau et mangent du blé, et mon cœur se réchauffe de
joie lorsque je les regarde. Mais, un grand aigle au bec tordu descendit de la mon-
tagne, leur brisa tous les cous et les tua et ils gisaient éparpillés en tas dans les
couloirs, tandis qu’ il était en l’ air vers le ciel lumineux. Pour ma part, je pleurais
et je me lamentais, bien que ce fût un rêve, et autour de moi se pressaient les
femmes achéennes aux cheveux blonds, tandis que je m’ affligeais pitoyablement
parce que l’ aigle avait tué mes oies. Puis, il revint et se percha sur une poutre de
toit en saillie et, avec la voix d’ un mortel, arrêta mes pleurs et dit : « Prends cour-
age, fille du célèbre Icarius ; ce n’ est pas un rêve, mais une véritable vision du bien
qui, soyez-en sûr, trouvera son accomplissement. Les oies sont les prétendants,
et moi, qui étais auparavant l’ aigle, je reviens maintenant comme ton mari, qui
déchaînera un vilain sort sur tous les prétendants.103

Homère avait clairement indiqué que l’ aigle représentait l’ Odyssée, à travers un


présage que Télémaque avait vu lors de sa visite à Ménélas et Hélène à Sparte,
lorsqu’ il essayait de découvrir ce qui était arrivé à son père. Bien que Pénélope
demande à Ulysse de lui expliquer le rêve, elle reçoit l’ interprétation du rêve dans
le rêve lui-même, c’ est-à-dire que les oies étaient les prétendants qui ne sont pas
venus vers elle contre sa volonté pour dilapider sa richesse, mais plutôt parce
qu’ elles sont venues parce que elle-même les « nourrissait », et elle les nourrissait
parce qu’ elle les considérait comme ses oies qu’ elle gardait dans la « maison ». Et
cela explique pourquoi elle n’ a pas voulu choisir une de ces oies pour se marier :
pourquoi avoir un mari qui vous apporte une alliance dans votre vie alors que vous
pouvez en avoir vingt qui vous apportent une alliance chaque jour ? Non seulement
ces prétendants/oies n’ ont pas harcelé Pénélope avec leurs attentions indésirables
comme le supposent les érudits modernes, mais son cœur s’ est réchauffé « de
joie » à les voir tous les jours — et sans aucun doute, « réchauffé » son corps aussi
la nuit — et quand le méchant aigle les a tués, cria-t-elle amèrement. De plus,
103
Ibid., 2:273–275, (livre 19:31–550).

515
L’ÂNE D’ABRAHAM

lorsque l’ aigle soi-disant tant attendu est apparu, non seulement son cœur ne s’ est
pas « réchauffé de joie », mais elle a prétendu qu’ elle ne l’ avait même pas reconnu.
Serait-il imaginable qu’ une femme ne puisse pas reconnaître son mari même si
elle ne l’ a pas vu depuis vingt ans, en particulier lorsque le mari est un homme
exceptionnel qui n’ a rien perdu de sa beauté et de ses capacités ? Ulysse non
seulement n’ avait rien perdu de sa force extraordinaire pour tendre son arc et tirer
la flèche à travers douze têtes de hache, mais il gardait même sa beauté afin que
toute femme qui le voyait tombe instantanément amoureuse de lui. Mais, même
si l’ on suppose que Pénélope n’ a pas reconnu Ulysse, puisque l’ inconnu a réussi à
remporter le concours qu’ elle avait elle-même organisé, pourquoi ne l’ a-t-elle pas
accepté comme mari ? Était-ce parce qu’ elle pensait qu’ il était un étranger qui se
faisait passer pour Ulysse, ou était-ce précisément parce qu’ il reconnaissait Ulysse
en lui et ne voulait plus de lui comme mari ? Ce qui est encore plus surprenant, c’ est
que Pénélope refuse de reconnaître Ulysse même après qu’ il lui a dit qui il était et
qu’ il n’ était plus déguisé. Si un autre prétendant avait réussi à tendre l’ arc et à tirer
la flèche, il s’ ensuit que Pénélope n’ aurait soulevé aucune objection à l’ accepter
comme mari, mais maintenant, lorsque son propre mari finit par être le vainqueur,
elle refuserait de l’ accepter comme mari en dépit du fait qu’ elle aurait soi-disant
désiré lui et lui seulement ! Par conséquent, les lecteurs anciens auraient conclu
que la véritable raison pour laquelle Pénélope avait du mal à reconnaître son mari
était parce qu’ elle ne voulait pas de lui à la maison et qu’ elle ne voulait pas choisir
un autre prétendant pour l’ épouser parce que, contrairement à Clytemnestre, elle
avait découvert qu’ elle s’ amusait plus à avoir vingt amants qu’ un seul. Pourquoi
n’ avoir qu’ une oie quand on peut en avoir vingt ? Quand un aigle tue toutes vos
oies, pourquoi voudrait-on l’ avoir dans la maison ? Pénélope a compris que, tout
comme un aigle peut être bon dans le jardin de quelqu’ un d’ autre et pas dans le
vôtre, de même ces puissants tueurs étaient bons à Troie, mais pas chez eux. Il
raconte lui-même dans un langage très simple que les super-tueurs comme Ulysse
n’ étaient d’ aucune utilité à la maison :

Mais, Arès et Athénée me donnèrent le courage et la force de briser les rangs des
hommes ; et chaque fois que je choisissais les meilleurs guerriers pour une em-
buscade, semant le malheur chez l’ ennemi, jamais mon esprit orgueilleux n’ inter-
disait la mort, mais toujours pour la première fois, je bondissais en avant et tuais
de ma lance celui des ennemis qui fuyait devant moi. J’ étais un tel homme à la
guerre, mais le travail des champs ne m’ a jamais plu, ni le soin d’ une maison qui

516
La mythologie démythifiée

élève de beaux enfants, mais les navires à rames ont toujours été chers aux hom-
mes, et les guerres, et les lances et les flèches polies — des choses douloureuses
devant lesquelles d’ autres ont l’ habitude de frémir. Mais, ces choses, je suppose,
m’ étaient chères, qu’ un dieu a mises dans mon cœur ; car différents hommes
trouvent de la joie dans différentes œuvres. Car avant que les fils des Achéens ne
mettent le pied sur le pays de Troie, j’ avais neuf fois mené des guerriers et des
navires rapides contre des étrangers, et un grand butin tombait continuellement
entre mes mains (c’ est moi qui souligne).104

Ulysse avoue qu’ il détestait les activités paisibles et utiles comme le travail de la
terre et le soin des animaux et de la famille, car son seul plaisir était de casser et
d’ ouvrir les crânes et les ventres. Ce qui est plus significatif, il prétend qu’ il tirait
cet étrange plaisir des divinités les plus cruelles, comme Arès et Athéna, qui à
Troie se battaient dans des camps opposés. Cette étrange transformation qui se
produit chez les êtres humains qui développent une aversion à l’ idée d’ utiliser leur
esprit créatif pour des activités utiles qui soutiennent la vie plutôt que de développer
des compétences afin de tuer d’ autres êtres humains sans autre but que le plaisir
de tuer est présentée par la mythologie à travers plusieurs images. Nous avons déjà
évoqué l’ image de Cadmus semant les dents du serpent à la demande d’ Athéna
pour créer une culture de tueurs qui a transformé Thèbes d’ une paisible
communauté agricole en une ville puissante qui a fini par tomber en ruines.
Comme nous nous en souvenons, la même image a été utilisée par un autre célèbre
héros grec et super-tueur, Jason, le chef des Argonautes qui a ramené la toison d’ or
à la maison. Alors que Cadmus était un héros étranger qui a fondé une ville
grecque, Jason est un héros grec qui conquiert une ville étrangère. Pour le reste, il
existe des similitudes frappantes entre les deux. De même que Cadmus a dû suivre
une génisse et labourer un champ pour scier des dents de serpent afin de faire
pousser des combattants plutôt que des cultures, de même Jason a dû apprivoiser
des taureaux et labourer avec eux pour semer certaines des mêmes dents de
serpent que Cadmus avait utilisées et que la même cruelle déesse Athénée avait
sauvées afin que Jason fasse pousser une autre armée de tueurs qui ont commencé
à s’ entretuer dans une quasi-copie des hommes semés ou spartoï de Cadmus.
Alors qu’ une génisse ou une vache n’ est pas agressive et que Cadmus n’ a rien eu
besoin de faire pour l’ apprivoiser, les taureaux sont beaucoup plus agressifs et
dangereux et Jason a dû d’ abord les apprivoiser afin de les utiliser pour labourer le
104
Ibid., 2:53, (book 14:216–231). Notez un autre exemple d’ utilisation du modèle neuf
puis dix. Dans ce cas, la dixième bataille est Troie, l’ aboutissement des réalisations d’ Ulysse.

517
L’ÂNE D’ABRAHAM

champ afin de faire pousser des tueurs plutôt que des récoltes. Bien que dans
l’ histoire Médée ait fourni à Jason des herbes magiques qui apprivoisaient les
taureaux afin que Jason puisse les atteler, dans la vraie vie, tout le monde savait que
fournir de l’ herbe aux taureaux et les nourrir les transformerait en animaux
domestiques pouvant être utilisés pour les travaux agricoles. Ce qui distinguait
Jason des paysans, cependant, c’ est que, tout comme Ulysse, il n’ aimait pas utiliser
ces animaux de trait qui permettaient de les atteler après leur avoir fourni de la
nourriture pour les travaux agricoles, pour faire pousser des cultures qui pourraient
soutenir la vie, mais il les utilisait plutôt pour faire grandir des tueurs qui tueraient
tous ceux qui se trouvent dans les parages jusqu’ à ce qu’ il ne reste plus que les
super-tueurs. Cette transformation de l’ esprit humain pour avoir le plus grand
plaisir à détruire la vie humaine plutôt qu’ à la nourrir est illustrée par Homère à
travers l’ exploit supposé pour lequel Ulysse était si doué, c’ est-à-dire tirer une
flèche à travers douze têtes de hache placées en rangée. Si Ulysse était un si bon
archer, pourquoi utiliser une cible aussi étrange ? Puisque l’ entraînement au tir de
flèches visait principalement à tuer des humains, pourquoi ne pas utiliser des
cibles plus réalistes telles que les contours de bustes humains comme celles utilisées
dans l’ entraînement militaire moderne ? Le fait que le tir aux flèches constituait
une partie importante des jeux sportifs si populaires auprès des Grecs en raison de
leur culture guerrière est confirmé par la mythologie, et dans de telles compétitions,
des cibles plus réalistes étaient utilisées. Par exemple, lorsque Achille organisait
des concours de combat en l’ honneur de son lieutenant Patrocle, il incluait, non
seulement le tir de flèches parmi les concours, mais aussi des oiseaux captifs qui
fournissaient des cibles mobiles permettant de mieux tester les compétences de
l’ archer. Par conséquent, un lecteur intelligent est censé se poser la question : ces
douze têtes de hache étaient-elles censées fournir une cible de tir réaliste, ou sont-
elles censées raconter autre chose sur Ulysse ? Tout comme les vaches et les
taureaux faisaient partie des animaux les plus utiles, les haches faisaient également
partie des outils les plus utiles, car elles étaient pratiquement les seuls outils que
les peuples anciens pouvaient utiliser pour construire et défricher le sol pour
l’ agriculture. Sachant qu’ Ulysse vivait à l’ âge du bronze, les têtes de hache devaient
être en bronze — un métal coûteux étant donné qu’ il était le seul métal utilisé
pour les outils à cette époque — et les outils en bronze étaient plus chers, car le
métal était principalement utilisé pour les armes et les armures. La momie gelée
découverte dans les Alpes connue sous le nom d’ Ötzi l’ homme des glaces, portait
une hache en cuivre, ce qui est considéré comme une preuve de son statut social

518
La mythologie démythifiée

élevé, car peu de gens pouvaient se permettre de posséder un outil aussi important
à cette époque. Par conséquent, pour les peuples anciens, posséder non pas une
seule hache, mais douze, aurait été considéré comme un équipement de
construction que seule une grande entreprise de construction pouvait se permettre.
Même si Ulysse possédait douze haches qu’ un village entier n’ aurait probablement
pas pu se permettre, à quoi les utilisait-il ? Eh bien, il a retiré les poignées et a
commencé d’ insérer des flèches dans les trous où se trouvaient les poignées.
Cependant, les anciens — contrairement aux érudits modernes familiers avec les
ordinateurs et les smartphones qui n’ avaient jamais touché une hache — savaient
qu’ une tête de hache sans manche est la pièce de métal la plus inutile. Ulysse a non
seulement retiré les manches des têtes de hache pour les rendre inutiles, mais a
également placé des flèches là où se trouvaient les manches et a transformé l’ un
des instruments les plus utiles en l’ un des plus meurtriers. Pourquoi s’ entraîner à
utiliser une hache quand on peut transformer le manche de la hache en flèches et
s’ entraîner à tuer d’ autres humains ? Les images auraient été extrêmement
puissantes pour les lecteurs anciens, car ils savaient que les manches des outils et
les manches des flèches et des lances étaient faits de bois de frêne, à tel point que
les lances étaient en fait appelées « frênes ». Cette transformation d’ un outil
précieux était avant tout une transformation de l’ esprit humain, une transformation
qui explique pourquoi Ulysse prenait plaisir à tuer des êtres humains tout en
cultivant les terres, en élevant des animaux et en prenant soin de la famille qu’ il
trouvait répugnante. Ce qui était encore plus grave, cependant, ce n’ était pas
seulement la transformation de l’ humain qui est devenu le super-tueur, mais celle
de toute la communauté qui a commencé à vénérer ces monstres, depuis les
civilisations anciennes comme celle des Grecs jusqu’ à l’ université moderne et à
Hollywood. Faut-il s’ étonner qu’ une femme intelligente comme Pénélope ait du
mal à accepter chez elle un monstre tel que son mari, surtout après avoir causé
sous son nez le massacre le plus cruel qu’ on puisse imaginer ? Je sais, les lecteurs
modernes diraient que ces prétendants étaient mauvais et qu’ Ulysse n’ a rien fait
de mal en purgeant la société de ces méchants scélérats, afin qu’ il doive être
considéré comme un modèle de justice et de vertu et le plus grand bienfaiteur de
cette communauté. Que ces prétendants aient été corrompus, personne ne le
contesterait en tenant compte du fait que, bien qu’ ils soient jeunes, non seulement
ils ne s’ engageraient pas eux-mêmes dans des activités utiles, mais passeraient
tout leur temps dans des banquets, mangeant, buvant et ayant des relations
sexuelles, et consommant ce qu’ ils voulaient. Le super-tueur cumulé non pas

519
L’ÂNE D’ABRAHAM

grâce à un travail acharné qu’ il détestait, mais en tuant les autres et en ramenant à
la maison ce qui leur appartenait légitimement. La transformation monstrueuse
qui transforme un humain en tueur ne se limite pas seulement au tueur lui-même,
mais finalement à toute la communauté qui adopte le tueur comme idéal et
découvre le plaisir de consommer ce que d’ autres ont produit et que le tueur
rapporte à la maison plutôt que d’ utiliser les compétences nécessaires pour
produire ce qu’ ils consomment. Après avoir détruit une communauté étrangère
pour s’ emparer de toutes ses richesses afin de la ramener chez lui, le super tueur
découvre que ces possessions ont corrompu sa propre communauté, transformant
les jeunes en consommateurs de ce qu’ ils n’ avaient pas produit et le super tueur
doit maintenant détruire sa propre communauté, ses individus sont censés rendre
justice, cette fois, non pas à Troie, mais chez eux. Compte tenu du fait que la patrie
d’ Ulysse, Ithaque, était une île relativement petite et que la communauté qui vivait
sur l’ île était assez isolée, tous les prétendants qu’ il a tués devaient lui être liés à
bien des égards, en tenant compte du fait que sa famille et celle de Pénélope
devaient appartenir à certaines des familles les plus importantes de l’ île, et en
raison des mariages mixtes, peu de personnes sur cette île n’ étaient pas au moins
des parents éloignés. L’ ampleur de la cruauté se manifeste, non seulement dans le
massacre des prétendants qui devaient lui être apparentés, mais aussi dans le fait
qu’ Ulysse a même tué les serviteurs de sa propre maison, et non pas quelques-uns,
mais cinquante, et il ne s’ agissait même pas d’ hommes susceptibles de représenter
une menace pour lui comme les prétendants, mais de femmes. On peut difficilement
imaginer sa cruauté : après avoir ordonné aux esclaves de nettoyer la maison du
sang qui était partout, il les a toutes pendues, une fois de plus, par acte de justice.
Ainsi, quel avait été leur crime ? Eh bien, ils ne lui ont pas montré de respect en
tant que véritable maître de maison lorsqu’ il est rentré à la maison déguisé en
mendiant et ils ne l’ ont pas reconnu. Mais, n’ était-ce pas la responsabilité même
de tenir les mendiants à l’ écart, car on savait qu’ ils s’ emparaient de tout ce qui leur
tombait sous la main s’ ils n’ étaient pas surveillés attentivement ? Alors que les
lecteurs modernes célèbrent ces histoires mythologiques comme étant de
merveilleuses histoires humaines, Homère se serait attendu à ce que ses anciens
lecteurs se demandent ce qu’ il y avait de si humain dans ces histoires ? Si Ulysse
est humain, que serait quelqu’ un de monstrueux ?

Après le massacre de sang-froid, on aurait pu s’ attendre à ce que Pénélope


reconnaisse instantanément Ulysse, enroule ses bras autour de son cou, le serre

520
La mythologie démythifiée

passionnément dans ses bras et se dirige droit vers le lit pour lui montrer combien
elle attendait son mari bien-aimé. Mais, la femme intelligente qui jouait depuis des
années avec des dizaines d’ hommes enroulés autour de son petit doigt devient
soudain si stupide qu’ elle ne reconnaît pas le super-tueur qui fascine les lecteurs
modernes. Même Télémaque et Euryclée, l’ ancienne nourrice d’ Ulysse, sont
confus et commencent d’ implorer Pénélope de mettre fin à l’ embarras et d’ accepter
son mari. Après tout, Euryclée avait reconnu Ulysse sans aucun autre indice, mais
simplement en voyant une vieille cicatrice sur le pied d’ Ulysse. Pénélope n’ était-
elle pas au courant de cette cicatrice ? Si elle ne pouvait pas reconnaître son mari
parce qu’ elle ne se souvenait plus de son apparence, pourquoi n’ a-t-elle pas utilisé
la cicatrice comme preuve de son identité ? Finalement, Pénélope autorise
l’ étranger à rester, mais ordonne à Euryclée de prendre le lit et de le déplacer
dehors. Et à ce moment-là, Ulysse, en souriant, dit à Pénélope que personne ne
peut déplacer ce lit, car lorsqu’ ils se sont mariés, il a été assez intelligent pour
construire le lit sur une souche d’ olivier, puis la maison autour du lit pour que le
lit est solidement ancré au sol. Cela ne laisse plus d’ excuses à Pénélope pour rejeter
son mari et doit l’ accepter. Les érudits modernes, cependant, supposent que
Pénélope a dit à Euryclée de déplacer le lit pour vérifier si l’ étranger devant elle
était vraiment Ulysse, en vérifiant s’ il connaissait le secret de ce lit, et après
qu’ Ulysse ait prouvé qu’ il connaissait le secret, elle n’ a plus doutée que cet étranger
soit bien son mari. Alors que les érudits modernes considèrent l’ histoire du lit
comme une réalité objective, les lecteurs anciens auraient compris que l’ histoire
n’ avait rien à voir avec le vrai lit sur lequel Pénélope dormait en raison des
bloqueurs de réalité impliqués. Les anciens auraient trouvé tout à fait incroyable
qu’ une souche morte puisse rester dans le sol pendant plus de vingt ans sans
pourrir, mais ce qu’ ils auraient trouvé encore plus incroyable, c’ était l’ idée
qu’ Ulysse puisse construire le lit d’ abord dans la cour, puis la maison autour sans
que personne dans le quartier, y compris tous les membres de sa maison, ne
remarque ce qu’ il faisait, de sorte que le lit construit sur une souche était un secret
connu uniquement d’ Ulysse et de Pénélope. Puisque Ulysse admet ouvertement
qu’ il détestait des activités telles que la construction, est-il concevable qu’ il ait lui-
même construit le lit et toute la maison autour du lit en s’ assurant que personne
n’ était là pour voir ce qu’ il faisait ? En outre, Ulysse aurait pu révéler le secret à
n’ importe qui, car les héros se vantent souvent de ce qu’ ils avaient fait chez eux, de
sorte que le fait qu’ un étranger connaisse un secret d’ Ulysse n’ était pas une preuve
absolue que l’ étranger était Ulysse lui-même. Et, si Ulysse, avant de mourir,

521
L’ÂNE D’ABRAHAM

partageait le secret avec son compagnon le plus fidèle et lui disait d’ aller voir sa
femme pour réclamer sa famille et ses biens en utilisant le secret comme preuve ?
Que Pénélope n’ ait pas utilisé la ruse de déplacer le lit pour vérifier si Ulysse
connaissait ou non le secret, est prouvé par le fait qu’ elle n’ a pas dit à Ulysse de
déplacer le lit lui-même, mais a donné cet ordre à sa femme de chambre Euryclée.
Le fait qu’ Euryclée ait dû savoir comment le lit avait été construit ne fait aucun
doute, compte tenu, non seulement du fait qu’ elle était là quand Ulysse l’ a fait,
mais aussi du fait qu’ elle nettoyait régulièrement cette pièce, elle a dû le voir ainsi
que la supposée souche tous les jours. Est-il concevable qu’ une esclave fasse le
ménage sous le lit sans regarder ce qu’ elle faisait ? Par conséquent, lorsque Pénélope
a donné l’ ordre de déplacer le lit à l’ extérieur, elle n’ avait pas l’ intention de tester
qui que ce soit, y compris Euryclée ou Ulysse, sur la façon dont le lit avait été
construit puisque cela devait être de notoriété publique, mais a suggéré que, si elle
devait accepter le monstre devant elle pour dormir sur son lit, ce lit devrait être
déplacé à l’ extérieur de la maison parce qu’ elle ne voudrait pas être dans ce lit. En
d’ autres termes, Pénélope a dit à Ulysse que s’ il voulait être son mari, il devrait
dormir dans la niche. À cela, Ulysse a répondu avec un sourire que personne ne
peut déplacer le lit d’ un super-tueur parce que c’ est la beauté d’ être un super-
tueur, même s’ il peut dormir dans n’ importe quel lit qu’ il veut, personne ne peut
jouer avec son propre lit, comme l’ ont découvert ces prétendants massacrés.
Puisque Pénélope était une femme qu’ Ulysse avait conquise avec son arc,
probablement pas tout à l’ heure, mais même la première fois, lors de leur mariage,
c’ est lui qui lui dit dans quel lit il la veut, et non l’ inverse. C’ est à ce moment-là que
Pénélope a admis qu’ elle ne pouvait pas discuter avec un super-tueur quand il la
voulait au lit, et elle l’ a consciencieusement obligée. Son jeu consistant à jouer avec
les hommes pris dans sa toile avait pris fin parce que chacun était pris dans sa
propre toile, y compris elle-même, et elle n’ avait d’ autre choix que d’ aimer Ulysse
à mort. Et, cela soulève la question : pourquoi a-t-elle organisé le concours de tir
afin de choisir un nouveau mari si elle a décidé de se remarier en tenant compte
du fait qu’ elle avait déjà choisi quel prétendant elle voulait pour mari ? Bien sûr,
les lecteurs modernes supposent que le concours de tir était précisément destiné à
être utilisé par Pénélope comme prétexte pour éviter de choisir un prétendant, car
elle était sûre que personne ne pourrait gagner le concours afin de gagner plus de
temps pour attendre Ulysse à venir. Comme c’ est typique des lecteurs modernes,
ils ignorent les détails spécifiques du texte qui contredisent les lectures que les
lecteurs ont déjà en tête et ils justifient cela en supposant que les écrivains anciens

522
La mythologie démythifiée

comme Homère étaient assez confus et se contredisaient régulièrement. Au lieu de


supposer qu’ un génie comme Homère était confus, un lecteur ancien aurait
supposé qu’ Homère avait l’ intention de dire justement aux lecteurs que Pénélope
elle-même était confuse dans le sens où, même si aucune femme rationnelle ne
voudrait d’ un super tueur comme Ulysse comme mari, en même temps, lorsqu’ elle
avait la possibilité de choisir un autre mari, elle voulait une copie de son ancien
mari détesté. C’ est le paradoxe et l’ irrationalité ultime de devenir fasciné par les
héros et les tueurs : alors que vous comprenez qu’ ils ne font qu’ apporter la ruine à
vous-même et à votre communauté, plus ils s’ avèrent mortels et destructeurs, plus
vous êtes fasciné par eux et plus, vous les voulez. C’ est la spirale de haine et de
destruction que le meurtre déclenche et qui détruit, non seulement les premières
victimes, mais aussi les vainqueurs finaux. Le sac de Sparte a conduit au sac de
Troie, et le sac de Troie a conduit à des massacres dans le pays, comme celui
perpétré par Ulysse et le meurtre d’ Agamemnon par son épouse Clytemnestre.
C’ est la spirale meurtrière que l’ on peut observer encore aujourd’ hui dans les pays
soi-disant les plus civilisés : l’ attaque contre les gratte-ciel de New York a conduit
à des guerres contre les pays musulmans du Moyen-Orient qui ont déclenché
d’ autres attaques terroristes dans les pays qui ont rejoint ces guerres, sans aucune
raison et ces attaques sont utilisées par les Américains et leurs alliés européens
pour militariser davantage leurs pays afin d’ intensifier les meurtres de musulmans,
ce qui transforme davantage de musulmans en tueurs mortels. Bien que Pénélope
ait compris qu’ un super-tueur comme Ulysse n’ était d’ aucune utilité à la maison,
lorsqu’ elle envisageait son futur mari idéal, elle ne pouvait pas penser à un autre
mari, mais exactement comme lui, qui avait exactement les mêmes compétences
de tueur.

Une fois que Pénélope n’ a plus d’ excuses pour rejeter Ulysse et qu’ elle a dû accepter
son mari bien-aimé et tant attendu, on s’ attendrait à ce que l’ Odyssée se termine
par la formule classique des contes de fées : ils vécurent heureux par la suite.
Ulysse ne s’ était peut-être pas réellement inquiété pour sa femme, mais il avait
d’ autres inquiétudes concernant le massacre qu’ il avait commis et il a transmis
ces inquiétudes à la femme qui avait toujours été son inspiration, y compris
l’ organisation du massacre lui-même, la déesse Athéna : “ Et puis, je réfléchis à
une autre chose, plus difficile encore : même si je devais les tuer par la volonté
de Zeus et de toi, où pourrais-je alors trouver une issue ? Je vous demande d’ y

523
L’ÂNE D’ABRAHAM

réfléchir. »105 Avant d’ entreprendre le massacre demandé par Athénée, Ulysse se


rend compte que les proches des tués feraient tout pour le tuer afin de se venger de
leurs proches tués et se rend compte qu’ il devrait passer le reste de sa vie en fugitif
et en paria. Alors que les lecteurs sont fascinés par les meurtres commis par leurs
héros, les héros eux-mêmes restent hantés pour le reste de leur vie par ce qu’ ils ont
fait. Ils peuvent se tromper en pensant que ces meurtres ont été ordonnés par des
dieux ou qu’ ils ont éliminé des gens méchants et rendue justice au monde, mais
leur conscience ne peut jamais être complètement engourdie, prétendant qu’ ils
ignorent qu’ il n’ y a jamais de bonnes raisons pour que les êtres humains tuent un
l’ autre. La société peut couvrir les héros de médailles et organiser des célébrations
publiques pour honorer les services qu’ ils ont rendus au pays, mais dans leur
esprit, ils savent que tous ces honneurs ne sont que pure hypocrisie, car ils savent
qu’ ils ont tué des personnes qui non seulement ne leur avaient rien fait de mal,
mais avaient toutes les raisons de croire qu’ il s’ agissait de personnes innocentes
qui n’ avaient pas l’ intention d’ attaquer qui que ce soit. Si Ulysse n’ est pas vraiment
hanté par ce qu’ il a fait à Troie, il s’ est rendu compte qu’ il ne pouvait pas s’ en tirer
avec les meurtres qu’ Athéna avait prévus pour lui dans son pays. Et quelle a été la
solution que la mythologie apporte aux problèmes psychologiques qui hantent un
héros ou un vétéran ? Eh bien, Athéna a promis à Ulysse que les dieux laveraient le
cerveau des habitants d’ Ithaque afin qu’ eux et les proches des personnes tuées ne
se souviennent jamais de ce qui s’ est passé. La solution que la mythologie propose
au problème créé par le meurtre est l’ amnésie universelle, un lavage de cerveau
complet pour que personne ne sache ce qu’ a fait le super-tueur. Et, c’ est là toute
l’ absurdité de la conception de tout héros comme super-tueur : les héros font tout,
y compris au péril de leur vie, pour tuer afin de devenir célèbres, afin que tout le
monde, y compris les générations futures, parle avec une grande admiration de ce
qu’ ils avaient fait pour finalement souhaiter que personne ne sache qui ils sont et
ce qu’ ils ont fait. Si Ulysse croyait vraiment que les dieux laveraient le cerveau de
tous les habitants d’ Ithaque afin que personne ne se souvienne de ce qu’ il avait fait,
il est évident que les dieux n’ ont pas tenu leur promesse, car ce qu’ Ulysse a fait est
connu encore aujourd’ hui, des milliers d’ années après sa vie. Et, si de telles histoires
sont enregistrées, pourquoi les gens aimeraient-ils les lire au fil des générations,
voire des millénaires ? Si la fin heureuse d’ une histoire héroïque est une amnésie
complète parce que la connaissance de ce qu’ un héros a fait est si scandaleuse
qu’ elle devient insupportable, pourquoi l’ écrire et continuer à la lire afin de
105
Homer, Odyssey, 2:283, (livre 20:41–44).

524
La mythologie démythifiée

devenir une source d’ inspiration pour les générations à venir ? Faut-il s’ étonner
que Platon lui-même soit parvenu à la conclusion que les enfants ne devraient pas
être autorisés à connaître ces histoires plutôt que de se laver le cerveau après en
avoir été intoxiqués, ce qui est pratiquement impossible dans le monde réel ? Si de
telles histoires sont un poison pour les enfants, pourquoi ces histoires sont-elles
considérées comme une source d’ inspiration par les chercheurs, pour les adultes
et une société considérée comme la seule civilisation qui ait jamais existé ?

Athéna a peut-être promis à Ulysse que les dieux laveraient le cerveau de ses
compatriotes grecs afin qu’ aucun ne se souvienne jamais de ce qu’ il a fait, dans le
but de le persuader d’ oublier ses scrupules et de poursuivre le massacre, mais elle
n’ a pas promis que les dieux lui laveraient le cerveau pour qu’ il ne se souvienne
plus de ce qu’ il a fait. Même si la mythologie — et l’ industrie du divertissement
moderne d’ ailleurs — présentent ces meurtriers de masse comme n’ éprouvant
aucun remords pour les meurtres qu’ ils commettent, derrière le masque courageux
qu’ ils revêtent se cache toujours une conscience constamment obsédée par la
mort. Les meurtres qu’ ils provoquent et l’ inutilité qu’ ils confèrent à la vie des
autres leur font prendre conscience de l’ inutilité de leur propre vie. L’ obsession de
tuer les autres entraîne l’ obsession d’ être tué. En effet, selon la mythologie, même
Ulysse finit par être tué, non pas par un étranger, mais par son propre fils, avec son
ancienne et temporaire amante, Circé. C’ est précisément à cause de cette obsession
d’ être tué suite à un meurtre que le rêve de tous les héros a été celui d’ atteindre
l’ immortalité. Athéna a peut-être promis à Ulysse que l’ amnésie serait la solution
à sa peur d’ être tué après être devenu un meurtrier de masse, mais Ulysse en savait
mieux : la solution pour éliminer la possibilité d’ être tué aussi facilement que l’ on
tue les autres n’ est pas l’ amnésie universelle, mais l’ immortalité, c’ est-à-dire
devenir un être différent afin que ni la violence ni le processus naturel du
vieillissement ne puissent causer votre mort. Puisque tous les organismes vivants
sont finalement constitués de ce qu’ ils mangent, on imagine souvent que
l’ immortalité est le résultat de ce que le héros mange, soit une plante, soit un
aliment spécial appelé ambroisie qui n’ est pas accessible aux gens ordinaires.
Puisque l’ immortalité devient la réponse à l’ obsession d’ être tué parce qu’ il est un
tueur, la quête de l’ immortalité a toujours été le rêve de tous les superhéros et
jamais du commun des mortels pour qui, lorsque la vieillesse arrive, l’ immortalité
ne serait qu’ un rêve terrifiant. Même si certains animaux tuent pour se nourrir, ils
ne tuent jamais pour le plaisir de tuer et ne deviennent jamais des tueurs de masse ;

525
L’ÂNE D’ABRAHAM

par conséquent, ils ne sont jamais obsédés par la peur de la mort et le désir
d’ acquérir l’ immortalité. C’ est pour cette raison que dans le monde animal, il
n’ existe pas de super-tueurs ou de meurtriers de masse, c’ est-à-dire des tueurs
fascinés par le fait de tuer pour le plaisir de tuer. Bien que les humains soient
fascinés par le Tyrannosaure Rex ou par les lions, les tigres, les ours polaires et
d’ autres grands prédateurs parce qu’ ils les considèrent comme des super-tueurs,
ce n’ est pas ainsi que ces prédateurs se perçoivent ou sont vus même par leurs
proies. Ils peuvent tuer pour se nourrir, mais ils ne tuent pas pour le plaisir de tuer,
et ils ne sont pas nécessairement les espèces qui gagnent dans la bataille pour la
survie, comme le fantasment les évolutionnistes. Tout comme les espèces tueuses
d’ humains, les espèces animales prédatrices sont régulièrement celles qui vivent le
moins longtemps et, dans la lutte pour la survie, ce sont toujours les espèces
prédatrices qui mordent la poussière en premier et disparaissent, alors que leurs
proies le font rarement. Alors que les chercheurs étudient les fossiles pour prouver
que les humains ne sont que des animaux, ils ne parviennent pas à retenir la leçon
la plus évidente que ces fossiles enseignent, à savoir que les animaux censés être les
mieux équipés pour survivre et tuer, comme les T. Rex et les dents de sabre, — ils
ont tous disparu, et les animaux qui courent le plus grand risque de disparaître
sont précisément les plus grands prédateurs comme les lions, les tigres, les ours
polaires, les loups, etc. Bien que les prédateurs tuent régulièrement pour se nourrir
et soient conscients qu’ ils peuvent être tués par d’ autres prédateurs ou même par
leur proie lorsqu’ elle riposte et tente donc instinctivement d’ éviter la mort à tout
moment, ils ne sont pas intéressés par l’ immortalité, car ils ne peuvent pas
comprendre des notions aussi abstraites. Dans l’ histoire biblique du jardin d’ Éden,
il y a un arbre qui était censé conférer l’ immortalité et Dieu a bloqué l’ accès des
humains à cet arbre seulement après qu’ Adam et Ève avaient mangé du fruit de la
connaissance du bien et du mal, ce qui implique qu’ avant cela, les humains avaient
libre accès à cet arbre, mais sans la connaissance de ce qui était le bien et le mal, ils
n’ avaient aucun intérêt pour un tel arbre. Puisque la connaissance du bien et du
mal consiste en des activités intellectuelles dont seuls les humains sont capables,
avant d’ acquérir la capacité de distinguer le bien du mal, Adam et Ève n’ étaient
pas différents d’ autres animaux, et donc le concept d’ immortalité n’ avait pas
d’ importance pour eux. Ce n’ est qu’ après avoir mangé de l’ arbre de la connaissance
du bien et du mal que les humains ont pu comprendre le concept d’ immortalité et
développer un intérêt pour l’ arbre est devenu une possibilité. Si les humains
choisissent de faire ce qui est bien, ils n’ ont aucune raison d’ avoir peur d’ être tués

526
La mythologie démythifiée

ou punis d’ une manière ou d’ une autre, et par conséquent, ils veulent vivre
seulement aussi longtemps que la vie est agréable, de sorte qu’ ils ne s’ intéressent
qu’ à la préservation de leur santé et non à la vie en devenant immortel. Cette
distinction peut sembler sans importance pour les lecteurs modernes, mais les
peuples anciens comprenaient que préserver sa santé et devenir immortel ne sont
pas la même chose et que la mythologie inclut une histoire pour illustrer la
différence. Selon cette histoire, Éos, déesse de l’ aube et descendante des Titans,
tomba amoureuse d’ un mortel, Tithon, fils de Laomédon, et donc frère du roi
troyen Priam. Probablement pour s’ assurer que leur amour ne prenne pas fin, Éos
a demandé à Zeus de conférer à Tithon l’ immortalité, demande que Zeus a
rapidement accordée. Cependant, Éos a oublié de demander à Zeus de conférer
également à son amant la jeunesse éternelle. Par conséquent, à mesure que la
vieillesse s’ installait, Tithon perdit même la capacité de bouger ses membres et la
seule chose qu’ il était capable de faire était de babiller tout le temps dans sa sénilité,
de sorte qu’ Éos dut l’ enfermer derrière une porte pour que personne ne puisse
voir un spectacle si pitoyable. Toute une histoire d’ amour ! Par conséquent, si les
gens souhaitent atteindre l’ immortalité, ce n’ est pas parce qu’ ils pensent qu’ être en
vie est une bénédiction, mais parce qu’ ils en viennent à avoir peur de la mort, et
ils en viennent à avoir peur de la mort à cause de ce qu’ ils ont fait. Lorsque les
humains choisissent de faire le mal, défini comme ce qui est nuisible aux autres —
en particulier lorsqu’ ils tuent autrui — ils s’ attendent à ce que les autres leur
fassent la même chose, et le concept d’ immortalité semble les placer dans une
position privilégiée pour qu’ ils puissent causer aux autres autant de mal qu’ ils le
souhaitent sans que d’ autres puissent leur faire de même. De plus, quelque chose
qui est mauvais est quelque chose que vous faites aux autres et qui finit par vous
revenir, de sorte que le mal est autodestructeur, tout comme Caïn et Ulysse ont
découvert que le meurtre qu’ ils avaient fait aux autres était quelque chose qui les
hanterait pour le reste de leur vie et finiraient par les rattraper. Le mal tourne en
rond : ce que vous faites aux autres vous revient. C’ est ce cercle du mal que le rêve
d’ immortalité est censé briser : vous pouvez faire aux autres tout ce que vous
voulez — y compris les tuer — mais personne ne peut vous faire quoi que ce soit,
de sorte que, quel que soit le mal que vous provoquez à la société, rien ne peut
vous atteindre, y compris la mort elle-même, car vous êtes immortel. Si Caïn, ou
Achille, ou Ulysse, ou Alexandre le Grand, ou Hitler, ou Staline, ou Saddam
Hussein, etc., avaient été immortels et encore en vie aujourd’ hui, est-il difficile
d’ imaginer ce qu’ ils auraient fait et ce qu’ ils feraient encore ? Quelqu’ un voudrait-

527
L’ÂNE D’ABRAHAM

il être avec eux ou les voudrait-il qu’ ils soient vivants ? Faut-il s’ étonner que Dieu
n’ ait pas voulu qu’ un être humain atteigne cette condition ? Si l’ immortalité
existait, est-ce que quelqu’ un d’ autre y aurait accès, à l’ exception des plus grands
tyrans ? En bloquant l’ accès des humains à l’ arbre de l’ immortalité, Dieu n’ avait
pas l’ intention de suggérer qu’ il ne voulait pas que les humains vivent très
longtemps ou même qu’ ils aient une vie après la mort, mais qu’ il voulait enseigner
aux humains que Dieu ne permettrait jamais au mal de se développer éternellement.
L’ immortalité ne rend pas la vie éternelle ; cela rend le mal éternel. Pour que la vie
continue éternellement, la vie n’ a pas besoin de l’ immortalité ; c’ est le mal qui a
besoin de l’ immortalité pour durer éternellement. Peu importe le nombre de
meurtres que les super-héros peuvent causer, tôt ou tard, la mort les ferait mordre
la poussière. Les humains peuvent choisir le mal et se lancer dans la quête d’ une
plante ou d’ un élixir qui leur confèrerait l’ immortalité afin d’ éviter les conséquences
du mal qu’ ils ont causé, mais ce rêve et cette quête se termineront toujours par un
échec. C’ est précisément ce que l’ on retrouve, non seulement dans la Genèse, mais
aussi dans toute la mythologie. Certains des plus grands héros ont été très près
d’ atteindre l’ immortalité, mais ne l’ ont jamais obtenue. Par exemple, Thétis, la
mère d’ Achille, a tenté de rendre Achille invulnérable à la mort en le plongeant
dans l’ eau du Styx, en le tenant par les talons, pour que cette partie de son corps
reste sa seule vulnérabilité et une blessure causée par Pâris a finalement provoqué
sa propre mort. Une autre tentative visant à transformer un mortel en un être
immortel qui s’ est soldé par un quasi-échec a été faite par la déesse Déméter, la
sœur de Zeus. En remerciement d’ avoir reçu l’ hospitalité du roi Kéléos, Déméter
décida de rendre secrètement immortel le fils du roi Démophon en l’ oignant
d’ ambroisie et en purgeant sa mortalité par le feu, mais elle est interrompue par la
mère du garçon qui est choquée et horrifiée parce qu’ elle ne sait pas ce qui se passe
et la tentative est avortée. Dans la mythologie mésopotamienne, Gilgamesh, un
autre super-tueur, a finalement réussi à acquérir la plante qui était censée lui
conférer l’ immortalité et l’ invulnérabilité à la mort, mais d’ une manière ou d’ une
autre, il était réticent à la manger et comme c’ était un serpent qui a réussi à voler
et le manger, Gilgamesh n’ a pas réussi à atteindre l’ immortalité.106
106
Comme nous l’ expliquerons plus tard, la plante n’ était pas censée rendre Gilgamesh
immortel comme le croient les érudits, mais plutôt le rendre jeune à nouveau. La confusion
entre l’ immortalité et la jeunesse fait partie des nombreuses idées préconçues avec lesquelles
les lecteurs modernes grandissent et les rendent incapables de lire les écrits anciens. Ils utilisent
ainsi leur incapacité à comprendre ces écrits comme preuve qu’ ils ont acquis un esprit supérieur

528
La mythologie démythifiée

Bien que les lecteurs modernes puissent admettre que tuer quelqu’ un sans raison
peut être un mal, ils peuvent affirmer que tuer quelqu’ un qui ose s’ en prendre à
la femme d’ un super-tueur n’ est pas seulement un mal, mais est en fait un acte de
justice. Un autre héros qui survécut au sac de Troie fut Ajax, fils d’ Oilée, qui ne
se tua pas comme le grand Ajax, fils de Télamon, mais fut tué alors qu’ il revenait
de Troie. Selon la réalité de l’ histoire, Ajax a été tué par les dieux — Athéna et
Poséidon — pour avoir commis le sacrilège de violer Cassandra dans le temple
d’ Athéna lors du sac de Troie afin que sa mort soit demandée par les dieux —
comment pourrait-il en être autrement ?— à travers le prophète Calchas, donc,
dans la réalité derrière l’ histoire, il a dû être tué par les Grecs eux-mêmes, sinon par
Agamemnon lui-même, ou du moins sur ses ordres. Nous connaissons désormais
ces meurtres décidés par des dieux et annoncés par des prophètes qui ne sont que
des récits officiels de ce que des super-tueurs ont commis pour des raisons bien
plus égoïstes. Violer les femmes des villes conquises n’ était pas seulement un péché
ou un sacrilège, mais plutôt la principale récompense des guerriers conquérants
afin de les motiver à se battre et donc, s’ il y avait quelque chose de sacré dans un
tel viol, prendre plaisir à violer les femmes conquises était le droit le plus sacré de
tous les guerriers. La raison pour laquelle Ajax a dû être tué à son retour victorieux
de Troie était qu’ il avait eu la mauvaise idée de s’ en prendre à la femme que son
patron, Agamemnon, s’ était assignée. Aucune femme ne pouvait discuter avec un
super-tueur quand il la voulait au lit, et bien que Pénélope ait essayé d’ éviter d’ avoir
des relations sexuelles avec Ulysse en prétendant qu’ elle ne le reconnaissait pas,
elle a finalement compris qu’ elle n’ avait pas le choix et s’ est consciencieusement
obligée. Ce que Pénélope ressentait en étant au lit avec un super-tueur comme
Ulysse n’ avait tout simplement aucune importance pour lui, tout comme pour le
super-tueur Agamemnon n’ avait aucune importance, ce que Cassandra ressentait
à l’ idée de tenir dans ses bras et de faire l’ amour passionnément avec l’ assassin de
toute sa famille et le celle qui a détruit sa propre ville.

Les lecteurs modernes, cependant, pourraient affirmer que Pénélope aimait


passionnément Ulysse malgré ses nombreuses aventures parce qu’ elle était une
femme éclairée et non une épouse chrétienne sectaire qui pense qu’ il est mal que
son mari ait des relations extraconjugales. C’ est ce qui fait des Grecs ceux qui
ont apporté la civilisation à l’ humanité, le fait que les maris ne pensaient pas que
— généralement appelé scientifique — tandis que les peuples anciens avaient un esprit confus,
qualifié de mythique.

529
L’ÂNE D’ABRAHAM

c’ était mal d’ avoir des relations sexuelles non seulement avec d’ autres femmes que
leurs épouses, mais même avec des hommes, et que leurs épouses ne voyaient rien
de mal à ce que leurs maris aient une vie sexuelle libertine. Bien que de nombreux
lecteurs modernes puissent considérer la promiscuité sexuelle comme une preuve
d’ être civilisées, libérées et éclairées, ce n’ est pas nécessairement ainsi que les
anciennes épouses grecques considéraient leurs relations intimes avec leur mari.
L’ épouse d’ Agamemnon, Clytemnestre, ne trouvait évidemment pas tout à fait
normal que son mari ramène à la maison une princesse étrangère capturée comme
Cassandra pour s’ amuser avec elle parce qu’ il en avait assez d’ avoir des relations
sexuelles avec son épouse officielle, plus âgée, donc elle l’ a tué, non seulement
lui, mais aussi son amante occasionnelle. Que les épouses grecques ne trouvaient
pas acceptable l’ idée que leurs maris aient des relations, même avec leurs esclaves
qu’ elles ne pouvaient pas épouser, encore moins avec des femmes libres, est prouvé
par Homère lui-même qui nous parle du père d’ Ulysse et de son esclave, Euryclée,
qui avait allaité Ulysse lui-même, que bien que Laërtes trouvait Euryclée très
attirante, il évitait d’ avoir des relations sexuelles avec elle précisément parce qu’ il
craignait que sa propre femme ne soit contrariée en l’ apprenant : « Elle [Euryclée]
il y a longtemps que Laërtes avait acheté avec sa richesse, lorsqu’ elle était dans
sa première jeunesse, et donna pour elle le prix de vingt bœufs ; et il l’ honorait
comme il honorait sa fidèle épouse dans ses demeures, mais il ne couchait jamais
avec elle avec amour, car il évitait la colère de sa femme. »107 Ce que les épouses
grecques ressentaient à propos des affaires de leurs maris est abondamment
illustré par Héra, qui ne pouvait pas empêcher Zeus de jouer avec n’ importe quelle
femme qu’ il voulait, mais la seule chose qu’ elle pouvait faire était de poursuivre
et de punir impitoyablement non seulement les amantes de son mari, mais même
leur progéniture. Par exemple, les travaux pour lesquels Héraclès est célèbre sont
en réalité des punitions décidées par Héra qui détestait Héraclès simplement parce
qu’ il était le fils illégitime de son mari.

Alors qu’ éviter la mort est une obsession pour tous les tueurs parce qu’ ils ont
peur qu’ elle survienne à tout moment à cause de ce qu’ ils ont fait, pour ceux
qui découvrent la joie de vivre qui consiste à développer des compétences pour
rendre la vie abondante et agréable pour tous, la vieillesse se présente comme
un handicap qui les empêche de faire les choses qu’ ils aiment tant, de sorte que
la vieillesse devient davantage un fardeau et que la mort est perçue comme un
107
Homer, Odyssey, 1:45.

530
La mythologie démythifiée

soulagement. Bien sûr, la mort de ceux qui laissent derrière eux beaucoup de
choses qu’ ils ont accomplies et que d’ autres continuent d’ apprécier est perçue
comme une perte et s’ accompagne donc de beaucoup de douleur, mais la douleur
est ressentie et vécue par ceux qui restent vivants, et non par ceux qui sont morts.
Comme je l’ ai expliqué ailleurs, les humains ne peuvent ressentir que la douleur
de la mort de quelqu’ un d’ autre, mais pas la leur, car au moment où quelqu’ un
meurt, il n’ est plus capable de ressentir quoi que ce soit du tout, même ce que l’ on
ressent lorsqu’ on est mort. Les personnes qui utilisent leurs compétences pour
rendre la vie abondante et découvrent la joie de vivre qui résulte de ce qu’ elles
produisent plutôt que de ce qu’ elles consomment, ne trouveraient la vie agréable
que tant qu’ elles sont en mesure d’ exercer ces activités, mais pas si elles doivent
faire l’ expérience de ce qu’ elles perçoivent comme un mal. Si l’ on devait vivre
éternellement dans un monde rempli d’ abus, d’ injustices, de meurtres et de toutes
sortes de maux, en quoi cette vie serait-elle différente de vivre éternellement en
enfer ? Par conséquent, si les héros s’ intéressent à l’ immortalité, ce n’ est pas parce
qu’ ils trouvent leur vie si agréable et qu’ ils ne veulent jamais qu’ elle se termine,
mais parce qu’ ils savent qu’ en tant que tueurs, ils courent constamment le danger
d’ être tués, et plus ils tuent, plus il y a de gens qui souhaitent les tuer, ils doivent
d’ abord tuer pour se sentir en sécurité, et plus ils tuent, plus nombreux sont ceux
qui veulent leur mort. Les tueurs, tenu dans cette spirale de meurtres, la seule
façon d’ éviter leur propre mort comme issue nécessaire est l’ idée de l’ immortalité.
Si un tueur peut être immortel, alors il peut tuer autant qu’ il le souhaite sans
jamais craindre d’ être tué. C’ est pour cette raison que les héros grecs, bien qu’ ils
meurent avant d’ être vieux et que leurs tombes soient généralement connues, sont
déclarés encore vivants et immortels après leur mort. Par exemple, Héraclès n’ est
pas seulement tué par vengeance par un centaure qu’ il avait tué, mais après sa
mort, il est déclaré dieu immortel et vénéré. Il en va de même pour de nombreux
autres héros grecs, notamment ceux qui ont combattu à Troie et qui ont fini en
exil. Bien que dans la mythologie aucun héros n’ atteigne l’ immortalité de son
vivant, l’ immortalité leur est attribuée après la mort afin d’ en faire des modèles
pour les nouvelles générations pour que les jeunes rêvent d’ imiter la folie de leur
vie sans se rendre compte que ces vies ne sont pas seulement pas les plus heureux,
mais en réalité parmi les plus misérables.

