1 La Femme de Pervers Narcissique
1 La Femme de Pervers Narcissique
1 La Femme de Pervers Narcissique
Simone Korff-Sausse
Dans Revue française de psychanalyse 2003/3 (Vol. 67), pages 925 à 942
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 213053564X
DOI 10.3917/rfp.673.0925
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Simone KORFF-SAUSSE
drais privilégier les points communs. En effet, la convergence entre ces cas est
assez étonnante, au point que j’avais l’impression à chaque fois d’entendre la
même histoire, de voir à l’œuvre les mêmes mécanismes psychiques, d’être
prise dans les mêmes difficultés contre-transférentielles, de me heurter aux
mêmes résistances et de voir se dérouler les mêmes modalités de résolution1.
Malgré la singularité de chaque cas, on peut donc dégager les grandes lignes
de ce tableau clinique en ce qui concerne :
— leur fonctionnement psychique ;
— le type de relation avec le compagnon ;
— les modalités de communication et d’emprise du pervers narcissique2 ;
— les problèmes posés par la psychothérapie, et en particulier la nature de la
mobilisation contre-transférentielle.
Il s’agit de femmes qui vivent avec un conjoint depuis longtemps (32 ans
pour Béatrice ; 22 ans pour Dominique ; 16 ans pour Alice ; la quatrième,
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1. J’ai d’ailleurs été frappée par le fait que les descriptions des praticiens qui s’occupent de situa-
tions de violences conjugales, et en particulier ceux qui ont mis en place des dispositifs d’accueil pour fem-
mes battues (Bin-Heng, Cherbit et Lombardi, 1996 ; Gillioz, De Puy et Ducret, 1997) correspondent jus-
qu’au moindre détail à mes propres observations. Ce qu’apporte une approche psychanalytique, c’est
l’élucidation des ressorts psychiques inconscients qui sont à l’œuvre dans ces configurations relationnelles.
2. La question se pose de savoir si l’expression « pervers narcissique » est pertinente pour tous
ces conjoints, et plus spécifiquement quel est le rapport, pour certains d’entre eux, avec la paranoïa.
3. Bin-Heng, Cherbit et Lombardi (1996, p. 59) remarquent que « les hommes violents frappent
essentiellement leurs partenaires sur les parties du corps visibles en dehors de l’habillement : visage (tradi-
tionnelle image de la femme battue : œil au beurre noir, souvent caché par des lunettes de soleil) cou, tête,
jambes, bras ». Il effectue un « marquage de territoire, comme si son corps s’étendait à celui de l’autre... ».
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1. Pour Dorey, la relation d’emprise s’exerce soit dans le registre pervers (par la ruse du désir),
soit dans le registre obsessionnel (par la force).
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LE MÉTA-REGARD
Une des premières questions qui se pose est de savoir pourquoi ces fem-
mes viennent consulter, parfois au bout de vingt ans de vie commune. Qu’est-
ce qui a déclenché, enfin, le souhait de se dégager de cette relation et rendue
possible la demande d’aide ? Après des années, où elles ont oscillé entre aveu-
glement et lucidité et où chaque moment de révolte a été immédiatement
annulé en tirant le rideau du déni, survient un événement qui constitue « un
point de non-retour ».
Cet événement correspond toujours à une circonstance qui implique le
regard de l’autre. Dans un cas (et c’est fréquent), il s’agit du regard de
l’enfant. C’est quand le mari tape sa femme devant l’enfant et qu’elle voit le
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regard effaré de celui-ci, qu’il ne lui est plus possible de retourner au déni.