Cette affirmation selon laquelle les héros mènent certaines des vies les plus
misérables serait sans aucun doute tournée en dérision par les chercheurs

531
L’ÂNE D’ABRAHAM

modernes qui imaginent que ce qui fait les héros est précisément le fait qu’ ils n’ ont
pas peur de la mort et que leur vie est si excitante qu’ ils préféreraient mourir que
de vivre une vie ordinaire consistant à élever une famille, à s’ occuper des récoltes,
des animaux, des affaires, etc., une vie si ennuyeuse parce qu’ elle est enfouie dans
l’ obscurité. Puisque la vie d’ un héros est si excitante, personne ayant la possibilité
de devenir un héros n’ abandonnerait l’ opportunité de devenir un super-tueur et
d’ entrer dans l’ histoire au lieu de choisir une vie ordinaire et de devenir personne.
Le fait que les héros n’ avaient pas peur de la mort est prouvé par Achille, à qui on
aurait offert la possibilité de vivre une vie ordinaire et de mourir de vieillesse, mais
dans l’ obscurité, ou de mourir à Troie comme l’ un des plus grands héros et de
devenir au fil des millénaires le plus célèbre héros de tous les temps. Cela prouve
qu’ Achille ne s’ est jamais soucié de sa propre mort, car cela n’ a jamais rien signifié
pour lui puisqu’ il ne s’ intéressait qu’ à la gloire et que l’ histoire parlerait de lui.
Même s’ il est peut-être vrai que c’ est Achille qui a fait le choix de mourir jeune,
mais célèbre, il a fait ce choix lorsqu’ il a décidé de devenir un guerrier, et cela était
vrai non seulement pour lui, mais pour tous les guerriers et les héros. Le fait qu’ il
ait choisi de mourir jeune, cependant, non seulement ne prouve pas qu’ il ne se
souciait pas de sa propre mort, mais qu’ il vivait constamment avec la conscience
que sa mort était toujours proche. Il savait qu’ il allait mourir, mais il n’ a jamais su
comment et quand cette mort surviendrait, et cela est prouvé par la façon dont il
est censé être mort. Selon la réalité de l’ histoire, Achille a été abattu par Pâris qui
lui a tiré une flèche dans le talon avec une flèche soi-disant guidée par Apollon
lorsque la bataille ouverte était terminée, lorsque tous les combattants troyens
s’ étaient retirés à l’ intérieur de la ville et que l’ armée grecque était hors des murs
de la ville. Le fait qu’ Achille ait été tué lors du sac de Troie peut être basé sur des
films hollywoodiens, mais pas sur un indice trouvé dans des textes anciens, et bien
que lors du sac d’ une ville conquise, toutes sortes de brutalité aient eu lieu, toute
tentative de combattre les conquérants n’ aurait pour résultat que d’ inciter à de
plus grandes brutalités. Lorsque Troie s’ est rendu, pourquoi un troyen aurait-il
tenté de tuer un combattant grec, sans parler du puissant Achille, pour mettre
encore plus en colère les Grecs et les amener à causer davantage de destructions,
alors que les combattre était inutile et que la seule chose dans l’ esprit de tous les
troyens était de demander grâce et espérer que leur vie soit épargnée ? Puisque le
meurtre d’ un héros grec lors du limogeage de Tory est pratiquement impensable,
le meurtre d’ Achille doit avoir eu lieu soit avant, soit après la chute de Troie. Que
le meurtre du petit Ajax ait eu lieu après et qu’ il ait été causé par ses compatriotes

532
La mythologie démythifiée

grecs, nous le savons parce que la mythologie est explicite à ce sujet. Bien que l’ on
ne nous dise pas exactement quand Achille est mort, il semble plus probable qu’ il
soit mort avant le sac de Troie, et cela peut être déduit de la façon dont il aurait été
tué : par une flèche qui l’ a blessé au talon. Si Achille a été blessé par Pâris au cours
d’ un combat, quand ce combat a-t-il eu lieu après la mort d’ Hector et la fin des
hostilités entre les deux armées, et comment était-il possible pour Pâris de blesser
Achille au talon avec une flèche même s’ ils avaient une opportunité de se battre ?
Bien que la majeure partie du corps d’ un guerrier soit recouverte par différentes
pièces d’ armure, le dos du guerrier, y compris les talons, n’ a jamais été protégé par
quoi que ce soit, car ces parties du corps n’ ont jamais été exposées à un ennemi
tant que le guerrier faisait face à l’ ennemi et ne le fuyait pas. La seule façon pour
Achille ou n’ importe quel guerrier d’ être blessé au talon serait de tourner le dos à
l’ ennemi, et si Pâris parvenait à le toucher au talon avec une flèche, Achille devait
avoir le dos tourné à Pâris, donc qu’ Achille faisait face aux Grecs et non aux
Troyens. Si cela s’ est produit lors d’ un combat réel, pourquoi un guerrier aussi
puissant qu’ Achille serait-il si idiot d’ offrir son dos comme cible à un archer expert
comme Pâris ? Un combattant peut être tué par une blessure dans le dos, soit par
un ennemi lorsqu’ il s’ échappa devant cet ennemi, soit par un camarade combattant
par ce qu’ on appelle un tir ami. La question est donc : quand Achille est-il mort et
qui a réussi à le tuer ? C’ est lorsque nous posons de telles questions que nous nous
rendons compte que la mythologie, même lorsqu’ elle est censée parler d’ événements
historiques, ne s’ intéresse pas à ce que nous appelons la réalité objective, c’ est-à-
dire ce qui est arrivé à un individu spécifique à un moment précis et à un moment
précis, mais dans ce que j’ ai appelé la réalité raisonnée, c’ est-à-dire ce qui arrive à
de nombreuses personnes, à tout moment et en tout lieu, et les raisons pour
lesquelles de telles choses se produisent. En d’ autres termes, l’ Odyssée ne parle
pas de ce qui est arrivé à l’ individu appelé Ulysse — qui était sans aucun doute une
personne réelle qui a combattu à Troie — mais de ce qui arrive, dans une plus ou
moins grande mesure, à tous les guerriers, à tout moment, peu importe le moment
quand ils vivent et où ils ont combattu. De même, l’ histoire d’ Achille ne décrit pas
ce qui est arrivé à l’ individu appelé Achille qui a combattu à Troie — et il s’ agissait
sans aucun doute d’ une personne réelle — mais ce qui arrive à tous les puissants
héros, tôt ou tard, peu importe quand et où ils ont vécu et qu’ ont-ils fait. Certains
d’ entre eux ont fini par être tués en fuyant leurs ennemis, tout comme Hector s’ est
enfui devant Achille avant d’ être tué, même si en réalité, il n’ a probablement pas
couru, car il a refusé de se retirer derrière les murs de la ville, précisément parce

533
L’ÂNE D’ABRAHAM

qu’ il voulait mourir comme un héros face à son ennemi. Pourquoi aurait-il couru
d’ abord avant d’ affronter Achille puisqu’ il n’ aurait pas pu courir éternellement
autour des murs de la ville ? Cette course était censée montrer le sort de tous les
tueurs, c’ est-à-dire que peu importe leur puissance, ils devront finalement passer
toute leur vie à fuir la mort qu’ ils ont causée aux autres et finalement la mort les
rattrapera. Dans la réalité de l’ histoire, Hector a couru le premier, puis il a affronté
Achille et a été tué par Achille alors qu’ Hector était désarmé, mais dans la réalité
objective, les guerriers se battent d’ abord, puis celui qui est désarmé s’ enfuit et le
vainqueur le tue avec une blessure dans le dos dans le haut du corps où se trouvent
les organes vitaux et non dans un talon. Par conséquent, une blessure au talon ne
signifie pas une mort immédiate, mais une mort imminente, car seule une personne
en fuite peut être blessée au talon, et lorsqu’ elle reçoit une blessure au talon, le
fugitif est affaibli, de sorte que le poursuivant et la mort ne tardent pas à le rattraper.
Le personnage biblique Caïn admet ouvertement qu’ un tueur est en fuite après
avoir tué son frère Abel, le premier meurtre présumé de l’ histoire : « Je serai un
fugitif et un errant sur la terre, et quiconque me rencontrera pourra me tuer. »
(Genèse 4:14). Être blessé au talon présuppose que celui qui est blessé fuit en
réalité celui qui le blesse, et c’ est précisément ce que veut dire la Genèse lorsque
Dieu utilise cette image pour décrire l’ issue de l’ inimitié qui s’ est développée entre
le serpent et les humains qui avaient osé acquérir la connaissance du bien et du
mal : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, et entre ta postérité et la sienne ; il
te frappera la tête, et tu lui frapperas le talon » (Genèse 3 : 15, c’ est moi qui souligne).
Comme je l’ ai expliqué ailleurs, le serpent n’ a de pouvoir que sur ceux qui ont
peur de la mort et tentent de fuir le serpent, mais ceux qui n’ ont pas peur du
serpent finissent par détruire la tête du serpent. Si Achille a été tué en étant touché
au talon par Pâris, cela n’ aurait pu se produire que s’ il tournait le dos à son
agresseur, une situation qui implique une impossibilité après qu’ Achille ait réussi
à tuer Hector. Que cette image d’ être blessé au talon n’ a rien à voir avec la façon
dont un héros est réellement tué est suggéré par le détail selon lequel Pâris lui-
même a été tué en étant blessé — surprise, surprise — au talon par un archer grec !
Une sacrée coïncidence ! Alors que Pâris aurait pu tirer des flèches sur Achille
depuis les remparts de la ville, comment un archer grec aurait-il pu blesser Paris
au talon, même si Pâris avait été si idiot de se tenir debout sur les remparts de la
ville, le dos tourné à l’ ennemi ? Par cette mort supposée causée par une blessure
au talon, la mythologie n’ essaie pas d’ expliquer comment Achille, Pâris ou tout
autre héros sont réellement morts, mais qu’ ils ont fini par passer leur vie en fugitifs

534
La mythologie démythifiée

et ont finalement été tués par un autre héros tout aussi obsédé de gloire et de
meurtre comme eux-mêmes. Il existe plusieurs scénarios quant à la façon dont les
tueurs puissants meurent réellement. Parfois, ils meurent tués par un tueur plus
puissant, comme Hector a été tué par Achille, mais d’ autres fois, ils sont tués par
des héros rivaux qui s’ affrontent pour le butin, comme Ajax, le fils d’ Oileus, a
probablement été tué par Agamemnon alors qu’ il retournait en Grèce parce qu’ il
avait violé sa prise de guerre, la princesse troyenne Cassandra, et sans aucun doute
l’ avait réclamée pour lui-même en la violant. Les héros qui s’ affrontent pour les
femmes finissent généralement par s’ entre-tuer et Agamemnon et Achille ont
évité de peu de s’ entre-tuer pour Briséis. Bien que nous ne puissions pas savoir
exactement quand Achille a été tué, nous pouvons être assez certains que sa mort
a été causée par les Grecs et que la motivation était l’ inimitié entre lui et
Agamemnon et qui devrait acquérir la meilleure part du butin. Après que les
Troyens se sont retirés derrière les murs de la ville, tous les combattants grecs sont
devenus comme une meute de loups affamés qui ont commencé à regarder par-
dessus leur épaule et à essayer de déterminer lequel pourrait se mettre en travers
de leur chemin pour arracher la proie de leur choix. Certes, alors que les Troyens
menaçaient d’ anéantir l’ armée grecque, tous les guerriers grecs ont fait preuve
d’ une immense solidarité, de sorte que même le fier Achille a dû surmonter sa
dispute avec Agamemnon et se joindre à la mêlée, mais une fois que les Troyens ne
représentaient plus aucune menace, d’ âpres rivalités commencèrent à faire surface,
la plus importante étant celle entre Achille et Agamemnon. Lorsque les Grecs
étaient sur le point d’ être anéantis par l’ armée troyenne et qu’ Agamemnon avait
désespérément besoin de l’ aide d’ Achille, il est tout à fait compréhensible
qu’ Agamemnon ait fait les promesses les plus somptueuses à Achille afin de
l’ inciter à se joindre à la bataille. Selon l’ Iliade, voici ce qu’ Agamemnon a promis
à Achille s’ il rejoignait la bataille et que Troie était conquise :

Pourtant, comme j’ ai été aveugle en cédant à ma misérable passion, j’ ai envie


de faire amende honorable et de donner une compensation sans compter. En
présence de vous tous, permettez-moi de nommer les cadeaux glorieux : sept
trépieds que le feu n’ a pas touchés, et dix talents d’ or et vingt chaudrons étince-
lants, et douze chevaux forts, vainqueurs dans la course, qui ont remporté des
prix par leur rapidité. Cet homme ne serait pas sans butin, ni sans or précieux,
car il possédait une richesse aussi grande que les prix que mes chevaux à sabots
simples m’ ont gagnés. Et je donnerai sept femmes habiles aux nobles travaux,

535
L’ÂNE D’ABRAHAM

femmes de Lesbos, que, le jour où Achille lui-même prit Lesbos, la bien bâtie,
je me choisis parmi le butin, et qui surpassaient en beauté toutes les tribus de
femmes. Je lui donnerai celles-ci, et parmi elles sera celle que j’ avais alors enlevée,
la fille de Briseus ; et je ferai en outre un grand serment de ne jamais monter dans
son lit ni coucher avec elle, ce qui est la coutume des hommes et des femmes.
Toutes ces choses lui appartiendront immédiatement ; Et si désormais les dieux
nous accordent de ravager la grande ville de Priam, qu’ il y entre alors, pendant
que nous, les Achéens, partageons le butin, qu’ il remplisse son navire d’ or et de
bronze, et qu’ il choisisse lui-même vingt Troyennes qui soient les plus belles
après Argive Hélène. Et si nous retournons à Argos achéenne, le plus riche des
pays, il sera mon fils, et je l’ honorerai comme Oreste, qui a été élevé dans toute
l’ abondance, mon fils bien-aimé. J’ ai trois filles dans ma salle bien bâtie, Chrys-
othémis, Laodice et Iphianassa ; Parmi ceux-ci, qu’ il conduise comme siens à la
maison de Pélée celle qu’ il voudra, sans dot ; et je donnerai en outre une dot très
riche, telle qu’ aucun homme n’ en a jamais donné avec sa fille. Et je lui donnerai
sept villes bien peuplées, Cardamyle, Enope et Hire herbeuse, et Pherae sacrée et
Antheia avec ses prairies profondes, et la belle Aepeia et Pédasus vêtu de vigne.
Tous sont près de la mer, sur les limites extrêmes de la sableuse Pylos, et habitent
là des hommes riches en troupeaux et riches en bétail, des hommes qui l’ hon-
oreront de cadeaux comme s’ il était un dieu, et sous son sceptre apporteront ses
ordonnances à un accomplissement prospère. Je réaliserai tout cela pour lui, s’ il
cesse de se mettre en colère.108

Tout en faisant les promesses les plus extravagantes, tout ce qu’ Agamemnon
attendait en retour d’ Achille était de le reconnaître comme le commandant en
chef de l’ armée grecque : « Qu’ il cède — Hadès, il est vrai, n’ est ni doux ni
conciliant, et c’ est pourquoi il est le plus détesté de tous les dieux par les mortels —
et qu’ il se soumette à moi, puisque je suis tellement plus royal et que je prétends
être son aîné. »109 Ce qu’ Agamemnon promet, ce n’ est pas seulement qu’ Achille
serait autorisé à entrer à Troie en tant que véritable conquérant, de sorte qu’ il
serait le premier à choisir le butin qu’ il veut, tandis que tous les autres, y compris
Agamemnon lui-même, prendraient les restes, mais qu’ Agamemnon, lui donne
même des villes et des femmes de ses possessions comme si Achille était son
suzerain et Agamemnon était son vassal. Qu’ Agamemnon ait été prêt à faire des
promesses aussi scandaleuses alors qu’ il était désespéré et que sa défaite était
imminente est compréhensible, mais une fois que les Troyens sont devenus une
108
Homer, Iliad, 1:403–407, (livre 9:119–156).
109
Ibid., 1:407, (livre 9:157–161).

536
La mythologie démythifiée

proie blessée piégée dans leur propre ville et que les guerriers grecs se sont
transformés en loups affamés se bousculant les uns contre les autres pour être les
premiers, pour se gaver de meilleures portions de la proie, est-il concevable
qu’ Agamemnon reste les bras croisés et tienne ses promesses au lieu de faire
quelque chose pour éliminer Achille en tant que rival lorsque les prouesses
d’ Achille sont devenues un handicap pour Agamemnon plutôt qu’ un atout ? Le
fait qu’ Agamemnon n’ avait pas l’ intention de tenir ces promesses est laissé
entendre par sa référence à Hadès comme un dieu impitoyable à la fin de ces
promesses. Par conséquent, Agamemnon a-t-il promis à Achille qu’ il finirait par
les plus grandes récompenses, ou lui a-t-il promis qu’ Agamemnon ne lui
montrerait aucune pitié et qu’ Achille finirait dans l’ Hadès ? Tout en faisant des
promesses farfelues, tout ce qu’ Agamemnon attendait d’ Achille était de se
soumettre à lui, mais Achille a-t-il rempli cette partie du marché ? Qu’ après avoir
rejoint la bataille, Achille soit devenu de facto le commandant en chef de l’ armée
grecque et qu’ Agamemnon, soit devenu un personnage de fond, cela est prouvé
par le fait que tout ce qui se passe dans le camp grec est dirigé par Achille : c’ est lui
qui organise les funérailles et les jeux funéraires de Patrocle avec la participation
de tous les combattants grecs, c’ est lui qui garde le corps d’ Hector, et c’ est lui avec
qui le roi troyen Priam négocie la libération du corps d’ Hector, négociations dont
l’ Iliade déclare explicitement dont Agamemnon n’ était même pas au courant. Bien
que, selon la réalité de l’ histoire, Priam ait été emmené dans le camp grec par des
dieux pendant la nuit, chargé de gros cadeaux pour rencontrer Achille, puis est
retourné à Troie avec le corps d’ Hector sans que personne dans le camp grec ne
soit au courant de ce qui se passait, dans la réalité derrière l’ histoire, ce n’ était pas
Priam qui était venu en personne négocier avec Achille, mais il s’ agissait sans
aucun doute d’ une délégation troyenne dirigée probablement par Helenus ou
Énée. Si Achille n’ était qu’ un guerrier sous le commandement d’ Agamemnon,
pourquoi les Troyens négocieraient-ils avec Achille la libération d’ un captif ou
d’ un corps royal et garderaient-ils Agamemnon dans l’ ignorance ? Puisque dans
la réalité derrière l’ histoire, il n’ est pas concevable qu’ Agamemnon ait ignoré les
négociations entre les Troyens et Achille, est-il concevable qu’ Agamemnon n’ ait
pas comploté pour se débarrasser de son rival ? Bien que les lecteurs modernes
croient profondément que les histoires mythologiques sont si fantaisistes et sans
rapport avec la réalité que toute tentative de les utiliser pour répondre à des
questions telles que celle de savoir qui a exactement tué Achille, la distinction
entre la réalité dans l’ histoire et la réalité derrière l’ histoire est tellement puissant

537
L’ÂNE D’ABRAHAM

qui peut répondre à certaines de ces questions avec un grand degré de confiance.
Bien sûr, un écrivain talentueux comme Homère devait connaître la réponse, mais
il était trop intelligent pour présenter la mort du héros grec le plus célèbre comme
ayant été causée par un coup dans le dos de ses compatriotes grecs à la suite d’ un
complot monté par le commandant en chef de l’ armée grecque afin qu’ il présente
la mort d’ Achille comme ayant été causée par l’ ennemi avec une flèche dans le
talon afin qu’ un lecteur intelligent ait compris le bloqueur de réalité impliqué dans
la réalité dans l’ histoire et comprenne que la réalité derrière l’ histoire devait être
différente. De plus, l’ histoire comprend des détails qui aident le lecteur à
comprendre qui a exactement dû tuer Achille. L’ un de ces détails est le différend
sur qui devrait recevoir l’ armure très prisée d’ Achille. Lorsqu’ un guerrier était tué
au cours d’ une bataille, l’ armure appartenait au tueur et la première chose que
faisait un tueur après avoir vaincu un ennemi était de commencer à le dépouiller
de son armure, au risque d’ être tué par un autre ennemi durant le processus, car
l’ armure était non seulement très précieuse — en particulier si elle avait appartenu
à un guerrier de renom et était alors de très grande qualité — mais elle était
également conservée comme un trophée. Si Achille a effectivement été tué par
Pâris avec une flèche tirée depuis les murs de la ville, il est compréhensible que
Pâris n’ ait pas pu dépouiller Achille de son armure et la revendiquer pour qu’ elle
reste entre les mains des Grecs, et dans ce cas, l’ armure aurait dû être héritée par
Néoptolème, le fils d’ Achille, qui avait déjà rejoint l’ armée grecque à cette époque.
Sophocle confirme dans la pièce Philoctète que Néoptolème a bien réclamé
l’ armure d’ Achille, mais Agamemnon a refusé de lui donner ce qui était son
héritage légal. Au lieu de cela, nous apprenons qu’ Agamemnon a décidé que
l’ armure serait acquise soit par Ulysse, soit par Ajax, le fils de Télamon, en fonction
de celui qui remporterait un concours de discours par lequel ils prouveraient qui
était le plus grand héros et qui avait le plus contribué à la victoire grecque, un
concours de discours qu’ Ulysse a logiquement remporté haut la main puisqu’ il
était considéré comme un magicien lorsqu’ il s’ agissait de jongler avec les mots. Ce
qui est suspect dans cette décision, ce n’ est pas seulement que le concours consiste
en des discours — ce en quoi les guerriers n’ ont jamais excellé — mais que le
concours ne soit pas ouvert à tous les autres héros qui non seulement ont contribué
de manière significative à la victoire grecque, mais qui pourraient, eux aussi,
s’ essayer des discours. Si l’ héroïsme était la clé pour se qualifier pour participer au
concours, il est compréhensible qu’ Ulysse et le grand Ajax étaient en tête, pourquoi
d’ autres seraient-ils exclus comme le petit Ajax, Nestor, Idomeneus et

538
La mythologie démythifiée

particulièrement Diomède, puisque Diomède pourrait être considéré comme le


plus grand même qu’ Achille, sachant qu’ il s’ est battu dès le début de la guerre, a
abattu de puissants héros ennemis et a même blessé des dieux, tandis qu’ Achille
n’ est apparu qu’ à la fin de la bataille alors qu’ au plus fort des combats, il venait de
passer de belles vacances sur une plage méditerranéenne ? Si seulement Ulysse et
le Grand Ajax étaient qualifiés pour réclamer l’ armure d’ Achille, la seule raison
aurait pu être que ce sont eux qui ont réellement tué Achille et Agamemnon devait
sans aucun doute leur donner l’ armure parce que c’ était le prix qu’ il avait promis
quand il les a persuadés d’ entreprendre une entreprise risquée. Nous savons que
l’ armure d’ Achille était le prix le plus élevé promis à quelqu’ un qui acceptait
d’ entreprendre quelque chose de très dangereux, puisque même Hector a persuadé
Dolon d’ aller de nuit espionner le camp grec en lui promettant le même prix si les
Grecs étaient vaincus, alors que Dolon a été attrapé par Ulysse et Diomède, et a été
tué. Si Agamemnon avait décidé d’ éliminer Achille, son premier choix pour
planifier le meurtre aurait été Ulysse, non seulement parce que Ulysse était son
adjoint le plus fiable qu’ il avait nommé pour diriger les négociations avec Achille
et avec les Troyens, mais aussi parce qu’ il l’ avait nommé pour des missions
dangereuses telles que le meurtre du roi thrace Rhésus. De plus, lors de telles
missions, Ulysse n’ a jamais agi seul, mais était accompagné d’ un autre héros
éminent comme assistant tel que Nestor ou Diomède. Il semble donc qu’ à cette
occasion, Ajax, fils de Télamon, ait accepté de l’ aider, et ce qui lui a fait accepter
une entreprise aussi risquée, c’ est qu’ il espérait acquérir l’ armure d’ Achille, qu’ il
convoitait manifestement beaucoup. Agamemnon comptait sur Ulysse pour se
porter volontaire, non seulement parce qu’ il savait qu’ Ulysse accepterait n’ importe
quelle mission, aussi dangereuse soit-elle, mais Ulysse lui-même en voulait à
Achille, non seulement parce qu’ il restait à l’ écart du cœur de la bataille et faisait
subir de lourdes pertes à l’ armée grecque, mais qu’ il n’ a pas réussi à convaincre
Achille par son discours de surmonter sa colère. Ulysse n’ a jamais pris à la légère
ses échecs et ceux qui ont osé le contrarier, il les a toujours fait payer cher, peu
importe le temps que cela prenait. Même si nous ne saurons jamais exactement
comment Achille a été tué, nous pouvons être certains qu’ Ulysse a organisé le
complot, qu’ Achille est tombé dans le piège et qu’ Ajax a porté le coup fatal. Si c’ est
ainsi qu’ Achille a été tué dans la réalité derrière le texte, alors il devient évident
pourquoi l’ attribution de l’ armure est devenue un problème. Étant donné qu’ Ulysse
était aux commandes et qu’ il avait monté le complot, Agamemnon pensait
qu’ Ulysse méritait le mérite et le prix, mais si Ajax portait le coup fatal — ce qui

539
L’ÂNE D’ABRAHAM

devait sans doute être la raison pour laquelle il était nécessaire dans le complot —
de son point de vue, il a effectivement tué Achille et méritait donc le prix. Se
sentant utilisé et trahi, Ajax s’ est naturellement mis en colère et, selon Sophocle, il
a menacé de tuer Ulysse et Agamemnon et probablement de rendre publique toute
l’ affaire, c’ est pourquoi il a dû lui-même être éliminé aussi discrètement que
possible, sans aucun doute par les mêmes Agamemnon et Ulysse. Étant donné que
le meurtre par ses compatriotes grecs de leurs plus grands héros tels qu’ Achille et
Ajax non seulement ne peut pas procurer de plaisir aux lecteurs grecs, mais
s’ avérer embarrassant, Homère est suffisamment habile pour créer dans l’ histoire
une réalité selon laquelle de tels meurtres sont orchestrés par des divinités, c’ est-
à-dire par Apollon pour le meurtre d’ Achille et par Athéna qui fit devenir fou
Ajax, le fils de Télamon, et se jeta sur sa propre épée en se suicidant, ce qui est
pratiquement impensable pour de tels héros. Qu’ Ajax ait été si embarrassé d’ avoir
abattu des moutons — ce qui était précisément ce que faisaient les guerriers
partout où ils allaient, pillant tout ce qui leur tombait sous la main — et de s’ être
suicidé de honte est si ridicule que l’ explication est sans aucun doute destinée à
alerter le lecteur intelligent que la réalité de l’ histoire s’ écarte de la réalité derrière
l’ histoire. La mort d’ Achille d’ une flèche dans le talon par Pâris a pour but de créer
une réalité dans l’ histoire qui est plus acceptable pour les lecteurs grecs que la
réalité derrière l’ histoire dans laquelle Achille est tué par les Grecs eux-mêmes
après que sa force de combat n’ était plus nécessaire. De même, la mort de Pâris
d’ une flèche dans le talon par un archer grec vise à créer une réalité dans l’ histoire
qui est plus agréable pour les lecteurs grecs que la réalité derrière l’ histoire selon
laquelle Pâris a probablement été tué par les Troyens eux-mêmes lorsque la ville
s’ est rendue, non seulement pour le punir de la tragédie qu’ il a causée à la ville,
mais probablement dans le cadre des conditions de la reddition ou afin de gagner
la bienveillance des Grecs. Si Agamemnon et Achille étaient prêts à s’ entretuer
pour Briséis, est-il difficile d’ imaginer ce qui se serait passé lors du partage du
butin après le pillage de Troie si Agamemnon avait dû tenir les promesses qu’ il
avait faites à Achille alors qu’ il avait mené la plupart des combats et qu’ Achille
n’ était apparu qu’ à la fin ? Le fait que de puissants tueurs finissent par être tués
non pas par des étrangers, mais par leurs alliés les plus proches est confirmé non
seulement par la mythologie, mais même par des exemples modernes. Tout
comme Caïn fut tué par un arrière-petit-fils, de même le puissant Ulysse fut tué
par l’ un de ses fils. De plus, les puissants tueurs modernes semblent connaître le
même sort. Le plus grand tueur américain, et donc l’ Achille américain moderne,

540
La mythologie démythifiée

est sans aucun doute Chris Kyle qui, selon les décomptes officiellement confirmés,
a réussi à tuer 160 personnes, mais selon ses propres décomptes, il a tué pas moins
de 255 personnes. Selon son propre livre, il n’ avait aucun scrupule de conscience
à propos de ces meurtres. Bien qu’ il ait survécu aux guerres et joui d’ une renommée
tout comme le grec Achille, il a fini par être tué par l’ un de ses copains :

Le 2 février 2013, Kyle et son ami Chad Littlefield, 35 ans, ont été tués par balle
par Eddie Ray Routh au champ de tir Rough Creek Ranch-Lodge-Resort dans le
comté d’ Erath, au Texas. Les deux hommes étaient armés de pistolets de calibre
45 de type 1911 lorsqu’ ils ont été tués, mais aucun des deux n’ avait été dégainé ni
tiré. Les crans de sécurité étaient toujours en place. Kyle a été tué avec un pistolet
de calibre 45, tandis que Littlefield a été abattu avec une arme de poing SIG Sauer
de 9 mm. Les deux armes appartenaient à Kyle. Routh était un vétéran du Corps
des Marines des États-Unis âgé de 25 ans, originaire de Lancaster, au Texas.110

En effet, dans la mythologie, le talon est peut-être la seule partie vulnérable du


héros, mais les anciens savaient que dans la vraie vie, le talon est en fait la partie la
moins vulnérable, car dans le talon aucun organe vital n’ est situé, de sorte qu’ une
blessure au talon n’ est jamais mortelle à moins d’ être infecté, que peut-il arriver à
n’ importe quelle blessure, quelle que soit la partie du corps dont elle se trouve. Il est
bien connu que même dans les guerres modernes, les soldats qui se blessent pour
être démobilisés et retirés du champ de bataille se blessent au talon, précisément
parce que de telles blessures autoinfligées peuvent les laisser légèrement boiter
en marchant, mais c’ est le genre de blessures qui ne mettraient pas leur vie en
danger. Par conséquent, ces blessures au talon qui ont si facilement mis à terre de
puissants héros comme Achille et Pâris auraient semblé suspectes aux lecteurs de
l’ Antiquité, qui auraient compris qu’ elles étaient destinées à dissimuler une réalité
derrière le texte qui est moins agréable pour le lecteur. Ainsi, la blessure au talon
n’ est pas censée suggérer comment les héros sont réellement morts, mais plutôt
qu’ ils ont passé le reste de leur vie à fuir sans jamais savoir quand un coup mortel
pourrait leur venir par-derrière… Un schéma courant dans la mythologie est que
la plupart, sinon tous les grands héros finissent en fugitifs et sont tués pour ne pas
mourir de mort naturelle. Des héros comme Œdipe, Thésée, Agamemnon, Achille,
Héraclès, Jason et même Ulysse lui-même sont tous tués et certains d’ entre eux
sont spécifiquement décrits comme des fugitifs.
110
Wikipedia, the Free Encyclopedia, s.v. “Chris Kyle,” http://en.wikipedia.org/wiki/Chris_
Kyle (accessed February 15, 2016).

541
L’ÂNE D’ABRAHAM

La raison pour laquelle nous pouvons dresser un tableau assez bon et cohérent
des histoires mythologiques grecques est qu’ elles ont été préservées — et souvent
dans des manuscrits assez fiables — en raison d’ une écriture relativement facile
à apprendre et à utiliser, et d’ une écriture bon marché et peu encombrante, et
du matériel d’ écriture largement disponible tel que le papyrus et le cuir. Sans
nier l’ originalité des récits grecs, cela ne veut pas dire qu’ ils n’ ont pas partagé, ni
même emprunté des concepts, des divinités et même des héros à la littérature plus
ancienne de la région élargie du Moyen-Orient avec laquelle les Grecs anciens
entretenaient des relations, une littérature écrite avec un alphabet cunéiforme et
sur tablettes d’ argile. En effet, l’ archétype du héros, Cadmus, auquel la plupart
des grands héros grecs sont apparentés s’ ils ne sont pas des descendants directs,
et qui a introduit en Grèce le concept du héros fondateur de la civilisation, est
d’ origine moyen-orientale. Même des divinités majeures comme Zeus lui-même
sont nées en Crète et ont donc immigré en Grèce, sans parler de Dionysos qui, non
seulement est arrivé tardivement, mais a rencontré des résistances et a dû se battre
pour être accepté dans le panthéon grec, en infligeant des cruautés horribles à ceux
qui osaient s’ opposer à cette nouveauté. Lorsqu’ il s’ agit d’ analyser d’ autres œuvres
mythologiques anciennes comme celles écrites en cunéiforme, deux problèmes
majeurs sont évidents : (a) nous ne disposons pas d’ un vaste corpus de littérature ;
et (b) nous ne disposons pas d’ une seule copie complète d’ une histoire, peu
importe le retard. Ainsi, lorsqu’ on traite de la mythologie mésopotamienne, nous
disposons uniquement de fragments de tablettes d’ argile, ne contenant souvent
que quelques mots, séparés dans le temps par des centaines, voire plus de mille
ans et même traduits dans d’ autres langues, reconstruisant ainsi un ensemble
cohérent, une histoire à partir de matériaux aussi inégaux est une tâche tout à fait
formidable. Bien que les détails ne puissent pas être récupérés, cela ne signifie pas
que nous ne pouvons pas reconstruire avec une assez bonne précision l’ intrigue
globale et créer une image globale. Parmi ces histoires, deux présentent un intérêt
particulier : Enuma Elish et Gilgamesh.

Une différence entre les écrits anciens et modernes est que les écrits anciens
n’ avaient pas de titres et que les œuvres étaient donc identifiées par les tout
premiers mots que l’ on pouvait lire en regardant le texte. Par conséquent, Enuma
Elish sont en fait les tout premiers mots par lesquels le texte commence, tout
comme bereshith (« au commencement ») est à la fois le premier mot par lequel
commence la Genèse et est également le titre du livre. Si un manuscrit d’ environ

542
La mythologie démythifiée

cinq mille pages avait un titre comme « M. et Mme », qui devinerait que l’ énorme
manuscrit concerne Harry Potter ? Et, pourtant, ce sont les tout premiers mots
par lesquels commencent les livres de Harry Potter, et s’ ils avaient été écrits dans
les temps anciens, c’ est probablement ainsi qu’ ils seraient connus aujourd’ hui. Les
écrits anciens non seulement n’ avaient pas de titres, mais n’ avaient même pas de
subdivisions telles que des chapitres avec sous-titres et sous-sous-titres ou même
des paragraphes qui sont standards dans les écrits modernes et par lesquels les
lecteurs reçoivent des œillères pour s’ assurer qu’ ils ne voient pas dans un texte
autre chose que ce que prescrivent ces titres et sous-titres. La raison pour laquelle
les écrits anciens ne comportaient pas de tels dispositifs de manipulation était qu’ il
était de la responsabilité de l’ auteur de présenter les idées dans la relation appropriée
et qu’ il était également de la responsabilité du lecteur intelligent, non seulement
de comprendre les idées présentées à chaque instant en lisant le texte lui-même,
mais encore découvrir la relation entre toutes ces idées et comprendre le message
du texte dans son ensemble. C’ est parce que les auteurs anciens reconnaissaient
qu’ il était de leur responsabilité d’ utiliser une grande habileté dans l’ utilisation du
langage pour transmettre correctement ce qu’ ils voulaient dire avec le maximum
d’ économie de mots. Non seulement ils ne pensaient pas que les lecteurs avaient
besoin de béquilles supplémentaires, mais ils fournissaient de telles béquilles
auraient été perçues par des lecteurs intelligents comme offensantes. Si un auteur
ancien supposait que seul un lecteur capable de lire serait intéressé par un texte et
perdrait du temps et de l’ argent pour le lire et éventuellement l’ acheter, pourquoi
dire au lecteur à travers un titre ce que dit le texte et ne pas le laisser le découvrir en
lisant le texte lui-même ? La raison pour laquelle les auteurs modernes ont recours
à de telles aides à la lecture est qu’ ils supposent que les lecteurs modernes sont
trop stupides pour donner un sens à des milliers de mots, voire à des centaines
de pages, sans fournir un sous-titre dans lequel l’ idée clé est résumée en quelques
mots que même les plus ennuyeux lecteurs peut comprendre. Comme les lecteurs
de mes textes l’ ont probablement remarqué, bien que le texte soit conforme aux
conventions d’ écriture standard de la langue anglaise, à l’ exception d’ une page
répertoriant les sections principales, il ne comporte aucun chapitre avec titres et
sous-titres, et le texte n’ est interrompu par aucune subdivision. Bien que le texte
soit parfois interrompu par de nouveaux paragraphes, ceux-ci sont assez longs et
rares et dans une certaine mesure arbitraires, et donc inutiles. Les textes anciens
non seulement ne comportaient pas de coupures majeures telles que des chapitres
ou des sous-titres, mais ils ne comportaient même pas de signes de ponctuation

543
L’ÂNE D’ABRAHAM

tels que des points ou des virgules et même des espaces entre les mots — parce
que gaspiller de l’ espace manuscrit avec des espaces n’ était pas justifié — donc
qu’ il était de la responsabilité du lecteur de déterminer où se terminait chaque
mot dans la chaîne de signes graphiques qui se succédaient jusqu’ à la fin de la
ligne et passaient à la ligne suivante, même au milieu d’ un mot, de sorte que toute
l’ écriture consistait en une suite continue de signes graphiques depuis le début
du texte jusqu’ à la fin qui était la fin du rouleau ou de la tablette si le texte était
suffisamment grand pour ne pas tenir sur un seul rouleau ou une tablette. De plus,
certaines langues comme l’ hébreu utilisaient des signes graphiques uniquement
pour les consonnes, de sorte que les voyelles n’ étaient jamais ou rarement
marquées, situation qui est également vraie en hébreu moderne. Les titres et sous-
titres explicatifs se trouvent non seulement dans les textes modernes fournis par
les auteurs eux-mêmes, mais sont inclus même dans les textes anciens lorsqu’ ils
sont publiés. La plupart des lecteurs ignorent que de telles béquilles de lecture
ne font pas partie du texte original, mais des œillères que les éditeurs modernes
placent sur les yeux des lecteurs pour s’ assurer qu’ ils ne voient dans le texte
que ce que ces œillères leur permettent de voir. Par exemple, alors que certains
ouvrages scientifiques conservent Enuma Elish dans le titre, ils fournissent un titre
explicatif tel que « les sept tablettes de la création », tandis que d’ autres omettent
complètement les deux mots originaux et donnent comme titre « les sept tablettes
de la création ». », bien que le mot « création » ne se trouve probablement nulle
part dans le texte cunéiforme lui-même. Alors que les titres modernes indiquent au
lecteur de quoi parle le texte et ce qu’ il doit chercher en le lisant, les titres anciens
ne donnaient aucun indice sur ce que le texte pouvait dire et les lecteurs devaient
donc le découvrir en lisant attentivement le texte jusqu’ à la fin et ne l’ apprenaient
finalement qu’ à la fin. De même que les lecteurs de l’ Antiquité n’ avaient aucune
idée du « commencement » dont parle le livre de la Genèse lorsqu’ ils lisaient
le premier mot bereshith (« au commencement »), de même, lorsqu’ ils lisaient
Enuma Elish (« quand dans les hauteurs »), les lecteurs de l’ Antiquité n’ avaient
aucune idée de la date de ce « quand » et de la nature de ces « hauteurs » dont parle
le texte. Cependant, les lecteurs modernes, lorsqu’ ils lisent des traductions et des
explications savantes de l’ histoire ancienne, savent avant même de lire une seule
ligne du texte que l’ histoire ancienne se compose de « sept tablettes », qu’ elles
concernent la « création » et une introduction de dizaines de pages — parfois plus
longues que le texte ancien lui-même — expliquent comment les peuples anciens
comprenaient la création, et la raison avancée pour expliquer pourquoi il y a tant

544
La mythologie démythifiée

d’ absurdités lors de la lecture d’ un texte ancien est que les peuples anciens avaient
un esprit mythique qui rendait cela impossible pour eux de donner un sens à ce
qui se passait autour d’ eux et ne pouvaient donc pas écrire quelque chose qui ait
un sens. Par conséquent, en lisant Enuma Elish, les lecteurs modernes sauraient,
non seulement que l’ histoire concerne la création, mais aussi la création du monde
ou de l’ univers, c’ est-à-dire une version ancienne de la théorie du Big Bang. Par
conséquent, lorsque les lecteurs modernes lisent ces premières lignes :

Quand dans les hauteurs le ciel n’ avait pas de nom,


Et la terre en dessous ne portait pas encore de nom,
Et le primitif Apsu, qui les a engendrés,
Et le chaos, Tiamat, la mère des deux, —
Leurs eaux se mêlèrent.111

ils savent non seulement par le titre que tout le poème parle de création, mais que
la création concerne tout ce qui existe, et puisque la seule notion qu’ ils ont de
ce qui existe est la réalité objective, il s’ ensuit que le « ciel » doit faire référence à
l’ atmosphère où l’ on voit des nuages, la « terre » doit être le sol sur lequel les gens
marchent, les « eaux » doivent faire référence au liquide que les gens boivent et
que l’ on trouve dans les rivières et les océans, et le « chaos » doit être l’ espace vide
où se trouve le ciel, la terre et les océans ont été créés à partir de rien par la magie
d’ une divinité ou par une puissante explosion appelée le Big Bang, en particulier
lorsque la « création » dans le sous-titre est expliquée plus en détail dans un sous-
sous-titre : « du monde et de l’ humanité ».

Un lecteur attentif remarquera cependant qu’ avec cette compréhension à l’ esprit,


même les premières lignes n’ ont aucun sens. Par exemple, on nous dit que dans la
« hauteur », le « ciel » n’ a pas été nommé, et si le ciel fait référence à l’ atmosphère,
alors quelle est la « hauteur » là où la prétendue dénomination a eu lieu ? Si c’ était
une époque où les gens n’ avaient pas de mot pour désigner le ciel qui était au-
dessus de leurs têtes parce qu’ il n’ avait pas été créé et que tout ce qu’ ils pouvaient
voir en levant les yeux n’ était qu’ un espace vide, et après la création du ciel, ils ont
décidé de « nommer » dans le sens d’ inventer un mot pour cela, pourquoi ont-ils
dû le nommer « en hauteur » et non au niveau du sol ? Et s’ ils ont décidé de donner
111
L. W. King, ed., Enuma Elish: The Seven Tablets of Creation: Or, The Babylonian and
Assyrian Legends Concerning the Creation of the World and of Mankind, 2 vols. (New York: AMS
Press, 1976), 1:3.

545
L’ÂNE D’ABRAHAM

ce nom à une certaine hauteur, sont-ils montés sur une colline ou une montagne,
ou peut-être quelque part dans les nuages, et comment y sont-ils arrivés ? Si « ciel »
fait référence au ciel physique et « hauteur » fait référence à une certaine élévation
physique, comment le ciel physique peut-il être ailleurs que dans la « hauteur » ?
Même si les lecteurs modernes prenaient conscience des stupidités impliquées
dans une telle lecture, ils ne considéreraient pas ces stupidités comme des indices
que ce qu’ ils lisent pourrait passer complètement à côté de ce que l’ auteur voulait
dire, mais les stupidités elles-mêmes sont utilisées comme une preuve claire que le
texte a été écrit par quelqu’ un avec un esprit mythique qui ne pouvait pas donner
de sens au monde qui l’ entourait et ne pouvait donc pas écrire quelque chose qui
ait du sens. Les lecteurs modernes, lorsqu’ ils découvrent que ce qu’ ils lisent est tout
simplement ridicule, au lieu de se gratter la tête et d’ essayer de trouver une autre
façon de lire le texte parce qu’ ils l’ auraient peut-être mal lu, se félicitent pour leur
esprit supérieur élaboré, et l’ arrogance intellectuelle qu’ ils éprouvent lorsqu’ ils
lisent des absurdités dans des textes anciens est la seule véritable gratification qu’ ils
retirent de la lecture de ces textes. Que peuvent apprendre les lecteurs modernes
des peuples anciens qui ne savaient même pas où se trouvait le ciel, et encore
moins ne connaissaient pas le mot ? Non seulement les anciens ne savaient pas où
se trouvait le ciel, mais apparemment, ils ne savaient même pas où se trouvait la
terre parce que l’ auteur avait dû leur dire que la terre était « en dessous ». Pauvres
idiots ! Mais le plus étrange n’ est pas que les anciens lecteurs ne savaient pas où
se trouvaient les nuages et la terre, mais qu’ ils n’ avaient pas de « noms » pour les
désigner, et cela signifie sans doute que chaque fois qu’ ils parlaient du ciel, ils
désignaient les nuages et chaque fois qu’ ils faisaient référence au sol, ils désignaient
leurs pieds — enfin, au cas où ils saureraient que la « hauteur » était quelque part
au-dessus et « le dessous » quelque part en dessous, et non l’ inverse. Alors que
pour les lecteurs modernes, « mots » et « noms » sont des synonymes, de sorte
que lorsque vous dites « chiens », « chevaux, « chats », etc., vous « nommez » ces
animaux, les peuples anciens savaient que les mots étaient utilisés pour désigner
à toutes sortes d’ entités tandis que les « noms » étaient utilisés pour identifier les
personnes. Par conséquent, s’ il y avait des personnes classées comme « refuge »
et qui n’ avaient pas de nom, cela ne peut signifier que ces personnes n’ existaient
pas parce que les noms n’ existent pas dans le vide, mais seulement lorsqu’ il y a
des personnes qui portent ces noms, et des personnes reçoivent des noms dès
leur naissance, de sorte que les personnes sans nom n’ existent pas non plus. De
même, s’ il y avait des personnes qui étaient étiquetées comme « Terre » mais qui

546
La mythologie démythifiée

n’ étaient pas nommées, cela peut aussi signifier que de telles personnes n’ existaient
pas. On nous dit également que lorsque cette situation existait, il y avait un «
chaos » constitué d’ « eaux » qui « se mélangeaient ». Après avoir lu la Théogonie
d’ Hésiode, non seulement le langage est étonnamment similaire, mais ce qui y est
décrit concerne explicitement les communautés humaines. Tout comme dans la
Théogonie, avant l’ existence du ciel ou des dirigeants, le chaos régnait, car là où il
n’ y avait aucune autorité pour réguler les interactions humaines, ces interactions
ne pouvaient avoir lieu que de manière chaotique. Alors que dans la Théogonie le
« chaos » existait dans la « terre » ou au sein d’ un groupe de personnes qui étaient
au même niveau et avaient toujours été là, dans Enuma Elish même la « terre »
n’ existait pas, de sorte que les premières personnes qui ont fondé une communauté
sont venues de différents endroits, tout comme les eaux qui viennent de différents
endroits se mélangent pour former un étang, et donc les premiers membres d’ une
communauté sont toujours des étrangers ou des immigrants. De même, dans la
mythologie égyptienne, tout a commencé par les eaux d’ où a émergé la première «
colline », que les érudits comprennent comme la première parcelle de terre ferme,
bien que la « colline » soit toujours liée à une ville, et donc au palais d’ un souverain
et pas nécessairement du terrain surélevé sur lequel il a été construit.

Alors que les anciens Grecs aimaient penser que les premiers fondateurs de leurs
villes étaient, d’ une manière ou d’ une autre, sortis de la terre et étaient décrits comme
étant nés de la terre112, alors qu’ ils considéraient les étrangers comme des eaux qui
les entouraient et étaient donc sauvages et dangereuses, les Mésopotamiens et les
Égyptiens considéraient les premiers fondateurs d’ une communauté comme étant
tous les étrangers venus de différents endroits et mêlés tout comme différentes
rivières se rejoignent, de sorte que personne ne peut dire quelle eau vient d’ où.
Quelle que soit la manière dont chaque mythologie considère le premier groupe
de personnes qui créent une communauté, elles utilisent toutes deux les mêmes
concepts pour décrire le processus : les individus initiaux sont considérés comme
de la terre ou de l’ eau, où tous sont au même niveau et leurs interactions sont
assez chaotiques, alors une hiérarchie se développe qui établit et applique une
112
Puisque la société américaine était basée sur l’ héritage grec, bien que la population
d’ origine soit composée d’ immigrants, et donc tous étrangers, parce que les populations indigènes
ne comptaient pas comme des humains, la constitution stipule que le président, en tant que plus
haut fonctionnaire, doit être lié à la terre en étant né à la campagne, et donc né sur terre. De plus,
la même constitution stipule que tout enfant, quels que soient les parents, qui est né sur le sol
américain, et donc né sur terre, est automatiquement citoyen américain.

547
L’ÂNE D’ABRAHAM

réalité raisonnée qui met de l’ ordre dans le chaos précédent et cette hiérarchie est
considérée comme le paradis, tandis que les communautés extérieures d’ étrangers
sont considérées comme non civilisées parce qu’ elles vivent selon une réalité
raisonnée différente puisqu’ elles ont des dirigeants différents, sont donc décrites
comme des eaux susceptibles d’ inonder la communauté, menaçant de la détruire,
tout comme le flot actuel d’ immigrants arabes est considéré par les Américains
et leurs alliés européens comme une menace pour leur prétendue civilisation.
La raison pour laquelle les Américains et les Européens considèrent ces Arabes
comme de dangereux barbares est qu’ ils sont censés n’ avoir aucune loi et sont donc
des gens sans loi, et la preuve qu’ ils sont sans loi est qu’ ils adhèrent à leur charia,
qui signifie précisément « loi ». Selon les Américains et les Européens civilisés,
être sans loi signifie ne pas avoir les lois américaines et européennes, même si
vous respectez fidèlement vos propres lois. Par conséquent, alors que dans la
Théogonie les communautés commencent par une communauté chaotique d’ où
émerge une autorité ou un ciel, dans l’ Enuma Elish tout commence par le chaos
des étrangers d’ où émergent des dirigeants qui non seulement donnent un nom
à la communauté — qui est généralement le nom du dirigeant, pensez à Israël et
aux Israélites — et une structure, mais qui fixent également ses frontières afin que
les eaux des étrangers soient tenues à distance et qu’ elles ne se « mélangent » plus
avec ceux qui ont la citoyenneté. Que la « création » n’ a rien à voir avec la création
du ciel physique, mais plutôt avec la création des dieux, de sorte que les « noms »
font référence à la fois aux personnes et aux dieux, comme le montrent clairement
les lignes suivantes :

Quand aucun des dieux n’ avait été créé,


Et aucun ne portait de nom, et aucune destinée [n’ était ordonnée] ;
Alors furent créés les dieux au milieu du [ciel]
Lahmu et Lahamu furent appelés à exister [ . . ].113

Comme le comprendrait toute personne faisant preuve de bon sens, le texte ne


parle pas de la façon dont les dieux ont créé l’ univers, encore moins le « monde »
ou « l’ humanité », mais plutôt de la façon dont les dieux eux-mêmes ont été
créés, et la raison pour laquelle ils n’ avaient pas de nom était simplement parce
qu’ ils n’ existaient pas, et de même, puisque la fonction principale des dieux ou
des dirigeants était d’ attribuer des « destinées » ou des fonctions sociales aux
113
Ibid., 1:3–5.

548
La mythologie démythifiée

humains ou aux citoyens ordinaires, il s’ ensuit que les humains n’ avaient pas de
« destinées » prescrites, de sorte que chacun faisait ce qu’ il voulait. Bien que le
texte comporte des lacunes et qu’ aucun autre détail ne soit donné sur ces dieux
Lahmu et Lahamu, ils doivent avoir été les premiers dirigeants qui étaient mari
et femme, car une autre paire de dieux est mentionnée qui devait également être
mari et femme parce qu’ on nous dit spécifiquement qu’ ils ont eu un fils, Anu :

Puis Ansar et Kisar furent créés, et sur eux [ . . . . ].


Les jours furent longs, puis apparurent [ . . ]
Anu, leur fils, [ . . . . . . . . . .]114

Que Lahmu et Lahamu étaient mari et femme et qu’ Ansar et Kinsar étaient la
deuxième génération de dieux est confirmé par Gaga, l’ un de leurs fils qui
mentionne qu’ Ansar lui-même était leur fils, et donc le frère de Gaga :

Gaga est parti, il a pris son chemin et


Humblement devant Lahmu et Lahamu, les dieux, ses pères,
Il leur rendit hommage et embrassa le sol et leurs pieds.
Il s’ est humilié; alors il se leva et leur parla, (en disant) :
« Ansar, ton fils, m’ a envoyé,
Il m’ a fait connaître le dessein de son cœur.
Il dit que Tiamat, notre mère, a conçu une haine contre nous,
De toutes ses forces, elle est en colère, pleine de colère.
Tous les dieux se sont tournés vers elle,
Avec ceux que vous avez créés, ils marchent à ses côtés.
Ils se regroupent et s’ avancent aux côtés de Tiamat ;
Ils sont furieux, ils complotent des méfaits sans se reposer nuit et jour.
Ils se préparent au combat, furieux et furieux ;
Ils ont uni leurs forces et font la guerre.
Ummu-Hubur, qui a formé toutes choses,
A créé en plus des armes invincibles, elle a engendré des monstres-serpents
Des dents acérées et des crocs impitoyables ».115

Même pour un lecteur occasionnel, il est évident que ce qui est décrit ici est ce
que la mythologie grecque appelle Titanomachie, la bataille entre des dieux ou
des dirigeants rivaux pour établir une autorité finale, avec quelques différences
114
Ibid., 5.
115
Ibid., 1:49–51.

549
L’ÂNE D’ABRAHAM

mineures. La preuve que tous ces récits mythologiques traitent de l’ établissement


du premier gouvernement et non de la création du monde naturel est la preuve
qu’ ils décrivent tous une bataille majeure entre prétendants au pouvoir. Par
exemple, dans la mythologie égyptienne, après que le premier monticule de terre
a émergé de l’ eau, ce qui marque également l’ émergence de la première ville et
des dieux, les fils de la première paire de dieux, Seth et Osiris, se battent lorsque
Seth parvient à tuer son frère. Ce qui se produit évidemment, c’ est une lutte pour
la succession, le frère aîné tuant le plus jeune. Finalement, Horus, le fils d’ Osiris,
parvient à vaincre Seth et à devenir le dirigeant établi. De ce fait, Horus devient
la divinité principale, tout comme le grec Zeus, est associé au soleil et à la lune,
et donc au ciel, et a pour symbole le faucon, tout comme Zeus. Même la création
de gouvernements modernes peut être attribuée à des batailles majeures. Qu’ est-
ce que la guerre civile américaine sinon une Titanomachie dans laquelle le bon
dieu Abraham Lincoln mène la bataille de l’ Union des bonnes forces contre la
Confédération des forces du mal dirigée par le dieu/démon maléfique Robert E.
Lee dans laquelle plus d’ Américains sont morts que dans toutes les autres guerres
réunies ? Que Lincoln soit le Zeus américain est prouvé que le Lincoln Mémorial à
Washington D.C. est une réplique du temple grec de Zeus, avec la statue de Lincoln
assis sur un trône exactement comme la façon dont Zeus était représenté, et une
inscription indique qu’ il s’ agit d’ un temple et invite les visiteurs à se comporter
comme dans un temple où les fidèles viennent adorer lorsqu’ ils visitent ce lieu.

Tout comme dans Titanomachie, les protagonistes d’ Enuma Elish sont des
dieux ou des descendants de dieux aux traits monstrueux, mais alors que dans
Titanomachie il n’ y a pas de chef établi qui initie et dirige la rébellion, dans la
mythologie babylonienne, la bataille et le renversement des dirigeants établis

550
La mythologie démythifiée

sont initiés par Tiamat, décrite comme une femme monstre marin qui est aussi la
« mère » de tous les dieux, y compris ceux qui l’ ont rejoint et ceux qui se battaient
désormais contre elle. Le fait que Tiamat soit décrite comme un monstre marin
ne signifie pas qu’ elle était un animal monstrueux qui vivait sous l’ eau, mais
qu’ elle était d’ origine étrangère et qu’ elle voulait soumettre la communauté locale.
Puisque les étrangers sont toujours dangereux et non civilisés, ils doivent être des
animaux monstrueux, comme tous les immigrants le sont pour les Américains et
les Européens. Tout comme dans la mythologie grecque, les eaux représentaient les
étrangers, mais alors que dans la mythologie grecque, le chaos est associé à la terre
qui représentait la communauté locale qui ne venait pas d’ ailleurs, et donc était là
depuis toujours, mais vivait dans le chaos jusqu’ à ce que la communauté chaotique
ait donné naissance aux premiers dieux, dans la mythologie babylonienne,
avant qu’ il y ait une communauté, il n’ y avait eu que les eaux des étrangers qui
existaient dans le chaos jusqu’ à ce que ce chaos d’ étrangers donne naissance
aux premiers dieux qui ont transformé les étrangers en terre ou en membres de
la communauté en leur attribuant des « destins », c’ est-à-dire en organisant la
communauté en attribuant aux individus différentes fonctions ou rôles dans la
société, tout comme les écoles forment désormais différents professionnels. Les
anciens ne considéraient pas l’ artisanat comme des compétences que les gens
pouvaient acquérir à leur guise, mais plutôt comme des dons spéciaux que les
individus recevaient des dieux, car les dieux étaient la source ultime de toutes les
connaissances et compétences, et si quelqu’ un était capable d’ effectuer un certain
type de travail, c’ était parce qu’ un dieu avait fourni cette connaissance et cette
compétence. En effet, pour les humains, prétendre dépasser une divinité dans
un métier était le sacrilège ultime. Bien que la déesse Athéna soit avant tout une
divinité de guerre et n’ ait pas grand-chose à voir avec les activités domestiques,
selon une histoire mythologique, une mortelle appelée Arachné a défié Athéna en
affirmant qu’ elle était meilleure en tissage que la déesse. Naturellement, Arachné
a non seulement perdu le concours parce que Athéna s’ est avérée meilleure dans
le tissage en utilisant probablement son casque, son bouclier et sa lance, mais
Arachné a été punie en étant transformée en araignée. Bien que les dirigeants
éliminent le chaos de la communauté en attribuant des fonctions appropriées
aux différents individus de la communauté, le chaos reste toujours une possibilité
puisqu’ aucun dirigeant n’ est permanent, mais alors que dans la mythologie

551
L’ÂNE D’ABRAHAM

grecque, les dangers viennent de l’ intérieur de la communauté elle-même lorsque


le dirigeant suprême est éliminé, que ce soit lorsqu’ il est déposé par un descendant
ou meurt de vieillesse représentée par le temps ou Chronos, dans la mythologie
babylonienne les dangers du chaos restent associés au monstre marin Tiamat qui
représente les forces étrangères ou extérieures d’ où sont venus les premiers colons
et tentent de vaincre les dirigeants et affirmer sa domination sur la communauté
locale. En d’ autres termes, alors que la mythologie grecque voyait l’ instabilité de
la société comme le résultat du dirigeant lui-même qui devient tellement obsédé
par son pouvoir et sa sécurité qu’ il finit par forcer la communauté elle-même à
fermenter la rébellion et à produire un insurgé, la mythologie babylonienne
considérait les étrangers comme étant une menace pour leur communauté et la
source de tous les maux. Les Américains et les Européens modernes considèrent
les immigrants et les puissances étrangères comme dangereux simplement parce
qu’ ils ne se soumettent pas à leurs dictats et sont décrits comme la source de tous
les maux et une menace pour la civilisation qui, bien sûr, eux seuls l’ ont fait. Tout
comme dans Théogonie, les forces rebelles sont décrites avec des traits monstrueux
et Tiamat les places sous le commandement de Kingu qui devient son époux :

Ils portent des armes impitoyables, sans crainte du combat.


Ainsi, immense de stature, elle en a fait onze (monstres).
Parmi les dieux qui sont ses fils, dans la mesure où il lui a apporté son soutien,
Elle a exalté Kingu ; au milieu d’ eux, elle l’ a élevé au pouvoir.
Marcher devant les forces, diriger l’ armée,
Pour donner le signal de bataille, pour avancer à l’ attaque,
Diriger la bataille, contrôler le combat,
C’ est à lui qu’ elle l’ a confié ; dans des vêtements coûteux, elle l’ a fait asseoir
(disant) :
« J’ ai lancé ton sortilège, dans l’ assemblée des dieux, je t’ ai élevé au pouvoir,
Je t’ ai confié la domination sur tous les dieux.
Sois exalté, toi, mon époux choisi ».116

Après la défaite du jeune dieu Anu et d’ un autre héros Nudimmund par les forces
rebelles, le défi est repris par Marduk, qui était apparemment le fils d’ Anu et qui est
clairement l’ équivalent du Zeus grec avec Upsukkinaku l’ équivalent de l’ Olympe

116
Ibid., 1:53.

552
La mythologie démythifiée

grec, avec l’ implication que si Marduk réussissait à vaincre la rébellion, il devrait


être nommé dirigeant absolu :

J’ ai envoyé Anu, mais il n’ a pas pu [lui résister] ;


Nudimmund a eu peur et [s’ est retourné].
Mais, Marduk est parti, le directeur des [dieux, votre fils] ;
Se lancer contre Tiamat [son cœur (le) l’ a poussé].
Il ouvrit la bouche [et me parla] (en disant) :
« Si moi, [votre vengeur],
Conquérir Tiamat et [vous donner la vie],
Nommez une assemblée, [faites prédominer mon sort et proclamez-le].
À Upsukkinaku [asseyez-vous joyeusement ensemble] ;
Avec ma parole à la place de [vous, je décréterai le destin].
Que tout ce que je fais reste inchangé,
Que la parole de [mes lèvres] ne soit jamais changée ni rendue vaine ».117

Contrairement au Zeus grec reconnu comme dirigeant absolu après avoir vaincu
les Titans, Marduk est nommé dirigeant absolu par l’ assemblée des dieux afin de
mener la bataille contre Tiamat :

Ils lui préparèrent une chambre seigneuriale,


Avant ses pères, en tant que prince, il a pris sa place.
« Tu es le plus grand parmi les grands dieux,
Ton destin est sans égal, ta parole est Anu !
Ô Marduk, tu es le plus grand parmi les grands dieux,
Ton destin est sans égal, ta parole est Anu !
Désormais, ton commandement ne sera pas inutile,
Il est en ton pouvoir d’ exalter et d’ abaisser.
La parole de ta bouche sera établie, ton commandement sera irrésistible ;
Aucun des dieux ne transgressera tes limites.
L’ abondance, le désir des sanctuaires des dieux,
Seront établis dans ton sanctuaire, même s’ ils manquent (d’ offrandes).
Ô Marduk, tu es notre vengeur !
Nous te donnons la souveraineté sur le monde entier.
Asseyez-vous avec puissance, soyez exalté dans votre commandement.
Ton arme ne perdra jamais sa puissance, elle écrasera ton ennemi.118
117
Ibid., 1:55.
118
Ibid., 1:59.

553
L’ÂNE D’ABRAHAM

Bien que cette scène soit décrite comme se déroulant « dans les hauteurs du ciel »
où personne n’ était nommé lorsque le chaos/Tiamat régnait et que maintenant
Marduk est nommé pour éliminer le chaos/Tiamat, le texte indique clairement
que Marduk n’ est que le roi, avec un sceptre, un trône et un anneau :

Ils se réjouirent et lui rendirent hommage (en disant) : « Marduk est roi ! »
Ils lui donnèrent le sceptre, le trône et l’ anneau,
Ils lui ont donné une arme invincible, qui accable l’ ennemi.
« Allez et ôtez la vie à Tiamat,
Et laisse le vent emporter son sang dans des lieux secrets ».119

Tout comme le Zeus grec, l’ une des armes principales de Marduk était la foudre,
mais contrairement à Zeus qui faisait régner son frère aîné Poséidon sur les
étrangers et était équipé d’ un trident pour les vaincre, Marduk, qui devait se battre
lui-même, représentait les forces étrangères par Tiamat, était également équipé
d’ un filet, principal outil utilisé pour attraper les créatures marines, arme qui s’ est
avérée essentielle pour vaincre Tiamat :

Il [Marduk] prépara l’ arc, il choisit son arme,


Il jeta une lance sur lui et l’ attacha. . .
Il leva la massue, dans sa main droite il la saisit,
Il accrochait l’ arc et le carquois à ses côtés.
Il a placé l’ éclair devant lui,
D’ une flamme brûlante, il remplit son corps.
Il fit un filet pour enfermer les parties intérieures de Tiamat.120

Marduk s’ est avérée être un guerrier si puissant que Kingu est facilement vaincue,
de sorte que Tiamat doit entrer elle-même dans la bataille :

Alors que (Marduk) le regardait, (Kingu) était troublé dans sa démarche,


Sa volonté fut détruite et ses mouvements cessèrent.
Et les dieux, ses assistants, qui marchaient à ses côtés,
J’ ai vu leur chef [ . . . ], et leur vue était troublée.
Mais Tiamat [ . . . ], elle ne tourna pas le cou,
Avec des lèvres qui ne manquaient pas, elle prononça des paroles rebelles.121
119
Ibid., 1:61.
120
Ibid., 1:63.
121
Ibid., 1:67

554
La mythologie démythifiée

Lors de la rencontre, le filet s’ est avéré être l’ arme clé utilisée par Marduk pour
vaincre Tiamat :

Alors avancèrent Tiamat et Marduk, le conseiller des dieux ;


Vers le combat ils s’ approchaient, vers la bataille ils s’ approchaient.
Le seigneur étendit son filet et l’ attrapa,
Et le vent mauvais qui était derrière lui, il le déchaîna sur son visage.
Alors que Tiamat ouvrait complètement la bouche,
Il roulait dans le mauvais vent, alors qu’ elle n’ avait pas encore fermé les lèvres.
Les vents terribles remplissaient son ventre,
Et son courage lui fut enlevé, et elle ouvrit grand la bouche.
Il saisit la lance et lui brisa le ventre,
Il lui a tranché les parties intérieures, il lui a transpercé (son cœur).
Il l’ a vaincue et lui a coupé la vie.122

Tout comme les érudits voient Poséidon vivant sous l’ eau et attrapant de vrais
poissons avec son trident, ils voient également Marduk comme un pêcheur qui
attrape avec un filet Tiamat qui devait être un animal marin et non un redoutable
guerrier. Incapables d’ établir un lien entre un trident et une arme, les chercheurs
ignorent que les filets étaient des armes puissantes et principales, à tel point
que même dans l’ Empire romain, certains gladiateurs étaient spécialisés dans le
combat à l’ aide de filets.123 Une fois les étrangers maîtrisés, qui ne sont pas des
humains, mais des monstres sauvages tout comme ils le sont pour les Américains
et les Européens — Marduk entreprend de les rendre humains, c’ est-à-dire de les
rendre soumis, et donc civilisés et cela se produit lorsque les dirigeants/dieux leur
assignent des rôles sociaux afin qu’ ils rendent des services aux dieux/souverains :

Quand Marduk entendit la parole des dieux,


Son cœur l’ y a poussé et il a conçu [un plan astucieux].
Il ouvrit la bouche et à Ea [il parla] :
[Ce qu’ il] avait conçu dans son cœur, il le lui communiqua :
«Je vais prendre mon sang et mes os, je [mode],
Je ferai l’ homme, cet homme pourra. . [ . . . ].
Je créerai l’ homme qui habitera [la terre],
122
Ibid., 1:71.
123
Wikipedia, Wikipedia’ s “Retiarius,” https://en.wikipedia.org/wiki/Retiarius#:~:text=
In%20skilled%20hands%2C%20the%20net,hand%20and%20cast%20it%20underhanded
(consulté le 4 septembre 2021).

555
L’ÂNE D’ABRAHAM

Pour que le service des dieux soit établi,


et que [leurs] sanctuaires [peuvent être construits] ».124

Malheureusement, le texte qui suit est gravement endommagé, mais bien que
la communauté locale ait commencé par des étrangers/eaux venus de différents
endroits et « mélangés », ce n’ est qu’ une fois que Marduk a établi son autorité que
l’ on peut parler des humains qui habitent la terre et fournissent services rendus aux
dirigeants en l’ exploitant et en approvisionnant les dirigeants et leurs temples en
vivres. Nous retrouvons le même cercle vicieux que celui observé dans la mythologie
grecque : bien qu’ il y ait toujours un groupe de personnes avant la création des
premiers dieux, ce sont finalement les premiers dieux qui donnent naissance à la
communauté et créent les premiers humains en tant que communauté organisée
et pas comme une foule chaotique ou des eaux d’ étrangers. En d’ autres termes,
bien que biologiquement les humains existent avant l’ émergence de dirigeants, ils
ne sont pas différents des bêtes sauvages jusqu’ à ce qu’ un dirigeant les mette sous
contrôle et ce n’ est qu’ après cela que nous pouvons parler des premiers humains.
Pour prendre une illustration grossière, alors que les taureaux sauvages ne sont
que des bêtes dangereuses, les bœufs apprivoisés sont humains, car ils rendent
des services à leurs propriétaires. En d’ autres termes, alors que les étrangers ne
sont que des bêtes sauvages, les humains n’ existent qu’ une fois que ces animaux
sauvages ont été transformés en serviteurs soumis par le dirigeant local. Alors
que les hommes politiques modernes aiment se qualifier de serviteurs sociaux
parce qu’ ils aiment donner l’ impression de ne faire que ce qui est bénéfique au
pays dans son ensemble, les peuples anciens auraient trouvé une telle hypocrisie
tout simplement risible. Les anciens comprenaient que pour ceux qui détenaient
le pouvoir, tous les autres membres de la société étaient simplement des créatures
utiles qui produisaient l’ abondance que consommaient les dirigeants — enfin,
lorsqu’ ils se soumettaient humblement à leur pouvoir, sinon ils étaient confinés
aux enfers comme monstres dangereux.

Puisque c’ est seulement à ce stade que nous avons des humains qui ont un nom et
habitent la terre et qu’ il existe donc une communauté locale, il est compréhensible
que, alors que « lorsque dans les hauteurs du ciel » il n’ y avait pas de nom ni
d’ autorité établie, sur « la terre en bas » il n’ y avait pas non plus de noms ni de
membres d’ une communauté organisée et c’ était le chaos/Tiamat qui régnait.
124
Ibid., 1:87–89.

556
La mythologie démythifiée

Tout comme dans la Théogonie grecque où les dieux ont tous deux émergé de la
communauté locale et en même temps lui ont donné naissance, de même dans
Enuma Elish les humains sont créés à partir du sang de Marduk, ce qui implique
que Marduk lui-même est lié au sang de ceux sur qui il gouverne de telle sorte
qu’ il est tous deux né au sein de la communauté, mais en même temps, il a donné
naissance à la communauté puisque, avant d’ établir son autorité, il n’ y avait pas
d’ humains, mais seulement des étrangers/bêtes/immigrés. L’ idée selon laquelle
les humains considérés comme des étrangers domestiqués sont créés à partir
du sang de la divinité/souverain a également une signification plus profonde.
Comme c’ est courant dans toutes les mythologies, on ne peut parler d’ humains, et
donc de communautés civilisées et organisées qu’ après qu’ une bataille sanglante
majeure ait été remportée par une divinité/souverain originel. Si la divinité/
souverain originel s’ appelle Zeus, Horus, Marduk, Abraham Lincoln ; et la bataille
est contre les Titans, ou contre Tiamat, ou contre Seth, ou contre la méchante
Confédération, les communautés ou les pays qui émergent de telles effusions de
sang sont considérés comme ayant été créés par ces puissants dieux/dirigeants
à partir du sang qui a été versé. En revanche, selon la Genèse, Dieu a créé les
humains à partir du sol où ils se trouvent et ils retournent sur le même sol afin
que les humains soient chez eux, peu importe où ils se trouvent. De plus, verser le
sang non seulement ne crée pas d’ humains ni de communautés, mais transforme
les humains qui versent du sang en parias, de sorte que le sol « crie » contre eux
et exige leur punition. Alors que dans la Genèse, verser du sang est considéré
comme transformant les humains en monstres, dans la mythologie, on ne peut
parler d’ humains qu’ après que les étrangers sauvages ont été domestiqués, et donc
civilisés par un gigantesque bain de sang par un super-tueur. Contrairement à la
Théogonie qui commence par un éloge funèbre de Zeus énumérant les avantages
dont les humains ont bénéficié parce qu’ il a accédé au pouvoir et pourquoi ils
devraient connaître son histoire afin de l’ adorer et de le servir, Enuma Elish se
termine par l’ abondance devenue désormais possible pour la communauté grâce
au leadership de Mardouk :

O Asari, « Donateur des plantations », « [Fondateur des semailles] »,


« Créateur de céréales et de plantes », « qui a fait germer [l’ herbe verte] ! »
Ô Asaru-alim, « qui est vénéré dans la maison du conseil », « [qui abonde en
conseil] ».
Les dieux leur rendirent hommage, la peur s’ empara d’ eux !

557
L’ÂNE D’ABRAHAM

Ô Asaru-alim-nuna, « le Puissant », « la Lumière de [le père qui l’ a engendré] »,


« Qui dirige les décrets d’ Anu, Bel et Ea ! »
Il était leur patron, il a ordonné [leur . . . . ];
Celui dont la provision est abondance, sort [ . . . . ] !125

Bien que la vie organisée au sein d’ une communauté distingue l’ homme de


l’ animal, tout comme pour les Grecs de l’ Antiquité, les Américains et les Européens
modernes, pour les Babyloniens de l’ Antiquité, la civilisation est atteinte non
pas lorsqu’ une communauté humaine est capable de subvenir à ses besoins,
mais lorsqu’ elle est capable de conquérir d’ autres communautés et de vivre non
pas de ce qu’ elle produit, mais de ce que les autres sont capables de produire et
qu’ ils sont capables de piller ; c’ est pourquoi la partie la plus fascinante de toute
mythologie est la manière dont des super tueurs comme Cadmus se développent
et transforment une communauté rurale en une ville obsédée par le meurtre. Il
n’ est donc pas étonnant que l’ histoire mythologique la plus populaire soit celle de
Gilgamesh, une version mésopotamienne antérieure de l’ Ulysse grec.

Tout comme la Théogonie d’ Hésiode commence par un éloge funèbre de Zeus et


des avantages dont bénéficient les humains suite à l’ accession au pouvoir de Zeus,
de même l’ Épopée de Gilgamesh commence également par un éloge funèbre de
Gilgamesh, soulignant que le principal avantage pour le lecteur de lire l’ histoire,
c’ est acquérir la « sagesse », ce qui ne peut signifier qu’ apprendre à vivre et à
réussir dans le monde :

Celui qui a vu les Profondeurs, la fondation du pays,


qui savait . . . , était sage dans tous les domaines !
Gilgamesh, qui a vu les Profondeurs, la fondation du pays,
qui savait . . . , était sage dans tous les domaines !
Il . . . partout . . .
et j’ ai appris de tout la somme de la sagesse.
Il a vu ce qui était secret, a découvert ce qui était caché,
il a rapporté une histoire d’ avant le déluge.126

125
Ibid., 1:93.
126
Andrew George, trans., The Epic of Gilgamesh: The Babylonian Epic Poem and Other
Texts in Akkadian and Sumerian (London, New York: Penguin Books, 2003), 1.

558
La mythologie démythifiée

Entre autres descriptions extraordinaires, on nous dit que Gilgamesh était aux
deux tiers dieu et seulement un tiers humain et qu’ il devait ses extraordinaires
qualités héroïques à une femme divine, tout comme l’ Achille grec :

Qui est là peut rivaliser avec sa position royale,


et dire comme Gilgamesh : « C’ est vrai, je suis le roi » ?
Gilgamesh était son nom depuis le jour de sa naissance,
deux tiers de lui sont des dieux et un tiers des humains.
C’ est la Dame des Dieux qui a dessiné la forme de sa figure,
tandis que sa construction a été perfectionnée par le divin Nudimmund.127

Si les qualités héroïques de Gilgamesh sont décrites avec la plus grande admiration,
on apprend aussi que, bien qu’ il soit présenté comme un « berger » et la ville
comme sa « bergerie », il était plutôt un loup qui terrorisait les jeunes, hommes et
femmes :

Il harcèle les jeunes gens d’ Uruk sans mandat,


Gilgamesh ne laisse aucun fils aller librement chez son père.
De jour comme de nuit, sa tyrannie devient plus dure,
Gilgamesh, le guide du peuple grouillant !
C’ est lui qui est le berger d’ Uruk-la-Berge,
mais Gilgamesh ne laisse aucune fille aller librement chez sa mère.128

L’ un des plus grands plaisirs que Gilgamesh appréciait en impliquant les jeunes
est spécifiquement mentionné : chaque fois que les gens se mariaient, Gilgamesh
se présentait et essayait en premier avec la mariée et seulement après avoir été
satisfait, le marié était autorisé à aller voir sa femme et à profiter des restes, et
apparemment, il s’ en fichait même si la mariée était la fille d’ un guerrier qui avait
le devoir sacré de défendre sa fille. Sans surprise, puisque même les guerriers ne
pouvaient pas défier Gilgamesh, les gens n’ avaient d’ autre recours que de crier aux
dieux :

Les femmes exprimaient leurs ennuis aux déesses,


ils portèrent leur plainte devant eux :
« Bien que puissant, prééminent, expert et puissant,
Gilgamesh ne laisse aucune fille aller librement vers son époux.
127
Ibid., 2–3.
128
Ibid.

559
L’ÂNE D’ABRAHAM

La fille du guerrier, l’ épouse du jeune homme,


Les déesses prêtèrent attention à leur plainte.129

Les dieux remarquèrent cette étrange nature des héros, c’ est-à-dire d’ être à la fois
bergers et loups :

Gilgamesh ne laisse aucun fils aller librement vers son père,


de jour comme de nuit, sa tyrannie devient plus dure.
« Pourtant, il est le berger d’ Uruk-la-Berge,
Gilgamesh, le guide du peuple grouillant.
Bien qu’ il soit leur berger et leur protecteur,
puissant, prééminent, expert et puissant,
Gilgamesh ne laisse aucune fille aller librement vers son époux.130

Une fois que les dieux ont reconnu que les plaintes du peuple étaient légitimes, le
dieu suprême Anu propose la solution :

Qu’ ils invoquent Aruru, le grand,


c’ est elle qui les a créés, les hommes si nombreux :
qu’ elle crée l’ égal de Gilgamesh, un puissant en force,
et laissez-le rivaliser avec lui, pour qu’ Uruk puisse se reposer !131

Alors, quelle était la solution ? Si vous avez un problème, faites-en un autre pour
que les deux problèmes s’ annihilent ! Si vous avez un taureau qui fait des ravages
dans un magasin de porcelaine, afin d’ anéantir le taureau, amenez un autre
taureau pour que les deux taureaux se battent et que toute votre porcelaine dans le
magasin soit en sécurité ! Qui a dit que les dieux ne sont pas aussi intelligents que
nos politiciens, nos érudits, nos dirigeants d’ églises modernes, etc. ? Et puisque la
solution était de créer un autre héros comme Gilgamesh, qui d’ autre pourrait en
créer un sinon une femme :

Ils convoquèrent Aruru, le grand :


« Toi, Aruru, tu as créé l’ humanité :
façonnez maintenant ce à quoi Anu a pensé !
Qu’ il soit à la hauteur de la tempête de son cœur,
129
Ibid., 3–4.
130
Ibid., 4.
131
Ibid.

560
La mythologie démythifiée

laissez-les rivaliser les uns avec les autres, pour qu’ Uruk puisse se reposer !
La déesse Aruru entendit ces mots :
ce à quoi Anu avait pensé, elle l’ a façonné en elle.
La déesse Aruru, elle s’ est lavé les mains,
J’ ai pris une pincée d’ argile et je l’ ai jetée dans la nature.
Dans la nature, elle créa Enkidu, le héros,
progéniture du silence, tissée solidement par Ninurta.
Tout son corps est couvert de poils,
il porte de longues tresses comme celles d’ une femme :
les cheveux de sa tête poussent aussi épais que l’ orge,
il ne connaît ni peuple, ni même pays.
Enduit de poils comme le dieu des animaux,
avec les gazelles il broute les herbes,
se joindre à la foule avec le gibier au point d’ eau,
son cœur se réjouit des bêtes dans l’ eau.132

Lorsqu’ un chasseur rencontre cette créature sauvage, il est terrifié, et lorsqu’ il dit
à son père qu’ il avait peur d’ aller chasser, son père lui dit que des créatures aussi
puissantes et sauvages ne peuvent être manipulées que par des femmes et non par
un autre homme puisqu’ ils sont créés par des femmes, et il a demandé à son fils
de se rendre dans la ville de Gilgamesh où il pourrait trouver une prostituée de
premier ordre :

Son père ouvrit la bouche pour parler et dit au chasseur :


« Mon fils, dans la ville d’ Uruk, va chercher Gilgamesh !
. . . . . . . . . en sa présence,
sa force est aussi puissante qu’ un rocher tombé du ciel.
Prenez la route, tournez votre visage vers Uruk,
ne comptez pas sur la force d’ un homme !
Va, mon fils, chercher Shamhat la prostituée,
son allure est à la hauteur même des puissants !
Quand le troupeau descend au point d’ eau,
elle devrait se déshabiller pour révéler ses charmes.
Il la verra et s’ approchera d’ elle,
son troupeau le rejettera, même s’ il a grandi parmi eux. »133
132
Ibid., 4–5.
133
Ibid., 6.

561
L’ÂNE D’ABRAHAM

Comme on pouvait s’ y attendre, l’ astuce a fonctionné : dès que l’ homme sauvage


est arrivé avec son troupeau d’ animaux, le chasseur a demandé à la prostituée
d’ utiliser ses compétences pour aider l’ homme sauvage à découvrir le plaisir du
sexe :

Le gibier arriva, leurs cœurs se délectant de l’ eau,


et Enkidu aussi, né dans les hautes terres.
Avec les gazelles, il broutait les herbes,
se joindre à la foule avec le gibier au point d’ eau,
son cœur se réjouit des bêtes dans l’ eau :
alors Shamhat le vit, l’ enfant de la nature,
l’ homme sauvage du milieu de la nature.
« C’ est lui, Shamhat ! Déberce ton sein,
dénudez votre sexe, laissez-le profiter de vos charmes !
Ne reculez pas, mais humez son odeur :
il vous verra et s’ approchera de vous.
Écartez vos vêtements pour qu’ il puisse s’ allonger sur vous,
faites pour l’ homme le travail d’ une femme !
Laissez sa passion vous caresser et vous embrasser,
son troupeau le rejettera, même s’ il a grandi parmi eux. »134

Naturellement, Enkidu a oublié ses troupeaux et a profité de son plaisir


nouvellement découvert pendant pas moins de sept jours. Après tant de relations
sexuelles, il a découvert que ses jambes tremblaient tellement qu’ il ne pouvait plus
suivre le rythme de ses troupeaux ; au lieu de cela, il était devenu un être rationnel
doté d’ une large compréhension et après être revenu au pied de la prostituée en
tant que chien soumis, elle lui dit qu’ il n’ était plus une créature sauvage, mais un
être humain rationnel et sage et qu’ il devrait donc aller à Uruk et essayez de tuer
Gilgamesh, car c’ est ce qui distingue les humains des animaux :

Quand il fut rassasié de ses délices,


il tourna son regard vers son troupeau.
Les gazelles aperçurent Enkidu, elles se mirent à courir,
les bêtes des champs s’ éloignaient de sa présence.
Enkidu avait souillé son corps si pur,
ses jambes restaient immobiles, bien que son troupeau soit en mouvement.
Enkidu était affaibli, ne pouvait plus courir comme avant,
134
Ibid., 7.

562
La mythologie démythifiée

mais maintenant il avait la raison et une large compréhension.


Il revint et s’ assit aux pieds de la prostituée,
regardant la prostituée, observant ses traits.
Puis il écouta attentivement les paroles de la prostituée,
pendant que Shamhat lui parlait, à Enkidu :
« Tu es beau, Enkidu, tu es comme un dieu !
Pourquoi errez-vous dans la nature avec les bêtes ?
Viens, je t’ emmène à Uruk-la-Berge,
au temple sacré, demeure d’ Anu et d’ Ishtar,
où Gilgamesh est d’ une force parfaite,
comme un taureau sauvage qui domine les hommes.
Alors elle lui parla et sa parole trouva grâce,
il savait par instinct qu’ il devait chercher un ami.
Enkidu lui dit, à la prostituée :
«Viens, Shamhat, emmène-moi
au temple sacré, demeure sainte d’ Anu et d’ Ishtar,
où Gilgamesh est d’ une force parfaite,
comme un taureau sauvage qui domine les hommes.
Je vais le défier, car ma force est puissante
Je me vanterai à Uruk en disant : « Je suis le plus puissant ! »135

Cette transformation d’ Enkidu grâce à des relations sexuelles avec une prostituée
pendant sept jours est considérée par les chercheurs comme la plus grande
révolution de l’ histoire de l’ humanité, et même comme la source même de la
civilisation qui a poussé les gens à vivre dans les villes :

Gilgamesh est l’ histoire du voyage d’ un héros ; on pourrait dire qu’ elle est la mère
de tous les voyages des héros, avec ses immenses présences mythiques décom-
plexées se déplaçant dans un paysage de rêve. C’ est aussi l’ histoire de la façon
dont un homme devient civilisé, comment il apprend à se gouverner lui-même et
donc son peuple, et à agir avec tempérance, sagesse et piété. Le poème commence
par la ville et se termine par elle.136

Les érudits ne manquent pas l’ occasion de comparer Ève — qui était une séductrice
maléfique — avec la prostituée Shamhat, qui était une séductrice « bienveillante » :
135
Ibid., 8–9.
136
Stephen Mitchell, trans., Gilgamesh: A New English Version (New York : Free Press,
2004), 7.

563
L’ÂNE D’ABRAHAM

C’ est un épisode profondément émouvant, surtout si l’ on a en tête le mythe de


la Genèse sur la perte de l’ innocence humaine. Ici, Shamhat joue le rôle d’ Eve,
mais elle est une séductrice bienveillante, conduisant Enkidu non pas à la con-
naissance d’ un bien et d’ un mal polarisés, mais aux gloires de la sexualité, à la
compréhension intime de ce qu’ est une femme et à la conscience de soi en tant
qu’ être humain. Il n’ y a aucun serpent dans ce jardin, aucune divinité anxieuse
annonçant des interdits et des châtiments.137

Comment les érudits peuvent-ils lire une histoire mythologique ancienne


autrement qu’ en ayant « dans leur esprit » des réserves bibliques que tout le monde
sait et qui ne sont que des copies corrompues de ces histoires anciennes ? Et bien
sûr, Shamhat est une « séductrice bénigne » puisqu’ elle a réussi à convaincre un
inconnu comme Enkidu de coucher avec elle pendant pas moins de sept jours,
tandis qu’ Eve était une séductrice manifestement méchante puisqu’ elle a réussi
à persuader son mari de manger des fruits au lieu d’ avoir des relations sexuelles
avec elle pendant au moins plusieurs minutes. Alors que pour les animaux, le
sexe n’ est qu’ un instinct reproductif, pour une prostituée, il devient un véritable
instrument de civilisation :

Il n’ y a aucune trace de conscience puritaine dans la culture de ce poème : le


sexe est considéré comme un événement civilisateur plutôt que comme quelque
chose de dangereux pour l’ ordre social. Il serait intéressant de savoir précisément
quels étaient les arts amoureux d’ une prêtresse babylonienne, mais cela aussi le
poète laisse à l’ imagination. Quels que soient les détails graphiques, Shamhat fait
visiblement bien son travail. Adepte et généreuse, elle justifie pleinement la con-
fiance que Gilgamesh lui accorde.138

L’ expérience sexuelle offerte par la prostituée a changé la mentalité et a amené


Enkidu de sa vie sauvage à un véritable jardin d’ Eden où il n’ y a que de la joie et
des célébrations :

Enkidu n’ a plus l’ inconscient d’ un animal ni la force vitale qu’ il possédait lor-


squ’ il était enfant du désert. Quelque chose a été perdu, mais ce n’ est pas le par-
adis. En fait, Enkidu est sur le point d’ entrer dans un autre type de paradis : la
civilisation, la ville où chaque jour est une fête. En revenant à Shamhat, il se rend
compte que même s’ il ne peut plus courir comme un animal, il a gagné quelque
137
Ibid., 15–16.
138
Ibid., 16.

564
La mythologie démythifiée

chose qui compense largement ses pouvoirs perdus. En connaissant Shamhat


sexuellement, son esprit s’ est élargi : il a commencé à se connaître lui-même. Il
s’ assoit à ses pieds et, en écoutant, il découvre qu’ il peut comprendre le langage
humain.139

Comme le mot même l’ indique, être civilisé signifie en fin de compte vivre dans
une ville : « Shamhat n’ initie pas seulement Enkidu à la conscience de soi entre ses
cuisses civilisatrices ; elle l’ invite à Uruk, lui donne des vêtements humains et lui
apprend à manger de la nourriture humaine dans la hutte de quelques bergers qui
vivent à proximité. »140

Alors que les érudits voient Enkidu comme une simple bête sauvage avant qu’ une
prostituée ne le transforme en un modèle de civilisation, nous devons clarifier à
quel point il était sauvage avant de rencontrer la prostituée et de venir vivre dans
une ville. Comme nous l’ avons remarqué, même dans la mythologie grecque, les
étrangers sont considérés comme de dangereuses bêtes sauvages vivant dans les
arbres, les rivières, les grottes, etc., et en tant qu’ étranger, Enkidu n’ est pas différent :
il a un corps monstrueusement grand, des cheveux longs, non coupés et négligés,
il mange de l’ herbe comme tous les animaux et boit l’ eau d’ un point d’ eau où les
animaux boivent. Une sacrée bête ! Et, ce qui a transformé la bête en humain,
c’ est — surprise, surprise — la découverte de l’ appétit sexuel ! Mais, les animaux
sauvages n’ ont-ils pas un appétit sexuel ? Qu’ est-ce qui empêcherait un taureau ou
un ours sauvage d’ avoir des relations sexuelles non seulement pendant sept jours,
mais pendant soixante-dix jours, s’ il y avait des vaches en chaleur ? En effet, n’ est-
ce pas exactement ce que fait un gorille ou un loup mâle alpha : avoir des relations
sexuelles avec toutes les femelles disponibles à tout moment ? Ce qui distinguait
le sexe d’ Enkidu et Shamhat du sexe des animaux, ce n’ était pas qu’ Enkidu était
capable de se produire pendant une si longue période de temps, mais que Shamhat
était capable de le faire sans être en chaleur et sans aucun intérêt pour Enkidu de
l’ époque. En effet, elle décide de le poursuivre et de coucher avec lui sans savoir qui
il était, et quoiqu’ on lui ait dit sur Enkidu, cela aurait dû la faire rester loin de lui.
Ce qui différencie le sexe humain du sexe animal, ce n’ est pas ce que font les mâles,
mais ce que font les femelles : alors que pour les femelles animales, le sexe est un
instinct et qu’ elles doivent s’ y soumettre chaque fois que l’ instinct se manifeste,
139
Ibid., 17.
140
Ibid.

565
L’ÂNE D’ABRAHAM

pour les femelles humaines, le sexe est un art, c’ est-à-dire une activité qu’ elles
peuvent pratiquer quand elles le veulent avec qui elles le veulent et de la manière
qu’ elles le veulent. Ce n’ est pas que les hommes ont modifié leur comportement
sexuel en faisant une forme de divertissement, mais ce sont les femmes qui ont
pu le faire, et le sexe est donc devenu une forme de pouvoir par lequel les autres
humains peuvent être contrôlés. Il est vrai que les hommes ont développé leurs
muscles et avec eux le pouvoir de tuer grâce auquel ils contrôlent les autres, mais
les femmes ont développé le sexe comme une forme de divertissement et parce
que le sexe masculin n’ est pas resté différent du sexe animal, les femmes peuvent
utiliser le pouvoir du sexe comme une forme de divertissement pour les hommes
afin qu’ ils contrôlent non seulement l’ homme, mais à travers les hommes et leur
pouvoir de tuer, tout le monde. Les hommes peuvent avoir le pouvoir de tuer, mais
comme ils peuvent eux-mêmes être contrôlés par un autre type de pouvoir auquel
ils ne peuvent pas résister, en fin de compte, le pouvoir de tuer est contrôlé par les
femmes et non par les hommes. C’ est la raison pour laquelle, aussi bien dans la Bible
que dans la mythologie, derrière chaque héros se cache une femme qui façonne le
héros et l’ entraîne dans un voyage meurtrier depuis l’ enfance jusqu’ à l’ âge adulte
en tant que mère, amante ou partenaire sexuelle. Tout comme le grec Achille qui
avait pour mère une déesse, Gilgamesh avait aussi pour mère la déesse Ninsun, et
bien qu’ Enkidu n’ ait pas eu de mère, il fut également formé par une déesse, Aruru,
et bien qu’ il grandisse comme une bête sauvage, il a été civilisé en étant transformé
en héros par une femme, la prostituée Shamhat. Et, cela soulève la question de
savoir à quel point Enkidu était sauvage et bête avant d’ être civilisé ? On nous dit
qu’ il gardait des troupeaux d’ animaux, qu’ il mangeait de l’ herbe avec les gazelles et
buvait l’ eau des points d’ eau utilisés par les animaux, et les érudits concluent qu’ il
élevait des animaux sauvages comme les gazelles. Ainsi, on salue même Enkidu
comme un ancien champion de l’ environnementalisme moderne : « Avec son
altruisme naturel, il est aussi le premier défenseur des animaux, libérant ses amis
des fosses et des pièges humains. »141 Les lecteurs anciens, cependant, auraient
compris que les animaux sauvages comme les gazelles, non seulement n’ ont pas
besoin de bergers, mais il les fuirait en fait, et si Enkidu prenait soin de troupeaux
d’ animaux, il devait s’ agir d’ animaux domestiques, et donc il devait être ce que les
érudits appellent un berger, c’ est-à-dire un humain qui vit de l’ élevage d’ animaux,
et si il y avait un conflit entre lui et un chasseur, c’ était parce qu’ un chasseur
vivrait de la capture d’ animaux sauvages et il n’ est pas surprenant que chaque fois
141
Ibid., 11.

566
La mythologie démythifiée

qu’ Enkidu trouvait ses animaux pris dans les fosses ou les pièges du chasseur, il
les relâchait à la colère du chasseur qui verrait tout animal relâché comme privé
d’ un déjeuner gratuit. Il ne s’ agit donc pas d’ un conflit entre chasseurs et bêtes
sauvages monstrueuses, mais d’ un conflit séculaire entre chasseurs et agriculteurs
ou éleveurs. Comme l’ explique Shamhat, la vie civilisée consistait à vivre en ville
et à passer toute la journée à manger, à avoir des relations sexuelles et à faire des
célébrations, tandis que la vie d’ un chasseur, d’ un berger ou d’ un agriculteur, qui
consacrait tout son temps à élever des cultures ou des animaux ou les chasser pour
produire la nourriture dont ils ont besoin, était considérée comme une vie sauvage
pas meilleure que celle d’ un animal qui doit également travailler à tout moment
pour obtenir sa propre nourriture. Même les Américains qualifient avec dérision
les gens qui ne vivent pas en ville de rednecks, sans doute parce qu’ ils passent la
plupart de leur temps dans une ferme lorsque l’ arrière de leur tête devient rouge à
cause des coups de soleil et que ces gens ne valent guère mieux que des idiots. Après
avoir été négligés par leur propriétaire pendant sept jours, il n’ est pas étonnant
que les animaux se soient sauvés d’ Enkidu et aient essayé de se débrouiller seuls
en devenant sauvages, et après que Shamhat ait expliqué à Enkidu que le genre de
plaisir qu’ elle lui avait offert pendant sept jours serait disponible partout. À l’ heure
de l’ horloge de la ville, Enkidu décida d’ abandonner son mode de vie sauvage et
de se civiliser en suivant Shamhat jusqu’ à la ville d’ Uruk. La civilisation d’ Enkidu
impliquait non seulement de développer un goût pour la nourriture cuite, mais
surtout un goût pour l’ alcool qui transforme l’ esprit d’ un sauvage intéressé par
le soin des plantes et des animaux en celui d’ un super-tueur qui n’ éprouve aucun
remords pour le sang humain qu’ il verse :

Comment manger du pain Enkidu ne savait pas,


comment boire de la bière, on ne lui avait jamais montré.
La prostituée ouvrit la bouche,
disant à Enkidu :
«Mange le pain, Enkidu, indispensable à la vie,
bois la bière, tout le monde !
Enkidu mangea le pain jusqu’ à ce qu’ on lui dise :
il but la bière, sept gobelets pleins.
Son humeur est devenue libre, il a commencé à chanter,
son cœur s’ est réjoui, son visage s’ est illuminé.
Le coiffeur a soigné son corps si poilu,
oint d’ huile, il est devenu un homme.

567
L’ÂNE D’ABRAHAM

Il a revêtu un vêtement et est devenu comme un guerrier,


il prit son arme pour combattre les lions.142

Alors qu’ il était en route vers Uruk, Enkidu apprit d’ un berger que le genre de sexe
sans compétition que Shamhat lui avait offert pendant sept jours dans la nature,
dans la ville, n’ était pas tout à fait disponible, car il y avait de la concurrence là-bas,
de sorte que même après que quelqu’ un a obtenu la mariée, le marié devait faire la
queue avant de faire le premier essai avec sa femme :

« Où vas-tu en toute hâte, mon ami ?


Quel est ton voyage si pénible ?
Le type ouvrit la bouche,
disant à Enkidu :
«J’ ai été invité à un banquet de mariage,
c’ est le sort du peuple de contracter mariage.
Je vais charger la table de cérémonie
avec des plats alléchants pour le festin de mariage.
Pour le roi d’ Uruk-la-Place-de-la-Ville,
le voile sera ouvert pour celui qui choisira le premier ;
pour Gilgamesh, le roi d’ Uruk-la-Place-de-la-Ville,
le voile sera ouvert pour celui qui choisira le premier.
Il s’ accouplera avec la future épouse,
lui d’ abord, le marié ensuite.
Par consentement divin, il en est ainsi ordonné :
quand son nombril fut coupé, elle lui était destinée.
Aux paroles de l’ homme, son visage pâlit de colère.143

La « colère » qu’ Enkidu ressentit en apprenant le droit de Gilgamesh d’ avoir des


relations sexuelles en premier avec chaque mariée la nuit de noces n’ était pas une
simple indignation face à une pratique ou un comportement scandaleux qu’ il
voulait mettre fin, mais plutôt ce qui déclencha l’ ambiance combative chez lui un
héros lorsqu’ il a appris que quelqu’ un d’ autre avait osé avoir quelque chose qu’ il
aimait tout autant. Et bien sûr, les deux super-tueurs, symboles de civilisation, se
sont rencontrés à la porte de la chambre nuptiale et se sont affrontés pour savoir
qui devrait coucher avec la mariée, tout comme deux taureaux qui commencent à
se battre pour une vache en chaleur :
142
George, Gilgamesh, 14.
143
Ibid., 15.

568
La mythologie démythifiée

Enkidu avec sa botte bloqua la porte de la maison des noces,


ne permettant pas à Gilgamesh d’ entrer.
Ils se sont saisis à la porte de la maison des noces,
dans la rue, ils combattirent, sur la Place du Pays.
Les montants des portes tremblaient, le mur tremblait,
dans la rue Gilgamesh et Enkidu s’ engagèrent au combat, sur la Place du Pays.144

En se battant, au lieu de s’ entre-tuer, les deux super-tueurs ont réalisé à quel point
l’ un l’ autre étaient puissants et tout ce qu’ ils pourraient faire s’ ils unissaient leurs
forces au lieu de se battre, de sorte que Gilgamesh et Enkidu décident de devenir
des amis dévoués. Si personne dans la ville n’ osait défier Gilgamesh alors qu’ il était
seul, on peut imaginer quelle chance il y avait pour quiconque de défier les deux
super-tueurs devenus amis. On ne nous dit pas qui a eu des relations sexuelles avec
la mariée en premier, mais il n’ est pas difficile d’ imaginer que le pauvre marié est
désormais passé en troisième position. Probablement parce que terroriser la ville
était devenu trop ennuyeux, les deux super-tueurs décidèrent de tuer le tueur le
plus célèbre de l’ époque, Humbaba, dont le rôle était de garder la Forêt des Cèdres,
sans doute pour empêcher quiconque de voler le précieux bois de construction :

Gilgamesh ouvrit la bouche,


disant à Enkidu :
***
« . . . . . . le féroce Humbaba,
. . . tuons-le, pour que son pouvoir ne soit plus !
Dans la forêt de cèdres, où habite Humbaba,
effrayons-le dans son antre !145

Au début, Enkidu trouve absurde l’ idée de combattre Humbaba en prétendant


connaître la forêt et la puissance de Humbaba, probablement parce qu’ il avait vécu
dans la région où il gardait ses troupeaux avant de déménager à Uruk, et il a fourni
à Gilgamesh une information qui aurait dû faire réfléchir Gilgamesh : Humbaba
gardait la forêt au nom d’ Enlil, l’ une des divinités suprêmes, donc la forêt était
clairement la propriété privée d’ une divinité et était interdite :
144
Ibid., 16.
145
Ibid., 18.

569
L’ÂNE D’ABRAHAM

Enkidu ouvrit la bouche pour parler, disant à Gilgamesh :


« Mon ami, comment pouvons-nous aller chez Humbaba ?
Alors pour garder les cèdres en sécurité,
Enlil s’ est donné pour mission de terrifier les hommes.
C’ est un voyage qu’ il ne faut pas faire,
c’ est un homme qu’ il ne faut pas regarder.
Celui qui garde la Forêt des Cèdres a un vaste territoire,
Humbaba, sa voix est le Déluge.
Sa parole est le feu, son souffle est la mort,
il entend murmurer la forêt à soixante lieues de distance.
Qui s’ aventurerait là dans sa forêt ?
Adad se classe premier et Humbaba deuxième.
Qui s’ opposerait à lui parmi les Igigi ?
Alors pour garder les cèdres en sécurité,
Enlil s’ est donné pour mission de terrifier les hommes ;
si vous pénétrez dans sa forêt, vous êtes saisi par les tremblements. »146

Gilgamesh, cependant, reproche à Enkidu d’ être un « faible » et lui rappelle que la


mort ne signifie rien pour un vrai héros :

Gilgamesh ouvrit la bouche pour parler,


disant à Enkidu :
« Pourquoi, mon ami, parles-tu comme un faible ?
Avec vos paroles molles, vous [me rendez] découragé.
Quant à l’ homme, ses jours sont comptés,
quoi qu’ il fasse, ce n’ est que du vent.147

Après que Gilgamesh et Enkidu aient forgé des armes puissantes, ils annoncent
au conseil des anciens de la ville leur projet de se lancer dans une expédition
conquérante qui affirmerait le pouvoir d’ Uruk sur la région :

Dans la rue d’ Uruk-la-Place-de-la-Ville,


la foule était assise devant lui.
Ainsi parlait Gilgamesh
aux anciens d’ Uruk-la-place-de-la-ville :
« Écoutez-moi, ô dirigeants d’ Uruk-the-Town-Square !
Je marcherais sur le chemin du féroce Humbaba,
146
Ibid., 19.
147
Ibid.

570
La mythologie démythifiée

Je verrais le dieu dont parlent les hommes,


dont les terres répètent constamment le nom.
Je le vaincra dans la Forêt des Cèdres :
Que le pays apprenne que la ramification d’ Uruk est puissante !
Laissez-moi commencer, je vais couper le cèdre,
J’ établirai pour toujours un nom éternel !148

Qu’ il ne s’ agisse pas simplement d’ une aventure personnelle des deux héros, mais
d’ une guerre de conquête impliquant une armée est prouvé non seulement par le
fait que Gilgamesh dut persuader le conseil des anciens d’ approuver l’ entreprise,
même si les anciens eux-mêmes ne voulaient pas accepter aucune participation
aux hostilités — mais qu’ il devait motiver les jeunes hommes de la ville qui, de
toute façon, n’ auraient pu avoir leur mot à dire dans les affaires de la ville s’ ils
n’ avaient pas dû s’ enrôler comme combattants :

Alors Gilgamesh parla


aux jeunes gens d’ Uruk-la bergerie :
« Écoute-moi, ô jeune moi d’ Uruk-la-Berge,
Ô jeunes hommes d’ Uruk, qui comprenez le combat !
Aussi audacieux que je sois, je parcourrai le chemin lointain jusqu’ à la maison de
Humbaba,
Je vais faire face à une bataille que je ne connais pas.
Je vais parcourir une route que je ne connais pas :
donne-moi ta bénédiction pendant que je continue mon voyage.149

À ce stade, Enkidu, comme quelqu’ un qui avait une connaissance directe de la


puissance de l’ ennemi, déconseille l’ entreprise, avisant que les anciens reçurent
Gilgamesh et s’ y opposèrent donc au début, et bien qu’ il y ait encore une lacune
dans le texte, il est évident que Gilgamesh a ridiculisé Enkidu et les anciens pour
leur lâcheté en tenant compte du fait que, lorsque le texte reprend, les anciens
offrent encouragements et conseils à Gilgamesh :

Les anciens d’ Uruk-la-Berge


a parlé à Gilgamesh :
«Au quai d’ Uruk reviens en toute sécurité,
ne compte pas, ô Gilgamesh, sur ta seule force,
148
Ibid., 20.
149
Ibid., 21.

571
L’ÂNE D’ABRAHAM

regardez longuement et durement, portez un coup sur lequel vous pouvez


compter.
Qui marche devant sauve son compagnon,
qui connaît la route protège son ami.
Laisse Enkidu partir devant toi,
il connaît le voyage vers la forêt des cèdres.
Il est éprouvé au combat et éprouvé au combat,
il gardera son ami et gardera son compagnon en sécurité,
Enkidu le ramènera sain et sauf à ses femmes !150

Avant de se lancer dans ce dangereux voyage, comme tous les grands héros,
Gilgamesh souhaite recevoir la bénédiction de sa mère et non de son père, dont
on ne sait rien :

Se prenant main dans la main,


Gilgamesh et Enkidu se rendirent au Palais Sublime.
En présence de la grande reine Ninsun,
Gilgamesh se leva et entra devant elle.
Gilgamesh lui dit, à Ninsun :
« Je marcherai, ô Ninsun, aussi audacieux que je suis,
le chemin lointain vers la maison de Humbaba,
Je ferai face à une bataille que je ne connais pas,
Je vais parcourir une route que je ne connais pas :
Je vous en supplie, donnez-moi votre bénédiction pour mon voyage !151

Tout comme la déesse Thétis a supplié Zeus d’ aider son fils Achille dans sa dispute
avec Agamemnon en soutenant les Troyens, Ninsun supplie également Shamash
d’ aider son fils Gilgamesh dans son entreprise. La déesse Ninsun soutient non
seulement son fils Gilgamesh, mais décide également de soutenir Enkidu en
l’ adoptant comme enfant adoptif, sachant que la seule femme avec laquelle il a eu
des relations jusqu’ à présent était la prostituée Shamhat qui l’ a seulement initié
à devenir civilisé, mais Enkidu n’ avait pas de soutien féminin en tant que héros :

Après que Ninsun la Vache Sauvage eut chargé ainsi Shamash,


………
Elle étouffa l’ encensoir et descendit du toit,
150
Ibid., 22–23.
151
Ibid., 23.

572
La mythologie démythifiée

elle convoqua Enkidu et déclara sa volonté :


« Ô puissant Enkidu, tu n’ es pas sorti de mon ventre,
mais désormais ta progéniture appartiendra aux fidèles de Gilgamesh,
les prêtresses, les hiérodules et les femmes du temple.
Elle mit les symboles sur le cou d’ Enkidu.
« Les prêtresses recueillirent l’ enfant trouvé,
et les Filles Divines élevèrent l’ enfant adoptif.
Enkidu, que j’ aime, je prends pour mon fils,
Enkidu en fraternité, Gilgamesh le favorisera !’ 152

Gilgamesh n’ explique jamais pourquoi il voulait tuer Humbaba qui, de toute


évidence, ne lui avait fait aucun mal et ne représentait aucune menace, peu importe
sa puissance, mais le détail selon lequel le travail de Humbaba était de garder la
forêt de cèdres le montre clairement que Gilgamesh s’ intéressait à la forêt et que
Humbaba devait être tué simplement pour avoir libre accès au précieux bois. Que
Gilgamesh et Enkidu étaient fascinés par la forêt, le texte le montre parfaitement
lorsque les héros sont arrivés dans la forêt :

Ils restèrent là, émerveillés par la forêt,


en regardant les hauts cèdres,
regardant l’ entrée de la forêt —
là où Humbaba allait et venait, il y avait une piste.153

Tout comme les héros grecs Héraclès et Jason qui devaient vaincre des dragons ou
des serpents dans des territoires étrangers qui gardaient des pommes d’ or ou des
toisons d’ or afin de ramener chez eux ces précieuses marchandises appartenant
à des étrangers, Gilgamesh dut également vaincre le monstrueux Humbaba qui
gardait les cèdres afin de rapporter à la maison le précieux bois. Tout comme les
pommes, ou plutôt les coings, ou la laine représentaient des denrées précieuses
pillées dans les territoires conquis, de même le cèdre est resté l’ un des meilleurs
bois de construction en raison de son grain droit, de son poids léger, de sa
douceur relative pour être facilement travaillé, de sa haute résistance à la flexion
et de sa qualité en particulier la résistance à la pourriture, à une époque où le bois
d’ œuvre était pratiquement le seul matériau de construction offrant une résistance
structurelle alors qu’ un traitement chimique du bois pour prévenir la pourriture
152
Ibid., 26–27.
153
Ibid., 39.

573
L’ÂNE D’ABRAHAM

n’ était pas disponible. Tout comme les Américains appellent le pétrole dont ils
ont tant besoin et volent l’ or noir aux autres pays, de même les peuples anciens
appelaient les produits tels que les pommes/coings, la laine, etc. comme étant en
or, simplement parce qu’ ils les appréciaient et le voulaient beaucoup. Qu’ il s’ agisse
de nourriture dorée, de laine dorée, de bois doré, d’ or noir, etc., ils ne sont jamais
librement disponibles, mais gardés par des monstres comme Humbaba, des
dictateurs comme Saddam Hussein, des terroristes comme Ben Laden, d’ énormes
serpents, etc. de sorte que les peuples civilisés comme les Américains et leurs
alliés européens ont besoin de leurs puissantes armées pour se débarrasser de ces
monstres afin de pouvoir ramener chez eux ce qui leur tient tant à cœur. Bien sûr,
le bon sens voudrait que si ces monstres défendent ces valeurs, cela signifie que ces
étrangers les apprécient tout autant que les Américains et les Européens civilisés,
mais selon un esprit civilisé, vous avez le droit de posséder tout ce que les autres
possèdent et leur seul droit est d’ être tués par vous.

Lorsqu’ il arrive à la forêt et que Humbaba remarque que Gilgamesh est


accompagné d’ Enkidu, Humbaba reconnaît non seulement que lui et Enkidu se
sont connus parce que Enkidu a vécu dans la même région avant d’ émigrer à
Uruk et de devenir civilisé, mais il souligne que sa civilisation a fait de lui un
laquais du civilisé Gilgamesh qui l’ utilisait contre son ancien peuple, de sorte que
les étrangers civilisés comme Enkidu sont en fait des traîtres :

Viens, Enkidu, espèce de poisson qui n’ a pas connu de père,


nouveau-né de tortue et de tortue, qui ne tétait aucun lait maternel !
Dans ta jeunesse je t’ ai observé, mais près de toi je n’ ai pas marché,
est-ce que ton… aurait rempli mon ventre ?
Maintenant, par trahison, tu amènes devant moi Gilgamesh,
et reste là, Enkidu, comme un étranger guerrier !
Je trancherai la gorge et le gosier de Gilgamesh,
Je donnerai sa chair à la sauterelle, à l’ aigle ravisseur et au vautour !154

Alors que la préparation du voyage, Gilgamesh avait semblé plein de courage et


qu’ Enkidu tentait de l’ en dissuader, car Humbaba était trop dangereux, lors de la
rencontre avec Humbaba c’ est Gilgamesh qui perd courage et maintenant, c’ est
Enkidu qui pousse Gilgamesh à ne pas reculer :
154
Ibid., 41.

574
La mythologie démythifiée

Gilgamesh ouvrit la bouche pour parler, disant à Enkidu :


« Mon ami, les caractéristiques de Humbaba ont changé !
Même si nous sommes allés hardiment jusqu’ à son antre pour le vaincre,
pourtant mon cœur ne va pas vite… »
Enkidu ouvrit la bouche pour parler,
disant à Gilgamesh :
« Pourquoi, mon ami, parles-tu comme un faible ?
Avec vos paroles molles, vous me découragez.155

Tout comme dans l’ Iliade, après le premier jour de combat, les Grecs et les Troyens
se sont assis pour négocier la fin des combats et le héros grec Diomède a déclaré
qu’ après le début de la guerre, il n’ y avait plus aucun moyen de l’ arrêter en utilisant
l’ image d’ un serpent qui ne libère plus sa prière après avoir commencé à s’ enrouler
autour de lui, donc Enkidu a également déclaré qu’ après avoir rencontré Humbaba,
il n’ y avait pas de retour en arrière, en utilisant l’ image de verser du cuivre dans
un moule alors que vous ne pouvez pas vous arrêter à mi-chemin jusqu’ à ce que
vous le remplissiez :

Maintenant, mon ami, mais une seule est notre tâche,


le cuivre est déjà en train de couler dans le moule !
Allumer le four pendant une heure ? Pour… les braises pendant une heure ?
Envoyer le Déluge, c’ est faire claquer le fouet !
Ne reculez pas, ne reculez pas !
… … fais que ton coup soit puissant !156

Finalement, Humbaba est vaincu, plaide pour sa vie, propose de travailler pour
Gilgamesh et promet de lui permettre un libre accès au bois :

Épargne ma vie, ô Gilgamesh, … … ,


laisse-moi habiter ici pour toi dans la forêt de cèdres !
Des arbres autant que vous en commandez … … ,
Je te garderai myrte, … …
du bois pour faire la fierté de votre palais !157
155
Ibid.
156
Ibid.
157
Ibid., 42.