Une autre patiente a réellement pris conscience de la gravité de la situation
lorsque son père s’est ému en remarquant les réactions phobiques étranges de
sa petite fille lorsque lui, le grand-père, jouait avec elle. En même temps, la
crèche a commencé à poser des questions sur les manifestations de peur de
l’enfant. Cette femme n’a plus pu alors minimiser l’effet sur sa fille des scènes
quotidiennes très violentes auxquelles celle-ci assistait. Une autre encore a
basculé après un malaise cardiaque. A l’hôpital, le mari est venu la voir en
rigolant : « Te voilà bien ! » Le réel danger somatique dans lequel elle se trou-
vait a objectivé le danger d’être détruite par son partenaire, danger qu’elle
avait obstinément minimisé jusqu’alors. Au moment de penser : « C’est donc
bien vrai que je risque d’en mourir », dans une brusque prise de conscience du
danger, a surgi le détermination : « Je ne veux pas mourir. » L’hospitalisation,
les paroles du médecin, les soins à faire ont joué le rôle de tiers, c’est-à-dire la
fonction d’objectiver le danger, dont sa propre perception était sans cesse sou-
mise à un doute.
Ce regard de l’autre, on pourrait l’appeler un méta-regard, au sens de la
méta-communication de l’école de Palo Alto. En effet, les stratégies du
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ne peut que se rendre à cette force de persuasion. Séance après séance, on voit
la patiente, telle une éponge, se laisser envahir par les projections du conjoint,
comme si elle ne disposait pas de frontières pour les filtrer. Le partenaire du
pervers narcissique a une « capacité identificatoire à se laisser pénétrer par le
message de l’autre », comme le dit A. Eiguer (1989, p. 16). C’est une forme
primitive de l’identification qui est plutôt du registre de l’incorporation (Abra-
ham et Torok, 1971) de l’autre, qui l’amène à reproduire son discours, adhé-
rer à ses idées, et se voir elle-même conformément à l’image qu’il projette sur
elle. C’est bien parce que le deuil est impossible, c’est-à-dire qu’elle ne peut
pas renoncer à sa « passion masochiste »1, qu’elle continue à le reprendre
répétitivement en elle. « Ça ne filtre pas », dit Christine, après une soirée
passée à écouter – ingurgiter ? – les arguments de son mari pour la convaincre
d’abandonner son métier, afin de venir travailler avec lui. Elle ne peut émettre
la moindre résistance. Mais depuis qu’elle vient en psychothérapie, elle ressent
des troubles digestifs, dont on peut se demander s’ils ne sont pas le premier
signe, au moyen d’une manifestation somatique, de l’intériorisation d’un pare-
excitation qui s’installe à la faveur de la relation analytique, la protestation du
corps – ne plus vouloir ingurgiter – devançant celle de la psyché.
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Certains jours, les patientes se présentent comme des zombies, des morts-
vivants, vidées de leur substance, de leur pensée. Elles expriment toutes à
intervalles réguliers des sentiments d’inexistence qui les conduisent à une mort
psychique, ou plutôt un anéantissement. Chosifiée, déshumanisée, elle est
réduite à n’être qu’un objet. « Quant à l’objet du perversif, ce n’est qu’un
ustensile », dit Racamier. « Tu n’existes pas, tu es transparente ; si je reste
dans cette maison c’est uniquement pour les enfants, toi tu n’es rien, une
moins que rien, tu n’as servi qu’à faire les enfants », dit le mari de Domi-
nique. Et elle de dire : « Je suis dans le mur », en passant ses mains sur le mur
à côté d’elle comme pour y enfoncer et aplatir une figure, tels les personnages
de Tex Avery. Alice se sent comme un tapis – ou plutôt un paillasson – que le
mari foule aux pieds. C’est comme si la domination tyrannique les réduisait à
une bi-dimensionnalité adhésive (Meltzer), signe de la « réduction de toute
altérité », qui est pour R. Dorey la caractéristique de la relation d’emprise.
« Celui qui exerce son emprise grave son empreinte sur l’autre, y dessine sa
propre figure » (p. 118). Physiquement, je les perçois alors comme fluettes,
transparentes, sans consistance. Et je me visualise moi-même tantôt comme
les yeux qui leur permettront enfin de voir et de sortir de leur étrange aveugle-
ment1 ( « à chaque fois que je viens ici, j’y vois clair ; mais pourquoi dès que
je rentre chez moi, tout s’obscurcit à nouveau ? » ) et tantôt comme la colonne
vertébrale qui les ferait tenir debout ( « je me sens floue, flottante, sans
aucune certitude ; ici je trouve quelque chose de solide » ). Mais dans un pre-
mier temps, cette fonction n’opère qu’en la présence physique de l’analyste,
pendant le temps de la séance. D’ailleurs, selon elles, je serais plutôt une
« carapace » ou une « armure », c’est-à-dire quelque chose qui les protège de
l’extérieur, sans encore structurer de l’intérieur leurs propres capacités de
résistance et qui viendra à leur manquer à chaque interruption des séances.