575
L’ÂNE D’ABRAHAM

Aujourd’ hui, c’ est l’ étranger devenu civilisé Enkidu qui incite Gilgamesh à ne faire
preuve d’ aucune pitié envers un autre étranger comme Humbaba :

Enkidu ouvrit la bouche et parla :


disant à Gilgamesh :
« N’ écoutez pas, mon ami, les paroles de Humbaba,
ignorez ses supplications…… »158

Il est difficile de sous-estimer à quel point cette histoire vieille de plusieurs milliers
d’ années explique clairement comment toutes les civilisations ont utilisé des
étrangers — que ce soit en tant que missionnaires ou érudits — pour dominer et
contrôler leurs anciennes terres en utilisant leur connaissance directe de la langue,
des gens et de leurs territoires :

Humbaba ouvrit la bouche pour parler,


disant à Enkidu :
« Vous êtes une expérience des chemins de ma forêt, des chemins… ,
vous connaissez aussi tous les arts de la parole.
J’ aurais dû te ramasser et te pendre à un jeune arbre sur le chemin de la forêt,
J’ aurais dû donner ta chair à la sauterelle, à l’ aigle ravisseur et au vautour.
Maintenant, Enkidu, ma libération appartient à toi :
dis à Gilgamesh de m’ épargner ma vie !159

Même si cela ne sert à rien de tuer un ennemi qui s’ est rendu et a même proposé ses
services, Enkidu, au lieu de justifier le meurtre, exhorte Gilgamesh à tuer Humbaba
en répétant deux fois les mêmes mots, sans doute pour laisser entendre qu’ il ne
pouvait pas trouver une raison pour que sa transformation la plus importante en
devenant civilisé ne soit pas qu’ il soit capable d’ avoir des relations sexuelles avec
une prostituée sans interruption pendant sept jours, mais que tuer était devenu
pour lui simplement tuer pour le plaisir de tuer :

Enkidu ouvrit la bouche pour parler,


disant à Gilgamesh :
« Mon ami Humbaba qui garde la Forêt des Cèdres :
finissez-le, tuez-le, supprimez son pouvoir !
Humbaba qui garde la Forêt des Cèdres :
158
Ibid.
159
Ibid., 42–43.

576
La mythologie démythifiée

finissez-le, tuez-le, supprimez son pouvoir,


avant qu’ Enlil, le premier, n’ entende ce que nous faisons !160

Probablement afin de souligner l’ irrationalité de ce meurtre, Humbaba plaide


de nouveau auprès d’ Enkidu pour sa vie en utilisant les mêmes mots et Enkidu
répond en répétant la même envie de tuer en utilisant les mêmes mots sans fournir
aucune raison ni justification. Comprenant que son sort était scellé, Humbaba
prononce une malédiction qui énonce ce qui a été une loi universelle pour tous les
tueurs, à savoir qu’ ils finiraient également par être tués alors qu’ ils étaient encore
jeunes afin de ne pas atteindre la vieillesse :

Humbaba les entendit… et… les maudissait amèrement :


***
« Qu’ ils ne vieillissent pas tous les deux,
à part Gilgamesh, son ami, personne n’ enterrera Enkidu !161

Que Humbaba n’ était pas seulement un individu, mais le chef d’ une armée est
suggéré par Enkidu en utilisant l’ image d’ une poule suivie de ses poussins, et
quand Gilgamesh suggère de s’ arrêter et de célébrer la victoire après avoir tué
Humbaba, Enkidu l’ exhorte à s’ en prendre aux « poussins » et faire suivre la tuerie
de Humbaba d’ un massacre qui a toujours fait la fierté de toutes les civilisations :
Gilgamesh lui dit, à Enkidu :
« Maintenant, mon ami, nous devons imposer notre victoire.
Les auras s’ échappent dans le fourré,
les auras s’ éloignent, leur éclat s’ atténue.
Enkidu lui dit, à Gilgamesh :
« Mon ami, attrape un oiseau et où vont ses poussins ?
Cherchons les auras plus tard,
comme les poussins courent ici et là dans les fourrés !
Frappez-le à nouveau, tuez son serviteur à ses côtés !
Gilgamesh entendit la parole de son compagnon.
Il prit sa hache à la main,
il sortit le poignard de sa ceinture.
Gilgamesh le frappa au cou,
son ami Enkidu l’ encourageait.162
160
Ibid., 43.
161
Ibid., 44.
162
Ibid., 45–46.

577
L’ÂNE D’ABRAHAM

Ce qui s’ ensuit est un pillage qui prouve que ceux qui sont civilisés apprécient les
valeurs, et ce qui rend ces valeurs si agréables, c’ est précisément parce qu’ on ne se
donne pas la peine de les produire, mais plutôt de les prendre aux autres :

Il tua l’ ogre, le gardien du cèdre,


les brisés … …
Dès qu’ il eut tué les sept auras,
le filet de guerre du poids de deux talents et le dague de huit,
il a pris un chargement de dix talents,
il descendit fouler la forêt.
Il découvrit la demeure secrète des dieux,
Gilgamesh abattant les arbres, Enkidu choisissant le bois.163

Cela signifie-t-il que Gilgamesh et Enkidu étaient des voleurs pillant le bois pour
leur usage égoïste ? Bien sûr que non ! Ils voulaient le cèdre pour construire une
porte de temple, et donc faire quelque chose de bien pour les dieux, tout comme
les Américains et leurs alliés européens ne conquièrent aucun pays pour piller
quoi que ce soit, mais pour jeter de l’ argent sur ces pays, ils conquièrent et veulent
leur apporter la démocratie et la civilisation :

Enkidu ouvrit la bouche pour parler,


disant à Gilgamesh :
« Mon ami, nous avons abattu un cèdre élevé,
dont le sommet s’ élevait vers le ciel.
Je ferai une porte ayant six barres de hauteur, deux barres de largeur et une cou-
dée d’ épaisseur,
dont le poteau et les pivots, haut et bas, seront tous d’ une seule pièce.
…………
L’ Euphrate le portera à la maison d’ Enlil,
que les habitants de Nippour s’ en réjouissent !
Que le dieu Enlil s’ en réjouisse !164

Ainsi, Enlil était censé « se réjouir » de voir ses biens pillés simplement parce
qu’ Enkidu et Gilgamesh avaient décidé de construire une porte vers le temple
d’ Enlil faite avec le précieux bois volé ! Que Gilgamesh ait construit tout son palais
avec ce bois est confirmé plus tard par la déesse Ishtar qui proposa d’ épouser
163
Ibid., 46.
164
Ibid., 46–47.

578
La mythologie démythifiée

Gilgamesh et de vivre ensemble dans cette maison construite en cèdre. Qui a dit
qu’ il existe une guerre qui n’ est pas menée dans un but purement désintéressé
pour rendre service à ceux qui sont tués et pillés ?

Après le retour de Gilgamesh à Uruk, couvert de gloire, non seulement les


gens ordinaires, mais même la déesse Ishtar — l’ équivalent mésopotamien de
l’ Aphrodite grecque — tombe éperdument amoureux de Gilgamesh et, bien
qu’ elle soit une femme, apparaît la question et lui demande de devenir son mari
en vivant dans des maisons qui sont maintenant construites avec ce cèdre qui avait
été pillé à l’ étranger :

Dame Ishtar regarda la beauté de Gilgamesh avec envie :


« Viens, Gilgamesh, sois mon époux !
Accorde-moi tes fruits, ô accorde-moi !
Sois toi mon mari et moi ta femme !
Laisse-moi t’ atteler un char de lapis-lazuli et d’ or,
Ses roues seront d’ or et ses cornes seront d’ ambre.
Conduire des lions en attelage et des mulets de grande taille,
entrez dans notre maison au doux parfum du cèdre !165

On pourrait s’ attendre à ce que Gilgamesh, bourré de testostérone, qui ne


manquerait aucune occasion d’ avoir des relations sexuelles avec chaque mariée,
aussi peu attrayante soit-elle, saute sur l’ occasion de devenir le mari de la déesse
même de la beauté et du sex-appeal, mais… surprise, surprise : la gloire a
transformé Gilgamesh en un puritain qui n’ accepterait pas d’ avoir des relations
sexuelles avec une femme qui s’ était montrée infidèle tant de fois dans le passé
parce qu’ il ne peut avoir des relations sexuelles qu’ avec une femme en qui il peut
avoir confiance et qui serait la sienne et seulement la sienne jusqu’ à ce que la mort
les sépare. Par conséquent, Gilgamesh dit à Ishtar dans les termes les plus peu
flatteurs qu’ elle serait une plaie pour quiconque l’ épouserait :

Gilgamesh ouvrit la bouche pour parler,


disant à Dame Ishtar :
« Et si effectivement je te prends en mariage,
………
Toi, gel qui ne fige pas la glace,
165
Ibid., 48.

579
L’ÂNE D’ABRAHAM

une porte à persiennes qui ne résiste pas à la brise ni à la sécheresse,


un palais qui massacre… des guerriers
un éléphant qui… ses capuches,
le bitume qui tache les mains de son porteur,
une outre qui coupe les mains de son porteur,
du calcaire qui fragilise un mur de pierre de taille,
un bélier qui détruit le mur de l’ ennemi
une chaussure qui mord le pied de son propriétaire !166

Ce que Gilgamesh, cependant, trouve le plus dégoûtant chez Ishtar, ce sont ses
aventures amoureuses, et regardez qui parle :

Quel est votre époux qui a enduré pour toujours ?


Quel courageux guerrier est monté au ciel ?
Viens, laisse-moi te raconter l’ histoire de tes amants :
de … … … son bras.
Dumuzi, l’ amant de ta jeunesse,
année après année, à te lamenter tu l’ as condamné.
Tu as adoré l’ oiseau allallu moucheté,
mais il le frappa et lui brisa l’ aile :
maintenant il se tient dans les bois et crie « Mon aile ! »
Tu as aimé le lion, d’ une force parfaite,
mais pour lui tu as creusé sept fosses et sept. …167

Et la liste continue. Même si Gilgamesh tenait une liste des affaires d’ Ishtar, il
n’ en tenait jamais sa propre liste, sans doute parce qu’ elle était trop longue.
Naturellement, tout comme Athéna est devenue folle et a transformé Arachné en
araignée après qu’ Arachné a tissé une tapisserie décrivant toutes les affaires de son
père Zeus, Ishtar est également devenue folle après avoir entendu de telles insultes
de la part d’ un mortel et est allée voir son père, le dieu suprême Anu, se plaindre
et demander le Taureau du Ciel qu’ elle voulait utiliser pour tuer Gilgamesh :

Ishtar ouvrit la bouche pour parler :


disant à son père, Anu :
« Père, donne-moi, s’ il te plaît, le Taureau du Ciel,
ainsi, dans sa demeure, je pourrai tuer Gilgamesh ! »168
166
Ibid., 48–49.
167
Ibid., 49.
168
Ibid., 50.

580
La mythologie démythifiée

Qu’ il ne s’ agissait pas des crises de colère d’ une petite fille gâtée en colère parce
que son jouet préféré avait été refusé par le garçon d’ à côté et qu’ Ishtar était
sérieuse, elle l’ a clairement expliqué en ajoutant une menace si sa demande n’ était
pas accordée :

Si tu ne me donnes pas le Taureau du Ciel,


Je briserai les portes du Monde des Enfers, jusqu’ à sa demeure,
au monde d’ en bas j’ accorderai l’ affranchissement,
Je ressusciterai les morts pour consumer les vivants,
Je ferai en sorte que les morts soient plus nombreux que les vivants.169

Cependant, les lecteurs modernes, qui ont compris que l’ Autre Monde n’ était que
les tombes où les gens étaient enterrés lorsqu’ ils mouraient et qui ne contenaient
que des ossements, trouvent cette menace d’ Ishtar de faire ressortir ces os tout
simplement ridicule, mais comme nous le savons également d’ après la mythologie
grecque, l’ Autre Monde ou le Tartare n’ avait rien à voir avec les morts ni avec
les cimetières, mais avec des personnes qui étaient bien vivantes et qui étaient
gardées sous clé précisément parce qu’ elles étaient dangereuses, et qu’ elles étaient
dangereuses précisément pour les personnes qui détenaient le pouvoir comme
Anu et les dieux, et c’ est précisément ce dont Ishtar menace Anu, c’ est-à-dire une
rébellion qui ferait tomber son autorité. Le fait qu’ Anu n’ ait pas pris les menaces
d’ Ishtar à la légère est prouvé par le fait qu’ il a rapidement accédé à la demande :

Anu ouvrit la bouche pour parler,


disant à Dame Ishtar :
« Si tu veux de moi le Taureau du Ciel,
que la veuve d’ Uruk ramasse la paille de sept ans,
et le fermier d’ Uruk cultive du foin pendant sept ans.170

On ne nous dit pas quel genre de soins le taureau a reçu au ciel, mais lorsqu’ il
est descendu sur Terre, il a évidemment eu besoin de sept ans de paille comme
litière et de sept ans de foin comme fourrage, ce qui suggère sa taille énorme,
et donc sa puissance. Ainsi, à ce stade, les lecteurs modernes, avec leur esprit
scientifique, comprendraient « sept » années comme étant littéralement sept fois
trois cent soixante-cinq jours, mais tout comme le modèle neuf puis dix dans la
169
Ibid., 51.
170
Ibid.

581
L’ÂNE D’ABRAHAM

mythologie grecque n’ était pas censé être quantitatif, mais plutôt descriptif, de
même chez Gilgamesh, le nombre « sept » n’ est pas censé être compris comme
une quantité, mais plutôt comme une description. En d’ autres termes, bien que
morphologiquement, les nombres soient des chiffres, lorsqu’ ils sont utilisés de
manière descriptive, ils doivent être traités syntaxiquement comme des adjectifs
et non comme des chiffres. Tout comme Homère utilise le nombre « dix » pour
décrire une action achevée d’ une certaine ampleur et le modèle neuf et dix pour
décrire sa finalisation, Gilgamesh utilise également le nombre « sept » pour décrire
une action achevée d’ une certaine ampleur et le modèle six et sept pour décrire
sa finalisation. Comme je l’ ai expliqué plutôt lorsque j’ ai discuté du modèle
neuf et dix, les Grecs ont choisi le nombre « dix » parce que c’ est la base pour
compter, tandis que les Mésopotamiens ont choisi le nombre « sept » parce qu’ il
structurait la semaine comme unité de base du temps sur lesquelles reposaient
les activités humaines. Le modèle se retrouve encore dans le monde anglophone
moderne, mais pas en utilisant des chiffres, de sorte qu’ une semaine est composée
de « jours de la semaine » et de « week-end », et le mot « week-end » a été adopté
et se retrouve maintenant dans tous les pays de langues modernes, car la notion
n’ existait pas dans d’ autres langues de sorte que le mot « week-end » est en réalité
un mot international. Bien entendu, un « week-end » compte aujourd’ hui deux
jours, alors que dans les temps anciens, il ne s’ agissait que d’ un seul jour. Ainsi,
s’ il fallait utiliser des nombres pour décrire l’ activité d’ une semaine entière
aujourd’ hui, le modèle cinq et sept serait utilisé au lieu de six et sept. Puisque
Gilgamesh est beaucoup plus ancien, le modèle fondé sur le nombre « sept » est
beaucoup plus important dans la Bible, bien que le nombre « dix » soit également
utilisé, en particulier dans des livres ultérieurs tels que Daniel et l’ Apocalypse.
Nous avons déjà remarqué qu’ à Gilgamesh, tout ce qui est fait dans la plus grande
mesure doit durer « sept » unités de temps ; que ce soit des jours, des mois ou des
années. Par exemple, la virée sexuelle d’ Enkidu avec la prostituée Shamhat a duré
exactement sept jours et maintenant on nous dit que la paille pour la literie et le
foin pour le fourrage du Taureau du Ciel devraient être ramassés pendant sept
ans et cela ne doit pas être compris qu’ Ishtar a dû attendre sept ans pour que les
humains rassemblent suffisamment de provisions pour que le Taureau du Ciel
soit ramené sur Terre pour punir Gilgamesh, mais qu’ il faudrait plutôt d’ énormes
quantités de ressources pour prendre soin du taureau, qui était d’ aucun souci
pour Ishtar et les dieux puisque ce fardeau devait être assumé par des humains
qui existaient précisément dans le but de fournir tout ce dont les dieux et leurs

582
La mythologie démythifiée

animaux avaient besoin. Bien qu’ à Gilgamesh le chiffre sept soit utilisé pour des
actions réalisées dans leur intégralité, une action qui n’ est pas finalisée, et donc
en cours de progression, peut prendre une demi-semaine, soit trois jours. Et,
nous remarquons un tel exemple à Gilgamesh quand on nous dit que le voyage
de Gilgamesh jusqu’ à la forêt des cèdres n’ a duré que trois jours. Bien qu’ on ne
nous dise pas combien de temps a duré la bataille avec Humbaba et le voyage de
retour à Uruk, mais si nous avions demandé à l’ auteur de Gilgamesh, il aurait
sans doute répondu : « Sept jours, bien sûr, ne pouvez-vous pas utiliser vos esprits
scientifiques pour compter jusqu’ à sept ? Trois jours pour y arriver, un jour pour
tuer Humbaba et trois autres jours pour rentrer chez lui. La puissance du taureau
est décrite sans ambiguïté lorsqu’ on nous dit qu’ en buvant l’ eau de la rivière, il
abaissait le niveau de la rivière de — surprise, surprise — exactement « sept »
coudées, et afin de s’ assurer que les lecteurs ne comprenons pas « sept » comme
septique parce que le niveau n’ avait pas été mesuré avec précision, le texte précise
que ces coudées étaient « pleines » :

Ishtar descendit, le conduisant en avant :


quand il atteignit le pays d’ Uruk,
il a asséché les bois, les roselières et les marais,
en bas, il descendait jusqu’ au fleuve, et abaissait le niveau de sept coudées pleines.
Tandis que le Taureau du Ciel reniflait, une fosse s’ ouvrit,
cent hommes d’ Uruk y tombèrent.
La deuxième fois qu’ il renifla, une fosse s’ ouvrit,
deux cents hommes d’ Uruk y tombèrent.
La troisième fois qu’ il renifla, une fosse s’ ouvrit…171

Et nous savons ce qui suit, n’ est-ce pas ? : « trois cents hommes d’ Uruk y sont
tombés », mais — surprise, surprise — le texte continue :

et Enkidu tomba jusqu’ à la taille.172

Ainsi, si l’ on avait demandé à l’ auteur de Gilgamesh combien de fois le taureau


aurait dû renifler pour enterrer complètement Enkidu, sans doute, il aurait
répondu : « Si en reniflant seulement trois fois, Enkidu était enterré juste à mi-
chemin, ne pouvez-vous pas utiliser de simple arithmétique pour comprendre que
171
Ibid.
172
Ibid.

583
L’ÂNE D’ABRAHAM

le taureau aurait dû renifler sept fois pour l’ enterrer complètement ? Et, si nous lui
avions demandé quelle était la force d’ Enkidu et de Gilgamesh, il aurait répondu
de nouveau : « Si une fosse qui aurait enterré trois cents personnes parvenait à
enterrer Enkidu jusqu’ à la taille, il était au moins aussi fort que six cents personnes
et compte tenu du fait que Gilgamesh était encore plus fort, il était plus puissant
que six cents hommes ordinaires. En levant les yeux au ciel, l’ auteur de Gilgamesh
aurait probablement murmuré dans sa barbe mal rasée et non civilisée : « Ces
lecteurs modernes à l’ esprit scientifique ne peuvent pas utiliser les chiffres et
l’ arithmétique simple ! »

Au fur et à mesure que le texte continue, nous apprenons que la raison pour
laquelle le taureau n’ a pas pu renifler sept fois et enterrer complètement Enkidu
était parce que Enkidu ne lui avait pas laissé une chance :

Enkidu se leva et saisit le taureau par les cornes.


Au visage, le taureau cracha un esclavagiste,
avec la touffe de sa queue … …173

Bien qu’ en raison d’ une lacune dans le texte, on ne nous dise pas ce que l’ esclavagiste
et la queue ont fait à Enkidu, nous pouvons conclure que le taureau n’ a pas pu
maîtriser Enkidu car il dit à Gilgamesh de tuer le taureau comme il le ferait pour
un taureau ordinaire, en le tenant par la queue :

Enkidu se précipita à l’ arrière du taureau,


il le saisit par la touffe de queue.
Il posa son pied sur l’ arrière de sa jambe,
dans … … ça.
Alors Gilgamesh tel un boucher, courageux et habile,
entre le joug des cornes et le point d’ abattage, il enfonça son couteau.174

Ishtar, cependant, qui regardait le spectacle depuis les murs de la ville, est devenue
folle lorsqu’ elle a vu ce que Gilgamesh et Enkidu ont fait à ce que les dieux ont dû
considérer comme leur arme céleste de destruction massive :
173
Ibid.
174
Ibid., 52.

584
La mythologie démythifiée

Ishtar monta sur le mur d’ Uruk-la-Berge,


sautillant et piétinant, elle gémit de malheur :
«Hélas! Gilgamesh, qui s’ est moqué de moi, a tué le taureau du Ciel.175

Comme si se moquer d’ Ishtar et détruire l’ arme divine de destruction massive ne


suffisait pas, Enkidu décida d’ ajouter une autre insulte à l’ injure :

Enkidu entendit ces paroles d’ Ishtar,


et, arrachant la hanche du taureau, il le lança vers elle.
«Si je t’ avais attrapé aussi, je t’ aurais traité de la même manière,
J’ aurais drapé tes bras dans ses tripes !176

On peut imaginer à quel point Ishtar devait être sexy, enveloppée dans des boyaux
de taureau dégoulinants d’ excréments de taureau malodorants ! Tandis que
la déesse Ishtar rassemblait les courtisanes, et les prostituées comme servantes
professionnelles par lesquelles elle exerçait son pouvoir afin d’ organiser un deuil
pour la perte du Taureau du Ciel, Gilgamesh rassemblait également les femmes
de son palais pour recevoir les distinctions pour son pouvoir ce qui implique que
c’ étaient les femmes qui soutenaient et jugeaient les héros et qu’ elles décidèrent
que les héros étaient désormais plus considérés que les dieux eux-mêmes :

Gilgamesh dit un mot aux servantes de son palais :


« Qui est le meilleur parmi les hommes ?
Qui est le plus glorieux des hommes ?
« Gilgamesh est le meilleur parmi les hommes !
Gilgamesh, le plus glorieux des hommes !177

À l’ heure actuelle, les spécialistes ne parviennent pas à expliquer pourquoi des


héros aussi admirés deviennent si irrespectueux des dieux qui les ont aidés à
accomplir des exploits aussi extraordinaires, au lieu de devenir une source
d’ inspiration pour l’ adoration des dieux et des souverains : « La raison pour
laquelle le poète de Gilgamesh a choisi de se concentrer si exclusivement sur le
côté sombre d’ Ishtar dans le livre VI et de dépeindre ses héros comme si virulents
est un mystère. Aucun érudit n’ a fourni d’ explication adéquate sur les forces
175
Ibid.
176
Ibid.
177
Ibid., 54.

585
L’ÂNE D’ABRAHAM

culturelles qui étaient à l’ œuvre derrière cet épisode ».178 Cependant, les anciens,
faisant preuve de bon sens, savaient que devenir un héros impliquait une
transformation psychologique qui vous plaçait au sommet du monde, de sorte que
vous n’ aviez plus aucun respect pour personne d’ autre, tout en s’ attendant à ce
que tout le monde tombe en admiration devant vous afin que le monde vous devait
tout, alors que vous ne deviez rien à personne, pas même aux dieux ou aux
dirigeants. Après avoir réussi leurs entreprises extraordinaires, les héros oublient
qu’ ils ne sont que des instruments entre les mains de ceux qui détiennent le
pouvoir représenté par les dieux. C’ est le paradoxe du pouvoir : pour exercer leur
pouvoir, les dirigeants ont besoin de super-tueurs pour forcer les gens à se
soumettre inconditionnellement à leur volonté. Ils peuvent ainsi y parvenir à
condition que les super-tueurs eux-mêmes obéissent également aveuglément à
leurs ordres inconditionnellement, mais une fois que les super-tueurs ont le
sentiment d’ être invincibles, ils trouvent extrêmement humiliant d’ agir comme
les marionnettes de dirigeants incapables de manier un couteau de cuisine, encore
moins une arme de destruction massive. C’ est pour cette raison que dans la
mythologie, les héros sont envoyés par les dirigeants dans des missions impossibles,
parfois avec l’ intention ouverte de se faire tuer, mais lorsque les super-tueurs
rentrent chez eux avec succès, ils tuent régulièrement le dirigeant —
accidentellement, bien sûr — et deviennent des héros dirigeants absolus eux-
mêmes. C’ est le modèle sur lequel se produisent tous les coups d’ État militaires, et
même dans des démocraties comme celle des États-Unis, des personnalités
militaires sont régulièrement élues aux plus hautes fonctions, qu’ il s’ agisse de
généraux comme Washington, Ulysses Grant, Andrew Jackson, Collin Powel, etc.,
ou simplement des combattants devenus célèbres prisonniers de guerre comme
John McCain, John Kerry, etc. Les super-tueurs oublient que s’ ils ont les plus gros
muscles, ils ne sont pas les chefs, et c’ est justement parce qu’ ils en viennent à
penser que les muscles sont tout, qu’ ils ne voient plus de différences entre les gens
ordinaires et ceux qui ont le pouvoir et auxquels ils doivent obéir aveuglément
puisqu’ ils ne sont que des robots tueurs entre leurs mains. En effet, si une prostituée
des rues avait approché Gilgamesh avec la même demande que la déesse Ishtar,
Gilgamesh aurait trouvé la demande tout aussi offensante et aurait répondu avec
la même sainte indignation, non pas parce qu’ il aurait trouvé le sexe avec une
prostituée immoral, mais parce que faire ce que quelqu’ un d’ autre veut, en tant que
héros, est offensant puisqu’ un héros ne fait que ce qu’ il veut. Gilgamesh, ainsi que
178
Mitchell, Gilgamesh: A New English Version, 36.

586
La mythologie démythifiée

la mythologie grecque, soulignent cette relation amour-haine entre pouvoir et


héros : d’ un côté, celui qui détient le pouvoir a besoin de héros qui risquent leur
vie pour forcer les autres à se soumettre au pouvoir du souverain, mais une fois
que le héros a réussi à contrôler les autres grâce à son pouvoir de tuer, il trouve
injustifié d’ offrir ce contrôle au dirigeant comme un cadeau gratuit plutôt que de
garder le contrôle et le pouvoir pour lui-même et devenir lui-même un dirigeant
absolu. Si vous êtes Achille, pourquoi tuer pour faire d’ Agamemnon votre patron
qui aime le sexe avec les femmes que vous conquérez au lieu d’ être vous-même
patron et de profiter vous-même du sexe avec ces femmes ? Ishtar pensait peut-
être qu’ en tant que déesse, elle était la patronne, et si elle voulait le désormais
célèbre Gilgamesh comme jouet sexuel, il agirait consciencieusement, tout comme
il l’ aurait fait avec plaisir avant de devenir célèbre, et après qu’ elle en a eu assez de
ce jouet, elle le jetterait simplement à la poubelle comme elle l’ avait fait avec tous
ses amants précédents, mais Gilgamesh trouvait un tel traitement de son nouveau
statut insultant et réagissait en conséquence. Pourquoi le héros se soumettrait-il
consciencieusement au patron et obligerait-il les autres à se soumettre au patron
alors que le patron n’ a pas le pouvoir de tuer alors que le héros a ce pouvoir de tuer
les autres ainsi que le patron ? Cette relation subversive entre celui qui détient le
pouvoir et le héros est brillamment décrite par Homère à travers la dispute entre
Achille et Agamemnon. Comme le montre clairement l’ Iliade, le conflit portait sur
le butin d’ une conquête récente, et plus particulièrement sur une femme en otage,
car les femmes constituaient la partie la plus chérie du butin par tous les guerriers
de tous les temps, y compris les temps modernes, sauf dans les temps anciens avoir
des relations sexuelles avec les femmes conquises n’ était pas considéré comme un
viol de masse comme à l’ époque moderne, mais plutôt comme la récompense la
plus légitime pour les guerriers. Agamemnon, en tant que commandant en chef,
estimait qu’ il avait le droit de choisir la meilleure proie féminine, tandis qu’ Achille,
en tant que principal tueur, estimait que cette faveur lui appartenait. Lorsqu’ il est
devenu évident qu’ Agamemnon ne pourrait pas vaincre les Troyens sans l’ aide du
héros/Achille, Agamemnon a dû reculer, rendre la proie femelle à Achille, en plus
d’ autres cadeaux abondants, avec la promesse qu’ après la défaite de Troie, Achille
saurait le premier à choisir, non seulement les meilleures femmes, mais aussi les
meilleurs cadeaux. Et, si, à la fin des combats, Achille avait survécu à la guerre et
avait obtenu ce qu’ Agamemnon lui avait promis, quelle aurait été la récompense
d’ Agamemnon pour avoir été commandant en chef ? Pourquoi Agamemnon se
donnerait-il tant de mal pour orchestrer la guerre et même sacrifier sa propre fille

587
L’ÂNE D’ABRAHAM

si en fin de compte le héros obtient tout et le patron n’ obtient que les restes ? Oui,
Achille était un atout considérable pendant qu’ Hector et les Troyens étaient à
l’ offensive, mais une fois qu’ Hector a été tué par Achille et que les Troyens ont été
condamnés, enfermés à l’ intérieur des murs de la ville, Achille est devenu un
handicap majeur. Les héros sont bons tant que le massacre continue, mais une fois
le massacre terminé, les seuls bons héros sont les héros morts. Faut-il s’ étonner
que tous les vrais héros soient des héros morts et que ceux qui survivent ne soient
pas vraiment des héros jusqu’ à leur mort ? C’ est précisément parce que les héros
qui survivent deviennent un si gros problème que l’ Iliade est suivie par l’ Odyssée,
l’ histoire des troubles auxquels le héros est confronté et des troubles qu’ il provoque
une fois le meurtre terminé, précisément parce que le meurtre n’ est jamais terminé
tant que le héros est en vie. Si les héros ne finissent pas en exil ou tués comme
Agamemnon et Achille, alors ils finissent par provoquer un massacre encore plus
grand chez eux comme Ulysse, même si pour les lecteurs modernes, c’ est la fin la
plus heureuse possible avec des tas de cadavres d’ hommes et cinquante femmes
pendues sur une corde, comme un sous-vêtement qui pend sur une corde à linge
pour sécher comme le dit un commentateur : « Les poèmes homériques contiennent
à la fois la tragédie d’ Achille et la romance d’ Ulysse, avec sa fin heureuse (pour lui,
si ce n’ est pour les prétendants et les petites servantes qui se balancent)179. » Privés
d’ esprit scientifique et critique, les lecteurs anciens n’ auraient pas été capables de
lecture aussi cynique !

Les héros peuvent avoir le pouvoir objectif de tuer, mais dans la réalité raisonnée,
ce sont les dieux ou les dirigeants qui ont le pouvoir de décider, et une fois que
les héros se sont entichés de leur pouvoir de tuer et ont développé le sentiment
d’ être invincibles, ceux qui ont le pouvoir découvre que les héros, au lieu d’ être
leur principal atout, deviennent la principale menace pour leur pouvoir et leur
sécurité. Enkidu avait peut-être la force physique nécessaire pour déchirer une
cuisse du taureau et frapper Ishtar au visage avec, mais les dieux avaient le pouvoir
de décider de son sort et il a une vision lorsqu’ il voit les dieux décider de sa mort. À
ce stade, Enkidu maudit le chasseur et la prostituée Shamhat qui l’ avaient conduit
à la civilisation, ce qui implique qu’ il réalise maintenant que la civilisation n’ a pas
été pour lui une aussi grande source de succès et de bonheur que le croient les
érudits modernes, mais plutôt la source de sa chute. En ce qui concerne la façon
dont la chute elle-même s’ est produite, Gilgamesh présente plusieurs scénarios
179
Ibid., 43.

588
La mythologie démythifiée

en tenant compte du fait que le poème décrit la réalité raisonnée et non la réalité
objective ou historique sur la façon dont un individu spécifique est mort. Bien que
Gilgamesh et même Enkidu étaient sans aucun doute à l’ origine des personnes
réelles, l’ histoire ne parle pas de deux individus historiques, mais de tous les héros
de tous les temps et de tous les lieux, peu importe où et quand ils vivaient. En
d’ autres termes, l’ histoire ne parle pas de ce qui est arrivé à deux héros appartenant
à la réalité objective, mais plutôt à tous les héros appartenant à la réalité raisonnée
du pouvoir dont ils font partie. Bien que Gilgamesh et Enkidu aient pu être de
véritables individus, ils n’ ont pas besoin d’ être amis ou d’ avoir vécu en même
temps. En vérité, ils peuvent même ne pas se connaître, de sorte que les détails
mentionnés dans l’ épopée n’ ont pas besoin de correspondre à un cas particulier.
C’ est la différence fondamentale entre la réalité objective et la réalité raisonnée :
dans la réalité objective, tout est unique, ne peut arriver qu’ à un moment précis,
dans un lieu précis et d’ une seule manière, tandis que dans la réalité raisonnée,
quelque chose peut arriver d’ une manière ou d’ une autre un nombre illimité de
fois, à un nombre illimité d’ individus, dans de nombreux endroits et de plusieurs
manières. Si Gilgamesh est considéré comme une réalité objective — qu’ elle soit
enregistrée avec précision ou imaginée — comme le font les lecteurs et les érudits
modernes, le fait que Gilgamesh se soit retrouvé avec un ami comme Enkidu est
dû au fait qu’ une série d’ événements les a rapprochés, et s’ ils ont décidé d’ aller à
La Forêt de Cèdre était due au fait qu’ elle était gardée par le monstre Humbaba et
Gilgamesh a eu l’ étrange idée de tuer Humbaba. Si la prostituée Shamhat n’ avait
pas eu l’ étrange idée d’ inviter Enkidu à Uruk, Gilgamesh n’ aurait peut-être pas
rencontré Enkidu du tout et l’ histoire aurait été très différente dans le sens où
Gilgamesh n’ aurait pas pu faire ce qu’ il a fait ou aurait fait autre chose. C’ est la
beauté de la réalité objective que les érudits aiment tant : vous n’ avez pas besoin
de voir une quelconque raison pour tout ce qui se passe dans une histoire, et
encore moins un lien entre ce qui se passe dans une histoire et la vie réelle, et
lorsqu’ il s’ agit d’ histoires anciennes. Dans les textes, trouver une raison à ce qui
se passe dans l’ histoire est exclu par défaut en supposant que les peuples anciens
avaient un esprit mythique qui ne les rendait pas meilleurs que des idiots. Si l’ on
tient compte du fait que les textes anciens présentent une réalité raisonnée, les
détails des différentes histoires peuvent être différents, mais la réalité raisonnée
peut être la même parce que la vie humaine est basée sur la même pensée et est
donc structurée de la même manière. Bien qu’ il existe de nombreuses histoires
anciennes sur des héros écrites dans différentes langues, différents endroits et à

589
L’ÂNE D’ABRAHAM

de grandes distances dans le temps, elles partagent toutes des idées communes à
tous, de sorte que seuls les détails diffèrent. Par exemple, un lecteur ancien n’ aurait
pas considéré l’ amitié entre Gilgamesh et Enkidu comme le résultat d’ un simple
hasard, mais comme une règle selon laquelle tous les grands héros doivent avoir un
ami ou un assistant qui est crucial pour permettre au héros de réussir des missions
apparemment impossibles. En effet, si l’ on regarde les histoires anciennes sur les
héros, presque tous les grands héros avaient une aide. Le puissant Achille avait
Patrocle, Héraclès avait son neveu Iolaus et Hylas, Thésée avait Ariane, Persée était
aidé par Hermès et Athéna, Jason était aidé par Médée et par cinquante des plus
grands héros grecs, dont Héraclès lui-même, Ulysse était aidé à Troie par Diomède
et par Ajax, fils de Télamon, et pour le massacre de sa maison, il fut aidé par son
propre fils, Télémaque, et ainsi de suite. Même les histoires bibliques sur les héros
suivent le même modèle : David avait pour assistant Jonathan et même un héros
relativement mineur comme Gédéon avait pour assistant Purah (Juges 7 : 10). De
plus, un lecteur ancien n’ aurait pas trouvé que le détail selon lequel l’ assistant du
héros meurt en premier et que le héros pleure amèrement cette perte n’ était que
le résultat du hasard, mais plutôt une règle. Par exemple, Patrocle est mort avant
Achille et cette perte a amené Achille à surmonter sa dispute avec Agamemnon et à
rejoindre la bataille contre Troie ; la mort ou la disparition d’ Hylas fit abandonner
Héraclès à l’ expédition dirigée par Jason, tandis que David pleura amèrement la
mort de Jonathan. Les détails de la mort de l’ assistant peuvent être différents selon
les histoires, mais la réalité raisonnée qu’ elle décrit est la même, c’ est-à-dire que
la chute de l’ assistant signale la chute du héros lui-même, et c’ est exactement ainsi
que Gilgamesh lui-même comprend la mort d’ Enkidu : il voit dans la mort de son
ami sa propre mort. Bien que la mort d’ Enkidu n’ ait objectivement pas encore eu
lieu et encore moins celle de Gilgamesh lui-même, puisque la mort d’ Enkidu a
déjà été décidée par les dieux, dans la réalité raisonnée, la mort d’ Enkidu est déjà
la réalité et la mort de Gilgamesh aussi. Puisque dans la réalité raisonnée, la mort
provoquée par un héros requiert nécessairement sa propre mort, la mort du héros
est une réalité, peu importe qui était ce héros, quelle langue il parlait, quand il a
vécu ou s’ il est même encore né ou pas. Les détails sur la façon dont se produit la
mort de l’ assistant ou du héros peuvent être différents, mais la réalité raisonnée
que présente l’ histoire est la même : Patrocle meurt sur le champ de bataille tout
comme Jonathan ; Hylas meurt enlevé par des nymphes/femmes étrangères soi-
disant à cause de sa beauté, bien que dans la réalité derrière l’ histoire, il a très
probablement joué avec une femme étrangère locale et a fini par être tué par

590
La mythologie démythifiée

le mari/amant de cette femme ; Ajax, fils de Télamon, s’ est suicidé pour avoir
perdu le concours de discours avec Ulysse ; ou bien la mort peut être semblable
à celle d’ Achille et de Pâris, tous deux tués d’ une flèche dans le talon. C’ est
précisément parce que les détails objectifs de la façon dont un héros meurt sont
sans importance que la mort d’ un héros est souvent décrite de plusieurs manières.
C’ est particulièrement vrai pour Gilgamesh : la mort d’ Enkidu est décrite de telle
sorte qu’ elle suggère plusieurs scénarios. Selon le passage suivant, Enkidu n’ est pas
réellement mort, mais a plutôt été envoyé pour être détenu dans le Netherworld :

Dans la Maison de la Poussière où je suis entré,


il y avait les prêtres-en et les prêtres-lagar,
il y avait des prêtres de lustration et des prêtres de lumahhu,
il y avait les prêtres gudapsu des grands dieux,
il y avait Etana, il y avait Shakkan,
il y avait la reine des Enfers, la déesse Ereshkigal.
Devant elle était assis Belet-seri, le scribe du Netherworld,
tenant une tablette, lisant à haute voix en sa présence.
Elle leva la tête et elle me vit :
« Qui a amené cet homme ici ?
Qui a amené ici cet homme ?180

Malheureusement, le texte est interrompu et le traducteur fournit le commentaire


suivant : « Le reste de la vision de l’ enfer d’ Enkidu est perdu [c’ est moi qui
souligne]. »181 Aucun érudit ne douterait qu’ il s’ agisse là d’ une description de
« l’ enfer », et puisque les lecteurs modernes savent déjà ce qu’ est « l’ enfer »,
ils fantasmeraient que dans la section manquante, l’ histoire raconte comment les
démons poussent Enkidu avec des fourches dans de grands chaudrons plein de
poix bouillante. Cependant, après avoir lu la Théogonie, il devient évident que
la Maison de Poussière babylonienne était l’ équivalent du Tartare grec et que la
reine des Enfers était l’ équivalent de la Perséphone grecque. Le passage décrit
donc comment Enkidu est confiné dans une forteresse de haute sécurité juste
après avoir lu la Théogonie, tout comme les Titans. Le fait qu’ Enkidu décrit ici
un emprisonnement ressort explicitement de la référence à différents types de
prêtres, suggérant un processus légal qui se déroulait généralement dans le temple
et était administré par les prêtres, en particulier si le crime était un blasphème,
180
George, The Epic of Gilgamesh, 61.
181
Ibid., 62.

591
L’ÂNE D’ABRAHAM

ce dont il ne fait aucun doute, Enkidu était coupable et a toujours été l’ un des
crimes les plus graves. Le fait que ceux qui ont été envoyés dans le Netherworld
aient été condamnés à la suite d’ une procédure judiciaire est également suggéré
par la présence d’ un employé avec une tablette rouge en présence de la reine
Ereshkigal/Perséphone, une tablette qui enregistrait le nom, l’ accusation et la
peine qui a été prononcée contre l’ accusé. Et, enfin, ceux qui sont arrivés dans
le Netherworld y ont été « amenés », ce qui implique qu’ ils étaient sous escorte,
ce qui est évidemment vrai pour les condamnés et non pour les personnes qui
meurent de mort naturelle et qui ont besoin que la police les amenaient dans
la tombe. Selon cette vision, Enkidu a fini par être placé derrière les barreaux
et livré sous escorte. Conformément à ce scénario, selon une tablette écrite en
akkadien et jointe comme douzième tablette à la fin de l’ histoire sumérienne,
Enkidu s’ est également retrouvé dans le monde souterrain, mais non pas amené
là-bas par qui que ce soit, mais plutôt suite à une initiative personnelle. Selon cette
version, certaines pièces d’ un jeu que Gilgamesh avait développé — et auquel
les guerriers jouaient probablement pendant leur temps libre — tombèrent dans
le Netherworld et Enkidu se porta volontaire pour s’ y rendre afin de les rapporter.
Finalement, Enkidu ne parvient pas à sortir du Netherworld, encore une fois,
en raison de son orgueil, ce qui serait cohérent avec l’ accusation de blasphème.
Ce scénario se retrouve également dans la mythologie grecque où certains héros
comme Héraclès et Orphée se sont rendus volontairement au Tartare pour aider
leurs proches à en sortir et ont finalement réussi à revenir, mais ce scénario est
considéré comme extrêmement improbable. Une fois que vous y êtes, vous y êtes
pour de bon, et quand vous y êtes, la vie semble être une éternité, tandis que pour
le monde extérieur, vous êtes déjà mort, car ils ne vous verront plus jamais et
n’ entendront plus parler de vous.

Selon une autre vision, un héros peut mourir après de longues souffrances, sans
doute des suites de blessures reçues au combat :

Mon ami a eu une vision qui ne sera jamais égalée !


Le jour où il a fait ce rêve, ses forces étaient épuisées,
Enkidu était abattu, il resta malade un jour puis un second.
Enkidu gisait sur son lit, son mal s’ aggravait,
un troisième et un quatrième jour, la maladie d’ Enkidu s’ aggrava.

592
La mythologie démythifiée

Un cinquième jour, un sixième et un septième, et un huitième, un neuvième [et


un dixième,]
la maladie d’ Enkidu s’ est aggravée…
Un onzième jour et un douzième, … …
Enkidu était allongé sur le lit, … …
Il appela Gilgamesh et parla à son ami :
« Mon dieu s’ en est pris à moi, mon ami, … ,
Je ne meurs pas comme quelqu’ un qui tombe au milieu d’ un combat.
J’ avais peur du combat, et… …
Mon ami, celui qui tombe au combat se fait un nom,
mais moi, je ne tombe pas au combat et je ne me ferai pas un nom.182

Remarquons que le temps de la souffrance est de deux fois six, ce qui implique
qu’ il ne s’ agissait pas seulement d’ une longue souffrance, mais d’ une très longue
souffrance, et comme le héros est encore en vie, la mort n’ est pas encore survenue
puisqu’ elle devrait nécessairement avoir lieu le quatorzième jour, soit deux fois
sept. Les vrais héros ont toujours été ceux qui sont morts sur le champ de bataille
et se retirer du combat lorsqu’ ils sont blessés n’ est rien de mieux que de la lâcheté.
Par conséquent, une telle mort, même lorsqu’ elle est causée par des blessures
reçues au combat, n’ apporte au mieux aucune gloire et au pire une honte. La
véritable mort héroïque qui apporte la gloire est celle dans laquelle, au lieu de
s’ éloigner du combat lorsqu’ il est blessé, le héros continue de se battre jusqu’ à son
dernier souffle et finit par mourir sur le champ de bataille, et c’ est clairement la
description suivante de la mort d’ Enkidu, alors que Gilgamesh le pleure :

Aux premières lueurs de l’ aube qui s’ éclaire,


Gilgamesh a commencé à pleurer son ami :
« Ô Enkidu, que ta mère, une gazelle,
et ton père, un âne sauvage, a élevé,
que les ânes sauvages élevaient avec leur lait,
à qui les bêtes sauvages ont enseigné tous les pâturages,
Ô Enkidu, que le coin de la Forêt des Cèdres
pleure-toi sans relâche, de jour comme de nuit !183

La mention de la Forêt des Cèdres indique clairement que la mort du héros est
considérée comme ayant eu lieu au cours de cette bataille monumentale et que le
182
Ibid.
183
Ibid., 63.

593
L’ÂNE D’ABRAHAM

héros est pleuré dans son pays, tout comme les soldats américains et européens sont
ramenés chez eux dans des cercueils enveloppés dans leurs drapeaux nationaux
et enterrés en grande pompe. Bien qu’ à ce stade de l’ histoire, l’ implication soit
qu’ Enkidu est mort à Uruk après de longues souffrances et a été enterré peu de
temps après sa mort, plus tard dans l’ histoire, lorsque Gilgamesh raconte la mort
de son ami au tavernier Shiduri, il mentionne que le corps d’ Enkidu est resté sans
sépulture pendant « six jours et sept nuits » — ce qui signifie une longue période
de temps — jusqu’ à ce que son corps commence à se décomposer et soit mangé
par les asticots :

Mon ami que j’ aimais tant,


qui avec moi a traversé tous les dangers,
mon ami Enkidu, que j’ aimais tant,
qui avec moi a traversé tous les dangers :
le destin des mortels l’ a rattrapé.
Six jours je l’ ai pleuré et sept nuits.
Je n’ ai pas livré son corps pour l’ enterrement,
jusqu’ à ce qu’ un asticot tombe de sa narine.184

Ce qui est décrit ici, ce sont clairement les cadavres des guerriers tombés au combat
qui sont laissés pourrir sur le champ de bataille parce qu’ il n’ y a personne pour
les enterrer, et lorsque ces restes sont récupérés, ils ne sont plus identifiables et
sont donc enterrés dans des fosses communes avec un monument dédié au Soldat
inconnu que tous les pays civilisés possèdent et honorent à travers des cérémonies
nationales. L’ ironie impliquée dans cette description ne peut être amère : Enkidu,
pour qui tous les animaux se considéraient comme leur maître et leur protecteur,
après s’ être civilisé, a fini par servir de nourriture aux asticots. Peut-on imaginer
un gaspillage plus futile d’ une vie humaine ? Après avoir offert de somptueuses
funérailles à Enkidu, Gilgamesh se rend compte que la mort de son ami n’ est pas
un accident, puisque les individus forts et en bonne santé ne meurent pas jeunes,
et cela doit être la règle pour tous les tueurs, donc sa propre mort doit se cacher
au coin de la rue :

Pour son ami Enkidu Gilgamesh


a pleuré amèrement alors qu’ il errait dans la nature :
« Je mourrai, et ne serai-je pas alors comme Enkidu ?
184
Ibid., 77–78.

594
La mythologie démythifiée

Le chagrin est entré dans mon cœur !


J’ ai peur de la mort, alors j’ erre dans la nature,
trouver Uta-napishti, fils d’ Ubar-Tutu.185

Les héros peuvent avoir le sentiment qu’ ils sont au sommet du monde, qu’ ils
peuvent vaincre n’ importe qui, qu’ ils peuvent avoir tout ce qu’ ils veulent et faire
tout ce qu’ ils veulent — même se moquer des dieux, c’ est-à-dire de ceux qui ont le
pouvoir — mais il y a une chose qu’ ils ne peuvent pas surmonter, c’ est la mort elle-
même, une mort qui, pour les tueurs, est différente de la mort des gens ordinaires
dans le sens où, alors que pour les gens ordinaires, la mort survient généralement
à un âge avancé, après l’ apparition d’ un handicap, et donc elle survient plutôt
comme un soulagement, pour les guerriers cela vient violemment alors que le
héros est assez jeune et plein d’ énergie. On pourrait s’ attendre à ce qu’ un tueur
qui considère les nombreuses morts qu’ il provoque comme de simples affaires
fortuites considère sa propre mort comme quelque chose d’ attendu ou même de
bienvenue, mais dans leur esprit confus, chaque mort qu’ ils provoquent ne fait que
prouver qu’ ils sont différents parce que la mort peut survenir seulement envers les
autres, mais pas envers eux-mêmes. C’ est seulement lorsqu’ ils voient que la mort
arrive à un autre héros qu’ ils prennent conscience que la mort peut leur arriver
aussi, et si leur mort est différente de celle des gens ordinaires, elle est différente
dans le sens où elle survient violemment et au sommet de leurs capacités. C’ est
pour cette raison que Gilgamesh décide de trouver une solution magique qui
lui conférerait l’ immortalité et décide de retrouver Uta-napishti qui était le seul
mortel à avoir réussi à l’ acquérir.

À ce stade, j’ imagine que les chrétiens ne voient rien de mal dans le désir d’ acquérir
l’ immortalité parce qu’ ils croient eux-mêmes que le but de leur religion — et
pratiquement le seul but d’ ailleurs — est de leur fournir l’ immortalité, ce qu’ ils
pensent que leur croyance en Jésus, il offre et garantit. Bien que Jésus ait promis à ses
disciples ce qu’ il appelait « la vie éternelle », il n’ a jamais promis l’ immortalité. Il est
donc évident que les chrétiens confondent les deux notions sans se rendre compte
qu’ il ne s’ agit pas de la même chose. Bien que la « vie éternelle » implique une très
longue vie pratiquement sans fin, elle n’ exclut pas la possibilité de mourir, ce qui
est exactement ce que signifie l’ immortalité. Bien au contraire, par « vie éternelle »,
non seulement Jésus ne voulait pas parler d’ immortalité, mais il a précisé que la
185
Ibid., 70.

595
L’ÂNE D’ABRAHAM

« vie éternelle », au lieu d’ éliminer la possibilité de la mort, pourrait impliquer la


volonté de s’ attendre à ce que la mort survienne plus tôt et de l’ accepter, car un
monde gouverné par le mal ne peut tolérer le type de vie que Jésus préconisait, au
point de provoquer, non seulement sa propre mort prématurée, mais aussi celle de
ses disciples, qui devaient s’ attendre à être tués tout comme lui lorsqu’ il a dit : « Ne
craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’ âme ; craignez plutôt
celui qui peut faire périr l’ âme et le corps dans la géhenne. » (Mt 10 : 28). Ainsi, la
mort physique n’ implique pas nécessairement l’ abolition de la possibilité de la vie,
tandis que l’ immortalité présuppose précisément l’ abolition de la possibilité de
mourir ou d’ être tué, ce qui est précisément l’ obsession de tout héros ou meurtrier.
Bien que les héros semblent n’ avoir aucune peur de la mort alors qu’ ils provoquent
la mort des autres de sang-froid, la réalité même de la mort qu’ ils causent aux autres
devient une preuve incontestable de leur propre mort qui surviendra exactement
de la même manière le plus tôt possible. L’ immortalité suppose d’ être immunisé
contre la mort, et si les héros peuvent l’ acquérir, alors ils savent qu’ ils peuvent se
lancer dans n’ importe quelle frénésie meurtrière sans craindre que quelque chose
ne leur arrive. Alors que les êtres rationnels peuvent choisir entre le bien et le
mal parce qu’ ils en comprennent la différence, les humains qui sont immunisés
contre la mort grâce à l’ acquisition de l’ immortalité peuvent devenir des démons
parfaits causants n’ importe quel mal imaginaire sans craindre que la mort ou quoi
que ce soit d’ autre ne les arrête. C’ est pour cette raison qu’ après qu’ Ève et Adam
aient mangé de l’ arbre de la connaissance et acquis la capacité de distinguer le
bien du mal, bien que Dieu n’ ait rien fait pour empêcher les humains de choisir
consciemment le mal malgré leur propre rationalité, il a bloqué l’ accès au supposé
arbre de vie qui permettrait aux humains d’ acquérir une immunité contre la
mort et de devenir ainsi des démons imparables. Bien que l’ histoire regorge de
monstres comme Achille, Ulysse, Héraclès, Alexandre le Grand, Gengis Khan,
Napoléon, Hitler, Staline, George W. Bush, Barack Hussein Obama, etc., qui ont
ordonné ou provoqué le meurtre de milliers, voire de millions de personnes — en
fin de compte, ils sont tous arrêtés par la mort elle-même, voire par la perte de
leur pouvoir plus tôt, à la fin de leur mandat. La raison pour laquelle la Genèse
présente Dieu comme bloquant le chemin vers l’ arbre de l’ immortalité après que
les humains ont acquis la connaissance de la distinction entre le bien et le mal est
afin d’ empêcher les humains de nourrir de tels espoirs d’ acquérir l’ immortalité, et
encore moins de s’ engager dans de telles recherches. C’ est pour cette raison que,
si dans tous les écrits anciens, la recherche de l’ immortalité est un thème central,

596
La mythologie démythifiée

aucun patriarche biblique ne montre le moindre intérêt à l’ acquérir ou à se laisser


tourmenter par l’ idée de la mort. En effet, la mort de tous les grands personnages
bibliques est non seulement enregistrée, mais parfois décrite comme l’ événement
le plus naturel. Par exemple, c’ est ainsi que la mort d’ Abraham est relatée dans la
Genèse : « Abraham expira et mourut, après une heureuse vieillesse, âgé et rassasié
de jours, et il fut recueilli auprès de son peuple » (Gn 25, 8). De même, voici
comment est racontée la mort d’ Isaac : « Il expira et mourut, et il fut recueilli auprès
de son peuple, âgé et rassasié de jours, et Ésaü et Jacob, ses fils, l’ enterrèrent » (Gn
35 :29), tandis que Jacob donna même des instructions concernant son propre
enterrement (Gn 49 :29). Même la mort d’ un personnage aussi remarquable que
Moïse est signalée et si les traditions juives et chrétiennes ultérieures décrivent
Moïse comme sortant de la tombe et devenant immortel au ciel, il s’ agit d’ un
modèle clairement emprunté à la mythologie païenne comme les héros grecs
Héraclès et même Hélène de Troie qui deviennent immortels et adorés après la
mort tout comme les saints chrétiens sont adorés dans le christianisme catholique
et orthodoxe selon le même modèle emprunté au paganisme. Alors que dans la
Bible il n’ y a pas de quête de l’ immortalité, une telle quête est centrale dans toute
la mythologie ancienne, et est centrale, non seulement dans Gilgamesh, mais aussi
dans la mythologie grecque, où il existe de nombreuses tentatives pour immuniser
un héros contre la mort. L’ exemple le plus connu est celui d’ Achille qui est devenu
invulnérable sauf sur ses talons, mais bien qu’ il existe plusieurs tentatives pour
immuniser les humains contre la mort, elles échouent toutes, même si elles sont
proches du succès. Par conséquent, il n’ est pas surprenant que Gilgamesh lui-même
se lance dans une quête pour acquérir l’ immortalité qui le soulagerait de la peur
d’ être tué tout en pouvant continuer à tuer autant qu’ il le souhaitait. C’ est pour
cette raison que Gilgamesh décide de retrouver Uta-napishti, le seul mortel connu
à avoir acquis l’ immortalité, et pour l’ atteindre, Gilgamesh a dû entreprendre un
voyage dangereux qui impliquait plusieurs types d’ expérience. Afin de comprendre
à quoi font référence ces descriptions, nous devons rappeler une fois de plus que
la réalité de l’ histoire n’ est pas la réalité objective, c’ est-à-dire ce qui est arrivé à
un individu historique appelé Gilgamesh, mais plutôt à tous les héros qui passent
leur vie avec l’ obsession qu’ ils pouvaient être tués à tout moment à la suite des
meurtres qu’ ils avaient eux-mêmes provoqués. C’ est l’ obsession que Caïn lui-
même a avoué après avoir tué son frère Abel et a dit à Dieu qu’ il devrait désormais
vivre le reste de sa vie en fugitif, avec la peur que n’ importe qui puisse devenir son
propre assassin. Tout comme Caïn a avoué qu’ après avoir tué son frère, il serait

597
L’ÂNE D’ABRAHAM

obsédé par l’ idée d’ être tué (Genèse 4 : 14), de même ce qui suit décrit clairement
la vie de Gilgamesh en tant que fugitif, soi-disant à la recherche de quelque chose
qui le rendrait immunisé contre la mort, mais en réalité, s’ échapper pour sauver
sa peau :

Sur la route, voyageant vite,


Je suis venu une nuit à un col de montagne.
J’ ai vu des lions et j’ ai eu peur,
J’ ai levé la tête vers la lune en prière,
vers Sin, la lampe des dieux, allaient mes supplications :
« Ô Péché et…, garde-moi en sécurité ! »186

Lorsque Shamash lui demande pourquoi il passe sa vie en fugitif, Gilgamesh


répond que sa seule autre option serait d’ être enfermé dans le Netherworld, et que
vivre là-bas, c’ est comme dormir tout le temps :

Shamash devint inquiet et se pencha :


il parla à Gilgamesh :
« Ô Gilgamesh, où erres-tu ?
La vie que vous cherchez, vous ne la trouverez jamais.
Gilgamesh lui dit au héros Shamash :
« Après avoir erré, erré dans la nature,
quand j’ entrerai dans le Netherworld, le repos sera-t-il rare ?
Je resterai là à dormir toutes les années !
Que mes yeux voient le soleil et soient rassasiés de lumière !187

En décrivant cette chute de Gilgamesh de son statut de héros le plus admiré au


statut le plus bas de paria, le mythe babylonien présente une structure de la société
identique à celle trouvée dans la Théogonie d’ Hésiode, avec ceux qui ont le pouvoir
placé au sommet d’ une montagne, et ceux qui sont considérés comme dangereux
placés au pied de la montagne appelée « Netherworld », avec des « portes »
gardées par des êtres mortels décrits comme des « hommes scorpions » qui sont
clairement l’ équivalent des monstres grecs appelés hécatonheires ou « cent armes »
qui gardaient le Tartare :
186
Ibid.
187
Ibid., 71.

598
La mythologie démythifiée

Il est venu vers les montagnes jumelles de Mashu,


qui gardent quotidiennement le soleil levant,
dont les sommets soutiennent la structure du ciel,
dont la base descend jusqu’ au Netherworld.
Il y avait des hommes-scorpions qui gardaient sa porte,
dont la terreur était l’ effroi, dont le regard était la mort,
dont le rayonnement était effrayant, submergeant les montagnes—
au lever et au coucher du soleil, ils gardaient le soleil.
Gilgamesh les vit, de peur et d’ effroi il se couvrit le visage,
puis il reprit ses esprits et se rapprocha de leur présence.188

Tout comme dans le cas de la mort d’ Enkidu, nous devons nous rappeler que
l’ histoire ne décrit pas la réalité objective, c’ est-à-dire ce qui est arrivé à un
individu spécifique qui a vécu à un endroit et à un moment donné, mais plutôt
quel est le sort qui lui a été réservé à tous les superhéros, peu importe où et quand
ils vivaient. Lorsque les héros ne sont pas tués comme Enkidu et sont placés
derrière les barreaux pour les rendre inoffensifs, leur emprisonnement est décrit
de manière assez graphique dans les mots suivants :

L’ homme-scorpion appela sa compagne :


« Celui qui est venu à nous, la chair des dieux est son corps. »
Le compagnon de l’ homme-scorpion lui répondit :
«Les deux tiers de lui sont des dieux et un tiers des êtres humains.»189

Tout comme dans la mythologie grecque où ceux qui sont placés dans le Tartare
sont immoraux et ne sont donc pas des gens ordinaires, de même dans l’ épopée
babylonienne, le statut de Gilgamesh en tant qu’ être de souche divine ou royale
est explicitement reconnu, sans doute pour souligner que ce n’ était pas un petit
criminel. Bien que dans la réalité derrière l’ histoire, une fois arrivé aux portes
de la prison forteresse, Gilgamesh n’ aurait pas eu la possibilité de négocier avec
les gardes s’ il devait être mis derrière les barreaux ou être libéré afin de passer sa
vie de fugitif, dans la réalité de l’ histoire, les hommes scorpions proposent cette
option à Gilgamesh, car dans la vraie vie, la plupart des héros choisissent ainsi de
passer leur vie, comme le prouve l’ Odyssée :

188
Ibid.
189
Ibid.

599
L’ÂNE D’ABRAHAM

L’ homme-scorpion ouvrit la bouche pour parler :


disant un mot au roi Gilgamesh, chair des dieux :
« Vas-y, Gilgamesh ! … …
Que les montagnes de Mashu vous permettent de passer !
Que la porte des montagnes de Mashu s’ ouvre devant vous !190

Ce qui suit est explicitement une description de Gilgamesh comme un fugitif,


courant dans l’ obscurité, pourchassé par le soleil ou par ceux qui ont maintenant
le pouvoir, ce qui implique qu’ il ne vit plus sous les projecteurs, mais essaie plutôt
de cacher son identité. Finalement, Gilgamesh parvient à atteindre le bord de
la mer, et comme on s’ en souvient, dans la mythologie, la mer ou l’ océan qui
entoure la terre tout autour représente les territoires étrangers, ce qui implique
que Gilgamesh parvient à arriver en exil, et tout comme dans la mythologie
grecque, à Gilgamesh « mer » ne signifie pas une étendue d’ eau habitée par des
créatures marines, mais un territoire étranger habité par des humains qui ne
sont pas amicaux avec les étrangers. Alors qu’ il approchait, il fut repéré par une
tavernière, Shiduri, qui s’ aperçut qu’ il était un étranger et le prit pour un chasseur,
et supposant qu’ il était dangereux, elle verrouilla la porte :

Shiduri était une tavernière qui vivait au bord de la mer,


là, elle habitait, dans une auberge au bord de la mer.
Elle avait des supports et des cuves toutes en or,
elle était enveloppée de capuches et voilée de voiles.
Gilgamesh est venu errant… … ;
il était vêtu d’ une peau et craignait de le regarder.
La chair des dieux qu’ il avait dans son corps,
mais dans son cœur, il y avait du chagrin.
Son visage ressemblait à celui venu de loin.
Tandis que la tavernière le regardait au loin,
en parlant toute seule, elle a dit un mot,
prenant conseil dans son propre esprit :
« Cet homme est certainement un chasseur de taureaux sauvages,
mais d’ où vient-il, se dirigeant droit vers ma porte ?
Ainsi, la tavernière l’ aperçut et barra sa porte,
elle barra sa porte et monta sur le toit.
Mais Gilgamesh a prêté l’ oreille à… ,
il releva le menton et se tourna vers elle.
190
Ibid., 73.

600
La mythologie démythifiée

Gilgamesh lui dit à la tavernière :


« Tavernière, pourquoi avez-vous barré votre portail dès que vous m’ avez vu ?
Vous avez fermé votre portail et êtes montés sur le toit.
Je briserai la porte, je briserai les verrous ! »191

Pour révéler son identité, Gilgamesh explique à la tavernière qu’ il est le grand
héros qui a tué Humbaba et le Taureau du Ciel avec l’ aide de son ami Enkidu,
des exploits qui ont non seulement impressionné Shiduri, mais l’ ont aussi laissée
perplexe, car elle ne comprenait pas pourquoi une telle célébrité avait l’ air si mal
en point :

La tavernière lui dit à Gilgamesh :


« Si c’ est vous et Enkidu qui avez tué le Gardien,
détruit Humbaba, qui habitait la forêt de cèdres,
tué des lions dans les cols des montagnes,
saisit et tua le taureau descendu du ciel -
pourquoi tes joues sont-elles si creuses, ton visage si enfoncé,
ton humeur si misérable, ton visage si dévasté ?192

En effet, ici, la tavernière Shiduri affiche la mentalité dominante, encore répandue


aujourd’ hui, selon laquelle les héros et les célébrités doivent être les personnes les
plus heureuses de la planète, mais Gilgamesh explique qu’ après avoir vu son ami
mourir jeune, il s’ est rendu compte qu’ il était le prochain sur la liste et maintenant,
il est obsédé par la perspective de sa propre mort :

Comment puis-je garder le silence ? Comment puis-je rester silencieux ?


Mon ami que j’ aimais s’ est transformé en argile,
mon ami Enkidu, que j’ aimais, s’ est transformé en argile,
Ne devrais-je pas être comme lui, et me coucher aussi,
pour ne plus jamais se relever, pour toute l’ éternité ?193
À ce stade, Gilgamesh révèle le but de son voyage, qui est de retrouver Uta-nap-
ishti :
Gilgamesh lui dit, au cabaretier :
« Maintenant, ô cabaretier, où est la route qui mène à Uta-napishti ?
Quel est son repère ? Dites-moi!
191
Ibid., 76.
192
Ibid., 77.
193
Ibid., 78.

601
L’ÂNE D’ABRAHAM

Donnez-moi son repère !


Si cela peut être fait, je traverserai l’ océan,
si cela n’ est pas possible, j’ errai dans la nature ! »194

Une aubergiste ou une tavernière dans l’ Antiquité était sans aucun doute la
meilleure source d’ information, car il/elle avait la chance de rencontrer des gens
venant de tous les endroits et de recueillir des informations de toutes les sources
— ce qui serait aujourd’ hui Internet — et son rôle dans l’ histoire est de fournir à
Gilgamesh les informations qu’ il recherchait :

La tavernière lui dit, à Gilgamesh :


«Ô Gilgamesh, il n’ y a jamais eu de passage,
et depuis les temps anciens, personne ne peut traverser l’ océan.
Seul Shamash le héros traverse l’ océan :
à part le Dieu Soleil, qui traverse l’ océan ?
La traversée est périlleuse, son chemin semé d’ embûches,
et à mi-chemin se trouvent les Eaux de la Mort, bloquant le passage vers l’ avant.
Et d’ ailleurs, Gilgamesh, une fois que tu auras traversé l’ océan,
lorsque vous atteindrez les Eaux de la Mort, que ferez-vous alors ?
Gilgamesh, voici Ur-shanabi, le batelier d’ Uta-napishti,
et les Stone Ones sont avec lui, alors qu’ il cueille un pin au milieu de la forêt.
Vas-y, laisse-lui voir ton visage !
Si cela est possible, traversez avec lui,
si cela ne peut pas être fait, faites demi-tour et revenez en arrière !195

Ce qui est décrit ici est visiblement ce que la mythologie grecque appelle Tartare,
qui était placé à la fois sous terre et aux confins du monde, de sorte qu’ Ulysse
devait traverser l’ océan pour y arriver, tandis que d’ autres devaient traverser une
étendue d’ eau appelée Styx recourt aux services du batelier Caron dont le rôle
dans Gilgamesh est joué par Ur-shanabi. Tout comme ceux qui allaient au Tartare
étaient censés être morts, de même ceux qui traversaient l’ océan atteignaient les
« eaux de la mort », ce qui implique qu’ ils étaient considérés comme morts. De
même, dans la mythologie grecque, le batelier Caron devait être payé pour fournir
les services de transport des passagers sur l’ eau, de même Ur-shanabi avait un
équipage de Stone Ones qui aidaient à la traversée et dont les services n’ étaient pas
non plus gratuits. Probablement parce que Gilgamesh n’ était pas habitué à payer
194
Ibid.
195
Ibid., 78–79.

602
La mythologie démythifiée

pour ce qu’ il recevait puisqu’ il avait l’ habitude de recevoir gratuitement tout ce


qu’ il voulait, un combat s’ ensuivit au cours duquel Gilgamesh tua l’ équipage et
maîtrisa Ur-shanabi, lorsque Gilgamesh apprit qu’ Ur-shanabi était le serviteur de
Uta-napishti et précisément l’ homme dont il avait besoin de l’ aide :

Il est revenu se tenir au-dessus de lui,


alors qu’ Ur-shanabi le regardait dans les yeux.
Ur-shanabi lui dit, à Gilgamesh :
« Dis-moi, quel est ton nom ?
Je suis Ur-shanabi, d’ Uta-napishti la Lointaine.196

À ce stade, Gilgamesh raconte son histoire sur Humbaba, la forêt de cèdres, le


Taureau du Ciel et la perte de son ami Enkidu qui l’ a rendu obsédé par sa propre
mort et la raison pour laquelle il voulait trouver Uta-napishti afin d’ acquérir
l’ immortalité dans le but d’ éviter de passer le reste de sa vie en fugitif :

Gilgamesh lui dit à Ur-[shanabi, le batelier :]


« Maintenant, Ur-shanabi, où est la route vers Uta-napishti ?
Quel est son repère ? Dites-moi!
Donnez-moi son repère !
Si cela peut être fait, je traverserai l’ océan,
si cela n’ est pas possible, j’ errai dans la nature ! »197

Probablement avec un sourire, Ur-shanabi dit à Gilgamesh que parce que


Gilgamesh avait essayé de tout obtenir par la violence, il avait détruit les personnes
mêmes qui auraient pu l’ aider, c’ est-à-dire son équipage de Stone Ones, qui étaient
apparemment immunisés contre l’ eau de la mort comme ils étaient faits de pierre
et non de chair, il devait maintenant abattre des arbres et les couper pour fabriquer
d’ énormes bâtons de barque, ce qui n’ était pas une mince affaire pour les mains
d’ un guerrier habitué uniquement à couper des têtes humaines et à trancher des
ventres et ne pas couper du bois avec une hache :

Ur-shanabi lui dit, à Gilgamesh :


« Tes propres mains, ô Gilgamesh, ont empêché ta traversée :
tu as brisé les Stone Ones, tu les as jetés dans la rivière,
les Stone Ones sont brisés et le pin n’ est pas dépouillé.
196
Ibid., 79.
197
Ibid., 81.

603
L’ÂNE D’ABRAHAM

Prends, ô Gilgamesh, ta hache à la main,


descends dans la forêt et coupe trois cents perches,
chacun cinq tiges de longueur.
Taillez-les et garnissez-les chacun d’ un patron,
alors amenez-les ici, en ma présence.198

Après que Gilgamesh ait réussi à fabriquer les trois cents perches, Ur-shanabi
explique que lorsqu’ ils atteignent les eaux de la mort, Gilgamesh devrait éviter de
toucher l’ eau, car il n’ y était pas à l’ abri comme l’ étaient apparemment les Stone
Ones, et devrait propulser le bateau en utilisant les perches pour découvrir qu’ il
manquait de perches avant d’ atteindre la rive opposée. Pour continuer d’ avancer,
il a dû se déshabiller et utiliser ses vêtements comme voiles, ce qui l’ a finalement
aidé à réussir à traverser l’ Eau de la Mort. Le parallèle entre Gilgamesh atteignant
l’ île d’ Uta-napishti nu en utilisant ses vêtements comme voiles et l’ Ulysse
d’ Homère qui atteignit son île natale d’ Ithaque nu en s’ accrochant au mât de
son navire naufragé est trop frappant pour être une simple coïncidence et il ne
fait aucun doute que Gilgamesh a fourni à Homère un détail clé pour l’ intrigue
de son Odyssée. Cependant, contrairement à la Genèse, où les événements ne
sont généralement pas décrits deux fois avec des mots identiques, lorsqu’ il voit
Gilgamesh nu, Uta-napishti lui pose exactement les mêmes questions que la
tavernière et Ur-shanabi lui avaient posées, et Gilgamesh répète textuellement son
histoire sur Humbaba, la Forêt de Cèdre, le Taureau du Ciel, la mort de son ami
Enkidu, ainsi que sa recherche d’ une solution à son obsession de la peur de la
mort qui le tourmentait. Malheureusement, le texte qui suit comporte des lacunes,
mais apparemment Uta-napishti explique à Gilgamesh que son obsession pour la
mort fait partie de sa condition de héros doté de qualités divines qui impliquent
de profiter de meilleures choses de la vie, contrairement à un simple individu
ordinaire qui est considéré comme un « imbécile » et doit se contenter dans la vie
des restes des gens puissants comme lui, même si les gens ordinaires ne doivent
pas nécessairement être tourmentés par l’ idée d’ être tués :

Uta-napishti lui dit, à Gilgamesh :


« Pourquoi, Gilgamesh, cours-tu parfois après le chagrin ?
Toi qui es bâti à partir de la chair des dieux et des humains,
que les dieux ont façonnés comme ton père et ta mère !
As-tu déjà, Gilgamesh, comparé ton sort à celui de cet imbécile ?
198
Ibid., 81–82.

604
La mythologie démythifiée

Ils ont placé un trône dans l’ assemblée et vous ont dit : « Asseyez-vous ! »
L’ imbécile obtient des restes de levure au lieu du ghee frais,
du son et du grain au lieu de la meilleure farine.
Il est vêtu de haillons au lieu de beaux vêtements,
au lieu d’ une ceinture, il est ceint d’ une vieille corde.
Parce qu’ il n’ a pas de conseillers pour le guider,
ses affaires manquent de conseils…… »199

Bien qu’ Uta-napishti ne tire pas la conclusion comme l’ Ecclésiaste qui prétend
qu’ en fin de compte, il n’ y a pas de différence entre les puissants et les insensés
lorsqu’ il dit : « Les sages ont des yeux dans la tête, mais les insensés marchent dans
les ténèbres. Pourtant, j’ ai perçu que le même sort leur était réservé à tous. Alors,
je me suis dit : « Ce qui arrive à l’ insensé m’ arrivera aussi ; pourquoi alors ai-je
été si sage ? » Et je me suis dit que cela aussi est de la vanité (Ecl 2 : 14–15) », Uta-
napishti suggère que d’ une manière ou d’ une autre, la vie est juste de sorte que
les puissants doivent payer pour les plaisirs et les privilèges dont ils jouissent en
vivant avec la peur d’ être eux-mêmes tués. Uta-napishti, cependant, admet qu’ il y
a une absurdité à consacrer sa vie au meurtre :

Enkidu, en effet, ils l’ ont condamné.


Mais vous, vous avez travaillé dur, et qu’ avez-vous réalisé ?
Vous vous épuisez par un labeur incessant,
tu remplis tes nerfs de chagrin,
avancer la fin de vos jours.
L’ homme est brisé comme un roseau dans une canne à sucre !
le beau jeune homme, la jolie jeune femme...
trop tôt dans la fleur de l’ âge, la mort les enlève !200

Le problème avec les tueurs n’ est pas qu’ ils raccourcissent simplement leur vie en
étant tués jeunes en raison des meurtres qu’ ils causent aux autres, mais même les
gens ordinaires qui consacrent leur vie à construire des maisons et à cultiver de
la nourriture finissent par être tués, anéantis sans discernement par les massacres
provoqués par des tueurs tout comme les inondations tuent sans discernement :

Jamais nous construisons nos ménages,


jamais nous faisons nos nids,
199
Ibid., 85–86.
200
Ibid., 86.

605
L’ÂNE D’ABRAHAM

les frères partagent-ils toujours leur héritage,


il y a toujours des querelles dans le pays.
Toujours la rivière est montée et nous a apporté le déluge,
l’ éphémère flottant sur l’ eau.
Sur la face du soleil son visage regarde,
puis tout d’ un coup il n’ y a plus rien !201

Les érudits supposent qu’ Uta-napishti n’ était qu’ un citoyen ordinaire qui a
finalement été récompensé par les dieux avec le don de l’ immortalité en devenant
lui-même un dieu, mais le texte indique clairement qu’ il avait été un héros, tout
comme Gilgamesh, de sorte que la première réaction de Gilgamesh, lorsqu’ il vit
Uta-napishti, devait faire ce que les héros font toujours lorsqu’ ils voient un autre
guerrier, c’ est-à-dire déclencher un combat et essayer de le tuer :

Gilgamesh lui dit, à Uta-napishti la Lointaine :


« Je te regarde, Uta-napishti :
ta forme n’ est pas différente, tu es comme moi,
tu n’ es pas différent, tu es comme moi.
J’ avais vraiment l’ intention de te faire te battre,
mais maintenant, devant toi, ma main est retenue.
Comment se fait-il que vous soyez réunis avec les dieux ?
Comment as-tu trouvé la vie éternelle ?202

C’ est à ce moment-là qu’ Uta-napishti commence à raconter l’ histoire du déluge :

Uta-napishti lui dit, à Gilgamesh :


«Laisse-moi révéler, ô Gilgamesh, une affaire des plus secrètes,
je te raconterai un mystère des dieux.
La ville de Shuruppak, une ville que vous connaissez bien.
qui se dresse sur les rives de l’ Euphrate :
cette ville était ancienne — les dieux y étaient autrefois —
lorsque les grands dieux décidèrent de déclencher le déluge.203

Lorsque cette histoire a été découverte et traduite pour la première fois et que les
érudits ont vu ce mot « déluge » écrit avec un « D » majuscule, ils savaient que ce
201
Ibid., 87.
202
Ibid., 88.
203
Ibid.

606
La mythologie démythifiée

« déluge » était le déluge biblique et ils sont immédiatement arrivés à la conclusion


que l’ auteur de la Genèse avait copié l’ histoire de Gilgamesh, et donc Uta-napishti
était le Noé biblique, que le « déluge » c’ était l’ eau que les dieux utilisaient pour
couvrir toute la terre afin de noyer tous les humains et les animaux parce qu’ ils
étaient mauvais, et Noé ou Uta-napishti étaient épargnés et récompensés par les
dieux par l’ immortalité parce qu’ ils avaient été saints. Quand les lecteurs modernes
savent que l’ eau est le liquide qu’ ils boivent ce « déluge » ou « inondation » signifie
couvrir la terre sur laquelle ils marchent avec ce liquide pour noyer les gens parce
qu’ ils ne peuvent pas respirer sous l’ eau, et quand deux histoires utilisent le même
mot — ce qui est sans aucun doute la preuve qu’ une histoire est une copie de
l’ autre — et donc les deux histoires disent la même chose, pourquoi s’ embêter
à regarder les autres détails de l’ histoire pour comprendre ce que cette histoire
pourrait dire alors que vous savez déjà tellement ? Et, si « Déluge » faisait référence
à autre chose et non à une inondation objective, sachant que le mot « déluge »
avait déjà été utilisé par l’ auteur de Gilgamesh pour décrire les combats et la
guerre, et non un paysage recouvert d’ eau comme dans une inondation naturelle ?
Par exemple, lorsque Gilgamesh entreprit de vaincre Humbaba et de conquérir
la forêt de cèdres, les capacités de combat mortelles de Humbaba sont décrites
comme étant capables de provoquer un « déluge » avec sa simple voix :

Celui qui garde la Forêt des Cèdres a un vaste territoire,


Humbaba, sa voix est le Déluge.
Sa parole est le feu, son souffle est la mort,
il entend murmurer la forêt à soixante lieues de distance.
Qui s’ aventurerait là dans sa forêt ?
Adad se classe premier et Humbaba deuxième.204

Si le « déluge » auquel Uta-napishti a survécu était le déluge biblique et devait


donc être orthographié avec un « D » majuscule, pourquoi le déluge que Humbaba
était capable de provoquer avec sa voix devait-il être orthographié avec un « D »
majuscule ? Comment pouvait-il cracher à la fois de l’ eau et du feu de sa bouche ?
Et, si Humbaba a pu tuer en provoquant des inondations avec sa voix, cela signifie-
t-il qu’ il a été capable de cracher tellement d’ eau de sa bouche qu’ il a pu inonder
le territoire et tuer ses ennemis en les noyant et non en leur coupant la tête ? Le
fait que le « déluge » auquel le texte fait référence n’ a rien à voir avec le liquide
204
Ibid., 19.

607
L’ÂNE D’ABRAHAM

qui tombe du ciel quand il pleut, mais plutôt avec le combat et la mort, le texte le
montre clairement lorsqu’ il déclare que le « déluge » est semblable au claquement
d’ un fouet et ce craquement est en outre expliqué comme un « coup » puissant
porté à un ennemi :

Maintenant, mon ami, mais une seule est notre tâche,


le cuivre est déjà en train de couler dans le moule !
Allumer le four pendant une heure ? Pour… les braises pendant une heure ?
Envoyer le Déluge, c’ est faire claquer le fouet !
Ne reculez pas, ne reculez pas !
… … fais que ton coup soit puissant !205

Par conséquent, dans le langage de Gilgamesh, le « déluge » fait référence aux


dévastations et aux meurtres causés par la guerre et non aux noyades causées par
les inondations naturelles, de sorte que le type de « déluge » dans lequel Uta-
napishti a été impliqué était similaire au genre de « déluge » que Gilgamesh et
Enkidu avaient provoqué en tuant Humbaba et en conquérant la forêt de cèdres,
et cela n’ avait rien à voir avec l’ inondation d’ un territoire avec de l’ eau. Gilgamesh
remarqua déjà qu’ Uta-napishti était un héros tout comme lui, et Uta-napishti
souligna qu’ il vivait dans la ville plus ancienne de Shuruppak, qui était connue
de Gilgamesh, car elle se trouvait dans la même région, donc son histoire était
une version plus ancienne de celle de Gilgamesh. Après avoir écouté l’ histoire du
« déluge » que Gilgamesh a causé à Humbaba, Uta-napishti raconte l’ histoire du
« déluge » dans lequel il a lui-même été impliqué, et a été impliqué tout comme
Gilgamesh, c’ est-à-dire en tant que héros principal :

Leur père Anu a prêté serment,


et leur conseiller, le héros Enlil,
leur chambellan, le dieu Ninurta,
et leur shérif, le dieu Ennugi.
Le prince Ea jura aussi avec eux :
répétant leurs paroles devant une clôture en roseau :
« Ô Clôture de roseau ! Ô mur de briques !
Écoutez ceci, ô barrière ! Fais attention, ô mur !
Ô homme de Shuruppak, fils d’ Ubar-Tutu,
Démolissez la maison et construisez un bateau !
Abandonnez la richesse et recherchez la survie !
205
Ibid., 41.

608
La mythologie démythifiée

Rejetez la propriété, sauvez la vie !


Embarquez à bord du bateau les graines de tous les êtres vivants !
Le bateau que tu construiras,
ses dimensions seront toutes égales :
sa longueur et sa largeur seront les mêmes,
couvrez-la d’ un toit, comme l’ océan ci-dessous.206

Les érudits imaginent qu’ Uta-napishti a appris de la clôture et du mur ce que


les dieux avaient décidé, et c’ est ainsi qu’ il a eu l’ idée de construire un bateau et
d’ échapper au déluge. Comme le texte l’ indique explicitement, l’ idée du déluge
a été initiée par Enlil, le conseiller principal et soutenue par d’ autres dieux, dont
Ea, apparemment le patron d’ Uta-napishti. Bien que la référence au fait de prêter
serment devant une clôture de roseaux et devant un mur de briques soit obscure,
elle peut faire allusion à une ancienne pratique consistant à prêter serment de secret,
tout comme les maçons prêtent un serment similaire les yeux bandés et avec un
nœud coulant autour du cou, tandis que dans la mythologie grecque, les serments
formels étaient prêtés en jurant sur l’ eau du fleuve Styx. Vraisemblablement, le fait
de prêter serment par l’ enceinte visait à lier ceux qui prêtaient serment à soutenir
l’ idée et en même temps à garder secret le véritable objectif de l’ entreprise du
grand public — autrement dit, tout ce qui était discuté devait rester dans l’ enceinte,
une ancienne version de la prise de décisions gouvernementales top secrète. Bien
entendu, les érudits supposent que le but de l’ entreprise était censé rester secret,
même pour Uta-napishti, qui, selon eux, était également un citoyen ordinaire, bien
que le texte ait clairement indiqué qu’ Uta-napishti « se tenait en assemblée avec les
dieux » et devait donc avoir été présent lorsque la décision était prise et n’ avait pas
besoin d’ en être informé en parlant à un mur fait de briques ou de roseaux. Bien
que l’ idée du « déluge » — quelle qu’ elle soit — n’ était pas son idée, c’ était Uta-
napishti qui était chargé de l’ exécuter, et la charge était reçue par l’ intermédiaire
de son patron, le dieu Ea, il n’ avait donc pas à voler n’ importe quel secret des
dieux comme le fantasment les érudits. Évidemment, en tant que subordonné,
Uta-napishti n’ avait pas la possibilité de dire « non », mais comme l’ exécution de
la décision impliquait de construire un ou plusieurs grands bateaux et de charger
dessus de grandes fournitures, comme s’ il partait pour un long voyage pendant
quelques jours — des préparations qui non seulement ne pouvaient pas être
gardées secrètes, mais qui impliquaient même l’ aide d’ une grande partie de la
206
Ibid., 89.

609
L’ÂNE D’ABRAHAM

population — Uta-napishti a soulevé la question de savoir comment garder secret


le véritable objectif de l’ entreprise et a demandé une suggestion sur ce qu’ il devrait
dire publiquement :

J’ ai compris et j’ ai parlé à Ea, mon maître :


«J’ obéis, ô maître, à ce que tu m’ as dit.
J’ ai compris et je le ferai,
mais que dois-je répondre à ma ville, à la foule et aux anciens ?207

À ce stade, je ne peux m’ empêcher d’ être consterné par l’ incapacité des savants à


lire lorsqu’ ils imaginent qu’ Uta-napishti a construit le bateau contre la volonté des
dieux alors que le texte dit clairement qu’ il a reçu un ordre du dieu Ea qui était son
maître et il a décidé d’ « obéir » à un ordre explicite, et en tant que subordonné,
il n’ avait réellement pas la possibilité de ne pas faire ce qu’ on lui disait ! À cette
objection valable, Ea répondit que, tout en exécutant le plan d’ Enlil, Uta-napishti
devrait dire publiquement qu’ il était en réalité devenu persona non grata auprès
d’ Enlil qui veut le tuer et qu’ il devait s’ exiler pour sauver sa peau :

Ea ouvrit la bouche pour parler,


me disant, son serviteur :
« Tu leur diras aussi ceci :
« C’ est sûr que les dieux Enlil éprouvent de la haine pour moi.
Dans ta ville je ne peux plus vivre,
Je ne peux plus marcher sur le terrain d’ Enlil.
Je dois aller dans l’ océan d’ en bas, vivre avec Ea, mon maître,
et il vous enverra une pluie abondante :
une abondance d’ oiseaux, une profusion de poissons,
il fournira une moisson de richesses.
Le matin, il t’ enverra une pluie de galettes de pain,
et le soir un torrent de blé.208

Ainsi, le superhéros Uta-napishti a été expulsé de la ville parce que, d’ une manière
ou d’ une autre, les dieux le détestaient et qu’ il a dû s’ exiler auprès des étrangers
qui vivaient dans « l’ Océan », mais d’ une manière ou d’ une autre, son exil
inonderait leur ville de toutes sortes de choses. Les « richesses » apporteraient
des pluies « de galettes de pain » et « un torrent de blé ». Tout un « déluge » en
207
Ibid.
208
Ibid., 89–90.

610
La mythologie démythifiée

guise de punition pour une ville qui a aidé ce qu’ on appellerait aujourd’ hui un
terroriste à fuir la ville ! Qui a dit que c’ était une si mauvaise chose quand les
dieux en viennent à vous haïr ! Et bien qu’ Uta-napishti ait dit à tout le monde
qu’ il se préparait à fuir Enlil parce qu’ Enlil voulait sa mort, personne n’ a dit à
Enlil qu’ Uta-napishti disait à toute la ville qu’ il voulait s’ enfuir et que toute la ville
l’ aidait avec enthousiasme, de sorte qu’ Enlil n’ a rien fait pour mettre Uta-napishti
derrière les barreaux avant qu’ il ne quitte la ville en grande pompe. Shuruppak
était peut-être une ville très avancée, mais l’ échec de sa police secrète en matière
de renseignement a été aussi spectaculaire que les échecs de la CIA américaine !
Mais, ce « déluge » consistait-il en de l’ eau qui descendrait du ciel et noierait tous
les gens et tout le reste, ou bien s’ agissait-il de toutes sortes de cadeaux dont la
ville serait inondée, tout comme les Américains pensaient qu’ après la conquête de
l’ Irak, ils seraient inondés de pétrole irakien bon marché ? Le détail selon lequel
Ea vivait dans l’ océan d’ en bas alors qu’ il faisait formellement partie du conseil
des dieux de la ville indique qu’ il était l’ équivalent du dieu grec Poséidon qui,
comme on s’ en souvient, était le dieu guerrier dont la tâche était de conquérir
les étrangers, les territoires/Océan, et comme commandant en chef, avait pour
ses fantassins des héros comme Uta-napishti, Cyclopes, Gilgamesh, Achille et
même Ulysse, qu’ il pouvait punir lorsqu’ ils faisaient preuve d’ insubordination
tant qu’ ils étaient en territoire étranger, et donc sur son propre terrain. Alors que
les lecteurs modernes ne peuvent pas comprendre par inondation ou « déluge
» autre chose que de grandes quantités du liquide objectif de formule chimique
H2O, les lecteurs anciens, faisant preuve de bon sens, auraient compris que ce
qui est décrit ici est une abondance qui se déverse vers une ville non pas parce
que les étrangers ne savent que faire des « galettes de pain » ou du « blé » qu’ ils
travaillent si dur à produire, mais parce qu’ ils ont été conquis et sont obligés
d’ envoyer ces friandises en tribut. Par conséquent, la décision des dieux de
provoquer le « déluge » n’ avait rien à voir avec le fait de tuer la population de leur
propre ville en la noyant dans l’ eau, mais plutôt de conquérir d’ autres villes afin
de les piller afin que leur propre ville soit inondée avec des « pluies de galettes »
et des « torrents de blé ». Bien sûr, Gilgamesh comprit qu’ Uta-napishti avait pour
mission de conquérir une zone agricole considérée comme le grenier à blé pour
ramener à la maison la nourriture de base, tout comme lui et Enkidu partaient en
mission pour conquérir la forêt de cèdres pour ramener à la maison le précieux
matériau de construction en massacrant ceux qui défendaient leurs propriétés,
massacre décrit comme provoquant un « déluge » sur la région. Bien que les

611
L’ÂNE D’ABRAHAM

histoires de Gilgamesh et d’ Uta-napishti soient similaires, il y avait une différence


majeure entre elles : alors que la guerre contre Humbaba était apparemment l’ idée
de Gilgamesh à laquelle les anciens de la ville se sont d’ abord opposés et qu’ ils ont
fini par approuver seulement après que Gilgamesh ait réussi à obtenir le soutien
populaire des jeunes, dans le cas d’ Uta-napishti, la décision de la guerre a été prise
au sommet. Il a aussi reçu l’ ordre de faire les préparatifs et de l’ exécuter, ordre
auquel il a accepté de se conformer, bien que nous ne sachions pas s’ il aimait l’ idée
ou non. En d’ autres termes, la réalité raisonnée des deux récits est la même, en
ce sens que la même chose est décidée pour la ou les mêmes raisons, même si les
détails objectifs concernant les personnes qui prennent les décisions, la manière
dont elles sont exécutées et les personnes qui les prennent peuvent être différents.
De plus, alors que les préparatifs du « déluge » — quel qu’ il soit — étaient en cours,
le véritable objectif de l’ entreprise était gardé secret, même si la nature militaire
des préparatifs décrits aurait été trop transparente pour que quiconque ne puisse
pas comprendre ce qui se passait. Bien que le texte décrive la construction d’ un
énorme navire, sa taille inimaginable aurait été pour les peuples anciens un obstacle
flagrant à la réalité, de sorte qu’ ils n’ auraient pas compris qu’ il faisait référence à
un seul navire avec lequel un fugitif devait s’ enfuir — quelque chose pour ce que
n’ importe quel bateau aurait suffi, mais plutôt à une flotte de grands navires de
guerre comme ceux que les Grecs utilisaient lorsqu’ ils attaquèrent Troie. Le fait
que toutes les catégories de personnes ont participé aux préparatifs, tout comme
les Américains et les Européens ont soutenu avec enthousiasme les guerres de leurs
gouvernements, parce qu’ ils ont compris que le véritable objectif de l’ entreprise
a compris que l’ ensemble de la population a compris le but de l’ entreprise et l’ a
soutenue avec enthousiasme, est évident : les guerres devaient inonder leurs pays
des richesses pillées dans les pays conquis :

Aux premières lueurs de l’ aube qui s’ éclaire,


à la porte d’ Atra-hasis rassembla le pays :
le charpentier portant sa hache,
le boucher de roseaux portant sa pierre,
le charpentier portant sa lourde hache./
Les jeunes hommes étaient … … ,
les vieillards portant des cordes en fibre de palmier ;
le riche portait le poix,
le pauvre homme a apporté le… tacle.209
209
Ibid., 90.

612
La mythologie démythifiée

Comme toute militarisation qui implique d’ énormes budgets militaires et un


gaspillage de ressources, la construction du ou des bateaux impliquait de grandes
dépenses :

Pour mes ouvriers, j’ ai abattu des bœufs,


et les agneaux que j’ abattais quotidiennement.
Bière et ale, huile et vin
comme l’ eau d’ une rivière j’ ai donné ma main d’ œuvre,
ils jouirent donc d’ une fête comme aux jours du Nouvel An.210

On imagine quel enthousiasme s’ empara de toute la population pour aider un fugitif


à fuir la divinité qu’ il avait irritée ! Et, pour avoir aidé un fugitif, la population, non
seulement, n’ attendait aucune rétribution de la part de la divinité furieuse, mais
plutôt des « douches » et des « torrents » par lesquels elle ne comprenait pas l’ eau
qui les noierait physiquement :

L’ heure que le dieu Soleil a fixée...


« Le matin, il t’ enverra une pluie de galettes de pain,
et le soir un torrent de blé.
Montez dans le bateau et fermez votre écoutille !
ce moment était maintenant venu :
« Le matin, il t’ enverra une pluie de galettes de pain,
et le soir un torrent de blé.211

Les lecteurs modernes, cependant, avec leur esprit scientifique, malgré le fait que
ces « averses » et «torrents» sont expliqués en langage clair et même répétés plus
d’ une fois, ils lisent que ce qui est promis est de l’ eau qui noie la population parce
que c’ est ainsi que les fondamentalistes lisent le déluge biblique et les érudits savent
non seulement que la façon dont les fondamentalistes lisent la Bible est correcte,
mais que le déluge de la Genèse a été copié sur Gilgamesh et que, par conséquent,
tout ce que les fondamentalistes lisent dans la Genèse, doit être ce que Gilgamesh
dit. Pourquoi se gratter la tête pour comprendre ce que dit le texte alors que même
les fondamentalistes savent ce que dit le texte ? Une fois le ou les navires prêts, Uta-
napishti confia son palais à son contremaître, laissant entendre que son départ
n’ avait rien à voir avec un exil puisqu’ il comptait revenir et souhaitait entre-temps
210
Ibid.
211
Ibid., 91.

613
L’ÂNE D’ABRAHAM

que sa succession soit correctement entretenue jusqu’ à son retour — victorieux,


bien sûr :

Le temps à regarder était plein de mauvais pressentiments,


Je suis entré dans le bateau et j’ ai scellé ma trappe.
A celui qui a scellé le bateau, Puzur-Enlil212 le charpentier,
J’ ai donné mon palais avec tous ses biens.213

Une fois Uta-napishti enfermé à l’ intérieur du bateau, on pourrait s’ attendre à


ce que d’ énormes quantités d’ eau inondent la terre et qu’ Uta-napishti se lance
dans un voyage solitaire sur l’ eau sans aucune terre en vue, mais à la place, nous
apprenons que devant lui s’ en alla le Dieu de la Tempête Adad — dont la nature
guerrière est bien connue — accompagné d’ autres dieux comme Shullat et Hanish
dont les responsabilités étaient de diriger la campagne alors qu’ elle se déplaçait sur
les montagnes et les terres — et non sur l’ eau ! — tandis que les dieux Anunnaki
étaient chargés des opérations d’ assaut, car ils portaient des « torches de feu » qui
servaient à « brûler » les villes attaquées et qui auraient été inutiles sur un bateau
naviguant sous une pluie torrentielle. Uta-napishti était tellement détesté par Enlil
qu’ il fut non seulement autorisé à quitter la ville en grande pompe, mais qu’ il
reçut même une escorte composée des dieux de la guerre les plus puissants pour
brûler la terre devant lui sur laquelle son énorme bateau naviguait :

Aux premières lueurs de l’ aube qui s’ éclaire,


il y avait à l’ horizon un sombre nuage noir,
et beuglant à l’ intérieur se trouvait Adad, le dieu de la tempête.
Les dieux Shullat et Hanish le précédaient,
portant son trône sur la montagne et la terre.
Le dieu Errakal déracinait les amarres,
Ninurta, en passant par là, fit déborder les barrages.
212
Je ne suis pas capable de lire l’ écriture cunéiforme et je n’ ai donc aucune idée de ce que
Puzur pourrait vouloir dire, mais je soupçonne que cela indique une certaine relation avec Enlil,
ce qui implique que l’ homme de confiance d’ Uta-napishti était également un homme de confiance
d’ Enlil, celui-là même de qu’ Uta-napishti était censé s’ enfuir, ce qui aurait rendu l’ histoire officielle
selon laquelle Uta-napishti fuyait Enlil parce que Enlil le détestait aussi crédible que l’ explication
des médias occidentaux selon laquelle le but des guerres américaines et européennes est de lutter
contre le terrorisme et non conquérir d’ autres pays et éliminer les dirigeants étrangers qui ne sont
pas leurs laquais.
213
George, The Epic of Gilgamesh, 91.

614
La mythologie démythifiée

Les dieux Anunnaki portaient des torches de feu,


brûlant le pays avec des éclairs brillants.214

Une véritable inondation qui « brûlait » la terre avec le feu parce que l’ eau brûlait
comme de l’ essence ! De toute évidence, le fait que l’ eau puisse être utilisée pour
éteindre un incendie et non pour tout incendier doit être une découverte moderne.
Ce qui suit est clairement le début d’ une bataille avec le dieu attaquant la terre
comme un taureau, ce qui n’ aurait absolument aucun sens si tout le territoire était
inondé et recouvert d’ eau :

Le calme du Dieu de la Tempête passa dans le ciel,


et tout ce qui était clair se transforma alors en ténèbres.
Il chargea le pays comme un taureau déchaîné,
il l’ a brisé en morceaux comme un vase d’ argile.215

J’ imagine que les érudits modernes commencent à lever les yeux au ciel parce que
je ne comprends pas que le langage est figuratif et que, par conséquent, lorsque le
Dieu de la tempête est décrit comme attaquant la terre comme un taureau, cela
signifie en réalité couvrir toute la terre d’ eau et détruire tous les êtres vivants les
noyant donc le « taureau » signifie en réalité le « Déluge », bien que le texte indique
distinctement que le « Déluge » n’ a pas commencé lorsque toute la conflagration a
commencé, mais il a commencé plus tard lorsque le carnage humain a commencé,
et lorsque le « Déluge » a commencé, les gens ne se noyaient pas à bout de souffle,
mais s’ entretuaient sans discernement, ce qui n’ aurait absolument aucun sens
lorsque des gens se noieraient dans une inondation :

Pendant un jour, les vents violents ont aplati le pays,


rapidement ils soufflèrent, et puis vint le Déluge.
Comme une bataille, le cataclysme s’ est abattu sur le peuple.
Un homme ne pouvait pas en discerner un autre,
et les gens ne pouvaient pas non plus être reconnus au milieu de la destruction.216

La guerre a peut-être tué beaucoup de gens comme n’ importe quel cataclysme


naturel, mais même si les cataclysmes naturels comme les inondations n’ affectent
214
Ibid.
215
Ibid., 92.
216
Ibid.

615
L’ÂNE D’ABRAHAM

ni les dieux ni les dirigeants, les guerres les affectent directement, non seulement
parce qu’ elles sont décidées par eux, mais aussi parce qu’ ils en sont les principaux
acteurs et après la dévastation que représentait le « Déluge », ce sont les dieux eux-
mêmes qui ont pris peur :

Même les dieux ont eu peur du Déluge,


ils partirent et montèrent au ciel d’ Anu,
couché comme des chiens recroquevillés à l’ air libre.217

Alors que les érudits modernes comprennent — ou plutôt savent — que le déluge
a détruit les gens ordinaires et n’ a pas pu affecter les divinités qui vivaient dans
le ciel où il ne pouvait y avoir de déluge, le texte indique clairement que, même
si de nombreuses personnes ordinaires sont mortes, ce sont les dieux qui avaient
décidé de toute l’ entreprise et qui a fini par avoir peur. En d’ autres termes, alors
que la population de sa ville natale s’ attendait à ce que des « pluies de galettes » et
des « torrents de blé » inondent leur ville, leurs dieux ont commencé à chercher
des trous dans le sol où se cacher, comme Saddam Hussein. Qu’ est-ce que le texte
peut décrire d’ autre que le fait que la guerre s’ est soldée par un échec, tout comme
la guerre déclenchée par Hitler et les nazis, lorsque ces dirigeants ont fini par
chercher un endroit où se cacher parce qu’ ils ont été rendus responsables des
dévastations causées par la guerre ? Il semble qu’ il s’ agisse d’ une autre différence
entre l’ histoire de Gilgamesh et celle d’ Uta-napishti, c’ est-à-dire que si la guerre
menée par Gilgamesh s’ est soldée par un succès, celle dans laquelle Uta-napishti
a été impliqué s’ est soldée par une défaite, et cela peut expliquer pourquoi Uta-
napishti décrit Shuruppak comme une vieille ville qui dans le passé était gouvernée
par ses propres dieux, ce qui implique que maintenant, elle n’ était plus gouvernée
par ces dieux et était gouvernée par une autre ville, sans aucun doute la ville
qu’ elle a attaquée et par laquelle elle était vaincue tout comme Troie a été vaincue
et détruite par les Grecs :

La ville de Shuruppak, une ville que vous connaissez bien.


qui se dresse sur les rives de l’ Euphrate :
cette ville était ancienne — les dieux y étaient autrefois —
lorsque les grands dieux décidèrent de déclencher le Déluge.218

217
Ibid.
218
Ibid., 88.

616
La mythologie démythifiée

Les guerres sont menées dans le but d’ apporter une plus grande prospérité et
une vie bien meilleure à ses propres citoyens aux dépens des étrangers conquis,
mais ceux qui ont déclenché celles-ci ont découvert que la guerre non seulement
détruisait l’ ancienne vie sans apporter aucune prospérité ni une vie meilleure aux
citoyens de son propre peuple, mais en tenant compte du fait que le peuple est
maintenant décrit comme remplissant « l’ océan », cela implique que les citoyens
avaient été faits prisonniers et utilisés comme esclaves par la ville étrangère
victorieuse, tout comme les Troyens ont fini par être faits prisonniers par la ville
étrangère victorieuse. Les Grecs, après leur propre prince Pâris, ont déclenché le
conflit en s’ emparant du trésor de la ville de Sparte :

La déesse s’ écria comme une femme en couches :


Belet-ili gémit, dont la voix est si douce :
« Les temps anciens sont devenus de l’ argile,
parce que j’ ai dit du mal dans l’ assemblée des dieux.
Comment pourrais-je dire du mal dans l’ assemblée des dieux,
et déclarer une guerre pour détruire mon peuple ?
C’ est moi qui accouche, ces gens sont à moi !
Et maintenant, comme les poissons, ils remplissent l’ océan ! »219

Comment le texte pourrait-il dire plus explicitement que ce que les dieux avaient
décidé était en réalité une « guerre » par laquelle ils ont fini par détruire leur
propre peuple, quelque chose qu’ ils n’ avaient pas prévu, et maintenant ils se
demandent comment ont-ils pu être aussi stupides ? Bien sûr, les érudits modernes
objecteraient que je suppose que des gens ont été capturés parce que, lorsque le
texte dit que les gens remplissaient l’ océan comme des poissons, il fait référence au
fait qu’ ils se sont noyés, de sorte que Shuruppak était rempli de cadavres flottants
de ses propres citoyens, mais puisque les hommes ont rempli l’ océan comme
des poissons, cela ne peut pas signifier que les gens étaient des cadavres, car les
poissons ne remplissent pas l’ océan de leurs carcasses, mais le remplissent en y
vivant. Comme on pouvait s’ y attendre, la dévastation a duré six jours et sept
nuits, et a finalement pris fin lorsque la terre n’ a pas été recouverte par l’ eau, mais
plutôt « aplatie », tout comme après une guerre, tous les bâtiments sont détruits
et les archéologues peuvent le dire avec une grande précision lorsque les villes
anciennes ont été conquises en examinant les couches de débris lorsque tous les
bâtiments ont été rasés et que de nouveaux ont été construits plus tard par-dessus :
219
Ibid., 92

617
L’ÂNE D’ABRAHAM

Pendant six jours et sept nuits,


là soufflait le vent, l’ averse,
le vent, le déluge, a aplati la terre.220

Tout comme le « Déluge » n’ a pas commencé lorsque Uta-napishti et les dieux se


sont mis en route, mais lorsque le massacre du peuple a commencé, de même la
navigation d’ Uta-napishti dans le bateau sur l’ océan ne s’ est pas terminée lorsque
le « Déluge » a pris fin, mais en réalité, il a commencé après la fin du « Déluge »
et « la plaine inondable était plate comme le toit d’ une maison », ce qui implique
qu’ au lieu de rentrer chez eux avec les autres dieux qui sont rentrés chez eux
vaincus comme des chiens avec leur queue entre leurs jambes cherchant un trou
où se cacher, Uta-napishti décida de s’ exiler tout comme Énée, un voyage qui dura
encore — surprise, surprise — exactement six jours :

Mais le septième jour, quand il arriva,


le vent s’ est calmé, le déluge a pris fin.
L’ océan s’ est calmé, qui s’ était battu comme une femme en travail,
la tempête s’ apaisait, le déluge prenait fin.
J’ ai regardé la météo, c’ était calme et immobile,
mais tout le peuple était devenu argile.
La plaine inondable était plate comme le toit d’ une maison.
J’ ai ouvert une bouche d’ aération, le soleil est tombé sur mes joues.
Je me suis assis, je me suis agenouillé et j’ ai pleuré,
les larmes coulaient sur mes joues.
J’ ai scruté les horizons, le bord de l’ océan,
en quatorze endroits s’ élevait une île.
Sur la montagne de Nimush, le bateau s’ est échoué,
Le mont Nimush maintenait le bateau fermement et ne lui permettait aucun
mouvement.
Un jour et une seconde, le mont Nimush a maintenu le bateau fermement, ne lui
a permis aucun mouvement,
un troisième jour et un quatrième, le mont Nimush maintint le bateau ferme-
ment,
ne lui a permis aucun mouvement,
Un cinquième et un sixième jour, le mont Nimush maintint le bateau fermement,
ne lui permettant aucun mouvement.221
220
Ibid., 93.
221
Ibid.

618
La mythologie démythifiée

Et maintenant vient le célèbre passage qui montre sans équivoque que l’ histoire
biblique du déluge est une référence claire à Gilgamesh et que les érudits utilisent
comme preuve que l’ histoire biblique a été copiée de Gilgamesh :

Le septième jour quand il arriva,


J’ ai sorti une colombe, je l’ ai lâchée :
la colombe est partie mais elle est revenue,
il n’ y avait pas d’ endroit où atterrir, alors c’ est revenu à moi.
J’ ai sorti une hirondelle, je l’ ai lâchée :
L’ hirondelle est partie mais ensuite elle est revenue,
il n’ y avait pas d’ endroit où atterrir, alors c’ est revenu à moi.
J’ ai sorti un corbeau, je l’ ai lâché :
le corbeau s’ en alla, il vit les eaux se retirer,
trouver de la nourriture, s’ incliner et se balancer, cela ne me revenait pas.222

Les érudits savent déjà que la raison pour laquelle Uta-napishti a lâché des oiseaux
pour voir s’ ils reviendraient ou non était de vérifier si l’ eau avait baissé afin qu’ il
puisse débarquer, car c’ est ainsi qu’ ils lisent la Genèse, dont ils savent qu’ elle est
une copie de Gilgamesh et qu’ elle doit donc dire la même chose. Comme toute
personne faisant preuve de bon sens peut le constater, rien dans Gilgamesh
n’ indique qu’ Uta-napishti a relâché les oiseaux pour vérifier le niveau supposé
de l’ eau en attendant que les eaux se calment, car il a relâché les oiseaux le même
jour, c’ est-à-dire : le « septième », et dans des intervalles aussi courts, le niveau de
toute inondation objective ne peut pas changer de façon spectaculaire. La raison
de la libération des oiseaux peut être discernée en remarquant la différence entre
les oiseaux qui sont revenus et l’ oiseau qui n’ est pas revenu, c’ est-à-dire que les
oiseaux qui sont revenus n’ étaient pas des charognards, tandis que l’ oiseau qui
n’ est pas revenu était un oiseau bien connu comme charognard. Par conséquent,
la libération des oiseaux n’ avait pas pour but de vérifier le niveau de l’ eau, mais
plutôt de vérifier si les hostilités avaient pris fin lorsque la zone était jonchée de
carcasses humaines en décomposition ; une aubaine pour les charognards qui
pourraient se nourrir uniquement lorsqu’ il n’ y aura plus de combats et que la zone
sera jonchée de corps humains en décomposition. Le fait qu’ Uta-napishti n’ ait pas
été empêché par l’ eau de sortir du bateau est également suggéré par le fait qu’ après
que le corbeau n’ est pas revenu, le texte ne dit pas qu’ il a finalement décidé de
débarquer, comme nous le lisons dans la Genèse, mais plutôt : nous lisons :
222
Ibid., 93–94.

619
L’ÂNE D’ABRAHAM

J’ ai apporté une offrande, j’ ai fait un sacrifice aux quatre vents,


de l’ encens que j’ ai placé au sommet de la montagne.
Sept flacons et sept que j’ ai mis en place,
j’ ai empilé des roseaux, des cèdres et des myrtes en dessous.
Les dieux ont senti la saveur,
les dieux sentaient la douce saveur,
les dieux se rassemblaient comme des mouches autour de l’ homme qui offrait
le sacrifice.223

Un lecteur de l’ Antiquité n’ aurait pas manqué de remarquer l’ amère ironie


de la situation : les dieux ont décidé de provoquer un « déluge » sur une ville
étrangère en promettant qu’ il apporterait des « averses de galettes de pain » et
des « torrents de blé » sur leur propre ville pour que tous les citoyens puissent
en profiter, une idée adoptée par toute la population, des riches aux pauvres et
des jeunes aux vieux, pour découvrir que non seulement leur ancienne vie et
leur prospérité ont été détruites, mais que les gens eux-mêmes ont fini par vivre
comme des « poissons dans l’ océan » — ce qui indique clairement la captivité dans
des territoires étrangers — tandis que les dieux eux-mêmes ou les dirigeants qui
avaient décidé le «déluge» mouraient de faim. Par conséquent, lorsqu’ un survivant
comme Uta-napishti apportait un sacrifice, tous les dieux se rassemblaient comme
des mouches affamées pour récupérer un morceau de nourriture. C’ est une leçon
que l’ humanité n’ a jamais apprise, de sorte que les guerres sont considérées non
pas comme des sources de dévastation et d’ appauvrissement, mais comme une
source de plus grande prospérité, tout comme les Américains et les Européens
pensaient qu’ en conquérant l’ Irak, ils seraient inondés de pétrole bon marché pour
découvrir non plus seulement que le pétrole dans ces pays est devenu plusieurs
fois plus cher, mais les prix de tout le reste ont augmenté, la pauvreté n’ a jamais
été aussi étendue alors que les principaux acteurs de ces guerres, les États-Unis, la
Grande-Bretagne, l’ Italie et la France, les principaux acteurs de ces guerres, sont
les pays les plus endettés du monde. Mais la véritable ironie est de savoir qui est
responsable des désastres qu’ apportent toutes les guerres :

Puis aussitôt arriva Belet-ili,


elle souleva les mouches de lapis-lazuli qu’ Anu avait confectionnées pour leur
cour :
«Ô Dieux, laissez ces grosses perles dans mon collier
223
Ibid., 94.