Quand je les revois alors, reprises entièrement dans le discours du pervers nar-
cissique, j’ai l’impression de les voir revêtues de leurs vieux vêtements, abîmés
mais confortables.
C’est un sentiment étrange qu’éprouve le psychanalyste qui est là pour
entendre ces volte-face répétitifs et rapides. C’est dans le même souffle que les
patientes racontent qu’elles ont été frappées ou insultées et disent qu’il n’est pas
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1. Il est à noter que les quatre patientes ont eu, à un moment, des troubles visuels.
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annulé. Il n’en reste plus trace. « On revient à la case départ », telle était mon
impression. Je retrouvais le discours du mari, l’incertitude de la patiente quant
à ses propres opinions, l’auto-accusation, la disqualification de ses sentiments
et ses perceptions, la dégradation du langage devenu à nouveau flou et
inachevé.
Peut-on penser que la patiente fait subir au thérapeute l’anéantissement
dont elle a été l’objet ? Tout est soumis au doute et ce doute s’applique au
début à la relation thérapeutique. Christine rate des séances et s’étonne de ma
réaction en disant qu’après tout « c’est pareil si je suis là ou si je ne suis pas
là ». Surprises au début qu’on puisse s’intéresser à elles, qu’on prenne au
sérieux leur souffrance, qu’on se souvienne d’une séance à l’autre de leurs
récits, qu’il y ait une continuité, elles en viennent très vite à investir le lien thé-
rapeutique, à partir du moment où s’établit la croyance en la solidité du lien
avec le thérapeute. Étayage narcissique, qui sera le premier point d’appui du
processus psychanalytique. Dans son rôle de Moi auxiliaire, le psychanalyste,
au cours des premiers entretiens, sera un consultant renarcissisant, effectuant
ce que les chercheurs de Palo Alto désignent comme une « requalification ».
Les séances permettront dès lors de se dégager des impasses masochistes mor-
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sauver d’un réel danger), attitude qui risque de mettre en danger le processus
psychanalytique. Ces femmes répètent avec le psychanalyste la relation de
soumission, où elles se mettent sous l’emprise de l’autre, avec une frénésie qui
évoque l’avidité orale, entraînant pour le thérapeute le risque de lui adresser
des injonctions, qu’elle va intérioriser passivement, avalant ses paroles comme
le lait du biberon.
Car c’est bien aux pulsions sadiques orales et à l’omnipotence anale (Joan
Rivière, 1936) de la patiente que l’analyste est confronté. Dans un chapitre de
son ouvrage où il aborde avec beaucoup de subtilité les enjeux excessivement
complexes des thérapies avec des patients ayant subi des violences, Shengold
note que ces patients sont porteurs d’une intense agressivité de type cannibale,
contre laquelle ils mettent en place une défense massive et invalidante, qui va
se manifester dans le transfert, mettant à rude épreuve le thérapeute, dont la
première qualité requise sera dès lors, selon Shengold, « une patience infinie »
(1989, p. 317). Le jeu du transfert et du contre-transfert se déroule donc d’une
manière très particulière, où le thérapeute est assigné à une place qui le laisse
parfois perplexe.
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Que faire lorsque la patiente arrive à sa séance du lundi avec trois points
de suture sur le visage, et raconte comme un événement banal, sans émotion
ni révolte, que le mari lui a jeté à la figure une tasse de thé, et qu’aux urgences
de l’hôpital elle a dit qu’elle avait glissé dans sa cuisine ? Avec Alice, à ce
moment-là, c’est moi qui ai ressenti, dans un mouvement d’identification pro-
jective, les émotions qu’elle ne pouvait ni formuler ni éprouver. Colère,
révolte, protestation. Humiliation et rage, dont Racamier dit qu’ils sont les
sentiments du narcissisme blessé (1987, p. 21). Je les lui ai restitués. Ce fut un
moment clé.