620
La mythologie démythifiée

rappelle-moi ces jours et ne les oublie jamais !


Tous les dieux viendront à l’ encens,
mais qu’ Enlil ne vienne pas à l’ encens,
parce qu’ il a manqué de conseil et a provoqué le déluge,
et j’ ai livré mon peuple à la destruction.224

Oui, on s’ en souvient, c’ est Enlil qui eut l’ idée d’ un « Déluge » qui amènerait des
« pluies de galettes » et des « torrents de blé » sur la ville et de qui Uta-napishti
reçut l’ ordre de transporter la décision, mais cela signifie-t-il qu’ Enlil en accepte
la responsabilité ? Ensuite, nous lisons :

Puis aussitôt Enlil arriva,


il a vu le bateau, il a été pris de colère,
rempli de rage contre le divin Igigi :
« D’ où s’ est échappé cet être vivant ?
Aucun homme n’ était censé survivre à la destruction !225

Qu’ une guerre soit couronnée de succès, comme celle menée par Gilgamesh, ou
qu’ elle soit un échec, comme celle dans laquelle Uta-napishti a été impliquée, un
héros survivant est un problème du fait que, en cas de succès, les héros deviennent
défiants et s’ attribuent le mérite, tandis que lorsque la guerre se termine par une
défaite, les héros survivants deviennent un problème encore plus grand, car ils
peuvent pointer du doigt ceux qui ont décidé de l’ affaire dans laquelle ils n’ étaient
que de simples marionnettes. Oui, Uta-napishti a pu donner l’ impression d’ avoir
tout planifié en prétendant publiquement qu’ il fuyait Enlil, mais après le désastre
de toute l’ entreprise, il n’ a pas eu envie d’ en accepter la responsabilité et de placer
silencieusement sa tête sur le billot du bourreau pour être tranchée et payer pour
ce que ses patrons avaient décidé. Les héros peuvent être prompts à revendiquer
le mérite de leur succès, mais pas aussi prompts à accepter les échecs. Tout
comme Gilgamesh était devenu un handicap pour les dieux — et Achille pour
Agamemnon d’ ailleurs — de même Uta-napishti était également un handicap
pour Enlil, car peu importe que les héros réussissent ou échouent, les seuls bons
héros sont les héros morts et un héros survivant est un problème. Quand Enlil a
découvert qu’ Uta-napishti était vivant, il a clairement indiqué qu’ il voulait sa mort
parce qu’ il en savait trop, mais le problème était que sa tête n’ était pas la seule à
224
Ibid.
225
Ibid.

621
L’ÂNE D’ABRAHAM

rouler, car il y avait d’ autres têtes plus grosses impliquées. Une dispute a éclaté
parmi les dieux sur la façon de mettre toute cette affaire sous le tapis :

Ninurta ouvrit la bouche pour parler :


disant au héros Enlil :
« Qui, sinon Ea, pourrait provoquer une telle chose ?
Ea seul sait comment tout se passe.226

Comme c’ est toujours le cas, quand les choses tournent mal, c’ est le petit
bonhomme qui finit avec la tête coupée, mais éliminer le petit bonhomme ne
résout pas le problème, car il y a encore ceux par qui les ordres étaient passés et qui
pourraient pointer toujours du doigt celui d’ en haut qui a pris la décision :

Ea ouvrit la bouche pour parler,


disant au héros Enlil :
« Toi, le sage des dieux, le héros,
comment pourriez-vous manquer de conseils et provoquer le Déluge ?
À celui qui transgresse, inflige son crime !
À celui qui fait le mal, inflige son méfait !
Détendez-vous, de peur que ça casse ! Tirez fort, de peur que ça ne se détende ! »227

La menace impliquée dans les paroles d’ Ea est tout à fait transparente : si Enlil
insiste trop avec sa sainte indignation pour punir ceux comme Ea et son subordonné
Uta-napishti qui ont exécuté le plan, cela pourrait se retourner contre lui parce
que Ea n’ acceptera pas de perdre sa tête sans combat. Ensuite, Ea souligne une
ironie amère qui est vraie non seulement pour Enlil, mais pour tous les hommes
politiques : alors qu’ Enlil était loué comme l’ homme le plus sage, il a provoqué un
désastre dans la ville en provoquant le « Déluge » qui consistait en une décision
politique dont les conséquences ne différaient pas des catastrophes provoquées
par la nature :

Au lieu de provoquer le déluge,


un lion aurait pu se lever et diminuer le peuple !
Au lieu de provoquer le déluge,
un loup aurait pu se lever et diminuer le peuple !
Au lieu de provoquer le déluge,
226
Ibid.
227
Ibid., 95.

622
La mythologie démythifiée

une famine aurait pu survenir et massacrer la terre !


Au lieu de provoquer le déluge,
le dieu de la peste aurait pu se lever et massacrer la terre !228

En d’ autres termes, si l’ auteur de Gilgamesh écrivait aujourd’ hui, il dirait que les
Américains et leurs alliés européens, au lieu de déclencher des guerres, auraient
pu s’ arranger pour tuer des milliers de leurs propres concitoyens, pour augmenter
de manière exorbitante le prix du pétrole, des denrées alimentaires et d’ autres
produits de base, pour contracter d’ énormes dettes nationales, etc, et ainsi de suite,
en dynamitant certains barrages et certaines digues pour inonder leurs villes, en
élevant et en libérant artificiellement des criquets pour dévorer leurs récoltes,
en empoisonnant leurs réserves d’ eau pour rendre l’ eau imbuvable, en libérant
dans l’ atmosphère des produits chimiques toxiques pour rendre l’ air irrespirable,
et ainsi de suite. Si les gouvernements des pays civilisés détruisaient leur propre
peuple en utilisant des moyens naturels, tout le monde ne serait-il pas scandalisé
et ne traiterait-il pas leurs politiciens de grands idiots ? Et, pourtant, selon
Gilgamesh, toutes les dévastations causées par les guerres ne sont pas différentes
des catastrophes naturelles dévastatrices, même du point de vue de ceux qui
causent la guerre, et encore moins de ceux qui sont attaqués. Comprenant que
le jeu des reproches finirait par se retourner contre lui, Enlil a décidé de changer
de tactique en s’ assurant que tout le monde garde le silence, quand Ea souligne
qu’ il y avait quelqu’ un d’ autre qui était au courant de l’ affaire et qui devrait d’ une
manière ou d’ une autre faire partie de la conspiration du silence :

Ce n’ est pas moi qui ai révélé le secret des grands dieux :


Atra-hasis j’ ai laissé voir une vision, et c’ est ainsi qu’ il a appris notre secret.
Et maintenant, décidez quoi faire de lui !229

Même si nous ne savons pas comment Enlil a réussi à faire taire Atra-hasis, nous
savons qu’ il a décidé d’ épargner la vie d’ Uta-napishti, générosité à laquelle Uta-
napishti était sans aucun doute censé rendre la pareille en gardant la bouche
fermée :

Enlil monta à l’ intérieur du bateau,


il m’ a pris la main et m’ a fait monter à bord.
228
Ibid.
229
Ibid.

623
L’ÂNE D’ABRAHAM

Il a amené ma femme à bord et l’ a fait s’ agenouiller à mes côtés,


il nous toucha le front, se plaçant entre nous pour nous bénir :
« Dans le passé, Uta-napishti était un homme mortel,
mais maintenant, lui et sa femme deviendront des dieux comme nous !230

À ce stade, les érudits modernes commenceraient probablement à lever les yeux


au ciel, car cela prouve qu’ Uta-napishti a lui-même été transformé en dieu, a été
rendu immortel et a ensuite vécu heureux avec les dieux. De toute évidence, ils
lisent ce qu’ ils savent déjà dans les manuels modernes, car voici ce que dit le texte
ancien :

« Uta-napishti habitera au loin, là où coulent les rivières ! »


ils m’ ont emmené si loin et m’ ont installé là où coulent les rivières.231

Ce qui est décrit ici n’ est pas la vie d’ un dieu vivant avec les autres dieux au sommet
de la montagne, mais plutôt d’ un exil envoyé dans les régions les plus reculées du
monde, là où les rivières se jettent dans l’ océan, et c’ est la raison pour laquelle Uta-
napishti est souvent appelé « le lointain », ce qui signifie évidemment « l’ exilé ».
Avant qu’ il ne soit autorisé à vivre en exil, lui et sa femme avaient évidemment
dû prêter serment de ne jamais se vider les tripes afin que l’ affaire reste à jamais
classifiée. Le fait qu’ il ait été rendu immortel ne fait pas nécessairement de lui et
de sa femme des dieux, tout comme les Titans et d’ autres qui étaient enfermés
dans le Tartare étaient immortels sans être des dieux ni avoir quoi que ce soit à
voir avec le fait d’ être vénérés. Les parallèles entre le Tartare et l’ île sur laquelle
Uta-napishti fut envoyé vivre sont trop nombreux et frappants pour être une
simple coïncidence. De l’ Odyssée, nous savons que le Tartare était situé au bord
de l’ océan, c’ est-à-dire un territoire étranger très éloigné, et c’ est exactement là
que Gilgamesh doit venir pour atteindre Uta-napishti. De plus, pour atteindre le
Tartare, il fallait traverser une rivière appelée Styx, dans laquelle apparemment
personne ne pouvait nager sans mourir en touchant l’ eau, et c’ est pourquoi l’ eau
était appelée en Gilgamesh « l’ eau de la mort » et devait être traversé dans un
bateau conduit par Caron dans la mythologie grecque et par Ur-shanabi dans
Gilgamesh. De même, atteindre le Tartare était extrêmement difficile, de sorte
que seuls des héros extraordinaires comme Hercule ou Gilgamesh parvenaient
à réussir et à pouvoir revenir. Et enfin, les plus grands héros se retrouvaient
230
Ibid
231
Ibid.

624
La mythologie démythifiée

régulièrement dans ce lieu et c’ est pourquoi Ulysse pouvait y voir Achille, Ajax
fils de Télamon, ou encore Héraclès et Agamemnon. La raison pour laquelle les
dieux ont voulu se débarrasser des héros en s’ assurant qu’ ils soient tués comme
Achille une fois leur sale boulot accompli ou en leur permettant de survivre, mais
dans des endroits sûrs où ils gardaient le silence, c’ est parce qu’ ils en savaient
trop, c’ est-à-dire, ils connaissaient les « secrets » des dieux. Ces « secrets » sont
liés au fait que, tout en prétendant être des fonctionnaires et décider de ce qui est
le mieux pour le peuple, les politiciens et les dirigeants anciens et modernes ne
se préoccupent que de leur pouvoir et de leurs ambitions, et les souffrances qu’ ils
infligent à ceux qu’ ils gouvernent ne les intéressent absolument pas tant que les
gens ordinaires ignorent leurs vraies raisons. Même si Uta-napishti et Gilgamesh
étaient des héros similaires, devenus gênants pour ceux qui détenaient le pouvoir
parce qu’ ils avaient causé le meurtre et en savaient trop, il y avait une différence
entre eux qu’ Uta-napishti veut faire ressortir en posant une question :

Mais toi maintenant, qui vas convoquer pour toi l’ assemblée des dieux,
pour que tu puisses trouver la vie que tu recherches ?232

Uta-napishti a peut-être été isolé et placé dans ce qui serait aujourd’ hui assigné
à résidence ou prison de haute sécurité, mais au moins, il était en vie et la raison
pour laquelle il a eu de la chance était parce qu’ un dieu comme Ea l’ a défendu dans
l’ assemblée des dieux, et Ea l’ a défendu parce qu’ il voulait se défendre en tant que
prochain dans la ligne de commandement et qu’ il le savait donc et craignait que
sa tête ne tombe s’ il ne défendait pas Uta-napishti et menaçait Enlil pour qu’ Enlil
soit forcé de s’ arrêter jouer le jeu du blâme, mais dans le cas de Gilgamesh, non
seulement il n’ avait aucun dieu à ses côtés, mais il avait eu la stupidité de défier
ouvertement les dieux en humiliant Ishtar et en tuant l’ arme divine de destruction
massive, le Taureau du Ciel. On s’ en souvient, la Forêt de Cèdre que Gilgamesh
avait pillée était la propriété même de cet Enlil, de sorte que non seulement
Gilgamesh n’ avait aucun dieu pour le défendre, mais il y avait des dieux assez
puissants qui avaient de très sérieuses raisons de le voir mort. Comprenant que
son cas était différent de celui d’ Uta-napishti, Gilgamesh comprit qu’ il n’ avait
nulle part où fuir ni nulle part où se cacher, et qu’ il n’ avait aucun moyen d’ éviter
le sort d’ Enkidu qui l’ effrayait tant. Réalisant probablement le désespoir sur le
232
Ibid.

625
L’ÂNE D’ABRAHAM

visage de Gilgamesh, Uta-napishti décide de le soumettre à ce qui ressemble à une


étrange épreuve :

Pendant six jours et sept nuits, venez sans dormir !233

Rester sans dormir pendant si longtemps serait un défi, même pour quelqu’ un
qui s’ est bien reposé, et il n’ est pas étonnant que Gilgamesh, qui avait traversé tant
d’ épreuves et de tribulations sans aucun repos pendant longtemps, soit tombé
endormi presque immédiatement :

Dès que Gilgamesh s’ accroupit,


dormir comme un brouillard déjà soufflé sur lui.
Uta-napishti lui dit, à sa femme :
« Voyez l’ homme qui désirait tant la vie !
Dors comme si un brouillard souffle déjà sur lui.234

La femme pense qu’ une fois que Gilgamesh se réveille, il devrait être prêt à rentrer
chez lui et à affronter son destin, mais Uta-napishti sait que des héros comme
Ulysse sont « pleins de ruses » et donc Gilgamesh aurait besoin d’ être persuadé
après son réveil, c’ est pourquoi Uta-napishti conçoit le schéma suivant :

Sa femme lui dit, à Uta-napishti la Lointaine :


« Touchez l’ homme et réveillez-le !
Par le chemin où il est venu, il reviendra dans le bien-être,
par la porte où il est sorti, il retournera dans son pays !
Uta-napishti lui dit, à sa femme :
« L’ homme est trompeur, il vous trompera.
Allez, préparez-lui son pain quotidien, et alignez-le près de sa tête,
et marque sur le mur les jours où il dort !
Alors elle lui prépara son pain quotidien, elle les aligna près de sa tête,
notant sur le mur les jours où il dormait.
Son premier pain était tout desséché,
le deuxième était coriace, détrempé le troisième,
le quatrième gâteau de farine était devenu blanc,
le cinquième avait coulé un moule de gris,
fraîchement sorti du four était le sixième,
233
Ibid.
234
Ibid., 96.

626
La mythologie démythifiée

le septième encore sur les charbons :


puis il le toucha et l’ homme se réveilla.235

À ce stade, les érudits expliquent qu’ avec ce test, Uta-napishti voulait prouver à
Gilgamesh qu’ il n’ était pas qualifié pour recevoir l’ immortalité, et si personne
ne voit la raison pour laquelle le fait de pouvoir rester éveillé pendant sept jours
permet de devenir immortel, eh bien. , cela prouve seulement que ces peuples
anciens n’ avaient pas de cerveau pour pouvoir dire quelque chose qui ait du sens.
Cependant, à travers ce test, Uta-napishti voulait donner une leçon à Gilgamesh
et pour la comprendre, il faut garder à l’ esprit que Gilgamesh était venu à Uta-
napishti pour trouver de l’ aide pour surmonter son obsession de mourir comme
Enkidu, en espérant qu’ en acquérant l’ immortalité, il pourrait rentrer chez lui et
avec un grand sourire dire aux dieux qui avaient décidé sa mort qu’ ils pourraient
essayer sur lui leurs meilleures armes de destruction massive et voir qu’ aucune
d’ entre elles ne lui causerait une égratignure, car il est maintenant immortel.
Après avoir prouvé à Gilgamesh que ce qu’ il recherchait n’ était pas une option
pour lui et que sa seule option était de rentrer chez lui et d’ affronter la mort que
ses dieux avaient décidée pour lui, le test visait à aider Gilgamesh à accepter son
destin en lui apprenant une leçon. Mais, quelle a été la leçon ? Pour la comprendre,
nous devons garder à l’ esprit que dans la littérature ancienne — y compris la Bible
— le sommeil est une expérience de mort avec la seule différence que, alors que
du sommeil, on peut se réveiller et reprendre conscience, de la mort cela ne s’ est
jamais arrivée. Gilgamesh savait que sa mort devait être terriblement douloureuse
et il le savait parce qu’ il avait vécu la mort d’ Enkidu et savait à quel point c’ était
douloureux parce qu’ il vivait avec cette douleur depuis. Uta-napishti comprit
que Gilgamesh faisait la terrible confusion en assimilant l’ expérience de la mort
d’ Enkidu à l’ expérience de sa propre mort, sans se rendre compte que les deux
expériences sont tout à fait différentes. Le test du sommeil visait précisément à
aider Gilgamesh à comprendre la différence entre l’ expérience de sa propre mort et
l’ expérience de la mort de quelqu’ un d’ autre. Même si Gilgamesh mourait d’ une
mort identique à celle d’ Enkidu, cela ne veut pas dire qu’ il vivrait les deux morts
de la même manière. Le test visait non seulement à enseigner à Gilgamesh qu’ il ne
vivrait pas sa propre mort avec la même douleur que celle d’ Enkidu, mais qu’ il ne
vivrait pas du tout sa propre mort. Et la raison pour laquelle on ne peut pas faire
l’ expérience de sa propre mort, c’ est précisément parce qu’ au moment où nous
235
Ibid.

627
L’ÂNE D’ABRAHAM

sommes morts et où l’ on peut dire que l’ on fait l’ expérience de la mort elle-même,


on ne peut plus faire l’ expérience de quoi que ce soit, y compris de la mort elle-
même, tout comme on ne peut pas dire que l’ on ressent ce que c’ est que de dormir,
parce qu’ au moment où l’ on est endormi, on ne peut plus rien ressentir, même
le fait que l’ on est endormi. Eh bien, nous pouvons nous souvenir de certains
rêves et penser que ce que nous avons vécu dans ces rêves est ce que nous avons
vécu pendant que nous dormions, mais une fois que nous nous affaiblissons, nous
comprenons que pendant ces rêves, nous n’ avons même pas senti le lit ou que
nous étions ronfler, et encore moins faire les choses dont nous nous souvenons
de ces rêves. C’ est pour cette raison que les seules expériences de mort que nous
vivons sont toujours des expériences de mort d’ autrui et jamais de la nôtre. Bien
sûr, Uta-napishti aurait pu raconter tout cela à Gilgamesh, mais il comprit que
Gilgamesh ne le croirait pas et que le but de cuire ces miches de pain était de
fournir à Gilgamesh une preuve incontestable de la leçon. La décomposition
du pain est un processus naturel qui ne peut être ni accéléré ni ralenti et a donc
fourni une preuve objective de la durée pendant laquelle Gilgamesh dormait à
une époque où l’ enregistrement vidéo n’ était pas disponible. Tout comme Uta-
napishti l’ avait prévu, lorsque Gilgamesh se réveilla après sept jours, il pensa qu’ il
venait de s’ assoupir quelques instants :

Gilgamesh lui dit, à Uta-napishti la Lointaine :


« A peine le sommeil m’ avait-il envahi,
que aussitôt tu m’ as touché et tu m’ as réveillé !236

À ce moment-là, Uta-napishti invite Gilgamesh à regarder les miches de pain et à


découvrir combien de temps il a dormi :

Viens, Gilgamesh, compte-moi tes pains,


alors vous apprendrez les jours où vous avez dormi.237

La faim est un sentiment qu’ il est difficile d’ ignorer après seulement quelques
heures, sans parler de sept jours, en particulier avec du pain fraîchement sorti du
four placé juste sous votre nez, et si Gilgamesh n’ a ressenti aucune faim pendant
sept jours durant son sommeil, comment peut-il ressentir quoi que ce soit quand il
est mort ? Il a peut-être ressenti une douleur terrible causée par la mort d’ Enkidu
236
Ibid.
237
Ibid.

628
La mythologie démythifiée

depuis le début, mais cela ne signifie pas que la douleur que Gilgamesh ressentait
en voyant Enkidu se faire dévorer par les asticots était nécessairement la douleur
qu’ Enkidu lui-même ressentait lorsque ces asticots se régalaient de son corps.
Non seulement Enkidu n’ a ressenti aucune douleur lorsque sa propre mort est
arrivée, mais il ne s’ est même pas soucié de la douleur que Gilgamesh lui-même a
ressentie pour Enkidu depuis le début. Comprenant qu’ à travers cette expérience,
Uta-napishti voulait lui apprendre qu’ il n’ avait pas besoin de fuir sa propre mort
puisque lorsque sa mort arrive, il ne ressent plus aucune douleur, Gilgamesh se
rend compte que sa mort est tout aussi inévitable que son besoin de dormir :

Gilgamesh lui dit, à Uta-napishti la Lointaine :


« Ô Uta-napishti, que dois-je faire et où dois-je aller ?
Un voleur s’ est emparé de ma chair !
Car là, dans ma chambre, la mort demeure,
et partout où je me tournerai, il y aura aussi la mort.238

En réponse à cette question, Uta-napishti dit à Ur-shanabi de préparer Gilgamesh


pour le ramener chez lui, des préparatifs qui impliquaient de laver son corps et
de l’ habiller de nouveaux vêtements, des préparatifs qui décrivent clairement la
manière dont un corps était préparé pour un enterrement. Que cela marquerait
la fin de sa vie est précisément indiqué par le fait que Gilgamesh atteindrait
maintenant « le bout de son chemin » :

Emmène-le, Ur-shanabi, conduis-le à la baignoire,


demandez-lui de laver ses mèches emmêlées aussi proprement que possible !
Qu’ il jette ses peaux, et que la mer les emporte,
que son corps soit trempé jusqu’ à ce que ce soit juste !
Qu’ on lui fasse un nouveau foulard pour la tête,
qu’ il porte des robes royales, la robe étant à la hauteur de sa dignité !
Jusqu’ à ce qu’ il rentre chez lui dans sa ville,
jusqu’ à ce qu’ il atteigne le bout de son chemin,
que les robes ne montrent aucune marque, mais restent fraîches et neuves !239

Gilgamesh était-il prêt à affronter son destin ? Apparemment, la femme d’ Uta-


napishti ne pensait pas que son mari en avait fait assez pour aider Gilgamesh qui
238
Ibid., 97.
239
Ibid.

629
L’ÂNE D’ABRAHAM

avait traversé tant d’ épreuves pour venir et qui devait maintenant rentrer chez lui
les mains vides ; c’ est pourquoi, au moment où Gilgamesh s’ apprêtait à monter
dans le bateau pour partir, elle dit à son mari :

Sa femme lui dit, à Uta-napishti la Lointaine :


« Gilgamesh est venu ici à force de labeur et de travail,
qu’ as-tu donné pour son voyage de retour ? »240
Sentant un nouvel espoir, Gilgamesh retourne sur le rivage :
Uta-napishti lui dit, à Gilgamesh :
« Tu es venu ici, ô Gilgamesh, par labeur et par le travail,
qu’ est-ce que je donne pour ton voyage de retour ?
Laisse-moi révéler, ô Gilgamesh, une affaire des plus secrètes,
je te raconterai un mystère des dieux.
Il y a une plante qui ressemble à un buis,
il a des piquants comme un églantier et piquera celui qui le cueille.
Mais si tu peux posséder cette plante,
tu seras à nouveau comme dans ta jeunesse.241

Même si Gilgamesh a peut-être lamentablement échoué au test de rester éveillé,


après tout, il était un héros puissant pour lequel aucun défi n’ était trop grand, et
bien sûr, il a trouvé un moyen de mettre la main sur la plante magique qui pouvait
être trouvée sous l’ eau à une grande profondeur :

Dès que Gilgamesh entendit ce qu’ il disait,


il a ouvert une chaîne … …
De lourdes pierres qu’ il attacha à ses pieds,
et ils l’ ont entraîné vers le bas… jusqu’ à l’ océan ci-dessous.
Il a pris la plante, l’ a arrachée et l’ a soulevée,
les lourdes pierres qu’ il détacha de ses pieds,
et la mer le jeta sur son rivage.
Gilgamesh lui dit, à Ur-shanabi le batelier :
« Cette plante, Ur-shanabi, est la « Plante du Battement de Coeur »,
avec cela, un homme peut retrouver sa vigueur.242

Après avoir risqué sa vie pour acquérir la plante, on aurait pu s’ attendre à ce


que Gilgamesh se précipite pour l’ avaler et retrouver sa jeunesse, sachant qu’ il
240
Ibid., 98.
241
Ibid.
242
Ibid.

630
La mythologie démythifiée

était maintenant un vieil homme ou ce qu’ on appellerait aujourd’ hui un ancien


combattant, mais avant de le faire, il avait des doutes. :

Je l’ emmènerai à Uruk-la-Bergerie,
à un ancien je vais en nourrir et mettre la plante à l’ épreuve !
Son nom sera « Vieil homme devenu jeune »,
Je le mangerai moi-même et je serai à nouveau comme dans ma jeunesse !243

Au lieu de manger la plante sur place et de redevenir jeune à ce moment-là,


Gilgamesh a décidé de sauver la plante jusqu’ à son retour chez lui et de l’ offrir à un
vieil homme pour voir si elle fonctionnait et parvenait à rajeunir le vieil homme,
mais comme on s’ y attendait, ce retard s’ avère fatal, car la plante est emportée par
un serpent :

Gilgamesh trouva une piscine dont l’ eau était fraîche,


il y descendit pour se baigner dans l’ eau.
Du parfum de la plante, un serpent capta l’ odeur,
est venu en silence et a emporté la plante.
En se détournant, il perdit sa peau.244

Alors, quel était le sens de ce nouveau test ? Bien sûr, les érudits modernes savent
que la plante avait le potentiel de conférer l’ immortalité, tout comme le test raté
de rester éveillé était censé conférer la même immortalité puisque c’ est ce que
recherchait Gilgamesh, et bien que Gilgamesh ait réussi à réussir le nouveau
test de saisir la plante, a encore une fois échoué au test en ne s’ empressant pas
de la manger dès qu’ il a fait surface, et qu’ un serpent s’ est avéré plus intelligent
que le superhéros, de sorte qu’ en volant la plante et en la mangeant, ce sont les
serpents qui ont fini par devenir immortels au lieu de Gilgamesh, et la preuve
que les serpents sont immortels est qu’ ils perdent leur peau et finalement le but
de toutes les aventures décrites dans Gilgamesh était d’ expliquer pourquoi les
serpents perdent leur peau. En fin de compte, le but de l’ histoire était d’ expliquer
pourquoi les serpents perdaient leur peau et les lecteurs prenaient la peine de la
lire parce qu’ ils ne pouvaient pas vivre sans une explication à quelque chose qui
les intriguait. Si les peuples anciens avaient besoin d’ une histoire aussi élaborée
pour expliquer un fait aussi insignifiant sur la raison pour laquelle les serpents
243
Ibid., 98–99.
244
Ibid., 99.

631
L’ÂNE D’ABRAHAM

perdent leur peau, alors qu’ ils pouvaient très bien vivre sans explication sur la
raison pour laquelle leurs chiens, leurs chats et leur bétail perdent leur fourrure,
c’ est parce qu’ ils avaient un cerveau bien trop simple comparé au nôtre. La raison
pour laquelle les anciens pensaient que chaque fois que les serpents perdaient leur
peau, ils redevenaient jeunes était parce qu’ ils étaient incapables d’ observer la
réalité et n’ avaient jamais remarqué qu’ après avoir perdu leur peau, les serpents
devenaient en réalité plus gros et non plus petits comme lorsqu’ ils étaient jeunes,
et la raison pour laquelle ils pensaient que les serpents étaient immortels en raison
de leur capacité à devenir jeunes tout le temps en perdant leur peau était qu’ ils
n’ avaient jamais vu de serpent mort ni réussi à en tuer un. Pauvres idiots ! Bien
que la plante soit censée aider à redevenir jeune, rien n’ indique qu’ en redevenant
jeune, on deviendrait immortel. La plante n’ a donc rien à voir avec l’ acquisition
de l’ immortalité. La raison pour laquelle les anciens associaient le rajeunissement
de la peau au fait de redevenir jeune — et non au renouvellement de la fourrure
ou des cheveux — était que chez les humains, en raison de la peau douce de leur
visage, l’ âge est rendu plus visible par les rides du visage. La peau, et donc les soins
de la peau, ont toujours été le meilleur moyen de rester jeune ou plus jeune. Bien
sûr, les anciens jugeaient l’ âge d’ un serpent par la taille de son corps et ne pensaient
pas qu’ un grand serpent était nécessairement jeune simplement parce qu’ il venait
de perdre sa peau. Ils pensaient probablement que si l’ on ne pouvait pas juger de
l’ âge d’ un serpent par les rides sur sa peau était parce que le serpent continuait à
perdre sa peau, et donc un serpent avait toujours une jeune peau contrairement
aux humains, mais s’ ils croyaient vraiment que les serpents pouvaient rajeunir
leur peau parce que Gilgamesh n’ avait pas mangé cette plante, cela dépend sur la
façon dont nous supposons qu’ ils ont été stupides. Si la plante n’ était pas censée
rendre Gilgamesh immortel, mais le rendre jeune à nouveau, quelle était la leçon
qu’ Uta-napishti voulait enseigner à Gilgamesh par ce nouveau test que Gilgamesh
échoua lamentablement ? Si Gilgamesh s’ intéressait à l’ immortalité au point qu’ il
lui devenait impossible de mourir, quel était l’ avantage de redevenir jeune puisque
les jeunes peuvent mourir tout comme les personnes âgées ? Après tout, Enkidu
était mort jeune. La réponse logique est qu’ en redevenant jeune après avoir vieilli,
on peut choisir de vivre une vie différente après avoir appris de dures leçons et
éviter certaines des erreurs commises dans le passé. Après avoir découvert qu’ en
raison de son mode de vie, Gilgamesh se retrouvait dans une impasse avec la mort
au bout du chemin, une plante qui lui permettrait de redevenir jeune lui donnerait
l’ opportunité de prendre un nouveau départ et de vivre une vie différente, une vie

632
La mythologie démythifiée

qui se terminerait différemment. Nous nous souvenons que lorsque Enkidu apprit
que sa mort était décidée, il regretta d’ être devenu civilisé et maudit la prostituée
Shamhat et le berger qui l’ avaient conduit à Uruk et le mettaient sur la voie de
devenir un héros impliquant sa jeunesse mourante. Il s’ ensuit que si Enkidu avait
eu la possibilité de revenir en arrière et de recommencer sa vie, il n’ aurait pas
hésité à choisir la vie qu’ il avait eue avant de devenir civilisé et meurtrier de masse.
Et, c’ est peut-être là une différence fondamentale entre Enkidu et Gilgamesh :
alors qu’ Enkidu a connu une vie différente avant de devenir civilisé, Gilgamesh a
grandi comme un garçon de la ville avec tous les gangs, les combats de rue, le sexe,
la drogue et les films violents qui, encore aujourd’ hui, ne sont que les villes qui
peuvent les offrir. Cependant, lorsque Gilgamesh a acquis la plante qui lui offrait
la possibilité de redevenir jeune et de choisir une vie différente, il a découvert que
la vie violente qu’ il menait lui était si chère qu’ il ne voudrait pas l’ échanger contre
une autre vie. Au lieu de manger la plante lui-même et de recommencer sa vie,
Gilgamesh a décidé de la sauver et de la donner à un vieil homme de son pays qui
avait vécu une vie ordinaire, afin qu’ il ait la chance de choisir une vie différente,
sans aucun doute, une vie comme celui vécu par Gilgamesh. De son point de
vue, s’ il y avait des gens qui avaient besoin de revenir en arrière et de prendre un
nouveau départ parce qu’ ils avaient choisi de vivre une mauvaise vie, c’ étaient des
personnes âgées de sa ville qui avaient vécu une vie ordinaire dans l’ obscurité et qui
avaient mis fin à leur vie très vieux, et s’ ils avaient la possibilité de choisir un autre
type de vie, ils choisiraient tous la vie d’ un puissant tueur comme lui, même s’ ils
devaient mourir jeunes. Du point de vue des héros, ils ont toujours raison et tous
les autres ont tort, et par conséquent, peu importe qui ils tuent, ils sont toujours de
bonnes personnes et tous ceux qu’ ils tuent sont de mauvaises. Après avoir appris
à Gilgamesh, grâce à l’ épreuve du sommeil, que sa propre mort ne serait pas aussi
douloureuse qu’ il le pensait, Uta-napishti, en l’ aidant à acquérir la plante qui lui
offrait la possibilité de redevenir jeune et d’ éviter la mort qui l’ attendait et de vivre
une vie différente, a appris à Gilgamesh que même s’ il avait su quand il était jeune
comment sa vie se terminerait, il choisirait toujours la même vie parce que les
choses qu’ il faisait, il les appréciait tellement malgré la fin amère qu’ il ne voudrait
rien faire d’ autre. La raison pour laquelle l’ immortalité est si chère aux héros est
que changer de vie n’ est pas une option et que l’ immortalité leur permettrait de
continuer à tuer qu’ ils aiment tant sans craindre d’ être eux-mêmes tués. Le fait
que les héros ne choisiraient pas une vie différente se retrouve également dans
la mythologie grecque, où le superhéros Achille a le choix de mourir jeune, mais

633
L’ÂNE D’ABRAHAM

célèbre, ou de mourir vieux et dans l’ obscurité, et il a lui-même choisi de mourir


jeune, mais d’ être le célèbre héros qui fascine toujours autant les chercheurs que
les gens ordinaires. Même si Gilgamesh n’ aurait pas voulu une vie différente de
celle qu’ il a vécue, il est conscient d’ une irrationalité fondamentale dans la vie
d’ un super-tueur comme lui :

Alors Gilgamesh s’ assit et pleura,


les larmes coulaient sur ses joues.
… il parla à Ur-shanabi le batelier :
«Pour qui, Ur-shanabi, j’ ai si dur travaillé mes bras,
Pour qui a séché le sang de mon cœur ?
Ce n’ est pas pour moi que j’ ai trouvé une prime,
pour le « Lion de la Terre », j’ ai rendu service !245

Comme tous les guerriers de tous les temps, Gilgamesh se rend compte qu’ il n’ est
qu’ une marionnette entre les mains des puissants à travers lesquels ils gardent les
autres sous contrôle et les privent de tout ce qu’ ils ont, et après que les superhéros
ont fait leur sale boulot de tuer, ils sont devenus pour les puissants tout aussi inutile
qu’ un morceau de papier toilette usagé. Y a-t-il une consolation pour eux ? Voici
comment se termine l’ histoire :

Ô Ur-shanabi, escalade le mur d’ Uruk et fais des allers-retours !


Examinez ses fondations, examinez la maçonnerie !
Ses briques n’ étaient-elles pas cuites au four ?
les Sept Sages n’ en ont-ils pas posé les fondations ?
Un mile carré est une ville, un mile carré est un bosquet de dattiers, un mile carré
est une carrière d’ argile, un demi-mile carré est le temple d’ Ishtar :
Trois milles carrés et demi représentent l’ étendue d’ Uruk.246

Bien que les super-tueurs qui ne sont que des pions entre les mains des puissants ne
puissent justifier rationnellement ce qu’ ils font et pourquoi ils choisissent de vivre
la vie qu’ ils mènent, leur consolation est que l’ histoire parlera d’ eux et que leur
histoire sera utilisée pour fasciner d’ autres gens de choisir le même genre de vie à
une époque où ils sont jeunes et ne savent pas, ou bien ne se soucient même pas de
la fin de leur vie. Bien que l’ histoire ne raconte plus ce qui est arrivé à Gilgamesh,
245
Ibid.
246
Ibid.

634
La mythologie démythifiée

un lecteur intelligent n’ aurait aucune difficulté à le comprendre : de retour à Uruk,


Gilgamesh est tué accidentellement ou avec une mystérieuse flèche dans le talon
ou un couteau dans le dos, suivi des somptueuses funérailles nationales tandis
que son histoire est inscrite dans les manuels scolaires et utilisée dans les églises
et les écoles comme source d’ inspiration pour les jeunes générations à suivre. Que
cette histoire ait été utilisée par les étudiants même pour s’ entraîner à apprendre à
écrire est prouvé par le fait que de nombreux fragments utilisés aujourd’ hui pour
reconstruire le texte ont manifestement été écrits par les étudiants à titre d’ exercices
pratiques. Et c’ est ainsi que ces histoires sont utilisées encore aujourd’ hui : dans
les églises, dans les universités, dans les livres, dans les chansons et même dans les
films. Alors que l’ invention de la fabrication de briques a été l’ une des plus grandes
découvertes permettant de construire des maisons confortables en tenant compte
du fait que les humains n’ ont pas de peau ou de fourrure épaisse pour les protéger
des éléments, cette découverte est utilisée pour construire des murs de ville afin de
transformer les établissements humains dans des prisons virtuelles à ciel ouvert,
et les habitants, au lieu d’ utiliser leurs compétences et leur pouvoir pour créer de
la prospérité et des conditions de vie confortables, deviennent des super-tueurs
qui mettent fin à la vie des autres alors qu’ ils sont encore jeunes et finissent eux-
mêmes par être tués jeunes. Par conséquent, l’ histoire ne parle pas de serpents et
de la raison pour laquelle ils ne meurent jamais, mais de la raison pour laquelle les
humains sont obsédés par le meurtre et la violence. Que les humains soient des
héros ou simplement des gens ordinaires, ils finissent tous par être tués jeunes, soit
parce qu’ ils sont des tueurs, soit simplement parce qu’ ils travaillent dur et qu’ ils
sont tués par des héros pour être pillés du résultat de leur travail acharné. Selon les
estimations modernes, l’ espérance de vie dans l’ Antiquité était à son maximum
au début des années trente, et cela n’ était pas dû principalement aux maladies
pour lesquelles il n’ existait pas de remède à l’ époque, mais principalement à la
violence. Il est vrai qu’ il y avait des gens qui vivaient très vieux, mais c’ étaient eux
qui parvenaient d’ une manière ou d’ une autre à survivre à l’ âge adulte et à l’ âge
mûr sans être tués, et ceux-là étaient rares. Il était rare dans les temps anciens
que les individus ne connaissent pas au moins une fois une guerre au cours de
leur vie, et lorsqu’ une communauté était attaquée, la majorité de la population
était anéantie, non seulement les jeunes hommes qui résistaient, mais même les
femmes, les enfants et les personnes âgées. Lorsqu’ une ville ou une communauté
était incendiée, seuls quelques chanceux parvenaient à fuir et à survivre. Bien qu’ il
y ait des animaux qui doivent tuer parce qu’ ils doivent se nourrir de ce qu’ ils

635
L’ÂNE D’ABRAHAM

tuent puisqu’ ils ne peuvent pas produire d’ autres sources de nourriture, pourquoi
les humains ont-ils recours à s’ entre-tuer alors qu’ ils ne mangent jamais de chair
humaine, de sorte que la chair humaine est toujours transformée en nourriture
pour des asticots ? Que les dévastations dans lesquelles Gilgamesh et Uta-napishti
ont été impliqués aient été décidées par les héros eux-mêmes ou que les héros soient
simplement les acteurs majeurs qui ont exécuté ces décisions, la question en fin de
compte est de savoir pourquoi les héros acceptent de faire ce qu’ ils font alors qu’ ils
le sont eux-mêmes conscients qu’ à terme, ils ne peuvent eux-mêmes échapper
au sort qu’ ils infligent aux autres et qu’ ils finissent eux-mêmes, au pire, par être
tués alors qu’ ils étaient encore jeunes ou, au mieux, passer leur vie en fugitifs
parce qu’ ils sont considérés comme des criminels de guerre, pour reprendre la
terminologie actuelle ? Puisque c’ était là l’ énigme à laquelle étaient confrontés les
peuples anciens, qu’ ils soient des héros ou simplement des gens ordinaires, qu’ ils
soient jeunes ou vieux, qu’ ils soient hommes ou femmes, c’ était à cette énigme
que les histoires anciennes essayaient de répondre, et non pourquoi les serpents
perdaient leur peau. Étant donné que la principale cause de la violence était les
super-tueurs eux-mêmes et qu’ ils étaient eux-mêmes conscients qu’ ils devaient
finalement faire face au sort qu’ ils infligeaient aux autres, la question que tout le
monde se posait était : quelle était la raison ou la motivation de ces héros pour
faire ce qu’ ils font ? Bien que Gilgamesh n’ ait pas réfléchi aux implications de la vie
qu’ il a vécue jusqu’ à ce qu’ il voie son ami Enkidu se faire dévorer par des asticots,
Uta-napishti n’ est pas seulement un héros comme Gilgamesh qui a vécu une vie
identique, mais celui qui a également eu la réponse à la quête de Gilgamesh. Et,
quelle a été la réponse qu’ il a enseignée à Gilgamesh à travers ces tests ? Eh bien,
après tout, la mort n’ est pas aussi douloureuse qu’ on le pense, même lorsqu’ elle
survient à un jeune âge, et aussi absurde que soit la violence, les héros l’ aiment
tellement qu’ ils n’ échangeraient jamais une vie de meurtre contre celle d’ élever
une famille, s’ occuper des animaux et des cultures, etc. Par conséquent, les héros
et ceux qui souffrent de ce que font les héros devraient accepter la violence comme
la chose la plus naturelle. Donc, la réponse qu’ apporte la mythologie à l’ énigme
que pose la violence est qu’ il faut accepter les choses telles qu’ elles sont parce qu’ il
n’ y a pas de réponse au problème de la violence.

Ou est-ce qu’ il y en a ? Bien que l’ opinion scientifique dominante soit que tous
les écrits anciens sont de la mythologie, y compris la Bible elle-même, l’ analyse
des récits bibliques est un projet énorme dont cette étude sur la mythologie

636
La mythologie démythifiée

ancienne n’ en représente qu’ une petite partie. Bien qu’ on ne puisse nier que
les récits bibliques partagent de nombreux concepts et problèmes que l’ on
retrouve dans d’ autres littératures anciennes, l’ analyse de chaque corps littéraire
individuellement devrait être un principe herméneutique fondamental qui
est presque un anathème dans les recherches actuelles. En effet, regrouper des
histoires, emprunter des concepts à un corpus littéraire pour expliquer des histoires
d’ autres corpus littéraires, et même utiliser la signification de mots tirés de textes
dans d’ autres langues pour expliquer des mots dans une histoire différente dans
une autre langue, sont des procédures standard pour ce que l’ on appelle l’ étude
critique. Comme nous l’ avons remarqué, le déluge dans lequel Uta-napishti a été
impliqué était un déluge universel qui a anéanti la race humaine, qu’ Uta-napishti
a réussi à survivre au déluge non seulement lui-même, mais a même sauvé tous
les animaux de l’ extinction, et qu’ il a été récompensé par l’ immortalité pour être
un saint, c’ est quelque chose que les érudits savent parce qu’ ils savent ce que dit
l’ histoire biblique et ils savent également que l’ histoire biblique a été copiée de
Gilgamesh et donc, si vous savez ce que dit la copie supposée, pourquoi se donner
la peine de lire l’ original ? En effet, cette pratique consistant à interpréter tout ce
qui se trouve dans la Bible à partir des textes anciens découverts en Mésopotamie
était si répandue que cette pratique scientifique a fini par être ridiculisée sous
le terme de panbabylonisme. Si l’ érudition panbabyloniste a essayé d’ utiliser des
textes babyloniens plus anciens pour expliquer tout ce qui se trouve dans la Bible,
l’ érudition postmoderne utilise le concept d’ intertextualité pour utiliser n’ importe
quel texte pour expliquer n’ importe quel autre texte, même en utilisant des textes
et des croyances contemporaines pour expliquer des textes anciens. De ce point
de vue, même un film hollywoodien est une interprétation parfaitement légitime
d’ une histoire ancienne. Si je devais inventer un terme pour désigner l’ érudition
postmoderniste, je ne trouverais pas de meilleur terme que panbabylonie. Il est
vrai que les histoires bibliques n’ ont pas été produites dans le vide et que ceux
qui les ont écrites étaient non seulement familiers avec les histoires populaires
qui circulaient autour d’ elles, comme l’ histoire de Gilgamesh, et utilisaient des
concepts et des dispositifs littéraires similaires à ceux utilisés dans d’ autres écrits
anciens, mais aussi pour supposer que tous les écrits anciens disent que la même
chose est la marque de la pensée naïve et de l’ érudition naïve, et non de la pensée
critique et de l’ érudition critique. En effet, certains des concepts clés que j’ utilise
dans l’ analyse de ces histoires mythologiques, tels que la réalité raisonnée, les
bloqueurs de réalité, la réalité dans l’ histoire et derrière l’ histoire, etc., ont été

637
L’ÂNE D’ABRAHAM

développés en analysant certaines histoires bibliques. Les histoires bibliques


partagent donc de nombreux concepts et des idées avec les corps littéraires voisins
des temps anciens. Puisque la question de savoir si la Bible est simplement une
mythologie secondaire dépasse le cadre de cette étude et que je ne peux pas la
traiter ici, il y a une histoire biblique qui est indéniablement liée non seulement
à la mythologie ancienne, mais spécifiquement à Gilgamesh, et c’ est l’ histoire du
déluge trouvée dans la Genèse. Bien que les érudits modernes aient fait le lien
entre le déluge biblique et l’ histoire de Gilgamesh seulement après la découverte
et la traduction de la tablette sur laquelle Uta-napishti décrivait son déluge, les
anciens lecteurs de la Genèse auraient fait ce lien après avoir lu les toutes premières
lignes qui préfacent l’ histoire biblique du déluge puisque l’ histoire de Gilgamesh
était universellement connue, tout comme les histoires de Superman, Batman,
Star Wars, etc., le sont aujourd’ hui. Sachant que les Nephilim étaient des héros
aux corps immenses qui avaient pour parents des dieux ou des fils de dieux, qui
n’ auraient pas pensé à un Gilgamesh, à un Achille, à un Ulysse ou à un Héraclès,
en lisant cette introduction à l’ histoire du déluge :

Les géants étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent ve-
nus vers les filles des hommes, [{fdf)fh twon:B-le), ’ el-bĕnôth hā ’ ādām], et qu’ elles
leur eurent donné des enfants: ce sont ces héros qui furent fameux dans l’ antiq-
uité. L’ Éternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que
toutes les pensées de leur coeur se portaient chaque jour uniquement vers le mal
(Gn 6 :4–5).

Je dois souligner que les érudits traduisent les « filles » par « humains », ce qui
implique que seules les femmes étaient humaines, tandis que les hommes étaient
des anges, bien que le texte dise que les femmes étaient des filles d’ « Adam », et
si elles devaient être une fille ou un fils d’ « adam » fait de quelqu’ un un ange,
alors Seth serait aussi un ange, puisqu’ il nous est spécifiquement dit qu’ il était le
fils d’ « adam » qui était le fils de Dieu (Genèse 5 : 3). Pour ceux qui ne sont pas
familiers avec les langues bibliques, en hébreu il n’ y a pas de lettres majuscules,
donc il n’ y a pas de base graphique pour décider si « adam » fait référence à un être
humain ou au mari d’ Ève. Mais, ce qui rend la croyance scientifique selon laquelle
l’ expression « fils de Dieu » fait référence aux anges est un anachronisme, et donc
ridicule, c’ est qu’ il n’ y a aucune preuve qu’ à l’ époque où la Genèse a été écrite, la
croyance strictement monothéiste des Hébreux avait incorporé une quelconque

638
La mythologie démythifiée

croyance aux anges, quelque chose qui était un développement beaucoup plus
tardif, et même lorsque cette croyance est devenue partie intégrante de la religion
juive, cette croyance excluait spécifiquement la possibilité pour les anges d’ avoir
des relations sexuelles, et donc de se marier et d’ avoir des enfants (Mt 22 : 30).
D’ ailleurs, pourquoi l’ auteur de la Genèse fournirait-il une explication aussi
étrange et insensée à l’ émergence des héros ? Pour comprendre cette affirmation
sur l’ émergence des Nephilim, une idée clé est que même si les mâles et les
femelles ont été créés par Dieu, les Nephilim ou les super tueurs ne l’ étaient pas.
On s’ en souvient, dans le chapitre précédent, l’ auteur de la Genèse avait décrit
l’ humanité comme se développant selon deux schémas ou généalogies établies
sur deux réalités raisonnées différentes : d’ une part, la généalogie de Seth dont il
est précisément question qui était à l’ image d’ Adam dont nous savons qu’ il était
devenu à l’ image de Dieu après avoir mangé de l’ arbre de la connaissance et a vécu
selon ce qui est bon, et donc tous ses descendants ont vécu des vies extrêmement
longues et sont morts de mort naturelle, et d’ autre part, la généalogie de Caïn qui
a établi une réalité raisonnée établie sur la violence qui transformait les mâles
en tueurs de telle sorte qu’ après seulement plusieurs générations, tous les mâles
s’ entretuaient et ne restaient que les femelles. Si chaque généalogie restait séparée,
cela impliquerait qu’ une réalité raisonnée établie sur la violence et le mal finit
par s’ autodétruire et qu’ en fin de compte le mal disparaîtrait parce que le mal
détruit non seulement les autres, mais même ses propres auteurs. Par conséquent,
la Genèse doit fournir une explication sur la façon dont le mal, non seulement
survit, mais devient universel, et c’ est l’ explication suggérée : les hommes qui, au
départ n’ étaient pas violents, ont finalement épousé l’ abondance de femmes que
les sociétés violentes ont créées en décimant leur propre population masculine qui
se sont transformés en combattants/tueurs, et puisque les enfants ont été élevés
et éduqués par leurs mères, les fils des unions grandissent pour réaliser le rêve de
leurs mères qui étaient fascinées par le meurtre, de sorte que les fils grandissent
pour devenir des Nephilim. Il y a une ironie impliquée dans l’ expression « fils de
dieu/dieux/’ ĕlohim » : alors que les pères sont des « fils de Dieu » à travers Seth
et Adam qui ont hérité de l’ image de Dieu, à travers leurs mères, ils deviennent
des « fils de dieux » en devenant des super tueurs comme on les appelle dans la
mythologie ou la littérature païenne de l’ époque, et comme nous l’ avons vu, tous
les grands héros comme Gilgamesh, Héraclès/Hercule, Achille et même Ulysse,
sont crédités d’ avoir eu des divinités comme parents ou d’ être des super-tueurs,
fils de Zeus. Alors que la mentalité de meurtre et de violence fait boule de neige,

639
L’ÂNE D’ABRAHAM

la société entière finit par être imprégnée de l’ obsession de devenir experte dans le
meurtre, comme toutes les civilisations l’ ont été, depuis les temps anciens jusqu’ à
celles des États-Unis et de l’ Europe, de sorte que la terre entière devient pleine de
violence à mesure que tout le monde devient obsédé par l’ idée de surpasser tout le
monde en matière de meurtre.

Même si les lecteurs anciens étaient d’ accord avec l’ explication sur la façon dont
le monde est devenu ou non rempli de violence, aucun lecteur — ancien ou
moderne — n’ aurait remis en question la réalité elle-même, et en lisant sur les
Nephilim ou les grands héros, il ne fait aucun doute que le meilleur exemple qui
serait qui est venu à l’ esprit de tout le monde aurait été Gilgamesh — et plus tard
Héraclès/Hercule, Achille, Ulysse, etc. Même si personne ne douterait de la vérité
selon laquelle la terre a toujours été pleine de violence, n’ importe quel lecteur se
poserait la question de savoir comment s’ en débarrasser et pourquoi le Dieu biblique
ne l’ élimine pas, non seulement parce qu’ il ne l’ a pas créé, mais s’ est montré contre
la violence lorsqu’ il a réprimandé Caïn pour être devenu violent, contrairement
aux dieux païens qui étaient les plus grands soutiens de ces héros/tueurs. Mais,
comment un Dieu tout-puissant pourrait-il éliminer les inondations de sang que
des héros comme Gilgamesh, Uta-napishti, Agamemnon, etc., ont provoquées et
anéanties des villes et des communautés, tout comme les inondations littérales
l’ ont fait ? Que Dieu crée des super-tueurs encore plus grands pour éliminer le
reste des tueurs n’ aurait pas été une option, car cela n’ aurait fait qu’ intensifier la
violence et on ne peut pas éliminer un problème simplement en l’ aggravant ! C’ est
précisément ce qu’ ont fait les dieux mésopotamiens : ils ont créé Enkidu dans
le but d’ anéantir Gilgamesh et de ne faire qu’ empirer les choses. Puisque Dieu
n’ avait pas la possibilité d’ éliminer le mal du meurtre en utilisant des tueurs, la
seule option qu’ il avait était d’ utiliser ce qu’ il avait créé, à savoir le monde naturel.
Par conséquent, si le Dieu biblique devait faire quelque chose pour éliminer les
tueurs qui ont anéanti les communautés humaines en les inondant de violence
et de sang, la seule chose qu’ il pouvait utiliser était une inondation naturelle,
c’ est-à-dire une inondation, qui provoque des résultats similaires. L’ auteur de
la Genèse devait savoir que ses lecteurs s’ attendaient à ce que Dieu utilise de
tels moyens pour éliminer le mal, tout comme aujourd’ hui, non seulement les
chrétiens croient que Dieu peut utiliser et utilise les catastrophes naturelles pour
punir et éliminer le mal, mais même les non-croyants utilisent la présence du mal
dans le monde comme preuve que Dieu n’ existe pas puisque Dieu n’ élimine pas

640
La mythologie démythifiée

le mal en utilisant les inondations, la foudre, les tremblements de terre, etc., pour
tuer les malfaiteurs. Puisque les lecteurs anciens et modernes s’ attendaient à ce
qu’ un déluge soit la réponse et la solution au flot de violence et de meurtres, c’ est
précisément la solution envisagée par l’ auteur de la Genèse : utiliser le monde
naturel pour éliminer toutes les mauvaises personnes et préserver uniquement
les bons, et lorsque cela se produira, le mal disparaîtra pour toujours. C’ est pour
cette raison qu’ après que l’ auteur ait présenté le problème de la violence créée
par les Nephilim, Dieu a cherché celui qui n’ avait pas été entaché par le mal, et la
seule personne qu’ il a pu trouver était un descendant de la généalogie de Seth :
« Mais Noé trouva grâce aux yeux de l’ Éternel. Ce sont les descendants de Noé.
Noé était un homme juste, irréprochable dans sa génération ; Noé marchait avec
Dieu » (Genèse 6 : 8–9). Puis Dieu donne à Noé des instructions sur la façon de
construire un gigantesque bateau :

Fais-toi une arche de bois de gopher; tu disposeras cette arche en cellules, et tu


l’ enduiras de poix en dedans et en dehors. Voici comment tu la feras: l’ arche aura
trois cents coudées de longueur, cinquante coudées de largeur et trente coudées
de hauteur. Tu feras à l’ arche une fenêtre, que tu réduiras à une coudée en haut;
tu établiras une porte sur le côté de l’ arche; et tu construiras un étage inférieur,
un second et un troisième. Et moi, je vais faire venir le déluge d’ eaux sur la terre,
pour détruire toute chair ayant souffle de vie sous le ciel; tout ce qui est sur la
terre périra (Gn 6 :14–17).

Deux choses auraient frappé un lecteur ancien à propos de cette description.


Premièrement, l’ idée de construire un gigantesque navire aurait été considérée
comme une référence claire à Gilgamesh, la seule histoire dans laquelle la
construction d’ un tel bateau est décrite et une histoire que presque personne
n’ ignorait, comme il serait difficile de trouver quelqu’ un aujourd’ hui qui ne
connaît pas Superman et son logo. La popularité de cette histoire dans les temps
anciens n’ a été comprise qu’ après que les archéologues ont découvert des milliers
de fragments de cette histoire dispersés dans tout le Moyen-Orient, traduits
dans toutes les langues anciennes et séparés dans le temps pendant plus de
mille ans. En effet, le fait que cette histoire faisait partie de la bible de l’ ancien
Moyen-Orient ressort du fait que de nombreux fragments trouvés proviennent
de tablettes écrites par des étudiants pour s’ entraîner à apprendre à écrire et qui
n’ étaient pas destinées à être utilisées pour lire ou conserver le texte. Qu’ il y ait

641
L’ÂNE D’ABRAHAM

eu des gens dans l’ ancien Moyen-Orient qui ne connaissaient pas une telle Bible
serait aussi difficile à imaginer qu’ il y ait eu des gens dans la Grèce antique qui ne
connaissaient pas l’ histoire de Thèbes, d’ Hélène, d’ Achille, de Troie et d’ Ulysse. ou
qu’ il y a même aujourd’ hui des athées qui n’ ont jamais entendu parler d’ Abraham,
de la Bible, de Jésus, etc. Mais, la deuxième chose qui aurait frappé un lecteur
ancien est l’ expression « déluge d’ eaux », non seulement parce qu’ à Gilgamesh tout
le monde savait — sauf les érudits modernes, bien sûr — que le « déluge » était
spécifiquement décrit comme consistant en des combats, mais si « inondation »
faisait référence à une inondation, l’ auteur a ressenti le besoin de préciser que les
inondations étaient faites d’ eau uniquement pour alerter les lecteurs qu’ il parlait
maintenant d’ un autre type d’ inondation qu’ ils connaissaient de Gilgamesh, ce qui
n’ était évidemment pas le cas. Même si un lecteur ancien aurait remarqué que
l’ histoire biblique s’ écartait de l’ histoire populaire, il se serait demandé pourquoi
était-il nécessaire d’ avoir un bateau aussi énorme puisque, après tout, tout ce qui
avait besoin d’ être sauvé était juste quelques bonnes personnes et un petit bateau
aurait pu faire le travail. Dans les temps anciens, tout comme dans les temps
modernes, les plus grands navires tels que les porte-avions sont utilisés pour les
guerres et non pour sauver les gens des catastrophes. Par conséquent, le ou les
navires gigantesques construits par Uta-napishti étaient parfaitement logiques,
donc celui qui Noah construit avait besoin d’ une explication :

Mais j’ établis mon alliance avec toi; tu entreras dans l’ arche, toi et tes fils, ta
femme et les femmes de tes fils avec toi. De tout ce qui vit, de toute chair, tu feras
entrer dans l’ arche deux de chaque espèce, pour les conserver en vie avec toi: il
y aura un mâle et une femelle. Des oiseaux selon leur espèce, du bétail selon son
espèce, et de tous les reptiles de la terre selon leur espèce, deux de chaque espèce
viendront vers toi, pour que tu leur conserves la vie (Gn 6 :18–20).

Pourquoi compliquer autant les choses en construisant un si gros bateau pour


sauver tous les animaux et rendre l’ histoire si incroyable alors que Dieu avait créé
tous les animaux simplement en claquant des doigts et avait sans doute le pouvoir
de recommencer ? Le problème avec la recréation de tout ce que Dieu avait créé
auparavant était qu’ il avait déclaré que tout était « très bon », et tout effacer et tout
refaire aurait remis en question non seulement la capacité de Dieu à faire les choses
correctement, mais même son jugement. Que Dieu n’ ait pas été capable d’ anticiper
la violence que les humains ont provoquée lorsqu’ il les a créés est compréhensible,

642
La mythologie démythifiée

mais qu’ il n’ a pas été capable de s’ apercevoir que le monde naturel qu’ il a créé
n’ était pas aussi bon qu’ il le pensait puisqu’ il a dû l’ anéantir et le faire encore
une fois, cela peut difficilement être justifié. Parce que les peuples anciens — tout
comme les écologistes d’ aujourd’ hui — ne pouvaient pas imaginer qu’ il y avait
quelque chose de mal dans le monde naturel, le détruire et le recréer n’ était pas
une option. Par conséquent, l’ immense navire, au lieu d’ accueillir des combattants,
était désormais destiné à sauver les animaux. Le contraste avec le navire utilisé par
Uta-napishti aurait été encore une fois frappant. Bien qu’ Uta-napishti ait rempli
son navire d’ animaux, rien n’ indique que ces animaux ont été chargés sur le navire
afin de les sauver de l’ extinction. Lorsque les érudits fantasment qu’ Uta-napishti a
chargé son navire d’ animaux afin de les sauver de la noyade, ils relisent la Genèse
dans Gilgamesh, tout comme ils lisent dans la Genèse la pensée dite mythique qu’ ils
pensent retrouver dans la mythologie ancienne. Les lecteurs anciens auraient
compris que ce que Gilgamesh décrit consiste à approvisionner les navires de
guerre lorsqu’ ils se lancent dans des expéditions de conquête, en tenant compte du
fait que les combattants ne pouvaient pas compter sur la possibilité d’ acheter des
provisions auprès de locaux qui auraient été hostiles. Par conséquent, leur seule
option était soit de transporter autant de fournitures que possible depuis chez
vous, puis comptez sur le pillage en cas de pénurie de fournitures. Comme dans
l’ Antiquité, la réfrigération n’ était pas disponible, la seule manière de conserver
la viande était de garder à bord des animaux vivants et, en ce qui concerne les
boissons, de disposer de suffisamment de vin, la seule boisson pouvant être
conservée plus longtemps sans s’ altérer. Les archéologues ont remarqué que la
plupart d’ anciennes épaves de navires contenaient des amphores qui stockaient
du vin. Ils supposent aussi que le vin était la véritable cargaison et que les navires
étaient engagés dans le commerce du vin, mais il est possible que tous les anciens
navires transportaient du vin, quelle que soit la véritable cargaison, et ne l’ utilisait
qu’ en cas d’ urgence, c’ est-à-dire lorsque les marins manquaient d’ eau douce et se
retrouvaient bloqués en mer sans pluie pendant de longues périodes. C’ est pour
cette raison que le vin est une denrée si précieuse, en particulier sur les navires
de guerre comme ceux utilisés par Ulysse. Par conséquent, les lecteurs anciens
auraient été frappés par un autre contraste entre Noé et Uta-napishti : tandis
qu’ Uta-napishti chargeait son immense bateau d’ animaux afin de les utiliser pour
se nourrir, Noé les chargeait sur le navire afin de les sauver et devait donc charger
le navire de nourriture pour eux également.

643
L’ÂNE D’ABRAHAM

À ce stade, les érudits commencent à lever les yeux au ciel en disant que je
fantasme simplement qu’ il y a un contraste entre le déluge biblique et le déluge
de Gilgamesh, car tout le monde sait qu’ ils ont prouvé que l’ histoire biblique est
simplement copiée de Gilgamesh et cette histoire en est la preuve la plus flagrante,
que la Genèse n’ est qu’ une mythologie de seconde main. Les érudits affirment
que la Genèse n’ est pas seulement une copie de Gilgamesh, mais en réalité un
amalgame de deux copies, plus précisément de deux versions provenant d’ époques
différentes et très différentes l’ une de l’ autre. Bien que cet amalgame de sources
pour la composition du texte biblique soit considéré comme hors de tout doute par
tous les érudits sérieux, on pourrait s’ attendre à ce que cette croyance érudite soit
abondamment confirmée par la multitude de tablettes cunéiformes découvertes par
les archéologues. Bien que de l’ épopée de Gilgamesh aient été trouvés des milliers
de fragments écrits dans différentes langues séparées dans le temps par plus de
mille ans et dans différents pays, tous ces fragments, une fois traduits, ont rendu
une histoire étonnamment cohérente, de sorte que les érudits ont pu reconstituer,
rassembler ces fragments et créer ce qu’ on appelle un texte standard bien qu’ il
n’ existe pas une seule copie complète de Gilgamesh. En d’ autres termes, en ce qui
concerne les textes découverts, personne ne peut prouver que cette histoire a eu
deux versions, et encore moins plusieurs, même en tenant compte des traductions
dans différentes langues. Bien que beaucoup de ces fragments ne contiennent que
quelques mots, les chercheurs ont pu localiser presque chaque fragment au bon
endroit dans l’ histoire, précisément grâce à l’ étonnante cohérence avec laquelle
l’ histoire a été non seulement copiée, mais également traduite. Naturellement,
il existe différentes orthographes de certains noms et variantes textuelles qui
impliquent des mots individuels, et malgré le fait qu’ il existe encore de grandes
lacunes à certains endroits parce que ces parties de l’ histoire ne se trouvent pas
au moins dans un exemplaire, le texte reconstruit est assez cohérent et l’ histoire
assez cohérente et lisible comme l’ a montré l’ analyse ci-dessus de cette épopée.
Par conséquent, la question de bon sens qu’ aucun érudit n’ a jamais posée est de
savoir comment se fait-il que l’ histoire de la Genèse — qui est censée être une
copie d’ une histoire si populaire et si connue — non seulement est si différente
presque sous tous ses aspects, mais contienne même deux versions de Gilgamesh
dont aucune ne correspond en aucune façon à l’ histoire standard ? C’ est comme
s’ il y avait deux fausses versions de Gilgamesh en plus de la version standard et
bien connue et que l’ auteur de Genèse, lorsqu’ il a décidé de simplement copier
l’ histoire populaire parce qu’ il ne pouvait pas trouver quelque chose d’ original,

644
La mythologie démythifiée

n’ a trouvé que ces deux versions fallacieuses et a ignoré tous les plus connus, et au
lieu de copier une fausse version, a décidé de supprimer les deux fausses versions
et de les mélanger en un seul compte qui n’ a aucun sens. Que l’ auteur de Genèse
a été capable de trouver une version unique de Gilgamesh dont personne ne savait
qu’ elle était possible, mais qu’ il a été capable de trouver deux de ces versions et
a choisi d’ utiliser les deux et d’ ignorer la myriade de versions qui étaient toutes,
non seulement similaires et cohérentes, mais aussi très connu, est difficilement
imaginable ! Afin que le lecteur profane ait une idée de la façon dont les érudits
imaginent la manière dont le texte biblique a été produit, je fournirai les deux
histoires soi-disant originales que l’ auteur de la Genèse a collées ensemble pour
compiler le texte tel qu’ il nous est parvenu. Selon les chercheurs, le récit du déluge
tel que nous le connaissons a été produit en fusionnant deux versions provenant de
deux documents différents. Afin de voir comment les chercheurs imaginent que
les deux documents ont été assemblés afin de créer le texte tel que nous l’ avons,
je reproduis ci-dessous l’ histoire en deux couleurs, la couleur bleue indiquant le
matériel provenant d’ un document, et la couleur rouge indiquant le matériel qui
provient de l’ autre :

6:5 L’ Éternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que
toutes les pensées de leur coeur se portaient chaque jour uniquement vers le mal.
6:6 L’ Éternel se repentit d’ avoir fait l’ homme sur la terre, et il fut affligé en son
coeur.
6:7 Et l’ Éternel dit: J’ exterminerai de la face de la terre l’ homme que j’ ai créé,
depuis l’ homme jusqu’ au bétail, aux reptiles, et aux oiseaux du ciel; car je me
repens de les avoir faits.
6:8 Mais Noé trouva grâce aux yeux de l’ Éternel.
6:9 Voici la postérité de Noé. Noé était un homme juste et intègre dans son temps;
Noé marchait avec Dieu.
6:10 Noé engendra trois fils: Sem, Cham et Japhet.
6:11 La terre était corrompue devant Dieu, la terre était pleine de violence.
6:12 Dieu regarda la terre, et voici, elle était corrompue; car toute chair avait cor-
rompu sa voie sur la terre.
6:13 Alors Dieu dit à Noé: La fin de toute chair est arrêtée par devers moi; car ils
ont rempli la terre de violence; voici, je vais les détruire avec la terre.

645
L’ÂNE D’ABRAHAM

6:14 Fais-toi une arche de bois de gopher; tu disposeras cette arche en cellules, et
tu l’ enduiras de poix en dedans et en dehors.
6:15 Voici comment tu la feras: l’ arche aura trois cents coudées de longueur,
cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur.
6:16 Tu feras à l’ arche une fenêtre, que tu réduiras à une coudée en haut; tu établi-
ras une porte sur le côté de l’ arche; et tu construiras un étage inférieur, un second
et un troisième.
6:17 Et moi, je vais faire venir le déluge d’ eaux sur la terre, pour détruire toute
chair ayant souffle de vie sous le ciel; tout ce qui est sur la terre périra.
6:18 Mais j’ établis mon alliance avec toi; tu entreras dans l’ arche, toi et tes fils, ta
femme et les femmes de tes fils avec toi.
6:19 De tout ce qui vit, de toute chair, tu feras entrer dans l’ arche deux de chaque
espèce, pour les conserver en vie avec toi: il y aura un mâle et une femelle.
6:20 Des oiseaux selon leur espèce, du bétail selon son espèce, et de tous les rep-
tiles de la terre selon leur espèce, deux de chaque espèce viendront vers toi, pour
que tu leur conserves la vie.
6:21 Et toi, prends de tous les aliments que l’ on mange, et fais-en une provision
auprès de toi, afin qu’ ils te servent de nourriture ainsi qu’ à eux.
6:22 C’ est ce que fit Noé: il exécuta tout ce que Dieu lui avait ordonné.
7:1 L’ Éternel dit à Noé: Entre dans l’ arche, toi et toute ta maison; car je t’ ai vu juste
devant moi parmi cette génération.
7:2 Tu prendras auprès de toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa
femelle; une paire des animaux qui ne sont pas purs, le mâle et sa femelle;
7:3 sept couples aussi des oiseaux du ciel, mâle et femelle, afin de conserver leur
race en vie sur la face de toute la terre.
7:4 Car, encore sept jours, et je ferai pleuvoir sur la terre quarante jours et quaran-
te nuits, et j’ exterminerai de la face de la terre tous les êtres que j’ ai faits.
7:5 Noé exécuta tout ce que l’ Éternel lui avait ordonné.
7:6 Noé avait six cents ans, lorsque le déluge d’ eaux fut sur la terre.
7:7 Et Noé entra dans l’ arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, pour
échapper aux eaux du déluge.
7:8 D’ entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, les oiseaux et
tout ce qui se meut sur la terre,

646
La mythologie démythifiée

7:9 il entra dans l’ arche auprès de Noé, deux à deux, un mâle et une femelle, com-
me Dieu l’ avait ordonné à Noé.
7:10 Sept jours après, les eaux du déluge furent sur la terre.
7:11 L’ an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois,
en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux
s’ ouvrirent.
7:12 La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits.
7:13 Ce même jour entrèrent dans l’ arche Noé, Sem, Cham et Japhet, fils de Noé,
la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux:
7:14 eux, et tous les animaux selon leur espèce, tout le bétail selon son espèce,
tous les reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les oiseaux selon
leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes.
7:15 Ils entrèrent dans l’ arche auprès de Noé, deux à deux, de toute chair ayant
souffle de vie.
7:16 Il en entra, mâle et femelle, de toute chair, comme Dieu l’ avait ordonné à
Noé. Puis l’ Éternel ferma la porte sur lui.
7:17 Le déluge fut quarante jours sur la terre. Les eaux crûrent et soulevèrent
l’ arche, et elle s’ éleva au-dessus de la terre.
7:18 Les eaux grossirent et s’ accrurent beaucoup sur la terre, et l’ arche flotta sur
la surface des eaux.
7:19 Les eaux grossirent de plus en plus, et toutes les hautes montagnes qui sont
sous le ciel entier furent couvertes.
7:20 Les eaux s’ élevèrent de quinze coudées au-dessus des montagnes, qui furent
couvertes.
7:21 Tout ce qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les
animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les hommes.
7:22 Tout ce qui avait respiration, souffle de vie dans ses narines, et qui était sur
la terre sèche, mourut.
7:23 Tous les êtres qui étaient sur la face de la terre furent exterminés, depuis
l’ homme jusqu’ au bétail, aux reptiles et aux oiseaux du ciel: ils furent exterminés
de la terre. Il ne resta que Noé, et ce qui était avec lui dans l’ arche.
7:24 Les eaux furent grosses sur la terre pendant cent cinquante jours.
8:1 Dieu se souvint de Noé, de tous les animaux et de tout le bétail qui étaient
avec lui dans l’ arche; et Dieu fit passer un vent sur la terre, et les eaux s’ apaisèrent.

647
L’ÂNE D’ABRAHAM

8:2 Les sources de l’ abîme et les écluses des cieux furent fermées, et la pluie ne
tomba plus du ciel.
8:3 Les eaux se retirèrent de dessus la terre, s’ en allant et s’ éloignant, et les eaux
diminuèrent au bout de cent cinquante jours.
8:4 Le septième mois, le dix-septième jour du mois, l’ arche s’ arrêta sur les mon-
tagnes d’ Ararat.
8:5 Les eaux allèrent en diminuant jusqu’ au dixième mois. Le dixième mois, le
premier jour du mois, apparurent les sommets des montagnes.
8:6 Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu’ il avait faite à l’ arche.
8:7 Il lâcha le corbeau, qui sortit, partant et revenant, jusqu’ à ce que les eaux eu-
ssent séché sur la terre.
8:8 Il lâcha aussi la colombe, pour voir si les eaux avaient diminué à la surface de
la terre.
8:9 Mais la colombe ne trouva aucun lieu pour poser la plante de son pied, et
elle revint à lui dans l’ arche, car il y avait des eaux à la surface de toute la terre. Il
avança la main, la prit, et la fit rentrer auprès de lui dans l’ arche.
8:10 Il attendit encore sept autres jours, et il lâcha de nouveau la colombe hors
de l’ arche.
8:11 La colombe revint à lui sur le soir; et voici, une feuille d’ olivier arrachée était
dans son bec. Noé connut ainsi que les eaux avaient diminué sur la terre.
8:12 Il attendit encore sept autres jours; et il lâcha la colombe. Mais elle ne revint
plus à lui.
8:13 L’ an six cent un, le premier mois, le premier jour du mois, les eaux avaient
séché sur la terre. Noé ôta la couverture de l’ arche: il regarda, et voici, la surface
de la terre avait séché.
8:14 Le second mois, le vingt-septième jour du mois, la terre fut sèche.
8:15 Alors Dieu parla à Noé, en disant:
8:16 Sors de l’ arche, toi et ta femme, tes fils et les femmes de tes fils avec toi.
8:17 Fais sortir avec toi tous les animaux de toute chair qui sont avec toi, tant les
oiseaux que le bétail et tous les reptiles qui rampent sur la terre: qu’ ils se répan-
dent sur la terre, qu’ ils soient féconds et multiplient sur la terre.
8:18 Et Noé sortit, avec ses fils, sa femme, et les femmes de ses fils.

648
La mythologie démythifiée

8:19 Tous les animaux, tous les reptiles, tous les oiseaux, tout ce qui se meut sur
la terre, selon leurs espèces, sortirent de l’ arche.
8:20 Noé bâtit un autel à l’ Éternel; il prit de toutes les bêtes pures et de tous les
oiseaux purs, et il offrit des holocaustes sur l’ autel.
8:21 L’ Éternel sentit une odeur agréable, et l’ Éternel dit en son coeur: Je ne mau-
dirai plus la terre, à cause de l’ homme, parce que les pensées du coeur de l’ hom-
me sont mauvaises dès sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant,
comme je l’ ai fait.
8:22 Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur,
l’ été et l’ hiver, le jour et la nuit ne cesseront point.
9:1 Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit: Soyez féconds, multipliez, et remplissez
la terre.
9:2 Vous serez un sujet de crainte et d’ effroi pour tout animal de la terre, pour
tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons
de la mer: ils sont livrés entre vos mains.
9:3 Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture: je vous donne tout
cela comme l’ herbe verte.
9:4 Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang.
9:5 Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à
tout animal; et je redemanderai l’ âme de l’ homme à l’ homme, à l’ homme qui est
son frère.
9:6 Si quelqu’ un verse le sang de l’ homme, par l’ homme son sang sera versé; car
Dieu a fait l’ homme à son image.
9:7 Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez
sur elle.
9:8 Dieu parla encore à Noé et à ses fils avec lui, en disant:
9:9 Voici, j’ établis mon alliance avec vous et avec votre postérité après vous;
9:10 avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que le bétail et
tous les animaux de la terre, soit avec tous ceux qui sont sortis de l’ arche, soit avec
tous les animaux de la terre.
9:11 J’ établis mon alliance avec vous: aucune chair ne sera plus exterminée par les
eaux du déluge, et il n’ y aura plus de déluge pour détruire la terre.
9:12 Et Dieu dit: C’ est ici le signe de l’ alliance que j’ établis entre moi et vous, et
tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à toujours:

649
L’ÂNE D’ABRAHAM

9:13 j’ ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d’ alliance entre moi et
la terre.
9:14 Quand j’ aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre, l’ arc paraîtra dans
la nue;
9:15 et je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous, et tous les êtres
vivants, de toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire
toute chair.
9:16 L’ arc sera dans la nue; et je le regarderai, pour me souvenir de l’ alliance
perpétuelle entre Dieu et tous les êtres vivants, de toute chair qui est sur la terre.
9:17 Et Dieu dit à Noé: Tel est le signe de l’ alliance que j’ établis entre moi et toute
chair qui est sur la terre.247
Selon les chercheurs, le texte bleu était à l’ origine un document et le texte rouge
un autre, et les deux documents ont été découpés puis reconstitués pour créer le
texte tel qu’ il nous est parvenu. Comme nous l’ avons souligné précédemment, le
seul détail de cette histoire que l’ on puisse trouver dans les documents anciens est
celui de l’ envoi d’ oiseaux pour découvrir la condition à l’ extérieur de l’ arche, qui
se trouve dans l’ histoire d’ Uta-napishti, mais même si en ce qui concerne ce détail,
les oiseaux sont différents, donc l’ affirmation selon laquelle l’ histoire biblique
a copié ce détail de l’ histoire babylonienne est fausse. Que des gens ordinaires
puissent confondre, copier et modifier délibérément est peut-être excusable, mais
le fait que les chercheurs fassent cela est difficilement excusable. Mais, ce qui est
encore moins excusable est l’ affirmation selon laquelle il n’ y avait pas qu’ une seule
histoire sur le déluge qui n’ a jamais été trouvée dans aucun autre document ancien,
mais qu’ il y avait en fait deux de ces documents qui ont été fusionnés pour créer
l’ histoire telle que nous l’ avons. Si les deux documents contenant les deux versions
de la même histoire existaient en même temps, cela pourrait théoriquement être
possible, mais les chercheurs affirment que le texte bleu provient d’ une source
qu’ ils ont étiquetée J — de l’ orthographe allemande du nom divin de Yahweh —
qui a été produit au Xe siècle avant Jésus-Christ, tandis que le texte rouge provient
d’ une source que les érudits ont appelée P à partir de « code sacerdotal » qui a vu
le jour environ un demi-millénaire plus tard. En d’ autres termes, le texte bleu a
existé de lui-même pendant environ un demi-millénaire jusqu’ à ce que le texte
rouge soit trouvé et qu’ un prêtre décide de faire la salade des deux textes telle
247 See John Skinner, A Critical and Exegetical Commentary on Genesis (New York:
Scribner, 1910), 148.

650
La mythologie démythifiée

que nous l’ avons aujourd’ hui. Et, quand un prêtre a créé cette salade de textes,
personne n’ a remarqué le charlatanisme, car tout le monde souffrait d’ une amnésie
instantanée par laquelle personne ne se souvenait de l’ ancien texte qui existait
depuis des centaines d’ années et acceptait la nouvelle salade comme la seule qu’ ils
connaissaient depuis toujours. Il ne fait aucun doute qu’ un tel scénario puisse être
cru par les universitaires et par les étudiants soumis au lavage de cerveau, mais
qu’ un tel scénario soit possible dans le monde réel — en particulier dans le monde
antique où la reproduction fidèle des textes était sacrée — défie le bon sens le plus
élémentaire. Mais, même si un tel mélange de documents était possible, comment
les chercheurs pourraient-ils déterminer quelles parties d’ un texte proviennent
d’ un document préexistant et prouver quand les auteurs anciens ont commis ce
qu’ on appelle aujourd’ hui du plagiat ? Comme chacun le sait, même aujourd’ hui, le
plagiat ne peut être prouvé qu’ en produisant le document original et en démontrant
qu’ il existe de grandes parties du nouveau texte qui correspondent mot pour mot
et pas seulement quelques mots ou phrases isolés. Comme on le sait, les érudits
n’ ont pas été en mesure de produire un seul document ancien prouvant que l’ une
des deux versions supposées trouvées dans la Genèse était copiée à partir d’ un
tel document, et encore moins les documents à partir desquels les deux versions
ont été copiées. Si le texte bleu avait existé indépendamment pendant un demi-
millénaire et qu’ un prêtre du cinquième siècle avant Jésus-Christ avait décidé que
l’ histoire n’ était pas théologiquement valable, pourquoi trouver un autre document
contenant les détails qui correspondaient à sa théologie, couper les deux versions
en morceaux plus petits et les mettre ensemble, au lieu de modifier l’ ancienne
version pour qu’ elle corresponde à sa nouvelle théologie et produire un texte qui
se lit facilement et soit considéré comme un document original puisque de toute
façon personne ne se souvient de l’ ancienne version ? Si un prêtre décidait que
dans l’ ancienne version il y avait des détails théologiquement offensants, quel était
l’ avantage de découper l’ ancienne version et de mélanger des correctifs à partir
d’ une version dans laquelle les détails étaient théologiquement valables puisque
les détails offensants n’ étaient pas seulement conservés dans le texte, mais ils
sont devenus d’ autant plus flagrants que l’ incohérence aurait alerté le lecteur de
leur présence ? C’ est comme si vous trouviez l’ idée d’ un lapin rouge dans une
histoire théologiquement offensante parce que vous pensez qu’ un lapin doit être
bleu pour être théologiquement sain, et pour rendre l’ histoire théologiquement
correcte, au lieu de remplacer le lapin rouge par un lapin bleu chaque fois que
l’ histoire parle du lapin, vous gardez l’ histoire du lapin rouge et insérez après

651
L’ÂNE D’ABRAHAM

chaque épisode sur un lapin rouge un autre épisode similaire sur un lapin bleu,
et lorsque l’ histoire passe d’ un lapin à l’ autre, vous vous attendez à ce que les
lecteurs comprennent que l’ histoire concerne le lapin bleu et n’ a rien à voir avec le
lapin rouge. Peut-on imaginer un écrivain encore plus idiot ? Cependant, puisqu’ il
n’ existe aucune version ancienne de l’ un ou l’ autre texte, comment les chercheurs
ont-ils pu prouver ce double plagiat alors qu’ ils ne disposent d’ aucun des deux
textes plagiés ? Afin de comprendre la pensée scientifique utilisée pour prouver
que la Genèse n’ est qu’ un plagiat de documents anciens dont personne n’ a trouvé
la moindre trace, nous devons analyser brièvement leurs arguments.

L’ un de leurs arguments selon lequel l’ histoire est composée de deux histoires est
que dans l’ histoire certaines informations se répètent. Par exemple, dans Genèse
6 :5–8, on nous dit que Dieu vit que la terre était remplie de méchanceté et décida
d’ anéantir toute vie, passage qui se termine par le détail : « Mais Noé trouva grâce
aux yeux de l’ Éternel ». (Gn 6:8). À ce stade, les érudits affirment que l’ histoire
originale est passée au début du chapitre sept, de sorte que l’ histoire originale
continue : « L’ Éternel dit à Noé : Entre dans l’ arche, toi et toute ta maison ; car
je t’ ai vu juste devant moi parmi cette génération » (Genèse 7 : 1). Comment les
érudits ont-ils décidé que c’ était ainsi que se lisait l’ histoire originale puisqu’ ils
ne disposaient d’ aucun document ancien pour le prouver ? Ce que les érudits ne
réalisent pas, c’ est que si c’ est ainsi que cette histoire a été lue pendant la moitié
d’ un millénaire, n’ importe quel lecteur n’ aurait eu aucune idée de l’ identité de
Noé, de la composition de sa famille, de l’ origine de l’ arche, du type de bateau et
de la raison pour laquelle Dieu avait décidé de traiter Noé différemment du reste
du monde. Qu’ après avoir constaté que Noé était irréprochable, Dieu lui ait dit
d’ entrer dans l’ arche est parfaitement logique pour les spécialistes qui connaissent
déjà l’ histoire telle que nous la possédons est facile à comprendre, mais qu’ une
telle histoire n’ aurait eu absolument aucun sens pour un lecteur qui ne connaissait
pas les détails qui, selon les spécialistes, ont été introduits dans l’ histoire un demi-
millénaire plus tard ne semble traverser l’ esprit d’ aucun spécialiste. Par conséquent,
tout lecteur — ancien et moderne — s’ attendrait à ce stade à une explication sur
qui était Noé, en quoi consistait sa maison et à des informations sur ce bateau.
Ainsi, c’ est exactement ce que l’ on trouve dans le verset suivant : « Voici la postérité
de Noé. Noé était un homme juste et intègre dans son temps ; Noé marchait avec
Dieu. Noé engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet » (Genèse 6 : 9–10). Puis,
dans ce qui suit, Dieu explique à Noé comment construire une arche d’ une taille

652
La mythologie démythifiée

inimaginable, pour que même les animaux devaient y être sauvés. Ce n’ est qu’ une
fois cette information fournie que l’ instruction que Dieu a donnée à Noé prend
tout son sens : « L’ Éternel dit à Noé : Entre dans l’ arche, toi et toute ta maison ;
car je t’ ai vu juste devant moi parmi cette génération » (Genèse 7 : 1). En d’ autres
termes, les chercheurs prennent un texte qui a tout à fait du sens tel quel, en le
décomposent en deux documents différents qui n’ ont aucun sens en eux-mêmes.
Mais, comment les érudits ont-ils décidé que les informations sur la famille de
Noé et la construction de l’ arche provenaient d’ un autre document trouvé par
un prêtre un demi-millénaire plus tard ? Eh bien, c’ est là qu’ intervient un autre
type d’ argument utilisé par les chercheurs pour juger quels morceaux du texte
proviennent de quel document : la théologie du prêtre qui est censé avoir préparé
la salade finale du texte que nous avons aujourd’ hui. Selon les érudits, un point
majeur de la théologie sacerdotale était de conserver des archives généalogiques et
par conséquent, partout où des informations sur les descendants d’ un personnage
biblique sont présentées, elles doivent provenir des mains de prêtres qui ont vécu
au cinquième siècle avant Jésus-Christ, car les peuples antérieurs n’ avaient pas
d’ informations sur les descendants d’ un personnage biblique intéressés par ces
informations et n’ ont jamais inclus de tels détails dans leurs textes. Par conséquent,
avant que les prêtres ne développent des généalogies au cinquième siècle avant
JC, on disait aux lecteurs qu’ après que Dieu eut jugé Noé irréprochable et lui
dit ensuite d’ entrer dans l’ arche, ils ne se demandèrent jamais qui était Noé, s’ il
avait une femme ou des fils et des filles, et comment pourrait-il repeupler la terre
tout seul. Et comment les érudits savent-ils que les anciens Hébreux avant le Ve
siècle avant J.-C. n’ avaient aucune théologie ni aucun intérêt pour les généalogies
et que cette théologie a été développée par des prêtres au Ve siècle avant J.-C. ?
Ont-ils trouvé des manuels de théologie écrits avant le Ve siècle avant J.-C. qui
ne contenaient aucune généalogie et des manuels de théologie rédigés par des
prêtres du Ve siècle avant J.-C. dans lesquels les généalogies constituaient des
chapitres majeurs ? Eh bien, pourquoi les érudits ont-ils besoin de prouver avec
des documents tout ce qu’ ils disent, puisque tout le monde sait qu’ ils sont capables
de lire dans les pensées des peuples anciens et que personne n’ oserait remettre en
question ce qu’ ils disent ?

Bien qu’ il y ait des répétitions dans le texte biblique, elles n’ ont rien à voir avec le
saut d’ un document à un autre, car les auteurs supposés de la Bible ne savaient pas
écrire, mais tout ce qu’ ils pouvaient faire était de faire des salades de documents

653
L’ÂNE D’ABRAHAM

préexistants. Contrairement à ce que prétendent les érudits, le texte biblique n’ est


pas constitué de simples morceaux de documents hachés provenant de différentes
époques et de différentes théologies, mais plutôt des histoires soigneusement
écrites dans lesquelles des procédés littéraires sont utilisés pour aider le lecteur à
suivre ce qui a été dit et à comprendre comment ce qui est ajouté doit être lié à ce
qui a été dit. Les écrits anciens n’ avaient pas de marqueurs graphiques tels que les
points, les virgules, les tirets cadratins, les parenthèses, les paragraphes, etc., pour
aider le lecteur à naviguer dans les informations trouvées dans le texte et à évaluer
la progression de l’ histoire. Les répétitions étaient donc des dispositifs littéraires
majeurs. Dans les récits bibliques, il y a certains retours que les érudits ont identifiés
depuis longtemps et les ont associés à ce qu’ ils appellent des structures chiastiques,
bien que ces structures chiastiques aient été mal comprises. L’ étiquette elle-même
vient de la lettre grecque « X » qui est translittérée «ch» et les spécialistes pensent
que l’ histoire ressemble à la moitié gauche de cette lettre, dans le sens où une
histoire commence dans le coin supérieur gauche de cette lettre, puis progresse
vers le milieu de la lettre où les deux lignes se croisent, et continue à régresser vers
le coin inférieur gauche où l’ histoire est censée revenir à son point de départ. Si les
chercheurs devaient utiliser une représentation plus suggestive de la façon dont ils
comprennent ces structures, ils auraient dû utiliser une pointe de flèche plutôt que
la lettre grecque « X ». Même si une pointe de flèche représenterait mieux ce que
les chercheurs ont en tête, aucune de ces représentations ne décrit correctement le
dispositif littéraire lui-même et son fonctionnement. Les érudits ont remarqué
que dans la Bible, une histoire revient d’ une manière ou d’ une autre à ce qui avait
été dit plus tôt et ont imaginé qu’ une structure chiastique part d’ une déclaration,
puis progresse vers un point médian, puis s’ inverse et raconte en arrière dans un
mouvement inverse ce qui avait été dit dans un mouvement vers l’ avant. Pourquoi
un écrivain voudrait-il raconter une histoire dans un sens et déciderait-il ensuite
de la raconter à rebours pour arriver au point de départ ? Eh bien, puisque les
écrivains bibliques ne pouvaient pas écrire une histoire originale, mais seulement
prendre des documents existants, les couper et en faire une salade, leur seule
originalité était d’ écrire une histoire puis de la raconter à l’ envers quand ils ne
pouvaient pas trouver un autre document pour la découper en morceaux et la
jeter dans le saladier. Bien que je ne puisse pas penser à une représentation
graphique qui illustrerait correctement de telles structures, la représentation la
plus proche à laquelle je puisse penser est celle des cercles toujours plus larges. En
d’ autres termes, l’ histoire commence par annoncer brièvement le sujet général,

654
La mythologie démythifiée

puis commence à détailler le sujet, et après avoir fini de détailler le sujet, reformule
le début afin d’ alerter le lecteur que cette partie de l’ histoire est terminée et que
maintenant l’ histoire avance. Par conséquent, les répétitions sont utilisées soit
pour aider le lecteur à comprendre quand l’ histoire a avancé et que quelque chose
de nouveau est désormais discuté, soit lorsque des informations supplémentaires
sont introduites et que la répétition de ce que le lecteur sait déjà indique que
l’ histoire est revenue là où elle a été laissée. Afin de comprendre le processus, les
premiers chapitres de Genèse illustrent précisément le processus. Comme on le
sait, la Genèse commence par l’ introduction suivante : « Au commencement, Dieu
créa les cieux et la terre » (Gn 1, 1). Un lecteur aurait su que ce n’ est pas quelque
chose qui s’ est produit, mais plutôt quelque chose qui va être décrit. Et, en effet, ce
qui suit est une description de la manière dont Dieu a créé l’ atmosphère, la terre,
les plantes, les animaux, etc. Un lecteur ancien aurait su que la description est
complète lorsque le point de départ est répété, et en effet, après une série d’ activités
créatrices de Dieu qui représentent des parties de ce que l’ on appelle « le ciel et la
terre », la phrase est répétée : « Ainsi les cieux et la terre étaient achevés, ainsi que
toute leur multitude » (Gn 2, 1). Cependant, avant que ce cercle ne soit bouclé, les
lecteurs de l’ Antiquité auraient remarqué que Dieu avait élaboré un plan pour
créer les êtres humains à sa propre image, et puisque les humains ne font pas
partie du « ciel et de la terre », ils auraient compris qu’ à ce moment-là un autre
cercle est ouvert, et une fois le premier cercle fermé, ils se seraient attendus à ce
que le narrateur décrive maintenant comment les humains sont créés à l’ image de
Dieu. Et en effet, c’ est exactement ce que l’ on trouve dans le chapitre suivant, et
tout comme le lecteur du premier chapitre aurait attendu que la phrase d’ ouverture
soit répétée pour informer le lecteur que la description est terminée et que la
boucle est bouclée, les lecteurs auraient lu la phrase selon laquelle les humains
sont à l’ image de Dieu et sauraient que c’ est à ce moment-là que ce que Dieu avait
annoncé dans le premier chapitre a été achevé. Après avoir lu que Dieu a créé
Adam à partir d’ argile, le lecteur n’ aurait pas été surpris que Dieu apporte des
animaux à Adam et découvre qu’ il n’ était pas à la hauteur, car il se serait souvenu
que Dieu avait indiqué « mâle et femelle », et que la création d’ un simple mâle
n’ aurait pas suffi. Par conséquent, les lecteurs de l’ Antiquité auraient attendu du
narrateur qu’ il décrit maintenant comment Dieu a créé une « femme », et c’ est
exactement ce que l’ on trouve dans ce qui suit, mais même après la création d’ Eve,
les lecteurs savent que Dieu n’ en a pas fini avec les hommes parce qu’ il n’ entend
pas la phrase selon laquelle les hommes sont à son image. Ils lisent ensuite que les

655
L’ÂNE D’ABRAHAM

humains sont placés dans un jardin où se trouve un arbre qui permet aux humains
de connaître la différence entre le bien et le mal, et après que les humains ont
mangé de cet arbre et qu’ ils l’ ont reconnu ouvertement, lorsque le lecteur est
informé de ce qui suit : « Voici, l’ homme est devenu comme l’ un de nous, pour la
connaissance du bien et du mal » (Gn 3,22), sait que les humains sont désormais
tels que Dieu les a conçus, y compris ce que signifie être à l’ image de Dieu, c’ est-
à-dire connaître la différence entre le bien et le mal. En introduisant la notion de
connaissance de la différence entre le bien et le mal, l’ écrivain ouvre un cercle plus
large sur ce qu’ est la connaissance et apprend que deux frères sont capables de
fournir deux types de nourriture différents, l’ un en cultivant des plantes et l’ autre
en élevant des animaux, et bien que les deux types de connaissance soient bons, les
lecteurs se demanderaient ce qu’ est le mal, et avec le conflit entre Caïn et Able,
l’ écrivain non seulement définit le mal, mais ouvre deux autres cercles plus grands :
celui de bonnes personnes, et celui du cercle des méchants, et c’ est ce que nous
trouvons ensuite, les généalogies de ces gens et la différence fondamentale entre le
genre de vie qu’ ils ont vécu. Contrairement aux lecteurs modernes — y compris
les universitaires — qui ont une vision étroite, regardant juste devant eux et sautant
du point 1 au point 2, puis au point 3 et ainsi de suite, sans jamais se rappeler ce
qu’ était le point 1 et quelle pourrait être la relation entre le point 1 et le point 2
lorsqu’ en sautant du point 1 au point 2, ou quelle pourrait être la relation entre le
point 3 et le point 1 après être arrivé au point 3, les lecteurs anciens regardaient
toujours à la fois vers l’ avant et vers l’ arrière : vers l’ arrière pour garder à l’ esprit
ce dont l’ écrivain parle, et vers l’ avant pour voir comment ce qui est dit se rapporte
à ce qui a été annoncé et quand ce qui a été annoncé est maintenant terminé. Les
répétitions ne sont pas des coutures dans le texte où des écrivains stupides ont
collées ensemble des morceaux de parchemins coupés de différents documents,
mais des points de connexion qui ont aidé le lecteur à placer les parties de l’ histoire
dans la bonne relation. Par conséquent, les répétitions n’ ont rien à voir avec le saut
d’ un document à un autre, mais plutôt avec la reprise de l’ histoire là où elle avait
été laissée afin de fournir les informations supplémentaires dont le lecteur avait
besoin pour comprendre l’ histoire. Dans le but de bien voir ce cercle, regardons le
passage suivant, et je le reproduis de nouveau en couleurs tel que les savants l’ ont
découpé :

656
La mythologie démythifiée

6:22 C’ est ce que fit Noé: il exécuta tout ce que Dieu lui avait ordonné.
7:1 L’ Éternel dit à Noé: Entre dans l’ arche, toi et toute ta maison; car je t’ ai vu juste
devant moi parmi cette génération.
7:2 Tu prendras auprès de toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa
femelle; une paire des animaux qui ne sont pas purs, le mâle et sa femelle;
7:3 sept couples aussi des oiseaux du ciel, mâle et femelle, afin de conserver leur
race en vie sur la face de toute la terre.
7:4 Car, encore sept jours, et je ferai pleuvoir sur la terre quarante jours et quaran-
te nuits, et j’ exterminerai de la face de la terre tous les êtres que j’ ai faits.
7:5 Noé exécuta tout ce que l’ Éternel lui avait ordonné.

Comme nous nous en souvenons peut-être, dans le passage qui précède Genèse
6 :22, Dieu indique à Noé comment construire l’ arche. Par conséquent, puisque
dans Genèse 6 :22 l’ arche est construite, Noé est maintenant chargé d’ entrer dans
l’ arche et d’ emmener avec lui sept paires d’ animaux purs et une paire d’ animaux
impurs, et comme on pouvait s’ y attendre, dans Genèse 7 :5, il est dit à Noé
d’ entrer dans l’ arche et d’ apporter tous ces animaux avec lui. Par conséquent, les
deux formules, celle de Genèse 6 :22 et celle de Genèse 7 :5 marquent clairement
différentes étapes de l’ histoire et aident le lecteur à comprendre la progression,
mais ce qui est étrange est que, selon les érudits, la première formule provient
d’ un document datant d’ un demi-millénaire plus tard et la seconde formule,
qui est identique, provient d’ un document rédigé un demi-millénaire plus tôt.
Quelqu’ un peut-il penser à quelque chose de plus ridicule ? Ce qui est nouveau
dans ce passage, cependant, c’ est que Dieu annonce ce qui va se passer ensuite.
Il informe aussi Noé qu’ il devrait attendre sept jours entassés avec tous ces
animaux dans l’ arche sans raison et seulement après cela, en attendant le la pluie
commencera et durera quarante jours. Bien sûr, à ce stade, un lecteur s’ attendrait
à des informations sur le moment où le déluge a réellement commencé, et comme
c’ était la coutume à l’ époque, ces informations sont fournies en termes d’ âge du
héros puisqu’ il n’ existait pas de système universel de datation :

7:6 Noé avait six cents ans, lorsque le déluge d’ eaux fut sur la terre.
7:7 Et Noé entra dans l’ arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, pour
échapper aux eaux du déluge.

657
L’ÂNE D’ABRAHAM

7:8 D’ entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, les oiseaux et
tout ce qui se meut sur la terre,
7:9 il entra dans l’ arche auprès de Noé, deux à deux, un mâle et une femelle, com-
me Dieu l’ avait ordonné à Noé.
7:10 Sept jours après, les eaux du déluge furent sur la terre.

Bien que les informations sur les animaux entrant dans l’ arche par paires soient
répétées ainsi que sur la maison de Noé, l’ information selon laquelle il devrait y
avoir sept paires d’ animaux purs et une seule paire d’ animaux impurs ainsi que les
noms des fils de Noé ne sont plus fournies, ce qui implique que l’ écrivain suppose
que les lecteurs se souviennent de ce qui a été dit et que la brève répétition de ce qui
est entré dans l’ arche vise à relier l’ histoire là où elle avait été laissée. Autrement
dit, en répétant ce qu’ il y avait sur l’ arche, l’ auteur indique au lecteur que le déluge
n’ a pas encore commencé malgré le fait que la date à laquelle elle a commencé a
été fournie. Il n’ y a donc aucune raison de supposer — comme le prétendent les
spécialistes — que le texte rouge a été inséré à partir d’ un document rédigé un
demi-millénaire plus tard. Mais, comment les érudits savent-ils que l’ expression
sur l’ âge de Noé n’ existait pas dans le document original et qu’ elle a été insérée
par un prêtre un demi-millénaire plus tard ? Encore une fois, il ne s’ agit pas de
connaître des textes ou de connaître des subtilités linguistiques, mais de connaître
la théologie de ces anciens prêtres dont les érudits peuvent lire l’ esprit et n’ ont donc
besoin d’ aucun document pour le prouver. Ainsi, selon les érudits, les prêtres ne
s’ intéressaient pas seulement aux noms et aux généalogies, mais également à l’ âge
des personnes, de sorte que, si l’ âge d’ une personne est mentionné quelque part
dans le texte, cette information doit être tirée d’ un document écrit au cinquième
siècle avant Jésus-Christ, car les âges des personnes n’ étaient jamais mentionnés
dans les textes avant le développement de la théologie dite sacerdotale, au
cinquième siècle avant Jésus-Christ. Le fait que les auteurs antérieurs au Ve siècle
avant JC n’ aient jamais mentionné l’ âge des héros lorsque certains événements se
sont produits ou quels étaient les noms des parents et de leurs enfants ainsi que
leurs relations défie tout ce que l’ on trouve dans la mythologie ancienne. Après
que l’ écrivain a informé les lecteurs de l’ âge de Noé lorsque le déluge a commencé
et réitéré brièvement ce qui attend sur le navire avant le début du déluge, il profite
de l’ occasion de fournir une chronologie de l’ ensemble de l’ événement :

658
La mythologie démythifiée

7:11 L’ an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois,
en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux
s’ ouvrirent.
7:12 La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits.
7:13 Ce même jour entrèrent dans l’ arche Noé, Sem, Cham et Japhet, fils de Noé,
la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux:
7:14 eux, et tous les animaux selon leur espèce, tout le bétail selon son espèce,
tous les reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les oiseaux selon
leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes.
7:15 Ils entrèrent dans l’ arche auprès de Noé, deux à deux, de toute chair ayant
souffle de vie.
7:16 Il en entra, mâle et femelle, de toute chair, comme Dieu l’ avait ordonné à
Noé. Puis l’ Éternel ferma la porte sur lui.
7:17 Le déluge fut quarante jours sur la terre. Les eaux crûrent et soulevèrent
l’ arche, et elle s’ éleva au-dessus de la terre.

Désormais, on nous indique, non seulement l’ année où l’ événement s’ est produit,


mais aussi le mois et même le jour du mois où il s’ est produit. Ce « septième »
jour renvoie sans doute aux sept jours d’ embarquement et d’ attente après lesquels
sont comptés les quarante jours de pluie. Afin d’ indiquer que l’ histoire n’ a pas
avancé et que le déluge n’ a pas encore commencé, ce qui se trouve actuellement
sur l’ arche est répété une troisième fois. Les chercheurs affirment que la raison
pour laquelle la même information est mentionnée plus d’ une fois est la preuve
que le texte provient de deux sources différentes produites par un éditeur distrait
qui prend la même information dans une autre version et l’ insère de nouveau
sans remarquer que cette information existait déjà dans l’ ancienne version. À
titre d’ exemple, ils montrent le détail des paires d’ animaux purs et impurs, et
remarquent que la première fois que les animaux embarquent, le texte précise qu’ il
y a sept paires d’ animaux purs et une seule paire d’ animaux impurs, tandis que
dans la suivante, dans la répétition, le nombre de paires n’ est plus mentionné, de
sorte que les érudits arguent que lorsque le nombre de paires n’ est plus mentionné,
il s’ agit d’ une seule paire d’ animaux purs. Par conséquent, ils affirment que
l’ ancien texte J parle de sept paires d’ animaux purs et d’ une seule paire d’ animaux
impurs, tandis que l’ écrivain sacerdotal ultérieur a trouvé offensante l’ idée de sept
paires d’ animaux purs et a donc utilisé un autre document qui ne mentionnait

659
L’ÂNE D’ABRAHAM

qu’ une seule paire d’ animaux purs et l’ a inséré parce qu’ une paire d’ animaux purs
correspondait à sa théologie sans supprimer les informations offensantes sur les
sept paires. Aucun savant n’ a expliqué pourquoi un prêtre trouverait choquante
l’ idée que davantage de paires d’ animaux purs devraient être sauvées puisque le
texte indique que les humains avaient besoin d’ animaux purs pour se nourrir
et qu’ il fallait donc plus d’ une paire pour élever suffisamment d’ animaux. Mais,
ce qui rend l’ interprétation des savants ridicule, c’ est qu’ à la fin du déluge, Noé
a apporté un sacrifice, ce qui implique qu’ il a dû tuer au moins un animal, et
si une seule paire d’ animaux a été apportée dans l’ arche, quel que soit le type
d’ animal sacrifié par Noé, cet animal a dû disparaître à jamais puisqu’ un seul
mâle ou une seule femelle ne peut pas produire de descendance. Même s’ il est
vrai que les prêtres ont trouvé l’ idée que les générations précédentes connaissaient
les animaux purs et impurs, encore, en insérant une nouvelle version du texte
sans supprimer l’ ancienne version non seulement ne purgerait pas le texte de
la théologie offensante, mais le rendrait complètement déroutant. Ce qui est le
plus hilarant, cependant, dans cette pratique scientifique consistant à attribuer
différentes parties d’ un texte à différents documents simplement parce que des
informations similaires sont fournies plus d’ une fois, c’ est que les détails sur
les animaux entrant dans l’ arche par paires ne sont pas répétés seulement deux
fois, mais trois fois : 7:23(J) ; 7:89(J) ; et 7:1415(P). Si la mention de la même
information est la preuve que chaque mention est tirée d’ un document différent,
les chercheurs devraient postuler trois documents et non seulement deux, J et P.
Cependant, ce qui est encore plus étrange, c’ est que les sept paires d’ animaux purs
ne sont mentionnées que dans la première description, 7:23(J), tandis que dans
les deux descriptions suivantes : 7:89(J) ; 7:1415(P) — le chiffre sept n’ est plus
répété, mais seulement que tous les animaux sont entrés dans l’ arche par paires.
Si l’ absence du nombre « sept » est la preuve que le texte de Genèse 7 : 1415 vient
de P parce que P avait une théologie différente, la même omission du nombre «
sept » dans Genèse 7 : 89 vient maintenant de J censé avoir une autre théologie !
Cela peut-il avoir un sens pour toute personne dotée de bon sens, à l’ exception des
érudits ? Mais, l’ exemple ahurissant de la façon dont les érudits découpent le texte
pour le séparer dans leurs sources imaginaires se trouve dans le verset suivant :
« Il en entra, mâle et femelle, de toute chair, comme Dieu l’ avait ordonné à Noé.
Puis l’ Éternel ferma la porte sur lui » (Genèse 7 : 16). Alors, comment les érudits
savent-ils que la première partie de la phrase provient d’ un document rédigé au
Xe siècle avant JC, tandis que la deuxième partie provient d’ un document rédigé

660
La mythologie démythifiée

un demi-millénaire plus tard ? Eh bien, la réponse ne peut pas être plus simple :
dans la première partie de la phrase, le mot traduit par « Dieu » est Elohim tandis
que dans la seconde partie de la phrase, le mot traduit par « SEIGNEUR » est
Yahweh. En d’ autres termes, nous avons affaire ici à deux écrivains qui adoraient
différentes divinités, l’ un qui a vécu un demi-millénaire plus tôt et adorait une
divinité qu’ il appelait Elohim tandis que celui qui a inséré la seconde partie de la
phrase un demi-millénaire plus tard adorait une divinité différente qu’ il appela
Yahweh. Qu’ un auteur païen change le nom d’ Hermès dans un texte portant le
nom de Dionysos, s’ il vénérait Dionysos, est compréhensible, mais qu’ il conserve
les deux noms côte à côte dans la même déclaration est tout à fait impensable !
Ce qui est tout simplement ridicule, c’ est que les auteurs des deux textes hébreux
utilisés pour rafistoler l’ histoire du déluge étaient censés être des monothéistes
stricts et qu’ un prêtre monothéiste qui adorait Yahweh non seulement utiliserait
un texte écrit par un païen qui adorait Elohim, mais insérerait le nom de son dieu
dans le texte sans supprimer le nom du dieu païen du même texte afin que son dieu
unique finisse par être côte à côte avec une divinité païenne, peut-on imaginer
quelque chose de plus ridicule ?