S’est ouverte alors une période où nous avons pu aborder les raisons de
son impossibilité à se dégager d’une relation d’emprise destructrice, inaugu-
rant un long travail d’élaboration autour de la culpabilité inconsciente qui
l’amenait à faire comme s’il était normal qu’elle soit frappée, se vivant comme
un déchet qui ne mérite pas mieux. Juste punition d’une faute commise dans
son enfance (un de ses frères est mort d’un accident de voiture alors qu’elle
était chargée de le surveiller), qui l’amène très loin dans les conduites maso-
chiques à l’égard de son mari, s’offrant comme victime quasi consentante à
ses comportements sadiques. « Mais qu’est-ce que je cherche ? », se demande-
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t-elle un jour, après avoir passé une partie de la nuit dans le jardin, en plein
hiver, le mari l’ayant enfermée hors de la maison. « À être tuée ! », s’exclame-
t-elle dans un sursaut de lucidité, non sans complaisance. On voit ici comment
peut s’instaurer « une sorte d’alliance thérapeutique négative entre la pulsion
inconsciente de l’émetteur qui vise la mort de l’autre et la pulsion d’auto-
destruction du destinataire », comme le décrit si bien Anzieu (1975). Elle a
trouvé en son mari le meurtrier potentiel qu’elle cherche.
La séance de la tasse de thé a marqué un tournant. En effet, ce qui est
tout à fait remarquable, c’est que depuis le jour de cette séance, les coups ont
cessé... Plus jamais le mari ne l’a agressée physiquement (même si les violences
ont continué selon d’autres modalités). Ce phénomène ne manque pas de sur-
prendre, surtout qu’il s’est produit aussi (plus ou moins rapidement) avec les
autres patientes : il y a un point de « non-retour ». Une fois qu’elle a ouvert
les yeux pour de bon (mais que de temps faut-il pour cela ! Rappelons que
cela se produit au bout d’une bonne vingtaine d’années de vie commune), elle
ne retombe plus dans l’aveuglement. Une fois qu’elle a pu réintégrer ses pro-
jections et réduire les clivages, une fois que les émotions ont pu lui être resti-
tuées par l’analyste, à la faveur des mouvements de transfert et de contre-
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peuvent-elles faire ? Elles ne peuvent admettre d’une part qu’elles n’y sont
pour rien et d’autre part qu’elles n’y peuvent rien, car ce constat remettrait
doublement en échec leur toute-puissance. Derrière le masque de la soumis-
sion et de la culpabilité, se cache l’omnipotence. Derrière l’incompréhension
se cache un savoir fort ingénieux sur la nature humaine, qui se dévoile au
moment de sortir de l’emprise aliénante à l’occasion de projets professionnels
ou associatifs très cohérents.
C’est en effet avec beaucoup d’énergie que les quatre patientes ont pris au
cours de la psychothérapie un virage existentiel ou professionnel, modifiant
leur carrière ou commençant de nouvelles études. Toutes ont connu une
période de leur vie, même très courte, où les choses se passaient autrement,
souvent entre le moment où elles ont quitté leurs parents et la rencontre avec
le conjoint pervers. De cette période, chaque patiente dit que c’était le seul
moment où elle se sentait elle-même, seul épisode de sa vie où elle
s’appartenait, où elle était capable de faire des choix personnels. Cet intervalle
correspond à une image positive d’elle-même, qui a été complètement
engloutie par l’opération de démolition du mari, mais qui resurgit à la faveur
de la psychothérapie et constitue alors un point d’appui pour la revalorisation
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PERSPECTIVES
J’en viens à penser, après ces prises en charge qui s’étendent sur une
quinzaine d’années, que la capacité perverse narcissique, contrairement à ce
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BIBLIOGRAPHIE