Bien que les érudits se trompent lorsqu’ ils supposent que le texte biblique provient
de documents écrits par des personnes adorant différentes divinités, il est un
fait que dans la Bible, la divinité est désignée par des noms différents, et parfois
très proches. De plus, les érudits ont également tort lorsqu’ ils prétendent que le
nom de la divinité dans le premier chapitre de la Genèse est Elohim alors que le
nom Elohim n’ apparaît plus dans le chapitre suivant où ils pensent que la divinité
s’ appelle Yahvé — sans doute parce que les érudits ne savent pas lire : le fait est
que dans le deuxième chapitre, le nom Elohim est élargi pour devenir Yahweh
Elohim. Nous ne pouvons pas savoir si celui qui a adoré Elohim dans le premier
chapitre a également adoré Yahweh, mais affirmer que celui qui a écrit le deuxième
chapitre a adoré Yahweh, mais n’ a pas adoré Elohim alors qu’ il a réellement adoré
Yahweh Elohim défie le bon sens. Bien que les noms n’ aient réellement rien à voir
avec la personne que l’ écrivain adorait, ils ont sans aucun doute à voir avec ce que
fait la divinité. Nous avons remarqué que l’ expansion du nom de la divinité se
produit après que la divinité a terminé la création du monde naturel et commencé
à façonner le premier être humain à partir d’ argile. Par conséquent, le nom de la
divinité n’ a pas à voir avec la carte d’ identité de la divinité, mais avec ce que fait
la divinité. C’ est une pratique bien connue selon laquelle dans la Bible, les noms

661
L’ÂNE D’ABRAHAM

des personnages changent pour refléter les changements dans ce qu’ ils font. Le
nom Elohim est utilisé pour la divinité, car Dieu crée le monde naturel où il n’ y a
pas encore d’ humains et où il n’ y a donc aucune relation personnelle impliquée.
Lorsque la divinité entreprend de créer des êtres humains, une imagerie très
anthropomorphique est utilisée, dans la mesure où la divinité façonne en fait
le premier humain avec ses mains en argile, ce qui implique que les mains de
la divinité se salissent même. De plus, l’ être créé n’ est pas comme la partie de
la nature que Dieu crée, évaluée et déclarée bonne, et alors la divinité n’ a plus
besoin de s’ impliquer, car il n’ y a aucune amélioration à apporter pour que le
monde naturel puisse fonctionner. Cependant, chez les humains, la divinité n’ est
pas impliquée seulement à un moment donné, après quoi ils sont déclarés bons
et fonctionnent de manière autonome comme le monde naturel, mais il y a plutôt
quelque chose de dynamique qui nécessite l’ implication de Dieu tout au long
du chemin. Il est intéressant de noter que lorsque la divinité a averti Adam qu’ il
risquait la mort s’ il mangeait de l’ arbre de la connaissance, la divinité est appelée
Yahweh Elohim, mais lorsque le serpent discute avec Ève de cet avertissement,
seul le nom Elohim est utilisé. Après qu’ Ève et Adam aient mangé de l’ arbre de
la connaissance et que Dieu soit venu discuter avec eux de ce qu’ ils avaient fait,
le nom de Yahweh Elohim est de nouveau utilisé. C’ est comme si la divinité était
Elohim pour les plantes, les montagnes, le ciel et les animaux comme les serpents,
mais Yahweh Elohim pour les humains. Ainsi, ce modèle se voit même dans le
verset que nous discutons : quand l’ introduction des animaux dans l’ arche est
mentionnée, cela est fait par Elohim, mais quand Noé a été enfermé dans l’ arche,
cela est fait par Yahweh. Bien que l’ étude de la logique qui sous-tend l’ utilisation
de noms différents pour la divinité à chaque occurrence soit une tâche énorme
qui dépasse largement le cadre de la présente étude, le dogme érudit selon lequel
chaque fois qu’ un nom différent pour la divinité est trouvé, cette phrase ou même
cette expression a été copiée et collée à partir d’ un document différent écrit des
centaines d’ années plus tard ou plus tôt par des personnes qui vénéraient une
divinité différente devrait être relégué au rang de fiction scientifique. Même si je
ne suggère pas que l’ utilisation des noms divins soit conforme à une règle stricte
et qu’ aucune incohérence ne puisse être trouvée, j’ ai le fort soupçon qu’ une règle
tout à fait cohérente serait discernée dans le sens où Elohim est utilisé chaque fois
que la divinité est considérée comme le souverain suprême du monde naturel et
Yahweh est utilisé chaque fois que la divinité a affaire à des humains avec lesquels
elle entretient une relation particulière. La nécessité d’ utiliser des noms différents

662
La mythologie démythifiée

pour les différents types de relations que la divinité entretient avec le monde
créé peut être liée au concept de monothéisme. Contrairement au paganisme où
différentes divinités sont impliquées dans toutes sortes d’ activités humaines — de
la guerre aux activités sexuelles et de la culture de la terre à la fabrication d’ outils et
d’ armes — dans la Bible, il n’ y a qu’ une seule divinité qui est à l’ origine de la deux
parties du monde radicalement différentes : le monde naturel qui ne présuppose
à aucun moment l’ implication directe de la divinité puisqu’ il est régi par les lois
naturelles, et les sociétés humaines qui sont façonnées par les choix humains entre
le bien et le mal, et pour lesquelles la divinité ne peut être juste une divinité au
repos ou un observateur passif. Comme les théologiens l’ ont remarqué, la divinité
biblique est à la fois lointaine et impersonnelle d’ une part et en même temps très
proche des humains et personnelle, mais ce qu’ ils n’ ont pas remarqué, c’ est que
les noms reflètent de manière assez cohérente ces deux attitudes contrastées de la
divinité, en ce qui concerne les différentes parties de la création. Contrairement à
ce que fantasment les érudits, l’ échange de noms, notamment très proches dans la
même phrase et même la superposition des deux noms comme dans la construction
Yahweh Elohim, n’ avait pas pour but de suggérer qu’ il existe deux divinités
différentes ou que le texte provenait de différents auteurs adorent différentes
divinités, mais il s’ agit plutôt de la même divinité sous des noms différents tout
comme des personnages bibliques comme Jacob appelé à d’ autres moments Israël.
Afin de comprendre l’ absurdité concernée dans la compréhension scientifique des
noms des divinités dans la Bible, supposons que dans l’ Iliade où Ulysse est aidé
par une divinité, à un moment donné, la divinité s’ appelle Athéna, dans la phrase
suivante, elle s’ appelle Ares, et quelques lignes plus bas, elle s’ appelle Athéna
Apollo. Bien sûr, les érudits commenceraient à se féliciter de savoir précisément ce
qui s’ est passé : le texte est un patchwork provenant de différents documents écrits
à des centaines d’ années d’ intervalle, de sorte que le passage dans lequel Ulysse est
aidé par Athéna vient d’ un G. source écrite par un auteur grec qui savait qu’ Ulysse
était un héros grec et qu’ il était aidé par la déesse Athéna qui combattait du côté
grec tandis que le passage où Ulysse est aidé par Arès, provient très probablement
d’ un document appelé la source T écrit par un auteur troyen qui pensait qu’ Ulysse
était un héros troyen aidé par le dieu Arès qui combattait du côté troyen et enfin,
le passage où l’ Ulysse est aidé par Athéna Apollon vient d’ un document rédigé par
quelqu’ un qui était si éloigné des événements qui non seulement ne savait pas dans
quels camps Ulysse lui-même combattait, mais ne savait même pas qu’ Athéna et
Apollon combattaient dans des camps différents. Je n’ en doute pas que les érudits

663
L’ÂNE D’ABRAHAM

trouveraient de telles explications brillantes, mais je trouve risible que les anciens
lecteurs auraient été tellement idiots de continuer à lire pendant des millénaires
des absurdités telles que celles que les érudits supposent à propos de la Bible.
Pourtant, c’ est précisément ainsi que les érudits lisent les récits bibliques et lavent
le cerveau des chrétiens avec ce qu’ ils appellent le consensus scientifique :

La section sur le Déluge (6:5–9:17) est, comme on l’ a souvent observé, le premier


exemple dans Gen. d’ un récit véritablement composite ; c’ est-à-dire une version
dans laquelle le compilateur « au lieu d’ extraire l’ intégralité du récit d’ une source
unique, l’ a entrelacé à partir d’ extraits tirés alternativement de J et P, préser-
vant ainsi de nombreux doublons, tout en laissant inchangées de nombreuses
différences frappantes de représentation et phraséologie », la résolution du récit
composé en ses éléments constitutifs est dans ce cas à juste titre considérée com-
me l’ une des réalisations les plus brillantes de la critique purement littéraire et
procure une leçon particulièrement instructive dans l’ art de l’ analyse documen-
taire.248

Un autre commentateur biblique faisant autorité ajoute : « Le récit biblique reçu


du Déluge est, au-delà de tout doute raisonnable, un récit composite, reflétant
plus d’ une source distincte. »249 Que ce fantasme scientifique soit « au-delà de tout
doute raisonnable » ou au-delà du bon sens, je laisse le choix aux lecteurs d’ en
décider.

Un autre indice majeur utilisé par les chercheurs pour prouver que le récit provient
de différentes sources est l’ incohérence des chiffres utilisés pour décrire la durée du
déluge. Par exemple, ils prétendent que l’ histoire vient de deux sources différentes
parce qu’ un texte savait que le déluge a duré quarante jours tandis que l’ autre
parle de cent cinquante jours. Comme tout idiot peut le constater, la séquence
des événements est systématiquement la suivante : sept jours d’ embarquement
et d’ attente, quarante jours de pluie et cent cinquante jours où le bateau flottait
sur l’ eau qui recouvrait toute la terre. Bien que la période de quarante jours soit
mentionnée à plusieurs reprises au fur et à mesure que l’ auteur interrompt le récit
pour fournir des détails supplémentaires, chaque fois que la période de quarante
jours est réitérée, il est spécifiquement indiqué qu’ elle fait référence à la durée de
Ibid., 147–8.
248

Genesis. Introduction, Translation, and Notes by E. A. Speiser, 1st ed. (Garden City, N.Y.:
249

Doubleday, 1964), 54.

664
La mythologie démythifiée

la pluie et non à la durée totale de l’ inondation. Puisque les érudits ne peuvent


comprendre que la réalité objective, ils considèrent les nombres comme ayant une
signification objective, c’ est-à-dire qu’ ils se réfèrent à des quantités. Si le texte
parle de sept jours, les érudits pensent à une période de temps pendant laquelle
vous pouvez objectivement observer le soleil se lever dans le ciel et se coucher
sept fois. C’ est pourquoi les érudits comptent les jours dans un texte ancien, tout
comme ils comptent les jours dans le ciel et les pommes dans un arbre. Comme
je l’ ai montré plus tôt, même dans le langage moderne, les nombres ne font
pas toujours référence à des quantités, mais plutôt à véhiculer d’ autres idées, et
cela était particulièrement vrai dans les temps anciens. Comme les lecteurs s’ en
souviennent peut-être, dans les récits grecs, les événements se produisent selon un
schéma de neuf puis dix, tandis que dans Gilgamesh, nous trouvons le schéma de
six ensuite sept, ainsi que des multiples de ces nombres. Les chiffres, cependant,
ne visent pas à indiquer la durée de ces événements, mais plutôt le stade d’ un
événement décrit, c’ est-à-dire un événement qui a une période plus longue et qui
aboutit à une conclusion indiquée par le nombre final. En d’ autres termes, « six »
indique un événement qui est toujours en cours tandis que « sept » indique la fin
ou la conclusion de cet événement. Comme je l’ ai souligné lorsque j’ ai évoqué des
nombres dans la mythologie grecque, dans le monde sémitique, le modèle six puis
sept est utilisé parce que la semaine est utilisée comme modèle de base, et comme
une semaine est composée de six jours qui sont le la partie la plus longue et la plus
fastidieuse de la semaine, de même la partie des événements douloureuses est
décrite comme durant six périodes de temps tandis que leur conclusion qui met
habituellement fin à l’ événement indésirable est décrite comme ayant eu lieu le
septième jour ou la septième unité de temps utilisée. Le fait que les chiffres utilisés
dans le récit du Déluge aient une fonction descriptive et non quantitative est assez
flagrant, même pour le lecteur occasionnel. On nous dit que Noé avait six cents
ans lorsque le déluge eut lieu. Les lecteurs de l’ Antiquité auraient compris que ce
chiffre ne faisait pas référence à l’ âge objectif d’ un être humain, mais plutôt à une
longue période pendant laquelle les humains vivaient dans un monde rempli de
violence. Bien sûr, l’ auteur aurait pu dire que Noé avait six ans lorsque le déluge
s’ est produit, mais cela suggérerait une très courte période pendant laquelle la
violence régnait sur le monde et soulevait la question de savoir comment un
enfant de six ans pouvait construire un bateau aussi énorme. De même, l’ auteur
aurait pu dire que Noé avait soixante ans, mais cela suggérerait également une
période de temps relativement courte pendant laquelle le mal dominait le monde

665
L’ÂNE D’ABRAHAM

et présentait l’ inconvénient supplémentaire de suggérer qu’ il se référait à l’ âge réel


de Noé et une signification objective qui impliquerait que les autres nombres de
l’ histoire devraient également être considérés comme des quantités objectives de
temps. Par conséquent, six cents ans semblaient le choix parfait, non seulement
parce qu’ il suggérait une longue période de temps qui s’ étendait bien au-delà de ce
dont quiconque pouvait se souvenir, mais avait également l’ avantage d’ impliquer
ce que j’ appelais un bloqueur de réalité, c’ est-à-dire qu’ il aurait empêché tout
lecteur de considérer que le nombre fait référence à l’ âge réel d’ un individu réel.

Tout comme le chiffre six suggère un événement qui n’ est pas encore arrivé à
sa conclusion, le chiffre sept fait également référence à des événements qui sont
terminés ou marquent la fin de cet événement. Par exemple, l’ embarquement des
hommes et des animaux dans l’ arche et l’ attente jusqu’ au début de l’ inondation
proprement dite durent exactement sept jours, et après le chargement de l’ arche,
ces sept jours ne sont plus mentionnés, mais seuls les quarante jours de pluie qui
restent à venir sont mentionnés chaque fois que les résidents de l’ arche sont réitérés.
Un autre moment où le nombre « sept » apparaît est lorsque la pluie proprement
dite commence : « L’ an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour
du mois, en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des
cieux s’ ouvrirent » (Genèse 7, 11). Bien que le texte ne le dise pas, ces « dix-sept »
jours où la pluie a commencé doivent inclure les « sept » jours d’ embarquement
et d’ attente, donc l’ embarquement doit avoir commencé le dixième jour du mois.
Pourquoi l’ embarquement devait-il commencer le dixième jour ? Eh bien, puisque
la pluie devait commencer un septième jour, si elle commençait le septième jour
du mois, alors l’ embarquement devait avoir lieu le premier jour du mois, mais
l’ auteur évite de mentionner tout premier pour une raison que j’ expliquerai plus
tard. Par conséquent, la pluie devait commencer le « septième » jour du mois
suivant et ce serait le « dix-septième » jour, et si l’ utilisation de ce chiffre avait posé
un problème, l’ auteur aurait sans doute utilisé le vingt-septième jour du mois.
Et à ce stade, j’ imagine que les érudits commencent à lever les yeux au ciel en
pensant que le « septième » jour suivant n’ est pas le « dix-septième » jour, mais le
« quatorzième » jour, bien que quatorze soit un doublement du nombre sept, et
donc une multiplication d’ un nombre ce qui suggère une amplification de sens,
quelque chose qui ne pourrait pas s’ appliquer aux sept jours d’ embarquement et
d’ attente que la pluie commence. Maintenant, nous arrivons à cette période de
quarante jours qui consista en une pluie constante, période qui se répète plusieurs

666
La mythologie démythifiée

fois et est considérée comme distincte du déluge proprement dit, car la durée du
déluge est donnée comme étant de cent cinquante jours (Gn 7:24). Bien qu’ une
étude soit nécessaire sur l’ utilisation des quarante jours dans la littérature ancienne
— ce qui dépasse le cadre de la présente étude —, compte tenu de la manière
dont ce nombre est également utilisé dans le Nouveau Testament, il semble que les
peuples anciens considéraient que quarante jours était la limite à laquelle un être
humain peut survivre sans nourriture (Mt 4 : 1–2). Pourquoi est-il important que
la pluie dure quarante jours ? Pourquoi ne pas laisser la pluie tomber pendant un
jour ou deux comme cela arrive lors des inondations régulières et couvrir la terre
plus rapidement puisque cette inondation est de toute façon miraculeuse ? La
réponse à cette question concerne peut-être le détail de la couverture de l’ arche.
Même si les grands bateaux anciens possédaient des cales, ils étaient recouverts
par des ponts, comme le sont même les navires modernes, alors pourquoi mettre
un toit sur un navire et compliquer autant la construction ? Pourquoi installer
un toit sur un navire et le rendre complètement instable, en particulier dans
des conditions météorologiques extrêmes ? La réponse est peut-être liée à ces
quarante jours de pluie. Les lecteurs de l’ Antiquité devaient savoir que n’ importe
qui pouvait échapper à une inondation en sautant dans un bateau ordinaire et
survivre pendant quelques jours à la durée d’ une inondation très importante, mais
qu’ un bateau sans toit qui n’ était pas spécialement conçu, non seulement pour
rester à flot, mais aussi pour empêcher une telle averse de pénétrer dans le bateau,
ce dernier se serait noyé ou, même s’ il avait réussi à rester à flot, ses occupants
seraient morts de faim de toute façon. Les détails sur la façon dont le bateau de
Noé a été construit et sur la durée de la pluie visent clairement à garantir qu’ il
était inconcevable qu’ un être humain ait pu survivre par un autre moyen que le
bateau de Noé. Ensuite, on nous dit que le déluge lui-même n’ a duré pas moins de
cent cinquante jours et que la durée du déluge est clairement destinée à garantir
qu’ aucun survivant ne soit concevable en dehors de l’ arche. Comme un ancien
lecteur aurait pu s’ y attendre, la fin du déluge qui a mis fin à un monde mauvais
doit survenir un septième mois et le septième ou le dix-septième jour du mois, et
c’ est précisément ce que nous trouvons dans l’ histoire : « Et le septième mois, le
dix-septième jour du mois, l’ arche s’ arrêta sur les montagnes d’ Ararat » (Genèse
8 : 4). Et cela peut expliquer pourquoi l’ inondation a dû commencer le deuxième
mois : sept mois moins cinq mois, la durée de l’ inondation fait deux mois. Bien
sûr, si l’ on considère ces chiffres comme des unités objectives de temps et qu’ on
ajoute aux 150 jours de déluge les 40 jours de pluie, alors le déluge doit avoir

667
L’ÂNE D’ABRAHAM

commencé le premier mois, mais l’ auteur ne peut pas placer le début du déluge
qui marque la fin d’ un monde sur quelque chose qui est premier. Puisque l’ auteur,
lorsqu’ il utilise des nombres, n’ entend pas par eux des quantités, il ne s’ attend pas
à ce que le lecteur utilise l’ arithmétique pour donner un sens aux nombres, mais
plutôt qu’ il fasse preuve de bon sens.

Une fois que le déluge a atteint son objectif de détruire tous les êtres vivants, à
l’ exception de ce qui se trouvait dans l’ arche de Noé, tout commence maintenant
à se produire dès le premier jour. Les premiers éléments du paysage du nouveau
monde — les sommets des montagnes — apparaissent le premier jour du mois :
« Les eaux allèrent en diminuant jusqu’ au dixième mois. Le dixième mois, le
premier jour du mois, apparurent les sommets des montagnes » (Genèse 8 : 5, c’ est
moi qui souligne). Maintenant, après que les premières parties de la terre habitable
furent apparues, Noé attendit encore quarante jours avant de faire les premiers
essais pour vérifier si les premiers signes de vie étaient apparus : « Au bout de
quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu’ il avait faite à l’ arche. Il lâcha le corbeau,
qui sortit, partant et revenant, jusqu’ à ce que les eaux eussent séché sur la terre »
(Genèse 8 : 6–7). Pourquoi attendre encore quarante jours après que les premiers
morceaux de terre soient sortis des eaux ? Tout comme l’ effacement du monde
ancien suit une séquence, de même l’ émergence d’ un monde nouveau suit la
même séquence, mais à l’ envers. Puisque la terre sèche a été détrempée et
recouverte d’ eau par quarante jours de pluie, de même la terre humide a besoin de
quarante jours pour sécher de nouveau et devenir habitable. Les terres peuvent-
elles être inondées et asséchées en moins de quarante jours ? Bien sûr, mais les
chiffres ne sont pas censés transmettre des périodes de temps objectives, mais des
séquences d’ événements, c’ est pourquoi la période de pluie et la période de
séchage ont dû être suggérées par le même nombre de jours. Que l’ envoi d’ oiseaux
avait pour but de vérifier non pas le niveau de l’ eau — puisqu’ un navire immobile
implique de reposer sur un sol solide — mais l’ existence de toute forme de vie, le
texte le montre clairement ! Le corbeau était un charognard et le fait qu’ il pouvait
sortir et se nourrir librement prouvait qu’ il y avait des carcasses et qu’ il était
dangereux de quitter l’ arche. Comme dans le premier chapitre de la Genèse, avant
de créer les animaux, il faut d’ abord créer la végétation. Ainsi, pour vérifier si une
nouvelle vie était possible, Noé dut vérifier si la végétation avait émergé et, pour
cette raison, il dut envoyer un messager, un oiseau qui n’ était pas un charognard :
« Alors, il envoya la colombe loin de lui, pour voir si les eaux s’ étaient calmées de

668
La mythologie démythifiée

la surface du sol ; mais la colombe ne trouva pas d’ endroit où poser le pied, et elle
revint vers lui dans l’ arche, car les eaux étaient encore sur la face de toute la terre »
(Genèse 8 : 8–9). Bien qu’ on ne nous dise pas combien de jours Noé a attendu
avant d’ envoyer la colombe la première fois, on nous dit combien de jours il a
attendu jusqu’ à ce qu’ il l’ envoie la deuxième et la troisième fois jusqu’ à ce qu’ il
décide de débarquer : « Il lâcha aussi la colombe, pour voir si les eaux avaient
diminué à la surface de la terre. Mais la colombe ne trouva aucun lieu pour poser
la plante de son pied, et elle revint à lui dans l’ arche, car il y avait des eaux à la
surface de toute la terre. Il avança la main, la prit, et la fit rentrer auprès de lui dans
l’ arche » (Genèse 8 : 10–12). Bien que les colombes ne soient pas des charognards,
elles ne sont pas non plus des animaux strictement herbivores. Par conséquent,
lorsque la colombe a trouvé de la végétation fraîche, elle a dû retourner à l’ arche
pour se nourrir, de sorte que Noé savait que même si certains animaux pouvaient
désormais vivre de végétation, ceux qui vivaient de graines comme les colombes
ne pouvaient pas être libérées de l’ arche, car elles n’ auraient pas pu trouver de
nourriture, donc Noé a dû attendre encore sept jours. Ce n’ est qu’ après que la
colombe n’ est plus revenue qu’ il était sûr que la végétation s’ était développée au
point de dont il pouvait abriter toutes les formes de vie et a décidé de débarquer.
Est-il concevable qu’ une végétation fraîche produise des fruits en seulement sept
jours ? Encore une fois, si l’ on utilise un comptage objectif du temps — le seul type
de réflexion dont les érudits sont capables — alors bien sûr, c’ est une absurdité,
mais les lecteurs anciens comprenaient que ces sept jours ne faisaient pas référence
à des mesures objectives du temps, mais plutôt à des périodes complètes dans
lequel ce qui était censé arriver a atteint sa conclusion. Un lecteur ancien aurait
remarqué la séquence inverse des événements : de même que le début du déluge
fut précédé d’ une période de sept jours pendant laquelle les animaux embarquèrent
dans l’ arche et attendirent, suivit ensuite une période de quarante jours de pluie
qui détruisit toutes formes de vie, puis une période plus longue de cent cinquante
jours durant laquelle la terre entière était recouverte d’ eau et les premiers morceaux
de paysage émergèrent, de même après que les eaux se soient retirées, Noé dut
encore attendre quarante jours pour que la terre nouvellement émergée sèche et
deux périodes de sept jours pour que la végétation pousse et produise des graines
afin de débarquer. La séquence est assez évidente même pour les lecteurs
occasionnels, à l’ exception des érudits à l’ esprit scientifique : 7-40-150-40-7-7.
C’ est seulement à ce moment-là que Noé se retrouve dans un nouveau monde
peuplé des mêmes plantes et animaux, mais sans aucune personne maléfique, car

669
L’ÂNE D’ABRAHAM

les seuls humains vivants sont sa propre famille immédiate. Comme on pouvait s’ y
attendre, ce moment s’ est produit lors de ce qui était le premier de toutes choses :
« L’ an six cent un, le premier mois, le premier jour du mois, les eaux avaient séché
sur la terre. Noé ôta la couverture de l’ arche: il regarda, et voici, la surface de la
terre avait séché » (Genèse 8 : 13, c’ est moi qui souligne). Et pour donner aux
chercheurs une raison supplémentaire de rire de la stupidité des anciens avec leur
esprit mythologique, cette fin de l’ ancien monde et l’ arrivée de Noé dans un
nouveau monde ne se sont pas produites au cours d’ un premier mois, mais plutôt
au cours du deuxième : « Le second mois, le vingt-septième jour du mois, la terre
fut sèche. Alors Dieu parla à Noé, en disant: Sors de l’ arche, toi et ta femme, tes fils
et les femmes de tes fils avec toi » (Genèse 8 : 14–16). Pourquoi débarquer le
deuxième mois, un autre « septième » jour et non le premier mois et le premier
jour ? Eh bien, un lecteur ancien se serait souvenu que le déluge a commencé le
deuxième mois, au « septième » jour, et que pour que la séquence inverse s’ achève,
le débarquement dans un nouveau monde doit avoir lieu également au deuxième
mois, au « septième » jour de l’ an prochaine, afin que la première année, le premier
mois et le premier jour du nouveau monde coïncident avec le début de la fin de
l’ ancien monde, mais un an plus tard. Les chiffres s’ additionnent-ils ? Mais, c’ est
là le point : s’ agit-il de chiffres destinés à être additionnés ou d’ idées destinées à être
comprises ? Quand Ulysse dit que la guerre de Troie a duré neuf ans et s’ est terminée
le dixième, et qu’ Hélène a dit qu’ elle a en fait duré vingt ans, ces chiffres sont-ils
censés être ajoutés, ou sont-ils censés être compris. Les anciens étaient-ils des
idiots et n’ en avaient aucune idée de l’ arithmétique simple ou les érudits sont-ils
intellectuellement handicapés parce qu’ ils ne peuvent comprendre les nombres
que comme des quantités objectives ? Les peuples anciens comprenaient-ils ces
nombres comme des quantités qui défiaient l’ arithmétique ou comprenaient-ils
que l’ événement décrit s’ était réellement produit ? Croyaient-ils qu’ une telle
inondation était possible, qu’ il était possible de construire un bateau suffisamment
grand pour accueillir tous les animaux vivants avec toute la nourriture dont ils
avaient besoin et maintenus en isolement confiné sur un bateau pendant plus d’ un
an, en tenant compte du fait que certains sont de dangereux prédateurs pour
lesquels de grandes quantités de viande n’ auraient pas pu être conservées à ce
moment-là durant un certain temps ? Bien sûr, pour les érudits qui pensent que
les peuples anciens n’ étaient que des idiots en raison de leur esprit mythique, lire
ces histoires comme des descriptions objectives ne fait que prouver que les peuples
anciens étaient les idiots que les érudits imaginent, mais je trouve une telle stupidité

670
La mythologie démythifiée

pour les peuples anciens tout simplement impensable. Non seulement la taille et
la durée de l’ inondation, la taille du bateau, l’ idée de rassembler tous les animaux
dans un espace confiné et de les nourrir artificiellement pendant une longue
période de temps, y compris le fait que le bateau avait un toit, étaient des détails
que les anciens lecteurs auraient compris comme étant ce que j’ appelais des
bloqueurs de réalité. Il est difficile d’ imaginer que les anciens ne savaient pas que
les bateaux n’ étaient jamais construits avec un toit et qu’ une telle structure serait
instable et se renverserait même sur des eaux calmes. Mais, ce ne sont pas seulement
les détails de l’ inondation et du bateau qui auraient alerté le lecteur intelligent que
ce qui est décrit ne s’ est jamais produit, mais également la façon dont toute
l’ histoire commence. Comme je l’ ai souligné plus tôt, les lecteurs anciens savaient
que tout ce qui serait raconté plus tard devait être lié à ce qui avait été annoncé
plus tôt, c’ est pourquoi ils gardaient toujours à l’ esprit le début de l’ histoire.
Comme nous nous en souvenons, le problème auquel l’ histoire du déluge était
censée répondre était le problème de la violence devenue universelle à cause de ces
puissants héros/tueurs appelés Nephilim qui imprégnaient toutes les sociétés
humaines. Le fait que les guerres ne créent pas de civilisations, comme le croient
les érudits, mais qu’ elles les détruisent, a été reconnu dès l’ Antiquité, et Hésiode
n’ a pas pu être le premier à remarquer que les héros et la violence ne créaient pas
de meilleures sociétés, mais les dégradaient plutôt, mais ce que l’ on ne trouve pas
dans la mythologie ancienne, c’ est une réponse au problème de la violence et un
moyen de l’ éliminer ou d’ inverser la tendance. En effet, on s’ en souvient peut-être,
la seule solution qu’ Hésiode voyait à la société dégradée que la guerre de Troie
avait créée dans la Grèce antique était soit d’ être né plus tôt et de ne pas bénéficier
des avantages d’ un tel accomplissement, soit de naître beaucoup plus tard, lorsque
avec un peu de chance et miraculeusement, les choses s’ amélioreraient parce qu’ il
pensait qu’ il était inconcevable que les choses puissent empirer. En tenant compte
du fait que la Genèse prétend pouvoir expliquer pourquoi le monde est tel qu’ il
est, puisque le monde est créé par une divinité selon un plan, elle doit fournir une
explication, non seulement pourquoi la terre est devenue pleine de la violence,
mais aussi comment le mal peut être éliminé et comment se fait-il que la divinité
n’ ait pas anticipé cette situation et ne fasse rien pour résoudre le problème. Les
anciens lecteurs non seulement s’ attendraient à ce que l’ écrivain trouve une
réponse, mais ils s’ attendraient également à ce que la réponse soit évidente : il
suffit d’ éliminer tous les méchants et de ne garder que les bons. Ainsi, vous aurez
alors un monde où il n’ y a que du bonheur et où le mal n’ est plus possible. Même

671
L’ÂNE D’ABRAHAM

les gens les plus intelligents de la planète aujourd’ hui, les Américains et les
Européens, prouvent que cette solution est évidente. Quand certains esprits
démoniaques ont eu l’ idée de faire voler des avions dans des gratte-ciel, les
Américains et leurs laquais européens ont décidé de nettoyer le monde de tous les
méchants, et maintenant, ils les combattent partout au Moyen-Orient, partout en
Afrique, en Asie, et en ce moment, tout à fait chez nous, en Europe, en Ukraine.
Aujourd’ hui, les puissants Achille ne sont plus grecs, mais américains, britanniques,
français, italiens, espagnols et allemands, et les méchants ne sont plus les Troyens,
mais les musulmans, les Russes, les Chinois, les Iraniens, les Nord-coréens, etc.
Une fois que les Américains et leurs laquais européens auront débarrassé le monde
de toutes les mauvaises personnes, il n’ y aura plus que de bonnes personnes sur
Terre, car il ne restera plus que les Américains et les Européens. Si vous voulez
vous débarrasser de tous les tueurs, assurez-vous d’ avoir les plus grands tueurs et
vous aurez alors un monde sans mal. Alors que les peuples anciens savaient que les
inondations étaient le moyen le meilleur et le plus simple de détruire les humains,
les peuples les plus civilisés de la planète n’ ont plus besoin d’ utiliser des moyens
aussi primitifs, car ils disposent de bombes à guidage laser, sans mentionner les
bombes nucléaires. Nous ne savons pas si l’ auteur de la Genèse connaissait la
mythologie grecque, mais nous pouvons être sûrs que lui et ses lecteurs devaient
être très familiers avec l’ histoire de Gilgamesh puisque cette histoire est réellement
beaucoup plus ancienne que la Genèse et était universellement connue dans le
Moyen-Orient. Ainsi, comme nous l’ avons remarqué en analysant cette histoire,
cette idée d’ éliminer les problèmes créés par un héros en créant un autre héros
pour anéantir le fauteur de troubles non seulement n’ a pas résolu le problème de
la ville d’ Uruk, mais l’ a même aggravé. Comme nous nous en souvenons, lorsque
les habitants d’ Uruk se plaignirent auprès des dieux que les troubles créés par
Gilgamesh étaient insupportables, les dieux décidèrent de créer un autre héros,
Enkidu, pour tenir Gilgamesh en laisse, mais lorsque Gilgamesh et Enkidu se
rencontrèrent, au lieu de se détruire, ils sont devenus amis et maintenant le
problème était plus grave. Puisque l’ auteur de la Genèse savait que lorsqu’ il parlait
de Nephilim, ses lecteurs penseraient à Gilgamesh, il savait aussi qu’ il devait
trouver un autre moyen de détruire ces personnes violentes qu’ en créant des héros
encore plus violents, car il savait que ses lecteurs connaissaient l’ histoire de
Gilgamesh que cela ne fonctionnerait pas. Par conséquent, si une divinité comme
le Dieu biblique devait détruire tous les méchants sans recourir à la création de
tueurs encore plus puissants, quelles options avait-il ? Utilisez une calamité

672
La mythologie démythifiée

naturelle, n’ est-ce pas ? Ainsi, comme les inondations étaient des catastrophes
courantes qui tuaient tout sur leur passage, cela semblait être une option évidente
non seulement dans les temps anciens, mais encore dans les temps modernes.
Chaque fois que surviennent des catastrophes naturelles, même les chrétiens
modernes et leurs dirigeants ne prétendent-ils pas que les calamités sont envoyées
par Dieu afin de punir les gens pour leur méchanceté ? Puisque l’ auteur de la
Genèse supposait que ses lecteurs penseraient à Gilgamesh en lisant son histoire,
une inondation paraissait être ce que les lecteurs s’ attendaient à être le renversement
du problème de violence décrit par Gilgamesh. On s’ en souvient, par « déluge »,
Gilgamesh n’ entend pas les crues d’ eau provoquées par les inondations, mais
plutôt les crues de sang provoquées par les guerres. De plus, puisque Dieu a
seulement créé le monde naturel qui appartenait à la réalité objective alors que les
guerres appartenaient à la réalité raisonnée et étaient donc créées par les humains,
Dieu ne pouvait pas éliminer les guerres en créant davantage de guerres parce que
c’ est quelque chose qu’ il ne décide tout simplement pas. Par conséquent, si Dieu
devait utiliser quelque chose pour tuer les tueurs, la seule chose qu’ il pouvait
utiliser était quelque chose qu’ il avait créé, et c’ était une catastrophe naturelle telle
qu’ une inondation. En concevant l’ inondation, la Genèse suit explicitement
l’ intrigue de Gilgamesh : tandis qu’ Uta-napishti construisait un immense navire
— qui consistait sans aucun doute en une flotte — et le/les chargeait d’ artisans
qualifiés et d’ animaux vivants comme provisions typiques des campagnes
militaires, Noé a construit un bateau similaire et l’ a chargé uniquement avec sa
famille et des paires de tous les animaux vivants afin de les sauver d’ une inondation
naturelle qui tuerait tous les méchants afin qu’ il ne reste plus aucun mauvais
individu pour recommencer le nouveau monde sans mal. Qu’ Uta-napishti ait dû
construire un ou plusieurs énormes navires est compréhensible puisque les plus
grands navires ont toujours été des navires de guerre, mais que Noé ait dû
construire un navire semblable alors qu’ il n’ avait qu’ à se sauver lui-même et sa
famille immédiate semble une complication inutile. Pourquoi sauver tous ces
animaux que Dieu a créés en prononcent quelques mots en l’ espace d’ une semaine
et ne pas les laisser se noyer pour les recréer ensuite ? Apparemment, cette
complication était due à deux raisons. Tout d’ abord, les lecteurs devaient
comprendre que le déluge de la Genèse était censé être la réponse au déluge de
Gilgamesh. En effet, les bateaux devaient être similaires : alors que l’ un est utilisé
pour détruire des vies, l’ autre est utilisé pour sauver des vies. Qu’ un bateau plus
petit ou un bateau construit différemment aurait fait le travail n’ a pas d’ importance !

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L’ÂNE D’ABRAHAM

Ensuite — et c’ est une raison plus importante — après que Dieu a terminé chaque
acte de création et encore une fois à la fin de la création du monde naturel, il avait
déclaré que tout était très bon, pour que Dieu détruise tout ce qui avait créé et
avait déclaré être « très bon » puis le refaire remet en question, non seulement sa
sagesse, mais aussi son jugement. Si Dieu doit faire quelque chose qui annule les
mauvaises choses faites par les humains, il doit le faire de telle manière qu’ en
même temps cela n’ efface pas ce qu’ il avait fait et qu’ il n’ y avait rien de mal à cela.
Par conséquent, charger le bateau avec des paires d’ animaux semblait être la
solution parfaite : même si tous les méchants seraient détruits, des paires d’ animaux
de toutes sortes seraient préservées afin que Dieu n’ ait pas à refaire ce qu’ il avait
fait dans le premier chapitre de la Genèse. Le fait que Dieu soit extrêmement
soucieux que le monde naturel qu’ il a créé puisse fonctionner avec succès et sans
son intervention est souligné à la fin de l’ histoire lorsque Dieu proclame : « Je ne
maudirai plus la terre, à cause de l’ homme, parce que les pensées du coeur de
l’ homme sont mauvaises dès sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est
vivant, comme je l’ ai fait. Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson,
le froid et la chaleur, l’ été et l’ hiver, le jour et la nuit ne cesseront point » (Genèse
8 : 21–22). Même si Dieu a détruit la plupart des formes de vie animale, on ne peut
pas dire qu’ une quelconque partie du monde naturel ait cessé d’ exister ou de
fonctionner.

Ou est-ce que Dieu l’ a détruit ? Les anciens lecteurs ont-ils compris que cette
histoire est censée décrire une inondation qui s’ est produite objectivement et qui
s’ est produite comme décrit ? Lorsqu’ un ancien lecteur de la Genèse lisait au début
d’ une histoire une déclaration comme celle-ci : « L’ Éternel vit que la méchanceté
des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur coeur se
portaient chaque jour uniquement vers le mal. L’ Éternel se repentit d’ avoir fait
l’ homme sur la terre, et il fut affligé en son coeur » (Genèse 6 : 5–6), ce mot
« repentit » aurait été un grand drapeau rouge qui aurait fait s’ interroger le lecteur.
: L’ auteur essaie-t-il de dire ce que Dieu a réellement fait, ou essaie-t-il de prouver
autre chose ? Si Dieu a découvert qu’ il avait été stupide en créant les humains et a
décidé de les éliminer, comment se fait-il qu’ il y ait encore des humains dans le
monde pour que ce type ait pu écrire ce livre et que je sois ici pour le lire ? Plus est
important encore, comment se fait-il que le monde soit tout aussi mauvais ? Ce
type essaie-t-il d’ expliquer comment Dieu a réparé le monde, ou essaie-t-il
d’ expliquer pourquoi Dieu ne peut pas le réparer ? Et, si le lecteur ne savait toujours

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La mythologie démythifiée

pas quelle était la réponse à ces questions, la fin de l’ histoire aurait été tout à fait
claire : «L’ Éternel sentit une odeur agréable, et l’ Éternel dit en son coeur: Je ne
maudirai plus la terre, à cause de l’ homme, [{fdf)fh rUbA(aB hfmfdA)fh, hā’ ădāmâ
bàăvûr hā’ ādām], parce que les pensées du coeur de l’ homme sont mauvaises dès
sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant, comme je l’ ai fait » (Genèse
8 : 21). Il est déjà assez difficile pour le Dieu biblique de découvrir qu’ il a fait
quelque chose de stupide en créant les humains, mais découvrir que résoudre le
problème était encore plus stupide est tout simplement impensable. Par conséquent,
un lecteur ancien aurait compris que le but de l’ histoire n’ était pas de montrer à
quel point Dieu peut être stupide, mais de fournir une explication pourquoi Dieu
ne peut pas utiliser les catastrophes naturelles pour punir et éliminer le mal comme
les lecteurs s’ y attendaient. Si l’ auteur de la Genèse voulait dire que Dieu ne pouvait
pas résoudre le problème de la violence comme le croyaient beaucoup de ses
contemporains, quelles étaient ses options ? Bien sûr, une option aurait été que
Noé se plaigne à Dieu de la violence monstrueuse, comme les citoyens d’ Uruk se
plaignaient à leurs dieux contre Gilgamesh, et que Dieu explique ensuite à Noé
que le problème de la violence n’ était pas son problème parce que le mal est
toujours fait par des humains dotés de libre arbitre et il ne pouvait donc rien y faire
finalement. C’ est du moins ainsi qu’ un érudit moderne écrirait l’ histoire. Très
convaincant, non ? Apparemment, les écrivains bibliques croyaient que si vous
voulez prouver à vos lecteurs que quelque chose ne fonctionne pas, vous essayez
de le faire, puis utilisez le résultat comme preuve que l’ idée doit être abandonnée.
C’ est une sorte de preuve de quelque chose non pas grâce à des mots, mais grâce
à des actions. C’ est parce que les auteurs bibliques utilisent ce procédé littéraire
que Dieu est parfois présenté comme faisant certaines choses et se repentant
ensuite parce qu’ il découvre plus tard que ce n’ était pas une bonne idée, finalement,
de telles descriptions ne sont pas censées présenter ce que Dieu fait réellement,
mais le processus de compréhension qui a lieu dans l’ esprit du lecteur. En d’ autres
termes, ce n’ est pas Dieu qui est désolé d’ avoir créé de mauvaises personnes, mais
ce sont les lecteurs qui pensent que Dieu devrait se blâmer pour l’ existence de ces
personnes qui devraient être désolés, et au lieu de blâmer Dieu pour ce dont il
n’ est pas responsable et qu’ il ne peut pas résoudre de toute façon, ils devraient être
désolés et se repentir, non seulement de blâmer Dieu, mais aussi des choses dont ils
se plaignent et dont ils sont les seuls responsables. Parce que les lecteurs — anciens
et modernes — pensaient que Dieu devrait concevoir un déluge miraculeux pour
détruire toutes les mauvaises personnes et que cela résoudrait le problème du mal,

675
L’ÂNE D’ABRAHAM

l’ auteur prétend que Dieu accepte le défi et provoque un tel désastre pour
finalement revenir à la raison et comprendre qu’ une telle idée est stupide afin de
mettre les lecteurs au défi d’ admettre que leur idée est stupide, et donc de se
repentir, c’ est-à-dire d’ y renoncer. Par conséquent, ce n’ est qu’ après un scénario
d’ élimination de tous les méchants par un déluge qu’ une explication de la raison
pour laquelle Dieu n’ utilisera jamais de tels moyens pour faire face à la violence et
au mal est fournie. Comme peut le constater même un lecteur moderne peu
familier avec l’ hébreu, il existe un jeu de mots que les lecteurs anciens n’ auraient
guère pu manquer. Ceux qui connaissent la Genèse se souviennent que le mot
Adam vient du mot ‘ădāmâ qui signifie « terre », et comme en hébreu il n’ y a pas
de lettres majuscules et que le mot ‘ādām peut désigner n’ importe quel être
humain, ce que Dieu dit c’ est qu’ il ne peut pas punir ‘ădāmâ/terre à cause de
‘ādām/humains, peu importe à quel point les deux mots peuvent être
linguistiquement ou matériellement proches, en tenant compte du fait que ‘ādām
et ‘ădāmâ sont tous deux faits d’ argile. Les deux parties de la création de Dieu — le
‘ādāmâ qui a été créé dans le premier chapitre et le ‘ādām qui a été créé dans le
deuxième chapitre — sont deux choses différentes et l’ une ne peut être tenue
responsable de ce que l’ autre fait d’ une part, et l’ autre ne peut pas être utilisé pour
punir ce que fait le premier. La raison pour laquelle ‘ādāmâ ne peut pas être utilisé
pour punir ce que ‘ādām fait est parce que ce que ‘ādām fait est basé sur la
rationalité, quelque chose que ‘ādāmâ n’ a pas, et donc ‘ădāmâ n’ a aucun moyen de
juger ce que ‘ādām fait et de punir en conséquence parce que ‘ădāmâ ne peut pas
faire la distinction entre le bien et le mal, et n’ a donc aucun moyen de déterminer
qui sont les bonnes personnes et qui sont les méchants afin de tuer que les
méchants. Si ’ ădāmâ doit tuer, il ne peut tuer que sans discernement, comme le
font toutes les catastrophes naturelles comme les inondations et les tremblements
de terre. Puisque la seule façon pour ‘ădāmâ de tuer est de frapper sans
discernement, non seulement cela ne créerait pas un monde sans mal, mais même
s’ il ne restait que de bonnes personnes — comme c’ est le cas à la fin de l’ histoire
du déluge — il n’ y a aucune garantie que certaines bonnes personnes ne décident
pas de faire de mauvaises choses à l’ avenir. D’ un autre côté, si Dieu décidait
d’ utiliser la nature pour punir les gens, Dieu devrait éventuellement interférer
avec le fonctionnement de la nature et finalement détruire la nature également, et
cela n’ a pas de sens non plus, car ‘ādāmâ devrait souffrir autant que possible le
résultat de ce que fait ‘ādām, bien que ‘ădāmâ ne fasse jamais rien de mal parce que
les notions de bien et de mal appartiennent à la réalité raisonnée et n’ ont aucun

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La mythologie démythifiée

sens dans le monde naturel. Si le mal doit être éliminé, il doit être éliminé dès son
origine et à ce stade, Dieu est aussi clair que possible, quelle est l’ origine du mal :
« Car l’ inclination du cœur humain est mauvaise dès la jeunesse. » Nous nous
souvenons que l’ auteur avait mentionné plus tôt que les Nephilim étaient le résultat
de mariages entre différents types de personnes et, bien que les érudits comprennent
que ces héros étaient le résultat du type de rapport sexuel qui a produit leur
conception, de sorte que leur naissance était différente de la naissance des gens
ordinaires, Dieu ne dit pas qu’ il y avait quelque chose de mal avec les rapports
sexuels ou avec la naissance de ces Nephilim, de sorte qu’ ils étaient mauvais dès
leur naissance, mais ce qui n’ allait pas était avec leur jeunesse, donc ce qui n’ allait
pas était la manière de vivre. Ils ont été élevés de manière à ce que le mal ne
provienne pas de leurs gènes issus de leurs rapports sexuels, mais des idées qui
leur ont été introduites en grandissant, des esprits que la Bible appelle régulièrement
« cerfs ». En d’ autres termes, selon la Genèse, les méchants ne naissent pas ; ils sont
faits. Et la façon dont ils sont fabriqués est suggérée par une image puissante
utilisée à la fin de l’ histoire : « Et Dieu dit: C’ est ici le signe de l’ alliance que j’ établis
entre moi et vous, et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations
à toujours: j’ ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d’ alliance entre moi
et la terre » (Genèse 9 : 12–13 ; c’ est moi qui souligne). Le mot hébreu te$eq, « arc »,
ne signifie pas arc-en-ciel comme les gens modernes le pensent, mais l’ arme
d’ attaque qui faisait partie de l’ équipement de tout guerrier et qui a tué autant de
personnes dans l’ histoire que les balles et les bombes modernes. Tous les arcs que
Dieu a créés dans le monde naturel étaient des arcs-en-ciel, et même si Dieu avait
créé de tels arcs, il les a placés dans le ciel hors de portée de quiconque, bien qu’ ils
ne puissent de toute façon causer de mal à personne. Bien au contraire, les arcs de
Dieu non seulement ne font de mal à personne, mais sont plutôt le signe que de la
pluie fraîche est déjà tombée et qu’ une nouvelle prospérité est donc garantie pour
toutes les formes de vie. Par conséquent, si les gens veulent éliminer la violence, ils
devraient faire de même avec leurs arcs — et leurs versions modernes : bombes
nucléaires, sous-marins, missiles balistiques, porte-avions, etc. — c’ est-à-dire les
placer dans les nuages pour qu’ ils soient hors de portée de quiconque. La raison
pour laquelle l’ écrivain biblique a placé les armes dans le ciel afin de les rendre
inaccessibles aux humains était que dans les temps anciens, on pensait qu’ il était
impossible pour les humains d’ atteindre le ciel, mais cette image est évidemment
dépassée aujourd’ hui. En effet, aujourd’ hui, le ciel et l’ espace sont précisément

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L’ÂNE D’ABRAHAM

l’ endroit où se trouvent les armes les plus puissantes et si l’ écrivain biblique devait
raconter l’ histoire actuellement, il devrait proposer une image différente.

En mentionnant à la fin de l’ histoire que les gens sont mauvais dès leur jeunesse
et que la solution pour éliminer le mal est de mettre les armes hors de portée
de quiconque, les lecteurs anciens auraient vu une référence claire à Gilgamesh.
Comme nous nous en souvenons, le problème que Gilgamesh essayait de résoudre
était de savoir comment atteindre l’ immortalité afin de pouvoir continuer à tuer
sans aucune crainte d’ être tué et de mourir jeune. Il essaya donc d’ atteindre
Uta-napishti en espérant qu’ Uta-napishti, le survivant d’ une « inondation » —
avait la réponse. Quelle a été la réponse ? Eh bien, selon Uta-napishti, il n’ y a
pas d’ immortalité, mais cela ne veut pas dire qu’ il n’ y a pas de bonnes nouvelles
pour Gilgamesh. Non seulement il y a de bonnes nouvelles, mais il y a aussi une
double bonne nouvelle. Premièrement, la mort n’ est pas douloureuse, il n’ y a donc
aucune raison de la fuir, car, après tout, c’ est comme s’ endormir dans un sommeil
réparateur ; qui s’ enfuirait pour s’ endormir ? Deuxièmement, même si Gilgamesh
parvient à obtenir une plante miraculeuse qui lui permettrait de rajeunir et d’ avoir
la possibilité de choisir de ne pas être un tueur mais de quitter une vie paisible, lui-
même n’ utiliserait pas une telle plante et une telle opportunité, car les joies d’ être
un tueur sont trop précieux pour lui et donc, s’ il a l’ opportunité de redevenir
jeune, il préfère laisser cette opportunité aux personnes âgées qui ont vécu une
vie paisible et envier Gilgamesh pour les plaisirs que Gilgamesh a eus et qu’ ils ont
manqués. Une mère souhaiterait-elle pour son enfant une vie paisible, longue et
ennuyeuse, et non la vie la plus excitante comme celle de Gilgamesh ? N’ importe
qui se demande si cette histoire était si populaire, et sans aucun doute les mères ont
appris à leurs enfants à l’ apprendre par cœur dès leur plus jeune âge, tout comme
les chrétiens apprenaient à leurs enfants à apprendre par cœur des passages de
la Bible, et les juifs modernes enseignent à leurs enfants à apprendre par cœur
des passages de la Torah lorsqu’ ils deviennent majeurs ? L’ histoire de Gilgamesh
apporte-t-elle une réponse au problème de la violence alors que le but du récit
est justement d’ en fournir une justification ? C’ est sur ce point que l’ auteur de
la Genèse ose remettre en question cette mentalité empoisonnée sur laquelle se
sont construites toutes les civilisations, depuis l’ Antiquité jusqu’ aux civilisations
américaine et européenne. Comme la Genèse l’ a clairement indiqué dès le début,
le problème auquel l’ histoire veut apporter une réponse n’ est pas de savoir
comment un tueur comme Gilgamesh ou Ulysse peut apaiser sa conscience pour

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La mythologie démythifiée

les épreuves qu’ ils doivent traverser en raison de leur statut de super-tueurs, mais
comment éliminer la violence que tous les gens subissent à cause de ces Nephilim
ou super-tueurs. Bien sûr, l’ auteur de la Genèse aurait pu dire à la fin de l’ histoire
que si les humains voulaient éliminer la violence du monde, ils devraient renoncer
à leurs armes, mais au lieu de dire quelque chose qui relève du bon sens, il a utilisé
une image puissante que même un enfant ne peut effacer de l’ esprit une fois que
sa signification est comprise : mettre les armes hors de portée de quiconque,
tout comme un arc-en-ciel est hors de portée de quiconque. Mais le plus grand
contraste entre les dieux païens et le Dieu biblique réside dans l’ attitude à l’ égard
de ces super-tueurs, car à la fin Dieu dit : « Sachez-le aussi, je redemanderai le
sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal; et je redemanderai l’ âme de
l’ homme à l’ homme, à l’ homme qui est son frère. Si quelqu’ un verse le sang de
l’ homme, par l’ homme son sang sera versé; car Dieu a fait l’ homme à son image »
(Genèse 9 : 5–6). Alors que dans toute la mythologie antique, après la mort, tous
les super-tueurs comme Héraclès/Hercule, Gilgamesh, et même Hélène, sont
récompensés avec la vie éternelle et le plus grand honneur d’ être reçus comme
membres de la famille divine, la seule récompense que le Dieu biblique peut avoir
pour de tels héros est la seule récompense à laquelle tous les grands criminels
peuvent s’ attendre : c’ est le jugement. Uta-napishti a peut-être raison de dire que
la mort et l’ endormissement sont similaires, car mourir peut être aussi indolore
que s’ endormir, mais c’ est là que s’ arrête l’ analogie. Bien que la doctrine de la
résurrection ne soit clairement articulée nulle part dans la littérature ancienne, la
mythologie païenne et l’ Ancien Testament tenaient pour acquis que la mort n’ est
pas la fin de la vie, tout comme s’ endormir n’ est pas la fin de ce que quelqu’ un fera
un jour. Même si les gens ordinaires ne font rien de différent au réveil le matin
de ce qu’ ils faisaient avant de se coucher la veille au soir, ce n’ est pas le cas des
tueurs. Puisque Dieu a doté les humains de la connaissance du bien et du mal et
de la liberté de choisir comment vivre leur vie, Dieu ne peut pas les empêcher de
choisir le mal tant qu’ ils ont encore cette liberté de choix, mais cela ne veut pas
dire que Dieu est indifférent à ce que font les humains avec l’ image qu’ il leur a
donnée ou qu’ il a renoncé à son droit d’ être le juge ultime. Contrairement à ce
qu’ enseigne la doctrine du péché originel, c’ est-à-dire qu’ en mangeant de l’ arbre
de la connaissance du bien et du mal, Ève avait commis un péché par lequel
tous les humains ne peuvent faire que le mal et ne peuvent donc pas être tenus
responsables par Dieu du mal qu’ ils ont commis parce qu’ ils sont complètement
incapables de choisir une autre voie que d’ être mauvais — après qu’ Ève a mangé

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de cet arbre et a également donné son mari, aucun descendant d’ eux, et donc
aucun être humain n’ a d’ excuse pour être mauvais en prétendant ignorer la
différence entre le Bien et le Mal. Toutefois, si la solution de bon sens au problème
de la violence est d’ éliminer tous les moyens de tuer les gens, pourquoi les gens
n’ utilisent-ils pas cette solution de bon sens, de sorte que les humains ont dû vivre
dans un monde de violence à tout moment, quelle que soit l’ époque à laquelle ils
vivaient ? Même si les lecteurs de l’ Antiquité auraient convenu qu’ il serait ridicule
que Dieu tente d’ éliminer le mal en utilisant des catastrophes naturelles comme
le genre d’ inondation décrite dans l’ histoire que Dieu n’ a jamais utilisée et ne le
fera jamais, ils s’ attendraient à ce que l’ auteur de la Genèse réponde à la question
sur la façon dont le mal imprègne le monde dans ce qui suit l’ histoire du déluge.
Même si l’ on suppose que Dieu avait utilisé un déluge pour nettoyer le monde de
toutes les mauvaises personnes, les lecteurs de l’ histoire savaient qu’ ils vivaient
toujours dans un monde aussi rempli de mal et de violence que celui d’ avant le
déluge et je me serais attendu à une explication sur la façon dont le mal s’ est de
nouveau développé. Ainsi, c’ est précisément ce que nous trouvons dans la suite de
la Genèse avec le nouvel Adam, ce Noé prétendument juste qui a réussi à rester
juste pendant six cents ans dans un monde où régnait le mal, mais qui ne pouvait
plus rester juste dans un monde dans lequel il n’ y avait plus de mal.

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